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SÉJOUR EN FRANCE
1901
NOUVEAU DÉPART
Le sein de ma famille
m'ouvrit ses bras maternels dans la commune
d'Aubervillers où j'allai au devant d'eux. Je
trouvai ma mère très bien installée et en
excellente santé. Elle vivait là comme un coq en
pâte, dans la plénitude d'une douce béatitude
exempte de tout souci. C'était donc parfait; et ma
rentrée ne lui procura aucun souci nouveau, ni à
moi non plus, du reste; car, quelques jours après,
j'allai, naturellement, au siège de la
Niger-Soudan, qui m'avait engagé. J'y présentai le
congédié que j'étais - ou tout au moins que je
supposais être - et le règlement de mes dépenses
pendant mon voyage de retour. Mais ce n'est pas
ainsi que j'y fus reçu, au contraire. Monsieur
Marchand me dit de m'apprêter à retourner à
Bamako, dans quelques semaines, avec mission d'y
accompagner un important chargement de
marchandises qui étaient en train de s'acheminer
sur Bordeaux, à destination du Soudan. Il me
demanda ensuite des détails sur l'incident qui
avait provoqué mon renvoi par Pillot et haussa les
épaules de pitié lorsqu'il les connut. Tout ça va
changer, me dit-il. Dans très peu de temps,
l'ancienne direction aura disparu et nous serons
plus libres pour travailler suivant d'autres
méthodes. Je dus ensuite lui parler longuement de
tout ce que j'avais vu et remarqué dans le pays,
ses ressources naturelles, actuelles, futures,
constantes, éphémères. Je les lui indiquai
exactement telles que je les avais vues en y
ajoutant les réflexions pessimistes émises par le
Commandant Barigoule et que j'avais faites miennes
après en avoir reconnu l'exactitude. A partir de
ce moment-là, je coulai à Paris des jours de
farniente absolu. Je n'avais rien à faire et
j'étais sans souci de gagner ma croûte puisque mes
appointements couraient tranquillement à la
Niger-Soudan. J'allai déposer au Ministère des
Colonies l'attestation du Colonel du Génie de
Kayes et attendis patiemment qu'elle produise - ou
non - son effet : cela m'était indiffèrent; j'en
étais simplement curieux. Dans des conditions de
vie pareilles, avec le Printemps qui poussait ses
fleurs, ses feuilles et sa sève, ma foi, Thérèse
Tillet devint aisément ma maîtresse. C'était
fatal. Je l'avais revue tout naturellement en
allant porter des nouvelles directes de Jo, mon
ami soudanais resté à Kouroussa, à sa famille. De
temps en temps, je passais à la Niger-Soudan par
acquit de conscience. Je causais longuement avec
le comptable avec qui je sympathisais. Il me
mettait au courant de ce qui se tramait dans la
maison. Ca ne marchait pas du tout avec les
anciens directeurs, Cola avait démissionné. Il
avait revendu ses actions, et, avec le produit de
cette vente, il était parti trafiquer de l'autre
côté de l'Afrique, à Dar-es-Salam, en face de
Zanzibar. En ce qui concernait Pillot, ça devait
casser incessamment; et en effet, un beau jour,
j'appris que la cassure s'était produite. Pillot
était démissionné et il allait être remplacé par
un homme du consortium qui avait fondé la
Niger-Soudan, un monsieur Le Barbier, qui
partirait de Paris pour aller prendre en mains les
affaires de Bamako. On verrait par la suite.
Entre temps, les jours
coulaient doucement. J'emmenais souvent la mère
Hubin faire un tour de ballade en fiacre découvert
lorsqu'il faisait beau, soit au Bois, soit
simplement sur les Boulevards. Nous prenions à
Aubervillers un tramway qui nous amenait à la gare
de l'Est, et, de là, on frétait un sapin à
l'heure. C'était encore le temps où on ne
connaissait que les chevaux pour les voitures et
pour les omnibus, ces omnibus à impériale, si
pittoresques et bruyants, avec leur cocher perché
au-dessus de la croupe de ses coursiers - trois à
cinq percherons - abrité par un tablier de toile
cirée et un chapeau de même matière. On vivait
tout de même, aussi bien que maintenant, sinon
mieux; on n'allait pas si vite, mais le soleil ne
ralentissait pas son allure pour cela. C'est à cette époque-là que
je fis la connaissance de la famille Simès, qui
habitait aussi Aubervillers. Ma mère avait fait la
connaissance de cette famille par l'entremise de
la femme qui lui avait servi d'auxiliaire à Lagny,
je ne sais trop ni comment, ni pourquoi. C'était
des gens bien simples et bien peuple. Il n'y avait
que la mère, bonne femme ménagère comme toutes les
femmes du peuple, genre mère Hubin et ses deux
filles, Marie et Juliette. Marie, l'aînée, avait
22 ans, l'autre 18. Elles travaillaient à
domicile, faisant ce qu'on appelle le plissé
soleil et gagnant bien leur vie. Ma mère
m'entraîna chez ces gens. Je la suivis, ne voulant
désobliger personne. Naturellement, je fis la cour
à l'aînée, jolie Parisienne, poupée aux cheveux
cendrés, flous, fins, soyeux, ébouriffés. Elle
était rieuse et un peu bébête. Mais pour ce que je
voulais en faire, cela m'était bien égal: j'avais
d'autres distractions plus substantielles
ailleurs. N'empêche que, de temps en temps, on
sortait comme ça, en procession, le dimanche. Dans
ce cas, mon frère Victor, qui suit toujours,
entreprenait la soeur Juliette et les couples se
formaient ainsi naturellement pendant que les
mères parlaient, parlaient... jusqu'à la fin des
siècles. Je n'ai jamais pu comprendre comment on
pouvait parler ainsi sans arrêt, tous les jours,
sans avoir aucun sujet nouveau à traiter. Bon. Ca
ne fait rien. Un
jour, je me suis bien amusé. J'ai emmené toute la
bande faire un tour en mer à Dieppe. C'était un
dimanche. Il y avait train spécial, billets
combinés: train, bateau, repas et retour. Allez,
dis-je à la mère Hubin, j'emmène toute la smalah;
on s'amusera. A part Victor et moi, personne
n'avait jamais vu la mer. Cinq femmes à présenter
en liberté à la grande Bleue! De grand matin, on a
quitté Paris-Saint Lazare. Train bondé..Dieppe.
Promenades. Exclamations. Achats de curiosités
marines. Bateau. Ah! en bateau, chargé à craquer,
sur le pont supérieur, sur le pont ordinaire, dans
le faux pont. Partout du monde. Tant qu'on a
navigué dans le Bassin, ça marchait tout seul.
Mais dès qu'on a dépassé la jetée pour attraper la
pleine mer, alors ce fut une débandade générale.
Pourtant la mer n'était pas mauvaise, mais, bien
entendu, elle n'était pas immobile; elle danse
toujours un peu. Le pire fut au moment où le
bateau vira de bord pour revenir au port. Il y eut
un fort mouvement de roulis allié au tangage qui
détermina de l'affolement parmi ces néophytes
parisiens. On rentra au port; on cassa la croûte
et on revint à Paris. Il était assez tard, huit
heures peut-être. Je fais entrer tout mon monde -
sept personnes- dans un bouillon Duval.
Empressement des serveuses. Sept potages. Bien. Et
ensuite? ... Il n'y eut pas de suite: les quatre
dames supplémentaires ne voulaient pas me faire
dépenser davantage! Moi. Je rageais de paraître
aussi stupide, de devoir demander l'addition et de
lever le siège après sept potages. Je savais bien
ce que je faisais en invitant tout ce monde.
Seulement, dans l'établissement, je ne pouvais
tout de même pas me battre avec ces femmes qui,
d'office s'en allaient! Quels types! Et dire que
je devins le fiancé de la Marie Simès! Cela, c'est le plus fort de
l'affaire. Je n'ai pas encore très bien compris la
manoeuvre. A ce moment, je ne l'ai pas vue du
tout. Ce fut la mère Hubin qui manigança toute
l'histoire! Oui; elle voyait d'un mauvais oeil ma
liaison avec Thérèse Tillet. Elle avait eu
quelques relations avec la mère Tillet qui ne lui
plaisait pas du tout, à moi non plus, d'ailleurs.
Elle la trouvait fausse, fourbe, insinuante et un
peu maquerelle; tout à fait ce que je pensais, moi
aussi. Ma mère voulait absolument me voir loin de
cette famille. Elle n'avait pas tort. Seulement,
pour ce faire, elle me fourra dans l'autre. Oh!
bien sûr, c'est que j'étais consentant, mais comme
ça, du bout des lèvres, et surtout parce qu'il ne
s'agissait pas de mariage immédiat. Comme je
devais retourner incessamment au Soudan, je me
suis laissé faire, avec restriction mentale. Je ne
puis dire que j'aimais Marie Simès. Impossible de
me tromper là-dessus. Elle n'avait absolument rien
de la femme de mes rêves, de celle que je désirais
pour épouse, ni comme physique, ni comme
mentalité, ni comme amoureuse. Au physique, elle
était joliette de figure, plaisante et rieuse,
mais n'avait aucune beauté apparente dans son port
général, sa démarche, sa silhouette. Comme
mentalité, pauvre pauvre au dernier degré, bébête
et ignorante jusqu'au bout des ongles, qu'elle
portait noirs, d'ailleurs. Quant au sentiment,
c'était tout nul également. Elle était aussi
vibrante qu'un manche à balai; j'en avais fait
l'expérience assez souvent: quand on embrasse une
femme, même toute jeune fille, on sent bien si
quelque chose vit en elle. J'avais assez
d'expérience pour toucher les cordes sensibles.
Rien ne répondait. Alors? Alors, c'était comme ça,
tout bêtement. Je ne m'occupai pas plus de ma
situation de fiancé que, jadis, de celle d'élève
officier. C'était à part, cela, attaché à moi,
mais en dehors; ça ne tenait pas. J'aimais bien
mieux la savoureuse Thérèse. Mais, par exemple, si
elle vibrait, celle-là, je ne l'estimais pas du
tout. Elle était jolie, belle, et loin d'être bête
ou ignare, mais trop équivoque, comme sa mère.
Elle m'attirait chez elle, je le sentais bien, je
le voyais bien; mais je ne voulais pas me laisser
prendre. D'ailleurs, le moment vint où les choses
se tassèrent d'elles-mêmes: le départ approchait.
J'avais été présenté, dans les bureaux de la
Niger-Soudan, à ce Monsieur Le Barbier, qu'on
aurait pu aussi bien appeler Le Barbu, tant il
l'était. C'était un homme de ma taille - 1 mètre
62, même un peu plus petit - gros, court, avec un
cou large, court apoplectique, des épaules
voûtées, une face très joviale et agréable, mais
congestionnée, et surtout, une barbe abondante,
noire, fine, soyeuse, bouclée, qui ne laissait de
visible que le front, les yeux, le nez et une
bouche gourmande, gourmande! en cul de poule,
toujours, avec un sourire perpétuel . Une vraie
figure de jouisseur citadin. Naturellement très
heureux de prendre la direction africaine de
l'affaire, il n'y connaissait absolument rien. Il
n'avait jamais quitté la France et était heureux,
me dit-il, de faire ce premier voyage en ma
compagnie. Il fallait emmener avec nous un jeune
homme pour remplacer Pertinaud qui n'avait pu
tenir. J'en parlai à la maison, et mon frère se
proposa. Je n'y voyais pas d'inconvénient, au
contraire; mieux valait lui qu'un autre à mon
point de vue; et puis, je pourrais le guider. Je
le présentai à Le Barbier qui l'accepta d'emblée,
et, un beau jour, Victor et moi reçûmes nos
viatiques pour nous rendre à Dakar, via Marseille,
par un bateau de la Compagnie Fraissinet, dont
j'ai oublié le nom. Le Barbier devait prendre, à
Bordeaux, le grand courrier brésilien; c'était
beaucoup plus riche; ça faisait mieux Directeur de
grosse affaire coloniale. Victor et moi étions
bien tranquilles sur notre rafiot marseillais qui
nous trimbala, à allure modérée. Escale d'Alger,
en sortant de Marseille. Bravo. Revu avec plaisir
le Boulevard National, le quartier de Mustapha et
fait connaissance avec celui de la Casbah, de la
rue Bab-Azoun et autres lieux plus ou moins bien
ou mal famés. D'Alger à Oran, ce fut une promenade
le long des côtes d'Algérie, parsemées des
nombreux feux de ports et de phares. Oran: reprise
de possession. Nous y avions tous les deux des
souvenirs identiques que nous avons revécus. En
route vers le détroit de Gibraltar par un temps
maussade et brumeux qui ralentissait la marche. On
entendait des coups de sirènes lugubres et
intermittents. L'inquiétude à bord était grande,
car on ne savait plus où on était. Puis les coups
de sirènes sont renvoyés par l'écho; dangereux! Le
navire s'arrête en attendant un mieux. Et cet
arrêt fut une très heureuse inspiration du
Commandant; nous nous en rendîmes compte deux
heures après, lorsque, brusquement, l'épais voile
de brume se déchira, percé par un magnifique
soleil: nous avions devant nous, à moins de trois
cents mètres, les rochers à pic qui entourent
Ceuta, sur la côte africaine. Quel effroi
rétrospectif! Si le Commandant avait différé sa
décision d'un quart d'heure, notre navire allait
s'aplatir contre ces rochers, et, dans cette brume
et sur cette côte inabordable, on n'aurait
certainement pu sauver quoi que ce soit. Il n'en
avait heureusement rien été; cependant, beaucoup
de passagers en eurent leur traversée complètement
gâchée. Pour nous, Victor et moi, ce n'était que
partie remise, mais nous y viendrons tout à
l'heure! Pour le moment, on se dégagea de la
mauvaise passe pour reprendre la bonne, en allant
frôler les eaux anglaises pour plus de sécurité.
On entra dans l'Océan qui nous fit bonne mine
jusqu'au bout. Le navire s'arrêta une journée à
Las Palmas, autre île des Canaries où les fruits
et les légumes sont aussi abondants et bon marché
qu'à Santa Cruz de Ténériffe. De là, on ne fait
qu'un saut jusqu'à Dakar, en laissant Saint-Louis,
sans le voir, par le travers de bâbord. Nous
arrivâmes au matin en vue des Mamelles, deux
montagnes dénommées selon leur forme, qui
annoncent les approches de Dakar. Peu après, on
passa à proximité de la pointe des Madeleines et
on entra dans le port qui n'avait pas changé
pendant mes quatre mois d'absence. Débarquement,
hôtel, en attendant le bateau du sieur Le Barbier
qui devait arriver deux jours plus tard. En effet,
le grand navire noir s'amène et déverse sa
cargaison habituelle de passagers sélectionnés
pour Dakar. Les autres, comme nous par exemple,
doivent se contenter de plus modestes rafiots,
mais la brousse est la même pour tous et la fièvre
jaune aussi. Celles-ci se chargent de faire leur
sélection toutes seules. Mais la fièvre n'est pas
de service, cette année; on n'en parle pas du
moins pas encore. Elle reviendra opérer au mois de
septembre; mais nous, nous serons alors à Bamako
depuis longtemps. Le Barbier et nous, nous nous
amalgamons de nouveau pour reprendre le chemin de
Saint-Louis par le tortillard. Cette fois, le
paysage a complètement changé d'aspect pour ma
vue. Tout est à la verdure, partout, même dans les
parties en friches qui sont les plus vastes. Tout
autour des nombreux villages qui s'égrènent tout
le long de la ligne, les cultures sont serrées et
paraissent très prospères. On y voit les plantes
habituelles: sorgho, mil, millet, maïs, ignames,
ricin, manioc, arachides, haricots, tomates,
courges et autres Les baobabs, ces affreux, ont
des feuilles qui cachent leur impudeur de lépreux.
Les palmiers-rosiniers ont un air de fête avec
leurs palmes bien vertes, celles qui, roussies par
la saison sèche, étaient tombées à terre, mortes.
Déjeuner traditionnel, très quelconque, à
Tivaouane. Il fait très chaud; on boit plus
volontiers qu'on ne mange. Le papa Le Barbier
souffre de la chaleur; sa face se congestionne et
devient luisante de transpiration. Ca ne fait
rien. On continue pour s'arrêter à Saint-Louis.
Bagages; traversée du pont; hôtel. Ca devient
monotone, ces gestes qui se répètent
automatiquement; il faut bien les faire, pourtant!
Nous sommes restés trois
jours à Saint-Louis, cette fois-là: parmi ses
nombreux tuyaux de Directeur, Le Barbier était au
courant des choses. Elles se présentaient ainsi:
dans le port même de Saint-Louis, accosté à son
quai, se tenait le navire de haute mer "Général
Dodds", un frère assez ressemblant du Macina. Il
appartenait à une autre maison de Bordeaux et du
Soudan, la firme Buhau et Teisseire. Il avait dans
ses flancs, entr'autres marchandises pour quatre
cent mille francs de pacotille diverse pour notre
compte, Niger-Soudan, composée d'épicerie,
conserves, liquides, étoffes quincaillerie,
verroterie, bimbeloterie et autres. Ce navire
ayant déchargé tout son surplus à Saint-Louis,
allait partir incessamment pour Kayes nous
prendrions passage à son bord, et, en trois jours,
nous serions rendus dans le haut fleuve. Cette
combinaison était parfaite, et nous la mîmes en
pratique. Nous étions les seuls passagers, Le
Barbier, mon frère et moi. Il n'y avait qu'une
seule cabine: elle fut pour Le Barbier. Pour nous,
nous nous arrangerions au carré, c'est-à-dire la
petite salle à manger du bord. Pour deux nuits,
les banquettes et des couvertures feraient bien
notre affaire. Nous voilà donc en route, bien
gentiment. Un pilote réputé est à bord; il connaît
le fleuve qu'il pratique depuis quarante ans. La
première nuit fut passablement mauvaise pour Le
Barbier et pour mon frère. Les moustiques et la
chaleur les ont anéantis. Mon frère, surtout, est
complètement couvert de larges pustules violacées.
Le pauvre garçon ne sait plus comment se tenir.
Cela commence mal. Il ne suffit pas d'être frère
pour se ressembler: lui et moi, nous n'avons rien
de commun. Nous avons pourtant le même sang; mais
le mien est réfractaire aux bestioles - je l'ai
constaté avec joie depuis longtemps - tandis que
le sien les attire. Bizarre. Le Barbier n'est
guère mieux loti. On déjeune quand même de bon
appétit, puis on remet ça vers onze heures, avec
le Commandant, qui a quitté sa passerelle pour
venir prendre son repas tranquillement, tout va
bien à bord; le fleuve est très haut; nous avons
un merveilleux pilote. Tout se passe parfaitement
jusque vers quatre heures. On regarde défiler les
rives, s'approchant tantôt de l'une, tantôt de
l'autre, suivant les caprices du fleuve que je
commençais à bien connaître, moi aussi, quand,
sans aucun indice préparatoire, on sent le navire
talonner fortement, vibrer sous deux fortes
secousses, grincer lourdement et s'arrêter net.
Brrr! Qu'est-ce qui se passe? Courses des
matelots. On sonde rapidement à droite, à gauche:
bon fond. On fait machine en arrière,
furieusement: rien ne bouge. On est échoué en
plein milieu du fleuve. Comment? On ne sait.
Soudain, un bruit formidable: la vapeur s'échappe
avec un grondement impressionnant de la cheminée,
en énormes volutes blanches et pressées. Aussitôt,
on voit sortir, hagards, les chauffeurs et les
mécaniciens, chassés par l'arrivée soudaine de
l'eau dans la machine. Cette fois, c'est bien
fini, irrémédiable. Que va faire le navire,
maintenant? Le voilà qui penche peu à peu sur
tribord. L'eau jaune est montée à l'intérieur
jusqu'au niveau du fleuve; on la voit
tourbillonner dans les cales dont on a vivement
ouvert les panneaux pour éviter une explosion
d'air comprimé. De partout, on entend les coups
secs des boulons, des rivets, qui sautent sous la
pression de cette eau envahissante? Le bateau
continue à pencher à droite. De ce côté, l'eau
arrive maintenant presqu'au niveau du pont,
jusqu'aux datots d'évacuation. Situation
dangereuse, critique. L'angoisse se peint sur tous
les visages, stéréotypés sur celui de Le Barbier,
tout perdu, qui va de droite et de gauche, sans
savoir, avec son sac de voyage à la main. Il a dû
y serrer tous ses papiers et toutes ses valeurs,
et attend une suite quelconque qu'il craint
fatale. Mais non; il n'y a plus de danger
immédiat. Le navire s'est affaissé autant qu'il le
pouvait; maintenant, il touche le fond sableux du
fleuve. Le rocher malencontreux doit être absorbé
par la quille et pénétrer à l'intérieur du
malheureux Dodds comme un pal monstrueux. Le
Commandant fit quand même mettre tous les canots à
l'eau - quatre baleinières - en les tenant en
laisse le long du bordage. Tout de suite, dès que
le premier fut paré, Le Barbier s'y précipita et y
fit mettre tous ses bagages. Il ne voulut plus
démarrer de là. Mon frère et moi restâmes beaucoup
plus calmes. Pourquoi s'affoler, en effet? Ou le
bateau sombrerait, ou il ne sombrerait pas. S'il
ne sombre pas, tout va bien, on s'en tirera. S'il
sombre, il sera toujours temps de voir venir. La
rive n'est pas loin. Les indigènes commencent à
tourner autour de nous. Alors, pourquoi dépenser
des calories pour rien? Je ne touchai même pas à
mes bagages qui restèrent sur la banquette
inoccupée, tels que je les y avais mis la veille.
Et ce fut très bien ainsi. Nous nous épargnâmes
tous les tourments que je lisais sur la face
abominablement ravagée du pauvre Le Barbier qui ne
pouvait réagir malgré mes exhortations. Le pauvre
homme, il peut dire qu'il m'a donné l'image
effrayante de la peur de mourir, peur atroce qu'il
a vécue là, pendant des heures. Dès les premiers
signes du naufrages, le Commandant avait envoyé un
homme à terre, avec le youyou de bord, pour faire
porter par pirogue extra rapide, un télégramme au
premier bureau de poste, en aval, à Dagana. Ce
poste préviendrait tous les autres en amont et en
aval, et nous aurions forcément du secours. En
attendant, la nuit arriva et force nous fut de la
passer sans lumière et sans cuisine. On ne pouvait
plus compter sur aucune machine; tout était noyé,
ainsi que les fourneaux du cuisinier.
Heureusement, la cambuse du Commandant se trouvait
sur le pont. IL put en sortir des provisions pour
tout le monde, abondantes et de choix; c'était sa
réserve particulière; alors, on pouvait y goûter.
Il ne fut pas regardant: perdu pour perdu,
disait-il, mieux vaut que tout le monde en
profite. Et nous en avons tous largement profité,
sauf le pauvre Le Barbier dont le gosier, trop
serré, n'aurait pu laisser passer un seul
moustique! Le Commandant trouva dans sa réserve
des bougies oubliées; il y avait suffisamment de
pétrole pour les feux de position; on passa ainsi
la nuit en naufragés à peu prés rassurés. Le
Barbier ne put pas rester dans sa baleinière.
Contre son gré, du moins contre le gré de sa peur,
il réintégra notre carré et s'étendit sur une
banquette, mais sans pouvoir fermer l'oeil, et
sans quitter son sac de voyage. Victor non plus ne
put dormir; il ne put même pas rester étendu. Je
lui avais pourtant installé sa moustiquaire; mais
les sales bêtes s'en rirent, et mon pauvre gars
passa la nuit à griller des cigarettes en faisant
les cent pas sur le pont, continuellement, au
milieu du bruit incessant des rivets éclatant dans
les cales et du courant du fleuve dont le clapotis
venait se rompre sur les flancs de notre bête
blessée à mort. Moi, comme de coutume, je
m'endormis parfaitement sans scrupule et sans
nuage. S'il y avait eu une alerte, j'aurais été
éveillé par les non-dormeurs. Dans notre semi
malheur, c'était une chance que tous nos bagages
personnels et de campement aient été laissés dans
le carré, sous les banquettes. Nous avions tout
sous la main pour nous débrouiller au moment de
notre sauvetage, car, certainement, nous serions
secourus. Quand? Comment? Nous ne savions pas
encore. Une chose certaine, cependant: toutes nos
marchandises se trouvaient vendues en bloc, d'un
seul coup, à la compagnie d'assurances. Les autres
aussi. D'après le Commandant, il y avait pour plus
de trois millions de francs de marchandises à
bord, dont mille tonnes de sel en sacs de dix
kilos. Celui-là, on ne le retrouverait
certainement plus. Ce chargement de sel, à fond de
cale heureusement, inquiétait notre Commandant à
cause de sa fonte. Si celle-ci était trop rapide,
elle amènerait un vide qui pourrait alléger le
bateau trop vite et il y aurait des craintes de
basculage! Il n'en fut rien, heureusement. Le sel,
on le sut plus tard, fondit très lentement et,
pressé à fond de cale par les autres marchandises,
il ne fut entraîné au dehors que très lentement.
Quant aux autres marchandises, on ne pouvait guère
compter que sur les liquides en bouteilles et bien
cachetées; et encore, il faudrait voir. De toutes
façons, on ne pourrait rien retirer du ventre du
Dodds avant décembre-janvier 1902, et le
ravitaillement de nos comptoirs était totalement
perdu. Il faudrait vivre sur le reste des anciens
approvisionnements, bien maigres et de vente
difficile, avant de pouvoir remplacer ce qui était
perdu: il faudrait attendre le règlement de
l'assurance! Pertes sèches considérables en
perspective pour beaucoup de maisons de commerce…
On se demanda même s'il n'y avait pas complot
organisé entre une grosse firme concurrente des
Buhau-Teysseire et ceux-ci. Ce bruit persista
longtemps. Il était tout à fait vraisemblable,
mais aucune preuve formelle ne put être relevée,
malgré les démarches pressantes des assurances. On
ne s'expliquait pas, en effet cet échouage sur une
roche en dehors de la route normale que le pilote
devait suivre et qu'il connaissait parfaitement.
Il avait monté et descendu plus de cent gros
vapeurs sur ce Sénégal! Il prétexta une erreur de
repère; il protesta de toutes ses forces contre
cette accusation d'avoir commis un acte criminel.
Mais on savait que le Dodds était le premier
bateau remontant le fleuve avec pareille cargaison
de sel et, en outre, pour au moins cinq cent mille
francs d'autres marchandises, et ce premier
chargement représentait une grosse valeur de
réalisation immédiate. Or, la firme concurrente ne
devait être prête, par suite de circonstances que
j'ignore, que quinze jours plus tard. La tentation
d'arrêter l'opération fructueuse par un naufrage
parut si forte que la rumeur publique voulut en
faire une réalité. Faute de preuves, on dut
abandonner les soupçons; mais on remarqua par la
suite que le pilote du bateau naufragé ne fut plus
jamais en fonction et qu'il jouissait d'une
aisance appréciable. Cela non plus ne pouvait rien
prouver; l'affaire en resta là, et le Dodds aussi.
Il y resta assez longtemps, d'ailleurs, car je l'y
revis deux fois encore l'année d'après - en 1902 -
lors de mes passages dans les parages, et nous
allons y venir. Auparavant, il faut nous tirer de
là. Le moyen se présenta dans le courant de la
journée, sous la forme du Turenne, navire;frère du
Dodds et appartenant à la même maison. Ce veinard
de Turenne, non seulement n'avait pas de sel à
bord, mais encore il remarqua la balise de taille
que nous représentions pour signaler l'écueil
qu'il n'eut aucune peine à éviter! Mais, trêve de
plaisanterie! Le Turenne stoppa dans le fleuve et
ancra à bâbord et à tribord devant, pour faire
face au courant, à deux kilomètres en aval de
nous. Les signaux s'échangèrent au moyen des
pavillons, et nous, les trois passagers, montâmes
dans une baleinière avec tous nos bagages. Un
équipage de quatre marins et un patron fut
embarqué et, avec précaution, on nous poussa dans
le courant extrêmement violent et rapide. La
manoeuvre d'abordage avec le Turenne fut
difficile, mais exécutée de main de maître par le
patron de notre baleinière et par le maître
d'équipage du Turenne. Celui-ci nous lança au
passage de son étrave un long filin attaché à
l'arrière du navire et traînant de toute sa
longueur dans l'eau. Notre patron s'en empara et
continua à se laisser emporter par le courant.
Nous passâmes ainsi sur le flanc bâbord du
Turenne, à une vingtaine de mètres, à toute
allure. Puis les matelots empoignèrent le filin
qui, en sortant de l'eau, freinait notre vitesse,
et le moment psychologique arriva: celui où il y
aurait lutte entre notre vitesse et le filin qui
allait se tendre, à cent cinquante mètres au-delà
de l'arrière du navire! Nous étions parés pour le
coup. La secousse fut rude, mais rien ne craqua:
nous étions arrêtés au bout de notre cordage. Ce
fut alors un jeu, pour le treuil arrière du
Turenne de nous hâler jusqu'à la coque du navire
où nous pûmes atteindre aisément à l'échelle de
coupée. Nous étions sauvés des eaux, tout comme
Moïse. Le Turenne se remit en route, remorquant la
baleinière du Dodds jusqu'à un kilomètre en amont
de celui-ci. On la détacha alors, et, profitant du
courant, elle accosta son navire naufragé dont
l'équipage attendait des instructions qui ne
tarderaient pas à lui parvenir de Saint-Louis.
Nous, sur notre vapeur-sauveur, nous nous
installâmes provisoirement, et, le lendemain, nous
touchions Kayes;sans autre incident. C'était
suffisant pour cette fois: Ceuta et Sénégal;en un
voyage, c'était assez! A Kayes, ce fut la
consternation chez notre chef de comptoir, La
Gironnière. Il était démuni de tout, ou à peu
prés, et comptait sur ce premier arrivage pour
faire des ventes monstres. Catastrophe: nous
avions les mains vides; la camelote était au fond
de l'eau. Rien à faire pour le moment; une année
de perdue! Tout cela pour un malheureux coup de
barre d'un pilote maladroit ou criminel! Cela
change vite, une destinée! Comme nous n'étions pas
venus pour philosopher, Le Barbier et moi prîmes
le tortillard qui n'allait toujours pas plus loin
que Toukoto. Mon frère devait rester à Kayes un
mois ou deux pour aider à faire je ne sais plus
quoi. La route de brousse de Toukoto;à Bamako;fut
tout à fait semblable à celle de l'année d'avant,
puisque c'était la même époque de tornades, de
pluies, d'humidité et de chaleur. Le Barbier tint
quand même bien le coup. Cela lui allait, cette
vie de bohémien. Il est vrai qu'à deux, surtout
lorsque l'un des deux a l'expérience nécessaire,
cela va tout seul. Nulle aventure, nul incident
digne d'être noté. Tran-tran ordinaire. Notre
arrivée à Bamako ne bouleversa rien. Nous y étions
attendus; on y connaissait la mauvaise nouvelle du
Dodds, et on se demandait comment les choses
allaient se passer. Nous ne trouvâmes plus
l'ancien directeur Pillot. Il était démissionné,
comme je l'ai déjà dit, et il parcourait le fleuve
Niger en organisant des équipes de chasse à
l'aigrette. Il était remplacé provisoirement par
un monsieur Ahmec;aîné, ancien de la maison, jeune
homme assez prétentieux et faisant le précieux. Il
y avait aussi Henry, l'anglais, et un autre
gaillard nommé Taxil, adjudant;d'artillerie
coloniale en retraite, qui avait été envoyé par la
Niger-Soudan de Paris pour aller reconnaître le
pays du Sine-Saloum;à Kolak, dans le Sud-Est de la
colonie du Sénégal. Il avait fait sa
reconnaissance, et lorsque nous arrivâmes à
Bamako, il tenait la boutique de détail. Ca
marchait comme ça pouvait. C'était une vraie
douane, là-dedans! Quel désordre! Il y eut alors
un changement d'attributions: Ahmec garderait la
comptabilité; je reprenais le comptoir; Tasil
devenait chef des transports sur routes, et Henry
chef des transports sur l'eau. Si nous n'avions
pas de marchandises pour notre compte, il y en
avait des milliers de tonnes à voiturer pour le
compte des autres. Ce service de roulage devint
ainsi très important, et personne mieux qu'un
ancien adjudant d'artillerie coloniale ne pouvait
être à sa tête. Les transports par eau devinrent
également importants, car Henry avait découvert
des gisements d'énormes huîtres de rivière, non
comestibles, mais dont les grosses coquilles
donnaient une chaux de première qualité et dont la
quantité répondait aux demandes de plus en plus
pressantes pour les constructions et les
badigeonnages. Une nouvelle grande boutique allait
être bientôt terminée sur la place du Marché, une
succursale de la Niger-Soudan, mieux placée que la
Boutique-Bâ, trop éloignée du centre commercial.
Dès qu'elle fut prête, j'allai l'inaugurer et la
diriger en attendant l'arrivée de mon frère qui
devait en être le gérant. Lorsque mon frère
arriva, je remontai à la direction pour tenir la
comptabilité, Ahmec étant parti pour la France où
il devait se marier. Il ne devait plus revenir au
Soudan, y laissant la dépouille de son jeune
frère, mort au commencement de l'année. L'affaire
marcha ainsi, cahin-caha. Le caoutchouc donnait
fort dans la région de Sikasso, Bobo Dioulasso,
mais notre agent de Sikasso avait dû être
rapatrié, très malade, et il ne fut pas remplacé.
A Bobo, nous n'avions qu'un agent noir, un
Ouoloff, peut-être Toucouleur, Mahmadou Cissé,
très bon agent, honnête, mais, hélas dépourvu de
camelote! On avait malgré tout réussi à bazarder
la plus grande partie des rossignols et fond de
magasin qui constituaient nos seuls stocks.
C'était toujours autant de gagné pour payer les
frais généraux. Mais on se trouvait devant des
rayons vides, avec des richesses autour de soi que
l'on ne pouvait atteindre, faute de marchandises
d'échange. Ce
fut alors que Le Barbier prit la décision,
d'accord avec Paris, de m'expédier en France pour
faire les achats nécessaires en vue de la
prochaine saison. Nous étions alors en février
1902. Cette proposition qu'on me fit alors que je
ne m'y attendais pas du tout, ne me déplut pas, au
contraire. Le voyage allait être monotone; je
n'aurais aucun intérêt de curiosité à en tirer;
mais c'était quand même beaucoup plus intéressant
que de moisir sur place, à Bamako, en noircissant
des colonnes de chiffres, travail fastidieux, car
ces colonnes ne se remplissaient pas vite, et
l'ennui se faisait sentir bougrement. Cette
perspective provoqua un sursaut d'intérêt. Je me
faisais l'effet d'un petit ambassadeur, chargé
d'une certaine mission importante, ce qui était
vrai, en somme. Seulement, je m'attirai la
jalousie, l'envie, la médisance et autres
joyeusetés de ce genre de la part des bons
camarades, aussi bien de Bamako que de Kayes. Ah!
celui-là, il n'y en a que pour lui! Trois voyages
en France en deux ans, voyages payés, procurant de
l'agrément, de l'avancement, des augmentations
d'appointements, etc... Il y en eut même qui
m'attribuèrent l'élimination du directeur Pillot,
alors que je n'y étais absolument pour rien. Mais
comme il y avait coïncidence de dates entre mon
envoi en France par Pillot, la démission de
celui-ci et mon retour à Bamako, il était facile à
la calomnie de s'en mêler. Heureusement, les
jugements et opinions des autres sur mon compte ne
m'ont jamais produit aucun effet; ils m'auraient
plutôt toujours amusé. Je refis donc, pour la quatrième fois
la route de Bamako-Toukoto, dont je commençais à
connaître tous les arbres un peu importants. A
Kayes, je pris la liste des marchandises à acheter
pour ce comptoir, que me donna, en rechignant, le
sieur de la Gironnière, mécontent comme les autres
de me voir chargé de cette agréable et importante
mission. Je frétai de nouveau un
chaland-baleinière pour la descente du fleuve
Sénégal, avec quatre rameurs et un patron, cette
fois, de façon à aller plus vite dans les biefs
profonds. Je passe sur ce monotone voyage qui fut
exactement la répétition de celui de l'année
d'avant à la même époque. Je revis le Dodds en
passant. Il était franchement en dehors de la
route normale; on aurait juré qu'il avait fait
exprès d'aller se planter sur ce rocher qui ne
gênait aucunement la navigation ordinaire. Tout
était à sec autour du Dodds. On circulait autour
de lui comme dans un chantier. Il était fortement
étayé et toutes ses marchandises étaient à terre,
éparses, en tas informes, sur la berge proche et
sur les bancs de sable qui y conduisaient. Lors de
mon passage, on était en train de faire sauter la
roche, à l'intérieur, par petits éclats. Les
sauveteurs avaient déclaré que ce naufragé pouvait
facilement être sorti de là. On lui mettrait une
pièce provisoire à la déchirure de la coque, et il
flotterait très bien jusqu'à un bassin de radoub,
à Bordeaux ou à la Ciotat. Ce fut en effet ce qui
arriva. Je le revis encore aux hautes eaux de
septembre 1902, mais il fut emmené en juillet 1903
et remis en service sous un autre nom, en 1904.
Je ne mis que vingt
jours, cette fois, pour accoster au quai de
Saint-Louis avec ma barque. J'avais eu quand même
largement le temps de rêver à tout et à rien,
malgré les heures de marche que je faisais sur la
berge, avec mon calibre 16 qui me servait à tuer
de temps en temps une perdrix, un lapin ou des
tourterelles lorsqu'elles étaient en paquets
autour d'un épi de sorgho tombé à terre, ou encore
une ou deux pintades, une outarde. J'ai manqué
chaque fois les grues huppées, ainsi que les
marabouts, que j'ai tirés: je tirais de trop loin.
Mais la chasse faisait passer le temps.
Qu'allais-je retrouver à Paris? Ma mère y était
venue s'installer au premier d'une maison de la
rue de Suez, à la Chapelle, pas loin du boulevard
Barbès. Nouveau domicile à connaître. Cette
perspective me faisait plaisir. J'étais content
d'aller habiter Paris plutôt que cet Aubervillers
sombre et populeux. Et puis, ce me serait plus
facile, me semblait-il, de rompre avec cette Marie
Simès qui m'embêtait. Il avait bien fallu
correspondre avec elle, si peu que ce soit. Mais
quel ennui! Je ne savais quoi lui dire, ni comment
le lui dire. Pas commode. Quant aux lettres que je
recevais d'elle, non! A pleurer! Aussi j'étais
bien résolu à tout casser en arrivant.
L'espacement de ma correspondance devait les
mettre en éveil et personne ne serait surpris de
la rupture que je comptais leur présenter, oh!
Bien gentiment, évidemment! Thérèse Tillet;était
mariée, m'avait écrit son frère! Cette nouvelle
m'avait surpris, car je ne lui connaissais aucune
intention matrimoniale lorsque je l'avais quittée,
quelques mois auparavant. C'était, parait-il, à la
suite de fiançailles assez lointaines. Qu'elle
soit mariée m'était tout à fait égal. On verrait
bien ce qui en résulterait pour moi. Je n'avais
jamais vu en elle qu'une agréable maîtresse, sans
plus. Mariée, ça n'avait aucune importance pour
moi. Entre
temps, étant à Bamako, j'avais reçu de Paris, par
l'intermédiaire de ma mère, un ordre
d'embarquement et une nomination, émanant du
Ministère des Colonies, nomination au grade de
sous-chef de gare comptable au chemin de fer de
Kayes;au Niger, avec l'ordre d'embarquement pour
Bordeaux;à une date postérieure d'un mois à celle
de mon embarquement réel à Marseille. Trop tard,
Monsieur le Ministre! J'avais repris du service à
la Niger-Soudan, et je ne voulais pas la lâcher
comme cela. Je profitai d'ailleurs de cette
nomination pour obtenir de la Niger-Soudan une
augmentation d'appointements, à la grande jalousie
des copains. Le
trajet Saint-Louis-Dakar n'offrait, lui non plus,
rien de particulier. Cependant, j'eus cette fois
l'agréable surprise d'y voir fonctionner, en
qualité de contrôleur de route, l'ami Gaspard,
celui de Dong-Trieu;et d'Haïphong! Heureuse
rencontre, contents tous deux de se revoir ainsi
par surprise, loin du pays où on s'était connus.
J'avais déjà eu pareille surprise quelques mois
auparavant, à Bamako,où, lors d'un passage
important de sous-officiers de la Coloniale,
j'avais revu parmi eux le sergent Degouy, que
j'avais connu, en 1898, à Hué, alors qu'il était
caporal à ma Compagnie. Cette fois, sur le chemin
de fer, c'était Gaspard! Il était toujours aussi
beau garçon, mais, en plus, il était devenu très
bel homme, bien bâti, harmonieusement charpenté,
très séduisant. Aussi cueillait-il les regards des
femmes blanches qui le croisaient sur les quais;
et même des jeunes Ouoloffs! Il m'apprit qu'il
était sur ce chemin de fer depuis 1900, mais dans
les bureaux de Dakar, raison pour laquelle je
n'avais pas encore eu l'occasion de le rencontrer.
Il avait demandé et obtenu, depuis quelques mois,
ce poste ambulant de contrôleur de route pour
essayer de se défaire, me dit-il d'une liaison qui
devenait pesante. C'était la femme d'un de ses
chefs de service qui ne pouvait pas se passer de
lui, alors que lui, au contraire, aurait voulu
s'en débarrasser pour être libre d'aller picorer
ailleurs, en fantaisie. Mais, me dit-il, ce
truc-là ne réussit pas. Chaque fois que je prends
le train, elle le prend aussi, en qualité de
voyageuse avec permis. Rien à faire pour m'en
décoller, mon vieux! Ca devient tyrannique. Je la
fais cocu tant et plus, ça ne fait rien, elle ne
veut pas me lâcher. Aujourd'hui encore, elle est
dans le train de retour pour Dakar. Je l'ai
laissée se morfondre toute la nuit. J'ai été
coucher avec une autre. Elle le sait. Mais la glu,
elle s'acharne quand même! Enfin, ça passera bien
un jour ou l'autre. On s'est raconté, ainsi,
chacun sa petite vie. Il me chargea d'aller porter
de ses nouvelles à ses parents. J'y retrouverais
son aîné, mon ami de Toul, qui pas marié non plus,
devenait vieux garçon grognon, parait-il. Avec
l'aide de ce charmant Gaspard, j'eus un déjeuner
choisi au buffet de Tivaouane, où il voulut que je
mange avec lui. Viens; tu seras mieux servi, et
puis tu me protègeras contre elle. En te voyant
avec moi, elle n'osera pas entrer dans la petite
salle. Viens! Le cruel! Je l'ai suivi ma foi!
Pourquoi pas? Je passai encore trois belles
journées à Dakar en sa compagnie. Il était plus
agréable de faire couler les heures avec un gai
compagnon comme Gaspard que de se morfondre tout
seul à regarder tournoyer les mouettes sur le port
et les milans sur la ville. Mais tout a une fin,
ces trois jours-là comme les précédents, et un
bateau de la Fraissinet m'emporta parmi d'autres
passagers pour m'aller déposer, une fois de plus,
à Marseille. Je commençais à devenir un vrai
citoyen de Marseille! Mais de combien je préférais
ce port à celui de Bordeaux! J'aimais mieux
prendre passage à bord des navires de cette ligne,
sur lesquels la vie était plus simple, qu'à bord
des grands courriers de l'Amérique du Sud où le
luxe et la gêne qui en résulte ne me plaisaient
pas. Trop cérémonieux, là-dedans. Vivent les
joyeux Marseillais! Un saut, et Paris m'ouvrait de
nouveau ses bras, ainsi que la mère Hubin, que
j'allais trouver dans sa rue de Suez où elle
m'attendait bien tranquillement. Il y avait
longtemps qu'elle ne se faisait plus aucun souci
sur mon compte, et elle avait bien raison.
Présentation au siège social de ma compagnie où on
me mit en rapport avec les principaux employés
d'un gros commissionnaire de la rue de Paradis -
intéressé à la Niger-Soudan - qui concentrait
toutes nos commandes, se chargeait de les grouper
et de les faire diriger sur Bordeaux où un Macina,
un Dodds ou un Turenne quelconque s'en chargerait
pour les transporter à Kayes si... la Providence
le voulait bien, en décrétant que la barre de
Saint-Louis serait praticable et qu'aucun pilote
n'irait matriculer les seuils rocheux du fleuve.
#Table
SEJOUR EN FRANCE
1902
TROISIEME DEPART POUR LE SOUDAN
Trois mois se passèrent
de la sorte à Paris où je n'avais pour ainsi dire
rien à faire. Avril, mai, juin 1902. Tous les deux
ou trois jours, vers dix heures, j'allais dans les
bureaux du Commissaire, service des achats, où je
pointais les commandes faites sur ma liste
générale. Ce n'était pas bien ardu. Le reste du
temps, j'étais libre, et ce travail de pointage ne
prenait guère plus de deux heures chaque fois. Fin
mai, il fut complètement terminé; mais il me
fallait attendre un bon mois avant de pouvoir
partir. C'était le délai nécessaire pour que tous
ces achats arrivent, de tous les points de
production, s'amalgamer à Bordeaux, dans les docks
d'abord, pour qu'on en fasse un connaissement
unique, et à bord du navire ensuite. Cette
année-là, ce fut le Turenne qui fut élu pour
transporter notre camelote. Connu, le Turenne! Bon
augure! Nous verrons la suite. Voilà donc comment
mon temps fut employé en ce qui concerne ma
mission commerciale. En ce qui me concerne
personnellement, il ne fut pas trop mal employé
non plus. Ce fut cette année-là, pendant cette
période, que pointa à l'horizon de mon destin,
l'étoile qui devait le guider et le fixer, car
cette étoile y brille encore, à l'heure actuelle,
de tout son éclat, et y répand encore toute sa
chaleur. Nous allons y venir chronologiquement.
Tout d'abord, comme j'en
avais l'intention, je pondis une grande lettre,
peut-être un peu filandreuse, que j'adressai à
Marie Simès et à sa mère. Par cette lettre, je
rompais nos fiançailles de pacotille en donnant
pour prétexte, réel, que ma situation coloniale ne
me permettait pas de prendre la responsabilité de
la vie d'une femme, etc... etc... C'était
parfaitement vrai à cette époque où je n'étais pas
libre de mes faits et gestes et où, au surplus,
m'attendaient des épreuves coloniales que je pus
aisément surmonter, seul, mais qui auraient été
désastreuses ou impossibles à vaincre avec une
jeune femme blanche d'une catégorie aussi nulle et
nouille que cette gamine insignifiante. La mère
Hubin approuva des deux mains: ça ne bichait plus
entre les rombières. Bon. Ce fut une affaire
réglée et on n'en parla jamais plus. Quant à
Thérèse, eh! Bien, mais nous avons repris nos
relations comme s'il n'y avait pas eu de mari,
voilà tout. Oh! Elle n'était pas plus embarrassée
que ça, la Thérèse en question; mais elle était
toujours aussi agréable. Seulement, il y eut un
seulement. Cette fois-là il s'appela Louise
Tillet, la jeune soeur. Cette jeune soeur, qui
avait 22 ou 24 ans, je ne sais plus, était
institutrice à Versailles. La mère Tillet et
Thérèse se mirent en tête de me la faire épouser
et on ne manqua aucune occasion pour me la mettre
au bras. C'étaient des promenades en famille,
Thérèse avec son mari, bien entendu; et je me
voyais forcé de prendre Louise en remorque. Oh! Ce
n'était pas désagréable du tout car elle était
fort jolie, bien faite, élégante, distinguée même,
et pas bête, loin de là. Mais... elle ne faisait
rien déclencher en moi. Au contraire, je me
raidissais contre les attirances qui, forcément,
se manifestaient, lorsque, bien souvent, et de son
initiative à elle, des frôlements un peu... oui,
faisaient bouillir la marmite. Mais il suffisait
que je me souvienne du piège tendu pour m'arrêter
net. On terminait la sortie sans plus de mal, et
j'en étais quitte ensuite pour encaisser reproches
et encouragements de Thérèse qui voulait
absolument me faire épouser sa Louise! Avait-elle,
celle-ci, un entraînement pour ma personne? Je ne
saurais dire, car je ne m'en suis jamais occupé,
même deux ans plus tard, quand, à un nouveau
retour en France, le même manège a recommencé. Ce
n'était pas mon destin. Il était tracé autre part
où j'allai à sa rencontre, sans le savoir.
J'avais conservé, à
Longwy, des relations avec un bon ami de jeunesse,
Adolphe Laporte, avec lequel on avait fait de
bonnes parties folles et folâtres lorsque l'époque
s'y était prêtée. Il s'était marié avec une jeune
modiste. Ils travaillaient tous deux, lui comme
comptable dans une usine, elle comme modiste en
appartement. A chacun de mes séjours en France,
depuis 1900, à ma rentrée de Chine, j'allais
passer cinq ou six jours à Longwy. Je descendais à
l'hôtel Terminus, tenu par le propriétaire,
Achille Lafontaine, lui aussi un camarade de
jeunesse. J'y étais parfaitement reçu, et, de
cette façon, j'étais libre de revivre un peu au
milieu des entourages de ma jeunesse. Pendant ces
séjours, j'allais prendre un ou deux repas chez
les Laporte que je voyais tous les jours en dehors
de cela. J'allais
aussi faire un tour à la banque où rien n'était
changé depuis 1897, année où je l'avais quittée,
sauf que les camarades étaient devenus un peu plus
mûrs. D'aucuns étaient mariés et pères de famille.
D'autres tenaient des succursales dans la contrée.
Je revis là, toujours à la même place, travaillant
toujours calmement à son livre journal, le papa
Claudel, un brave homme bien sympathique, simple,
et bien côté dans le pays. Il faisait partie du
Conseil Municipal, du Conseil de Fabrique et de
quelques clubs. Il était, en outre, apparenté par
alliance avec les vieilles familles du pays.
Chaque fois, j'étais invité chez lui pour prendre
le thé, et je m'y rendais avec plaisir. Il
habitait une gentille maison bourgeoise, bien
située, avenante , appartenant à sa belle-mère,
madame Veuve Blondeau, dont la fille était madame
Claudel, mère de deux filles. Je dois remonter
assez haut dans le passé pour prendre les choses
par le commencement et montrer le chemin qu'elles
suivent pour tisser des destinées. J'avais connu cette vieille
madame Blondeau, en 1887, lors de notre premier
contact avec le pays de Longwy, en venant de
Langres. A cet époque, elle tenait depuis un
veuvage prématuré, dans cette même maison, une
épicerie-mercerie-débit de boissons. La maison
était bien connue dans tout le quartier et fort au
delà. On allait chez la mère Blondeau, disait-on.
Ce fut chez elle que j'allai faire nos premiers
achats du premier jour, du premier soir plutôt. Sa
boutique n'avait pas de devanture. On y accédait
par un perron à double escalier,celui du haut
ayant cinq marches, celui du bas huit, car la rue
était en forte pente. Dès qu'on entrait dans cette
boutique, après avoir franchi un vestibule-tambour
et fait tinter une sonnette accrochée à la porte,
on se trouvait serré dans une petite pièce,
étroite, remplie de tous côtés, jusqu'au plafond,
d'un invraisemblable amas de marchandises de
toutes sortes. On y trouvait toujours ce qu'on
voulait avoir, soit en épicerie, soit en mercerie,
soit en fournitures scolaires, soit en matériel de
fumeurs. Il y avait aussi des chaussons, des
sabots, des balais, enfin de tout. La mère
Blondeau, petite vieille femme alerte et toujours
aimable, servait avec prestesse, sans jamais faire
de faux mouvement. Elle était connu, comme je l'ai
dit, et elle connaissait tout le monde. En ce
temps-là le pays n'avait pas encore évolué; il n'y
avait pas encore eu d'immigrations massives comme
par la suite, et la mère Blondeau ayant vécu là
depuis toujours, connaissait les moindres détails
des familles des alentours. Cette petite pièce
épicerie donnait accès dans une autre pièce plus
grande, qui était la salle de débit. Dans cette
salle, il y avait des tables, des bancs, des
chaises, et une armoire-vitrine où on mettait
verres et bouteilles. Ce Débit était surtout
fréquenté par des ouvriers d'usine, des Belges,
qui venaient des villages frontières environnants,
distants de 8 ou 10 kilomètres de Longwy-Bas. Ils
venaient à Longwy le lundi matin, apportant de
chez eux un double sac avec leurs provisions de
bouche pour une semaine, et s'en retournaient le
samedi soir, le sac vide, mais la paye en poche.
Chaque fois, c'était un arrêt chez la mère
Blondeau, ainsi que plusieurs fois par jour,
l'usine où ils travaillaient étant très proche. La
brave femme leur servait de tire-lire ou de
coffre-fort, car elle leur gardait leur argent
dans lequel ils venaient puiser ou déposer des
sommes suivant leur volonté. Jamais il n'y eut la
moindre erreur, la moindre discussion à ce sujet.
Aussi, cette clientèle était-elle très fidèle. Il
y fréquentait aussi des employés de chemin de fer,
dont un, Carbonnel, était le père du sergent que
j'avais rencontré au Tonkin. Il y en avait trois
qui buvaient toujours la même dose de "fréquet",
c'est à dire d'eau-de-vie de grains très bon
marché. Ils avalaient leur verre avec toujours la
même grimace. C'était amusant. J'étais, moi aussi,
un client assidu, non seulement pour la maison,
car je faisais la plupart des commissions pour ma
mère mais pour les fournitures de classe: cahiers,
crayons, plumes, ardoises pour les petits,
etc...J'aimais bien cette petite boutique où, à
l'unique fenêtre donnant sur la rue, pendaient un
hareng saur, des pipes en terre, des blagues à
tabac, des peignes, des couteaux, etc ...Au-dessus
de rangées de bocaux remplis de bonbons
multicolores. Je ne me doutais guère, à cette
époque lointaine, que cette brave femme
deviendrait un jour ma grand-mère par alliance! Et
pourtant, ce fut ce qui advint par la suite. Mais
en 1902, il n'était pas encore question de cela;
il n'était même question de rien qui en pût
approcher. La famille Claudel était venue par la
suite habiter la maison Blondeau, et le magasin
avait disparu. Lorsque,
cette année-là comme les précédentes, j'allai au
mois de juillet à Longwy, je fus invité par la
famille Claudel à aller prendre le thé, et, pour
la première fois peut-être, je fus mis en présence
des deux filles de la maison: Magdeleine, l'aînée,
âgée alors de dix-neuf ans, et Amélie, dite Lili,
de douze ans environ. De cette dernière, je ne me
souviens de rien que de sa présence. Par contre,
je fus attiré par l'aînée, mademoiselle
Magdeleine. C'était une très belle fille. Quand je
dis très belle, entendons-nous. Elle n'était pas
ce qu'on appelle jolie au sens peinture du mot.
Non. Mais elle était remarquable par tout ce que
sa figure faisait rayonner. D'abord, elle avait de
beaux cheveux blonds venise, d'une finesse
extraordinaire, qui lui auréolaient la tête d'un
casque d'or, avec de jolie frisons en couronne qui
lui paraient le front, d'une oreille à l'autre en
passant par les tempes. Cette chevelure était
remarquablement mousseuse et j'en reçus comme une
longue caresse sur les yeux. Son front haut et
bombé dénotait de la volonté, de la ténacité
allant peut-être jusqu'à l'entêtement. Son nez un
peu fort n'avait pas une forme idéale, mais ses
ailes mobiles, frémissantes, indiquaient une
nature très sensible, très vibrante, et beaucoup
de bonté. Sa bouche? Ah! Sa bouche, une merveille
de pureté, de dessin, de forme, de fraîcheur, de
beauté. Oh! quelle jolie bouche! Je me demandai
là, à ce moment -je m'en souviens comme d'hier- ce
qui me valait ce privilège sans prix d'admirer
d'aussi prés une bouche aussi suave sous des
cheveux aussi tentants! Mon émotion n'était pas du
genre violent. Mes sens n'en étaient pas troublés.
Mais mon cerveau était marqué, et, à mon insu
encore, mon coeur aussi. Il n'y avait aucunement
coup de foudre chez moi, ni chez elle non plus
d'ailleurs. En ce qui me concerne, il ne pouvait y
avoir de coup de foudre, car j'admirais trop: elle
était trop haut placée pour moi, et puis, elle
s'annonçait inaccessible. Oui. Ses parents et
elle-même m'apprirent que, parallèlement à moi qui
allais repartir pour l'Afrique, elle s'en allait
pour la Bohème, en qualité d'institutrice
française, dans un couvent de la Visitation, à
Choteschau, en compagnie d'une autre jeune fille
venant de Paris. Cette nouvelle m'enchanta
réellement. Je ne sais pourquoi, j'étais heureux
de constater chez cette jeune fille une
inclination vers d'autres chemins que ceux de la
routine, un désir de vivre plus intensément, avec
de l'initiative personnelle et en dehors des
milieux restreints, étriqués de la vie bourgeoise
contemporaine. Je la félicitai de tout coeur et en
toute sincérité de sa décision, de son courage, de
sa volonté. Et mes félicitations, je puis le dire,
avaient de la valeur, car elles n'étaient pas
celles, toutes verbalement mondaines, d'un
monsieur qui n'aurait jamais quitté son trou. Du
reste, elle me le fit bien remarquer à ce
moment-là, et, plus tard, elle m'a dit que mes
encouragements lui avaient fait énormément de
bien. Ce fut tout pour cette fois. Je pris congé
de ces personnes comme à l'ordinaire, et je partis
de Longwy deux ou trois jours après, sans avoir
revu cette jeune fille. Ce dont je me souviens,
cependant, c'est de m'être assis, attiré par une
force inconnue, spécialement sur le siège qu'elle
occupait généralement chez madame Laporte, la
modiste, chez qui elle prenait des leçons de mode
à titre personnel. Je pris un plaisir à me poser
là où elle se posait. Enfantillage! Mais oui! Et
cependant...! En tout cas, je quittai la France
sans rien emporter d'elle de plus saillant que
cela: un germe! De même, elle s'en alla passer ses
deux ans en Bohème sans penser le moins du monde à
mon existence. Et ce fut bien ainsi. Je repartis par mon port
habituel, Marseille. Toujours les mêmes escales
bien connues: Alger, Oran, Las-Palmas, Dakar.
J'avais combiné mon voyage pour pouvoir retrouver
mon Turenne à Saint-Louis, avant qu'il ne parte
pour le haut fleuve. Ma combinaison était
parfaite, sur le papier. Les temps étaient bien
calculés, et ça devait coller comme un timbre
poste. Oui, mais, va te faire fiche! Cette
année-là la barre de Saint-Louis se mit dans la
boule de faire la boudeuse. Le Turenne s'y
présente: pas moyen de passer. Il reste deux
jours, trois jours à l'ancre à l'embouchure du
fleuve, comptant profiter d'un caprice pour forcer
la garce: pas mèche. Et en arrivant à Dakar sur
mon Fraissinet, j'eus la surprise d'y voir ancré
mon Turenne, qui se prélassait lourdement au
milieu de la rade. Dès que mon installation fut
faite à l'hôtel je montai dans une barque et allai
à bord de mon navire, demander des nouvelles de
cette station insolite à Dakar, et le commandant
m'apprit ce que je viens de dire. Misère! Mais, ne
désespérez pas, ajouta-t-il. J'attendrai ici une
huitaine de jours à l'ancre, pour profiter d'un
moment propice pour la passage. Ayez un peu de
patience. D'ailleurs, on ne peut rien faire
d'autre. Quatre
jours après, joie! Le Turenne lève l'ancre et sort
du port pour remonter devant Saint-Louis d'où on
lui signale que la passe est libre. Bonne affaire.
Pour ne pas perdre de temps, je prends le train
pour Saint-Louis, avec l'ami Gaspard, toujours de
service, en bonne santé, et toujours collé à sa
glu, comme il l'appelait. Mais à Saint-Louis,
amère déception. La barre avait été praticable
juste pendant vingt-quatre heures, alors que le
Turenne était à Dakar. Lorsqu'il était venu se
présenter à l'embouchure du fleuve, la barre
s'était refermée. Le navire attendit là encore
deux jours, ancré dans la solitude. Rien à faire.
Pas de passage. Alors la décision que je craignais
la seule possible dans ce cas, fut prise: le
Turenne irait décharger sa cargaison à Dakar et
elle viendrait à Saint-Louis par le tortillard à
vapeur! Désastre encore une fois, bien que moins
grave que celui de l'année précédente, car les
marchandises ne seraient pas perdues; mais quel
retard! Au lieu de les avoir en juillet à Kayes et
en août à Bamako, on ne les aurait respectivement
qu'en octobre et novembre! Trois mois de retard
certain! Et moi, j'étais obligé d'attendre, dans
ce sale trou de Saint-Louis que mon stock de
camelote arrive par bribes et par morceaux se
faire emmagasiner dans les stocks, avant le
dédouanement qui ne pouvait être opéré qu'une
fois, lorsque tout le chargement serait complet.
Il fallut se résigner à subir l'inévitable,
l'irrévocable. Je fis donc un prix de pension de
deux mois avec mon hôtelier qui me fournit une
belle grande chambre dans une annexe de l'hôtel;
et j'y fus très bien, en admettant qu'on puisse
être bien à Saint-Louis en général, et pendant la
saison des pluies en particulier. Alors commença
un trafic intense et trépidant: les bateaux à
Dakar déchargeant leurs cargaisons sur les quais,
les camions les transportant des quais au chemin
de fer, le roulage jusqu'à Saint-Louis, et, enfin,
l'arrivage dans ce port, le camionnage de la gare
aux docks de la douane. Là, il y avait un
remue-ménage incessant pour répartir les colis
suivant leurs marques particulières. Mais que ce
travail était donc long! Tous les autres navires
destinés comme le nôtre au haut fleuve furent
obligés de se décharger à Dakar, ce qui produisit
un amoncellement considérable de colis de toutes
sortes qui se chevauchaient et s'entremêlaient
inévitablement, d'où un invraisemblable
salmigondis qui augmentait encore à Saint-Louis.
Je passai là deux mois
fort pénibles, car je n'avais absolument aucune
occupation pour employer mon temps. Je ne pouvais
remonter seul à Kayes, car ma consigne, ayant
prévu ce cas très prévisible, était de rester avec
les marchandises et de ne les quitter que
lorsqu'elles seraient entre les mains de notre
agent, de la Gironnière. Ah! Que je me suis
morfondu dans ce Saint-Louis minuscule d'où on ne
peut aller nulle part, sauf dans une direction
interdite sous peine de s'y faire probablement
couper le cou, en Mauritanie, dans le désert.
J'eus donc, malheureusement, le temps de bien
connaître cette île dont le sol est à peine à
cinquante centimètres au-dessus du niveau des
hautes eaux de la marée où il n'y a pas d'eau
potable, à part celle qu'on importe, et où il n'y
à ni égouts, ni déversements de w.c. Ceux-ci,
partout, sont ignobles, des horreurs sans nom. Je
n'ai jamais compris comment des Européens
pouvaient conserver chez eux, pour leur usage
personnel, des cabinets aussi horribles. Pour moi,
c'était chaque fois un supplice d'en user; et je
parle des w.c d'Européens, dans leurs habitations!
Quant à ceux des indigènes, alors, il n'y a plus
d'expressions pour les peindre. Et pourtant,
beaucoup de ces indigènes devaient être plus
propres que nous, car, tous les matins, on voyait
déambuler dans toutes les rues, allant vers le
fleuve, des femmes portant fièrement sur leur tête
des récipients mal odorants qu'elles allaient
déverser soit dans le petit bras, soit dans le
grand, preuve que, chez elles, on s'en servait et
qu'on les vidait tous les jours. Mais alors, pendant plus
d'une heure, c'était un spectacle écoeurant le
long des berges, sous le nez des gens d'en face!
Et il y avait encore plus affreux que ça! Le long
du petit bras, sur la rive gauche de celui-ci, la
municipalité avait fait édifier des édicules
publics en bois pour le soulagement gratuit et
canalisé des contribuables errants. C'étaient de
vastes cabanes sur pilotis, dont le plancher se
trouvait à environ deux mètres au-dessus du niveau
de l'eau. On y accédait au moyen d'un large
escalier qui donnait sur un palier, d'où on
pénétrait par une ouverture à l'intérieur de la
construction en planches bien jointes et bien
abritée par une toiture en tuiles rouges. Cette
ouverture était masquée, du dedans, par un écran
de planches qui empêchaient les gens de la rue de
voir ce qui se passait à l'intérieur. Il s'y
passait tout simplement ceci: les consommateurs,
attirés par le besoin, se déculottaient et
allaient s'accroupir, de compagnie, sur une grosse
poutre au-delà de laquelle un large espace vide
permettait aux évacuations de tomber à l'eau qui
coulait en dessous. Vu de la-haut, la compagnie
poussante et geignante avait un vague air de
volailles juchées sur un perchoir en rang serré.
En dessous, là où les offrandes des officiants
tombaient avec un bruit en rapport avec leur
volume et leur poids -ça faisait plouf dans l'eau,
plouf! plouf! ... Les poissons étaient à la joie
leur déjeuner leur tombait tout cuit dans le bec!
L'histoire des alouettes rôties n'était pas une
blague pour eux. A chaque plouf, bruit d'une
offrande, correspondait un floup! suçant, bruit
que faisait le poisson pâmé de joie. De nuit,
surtout, l'effet de ces bruits était ravissant.
Mais l'histoire ne s'arrêtait pas là! Tous les
cadeaux ainsi généreusement semés dans le fleuve
par les cinq ou six édicules toujours très
fréquentés n'étaient pas immédiatement consommés.
Alors, ils s'en allaient à la dérive, emportés par
le courant. Quelques-uns descendaient tout
doucettement le fleuve en flânant le long des
bords tout plats et irréguliers. Ils rôdaient
comme cela, à la dérive, sans but, rejetés par un
petit cap de boue repris par un remous qui les
conduisait un peu plus loin. Là, ils rencontraient
une femme qui lavait bien paisiblement ses
ustensiles de cuisine. Alors, les uns et les
autres allaient à tour de rôle se frotter auprès
des calebasses, des cuillers ou des pots qui
plongeaient en partie dans l'eau bourbeuse. Si les
circonstances le permettaient, ils pénétraient à
l'intérieur, ingénument, et en ressortaient, comme
dégoûtés de ce qu'ils y avaient vu ou senti. En
route, ils trouvaient des femmes bavardes qui
venaient puiser de l'eau dans leurs énormes
calebasses en les plongeant jusqu'à la gueule dans
le fleuve, tout en continuant à bavarder, comme
des poules qui reviennent de la foire. Alors, mes
voyageurs nonchalants et curieux se permettaient
de venir faire quelques tours d'amateurs dans ces
belles calebasses bien reluisantes. Certains même
s'y plaisaient et si bien qu'ils s'y endormaient,
en tournoyant bien lentement, juste au centre du
liquide. ils attendaient là, bien tranquilles sur
leur sort, certains de n'être pas molestés.
Effectivement, quand la bavarde avait fini de
bavarder et s'apprêtait à prendre en charge le
liquide, s'apercevait-elle de la visite, tout
doucement, du dessus de la main, elle invitait les
visiteurs à sortir, comme avec une douce caresse
on éloigne un enfant: ôtes-toi de là, petit,
ôtes-toi de là! Et l'intrus sortait lentement pour
aller chercher des aventures nouvelles et diverses
sur son chemin. Et si la bavarde ne s'apercevait
de rien? Oh! La belle affaire! Elle emportait le
tout, tiens! Et une fois à la case, elle saurait
bien loger le vagabond au milieu de gens de sa
race, dans le récipient vernissé qui retournerait
au fleuve, le lendemain matin. Et ces coutumes
municipales et publiques étaient pratiquées très
ouvertement par tout le monde, à environ deux
cents mètres du palais du gouverneur du Sénégal,
sous l'oeil candide du brave général Faidherbe!
Oui, c'est ce qu'on pouvait voir, en l'an de grâce
1902, à Saint-Louis du Sénégal. Eh! Bien, en l'an de grâce
1934, dans ce même Saint-Louis, il n'y avait
absolument rien de changé que les officiants des
édicules et les poissons d'en dessous, leurs
prédécesseurs ayant été mangés par les
Saint-Louisiens qui les avaient si bien et si
abondamment nourris. Cela faisait comme un cercle
vicieux. Tout comme cet américain qui élevait des
lions en leur donnant à manger de la chair de
tigres, ces derniers ayant été nourris avec de la
chair de lions! Mais l'américain en question avait
le bénéfice des peaux tandis que les
Saint-Louisiens ne retiraient aucun bénéfice, même
pas d'hygiène, même pas d'esthétique! Je dis cela
de l'année 1934 parce que je l'ai constaté à ce
moment-là une Xième fois. Ah! Le progrès, quelle
belle chose! Oui, mais il faut l'appliquer!
Pendant ces deux mois d'inaction forcée, en pays
trop chaud, où, à chaque instant une pluie
diluvienne venait encore augmenter cette lourde
chaleur, j'ai été pris d'une crise étrange qui m'a
duré un bon mois. C'était une crise de coeur,
d'amour, de tendresse. Je suppose qu'elle a été
créée à la suite de mon inactivité, et, en même
temps par l'âge vers lequel tout homme, paraît-il,
recherche la compagne de sa vie, la fondation d'un
foyer fixe. J'éprouvai à ce moment de véritables
souffrances physiques de coeur, de ce coeur trop
gonflé, qui m'occasionnait des suffocations
pénibles. Et tout cela, sans objet, c'est à dire
qu'aucune femme n'était en cause dans cette
affaire. On peut souffrir d'amour déçu, ou non
agrée par une personne déterminée; on peut
souffrir de l'abandon par cette personne, ou d'un
arrachement matériel par l'absence ou la mort;
j'en ai fait l'expérience depuis, et plusieurs
fois. Mais là, il y a une cause connue, qui
détermine cet état de souffrance, et les pensées
du malade sont uniquement tournées vers la femme
qui est l'objet de cette douleur. Rien de cela
n'existait pour moi au moment dont je parle. Ce
n'était nullement une crise des sens. Pendant
cette période, au contraire, je me dégoûtais
tellement que je n'ai pas touché une seule femme.
Ca me répugnait. Non pas la femme, mais les gestes
de la simple bête. Je les désirais comme
consécration de tendresse infinie, mais pas comme
simple gymnastique hygiénique. La séparation
d'avec Thérèse n'y était pour rien. Je n'avais
pour elle aucune tendresse, aucune estime. Elle
n'était rien pour moi en fait d'attache de coeur.
Et, physiquement, elle ne me manquait pas. Je me
souviens bien m'être analysé sous toutes les
faces: aucune figure de femme ne se projetait sur
cet écran douloureux qu'était ce viscère en crise.
Je désirais aimer. Je désirais l'amour entier,
total, infini, d'un être féminin que je chérirais
plus que tout et de qui je recevrais également les
tendresses. Je désirais l'union complète, intime,
charnelle, spirituelle, de l'âme, du coeur enfin
l'amour entier et exaltant. Et je ne savais pas
pour qui. Je ne voyais personne sur qui poser ce
désir d'amour. J'étais seul, je devais rester
seul, je ne pouvais songer à personne, même en
imagination. Mademoiselle Claudel? Oh! non. Quand,
par hasard, je la revoyais telle que je l'avais
vue chez ses parents, elle m'apparaissait toujours
tellement lointaine et innaccessible! Je la voyais
comme je voyais une belle peinture, ou la statue
de la Vierge dans une église du village - pourquoi
ce village? sais pas!- c'est à dire irréelle pour
moi. Marie Simès? Fuit! Elle, alors moins que tout
autre. Non, il n'y avait pas d'explication
visible, palpable. Je souffrais de besoin de
tendresse, et c'était la seule chose que je
savais, puisque je ressentais ces souffrances. Et
puis, sans plus d'explications, la crise s'est
atténuée et éteinte. Le coeur a repris ses
fonctions normales, sans plus frapper à la porte.
Plus tard, il eut sa part, sa bonne part, sa large
part- il l'a encore du reste- mais plus de cette
façon désordonnée et sans cause. Il n'y eut plus
de vide par la suite, et il fut tellement occupé
qu'il continue. Avec tout ça arriva quand même le
jour où je pus démarrer de Saint-Louis. Tout notre
stock avait été enfin réuni, dédouané, et, pour le
monter à Kayes, j'avais frété vingt gros chalands
de quinze à vingt tonnes, montés chacun par un
patron et six hommes. Pour tout le convoi, il y
avait un subrécargue, c'est à dire un chef
indigène responsable avec qui, seul, on eut à
traiter. C'était beaucoup plus commode ainsi. Les
marchandises furent réparties dans ces chalands,
dont un fut aménagé pour me transporter. On en
emplit le fond avec des caisses de liquides: vin
blanc, vin rouge, champagne, bière, etc ..... de
façon à faire un très beau plancher qu'on
recouvrit de paillassons. Là-dessus, je
m'installai très confortablement, sous le rouf en
paille qu'on construisit au milieu de
l'embarcation. C'était tout à fait identique à mes
précédents esquifs, sauf que, celui-ci étant plus
grand, j'y avais plus de commodités. J'allai
prendre congé de Gardette, notre
commissionnaire-correspondant, et m'embarquai. On
forma le convoi de manière à le faire remorquer
par le mono roue qui montait dans le haut fleuve,
mais seulement jusqu'à Dagana, car il n'y avait
plus assez d'eau pour lui en amont de cette
station. Il démarra doucement, entraînant toute
cette ribambelle de chalands à ses trousses, en
deux lots, un de chaque bord, qui s'étalaient dans
le sillage en triangle, un peu comme un vol de
canards. Nous fûmes traînés de la sorte pendant
prés de deux heures. Puis, à un moment donné, le
subrécargue fit un signe, les remorques tombèrent
à l'eau: nous étions abandonnés à notre propre
sort, pendant que le mono roue filait son chemin
sans plus s'occuper de nous. Le patron m'expliqua
que nous étions arrivés à l'endroit du fleuve où
le courant de la mer ne se fait plus sentir trop
fort et où le vent allait permettre de hisser les
voiles. En effet, tous les chalands, d'un seul
mouvement, hissèrent leurs grandes voiles carrées
qui furent immédiatement gonflées par une bonne
brise d'arrière. Toute la flottille se laissa
pousser tranquillement. C'était très joli; on
aurait cru une course de régates. Petit à petit,
cependant, les chalands s'espacèrent, suivant la
marche de chacun. Ils se ressemblaient tous, ces
chalands, leurs voiles étaient de même dimension;
le vent était identique pour tous, et cependant,
il n'y en avait pas deux qui aient marché de la
même manière. La nuit arriva, sans interrompre la
marche: les gens voulaient profiter de tout le
vent possible pour ménager leurs forces et ils
avaient raison, car ils allaient en avoir besoin.
Le lendemain matin, on
était arrêté près d'un village, le long d'une
haute berge. Je parle de ma barque à moi, car elle
y était seule, les autres ayant toutes disparu. Je
demandai au patron où elles étaient: "dans le
fleuve, me dit-il, on les retrouvera toutes à
Kayes, mais dans le fleuve, nous marchons chacun
pour soi, par équipage, sans nous occuper des
autres. Nous savons que nous arriverons tous
ensemble à Kayes; tu verras". Bon, dis-je sans
plus insister. D'ailleurs, j'avais l'habitude de
leurs façons de faire, et je n'avais aucune
inquiétude sur le sort du convoi. D'autre part,
c'était encore plus agréable de voyager
individuellement. Je ne dirai rien non plus de
cette remontée du fleuve qui ne fut que l'inverse
de la descente, aurait dit monsieur de la Palisse.
Cependant, le travail était beaucoup plus dur. Les
chalands, lourds, exigeaient de la force pour
remonter le courant. Les laptots employaient
divers moyens. Quand le vent était propice,
suivant sa direction et la courbe du fleuve, on
hissait la voile, économisant ainsi l'énergie
humaine. C'était toutefois assez rare. Le plus
souvent, les gens tiraient la barque à la
cordelle, sur la berge, par une grande corde
attachée au haut du mât, tout comme on tire les
péniches sur nos canaux. D'autres fois, c'était à
la perche qu'on avançait; rarement à la pagaie. On
se traînait ainsi lentement sur cette eau jaune.
Tous les jours, je faisais plusieurs heures de
footing sur la berge, mon fusil sur l'épaule,
profitant sans les chercher, des occasions pour
abattre quelques pièces. Un jour, j'étais sur la rive droite,
la rive des Maures, et je marchais depuis un bon
moment sur une berge bien plate, couverte d'une
brousse peu épaisse. A un certain moment, je vis
devant moi un beau singe cynocéphale qui me
regardait tranquillement. Machinalement, je
détachai mon fusil de l'épaule dans l'intention de
l'abattre, pour en avoir la dépouille.
Heureusement, je regardai la brousse avant
d'épauler, et je vis, tout autour de ce singe si
tranquille, un troupeau d'autres singes de toutes
tailles, parmi lesquels une vingtaine d'individus
aussi gros que celui qui avait d'abord attiré mon
regard. Ces gros mâles me regardaient en ricanant,
sans bouger de place, pendant que le reste du
troupeau, une centaine au moins, s'éloignait tout
doucement, sans se presser conscient de sa
sécurité. Ma tentative de canonnade s'arrêta là,
très prudemment. En face d'un seul singe, même de
cette taille, je n'aurais pas hésité; mais devant
cette troupe de gaillards qui me montraient leurs
dents impressionnantes, je ne me risquai pas. Je
ne pouvais toucher qu'un seul de ces animaux, et
j'aurais eu ensuite toute la bande sur moi qui
m'aurait écharpé en un rien de temps. Je continuai
donc mon chemin, sans m'arrêter, le fusil à la
main pour toute éventualité, mais aussi sans me
presser davantage. Je fus suivi ainsi pendant une
bonne demi-heure, par la garde du troupeau, tandis
que le reste suivait à une plus grande distance.
Puis, il y eut un petit ravin, avec des arbres; et
instantanément, toute la troupe grimpa sur ces
arbres et me regarda m'éloigner en me faisant
toutes sortes d'horribles grimaces. Ce fut ainsi
qu'on se quitta. Ce fut également la seule
aventure mentionnable qui se présenta sur mon
chemin pendant les 25 jours que dura cette
interminable ballade sur ma route liquide déjà
trop connue, partant trop banale. J'eus le temps
d'y méditer sur les destinées probables de ces
contrées, lorsque nos moyens de civilisés,
d'industriels, nous auront permis d'y apporter des
améliorations. Mais, y a-t-il possibilité d'y
apporter des améliorations, à ce pays, qui,
jamais, n'a pu ni su attirer ou retenir les
explorateurs les plus hardis qui ont pris contact,
depuis des siècles, avec l'embouchure du grand
fleuve? Partout, sur toute la terre, un grand
fleuve a toujours servi de porte d'entrée vers les
contrées intérieures qu'il arrose. Et dans tous
les pays, lorsque la nature s'y prêtait, les
hommes s'y sont engagés et y ont prospéré. Au
Sénégal? Point. Serons-nous plus heureux? Je ne
sais pas; je ne crois pas; parce que la nature est
rebelle à toute amélioration par ici. Il y a
d'abord le régime du fleuve qu'on ne peut pas
changer. les saisons sont fixées immuablement et
aucune puissance humaine ne peut en modifier le
cours. On se trouve donc en présence d'un fleuve
capricieux, qui ne permet la navigation intense
que pendant quelques semaines par an. Un remède
possible serait un immense barrage en aval, qui
retiendrait toutes les eaux accumulées pendant la
saison des pluies. Mais non; un barrage unique
n'aurait pour effet que de produire une inondation
générale des pays d'amont, et, fort probablement
aussi, une dérivation du cours actuel du fleuve
qui aurait alors tendance à reprendre un de ses
anciens lits, abandonnés depuis des millénaires
peut-être, en particulier celui qui traversait le
pays de Ferle, devenu désertique depuis cet
abandon. Plusieurs barrages successifs? Ce serait
beaucoup trop coûteux, car il en faudrait trop,
avec les écluses correspondantes. Et puis,
pourquoi aménager ainsi le fleuve, sinon pour
pouvoir atteindre le coeur du pays soudanais? Dans
ce cas, une autre solution, à laquelle on s'était
déjà arrêté d'ailleurs, était beaucoup plus
pratique; la liaison directe, du port de Dakar,
accessible en tous temps par tous les navires,
avec le fleuve Niger, par un chemin de fer qui
aurait Kayes pour tête de ligne et qui existait
déjà en partie. De cette façon, on n'aurait plus à
se préoccuper de la barre à Saint-Louis, ni des
fluctuations du niveau d'eau dans le fleuve
Sénégal. C'est en effet la solution qui à été
réalisée: maintenant, on va de Dakar à Bamako en
deux jours, en wagons-lits, wagons-restaurants,
bars! Alors que j'allais mettre moi, au moment où
je méditais sur mon chaland nonchalant, trente
jours pour faire le même trajet, au bas mot! Et
sans aucun confort comme on le comprend
aujourd'hui. En ce temps-là, mon confort de
chaland, de brousse, me paraissait de beaucoup
préférable, peut-être serait-ce encore ainsi
maintenant. Mais je suis une exception pour la
masse, aucun doute possible: ce que j'appelais mon
confort à moi, était une vraie sale blague pour
neuf cent quatre-vingt dix-neuf mille autres que
moi. Quand ce futur chemin de fer serait en
exploitation, ne risquerait-il pas, en faisant
déserter la route du fleuve, d'appauvrir tout ce
pays qu'il traverse? Franchement non. Il est tout
nu, ce pays. Rien n'y vient ni ne peut y venir
d'autre que ce que les indigènes en retiraient..
Ils ont beau être sauvages, les Noirs sénégalais
ou soudanais - c'est-à-dire primitifs - ils ne
sont pas bêtes. Ils savent très bien tirer parti
de ce que la nature peut mettre à leur
disposition; et ils ne s'obstinent pas à vouloir
lui faire produire autre chose, sous prétexte que
cette même nature se manifeste autrement ailleurs.
On doit se soumettre à ses lois, aussi bien au
Sénégal que dans n'importe quelle contrée, les
Blancs aussi bien que les Noirs. Nous constatons
bien, nous, que les pommiers, si abondants en
Normandie, ne viennent pas en Vendée ou en
Auvergne. De même les châtaignes ne se voient pas
en Normandie, non plus que la vigne qui couvre les
pays méridionaux. Le long du fleuve Sénégal, il y
a aussi des impossibilités. On ne pourra jamais y
exploiter la banane, ni l'ananas, c'est un fait.
L'arachide n'y pousse pas comme dans le Cayor et
le Saloum; le sol ne s'y prête pas. Rien donc à
envisager comme exploitation coloniale. L'abandon
de la route du fleuve par le courant européen ne
modifiera en rien l'existence des riverains qui,
en ce moment, vivent exactement comme on y vivait
il y a quatre ou cinq mille ans. Et tout s'est
produit par la suite, comme je le prévoyais dans
mes méditations pratiques. Ce n'était pas sorcier:
c'était écrit sur le sol, dans la nature même.
Mais on a mis du temps pour y arriver. Il fallait,
de toute nécessité, achever le chemin de fer de
Kayes au Niger, avant d'entreprendre la
construction de l'autre tronçon intermédiaire. Et
ce maudit régime sénégalien entravait toute
activité. Ainsi, cette année encore, alors qu'il y
avait plus de dix mille tonnes de matériel à
Dakar, sur les berges, on devait arrêter les
travaux sur la ligne au-delà de Toukoto. Ces
rails, traverses, poutrelles, etc .... ne
pourraient monter qu'en 1903. On profiterait de
l'intervalle de temps pour transporter le tout à
Saint-Louis par petits navires pouvant passer
aisément la barre; on l'accumulerait sur les quais
du fleuve, et, en 1903, on pourrait faire remonter
cette masse de ferrailles jusqu'à Kayes. Ensuite,
on verrait; on agirait au petit bonheur, suivant
les circonstances. Quant à moi, j'arrivai sans encombre
à Kayes, avec tout le gros de ma flottille, qu'on
avait rattrapé ou qui avait rejoint la veille de
l'arrivée. Ce fut une entrée très imposante. Les
eaux étaient déjà basses, et, par conséquent, la
berge d'accès très haute. Bah!... On avait
l'habitude. J'allai, bien entendu, directement à
notre comptoir, où la Gironnière me reçut assez
bien, ma foi. Etait-ce le contentement
professionnel intéressé de me savoir accompagné de
toute la camelote? Peut-être; mais, le lendemain,
il recommença à me faire grise mine. Je n'avais
pas, parait-il séparé les colis d'après leur
destination, si bien qu'il lui fallait faire
décharger tous les chalands afin d'avoir son stock
à lui, destiné à Kayes. Il aurait voulu, ce brave
monsieur, que, à Saint-Louis, dans ce fouillis
impossible, j'eusse fait démêler soigneusement
tous les colis pour Kayes et que je les eusse
embarqués, tous ensemble, dans tels et tels
chalands bien désignés. Evidemment, de la sorte, à
l'arrivée à Kayes, il n'aurait plus eu, lui, le
père tranquille, qu'à faire vider ces chalands en
tout premier lieu, s'emparer de sa camelote et la
vendre par les voies les plus rapides, laissant
les autres à la traîne. Evidemment. Mais, ce
n'était pas ainsi que cela se présentait. C'était
déjà bien beau d'avoir tout amené dans ces
conditions peu ordinaires. Aucune maison ne l'a
fait, ce que j'ai fait là. Il ne s'est trouvé
personne pour accomplir pareille tâche! Mais,
n'est-ce pas ? A chacun ses aises. Quoiqu'il en
fût, j'avais télégraphié mon départ de Saint-Louis
tant à Bamako qu'à Kayes. A mon arrivée dans cette
dernière ville je demandai à Bamako immédiatement;
cheval et palefrenier m'attendant à Toukoto. De la
Gironnière, lui, devait hâter le débarquement des
chalands et réexpédier le tout sur Toukoto où un
convoi de voitures les attendaient également. La
manoeuvre se dessinait; ça avait l'air de vouloir
gazer! Ces instructions m'arrangeaient en tous
points. Je ne me souciais pas de passer encore des
jours sur les quais de Kayes à compter, pointer,
contrôler caisses et ballots. La fuite dans
l'intérieur m'était beaucoup plus agréable,
d'autant plus qu'elle hâtait la réalisation de la
promesse qu'on m'avait faite à Paris: me confier
la gérance du comptoir de Bobo-Dioulasso, tout
là-bas, à l'est de Bamako, au nord de la colonie
de la Côte d'Ivoire! Allez, Georges Hubin, en voiture pour
Toukoto. Rien à signaler, sauf que la
superstructure du prolongement de la ligne est
déjà construite sur un nouveau parcours de prés de
cinquante kilomètres. On achevait les nombreux
ouvrages inévitables, dont le principal était le
pont sur le Badinko, ce fameux marigot aux
soudaines et terribles fantaisies. Je trouvai en
arrivant Tiemaran, mon palefrenier, avec un cheval
tout scellé, et aussi Taxil, le beau Taxil, qui
attendait placidement l'arrivée, par le train
suivant, du premier chargement pour son convoi de
bourricots. J'arrivai
à Bamako dans les premiers jours d'octobre. J'y
trouvai le Barbier toujours aussi barbu, Henry
toujours aussi sanguin et boxeur; mais il devait
se contenter de boxer à vide, le pauvre bougre,
personne parmi les Blancs de Bamako ne voulant se
mesurer avec lui. Pas sportifs, les Français,
disait-il à chaque instant. Je n'y rencontrai plus
mon frère qui remplaçait Tillet à Kouroussa, ce
dernier étant rentré, un peu fatigué, en France,
en congé régulier de trois mois. La boutique du
marché était tenue par le père Colas et deux aides
indigènes. Quant à la comptabilité, personne ne
s'en occupait. Je dus m'y mettre aussitôt pour
essayer d'ordonner un peu tout ce fatras de
factures, de notes, d'écritures et de comptes
divers. J'appris, à ce moment, la mort
accidentelle de Pillot, l'ancien directeur. Il
était descendu le long du fleuve, et s'était
installé dans un grand chaland, entre Mopti et
Tombouctou. Il avait établi là une véritable
exploitation de plumes d'aigrettes, en y
organisant les hécatombes d'une façon
industrielle. Son affaire marchait très bien.
Malheureusement, un jour, en remontant dans son
chaland-caravane, il se tua net d'un coup de son
fusil dont la détente s'accrocha
malencontreusement à un morceau de racine. Le
pauvre homme n'avait pas eu de veine en Afrique!
Les premières voitures
de Taxil arrivèrent, bondées de marchandises de
toute nature, et la vente prit tout de suite un
grand essor: nous étions les premiers ravitaillés
à Bamako et, tous les soirs, les recettes étaient
mirifiques. Je devins le grand homme, puisque
c'était grâce à ma diligence - une pauvre
diligence, mais il ne faut pas trop demander - que
ce succès était dû. La ville de Bamako commençait à se
développer et à annoncer le centre important
qu'elle est devenue depuis. Plus de vingt
Européens s'y étaient déjà installés, tant pour le
commerce que pour l'administration coloniale. On
flairait la prochaine arrivée du chemin de fer
dans la vallée et on commençait à poser des
jalons, à dresser sa tente. Un fait curieux: je
voyais parfaitement tous les avantages que
pouvaient tirer tous ceux qui, comme moi, étaient
les premiers occupants; et pourtant, ces avantages
ne me tentaient pas. Il est vrai que je n'ai
jamais aimé, recherché l'argent uniquement pour
l'argent. Il me semblait que pour atteindre cette
sorte d'idéal: l'argent, il fallait faire trop de
choses contraires à ma nature. Alors, tout en
étant parfaitement attentif aux choses du pays,
tout en voyant comment on devait s'y prendre pour
réaliser de gros bénéfices, je n'étais nullement
tenté pour mon compte. J'aimais mieux ma
perspective de brousse. Là, je vivais sans fuir la
société de mes semblables, mais sans la
rechercher; et c'est toujours se singulariser que
de ne pas être à la recherche du voisin, comme
beaucoup le font sans autre motif que de se fuir
soi-même. Moi, au contraire, je ne me fuyais
nullement; j'aimais ma société. Avec moi-même, je
ne me suis jamais ennuyé, tandis qu'avec les
autres, c'est ce qui m'arrivait le plus souvent.
Il n'y a qu'une seule personne avec qui je ne me
suis jamais ennuyé, c'est celle qui est devenue ma
femme; avec mes enfants non plus, par la suite.
Mais c'était et c'est encore moi-même. Donc la
brousse était pour moi le vrai milieu où je vivais
intensément d'une vie intérieure. Aussi, je fus
heureux lorsque vint de Paris l'ordre officiel qui
me concernait. Je devais, comme on me l'avait
promis aller gérer le comptoir de Bobo-Dioulasso.
J'aurais des appointements fixes de 350 francs par
mois, une indemnité de popote en argent de 300
francs par mois, e une part de 10 % sur les
bénéfices de mon comptoir. Conditions très
intéressantes qui allaient me permettre,
pensai-je, de me constituer un petit pécule pour
commencer peut-être quelque chose à mon compte.
Sans désirer l'argent pour lui-même, je ne perdais
pas de vue que je devais me faire une situation.
Je ne voulais pas rester toute mon existence
employé de comptoir pour le compte d'autrui. Si je
réussissais pour un patron, je devais réussir pour
mon propre compte.
#Table
DEPART POUR BOBO - DIOULASSO
Je me choisis, parmi les
marchandises arrivées, une vingtaine de ballots de
tissus divers, de verroterie, de bimbeloterie, et
une trentaine de caisses d'alcools variés pour
Européens: Pernod, rhum, quinquinas, vins,
champagne, puis aussi des légumes, viandes, en
conserves, avec un petit fond d'épicerie. Avec mes
bagages personnels, cela faisait une petite
caravane de soixante porteurs. En outre,
j'emmenais mon boy, Mamadou Diara - autrement
nommé Petit, sa femme, la grande Ouria, mon
palefrenier, Tiémaran Diara, frère aîné du
premier, marié avec Aminata. Les deux hommes ne
parlaient ni l'un ni l'autre le français, à part
quelques mots. J'aimais mieux cela. Je leur
parlais toujours dans leur langue, le bambara, ce
qui m'était trés commode, car j'étais certain
d'être mieux compris, et sûr de leur discrétion.
Pour ma popote, j'avais bien entendu tous les
ustensiles nécessaires; mais je ne mangeais que
des plats indigènes, cuisinés par les femmes de
mes gens. C'était beaucoup plus sain, plus
abondant, mieux fait et si économique! Petit, lui,
cuisait la soupe et les pâtes que j'y faisais
ajouter, car tous les jours on faisait la soupe
avec deux poulets et une poignée de julienne pour
donner du goût. Je mangeais mon potage concentré
avec les pâtes qui y avaient cuit, une cuisse ou
une aile de poulet, et, après, j'attaquais le ou
les plats des femmes: couscous, riz, ignames ou
patates en sauce. C'était parfait, facile à faire,
et d'une fraîcheur incomparable. On gardait un
poulet entier pour le casse-croûte qu'on prenait
en route le lendemain; l'autre poulet, celui que
j'avais entamé, allait à mes gens ainsi que le
reste du potage et des pâtes. Le combinaison était
épatante et arrangeait tout le monde. Ainsi
pourvu, je quittai Bamako en traversant le fleuve
tout prés de notre concession dont la bananeraie
n'était pas plus prospère. Là, il y avait une
petite crique, un petit havre, qui abritait notre
flottille lorsqu'elle n'était pas en route. Ce fut
sur nos chalands que toute ma caravane traversa
l'eau. Une fois sur l'autre rive, adieux à Bamako,
que je ne devais revoir que trois ans plus tard,
et en route en direction de Sikasso, premier
centre européen que je devais rencontrer, au bout
de huit ou dix jours. J'entrais dans un territoire
qui était encore sous l'autorité militaire. Comme
je l'ai déjà raconté, il n'y avait pas encore
longtemps que nous en avions chassé le Samory,
arrêtant les déprédations que ses bandes
commettaient. Nous avions réduit les fiefs de
Segou et de Djenné, mais celui de Sikasso était
encore dissident, leurs princes se croyant
invincibles, invulnérables, dans le tata
formidable qu'ils avaient élevé à Sikasso même, au
centre d'un pays d'accès assez difficile. Ce tata,
ou fortin, était en effet formidable pour la
contrée. Il fut irréductible à tous les coups de
main et assauts que nos tirailleurs tentèrent. Il
fallut, pour l'abattre, y amener du canon.
L'expédition de Sikasso était toute récente: elle
datait de 1898-99, et je vis encore les traces des
roues de canons dans la terre ferrugineuse. Contre
nos canons ,les murailles, bien que d'épaisseur
massive, ne purent tenir, car elles n'étaient tout
de même qu'en torchis. Le bombardement fit tomber
les enceintes extérieures, permettant aux troupes
de les prendre ensuite d'assaut. Restait le
blockhaus central. La canonnade reprit,
démolissant ce dernier donjon qui ensevelit sous
ses décombres tous les défenseurs, y compris le
prince. C'est alors que la pacification commença,
mais sous l'autorité militaire, car les autres
grands chefs de Sikasso, qui n'étaient eux aussi
que des pilleurs et des marchands d'esclaves,
auraient certainement cherché à reprendre leur
ancienne autorité s'ils n'avaient pas senti une
force énergique, prête à la répression. J'arrivai en vue de Sikasso
le neuvième ou dixième jour de route. On voit ce
poste de loin, car il est au centre d'une vaste
cuvette, dominée tout autour par un cirque de
hauteurs ferrugineuses. De là-haut, on domine
toute la vallée au fond de laquelle la vue est
d'abord attirée par la masse de la bananeraie,
encore plus roussie par la sécheresse de
l'atmosphère que celle de Bamako. Au-dessus se
dresse l'ancien fortin démoli, que l'on voit tel
qu'il était aussitôt après le bombardement, car on
n'y a pas touché depuis. Sur une autre éminence se
dressent les bâtiments militaires: baraquements,
cases des tirailleurs, logements des officiers et
des sous-officiers, bâtiments administratifs, etc
... Un immense drapeau tricolore couronne le tout
et flotte fièrement au vent en courbant
gracieusement sa drisse. Arrêt de deux jours.
Repos. Changement de porteurs. Les nouveaux
n'appartiennent plus à la même race. Je vais
entrer dans le pays bobo, et j'aurai des gens de
cette contrée que je ne connais pas. Le commerce
est représenté, à Sikasso, par trois Européens.
Notre comptoir y est resté vide de personnel et de
marchandises, et c'est fort dommage pour la
maison, car la saison de caoutchouc est
excellente, le pays s'étant révélé couvert de
lianes de latex. Mais, avec les congés, les
maladies et les décès, il n'était pas facile de
pourvoir tous les comptoirs à la fois du personnel
indispensable. Puisque
je viens d'aborder l'article "maladies", je crois
bon d'en dire quelque mots. Au Soudan, il y avait
à craindre, pour les Européens, diverses maladies
qu'on rencontre un peu partout dans les pays
chauds. L'insolation, d'abord, trés dangereuse,
qu'il ne faut pas confondre avec le coup de soleil
banal. Elle est parfaitement capable d'abattre un
homme en l'espace de quelques minutes. Ensuite la
fièvre bilieuse hématurique, souvent mortelle; la
dysenterie, qui fond sur les gens sans qu'ils ne
sachent ni pourquoi, ni comment, la maladie de
foie, trés fréquente; et, par dessus tout, le
paludisme qui ne rate personne. Tous les Blancs y
sont sujets, plus ou moins, mais ils ont tous leur
tribut à payer à cette fièvre-là. Elle est ou
dangereuse, ou bénigne; comme pour les autres,
cela dépend des individus. En dehors de ce cortège
pour ainsi-dire classique, il y a les
maladies-râfles, comme la fièvre jaune, par
exemple, fléau redoutable qui, à l'heure actuelle,
fait encore des victimes. Les Européens devaient
donc prendre beaucoup de précautions et se méfier
constamment de leur santé qui était toujours à la
merci d'un incident apparemment banal. Ces
maladies pouvaient aussi s'aggraver du fait de la
moindre résistance des sujets atteints, faiblesse
native ou consécutive à des abus: femmes, alcools.
Même en réunissant les meilleurs conditions,
l'élément européen était fragile et il fallait
toujours compter sur des déchets certains.
Pourtant, certains sujets possédaient une
résistance particulière. Ainsi Henry, l'Anglais,
Sabatier, étaient des types parfaitement
acclimatés et d'une santé parfaite. Moi-même,
j'étais tout naturellement, sans effort, d'une
résistance à toute épreuve. Je n'étais jamais
malade; seul le paludisme se manifestait
quelquefois, mais rarement, et d'une façon bien
bénigne: un coup de fièvre violente, deux jours de
malaise, et c'était fini. Il est vrai que je ne
manquais jamais de prendre ma petite dose
quotidienne de quinine: vingt ou trente
centigrammes à titre préventif, et je m'en suis
toujours bien trouvé. Revenons à Sikasso. Mes nouveaux
porteurs étant prêts, nous repartîmes pour le
dernier tronçon de route. En sortant de Sikasso
pour aller à l'Est, le pays ne change pas
beaucoup: collines, ravins, latérite, cailloux,
aridité générale. Il faut marcher pendant deux
jours pour arriver à un pays d'aspect franchement
différent: terre plus végétale, brousse plus
dense, et, surtout, abondance de ces beaux grands
palmiers, appelés rosiniers, aux fûts énormes,
droits, élancés, couronnés par de belles touffes
de palmes vigoureuses. C'est la sève de ces arbres
qui donne le vin de palme, boisson trés
rafraîchissante, tonique, pétillante et légèrement
alcoolisée naturellement. Il s'en fait une forte
consommation dans le pays. Celui-ci est le pays
des Bobos, peuplades bien plus primitives que les
Bambaras, les Ouoloffs ou les Toucouleurs. Ces
Bobos ont un faciès atrocement bestial; leur
allure générale est en rapport et leurs femmes ont
plutôt l'air de femelles. Oh! Les affreuses gens.
C'était, avant notre arrivée, un ramassis de
peuplades farouches, restées en état d'hébétude
par suite de leur pauvre existence, toujours
traquée par les rafleurs d'esclaves venant soit du
Nord -Sétou, Djenné- soit de l'Ouest -Sikasso-
soit encore du Sud -Côte de Guinée, qui
n'hésitaient pas à remonter jusqu'à Kong-Banfora,
pour y pourchasser les malheureux demi-hommes qui
vivaient chichement à l'intérieur des
broussailles. Depuis notre arrivée, ils
commençaient tout de même à oser ne plus se sauver
à l'approche d'une caravane quelconque. Ils
osaient ne plus se sauver! C'est bien comme cela
qu'il faut dire. De mon temps, ils n'en étaient
encore qu'à ce stade là. Petit à petit, ils
prendraient de l'assurance en perdant leur crainte
naturelle, lorsqu'ils verraient, de toute
évidence, que leur sécurité leur est enfin
acquise, et définitivement. Ils étaient si
sauvages, ces gens que beaucoup d'hommes étaient
tout nus, sauf un petit torchon de quelques
centimètres qui avait la prétention de cacher leur
sexe, alors qu'il ne faisait que le souligner, au
contraire. Quant aux femmes, elles ne portaient
qu'une touffe de feuilles par devant.
Parfaitement: une touffe de feuilles vertes. Dans
certains villages elles en portaient deux: une,
traditionnelle, par devant, une autre,
facultative, par derrière, sur les fesses. Mais
seules les femmes faites avaient droit à cette
décoration: les pucelles n'avaient droit qu'à la
nudité la plus complète. Pour augmenter leur
parure, les femmes faites portaient à travers de
leur lèvre inférieure, un cylindre de quartz blanc
ou d'ivoire qui donnait à cette lèvre et à la
bouche tout entière une horrible forme, surtout
lorsque le dit cylindre avait un fort diamètre.
Dieu, les affreuses faces! Les pucelles n'avaient
droit, elles, qu'à un fétu de paille, juste pour
garnir le trou qu'on y avait percé en vue du bijou
futur. Diables de gens! Leurs habitations étaient diverses.
Tantôt, les villages étaient composés de cases
rondes classiques, avec drapeau pointu en paille;
ou bien il ne formait qu'une seule masse de cases
carrées, à terrasses, agglutinées entre elles et
ne présentait aucune ouverture vers l'extérieur.
Pour parvenir à chacune d'elles, il fallait
d'abord passer sous une porte unique, toujours
fortement gardée par des gens accroupis tout
auprès. Tous ces Bobos ne circulaient qu'armés de
leur arc avec carquois de flèches empoisonnées,
plus une grande lame à deux fers: un tranchant au
talon, la pointe en feuille de laurier. Ils
étaient néanmoins trés pacifiques envers tout le
monde. Après
avoir traversé ce pays entièrement ferrugineux, je
débouchai à Bobo-Dioulasso, la capitale de la
contrée. On la nommait ainsi parce qu'il s'y était
établi, depuis des siècles et des siècles,
quantité de familles de dioulas, c'est à dire de
marchands colporteurs, servant d'intermédiaires
entre les contrées de la Côte d'Ivoire et celles
des bords du Niger. Autrefois, ces dioulas étaient
les vrais conducteurs d'esclaves. Depuis, ils sont
devenus nos meilleurs auxiliaires. En pénétrant
dans l'agglomération de Bobo, on voyait, à droite,
sur une éminence, de grands bâtiments couverts de
paille, mais dont la dimension faisait soupçonner
une administration française. C'était en effet la
résidence du chef de bataillon, commandant le
cercle, avec toutes les dépendances obligées. En
dessous, se trouvait le ramassis des cases
indigènes, cases à terrasses, en banco rouge comme
dans tout le Soudan, avec une seule ouverture pour
elles toutes, selon la mode Bobo. C'était à
l'intérieur de cet amalgame de cellules, étayées
les unes aux autres, que se trouvaient les ruelles
qui les faisaient communiquer entre elles. Hommes,
femmes, enfants, qui grouillaient; et comme
c'était la capitale, c'est là que la mode était
créée pour toute la contrée. Ma caravane
continuant à marcher, j'en conclus que la partie
commerçante de l'endroit devait être groupée aux
environs de la belle mosquée dont j'apercevais le
minaret pyramidal, terminé par l'oeuf d'autruche
symbolique, et prés de laquelle se trouvait sans
doute la place du marché. Je ne m'étais pas
trompé: nous arrivâmes à une trés grande place
avec, au milieu, deux immenses hangars ouverts et
couverts de paille,où se trouvaient les marchands
à demeure, ceux qui étaient patentés et vendaient
des marchandises délicates. Tout autour de ces
halles, en plein air, grouillait une population
dense de vendeurs et d'acheteurs, vendeuses et
acheteuses, avec l'accompagnement habituel des
clochettes des griots, des tambours, des tamtams,
des prières des aveugles mendiants et des
criailleries sans fin, monnaie préliminaire des
échanges commerciaux. Sur deux côtés de cette
place et se faisant face, on voyait les comptoirs
européens, au nombre de trois: au Sud, séparés par
une rue allant à la Résidence, la maison Demès et
la maison Buhan; en face, au Nord de la place la
Niger-Soudan. Tout prés de ce comptoir, un peu en
retrait, la mosquée. La face Est de la place était
libre; on y voyait l'horizon tout au loin. Ce côté
dominait un petit ravin au fond duquel coulait un
ruisseau. Sur ces pentes était la tuerie des
animaux, l'endroit où les égorgeurs officiels
tranchaient le cou aux sacrifiés, en en dédiant
les mânes à Allah et à son prophète. En face, à
l'Ouest, le néant également, donnant à perte de
vue sur des champs, avec, disséminés dans tout le
panorama, quantité de rosiniers, isolés ou en
groupes. Ce premier aspect n'était pas désagréable
du tout. Je me dirigeai, bien entendu, vers le
comptoir de la Niger-Soudan où je fus reçu par le
gérant indigène, Mamadou Ciré, un grand diable de
Toucouleur d'âge moyen, parlant bien le français
et l'écrivant également, pas trés couramment
peut-être, mais suffisamment pour se faire
comprendre. Il eut le sourire en voyant le convoi
de ballots et de caisses. Je pris rapidement
possession de l'affaire en m'installant dans une
grande case ronde qui se trouvait libre dans la
cour située derrière la boutique. Mamadou commença
immédiatement le déballage des marchandises qui
furent étalées sur la place du marché dès
l'après-midi de notre arrivée. J'eus tôt fait, par
la suite, de faire l'inventaire des stocks
existants, les comptes et autres babioles. Le
caoutchouc donnait beaucoup; mais, sans
marchandises, sans argent, le pauvre Mamadou
n'avait pas pu en acheter de grosses quantités.
Toute la production allait chez les concurrents
qui payaient comptant, autant qu'il s'en
présentait. Après, il y eut les visites
obligatoires aux autorités, aux collègues
commerçants, aux autres européens, tous
militaires, même le gérant des Postes et
Télégraphes: pas un seul civil dans
l'administration du cercle à ce moment-là. La
contrée à l'Est, le Lobi, était encore en
dissidence. Les tirailleurs y étaient reçus à
coups de flèches. On travaillait, par là, à la
pénétration méthodique. Au Sud, c'était la Côte
d'Ivoire dont les populations Baoulés étaient en
état d'hostilités ouvertes. Ainsi, la présence des
militaires était amplement justifiée, ce qui
n'empêchait nullement le commerce de marcher, car
cette autorité avait amené avec elle de la troupe:
un bataillon de tirailleurs sénégalais qui, avec
leurs femmes et leurs suivantes, faisait une
population indigène importante, munie constamment
d'argent qui était dépensé aussitôt que touché.
Grâce à mes ballots d'étoffe et à mes caisses,
hélas trop peu nombreuses - je commençai à faire
des recettes qui me permirent de procéder aux
achats de caoutchouc. Cette matière était offerte
sous forme de boules constituées par un
entortillement plus ou moins volumineux de
lanières de caoutchouc. C'était facile à
manipuler, propre, commode à emmagasiner, à
ensacher, à transporter. Je fis une assez belle
campagne. Vers
février, désirant mieux connaître la région du
caoutchouc et me rendre compte du rendement d'une
équipe, de la fabrication elle-même dont je
n'avais qu'une vague idée, je partis un beau
matin, avec une vingtaine de récolteurs
professionnels, empruntant la route du Sud, vers
la Côte d'Ivoire. Nous avons marché trois jours
dans une région pittoresque, chaotique et
excessivement pierreuse, comme si le pays avait
été couvert de mâchefer. Pénible la marche là
dedans, pour tout le monde, pour le cheval
surtout, dans ce pays où les fers protecteurs sont
inconnus. Les hommes chaussaient leurs sandales de
peau séchée. Nous allâmes nous installer dans la
région de Banfora, une belle contrée ouverte, en
forme d'immense cuvette formée par un cirque de
collines à pentes douces couvertes de buissons,au
milieu des cailloux ferrugineux. C'étaient ces
buissons qui soutenaient les lianes convoitées.
Dans chacun d'eux, on trouvait plusieurs pieds de
cette liane, grosse comme un cep de vigne
grimpante de grosseur moyenne, et en ayant
d'ailleurs tout à fait le même aspect, jusqu'aux
feuilles qui en avaient l'allure générale. Voici
comment procédaient les récolteurs: ils avaient,
dans un sac, une certaine quantité de petites
calebasses, et chacun se réservait une zone à
prospecter. Suivons en un; nous saurons comment
ils procèdent tous. Celui-ci, Yakora, par exemple,
arrive, son sac et son couteau à la main, prés
d'un buisson où il a repéré une liane. Il la
couche à terre, et, sur le long de son cep, il
fait cinq ou six entailles distantes les unes des
autres de cinquante centimètres environ. Une
grosse pierre maintient la liane couchée, et, en
dessous de chaque entaille, il dispose une de ses
calebasses. Dès l'incision, des gouttes
apparaissent, exactement comme des gouttes de
lait, et tombent une à une dans les récipients.
C'est trés lent, mais Yakoro ne les regarde pas
couler, ces gouttelettes; aussitôt qu'une liane
est parée, il en fait autant à une autre, puis à
toutes les autres du buisson. Ce buisson terminé,
il court au voisin, et recommence l'opération.
Ainsi de suite pendant toute la grande matinée; et
tous les récolteurs font de même. Vers midi, à peu
prés, ils s'arrêtent et s'occupent de faire leur
tambouille, puis une copieuse sieste. Vers quatre
heures, la troupe commence à grouiller: c'est le
moment de la récolte. Avec leur sac, vide cette
fois, et armés d'un grand récipient, ils repartent
vers les buissons qu'ils ont visités le matin pour
faire la levée des calebasses qui contiennent le
latex qu'ils vident dans le grand récipient et
remettent dans leur sac. Ils apportent le produit
de leur récolte prés de moi et le vide dans un
grand pot de grès allant au feu et qu'on remplit
jusqu'à moitié. Dans un autre grand pot, ils
mettent à cuire de l'eau avec une bonne brassée
d'une oseille sauvage que les indigènes appellent
Dâ, et le tout doit bouillir assez longtemps,
jusqu'au moment où l'eau devient verte et d'une
saveur rappelant parfaitement l'oseille de chez
nous. Quand la cuisine a suffisamment bouilli, les
gens retirent l'oseille cuite avec un bâton et la
jettent. Ensuite, ils versent brusquement la
décoction bouillante dans le pot contenant le
latex et remuent vivement et constamment.
Immédiatement, on voit ce lait se comporter comme
du lait de vache qui se caillerait. Des grumeaux
se désagrègent de la masse, s'amalgament entre eux
en dégageant leur eau de suspension. C'est le
phénomène de la coagulation qui se produit. Au
bout d'un moment, il n'y a plus ,dans le pot,
qu'une eau jaune et un bloc flottant, mou, blanc,
ayant l'aspect d'un gros morceau de nougat non
durci. Les gens retirent alors cette masse qui, au
toucher, est molle comme la chair d'une pieuvre,
et rebondissante comme elle. Elle contient encore
beaucoup d'eau à l'intérieur des bulles qui ont
été emprisonnées par la coagulation rapide. Alors,
les gens dansent sur cette gomme, de façon à
l'aplatir le plus possible, pour faire crever ces
bulles desquelles l'eau sort en giclant. Pendant
que la galette ainsi obtenue est encore maniable,
on la coupe en lanières continues qui ont pour
effet de crever les dernières petites bulles
d'eau, et on enroule ces lanières en boules de
grosseurs diverses. Sous l'effet de l'air, elles
se collent entre elles; le caoutchouc s'oxyde et
prend une couleur brune avec une certaine
transparence. C'est le caoutchouc brut que l'on
achète sur la côte d'Afrique, tel qu'il est connu
et coté sur les marchés de Bordeaux et de Londres.
Je me suis amusé à faire le calcul du prix de
revient de mon caoutchouc. Ma récolte, sans tenir
compte de mes frais ni émoluments à moi ou à mes
boys, m'est revenue exactement au double du prix
que je l'aurais achétée à un récolteur qui serait
venu me la vendre dans mon comptoir. La preuve
était faite, pour moi, qu'un Blanc ne pouvait
songer à entreprendre cette prospection pour son
propre compte, et c'est facile à contrôler: les
récolteurs que j'avais embauchés, étant à la solde
du Blanc, ne travaillaient pas comme pour
eux-mêmes. Manière oblige! D'autre part, ils
étaient payés à la journée, au tarif officiel de
l'époque, un franc, plus quinze centimes de ration
alimentaire, soit 23 sous par jour; quelque soit
le rendement, c'était 23 sous. J'avais employé ces
gens pendant 8 jours. Cela me faisait une dépense
de dix francs par homme. Or chacun n'a récolté
qu'à peine deux kilos, alors que je payais le kilo
entre 2 francs 50 et 3 francs en boutique. Il
était donc de toute nécessité de laisser les
indigènes libres de récolter à leur aise. Quand un
canton était épuisé, ils allaient à la découverte;
et livrés à eux-mêmes, ils avaient tôt fait de
vider un canton. En ma compagnie, ils avaient pris
soin de ne faire que des entailles circulaires aux
lianes, comme on le leur recommandait, pour
permettre de futures saignées. Mais ces entailles
ne donnaient qu'un rendement minime et lent.
Libres, ils avaient un procédé beaucoup plus
expéditif et d'un rendement excellent: ils
coupaient la liane, tout simplement, en tronçons
de deux coudées environ, si bien que chaque
tronçon pleurait par les deux bouts toutes les
larmes de latex qu'il contenait. La liane était
traitée à bloc, à fond; mais elle était morte.
Cela n'avait pour le Noir aucune importance.
L'important, pour lui, c'était d'avoir une belle
recette pour le moins de travail possible.
Hein? ces nègres
soi-disant sauvages! Comme ils comprenaient et
appliquaient, sans aucun secours de Moscou ou
d'ailleurs, le principe tant réclamé par le
populaire de partout: beaucoup encaisser, beaucoup
reposer, beaucoup s'amuser, pas beaucoup
travailler. Je soupçonne bien un peu le vieux Père
Eternel d'être l'inventeur de cette formule que
toutes ses créatures aspirent à réaliser dans sa
plus grande ampleur. Et je soupçonne aussi, par
contre, le clan des Employeurs de tous temps et de
tous pays d'avoir inventé l'autre formule, à
l'usage exclusif de leurs employés: "tu gagneras
ton pain à la sueur de ton front". Seulement, ces
employeurs, malins comme tout employeur, ont eu la
bonne inspiration de fourrer cette dernière
formule dans le bouche du vieux Père Eternel,
devenu si vieux qu'il ne s'est pas aperçu de la
supercherie! En
attendant, les lianes à latex mouraient par
milliers tous les jours. Les érudits les
appelaient gohines, ou encore, je crois,
landolphia elastica. J'ai entendu ces deux
vocables appliqués à ces vignes vierges
soudanaises, mais je ne garantis pas leur
authenticité, car je ne suis pas assez versé dans
la haute botanique. Et il arriva ce que le
Commandant Barigoule avait prévu: le pays à
caoutchouc fut totalement vidé, et pour toujours,
de ce produit. Mais par une curieuse coïncidence,
cela ne lui porta aucun préjudice, car l'époque
était arrivée où les Hollandais avaient envoyé,
sur le marché européen, les premières récoltes des
immenses plantations d'hévéas qu'ils avaient
entreprises dans leurs Indes, les Anglais en
faisant autant dans les leurs, tandis que nous,
très timidement comme toujours, faisions des
essais dans quelques jardins de notre admirable
Indochine. Le caoutchouc présenté était de qualité
bien supérieure à celui de la Côte d'Afrique, et
son prix était inférieur. Il était donc
indifférent que la mort des lianes y fût un fait
accompli. Le caoutchouc soudanais fut classé dans
un des nombreux compartiments de l'histoire
ancienne; et il faut rencontrer sur son chemin un
vieux rouleur comme moi pour en entendre parler.
Autrement, personne au monde ne sait, maintenant,
que, il y a une quarantaine d'années, des hommes
jeunes et intrépides ont été chasseurs de
caoutchouc dans les brousses du continent noir.
Amen!... Cependant,
à cette époque-là, mon année de chasse me valut un
décompte de 2500 francs pour ma part de bénéfices.
C'était du beau travail. J'aurais pu doubler ce
chiffre si j'avais eu des fonds en suffisance pour
les achats. J'ai dû me contenter du produit de mes
ventes. Le surplus, que j'aurais pu acheter, avec
de l'argent ou des marchandises, fut acquis par
mes concurrents mieux approvisionnés. Tant pis
pour moi. Mais je me trouvais satisfait du
résultat qui, bien que modeste, me valut une
recrudescence de jalousie de la part de mes
collègues, et ces bons sentiments se firent jour
et prirent forme. A Bobo, je n'avais, comme logement
personnel qu'une case ronde. Mamadou Coré logeait
dans le bâtiment même de la boutique, dans la
partie ouest réservée au gérant. Comme il était là
depuis quatre ans à peu prés, je n'avais pas voulu
l'en déloger pour prendre sa place. Sa qualité de
nègre n'était pas une raison suffisante pour que
j'acquisse celle de mufle. Donc je restais dans ma
case ronde, en dépit des offres bien polies de
Mamadou qui avait le sentiment que j'étais déplacé
dans ma case. Seulement je décidai de me
construire une maison, vaste, de style soudanais
européen, semblable à celle de ma boutique.
J'achetai au propriétaire, un notable du pays
Bobo, un espace de terrain de vingt mètres sur
vingt mètres, en bordure de la route qui montait
au Nord et longeait le côté ouest du marché. Une
fois achevée, ma maison fermerait en partie ce
côté du marché, bien qu'elle doive être située un
peu en dehors. Je fis donc faire le nécessaire
pour la construction. Il y avait, dans l'aile est
de ma boutique, sous la véranda fermée, un atelier
de menuiserie tenu par un autre Toucouleur,
Mamadou Wélé. C'était un homme encore jeune, mais
aussi petit et menu que Mamadou Ciré était grand
et large, et il parlait très bien français. Il
avait fait son apprentissage de menuisier à
Saint-Louis et était devenu un fin ouvrier, comme
un de chez nous C'était lui qui avait fait la
boutique: linteaux, portes, étagères, comptoir,
tables, chaises, tabourets, escabeaux, etc...
Puis, la boutique achevée, il était resté là avec
son atelier tout monté, et il y travaillait soit
pour son compte, soit pour le compte des autres
Européens: commerce, administration. Il était
disponible lorsque j'arrivai, et je lui donnai la
mission de construire ma maison d'après les plans
tout simples que j'en avais faits: un grand
rectangle surélevé d'un mètre au-dessus du sol;
sur ce rectangle, une véranda de trois mètres de
large qui en ferait le tour; à l'intérieur,
l'habitation proprement dite, quatre pièces
d'égales dimensions, d'une hauteur de quatre
mètres, le tout couvert en chaume. Mamadou Wélé me
fit d'abord les moules à briques en bon bois de
caïlcédrat bien dur et bien lisse, et une
cinquantaine de journaliers se mirent à me
confectionner ces briques en prenant tout
simplement, dans un marigot proche, la terre
argileuse dont ses berges étaient faites, en la
moulant, la malaxant avec les pieds, et en la
pressant dans les moules. Une fois démoulées, le
soleil se chargeait de cuire la masse cubique et
d'en faire des briques parfaites et durables. En
l'espace de trois mois, ma maison fût bâtie, juste
pour l'arrivée de la saison des pluies qui
commença par une furieuse tornade, une quinzaine
de jours après mon installation. J'avais donc un
domicile personnel digne d'un Européen, je n'avais
pas délogé mon commis qui ne le méritait pas, tout
était pour le mieux. Mais... C'était trop bien.
Quelque temps après,
arriva le père Legrand, de passage, ayant fait un
nombre incalculable de kilomètres dans la brousse
pour y prospecter, comme j'ai dit, toutes les
possibilités d'exploitation. Il avait été mis au
courant de ma construction personnelle par la
rumeur publique qui avait déjà atteint Bamako, car
en arrivant, il me demanda: - A qui est-elle,
cette maison? A vous, personnellement, ou à la
Niger-Soudan? - A moi personnellement. Je l'ai
fait faire pour m'y loger convenablement, et pour
pouvoir recevoir décemment des visites
éventuelles. Vous voyez vous-même, Monsieur, que
c'est très agréable! - Oui. Je vois. Mais,
avez-vous le droit de construire une maison au
Soudan.? - Mais, pourquoi pas, puisque c'est une
maison d'habitation personnelle? - Personnellement
ou non, vous n'avez pas le droit d'en posséder une
sans le consentement de la Niger-Soudan. Les
termes de votre engagement sont formels à ce
sujet. Avez-vous demandé et obtenu cette
autorisation? - Non. Je ne l'ai pas demandé parce
que je ne voulais pas grever le comptoir de la
charge de cette habitation personnelle.. - Si vous
l'aviez demandée, on vous l'aurait certainement
refusée, car la partie de la boutique réservée au
gérant était suffisante pour vous. - Comment cela,
suffisante? Et Mamadou Wélé, alors, qu'en
aurais-je fait? - Eh! Il aurait été dans une case,
où c'est sa place d'ailleurs. - Monsieur Legrand,
ce n'est pas ainsi que je conçois les affaires
ici. Sans vouloir du luxe, je tiens à avoir mes
aises. Ici, elles sont comme je les désire. J'y ai
mon habitation, de la place pour recevoir des
visites, des dépendances pour le personnel, pour
mon cheval, mes w.c, un jardinet pour mes fleurs,
plantes et légumes. C'est un minimum nécessaire. -
Oui. Je vous l'accorde. Et même je vous félicite
sur le choix de votre emplacement, de son
exposition, sur le fini de la construction et ses
commodités indéniables. J'ajouterai même que,
depuis trois ans que je parcours le Soudan en tous
sens, c'est la première fois que j'entre dans des
w.c dignes de ce nom, propres, avec un siège, et
tout le petit confort indispensable, ou tout au
moins, très appréciable. Il n'empêche que vous
avez outrepassé vos droits et que vous allez
rétrocéder ce bâtiment à la Niger-Soudan qui ne
peut pas permettre à un de ses agents de devenir
propriétaire d'un immeuble, sur la place du marché
surtout. Vous me ferez le relevé de vos dépenses;
nous examinerons l'affaire, et je vais préparer un
acte de rétrocession, conforme aux conditions de
votre engagement. Nous vous rembourserons le prix
convenu, et vous pourrez rester ici, mais chez
nous, pas chez vous. Il y a une nuance que vous
saisissez peut-être? - Oui, si j'avais l'intention
de quitter votre maison pour me mettre à mon
compte. Mais comme je n'y pense nullement... - Oh!
vous dîtes cela! Je ne suis pas obligé de vous
croire. En tous cas, je prends les précautions que
je crois devoir prendre. On ne sait jamais… J'ai
eu, à ce moment, envie de lui répondre un peu
vertement. Mais je me retins, et me contentai de
dire: - Très bien. Comme il vous plaira. Son
séjour dura une huitaine, pendant laquelle il ne
cessa de vanter la bonne idée que j'avais eue de
bâtir ma maison telle qu'il la trouvait. Je suis
sûr aussi qu'il ne cessa de se féliciter de me
l'avoir soustraite. Le brave homme! Oh! Il ne l'a
pas emporté au paradis ,car, à quelque temps de
là, je lui ai servi un chien de ma chienne, de la
plus belle venue. Nous verrons ça quand nous y
serons arrivés. En attendant, il fit rédiger un
acte en règle, que nous allâmes signer tous les
deux par devant l'officier faisant fonctions de
notaire. Et sur les fonds de mon comptoir, je
reçus la somme convenue: deux mille cinq cents
francs. Tout bien considéré, et en toute
sincérité, j'étais heureux de la solution de cette
affaire. En effet, s'il m'avait laissé la
propriété de cette maison, j'aurais été tenté d'y
demeurer, de m'y accrocher, d'y végéter, comme le
fit par la suite un de mes collègues qui crut bon
de reprendre sa liberté et de se faire commerçant
à son compte: il crevait de faim, gêné par tous
les autres, personne ne voulant lui vendre des
marchandises. Le pauvre homme, j'en eus mal au
coeur, quelques années plus tard, quand je le
revis à Bobo, même, dans une misère noire et dans
une case de même couleur. Le père Legrand, dans sa
haute souveraineté intransigeante venait de me
soulager d'une épine et me rendre liquide une
somme d'argent qui pourrait me servir dans une
circonstance propice. Et elle vint, la
circonstance. Tout
cela réuni fit que, fin 1903, commencement 1904,
j'avais un avoir disponible, en argent, de huit
mille francs environ, et même un peu davantage. Ma
mère nageait dans l'abondance. Mon frère était
rentré en France, malade d'une dysenterie tenace
qui l'avait terrassé et dont il lui était resté
une entérite chronique qui dure encore. Il était
parti au régiment pour faire son service régulier
et se trouvait, en octobre 1903, à Mézières, dans
le corps des infirmiers militaires, à cause
justement, du mauvais état de sa santé. J'avais
ainsi passé une année complète à Bobo. J'en
connaissais les êtres et les ressources, et ces
dernières, à part le caoutchouc destiné à
disparaître bientôt, étaient maigres. Un peu d'or?
Mais si peu. L'or du Lobi, contrée voisine et
encore impénétrable, y venait de loin en loin.
Pendant mon année, à peine en ai-je récolté un
kilo, laissant au comptoir un pauvre petit
bénéfice de mille francs. Si j'avais pu travailler
sur des dizaines de kilos, l'affaire eut valu la
peine; mais un pauvre et unique kilo en un an,
cela ne valait pas le déplacement. J'eus l'occasion de
constater les curieux effets d'une délibération
solennelle de notre parlement parisien, lorsqu'il
décréta, dans une envolée d'enthousiasme,
l'abolition de toute espèce d'esclavage dans nos
possessions africaines, sans spécifications.
Toutes espèces d'esclaves. C'était net et
péremptoire. Eh! bien, pour l'exécution de cette
généreuse abolition, cela n'alla pas tout seul. En
A. O. F., il y avait deux sortes d'esclaves: les
esclaves achetés, vendus, bétail humain volé dans
de lointaines contrées et astreints aux travaux
les plus pénibles, voire mortels, sans aucune
liberté. Ces esclaves-là, il fallait les libérer
et empêcher par tous les moyens qu'il puisse en
exister d'autres. Cette partie du programme,
exécutée à la lettre, fut une saine opération,
acceptée avec enthousiasme par toutes les
populations noires. Mais il y avait aussi un grand
nombre d'autres gens qu'on dénommait improprement
esclaves ou captifs parce qu'il étaient dépendants
d'autres noirs, chefs de famille. C'était un peu
comme nos serfs d'antan; ils naissaient sur le
patrimoine d'une famille noble - ou soi-disant
telle - y grandissaient, s'y mariaient, y avaient
des enfants, y mouraient, et y étaient remplacés
automatiquement par leurs descendants. Ceux-là
n'étaient pas libres comme nous entendons notre
liberté individuelle d'aujourd'hui; non. Ils
étaient attachés au bien fonds. Ils le savaient
très bien et ne s'en trouvaient pas plus mal pour
cela. D'abord, ils jouissaient d'une liberté
relative - le lien original mis à part - ils
vivaient de la vie de tout le monde et étaient
absolument certains d'être toujours à l'abri du
besoin. Le bien fonds devant leur procurer tout le
nécessaire, sauvegarder leurs droits et leur
sécurité. C'étaient, en somme, des domestiques
attitrés, attachés de père en fils, par un contrat
social traditionnel. Mais d'après nos papiers
administratifs, ils étaient quand même des
esclaves, des captifs qu'ils fallait libérer à
tout prix. L'administration militaire de Bobo s'y
employa, avec les méthodes militaires. Elle envoya
des émissaires dans les villages y faire le
recensement des captifs de case, et, de force, les
fit déguerpir des cases qu'ils occupaient bien
tranquillement en famille. Pas de famille qui
tienne: consigne, consigne. Et nos captifs libérés
de force furent amenés "manu militari" à
Bobo-Dioulasso. Là, il fallut bien tout de même
s'occuper d'eux, les loger, les nourrir. Pour les
loger, on requit, dans la brousse proche, un
terrain bien sain et bien nu, sur lequel on fit
bâtir^à nos gens leurs propres cases. Ce fut ce
qu'on appela le village de liberté ainsi nommé
pour bien montrer que ceux qui l'habitaient
avaient été rendus à la liberté. Ce village était
devenu extrêmement important. Il occupait une
grande étendue de terrain ferrugineux, impropre à
toute végétation. On l'entoura de jolies
palissades. Les cases y étaient bien tenues, et
pour cause: le service d'hygiène y était confié à
des garde cercle, espèces de gendarmes indigènes,
armés d'un grand sabre de cavalerie, d'une chéchia
rouge et d'un maligoulot, c'est à dire un fouet à
manche court et à lanières en peau d'hippopotame.
Ils ne se servaient pas du sabre qui était la
marque distinctive de l'emploi, mais le maligoulot
était prompt. C'est qu'on ne rigole pas avec le
fouet de la liberté! Tout le monde, fatalement,
était nourri par l'administration: il le fallait
bien; mais cela devenait coûteux. Alors, il advint
ceci: L'administration, pour réduire ses frais et
pour procurer du travail à ses libérés forcés, se
fit loueuse de porteurs pour le commerce.
Avions-nous besoin de 25, 50 porteurs? On les
demandait à l'administration militaire. Bonne
aubaine pour celle-ci. Elle nous les envoyait
ponctuellement, en procession, sous la garde d'un
gendarme. Naturellement, c'était à nous de les
payer suivant le tarif commun. Mais, l'étrange,
c'est que ces gens, libérés par la force d'un
travail qu'il aimaient exécuter, étaient
contraints à faire la bête de somme, alors que
cela ne leur disait absolument rien: ils étaient
entrés dans un véritable esclave obligatoire, tout
comme cela arrivait autrefois avec le Samory.
C'était paradoxal, et même mieux: ce faisant, ils
enlevaient aux porteurs professionnels - pour
ainsi dire - leur gagne pain. Car, bien que ce
métier ne soit pas des plus doux, il y avait au
Soudan un grand nombre de porteurs qui vivaient de
ce métier, lucratif pour eux, car ils étaient
rapides et forts, au point que beaucoup traitaient
pour deux charges par tête: cinquante kilogrammes!
qu'ils portaient pendant dix, douze jours
consécutifs, à l'allure de vingt-cinq à trente
kilomètres par jour. Eh! bien, ces porteurs
professionnels, arrivant de Bamako chargés de
leurs ballots, ne trouvaient plus de fret de
retour: les libérés malgré eux le leur enlevait de
force, quoique de mauvaise grâce! Tout le monde se
mit à rouspéter, même les Maures. Ces derniers, en
effet, dès le mois d'octobre, quittaient leur
Mauritanie désertique, et descendaient en immenses
caravanes vers Kayes, Bamako, Ségou, et toute l'A.
O. F. avec leurs ânes et leurs boeufs porteurs,
allant louer leurs services aux commerçants pour
le portage de leurs colis. Ils étaient d'année en
année plus nombreux, et ils allèrent se plaindre à
l'administration militaire de la concurrence
qu'elle leur faisait elle-même avec ses porteurs
en liberté forcée. D'autre part, les militaires
furent assaillis par les chefs de famille auxquels
on avait pris leur personnel, et qui venaient
avertir que la famine allait s'abattre sur tout le
pays puisqu'il n'y avait plus personne pour
cultiver la terre? Cela commençait à se gâter
sérieusement. - Vous pouvez les reprendre, vos
gens, répondirent alors les militaires, mais à une
condition, c'est que vous allez louer leurs
services au prix courant des manoeuvres; et vous
m'en verserez le prix d'avance, que je me
chargerai de faire remettre aux intéressés. Et
elle n'en voulait pas démordre. Cependant, une
solution fut trouvée par le marabout de la mosquée
qui la soumit aux chefs de case, aux chefs de
famille, que ceux-ci adoptèrent en accord avec
leurs anciens captifs, mais à l'insu - provisoire
- des militaires: un beau jour, les délégués des
chefs de famille du cercle vinrent trouver le
Commandant et lui dirent qu'ils acceptaient la
solution que celui-ci leur avait proposée, c'est à
dire louer leurs anciens captifs en qualité
d'ouvriers libres, en versant l'argent plusieurs
mois d'avance. Tout heureux, le Commandant fit
faire le nécessaire, et, en moins de huit jours,
le beau grand village de liberté fut entièrement
déserté par les libérés qui allèrent, allègrement,
reprendre leurs chaînes, ou soi-disant telles. Les
employeurs avaient versé trois mois d'avance qui
furent régulièrement versées entre les mains des
travailleurs intéressés à qui l'autorité des
Blancs fit dûment comprendre que cet argent était
à eux personnellement, comme prix de leur travail,
et qu'ils en recevraient autant tous les trois
mois. Oui, dirent-ils tous. Mais à peine rentrés
dans leur ancien "chez eux", ils remirent
fidèlement à leur maître tout cet argent. La farce
était jouée; les pratiques d'autrefois reprenaient
leurs cours à la satisfaction de tous. Les champs
furent cultivés et produisirent; les porteurs
professionnels n'eurent plus de concurrents
forcés, aucune famine ne se déclara, les chefs de
maisons se déclarèrent satisfaits, et les anciens
libérés esclaves, retournés volontairement à leur
esclavage liberté se déclarèrent heureux. Le calme
se mit à régner partout, à la grande satisfaction
des autorités. Seulement, il y eut ceci de
merveilleux: c'est que, sur les papiers
administratifs coloniaux, on ne vit jamais plus le
mot "esclave" ou "captifs". Finis, rayés, ces
mots. Ils furent dès lors remplacés par les
appellations "paysan", "personnel domestique", "
personnel rural", ce qui faisait évidemment plus
chic, et, en outre, c'était la vérité. Et nos bons
parlementaires purent se vanter d'avoir, du haut
de la Tribune, par leur éloquence persuasive, fait
appliquer une mesure généreuse de simple humanité
pour laquelle nos pères...etc... (voir journal
officiel)... et cette oeuvre, magnifique,
Messieurs, s'appelle, en lettres fulgurantes: la
Liberté!.. applaudissements prolongés, et
retentissants autant que tricolores! Imbéciles,
Braillards, va! C'est le marabout qui a bien
rigolé, lui, et le Commandant aussi, quand, à la
fin, il a connu le stratagème! Je viens de parler du vieux
et matois marabout de Bobo. Je ne me souviens plus
de son nom, et pourtant, je me suis souvent
entretenu avec lui. Je fis sa connaissance par mes
deux Toucouleurs, les deux Mamadou, forts dévots
tous les deux. Ils ne manquaient jamais d'aller à
la réunion générale des croyants, le soir sur le
parvis de la mosquée, où tous ensemble ils
faisaient leurs prières avec les saluts
appropriés. Ils étaient, comme leur marabout, de
très bons musulmans, mais pas fanatiques du tout.
Ils comprenaient parfaitement qu'il pouvait y
avoir plusieurs manières d'adorer dieu, seule et
unique Puissance générale. Ils savaient que la
religion catholique était plus ancienne que la
leur, ainsi que la religion juive était plus
ancienne que la nôtre. Ils avaient une bonne
connaissance des deux Testaments. Mais ils avaient
le plus profond mépris pour les fétichistes,
surtout du genre des Bobos, brutes à
l'intelligence bornée, qui ne pourraient jamais
comprendre Dieu. Aussi ne cherchaient-ils pas à
faire des néophytes parmi ces populations encore
trop bestiales. Et pourtant, quoique bien
arriérés, ces Bobos avaient aussi une religion. Je
ne saurais la décrire, ni dépeindre leurs
croyances; mais ils en avaient certainement, et
j'en vis une manifestation publique un peu avant
l'arrivée, de la première tornade de l'année.
Pendant trois aubes consécutives, toute la
population mâle adulte se promena en long monôme
dans la campagne, chacun tenant une torche allumée
à la main, et chantant interminablement de courts
psaumes, toujours les mêmes, sur un mode
d'incantation. Ils appelaient la pluie et la
sollicitude du Dieu qui la dispense. Tiens, tiens,
me suis-je dit; chez nous, à la même époque, on
fait de même, avec curé, bedeau, chantre, enfants
de choeur et vieilles rombières: on appelle ça les
Rogations. Trois jours aussi. Et le matin. Tiens,
tiens! Est ce que les Bobos seraient venus copier
sur nous? Ou, au contraire, suivrions-nous une
coutume barbare, revue et corrigée pour gens
civilisés? Qui sait? J'eus aussi mon petit incident. Un
jour, à mon insu, un grand diable de Bobo, tout
nu, s'introduisit dans ma maison personnelle et,
dans une pièce occupée par un de mes domestiques,
il vola quelque chose à celui-ci. On le sut, et le
coupable me fut amené sur les lieux du larcin. Il
avoua tout, sans trop se faire prier, et rendit
l'objet: c'était une ceinture de cuir. Pour le
punir de s'être introduit chez moi et d'y avoir
commis un vol, je décrétai que ça valait trois
coups de maligoulot qu'on allait lui appliquer
séance tenante. Mais je ne voulus pas que ces
trois coups fussent donnés par le volé; ce fut un
autre qui les lui appliqua. Il n'y alla pas plus
doucement pour cela mais, au moins, on ne pouvait
dire qu'il y avait animosité ou vengeance de sa
part, et ce fut ainsi parfaitement réglé.après
cette correction, bénigne et méritée, je n'eus pas
de meilleur fournisseur de vin de palme et de miel
sauvage! Toutes les semaines, il m'apportait une
de ces douceurs de la brousse, et, pour bien me
faire voir qu'elles n'étaient pas empoisonnées, il
y goûtait d'abord devant moi. Je m'étais ainsi
fait un ami fidèle de ce gaillard gigantesque et
nu. Pendant
cette année 1903, je me suis marié deux fois. La
première fois, ce fut un peu après mon arrivée. Je
m'embêtais ferme dans ma case ronde. J'avais bien,
pour me distraire, d'une part, l'appel
retentissant du muezzin de la mosquée proche, qui,
deux fois par jour m'enchantais, surtout celui du
matin, alors que la nuit venait de finir, qu'on
était bien reposé et qu'on commençait à reprendre
ses sens. Il avait une si belle voix claironnante,
vibrante, puissante, le Muezzin. Mais, bien que
biquotidien, ce divertissement était très court.
Le soir, il y avait, en outre, le bruit confus,
dense, cadencé, de tous les pilons de femmes,
écrasant le mil dans leurs grands mortiers de
bois. Cette musique pas désagréable, durait plus
longtemps. J'entendais aussi le bruit plus
lointain d'une flûte mélancolique. Il y avait les
conversations des femmes, leurs rires animés,
leurs disputes; mais tout cela ne remplissait pas
mes soirées. Alors, je convolai en justes noces, à
la mode du pays, avec une jeune négresse bambara,
pas plus mal qu'une autre, avec des yeux superbes,
surtout lorsqu'ils soulignaient le désir. Mais ce
mariage ne tint que quelques mois. Elle était
devenue agaçante avec ses constantes histoires de
falbalas: ce n'était que mouchoirs de tête,
coiffure, bijoux, bonbons, pagnes, chemisettes. A
la fin, je l'ai divorcée, sans plus de cérémonie
que je l'avais mariée. très pratique. Je demeurai
célibataire pendant quelques mois. Aucune des âmes
soeurs disponibles sur le marché ne m'attirait.
Puis, un jour, ce fut une de ces âmes soeurs
nouvellement arrivée qui vint me trouver. Elle était très jolie. Ce
n'était pas une négresse. C'était une Peuhle,
cette race de Fellahs qui s'est pour ainsi dire
conservée intacte. Petite, teint clair, nez droit,
bouche charnue mais pas lippue et bien dessinée,
joli sourire, beaux yeux, dents superbes, et une
poitrine de toute beauté. Elle vint s'offrir, très
ingénument. Je la mariais immédiatement. Gentille
tout plein. Elle zézayait quelques mots de
français et parlait parfaitement les langues
bambara, peuhle,et mossi. Précieuse, la petite. Je
fis très bon ménage avec elle jusqu'à mon vrai
mariage. Elle savait très bien s'attifer, était
élégante, pas dépensière, mais elle avait une
marotte: elle adorait les chaussettes! Ce fut, ma
foi bien facile de la contenter. Je la laissai
puiser dans les stocks des miennes, et, ayant
connu son goût pour les chaussettes fines et
finement rayées, je lui en fis venir une
demi-douzaine de Paris que je ne lui donnai que
paire par paire. Ca faisait un peu plus grand
nombre de cadeaux. Elle était très amie avec les
femmes des Mamadou, qui parlaient parfaitement le
peuhl aussi. Elles étaient très bien aussi, ces
deux femmes, très belles, sérieuses,
intelligentes, fidèles et dignes. Elles
s"appelaient toutes deux Fatimata; alors, pour les
désigner, je les appelais Fatimata Wélé et
Fatimata Ciré. J'étais au mieux avec elles; mais
au mieux en ami, pas autrement. De moi-même, je ne
l'aurais pas voulu, et elles se seraient retirées
dans une grande et sévère politesse. Mais, nos
relations étant exemptes de toute équivoque, en
étaient très agréables. Elles étaient très gaies,
rieuses, et si bonnes mères de famille! J'avais
leur sympathie entière, et celle de leurs maris;
c'était moi le privilégié. Et je fus très heureux
que Koundia -ai-je dit qu'elle s'appelait
Koundia?- fréquentait assidûment ces deux femmes.
Elle faisait également très bon ménage avec les
femmes de mes gens, Ouria et Aminata, avec qui
elle mangeait -même popote que moi- et elle aidait
très volontiers à leur cuisine, ou à la naissance
de la petite Mousso-Koro, fille de Petit et
d'Ouria. Et puis, elle aimait la brousse. Juste à
ma mesure, car la reprise de la route était
imminente. En
janvier 1904 environ, je partis de Bobo pour une
grande tournée dans le pays. J'avais fait valoir à
Bamako que, pouvant laisser la gérance de la
boutique à Mamadou Ciré, à cause de la grande
pénurie de marchandises, je pourrais être plus
utile en allant à la recherche de régions à
caoutchouc qu'on me signalait du côté de Koury. Ce
point était un poste militaire, garni d'une
compagnie de Tirailleurs sénégalais, situé au nord
de Bobo, dans la boucle que décrit la Volta Noire
qui, coulant d'abord du sud au nord, se tord en
col de cygne ou de saxophone pour courir ensuite
du nord au sud, vers le Lobi et la Gold-Coast
anglaise. Il y avait bien des lianes à caoutchouc
par là, mais pas en quantités suffisantes,
disaient certains, et je voulais m'en assurer.
Surtout, je désirais me remuer, car je commençais
à m'ankyloser à Bobo où, à défaut d'activité
physique, je n'avais même pas le stimulant des
affaires. Les quelques marchandises que j'avais
apportées avec moi étaient vendues depuis
longtemps, et, malgré mes demandes réitérées, je
n'avais reçu aucun supplément. C'était le désastre
pour la maison, la stagnation forcée pour moi.
Cette nourriture m'étant contraire, il fallait
changer de régime. Je composai mon équipe de route
avec soin. Il y aurait Petit et Tiémaran, leurs
femmes restant à Bobo. Elles y seraient mieux
qu'en route et garderaient la maison tout
naturellement, puisqu'elles y logeaient. Koundia
viendrait avec moi. Voilà pour mon service
personnel. Pour mes bagages, dix porteurs robustes
que j'engageai pour la durée du circuit, car,
pendant que je tiendrais la route, je comptais
accomplir un joli petit circuit. A ces porteurs,
je donnerais l'équivalent de la ration de vivres,
soit un franc cinquante par jour, leur solde
devant leur être payée à notre retour à Bobo. Nous
partîmes donc, route du nord, qui passait
justement devant chez moi. En sortant de la
maison, par file à gauche marche! J'étais de
nouveau clochard, quelle chic affaire! Rien de
saillant sur la route que le plaisir continu
d'être libre,sans entraves d'aucune sorte, d'avoir
pour soi tout seul l'immense horizon toujours
changeant, toujours reculant, toujours
accueillant. Ah! les belles méditations auxquelles
je me livrais des heures entières, bercé par le
pas cadencé du cheval et le frottis doux de la
plante des pieds des porteurs sur le sol desséché!
Sans métaphore, j'avais l'impression de nager dans
l'espace, à perte de souffle, je savais qu'il y
avait devant moi assez d'espace pour mon souffle,
pour mon désir de la parcourir dans tous les sens,
à ma seule fantaisie. Oh! cette merveilleuse
impression de se sentir, tout seul, un petit
univers, qui se vautre avec volupté dans le plus
grand univers! J'en ai fait de ces communions de
coeur et de pensées avec Dieu ou la Nature, comme
on voudra, car pour moi, c'est synonyme
exactement.. Ce
fut ainsi que, sans m'en apercevoir, j'arrivai à
Koury, situé, comme je l'ai dit, pas très loin de
la Volta Noire; pas très prés non plus, car, dès
cet endroit, cette Volta commence à mériter la
triste réputation qui lui vaut son nom. On ne sait
pourquoi cette rivière, qui est apparemment faite
sur le modèle de toutes les rivières, est si
sombre, si triste et néfaste. A Koury, il y avait
un Capitaine qui commandait la compagnie de
Tirailleurs, deux Lieutenants et quelques
sous-officiers. Aucun civil. Si, pourtant: la
femme du Capitaine, la première femme blanche qui
avait osé s'aventurer jusque dans ce pays lointain
et isolé. Car, pour isolé, il l'était! Koury, ça
ne menait nulle part; ça restait là; c'était une
impasse, fermée par la boucle de la Volta, avec,
comme seule communication, la route de Bobo. On
pouvait aussi y venir, comme avaient fait le
Capitaine et sa femme, par Djenné et San, en
profitant de la navigation sur le Niger et le
Bani, ce qui réduisait à quatre les étapes à
terre. Le poste militaire de Koury était très bien
situé et construit; vaste, très vaste, avec des
bâtiments éloignés les uns des autres, laissant au
milieu une immense cour plantée d'arbres, au haut
de laquelle, prés de la porte monumentale
d'entrée, un très haut mât soutenait un pavillon
français de grandes dimensions. La marotte,
coquetterie ou système du Capitaine, était de
donner un éclat tout particulier à la cérémonie
des couleurs: le matin, pour les hisser, le soir
pour les amener. Tous les matins,à 8 heures,
exactement, la garde était réunie devant le mât.
Le drapeau, déjà attaché à sa drisse, était tenu
en mains par un sous-officier, le Capitaine étant
toujours présent ainsi que ses deux Lieutenants et
sa femme, car il avait fait entrer sa femme dans
le programme. Il tenait sa montre dans le creux de
sa main gauche, et, à 8 heures précises, il
commandait: au drapeau! D'une voix de stentor,
comme s'il voulait défier tous les génies
malfaisants de la brousse environnante. La
sonnerie du clairon se déclenchait; le pavillon
montait lentement au haut de son mât, pendant que
les hommes de garde, baïonnette au canon,
présentaient les armes, et que les trois officiers
saluaient d'un geste large et inspiré. La dame
s'inclinait seulement; son mari n'avait pas poussé
le ridicule jusqu'à la faire saluer militairement.
Les autres hommes de la compagnie restaient là où
ils se trouvaient, mais tous, sans exception, à
ces endroits divers, devaient s'arrêter, se
tourner vers le drapeau et saluer. Huit jours de
prison à qui manquerait à ce salut de déférence.
Le soir, à six heures, la cérémonie se renouvelait
pour, cette fois, amener les couleurs pour la
nuit. - Cela? me dit le Capitaine, ça vaut un
bataillon! En parlant du prestige qu'il croyait
donner à notre emblème! Je ne sais. Mais j'ai
remarqué qu'ailleurs, où on n'était pas si collet
monté, ça marchait tout aussi bien. Mais c'était
sa religion, à cet homme. Fallait bien le laisser
officier puisqu'il était le grand prêtre de la
pagode. Je
pris un repas à sa table, qu'il partageait avec
ses Lieutenants et que sa femme présidait. très
falote, cette jeune femme. Elle m'a paru d'une
insignifiance notoire, aussi notoire que le
ramollissement militaire de son Capitaine de mari.
C'était plutôt gênant, ce repas. On ne pouvait
aborder aucun autre sujet que celui du service
courant ou du service passé: le règlement,
l'avancement. Enfin des âneries pareilles tout au
long du repas. La madame n'était certes pas de
taille à donner une tournure mondaine, familiale,
sociale ou seulement frivole aux conversations
décousues qu'on entretenait à grand peine. La fin
de ce repas n'arriva jamais assez vite pour moi
qui ensuite, me dirigeai avec plaisir vers ma case
de campement où, parmi mes gens -primitifs tant
qu'on voudra- je me trouvais chez moi, et très
bien. Et ma foi, la petite Koundia était bien plus
intéressante, dans sa semi-sauvagerie, que la
Madame Capitaine de tout à l'heure. On aurait
vraiment dit un glaçon placide, infondable!
Je ne restai que deux
jours à Koury, juste le temps de faire reposer
cheval et porteurs et de me rendre compte que le
pays, bien qu'encore très ferrugineux, ne
contenait pas de lianes à latex celles qui y
avaient peut-être existé ayant été coupées -mortes
depuis plusieurs années. Alors, je me dirigeai
encore vers le nord, pour aller à San, sur le
Bani. Quoi y faire? Rien, de la route, tout
simplement, me saouler de brousse, de solitude
accompagnée. Rien fait du tout à San. Je ne n'y
suis même arrêté qu'un seul jour. Ensuite, cap à
l'est, vers Ouahigouya. Ce nom à la consonance
bizarre m'avait toujours enchanté, je ne saurais
dire pourquoi. Mais je savais que c'était le nom
d'un centre important du pays Mossi, cercle
militaire très vaste, très peuplé, dont la
capitale était Ouagadougou. Quand on parlait
devant moi de cette contrée du Mossi, j'avais
toujours vu les gens prendre des mines qui avaient
l'air d'en avoir deux.. On y découvrait, dans ces
mines, une certaine admiration teintée d'envie, et
aussi du mystère et quelque peu d'appréhension. -
Ah! Résumait-on, quand nous pourrons pénétrer
librement dans ce vaste Mossi encore peu sûr,
quelles richesses à notre disposition! C'est un
pays fertile, avec d'immenses troupeaux de gros
boeufs zébus, et la population, très dense, y est
fort riche! Evidemment, les opinions ainsi
exprimées donnaient envie d'y aller voir. Il en
aurait fallu beaucoup moins pour m'attirer dans
cette contrée inconnue, très mystérieuse, que le
commerçant n'avait pas encore parcourue.
Cependant, j'en avais des renseignements très
précis depuis que j'avais Koundia comme concubine,
car elle était précisément originaire du Mossi,
d'une tribu peuhl établie aux environs de
Ouagadougou. C'est de là qu'elle était partie pour
se marier avec un lieutenant en garnison dans
cette ville.Cet officier étant rentré en France,
Koundia était devenue disponible pour une autre
aventure; et ce fut moi, l'aventure numéro 2. Et
nous retournions dans son pays. Elle était
enchantée, et moi, j'étais beaucoup plus à mon
aise, car j'avais avec moi quelqu'un de sûr et de
parfaitement renseigné. Eh! bien, la nature avait
bien délimité les contrées. Tant que nous avons
chevauché dans la vallée de la Volta Noire, après
l'avoir traversée sur un bac, à Koury, et y être
revenu en quittant San, nous avons constamment
trouvé le même sol ferrugineux, aride, couvert de
maigres buissons espacés, avec de très rares
villages, là où la terre voulait bien se laisser
travailler et produire quelque chose. Puis,
brusquement, une fois franchie l'arête qui partage
les eaux d'un côté vers la Volta que nous
quittions, la Blanche, le pays changea totalement
d'aspect. Il devint plus ouvert, et la brousse y
était complètement différente: beaucoup de
jachères, mais dénotant d'anciennes cultures qui y
reviendraient à leur tour de roulement. Nous
rencontrâmes un grand nombre de villages, composés
de groupes denses de cases rondes couvertes en
chapeau de paille. Chaque groupe devait être, sans
doute, celui d'une famille le nombre des cases
variant d'un groupe à l'autre: ici, il y en avait
cinq, six; là, une vingtaine, chacun entouré d'un
muret en torchis, et séparés du voisin par un
espace plus ou moins vaste dans lequel on voyait
encore des traces de la culture précédente.Partout
on apercevait des têtes de bétail à cornes, de ces
cornes énormes qui font peur. De partout, on
entendait le hennissement des chevaux et les coups
de pilon dans les mortiers. Nous étions dans le
pays du Mossi. Je ne me souviens plus du nom de ce
premier village où je campai; mais je me souviens
très bien de la bonne journée que j'y ai passé,
dans un campement comme jamais je n'en avais vus
encore dans mes nombreuses pérégrinations. Il
était de même modèle que tous les autres, mais la
construction, soignée, poncée, donnait
l'impression d'entrer dans un petit palais. Et
quelle abondance de denrées m'apporta-t-on! Le
chef du village, le "Naba", vint, accompagné d'une
nombreuses suite, de laquelle sortit, pour moi: un
mouton, une dizaine de poulets, du lait, du beurre
de vache, des oeufs, un grand panier de mil pour
mon cheval et, pour mes gens, une vingtaine de
calebasses pleines de choses à manger! On aurait
été tenté de croire que c'était là une fête pour
tout le monde, et surtout pour le Naba et ses
gens. Koundia fit à merveille son service
d''interprète, et me dit que, tant que je serais
dan le pays Mossi, ce serait la même chose. Douce
et agréable perspective! Effectivement, ce fut
ainsi partout, au minimun, car il y eut mieux
encore plusieurs fois. Quelques jours après, mon petit
convoi atteignit le poste de Ouahigouya, chef-lieu
d'un cercle militaire. Le territoire touchait, au
nord et à l'est, à celui du Macina, à l'ouest à
celui de Yako, et, au sud, à celui de Ouagadougou
où nous irions un peu plus tard. Cercle et poste
étaient commandés, comme à Koury, par un Capitaine
aidé de deux Lieutenants et de plusieurs
sous-officiers. Il y avait une population
importante à administrer, et l'administration
était encore en plein tâtonnement. On s'était en
effet trouvé, au Mossi, en présence d'une
hiérarchie bien établie, un peu comme celle qui
existait en France au temps de la féodalité. Il y
avait , tout en haut, le Moro-Naba, ou prince des
princes, dont la résidence obligatoire était
Ouagadougou, qu'il ne devait quitter sous aucun
prétexte, sous peine de mort, disait la tradition.
Son autorité s'exerçait sur tout le Mossi, par
l'intermédiaire des grands Nabas de Ouhigouya et
de Yako qui, à leurs entours, avaient des vassaux
plus ou moins importants, ceux-ci en ayant à leur
tour et ainsi de suite jusqu'aux villages, et,
dans les villages, les chefs de famille. Ces
différentes autorités s'exerçaient très
normalement et sans heurts. La meilleure preuve en
était la grande prospérité du pays, à la
population abondante, saine, bien nourrie,
intelligente, laborieuse; car on ne constate cet
état de choses que dans les pays sagement
administrés. Notre arrivée causa une certaine
inquiétude parmi les chefs, mais non parmi la
masse. On savait que nous étions pacifiques,
malgré notre formidable appareil militaire, ou
peut-être à cause de cela. Il y eut donc quelques
flottements lorsque nous voulûmes appliquer nos
méthodes en les accordant avec la hiérarchie
existante. Il fallut instituer cette plaie
-l'impôt!- dont personne ne peut être délivré,
nulle part, et pour cela, on dut procéder au
recensement des gens, des bêtes et des biens, puis
déterminer la cote à payer, puis la faire payer!
Des récalcitrances se firent jour. On dut recourir
à la mise en disponibilité de certains nabas
grognons ou épineux. La diplomatie des Capitaines
chefs de cercle ne fut pas toujours heureuse; car
ces Capitaines ne s'appelaient pas tous, tant s'en
faut Marchand, Galièni, Lyautey, Mangin! Et dame,
si les bévues étaient sans conséquences chez les
Bobos, par exemple, il n'en allait pas de même au
Mossi où deux belles races y formaient, côte à
côte, la population: la race autochtone des nègres
mossis et la race d'importation des Peuhls, les
premiers tous fétichistes, les seconds tous
musulmans, mais s'accordant à merveille entre eux.
Le Capitaine qui
commandait alors à Ouahigouya n'était ni plus ni
moins qu'un officier de son grade pris au hasard:
très bon militaire colonial; mais quant à sa
diplomatie administrative, elle était ce que le
bon Dieu l'avait faite: très quelconque. Alors,
les affaires n'en allaient pas mieux, au
contraire, car ce cher Capitaine Machin (je ne
sais plus son nom) trouva le moyen d'embrouiller
encore les choses. Dans la tradition du pays
Mossi, il est dit que, non seulement le Moro-Naba
de Ouagadougou ne doit jamais quitter sa résidence
royale, mais qu'au surplus, il ne doit jamais être
mis en présence d'un des deux autres grands Nabas
vassaux: ceux de Yako et de Ouahigouya. La
tradition veut également que ces deux derniers ne
soient jamais en présence l'un de l'autre. Comme
punition à un manquement quelconque à cette
tradition, la Providence envoie, dans le courant
de l'année, à un au moins des deux Nabas ayant
enfreint la défense, une mort certaine; et cela
quelle que soit la raison de la rencontre. Cela
remonte, parait-il, à de nombreux siècles. Eh!
Bien, notre Capitaine Machin ayant trouvé cela
stupide, avait décidé que cette bizarre coutume
devait cesser. Il s'était mis dans l'esprit, à la
suite de racontars plus ou moins saugrenus
d'interprètes, que cette réserve provenait de
dissentiments entre ces chefs éminents, et, dans
la générosité de son coeur ingénu, il chercha à
réconcilier ceux qu'il tenait pour des
inconciliables. J'entendis toute l'exhortation du
Capitaine, car, quand j'arrivai,à Ouahigouya, il
était justement en train de chapitrer le Naba de
Yako qu'il avait fait venir dans cette intention
généreuse. L'interprète traduisait -fidèlement?-
au Balaoun-Naba- premier ministre du Yako-Naba-
qui, à son tour, répétait, mais à voix basse, les
phrases de son maître. C'était enfantin, mais le
Capitaine croyait faire de la haute diplomatie. Le
pauvre homme! En tous cas, s'il ne réussit pas à
mettre en présence Ouahigouya-Naba et Yako-Naba,
il réussit à amener une rencontre entre ce dernier
et le Mora-Naba, grâce à la complaisance de son
collègue, le Capitaine Zède de cette dernière
localité, aussi ignare que lui. Et, ma foi, la
tradition était si forte, si exacte et si réelle
que, quelques mois après cette mémorable
rencontre, le Naba de Ouagadougou décédait. Comme
par hasard! Hasard? Tradition? Politique? Mystère.
Toujours est-il qu'il décéda et qu'on le remplaça
par un de ses fils, seul agrée par le Gouverneur
de la Colonie, au détriment de quelques autres
prétendants qu'on envoya en résidence forcée à
Dakar et à Saint-Louis. Tout simplement. Nouvel
exemple de la façon dont on dirige des peuples.
C'était pas la peine de venir au Mossi pour
découvrir cela; on l'avait déjà vu ailleurs.
Quant à moi, comme ce
n'était pas cela que je cherchais à découvrir, je
m'enquis plus prosaïquement de ce qui pouvait
m'intéresser comme trafic commercial. - Rien pour
vous, me dirent les officiers. Aucun avenir pour
le commerce européen. Ici, nous sommes dans un
pays très riche, mais qui vit très largement sur
lui-même. La principale industrie est celle des
bovins, des ovins et des chevaux, ces derniers ne
sortant guère du pays, car les gens s'en servent
beaucoup. Quant aux autres animaux, ils vont se
vendre dans deux directions différentes: dans le
nord, par le Macina, ils vont à Tombouctou et le
fleuve; dans le sud, à la Gold-Coast où vont les
plus nombreux, car la demande y est forte et
constante. - Mais, Capitaine, pour les étoffes, la
bimbeloterie? - Oh! Vous ne pourrez pas
concurrencer les Dioulas qui viennent acheter les
boeufs pas ici, car ils viennent de la Gold-Coast
tout chargés de ballots d'étoffes remarquables et
bon marché. La monnaie d'échange, ici, c'est le
boeuf. Pouvez-vous accepter le boeuf en paiement
de vos ventes? Non, n'est ce pas. Alors, vous ne
pourrez rien y vendre aux indigènes, tant que le
pays regorgera de boeufs et sera démuni de notre
monnaie dont ils n'ont que faire. - Mais alors,
pour votre impôt, comment faîtes-vous, Capitaine?
Comment le percevez-vous? - Jusqu'ici, nous le
percevons en nature, c'est à dire en boeufs. C'est
une façon de procéder assez pratique, car la
marchandises est facile à compter et s'emmagasine
toute seule. On met les boeufs entre les mains de
bergers et on les liquide petit à petit. -
Comment? A qui? - D'abord à nous-mêmes. Tous les
jours, nous tuons un boeuf, quand ce n'est pas
deux, pour notre viande à tous: nous, les
sous-officiers, les Tirailleurs. Nous en vendons
aussi aux bouchers du pays, contre argent, à
certains Dioulas, contre argent également. Le
reste, nous l'envoyons à Ouagadougou où on
l'écoule plus facilement, malgré l'apport de
l'impôt de ce cercle. Ainsi tenez, en ce moment,
je sais que mon collègue de là-bas, le Capitaine
Zéde, a un fort beau troupeau d'environ deux cents
têtes à vendre dans d'excellentes conditions. Les
bêtes sont superbes, dans un état florissant. Si
vous êtes amateur, vous pouvez les avoir en bloc
pour trois mille francs comptant. C'est une belle
affaire pour un homme comme vous, entreprenant,
hardi, broussard fait. - Mais comment les écouler,
ces deux cents boeufs? - Eh! Il y a la Gold-Coast
qui vous tend les bras! c'est là que vont la
plupart de nos Dioulas. Ils partent avec cinq,
dix, vingt boeufs,quelquefois avec un seul. Ils
reviennent, quelques mois après, avec des
chargements de pacotille, et, surtout de noix de
kola. Pourquoi un Blanc ne ferait-il pas comme
font les Noirs? - Mais un Blanc ne peut se charger
de pacotille pour le retour, surtout pour une
pareille valeur! - C'est juste; seulement, cher
Monsieur, sachez qu'en Gold-Coast, à Koumassie,
les boeufs se vendent contre des livres sterling
en or. Les Dioulas convertissent ensuite cet or en
camelote et, même, rapportant pas mal de pièces
cachées dans leurs vêtements, qu'ils montent,
ensuite, en bijoux pour leurs femmes. Vous voyez,
pour un Blanc, la difficulté n'est pas dans le
mode de paiement. - En effet, Capitaine; c'est
bien tentant ce que vous m'apprenez là. Mais
hélas! Je ne suis qu'un agent de comptoir et je ne
peux prendre sur moi de tenter la chance. - Mais
qui vous empêche de proposer l'affaire à votre
maison? Que diable! Il ne s'agit pas d'engager des
mille et des cents. Trois mille francs d'achat;
mettez trois mille autres francs pour vos frais de
conduite et de retour; ça ne fait que six mille. -
Et pour espérer en retirer combien? A votre idée?
- Oh! Ca pourrait être très intéressant, mon cher.
Sachez qu'à Koumassie, les beaux boeufs comme ceux
que vous verrez, sont vendus plus de six livres la
pièce, soit entre 160 et 175 francs. Mettez-les
tous à 150 francs pour être sûr, et voyez le
total! - Comment, Capitaine, on pourrait réaliser
trente mille francs de ce troupeau? - Non, pas
tout a fait, car il y a des pertes en route. La
région de la forêt est meurtrière. Mais, en
mettant les choses au pire: perdez 20 % de votre
troupeau; vous pouvez quand même espérer en tirer
une pièce de vingt mille francs? Ca vaut la peine
de proposer l'affaire à une maison sérieuse. - Oh!
Certainement. Vous me tentez, Capitaine. Je ferai
ma proposition de Ouagadougou, et nous verrons ce
que le père Legrand me répondra. - Ah! vous avez à
faire au père Legrand? Cette grande gueule qui a
toujours l'air de vouloir tout bouffer et qui
n'est en somme qu'un beau spécimen de crétin
mondain? Alors, en effet, je ne sais pas s'il
osera vous permettre cette opération. Il est déjà
froussard pour lui-même, et encore davantage pour
ses marchandises. Essayez toujours; vous verrez
bien. - Oui; nous verrons bien; merci de votre
tuyau. Vous êtes sûr que personne n'est sur
l'affaire? - Oh! Absolument personne. Je ne
connais que vous, présentement, dans le Soudan,
qui puissiez tenter la chose avec toutes les
chances de réussite. Voilà comment fut amorcée la grande
et nouvelle aventure qui m'attendait cette
année-là. Je quittai Ouahigouya, enchanté de la
cordiale réception, et, à petites journées, me
dirigeai vers le Sud-Ouest, pour déboucher à
Ouagadougou, immense agglomération de groupes de
cases, qu'on traverse pendant des heures entières.
Le centre, le coeur de l'endroit, est, comme
partout, le marché. On en avait fait le centre
administratif et militaire. Un grand tata en
torchis, aux hauts murs crénelés et garnis
d'arcs-boutants sert maintenant de magasin. Seul,
un blockhaus très haut et dominant le tout est
encore habité; c'est la maison du Capitaine Zéde
commandant le cercle. En face, de l'autre côté de
la place, se trouvent les bâtiments des Blancs,
avec vérandas, sous paillote; un peu plus loin la
poste. Le camp des Tirailleurs étalait ses
nombreuses cases pointues plus loin encore: la
place ne manquait pas; on pouvait se donner de
l'air, de l'aisance.. Je me dirigeai vers le
campement des passagers, tout proche et, chose
bizarre, le trouvai moins beau et moins bien tenu
que partout ailleurs, mais très habitable quand
même. En un instant, j'y fus pourvu du nécessaire
de route: eau, mil, poulets, lait, oeufs, etc...
Puis j'allai rendre visite, naturellement, au
Commandant du cercle où je fus bien reçu. Il me
parla, en effet, de son fameux troupeau
disponible. Puisque l'affaire m'intéressait, il le
ferait amener dans un parc proche, ce soir, pour
que, demain, nous puissions le voir avant son
départ pour le pâturage. Et je vis, en effet, un
magnifique troupeau de superbes bêtes, bien en
chair, solides, dodues, les bosses pleines à
craquer de graisse de réserve. Le prix en était
bien celui que m'avait indiqué le Capitaine Machin
à Ouahigouya, et le Capitaine Zéde me garantit
qu'il le garderait à ma disposition pendant deux
mois, le temps pratique pour un échange de
correspondance avec Bamako, avec explication à
l'appui. La vue de ce troupeau me donnait la
fièvre. Il me semblait que tous mes ancêtres
avaient été des cow-boys du Far-West américain ou
canadien et qu'ils revivaient en moi pour que je
leur fasse reprendre leurs anciennes chevauchées.
Tout m'invitait à devenir moi-même cow-boy
soudanais: je possédais la mise de fonds
indispensable; j'avais les bergers peuhls, j'avais
mon personnel, mes porteurs, enfin tout le
nécessaire pour aller conduire ce troupeau tout
là-bas, dans un pays étranger et inconnu, à
travers toutes les aventures possibles de la forêt
tropicale de Guinée! Au pays de l'or! Il n'en
fallait pas tant pour m'enthousiasmer. Aussi, le
jour même, je pondis un rapport bien tourné et
circonstancié que j'envoyai à la direction de la
Niger-Soudan à Bamako, en les pressant d'accepter
l'affaire et de me répondre affirmativement -par
télégramme à Bobo où j'allais retourner. Soulagé,
plein d'espoir, je demeurai encore quelques jours
à Ouagadougou dont j'avais à faire plus ample
connaissance. Le marché, toujours très animé,
permettait de se rendre compte des us et coutumes
du pays. Tous les hommes étaient de beaux types,
grands, forts, musclés comme des athlètes, et,
tous, habillés: boubous, pantalons et calottes.
Etaient nus seulement ceux qui travaillaient la
terre; mais leurs vêtements étaient affalés prés
d'eux. Suivant les tribus, ils portaient des
cicatrices aux joues: trois traits parallèles
verticaux sur chaque joue, ou trois traits
horizontaux. La plupart avaient les dents limées
en dents de scie; des bracelets de cauries se
voyaient sur leurs bras et à leur ceinture.
Les négresses, leurs
femmes, étaient souvent jolies, et toutes étaient
habillées également comme à Bamako. Leurs
chevelures cependant avaient une autre forme.
Elles étaient coiffées en cimier de casque, fait
de leurs cheveux bien tressés. Deux petites nattes
en queues terminaient ce cimier: l'une venant
mourir sur le front, entre les yeux et portant
toujours un ou plusieurs bijoux: en or, argent,
corail, ivoire ou perles, l'autre queue, tombant
dans le cou portait souvent un anneau d'ivoire. Au
dessus de chaque oreille, les petits cheveux
étaient ramassés en une petite tresse, également
parée de quelques pièces de verroterie. Peu
d'entre elles portaient le mouchoir, seulement,
les femmes des Tirailleurs. Les denrées offertes aux chalands
étaient sensiblement les mêmes que partout;
cependant je remarquai que les étoffes étaient en
plus grande quantité et de très belle qualité. On
voyait des noix de kola par nombreux paquets, car
on en faisait le commerce de demi-gros pour les
plus petits marchés de l'intérieur. Le fait saillant, c'était la
présence du Moro-Naba, le prince des princes du
Mossi. Je lui fis demander une audience qu'il
m'accorda le jour même. J'allai chez lui en grande
cérémonie, c'est à dire sur mon cheval, accompagné
de Petit d'un côté et de Tiémeran de l'autre. Sa
résidence était située à un kilomètre environ de
celle du Commandant du cercle. C'était une vaste
agglomération de cases entourées de hauts murs
avec une seule porte monumentale donnant accès à
l'intérieur, à peu prés comme celle du tata de
Mademba à Sansanding. Un groupe de veilleurs
étaient assis devant cette porte. A mon appel, les
gens se levèrent et firent résonner un gong auquel
un autre répondit de l'intérieur. Puis, descendant
de cheval, je fus introduit dans la place en
passant par plusieurs cours, en franchissant
plusieurs cases passages, pour être, finalement,
amené dans une grande pièce carrée, à terrasse et
véranda, remplie de tentures bleues et rouges, de
tapis, de nattes, de peaux, de coussins: la salle
d'audience. Peu après, le Moro-Naba entra, en
soulevant une tenture. C'était un grand gaillard
large, épais et bien trop gras. Une face luisante
de trop bonne chère, bouffie, peu sympathique; des
yeux au blanc jaune qui roulaient dans leurs
orbites aux trois quarts comblées par la
bouffissure. Dès qu'il s'assit, toute la suite
qu'il avait amenée avec lui s'inclina, le front à
terre, en saluant les coudes écartés et disant:
Lâfi, Lâfi, bénéré Lâfi, et en faisant claquer les
doigts. Cela dura un bon moment, car chaque groupe
de saluts fut répété trois fois. Enfin, le manège
s'apaisa et je fis dire par Petit au Balaoun-Naba,
confident de Moro-Naba placé à ses pieds,
respectueusement, que, étant de passage à
Ouagadougou, j'avais tenu à présenter au roi des
rois mes salutations et mes meilleurs voeux de
prospérité. Mes paroles furent répétées, et, en
retour, j'en reçus d'aussi protocolaires,
m'affirmant que le Moro-Naba était heureux de ma
visite et qu'il espérait que le pays me serait
propice. Puis des calebasses de dolo se mirent à
circuler et il nous fallut boire de larges
rasades. Ce dolo est la bière faite avec du mil
fermenté et, chez le Naba, renforcée avec du miel
sauvage, ce qui en faisait une espèce d'hydromel
très agréable à boire, mais aussi très alcoolisé.
On m'avait prévenu que ce Moro-Naba était un
ivrogne invétéré; aussi m'étais-je muni d'une
bouteille de Pernod que Petit lui fit remettre. Je
vis sa figure s'éclairer de joie à la vue de ce
cadeau qu'il appréciait si fort. Il fallut
continuer à boire jusqu'à extinction du dolo; puis
je pris congé. Je fus accompagné jusqu'au seuil de
la porte extérieure par une suite de dignitaires
et deux tam-tams qui scandaient mes pas, un sur
deux. Salutations, départ. Le lendemain était
réservé pour une visite aux Pères Blancs. Depuis quelque temps
-quelques mois ou quelques années- une mission des
Pères Blancs était venue s'installer au coeur du
Mossi, à Ouagadougou. On avait mis à leur
disposition un immense terrain dont la situation,
par rapport aux autres résidences, était telle que
chacune était à la porte d'un triangle: cercle,
Naba, mission. Aucun ne se touchait; chacun était
bien maître chez soi. Lorsque j'y allai, la
Mission se composait de trois Pères Blancs et d'un
frère. Je ne vis d'abord que deux de ces Pères, le
troisième, parti à la chasse, revint peu après, à
cheval, la robe troussée autour des reins, le
fusil à l'épaule. Il avait plutôt l'air d'un
pirate que d'un prêtre, avec sa grande barbe et
son casque de travers. Mais, une fois à terre, la
robe convenablement baissée, les paupières aussi,
la voix redevenue onctueuse et les manières
évangéliques, ce n'était plus du tout le même
homme. Cependant, c'était lui l'ingénieur de la
troupe. Ses deux collègues étaient plutôt confits
dans la méditation et la culture des petites âmes
noires. Le Père ingénieur était chargé de tous les
travaux extérieurs. C'est lui qui avait présidé à
la construction des bâtiments de la Mission,
logements, cellules, magasins, ateliers, chapelle,
écuries, etc... Au moment de ma visite, la grande
affaire était l'église qui montait. Elle avait
déjà atteint prés de trois mètres de hauteur, et
le constructeur espérait bien qu'elle serait
couverte -non terminée, mais couverte- pour la
prochaine saison de pluies. La couverture en
serait de paille, comme pour le reste, puisque
c'était le seul matériau possible dans le pays.
Plus tard, dit-il en regardant au ciel, nous
installerons une briquetterie-tuilerie et nous
ferons des tuiles plates cuites. Mais hélas, Il
faudrait que la Providence nous envoyât du bois ou
matière chauffante quelconque qui manque
complètement par ici. En attendant, nous nous
contentons de paille. Nos poutres sont là. Ce sont
de superbes rosiniers qui viennent de plus de cent
kilomètres d'ici, et il nous a fallu une grande
patience, une grande ténacité et énormément
d'hommes pour faire apporter ces masses. Enfin,
elles y sont. Quand il s'agira de les monter sur
les murs, nous aviserons. - Mais dis-je, si vous
les faisiez monter en même temps que les murs!
Brique par brique, vous n'auriez aucune
difficulté. Autrement, quand vous serez à dix
mètres, je ne vois pas par quels moyens vous
pourriez les hisser et les mettre en place. -
Tiens, dit le Père, c'est une idée, et nous allons
la creuser, le Frère et moi. Justement, il
passait, le Frère. C'était un fort gaillard,
habillé lui aussi d'une barbe étonnante, mais sans
sa robe. Il avait les mains pleines de mortier,
car c'était lui le chef de chantier, l'exécuteur
de son chef double-chef -en tant que supérieur et
en tant qu'ingénieur. Les procédés étaient ceux
qu'on emploie partout dans ce pays de l'A. O. F.
où il n'y a rien d'autre que le banco ou terre
triturée pour construire les maisons, murs,
édifices, tatas, mosquées, églises, etc... Pour
que cela change, il faut attendre l'arrivée d'un
chemin de fer qui, en apportant l'outillage, les
ferrailles, les bois d'industrie, la chaux, le
ciment, les vitres, les tuiles, etc... permettra
l'extraction de la pierre qui ne manque pas dans
le sol. En attendant, les Pères faisaient comme
tout le monde, cependant, à l'entendre vanter ses
méthodes et ses moyens, on pouvait croire que le
brave Père ingénieur avait tout inventé, grâce aux
lumières que la fréquentation quotidienne du Bon
Dieu lui dispensait, à lui seul, pendant que les
autres se contentaient d'admirer et de profiter.
Prêtre, ou mendiant, ou roi du calicot, l'homme
est le même partout et en tout temps. Ayant bien
admiré et félicité -pourquoi pas? Cela avait l'air
de leur faire tant plaisir à ces ex-hommes je pris
congé de ces Messieurs, les laissant à leur sainte
mission qui est, parait-il, d'évangéliser les
négrillons et les négrillonnes pour en faire de la
semence catholique. Bonté divine! Où la
présomption ne va-t-elle pas se nicher! Enfin, qui
sait? Dans cent, cent cinquante ans d'ici, on
pourra peut-être rencontrer, au Mossi une
population indigène bâtarde -beaucoup de mulâtres
- zézayant un français sabir et chantant avec
l'accent créole des stupidités dans ce genre: Moi
l'a monté là-haut dans li bois Mois l'entendis ‘ti
z'oiseau santé Moi l'a ‘conté co ça li la dit
Z"enfants négres n'a pas chrétiens Tout peut
arriver, donc ça aussi bien que le reste. A mon
humble avis, cependant, je crois bien que, en A.
O. F. , la meilleure religion avancée est la
religion musulmane. Elle est exempte des
complications incompréhensibles qu'on rencontre à
chaque pas dans notre religion chrétienne; elle
est facile à pratiquer: aucun accessoire, aucune
image, ni saints, ni saintes, ni rien de ce genre
et elle est combien plus proche de tous les
esprits humains. Mais ça, c'est une affaire à
part, qui ne doit pas m'empêcher de reprendre la
route de Bobo. Au contraire, ces graves questions,
jamais encore résolues, vont m'aider à faire filer
derrière moi le ruban de la piste, par les
méditations qu'elles vont me procurer
généreusement pendant que mon cheval avance
régulièrement de son bon pas cadencé. Car j'ai
acheté à Ouagadougou un beau cheval, superbe, de
belle taille, couleur bai-clair, marchant
merveilleusement. J'avais repris la piste. Pendant
quelques jours, le pays resta le même; mais
bientôt, il changea complètement d'aspect. Il
redevint plus brousse, avec des villages de plus
en plus espacés, une brousse de plus en plus dense
sans toutefois devenir forêt. C'est le pays des
Gourounsis, peuplades beaucoup moins évoluées et
riches que les Mossis, leurs voisins. Ces
Gourounsis ont une mauvaise réputation de
pillards, de personnages malfaisants. Je ne sais
si elle est justifiée par des actes: je n'en n'ai
pas été témoin. J'ai été reçu par eux très
calmement, mais leurs campements n'avaient plus
l'allure de ceux du Mossi. C'étaient de misérables
cases mal bâties, mal couvertes, rongées de
termites et remplies de toiles d'araignées. On
avait tout de suite l'impression que ce chemin
n'était pas fréquenté par les Blancs, et guère non
plus par les Dioulas noirs, car il ne conduisait
que vers le Lobi -mauvaise contrée- et vers Bobo
-lointain pays. Cependant, ce fut sur cette mauvaise
piste que je fis une rencontre providentielle,
comme on dit dans les romans bien faits. Ce jour
là, j'avais monté ma tente. Car j'avais dans mes
bagages une tente que j'avais choisie moi-même à
Paris, lors de mon départ pour l'A. O. F. en 1902.
C'était une belle machine carrée, avec double
toile extérieure, doublée, ou plutôt triplée à
l'intérieur par une étoffe verte, mât central en
trois parties s'emboîtant les unes dans les
autres, cordeaux, piquets, etc ... Tout
l'attirail, quoi! Je m'en étais déjà servi
plusieurs fois, mais dans le pays mossi où les
campements étaient magnifiques, elle était restée
roulée dans son étui. Ce jour-là, donc n'ayant
trouvé que de misérables cahutes pour m'abriter,
je fis monter la tente. La journée se passa très
normalement. Vers cinq heures, j'étais
confortablement installé dans ma chaise longue,
une pile de journaux par terre, prés de moi,
l'apéritif servi sur ma table, quand Petit
m'annonce l'approche d'un voyageur blanc. En
effet, il déboucha bientôt de la brousse un
cavalier européen, mais couvert d'un
invraisemblable casque, comme ceux que portent les
Anglais qui, peut-être, les trouvent bien beaux.
Une troupe de porteurs suivait, ainsi qu'une garde
de deux espèces de soldats en kaki, ceinture verte
et chéchia rouge, mais pas du modèle de celles que
portent les Tirailleurs, et sans armes. La troupe
s'arrête; je me lève vivement, vais au devant du
cavalier qui met pied à terre, et je me présente:
- Hubin, commerçant, allant à Bobo-Dioulasso. -
Major..., consul d'Angleterre à Dakar, me fut-il
répondu par le monsieur, avec l'accent anglais
dans sa plus grande pureté. Cependant, avec cet
accent, il parlait suffisamment bien le français.
Je l'invitai immédiatement à se rafraîchir,
pendant que ses gens montaient son campement, une
tente également, mais d'un modèle plus compliqué
et plus anglais que la mienne. Il accepta très
volontiers ma chaise longue que je lui cédai, et
un bon verre de Pernod qu'il fit immédiatement
succéder par un autre, et encore par un troisième.
Diable, me dis-je; s'il continue ainsi jusqu'au
soir, qu'est ce que ça va donner? Mais il s'arrêta
à ce troisième. - Cette soâr, me dit-il, whisky
and soda. très bon pour la complexion. Aimez-vô
whisky and soda? - Oui à l'occasion. - Aoh! Le
occasionne il est bonne. Plenty whisky, Plenty
soda dans mon luggage. - Bien entendu, vous
partagez mon repas? - Yes, avec plaisir. Je avai
aussi beaucoup des conserves. - Oh! Ce ne sont pas
des conserves que je vous présenterai. Voici le
menu: potage vermicelle julienne-poulet bouilli
avec légumes -poulet sauté et petit pois- salade
de palmier. - Aoh! très belle, votre méniou. Vous
avaie dit: salade de palmier? - Oui. C'est avec le
coeur des jeunes rosiniers que nous faisons cette
salade. Cela a un peu l'aspect du céleri coupé en
tranches, mais un goût tout à fait particulier et
très agréable. Vous verrez. - Yes. Puis, pendant
le repas, qui fut trouvé excellent, nous parlâmes
de choses et d'autres. Lui, il venait de traverser
en entier l'A. O. F. depuis Dakar, avec une
permission spéciale du gouvernement français, pour
se rendre compte de la manière dont nous
aménagions cette vaste contrée. Ses critiques
étaient plutôt flatteuses pour nous. Il rentrait à
la Gold-Coast par le Nord. Il devait, deux jours
plus tard, bifurquer sur sa droite et prendre la
piste des Dioulas qui vont de Ouagadougou à Oua,
le premier poste anglais, tout au nord de la
colonie de la Gold-Coast, en dessous du pays
gourounsi qui est à cheval sur la frontière
séparant nos deux souverainetés. Je lui demandai,
naturellement, des renseignements sur le trafic du
bétail entre notre pays et le sien, surtout en ce
qui concernait Koumassie où il se rendait. Il me
confirma ce que le Capitaine Machin de Ouahigouya
m'avait dit. Alors, je lui fis part de mon
intention de tenter l'opération et d'amener un
fort troupeau à Koumassie, moi-même. - Aoh! très
bonne ,votre idaie, très bonne. Peut-être
pourrez-vous commencer un courant régulièr du
commerce du boeuf avec Koumassie. Yes, vous devaie
commencaie. _ Dans ce cas, Monsieur le Consul,
seriez-vous assez aimable pour me donner un mot de
recommandation pour les autorités anglaises de la
Gold-Coast que je vais trouver sur ma route? -
Très volontairement, cher Monsieur. Oui, je
donnaie tout de souite. Boy! Writing Paper! Quick!
Et séance tenante, sur une belle feuille de papier
officiel, revêtue de la couronne et des lions
britanniques, il me fit une très belle lettre
d'introduction, pour toutes les autorités
anglaises de la Gold-Coast. Je l'en remerciai
chaleureusement. Décidément, il fallait que
j'aille accomplir mon destin qui, de toutes parts,
me poussait vers Koumassie par toutes sortes de
chaînes et de trames sans liaisons visibles entre
elles. Car, enfin, il fallait qu'il y ait
préméditation quelque part, puisque tout, autour
de moi, se liguait pour me diriger de ce côté,
impérieusement. En tout cas, dès que j'eus ce
document en ma possession, je ne doutai plus un
seul instant de mon sort. Je savais que j'irais en
Gold-Coast avec le beau troupeau de beaux boeufs
de Ouagadougou dont le souvenir me hantait. Oui,
je décidai cela le lendemain même, en méditant sur
mon cheval. Si la Niger-Soudan accepte, me suis-je
dit, c'est bien. Si elle refuse l'affaire, je la
fais pour mon propre compte. Je donnerai ma
démission. J'ai suffisamment de fonds par devers
moi pour me lancer dans cette entreprise qui
m'attire et m'enchante. On s'était quittés, le
Consul et moi, très tard le soir, après avoir
absorbé un nombre impressionnant de whiskies and
sodas. Lui surtout! Ah! Le bougre, comme il
s'enfilait ça! Et comme soda dans le verre,
c'était autant dire néant. Il avait une grande
bouteille spéciale dans le chapeau de laquelle on
introduisait une capsule ovoïde contenant de
l'acide carbonique concentré. Quand la capsule
était prisonnière dans le capuchon, on appuyait
sur un déclic qui percutait la dite capsule.
L'acide carbonique, libéré, pénétrait dans le
siphon et se mélangeait de force avec l'eau
filtrée qui y était contenue. très pratique en
voyage. Mais comme je viens de le dire, ce
soir-là, c'est à peine si mon Consul laissait
tomber quelques gouttes de ce soda dans sa large
ration de whisky. En tous cas, il me fit cadeau
d'une bouteille entière, en échange de laquelle je
lui laissai deux demi bouteilles de champagne.
La piste suivie me mena
sur les rives de la Volta Noire qu'il fallait
traverser. Bien longtemps avant d'y arriver, le
pays était devenu désertique, couvert d'une
brousse épineuse rébarbative laissant une
impression désagréable, et cela pendant plusieurs
heures. Puis la végétation verte annonça la
présence du cours d'eau. On arriva au cours d'eau
lui-même, lugubre d'aspect, avec son eau noire
donnant bien son nom à la rivière, immobile, à
reflets plombés, couverte de nénuphars et de
grosses araignées hautes sur pattes marchant,
aériennes, sur cette eau visqueuse. C'est une
région absolument abandonnée de tout élément
humain; C'est la région redoutée de la mouche
tsé-tsé, mortelle au gros bétail, et qui donne aux
humains la maladie du sommeil, mortelle aussi. Un
être cependant s'y trouvait: le passeur avec son
bac, car il n'y avait pas de gué. Mais ce passeur,
mis là de force par l'administration, n'y
demeurait pas. Il y venait vers 9 heures du matin
et s'en retournait bien avant la nuit dans son
village lointain. On savait qu'en dehors de ces
heures-là on ne passait pas la rivière: c'était
trop dangereux. Le passeur nous passa sans
encombre, jusqu'à nos chevaux qu'il ne voulut pas
laisser traverser l'eau par eux-mêmes. "Y a pas
bon, dit-il; cheval même chose n'homme" C'était aussi la région
préférée du gros gibier: panthères, léopards,
phacochères, hippos, éléphants, caïmans et autres
bénédictions du ciel. Mais nous n'en eûmes aucun
écho. Des traces fraîches sur le sol de la piste,
oui; une passée d'éléphants toute récente, car les
fientes fumaient encore. Probablement le troupeau
paissant à proximité avait-il été dérangé par le
bruit que nous faisions. Le soir, nous eûmes une
alerte causée par ce même troupeau ou un
identique. J'avais fait monter ma tente, là aussi,
car réellement, il n'y avait pas moyen de se
servir des cases du village. Vers dix heures,
alors que tout était calme, j'entendis des cris
s'élever au loin, se rapprocher en s'amplifiant et
un bruit formidable de branches cassées, de galops
lourds. Une masse sombre passa rapidement à une
vingtaine de mètres de ma tente, suivie d'une
vingtaine de mastodontes filant à toute allure,
chassés par la horde hurlante de gens du village.
Puis tout s'éteignit dans le lointain. Enfin, la lettre attendue
arriva. C'était un refus catégorique, signé
Legrand. Il me disait entr'autres choses qu'il ne
pouvait prendre la responsabilités d'envoyer un de
ses agents Blancs dans des contrées aussi
lointaines, surtout avec l'obligation de traverser
le pays des Gourounsis, réputés très mauvais.
Cette réponse ne me surprit pas le moins du monde:
je m'y attendais. Alors, je procédai comme je
l'avais décidé: j'envoyai ma démission. Seulement,
me souvenant du procédé cavalier par lequel on
m'avait soustrait ma maison -ce qui par ailleurs
avait été avantageux pour moi- j'envoyai ma
démission par un télégramme ainsi conçu: "Prière
accepter démission. Impossible continuer mes
services maison dont direction si piteuse et si
lamentable. Signé: Hubin" Attrape, Père Legrand.
Avec ça sur le crâne, tu seras bien obligé de
l'accepter, ma démission. Et il l'accepta
parfaitement. Je reçus, quelques jours après, un
télégramme me donnant acte de ma démission,
protestant contre opinion déplacée, et m'informant
que mon successeur se mettait en route pour
prendre la suite des affaires du comptoir. Le
successeur ne se la foulerait pas en prenant cette
suite. Il arriva quinze jours après, en la
personne de Sabatier lui-même, l'homme du mil sur
le Niger, le fondé de pouvoir à propos de qui
Pillot m'avait fait rentrer en France. Nous
n'avions pas pour cela de mauvaises relations
ensemble. Je ne lui en voulais pas le moins du
monde, et lui ne me gardait pas rancune non plus.
La passation du service fut bientôt faite.
L'inventaire ayant été fait consciencieusement par
moi, un mois auparavant, il fut facile à Sabatier
de contrôler. En une heure, l'affaire fut
terminée. Il n'y avait d'ailleurs plus que de
pauvres rossignols, plus aucun article pour
Européen. Tout ce qui était mangeable et buvable,
je l'avais acheté pour mon compte, en prévision de
mes prochaines randonnées. Sabatier dut même aller
s'approvisionner chez ses confrères de la place,
et il fut stupéfait de constater la pénurie réelle
dans laquelle on avait laissé ce comptoir, malgré
mes demandes réitérées. Quant à l'argent, il n'y
en avait pas non plus. Tout ce qui avait été
disponible était dans mes caisses à moi,
personnellement et légitimement: mes
appointements, mes indemnités de popote, le
remboursement de ma maison, ma participation aux
bénéfices de l'année 1903, tout ça avait -ric et
rac- pu être disponible pour moi. Charité bien
ordonnée commence par soi-même. Je ne me souciais
pas de faire pour le compte de la Niger-Soudan des
achats avec de l'argent liquide qui me revenait de
droit. Ces achats-là, j'étais assez grand pour les
faire à mon propre compte. Je quittai donc
Bobo-Dioulasso dégagé de toutes obligations envers
quiconque, et pris à l'envers la route que je
venais de parcourir, c'est à dire que je me
dirigeai vers Ouagadougou, avec toute ma suite,
cette fois, les femmes de mes gens étant aussi de
la partie. J'avais acheté deux ânes pour ces
femmes et elles s'en servirent comme elles
voulurent. Douze jours après, nous étions de
nouveau en pays Mossi, installés dans un groupe de
cases toutes neuves que Koundia nous avait
dénichées tout prés du poste. C'était parfait. Les
femmes organisèrent leurs foyers dans ce groupe
familial bien entouré d'un grand mur en torchis,
encerclant une dizaine de cases propres, saines,
bien aérées, damées. C'était la grande aisance en
pays primitif, et, ma foi, j'y ai goûté là la
saveur encore plus fine d'une liberté encore plus
grande! Cette fois j'étais mon maître, absolument,
totalement. Je m'en sentais une joie intérieure
intense.
#Table
PREMIERE EXPEDITION
VERS LA GOLD - COAST
1904
Fin avril ou
commencement mai, je me mis en route avec le
troupeau. A Ouagadougou, j'allais le visiter tous
les jours, mon troupeau que j'avais acquis et payé
comptant au Capitaine Zéde. Je tenais à être
familiarisé avec ces bêtes, et surtout, je
désirais être bien connu d'elles. C'est Koundia
qui m'avait donné ce précieux tuyau, comme ce fut
elle qui, par la suite, m'expliqua les moeurs de
ces animaux mi-domestiques de la brousse. Les
premières fois, elle m'accompagna d'abord
jusqu'auprés de l'enceinte, mais à l'extérieur, où
ils étaient parqués pour la nuit. Puis, petit à
petit, elle me fit pénétrer à l'intérieur, en
flattant elle-même les gros taureaux inquiets qui
commençaient à souffler fort. Un autre jour, je
vins avec une plaque de sel dans ma main. Les
taureaux me flairant sans plus souffler,
s'enhardirent même jusqu'à lécher la plaque de
sel, timidement d'abord, puis, tentés, ils
devinrent très familiers, et, par la suite,
lorsque j'arrivais prés de leur parc, vite, ils
fonçaient sur moi en bousculant tous les autres.
Mais ce n'était pas par fureur, c'était par
gourmandise. Et il fallut que je fasse attention,
car ils se chamaillaient entre eux pour lécher le
sel, et, dans la bagarre, j'aurais pu facilement
attraper un coup de corne. Ensuite, je pris
l'habitude d'aller les retrouver sur les lieux de
leur pâturage qui changeait tous les jours, à
cheval, avec Tiémaran, de façon à bien les
habituer à moi sous tous mes aspects. Nous étions
arrivés à une entente cordiale absolue, et je
commençais à connaître un peu leurs moeurs.
Koundia m'avait en effet expliqué la réaction des
bêtes que l'on réunit, venant de provenances
diverses, les animaux ne se connaissant pas entre
eux. S'ils sont de même sexe, boeufs par exemple,
comme le sont la plupart, ils se tâtent
mutuellement, ils deviennent sympathiques ou
antipathiques. Déjà il se forme deux groupes bien
marqués, sans hostilité entre eux, mais avec une
séparation nette. S'il survient d'autres unités,
celles-ci s'amalgament soit dans un groupe, soit
dans l'autre. Quand le troupeau prend une grande
importance, comme le mien par exemple, il peut
même y avoir trois groupes, même s'il ne s'agit
que de boeufs. Si on introduit un taureau,
immédiatement celui-ci prend la maîtrise de tout
le lot, mais a une préférence marquée pour le
groupe le plus nombreux. Un deuxième taureau
est-il ajouté? Alors il y a lutte entre les deux
mâles, lutte certaine, inévitable, pour établir
visiblement une suprématie. Et il arrive que le
deuxième taureau s'étant montré le plus fort,
chasse l'autre de la tête de son groupe pour
prendre sa place, le premier devant se résigner à
devenir le chef d'un autre groupe moins important.
S'ils sont de même force, ce qui arrive souvent,
le premier garde sa royauté et l'autre prend sous
sa coupe les sujets disponibles. Dans mon
troupeau, il y avait une trentaine de taureaux;
mais trois seulement s'étaient révélés les plus
forts, à égalité. Tous les autres avaient été mis
knock-out les uns après les autres. Ils étaient
donc rentrés dans le rang. Dès qu'il fut bien
établi entre eux que ces trois taureaux-chefs, un
noir, un fauve et un pie, étaient maîtres, tous
vinrent s'agglomérer autour de chacun d'eux,
suivant leur sympathie personnelle. Et, en
quelques jours, s'étaient formés trois groupes
bien distincts pour les yeux des bergers qui
passent leur existence au milieu de ces superbes
bêtes et les connaissent merveilleusement. Ils
savaient exactement combien de têtes chaque groupe
comportait, et aussi à quel groupe appartenait tel
ou tel boeuf momentanément isolé dans la brousse.
De par cette institution absolument naturelle,
instinctive, de la hiérarchie du commandement -les
hommes n'ont rien inventé d'original dans cette
matière- le calme et l'harmonie régnaient en
maîtresses parmi ces deux cents grosses bêtes.
Toutes ensemble, elles obéissaient passivement aux
directives de leurs cow-boys, sachant très bien
que ceux-ci ne leur donneraient que des directives
-pour ainsi dire- bovines. Et ils avaient
confiance en leurs gardiens. Pour la route,
j'avais ajouté trois vaches: une pour chaque
groupe. Le chef-berger m'avait expliqué qu'avec
ces trois vaches, il serait plus facile de faire
face aux quelques difficultés du voyage, telles le
passage des rivières par exemple. Pour conduire le troupeau en
Gold-Coast, j'avais arrêté quatre bergers peuhls
des environs de Ouagadougou, qui s'étaient occupés
des bêtes dès que je les eus achetées. Ils
s'étaient bien habitués les uns aux autres et ces
bergers étaient ravis, paraît-il de pareille
aventure qui allait leur permettre de se faire
quelques fonds. Je les payais à raison de trente
francs par mois chacun, tout compris, et, sur leur
demande, je ne leur donnai qu'une avance de quinze
francs. A l'arrivée à Koumassie, dés la vente des
boeufs, je devais leur payer leur route d'aller et
celle du retour, soit environ quatre mois en tout:
80 jours, à l'aller, avec les boeufs, 40 jours au
retour, libres. En outre, après la vente, je leur
donnerais, à titre de gratification, un franc par
bête vendue, c'est à dire arrivée vivante là-bas.
Chacun d'eux pouvait donc bien espérer recevoir
une somme globale de cent-quarante francs, payable
en monnaie anglaise. Avec cette somme en pounds,
ils achèteraient chacun soit une charge de noix de
kolas, soit une charge d'étoffes qu'ils
rapporteraient sur leur tête et seraient vendues
au moins le double de leur prix d'achat sur le
marché de Ouagadougou. C'était donc une très bonne
aubaine pour ces bergers que je n'eus aucun mal à
découvrir, ni à engager. Je laissai à mes cases
les femmes Ouria et Aminata, mais, bien entendu,
j'emmenai Koundia qui était ravie de faire cette
expédition comme moi de l'y emmener, car elle
était très précieuse en route, connaissant bien
les langues, les coutumes, et sachant faire valoir
son prestige de femme de Blanc, la mâtine! C'était
bien ce qu'il me fallait pour pareille entreprise,
tout de même un peu téméraire. Elle n'avait pas de
précédents. Je me mettais quand même en route sans
appréhension. Les Gourounsis? Surfaits, les
Gourounsis. J'y fus parfaitement reçu, très
gentiment, même. Il n'y avait pas de cases de
campement chez eux; mais dans beaucoup de
villages, j'eus quand même de grandes cases à ma
disposition au milieu des autres. J'eus des
porteurs tous les jours, sans récriminations,
automatiquement. Les porteurs de Ouagadougou
m'ayant quitté au premier village gourounsi, dix
de ceux-ci prirent mes colis et les portèrent à
l'étape suivante; et ainsi de suite jusqu'à Oua.
Là, un changement se produisit, dont le résultat
fut tout aussi pratique. J'étais arrivé au premier
poste anglais, après avoir passé la Volta Blanche,
celle qui traverse le Mossi, presque à sec à ce
moment. Puis le terrain s'était mis à monter
lentement jusqu'à un plateau assez bien fourni en
herbe jaune et drue. De l'autre côté de ce
plateau, une immense cuvette remplie de groupes de
cases, à l'infini, comme au Mossi, et, au milieu,
sur une éminence arrondie, de grands bâtiments
pour Européens au milieu desquels flottait au
vent, hissé au haut d'un grand mât de sémaphore,
le drapeau rouge anglais, écartelé au coin
supérieur du Jack bien connu dans le monde entier.
C'était le poste frontière de Oua, en Gold-Coast.
J'y fus parfaitement reçu par un officier qu'on
appelait "captain", d'où je conclus qu'il était du
grade de capitaine, ce dont il m'eut été, sans
cela, difficile de me rendre compte. Il était en
corps de chemise kaki, les manches retroussées
jusqu'au dessous des coudes, culotte de cheval,
bottes et grand casque anglais recouvert de toile
kaki. Seuls des insignes que je ne savais pas
différencier étaient accrochés à une patte
d'épaule sur la chemise. C'était la tenue
ordinaire de jour, de service, de route, de
campagne. Ce capitaine me fit conduire par un
soldat à une grande case carrée avec véranda
circulaire où, aussitôt après, des gens
m'apportèrent de l'eau en quantité et diverses
autres choses. Je me changeai complètement et me
rendis à l'invitation de Messieurs les officiers,
au nombre de deux: le Capitaine déjà vu et un
lieutenant, vêtu exactement comme son supérieur,
avec un insigne de moins à l'épaulette de sa
chemise. Confortablement assis sous la véranda de
leur salle à manger, nous prîmes force cocktails
bien tassés, au whisky, cognac, gingembre, ale;
etc... Le lieutenant parlait un peu le français,
moi pas du tout l'anglais, mais on se comprenait
très bien quand même. Je montrai ma lettre de
recommandation du consul anglais et l'effet en fut
épatant. J'en fus presque embrassé! J'eus
l'occasion de mesurer là, en Gold-Coast, la
puissance d'une recommandation officielle anglaise
auprès des autorités anglaises. Ce fut un
changement d'attitude immédiat. Auparavant, ils
étaient corrects, mais réservés. Après avoir pris
connaissance de mon talisman, ils devinrent
empressés, aimables, déférents, causeurs, enjoués.
Et, de fait, je fus leur hôte totalement pendant
mon séjour de deux jours à Oua. Seulement, quelle
cuite ils ramassèrent, mes deux gaillards, en
l'honneur de cet événement! Car pour eux, c'était
un événement: un Blanc, un Français, dévalant dans
leur pays avec un magnifique troupeau de boeufs,
et muni d'un passe-partout de consul d'Angleterre!
Bigre, ça valait la peine d'être arrosé. Ce le
fut, copieusement. Moi, bien sûr, j'étais de la
beuverie, mais je ne les suivais que de loin, très
loin. Jamais je n'aurais pu supporter pareil
régime! Et chez nous, on nous casse les oreilles
avec la soi-disant manie de nos coloniaux d'aimer
les alcools, les boissons fortes, les absinthes et
autres! Quel sucrerie que cette pauvre petite
manie, obligatoire, de nos coloniaux, avec leurs
quelques verres d'apéritif! Il est vrai qu'ils
"toastent" très souvent: pour la reine, pour le
roi, le prince de Galles, la belle France,
l'entente cordiale, le drapeau de chaque pays, et
puis encore, pour n'importe quoi. Quand on change
de liqueur, la litanie recommence! Non, je vous
dis c'est inimaginable! Bien entendu, le whisky
est toujours de la fête. Le premier jour, c'est à
dire le premier soir qui ne s'est terminé qu'après
minuit, on a clôturé la séance par un whisky and
soda monstre: dans une grande calebasse, le
capitaine a vidé une bouteille entière de whisky,
et le lieutenant y a ajouté, en guise de soda, la
bouteille de champagne que j'avais apportée bien
modestement. Et nous bûmes la mixture jusqu'à la
dernière goutte!
Ce
poste frontière anglais était occupé par environ
une compagnie de Tirailleurs noirs dont presque
tous venaient du pays Haoussa, au nord de la
Nigéria. Il y en avait de deux sortes qu'on
distinguait seulement par les chéchias: les unes
étaient rouges, pour les Tirailleurs proprement
dits, les autres vertes, portées par les
garde-frontière douaniers.Il y avait plusieurs
sous-officiers blancs; mais, chez les Anglais,
il y a une telle démarcation entre l'officier et
le sous-officier qu'ils ne se fréquentaient
jamais en dehors des heures de service. La
distance est beaucoup plus marquée que chez
nous. Je me suis donc contenté de les saluer
lorsque je les rencontrai dans le poste. Toute
l'administration, bien que sous l'autorité du
Capitaine, était entre les mains de secrétaires
noirs, parlant un anglais impeccable. Ils
étaient tous nègres, y compris le receveur et
les employés des Postes et Télégraphes. Chez
nous nous n'en sommes pas arrivés à ce stade de
la civilisation des Noirs. Cependant, on force
aussi leur instruction, à ces indigènes de nos
colonies. Pour en faire quoi? Nous verrons bien.
En attendant, je dus payer deux shillings par
tête de bétail comme droit d'entrée et de
circulation sur le territoire de la
Gold-Coast.La douane ne perd jamais ses droits,
nulle part. Ce fut un superbe nègre parlant bien
le français qui m'apporta ma quittance toute
préparée: 200 boeufs, quatre cents shillings,
soit vingt livres-sterling, soit cinq cents
francs. Vlan! Il y a, comme ça, toujours un peu
d'imprévu en voyage: le whisky, la douane.
Qu'allais-je trouver plus loin? Tant que ce ne
serait pas plus terrible, ça pourrait aller. Je
partis de Oua en y laissant mes deux ivrognes
pas ivrognes du tout: buveurs, seulement,
puisqu'Anglais. Au sortir du cirque de
montagnes, je trouve mon troupeau arrêté. Qu'y
a-t-il? Un soldat à chéchia verte s'avance.
Sabe! Fait-il en Bambara! Ah! oui, le reçu de la
douane. Je le lui montre et c'est fini; la porte
s'ouvre; on peut passer: il représentait la
petite croix blanche que les gabelous chez nous
apposent sur les valises visitées par un
collègue plus ou moins aimable.
Le pays ne change guère d'aspect. C'est toujours et
partout la même brousse qu'on trouve, comme au
Soudan et au Sénégal. Seulement l'herbe pousse en
abondance partout et mes boeufs s'en payent à panse
que veux-tu. Ils se comportent admirablement, mes
boeufs. Aucun signe de fatigue, de malaise
quelconque. Tous broutent leur content avec appétit.
Ils n'étaient guère changés dans leur régime de
pâture. Au Mossi, ils passaient toute la journée en
rond, en tournant toujours dans le canton où on les
conduisait. Ici, en route, ils paissent en long,
voilà tout, en suivant le sentier à droite et à
gauche, à leur fantaisie, sous l'oeil des bergers
nonchalants et attentifs. Moi et mes gens, nous
partions le matin d'assez bonne heure, sans nous
occuper autrement du troupeau. Celui-ci quittait son
parc un peu plus tard, après que la rosée du matin
avait été bue par le soleil; car il paraît que
l'herbe mouillée par la rosée est très nocive pour
le bétail. Les bergers savent. Ils se mettaient
alors en route lentement et faisaient ainsi leurs
vingt, vingt-cinq kilomètres, à raison de trois ou
quatre à l'heure, suivant que l'herbe était
abondante ou rare. En arrivant à l'étape, les boeufs
continuaient à paître en rond pendant qu'un ou deux
bergers établissaient le parc pour la nuit. Ce parc
était surtout constitué avec des branches d'épines
que mes porteurs coupaient et mettaient en tas dans
un endroit jugé propice par le chef-berger. Je
donnais deux shillings à mes porteurs pour cette
petite corvée supplémentaire. Avec ces branches
épineuses, les bergers faisaient un grand cirque
avec une large ouverture servant d'entrée au
troupeau qui s'y rendait, lorsque c'était le moment,
avec une docilité exemplaire. Ils avaient
l'habitude. Une fois qu'ils étaient tous entrés,
l'ouverture était bouchée par d'autres épines et mon
bétail n'avait plus qu'à ruminer à son aise. Les
bergers s'occupaient alors de leur tambouille et se
faisaient chacun un petit feu auprès duquel ils
allaient s'étendre pour la nuit, qu'ils passaient,
dispersés autour du troupeau. Dès que, dans le parc,
un remue-ménage se produisait, une bataille par
exemple, les bergers faisaient entendre certaines
paroles qui ramenaient le calme dans la grande
arène. Mais il y eut des épouvantes. La première
fois que cela advint, je fus d'abord terrifié, ne
sachant ce qui arrivait. C'était en pleine nuit
noire, c'est-à-dire sans lune. J'étais sous ma tente
comme de coutume, à dormir bien profondément, quand
je fus réveillé en sursaut par un bruit de tonnerre
qui aurait piétiné le sol. Aussitôt, une série de
grands cris s'éleva près de moi, dans la direction
du parc. Les cris redoublèrent, mais le fameux
roulement s'atténua puis cessa, et les cris
s'éloignèrent. Je me levai vivement - j'étais en
pyjama - et je demandai ce qui était arrivé. - C'est
les boeufs, me dit Koundia, sans s'émouvoir. - Quoi,
les boeufs? - Tes boeufs sont sauvés dans la brousse
- Ah! et alors? - Alors, les bergers y en a courir
après pour les rattraper! - Et tu crois qu'ils vont
les rattraper? - Oui; tu verras. Si y en a trop
loin, ils reviennent seulement demain. - Comment
cela, demain? Mais où sont-ils? Pourquoi se sont-ils
sauvés? - Moi pas savoir encore. Peut-être y en a
lion ou panthère qui vient souffler autour du parc.
Bergers y en a dire quand ils revient! Rien tu peux
faire maintenant; seulement toi coucher encore et
toi dormir. Tous ton boeuf il revient sûrement.
J'avais déjà été prévenu de la possibilité de cette
fuite soudaine; elle ne me surprenait pas comme
événement, mais elle me surprenait dans ma
tranquillité. Je ne m'étais pas représenté
l'événement arrivant à mon troupeau. Mais il fallait
bien s'incliner devant le fait. Au petit jour,
j'allai avec Koundia voir ce que le parc pouvait
nous dire d'après les traces. C'était en effet,
l'arrivée de deux lions - le mâle et la femelle
probablement - qui avait déterminé la panique. On
voyait franchement les traces de leurs pattes à des
endroits différents. Il n'y avait aucune victime
chez les boeufs car aucune tache sanglante n'était
restée sur le sol; mais la peur instinctive et
ancestrale avait fait prendre au troupeau le seul
moyen de défense à sa disposition: la fuite. Mais la
fuite où? Dans quelle direction? Pendant combien de
temps? Toutes interrogations à vide, sans réponses
pour moi. Je pris donc le seul parti à prendre
rester sur place jusqu'au retour du troupeau au
complet. Ce qui me rassurait, dans cette inquiétude
de néophyte devant cette première manifestation,
c'était la tranquillité de Koundia. Plusieurs fois,
me voyant songeur, anxieux, elle me dit: - Toi pas
gagné malheureux. Ton boeuf, il viendra. - Tu es
sûre? - Oui. Moi y en a bien connaît manière boeuf
dans la brousse. Même chose partout. Jamais boeuf
perdu. Toujours trouvé. Quelquefois trois jours,
quatre jours. Quand même y en a toujours trouvé.
Toute la journée se passa sans voir rien venir.
J'étais quand même sur des épines. L'imagination
était rapidement partie à la dérive et battait la
campagne d'une effarante façon. Ca n'allait pas du
tout. Cependant, à la tombée du jour, un fort
troupeau s'annonça dans les abords. C'étaient mes
boeufs qui revenaient bien tranquillement en
broutant, comme tous les autres jours! Mais ils
n'étaient pas au complet. - Non, me dit le
chef-berger; il n'y a que deux groupes de retrouvés,
celui du taureau noir et celui du taureau fauve;
l'autre groupe, celui du taureau pie n'est pas
encore là. Il reviendra demain sûrement. - Et
ceux-ci, où les avez-vous retrouvés? - Oh! loin
par-là - il me montre la direction de l'Est - C'est
ce matin seulement qu'on les a rejoints, grâce à
leurs traces dans la brousse; ils étaient calmés. -
Etaient-ils tous ensemble? - Non. Les deux groupes
étaient séparés, mais pas très loin l'un de l'autre,
à peine une heure de marche. - Et comment est
survenue cette panique? - C'est le lion qui est venu
rôder autour du parc. Les feux des bergers étaient
éteints; alors le lion a osé s'approcher et son
odeur à produit la panique avant que nous ayons pu
calmer les bêtes. - Bon. Nous attendons ici
aujourd'hui encore. Cette
fois, j'étais déjà à moitié rassuré et je comptais
bien revoir la cinquantaine de têtes qui me
manquaient. Je n'attendis d'ailleurs pas bien
longtemps car, dans le courant de la matinée, un
autre berger vint m'annoncer que le groupe perdu
venait de rejoindre le gros de la troupe à la
pâture. Tout le monde était réuni. J'en étais
quitte pour une expérience de plus à mon actif; et
je compris beaucoup mieux alors ce que Koundia
m'avait expliqué au sujet des habitudes de ces
grosses bêtes. Au moment de la panique, le jeu des
trois groupes avait fonctionné parfaitement. Bien
que tous, instantanément soient partis en une
fuite éperdue, ils ne l'avaient fait que
regroupés, instinctivement, autour et en arrière
de leur taureau chef de groupe, si bien qu'à peu
de distance du parc, chacun de ceux-ci ayant pris
une direction différente, ces groupes s'étaient
trouvés écartés à des distances considérables les
uns des autres lors de leur arrêt. Cet arrêt était
survenu lorsque les bêtes s'étaient senties à bout
de forces: généralement au bout de trois heures,
quelquefois moins. Mais à allure folle qu'elles
prennent, cela représente une trentaine de
kilomètres de leur point de départ. Joli saut,.
Les bergers connaissaient cela. Dès que
l'événement se produit, ils partent immédiatement
derrière le troupeau évanoui et suivent
attentivement les traces laissées par le bris et
le tassement de la brousse. Lorsque les traces
bifurquent, ils se séparent en bifurquant eux
aussi, certains de retrouver leurs groupes au
complet quelque part. Il arrive souvent, c'est le
cas le plus fréquent en pays très peuplé, que la
panique du troupeau cesse à la vue d'un village ou
d'un autre parc de bovins. Dans ce cas, une heure
ou deux après, il est revenu à son point de
départ. Mais le soir de ma première panique, à moi
aussi, les villages étant éloignés les uns des
autres, les groupes ont filé droit devant eux
jusqu'à essoufflement. Je venais de recevoir une
leçon de choses, vécue sous mes yeux. Je me
formais et devenais, peu à peu, cow-boy, moi
aussi. Fallait bien! Une autre leçon de choses me
fut donnée quelques jours plus tard, lors du
passage de la Volta. Cette rivière, ce fleuve
plutôt, est formée, comme je l'ai dit, de deux
branches principales, prenant toutes deux leur
source en A.O.F. La branche de l'Ouest, la Volta
Noire, de mauvaise réputation, coule au Sud après
avoir contourné le poste de Koury, au Nord de
Bobo-Dioulasso. Elle sert de frontière entre la
Gold-Coast anglaise et notre A.O.F. sur un long
parcours, puis s'incurve à l'Est en pénétrant
franchement en territoire anglais. La branche Est,
ou Volta Blanche, descend du Mossi, après avoir
arrosé les plaine de Mané, de Boussouma, de
Tenkodogo, et pénètre en Gold-Coast dans le
territoire des Gourounsis. Elle descend alors vers
le Sud et rejoint l'autre branche pour ne plus
former qu'un fleuve large, profond, au courant
très rapide en saison des hautes eaux. Lorsque
nous arrivâmes sur ses bords, rive gauche, la
saison des pluies était déjà commencée depuis
quelque temps, et le fleuve avait déjà
passablement grossi. L'eau, claire en temps
ordinaire, en était toute jaune. A l'endroit où
nous nous trouvions, il avait bien à peu près la
largeur de la Garonne à Bordeaux, sous le pont.
Vue de la rive, cette eau présentait un obstacle
sérieux qu'il fallait vaincre de toute façon.
Personnellement, je n'étais pas très rassuré sur
la suite de l'opération. Mais je me faisais une
raison: du moment que depuis des siècles, le
bétail du Mossi passe par ici, traverse le fleuve
en tout temps, il n'y a aucune raison pour que mon
bétail, parce qu'il est le mien, ne se comporte
pas comme tout le reste. Et puis, j'appelais à mon
secours mes expériences personnelles anciennes. Je
n'avais pas de peur, ni de crainte matérielles:
c'était, en moi, l'angoisse du propriétaire en
face du risque que court sa propriété. Je le
sentais bien que ce n'étais que cela. Alors, j'y
mis le holà en me forçant à me figurer n'être
qu'un type désintéressé de la valeur du troupeau,
mais intéressé par amour- propre de chef, de
colonial, de broussard, à la réussite d'une
opération difficile. Et puis, était-ce si
difficile que cela? Je regardais mes gens l'un
après l'autre et, sur aucun, je ne vis d'autre
signe que le signe normal de quelqu'un qui attend
que tout soit prêt pour le passage, sans autre
marque d'une inquiétude quelconque. Je voyais bien
à leur attitude à tous, porteurs, bergers, boys,
Koundia, que pour eux, c'était une affaire aussi
banale qu'une autre, qu'ils allaient résoudre en
employant les moyens habituels. Je ne parus pas
non plus plus excité que d'habitude et je laissai
faire les gens sans les stimuler de quelque façon
que ce soit: c'était encore le meilleur moyen d'en
obtenir le meilleur rendement et cela me
permettait en outre d'observer attentivement tous
les mouvements qui allaient se produire, se
combiner, pour obtenir le résultat désiré. Tout
d'abord, ce sont mes porteurs et moi qui sommes
arrivés au bord du fleuve. A cet endroit, la
berge, sur une grande largeur, s'abaissait en
descente douce vers le fleuve et était totalement
exempte de brousse: celle-ci avait été éliminée
par les passages constants des allants et des
venants. Les porteurs posèrent leurs bagages à
l'écart, pour ne pas gêner l'accès, et s'assirent
dessus bien tranquillement. Tiémaran dessella mon
cheval, lui passa la longe et roula selle et tapis
qu'il ligota d'une liane arrachée à portée de la
main. Quatre ou cinq piroguiers étaient là, en
bas, sur leurs pirogues. Koundia leur dit qu'il y
avait un fort troupeau à passer. Alors, ils
hâlèrent les piroguiers d'en face, de l'autre
rive, qui vinrent, à une demie-douzaine, renforcer
ceux de ma rive. Puis les boeufs arrivèrent,
lentement. Les chefs de groupe et tous les autres
se mirent à regarder le fleuve, à le humer on
aurait dit, pendant que les bergers leur parlaient
doucement. Puis, comme s'ils avaient reconnu et
accepté la manoeuvre à exécuter, les bêtes se
mirent à brouter bien tranquillement les feuilles
des arbustes qui garnissaient les berges du
fleuve. Je conclus, de tous ces faits réunis, que
l'opération ne présentait de difficulté pour
personne. Je n'avais qu'à continuer à observer en
spectateur intéressé - de toutes manières. Lorsque
les piroguiers furent prêts, ils prévinrent les
bergers qui amenèrent nos trois vaches sur le
bord. On leur amarra les cornes et on leur passa
une assez longue longe sous la ganache. Chaque
longe fut prise en main par un berger qui monta
dans une pirogue. Il y eut alors, prêts à partir,
les trois premières pirogues devant prendre la
tête, remorquant chacune une vache à la nage,
soutenue et encouragée par le berger. Le troupeau
fut ramassé en un seul groupe compact et approché
de la berge. A un signal, les trois pirogues se
mirent à avancer rapidement, entraînant avec elles
les trois vaches qui se mirent à nager en
mugissant. Au même moment, les boeufs furent
poussés à l'eau, en paquet, et se mirent eux aussi
à nager pour suivre les chefs de groupe qui, eux,
suivaient chacun leur vache préférée, hâlée par la
pirogue. En moins d'une minute, tout le lot fut à
l'eau. On ne voyait plus, dans le fleuve, qu'une
multitude de têtes encornées, émergeant de l'eau
et traversant à une allure régulière et soutenue
en dérivant par le courant. Les autres pirogues
s'étaient séparées. Trois naviguaient sur les
flancs du troupeau, côté amont; trois autres, sur
les flancs côté aval, et une dernière en
serre-file à l'arrière. Elles veillaient au
maintien de la cohésion complète du troupeau et
devaient empêcher les fantaisistes de prendre une
mauvaise direction. En regardant ce convoi
traverser si tranquillement, on était tout surpris
du peu d'importance que la réalité présentait, par
rapport à celle que l'imagination avait fait
entrevoir. Ce n'était que cela? Eh! oui; ce
n'était que cela! comme beaucoup d'autres choses!
Peu après, les premières pirogues atteignirent la
rive opposée à trois cents mètres en aval de la
ligne droite qui aurait coupé le fleuve
perpendiculairement au courant, en partant de
notre halte sur la berge, et cette déviation avait
été calculée avec certitude. Le même raisonnement
avait joué pour la traversée inverse: un autre
point d'accès était situé sur la rive d'en face, à
trois cents mètres en amont de cette même ligne
imaginaire, et d'où on arrivait automatiquement à
ce point unique duquel nous étions partis. C'était
merveilleux de simplicité. Il est vrai que le
passage de la Mer Rouge fut encore plus simplifié.
Il n'y a rien de tel que les temps où les peuples
primitifs pour simplifier toutes choses. Et avec
quelle aisance, quelle maîtrise, quelle élégance
nonchalante! Mais voilà, ils ne le savent pas, les
peuples primitifs; ils se figurent, au contraire,
qu'ils sont arriérés! Les pauvres gens! Les
premières pirogues touchèrent la rive droite comme
j'ai dit. Les trois bergers sautèrent à terre et
entraînèrent les trois vaches qui montèrent, en
s'ébrouant, la pente conduisant à la plaine. Les
autres boeufs suivirent à qui arriverait premier.
Les pirogues serre-file eurent à travailler un peu
pour empêcher le vagabondage et, dès que le
dernier boeuf fut en haut, toute la horde se mit à
paître placidement, sans aucune distraction, car
il n'y avait même pas de chemin de fer à regarder.
Les pirogues revinrent nous chercher, nous, le
cheval, les porteurs et tous nos bagages, et cette
dernière traversée ne fut qu'un simple jeu,
beaucoup moins pittoresque que celle du Mangoro à
Andevorante, de malgache mémoire. A présent, le
pays changeait encore une fois d'aspect. Ce
n'était plus la brousse épineuse et assez aride
qu'on avait trouvé jusqu'alors, c'était le sol
dénudé de la grande forêt que nous allions aborder
quelques jours plus tard plus au Sud, dans sa
partie intacte. Mais ce sol, encore très humifère,
portait partout des récoltes en abondance et très
avancées déjà. Le maïs y était déjà consommable en
épis laiteux que l'on grillait sur les braises -
Délicieux, ce mets - Le sorgho, le mil, la canne à
sucre, les arachides, tout cela couvrait le sol
et, parsemés de-ci, de-là, des bouquets d'arbres
véritables, vestiges de l'ancienne forêt qui a été
abattue par les riverains de la Volta. Dans cette
contrée, les bergers eurent beaucoup de
surveillance à exercer pour empêcher leur bêtes de
s'épanouir dans les cultures succulentes offertes
à leur gourmandise. Mais il n'y eut aucune
réclamation de la part des "natives". Continuant
ainsi notre lente randonnée, nous abordâmes un
beau jour - très prévu d'ailleurs - la grande
forêt équatoriale. Une heure environ avant
d'atteindre son orée, nous l'aperçûmes, masse
sombre fermant l'horizon comme le ferait une haute
muraille. Du reste, n'était-elle pas une énorme
muraille végétale, avec ses fûts énormes, se
pressant les uns contre les autres et portant
leurs cimes à des hauteurs vertigineuses, les
mélangeant, les enchevêtrant de façon à n'en faire
qu'une épaisse voûte de verdure, impénétrable aux
rayons du soleil? C'est une merveille de la
nature, cette forêt; mais pour mon bétail, c'était
la contrée inhospitalière par excellence, mortelle
même, si on l'y laissait quelque temps. Déjà,
depuis le passage de la Volta, les mouches, les
taons trapus agaçaient nos bovins. Nous n'étions
plus dans leur habitat normal: ils ne se sentaient
plus en sympathie avec la nature environnante.
Jusqu'alors, je n'avais encore perdu aucune bête,
que ce soit par fuite, fatigue ou maladie; mais je
sentais bien, à certains signes, que la mort
allait venir m'en faucher un certain nombre.
Combien? Lesquelles? A savoir plus tard, quand
l'expérience serait consommée. En tous cas,
c'était cette nocivité du pays qui était à
l'origine de ce trafic intense entre le Mossi et
ces contrées sylvestres. Donc, ne comptons les
pertes que proportionnellement et comme faisant
partie inévitable des frais généraux. Restons
commerçant, que diable! Et ne discutons pas sur le
bien ou le mal fondé des lois naturelles! Ces lois
voulaient que vivent en forêt les légions de
milliards de moustiques et de mouches de tous
calibres et toutes douées d'un appétit féroce,
tourné vers toute bête vivante sans défense. Or, y
a-t-il bêtes vivantes moins défendues que les
animaux domestiques? les autres, les animaux
sauvages, ont comme défense naturelle la fuite.
C'est pourquoi on ne rencontre plus de félins ni
autre quadrupède, dans cette forêt équatoriale du
Golfe de Guinée. Et c'est bizarre. Dans toutes les
autres forêts équatoriales, on rencontre, y vivant
parfaitement, des animaux comestibles tels que
buffles, gazelles, antilopes, onagres,
phacochères, et, comme corollaire, des tigres,
panthères, léopards, loups, ours, lynx et autres
du même tabac qui puisent largement dans le
garde-manger forestier. Or, ici, dans cette forêt
de la Gold-Coast, rien de tout cela ne peut
exister à cause du nombre et de la voracité des
infiniment petits. Il n'y a que les singes qui
résistent. Pourquoi? Mystère. En conséquence, il y
a des serpents, de tous genres, qui se nourrissent
de singes et aussi d'oiseaux, excessivement
nombreux puisqu'eux y trouvent le vivre sous la
forme des mouches, et le couvert dans les arbres.
Il y a aussi, chose curieuse, un animal domestique
qui, sans être totalement indemne, est assez
réfractaire aux piqûres de mouches pour résister
longtemps: la chèvre. Est-ce à cause de son odeur
spéciale ou de la composition de son sang? Je ne
saurais dire. Ce qu'il y a de certain, c'est que,
beaucoup mieux que le boeuf, la chèvre traverse
allègrement la forêt et est assez résistante pour
aller donner son lait, pendant quelques mois, aux
bébés blancs de Koumassie; c'est un fait.
Cependant, on n'en rencontre guère, à cause du
maigre profit que l'on pourrait tirer de ce trafic
peu important. Quant aux chevaux, ânes et mulets,
c'était très risqué de leur faire traverser la
forêt. La demande en était forte, à Koumassie,
pour les parties de polo de ces Messieurs les
officiers de la capitale; mais peu de dioulas en
faisaient le commerce à cause des risques à courir
qui ne correspondaient pas aux chances de gain.
Nous, donc, nous abordions cette contrée
magnifique qui à mon seul point de vue de
"rancher" était réputée très dangereuse. Marchons
quand même! Ce grand village dans lequel nous
entrons s'appelle Kuitampoo. Nous avons dû le
traverser presqu'en entier avant d'atteindre la
place du marché où j'ai fait arrêter mes gens, ne
sachant pas comment procéder dans ce lieu nouveau
où se trouvait aussi un poste important de
militaires anglais. Comme à Oua, on le voyait de
loin, ce poste, avec son importante agglomération
de bâtiments et de cases surmontée du grand
drapeau rouge avec l'étoile anglaise . Ces
Messieurs de Oua m'avaient informé que cette
garnison était commandée par le Capitaine Warden,
assisté de deux lieutenants d'un nombre assez
important de sous-officiers, la troupe y étant
nombreuse et exclusivement militaire. Pas de
douaniers, là, au coeur du pays; seulement une
forte garde armée, juste à l'orée de la grande
forêt, et commandant la seule route y donnant
accès, à peine à deux cents mètres des premiers
fûts majestueux. J'allai donc au poste où je fus
aimablement reçu par le Capitaine Warden qui avait
été prévenu de ma visite pas ses camarades de Oua
et m'avait fait préparer, à proximité de la Place
du marché, une belle série de cases bien nettes,
bien propres, où tout le nécessaire de route se
trouvait réuni. Ma recommandation du consul fit
l'effet dont j'avais déjà fait l'expérience, et il
fut entendu que je serais leur hôtes pendant tout
mon séjour à Kuitampoo. Ce qui arriva dans les
mêmes conditions qu'à Oua; mais ce fut un peu plus
gênant, car personne ne parlait français; alors il
fallait causer avec son dictionnaire à la main, y
chercher un ou deux mots pour donner l'idée
maîtresse de ce que l'on voulait dire et faire du
remplissage avec des mains, les yeux, les
grimaces. C'était quand même très amusant. Dans la
journée, il était plus facile de se comprendre,
car le Capitaine avait une ordonnance haoussa qui
parlait anglais et bambara. Alors, je m'exprimais
en bambara et le Tirailleur traduisait en anglais;
et inversement. Seulement, à table, ce stratagème
était impossible. Alors, au lieu de parler, on
buvait. On buvait de deux manières. Pour le lunch,
il y avait débauche de whisky, mais en tenue de
chemise, bras nus et chaussures à clous. Vers six
heures également, on commençait à pomper des
cocktails, trois ou quatre. Puis, il y avait une
heure d'éclipse. Ces Messieurs prenaient leur
douche quotidienne et se mettaient en tenue de
soirée impeccable. Il semble impossible qu'un
Anglais, quelque soit le pays où se trouve, dîne
autrement qu'en smoking, pour le moins, chemise
empesée, faux-col rigide, manchettes, décorations.
Ces Messieurs les officiers ne pouvaient déroger à
ce rite tyrannique. Ils arrivaient l'un après
l'autre, rasés de frais, fleurant l'eau de
cologne. Un smoking militaire leur moulait le
buste. Les revers, au lieu d'être moirés comme
ceux des civils étaient de satin rouge, ainsi que
les parements des manches. Les insignes de leur
grade, en or, étaient brodés sur les épaules et
les décorations figuraient, comme partout, sur le
côté gauche de la poitrine. Pantalon de drap noir
avec bande rouge. Souliers vernis. Tenue "chic",
qui faisait paraître la pauvre mienne bien
minable, car je n'avais que mes vêtements de toile
blanche ou kaki. Je réservais le blanc pour le
soir; c'était tout ce que je pouvais faire pour
l'élégance. Mais, bah! me disais-je, c'est
toujours assez bon pour un cow-boy français. Nos
officiers à nous ne sont pas habillés autrement,
sauf qu'ils ont des galons d'or et des boutons
dito; mais ils n'ont pas de smoking, ni les uns,
ni les autres. Alors...! Du reste, je voulais
simplement en venir à la deuxième façon de pomper
les boissons fortes: cette deuxième façon
ressemblait beaucoup à la première, sauf la pelure
extérieure des pompeurs. Quant à leur capacité,
elle était doublée par le port du smoking,
certainement. Quoiqu'il en soit, à Kuitampoo, la
deuxième partie de l'apéritif fut agrémenté d'une
quantité invraisemblable de petits carrés de pain
fourré. C'étaient, en somme, des sandwichs de pain
très finement coupé, contenant diverses pâtes
excessivement salées et pimentées. Elles étaient
faites d'une base onctueuse: beurre et pâté de
foie, par exemple, mais rehaussée de succulences
comme anchois pilés, sardines, caviar, laitance de
hareng-saur pilée, le tout saupoudré de piment
rouge du plus brûlant effet. Ces sandwichs étaient
divisés en bouchées, telles de gros raviolis, que
les boys assortissaient sur un immense plateau en
en faisant de savantes pyramides. On alternait:
cocktail et ravioli, et c'était succulent. On se
mettait à table après ça, à huit heures, et, après
le potage réglementaire, humé religieusement en
silence, la conversation générale reprenait,
arrosée du "claret" des bouteilles érigées au
milieu de la table. Et allez donc! Ensuite,
cigares, cigarettes, pipes et whiskys and soda,
jusqu'à minuit comme ça. Il y avait un
phonographe, chez ces Messieurs de Kuitampoo. On
l'a fait jouer et, un peu allumé et excité - on le
serait à moins - j'ai dansé, seul, des danses de
mon invention, sur les airs plus ou moins
religieux que nous distillait inlassablement le
phonographe anglais. C'était, paraît-il, très
réussi, mes danses! Tant mieux. Quand j'y repense,
et c'est souvent, je me demande comment j'ai bien
pu faire mon compte pour me livrer à ces ébats
chorégraphiques, uniques dans les annales de ma
mémoire. C'est beau d'être jeune et de ne pas le
savoir! Echange de porteurs. Ce service est très
bien organisé dans la colonie anglaise. L'autorité
fournit des porteurs professionnels que l'on paye
au tarif homologué par l'administration. A
Kuitampoo, j'eus mes dix porteurs pour Koumassie
et, le deuxième jour après mon arrivée, nous
entrions en forêt. J'étais tout de même un peu ému
d'entrer là-dedans, sachant que, pendant dix
jours, je ne verrais d'autre horizon que le mur
constant des fûts rangés côte à côte, liés entre
eux par de monstrueuses lianes, et que le ciel
n'apparaîtrait, parcimonieusement, que dans les
clairières que l'on a rodées pour y construire les
villages. Cette première étape fut marquée par ma
première perte . Un boeuf blanc, de taille
moyenne, s'affaissa le long du sentier. Les
bergers essayèrent de le relever en lui tordant la
queue; rien à faire. Les yeux de la bête
devenaient vitreux, un tremblement agitait ses
membres. C'était la mort. Alors, un berger,
musulman, lui tourna le cou vers le tombeau de
Mahomet, vers le Nord-Est par conséquent, et lui
trancha la gorge en prononçant les paroles
consacrées. La viande fut dépecée par les porteurs
qui s'en chargèrent pour leur repas monstre du
soir et pour l'échanger contre des denrées
diverses au village. A partir de ce moment, tous
les jours il fallut enregistrer des pertes: une,
deux, trois bêtes même! Je faisais mon petit
calcul: j'ai dix jours de forêts à passer; si je
perds une moyenne de deux boeufs par jour, ça ne
me fera jamais que du 10 % ; très normal. Oui,
c'était très normal comme calcul uniquement
commercial. Cependant, c'était fort désagréable de
voir comme ces pauvres bêtes succombaient vite.
Elles avaient pris le mal, toutes sans exception,
dans la vallée de la Volta et depuis. Toutes donc
étaient atteintes; mais les moins résistantes
succombaient beaucoup plus rapidement que les
autres. On reconnaissait la veille celles qui
tomberaient le lendemain. Elle arrivaient
efflanquées au parc, tremblaient sur leurs quatre
pattes, la tête basse, les oreilles pendantes, le
dos voûté, l'oeil torve. Le lendemain, en route,
elles ne broutaient pas; elles titubaient,
essayaient de s'étayer sur leurs voisines, puis,
finalement, s'effondraient. La tsé-tsé avait fait
son oeuvre en injectant son mortel poison. Je
laissais la bête égorgée sur place avec un papier
entre les cornes. En arrivant au village d'étape,
je donnais au chef du village l'autorisation
d'aller faire chercher la viande pour lui et ses
gens, à condition de me fournir le nécessaire de
route pour mes gens et moi. Le marché était
toujours accepté avec joie. Le soir, les bêtes
étaient assemblées dans une petite clairière
proche du village, au milieu du fouillis
inextricable de la forêt. Dans la journée, elles
ne pouvaient marcher qu'à la queue-leu-leu, sur
l'unique sentier tracé en serpentin autour des
troncs debout et des arbres abattus par la vétusté
ou par la foudre. Une fois, nous nous sommes
trouvés devant un de ces derniers qui avait au
moins trois mètres de diamètre et gisait juste en
travers du sentier. Pour franchir l'obstacle, les
précédents voyageurs avaient taillé des marches
dans ses flancs, à la montée et à la descente.
Mais pour faire passer nos boeufs, il fallut
défricher à la hache un sentier allant faire le
tour vers les racines, car nos bêtes auraient été
absolument incapables de grimper cet escalier
plutôt fait pour les singes que pour les hommes.
Mon cheval non plus n'aurait pu escalader ce
tronc. Car j'avais amené mon cheval avec moi. Je
ne le montais plus depuis longtemps, pour ne pas
le fatiguer. Je marchais beaucoup mieux à pied;
j'y étais tellement accoutumé. J'emmenais ce
cheval parce que je ne voulais pas le laisser en
arrière et le faire remonter au Mossi sans
contrôle. Alors, j'ai cru mieux faire en le
gardant avec moi jusqu'à Koumassie pour le vendre
à un amateur de polo dépourvu de monture. C'est ce
qui eut lieu par la suite, et dans d'excellentes
conditions: je le vendis le double de ce qu'il
m'avait coûté; et des gens m'ont dit ensuite que
je ne l'avais vendu que la moitié de sa valeur.
Mais cela m'était indifférent: je ne voulais pas
en faire une affaire. J'eus l'occasion, en forêt,
de rencontrer un ou deux ânes que de stupides
dioulas s'étaient obstinés à y introduire. Les
pauvres bêtes! Elles étaient littéralement rongées
par les myriades de mouches qui leur mettaient les
chairs à nu sur le dos, les fesses, et surtout les
jambes. Et dire que ces dioulas musulmans
n'avaient pas le droit de tuer ces malheureux
ânes, même pour terminer leurs souffrances: Allah
le défend! Bien sûr, mais tout de même. Malgré
tous les inconvénients rencontrés, la forêt était
bien belle, dans sa somptueuse monotonie et sa
lumière sombre; car jamais le soleil ne pénètre
en-dessous des hautes cimes. Là, c'est le fouillis
extraordinaire du sous-bois humide et chaud, les
pieds dans l'humus constamment trempé. Des lianes,
fines comme de la ficelle, et ayant des centaines
de mètres de longueur, s'entortillaient autour des
troncs pour devenir ensuite, comme leurs soeurs
aînées, d'une grosseur effrayante, et servant de
support et de ponts suspendus aux groupes de
singes qui s'y balançaient en nous faisant des
grimaces. On voyait aussi sautiller beaucoup
d'oiseaux de toutes couleurs qui passaient de
branches en branches en jacassant, comme les aras,
par exemple, qui parfois, lorsqu'ils se
disputaient, faisaient un tapage du diable. C'est
surtout à ces moment-là, paraît-il, que les
serpents les attrapent, parce qu'ils sont
tellement engagés dans leur fureur qu'ils ne
prennent plus garde au danger constant. Dans ce
terrain particulièrement propice, les bananiers
deviennent gigantesques. On en voyait de plusieurs
sortes: les moyens et les plus petits
fournissaient les fruits mûrs, jaunes qu'on
mangeait à la main. Ils avaient une saveur qu'on
ne leur trouve que là, sur place. Quant aux
énormes, ils donnaient des bananes d'une taille
fabuleuse, mais que l'on cueillait vertes. On les
épluchait, on les faisait bouillir à l'eau et on
les pilait dans les mortiers pour en faire une
pâte molle et consistante à la fois, un peu comme
une purée de pommes de terre ferme, très
savoureuse, qu'on mangeait avec une sauce très
pimentée, excellente également, et à base d'huile
de palme. Cette huile était fabriquée à partir des
noix, fruit du palmier qui ne pousse qu'en forêt
équatoriale, aux abords de la mer, fréquent donc
dans le Golfe de Guinée. Là où je passais, ces
arbres étaient encore rares parce que la mer était
assez loin, mais les troncs devenaient de plus en
plus fréquents à mesure que nous descendions vers
le Sud. L'huile de ces noix est excellente, quand
on s'est habitué à son goût un peu spécial, et est
de couleur grenat tirant sur le rouge de la tomate
cuite. Sous ces couverts, nous traversâmes des
champs et des champs d'ananas dans lesquels nous
pouvions puiser autant que nous voulions. En
effet, plus on en cueillait, plus la plantation
naturelle s'étendait, car, dans ce terrain, il
suffit de couper la couronne feuillue qui termine
le beau fruit et de la laisser tomber à terre, sur
place, pour que, l'année d'après, un nouveau pied
d'ananas y ait pris racine. Nous vîmes aussi
quantité de semis de kolatiers et de cacaoyers que
les Achantis se réservaient le long du sentier,
tout simplement, sans aucune garde, sans aucune
surveillance. Près d'un village, là où un ruisseau
coulait, ils aménageaient un terrain plan de dix
mètres sur dix environ, l'ensemençaient de graines
de cacao ou de kola. Lorsque les semis avaient une
certaine hauteur, ils les transplantaient un peu
plus loin, en pépinière, pour en faire des
baliveaux de cinq ou six ans. Ensuite, ils les
mettaient en place dans la forêt, tout autour du
village pour avoir les récoltes futures à portée
de la main. La production de la noix de kola leur
était familière depuis très longtemps, à cause de
ses propriétés surprenantes sur le corps humain.
Elle supprime la fatigue, permet le long jeûne,
défie la vieillesse, la déficience masculine.
Bref, c'est une panacée connue dans toute la
boucle du Niger et bien au-delà, et dont le pays
que nous parcourions alors était pour ainsi- dire
le seul producteur. Quant aux cacaoyers, il
s'agissait là d'une production nouvelle que les
Anglais avaient introduite dans le pays lorsqu'ils
eurent découvert que cette forêt y était
extrêmement propice. Ils firent venir des plants
et des graines des Iles Néerlandaises de la Sonde
et invitèrent les indigènes à en entreprendre la
culture d'une façon intensive. En 1904, on en
était encore à la période du début. Au jour où
j'écris ces lignes, en 1937, la Gold-Coast fournit
non seulement aux besoins en cacao de toute
l'Angleterre, mais en exporte des quantités de
plus en plus considérables. Il ne me reste plus
que quelques mots à dire des habitants de la
forêt, les Achantis, de leurs coutumes,
habitations, etc...Ces nègres, incontestablement
nègres, n'ont plus du tout le même aspect que ceux
de l'intérieur, des pays ouverts, de la brousse
claire. Ils ne sont pas plus beaux, mais leur face
semble plus verticale; leurs cheveux, aussi
crépus, sont plus longs; beaucoup ont des
moustaches et de la barbe, alors que dans le haut
pays, ces attributs ne se remarquent que chez les
vieillards. Ils ne s'habillent pas non plus de la
même manière. Le pantalon court, ou culotte est à
peu près de même partout, mais ce qui est boubou
ailleurs aurait plutôt, chez eux, une allure de
toge rejetée sur une épaule. Ces gens, habitués à
une éternelle chaleur d'étuve, ne sont pas adaptés
au soleil. Aussi n'en rencontre-t-on que dans la
seule forêt. A Koumassie par exemple, on rencontre
un peu toutes les races de Noirs africains; mais
on ne rencontre d'Achantis que sous les
frondaisons immenses de la forêt tropicale. Ces
peuplades étaient, autrefois, très cruelles. Elles
le sont peut- être encore au tréfonds
d'elles-mêmes; mais leurs manifestations de
cruauté ne peuvent plus se faire jour: les Anglais
veillent, veillent bien et châtient encore mieux
et promptement. La dernière révolte est assez
récente encore; mais elle fut réprimée avec la
dernière rigueur, et depuis ce temps, la paix et
le calme règnent dans ce pays impénétrable. Au
commencement de la colonisation, on y avait été à
la recherche de l'or, d'abord par le système
primitif des battées, puis, après la construction
d'un chemin de fer reliant la côte à Koumassie,
des usines d'extraction s'étaient montées, avec
leurs énormes batteries de pilon. Elles ont alors
commencé l'exploitation rationnelle en broyant les
quartz aurifères d'une assez grande richesse. En
même temps s'installait l'industrie des bois
coloniaux avec tous les outils mécanisés
indispensables: scies circulaires, verticales, à
ruban, etc... J'en ai vu, de ces scieries, en
1904, qui étaient des merveilles d'installations
et de rendement. Les Anglais y débitaient leurs
bois sur place et évitaient ainsi les
invraissemblables manoeuvres que nous faisions
chez nous, à côté, en Côte d'Ivoire, pour amener,
du coeur de la forêt, des billes énormes pesant
des tonnes et des tonnes, sans autres moyens que
les bras des nègres - Oh! pas des esclaves, non,
il n'y en a plus, c'est entendu; mais des
travailleurs un peu sollicités par des gens à
chéchias rouges et... maligoulet. Les Anglais,
eux, n'exportaient que des débits appropriés à
leurs besoins métropolitains. C'était tout
bénéfice pour la colonie qui conservait les
salaires élevés des employés blancs et noirs des
scieries, et pour le transport et la qualité du
bois. La prospérité de toutes ces industries ayant
largement contribué à absorber l'activité des
Achantis, ceux-ci ne cherchaient plus à
s'entretuer pour s'entredévorer. Car
l'antropophagie existait dans la forêt comme, à
peu près, dans tous les pays où la viande fait
défaut. La viande étant abondante sur le marché de
Koumassie où il s'en fait une consommation
quotidienne formidable, les seuls sacrifices
d'êtres vivants n'ont plus lieu que sur des
poulets: blancs, noirs, rouges, mâles, femelles,
suivant le genre d'incantations et, surtout,
suivant la fantaisie personnelle des sorciers ou
prêtres de leurs religions fétichistes. je mets
ces mots au pluriel car il semble bien qu'il y a
autant de rites différents que de villages,
c'est-à-dire que de familles de prêtres. Dans
chaque village, il y a l'église, c'est-à-dire la
case aux fétiches communs qui sont chargés de
veiller - comme un peu partout - au bonheur de
leurs administrés, et qui se font adorer - comme
un peu partout - avec une certaine exigence,
soulignée de cadeaux matériels, en nature et en
espèces monnayées - car, comme partout, les
fétiches suivent le cours des progrès et des
monnaies. Cette église fétichiste est une grande
case que l'on reconnaît surtout aux nombreuses
décorations qui agrémentent sa façade. Ce sont des
dessins très grossièrement exécutés qui,
lorsqu'ils prétendent représenter leur Dieu ou un
saint réputé, vous mettent en face d'horribles
gueules propres à faire avorter les guenons les
moins sensibles. Les couleurs employées sont
toujours violentes: blanc, noir, jaune, rouge;
c'est à peu près tout, et avec cela, ils vous
enluminent leurs églises d'étonnante façon. On y
trouve aussi les divinités de l'amour et de la
maternité, et c'est normal. Ce sont là fonctions
humaines, comme partout. Mais comme ces gens sont
encore primitifs, ils représentent les sexes par
des images d'un naturisme un peu outré. Point
n'est besoin de dessiner ou de sculpter des
organes monstrueux pour indiquer qu'ils existent,
qu'on s'en sert journellement et qu'ils sont
d'invention et de confection divines. Mais ils
aiment ça comme ça; que voulez-vous y faire? Même
les missionnaires anglicans ou protestants ne sont
pas parvenus à faire raser sinon ces églises
dissidentes, mais tout au moins leurs décorations
peintes, sculptées ou moulées. Non. Ils possèdent
une puissance certaine, les missionnaires
protestants; mais elle s'arrête là. En dehors de
cette question purement religieuse ou rituelle,
ils ont eu une très belle réussite, tout au moins
en matière commerciale. C'est que, contrairement à
nos missions catholiques, les missions anglaises
vivent et prospèrent par elles-mêmes. Chez nous,
elles sont montées par des gens exclusivement
barbus, suivant un modèle uniforme et constant, et
qui s'en va à l'aventure avec des robes blanches
ou noires, essayer de catéchiser les jeunes
rejetons qu'ils trouvent autour d'eux. Ils passent
le plus beau de leur existence à enseigner aux
négrillons qu'il n'y a qu'un seul Dieu, mais qu'il
est divisé en trois personnes dont l'une est
morte, dont la deuxième se manifeste sous forme de
langue de feu - tout comme un vulgaire orage -
tandis que la troisième, la principale, est assise
quelque part, dans le ciel bleu, à la gauche d'une
ribambelle de gens de tous sexes qui lui serinent
ses louanges à longueur de journée. Pour vivre
matériellement, nos poilus religieux apportent
leur bonne galette à la communauté - ceux qui en
ont - et font un appel jamais lassé à la charité
spirituelle publique, qui doit se muer en espèces
sonnantes et trébuchantes, à charge, en retour, de
recevoir plus tard - oh! très tard, on n'est pas
pressé, vous savez - une place sur un banc à la
droite du Père Eternel. De temps en temps, un de
ces braves aux nombreux poils vient en France
faire une tournée d'éloquence religieuse à entrées
payantes: c'est pour les frais des missions
lointaines. Il y a aussi des organisations de
vieilles rombières, patronnes d'ouvroirs, qui
passent leur temps à confectionner et à faire
confectionner par les jeunes orphelines, des
trousseaux pour petits nègres, afin qu'ils ne se
promènent plus tout nus parce qu'il paraît que
cela choque le Bon Dieu! Naturellement, dans ces
conditions, les missions ne sont pas riches, leurs
ouailles non plus, qu'elles attirent surtout par
des cadeaux, et la religion catholique, ma foi...
elle fait ce qu'elle peut: elle suit le mouvement.
Il n'en va pas de même chez les missions
anglaises. Il y a aussi chez elles des gens qui ne
parlent que de la Bible et de Dieu et de la
nécessité absolue de l'adorer en commençant par se
culotter convenablement. On sent qu'il s'agit du
même Bon Dieu qu'au-dessus qui ne peut souffrir la
nudité qu'il a cependant créée de toutes pièces.
Seulement, au lieu de faire appel à la générosité
problématique de gens repus des pays froids, ils
ont monté, dans leur même mission, le compartiment
pratique du négoce. Ainsi donc, une mission
anglaise se compose-t-elle de deux parties
distinctes qui ne font cependant qu'un tout: la
partie mission religieuse proprement dite, qui ne
comprend que des religieux - mais sans barbe et
sans robe - et la mission laïque composée de gens
bien pratiquants mais uniquement chargés du
commerce avec les Noirs et aussi avec quiconque,
comme le fait n'importe quelle maison de commerce.
Alors ça marche tout seul. Les Pères, au nom du
Dieu, invitent les gens à prier et à s'habiller et
les convient, pour ce faire, à la boutique bien
achalandée de leur mission, qui les habille
d'autant mieux que les nouveaux adeptes sont munis
d'argent ou de matières premières en tenant lieu.
Car les comptoirs de missionnaires, disséminés en
peu partout et, par un hasard, là où il y a le
plus de monde, de richesses naturelles et de
transactions, se contentent parfaitement de
payements en nature, tels que noix de kola, noix
de palme, caoutchouc, poudre d'or, ananas, etc...
Mieux même, ils encouragent les indigènes à leur
apporter beaucoup de ces matières en leur faisant
remarquer qu'ainsi ils se conforment, les
indigènes, aux meilleurs préceptes de la Bible: Tu
gagneras ton pain à la sueur de ton front. Voilà
des gens heureux, par conséquent, les uns et les
autres. L'extension de la culture des cacaoyers en
Gold-Coast n'a pas d'autres origines, d'autres
causes que la présence de ces missionnaires
mercanto- religieux. Avec tout ça, moi, j'arrive à
Koumassie. Je débouche dans l'agglomération juste
au faubourg dans lequel se trouve le parc, les
parcs plutôt, du marché au bétail. C'étaient,
comme tous les parcs, des espaces vides entourés
de hautes palissades en bois, avec des ouvertures
fermées par des glissières. On y ferait entrer mes
boeufs le soir. Je m'arrêtai, plutôt je fus arrêté
devant la boutique d'un marchand marocain, dont le
fils, âgé peut-être de vingt-cinq ans, m'attendait
au passage sur le devant de sa porte. Ce jeune
homme me salua dans un français très correct et,
au nom de son père, m'offrit l'hospitalité dans
une partie libre de sa maison, pour moi et mes
gens. Ma foi, ne connaissant encore personne et ne
sachant trop quoi faire en arrivant, je pris le
parti de m'arrêter là, devant si aimable accueil.
Le vieux Marocain, très digne, parut heureux de
mon acceptation et je m'installai là comme je le
faisais partout en brousse. L'après-midi, j'allai
pour rendre visite aux autorités, mais je ne fus
reçu nulle part: c'était Dimanche. Alors, chez les
Anglais, le Dimanche... tout le monde est enfermé
chez soi. On se saoûle mieux, mais en cachette. Je
ne me suis souvenu de cette coutume du Dimanche
qu'après réflexion devant les portes partout
closes devant moi, car je ne pouvais croire que
systématiquement, il y ait tant d'ostracisme
envers ma chétive personne. Le lendemain, jour
mémorable de la vente de mon troupeau. Cela s'est
fait si rapidement que je me demande encore
comment. Je n'ai réellement pas eu le temps de me
rendre compte des transactions. Dès l'ouverture
légale du marché, une nuée de dioulas se précipita
dans mon parc et s'accrocha aux cornes des bêtes,
ou accrochèrent à leurs cornes des insignes de
reconnaissance, de prise de possession pour
ainsi-dire. Mon troupeau était le premier à
descendre du Mossi, pour cette saison, et, comme
il y avait pénurie, les marchands et les bouchers
se jetaient littéralement sur la marchandise.
Heureusement, je fus aidé efficacement par le
jeune Marocain, très connu sur la place et maître
es-transactions, ainsi que par mes bergers qui
veillaient à ne laisser sortir aucune bête avant
qu'elle ne m'ait été payée. Et ce fut rapidement
fait, je le répète. Je n'eus d'autre occupation
que de me poster à la sortie du parc, avec une
petite table et un sac, et de recevoir la monnaie
représentant le prix des bêtes achetées. Un type
s'amenait près de moi, avec deux bêtes, je
suppose. Combien? Huit livres pièce. Non, trop
cher. Voilà quatorze livres en or. C'est le vrai
prix aujourd'hui. - Allez; emportez. Deux heures
après, il ne me restait plus de boeufs; tous
partis dans toutes les directions. Par contre, mon
sac était plein de pièce d'or et d'argent. Quand
je rentrai chez moi, dans ma case, je me mis à
compter toute cette fortune. Jamais je n'avais
possédé une pareille somme: près de onze cents
livres sterlings! Exactement vingt-sept- mille
francs. Beau travail. Et si je n'avais pas été si
novice, j'aurais pu en tirer trois ou quatre mille
francs de plus. Mais je me contentais de cela,
largement. Ce fut très allègrement que j'allai
rendre me devoirs aux autorités l'après-midi. Je
fus reçu, cette fois, partout, avec l'amabilité
froide anglaise, tempérée par la recommandation de
leur consul. Je vendis mon cheval, séance tenante,
à un lieutenant qui l'avait déjà repéré et le
trouvait tout à fait conditionné, m'a-t-il dit,
pour le Polo. J'avais l'intention d'aller à
Sekondi par le train, mais je dus attendre au
surlendemain. Je passai alors la journée d'attente
à visiter la ville de Koumassie, agglomération
importante, concentrée dans une immense cuvette,
dominée par des collines couvertes par la forêt
circulaire. Les maisons d'Européens sont presque
toutes du type colonial démontable, avec vérandas
circulaires, escaliers en fer, monture en tubes,
toitures de zinc ou de tôle ondulée. Ces bungalows
étaient disséminés un peu partout, avec beaucoup
d'air et d'espace autour de chacun. Le marché,
très important, était le marché classique des pays
noirs. Par contre, les boutiques qui en faisaient
le tour étaient bondées de marchandises les plus
diverses et de clients nombreux. Les boutiquiers
étaient d'un peu toutes les races: il y avait des
Anglais, d'abord, bien entendu, puis des Arabes,
Marocains, Syriens, Malabars, Hindous, mulâtres et
nègres. La plus grande maison de commerce de la
place était le centre missionnaire protestant de
la Gold-Coast, c'est-à-dire la maison-mère. J'y
allai rendre visite et y fus reçu admirablement
par un des messieurs partie commerce, Suisse de
nationalité, parlant le français comme moi - il
était de Neufchâtel - Il me présenta à tous ses
collègues qui me retinrent à déjeuner. Je vis donc
là tous ceux qui étaient à Koumassie à ce moment.
Il y avait, dans la salle à manger commune, des
missionnaires religieux, des femmes missionnaires,
mariées et célibataires, ainsi que des femmes qui
n'étaient qu'épouses, soit de religieux, soit de
commerçants, enfin tout un mélange dans cette
liberté de chacun. Le repas commença lugubrement,
par exemple. Tout le monde étant à sa place,
chacun prend sa chaise devant soi, s'appuyant au
dossier, et tous récitent en choeur une longue
affaire en anglais, avec un air inspiré du plus
comique effet. On remet les chaises en place, on
s'assoit dessus, puis la gaieté reprend ses
droits, et allez donc! comme chez tout le monde.
Grande correction, bien entendu, mais un aimable
laisser-aller; pas de guindage. Après le repas,
café, pipes, cigarettes, whisky and soda. Oh!
c'est bien organisé. C'est là que j'ai connu le
fonctionnement de ces missions prospères dont j'ai
parlé, peut-être un peu cavalièrement, à ma
mauvaise manière, mais exactement tout de même.
J'y fis la connaissance du Père Ramseyer, un brave
vieillard tout chenu et tout barbu - le seul que
j'ai vu là avec du poil au menton - comme un Père
Noël de carte-postale, et qui était de passage.
C'était le vétéran, le fondateur - avec sa femme -
de toutes les missions du pays achanti. Il allait
retourner en forêt où il se plaisait beaucoup
mieux qu'à la ville, disait-il, et il y
retrouverait sa vénérable épouse, la compagne
fidèle de sa vie laborieuse en ce pays qu'il ne
voulait quitter que mort. Brave type, parlant
aussi un français très pur. Avec sa jaquette, on
aurait juré un vieux professeur en retraite. Le
lendemain au matin, je pus prendre le train
bi-hebdomadaire pour me rendre à Sekondi, avec ma
petite fortune. Je ne voulais pas garder une si
grosse somme par devers moi pour remonter au
Soudan. Cela aurait pu tenter quelqu'un. J'allai
donc la déposer à la banque officielle de la
colonie, où je me fis délivrer un chèque sur
Londres pour la somme de vingt-cinq mille francs -
mille livres sterling - que j'envoyai à la banque
Thomas, à Longwy-Bas, mon ancienne banque, où les
types allaient être certainement épatés de
recevoir, à mon nom, un chèque de cette valeur
venant de la Gold-Coast et payable à la Banque
d'Angleterre à Londres! Le chemin de fer, du type
tortillard colonial, dans le genre du nôtre de
Saint-Louis à Dakar, traverse toute la forêt de
Koumassie, au Nord, à Sekondi, au Sud, port de mer
très important du Golfe de Guinée. C'est pendant
ce voyage que je vis les importants chantiers de
bois divers, situés à droite et à gauche de la
ligne du chemin de fer, avec des embranchements
allant en épis vers l'intérieur. C'est là aussi
que se sont montées les usines aurifères dans un
débroussaillement complet, après le déboisement
absolu. On voyait encore les souches pourrissant
lentement, debout au milieu des cultures
magnifiques qui avaient remplacé arbres et
broussailles. Sekondi,
port de mer, est un port forain. Il y a une rade,
mais sujette à la barre, comme toute la côte du
Golfe de Guinée. Il n'y a pas de quai, ni même de
wharf. On s'embarque de la plage même, sur le dos
des Kroumen qui vous portent ainsi dans leurs
grands chalands qu'ils conduisent ensuite à la
pagaie jusqu'au paquebot lointain. Il y avait
justement, le jour où j'y étais, escale
d'embarquement en direction de l'Angleterre, et
passagers et passagères se laissaient ainsi
emporter, avec force rires et force adieux. Good
bye! bye! Moi, je terminai mes opérations
bancaires en demandant à la banque qu'elle
m'envoie, en mandat postal, une somme de cinq
mille francs à Ouagadougou que j'y trouverais en
arrivant. Elle m'y serait nécessaire pour ce que
je déciderais de faire à ce moment-là. Je ne
savais pas encore quoi. J'avais terminé cette
opération de bétail qui était un essai; je n'avais
pas encore envisagé la suite. Je verrais; j'aurais
une inspiration quelconque, sûrement. Et je
rentrai à Koumassie, pour en repartir un ou deux
jours après, dès que j'eus mon équipe de dix
porteurs au complet. Cette fois, je pris la route
du Nord-Ouest, qui devait me conduire en Côte
d'Ivoire, colonie française voisine. Quand je dis
la route, c'est toujours le sentier en serpentin
que je désigne ainsi, car il n'y a pas de route
digne de ce nom. C'est le sentier tracé par des
millions de passages successifs entre Koumassie,
en forêt, et Bouaké, au sortir de la même forêt.
Seulement, par suite des partages entre Européens,
Koumassie s'est trouvée anglaise, tandis que
Bouaké, s'est trouvé française, voilà tout. Je
n'avais absolument rien de particulier à faire à
Bouaké. Je voulais tout simplement, étant mon
maître, profiter de la circonstance pour connaître
la Côte d'Ivoire, en vue, peut-être, d'une sortie
possible de ce côté. Ce détour allongerait de dix
ou douze jours ma remontée au Mossi, mais, douze
jours, en A.O.F., à cette époque surtout, cela ne
comptait absolument pas. Et on se remit à se
faufiler sous bois, pendant six jours, à une
allure plus rapide qu'en venant, car nous n'avions
plus le handicap des boeufs. Mes porteurs étaient
de forts gaillards professionnels dont deux
avaient deux charges. Ils ne demandaient pas mieux
que d'aller plus vite: leur argent serait plus
vite gagné. De ce côté de la forêt, je vis les
mêmes semis et les mêmes pépinières de kolatiers
et de cacaoyers, jusque sur la frontière de notre
colonie. Là, arrêt complet de ces plantations.
Chez nous, se serait pour plus tard. Je débouchai
de la forêt, brusquement, passant sans transition
du couvert le plus épais à la brousse la plus
claire. Le pays redevenait celui de toute
l'A.O.F., aride, sec, peu peuplé. Je ne me
souviens de rien de saillant dans cette remontée
monotone où je n'apprenais rien du tout, sauf
qu'il n'y avait de campement nulle part et que je
logeais tous les jours sous la tente. Maintenant
que nous étions dans un pays français,
l'organisation des porteurs était totalement
absente. Les miens changeaient de village en
village. Je passai à Kong, gros centre indigène,
centre musulman surtout, qui fut un point de
concentration des esclaves, marchandise
d'autrefois. Maintenant, ce trafic n'existait plus
- ou si peu, car il y avait encore de la fraude -
mais le centre religieux était aussi prospère.
Ensuite, je repassai à Banfora, là où j'avais fait
ma première expérience de chasseur de caoutchouc,
et, de là à Bobo-Dioulasso, il n'y avait plus que
trois jours de route qui furent vite avalés. A
Bobo, j'allai directement à mon ancienne maison
qui était sinon vide, du moins occupée seulement
en partie par Mamadou Wélé et sa petite famille.
Il était là à titre de gardien simplement, car
Sabatier était reparti à Bamako un peu après mon
départ, et, depuis, Mamadou Ciré était resté seul,
comme auparavant, et sans autre marchandise que
ses rossignols. J'allai rendre visite au Chef de
Bataillon commandant le cercle de Bobo qui me
demanda quantité de détails sur mon voyage dont
tous, dans la contrée, attendaient le dénouement.
On était curieux de savoir comment allait se
terminer cette affaire qui passait pour téméraire,
douteuse, risquée, pleine d'embûches, et que
sais-je encore. Le Commandant me demanda de lui
faire un rapport écrit, lui relatant mes étapes,
les distances, l'aspect du pays, en un mot un
rapport complet de mon expérience, que je lui fis
bien volontiers, sans crainte de la concurrence.
Au contraire, j'aurais bien aimé trouver un ou
deux types dans mon genre pour établir entre les
deux colonies un service continuel pour écouler le
bétail, avec un acheteur fixe au Mossi, un vendeur
à demeure à Koumassie et un contrôleur mobile sur
la route. Mais, hélas, trois fois hélas! je n'en
ai trouvé aucun. Je suis resté le premier et le
seul Blanc ayant accompli ce trafic plusieurs
fois. Ce fut fort dommage aussi bien pour la
colonie que pour moi-même. Quoiqu'il en fût, je
reçus du Commandant de Bobo une attestation
constatant élogieusement les principaux faits de
mon voyage commercial, ses résultats, et une
invitation à des capitalistes à s'intéresser au
développement de cette affaire. Ce fut lui qui
m'aiguilla dans cette voie; trouver des
commanditaires et organiser ce service dont je
parle plus haut, avec amorce d'élevage rationnel
au Mossi. La perspective était séduisante. J'étais
entièrement libre. La saison sèche allait
commencer; je pouvais rentrer en France et tenter
de réaliser cette combinaison entrevue. Cela
faisait du reste deux ans passés que je séjournais
à la Colonie. J'avais des fonds devant moi. Ce fut
décidé. Je rentrais en France. Seulement, comme
j'avais une indigestion du Sénégal, je décidai de
rentrer par une autre voie, encore inconnue de moi
et que les gens du Soudan ne pratiquait pas. Je
veux parler de la voie du Dahomey. Cette Colonie
française, qui fait aussi partie de l'A.O.F. est
située à l'extrême Est de ce groupe. Elle faisait
frontière Ouest - à ce moment-là- avec le Togo
allemand, et à l'Est, avec la colonie anglaise de
la Nigéria. C'était un long couloir, pas très
large dans sa partie inférieure, mais
s'élargissant au Nord pour aller rejoindre le
fleuve Niger au Nord-Est et le Mossi au Nord-Ouest
par la région du Gourma, vaste province soeur du
Mossi, mais différente quand même. Etant obligé de
retourner à Ouagadougou pour mes affaires, je
n'aurais, de là, qu'à poursuivre vers l'Est. Cette
perspective m'enchanta et j'abattis allègrement
mes quinze étapes de Bobo à Ouagadougou, en
repassant cette Volta Noire en bac. Elle n'en
était pas plus jolie. A Ouagadougou, j'achetai un
autre cheval, quelconque, pour la route. Je donnai
des instruction à Koundia, que je laissais là avec
les femmes de mes gens, pour me faire
confectionner, pendant la saison sèche, un beau
groupe de cases bien vastes, bien aménagées, avec
une cour et un grand mur autour. Je fis différents
autres petits arrangements, en prévision de mon
retour à la Colonie, que je prévoyais pour
quelques mois plus tard, cinq, ou six, on ne
pouvait dire. Je pris des porteurs jusqu'au Gourma
et j'emmenai mes deux inséparables frères, Petit
et Tiémaran. Ils m'auraient suivi jusqu'au diable,
inclusivement, sans même s'en inquiéter. Ils me
suivaient, voilà tout; ils étaient miens.
Esclaves? Jamais de la vie. Il n'y a plus
d'esclaves au Soudan. Gens de maison, à la bonne
heure! Mais des gens de maison à la mode
soudanaise, n'ayant aucune vie par eux-même: le
patron, le Père, c'est tout. Aussi avec eux,
était-je parfaitement tranquille. Je pouvais
dormir sur mes deux oreilles, n'importe où. Et ça
tombait bien, car j'ai toujours bien aimé bien
dormir, sans m'occuper si j'étais bien couché.
Pour aller dans la direction que j'avais choisie.,
il n'y avait plus aucune route, ni sentier tracé.
Il faut suivre les pistes indigènes allant de
village à village. Mais cela ne présentait aucun
inconvénient: j'avais l'habitude, une bonne carte
générale et aussi la connaissance exacte
qu'avaient mes porteurs. Je traversai la Volta
Blanche, puis, petit à petit, gagnai le pays
Gourma. A ce moment seulement il y a un changement
sensible dans la nature. Au fur et à mesure qu'on
quitte le Mossi, la terre devient plus inculte,
les villages plus espacés, puis on traverse une
contrée désertique. De l'autre côté de cette
nudité, au contraire, la végétation devient
luxuriante, la terre profonde, molle, fertile;
tout ce qu'on veut bien lui confier y prolifère,
ou alors, il y pousse des herbes de deux mètres
cinquante de haut, serrées comme des épis de blé.
Cependant, bien que plus florissante, la
végétation y était exactement de même nature qu'au
Mossi. On n'y trouvait pas non plus de palmiers.
J'arrivai ainsi à la capitale de la province,
nommée Fada N'Gourma. Il y avait là un civil
commandant de cercle, un receveur des Postes et
deux commis Blancs. Réception très cordiale,
naturellement. Tous étaient très étonné de voir
apparaître un Blanc de ce côté. Jamais encore
personne n'était passé par là. Ce n'était pas
étonnant: j'étais dans tout le Mossi le seul Blanc
libre de mes actes. Tous les autres, civils ou
militaires, appartenaient à l'administration
soudanaise, donc ne pouvaient se mouvoir que sur
le territoire du Soudan. Voyons, c'est
compréhensible: il y a des compartiments ou il n'y
en a pas. S'il y en a, qu'on les respecte. Voilà.
Donc, arrivant de ce côté inattendu, je fus bien
reçu par ces Messieurs. Ce pays était également la
résidence du Naba du Gourma, le roi du Gourma,
nommé Baytchandé, que j'ai vu aussi, car il
méritait une visite. C'était un géant Noir à face
de gorille. Oh! l'horrible figure cruelle,
immonde, infernale! La peau de sa face était
pustuleuse, le blanc de ses yeux rougeâtre, les
paupières sanguinolentes. Avec cela, il était
édenté, ce qui ajoutait encore à sa laideur
repoussante. Sur la tête, il portait un bonnet qui
avait dû être blanc dans le temps, mais qui était
devenu, avec le temps immonde de crasse, d'un noir
de cul de chaudron graisseux, rigide même à force
de graillon. Seulement, ce fameux bonnet ne
pouvait pas être changé parce qu'il était
constellé d'amulettes qui y étaient cousues
solidement dans tous les sens. Il y en avait
certainement plus de trente de différentes formes,
tailles, couleurs, et, naturellement, de
différentes vertus. Cette manie d'amulettes me fit
penser à notre roi Louis XI, superstitieux et
cruel, tout comme le Baytchandé. Cruel, il l'était
en effet, et on le soupçonnait de se livrer à des
pratiques criminelles sur des gens de sa tribu.
Jusque là on ne l'avait pas pris, mais il le fut
plus tard, et exécuté. Quand je le vis, entouré de
sa cour composée de malandrins de son espèce, il
était ivre, suivant son habitude, et reçut avec
une joie affreuse la demi-bouteille d'absinthe que
je lui fis remetttre, sur les conseils même de
l'adminsitrateur commandant le cercle. Il
n'attendit pas mon départ: il cassa le goulot et
le porta à sa bouche pour boire quelques bonne
gorgées de cette liqueur extrêmement forte, et
sans eau! J'en frémis! Puis, satisfait, il se mit
à éructer et à extraire de ses bronches quelque
chose de glaireux, de visqueux, qui voulait en
sortir. Pendant cette tentative, je vis un de ses
soronés - pages - qui , tout nus étaient assis à
chacun de ses côtés, tendre ses deux mains
ouvertes en urne. Ce fut dans cette urne que
Baytchandé, enfin délivré, envoya le gros crachat
épais et gluant, d'une poussée bruyante de sa
bouche édentée. Floc! Et le gamin, aussitôt, avec
un certain plaisir aurait-on pu croire se mit à
faire tournoyer ce dégoûtant glaviot entre ses
deux paumes comme on fait avec une boule de
mastic. Il continua ainsi longtemps recevant en
supplément les crachats qui suivirent. Je m'en
allai écoeuré, mais satisfait tout de même de
l'expérience. On se remit en route pour une petite
aventure, banale peut-être, mais qui donna
pourtant une certaine émotion; l'incendie des
haute herbes. Ce jour-là, c'était le lendemain de
notre départ de Fada, nous traversions une mer de
hautes herbes. A cheval, mes yeux arrivaient tout
juste au niveau des épis qui s'étendaient de tous
côtés, à perte de vue, englobant dans leur masse
quelques arbres dont le feuillage se détachait
au-dessus de cette mer agitée par le vent en
vagues longues et dorées. Ces herbes étaient
complètement sèches, comme nos blés au moment de
leur moisson. A un moment donné, j'aperçus sur ma
gauche un énorme panache de fumée noire et dense.
J'eus à peine le temps de la montrer à Tiémaran
qui marchait derrière mon cheval, que tout
l'horizon, à gauche, était obscurci par la fumée
noire et épaisse, de laquelle je voyais, du haut
de mon cheval, d'immenses flammes s'élancer en
énormes volutes rouges, tordues, échevelées, vers
le ciel en y envoyant des myriades d'étincelles
retombant en cendres noires. Nous étions pris dans
ce formidable incendie, car le vent le portait sur
nous en l'étendant. Aussitôt, les porteurs vinrent
en courant se grouper autour de moi, les bagages
dans le sentier, et chacun fabriqua une torche en
tordant des poignées de cette herbe. Avec l'aide
des allumettes que j'étais seul à posséder,
j'allumai ces torches, et tous se mirent à courir
en avant et en arrière du sens de notre marche,
allumant, eux aussi, les hautes herbes qui se
trouvaient au bord du sentier, vers l'incendie. En
un clin d'oeil le feu se mit à crépiter, grimpant
le long des tiges bien sèches, et, atteignant
l'épi encore plus sec, l'absorbait dans une grande
flamme gourmande. Sur un espace de cent mètres
environ - cinquante mètres en avant, cinquante
mètres en arrière - notre incendie commença à
ronfler après les premiers crépitements; puis, la
masse de chaleur produite, poussée par le vent et
engendrant elle-même un souffle puissant sembla
soulever toute la plaine devant nous, sur la
droite du sentier, dans le sens de notre marche.
Il ne fallut que quelques minutes pour obtenir
ainsi un espace tout noir, calciné, tapissé de
cendres, mais libre. Nous nous y enfonçâmes et
marchâmes derrière notre feu au fur et à mesure
qu'il avançait. Sur notre gauche, c'était devenu
formidable, fantastique, inouï. Un bruit constant
de tonnerre et des montagnes de flammes
s'approchaient de nous avec rapidité, mais nous ne
craignions plus rien. Lorsque l'incendie initial
atteignit le sentier que nous avions quitté, nous
étions à plus de cent mètres de-là, sur la droite,
dans l'espace que notre incendie à nous avait
libéré. Nous n'étions plus que des spectateurs
bien placés pour voir et admirer; ce que je fis
avec émotion et plaisir, car c'est un spectacle
rare qu'un incendie de pareille envergure. Je pus
assister au jeu du gibier, affolé et repoussé par
les flammes. Ce pays, couvert de pâturages
naturels immenses et peu peuplés d'humains,
regorgeait de gibier en tous genres: gazelles,
antilopes, phacochères, lions, panthères et autres
fauves, éléphants, girafes, zèbres, lapins,
pintades, outardes, etc...etc... Sur notre route,
le matin surtout, nous en voyions les traces
nombreuses et fraîches - passages de la nuit - Ce
jour de l'incendie, pendant que nous nous
abritions derrière notre muraille mouvante de
flammes, nous entendions les bruits bien
caractéristiques du passage, auprès de nous, dans
les herbes qui se courbaient, des grosses bêtes
fuyant l'incendie de gauche. Quelques-unes, même,
emportées par leur élan, débouchaient dans notre
clairière. Mais aussitôt, prise d'une nouvelle
peur en nous voyant, elles faisaient un crochet
pour nous éviter, et se replongeaient à l'abri des
herbes, fuyant toujours éperdument. Ah! ils ne
songeaient guère, les uns et les autres, à chasser
ou à se garer des carnassiers. Pêle-mêle, en
trombe, on les entendait filer au ras du sol tout
près de nous. Les antilopes brâmaient de temps en
temps, de terreur sans doute. Mais ce que je vis
de plus curieux, ce fut le vol des pintades.
Jamais je ne me serais figuré que la brousse pût
recèler pareil nombre de ces volailles gracieuses,
succulentes et jacassantes. C'était inouï. Comme
leur course à pattes n'était pas assez rapide pour
les sauver de l'incendie qui courait plus vite
qu'elles elles s'envolaient par compagnie, d'un
seul vol lourd et compact, puis se laissaient
rapidement glisser en pente douce, les ailes
écartées et immobiles vers la brousse intacte qui
s'étendait en avant d'elles. Là, elles
atterrissaient et reprenaient leur élan pour un
nouveau bond, gagnaient ainsi, très visiblement,
du terrain sur le feu. La manoeuvre était
intéressante à suivre; mais, je le répète, c'est
le nombre invraisemblable des pintades qui
s'envolaient ainsi qui me subjuguait. De partout
des vols puissants s'élevaient, à tel point qu'à
certains moments, lorsque plusieurs centaines de
compagnies étaient en l'air, on ne voyait plus les
flammes, cachées par leur masse compacte. Les
outardes, elles, se lançaient dans les airs, un
peu lourdement peut-être, mais une fois à une
certaine hauteur, elles filaient droit devant
elles d'un vol puissant et majestueux. Lorsque les
flammes atteignirent notre sentier et qu'elles
trouvèrent le vide devant elles, elles furent bien
obligées de s'éteindre d'elles-mêmes. A droite et
à gauche de notre clairière artificielle,
cependant, elles continuaient leur action
dévorante, si bien qu'à ce moment, sans plus être
aucunement en danger, nous étions littéralement
entourés par une muraille de feu mugissante et
ronflante. C'était magnifique! Nous revînmes sur
notre sentier et attendîmes encore au moins une
demi-heure avant de repartir, pour être certains
qu'en avant, l'incendie l'aurait enjambé partout.
Quand nous nous mîmes en route, il y avait une
heure et demie que la fantasmagorie avait
commencé. Le feu était loin maintenant sur notre
droite, et nous n'en voyions plus que le sommet de
la fumée. C'était la première fois - et ce fut la
seule - que j'assistai à pareil phénomène. C'est
un spectacle vraiment imposant, mais peu
dangereux.....quand on a des allumettes pour
allumer un contre-feu! Sinon, dame, on ne sait
trop que devenir! L'autre poste d'Européens que
nous atteignîmes sur notre route fut, je crois,
Koukobiri; je ne pourrais certifier. Ce poste n'a
rien de particulier. C'est étrange, dans cette
A.O.F., que, depuis Saint-Louis-Dakar jusqu'au
Niger dahoméen, le pays soit pour ainsi dire
composé uniformément de la même brousse,
présentant partout le même aspect un peu désolé,
en saison sèche surtout, et n'abritant que très
peu d'habitants disséminés dans de minuscules
villages éloignés les uns des autres. A partir de
ce poste, la route s'infléchit nettement vers le
Sud et s'achemine vers le massif montagneux de
l'Alokora, grande arète rocheuse qui court du Nord
au Sud, ayant, sur son versant Est, la vallée du
Niger au loin, et celle de l'Ouémé plus près. Nous
suivions, à ce moment, la plaine du versant Ouest,
jusque Couandé, autre poste d'Européens. A partir
de là, on file vers le Sud-Est pour aller
traverser l'Alakora au seul col praticable de
Ouabou, dont le point culminant se trouve à
environ mille mètres d'altitude. Très jolie, la
traversée du massif, lorsqu'on franchit crêtes et
ravins, tantôt dans les fonds, tantôt en corniche.
La végétation y est toute spéciale, absolument
dissemblable de celle des pays environnants. Elle
me rappelait celle des hauts plateaux oranais,
alfa en moins; et on y respirait la même odeur de
l'atmosphère. La descente de ce massif, sur son
versant est, nous amena dans une plaine féconde,
dont l'aspect était absolument différent du reste
de l'A.O.F. La terre, alluvionnaire sans aucun
doute, y était douce, profonde, meuble, très
fertile, et les villages, importants, s'y
pressaient nombreux. Alors que sur le versant
Ouest, la plaine était aride, sèche, désertique,
sur celui-ci, au contraire, les cultures y étaient
encore en pleine végétation. La différence du
régime atmosphérique était certainement provoquée
par l'important écran formé par la chaîne
montagneuse que nous venions de franchir et que
nous laissions, cette fois, à notre droite, ayant
repris notre direction initiale vers le Sud. La
chaleur n'était plus de même nature: elle était
plus humide, ce qui expliquait l'abondance de la
végétation. On trouvait là, comme dans tous les
cantons fertiles de l'A.O.F. mil, sorgho, maïs,
riz, ignames, patates douce, manioc, coton et
toutes autres plantes alimentaires ou
tinctoriales. La culture de l'indigo était
intense, car, dans chaque village, il y avait un
vaste atelier de teinturerie, en plein air,
utilisant principalement les sucs précieux de
cette plante. Nous vécûmes dans l'abondance
alimentaire. Les femmes indigènes, aimables,
rieuses, bien portantes parce que bien nourries,
bien habillées parce que vivant dans l'aisance, me
comblèrent de plats indigènes délicieux - fort
épicés et pimentés, bien entendu - parfaitement
confectionnés et, déjà, à base d'huile de palme,
que je retrouvais par ici. Nous étions cette fois,
dans le vrai Dahomey, le pays de vrais Dahoméens
bien connus depuis notre conquête sur le fameux
Bahanzin. De l'autre côté, à l'Ouest, les
peuplades étaient encore franchement soudanaises;
elles n'étaient dahoméennes que pour nous,
administrativement parlant, parce qu'il nous avait
plu de dénommer leur pays Dahomey, comme celui du
Sud, en traçant une ligne fantaisie sur un papier
appelé carte géographique. Bon. Ca ne fait rien.
Allons plus loin. Plus loin, ce fut le poste de
Savalou, puis d'autres. Le pays se ressentait du
voisinage de la mer et de la présence, dans des
temps déjà très reculés, de la forêt équatoriale
telle qu'elle existe, à la même latitude, en
Gold-Coast. Au Dahomey, tout le pays est ouvert
sauf par endroits, où s'élèvent des bosquets plus
ou moins vastes, composés d'arbres de la grande
forêt qui se comportent là exactement comme à
l'intérieur de la grande sylve guinéenne. Elles
étaient étranges, ces transitions brusques, ces
passages de la plaine ouverte à la forêt dont on
ressortait un peu plus loin, qui se répétaient
plusieurs fois par étapes. On trouvait là les
palmiers en abondance, et les orangers, et les
citronniers qui, tous deux, donnaient d'énormes
fruits dont la particularité était de présenter
une écorce absolument verte, alors que la chair à
l'intérieur, était tout à fait mûre, juteuse,
sucrée pour les oranges, très acides pour les
citrons. Les bananes avaient fait aussi leur
apparition, avec les goyaves, les tomates énormes,
ou, au contraire, pas plus grosses que des
groseilles à maquereaux, les papayers, les
manguiers, les ananas, tous les fruits
équatoriaux. Nous arrivâmes à Abomey, célèbre
capitale du potentat Bahanzin et de ses intrépides
amazones. Le palais de ce cruel autocrate, de
vastes dimensions et bâti un peu comme les tatas
du Soudan, en torchis rouge, tombait en ruines, de
plus en plus, de sorte qu'il n'en resterait
bientôt plus que le souvenir. Une administration a
groupé ses bâtiments non loin de là, près d'un de
ces charmants bosquets dont j'ai parlé plus haut.
Poussant encore plus loin, nous atteignîmes
Ouidah, autre centre important, où se trouvait
l'extrémité d'un chemin de fer en construction qui
devait relier la côte, par le port de Kotonou, au
Niger, dans le Nord de la Colonie, là où il fait
frontière avec la Nigéria, le Dahomey et nos
possessions du Tchad. Mais je peux dire, en
passant, que ce chemin de fer n'a pas eu la cote
longtemps: poussé lentement et douloureusement
vers le Nord, il y est resté en panne, du côté de
Savalou, et, maintenant encore - en 1937 - on ne
prévoit pas quand il pourra pousser plus loin ni
même s'il pourra jamais le faire. C'est si loin de
Dakar, ce Dahomey du diable qui, en réalité, est
si peu intéressant! Passons. Là, je décidai de
m'arrêter et de prendre ce tortillard en gestation
pour arpenter les quelques cinquante kilomètres
qui me séparaient encore de Kotonou. Je donnai un
laisser-passer à mes gens pour qu'ils puissent
reprendre le chemin du Mossi, avec mon cheval et
ma selle, sans être inquiétés par qui que ce soit.
Quant à mes autres bagages de route, je les
bazardai sur place, pour peu de choses, sauf la
tente que je vendis son prix aux Blancs qui
travaillaient sur la ligne et qui furent enchantés
de l'aubaine. Mes bagages personnels ne
consistaient qu'en deux cantines très pratiques,
recouvertes d'une feuille de zinc - contre la
pluie et les termites - dans l'une desquelles se
trouvait mon petit magot monnayé. Lorsque ce fut
le jour de son apparition, je montai dans le
tortillard, et j'eus l'agréable surprise d'y
retrouver, une fois de plus, l'ami Gaspard,
toujours dans la même partie, mais ayant changé de
Compagnie de la Colonie. La seule façon, me
dit-il, par la suite, de me débarrasser de ma glu
de Dakar! Pauvre femme! Il était toujours le même,
le beau Gaspard, aussi bien portant qu'à Dakar. Il
me dit que Kotonou lui plaisait beaucoup mieux, à
cause du climat qui lui rappelait le Tonkin, et
surtout à cause des nombreuses distractions dont
il pouvait jouir en allant, soit à Porto-Novo, la
capitale du Dahomey, soit à Lagos, en pays
anglais, soit en chassant, soit en pêchant dans
les lagunes, etc.... Tu verras, concluait-il,
c'est bien mieux, plus ouvert qu'à Dakar où tu ne
rencontres que du sable et des cacahuètes, ou que
l'abominable Saint-Louis. Le chemin de fer
traversa une contrée absolument couverte de
palmiers pressés les uns sur les autres: les
fameux palmiers à huile dont le Dahomey faisait
une grande exportation par son port de Kotonou et
par le port anglais de Lagos. A ce moment, il y
avait beaucoup d'acheteurs allemands du Dahomey,
qui venaient concurencer efficacement nos
commerçants moins bien outillés, moins bien
approvisionnés. Leurs maisons-mères du Togo et du
Cameroun les installaient chez nous où ils
râflaient tout ce qui se présentait comme
production de sol, surtout le maïs, dont Hambourg
était gros demandeur. Puis on arriva à la gare
principale de Kotonou, sur une petite éminence de
terre rouge d'où l'on voyait l'ensemble de la
localité, la lagune, les cocotiers et la mer
au-delà, infinie et agitée. Je me dirigeai vers
l'hôtel-restaurant que m'avait indiqué Gaspard, là
où lui-même avait pris pension, en attendant de
prendre mes dispositions pour le retour en France.
Je pouvais choisir entre trois lignes, et même
quatre; deux lignes françaises, les Chargeurs
Réunis de Bordeaux et Frayssinet de Marseille qui
faisaient toutes deux la côte de Guinée jusqu'au
Congo; ensuite la ligne anglaise Elder Dempter and
Co, de Liverpool, mais faisant escale à Lagos
seulement; et la ligne allemande Woemann Linie,
faisant escale partout, elle, différemment chez
les Allemands, les Anglais et les Français, pourvu
qu'il y ait quelque chose à embarquer: quelques
tonnes de fret ou un passager. Je me déciderais un
peu plus tard; je n'étais pas pressé et je voulais
faire un peu connaissance des lieux. Kotonou, ma
foi, me rappelait un peu, et même beaucoup,
Tamatave, avec ses palmiers, cocotiers, la lagune
et la mer. Il y avait des factories à allure
traditionnelle, bâties dans le sable, avec
toitures de zinc. Le plus joli coin était la
lagune, de même formation que celle de Madagascar:
les eaux des fleuves repoussées par les rouleaux
de la barre amènent du sable qui forme une dune
continue, derrière laquelle les eaux des cours
d'eau s'accumulent. Elles étaient très vivantes,
ces lagunes, avec beaucoup plus de monde dessus et
aux alentours qu'à Madagascar. Partout on y voyait
des pêcheries installées ingénieusement avec leurs
réseaux de roseaux faisant entonnoirs, fermés par
des nasses volumineuses et d'où j'ai vu retirer
des pêches miraculeuses - pour mes yeux non
habitués. Porto-Novo, grosse ville administrative,
capitale de la Colonie, se trouve à l'Est de
Kotonou, sur la lagune également, qui est la seule
voie pour s'y rendre ou en sortir, à moins de
s'enfoncer au Nord dans les terres. C'est une
ville coloniale africaine avec beaucoup de
fonctionnaires, peu de commerçants français, mais
beaucoup de commerçants anglais, allemands,
arabes, syriens, marocains, hindous et même
nègres. J'avais résolu, entre temps, de prendre
passage à bord d'un Woermann, car je voulais tâter
d'une ligne étrangère et tout le monde, à Kotonou,
m'avait vanté la ligne allemande sur laquelle me
disait-on, les secondes classes étaient beaucoup
mieux que les premières sur les bateaux français.
Le premier à passer devait être l'Eléonore;
marchons pour l'Eléonore! J'en fis part à l'agent
de la Compagnie à Kotonou, qui me reçut comme on
recevrait un prince et se mit à mon entière
disposition pour me conduire à bord, soit à
Kotonou même, soit, beaucoup mieux, me dit-il, à
Lagos, où l'agence principale se chargeait de me
loger à bon compte et à s'occuper de moi jusqu'à
l'embarquement inclus. On ne pouvait ni mieux
dire, ni mieux faire. Je me rangeai à son avis et
lui dit que j'optais pour l'attente du navire à
Lagos. Alors, comme il me l'avait promis, cet
aimable agent fit armer sa baleinière à vapeur et
me conduisit à Logos, en un voyage très agréable
par la lagune qu'on suivit pendant plusieurs
heures, au milieu d'un paysage féerique! Arrivé
dans cette grande ville anglaise, je fus tout
surpris de son ampleur, son importance, par
rapport à nos chétives villes voisines. Quel
contraste! Sans autrement philosopher, je fus
conduit - en voiture, s'il vous plaît - à l'agence
principale de la Woermann Linie, située dans une
rue commerçante et dans un immeuble à plusieurs
étages, avec vitrines au rez-de- chaussée, tout
comme en Europe. Là, on reçut le prix de mon
passage en seconde classe de Lagos à Southampton
et on me conduisit à un hôtel - allemand
naturellement - où je passai trois jours parfaits.
J'eus le temps de me promener dans la ville
grouillante et riche que les Anglais ont bâtie sur
la lagune, mais avec une communication avec la mer
par un chenal à écluse, non loin des bouches du
fleuve Niger, et en tête de ligne d'un chemin de
fer très important reliant la côte avec
l'intérieur des terres, à Abeokouta, centre d'un
hinterland excessivement populeux, travailleur,
producteur et riche de toutes les richesses d'un
sol très fécond. Oh! les Anglais savent choisir!
Quand ils se sont installés là, fondant leur
importante Colonie de Nigéria, ils savaient ce
qu'ils faisaient. Ils auraient pu, tout aussi
bien, annexer aussi le Dahomey, où nous n'étions
pas encore. Pas si bêtes, les Anglais. Ils
savaient bien que le Dahomey, comme le Togo,
n'étaient bons à rien d'autre qu'à colorier les
cartes d'Afrique aux couleurs nationales de qui y
viendrait y gratter le sable. Ce que nous n'avons
pas manqué de faire en matamores et en sauveurs du
monde et de la civilisation. Seulement, pendant
que nous essayions de faire des plantations de
poteaux télégraphiques, les Anglais mettaient en
valeur la riche contrée du delta nigérien, qui
nous est passé devant le nez, comme beaucoup
d'autres bons coins répartis dans le monde entier.
J'admirais la densité de la population grouillante
dans les rues de Lagos, composée de tous les types
africains, mais principalement de Haoussas dont
beaucoup, opulents personnages, promenaient tous
des vêtements multiples et brodés à outrance, des
ventres proéminents, de grosses faces luisantes de
graisse, des yeux bouffis de bien-être, avec une
majestueuse lenteur, en traînant avec grâce et
nonchalance leurs babouches de cuir repoussé.
C'est beau à voir, quand même, l'opulence qui se
prélasse dans les endroits publics. Cela permet
d'avoir un aperçu rapide et réel de la gamme des
destinées humaines, surtout quand l'opulence se
fraye un large passage à coups de crachats rouges
de noix de kola mâchées à travers une cohue
pressée dans laquelle les mendiants pouilleux
déguenillés, miteux et chassieux tendent leurs
sébiles avec ostentation et persévérance. Mais
enfin, c'est ainsi qu'est la vie, à Lagos comme
ailleurs. Ce qui amena, sur rade, mon navire noir,
au pavillon allemand, l'Eléonore Woermann de
Hambourg, à la cheminée baguée de vert de blanc et
de rouge, comme chez les Italiens. A ce moment,
une voiture vint me chercher à l'hôtel et me
conduisit à l'agence, puis de là à la vedette de
la Compagnie qui m'amena à l'échelle de coupée du
steam ship, en même temps que d'autres passagers
du courrier et des colis postaux. Un steward bien
stylé me conduisit à ma cabine, dans laquelle je
fis seul la traversée, et je remontai sur le pont
pour assister au départ qui eut lieu une heure
plus tard, lorsque furent à bord tous les sacs de
palmistes que des loutres avaient amenés sous les
palans du bateau. Nous étions demeurés en dehors
des rouleaux de la barre, que la vedette à vapeur
avait traversés sans trop de chahut. On prit la
route en longeant la côte d'assez près, en passant
comme une inspection de la forêt des cocotiers qui
la bordait très harmonieusement. Quelques heures
seulement de cette navigation côtière nous amena
devant Kotonou que j'avais quitté trois jours
auparavant et où notre navire avait à charger des
sacs de maïs et de palmistes en grande quantité.
Ce fut pendant ce chargement, qui ne présentait
rien de sensationnel, que fut servi le déjeuner.
je descendis dans la salle à manger en compagnie
d'un jeune fonctionnaire allemand du Cameroun
parlant bien le français. Il me présenta à tous
les passagers réunis dans la salle à manger et j'y
fus salué très aimablement par tous, dont beaucoup
savaient s'exprimer dans ma langue, à ma grande
stupéfaction. Cette salle à manger était
réellement aussi bien que celles des premières
classe à bord des petits navires français que
j'avais pris jusque là. Je ne regrettai donc pas
mon choix, d'autant plus que mon passage de Lagos
à Southampton était moins cher que celui de Dakar
à Marseille, et ce, pour le double de distance et
de temps. La nourriture - allemande - était
excellente et d'une abondance qui me semblait
prodigieuse. Cependant, les plats étaient toujours
doublés, tellement l'appétit des convives était
dévorant. Les premiers jours, mes voisins de table
se figuraient que je ne trouvais pas bonne leur
cuisine parce que j'étaisL incapable d'absorber
autant de nourriture qu'eux. J'ai toujours été
petit mangeur, et cela les étonnait que je pusse
me déclarer satisfait après avoir si peu consommé,
à leurs yeux. Mais à la fin, ils ne me harcelèrent
plus pour me faire manger davantage, quand ils
furent convaincus de ma frugalité habituelle. Je
passai, à bord, de bien bons jours, au milieu de
ces passagers qui, tous, furent de gais
compagnons, aimables et amusants. Un orchestre à
bord nous donnait des aubades tous les jours, sur
le pont dans la journée, le soir au fumoir où il
nous régalait de flonflons sonores pendant une
heure. Ensuite, il allait divertir et faire danser
les passagers de première classe parmi lesquels on
distinguait quelques rares dames. En seconde, il
n'y en avait pas, sauf les deux infirmières du
bord. Le navire fit toutes les escales de la côte,
sans en rater une car dans chacune il y avait
quelque chose à prendre, ne fut-ce que quelques
sacs. C'est
ainsi qu'on visita Gross Popo, Klein Popo au Togo
allemand, Accra, Sekondi, en Gold-Coast,
Grand-Bassam, Grand-Lahou, en Côte d'Ivoire,
Monrovia en Sierra Leone anglaise, Freetown en
Libéria américaine, Konakry en Guinée française,
Saint-Marc de Bathurst en Gambie anglaise; mais on
passa au large de Dakar. Rien à faire là pour un
navire allemand, paraît-il. Ensuite, ce fut de
nouveau Santa-Cruz de Ténériffe, aux Canaries,
Lisbonne au Portugal, Porto en Espagne. On longea
toute la France au large du Golfe de Biscaye et on
alla faire escale à Plymouth, à la pointe
Sud-Ouest de l'Angleterre. C'était mon
avant-dernière escale. J'avais choisi Southampton
par fantaisie, pour rentrer en France par cette
nouvelle voie: Le Havre-Paris. Le prix du passage
était le même, soit pour La Rochelle où le
Woermann se serait arrêté pour moi, si je l'avais
désiré, soit pour Plymouth, Southampton, Boulogne
ou Anvers, escales régulières de la ligne. La
Rochelle ne me disait rien. Boulogne non plus.
Voilà pourquoi je descendis à Southampton, dans un
bassin encombré de navires en partance, en
arrivée, en chargement ou en déchargement. Mais
contrairement à mon premier projet, je ne
m'arrêtai pas dans cette ville, car j'y tombai sur
une période de mauvais temps. La ville était comme
assombrie par des nuages noirs, lourds, bas,
desquels dégoulinait une pluie incessante, établie
à demeure, comme chez elle, pour durer une
éternité. J'abandonnai donc mon idée de visite et
me dirigeai vers l'agence pour le service du
Havre, que je finis par découvrir dans un
interminable dédale de docks, de hangars, de
baraques, de toutes sortes. Je pris mon passage.
Départ vers minuit, ce soir même. J'allai tuer le
temps quelque part, je ne sais plus où; ce dont je
me souviens bien, c'est du trajet que je dus faire
le soir, sous la pluie et la pauvre lumière de
rares réverbères, pour retrouver mon agence et le
bateau qui devait m"emmener à travers la Manche,
et, en même temps, à travers la tempête, la houle,
la pluie, le vent, le froid. Nous étions revenu
dans l'Europe grise et froide. Brou!! Le lendemain
matin, au Havre, le temps n'était pas plus beau.
Il est vrai qu'en Novembre, chez nous, il ne faut
pas trop demander. Ce ne fut qu'à Paris que je
retrouvai le pâle soleil d'hiver de notre France.
#Table
SEJOUR EN FRANCE
HIVER 1904-1905
Je n'étais attendu par
personne, à aucune gare. Ma mère savait bien que
j'étais sur le chemin du retour, mais n'avait
aucune précision quant au jour où je serais à
Paris, ou à la gare par laquelle j'arriverais.
Aussi allai-je la trouver chez elle, dans le
nouvel appartement qu'elle occupait alors, à
l'entre sol du numéro 7, boulevard Barbès. Très
joli entresol, ma foi, où je reçus l'accueil
maternel habituel. Quartier agréable aussi, très
populeux, à proximité du métro, des gares du Nord
et de l'Est, de Montmartre, etc. Cela me plaisait.
J'eus vite repris le courant des habitudes
parisiennes, et une des premières choses que je
fis fut de me commander quelques complets de drap,
complets vestons et complet redingote, chez un
tailleur du Boulevard Magenta. J'avais des fonds
et je tenais à en profiter pour me nipper
convenablement, en vue des démarches à faire chez
mes futurs commanditaires, dont les premiers à
voir étaient, tout naturellement, les sieurs
Thomas et Cie de Longwy-Bas où je comptais me
rendre dès que j'aurais remis de l'ordre dans mes
esprits et pondu le rapport circonstancié
nécessaire pour présenter convenablement
l'affaire. En attendant, j'allai rendre visite à
la mère Tillet. Là j'appris que Joseph était
reparti à la Niger-Soudan depuis longtemps et
était retourné à Kankan-Kouroussa, en Guinée.
Thérèse avait divorcé après avoir eu une petite
fille; elle était à Bruxelles, où elle gérait une
succursale de la maison de téléphone de Paris. La
jeune Louise était tout juste à marier, et à ma
disposition. Ceci, on ne me le présenta pas de
cette façon, naturellement, mais c'était tout
comme. Je n'avais pas plus l'intention de me
marier avec Louise Tillet qu'avec n'importe qui
d'autre, car j'avais toujours dit que pour le
colonial soudanais libre, le mariage était l'arrêt
de son existence coloniale. Et cela, je l'avais
constaté non pas une fois, mais vingt fois pour
une, tant par moi-même que par l'exemple des
autres. C'était un axiome, et non pas un principe.
Un colonial soudanais devait rester célibataire
s'il voulait vivre normalement au Soudan la vie
libre, indépendante qu'on doit y mener. Une femme
ne pouvait que l'entraver dans ses moyens; et
cette opinion était du reste celle de tous ceux
qui connaissaient et fréquentaient le pays: la
femme blanche ne pouvait être qu'une femme de
fonctionnaire à poste fixe. Je n'avais donc pas
l'idée de me marier, puisque je voulais retourner
là-bas reprendre ma vie errante de cow-boy. Ce qui
fait que j'allai à Bruxelles, renouer les
relations avec Thérèse, sans lui rien demander au
sujet de son divorce: cela ne m'intéressait
nullement. Puis je vins à Longwy-Bas, à l'hôtel
Terminus, et j'allai faire mes visites
habituelles, notamment chez mon ami Adolphe
Laporte. Je me rendis aussi à la Banque, y voir
les camarades et ces Messieurs Thomas père et fils
à qui je donnai quelques explications générales
sur mon voyage en Gold-Coast et leur parlai de ce
qu'on pouvait tenter au Soudan. Ils me
demandèrent, ce que j'avais justement l'intention
de leur présenter, un rapport détaillé de ces
affaires, ce que je leur promis. Puis j'allai
rendre visite à la famille Claudel où mon destin
était fixé sans que je m'en sois douté le moins du
monde. A cette première visite, je renouai les
bonnes relations que nous avions toujours eues,
mais je n'eus pas le plaisir de revoir
Mademoiselle Madeleine. Elle était bien revenue de
Bohème, depuis quelques mois, et donnait, en
qualité de professeur libre, des leçons
d'allemand, français et piano à Longwy et
environs. Ce jour-là, elle était à Villerupt,
localité située à 18 kilomètres de Longwy, au
milieu de nombreuses usines métallurgiques, à
cheval sur la frontière du Grand-Duché de
Luxembourg et de notre ancienne Lorraine. Je
demandai des détails sur la vie qu'elle avait
menée à Choteschau, et on me fit promettre de
revenir quand elle serait à la maison. Mais je la
revis avant. Ce fut chez Madame Laporte, alors que
j'y étais en causette. Elle y vint aussi, ce qui
fait que nous nous rencontrâmes. Premier et court
contact qui allait nous fixer et nous attacher
tous les deux. Je vis une belle jeune fille tout à
fait faite, un corps bien moulé dans une robe de
drap écossais lui allant à merveille, une démarche
souple, élégante, gracieuse, distinguée comme
toute la personne, et, dominant tout dans la
figure à ce qu'il m'a semblé, le sourire de
l'adorable bouche fraîche, si tentante. Je fus
très heureux de cette jeune fille, je ne me
sentais au coeur aucun mouvement violent envers
elle. J'étais flatté de pouvoir approcher une
personne aussi distinguée, et de l'entendre me
parler, à moi, alors que je ne me voyais aucun
mérite à pareille faveur. Mais, comme deux ans
auparavant, elle me paraissait lointaine: elle
n'était pas dans mon plan terre à terre. Et
cependant, c'est moi qui étais le sien! Et je ne
le savais pas. Et je ne le sentais pas. Comment
aurais-je pu? Il y eut ensuite une ou deux
entrevues chez ses parents. Je ne vois plus très
bien la chronologie de ces quelques jours qui
suivirent, car ils furent bouleversants pour moi.
Le fait qui domine, c'est la visite d'adieu que je
reçus à la gare de Longwy, alors que j'étais déjà
dans le train qui devait me ramener à Paris. Oui.
J'étais dans mon compartiment et, machinalement,
je m'étais penché par la fenêtre pour regarder les
mouvements du quai au moment du départ imminent.
Tout à coup, déboucha d'une porte, juste en face
de moi, Mademoiselle Magdeleine, seule, essoufflée
- et très émue, je l'ai su par la suite - qui
était venue spécialement à la gare pour me dire
adieu, car elle ne s'était pas trouvée chez ses
parents lors de ma dernière visite. Alors, à ce
moment, il y eut chez moi quelque chose de changé.
Pas pendant qu'elle était là car nous causions
rapidement, le coup de sifflet du chef de service
ayant déjà retenti et le train s'ébranlant
lentement. Mais après, alors que j'eus fermé la
fenêtre et que je me fus assis dans mon coin, la
folle du logis se mit à battre la chamade et cet
incident me tint songeur pendant tout le temps du
trajet. Je ne pouvais penser qu'à cela et je ne
voulais pas croire à autre chose qu'à un adieu
sympathique. D'ailleurs, rien, entre nous deux,
n'avait été dit ou amorcé qui pût me faire croire
à un sentiment plus profond; cependant, je ne
pouvais plus détacher ma pensée de cette jeune
fille aux cheveux d'or qui était venue m'apporter
son sourire. C'était l'amour qui avait cru bon de
faire son chemin pour nous unir. Les choses
s'arrangèrent de telle façon que nous échangeâmes
nos photographies et que nos sentiments
réciproques se chargeaient de plus en plues
d'aimantation. Je vis bien alors que, de sa part,
c'était l'amour total, entier, pur, innocent mais
intense qui la poussait vers moi. Et moi qui avais
toujours rêvé l'amour tel que je le rencontrais
là, sur mon chemin, j'étais tout bouleversé. Car
il y a eu lutte en moi, lutte violente, qui me
serre encore le coeur, mon cerveau, vers cette
belle jeune fille si pure, si haute, si noble, qui
s'offrait si ingénument dans la sincérité ardente
de son coeur débordant de tendresse. Oh! cette
attirance! Elle me disait, cette attirance: la
voilà, la jeune fille que tu as tant appelée lors
de tes interminables pensées que tu égrenais, à
cheval, à vide, dans les brousses soudanaises.
C'est Elle! Elle possède tout ce que tu désires de
celle qui doit être ta femme: la beauté, sinon
radieuse, du moins lumineuse et agréable, un beau
corps, de l'élégance, de la grâce, de la
distinction, une culture assez profonde, du
caractère, et, surtout, surtout, un coeur chaud au
service de sens ardents. Elle est tout cela, cette
jeune personne dont tu as vu palpiter la poitrine,
les ailes du nez et le coin de ses jolies lèvres.
Elle a la flamme de l'amour dans le regard, et la
pureté dans l'âme. C'est Elle. Voilà un pauvre
petit résumé de ce qu'elle me disait, l'attirance.
Mais, le Colonial, avec sa raison, son expérience,
ses projets, intervenait, et, toujours, il
concluait: Non, mon vieux, impossible. Referme
cette belle préface à un roman que tu ne peux pas
vivre. Ce n'est pas fait pour toi. C'est très
beau, oui, magnifique mais justement, il te faut
de la rudesse, à toi, pour vivre la vie de
vagabond colonial que tu as si bien commencée.
Non, encore une fois, il ne faut pas penser à te
tourner de ce côté. Trop fin, trop délicat pour
toi, mon ami. Tu sais parfaitement bien que tu ne
peux ni ne dois te marier: autrement, ta situation
de Colonial s'effondre. Alors fais taire cette
attirance qui commence à entrer en toi; arrache
cette flèche que Cupidon t'a lancée. Tourne-toi
vers ton dérivatif habituel: va à Bruxelles, tu
pourras te gorger de plaisirs d'amour sans
compromettre ton avenir, puisque cette Thérèse ne
te tient ni au coeur, ni à l'esprit. Va, change de
route! Cette lutte dura longtemps. L'amour
l'emporta. Il était devenu tellement envahissant
en moi que toute la place qui n'était pas pour lui
en était quand même comblée. Je vécus là des
semaines et des mois d'une intensité inouïe. Il y
eut cependant un mois pénible: le mois de Janvier
1905. C'est surtout pendant ce mois que la lutte
entre mes tendances fut la plus vive et la plus
cruelle: tendance vers l'amour avec Magdeleine -
je ne l'appelais déjà plus Mademoiselle Magdeleine
dans mes pensées - et tendance vers l'indépendance
absolue du broussard soudanais. Celle-ci était
tenace, puissante; elle mettait l'autre en échec
et elle avait pour alliée le dérivatif de
Bruxelles. Ce fut pourtant ce dérivatif qui fit
pencher la balance, définitivement, du côté de
l'amour vrai, par le contraste justement qu'il
présentait avec cet amour uniquement sensuel,
intermittent et sans but, sans tendresse, sans
estime que l'autre me donnait. Je sais bien que je
ne lui demandais rien d'autre que d'être un
agréable passe-temps pendant mon séjour en France.
Mais voilà! L'autre amour, le vrai, l'unique,
était là; il emplissait déjà mon coeur et il me
tendait ses lèvres que personne n'avait encore
baisées, une âme dans laquelle personne n'avait
jamais pénétré que Dieu, un coeur que personne
d'autre n'avait encore fait palpiter, un corps
vierge, ne demandant qu'à se donner en toute
pureté et en toute sincérité. On ne résiste pas à
cela! Je n'ai plus résisté. Je m'étais fixé une
date que j'avais indiquée également à Magdeleine
pour une réponse définitive de ma part, car nos
pourparlers étaient déjà très avancés: ils étaient
poussés si vigoureusement par l'impatience
amoureuse de ma belle amoureuse! Et je souffrais
d'avoir à lutter comme je le faisais, pour
retarder, toujours, le moment où il me faudrait
prendre une décision. Ah! cruelle alternative!
J'avais donc fixé la date du 5 Février, jour
anniversaire de ma naissance et jour de la fête à
Longuyon où on devait se retrouver au bal de
l'Hôtel de Ville. Ce jour-là, cette nuit-là
plutôt, devait être décisive. Elle le fut. Vaincu
par l'amour, je me rendis et, serrant dans mes
bras, en dansant ma jolie danseuse, je lui avouai
mon amour pour elle, réciproque du sien, pour la
vie, pour le bon et pour le mauvais, comme doit
être tout amour sincère et profond. Des détails?
Ce n'est pas cela qui manque! Mais il y en a
tellement que je ne puis qu'en relater
quelques-uns, sans choix, au hasard. Il y eut
surtout la préparation de cette fête à Longuyon
qui prit, cette année-là, figure d'événement et
qui en fut un en réalité. La mère Hubin y prit
part, en allant plaider la bonne cause chez la
Tante Alzyre, femme de mon oncle Nicolas. Dans
cette maison très collet-monté, la danse était
considérée comme une indécence, l'éducation
catholique rigide qui était la leur leur
interdisant pareils plaisirs démoniaques. Ils
avaient une fille, Marguerite, ma cousine germaine
par conséquent, qui était en pourparlers avec un
jeune homme très bien de leurs relations et qui
était amie de pension de Lily, la soeur de
Magdeleine. Les jeunes filles s'étant rencontrées
chez ma tante, cette dernière fut très étonnée des
récits que fit Magdeleine sur la vie des jeunes
filles dans le cloître catholique de Choteschau,
où les soeurs de la Visitation n'hésitaient par à
organiser des bals pour leurs élèves, très
fréquemment, et dans le cloître même. La rigidité
habituelle des moeurs familiales en fut adoucie,
et la tante Alzyre consentit à souscrire, comme
tout le monde, au bal de la Fête et à y inviter la
famille Claudel. Tout s'enchaînait donc à
merveille. Les familles se connaissaient entre
elles. C'était parfait. Moi, j'étais invité
d'office au bal, par l'entremise de ma grand-mère
et des jeunes gens de Longuyon dont je faisais
encore partie, étant du pays et pas marié encore.
Ce furent, de part et d'autre, des préparatifs
pour cet événement sensationnel. Les jeunes
filles, trépidantes, soignaient leurs toilettes,
escomptaient les joies qu'elles espéraient
éprouver au cours de ces soirées - trois en
perspective - et moi, j'étais plus que jamais
indécis. Ce bal m'attirait énormément, férocement,
et, d'un autre côté, je me sentais d'une rétivité
de mulet taciturne. Et puis, l'événement se
produisit. A l'Hôtel de Ville, je vis arriver,
avec émotion, la famille Cloris composée de ma
tante avec Marguerite, et de Madame Claudel
flanquée de ses deux filles. Parmi ces cinq
femmes, je ne vis que les cheveux d'or moussus de
Magdeleine, radieuse, qui montait allègrement les
escaliers de marbre, hardiment, comme à la
conquête de son bonheur. Du palier où j'étais, je
les vis passer près de moi, et à ce moment-là,
oui, ,mon coeur fit toc toc toc, comme jamais
encore il n'avait fait. Il emplit ma poitrine au
point que je crus suffoquer: Magdeleine venait de
s'en emparer entièrement, irrémissiblement.
J'attendis quelques minutes afin de me remettre et
de permettre à ces dames de se caser auprès de ma
mère qui avait retenu les places dans le coin
d'une cheminée monumentale, puis j'entrai à mon
tour dans la salle de bal que je traversai pour
aller présenter mes hommages aux dames et
demoiselles qui me reçurent avec beaucoup
d'empressement. Le bal commença, alors, comme à
l'habitude et j'entraînai mon amante - mon aimante
plutôt - dans le premier tourbillon d'une
classique polka. Elle était charmante, ma
danseuse, dans ses légers atours qui lui faisaient
comme des aile légères et transparentes. Et
qu'elle dansait donc bien! Le merveilleux, c'est
que, dès le début des danses, nous nous accordâmes
immédiatement, en nos pas et nos rythmes
personnels. Heureux présages. Et puis, le charme
opéra, qui vint renforcer l'émoi du coeur, le
charme de la présence réelle entre mes bras, de ce
beau corps si souple, si chaud, que je sentais se
donner à moi par la pression douce et confiante et
abandonnée qu'il faisait sur le mien lorsque nous
étions enlacés pour la danse. Et son souffle, à
Elle, que je ne connaissais pas encore, mais que
je recevais maintenant en face et que je me
surprenais à humer avec délices: son odeur pure,
suave et toute personnelle me charmait. Il n'y eut
pas que l'odeur de son souffle qui me troubla, il
y eut aussi son odeur de femme, de femme rousse,
qui me pénétra et me fit frissonner de désir
charnel.Il y eut le frôlement constant de sa
mousse de cheveux fins et dorés sur mon front, sur
mes tempes. Il y eut la vapeur qui montait de son
corsage fermé mais bien rempli par deux seins
fermes que je sentais sur ma poitrine lorsque je
la serrais un peu fort, exprès pour percevoir, au
travers de mes vêtements, la dureté des pointes,
de chaque côté du vide de la gorge qui les
séparait. Et, chose peut-être encore plus
pénétrante, il y eut nos conversations seule à
seul, soit en dansant, de bouche à oreille, soit,
entre les danses, lorsque nous nous promenions
autour de la salle. Et alors, ce fut ma décision.
Tant pis pour le broussard soudanais. Cette
Afrique, qui était une maîtresse absorbante et
exclusive, passerait au second plan: je devais
faire passer avant elle cette maîtresse autrement
attirante et vivante que l'amour m'envoyait, que
j'avais tant désirée et appelée, et que, jamais
plus, je ne retrouverais sur ma route si je la
laissais passer sans l'arrêter. Je l'arrêtais dans
un aveu bien timide et bien plat, hélas. J'étais
trop ému de la chose, de mon audace, de mon
opération chirurgicale, de ma contradiction, de
cette décision grave entre toutes, en somme, et de
l'importance de cet engagement qui allait nous
lier et nous jeter ensemble dans l'inconnu! Ce fut
à minuit que je me donnai, moi aussi, tout entier.
J'avais tout le bonheur devant moi, que je saurais
bien savourer, faire partager par ma charmante
fiancée - encore officieuse - et que je saurais
peut-être allier à ma carrière coloniale. Cela
aussi ajoutait du sel à cette nouvelle expérience
que j'allais tenter en Afrique. Malgré mon
opinion, malgré celle de tous les Africains, je
prenais un nouveau courage pour essayer de faire,
avec ma future femme, ce que je croyais, jusque
là; ne pas pouvoir être fait. J'avais bien réussi,
moi, à la Gold-Coast, ce que personne n'avait
jamais fait non plus. J'avais bien résolu les
problèmes posés et aplani toutes les difficultés
que pareille tentative avait fait naître. Et
j'étais seul! Pourquoi, dans ce Mossi si
accueillant, si sain, ne pourrais-je pas fonder
l'exploitation que j'y avais envisagée et, en
même-temps, un foyer normal, avec mon épouse
normale, c'est-à-dire de ma race, de mon sang?
Car, tout de même, maintenant que je la
connaissais mieux cette jeune fille qui allait
être ma femme, je lui découvrais des qualités
d'endurance, de fermeté, d'audace même, que je ne
soupçonnais pas chez une femme blanche. Ce n'était
pas une poupée, une mauviette avec des
évanouissements tout préparés pour des niaiseries.
Ce n'était pas la petite fille bourgeoise
encroûtée dans son milieu bien fermé. Elle avait
voyagé, vécu ailleurs, de sa propre vie, connu le
monde extérieur. Elle était pleine d'énergie et
elle était ravie à l'idée d'aller fonder un foyer
français en pleine Afrique, d'aller vivre au
milieu des populations noires et pacifiques dont
je lui avais dépeint l'existence plusieurs fois.
Je savais, par expérience, qu'il n'y avait pas de
difficulté sérieuse pour amener une femme blanche
jusqu'au Mossi. Pour moi qui connaissais si bien
le Sénégal et le Soudan, ce serait un jeu. Après?
Bah! après, on verrait; on s'arrangerait sur
place. L'essentiel, pour le moment, c'était le
consentement à l'amour complet qui s'offrait. Et
je m'y suis lancé, après cette décision, sans plus
aucune retenue. Finies, les hésitations, les
tirailleries? Abolies. En avant! Et à la reprise
des danses, après minuit celle que je serrais dans
mes bras était déjà mienne, parce qu'elle s'était
donnée et parce que, moi aussi, en l'acceptant, je
me donnais. Tout ce tourbillon de pensées que
j'essaye de rapporter, que j'ai déjà maintes fois
ressassées, se présenta pendant cette soirée-là
avec plus d'accuité. On ne pouvait cependant voir,
sur ma physionomie, la lutte intense qui se
produisait à l'intérieur. Les gestes extérieurs
entraînaient le corps, qui, de son côté, prenait
part à la fête de la danse. Et je n'étais pas le
seul: Magdeleine aussi se laissait aller à ce
plaisir réel, sans restriction. Et ma cousine
Marguerite, qui jamais encore n'avait dansé en
public, ne perdait pas une danse, surtout avec le
jeune Charles, son amoureux agrée. Et la jeune
Amélie, qui était accaparée par mon frère Victor,
le "cabot", qui promenait ses nouveaux galons de
Caporal. Il était de la fête, lui aussi. Bref,
nuit mémorable s'il en fut. Ai-je, cette nuit-là,
pris et reçu le vrai baiser d'amour des lèvres de
ma belle danseuse? Je ne sais; je ne me souviens
plus. Celui dont je me souviens le mieux, ce fut
celui, ou ceux plutôt, que nous échageâmes sur le
chemin du retour, le mardi matin, près de la
passerelle qui enjambe la rivière la Crusne, alors
que le papa Claudel, qui était de service de garde
de ses filles, cette nuit-là, marchait en avant -
Et même, à un moment donné, il s'est retourné
pendant que nos lèvres étaient jointes. Mais ce ne
sont pas ces baisers-là qui me bouleversèrent: ils
furent doux, tout miel, tout sucre; mais ils ne
brûlaient pas encore. Ce furent les autres, les
suivants, que nous nous prenions alors que nous
avions quelques moments de solitude et où je
sentais passer, sur les lèvres de ma chérie, un
feu de passion ardente et innocente à la fois. La
pureté embrasée était sur ses lèvres gonflées,
humides, qu'elle me donnait avec bonheur, que je
prenais avec ivresse. Puis ce furent nos
fiançailles officieuses, officielles ensuite, et,
alors nos merveilleuses promenades, dans la
campagne environnante, par un printemps précoce et
magnifique. Pendant ces semaines d'avant-mariage,
nous nous sommes vraiment connus, sondés,
appréciés, goûtés, et aimés, complètement,
entièrement; sauf le don suprême qui ne devait et
ne pouvait être que l'aboutissement normal, légal,
légitime, de notre intimité. Nous étions déjà
Nous. Que le temps nous sembla court, pendant ces
promenades, où, l'ayant prise à mon bras, nous
marchions du même pas, serrés l'un près de
l'autre, son épaule droite bien appuyée dans mon
épaule gauche, nos joues rapprochées, et où je
jouissais intensément de l'attirance de ses lèvres
constamment en mouvement pour soutenir les
conversations interminables qui meublaient le
temps de l'espace. Elle se livrait tout entière
son âme si belle et si croyante. Elle me savait
incroyant, catholiquement parlant, alors qu'elle
était si convaincue, si pieuse, si fidèle, si
pratiquante. Ce n'était pas étonnant: elle avait
de telles aspirations à l'élévation de l'âme que,
le milieu aidant, elle s'était nourrie de la
nourriture spirituelle qui était à sa portée: la
religion, ses aspirations, ses pratiques, ses
croyances. Et, tout naturellement, elle tenait à
me ramener, disait-elle, parmi les croyant, parmi
les pratiquants. Mais elle n'était pas fermée aux
explications autre que celles qu'elle avait
entendues. N'ayant entendu qu'une cloche, toujours
la même, elle n'avait entendu qu'un son, toujours
le même. Cependant, elle s'ouvrit loyalement,
carrément, aux explications que je lui donnais,
non sur mon incroyance, car je lui montrais que ma
croyance existait, au moins au même degré que la
sienne mais sur ma manière de croire, je lui
parlais de mes expériences successives, dans les
divers pays, où diverses religions étaient
pratiquées, matériellement d'une façon très
différente, alors qu'au fond, elles partaient
toutes du même principe et avaient toutes, la même
tendance. Nous eûmes des controverses sérieuses,
profondes, émouvantes parfois. Nous eûmes aussi de
bien bons moments, soit lorsque je racontais un
épisode ou un autre de ma vie active passée, soit
qu'elle me racontât les événements de la vie
active aussi qu'elle venait de mener pendant deux
ans en Bohême, et que je prenais grand plaisir à
entendre. J'y ai connu l'existence là-bas, presque
comme si je l'avais vécue moi-même, avec Soeur la
Déposée, la Révérente-Mère Supérieure, Soeur
Johanna Salésia, avec Marie Pfatchnick, Trude
Samuel et Jeanne Guay, l'inséparable compagne
anglaise! Nous avions nos arrêts dans les
auberges, pour y goûter, avec du pain de ménage,
du saucisson et du jambon du pays, en buvant la
bonne bière mousseuse de la Lorraine. Nous avions
nos excursions en Belgique, à Halanzy, à travers
le bois touffu, dans lequel on s'enfonçait un peu
en dehors des sentiers battus. Là, à l'abri des
touffes de noisetiers, on se prenait tous deux par
le cou, et on se respirait, les lèvres collées les
unes dans les autres, en un baiser sans fin qui me
mettait la chair dans un état indescriptible.
Dieu! qu'elle était savoureuse à goûter ainsi, ma
blonde Magdeleine, qui donnait si bien sa bouche
humide et recevait si ardemment les morsures
douces que je ne pouvais pas m'empêcher de lui
donner. Et nos soirées, seuls dans le petit bureau
du père, alors que les parents restaient sagement
à la cuisine pour nous laisser libres. Assis côte
à côte, mon bras autour de son cou, son bras
autour du mien, nous nous parlions lèvres à
lèvres, les mains impatientes, le coeur haletant.
Puis, d'un saut, elle allait ouvrir son piano, et
alors, c'était le délicieux défilé de toute sa
musique si diverse et qu'elle jouait divinement.
Cependant, avec mon caractère indépendant et
presqu'insociable, je n'étais pas toujours aimable
envers qui n'était pas strictement Elle. Et même
sa présence ne m'empêcha pas un jour, d'être d'une
impolitesse exécrable. C'était pendant la foire à
Longwy-Haut. On avait décidé qu'on irait au
théâtre forain, un certain soir. Ca ne m'allait
que tout juste, cette histoire-là; mais pour
passer une soirée entière avec Magdeleine, je
suivis le mouvement. Malheureusement, au programme
de ce théâtre ambulant, il y avait pour ce soir-là
une pièce que je trouvai bête, et encore plus
bêtement jouée. je fus pris d'un dégoût tel que je
ne pus demeurer là. Malgré la grave inconvenance
que je savais commettre, je ne pus faire autrement
que de partir, seul, laissant ces dames là, sans
leur présenter un mot d'excuses. Et, au lieu de
les attendre dehors pour essayer d'atténuer ma
mauvais attitude, je l'aggravai en partant
définitivement. Je me morigénai tout le long du
chemin; je me grondai de la belle façon: rien n'y
fit. Je fus totalement impoli, inconvenant!
Explication impossible à donner: il n'y en avait
pas. C'était ainsi. Oh! j'ai porté le poids de cet
acte toute ma vie et j'en ressens encore
actuellement tout l'odieux. Qu'y faire? Le
lendemain, je ne crus même pas devoir présenter
d'excuses, devant la réception sereine et très
accueillante qui me fut faite par Magdeleine et sa
maman. Comme si tout avait été parfait la veille.
J'en fus si touché que je me crus absous,
entièrement. Ce qui était la vérité d'ailleurs.
Mais que c'est amer de se rappeler ainsi, d'une
façon aussi aiguë, une action si vilaine qui a dû
faire si mal au coeur de ces Dames, de Magdeleine
surtout. Quel sauvage j'étais vraiment!
Malheureusement, je crois bien que je le suis
encore autant à présent. Enfin. Je devais sortir
ce souvenir-là aussi de ma mémoire, puisqu'il y
est ancré à jamais: il fait partie de tous les
autres, il ne doit donc pas rester dans l'ombre
sous prétexte qu'il est très mauvais et que je
n'aime pas le remuer trop souvent, à cause de
l'amertume qu'il répand. Arriva le jour de notre
mariage, le 3 Mai 1905, jour historique par la
consécration légale, religieuse, publique de notre
union. Jour bien émotionnant, pour moi aussi, car
j'avais à affronter toutes les phases des
cérémonies prévues pour ces cas-là, et j'étais
inquiet au sujet de ma propre attitude, car je me
méfiais des incartades toujours possibles que
j'aurais pu commettre. Non. Tout s'est bien passé
ce jour-là, et il paraît même que je me suis très
bien comporté partout, sans fausse note. Il est
vrai que je n'avais qu'à suivre ma jeune épousée,
tout en blanc, qui portait le bonheur sur sa
physionomie. Les repas furent enjoués à souhait et
le bal qui les suivit fut très animé par la
présence des nombreux amies et amis des jeunes
époux et de leurs parents. Puis, ce fut la rentrée
chez nous, pour l'accomplissement du grand acte de
consécration charnelle de notre union définitive,
acte dans lequel Magdeleine se donna avec une
émouvante simplicité. Pour moi, cela ne parut pas
si simple, car j'éprouvais une crainte: la crainte
de ne pas être agréé comme je le désirais et celle
aussi, plus lancinante, de laisser une mauvaise
impression après, comme cela arrive si souvent
avec les vierges, soit qu'elles ne soient pas
préparées à cet acte, soit qu'il soit accompli en
dehors de leurs prévisions, soit qu'il leur
paraisse trop brutal. Je fus heureux de constater
que mes craintes étaient vaines; néanmoins, je ne
fus pleinement rassuré que cinq ou six jours
après, par une intimité plus parfaite. Alors, ce
fut de l'épanouissement! Ma femme était bien
l'ardente amoureuse que j'avais pressentie et elle
me donna un amour tel que je l'avais toujours rêvé
et que je croyais presque impossible à réaliser
sur terre. Et ma Manette l'avait en elle, et elle
me le dispensait sans compte. C'était fou. Ce
l'est encore. Entre temps, mes affaires
commerciales s'étaient arrangées de telle sorte
que j'approchais d'une conclusion positive.
J'avais établi le rapport demandé par ces
Messieurs Thomas, et en annexe, avais joint le
devis d'une exploitation rationnelle telle que je
l'envisageais au Mossi, avec un capital initial de
deux cents mille francs, somme que j'estimais
nécessaire pour bien établir les assises de
l'affaire, les achats de reproducteurs pour
l'élevage à entreprendre, les achats de bestiaux
marchands pour les conduire sur les marchés du
Sud, et pour avoir une aisance de trésorerie
suffisante pour attendre les premiers résultats
intéressants. Ce devis fut trouvé très intéressant
par ces Messieurs et il fut convenu qu'ils
seraient mes commanditaires, avec plusieurs
capitalistes de la région, pour fonder une société
par actions, au capital de cent mille francs
seulement. Là, je tiquai. Je leur fis remarquer
que, réduisant le capital de moitié, ce n'était
pas de moitié, mais de plus des deux tiers qu'ils
réduisaient mes moyens. Mais je n'eus point gain
de cause: ce serait cent mille francs ou rien. Et
cependant, dans ces cent mille francs, j'avais
déjà une somme de vingt-mille francs, dont quinze
mille de moi et cinq mille que Magdeleine avait
versée à mon compte. L'effort de ces Messieurs
millionnaires était bien minime à côté du mien.
Moi, je mettais tout ce que j'avais, et eux, à
cinq ou six, allaient mettre chacun une aumône, un
rien pour eux. Et déjà, ils rechignaient. Tant
pis. J'étais parti sur cette route, je ne pouvais
plus reculer. J'acceptai donc, le coeur gros, ma
commandite réduite à cent mille francs. C'était
quand même quelque chose; malgré tout, on pouvait
se lancer; mais se serait beaucoup plus long et
plus pénible. Allons du courage! J'emmenais
l'amour avec moi! Oui, mais à côté de cela,
j'emmenais aussi un ver rongeur, une épine
blessante qui contribua beaucoup à la faillite de
mes espoirs: Parmi mes commanditaires, puissants
personnages du pays, se trouvait le baron d'Huart.
Un neveu de la famille, habitant au Grand-Duché de
Luxembourg, à Bettembourg, le baron Jacquinot,
n'avait d'autre situation que celle de fils
millionnaire et ne faisait rien de sa personne à
part courir les auberges, les tripots, les filles.
En un mot, un propre à rien, fils à papa. Le baron
d'Huart s'avisa que l'exportation de ce fruit sec
en Afrique serait peut-être de nature à
l'améliorer, et en débarrasserait beaucoup plus
sûrement sa mère et ses oncles. Alors, ils ne
l'imposèrent comme collaborateur, et, en même
temps, on le nomma conseiller de surveillance de
ma nouvelle société Rien que cela! Cette fois, la
grisaille se mit à envelopper ma future affaire,
que je ne voyais plus avec autant d'enthousiasme.
Non seulement, on ne me donnait pas le minimum que
mon expérience m'avait fait calculer, mais encore,
on m'imposait un personnage bon à rien, n'ayant
aucune expérience de la vie coloniale en général
et de celle que j'allais mener en particulier, et,
par surcroît, on en faisait une manière d'espion
délégué par ces Messieurs! Hum! Mauvaise affaire!
Elle devint plus mauvaise encore par la suite.
Repoussant cette grisaille dans un compartiment,
je m'adonnai entièrement aux préparatifs de mon
voyage, qui était, cette fois, notre voyage, notre
voyage de noces, à deux. J'étais heureux d'emmener
ma jeune femme dans ces contrées lointaines
qu'elle se faisait une fête de connaître et où je
savais pertinemment qu'elle pouvait exister
normalement. De ce côté, je n'avais aucune
appréhension, et la suite a prouvé que j'étais
dans le vrai. Nous fîmes nos emplettes nécessaires
pour le voyage et le séjour: cantines étanches,
linge de corps, de table, de cuisine, vêtements de
toile et de laine, couvertures, ustensiles divers,
un phonographe, etc...etc, puis des marchandises
que je désirais vendre là-bas et des outils dont
je comptais bien me servir pour l'édification de
notre future ferme. Je fis emballer le tout en
charges à porteurs et expédier à Bordeaux pour
qu'on l'embarque à destination de Saint-Louis du
Sénégal, seule voie possible pour nous à cause du
grand nombre de porteurs qu'il nous faudrait et
que je ne pourrais pas recruter en Gold-Coast.
Quand tout fut prêt, que le moment vint de prendre
le départ, j'allai acheter trois passages à bord
du navire l'"Amazone" de la Cie Générale
Transatlantique, de Bordeaux à Dakar, pour ma
femme, moi et Jacquinot. Je donnai rendez-vous à
celui-ci à Paris de façon à ce que nous prenions
le train ensemble. Surprise désagréable au
possible: il vint bien au rendez-vous, le
Jacquinot, mais avec une femme, lui aussi, ce qui
n'était pas du tout prévu, et, de plus, cette
femme, toute jeune, il venait de l'épouser
l'avant-veille à Londres, c'est-à-dire non
légitimement. C'était simplement une maîtresse,
une jeune fille, qu'il désirait posséder et qu'il
n'avait pu avoir qu'en lui donnant un semblant de
mariage, avec promesse de l'emmener en Afrique,
loin de tous les siens. Quel gâchis! En apprenant
cette fâcheuse nouvelle, je ne pus que déclarer à
Jacquinot que, dans ces conditions, je ne pouvais
le prendre avec moi. Je le prenais bien lui, seul,
célibataire, pour qu'il soit libre de circuler là
où il le faudrait. Mais je ne pouvais me charger
de la responsabilité de sa femme, qui allait
entraver complètement mon affaire. Alors, ce
furent des supplications, avec déluge de pleurs et
de sanglots amers de la part de la pauvre petite
femme, désolée de cette aventure qui, en
elle-même, n'avait pas l'air de l'enchanter
beaucoup. Et c'était à une terrasse de café, à
Paris. Et on devait partir le soir même pour
Bordeaux. J'avais en poche les passages à bord du
navire et les billets de chemin de fer de Paris à
Bordeaux! Je ne pus résister aux pleurs de la
jeune femme, alors qu'à mes côtés, la mienne,
toute jeune aussi, mais légitime et rayonnante,
allait partager mon sort. Je ne pus être assez
ferme, c'est-à-dire assez cruel, pour refuser net,
à ce moment-là, de les emmener. Ce fut un grand
tort. Je le savais bien. Mais, comment être assez
dur pour, de sang-froid, rejeter dans la misère
morale une jeune femme suppliante qui vient d'être
flagornée de terrible façon par ce Jacquinot de
malheur, ce propre à rien! Et puis, je n'avais
plus le temps de rendre compte à Longwy, d'en
attendre les instructions, ni de faire remettre
les départs. Je consentis donc, provisoirement, à
les emmener tous les deux, mais à la condition
expresse que je ne couvrirais aucun frais
occasionné par la présence de Madame Jacquinot.
Tous ses frais, voyage, passages, hôtels, etc...
seraient à la charge du seul Jacquinot,
personnellement. Ses frais à lui, en tant que
généraux, resteraient bien entendu à ma charge
comme convenu, comme s'il avait été seul. Je ne
pouvais faire autrement à ce moment-là. Je me
réservais de me séparer du couple ahurissant sur
ma route, à un moment ou à un autre: de toutes
façons, je ne pouvais l'emmener dans la brousse.
C'étaient donc des frais de déplacements
absolument perdus pour moi, puisque j'allais les
débourser sans en retirer la moindre contre-partie
en travail; et ensuite, je serais handicapé par ma
solitude! je voyais bien tout cela. Mais que faire
d'autre? Ah! ces commanditaires, ce que j'ai pu
les maudire à ce moment-là et à tous moments
après, car ce sont eux qui m'ont flanqué cette
guigne initiale de laquelle je ne pus me dépêtrer
ensuite! Marchons. Allons plus loin. Ca ne fait
rien. Il faut que tout y passe, dans ces mémoires,
le bon comme le mauvais. Et le mauvais s'amenait à
grands pas. Il était commencé. Mais, comme je le
voyais parfaitement venir, sous une forme prévue,
que je ne pouvais l'éviter, je pris le parti de
l'ignorer, de ne pas m'en occuper, et de vivre le
mieux possible en attendant la suite inévitable.
J'avais ma jeune femme avec moi, et de nombreux
jours et mois d'amour en avant de nous. D'abord
notre voyage, que j'étais si heureux de lui
offrir, de faire en sa compagnie. Je devais
reprendre le chemin désagréable du Sénégal, mais,
avec ma Manette, qui ne le connaissait pas, pour
qui ce serait du tout nouveau, je laisserais le
désagrément de côté pour ne jouir que de
l'agrément de ma jeune compagne. Bordeaux, Hôtel
de la Couronne, où nous fûmes très bien pendant
les deux jours que nous y avons passé avant notre
embarquement. Je me souviens d'une certaine
bouteille de champagne qui.....que....dont...oui,
parfaitement. J'emmenai Manette visiter notre
paquebot, Amazone, qui était encore à quai, aux
Quinconces même, presque vide, mais qui devait
partir le soir même pour Pauillac pour compléter
son chargement, ce qu'il ne pouvait faire à
Bordeaux à cause du tirant d'eau. Elle fut
enchantée, la Madame, de tout ce qu'elle y vit,
même de notre petite cabine, de la salle à manger,
du salon, des ponts-promenades, etc...Pour y
embarquer réellement, le lendemain, nous prîmes le
fluvial de la Compagnie qui nous descendit en
Gironde jusqu'aux flancs de notre coursier, lequel
nous avala par la grande mâchoire du sabord de
tribord, d'où nous gagnâmes nos place respectives.
Et ce fut le départ, avec tous les enchantements
d'une première fois peints sur le visage de ma
Manette. Oh! que j'étais heureux de son bonheur!
Ce fut véritablement un commencement de voyage de
noces. Première escale, en Espagne, où nous
débarquâmes six hommes, venus à bord d'une étrange
façon: la veille, ayant entendu un choc, je
m'étais précipité à mon hublot, et j'y passais la
tête juste au moment où, en dessous, au long du
bordage, s'enfonçait l'avant d'une goélette
espagnole que nos venions de couper en deux. Je
vis alors deux hommes grimper au mât, au fur et à
mesure qu'il s'enfonçait dans l'eau. Notre navire
avait stoppé mais continuait à courir sur son erre
en accomplissant un vaste cercle dans lequel nos
embarcations, vite armées et mises à l'eau, furent
assez heureuses pour retirer de l'eau l'équipage
du petit bateau coulé à fond. A l'escale, ces
pauvres gens descendirent à terre, chargés chacun
d'un gros ballot renfermant les effets que les uns
et les autres leur avaient donnés, ainsi qu'une
somme d'argent, produit de la collecte qu'on avait
organisée parmi les passagers. Ensuite, ce fut
l'escale de Lisbonne, à l'embouchure du Tage.
L'Amazone s'ancra un peu en avant de la Tour de
Belem et nous descendîmes dans la ville pour en
visiter une petite partie, mais nous n'avions que
quelques heures d'arrêt. Cette grande cité nous
parut être bâtie à l'intérieur d'un vaste cirque
formé par de nombreuses collines pointues, aux
flancs desquelles s'accrochent comme pour les
escalader, des multitudes de maisons multicolores.
Pour les atteindre, il faut grimper d'étroites
ruelles en échelles, courant de ci, de là, sans
ordre, sans plans tracés, on pourrait croire, des
chèvres capricieuses qui auraient, en outre,
creusé des escaliers en colimaçons. Nombreuses
sont les églises dans la pieuse Lisbonne. Nous
n'avons fait qu'apercevoir les dômes et les
flèches. On nous montra la masse verte des ormes
qui ombrage Nossa Senhora de Monte puis Nossa
Senhora da Gracia et La Sé, majestueuse cathédrale
dans laquelle nous entrâmes. C'était justement
l'heure de la messe, et nous y vîmes un fastueux
déploiement de robes somptueuses de toutes les
couleurs, portées par un très nombreux clergé
entourant un officiant tout en or. Ce devait être
un prince de l'Eglise. Nous passâmes devant
d'autres monuments, d'autres palais dont le nom ne
nous est pas resté, admirant les rues si pleines
de mouvement, et découvrant, ça et là, comme des
coins d'Afrique avec des constructions franchement
mauresques dans un décor végétal de palmiers, de,
cactus et d'aloès. Nous remarquâmes le vernis des
tuiles, les décors de faïences aux si beaux
coloris et, par places, une jolie mosaïque noire
et blanche qu'on voit rarement, si parfaite
ailleurs. Puis, nous revînmes vers notre bateau
par les quais, interminables, bâtis, avec immenses
docks et hangars, le long du Tage, très haut vers
l'amont. De retour à bord, nous admirâmes
l'ensemble qui flamboyait sous les rayons du
soleil déclinant reflétés par les mille et mille
carreaux des maisons, sur les flancs des collines.
La marée étant propice, l'Amazone donna ses trois
coups de sifflet et descendit lentement le fleuve,
nous permettant de jouir de ce splendide panorama.
Quelques tours d'hélice, et la pleine mer nous
reprit pour ne plus nous lâcher jusqu'à Dakar,
sans autre escale. Là, brouhaha de l'arrivée, du
rassemblement des bagages, descente à terre,
batailles entre les porteurs à qui s'emparerait
des colis, douane et arrivée à l'hôtel suivis de
nos porteurs, presque nus; à la file indienne.
L'installation à l'hôtel fut rapidement faite,
car, devant repartir deux jours plus tard pour
Saint-Louis, nous ne déballions rien. Magdeleine
vivait, à ce moment, la vie qu'elle connaissait
sous forme de récits, et elle s'y adapta
immédiatement. Les premières heures passées,
celles où il faut que les sens s'habituent au
milieu, l'adaptation se fit rapidement, tout
naturellement. Je ne pus rien lui montrer de
remarquable à Dakar, puisqu'il n'y avait rien à
voir que la disposition fantaisiste des maisons et
des rues, le sable des plages et des environs, la
pauvreté de la végétation, soulignée encore par
les tristes filaos, espèces de cyprès qui poussent
dans le sable infertile du bord de la mer, avec
leur couleur et leur port lugubre. Le trajet
Dakar-Saint-Louis n'offrit rien non plus de
sensationnel, pas plus cette fois que les
précédentes. Il ne changerait jamais. Notre
arrivée à Saint-Louis et notre installation à
l'hôtel ne bouleversèrent rien non plus. Nous
n'étions que des passagers comme les autres.
Seulement, j'y reçus, tout comme en 1902, la
fatale nouvelle que la barre du fleuve était
encore impraticable et qu'il allait falloir se
résigner à séjourner à Saint- Louis tout le temps
nécessaire au débarquement des bateaux à Dakar,
l'expédition de leurs cargaisons à Saint-Louis, le
triage, le dédouanement, et puis le rechargement
pour Kayes. Même histoire qu'en 1902, absolument.
Quel sale pays! Heureusement que, cette fois, en
1905, le séjour forcé allait être partagé. Je n'y
serais plus seul et comme Magdeleine y venait pour
la première fois, elle ne trouverait pas le temps
trop long.
#Table
SEJOUR AU MOSSI
A DEUX
1905 - 1907
A partir de maintenant,
je ne vais ressortir de ma mémoire que les faits
généraux me concernant, ou concernant mes
affaires. Pour tous les détails de ce beau voyage
et du séjour qui en fut la suite, il vaut mieux se
reporter au récit qu'en a fait Magdeleine, d'après
les lettres très circonstanciées qu'elle avait
envoyées à sa famille, et qui a paru dans la revue
" Le Chasseur Français" vers 1922-1923. On y
trouvera tous les détails désirés sur sa vie au
Mossi, depuis le départ de France, comme je viens
de le relater, jusqu'à notre retour, ensemble, en
1907, par la Gold-Coast, Liverpool et Londres. Cet
ouvrage dépeint notre vie courante dans ce pays
très sain où nous passâmes, Magdeleine et moi, des
jours de bonheur incomparables, dans lequel je
m'étais jeté entièrement, sans vouloir permettre à
la grisaille de mes soucis professionnels de le
ternir. Les colis arrivèrent donc enfin et furent
embarqués sur le fluvial qui nous emmena un beau
jour, et qui, par une vraie chance, put remonter
le fleuve Sénégal jusqu'à Kayes où nous abordâmes
deux jours après. Tous mes bagages étant là, je
les fis transporter à la gare et en fis
l'expédition pour Koulikoro. En effet, le chemin
de fer de Kayes au Niger était maintenant terminé:
beau travail rapide pour la partie
Toukoto-Koulikoro, qui avait été construite en
deux ans, le terminus ayant été choisi à
quatre-vingt kilomètres en aval de Bamako, car,
dans cette dernière ville, située sur le bief
supérieur du Niger, le seuil de Soutuba, celui que
j'avais franchi cinq ans auparavant en petits
chalands, aurait représenté un obstacle à une
navigation régulière. On avait donc poussé le rail
jusqu'à Koulikoro, où le Niger, en eau profonde,
est navigable jusqu'aux au-delà de
Kabara-Tombouctou, soit en grosses embarcations
pendant la saison des pluies, soit en plus petites
pendant la saison des basses eaux. Là, il nous
fallait prendre la voie du fleuve et il n'y avait
encore, comme moyen de navigation mécanique,
qu'une ou deux vedettes à vapeur, appartenant à
l'Administration des Postes, et que je trouvais
impraticables à mon goût. Je louai alors des
pirogues en acier de la Niger- Soudan, ainsi qu'un
grand chaland de vingt tonnes. Dans celui-ci, on
chargea tous mes colis, et, dans les pirogues,
aménagées pour passagers, nos deux couples
embarquèrent. J'avais bien compté sur Koulikoro
pour me dépêtrer des Jacquinot, mais là non plus,
je n'avais pas réussi à les faire rétrograder. Il
me menaçait, si je voulais l'y forcer, de me faire
avoir des ennuis avec la justice,
l'administration, que sais-je; il se servirait de
son contrat, ferait arrêter mes bagages, entraver
mon expédition, enfin, il ferait fondre sur moi
tout un lot de calamités, ce dont il était
parfaitement capable, fou et exalté comme il
était. Les dangers et les incommodités ne le
rebutaient pas: il voulait à toute force
poursuivre. Alors, traînons ce boulet de
millionnaire! En tous cas, une fois que le couple
fut monté, à ses risques et périls, je ne me suis
nullement occupé d'eux. Ils ont navigué comme ils
ont voulu, et je ne les retrouvai qu'à Mopti, au
confluent du Bani et du Niger. Là, j'étais
descendu chez le camarade Mourot. Il avait pris sa
retraite et s'était installé dans une gentille
demeure, style indigène modifié pour Européens,
dans une île entourée de superbes rizières, où il
vivait au milieu de sa nombreuse famille. Il avait
deux ou trois femmes, leurs suivantes, plusieurs
enfants dont l'aîné, Charlot, avait été le parrain
de la résidence paternelle, baptisée Charlotville.
Mourot nous reçut magnifiquement, comme il savait
le faire, nous installa. Puis j'allai au poste,
cinq ou six kilomètres plus loin, sur la terre
ferme, pour présenter mes devoirs à
l'Administrateur, établi là depuis un peu plus
d'un an. Ce fut sur la berge, en face de cette
résidence, que je retrouvai mes Jacquinot, qui
venaient d'arriver et se sentaient tout fiers
d'être les premiers. Stupeur quand ils me virent
déboucher des hautes herbes dans une petite
pirogue en bois, poussée par un seul Somono! -
Tiens, me dit-il, nous vous attendions. Nous
croyions être arrivés les premiers. Ne sommes-nous
donc pas à Mopti, ici? - Mais si, vous y êtes
bien; mais je suis installé chez un de mes amis;
remontez dans votre pirogue: les somonos vont vous
y conduire. - Dô, dis-je au patron de leur
pirogue, ka bonô y anfé ka tara chefoudougou! (Hé,
partez d'ici et allez à la maison du "Chef" -
Mourot étant toujours connu sous ce titre
militaire -) Je les y retrouvai quelque temps plus
tard,installés selon les possibilités du lieu,
dans la seule case indigène restée disponible
après notre installation à nous. Quelques jours
après, arrivèrent Petit et Tiémaran. Je leur avais
écrit une lettre qu'ils s'étaient fait lire par un
Européen et ils avaient parfaitement suivi mes
instructions. Ils furent surpris de me trouver en
compagnie d'une femme blanche, que je leur
présentai comme étant leur patronne. C'était la
deuxième femme blanche qu'ils voyaient, la
première ayant été la femme du Capitaine de Koury.
Mais ils ne manifestèrent pas autrement:
immédiatement ils furent aux ordres de Madamou
comme aux miens. je fis alors le recensement exact
des colis à transporter, demandai les porteurs
nécessaires pour aller jusqu'à Bandiagara,
chef-lieu du cercle du Macina que nous devions
traverser. J'achetai, à Mourot, un superbe cheval,
que l'on nomma Chefou, en souvenir du "Chef", et
je le destinai à Magdeleine qui en fut
instantanément adoptée. C'était un étalon et il
sympathisa tout de suite avec sa cavalière.
Celle-ci prit des leçons d'équitation pendant
quelques jours sous la direction et surveillance
de Tiémaran et aussi en ma compagnie. Je montais
mon beau cheval mossi, appelé Boussouma, du nom de
sa contrée d'origine. Je fis fabriquer un hamac de
transport pour Magdeleine. Je ne voulais pas
qu'elle fût obligée de faire toute la route soit à
pied, soit à cheval. En effet, comme on part
toujours de très bon matin pour profiter des
heures de fraîcheur, il y a quelques heures à
passer qui peuvent être pénibles pour une femme:
sortir de sa couchette vers trois ou quatre heures
dans la nuit, boire à la hâte une tasse de café,
et, encore endormi, remonter à cheval pour y être
bercé sous les étoiles, sans rien voir devant soi,
en frissonnant sous la fraîcheur du matin, ce sont
là des choses pour homme, pour homme habitué, mais
pas pour une femme. Avec le hamac, Magdeleine
n'aurait qu'à se coucher dans ce lit mouvant, bien
enveloppé de couvertures, et continuer à dormir,
pendant que ses porteurs et le reste de la
caravane lamineraient leurs kilomètres de piste,
sous la voûte étoilée. Et elle s'en est rudement
bien trouvée, par la suite, notre Magdeleine! Tout
étant prêt, je pris la ferme décision de planter
là mes Jacquinot. Je ne pouvais plus me charger
d'eux plus longtemps. Je leur fis bien voir tous
les inconvénients de la brousse, pour deux
personnes non aguerries, dont une jeune femme en
fraude, en somme. Comme son mari n'avait aucune
expérience, je serais fatalement obligé de
m'occuper constamment d'eux. Jamais il ne pourrait
laisser sa femme seule dans une case pour courir
la brousse à la suite du bétail qu'il serait
chargé d'aller acheter ou vendre. Il entravait
donc mon exploitation et en réduisait les chances
de réussite, ce que mes commanditaires - dont ses
oncles - ne manqueraient pas de savoir.
Finalement, je lui montrai la brousse et je lui
dis que, s'il s'obstinait à m'y suivre, il y
serait bientôt abandonné à ses risques et périls.
En fin de compte, il accepta de s'arrêter là, et,
reconnaissant le bien-fondé de mes motifs de
renvoi, il s'engagea à rentrer en Europe, me
déchargeant de toute responsabilité à partir de
Mopti où nous étions et où je les laissai libres
de tout engagement aussi. J'étais enfin débarrassé
de cette épine lancinante que je traînais avec moi
depuis si longtemps. Quel soulagement, pour
Magdeleine et pour moi! Car Magdeleine était très
ennuyée aussi d'avoir toujours cette jeune
insignifiance à ses trousses, cette jeune femme
qui paraissait plutôt malheureuse de son aventure,
qui avait une peur intense de son Jacquinot et
qui, souvent, venait pleurer dans le giron de ma
femme en se lamentant. Elle voyait, elle, qu'elle
était une gêne, une impossibilité. Elle n'avait
rien de colonial, aucun but à atteindre, rien à
faire qu'à pleurer, se lamenter, se traîner, se
meurtrir ! Bon voyage! Sur ce, nous prîmes le
chemin de la brousse, toute la caravane, à la
grande joie de Magdeleine, heureuse de se trouver
au milieu de cette espèce d'exode vers une
lointaine Egypte! Ah! que la vie était donc belle!
Et comme nous la vécûmes avec amours, avec
délices, mais sans orgues, et pour cause! Au bout
de cette longue route, racontée par Magdeleine
dans son récit "La Ferme du Blanc", nous arrivâmes
à Mané, sur la haute partie de la Volta Blanche,
pour nous y installer d'abord provisoirement au
campement des passagers, ensuite dans un campement
personnel, provisoire également, puis, finalement,
dans la ferme que je construisis moi-même, avec
l'aide de mes gens, sur la petite éminence
ferrugineuse qui dominait le cours de la Volta,
bien en dehors de la zone des inondations
saisonnières. Lorsque mes soucis menaçaient de
prendre le dessus, j'allais me poster dans un
grand arbre que j'avais découvert à quelques
centaines de mètres de notre ferme, dans une
brousse épaisse de mimosas épineux dont l'odeur
suave et pénétrante embaumait l'atmosphère à des
lieues à la ronde. Cet arbre présentait des
branches, tout près du tronc qui servait de
dossier. On y était idéalement bien pour méditer
dans la solitude absolue, troublée seulement par
instants par les frôlements, le passage du gibier.
Cet arbre devait servir de guet aux chasseurs du
pays, car les écorces en étaient lissées par un
long usage, et, d'ailleurs, sa situation était
unique. Dans la journée, je n'y vis jamais qui que
ce soit et j'en ai profité moi-même quelque fois
pour abattre des pièces de gibier passant à la
portée de mon calibre 6. D'autres fois, j'allais
promener mes soucis très loin, dans la brousse,
seul, avec mon revolver et mon fusil de chasse.
Cet armes étaient uniquement destinées à ma
défense personnelle, en cas de besoin, et non pour
la chasse qui ne m'a jamais attiré. J'aimais
beaucoup les courses libres en brousse, à la
découverte du gibier, mais seulement pour le voir,
pour en suivre les gestes, les réactions, et non
pour le tirer. Combien de fois me suis-je tapi
derrière des buissons d'épineux, le long de la
rivière très basse, pour épier et admirer les
ébats des myriades d'oiseaux aquatiques qui s'y
réunissaient, dormant, sautant, rêvant, piochant
du bec. Il y avait là le plus important
rassemblement de marabouts que j'aie jamais vu!
Presque toujours, je les trouvais immobiles,
debout sur une patte, semblant méditer à perte de
vue, ou surveiller, de leur petit oeil rond, les
jeux des plus petits oiseaux dont la foule
s'ébattait à leurs pieds. S'ils se déplaçaient, ce
n'était jamais pour aller bien loin, et ils le
faisaient avec une cérémonieuse lenteur, extirpant
patte après patte, comme à regret. Des flamands en
troupeaux, des ibis aux becs crochus et noirs, des
cigognes, des grues, des canards, des oies, des
sarcelles, et, par-ci par-là, un gros caïman
affalé dans la vase avec, sur le dos, quelques
oiseaux gris occupés, en toute tranquillité, à
fouiller de leur bec agile les énormes écailles du
saurien qui se laissait faire avec on aurait cru,
une certaine volupté. Embusqué derrière mon
buisson, je n'en bougeais pas jusqu'au moment où,
rassasié du spectacle, je m'en donnais un autre,
tout différent, en tirant un coup de fusil dans la
direction de la troupe. Aussitôt, changement de
décor. D'un bond, le caïman sautait dans un trou
d'eau profonde, tandis qu'une nuée d'ailes
froufroutantes obscurcissait l'air, par l'envol
subit de toute cette gent plumée dont les cris
perçants disaient la peur et la protestation. Mais
le vol ne durait jamais longtemps. Instruits par
l'expérience, ils se contentaient de se poser tous
un peu plus loin, les uns après les autres, dans
la rivière qu'ils avaient abandonnée dans leur
frousse intense. Puis, le manège recommençait sous
l'oeil des marabouts qui avaient repris leur
attitude de profonds penseurs. Cependant, tout
cela ne supprimait pas mes soucis: cela les
endormait, voilà tout; mais ils étaient bien
forcés de réapparaître. C'est que je me trouvais
cloué à Mané, sans pouvoir bouger, sans pouvoir
travailler. Aussitôt après notre arrivée, jusqu'en
Mai 1906, les occupations prévues de
l'installation avaient absorbé tout mon temps et
toute mes facultés: tracé des plans de la ferme,
fabrication des moules à briques, puis des briques
elles-mêmes, abattage des arbres pour le bois
d'oeuvre, sciage des poutres et des planches,
fabrication des menuiseries et des charpentes,
montée des murs, de l'escalier, de la terrasse,
etc...etc. Ces travaux absolument indispensables,
et prévus m'amenèrent en Mai-Juin, commencement de
la saison des pluies, bonne saison pour aller
conduire en Gold-Coast un premier troupeau que
j'avais constitué entre temps. Mais je n'avais
personne pour accomplir cette besogne. L'aide
qu'aurait dû m'apporter Jacquinot, puisque
Jacquinot m'avait été imposé, me manquait
totalement. C'était lui qui, dans mes projets,
aurait dû se mettre en route vers le 15 Mai pour
descendre vers Koumassie avec mon premier
troupeau. Pendant son absence, j'en aurais
constitué un autre qu'il serait ensuite reparti
conduire, et ainsi de suite, à raison de deux
troupeaux de 200 têtes par an. D'après mes
prévisions, cela devait me laisser un bénéfice
d'environ trente mille francs. C'était la belle
affaire, sans aucun doute. Mais il n'y avait plus
de Jacquinot, et, eut-il été là, avec sa femme,
que je n'aurais pu l'envoyer ainsi, seul, dans ce
pays où les communications avec notre colonie
n'existaient pas. Il m'aurait fallu organiser un
système de coureurs, impossible à réaliser, pour
permettre à ces deux jeunes gens de correspondre.
Et Jacquinot n'avait d'ailleurs aucune des
qualités indispensables pour accomplir cette sorte
de mission, même dans des conditions moins
anormales. Donc j'étais seul et ne pouvais quitter
le pays où je commençais à monter normalement ma
ferme. Et j'étais malheureux de me savoir coincé
de cette stupide façon. Un espoir me vint en la
personne d'un nommé Ferriol, sergent d'infanterie
coloniale de Kati, qui désirait se faire libérer à
la Colonie et m'avait proposé ses services. Je
l'acceptai et le fis venir de Kati à Mané, trajet
qu'il parvint à bien faire, malgré les cordons
sanitaires tendus un peu partout à cause d'une
nouvelle épidémie de fièvre jaune qui fit encore
de grands ravages au Sénégal et même à Kayes. Mais
quand le jeune homme arriva, je me rendis compte
que je ne pouvais l'utiliser pour les expéditions
en Gold-Coast. C'était un Colonial, un broussard,
il est vrai, ayant l'habitude du Noir et de la
route, mais sans envergure, sans caractère: un
simple sous-ordre à petites aptitudes. Je ne
pouvais lui confier une mission aussi importante
que d'aller conduire et surtout d'aller vendre un
troupeau comme je l'avais fait - pour mon propre
compte. Dans quelles conditions l'aurait-il fait?
Quel contrôle aurais-je eu des pertes qu'il
n'aurait pas manqué de me signaler et de la
recette qu'il m'aurait dit avoir reçue? Et cet
argent, qu'en aurait-il fait, en pays étranger,
sans contrôle possible de ma part, et sans aucune
action possible dans le cas - toujours à prévoir -
où il aurait été tenté par le mauvais esprit?
Impossible. J'aurais envoyé Jacquinot malgré son
inexpérience, à cause de la garantie personnelle
qu'il m'offrait, autant parce qu'il était
personnellement intéressé dans l'affaire que par
la qualité de commanditaires de ses oncles. Tandis
que Ferriol n'offrait aucune de ces garanties. Je
l'envoyai donc à Bobo-Dioulasso, me vendre tout un
lot de marchandises dont je ne trouvais pas
l'écoulement au Mossi, contrairement à mes
prévisions. Ce fut tout ce que je pus faire du
bonhomme dont la collaboration ne m'apporta pas
grand-chose, si-non du désagrément. Je pris alors
le parti de me tourner vers mon frère Victor qui
allait être libéré du service militaire en
Septembre 1906. Lui, il avait déjà de l'expérience
africaine; il était mûri - ou me semblait tel -
par son âge déjà plus affermi, par la
responsabilité qu'il avait eue par son grade de
sergent-infirmier, puis enfin, il présentait pour
moi les qualités nécessaires morales pour
l'accomplissement de cette tâche délicate.
Seulement, cette date était encore bien éloignée.
Il fallait compter sur les délais de son retour à
la maison, de la route, de la mise au courant.
Tout cela allait me mener à l'année d'après sans
que j'aie pu travailler à autre chose qu'à des
mises en train. Mais justement, ces mises en train
étaient autant de frais généraux à prendre sur mon
capital qui fondait très vite, trop vite,
puisqu'il était limité, rogné de moitié par
rapport à celui que j'avais calculé comme minimum.
Mes frais généraux étaient en effet absolument les
mêmes pour un capital de cent mille francs que
pour un capital de deux cents mille. Seulement,
dans le premier cas, ils me mangeaient la moitié
du capital, sans compter les pertes sèches de
l'affaire Jacquinot, tandis que, dans le second
cas, ils n'auraient représenté que le quart du
capital initial; énorme différence! Alors, il
fallait absolument que je fasse des fonds avec le
troupeau que j'avais là sous la main, qui
représentait une somme importante, mais à
Koumassie seulement. Koumassie! La Gold-Coast! Le
marché rêvé, le seul profitable! Eh! oui; mais je
ne pouvais songer à y aller seul, en laissant ma
femme, seule également, à Mané, à cause du manque
absolu de communications entre nous. Je ne pouvais
partir pour un minimum de quatre mois, en restant
sans liaison courante avec Magdeleine. Ce fut donc
vers le Dahomey que je résolus de me diriger. Je
résolus de tenter la chance d'y conduire et d'y
vendre un troupeau, comme je l'avais fait à
Koumassie. Je connaissais la route, je savais
qu'il n'y avait pas de difficultés particulières,
moins même qu'en Gold-Coast, puisque je n'avais
pas de fleuve ni de forêt à traverser. Je résolus
donc de partir, d'accord avec Magdeleine qui, bien
vaillamment, accepta non seulement la séparation
inévitable, mais aussi la responsabilité de gérer,
seule, la ferme que nous avions amorcée. Elle se
faisait forte d'être tout à fait le chef de maison
et de conduire tout le personnel indigène, comme
je le faisais moi-même. Elle s'y était
parfaitement acclimatée; elle aimait le monde noir
et en était adorée. Elle s'était arrangé une vie
très active et même absorbante. Son tableau de
service comportait toutes sortes de besognes
utiles qu'elle trouvait agréables. Les matinées
étaient consacrées à la surveillance de la popote,
à celle du jardin potager et, surtout, aux soins
médicaux qu'elle dispensait aux indigènes des-
alentours. Il en venait de partout, même de très
loin, surtout des femmes avec leurs bébés, le plus
souvent atteints d'ophtalmie. Sa réputation
d'infirmière-guérisseuse s'était vite répandue à
la ronde et, sans plus ressentir aucune crainte,
aucune appréhension, les femmes venaient,
s'asseyaient sans rien dire sous notre véranda et
attendaient. Elles se laissaient soigner, soit
elles-mêmes, soit leurs petits, sans hésitation,
sans un cri, sans plainte ni murmure. Elles
avaient confiance entière dans la puissance des
gris-gris de la belle Madamou aux cheveux d'or.
Même les sorciers de village, ceux qui, seuls,
sont chargés de la guérison des maux de leurs
semblables, n'étaient pas jaloux des succès
nombreux, des guérisons fréquentes de la Madame
Toubabou (Blanche). Des hommes aussi venaient se
faire panser, surtout pour des blessures. Ma femme
avait donc aussi son potager qu'elle visitait tous
les jours et qu'elle faisait soigner très
correctement par les trois manoeuvres qui y
étaient employés: Samba, Samandé et Yobiyam. Tout
y était magnifique, dans ce potager, surtout les
carottes, haricots verts, tomates, melons, navets,
céleris. Il y avait aussi des fleurs, des zinias,
surtout, qui y poussaient à merveille. Tout cela
était pour les matinées. Ensuite, repos avec
apéritif rafraîchissant, à l'ombre de la véranda,
le déjeuner en amoureux, le café ou le thé, et la
sieste, obligatoire dans ces pays tropicaux.
Etendus, très à l'aise, sur notre large lit,
abrités par la vaste moustiquaire, nous nous
occupions à toutes sortes de choses même à lire,
même à dormir quelque peu. Puis c'était pour moi
la reprise de la surveillance au dehors, pour elle
les petits travaux d'agrément ou d'utilité:
couture, confection pour l'ameublement, tentures,
broderies, raccommodage, tricotages, etc... les
multiples travaux qu'une femme industrieuse,
travailleuse, adroite, peut exécuter au long des
après-midis. Vers cinq heures, lorsque le soleil
déclinait fortement, nous, nous allions à la
rencontre de nos troupeaux qui rentraient
lentement dans leur parc entouré de murs de pisé,
solides, infranchissables, mais aussi à l'abri des
incursions des fauves. Nous étions bien connus des
bêtes, tous les deux; mais elle, ma Manette, avait
bien plus de succès que moi: tous les taureaux,
les plus forts, venaient la bousculer
affectueusement de leurs gros mufles, pour obtenir
la récompense de leur caresse: lécher un morceau
de sel dans la main de la dame. Les premiers
temps, ils se battaient entre eux, les taureaux,
pour arriver plus vite auprès de la friandise;
puis, petit à petit, la maîtresse les apprivoisa
en partageant équitablement le temps des léchées.
Alors, les énormes masses cornues attendaient
patiemment leur tour, leurs gros museaux
soufflants en cercle autour de Magdeleine,
l'emprisonnant pour ainsi dire dans un anneau de
gourmandises bovines. Après cette récréation, nous
avions la grande séance quotidienne de la douche à
deux. Très plaisant. Très rafraîchissant aussi.
Puis, c'était de nouveau l'apéritif, le repas du
soir et la soirée que nous passions de différentes
manières, soit dedans, soit dehors. A l'intérieur,
nous lisions, jouions à divers jeux, causions
travaillions à divers ouvrages, écoutions la
musique de notre phonographe, développions des
clichés photographiques. Au dehors, nous allions,
par les clairs de lune merveilleux, sur la
terrasse de notre ferme, sous les deux baobabs
géants qui la protégeaient à l'Est ou bien nous
nous promenions dans la brousse environnante. Pour
ces soirées magnifiques, Magdeleine se couvrait
uniquement d'un large kimono de soie, et, ses
beaux cheveux épars sur ses épaules bien dégagées,
nous nous promenions lentement, serrés l'un contre
l'autre, en nous bécotant souvent, comme deux
simples amoureux que nous étions. Et je devais
abandonner tout cela pour courir les pistes!
Oui,il le fallait. La séparation allait être très
cruelle; mais elle était nécessaire, inévitable.
J'avais la force de la supporter et je savais que
ma femme bien- aimée, ayant une force morale
semblable, ne se sentirait pas isolée dans cette
ferme qu'elle avait su faire sienne. J'emmenais
Petit, Tiémaran et Ousman, un très fidèle Mossi,
solide, alerte, dévoué jusqu'à le mort; mais je
laissais des gardes du corps absolument sûrs, dont
le principal, leur chef à tous, Mamadou Wélé, le
maître menuisier, était d'un dévouement à toute
épreuve. Mamadou Wélé était venu, un peu après
notre arrivée, avec son fidèle scieur de long et
les familles. Je les avais fait demander à Bobo
Dioulasso, et ils avaient été heureux de venir
chez moi. Aussi, je le répète, je n'avais aucune
inquiétude au sujet de Manette qui serait aussi en
sûreté seule qu'avec moi. Je ne craignais aucun
attentat, ni contre ses biens, ni contre sa
personne de femme blanche seule. Les Noirs sont,
en général, bien trop respectueux des Blanches,
et, à Mané, ma femme était, pour tous les
indigènes des environs, en outre, la fée
bienfaisante. Le projet adopté à l'unanimité des
deux voies, je donnai des instructions par écrit à
mon frère Victor, lui envoyai l'argent nécessaire
pour son voyage, et lui donnai rendez-vous au
terminus du chemin de fer en construction du
Dahomey. Le jour fatal, c'est-à-dire désigné par
les Dieux pour la séparation, arriva, et, après
avoir traversé la Volta derrière mon troupeau de
boeufs, j'envoyai mes derniers baisers d'adieu à
ma toute chérie que je laissais derrière moi, et
de qui, tous les jours j'allais m'éloigner un peu
plus. Mais je savais, au moins, que je pourrais
correspondre avec elle tous les huit jours, car
nos colonies étaient reliées entre elles par un
service télégraphique aérien, sur poteaux
ordinaires, et, entre Fada N'Gourma, dernier poste
du Haut-Dahomey, et Ouagadougou, premier poste du
Soudan, un service de courrier postal fonctionnait
régulièrement tous les 15 jours. Commença alors le
monotone exode par petites étapes, 15, vingt
kilomètres au plus suivant l'éloignement des
villages. La route était celle que j'avais prise,
avant mon dernier passage en France. Je suis donc
repassé à Fada N'Gourma; j'ai revu le Bagtchandi,
toujours aussi ivrogne et, peut-être, encore plus
laid, si c'est possible. Brou! Quelle horreur! Là,
première joie sur la route; des nouvelles toutes
fraîches de ma chérie, datant de deux jours à
peine, "parlés" entre copains, c'est-à-dire
télégraphiées en causerie entre le receveur de
Fada et celui de Ouagadougou qui venait, tout
juste, de recevoir le courrier de Mané, dans
lequel il y aurait désormais, à chaque fois, un
résumé des faits et geste des habitants de notre
ferme des "Mimosas". Et, pour ces conversations,
nous avions de la chance. Le receveur de
Ouagadougou, Berger, nous était tout dévoué. Il
était même tant soit peu amoureux de ma femme à
laquelle il dédiait même des poèmes en vers! De ce
côté, tout irait donc toujours très bien. A Fada,
je découvris, dans la personne du receveur des
Postes, un brave type, absolument charmant, et
qui, voyez encore le hasard, avait été
télégraphiste militaire au sommet du Bou Dagha, la
grande montagne qui domine Géryville, dans le
Sud-Oranais, au moment où j'y étais, moi,
secrétaire de la Compagnie montée de la Légion.
Bien entendu, nos souvenirs lointains et communs
ne firent que renforcer sa complaisance et notre
bonne camaraderie. Si bien que, grâce à ces deux
types si chics, j'ai toujours eu des
communications partout où je suis passé, et mes
courriers étaient toujours parfaitement assurés.
Aucune de nos lettres réciproques ne s'est égarée.
Le choix de ma route répondait donc bien aux
services que j'en attendais dans ce sens-là. Quant
à l'autre sens, médiocre. Aucune difficulté
matérielle à surmonter; mais je traversai une
contrée où les gens me furent hostiles, je ne sais
trop pourquoi. Un jour, un soir plutôt, ils mirent
le feu au parc habituel dans lequel le troupeau
était enserré, provoquant chez celui-ci une folle
panique qui me laissa en panne pendant trois
jours. Au retour du dernier tronçon, il me
manquait cinq bêtes. Certainement, cette panique
avait été provoquée sciemment par les indigènes du
village pour me subtiliser ces cinq animaux. J'en
rendis compte au Commandant du cercle; mais
celui-ci, une vieille ganache de Capitaine
d'artillerie qu'on avait placé là parce qu'on ne
pouvait pas l'utiliser ailleurs, m'envoya bondir,
en me disant que, personne, ne m'ayant invité à
parcourir le Dahomey avec un troupeau de boeufs,
je le faisais à mes risques et périls: réponse
bien française d'un fonctionnaire français, à la
solde du gouvernement, à un compatriote qui
montrait de la hardiesse et de l'initiative. Je
n'en restai pas là, bien entendu: je lui envoyai
une lettre un peu verte, mettant sa façon de
comprendre son rôle en parallèle avec celle dont
les fonctionnaires anglais comprennent le leur, et
en l'informant que je le rendais responsable de la
panique de mon troupeau, de la perte de cinq bêtes
évaluées à tant, et que j'en rendais compte, ce
même jour, à Monsieur le Gouverneur de la Colonie,
à Porto-Novo. Quelques jours après, il vint me
relancer sur la route, le vieux bon à rien. Il
était furieux: un simple pékin de rien du tout, un
cow-boy, se permettait de traiter ainsi un
Capitaine-fonctionnaire, Commandant de cercle,
avec rang de Préfet, s'il vous plaît! Je lui
répondis que tout cela ne m'en imposait pas le
moins du monde, l'administrateur, surtout du rang
de préfet, devait assurer la parfaite sécurité des
Européens, en général, des Français en
particulier, dans son cercle, et que j'exigeais la
réparation du préjudice qui m'avait été causé. Au
surplus, ce serait une affaire à régler à
Porto-Novo, avec le Gouverneur. Il était fou de
rage, le vieux. Mais la leçon avait porté: je
n'eus plus, ni dans son cercle, ni dans les
suivants, la moindre contrariété: On avait donné
des instructions en haut lieu. C'est égal, voilà
comment un Français était traité dans une Colonie
française, par ces fonctionnaires qui se croient
des phénix parce qu'ils ont des fleurs d'argent à
leur képi! La belle affaire! Ils ne seraient même
pas capables de reconnaître un boeuf zébu d'une
girafe! Continuant ma route, j'atteignis le point
terminus des travaux de superstructure du chemin
de fer en construction et j'y trouvai mon frère
qui y était arrivé depuis une huitaine de jours.
Il avait suivi ponctuellement mes instructions et
se trouvait là à point nommé. Je ne le trouvai pas
changé, un peu forci cependant. Nous fîmes
ensemble encore quelques jours de marche avec le
troupeau, et je le laissai continuer seul la
conduite des bêtes jusqu'à Kotonou. Moi, je pris
le train pour cette localité pour y préparer notre
logement et voir ce qu'on pouvait faire sur le
marché. Malheureusement, le marché à la viande de
Kotonou était alimenté d'une façon continu par les
petits boeufs de la contrée, bien acclimatés, et
qui ne souffraient pas de leur amenée à la ville.
Néanmoins, mon troupeau arriva. Mais alors que
jusqu'à la jonction avec le chemin de fer, je
n'avais pas eu d'autres pertes que les cinq évadés
de la panique, ils avaient dû ensuite traverser
une très mauvaise contrée, celle qui, autrefois,
portait la grande forêt vierge, et dont le sol
était resté marécageux. Mon troupeau y souffrit
beaucoup et un certain nombre périt avant leur
vente. En résumé, cette expédition fut
désastreuse. A peine ai-je pu en tirer tous mes
frais; opération à peu près nulle. Hélas! je le
craignais, mais j'étais obligé de faire quelque
chose! Ce n'eut été rien d'autre qu'une expérience
gratuite de plus si, comme je l'ai déjà dit, mon
capital avait été double. A ce moment-là, avec mon
frère Victor auprès de moi, j'aurais organisé mon
affaire autrement. Je l'aurais laissé faire les
achats au Mossi, avec l'aide de Mamadou Wélé; je
serais parti pour la Gold-Coast avec ma femme et
un troupeau, et je me serais installé là-bas, à
poste fixe, recevant les bêtes que Victor m'aurait
expédiées, par plus petits troupeaux, tous les
mois par exemple, sous la conduite de gens dévoués
et sûrs. Mais tout cela était irréalisable avec le
peu qui me restait de mon premier capital. Alors
je ruminai l'affaire et j'entrevis la possibilité
d'y remédier. J'allais remonter au Mossi pour y
constituer un autre troupeau que je descendrais à
Koumassie, en compagnie de Manette. Une fois ce
troupeau vendu, nous rentrions en France; je
présentais la situation telle qu'elle était, je
convainquais ces commanditaires, et je revenais au
Mossi pour reprendre le troupeau que mon frère
aurait constitué pendant mon absence, le conduire
à Koumassie où j'aurais fais venir ma femme
directement par Sekondi. Le plan était
parfaitement réalisable, et il n'y aurait, en
somme, qu'une année de retard. Allez, haut les
coeurs! Voilà ma combinaison debout qui va chasser
tous ces papillons noirs, toute cette grisaille,
qu'un échec engendre toujours, en quantité
industrielle parfois. Je fis part de ce projet à
Victor qui l'approuva, le jugeant, lui aussi,
parfaitement réalisable. Je demeurai encore une
huitaine de jours à Kotonou pour liquider tout le
troupeau, n'importe comment, car il y avait
urgence à vendre les bêtes avant qu'elles ne
meurent. Puis, je filai par le train premier
partant pour remonter le plus vite possible auprès
de ma Manette dont l'absence me devenait pénible.
Je laissai à Victor tout mon monde, à charge pour
lui de le remonter avec lui, en faisant des étapes
normales, sans forcer ni traîner. Quant à moi, je
ne pris que trois colis seulement: lit, chaise,
table, caisse popote et une cantine avec Ousman
seul comme boy-cuisinier-palefrenier. Ainsi
allégé, je comptais faire la route à une allure
record: moi seul à convoyer, sur une piste bien
connue, peu de bagages, et mes moyens personnels
bien entraînés, cela allait filer comme le vent.
C'est-à-dire, non: l'allure serait toujours et
fatalement celle de l'homme à pied; seulement, je
pouvais marcher longtemps chaque jour et faire
ainsi de longues étapes qui me raprocheraient plus
vite de mon nid, si lointain encore! A partir du
bout du chemin de fer, il me fallait compter
quarante jours en marchant bien. Je fus heureux de
n'en mettre que trente-cinq, en marchant encore
mieux et en prenant un raccourci, réputé dangereux
et qui ne l'était que dans l'imagination des gens;
du moins d'après mon expérience personnelle. Je me
remis donc en chemin, direction Mané où se
trouvaient mes amours et mes espoirs. Ce fut le
coeur allègre que je partis, m'ayant bien préparé
la mentalité nécessaire pour ne pas perdre
d'énergie en impatience, en ennuis, lamentations,
songes-creux, etc... etc...toutes neurasthénies
qui assaillent souvent le voyageur solitaire,
quand il voit devant lui un si long ruban de route
à dérouler, un si grand nombre de jours à
effeuiller. Car ils sont inexorablement pareils,
les jours. Il faut les voir poindre l'un après
l'autre sans pouvoir en modifier le cours. Et
quand on sait qu'il faut vivre tant et tant, il ne
faut pas se laisser aller au découragement qui
guette toujours l'impatient que la lenteur dévore!
Et puis, pendant ces heures du jour, toujours
pareilles elles aussi, il faut abattre kilomètre
par kilomètre, sans se lasser jamais. Il faut les
effacer les uns après les autres, bien lentement,
pour pouvoir les posséder tous sans défaillances.
Par contre, on est bien placé pour méditer lorsque
l'esprit est porté vers ce genre de sport
intellectuel. On est dans le milieu rêvé et dans
les conditions requises pour, tout en laissant le
corps accomplir l'acte automatique de la marche,
laisser son esprit vagabonder à son aise et
toucher à tous les sujets qu'il peut atteindre et
approfondir. Et je n'y manquai pas. Je ne fis même
que cela, ce qui me permettait d'arriver à l'étape
fixée sans m'en rendre compte physiquement. Mon
corps m'y avait porté sans que mon esprit ait
participé à ce déplacement mécanique: il avait été
occupé ailleurs. Ces méditations profondes,
étaient-elles très utiles? Oh! pas le moins du
monde; elles n'avaient aucune utilité pratique
générale. Mais elles l'étaient pour moi parce
qu'elles contribuaient à m'aider à comprendre un
peu du sens de la vie universelle. Ce n'est
peut-être pas très nécessaire, puisqu'il y a des
gens qui s'intitulent professeurs de philosophie
universelle. Mais je préférais acquérir ma
philosophie par moi-même, de moi- même, pour
moi-même, au milieu d'une nature vaste et propice
à ce genre d'enseignement. A chacun son goût. Et
puisqu'elles m'aidaient à faire ma route, elles
avaient au moins la même utilité qu'un cheval! Ce
qui n'était pas déjà si mal! Pour augmenter ma
vitesse - relative - de remontée, je décidai de
prendre une piste interdite, paraît-il, par le
Gouverneur du Dahomey, à cause du danger que
présentaient les populations du pays qu'elle
traverse. C'était celui des Kafiris, occupant un
vaste territoire situé en verrue à la pointe
Nord-Est du Togo, en dessous du Gourma, d'une
part, et à gauche du Dahomey d'autre part. C'était
ce dangereux pays qui faisait faire à la route
normale cet immense crochet qui va de l'Alakora, à
Konkobiri, à Fada N'Gourma. Si, au contraire, on
coupe ce pays Kafiris en biais, par une ligne
allant de Savalou à Tenkodogo au Mossi,
c'est-à-dire suivant une direction Nord-Ouest,on
gagne un nombre appréciable de kilomètres, car on
suit ainsi la corde d'un immense arc de cercle. Je
résolus donc de passer par là, malgré la défense
gouvernementale, et je fis part de cette
résolution à l'Administrateur qui, naturellement,
m'opposa l'interdiction en question. - Cependant,
dis-je si je veux y passer quand même? -
Impossible; c'est strictement défendu. - Pour vous
peut-être, administration; mais moi, je ne relève
pas de l'administration; je suis un voyageur libre
et il me semble que je peux bien passer là où cela
me convient. - Pour ma part, je ne peux que vous
l'interdire. Maintenant, si vous vous obstinez à
passer par là, naturellement je ne posterai pas
des gardes pour vous en empêcher: ce serait
ridicule et inefficace. Mais alors, vous le ferez
à vos risques et périls. - Mais bien entendu!
C'est bien comme cela que je le comprends. - Bon.
Alors, vous allez me signer une déclaration
constatant que je vous ai formellement interdit le
passage chez les Kafiris, mais que, voulant passer
outre, vous me déchargez complètement des risques
que vous courez et de leurs conséquences. -
Absolument d'accord! Je vais vous signer cette
déclaration, et des deux mains même, si vous le
désirez. - Très bien. Et maintenant que nous
sommes en règle devant l'administration, je vous
avouerai d'homme à homme que je vous approuve et
que je voudrais bien être à votre place ou tout au
moins votre compagnon de route. Ce doit être
intéressant là-dedans! - Probablement. Je vais
savoir cela dans quelques jours. - Et vous me
l'écrirez ensuite, n'est-ce-pas? Personnellement,
bien entendu, pas officiellement. Et je vous
avouerai que je vais attendre de nos nouvelles
avec impatience! - Entendu. Au revoir, Monsieur!
Je ne bifurquai vers le Nord-Ouest que deux jours
après avoir quitté Savalou. Mais là, comme je m'y
attendais, mes porteurs me lâchèrent. Ils
voulaient bien continuer jusqu'à Konobiri par la
route ordinaire, mais pas aller chez les Kafiris.
- Mais pourquoi donc? leur demandai-je. - Parce
qu'y a pas bon. Y en a sauvages, Y en a mangé
homme! - Bon, ça va. Vous pouvez partir; nous
verrons bien. Ousman et moi, nous transportâmes
nos trois caisses à cinq ou six cents mètres sur
le nouveau sentier - car ce n'était qu'un simple
sentier à peine tracé - On les gara près de ce
sentier, bien en vue mais abritées par un buisson,
et, résolument, Ousman, moi et mon cheval, nous
nous enfonçâmes dans cet inconnu réputé
redoutable. - Tu n'as pas peur, Ousman? lui
demandai-je. - Non, pasqu'y en a avec toi. Avec
toi, moi y en allé partout. Moi y en a pas peur. -
Et si je n'étais pas là, tu irais dans ce pays
tout seul. - Non. Moi pas y aller tout seul. Y en
a pas bon pour moi. Tout monde dire y en a
sauvages trop. - Et pourquoi n'as-tu pas peur avec
moi? - Pasqu'y en a sauvages pour noirs. Moi, pas
Noir tout seul moi y en a ton Noir à toi, pas même
chose. Moi, y en a petit morceau de toi. - Ah!
bien, je comprends. Crois-tu que nous serons mal
reçus? - Moi y en a pas connais. Mais toi y en a
Blanc; toi passer toujours. - Nous allons bien
voir. Nous marchâmes ainsi deux heures dans une
grande solitude et au milieu d'un silence qui me
paraissait impressionnant. Ce n'était que l'effet
de l'appréhension, certainement, car ce silence
était le même que dans toute la brousse.
Seulement, l'absence du bruit des pilons-mortiers
indiquait l'absence d'êtres humains proches.
Enfin, en haut d'une petite montée, nous
découvrîmes, de l'autre côté de la pente, un
village entièrement différent de ceux que nous
avions vus depuis le Mossi. Il était bâti en pisé,
cases en terrasses serrées les unes contre les
autres, à la manière de celles des bobos, mais au
lieu de ne former qu'un seul gros groupe de cases
bien accotées, il était composé de cinq ou six
groupes plus petits, de même allure, et entourant
une vaste place vide, dont une grande partie était
couverte par l'immense bouquet de branches
feuillues d'un gigantesque banian planté au
milieu. Ce fut ce banian énorme qui attira tout
d'abord mon attention. Je n'en avais vu de
semblables qu'au Tonkin. Son tronc court, trapu,
d'une circonférence étonnante, présentait des
quantités de niches verticales entre les grosses
nervures extérieures qui allaient mourir dans le
sol par un fouillis extraordinaire de racines
semi-enterrées formant un inextricable réseau de
mailles en relief sur le sol, tout autour de
l'arbre. Des premières branches, pas très hautes,
tombait comme une longue toison touffue de
radicelles cherchant la terre, multitude de lacets
rougeâtres, formant, de branches en branches,
autant de crinières végétales du plus bizarre
effet. En dessous, adossés contre le tronc, une
espèce de tribune faite d'un assemblage de bois
tordus, fourchus, peints en blanc, jaune, rouge,
noir, sans ordre apparent. Sur cette tribune, un
vieillard presque nu, à longue barbe blanche,
était accroupi, une lance à la main, qu'il tenait
haute, le fer en l'air, l'autre main étreignant un
arc rehaussé d'Ivoire, de toute beauté. Par terre,
autour de la tribune, une vingtaine de gaillards
nus ou à peu près, étaient accroupis, eux aussi,
dans la même attitude que le vieillard, immobiles,
leurs faces absolument fermées. Tous me
regardèrent entrer dans le village et me diriger
vers eux, sans qu'un cil n'ait battu. Sans
broncher moi non plus, je m'avançai au pas de mon
cheval, Ousman près de moi. Arrivé en face du
vieillard, je m'arrêtai, jetai la bride à mon boy
et mis pied à terre avec aisance et lenteur. Puis
je m'avançai de quelques pas et dis à Ousman de me
présenter. - Tu vas leur dire ceci: L'homme blanc
qui vient d'arriver vous salue tous et vous
souhaite les meilleurs choses. Il est tout seul.
Il n'est pas du gouvernement. Il ne vient pas pour
chercher de l'impôt. Il demeure au Mossi. Il vient
de Kotonou et il passe dans le pays des Kafiris
pour aller plus vite chez lui. Voilà. Ousman
essaya de dire cela en Bambara: il ne réussit pas
à se faire comprendre. Mais, en langue Mossi, il
eut tout le succès désirable. Beaucoup de ces gens
connaissaient cette langue d'un pays limitrophe du
leur. Les hommes écoutèrent religieusement ce que
Ousman leur dit, puis, après un moment de
réflexion muette, la conversation s'engagea entre
nous, avec intermédiaire d'Ousman. - Pourquoi,
demanda le patriarche, le Blanc n'a-t-il pas de
bagages ni de porteurs? C'est toujours avec des
caisses que les Blancs voyagent. - Si, le Blanc a
des caisses; pas beaucoup, parce qu'il veut aller
vite. - Mais, on ne les voit pas. Où sont-elles? -
Elles sont restées sur le chemin, près de la
grande route, abritées par un gros buisson. -
Pourquoi ne sont-elles pas venues en même temps
que lui? - Parce que les porteurs de Savalou n'ont
pas voulu entrer dans le pays des Kafiris. - Tu y
es bien entré. Toi? - Oui, mais moi, je suis de la
maison du Blanc, je suis son esclave. Je le suis
partout où il va. - Tu dis que le Blanc n'est pas
du gouvernement. Comment puis-je le savoir? - Tu
vois bien, il n'a pas de soldats. Je n'ai pas de
chéchia rouge. - Mais tu as un fusil. - Ce
fusil-là, c'est celui de mon maître. Ce n'est pas
un fusil de soldat, c'est pour la chasse au
gibier. - Qu'est-ce qu'il y a dans les caisses qui
sont sur le chemin? - Deux caisses seulement pour
la cuisine et le manger et le boire. L'autre,
c'est un grand sac pour le lit, pour dormir. - Tu
dis que le Blanc habite loin au Mossi? - Oui, sa
grande maison est à Mané, plus loin que Boussouma.
- Qu'est-ce qu'il y fait, dans cette grande
maison? - Il est le maître des boeufs. C'est lui
qui est passé sur la route là-bas, avec un grand
troupeau. Toi connais bien. - C'est ce Blanc-là le
maître des boeufs? - Oui, c'est ce Blanc-là. Il
retourne dans sa maison, auprès de sa femme,
blanche aussi. - Si tout ce que tu dis est vrai,
vous serez reçus dans le pays Kafiri comme des
frères. Si ce n'est pas vrai, il faudra repartir
tout de suite. Je vais envoyer mes hommes chercher
les bagages de ton maître. Tu iras avec eux pour
leur montrer et ils les rapporteront ici avec toi.
Nous verrons bien si tu as dit la vérité. -
Dis-lui, Ousman, ajoutais-je alors, que nous lui
avons dit la pure vérité. Il va s'en assurer
bientôt. Il verra alors que le Blanc n'est pas un
menteur, mais qu'il a pleine confiance dans le
coeur des Kafiris, puisqu'il ne leur veut aucun
mal. Il veut seulement traverser leur pays pour
aller plus vite voir sa femme. Sans crainte
aucune, Ousman s'en alla avec six gaillards
admirablement taillés et armés jusqu'aux dents
derrière lui. Il ne craignait rien, puisqu'il
savait qu'il avait dit la vérité. Il ne craignait
rien pour moi non plus, pour la même raison
d'abord, ensuite parce qu'un Blanc, malgré tout,
est une personnalité respectée et crainte par les
Noirs sauvages. Je m'assis près de la tribune et
me donnai quatre heures de calme absolu: deux pour
aller retrouver les colis, deux heures pour les
reporter. Ce calme, pourtant, s'il était raisonné
et acquis, n'était pas exempt des impatiences du
corps, de la bête, qui malgré tout regimbe! De
temps en temps, je faisais les cent pas sur la
place, pour ne pas m'ankyloser, et j'eus le temps
d'examiner à loisir les gens qui m'entouraient.
Car j'étais complètement entouré: tous les murs
des cases entourant l'arbre fétiche du village,
étaient garnis, à leur pied, de guerriers kafaris
accroupis coude à coude, en une ligne absolument
continue et circulaire. Il y en avait plus d'un
cent, alignés en rond, la lance haute dans la main
droite, la gauche crispée sur l'arc tendu, la
carquois plein de flèches haut sur l'épaule
gauche. Ils ne dirent pas un mot pendant toute
l'attente, pas plus que le vieillard chef du
village toujours perché sur son estrade. C'étaient
de bien beaux hommes, tous, de haute taille, aux
larges épaules carrées, à la taille fine et
souple, aux fesses et cuisses puissantes, aux
mollets minces et nerveux. Leur type de nègre
n'était pas vilain, et leurs faces étaient
intelligentes. Du reste, ils aimaient les arts,
car toutes leurs cases étaient décorées soit par
des peintures, soit par des bas-reliefs ou des
festons au-dessus des entrées. Eux-mêmes étaient
pittoresquement décorés avec des perles et surtout
des cauries dont ils avaient fait de jolies
choses. D'abord, leur chevelure, qu'ils portaient
tressée à la manière des femmes, en forme de beau
cimier de casque, formait une gracieuse courbure
rehaussée par une rangée de cauries du plus bel
effet. Des anneaux d'or aux oreilles; un collier
double ou triple autour du cou, avec une partie
assez serrée, l'autre ou les autres pendant sur la
poitrine; bracelets aux bras et aux poignets,
montés sur cuir. La ceinture était
particulièrement soignée. Elle était composée de
cinq ou six rangées de cauries, bien étalées et
soulignant la cambrure à la taille. A cette
ceinture pendait un long ruban creux, comme un
fourreau de parapluie, dans lequel ils
introduisaient leur sexe, qu'ils avaient énorme,
par l'ouverture du haut. En dessous de cette
ouverture se trouvait une fente où ils mettaient
divers objets dont le poids faisait tendre la
poche qui ballotait sur les genoux pendant la
marche. Ils avaient aussi des anneaux de cauries
au-dessus des genoux et autour des chevilles.
Ainsi ornés, ils avaient belle et fière allure,
ces superbes Kafiris, qu'on devinait farouchement
braves, à voir le calme confiant qu'ils montraient
en leur force. Enfin, au bout de trois heures de
cette attente, j'entendis parler dans la brousse:
c'étaient mes bagages qui arrivaient portés comme
des plumes par les colosses d'ébène qui tenaient
conversation amicale et gaie avec Ousman. Alors la
scène changea. Les trois colis furent déposés à
mes pieds et Ousman les déballa, montrant nos
ustensiles de popotes et ma caisse à provisions.
J'en tirai ma bouteille entamée de Pernod, un
verre, et je me mis à me confectionner une bonne
rasade que je n'avais pas volé. Je bus une partie
du verre et tendis le reste au patriarche, en lui
faisant dire que cette liqueur-là était beaucoup
plus forte que le vin de palme ou la bière de mil,
mais qu'il pouvait boire comme le Blanc. Après
avoir humé l'odeur de l'absinthe, le vieux se
risqua à en boire une gorgée et à la savourer; et
trouvant la chose à son goût, il avala tout le
reste en se frottant l'estomac d'aise. A ce
moment-là, l'amitié était scellée et toutes les
statues accroupies et immobiles se levèrent et
vinrent m'entourer de plus près, mais en curieux
sympathiques, pour me voir mieux, ainsi que mes
pauvres petites affaires qui les intéressaient
beaucoup, surtout les armes qu'ils touchaient
craintivement du bout des doigts seulement. Je
n'avais que mon calibre 16 et mon revolver modèle
1892, mais pour eux, cela représentait tout le
tonnerre des Blancs, et c'était redoutable au
possible. Pour les contenter, je leur en fis une
petite démonstration. Nous allâmes dans les champs
alentour du village, et j'avisai une grosse
citrouille rougissant à terre, au milieu de ses
fanes déjà à demi-séchées. Je demandai si je
pouvais tirer dessus, disant que, de ce fait,
j'allais la faire éclater en mille morceaux. On me
dit que je pouvais: le propriétaire de la
citrouille serait heureux de voir l'effet de mon
coup de tonnerre. Je pris alors mon fusil des
mains d'Ousman, me postai à environ, trente mètres
de la citrouille et lui tirai en plein une
cartouche de chevrotines. Naturellement, le coup
de fusil fit tressauter toute la bande des
guerriers qui se pressaient derrière moi; mais ils
furent encore plus étonnés à l'aspect de la
citrouille qui avait littéralement éclaté. Des
cris d'ébahissement sortaient de leurs poitrines
qu'ils frappaient en cadence, en signe de grande
surprise. Ils avaient déjà entendu beaucoup dire
au sujet de ces armes des Blancs, mais ils
n'avaient pas encore eu l'occasion de les voir de
tout près, ni, surtout, d'en voir les effets,
qu'on leur avait dits terribles, et qui l'étaient,
ils le voyaient bien. Avec mon revolver, je perçai
un jeune arbre de part en part, sous leurs yeux
encore plus étonnés. L'admiration qu'ils eurent
alors pour ces armes se doubla d'une crainte,
justifiée par l'expérience. Je rentrai alors au
village, et me réinstallai sous mon banian qui
serait, décidément, mon logis en plein air. Je me
mis à écrire longuement, comme tous les jours, à
ma chérie, lui relatant les événements de la
journée. Ousman alla dans une case faire sa
popote, et les gens ne s'occupèrent plus de nous.
Il n'y eut plus de rassemblement, mais des allées
et venues ordinaires des guerriers qui s'étaient
mués en paysans paisibles, s'occupant de leurs
récoltes, pendant que les femmes, qu'on n'avait
pas encore vues, voguaient tranquillement à leurs
occupations normales. Elles n'étaient pas si
belles, les femmes, que leurs hommes. Elles
avaient le corps plus avachi, trop gras même, et
leur coiffure était loin d'être aussi gracieuse
que celle des hommes: presque toutes avaient le
crâne rasé, sauf une petite mèche qui leur tombait
sur le front. Quant à leurs poitrines, elles
n'étaient belle que chez les fillettes. Celle des
femmes était affreusement aplatie en deux grandes
poches triangulaires et flasque qui claquaient sur
la peau du ventre à chaque coup de pilon. Floc!
Floc! Pas beau! Non. En tous cas, je passai le
reste du jour bien tranquille, au milieu d'une
atmosphère bien calme. Je me sentais tout à fait
en sécurité, et je l'étais vraiment. Les terreurs
des gens de Kotonou et de Savalou étaient
simplement administratives! Et j'étais heureux et
fier d'avoir réussi là où leur autorité était
tenue en échec. Mais la journée n'était pas encore
complètement terminée. Au moment de l'apéritif du
soir, je fis porter par Ousman un verre d'absinthe
au chef du village qui le but d'un trait, parait-
il, sans hésitation. Mais je ne le vis pas à ce
moment-là. Je me réservais de lui faire cadeau
d'une demi- bouteille de ce Pernod qu'il avait
l'air de si bien apprécier. Je ne soupçonnais
nullement la cérémonie qui devait bientôt suivre.
Il faisait déjà nuit. J'étais à table, en train de
manger mon potage au macaroni, sous la lumière de
photophore allumé, quand je vis déboucher d'un
groupe de cases voisin, une petite procession,
annoncée par un tam-tam discret et lent, et
composée de femme portant des calebasses de
nourriture, accompagnées par le patriarche de
l'après-midi et de quelques autres vieillards
assez décharnés. Ils s'arrêtent devant moi et les
femmes posent leurs calebasses à terre. Ousman
arrive à mon secours pour m'expliquer de quoi il
s'agit. C'est, me dit-il le repas que le chef
t'offre en signe d'amitié. Il y a dans cette
calebasse noire, au milieu, un peu de la viande de
n'homme. Tu dois manger si tu veux faire tout à
fait camarade avec Kafiri. Moi, je dois manger
aussi. - Comment, dis-je, de la chair humaine? On
mange les gens par ici? - Oui, me dit-il; mais
seulement les n'hommes ou les femmes qui y en pas
guérissa quand malade. Alors tout le monde y mange
un peu. Quand y en a voyageur qui passe, si le
chef content lui, il fait cadeau pitit morceau
d'homme kafiri pour manger. Comme ça, toi y en a
mangé pitit morceau, toi y en faire kafiri même
chose eux. Moi y en a mangé aussi même chose. -
Ah! bon, dis-je. Eh! bien, n'hésitons pas.
Qu'est-ce que ça fait, après tout! Viande pour
viande, un petit morceau de celle là ne fera pas
mal à personne et, au contraire, elle me fera le
plus grand bien en me faisant des alliés de toute
la tribu. - Dis-lui, au vieux, que je suis très
content de son amitié. je suis content aussi de
manger un petit morceau de kafiri qui me fera
aussi fort qu'eux et leur ami pour toujours. Et je
pris dans mon assiette deux bouchées de cette
viande qui avait absolument l'aspect de n'importe
quelle viande et le goût de la sauce pimentée dans
laquelle elle baignait. Je mangeai le tout sans
faire aucune grimace, en mélangeant à mon riz
neigeux qu'Ousman m'avait préparé, comme il le
faisait, à la perfection. Je goûtai aussi aux
autres calebasses, et Ousman les emporta ensuite à
sa cuisine où, certainement, il les vida toutes,
car leur contenu était décidément savoureux. Alors
le chef du village et ses vieux compagnons se
mirent à me saluer jusqu'à terre, en murmurant des
paroles inintelligibles pour moi et pour Ousman
aussi. Il me dit que c'était paroles même chose
Dieu! Il voulait dire, probablement, des paroles
sacrées. Ensuite, le chef du village me tendit la
main et me fit dire que, à partir de ce moment, je
serais regardé comme un père par tous les kafirs
que je rencontrerais sur ma route, et que mon
esclave serait leur frère. Je profitai de ce
moment d'épanchement pour placer mon cadeau qui
fut reçu avec les marques d'une reconnaissance
éperdue. Voyant qu'il regardait le goulot fermé et
cacheté avec un air dubitatif, je dis à Ousman de
le lui ouvrir avec le tire-bouchon, d'où
exclamation étonnement. J'en versai alors dans un
verre une bonne dose, avec un peu d'eau, et passai
la mixture au patriarche qui en but la moitié et
donna le reste en partage à ses acolytes qui en
prirent, religieusement, chacun une gorgée. Ils
s'en retournèrent ensuite, accompagnés du
tambourin. J'aurais mes porteurs prêts à partir
quand je voudrais. Ils se changeraient de village
en village et je pourrais marcher aussi longtemps
que je voudrais et aussi vite que je pourrais.
C'était tout ce que je demandais. Je passai une
nuit à la belle étoile, parfaite, exempte de tout
souci, et, bien avant le jour, le lendemain matin,
nous étions en route, de bon coeur. Les porteurs
firent exactement comme ils l'avaient promis.
Quand ils arrivaient à un village, ils allaient
sous l'arbre sacré, posaient mes colis,
s'asseyaient à côté, et, quelques minutes après,
d'autres jeunes hommes, aussi beaux et bien bâtis
que les précédents, s'en emparaient pour aller
recommencer la même opération plus loin. Je fis
une quarantaine de kilomètres ce jour-là, pour
aller coucher dans un grand village, toujours
aussi kafiri que les précédents. Là comme
ailleurs, je passai les heures de repos à écrire à
ma bien- aimée tout ce qui me passait par
l'esprit, le coeur et le souvenir. C'était une si
douce habitude d'être en constante conversation
avec elle, pour tromper son absence réelle dont la
fin approchait. Oh! j'avais encore beaucoup de
chemin à faire! Mais, quand même, j'avançais tous
les jours, au lieu de reculer comme au départ. Et
puis, j'allais bientôt entrer dans le pays des
Mossis. Là, avec Ousman qui en était un pur fils,
j'aurais des facilités pour trouver des chevaux et
aller de plus en plus vite. Ce fut ce qui arriva
aussitôt après ma sortie du pays des kafiris. La
nature avait bien délimité les contrées. Chez
ceux-ci, le terrain était assez mouvementé, sans
être montagneux. Les crêtes des collines étaient
broussailleuses et pleines de gibier, tandis que
les flancs et surtout les creux étaient fertiles
et bien cultivés. Du reste, la belle prestance des
Kafiris montrait que leur pays était riche en
excellents produits. Brusquement, le pays changea.
De la dernière colline, la vue s'étendit sur une
vaste plaine toute blonde, toute brûlée du soleil,
ayant porté, à la saison précédente, d'abondantes
récoltes de céréales. C'était le Mossi. Nos
porteurs kafiris n'allèrent pas plus loin que le
pied de la colline. Ils repartirent chez eux en
laissant là mes trois colis que je dus faire
chercher plus tard par les gens du premier village
mossi où je m'arrêtai dans la journée. Ce fut à
partir de ce village que j'organisai ma nouvelle
méthode de voyage. Etant certain de trouver des
chevaux partout, j'allais partir en poste. Je
laisserais mon cheval au chef du village et lui en
demanderais un frais en échange, deux plutôt: un
pour moi et un pour Ousman qui monterait une selle
indigène, et nous irions ainsi au village suivant,
au trot, au galop ou au pas, selon l'état des
routes. Là, j'échangerais ces deux chevaux contre
deux autres pour aller plus loin. Les deux bêtes
laissées seraient renvoyées à leur village qui, en
échange, rendrait mon cheval aux conducteurs. De
cette façon, mon cheval s'acheminerait tout
doucement vers Mané, ainsi que mes bagages, que je
laisserais aussi en arrière et qui me
rejoindraient plus tard. Je me confectionnai un
nécessaire de voyage consistant en mon hamac et
une couverture de laine roulés sur le devant de la
selle; une bouteille de Pernod, deux
demi-bouteilles de champagne et quelques conserves
dans les fontes et les sacoches, avec mon couvert,
revolver, divers objets de toilette, et, Ousman et
moi, nous nous mîmes en route. Comme nourriture,
j'aurais celle des gens des villages où je
passerais: J'y étais habitué. Je mangerais sans
table, sans chaise ni nappe, mais à même les
calebasses avec mon couvert. Ce serait parfait.
Pour dormir, j'aurais mon hamac que j'étendrais
entre deux arbres, et ma couverture; du pernod
pour me rafraîchir en coupant l'eau qui pouvait
être impure; du champagne en cas d'accès de
fièvre; de la quinine à titre préventif et curatif
au besoin. De l'énergie, de l'endurance, de la
jeunesse, et de l'amour en perspective, là, tout
près, cinq jours, au plus, s'il n'y avait pas
d'anicroche. Ah! la belle randonnée! Les
kilomètres filaient sous les pas de nos chevaux
qui ne faisaient chacun que dix ou douze
kilomètres au plus et que nous n'avions donc
aucune crainte de fatiguer. Seulement, nous, les
cavaliers, nous devions tout de même faire tout le
trajet, en changeant de réactions à chaque
monture. En deux jours nous atteignîmes Tenkodogo,
situé à 120 kilomètres du point de départ de notre
course en poste. Il nous en restait encore 300
jusqu'à Mané. Trois cents kilomètres encore! Et si
je pouvais les battre en trois jours, j'arriverais
pour la veille de Noël, alors que je ne m'étais
annoncé que pour le Nouvel-An! Quelle tentation!
Nous arrivâmes à Tenkodogo dans la nuit, vers
minuit. C'était bien trop tard pour se faire
annoncer chez le Lieutenant commandant le secteur.
Alors, j'allai droit au marché, et, sous un des
hangars couverts, je montai tranquillement mon
hamac entre deux poteaux, et je m'endormis du
sommeil du juste. Il étais assez tard, 9 heures
environ, lorsque j'allai présenter mes salutations
au Lieutenant, mais je fus tout d'abord assez mal
reçu, car il était très mécontent, me dit-il,
d'avoir appris, le matin, par un garde- cercle,
qu'un Européen, moi en l'espèce, avait passé la
nuit sous un hangar du marché. Il trouvait que
c'était une atteinte au prestige des Toubabous!
J'eus de la peine à le convaincre que je ne
pouvais faire autrement, étant donné mon genre de
voyage depuis deux jours. Il ne voulait pas croire
que j'avais simplifié le problème à ce point. Il
fallut pourtant bien qu'il me crût quand je lui
dis que je partirais vers trois heures de
l'après-midi, sur deux nouveaux chevaux, sans
autres bagages. Là-dessus, il m'invita à
l'apéritif et à déjeuner à sa table. Là, je
trouvai l'ami Ceccaldi, commis à Ouagadougou de
qui j'avais fait la connaissance en 1901, à bord
du courrier de Bordeaux. Je l'avais déjà revu
lorsque j'étais passé à Ouagadougou avec ma femme,
où nous nous étions rendus pour les fêtes, à
l'invitation du Capitaine Lambert, Commandant le
cercle du Mossi. Là, j'avais revu également l'ami
Christiani, ayant cette fois le grade d'adjudant,
alors que je l'avais quitté en qualité de sergent
à Mong-Caï, au Tonkin, en 1899. Il était très ami
avec son compatriote Ceccaldi, beau grand jeune
homme, très brun et bien barbu qui devait finir
tristement. En effet, j'ai appris, longtemps
après, que devenu neurasthénique au dernier degré,
il s'était suicidé avec un poignard-coupe- papier,
au poste de Ouahigouya. Pauvre garçon! Quant à
Christiani, je ne sais ce qu'il est devenu. On
s'est perdu de vue comme cela arrive si souvent
entre amis dont les destinées sont divergentes. Ce
déjeuner de Tonkodogo fut plein d'entrain. Je
racontai mon expérience des kafiris que le
Lieutenant nota avec soin sur son Journal du
secteur et il me demanda de signer cette relation
pour l'authentifier, ce que je fis bien
volontiers. A trois heures, j'étais prêt, les
chevaux aussi et également les trois cents
kilomètres qui m'attendaient par devant. Ca ne
faisait rien. Je n'étais nullement fatigué. Il
suffirait d'un petit effort supplémentaire de
volonté et de ténacité, et ça y serait. Ca y fut!
Parti le 21 Décembre à trois heures de Tenkodogo,
j'arrivai à Mané le 24 Décembre, donc trois jours
après, à midi, où, en une traînée de poudre, la
nouvelle partit trouver ma Manette qui me reçut
tout juste comme je descendais de cheval devant la
véranda de notre ferme des Mimosas. Quel bonheur!
Ca se sent, se ressent, s'éprouve; ça ne se
dépeint ni ne se décrit! Je demeurai tout le
restant de cette journée mémorable à me laisser
dorloter par ma femme chérie, retrouvée avec tant
de bonheur, et qui était en splendide condition de
santé tant physique que morale. Le réveillon de
cette année-là fut, je crois, le seul réveillon de
bonheur fou de ma vie entière. Passons. Ces
choses-là se savourent intimement. Ousman, un
noir, ne put me suivre dans ma course. Il n'arriva
que le soir, six heures après moi? j'avais fait la
pige à un "navire"! Les jours qui suivirent furent
employés principalement à déguster mon bonheur
retrouvé. Je dis mes déboires, mais aussi mon
nouveau plan qu'on pourrait commencer à exécuter
dans environ 5 mois. Et quelle joie je vis reluire
dans les yeux de ma Manette à l'idée de revoir
bientôt la France, c'est-à-dire sa famille, en
faisant un si pittoresque voyage de retour. Car la
perspective de la descente par la Gold-Coast ne
présentait plus, pour elle, la moindre difficulté.
Aguerrie comme elle l'était, ce ne serait qu'une
longue promenade. Alors, nous n'avions plus qu'à
attendre, l'arrivée de mon frère d'abord, la
constitution du nouveau troupeau ensuite. Victor
ne revint guère qu'un mois après moi, car il avait
dû faire le grand tour par Konkobirir et ramener
avec lui les bergers. Nous allâmes à la rencontre
de sa caravane jusque Boussouma d'où nous revînmes
de compagnie. Notre petite vie familiale
recommença jusqu'au moment où, tout étant prêt de
nouveau, on sella les chevaux et on mit le cap sur
le Sud. Déjà, nous avions envoyé notre troupeau en
avant jusqu'à Tenkodogo où nous devions passer,
car, cette fois, je prenais la route du Sud un peu
plus à l'Est que la première fois, et, au lieu de
déboucher en Gold-Coast sur Oua, nous devions
atteindre le premier poste anglais à Gambaka, un
peu après avoir traversé la Volta Blanche et
gravit une montagne abrupte par une pente très
difficile que nos bêtes eurent bien du mal à
escalader. Elles durent s'y reprendre deux jours
de suite, les pauvres bêtes; mais elles y
arrivèrent quand même. Je ne m'étends pas sur ce
voyage de retour qui est détaillé dans un récit de
ma femme. Tout s'y trouve, dans cette relation,
depuis la réception de ces Messieurs à Gambaka
jusqu' à notre débarquement à Liverpool, notre
passage à Londres et notre rentrée en France. Mais
ce qui ne s'y trouve pas, ou très peu, c'est
l'événement inattendu - bien que tout à fait
normal - qui vint modifier profondément mes plans
par la suite: je veux parler des espoirs de
maternité de ma chérie qui se manifestèrent en
route même, avant notre départ de la Gold-Coast.
Nous emportions d'Afrique une parcelle de la vie
que nous venions d'y mener, en germe encore, qui
est devenu un beau fruit, fécond à son tour! Comme
les événements de la vie s'entremêlent à notre
insu et sans s'occuper de nos prévisions. Malgré
cet état physiologique nouveau, ma Manette se
comporta en route comme un vétéran. Si, en tous
temps, elle était ma femme chérie, en route elle
était, en plus, un vrai compagnon, sans aucune de
ces manifestations et mièvrerie féminine que bien
souvent les femmes croient bon de montrer. Le jour
de Mampong, surtout, elle fut d'un calme absolu
qui me permit de sortir sans dommage de la
mauvaise passe où le chef du village nous avait
mis par sa cupidité stupide. A Koumassie, elle eut
la visite spéciale du Père Ramseyer qui vint, très
cérémonieusement, la saluer au nom de toute la
mission protestante de la Gold-Coast. Elle fut
aussi reçue par plusieurs dames de la société
anglaise de Koumassie, très mondaines, mais dont
une, cependant, fumait sans vergoge ou le cigare
ou la pipe! C'était prématurément exagèré, car la
mode du tabac n'était pas encore établie pour les
dames, surtout la pipe, comme un vieux loup de
mer. De Koumassie à Sekondi, par chemin de fer,
rien à dire. Dans ce port, avant de nous
embarquer, nous revîmes le Lieutenant Palmer que
j'avais connu en 1904 à Kutampoo. Pour nous
embarquer à bord du navire de la Cie Elder,
Dempter and Cie, ancré en rade extérieure, nous
dûmes monter dans les grands chalands ou loutres,
maniés par les Kroumen, les marins experts de la
côte de Guinée, seuls capables de traverser les
trois énormes rouleaux de vagues de la barre, que
nous franchîmes sans dommage, mais non sans
secousses. Magdeleine tint le coup comme un vrai
bourlingueur et nous grimpâmes à bord du grand
bateau noir qui nous attendait placidement, en
dansant lourdement sur ses ancres. J'avais pris
deux passages de secondes classes, croyant être
aussi bien que dans les mêmes classes allemandes.
Mais non. Lorsque je vis ces secondes classes, je
fus fixés: jamais je ne pourrais me résoudre à y
introduire ma femme: c'était trop peuple, et cette
expression, appliquée au peuple anglais veut dire
beaucoup de choses. Pour en avoir une petite idée,
il suffit de dire que cette seconde classe, à bord
de cette ligne, représentait à peu près la
troisième ou la quatrième sur un Fraissinet. Et
pourtant, les Fraissinet ne passent pas pour être
luxueux! Alors, ce fut bien simple: j'allai
trouver le commissaire du bord et me fis faire un
déclassement pour entrer en première classe. Là,
au moins, on était bien très bien, même. Mais
quelle différence de traitement entre deux classes
si rapprochées! Ne discutons pas. Inutile. Escales
habituelles, mais moins nombreuses que celles des
bateaux allemands. Les anglais, ceux de cette
ligne tout au moins qui est postale et
subventionnée par l'Etat suivent rigidement leur
horaire. Ils ne dérogent pas, comme le font
volontiers les allemands, même pas pour charger un
fret important, à plus forte raison pour quelques
tonnes ou pour un passager. Nous revîmes Accra,
Monrovia, Freetown, Sainte Marie de Bathurst et
Las palmas. Là, ayant quelques bonnes heures à
dépenser pendant que notre vapeur faisait son
charbon, nous allâmes nous promener dans la ville.
Comme c'était le 14 Juillet, nous allâmes faire
une visite au Consul français de la ville. Nous
croyions faire une gentille politesse patriotique
- on est naïf à tout âge et à tout moment -. Mais
nous fûmes reçus en vitesse par un Monsieur
parlant à peine le français avec un fort accent
étranger, pressé de nous voir partir. Aussi ne lui
imposâmes-nous pas notre présence longtemps:
Bonjour; motif de notre visite; et... au revoir!
Nous étions personnellement déçus d'avoir été
traités aussi cavalièrement ce jour-là par le
représentant de notre patrie; mais
patriotiquement, nous étions fiers d'être
représentés, dans une ville aussi importante,
aussi cosmopolite, internationale, par un pignouf
de cette sorte, ne parlant même pas notre langue!
Oh! comme la France sait se faire valoir à
l'Etranger! C'est effrayant! Là-dessus, nous
sommes revenus à bord avec un ou deux paniers de
fruits comme on en trouve seulement là et pour une
modique somme. Puis on reprit la mer qu'on ne
quitta plus qu'à l'entrée du Canal Saint-Georges,
à l'entrée du grand, de l'immense port de
Liverpool où, par de savantes manoeuvre de
bassins, d'écluses dirigées par un monsieur
galonné, qui nous suivait sur les quais, un
mégaphone à la main dans lequel il hurlait ses
commandements en anglais, nous débarquâmes dans
les docks de la Cie. Visite superficielle de la
ville. C'était un dimanche, donc tout fermé, tout
trafic aboli. Par contre, les jardins publics, les
pelouses, les squares, les parvis des églises, les
socles des statues, étaient envahis par des
orateurs religieux de toutes religions qui
venaient en public prêcher la bonne parole pour
leur église particulière, assurant aux auditeurs
qu'elle était la seule et unique capable de les
satisfaire. Tout cela avec ou sans musique. La
plus belle musique du genre fut celle de l'Armée
du Salut, nombreuse et faisant un tapage du
diable, malgré le caractère sacré de l'intention.
Rien que des cuivres, tambours, cymbales, grosses
caisses là- dedans. Et chacun y mettait de
l'ardeur à insuffler à son instrument la foi
salutiste, soit en gonflant démesurément les
joues, soit en tapant à tour de bras sur les peaux
d'ânes bien tendues. C'est amusant, la religion,
en Angleterre. Et ce qu'il y avait de remarquable,
c'est que tous ces orateurs, singuliers ou en
groupes, attiraient autour d'eux des gens qui
écoutaient bien sagement, sans faire un seul geste
de moquerie. Nous ne nous représentions pas du
tout cela autour de la statue de la Liberté, par
exemple, sur la place de la Bastille à Paris. Quel
charivari cela déclencherait! Mais nous étions en
Angleterre, à Liverpool, un Dimanche; tout
différent. Notre arrivée à Londres nous valut un
petit tour comique. Etant à bord du bateau, en
causant de choses et d'autres avec les Anglais qui
baragouinaient un peu le français - ils étaient
quand même plus calés que nous - nous avions
demandé des adresses d'hôtel à Londres, où nous
pourrions être bien traités. Bien entendu, il
s'agissait pour nous d'hôtels modestes mais bien.
Seulement, nous eûmes à faire à des
pince-sans-rire qui prirent plaisir à nous jouer
un bon tour. Ils nous indiquèrent, comme étant
juste ce qu'il nous fallait, Cecil Hotel. Vous
demandez coachman, tous connaissent bien Cecil
Hotel. Ma foi, sans chercher plus loin, en
descendant à la gare à Londres, nous avons pris un
fiacre et nous avons effectivement indiqué Cecil
Hotel. Bon. Le cocher monte les bagages sur
l'impériale ne dit pas un mot, et nous voilà
partis à travers Londres, au milieu de cette cohue
indescriptible que nous n'avions plus l'habitude
de voir. Eblouis par tout ce remue-ménage, nous
nous vîmes passer sous une haute voûte
architecturale et entrer dans une vaste cour,
luxueusement entourée de plantes superbes derrière
lesquelles de luxueuses tables étaient entourées
de luxueuses gens. J'eus à peine le temps de dire:
Mais ce n'est pas pour nous, ici, que deux grands
gaillards, majestueux, dorés, décorés sous toutes
les coutures de leurs vastes vêtements, vinrent,
la casquette à la main, et, s'inclinant, nous
prièrent de descendre. Mais ils virent bien alors
que nous nous étions fourvoyés. Dès qu'ils nous
entendirent parler français, ils changèrent
d'attitude, et, se couvrant, nous dirent, en un
français qui sentait le boulevard des Italiens,
qu'en effet, on nous avait mal renseignés; que cet
hôtel était le plus luxueux de Londres et que nous
serions réellement mieux à Adolphia hotel qui se
trouvait quelques rues plus loin et qu'ils
indiquèrent au cocher. Celui-ci fit un beau
circuit dans la luxueuse cour, sous le nez des
radjahs, des nababs millionnaires et ministres,
qui regardaient avec dédain notre pauvre équipage
égaré, et il nous mena tout droit à cet hôtel qui
était bien celui qui nous convenait. Tout le monde
y parlait aussi bien le français que l'anglais, et
nous pouvions nous croire déjà à Paris.
D'ailleurs, nous y étions presque, car, si Londres
avait seulement la place de la République, ce
serait un petit Paris, tout comme Paris, s'il
avait seulement la Canebière, serait un petit
Marseille. Il ne s'agit que de s'entendre. Nous
demeurâmes deux ou trois jours à Londres pour
visiter la ville autant qu'on peut le faire en si
peu de temps, et pour y faire les quelques achats
indispensables pour nous remettre un peu dans
l'apparence générale, car nous détonions quelque
peu avec nos anciennes défroques, notre allure de
sauvages en liberté, et, surtout, ma femme avec un
chapeau datant de deux ans. Deux ans, pour un
chapeau de jeune femme! Inouï ce que ça peut
paraître antédiluvien un bibi de deux ans! Nous
passâmes le "Channel" par Douvres et Calais, sur
les vapeurs rapides qui traversent ce détroit en
moins d'une heure et qui, à l'avant comme à
l'arrière, ont la même étrave, si bien qu'ils
évitent les difficiles et longues manoeuvres des
virages de bord dans les passes des ports. De
Calais à Longwy, par Lille, Charleville, Longuyon:
ce ne fut qu'un simple trajet de chemin de fer de
chez nous, et nous rentrions dans le berceau de la
famille où Manette fut reçue avec une joie
délirante. On y retrouva tout le monde en
excellente santé, le papa, la maman, la grand-mère
Blondeau, et jusqu'à la Praline, une bonne chienne
fidèle et caressante qui passa sa vie là, choyée
de tout le monde.
#Table
SEJOUR EN FRANCE
1907
RETOUR EN AFRIQUE
Nous retrouvâmes aussi
notre jeune soeur Lily, mariée depuis un an déjà
au Lieutenant Sohet, du 8ème Bataillon de
Chasseurs à pied de Stenay; puis, tous les amis et
connaissances. Mais, moi surtout, nous avions un
ver rougeur à l'intérieur qui nous grignotait peu
à peu, et ne permettait pas de jouir comme il
aurait fallu de notre si bon retour en famille,
avec cet espoir que Manette portait en elle, bien
ancré. La situation financière et commerciale de
mon affaire était moins que brillante, et, d'après
quelques propos de notre père, au courant des
choses et des opinions de ces Messieurs les
Millionnaires, il n'y avait guère de chances de
trouver chez eux le concours nécessaire pour la
relever. Et pourtant, elle était facilement
redressable. Qu'on fasse une augmentation de
capital, et tout serait remis en place. Il n'y
avait plus de frais de premier établissement,
puisqu'ils étaient faits, plus de ces frais
généraux improductifs par cause de mon immobilité
forcée, plus de néfaste expérience à la Jacquinot,
plus d'essai malheureux comme celle du Dahomey. En
une année, je pouvais retrouver, avec un nouveau
capital, l'ancien qui avait presque fondu et qui
serait absolument perdu si on ne m'aidait pas à le
reconstituer. Oui; tout cela était bel et bon.
Mais aucune de ces considérations ne prévalut
auprès de ces Messieurs qui s'en tinrent, une fois
pour toutes, à leur décision de ne plus
s'intéresser à une affaire qui était si éloignée,
si peu sûre, si sujette à déboires, etc... etc...
Rien à faire. J'étais coulé. Je mis quelques
semaines à digérer cette chute et à calculer
quelles seraient les meilleures chances pour
m'accrocher quand même à ce qui me restait de
fonds pour essayer, par une nouvelle série
d'efforts, de me redresser. Je ne vis qu'un seul
moyen de laisser ma femme en France, chez ses
parents, et m'en retourner en Afrique, continuer à
faire le cow-boy, pendant X temps, jusqu'au moment
où je pourrais y faire venir ma jeune femme avec
le bébé qu'elle confectionnait avec tant d'amour.
Cela allait nous mener à quand? Deux ans,
peut-être! Au moins! Deux ans de séparation, avec
l'amertume d'une défaite à réparer dans de dures
conditions! Et de l'amour plein le coeur, plein le
crâne, plein les sens! Et une jeune femme
exquisement amoureuse, aimante et maternelle! Il
faut quand même une forte dose de volonté pour se
plier, de soi-même, à pareille solution. Il faut,
pour que cette volonté devienne bien "volontaire"
une continuelle pression de la raison sur tout
l'individu dont les moindres fibres se révoltent à
la pensée du traitement inhumain qu'on veut lui
faire subir! Et on y arrive, à la fin; il faut
bien. Alors, ce fut décidé. Je partirais par
Koumassie, retournerais à Mané et recommencerais
mon affaire comme au début, lorsque j'était seul.
J'allai faire un petit séjour à Paris, auprès de
ma mère qui encore une fois, avait changé de
domicile. Obligée de déménager à cause de la prise
de possession de l'immeuble qu'elle habitait par
la maison Dufayelle qui s'agrandissait d'année en
année, ma mère était allée s'installer dans le
même immeuble qui abritait la famille Lecaudey, à
Belleville, près de l'église, tout en haut. Très
bel immeuble neuf. Très joli petit appartement.
Puis je revins à Longwy prendre une bonne dose de
courage auprès de ma Manette que j'allais quitter
pour si longtemps, que je laissais en gage à ses
parents où elle mettrait au monde, en dehors de ma
présence, le petit être à nous deux. Enfin, les
adieux se firent, et je repris le train de l'exil;
car ce n'était plus un exode, mais bien l'exil
pour moi. Je partis l'âme ferme, mais le coeur
bien gros! oh oui, bien gros! Mais cet aspect de
mon coeur était mon secret et n'avait pas à
intervenir dans les gestes indispensables du
voyageur que j'étais devenu. Je repris en sens
inverse la route que nous avions faite quelques
mois auparavant, Manette et moi, c'est-à-dire
Calais Douvres-Londres-Liverpool. Là, je pris un
passage pour Sekondi où j'arrivai dix-sept jours
après le départ de Liverpool, tout comme l'indique
l'horaire de cette ligne, puis je remontai à
Koumassie où je retrouvai mes deux fidèles Petit
et Tiémaran auxquels j'avais donné rendez- vous,
et je repris avec eux et les quelques porteurs
indispensables le chemin du Nord, par Kuitampoo,
Oua, le Gourounsi et Mané. Là, je retrouvai mon
frère qui, à l'encontre de mes instructions, avait
continué à acheter du bétail, n'importe comment:
veaux, vaches, bouvillons, boeufs, taureaux sans
discernement, alors que je lui avais bien spécifié
de ne rien acheter, de conserver précieusement les
fonds que je lui avais laissés. En effet, pour
faire ce que je voulais faire, il ne me fallait
avoir que des bêtes marchandes de boucherie,
telles que celles que j'avais achetées la toute
première fois. Je ne devais pas m'embarrasser
d'autres unités non marchandes, non résistantes,
telles que veaux, bouvillons taurillons. C'étaient
de belles bêtes adultes qu'il me fallait. Or,
quand j'arrivai à Mané, je me trouvai devant mes
caisses vides d'argent, mais avec un troupeau
hétéroclite qui ne me permettait plus de faire
l'opération projetée, ni, par conséquent, de me
raccrocher à cette branche de salut qu'elle aurait
été. Désastre plus complet que les précédents, car
c'était le coup de grâce, cette fois.
Aplatissement absolu. J'en aurais pleuré de rage,
de chagrin, si j'avais osé me laisser aller aux
sentiments douloureux qui m'assaillirent alors.
Cette triste situation redoubla l'amertume de ma
séparation d'avec ma Manette qui me manquait tant!
Je repris mon système de méditation dans mon
arbre, pour me faire,une fois de plus, une
mentalité nouvelle, adaptée à la situation
présente, telle qu'elle était, et de laquelle il
fallait sortir d'une manière ou d'une autre.
Laquelle adopter. Cherchons; voyons; pesons. Tout
cherché, tout vu, tout pesé, je n'en vis qu'une
seule réunissant le plus de chances d'arriver à
une liquidation qui ne soit pas trop désastreuse.
Car j'étais acculé à la liquidation. Je ne pouvais
plus me redresser. La présence de ce troupeau
indésirable et indésiré me coupait tous mes
moyens: il était intransportable en Gold-Coast,
et, même en admettant que je puisse l'y amener, il
y aurait été invendable. Voici le parti auquel je
m'arrêtai; je ferais descendre ce troupeau, par
petites étapes, sur Bamako où j'espérais bien en
tirer meilleur parti que partout ailleurs, à cause
de la possibilité d'y vendre mes jeunes animaux
pour leur engraissement futur et mes vaches pour
la reproduction, dans un pays qui leur serait
propice. En même temps, je ferais redescendre tout
le matériel que j'avais amené à Mané et qui
pouvait être transporté, tel que selleries pour
ânes, bâts, verroteries, étoffes diverses et
autres. Je devrais me résigner à abandonner sans
en rien tirer tout le matériel lourd et
invendable: scie à ruban à pédales, machine à
coudre, écrémeuse, baratte, couveuse artificielle
et autres instruments de ferme que j'y avais
apportés et qui me servaient déjà là où ils
étaient, mais qui n'avaient aucune valeur en
dehors de ma ferme. Il me fallait abandonner la
ferme elle-même, telle qu'elle était, magnifique
bâtisse pouvant durer des années et des années si
on l'habitait, mais qui devait fatalement
s'effriter si on la laissait en butte aux
intempéries et aux termites. Mes poutres,
planches, portes, fenêtres, armoires, tables,
chaises, lits, etc... confectionnés sur place avec
amour, et adresse, et art, allaient être
abandonnés à qui viendrait les prendre pour les
brûler, à moins que les gens de Ouagadougou, qui
n'avaient pas voulu me les acheter, ne vinssent
ensuite les y chercher pour les utiliser à l'oeil.
Ce qu'ils firent, du reste, sans scrupules. C'est
couru: à un homme à la côte, on ne tend pas de
perche. J'avais encore une autre épine à me sortir
du pied; Ferréol. Qu'avait- il fait à Bobo, avec
le lot d'étoffes que lui avais confié? d'après mes
calculs, il devait être en possession d'environ
5000 francs qui me revenaient, tout frais payés.
Jamais encore il n'avait envoyé un sou. Des
comptes, oui. Des fonds, non. Je ne pouvais
éclaircir cette question qu'en allant sur place
contrôler les opérations, me renseigner, et
traiter au mieux la liquidation d'engagement, car
nous avions entre nous un contrat de travail
réciproque que je ne pouvais rompre sans
arrangement préalable. Je devrais sans doute lui
payer une indemnité de trois mille francs, à moins
de circonstances spéciales, et je ne pouvais le
savoir qu'en y allant voir moi-même, et à
l'improviste. Alors, avec mon frère, nous nous
partageâmes la besogne. Il prenait la tête de la
caravane des boeufs et des porteurs qu'il
conduirait par le Bani, Segou, Sansading,
Koulikoro à Bamako, lentement, pour ne pas décimer
je jeune bétail. Pendant ce temps, je prendrais la
route de Bobo; j'y verrais Ferréol, ferais mes
arrangements avec lui, et rejoindrais, moi aussi,
Bamako où, notre jonction faite, je ferais le
nécessaire pour liquider au mieux les épaves de
mon beau rêve, sombré alors que je l'avais vu si
près de se réaliser. Quelle tristesse! Allez
debout! Quand le moment fatal fut arrivé, je
montai à cheval, et, d'un grand coup de galop, je
fis les deux ou trois cents mètres nécessaires
pour me cacher complètement la vue des "Mimosas"
que j'abandonnais à tout jamais, et où j'avais
connu tant de bonheur au milieu de tant d'espoirs.
Les espoirs étaient déçus; mais il me restait le
principal: l'amour de ma femme, avec lequel je
saurais bien rebâtir quelque nouveau nid, quelque
part. Pour le moment, j'avais de la besogne devant
moi, pas agréable, mais tracée tout de même. Je
commençai par aller faire mes adieux à ces
Messieurs de Ouagadougou - simple politesse -
puis, résolument, je repris la route de Bobo -
Dioulasso que je connaissais bien, et qui n'offrit
pas plus de singularités que les autres fois
Monotonie tout le temps. Je pus, tout à mon aise,
vagabonder en esprit auprès de ma blonde. En
débouchant de l'autre côté de la Volta, dans le
premier village où je pris mon campement, sous ma
tente, j'assistai, le soir, à un très joli tam-tam
au clair de lune. Les hommes surtout y étaient
nombreux, bien décorés d'attributs divers en
cauries, queues d'animaux sauvages, masques de
peaux de bois, de joncs tressés, coiffures
emplumées, les corps peints en rouge ou en blanc.
Leurs danses étaient animées par un riche
orchestre de tambourins et de flûtes, accompagnés
d'une multitude de cloches et clochettes qui
tremblaient frénétiquement. Les danses étaient
passionnées, acrobatiques quelquefois, et
soulignées par les chants des femmes qui
claquaient dans leurs mains en cadence. Le
spectacle était vraiment beau, et j'en jouis
pleinement surtout par le contraste qu'il formait
avec un autre tam-tam, monstrueusement sauvage,
que j'avais surpris en pleine forêt, quelques
semaines auparavant, lorsque je traversais le pays
des Achantis en allant à Mané. Ce jour-là, j'étais
tombé sur un village bâti comme tous les autres,,
dans une clairière de la forêt-vierge. Mais, entre
les dernières cases du village de la forêt, il y
avait une autre clairière entourée d'un côté par
une rangée de paillotes ouvertes qui devaient
servir à abriter les vendeurs, les jours de
marché. Ce n'était pas jour de marché, car il n'y
avait, sous ces paillotes, qu'une ou deux vieilles
femmes devant de tout petits éventaires. Par
contre, la clairière était envahie par une foule
de gens du village, hommes et femmes - pas
d'enfants - qui avaient l'air très excités. Il
s'agissait en effet d'un grand tam-tam d'amour
interrompu au moment où j'y arrivai pour cause
d'épuisement momentané, mais qui allait bientôt
reprendre son cours. Lorsque les musiciens
reprirent leur tintamarre, les hommes et les
femmes se rassemblèrent en un grand cercle épais,
et se mirent à tourner en rond mais en avançant
latéralement, la face toujours tournée vers le
centre du cercle qui restait libre. Dans un coin,
les musiciens, accroupis, faisaient leur tapage
infernal, et, un peu plus loin, deux grandes
statues, horribles, sculptées grossièrement
chacune dans un tronc d'arbre, représentaient,
l'une l'homme au sexe formidable et enluminé en
rouge, l'autre la femme dont on ne pouvait ignorer
le sexe, marqué qu'il était par une énorme fente
partant presque du nombril et par deux seins de
bois invraisemblables. Quant aux gueules de ces
monstrueuses idoles, c'était tout ce qu'on peut
imaginer de plus hideux. Mais, n'est-ce-pas, des
goûts et des couleurs.... Au bout de quelques
minutes de danse générale, un énergumène vêtu d'un
court pantalon et d'une espèce de toge qu'il
tenait sur son épaule gauche, se lança vers le
centre du cirque. Mais sa toge le gênant bientôt,
il la lança du côté de la foule, et ses mouvements
devinrent de plus en plus saccadés. Alors, une
femme entra, elle aussi, dans l'arène, et se mit à
faire des pas précipités en roulant de la croupe
presque nue sous un simple petit pagne.
Insensiblement, les deux êtres se rapprochèrent,
se croisèrent, tout en sautillant, et, en passant
l'un près de l'autre, se mirent, dos à dos, à se
flanquer de grands coups de croupes. Puis ils se
séparèrent, et refirent les mêmes gestes en se
rapprochant de nouveau. Alors, un des hommes du
cercle se détacha et alla acheter quelque chose à
une des vieilles vendeuses des paillotes. Il
apporta cette chose et la lança au danseur du
cirque: c'était un pot de pommade rouge dans
lequel l'homme enfonça un doigt, puis il se
barbouilla la figure avec une bonne dose de cette
graisse. Ensuite, la femme étant près de lui, il
lui vida tout le reste du pot sur la chevelure en
la barbouillant de ses deux mains fébriles, sans
cesser de danser, mais en faisant cette fois des
simulacres fort caractéristiques. Une fois encore,
ils se séparèrent en se recherchant. On lança une
bouteille de gin à l'homme qui en but de grandes
gorgées avant de la passer à la femme. Pendant
qu'elle la vidait, son partenaire, ivre de danse
et d'alcool, écrasait sur le cou et la poitrine de
la femme en folie le contenu d'un autre pot de
cette pommade pacotille. Alors, les gestes
devinrent franchement obscènes, lubriques. L'homme
arracha le pagne de la femme qui se trémoussait de
plus belle; celle-ci dénoua la ceinture du
pantalon de l'homme qui, ainsi dénudé, laissait
voir l'effet d'un désir fou, et, après quelques
nouveaux gestes plus intimes, l'homme et la femme,
complètement affolés, s'enfuirent dans la forêt
proche où ils purent achever, solitaires, leur
danse prodigieusement démoniaque. Le cercle
refermé, un autre couple vint occuper le centre du
cirque et recommença pour son compte les mêmes
figures que les premiers. Mais j'en avais assez
vu: je rentrai sous ma tente, de l'autre côté du
village. Jamais je ne pourrai oublier les
expressions bestialement lubriques de tous ces
visages enflammés par l'alcool et le désir, les
gestes fous avec lesquels les hommes écrasaient
leur pommade sur la tête des femmes, les attitudes
forcenées que les deux partenaires prennent alors
que, dénudés, leurs corps vont se confondre dans
un monstrueux accouplement. Ce soir, dans mon
village bobo de la vallée de la Volta Noire ce
n'était pas du tout ce spectacle que j'avais sous
les yeux. C'était en comparaison enfantin,
innocent, visible pour tout un chacun. J'arrivai à
Bobo-Dioulasso un beau jour vers une heure de
l'après- midi. J'avais choisi cette heure pour
trouver tout le monde en pleine sieste.
Naturellement, mon arrivée sous la véranda de sa
maison le fit sortir pour se rendre compte.
C'était la maison même que j'avais bâtie, et cédée
ensuite à la Niger-Soudan. Comme elle n'était
habitée par personne, je l'avais louée, pour peu
de chose, pour y loger Ferréol. Surprise de mon
jeune homme en me voyant chez lui! Surprise
désagréable à en juger par le mouvement de recul-
presque d'effroi - qu'il ne put réprimer. Il se
reprit cependant vite, et, souriant, me souhaita
la bienvenue; mais je sentais bien que ce n'était
que du bout des lèvres. Je m'excusai, très
hypocritement, de venir le déranger à cette heure.
Mais puisque j'étais là, j'allais me permettre,
s'il le voulait bien, de faire un rapide contrôle
de sa gérance. Tout serait sans doute très vite
terminé, et nous serions alors plus à l'aise pour
causer de nos affaires futures. A ce moment-là, il
y eut du tirage, et il se regimba. - Comment?
subitement, comme ça? Ce ne sont pas des manières
convenables; on ne surprend pas les gens ainsi! -
Mais, dis-je, je n'ai pas à vous prévenir de mes
faits et gestes. Je viens vérifier votre gestion
comme c'est mon droit le plus naturel. Comme vous
n'avez jamais eu que peu de détails dans vos
marchandises, l'inventaire sera certainement vite
fait. N'ayant que peu de ventes, vous devez avoir
sous la main vos comptes nettement établis, à
quelques jours près, et leur contre- partie en
marchandises restantes, en émoluments et en
espèces en caisse. - Oui, bien sûr; j'ai tout cela
comme vous dîtes; mais quand même, le procédé est
blessant. - Allons, allons, Ferréol, pas de
mauvaises raisons. Autrement vous allez me faire
croire que vous ne vous sentez pas en règle. -
Moi? Oh! mais si, Monsieur. Puisqu'il en est
ainsi, vous allez voir. Nous allons nous mettre à
la besogne. Mais auparavant, je dois aller sur le
marché pour y faire prendre les étoffes qui y sont
en vente, entre les mains d'un de mes hommes. -
C'est bien; allez; mais ne soyez pas trop
longtemps. - Je reviens dans quelques minutes. Dix
minutes après, les étoffes vinrent, en effet, mais
pas le Ferréol. Je l'attendis pendant quatre
heures, après lesquelles ils revint un peu excité
et avec un air inquiet. - C'est ça ce que vous
appelez quelques minutes. Lui dis-je mécontent. Et
vous parliez de procédés qui....de politesse
que... - Oui, excusez-moi, j'ai dû faire quelques
visites chez mes amis, ou du moins chez ceux que
je croyais des amis, me répondit-il énigmatique.
Allons, Monsieur Hubin, faisons nos comptes. Voici
mes livres voici mes marchandises. Nous procédâmes
aux opérations de vérification, et il en résulta
que, tout comptes faits, frais et émoluments
déduits, il manquait une somme de plus de neuf
cents francs dans la caisse. Ma demande
d'explications ne reçut, comme réponse, que des
larmes qui sortirent, lentes et silencieuses, des
yeux du jeune homme atterré devant l'évidence. Oh!
ce n'était pas une surprise pour lui,
certainement; il ne pouvait ignorer ce déficit de
caisse. Il l'ignorait si peu que - je le sus le
soir même - il avait employé les heures de son
absence à aller à la chasse aux fonds. Il avait
été trouver plusieurs commerçants de la place avec
qui il faisait des parties effrénées de cartes, et
les avait suppliés de lui prêter les quelques
centaines de francs qui lui manquaient. - Ce n'est
que pour un jour, leur avait-il dit. Hubin me doit
une indemnité de rupture de contrat et de
rapatriement en France. Je vous rendrai votre
argent aussitôt. Mais les bons amis ne lui
prêtèrent rien, ou s'ils le firent, ce ne fut pas
suffisant. Mais, le firent-ils, ce fut à leur
détriment, car, le soir de ce jour, Ferréol ne fut
plus en mesure de leur rembourser quoi que
ce-soit. Non seulement j'avais confisqué ce qui
restait, étoffes, recettes, jusqu'aux cauries -
trois cents francs - mais je lui fis signer une
déclaration comme quoi sa gestion avait été
malhonnête, qu'elle présentait un déficit de neuf
cents francs en chiffres ronds, qu'il
reconnaissait me devoir cette somme, qu'il
s'engageait à me la rembourser mensuellement à
raison de cent francs par mois jusqu'à extinction,
et, qu'enfin, il me déchargeait de toute indemnité
présente ou future pour cause de rupture de
contrat. Le lendemain, je fis légaliser la
signature qu'il avait apposée, et je me trouvai
libéré de cette épine que j'avais prévue plus
douloureuse à extraire. Par sa faute personnelle,
Ferréol s'était enferré lui-même, et grâce à la
promptitude de mon intervention, j'avais pu me
servir de sa faute pour atténuer, très
appréciablement, les frais que j'escomptais. Je ne
gagnais rien à cette affaire; cependant, je
m'évitais une dépense de 2100 francs, différence
entre ce que je croyais être obligé de lui payer -
8000 francs environ - et la somme qu'il me devait
- 900 francs - dont je savais parfaitement que je
ne reverrais jamais un sou. Je fis ensuite une petite tournée en
ville et constatai que rien n'était changé à Bobo,
même pas le muphti de la mosquée qui avait
toujours sa belle voix pour appeler ses fidèles à
la prière! Le trafic du caoutchouc était
complètement arrêté. On y végétait tout
simplement. Je
repartis en direction de Sikasso, ma route normale
pour aller à Bamako. Là, je fis la connaissance de
l'agent de la Niger-Soudan que je note ici pour
deux raisons. La première, c'est qu'il s'appelait
de Conté et faisait partie de cette noble famille
quasi royale. La deuxième, c'est qu'il était
devenu le mari de Koundia, mon ancienne femme
indigène. Ils faisaient bon ménage ensemble et
Koundia était toujours aussi jolie et aussi fine.
A Sikasso, j'allai aussi rendre visite à
l'administrateur qui, lorsque j'entrai dans son
bureau, me dit à brûle-pourpoint: - Ah! Monsieur
Hubin, vous venez sûrement pour l'affaire Ferréol.
J'aime autant vous dire tout de suite que vous
n'aurez pas gain de cause si vous voulez vous
dérober. Vous lui devez une indemnité de rupture
de contrat et son rapatriement en France. - Mais,
Monsieur l'Administrateur, répondis-je interloqué,
je suis simplement venu en passant, pour vous
présenter mes salutations. Je n'ai aucune affaire
pendante avec Ferréol! - Comment cela, voyons! Il
est venu ici il y a environ quinze jours, et je
lui ai donné la marche à suivre pour obtenir
satisfaction. - C'est possible, Monsieur. Je n'en
sais rien et n'en veux rien savoir. Ce que je
sais, c'est que Ferréol a quitté ma maison me
devant de l'argent, sa gestion n'ayant pas été
délicate; et que, par un acte sous signature
légalisée, il reconnait me devoir cette somme, me
déchargeant de toute redevance envers lui. - Ah!
Mais alors, tout est changé! Excusez-moi, n'en
parlons plus. Très heureux de votre visite. Au
revoir, Monsieur! Je fus ainsi congédié, assez
cavalièrement, par ce monsieur pas content du tout
de s'être enferré, lui aussi, avec le Ferréol.
J'avais un sourire ironique sur les lèvres en
sortant de la résidence: je l'échappais belle,
évidemment. Sans plus m'arrêter à Sikasso où je
n'avais rien à faire, je continuai mon chemin,
mais en faisant un léger crochet pour passer par
Bougouni, chef-lieu d'un cercle situé au Sud de
celui de Bamako, entre celui-ci et la colonie
anglaise de Sierra-Leone, du côté du Ouassoulou.
Sur cette route, on voit encore des traces
beaucoup plus nombreuses que partout ailleurs des
passages de Samoryn de ses massacres, de ses
pillages, car, lorsqu'il se sentait serré de trop
près, il passait la frontière pour se réfugier sur
le territoire anglais couvert de forêts
impénétrables. A Bougouni même, un petit incident
à noter. En passant par hasard devant un bâtiment
d'où sortaient des voix d'enfants, je m'approchai
et me trouvai devant une école garnie d'écoliers
sous l'autorité d'un instituteur blanc. Je
m'arrêtai, curieux de voir et d'entendre. La salle
était vaste, bien aérée par de large ouvertures
laissant entrer air et lumière. Une trentaine de
négrillons, tous habillés de même façon,
certainement par l'administration, étaient
régulièrement dispersés sur des bancs d'école. Le
maître était, tout comme chez nous, monté sur une
estrade où il avait son bureau. les murs étaient
garnis de tableaux coloriés et de cartes
géographiques, absolument comme dans une école de
Castelnaudary ou de Barcelonnette. Les chants se
terminaient, et le maître commençait un cours. A
ce moment, je fus un peu surpris, car j'entendis
cet homme de bonne volonté, parlant à des
négrillons soudanais, leur dire: - Dans une année,
il y a quatre saisons; l'été, le printemps,
l'automne et l'hiver! Répétez! Et tous ensemble,
ils répétèrent exactement la sentence. Alors, je
partis. Cette façon de comprendre l'enseignement
au Soudan avec des notions exclusivement
européennes en général et françaises en
particulier me semblait un peu ahurissante. Si, en
effet, on peut diviser l'année en quatre phases
cosmographiques correspondant , pour toute la
terre, aux deux solstices et aux deux équinoxes,
ce n'est que sur le plan scientifique. Pourquoi
aller raconter ça à ces jeunes noirs, qui
contrairement à ce que nous constatons très bien
en Europe, ne pourront jamais se rendre compte de
ces phénomènes dans leur pays? Pour eux, il n'y a
que deux saisons bien marquées: la saison des
pluies qui commence en mai et la saison sèche qui
commence en Octobre. Quant à la marche apparente
du soleil, ils ne la remarquent pas. Il n'y a pas
de jours plus longs ou de jours plus courts, au
Soudan, surtout si on se rapproche de l'équateur.
Alors, pourquoi faire venir de France des
instituteurs qui vont ainsi bourrer le crâne à ces
enfants primitifs, avec des choses qui sont
inexactes dans leur pays? Dès lors, je crus sans
réserve ce que de Condé m'avait dit à ce sujet
lorsqu'il m'avait parlé de l'école de Sikasso. Il
m'avait fait une critique très sévère des méthodes
- idiotes, stupides avait-il dit - employées par
l'instituteur venu de France. Entr'autres choses,
il y avait cette absurdité incompréhensible: Dans
un cours d'histoire, qu'il faisait répéter mot à
mot à ses marmots il commençait ainsi: Nos
ancêtres les Gaulois...! Je vous demande un peu si
ce n'est pas de la dernière stupidité d'aller
enseigner à ces nègres que leurs ancêtres
s'appelaient les Gaulois! Ayant entendu le jeune
éducateur de Bougouni, je crus parfaitement le
récit de Condé. Les âneries se répandent beaucoup
plus facilement que les saines sentences.
Peut-être, après tout, ces instituteurs
étaient-ils conscients de ces attentats à la pure
raison? Mais, esclaves du devoir professionnel,
appliquaient-ils seulement en automates les règles
qu'on leur avait imposées en haut lieu. Cela se
peut. Après tout, je m'en désintéressais. Cela ne
m'empêcha pas d'arriver à Bamako où j'allai me
loger dans un ancien comptoir désaffecté et où,
entre parenthèses, je fus pris d'une crise de
dysenterie assez sérieuse. Mais je la traitai
énergiquement par une diète au riz et elle ne dura
qu'une huitaine de jours environ. Je me trouvais
complètement guéri pour recevoir le câblogramme de
Longwy m'annonçant l'arrivée au monde vivant de
Suzanne. C'était le 22 Février au matin. Suzanne
était née la veille et on annonçait que tout
allait bien. Ce fut pour moi un grand soulagement
et une grande joie. Une certaine fierté aussi;
j'étais papa. Il me semblait que quelque chose de
nouveau modifiait ma personne. Une sensation de
légèreté me domina toute la journée, et je ne pus
m'empêcher d'éprouver le besoin d'aller rendre
visite à mes concitoyens pour, sournoisement, leur
annoncer cette grande nouvelle qui m'emplissait
toute, tandis que les gens à qui j'en faisais part
l'acceptaient bien calmement, bien poliment. Puis,
le lendemain, arrivée de Victor avec tout son
troupeau: les ânes, les ballots, et tout le saint
frusquin. Il n'avait rien perdu en route. Alors,
les jours qui suivirent furent occupés à la
liquidation effective de mes épaves. Pour le
troupeau, je n'eus pas trop de difficultés. mais,
comme je le prévoyais, ce furent les bêtes de
boucherie qui furent enlevées les premières. Les
prix étaient loin de ceux de Koumassie. Néanmoins,
ils laissaient quand même une assez grande marge
de bénéfice qui aurait pu être doublée en marché
ordinaire, c'est-à-dire, premièrement, si je
n'avais amené que de belles bêtes, et
deuxièmement, si je n'avais pas été pressé de les
vendre, si j'avais pu attendre leur écoulement
normal au fur et à mesure des besoins. Mais comme
ce n'était pas le cas, les gens profitaient de la
situation, comme partout. Pour les autres bêtes,
je ne pus les liquider que peu à peu, pièce par
pièce, pour ainsi dire, à des particuliers. J'en
tirai aussi un prix supérieur à leur prix de
revient. Cette expérience me confirma dans la
certitude que j'avais eue de pouvoir me remonter
facilement si les gens de Longwy m'avaient aidé,
soutenu. Non seulement j'aurais pu me relever,
mais leur capital initial aurait été reconstitué.
Mais il n'y avait plus rien à faire qu'à continuer
à liquider. Ce que je fis en bazardant d'un seul
coup, à forfait, tout ce qui n'était pas animaux à
un commerçant de la place, espèce de maquignon
soldeur. C'était la seule manière pour moi de me
débarrasser de cette glu qui me poissait les
doigts. Allez, débarrassez! Qu'on tire la portière
et qu'on n'en parle plus! Voilà, c'était fait. Il
ne me restait plus que moi-même et mon frère,
dépouillés. Si, il me restait encore à prendre une
décision. Avec Victor, nous avions examiné la
situation, pesant par-ci, pesant par-là, pour
arriver à trouver la meilleure direction. Pour
lui, ce serait facile. Il trouverait rapidement
une place, soit à Bamako, soit sur la ligne de
chemin de fer. On était toujours à court de
personnel blanc aguerri. Et en effet, on lui
proposa d'entrer immédiatement en service au
buffet de Toukoto pour en prendre la direction, la
gérance. Ca allait donc tout seul pour son côté.
Mais moi? Si j'avais été célibataire... si j'avais
été célibataire, tout ça ne serait pas arrivé.
Donc, il ne s'agit pas de cela. Marié et sans
enfant, j'aurais pu envisager de demeurer à la
Colonie soit à Bamako, soit, beaucoup mieux, à
Konakry, gentil port de capitale de la Guinée où
j'aurais pu faire venir ma femme très aisément.
Embarquement à Marseille, débarquement chez soi;
C'eût été très faisable. Je serais reparti comme
commis de comptoir? La belle affaire! C'eût été un
recommencement, oui, mais qui n'aurait pas duré
longtemps. J'aurais tout de même apporté ma grande
expérience africaine, et je n'aurais pas tardé à
obtenir un emploi sérieux et rémunérateur. En même
temps, Manette aurait pu m'aider en s'occupant,
elle aussi, soit en donnant des leçons de musique,
soit autrement, en montant un atelier de modes,
par exemple, l'élément européen et européennes
étant très nombreux à Konakry. Mais, voilà; nous
nous compliquions de petite Suzanne qui allait
clouer la maman pour un an au moins en France,
sans pouvoir venir à la Colonie. On n'enlève pas
une maman et son poupon pour les transplanter en
Afrique comme on peut le faire s'il s'agit de se
déplacer de Lille à Orléans, par exemple! Alors,
j'étais fort perplexe. Je ne voyais plus d'autre
issue que la rentrée en France pour y vivre avec
ma petite famille, en gagnant comme je pourrais,
suivant circonstances. J'étais tiraillé par deux
forces contraires et puissantes. Demeurer à la
Colonie, en Afrique, où, réellement, je me sentais
dans mon milieu, comme le poisson dans l'eau,
comme l'oiseau dans l'air. Ici, en Afrique,
n'importe quoi pouvait se présenter, j'étais apte
à l'accomplir avec succès. Et puis malgré
l'amertume de mon échec complet, j'aurais toujours
la possibilité de me redresser un jour ou l'autre.
Avec de l'énergie, de l'intelligence, de
l'endurance et de l'expérience, je ne pouvais
manquer de me reprendre et de repartir vers une
autre ascension. Oui, mais une autre force
m'attirait aussi et plus violemment, car, elle
n'était pas de pur raisonnement: ma Manette et mon
amour. Je me sentais à bout de force en regard de
notre séparation. J'aurais pu la prolonger encore
de quelques petits mois, et encore, s'il l'avait
fallu à toute force pour arriver à une bonne
solution. Mais devant cette perspective de devoir
rester encore une année solitaire, je
m'effondrais. Je ne pouvais pas supporter cette
idée. J'aimais trop, et trop profondément,
violemment aussi. Ce n'était pas une vie d'aimer
dans le vide! La chair aussi se révoltait de
n'avoir pas la pâture qu'elle désirait. Et je ne
pouvais pas la tromper, ma propre chair, en lui
donnant une ersatz de femme. Oh! mais non; rien à
faire. C'était ma Manette seule qui était désirée,
et pas une remplaçante. Il y avait concordance
absolue entre mon coeur et ma chair. Ils étaient
inséparables. Et, parfois, c'était bien
douloureux. Aussi, je penchai du côté le plus
lourd, le plus appelant, le plus impérieux. Sans
vouloir écouter la saine mais froide raison - ça
ne lui est pas difficile, à la Raison; elle est en
bois, ou en airain - je donnai libre satisfaction
à mon coeur en décidant de rentrer en France, pour
vivre auprès de ma chérie et de notre petit
trésor. Tant pis pour l'inconnu. On verrait bien
sur place. Hélas! il était terrible, cet inconnu.
Mais, heureusement, je ne pouvais pas le prévoir.
Tout ceci bien débattu, bien trituré, bien arrêté,
je me mis en route, joyeusement ma foi. Oui. Je me
souviens bien de mes sensations à ce moment-là.
J'étais entièrement débarrassé de mes soucis
antérieurs. Finis. Classés. J'avais pris une
décision: je n'avais donc plus qu'à m'occuper de
la réaliser. Je regardais uniquement en avant. Et
qu'y avait-il en avant? Ma Manette! Notre amour.
C'était trop lumineux pour n'en pas être ébloui.
Certainement les Rois Mages, Gaspard, Melchior et
Balthazar, ne marchèrent pas à l'étoile avec, au
coeur, la joie qui bondissait dans le mien lorsque
je me mis en route vers mon Etoile à moi. Le
reste? Ce qui venait de s'effondrer? Au tiroir. Au
classeur fermé. Oh! ce n'était que du classement,
nullement de l'oubli, mais une mise à part, aux
archives. Je ne me souciais pas de traîner avec
moi ces souvenirs enténébrés qui n'auraient pu
qu'avoir une néfaste influence sur moi. Allez,
restez derrière. En avant vers l'amour. Oh! ma
Manette! je ne sais si tu as senti, à ce moment,
quelque parcelle de cet amour que je te dédiais,
qui me brûlait pour toi, ma chérie; mais il me
semble bien qu'il était assez fort pour que ses
ondes aillent jusqu'à toi. Voilà dans quel état
d'esprit je quittai Bamako et pris la route de
Siguiri, en Guinée. Etant libre de mes actions, je
choisis cette direction parce que c'était le
trajet le plus court et le plus pratique en cette
saison sèche. Par Kayes, le voyage aurait été bien
trop long et trop fastidieux, surtout pour moi qui
connaissais parfaitement la route, et dont
l'impatience n'aurait pas résisté aux vingt-cinq
jours de lente navigation sur le Sénégal. L'autre
route, celle de Konakry, était, de beaucoup la
plus courte, la plus plaisante, et, ce qui ne
gâtait rien, elle m'était toute nouvelle; je ne la
connaissais pas. Tous les avantages se
réunissaient donc pour me la faire adopter. Je ne
pris avec moi comme domestique que Ousman pour ma
popote et un jeune palefrenier pour mon cheval.
J'avais ramené mes autres gens à Bamako, avec
leurs familles, et je leur avais fait mes adieux
en leur laissant un certain cadeau. Du reste, ils
étaient devenus riches à mon service et n'étaient
donc pas à plaindre. Je remontai le cours du Niger
en suivant continuellement sa rive gauche. Déjà au
sortir de Bamako, on marchait au pied des hautes
collines qui bordent le fleuve et qui sont les
derniers contreforts de l'important massif
montagneux du Fouta-Djallon dont je devais
traverser, plus haut, la partie sud. Ces collines
rocheuses tombaient à pic sur le fleuve, ne
laissant, parfois, qu'un étroit passage tout juste
respecté par les hautes eaux. Le pays était
toujours couvert de broussailles, mais elles
devenaient plus épaisses et plus vigoureuses: la
constante présence de l'eau se faisait sentir. Pas
de cultures. Elles étaient sur l'autre rive qui
n'était qu'une vaste plaine, inondable par place
et, par conséquent, très propice à la culture du
riz, dont la qualité, dans ce pays fécond, était
la meilleure de tout le Soudan. Le grain en était
gros, ovoïde, bien dur, et toujours décortiqué au
pilon par les femmes. Il n'était donc pas
d'apparence neigeuse comme celui de Saïgon, au
contraire. Il était gris, en général, avec, sur
chaque grain, de petites rayures rouges aux
arètes, car le pilon n'enlevait que la première
écorce et laissait adhérer au grain tout le son
intérieur ainsi que de minuscules parcelles de son
coloré. C'est pourquoi aussi il était si
nourrissant et contenait encore toutes les
vitamines qui se trouvent juste sous l'écorce et
qui disparaissent dans les moulins où on le
décortique et le lisse mécaniquement en lui
donnant la blancheur brillante qu'on vante tant -
et bien à tort d'ailleurs Tout en marchant ainsi, j'arrivai à
Siguiri, premier centre de la colonie de la Guinée
française, qui, comme tous les autres,
n'enfermait, en tant que Blancs, que les
fonctionnaires et deux commerçants seulement qui
n'avaient pas l'air de prospérer beaucoup. Je ne
m'attardai pas dans ce poste où je n'avais rien à
faire, et continuai mon chemin à l'allure des
porteurs, c'est-à-dire en faisant au plus trente
kilomètres par jour. J'arrivai ainsi sur les bords
du Tinkisso, rivière assez importante qui coule en
direction Nord-Sud des ravins du Fouta-Djallon que
j'atteignais là. Cet affluent du Niger, rouleur
d'or dit-on, est la contre-partie exacte de la
Falémé, affluent du Sénégal, qui descend du même
massif, mais sur l'autre versant, un peu à la
manière du Rhône et du Danube qui, partant du même
massif, prennent des directions diamétralement
opposées. Il n'y avait presque pas d'eau dans la
rivière à ce moment-là, pas plus que dans le Niger
d'ailleurs, dont le lit était une suite de grandes
plages de gravier qui n'avait pas encore eu le
temps de devenir sable. La végétation commençait à
changer quelque peu, devenant plus dense et moins
sèche. Les épineux devenaient rares. Puis, un
jour, je débouchai sur une vaste clairière, tout
près du fleuve dont la vallée s'était fort
élargie; et dans le fond, je vis des bâtiments à
allure de ferme européenne. En effet, là s'était
établi un ancien Maréchal-des-Logis-chef de spahis
soudanais dont j'ai oublié le nom, qui avait pris
sa retraite à la colonie en se faisant colon-
agriculteur. C'était le premier, et ce fut le
seul, que je rencontrais en A.O.F. Moi aussi,
j'avais été colon, mais éleveur seulement, pas
agriculteur. Celui-ci avait une véritable ferme de
culture, ce que je remarquais à la disposition des
hangars et aux instruments aratoires qu'on y
voyait. Naturellement, j'allai présenter mes
salutations. Mais, si je fus reçu, ce fut d'assez
mauvaise grâce. Je me trouvai en face d'un homme
encore jeune, bien bâti, bien barbu, mais bien
taciturne aussi. Il me présenta à sa femme, une
française de France, une compatriote donc, qui ne
fut guère plus aimable que son mari. J'en conclus
que je tombais bien mal dans ce ménage qui me
semblait être en pleine crise. Cependant, le
monsieur reprit le dessus et m'invita à me
rafraîchir. Après le premier verre d'absinthe, sa
figure s'éclaira; un petit sourire vint la
transformer. Après le second verre, l'homme était
gai, jovial. Mais la madame était devenue plus
taciturne encore. Ca n'allait pas. Je compris
qu'elle était hostile à mon arrivée - comme à
celle de tout Européen - à cause de l'occasion
qu'une visite apportait à son mari de boire un peu
de remontant, chose qu'elle devait lui interdire
en temps ordinaire, car elle l'empêcha de
reprendre un troisième verre en lui faisant
remarquer qu'il en avait déjà trop pris! Hum! Pas
l'air commode, la Madame! Malgré cela, je fus
invité à rester pour le déjeuner. Mes boys étaient
au campement, à 500 m. de là, tout près du fleuve,
et je les y laissai bien tranquilles. J'acceptai
l'invitation, par curiosité, me promettant bien de
regarder un peu vivre ce couple dont le premier
abord avait été si bizarre. Le repas fut très
simple et, bien entendu, ordonné à l'européenne;
mais ce n'était pas bien fait. Les indigènes
savent rarement exécuter nos plats et je préférais
de beaucoup mes ratatouille indigènes. Cependant,
le Monsieur fut assez causeur. Les apéritifs et le
vin qu'il buvait à table assez copieusement, sous
le regard alarmé de sa femme, le mettaient en
meilleure humeur. Il me raconta comment il avait
monté sa ferme, à un endroit très fertile, près
des débouchés de Kouroussi, Siguiri, Satadougou,
toutes localités importantes qui se trouvaient aux
environs. Il faisait surtout le riz en avait, en
concession, deux ou trois cents hectares de bonne
terre inondable qu'il avait défrichée et dont une
grande partie était déjà mise en culture. Mais il
se plaignait de la main d'ouvre, pas assez
abondante et très maladroite dans le maniement des
instruments aratoires mécaniques qu'il avait fait
venir. D'autre part, il ne pouvait pas avoir
d'animaux de trait pour ces instruments. les
chevaux étaient trop faibles; les boeufs du pays,
trop petits, et les beaux gros boeufs du Mossi,
pesant dans les 800 à mille kilos, ne
s'acclimataient pas facilement. Il avait donc des
déboires, beaucoup de déboires; ce qui l'incitait
à boire; pour oublier. Allons, sans y trouver une
consolation pour moi-même, je me rendais compte
que je n'étais pas seul à connaître l'échec! Il me
fit part aussi de l'attitude étrange de
l'administration coloniale à son égard. On l'avait
d'abord encouragé, en haut lieu, à faire sa
tentative, mais sans lui donner aucune aide
effective. Même, l'année précédente, me dit-il, il
avait fait une demande officielle, bien en règle,
pour que la concession territoriale qu'on lui
avait accordée, fût changée de concession
temporaire en concession définitive, entraînant la
possession effective du sol. Il faisait valoir les
sommes qu'il y avait engagées, les superficies
défrichées, cultivées, les résultats obtenus, et
désirait la possession du terrain pour y investir
d'autres capitaux. Or la Colonie lui répondit
quelque chose de délicieux; Le terrain se trouvant
au confluent du Niger et de son affluent de
droite, représentait une position très favorable à
la fondation possible d'une ville future. Dans ce
cas, on ne pouvait le rendre propriétaire du sol
de cette future ville, car alors, il pourrait ou
bien s'opposer à la construction de la dite ville,
ou bien serait en position pour se faire racheter
très cher le terrain à bâtir! Voilà! C'est un
nouvel exemple de l'administration coloniale
française. Il ne pouvait digérer cette amère
pilule, et je le comprenais très bien! Sa femme
montra tout de même de l'intérêt lorsque je lui
appris que ma femme avait passé deux années avec
moi au Mossi et que j'allais la rejoindre en
France pour connaître le bébé qui provenait
d'Afrique. Oui, ça la dérida un moment, surtout
lorsqu'elle se représenta l'énorme distance qui
existait entre sa ferme de Guinée, installée à
toucher la côte pour ainsi dire, et la nôtre des
Mimosas, perdue tout là-bas dans le Far-East! Le
couple s'était curieusement rencontré, comme je
l'ai appris par la suite à Kouroussa. C'est par
correspondance que le mariage s'était fait. Le
colon avait fait paraître une annonce dans la
partie matrimoniale du "Chasseur Français", et,
bien entendu, il avait reçu beaucoup de réponses.
Parmi celles- ci, il se trouva que celle de sa
future femme lui plut, probablement, puisque,
quelques mois plus tard, elle vint, seule, de
France à Konakry, où ils se rencontrèrent et se
marièrent légitimement devant les autorités
autorisées. C'est une manière comme une autre de
convoler en justes noces. Mais, à ce qu'il m'a
semblé, dans leur cas particulier, cette manière
n'avait pas enfanté le vrai bonheur. Alors, au
revoir, Madame, au revoir, Monsieur, remerciements
pour votre charmante hospitalité. Allons plus
loin. Oh! pas très loin; deux jours après, j'étais
à Kouroussa, toujours sur la rive gauche du Niger
qui, à cet endroit, fait un grand coude, venant du
Sud pour se tourner vers le Nord-Est, repoussé par
un cirque de montagnes qu'il n'a pas pu franchir.
Nous étions au Sud du Fouta-Djallon, au pied du
col qui permet de franchir cet énorme massif
montagneux en direction du Sud-Ouest, là où venait
déboucher le chemin de fer dont la construction
était activée. Kouroussa était déjà à cette époque
un centre important. La colonie européenne y était
assez dense et l'élément non fonctionnaire
comptait déjà au moins une dizaine de Blancs,
parmi lesquels deux ingénieurs attachés aux mines
d'or de Satadougou, dans le pays Bambouck. Comme
fonctionnaires, il y avait des représentants d'un
peu toutes les administrations. Malgré leur nombre
relativement élevé, leurs habitations étaient
encore style brousse, c'est-à-dire en torchis et
paille. On attendait pour bâtir la ville neuve
dont les plans étaient établis, que le chemin de
fer fasse son apparition dans la vallée, y amenant
les matériaux indispensables: chaux, ciments,
plâtres, bois, fers, menuiseries, charpentes,
couvertures, choses impossibles à se procurer sans
moyen de transport appropriés. J'eus la surprise
de rencontrer, là, à Kouroussa, une jeune personne
de Longwy que je connaissais très bien et qui, par
la même occasion, me connaissait aussi. C'était
Laurence Himme, institutrice coloniale, mariée à
un instituteur colonial également, et tous deux
avaient la charge d'instruire laïquement la
jeunesse noire de Kouroussa. je fus invité à un
repas chez eux, et elle me chargea de bien des
choses pour sa mère, à Longwy, quand j'y
arriverais dans un mois à peine. Elle ne comptait
pas rentrer en France avant un an, temps
réglementaire, à moins qu'elle ne soit obligée de
le faire pour la santé de son bébé. Agé de
quelques mois et dont la croissance était très
difficile. Le docteur était inquiet au sujet de
cet enfant, anémié depuis sa naissance. La jeune
femme en était très déprimée, car, si elle était
obligée de rentrer en France pour cette cause, il
lui faudrait demander sa radiation du cadre
colonial et sa réintégration au cadre
métropolitain. Son mari serait forcé de faire de
même et tous les avantages de carrière acquis et à
venir seraient anéantis. Il leur faudrait aller
végéter dans des trous de France, comme tous leurs
collègues, ce qui les rendait malades à l'avance,
après la vie large et indépendante qu'ils avaient
mené en Afrique! Cela me confirma dans ma
résolution d'abandonner l'Afrique à cause de
Suzanne qui ne pourrait peut-être pas y vivre, ou
qui, de toutes façons, serait un gros souci pour
sa maman et pour moi-même. Je vendis mon cheval au
docteur, car je n'avais plus guère que quelques
jours de route à faire avant de trouver les
premiers terrassements du chemin de fer. Puis, je
repartis à travers les montagnes. Jolie route - je
veux dire jolis sites sur la piste, car il n'y
avait qu'une piste, comme partout, et qui allait
vite faire place à la superstructure du chemin de
fer. De la verdure partout. De l'eau cascadant
partout; température plus humide et plus chaude
aussi. Beaucoup de beau bétail sur les flancs des
montagnes, appartenant aux nombreuses tribus
peulhs dont les cases se voyaient, par-ci, par-là,
dans les creux des ravins. Mais ce bétail n'avait
pas du tout le même aspect que celui du Mossi. Il
était beaucoup plus petit, sans corne et sans
bosse, plus râblé aussi. Beaucoup de laitage sur
la route, et du beurre véritable. Après avoir
serpenté ainsi pendant cinq jours, j'arrivai au
point culminant du col, là où se partagent les
eaux. Du côté d'où je venais, elles descendaient
vers le Niger; du côté où j'allais, elles
coulaient vers la mer dont on sentait déjà l'odeur
et la brise dévalait la montagne à droite,
traversait la piste, et, de bonds en bonds,
s'engouffrait à gauche dans un ravin dont on ne
pouvait voir le fond. On y entendait seulement le
mugissement continu des cascades tombant avec
fracas sur les débris de rochers, éboulés de la
montagne. Vue splendide de là-haut. J'y restai
plus d'une heure voulant imprégner ma mémoire de
cet admirable spectacle. Puis, il fallut quand
même quitter les lieux. Je rêvais d'y monter une
cabane pour y venir vivre en ermite, auprès de la
cascade et aspirer, dans la solitude, l'immensité
étalée à mes pieds. Mais ce n'était qu'un rêve de
fou - ou de Georges Hubin, ce qui revient à peu
près au même. Quelques kilomètres plus loin, sur
la pente opposée, je me heurtai à un wagonnet
renversé en travers du sentier: j'étais au bout du
terrassement. Là commençait, pour moi, le monde
civilisé avec ses puissantes et infernales
mécaniques. Ce wagonnet avait été poussé un peu
trop fort par l'équipe d'énergumènes qui venait de
la vider quelques mètres plus loin, si bien qu'il
avait culbuté. A cet endroit, le terrassement se
faisait en creusant la montagne à ma droite, et en
déversant les débris dans le ravin gauche. C'était
facile à faire, mais la roche était dure et les
noirs piocheurs ne tiraient pas beaucoup sur le
manche. Ils arrivaient bien à soulever le fer de
la pioche au- dessus de leur tête; mais, une fois
là, ils le laissaient retomber de son seul poids,
sans appuyer. Si ce choc était suffisant, c'était
tout aussi bien: on recommençait jusqu'à meilleur
résultat. Plusieurs Blancs s'agitaient un peu plus
loin, s'agitaient de la langue surtout,
s'évertuant à stimuler les Noirs travailleurs en
leur prodiguant, en salade, les encouragements,
les engueulades, les bonnes paroles et les
injures. Comme tout cela se balançait,
s'équilibrait, le travail n'allait pas d'un pouce
plus vite; mais ça avançait quand même puisqu'ils
étaient là, à près de deux cents kilomètres
au-delà de Konakry, tête de ligne. Je renvoyai mes
porteurs, Tiekouroumi, Ousman, à qui je fis mes
adieux, et passai le reste de la journée avec les
compagnons cheminots. C'étaient de joyeux lurons,
des Limousins, braves bêtes de contre-maîtres-
conducteurs de noirs et de travaux. Ils me firent
passer la nuit dans leur confortable cabane
démontable, en me disant que, tout au matin, un de
ces messieurs me conduirait en lorry jusqu'à la
gare assez proche d'où partait, à 8 heures, le
train régulier. Il me faudrait seulement une heure
de lorry, la voie étant toujours en pente; je
serais donc à Konakry dans le courant de l'après-
midi. Bravo! Là-dessus, on passa à la liquidation
de mes liquides de route. Petite bordée. je leur
laissai tout ce que j'avais, y compris mon lit
pliant dont je n'aurais plus à me servir. Le
lendemain matin, après une rapide course du lorry
emballé malgré les freins, j'atteignis le train
avant son départ, et j'arrivai à Konakry lorsque
le soleil était encore haut sur l'horizon. Je fus
très heureusement impressionné en entrant dans
cette jolie petite ville par la gare. Elle était
vraiment plaisante, gaie, bien ombragée par des
arbres de toutes sortes et entourée de cocotiers
du plus bel effet. Et puis, il y avait des maisons
qui étaient de vraies maisons, des rues qui
étaient des vraies rues. Et il y avait des
promeneurs et aussi des promeneuses en toilette
claire et qui étaient heureuses de vivre car elles
riaient de si bon coeur. Par hallucination, je
voyais Manette au milieu d'elles. Parce que je l'y
désirais tellement. Mais il fallait se plier à la
réalité et ne pas se laisser entraîner vers des
impossibilités. .Alors, hôtel. Pas de bateau
français avant dix jours, un bateau allemand dans
quatre jours s'il y a un passager. Bateau
allemand? Ca me va, beaucoup mieux que le français
même: moins cher, meilleur traitement, et
débarquement à Boulogne. Tous les avantages.
J'allai retenir mon passage le lendemain matin
chez l'agent de la Compagnie allemande, un
Allemand très chic. Jusqu'à présent, j'étais le
seul passager inscrit. Mais, seriez-vous le seul à
partir, me dit cet homme aimable, notre bateau
viendra vous prendre. Je lui donnerai d'ailleurs
une cinquantaine de tonnes de fret à charger en
même temps. Le nom du bateau? Frederick Woerman.
Merci. Et voilà, le sort en était jeté, je
rentrais. J'avais brûlé mes vaisseaux pour ne pas
être tenté de rester malgré tout, malgré l'appel
ailleurs. C'est que c'était si dur de quitter
cette Afrique. Tant pis. Je rencontrai, à Konakry
le père Fortier, le photographe bien connu dans
toute l'A.O.F. qui venait de prendre une quantité
de vues diverses de la Guinée, en brousse. Il prit
passage à bord d'un vieux cargo anglais qui allait
le ramener, trois jours après, à Dakar. Moi, je
partirais ensuite. L'hôtel où j'étais s'emplissait
petit à petit avec les fonctionnaires qui allaient
partir avec le prochain Fraissinet. Ils auraient
bien voulu toucher en argent le prix de leur
passage et prendre place à bord de l'Allemand,
comme faisaient les fonctionnaires du Dahomey et
de la Côte d'Ivoire; mais cela ne leur était pas
permis en Guinée, et ils le regrettaient bien.
Pendant mon séjour à Konakry, il y eut une séance
de Cour d'assises pour juger un Français qui avait
tué sa femme d'un coup de revolver lorsqu'il
l'avait surprise entre les bras d'un autre homme.
Il paraît que lui était sympathique à tout le
monde tandis qu'elle, au contraire, avait mauvaise
réputation. Il avait été laissé en liberté
provisoire et profitait de cette liberté pour
continuer à exercer son métier de peintre en
bâtiments. Comme tout le monde s'y attendait, il
fut acquitté à l'unanimité, dans le minimum de
temps. Il y eut grande fête à l'hôtel, le soir,
entre l'acquitté et ses nombreux amis, et je
partis le lendemain dans la matinée. Je fus reçu à
bord comme précédemment, c'est-à-dire très bien,
comme si j'étais un personnage important.
L'installation fut rapidement faite dans une
cabine où, cette fois encore, j'étais seul ce qui
était une très agréable attention, car j'aime
voyager seul sur un navire. Je préfère le pont,
seul, à ma fantaisie, qu'une cabine partagée avec
un inconnu. J'eus l'agréable surprise de
rencontrer, sur ce bateau, un jeune homme que
j'avais connu à Abomey, agent allemand d'un
comptoir allemand qui, comme beaucoup de ses
compatriotes, s'était installé au Dahomey.
Naturellement, on refit connaissance et je fus
immédiatement adopté par la société allemande,
tout comme la première fois. La traversée fut
excellente, malgré un peu de grosse mer. Nous ne
fîmes pas escale à Southampton cette fois,
personne ne devant y descendre, et, de Plymouth le
bateau fila directement sur Boulogne sur mer où je
descendis, ainsi que beaucoup de ces Messieurs
allemands. Comme je leur demandais la raison de ce
débarquement en France, ils me répondirent que,
pour eux, Boulogne était le port le plus pratique,
pour rentrer dans leurs familles, qui se
trouvaient pour la plupart en Rhénanie, en
Westphalie, en Sarre, en Bavière. Il était donc
pour eux beaucoup plus rapide de prendre à
Boulogne un train direct que d'aller faire encore
trois jours de mer pour atteindre Hambourg et
revenir sur leurs pas en chemin de fer. Voilà
pourquoi je vis, à la gare, attaché au train
régulier pour Lille, des wagons supplémentaires
avec indication: Allemagne. Moi je pris, mi-figue,
mi-raisin, ce même train pour Lille, les Ardennes
et Longwy. je dis mi figue, mi raisin parce
qu'ayant sauté au télégraphe en arrivant, j'y
avais trouvé, comme je m'y attendais, comme je
l'avais demandé, un bleu pour moi; mais sa teneur
placidement terre à terre ne correspondait plus du
tout avec la flamme qui me brûlait d'impatience et
d'amour tout proche. Depuis qu'approchait le terme
de cette interminable séparation, j'étais dans un
état d'enthousiasme indescriptible: j'allais
revoir ma chérie, j'allais la serrer dans mes
bras, prendre ses lèvres, chaudes et humides, me
saouler les mains à caresser ses cheveux d'or,
embrasser notre petiote, fruit de nos baisers! Le
reste, la cause de mon retour, le but à atteindre,
les efforts à faire, les vicissitudes qui
m'attendaient, tout cela n'était pas oublié, loin
de là; mais pour le moment, je l'avais écarté pour
que cela n'intercepte pas cette lumière éclatante
qui me remplissait le coeur la chair, l'âme. Je
croyais ma Manette à l'unisson absolu et
synchronique! Aussi est- ce avec l'abattement
d'une formidable douche glacée que je lus ces
quelques mots bien calmes et bien craintifs que
contenait ce papier bleu. Je ne me les rappelle
plus textuellement. Ces mots ne me sont pas
restés, fulgurants, en mémoire. Ce qui m'est
resté, c'est l'impression ineffaçable produite par
eux, la tombée des nues de mon enthousiasme. Que
disaient-ils, ces pauvres mots? Rien que de très
très raisonnablement terre à terre. "Je suis
heureuse de ton retour, mais songe à tes devoirs
de père de famille" ou quelque chose comme cela.
Comme si je ne revenais pas exprès, pour les
remplir, mes devoirs de père de famille! Comme si
ce n'était pas ces devoirs-là qui m'avaient fait
accepter mon abandon de l'Afrique, pour venir
vivre auprès de ma femme et de mon enfant que je
ne voulais justement pas risquer de perdre en leur
imposant d'autres séjours dans cette Afrique si
chère à mon coeur, mais pas tant quand même que ma
petite famille! Je suis resté abasourdi de la
chute! J'étais monté trop haut. J'étais allé trop
loin. Toutes mes fibres de tendresse et d'amour
avaient eu trop de place pour vibrer à leur aise.
Je n'aurais pas dû les laisser se donner libre
cours. Mais pourquoi les avais-je ces fibres qui,
toutes, se tendaient vers ma Manette, si je ne
devais pas les laisser chanter à leur aise? Elles
ont chanté, oh! Comme toutes les cigales réunies.
Mais, en arrivant sur le sol de France, le premier
contact les a fait taire, instantanément. Coupé,
le courant. Arrêtez ça! Ce n'est pas ici qu'on
chante! Eh! je le savais bien que je ne revenais
pas pour chanter! N'étais-je pas largement payé,
et payé d'avance, pour le savoir? Mais, me le
faire signifier là, brutalement, au premier pas en
France, par celle qui était toute ma raison
d'être, alors que je n'attendais d'elle qu'un seul
mot, un petit cri d'appel, ça a fait tout de suite
venir le panier de figues. C'est tout juste s'il y
avait un peu de raisin sur le dessus. Tout juste
assez pour m'empêcher d'écouter le premier appel
de ma révolte, de ma douleur, de mon
abrutissement. Car il n'a pas manqué de se
manifester, ce premier appel; et il n'hésitait pas
à me montrer la route: Allez, pauvre bougre!
retourne en Afrique, où tu ne seras pas déçu, où
tu as tant vécu, où tu as eu tout le bonheur qu'un
homme comme toi puisse désirer savourer. Allez,
va, retourne, ne t'enfonce pas plus loin dans ce
pays d'où tu es parti depuis si longtemps, qui
n'est plus fait pour toi, où tu ne pourras plus
jamais vivre comme tu désires vivre, comme tu as
le droit de vivre. Allez, laisse-là ce bel amour
qui t'a fait connaître tout le bonheur que tu
pouvais en tirer et qui, maintenant, ne
t'accueille que par un rappel de gros sous.
Retourne, ne va pas plus loin par-là. Tu as un
passage demain d'un Woerman pour la côte
d'Afrique. Prends-le. Tu te referas une situation
rapidement et tu pourras alors remplir tes devoirs
de père de famille qu'on te rappelle si
inopportunément, comme si tu ne les connaissais
pas! Eh! bien, non. Il y avait quand même un
appel, là-bas, près du berceau de la jeune maman.
Et c'est à celui-là que j'ai obéi, et pas à la
grande tentation africaine. Ai-je bien ou mal
fait? Qui peut le dire? Qui peut savoir ce qui
aurait résulté de ce geste, si je l'avais fait à
ce moment- là, plutôt que quelques mois plus tard?
Car je l'ai fait quand même, le geste, et dans de
bien plus mauvaises conditions. Mais n'y a-t-il
pas une loi quelque part qui nous oblige à boire
jusqu'à la lie avant de trouver le fond du verre?
Une loi qui nous oblige à espérer contre toute
espérance et à aller jusqu'au bord du gouffre
béant avant que nous en venions à nous résoudre à
une détermination énergique, brutale,
indispensable? Peut-être. Ca a été le cas pour
moi. j'ai pris le train pour la Lorraine où je
suis arrivé avec appréhension. |