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Départ de Calais
(PAR DÉPÊCHE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL)
Calais, 25 juillet.
L'exploit est accompli. Le vol merveilleux est réalisé. Blériot a ce matin,
dans l'or du soleil levant et poursuivant
la brume qui fuyait symboliquement devant lui franchi la Manche et, parti de
France, atterri en Angleterre par l'audacieux chemin des airs. C'est un
événement, une date; des horizons nouveaux
et troublants sont d'un seul coup d'aile
ouverts à l'humanité. Fier do son enthousiasmante conquête, pour la première
fois un 'homme, par l'espace qui nous
enveloppe, saute les frontières et, pour
commencer, la plus redoutable de celles
qui séparent les peuples, la mer. Depuis
aujourd'hui- on peut dire que l'Angleterre a cessé d'être une île. De son
admirable et inoubliable envolée, Blériot l'a
reliée au continent. Son exploit fera
sensation. «il Angleterre qu'elle va troubler profondément. Il y a quelque chose
de changé, après les champs, après les
arbres, après les villes, voir la mer franchie! les frontières tombent une à
une.
La route est tracée. D'autres maintenant l'emprunteront indéfiniment.
Rien n'a manqué à la tentative. Elle a
eu le beau, le grandiose ,et, le dramatique; dramatique certes quand des hauteurs de Sangatte où
subitement éveillé
par les acclamations qui saluaient Blériot, Latham, désespéré, désolé, abattu
et tout en larmes, assista à l'envolée sublime de son rival portant la libellule
d'or dans le flamboiement du jour naissant vers l'Angleterre endormie et qu'il
allait surprendre au lit.
La tentative, vous le savez, avait été décidée tard dans la nuit. Blériot et
Latham avaient résolu de l'affronter ensemble, le premier des Baraques, l'autre
de Sangatte. Tout aussitôt, on prit dans les deux camps les dispositions de départ. Le vent avait faibli dans la soirée.
La mer s'était apaisée. Une occasion
pouvant se présenter, il fallait en profiter. Blériot en profita victorieusement.
Latham la manqua. Il dormait. Trompés
par la brise du cap Blanc-Nez, ses amis
ne crurent pas devoir troubler son repos il perdit ainsi la glorieuse et unique
.partie.
A deux heures du matin, ce fut au camp Blériot un réveil tumultueux, à
coups de poing et de pied dans les portes,
le saut. fébrile du lit, la toilette rapide,
maladroite, la galopade par les couloirs, 'les uns se rendant' aux Baraques, les
autres à l'hôtel dé la Gare Maritime ou loge
Blériot, afin d'y cueillir le dernier renseignement et de prendre place à bord
des navires convoyeurs, les deux torpilleurs pour Latham. le contre-torpilleur
Escopette pour Blériot. Il souffle une
légère brise du Sud-Ouest, le ciel est
couvert, la mer et les nuages immobiles dans lés ténèbres douteuses de la nuit
qui finit. Les trois bateaux de guerre
s'apprêtent on active les feux, les chaudières halètent, crachent le feu des
ombres courent, s'agitent des ordres se
croisent, impressionnants. Trois heures
sonnent au gai carillon de Calais; elles sonnent allègrement dans la lumière
lunaire des globes électriques qui jalonnent le port. Un groupe s'avance c'est
celui de Blériot qui va doucement gagner, au pas l§nt de ses béquilles,
l'automobile qui le conduira à sa volière des
Baraques. Mme Blériot l'accompagne.
Son collaborateur Leblanc et quelques
amis le suivent, graves, silencieux, émus;
c'est l'instant de la séparation elle fut
simple, courageuse, émouvante:
-Au .revoir! dit-il.
-A -tout à l'heure, à Douvres, répondit
Mme Blériot. Un baiser, et tandis que
lui, qui dans quelques minutes allait
dans un vol de mouette planer au-dessus des flots, par l'espace conquis, se hissait
péniblement sur l'automobile, Mme Blériot se rendait à bord de l'Escopette où
je me rends aussi, pour suivre du coeur
et des yeux, dans son audacieuse traversée, son intrépide mari.
En mer
Le jour se lève. Nous partons. Du haut de sa passerelle, le commandant Pioger
étudie, la mer.
Calme plat, crie-t-il joyeusement,
l'occasion est bonne
-Qui, commandant, répond son second, enseigne de vaisseau Filbien, mais le baromètre descend, dans deux
heures il sera trop tard
L'Escopette quitte les jetées désertes,
appuyé à gauche, et se tenant à deux
ou trois kilomètres de la côte, se met à
décrire des cercles en attendant que lui vienne de terre, donné par un timonier
placé au sémaphore des Baraques, le
signal de l'envol de Blériot.
L'Orient peu à peu s'enflamme, la côte
s'éclaire, se précise sur le ciel bleu;
maintenant Calais et les Baraques, tapis derrière les dunes que l'aurore rosit,
donnent une vision de Venise. Nous interrogeons fiévreusement, anxieusement
ces dunes derrière lesquelles Blériot
s'apprête et d'où il doit surgir. Nous
l'apercevons tout à coup filant comme
au ras des dunes, puis des prairies, qui
montent en marches lentes et longues
vers les crêtes de Sangatte qu'encombrent déjà d'innombrables curieux qui,
croyant plus Latham qu'à Blériot, sont
d'un peu partout accourus là-haut. Ce
sont leurs bravos qui réveilleront Latham consterné. Blériot vire, revient,
disparaît. Un long moment se passe.
-Commandant, crie une vigie, on signale de terre que Blériot est prêt.,
-A dix-sept noeuds, ordonne le commandant.
L'escopette achève sa courbe et, dans
un frémissement de toute sa carcasse,
fonce sur Douvres.
Une émotion nous étreint. Mme Blériot a pâli. L'instant est solennel. Nous
nous taisons. Soudain à l'Est surgit le
soleil, et voici qu'au-dessus des dunes, avec lui, mais en l'ace de nous, apparaît,
s'élève comme lancé vers le ciel, le Blériot. Il est 4h35. L'Escopette
hâte sa
marche. Le .commandant rugit ses ordres! :
-A vingt noeuds! à vingt-trois! à vingt-cinq noeuds!
L'étrave du bateau éventre les flots qui, en pluie, s'abattent sur nous,
indifférents, la jumelle aux yeux, penchés
aux bastingages, haletant nos émotions d'exclamations courtes, hachées,
enthousiastes. Nous suivons l'homme et
l'oiseau dans leur état sublime.
Sans hésiter, Blériot a pris tout de
suite la mer et, guidé par nous, mis le
cap sur Douvres. Il longe la côte, monte
à cent mètres,, passé entre nous et Sangatte, où nous devinons le drame
douloureux qui se. joue, franchit le promontoire de Blanc-Nez. Aidé par le vent, .le
Blériot vole merveilleusement, gagne sur nous avec une rapidité foudroyante,
nous atteint, nous déborde et, hardiment, poursuit sa course vers l'Angleterre
dont les falaises nous échappent encore. A le voir si sûr dans son vol,
.prodigieux de stabilité, Mme Blériot a repris
confiance. Elle gravit maintenant l'échelle de la dunette pour mieux suivre du
regard l'oiseau magnifique qui s'éloigne à tire d'hélice..
Que le voici donc loin et ceci nous effare. Il diminue à vue d'oeil. Nous le
voyons rectifier sa ligne, venir par le travers à droite. Il n'est bientôt plus qu'une
petite chose blanche qu'on confond avec les .mouettes et les canards sauvages. Il n'est plus qu'un point.
Nos
yeux fatigués nous font mal, pleurent. Il a disparu et l'anxiété nous reprend.
Maintenant, ce n'est plus le ciel que nos
regards interrogent, fouillent, mais les
flots, par peur d'y voir flotter tout à coup l'homme et l'oiseau.
Que l'Angleterre est donc loin de la France! Dans la brume, ses côtes
s'estompent, grandissent, approchent
mais le vent a tourné, souffle violent
déjà de l'Ouest et nous avons peur maintenant que l'intrépide Blériot n'ait pas
atteint Douvres qui nous apparaît sombre entre ses falaises blanches.
Premier signal
Nous sommes à bord six amis de Blériot, MM. Fournier, Guyot, Maes, Robert Guérin du Matin, de
Lafreté de l'Echo de Paris et moi. Nous sommes dans l'anxiété la plus profonde. Aucun
signal ne vient de terre. C'est dimanche,
nous le savons, mais tout de même nous
pressentons l'angoisse de Mme Blériot. Mon Dieu! mon Dieu Pourvu qu'il ait
pu atterrir puisque rien ne flotte sur la
mer mauvaise. Allons! Ce n'est pas possible. Il a réussi. Il faut qu'il ait réussi.
Et, payant d'audace, l'un de nous crie:
Une bombe! Regardez au-dessus
de Douvres. Une bombe! Hourra!
hourra! Il a gagné. Une bombe! Encore une bombe! Hourra! hourra!
Un défilé solennel de destroyers et de
sous-marins anglais forcent l'Escopette
à un long détour et nous voici, tout de
même et enfin, en vue du port dans lequel nous entrons bientôt, émus, prêts à
l'enthousiasme, mais aussi sous une
étrange impression d'angoisse. Les digues, les jetées, les plages de Douvres sont désertes. Le port aussi.
Nous nous pensions attendus et nous
arrivions dans une côte morte. Oh! l'effroyable émotion que nous valut l'effrayant et admirable respect anglais du
repos dominical La déchirante idée
nous vint, brutale et douloureuse, que Blériot était tombé à la mer, que nous
ne l'avions pas vu et que nous l'avions, nous, chargés de son. secours, laissé en
détresse.
Ce furent des minutes affreuses, crispées. Ne voulant pas croire à l'abominable idée, Mme Blériot attendait que
l'autorisation de l'odieuse formalité de débarquer nous fût donnée par
l'amirauté britannique pour courir aux nouvelles et soulager ou désoler à coup sûr
son pauvre coeur. La baleinière qui va
aux ordres vient d'accoster. Trois hommes courent vers le pilote de l'Escopette
que nous voyons exécuter une gigue.
Mais il pense à nous et agite avec une joie enthousiaste sa casquette.
Ouf Blériot a traversé la Manche!
Blériot nous attend en Angleterre! Blériot est sain et sauf! Blériot a triomphé!
Quelle joie fut alors la nôtre et comme nous l'ayons davantage aimé, le brave,
le modeste, le noble Blériot, qui, par sa
science, son travail et son courage, venait, en illustrant notre pays, de nous
rendre bien fiers d'être Français. Et
qu'elles nous semblèrent belles, claires,
victorieuses les trois couleurs du drapeau tricolore!
A Douvres
Vivement nous faisons nos adieux au
commandant de l'Escopette, à qui un
lieutenant de vaisseau vient d'apporter
le salut de l'amiral prince de Battenberg, et, entassés dans la baleinière., nous gagnons la jetée où nous attend Blériot.
Oui, Blériot lui-même, venu au-devant
de nous, en compagnie de son ami M. de Lapeyrouse.
Son visage resplendit de l'ivresse du
triomphe et des larmes de. joie coulent
de ses yeux. Il nous tend les mains.
Nous nous jetons à son cou.
Nous bafouillons des compliments,
navrés de ne point trouver des mots
nouveaux pour célébrer l'auteur d'un
exploit si nouveau et lui témoigner notre orgueil de Français.
Sur la digue déserte que nous peuplons de notre petit groupe et animons
de notre enthousiasme, une automobile
l'attend. Il y monte, Mme Blériot. prend place à côté de lui et nous aussi,
accrochés des mains à la capote et des pieds
aux marchepieds, nous allons au Lord
Wardeu hotel où Blériot ne pourra songer à changer de vêtements et à faire
toilette qu'après avoir subi le supplice
des interviews; Ça lui apprendra à taire
des exploits.
Le récit de M. Blériot
-Contez-moi votre traversée, lui
dis-je.
-Volontiers, me répond Blériot.
- Aussitôt après avoir quitté ma femme et le groupe des amis qui montaient à
bord de l'Escopette, je me suis, conduit
par mon ami et collaborateur Le Blanc, que je ne saurais trop remercier pour
son dévouement, rendu aux Baraques.
Mon appareil fut immédiatement conduit de la ferme Grignon où il dormait,
dans la plaine de l'artillerie, au-dessus
de laquelle j'avais décidé de .faire au
préalable un essai de contrôle. Le plein d'huile et d'essence fut fait et, tout ayant
été vérifié, j'exécutai mon vol d'essai Il fut remarquablement satisfaisant,
tellement que l'espoir du succès, que j'avais
en moi fortement déjà, devint une quasi certitude.
Conformément à ce qui avait été convenu j'envoyai alors sur la dune le fidèle
LeBlanc d'où, à l'aide d'un drapeau blanc,
il devait me signaler l'apparition du soleil à l'horizon. Je serrai d'innombrables
mains et, au signal, je donnai l'ordre du
«laissez aller». Mon appareil s'élança,
prit rapidement son élan et, tandis que m'accompagnaient les acclamations et
les bons souhaits de la foule, considérable en ce moment, je quittais terre au
bout dé vingt-cinq mètres et, piquant
droit vers les dunes, franchissais les fils
télégraphiques, et fonçais-au-dessus de
la mer..
A 2 ou 3 kilomètres devant moi,
j'aperçois le contre-torpilleur qui crachait des volutes énormes de fumée. Je
pris ma marche parallèle à la sienne,
filant par suite entre lui et la côte d'abord; mais ma vitesse bien supérieure à la sienne me porte vivement à
sa hauteur. J'allais, je le sentais, superbement .dans un équilibre parfait, à 80
ou 100 mètres d'altitude. Mon .moteur
rendait admirablement. Je devinais la
victoire, à moins d'une fatalité. Le contre-torpilleur était maintenant derrière moi.
J'avais eu le soin, avant de le semer, de
prendre sa direction en rectifiant la mienne par un vigoureux à droite. Je
calais la barre, car j'étais seul, tout à
fait seul, sans guide, entre la mer et le
ciel.
J'allai ainsi pendant dix ou quinze
minutes qui me parurent assez longues,
puis soudain, dans la brume, m'apparut
à droite la côte anglaise. Je me dirigeai, immédiatement sur elle en filant
maintenant avec le vent légèrement de
côté. Cette manoeuvre me conduisit malheureusement .hors de la route de Douvres, erreur que je ne reconnus que près
de la côte, en découvrant de hautes et interminables falaises. Mais, par bonheur,
je croisais un assez grand nombre de vapeurs de commerce et de navires de
guerre. Ils filaient à gauche. Je pensai
qu'ils se rendaient à Douvres. J'évoluai donc, virai à gauche pour, en longeant la
falaise, aller atterrir au point que j'avais
choisi, la plage de Shakespeare Hills. Je
dus alors marcher vent debout contre un vent assez violent, même agrémenté
de fâcheux remous. Pour me protéger
autant que possible contre les coups
d'air, je montai un peu plus et, filant le long de la falaise, poursuivis mon vol
vers Douvres dont j'apercevais enfin les
jetées. J'appuyai fortement à gauche, je décrivis une boucle qui me conduisit
vers la mer, au-dessus du port, toujours
décidé à gagner la plage de Shakespeare
Hills.
Le vent et ses remous augmentaient d'une inquiétante façon. J'avisai soudain
à ma droite un vallonnement dans la falaise, le creux de Folcland Il m'offrait
un champ d'atterrissage et c'était, je le
reconnus, un des points que j'avais choisi. Je me dirigeai aussitôt vers ce point.
Placé au milieu d'une prairie hérissée de bâtiments rouges, se tenait
précisément un ami, M. Fontaine, qui m'avait
averti qu'il s'y tiendrait et y agiterait un
immense drapeau tricolore. La vue du cher drapeau m'alla au coeur, je fus ravi
d'avoir renoncé à la plage, et puis, il me
sembla que c'était beaucoup mieux d'aller là-haut, sur l'altière falaise, prendre
contact avec le sol ami de l'Angleterre.
Passant par-dessus le port et ses magnifiques navires de guerre, je piquai droit
sur le point où l'on m'appelait, et quelques minutes après j'atterrissais
dans le
creux de Folcland, un peu violemment, par suite de coups, de vent qui affolèrent
mon aéroplane. Dans le choc, j'ai faussé
une roue et brisé mon hélice. Qu'importe, j'avais triomphé.
Il n'y avait là que deux personnes, M.Fontaine et un autre de nos amis, M.
Marmier. Quelques paysans accoururent
bientôt, il est vrai. On plaça sous leur garde mon oiseau blessé et je montai
dans une automobile, je me rendis en
toute hâte à Douvres, pour avoir des nouvelles de ma femme et de l'Escopette, à bord de laquelle elle se
trouvait.
Au Lord. Ward en hôtel, où était installé
le contrôle du Daily Mail, on ignorait
mon arrivée. On savait seulement que j'étais parti et l'on m'attendait encore en
se basant sur la venue du contre-torpilleur, que je débarquais déjà à l'hôtel
pour me faire contrôler. La bienvenue
me fut souhaitée par M. Ker Seymour,
délégué de l'Aéro-Club de Grande-Bretagne, puis après par M. et Mme Hart 0. Berg et peu
après par mon ami, M. de Lapeyrouse, qui vous contera par quelles
transes il a passé.
Mais vous arrivez. L'Escopette ayant
jeté l'ancre, je devinais l'anxiété de ma
femme. J'avais hâte de la rassurer. Une
barque se détachait du bateau français. Je suis allé, moi, arrivé par le chemin
des airs vous recevoir, vous venus par
la voie de la mer.
- Une seule question, s'il vous plaît:
Ayez-vous eu un moment, un instant,
l'appréhension d'un accident?
- Non, me répond Blériot, pas un moment, je n'ai douté de la réussite.
Pour éviter qu'il s'échauffât, je graissais
fréquemment et abondamment le moteur. Trop d'huile l'a fait à deux ou trois reprises faiblir, et comme je sentais
aussitôt mon appareil baisser et se rapprocher de la mer, je cessais immédiatement la
manoeuvre et avec elle s'en
allait l'appréhension de l'échec.
Blériot se tait un instant, puis .doucement, mais avec la profonde sincérité de
l'homme qui a triomphalement vécu un
rêve hardi, il ajoute:
-Je suis bien content, bien content; mais j'ai tout de même un peu de chagrin, du chagrin que je vais causer à
Latham. J'espère d ailleurs partager avec
lui la gloire de la première traversée. Je
souhaite que le beau temps se maintienne aujourd'hui assez longtemps pour
qu'il puisse, lui aussi, faire sa tentative. Je lui ai promis de lui abandonner la
moitié du prix si ce dimanche nous réunissait tous les deux à Douvres, venus
par le chemin des airs.
Des télégrammes arrivent déjà. Un
coup de téléphone de lord Northcliffe, le directeur du Daily Mail, appelle Blériot,
qu'il désire féliciter de, vive voix.
Le comte de Lambert, venu hier à
Douvres pour choisir son définitif point
d'atterrissage, se présente et apporte au
héros du jour ses compliments. Le secrétaire de l'Aéro-Club de la Grande-Bretagne avise M.
Blériot qu'un monument sera érigé à l'endroit où il prit terre, commémorera
l'historique et émouvant événement, le raid téméraire et sublime d'un hom
me volant par-dessus la mer.
Des invitations arrivent de la municipalité de Douvres qui désire demain rendre à Blériot l'hommage qu'elle lui doit,
de la cité de Londres qui veut recevoir et
acclamer l'illustre aviateur.
Surpris et gêné, Blériot accepte, mais
décide de regagner Calais. Il reviendra
demain pour répondre aux égards de
Douvres et de Londres qui lui ménagent de folles ovations, et pour recevoir les
25,000 francs du prix du Daily Mail que
lui remettra lord Northcliffe.
Retour à Calais
Par le premier paquebot je suis revenu en France où j'ai appris les détails
terriens du triomphal envol. Aussitôt que Blériot se fut élancé et
eut pris la mer, ce fut. une course générale et endiablée vers la poste et
le télégraphe sans fils de Sangatte. Longtemps
on suivit du regard l'aviateur et quand il échappa aux regards on eut de son
vol victorieux constamment notion par
les fumées du contre-torpilleur filant
sans arrêt et à toute vapeur sur Douvres. Les nouvelles d'Angleterre vinrent tardivement; à cinq heures trente
un marconigramme annonça l'entrée de YEscopette dans le port de Douvres, nouvelle qui remplit d'espoir et
d'une première allégresse la foule palpitante d'émotion mais on ne savait rien
de l'aviateur que personne, disait la dépêche, n'avait vu. Quelques minutes
après, un marconigramme informa la
foule qu'un policeman de service au château, de Douvres déclarait avoir
aperçu quelque chose qui ressemblait à
.un aéroplane au-dessus des falaises, au creux de Forcland. La nouvelle du
succès de la traversée était peu après
confirmée et un dernier et réjouissant
marconigramme avisait le poste de Sangatte que Blériot, parti de France à
4 h. 35, avait atterri en Angleterre à
5 h. 13. Mais cette heure a été rectifiée
depuis c'est à 4 h. 53 que Blériot a atterri en Angleterre, à 4 h. 53 minutes
anglaise; or l'heure anglaise est en
avance de 9' 21" sur celle de France, et
Blériot a par conséquent accompli la traversée en 27' 21". La distance réelle
de Calais à Douvres est de 41 kilomètres,
et cette distance a été à peu près doublée par les détours qu'a faits
l'aviateur
Lorsqu'il apprit le triomphe de son
rival, Latham ressentit un immense
chagrin. Il eut un moment de douloureuse défaillance, se retira sous la tente
où reposait son oiseau, et, longuement, longuement, pleura à chaudes larmes.
Sa tristesse faisait peine à voir. Il surmonta soudain cet abattement et résolut
de tenter la traversée, qu'il ne se consolait pas d'avoir manquée. Le "Qui-Sait"
fut conduit sur les pentes de Sangatte
pour un préalable essai qui allait décider, de l'immédiate tentative. Terminé,
trop hâtivement, l'oiseau n'obéit pas aux
sollicitations de son maître qui dut,
désolé et exaspéré, renoncer à un projet
qu'il abandonne pour aujourd'hui seulement. Latham veut en effet traverser
la Manche. Il a parié l'effectuer avant le 1er août; il tient à être fidèle à son défi.
Le comte de Lambert a les mêmes intentions, il regrette de s'être insuffisamment hâté; il ne croyait pas à l'accalmie
d'aujourd'hui et pensait avoir réservé sa chance, en s'inscrivant pour concourir à
partir de demain lundi. Il va presser ses projets et si les essais qu'il espère
commencer demain sont tels qu'il les souhaite et doivent être, il tentera au plus
prochain jour la traversée à deux.
Au triomphe de Blériot, il serait injuste de ne pas associer un de ses plus
modestes, mais de ses plus méritants collaborateurs, Anzani, constructeur du moteur avec lequel Blériot vient
d'accomplir une si merveilleuse série de
performances. Ce moteur est un moteur de motocyclette, simplement allège. Il donne 20 chevaux. Le succès de
l'aviateur est pour Anzani une récompense
méritée. Anzani est un self made man coureur à bicyclette d'abord,
entraîneur
à motocyclette ensuite, il se prit d'affection pour la mécanique automobile,
tripota les moteurs et, dans une improvisation splendide, créa celui qui vient de
traverser la Manche. Le jeune homme et
le moteur ont fait et feront leur chemin. Quand, à son retour, il félicita Blériot, il
ajouta:
-Je vous remercie d'avoir confié votre existence à mon moteur.
Il n'est pas inutile de rappeler les particularités de l'aéroplane qui vient
d'émerveiller l'univers. Il est le vingt et
unième d'une patiente et glorieuse série d'oiseaux artificiels pour lesquels,
acharné à la réalisation de son rêve,
Blériot a dépensé pas loin d'un million.
Il est le plus petit et aussi le plus simple de tous les aéroplanes. C'est un
monoplan dont les dimensions sont huit mètres sur sept; les ailes ont un mètre
quatre-vingts de large, la surface portante est de quatorze mètres, l'hélice est
à l'avant, les organes de direction à l'arrière du fuselage. Cet appareil, qui sera
probablement exposé à Londres, est déjà vendu quinze fois. La plus récente
de ses commandes date de ce matin cinq
heures quarante cinq; elle est celle d'un Anglais qui, en apprenant à Sangatte le
succès de la tentative donna son ordre
sur-le-champ et avec lui un chèque de cinq mille francs, moitié du prix de
l'appareil. Dix mille francs un aéroplane,
ça n'est pas cher, ce qui fit dire à quelqu'un d'un peu audacieux « L'aéroplane
sera bientôt l'automobile des petites
fortunes et des gens pressés ».
Je veux encore vous donner un à-côté de ta traversée. Aussitôt qu'il apprit la
descente à Douvres de l'aéroplane, le
chef de .la douane anglaise se rendit précipitamment auprès de l'appareil, fort
perplexe sur ce qu'il devait faire. Il ne
savait s'il devait saisir l'aéroplane où le
laisser en liberté. Dame! le cas était
nouveau et Blériot avait oublié de passer à la douane.
Blériot vient de débarquer. En touchant terre, il apprit sa nomination dans
l'ordre de la Légion d'honneur. La coïncidence était admirable.
11 pleut, une pluie fine et persistante. Le vent ne s'apaise pourtant pas. S'il se
calme, Latham attaquera la Manche demain.
Frantz-Reichel.
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