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L'oeuvre de Michel El Baze: Les guerres du XXe siècle à travers les témoignages oraux   






-- Tome I De 1878 à la Grande Guerre
-- Tome II La Légion. Madagascar
-- Tome IIIL'Indochine. L'A.O.F 
--Tome IV Nouveau départ 
--Tome V Au Canada. La Grande Guerre
-Les Éparges
Georges Hubin

Au fil de mes jours

Ma vie - Mes campagnes - Ma guerre

Tome III

Guerre 1914- 1918

Témoignage





POSTFACE de Michel EL BAZE

Libéré du Service Actif en 1900, Georges Hubin qui a maintenant 25 ans retourne en France pour entreprendre une carrière commerciale en profitant de sa connaissance des Colonies. Nous retournons en Afrique : le Soudan, Bobo-Dioulasso, la Gold-Coast. De nouveau la France en 1904 puis le Mossi en 1905, la France encore en 1907 et encore l'Afrique.


Table

SEJOUR EN FRANCE - 1901 - NOUVEAU DEPART 

SEJOUR EN FRANCE - 1902 - TROISIEME DEPART POUR LE SOUDAN

DEPART POUR BOBO - DIOULASSO

PREMIERE EXPEDITION - VERS LA GOLD - COAST - 1904

SEJOUR EN FRANCE - HIVER 1904-1905

SEJOUR AU MOSSI A DEUX - 1905 - 1907

SEJOUR EN FRANCE - 1907 - RETOUR EN AFRIQUE 105


#Table


SÉJOUR EN FRANCE

1901

NOUVEAU DÉPART

Le sein de ma famille m'ouvrit ses bras maternels dans la commune d'Aubervillers où j'allai au devant d'eux. Je trouvai ma mère très bien installée et en excellente santé. Elle vivait là comme un coq en pâte, dans la plénitude d'une douce béatitude exempte de tout souci. C'était donc parfait; et ma rentrée ne lui procura aucun souci nouveau, ni à moi non plus, du reste; car, quelques jours après, j'allai, naturellement, au siège de la Niger-Soudan, qui m'avait engagé. J'y présentai le congédié que j'étais - ou tout au moins que je supposais être - et le règlement de mes dépenses pendant mon voyage de retour. Mais ce n'est pas ainsi que j'y fus reçu, au contraire. Monsieur Marchand me dit de m'apprêter à retourner à Bamako, dans quelques semaines, avec mission d'y accompagner un important chargement de marchandises qui étaient en train de s'acheminer sur Bordeaux, à destination du Soudan. Il me demanda ensuite des détails sur l'incident qui avait provoqué mon renvoi par Pillot et haussa les épaules de pitié lorsqu'il les connut. Tout ça va changer, me dit-il. Dans très peu de temps, l'ancienne direction aura disparu et nous serons plus libres pour travailler suivant d'autres méthodes. Je dus ensuite lui parler longuement de tout ce que j'avais vu et remarqué dans le pays, ses ressources naturelles, actuelles, futures, constantes, éphémères. Je les lui indiquai exactement telles que je les avais vues en y ajoutant les réflexions pessimistes émises par le Commandant Barigoule et que j'avais faites miennes après en avoir reconnu l'exactitude. A partir de ce moment-là, je coulai à Paris des jours de farniente absolu. Je n'avais rien à faire et j'étais sans souci de gagner ma croûte puisque mes appointements couraient tranquillement à la Niger-Soudan. J'allai déposer au Ministère des Colonies l'attestation du Colonel du Génie de Kayes et attendis patiemment qu'elle produise - ou non - son effet : cela m'était indiffèrent; j'en étais simplement curieux. Dans des conditions de vie pareilles, avec le Printemps qui poussait ses fleurs, ses feuilles et sa sève, ma foi, Thérèse Tillet devint aisément ma maîtresse. C'était fatal. Je l'avais revue tout naturellement en allant porter des nouvelles directes de Jo, mon ami soudanais resté à Kouroussa, à sa famille. De temps en temps, je passais à la Niger-Soudan par acquit de conscience. Je causais longuement avec le comptable avec qui je sympathisais. Il me mettait au courant de ce qui se tramait dans la maison. Ca ne marchait pas du tout avec les anciens directeurs, Cola avait démissionné. Il avait revendu ses actions, et, avec le produit de cette vente, il était parti trafiquer de l'autre côté de l'Afrique, à Dar-es-Salam, en face de Zanzibar. En ce qui concernait Pillot, ça devait casser incessamment; et en effet, un beau jour, j'appris que la cassure s'était produite. Pillot était démissionné et il allait être remplacé par un homme du consortium qui avait fondé la Niger-Soudan, un monsieur Le Barbier, qui partirait de Paris pour aller prendre en mains les affaires de Bamako. On verrait par la suite. Entre temps, les jours coulaient doucement. J'emmenais souvent la mère Hubin faire un tour de ballade en fiacre découvert lorsqu'il faisait beau, soit au Bois, soit simplement sur les Boulevards. Nous prenions à Aubervillers un tramway qui nous amenait à la gare de l'Est, et, de là, on frétait un sapin à l'heure. C'était encore le temps où on ne connaissait que les chevaux pour les voitures et pour les omnibus, ces omnibus à impériale, si pittoresques et bruyants, avec leur cocher perché au-dessus de la croupe de ses coursiers - trois à cinq percherons - abrité par un tablier de toile cirée et un chapeau de même matière. On vivait tout de même, aussi bien que maintenant, sinon mieux; on n'allait pas si vite, mais le soleil ne ralentissait pas son allure pour cela. C'est à cette époque-là que je fis la connaissance de la famille Simès, qui habitait aussi Aubervillers. Ma mère avait fait la connaissance de cette famille par l'entremise de la femme qui lui avait servi d'auxiliaire à Lagny, je ne sais trop ni comment, ni pourquoi. C'était des gens bien simples et bien peuple. Il n'y avait que la mère, bonne femme ménagère comme toutes les femmes du peuple, genre mère Hubin et ses deux filles, Marie et Juliette. Marie, l'aînée, avait 22 ans, l'autre 18. Elles travaillaient à domicile, faisant ce qu'on appelle le plissé soleil et gagnant bien leur vie. Ma mère m'entraîna chez ces gens. Je la suivis, ne voulant désobliger personne. Naturellement, je fis la cour à l'aînée, jolie Parisienne, poupée aux cheveux cendrés, flous, fins, soyeux, ébouriffés. Elle était rieuse et un peu bébête. Mais pour ce que je voulais en faire, cela m'était bien égal: j'avais d'autres distractions plus substantielles ailleurs. N'empêche que, de temps en temps, on sortait comme ça, en procession, le dimanche. Dans ce cas, mon frère Victor, qui suit toujours, entreprenait la soeur Juliette et les couples se formaient ainsi naturellement pendant que les mères parlaient, parlaient... jusqu'à la fin des siècles. Je n'ai jamais pu comprendre comment on pouvait parler ainsi sans arrêt, tous les jours, sans avoir aucun sujet nouveau à traiter. Bon. Ca ne fait rien. Un jour, je me suis bien amusé. J'ai emmené toute la bande faire un tour en mer à Dieppe. C'était un dimanche. Il y avait train spécial, billets combinés: train, bateau, repas et retour. Allez, dis-je à la mère Hubin, j'emmène toute la smalah; on s'amusera. A part Victor et moi, personne n'avait jamais vu la mer. Cinq femmes à présenter en liberté à la grande Bleue! De grand matin, on a quitté Paris-Saint Lazare. Train bondé..Dieppe. Promenades. Exclamations. Achats de curiosités marines. Bateau. Ah! en bateau, chargé à craquer, sur le pont supérieur, sur le pont ordinaire, dans le faux pont. Partout du monde. Tant qu'on a navigué dans le Bassin, ça marchait tout seul. Mais dès qu'on a dépassé la jetée pour attraper la pleine mer, alors ce fut une débandade générale. Pourtant la mer n'était pas mauvaise, mais, bien entendu, elle n'était pas immobile; elle danse toujours un peu. Le pire fut au moment où le bateau vira de bord pour revenir au port. Il y eut un fort mouvement de roulis allié au tangage qui détermina de l'affolement parmi ces néophytes parisiens. On rentra au port; on cassa la croûte et on revint à Paris. Il était assez tard, huit heures peut-être. Je fais entrer tout mon monde - sept personnes- dans un bouillon Duval. Empressement des serveuses. Sept potages. Bien. Et ensuite? ... Il n'y eut pas de suite: les quatre dames supplémentaires ne voulaient pas me faire dépenser davantage! Moi. Je rageais de paraître aussi stupide, de devoir demander l'addition et de lever le siège après sept potages. Je savais bien ce que je faisais en invitant tout ce monde. Seulement, dans l'établissement, je ne pouvais tout de même pas me battre avec ces femmes qui, d'office s'en allaient! Quels types! Et dire que je devins le fiancé de la Marie Simès! Cela, c'est le plus fort de l'affaire. Je n'ai pas encore très bien compris la manoeuvre. A ce moment, je ne l'ai pas vue du tout. Ce fut la mère Hubin qui manigança toute l'histoire! Oui; elle voyait d'un mauvais oeil ma liaison avec Thérèse Tillet. Elle avait eu quelques relations avec la mère Tillet qui ne lui plaisait pas du tout, à moi non plus, d'ailleurs. Elle la trouvait fausse, fourbe, insinuante et un peu maquerelle; tout à fait ce que je pensais, moi aussi. Ma mère voulait absolument me voir loin de cette famille. Elle n'avait pas tort. Seulement, pour ce faire, elle me fourra dans l'autre. Oh! bien sûr, c'est que j'étais consentant, mais comme ça, du bout des lèvres, et surtout parce qu'il ne s'agissait pas de mariage immédiat. Comme je devais retourner incessamment au Soudan, je me suis laissé faire, avec restriction mentale. Je ne puis dire que j'aimais Marie Simès. Impossible de me tromper là-dessus. Elle n'avait absolument rien de la femme de mes rêves, de celle que je désirais pour épouse, ni comme physique, ni comme mentalité, ni comme amoureuse. Au physique, elle était joliette de figure, plaisante et rieuse, mais n'avait aucune beauté apparente dans son port général, sa démarche, sa silhouette. Comme mentalité, pauvre pauvre au dernier degré, bébête et ignorante jusqu'au bout des ongles, qu'elle portait noirs, d'ailleurs. Quant au sentiment, c'était tout nul également. Elle était aussi vibrante qu'un manche à balai; j'en avais fait l'expérience assez souvent: quand on embrasse une femme, même toute jeune fille, on sent bien si quelque chose vit en elle. J'avais assez d'expérience pour toucher les cordes sensibles. Rien ne répondait. Alors? Alors, c'était comme ça, tout bêtement. Je ne m'occupai pas plus de ma situation de fiancé que, jadis, de celle d'élève officier. C'était à part, cela, attaché à moi, mais en dehors; ça ne tenait pas. J'aimais bien mieux la savoureuse Thérèse. Mais, par exemple, si elle vibrait, celle-là, je ne l'estimais pas du tout. Elle était jolie, belle, et loin d'être bête ou ignare, mais trop équivoque, comme sa mère. Elle m'attirait chez elle, je le sentais bien, je le voyais bien; mais je ne voulais pas me laisser prendre. D'ailleurs, le moment vint où les choses se tassèrent d'elles-mêmes: le départ approchait. J'avais été présenté, dans les bureaux de la Niger-Soudan, à ce Monsieur Le Barbier, qu'on aurait pu aussi bien appeler Le Barbu, tant il l'était. C'était un homme de ma taille - 1 mètre 62, même un peu plus petit - gros, court, avec un cou large, court apoplectique, des épaules voûtées, une face très joviale et agréable, mais congestionnée, et surtout, une barbe abondante, noire, fine, soyeuse, bouclée, qui ne laissait de visible que le front, les yeux, le nez et une bouche gourmande, gourmande! en cul de poule, toujours, avec un sourire perpétuel . Une vraie figure de jouisseur citadin. Naturellement très heureux de prendre la direction africaine de l'affaire, il n'y connaissait absolument rien. Il n'avait jamais quitté la France et était heureux, me dit-il, de faire ce premier voyage en ma compagnie. Il fallait emmener avec nous un jeune homme pour remplacer Pertinaud qui n'avait pu tenir. J'en parlai à la maison, et mon frère se proposa. Je n'y voyais pas d'inconvénient, au contraire; mieux valait lui qu'un autre à mon point de vue; et puis, je pourrais le guider. Je le présentai à Le Barbier qui l'accepta d'emblée, et, un beau jour, Victor et moi reçûmes nos viatiques pour nous rendre à Dakar, via Marseille, par un bateau de la Compagnie Fraissinet, dont j'ai oublié le nom. Le Barbier devait prendre, à Bordeaux, le grand courrier brésilien; c'était beaucoup plus riche; ça faisait mieux Directeur de grosse affaire coloniale. Victor et moi étions bien tranquilles sur notre rafiot marseillais qui nous trimbala, à allure modérée. Escale d'Alger, en sortant de Marseille. Bravo. Revu avec plaisir le Boulevard National, le quartier de Mustapha et fait connaissance avec celui de la Casbah, de la rue Bab-Azoun et autres lieux plus ou moins bien ou mal famés. D'Alger à Oran, ce fut une promenade le long des côtes d'Algérie, parsemées des nombreux feux de ports et de phares. Oran: reprise de possession. Nous y avions tous les deux des souvenirs identiques que nous avons revécus. En route vers le détroit de Gibraltar par un temps maussade et brumeux qui ralentissait la marche. On entendait des coups de sirènes lugubres et intermittents. L'inquiétude à bord était grande, car on ne savait plus où on était. Puis les coups de sirènes sont renvoyés par l'écho; dangereux! Le navire s'arrête en attendant un mieux. Et cet arrêt fut une très heureuse inspiration du Commandant; nous nous en rendîmes compte deux heures après, lorsque, brusquement, l'épais voile de brume se déchira, percé par un magnifique soleil: nous avions devant nous, à moins de trois cents mètres, les rochers à pic qui entourent Ceuta, sur la côte africaine. Quel effroi rétrospectif! Si le Commandant avait différé sa décision d'un quart d'heure, notre navire allait s'aplatir contre ces rochers, et, dans cette brume et sur cette côte inabordable, on n'aurait certainement pu sauver quoi que ce soit. Il n'en avait heureusement rien été; cependant, beaucoup de passagers en eurent leur traversée complètement gâchée. Pour nous, Victor et moi, ce n'était que partie remise, mais nous y viendrons tout à l'heure! Pour le moment, on se dégagea de la mauvaise passe pour reprendre la bonne, en allant frôler les eaux anglaises pour plus de sécurité. On entra dans l'Océan qui nous fit bonne mine jusqu'au bout. Le navire s'arrêta une journée à Las Palmas, autre île des Canaries où les fruits et les légumes sont aussi abondants et bon marché qu'à Santa Cruz de Ténériffe. De là, on ne fait qu'un saut jusqu'à Dakar, en laissant Saint-Louis, sans le voir, par le travers de bâbord. Nous arrivâmes au matin en vue des Mamelles, deux montagnes dénommées selon leur forme, qui annoncent les approches de Dakar. Peu après, on passa à proximité de la pointe des Madeleines et on entra dans le port qui n'avait pas changé pendant mes quatre mois d'absence. Débarquement, hôtel, en attendant le bateau du sieur Le Barbier qui devait arriver deux jours plus tard. En effet, le grand navire noir s'amène et déverse sa cargaison habituelle de passagers sélectionnés pour Dakar. Les autres, comme nous par exemple, doivent se contenter de plus modestes rafiots, mais la brousse est la même pour tous et la fièvre jaune aussi. Celles-ci se chargent de faire leur sélection toutes seules. Mais la fièvre n'est pas de service, cette année; on n'en parle pas du moins pas encore. Elle reviendra opérer au mois de septembre; mais nous, nous serons alors à Bamako depuis longtemps. Le Barbier et nous, nous nous amalgamons de nouveau pour reprendre le chemin de Saint-Louis par le tortillard. Cette fois, le paysage a complètement changé d'aspect pour ma vue. Tout est à la verdure, partout, même dans les parties en friches qui sont les plus vastes. Tout autour des nombreux villages qui s'égrènent tout le long de la ligne, les cultures sont serrées et paraissent très prospères. On y voit les plantes habituelles: sorgho, mil, millet, maïs, ignames, ricin, manioc, arachides, haricots, tomates, courges et autres Les baobabs, ces affreux, ont des feuilles qui cachent leur impudeur de lépreux. Les palmiers-rosiniers ont un air de fête avec leurs palmes bien vertes, celles qui, roussies par la saison sèche, étaient tombées à terre, mortes. Déjeuner traditionnel, très quelconque, à Tivaouane. Il fait très chaud; on boit plus volontiers qu'on ne mange. Le papa Le Barbier souffre de la chaleur; sa face se congestionne et devient luisante de transpiration. Ca ne fait rien. On continue pour s'arrêter à Saint-Louis. Bagages; traversée du pont; hôtel. Ca devient monotone, ces gestes qui se répètent automatiquement; il faut bien les faire, pourtant! Nous sommes restés trois jours à Saint-Louis, cette fois-là: parmi ses nombreux tuyaux de Directeur, Le Barbier était au courant des choses. Elles se présentaient ainsi: dans le port même de Saint-Louis, accosté à son quai, se tenait le navire de haute mer "Général Dodds", un frère assez ressemblant du Macina. Il appartenait à une autre maison de Bordeaux et du Soudan, la firme Buhau et Teisseire. Il avait dans ses flancs, entr'autres marchandises pour quatre cent mille francs de pacotille diverse pour notre compte, Niger-Soudan, composée d'épicerie, conserves, liquides, étoffes quincaillerie, verroterie, bimbeloterie et autres. Ce navire ayant déchargé tout son surplus à Saint-Louis, allait partir incessamment pour Kayes nous prendrions passage à son bord, et, en trois jours, nous serions rendus dans le haut fleuve. Cette combinaison était parfaite, et nous la mîmes en pratique. Nous étions les seuls passagers, Le Barbier, mon frère et moi. Il n'y avait qu'une seule cabine: elle fut pour Le Barbier. Pour nous, nous nous arrangerions au carré, c'est-à-dire la petite salle à manger du bord. Pour deux nuits, les banquettes et des couvertures feraient bien notre affaire. Nous voilà donc en route, bien gentiment. Un pilote réputé est à bord; il connaît le fleuve qu'il pratique depuis quarante ans. La première nuit fut passablement mauvaise pour Le Barbier et pour mon frère. Les moustiques et la chaleur les ont anéantis. Mon frère, surtout, est complètement couvert de larges pustules violacées. Le pauvre garçon ne sait plus comment se tenir. Cela commence mal. Il ne suffit pas d'être frère pour se ressembler: lui et moi, nous n'avons rien de commun. Nous avons pourtant le même sang; mais le mien est réfractaire aux bestioles - je l'ai constaté avec joie depuis longtemps - tandis que le sien les attire. Bizarre. Le Barbier n'est guère mieux loti. On déjeune quand même de bon appétit, puis on remet ça vers onze heures, avec le Commandant, qui a quitté sa passerelle pour venir prendre son repas tranquillement, tout va bien à bord; le fleuve est très haut; nous avons un merveilleux pilote. Tout se passe parfaitement jusque vers quatre heures. On regarde défiler les rives, s'approchant tantôt de l'une, tantôt de l'autre, suivant les caprices du fleuve que je commençais à bien connaître, moi aussi, quand, sans aucun indice préparatoire, on sent le navire talonner fortement, vibrer sous deux fortes secousses, grincer lourdement et s'arrêter net. Brrr! Qu'est-ce qui se passe? Courses des matelots. On sonde rapidement à droite, à gauche: bon fond. On fait machine en arrière, furieusement: rien ne bouge. On est échoué en plein milieu du fleuve. Comment? On ne sait. Soudain, un bruit formidable: la vapeur s'échappe avec un grondement impressionnant de la cheminée, en énormes volutes blanches et pressées. Aussitôt, on voit sortir, hagards, les chauffeurs et les mécaniciens, chassés par l'arrivée soudaine de l'eau dans la machine. Cette fois, c'est bien fini, irrémédiable. Que va faire le navire, maintenant? Le voilà qui penche peu à peu sur tribord. L'eau jaune est montée à l'intérieur jusqu'au niveau du fleuve; on la voit tourbillonner dans les cales dont on a vivement ouvert les panneaux pour éviter une explosion d'air comprimé. De partout, on entend les coups secs des boulons, des rivets, qui sautent sous la pression de cette eau envahissante? Le bateau continue à pencher à droite. De ce côté, l'eau arrive maintenant presqu'au niveau du pont, jusqu'aux datots d'évacuation. Situation dangereuse, critique. L'angoisse se peint sur tous les visages, stéréotypés sur celui de Le Barbier, tout perdu, qui va de droite et de gauche, sans savoir, avec son sac de voyage à la main. Il a dû y serrer tous ses papiers et toutes ses valeurs, et attend une suite quelconque qu'il craint fatale. Mais non; il n'y a plus de danger immédiat. Le navire s'est affaissé autant qu'il le pouvait; maintenant, il touche le fond sableux du fleuve. Le rocher malencontreux doit être absorbé par la quille et pénétrer à l'intérieur du malheureux Dodds comme un pal monstrueux. Le Commandant fit quand même mettre tous les canots à l'eau - quatre baleinières - en les tenant en laisse le long du bordage. Tout de suite, dès que le premier fut paré, Le Barbier s'y précipita et y fit mettre tous ses bagages. Il ne voulut plus démarrer de là. Mon frère et moi restâmes beaucoup plus calmes. Pourquoi s'affoler, en effet? Ou le bateau sombrerait, ou il ne sombrerait pas. S'il ne sombre pas, tout va bien, on s'en tirera. S'il sombre, il sera toujours temps de voir venir. La rive n'est pas loin. Les indigènes commencent à tourner autour de nous. Alors, pourquoi dépenser des calories pour rien? Je ne touchai même pas à mes bagages qui restèrent sur la banquette inoccupée, tels que je les y avais mis la veille. Et ce fut très bien ainsi. Nous nous épargnâmes tous les tourments que je lisais sur la face abominablement ravagée du pauvre Le Barbier qui ne pouvait réagir malgré mes exhortations. Le pauvre homme, il peut dire qu'il m'a donné l'image effrayante de la peur de mourir, peur atroce qu'il a vécue là, pendant des heures. Dès les premiers signes du naufrages, le Commandant avait envoyé un homme à terre, avec le youyou de bord, pour faire porter par pirogue extra rapide, un télégramme au premier bureau de poste, en aval, à Dagana. Ce poste préviendrait tous les autres en amont et en aval, et nous aurions forcément du secours. En attendant, la nuit arriva et force nous fut de la passer sans lumière et sans cuisine. On ne pouvait plus compter sur aucune machine; tout était noyé, ainsi que les fourneaux du cuisinier. Heureusement, la cambuse du Commandant se trouvait sur le pont. IL put en sortir des provisions pour tout le monde, abondantes et de choix; c'était sa réserve particulière; alors, on pouvait y goûter. Il ne fut pas regardant: perdu pour perdu, disait-il, mieux vaut que tout le monde en profite. Et nous en avons tous largement profité, sauf le pauvre Le Barbier dont le gosier, trop serré, n'aurait pu laisser passer un seul moustique! Le Commandant trouva dans sa réserve des bougies oubliées; il y avait suffisamment de pétrole pour les feux de position; on passa ainsi la nuit en naufragés à peu prés rassurés. Le Barbier ne put pas rester dans sa baleinière. Contre son gré, du moins contre le gré de sa peur, il réintégra notre carré et s'étendit sur une banquette, mais sans pouvoir fermer l'oeil, et sans quitter son sac de voyage. Victor non plus ne put dormir; il ne put même pas rester étendu. Je lui avais pourtant installé sa moustiquaire; mais les sales bêtes s'en rirent, et mon pauvre gars passa la nuit à griller des cigarettes en faisant les cent pas sur le pont, continuellement, au milieu du bruit incessant des rivets éclatant dans les cales et du courant du fleuve dont le clapotis venait se rompre sur les flancs de notre bête blessée à mort. Moi, comme de coutume, je m'endormis parfaitement sans scrupule et sans nuage. S'il y avait eu une alerte, j'aurais été éveillé par les non-dormeurs. Dans notre semi malheur, c'était une chance que tous nos bagages personnels et de campement aient été laissés dans le carré, sous les banquettes. Nous avions tout sous la main pour nous débrouiller au moment de notre sauvetage, car, certainement, nous serions secourus. Quand? Comment? Nous ne savions pas encore. Une chose certaine, cependant: toutes nos marchandises se trouvaient vendues en bloc, d'un seul coup, à la compagnie d'assurances. Les autres aussi. D'après le Commandant, il y avait pour plus de trois millions de francs de marchandises à bord, dont mille tonnes de sel en sacs de dix kilos. Celui-là, on ne le retrouverait certainement plus. Ce chargement de sel, à fond de cale heureusement, inquiétait notre Commandant à cause de sa fonte. Si celle-ci était trop rapide, elle amènerait un vide qui pourrait alléger le bateau trop vite et il y aurait des craintes de basculage! Il n'en fut rien, heureusement. Le sel, on le sut plus tard, fondit très lentement et, pressé à fond de cale par les autres marchandises, il ne fut entraîné au dehors que très lentement. Quant aux autres marchandises, on ne pouvait guère compter que sur les liquides en bouteilles et bien cachetées; et encore, il faudrait voir. De toutes façons, on ne pourrait rien retirer du ventre du Dodds avant décembre-janvier 1902, et le ravitaillement de nos comptoirs était totalement perdu. Il faudrait vivre sur le reste des anciens approvisionnements, bien maigres et de vente difficile, avant de pouvoir remplacer ce qui était perdu: il faudrait attendre le règlement de l'assurance! Pertes sèches considérables en perspective pour beaucoup de maisons de commerce… On se demanda même s'il n'y avait pas complot organisé entre une grosse firme concurrente des Buhau-Teysseire et ceux-ci. Ce bruit persista longtemps. Il était tout à fait vraisemblable, mais aucune preuve formelle ne put être relevée, malgré les démarches pressantes des assurances. On ne s'expliquait pas, en effet cet échouage sur une roche en dehors de la route normale que le pilote devait suivre et qu'il connaissait parfaitement. Il avait monté et descendu plus de cent gros vapeurs sur ce Sénégal! Il prétexta une erreur de repère; il protesta de toutes ses forces contre cette accusation d'avoir commis un acte criminel. Mais on savait que le Dodds était le premier bateau remontant le fleuve avec pareille cargaison de sel et, en outre, pour au moins cinq cent mille francs d'autres marchandises, et ce premier chargement représentait une grosse valeur de réalisation immédiate. Or, la firme concurrente ne devait être prête, par suite de circonstances que j'ignore, que quinze jours plus tard. La tentation d'arrêter l'opération fructueuse par un naufrage parut si forte que la rumeur publique voulut en faire une réalité. Faute de preuves, on dut abandonner les soupçons; mais on remarqua par la suite que le pilote du bateau naufragé ne fut plus jamais en fonction et qu'il jouissait d'une aisance appréciable. Cela non plus ne pouvait rien prouver; l'affaire en resta là, et le Dodds aussi. Il y resta assez longtemps, d'ailleurs, car je l'y revis deux fois encore l'année d'après - en 1902 - lors de mes passages dans les parages, et nous allons y venir. Auparavant, il faut nous tirer de là. Le moyen se présenta dans le courant de la journée, sous la forme du Turenne, navire;frère du Dodds et appartenant à la même maison. Ce veinard de Turenne, non seulement n'avait pas de sel à bord, mais encore il remarqua la balise de taille que nous représentions pour signaler l'écueil qu'il n'eut aucune peine à éviter! Mais, trêve de plaisanterie! Le Turenne stoppa dans le fleuve et ancra à bâbord et à tribord devant, pour faire face au courant, à deux kilomètres en aval de nous. Les signaux s'échangèrent au moyen des pavillons, et nous, les trois passagers, montâmes dans une baleinière avec tous nos bagages. Un équipage de quatre marins et un patron fut embarqué et, avec précaution, on nous poussa dans le courant extrêmement violent et rapide. La manoeuvre d'abordage avec le Turenne fut difficile, mais exécutée de main de maître par le patron de notre baleinière et par le maître d'équipage du Turenne. Celui-ci nous lança au passage de son étrave un long filin attaché à l'arrière du navire et traînant de toute sa longueur dans l'eau. Notre patron s'en empara et continua à se laisser emporter par le courant. Nous passâmes ainsi sur le flanc bâbord du Turenne, à une vingtaine de mètres, à toute allure. Puis les matelots empoignèrent le filin qui, en sortant de l'eau, freinait notre vitesse, et le moment psychologique arriva: celui où il y aurait lutte entre notre vitesse et le filin qui allait se tendre, à cent cinquante mètres au-delà de l'arrière du navire! Nous étions parés pour le coup. La secousse fut rude, mais rien ne craqua: nous étions arrêtés au bout de notre cordage. Ce fut alors un jeu, pour le treuil arrière du Turenne de nous hâler jusqu'à la coque du navire où nous pûmes atteindre aisément à l'échelle de coupée. Nous étions sauvés des eaux, tout comme Moïse. Le Turenne se remit en route, remorquant la baleinière du Dodds jusqu'à un kilomètre en amont de celui-ci. On la détacha alors, et, profitant du courant, elle accosta son navire naufragé dont l'équipage attendait des instructions qui ne tarderaient pas à lui parvenir de Saint-Louis. Nous, sur notre vapeur-sauveur, nous nous installâmes provisoirement, et, le lendemain, nous touchions Kayes;sans autre incident. C'était suffisant pour cette fois: Ceuta et Sénégal;en un voyage, c'était assez! A Kayes, ce fut la consternation chez notre chef de comptoir, La Gironnière. Il était démuni de tout, ou à peu prés, et comptait sur ce premier arrivage pour faire des ventes monstres. Catastrophe: nous avions les mains vides; la camelote était au fond de l'eau. Rien à faire pour le moment; une année de perdue! Tout cela pour un malheureux coup de barre d'un pilote maladroit ou criminel! Cela change vite, une destinée! Comme nous n'étions pas venus pour philosopher, Le Barbier et moi prîmes le tortillard qui n'allait toujours pas plus loin que Toukoto. Mon frère devait rester à Kayes un mois ou deux pour aider à faire je ne sais plus quoi. La route de brousse de Toukoto;à Bamako;fut tout à fait semblable à celle de l'année d'avant, puisque c'était la même époque de tornades, de pluies, d'humidité et de chaleur. Le Barbier tint quand même bien le coup. Cela lui allait, cette vie de bohémien. Il est vrai qu'à deux, surtout lorsque l'un des deux a l'expérience nécessaire, cela va tout seul. Nulle aventure, nul incident digne d'être noté. Tran-tran ordinaire. Notre arrivée à Bamako ne bouleversa rien. Nous y étions attendus; on y connaissait la mauvaise nouvelle du Dodds, et on se demandait comment les choses allaient se passer. Nous ne trouvâmes plus l'ancien directeur Pillot. Il était démissionné, comme je l'ai déjà dit, et il parcourait le fleuve Niger en organisant des équipes de chasse à l'aigrette. Il était remplacé provisoirement par un monsieur Ahmec;aîné, ancien de la maison, jeune homme assez prétentieux et faisant le précieux. Il y avait aussi Henry, l'anglais, et un autre gaillard nommé Taxil, adjudant;d'artillerie coloniale en retraite, qui avait été envoyé par la Niger-Soudan de Paris pour aller reconnaître le pays du Sine-Saloum;à Kolak, dans le Sud-Est de la colonie du Sénégal. Il avait fait sa reconnaissance, et lorsque nous arrivâmes à Bamako, il tenait la boutique de détail. Ca marchait comme ça pouvait. C'était une vraie douane, là-dedans! Quel désordre! Il y eut alors un changement d'attributions: Ahmec garderait la comptabilité; je reprenais le comptoir; Tasil devenait chef des transports sur routes, et Henry chef des transports sur l'eau. Si nous n'avions pas de marchandises pour notre compte, il y en avait des milliers de tonnes à voiturer pour le compte des autres. Ce service de roulage devint ainsi très important, et personne mieux qu'un ancien adjudant d'artillerie coloniale ne pouvait être à sa tête. Les transports par eau devinrent également importants, car Henry avait découvert des gisements d'énormes huîtres de rivière, non comestibles, mais dont les grosses coquilles donnaient une chaux de première qualité et dont la quantité répondait aux demandes de plus en plus pressantes pour les constructions et les badigeonnages. Une nouvelle grande boutique allait être bientôt terminée sur la place du Marché, une succursale de la Niger-Soudan, mieux placée que la Boutique-Bâ, trop éloignée du centre commercial. Dès qu'elle fut prête, j'allai l'inaugurer et la diriger en attendant l'arrivée de mon frère qui devait en être le gérant. Lorsque mon frère arriva, je remontai à la direction pour tenir la comptabilité, Ahmec étant parti pour la France où il devait se marier. Il ne devait plus revenir au Soudan, y laissant la dépouille de son jeune frère, mort au commencement de l'année. L'affaire marcha ainsi, cahin-caha. Le caoutchouc donnait fort dans la région de Sikasso, Bobo Dioulasso, mais notre agent de Sikasso avait dû être rapatrié, très malade, et il ne fut pas remplacé. A Bobo, nous n'avions qu'un agent noir, un Ouoloff, peut-être Toucouleur, Mahmadou Cissé, très bon agent, honnête, mais, hélas dépourvu de camelote! On avait malgré tout réussi à bazarder la plus grande partie des rossignols et fond de magasin qui constituaient nos seuls stocks. C'était toujours autant de gagné pour payer les frais généraux. Mais on se trouvait devant des rayons vides, avec des richesses autour de soi que l'on ne pouvait atteindre, faute de marchandises d'échange. Ce fut alors que Le Barbier prit la décision, d'accord avec Paris, de m'expédier en France pour faire les achats nécessaires en vue de la prochaine saison. Nous étions alors en février 1902. Cette proposition qu'on me fit alors que je ne m'y attendais pas du tout, ne me déplut pas, au contraire. Le voyage allait être monotone; je n'aurais aucun intérêt de curiosité à en tirer; mais c'était quand même beaucoup plus intéressant que de moisir sur place, à Bamako, en noircissant des colonnes de chiffres, travail fastidieux, car ces colonnes ne se remplissaient pas vite, et l'ennui se faisait sentir bougrement. Cette perspective provoqua un sursaut d'intérêt. Je me faisais l'effet d'un petit ambassadeur, chargé d'une certaine mission importante, ce qui était vrai, en somme. Seulement, je m'attirai la jalousie, l'envie, la médisance et autres joyeusetés de ce genre de la part des bons camarades, aussi bien de Bamako que de Kayes. Ah! celui-là, il n'y en a que pour lui! Trois voyages en France en deux ans, voyages payés, procurant de l'agrément, de l'avancement, des augmentations d'appointements, etc... Il y en eut même qui m'attribuèrent l'élimination du directeur Pillot, alors que je n'y étais absolument pour rien. Mais comme il y avait coïncidence de dates entre mon envoi en France par Pillot, la démission de celui-ci et mon retour à Bamako, il était facile à la calomnie de s'en mêler. Heureusement, les jugements et opinions des autres sur mon compte ne m'ont jamais produit aucun effet; ils m'auraient plutôt toujours amusé. Je refis donc, pour la quatrième fois la route de Bamako-Toukoto, dont je commençais à connaître tous les arbres un peu importants. A Kayes, je pris la liste des marchandises à acheter pour ce comptoir, que me donna, en rechignant, le sieur de la Gironnière, mécontent comme les autres de me voir chargé de cette agréable et importante mission. Je frétai de nouveau un chaland-baleinière pour la descente du fleuve Sénégal, avec quatre rameurs et un patron, cette fois, de façon à aller plus vite dans les biefs profonds. Je passe sur ce monotone voyage qui fut exactement la répétition de celui de l'année d'avant à la même époque. Je revis le Dodds en passant. Il était franchement en dehors de la route normale; on aurait juré qu'il avait fait exprès d'aller se planter sur ce rocher qui ne gênait aucunement la navigation ordinaire. Tout était à sec autour du Dodds. On circulait autour de lui comme dans un chantier. Il était fortement étayé et toutes ses marchandises étaient à terre, éparses, en tas informes, sur la berge proche et sur les bancs de sable qui y conduisaient. Lors de mon passage, on était en train de faire sauter la roche, à l'intérieur, par petits éclats. Les sauveteurs avaient déclaré que ce naufragé pouvait facilement être sorti de là. On lui mettrait une pièce provisoire à la déchirure de la coque, et il flotterait très bien jusqu'à un bassin de radoub, à Bordeaux ou à la Ciotat. Ce fut en effet ce qui arriva. Je le revis encore aux hautes eaux de septembre 1902, mais il fut emmené en juillet 1903 et remis en service sous un autre nom, en 1904. Je ne mis que vingt jours, cette fois, pour accoster au quai de Saint-Louis avec ma barque. J'avais eu quand même largement le temps de rêver à tout et à rien, malgré les heures de marche que je faisais sur la berge, avec mon calibre 16 qui me servait à tuer de temps en temps une perdrix, un lapin ou des tourterelles lorsqu'elles étaient en paquets autour d'un épi de sorgho tombé à terre, ou encore une ou deux pintades, une outarde. J'ai manqué chaque fois les grues huppées, ainsi que les marabouts, que j'ai tirés: je tirais de trop loin. Mais la chasse faisait passer le temps. Qu'allais-je retrouver à Paris? Ma mère y était venue s'installer au premier d'une maison de la rue de Suez, à la Chapelle, pas loin du boulevard Barbès. Nouveau domicile à connaître. Cette perspective me faisait plaisir. J'étais content d'aller habiter Paris plutôt que cet Aubervillers sombre et populeux. Et puis, ce me serait plus facile, me semblait-il, de rompre avec cette Marie Simès qui m'embêtait. Il avait bien fallu correspondre avec elle, si peu que ce soit. Mais quel ennui! Je ne savais quoi lui dire, ni comment le lui dire. Pas commode. Quant aux lettres que je recevais d'elle, non! A pleurer! Aussi j'étais bien résolu à tout casser en arrivant. L'espacement de ma correspondance devait les mettre en éveil et personne ne serait surpris de la rupture que je comptais leur présenter, oh! Bien gentiment, évidemment! Thérèse Tillet;était mariée, m'avait écrit son frère! Cette nouvelle m'avait surpris, car je ne lui connaissais aucune intention matrimoniale lorsque je l'avais quittée, quelques mois auparavant. C'était, parait-il, à la suite de fiançailles assez lointaines. Qu'elle soit mariée m'était tout à fait égal. On verrait bien ce qui en résulterait pour moi. Je n'avais jamais vu en elle qu'une agréable maîtresse, sans plus. Mariée, ça n'avait aucune importance pour moi. Entre temps, étant à Bamako, j'avais reçu de Paris, par l'intermédiaire de ma mère, un ordre d'embarquement et une nomination, émanant du Ministère des Colonies, nomination au grade de sous-chef de gare comptable au chemin de fer de Kayes;au Niger, avec l'ordre d'embarquement pour Bordeaux;à une date postérieure d'un mois à celle de mon embarquement réel à Marseille. Trop tard, Monsieur le Ministre! J'avais repris du service à la Niger-Soudan, et je ne voulais pas la lâcher comme cela. Je profitai d'ailleurs de cette nomination pour obtenir de la Niger-Soudan une augmentation d'appointements, à la grande jalousie des copains. Le trajet Saint-Louis-Dakar n'offrait, lui non plus, rien de particulier. Cependant, j'eus cette fois l'agréable surprise d'y voir fonctionner, en qualité de contrôleur de route, l'ami Gaspard, celui de Dong-Trieu;et d'Haïphong! Heureuse rencontre, contents tous deux de se revoir ainsi par surprise, loin du pays où on s'était connus. J'avais déjà eu pareille surprise quelques mois auparavant, à Bamako,où, lors d'un passage important de sous-officiers de la Coloniale, j'avais revu parmi eux le sergent Degouy, que j'avais connu, en 1898, à Hué, alors qu'il était caporal à ma Compagnie. Cette fois, sur le chemin de fer, c'était Gaspard! Il était toujours aussi beau garçon, mais, en plus, il était devenu très bel homme, bien bâti, harmonieusement charpenté, très séduisant. Aussi cueillait-il les regards des femmes blanches qui le croisaient sur les quais; et même des jeunes Ouoloffs! Il m'apprit qu'il était sur ce chemin de fer depuis 1900, mais dans les bureaux de Dakar, raison pour laquelle je n'avais pas encore eu l'occasion de le rencontrer. Il avait demandé et obtenu, depuis quelques mois, ce poste ambulant de contrôleur de route pour essayer de se défaire, me dit-il d'une liaison qui devenait pesante. C'était la femme d'un de ses chefs de service qui ne pouvait pas se passer de lui, alors que lui, au contraire, aurait voulu s'en débarrasser pour être libre d'aller picorer ailleurs, en fantaisie. Mais, me dit-il, ce truc-là ne réussit pas. Chaque fois que je prends le train, elle le prend aussi, en qualité de voyageuse avec permis. Rien à faire pour m'en décoller, mon vieux! Ca devient tyrannique. Je la fais cocu tant et plus, ça ne fait rien, elle ne veut pas me lâcher. Aujourd'hui encore, elle est dans le train de retour pour Dakar. Je l'ai laissée se morfondre toute la nuit. J'ai été coucher avec une autre. Elle le sait. Mais la glu, elle s'acharne quand même! Enfin, ça passera bien un jour ou l'autre. On s'est raconté, ainsi, chacun sa petite vie. Il me chargea d'aller porter de ses nouvelles à ses parents. J'y retrouverais son aîné, mon ami de Toul, qui pas marié non plus, devenait vieux garçon grognon, parait-il. Avec l'aide de ce charmant Gaspard, j'eus un déjeuner choisi au buffet de Tivaouane, où il voulut que je mange avec lui. Viens; tu seras mieux servi, et puis tu me protègeras contre elle. En te voyant avec moi, elle n'osera pas entrer dans la petite salle. Viens! Le cruel! Je l'ai suivi ma foi! Pourquoi pas? Je passai encore trois belles journées à Dakar en sa compagnie. Il était plus agréable de faire couler les heures avec un gai compagnon comme Gaspard que de se morfondre tout seul à regarder tournoyer les mouettes sur le port et les milans sur la ville. Mais tout a une fin, ces trois jours-là comme les précédents, et un bateau de la Fraissinet m'emporta parmi d'autres passagers pour m'aller déposer, une fois de plus, à Marseille. Je commençais à devenir un vrai citoyen de Marseille! Mais de combien je préférais ce port à celui de Bordeaux! J'aimais mieux prendre passage à bord des navires de cette ligne, sur lesquels la vie était plus simple, qu'à bord des grands courriers de l'Amérique du Sud où le luxe et la gêne qui en résulte ne me plaisaient pas. Trop cérémonieux, là-dedans. Vivent les joyeux Marseillais! Un saut, et Paris m'ouvrait de nouveau ses bras, ainsi que la mère Hubin, que j'allais trouver dans sa rue de Suez où elle m'attendait bien tranquillement. Il y avait longtemps qu'elle ne se faisait plus aucun souci sur mon compte, et elle avait bien raison. Présentation au siège social de ma compagnie où on me mit en rapport avec les principaux employés d'un gros commissionnaire de la rue de Paradis - intéressé à la Niger-Soudan - qui concentrait toutes nos commandes, se chargeait de les grouper et de les faire diriger sur Bordeaux où un Macina, un Dodds ou un Turenne quelconque s'en chargerait pour les transporter à Kayes si... la Providence le voulait bien, en décrétant que la barre de Saint-Louis serait praticable et qu'aucun pilote n'irait matriculer les seuils rocheux du fleuve.

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SEJOUR EN FRANCE

1902

TROISIEME DEPART POUR LE SOUDAN

Trois mois se passèrent de la sorte à Paris où je n'avais pour ainsi dire rien à faire. Avril, mai, juin 1902. Tous les deux ou trois jours, vers dix heures, j'allais dans les bureaux du Commissaire, service des achats, où je pointais les commandes faites sur ma liste générale. Ce n'était pas bien ardu. Le reste du temps, j'étais libre, et ce travail de pointage ne prenait guère plus de deux heures chaque fois. Fin mai, il fut complètement terminé; mais il me fallait attendre un bon mois avant de pouvoir partir. C'était le délai nécessaire pour que tous ces achats arrivent, de tous les points de production, s'amalgamer à Bordeaux, dans les docks d'abord, pour qu'on en fasse un connaissement unique, et à bord du navire ensuite. Cette année-là, ce fut le Turenne qui fut élu pour transporter notre camelote. Connu, le Turenne! Bon augure! Nous verrons la suite. Voilà donc comment mon temps fut employé en ce qui concerne ma mission commerciale. En ce qui me concerne personnellement, il ne fut pas trop mal employé non plus. Ce fut cette année-là, pendant cette période, que pointa à l'horizon de mon destin, l'étoile qui devait le guider et le fixer, car cette étoile y brille encore, à l'heure actuelle, de tout son éclat, et y répand encore toute sa chaleur. Nous allons y venir chronologiquement. Tout d'abord, comme j'en avais l'intention, je pondis une grande lettre, peut-être un peu filandreuse, que j'adressai à Marie Simès et à sa mère. Par cette lettre, je rompais nos fiançailles de pacotille en donnant pour prétexte, réel, que ma situation coloniale ne me permettait pas de prendre la responsabilité de la vie d'une femme, etc... etc... C'était parfaitement vrai à cette époque où je n'étais pas libre de mes faits et gestes et où, au surplus, m'attendaient des épreuves coloniales que je pus aisément surmonter, seul, mais qui auraient été désastreuses ou impossibles à vaincre avec une jeune femme blanche d'une catégorie aussi nulle et nouille que cette gamine insignifiante. La mère Hubin approuva des deux mains: ça ne bichait plus entre les rombières. Bon. Ce fut une affaire réglée et on n'en parla jamais plus. Quant à Thérèse, eh! Bien, mais nous avons repris nos relations comme s'il n'y avait pas eu de mari, voilà tout. Oh! Elle n'était pas plus embarrassée que ça, la Thérèse en question; mais elle était toujours aussi agréable. Seulement, il y eut un seulement. Cette fois-là il s'appela Louise Tillet, la jeune soeur. Cette jeune soeur, qui avait 22 ou 24 ans, je ne sais plus, était institutrice à Versailles. La mère Tillet et Thérèse se mirent en tête de me la faire épouser et on ne manqua aucune occasion pour me la mettre au bras. C'étaient des promenades en famille, Thérèse avec son mari, bien entendu; et je me voyais forcé de prendre Louise en remorque. Oh! Ce n'était pas désagréable du tout car elle était fort jolie, bien faite, élégante, distinguée même, et pas bête, loin de là. Mais... elle ne faisait rien déclencher en moi. Au contraire, je me raidissais contre les attirances qui, forcément, se manifestaient, lorsque, bien souvent, et de son initiative à elle, des frôlements un peu... oui, faisaient bouillir la marmite. Mais il suffisait que je me souvienne du piège tendu pour m'arrêter net. On terminait la sortie sans plus de mal, et j'en étais quitte ensuite pour encaisser reproches et encouragements de Thérèse qui voulait absolument me faire épouser sa Louise! Avait-elle, celle-ci, un entraînement pour ma personne? Je ne saurais dire, car je ne m'en suis jamais occupé, même deux ans plus tard, quand, à un nouveau retour en France, le même manège a recommencé. Ce n'était pas mon destin. Il était tracé autre part où j'allai à sa rencontre, sans le savoir. J'avais conservé, à Longwy, des relations avec un bon ami de jeunesse, Adolphe Laporte, avec lequel on avait fait de bonnes parties folles et folâtres lorsque l'époque s'y était prêtée. Il s'était marié avec une jeune modiste. Ils travaillaient tous deux, lui comme comptable dans une usine, elle comme modiste en appartement. A chacun de mes séjours en France, depuis 1900, à ma rentrée de Chine, j'allais passer cinq ou six jours à Longwy. Je descendais à l'hôtel Terminus, tenu par le propriétaire, Achille Lafontaine, lui aussi un camarade de jeunesse. J'y étais parfaitement reçu, et, de cette façon, j'étais libre de revivre un peu au milieu des entourages de ma jeunesse. Pendant ces séjours, j'allais prendre un ou deux repas chez les Laporte que je voyais tous les jours en dehors de cela. J'allais aussi faire un tour à la banque où rien n'était changé depuis 1897, année où je l'avais quittée, sauf que les camarades étaient devenus un peu plus mûrs. D'aucuns étaient mariés et pères de famille. D'autres tenaient des succursales dans la contrée. Je revis là, toujours à la même place, travaillant toujours calmement à son livre journal, le papa Claudel, un brave homme bien sympathique, simple, et bien côté dans le pays. Il faisait partie du Conseil Municipal, du Conseil de Fabrique et de quelques clubs. Il était, en outre, apparenté par alliance avec les vieilles familles du pays. Chaque fois, j'étais invité chez lui pour prendre le thé, et je m'y rendais avec plaisir. Il habitait une gentille maison bourgeoise, bien située, avenante , appartenant à sa belle-mère, madame Veuve Blondeau, dont la fille était madame Claudel, mère de deux filles. Je dois remonter assez haut dans le passé pour prendre les choses par le commencement et montrer le chemin qu'elles suivent pour tisser des destinées. J'avais connu cette vieille madame Blondeau, en 1887, lors de notre premier contact avec le pays de Longwy, en venant de Langres. A cet époque, elle tenait depuis un veuvage prématuré, dans cette même maison, une épicerie-mercerie-débit de boissons. La maison était bien connue dans tout le quartier et fort au delà. On allait chez la mère Blondeau, disait-on. Ce fut chez elle que j'allai faire nos premiers achats du premier jour, du premier soir plutôt. Sa boutique n'avait pas de devanture. On y accédait par un perron à double escalier,celui du haut ayant cinq marches, celui du bas huit, car la rue était en forte pente. Dès qu'on entrait dans cette boutique, après avoir franchi un vestibule-tambour et fait tinter une sonnette accrochée à la porte, on se trouvait serré dans une petite pièce, étroite, remplie de tous côtés, jusqu'au plafond, d'un invraisemblable amas de marchandises de toutes sortes. On y trouvait toujours ce qu'on voulait avoir, soit en épicerie, soit en mercerie, soit en fournitures scolaires, soit en matériel de fumeurs. Il y avait aussi des chaussons, des sabots, des balais, enfin de tout. La mère Blondeau, petite vieille femme alerte et toujours aimable, servait avec prestesse, sans jamais faire de faux mouvement. Elle était connu, comme je l'ai dit, et elle connaissait tout le monde. En ce temps-là le pays n'avait pas encore évolué; il n'y avait pas encore eu d'immigrations massives comme par la suite, et la mère Blondeau ayant vécu là depuis toujours, connaissait les moindres détails des familles des alentours. Cette petite pièce épicerie donnait accès dans une autre pièce plus grande, qui était la salle de débit. Dans cette salle, il y avait des tables, des bancs, des chaises, et une armoire-vitrine où on mettait verres et bouteilles. Ce Débit était surtout fréquenté par des ouvriers d'usine, des Belges, qui venaient des villages frontières environnants, distants de 8 ou 10 kilomètres de Longwy-Bas. Ils venaient à Longwy le lundi matin, apportant de chez eux un double sac avec leurs provisions de bouche pour une semaine, et s'en retournaient le samedi soir, le sac vide, mais la paye en poche. Chaque fois, c'était un arrêt chez la mère Blondeau, ainsi que plusieurs fois par jour, l'usine où ils travaillaient étant très proche. La brave femme leur servait de tire-lire ou de coffre-fort, car elle leur gardait leur argent dans lequel ils venaient puiser ou déposer des sommes suivant leur volonté. Jamais il n'y eut la moindre erreur, la moindre discussion à ce sujet. Aussi, cette clientèle était-elle très fidèle. Il y fréquentait aussi des employés de chemin de fer, dont un, Carbonnel, était le père du sergent que j'avais rencontré au Tonkin. Il y en avait trois qui buvaient toujours la même dose de "fréquet", c'est à dire d'eau-de-vie de grains très bon marché. Ils avalaient leur verre avec toujours la même grimace. C'était amusant. J'étais, moi aussi, un client assidu, non seulement pour la maison, car je faisais la plupart des commissions pour ma mère mais pour les fournitures de classe: cahiers, crayons, plumes, ardoises pour les petits, etc...J'aimais bien cette petite boutique où, à l'unique fenêtre donnant sur la rue, pendaient un hareng saur, des pipes en terre, des blagues à tabac, des peignes, des couteaux, etc ...Au-dessus de rangées de bocaux remplis de bonbons multicolores. Je ne me doutais guère, à cette époque lointaine, que cette brave femme deviendrait un jour ma grand-mère par alliance! Et pourtant, ce fut ce qui advint par la suite. Mais en 1902, il n'était pas encore question de cela; il n'était même question de rien qui en pût approcher. La famille Claudel était venue par la suite habiter la maison Blondeau, et le magasin avait disparu. Lorsque, cette année-là comme les précédentes, j'allai au mois de juillet à Longwy, je fus invité par la famille Claudel à aller prendre le thé, et, pour la première fois peut-être, je fus mis en présence des deux filles de la maison: Magdeleine, l'aînée, âgée alors de dix-neuf ans, et Amélie, dite Lili, de douze ans environ. De cette dernière, je ne me souviens de rien que de sa présence. Par contre, je fus attiré par l'aînée, mademoiselle Magdeleine. C'était une très belle fille. Quand je dis très belle, entendons-nous. Elle n'était pas ce qu'on appelle jolie au sens peinture du mot. Non. Mais elle était remarquable par tout ce que sa figure faisait rayonner. D'abord, elle avait de beaux cheveux blonds venise, d'une finesse extraordinaire, qui lui auréolaient la tête d'un casque d'or, avec de jolie frisons en couronne qui lui paraient le front, d'une oreille à l'autre en passant par les tempes. Cette chevelure était remarquablement mousseuse et j'en reçus comme une longue caresse sur les yeux. Son front haut et bombé dénotait de la volonté, de la ténacité allant peut-être jusqu'à l'entêtement. Son nez un peu fort n'avait pas une forme idéale, mais ses ailes mobiles, frémissantes, indiquaient une nature très sensible, très vibrante, et beaucoup de bonté. Sa bouche? Ah! Sa bouche, une merveille de pureté, de dessin, de forme, de fraîcheur, de beauté. Oh! quelle jolie bouche! Je me demandai là, à ce moment -je m'en souviens comme d'hier- ce qui me valait ce privilège sans prix d'admirer d'aussi prés une bouche aussi suave sous des cheveux aussi tentants! Mon émotion n'était pas du genre violent. Mes sens n'en étaient pas troublés. Mais mon cerveau était marqué, et, à mon insu encore, mon coeur aussi. Il n'y avait aucunement coup de foudre chez moi, ni chez elle non plus d'ailleurs. En ce qui me concerne, il ne pouvait y avoir de coup de foudre, car j'admirais trop: elle était trop haut placée pour moi, et puis, elle s'annonçait inaccessible. Oui. Ses parents et elle-même m'apprirent que, parallèlement à moi qui allais repartir pour l'Afrique, elle s'en allait pour la Bohème, en qualité d'institutrice française, dans un couvent de la Visitation, à Choteschau, en compagnie d'une autre jeune fille venant de Paris. Cette nouvelle m'enchanta réellement. Je ne sais pourquoi, j'étais heureux de constater chez cette jeune fille une inclination vers d'autres chemins que ceux de la routine, un désir de vivre plus intensément, avec de l'initiative personnelle et en dehors des milieux restreints, étriqués de la vie bourgeoise contemporaine. Je la félicitai de tout coeur et en toute sincérité de sa décision, de son courage, de sa volonté. Et mes félicitations, je puis le dire, avaient de la valeur, car elles n'étaient pas celles, toutes verbalement mondaines, d'un monsieur qui n'aurait jamais quitté son trou. Du reste, elle me le fit bien remarquer à ce moment-là, et, plus tard, elle m'a dit que mes encouragements lui avaient fait énormément de bien. Ce fut tout pour cette fois. Je pris congé de ces personnes comme à l'ordinaire, et je partis de Longwy deux ou trois jours après, sans avoir revu cette jeune fille. Ce dont je me souviens, cependant, c'est de m'être assis, attiré par une force inconnue, spécialement sur le siège qu'elle occupait généralement chez madame Laporte, la modiste, chez qui elle prenait des leçons de mode à titre personnel. Je pris un plaisir à me poser là où elle se posait. Enfantillage! Mais oui! Et cependant...! En tout cas, je quittai la France sans rien emporter d'elle de plus saillant que cela: un germe! De même, elle s'en alla passer ses deux ans en Bohème sans penser le moins du monde à mon existence. Et ce fut bien ainsi. Je repartis par mon port habituel, Marseille. Toujours les mêmes escales bien connues: Alger, Oran, Las-Palmas, Dakar. J'avais combiné mon voyage pour pouvoir retrouver mon Turenne à Saint-Louis, avant qu'il ne parte pour le haut fleuve. Ma combinaison était parfaite, sur le papier. Les temps étaient bien calculés, et ça devait coller comme un timbre poste. Oui, mais, va te faire fiche! Cette année-là la barre de Saint-Louis se mit dans la boule de faire la boudeuse. Le Turenne s'y présente: pas moyen de passer. Il reste deux jours, trois jours à l'ancre à l'embouchure du fleuve, comptant profiter d'un caprice pour forcer la garce: pas mèche. Et en arrivant à Dakar sur mon Fraissinet, j'eus la surprise d'y voir ancré mon Turenne, qui se prélassait lourdement au milieu de la rade. Dès que mon installation fut faite à l'hôtel je montai dans une barque et allai à bord de mon navire, demander des nouvelles de cette station insolite à Dakar, et le commandant m'apprit ce que je viens de dire. Misère! Mais, ne désespérez pas, ajouta-t-il. J'attendrai ici une huitaine de jours à l'ancre, pour profiter d'un moment propice pour la passage. Ayez un peu de patience. D'ailleurs, on ne peut rien faire d'autre. Quatre jours après, joie! Le Turenne lève l'ancre et sort du port pour remonter devant Saint-Louis d'où on lui signale que la passe est libre. Bonne affaire. Pour ne pas perdre de temps, je prends le train pour Saint-Louis, avec l'ami Gaspard, toujours de service, en bonne santé, et toujours collé à sa glu, comme il l'appelait. Mais à Saint-Louis, amère déception. La barre avait été praticable juste pendant vingt-quatre heures, alors que le Turenne était à Dakar. Lorsqu'il était venu se présenter à l'embouchure du fleuve, la barre s'était refermée. Le navire attendit là encore deux jours, ancré dans la solitude. Rien à faire. Pas de passage. Alors la décision que je craignais la seule possible dans ce cas, fut prise: le Turenne irait décharger sa cargaison à Dakar et elle viendrait à Saint-Louis par le tortillard à vapeur! Désastre encore une fois, bien que moins grave que celui de l'année précédente, car les marchandises ne seraient pas perdues; mais quel retard! Au lieu de les avoir en juillet à Kayes et en août à Bamako, on ne les aurait respectivement qu'en octobre et novembre! Trois mois de retard certain! Et moi, j'étais obligé d'attendre, dans ce sale trou de Saint-Louis que mon stock de camelote arrive par bribes et par morceaux se faire emmagasiner dans les stocks, avant le dédouanement qui ne pouvait être opéré qu'une fois, lorsque tout le chargement serait complet. Il fallut se résigner à subir l'inévitable, l'irrévocable. Je fis donc un prix de pension de deux mois avec mon hôtelier qui me fournit une belle grande chambre dans une annexe de l'hôtel; et j'y fus très bien, en admettant qu'on puisse être bien à Saint-Louis en général, et pendant la saison des pluies en particulier. Alors commença un trafic intense et trépidant: les bateaux à Dakar déchargeant leurs cargaisons sur les quais, les camions les transportant des quais au chemin de fer, le roulage jusqu'à Saint-Louis, et, enfin, l'arrivage dans ce port, le camionnage de la gare aux docks de la douane. Là, il y avait un remue-ménage incessant pour répartir les colis suivant leurs marques particulières. Mais que ce travail était donc long! Tous les autres navires destinés comme le nôtre au haut fleuve furent obligés de se décharger à Dakar, ce qui produisit un amoncellement considérable de colis de toutes sortes qui se chevauchaient et s'entremêlaient inévitablement, d'où un invraisemblable salmigondis qui augmentait encore à Saint-Louis. Je passai là deux mois fort pénibles, car je n'avais absolument aucune occupation pour employer mon temps. Je ne pouvais remonter seul à Kayes, car ma consigne, ayant prévu ce cas très prévisible, était de rester avec les marchandises et de ne les quitter que lorsqu'elles seraient entre les mains de notre agent, de la Gironnière. Ah! Que je me suis morfondu dans ce Saint-Louis minuscule d'où on ne peut aller nulle part, sauf dans une direction interdite sous peine de s'y faire probablement couper le cou, en Mauritanie, dans le désert. J'eus donc, malheureusement, le temps de bien connaître cette île dont le sol est à peine à cinquante centimètres au-dessus du niveau des hautes eaux de la marée où il n'y a pas d'eau potable, à part celle qu'on importe, et où il n'y à ni égouts, ni déversements de w.c. Ceux-ci, partout, sont ignobles, des horreurs sans nom. Je n'ai jamais compris comment des Européens pouvaient conserver chez eux, pour leur usage personnel, des cabinets aussi horribles. Pour moi, c'était chaque fois un supplice d'en user; et je parle des w.c d'Européens, dans leurs habitations! Quant à ceux des indigènes, alors, il n'y a plus d'expressions pour les peindre. Et pourtant, beaucoup de ces indigènes devaient être plus propres que nous, car, tous les matins, on voyait déambuler dans toutes les rues, allant vers le fleuve, des femmes portant fièrement sur leur tête des récipients mal odorants qu'elles allaient déverser soit dans le petit bras, soit dans le grand, preuve que, chez elles, on s'en servait et qu'on les vidait tous les jours. Mais alors, pendant plus d'une heure, c'était un spectacle écoeurant le long des berges, sous le nez des gens d'en face! Et il y avait encore plus affreux que ça! Le long du petit bras, sur la rive gauche de celui-ci, la municipalité avait fait édifier des édicules publics en bois pour le soulagement gratuit et canalisé des contribuables errants. C'étaient de vastes cabanes sur pilotis, dont le plancher se trouvait à environ deux mètres au-dessus du niveau de l'eau. On y accédait au moyen d'un large escalier qui donnait sur un palier, d'où on pénétrait par une ouverture à l'intérieur de la construction en planches bien jointes et bien abritée par une toiture en tuiles rouges. Cette ouverture était masquée, du dedans, par un écran de planches qui empêchaient les gens de la rue de voir ce qui se passait à l'intérieur. Il s'y passait tout simplement ceci: les consommateurs, attirés par le besoin, se déculottaient et allaient s'accroupir, de compagnie, sur une grosse poutre au-delà de laquelle un large espace vide permettait aux évacuations de tomber à l'eau qui coulait en dessous. Vu de la-haut, la compagnie poussante et geignante avait un vague air de volailles juchées sur un perchoir en rang serré. En dessous, là où les offrandes des officiants tombaient avec un bruit en rapport avec leur volume et leur poids -ça faisait plouf dans l'eau, plouf! plouf! ... Les poissons étaient à la joie leur déjeuner leur tombait tout cuit dans le bec! L'histoire des alouettes rôties n'était pas une blague pour eux. A chaque plouf, bruit d'une offrande, correspondait un floup! suçant, bruit que faisait le poisson pâmé de joie. De nuit, surtout, l'effet de ces bruits était ravissant. Mais l'histoire ne s'arrêtait pas là! Tous les cadeaux ainsi généreusement semés dans le fleuve par les cinq ou six édicules toujours très fréquentés n'étaient pas immédiatement consommés. Alors, ils s'en allaient à la dérive, emportés par le courant. Quelques-uns descendaient tout doucettement le fleuve en flânant le long des bords tout plats et irréguliers. Ils rôdaient comme cela, à la dérive, sans but, rejetés par un petit cap de boue repris par un remous qui les conduisait un peu plus loin. Là, ils rencontraient une femme qui lavait bien paisiblement ses ustensiles de cuisine. Alors, les uns et les autres allaient à tour de rôle se frotter auprès des calebasses, des cuillers ou des pots qui plongeaient en partie dans l'eau bourbeuse. Si les circonstances le permettaient, ils pénétraient à l'intérieur, ingénument, et en ressortaient, comme dégoûtés de ce qu'ils y avaient vu ou senti. En route, ils trouvaient des femmes bavardes qui venaient puiser de l'eau dans leurs énormes calebasses en les plongeant jusqu'à la gueule dans le fleuve, tout en continuant à bavarder, comme des poules qui reviennent de la foire. Alors, mes voyageurs nonchalants et curieux se permettaient de venir faire quelques tours d'amateurs dans ces belles calebasses bien reluisantes. Certains même s'y plaisaient et si bien qu'ils s'y endormaient, en tournoyant bien lentement, juste au centre du liquide. ils attendaient là, bien tranquilles sur leur sort, certains de n'être pas molestés. Effectivement, quand la bavarde avait fini de bavarder et s'apprêtait à prendre en charge le liquide, s'apercevait-elle de la visite, tout doucement, du dessus de la main, elle invitait les visiteurs à sortir, comme avec une douce caresse on éloigne un enfant: ôtes-toi de là, petit, ôtes-toi de là! Et l'intrus sortait lentement pour aller chercher des aventures nouvelles et diverses sur son chemin. Et si la bavarde ne s'apercevait de rien? Oh! La belle affaire! Elle emportait le tout, tiens! Et une fois à la case, elle saurait bien loger le vagabond au milieu de gens de sa race, dans le récipient vernissé qui retournerait au fleuve, le lendemain matin. Et ces coutumes municipales et publiques étaient pratiquées très ouvertement par tout le monde, à environ deux cents mètres du palais du gouverneur du Sénégal, sous l'oeil candide du brave général Faidherbe! Oui, c'est ce qu'on pouvait voir, en l'an de grâce 1902, à Saint-Louis du Sénégal. Eh! Bien, en l'an de grâce 1934, dans ce même Saint-Louis, il n'y avait absolument rien de changé que les officiants des édicules et les poissons d'en dessous, leurs prédécesseurs ayant été mangés par les Saint-Louisiens qui les avaient si bien et si abondamment nourris. Cela faisait comme un cercle vicieux. Tout comme cet américain qui élevait des lions en leur donnant à manger de la chair de tigres, ces derniers ayant été nourris avec de la chair de lions! Mais l'américain en question avait le bénéfice des peaux tandis que les Saint-Louisiens ne retiraient aucun bénéfice, même pas d'hygiène, même pas d'esthétique! Je dis cela de l'année 1934 parce que je l'ai constaté à ce moment-là une Xième fois. Ah! Le progrès, quelle belle chose! Oui, mais il faut l'appliquer! Pendant ces deux mois d'inaction forcée, en pays trop chaud, où, à chaque instant une pluie diluvienne venait encore augmenter cette lourde chaleur, j'ai été pris d'une crise étrange qui m'a duré un bon mois. C'était une crise de coeur, d'amour, de tendresse. Je suppose qu'elle a été créée à la suite de mon inactivité, et, en même temps par l'âge vers lequel tout homme, paraît-il, recherche la compagne de sa vie, la fondation d'un foyer fixe. J'éprouvai à ce moment de véritables souffrances physiques de coeur, de ce coeur trop gonflé, qui m'occasionnait des suffocations pénibles. Et tout cela, sans objet, c'est à dire qu'aucune femme n'était en cause dans cette affaire. On peut souffrir d'amour déçu, ou non agrée par une personne déterminée; on peut souffrir de l'abandon par cette personne, ou d'un arrachement matériel par l'absence ou la mort; j'en ai fait l'expérience depuis, et plusieurs fois. Mais là, il y a une cause connue, qui détermine cet état de souffrance, et les pensées du malade sont uniquement tournées vers la femme qui est l'objet de cette douleur. Rien de cela n'existait pour moi au moment dont je parle. Ce n'était nullement une crise des sens. Pendant cette période, au contraire, je me dégoûtais tellement que je n'ai pas touché une seule femme. Ca me répugnait. Non pas la femme, mais les gestes de la simple bête. Je les désirais comme consécration de tendresse infinie, mais pas comme simple gymnastique hygiénique. La séparation d'avec Thérèse n'y était pour rien. Je n'avais pour elle aucune tendresse, aucune estime. Elle n'était rien pour moi en fait d'attache de coeur. Et, physiquement, elle ne me manquait pas. Je me souviens bien m'être analysé sous toutes les faces: aucune figure de femme ne se projetait sur cet écran douloureux qu'était ce viscère en crise. Je désirais aimer. Je désirais l'amour entier, total, infini, d'un être féminin que je chérirais plus que tout et de qui je recevrais également les tendresses. Je désirais l'union complète, intime, charnelle, spirituelle, de l'âme, du coeur enfin l'amour entier et exaltant. Et je ne savais pas pour qui. Je ne voyais personne sur qui poser ce désir d'amour. J'étais seul, je devais rester seul, je ne pouvais songer à personne, même en imagination. Mademoiselle Claudel? Oh! non. Quand, par hasard, je la revoyais telle que je l'avais vue chez ses parents, elle m'apparaissait toujours tellement lointaine et innaccessible! Je la voyais comme je voyais une belle peinture, ou la statue de la Vierge dans une église du village - pourquoi ce village? sais pas!- c'est à dire irréelle pour moi. Marie Simès? Fuit! Elle, alors moins que tout autre. Non, il n'y avait pas d'explication visible, palpable. Je souffrais de besoin de tendresse, et c'était la seule chose que je savais, puisque je ressentais ces souffrances. Et puis, sans plus d'explications, la crise s'est atténuée et éteinte. Le coeur a repris ses fonctions normales, sans plus frapper à la porte. Plus tard, il eut sa part, sa bonne part, sa large part- il l'a encore du reste- mais plus de cette façon désordonnée et sans cause. Il n'y eut plus de vide par la suite, et il fut tellement occupé qu'il continue. Avec tout ça arriva quand même le jour où je pus démarrer de Saint-Louis. Tout notre stock avait été enfin réuni, dédouané, et, pour le monter à Kayes, j'avais frété vingt gros chalands de quinze à vingt tonnes, montés chacun par un patron et six hommes. Pour tout le convoi, il y avait un subrécargue, c'est à dire un chef indigène responsable avec qui, seul, on eut à traiter. C'était beaucoup plus commode ainsi. Les marchandises furent réparties dans ces chalands, dont un fut aménagé pour me transporter. On en emplit le fond avec des caisses de liquides: vin blanc, vin rouge, champagne, bière, etc ..... de façon à faire un très beau plancher qu'on recouvrit de paillassons. Là-dessus, je m'installai très confortablement, sous le rouf en paille qu'on construisit au milieu de l'embarcation. C'était tout à fait identique à mes précédents esquifs, sauf que, celui-ci étant plus grand, j'y avais plus de commodités. J'allai prendre congé de Gardette, notre commissionnaire-correspondant, et m'embarquai. On forma le convoi de manière à le faire remorquer par le mono roue qui montait dans le haut fleuve, mais seulement jusqu'à Dagana, car il n'y avait plus assez d'eau pour lui en amont de cette station. Il démarra doucement, entraînant toute cette ribambelle de chalands à ses trousses, en deux lots, un de chaque bord, qui s'étalaient dans le sillage en triangle, un peu comme un vol de canards. Nous fûmes traînés de la sorte pendant prés de deux heures. Puis, à un moment donné, le subrécargue fit un signe, les remorques tombèrent à l'eau: nous étions abandonnés à notre propre sort, pendant que le mono roue filait son chemin sans plus s'occuper de nous. Le patron m'expliqua que nous étions arrivés à l'endroit du fleuve où le courant de la mer ne se fait plus sentir trop fort et où le vent allait permettre de hisser les voiles. En effet, tous les chalands, d'un seul mouvement, hissèrent leurs grandes voiles carrées qui furent immédiatement gonflées par une bonne brise d'arrière. Toute la flottille se laissa pousser tranquillement. C'était très joli; on aurait cru une course de régates. Petit à petit, cependant, les chalands s'espacèrent, suivant la marche de chacun. Ils se ressemblaient tous, ces chalands, leurs voiles étaient de même dimension; le vent était identique pour tous, et cependant, il n'y en avait pas deux qui aient marché de la même manière. La nuit arriva, sans interrompre la marche: les gens voulaient profiter de tout le vent possible pour ménager leurs forces et ils avaient raison, car ils allaient en avoir besoin. Le lendemain matin, on était arrêté près d'un village, le long d'une haute berge. Je parle de ma barque à moi, car elle y était seule, les autres ayant toutes disparu. Je demandai au patron où elles étaient: "dans le fleuve, me dit-il, on les retrouvera toutes à Kayes, mais dans le fleuve, nous marchons chacun pour soi, par équipage, sans nous occuper des autres. Nous savons que nous arriverons tous ensemble à Kayes; tu verras". Bon, dis-je sans plus insister. D'ailleurs, j'avais l'habitude de leurs façons de faire, et je n'avais aucune inquiétude sur le sort du convoi. D'autre part, c'était encore plus agréable de voyager individuellement. Je ne dirai rien non plus de cette remontée du fleuve qui ne fut que l'inverse de la descente, aurait dit monsieur de la Palisse. Cependant, le travail était beaucoup plus dur. Les chalands, lourds, exigeaient de la force pour remonter le courant. Les laptots employaient divers moyens. Quand le vent était propice, suivant sa direction et la courbe du fleuve, on hissait la voile, économisant ainsi l'énergie humaine. C'était toutefois assez rare. Le plus souvent, les gens tiraient la barque à la cordelle, sur la berge, par une grande corde attachée au haut du mât, tout comme on tire les péniches sur nos canaux. D'autres fois, c'était à la perche qu'on avançait; rarement à la pagaie. On se traînait ainsi lentement sur cette eau jaune. Tous les jours, je faisais plusieurs heures de footing sur la berge, mon fusil sur l'épaule, profitant sans les chercher, des occasions pour abattre quelques pièces. Un jour, j'étais sur la rive droite, la rive des Maures, et je marchais depuis un bon moment sur une berge bien plate, couverte d'une brousse peu épaisse. A un certain moment, je vis devant moi un beau singe cynocéphale qui me regardait tranquillement. Machinalement, je détachai mon fusil de l'épaule dans l'intention de l'abattre, pour en avoir la dépouille. Heureusement, je regardai la brousse avant d'épauler, et je vis, tout autour de ce singe si tranquille, un troupeau d'autres singes de toutes tailles, parmi lesquels une vingtaine d'individus aussi gros que celui qui avait d'abord attiré mon regard. Ces gros mâles me regardaient en ricanant, sans bouger de place, pendant que le reste du troupeau, une centaine au moins, s'éloignait tout doucement, sans se presser conscient de sa sécurité. Ma tentative de canonnade s'arrêta là, très prudemment. En face d'un seul singe, même de cette taille, je n'aurais pas hésité; mais devant cette troupe de gaillards qui me montraient leurs dents impressionnantes, je ne me risquai pas. Je ne pouvais toucher qu'un seul de ces animaux, et j'aurais eu ensuite toute la bande sur moi qui m'aurait écharpé en un rien de temps. Je continuai donc mon chemin, sans m'arrêter, le fusil à la main pour toute éventualité, mais aussi sans me presser davantage. Je fus suivi ainsi pendant une bonne demi-heure, par la garde du troupeau, tandis que le reste suivait à une plus grande distance. Puis, il y eut un petit ravin, avec des arbres; et instantanément, toute la troupe grimpa sur ces arbres et me regarda m'éloigner en me faisant toutes sortes d'horribles grimaces. Ce fut ainsi qu'on se quitta. Ce fut également la seule aventure mentionnable qui se présenta sur mon chemin pendant les 25 jours que dura cette interminable ballade sur ma route liquide déjà trop connue, partant trop banale. J'eus le temps d'y méditer sur les destinées probables de ces contrées, lorsque nos moyens de civilisés, d'industriels, nous auront permis d'y apporter des améliorations. Mais, y a-t-il possibilité d'y apporter des améliorations, à ce pays, qui, jamais, n'a pu ni su attirer ou retenir les explorateurs les plus hardis qui ont pris contact, depuis des siècles, avec l'embouchure du grand fleuve? Partout, sur toute la terre, un grand fleuve a toujours servi de porte d'entrée vers les contrées intérieures qu'il arrose. Et dans tous les pays, lorsque la nature s'y prêtait, les hommes s'y sont engagés et y ont prospéré. Au Sénégal? Point. Serons-nous plus heureux? Je ne sais pas; je ne crois pas; parce que la nature est rebelle à toute amélioration par ici. Il y a d'abord le régime du fleuve qu'on ne peut pas changer. les saisons sont fixées immuablement et aucune puissance humaine ne peut en modifier le cours. On se trouve donc en présence d'un fleuve capricieux, qui ne permet la navigation intense que pendant quelques semaines par an. Un remède possible serait un immense barrage en aval, qui retiendrait toutes les eaux accumulées pendant la saison des pluies. Mais non; un barrage unique n'aurait pour effet que de produire une inondation générale des pays d'amont, et, fort probablement aussi, une dérivation du cours actuel du fleuve qui aurait alors tendance à reprendre un de ses anciens lits, abandonnés depuis des millénaires peut-être, en particulier celui qui traversait le pays de Ferle, devenu désertique depuis cet abandon. Plusieurs barrages successifs? Ce serait beaucoup trop coûteux, car il en faudrait trop, avec les écluses correspondantes. Et puis, pourquoi aménager ainsi le fleuve, sinon pour pouvoir atteindre le coeur du pays soudanais? Dans ce cas, une autre solution, à laquelle on s'était déjà arrêté d'ailleurs, était beaucoup plus pratique; la liaison directe, du port de Dakar, accessible en tous temps par tous les navires, avec le fleuve Niger, par un chemin de fer qui aurait Kayes pour tête de ligne et qui existait déjà en partie. De cette façon, on n'aurait plus à se préoccuper de la barre à Saint-Louis, ni des fluctuations du niveau d'eau dans le fleuve Sénégal. C'est en effet la solution qui à été réalisée: maintenant, on va de Dakar à Bamako en deux jours, en wagons-lits, wagons-restaurants, bars! Alors que j'allais mettre moi, au moment où je méditais sur mon chaland nonchalant, trente jours pour faire le même trajet, au bas mot! Et sans aucun confort comme on le comprend aujourd'hui. En ce temps-là, mon confort de chaland, de brousse, me paraissait de beaucoup préférable, peut-être serait-ce encore ainsi maintenant. Mais je suis une exception pour la masse, aucun doute possible: ce que j'appelais mon confort à moi, était une vraie sale blague pour neuf cent quatre-vingt dix-neuf mille autres que moi. Quand ce futur chemin de fer serait en exploitation, ne risquerait-il pas, en faisant déserter la route du fleuve, d'appauvrir tout ce pays qu'il traverse? Franchement non. Il est tout nu, ce pays. Rien n'y vient ni ne peut y venir d'autre que ce que les indigènes en retiraient.. Ils ont beau être sauvages, les Noirs sénégalais ou soudanais - c'est-à-dire primitifs - ils ne sont pas bêtes. Ils savent très bien tirer parti de ce que la nature peut mettre à leur disposition; et ils ne s'obstinent pas à vouloir lui faire produire autre chose, sous prétexte que cette même nature se manifeste autrement ailleurs. On doit se soumettre à ses lois, aussi bien au Sénégal que dans n'importe quelle contrée, les Blancs aussi bien que les Noirs. Nous constatons bien, nous, que les pommiers, si abondants en Normandie, ne viennent pas en Vendée ou en Auvergne. De même les châtaignes ne se voient pas en Normandie, non plus que la vigne qui couvre les pays méridionaux. Le long du fleuve Sénégal, il y a aussi des impossibilités. On ne pourra jamais y exploiter la banane, ni l'ananas, c'est un fait. L'arachide n'y pousse pas comme dans le Cayor et le Saloum; le sol ne s'y prête pas. Rien donc à envisager comme exploitation coloniale. L'abandon de la route du fleuve par le courant européen ne modifiera en rien l'existence des riverains qui, en ce moment, vivent exactement comme on y vivait il y a quatre ou cinq mille ans. Et tout s'est produit par la suite, comme je le prévoyais dans mes méditations pratiques. Ce n'était pas sorcier: c'était écrit sur le sol, dans la nature même. Mais on a mis du temps pour y arriver. Il fallait, de toute nécessité, achever le chemin de fer de Kayes au Niger, avant d'entreprendre la construction de l'autre tronçon intermédiaire. Et ce maudit régime sénégalien entravait toute activité. Ainsi, cette année encore, alors qu'il y avait plus de dix mille tonnes de matériel à Dakar, sur les berges, on devait arrêter les travaux sur la ligne au-delà de Toukoto. Ces rails, traverses, poutrelles, etc .... ne pourraient monter qu'en 1903. On profiterait de l'intervalle de temps pour transporter le tout à Saint-Louis par petits navires pouvant passer aisément la barre; on l'accumulerait sur les quais du fleuve, et, en 1903, on pourrait faire remonter cette masse de ferrailles jusqu'à Kayes. Ensuite, on verrait; on agirait au petit bonheur, suivant les circonstances. Quant à moi, j'arrivai sans encombre à Kayes, avec tout le gros de ma flottille, qu'on avait rattrapé ou qui avait rejoint la veille de l'arrivée. Ce fut une entrée très imposante. Les eaux étaient déjà basses, et, par conséquent, la berge d'accès très haute. Bah!... On avait l'habitude. J'allai, bien entendu, directement à notre comptoir, où la Gironnière me reçut assez bien, ma foi. Etait-ce le contentement professionnel intéressé de me savoir accompagné de toute la camelote? Peut-être; mais, le lendemain, il recommença à me faire grise mine. Je n'avais pas, parait-il séparé les colis d'après leur destination, si bien qu'il lui fallait faire décharger tous les chalands afin d'avoir son stock à lui, destiné à Kayes. Il aurait voulu, ce brave monsieur, que, à Saint-Louis, dans ce fouillis impossible, j'eusse fait démêler soigneusement tous les colis pour Kayes et que je les eusse embarqués, tous ensemble, dans tels et tels chalands bien désignés. Evidemment, de la sorte, à l'arrivée à Kayes, il n'aurait plus eu, lui, le père tranquille, qu'à faire vider ces chalands en tout premier lieu, s'emparer de sa camelote et la vendre par les voies les plus rapides, laissant les autres à la traîne. Evidemment. Mais, ce n'était pas ainsi que cela se présentait. C'était déjà bien beau d'avoir tout amené dans ces conditions peu ordinaires. Aucune maison ne l'a fait, ce que j'ai fait là. Il ne s'est trouvé personne pour accomplir pareille tâche! Mais, n'est-ce pas ? A chacun ses aises. Quoiqu'il en fût, j'avais télégraphié mon départ de Saint-Louis tant à Bamako qu'à Kayes. A mon arrivée dans cette dernière ville je demandai à Bamako immédiatement; cheval et palefrenier m'attendant à Toukoto. De la Gironnière, lui, devait hâter le débarquement des chalands et réexpédier le tout sur Toukoto où un convoi de voitures les attendaient également. La manoeuvre se dessinait; ça avait l'air de vouloir gazer! Ces instructions m'arrangeaient en tous points. Je ne me souciais pas de passer encore des jours sur les quais de Kayes à compter, pointer, contrôler caisses et ballots. La fuite dans l'intérieur m'était beaucoup plus agréable, d'autant plus qu'elle hâtait la réalisation de la promesse qu'on m'avait faite à Paris: me confier la gérance du comptoir de Bobo-Dioulasso, tout là-bas, à l'est de Bamako, au nord de la colonie de la Côte d'Ivoire! Allez, Georges Hubin, en voiture pour Toukoto. Rien à signaler, sauf que la superstructure du prolongement de la ligne est déjà construite sur un nouveau parcours de prés de cinquante kilomètres. On achevait les nombreux ouvrages inévitables, dont le principal était le pont sur le Badinko, ce fameux marigot aux soudaines et terribles fantaisies. Je trouvai en arrivant Tiemaran, mon palefrenier, avec un cheval tout scellé, et aussi Taxil, le beau Taxil, qui attendait placidement l'arrivée, par le train suivant, du premier chargement pour son convoi de bourricots. J'arrivai à Bamako dans les premiers jours d'octobre. J'y trouvai le Barbier toujours aussi barbu, Henry toujours aussi sanguin et boxeur; mais il devait se contenter de boxer à vide, le pauvre bougre, personne parmi les Blancs de Bamako ne voulant se mesurer avec lui. Pas sportifs, les Français, disait-il à chaque instant. Je n'y rencontrai plus mon frère qui remplaçait Tillet à Kouroussa, ce dernier étant rentré, un peu fatigué, en France, en congé régulier de trois mois. La boutique du marché était tenue par le père Colas et deux aides indigènes. Quant à la comptabilité, personne ne s'en occupait. Je dus m'y mettre aussitôt pour essayer d'ordonner un peu tout ce fatras de factures, de notes, d'écritures et de comptes divers. J'appris, à ce moment, la mort accidentelle de Pillot, l'ancien directeur. Il était descendu le long du fleuve, et s'était installé dans un grand chaland, entre Mopti et Tombouctou. Il avait établi là une véritable exploitation de plumes d'aigrettes, en y organisant les hécatombes d'une façon industrielle. Son affaire marchait très bien. Malheureusement, un jour, en remontant dans son chaland-caravane, il se tua net d'un coup de son fusil dont la détente s'accrocha malencontreusement à un morceau de racine. Le pauvre homme n'avait pas eu de veine en Afrique! Les premières voitures de Taxil arrivèrent, bondées de marchandises de toute nature, et la vente prit tout de suite un grand essor: nous étions les premiers ravitaillés à Bamako et, tous les soirs, les recettes étaient mirifiques. Je devins le grand homme, puisque c'était grâce à ma diligence - une pauvre diligence, mais il ne faut pas trop demander - que ce succès était dû. La ville de Bamako commençait à se développer et à annoncer le centre important qu'elle est devenue depuis. Plus de vingt Européens s'y étaient déjà installés, tant pour le commerce que pour l'administration coloniale. On flairait la prochaine arrivée du chemin de fer dans la vallée et on commençait à poser des jalons, à dresser sa tente. Un fait curieux: je voyais parfaitement tous les avantages que pouvaient tirer tous ceux qui, comme moi, étaient les premiers occupants; et pourtant, ces avantages ne me tentaient pas. Il est vrai que je n'ai jamais aimé, recherché l'argent uniquement pour l'argent. Il me semblait que pour atteindre cette sorte d'idéal: l'argent, il fallait faire trop de choses contraires à ma nature. Alors, tout en étant parfaitement attentif aux choses du pays, tout en voyant comment on devait s'y prendre pour réaliser de gros bénéfices, je n'étais nullement tenté pour mon compte. J'aimais mieux ma perspective de brousse. Là, je vivais sans fuir la société de mes semblables, mais sans la rechercher; et c'est toujours se singulariser que de ne pas être à la recherche du voisin, comme beaucoup le font sans autre motif que de se fuir soi-même. Moi, au contraire, je ne me fuyais nullement; j'aimais ma société. Avec moi-même, je ne me suis jamais ennuyé, tandis qu'avec les autres, c'est ce qui m'arrivait le plus souvent. Il n'y a qu'une seule personne avec qui je ne me suis jamais ennuyé, c'est celle qui est devenue ma femme; avec mes enfants non plus, par la suite. Mais c'était et c'est encore moi-même. Donc la brousse était pour moi le vrai milieu où je vivais intensément d'une vie intérieure. Aussi, je fus heureux lorsque vint de Paris l'ordre officiel qui me concernait. Je devais, comme on me l'avait promis aller gérer le comptoir de Bobo-Dioulasso. J'aurais des appointements fixes de 350 francs par mois, une indemnité de popote en argent de 300 francs par mois, e une part de 10 % sur les bénéfices de mon comptoir. Conditions très intéressantes qui allaient me permettre, pensai-je, de me constituer un petit pécule pour commencer peut-être quelque chose à mon compte. Sans désirer l'argent pour lui-même, je ne perdais pas de vue que je devais me faire une situation. Je ne voulais pas rester toute mon existence employé de comptoir pour le compte d'autrui. Si je réussissais pour un patron, je devais réussir pour mon propre compte.

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DEPART POUR BOBO - DIOULASSO

Je me choisis, parmi les marchandises arrivées, une vingtaine de ballots de tissus divers, de verroterie, de bimbeloterie, et une trentaine de caisses d'alcools variés pour Européens: Pernod, rhum, quinquinas, vins, champagne, puis aussi des légumes, viandes, en conserves, avec un petit fond d'épicerie. Avec mes bagages personnels, cela faisait une petite caravane de soixante porteurs. En outre, j'emmenais mon boy, Mamadou Diara - autrement nommé Petit, sa femme, la grande Ouria, mon palefrenier, Tiémaran Diara, frère aîné du premier, marié avec Aminata. Les deux hommes ne parlaient ni l'un ni l'autre le français, à part quelques mots. J'aimais mieux cela. Je leur parlais toujours dans leur langue, le bambara, ce qui m'était trés commode, car j'étais certain d'être mieux compris, et sûr de leur discrétion. Pour ma popote, j'avais bien entendu tous les ustensiles nécessaires; mais je ne mangeais que des plats indigènes, cuisinés par les femmes de mes gens. C'était beaucoup plus sain, plus abondant, mieux fait et si économique! Petit, lui, cuisait la soupe et les pâtes que j'y faisais ajouter, car tous les jours on faisait la soupe avec deux poulets et une poignée de julienne pour donner du goût. Je mangeais mon potage concentré avec les pâtes qui y avaient cuit, une cuisse ou une aile de poulet, et, après, j'attaquais le ou les plats des femmes: couscous, riz, ignames ou patates en sauce. C'était parfait, facile à faire, et d'une fraîcheur incomparable. On gardait un poulet entier pour le casse-croûte qu'on prenait en route le lendemain; l'autre poulet, celui que j'avais entamé, allait à mes gens ainsi que le reste du potage et des pâtes. Le combinaison était épatante et arrangeait tout le monde. Ainsi pourvu, je quittai Bamako en traversant le fleuve tout prés de notre concession dont la bananeraie n'était pas plus prospère. Là, il y avait une petite crique, un petit havre, qui abritait notre flottille lorsqu'elle n'était pas en route. Ce fut sur nos chalands que toute ma caravane traversa l'eau. Une fois sur l'autre rive, adieux à Bamako, que je ne devais revoir que trois ans plus tard, et en route en direction de Sikasso, premier centre européen que je devais rencontrer, au bout de huit ou dix jours. J'entrais dans un territoire qui était encore sous l'autorité militaire. Comme je l'ai déjà raconté, il n'y avait pas encore longtemps que nous en avions chassé le Samory, arrêtant les déprédations que ses bandes commettaient. Nous avions réduit les fiefs de Segou et de Djenné, mais celui de Sikasso était encore dissident, leurs princes se croyant invincibles, invulnérables, dans le tata formidable qu'ils avaient élevé à Sikasso même, au centre d'un pays d'accès assez difficile. Ce tata, ou fortin, était en effet formidable pour la contrée. Il fut irréductible à tous les coups de main et assauts que nos tirailleurs tentèrent. Il fallut, pour l'abattre, y amener du canon. L'expédition de Sikasso était toute récente: elle datait de 1898-99, et je vis encore les traces des roues de canons dans la terre ferrugineuse. Contre nos canons ,les murailles, bien que d'épaisseur massive, ne purent tenir, car elles n'étaient tout de même qu'en torchis. Le bombardement fit tomber les enceintes extérieures, permettant aux troupes de les prendre ensuite d'assaut. Restait le blockhaus central. La canonnade reprit, démolissant ce dernier donjon qui ensevelit sous ses décombres tous les défenseurs, y compris le prince. C'est alors que la pacification commença, mais sous l'autorité militaire, car les autres grands chefs de Sikasso, qui n'étaient eux aussi que des pilleurs et des marchands d'esclaves, auraient certainement cherché à reprendre leur ancienne autorité s'ils n'avaient pas senti une force énergique, prête à la répression. J'arrivai en vue de Sikasso le neuvième ou dixième jour de route. On voit ce poste de loin, car il est au centre d'une vaste cuvette, dominée tout autour par un cirque de hauteurs ferrugineuses. De là-haut, on domine toute la vallée au fond de laquelle la vue est d'abord attirée par la masse de la bananeraie, encore plus roussie par la sécheresse de l'atmosphère que celle de Bamako. Au-dessus se dresse l'ancien fortin démoli, que l'on voit tel qu'il était aussitôt après le bombardement, car on n'y a pas touché depuis. Sur une autre éminence se dressent les bâtiments militaires: baraquements, cases des tirailleurs, logements des officiers et des sous-officiers, bâtiments administratifs, etc ... Un immense drapeau tricolore couronne le tout et flotte fièrement au vent en courbant gracieusement sa drisse. Arrêt de deux jours. Repos. Changement de porteurs. Les nouveaux n'appartiennent plus à la même race. Je vais entrer dans le pays bobo, et j'aurai des gens de cette contrée que je ne connais pas. Le commerce est représenté, à Sikasso, par trois Européens. Notre comptoir y est resté vide de personnel et de marchandises, et c'est fort dommage pour la maison, car la saison de caoutchouc est excellente, le pays s'étant révélé couvert de lianes de latex. Mais, avec les congés, les maladies et les décès, il n'était pas facile de pourvoir tous les comptoirs à la fois du personnel indispensable. Puisque je viens d'aborder l'article "maladies", je crois bon d'en dire quelque mots. Au Soudan, il y avait à craindre, pour les Européens, diverses maladies qu'on rencontre un peu partout dans les pays chauds. L'insolation, d'abord, trés dangereuse, qu'il ne faut pas confondre avec le coup de soleil banal. Elle est parfaitement capable d'abattre un homme en l'espace de quelques minutes. Ensuite la fièvre bilieuse hématurique, souvent mortelle; la dysenterie, qui fond sur les gens sans qu'ils ne sachent ni pourquoi, ni comment, la maladie de foie, trés fréquente; et, par dessus tout, le paludisme qui ne rate personne. Tous les Blancs y sont sujets, plus ou moins, mais ils ont tous leur tribut à payer à cette fièvre-là. Elle est ou dangereuse, ou bénigne; comme pour les autres, cela dépend des individus. En dehors de ce cortège pour ainsi-dire classique, il y a les maladies-râfles, comme la fièvre jaune, par exemple, fléau redoutable qui, à l'heure actuelle, fait encore des victimes. Les Européens devaient donc prendre beaucoup de précautions et se méfier constamment de leur santé qui était toujours à la merci d'un incident apparemment banal. Ces maladies pouvaient aussi s'aggraver du fait de la moindre résistance des sujets atteints, faiblesse native ou consécutive à des abus: femmes, alcools. Même en réunissant les meilleurs conditions, l'élément européen était fragile et il fallait toujours compter sur des déchets certains. Pourtant, certains sujets possédaient une résistance particulière. Ainsi Henry, l'Anglais, Sabatier, étaient des types parfaitement acclimatés et d'une santé parfaite. Moi-même, j'étais tout naturellement, sans effort, d'une résistance à toute épreuve. Je n'étais jamais malade; seul le paludisme se manifestait quelquefois, mais rarement, et d'une façon bien bénigne: un coup de fièvre violente, deux jours de malaise, et c'était fini. Il est vrai que je ne manquais jamais de prendre ma petite dose quotidienne de quinine: vingt ou trente centigrammes à titre préventif, et je m'en suis toujours bien trouvé. Revenons à Sikasso. Mes nouveaux porteurs étant prêts, nous repartîmes pour le dernier tronçon de route. En sortant de Sikasso pour aller à l'Est, le pays ne change pas beaucoup: collines, ravins, latérite, cailloux, aridité générale. Il faut marcher pendant deux jours pour arriver à un pays d'aspect franchement différent: terre plus végétale, brousse plus dense, et, surtout, abondance de ces beaux grands palmiers, appelés rosiniers, aux fûts énormes, droits, élancés, couronnés par de belles touffes de palmes vigoureuses. C'est la sève de ces arbres qui donne le vin de palme, boisson trés rafraîchissante, tonique, pétillante et légèrement alcoolisée naturellement. Il s'en fait une forte consommation dans le pays. Celui-ci est le pays des Bobos, peuplades bien plus primitives que les Bambaras, les Ouoloffs ou les Toucouleurs. Ces Bobos ont un faciès atrocement bestial; leur allure générale est en rapport et leurs femmes ont plutôt l'air de femelles. Oh! Les affreuses gens. C'était, avant notre arrivée, un ramassis de peuplades farouches, restées en état d'hébétude par suite de leur pauvre existence, toujours traquée par les rafleurs d'esclaves venant soit du Nord -Sétou, Djenné- soit de l'Ouest -Sikasso- soit encore du Sud -Côte de Guinée, qui n'hésitaient pas à remonter jusqu'à Kong-Banfora, pour y pourchasser les malheureux demi-hommes qui vivaient chichement à l'intérieur des broussailles. Depuis notre arrivée, ils commençaient tout de même à oser ne plus se sauver à l'approche d'une caravane quelconque. Ils osaient ne plus se sauver! C'est bien comme cela qu'il faut dire. De mon temps, ils n'en étaient encore qu'à ce stade là. Petit à petit, ils prendraient de l'assurance en perdant leur crainte naturelle, lorsqu'ils verraient, de toute évidence, que leur sécurité leur est enfin acquise, et définitivement. Ils étaient si sauvages, ces gens que beaucoup d'hommes étaient tout nus, sauf un petit torchon de quelques centimètres qui avait la prétention de cacher leur sexe, alors qu'il ne faisait que le souligner, au contraire. Quant aux femmes, elles ne portaient qu'une touffe de feuilles par devant. Parfaitement: une touffe de feuilles vertes. Dans certains villages elles en portaient deux: une, traditionnelle, par devant, une autre, facultative, par derrière, sur les fesses. Mais seules les femmes faites avaient droit à cette décoration: les pucelles n'avaient droit qu'à la nudité la plus complète. Pour augmenter leur parure, les femmes faites portaient à travers de leur lèvre inférieure, un cylindre de quartz blanc ou d'ivoire qui donnait à cette lèvre et à la bouche tout entière une horrible forme, surtout lorsque le dit cylindre avait un fort diamètre. Dieu, les affreuses faces! Les pucelles n'avaient droit, elles, qu'à un fétu de paille, juste pour garnir le trou qu'on y avait percé en vue du bijou futur. Diables de gens! Leurs habitations étaient diverses. Tantôt, les villages étaient composés de cases rondes classiques, avec drapeau pointu en paille; ou bien il ne formait qu'une seule masse de cases carrées, à terrasses, agglutinées entre elles et ne présentait aucune ouverture vers l'extérieur. Pour parvenir à chacune d'elles, il fallait d'abord passer sous une porte unique, toujours fortement gardée par des gens accroupis tout auprès. Tous ces Bobos ne circulaient qu'armés de leur arc avec carquois de flèches empoisonnées, plus une grande lame à deux fers: un tranchant au talon, la pointe en feuille de laurier. Ils étaient néanmoins trés pacifiques envers tout le monde. Après avoir traversé ce pays entièrement ferrugineux, je débouchai à Bobo-Dioulasso, la capitale de la contrée. On la nommait ainsi parce qu'il s'y était établi, depuis des siècles et des siècles, quantité de familles de dioulas, c'est à dire de marchands colporteurs, servant d'intermédiaires entre les contrées de la Côte d'Ivoire et celles des bords du Niger. Autrefois, ces dioulas étaient les vrais conducteurs d'esclaves. Depuis, ils sont devenus nos meilleurs auxiliaires. En pénétrant dans l'agglomération de Bobo, on voyait, à droite, sur une éminence, de grands bâtiments couverts de paille, mais dont la dimension faisait soupçonner une administration française. C'était en effet la résidence du chef de bataillon, commandant le cercle, avec toutes les dépendances obligées. En dessous, se trouvait le ramassis des cases indigènes, cases à terrasses, en banco rouge comme dans tout le Soudan, avec une seule ouverture pour elles toutes, selon la mode Bobo. C'était à l'intérieur de cet amalgame de cellules, étayées les unes aux autres, que se trouvaient les ruelles qui les faisaient communiquer entre elles. Hommes, femmes, enfants, qui grouillaient; et comme c'était la capitale, c'est là que la mode était créée pour toute la contrée. Ma caravane continuant à marcher, j'en conclus que la partie commerçante de l'endroit devait être groupée aux environs de la belle mosquée dont j'apercevais le minaret pyramidal, terminé par l'oeuf d'autruche symbolique, et prés de laquelle se trouvait sans doute la place du marché. Je ne m'étais pas trompé: nous arrivâmes à une trés grande place avec, au milieu, deux immenses hangars ouverts et couverts de paille,où se trouvaient les marchands à demeure, ceux qui étaient patentés et vendaient des marchandises délicates. Tout autour de ces halles, en plein air, grouillait une population dense de vendeurs et d'acheteurs, vendeuses et acheteuses, avec l'accompagnement habituel des clochettes des griots, des tambours, des tamtams, des prières des aveugles mendiants et des criailleries sans fin, monnaie préliminaire des échanges commerciaux. Sur deux côtés de cette place et se faisant face, on voyait les comptoirs européens, au nombre de trois: au Sud, séparés par une rue allant à la Résidence, la maison Demès et la maison Buhan; en face, au Nord de la place la Niger-Soudan. Tout prés de ce comptoir, un peu en retrait, la mosquée. La face Est de la place était libre; on y voyait l'horizon tout au loin. Ce côté dominait un petit ravin au fond duquel coulait un ruisseau. Sur ces pentes était la tuerie des animaux, l'endroit où les égorgeurs officiels tranchaient le cou aux sacrifiés, en en dédiant les mânes à Allah et à son prophète. En face, à l'Ouest, le néant également, donnant à perte de vue sur des champs, avec, disséminés dans tout le panorama, quantité de rosiniers, isolés ou en groupes. Ce premier aspect n'était pas désagréable du tout. Je me dirigeai, bien entendu, vers le comptoir de la Niger-Soudan où je fus reçu par le gérant indigène, Mamadou Ciré, un grand diable de Toucouleur d'âge moyen, parlant bien le français et l'écrivant également, pas trés couramment peut-être, mais suffisamment pour se faire comprendre. Il eut le sourire en voyant le convoi de ballots et de caisses. Je pris rapidement possession de l'affaire en m'installant dans une grande case ronde qui se trouvait libre dans la cour située derrière la boutique. Mamadou commença immédiatement le déballage des marchandises qui furent étalées sur la place du marché dès l'après-midi de notre arrivée. J'eus tôt fait, par la suite, de faire l'inventaire des stocks existants, les comptes et autres babioles. Le caoutchouc donnait beaucoup; mais, sans marchandises, sans argent, le pauvre Mamadou n'avait pas pu en acheter de grosses quantités. Toute la production allait chez les concurrents qui payaient comptant, autant qu'il s'en présentait. Après, il y eut les visites obligatoires aux autorités, aux collègues commerçants, aux autres européens, tous militaires, même le gérant des Postes et Télégraphes: pas un seul civil dans l'administration du cercle à ce moment-là. La contrée à l'Est, le Lobi, était encore en dissidence. Les tirailleurs y étaient reçus à coups de flèches. On travaillait, par là, à la pénétration méthodique. Au Sud, c'était la Côte d'Ivoire dont les populations Baoulés étaient en état d'hostilités ouvertes. Ainsi, la présence des militaires était amplement justifiée, ce qui n'empêchait nullement le commerce de marcher, car cette autorité avait amené avec elle de la troupe: un bataillon de tirailleurs sénégalais qui, avec leurs femmes et leurs suivantes, faisait une population indigène importante, munie constamment d'argent qui était dépensé aussitôt que touché. Grâce à mes ballots d'étoffe et à mes caisses, hélas trop peu nombreuses - je commençai à faire des recettes qui me permirent de procéder aux achats de caoutchouc. Cette matière était offerte sous forme de boules constituées par un entortillement plus ou moins volumineux de lanières de caoutchouc. C'était facile à manipuler, propre, commode à emmagasiner, à ensacher, à transporter. Je fis une assez belle campagne. Vers février, désirant mieux connaître la région du caoutchouc et me rendre compte du rendement d'une équipe, de la fabrication elle-même dont je n'avais qu'une vague idée, je partis un beau matin, avec une vingtaine de récolteurs professionnels, empruntant la route du Sud, vers la Côte d'Ivoire. Nous avons marché trois jours dans une région pittoresque, chaotique et excessivement pierreuse, comme si le pays avait été couvert de mâchefer. Pénible la marche là dedans, pour tout le monde, pour le cheval surtout, dans ce pays où les fers protecteurs sont inconnus. Les hommes chaussaient leurs sandales de peau séchée. Nous allâmes nous installer dans la région de Banfora, une belle contrée ouverte, en forme d'immense cuvette formée par un cirque de collines à pentes douces couvertes de buissons,au milieu des cailloux ferrugineux. C'étaient ces buissons qui soutenaient les lianes convoitées. Dans chacun d'eux, on trouvait plusieurs pieds de cette liane, grosse comme un cep de vigne grimpante de grosseur moyenne, et en ayant d'ailleurs tout à fait le même aspect, jusqu'aux feuilles qui en avaient l'allure générale. Voici comment procédaient les récolteurs: ils avaient, dans un sac, une certaine quantité de petites calebasses, et chacun se réservait une zone à prospecter. Suivons en un; nous saurons comment ils procèdent tous. Celui-ci, Yakora, par exemple, arrive, son sac et son couteau à la main, prés d'un buisson où il a repéré une liane. Il la couche à terre, et, sur le long de son cep, il fait cinq ou six entailles distantes les unes des autres de cinquante centimètres environ. Une grosse pierre maintient la liane couchée, et, en dessous de chaque entaille, il dispose une de ses calebasses. Dès l'incision, des gouttes apparaissent, exactement comme des gouttes de lait, et tombent une à une dans les récipients. C'est trés lent, mais Yakoro ne les regarde pas couler, ces gouttelettes; aussitôt qu'une liane est parée, il en fait autant à une autre, puis à toutes les autres du buisson. Ce buisson terminé, il court au voisin, et recommence l'opération. Ainsi de suite pendant toute la grande matinée; et tous les récolteurs font de même. Vers midi, à peu prés, ils s'arrêtent et s'occupent de faire leur tambouille, puis une copieuse sieste. Vers quatre heures, la troupe commence à grouiller: c'est le moment de la récolte. Avec leur sac, vide cette fois, et armés d'un grand récipient, ils repartent vers les buissons qu'ils ont visités le matin pour faire la levée des calebasses qui contiennent le latex qu'ils vident dans le grand récipient et remettent dans leur sac. Ils apportent le produit de leur récolte prés de moi et le vide dans un grand pot de grès allant au feu et qu'on remplit jusqu'à moitié. Dans un autre grand pot, ils mettent à cuire de l'eau avec une bonne brassée d'une oseille sauvage que les indigènes appellent Dâ, et le tout doit bouillir assez longtemps, jusqu'au moment où l'eau devient verte et d'une saveur rappelant parfaitement l'oseille de chez nous. Quand la cuisine a suffisamment bouilli, les gens retirent l'oseille cuite avec un bâton et la jettent. Ensuite, ils versent brusquement la décoction bouillante dans le pot contenant le latex et remuent vivement et constamment. Immédiatement, on voit ce lait se comporter comme du lait de vache qui se caillerait. Des grumeaux se désagrègent de la masse, s'amalgament entre eux en dégageant leur eau de suspension. C'est le phénomène de la coagulation qui se produit. Au bout d'un moment, il n'y a plus ,dans le pot, qu'une eau jaune et un bloc flottant, mou, blanc, ayant l'aspect d'un gros morceau de nougat non durci. Les gens retirent alors cette masse qui, au toucher, est molle comme la chair d'une pieuvre, et rebondissante comme elle. Elle contient encore beaucoup d'eau à l'intérieur des bulles qui ont été emprisonnées par la coagulation rapide. Alors, les gens dansent sur cette gomme, de façon à l'aplatir le plus possible, pour faire crever ces bulles desquelles l'eau sort en giclant. Pendant que la galette ainsi obtenue est encore maniable, on la coupe en lanières continues qui ont pour effet de crever les dernières petites bulles d'eau, et on enroule ces lanières en boules de grosseurs diverses. Sous l'effet de l'air, elles se collent entre elles; le caoutchouc s'oxyde et prend une couleur brune avec une certaine transparence. C'est le caoutchouc brut que l'on achète sur la côte d'Afrique, tel qu'il est connu et coté sur les marchés de Bordeaux et de Londres. Je me suis amusé à faire le calcul du prix de revient de mon caoutchouc. Ma récolte, sans tenir compte de mes frais ni émoluments à moi ou à mes boys, m'est revenue exactement au double du prix que je l'aurais achétée à un récolteur qui serait venu me la vendre dans mon comptoir. La preuve était faite, pour moi, qu'un Blanc ne pouvait songer à entreprendre cette prospection pour son propre compte, et c'est facile à contrôler: les récolteurs que j'avais embauchés, étant à la solde du Blanc, ne travaillaient pas comme pour eux-mêmes. Manière oblige! D'autre part, ils étaient payés à la journée, au tarif officiel de l'époque, un franc, plus quinze centimes de ration alimentaire, soit 23 sous par jour; quelque soit le rendement, c'était 23 sous. J'avais employé ces gens pendant 8 jours. Cela me faisait une dépense de dix francs par homme. Or chacun n'a récolté qu'à peine deux kilos, alors que je payais le kilo entre 2 francs 50 et 3 francs en boutique. Il était donc de toute nécessité de laisser les indigènes libres de récolter à leur aise. Quand un canton était épuisé, ils allaient à la découverte; et livrés à eux-mêmes, ils avaient tôt fait de vider un canton. En ma compagnie, ils avaient pris soin de ne faire que des entailles circulaires aux lianes, comme on le leur recommandait, pour permettre de futures saignées. Mais ces entailles ne donnaient qu'un rendement minime et lent. Libres, ils avaient un procédé beaucoup plus expéditif et d'un rendement excellent: ils coupaient la liane, tout simplement, en tronçons de deux coudées environ, si bien que chaque tronçon pleurait par les deux bouts toutes les larmes de latex qu'il contenait. La liane était traitée à bloc, à fond; mais elle était morte. Cela n'avait pour le Noir aucune importance. L'important, pour lui, c'était d'avoir une belle recette pour le moins de travail possible. Hein? ces nègres soi-disant sauvages! Comme ils comprenaient et appliquaient, sans aucun secours de Moscou ou d'ailleurs, le principe tant réclamé par le populaire de partout: beaucoup encaisser, beaucoup reposer, beaucoup s'amuser, pas beaucoup travailler. Je soupçonne bien un peu le vieux Père Eternel d'être l'inventeur de cette formule que toutes ses créatures aspirent à réaliser dans sa plus grande ampleur. Et je soupçonne aussi, par contre, le clan des Employeurs de tous temps et de tous pays d'avoir inventé l'autre formule, à l'usage exclusif de leurs employés: "tu gagneras ton pain à la sueur de ton front". Seulement, ces employeurs, malins comme tout employeur, ont eu la bonne inspiration de fourrer cette dernière formule dans le bouche du vieux Père Eternel, devenu si vieux qu'il ne s'est pas aperçu de la supercherie! En attendant, les lianes à latex mouraient par milliers tous les jours. Les érudits les appelaient gohines, ou encore, je crois, landolphia elastica. J'ai entendu ces deux vocables appliqués à ces vignes vierges soudanaises, mais je ne garantis pas leur authenticité, car je ne suis pas assez versé dans la haute botanique. Et il arriva ce que le Commandant Barigoule avait prévu: le pays à caoutchouc fut totalement vidé, et pour toujours, de ce produit. Mais par une curieuse coïncidence, cela ne lui porta aucun préjudice, car l'époque était arrivée où les Hollandais avaient envoyé, sur le marché européen, les premières récoltes des immenses plantations d'hévéas qu'ils avaient entreprises dans leurs Indes, les Anglais en faisant autant dans les leurs, tandis que nous, très timidement comme toujours, faisions des essais dans quelques jardins de notre admirable Indochine. Le caoutchouc présenté était de qualité bien supérieure à celui de la Côte d'Afrique, et son prix était inférieur. Il était donc indifférent que la mort des lianes y fût un fait accompli. Le caoutchouc soudanais fut classé dans un des nombreux compartiments de l'histoire ancienne; et il faut rencontrer sur son chemin un vieux rouleur comme moi pour en entendre parler. Autrement, personne au monde ne sait, maintenant, que, il y a une quarantaine d'années, des hommes jeunes et intrépides ont été chasseurs de caoutchouc dans les brousses du continent noir. Amen!... Cependant, à cette époque-là, mon année de chasse me valut un décompte de 2500 francs pour ma part de bénéfices. C'était du beau travail. J'aurais pu doubler ce chiffre si j'avais eu des fonds en suffisance pour les achats. J'ai dû me contenter du produit de mes ventes. Le surplus, que j'aurais pu acheter, avec de l'argent ou des marchandises, fut acquis par mes concurrents mieux approvisionnés. Tant pis pour moi. Mais je me trouvais satisfait du résultat qui, bien que modeste, me valut une recrudescence de jalousie de la part de mes collègues, et ces bons sentiments se firent jour et prirent forme. A Bobo, je n'avais, comme logement personnel qu'une case ronde. Mamadou Coré logeait dans le bâtiment même de la boutique, dans la partie ouest réservée au gérant. Comme il était là depuis quatre ans à peu prés, je n'avais pas voulu l'en déloger pour prendre sa place. Sa qualité de nègre n'était pas une raison suffisante pour que j'acquisse celle de mufle. Donc je restais dans ma case ronde, en dépit des offres bien polies de Mamadou qui avait le sentiment que j'étais déplacé dans ma case. Seulement je décidai de me construire une maison, vaste, de style soudanais européen, semblable à celle de ma boutique. J'achetai au propriétaire, un notable du pays Bobo, un espace de terrain de vingt mètres sur vingt mètres, en bordure de la route qui montait au Nord et longeait le côté ouest du marché. Une fois achevée, ma maison fermerait en partie ce côté du marché, bien qu'elle doive être située un peu en dehors. Je fis donc faire le nécessaire pour la construction. Il y avait, dans l'aile est de ma boutique, sous la véranda fermée, un atelier de menuiserie tenu par un autre Toucouleur, Mamadou Wélé. C'était un homme encore jeune, mais aussi petit et menu que Mamadou Ciré était grand et large, et il parlait très bien français. Il avait fait son apprentissage de menuisier à Saint-Louis et était devenu un fin ouvrier, comme un de chez nous C'était lui qui avait fait la boutique: linteaux, portes, étagères, comptoir, tables, chaises, tabourets, escabeaux, etc... Puis, la boutique achevée, il était resté là avec son atelier tout monté, et il y travaillait soit pour son compte, soit pour le compte des autres Européens: commerce, administration. Il était disponible lorsque j'arrivai, et je lui donnai la mission de construire ma maison d'après les plans tout simples que j'en avais faits: un grand rectangle surélevé d'un mètre au-dessus du sol; sur ce rectangle, une véranda de trois mètres de large qui en ferait le tour; à l'intérieur, l'habitation proprement dite, quatre pièces d'égales dimensions, d'une hauteur de quatre mètres, le tout couvert en chaume. Mamadou Wélé me fit d'abord les moules à briques en bon bois de caïlcédrat bien dur et bien lisse, et une cinquantaine de journaliers se mirent à me confectionner ces briques en prenant tout simplement, dans un marigot proche, la terre argileuse dont ses berges étaient faites, en la moulant, la malaxant avec les pieds, et en la pressant dans les moules. Une fois démoulées, le soleil se chargeait de cuire la masse cubique et d'en faire des briques parfaites et durables. En l'espace de trois mois, ma maison fût bâtie, juste pour l'arrivée de la saison des pluies qui commença par une furieuse tornade, une quinzaine de jours après mon installation. J'avais donc un domicile personnel digne d'un Européen, je n'avais pas délogé mon commis qui ne le méritait pas, tout était pour le mieux. Mais... C'était trop bien. Quelque temps après, arriva le père Legrand, de passage, ayant fait un nombre incalculable de kilomètres dans la brousse pour y prospecter, comme j'ai dit, toutes les possibilités d'exploitation. Il avait été mis au courant de ma construction personnelle par la rumeur publique qui avait déjà atteint Bamako, car en arrivant, il me demanda: - A qui est-elle, cette maison? A vous, personnellement, ou à la Niger-Soudan? - A moi personnellement. Je l'ai fait faire pour m'y loger convenablement, et pour pouvoir recevoir décemment des visites éventuelles. Vous voyez vous-même, Monsieur, que c'est très agréable! - Oui. Je vois. Mais, avez-vous le droit de construire une maison au Soudan.? - Mais, pourquoi pas, puisque c'est une maison d'habitation personnelle? - Personnellement ou non, vous n'avez pas le droit d'en posséder une sans le consentement de la Niger-Soudan. Les termes de votre engagement sont formels à ce sujet. Avez-vous demandé et obtenu cette autorisation? - Non. Je ne l'ai pas demandé parce que je ne voulais pas grever le comptoir de la charge de cette habitation personnelle.. - Si vous l'aviez demandée, on vous l'aurait certainement refusée, car la partie de la boutique réservée au gérant était suffisante pour vous. - Comment cela, suffisante? Et Mamadou Wélé, alors, qu'en aurais-je fait? - Eh! Il aurait été dans une case, où c'est sa place d'ailleurs. - Monsieur Legrand, ce n'est pas ainsi que je conçois les affaires ici. Sans vouloir du luxe, je tiens à avoir mes aises. Ici, elles sont comme je les désire. J'y ai mon habitation, de la place pour recevoir des visites, des dépendances pour le personnel, pour mon cheval, mes w.c, un jardinet pour mes fleurs, plantes et légumes. C'est un minimum nécessaire. - Oui. Je vous l'accorde. Et même je vous félicite sur le choix de votre emplacement, de son exposition, sur le fini de la construction et ses commodités indéniables. J'ajouterai même que, depuis trois ans que je parcours le Soudan en tous sens, c'est la première fois que j'entre dans des w.c dignes de ce nom, propres, avec un siège, et tout le petit confort indispensable, ou tout au moins, très appréciable. Il n'empêche que vous avez outrepassé vos droits et que vous allez rétrocéder ce bâtiment à la Niger-Soudan qui ne peut pas permettre à un de ses agents de devenir propriétaire d'un immeuble, sur la place du marché surtout. Vous me ferez le relevé de vos dépenses; nous examinerons l'affaire, et je vais préparer un acte de rétrocession, conforme aux conditions de votre engagement. Nous vous rembourserons le prix convenu, et vous pourrez rester ici, mais chez nous, pas chez vous. Il y a une nuance que vous saisissez peut-être? - Oui, si j'avais l'intention de quitter votre maison pour me mettre à mon compte. Mais comme je n'y pense nullement... - Oh! vous dîtes cela! Je ne suis pas obligé de vous croire. En tous cas, je prends les précautions que je crois devoir prendre. On ne sait jamais… J'ai eu, à ce moment, envie de lui répondre un peu vertement. Mais je me retins, et me contentai de dire: - Très bien. Comme il vous plaira. Son séjour dura une huitaine, pendant laquelle il ne cessa de vanter la bonne idée que j'avais eue de bâtir ma maison telle qu'il la trouvait. Je suis sûr aussi qu'il ne cessa de se féliciter de me l'avoir soustraite. Le brave homme! Oh! Il ne l'a pas emporté au paradis ,car, à quelque temps de là, je lui ai servi un chien de ma chienne, de la plus belle venue. Nous verrons ça quand nous y serons arrivés. En attendant, il fit rédiger un acte en règle, que nous allâmes signer tous les deux par devant l'officier faisant fonctions de notaire. Et sur les fonds de mon comptoir, je reçus la somme convenue: deux mille cinq cents francs. Tout bien considéré, et en toute sincérité, j'étais heureux de la solution de cette affaire. En effet, s'il m'avait laissé la propriété de cette maison, j'aurais été tenté d'y demeurer, de m'y accrocher, d'y végéter, comme le fit par la suite un de mes collègues qui crut bon de reprendre sa liberté et de se faire commerçant à son compte: il crevait de faim, gêné par tous les autres, personne ne voulant lui vendre des marchandises. Le pauvre homme, j'en eus mal au coeur, quelques années plus tard, quand je le revis à Bobo, même, dans une misère noire et dans une case de même couleur. Le père Legrand, dans sa haute souveraineté intransigeante venait de me soulager d'une épine et me rendre liquide une somme d'argent qui pourrait me servir dans une circonstance propice. Et elle vint, la circonstance. Tout cela réuni fit que, fin 1903, commencement 1904, j'avais un avoir disponible, en argent, de huit mille francs environ, et même un peu davantage. Ma mère nageait dans l'abondance. Mon frère était rentré en France, malade d'une dysenterie tenace qui l'avait terrassé et dont il lui était resté une entérite chronique qui dure encore. Il était parti au régiment pour faire son service régulier et se trouvait, en octobre 1903, à Mézières, dans le corps des infirmiers militaires, à cause justement, du mauvais état de sa santé. J'avais ainsi passé une année complète à Bobo. J'en connaissais les êtres et les ressources, et ces dernières, à part le caoutchouc destiné à disparaître bientôt, étaient maigres. Un peu d'or? Mais si peu. L'or du Lobi, contrée voisine et encore impénétrable, y venait de loin en loin. Pendant mon année, à peine en ai-je récolté un kilo, laissant au comptoir un pauvre petit bénéfice de mille francs. Si j'avais pu travailler sur des dizaines de kilos, l'affaire eut valu la peine; mais un pauvre et unique kilo en un an, cela ne valait pas le déplacement. J'eus l'occasion de constater les curieux effets d'une délibération solennelle de notre parlement parisien, lorsqu'il décréta, dans une envolée d'enthousiasme, l'abolition de toute espèce d'esclavage dans nos possessions africaines, sans spécifications. Toutes espèces d'esclaves. C'était net et péremptoire. Eh! bien, pour l'exécution de cette généreuse abolition, cela n'alla pas tout seul. En A. O. F., il y avait deux sortes d'esclaves: les esclaves achetés, vendus, bétail humain volé dans de lointaines contrées et astreints aux travaux les plus pénibles, voire mortels, sans aucune liberté. Ces esclaves-là, il fallait les libérer et empêcher par tous les moyens qu'il puisse en exister d'autres. Cette partie du programme, exécutée à la lettre, fut une saine opération, acceptée avec enthousiasme par toutes les populations noires. Mais il y avait aussi un grand nombre d'autres gens qu'on dénommait improprement esclaves ou captifs parce qu'il étaient dépendants d'autres noirs, chefs de famille. C'était un peu comme nos serfs d'antan; ils naissaient sur le patrimoine d'une famille noble - ou soi-disant telle - y grandissaient, s'y mariaient, y avaient des enfants, y mouraient, et y étaient remplacés automatiquement par leurs descendants. Ceux-là n'étaient pas libres comme nous entendons notre liberté individuelle d'aujourd'hui; non. Ils étaient attachés au bien fonds. Ils le savaient très bien et ne s'en trouvaient pas plus mal pour cela. D'abord, ils jouissaient d'une liberté relative - le lien original mis à part - ils vivaient de la vie de tout le monde et étaient absolument certains d'être toujours à l'abri du besoin. Le bien fonds devant leur procurer tout le nécessaire, sauvegarder leurs droits et leur sécurité. C'étaient, en somme, des domestiques attitrés, attachés de père en fils, par un contrat social traditionnel. Mais d'après nos papiers administratifs, ils étaient quand même des esclaves, des captifs qu'ils fallait libérer à tout prix. L'administration militaire de Bobo s'y employa, avec les méthodes militaires. Elle envoya des émissaires dans les villages y faire le recensement des captifs de case, et, de force, les fit déguerpir des cases qu'ils occupaient bien tranquillement en famille. Pas de famille qui tienne: consigne, consigne. Et nos captifs libérés de force furent amenés "manu militari" à Bobo-Dioulasso. Là, il fallut bien tout de même s'occuper d'eux, les loger, les nourrir. Pour les loger, on requit, dans la brousse proche, un terrain bien sain et bien nu, sur lequel on fit bâtir^à nos gens leurs propres cases. Ce fut ce qu'on appela le village de liberté ainsi nommé pour bien montrer que ceux qui l'habitaient avaient été rendus à la liberté. Ce village était devenu extrêmement important. Il occupait une grande étendue de terrain ferrugineux, impropre à toute végétation. On l'entoura de jolies palissades. Les cases y étaient bien tenues, et pour cause: le service d'hygiène y était confié à des garde cercle, espèces de gendarmes indigènes, armés d'un grand sabre de cavalerie, d'une chéchia rouge et d'un maligoulot, c'est à dire un fouet à manche court et à lanières en peau d'hippopotame. Ils ne se servaient pas du sabre qui était la marque distinctive de l'emploi, mais le maligoulot était prompt. C'est qu'on ne rigole pas avec le fouet de la liberté! Tout le monde, fatalement, était nourri par l'administration: il le fallait bien; mais cela devenait coûteux. Alors, il advint ceci: L'administration, pour réduire ses frais et pour procurer du travail à ses libérés forcés, se fit loueuse de porteurs pour le commerce. Avions-nous besoin de 25, 50 porteurs? On les demandait à l'administration militaire. Bonne aubaine pour celle-ci. Elle nous les envoyait ponctuellement, en procession, sous la garde d'un gendarme. Naturellement, c'était à nous de les payer suivant le tarif commun. Mais, l'étrange, c'est que ces gens, libérés par la force d'un travail qu'il aimaient exécuter, étaient contraints à faire la bête de somme, alors que cela ne leur disait absolument rien: ils étaient entrés dans un véritable esclave obligatoire, tout comme cela arrivait autrefois avec le Samory. C'était paradoxal, et même mieux: ce faisant, ils enlevaient aux porteurs professionnels - pour ainsi dire - leur gagne pain. Car, bien que ce métier ne soit pas des plus doux, il y avait au Soudan un grand nombre de porteurs qui vivaient de ce métier, lucratif pour eux, car ils étaient rapides et forts, au point que beaucoup traitaient pour deux charges par tête: cinquante kilogrammes! qu'ils portaient pendant dix, douze jours consécutifs, à l'allure de vingt-cinq à trente kilomètres par jour. Eh! bien, ces porteurs professionnels, arrivant de Bamako chargés de leurs ballots, ne trouvaient plus de fret de retour: les libérés malgré eux le leur enlevait de force, quoique de mauvaise grâce! Tout le monde se mit à rouspéter, même les Maures. Ces derniers, en effet, dès le mois d'octobre, quittaient leur Mauritanie désertique, et descendaient en immenses caravanes vers Kayes, Bamako, Ségou, et toute l'A. O. F. avec leurs ânes et leurs boeufs porteurs, allant louer leurs services aux commerçants pour le portage de leurs colis. Ils étaient d'année en année plus nombreux, et ils allèrent se plaindre à l'administration militaire de la concurrence qu'elle leur faisait elle-même avec ses porteurs en liberté forcée. D'autre part, les militaires furent assaillis par les chefs de famille auxquels on avait pris leur personnel, et qui venaient avertir que la famine allait s'abattre sur tout le pays puisqu'il n'y avait plus personne pour cultiver la terre? Cela commençait à se gâter sérieusement. - Vous pouvez les reprendre, vos gens, répondirent alors les militaires, mais à une condition, c'est que vous allez louer leurs services au prix courant des manoeuvres; et vous m'en verserez le prix d'avance, que je me chargerai de faire remettre aux intéressés. Et elle n'en voulait pas démordre. Cependant, une solution fut trouvée par le marabout de la mosquée qui la soumit aux chefs de case, aux chefs de famille, que ceux-ci adoptèrent en accord avec leurs anciens captifs, mais à l'insu - provisoire - des militaires: un beau jour, les délégués des chefs de famille du cercle vinrent trouver le Commandant et lui dirent qu'ils acceptaient la solution que celui-ci leur avait proposée, c'est à dire louer leurs anciens captifs en qualité d'ouvriers libres, en versant l'argent plusieurs mois d'avance. Tout heureux, le Commandant fit faire le nécessaire, et, en moins de huit jours, le beau grand village de liberté fut entièrement déserté par les libérés qui allèrent, allègrement, reprendre leurs chaînes, ou soi-disant telles. Les employeurs avaient versé trois mois d'avance qui furent régulièrement versées entre les mains des travailleurs intéressés à qui l'autorité des Blancs fit dûment comprendre que cet argent était à eux personnellement, comme prix de leur travail, et qu'ils en recevraient autant tous les trois mois. Oui, dirent-ils tous. Mais à peine rentrés dans leur ancien "chez eux", ils remirent fidèlement à leur maître tout cet argent. La farce était jouée; les pratiques d'autrefois reprenaient leurs cours à la satisfaction de tous. Les champs furent cultivés et produisirent; les porteurs professionnels n'eurent plus de concurrents forcés, aucune famine ne se déclara, les chefs de maisons se déclarèrent satisfaits, et les anciens libérés esclaves, retournés volontairement à leur esclavage liberté se déclarèrent heureux. Le calme se mit à régner partout, à la grande satisfaction des autorités. Seulement, il y eut ceci de merveilleux: c'est que, sur les papiers administratifs coloniaux, on ne vit jamais plus le mot "esclave" ou "captifs". Finis, rayés, ces mots. Ils furent dès lors remplacés par les appellations "paysan", "personnel domestique", " personnel rural", ce qui faisait évidemment plus chic, et, en outre, c'était la vérité. Et nos bons parlementaires purent se vanter d'avoir, du haut de la Tribune, par leur éloquence persuasive, fait appliquer une mesure généreuse de simple humanité pour laquelle nos pères...etc... (voir journal officiel)... et cette oeuvre, magnifique, Messieurs, s'appelle, en lettres fulgurantes: la Liberté!.. applaudissements prolongés, et retentissants autant que tricolores! Imbéciles, Braillards, va! C'est le marabout qui a bien rigolé, lui, et le Commandant aussi, quand, à la fin, il a connu le stratagème! Je viens de parler du vieux et matois marabout de Bobo. Je ne me souviens plus de son nom, et pourtant, je me suis souvent entretenu avec lui. Je fis sa connaissance par mes deux Toucouleurs, les deux Mamadou, forts dévots tous les deux. Ils ne manquaient jamais d'aller à la réunion générale des croyants, le soir sur le parvis de la mosquée, où tous ensemble ils faisaient leurs prières avec les saluts appropriés. Ils étaient, comme leur marabout, de très bons musulmans, mais pas fanatiques du tout. Ils comprenaient parfaitement qu'il pouvait y avoir plusieurs manières d'adorer dieu, seule et unique Puissance générale. Ils savaient que la religion catholique était plus ancienne que la leur, ainsi que la religion juive était plus ancienne que la nôtre. Ils avaient une bonne connaissance des deux Testaments. Mais ils avaient le plus profond mépris pour les fétichistes, surtout du genre des Bobos, brutes à l'intelligence bornée, qui ne pourraient jamais comprendre Dieu. Aussi ne cherchaient-ils pas à faire des néophytes parmi ces populations encore trop bestiales. Et pourtant, quoique bien arriérés, ces Bobos avaient aussi une religion. Je ne saurais la décrire, ni dépeindre leurs croyances; mais ils en avaient certainement, et j'en vis une manifestation publique un peu avant l'arrivée, de la première tornade de l'année. Pendant trois aubes consécutives, toute la population mâle adulte se promena en long monôme dans la campagne, chacun tenant une torche allumée à la main, et chantant interminablement de courts psaumes, toujours les mêmes, sur un mode d'incantation. Ils appelaient la pluie et la sollicitude du Dieu qui la dispense. Tiens, tiens, me suis-je dit; chez nous, à la même époque, on fait de même, avec curé, bedeau, chantre, enfants de choeur et vieilles rombières: on appelle ça les Rogations. Trois jours aussi. Et le matin. Tiens, tiens! Est ce que les Bobos seraient venus copier sur nous? Ou, au contraire, suivrions-nous une coutume barbare, revue et corrigée pour gens civilisés? Qui sait? J'eus aussi mon petit incident. Un jour, à mon insu, un grand diable de Bobo, tout nu, s'introduisit dans ma maison personnelle et, dans une pièce occupée par un de mes domestiques, il vola quelque chose à celui-ci. On le sut, et le coupable me fut amené sur les lieux du larcin. Il avoua tout, sans trop se faire prier, et rendit l'objet: c'était une ceinture de cuir. Pour le punir de s'être introduit chez moi et d'y avoir commis un vol, je décrétai que ça valait trois coups de maligoulot qu'on allait lui appliquer séance tenante. Mais je ne voulus pas que ces trois coups fussent donnés par le volé; ce fut un autre qui les lui appliqua. Il n'y alla pas plus doucement pour cela mais, au moins, on ne pouvait dire qu'il y avait animosité ou vengeance de sa part, et ce fut ainsi parfaitement réglé.après cette correction, bénigne et méritée, je n'eus pas de meilleur fournisseur de vin de palme et de miel sauvage! Toutes les semaines, il m'apportait une de ces douceurs de la brousse, et, pour bien me faire voir qu'elles n'étaient pas empoisonnées, il y goûtait d'abord devant moi. Je m'étais ainsi fait un ami fidèle de ce gaillard gigantesque et nu. Pendant cette année 1903, je me suis marié deux fois. La première fois, ce fut un peu après mon arrivée. Je m'embêtais ferme dans ma case ronde. J'avais bien, pour me distraire, d'une part, l'appel retentissant du muezzin de la mosquée proche, qui, deux fois par jour m'enchantais, surtout celui du matin, alors que la nuit venait de finir, qu'on était bien reposé et qu'on commençait à reprendre ses sens. Il avait une si belle voix claironnante, vibrante, puissante, le Muezzin. Mais, bien que biquotidien, ce divertissement était très court. Le soir, il y avait, en outre, le bruit confus, dense, cadencé, de tous les pilons de femmes, écrasant le mil dans leurs grands mortiers de bois. Cette musique pas désagréable, durait plus longtemps. J'entendais aussi le bruit plus lointain d'une flûte mélancolique. Il y avait les conversations des femmes, leurs rires animés, leurs disputes; mais tout cela ne remplissait pas mes soirées. Alors, je convolai en justes noces, à la mode du pays, avec une jeune négresse bambara, pas plus mal qu'une autre, avec des yeux superbes, surtout lorsqu'ils soulignaient le désir. Mais ce mariage ne tint que quelques mois. Elle était devenue agaçante avec ses constantes histoires de falbalas: ce n'était que mouchoirs de tête, coiffure, bijoux, bonbons, pagnes, chemisettes. A la fin, je l'ai divorcée, sans plus de cérémonie que je l'avais mariée. très pratique. Je demeurai célibataire pendant quelques mois. Aucune des âmes soeurs disponibles sur le marché ne m'attirait. Puis, un jour, ce fut une de ces âmes soeurs nouvellement arrivée qui vint me trouver. Elle était très jolie. Ce n'était pas une négresse. C'était une Peuhle, cette race de Fellahs qui s'est pour ainsi dire conservée intacte. Petite, teint clair, nez droit, bouche charnue mais pas lippue et bien dessinée, joli sourire, beaux yeux, dents superbes, et une poitrine de toute beauté. Elle vint s'offrir, très ingénument. Je la mariais immédiatement. Gentille tout plein. Elle zézayait quelques mots de français et parlait parfaitement les langues bambara, peuhle,et mossi. Précieuse, la petite. Je fis très bon ménage avec elle jusqu'à mon vrai mariage. Elle savait très bien s'attifer, était élégante, pas dépensière, mais elle avait une marotte: elle adorait les chaussettes! Ce fut, ma foi bien facile de la contenter. Je la laissai puiser dans les stocks des miennes, et, ayant connu son goût pour les chaussettes fines et finement rayées, je lui en fis venir une demi-douzaine de Paris que je ne lui donnai que paire par paire. Ca faisait un peu plus grand nombre de cadeaux. Elle était très amie avec les femmes des Mamadou, qui parlaient parfaitement le peuhl aussi. Elles étaient très bien aussi, ces deux femmes, très belles, sérieuses, intelligentes, fidèles et dignes. Elles s"appelaient toutes deux Fatimata; alors, pour les désigner, je les appelais Fatimata Wélé et Fatimata Ciré. J'étais au mieux avec elles; mais au mieux en ami, pas autrement. De moi-même, je ne l'aurais pas voulu, et elles se seraient retirées dans une grande et sévère politesse. Mais, nos relations étant exemptes de toute équivoque, en étaient très agréables. Elles étaient très gaies, rieuses, et si bonnes mères de famille! J'avais leur sympathie entière, et celle de leurs maris; c'était moi le privilégié. Et je fus très heureux que Koundia -ai-je dit qu'elle s'appelait Koundia?- fréquentait assidûment ces deux femmes. Elle faisait également très bon ménage avec les femmes de mes gens, Ouria et Aminata, avec qui elle mangeait -même popote que moi- et elle aidait très volontiers à leur cuisine, ou à la naissance de la petite Mousso-Koro, fille de Petit et d'Ouria. Et puis, elle aimait la brousse. Juste à ma mesure, car la reprise de la route était imminente. En janvier 1904 environ, je partis de Bobo pour une grande tournée dans le pays. J'avais fait valoir à Bamako que, pouvant laisser la gérance de la boutique à Mamadou Ciré, à cause de la grande pénurie de marchandises, je pourrais être plus utile en allant à la recherche de régions à caoutchouc qu'on me signalait du côté de Koury. Ce point était un poste militaire, garni d'une compagnie de Tirailleurs sénégalais, situé au nord de Bobo, dans la boucle que décrit la Volta Noire qui, coulant d'abord du sud au nord, se tord en col de cygne ou de saxophone pour courir ensuite du nord au sud, vers le Lobi et la Gold-Coast anglaise. Il y avait bien des lianes à caoutchouc par là, mais pas en quantités suffisantes, disaient certains, et je voulais m'en assurer. Surtout, je désirais me remuer, car je commençais à m'ankyloser à Bobo où, à défaut d'activité physique, je n'avais même pas le stimulant des affaires. Les quelques marchandises que j'avais apportées avec moi étaient vendues depuis longtemps, et, malgré mes demandes réitérées, je n'avais reçu aucun supplément. C'était le désastre pour la maison, la stagnation forcée pour moi. Cette nourriture m'étant contraire, il fallait changer de régime. Je composai mon équipe de route avec soin. Il y aurait Petit et Tiémaran, leurs femmes restant à Bobo. Elles y seraient mieux qu'en route et garderaient la maison tout naturellement, puisqu'elles y logeaient. Koundia viendrait avec moi. Voilà pour mon service personnel. Pour mes bagages, dix porteurs robustes que j'engageai pour la durée du circuit, car, pendant que je tiendrais la route, je comptais accomplir un joli petit circuit. A ces porteurs, je donnerais l'équivalent de la ration de vivres, soit un franc cinquante par jour, leur solde devant leur être payée à notre retour à Bobo. Nous partîmes donc, route du nord, qui passait justement devant chez moi. En sortant de la maison, par file à gauche marche! J'étais de nouveau clochard, quelle chic affaire! Rien de saillant sur la route que le plaisir continu d'être libre,sans entraves d'aucune sorte, d'avoir pour soi tout seul l'immense horizon toujours changeant, toujours reculant, toujours accueillant. Ah! les belles méditations auxquelles je me livrais des heures entières, bercé par le pas cadencé du cheval et le frottis doux de la plante des pieds des porteurs sur le sol desséché! Sans métaphore, j'avais l'impression de nager dans l'espace, à perte de souffle, je savais qu'il y avait devant moi assez d'espace pour mon souffle, pour mon désir de la parcourir dans tous les sens, à ma seule fantaisie. Oh! cette merveilleuse impression de se sentir, tout seul, un petit univers, qui se vautre avec volupté dans le plus grand univers! J'en ai fait de ces communions de coeur et de pensées avec Dieu ou la Nature, comme on voudra, car pour moi, c'est synonyme exactement.. Ce fut ainsi que, sans m'en apercevoir, j'arrivai à Koury, situé, comme je l'ai dit, pas très loin de la Volta Noire; pas très prés non plus, car, dès cet endroit, cette Volta commence à mériter la triste réputation qui lui vaut son nom. On ne sait pourquoi cette rivière, qui est apparemment faite sur le modèle de toutes les rivières, est si sombre, si triste et néfaste. A Koury, il y avait un Capitaine qui commandait la compagnie de Tirailleurs, deux Lieutenants et quelques sous-officiers. Aucun civil. Si, pourtant: la femme du Capitaine, la première femme blanche qui avait osé s'aventurer jusque dans ce pays lointain et isolé. Car, pour isolé, il l'était! Koury, ça ne menait nulle part; ça restait là; c'était une impasse, fermée par la boucle de la Volta, avec, comme seule communication, la route de Bobo. On pouvait aussi y venir, comme avaient fait le Capitaine et sa femme, par Djenné et San, en profitant de la navigation sur le Niger et le Bani, ce qui réduisait à quatre les étapes à terre. Le poste militaire de Koury était très bien situé et construit; vaste, très vaste, avec des bâtiments éloignés les uns des autres, laissant au milieu une immense cour plantée d'arbres, au haut de laquelle, prés de la porte monumentale d'entrée, un très haut mât soutenait un pavillon français de grandes dimensions. La marotte, coquetterie ou système du Capitaine, était de donner un éclat tout particulier à la cérémonie des couleurs: le matin, pour les hisser, le soir pour les amener. Tous les matins,à 8 heures, exactement, la garde était réunie devant le mât. Le drapeau, déjà attaché à sa drisse, était tenu en mains par un sous-officier, le Capitaine étant toujours présent ainsi que ses deux Lieutenants et sa femme, car il avait fait entrer sa femme dans le programme. Il tenait sa montre dans le creux de sa main gauche, et, à 8 heures précises, il commandait: au drapeau! D'une voix de stentor, comme s'il voulait défier tous les génies malfaisants de la brousse environnante. La sonnerie du clairon se déclenchait; le pavillon montait lentement au haut de son mât, pendant que les hommes de garde, baïonnette au canon, présentaient les armes, et que les trois officiers saluaient d'un geste large et inspiré. La dame s'inclinait seulement; son mari n'avait pas poussé le ridicule jusqu'à la faire saluer militairement. Les autres hommes de la compagnie restaient là où ils se trouvaient, mais tous, sans exception, à ces endroits divers, devaient s'arrêter, se tourner vers le drapeau et saluer. Huit jours de prison à qui manquerait à ce salut de déférence. Le soir, à six heures, la cérémonie se renouvelait pour, cette fois, amener les couleurs pour la nuit. - Cela? me dit le Capitaine, ça vaut un bataillon! En parlant du prestige qu'il croyait donner à notre emblème! Je ne sais. Mais j'ai remarqué qu'ailleurs, où on n'était pas si collet monté, ça marchait tout aussi bien. Mais c'était sa religion, à cet homme. Fallait bien le laisser officier puisqu'il était le grand prêtre de la pagode. Je pris un repas à sa table, qu'il partageait avec ses Lieutenants et que sa femme présidait. très falote, cette jeune femme. Elle m'a paru d'une insignifiance notoire, aussi notoire que le ramollissement militaire de son Capitaine de mari. C'était plutôt gênant, ce repas. On ne pouvait aborder aucun autre sujet que celui du service courant ou du service passé: le règlement, l'avancement. Enfin des âneries pareilles tout au long du repas. La madame n'était certes pas de taille à donner une tournure mondaine, familiale, sociale ou seulement frivole aux conversations décousues qu'on entretenait à grand peine. La fin de ce repas n'arriva jamais assez vite pour moi qui ensuite, me dirigeai avec plaisir vers ma case de campement où, parmi mes gens -primitifs tant qu'on voudra- je me trouvais chez moi, et très bien. Et ma foi, la petite Koundia était bien plus intéressante, dans sa semi-sauvagerie, que la Madame Capitaine de tout à l'heure. On aurait vraiment dit un glaçon placide, infondable! Je ne restai que deux jours à Koury, juste le temps de faire reposer cheval et porteurs et de me rendre compte que le pays, bien qu'encore très ferrugineux, ne contenait pas de lianes à latex celles qui y avaient peut-être existé ayant été coupées -mortes depuis plusieurs années. Alors, je me dirigeai encore vers le nord, pour aller à San, sur le Bani. Quoi y faire? Rien, de la route, tout simplement, me saouler de brousse, de solitude accompagnée. Rien fait du tout à San. Je ne n'y suis même arrêté qu'un seul jour. Ensuite, cap à l'est, vers Ouahigouya. Ce nom à la consonance bizarre m'avait toujours enchanté, je ne saurais dire pourquoi. Mais je savais que c'était le nom d'un centre important du pays Mossi, cercle militaire très vaste, très peuplé, dont la capitale était Ouagadougou. Quand on parlait devant moi de cette contrée du Mossi, j'avais toujours vu les gens prendre des mines qui avaient l'air d'en avoir deux.. On y découvrait, dans ces mines, une certaine admiration teintée d'envie, et aussi du mystère et quelque peu d'appréhension. - Ah! Résumait-on, quand nous pourrons pénétrer librement dans ce vaste Mossi encore peu sûr, quelles richesses à notre disposition! C'est un pays fertile, avec d'immenses troupeaux de gros boeufs zébus, et la population, très dense, y est fort riche! Evidemment, les opinions ainsi exprimées donnaient envie d'y aller voir. Il en aurait fallu beaucoup moins pour m'attirer dans cette contrée inconnue, très mystérieuse, que le commerçant n'avait pas encore parcourue. Cependant, j'en avais des renseignements très précis depuis que j'avais Koundia comme concubine, car elle était précisément originaire du Mossi, d'une tribu peuhl établie aux environs de Ouagadougou. C'est de là qu'elle était partie pour se marier avec un lieutenant en garnison dans cette ville.Cet officier étant rentré en France, Koundia était devenue disponible pour une autre aventure; et ce fut moi, l'aventure numéro 2. Et nous retournions dans son pays. Elle était enchantée, et moi, j'étais beaucoup plus à mon aise, car j'avais avec moi quelqu'un de sûr et de parfaitement renseigné. Eh! bien, la nature avait bien délimité les contrées. Tant que nous avons chevauché dans la vallée de la Volta Noire, après l'avoir traversée sur un bac, à Koury, et y être revenu en quittant San, nous avons constamment trouvé le même sol ferrugineux, aride, couvert de maigres buissons espacés, avec de très rares villages, là où la terre voulait bien se laisser travailler et produire quelque chose. Puis, brusquement, une fois franchie l'arête qui partage les eaux d'un côté vers la Volta que nous quittions, la Blanche, le pays changea totalement d'aspect. Il devint plus ouvert, et la brousse y était complètement différente: beaucoup de jachères, mais dénotant d'anciennes cultures qui y reviendraient à leur tour de roulement. Nous rencontrâmes un grand nombre de villages, composés de groupes denses de cases rondes couvertes en chapeau de paille. Chaque groupe devait être, sans doute, celui d'une famille le nombre des cases variant d'un groupe à l'autre: ici, il y en avait cinq, six; là, une vingtaine, chacun entouré d'un muret en torchis, et séparés du voisin par un espace plus ou moins vaste dans lequel on voyait encore des traces de la culture précédente.Partout on apercevait des têtes de bétail à cornes, de ces cornes énormes qui font peur. De partout, on entendait le hennissement des chevaux et les coups de pilon dans les mortiers. Nous étions dans le pays du Mossi. Je ne me souviens plus du nom de ce premier village où je campai; mais je me souviens très bien de la bonne journée que j'y ai passé, dans un campement comme jamais je n'en avais vus encore dans mes nombreuses pérégrinations. Il était de même modèle que tous les autres, mais la construction, soignée, poncée, donnait l'impression d'entrer dans un petit palais. Et quelle abondance de denrées m'apporta-t-on! Le chef du village, le "Naba", vint, accompagné d'une nombreuses suite, de laquelle sortit, pour moi: un mouton, une dizaine de poulets, du lait, du beurre de vache, des oeufs, un grand panier de mil pour mon cheval et, pour mes gens, une vingtaine de calebasses pleines de choses à manger! On aurait été tenté de croire que c'était là une fête pour tout le monde, et surtout pour le Naba et ses gens. Koundia fit à merveille son service d''interprète, et me dit que, tant que je serais dan le pays Mossi, ce serait la même chose. Douce et agréable perspective! Effectivement, ce fut ainsi partout, au minimun, car il y eut mieux encore plusieurs fois. Quelques jours après, mon petit convoi atteignit le poste de Ouahigouya, chef-lieu d'un cercle militaire. Le territoire touchait, au nord et à l'est, à celui du Macina, à l'ouest à celui de Yako, et, au sud, à celui de Ouagadougou où nous irions un peu plus tard. Cercle et poste étaient commandés, comme à Koury, par un Capitaine aidé de deux Lieutenants et de plusieurs sous-officiers. Il y avait une population importante à administrer, et l'administration était encore en plein tâtonnement. On s'était en effet trouvé, au Mossi, en présence d'une hiérarchie bien établie, un peu comme celle qui existait en France au temps de la féodalité. Il y avait , tout en haut, le Moro-Naba, ou prince des princes, dont la résidence obligatoire était Ouagadougou, qu'il ne devait quitter sous aucun prétexte, sous peine de mort, disait la tradition. Son autorité s'exerçait sur tout le Mossi, par l'intermédiaire des grands Nabas de Ouhigouya et de Yako qui, à leurs entours, avaient des vassaux plus ou moins importants, ceux-ci en ayant à leur tour et ainsi de suite jusqu'aux villages, et, dans les villages, les chefs de famille. Ces différentes autorités s'exerçaient très normalement et sans heurts. La meilleure preuve en était la grande prospérité du pays, à la population abondante, saine, bien nourrie, intelligente, laborieuse; car on ne constate cet état de choses que dans les pays sagement administrés. Notre arrivée causa une certaine inquiétude parmi les chefs, mais non parmi la masse. On savait que nous étions pacifiques, malgré notre formidable appareil militaire, ou peut-être à cause de cela. Il y eut donc quelques flottements lorsque nous voulûmes appliquer nos méthodes en les accordant avec la hiérarchie existante. Il fallut instituer cette plaie -l'impôt!- dont personne ne peut être délivré, nulle part, et pour cela, on dut procéder au recensement des gens, des bêtes et des biens, puis déterminer la cote à payer, puis la faire payer! Des récalcitrances se firent jour. On dut recourir à la mise en disponibilité de certains nabas grognons ou épineux. La diplomatie des Capitaines chefs de cercle ne fut pas toujours heureuse; car ces Capitaines ne s'appelaient pas tous, tant s'en faut Marchand, Galièni, Lyautey, Mangin! Et dame, si les bévues étaient sans conséquences chez les Bobos, par exemple, il n'en allait pas de même au Mossi où deux belles races y formaient, côte à côte, la population: la race autochtone des nègres mossis et la race d'importation des Peuhls, les premiers tous fétichistes, les seconds tous musulmans, mais s'accordant à merveille entre eux. Le Capitaine qui commandait alors à Ouahigouya n'était ni plus ni moins qu'un officier de son grade pris au hasard: très bon militaire colonial; mais quant à sa diplomatie administrative, elle était ce que le bon Dieu l'avait faite: très quelconque. Alors, les affaires n'en allaient pas mieux, au contraire, car ce cher Capitaine Machin (je ne sais plus son nom) trouva le moyen d'embrouiller encore les choses. Dans la tradition du pays Mossi, il est dit que, non seulement le Moro-Naba de Ouagadougou ne doit jamais quitter sa résidence royale, mais qu'au surplus, il ne doit jamais être mis en présence d'un des deux autres grands Nabas vassaux: ceux de Yako et de Ouahigouya. La tradition veut également que ces deux derniers ne soient jamais en présence l'un de l'autre. Comme punition à un manquement quelconque à cette tradition, la Providence envoie, dans le courant de l'année, à un au moins des deux Nabas ayant enfreint la défense, une mort certaine; et cela quelle que soit la raison de la rencontre. Cela remonte, parait-il, à de nombreux siècles. Eh! Bien, notre Capitaine Machin ayant trouvé cela stupide, avait décidé que cette bizarre coutume devait cesser. Il s'était mis dans l'esprit, à la suite de racontars plus ou moins saugrenus d'interprètes, que cette réserve provenait de dissentiments entre ces chefs éminents, et, dans la générosité de son coeur ingénu, il chercha à réconcilier ceux qu'il tenait pour des inconciliables. J'entendis toute l'exhortation du Capitaine, car, quand j'arrivai,à Ouahigouya, il était justement en train de chapitrer le Naba de Yako qu'il avait fait venir dans cette intention généreuse. L'interprète traduisait -fidèlement?- au Balaoun-Naba- premier ministre du Yako-Naba- qui, à son tour, répétait, mais à voix basse, les phrases de son maître. C'était enfantin, mais le Capitaine croyait faire de la haute diplomatie. Le pauvre homme! En tous cas, s'il ne réussit pas à mettre en présence Ouahigouya-Naba et Yako-Naba, il réussit à amener une rencontre entre ce dernier et le Mora-Naba, grâce à la complaisance de son collègue, le Capitaine Zède de cette dernière localité, aussi ignare que lui. Et, ma foi, la tradition était si forte, si exacte et si réelle que, quelques mois après cette mémorable rencontre, le Naba de Ouagadougou décédait. Comme par hasard! Hasard? Tradition? Politique? Mystère. Toujours est-il qu'il décéda et qu'on le remplaça par un de ses fils, seul agrée par le Gouverneur de la Colonie, au détriment de quelques autres prétendants qu'on envoya en résidence forcée à Dakar et à Saint-Louis. Tout simplement. Nouvel exemple de la façon dont on dirige des peuples. C'était pas la peine de venir au Mossi pour découvrir cela; on l'avait déjà vu ailleurs. Quant à moi, comme ce n'était pas cela que je cherchais à découvrir, je m'enquis plus prosaïquement de ce qui pouvait m'intéresser comme trafic commercial. - Rien pour vous, me dirent les officiers. Aucun avenir pour le commerce européen. Ici, nous sommes dans un pays très riche, mais qui vit très largement sur lui-même. La principale industrie est celle des bovins, des ovins et des chevaux, ces derniers ne sortant guère du pays, car les gens s'en servent beaucoup. Quant aux autres animaux, ils vont se vendre dans deux directions différentes: dans le nord, par le Macina, ils vont à Tombouctou et le fleuve; dans le sud, à la Gold-Coast où vont les plus nombreux, car la demande y est forte et constante. - Mais, Capitaine, pour les étoffes, la bimbeloterie? - Oh! Vous ne pourrez pas concurrencer les Dioulas qui viennent acheter les boeufs pas ici, car ils viennent de la Gold-Coast tout chargés de ballots d'étoffes remarquables et bon marché. La monnaie d'échange, ici, c'est le boeuf. Pouvez-vous accepter le boeuf en paiement de vos ventes? Non, n'est ce pas. Alors, vous ne pourrez rien y vendre aux indigènes, tant que le pays regorgera de boeufs et sera démuni de notre monnaie dont ils n'ont que faire. - Mais alors, pour votre impôt, comment faîtes-vous, Capitaine? Comment le percevez-vous? - Jusqu'ici, nous le percevons en nature, c'est à dire en boeufs. C'est une façon de procéder assez pratique, car la marchandises est facile à compter et s'emmagasine toute seule. On met les boeufs entre les mains de bergers et on les liquide petit à petit. - Comment? A qui? - D'abord à nous-mêmes. Tous les jours, nous tuons un boeuf, quand ce n'est pas deux, pour notre viande à tous: nous, les sous-officiers, les Tirailleurs. Nous en vendons aussi aux bouchers du pays, contre argent, à certains Dioulas, contre argent également. Le reste, nous l'envoyons à Ouagadougou où on l'écoule plus facilement, malgré l'apport de l'impôt de ce cercle. Ainsi tenez, en ce moment, je sais que mon collègue de là-bas, le Capitaine Zéde, a un fort beau troupeau d'environ deux cents têtes à vendre dans d'excellentes conditions. Les bêtes sont superbes, dans un état florissant. Si vous êtes amateur, vous pouvez les avoir en bloc pour trois mille francs comptant. C'est une belle affaire pour un homme comme vous, entreprenant, hardi, broussard fait. - Mais comment les écouler, ces deux cents boeufs? - Eh! Il y a la Gold-Coast qui vous tend les bras! c'est là que vont la plupart de nos Dioulas. Ils partent avec cinq, dix, vingt boeufs,quelquefois avec un seul. Ils reviennent, quelques mois après, avec des chargements de pacotille, et, surtout de noix de kola. Pourquoi un Blanc ne ferait-il pas comme font les Noirs? - Mais un Blanc ne peut se charger de pacotille pour le retour, surtout pour une pareille valeur! - C'est juste; seulement, cher Monsieur, sachez qu'en Gold-Coast, à Koumassie, les boeufs se vendent contre des livres sterling en or. Les Dioulas convertissent ensuite cet or en camelote et, même, rapportant pas mal de pièces cachées dans leurs vêtements, qu'ils montent, ensuite, en bijoux pour leurs femmes. Vous voyez, pour un Blanc, la difficulté n'est pas dans le mode de paiement. - En effet, Capitaine; c'est bien tentant ce que vous m'apprenez là. Mais hélas! Je ne suis qu'un agent de comptoir et je ne peux prendre sur moi de tenter la chance. - Mais qui vous empêche de proposer l'affaire à votre maison? Que diable! Il ne s'agit pas d'engager des mille et des cents. Trois mille francs d'achat; mettez trois mille autres francs pour vos frais de conduite et de retour; ça ne fait que six mille. - Et pour espérer en retirer combien? A votre idée? - Oh! Ca pourrait être très intéressant, mon cher. Sachez qu'à Koumassie, les beaux boeufs comme ceux que vous verrez, sont vendus plus de six livres la pièce, soit entre 160 et 175 francs. Mettez-les tous à 150 francs pour être sûr, et voyez le total! - Comment, Capitaine, on pourrait réaliser trente mille francs de ce troupeau? - Non, pas tout a fait, car il y a des pertes en route. La région de la forêt est meurtrière. Mais, en mettant les choses au pire: perdez 20 % de votre troupeau; vous pouvez quand même espérer en tirer une pièce de vingt mille francs? Ca vaut la peine de proposer l'affaire à une maison sérieuse. - Oh! Certainement. Vous me tentez, Capitaine. Je ferai ma proposition de Ouagadougou, et nous verrons ce que le père Legrand me répondra. - Ah! vous avez à faire au père Legrand? Cette grande gueule qui a toujours l'air de vouloir tout bouffer et qui n'est en somme qu'un beau spécimen de crétin mondain? Alors, en effet, je ne sais pas s'il osera vous permettre cette opération. Il est déjà froussard pour lui-même, et encore davantage pour ses marchandises. Essayez toujours; vous verrez bien. - Oui; nous verrons bien; merci de votre tuyau. Vous êtes sûr que personne n'est sur l'affaire? - Oh! Absolument personne. Je ne connais que vous, présentement, dans le Soudan, qui puissiez tenter la chose avec toutes les chances de réussite. Voilà comment fut amorcée la grande et nouvelle aventure qui m'attendait cette année-là. Je quittai Ouahigouya, enchanté de la cordiale réception, et, à petites journées, me dirigeai vers le Sud-Ouest, pour déboucher à Ouagadougou, immense agglomération de groupes de cases, qu'on traverse pendant des heures entières. Le centre, le coeur de l'endroit, est, comme partout, le marché. On en avait fait le centre administratif et militaire. Un grand tata en torchis, aux hauts murs crénelés et garnis d'arcs-boutants sert maintenant de magasin. Seul, un blockhaus très haut et dominant le tout est encore habité; c'est la maison du Capitaine Zéde commandant le cercle. En face, de l'autre côté de la place, se trouvent les bâtiments des Blancs, avec vérandas, sous paillote; un peu plus loin la poste. Le camp des Tirailleurs étalait ses nombreuses cases pointues plus loin encore: la place ne manquait pas; on pouvait se donner de l'air, de l'aisance.. Je me dirigeai vers le campement des passagers, tout proche et, chose bizarre, le trouvai moins beau et moins bien tenu que partout ailleurs, mais très habitable quand même. En un instant, j'y fus pourvu du nécessaire de route: eau, mil, poulets, lait, oeufs, etc... Puis j'allai rendre visite, naturellement, au Commandant du cercle où je fus bien reçu. Il me parla, en effet, de son fameux troupeau disponible. Puisque l'affaire m'intéressait, il le ferait amener dans un parc proche, ce soir, pour que, demain, nous puissions le voir avant son départ pour le pâturage. Et je vis, en effet, un magnifique troupeau de superbes bêtes, bien en chair, solides, dodues, les bosses pleines à craquer de graisse de réserve. Le prix en était bien celui que m'avait indiqué le Capitaine Machin à Ouahigouya, et le Capitaine Zéde me garantit qu'il le garderait à ma disposition pendant deux mois, le temps pratique pour un échange de correspondance avec Bamako, avec explication à l'appui. La vue de ce troupeau me donnait la fièvre. Il me semblait que tous mes ancêtres avaient été des cow-boys du Far-West américain ou canadien et qu'ils revivaient en moi pour que je leur fasse reprendre leurs anciennes chevauchées. Tout m'invitait à devenir moi-même cow-boy soudanais: je possédais la mise de fonds indispensable; j'avais les bergers peuhls, j'avais mon personnel, mes porteurs, enfin tout le nécessaire pour aller conduire ce troupeau tout là-bas, dans un pays étranger et inconnu, à travers toutes les aventures possibles de la forêt tropicale de Guinée! Au pays de l'or! Il n'en fallait pas tant pour m'enthousiasmer. Aussi, le jour même, je pondis un rapport bien tourné et circonstancié que j'envoyai à la direction de la Niger-Soudan à Bamako, en les pressant d'accepter l'affaire et de me répondre affirmativement -par télégramme à Bobo où j'allais retourner. Soulagé, plein d'espoir, je demeurai encore quelques jours à Ouagadougou dont j'avais à faire plus ample connaissance. Le marché, toujours très animé, permettait de se rendre compte des us et coutumes du pays. Tous les hommes étaient de beaux types, grands, forts, musclés comme des athlètes, et, tous, habillés: boubous, pantalons et calottes. Etaient nus seulement ceux qui travaillaient la terre; mais leurs vêtements étaient affalés prés d'eux. Suivant les tribus, ils portaient des cicatrices aux joues: trois traits parallèles verticaux sur chaque joue, ou trois traits horizontaux. La plupart avaient les dents limées en dents de scie; des bracelets de cauries se voyaient sur leurs bras et à leur ceinture. Les négresses, leurs femmes, étaient souvent jolies, et toutes étaient habillées également comme à Bamako. Leurs chevelures cependant avaient une autre forme. Elles étaient coiffées en cimier de casque, fait de leurs cheveux bien tressés. Deux petites nattes en queues terminaient ce cimier: l'une venant mourir sur le front, entre les yeux et portant toujours un ou plusieurs bijoux: en or, argent, corail, ivoire ou perles, l'autre queue, tombant dans le cou portait souvent un anneau d'ivoire. Au dessus de chaque oreille, les petits cheveux étaient ramassés en une petite tresse, également parée de quelques pièces de verroterie. Peu d'entre elles portaient le mouchoir, seulement, les femmes des Tirailleurs. Les denrées offertes aux chalands étaient sensiblement les mêmes que partout; cependant je remarquai que les étoffes étaient en plus grande quantité et de très belle qualité. On voyait des noix de kola par nombreux paquets, car on en faisait le commerce de demi-gros pour les plus petits marchés de l'intérieur. Le fait saillant, c'était la présence du Moro-Naba, le prince des princes du Mossi. Je lui fis demander une audience qu'il m'accorda le jour même. J'allai chez lui en grande cérémonie, c'est à dire sur mon cheval, accompagné de Petit d'un côté et de Tiémeran de l'autre. Sa résidence était située à un kilomètre environ de celle du Commandant du cercle. C'était une vaste agglomération de cases entourées de hauts murs avec une seule porte monumentale donnant accès à l'intérieur, à peu prés comme celle du tata de Mademba à Sansanding. Un groupe de veilleurs étaient assis devant cette porte. A mon appel, les gens se levèrent et firent résonner un gong auquel un autre répondit de l'intérieur. Puis, descendant de cheval, je fus introduit dans la place en passant par plusieurs cours, en franchissant plusieurs cases passages, pour être, finalement, amené dans une grande pièce carrée, à terrasse et véranda, remplie de tentures bleues et rouges, de tapis, de nattes, de peaux, de coussins: la salle d'audience. Peu après, le Moro-Naba entra, en soulevant une tenture. C'était un grand gaillard large, épais et bien trop gras. Une face luisante de trop bonne chère, bouffie, peu sympathique; des yeux au blanc jaune qui roulaient dans leurs orbites aux trois quarts comblées par la bouffissure. Dès qu'il s'assit, toute la suite qu'il avait amenée avec lui s'inclina, le front à terre, en saluant les coudes écartés et disant: Lâfi, Lâfi, bénéré Lâfi, et en faisant claquer les doigts. Cela dura un bon moment, car chaque groupe de saluts fut répété trois fois. Enfin, le manège s'apaisa et je fis dire par Petit au Balaoun-Naba, confident de Moro-Naba placé à ses pieds, respectueusement, que, étant de passage à Ouagadougou, j'avais tenu à présenter au roi des rois mes salutations et mes meilleurs voeux de prospérité. Mes paroles furent répétées, et, en retour, j'en reçus d'aussi protocolaires, m'affirmant que le Moro-Naba était heureux de ma visite et qu'il espérait que le pays me serait propice. Puis des calebasses de dolo se mirent à circuler et il nous fallut boire de larges rasades. Ce dolo est la bière faite avec du mil fermenté et, chez le Naba, renforcée avec du miel sauvage, ce qui en faisait une espèce d'hydromel très agréable à boire, mais aussi très alcoolisé. On m'avait prévenu que ce Moro-Naba était un ivrogne invétéré; aussi m'étais-je muni d'une bouteille de Pernod que Petit lui fit remettre. Je vis sa figure s'éclairer de joie à la vue de ce cadeau qu'il appréciait si fort. Il fallut continuer à boire jusqu'à extinction du dolo; puis je pris congé. Je fus accompagné jusqu'au seuil de la porte extérieure par une suite de dignitaires et deux tam-tams qui scandaient mes pas, un sur deux. Salutations, départ. Le lendemain était réservé pour une visite aux Pères Blancs. Depuis quelque temps -quelques mois ou quelques années- une mission des Pères Blancs était venue s'installer au coeur du Mossi, à Ouagadougou. On avait mis à leur disposition un immense terrain dont la situation, par rapport aux autres résidences, était telle que chacune était à la porte d'un triangle: cercle, Naba, mission. Aucun ne se touchait; chacun était bien maître chez soi. Lorsque j'y allai, la Mission se composait de trois Pères Blancs et d'un frère. Je ne vis d'abord que deux de ces Pères, le troisième, parti à la chasse, revint peu après, à cheval, la robe troussée autour des reins, le fusil à l'épaule. Il avait plutôt l'air d'un pirate que d'un prêtre, avec sa grande barbe et son casque de travers. Mais, une fois à terre, la robe convenablement baissée, les paupières aussi, la voix redevenue onctueuse et les manières évangéliques, ce n'était plus du tout le même homme. Cependant, c'était lui l'ingénieur de la troupe. Ses deux collègues étaient plutôt confits dans la méditation et la culture des petites âmes noires. Le Père ingénieur était chargé de tous les travaux extérieurs. C'est lui qui avait présidé à la construction des bâtiments de la Mission, logements, cellules, magasins, ateliers, chapelle, écuries, etc... Au moment de ma visite, la grande affaire était l'église qui montait. Elle avait déjà atteint prés de trois mètres de hauteur, et le constructeur espérait bien qu'elle serait couverte -non terminée, mais couverte- pour la prochaine saison de pluies. La couverture en serait de paille, comme pour le reste, puisque c'était le seul matériau possible dans le pays. Plus tard, dit-il en regardant au ciel, nous installerons une briquetterie-tuilerie et nous ferons des tuiles plates cuites. Mais hélas, Il faudrait que la Providence nous envoyât du bois ou matière chauffante quelconque qui manque complètement par ici. En attendant, nous nous contentons de paille. Nos poutres sont là. Ce sont de superbes rosiniers qui viennent de plus de cent kilomètres d'ici, et il nous a fallu une grande patience, une grande ténacité et énormément d'hommes pour faire apporter ces masses. Enfin, elles y sont. Quand il s'agira de les monter sur les murs, nous aviserons. - Mais dis-je, si vous les faisiez monter en même temps que les murs! Brique par brique, vous n'auriez aucune difficulté. Autrement, quand vous serez à dix mètres, je ne vois pas par quels moyens vous pourriez les hisser et les mettre en place. - Tiens, dit le Père, c'est une idée, et nous allons la creuser, le Frère et moi. Justement, il passait, le Frère. C'était un fort gaillard, habillé lui aussi d'une barbe étonnante, mais sans sa robe. Il avait les mains pleines de mortier, car c'était lui le chef de chantier, l'exécuteur de son chef double-chef -en tant que supérieur et en tant qu'ingénieur. Les procédés étaient ceux qu'on emploie partout dans ce pays de l'A. O. F. où il n'y a rien d'autre que le banco ou terre triturée pour construire les maisons, murs, édifices, tatas, mosquées, églises, etc... Pour que cela change, il faut attendre l'arrivée d'un chemin de fer qui, en apportant l'outillage, les ferrailles, les bois d'industrie, la chaux, le ciment, les vitres, les tuiles, etc... permettra l'extraction de la pierre qui ne manque pas dans le sol. En attendant, les Pères faisaient comme tout le monde, cependant, à l'entendre vanter ses méthodes et ses moyens, on pouvait croire que le brave Père ingénieur avait tout inventé, grâce aux lumières que la fréquentation quotidienne du Bon Dieu lui dispensait, à lui seul, pendant que les autres se contentaient d'admirer et de profiter. Prêtre, ou mendiant, ou roi du calicot, l'homme est le même partout et en tout temps. Ayant bien admiré et félicité -pourquoi pas? Cela avait l'air de leur faire tant plaisir à ces ex-hommes je pris congé de ces Messieurs, les laissant à leur sainte mission qui est, parait-il, d'évangéliser les négrillons et les négrillonnes pour en faire de la semence catholique. Bonté divine! Où la présomption ne va-t-elle pas se nicher! Enfin, qui sait? Dans cent, cent cinquante ans d'ici, on pourra peut-être rencontrer, au Mossi une population indigène bâtarde -beaucoup de mulâtres - zézayant un français sabir et chantant avec l'accent créole des stupidités dans ce genre: Moi l'a monté là-haut dans li bois Mois l'entendis ‘ti z'oiseau santé Moi l'a ‘conté co ça li la dit Z"enfants négres n'a pas chrétiens Tout peut arriver, donc ça aussi bien que le reste. A mon humble avis, cependant, je crois bien que, en A. O. F. , la meilleure religion avancée est la religion musulmane. Elle est exempte des complications incompréhensibles qu'on rencontre à chaque pas dans notre religion chrétienne; elle est facile à pratiquer: aucun accessoire, aucune image, ni saints, ni saintes, ni rien de ce genre et elle est combien plus proche de tous les esprits humains. Mais ça, c'est une affaire à part, qui ne doit pas m'empêcher de reprendre la route de Bobo. Au contraire, ces graves questions, jamais encore résolues, vont m'aider à faire filer derrière moi le ruban de la piste, par les méditations qu'elles vont me procurer généreusement pendant que mon cheval avance régulièrement de son bon pas cadencé. Car j'ai acheté à Ouagadougou un beau cheval, superbe, de belle taille, couleur bai-clair, marchant merveilleusement. J'avais repris la piste. Pendant quelques jours, le pays resta le même; mais bientôt, il changea complètement d'aspect. Il redevint plus brousse, avec des villages de plus en plus espacés, une brousse de plus en plus dense sans toutefois devenir forêt. C'est le pays des Gourounsis, peuplades beaucoup moins évoluées et riches que les Mossis, leurs voisins. Ces Gourounsis ont une mauvaise réputation de pillards, de personnages malfaisants. Je ne sais si elle est justifiée par des actes: je n'en n'ai pas été témoin. J'ai été reçu par eux très calmement, mais leurs campements n'avaient plus l'allure de ceux du Mossi. C'étaient de misérables cases mal bâties, mal couvertes, rongées de termites et remplies de toiles d'araignées. On avait tout de suite l'impression que ce chemin n'était pas fréquenté par les Blancs, et guère non plus par les Dioulas noirs, car il ne conduisait que vers le Lobi -mauvaise contrée- et vers Bobo -lointain pays. Cependant, ce fut sur cette mauvaise piste que je fis une rencontre providentielle, comme on dit dans les romans bien faits. Ce jour là, j'avais monté ma tente. Car j'avais dans mes bagages une tente que j'avais choisie moi-même à Paris, lors de mon départ pour l'A. O. F. en 1902. C'était une belle machine carrée, avec double toile extérieure, doublée, ou plutôt triplée à l'intérieur par une étoffe verte, mât central en trois parties s'emboîtant les unes dans les autres, cordeaux, piquets, etc ... Tout l'attirail, quoi! Je m'en étais déjà servi plusieurs fois, mais dans le pays mossi où les campements étaient magnifiques, elle était restée roulée dans son étui. Ce jour-là, donc n'ayant trouvé que de misérables cahutes pour m'abriter, je fis monter la tente. La journée se passa très normalement. Vers cinq heures, j'étais confortablement installé dans ma chaise longue, une pile de journaux par terre, prés de moi, l'apéritif servi sur ma table, quand Petit m'annonce l'approche d'un voyageur blanc. En effet, il déboucha bientôt de la brousse un cavalier européen, mais couvert d'un invraisemblable casque, comme ceux que portent les Anglais qui, peut-être, les trouvent bien beaux. Une troupe de porteurs suivait, ainsi qu'une garde de deux espèces de soldats en kaki, ceinture verte et chéchia rouge, mais pas du modèle de celles que portent les Tirailleurs, et sans armes. La troupe s'arrête; je me lève vivement, vais au devant du cavalier qui met pied à terre, et je me présente: - Hubin, commerçant, allant à Bobo-Dioulasso. - Major..., consul d'Angleterre à Dakar, me fut-il répondu par le monsieur, avec l'accent anglais dans sa plus grande pureté. Cependant, avec cet accent, il parlait suffisamment bien le français. Je l'invitai immédiatement à se rafraîchir, pendant que ses gens montaient son campement, une tente également, mais d'un modèle plus compliqué et plus anglais que la mienne. Il accepta très volontiers ma chaise longue que je lui cédai, et un bon verre de Pernod qu'il fit immédiatement succéder par un autre, et encore par un troisième. Diable, me dis-je; s'il continue ainsi jusqu'au soir, qu'est ce que ça va donner? Mais il s'arrêta à ce troisième. - Cette soâr, me dit-il, whisky and soda. très bon pour la complexion. Aimez-vô whisky and soda? - Oui à l'occasion. - Aoh! Le occasionne il est bonne. Plenty whisky, Plenty soda dans mon luggage. - Bien entendu, vous partagez mon repas? - Yes, avec plaisir. Je avai aussi beaucoup des conserves. - Oh! Ce ne sont pas des conserves que je vous présenterai. Voici le menu: potage vermicelle julienne-poulet bouilli avec légumes -poulet sauté et petit pois- salade de palmier. - Aoh! très belle, votre méniou. Vous avaie dit: salade de palmier? - Oui. C'est avec le coeur des jeunes rosiniers que nous faisons cette salade. Cela a un peu l'aspect du céleri coupé en tranches, mais un goût tout à fait particulier et très agréable. Vous verrez. - Yes. Puis, pendant le repas, qui fut trouvé excellent, nous parlâmes de choses et d'autres. Lui, il venait de traverser en entier l'A. O. F. depuis Dakar, avec une permission spéciale du gouvernement français, pour se rendre compte de la manière dont nous aménagions cette vaste contrée. Ses critiques étaient plutôt flatteuses pour nous. Il rentrait à la Gold-Coast par le Nord. Il devait, deux jours plus tard, bifurquer sur sa droite et prendre la piste des Dioulas qui vont de Ouagadougou à Oua, le premier poste anglais, tout au nord de la colonie de la Gold-Coast, en dessous du pays gourounsi qui est à cheval sur la frontière séparant nos deux souverainetés. Je lui demandai, naturellement, des renseignements sur le trafic du bétail entre notre pays et le sien, surtout en ce qui concernait Koumassie où il se rendait. Il me confirma ce que le Capitaine Machin de Ouahigouya m'avait dit. Alors, je lui fis part de mon intention de tenter l'opération et d'amener un fort troupeau à Koumassie, moi-même. - Aoh! très bonne ,votre idaie, très bonne. Peut-être pourrez-vous commencer un courant régulièr du commerce du boeuf avec Koumassie. Yes, vous devaie commencaie. _ Dans ce cas, Monsieur le Consul, seriez-vous assez aimable pour me donner un mot de recommandation pour les autorités anglaises de la Gold-Coast que je vais trouver sur ma route? - Très volontairement, cher Monsieur. Oui, je donnaie tout de souite. Boy! Writing Paper! Quick! Et séance tenante, sur une belle feuille de papier officiel, revêtue de la couronne et des lions britanniques, il me fit une très belle lettre d'introduction, pour toutes les autorités anglaises de la Gold-Coast. Je l'en remerciai chaleureusement. Décidément, il fallait que j'aille accomplir mon destin qui, de toutes parts, me poussait vers Koumassie par toutes sortes de chaînes et de trames sans liaisons visibles entre elles. Car, enfin, il fallait qu'il y ait préméditation quelque part, puisque tout, autour de moi, se liguait pour me diriger de ce côté, impérieusement. En tout cas, dès que j'eus ce document en ma possession, je ne doutai plus un seul instant de mon sort. Je savais que j'irais en Gold-Coast avec le beau troupeau de beaux boeufs de Ouagadougou dont le souvenir me hantait. Oui, je décidai cela le lendemain même, en méditant sur mon cheval. Si la Niger-Soudan accepte, me suis-je dit, c'est bien. Si elle refuse l'affaire, je la fais pour mon propre compte. Je donnerai ma démission. J'ai suffisamment de fonds par devers moi pour me lancer dans cette entreprise qui m'attire et m'enchante. On s'était quittés, le Consul et moi, très tard le soir, après avoir absorbé un nombre impressionnant de whiskies and sodas. Lui surtout! Ah! Le bougre, comme il s'enfilait ça! Et comme soda dans le verre, c'était autant dire néant. Il avait une grande bouteille spéciale dans le chapeau de laquelle on introduisait une capsule ovoïde contenant de l'acide carbonique concentré. Quand la capsule était prisonnière dans le capuchon, on appuyait sur un déclic qui percutait la dite capsule. L'acide carbonique, libéré, pénétrait dans le siphon et se mélangeait de force avec l'eau filtrée qui y était contenue. très pratique en voyage. Mais comme je viens de le dire, ce soir-là, c'est à peine si mon Consul laissait tomber quelques gouttes de ce soda dans sa large ration de whisky. En tous cas, il me fit cadeau d'une bouteille entière, en échange de laquelle je lui laissai deux demi bouteilles de champagne. La piste suivie me mena sur les rives de la Volta Noire qu'il fallait traverser. Bien longtemps avant d'y arriver, le pays était devenu désertique, couvert d'une brousse épineuse rébarbative laissant une impression désagréable, et cela pendant plusieurs heures. Puis la végétation verte annonça la présence du cours d'eau. On arriva au cours d'eau lui-même, lugubre d'aspect, avec son eau noire donnant bien son nom à la rivière, immobile, à reflets plombés, couverte de nénuphars et de grosses araignées hautes sur pattes marchant, aériennes, sur cette eau visqueuse. C'est une région absolument abandonnée de tout élément humain; C'est la région redoutée de la mouche tsé-tsé, mortelle au gros bétail, et qui donne aux humains la maladie du sommeil, mortelle aussi. Un être cependant s'y trouvait: le passeur avec son bac, car il n'y avait pas de gué. Mais ce passeur, mis là de force par l'administration, n'y demeurait pas. Il y venait vers 9 heures du matin et s'en retournait bien avant la nuit dans son village lointain. On savait qu'en dehors de ces heures-là on ne passait pas la rivière: c'était trop dangereux. Le passeur nous passa sans encombre, jusqu'à nos chevaux qu'il ne voulut pas laisser traverser l'eau par eux-mêmes. "Y a pas bon, dit-il; cheval même chose n'homme" C'était aussi la région préférée du gros gibier: panthères, léopards, phacochères, hippos, éléphants, caïmans et autres bénédictions du ciel. Mais nous n'en eûmes aucun écho. Des traces fraîches sur le sol de la piste, oui; une passée d'éléphants toute récente, car les fientes fumaient encore. Probablement le troupeau paissant à proximité avait-il été dérangé par le bruit que nous faisions. Le soir, nous eûmes une alerte causée par ce même troupeau ou un identique. J'avais fait monter ma tente, là aussi, car réellement, il n'y avait pas moyen de se servir des cases du village. Vers dix heures, alors que tout était calme, j'entendis des cris s'élever au loin, se rapprocher en s'amplifiant et un bruit formidable de branches cassées, de galops lourds. Une masse sombre passa rapidement à une vingtaine de mètres de ma tente, suivie d'une vingtaine de mastodontes filant à toute allure, chassés par la horde hurlante de gens du village. Puis tout s'éteignit dans le lointain. Enfin, la lettre attendue arriva. C'était un refus catégorique, signé Legrand. Il me disait entr'autres choses qu'il ne pouvait prendre la responsabilités d'envoyer un de ses agents Blancs dans des contrées aussi lointaines, surtout avec l'obligation de traverser le pays des Gourounsis, réputés très mauvais. Cette réponse ne me surprit pas le moins du monde: je m'y attendais. Alors, je procédai comme je l'avais décidé: j'envoyai ma démission. Seulement, me souvenant du procédé cavalier par lequel on m'avait soustrait ma maison -ce qui par ailleurs avait été avantageux pour moi- j'envoyai ma démission par un télégramme ainsi conçu: "Prière accepter démission. Impossible continuer mes services maison dont direction si piteuse et si lamentable. Signé: Hubin" Attrape, Père Legrand. Avec ça sur le crâne, tu seras bien obligé de l'accepter, ma démission. Et il l'accepta parfaitement. Je reçus, quelques jours après, un télégramme me donnant acte de ma démission, protestant contre opinion déplacée, et m'informant que mon successeur se mettait en route pour prendre la suite des affaires du comptoir. Le successeur ne se la foulerait pas en prenant cette suite. Il arriva quinze jours après, en la personne de Sabatier lui-même, l'homme du mil sur le Niger, le fondé de pouvoir à propos de qui Pillot m'avait fait rentrer en France. Nous n'avions pas pour cela de mauvaises relations ensemble. Je ne lui en voulais pas le moins du monde, et lui ne me gardait pas rancune non plus. La passation du service fut bientôt faite. L'inventaire ayant été fait consciencieusement par moi, un mois auparavant, il fut facile à Sabatier de contrôler. En une heure, l'affaire fut terminée. Il n'y avait d'ailleurs plus que de pauvres rossignols, plus aucun article pour Européen. Tout ce qui était mangeable et buvable, je l'avais acheté pour mon compte, en prévision de mes prochaines randonnées. Sabatier dut même aller s'approvisionner chez ses confrères de la place, et il fut stupéfait de constater la pénurie réelle dans laquelle on avait laissé ce comptoir, malgré mes demandes réitérées. Quant à l'argent, il n'y en avait pas non plus. Tout ce qui avait été disponible était dans mes caisses à moi, personnellement et légitimement: mes appointements, mes indemnités de popote, le remboursement de ma maison, ma participation aux bénéfices de l'année 1903, tout ça avait -ric et rac- pu être disponible pour moi. Charité bien ordonnée commence par soi-même. Je ne me souciais pas de faire pour le compte de la Niger-Soudan des achats avec de l'argent liquide qui me revenait de droit. Ces achats-là, j'étais assez grand pour les faire à mon propre compte. Je quittai donc Bobo-Dioulasso dégagé de toutes obligations envers quiconque, et pris à l'envers la route que je venais de parcourir, c'est à dire que je me dirigeai vers Ouagadougou, avec toute ma suite, cette fois, les femmes de mes gens étant aussi de la partie. J'avais acheté deux ânes pour ces femmes et elles s'en servirent comme elles voulurent. Douze jours après, nous étions de nouveau en pays Mossi, installés dans un groupe de cases toutes neuves que Koundia nous avait dénichées tout prés du poste. C'était parfait. Les femmes organisèrent leurs foyers dans ce groupe familial bien entouré d'un grand mur en torchis, encerclant une dizaine de cases propres, saines, bien aérées, damées. C'était la grande aisance en pays primitif, et, ma foi, j'y ai goûté là la saveur encore plus fine d'une liberté encore plus grande! Cette fois j'étais mon maître, absolument, totalement. Je m'en sentais une joie intérieure intense.

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PREMIERE EXPEDITION

VERS LA GOLD - COAST

1904

Fin avril ou commencement mai, je me mis en route avec le troupeau. A Ouagadougou, j'allais le visiter tous les jours, mon troupeau que j'avais acquis et payé comptant au Capitaine Zéde. Je tenais à être familiarisé avec ces bêtes, et surtout, je désirais être bien connu d'elles. C'est Koundia qui m'avait donné ce précieux tuyau, comme ce fut elle qui, par la suite, m'expliqua les moeurs de ces animaux mi-domestiques de la brousse. Les premières fois, elle m'accompagna d'abord jusqu'auprés de l'enceinte, mais à l'extérieur, où ils étaient parqués pour la nuit. Puis, petit à petit, elle me fit pénétrer à l'intérieur, en flattant elle-même les gros taureaux inquiets qui commençaient à souffler fort. Un autre jour, je vins avec une plaque de sel dans ma main. Les taureaux me flairant sans plus souffler, s'enhardirent même jusqu'à lécher la plaque de sel, timidement d'abord, puis, tentés, ils devinrent très familiers, et, par la suite, lorsque j'arrivais prés de leur parc, vite, ils fonçaient sur moi en bousculant tous les autres. Mais ce n'était pas par fureur, c'était par gourmandise. Et il fallut que je fasse attention, car ils se chamaillaient entre eux pour lécher le sel, et, dans la bagarre, j'aurais pu facilement attraper un coup de corne. Ensuite, je pris l'habitude d'aller les retrouver sur les lieux de leur pâturage qui changeait tous les jours, à cheval, avec Tiémaran, de façon à bien les habituer à moi sous tous mes aspects. Nous étions arrivés à une entente cordiale absolue, et je commençais à connaître un peu leurs moeurs. Koundia m'avait en effet expliqué la réaction des bêtes que l'on réunit, venant de provenances diverses, les animaux ne se connaissant pas entre eux. S'ils sont de même sexe, boeufs par exemple, comme le sont la plupart, ils se tâtent mutuellement, ils deviennent sympathiques ou antipathiques. Déjà il se forme deux groupes bien marqués, sans hostilité entre eux, mais avec une séparation nette. S'il survient d'autres unités, celles-ci s'amalgament soit dans un groupe, soit dans l'autre. Quand le troupeau prend une grande importance, comme le mien par exemple, il peut même y avoir trois groupes, même s'il ne s'agit que de boeufs. Si on introduit un taureau, immédiatement celui-ci prend la maîtrise de tout le lot, mais a une préférence marquée pour le groupe le plus nombreux. Un deuxième taureau est-il ajouté? Alors il y a lutte entre les deux mâles, lutte certaine, inévitable, pour établir visiblement une suprématie. Et il arrive que le deuxième taureau s'étant montré le plus fort, chasse l'autre de la tête de son groupe pour prendre sa place, le premier devant se résigner à devenir le chef d'un autre groupe moins important. S'ils sont de même force, ce qui arrive souvent, le premier garde sa royauté et l'autre prend sous sa coupe les sujets disponibles. Dans mon troupeau, il y avait une trentaine de taureaux; mais trois seulement s'étaient révélés les plus forts, à égalité. Tous les autres avaient été mis knock-out les uns après les autres. Ils étaient donc rentrés dans le rang. Dès qu'il fut bien établi entre eux que ces trois taureaux-chefs, un noir, un fauve et un pie, étaient maîtres, tous vinrent s'agglomérer autour de chacun d'eux, suivant leur sympathie personnelle. Et, en quelques jours, s'étaient formés trois groupes bien distincts pour les yeux des bergers qui passent leur existence au milieu de ces superbes bêtes et les connaissent merveilleusement. Ils savaient exactement combien de têtes chaque groupe comportait, et aussi à quel groupe appartenait tel ou tel boeuf momentanément isolé dans la brousse. De par cette institution absolument naturelle, instinctive, de la hiérarchie du commandement -les hommes n'ont rien inventé d'original dans cette matière- le calme et l'harmonie régnaient en maîtresses parmi ces deux cents grosses bêtes. Toutes ensemble, elles obéissaient passivement aux directives de leurs cow-boys, sachant très bien que ceux-ci ne leur donneraient que des directives -pour ainsi dire- bovines. Et ils avaient confiance en leurs gardiens. Pour la route, j'avais ajouté trois vaches: une pour chaque groupe. Le chef-berger m'avait expliqué qu'avec ces trois vaches, il serait plus facile de faire face aux quelques difficultés du voyage, telles le passage des rivières par exemple. Pour conduire le troupeau en Gold-Coast, j'avais arrêté quatre bergers peuhls des environs de Ouagadougou, qui s'étaient occupés des bêtes dès que je les eus achetées. Ils s'étaient bien habitués les uns aux autres et ces bergers étaient ravis, paraît-il de pareille aventure qui allait leur permettre de se faire quelques fonds. Je les payais à raison de trente francs par mois chacun, tout compris, et, sur leur demande, je ne leur donnai qu'une avance de quinze francs. A l'arrivée à Koumassie, dés la vente des boeufs, je devais leur payer leur route d'aller et celle du retour, soit environ quatre mois en tout: 80 jours, à l'aller, avec les boeufs, 40 jours au retour, libres. En outre, après la vente, je leur donnerais, à titre de gratification, un franc par bête vendue, c'est à dire arrivée vivante là-bas. Chacun d'eux pouvait donc bien espérer recevoir une somme globale de cent-quarante francs, payable en monnaie anglaise. Avec cette somme en pounds, ils achèteraient chacun soit une charge de noix de kolas, soit une charge d'étoffes qu'ils rapporteraient sur leur tête et seraient vendues au moins le double de leur prix d'achat sur le marché de Ouagadougou. C'était donc une très bonne aubaine pour ces bergers que je n'eus aucun mal à découvrir, ni à engager. Je laissai à mes cases les femmes Ouria et Aminata, mais, bien entendu, j'emmenai Koundia qui était ravie de faire cette expédition comme moi de l'y emmener, car elle était très précieuse en route, connaissant bien les langues, les coutumes, et sachant faire valoir son prestige de femme de Blanc, la mâtine! C'était bien ce qu'il me fallait pour pareille entreprise, tout de même un peu téméraire. Elle n'avait pas de précédents. Je me mettais quand même en route sans appréhension. Les Gourounsis? Surfaits, les Gourounsis. J'y fus parfaitement reçu, très gentiment, même. Il n'y avait pas de cases de campement chez eux; mais dans beaucoup de villages, j'eus quand même de grandes cases à ma disposition au milieu des autres. J'eus des porteurs tous les jours, sans récriminations, automatiquement. Les porteurs de Ouagadougou m'ayant quitté au premier village gourounsi, dix de ceux-ci prirent mes colis et les portèrent à l'étape suivante; et ainsi de suite jusqu'à Oua. Là, un changement se produisit, dont le résultat fut tout aussi pratique. J'étais arrivé au premier poste anglais, après avoir passé la Volta Blanche, celle qui traverse le Mossi, presque à sec à ce moment. Puis le terrain s'était mis à monter lentement jusqu'à un plateau assez bien fourni en herbe jaune et drue. De l'autre côté de ce plateau, une immense cuvette remplie de groupes de cases, à l'infini, comme au Mossi, et, au milieu, sur une éminence arrondie, de grands bâtiments pour Européens au milieu desquels flottait au vent, hissé au haut d'un grand mât de sémaphore, le drapeau rouge anglais, écartelé au coin supérieur du Jack bien connu dans le monde entier. C'était le poste frontière de Oua, en Gold-Coast. J'y fus parfaitement reçu par un officier qu'on appelait "captain", d'où je conclus qu'il était du grade de capitaine, ce dont il m'eut été, sans cela, difficile de me rendre compte. Il était en corps de chemise kaki, les manches retroussées jusqu'au dessous des coudes, culotte de cheval, bottes et grand casque anglais recouvert de toile kaki. Seuls des insignes que je ne savais pas différencier étaient accrochés à une patte d'épaule sur la chemise. C'était la tenue ordinaire de jour, de service, de route, de campagne. Ce capitaine me fit conduire par un soldat à une grande case carrée avec véranda circulaire où, aussitôt après, des gens m'apportèrent de l'eau en quantité et diverses autres choses. Je me changeai complètement et me rendis à l'invitation de Messieurs les officiers, au nombre de deux: le Capitaine déjà vu et un lieutenant, vêtu exactement comme son supérieur, avec un insigne de moins à l'épaulette de sa chemise. Confortablement assis sous la véranda de leur salle à manger, nous prîmes force cocktails bien tassés, au whisky, cognac, gingembre, ale; etc... Le lieutenant parlait un peu le français, moi pas du tout l'anglais, mais on se comprenait très bien quand même. Je montrai ma lettre de recommandation du consul anglais et l'effet en fut épatant. J'en fus presque embrassé! J'eus l'occasion de mesurer là, en Gold-Coast, la puissance d'une recommandation officielle anglaise auprès des autorités anglaises. Ce fut un changement d'attitude immédiat. Auparavant, ils étaient corrects, mais réservés. Après avoir pris connaissance de mon talisman, ils devinrent empressés, aimables, déférents, causeurs, enjoués. Et, de fait, je fus leur hôte totalement pendant mon séjour de deux jours à Oua. Seulement, quelle cuite ils ramassèrent, mes deux gaillards, en l'honneur de cet événement! Car pour eux, c'était un événement: un Blanc, un Français, dévalant dans leur pays avec un magnifique troupeau de boeufs, et muni d'un passe-partout de consul d'Angleterre! Bigre, ça valait la peine d'être arrosé. Ce le fut, copieusement. Moi, bien sûr, j'étais de la beuverie, mais je ne les suivais que de loin, très loin. Jamais je n'aurais pu supporter pareil régime! Et chez nous, on nous casse les oreilles avec la soi-disant manie de nos coloniaux d'aimer les alcools, les boissons fortes, les absinthes et autres! Quel sucrerie que cette pauvre petite manie, obligatoire, de nos coloniaux, avec leurs quelques verres d'apéritif! Il est vrai qu'ils "toastent" très souvent: pour la reine, pour le roi, le prince de Galles, la belle France, l'entente cordiale, le drapeau de chaque pays, et puis encore, pour n'importe quoi. Quand on change de liqueur, la litanie recommence! Non, je vous dis c'est inimaginable! Bien entendu, le whisky est toujours de la fête. Le premier jour, c'est à dire le premier soir qui ne s'est terminé qu'après minuit, on a clôturé la séance par un whisky and soda monstre: dans une grande calebasse, le capitaine a vidé une bouteille entière de whisky, et le lieutenant y a ajouté, en guise de soda, la bouteille de champagne que j'avais apportée bien modestement. Et nous bûmes la mixture jusqu'à la dernière goutte!

Ce poste frontière anglais était occupé par environ une compagnie de Tirailleurs noirs dont presque tous venaient du pays Haoussa, au nord de la Nigéria. Il y en avait de deux sortes qu'on distinguait seulement par les chéchias: les unes étaient rouges, pour les Tirailleurs proprement dits, les autres vertes, portées par les garde-frontière douaniers.Il y avait plusieurs sous-officiers blancs; mais, chez les Anglais, il y a une telle démarcation entre l'officier et le sous-officier qu'ils ne se fréquentaient jamais en dehors des heures de service. La distance est beaucoup plus marquée que chez nous. Je me suis donc contenté de les saluer lorsque je les rencontrai dans le poste. Toute l'administration, bien que sous l'autorité du Capitaine, était entre les mains de secrétaires noirs, parlant un anglais impeccable. Ils étaient tous nègres, y compris le receveur et les employés des Postes et Télégraphes. Chez nous nous n'en sommes pas arrivés à ce stade de la civilisation des Noirs. Cependant, on force aussi leur instruction, à ces indigènes de nos colonies. Pour en faire quoi? Nous verrons bien.
En attendant, je dus payer deux shillings par tête de bétail comme droit d'entrée et de circulation sur le territoire de la Gold-Coast.La douane ne perd jamais ses droits, nulle part. Ce fut un superbe nègre parlant bien le français qui m'apporta ma quittance toute préparée: 200 boeufs, quatre cents shillings, soit vingt livres-sterling, soit cinq cents francs. Vlan! Il y a, comme ça, toujours un peu d'imprévu en voyage: le whisky, la douane. Qu'allais-je trouver plus loin? Tant que ce ne serait pas plus terrible, ça pourrait aller. Je partis de Oua en y laissant mes deux ivrognes pas ivrognes du tout: buveurs, seulement, puisqu'Anglais. Au sortir du cirque de montagnes, je trouve mon troupeau arrêté. Qu'y a-t-il? Un soldat à chéchia verte s'avance. Sabe! Fait-il en Bambara! Ah! oui, le reçu de la douane. Je le lui montre et c'est fini; la porte s'ouvre; on peut passer: il représentait la petite croix blanche que les gabelous chez nous apposent sur les valises visitées par un collègue plus ou moins aimable.

Le pays ne change guère d'aspect. C'est toujours et partout la même brousse qu'on trouve, comme au Soudan et au Sénégal. Seulement l'herbe pousse en abondance partout et mes boeufs s'en payent à panse que veux-tu. Ils se comportent admirablement, mes boeufs. Aucun signe de fatigue, de malaise quelconque. Tous broutent leur content avec appétit. Ils n'étaient guère changés dans leur régime de pâture. Au Mossi, ils passaient toute la journée en rond, en tournant toujours dans le canton où on les conduisait. Ici, en route, ils paissent en long, voilà tout, en suivant le sentier à droite et à gauche, à leur fantaisie, sous l'oeil des bergers nonchalants et attentifs. Moi et mes gens, nous partions le matin d'assez bonne heure, sans nous occuper autrement du troupeau. Celui-ci quittait son parc un peu plus tard, après que la rosée du matin avait été bue par le soleil; car il paraît que l'herbe mouillée par la rosée est très nocive pour le bétail. Les bergers savent. Ils se mettaient alors en route lentement et faisaient ainsi leurs vingt, vingt-cinq kilomètres, à raison de trois ou quatre à l'heure, suivant que l'herbe était abondante ou rare. En arrivant à l'étape, les boeufs continuaient à paître en rond pendant qu'un ou deux bergers établissaient le parc pour la nuit. Ce parc était surtout constitué avec des branches d'épines que mes porteurs coupaient et mettaient en tas dans un endroit jugé propice par le chef-berger. Je donnais deux shillings à mes porteurs pour cette petite corvée supplémentaire. Avec ces branches épineuses, les bergers faisaient un grand cirque avec une large ouverture servant d'entrée au troupeau qui s'y rendait, lorsque c'était le moment, avec une docilité exemplaire. Ils avaient l'habitude. Une fois qu'ils étaient tous entrés, l'ouverture était bouchée par d'autres épines et mon bétail n'avait plus qu'à ruminer à son aise. Les bergers s'occupaient alors de leur tambouille et se faisaient chacun un petit feu auprès duquel ils allaient s'étendre pour la nuit, qu'ils passaient, dispersés autour du troupeau. Dès que, dans le parc, un remue-ménage se produisait, une bataille par exemple, les bergers faisaient entendre certaines paroles qui ramenaient le calme dans la grande arène. Mais il y eut des épouvantes. La première fois que cela advint, je fus d'abord terrifié, ne sachant ce qui arrivait. C'était en pleine nuit noire, c'est-à-dire sans lune. J'étais sous ma tente comme de coutume, à dormir bien profondément, quand je fus réveillé en sursaut par un bruit de tonnerre qui aurait piétiné le sol. Aussitôt, une série de grands cris s'éleva près de moi, dans la direction du parc. Les cris redoublèrent, mais le fameux roulement s'atténua puis cessa, et les cris s'éloignèrent. Je me levai vivement - j'étais en pyjama - et je demandai ce qui était arrivé. - C'est les boeufs, me dit Koundia, sans s'émouvoir. - Quoi, les boeufs? - Tes boeufs sont sauvés dans la brousse - Ah! et alors? - Alors, les bergers y en a courir après pour les rattraper! - Et tu crois qu'ils vont les rattraper? - Oui; tu verras. Si y en a trop loin, ils reviennent seulement demain. - Comment cela, demain? Mais où sont-ils? Pourquoi se sont-ils sauvés? - Moi pas savoir encore. Peut-être y en a lion ou panthère qui vient souffler autour du parc. Bergers y en a dire quand ils revient! Rien tu peux faire maintenant; seulement toi coucher encore et toi dormir. Tous ton boeuf il revient sûrement. J'avais déjà été prévenu de la possibilité de cette fuite soudaine; elle ne me surprenait pas comme événement, mais elle me surprenait dans ma tranquillité. Je ne m'étais pas représenté l'événement arrivant à mon troupeau. Mais il fallait bien s'incliner devant le fait. Au petit jour, j'allai avec Koundia voir ce que le parc pouvait nous dire d'après les traces. C'était en effet, l'arrivée de deux lions - le mâle et la femelle probablement - qui avait déterminé la panique. On voyait franchement les traces de leurs pattes à des endroits différents. Il n'y avait aucune victime chez les boeufs car aucune tache sanglante n'était restée sur le sol; mais la peur instinctive et ancestrale avait fait prendre au troupeau le seul moyen de défense à sa disposition: la fuite. Mais la fuite où? Dans quelle direction? Pendant combien de temps? Toutes interrogations à vide, sans réponses pour moi. Je pris donc le seul parti à prendre rester sur place jusqu'au retour du troupeau au complet. Ce qui me rassurait, dans cette inquiétude de néophyte devant cette première manifestation, c'était la tranquillité de Koundia. Plusieurs fois, me voyant songeur, anxieux, elle me dit: - Toi pas gagné malheureux. Ton boeuf, il viendra. - Tu es sûre? - Oui. Moi y en a bien connaît manière boeuf dans la brousse. Même chose partout. Jamais boeuf perdu. Toujours trouvé. Quelquefois trois jours, quatre jours. Quand même y en a toujours trouvé. Toute la journée se passa sans voir rien venir. J'étais quand même sur des épines. L'imagination était rapidement partie à la dérive et battait la campagne d'une effarante façon. Ca n'allait pas du tout. Cependant, à la tombée du jour, un fort troupeau s'annonça dans les abords. C'étaient mes boeufs qui revenaient bien tranquillement en broutant, comme tous les autres jours! Mais ils n'étaient pas au complet. - Non, me dit le chef-berger; il n'y a que deux groupes de retrouvés, celui du taureau noir et celui du taureau fauve; l'autre groupe, celui du taureau pie n'est pas encore là. Il reviendra demain sûrement. - Et ceux-ci, où les avez-vous retrouvés? - Oh! loin par-là - il me montre la direction de l'Est - C'est ce matin seulement qu'on les a rejoints, grâce à leurs traces dans la brousse; ils étaient calmés. - Etaient-ils tous ensemble? - Non. Les deux groupes étaient séparés, mais pas très loin l'un de l'autre, à peine une heure de marche. - Et comment est survenue cette panique? - C'est le lion qui est venu rôder autour du parc. Les feux des bergers étaient éteints; alors le lion a osé s'approcher et son odeur à produit la panique avant que nous ayons pu calmer les bêtes. - Bon. Nous attendons ici aujourd'hui encore. Cette fois, j'étais déjà à moitié rassuré et je comptais bien revoir la cinquantaine de têtes qui me manquaient. Je n'attendis d'ailleurs pas bien longtemps car, dans le courant de la matinée, un autre berger vint m'annoncer que le groupe perdu venait de rejoindre le gros de la troupe à la pâture. Tout le monde était réuni. J'en étais quitte pour une expérience de plus à mon actif; et je compris beaucoup mieux alors ce que Koundia m'avait expliqué au sujet des habitudes de ces grosses bêtes. Au moment de la panique, le jeu des trois groupes avait fonctionné parfaitement. Bien que tous, instantanément soient partis en une fuite éperdue, ils ne l'avaient fait que regroupés, instinctivement, autour et en arrière de leur taureau chef de groupe, si bien qu'à peu de distance du parc, chacun de ceux-ci ayant pris une direction différente, ces groupes s'étaient trouvés écartés à des distances considérables les uns des autres lors de leur arrêt. Cet arrêt était survenu lorsque les bêtes s'étaient senties à bout de forces: généralement au bout de trois heures, quelquefois moins. Mais à allure folle qu'elles prennent, cela représente une trentaine de kilomètres de leur point de départ. Joli saut,. Les bergers connaissaient cela. Dès que l'événement se produit, ils partent immédiatement derrière le troupeau évanoui et suivent attentivement les traces laissées par le bris et le tassement de la brousse. Lorsque les traces bifurquent, ils se séparent en bifurquant eux aussi, certains de retrouver leurs groupes au complet quelque part. Il arrive souvent, c'est le cas le plus fréquent en pays très peuplé, que la panique du troupeau cesse à la vue d'un village ou d'un autre parc de bovins. Dans ce cas, une heure ou deux après, il est revenu à son point de départ. Mais le soir de ma première panique, à moi aussi, les villages étant éloignés les uns des autres, les groupes ont filé droit devant eux jusqu'à essoufflement. Je venais de recevoir une leçon de choses, vécue sous mes yeux. Je me formais et devenais, peu à peu, cow-boy, moi aussi. Fallait bien! Une autre leçon de choses me fut donnée quelques jours plus tard, lors du passage de la Volta. Cette rivière, ce fleuve plutôt, est formée, comme je l'ai dit, de deux branches principales, prenant toutes deux leur source en A.O.F. La branche de l'Ouest, la Volta Noire, de mauvaise réputation, coule au Sud après avoir contourné le poste de Koury, au Nord de Bobo-Dioulasso. Elle sert de frontière entre la Gold-Coast anglaise et notre A.O.F. sur un long parcours, puis s'incurve à l'Est en pénétrant franchement en territoire anglais. La branche Est, ou Volta Blanche, descend du Mossi, après avoir arrosé les plaine de Mané, de Boussouma, de Tenkodogo, et pénètre en Gold-Coast dans le territoire des Gourounsis. Elle descend alors vers le Sud et rejoint l'autre branche pour ne plus former qu'un fleuve large, profond, au courant très rapide en saison des hautes eaux. Lorsque nous arrivâmes sur ses bords, rive gauche, la saison des pluies était déjà commencée depuis quelque temps, et le fleuve avait déjà passablement grossi. L'eau, claire en temps ordinaire, en était toute jaune. A l'endroit où nous nous trouvions, il avait bien à peu près la largeur de la Garonne à Bordeaux, sous le pont. Vue de la rive, cette eau présentait un obstacle sérieux qu'il fallait vaincre de toute façon. Personnellement, je n'étais pas très rassuré sur la suite de l'opération. Mais je me faisais une raison: du moment que depuis des siècles, le bétail du Mossi passe par ici, traverse le fleuve en tout temps, il n'y a aucune raison pour que mon bétail, parce qu'il est le mien, ne se comporte pas comme tout le reste. Et puis, j'appelais à mon secours mes expériences personnelles anciennes. Je n'avais pas de peur, ni de crainte matérielles: c'était, en moi, l'angoisse du propriétaire en face du risque que court sa propriété. Je le sentais bien que ce n'étais que cela. Alors, j'y mis le holà en me forçant à me figurer n'être qu'un type désintéressé de la valeur du troupeau, mais intéressé par amour- propre de chef, de colonial, de broussard, à la réussite d'une opération difficile. Et puis, était-ce si difficile que cela? Je regardais mes gens l'un après l'autre et, sur aucun, je ne vis d'autre signe que le signe normal de quelqu'un qui attend que tout soit prêt pour le passage, sans autre marque d'une inquiétude quelconque. Je voyais bien à leur attitude à tous, porteurs, bergers, boys, Koundia, que pour eux, c'était une affaire aussi banale qu'une autre, qu'ils allaient résoudre en employant les moyens habituels. Je ne parus pas non plus plus excité que d'habitude et je laissai faire les gens sans les stimuler de quelque façon que ce soit: c'était encore le meilleur moyen d'en obtenir le meilleur rendement et cela me permettait en outre d'observer attentivement tous les mouvements qui allaient se produire, se combiner, pour obtenir le résultat désiré. Tout d'abord, ce sont mes porteurs et moi qui sommes arrivés au bord du fleuve. A cet endroit, la berge, sur une grande largeur, s'abaissait en descente douce vers le fleuve et était totalement exempte de brousse: celle-ci avait été éliminée par les passages constants des allants et des venants. Les porteurs posèrent leurs bagages à l'écart, pour ne pas gêner l'accès, et s'assirent dessus bien tranquillement. Tiémaran dessella mon cheval, lui passa la longe et roula selle et tapis qu'il ligota d'une liane arrachée à portée de la main. Quatre ou cinq piroguiers étaient là, en bas, sur leurs pirogues. Koundia leur dit qu'il y avait un fort troupeau à passer. Alors, ils hâlèrent les piroguiers d'en face, de l'autre rive, qui vinrent, à une demie-douzaine, renforcer ceux de ma rive. Puis les boeufs arrivèrent, lentement. Les chefs de groupe et tous les autres se mirent à regarder le fleuve, à le humer on aurait dit, pendant que les bergers leur parlaient doucement. Puis, comme s'ils avaient reconnu et accepté la manoeuvre à exécuter, les bêtes se mirent à brouter bien tranquillement les feuilles des arbustes qui garnissaient les berges du fleuve. Je conclus, de tous ces faits réunis, que l'opération ne présentait de difficulté pour personne. Je n'avais qu'à continuer à observer en spectateur intéressé - de toutes manières. Lorsque les piroguiers furent prêts, ils prévinrent les bergers qui amenèrent nos trois vaches sur le bord. On leur amarra les cornes et on leur passa une assez longue longe sous la ganache. Chaque longe fut prise en main par un berger qui monta dans une pirogue. Il y eut alors, prêts à partir, les trois premières pirogues devant prendre la tête, remorquant chacune une vache à la nage, soutenue et encouragée par le berger. Le troupeau fut ramassé en un seul groupe compact et approché de la berge. A un signal, les trois pirogues se mirent à avancer rapidement, entraînant avec elles les trois vaches qui se mirent à nager en mugissant. Au même moment, les boeufs furent poussés à l'eau, en paquet, et se mirent eux aussi à nager pour suivre les chefs de groupe qui, eux, suivaient chacun leur vache préférée, hâlée par la pirogue. En moins d'une minute, tout le lot fut à l'eau. On ne voyait plus, dans le fleuve, qu'une multitude de têtes encornées, émergeant de l'eau et traversant à une allure régulière et soutenue en dérivant par le courant. Les autres pirogues s'étaient séparées. Trois naviguaient sur les flancs du troupeau, côté amont; trois autres, sur les flancs côté aval, et une dernière en serre-file à l'arrière. Elles veillaient au maintien de la cohésion complète du troupeau et devaient empêcher les fantaisistes de prendre une mauvaise direction. En regardant ce convoi traverser si tranquillement, on était tout surpris du peu d'importance que la réalité présentait, par rapport à celle que l'imagination avait fait entrevoir. Ce n'était que cela? Eh! oui; ce n'était que cela! comme beaucoup d'autres choses! Peu après, les premières pirogues atteignirent la rive opposée à trois cents mètres en aval de la ligne droite qui aurait coupé le fleuve perpendiculairement au courant, en partant de notre halte sur la berge, et cette déviation avait été calculée avec certitude. Le même raisonnement avait joué pour la traversée inverse: un autre point d'accès était situé sur la rive d'en face, à trois cents mètres en amont de cette même ligne imaginaire, et d'où on arrivait automatiquement à ce point unique duquel nous étions partis. C'était merveilleux de simplicité. Il est vrai que le passage de la Mer Rouge fut encore plus simplifié. Il n'y a rien de tel que les temps où les peuples primitifs pour simplifier toutes choses. Et avec quelle aisance, quelle maîtrise, quelle élégance nonchalante! Mais voilà, ils ne le savent pas, les peuples primitifs; ils se figurent, au contraire, qu'ils sont arriérés! Les pauvres gens! Les premières pirogues touchèrent la rive droite comme j'ai dit. Les trois bergers sautèrent à terre et entraînèrent les trois vaches qui montèrent, en s'ébrouant, la pente conduisant à la plaine. Les autres boeufs suivirent à qui arriverait premier. Les pirogues serre-file eurent à travailler un peu pour empêcher le vagabondage et, dès que le dernier boeuf fut en haut, toute la horde se mit à paître placidement, sans aucune distraction, car il n'y avait même pas de chemin de fer à regarder. Les pirogues revinrent nous chercher, nous, le cheval, les porteurs et tous nos bagages, et cette dernière traversée ne fut qu'un simple jeu, beaucoup moins pittoresque que celle du Mangoro à Andevorante, de malgache mémoire. A présent, le pays changeait encore une fois d'aspect. Ce n'était plus la brousse épineuse et assez aride qu'on avait trouvé jusqu'alors, c'était le sol dénudé de la grande forêt que nous allions aborder quelques jours plus tard plus au Sud, dans sa partie intacte. Mais ce sol, encore très humifère, portait partout des récoltes en abondance et très avancées déjà. Le maïs y était déjà consommable en épis laiteux que l'on grillait sur les braises - Délicieux, ce mets - Le sorgho, le mil, la canne à sucre, les arachides, tout cela couvrait le sol et, parsemés de-ci, de-là, des bouquets d'arbres véritables, vestiges de l'ancienne forêt qui a été abattue par les riverains de la Volta. Dans cette contrée, les bergers eurent beaucoup de surveillance à exercer pour empêcher leur bêtes de s'épanouir dans les cultures succulentes offertes à leur gourmandise. Mais il n'y eut aucune réclamation de la part des "natives". Continuant ainsi notre lente randonnée, nous abordâmes un beau jour - très prévu d'ailleurs - la grande forêt équatoriale. Une heure environ avant d'atteindre son orée, nous l'aperçûmes, masse sombre fermant l'horizon comme le ferait une haute muraille. Du reste, n'était-elle pas une énorme muraille végétale, avec ses fûts énormes, se pressant les uns contre les autres et portant leurs cimes à des hauteurs vertigineuses, les mélangeant, les enchevêtrant de façon à n'en faire qu'une épaisse voûte de verdure, impénétrable aux rayons du soleil? C'est une merveille de la nature, cette forêt; mais pour mon bétail, c'était la contrée inhospitalière par excellence, mortelle même, si on l'y laissait quelque temps. Déjà, depuis le passage de la Volta, les mouches, les taons trapus agaçaient nos bovins. Nous n'étions plus dans leur habitat normal: ils ne se sentaient plus en sympathie avec la nature environnante. Jusqu'alors, je n'avais encore perdu aucune bête, que ce soit par fuite, fatigue ou maladie; mais je sentais bien, à certains signes, que la mort allait venir m'en faucher un certain nombre. Combien? Lesquelles? A savoir plus tard, quand l'expérience serait consommée. En tous cas, c'était cette nocivité du pays qui était à l'origine de ce trafic intense entre le Mossi et ces contrées sylvestres. Donc, ne comptons les pertes que proportionnellement et comme faisant partie inévitable des frais généraux. Restons commerçant, que diable! Et ne discutons pas sur le bien ou le mal fondé des lois naturelles! Ces lois voulaient que vivent en forêt les légions de milliards de moustiques et de mouches de tous calibres et toutes douées d'un appétit féroce, tourné vers toute bête vivante sans défense. Or, y a-t-il bêtes vivantes moins défendues que les animaux domestiques? les autres, les animaux sauvages, ont comme défense naturelle la fuite. C'est pourquoi on ne rencontre plus de félins ni autre quadrupède, dans cette forêt équatoriale du Golfe de Guinée. Et c'est bizarre. Dans toutes les autres forêts équatoriales, on rencontre, y vivant parfaitement, des animaux comestibles tels que buffles, gazelles, antilopes, onagres, phacochères, et, comme corollaire, des tigres, panthères, léopards, loups, ours, lynx et autres du même tabac qui puisent largement dans le garde-manger forestier. Or, ici, dans cette forêt de la Gold-Coast, rien de tout cela ne peut exister à cause du nombre et de la voracité des infiniment petits. Il n'y a que les singes qui résistent. Pourquoi? Mystère. En conséquence, il y a des serpents, de tous genres, qui se nourrissent de singes et aussi d'oiseaux, excessivement nombreux puisqu'eux y trouvent le vivre sous la forme des mouches, et le couvert dans les arbres. Il y a aussi, chose curieuse, un animal domestique qui, sans être totalement indemne, est assez réfractaire aux piqûres de mouches pour résister longtemps: la chèvre. Est-ce à cause de son odeur spéciale ou de la composition de son sang? Je ne saurais dire. Ce qu'il y a de certain, c'est que, beaucoup mieux que le boeuf, la chèvre traverse allègrement la forêt et est assez résistante pour aller donner son lait, pendant quelques mois, aux bébés blancs de Koumassie; c'est un fait. Cependant, on n'en rencontre guère, à cause du maigre profit que l'on pourrait tirer de ce trafic peu important. Quant aux chevaux, ânes et mulets, c'était très risqué de leur faire traverser la forêt. La demande en était forte, à Koumassie, pour les parties de polo de ces Messieurs les officiers de la capitale; mais peu de dioulas en faisaient le commerce à cause des risques à courir qui ne correspondaient pas aux chances de gain. Nous, donc, nous abordions cette contrée magnifique qui à mon seul point de vue de "rancher" était réputée très dangereuse. Marchons quand même! Ce grand village dans lequel nous entrons s'appelle Kuitampoo. Nous avons dû le traverser presqu'en entier avant d'atteindre la place du marché où j'ai fait arrêter mes gens, ne sachant pas comment procéder dans ce lieu nouveau où se trouvait aussi un poste important de militaires anglais. Comme à Oua, on le voyait de loin, ce poste, avec son importante agglomération de bâtiments et de cases surmontée du grand drapeau rouge avec l'étoile anglaise . Ces Messieurs de Oua m'avaient informé que cette garnison était commandée par le Capitaine Warden, assisté de deux lieutenants d'un nombre assez important de sous-officiers, la troupe y étant nombreuse et exclusivement militaire. Pas de douaniers, là, au coeur du pays; seulement une forte garde armée, juste à l'orée de la grande forêt, et commandant la seule route y donnant accès, à peine à deux cents mètres des premiers fûts majestueux. J'allai donc au poste où je fus aimablement reçu par le Capitaine Warden qui avait été prévenu de ma visite pas ses camarades de Oua et m'avait fait préparer, à proximité de la Place du marché, une belle série de cases bien nettes, bien propres, où tout le nécessaire de route se trouvait réuni. Ma recommandation du consul fit l'effet dont j'avais déjà fait l'expérience, et il fut entendu que je serais leur hôtes pendant tout mon séjour à Kuitampoo. Ce qui arriva dans les mêmes conditions qu'à Oua; mais ce fut un peu plus gênant, car personne ne parlait français; alors il fallait causer avec son dictionnaire à la main, y chercher un ou deux mots pour donner l'idée maîtresse de ce que l'on voulait dire et faire du remplissage avec des mains, les yeux, les grimaces. C'était quand même très amusant. Dans la journée, il était plus facile de se comprendre, car le Capitaine avait une ordonnance haoussa qui parlait anglais et bambara. Alors, je m'exprimais en bambara et le Tirailleur traduisait en anglais; et inversement. Seulement, à table, ce stratagème était impossible. Alors, au lieu de parler, on buvait. On buvait de deux manières. Pour le lunch, il y avait débauche de whisky, mais en tenue de chemise, bras nus et chaussures à clous. Vers six heures également, on commençait à pomper des cocktails, trois ou quatre. Puis, il y avait une heure d'éclipse. Ces Messieurs prenaient leur douche quotidienne et se mettaient en tenue de soirée impeccable. Il semble impossible qu'un Anglais, quelque soit le pays où se trouve, dîne autrement qu'en smoking, pour le moins, chemise empesée, faux-col rigide, manchettes, décorations. Ces Messieurs les officiers ne pouvaient déroger à ce rite tyrannique. Ils arrivaient l'un après l'autre, rasés de frais, fleurant l'eau de cologne. Un smoking militaire leur moulait le buste. Les revers, au lieu d'être moirés comme ceux des civils étaient de satin rouge, ainsi que les parements des manches. Les insignes de leur grade, en or, étaient brodés sur les épaules et les décorations figuraient, comme partout, sur le côté gauche de la poitrine. Pantalon de drap noir avec bande rouge. Souliers vernis. Tenue "chic", qui faisait paraître la pauvre mienne bien minable, car je n'avais que mes vêtements de toile blanche ou kaki. Je réservais le blanc pour le soir; c'était tout ce que je pouvais faire pour l'élégance. Mais, bah! me disais-je, c'est toujours assez bon pour un cow-boy français. Nos officiers à nous ne sont pas habillés autrement, sauf qu'ils ont des galons d'or et des boutons dito; mais ils n'ont pas de smoking, ni les uns, ni les autres. Alors...! Du reste, je voulais simplement en venir à la deuxième façon de pomper les boissons fortes: cette deuxième façon ressemblait beaucoup à la première, sauf la pelure extérieure des pompeurs. Quant à leur capacité, elle était doublée par le port du smoking, certainement. Quoiqu'il en soit, à Kuitampoo, la deuxième partie de l'apéritif fut agrémenté d'une quantité invraisemblable de petits carrés de pain fourré. C'étaient, en somme, des sandwichs de pain très finement coupé, contenant diverses pâtes excessivement salées et pimentées. Elles étaient faites d'une base onctueuse: beurre et pâté de foie, par exemple, mais rehaussée de succulences comme anchois pilés, sardines, caviar, laitance de hareng-saur pilée, le tout saupoudré de piment rouge du plus brûlant effet. Ces sandwichs étaient divisés en bouchées, telles de gros raviolis, que les boys assortissaient sur un immense plateau en en faisant de savantes pyramides. On alternait: cocktail et ravioli, et c'était succulent. On se mettait à table après ça, à huit heures, et, après le potage réglementaire, humé religieusement en silence, la conversation générale reprenait, arrosée du "claret" des bouteilles érigées au milieu de la table. Et allez donc! Ensuite, cigares, cigarettes, pipes et whiskys and soda, jusqu'à minuit comme ça. Il y avait un phonographe, chez ces Messieurs de Kuitampoo. On l'a fait jouer et, un peu allumé et excité - on le serait à moins - j'ai dansé, seul, des danses de mon invention, sur les airs plus ou moins religieux que nous distillait inlassablement le phonographe anglais. C'était, paraît-il, très réussi, mes danses! Tant mieux. Quand j'y repense, et c'est souvent, je me demande comment j'ai bien pu faire mon compte pour me livrer à ces ébats chorégraphiques, uniques dans les annales de ma mémoire. C'est beau d'être jeune et de ne pas le savoir! Echange de porteurs. Ce service est très bien organisé dans la colonie anglaise. L'autorité fournit des porteurs professionnels que l'on paye au tarif homologué par l'administration. A Kuitampoo, j'eus mes dix porteurs pour Koumassie et, le deuxième jour après mon arrivée, nous entrions en forêt. J'étais tout de même un peu ému d'entrer là-dedans, sachant que, pendant dix jours, je ne verrais d'autre horizon que le mur constant des fûts rangés côte à côte, liés entre eux par de monstrueuses lianes, et que le ciel n'apparaîtrait, parcimonieusement, que dans les clairières que l'on a rodées pour y construire les villages. Cette première étape fut marquée par ma première perte . Un boeuf blanc, de taille moyenne, s'affaissa le long du sentier. Les bergers essayèrent de le relever en lui tordant la queue; rien à faire. Les yeux de la bête devenaient vitreux, un tremblement agitait ses membres. C'était la mort. Alors, un berger, musulman, lui tourna le cou vers le tombeau de Mahomet, vers le Nord-Est par conséquent, et lui trancha la gorge en prononçant les paroles consacrées. La viande fut dépecée par les porteurs qui s'en chargèrent pour leur repas monstre du soir et pour l'échanger contre des denrées diverses au village. A partir de ce moment, tous les jours il fallut enregistrer des pertes: une, deux, trois bêtes même! Je faisais mon petit calcul: j'ai dix jours de forêts à passer; si je perds une moyenne de deux boeufs par jour, ça ne me fera jamais que du 10 % ; très normal. Oui, c'était très normal comme calcul uniquement commercial. Cependant, c'était fort désagréable de voir comme ces pauvres bêtes succombaient vite. Elles avaient pris le mal, toutes sans exception, dans la vallée de la Volta et depuis. Toutes donc étaient atteintes; mais les moins résistantes succombaient beaucoup plus rapidement que les autres. On reconnaissait la veille celles qui tomberaient le lendemain. Elle arrivaient efflanquées au parc, tremblaient sur leurs quatre pattes, la tête basse, les oreilles pendantes, le dos voûté, l'oeil torve. Le lendemain, en route, elles ne broutaient pas; elles titubaient, essayaient de s'étayer sur leurs voisines, puis, finalement, s'effondraient. La tsé-tsé avait fait son oeuvre en injectant son mortel poison. Je laissais la bête égorgée sur place avec un papier entre les cornes. En arrivant au village d'étape, je donnais au chef du village l'autorisation d'aller faire chercher la viande pour lui et ses gens, à condition de me fournir le nécessaire de route pour mes gens et moi. Le marché était toujours accepté avec joie. Le soir, les bêtes étaient assemblées dans une petite clairière proche du village, au milieu du fouillis inextricable de la forêt. Dans la journée, elles ne pouvaient marcher qu'à la queue-leu-leu, sur l'unique sentier tracé en serpentin autour des troncs debout et des arbres abattus par la vétusté ou par la foudre. Une fois, nous nous sommes trouvés devant un de ces derniers qui avait au moins trois mètres de diamètre et gisait juste en travers du sentier. Pour franchir l'obstacle, les précédents voyageurs avaient taillé des marches dans ses flancs, à la montée et à la descente. Mais pour faire passer nos boeufs, il fallut défricher à la hache un sentier allant faire le tour vers les racines, car nos bêtes auraient été absolument incapables de grimper cet escalier plutôt fait pour les singes que pour les hommes. Mon cheval non plus n'aurait pu escalader ce tronc. Car j'avais amené mon cheval avec moi. Je ne le montais plus depuis longtemps, pour ne pas le fatiguer. Je marchais beaucoup mieux à pied; j'y étais tellement accoutumé. J'emmenais ce cheval parce que je ne voulais pas le laisser en arrière et le faire remonter au Mossi sans contrôle. Alors, j'ai cru mieux faire en le gardant avec moi jusqu'à Koumassie pour le vendre à un amateur de polo dépourvu de monture. C'est ce qui eut lieu par la suite, et dans d'excellentes conditions: je le vendis le double de ce qu'il m'avait coûté; et des gens m'ont dit ensuite que je ne l'avais vendu que la moitié de sa valeur. Mais cela m'était indifférent: je ne voulais pas en faire une affaire. J'eus l'occasion, en forêt, de rencontrer un ou deux ânes que de stupides dioulas s'étaient obstinés à y introduire. Les pauvres bêtes! Elles étaient littéralement rongées par les myriades de mouches qui leur mettaient les chairs à nu sur le dos, les fesses, et surtout les jambes. Et dire que ces dioulas musulmans n'avaient pas le droit de tuer ces malheureux ânes, même pour terminer leurs souffrances: Allah le défend! Bien sûr, mais tout de même. Malgré tous les inconvénients rencontrés, la forêt était bien belle, dans sa somptueuse monotonie et sa lumière sombre; car jamais le soleil ne pénètre en-dessous des hautes cimes. Là, c'est le fouillis extraordinaire du sous-bois humide et chaud, les pieds dans l'humus constamment trempé. Des lianes, fines comme de la ficelle, et ayant des centaines de mètres de longueur, s'entortillaient autour des troncs pour devenir ensuite, comme leurs soeurs aînées, d'une grosseur effrayante, et servant de support et de ponts suspendus aux groupes de singes qui s'y balançaient en nous faisant des grimaces. On voyait aussi sautiller beaucoup d'oiseaux de toutes couleurs qui passaient de branches en branches en jacassant, comme les aras, par exemple, qui parfois, lorsqu'ils se disputaient, faisaient un tapage du diable. C'est surtout à ces moment-là, paraît-il, que les serpents les attrapent, parce qu'ils sont tellement engagés dans leur fureur qu'ils ne prennent plus garde au danger constant. Dans ce terrain particulièrement propice, les bananiers deviennent gigantesques. On en voyait de plusieurs sortes: les moyens et les plus petits fournissaient les fruits mûrs, jaunes qu'on mangeait à la main. Ils avaient une saveur qu'on ne leur trouve que là, sur place. Quant aux énormes, ils donnaient des bananes d'une taille fabuleuse, mais que l'on cueillait vertes. On les épluchait, on les faisait bouillir à l'eau et on les pilait dans les mortiers pour en faire une pâte molle et consistante à la fois, un peu comme une purée de pommes de terre ferme, très savoureuse, qu'on mangeait avec une sauce très pimentée, excellente également, et à base d'huile de palme. Cette huile était fabriquée à partir des noix, fruit du palmier qui ne pousse qu'en forêt équatoriale, aux abords de la mer, fréquent donc dans le Golfe de Guinée. Là où je passais, ces arbres étaient encore rares parce que la mer était assez loin, mais les troncs devenaient de plus en plus fréquents à mesure que nous descendions vers le Sud. L'huile de ces noix est excellente, quand on s'est habitué à son goût un peu spécial, et est de couleur grenat tirant sur le rouge de la tomate cuite. Sous ces couverts, nous traversâmes des champs et des champs d'ananas dans lesquels nous pouvions puiser autant que nous voulions. En effet, plus on en cueillait, plus la plantation naturelle s'étendait, car, dans ce terrain, il suffit de couper la couronne feuillue qui termine le beau fruit et de la laisser tomber à terre, sur place, pour que, l'année d'après, un nouveau pied d'ananas y ait pris racine. Nous vîmes aussi quantité de semis de kolatiers et de cacaoyers que les Achantis se réservaient le long du sentier, tout simplement, sans aucune garde, sans aucune surveillance. Près d'un village, là où un ruisseau coulait, ils aménageaient un terrain plan de dix mètres sur dix environ, l'ensemençaient de graines de cacao ou de kola. Lorsque les semis avaient une certaine hauteur, ils les transplantaient un peu plus loin, en pépinière, pour en faire des baliveaux de cinq ou six ans. Ensuite, ils les mettaient en place dans la forêt, tout autour du village pour avoir les récoltes futures à portée de la main. La production de la noix de kola leur était familière depuis très longtemps, à cause de ses propriétés surprenantes sur le corps humain. Elle supprime la fatigue, permet le long jeûne, défie la vieillesse, la déficience masculine. Bref, c'est une panacée connue dans toute la boucle du Niger et bien au-delà, et dont le pays que nous parcourions alors était pour ainsi- dire le seul producteur. Quant aux cacaoyers, il s'agissait là d'une production nouvelle que les Anglais avaient introduite dans le pays lorsqu'ils eurent découvert que cette forêt y était extrêmement propice. Ils firent venir des plants et des graines des Iles Néerlandaises de la Sonde et invitèrent les indigènes à en entreprendre la culture d'une façon intensive. En 1904, on en était encore à la période du début. Au jour où j'écris ces lignes, en 1937, la Gold-Coast fournit non seulement aux besoins en cacao de toute l'Angleterre, mais en exporte des quantités de plus en plus considérables. Il ne me reste plus que quelques mots à dire des habitants de la forêt, les Achantis, de leurs coutumes, habitations, etc...Ces nègres, incontestablement nègres, n'ont plus du tout le même aspect que ceux de l'intérieur, des pays ouverts, de la brousse claire. Ils ne sont pas plus beaux, mais leur face semble plus verticale; leurs cheveux, aussi crépus, sont plus longs; beaucoup ont des moustaches et de la barbe, alors que dans le haut pays, ces attributs ne se remarquent que chez les vieillards. Ils ne s'habillent pas non plus de la même manière. Le pantalon court, ou culotte est à peu près de même partout, mais ce qui est boubou ailleurs aurait plutôt, chez eux, une allure de toge rejetée sur une épaule. Ces gens, habitués à une éternelle chaleur d'étuve, ne sont pas adaptés au soleil. Aussi n'en rencontre-t-on que dans la seule forêt. A Koumassie par exemple, on rencontre un peu toutes les races de Noirs africains; mais on ne rencontre d'Achantis que sous les frondaisons immenses de la forêt tropicale. Ces peuplades étaient, autrefois, très cruelles. Elles le sont peut- être encore au tréfonds d'elles-mêmes; mais leurs manifestations de cruauté ne peuvent plus se faire jour: les Anglais veillent, veillent bien et châtient encore mieux et promptement. La dernière révolte est assez récente encore; mais elle fut réprimée avec la dernière rigueur, et depuis ce temps, la paix et le calme règnent dans ce pays impénétrable. Au commencement de la colonisation, on y avait été à la recherche de l'or, d'abord par le système primitif des battées, puis, après la construction d'un chemin de fer reliant la côte à Koumassie, des usines d'extraction s'étaient montées, avec leurs énormes batteries de pilon. Elles ont alors commencé l'exploitation rationnelle en broyant les quartz aurifères d'une assez grande richesse. En même temps s'installait l'industrie des bois coloniaux avec tous les outils mécanisés indispensables: scies circulaires, verticales, à ruban, etc... J'en ai vu, de ces scieries, en 1904, qui étaient des merveilles d'installations et de rendement. Les Anglais y débitaient leurs bois sur place et évitaient ainsi les invraissemblables manoeuvres que nous faisions chez nous, à côté, en Côte d'Ivoire, pour amener, du coeur de la forêt, des billes énormes pesant des tonnes et des tonnes, sans autres moyens que les bras des nègres - Oh! pas des esclaves, non, il n'y en a plus, c'est entendu; mais des travailleurs un peu sollicités par des gens à chéchias rouges et... maligoulet. Les Anglais, eux, n'exportaient que des débits appropriés à leurs besoins métropolitains. C'était tout bénéfice pour la colonie qui conservait les salaires élevés des employés blancs et noirs des scieries, et pour le transport et la qualité du bois. La prospérité de toutes ces industries ayant largement contribué à absorber l'activité des Achantis, ceux-ci ne cherchaient plus à s'entretuer pour s'entredévorer. Car l'antropophagie existait dans la forêt comme, à peu près, dans tous les pays où la viande fait défaut. La viande étant abondante sur le marché de Koumassie où il s'en fait une consommation quotidienne formidable, les seuls sacrifices d'êtres vivants n'ont plus lieu que sur des poulets: blancs, noirs, rouges, mâles, femelles, suivant le genre d'incantations et, surtout, suivant la fantaisie personnelle des sorciers ou prêtres de leurs religions fétichistes. je mets ces mots au pluriel car il semble bien qu'il y a autant de rites différents que de villages, c'est-à-dire que de familles de prêtres. Dans chaque village, il y a l'église, c'est-à-dire la case aux fétiches communs qui sont chargés de veiller - comme un peu partout - au bonheur de leurs administrés, et qui se font adorer - comme un peu partout - avec une certaine exigence, soulignée de cadeaux matériels, en nature et en espèces monnayées - car, comme partout, les fétiches suivent le cours des progrès et des monnaies. Cette église fétichiste est une grande case que l'on reconnaît surtout aux nombreuses décorations qui agrémentent sa façade. Ce sont des dessins très grossièrement exécutés qui, lorsqu'ils prétendent représenter leur Dieu ou un saint réputé, vous mettent en face d'horribles gueules propres à faire avorter les guenons les moins sensibles. Les couleurs employées sont toujours violentes: blanc, noir, jaune, rouge; c'est à peu près tout, et avec cela, ils vous enluminent leurs églises d'étonnante façon. On y trouve aussi les divinités de l'amour et de la maternité, et c'est normal. Ce sont là fonctions humaines, comme partout. Mais comme ces gens sont encore primitifs, ils représentent les sexes par des images d'un naturisme un peu outré. Point n'est besoin de dessiner ou de sculpter des organes monstrueux pour indiquer qu'ils existent, qu'on s'en sert journellement et qu'ils sont d'invention et de confection divines. Mais ils aiment ça comme ça; que voulez-vous y faire? Même les missionnaires anglicans ou protestants ne sont pas parvenus à faire raser sinon ces églises dissidentes, mais tout au moins leurs décorations peintes, sculptées ou moulées. Non. Ils possèdent une puissance certaine, les missionnaires protestants; mais elle s'arrête là. En dehors de cette question purement religieuse ou rituelle, ils ont eu une très belle réussite, tout au moins en matière commerciale. C'est que, contrairement à nos missions catholiques, les missions anglaises vivent et prospèrent par elles-mêmes. Chez nous, elles sont montées par des gens exclusivement barbus, suivant un modèle uniforme et constant, et qui s'en va à l'aventure avec des robes blanches ou noires, essayer de catéchiser les jeunes rejetons qu'ils trouvent autour d'eux. Ils passent le plus beau de leur existence à enseigner aux négrillons qu'il n'y a qu'un seul Dieu, mais qu'il est divisé en trois personnes dont l'une est morte, dont la deuxième se manifeste sous forme de langue de feu - tout comme un vulgaire orage - tandis que la troisième, la principale, est assise quelque part, dans le ciel bleu, à la gauche d'une ribambelle de gens de tous sexes qui lui serinent ses louanges à longueur de journée. Pour vivre matériellement, nos poilus religieux apportent leur bonne galette à la communauté - ceux qui en ont - et font un appel jamais lassé à la charité spirituelle publique, qui doit se muer en espèces sonnantes et trébuchantes, à charge, en retour, de recevoir plus tard - oh! très tard, on n'est pas pressé, vous savez - une place sur un banc à la droite du Père Eternel. De temps en temps, un de ces braves aux nombreux poils vient en France faire une tournée d'éloquence religieuse à entrées payantes: c'est pour les frais des missions lointaines. Il y a aussi des organisations de vieilles rombières, patronnes d'ouvroirs, qui passent leur temps à confectionner et à faire confectionner par les jeunes orphelines, des trousseaux pour petits nègres, afin qu'ils ne se promènent plus tout nus parce qu'il paraît que cela choque le Bon Dieu! Naturellement, dans ces conditions, les missions ne sont pas riches, leurs ouailles non plus, qu'elles attirent surtout par des cadeaux, et la religion catholique, ma foi... elle fait ce qu'elle peut: elle suit le mouvement. Il n'en va pas de même chez les missions anglaises. Il y a aussi chez elles des gens qui ne parlent que de la Bible et de Dieu et de la nécessité absolue de l'adorer en commençant par se culotter convenablement. On sent qu'il s'agit du même Bon Dieu qu'au-dessus qui ne peut souffrir la nudité qu'il a cependant créée de toutes pièces. Seulement, au lieu de faire appel à la générosité problématique de gens repus des pays froids, ils ont monté, dans leur même mission, le compartiment pratique du négoce. Ainsi donc, une mission anglaise se compose-t-elle de deux parties distinctes qui ne font cependant qu'un tout: la partie mission religieuse proprement dite, qui ne comprend que des religieux - mais sans barbe et sans robe - et la mission laïque composée de gens bien pratiquants mais uniquement chargés du commerce avec les Noirs et aussi avec quiconque, comme le fait n'importe quelle maison de commerce. Alors ça marche tout seul. Les Pères, au nom du Dieu, invitent les gens à prier et à s'habiller et les convient, pour ce faire, à la boutique bien achalandée de leur mission, qui les habille d'autant mieux que les nouveaux adeptes sont munis d'argent ou de matières premières en tenant lieu. Car les comptoirs de missionnaires, disséminés en peu partout et, par un hasard, là où il y a le plus de monde, de richesses naturelles et de transactions, se contentent parfaitement de payements en nature, tels que noix de kola, noix de palme, caoutchouc, poudre d'or, ananas, etc... Mieux même, ils encouragent les indigènes à leur apporter beaucoup de ces matières en leur faisant remarquer qu'ainsi ils se conforment, les indigènes, aux meilleurs préceptes de la Bible: Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. Voilà des gens heureux, par conséquent, les uns et les autres. L'extension de la culture des cacaoyers en Gold-Coast n'a pas d'autres origines, d'autres causes que la présence de ces missionnaires mercanto- religieux. Avec tout ça, moi, j'arrive à Koumassie. Je débouche dans l'agglomération juste au faubourg dans lequel se trouve le parc, les parcs plutôt, du marché au bétail. C'étaient, comme tous les parcs, des espaces vides entourés de hautes palissades en bois, avec des ouvertures fermées par des glissières. On y ferait entrer mes boeufs le soir. Je m'arrêtai, plutôt je fus arrêté devant la boutique d'un marchand marocain, dont le fils, âgé peut-être de vingt-cinq ans, m'attendait au passage sur le devant de sa porte. Ce jeune homme me salua dans un français très correct et, au nom de son père, m'offrit l'hospitalité dans une partie libre de sa maison, pour moi et mes gens. Ma foi, ne connaissant encore personne et ne sachant trop quoi faire en arrivant, je pris le parti de m'arrêter là, devant si aimable accueil. Le vieux Marocain, très digne, parut heureux de mon acceptation et je m'installai là comme je le faisais partout en brousse. L'après-midi, j'allai pour rendre visite aux autorités, mais je ne fus reçu nulle part: c'était Dimanche. Alors, chez les Anglais, le Dimanche... tout le monde est enfermé chez soi. On se saoûle mieux, mais en cachette. Je ne me suis souvenu de cette coutume du Dimanche qu'après réflexion devant les portes partout closes devant moi, car je ne pouvais croire que systématiquement, il y ait tant d'ostracisme envers ma chétive personne. Le lendemain, jour mémorable de la vente de mon troupeau. Cela s'est fait si rapidement que je me demande encore comment. Je n'ai réellement pas eu le temps de me rendre compte des transactions. Dès l'ouverture légale du marché, une nuée de dioulas se précipita dans mon parc et s'accrocha aux cornes des bêtes, ou accrochèrent à leurs cornes des insignes de reconnaissance, de prise de possession pour ainsi-dire. Mon troupeau était le premier à descendre du Mossi, pour cette saison, et, comme il y avait pénurie, les marchands et les bouchers se jetaient littéralement sur la marchandise. Heureusement, je fus aidé efficacement par le jeune Marocain, très connu sur la place et maître es-transactions, ainsi que par mes bergers qui veillaient à ne laisser sortir aucune bête avant qu'elle ne m'ait été payée. Et ce fut rapidement fait, je le répète. Je n'eus d'autre occupation que de me poster à la sortie du parc, avec une petite table et un sac, et de recevoir la monnaie représentant le prix des bêtes achetées. Un type s'amenait près de moi, avec deux bêtes, je suppose. Combien? Huit livres pièce. Non, trop cher. Voilà quatorze livres en or. C'est le vrai prix aujourd'hui. - Allez; emportez. Deux heures après, il ne me restait plus de boeufs; tous partis dans toutes les directions. Par contre, mon sac était plein de pièce d'or et d'argent. Quand je rentrai chez moi, dans ma case, je me mis à compter toute cette fortune. Jamais je n'avais possédé une pareille somme: près de onze cents livres sterlings! Exactement vingt-sept- mille francs. Beau travail. Et si je n'avais pas été si novice, j'aurais pu en tirer trois ou quatre mille francs de plus. Mais je me contentais de cela, largement. Ce fut très allègrement que j'allai rendre me devoirs aux autorités l'après-midi. Je fus reçu, cette fois, partout, avec l'amabilité froide anglaise, tempérée par la recommandation de leur consul. Je vendis mon cheval, séance tenante, à un lieutenant qui l'avait déjà repéré et le trouvait tout à fait conditionné, m'a-t-il dit, pour le Polo. J'avais l'intention d'aller à Sekondi par le train, mais je dus attendre au surlendemain. Je passai alors la journée d'attente à visiter la ville de Koumassie, agglomération importante, concentrée dans une immense cuvette, dominée par des collines couvertes par la forêt circulaire. Les maisons d'Européens sont presque toutes du type colonial démontable, avec vérandas circulaires, escaliers en fer, monture en tubes, toitures de zinc ou de tôle ondulée. Ces bungalows étaient disséminés un peu partout, avec beaucoup d'air et d'espace autour de chacun. Le marché, très important, était le marché classique des pays noirs. Par contre, les boutiques qui en faisaient le tour étaient bondées de marchandises les plus diverses et de clients nombreux. Les boutiquiers étaient d'un peu toutes les races: il y avait des Anglais, d'abord, bien entendu, puis des Arabes, Marocains, Syriens, Malabars, Hindous, mulâtres et nègres. La plus grande maison de commerce de la place était le centre missionnaire protestant de la Gold-Coast, c'est-à-dire la maison-mère. J'y allai rendre visite et y fus reçu admirablement par un des messieurs partie commerce, Suisse de nationalité, parlant le français comme moi - il était de Neufchâtel - Il me présenta à tous ses collègues qui me retinrent à déjeuner. Je vis donc là tous ceux qui étaient à Koumassie à ce moment. Il y avait, dans la salle à manger commune, des missionnaires religieux, des femmes missionnaires, mariées et célibataires, ainsi que des femmes qui n'étaient qu'épouses, soit de religieux, soit de commerçants, enfin tout un mélange dans cette liberté de chacun. Le repas commença lugubrement, par exemple. Tout le monde étant à sa place, chacun prend sa chaise devant soi, s'appuyant au dossier, et tous récitent en choeur une longue affaire en anglais, avec un air inspiré du plus comique effet. On remet les chaises en place, on s'assoit dessus, puis la gaieté reprend ses droits, et allez donc! comme chez tout le monde. Grande correction, bien entendu, mais un aimable laisser-aller; pas de guindage. Après le repas, café, pipes, cigarettes, whisky and soda. Oh! c'est bien organisé. C'est là que j'ai connu le fonctionnement de ces missions prospères dont j'ai parlé, peut-être un peu cavalièrement, à ma mauvaise manière, mais exactement tout de même. J'y fis la connaissance du Père Ramseyer, un brave vieillard tout chenu et tout barbu - le seul que j'ai vu là avec du poil au menton - comme un Père Noël de carte-postale, et qui était de passage. C'était le vétéran, le fondateur - avec sa femme - de toutes les missions du pays achanti. Il allait retourner en forêt où il se plaisait beaucoup mieux qu'à la ville, disait-il, et il y retrouverait sa vénérable épouse, la compagne fidèle de sa vie laborieuse en ce pays qu'il ne voulait quitter que mort. Brave type, parlant aussi un français très pur. Avec sa jaquette, on aurait juré un vieux professeur en retraite. Le lendemain au matin, je pus prendre le train bi-hebdomadaire pour me rendre à Sekondi, avec ma petite fortune. Je ne voulais pas garder une si grosse somme par devers moi pour remonter au Soudan. Cela aurait pu tenter quelqu'un. J'allai donc la déposer à la banque officielle de la colonie, où je me fis délivrer un chèque sur Londres pour la somme de vingt-cinq mille francs - mille livres sterling - que j'envoyai à la banque Thomas, à Longwy-Bas, mon ancienne banque, où les types allaient être certainement épatés de recevoir, à mon nom, un chèque de cette valeur venant de la Gold-Coast et payable à la Banque d'Angleterre à Londres! Le chemin de fer, du type tortillard colonial, dans le genre du nôtre de Saint-Louis à Dakar, traverse toute la forêt de Koumassie, au Nord, à Sekondi, au Sud, port de mer très important du Golfe de Guinée. C'est pendant ce voyage que je vis les importants chantiers de bois divers, situés à droite et à gauche de la ligne du chemin de fer, avec des embranchements allant en épis vers l'intérieur. C'est là aussi que se sont montées les usines aurifères dans un débroussaillement complet, après le déboisement absolu. On voyait encore les souches pourrissant lentement, debout au milieu des cultures magnifiques qui avaient remplacé arbres et broussailles. Sekondi, port de mer, est un port forain. Il y a une rade, mais sujette à la barre, comme toute la côte du Golfe de Guinée. Il n'y a pas de quai, ni même de wharf. On s'embarque de la plage même, sur le dos des Kroumen qui vous portent ainsi dans leurs grands chalands qu'ils conduisent ensuite à la pagaie jusqu'au paquebot lointain. Il y avait justement, le jour où j'y étais, escale d'embarquement en direction de l'Angleterre, et passagers et passagères se laissaient ainsi emporter, avec force rires et force adieux. Good bye! bye! Moi, je terminai mes opérations bancaires en demandant à la banque qu'elle m'envoie, en mandat postal, une somme de cinq mille francs à Ouagadougou que j'y trouverais en arrivant. Elle m'y serait nécessaire pour ce que je déciderais de faire à ce moment-là. Je ne savais pas encore quoi. J'avais terminé cette opération de bétail qui était un essai; je n'avais pas encore envisagé la suite. Je verrais; j'aurais une inspiration quelconque, sûrement. Et je rentrai à Koumassie, pour en repartir un ou deux jours après, dès que j'eus mon équipe de dix porteurs au complet. Cette fois, je pris la route du Nord-Ouest, qui devait me conduire en Côte d'Ivoire, colonie française voisine. Quand je dis la route, c'est toujours le sentier en serpentin que je désigne ainsi, car il n'y a pas de route digne de ce nom. C'est le sentier tracé par des millions de passages successifs entre Koumassie, en forêt, et Bouaké, au sortir de la même forêt. Seulement, par suite des partages entre Européens, Koumassie s'est trouvée anglaise, tandis que Bouaké, s'est trouvé française, voilà tout. Je n'avais absolument rien de particulier à faire à Bouaké. Je voulais tout simplement, étant mon maître, profiter de la circonstance pour connaître la Côte d'Ivoire, en vue, peut-être, d'une sortie possible de ce côté. Ce détour allongerait de dix ou douze jours ma remontée au Mossi, mais, douze jours, en A.O.F., à cette époque surtout, cela ne comptait absolument pas. Et on se remit à se faufiler sous bois, pendant six jours, à une allure plus rapide qu'en venant, car nous n'avions plus le handicap des boeufs. Mes porteurs étaient de forts gaillards professionnels dont deux avaient deux charges. Ils ne demandaient pas mieux que d'aller plus vite: leur argent serait plus vite gagné. De ce côté de la forêt, je vis les mêmes semis et les mêmes pépinières de kolatiers et de cacaoyers, jusque sur la frontière de notre colonie. Là, arrêt complet de ces plantations. Chez nous, se serait pour plus tard. Je débouchai de la forêt, brusquement, passant sans transition du couvert le plus épais à la brousse la plus claire. Le pays redevenait celui de toute l'A.O.F., aride, sec, peu peuplé. Je ne me souviens de rien de saillant dans cette remontée monotone où je n'apprenais rien du tout, sauf qu'il n'y avait de campement nulle part et que je logeais tous les jours sous la tente. Maintenant que nous étions dans un pays français, l'organisation des porteurs était totalement absente. Les miens changeaient de village en village. Je passai à Kong, gros centre indigène, centre musulman surtout, qui fut un point de concentration des esclaves, marchandise d'autrefois. Maintenant, ce trafic n'existait plus - ou si peu, car il y avait encore de la fraude - mais le centre religieux était aussi prospère. Ensuite, je repassai à Banfora, là où j'avais fait ma première expérience de chasseur de caoutchouc, et, de là à Bobo-Dioulasso, il n'y avait plus que trois jours de route qui furent vite avalés. A Bobo, j'allai directement à mon ancienne maison qui était sinon vide, du moins occupée seulement en partie par Mamadou Wélé et sa petite famille. Il était là à titre de gardien simplement, car Sabatier était reparti à Bamako un peu après mon départ, et, depuis, Mamadou Ciré était resté seul, comme auparavant, et sans autre marchandise que ses rossignols. J'allai rendre visite au Chef de Bataillon commandant le cercle de Bobo qui me demanda quantité de détails sur mon voyage dont tous, dans la contrée, attendaient le dénouement. On était curieux de savoir comment allait se terminer cette affaire qui passait pour téméraire, douteuse, risquée, pleine d'embûches, et que sais-je encore. Le Commandant me demanda de lui faire un rapport écrit, lui relatant mes étapes, les distances, l'aspect du pays, en un mot un rapport complet de mon expérience, que je lui fis bien volontiers, sans crainte de la concurrence. Au contraire, j'aurais bien aimé trouver un ou deux types dans mon genre pour établir entre les deux colonies un service continuel pour écouler le bétail, avec un acheteur fixe au Mossi, un vendeur à demeure à Koumassie et un contrôleur mobile sur la route. Mais, hélas, trois fois hélas! je n'en ai trouvé aucun. Je suis resté le premier et le seul Blanc ayant accompli ce trafic plusieurs fois. Ce fut fort dommage aussi bien pour la colonie que pour moi-même. Quoiqu'il en fût, je reçus du Commandant de Bobo une attestation constatant élogieusement les principaux faits de mon voyage commercial, ses résultats, et une invitation à des capitalistes à s'intéresser au développement de cette affaire. Ce fut lui qui m'aiguilla dans cette voie; trouver des commanditaires et organiser ce service dont je parle plus haut, avec amorce d'élevage rationnel au Mossi. La perspective était séduisante. J'étais entièrement libre. La saison sèche allait commencer; je pouvais rentrer en France et tenter de réaliser cette combinaison entrevue. Cela faisait du reste deux ans passés que je séjournais à la Colonie. J'avais des fonds devant moi. Ce fut décidé. Je rentrais en France. Seulement, comme j'avais une indigestion du Sénégal, je décidai de rentrer par une autre voie, encore inconnue de moi et que les gens du Soudan ne pratiquait pas. Je veux parler de la voie du Dahomey. Cette Colonie française, qui fait aussi partie de l'A.O.F. est située à l'extrême Est de ce groupe. Elle faisait frontière Ouest - à ce moment-là- avec le Togo allemand, et à l'Est, avec la colonie anglaise de la Nigéria. C'était un long couloir, pas très large dans sa partie inférieure, mais s'élargissant au Nord pour aller rejoindre le fleuve Niger au Nord-Est et le Mossi au Nord-Ouest par la région du Gourma, vaste province soeur du Mossi, mais différente quand même. Etant obligé de retourner à Ouagadougou pour mes affaires, je n'aurais, de là, qu'à poursuivre vers l'Est. Cette perspective m'enchanta et j'abattis allègrement mes quinze étapes de Bobo à Ouagadougou, en repassant cette Volta Noire en bac. Elle n'en était pas plus jolie. A Ouagadougou, j'achetai un autre cheval, quelconque, pour la route. Je donnai des instruction à Koundia, que je laissais là avec les femmes de mes gens, pour me faire confectionner, pendant la saison sèche, un beau groupe de cases bien vastes, bien aménagées, avec une cour et un grand mur autour. Je fis différents autres petits arrangements, en prévision de mon retour à la Colonie, que je prévoyais pour quelques mois plus tard, cinq, ou six, on ne pouvait dire. Je pris des porteurs jusqu'au Gourma et j'emmenai mes deux inséparables frères, Petit et Tiémaran. Ils m'auraient suivi jusqu'au diable, inclusivement, sans même s'en inquiéter. Ils me suivaient, voilà tout; ils étaient miens. Esclaves? Jamais de la vie. Il n'y a plus d'esclaves au Soudan. Gens de maison, à la bonne heure! Mais des gens de maison à la mode soudanaise, n'ayant aucune vie par eux-même: le patron, le Père, c'est tout. Aussi avec eux, était-je parfaitement tranquille. Je pouvais dormir sur mes deux oreilles, n'importe où. Et ça tombait bien, car j'ai toujours bien aimé bien dormir, sans m'occuper si j'étais bien couché. Pour aller dans la direction que j'avais choisie., il n'y avait plus aucune route, ni sentier tracé. Il faut suivre les pistes indigènes allant de village à village. Mais cela ne présentait aucun inconvénient: j'avais l'habitude, une bonne carte générale et aussi la connaissance exacte qu'avaient mes porteurs. Je traversai la Volta Blanche, puis, petit à petit, gagnai le pays Gourma. A ce moment seulement il y a un changement sensible dans la nature. Au fur et à mesure qu'on quitte le Mossi, la terre devient plus inculte, les villages plus espacés, puis on traverse une contrée désertique. De l'autre côté de cette nudité, au contraire, la végétation devient luxuriante, la terre profonde, molle, fertile; tout ce qu'on veut bien lui confier y prolifère, ou alors, il y pousse des herbes de deux mètres cinquante de haut, serrées comme des épis de blé. Cependant, bien que plus florissante, la végétation y était exactement de même nature qu'au Mossi. On n'y trouvait pas non plus de palmiers. J'arrivai ainsi à la capitale de la province, nommée Fada N'Gourma. Il y avait là un civil commandant de cercle, un receveur des Postes et deux commis Blancs. Réception très cordiale, naturellement. Tous étaient très étonné de voir apparaître un Blanc de ce côté. Jamais encore personne n'était passé par là. Ce n'était pas étonnant: j'étais dans tout le Mossi le seul Blanc libre de mes actes. Tous les autres, civils ou militaires, appartenaient à l'administration soudanaise, donc ne pouvaient se mouvoir que sur le territoire du Soudan. Voyons, c'est compréhensible: il y a des compartiments ou il n'y en a pas. S'il y en a, qu'on les respecte. Voilà. Donc, arrivant de ce côté inattendu, je fus bien reçu par ces Messieurs. Ce pays était également la résidence du Naba du Gourma, le roi du Gourma, nommé Baytchandé, que j'ai vu aussi, car il méritait une visite. C'était un géant Noir à face de gorille. Oh! l'horrible figure cruelle, immonde, infernale! La peau de sa face était pustuleuse, le blanc de ses yeux rougeâtre, les paupières sanguinolentes. Avec cela, il était édenté, ce qui ajoutait encore à sa laideur repoussante. Sur la tête, il portait un bonnet qui avait dû être blanc dans le temps, mais qui était devenu, avec le temps immonde de crasse, d'un noir de cul de chaudron graisseux, rigide même à force de graillon. Seulement, ce fameux bonnet ne pouvait pas être changé parce qu'il était constellé d'amulettes qui y étaient cousues solidement dans tous les sens. Il y en avait certainement plus de trente de différentes formes, tailles, couleurs, et, naturellement, de différentes vertus. Cette manie d'amulettes me fit penser à notre roi Louis XI, superstitieux et cruel, tout comme le Baytchandé. Cruel, il l'était en effet, et on le soupçonnait de se livrer à des pratiques criminelles sur des gens de sa tribu. Jusque là on ne l'avait pas pris, mais il le fut plus tard, et exécuté. Quand je le vis, entouré de sa cour composée de malandrins de son espèce, il était ivre, suivant son habitude, et reçut avec une joie affreuse la demi-bouteille d'absinthe que je lui fis remetttre, sur les conseils même de l'adminsitrateur commandant le cercle. Il n'attendit pas mon départ: il cassa le goulot et le porta à sa bouche pour boire quelques bonne gorgées de cette liqueur extrêmement forte, et sans eau! J'en frémis! Puis, satisfait, il se mit à éructer et à extraire de ses bronches quelque chose de glaireux, de visqueux, qui voulait en sortir. Pendant cette tentative, je vis un de ses soronés - pages - qui , tout nus étaient assis à chacun de ses côtés, tendre ses deux mains ouvertes en urne. Ce fut dans cette urne que Baytchandé, enfin délivré, envoya le gros crachat épais et gluant, d'une poussée bruyante de sa bouche édentée. Floc! Et le gamin, aussitôt, avec un certain plaisir aurait-on pu croire se mit à faire tournoyer ce dégoûtant glaviot entre ses deux paumes comme on fait avec une boule de mastic. Il continua ainsi longtemps recevant en supplément les crachats qui suivirent. Je m'en allai écoeuré, mais satisfait tout de même de l'expérience. On se remit en route pour une petite aventure, banale peut-être, mais qui donna pourtant une certaine émotion; l'incendie des haute herbes. Ce jour-là, c'était le lendemain de notre départ de Fada, nous traversions une mer de hautes herbes. A cheval, mes yeux arrivaient tout juste au niveau des épis qui s'étendaient de tous côtés, à perte de vue, englobant dans leur masse quelques arbres dont le feuillage se détachait au-dessus de cette mer agitée par le vent en vagues longues et dorées. Ces herbes étaient complètement sèches, comme nos blés au moment de leur moisson. A un moment donné, j'aperçus sur ma gauche un énorme panache de fumée noire et dense. J'eus à peine le temps de la montrer à Tiémaran qui marchait derrière mon cheval, que tout l'horizon, à gauche, était obscurci par la fumée noire et épaisse, de laquelle je voyais, du haut de mon cheval, d'immenses flammes s'élancer en énormes volutes rouges, tordues, échevelées, vers le ciel en y envoyant des myriades d'étincelles retombant en cendres noires. Nous étions pris dans ce formidable incendie, car le vent le portait sur nous en l'étendant. Aussitôt, les porteurs vinrent en courant se grouper autour de moi, les bagages dans le sentier, et chacun fabriqua une torche en tordant des poignées de cette herbe. Avec l'aide des allumettes que j'étais seul à posséder, j'allumai ces torches, et tous se mirent à courir en avant et en arrière du sens de notre marche, allumant, eux aussi, les hautes herbes qui se trouvaient au bord du sentier, vers l'incendie. En un clin d'oeil le feu se mit à crépiter, grimpant le long des tiges bien sèches, et, atteignant l'épi encore plus sec, l'absorbait dans une grande flamme gourmande. Sur un espace de cent mètres environ - cinquante mètres en avant, cinquante mètres en arrière - notre incendie commença à ronfler après les premiers crépitements; puis, la masse de chaleur produite, poussée par le vent et engendrant elle-même un souffle puissant sembla soulever toute la plaine devant nous, sur la droite du sentier, dans le sens de notre marche. Il ne fallut que quelques minutes pour obtenir ainsi un espace tout noir, calciné, tapissé de cendres, mais libre. Nous nous y enfonçâmes et marchâmes derrière notre feu au fur et à mesure qu'il avançait. Sur notre gauche, c'était devenu formidable, fantastique, inouï. Un bruit constant de tonnerre et des montagnes de flammes s'approchaient de nous avec rapidité, mais nous ne craignions plus rien. Lorsque l'incendie initial atteignit le sentier que nous avions quitté, nous étions à plus de cent mètres de-là, sur la droite, dans l'espace que notre incendie à nous avait libéré. Nous n'étions plus que des spectateurs bien placés pour voir et admirer; ce que je fis avec émotion et plaisir, car c'est un spectacle rare qu'un incendie de pareille envergure. Je pus assister au jeu du gibier, affolé et repoussé par les flammes. Ce pays, couvert de pâturages naturels immenses et peu peuplés d'humains, regorgeait de gibier en tous genres: gazelles, antilopes, phacochères, lions, panthères et autres fauves, éléphants, girafes, zèbres, lapins, pintades, outardes, etc...etc... Sur notre route, le matin surtout, nous en voyions les traces nombreuses et fraîches - passages de la nuit - Ce jour de l'incendie, pendant que nous nous abritions derrière notre muraille mouvante de flammes, nous entendions les bruits bien caractéristiques du passage, auprès de nous, dans les herbes qui se courbaient, des grosses bêtes fuyant l'incendie de gauche. Quelques-unes, même, emportées par leur élan, débouchaient dans notre clairière. Mais aussitôt, prise d'une nouvelle peur en nous voyant, elles faisaient un crochet pour nous éviter, et se replongeaient à l'abri des herbes, fuyant toujours éperdument. Ah! ils ne songeaient guère, les uns et les autres, à chasser ou à se garer des carnassiers. Pêle-mêle, en trombe, on les entendait filer au ras du sol tout près de nous. Les antilopes brâmaient de temps en temps, de terreur sans doute. Mais ce que je vis de plus curieux, ce fut le vol des pintades. Jamais je ne me serais figuré que la brousse pût recèler pareil nombre de ces volailles gracieuses, succulentes et jacassantes. C'était inouï. Comme leur course à pattes n'était pas assez rapide pour les sauver de l'incendie qui courait plus vite qu'elles elles s'envolaient par compagnie, d'un seul vol lourd et compact, puis se laissaient rapidement glisser en pente douce, les ailes écartées et immobiles vers la brousse intacte qui s'étendait en avant d'elles. Là, elles atterrissaient et reprenaient leur élan pour un nouveau bond, gagnaient ainsi, très visiblement, du terrain sur le feu. La manoeuvre était intéressante à suivre; mais, je le répète, c'est le nombre invraisemblable des pintades qui s'envolaient ainsi qui me subjuguait. De partout des vols puissants s'élevaient, à tel point qu'à certains moments, lorsque plusieurs centaines de compagnies étaient en l'air, on ne voyait plus les flammes, cachées par leur masse compacte. Les outardes, elles, se lançaient dans les airs, un peu lourdement peut-être, mais une fois à une certaine hauteur, elles filaient droit devant elles d'un vol puissant et majestueux. Lorsque les flammes atteignirent notre sentier et qu'elles trouvèrent le vide devant elles, elles furent bien obligées de s'éteindre d'elles-mêmes. A droite et à gauche de notre clairière artificielle, cependant, elles continuaient leur action dévorante, si bien qu'à ce moment, sans plus être aucunement en danger, nous étions littéralement entourés par une muraille de feu mugissante et ronflante. C'était magnifique! Nous revînmes sur notre sentier et attendîmes encore au moins une demi-heure avant de repartir, pour être certains qu'en avant, l'incendie l'aurait enjambé partout. Quand nous nous mîmes en route, il y avait une heure et demie que la fantasmagorie avait commencé. Le feu était loin maintenant sur notre droite, et nous n'en voyions plus que le sommet de la fumée. C'était la première fois - et ce fut la seule - que j'assistai à pareil phénomène. C'est un spectacle vraiment imposant, mais peu dangereux.....quand on a des allumettes pour allumer un contre-feu! Sinon, dame, on ne sait trop que devenir! L'autre poste d'Européens que nous atteignîmes sur notre route fut, je crois, Koukobiri; je ne pourrais certifier. Ce poste n'a rien de particulier. C'est étrange, dans cette A.O.F., que, depuis Saint-Louis-Dakar jusqu'au Niger dahoméen, le pays soit pour ainsi dire composé uniformément de la même brousse, présentant partout le même aspect un peu désolé, en saison sèche surtout, et n'abritant que très peu d'habitants disséminés dans de minuscules villages éloignés les uns des autres. A partir de ce poste, la route s'infléchit nettement vers le Sud et s'achemine vers le massif montagneux de l'Alokora, grande arète rocheuse qui court du Nord au Sud, ayant, sur son versant Est, la vallée du Niger au loin, et celle de l'Ouémé plus près. Nous suivions, à ce moment, la plaine du versant Ouest, jusque Couandé, autre poste d'Européens. A partir de là, on file vers le Sud-Est pour aller traverser l'Alakora au seul col praticable de Ouabou, dont le point culminant se trouve à environ mille mètres d'altitude. Très jolie, la traversée du massif, lorsqu'on franchit crêtes et ravins, tantôt dans les fonds, tantôt en corniche. La végétation y est toute spéciale, absolument dissemblable de celle des pays environnants. Elle me rappelait celle des hauts plateaux oranais, alfa en moins; et on y respirait la même odeur de l'atmosphère. La descente de ce massif, sur son versant est, nous amena dans une plaine féconde, dont l'aspect était absolument différent du reste de l'A.O.F. La terre, alluvionnaire sans aucun doute, y était douce, profonde, meuble, très fertile, et les villages, importants, s'y pressaient nombreux. Alors que sur le versant Ouest, la plaine était aride, sèche, désertique, sur celui-ci, au contraire, les cultures y étaient encore en pleine végétation. La différence du régime atmosphérique était certainement provoquée par l'important écran formé par la chaîne montagneuse que nous venions de franchir et que nous laissions, cette fois, à notre droite, ayant repris notre direction initiale vers le Sud. La chaleur n'était plus de même nature: elle était plus humide, ce qui expliquait l'abondance de la végétation. On trouvait là, comme dans tous les cantons fertiles de l'A.O.F. mil, sorgho, maïs, riz, ignames, patates douce, manioc, coton et toutes autres plantes alimentaires ou tinctoriales. La culture de l'indigo était intense, car, dans chaque village, il y avait un vaste atelier de teinturerie, en plein air, utilisant principalement les sucs précieux de cette plante. Nous vécûmes dans l'abondance alimentaire. Les femmes indigènes, aimables, rieuses, bien portantes parce que bien nourries, bien habillées parce que vivant dans l'aisance, me comblèrent de plats indigènes délicieux - fort épicés et pimentés, bien entendu - parfaitement confectionnés et, déjà, à base d'huile de palme, que je retrouvais par ici. Nous étions cette fois, dans le vrai Dahomey, le pays de vrais Dahoméens bien connus depuis notre conquête sur le fameux Bahanzin. De l'autre côté, à l'Ouest, les peuplades étaient encore franchement soudanaises; elles n'étaient dahoméennes que pour nous, administrativement parlant, parce qu'il nous avait plu de dénommer leur pays Dahomey, comme celui du Sud, en traçant une ligne fantaisie sur un papier appelé carte géographique. Bon. Ca ne fait rien. Allons plus loin. Plus loin, ce fut le poste de Savalou, puis d'autres. Le pays se ressentait du voisinage de la mer et de la présence, dans des temps déjà très reculés, de la forêt équatoriale telle qu'elle existe, à la même latitude, en Gold-Coast. Au Dahomey, tout le pays est ouvert sauf par endroits, où s'élèvent des bosquets plus ou moins vastes, composés d'arbres de la grande forêt qui se comportent là exactement comme à l'intérieur de la grande sylve guinéenne. Elles étaient étranges, ces transitions brusques, ces passages de la plaine ouverte à la forêt dont on ressortait un peu plus loin, qui se répétaient plusieurs fois par étapes. On trouvait là les palmiers en abondance, et les orangers, et les citronniers qui, tous deux, donnaient d'énormes fruits dont la particularité était de présenter une écorce absolument verte, alors que la chair à l'intérieur, était tout à fait mûre, juteuse, sucrée pour les oranges, très acides pour les citrons. Les bananes avaient fait aussi leur apparition, avec les goyaves, les tomates énormes, ou, au contraire, pas plus grosses que des groseilles à maquereaux, les papayers, les manguiers, les ananas, tous les fruits équatoriaux. Nous arrivâmes à Abomey, célèbre capitale du potentat Bahanzin et de ses intrépides amazones. Le palais de ce cruel autocrate, de vastes dimensions et bâti un peu comme les tatas du Soudan, en torchis rouge, tombait en ruines, de plus en plus, de sorte qu'il n'en resterait bientôt plus que le souvenir. Une administration a groupé ses bâtiments non loin de là, près d'un de ces charmants bosquets dont j'ai parlé plus haut. Poussant encore plus loin, nous atteignîmes Ouidah, autre centre important, où se trouvait l'extrémité d'un chemin de fer en construction qui devait relier la côte, par le port de Kotonou, au Niger, dans le Nord de la Colonie, là où il fait frontière avec la Nigéria, le Dahomey et nos possessions du Tchad. Mais je peux dire, en passant, que ce chemin de fer n'a pas eu la cote longtemps: poussé lentement et douloureusement vers le Nord, il y est resté en panne, du côté de Savalou, et, maintenant encore - en 1937 - on ne prévoit pas quand il pourra pousser plus loin ni même s'il pourra jamais le faire. C'est si loin de Dakar, ce Dahomey du diable qui, en réalité, est si peu intéressant! Passons. Là, je décidai de m'arrêter et de prendre ce tortillard en gestation pour arpenter les quelques cinquante kilomètres qui me séparaient encore de Kotonou. Je donnai un laisser-passer à mes gens pour qu'ils puissent reprendre le chemin du Mossi, avec mon cheval et ma selle, sans être inquiétés par qui que ce soit. Quant à mes autres bagages de route, je les bazardai sur place, pour peu de choses, sauf la tente que je vendis son prix aux Blancs qui travaillaient sur la ligne et qui furent enchantés de l'aubaine. Mes bagages personnels ne consistaient qu'en deux cantines très pratiques, recouvertes d'une feuille de zinc - contre la pluie et les termites - dans l'une desquelles se trouvait mon petit magot monnayé. Lorsque ce fut le jour de son apparition, je montai dans le tortillard, et j'eus l'agréable surprise d'y retrouver, une fois de plus, l'ami Gaspard, toujours dans la même partie, mais ayant changé de Compagnie de la Colonie. La seule façon, me dit-il, par la suite, de me débarrasser de ma glu de Dakar! Pauvre femme! Il était toujours le même, le beau Gaspard, aussi bien portant qu'à Dakar. Il me dit que Kotonou lui plaisait beaucoup mieux, à cause du climat qui lui rappelait le Tonkin, et surtout à cause des nombreuses distractions dont il pouvait jouir en allant, soit à Porto-Novo, la capitale du Dahomey, soit à Lagos, en pays anglais, soit en chassant, soit en pêchant dans les lagunes, etc.... Tu verras, concluait-il, c'est bien mieux, plus ouvert qu'à Dakar où tu ne rencontres que du sable et des cacahuètes, ou que l'abominable Saint-Louis. Le chemin de fer traversa une contrée absolument couverte de palmiers pressés les uns sur les autres: les fameux palmiers à huile dont le Dahomey faisait une grande exportation par son port de Kotonou et par le port anglais de Lagos. A ce moment, il y avait beaucoup d'acheteurs allemands du Dahomey, qui venaient concurencer efficacement nos commerçants moins bien outillés, moins bien approvisionnés. Leurs maisons-mères du Togo et du Cameroun les installaient chez nous où ils râflaient tout ce qui se présentait comme production de sol, surtout le maïs, dont Hambourg était gros demandeur. Puis on arriva à la gare principale de Kotonou, sur une petite éminence de terre rouge d'où l'on voyait l'ensemble de la localité, la lagune, les cocotiers et la mer au-delà, infinie et agitée. Je me dirigeai vers l'hôtel-restaurant que m'avait indiqué Gaspard, là où lui-même avait pris pension, en attendant de prendre mes dispositions pour le retour en France. Je pouvais choisir entre trois lignes, et même quatre; deux lignes françaises, les Chargeurs Réunis de Bordeaux et Frayssinet de Marseille qui faisaient toutes deux la côte de Guinée jusqu'au Congo; ensuite la ligne anglaise Elder Dempter and Co, de Liverpool, mais faisant escale à Lagos seulement; et la ligne allemande Woemann Linie, faisant escale partout, elle, différemment chez les Allemands, les Anglais et les Français, pourvu qu'il y ait quelque chose à embarquer: quelques tonnes de fret ou un passager. Je me déciderais un peu plus tard; je n'étais pas pressé et je voulais faire un peu connaissance des lieux. Kotonou, ma foi, me rappelait un peu, et même beaucoup, Tamatave, avec ses palmiers, cocotiers, la lagune et la mer. Il y avait des factories à allure traditionnelle, bâties dans le sable, avec toitures de zinc. Le plus joli coin était la lagune, de même formation que celle de Madagascar: les eaux des fleuves repoussées par les rouleaux de la barre amènent du sable qui forme une dune continue, derrière laquelle les eaux des cours d'eau s'accumulent. Elles étaient très vivantes, ces lagunes, avec beaucoup plus de monde dessus et aux alentours qu'à Madagascar. Partout on y voyait des pêcheries installées ingénieusement avec leurs réseaux de roseaux faisant entonnoirs, fermés par des nasses volumineuses et d'où j'ai vu retirer des pêches miraculeuses - pour mes yeux non habitués. Porto-Novo, grosse ville administrative, capitale de la Colonie, se trouve à l'Est de Kotonou, sur la lagune également, qui est la seule voie pour s'y rendre ou en sortir, à moins de s'enfoncer au Nord dans les terres. C'est une ville coloniale africaine avec beaucoup de fonctionnaires, peu de commerçants français, mais beaucoup de commerçants anglais, allemands, arabes, syriens, marocains, hindous et même nègres. J'avais résolu, entre temps, de prendre passage à bord d'un Woermann, car je voulais tâter d'une ligne étrangère et tout le monde, à Kotonou, m'avait vanté la ligne allemande sur laquelle me disait-on, les secondes classes étaient beaucoup mieux que les premières sur les bateaux français. Le premier à passer devait être l'Eléonore; marchons pour l'Eléonore! J'en fis part à l'agent de la Compagnie à Kotonou, qui me reçut comme on recevrait un prince et se mit à mon entière disposition pour me conduire à bord, soit à Kotonou même, soit, beaucoup mieux, me dit-il, à Lagos, où l'agence principale se chargeait de me loger à bon compte et à s'occuper de moi jusqu'à l'embarquement inclus. On ne pouvait ni mieux dire, ni mieux faire. Je me rangeai à son avis et lui dit que j'optais pour l'attente du navire à Lagos. Alors, comme il me l'avait promis, cet aimable agent fit armer sa baleinière à vapeur et me conduisit à Logos, en un voyage très agréable par la lagune qu'on suivit pendant plusieurs heures, au milieu d'un paysage féerique! Arrivé dans cette grande ville anglaise, je fus tout surpris de son ampleur, son importance, par rapport à nos chétives villes voisines. Quel contraste! Sans autrement philosopher, je fus conduit - en voiture, s'il vous plaît - à l'agence principale de la Woermann Linie, située dans une rue commerçante et dans un immeuble à plusieurs étages, avec vitrines au rez-de- chaussée, tout comme en Europe. Là, on reçut le prix de mon passage en seconde classe de Lagos à Southampton et on me conduisit à un hôtel - allemand naturellement - où je passai trois jours parfaits. J'eus le temps de me promener dans la ville grouillante et riche que les Anglais ont bâtie sur la lagune, mais avec une communication avec la mer par un chenal à écluse, non loin des bouches du fleuve Niger, et en tête de ligne d'un chemin de fer très important reliant la côte avec l'intérieur des terres, à Abeokouta, centre d'un hinterland excessivement populeux, travailleur, producteur et riche de toutes les richesses d'un sol très fécond. Oh! les Anglais savent choisir! Quand ils se sont installés là, fondant leur importante Colonie de Nigéria, ils savaient ce qu'ils faisaient. Ils auraient pu, tout aussi bien, annexer aussi le Dahomey, où nous n'étions pas encore. Pas si bêtes, les Anglais. Ils savaient bien que le Dahomey, comme le Togo, n'étaient bons à rien d'autre qu'à colorier les cartes d'Afrique aux couleurs nationales de qui y viendrait y gratter le sable. Ce que nous n'avons pas manqué de faire en matamores et en sauveurs du monde et de la civilisation. Seulement, pendant que nous essayions de faire des plantations de poteaux télégraphiques, les Anglais mettaient en valeur la riche contrée du delta nigérien, qui nous est passé devant le nez, comme beaucoup d'autres bons coins répartis dans le monde entier. J'admirais la densité de la population grouillante dans les rues de Lagos, composée de tous les types africains, mais principalement de Haoussas dont beaucoup, opulents personnages, promenaient tous des vêtements multiples et brodés à outrance, des ventres proéminents, de grosses faces luisantes de graisse, des yeux bouffis de bien-être, avec une majestueuse lenteur, en traînant avec grâce et nonchalance leurs babouches de cuir repoussé. C'est beau à voir, quand même, l'opulence qui se prélasse dans les endroits publics. Cela permet d'avoir un aperçu rapide et réel de la gamme des destinées humaines, surtout quand l'opulence se fraye un large passage à coups de crachats rouges de noix de kola mâchées à travers une cohue pressée dans laquelle les mendiants pouilleux déguenillés, miteux et chassieux tendent leurs sébiles avec ostentation et persévérance. Mais enfin, c'est ainsi qu'est la vie, à Lagos comme ailleurs. Ce qui amena, sur rade, mon navire noir, au pavillon allemand, l'Eléonore Woermann de Hambourg, à la cheminée baguée de vert de blanc et de rouge, comme chez les Italiens. A ce moment, une voiture vint me chercher à l'hôtel et me conduisit à l'agence, puis de là à la vedette de la Compagnie qui m'amena à l'échelle de coupée du steam ship, en même temps que d'autres passagers du courrier et des colis postaux. Un steward bien stylé me conduisit à ma cabine, dans laquelle je fis seul la traversée, et je remontai sur le pont pour assister au départ qui eut lieu une heure plus tard, lorsque furent à bord tous les sacs de palmistes que des loutres avaient amenés sous les palans du bateau. Nous étions demeurés en dehors des rouleaux de la barre, que la vedette à vapeur avait traversés sans trop de chahut. On prit la route en longeant la côte d'assez près, en passant comme une inspection de la forêt des cocotiers qui la bordait très harmonieusement. Quelques heures seulement de cette navigation côtière nous amena devant Kotonou que j'avais quitté trois jours auparavant et où notre navire avait à charger des sacs de maïs et de palmistes en grande quantité. Ce fut pendant ce chargement, qui ne présentait rien de sensationnel, que fut servi le déjeuner. je descendis dans la salle à manger en compagnie d'un jeune fonctionnaire allemand du Cameroun parlant bien le français. Il me présenta à tous les passagers réunis dans la salle à manger et j'y fus salué très aimablement par tous, dont beaucoup savaient s'exprimer dans ma langue, à ma grande stupéfaction. Cette salle à manger était réellement aussi bien que celles des premières classe à bord des petits navires français que j'avais pris jusque là. Je ne regrettai donc pas mon choix, d'autant plus que mon passage de Lagos à Southampton était moins cher que celui de Dakar à Marseille, et ce, pour le double de distance et de temps. La nourriture - allemande - était excellente et d'une abondance qui me semblait prodigieuse. Cependant, les plats étaient toujours doublés, tellement l'appétit des convives était dévorant. Les premiers jours, mes voisins de table se figuraient que je ne trouvais pas bonne leur cuisine parce que j'étaisL incapable d'absorber autant de nourriture qu'eux. J'ai toujours été petit mangeur, et cela les étonnait que je pusse me déclarer satisfait après avoir si peu consommé, à leurs yeux. Mais à la fin, ils ne me harcelèrent plus pour me faire manger davantage, quand ils furent convaincus de ma frugalité habituelle. Je passai, à bord, de bien bons jours, au milieu de ces passagers qui, tous, furent de gais compagnons, aimables et amusants. Un orchestre à bord nous donnait des aubades tous les jours, sur le pont dans la journée, le soir au fumoir où il nous régalait de flonflons sonores pendant une heure. Ensuite, il allait divertir et faire danser les passagers de première classe parmi lesquels on distinguait quelques rares dames. En seconde, il n'y en avait pas, sauf les deux infirmières du bord. Le navire fit toutes les escales de la côte, sans en rater une car dans chacune il y avait quelque chose à prendre, ne fut-ce que quelques sacs. C'est ainsi qu'on visita Gross Popo, Klein Popo au Togo allemand, Accra, Sekondi, en Gold-Coast, Grand-Bassam, Grand-Lahou, en Côte d'Ivoire, Monrovia en Sierra Leone anglaise, Freetown en Libéria américaine, Konakry en Guinée française, Saint-Marc de Bathurst en Gambie anglaise; mais on passa au large de Dakar. Rien à faire là pour un navire allemand, paraît-il. Ensuite, ce fut de nouveau Santa-Cruz de Ténériffe, aux Canaries, Lisbonne au Portugal, Porto en Espagne. On longea toute la France au large du Golfe de Biscaye et on alla faire escale à Plymouth, à la pointe Sud-Ouest de l'Angleterre. C'était mon avant-dernière escale. J'avais choisi Southampton par fantaisie, pour rentrer en France par cette nouvelle voie: Le Havre-Paris. Le prix du passage était le même, soit pour La Rochelle où le Woermann se serait arrêté pour moi, si je l'avais désiré, soit pour Plymouth, Southampton, Boulogne ou Anvers, escales régulières de la ligne. La Rochelle ne me disait rien. Boulogne non plus. Voilà pourquoi je descendis à Southampton, dans un bassin encombré de navires en partance, en arrivée, en chargement ou en déchargement. Mais contrairement à mon premier projet, je ne m'arrêtai pas dans cette ville, car j'y tombai sur une période de mauvais temps. La ville était comme assombrie par des nuages noirs, lourds, bas, desquels dégoulinait une pluie incessante, établie à demeure, comme chez elle, pour durer une éternité. J'abandonnai donc mon idée de visite et me dirigeai vers l'agence pour le service du Havre, que je finis par découvrir dans un interminable dédale de docks, de hangars, de baraques, de toutes sortes. Je pris mon passage. Départ vers minuit, ce soir même. J'allai tuer le temps quelque part, je ne sais plus où; ce dont je me souviens bien, c'est du trajet que je dus faire le soir, sous la pluie et la pauvre lumière de rares réverbères, pour retrouver mon agence et le bateau qui devait m"emmener à travers la Manche, et, en même temps, à travers la tempête, la houle, la pluie, le vent, le froid. Nous étions revenu dans l'Europe grise et froide. Brou!! Le lendemain matin, au Havre, le temps n'était pas plus beau. Il est vrai qu'en Novembre, chez nous, il ne faut pas trop demander. Ce ne fut qu'à Paris que je retrouvai le pâle soleil d'hiver de notre France.

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SEJOUR EN FRANCE

HIVER 1904-1905

Je n'étais attendu par personne, à aucune gare. Ma mère savait bien que j'étais sur le chemin du retour, mais n'avait aucune précision quant au jour où je serais à Paris, ou à la gare par laquelle j'arriverais. Aussi allai-je la trouver chez elle, dans le nouvel appartement qu'elle occupait alors, à l'entre sol du numéro 7, boulevard Barbès. Très joli entresol, ma foi, où je reçus l'accueil maternel habituel. Quartier agréable aussi, très populeux, à proximité du métro, des gares du Nord et de l'Est, de Montmartre, etc. Cela me plaisait. J'eus vite repris le courant des habitudes parisiennes, et une des premières choses que je fis fut de me commander quelques complets de drap, complets vestons et complet redingote, chez un tailleur du Boulevard Magenta. J'avais des fonds et je tenais à en profiter pour me nipper convenablement, en vue des démarches à faire chez mes futurs commanditaires, dont les premiers à voir étaient, tout naturellement, les sieurs Thomas et Cie de Longwy-Bas où je comptais me rendre dès que j'aurais remis de l'ordre dans mes esprits et pondu le rapport circonstancié nécessaire pour présenter convenablement l'affaire. En attendant, j'allai rendre visite à la mère Tillet. Là j'appris que Joseph était reparti à la Niger-Soudan depuis longtemps et était retourné à Kankan-Kouroussa, en Guinée. Thérèse avait divorcé après avoir eu une petite fille; elle était à Bruxelles, où elle gérait une succursale de la maison de téléphone de Paris. La jeune Louise était tout juste à marier, et à ma disposition. Ceci, on ne me le présenta pas de cette façon, naturellement, mais c'était tout comme. Je n'avais pas plus l'intention de me marier avec Louise Tillet qu'avec n'importe qui d'autre, car j'avais toujours dit que pour le colonial soudanais libre, le mariage était l'arrêt de son existence coloniale. Et cela, je l'avais constaté non pas une fois, mais vingt fois pour une, tant par moi-même que par l'exemple des autres. C'était un axiome, et non pas un principe. Un colonial soudanais devait rester célibataire s'il voulait vivre normalement au Soudan la vie libre, indépendante qu'on doit y mener. Une femme ne pouvait que l'entraver dans ses moyens; et cette opinion était du reste celle de tous ceux qui connaissaient et fréquentaient le pays: la femme blanche ne pouvait être qu'une femme de fonctionnaire à poste fixe. Je n'avais donc pas l'idée de me marier, puisque je voulais retourner là-bas reprendre ma vie errante de cow-boy. Ce qui fait que j'allai à Bruxelles, renouer les relations avec Thérèse, sans lui rien demander au sujet de son divorce: cela ne m'intéressait nullement. Puis je vins à Longwy-Bas, à l'hôtel Terminus, et j'allai faire mes visites habituelles, notamment chez mon ami Adolphe Laporte. Je me rendis aussi à la Banque, y voir les camarades et ces Messieurs Thomas père et fils à qui je donnai quelques explications générales sur mon voyage en Gold-Coast et leur parlai de ce qu'on pouvait tenter au Soudan. Ils me demandèrent, ce que j'avais justement l'intention de leur présenter, un rapport détaillé de ces affaires, ce que je leur promis. Puis j'allai rendre visite à la famille Claudel où mon destin était fixé sans que je m'en sois douté le moins du monde. A cette première visite, je renouai les bonnes relations que nous avions toujours eues, mais je n'eus pas le plaisir de revoir Mademoiselle Madeleine. Elle était bien revenue de Bohème, depuis quelques mois, et donnait, en qualité de professeur libre, des leçons d'allemand, français et piano à Longwy et environs. Ce jour-là, elle était à Villerupt, localité située à 18 kilomètres de Longwy, au milieu de nombreuses usines métallurgiques, à cheval sur la frontière du Grand-Duché de Luxembourg et de notre ancienne Lorraine. Je demandai des détails sur la vie qu'elle avait menée à Choteschau, et on me fit promettre de revenir quand elle serait à la maison. Mais je la revis avant. Ce fut chez Madame Laporte, alors que j'y étais en causette. Elle y vint aussi, ce qui fait que nous nous rencontrâmes. Premier et court contact qui allait nous fixer et nous attacher tous les deux. Je vis une belle jeune fille tout à fait faite, un corps bien moulé dans une robe de drap écossais lui allant à merveille, une démarche souple, élégante, gracieuse, distinguée comme toute la personne, et, dominant tout dans la figure à ce qu'il m'a semblé, le sourire de l'adorable bouche fraîche, si tentante. Je fus très heureux de cette jeune fille, je ne me sentais au coeur aucun mouvement violent envers elle. J'étais flatté de pouvoir approcher une personne aussi distinguée, et de l'entendre me parler, à moi, alors que je ne me voyais aucun mérite à pareille faveur. Mais, comme deux ans auparavant, elle me paraissait lointaine: elle n'était pas dans mon plan terre à terre. Et cependant, c'est moi qui étais le sien! Et je ne le savais pas. Et je ne le sentais pas. Comment aurais-je pu? Il y eut ensuite une ou deux entrevues chez ses parents. Je ne vois plus très bien la chronologie de ces quelques jours qui suivirent, car ils furent bouleversants pour moi. Le fait qui domine, c'est la visite d'adieu que je reçus à la gare de Longwy, alors que j'étais déjà dans le train qui devait me ramener à Paris. Oui. J'étais dans mon compartiment et, machinalement, je m'étais penché par la fenêtre pour regarder les mouvements du quai au moment du départ imminent. Tout à coup, déboucha d'une porte, juste en face de moi, Mademoiselle Magdeleine, seule, essoufflée - et très émue, je l'ai su par la suite - qui était venue spécialement à la gare pour me dire adieu, car elle ne s'était pas trouvée chez ses parents lors de ma dernière visite. Alors, à ce moment, il y eut chez moi quelque chose de changé. Pas pendant qu'elle était là car nous causions rapidement, le coup de sifflet du chef de service ayant déjà retenti et le train s'ébranlant lentement. Mais après, alors que j'eus fermé la fenêtre et que je me fus assis dans mon coin, la folle du logis se mit à battre la chamade et cet incident me tint songeur pendant tout le temps du trajet. Je ne pouvais penser qu'à cela et je ne voulais pas croire à autre chose qu'à un adieu sympathique. D'ailleurs, rien, entre nous deux, n'avait été dit ou amorcé qui pût me faire croire à un sentiment plus profond; cependant, je ne pouvais plus détacher ma pensée de cette jeune fille aux cheveux d'or qui était venue m'apporter son sourire. C'était l'amour qui avait cru bon de faire son chemin pour nous unir. Les choses s'arrangèrent de telle façon que nous échangeâmes nos photographies et que nos sentiments réciproques se chargeaient de plus en plues d'aimantation. Je vis bien alors que, de sa part, c'était l'amour total, entier, pur, innocent mais intense qui la poussait vers moi. Et moi qui avais toujours rêvé l'amour tel que je le rencontrais là, sur mon chemin, j'étais tout bouleversé. Car il y a eu lutte en moi, lutte violente, qui me serre encore le coeur, mon cerveau, vers cette belle jeune fille si pure, si haute, si noble, qui s'offrait si ingénument dans la sincérité ardente de son coeur débordant de tendresse. Oh! cette attirance! Elle me disait, cette attirance: la voilà, la jeune fille que tu as tant appelée lors de tes interminables pensées que tu égrenais, à cheval, à vide, dans les brousses soudanaises. C'est Elle! Elle possède tout ce que tu désires de celle qui doit être ta femme: la beauté, sinon radieuse, du moins lumineuse et agréable, un beau corps, de l'élégance, de la grâce, de la distinction, une culture assez profonde, du caractère, et, surtout, surtout, un coeur chaud au service de sens ardents. Elle est tout cela, cette jeune personne dont tu as vu palpiter la poitrine, les ailes du nez et le coin de ses jolies lèvres. Elle a la flamme de l'amour dans le regard, et la pureté dans l'âme. C'est Elle. Voilà un pauvre petit résumé de ce qu'elle me disait, l'attirance. Mais, le Colonial, avec sa raison, son expérience, ses projets, intervenait, et, toujours, il concluait: Non, mon vieux, impossible. Referme cette belle préface à un roman que tu ne peux pas vivre. Ce n'est pas fait pour toi. C'est très beau, oui, magnifique mais justement, il te faut de la rudesse, à toi, pour vivre la vie de vagabond colonial que tu as si bien commencée. Non, encore une fois, il ne faut pas penser à te tourner de ce côté. Trop fin, trop délicat pour toi, mon ami. Tu sais parfaitement bien que tu ne peux ni ne dois te marier: autrement, ta situation de Colonial s'effondre. Alors fais taire cette attirance qui commence à entrer en toi; arrache cette flèche que Cupidon t'a lancée. Tourne-toi vers ton dérivatif habituel: va à Bruxelles, tu pourras te gorger de plaisirs d'amour sans compromettre ton avenir, puisque cette Thérèse ne te tient ni au coeur, ni à l'esprit. Va, change de route! Cette lutte dura longtemps. L'amour l'emporta. Il était devenu tellement envahissant en moi que toute la place qui n'était pas pour lui en était quand même comblée. Je vécus là des semaines et des mois d'une intensité inouïe. Il y eut cependant un mois pénible: le mois de Janvier 1905. C'est surtout pendant ce mois que la lutte entre mes tendances fut la plus vive et la plus cruelle: tendance vers l'amour avec Magdeleine - je ne l'appelais déjà plus Mademoiselle Magdeleine dans mes pensées - et tendance vers l'indépendance absolue du broussard soudanais. Celle-ci était tenace, puissante; elle mettait l'autre en échec et elle avait pour alliée le dérivatif de Bruxelles. Ce fut pourtant ce dérivatif qui fit pencher la balance, définitivement, du côté de l'amour vrai, par le contraste justement qu'il présentait avec cet amour uniquement sensuel, intermittent et sans but, sans tendresse, sans estime que l'autre me donnait. Je sais bien que je ne lui demandais rien d'autre que d'être un agréable passe-temps pendant mon séjour en France. Mais voilà! L'autre amour, le vrai, l'unique, était là; il emplissait déjà mon coeur et il me tendait ses lèvres que personne n'avait encore baisées, une âme dans laquelle personne n'avait jamais pénétré que Dieu, un coeur que personne d'autre n'avait encore fait palpiter, un corps vierge, ne demandant qu'à se donner en toute pureté et en toute sincérité. On ne résiste pas à cela! Je n'ai plus résisté. Je m'étais fixé une date que j'avais indiquée également à Magdeleine pour une réponse définitive de ma part, car nos pourparlers étaient déjà très avancés: ils étaient poussés si vigoureusement par l'impatience amoureuse de ma belle amoureuse! Et je souffrais d'avoir à lutter comme je le faisais, pour retarder, toujours, le moment où il me faudrait prendre une décision. Ah! cruelle alternative! J'avais donc fixé la date du 5 Février, jour anniversaire de ma naissance et jour de la fête à Longuyon où on devait se retrouver au bal de l'Hôtel de Ville. Ce jour-là, cette nuit-là plutôt, devait être décisive. Elle le fut. Vaincu par l'amour, je me rendis et, serrant dans mes bras, en dansant ma jolie danseuse, je lui avouai mon amour pour elle, réciproque du sien, pour la vie, pour le bon et pour le mauvais, comme doit être tout amour sincère et profond. Des détails? Ce n'est pas cela qui manque! Mais il y en a tellement que je ne puis qu'en relater quelques-uns, sans choix, au hasard. Il y eut surtout la préparation de cette fête à Longuyon qui prit, cette année-là, figure d'événement et qui en fut un en réalité. La mère Hubin y prit part, en allant plaider la bonne cause chez la Tante Alzyre, femme de mon oncle Nicolas. Dans cette maison très collet-monté, la danse était considérée comme une indécence, l'éducation catholique rigide qui était la leur leur interdisant pareils plaisirs démoniaques. Ils avaient une fille, Marguerite, ma cousine germaine par conséquent, qui était en pourparlers avec un jeune homme très bien de leurs relations et qui était amie de pension de Lily, la soeur de Magdeleine. Les jeunes filles s'étant rencontrées chez ma tante, cette dernière fut très étonnée des récits que fit Magdeleine sur la vie des jeunes filles dans le cloître catholique de Choteschau, où les soeurs de la Visitation n'hésitaient par à organiser des bals pour leurs élèves, très fréquemment, et dans le cloître même. La rigidité habituelle des moeurs familiales en fut adoucie, et la tante Alzyre consentit à souscrire, comme tout le monde, au bal de la Fête et à y inviter la famille Claudel. Tout s'enchaînait donc à merveille. Les familles se connaissaient entre elles. C'était parfait. Moi, j'étais invité d'office au bal, par l'entremise de ma grand-mère et des jeunes gens de Longuyon dont je faisais encore partie, étant du pays et pas marié encore. Ce furent, de part et d'autre, des préparatifs pour cet événement sensationnel. Les jeunes filles, trépidantes, soignaient leurs toilettes, escomptaient les joies qu'elles espéraient éprouver au cours de ces soirées - trois en perspective - et moi, j'étais plus que jamais indécis. Ce bal m'attirait énormément, férocement, et, d'un autre côté, je me sentais d'une rétivité de mulet taciturne. Et puis, l'événement se produisit. A l'Hôtel de Ville, je vis arriver, avec émotion, la famille Cloris composée de ma tante avec Marguerite, et de Madame Claudel flanquée de ses deux filles. Parmi ces cinq femmes, je ne vis que les cheveux d'or moussus de Magdeleine, radieuse, qui montait allègrement les escaliers de marbre, hardiment, comme à la conquête de son bonheur. Du palier où j'étais, je les vis passer près de moi, et à ce moment-là, oui, ,mon coeur fit toc toc toc, comme jamais encore il n'avait fait. Il emplit ma poitrine au point que je crus suffoquer: Magdeleine venait de s'en emparer entièrement, irrémissiblement. J'attendis quelques minutes afin de me remettre et de permettre à ces dames de se caser auprès de ma mère qui avait retenu les places dans le coin d'une cheminée monumentale, puis j'entrai à mon tour dans la salle de bal que je traversai pour aller présenter mes hommages aux dames et demoiselles qui me reçurent avec beaucoup d'empressement. Le bal commença, alors, comme à l'habitude et j'entraînai mon amante - mon aimante plutôt - dans le premier tourbillon d'une classique polka. Elle était charmante, ma danseuse, dans ses légers atours qui lui faisaient comme des aile légères et transparentes. Et qu'elle dansait donc bien! Le merveilleux, c'est que, dès le début des danses, nous nous accordâmes immédiatement, en nos pas et nos rythmes personnels. Heureux présages. Et puis, le charme opéra, qui vint renforcer l'émoi du coeur, le charme de la présence réelle entre mes bras, de ce beau corps si souple, si chaud, que je sentais se donner à moi par la pression douce et confiante et abandonnée qu'il faisait sur le mien lorsque nous étions enlacés pour la danse. Et son souffle, à Elle, que je ne connaissais pas encore, mais que je recevais maintenant en face et que je me surprenais à humer avec délices: son odeur pure, suave et toute personnelle me charmait. Il n'y eut pas que l'odeur de son souffle qui me troubla, il y eut aussi son odeur de femme, de femme rousse, qui me pénétra et me fit frissonner de désir charnel.Il y eut le frôlement constant de sa mousse de cheveux fins et dorés sur mon front, sur mes tempes. Il y eut la vapeur qui montait de son corsage fermé mais bien rempli par deux seins fermes que je sentais sur ma poitrine lorsque je la serrais un peu fort, exprès pour percevoir, au travers de mes vêtements, la dureté des pointes, de chaque côté du vide de la gorge qui les séparait. Et, chose peut-être encore plus pénétrante, il y eut nos conversations seule à seul, soit en dansant, de bouche à oreille, soit, entre les danses, lorsque nous nous promenions autour de la salle. Et alors, ce fut ma décision. Tant pis pour le broussard soudanais. Cette Afrique, qui était une maîtresse absorbante et exclusive, passerait au second plan: je devais faire passer avant elle cette maîtresse autrement attirante et vivante que l'amour m'envoyait, que j'avais tant désirée et appelée, et que, jamais plus, je ne retrouverais sur ma route si je la laissais passer sans l'arrêter. Je l'arrêtais dans un aveu bien timide et bien plat, hélas. J'étais trop ému de la chose, de mon audace, de mon opération chirurgicale, de ma contradiction, de cette décision grave entre toutes, en somme, et de l'importance de cet engagement qui allait nous lier et nous jeter ensemble dans l'inconnu! Ce fut à minuit que je me donnai, moi aussi, tout entier. J'avais tout le bonheur devant moi, que je saurais bien savourer, faire partager par ma charmante fiancée - encore officieuse - et que je saurais peut-être allier à ma carrière coloniale. Cela aussi ajoutait du sel à cette nouvelle expérience que j'allais tenter en Afrique. Malgré mon opinion, malgré celle de tous les Africains, je prenais un nouveau courage pour essayer de faire, avec ma future femme, ce que je croyais, jusque là; ne pas pouvoir être fait. J'avais bien réussi, moi, à la Gold-Coast, ce que personne n'avait jamais fait non plus. J'avais bien résolu les problèmes posés et aplani toutes les difficultés que pareille tentative avait fait naître. Et j'étais seul! Pourquoi, dans ce Mossi si accueillant, si sain, ne pourrais-je pas fonder l'exploitation que j'y avais envisagée et, en même-temps, un foyer normal, avec mon épouse normale, c'est-à-dire de ma race, de mon sang? Car, tout de même, maintenant que je la connaissais mieux cette jeune fille qui allait être ma femme, je lui découvrais des qualités d'endurance, de fermeté, d'audace même, que je ne soupçonnais pas chez une femme blanche. Ce n'était pas une poupée, une mauviette avec des évanouissements tout préparés pour des niaiseries. Ce n'était pas la petite fille bourgeoise encroûtée dans son milieu bien fermé. Elle avait voyagé, vécu ailleurs, de sa propre vie, connu le monde extérieur. Elle était pleine d'énergie et elle était ravie à l'idée d'aller fonder un foyer français en pleine Afrique, d'aller vivre au milieu des populations noires et pacifiques dont je lui avais dépeint l'existence plusieurs fois. Je savais, par expérience, qu'il n'y avait pas de difficulté sérieuse pour amener une femme blanche jusqu'au Mossi. Pour moi qui connaissais si bien le Sénégal et le Soudan, ce serait un jeu. Après? Bah! après, on verrait; on s'arrangerait sur place. L'essentiel, pour le moment, c'était le consentement à l'amour complet qui s'offrait. Et je m'y suis lancé, après cette décision, sans plus aucune retenue. Finies, les hésitations, les tirailleries? Abolies. En avant! Et à la reprise des danses, après minuit celle que je serrais dans mes bras était déjà mienne, parce qu'elle s'était donnée et parce que, moi aussi, en l'acceptant, je me donnais. Tout ce tourbillon de pensées que j'essaye de rapporter, que j'ai déjà maintes fois ressassées, se présenta pendant cette soirée-là avec plus d'accuité. On ne pouvait cependant voir, sur ma physionomie, la lutte intense qui se produisait à l'intérieur. Les gestes extérieurs entraînaient le corps, qui, de son côté, prenait part à la fête de la danse. Et je n'étais pas le seul: Magdeleine aussi se laissait aller à ce plaisir réel, sans restriction. Et ma cousine Marguerite, qui jamais encore n'avait dansé en public, ne perdait pas une danse, surtout avec le jeune Charles, son amoureux agrée. Et la jeune Amélie, qui était accaparée par mon frère Victor, le "cabot", qui promenait ses nouveaux galons de Caporal. Il était de la fête, lui aussi. Bref, nuit mémorable s'il en fut. Ai-je, cette nuit-là, pris et reçu le vrai baiser d'amour des lèvres de ma belle danseuse? Je ne sais; je ne me souviens plus. Celui dont je me souviens le mieux, ce fut celui, ou ceux plutôt, que nous échageâmes sur le chemin du retour, le mardi matin, près de la passerelle qui enjambe la rivière la Crusne, alors que le papa Claudel, qui était de service de garde de ses filles, cette nuit-là, marchait en avant - Et même, à un moment donné, il s'est retourné pendant que nos lèvres étaient jointes. Mais ce ne sont pas ces baisers-là qui me bouleversèrent: ils furent doux, tout miel, tout sucre; mais ils ne brûlaient pas encore. Ce furent les autres, les suivants, que nous nous prenions alors que nous avions quelques moments de solitude et où je sentais passer, sur les lèvres de ma chérie, un feu de passion ardente et innocente à la fois. La pureté embrasée était sur ses lèvres gonflées, humides, qu'elle me donnait avec bonheur, que je prenais avec ivresse. Puis ce furent nos fiançailles officieuses, officielles ensuite, et, alors nos merveilleuses promenades, dans la campagne environnante, par un printemps précoce et magnifique. Pendant ces semaines d'avant-mariage, nous nous sommes vraiment connus, sondés, appréciés, goûtés, et aimés, complètement, entièrement; sauf le don suprême qui ne devait et ne pouvait être que l'aboutissement normal, légal, légitime, de notre intimité. Nous étions déjà Nous. Que le temps nous sembla court, pendant ces promenades, où, l'ayant prise à mon bras, nous marchions du même pas, serrés l'un près de l'autre, son épaule droite bien appuyée dans mon épaule gauche, nos joues rapprochées, et où je jouissais intensément de l'attirance de ses lèvres constamment en mouvement pour soutenir les conversations interminables qui meublaient le temps de l'espace. Elle se livrait tout entière son âme si belle et si croyante. Elle me savait incroyant, catholiquement parlant, alors qu'elle était si convaincue, si pieuse, si fidèle, si pratiquante. Ce n'était pas étonnant: elle avait de telles aspirations à l'élévation de l'âme que, le milieu aidant, elle s'était nourrie de la nourriture spirituelle qui était à sa portée: la religion, ses aspirations, ses pratiques, ses croyances. Et, tout naturellement, elle tenait à me ramener, disait-elle, parmi les croyant, parmi les pratiquants. Mais elle n'était pas fermée aux explications autre que celles qu'elle avait entendues. N'ayant entendu qu'une cloche, toujours la même, elle n'avait entendu qu'un son, toujours le même. Cependant, elle s'ouvrit loyalement, carrément, aux explications que je lui donnais, non sur mon incroyance, car je lui montrais que ma croyance existait, au moins au même degré que la sienne mais sur ma manière de croire, je lui parlais de mes expériences successives, dans les divers pays, où diverses religions étaient pratiquées, matériellement d'une façon très différente, alors qu'au fond, elles partaient toutes du même principe et avaient toutes, la même tendance. Nous eûmes des controverses sérieuses, profondes, émouvantes parfois. Nous eûmes aussi de bien bons moments, soit lorsque je racontais un épisode ou un autre de ma vie active passée, soit qu'elle me racontât les événements de la vie active aussi qu'elle venait de mener pendant deux ans en Bohême, et que je prenais grand plaisir à entendre. J'y ai connu l'existence là-bas, presque comme si je l'avais vécue moi-même, avec Soeur la Déposée, la Révérente-Mère Supérieure, Soeur Johanna Salésia, avec Marie Pfatchnick, Trude Samuel et Jeanne Guay, l'inséparable compagne anglaise! Nous avions nos arrêts dans les auberges, pour y goûter, avec du pain de ménage, du saucisson et du jambon du pays, en buvant la bonne bière mousseuse de la Lorraine. Nous avions nos excursions en Belgique, à Halanzy, à travers le bois touffu, dans lequel on s'enfonçait un peu en dehors des sentiers battus. Là, à l'abri des touffes de noisetiers, on se prenait tous deux par le cou, et on se respirait, les lèvres collées les unes dans les autres, en un baiser sans fin qui me mettait la chair dans un état indescriptible. Dieu! qu'elle était savoureuse à goûter ainsi, ma blonde Magdeleine, qui donnait si bien sa bouche humide et recevait si ardemment les morsures douces que je ne pouvais pas m'empêcher de lui donner. Et nos soirées, seuls dans le petit bureau du père, alors que les parents restaient sagement à la cuisine pour nous laisser libres. Assis côte à côte, mon bras autour de son cou, son bras autour du mien, nous nous parlions lèvres à lèvres, les mains impatientes, le coeur haletant. Puis, d'un saut, elle allait ouvrir son piano, et alors, c'était le délicieux défilé de toute sa musique si diverse et qu'elle jouait divinement. Cependant, avec mon caractère indépendant et presqu'insociable, je n'étais pas toujours aimable envers qui n'était pas strictement Elle. Et même sa présence ne m'empêcha pas un jour, d'être d'une impolitesse exécrable. C'était pendant la foire à Longwy-Haut. On avait décidé qu'on irait au théâtre forain, un certain soir. Ca ne m'allait que tout juste, cette histoire-là; mais pour passer une soirée entière avec Magdeleine, je suivis le mouvement. Malheureusement, au programme de ce théâtre ambulant, il y avait pour ce soir-là une pièce que je trouvai bête, et encore plus bêtement jouée. je fus pris d'un dégoût tel que je ne pus demeurer là. Malgré la grave inconvenance que je savais commettre, je ne pus faire autrement que de partir, seul, laissant ces dames là, sans leur présenter un mot d'excuses. Et, au lieu de les attendre dehors pour essayer d'atténuer ma mauvais attitude, je l'aggravai en partant définitivement. Je me morigénai tout le long du chemin; je me grondai de la belle façon: rien n'y fit. Je fus totalement impoli, inconvenant! Explication impossible à donner: il n'y en avait pas. C'était ainsi. Oh! j'ai porté le poids de cet acte toute ma vie et j'en ressens encore actuellement tout l'odieux. Qu'y faire? Le lendemain, je ne crus même pas devoir présenter d'excuses, devant la réception sereine et très accueillante qui me fut faite par Magdeleine et sa maman. Comme si tout avait été parfait la veille. J'en fus si touché que je me crus absous, entièrement. Ce qui était la vérité d'ailleurs. Mais que c'est amer de se rappeler ainsi, d'une façon aussi aiguë, une action si vilaine qui a dû faire si mal au coeur de ces Dames, de Magdeleine surtout. Quel sauvage j'étais vraiment! Malheureusement, je crois bien que je le suis encore autant à présent. Enfin. Je devais sortir ce souvenir-là aussi de ma mémoire, puisqu'il y est ancré à jamais: il fait partie de tous les autres, il ne doit donc pas rester dans l'ombre sous prétexte qu'il est très mauvais et que je n'aime pas le remuer trop souvent, à cause de l'amertume qu'il répand. Arriva le jour de notre mariage, le 3 Mai 1905, jour historique par la consécration légale, religieuse, publique de notre union. Jour bien émotionnant, pour moi aussi, car j'avais à affronter toutes les phases des cérémonies prévues pour ces cas-là, et j'étais inquiet au sujet de ma propre attitude, car je me méfiais des incartades toujours possibles que j'aurais pu commettre. Non. Tout s'est bien passé ce jour-là, et il paraît même que je me suis très bien comporté partout, sans fausse note. Il est vrai que je n'avais qu'à suivre ma jeune épousée, tout en blanc, qui portait le bonheur sur sa physionomie. Les repas furent enjoués à souhait et le bal qui les suivit fut très animé par la présence des nombreux amies et amis des jeunes époux et de leurs parents. Puis, ce fut la rentrée chez nous, pour l'accomplissement du grand acte de consécration charnelle de notre union définitive, acte dans lequel Magdeleine se donna avec une émouvante simplicité. Pour moi, cela ne parut pas si simple, car j'éprouvais une crainte: la crainte de ne pas être agréé comme je le désirais et celle aussi, plus lancinante, de laisser une mauvaise impression après, comme cela arrive si souvent avec les vierges, soit qu'elles ne soient pas préparées à cet acte, soit qu'il soit accompli en dehors de leurs prévisions, soit qu'il leur paraisse trop brutal. Je fus heureux de constater que mes craintes étaient vaines; néanmoins, je ne fus pleinement rassuré que cinq ou six jours après, par une intimité plus parfaite. Alors, ce fut de l'épanouissement! Ma femme était bien l'ardente amoureuse que j'avais pressentie et elle me donna un amour tel que je l'avais toujours rêvé et que je croyais presque impossible à réaliser sur terre. Et ma Manette l'avait en elle, et elle me le dispensait sans compte. C'était fou. Ce l'est encore. Entre temps, mes affaires commerciales s'étaient arrangées de telle sorte que j'approchais d'une conclusion positive. J'avais établi le rapport demandé par ces Messieurs Thomas, et en annexe, avais joint le devis d'une exploitation rationnelle telle que je l'envisageais au Mossi, avec un capital initial de deux cents mille francs, somme que j'estimais nécessaire pour bien établir les assises de l'affaire, les achats de reproducteurs pour l'élevage à entreprendre, les achats de bestiaux marchands pour les conduire sur les marchés du Sud, et pour avoir une aisance de trésorerie suffisante pour attendre les premiers résultats intéressants. Ce devis fut trouvé très intéressant par ces Messieurs et il fut convenu qu'ils seraient mes commanditaires, avec plusieurs capitalistes de la région, pour fonder une société par actions, au capital de cent mille francs seulement. Là, je tiquai. Je leur fis remarquer que, réduisant le capital de moitié, ce n'était pas de moitié, mais de plus des deux tiers qu'ils réduisaient mes moyens. Mais je n'eus point gain de cause: ce serait cent mille francs ou rien. Et cependant, dans ces cent mille francs, j'avais déjà une somme de vingt-mille francs, dont quinze mille de moi et cinq mille que Magdeleine avait versée à mon compte. L'effort de ces Messieurs millionnaires était bien minime à côté du mien. Moi, je mettais tout ce que j'avais, et eux, à cinq ou six, allaient mettre chacun une aumône, un rien pour eux. Et déjà, ils rechignaient. Tant pis. J'étais parti sur cette route, je ne pouvais plus reculer. J'acceptai donc, le coeur gros, ma commandite réduite à cent mille francs. C'était quand même quelque chose; malgré tout, on pouvait se lancer; mais se serait beaucoup plus long et plus pénible. Allons du courage! J'emmenais l'amour avec moi! Oui, mais à côté de cela, j'emmenais aussi un ver rongeur, une épine blessante qui contribua beaucoup à la faillite de mes espoirs: Parmi mes commanditaires, puissants personnages du pays, se trouvait le baron d'Huart. Un neveu de la famille, habitant au Grand-Duché de Luxembourg, à Bettembourg, le baron Jacquinot, n'avait d'autre situation que celle de fils millionnaire et ne faisait rien de sa personne à part courir les auberges, les tripots, les filles. En un mot, un propre à rien, fils à papa. Le baron d'Huart s'avisa que l'exportation de ce fruit sec en Afrique serait peut-être de nature à l'améliorer, et en débarrasserait beaucoup plus sûrement sa mère et ses oncles. Alors, ils ne l'imposèrent comme collaborateur, et, en même temps, on le nomma conseiller de surveillance de ma nouvelle société Rien que cela! Cette fois, la grisaille se mit à envelopper ma future affaire, que je ne voyais plus avec autant d'enthousiasme. Non seulement, on ne me donnait pas le minimum que mon expérience m'avait fait calculer, mais encore, on m'imposait un personnage bon à rien, n'ayant aucune expérience de la vie coloniale en général et de celle que j'allais mener en particulier, et, par surcroît, on en faisait une manière d'espion délégué par ces Messieurs! Hum! Mauvaise affaire! Elle devint plus mauvaise encore par la suite. Repoussant cette grisaille dans un compartiment, je m'adonnai entièrement aux préparatifs de mon voyage, qui était, cette fois, notre voyage, notre voyage de noces, à deux. J'étais heureux d'emmener ma jeune femme dans ces contrées lointaines qu'elle se faisait une fête de connaître et où je savais pertinemment qu'elle pouvait exister normalement. De ce côté, je n'avais aucune appréhension, et la suite a prouvé que j'étais dans le vrai. Nous fîmes nos emplettes nécessaires pour le voyage et le séjour: cantines étanches, linge de corps, de table, de cuisine, vêtements de toile et de laine, couvertures, ustensiles divers, un phonographe, etc...etc, puis des marchandises que je désirais vendre là-bas et des outils dont je comptais bien me servir pour l'édification de notre future ferme. Je fis emballer le tout en charges à porteurs et expédier à Bordeaux pour qu'on l'embarque à destination de Saint-Louis du Sénégal, seule voie possible pour nous à cause du grand nombre de porteurs qu'il nous faudrait et que je ne pourrais pas recruter en Gold-Coast. Quand tout fut prêt, que le moment vint de prendre le départ, j'allai acheter trois passages à bord du navire l'"Amazone" de la Cie Générale Transatlantique, de Bordeaux à Dakar, pour ma femme, moi et Jacquinot. Je donnai rendez-vous à celui-ci à Paris de façon à ce que nous prenions le train ensemble. Surprise désagréable au possible: il vint bien au rendez-vous, le Jacquinot, mais avec une femme, lui aussi, ce qui n'était pas du tout prévu, et, de plus, cette femme, toute jeune, il venait de l'épouser l'avant-veille à Londres, c'est-à-dire non légitimement. C'était simplement une maîtresse, une jeune fille, qu'il désirait posséder et qu'il n'avait pu avoir qu'en lui donnant un semblant de mariage, avec promesse de l'emmener en Afrique, loin de tous les siens. Quel gâchis! En apprenant cette fâcheuse nouvelle, je ne pus que déclarer à Jacquinot que, dans ces conditions, je ne pouvais le prendre avec moi. Je le prenais bien lui, seul, célibataire, pour qu'il soit libre de circuler là où il le faudrait. Mais je ne pouvais me charger de la responsabilité de sa femme, qui allait entraver complètement mon affaire. Alors, ce furent des supplications, avec déluge de pleurs et de sanglots amers de la part de la pauvre petite femme, désolée de cette aventure qui, en elle-même, n'avait pas l'air de l'enchanter beaucoup. Et c'était à une terrasse de café, à Paris. Et on devait partir le soir même pour Bordeaux. J'avais en poche les passages à bord du navire et les billets de chemin de fer de Paris à Bordeaux! Je ne pus résister aux pleurs de la jeune femme, alors qu'à mes côtés, la mienne, toute jeune aussi, mais légitime et rayonnante, allait partager mon sort. Je ne pus être assez ferme, c'est-à-dire assez cruel, pour refuser net, à ce moment-là, de les emmener. Ce fut un grand tort. Je le savais bien. Mais, comment être assez dur pour, de sang-froid, rejeter dans la misère morale une jeune femme suppliante qui vient d'être flagornée de terrible façon par ce Jacquinot de malheur, ce propre à rien! Et puis, je n'avais plus le temps de rendre compte à Longwy, d'en attendre les instructions, ni de faire remettre les départs. Je consentis donc, provisoirement, à les emmener tous les deux, mais à la condition expresse que je ne couvrirais aucun frais occasionné par la présence de Madame Jacquinot. Tous ses frais, voyage, passages, hôtels, etc... seraient à la charge du seul Jacquinot, personnellement. Ses frais à lui, en tant que généraux, resteraient bien entendu à ma charge comme convenu, comme s'il avait été seul. Je ne pouvais faire autrement à ce moment-là. Je me réservais de me séparer du couple ahurissant sur ma route, à un moment ou à un autre: de toutes façons, je ne pouvais l'emmener dans la brousse. C'étaient donc des frais de déplacements absolument perdus pour moi, puisque j'allais les débourser sans en retirer la moindre contre-partie en travail; et ensuite, je serais handicapé par ma solitude! je voyais bien tout cela. Mais que faire d'autre? Ah! ces commanditaires, ce que j'ai pu les maudire à ce moment-là et à tous moments après, car ce sont eux qui m'ont flanqué cette guigne initiale de laquelle je ne pus me dépêtrer ensuite! Marchons. Allons plus loin. Ca ne fait rien. Il faut que tout y passe, dans ces mémoires, le bon comme le mauvais. Et le mauvais s'amenait à grands pas. Il était commencé. Mais, comme je le voyais parfaitement venir, sous une forme prévue, que je ne pouvais l'éviter, je pris le parti de l'ignorer, de ne pas m'en occuper, et de vivre le mieux possible en attendant la suite inévitable. J'avais ma jeune femme avec moi, et de nombreux jours et mois d'amour en avant de nous. D'abord notre voyage, que j'étais si heureux de lui offrir, de faire en sa compagnie. Je devais reprendre le chemin désagréable du Sénégal, mais, avec ma Manette, qui ne le connaissait pas, pour qui ce serait du tout nouveau, je laisserais le désagrément de côté pour ne jouir que de l'agrément de ma jeune compagne. Bordeaux, Hôtel de la Couronne, où nous fûmes très bien pendant les deux jours que nous y avons passé avant notre embarquement. Je me souviens d'une certaine bouteille de champagne qui.....que....dont...oui, parfaitement. J'emmenai Manette visiter notre paquebot, Amazone, qui était encore à quai, aux Quinconces même, presque vide, mais qui devait partir le soir même pour Pauillac pour compléter son chargement, ce qu'il ne pouvait faire à Bordeaux à cause du tirant d'eau. Elle fut enchantée, la Madame, de tout ce qu'elle y vit, même de notre petite cabine, de la salle à manger, du salon, des ponts-promenades, etc...Pour y embarquer réellement, le lendemain, nous prîmes le fluvial de la Compagnie qui nous descendit en Gironde jusqu'aux flancs de notre coursier, lequel nous avala par la grande mâchoire du sabord de tribord, d'où nous gagnâmes nos place respectives. Et ce fut le départ, avec tous les enchantements d'une première fois peints sur le visage de ma Manette. Oh! que j'étais heureux de son bonheur! Ce fut véritablement un commencement de voyage de noces. Première escale, en Espagne, où nous débarquâmes six hommes, venus à bord d'une étrange façon: la veille, ayant entendu un choc, je m'étais précipité à mon hublot, et j'y passais la tête juste au moment où, en dessous, au long du bordage, s'enfonçait l'avant d'une goélette espagnole que nos venions de couper en deux. Je vis alors deux hommes grimper au mât, au fur et à mesure qu'il s'enfonçait dans l'eau. Notre navire avait stoppé mais continuait à courir sur son erre en accomplissant un vaste cercle dans lequel nos embarcations, vite armées et mises à l'eau, furent assez heureuses pour retirer de l'eau l'équipage du petit bateau coulé à fond. A l'escale, ces pauvres gens descendirent à terre, chargés chacun d'un gros ballot renfermant les effets que les uns et les autres leur avaient donnés, ainsi qu'une somme d'argent, produit de la collecte qu'on avait organisée parmi les passagers. Ensuite, ce fut l'escale de Lisbonne, à l'embouchure du Tage. L'Amazone s'ancra un peu en avant de la Tour de Belem et nous descendîmes dans la ville pour en visiter une petite partie, mais nous n'avions que quelques heures d'arrêt. Cette grande cité nous parut être bâtie à l'intérieur d'un vaste cirque formé par de nombreuses collines pointues, aux flancs desquelles s'accrochent comme pour les escalader, des multitudes de maisons multicolores. Pour les atteindre, il faut grimper d'étroites ruelles en échelles, courant de ci, de là, sans ordre, sans plans tracés, on pourrait croire, des chèvres capricieuses qui auraient, en outre, creusé des escaliers en colimaçons. Nombreuses sont les églises dans la pieuse Lisbonne. Nous n'avons fait qu'apercevoir les dômes et les flèches. On nous montra la masse verte des ormes qui ombrage Nossa Senhora de Monte puis Nossa Senhora da Gracia et La Sé, majestueuse cathédrale dans laquelle nous entrâmes. C'était justement l'heure de la messe, et nous y vîmes un fastueux déploiement de robes somptueuses de toutes les couleurs, portées par un très nombreux clergé entourant un officiant tout en or. Ce devait être un prince de l'Eglise. Nous passâmes devant d'autres monuments, d'autres palais dont le nom ne nous est pas resté, admirant les rues si pleines de mouvement, et découvrant, ça et là, comme des coins d'Afrique avec des constructions franchement mauresques dans un décor végétal de palmiers, de, cactus et d'aloès. Nous remarquâmes le vernis des tuiles, les décors de faïences aux si beaux coloris et, par places, une jolie mosaïque noire et blanche qu'on voit rarement, si parfaite ailleurs. Puis, nous revînmes vers notre bateau par les quais, interminables, bâtis, avec immenses docks et hangars, le long du Tage, très haut vers l'amont. De retour à bord, nous admirâmes l'ensemble qui flamboyait sous les rayons du soleil déclinant reflétés par les mille et mille carreaux des maisons, sur les flancs des collines. La marée étant propice, l'Amazone donna ses trois coups de sifflet et descendit lentement le fleuve, nous permettant de jouir de ce splendide panorama. Quelques tours d'hélice, et la pleine mer nous reprit pour ne plus nous lâcher jusqu'à Dakar, sans autre escale. Là, brouhaha de l'arrivée, du rassemblement des bagages, descente à terre, batailles entre les porteurs à qui s'emparerait des colis, douane et arrivée à l'hôtel suivis de nos porteurs, presque nus; à la file indienne. L'installation à l'hôtel fut rapidement faite, car, devant repartir deux jours plus tard pour Saint-Louis, nous ne déballions rien. Magdeleine vivait, à ce moment, la vie qu'elle connaissait sous forme de récits, et elle s'y adapta immédiatement. Les premières heures passées, celles où il faut que les sens s'habituent au milieu, l'adaptation se fit rapidement, tout naturellement. Je ne pus rien lui montrer de remarquable à Dakar, puisqu'il n'y avait rien à voir que la disposition fantaisiste des maisons et des rues, le sable des plages et des environs, la pauvreté de la végétation, soulignée encore par les tristes filaos, espèces de cyprès qui poussent dans le sable infertile du bord de la mer, avec leur couleur et leur port lugubre. Le trajet Dakar-Saint-Louis n'offrit rien non plus de sensationnel, pas plus cette fois que les précédentes. Il ne changerait jamais. Notre arrivée à Saint-Louis et notre installation à l'hôtel ne bouleversèrent rien non plus. Nous n'étions que des passagers comme les autres. Seulement, j'y reçus, tout comme en 1902, la fatale nouvelle que la barre du fleuve était encore impraticable et qu'il allait falloir se résigner à séjourner à Saint- Louis tout le temps nécessaire au débarquement des bateaux à Dakar, l'expédition de leurs cargaisons à Saint-Louis, le triage, le dédouanement, et puis le rechargement pour Kayes. Même histoire qu'en 1902, absolument. Quel sale pays! Heureusement que, cette fois, en 1905, le séjour forcé allait être partagé. Je n'y serais plus seul et comme Magdeleine y venait pour la première fois, elle ne trouverait pas le temps trop long.

#Table

SEJOUR AU MOSSI

A DEUX

1905 - 1907

A partir de maintenant, je ne vais ressortir de ma mémoire que les faits généraux me concernant, ou concernant mes affaires. Pour tous les détails de ce beau voyage et du séjour qui en fut la suite, il vaut mieux se reporter au récit qu'en a fait Magdeleine, d'après les lettres très circonstanciées qu'elle avait envoyées à sa famille, et qui a paru dans la revue " Le Chasseur Français" vers 1922-1923. On y trouvera tous les détails désirés sur sa vie au Mossi, depuis le départ de France, comme je viens de le relater, jusqu'à notre retour, ensemble, en 1907, par la Gold-Coast, Liverpool et Londres. Cet ouvrage dépeint notre vie courante dans ce pays très sain où nous passâmes, Magdeleine et moi, des jours de bonheur incomparables, dans lequel je m'étais jeté entièrement, sans vouloir permettre à la grisaille de mes soucis professionnels de le ternir. Les colis arrivèrent donc enfin et furent embarqués sur le fluvial qui nous emmena un beau jour, et qui, par une vraie chance, put remonter le fleuve Sénégal jusqu'à Kayes où nous abordâmes deux jours après. Tous mes bagages étant là, je les fis transporter à la gare et en fis l'expédition pour Koulikoro. En effet, le chemin de fer de Kayes au Niger était maintenant terminé: beau travail rapide pour la partie Toukoto-Koulikoro, qui avait été construite en deux ans, le terminus ayant été choisi à quatre-vingt kilomètres en aval de Bamako, car, dans cette dernière ville, située sur le bief supérieur du Niger, le seuil de Soutuba, celui que j'avais franchi cinq ans auparavant en petits chalands, aurait représenté un obstacle à une navigation régulière. On avait donc poussé le rail jusqu'à Koulikoro, où le Niger, en eau profonde, est navigable jusqu'aux au-delà de Kabara-Tombouctou, soit en grosses embarcations pendant la saison des pluies, soit en plus petites pendant la saison des basses eaux. Là, il nous fallait prendre la voie du fleuve et il n'y avait encore, comme moyen de navigation mécanique, qu'une ou deux vedettes à vapeur, appartenant à l'Administration des Postes, et que je trouvais impraticables à mon goût. Je louai alors des pirogues en acier de la Niger- Soudan, ainsi qu'un grand chaland de vingt tonnes. Dans celui-ci, on chargea tous mes colis, et, dans les pirogues, aménagées pour passagers, nos deux couples embarquèrent. J'avais bien compté sur Koulikoro pour me dépêtrer des Jacquinot, mais là non plus, je n'avais pas réussi à les faire rétrograder. Il me menaçait, si je voulais l'y forcer, de me faire avoir des ennuis avec la justice, l'administration, que sais-je; il se servirait de son contrat, ferait arrêter mes bagages, entraver mon expédition, enfin, il ferait fondre sur moi tout un lot de calamités, ce dont il était parfaitement capable, fou et exalté comme il était. Les dangers et les incommodités ne le rebutaient pas: il voulait à toute force poursuivre. Alors, traînons ce boulet de millionnaire! En tous cas, une fois que le couple fut monté, à ses risques et périls, je ne me suis nullement occupé d'eux. Ils ont navigué comme ils ont voulu, et je ne les retrouvai qu'à Mopti, au confluent du Bani et du Niger. Là, j'étais descendu chez le camarade Mourot. Il avait pris sa retraite et s'était installé dans une gentille demeure, style indigène modifié pour Européens, dans une île entourée de superbes rizières, où il vivait au milieu de sa nombreuse famille. Il avait deux ou trois femmes, leurs suivantes, plusieurs enfants dont l'aîné, Charlot, avait été le parrain de la résidence paternelle, baptisée Charlotville. Mourot nous reçut magnifiquement, comme il savait le faire, nous installa. Puis j'allai au poste, cinq ou six kilomètres plus loin, sur la terre ferme, pour présenter mes devoirs à l'Administrateur, établi là depuis un peu plus d'un an. Ce fut sur la berge, en face de cette résidence, que je retrouvai mes Jacquinot, qui venaient d'arriver et se sentaient tout fiers d'être les premiers. Stupeur quand ils me virent déboucher des hautes herbes dans une petite pirogue en bois, poussée par un seul Somono! - Tiens, me dit-il, nous vous attendions. Nous croyions être arrivés les premiers. Ne sommes-nous donc pas à Mopti, ici? - Mais si, vous y êtes bien; mais je suis installé chez un de mes amis; remontez dans votre pirogue: les somonos vont vous y conduire. - Dô, dis-je au patron de leur pirogue, ka bonô y anfé ka tara chefoudougou! (Hé, partez d'ici et allez à la maison du "Chef" - Mourot étant toujours connu sous ce titre militaire -) Je les y retrouvai quelque temps plus tard,installés selon les possibilités du lieu, dans la seule case indigène restée disponible après notre installation à nous. Quelques jours après, arrivèrent Petit et Tiémaran. Je leur avais écrit une lettre qu'ils s'étaient fait lire par un Européen et ils avaient parfaitement suivi mes instructions. Ils furent surpris de me trouver en compagnie d'une femme blanche, que je leur présentai comme étant leur patronne. C'était la deuxième femme blanche qu'ils voyaient, la première ayant été la femme du Capitaine de Koury. Mais ils ne manifestèrent pas autrement: immédiatement ils furent aux ordres de Madamou comme aux miens. je fis alors le recensement exact des colis à transporter, demandai les porteurs nécessaires pour aller jusqu'à Bandiagara, chef-lieu du cercle du Macina que nous devions traverser. J'achetai, à Mourot, un superbe cheval, que l'on nomma Chefou, en souvenir du "Chef", et je le destinai à Magdeleine qui en fut instantanément adoptée. C'était un étalon et il sympathisa tout de suite avec sa cavalière. Celle-ci prit des leçons d'équitation pendant quelques jours sous la direction et surveillance de Tiémaran et aussi en ma compagnie. Je montais mon beau cheval mossi, appelé Boussouma, du nom de sa contrée d'origine. Je fis fabriquer un hamac de transport pour Magdeleine. Je ne voulais pas qu'elle fût obligée de faire toute la route soit à pied, soit à cheval. En effet, comme on part toujours de très bon matin pour profiter des heures de fraîcheur, il y a quelques heures à passer qui peuvent être pénibles pour une femme: sortir de sa couchette vers trois ou quatre heures dans la nuit, boire à la hâte une tasse de café, et, encore endormi, remonter à cheval pour y être bercé sous les étoiles, sans rien voir devant soi, en frissonnant sous la fraîcheur du matin, ce sont là des choses pour homme, pour homme habitué, mais pas pour une femme. Avec le hamac, Magdeleine n'aurait qu'à se coucher dans ce lit mouvant, bien enveloppé de couvertures, et continuer à dormir, pendant que ses porteurs et le reste de la caravane lamineraient leurs kilomètres de piste, sous la voûte étoilée. Et elle s'en est rudement bien trouvée, par la suite, notre Magdeleine! Tout étant prêt, je pris la ferme décision de planter là mes Jacquinot. Je ne pouvais plus me charger d'eux plus longtemps. Je leur fis bien voir tous les inconvénients de la brousse, pour deux personnes non aguerries, dont une jeune femme en fraude, en somme. Comme son mari n'avait aucune expérience, je serais fatalement obligé de m'occuper constamment d'eux. Jamais il ne pourrait laisser sa femme seule dans une case pour courir la brousse à la suite du bétail qu'il serait chargé d'aller acheter ou vendre. Il entravait donc mon exploitation et en réduisait les chances de réussite, ce que mes commanditaires - dont ses oncles - ne manqueraient pas de savoir. Finalement, je lui montrai la brousse et je lui dis que, s'il s'obstinait à m'y suivre, il y serait bientôt abandonné à ses risques et périls. En fin de compte, il accepta de s'arrêter là, et, reconnaissant le bien-fondé de mes motifs de renvoi, il s'engagea à rentrer en Europe, me déchargeant de toute responsabilité à partir de Mopti où nous étions et où je les laissai libres de tout engagement aussi. J'étais enfin débarrassé de cette épine lancinante que je traînais avec moi depuis si longtemps. Quel soulagement, pour Magdeleine et pour moi! Car Magdeleine était très ennuyée aussi d'avoir toujours cette jeune insignifiance à ses trousses, cette jeune femme qui paraissait plutôt malheureuse de son aventure, qui avait une peur intense de son Jacquinot et qui, souvent, venait pleurer dans le giron de ma femme en se lamentant. Elle voyait, elle, qu'elle était une gêne, une impossibilité. Elle n'avait rien de colonial, aucun but à atteindre, rien à faire qu'à pleurer, se lamenter, se traîner, se meurtrir ! Bon voyage! Sur ce, nous prîmes le chemin de la brousse, toute la caravane, à la grande joie de Magdeleine, heureuse de se trouver au milieu de cette espèce d'exode vers une lointaine Egypte! Ah! que la vie était donc belle! Et comme nous la vécûmes avec amours, avec délices, mais sans orgues, et pour cause! Au bout de cette longue route, racontée par Magdeleine dans son récit "La Ferme du Blanc", nous arrivâmes à Mané, sur la haute partie de la Volta Blanche, pour nous y installer d'abord provisoirement au campement des passagers, ensuite dans un campement personnel, provisoire également, puis, finalement, dans la ferme que je construisis moi-même, avec l'aide de mes gens, sur la petite éminence ferrugineuse qui dominait le cours de la Volta, bien en dehors de la zone des inondations saisonnières. Lorsque mes soucis menaçaient de prendre le dessus, j'allais me poster dans un grand arbre que j'avais découvert à quelques centaines de mètres de notre ferme, dans une brousse épaisse de mimosas épineux dont l'odeur suave et pénétrante embaumait l'atmosphère à des lieues à la ronde. Cet arbre présentait des branches, tout près du tronc qui servait de dossier. On y était idéalement bien pour méditer dans la solitude absolue, troublée seulement par instants par les frôlements, le passage du gibier. Cet arbre devait servir de guet aux chasseurs du pays, car les écorces en étaient lissées par un long usage, et, d'ailleurs, sa situation était unique. Dans la journée, je n'y vis jamais qui que ce soit et j'en ai profité moi-même quelque fois pour abattre des pièces de gibier passant à la portée de mon calibre 6. D'autres fois, j'allais promener mes soucis très loin, dans la brousse, seul, avec mon revolver et mon fusil de chasse. Cet armes étaient uniquement destinées à ma défense personnelle, en cas de besoin, et non pour la chasse qui ne m'a jamais attiré. J'aimais beaucoup les courses libres en brousse, à la découverte du gibier, mais seulement pour le voir, pour en suivre les gestes, les réactions, et non pour le tirer. Combien de fois me suis-je tapi derrière des buissons d'épineux, le long de la rivière très basse, pour épier et admirer les ébats des myriades d'oiseaux aquatiques qui s'y réunissaient, dormant, sautant, rêvant, piochant du bec. Il y avait là le plus important rassemblement de marabouts que j'aie jamais vu! Presque toujours, je les trouvais immobiles, debout sur une patte, semblant méditer à perte de vue, ou surveiller, de leur petit oeil rond, les jeux des plus petits oiseaux dont la foule s'ébattait à leurs pieds. S'ils se déplaçaient, ce n'était jamais pour aller bien loin, et ils le faisaient avec une cérémonieuse lenteur, extirpant patte après patte, comme à regret. Des flamands en troupeaux, des ibis aux becs crochus et noirs, des cigognes, des grues, des canards, des oies, des sarcelles, et, par-ci par-là, un gros caïman affalé dans la vase avec, sur le dos, quelques oiseaux gris occupés, en toute tranquillité, à fouiller de leur bec agile les énormes écailles du saurien qui se laissait faire avec on aurait cru, une certaine volupté. Embusqué derrière mon buisson, je n'en bougeais pas jusqu'au moment où, rassasié du spectacle, je m'en donnais un autre, tout différent, en tirant un coup de fusil dans la direction de la troupe. Aussitôt, changement de décor. D'un bond, le caïman sautait dans un trou d'eau profonde, tandis qu'une nuée d'ailes froufroutantes obscurcissait l'air, par l'envol subit de toute cette gent plumée dont les cris perçants disaient la peur et la protestation. Mais le vol ne durait jamais longtemps. Instruits par l'expérience, ils se contentaient de se poser tous un peu plus loin, les uns après les autres, dans la rivière qu'ils avaient abandonnée dans leur frousse intense. Puis, le manège recommençait sous l'oeil des marabouts qui avaient repris leur attitude de profonds penseurs. Cependant, tout cela ne supprimait pas mes soucis: cela les endormait, voilà tout; mais ils étaient bien forcés de réapparaître. C'est que je me trouvais cloué à Mané, sans pouvoir bouger, sans pouvoir travailler. Aussitôt après notre arrivée, jusqu'en Mai 1906, les occupations prévues de l'installation avaient absorbé tout mon temps et toute mes facultés: tracé des plans de la ferme, fabrication des moules à briques, puis des briques elles-mêmes, abattage des arbres pour le bois d'oeuvre, sciage des poutres et des planches, fabrication des menuiseries et des charpentes, montée des murs, de l'escalier, de la terrasse, etc...etc. Ces travaux absolument indispensables, et prévus m'amenèrent en Mai-Juin, commencement de la saison des pluies, bonne saison pour aller conduire en Gold-Coast un premier troupeau que j'avais constitué entre temps. Mais je n'avais personne pour accomplir cette besogne. L'aide qu'aurait dû m'apporter Jacquinot, puisque Jacquinot m'avait été imposé, me manquait totalement. C'était lui qui, dans mes projets, aurait dû se mettre en route vers le 15 Mai pour descendre vers Koumassie avec mon premier troupeau. Pendant son absence, j'en aurais constitué un autre qu'il serait ensuite reparti conduire, et ainsi de suite, à raison de deux troupeaux de 200 têtes par an. D'après mes prévisions, cela devait me laisser un bénéfice d'environ trente mille francs. C'était la belle affaire, sans aucun doute. Mais il n'y avait plus de Jacquinot, et, eut-il été là, avec sa femme, que je n'aurais pu l'envoyer ainsi, seul, dans ce pays où les communications avec notre colonie n'existaient pas. Il m'aurait fallu organiser un système de coureurs, impossible à réaliser, pour permettre à ces deux jeunes gens de correspondre. Et Jacquinot n'avait d'ailleurs aucune des qualités indispensables pour accomplir cette sorte de mission, même dans des conditions moins anormales. Donc j'étais seul et ne pouvais quitter le pays où je commençais à monter normalement ma ferme. Et j'étais malheureux de me savoir coincé de cette stupide façon. Un espoir me vint en la personne d'un nommé Ferriol, sergent d'infanterie coloniale de Kati, qui désirait se faire libérer à la Colonie et m'avait proposé ses services. Je l'acceptai et le fis venir de Kati à Mané, trajet qu'il parvint à bien faire, malgré les cordons sanitaires tendus un peu partout à cause d'une nouvelle épidémie de fièvre jaune qui fit encore de grands ravages au Sénégal et même à Kayes. Mais quand le jeune homme arriva, je me rendis compte que je ne pouvais l'utiliser pour les expéditions en Gold-Coast. C'était un Colonial, un broussard, il est vrai, ayant l'habitude du Noir et de la route, mais sans envergure, sans caractère: un simple sous-ordre à petites aptitudes. Je ne pouvais lui confier une mission aussi importante que d'aller conduire et surtout d'aller vendre un troupeau comme je l'avais fait - pour mon propre compte. Dans quelles conditions l'aurait-il fait? Quel contrôle aurais-je eu des pertes qu'il n'aurait pas manqué de me signaler et de la recette qu'il m'aurait dit avoir reçue? Et cet argent, qu'en aurait-il fait, en pays étranger, sans contrôle possible de ma part, et sans aucune action possible dans le cas - toujours à prévoir - où il aurait été tenté par le mauvais esprit? Impossible. J'aurais envoyé Jacquinot malgré son inexpérience, à cause de la garantie personnelle qu'il m'offrait, autant parce qu'il était personnellement intéressé dans l'affaire que par la qualité de commanditaires de ses oncles. Tandis que Ferriol n'offrait aucune de ces garanties. Je l'envoyai donc à Bobo-Dioulasso, me vendre tout un lot de marchandises dont je ne trouvais pas l'écoulement au Mossi, contrairement à mes prévisions. Ce fut tout ce que je pus faire du bonhomme dont la collaboration ne m'apporta pas grand-chose, si-non du désagrément. Je pris alors le parti de me tourner vers mon frère Victor qui allait être libéré du service militaire en Septembre 1906. Lui, il avait déjà de l'expérience africaine; il était mûri - ou me semblait tel - par son âge déjà plus affermi, par la responsabilité qu'il avait eue par son grade de sergent-infirmier, puis enfin, il présentait pour moi les qualités nécessaires morales pour l'accomplissement de cette tâche délicate. Seulement, cette date était encore bien éloignée. Il fallait compter sur les délais de son retour à la maison, de la route, de la mise au courant. Tout cela allait me mener à l'année d'après sans que j'aie pu travailler à autre chose qu'à des mises en train. Mais justement, ces mises en train étaient autant de frais généraux à prendre sur mon capital qui fondait très vite, trop vite, puisqu'il était limité, rogné de moitié par rapport à celui que j'avais calculé comme minimum. Mes frais généraux étaient en effet absolument les mêmes pour un capital de cent mille francs que pour un capital de deux cents mille. Seulement, dans le premier cas, ils me mangeaient la moitié du capital, sans compter les pertes sèches de l'affaire Jacquinot, tandis que, dans le second cas, ils n'auraient représenté que le quart du capital initial; énorme différence! Alors, il fallait absolument que je fasse des fonds avec le troupeau que j'avais là sous la main, qui représentait une somme importante, mais à Koumassie seulement. Koumassie! La Gold-Coast! Le marché rêvé, le seul profitable! Eh! oui; mais je ne pouvais songer à y aller seul, en laissant ma femme, seule également, à Mané, à cause du manque absolu de communications entre nous. Je ne pouvais partir pour un minimum de quatre mois, en restant sans liaison courante avec Magdeleine. Ce fut donc vers le Dahomey que je résolus de me diriger. Je résolus de tenter la chance d'y conduire et d'y vendre un troupeau, comme je l'avais fait à Koumassie. Je connaissais la route, je savais qu'il n'y avait pas de difficultés particulières, moins même qu'en Gold-Coast, puisque je n'avais pas de fleuve ni de forêt à traverser. Je résolus donc de partir, d'accord avec Magdeleine qui, bien vaillamment, accepta non seulement la séparation inévitable, mais aussi la responsabilité de gérer, seule, la ferme que nous avions amorcée. Elle se faisait forte d'être tout à fait le chef de maison et de conduire tout le personnel indigène, comme je le faisais moi-même. Elle s'y était parfaitement acclimatée; elle aimait le monde noir et en était adorée. Elle s'était arrangé une vie très active et même absorbante. Son tableau de service comportait toutes sortes de besognes utiles qu'elle trouvait agréables. Les matinées étaient consacrées à la surveillance de la popote, à celle du jardin potager et, surtout, aux soins médicaux qu'elle dispensait aux indigènes des- alentours. Il en venait de partout, même de très loin, surtout des femmes avec leurs bébés, le plus souvent atteints d'ophtalmie. Sa réputation d'infirmière-guérisseuse s'était vite répandue à la ronde et, sans plus ressentir aucune crainte, aucune appréhension, les femmes venaient, s'asseyaient sans rien dire sous notre véranda et attendaient. Elles se laissaient soigner, soit elles-mêmes, soit leurs petits, sans hésitation, sans un cri, sans plainte ni murmure. Elles avaient confiance entière dans la puissance des gris-gris de la belle Madamou aux cheveux d'or. Même les sorciers de village, ceux qui, seuls, sont chargés de la guérison des maux de leurs semblables, n'étaient pas jaloux des succès nombreux, des guérisons fréquentes de la Madame Toubabou (Blanche). Des hommes aussi venaient se faire panser, surtout pour des blessures. Ma femme avait donc aussi son potager qu'elle visitait tous les jours et qu'elle faisait soigner très correctement par les trois manoeuvres qui y étaient employés: Samba, Samandé et Yobiyam. Tout y était magnifique, dans ce potager, surtout les carottes, haricots verts, tomates, melons, navets, céleris. Il y avait aussi des fleurs, des zinias, surtout, qui y poussaient à merveille. Tout cela était pour les matinées. Ensuite, repos avec apéritif rafraîchissant, à l'ombre de la véranda, le déjeuner en amoureux, le café ou le thé, et la sieste, obligatoire dans ces pays tropicaux. Etendus, très à l'aise, sur notre large lit, abrités par la vaste moustiquaire, nous nous occupions à toutes sortes de choses même à lire, même à dormir quelque peu. Puis c'était pour moi la reprise de la surveillance au dehors, pour elle les petits travaux d'agrément ou d'utilité: couture, confection pour l'ameublement, tentures, broderies, raccommodage, tricotages, etc... les multiples travaux qu'une femme industrieuse, travailleuse, adroite, peut exécuter au long des après-midis. Vers cinq heures, lorsque le soleil déclinait fortement, nous, nous allions à la rencontre de nos troupeaux qui rentraient lentement dans leur parc entouré de murs de pisé, solides, infranchissables, mais aussi à l'abri des incursions des fauves. Nous étions bien connus des bêtes, tous les deux; mais elle, ma Manette, avait bien plus de succès que moi: tous les taureaux, les plus forts, venaient la bousculer affectueusement de leurs gros mufles, pour obtenir la récompense de leur caresse: lécher un morceau de sel dans la main de la dame. Les premiers temps, ils se battaient entre eux, les taureaux, pour arriver plus vite auprès de la friandise; puis, petit à petit, la maîtresse les apprivoisa en partageant équitablement le temps des léchées. Alors, les énormes masses cornues attendaient patiemment leur tour, leurs gros museaux soufflants en cercle autour de Magdeleine, l'emprisonnant pour ainsi dire dans un anneau de gourmandises bovines. Après cette récréation, nous avions la grande séance quotidienne de la douche à deux. Très plaisant. Très rafraîchissant aussi. Puis, c'était de nouveau l'apéritif, le repas du soir et la soirée que nous passions de différentes manières, soit dedans, soit dehors. A l'intérieur, nous lisions, jouions à divers jeux, causions travaillions à divers ouvrages, écoutions la musique de notre phonographe, développions des clichés photographiques. Au dehors, nous allions, par les clairs de lune merveilleux, sur la terrasse de notre ferme, sous les deux baobabs géants qui la protégeaient à l'Est ou bien nous nous promenions dans la brousse environnante. Pour ces soirées magnifiques, Magdeleine se couvrait uniquement d'un large kimono de soie, et, ses beaux cheveux épars sur ses épaules bien dégagées, nous nous promenions lentement, serrés l'un contre l'autre, en nous bécotant souvent, comme deux simples amoureux que nous étions. Et je devais abandonner tout cela pour courir les pistes! Oui,il le fallait. La séparation allait être très cruelle; mais elle était nécessaire, inévitable. J'avais la force de la supporter et je savais que ma femme bien- aimée, ayant une force morale semblable, ne se sentirait pas isolée dans cette ferme qu'elle avait su faire sienne. J'emmenais Petit, Tiémaran et Ousman, un très fidèle Mossi, solide, alerte, dévoué jusqu'à le mort; mais je laissais des gardes du corps absolument sûrs, dont le principal, leur chef à tous, Mamadou Wélé, le maître menuisier, était d'un dévouement à toute épreuve. Mamadou Wélé était venu, un peu après notre arrivée, avec son fidèle scieur de long et les familles. Je les avais fait demander à Bobo Dioulasso, et ils avaient été heureux de venir chez moi. Aussi, je le répète, je n'avais aucune inquiétude au sujet de Manette qui serait aussi en sûreté seule qu'avec moi. Je ne craignais aucun attentat, ni contre ses biens, ni contre sa personne de femme blanche seule. Les Noirs sont, en général, bien trop respectueux des Blanches, et, à Mané, ma femme était, pour tous les indigènes des environs, en outre, la fée bienfaisante. Le projet adopté à l'unanimité des deux voies, je donnai des instructions par écrit à mon frère Victor, lui envoyai l'argent nécessaire pour son voyage, et lui donnai rendez-vous au terminus du chemin de fer en construction du Dahomey. Le jour fatal, c'est-à-dire désigné par les Dieux pour la séparation, arriva, et, après avoir traversé la Volta derrière mon troupeau de boeufs, j'envoyai mes derniers baisers d'adieu à ma toute chérie que je laissais derrière moi, et de qui, tous les jours j'allais m'éloigner un peu plus. Mais je savais, au moins, que je pourrais correspondre avec elle tous les huit jours, car nos colonies étaient reliées entre elles par un service télégraphique aérien, sur poteaux ordinaires, et, entre Fada N'Gourma, dernier poste du Haut-Dahomey, et Ouagadougou, premier poste du Soudan, un service de courrier postal fonctionnait régulièrement tous les 15 jours. Commença alors le monotone exode par petites étapes, 15, vingt kilomètres au plus suivant l'éloignement des villages. La route était celle que j'avais prise, avant mon dernier passage en France. Je suis donc repassé à Fada N'Gourma; j'ai revu le Bagtchandi, toujours aussi ivrogne et, peut-être, encore plus laid, si c'est possible. Brou! Quelle horreur! Là, première joie sur la route; des nouvelles toutes fraîches de ma chérie, datant de deux jours à peine, "parlés" entre copains, c'est-à-dire télégraphiées en causerie entre le receveur de Fada et celui de Ouagadougou qui venait, tout juste, de recevoir le courrier de Mané, dans lequel il y aurait désormais, à chaque fois, un résumé des faits et geste des habitants de notre ferme des "Mimosas". Et, pour ces conversations, nous avions de la chance. Le receveur de Ouagadougou, Berger, nous était tout dévoué. Il était même tant soit peu amoureux de ma femme à laquelle il dédiait même des poèmes en vers! De ce côté, tout irait donc toujours très bien. A Fada, je découvris, dans la personne du receveur des Postes, un brave type, absolument charmant, et qui, voyez encore le hasard, avait été télégraphiste militaire au sommet du Bou Dagha, la grande montagne qui domine Géryville, dans le Sud-Oranais, au moment où j'y étais, moi, secrétaire de la Compagnie montée de la Légion. Bien entendu, nos souvenirs lointains et communs ne firent que renforcer sa complaisance et notre bonne camaraderie. Si bien que, grâce à ces deux types si chics, j'ai toujours eu des communications partout où je suis passé, et mes courriers étaient toujours parfaitement assurés. Aucune de nos lettres réciproques ne s'est égarée. Le choix de ma route répondait donc bien aux services que j'en attendais dans ce sens-là. Quant à l'autre sens, médiocre. Aucune difficulté matérielle à surmonter; mais je traversai une contrée où les gens me furent hostiles, je ne sais trop pourquoi. Un jour, un soir plutôt, ils mirent le feu au parc habituel dans lequel le troupeau était enserré, provoquant chez celui-ci une folle panique qui me laissa en panne pendant trois jours. Au retour du dernier tronçon, il me manquait cinq bêtes. Certainement, cette panique avait été provoquée sciemment par les indigènes du village pour me subtiliser ces cinq animaux. J'en rendis compte au Commandant du cercle; mais celui-ci, une vieille ganache de Capitaine d'artillerie qu'on avait placé là parce qu'on ne pouvait pas l'utiliser ailleurs, m'envoya bondir, en me disant que, personne, ne m'ayant invité à parcourir le Dahomey avec un troupeau de boeufs, je le faisais à mes risques et périls: réponse bien française d'un fonctionnaire français, à la solde du gouvernement, à un compatriote qui montrait de la hardiesse et de l'initiative. Je n'en restai pas là, bien entendu: je lui envoyai une lettre un peu verte, mettant sa façon de comprendre son rôle en parallèle avec celle dont les fonctionnaires anglais comprennent le leur, et en l'informant que je le rendais responsable de la panique de mon troupeau, de la perte de cinq bêtes évaluées à tant, et que j'en rendais compte, ce même jour, à Monsieur le Gouverneur de la Colonie, à Porto-Novo. Quelques jours après, il vint me relancer sur la route, le vieux bon à rien. Il était furieux: un simple pékin de rien du tout, un cow-boy, se permettait de traiter ainsi un Capitaine-fonctionnaire, Commandant de cercle, avec rang de Préfet, s'il vous plaît! Je lui répondis que tout cela ne m'en imposait pas le moins du monde, l'administrateur, surtout du rang de préfet, devait assurer la parfaite sécurité des Européens, en général, des Français en particulier, dans son cercle, et que j'exigeais la réparation du préjudice qui m'avait été causé. Au surplus, ce serait une affaire à régler à Porto-Novo, avec le Gouverneur. Il était fou de rage, le vieux. Mais la leçon avait porté: je n'eus plus, ni dans son cercle, ni dans les suivants, la moindre contrariété: On avait donné des instructions en haut lieu. C'est égal, voilà comment un Français était traité dans une Colonie française, par ces fonctionnaires qui se croient des phénix parce qu'ils ont des fleurs d'argent à leur képi! La belle affaire! Ils ne seraient même pas capables de reconnaître un boeuf zébu d'une girafe! Continuant ma route, j'atteignis le point terminus des travaux de superstructure du chemin de fer en construction et j'y trouvai mon frère qui y était arrivé depuis une huitaine de jours. Il avait suivi ponctuellement mes instructions et se trouvait là à point nommé. Je ne le trouvai pas changé, un peu forci cependant. Nous fîmes ensemble encore quelques jours de marche avec le troupeau, et je le laissai continuer seul la conduite des bêtes jusqu'à Kotonou. Moi, je pris le train pour cette localité pour y préparer notre logement et voir ce qu'on pouvait faire sur le marché. Malheureusement, le marché à la viande de Kotonou était alimenté d'une façon continu par les petits boeufs de la contrée, bien acclimatés, et qui ne souffraient pas de leur amenée à la ville. Néanmoins, mon troupeau arriva. Mais alors que jusqu'à la jonction avec le chemin de fer, je n'avais pas eu d'autres pertes que les cinq évadés de la panique, ils avaient dû ensuite traverser une très mauvaise contrée, celle qui, autrefois, portait la grande forêt vierge, et dont le sol était resté marécageux. Mon troupeau y souffrit beaucoup et un certain nombre périt avant leur vente. En résumé, cette expédition fut désastreuse. A peine ai-je pu en tirer tous mes frais; opération à peu près nulle. Hélas! je le craignais, mais j'étais obligé de faire quelque chose! Ce n'eut été rien d'autre qu'une expérience gratuite de plus si, comme je l'ai déjà dit, mon capital avait été double. A ce moment-là, avec mon frère Victor auprès de moi, j'aurais organisé mon affaire autrement. Je l'aurais laissé faire les achats au Mossi, avec l'aide de Mamadou Wélé; je serais parti pour la Gold-Coast avec ma femme et un troupeau, et je me serais installé là-bas, à poste fixe, recevant les bêtes que Victor m'aurait expédiées, par plus petits troupeaux, tous les mois par exemple, sous la conduite de gens dévoués et sûrs. Mais tout cela était irréalisable avec le peu qui me restait de mon premier capital. Alors je ruminai l'affaire et j'entrevis la possibilité d'y remédier. J'allais remonter au Mossi pour y constituer un autre troupeau que je descendrais à Koumassie, en compagnie de Manette. Une fois ce troupeau vendu, nous rentrions en France; je présentais la situation telle qu'elle était, je convainquais ces commanditaires, et je revenais au Mossi pour reprendre le troupeau que mon frère aurait constitué pendant mon absence, le conduire à Koumassie où j'aurais fais venir ma femme directement par Sekondi. Le plan était parfaitement réalisable, et il n'y aurait, en somme, qu'une année de retard. Allez, haut les coeurs! Voilà ma combinaison debout qui va chasser tous ces papillons noirs, toute cette grisaille, qu'un échec engendre toujours, en quantité industrielle parfois. Je fis part de ce projet à Victor qui l'approuva, le jugeant, lui aussi, parfaitement réalisable. Je demeurai encore une huitaine de jours à Kotonou pour liquider tout le troupeau, n'importe comment, car il y avait urgence à vendre les bêtes avant qu'elles ne meurent. Puis, je filai par le train premier partant pour remonter le plus vite possible auprès de ma Manette dont l'absence me devenait pénible. Je laissai à Victor tout mon monde, à charge pour lui de le remonter avec lui, en faisant des étapes normales, sans forcer ni traîner. Quant à moi, je ne pris que trois colis seulement: lit, chaise, table, caisse popote et une cantine avec Ousman seul comme boy-cuisinier-palefrenier. Ainsi allégé, je comptais faire la route à une allure record: moi seul à convoyer, sur une piste bien connue, peu de bagages, et mes moyens personnels bien entraînés, cela allait filer comme le vent. C'est-à-dire, non: l'allure serait toujours et fatalement celle de l'homme à pied; seulement, je pouvais marcher longtemps chaque jour et faire ainsi de longues étapes qui me raprocheraient plus vite de mon nid, si lointain encore! A partir du bout du chemin de fer, il me fallait compter quarante jours en marchant bien. Je fus heureux de n'en mettre que trente-cinq, en marchant encore mieux et en prenant un raccourci, réputé dangereux et qui ne l'était que dans l'imagination des gens; du moins d'après mon expérience personnelle. Je me remis donc en chemin, direction Mané où se trouvaient mes amours et mes espoirs. Ce fut le coeur allègre que je partis, m'ayant bien préparé la mentalité nécessaire pour ne pas perdre d'énergie en impatience, en ennuis, lamentations, songes-creux, etc... etc...toutes neurasthénies qui assaillent souvent le voyageur solitaire, quand il voit devant lui un si long ruban de route à dérouler, un si grand nombre de jours à effeuiller. Car ils sont inexorablement pareils, les jours. Il faut les voir poindre l'un après l'autre sans pouvoir en modifier le cours. Et quand on sait qu'il faut vivre tant et tant, il ne faut pas se laisser aller au découragement qui guette toujours l'impatient que la lenteur dévore! Et puis, pendant ces heures du jour, toujours pareilles elles aussi, il faut abattre kilomètre par kilomètre, sans se lasser jamais. Il faut les effacer les uns après les autres, bien lentement, pour pouvoir les posséder tous sans défaillances. Par contre, on est bien placé pour méditer lorsque l'esprit est porté vers ce genre de sport intellectuel. On est dans le milieu rêvé et dans les conditions requises pour, tout en laissant le corps accomplir l'acte automatique de la marche, laisser son esprit vagabonder à son aise et toucher à tous les sujets qu'il peut atteindre et approfondir. Et je n'y manquai pas. Je ne fis même que cela, ce qui me permettait d'arriver à l'étape fixée sans m'en rendre compte physiquement. Mon corps m'y avait porté sans que mon esprit ait participé à ce déplacement mécanique: il avait été occupé ailleurs. Ces méditations profondes, étaient-elles très utiles? Oh! pas le moins du monde; elles n'avaient aucune utilité pratique générale. Mais elles l'étaient pour moi parce qu'elles contribuaient à m'aider à comprendre un peu du sens de la vie universelle. Ce n'est peut-être pas très nécessaire, puisqu'il y a des gens qui s'intitulent professeurs de philosophie universelle. Mais je préférais acquérir ma philosophie par moi-même, de moi- même, pour moi-même, au milieu d'une nature vaste et propice à ce genre d'enseignement. A chacun son goût. Et puisqu'elles m'aidaient à faire ma route, elles avaient au moins la même utilité qu'un cheval! Ce qui n'était pas déjà si mal! Pour augmenter ma vitesse - relative - de remontée, je décidai de prendre une piste interdite, paraît-il, par le Gouverneur du Dahomey, à cause du danger que présentaient les populations du pays qu'elle traverse. C'était celui des Kafiris, occupant un vaste territoire situé en verrue à la pointe Nord-Est du Togo, en dessous du Gourma, d'une part, et à gauche du Dahomey d'autre part. C'était ce dangereux pays qui faisait faire à la route normale cet immense crochet qui va de l'Alakora, à Konkobiri, à Fada N'Gourma. Si, au contraire, on coupe ce pays Kafiris en biais, par une ligne allant de Savalou à Tenkodogo au Mossi, c'est-à-dire suivant une direction Nord-Ouest,on gagne un nombre appréciable de kilomètres, car on suit ainsi la corde d'un immense arc de cercle. Je résolus donc de passer par là, malgré la défense gouvernementale, et je fis part de cette résolution à l'Administrateur qui, naturellement, m'opposa l'interdiction en question. - Cependant, dis-je si je veux y passer quand même? - Impossible; c'est strictement défendu. - Pour vous peut-être, administration; mais moi, je ne relève pas de l'administration; je suis un voyageur libre et il me semble que je peux bien passer là où cela me convient. - Pour ma part, je ne peux que vous l'interdire. Maintenant, si vous vous obstinez à passer par là, naturellement je ne posterai pas des gardes pour vous en empêcher: ce serait ridicule et inefficace. Mais alors, vous le ferez à vos risques et périls. - Mais bien entendu! C'est bien comme cela que je le comprends. - Bon. Alors, vous allez me signer une déclaration constatant que je vous ai formellement interdit le passage chez les Kafiris, mais que, voulant passer outre, vous me déchargez complètement des risques que vous courez et de leurs conséquences. - Absolument d'accord! Je vais vous signer cette déclaration, et des deux mains même, si vous le désirez. - Très bien. Et maintenant que nous sommes en règle devant l'administration, je vous avouerai d'homme à homme que je vous approuve et que je voudrais bien être à votre place ou tout au moins votre compagnon de route. Ce doit être intéressant là-dedans! - Probablement. Je vais savoir cela dans quelques jours. - Et vous me l'écrirez ensuite, n'est-ce-pas? Personnellement, bien entendu, pas officiellement. Et je vous avouerai que je vais attendre de nos nouvelles avec impatience! - Entendu. Au revoir, Monsieur! Je ne bifurquai vers le Nord-Ouest que deux jours après avoir quitté Savalou. Mais là, comme je m'y attendais, mes porteurs me lâchèrent. Ils voulaient bien continuer jusqu'à Konobiri par la route ordinaire, mais pas aller chez les Kafiris. - Mais pourquoi donc? leur demandai-je. - Parce qu'y a pas bon. Y en a sauvages, Y en a mangé homme! - Bon, ça va. Vous pouvez partir; nous verrons bien. Ousman et moi, nous transportâmes nos trois caisses à cinq ou six cents mètres sur le nouveau sentier - car ce n'était qu'un simple sentier à peine tracé - On les gara près de ce sentier, bien en vue mais abritées par un buisson, et, résolument, Ousman, moi et mon cheval, nous nous enfonçâmes dans cet inconnu réputé redoutable. - Tu n'as pas peur, Ousman? lui demandai-je. - Non, pasqu'y en a avec toi. Avec toi, moi y en allé partout. Moi y en a pas peur. - Et si je n'étais pas là, tu irais dans ce pays tout seul. - Non. Moi pas y aller tout seul. Y en a pas bon pour moi. Tout monde dire y en a sauvages trop. - Et pourquoi n'as-tu pas peur avec moi? - Pasqu'y en a sauvages pour noirs. Moi, pas Noir tout seul moi y en a ton Noir à toi, pas même chose. Moi, y en a petit morceau de toi. - Ah! bien, je comprends. Crois-tu que nous serons mal reçus? - Moi y en a pas connais. Mais toi y en a Blanc; toi passer toujours. - Nous allons bien voir. Nous marchâmes ainsi deux heures dans une grande solitude et au milieu d'un silence qui me paraissait impressionnant. Ce n'était que l'effet de l'appréhension, certainement, car ce silence était le même que dans toute la brousse. Seulement, l'absence du bruit des pilons-mortiers indiquait l'absence d'êtres humains proches. Enfin, en haut d'une petite montée, nous découvrîmes, de l'autre côté de la pente, un village entièrement différent de ceux que nous avions vus depuis le Mossi. Il était bâti en pisé, cases en terrasses serrées les unes contre les autres, à la manière de celles des bobos, mais au lieu de ne former qu'un seul gros groupe de cases bien accotées, il était composé de cinq ou six groupes plus petits, de même allure, et entourant une vaste place vide, dont une grande partie était couverte par l'immense bouquet de branches feuillues d'un gigantesque banian planté au milieu. Ce fut ce banian énorme qui attira tout d'abord mon attention. Je n'en avais vu de semblables qu'au Tonkin. Son tronc court, trapu, d'une circonférence étonnante, présentait des quantités de niches verticales entre les grosses nervures extérieures qui allaient mourir dans le sol par un fouillis extraordinaire de racines semi-enterrées formant un inextricable réseau de mailles en relief sur le sol, tout autour de l'arbre. Des premières branches, pas très hautes, tombait comme une longue toison touffue de radicelles cherchant la terre, multitude de lacets rougeâtres, formant, de branches en branches, autant de crinières végétales du plus bizarre effet. En dessous, adossés contre le tronc, une espèce de tribune faite d'un assemblage de bois tordus, fourchus, peints en blanc, jaune, rouge, noir, sans ordre apparent. Sur cette tribune, un vieillard presque nu, à longue barbe blanche, était accroupi, une lance à la main, qu'il tenait haute, le fer en l'air, l'autre main étreignant un arc rehaussé d'Ivoire, de toute beauté. Par terre, autour de la tribune, une vingtaine de gaillards nus ou à peu près, étaient accroupis, eux aussi, dans la même attitude que le vieillard, immobiles, leurs faces absolument fermées. Tous me regardèrent entrer dans le village et me diriger vers eux, sans qu'un cil n'ait battu. Sans broncher moi non plus, je m'avançai au pas de mon cheval, Ousman près de moi. Arrivé en face du vieillard, je m'arrêtai, jetai la bride à mon boy et mis pied à terre avec aisance et lenteur. Puis je m'avançai de quelques pas et dis à Ousman de me présenter. - Tu vas leur dire ceci: L'homme blanc qui vient d'arriver vous salue tous et vous souhaite les meilleurs choses. Il est tout seul. Il n'est pas du gouvernement. Il ne vient pas pour chercher de l'impôt. Il demeure au Mossi. Il vient de Kotonou et il passe dans le pays des Kafiris pour aller plus vite chez lui. Voilà. Ousman essaya de dire cela en Bambara: il ne réussit pas à se faire comprendre. Mais, en langue Mossi, il eut tout le succès désirable. Beaucoup de ces gens connaissaient cette langue d'un pays limitrophe du leur. Les hommes écoutèrent religieusement ce que Ousman leur dit, puis, après un moment de réflexion muette, la conversation s'engagea entre nous, avec intermédiaire d'Ousman. - Pourquoi, demanda le patriarche, le Blanc n'a-t-il pas de bagages ni de porteurs? C'est toujours avec des caisses que les Blancs voyagent. - Si, le Blanc a des caisses; pas beaucoup, parce qu'il veut aller vite. - Mais, on ne les voit pas. Où sont-elles? - Elles sont restées sur le chemin, près de la grande route, abritées par un gros buisson. - Pourquoi ne sont-elles pas venues en même temps que lui? - Parce que les porteurs de Savalou n'ont pas voulu entrer dans le pays des Kafiris. - Tu y es bien entré. Toi? - Oui, mais moi, je suis de la maison du Blanc, je suis son esclave. Je le suis partout où il va. - Tu dis que le Blanc n'est pas du gouvernement. Comment puis-je le savoir? - Tu vois bien, il n'a pas de soldats. Je n'ai pas de chéchia rouge. - Mais tu as un fusil. - Ce fusil-là, c'est celui de mon maître. Ce n'est pas un fusil de soldat, c'est pour la chasse au gibier. - Qu'est-ce qu'il y a dans les caisses qui sont sur le chemin? - Deux caisses seulement pour la cuisine et le manger et le boire. L'autre, c'est un grand sac pour le lit, pour dormir. - Tu dis que le Blanc habite loin au Mossi? - Oui, sa grande maison est à Mané, plus loin que Boussouma. - Qu'est-ce qu'il y fait, dans cette grande maison? - Il est le maître des boeufs. C'est lui qui est passé sur la route là-bas, avec un grand troupeau. Toi connais bien. - C'est ce Blanc-là le maître des boeufs? - Oui, c'est ce Blanc-là. Il retourne dans sa maison, auprès de sa femme, blanche aussi. - Si tout ce que tu dis est vrai, vous serez reçus dans le pays Kafiri comme des frères. Si ce n'est pas vrai, il faudra repartir tout de suite. Je vais envoyer mes hommes chercher les bagages de ton maître. Tu iras avec eux pour leur montrer et ils les rapporteront ici avec toi. Nous verrons bien si tu as dit la vérité. - Dis-lui, Ousman, ajoutais-je alors, que nous lui avons dit la pure vérité. Il va s'en assurer bientôt. Il verra alors que le Blanc n'est pas un menteur, mais qu'il a pleine confiance dans le coeur des Kafiris, puisqu'il ne leur veut aucun mal. Il veut seulement traverser leur pays pour aller plus vite voir sa femme. Sans crainte aucune, Ousman s'en alla avec six gaillards admirablement taillés et armés jusqu'aux dents derrière lui. Il ne craignait rien, puisqu'il savait qu'il avait dit la vérité. Il ne craignait rien pour moi non plus, pour la même raison d'abord, ensuite parce qu'un Blanc, malgré tout, est une personnalité respectée et crainte par les Noirs sauvages. Je m'assis près de la tribune et me donnai quatre heures de calme absolu: deux pour aller retrouver les colis, deux heures pour les reporter. Ce calme, pourtant, s'il était raisonné et acquis, n'était pas exempt des impatiences du corps, de la bête, qui malgré tout regimbe! De temps en temps, je faisais les cent pas sur la place, pour ne pas m'ankyloser, et j'eus le temps d'examiner à loisir les gens qui m'entouraient. Car j'étais complètement entouré: tous les murs des cases entourant l'arbre fétiche du village, étaient garnis, à leur pied, de guerriers kafaris accroupis coude à coude, en une ligne absolument continue et circulaire. Il y en avait plus d'un cent, alignés en rond, la lance haute dans la main droite, la gauche crispée sur l'arc tendu, la carquois plein de flèches haut sur l'épaule gauche. Ils ne dirent pas un mot pendant toute l'attente, pas plus que le vieillard chef du village toujours perché sur son estrade. C'étaient de bien beaux hommes, tous, de haute taille, aux larges épaules carrées, à la taille fine et souple, aux fesses et cuisses puissantes, aux mollets minces et nerveux. Leur type de nègre n'était pas vilain, et leurs faces étaient intelligentes. Du reste, ils aimaient les arts, car toutes leurs cases étaient décorées soit par des peintures, soit par des bas-reliefs ou des festons au-dessus des entrées. Eux-mêmes étaient pittoresquement décorés avec des perles et surtout des cauries dont ils avaient fait de jolies choses. D'abord, leur chevelure, qu'ils portaient tressée à la manière des femmes, en forme de beau cimier de casque, formait une gracieuse courbure rehaussée par une rangée de cauries du plus bel effet. Des anneaux d'or aux oreilles; un collier double ou triple autour du cou, avec une partie assez serrée, l'autre ou les autres pendant sur la poitrine; bracelets aux bras et aux poignets, montés sur cuir. La ceinture était particulièrement soignée. Elle était composée de cinq ou six rangées de cauries, bien étalées et soulignant la cambrure à la taille. A cette ceinture pendait un long ruban creux, comme un fourreau de parapluie, dans lequel ils introduisaient leur sexe, qu'ils avaient énorme, par l'ouverture du haut. En dessous de cette ouverture se trouvait une fente où ils mettaient divers objets dont le poids faisait tendre la poche qui ballotait sur les genoux pendant la marche. Ils avaient aussi des anneaux de cauries au-dessus des genoux et autour des chevilles. Ainsi ornés, ils avaient belle et fière allure, ces superbes Kafiris, qu'on devinait farouchement braves, à voir le calme confiant qu'ils montraient en leur force. Enfin, au bout de trois heures de cette attente, j'entendis parler dans la brousse: c'étaient mes bagages qui arrivaient portés comme des plumes par les colosses d'ébène qui tenaient conversation amicale et gaie avec Ousman. Alors la scène changea. Les trois colis furent déposés à mes pieds et Ousman les déballa, montrant nos ustensiles de popotes et ma caisse à provisions. J'en tirai ma bouteille entamée de Pernod, un verre, et je me mis à me confectionner une bonne rasade que je n'avais pas volé. Je bus une partie du verre et tendis le reste au patriarche, en lui faisant dire que cette liqueur-là était beaucoup plus forte que le vin de palme ou la bière de mil, mais qu'il pouvait boire comme le Blanc. Après avoir humé l'odeur de l'absinthe, le vieux se risqua à en boire une gorgée et à la savourer; et trouvant la chose à son goût, il avala tout le reste en se frottant l'estomac d'aise. A ce moment-là, l'amitié était scellée et toutes les statues accroupies et immobiles se levèrent et vinrent m'entourer de plus près, mais en curieux sympathiques, pour me voir mieux, ainsi que mes pauvres petites affaires qui les intéressaient beaucoup, surtout les armes qu'ils touchaient craintivement du bout des doigts seulement. Je n'avais que mon calibre 16 et mon revolver modèle 1892, mais pour eux, cela représentait tout le tonnerre des Blancs, et c'était redoutable au possible. Pour les contenter, je leur en fis une petite démonstration. Nous allâmes dans les champs alentour du village, et j'avisai une grosse citrouille rougissant à terre, au milieu de ses fanes déjà à demi-séchées. Je demandai si je pouvais tirer dessus, disant que, de ce fait, j'allais la faire éclater en mille morceaux. On me dit que je pouvais: le propriétaire de la citrouille serait heureux de voir l'effet de mon coup de tonnerre. Je pris alors mon fusil des mains d'Ousman, me postai à environ, trente mètres de la citrouille et lui tirai en plein une cartouche de chevrotines. Naturellement, le coup de fusil fit tressauter toute la bande des guerriers qui se pressaient derrière moi; mais ils furent encore plus étonnés à l'aspect de la citrouille qui avait littéralement éclaté. Des cris d'ébahissement sortaient de leurs poitrines qu'ils frappaient en cadence, en signe de grande surprise. Ils avaient déjà entendu beaucoup dire au sujet de ces armes des Blancs, mais ils n'avaient pas encore eu l'occasion de les voir de tout près, ni, surtout, d'en voir les effets, qu'on leur avait dits terribles, et qui l'étaient, ils le voyaient bien. Avec mon revolver, je perçai un jeune arbre de part en part, sous leurs yeux encore plus étonnés. L'admiration qu'ils eurent alors pour ces armes se doubla d'une crainte, justifiée par l'expérience. Je rentrai alors au village, et me réinstallai sous mon banian qui serait, décidément, mon logis en plein air. Je me mis à écrire longuement, comme tous les jours, à ma chérie, lui relatant les événements de la journée. Ousman alla dans une case faire sa popote, et les gens ne s'occupèrent plus de nous. Il n'y eut plus de rassemblement, mais des allées et venues ordinaires des guerriers qui s'étaient mués en paysans paisibles, s'occupant de leurs récoltes, pendant que les femmes, qu'on n'avait pas encore vues, voguaient tranquillement à leurs occupations normales. Elles n'étaient pas si belles, les femmes, que leurs hommes. Elles avaient le corps plus avachi, trop gras même, et leur coiffure était loin d'être aussi gracieuse que celle des hommes: presque toutes avaient le crâne rasé, sauf une petite mèche qui leur tombait sur le front. Quant à leurs poitrines, elles n'étaient belle que chez les fillettes. Celle des femmes était affreusement aplatie en deux grandes poches triangulaires et flasque qui claquaient sur la peau du ventre à chaque coup de pilon. Floc! Floc! Pas beau! Non. En tous cas, je passai le reste du jour bien tranquille, au milieu d'une atmosphère bien calme. Je me sentais tout à fait en sécurité, et je l'étais vraiment. Les terreurs des gens de Kotonou et de Savalou étaient simplement administratives! Et j'étais heureux et fier d'avoir réussi là où leur autorité était tenue en échec. Mais la journée n'était pas encore complètement terminée. Au moment de l'apéritif du soir, je fis porter par Ousman un verre d'absinthe au chef du village qui le but d'un trait, parait- il, sans hésitation. Mais je ne le vis pas à ce moment-là. Je me réservais de lui faire cadeau d'une demi- bouteille de ce Pernod qu'il avait l'air de si bien apprécier. Je ne soupçonnais nullement la cérémonie qui devait bientôt suivre. Il faisait déjà nuit. J'étais à table, en train de manger mon potage au macaroni, sous la lumière de photophore allumé, quand je vis déboucher d'un groupe de cases voisin, une petite procession, annoncée par un tam-tam discret et lent, et composée de femme portant des calebasses de nourriture, accompagnées par le patriarche de l'après-midi et de quelques autres vieillards assez décharnés. Ils s'arrêtent devant moi et les femmes posent leurs calebasses à terre. Ousman arrive à mon secours pour m'expliquer de quoi il s'agit. C'est, me dit-il le repas que le chef t'offre en signe d'amitié. Il y a dans cette calebasse noire, au milieu, un peu de la viande de n'homme. Tu dois manger si tu veux faire tout à fait camarade avec Kafiri. Moi, je dois manger aussi. - Comment, dis-je, de la chair humaine? On mange les gens par ici? - Oui, me dit-il; mais seulement les n'hommes ou les femmes qui y en pas guérissa quand malade. Alors tout le monde y mange un peu. Quand y en a voyageur qui passe, si le chef content lui, il fait cadeau pitit morceau d'homme kafiri pour manger. Comme ça, toi y en a mangé pitit morceau, toi y en faire kafiri même chose eux. Moi y en a mangé aussi même chose. - Ah! bon, dis-je. Eh! bien, n'hésitons pas. Qu'est-ce que ça fait, après tout! Viande pour viande, un petit morceau de celle là ne fera pas mal à personne et, au contraire, elle me fera le plus grand bien en me faisant des alliés de toute la tribu. - Dis-lui, au vieux, que je suis très content de son amitié. je suis content aussi de manger un petit morceau de kafiri qui me fera aussi fort qu'eux et leur ami pour toujours. Et je pris dans mon assiette deux bouchées de cette viande qui avait absolument l'aspect de n'importe quelle viande et le goût de la sauce pimentée dans laquelle elle baignait. Je mangeai le tout sans faire aucune grimace, en mélangeant à mon riz neigeux qu'Ousman m'avait préparé, comme il le faisait, à la perfection. Je goûtai aussi aux autres calebasses, et Ousman les emporta ensuite à sa cuisine où, certainement, il les vida toutes, car leur contenu était décidément savoureux. Alors le chef du village et ses vieux compagnons se mirent à me saluer jusqu'à terre, en murmurant des paroles inintelligibles pour moi et pour Ousman aussi. Il me dit que c'était paroles même chose Dieu! Il voulait dire, probablement, des paroles sacrées. Ensuite, le chef du village me tendit la main et me fit dire que, à partir de ce moment, je serais regardé comme un père par tous les kafirs que je rencontrerais sur ma route, et que mon esclave serait leur frère. Je profitai de ce moment d'épanchement pour placer mon cadeau qui fut reçu avec les marques d'une reconnaissance éperdue. Voyant qu'il regardait le goulot fermé et cacheté avec un air dubitatif, je dis à Ousman de le lui ouvrir avec le tire-bouchon, d'où exclamation étonnement. J'en versai alors dans un verre une bonne dose, avec un peu d'eau, et passai la mixture au patriarche qui en but la moitié et donna le reste en partage à ses acolytes qui en prirent, religieusement, chacun une gorgée. Ils s'en retournèrent ensuite, accompagnés du tambourin. J'aurais mes porteurs prêts à partir quand je voudrais. Ils se changeraient de village en village et je pourrais marcher aussi longtemps que je voudrais et aussi vite que je pourrais. C'était tout ce que je demandais. Je passai une nuit à la belle étoile, parfaite, exempte de tout souci, et, bien avant le jour, le lendemain matin, nous étions en route, de bon coeur. Les porteurs firent exactement comme ils l'avaient promis. Quand ils arrivaient à un village, ils allaient sous l'arbre sacré, posaient mes colis, s'asseyaient à côté, et, quelques minutes après, d'autres jeunes hommes, aussi beaux et bien bâtis que les précédents, s'en emparaient pour aller recommencer la même opération plus loin. Je fis une quarantaine de kilomètres ce jour-là, pour aller coucher dans un grand village, toujours aussi kafiri que les précédents. Là comme ailleurs, je passai les heures de repos à écrire à ma bien- aimée tout ce qui me passait par l'esprit, le coeur et le souvenir. C'était une si douce habitude d'être en constante conversation avec elle, pour tromper son absence réelle dont la fin approchait. Oh! j'avais encore beaucoup de chemin à faire! Mais, quand même, j'avançais tous les jours, au lieu de reculer comme au départ. Et puis, j'allais bientôt entrer dans le pays des Mossis. Là, avec Ousman qui en était un pur fils, j'aurais des facilités pour trouver des chevaux et aller de plus en plus vite. Ce fut ce qui arriva aussitôt après ma sortie du pays des kafiris. La nature avait bien délimité les contrées. Chez ceux-ci, le terrain était assez mouvementé, sans être montagneux. Les crêtes des collines étaient broussailleuses et pleines de gibier, tandis que les flancs et surtout les creux étaient fertiles et bien cultivés. Du reste, la belle prestance des Kafiris montrait que leur pays était riche en excellents produits. Brusquement, le pays changea. De la dernière colline, la vue s'étendit sur une vaste plaine toute blonde, toute brûlée du soleil, ayant porté, à la saison précédente, d'abondantes récoltes de céréales. C'était le Mossi. Nos porteurs kafiris n'allèrent pas plus loin que le pied de la colline. Ils repartirent chez eux en laissant là mes trois colis que je dus faire chercher plus tard par les gens du premier village mossi où je m'arrêtai dans la journée. Ce fut à partir de ce village que j'organisai ma nouvelle méthode de voyage. Etant certain de trouver des chevaux partout, j'allais partir en poste. Je laisserais mon cheval au chef du village et lui en demanderais un frais en échange, deux plutôt: un pour moi et un pour Ousman qui monterait une selle indigène, et nous irions ainsi au village suivant, au trot, au galop ou au pas, selon l'état des routes. Là, j'échangerais ces deux chevaux contre deux autres pour aller plus loin. Les deux bêtes laissées seraient renvoyées à leur village qui, en échange, rendrait mon cheval aux conducteurs. De cette façon, mon cheval s'acheminerait tout doucement vers Mané, ainsi que mes bagages, que je laisserais aussi en arrière et qui me rejoindraient plus tard. Je me confectionnai un nécessaire de voyage consistant en mon hamac et une couverture de laine roulés sur le devant de la selle; une bouteille de Pernod, deux demi-bouteilles de champagne et quelques conserves dans les fontes et les sacoches, avec mon couvert, revolver, divers objets de toilette, et, Ousman et moi, nous nous mîmes en route. Comme nourriture, j'aurais celle des gens des villages où je passerais: J'y étais habitué. Je mangerais sans table, sans chaise ni nappe, mais à même les calebasses avec mon couvert. Ce serait parfait. Pour dormir, j'aurais mon hamac que j'étendrais entre deux arbres, et ma couverture; du pernod pour me rafraîchir en coupant l'eau qui pouvait être impure; du champagne en cas d'accès de fièvre; de la quinine à titre préventif et curatif au besoin. De l'énergie, de l'endurance, de la jeunesse, et de l'amour en perspective, là, tout près, cinq jours, au plus, s'il n'y avait pas d'anicroche. Ah! la belle randonnée! Les kilomètres filaient sous les pas de nos chevaux qui ne faisaient chacun que dix ou douze kilomètres au plus et que nous n'avions donc aucune crainte de fatiguer. Seulement, nous, les cavaliers, nous devions tout de même faire tout le trajet, en changeant de réactions à chaque monture. En deux jours nous atteignîmes Tenkodogo, situé à 120 kilomètres du point de départ de notre course en poste. Il nous en restait encore 300 jusqu'à Mané. Trois cents kilomètres encore! Et si je pouvais les battre en trois jours, j'arriverais pour la veille de Noël, alors que je ne m'étais annoncé que pour le Nouvel-An! Quelle tentation! Nous arrivâmes à Tenkodogo dans la nuit, vers minuit. C'était bien trop tard pour se faire annoncer chez le Lieutenant commandant le secteur. Alors, j'allai droit au marché, et, sous un des hangars couverts, je montai tranquillement mon hamac entre deux poteaux, et je m'endormis du sommeil du juste. Il étais assez tard, 9 heures environ, lorsque j'allai présenter mes salutations au Lieutenant, mais je fus tout d'abord assez mal reçu, car il était très mécontent, me dit-il, d'avoir appris, le matin, par un garde- cercle, qu'un Européen, moi en l'espèce, avait passé la nuit sous un hangar du marché. Il trouvait que c'était une atteinte au prestige des Toubabous! J'eus de la peine à le convaincre que je ne pouvais faire autrement, étant donné mon genre de voyage depuis deux jours. Il ne voulait pas croire que j'avais simplifié le problème à ce point. Il fallut pourtant bien qu'il me crût quand je lui dis que je partirais vers trois heures de l'après-midi, sur deux nouveaux chevaux, sans autres bagages. Là-dessus, il m'invita à l'apéritif et à déjeuner à sa table. Là, je trouvai l'ami Ceccaldi, commis à Ouagadougou de qui j'avais fait la connaissance en 1901, à bord du courrier de Bordeaux. Je l'avais déjà revu lorsque j'étais passé à Ouagadougou avec ma femme, où nous nous étions rendus pour les fêtes, à l'invitation du Capitaine Lambert, Commandant le cercle du Mossi. Là, j'avais revu également l'ami Christiani, ayant cette fois le grade d'adjudant, alors que je l'avais quitté en qualité de sergent à Mong-Caï, au Tonkin, en 1899. Il était très ami avec son compatriote Ceccaldi, beau grand jeune homme, très brun et bien barbu qui devait finir tristement. En effet, j'ai appris, longtemps après, que devenu neurasthénique au dernier degré, il s'était suicidé avec un poignard-coupe- papier, au poste de Ouahigouya. Pauvre garçon! Quant à Christiani, je ne sais ce qu'il est devenu. On s'est perdu de vue comme cela arrive si souvent entre amis dont les destinées sont divergentes. Ce déjeuner de Tonkodogo fut plein d'entrain. Je racontai mon expérience des kafiris que le Lieutenant nota avec soin sur son Journal du secteur et il me demanda de signer cette relation pour l'authentifier, ce que je fis bien volontiers. A trois heures, j'étais prêt, les chevaux aussi et également les trois cents kilomètres qui m'attendaient par devant. Ca ne faisait rien. Je n'étais nullement fatigué. Il suffirait d'un petit effort supplémentaire de volonté et de ténacité, et ça y serait. Ca y fut! Parti le 21 Décembre à trois heures de Tenkodogo, j'arrivai à Mané le 24 Décembre, donc trois jours après, à midi, où, en une traînée de poudre, la nouvelle partit trouver ma Manette qui me reçut tout juste comme je descendais de cheval devant la véranda de notre ferme des Mimosas. Quel bonheur! Ca se sent, se ressent, s'éprouve; ça ne se dépeint ni ne se décrit! Je demeurai tout le restant de cette journée mémorable à me laisser dorloter par ma femme chérie, retrouvée avec tant de bonheur, et qui était en splendide condition de santé tant physique que morale. Le réveillon de cette année-là fut, je crois, le seul réveillon de bonheur fou de ma vie entière. Passons. Ces choses-là se savourent intimement. Ousman, un noir, ne put me suivre dans ma course. Il n'arriva que le soir, six heures après moi? j'avais fait la pige à un "navire"! Les jours qui suivirent furent employés principalement à déguster mon bonheur retrouvé. Je dis mes déboires, mais aussi mon nouveau plan qu'on pourrait commencer à exécuter dans environ 5 mois. Et quelle joie je vis reluire dans les yeux de ma Manette à l'idée de revoir bientôt la France, c'est-à-dire sa famille, en faisant un si pittoresque voyage de retour. Car la perspective de la descente par la Gold-Coast ne présentait plus, pour elle, la moindre difficulté. Aguerrie comme elle l'était, ce ne serait qu'une longue promenade. Alors, nous n'avions plus qu'à attendre, l'arrivée de mon frère d'abord, la constitution du nouveau troupeau ensuite. Victor ne revint guère qu'un mois après moi, car il avait dû faire le grand tour par Konkobirir et ramener avec lui les bergers. Nous allâmes à la rencontre de sa caravane jusque Boussouma d'où nous revînmes de compagnie. Notre petite vie familiale recommença jusqu'au moment où, tout étant prêt de nouveau, on sella les chevaux et on mit le cap sur le Sud. Déjà, nous avions envoyé notre troupeau en avant jusqu'à Tenkodogo où nous devions passer, car, cette fois, je prenais la route du Sud un peu plus à l'Est que la première fois, et, au lieu de déboucher en Gold-Coast sur Oua, nous devions atteindre le premier poste anglais à Gambaka, un peu après avoir traversé la Volta Blanche et gravit une montagne abrupte par une pente très difficile que nos bêtes eurent bien du mal à escalader. Elles durent s'y reprendre deux jours de suite, les pauvres bêtes; mais elles y arrivèrent quand même. Je ne m'étends pas sur ce voyage de retour qui est détaillé dans un récit de ma femme. Tout s'y trouve, dans cette relation, depuis la réception de ces Messieurs à Gambaka jusqu' à notre débarquement à Liverpool, notre passage à Londres et notre rentrée en France. Mais ce qui ne s'y trouve pas, ou très peu, c'est l'événement inattendu - bien que tout à fait normal - qui vint modifier profondément mes plans par la suite: je veux parler des espoirs de maternité de ma chérie qui se manifestèrent en route même, avant notre départ de la Gold-Coast. Nous emportions d'Afrique une parcelle de la vie que nous venions d'y mener, en germe encore, qui est devenu un beau fruit, fécond à son tour! Comme les événements de la vie s'entremêlent à notre insu et sans s'occuper de nos prévisions. Malgré cet état physiologique nouveau, ma Manette se comporta en route comme un vétéran. Si, en tous temps, elle était ma femme chérie, en route elle était, en plus, un vrai compagnon, sans aucune de ces manifestations et mièvrerie féminine que bien souvent les femmes croient bon de montrer. Le jour de Mampong, surtout, elle fut d'un calme absolu qui me permit de sortir sans dommage de la mauvaise passe où le chef du village nous avait mis par sa cupidité stupide. A Koumassie, elle eut la visite spéciale du Père Ramseyer qui vint, très cérémonieusement, la saluer au nom de toute la mission protestante de la Gold-Coast. Elle fut aussi reçue par plusieurs dames de la société anglaise de Koumassie, très mondaines, mais dont une, cependant, fumait sans vergoge ou le cigare ou la pipe! C'était prématurément exagèré, car la mode du tabac n'était pas encore établie pour les dames, surtout la pipe, comme un vieux loup de mer. De Koumassie à Sekondi, par chemin de fer, rien à dire. Dans ce port, avant de nous embarquer, nous revîmes le Lieutenant Palmer que j'avais connu en 1904 à Kutampoo. Pour nous embarquer à bord du navire de la Cie Elder, Dempter and Cie, ancré en rade extérieure, nous dûmes monter dans les grands chalands ou loutres, maniés par les Kroumen, les marins experts de la côte de Guinée, seuls capables de traverser les trois énormes rouleaux de vagues de la barre, que nous franchîmes sans dommage, mais non sans secousses. Magdeleine tint le coup comme un vrai bourlingueur et nous grimpâmes à bord du grand bateau noir qui nous attendait placidement, en dansant lourdement sur ses ancres. J'avais pris deux passages de secondes classes, croyant être aussi bien que dans les mêmes classes allemandes. Mais non. Lorsque je vis ces secondes classes, je fus fixés: jamais je ne pourrais me résoudre à y introduire ma femme: c'était trop peuple, et cette expression, appliquée au peuple anglais veut dire beaucoup de choses. Pour en avoir une petite idée, il suffit de dire que cette seconde classe, à bord de cette ligne, représentait à peu près la troisième ou la quatrième sur un Fraissinet. Et pourtant, les Fraissinet ne passent pas pour être luxueux! Alors, ce fut bien simple: j'allai trouver le commissaire du bord et me fis faire un déclassement pour entrer en première classe. Là, au moins, on était bien très bien, même. Mais quelle différence de traitement entre deux classes si rapprochées! Ne discutons pas. Inutile. Escales habituelles, mais moins nombreuses que celles des bateaux allemands. Les anglais, ceux de cette ligne tout au moins qui est postale et subventionnée par l'Etat suivent rigidement leur horaire. Ils ne dérogent pas, comme le font volontiers les allemands, même pas pour charger un fret important, à plus forte raison pour quelques tonnes ou pour un passager. Nous revîmes Accra, Monrovia, Freetown, Sainte Marie de Bathurst et Las palmas. Là, ayant quelques bonnes heures à dépenser pendant que notre vapeur faisait son charbon, nous allâmes nous promener dans la ville. Comme c'était le 14 Juillet, nous allâmes faire une visite au Consul français de la ville. Nous croyions faire une gentille politesse patriotique - on est naïf à tout âge et à tout moment -. Mais nous fûmes reçus en vitesse par un Monsieur parlant à peine le français avec un fort accent étranger, pressé de nous voir partir. Aussi ne lui imposâmes-nous pas notre présence longtemps: Bonjour; motif de notre visite; et... au revoir! Nous étions personnellement déçus d'avoir été traités aussi cavalièrement ce jour-là par le représentant de notre patrie; mais patriotiquement, nous étions fiers d'être représentés, dans une ville aussi importante, aussi cosmopolite, internationale, par un pignouf de cette sorte, ne parlant même pas notre langue! Oh! comme la France sait se faire valoir à l'Etranger! C'est effrayant! Là-dessus, nous sommes revenus à bord avec un ou deux paniers de fruits comme on en trouve seulement là et pour une modique somme. Puis on reprit la mer qu'on ne quitta plus qu'à l'entrée du Canal Saint-Georges, à l'entrée du grand, de l'immense port de Liverpool où, par de savantes manoeuvre de bassins, d'écluses dirigées par un monsieur galonné, qui nous suivait sur les quais, un mégaphone à la main dans lequel il hurlait ses commandements en anglais, nous débarquâmes dans les docks de la Cie. Visite superficielle de la ville. C'était un dimanche, donc tout fermé, tout trafic aboli. Par contre, les jardins publics, les pelouses, les squares, les parvis des églises, les socles des statues, étaient envahis par des orateurs religieux de toutes religions qui venaient en public prêcher la bonne parole pour leur église particulière, assurant aux auditeurs qu'elle était la seule et unique capable de les satisfaire. Tout cela avec ou sans musique. La plus belle musique du genre fut celle de l'Armée du Salut, nombreuse et faisant un tapage du diable, malgré le caractère sacré de l'intention. Rien que des cuivres, tambours, cymbales, grosses caisses là- dedans. Et chacun y mettait de l'ardeur à insuffler à son instrument la foi salutiste, soit en gonflant démesurément les joues, soit en tapant à tour de bras sur les peaux d'ânes bien tendues. C'est amusant, la religion, en Angleterre. Et ce qu'il y avait de remarquable, c'est que tous ces orateurs, singuliers ou en groupes, attiraient autour d'eux des gens qui écoutaient bien sagement, sans faire un seul geste de moquerie. Nous ne nous représentions pas du tout cela autour de la statue de la Liberté, par exemple, sur la place de la Bastille à Paris. Quel charivari cela déclencherait! Mais nous étions en Angleterre, à Liverpool, un Dimanche; tout différent. Notre arrivée à Londres nous valut un petit tour comique. Etant à bord du bateau, en causant de choses et d'autres avec les Anglais qui baragouinaient un peu le français - ils étaient quand même plus calés que nous - nous avions demandé des adresses d'hôtel à Londres, où nous pourrions être bien traités. Bien entendu, il s'agissait pour nous d'hôtels modestes mais bien. Seulement, nous eûmes à faire à des pince-sans-rire qui prirent plaisir à nous jouer un bon tour. Ils nous indiquèrent, comme étant juste ce qu'il nous fallait, Cecil Hotel. Vous demandez coachman, tous connaissent bien Cecil Hotel. Ma foi, sans chercher plus loin, en descendant à la gare à Londres, nous avons pris un fiacre et nous avons effectivement indiqué Cecil Hotel. Bon. Le cocher monte les bagages sur l'impériale ne dit pas un mot, et nous voilà partis à travers Londres, au milieu de cette cohue indescriptible que nous n'avions plus l'habitude de voir. Eblouis par tout ce remue-ménage, nous nous vîmes passer sous une haute voûte architecturale et entrer dans une vaste cour, luxueusement entourée de plantes superbes derrière lesquelles de luxueuses tables étaient entourées de luxueuses gens. J'eus à peine le temps de dire: Mais ce n'est pas pour nous, ici, que deux grands gaillards, majestueux, dorés, décorés sous toutes les coutures de leurs vastes vêtements, vinrent, la casquette à la main, et, s'inclinant, nous prièrent de descendre. Mais ils virent bien alors que nous nous étions fourvoyés. Dès qu'ils nous entendirent parler français, ils changèrent d'attitude, et, se couvrant, nous dirent, en un français qui sentait le boulevard des Italiens, qu'en effet, on nous avait mal renseignés; que cet hôtel était le plus luxueux de Londres et que nous serions réellement mieux à Adolphia hotel qui se trouvait quelques rues plus loin et qu'ils indiquèrent au cocher. Celui-ci fit un beau circuit dans la luxueuse cour, sous le nez des radjahs, des nababs millionnaires et ministres, qui regardaient avec dédain notre pauvre équipage égaré, et il nous mena tout droit à cet hôtel qui était bien celui qui nous convenait. Tout le monde y parlait aussi bien le français que l'anglais, et nous pouvions nous croire déjà à Paris. D'ailleurs, nous y étions presque, car, si Londres avait seulement la place de la République, ce serait un petit Paris, tout comme Paris, s'il avait seulement la Canebière, serait un petit Marseille. Il ne s'agit que de s'entendre. Nous demeurâmes deux ou trois jours à Londres pour visiter la ville autant qu'on peut le faire en si peu de temps, et pour y faire les quelques achats indispensables pour nous remettre un peu dans l'apparence générale, car nous détonions quelque peu avec nos anciennes défroques, notre allure de sauvages en liberté, et, surtout, ma femme avec un chapeau datant de deux ans. Deux ans, pour un chapeau de jeune femme! Inouï ce que ça peut paraître antédiluvien un bibi de deux ans! Nous passâmes le "Channel" par Douvres et Calais, sur les vapeurs rapides qui traversent ce détroit en moins d'une heure et qui, à l'avant comme à l'arrière, ont la même étrave, si bien qu'ils évitent les difficiles et longues manoeuvres des virages de bord dans les passes des ports. De Calais à Longwy, par Lille, Charleville, Longuyon: ce ne fut qu'un simple trajet de chemin de fer de chez nous, et nous rentrions dans le berceau de la famille où Manette fut reçue avec une joie délirante. On y retrouva tout le monde en excellente santé, le papa, la maman, la grand-mère Blondeau, et jusqu'à la Praline, une bonne chienne fidèle et caressante qui passa sa vie là, choyée de tout le monde.


#Table

SEJOUR EN FRANCE

1907

RETOUR EN AFRIQUE

Nous retrouvâmes aussi notre jeune soeur Lily, mariée depuis un an déjà au Lieutenant Sohet, du 8ème Bataillon de Chasseurs à pied de Stenay; puis, tous les amis et connaissances. Mais, moi surtout, nous avions un ver rougeur à l'intérieur qui nous grignotait peu à peu, et ne permettait pas de jouir comme il aurait fallu de notre si bon retour en famille, avec cet espoir que Manette portait en elle, bien ancré. La situation financière et commerciale de mon affaire était moins que brillante, et, d'après quelques propos de notre père, au courant des choses et des opinions de ces Messieurs les Millionnaires, il n'y avait guère de chances de trouver chez eux le concours nécessaire pour la relever. Et pourtant, elle était facilement redressable. Qu'on fasse une augmentation de capital, et tout serait remis en place. Il n'y avait plus de frais de premier établissement, puisqu'ils étaient faits, plus de ces frais généraux improductifs par cause de mon immobilité forcée, plus de néfaste expérience à la Jacquinot, plus d'essai malheureux comme celle du Dahomey. En une année, je pouvais retrouver, avec un nouveau capital, l'ancien qui avait presque fondu et qui serait absolument perdu si on ne m'aidait pas à le reconstituer. Oui; tout cela était bel et bon. Mais aucune de ces considérations ne prévalut auprès de ces Messieurs qui s'en tinrent, une fois pour toutes, à leur décision de ne plus s'intéresser à une affaire qui était si éloignée, si peu sûre, si sujette à déboires, etc... etc... Rien à faire. J'étais coulé. Je mis quelques semaines à digérer cette chute et à calculer quelles seraient les meilleures chances pour m'accrocher quand même à ce qui me restait de fonds pour essayer, par une nouvelle série d'efforts, de me redresser. Je ne vis qu'un seul moyen de laisser ma femme en France, chez ses parents, et m'en retourner en Afrique, continuer à faire le cow-boy, pendant X temps, jusqu'au moment où je pourrais y faire venir ma jeune femme avec le bébé qu'elle confectionnait avec tant d'amour. Cela allait nous mener à quand? Deux ans, peut-être! Au moins! Deux ans de séparation, avec l'amertume d'une défaite à réparer dans de dures conditions! Et de l'amour plein le coeur, plein le crâne, plein les sens! Et une jeune femme exquisement amoureuse, aimante et maternelle! Il faut quand même une forte dose de volonté pour se plier, de soi-même, à pareille solution. Il faut, pour que cette volonté devienne bien "volontaire" une continuelle pression de la raison sur tout l'individu dont les moindres fibres se révoltent à la pensée du traitement inhumain qu'on veut lui faire subir! Et on y arrive, à la fin; il faut bien. Alors, ce fut décidé. Je partirais par Koumassie, retournerais à Mané et recommencerais mon affaire comme au début, lorsque j'était seul. J'allai faire un petit séjour à Paris, auprès de ma mère qui encore une fois, avait changé de domicile. Obligée de déménager à cause de la prise de possession de l'immeuble qu'elle habitait par la maison Dufayelle qui s'agrandissait d'année en année, ma mère était allée s'installer dans le même immeuble qui abritait la famille Lecaudey, à Belleville, près de l'église, tout en haut. Très bel immeuble neuf. Très joli petit appartement. Puis je revins à Longwy prendre une bonne dose de courage auprès de ma Manette que j'allais quitter pour si longtemps, que je laissais en gage à ses parents où elle mettrait au monde, en dehors de ma présence, le petit être à nous deux. Enfin, les adieux se firent, et je repris le train de l'exil; car ce n'était plus un exode, mais bien l'exil pour moi. Je partis l'âme ferme, mais le coeur bien gros! oh oui, bien gros! Mais cet aspect de mon coeur était mon secret et n'avait pas à intervenir dans les gestes indispensables du voyageur que j'étais devenu. Je repris en sens inverse la route que nous avions faite quelques mois auparavant, Manette et moi, c'est-à-dire Calais Douvres-Londres-Liverpool. Là, je pris un passage pour Sekondi où j'arrivai dix-sept jours après le départ de Liverpool, tout comme l'indique l'horaire de cette ligne, puis je remontai à Koumassie où je retrouvai mes deux fidèles Petit et Tiémaran auxquels j'avais donné rendez- vous, et je repris avec eux et les quelques porteurs indispensables le chemin du Nord, par Kuitampoo, Oua, le Gourounsi et Mané. Là, je retrouvai mon frère qui, à l'encontre de mes instructions, avait continué à acheter du bétail, n'importe comment: veaux, vaches, bouvillons, boeufs, taureaux sans discernement, alors que je lui avais bien spécifié de ne rien acheter, de conserver précieusement les fonds que je lui avais laissés. En effet, pour faire ce que je voulais faire, il ne me fallait avoir que des bêtes marchandes de boucherie, telles que celles que j'avais achetées la toute première fois. Je ne devais pas m'embarrasser d'autres unités non marchandes, non résistantes, telles que veaux, bouvillons taurillons. C'étaient de belles bêtes adultes qu'il me fallait. Or, quand j'arrivai à Mané, je me trouvai devant mes caisses vides d'argent, mais avec un troupeau hétéroclite qui ne me permettait plus de faire l'opération projetée, ni, par conséquent, de me raccrocher à cette branche de salut qu'elle aurait été. Désastre plus complet que les précédents, car c'était le coup de grâce, cette fois. Aplatissement absolu. J'en aurais pleuré de rage, de chagrin, si j'avais osé me laisser aller aux sentiments douloureux qui m'assaillirent alors. Cette triste situation redoubla l'amertume de ma séparation d'avec ma Manette qui me manquait tant! Je repris mon système de méditation dans mon arbre, pour me faire,une fois de plus, une mentalité nouvelle, adaptée à la situation présente, telle qu'elle était, et de laquelle il fallait sortir d'une manière ou d'une autre. Laquelle adopter. Cherchons; voyons; pesons. Tout cherché, tout vu, tout pesé, je n'en vis qu'une seule réunissant le plus de chances d'arriver à une liquidation qui ne soit pas trop désastreuse. Car j'étais acculé à la liquidation. Je ne pouvais plus me redresser. La présence de ce troupeau indésirable et indésiré me coupait tous mes moyens: il était intransportable en Gold-Coast, et, même en admettant que je puisse l'y amener, il y aurait été invendable. Voici le parti auquel je m'arrêtai; je ferais descendre ce troupeau, par petites étapes, sur Bamako où j'espérais bien en tirer meilleur parti que partout ailleurs, à cause de la possibilité d'y vendre mes jeunes animaux pour leur engraissement futur et mes vaches pour la reproduction, dans un pays qui leur serait propice. En même temps, je ferais redescendre tout le matériel que j'avais amené à Mané et qui pouvait être transporté, tel que selleries pour ânes, bâts, verroteries, étoffes diverses et autres. Je devrais me résigner à abandonner sans en rien tirer tout le matériel lourd et invendable: scie à ruban à pédales, machine à coudre, écrémeuse, baratte, couveuse artificielle et autres instruments de ferme que j'y avais apportés et qui me servaient déjà là où ils étaient, mais qui n'avaient aucune valeur en dehors de ma ferme. Il me fallait abandonner la ferme elle-même, telle qu'elle était, magnifique bâtisse pouvant durer des années et des années si on l'habitait, mais qui devait fatalement s'effriter si on la laissait en butte aux intempéries et aux termites. Mes poutres, planches, portes, fenêtres, armoires, tables, chaises, lits, etc... confectionnés sur place avec amour, et adresse, et art, allaient être abandonnés à qui viendrait les prendre pour les brûler, à moins que les gens de Ouagadougou, qui n'avaient pas voulu me les acheter, ne vinssent ensuite les y chercher pour les utiliser à l'oeil. Ce qu'ils firent, du reste, sans scrupules. C'est couru: à un homme à la côte, on ne tend pas de perche. J'avais encore une autre épine à me sortir du pied; Ferréol. Qu'avait- il fait à Bobo, avec le lot d'étoffes que lui avais confié? d'après mes calculs, il devait être en possession d'environ 5000 francs qui me revenaient, tout frais payés. Jamais encore il n'avait envoyé un sou. Des comptes, oui. Des fonds, non. Je ne pouvais éclaircir cette question qu'en allant sur place contrôler les opérations, me renseigner, et traiter au mieux la liquidation d'engagement, car nous avions entre nous un contrat de travail réciproque que je ne pouvais rompre sans arrangement préalable. Je devrais sans doute lui payer une indemnité de trois mille francs, à moins de circonstances spéciales, et je ne pouvais le savoir qu'en y allant voir moi-même, et à l'improviste. Alors, avec mon frère, nous nous partageâmes la besogne. Il prenait la tête de la caravane des boeufs et des porteurs qu'il conduirait par le Bani, Segou, Sansading, Koulikoro à Bamako, lentement, pour ne pas décimer je jeune bétail. Pendant ce temps, je prendrais la route de Bobo; j'y verrais Ferréol, ferais mes arrangements avec lui, et rejoindrais, moi aussi, Bamako où, notre jonction faite, je ferais le nécessaire pour liquider au mieux les épaves de mon beau rêve, sombré alors que je l'avais vu si près de se réaliser. Quelle tristesse! Allez debout! Quand le moment fatal fut arrivé, je montai à cheval, et, d'un grand coup de galop, je fis les deux ou trois cents mètres nécessaires pour me cacher complètement la vue des "Mimosas" que j'abandonnais à tout jamais, et où j'avais connu tant de bonheur au milieu de tant d'espoirs. Les espoirs étaient déçus; mais il me restait le principal: l'amour de ma femme, avec lequel je saurais bien rebâtir quelque nouveau nid, quelque part. Pour le moment, j'avais de la besogne devant moi, pas agréable, mais tracée tout de même. Je commençai par aller faire mes adieux à ces Messieurs de Ouagadougou - simple politesse - puis, résolument, je repris la route de Bobo - Dioulasso que je connaissais bien, et qui n'offrit pas plus de singularités que les autres fois Monotonie tout le temps. Je pus, tout à mon aise, vagabonder en esprit auprès de ma blonde. En débouchant de l'autre côté de la Volta, dans le premier village où je pris mon campement, sous ma tente, j'assistai, le soir, à un très joli tam-tam au clair de lune. Les hommes surtout y étaient nombreux, bien décorés d'attributs divers en cauries, queues d'animaux sauvages, masques de peaux de bois, de joncs tressés, coiffures emplumées, les corps peints en rouge ou en blanc. Leurs danses étaient animées par un riche orchestre de tambourins et de flûtes, accompagnés d'une multitude de cloches et clochettes qui tremblaient frénétiquement. Les danses étaient passionnées, acrobatiques quelquefois, et soulignées par les chants des femmes qui claquaient dans leurs mains en cadence. Le spectacle était vraiment beau, et j'en jouis pleinement surtout par le contraste qu'il formait avec un autre tam-tam, monstrueusement sauvage, que j'avais surpris en pleine forêt, quelques semaines auparavant, lorsque je traversais le pays des Achantis en allant à Mané. Ce jour-là, j'étais tombé sur un village bâti comme tous les autres,, dans une clairière de la forêt-vierge. Mais, entre les dernières cases du village de la forêt, il y avait une autre clairière entourée d'un côté par une rangée de paillotes ouvertes qui devaient servir à abriter les vendeurs, les jours de marché. Ce n'était pas jour de marché, car il n'y avait, sous ces paillotes, qu'une ou deux vieilles femmes devant de tout petits éventaires. Par contre, la clairière était envahie par une foule de gens du village, hommes et femmes - pas d'enfants - qui avaient l'air très excités. Il s'agissait en effet d'un grand tam-tam d'amour interrompu au moment où j'y arrivai pour cause d'épuisement momentané, mais qui allait bientôt reprendre son cours. Lorsque les musiciens reprirent leur tintamarre, les hommes et les femmes se rassemblèrent en un grand cercle épais, et se mirent à tourner en rond mais en avançant latéralement, la face toujours tournée vers le centre du cercle qui restait libre. Dans un coin, les musiciens, accroupis, faisaient leur tapage infernal, et, un peu plus loin, deux grandes statues, horribles, sculptées grossièrement chacune dans un tronc d'arbre, représentaient, l'une l'homme au sexe formidable et enluminé en rouge, l'autre la femme dont on ne pouvait ignorer le sexe, marqué qu'il était par une énorme fente partant presque du nombril et par deux seins de bois invraisemblables. Quant aux gueules de ces monstrueuses idoles, c'était tout ce qu'on peut imaginer de plus hideux. Mais, n'est-ce-pas, des goûts et des couleurs.... Au bout de quelques minutes de danse générale, un énergumène vêtu d'un court pantalon et d'une espèce de toge qu'il tenait sur son épaule gauche, se lança vers le centre du cirque. Mais sa toge le gênant bientôt, il la lança du côté de la foule, et ses mouvements devinrent de plus en plus saccadés. Alors, une femme entra, elle aussi, dans l'arène, et se mit à faire des pas précipités en roulant de la croupe presque nue sous un simple petit pagne. Insensiblement, les deux êtres se rapprochèrent, se croisèrent, tout en sautillant, et, en passant l'un près de l'autre, se mirent, dos à dos, à se flanquer de grands coups de croupes. Puis ils se séparèrent, et refirent les mêmes gestes en se rapprochant de nouveau. Alors, un des hommes du cercle se détacha et alla acheter quelque chose à une des vieilles vendeuses des paillotes. Il apporta cette chose et la lança au danseur du cirque: c'était un pot de pommade rouge dans lequel l'homme enfonça un doigt, puis il se barbouilla la figure avec une bonne dose de cette graisse. Ensuite, la femme étant près de lui, il lui vida tout le reste du pot sur la chevelure en la barbouillant de ses deux mains fébriles, sans cesser de danser, mais en faisant cette fois des simulacres fort caractéristiques. Une fois encore, ils se séparèrent en se recherchant. On lança une bouteille de gin à l'homme qui en but de grandes gorgées avant de la passer à la femme. Pendant qu'elle la vidait, son partenaire, ivre de danse et d'alcool, écrasait sur le cou et la poitrine de la femme en folie le contenu d'un autre pot de cette pommade pacotille. Alors, les gestes devinrent franchement obscènes, lubriques. L'homme arracha le pagne de la femme qui se trémoussait de plus belle; celle-ci dénoua la ceinture du pantalon de l'homme qui, ainsi dénudé, laissait voir l'effet d'un désir fou, et, après quelques nouveaux gestes plus intimes, l'homme et la femme, complètement affolés, s'enfuirent dans la forêt proche où ils purent achever, solitaires, leur danse prodigieusement démoniaque. Le cercle refermé, un autre couple vint occuper le centre du cirque et recommença pour son compte les mêmes figures que les premiers. Mais j'en avais assez vu: je rentrai sous ma tente, de l'autre côté du village. Jamais je ne pourrai oublier les expressions bestialement lubriques de tous ces visages enflammés par l'alcool et le désir, les gestes fous avec lesquels les hommes écrasaient leur pommade sur la tête des femmes, les attitudes forcenées que les deux partenaires prennent alors que, dénudés, leurs corps vont se confondre dans un monstrueux accouplement. Ce soir, dans mon village bobo de la vallée de la Volta Noire ce n'était pas du tout ce spectacle que j'avais sous les yeux. C'était en comparaison enfantin, innocent, visible pour tout un chacun. J'arrivai à Bobo-Dioulasso un beau jour vers une heure de l'après- midi. J'avais choisi cette heure pour trouver tout le monde en pleine sieste. Naturellement, mon arrivée sous la véranda de sa maison le fit sortir pour se rendre compte. C'était la maison même que j'avais bâtie, et cédée ensuite à la Niger-Soudan. Comme elle n'était habitée par personne, je l'avais louée, pour peu de chose, pour y loger Ferréol. Surprise de mon jeune homme en me voyant chez lui! Surprise désagréable à en juger par le mouvement de recul- presque d'effroi - qu'il ne put réprimer. Il se reprit cependant vite, et, souriant, me souhaita la bienvenue; mais je sentais bien que ce n'était que du bout des lèvres. Je m'excusai, très hypocritement, de venir le déranger à cette heure. Mais puisque j'étais là, j'allais me permettre, s'il le voulait bien, de faire un rapide contrôle de sa gérance. Tout serait sans doute très vite terminé, et nous serions alors plus à l'aise pour causer de nos affaires futures. A ce moment-là, il y eut du tirage, et il se regimba. - Comment? subitement, comme ça? Ce ne sont pas des manières convenables; on ne surprend pas les gens ainsi! - Mais, dis-je, je n'ai pas à vous prévenir de mes faits et gestes. Je viens vérifier votre gestion comme c'est mon droit le plus naturel. Comme vous n'avez jamais eu que peu de détails dans vos marchandises, l'inventaire sera certainement vite fait. N'ayant que peu de ventes, vous devez avoir sous la main vos comptes nettement établis, à quelques jours près, et leur contre- partie en marchandises restantes, en émoluments et en espèces en caisse. - Oui, bien sûr; j'ai tout cela comme vous dîtes; mais quand même, le procédé est blessant. - Allons, allons, Ferréol, pas de mauvaises raisons. Autrement vous allez me faire croire que vous ne vous sentez pas en règle. - Moi? Oh! mais si, Monsieur. Puisqu'il en est ainsi, vous allez voir. Nous allons nous mettre à la besogne. Mais auparavant, je dois aller sur le marché pour y faire prendre les étoffes qui y sont en vente, entre les mains d'un de mes hommes. - C'est bien; allez; mais ne soyez pas trop longtemps. - Je reviens dans quelques minutes. Dix minutes après, les étoffes vinrent, en effet, mais pas le Ferréol. Je l'attendis pendant quatre heures, après lesquelles ils revint un peu excité et avec un air inquiet. - C'est ça ce que vous appelez quelques minutes. Lui dis-je mécontent. Et vous parliez de procédés qui....de politesse que... - Oui, excusez-moi, j'ai dû faire quelques visites chez mes amis, ou du moins chez ceux que je croyais des amis, me répondit-il énigmatique. Allons, Monsieur Hubin, faisons nos comptes. Voici mes livres voici mes marchandises. Nous procédâmes aux opérations de vérification, et il en résulta que, tout comptes faits, frais et émoluments déduits, il manquait une somme de plus de neuf cents francs dans la caisse. Ma demande d'explications ne reçut, comme réponse, que des larmes qui sortirent, lentes et silencieuses, des yeux du jeune homme atterré devant l'évidence. Oh! ce n'était pas une surprise pour lui, certainement; il ne pouvait ignorer ce déficit de caisse. Il l'ignorait si peu que - je le sus le soir même - il avait employé les heures de son absence à aller à la chasse aux fonds. Il avait été trouver plusieurs commerçants de la place avec qui il faisait des parties effrénées de cartes, et les avait suppliés de lui prêter les quelques centaines de francs qui lui manquaient. - Ce n'est que pour un jour, leur avait-il dit. Hubin me doit une indemnité de rupture de contrat et de rapatriement en France. Je vous rendrai votre argent aussitôt. Mais les bons amis ne lui prêtèrent rien, ou s'ils le firent, ce ne fut pas suffisant. Mais, le firent-ils, ce fut à leur détriment, car, le soir de ce jour, Ferréol ne fut plus en mesure de leur rembourser quoi que ce-soit. Non seulement j'avais confisqué ce qui restait, étoffes, recettes, jusqu'aux cauries - trois cents francs - mais je lui fis signer une déclaration comme quoi sa gestion avait été malhonnête, qu'elle présentait un déficit de neuf cents francs en chiffres ronds, qu'il reconnaissait me devoir cette somme, qu'il s'engageait à me la rembourser mensuellement à raison de cent francs par mois jusqu'à extinction, et, qu'enfin, il me déchargeait de toute indemnité présente ou future pour cause de rupture de contrat. Le lendemain, je fis légaliser la signature qu'il avait apposée, et je me trouvai libéré de cette épine que j'avais prévue plus douloureuse à extraire. Par sa faute personnelle, Ferréol s'était enferré lui-même, et grâce à la promptitude de mon intervention, j'avais pu me servir de sa faute pour atténuer, très appréciablement, les frais que j'escomptais. Je ne gagnais rien à cette affaire; cependant, je m'évitais une dépense de 2100 francs, différence entre ce que je croyais être obligé de lui payer - 8000 francs environ - et la somme qu'il me devait - 900 francs - dont je savais parfaitement que je ne reverrais jamais un sou. Je fis ensuite une petite tournée en ville et constatai que rien n'était changé à Bobo, même pas le muphti de la mosquée qui avait toujours sa belle voix pour appeler ses fidèles à la prière! Le trafic du caoutchouc était complètement arrêté. On y végétait tout simplement. Je repartis en direction de Sikasso, ma route normale pour aller à Bamako. Là, je fis la connaissance de l'agent de la Niger-Soudan que je note ici pour deux raisons. La première, c'est qu'il s'appelait de Conté et faisait partie de cette noble famille quasi royale. La deuxième, c'est qu'il était devenu le mari de Koundia, mon ancienne femme indigène. Ils faisaient bon ménage ensemble et Koundia était toujours aussi jolie et aussi fine. A Sikasso, j'allai aussi rendre visite à l'administrateur qui, lorsque j'entrai dans son bureau, me dit à brûle-pourpoint: - Ah! Monsieur Hubin, vous venez sûrement pour l'affaire Ferréol. J'aime autant vous dire tout de suite que vous n'aurez pas gain de cause si vous voulez vous dérober. Vous lui devez une indemnité de rupture de contrat et son rapatriement en France. - Mais, Monsieur l'Administrateur, répondis-je interloqué, je suis simplement venu en passant, pour vous présenter mes salutations. Je n'ai aucune affaire pendante avec Ferréol! - Comment cela, voyons! Il est venu ici il y a environ quinze jours, et je lui ai donné la marche à suivre pour obtenir satisfaction. - C'est possible, Monsieur. Je n'en sais rien et n'en veux rien savoir. Ce que je sais, c'est que Ferréol a quitté ma maison me devant de l'argent, sa gestion n'ayant pas été délicate; et que, par un acte sous signature légalisée, il reconnait me devoir cette somme, me déchargeant de toute redevance envers lui. - Ah! Mais alors, tout est changé! Excusez-moi, n'en parlons plus. Très heureux de votre visite. Au revoir, Monsieur! Je fus ainsi congédié, assez cavalièrement, par ce monsieur pas content du tout de s'être enferré, lui aussi, avec le Ferréol. J'avais un sourire ironique sur les lèvres en sortant de la résidence: je l'échappais belle, évidemment. Sans plus m'arrêter à Sikasso où je n'avais rien à faire, je continuai mon chemin, mais en faisant un léger crochet pour passer par Bougouni, chef-lieu d'un cercle situé au Sud de celui de Bamako, entre celui-ci et la colonie anglaise de Sierra-Leone, du côté du Ouassoulou. Sur cette route, on voit encore des traces beaucoup plus nombreuses que partout ailleurs des passages de Samoryn de ses massacres, de ses pillages, car, lorsqu'il se sentait serré de trop près, il passait la frontière pour se réfugier sur le territoire anglais couvert de forêts impénétrables. A Bougouni même, un petit incident à noter. En passant par hasard devant un bâtiment d'où sortaient des voix d'enfants, je m'approchai et me trouvai devant une école garnie d'écoliers sous l'autorité d'un instituteur blanc. Je m'arrêtai, curieux de voir et d'entendre. La salle était vaste, bien aérée par de large ouvertures laissant entrer air et lumière. Une trentaine de négrillons, tous habillés de même façon, certainement par l'administration, étaient régulièrement dispersés sur des bancs d'école. Le maître était, tout comme chez nous, monté sur une estrade où il avait son bureau. les murs étaient garnis de tableaux coloriés et de cartes géographiques, absolument comme dans une école de Castelnaudary ou de Barcelonnette. Les chants se terminaient, et le maître commençait un cours. A ce moment, je fus un peu surpris, car j'entendis cet homme de bonne volonté, parlant à des négrillons soudanais, leur dire: - Dans une année, il y a quatre saisons; l'été, le printemps, l'automne et l'hiver! Répétez! Et tous ensemble, ils répétèrent exactement la sentence. Alors, je partis. Cette façon de comprendre l'enseignement au Soudan avec des notions exclusivement européennes en général et françaises en particulier me semblait un peu ahurissante. Si, en effet, on peut diviser l'année en quatre phases cosmographiques correspondant , pour toute la terre, aux deux solstices et aux deux équinoxes, ce n'est que sur le plan scientifique. Pourquoi aller raconter ça à ces jeunes noirs, qui contrairement à ce que nous constatons très bien en Europe, ne pourront jamais se rendre compte de ces phénomènes dans leur pays? Pour eux, il n'y a que deux saisons bien marquées: la saison des pluies qui commence en mai et la saison sèche qui commence en Octobre. Quant à la marche apparente du soleil, ils ne la remarquent pas. Il n'y a pas de jours plus longs ou de jours plus courts, au Soudan, surtout si on se rapproche de l'équateur. Alors, pourquoi faire venir de France des instituteurs qui vont ainsi bourrer le crâne à ces enfants primitifs, avec des choses qui sont inexactes dans leur pays? Dès lors, je crus sans réserve ce que de Condé m'avait dit à ce sujet lorsqu'il m'avait parlé de l'école de Sikasso. Il m'avait fait une critique très sévère des méthodes - idiotes, stupides avait-il dit - employées par l'instituteur venu de France. Entr'autres choses, il y avait cette absurdité incompréhensible: Dans un cours d'histoire, qu'il faisait répéter mot à mot à ses marmots il commençait ainsi: Nos ancêtres les Gaulois...! Je vous demande un peu si ce n'est pas de la dernière stupidité d'aller enseigner à ces nègres que leurs ancêtres s'appelaient les Gaulois! Ayant entendu le jeune éducateur de Bougouni, je crus parfaitement le récit de Condé. Les âneries se répandent beaucoup plus facilement que les saines sentences. Peut-être, après tout, ces instituteurs étaient-ils conscients de ces attentats à la pure raison? Mais, esclaves du devoir professionnel, appliquaient-ils seulement en automates les règles qu'on leur avait imposées en haut lieu. Cela se peut. Après tout, je m'en désintéressais. Cela ne m'empêcha pas d'arriver à Bamako où j'allai me loger dans un ancien comptoir désaffecté et où, entre parenthèses, je fus pris d'une crise de dysenterie assez sérieuse. Mais je la traitai énergiquement par une diète au riz et elle ne dura qu'une huitaine de jours environ. Je me trouvais complètement guéri pour recevoir le câblogramme de Longwy m'annonçant l'arrivée au monde vivant de Suzanne. C'était le 22 Février au matin. Suzanne était née la veille et on annonçait que tout allait bien. Ce fut pour moi un grand soulagement et une grande joie. Une certaine fierté aussi; j'étais papa. Il me semblait que quelque chose de nouveau modifiait ma personne. Une sensation de légèreté me domina toute la journée, et je ne pus m'empêcher d'éprouver le besoin d'aller rendre visite à mes concitoyens pour, sournoisement, leur annoncer cette grande nouvelle qui m'emplissait toute, tandis que les gens à qui j'en faisais part l'acceptaient bien calmement, bien poliment. Puis, le lendemain, arrivée de Victor avec tout son troupeau: les ânes, les ballots, et tout le saint frusquin. Il n'avait rien perdu en route. Alors, les jours qui suivirent furent occupés à la liquidation effective de mes épaves. Pour le troupeau, je n'eus pas trop de difficultés. mais, comme je le prévoyais, ce furent les bêtes de boucherie qui furent enlevées les premières. Les prix étaient loin de ceux de Koumassie. Néanmoins, ils laissaient quand même une assez grande marge de bénéfice qui aurait pu être doublée en marché ordinaire, c'est-à-dire, premièrement, si je n'avais amené que de belles bêtes, et deuxièmement, si je n'avais pas été pressé de les vendre, si j'avais pu attendre leur écoulement normal au fur et à mesure des besoins. Mais comme ce n'était pas le cas, les gens profitaient de la situation, comme partout. Pour les autres bêtes, je ne pus les liquider que peu à peu, pièce par pièce, pour ainsi dire, à des particuliers. J'en tirai aussi un prix supérieur à leur prix de revient. Cette expérience me confirma dans la certitude que j'avais eue de pouvoir me remonter facilement si les gens de Longwy m'avaient aidé, soutenu. Non seulement j'aurais pu me relever, mais leur capital initial aurait été reconstitué. Mais il n'y avait plus rien à faire qu'à continuer à liquider. Ce que je fis en bazardant d'un seul coup, à forfait, tout ce qui n'était pas animaux à un commerçant de la place, espèce de maquignon soldeur. C'était la seule manière pour moi de me débarrasser de cette glu qui me poissait les doigts. Allez, débarrassez! Qu'on tire la portière et qu'on n'en parle plus! Voilà, c'était fait. Il ne me restait plus que moi-même et mon frère, dépouillés. Si, il me restait encore à prendre une décision. Avec Victor, nous avions examiné la situation, pesant par-ci, pesant par-là, pour arriver à trouver la meilleure direction. Pour lui, ce serait facile. Il trouverait rapidement une place, soit à Bamako, soit sur la ligne de chemin de fer. On était toujours à court de personnel blanc aguerri. Et en effet, on lui proposa d'entrer immédiatement en service au buffet de Toukoto pour en prendre la direction, la gérance. Ca allait donc tout seul pour son côté. Mais moi? Si j'avais été célibataire... si j'avais été célibataire, tout ça ne serait pas arrivé. Donc, il ne s'agit pas de cela. Marié et sans enfant, j'aurais pu envisager de demeurer à la Colonie soit à Bamako, soit, beaucoup mieux, à Konakry, gentil port de capitale de la Guinée où j'aurais pu faire venir ma femme très aisément. Embarquement à Marseille, débarquement chez soi; C'eût été très faisable. Je serais reparti comme commis de comptoir? La belle affaire! C'eût été un recommencement, oui, mais qui n'aurait pas duré longtemps. J'aurais tout de même apporté ma grande expérience africaine, et je n'aurais pas tardé à obtenir un emploi sérieux et rémunérateur. En même temps, Manette aurait pu m'aider en s'occupant, elle aussi, soit en donnant des leçons de musique, soit autrement, en montant un atelier de modes, par exemple, l'élément européen et européennes étant très nombreux à Konakry. Mais, voilà; nous nous compliquions de petite Suzanne qui allait clouer la maman pour un an au moins en France, sans pouvoir venir à la Colonie. On n'enlève pas une maman et son poupon pour les transplanter en Afrique comme on peut le faire s'il s'agit de se déplacer de Lille à Orléans, par exemple! Alors, j'étais fort perplexe. Je ne voyais plus d'autre issue que la rentrée en France pour y vivre avec ma petite famille, en gagnant comme je pourrais, suivant circonstances. J'étais tiraillé par deux forces contraires et puissantes. Demeurer à la Colonie, en Afrique, où, réellement, je me sentais dans mon milieu, comme le poisson dans l'eau, comme l'oiseau dans l'air. Ici, en Afrique, n'importe quoi pouvait se présenter, j'étais apte à l'accomplir avec succès. Et puis malgré l'amertume de mon échec complet, j'aurais toujours la possibilité de me redresser un jour ou l'autre. Avec de l'énergie, de l'intelligence, de l'endurance et de l'expérience, je ne pouvais manquer de me reprendre et de repartir vers une autre ascension. Oui, mais une autre force m'attirait aussi et plus violemment, car, elle n'était pas de pur raisonnement: ma Manette et mon amour. Je me sentais à bout de force en regard de notre séparation. J'aurais pu la prolonger encore de quelques petits mois, et encore, s'il l'avait fallu à toute force pour arriver à une bonne solution. Mais devant cette perspective de devoir rester encore une année solitaire, je m'effondrais. Je ne pouvais pas supporter cette idée. J'aimais trop, et trop profondément, violemment aussi. Ce n'était pas une vie d'aimer dans le vide! La chair aussi se révoltait de n'avoir pas la pâture qu'elle désirait. Et je ne pouvais pas la tromper, ma propre chair, en lui donnant une ersatz de femme. Oh! mais non; rien à faire. C'était ma Manette seule qui était désirée, et pas une remplaçante. Il y avait concordance absolue entre mon coeur et ma chair. Ils étaient inséparables. Et, parfois, c'était bien douloureux. Aussi, je penchai du côté le plus lourd, le plus appelant, le plus impérieux. Sans vouloir écouter la saine mais froide raison - ça ne lui est pas difficile, à la Raison; elle est en bois, ou en airain - je donnai libre satisfaction à mon coeur en décidant de rentrer en France, pour vivre auprès de ma chérie et de notre petit trésor. Tant pis pour l'inconnu. On verrait bien sur place. Hélas! il était terrible, cet inconnu. Mais, heureusement, je ne pouvais pas le prévoir. Tout ceci bien débattu, bien trituré, bien arrêté, je me mis en route, joyeusement ma foi. Oui. Je me souviens bien de mes sensations à ce moment-là. J'étais entièrement débarrassé de mes soucis antérieurs. Finis. Classés. J'avais pris une décision: je n'avais donc plus qu'à m'occuper de la réaliser. Je regardais uniquement en avant. Et qu'y avait-il en avant? Ma Manette! Notre amour. C'était trop lumineux pour n'en pas être ébloui. Certainement les Rois Mages, Gaspard, Melchior et Balthazar, ne marchèrent pas à l'étoile avec, au coeur, la joie qui bondissait dans le mien lorsque je me mis en route vers mon Etoile à moi. Le reste? Ce qui venait de s'effondrer? Au tiroir. Au classeur fermé. Oh! ce n'était que du classement, nullement de l'oubli, mais une mise à part, aux archives. Je ne me souciais pas de traîner avec moi ces souvenirs enténébrés qui n'auraient pu qu'avoir une néfaste influence sur moi. Allez, restez derrière. En avant vers l'amour. Oh! ma Manette! je ne sais si tu as senti, à ce moment, quelque parcelle de cet amour que je te dédiais, qui me brûlait pour toi, ma chérie; mais il me semble bien qu'il était assez fort pour que ses ondes aillent jusqu'à toi. Voilà dans quel état d'esprit je quittai Bamako et pris la route de Siguiri, en Guinée. Etant libre de mes actions, je choisis cette direction parce que c'était le trajet le plus court et le plus pratique en cette saison sèche. Par Kayes, le voyage aurait été bien trop long et trop fastidieux, surtout pour moi qui connaissais parfaitement la route, et dont l'impatience n'aurait pas résisté aux vingt-cinq jours de lente navigation sur le Sénégal. L'autre route, celle de Konakry, était, de beaucoup la plus courte, la plus plaisante, et, ce qui ne gâtait rien, elle m'était toute nouvelle; je ne la connaissais pas. Tous les avantages se réunissaient donc pour me la faire adopter. Je ne pris avec moi comme domestique que Ousman pour ma popote et un jeune palefrenier pour mon cheval. J'avais ramené mes autres gens à Bamako, avec leurs familles, et je leur avais fait mes adieux en leur laissant un certain cadeau. Du reste, ils étaient devenus riches à mon service et n'étaient donc pas à plaindre. Je remontai le cours du Niger en suivant continuellement sa rive gauche. Déjà au sortir de Bamako, on marchait au pied des hautes collines qui bordent le fleuve et qui sont les derniers contreforts de l'important massif montagneux du Fouta-Djallon dont je devais traverser, plus haut, la partie sud. Ces collines rocheuses tombaient à pic sur le fleuve, ne laissant, parfois, qu'un étroit passage tout juste respecté par les hautes eaux. Le pays était toujours couvert de broussailles, mais elles devenaient plus épaisses et plus vigoureuses: la constante présence de l'eau se faisait sentir. Pas de cultures. Elles étaient sur l'autre rive qui n'était qu'une vaste plaine, inondable par place et, par conséquent, très propice à la culture du riz, dont la qualité, dans ce pays fécond, était la meilleure de tout le Soudan. Le grain en était gros, ovoïde, bien dur, et toujours décortiqué au pilon par les femmes. Il n'était donc pas d'apparence neigeuse comme celui de Saïgon, au contraire. Il était gris, en général, avec, sur chaque grain, de petites rayures rouges aux arètes, car le pilon n'enlevait que la première écorce et laissait adhérer au grain tout le son intérieur ainsi que de minuscules parcelles de son coloré. C'est pourquoi aussi il était si nourrissant et contenait encore toutes les vitamines qui se trouvent juste sous l'écorce et qui disparaissent dans les moulins où on le décortique et le lisse mécaniquement en lui donnant la blancheur brillante qu'on vante tant - et bien à tort d'ailleurs Tout en marchant ainsi, j'arrivai à Siguiri, premier centre de la colonie de la Guinée française, qui, comme tous les autres, n'enfermait, en tant que Blancs, que les fonctionnaires et deux commerçants seulement qui n'avaient pas l'air de prospérer beaucoup. Je ne m'attardai pas dans ce poste où je n'avais rien à faire, et continuai mon chemin à l'allure des porteurs, c'est-à-dire en faisant au plus trente kilomètres par jour. J'arrivai ainsi sur les bords du Tinkisso, rivière assez importante qui coule en direction Nord-Sud des ravins du Fouta-Djallon que j'atteignais là. Cet affluent du Niger, rouleur d'or dit-on, est la contre-partie exacte de la Falémé, affluent du Sénégal, qui descend du même massif, mais sur l'autre versant, un peu à la manière du Rhône et du Danube qui, partant du même massif, prennent des directions diamétralement opposées. Il n'y avait presque pas d'eau dans la rivière à ce moment-là, pas plus que dans le Niger d'ailleurs, dont le lit était une suite de grandes plages de gravier qui n'avait pas encore eu le temps de devenir sable. La végétation commençait à changer quelque peu, devenant plus dense et moins sèche. Les épineux devenaient rares. Puis, un jour, je débouchai sur une vaste clairière, tout près du fleuve dont la vallée s'était fort élargie; et dans le fond, je vis des bâtiments à allure de ferme européenne. En effet, là s'était établi un ancien Maréchal-des-Logis-chef de spahis soudanais dont j'ai oublié le nom, qui avait pris sa retraite à la colonie en se faisant colon- agriculteur. C'était le premier, et ce fut le seul, que je rencontrais en A.O.F. Moi aussi, j'avais été colon, mais éleveur seulement, pas agriculteur. Celui-ci avait une véritable ferme de culture, ce que je remarquais à la disposition des hangars et aux instruments aratoires qu'on y voyait. Naturellement, j'allai présenter mes salutations. Mais, si je fus reçu, ce fut d'assez mauvaise grâce. Je me trouvai en face d'un homme encore jeune, bien bâti, bien barbu, mais bien taciturne aussi. Il me présenta à sa femme, une française de France, une compatriote donc, qui ne fut guère plus aimable que son mari. J'en conclus que je tombais bien mal dans ce ménage qui me semblait être en pleine crise. Cependant, le monsieur reprit le dessus et m'invita à me rafraîchir. Après le premier verre d'absinthe, sa figure s'éclaira; un petit sourire vint la transformer. Après le second verre, l'homme était gai, jovial. Mais la madame était devenue plus taciturne encore. Ca n'allait pas. Je compris qu'elle était hostile à mon arrivée - comme à celle de tout Européen - à cause de l'occasion qu'une visite apportait à son mari de boire un peu de remontant, chose qu'elle devait lui interdire en temps ordinaire, car elle l'empêcha de reprendre un troisième verre en lui faisant remarquer qu'il en avait déjà trop pris! Hum! Pas l'air commode, la Madame! Malgré cela, je fus invité à rester pour le déjeuner. Mes boys étaient au campement, à 500 m. de là, tout près du fleuve, et je les y laissai bien tranquilles. J'acceptai l'invitation, par curiosité, me promettant bien de regarder un peu vivre ce couple dont le premier abord avait été si bizarre. Le repas fut très simple et, bien entendu, ordonné à l'européenne; mais ce n'était pas bien fait. Les indigènes savent rarement exécuter nos plats et je préférais de beaucoup mes ratatouille indigènes. Cependant, le Monsieur fut assez causeur. Les apéritifs et le vin qu'il buvait à table assez copieusement, sous le regard alarmé de sa femme, le mettaient en meilleure humeur. Il me raconta comment il avait monté sa ferme, à un endroit très fertile, près des débouchés de Kouroussi, Siguiri, Satadougou, toutes localités importantes qui se trouvaient aux environs. Il faisait surtout le riz en avait, en concession, deux ou trois cents hectares de bonne terre inondable qu'il avait défrichée et dont une grande partie était déjà mise en culture. Mais il se plaignait de la main d'ouvre, pas assez abondante et très maladroite dans le maniement des instruments aratoires mécaniques qu'il avait fait venir. D'autre part, il ne pouvait pas avoir d'animaux de trait pour ces instruments. les chevaux étaient trop faibles; les boeufs du pays, trop petits, et les beaux gros boeufs du Mossi, pesant dans les 800 à mille kilos, ne s'acclimataient pas facilement. Il avait donc des déboires, beaucoup de déboires; ce qui l'incitait à boire; pour oublier. Allons, sans y trouver une consolation pour moi-même, je me rendais compte que je n'étais pas seul à connaître l'échec! Il me fit part aussi de l'attitude étrange de l'administration coloniale à son égard. On l'avait d'abord encouragé, en haut lieu, à faire sa tentative, mais sans lui donner aucune aide effective. Même, l'année précédente, me dit-il, il avait fait une demande officielle, bien en règle, pour que la concession territoriale qu'on lui avait accordée, fût changée de concession temporaire en concession définitive, entraînant la possession effective du sol. Il faisait valoir les sommes qu'il y avait engagées, les superficies défrichées, cultivées, les résultats obtenus, et désirait la possession du terrain pour y investir d'autres capitaux. Or la Colonie lui répondit quelque chose de délicieux; Le terrain se trouvant au confluent du Niger et de son affluent de droite, représentait une position très favorable à la fondation possible d'une ville future. Dans ce cas, on ne pouvait le rendre propriétaire du sol de cette future ville, car alors, il pourrait ou bien s'opposer à la construction de la dite ville, ou bien serait en position pour se faire racheter très cher le terrain à bâtir! Voilà! C'est un nouvel exemple de l'administration coloniale française. Il ne pouvait digérer cette amère pilule, et je le comprenais très bien! Sa femme montra tout de même de l'intérêt lorsque je lui appris que ma femme avait passé deux années avec moi au Mossi et que j'allais la rejoindre en France pour connaître le bébé qui provenait d'Afrique. Oui, ça la dérida un moment, surtout lorsqu'elle se représenta l'énorme distance qui existait entre sa ferme de Guinée, installée à toucher la côte pour ainsi dire, et la nôtre des Mimosas, perdue tout là-bas dans le Far-East! Le couple s'était curieusement rencontré, comme je l'ai appris par la suite à Kouroussa. C'est par correspondance que le mariage s'était fait. Le colon avait fait paraître une annonce dans la partie matrimoniale du "Chasseur Français", et, bien entendu, il avait reçu beaucoup de réponses. Parmi celles- ci, il se trouva que celle de sa future femme lui plut, probablement, puisque, quelques mois plus tard, elle vint, seule, de France à Konakry, où ils se rencontrèrent et se marièrent légitimement devant les autorités autorisées. C'est une manière comme une autre de convoler en justes noces. Mais, à ce qu'il m'a semblé, dans leur cas particulier, cette manière n'avait pas enfanté le vrai bonheur. Alors, au revoir, Madame, au revoir, Monsieur, remerciements pour votre charmante hospitalité. Allons plus loin. Oh! pas très loin; deux jours après, j'étais à Kouroussa, toujours sur la rive gauche du Niger qui, à cet endroit, fait un grand coude, venant du Sud pour se tourner vers le Nord-Est, repoussé par un cirque de montagnes qu'il n'a pas pu franchir. Nous étions au Sud du Fouta-Djallon, au pied du col qui permet de franchir cet énorme massif montagneux en direction du Sud-Ouest, là où venait déboucher le chemin de fer dont la construction était activée. Kouroussa était déjà à cette époque un centre important. La colonie européenne y était assez dense et l'élément non fonctionnaire comptait déjà au moins une dizaine de Blancs, parmi lesquels deux ingénieurs attachés aux mines d'or de Satadougou, dans le pays Bambouck. Comme fonctionnaires, il y avait des représentants d'un peu toutes les administrations. Malgré leur nombre relativement élevé, leurs habitations étaient encore style brousse, c'est-à-dire en torchis et paille. On attendait pour bâtir la ville neuve dont les plans étaient établis, que le chemin de fer fasse son apparition dans la vallée, y amenant les matériaux indispensables: chaux, ciments, plâtres, bois, fers, menuiseries, charpentes, couvertures, choses impossibles à se procurer sans moyen de transport appropriés. J'eus la surprise de rencontrer, là, à Kouroussa, une jeune personne de Longwy que je connaissais très bien et qui, par la même occasion, me connaissait aussi. C'était Laurence Himme, institutrice coloniale, mariée à un instituteur colonial également, et tous deux avaient la charge d'instruire laïquement la jeunesse noire de Kouroussa. je fus invité à un repas chez eux, et elle me chargea de bien des choses pour sa mère, à Longwy, quand j'y arriverais dans un mois à peine. Elle ne comptait pas rentrer en France avant un an, temps réglementaire, à moins qu'elle ne soit obligée de le faire pour la santé de son bébé. Agé de quelques mois et dont la croissance était très difficile. Le docteur était inquiet au sujet de cet enfant, anémié depuis sa naissance. La jeune femme en était très déprimée, car, si elle était obligée de rentrer en France pour cette cause, il lui faudrait demander sa radiation du cadre colonial et sa réintégration au cadre métropolitain. Son mari serait forcé de faire de même et tous les avantages de carrière acquis et à venir seraient anéantis. Il leur faudrait aller végéter dans des trous de France, comme tous leurs collègues, ce qui les rendait malades à l'avance, après la vie large et indépendante qu'ils avaient mené en Afrique! Cela me confirma dans ma résolution d'abandonner l'Afrique à cause de Suzanne qui ne pourrait peut-être pas y vivre, ou qui, de toutes façons, serait un gros souci pour sa maman et pour moi-même. Je vendis mon cheval au docteur, car je n'avais plus guère que quelques jours de route à faire avant de trouver les premiers terrassements du chemin de fer. Puis, je repartis à travers les montagnes. Jolie route - je veux dire jolis sites sur la piste, car il n'y avait qu'une piste, comme partout, et qui allait vite faire place à la superstructure du chemin de fer. De la verdure partout. De l'eau cascadant partout; température plus humide et plus chaude aussi. Beaucoup de beau bétail sur les flancs des montagnes, appartenant aux nombreuses tribus peulhs dont les cases se voyaient, par-ci, par-là, dans les creux des ravins. Mais ce bétail n'avait pas du tout le même aspect que celui du Mossi. Il était beaucoup plus petit, sans corne et sans bosse, plus râblé aussi. Beaucoup de laitage sur la route, et du beurre véritable. Après avoir serpenté ainsi pendant cinq jours, j'arrivai au point culminant du col, là où se partagent les eaux. Du côté d'où je venais, elles descendaient vers le Niger; du côté où j'allais, elles coulaient vers la mer dont on sentait déjà l'odeur et la brise dévalait la montagne à droite, traversait la piste, et, de bonds en bonds, s'engouffrait à gauche dans un ravin dont on ne pouvait voir le fond. On y entendait seulement le mugissement continu des cascades tombant avec fracas sur les débris de rochers, éboulés de la montagne. Vue splendide de là-haut. J'y restai plus d'une heure voulant imprégner ma mémoire de cet admirable spectacle. Puis, il fallut quand même quitter les lieux. Je rêvais d'y monter une cabane pour y venir vivre en ermite, auprès de la cascade et aspirer, dans la solitude, l'immensité étalée à mes pieds. Mais ce n'était qu'un rêve de fou - ou de Georges Hubin, ce qui revient à peu près au même. Quelques kilomètres plus loin, sur la pente opposée, je me heurtai à un wagonnet renversé en travers du sentier: j'étais au bout du terrassement. Là commençait, pour moi, le monde civilisé avec ses puissantes et infernales mécaniques. Ce wagonnet avait été poussé un peu trop fort par l'équipe d'énergumènes qui venait de la vider quelques mètres plus loin, si bien qu'il avait culbuté. A cet endroit, le terrassement se faisait en creusant la montagne à ma droite, et en déversant les débris dans le ravin gauche. C'était facile à faire, mais la roche était dure et les noirs piocheurs ne tiraient pas beaucoup sur le manche. Ils arrivaient bien à soulever le fer de la pioche au- dessus de leur tête; mais, une fois là, ils le laissaient retomber de son seul poids, sans appuyer. Si ce choc était suffisant, c'était tout aussi bien: on recommençait jusqu'à meilleur résultat. Plusieurs Blancs s'agitaient un peu plus loin, s'agitaient de la langue surtout, s'évertuant à stimuler les Noirs travailleurs en leur prodiguant, en salade, les encouragements, les engueulades, les bonnes paroles et les injures. Comme tout cela se balançait, s'équilibrait, le travail n'allait pas d'un pouce plus vite; mais ça avançait quand même puisqu'ils étaient là, à près de deux cents kilomètres au-delà de Konakry, tête de ligne. Je renvoyai mes porteurs, Tiekouroumi, Ousman, à qui je fis mes adieux, et passai le reste de la journée avec les compagnons cheminots. C'étaient de joyeux lurons, des Limousins, braves bêtes de contre-maîtres- conducteurs de noirs et de travaux. Ils me firent passer la nuit dans leur confortable cabane démontable, en me disant que, tout au matin, un de ces messieurs me conduirait en lorry jusqu'à la gare assez proche d'où partait, à 8 heures, le train régulier. Il me faudrait seulement une heure de lorry, la voie étant toujours en pente; je serais donc à Konakry dans le courant de l'après- midi. Bravo! Là-dessus, on passa à la liquidation de mes liquides de route. Petite bordée. je leur laissai tout ce que j'avais, y compris mon lit pliant dont je n'aurais plus à me servir. Le lendemain matin, après une rapide course du lorry emballé malgré les freins, j'atteignis le train avant son départ, et j'arrivai à Konakry lorsque le soleil était encore haut sur l'horizon. Je fus très heureusement impressionné en entrant dans cette jolie petite ville par la gare. Elle était vraiment plaisante, gaie, bien ombragée par des arbres de toutes sortes et entourée de cocotiers du plus bel effet. Et puis, il y avait des maisons qui étaient de vraies maisons, des rues qui étaient des vraies rues. Et il y avait des promeneurs et aussi des promeneuses en toilette claire et qui étaient heureuses de vivre car elles riaient de si bon coeur. Par hallucination, je voyais Manette au milieu d'elles. Parce que je l'y désirais tellement. Mais il fallait se plier à la réalité et ne pas se laisser entraîner vers des impossibilités. .Alors, hôtel. Pas de bateau français avant dix jours, un bateau allemand dans quatre jours s'il y a un passager. Bateau allemand? Ca me va, beaucoup mieux que le français même: moins cher, meilleur traitement, et débarquement à Boulogne. Tous les avantages. J'allai retenir mon passage le lendemain matin chez l'agent de la Compagnie allemande, un Allemand très chic. Jusqu'à présent, j'étais le seul passager inscrit. Mais, seriez-vous le seul à partir, me dit cet homme aimable, notre bateau viendra vous prendre. Je lui donnerai d'ailleurs une cinquantaine de tonnes de fret à charger en même temps. Le nom du bateau? Frederick Woerman. Merci. Et voilà, le sort en était jeté, je rentrais. J'avais brûlé mes vaisseaux pour ne pas être tenté de rester malgré tout, malgré l'appel ailleurs. C'est que c'était si dur de quitter cette Afrique. Tant pis. Je rencontrai, à Konakry le père Fortier, le photographe bien connu dans toute l'A.O.F. qui venait de prendre une quantité de vues diverses de la Guinée, en brousse. Il prit passage à bord d'un vieux cargo anglais qui allait le ramener, trois jours après, à Dakar. Moi, je partirais ensuite. L'hôtel où j'étais s'emplissait petit à petit avec les fonctionnaires qui allaient partir avec le prochain Fraissinet. Ils auraient bien voulu toucher en argent le prix de leur passage et prendre place à bord de l'Allemand, comme faisaient les fonctionnaires du Dahomey et de la Côte d'Ivoire; mais cela ne leur était pas permis en Guinée, et ils le regrettaient bien. Pendant mon séjour à Konakry, il y eut une séance de Cour d'assises pour juger un Français qui avait tué sa femme d'un coup de revolver lorsqu'il l'avait surprise entre les bras d'un autre homme. Il paraît que lui était sympathique à tout le monde tandis qu'elle, au contraire, avait mauvaise réputation. Il avait été laissé en liberté provisoire et profitait de cette liberté pour continuer à exercer son métier de peintre en bâtiments. Comme tout le monde s'y attendait, il fut acquitté à l'unanimité, dans le minimum de temps. Il y eut grande fête à l'hôtel, le soir, entre l'acquitté et ses nombreux amis, et je partis le lendemain dans la matinée. Je fus reçu à bord comme précédemment, c'est-à-dire très bien, comme si j'étais un personnage important. L'installation fut rapidement faite dans une cabine où, cette fois encore, j'étais seul ce qui était une très agréable attention, car j'aime voyager seul sur un navire. Je préfère le pont, seul, à ma fantaisie, qu'une cabine partagée avec un inconnu. J'eus l'agréable surprise de rencontrer, sur ce bateau, un jeune homme que j'avais connu à Abomey, agent allemand d'un comptoir allemand qui, comme beaucoup de ses compatriotes, s'était installé au Dahomey. Naturellement, on refit connaissance et je fus immédiatement adopté par la société allemande, tout comme la première fois. La traversée fut excellente, malgré un peu de grosse mer. Nous ne fîmes pas escale à Southampton cette fois, personne ne devant y descendre, et, de Plymouth le bateau fila directement sur Boulogne sur mer où je descendis, ainsi que beaucoup de ces Messieurs allemands. Comme je leur demandais la raison de ce débarquement en France, ils me répondirent que, pour eux, Boulogne était le port le plus pratique, pour rentrer dans leurs familles, qui se trouvaient pour la plupart en Rhénanie, en Westphalie, en Sarre, en Bavière. Il était donc pour eux beaucoup plus rapide de prendre à Boulogne un train direct que d'aller faire encore trois jours de mer pour atteindre Hambourg et revenir sur leurs pas en chemin de fer. Voilà pourquoi je vis, à la gare, attaché au train régulier pour Lille, des wagons supplémentaires avec indication: Allemagne. Moi je pris, mi-figue, mi-raisin, ce même train pour Lille, les Ardennes et Longwy. je dis mi figue, mi raisin parce qu'ayant sauté au télégraphe en arrivant, j'y avais trouvé, comme je m'y attendais, comme je l'avais demandé, un bleu pour moi; mais sa teneur placidement terre à terre ne correspondait plus du tout avec la flamme qui me brûlait d'impatience et d'amour tout proche. Depuis qu'approchait le terme de cette interminable séparation, j'étais dans un état d'enthousiasme indescriptible: j'allais revoir ma chérie, j'allais la serrer dans mes bras, prendre ses lèvres, chaudes et humides, me saouler les mains à caresser ses cheveux d'or, embrasser notre petiote, fruit de nos baisers! Le reste, la cause de mon retour, le but à atteindre, les efforts à faire, les vicissitudes qui m'attendaient, tout cela n'était pas oublié, loin de là; mais pour le moment, je l'avais écarté pour que cela n'intercepte pas cette lumière éclatante qui me remplissait le coeur la chair, l'âme. Je croyais ma Manette à l'unisson absolu et synchronique! Aussi est- ce avec l'abattement d'une formidable douche glacée que je lus ces quelques mots bien calmes et bien craintifs que contenait ce papier bleu. Je ne me les rappelle plus textuellement. Ces mots ne me sont pas restés, fulgurants, en mémoire. Ce qui m'est resté, c'est l'impression ineffaçable produite par eux, la tombée des nues de mon enthousiasme. Que disaient-ils, ces pauvres mots? Rien que de très très raisonnablement terre à terre. "Je suis heureuse de ton retour, mais songe à tes devoirs de père de famille" ou quelque chose comme cela. Comme si je ne revenais pas exprès, pour les remplir, mes devoirs de père de famille! Comme si ce n'était pas ces devoirs-là qui m'avaient fait accepter mon abandon de l'Afrique, pour venir vivre auprès de ma femme et de mon enfant que je ne voulais justement pas risquer de perdre en leur imposant d'autres séjours dans cette Afrique si chère à mon coeur, mais pas tant quand même que ma petite famille! Je suis resté abasourdi de la chute! J'étais monté trop haut. J'étais allé trop loin. Toutes mes fibres de tendresse et d'amour avaient eu trop de place pour vibrer à leur aise. Je n'aurais pas dû les laisser se donner libre cours. Mais pourquoi les avais-je ces fibres qui, toutes, se tendaient vers ma Manette, si je ne devais pas les laisser chanter à leur aise? Elles ont chanté, oh! Comme toutes les cigales réunies. Mais, en arrivant sur le sol de France, le premier contact les a fait taire, instantanément. Coupé, le courant. Arrêtez ça! Ce n'est pas ici qu'on chante! Eh! je le savais bien que je ne revenais pas pour chanter! N'étais-je pas largement payé, et payé d'avance, pour le savoir? Mais, me le faire signifier là, brutalement, au premier pas en France, par celle qui était toute ma raison d'être, alors que je n'attendais d'elle qu'un seul mot, un petit cri d'appel, ça a fait tout de suite venir le panier de figues. C'est tout juste s'il y avait un peu de raisin sur le dessus. Tout juste assez pour m'empêcher d'écouter le premier appel de ma révolte, de ma douleur, de mon abrutissement. Car il n'a pas manqué de se manifester, ce premier appel; et il n'hésitait pas à me montrer la route: Allez, pauvre bougre! retourne en Afrique, où tu ne seras pas déçu, où tu as tant vécu, où tu as eu tout le bonheur qu'un homme comme toi puisse désirer savourer. Allez, va, retourne, ne t'enfonce pas plus loin dans ce pays d'où tu es parti depuis si longtemps, qui n'est plus fait pour toi, où tu ne pourras plus jamais vivre comme tu désires vivre, comme tu as le droit de vivre. Allez, laisse-là ce bel amour qui t'a fait connaître tout le bonheur que tu pouvais en tirer et qui, maintenant, ne t'accueille que par un rappel de gros sous. Retourne, ne va pas plus loin par-là. Tu as un passage demain d'un Woerman pour la côte d'Afrique. Prends-le. Tu te referas une situation rapidement et tu pourras alors remplir tes devoirs de père de famille qu'on te rappelle si inopportunément, comme si tu ne les connaissais pas! Eh! bien, non. Il y avait quand même un appel, là-bas, près du berceau de la jeune maman. Et c'est à celui-là que j'ai obéi, et pas à la grande tentation africaine. Ai-je bien ou mal fait? Qui peut le dire? Qui peut savoir ce qui aurait résulté de ce geste, si je l'avais fait à ce moment- là, plutôt que quelques mois plus tard? Car je l'ai fait quand même, le geste, et dans de bien plus mauvaises conditions. Mais n'y a-t-il pas une loi quelque part qui nous oblige à boire jusqu'à la lie avant de trouver le fond du verre? Une loi qui nous oblige à espérer contre toute espérance et à aller jusqu'au bord du gouffre béant avant que nous en venions à nous résoudre à une détermination énergique, brutale, indispensable? Peut-être. Ca a été le cas pour moi. j'ai pris le train pour la Lorraine où je suis arrivé avec appréhension.


















définitive de ma part, car nos pourparlers étaient déjà très avancés: ils étaient poussés si vigoureusement par l'impatience amoureuse de ma belle amoureuse! Et je