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Triomphe de Blériot. La Manche en Aéroplane en 27 minutes 21

 

Départ de Calais

(PAR DÉPÊCHE  NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL)
Calais, 25 juillet.

L'exploit est accompli. Le vol merveilleux est réalisé. Blériot a ce matin, dans l'or du soleil levant et poursuivant la brume qui fuyait symboliquement devant lui franchi la Manche et, parti de France, atterri en Angleterre par l'audacieux chemin des airs. C'est un événement, une date; des horizons nouveaux et troublants sont d'un seul coup d'aile ouverts à l'humanité. Fier do son enthousiasmante conquête, pour la première fois un 'homme, par l'espace qui nous enveloppe, saute les frontières et, pour commencer, la plus redoutable de celles qui séparent les peuples, la mer. Depuis aujourd'hui- on peut dire que l'Angleterre a cessé d'être une île. De son admirable et inoubliable envolée, Blériot l'a reliée au continent. Son exploit fera sensation. «il Angleterre qu'elle va troubler profondément. Il y a quelque chose de changé, après les champs, après les arbres, après les villes, voir la mer franchie! les frontières tombent une à une. La route est tracée. D'autres maintenant  l'emprunteront indéfiniment. 
Rien n'a manqué à la tentative. Elle a eu le beau, le grandiose ,et, le dramatique; dramatique certes quand des hauteurs de Sangatte où subitement éveillé par les acclamations qui saluaient Blériot, Latham, désespéré, désolé, abattu et tout en larmes, assista à l'envolée sublime de son rival portant la libellule d'or dans le flamboiement du jour naissant vers l'Angleterre endormie et qu'il allait surprendre au lit.
La tentative, vous le savez, avait été décidée tard dans la nuit. Blériot et Latham avaient résolu de l'affronter ensemble, le premier des Baraques, l'autre de Sangatte. Tout aussitôt, on prit dans les deux camps les dispositions de départ. Le vent avait faibli dans la soirée. La mer s'était apaisée. Une occasion pouvant se présenter, il fallait en profiter. Blériot en profita victorieusement. Latham la manqua. Il dormait. Trompés par la brise du cap Blanc-Nez, ses amis ne crurent pas devoir troubler son repos il perdit ainsi la glorieuse et unique .partie.

A deux heures du matin, ce fut au camp Blériot un réveil tumultueux, à coups de poing et de pied dans les portes, le saut. fébrile du lit, la toilette rapide, maladroite, la galopade par les couloirs, 'les uns se rendant' aux Baraques, les autres à l'hôtel dé la Gare Maritime ou loge Blériot, afin d'y cueillir le dernier renseignement et de prendre place à bord des navires convoyeurs, les deux torpilleurs pour Latham. le contre-torpilleur Escopette pour Blériot. Il souffle une légère brise du Sud-Ouest, le ciel est couvert, la mer et les nuages immobiles dans lés ténèbres douteuses de la nuit qui finit. Les trois bateaux de guerre s'apprêtent on active les feux, les chaudières halètent, crachent le feu des ombres courent, s'agitent des ordres se croisent, impressionnants. Trois heures sonnent au gai carillon de Calais; elles sonnent allègrement dans la lumière lunaire des globes électriques qui jalonnent le port. Un groupe s'avance c'est celui de Blériot qui va doucement gagner, au pas l§nt de ses béquilles, l'automobile qui le conduira à sa volière des Baraques. Mme Blériot l'accompagne. Son collaborateur Leblanc et quelques amis le suivent, graves, silencieux, émus; c'est l'instant de la séparation elle fut simple, courageuse, émouvante:
-Au .revoir! dit-il.
-A -tout à l'heure, à Douvres, répondit Mme Blériot. Un baiser, et tandis que lui, qui dans quelques minutes allait dans un vol de mouette planer au-dessus des flots, par l'espace conquis, se hissait péniblement sur l'automobile, Mme Blériot se rendait à bord de l'Escopette où je me rends aussi, pour suivre du coeur et des yeux, dans son audacieuse traversée, son intrépide mari. 

 
En mer

Le jour se lève. Nous partons. Du haut de sa passerelle, le commandant Pioger étudie, la mer. Calme plat, crie-t-il joyeusement, l'occasion est bonne
-Qui, commandant, répond son second, enseigne de vaisseau Filbien, mais le baromètre descend, dans deux heures il sera trop tard 
L'Escopette quitte les jetées désertes, appuyé à gauche, et se tenant à deux ou trois kilomètres de la côte, se met à décrire des cercles en attendant que lui vienne de terre, donné par un timonier placé au sémaphore des Baraques, le signal de l'envol de Blériot. 
L'Orient peu à peu s'enflamme, la côte s'éclaire, se précise sur le ciel bleu; maintenant Calais et les Baraques, tapis derrière les dunes que l'aurore rosit, donnent une vision de Venise. Nous interrogeons fiévreusement, anxieusement ces dunes derrière lesquelles Blériot s'apprête et d'où il doit surgir. Nous l'apercevons tout à coup filant comme au ras des dunes, puis des prairies, qui montent en marches lentes et longues
vers les crêtes de Sangatte qu'encombrent déjà d'innombrables curieux qui, croyant plus Latham qu'à Blériot, sont d'un peu partout accourus là-haut. Ce sont leurs bravos qui réveilleront Latham consterné. Blériot vire, revient, disparaît. Un long moment se passe. 
-Commandant, crie une vigie, on signale de terre que Blériot est prêt.,
-A dix-sept noeuds, ordonne le commandant.
L'escopette achève sa courbe et, dans un frémissement de toute sa carcasse, fonce sur Douvres.
Une émotion nous étreint. Mme Blériot a pâli. L'instant est solennel. Nous nous taisons. Soudain à l'Est surgit le soleil, et voici qu'au-dessus des dunes, avec lui, mais en l'ace de nous, apparaît, s'élève comme lancé vers le ciel, le Blériot. Il est 4h35. L'Escopette  hâte sa marche. Le .commandant rugit ses ordres! :
-A vingt noeuds! à vingt-trois! à vingt-cinq noeuds! 
L'étrave du bateau éventre les flots qui, en pluie, s'abattent sur nous, indifférents, la jumelle aux yeux, penchés aux bastingages, haletant nos émotions d'exclamations courtes, hachées, enthousiastes. Nous suivons l'homme et l'oiseau dans leur état sublime. 
Sans hésiter, Blériot a pris tout de suite la mer et, guidé par nous, mis le cap sur Douvres. Il longe la côte, monte à cent mètres,, passé entre nous et Sangatte, où nous devinons le drame douloureux qui se. joue, franchit le promontoire de Blanc-Nez. Aidé par le vent, .le Blériot vole merveilleusement, gagne sur nous avec une rapidité foudroyante, nous atteint, nous déborde et, hardiment, poursuit sa course vers l'Angleterre dont les falaises nous échappent encore. A le voir si sûr dans son vol, .prodigieux de stabilité, Mme Blériot a repris confiance. Elle gravit maintenant l'échelle de la dunette pour mieux suivre du regard l'oiseau magnifique qui s'éloigne à tire d'hélice..
Que le voici donc loin et ceci nous effare. Il diminue à vue d'oeil. Nous le voyons rectifier sa ligne, venir par le travers à droite. Il n'est bientôt plus qu'une petite chose blanche qu'on confond avec les .mouettes et les canards sauvages. Il n'est plus qu'un point. Nos yeux fatigués nous font mal, pleurent. Il a disparu et l'anxiété nous reprend. Maintenant, ce n'est plus le ciel que nos regards interrogent, fouillent, mais les flots, par peur d'y voir flotter tout à coup l'homme et l'oiseau.
Que l'Angleterre est donc loin de la France! Dans la brume, ses côtes s'estompent, grandissent, approchent mais le vent a tourné, souffle violent déjà de l'Ouest et nous avons peur maintenant que l'intrépide Blériot n'ait pas atteint Douvres qui nous apparaît sombre entre ses falaises blanches.

Premier signal

Nous sommes à bord six amis de Blériot, MM. Fournier, Guyot, Maes, Robert Guérin du Matin, de Lafreté de l'Echo de Paris et moi. Nous sommes dans l'anxiété la plus profonde. Aucun signal ne vient de terre. C'est dimanche, nous le savons, mais tout de même nous pressentons l'angoisse de Mme Blériot. Mon Dieu! mon Dieu Pourvu qu'il ait pu atterrir puisque rien ne flotte sur la mer mauvaise. Allons! Ce n'est pas possible. Il a réussi. Il faut qu'il ait réussi. Et, payant d'audace, l'un de nous crie: 
Une bombe! Regardez au-dessus de Douvres. Une bombe! Hourra! hourra! Il a gagné. Une bombe! Encore une bombe! Hourra! hourra!
Un défilé solennel de destroyers et de sous-marins anglais forcent l'Escopette à un long détour et nous voici, tout de même et enfin, en vue du port dans lequel nous entrons bientôt, émus, prêts à l'enthousiasme, mais aussi sous une étrange impression d'angoisse. Les digues, les jetées, les plages de Douvres sont désertes. Le port aussi. Nous nous pensions attendus et nous arrivions dans une côte morte. Oh! l'effroyable émotion que nous valut l'effrayant et admirable respect anglais du repos dominical La déchirante idée nous vint, brutale et douloureuse, que Blériot était tombé à la mer, que nous ne l'avions pas vu et que nous l'avions, nous, chargés de son. secours, laissé en détresse. 
Ce furent des minutes affreuses, crispées. Ne voulant pas croire à l'abominable idée, Mme Blériot attendait que l'autorisation de l'odieuse formalité de débarquer nous fût donnée par l'amirauté britannique pour courir aux nouvelles et soulager ou désoler à coup sûr son pauvre coeur. La baleinière qui va aux ordres vient d'accoster. Trois hommes courent vers le pilote de l'Escopette que nous voyons exécuter une gigue. Mais il pense à nous et agite avec une joie enthousiaste sa casquette. 
Ouf Blériot a traversé la Manche! Blériot nous attend en Angleterre! Blériot est sain et sauf! Blériot a triomphé!
Quelle joie fut alors la nôtre et comme nous l'ayons davantage aimé, le brave, le modeste, le noble Blériot, qui, par sa science, son travail et son courage, venait, en illustrant notre pays, de nous rendre bien fiers d'être Français. Et qu'elles nous semblèrent belles, claires, victorieuses les trois couleurs du drapeau tricolore!

A Douvres

Vivement nous faisons nos adieux au commandant de l'Escopette, à qui un lieutenant de vaisseau vient d'apporter le salut de l'amiral prince de Battenberg, et, entassés dans la baleinière., nous gagnons la jetée où nous attend Blériot. Oui, Blériot lui-même, venu au-devant de nous, en compagnie de son ami M. de Lapeyrouse. 
Son visage resplendit de l'ivresse du triomphe et des larmes de. joie coulent de ses yeux. Il nous tend les mains. Nous nous jetons à son cou. 
Nous bafouillons des compliments, navrés de ne point trouver des mots nouveaux pour célébrer l'auteur d'un exploit si nouveau et lui témoigner notre orgueil de Français.
Sur la digue déserte que nous peuplons de notre petit groupe et animons de notre enthousiasme, une automobile l'attend. Il y monte, Mme Blériot. prend place à côté de lui et nous aussi, accrochés des mains à la capote et des pieds aux marchepieds, nous allons au Lord Wardeu hotel où Blériot ne pourra songer à changer de vêtements et à faire toilette qu'après avoir subi le supplice des interviews; Ça lui apprendra à taire des exploits.

Le récit de M. Blériot
-Contez-moi votre traversée, lui dis-je. 
-Volontiers, me répond Blériot.
- Aussitôt après avoir quitté ma femme et le groupe des amis qui montaient à bord de l'Escopette, je me suis, conduit par mon ami et collaborateur Le Blanc, que je ne saurais trop remercier pour son dévouement, rendu aux Baraques. Mon appareil fut immédiatement conduit de la ferme Grignon où il dormait, dans la plaine de l'artillerie, au-dessus de laquelle j'avais décidé de .faire au préalable un essai de contrôle. Le plein d'huile et d'essence fut fait et, tout ayant été vérifié, j'exécutai mon vol d'essai  Il fut remarquablement satisfaisant, tellement que l'espoir du succès, que j'avais en moi fortement déjà, devint une quasi certitude.  
Conformément à ce qui avait été convenu j'envoyai alors sur la dune le fidèle LeBlanc d'où, à l'aide d'un drapeau blanc, il devait me signaler l'apparition du soleil à l'horizon. Je serrai d'innombrables mains et, au signal, je donnai l'ordre du «laissez aller». Mon appareil s'élança, prit rapidement son élan et, tandis que m'accompagnaient les acclamations et les bons souhaits de la foule, considérable en ce moment, je quittais terre au bout dé vingt-cinq mètres et, piquant droit vers les dunes, franchissais les fils télégraphiques, et fonçais-au-dessus de la mer..
A 2 ou 3 kilomètres devant moi, j'aperçois le contre-torpilleur qui crachait des volutes énormes de fumée. Je pris ma marche parallèle à la sienne, filant par suite entre lui et la côte d'abord; mais ma vitesse bien supérieure à la sienne me porte vivement à sa hauteur. J'allais, je le sentais, superbement .dans un équilibre parfait, à 80 ou 100 mètres d'altitude. Mon .moteur rendait admirablement. Je devinais la victoire, à moins d'une fatalité. Le contre-torpilleur était maintenant derrière moi. J'avais eu le soin, avant de le semer, de prendre sa direction en rectifiant la mienne par un vigoureux à droite. Je calais la barre, car j'étais seul, tout à fait seul, sans guide, entre la mer et le ciel.
J'allai ainsi pendant dix ou quinze minutes qui me parurent assez longues, puis soudain, dans la brume, m'apparut à droite la côte anglaise. Je me dirigeai, immédiatement sur elle en filant maintenant avec le vent légèrement de côté. Cette manoeuvre me conduisit malheureusement .hors de la route de Douvres, erreur que je ne reconnus que près de la côte, en découvrant de hautes et interminables falaises. Mais, par bonheur, je croisais un assez grand nombre de vapeurs de commerce et de navires de guerre. Ils filaient à gauche. Je pensai qu'ils se rendaient à Douvres. J'évoluai donc, virai à gauche pour, en longeant la falaise, aller atterrir au point que j'avais choisi, la plage de Shakespeare Hills. Je dus alors marcher vent debout contre un vent assez violent, même agrémenté de fâcheux remous. Pour me protéger autant que possible contre les coups d'air, je montai un peu plus et, filant le long de la falaise, poursuivis mon vol vers Douvres dont j'apercevais enfin les jetées. J'appuyai fortement à gauche, je décrivis une boucle qui me conduisit vers la mer, au-dessus du port, toujours décidé à gagner la plage de Shakespeare Hills.
Le vent et ses remous augmentaient d'une inquiétante façon. J'avisai soudain à ma droite un vallonnement dans la falaise, le creux de Folcland Il m'offrait un champ d'atterrissage et c'était, je le reconnus, un des points que j'avais choisi. Je me dirigeai aussitôt vers ce point. Placé au milieu d'une prairie hérissée de bâtiments rouges, se tenait précisément un ami, M. Fontaine, qui m'avait averti qu'il s'y tiendrait et y agiterait un immense drapeau tricolore. La vue du cher drapeau m'alla au coeur, je fus ravi d'avoir renoncé à la plage, et puis, il me sembla que c'était beaucoup mieux d'aller là-haut, sur l'altière falaise, prendre contact avec le sol ami de l'Angleterre. Passant par-dessus le port et ses magnifiques navires de guerre, je piquai droit sur le point où l'on m'appelait, et quelques minutes après j'atterrissais dans le creux de Folcland, un peu violemment, par suite de coups, de vent qui affolèrent mon aéroplane. Dans le choc, j'ai faussé une roue et brisé mon hélice. Qu'importe, j'avais triomphé.
Il n'y avait là que deux personnes, M.Fontaine et un autre de nos amis, M. Marmier. Quelques paysans accoururent bientôt, il est vrai. On plaça sous leur garde mon oiseau blessé et je montai dans une automobile, je me rendis en toute hâte à Douvres, pour avoir des nouvelles de  ma femme et de l'Escopette, à bord de laquelle elle se trouvait. Au Lord. Ward en hôtel, où était installé le contrôle du Daily Mail, on ignorait mon arrivée. On savait seulement que j'étais parti et l'on m'attendait encore en se basant sur la venue du contre-torpilleur, que je débarquais déjà à l'hôtel pour me faire contrôler. La bienvenue me fut souhaitée par M. Ker Seymour, délégué de l'Aéro-Club de Grande-Bretagne, puis après par M. et Mme Hart 0. Berg et peu après par mon ami, M. de Lapeyrouse, qui vous contera par quelles transes il a passé.
Mais vous arrivez. L'Escopette ayant jeté l'ancre, je devinais l'anxiété de ma femme. J'avais hâte de la rassurer. Une barque se détachait du bateau français. Je suis allé, moi, arrivé par le chemin des airs vous recevoir, vous venus par la voie de la mer. 
- Une seule question, s'il vous plaît: Ayez-vous eu un moment, un instant, l'appréhension d'un accident?
- Non, me répond Blériot, pas un moment, je n'ai douté de la réussite. Pour éviter qu'il s'échauffât, je graissais fréquemment et abondamment le moteur. Trop d'huile l'a fait à deux ou trois reprises faiblir, et comme je sentais aussitôt mon appareil baisser et se rapprocher de la mer, je cessais immédiatement la manoeuvre et avec elle s'en allait l'appréhension de l'échec.
Blériot se tait un instant, puis .doucement, mais avec la profonde sincérité de l'homme qui a triomphalement vécu un rêve hardi, il ajoute:
-Je suis bien content, bien content; mais j'ai tout de même un peu de chagrin, du chagrin que je vais causer à Latham. J'espère d ailleurs partager avec lui la gloire de la première traversée. Je souhaite que le beau temps se maintienne aujourd'hui assez longtemps pour qu'il puisse,  lui aussi, faire sa tentative. Je lui ai promis de lui abandonner la moitié du prix si ce dimanche nous réunissait tous les deux à Douvres, venus  par le chemin des airs.
Des télégrammes arrivent déjà. Un coup de téléphone de lord Northcliffe, le directeur du Daily Mail, appelle Blériot, qu'il désire féliciter de, vive voix. Le comte de Lambert, venu hier à Douvres pour choisir son définitif point d'atterrissage, se présente et apporte au héros du jour ses compliments. Le secrétaire de l'Aéro-Club de la Grande-Bretagne avise M. Blériot qu'un monument sera érigé à l'endroit où il prit terre, commémorera l'historique et émouvant événement, le raid téméraire et sublime d'un hom me volant par-dessus la mer. Des invitations arrivent de la municipalité de Douvres qui désire demain rendre à Blériot l'hommage qu'elle lui doit, de la cité de Londres qui veut recevoir et acclamer l'illustre aviateur. 
Surpris et gêné, Blériot accepte, mais décide de regagner Calais. Il reviendra demain pour répondre aux égards de Douvres et de Londres qui lui ménagent de folles ovations, et pour recevoir les 25,000 francs du prix du Daily Mail que lui remettra lord Northcliffe. 

Retour à Calais 

Par le premier paquebot je suis revenu en France où j'ai appris les détails terriens du triomphal envol. Aussitôt que Blériot se fut élancé et eut pris la mer, ce fut. une course générale et endiablée vers la poste et le télégraphe sans fils de Sangatte. Longtemps on suivit du regard l'aviateur et quand il échappa aux regards on eut de son vol victorieux constamment notion par les fumées du contre-torpilleur filant sans arrêt et à toute vapeur sur Douvres. Les nouvelles d'Angleterre vinrent tardivement; à cinq heures trente un marconigramme annonça l'entrée de YEscopette dans le port de Douvres, nouvelle qui remplit d'espoir et d'une première allégresse la foule palpitante d'émotion mais on ne savait rien de l'aviateur que personne, disait la dépêche, n'avait vu. Quelques minutes après, un marconigramme informa la foule qu'un policeman de service au château, de Douvres déclarait avoir aperçu quelque chose qui ressemblait à .un aéroplane au-dessus des falaises, au creux de Forcland. La nouvelle du succès de la traversée était peu après confirmée et un dernier et réjouissant marconigramme avisait le poste de Sangatte que Blériot, parti de France à 4 h. 35, avait atterri en Angleterre à 5 h. 13. Mais cette heure a été rectifiée depuis c'est à 4 h. 53 que Blériot a atterri en Angleterre, à 4 h. 53 minutes anglaise; or l'heure anglaise est en avance de 9' 21" sur celle de France, et 
Blériot a par conséquent accompli la traversée en 27' 21". La distance réelle de Calais à Douvres est de 41 kilomètres, et cette distance a été à peu près doublée par les détours qu'a faits l'aviateur 
Lorsqu'il apprit le triomphe de son rival, Latham ressentit un immense chagrin. Il eut un moment de douloureuse défaillance, se retira sous la tente où reposait son oiseau, et, longuement, longuement, pleura à chaudes larmes. Sa tristesse faisait peine à voir. Il surmonta soudain cet abattement et résolut de tenter la traversée, qu'il ne se consolait pas d'avoir manquée. Le "Qui-Sait" fut conduit sur les pentes de Sangatte pour un préalable essai qui allait décider, de l'immédiate tentative. Terminé, trop hâtivement, l'oiseau n'obéit pas aux sollicitations de son maître qui dut, désolé et exaspéré, renoncer à un projet qu'il abandonne pour aujourd'hui seulement. Latham veut en effet traverser la Manche. Il a parié l'effectuer avant le 1er août; il tient à être fidèle à son défi. 
Le comte de Lambert a les mêmes intentions, il regrette de s'être insuffisamment hâté; il ne croyait pas à l'accalmie d'aujourd'hui et pensait avoir réservé sa chance, en s'inscrivant pour concourir à partir de demain lundi. Il va presser ses projets et si les essais qu'il espère commencer demain sont tels qu'il les souhaite et doivent être, il tentera au plus prochain jour la traversée à deux.
Au triomphe de Blériot, il serait injuste de ne pas associer un de ses plus modestes, mais de ses plus méritants collaborateurs, Anzani, constructeur du moteur avec lequel Blériot vient d'accomplir une si merveilleuse série de performances. Ce moteur est un moteur de motocyclette, simplement allège. Il donne 20 chevaux. Le succès de l'aviateur est pour Anzani une récompense méritée. Anzani est un self made man coureur à bicyclette d'abord, entraîneur à motocyclette ensuite, il se prit d'affection pour la mécanique automobile, tripota les moteurs et, dans une improvisation splendide, créa celui qui vient de traverser la Manche. Le jeune homme et le moteur ont fait et feront leur chemin. Quand, à son retour, il félicita Blériot, il ajouta: 
-Je vous remercie d'avoir confié votre existence à mon moteur. 
Il n'est pas inutile de rappeler les particularités de l'aéroplane qui vient d'émerveiller l'univers. Il est le vingt et unième d'une patiente et glorieuse série d'oiseaux artificiels pour lesquels, acharné à la réalisation de son rêve, Blériot a dépensé pas loin d'un million. Il est le plus petit et aussi le plus simple de tous les aéroplanes. C'est un monoplan dont les dimensions sont huit mètres sur sept; les ailes ont un mètre quatre-vingts de large, la surface portante est de quatorze mètres, l'hélice est à l'avant, les organes de direction à l'arrière du fuselage. Cet appareil, qui sera probablement exposé à Londres, est déjà vendu quinze fois. La plus récente de ses commandes date de ce matin cinq heures quarante cinq; elle est celle d'un Anglais qui, en apprenant à Sangatte le succès de la tentative donna son ordre sur-le-champ et avec lui un chèque de cinq mille francs, moitié du prix de l'appareil. Dix mille francs un aéroplane, ça n'est pas cher, ce qui fit dire à quelqu'un d'un peu audacieux « L'aéroplane sera bientôt l'automobile des petites fortunes et des gens pressés ». Je veux encore vous donner un à-côté de ta traversée. Aussitôt qu'il apprit la descente à Douvres de l'aéroplane, le chef de .la douane anglaise se rendit précipitamment auprès de l'appareil, fort perplexe sur ce qu'il devait faire. Il ne savait s'il devait saisir l'aéroplane où le laisser en liberté. Dame! le cas était nouveau et Blériot avait oublié de passer à la douane. 
Blériot vient de débarquer. En touchant terre, il apprit sa nomination dans l'ordre de la Légion d'honneur. La coïncidence était admirable. 11 pleut, une pluie fine et persistante. Le vent ne s'apaise pourtant pas. S'il se calme, Latham attaquera la Manche demain.

Frantz-Reichel.