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L'oeuvre
de Michel El Baze: Les guerres du XXe siècle à travers
les témoignages oraux |
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Analyse du témoignage
POSTFACE
de Michel EL BAZE
Ici Georges Hubin abandonne la Légion et
ses galons de sous-officier pour s'engager dans
l'Infanterie de Marine à seule fin de repartir aux
Colonies.
Ici nous découvrons l'Indochine,
l'Afrique Occidentale Française et le Soudan.
Here George Hubin leaves the Legion and
his rank as petty-officer go back to the Naval Infantry
with only one goal that of going back to the colonies.
Here, we discover at that stage
Indochina, French West Africa and Sudan.
Tome II
Deuxième départ pour les colonies
Une fois ma résolution bien arrêtée, je
me mis à réfléchir sur le meilleur moyen de l'exécuter. Il
n'y en avait que deux: le retour à la Légion ou un
engagement à l'Infanterie de Marine. Dans les deux cas je
ne pouvais être incorporé que comme soldat de deuxième
classe.Il me fallait de nouveau renoncer à mes galons de
sous-officier. Cela, je le savais, et cela ne m'arrêta pas
une seconde. Je ne recherchai pas l'entrée d'une carrière;
je voulais seulement trouver le moyen de repartir aux
colonies, dans le but de m'y fixer comme civil. Je devais
donc payer mon voyage d'une manière ou d'une autre. Ma
façon de le payer serait ma remise momentanée de galons,
avec l'espoir de les rattraper rapidement par la suite.
J'écartai résolument la Légion pour
plusieurs raisons. La première, c'est qu'il me fallait
rengager pour cinq ans, ce qui était bien long; la
deuxième, c'est que je ne pouvais prévoir dans quelle
colonie on m'enverrait; enfin, en rengageant à la Légion,
on ne touchait aucune prime.
Il ne restait donc que l'Infanterie de
Marine.
A cette époque, l'Infanterie de Marine
comptait huit régiments casernés deux par deux dans nos
grands ports de guerre. Il y avait les Ier et 5ème à
Cherbourg, les 2ème et 6ème à Brest, les 3ème et 7ème à
Rochefort et les 4ème et 8ème à Toulon. D'autres
régiments, dont l'effectif était fourni par les huit
premiers, se trouvaient dans les colonies: le 9ème à Hanoï
au Tonkin, le 10ème à Haïphong au Tonkin, le 11ème à
Saïgon en Cochinchine, le 13ème à Madagascar, et des
bataillons dans les autres colonies moins importantes;
Chacune des garnisons de France fournissait les relèves
pour des colonies déterminées. C'est ainsi que les relèves
pour le Tonkin étaient fournies par Cherbourg. Or, comme
je voulais aller au Tonkin et pas ailleurs je choisis le
Ier Régiment d'Infanterie de Marine pour y contracter un
rengagement de trois ans. A ce moment, un tel rengagement
donnait droit à une prime de 300 Francs, payables en
espèces à la signature de l'acte. C'était une
considération qui avait aussi sa valeur.
Et voilà !.
Je dis donc adieu à mes camarades, après
avoir remis à ma mère une partie du prix du sang: deux
cents francs, gardant l'autre pour moi. Arrivé à
Cherbourg, je me remis très vite dans la peau du bonhomme
mercenaire qui vient là pour la gamelle. Moi, c'était pour
le voyage; ça revenait au même. En déposant ma plume de
gratte-papier à perpétuité j'avais poussé un soupir de
soulagement à faire tourner les moulins. J'allais de
nouveau vers l'espace, la mer. l'immensité, le soleil,
l'exotisme, sa chaleur et ses couleurs. J'allais voir par
mes propres sens ce que les camarades m'avaient tant de
fois décrit: les sampans annamites, les jonques chinoises,
les arroyos, les rizières, le buffles, les tigres, les
jolies congayes, les gracieuses mousmés japonaises. Toutes
ces choses ne seraient plus de simples mots: ce serait la
vraie réalité que je toucherais, au milieu de laquelle je
vivrais. ET on me payait, par dessus le marché, on
m'habillait, on me nourrissait, on me transportait pour
que je puisse atteindre toutes ces merveilles ! N'était-ce
pas cent fois plus intéressant que de faire tous les jours
le même trajet, le même travail ? Il serait bien temps
plus tard si ce devait être indispensable. Pour le moment,
j'étais Marsouin de deuxième classe à Cherbourg, port de
guerre sur le Nord du Cotentin, comme chacun sait.
Il n'y faisait fichtre pas plus chaud
pour cela. Non pas tant à cause de la basse température
mais par les vents qui y soufflent continuellement.
J'arrivai là-bas en Novembre 1897.
C'est à dire au milieu de l'automne. et
je fus tous les jours enlevé par les furieuses rafales qui
rappliquaient de partout. Qu'elles viennent du Noroît, du
Suroît, ou du Nord, c'était bien la même chose: elles
n'étaient pas meilleures les unes que les autres. Si bien
que je n'eus guère le loisir d'aller faire connaissance
avec les environs de la ville. Mais, en revanche, j'ai
connu le cidre de Normandie, qu'on buvait dans des bols,
ainsi que le petit son ou café sucré sans alcool, et le
grand son, même bol de café mais avec une bonne ration de
calvados. Le grand valait dix centimes.
J'ai pu aussi admirer, et tout à mon
aise, l'immense digue, en trois tronçons, qui ferme le
port de guerre, mettant à l'abri son important arsenal.
C'est vraiment un bel ouvrage, bien conçu et bien
construit, car malgré les assauts incessants et terribles
de l'océan, rien n'a encore bougé depuis sa construction.
Autrement, la ville bâtie de guingois, en grès gris bleuté
ne m'a pas laissé d'impression. Quand je regarde dans ma
case aux souvenirs, je n'y retrouve plus guère que
Napoléon qui regarde avec insistance du côté de la côte
anglaise qu'il n'a connu que comme prisonnier, le pauvre
homme !
Au mois de décembre, on organisa un
renfort de relève pour le 10ème de Marine, à Haïphong, et
j'en fis partie. Je n'étais là que pour cela, et je
n'aurais eu garde de manquer ce coche, une fois dûment
inscrit, je partis comme ceux qui en firent la demande, en
permission de quinze jours, que je passai à Longwy, avec
mes parents et mes camarades. Retour à Cherbourg et en
route pour Marseille.
Le trente-et-un décembre dans la journée,
arrivée à Marseille de tout le détachement de trois cents
hommes et distribution immédiate des effets coloniaux. Et
où nous a-t-on descendu ? Aux Incurables, toujours aussi
lugubres ! et cette fois, en qualité de Marsouin, nous
n'eûmes pas de permission dans la nuit. Il nous fallait
rentrer pour 9 heures du soir.
Et nous partions le lendemain, premier
janvier 1898.
L'embarquement se fit dans un dock situé
au diable, à l'Estaque, le long d'un môle rempli de
marchandises de toutes sortes qui n"étaient pas pour nous,
le navire lui même, le "Chandernagor" était un vieux
rafiot appartenant à un armateur de Marseille qui servait
à l'Etat français pour les transports de troupes et de
matériel militaire. Pas beau le bateau, tant pis, on y
monte tout de même, et on y trouve, déjà installés, trois
cents autres Marsouins venus de Toulon et allant à Saïgon.
Il y avait aussi des artilleurs et des matelots pour
l'escadre des mers de Chine. Avec les officiers et sous
officiers, on était près de 800 personnes à bord. Beau
déjeuner pour les requins si on faisait naufrage par là du
côté de Gardafui, par exemple !
Comme toujours on s'installe et on
remonte sur le pont pour assister à l'appareillage,
cérémonie toujours semblable à elle même et qu'on regarde
quand même chaque fois avec un intérêt nouveau. A part ce
spectacle connu, rien à signaler. On a démarré vers midi,
après la première soupe, et on s'est confié à sa bonne
fortune, ne pouvant faire autre chose. Mais ce que nous
avons vite reconnu, ce fut la lenteur extravagante de
notre "Chandernagor". Ah ! quel limaçon ! huit jours pour
aller à Port Saïd.
Où il avait bonne allure, c'était dans le
canal, là ou tous les autres ralentissent. Lui, au
contraire, donnait toute sa vitesse, et il avait l'air
aussi fier que les autres; Il le fut beaucoup moins en
passant dans le lac d'Ismaïlah. Nous étions suivis dans le
canal par un super courrier allemand qui était bien obligé
de tenir ses distances. Seulement, dès qu'il fut entré
dans le lac où chacun a liberté d'allure, il fit marcher
ses tournes broches de telle manière qu'il eut tôt fait de
nous rattraper, de nous dépasser et de nous brûler la
politesse juste au moment de reprendre le deuxième tronçon
du canal.
On s'est traîné de la sorte jusqu'à
Djibouti.
Par mauvaise mer, mais sans chaleur
excessive.
Puis nous filâmes tout droit sur l'Ile de
Ceylan, à toucher le port de Colombo où nous restâmes plus
de 24 heures pour faire du charbon. Je n'ai pas pu
descendre à Colombo, ni à aucune escale, d'ailleurs: je
n'étais plus sous officier, cette fois et je devais rester
à bord comme le "vulgum pecus" ainsi qu'on dit, je crois,
quand on veut faire du genre.
Nous nous consolions en faisant
d'interminables parties de manille ou de piquet. Depuis
Cherbourg, j'avais un bon camarade, Rouquette, qui s'était
rengagé au ler de Marine comme moi, et qui y était arrivé
deux jours avant moi. Lui, il avait été Caporal au 11ème
de Marine à Saïgon, s'était fait libérer - comme moi - et,
la vie civile lui ayant autant déplu qu'à moi, il avait
repris du service pour trois ans, toujours comme moi. Nous
avions les meilleures raisons d'être camarades. L'avantage
qu'il avait sur moi, c'était son accent de Toulouse, qu'il
possédait à un beau degré, et aussi son talent, très réel
de chanteur. Aux fréquents concerts du bord, il nous
poussait des airs d'opéras et d'opérettes tout à fait
parfaits.
Après avoir langui une dizaine de jours
entre Gardafui et Colombo, sans voir quoi que ce soit, pas
même une mouette, nous reprîmes la mer qui était, comme on
dit: miton-mitaine, ni bonne ni méchante, pour aller
toucher Singapour. Encore huit longs jours à patauger dans
cette mélasse qui devenait jaunâtre. Mais nous avions
quelque chose à voir en approchant de Sumatra, nous
marchions au milieu de pêcheurs malais, venus très loin en
mer dans leurs grandes pirogues à double balancier et à
voiles triangulaires.
Puis nous aperçûmes les hauteurs de l'Ile
de Sumatra à notre droite, ensuite la côte des Malabars à
gauche, et nous entrâmes dans ce long détroit de Malacca
qui débouche à Singapour, à la pointe de cette presqu'île
devant laquelle passent obligatoirement tous les navires
qui vont en Extrême Orient ou qui en reviennent. Vingt
quatre heures d'arrêt encore pour faire du Cardiff.
C'était rageant de ne pouvoir descendre alors que, sur le
quai, on voyait des nuées de pousse-pousse garnis de leur
coureurs chinois qui nous faisaient des signes
encourageants. Oui, mais... bernique! Ces pousse-pousse
n'étaient pas pour nous.
Enfin, on leva l'ancre pour, non pas la
dernière étape, mais pour une étape française, Saïgon,
dont j'avais tant entendu parler. En effet trois jours
après, nous stoppions un moment dans une grande baie : le
Cap Saint-Jacques, avant port de Saïgon sur la mer, à
l'embouchure de la rivière qu'il faut remonter pendant
bien cent kilomètres, en tenant compte des nombreux
méandres, pour atteindre la grande ville. C'est un très
curieux cours d'eau, pas large du tout, mais dont la
profondeur est telle que les plus grands navires y ont
accès.
Aussi loin que le regard peut porter, on
n'aperçoit que des terres marécageuses, qui ne sont que
des rizières multipliées à l'infini. Du pont du navire, on
domine tout le pays loin à la ronde. On a la ville de
Saïgon tantôt devant, tantôt derrière soi, suivant les
caprices du cours d'eau qui tourne comme un long serpentin
aux eaux jaunes et épaisses. La masse des constructions
paraît élevé au-dessus des eaux, comme si elle flottait.
C'est une illusion d'optique qui se manifeste aussi en
sens inverse: de la ville, les navires voguant sur la
rivière semblent glisser ùùùùau-dessus des eaux et des
terres voisines. Presque pas d'arbres: il y a trop d'eau.
Seuls quelques palmiers montrent de-ci, de-là leurs
couronnes de palmes en éventail. Ce sont des aréquiers,
dont les noix fournissent du cachou.
Enfin, après des tours et des détours, on
entre dans le port même de Saïgon, encombré d'une
multitude d'embarcations de toutes sortes, de formes
nouvelles pour mes yeux de novice. Inimaginable, le nombre
de ces esquifs qui se pressent les uns contre les autres
sur dix ou douze rangs d'épaisseur, sur des kilomètres de
long. On est beaucoup moins étonné, cependant, lorsqu'on
sait que chaque sampan est l'habitation d'une famille
entière qui y passe toute son existence.
Ces sampans sont de grandes barques au
ventre arrondi, d'une dizaine de mètres de longueur, à
l'avant pointu, à l'arrière relevé en une sorte de petit
gaillard planchéié. La moitié du bateau, dans le sens de
la longueur, est recouvert d'un rouf ou toiture
demi-cylindrique, formant comme un tunnel. Cette toiture
est faite en bambou tressé serré, couverte de nattes
imperméables; elle abrite l'habitation de la famille. On y
trouve toujours dans un coin bien réservé, l'autel des
ancêtres, devant lequel on vient faire plusieurs fois par
jour ses dévotions. L'avant, qui comporte également un
gaillard dont le dessous sert de coffre, magasin ou autre,
est la partie qui sert aux manoeuvres de la pêche, de la
perche de l'amarrage. C'est là qu'est installée la
cuisine. Un grand mât s'y élève à une extrémité du rouf,
sur lequel reposent la vergue et la voile lorsque le
bateau est arrêté ou navigue à la rame ou à la perche. A
l'arrière, se trouve une ou plusieurs grandes rames qu'on
manoeuvre debout, face en avant à deux mains. La grande
rame d'arrière sert de gouvernail.
Les jonques sont des embarcations
beaucoup plus grandes, profondes, longues, hautes, qui
peuvent avoir deux mâts et qui servent au transport des
marchandises. Elles peuvent aller en mer. Ces jonques sont
généralement montées par des Chinois. Les voiles sont en
forme de trapèze, la petite base tout en haut du mât;
elles sont faites de paille tressée, de rotin ou de
bambous également tressés.
Notre lourd et disgracieux "Chandernagor"
trouva quand même à se placer, et, à notre grande joie,
tout le monde débarqua, car il y avait là une escale de
cinq jours. Chic ! cinq jours de ballade à travers la
ville qui à première vue parait magnifique. Les trois
cents camarades qui rejoignaient le 11ème étaient donc
arrivés à destination. Quant à nous, on nous mit en
subsistance dans une belle grande caserne, ressemblant
plutôt à un petit palais au fond d'une belle grande cour
plantée de superbes palmiers, de banians, de flamboyants
et autres arbres très décoratifs, sous lesquels régnaient
une douce fraîcheur. Elle était agréable, cette fraîcheur,
car la chaleur environnante devenaiaccablante. Nous
n'étions encore qu'en Février, le 5, je m'en souviens à
cause de mon anniversaire mais le soleil était très ardent
et l'atmosphère humide, poisseuse. Saïgon est, en effet,
très près de l'équateur, à peine au-dessus du niveau de la
mer, au milieu de marécages et d'inondations sans fin.
N'importe, c'était à ce moment là une
superbe grande ville aux avenues très larges, plantées
d'arbres. De beaux immeubles dune riche architecture,
dénotant le luxe et le confort intérieur, se succédaient
et plusieurs palais montraient leur splendeur dans un
cadre merveilleux, de végétation luxuriante. J'avais
l'impression de me promener dans ce qu'on peut imaginer
être le paradis terrestre.
Les rues et avenues étaient sillonnées
par des véhicules nombreux, voitures à deux chevaux, et,
par milliers, pousse-pousse courant toujours quelque part,
pour déposer l'occupant ou l'occupante nonchalamment
appuyé contre la paroi du gracieux véhicule. Bien entendu,
ce fut le mode de locomotion que j'employai, en compagnie
de l'ami Rouquette, l'inséparable. On filait à la
queu-leu-leu, chacun dans son pousse personnel, qu'on
louait dix cents l'heure, ce qui faisait à peu près 25
centimes de chez nous.
Le cent était la centième partie de la
piastre, monnaie officielle de l'Indochine. Elle avait
l'aspect et le poids de notre pièce cinq francs, mais ne
valait. à ce moment là, que 2 francs 50 de notre de
monnaie. C'était très avantageux pour nous, car nous
doublions ainsi automatiquement notre solde. Je touchais
tous les dix jours la valeur de quinze francs, en monnaie
indochinoise, c'est-à-dire 6 piastres. Comme la piastre
avait au minimum la valeur d'achat de notre pièce de 5
francs, je disposais en réalité du double de ma solde. De
plus, à ce passage à Saïgon, nous touchâmes le rappel de
notre solde pour tout le mois de Janvier, c'est à dire
pour trente jours. Cela me faisait 18 piastres d'un coup à
Saïgon!. C'était le pactole !
Pour moi, c'était une somme inestimable,
qu'on ne pouvait comparer à aucune valeur quelconque en
France, car nulle part, en France, on ne pouvait se faire
véhiculer en pousse-pousse, ni jouir du soleil, des
avenues de flamboyants, ni courtiser les jolies congayes
annamites ou les gracieuses mousmés japonaises. Pour
donner une idée des facilités de vivre dont nous
jouissions, voici quelques prix qui me sont restés en
mémoire: une heure en pousse, dix cents; un bon déjeuner
chez le restaurateur chinois, comprenant beefsteak aux
pommes, saucisses au riz, tarte, un quart de vin, quinze
cents; un verre de vin au sirop, 3 cents; un poulet.
quinze cent;. un gros poisson dune livre trois cents; une
grosse poignée de crevettes énormes deux cents. Et tout à
l'avenant.
En déboursant ces modestes sommes pour en
obtenir tant de satisfactions, je ne pouvais m'empêcher de
penser aux camarades de la Banque de Longwy, qui
continuaient à s'abrutir sur leurs livres de comptes et à
ménager les pommes de terre pour pouvoir s'acheter un
chapeau de paille neuf à la bonne saison! Ici, l'abondance
et la succulence. En effet, j'avais été tout surpris, au
premier repas pris à terre, par le nombre des plats:
quatre ou cinq services différents avec desserts variés
chaque fois, y compris les fruits qui figuraient toujours
sur la table, bananes, letchis, goyaves, melons, mangues,
pamplemousses, et d'autres encore qui variaient suivant
les saisons. Comme service, il y avait, au déjeuner, hors
d'oeuvres, poisson. riz viande légumes, crème ou tarte, le
tout parfaitement cuisiné, délicieux, le service de la
table étant fait par les boys indigènes.
Car nous avions des boys, parfaitement !
Dans chaque chambrée, il y avait deux
boys pour vingt hommes. Nous payions nous-mêmes leurs
services, et cela ne nous revenait pas cher, car nous leur
donnions 20 cents par jours, soit 2 cents par homme.
C'était pour rien. Et ces jeunes gens étaient très
satisfaits de leur gain; ils étaient toujours habillés
très élégamment, coiffés avec recherche, et avaient dans
la rue, l'air de jeunes fils de famille.
Ils avaient d'ailleurs quelques
ressources supplémentaires. D'abord, les copieux restes de
notre table, de notre pain auquel nous ne touchions guère.
Puis ils se faisaient maints pourboires en lavant et
repassant le linge de corps, en faisant des commissions
diverses, en servant de pourvoyeurs d'âmes soeurs à ceux
qui ne voulaient pas se donner la peine de choisir, ou
même, oserai-je dire surtout, en faisant eux mêmes office
d'âme soeurs, ce qui ne leur demandait pas beaucoup de
frais généraux. (c'était même ce trafic intime qui leur
rapportait le plus, car ils avaient la faculté de servir
plusieurs clients dans la même journée, et à chaque
client, ils ne demandaient que dix cents pour n'importe
quel genre de travail particulier. Et ils s'y entendaient,
les mâtins, à ce genre de travail, qu'ils exécutaient à la
perfection, rapidement ou très lentement au gré du client.
Il faut dire aussi qu'ils étaient
réellement séduisants, et que leur ressemblance générale
avec les femmes causait leur attirance. Ces jeunes gens,
de 14 à 21 ans, étaient tous jolis de figure, aussi jolis
que les femmes dont ils avaient la douceur de peau, la
finesse de traits, le beau sourire et les longs cheveux
noirs qu'ils soignaient constamment, comme les femmes
soignaient les leurs. Lorsque leur longue chevelure était
bien démêlée et lissée, ils la tordaient gracieusement en
un beau chignon épais, leur gonflant la tête tout autour
et sur la nuque. Ces chignons étaient alors enserrés dans
un turban de soie noire ou brune ou blanche, suivant les
goûts, qui faisait trois ou quatre tours avant d'être fixé
par une belle épingle.
Quand on arrive pour la première fois en
Indochine, on est surpris par la ressemblance étrange qui
existe entre les hommes et les femmes. Les deux sexes
portent une longue tunique, noire en général, en étoffe
lourde mais soyeuse, dont les pans flottent à la marche,
descendant d'un seul trait du cou jusqu'aux genoux. Les
jambes sont habillées de pantalons très larges, s'arrêtant
à mi mollets. Les pieds sont nus en général. Seule la
coiffure change un peu et c'est surtout par là qu'on
différencie les sexes. Le chignon des femmes est fait
d'autre façon. Leurs cheveux, qui paraissent moins fins
que ceux des hommes, sont pris, après avoir été démêlés et
lissés, par le bout dans un morceau d'étoffe qui les
allonge. On forme avec le tout une torsade qui vient faire
le tour de la tête en couronne. en passant au-dessus du
front. Cela fait un chignon plat bien différent du chignon
bouffant des hommes.
Au bout de quelques semaines, cependant,
on arrive à différencier les sexes à première vue et de
loin, car les allures ne sont pas du tout les mêmes.
Quant à l'élément féminin, nous eûmes
bien entendu l'occasion de l'aller étudier en passant, moi
surtout qui étais novice en tant qu'asiatique. Cela se
devait Je fus frappé en premier lieu, par la petitesse des
femmes, par leur apparence menue et gracile. On aurait dit
de jolies poupées sans couleur aux joues, se balançant
mollement sur leurs jambes grêles. Beaucoup me semblaient
jolies, fines, gracieuses. Mais malheureusement, elles
avaient presque toutes la bouche déparée par leur denture
laquée noire. Cette manifestation de la mode féminine ne
me parut pas heureuse du tout, bien au contraire, car,
lorsqu'elles parlaient ou riaient, elles avaient l'air
d'avoir un gouffre sous le nez. C'était encore plus vilain
quand leurs bouches étaient remplies de bétel.
Ce bétel est un mélange de chaux
comestible, réduite en pâte qu'on étale sur des feuilles
fraîches de la plante appelée bétel. Les feuilles ont la
texture d'une feuille de vigne, et ressemblent pour la
forme et pour la grandeur, à une feuille de laurier. A
cette petite tartine, on joint un morceau de noix d'arec,
et on roule le tout, fermant ce petit cornet par le
pédoncule de la feuille qui, enfoncé dans la masse, fait
épingle de fermeture. La chique est prête. Dès qu'elle est
dans la bouche, on la triture lentement et longuement, ce
qui a pour effet de produire une abondante salive rouge
qui teint tout l'intérieur de la bouche, la langue, les
gencives, et les dents dont la laque noire par dessous
prend une bien vilaine couleur.
Mais j'ai remarqué que les femmes
annamites et les boys qui entretenaient des relations avec
les Européens s'abstenaient de se laquer les dents et de
chiquer le bétel.
Comme partout, les femmes se partageaient
en plusieurs catégories, bien remarquables à leur
extérieur. Les riches bourgeoises, femmes ou filles de
mandarins, de gros commerçants, de notables, ne sortaient
qu'en riche pousse-pousse, avec des coolies sélectionnés.
En dessous, il y avait toute une gamme de courtisanes pour
bourses et amateurs différents, car elles étaient vénales
avec les uns, gratuites ou même... payantes avec certains
autres.
Puis, la masse des petites gens, très
communes, très actives, travaillant éternellement comme
des fourmis ou des abeilles. Celles là n'étaient nullement
séduisantes; elles n'avaient aucun scrupule à se laquer
les dents, ni à chiquer à chique que veux-tu, ni à envoyer
prestement leur jet de salive rouge à droite, à gauche,
comme ça se trouvait. Leurs traits, très communs, en
faisaient souvent de vrais repoussoirs. Faces plates,
pommettes saillantes, yeux bridés, vilain nez épaté,
affreuse bouche, petit menton fuyant, chignon mal ficelé
laissant passer maintes mèches de sorcières, teint jaune
sale, vêtements peu soignés, la poitrine plate et nue,
elles n'inspiraient pas le poète, non, vraiment.
Chez les hommes, cette même
classification était plus accentuée encore. Mon premier
contact avec les coolies, en arrivant au port, m'avait
fâcheusement impressionné. Il y en avait là des quantités,
occupés à porter d'innombrables sacs de riz, empilés sur
le quai en montagnes rectangulaires, qu'ils engouffraient
dans le flanc des navires de toutes nations, dans un va et
vient incessant de porteurs. Il couraient avec leur charge
en montant une large passerelle inclinée qui menait du
quai au pont, puis redescendaient à vide, encore plus
vite, sur une autre passerelle parallèle.
D'autres poussaient en hurlant en cadence
de grosses futailles de je ne sais quoi. Et tous
montraient des faces de diables, à faire avorter les
guenons elles-mêmes. A ma mémoire remontait les images que
les journaux illustrés avaient publiés à profusion en
France, dans les premiers temps de la conquête du Tonkin,
où on voyait avec des frissons d'horreur, ces bandits, les
pavillons noirs, dont les faces ressemblaient à celles que
j'avais sous les yeux, supplicier férocement ceux qui
avaient le malheur de tomber entre leurs mains. Et même,
celles de ces inoffensifs coolies me semblaient encore
plus répulsives. C'était vraiment d'affreux spécimens de
l'espèce humaine.
Ceux qui les commandaient, les "cayes",
avaient déjà la face moins rude. On voyait tout de suite
qu'il occupaient déjà un échelon supérieur. Leurs effets
soignés, leurs chignons bien faits, et leur grande tunique
juraient très fort avec l'aspect misérable des loques qui
se suspendaient, on ne sait par quel miracle, aux membres
de coolies.
Plus haut encore dans l'échelle sociale,
on trouvait les commis aux écritures. On commençait à
toucher à la petite bourgeoisie, à laquelle s'efforçait
d'appartenir, en apparence du moins, la boyerie pour
Européens. Tenue toujours correcte, voire recherchée et
élégante, manières étudiées, langage précis et précieux.
Faux col au cou, manchettes aux poignets, bracelets,
bagues, chaussettes aux jambes, souliers blancs ou noirs
aux pieds. chignon bien luisant et parfumé, au turban de
soie moirée.
Au-dessus, venait la caste des lettrés
véritables, les mandarins, et des riches commerçants,
propriétaires de rizières et d'esclaves. Ceux-ci ne
sortaient généralement pas à pied; ils avaient leurs
pousse-pousse particuliers, et même leurs équipages de
chevaux. C'est parmi ceux-ci qu'on trouvait les mandarins
aux ongles d'une longueur invraisemblable, plus grands que
les griffes des ours ou des fourmiliers. J'en ai vu, à
Hué, un peu plus tard, qui ne mesuraient pas moins de cinq
centimètres au dessus du bout du doigt, et qui étaient
sertis dans des étuis de corne baguée d'or et filigranés
d'argent.
Si les artères de la ville européenne
étaient larges, celles des quartiers annamites ou chinois
étaient, au contraire, très étroites et grouillantes d'une
population dense et sans cesse affairée. On y était
coudoyé, bousculé par des porteurs de toutes sortes,
palanquins, chaises à porteur, commerçants ambulants
portant sur une épaule toute leur boutique; celle-ci
consistait en deux grands paniers ou plateaux pendus à la
manière des plateaux d'une balance aux deux bouts d'un
long bambou flexible, dansant au rythme des pas du
marcheur, qui criait sa marchandise à tue tête.
Toutes les maisons, dissemblables et de
hauteurs inégales, formaient boutique au rez-de chaussée,
et toutes ces boutiques étaient ornées, outre leurs
étalages, de banderoles de toile ou de papier, sur
lesquelles des caractères pendaient au-dessus des têtes,
en travers des rues, allant d'une maison à l'autre.
Certaines étaient réservées à des corps de métiers
spécialisés: la rue des bijoutiers, des cloutiers, des
tanneurs, des maroquiniers, des menuisiers, des
cordonniers, des fabricants de cercueils ou un choix
incomparable était offert à la clientèle la plus humble
comme la plus riche: une manière de Faubourg Saint Antoine
pour cercueils.
Presque toutes ces boutiques étaient
tenues par des Chinois, comme, d'ailleurs, le haut
commerce. Rares étaient les magasins tenus par des
Européens; parmi ceux-ci quelques bijoutiers, des
tailleurs, des coiffeurs: les beaux cafés aussi, ceux que
fréquentait la haute classe des fonctionnaires, officiers,
marins et riches négociants, boursiers, agioteurs, très
nombreux dans cette ville de Saïgon, située au centre
d'une contrée prodigieusement riche
D'autres établissements publics
secondaires étaient tenus par des Malabars, d'autres par
des Chinois. C'est chez eux que nous préférions aller
parce qu'on y était toujours bien reçus, promptement
servis par des garçons empressés et polis, quelle que soit
l'importance de la commande.
Quant aux établissements de plaisir, ils
foisonnaient. Mais je n'eus ni l'occasion, ni le temps, ni
les moyens de les fréquenter ou même de les connaître. Il
y en avait pour tous les goûts et pour toutes les bourses,
comme partout; seulement à Saïgon, les moindres
présentaient déjà un certain luxe, une certaines recherche
dans le cadre, l'agencement, les pensionnaires. On se
sentait vraiment dans une atmosphère voluptueuse lorsqu'on
pénétrait dans ces temples bâtis pour Vénus et dédiés à
Amor.
La veille de notre départ, nous allâmes,
Rouquette et moi, prendre le thé chez ces dames du Japon.
Nous nous y rendîmes après le repas du soir et de façon à
pouvoir rentrer au quartier pour l'appel de 9 heures. Des
pousse-pousse nous y conduisirent très volontiers et très
rapidement pour quatre cents chacun.
Nous fûmes très cordialement reçus dans
cette aimable maison par de jolies poupées bien peintes,
bien habillées de kimonos de soie à ramages, riches en
couleurs, la taille engoncée dans un obi, large ceinture
en soie, dont la fermeture est un noeud prodigieux qui
couvre entièrement les fesses et dont les larges pans
traînent presqu'à terre. Chaussettes aux pieds, de couleur
claire, avec des doigts comme pour nos gants, et
socquettes de bois qui sonnaient même sur les nattes
épaisses dont tous les parquets là-bas sont recouverts.
Immédiatement nous fûmes entourés par cet
essaim gracieux et babilleur dont les coiffures en coques
épaisses et luisantes étaient habilement soutenues par de
longues épingles à deux boules c'est-à-dire à couvre
pointes. On nous offrit le thé sur une tablette de
marqueterie - ébène, palissandre, acajou - pas plus haute
qu'un tabouret, et nous dûmes nous agenouiller à la
japonaise sur des coussins de cuir.
Nous rentrâmes à l'heure dite après avoir
été boire le coup de l'étrier chez le Chinois,
puisqu'aussi bien, nous n'aurions plus l'occasion de
sortir avant le départ.
Comme prévu, on embarqua le lendemain
matin sur le même "Chandernagor" bien délesté. La ligne de
flottaison, invisible à Marseille, était maintenant à plus
de cinquante centimètres au-dessus de l'eau. Nous
reprenons la ligne sinueuse en sens inverse, emportés
cette fois par le courant de la marée descendante. Au Cap
Saint Jacques, on est repris par la mer, le vent, la houle
et voilà notre vieille baille, délestée outre mesure, qui
se met à rouler affreusement, marquant des amplitudes
effarantes au "dégueulomètre" du bord (c'est ainsi qu'on
appelle, très irrévérencieusement d'ailleurs, l'instrument
qui, sur un cadran spécial, marque l'amplitude des
oscillations du bateau, provoquées par le roulis).
On avance quand même, et, le troisième
jour de cette nouvelle navigation, nous entrons dans
l'admirable baie de Tourane, sur la côte d'Annam.
C'était le 15 février 1898.
Dans la matinée, par gros temps bouché,
nuages bas et noirs, vent violent, mer mauvaise, même dans
la rade qui est pourtant bien abritée par un immense
cirque de hautes montagnes dont les cimes sont perdues
dans les brumes.
Là, le sort me fait tomber au nombre des
cent hommes destinés au troisième bataillon du l0ème de
Marine, stationné en Annam. Descendons, puisque c'est
notre destinée, représentée par la bouche d'un fourrier.
Rouquette, mon voisin sur la liste générale, ne me quitte
pas.
Mais pour descendre, par ce vilain temps,
vilaine affaire. Le bateau a mouillé ses ancres en pleine
rade, à au moins trois kilomètres de la terre qu'on
aperçoit au loin, au travers des rafales. Nous cherchons
des yeux le vapeur ou les chalands qui, vraisemblablement,
doivent nous y mener. Vainement.
Aucun vapeur, aucun chaland.
En leur lieu et place, nous voyons une
dizaine de sampans de pêcheurs, tenus en laisse par de
puissantes gaffes, qui dansent merveilleusement le long de
notre bord. Nos cent hommes, alignés sur le pont, sont
divisés en tranches de dix dont chacune va former le
chargement de chacun des sampans qui dansent en nous
attendant. Les premiers dix descendent l'échelle en se
tenant sérieusement à la corde qui sert de rampe, et, un
par un, sautent sur le pont du sampan, au moment précis où
celui-ci est amené par une vague à la hauteur voulue. Il
ne faut pas rater son coup, car alors, un "plouf" dans
l'eau serait la récompense et la mésaventure s'achèverait
dans le ventre d'un requin. Brrr !
Mais rien de tout cela n'arriva. C'est
bon dans les romans, pour soutenir l'attention du lecteur.
dans la réalité, jamais; sauf cependant oui, mais as
Kipling says, it is another story. Notre attention à nous
est plutôt attirée par la suite de l'aventure qui nous a
procuré une partie de régates telle que jamais n'en ont
jouée les sportifs de Cannes, Nice, Trouville et autre
Tréport dans toute leur existence.
Une fois le dernier homme embarqué, le
sampan pousse du bord et est happé par la mer. Un autre le
remplace au pied de l'échelle et ainsi de suite, jusqu'à
épuisement des consommateurs.
Dès que le sampan est libéré, pris par la
mer, le sampanier hisse sa grande voile trapézoïdale en
paillasson qui se gonfle instantanément au vent et fait
pencher le bateau d'une brutale façon. Mais ça ne va pas
loin. Aussitôt, la femme sort une longue planche solide
mais étroite, trente centimètres à peine de largeur,
portant en travers, tout du long, des lattis de bois
cloués tous les vingt centimètres à peu près, à la manière
des échelles de poulaillers. Elle pousse une extrémité de
cette planche en dehors de l'embarcation, du côté du vent,
de façon à ce que la planche assujettie au bordage fasse
avec le pont du sampan un angle de 45 degrés environ.
L'autre bout est loin et haut au-dessus des vagues.
C'est là-dessus que monte la femme, à
reculons, les fesses sur la planche, le dos vers la mer,
les pieds sur les lattes transversales, et elle grimpe sur
cette machine aussi haut qu'il faut pour étaler les coups
de vent qui, autrement ferait tout chavirer. Ces femmes,
qui naissent, vivent et meurent en sampan, font, ainsi que
leurs maris, partie intégrante de leur domicile mouvant et
aquatique. Elles ont une science innée de la force du
vent, de la gîte qu'il va donner à la barque, et, avec un
calme imperturbable, chiquant et crachant sans vergogne,
elles montent, descendent, remontent, redescendent, plus
haut, plus bas, incessamment, réglant le contrepoids
qu'elles forment sur leur planche levier, avec une sûreté
extraordinaire, de façon que le bord sous le vent soit
toujours à deux ou trois doigts au-dessus de l'eau.
Merveilleux. Et, avec ce vent, cela devenait passionnant.
On engagea des paris, entre les sampans,
et les sampaniers mirent toute leur science et leur audace
au service de leur passion invétérée du jeu. Dans un
sampan qui, parti le quatrième arriva le second, la mère
appela son fils aîné, âgé de six ans peut être, auprès
d'elle, pour augmenter le poids de la planche et permettre
au père de prendre plus de vent dans sa voile qu'il hissa
d'une bonne brasse. Aussi tranquille que sa mère, le gamin
montait et descendait en même temps qu'elle, sans un
signe, sans un mot de sa part. L'instinct lui soufflait
ses réactions au même moment qu'à sa mère. Aucun d'eux ne
se souciait des grosses vagues qui hurlaient et
déferlaient au-dessous d'eux, non plus que des requins qui
passaient en éclair, enrageant de voir ces belles proies
aussi près d'eux et d'être obligé de faire comme le renard
devant sa treille. Il n'y a d'ailleurs rien à craindre
d'eux dans ces conditions. Leur conformation les obligeant
à se retourner pour happer leur proie, ils ne peuvent se
livrer à cette gymnastique que dans l'eau et ne sautent
pas en dehors.
Ah ! les merveilleuses régates!
L'intérêt de la course nous avait
complètement fait oublier la fureur de la mer. Celle-ci se
calma d'ailleurs bientôt aux approches de la terre. Ce fut
dans des eaux légèrement clapotantes qu'un magnifique
virage nous amena, au moment où la voile fut larguée
brusquement, sur le sable tout blanc d'une plagette en
pente douce, juste à l'embouchure d'une rivière aux eaux
jaunes.
Nous touchions terre dans l'empire
d'Annam, dont l'histoire remonte à des millénaires.
Cependant, je n'étais pas encore au but.
On avait bien descendu cent hommes pour le Bataillon, mais
il fallait les répartir entre les Compagnies. Ce fut vite
fait. Etant donné, s'est dit le fourrier que j'ai une
liste de cent "bonshommes" à partager entre 4 Compagnies,
ça va me faire exactement 25 types par unité. Bon. Quatre
tranches de 25 dans la liste, et chaque tranche à une
Compagnie, en commençant par la première et les premiers.
Et il fit comme il le dit.
Il appela les 25 premiers noms qui
s'adaptèrent parfaitement aux 25 premiers Marsouins, et,
sans autre discours, leur dit :
- Vous, vous êtes affectés à la 9ème
Compagnie, en garnison ici même à Tourane. Voilà la route.
En avant, marche !
- Vous les 75 autres, vous partirez ce
soir pour Hué où se trouvent vos Compagnies. une chaloupe
viendra vous chercher et vous y conduira.
Comme Rouquette et moi faisions partie de
la 2ème tranche, il se trouva que nous devions aller à la
10ème Compagnie, dont le casernement, nous dit-on, est à
la "Concession", tandis que les deux autres sont casernées
à la "Résidence".
Nous verrons cela demain.
En attendant, nous filons, nous aussi,
vers le quartier de la 9ème afin de nous reposer et de
prendre nos repas du jour, mais nous ne sortîmes pas dans
la localité qui n'a rien de spécialement attrayant, au
dire des garnisaires. Tandis que nous nous mettions en
route, le "Chandernagor" levait l'ancre et s'enfonçait de
nouveau en haute mer, pour terminer son voyage à Haïphong.
au Tonkin, à trois jours de Tourane.
Le soir même, une grande chaloupe à
vapeur, dont l'équipage était entièrement chinois, depuis
le Capitaine jusqu'au moussaillon, vint s'embosser dans la
rivière. Nous y fûmes conduits par des sampans, à la rame
cette fois, et, une fois à bord, la mécanique poussa un
hurlement de douleur; dans un fracas de vieille ferraille,
l'hélice tourna et le bateau avança. C'était une bien
méchante chaloupe que conduisait le Capitaine chinois.
Comme tous ses compagnons de race à cette époque, il
portait. la longue queue de ses cheveux noirs pendant dans
le dos, avec, sur le crâne une casquette de marine à un
galon d'or.
Tous nos Chinois, avec leur queue,
s'affairaient au service du bord et, comme celui-ci était
passablement encombré d'obstacles de toutes sortes, ils ne
se déplaçaient qu'en sautant. Nous, les colis bipèdes,
nous devions nous arranger pour le mieux à notre seule
convenance. Seulement, notre convenance était très limitée
et, avec la meilleure volonté du monde, nous ne réussîmes
qu'à encombrer davantage le pont sur lequel il n'était pas
question de se coucher.
Quant à l'entrepont, macache bono.
Il était plein de ballots, sacs, caisses,
tonneaux, charbon, cordages et autres. Nous avions tout
juste la perspective de la nuit à passer accroupis sur nos
sacs. Pas gai. En cette occurrence, j'allai fureter pour
me trouver un coin où m'allonger un peu. Je le trouvai
tout à fait à l'avant, sous le gaillard. C'était un grand
coffre fermé par une écoutille que je soulevai. .J'allai
chercher mon fourbi personnel et m'affalai là-dedans en
reposant l'écoutille à sa place. Je trouvai au fond, un
rouleau de cordage qui me servit de paillasson et je
m'étendis, pensant passer une nuit relativement pas
mauvaise. Ca aurait pu être, mais ça n'a pas été. Car
toute la nuit, un Chinois de l'équipage, installé juste
au-dessus de moi, était occupé à sonder continuellement.
Le sondage par lui-même n'était rien mais, à chaque coup
de la sonde qui était un long bambou alourdi par une pièce
de fer, le sondeur annonçait la cote trouvée, dans son
langage de chinois que je ne comprenais pas. Je l'aurais
compris que le résultat eût été le même. A chaque minute,
une annonce. Toute la nuit comme ça. J'ai dormi quand
même, je me souviens bien, mais pas très longtemps, ni
très bien. Et puis les cordages, .. eh bien...à la
longue...ça vous entre dans la chair et ce n'est pas très
agréable.
De grand matin, je sors de mon trou du
diable et je reste assis à l'extérieur, à regarder le
paysage que le jour, petit à petit, faisait sortir des
ténèbres. A droite, la pleine mer. A gauche, des collines
et des rochers tout nus qu'on longeait en festonnant comme
eux. On ne voyait rien d'autre. Tout de même, en même
temps que le soleil, apparut une gentille éclaircie.
Brusquement, les rochers disparurent et firent place à une
belle grande nappe d'eau jaune qui venait de l'intérieur
des terres.
C'était l'embouchure de la rivière de
Hué.
Juste à cet endroit, s'élevait un joli
petit village annamite dont les toitures étaient auréolées
des fumées du matin. Très joli coup d'oeil. Thuan-au était
le nom de cette localité qui paraissait assez importante.
Ayant une heure d'arrêt à cet endroit, nous pûmes,
descendre à terre et envahir immédiatement la boutique du
chinois installé juste en face de l'embarcadère. Cet
envahissement tout à fait pacifique eut le don de faire
venir sur la face jaune et plate de ce Fils du Ciel, un
sourire commercial comme seuls en possèdent les Chinois.
Instantanément, nous eûmes café chaud,
lait chaud, vin blanc, cassis cognac, petits pains, petits
beurre etc. Et le miracle, c'est que tout ce monde put
être servi rapidement. Dans toute mon existence déjà
longue et mes pérégrinations assez nombreuses, je n'ai
jamais rencontré l'équivalent des Chinois pour la
perfection de leurs services.
Trois heures après, nous débarquâmes,
nous, le deuxième groupe de 25 tandis que les autres
devaient encore continuer une demi-heure avant d'arriver
chez eux.
Nous débarquions à l'embouchure d'un
large canal qui aboutissait en équerre dans la rivière,
et, entre les deux voies d'eau s'élevait une grosse
agglomération de constructions en pierres, avec des
toitures en tuiles vertes ou rouges aux coins relevés à la
mode asiatique. La route qui longeait le canal et la
rivière formait rue et était bordée jusque très loin par
des boutiques de toutes catégories. Une foule dense ne
cessait de se mouvoir sur ces voies très larges, ombragées
de superbes banians aux racines externes qui pendaient en
chevelures éparses. Nous passâmes au milieu d'un énorme
marché grouillant de marchands et de chalands affairés et
marchandeurs. Une forte odeur de marée s'en dégageait et
prenait aux narines mais tout semblait bien appétissant.
Au bout d'une demi-heure de marche dans
une campagne merveilleuse, nous franchîmes une porte
monumentale de pure architecture chinoise, percée dans
d'énormes murailles à la Vauban, entourées d'eau de tous
cotés: le fameux large canal de tout à l'heure passait par
là. Pont-levis au-dessus de cette eau, et entrée dans une
immense étendue de terrain bien cultivé, chargé de beaux
arbres, au fond de laquelle se dressaient de nombreux
bâtiments à tournure militaire française. Nous étions dans
ce qu'on appelait la concession, parce que ce terrain
avait été concédé à la France par la cour de Hué.
C'est bien là que se trouvaient nos
logements, très vastes, avec véranda circulaire. Le tout
très avenant, féerique presque. L'excellente impression
continue quand on nous amène au réfectoire, où un repas
nous attendait. Il était 11 heures; les autres avaient
terminé le leur et faisaient leur sieste dans leurs
chambres. Nous avons déjeuné comme des princes, servis par
de gentils boys adroits, rapides, très propres et
silencieux. Rouquette et moi somme désignés pour la 10ème
escouade, Caporal Roche, bâtiment D.
Dès le quart de café avalé - car il y eut
du café après le repas, comme tous les jours par la suite
- nous allâmes donc de compagnie nous présenter à notre
chef d'escouade, que nous trouvâmes demi nu, soufflant
sous sa moustiquaire bien fermée. Chut! laissons le
dormir; on le verra tout à l'heure. Il y a justement deux
lits de libre dans la chambre, ce doit être les nôtres. En
effet, nous disent les voisins. Ils sont tout garnis de
draps propres et d'une moustiquaire neuve. Nous nous
mettons alors à l'aise et nous nous couchons,, non pour
dormir, mais pour respecter le sommeil des autres. Il
pouvait être midi.
Un peu avant deux heures, branle-bas dans
la pièce: le Caporal s'est enfin réveillé et commence à
faire un foin du diable en lançant des plaisanteries et
paillardises à la cantonade.
Je vais raconter ici une petite scène
amusante, qui n'a d'autre intérêt que d'avoir été vécue
par le narrateur, mais qui est typique pour la vie
militaire coloniale.
Un camarade de chambré interpelle le
Caporal. On l'a surnommé la "grande gueule" à cause de son
bagout incessant.
- Eh! cabot de malheur, lance-t-il, sais
tu seulement que t'as reçu d'la visite t't'à l'heure,
quand c'est que tu pionçais comme un veau, en leur z'y
montrant les poils de ton nombril, espèce de mal poli
qu't'es ?
- Quoi, qu'est-ce que tu ramènes encore,
oh! gueule d'empoigne!
- J'te dis qu't'as r'çu d'la visite,
mêmement qu'elle est encore là, ta visite, tiens, là bas,
au bout d'la carrée, y sont encore étalés comme des
vieilles paillasses !
- Mais qu'est-ce que tu me chantes, face
de requin d'eau douce ?
- On a reçu deux bleus, là si ti
comprend:, pas; I z'ont été pour te dire bonjour, mais tu
roupillais comme un buffle et i z'ont fait comme toi
- Quoi ? des bleus ? Ohé, la bleusaille,
là-bas. Amenez un peu votre paillasse faire chin-chin à
votre vénérable mandarin de trente sixième classe, à
boutons de laine rouge ! Est que ça galope, hein ? Des
bleusailles ! Allez ! ça se dresse, ça ! Et comment
- Y allons-nous, me demande Rouquette?
- Ma foi oui, va. Autant tout de suite
que tout à l'heure. Le cabot a l'air d'être un rigolo; on
va peut être s'amuser.
Et nous boutonnant correctement, nous
nous avançons d'un air un peu timide vers l'autorité
caporalesque qui renfonçait sa chemise dans son pantalon,
comme s'il voulait bourrer un sac de foin.
- Soldat de 2ème classe Rouquette.
- Soldat de 2ème classe Hubin
- Bien mes agneaux; Ici, Caporal Roche.
Et prononcez pas en auvergnat hein ! Roche, pas Rosse. On
le sera quand même s'il le faut. En attendant, les bleus,
vous savez comme ça se goupille, hein ? quand des
bleusailles s'amènent dans une carrée pleine d'anciens ?
- Oui Caporal, répond Rouquette d'un air
mi figue, mi raisin. On sait ça ! mais faudrait d'abord
savoir où ils sont, les bleus !
- Quoi de la rouspétance déjà ? V'là
qu'ça arrive tout frais de France et ça vous prend des
airs d'en avoir deux ?
- Vous emballez pas Caporal Roche. J'ai
cinq ans de service, trois ans de grade de caporal, trois
ans de colonie au 11ème à Saïgon, dit Rouquette en donnant
son livret militaire à compulser. C'est ça que vous
appelez un bleu ?
- C'est vrai tout de même, convint Roche,
mon vieux, J'te dois l'respect; malgré qu't'es pus cabot.
Mais l'autre, là ton copain c'en est un pur, çui-là ?
- Lui ? reprend Rouquette, quatre ans de
service, sud oranais, sud marocain, Madagascar; sergent
fourrier de la Légion !
- Oh! merde alors ! sortit énergiquement
le Roche médusé. Eh! ben vous autres:, dit-il à ceux de la
chambrée, comment qu'on est refait avec des bleus de ce
gabarit-là ! V'là qu'c'est eux les anciens maintenant.
Merde alors !
- C'est bon dit Rouquette, on arrosera
quand même, ayez pas peur mais vous miserez aussi pour
marquer le coup. Nous deux, on met chacun une piastre.
Vous autres, mettez chacun vingt-cinq cents ça fera aussi
deux piastres. Quatre piastres pour dix, avec ça on pourra
faire quelque chose de propre, hein ?
- Bravo ! ça colle ! allez là-n'dans, à
la quête.
Et le soir ce de jour mémorable, on
festoya joyeusement à la 10ème escouade de la 10ème
Compagnie du 10ème de Marine à Hué, capitale de l'Empire
d'Annam.
Il va sans dire que j'étais déjà embauché
d'office au bureau du sergent-major C'est remarquable.
Partout où je suis passé, on avait l'air de m'attendre. A
peine arrivé, on avait besoin de moi, comment
faisaient-ils avant ? Comment faisaient ils après ?
Marchons quand même pour le bureau. On y est au frais et
c'est aussi bien là que d'aller faire le guignol sur le
terrain d'exercice ou d'aller entretenir le jardin potager
qui étalait ses splendeurs en face de nos logements.
Merveilleux ce potager, où la plupart des légumes de chez
nous poussaient parfaitement, mêlés aux légumes du pays.
Je demeurai quelque temps à la Concession
avant de me lancer dans la ville. Je voulais d'abord
prendre langue avec le climat, le pays, écouter les
réflexions des uns et des autres, leurs enseignements.
Puis un jour, je fus invité par mon
sergent-major à aller avec lui en visite chez un mandarin
d'assez haute classe dont il s'était fait l'ami. Il était
très chic, ce sergent-major et dire que je ne peux
absolument plus me rappeler son nom. Je le revois encore
comme s'il était là, j'entends encore le son de sa voix,
et je vois surtout ses longs ongles qu'il laissait pousser
à la manière de son mandarin et qui étaient
extraordinairement longs. Ca devait être drôlement gênant.
Nous partîmes donc un soir vers huit
heures, et allâmes par des rues toujours aussi encombrées,
à la demeure du mandarin, qui était une somptueuse maison
ayant l'apparence d'une pagode, avec sa grande terrasse
d'entrée, encadrée de deux énormes colonnes de marbre noir
qui supportaient le chapiteau finement sculpté de la
toiture relevée aux angles comme il se doit. Nous fumes
cérémonieusement reçus, avec force courbettes, que mon
chef rendait avec aisance, m'excusant de l'impolitesse
dont je faisais preuve, mais qui n'était due, dit-il, qu'à
ma profonde ignorance. Le mandarin n'en fut nullement
offusqué, car il connaissait parfaitement notre ignorance
européenne des coutumes annamites.
Notre mandarin parlait parfaitement le
français. Il m'apprit que c'était sur son instance qu'il
avait obtenu du sergent major la faveur, me dit-il de ma
visite chez lui. Mais étant très curieux de son naturel et
aimant profiter de toutes les occasions pour meubler son
esprit, il désirait avoir quelques aperçus sur les
coutumes sociales et religieuses des Arabes, ainsi que sur
celles des indigènes de Madagascar. Partie sur ce dada, la
soirée passa vite. Le mandarin, très instruit, ne cessait
de m'interroger d'une façon si intelligente que c'était un
plaisir pour moi de lui faire des réponses qui me
semblaient venir toutes seules. Nous prîmes force tasses
de thé parfumé et il nous fit aussi boire de l'excellent
choum-choum, eau de vie de riz finement distillée.
Petit à petit, je me risquai plus loin
dans mes excursions.
Je fis d'abord le tour de la Concession,
qui était une vaste enceinte fortifiée, entourée sur deux
faces par le canal. Celui-ci prenait naissance dans la
grande rivière de Hué, loin en amont, et, après un très
long détour, revenait y mourir là où nous avions débarqué.
Sur tout son cours il était navigable aux grands sampans,
et, sur une longue distance, servait de défense naturelle
aux ouvrages nombreux et formidables qui entouraient le
palais impérial.
De ce fait, il se trouvait que la ville
de Hué, y compris le palais impérial, était une île
immense. Il y avait bien cinq ou six kilomètres pour aller
de la concession à la Résidence, partie de la ville bien
plus vaste et plus belle encore que la Concession. Elle
n'était pas entourée de murs, mais enfouie dans un océan
de verdure. C'est là que s'élevait le palais somptueux du
Résident Général de France auprès de la cour d'Annam. Les
casernements des deux Compagnies de garnison se trouvaient
à proximité, et, tout auprès, la rivière débouchait d'un
fouillis inextricable de forêt vierge où dominaient les
bambous dont on voyait s'aligner les gros fûts, tels de
fantastiques tuyaux d'orgue.
Ah le beau pays !
Sur cette rivière aussi large qu'un lac,
d'innombrables sampans, les uns au repos le long du bord,
les autres voguant à la rame, à la voile, dans tous les
sens; de merveilleux cygnes apprivoisés et respectés par
tous s'ébattaient sur l'eau au-dessus de laquelle
passaient en caquetant des cigognes ou des hérons,
allongeant leur cou par devant et leurs pattes par
derrière. .
J'allai aussi visiter quelques pagodes et
pagodons. J'ai admiré de tous mes yeux, de tous mes sens,
de toute ma compréhension. Mais le malheur, c'est que je
ne saurais décrire mes sensations nombreuses et diverses,
ni, encore moins, faire une description d'architecte ou de
peintre de ces merveilles.
Je revois tout en bloc.
Tout d'abord, l'ensemble extérieur de
tous ces temples bouddhiques que sont les pagodes produit
une impression analogue à celle qu'on éprouve devant tous
les temples catholiques que sont les églises, devant tous
les temples juifs que sont les synagogues, devant tous les
temples musulmans que sont les mosquées. Impression
différente et pourtant identique. On sait, on sent qu'on
se trouve devant des constructions où les hommes se
réunissent pour exprimer leur sentiment religieux à la
Divinité inconnue qui les a créés et qui les gouverne -
inconsciemment peut-être - où les hommes ont amassé les
images -quand il y en a- des Dieux qui paraissent les plus
compréhensibles à leur mentalité.
Ici dans ces profondes pagodes, c'est
l'obscurité qui règne plutôt que la clarté. Pas de voûte.
Des solives énormes et sculptées minutieusement, dorées,
ouvragées, reposant sur des piliers massifs, tantôt
lisses, tantôt veinés, tantôt en forme de cariatides
géantes représentant ,soit des dieux grimaçant
affreusement, soit des déesses aux yeux trop bridés et aux
seins trop plats. Des dragons monstrueux montrent aux
fidèles qu'ils sont prêts à les dévorer s'ils ne se
conforment pas aux rites sacrés, connus, créés et
entretenus depuis des millénaires par une armée de bonzes
toujours semblables à eux-mêmes, toujours renouvelés.
Des quantités de baguettes multicolores
brûlent lentement en dégageant de petites fumées
odorantes. Le pas, pourtant très feutré, d'un bonze qui
passe, résonne en écho chuchoté entre les nombreux piliers
derrière lesquels il apparaît tour à tour, silencieux,
pensif. Des ors, des ors, et encore des ors. Et lorsqu'on
marche sous ces toits couverts de faïences brillantes, on
ne peut s'empêcher de songer qu'un peuple qui a fait
naître une telle religion, lui a élevé ces édifices
magnifiques, et ce, depuis avant que nos pères à nous ne
se soient dégagés de leur barbarie primitive, est loin
d'être une réunion de sauvages arriérés, comme la plupart
des Européens le croit.
Ils sont dune race différente, produits
d'un pays différent, mus et régis par une civilisation
différente, c'est vrai, mais ils nous valent certainement.
La seule infériorité qu'ils présentent vis à vis de nous,
Européens, c'est que notre progrès mécanique, scientifique
leur manque. C'est cela qui les a mis à la merci de notre
force brutale, supérieure à la leur dans l'art de tuer ses
semblables et de détruire leurs richesses acquises. Cette
férocité scientifique leur manque. Cette férocité
scientifique et industrielle à part, ils sont absolument
nos égaux, et cela n'est pas reluisant pour nous.
Arriva le 14 Juillet 1898.
Ce jour de l'année tient au coeur de tous
les Français, républicains ou non, et, partout où il y a
des Français, surtout dans les pays lointains, on lui
donne une teinte de solennité quelque peu religieuse. A
Hué, ce 14 Juillet fut un jour mémorable, car il me fut
donné d'assister à un spectacle rare : la sortie
officielle de l'Empereur d'Annam, avec toute la pompe,
tout l'apparat protocolaires. Dieu! quelle munificence !
La revue des troupes de la garnison -
trois compagnies de Marsouins - devait avoir lieu sur les
glacis extérieurs du palais impérial, immensités vertes
sous des frondaisons prodigieuses, allant se perdre d'un
côté sur les berges de la rivière, de l'autre à l'orée de
la grande forêt équatoriale. Une estrade magnifiquement
ornée et décorée avait été érigée pour recevoir l'Empereur
sous un dais de velours rouge à franges d'or, garni de
deux fauteuils: un en or massif pour le souverain, l'autre
en velours et or pour le Résident de France. Tous deux
devaient présider la cérémonie militaire symbolique.
Pour l'arrivée de l'Empereur jusqu'à
l'estrade, le protocole asiatique et annamite exigeait des
honneurs bien déterminés, parmi lesquels figurait une
escorte nombreuse. Ma Compagnie fut désignée pour faire
partie, à une place honorable, du cortège impérial. A cet
effet, nous eûmes le privilège de pénétrer dans
l'intérieur des murailles sacrées, interdits à toute
personne ne faisant pas partie de la maison impériale à un
titre quelconque. Nous franchîmes donc non seulement la
première enceinte, en passant sous trois portes
monumentales, puis sur trois ponts-levis rabattus
au-dessus de fossés profonds et remplis d'eau
croupissante, sur laquelle des nénuphars géants étalaient
leurs immenses corolles, mais encore chose beaucoup plus
rare, nous franchîmes la deuxième enceinte, gardée par des
ouvrages semblables: murs géants, portes géantes, pont
levis, eau, nénuphars, cygnes, cigognes, ibis et flamants
roses.
Nous nous arrêtâmes à mi distance entre
cette deuxième muraille et la troisième, plus formidable
encore que les précédentes derrière laquelle se trouvaient
les innombrables et somptueux palais, pagodes, écuries,
bureaux, musées etc... qui composaient la ville impériale
et très secrète de Sa Majesté l'Empereur d'Annam, Than
Tai, je crois bien.
On nous plaça pour faire une double haie
d'honneur, depuis cet endroit jusqu'à la première porte,
celle par laquelle nous étions entrés, puis nous
attendîmes
J'eus le temps de regarder l'intérieur de
cette deuxième enceinte, large de plus de cent mètres. J'y
remarquai en particulier d'immenses baraquements dont la
toiture touchait le faite des murs. C'étaient les écuries
pour les éléphants impériaux. J'en avais souvent rencontré
quelques-uns au dehors, de ces éléphants superbes; mais ce
n'étaient que les moins beaux, ceux que l'on chargeait de
faire les corvées à l'extérieur, qui ne venaient qu'aux
derniers rangs, pour faire foule, dans les cortèges de
gala. Les autres, les éléphants nobles, ne sortaient de
l'enceinte qu'avec le maître.
Soudain un grand bruit de gongs éclata au
loin, à l'intérieur de la troisième enceinte. Sûrement,
l'empereur sortait de son palais et le cortège se mettait
en mouvement. En effet, peu après, apparut une foule de
porteurs de bannières multicolores, marchant lentement, à
un pas d'enterrement, au sons rythmés et sourds des gongs.
Ensuite, ce furent des soldats impériaux, en uniformes
annamites tuniques, culottes courtes, ceinture avec
pistolets, yatagans, sabres, hallebardes, lances, piques,
pieds nus, et, sur la tête, le salako ou chapeau pointu en
bambou tressé. Commencèrent à apparaître quelques
palanquins portés chacun par quatre coolies; c'étaient les
premiers mandarins, ceux des classes les moins hautes.
Puis, d'autres porteurs de bannières, soldats, gongs,
palanquins et les premiers éléphants, les éléphants de
guerre, bâtés pour porter des pièces de canon démontables.
Puis des drapeaux, beaucoup plus grands que les bannières,
décorés de dragons fantastiques. Puis les éléphants de
parade, caparaçonnés de tapis rouges, verts, bleus,
jaunes.
A ce moment parut une troupe serrée de
porteurs de gongs et d'instruments de musique bizarre dont
ils jouaient incessamment devant cinq ou six palanquins
d'argent, au milieu desquels on distinguait nettement le
palanquin d'or de l'empereur, entouré qu'il était d'une
dizaine de dignitaires armés chacun d'un éventail géant en
plumes de paon, en plumes d'autruche, de marabout, en peau
de tigre, de panthère et autres. De chaque côté marchaient
majestueusement les dix éléphants impériaux, tous
caparaçonnés de tapis rouges tombant jusqu'à terre, la
tête enserrée dans un diadème magnifique dont les pompons
et les flochettes jouaient gracieusement sur leur front
prodigieux, les défenses sciées du bout et serties de
bagues dorées. Immédiatement derrière l'Empereur, seul ,
marchait l'éléphant blanc, l'éléphant fétiche, plus
brillamment décoré encore que les autres. La suite du
cortège se composait exactement des mêmes groupes que le
commencement, dans l'ordre inverse.
Lorsque l'Empereur arriva à la hauteur de
notre Capitaine, celui-ci fit présenter les armes. Puis il
se plaça à la droite du palanquin impérial en garde
d'honneur, pour l'escorter jusqu'à l'estrade, pendant que
nous marchions de chaque côté du cortège baïonnette au
canon.
C'était vraiment grandiose.
Pendant le déroulement du cortège, des
boites à mitraille ne cessaient de tirer des salves à
faire croire à la présence d'une artillerie de gros
calibre; par des mouvements bien conçus et bien exécutés,
l'Empereur se trouva devant l'estrade sans qu'il y eut à
déplorer la moindre bousculade.
Alors la revue se déroula comme à
l'ordinaire, suivie du défilé sans grand faste, puisque,
pour tenir lieu de musique, il n'y avait qu'une clique de
clairons, une quinzaine environ. Mais l'essentiel était
accompli. Nous reprîmes notre rôle d'escorte pour
reconduire l'auguste personnage dans sa princière demeure,
nous arrêtant exactement au même endroit que le matin, et
nous eûmes de nouveau, devant nos yeux intéressés, le
spectacle peu ordinaire de cette fastueuse manifestation
des puissants princes asiatiques placés sous le
protectorat français... à leur corps défendant bien
entendu.
Il y eut ensuite fête de jour et fête de
nuit.
Le spectacle de la fête de jour fut
merveilleux.
Tous les sampans, toutes les jonques de
Hué et des environs s'étaient donné rendez-vous sur
l'immensité liquide et argentée. Tous étaient décorés de
papiers multicolores: rosaces, guirlandes bandes, oiseaux,
feuilles, fleurs, soleils. Il y eut des batailles, des
joutes, des corsos, un carrousel nautique merveilleusement
exécuté, enfin, le clou, l'apparition du fabuleux dragon
d'Annam, bête apocalyptique, emblème de l'empire.
Les organisateurs avaient bien fait les
choses.
Devant les tribunes officielles -
l'Empereur y figurait dans son décorum asiatique - un
immense espace fut dégagé sur la rivière. A un signal, la
tête du monstre, énorme, effarante, commença à émerger de
l'eau et à gronder en faisant manoeuvrer ses mâchoires
monstrueuses aux dents terribles. Ses énormes yeux
roulaient dans leurs orbites et ses écailles dorsales
frémissaient avec un bruit sinistre. Aussitôt, des
guerriers, presque nus, montés sur des sampans de guerre,
se mirent en mouvement pour combattre cette affreuse bête.
Mais celle-ci s'étirait de plus en plus, faisant saillir
son corps colossal des eaux sur lesquelles il ondulait
puissamment.
C'était vraiment impressionnant.
D'autres guerriers arrivèrent au secours
des premiers, puis d'autres encore. Tous poussaient des
cris affreux pour essayer de couvrir les hurlements du
dragon qui s'allongeait de plus en plus et montrait plus
de cinquante mètres de longueur. Pendant tout ce temps,
des pétards par milliers ne cessaient de détoner partout,
sur l'eau, sur terre, dans les arbres. Les gongs sonores
et rapides battaient des airs bien rythmés sur des
cadences différentes, et l'immense foule des acteurs et
des spectateurs hurlait toujours, sans arrêt, sans
fatigue. A la fin, le dragon entouré de trop d'ennemis,
fut mis à mort, et son corps monstrueux, se dégonflant
peut à peu, fut hissé dans toute sa longueur sur une
multitude de sampans à la queu-leu-leu qui vinrent défiler
devant l'Empereur, les guerriers le saluant soit avec
leurs armes, soit par de profondes révérences.
Le spectacle de la fête de nuit fut tout
différent.
Celle de jour fut grandiose; celle de
nuit fut féerique. La scène du dragon, reprise aux
lumières se déroula de façon splendide. On était empoigné
devant la magnificence de cette fantasmagorie qui se
jouait aux clartés vacillantes de centaines de mille de
lampions multicolores, dont les reflets tremblottants sur
l'eau moirée multipliaient le nombre. On se surprenait à
haleter d'émotion devant ce spectacle enchanteur, inconnu
et impossible chez nous, malgré l'emploi de l'électricité.
Je me plaisais donc beaucoup à Hué.
J'avais un service agréable qui me
laissait une grande indépendance. Le cadre naturel était
très plaisant, de belles promenades dans la ville, des
environs intéressants pour leur charme exotique. Le sol de
ce pays, fécond et toujours inondable sinon inondé, était
perpétuellement recouvert de récoltes de riz, dans des
rizières bien planes, bien délimitées par de petits talus
qui servaient à la fois à retenir les eaux et à circuler
d'une rizière à l'autre. On y voyait constamment les
nhaqués (prononcer nya-quoués) enfoncés dans le sol boueux
jusqu'aux mollets, occupés aux travaux de la saison. Il y
étaient aidés par les gros buffles noirs, à l'aspect
féroce, aux cornes terriblement pointues.
Ces bêtes, lentes mais patientes comme le
temps, s'enfoncent jusqu'au poitrail dans le sol inondé et
traînent derrière elles un simple crochet de bois renforcé
de fer; c'est la charrue. Et c'est curieux de voir les
buffles sortir lentement, avec sécurité, une patte pleine
de boue, la poser et l'enfoncer en avant, en retirer une
autre, puis les deux dernières, et recommencer
éternellement les mêmes mouvements cadencés et lents avec
une force et une patience extraordinaires; jamais un
mouvement plus accentué qu'un autre et le conducteur de
l'attelage suit à la même cadence patiente. Ce conducteur
est généralement l'enfant de la famille, un petit bout
d'humanité haut comme un enfant de quatre ans chez nous.
Le merveilleux, c'est que le mastodonte qu'il conduit lui
obéit au doigt et à l'oeil sans l'ombre d'une hésitation.
Par contre sur les chemins, ces buffles
sont très dangereux pour les Européens. Ils ne peuvent les
souffrir. Dès qu'un buffle se trouve en présence d'un
casque blanc, il entre instantanément en fureur. Les yeux
lui sortent des orbites, deviennent sanglants, ses naseaux
lancent de la vapeur, et, soufflant bruyamment et baissant
la tête, il fonce subitement et férocement. Il faut se
sauver, et le meilleur moyen de s'en tirer est encore
d'appeler au secours. Or, chose incompréhensible pour nous
Européens, il suffit qu'un moutard de dix kilos vienne se
planter devant le monstre furieux pour que celui-ci se
calme instantanément. Il s'arrête brusquement à quelques
centimètres du mioche, et sera tout heureux si celui-ci
fait mine de vouloir monter sur son dos. Il se baisse
alors, l'enfant lui met le pied sur la nuque, et on serait
tenté de croire que l'animal en ressent fierté et
tendresse.
A Hué aussi, j'avais suivi tout
naturellement l'instinct du mâle qui le pousse
invariablement à la recherche de la femelle. Je n'avais
aucune raison de m'abstenir, tandis que j'avais toutes les
raisons physiologiques de suivre la nature, de répondre à
l'appel. Et ma foi, ce n'était pas désagréable du tout.
C'était sans danger du côté des sentiments, car le coeur,
c'est-à-dire l'affection, l'attachement, l'estime, la
passion, l'Amour enfin, n'étaient pas de la partie. Je
n'avais donc qu'à rechercher la correspondante qui me
convenait le mieux au moment où je désirais correspondre.
La recherche, le choix, se passait comme lorsqu'en voyage,
on se sent en appétit, on s'interroge sur les plats ou la
boisson qui plairaient le mieux, ce jour-là, à ce repas
là. J'aimais picorer dans l'inconnu, au fur et à mesure
des besoins. Et ces besoins n'étaient pas impérieux;
j'avais tant d'autres distractions à côté.
Un assez grand nombre de camarades, par
contre, étaient mariés à la mode du pays, c'est-à-dire
qu'ils avaient loué une femme, une congaye, pour un temps
déterminé. Cette location était une opération aussi
naturelle que la location d'une chambre, d'un piano, d'un
logement. Dès qu'on avait fixé son choix sur un objet, on
versait en espèces une somme convenue, dix, douze, quinze
piastres, entre les mains des parents ou soi-disant
parents. Cette dot restait la propriété des dits parents à
la rupture des relations si celle-ci se produisait du fait
du monsieur. Dans le cas contraire, si la rupture
provenait du fait de la femme - infidélité reconnue, fuite
ou autre cause bien flagrante - la somme devait,
théoriquement, être rendu au monsieur. Mais, faire
rembourser de l'argent par un Annamite, entre dans la
catégorie des travaux d'Hercule !
Ces camarades ainsi mariés n'étaient pas
au bout de leurs obligations matrimoniales. La coutume
voulait que, comme partout, le jeune époux fasse certaines
largesses à son épouse : bagues, bracelets, parfums et
autres babioles. Puis, il fallait s'assurer le home. Ca,
ce n'était pas cher. pour une piastre par mois, on avait
la jouissance entière d'une assez grande chambre meublée
d'un bat-flanc de bois garni d'autant de fines nattes
qu'on pouvait désirer, de quelques tabourets, d'une table
basse, de coussins de cuir, de beaucoup de guirlandes et
de rosaces en papier, de soleils, d'éventails et autres
décors asiatiques, sans oublier un ou deux Bouddhas de
bronze, de marbre ou de simple terre cuite.
Il fallait également assurer la
nourriture et l'entretien de l'épouse. C'est normal, ça se
fait partout, en Annam comme en Navarre. Les exigences
étaient très différentes, suivant les goûts et le
caractère de la dame. Et il y en avait de bien gentilles,
fidèles, douces, dévouées et économes !
A Hué, j'ai connu un Caporal très coté,
qui avait déjà trois ans de séjour en Annam et qui avait
toujours refusé de l'avancement pour ne pas quitter sa
congaye fidèle et aimante. Celle-là était une vraie fourmi
pour son homme, Sauf le service militaire, elle faisait
tout ! Il était choyé et couvé comme un enfant. Il lui
remettait ponctuellement toute sa solde; elle n'en
dépensait que le strict nécessaire pour elle et lui; le
reste était sagement mis de côté. Il avait l'intention de
se faire libérer à Hué, et d'y demeurer avec sa fidèle
compagne pour s'y livrer, à eux deux, au commerce du riz.
C'est peut être un cas un peu spécial, mais quand même, la
belle tenue de ces unions libres n'était pas chose rare du
tout.
Il y avait aussi, bien entendu, quelques
garçons débauchés qui se mettaient à deux ou trois couples
dans le même home. Il parait que c'est très amusant, ce
genre d'exercice en communauté, avec ou sans échange des
partenaires. Ces échanges étaient souvent pratiqués; ça ne
tirait pas à conséquence. Là-bas, dans ces pays bénis des
Dieux, les moeurs sexuelles sont très larges. La nature
seule est indicatrice; la morale s'adresse à d'autres
compartiments de la mentalité humaine. Le compartiment des
relations charnelles reste ouvert à toutes les fantaisies.
Et Dieu sait s'il y en a !
En un mot comme en cent, j'ai passé
quelques beaux mois à Hué. La vie y serait peut-être
devenue à la longue un peu monotone, mais, une fois de
plus, le destin vint me prendre par la main pour me
conduire ailleurs.
Un ordre arriva de haut lieu qui
enjoignait au Capitaine commandant la 10ème Compagnie de
mettre immédiatement en route sur Haïphong et Hanoï les
nommés un tel et un tel, entr'autres Hubin Auguste dit
Georges. C'était pour aller déposer comme témoin devant le
Conseil de Guerre du Tonkin, siégeant à Hanoï, dans une
affaire de rixe, coups à supérieur, qui avait eu lieu deux
ou trois mois auparavant, sous une véranda de ma
Compagnie, entre un soldat ivre furieux et un Caporal qui
voulait l'envoyer coucher.
Je fus fort surpris de cet appel à mon
témoignage, car je n'avais pas été témoin direct du fait.
J'étais à ce moment là au bureau. Mais, en y
réfléchissant, je me suis souvenu que j'y étais seul au
moment ou le Caporal frappé y était venu, à l'issue de la
rixe, pour parler au sergent-major. C'était sans doute
pour cette raison qu'il avait dû prononcer mon nom. En
tout cas, cette décision m'enchantait, car je n'aurais
jamais pu inventer une occasion pareille pour quitter Hué
et aller voir d'autres sites, d'autres contrées réputées
pour être plus intéressantes encore. Et c'était vrai.
Le jour dit, on reprend la chaloupe
chinoise à l'embarcadère du marché. Elle était beaucoup
plus grande, plus confortable que la première, avec un
immense pont promenade au dessus du pont principal. De
plus, nous n'étions que cinq ou six. Nous profitâmes donc
de ce beau voyage que nous fîmes dans de bonnes conditions
de confort et par un beau temps net, clair, sans vent.
Nous arrivâmes tard dans la soirée dans la rade de
Tourane, où nous vîmes à l'ancre, au milieu de la baie, le
grand paquebot illuminé qui devait nous prendre comme
passagers.
La chaloupe nous y conduisit, et accosta
sans encombre. Aussitôt, nous voilà à grimper l'échelle de
coupée et à déboucher sur la coursive qui longeait la
salle à manger des premières classes, resplendissantes de
lumières et garnie de nombreux dîneurs en smokings blancs
et de dîneuses en peau et en chevelures étincelantes, la
masse des chignons piquée des mille feux des diamants de
leurs peignes. Il sortait de cet antre attrayant de suaves
odeurs de cuisine recherchée qui vous retournait les
narines, de suaves odeurs de femmes parfumées, et un
brouhaha de gaies conversations animées, ponctuées des
rires perlés et sonores de femmes en joie de vivre et de
bien vivre. Nous n'en avions que les effluves et les
échos, mais c'était déjà ça...
On nous appela pour notre repas, que nous
primes dans une gamelle de fer battu, posée sur le panneau
fermé de la cale avant, sous les palans qui n'étaient pas
encore serrés. On puisait à tour de rôle dans cette grande
bassine, avec sa cuiller et sa fourchette, et, ma foi,
sans femmes aux chevelures étincelantes, sans rires et
sans relents suaves, nous avons quand même satisfait notre
appétit. Puis je suis allé prendre ma place préférée sur
un bateau, la pointe de la proue, abandonnant les plaisirs
de la masse et faisant mon dessert de philosophie. Là,
j'ai étendu ma couverture sur le pont et moi sur la
couverture, me laissant bercer mollement par le long
tangage du bateau et admirant la clarté scintillante des
étoiles dans un ciel pur et sombre.
Le navire avait repris sa course. C'était
un beau vapeur de la Compagnie des Messageries Maritimes,
annexe du courrier, c'est-à-dire faisant la navette entre
Saïgon, Tourane, Haïphong et retour, en connexion
d'horaire avec le grand paquebot poste de Marseille,
Saïgon.
Vers minuit, à peu près, les quatre
double coups de cloche ont été sonnés peu après, j'ai pu
assister à un lever de lune splendide. A l'est, une
immense clarté rouge a commencé à illuminer l'horizon;
puis quelques secondes après, un disque encore plus rouge
a paru d'abord lentement au-dessus de l'eau, comme ferait
la tête d'un curieux se montrant prudemment au-dessus d'un
mur pour voir ce qui se passe de l'autre côté. Subitement,
tout le globe a surgi, globe déformé et d'un rouge
écarlate. Insensiblement, le rouge, l'orange tourna au
jonquille - canari, et enfin la belle lumière laiteuse et
brillante s'épandit sur la mer frisottante qu'elle fit
resplendir des millions de feux de sa moire dansante. Ah!
que c'était beau!
Et voici où la philosophie me servit de
dessert.
Je pensai alors que c'était moi le
privilégié, sur mon pont tout nu, comme un clochard qui
jouissais de ce merveilleux spectacle tout gratuit, sans
rires grassouillets autour de moi, sans odeurs de femmes
dénudées mondainement, alors que tous ceux et celles que
j'avais vus et vues en bas, sous les ors artificiels et
frelatés de la salle à manger, souffraient peut-être, dans
leurs cabines étroites, étouffantes, d'une insomnie
insupportable et lugubre, ou d'une compagnie indésirée aux
relents trop intimement humains.
Puis j'ai dormi, comme un mort, jusqu'à
l'aube.
Mais ce que le poète appelle l'aurore aux
doigts de rose s'est présenté à moi sous la forme de deux
matelots de ponts armés d'une manche à eau. Ils m'ont fait
déguerpir de mon dortoir sous prétexte de laver le pont à
grande eau. Comme si je l'avais sali ! Bien entendu, j''ai
obtempéré immédiatement et j'ai été me faire récompenser à
la cuisine du bord où un marmiton complaisant m'a passé
une pleine gamelle de café bien chaud et bien sucré. Il
n'y avait toujours pas le décor, mais il y avait le café,
qui était le principal de l'affaire.
Cette journée là s'est passée je ne sais
plus comment comme une journée en mer, probablement, alors
qu'on est isolé au milieu de la nappe sans fin que le
bateau déchire à l'avant et mâchonne à l'arrière.
Au matin du troisième jour, on aperçut,
au loin une masse qui se dégageait à l'horizon. C'était la
baie d'Along.
On arrivait.
Petit à petit l'horizon s'avançait vers
nous, amenant avec lui la vision extraordinaire de cette
multitude de dolmens plantés sans ordre dans la mer d'une
transparence merveilleuse. Il y en a de toutes formes, de
toutes tailles, de ces rochers : des pointus comme
d'énormes crayons qui auraient la pointe en l'air; des
trapus comme de monstrueux hippopotames à l'affût de je ne
sais quoi. D'autres rappellent les minarets des mosquées
islamiques. Certains ont la forme d'une longue table sur
laquelle la végétation s'est installée librement, en dépit
des typhons qui soufflent pourtant assez souvent dans ces
parages. Et tout ça est enchevêtré d'une invraisemblable
façon. Les initiés, cependant, en connaissent les moindres
passes, les larges routes, les bons mouillages, les
mystérieux refuges marins, sous-marins, terrestres.
Comme en se jouant, notre navire passa au
milieu de ces écueils formidables qu'il frôla avec sûreté
et sécurité, et vint mouiller ses ancres dans une
merveilleuse crique tout entourée de ces sentinelles
étranges et immobiles.
Notre grand courrier étant arrivé à
l'heure de la basse mer, il devait attendre, pour
continuer sur Haïphong, la remontée de la marée. C'est
pourquoi nous trouvâmes un autre vapeur plus petit qui
nous attendait pour transporter tous les passagers et
leurs bagages à main à Haïphong, en remontant l'immense
embouchure du fleuve rouge qui roule des masses
considérables d'eaux épaisses et jaune rouge qui lui ont
donné son nom.
Arrivés à destination, le débarcadère
nous tendit gentiment son plancher, et, à peine avions
nous mis le pied sur la grand place qui y fait suite, que
nous fûmes assaillis, comme à Saïgon, par une nuée de
pousse-pousse qui se battaient presque pour avoir notre
clientèle de quatre sous ! Pas plus! Mais quatre sous vite
gagnés parce qu'il n'y a que quelques foulées entre cet
endroit et la caserne du 10ème de Marine que tous les
pousse-pousse connaissent bien, depuis le temps qu'ils en
charrient le personnel !
Me voici donc de passage dans une ville
nouvelle pour moi, et, d'après le premier aspect général,
considérable. Déjà le trafic rencontré sur le fleuve
montrait l'activité du commerce. Dans la rivière même,
juste en face des docks immenses du port fluvial, une
dizaine de grands cargos étaient ancrés et évitaient au
courant bien sagement: c'étaient des bateaux japonais,
chinois, anglais, hollandais, peut-être un français, pas
sûr; car il était remarquable combien rarement on pouvait
voir notre pavillon dans ces mers qui pourtant
grouillaient de navires de toutes nations. Les courriers,
ceux qui sont subventionnés par l'Etat, oui. Mais les
autres, ceux qui doivent travailler à leurs risques et
périls, très peu pour les Français. Il y a bien quelques
capitaines hardis qui font du fret libre; ceux-là, on les
appelle des casse-cou, des aventuriers; tout juste si on
ne les appelle pas pirates. Cependant, s'il s'agit de
capitaines anglais ou japonais ou allemands ou hollandais,
ah! alors, tout change: on inventerait des courbettes
supplémentaires si ce compartiment n'était pas déjà très
fortement pourvu !
Bon. Ce n'est pas tout ça. Si on allait
faire un tour en ville, ce soir, après le repas aussi
pantagruélique que ceux de Saïgon? ça va?
Allons-y.
- Ke che! A oie! ça veut dire, pousse,
amène toi.
Je suis tout seul sur la porte du
quartier. C'est bien visible. J'ai appelé un seul pousse.
Mais c'est dix qui m'arrivent en trombe tout autour de moi
et, en même temps, baissent leurs vingt brancards à mes
pieds, littéralement à les toucher. Rien d'autre à faire
dans ce cas-là qu'à reculer dans les brancards de celui
est qui est derrière moi, et à me laisser tomber sur le
siège moelleux. Miracle plus un seul pousse. Mon choix
ayant été manifestement fait, les autres se sont envolés
comme une troupe de moineaux, et ont été se remettre bien
sagement à leur poste d'attente juste en face de la sortie
de la caserne.
Merveilleux!
- Où toi y en divé? me demande le cheval
humain jaune. (où veux tu aller?)
- Toi y en a divé comme toi y en a
vouloir, ine l'heure. (tu iras ou tu voudras, une heure)
- Moi y en a bien complisse. Balade.
(J'ai compris promenade).
Et nous voilà partis, au petit trot. Ca
me rappelait, mais en plus pittoresque, les flâneries en
filanzane dans les rues heurtées de Madagascar. J'aimais
beaucoup mieux Haïphong, ses belles avenues larges et
ombragées et ses pousse-pousse confortables.
Cette première sortie se fit entre chien
et loup. Je n'avais donc plus ce casque sur le crâne,
cette affreuse et incommode cloche de liège qui, pourtant,
est indispensable à tout européen au Tonkin, de huit
heures du matin au moins à cinq heures du soir au plus
tôt.
Ce fut en képi, plus léger et plus seyant
que je fis promener ma précieuse personne dans les
diverses avenues, boulevards, rues, ruelles de la grande
ville de Haïphong. Je n'ai retenu le nom d'aucune artère,
ce qui m'arrive souvent dans les villes. Habitué à la
brousse, je me dirige dans n'importe quelle ville
inconnue. Le pousse m'a mené, à travers les beaux
quartiers, ornés de magnifiques banians, le long d'un
canal que nous avons traversé plusieurs fois sur plusieurs
ponts, jusqu'à la ville indigène, moins belle à notre
point de vue d'Européen, mais beaucoup plus pittoresque,
animée, grouillante et parfumée de cette senteur âcre
spéciale de demi pourriture qui y règne en tous temps.
Cette odeur forte vous prend au nez dès l'arrivée, mais,
chose étrange, au bout de quelques minutes, on n'y fait
plus attention; on ne la sent plus, et on n'en emporte pas
le relent lorsqu'on sort de cette foule sans cesse agitée.
Mon heure de pousse étant terminée, je
réglai mon conducteur et je terminai la soirée en m'en
revenant au quartier, à pied, en flânant, regardant à
gauche et à droite, sans autre but que de me régaler du
spectacle nouveau et intéressant que m'offrait cette belle
ville et en me fiant à ma faculté d'orientation pour
demeurer dans la bonne direction. C'est si agréable de se
conduire ainsi par la main.
Là comme à Saïgon, je vis que le commerce
de détail était entre les mains des Chinois. Depuis les
petites boutiques modestes de tailleurs, cordonniers,
repasseurs, jusqu'aux somptueux magasins d'épicerie, genre
Potin, des Chinois partout. Et toujours les Chinois
d'antan, avec leurs belles queues de cheveux noirs,
luisants, bien nattés, soigneusement rasés sur le front et
autour des oreilles et sur la nuque, exactement le
contraire des moines européens qui ne gardent, autour du
front et de la nuque qu'une mince couronne de cheveux et
rasent tout le reste du crâne.
Comme partout, il y a des gens plus ou
moins avantagés sur leur système pileux, ce qui fait que
l'on voyait, côte à côte, des Chinois arborant de
somptueuses nattes, larges, épaisses, longues jusqu'au
pliant des genoux, tandis que d'autres n'avaient qu'une
maigre queue peu fournie et allongée artificiellement par
de faux cheveux en soie noire. De même pour leur faces: il
y en avait de belles, avenantes, plaisantes, sympathiques;
d'autres, au contraire, qui, sans être répulsives, étaient
franchement vilaines, affreuses. Le mauvais effet était
très atténué par leur mise généralement soignée, par leurs
manières affables, le milieu dans lequel ils évoluaient;
mais ces mêmes vilains bougres, habillés en pirates et
postés au coin d'un bois auraient été capables de faire
évanouir de frayeur les femmes sensibles... et certains
hommes aussi je pense.
Ces Chinois de comptoir portaient à peu
près tous le même costume : une grande veste de toile de
couleurs variés, bien souvent grise à fines rayures bleues
dont la coupe tiendrait du dolman militaire, à cause du
col droit, et du paletot de pyjama, à cause des boutons
d'étoffe et des brandebourgs de ganse assortie qui les
fermaient.
La forme de leurs pantalons était aussi
un compromis entre le pantalon de pyjama, par le haut,
tenu par une ceinture coulissante en ganse, et le caleçon,
par l'étroitesse des pans qui venaient serrer la cheville,
recouverts par le haut des chaussettes. Ils portaient des
chaussures de drap à épaisses semelles de feutre, dont la
pointe se relevait comme la toiture de leurs temples. La
plupart restaient tête nue. Cependant, dans les grands
magasins certains étaient coiffés de la traditionnelle
calotte demi sphérique noire, surmontée d'un bouton en
étoffe ou en corozo. Je suppose que les chinois aux
calottes étaient des chefs à un titre quelconque.
Dans ces boutiques, de quelque spécialité
qu'elles fussent, même empressement commercial des
vendeurs, même rapidité de livraison, même complaisance à
satisfaire la moindre fantaisie du client ou de la
cliente. Même sourire engageant et reconnaissant du
caissier qui recevait le prix de la vente, élevé ou non.
Ce que j'ai admiré aussi maintes fois chez ces caissiers
ou chez les comptables, c'est la rapidité prodigieuse avec
laquelle ils font leurs opérations arithmétiques au moyen
d'une simple petite boite contenant quatre ou cinq
tringlettes horizontales et parallèles, sur chacune
desquelles se glissent de petites boules d'ébène ou
d'ivoire, suivant le cas ou la fantaisie. Cette boîte à
calculer qui est au moins aussi ancienne que Confucius et
dont les Chinois se servent aujourd'hui encore de la même
manière a certainement inspiré nos constructeurs modernes
de machines à calculer. Les Chinois, eux, n'ont pas besoin
de nos mécaniques compliquées : en faisant glisser les
boules rapidement vers la droite ou vers la gauche, dans
un ordre voulu, soit d'une tringle, soit d'une autre, soit
de plusieurs ensemble, les comptables chinois obtiennent
instantanément le résultat de n'importe quelle opération
des quatre règles élémentaires : addition, soustraction,
multiplication, division.
Tout cela m'amena, ce soir-là, à rentrer
me coucher comme le moindre petit bourgeois de Castellane
ou de Lambezellec.
Le lendemain, en effet, on reprenait le
chemin du débarcadère de la veille qui se muait, pour la
circonstance, en embarcadère. Trajet en pousse,
naturellement, et je grimpe à bord d'un grand fluvial,
dans le genre de celui qui m'avait été chercher en baie
d'Along, et je dépose mes bagages dans un endroit propice
du pont supérieur. Celui-ci était réservé aux seuls
Européens, fort heureusement, car en dessous, sur le pont
de service, c'était un invraisemblable entassement
d'indigènes des deux sexes, augmentés de nombreuses
marmailles et de montagnes de colis divers: caisses,
paniers, sacs, filets, paquets, hardes, chiens, canards,
poules, pigeons et je ne sais quoi encore. Une pièce d'une
sapèque (environ 1/2 centime) jetée d'en haut n'aurait pu
toucher le plancher de ce pont si garni où, entre les
pieds nus des gens, on voyait les flaques rouges que les
chiqueurs et les chiqueuses y lançaient adroitement. Le
tout accompagné de criailleries incessantes et de
l'affreuse odeur dégagée par cet amas humain.
En haut, nous n'étions qu'une trentaine
de Blancs, dont une dizaine seulement d'aussi basse classe
que moi. Nous avions droit, nous, ces dix, au pont et aux
bancs de bois qui s'y trouvaient, fort nombreux et
confortables. Les autres, les privilégiés du sort, se
partageaient diversement les conforts supérieurs qui leur
étaient réservés. Les sous-officiers, au nombre de quatre,
avaient droit à une gentille petite pièce bien aménagée,
avec couchettes claires le long des parois et grande table
au milieu. Ils y pouvaient écrire, jouer, prendre leurs
repas que le bord leur fournissait moyennant finance, ce
que, d'ailleurs, nous pouvions nous procurer également...
Mais par la grâce d'un Caporal d'ordinaire généreux, nos
musettes étaient si bien garnies que nous n'avions
vraiment besoin de rien : poulets, crevettes, omelette,
jambon, gelée de porc, veau rôti, tomates et concombres.
Comme vaisselle, nous avions notre pain, notre couteau qui
était en même temps fourchette, notre philosophie
insouciante, et, brochant sur le tout, notre appétit
enviable. Nous n'étions donc ni envieux, ni jaloux. Nous
étions bien trop biens pour ça !
Au dessus des sous-officiers, il y avait
la première classe, dans laquelle on distinguait les
officiers combattants, les non combattants et les
fonctionnaires civils. Tous ceux-là avaient droit à
beaucoup de choses absolument indispensables pour un
voyage de 16 à 18 heures sur le Fleuve rouge. D'abord, une
enceinte réservée, limitée par des barrières et des
écriteaux: tout comme dans les jardins zoologiques, le
public roturier a ses allures franches; tandis que les
êtres nobles se tiennent noblement derrière des grillages.
Dans cette enceinte réservée, il y avait des cabines à
deux couchettes, un salon fumoir et une salle à manger
luxueusement décorée où l'on servait le repas du soir, le
seul à prendre à bord, qui, comme il se doit, était
gracieusement offert par Marianne.
Ces Messieurs ne mangeaient pas comme le
commun des mortels. Ils étaient servis par la nombreuse
boyerie du bord, augmenté de leur boyerie personnelle, car
ils montaient à bord à Hanoï avec leur domesticité
personnelle, trop habitués à elle pour pouvoir s'en
passer, même pour un court trajet. Il est vrai que,
pendant les 16 heures du voyage, il y en avait 7 ou 8 de
nuit, et alors, ...ma foi... il y avait de ces boys qui
étaient vraiment trop jolis. Tous boys et patrons, étaient
élégamment habillés de blanc immaculé, et, pendant que ces
derniers mangeaient noblement, les premiers étaient
attentifs aux moindre gestes de désir des maîtres. Quant
aux pankha qui fonctionnait incessamment, il avait été
royalement confié à une espèce de pirate déguenillé qui,
assis nonchalamment à même le pont, tirait sur le bambou
pour faire marcher l'éventail collectif. De temps en
temps, un "maoulen" féroce aboyé aux oreilles du
pirate-panka venait le faire sursauter et activer son
mouvement de balancier pendant quelques secondes, après
quoi, il reprenait sa cadence plus moelleusement
somnolente jusqu'à la prochaine secousse.
Profitons de ce moment neutre de notre
navigation où il n'y a plus rien à voir dans le paysage
pour expliquer ce que c'est que ce pankha Le fleuve coule
toujours, jaune et épais, avec le même empressement entre
ses berges inondées. La campagne, à perte de vue, n'est
plus qu'une immense rizière en pleine végétation. On ne
voit plus émerger que les bouquets d'arbres, palmiers ou
autres, qui indiquent l'emplacement des villages, perdus
dans ce marécage continu. Nous en avons comme ça pour
jusque demain matin, alors, autant parler d'autre chose,
du pankha pour commercer nous verrons par la suite, s'il
nous arrive un peu d'inédit.
Le pankha vient, dit-on des Indes. C'est
un instrument composé de deux parties principales l'une
rigide, l'autre volante. La partie rigide est formée par
un cadre de bois léger, rectangulaire, d'une longueur en
rapport avec les dimensions de la pièce à aérer un mètre,
trois mètres, à volonté, et d'une hauteur d'environ 40
centimètres. Ce cadre est entièrement recouvert d'étoffe
ou d'une simple natte et est suspendu au plafond
verticalement, le grand côté parallèle au plafond. Sous ce
grand côté est cousu un volant de même étoffe plissée et
alourdie par de petits plombs glissés dans l'ourlet du
bas. Ce volant a généralement 50 centimètres de hauteur.
On suspend l'appareil de façon que l'ourlet de ce volant
se trouve à environ 50 centimètres au-dessus de la tête
des gens à éventer. Dans le milieu de la tringle du bas on
attache une longue et forte corde que tient par l'autre
bout le boy-pankha, l'homme qui va manoeuvrer l'affaire.
Assis ou debout, ce manoeuvre n'aura qu'à tirer
constamment sa corde pour imprimer au pankha un mouvement
de va-et-vient continu, comme celui d'un balancier
d'horloge,
Entraîné par le mouvement, le volant,
alourdi par ses plombs balaye l'air qui est au-dessous de
lui et produit cette ventilation à deux temps si agréable
que, maintenant, malgré la commodité et la discrétion du
ventilateur électrique, les sybarites coloniaux préfèrent
de beaucoup le pankha, plus doux, plus lent, silencieux,
pas de bourdonnement qui peut flanquer le cafard à la
longue. Par contre, il n'est pas discret, dira-t-on,
puisqu'il faut un homme curieux, témoin, pour le faire
marcher. Oui, c'est vrai. Mais d'abord, dans presque
toutes les circonstances il y a toujours des boys qui
rodent par-ci, par-là, à l'heure des repas, des apéritifs,
du thé, alors le pankha de plus ou de moins, ça n'a aucune
importance. Lorsqu'il s'agit d'une visite intime par
contre, le pankha pourrait être de trop. Mais, "il y en a
bon manière". D'abord dans ce cas spécial mais courant, le
pankha instrument est tout ce qu'il y a de plus
recommandé. Car, n'oublions pas que nous sommes en
Indochine, pays de grosses chaleurs, où la tenue de
cérémonie de notre premier père s'allie très bien avec la
même tenue de notre première mère. Et, ma foi, dans cette
tenue, la douce caresse de l'air brassé par le volant du
pankha est très apprécié des descendants du père et de la
mère en question. Elle fait même partie de la
conversation. Et pour pallier aux inconvénients du
pankha-moteur on le met dehors: on perce un trou dans la
muraille, à la hauteur du plafond, et on y fait passer la
corde de l'instrument. Le pankha moteur s'en empare, et,
ce moteur étant homme et non machine, n'ignorant donc rien
de l'homme ni de la femme, il fait son office le mieux du
monde, beaucoup mieux qu'un moteur électrique, même
particulièrement bien réglé: celui-ci n'aura jamais la
manière. Connaît-il quelque chose à la volupté?
Voila qu'il fait tout à fait nuit. Nous
allons préparer notre dodo sur le meilleur creux de ce
banc de bois très propre, et nous y roupillerons sans
vergogne, sans nous occuper des faits et gestes des gens
du quartier réservé. Chut, bonsoir!
Et voilà pourquoi, sans doute, nous
arrivâmes le matin à 8 heures au débarcadère d'Hanoï,
après avoir fait une entaille aussi vite refermée
qu'ouverte dans la cohue des barques, sampans, jonques,
amassées en paquet aux alentours du dit débarcadère.
Pousse-pousse comme toujours, et, avec
plusieurs coups de pattes, -c'était assez loin - nous
arrivons au quartier du 9ème Régiment d'infanterie de
marine, dans la citadelle. Sur le vu de nos papiers, on
nous dirige sur le dépôt des isolés, où un sergent-major
très aimable nous accueille, nous loge et nous dit de
"laisser pisser le mouton", expression qui, en langue
verte, veut dire "vous en faîtes pas" ou encore "attendez
les ordres". En tout cas, ce n'était pas difficile à
réaliser.
Je suis resté là, à Hanoï, une quinzaine
de jours, à ne rien faire absolument c'est à dire que
j'aurais pu ne rien faire du tout. Mais comme c'est là une
chose difficile, j'offris mes services bénévoles au
sergent-major qui les accepta sans difficulté et les
utilisa au mieux et pour lui, et pour moi-même. C'était
beaucoup plus agréable de passer quelques heures
intelligemment en compagnie de gens intelligents que de
passer ces mêmes heures à regarder voler les vautours. Au
moins, le soir, on sortait avec plaisir et avec des
camarades sympathiques qui connaissaient la ville de
Hanoï, et à tous points de vue, sans exception.
Ces quinze jours filèrent avec une
rapidité inouïe qui n'eut d'égale que celle avec laquelle
filèrent d'autres quinze jours, dans cette même ville
d'Hanoï, l'année d'après. Nous y viendrons au moment
voulu. Pour l'instant, nous en sommes à mon premier
séjour. Au bureau du "Chef", outre l'avantage de la
distraction agréable, j'avais fait la connaissance du
Caporal adjoint Vasel, également ex-sous-officier, mais de
l'infanterie de ligne en France C'était un chic type, de
bonne famille instruit, musicien, et Bohème de nature.
Fils de famille, il avait raté le bachot par paresse,
insouciance, ou mépris, et, ensuite, n'ayant pu ni su rien
faire d'autre que de manger les subsides que sa famille
lui octroyait, il avait eu un jour, l'idée d'aller les
manger dans un autre cadre, et c'est ainsi qu'il vint au
9ème de Marine à Hanoï, où il menait une vie de petit
pacha, avec quelques camarades qui étaient dans le même
cas que lui.
Il me prit en sympathie, et, souvent
m'emmena le soir dans le petit pavillon que ce club avait
loué en ville, et fait meubler très gentiment. Pavillon
discrètement caché sous un fouillis de bambous, de
bougainvilliers, de lauriers roses, de palmiers-phoenix et
autres végétations luxuriantes. Il y faisaient de la
musique, violon, violoncelle, piano. Ils y prenaient le
thé ou s'y livraient de temps en temps à des agapes plus
substantielles, dont les éléments étaient fournis par le
très grand et très chic restaurant chinois tout proche. Ce
pavillon leur servait aussi de fumerie, mais pas à eux
seuls. Souvent, lorsqu'ils avaient une permission de la
nuit ou simplement de minuit, ils s'y réunissaient avec
des amis civils, hommes et femmes, et s'y livraient à des
débauches de fumée empoisonnée et paradisiaque.
Le caporal Vasel était le plus intoxiqué,
car il pratiquait la "toufiane" (pipe à opium) au
quartier, avec le sergent-major lui aussi opiomane
invétéré. Là, ça leur était commode. Ils n'avaient pas de
permission à demander. La chambre du sergent-major
organisée en un tour de main par le boy bien stylé, se
transformait aisément en fumerie. Des nattes par terre,
des coussins doux pour les coudes, des coussins durs pour
la nuque, la tête, une tablette basse, des pipes de
bambous ou d'ébène, la lampe à brûler la drogue et la
boite pour la drogue elle même. Les amateurs n'avaient
plus qu'à venir et à se mettre en tenue, c'est à dire
qu'il leur suffisait de se faire déshabiller entièrement
par leur boy et de se faire mettre immédiatement soit un
pyjama, soit un kimono pour l'aisance du corps. Ensuite,
ils s'étendaient à terre, de tout leur long, mollement,
sur les nattes fines et moelleuses, le coude sur un
coussin, et, chacun son tour, aspiraient à pleins poumons
la fumée âcre et odorante que dégageait la boulette noire
en grillant devant la lampe, sur le fourneau de la pipe.
Le boy ne faisait que cela, inlassablement. Accroupi entre
les fumeurs, il préparait la boule d'opium en la tournant
savamment au bout d'une longue aiguille. Lorsque cette
boule était à point, il la déposait sur le fourneau de la
pipe que le fumeur présentait à la flamme pour faire
grésiller et brûler la pâte en en aspirant la fumée par
l'embouchure.
Ce petit jeu durait ainsi sans mot dire,
jusqu'au moment où, le nombre de pipes ayant été atteint,
l'effet de la drogue se faisait sentir en suggérant à ses
amants les ivresses que leur imagination leur dispensait.
A partir de ce moment là, une pipe ou deux par-ci par-là
prolongeaient cette extase ineffable qui, parait-il
transporte le fumeur dans des paradis insoupçonnés du
reste du genre humain. C'est bien possible, puisqu'ils le
disent et qu'il y a tant et tant d'amateurs. Mais ça coûte
cher, très cher. En argent d'abord, car la drogue est
chère. Et puis elle opère, cette drogue comme toutes les
drogues: plus on en prend, plus il faut en prendre pour en
percevoir les effets. Et elle est exigeante, la drogue,
car le paradis qu'elle ouvre est si tentant!
Mais ce qui coûte le plus au fumeur,
c'est la déchéance fatale qu'il encourt, assez rapidement,
dans ses facultés les plus nobles. De sombre, il devient
hypocondre, puis son cerveau se liquéfie, il devient fou,
gaga, et il meurt très tôt, loque humaine au physique et
au moral. Terrible paradis que cette drogue! aussi a-t-on
sagement agi en l'interdisant d'une façon absolue. Mais
hélas! cette interdiction n'est qu'une hypocrisie de plus,
d'abord parce qu'elle n'interdit rien du tout, ensuite,
parce que l'Etat français lui même, sous forme de
l'administration des douanes et de la régie, s'est réservé
le monopole exclusif de la fabrication et de la vente de
cet opium abhorré, banni rejeté. Elle est bonne celle là
par vrai?
Je n'allais chez ces bons camarades que
lorsque le caporal Vasel me le demandait. Je ne leur
restais pas collé aux jambes. Autrement, j'allais seul, à
la découverte, me laissant guider par ma seule fantaisie.
Lorsque l'envie me prenait d'aller dans les banlieues
grouillantes, je m'offrais pour dix ou vingt cents de
pousse-pousse et la promenade n'était pas moins agréable
pour ça.
De même que Haïphong, Hanoï est bâtie sur
la rive droite du fleuve rouge. Mais, tandis que Haïphong
se trouve en plein delta du fleuve, au milieu d'une
contrée inondée qui n'est qu'une immense rizière, Hanoï
est franchement dans les terres; Oh! les rizières ne
manquent pas. C'est la seule grande culture mais elles
sont parsemées dans toute la campagne qui n'est pas plate.
Des collines, ou plutôt des ondulations portent des
éléments de forêts, des vergers des bouquets de bambous.
Au loin se dessine nettement une chaîne de montagnes. Le
fleuve coulant à plein bord en cette saison des pluies ne
s'étale pas. Il est très large impétueux, formidable, mais
sagement, il reste dans son lit. En saison sèche, me
dit-on les berges, à fleur d'eau au moment ou j'y étais
surplombe le fleuve de cinq ou six mètres!: six mètres de
creux sur 1000 de large, ça fait 6000 mètres cubes au
mètre courant!! bigre!
Quand on songe à l'immense superficie que
ce fleuve draine, depuis là-haut, à Lao-Kay, à sa sortie
de Chine, en traversant tout le Tonkin du Nord au Sud, et
qu'on songe aux formidables averses qui s'y déversent
pendant quatre ou cinq mois de l'année, ces chiffres ne
paraissent plus extraordinaires. Il faut avoir vu tomber
ces averses, avec ou sans orage, pour se rendre compte de
l'énorme quantité d'eau que le sol peut recevoir du ciel.
C'est inimaginable. Les mots ne peuvent en donner aucune
idée, même approximative, car il n'y a guère de points de
comparaison avec les pauvres petites pluies que nous
recevons en France et qui nous font grogner bien souvent.
A chaque pays, son régime!
Ou bien je rôdais en amateur dans les
rues animées des métiers, comme à Saïgon, comme à
Haïphong, où elles sont concentrées dans un même
pittoresque quartier incessamment fréquenté par une
nombreuse clientèle indigène et aussi européenne. J'aimais
voir travailler adroitement et rapidement ces artisans
laborieux et artistes, même pour les moindres choses comme
des clous, par exemple. Faire des clous à la main, ça n'a
l'air de rien. Eh bien, essayez un peu pour voir, vous
m'en direz des nouvelles! clous de souliers à tête, sans
tête, longs, petits, courts, épais, minces, tête ronde,
tête plate, en fer, en cuivre, en zinc et même en or.
J'aimais regarder travailler les
bijoutiers minutieux' quand il filigranaient une bague, un
bracelet; et les tisserands! et les brodeurs!
Puis j'allai voir aussi quelques pagodes,
dont l'une merveilleuse, était située sur un îlot au
milieu du lac serti dans la ville. Le lac est très beau,
l'îlot magnifique, la pagode splendide, un vrai bijou de
pierres, de marbres, d'onyx, d'ébènes, d'ivoires, d'ors,
de cuivres, de bronzes, orné de statues plus étranges les
unes que les autres.
Dans une autre pagode énorme, je pus
contempler à loisir le colossal Bouddha qui y trône, au
ventre répugnant tellement il est gras, au nombril comme
un cul de bouteille de champagne à la face énorme et
grimaçante, aux six paires de bras, ainsi que toute la
fantasmagorie des statues qui l'entourent. Cependant, cela
devient monotone, à la fin, car c'est comme partout: ces
monuments se ressemblent tous entre eux. Comme chez nous,
les églises sont toujours des églises, quelle que soit
leur splendeur ou leur ampleur, de même, les mosquées sont
toujours des mosquées, quelle que soit leur beauté
individuelle. Ce soir-là, après avoir copieusement humé
les senteurs suaves répandues par la fumée discrète des
bâtonnets parfumés qui se consument dans leurs
cassolettes, je revins en ville en longeant le lac d'où
partait un infernal concert de crapauds-buffles, juchés
sur les palettes vertes des nénuphars géants et
s'égosillant à clamer leur joie de vivre à leur bouddha à
eux.
Pendant ce premier séjour, je n'eus
qu'une fois la fantaisie d'aller prendre le thé dans un
couvent japonais. Ce soir-là, j'étais seul. D'abord, c'est
plus simple. On se comporte comme on le veut, sans
s'inquiéter de la commodité des autres. Et puis, mes
camarades habituels n'étaient pas amateurs. qui dit
Opiomane dit abstinent pour le reste: les deux ne vont pas
ensemble. Toujours aussi gracieusement aimables, ces
fleurs du Japon, ces mousmés jolies et peintes à la
perfection.
On les croirait faites toutes, sur une
dizaines de moules, tellement elles ont les mêmes
apparences partout. Et pourtant, tout comme chez nous,
aucune ne ressemble à une autre. Mais il y a le costume et
la coiffure et la démarche qui sont uniformes. C'est cela
qui leur donne à toutes cette simili ressemblance.
Mon conseil de guerre, la cause de ce
voyage d'agrément, s'est déroulé comme d'habitude dans la
salle d'audience solennelle garnie comme il se doit de
curieux et d'intéressés, tous militaires. Notre affaire a
été appelée la première. Mise en scène rituelle; Moi,
comme les autres, j'ai d'abord été cité, en qualité de
témoin, mis dans une salle à part, pendant
l'interrogatoire de l'accusé. A l'appel de mon nom, je me
suis présenté devant le Colonel président, en claquant les
talons et saluant amplement.
- Vos noms, prénoms, naissance etc. . . ,
vous jurez de dire la vérité, rien que la vérité, toute la
vérité! levez la main et dites: "je le jure".
Je m'exécute.
- Reconnaissez vous l'accusé pour être le
nommé X de votre Compagnie ?
- Oui mon colonel je le reconnais
parfaitement.
- L'avez vous vu frapper le caporal Z ici
présent ?
- Non, mon Colonel
- Non ? tiens! enfin avez-vous assisté à
la rixe au cours de laquelle le Caporal Z a été frappé ?
- Non, mon colonel.
- Mais alors que venez vous faire ici, si
vous ne savez rien ?
- J'ai été convoqué, mon Colonel.
- Qui a bien pu convoquer ce témoin qui
n'en est pas un ?
- Il a été cité, dit un des officiers
assesseurs, par la déposition du caporal Z.
- Caporal Z pourquoi avez vous cité le
nom de ce soldat ?
- Mon Colonel, je l'ai cité dans ma
déposition parce que c'est lui seul qui m'a reçu au bureau
de la compagnie lorsque je venais rendre compte au
Sergent-major.
- Ah! bien c'est autre chose.
- Alors témoin Hubin, me fait le colonel
en revenant à moi, vous avez vu le caporal Z au bureau de
votre Compagnie. Dites nous comment cela s'est passé.
- Voici mon colonel. J'étais seul au
bureau de la compagnie en train d'écrire, lorsque tout à
coup, je vis entrer brusquement le caporal Z, les cheveux
ébouriffés, la figure hagarde, du sang à une joue, qui ne
voyant que moi de présent me dit d'une voix haletante où
est le chef?
- Il est parti chez le capitaine avec les
pièces à signer.
- Je voudrais le voir tout de suite !
- Impossible, Caporal: il faut attendre
son retour. Si je puis le remplacer...?
- Non vous ne pouvez pas c'est trop
grave.
- Qu'y a t-il Caporal ?
- Une sale affaire avec X qui est saoul
comme un cochon et qui vient d'en faire du propre!, m'a
répondu le Caporal en partant. C'est tout ce que je sais
de ce moment là. Je suis resté au bureau et ai mis le
Sergent major au courant de cette visite dès sa rentrée.
- C'est tout? me dit le colonel.
- Oui mon Colonel
- Ainsi donc vous n'avez pas vu la rixe,
mais vous avez vu le caporal Z aussitôt après la rixe,
avec du sang sur une joue, les yeux hagards, les cheveux
en désordre ?
- Oui mon colonel.
- C'est bien, merci me fait le colonel
président, vous pouvez aller vous asseoir.
Le reste n'a plus été qu'une affaire
bâclée.
Le ministère public a foncé sur le
malheureux comme une hyène sur une proie, à croire, ma
foi, que cet homme était un ennemi personnel de l'autre et
a réclamé la plus haute peine: travaux forcés, rien que
ça.
Le défenseur, un Caporal, chic type, a
bien défendu son client, faisant valoir son enfance
malheureuse, le long service déjà accompli, la mauvaise
influence du climat, le soleil, la boisson, la faiblesse,
etc... Il a montré que le Caporal Z, le blessé, ne s'était
cru ni blessé, ni outragé, qu'il n'aurait pas porté
plainte si l'affaire s'était passée sans témoin, mais que
devant plusieurs témoins, il lui avait été impossible de
ne pas rendre compte...
Enfin, une belle et habile plaidoirie.
Ce qui n'empêche que le malheureux type
n'y a pas coupé de ses cinq ans de travaux forcés. Cinq
ans de bagne pour un verre de trop et un geste malheureux!
C'est tout triste que je suis sorti de
là.
J'étais pourtant bien habitué à ces
condamnations à la légion, où elles sont monnaie courante;
mais un certain temps s'était déjà écoulé; et puis, cinq
ans pour si peu, pour une malchance bête qui a amené des
témoins là où il n'en aurait pas fallu. Comme il faut peu
de chose tout de même, pour bousiller une unité humaine!
Car il n'était pas mauvais homme, le condamné, ni mauvais
soldat, ni encore bien moins un malfaiteur quelconque ni
un indiscipliné. Il avait été amoindri par la vie
coloniale qu'il avait menée comme un être faible sans
ressort, sans but. Elle l'avait pris, cette vie coloniale,
dans ses nombreux filets enchanteurs et lui avait prodigué
maintes petites et grandes joies auxquelles il ne
s'attendait nullement et dont il avait abusé notamment de
la plus facile à atteindre pour un être simple et rustre
comme lui, la boisson. C'est tout son crime. Cinq ans de
bagne, plus la suite: section de discipline et autres
avatars du même tonneau! brrr! Mais, n'est-ce pas, il
fallait bien que les juges justifient leur présence et
leurs émoluments? A quoi serviraient les juges si ceux
qu'on leur présente n'étaient pas impitoyablement jugés ?
Deux jours plus tard, mon baluchon de
clochard de nouveau sur un pousse-pousse, je reprends la
direction du fleuve et de son navire, Cette fois, on
redescend le courant pour retrouver Haïphong le lendemain
matin et le quartier du lOème de Marine. Que va t-il
m'advenir là ? me demandai-je dans le pousse qui m'y
menait au petit trot. Mon sort m'était parfaitement
inconnu et je n'aurais pu dire moi-même, à ce moment-là,
lequel je désirais. J'étais un petit rouage d'une énorme
machine et je m'attendais tout simplement qu'on me fasse
tourner là ou ailleurs. Peu importait; la seule chose dont
j'étais certain et qui me plaisait: je ne retournerais pas
en Annam. C'était trop dispendieux pour les finances,
publiques: j'étais au Tonkin, je resterais au Tonkin. Et
depuis que j'en connaissais les deux grandes villes, Hanoï
et Haïphong, je préférais.
Je fus du reste vite fixé: mon sort était
fixé bien avant que j'en aie eu connaissance moi même.
Toujours à cause de ma profession de comptable et de mes
services à la Légion - mes pièces militaires m'avaient
suivi d'Annam - le Bureau du Commandant major qui en avait
pris connaissance pour savoir où on pourrait m'affecter au
mieux, se servit le premier, et m'affecta à lui même. Oui.
J'étais versé à la Compagnie hors rang, en qualité de
secrétaire officiel du Commandant major, ce qu'on m'apprit
dès que je montrai le bout de mon nez au Dépôt des Isolés
à Haïphong.
Bien. Allons y pour le Bureau du Major.
Ca ne me changera pas, je connais la manoeuvre et, dans un
sens, je serai plus près du soleil pour en recevoir les
chauds rayons. Ce qui arriva mais pas sans péripéties!!
Je me rendis donc au bureau, où je fus
reçu par le Sergent. chef de bureau, -j'ai oublié son nom
- puis par le Caporal adjoint, un algérien français, nommé
Vedrenne de la Chapelle de Saint- Ferréol!' excusez du
peu! Ce nom là, je l'ai retenu! Puis je fus présenté au
Commandant et m'en fus au gîte de ma Compagnie hors rang
qui était logée hors quartier, dans la ville, dans un
assez vaste enclos pas mal du tout, le long du canal
Bonal. Là je fus reçu, par le cabot-clairon qui m'indiqua
un lit inoccupé: "Mets toi là, me dit-il, il n'y a
personne et tu y seras aussi bien qu'ailleurs". Et ma foi,
c'était vrai, car j'y fus même très bien.
Cette chambrée était une immense pièce
aussi longue que large bien éclairée, bien aérée,
contenant quatre travées de lits, une quinzaine par
travée, soit environ soixante en tout. Ces travées étaient
ainsi disposées: la première le long du mur de gauche,
tête au mur; une allée de deux mètres, et la deuxième
travée s'alignait, pieds face aux pieds de la première. A
la tête de cette deuxième rangée de lits, une cloison à
claire-voie, qui formait séparation avec la tête de la
troisième travée; une autre allée de deux mètres et la
quatrième lignée de lits, tête au mur de droite.
Moustiquaires partout, nattes, pankhas, tout le confort et
aussi cet air de désordre de fantaisie, de négligence
élégante qu'on retrouve toujours chez les gens dont les
occupations sont plus intellectuelles que manuelles.
Et c'était le cas. A la C. H. R étaient
affectés les secrétaires de tous les services
administratifs, caporaux, soldats, sous officiers (ceux là
avaient leur quartier à part bien entendu). Il y avait les
musiciens, les caporaux clairon, les escrimeurs, les
cordonniers, tailleurs, imprimeurs, ordonnances. Si bien
que la tenue générale de la chambrée, impeccable dans la
troupe ordinaire semblait ici plus négligée, à cause du
décalage horaire du service.
Un peu avant dix heures, je vis
rappliquer tout le peuple de cette tribu des embusqués,
dont je faisais maintenant partie. Brouhaha de la table;
appétits à satisfaire en premier lieu. bonne très bonne
table d'ailleurs servie par des boys bien stylés et
cuisinée de main de maître. Régime pas du tout déplaisant.
Après, sieste, ou gestes pour la faire.
Prise de contact d'abord avec mes deux voisins de lit que
le hasard m'avait destinés, hasard dont les conséquences
se firent sentir longtemps. L'un de ces compagnons était
le soldat Joseph Tillet, secrétaire au bureau du colonel,
l'autre Maurice Laurent, secrétaire au bureau du
trésorier, tous deux amis intimes, très intimes.
Naturellement, puisque je me trouvais entre les deux, il
fallait bien qu'ils me causassent (c'est peut-être
grammatical, ce temps de verbe, mais sapristi que c'est
donc disgracieux et prétentieux). Ce fut ainsi qu'une
bonne amitié débuta entre nous. Ils étaient très
sympathiques l'un et l'autre (il fallait bien qu'il
fussent en dehors du commun pour occuper l'emploi de
confiance qu'on leur avait confié) et ils me jugèrent
également tel à leur point de vue. Il n'en faut
généralement pas plus pour fabriquer de l'amitié
réciproque.
Laurent était le plus âgé. Il avait 26
ans à cette époque, moi 23 1/2, et Tillet tout juste 21.
Laurent était, tout comme le Caporal Vasel d'Hanoï, fils
de bonne famille, et, comme tel, "habitué au luxe et à la
dépense" suivant le cliché consacré, n'avait jamais rien
fait de bon au lycée Louis-le-Grand où il était resté
jusqu'à 18 ans sans pouvoir décrocher le bachot pour
lequel il était aussi bien doué qu'un autre. Mais il avait
une certaine répulsion envers le travail à fournir, il
préférait les petites femmes, les concerts, les théâtres,
les cafés. Dans ces cas-là, l'armée offrait un débouché
tout trouvé pour ces inutilités là, les parents caressant
l'espoir que l'inutile en question se fera dresser par la
discipline militaire.
En général, c'est le contraire qui
arrive. En effet, ces jeunes gens semi-instruits, bien
éduqués, bien argentés, se font remarquer au régiment. Ils
dépassent la masse des autres de plusieurs têtes. Ils
absorbent la théorie en se jouant, ont une belle attitude
naturelle, et dans le minimum de temps, les voilà
sous-officiers, ayant pu éviter, grâce à leur argent les
multiples embêtements qui tombent sur le dos des troufions
sans le sou. Jamais de corvées pour eux; jamais
d'astiquage, de nettoyage: c'est le copain payé pour cela
qui se charge de tout, sous l'oeil consentant du Caporal
et du Sergent, tous deux profiteurs assidus des largesses
du petit monsieur.
Une fois le dit petit monsieur en
possession des galons d'or, à nous la belle vie et les
femmes qui fument (à cette époque, c'était une
indication). On a des permissions particulières et
permanentes. On festoie, et, presque toujours, on
s'enlise. La noce appelle la noce. Les demandes d'argent
deviennent plus impérieuses. Les femmes fréquentées sont
de plus en plus indispensables et exigeantes. On fait des
dettes, on fait des bêtises et, comme mon Laurent, on se
fait casser et remettre soldat de 2ème classe. Après-ça,
il n'y a plus qu'à ronger son frein jusqu'à la libération.
C'est ce que fit Laurent. Rentré dans la
vie civile, il y fut tout d'abord très sage. On lui
procura un emploi de tout repos, de façade plutôt
qu'effectif. Cela le perdit de nouveau. A Paris, c'est si
tentant lorsqu'on a du temps et de l'argent à dépenser et
qu'on a 22 ans! La noce de nouveau. L'arrêt brutal par la
suppression des subsides paternels et maternels. Nouveau
plongeon dans l'armée, dans l'armée coloniale cette fois.
Le 1er régiment à Cherbourg, le Tonkin, et le secrétariat.
Depuis ce nouveau plongeon, excellente conduite, plus de
folies, et les subsides familiaux reprennent petit à
petit, mais modérément. D'ailleurs, il en a plus que
suffisamment,dit-il, juste pour en faire profiter les
copains.
Le camarade Tillet, lui, n'avait pas
d'histoire au singulier, ni d'histoires au pluriel. Il
était Parisien, comme Laurent, troisième enfant d'une
famille de cinq: l'aîné, un fils, Gustave, la seconde,
Thérèse, lui le troisième, une soeur encore, Louise, et
enfin un frère Jean, qui devait avoir, à cette époque,
dans les 11 ou 12 ans. Sa mère, veuve depuis longtemps,
vivait de la retraite proportionnelle qui lui revenait de
par son mari, instituteur primaire parisien, et de
quelques subsides qui lui venaient de par ailleurs. Lui,
Joseph, était employé de bureau depuis l'âge de 14 ans
jusqu'au moment de son engagement dans l'infanterie de
marine, vers 18, 19 ans. C'était tout. Sa bonne mine, sa
belle écriture et ses aptitudes bureaucratiques lui
avaient valu sa place au bureau du Colonel, et, en même
temps, la connaissance de Laurent, par la suite, la
mienne.
C'étaient vraiment deux bien chics
camarades, très intéressants de caractère, d'aspirations.
De très bonnes manières, élégantes, polies, un peu trop
peut-être chez Tillet. J'ai passé avec eux plusieurs mois
agréables. En service, nous nous fréquentions de bureau à
bureau, et en dehors du service, nous étions ensemble à la
chambrée tous les jours de 10 heures à 3 heures, et à
partir de 9 heures du soir.
Pour les sorties en ville, le trio
redevenait duo: Laurent -Tillet. Ils étaient ainsi plus
libres, et leurs conversations pouvaient être plus
intimes. Car ils étaient intimes dans le sens amoureux.
Laurent, surtout, éprouvait réellement de l'amour pour
Tillet. Celui-ci était si joli garçon! Assez grand de
taille, fin, bien bâti mais plutôt en éphèbe qu'en
athlète, il avait un visage féminin très séduisant. De
beaux cheveux fins et frisotants, dont il était assez
vain, les soignant comme une femme ne fait pas pour les
siens Il les partageait en deux parties inégales, par une
raie sur le côté qui lui faisait sur le côté opposé une
magnifique touffe ondulée naturellement. Il obtenait cette
ondulation naturelle en s'astreignant tous les soirs,
aussitôt la lumière éteinte, à se coiffer d'un fond de
chapeau de feutre dans lequel il enfermait sa chevelure
dûment peignée, l'empêchant de s'ébouriffer pendant la
nuit. Mais ce n'était pas sa seule beauté. Son teint,
aussi, était merveilleux de pâleur ivoirine avec un
soupçon de rose courant par dessous une peau douce et
veloutée. De beaux yeux bien encadrés de sourcils
agréablement arqués et de longs cils blonds, comme ses
cheveux. Beau nez droit, bouche appétissante bien
dessinée, aux lèvres charnues, rouges, gourmandes, la
supérieure surmontée par une merveilleuse petite moustache
brune et frisée qui lui donnait un air des plus
séduisants. Plutôt joli garçon que beau garçon, parce
qu'il était trop efféminé: dans toute sa personne, y
compris son regard qui n'avait rien de masculin, rien de
mâle. Laurent, lui, était beau garçon, bien bâti, sans
l'être en force, avec ses cheveux bruns.
Ensemble. ils formaient un beau couple,
et, lorsqu'ils sortaient en ville, le soir, on voyait la
figure de Laurent s'illuminer de joie. Il couvait
littéralement son ami et profitait de tous les mouvements
de la marche pour le frôler. Je les ai vus quelquefois
s'embrasser sur la bouche, alors qu'ils se croyaient
couverts par les ténèbres environnantes, avec passion, de
longs baisers, d'une longueur américaine pour films
sensationnels, en même temps que sensuels. Maintenant, la
question: étaient-ils, charnellement, amant et maîtresse?
Je ne saurais le dire. Je serais plutôt porté à croire que
non. Il me semble que, s'ils avaient consommé leur amour
entièrement, je l'aurais remarqué, moi qui avais mon lit
et mon ménage entre les deux leurs, et qui, sous le
rapport de l'amour entre hommes, avais assez d'expérience
pour en reconnaître les indices. Non. Je crois plutôt
qu'ils ont flirté très loin, jusqu'aux caresses
superficielles incluses, très probablement, mais pas plus
avant. En tout cas, cela ne me gênait pas le moins du
monde. Ils étaient par ailleurs si bons camarades !
Mais j'avais encore d'autres bons
camarades.
Il y avait Frédéric Lecaudey, un pique
boyaux -lisez prévôts d'escrime- Parisien aussi, très beau
garçon également, poilu comme un ours, noir de poil, grand
nez busqué, yeux de braise, bras d'acier, jambes à
ressort, il devait plaire beaucoup aux femmes, car il
n'avait, lui, rien de féminin nulle part. C'est avec lui
que je sortais le plus souvent quand je ne sortais pas
seul. Il avait ses amours en ville, amours normales qu'il
traitait très discrètement. Il fréquentait une femme de
haut fonctionnaire qu'il avantageait de sa tendresse trois
fois par semaine. C'était bien réglé, comme toutes
relations fonctionnariales du reste. Monsieur avait ses
jours et ses heures immuables, desquels, non moins
immuablement, Madame profitait en faveur de Frédéric.
Il y avait aussi Cuny, un vosgien de
Remiremont, fin ouvrier tailleur qui ne travaillait que
pour les officiers. Il gagnait beaucoup d'argent et en
dépensait tout autant, avec sa maîtresse japonaise qu'il
avait sortie d'un pensionnat pour se la réserver
uniquement. Il parait que le ménage marchait très bien,
mais ça coûtait cher, car la mousmé ne voulait pas perdre
les gains que lui assurait sa vie au pensionnat. Elle,
comme toutes ses compagnes, n'était pas venue pour filer
le parfait amour avec un quelconque Européen. Elle était
venue, comme toutes, se constituer une dot. Oui, c'est
ainsi qu'étaient les moeurs japonaises de ce temps-là. Il
y a beaucoup de chances pour que, sous ce rapport, tout au
moins, elles n'aient pas beaucoup changé.
En Asie, la morale, en ce qui concerne
les relations sexuelles, n'est pas basée sur ce fragile
parce que faux piédestal: le péché originel. Le péché
originel! Appeler péché, cet acte imposé à tout être
vivant, animal ou plante, pour se reproduire, est un
non-sens absolu. Si encore, on concevait ce péché dans le
seul fait d'un rapprochement sexuel n'ayant d'autre but
que la recherche d'un plaisir, d'une volupté! On pourrait
dans ce cas, comprendre l'idée de péché, comme on comprend
celui de gourmandise, qui consiste à rechercher des
satisfactions, plaisirs, voluptés, dans des abus
alimentaires. Mais non, chez nous, on nous dit que notre
naissance même est uniquement le produit du péché.
Comprends pas.
D'autant moins qu'à côté de cela, le
mariage, qui a pour unique but de consacrer
l'accouplement, donc de perpétrer ce péché, est considéré
comme un sacrement.
Comprends plus.
Ca ne fait rien. Ce qu'il y a de certain,
c'est qu'il y a nécessité absolue, pour les sexes, de
rechercher les sexes opposés. C'est une loi naturelle,
donc divine.
A moins, encore, qu'on ne croie ce que
certains n'ont pas peur d'affirmer, à savoir que Dieu, le
Créateur, a institué cette obligation à seul titre de
tentation, pour voir, en s'embusquant derrière sa toute
puissance, quels sont ceux des humains - car il ne s'agit
que des humains, parait-il - qui auront la suprême sagesse
de n'y pas succomber ! Hum ! Si c'était vrai, ce créateur
là serait une sacrée foutue bête ! Mais çà n'est pas vrai,
heureusement.
Quoiqu'il en soit, les femmes asiatiques,
qu'elles soient japonaises, chinoises, annamites,
cambodgiennes, siamoises, malabares ou autres hindoues, ne
sont pas harcelées par ce soi-disant péché, et elles
pratiquent le rapport des sexes comme ça leur toque, sans
que leur morale en soit choquée le moins du monde.
Au Japon, il est tout à fait licite pour
une mousmé libre - c'est à dire célibataire - de se livrer
à la prostitution, qui n'a jamais rien de crapuleux, ni de
bas, ni de sale, pour se constituer une dot qui lui
permettra, plus tard, de se marier légitimement avec le
Japonais de son choix et duquel elle aura des enfants
chéris et choyés tout comme les autres.
Voilà pourquoi leurs pensionnats sont si
bien tenus, si accueillants, et qu'ils n'ont absolument
rien qui rappelle, même de loin, le marché de la viande
qu'on voit partout dans les similaires européens. Voilà
pourquoi ces gentilles mousmés s'en retournent chez elles
au bout de deux ou trois ans, alors qu'elles ont à peine
20 ans, munis du magot suffisant qui leur permettra
d'entrer aisément dans la vie courante sociale. Et c'est
aussi pour cette raison que la mousmé du camarade Cuny lui
coûtait cher! mais puisqu'il était consentant et qu'il
pouvait le faire, personne n'avait à y voir; aussi
personne n'y mettait l'oeil.
A cette compagnie H.R., il y avait aussi
le Caporal Vedrenne de la Chapelle de Saint-Ferréol, mon
supérieur hiérarchique au bureau. Celui-là n'était pas mon
ami. Ni mon ennemi. On ne sympathisait pas ,voilà tout. Il
était de haute taille, bien proportionné, beau jeune
homme, mais bête à manger de l'alfa. Algérien, et
Algérois, il était infatué de son interminable nom, aussi
les copains de la chambrée eurent-ils vite fait d'appuyer
sur cette chanterelle en l'interpellant à tout bout de
champ: Caporal Vedrenne de la Chapelle du grand Bouddha
d'Hanoï, ce qui faisait encore beaucoup plus riche et un
peu plus ridicule. Ce fut avec ce cabot que j'eus un
accroc idiot, mais qui déclencha toute une série de
réflexes, heureux du reste, mais tout à fait
imprévisibles.
Oui, un jour, comme ça, dans une
distribution générale d'effets d'habillement, on me donne
un ke-hao (dolman de toile) neuf pris dans le tas. C'est
peu de choses, hein? Un ke-hao pris dans un tas
quelconque. Eh! bien, ce fut le point de départ de tout un
système qui articula ma vie. A ce vêtement se trouvaient
cousus, comme à tous les autres, des boutons de cuivre,
qui, chose courante, étaient ternes. Je me mets en devoir
de les astiquer et, ce faisant, je constate qu'ils sont de
la Légion Etrangère Ca aussi, c'est peu de chose. Les
boutons des marsouins portent une ancre, tandis que ceux
de la Légion portent, en couronne les mots: Légion
Etrangère...
Cela ne me déplaisait pas, bien au
contraire, et je les astique, ces boutons, avec amour et
ardeur. Puis, fier de mon oeuvre, j'endosse mon paletot et
je fais voir aux camarades, innocemment, que, comme
Marsouin, je porte de nouveau les insignes de la Légion..
C'est futile. Mon Vedrenne, qui était là, trouve ma
démonstration déplacée, et me donne l'ordre de découdre
ces boutons pour les remplacer par des boutons
réglementaires, en ajoutant que les Marsouins ne doivent
pas se commettre avec ces gens de la Légion, bandits et
voyous bons à tout.
Là-dessus, je prends la mouche, bien
entendu, et je riposte qu'à la Légion on trouve des gens
aussi honorables qu'ailleurs, que ce corps fait partie de
l'armée régulière et que je suis fier d'y avoir été
sous-officier et d'en avoir porté les boutons. Le Vedrenne
récidive. Alors, je prends le parti de me croire
personnellement insulté par ses propos désobligeants et je
demande réparation par les armes. Tout simplement! En
effet, séance tenante, je rédige une demande régulière au
Colonel, et vais déposer réglementairement au bureau du
"chef" pour qu'il la fasse transmettre hiérarchiquement
jusqu'au destinataire.
Sur cette demande, je relatais les faits,
les propos que j'estimais injurieux, et j'ajoutais que,
ayant été sous-officier à la Légion Etrangère, je ne
pouvais laisser dire que ce Corps d'élite était un
ramassis de bandits et de voyous, et que, au surplus, les
officiers qui avaient l'honneur de la commander n'avaient
pas du tout l'impression de commander à des bandits ni à
des voyous.
Ma demande, quoique saugrenue, fit son
chemin, et, deux jours après, le Sergent-Major me fit part
de la décision du Colonel, que me confirma Tillet, présent
à l'entretien. Le Colonel avait dit:
- Voilà un jeune coq qui me paraît bien
combatif. Mais je ne puis lui donner l'autorisation qu'il
sollicite, puisqu'il s'agit d'un duel entre soldat et
Caporal, ce qui ne peut se faire. Cependant, Hubin n'a pas
tort de défendre son passé de légionnaire. Vous lui
échangerez son ke-hao contre un autre portant des boutons
de Marsouin; de cette façon, il n'aura pas à découdre ceux
de légionnaires. Je ne puis punir le Caporal: il n'y a pas
de motif suffisant. Mais je ne puis les laisser tous deux
en présence. En conséquence, vous allez faire muter ce
jeune coq à la 3ème compagnie à Tien-Yen, où il se rendra
par la première chaloupe.
Je reçus donc un autre paletot et mon
changement d'affectation.
Cette fois, j'allais dans la plus
redoutable compagnie du régiment, ou du moins réputée
telle. Capitaine Chardon, portant bien son nom, paraît-il.
On verra bien. Par une coïncidence, voulue ou non, je ne
sais, je partis pour Tien-Yen en même temps que mon ami
Tillet, nommé Caporal et affecté à cette même 3ème
compagnie. Je me fis alors cette réflexion: si Tillet, du
bureau du Colonel va à Tien-Yen, c'est qu'on y est pas si
mal que la rumeur publique veut bien le dire. Cette
réflexion s'est trouvée, en ce qui me concerne, tout à
fait justifiée. Mais allons-y voir!
Le jour du départ arrivé, après les
adieux aux camarades, la réconciliation cordiale avec
Vedrenne qui me fit des excuses, nous partîmes, Tillet et
moi -en pousse naturellement- pour cet embarcadère que je
commençais à connaître. Là nous montâmes sur la chaloupe
chinoise qui chauffait fort en attendant l'heure du
départ. Je dis chaloupe chinoise parce que, comme
toujours, celles qui sont en service là-bas, elles sont
entièrement équipées avec des Chinois: mais elles peuvent
être aussi bien françaises de propriété, tout en étant
anglaises de construction. Celle-là faisait le service
régulier de la poste et des passagers entre Haïphong et
Moncay, tout au sud-est du Tonkin, à border la frontière
chinoise. Il y avait donc à bord tous les gens, civils et
militaires, qui allaient dans cette direction et devaient
descendre aux différentes escales. Quant aux indigènes,
grouillement habituel.
En route, vers l'aval du fleuve, avec
première escale à Quang-Yen, tout à l'embouchure, prés de
la baie d'Along. Rien de particulier, ce Quang-Yen, au
milieu de l'inondation et des rizières. C'est bien plus
beau après. Car nous entrons en baie d'Along que nous
écornons dans sa partie N. E., en nous tortillant entre
les dolmens et les menhirs monstrueux, pour nous arrêter à
Hong-Hai. Là se trouvent les curieuses carrières de
charbon qu'on ne voit que là au monde. Partout ailleurs,
le charbon se trouve à des profondeurs plus ou moins
considérables. Ici au contraire, il se trouve au-dessus du
sol environnant, formant colline. On n'eut donc qu'à
ouvrir ce sol en commençant par le haut et à en extraire,
à ciel ouvert, le charbon précieux, par couches
horizontales successives.
Notre escale à Hong-Hai terminée, nous
allâmes plus loin, nous arrêter à l'île de Kebao,
pittoresque île rocheuse et boisée où on extrait aussi du
charbon. Ce charbon est retiré, comme partout ailleurs,
par des puits, mais les galeries rayonnantes sont creusées
sous la mer. Il semble appartenir à la même couche que
celui qui émerge à Hong-Hai. Quand nous repartons de là,
la nuit est arrivée et c'est dans ses ténèbres épaisses
que nous reprenons la route, le long d'une côte
accidentée, avec des montagnes qui descendent à pic dans
la mer, aux flancs desquelles poussent les sombres massifs
de la forêt vierge équatoriale, aux profondeurs
mystérieuses et terribles, car le tigre et la panthère en
sont les hôtes redoutables.
Toute la nuit, nous naviguons ainsi, et,
comme l'autre fois ,la continuelle musique du sondeur se
fait entendre. Mais cette fois, j'étais couché à
l'arrière, prés du tuyau de la cheminée, et j'ai pu dormir
profondément. Tillet, lui, n'a pas fermé l'oeil. Je pense
bien! Une peau si délicatement fine, quel festin pour les
myriades de moustiques embarqués à bord sans feuille de
route! Le pauvre ami, il était dévoré de partout. Lorsque
le jour vint, on constata avec peine les ravages visibles
sur sa figure et davantage encore, sur ses bras et ses
jambes, qui n'étaient plus qu'une multitude de
boursouflures dont beaucoup saignaient à cause des
grattements sans fin du supplicié. Quelle veine d'être,
comme je l'étais, immunisé contre cette malfaisante
engeance. Et ceux-là n'auraient pas de péché originel à
leur naissance ? Ben, alors !
Dès ce petit jour, nous pûmes admirer les
splendeurs de la végétation qui nous paraissait si lugubre
dans la nuit, car nous continuâmes à longer le pied des
montagnes boisées, à les toucher presque. Vers 8 heures,
préparatifs de descente à terre. On apercoit, au loin,
quelques habitations sur une lagune de terre plate. En
approchant, nous découvrons l'embouchure large d'un arroyo
(cours d'eau) et, sur cette langue de terre, le poste de
Pointe Pagode, habité surtout par des douaniers et des
garde-frontière chinois en permanence. La frontière
chinoise est en effet assez proche, là-bas, dans l'Est, à
quatre heures de chaloupe. A terre,nous trouvons le
sergent vaguemestre et son planton venus là pour prendre
le courrier et les militaires à destination de Tien-Yen.
Court séjour à la cantine chinoise pour
se reposer, et embarquement sur un sampan pour la remontée
de l'arroyo. Il faut deux heures pour remonter le courant
très rapide, en manoeuvrant à la perche seulement. Pour la
descente, il faut une demi heure, pas plus, mais pour
l'instant, nous montons, et, au bout de compte nous
débouchons en pleine clairière de la forêt dans laquelle
nous étions enfoncés depuis Pointe Pagode. Cette
clairière, c'est le gîte de la 3ème compagnie, Capitaine
Chardon. De prime abord, elle a un aspect chaotique, la
partie de forêt abattue, découvrant quatre ou cinq petits
pitons encore encombrés de souches. De partout, on
entendait retentir les coups de hache des bûcherons
occupés à abattre les grands arbres dont on voyait les
billes amoncelées auprès d'un chantier de scieurs de long,
ceux-ci perchés sur leurs hauts trépieds et manoeuvrant en
cadence la grande scie verticale.
La consigne étant d'aller se présenter
immédiatement au Capitaine, en tenue de voyage, nous y
allâmes, Tillet et moi... accueil froid, presque glacial,
distant, sec... Brou! pas chaud! ici! Cependant, il nous
congédia d'un "c'est bien' assez cordial dès qu'il sut que
Tillet sortait du bureau du Colonel et moi du bureau du
major. Cette origine de chacun de nous nous valut sa
bienveillance. Nous fûmes immédiatement affectés au bureau
du Sergent-Major "il a besoin de vous, le sergent major"
dit-il à mi-voix plutôt pour lui même que pour nous.
Nous fûmes accueillis à bras ouverts par
le dit Sergent-Major, Larcher, presqu'avec embrassades,
tellement il était content de trouver des secrétaires "à
la hauteur", parce que nous dit-il sans ambages, je n'y
connais rien du tout, dans votre fourbi d'écritures. On
m'a bombardé Sergent-Major, je ne sais pas pourquoi et ça
ne me va pas du tout. Du reste, j'ai fait une demande de
remise de galon: je préfère rester simple Sergent.
Nous voilà donc installés là: mais il n'y
avait que moi de compétent en comptabilité militaire.
Tillet, bon secrétaire, était aussi nul en comptabilité
que Larcher. Mais comme je connaissais bien ma besogne,
elle était terminée avant que les autres ne s'en soient
rendus compte.
C'est là, au bureau, que j'eus
l'explication de ce bouleversement de la forêt. Le point
occupé par Tien-Yen était un point stratégique de très
grande importance parce qu'il commandait les
communications terrestres entre la mer -et la Chine toute
proche- et le haut massif montagneux et inextricablement
boisé du Yeh-te et du Dong-Trieu, remontant très au nord,
jusqu'au centre même du Tonkin.
Or, ce massif presqu'impénétrable,
servait de repaire très sûr à des bandes de pirates, aussi
bien et surtout contrebandiers que soi disant révoltés
patriotes, cette dernière étiquette étant un faux nez,
puisque la plupart des mécréants qui formaient les bandes
étaient des bandits chinois. Ces charmants garçons avaient
pour chef de démon De-Tham, redoutable bandit plusieurs
fois parjure envers nos autorités, avec lesquelles il
traitait la soumission, la paix, contre des indemnités
copieuses. Quand ces indemnités avaient fondu, les petites
opérations de piraterie recommençaient sur un point ou sur
un autre, et, de nouveau, il fallait guerroyer contre ces
insaisissables fantômes qui se dissimulaient aisément dans
les gorges et les forêts du massif.
On y employait la Légion, les Tirailleurs
Tonkinois, et aussi des Lienh-ko ou troupes de
garde-frontière composées de chinois et commandées par des
sous-officiers et des officiers de chez nous. Mais c'était
difficile, long, coûteux en hommes et en argent. Il
fallait traiter de nouveau. Or, on s'avisa que mes
gaillards se ravitaillaient en armes et en munitions par
voie de mer. Cela leur venait directement de la Chine, des
côtes de l'île d'Haïnan, dans le golfe du Tonkin, et
remontait dans leurs repaires par Pointe Pagode, l'arroyo,
Tien-Yen (qui n'était qu'un petit village de bûcherons
plutôt complices des pirates) et la forêt. Ceci étant
découvert, le remède le fut aussi et immédiatement
appliqué.
Nous avions, à la frontière de Chine
même, à Moncay, deux compagnies de Marsouins, la 3ème et
la 4ème. On dédoubla cette garnison en envoyant la 3ème
occuper le point de Tien-Yen qui, tout d'abord, ne fut
qu'un poste de bambous et de paillotes pour abriter
grosso-modo les troupiers. Ceux ci se mirent à la besogne
et édifièrent, en peu de semaines, le poste comme je le
trouvai en arrivant, en torchis, bambous et paille. Il
était très confortable encore que rudimentaire, mais il
n'était toujours que provisoire. Le Génie avait les
instructions et des crédits pour construire là un poste
fortifié dans les règles de l'art, en matériaux
résistants.
La tâche devait être bien malaisée, à
cause de la situation même, dans ce massif heurté ne
joignant la mer que par l'arroyo rapide et peu profond. Ce
fut quand même cette situation qui fournit les moyens
matériels pour exécuter les travaux importants projetés.
Les officiers du Génie, en inspectant et prospectant,
découvrirent que le sol même de ce poste refermait la
plupart des gros matériaux pondéraux; charpentes, et bois
divers dans la forêt, calcaire pour la chaux, glaise pour
les briques, grés pour pierres à bâtir. C'était
miraculeux. Alors, comme la construction en question
n'était pas urgente, puisque le poste provisoire suffisait
aux besoins du moment, on décida, par raison de grande
économie, de faire faire les premiers gros travaux par les
hommes mêmes de cette compagnie, dont le Capitaine Chardon
aurait la direction en même temps que le commandement.
Qui fut dit fut fait. Voilà pourquoi,
séjournant dans ce poste, j'ai pu voir fonctionner cette
série admirable de chantiers. Les bûcherons fauchaient les
arbres pour en faire des poutres, des chevrons, des
planches et autres débits, en même temps qu'ils
défrichaient à blanc un très large emplacement pour le
futur fortin et ses glacis. D'une carrière béante, ils
enlevaient de beaux blocs de grès facile à tailler que des
types amoncelaient en impressionnantes pyramides. Une
deuxième carrière, de l'autre côté de l'arroyo, donnait la
pierre à chaux qui était convertie en chaux dans des fours
bâtis à proximité et chauffés par tous les bois non
utiles. Un peu plus loin, c'était une colline qui était
entamée et d'où on sortait l'argile avec laquelle une nuée
de briquetiers façonnaient des briques dans des moules en
fonte. De nombreux hangars étroits servaient de séchoirs à
l'ombre, et d'autres fours chauffés au bois également,
cuisaient ces briques parfaites dont des centaines de
mille formaient, en attendant, de magnifiques cubes bien
rectilignes.
C'était une véritable exploitation, une
ruche sans cesse au travail. Ce travail était cependant
pénible à cause des efforts incessants à fournir, de la
chaleur, des mouches et des moustiques et beaucoup de
soldats "rouspétaient", disant - et c'était la vérité -
qu'ils étaient des soldats et non des pionniers ou des
forçats ou des ouvriers d'entreprise. Il fallait donc,
pour obtenir obéissance et rendement, un commandant de
compagnie à poigne solide. Le Capitaine Chardon la
possédait et la faisait sentir, mais bien plutôt par
nécessité que par rudesse native, car, je l'ai bien
remarqué, c'était un homme franc au bon coeur. Mais sa
main était dure, dure, dure, le moindre murmure était
impitoyablement puni de prison.. Ce qui n'empêchait pas
ces prisonniers, bien au contraire, d'aller travailler
comme les autres, plus que les autres et dans de plus
mauvaises conditions.
En regard des travaux constants et
pénibles, la nourriture, il faut le dire, était abondante,
variée, succulente, et, à chaque repas, chacun avait un
demi-litre de vin, chose appréciable et appréciée. Le
Génie versait à la caisse de la compagnie, pour
l'ordinaire supplémentaire, une somme globale de 500
francs par jour. C'était très peu pour lui, le Génie, par
rapport au travail exécuté, mais c'était une belle aubaine
pour les hommes de la compagnie. Ceux-ci touchaient en
outre 1 franc 50 par jour de travail, en espèces, les
caporaux 3 francs, les sergents 5 francs: deuxième aubaine
appréciable. Mais les punis de prison, eux, tout en
travaillant plus que les autres, se voyaient rayés de la
liste des largesses, et ça n'allait pas sans grognements.
Voilà pourquoi la réputation de la 3ème
compagnie était mauvaise dans tout le régiment. Il s'y
ajoutait que le Colonel avait invité ses Capitaines à lui
proposer la mutation pour cette compagnie de tous les
soldats qui n'auraient pas une conduite exemplaire. Elle
ne recrutait guère, de ce fait, que des mauvais sujets.
Mais ça allait quand même, car dans le nombre, maints
soldats étaient contents de cette vie active au sein de la
nature sauvage, en pleine brousse, sans la moindre marque
d'une civilisation quelconque, si ce n'est la boutique de
l'inévitable chinois. La civilisation européenne
représentée par un chinois, dans une case de bambous...!
C'était pourtant le seul civil de l'endroit, avec, si on
veut bien, trois ou quatre nia-koués, conducteurs des
buffles qui étaient chargés du charroi des billes de bois.
Je m'y plaisais beaucoup, dans cette
magnifique forêt vierge aux troncs géants, dont les
frondaisons montaient à des hauteurs vertigineuses,
laissant les sous-bois dans une ombre éternelle,
étouffante et humide. Redoutable aussi, comme je l'ai dit,
à cause de la présence de nombreux tigres dont on
entendait la voix rauque et aboyante, la nuit, lorsqu'ils
partaient en chasse pour leurs repas. Haoup, fait-il,Ong
kop, monsieur tigre - car en Annam, cet animal, roi des
forêts, a droit au titre respectueux de Monsieur Ong - il
était peut-être plus à redouter que les pirates eux-mêmes.
A ceux-ci, c'était une fois de temps en temps qu'on avait
affaire, tandis qu'avec Ong kop, c'était toutes les nuits
qu'il fallait se méfier.
Aussi, en butte à ce double danger,
tigres et pirates, avait-on édifié, pour poster les
sentinelles la nuit, deux grands miradors, solides, hauts,
trapus, en troncs d'arbres et de bambous, capables de
parer au double danger permanent de la brousse. Pirates
d'abord. Ceux-ci ont la faculté de ramper dans la brousse
sans commettre le moindre froissement de feuilles ou de
brindilles. Lorsqu'ils veulent attaquer un poste, ils
cherchent à en supprimer silencieusement la ou les
sentinelles. Pour cela, ils s' approchent comme le grand
félin, et, d'un coup rapide et sûr, ils décapitent l'homme
ou lui percent le coeur. Celui-ci tombe foudroyé sans
pousser une seule plainte et le passage devient libre pour
la troupe de pirates qui attend à proximité immédiate.
Tigres ensuite. Ce roi des sanguinaires, sans cesse à la
recherche d'une proie digne de lui, rôde toujours aux
alentours des lieux habités, soit par des Européens, soit
par des Annamites: la race des hommes lui est
indifférente. Et quelle belle proie qu'un homme isolé,
tantôt bougeant de quelques pas, s'offre au désir du
seigneur-saigneur! Rampant encore plus silencieusement que
les pirates, pirate lui-même, il s'approche, se couche, se
coule tout prés, tout prés de l'homme, et, au moment
propice, d'un bond prodigieux, il s'abat sur le pauvre
être qu'il étrangle instantanément et qu'il emporte à une
centaine de pas plus loin pour le dévorer à son aise.
D'où insécurité constante et crainte
continuelle des sentinelles abandonnées ainsi en pleine
nuit, par les fréquents orages. L'homme isolé au milieu de
ces dangers est, bien souvent, en proie à des
hallucinations fort douloureuses. Il ne peut pas ne pas
penser aux récits des camarades, relatant les drames
passés. Il voit autour de lui voler les lucioles ou
mouches lumineuses, qui zèbrent les ténèbres de leurs
rayons mouvants et phosphorescents. Quand une luciole se
pose au milieu du feuillage enténébré, elle forme un point
lumineux fixe ayant absolument l'aspect et l'éclat du
regard lumineux du tigre. Il arrive que ces lucioles se
posent par paires, tout prés l'une de l'autre. Alors
vraiment, ces deux lumières fixes, à la hauteur du ventre
du bonhomme qui les regarde épouvanté, ont tout à fait
l'aspect des yeux du terrible grand chat. Et il arrive
souvent, dans ce cas, que l'halluciné tire sur ces deux
lumières qui ne bougent pas pour si peu. Seulement, à la
détonation, tout le poste s'éveille en sursaut et saute
sur les armes pour courir à son poste de combat. C'est la
consigne formelle et compréhensible.
Or, après cette alerte, on va vers la
sentinelle pour lui demander la cause de son coup de
fusil. Le pauvre bougre, effrayé des conséquences de son
hallucination, affirme qu'il a tiré sur le tigre. Pour le
moment, en pleine nuit, on ne peut rien voir ni contrôler,
car les lucioles, à la fin, se sont envolées pour aller
ailleurs. On fait rentrer tout le monde et on attend
l'arrivée du jour. A ce moment, on recherche dans la
brousse environnante les traces toujours visibles du
seigneur Kop, dont le long corps aplatit les plantes
pendant son affût et son rampement. Si on découvre des
traces, la sentinelle est absoute et félicitée de son
sang-froid, car, dans ce cas de la présence réelle du
tigre, il faut du sang-froid pour tirer - du moins, on le
présume. Mais si on ne découvre aucune trace, la
sentinelle est punie de 8 jours de prison, cette fois,
pour manque de sang-froid. Et pourtant, dans les deux cas,
la frayeur aura été la même !
Il arrive aussi, quelquefois, que le coup
de feu de la nuit a atteint réellement le tigre qui était
réellement derrière ses deux lucioles. Dans ce cas, on
trouve des traces sanglantes tout à fait probantes, ou
même, parfois, l'animal foudroyé. Alors le tireur non
seulement reçoit des félicitations; mais aussi une
récompense quelconque, en surplus de la peau de l'animal
tué par lui. C'est la moindre des choses. En règle
générale, lorsque ce cas se présente, c'est l'officier
commandant le poste qui s'approprie la magnifique
dépouille -garnie de ses ongles, ce qui est rare, les
Annamites ayant la déplorable habitude de les enlever pour
en faire des fétiches ou des bijoux- en l'achetant contre
de solides piastres bien sonnantes à l'heureux nemrod.
Entre les mains du soldat, cette superbe fourrure ne
serait qu'un embarras. Entre les mains de son officier, au
contraire, elle va devenir une merveilleuse descente de
lit après qu'elle aura été artistement travaillée,d'autant
plus précieuse qu'elle aura une histoire, elle aussi
artistement travaillée, dans laquelle interviendra une
chasse étonnante, passionnante, au cours de laquelle, au
milieu de dangers inouïs et avec un courage
invraisemblable, le propriétaire aura lutté de ruse avec
le fier animal féroce et, froidement, sans trembler,
l'aura abattu à ses pieds, foudroyé par une balle
flegmatiquement dirigée entre les deux terribles yeux de
la bête sanguinaire... Ah! Mais, c'est que, au Tonkin
comme ailleurs, on connaît très bien Alphonse Daudet et
son Tartarin. A moins que celui-ci n'ait servi de modèle à
celui-là, ce qui serait, ma foi fort possible. Mais
revenons à notre mirador, cause première de l'assassinat
de ce tigre.
Ces deux dangers existant à l'état latent
dans notre clairière de Tien-Yen, située sur la route des
pirates que nous gênions et à l'orée de la forêt, domaine
du sieur Kop, on avait procédé à la construction des deux
miradors dont j'ai déjà parlé, exactement semblables l'un
à l'autre et situés l'un à l'extrémité Nord, l'autre à
l'extrémité Sud de notre clairière.
Sur le sol bien aplani, on a construit,
d'abord, une espèce de cube de 10 mètres de côté carré à
la base et de 5 mètres de hauteur, au moyen de billes
d'arbres couchées et superposées les unes sur les autres,
en les croisant aux angles, à la façon dont sont
construits les isbas, en Russie, les shaks au Canada.
Comme on avait choisi les plus beaux arbres, les billes
avaient, au petit bout, pas moins de 40 centimètres de
diamètre. On les couchait tête-bêche. Cela nous donnait
donc quatre murs bien épais d'une solidité à toute
épreuve. Une porte et une fenêtre avait été aménagées
ensuite, en sciant les billes à l'endroit choisi pour les
ouvertures.
A environ, 1 mètre 50 au dessus du sol,
on avait réservé entre les billes, sur tout le pourtour
des murs, une bande libre de dix centimètres de hauteur,
bande de jour qu'on avait ensuite rebouchée de façon à
laisser, tous les mètres, une meurtrière de dix
centimètres de longueur. Cela faisait donc, comme un
damier de jours, une guirlande régulière si on veut, qui
servait à éclairer et à ventiler l'intérieur, et, en cas
de combat, de postes de tir. Le grand espace de 10 mètres
de côté servait, en temps ordinaire, de poste de garde et
aussi de dépôt d'ustensiles divers, et, en cas d'attaque,
de réduit fortifié.
Le plafond en était en billes également,
moins fortes mais encore très solides, couchées les unes
prés des autres sur de grosses poutres qui devaient
résister à n'importe quelle pression: c'étaient des arbres
entiers. Au-dessus de ce cube solide, était montée une
haute charpente ajourée, faite de gros bambous
entre-toisés, charpente extrêmement solide et légère en
même temps. Elle s'élevait, verticale, à six mètres
au-dessus de sa base et avait tout à fait l'aspect de ces
échafaudages bâtis pour supporter les monte-charges dans
les constructions d'immeubles élevés. Tout en haut, un
solide plancher et une balustrade de pourtour servait de
poste de guet à la sentinelle de nuit qui pouvait
s'abriter, en outre, contre la pluie ou le grand vent,
sous une petite paillote. Pour accéder à cette plate-forme
circulaire, on se servait d'échelles successives, en
chicane, partant de l'intérieur du blockhaus. De cette
façon, la sentinelle, placée à 11 mètres au-dessus du sol
voyait très loin et était entièrement à l'abri des
surprises de n'importe quel élément hostile.
Avec ces deux belles pièces de guet et de
défense, on était plus tranquilles, à Tien-Yen. Malgré
cela, tous les jours, c'est à dire d'une façon permanente,
tous nos fusils étaient cadenassés aux râteliers d'armes:
rangés côte à côte par dix, une baguette d'acier solide,
incassable, était passée entre les sous-gardes du pontet
des armes et cadenassée à une extrémité, l'autre étant
formée d'une large poignée, un peu à la façon des tringles
qui ferment les couvercles des malles d'osier. Cette
précaution était prise pour éviter un vol d'armes par
incursion inopinée et hardie d'une troupe de pirates
embusquée dans la forêt, ce qui était toujours possible:
ils nous en ont tant fait voir et de toutes les couleurs,
avec leurs ruses infernales et leurs complices fourrés
partout.
Car on n'était jamais sûr d'aucun boy.
Beaucoup étaient fidèles, inoffensifs, sincères; mais il
suffisait d'une seule brebis galeuse et insoupçonné pour
déterminer des catastrophes. Mais notre vigilance étant
bien connue, il ne se passa rien de fâcheux.
Donc, moi comme les copains, j'ai pris la
faction, plusieurs fois, au haut de mon échafaudage où on
était parfaitement bien. On ne dominait pas les cimes des
grands arbres, loin de là; mais on était au milieu
d'elles. On entendait leur perpétuel chuchotement; que de
confidences elles ont à faire! On pouvait, de l'oreille,
suivre la chasse de Monsieur Tigre, dans le fond des
ronciers ou des fouillis de lianes, à la recherche de
biches, de cerfs ou de phacochères. On le narguait, de là
haut! Et on y admirait aussi la splendeur de la Croix du
Sud, bien détachée, bien lumineuse et déjà haute au-dessus
de l'horizon, tandis que l'on voyait plus que de temps en
temps une petite partie de la Grande Ourse, lorsque la
révolution de la terre l'amenait au-dessus de l'horizon.
Malgré ma situation élevée, sur la
plate-forme de mon mirador j'ai fait tout comme soeur
Anne, je n'ai rien vu venir. Seulement,elle, elle
attendait quelqu'un, tandis que moi, je n'attendais rien
ni personne. Et cependant, il est venu quand même, mon
destin. Dans une grande enveloppe jaune, adressée au
Capitaine Chardon. Dans cette enveloppe, une poignée de
papiers officiels. De cette poignée s'échappa une simple
feuille de papier sur laquelle il y avait écrit,
entr'autres choses:
Ordre du régiment N° X sont nommés à la
date de ce jour:
Tillet, Caporal à la 3ème compagnie,
Caporal-fourrier à la 4ème compagnie à Mon-Cay.
Hubin, soldat de 2ème classe à la 3ème
compagnie, Caporal à la section de discipline à Mon-Cay.
Ces militaires rejoindront leurs postes
par la première chaloupe.
Je le disais bien: ils avaient une
puissance insoupçonnable, ces boutons de Ke-Hao !
Etais-je content ? Oui. Très. Je
remontais les échelons de l'échelle militaire; j'étais
sorti de l'ornière. Puis, cette nomination si rapide après
ma simili-disgrâce -quelques semaines- était une bonne
indication que j'avais la cote. Bon filon. Et puis,
j'allais de nouveau ailleurs, dans l'inconnu. Bien sûr, la
Section de Discipline, ça ne m'était pas étranger; je
connaissais ça depuis El-Ousseuk. Cela ne m'effrayait pas
de me retrouver dans le même milieu, avec des gaillards
moins redoutables que ceux de la Légion et avec une
autorité de gradé ajoutée à l'expérience acquise là-bas.
Par la même occasion, nous restions
ensemble, Tillet et moi; nous allions faire de compagnie
ce petit voyage jusqu'à la frontière chinoise.
Après avoir été prendre congé du
Capitaine Chardon et reçu ses félicitations et ses regrets
(oui, pourtant, ses regrets, j'en suis devenu rouge de
confusion) nous avons repris le sampan traditionnel qui,
en trente minutes exactement, nous amena à Pointe Pagode
où nous attendîmes tranquillement le passage de la
chaloupe dans la boutique du chinois. Nous la vîmes
arriver de loin, crachotant, soufflottant, ahannant de sa
machine poussive, et, lorsqu'elle fut amarrée à
l'appontement, nous prîmes place à bord.
Après quelques heures de navigation
monotone le long des rives qui devenaient de moins en
moins hautes, nous abordâmes le port et le poste de Pakoï,
garni de marins et d'artilleurs, à l'embouchure d'un autre
arroyo venant du territoire chinois. Petit arrêt pour
casser la croûte chez un autre chinois, semblable à tous
ceux déjà rencontrés sur nos routes; puis autre sampan,
autre remontée à la perche, faute de profondeur pour
manoeuvrer à la rame, et, deux heures après, arrêt dans
une brousse quelconque, presque nue, plaine d'un côté,
plaine de l'autre. Nous avions laissé la forêt un peu plus
bas. C'était là, l'arrêt obligatoire de Mon-Cay. Pas
d'hôtel, pas de Chinois, pas de poteau indicateur. Seule,
dans la plaine, une clique faisait l'école de clairons.
Heureusement, notre secours vint sous la
forme d'un grand radeau garni de gens à mines
patibulaires: un groupe de disciplinaires, me dis-je en
voyant avec eux un Caporal armé d'un revolver dans son
étui. Dès qu'il fut prés de nous, j'allai à sa rencontre:
- Caporal Hubin, nommé à la Section de
Discipline.
- Ah! Oui, je sais. Caporal Raillon, un
de tes collègues.
- Je te présente le Caporal-fourrier
Tillet, un de mes bons amis, qui va à la 4ème compagnie.
- Enchanté, Fourrier. Vous y trouverez un
chic Sergent-fourrier, Christiani. Voilà votre chemin pour
y aller. Vous ne pouvez pas vous tromper. Quant à toi, me
dit-il, ton chemin est tout à l'opposé. Il faut que tu
traverses l'arroyo sur le bac et que tu prennes la route
que tu trouveras sur l'autre rive. Il n'y a que celle-là.
Tu la suivras. A quinze cent mètres, tu entreras dans le
poste que tu verras. Ce sera là. Tu y trouveras le Sergent
Chartier, chef de poste, le Sergent Sauterot, adjoint, le
Caporal Lefèvre, de service de jour. L'autre Caporal,
Renaudot, est au travail, tu le verras ce soir, à la
rentrée, vers cinq heures. Là-dessus, il faut que je suive
mes lascars. Bonne chance. A ce soir!
- Au revoir. A ce soir!
Remettant sac au dos, Tillet et moi, nous
séparâmes et chacun de nous s'en fut vers son gîte
nouveau. Je trouvai le mien, effectivement, à 1500 mètres
de l'arroyo et sans aucune difficulté car il n'y avait que
ce vaste enclos de visible dans toute la plaine immense.
Lorsque j'arrivai à la porte large ouverte, un Caporal
harnaché lui aussi du revolver m'attendait: il m'avait vu
venir de loin.
- Le Caporal Hubin, je parie? Me dit-il
en souriant. Ici, Caporal Lefèvre.
- Oui, mon vieux, tu as deviné. Hubin
soi-même. J'ai vu Raillon au bac.
- Eh! Bien, camarade, sois le bienvenu
parmi nous. On t'attendait. Nous avons reçu l'ordre du
régiment il y a quelques jours et on se doutait bien que
tu viendrais aujourd'hui. Laisse ton sac là, je vais aller
le porter sur ton lit, et va te présenter au Sergent
Chartier, chef de poste. Voilà sa chambre là-bas!
Présentation réglementaire. Ce sergent,
un ancien, très ancien, ne me cache pas, dès l'abord,
qu'il n'aime pas beaucoup les jeunes Caporaux à la Section
de Discipline. Service dur, très à part. Faut de
l'autorité, de la poigne, et un jeune caporal, n'est ce
pas...?
- Rassurez-vous, Sergent, lui dis-je. Je
suis nouvellement nommé ici, mais c'est la troisième fois
que je suis caporal, sans avoir jamais été cassé. J'étais
sergent-fourrier à la Légion et j'ai été pendant plusieurs
mois à la Section de Discipline d'El-Ousseukh, qui vaut
bien celle-ci, sans savoir.
- Oh! Alors, dit Chartier, avec un
sourire de satisfaction, c'est tout à fait différent! Je
me disais aussi "comment se fait-il qu'on m'envoie un
caporal tout neuf, comme ça? Je ne voyais pas bien la
chose. Maintenant, je comprends. Alors, pas besoin de vous
expliquer le service: vous l'avez connu avant moi. Vos
camarades vous mettront au courant.
- Oui,Sergent. Voici mon livret
individuel. Vous pouvez vérifier. Puis-je me présenter au
Sergent Sauterot?
- Non, il est absent en ce moment. Quand
il reviendra, je vous ferai appeler. Vous êtes libre. Vous
prendrez votre service après-demain, car demain matin, je
dois aller vous présenter au Capitaine de la 4ème qui nous
commande.
- Bien, Sergent, je vous remercie.
Je retournai à la recherche du camarade
Lefèvre qui m'attendait et qui me fit signe. Nous allâmes
vers le bâtiment qui devait contenir mon logement.
Effectivement, il me fit entrer dans une jolie petite
pièce à deux lits:
- Voici notre piaule, me dit Lefèvre.
Nous logerons ensemble ici. Voici mon lit, voilà le tien.
Tes affaires y sont déjà déballées, le boy a fait le
nécessaire. Nous avons un boy pour deux, un par chambre,
et un cuisinier pour quatre. Tu vois, nous ne sommes pas
trop mal. On prend le pernod? Oui, hein! A cette heure-ci
-quatre heures- on peut pour une fois fêter l'arrivée d'un
copain. J'ai encore une demi-heure de bonne avant le
tralala du retour des ours dans leur tanière.
Tout en sirotant notre bonne boisson bien
fraîche, d'une eau sortie d'un alcarazas suintant, Lefèvre
me mit au courant du service général à accomplir.
- Voilà, dit-il, toi, tu commences le
roulement normal demain en étant de repos. Il le faut bien
puisque tu vas chez le Capitaine. Autrement, ce serait
moi. Après ton jour de repos, tu prends le travail à
l'extérieur, deux jours, en changeant d'équipe et de
chantier le deuxième jour. Le quatrième jour, tu es de
service de jour, c'est-à-dire que tu passes 24 heures ici,
sans bouger, à assumer tous les services: corvées,
rassemblements, soupe, distributions, punis, garde de nuit
etc... On prend son service le matin en descendant de
garde, et le roulement continue ainsi. Quand on est de
repos, c'est le repos complet. On n'a rien à faire du
tout. On est entièrement libre d'aller et de venir à sa
guise.
La solde est bonne. Toi, avec tes 5 ans
de service et les indemnités spéciales de la Discipline,
tu vas te faire 3 francs 50 par jour, ce qui donne 7
piastres par prêt de 5 jours. Tu vois, c'est la bonne
affaire! Et tu n'as rien à dépenser, c'est du net. On fait
des économies, ici.
Le camarade que tu remplaces, Christiani,
vient d'être nommé Sergent-fourrier à la 4ème compagnie à
Moncay. Tu le verras demain. Un Corse, mais un chic Corse,
de la bonne catégorie. Car tu sais qu'il y a les durs,
service service, sans pitié d'aucune sorte, et les bons
garçons. Christiani est de ceux-ci. Jamais d'histoires
avec lui.
Quant aux ours, ça va. Ils ne sont pas
bien terribles, va, ne t'en fais pas trop à l'avance, tu
t'y feras vite.
- Oh! Mais, mon cher, dis-je, je ne m'en
fais pas. Je ne suis pas le novice que tu crois. Et je lui
raconte mon affaire, comme je venais de la raconter au
Sergent Chartier.
- Ffffuui...! Fait mon Lefèvre, en
sifflant. Mâtin. Tu m'en diras tant! Nous autres qui nous
préparions à nous amuser du bleu qui nous arrivait, nous
voilà refaits! Renaudot surtout, c'était le plus jubilant.
Eh! bien, mon cher, je te dirai franchement que j'aime
mieux ça. Au moins, avec toi, on a un vrai collègue,
connaissant son affaire, tandis qu'avec un tout neuf, on
n'aurait pas été tranquilles les premiers jours. Alors,
tout va bien. Tiens, voilà Sauterot qui rentre. Les autres
ne vont pas tarder. A tout à l'heure!
Présentation à l'autre sous-officier,
sans autre cérémonie, puis je regarde rentrer les deux
groupes de travailleurs qui arrivent à dix minutes
d'intervalle. Figures connues, non pas individuellement,
mais par leur dessin, leur expression. Tout de même moins
sombres, moins lugubres que celles d'El-Ousseukh. Comme je
m'étais posté franchement au milieu de la cour d'arrivée,
avec intention, je fus ardemment dévisagé par tous. Ils
avaient tous l'air de se dire: qu'est ce que va être la
vie avec ce nouveau cabot?
En ordre, le pas bien cadencé, l'outil à
l'épaule: pic, pioche, pince ou pelle, ils s'arrêtaient
net devant leur grande case rectangulaire, couverte de
paillote, s'alignaient et demeuraient immobiles. L'équipe
de Raillon, la première, fut libérée aussitôt. Celle de
Renaudot resta pour entendre les punitions infligées pas
ce gradé pendant le travail, avant de rompre les rangs.
Rentrée en silence dans les chambres. Silence partout,
silence toujours.
La première impression reçue en voyant
Renaudot fut déplaisante. Air faux, cassant, distant,
méprisant. Ce jugement fut corroboré par la suite, en y
ajoutant les qualificatifs d'envieux, de jaloux et de
médisant. Pas bien favorisé, le camarade. Ce qui n'empêcha
pas la cordialité de régner entre nous, dès ce soir là, en
commençant par l'apéritif obligatoire. Ils me dirent tous
deux comme l'avait fait Lefèvre, qu'ils étaient contents
de n'avoir pas le novice qu'ils craignaient, et la soirée
se passa bien gentiment. Lefèvre fit l'appel du soir, à 9
heures et continua à résider, pour toute la nuit, au
blockhaus où se trouvait le poste de garde.
L'enceinte du vaste espace sur lequel se
trouvait le poste de la Discipline était faite d'une forte
palissade de gros bambous dressés les uns contre les
autres, attachés ensemble et épointés à la partie
supérieure, à quatre mètres de terre. C'était tout ce qui
constituait la défense extérieure. Mince. La défense
intérieure était constituée par un massif blockhaus en
épaisse maçonnerie, de huit mètres de hauteur sur douze au
carré à la base. Il y avait deux étages, plus la terrasse
crénelée. Des mâchicoulis, des échauguettes étaient
aménagés à la hauteur du premier étage. Meurtrières
partout. Très forte place de résistance. Tout l'armement
du poste s'y trouvait concentré, fusils, cartouches,
pansements, vivres de réserve, et un puits creusé dans un
coin en assurait le ravitaillement en eau.
Les disciplinaires n'étaient pas armés,
naturellement. Mais des armes étaient en réserve pour eux
en cas d'attaque par les chinois ou les pirates. C'étaient
des Lebel de l'armée. Pour le service de garde de nuit, en
temps normal, les Disciplinaires de garde, au nombre de
quinze, étaient armés du chassepot, modèle 1874, très
bonne arme également et beaucoup moins délicate que le
Lebel.
Juste en face du Blockhaus, s'allongeait
la grande bâtisse longue qui servait de logement unique
aux Disciplinaires. Les murs ne montaient pas plus haut
qu'un mètre, ménageant en espace libre entre le faîte et
le dessous de la toiture en paille. La surveillance était
très facile. Au bout de ce long bâtiment, un autre plus
petit, tout en pierres et tuiles, était notre logement à
nous, les caporaux: une chambre à gauche, une chambre à
droite, la salle à manger au milieu. Plus loin, le long de
la palissade, notre cuisine.
Face au grand bâtiment, en le longeant,
mais en réservant une grande cour de quinze mètres de
large, une série de bâtiments en pierres et tuiles: w. c.
des Disciplinaires, leur cuisine, des magasins, des locaux
de répression (prison, cellule). Plus loin, même plan,
logement des sergents et leur popote; faisant le pendant,
le nôtre, la cuisine des sous-officiers. C'est tout.
Le lendemain, dans la matinée,
présentation au Capitaine. Bonne réception, courte mais
gentille. Revu Tillet déjà entré en fonction et fait
connaissance de Christiani, mon prédécesseur à la
Discipline. Chic type, en effet; blond, par extraordinaire
pour un Corse, figure très sympathique, malgré la
multitude de trous laissés par la grêlure de la petite
vérole. Tout de suite il me dit, avec son accent corse
appuyé:
- Ah! tu sais, mon cher, pas de chichis
entre nous. Tillet m'a raconté pour toi. Donc, je te
considère comme mon ancien. Alors on se tutoye, hein? Et
on sera bons copains tous deux, comme avec les braves
garçons que tu as comme compagnons là-bas!
- Entendu, fourrier, je ne demande pas
mieux, au contraire: c'est si agréable de vivre avec de
chics types!
Je marque cet incident, par ailleurs
futile, parce que le Christiani en question s'est retrouvé
plus tard, bien plus tard, de nouveau sur ma route, et
dans une contrée située presqu'aux antipodes! C'est pour
dire comme la vie est bizarre!
Je profitai de cette journée de liberté
pour aller jeter un coup d'oeil sur les chantiers des
Disciplinaires, de façon à en avoir une idée exacte, de
leur nature et de leur emplacement, pour ne pas y être
conduit par mes travailleurs, mais bien les y conduire.
Puis je me fixai sur la position géographique des lieux,
chose que je fais partout d'instinct.
Mon-Cay n'était guère à cette époque
qu'un poste militaire, occupant une hauteur isolée au
milieu d'une vaste plaine. Une citadelle, des canons, des
casernements, les logements, les écuries, magasins. Comme
garnison, la 4ème compagnie du 10ème de marine, une
compagnie de Tirailleurs tonkinois, une demi-batterie
d'artillerie, une section de Linh-ko ou garde-frontière
chinois. Ce fortin se trouvait à environ un kilomètre de
la ville chinoise Hoakam, de l'autre côté de l'arroyo
formant frontière. Celui-ci descendait de Chine, coulant
du nord au sud, et rencontrait à Hoakam, un autre arroyo
qui, lui, courait d'ouest en est. La situation
géographique des lieux étaient donc la suivante:
Mon-Cay se trouvait dans un secteur dont
la pointe était le confluent des deux arroyos, donc tout
auprès de la ville chinoise. Le rayon est de ce secteur
était constitué par une palissade continue formant
frontière et allant jusqu'à la mer. Le rayon ouest était
l'arroyo coulant vers le sud, l'arc du cercle étant le
bord de mer.
Quant à la Section de Discipline, elle se
trouvait dans un quadrilatère formé: du nord, par l'arroyo
coulant d'ouest en est, à l'est, par ce même arroyo
coulant du nord au sud; au sud, par le rivage de la mer; à
l'ouest, par la forêt-vierge qui commençait à quelques
kilomètres de là et s'étendait sans interruption pendant
des centaines et des centaines de kilomètres.
Nous étions donc complètement isolés de
tout, à la Discipline, mais les évasions n'étaient pas à
craindre, elles étaient bien trop dangereuses. La
frontière chinoise était à peine à un kilomètre. De
l'autre côté du cours d'eau, juste en face de notre camp,
s'élevait au sommet d'une colline qui dominait les
environs un fortin chinois, garni de soldats réguliers,
d'où tous les soirs au couvre-feu, un lugubre concert de
trompes nous parvenait, avec des sons graves, longs,
traînants qui vous donnaient le frisson les premiers
jours, ponctués qu'ils étaient par des coups de fusil (à
blanc). De ce côté là, il n'aurait pas fallu s'aventurer,
car un homme pris était un homme mort, après différentes
petites tortures dont l'arrachement des paupières n'était
que le prélude anodin. Au Sud, il y avait la mer, les
requins et les pirates. Pas meilleur, sinon pire. A l'Est,
les troupes de chez nous. Rien à faire. Quant à l'Ouest,
sa forêt était suffisante pour faire reculer les plus
audacieux. Le seul danger auquel nous devions parer était
une incursion toujours possible d'une bande de pirates
voulant s'emparer de nos armes.
Une telle opération aurait été assez
risquée. Mais ils ne renonçaient pas pour cela à se munir
d'armes, et les plus perfectionnées même. Elles leur
étaient fournies par un trafic de contrebande dent les
promoteurs et profiteurs étaient Européens, Anglais,
Allemands, Portugais et même Français au besoin, qui
avaient établi leurs comptoirs secrets tout le long de la
frontière maritime chinoise, dans le golfe du Tonkin,
l'île d'Hainan et les petites îles voisines, dans les
parages immédiats de Mon-Cay et Tien-Yen.
Notre marine y faisait bien une
surveillance très active; mais c'était tellement difficile
de contrôler les milliers de jonques qui sillonaient le
golfe depuis Pak-Hoï jusque à Macao et plus loin, en
passant par Haï-Nan et Quang-Tcheou-Wan. Ce dernier
endroit surtout était un nid à contrebande d'armes, à
cause de sa situation privilégiée. Il y avait là
l'embouchure démesurée d'un fleuve assez profond pour
permettre aisément la montée des navires du plus fort
tonnage sur une vingtaine de kilomètres, tandis que les
plus légers pouvaient atteindre cinquante kilomètres et
plus. C'était un lieu rêvé pour y installer des dépôts
clandestins. Mais nos marins l'eurent assez vite repéré,
et on remédia à cet état de choses. Le gouvernement
français réussit à obtenir du gouvernement chinois la
cession d'un territoire d'une superficie égale à celle
d'une grande province française, englobant l'embouchure et
le bas cours de ce fleuve. Nous y étions donc chez nous,
et la marine entreprit des travaux de balisage et tous
autres concernant l'hydrographie des lieux pour en faire
une base constante de relâche pour nos navires de guerre.
De ce fait, la contrebande fut arrêtée net, mais cela
n'alla pas tout seul, et nous y reviendrons dans quelques
mois. Pour le moment, retournons à la Discipline, car nous
avons encore quelque temps à y passer et ces mois ne se
passeront pas sans incidents avec leurs incidences.
Mon premier jour de service arriva très
vite et, pour débuter, le Sergent me désigna pour conduire
l'équipe à la carrière de sable qui se trouvait, comme je
le savais, dans la plaine, de l'autre côté de l'arroyo,
entre celui-ci et Mon-Cay. Sans aucun embarras, je réunis
les hommes de ce chantier, en pris la charge et le
commandement et, bien en ordre, les emmenai sur la route
de la rivière. Pour ce premier contact, j'avais mon petit
plan. A mi-chemin, je fis arrêter ma troupe, sur deux
rangs bien alignés -pour la mise en mains- et, les hommes
attentifs, je leur tins ce petit discours d'ouverture que
j'avais ruminé pendant la nuit à leur intention:
- Vous savez tous que je suis le nouveau
caporal qui vient d'être nommé à la section de Discipline.
Ne croyez pas, cependant, que je sois un novice. Mon nom
est Hubin, Caporal Hubin, j'ai été caporal dans un
régiment de Toul. J'ai rendu mes galons pour aller à la
Légion Etrangère où j'ai été sous-officier, campagnes du
Sud-Oranais et Madagascar, j'ai été pendant plusieurs mois
à la section de Discipline de la Légion à El-Ousseukh.Ceux
qui la connaissent savent ce que cela veut dire. On
m'envoie ici sans que je l'ai demandé. Vous, vous y êtes
pour des motifs que je n'ai pas à connaître, ça ne me
regarde pas. Mais puisque nous devons vivre ensemble, la
meilleure façon est d'observer le règlement que vous
connaissez. Je le connais également. Je ne vous chercherai
pas chicane. Pas du tout. Par contre, j'appliquerai le
règlement à la lettre. C'est à vous de faire pour le
mieux. Tout dépendra de vous. j'espère que vous avez
compris. Garde à vous. En avant, par file à droite,
marche!
Et la journée se passa le mieux du monde
à cette carrière de sable où le travail était réellement
facile, car il n'y avait pas d'éboulements à craindre.
C'était un beau sable rouge, bien net, exempt de toute
terre que l'on coupait sur une épaisseur de 1 mètre 50
environ. On l'extrayait et on le conduisait au moyen de
wagonnets au bord d'une route; là, on le tamisait
soigneusement en faisant des tas réguliers de sable fin
d'une part, de gravier de l'autre part. Le sable était
destiné au Génie pour ses continuelles constructions.
Le lendemain, je fis la même opération de
discours préliminaire à la seconde équipe que je devais
conduire, cette fois, à l'autre chantier. Celui-ci était
une carrière à moellons, à quelques dizaines de mètres de
la frontière chinoise, au-dessus de l'arroyo descendant du
nord. La carrière se trouvait sur la gauche de la route
qui conduisait au pont international jeté sur
l'arroyo-frontière, de l'autre côté duquel était bâtie la
ville chinoise de Hoa-kam dont on entendait parfaitement
la rumeur continuelle depuis notre carrière.
Là, le travail était plus dur, mais, en
somme, ce n'était que du travail de carrière de pierres,
sans difficultés, sans dangers particuliers. Les moellons
étaient, eux aussi, bien alignés, ainsi que les caillasses
où éclats. Les premiers étaient destinés aux constructions
de bâtiments, les seconds devaient servir à empierrer les
routes, encore embryonnaire, qui rayonnaient de Mon-Cay
comme centre.
Le courant de cette petite vie fut vite
pris. Le service intérieur était à peu prés le même qu'à
El-Ousseukh, plus doux en ce sens que gradés et
disciplinaires étions toujours en contact et logés dans la
même enceinte, que nous vivions à la vue les uns des
autres. Il n'y avait pas familiarité pour cela. Mais, tout
de même, lorsqu'on se trouve constamment face à face,
ouvertement, il y a une certaine cohésion entre les
individus, forcément, et les relations s'en ressentent
pour le mieux de tous.
Évènements familiaux
Au milieu de ce train-train monotone,
quelqu'un vint frapper à ma porte : la mort. Oui. Un jour,
alors que j'étais justement au travail à la carrière de
pierres, je reçus une lettre que m'apporta le Sergent
Sauterot dans sa tournée d'inspection. Cette lettre était
de ma mère, et elle était bordée de noir. Toujours mauvais
signe, ce cordon noir qui fait le tour des enveloppes !
Et, en effet ma mère m'apprenait la mort de mon père et
son enterrement au cimetière de Pantin. Cette lettre
datait d'un mois, et l'événement fatal s'était produit une
semaine auparavant, à Paris, rue de Flandre, où mes
parents habitaient depuis prés d'un an.
Ils ne se plaisaient plus à Longwy, d'où
leurs quatre fils étaient partis. Le plus jeune, Henri,
était mort encore enfant; Lucien, beau grand jeune homme,
était lui aussi parti dans le néant, à l'âge de dix-huit
ans. Moi, l'aîné j'avais quitté la maison une première
fois pour trois ans, et, cette seconde fois, pour un temps
beaucoup plus long peut-être. Mon père avait dit, au
moment où je partais pour le Tonkin, qu'il ne me reverrait
jamais. Je crois cependant qu'il ne pensait alors ni à sa
mort, ni à la mienne, mais plutôt à mon départ définitif
de France, à mon installation au Tonkin ou dans une autre
colonie. Et voilà qu'en effet il ne m'avait pas revu, et
j'eus du chagrin d'apprendre ainsi sa disparition qui me
semblait subite.
Elle avait été lente, au contraire, me
disait ma mère. A Longwy déjà, il avait été atteint d'une
pleurésie, attrapée à la suite d'un chaud et froid pendant
son service. Il s'en était remis lentement et c'est alors
qu'il avait demandé à partir de Longwy pour aller habiter
à Paris avec ma mère et mon frère Victor. Ce dernier ne
lui donnait aucune satisfaction. Moi, je lui avais
occasionné des déceptions, c'est certain; il aurait tant
désiré me voir occuper une situation stable, enviable,
devant s'améliorer dans l'avenir. Il avait là dessus les
mêmes idées que ses collègues. Eux, ces continuels errants
dans les trains de toutes catégories, ne voyaient rien de
mieux qu'un bon emploi dans les bureaux. Là, au moins, on
est au chaud en hiver, au frais en été. On est toujours
propre. On a des heures régulières de travail. On arrive
par la force des choses à devenir sous-chef de quelque
chose, puis chef d'autre chose quand on a 40-50 ans, et
une bonne retraite bien dodue, quand on atteint les 55
ans.
On citait à l'appui le fils B., le fils
D., le fils M.,employés à ceci, à cela; on parlait avec un
certain ton d'envie en les comparant aux siens. L'idéal
eut été, bien sûr, de sortir des Ecoles. Alors, c'était le
pactole, la belle situation reluisante. Mais pour les gens
comme nous, il n'y fallait pas songer; c'était beaucoup
trop cher. Mais ce qui était incompréhensible à mon père,
c'était qu'en ce qui me concernait, ayant les moyens
d'entrer à Saint-Maixent, je ne voulais pas en entendre
parler.
Déjà mon départ pour la Légion lui avait
fort déplu à cause de la mauvaise réputation qu'avait ce
corps de troupe pour le public. Mon père était imbu de
préjugés, très sensible aux qu'en dira-t-on, sans les
analyser. Il n'avait pas de volonté personnelle. Très peu
instruit, il avait poussé dans sa jeunesse comme il avait
pu, au milieu des pauvres gens et il était craintif en
tout. N'importe qui pouvait lui en imposer. Cela ne
manquait pas d'avoir une grande influence sur ses goûts
qui étaient ceux de tout le monde et sur ses idées qu'il
se faisait de la vie et du monde.
Donc, il n'avait pas aimé ma fuite à la
Légion. Cependant lorsque j'y étais devenu sous-officier,
son opinion changea quelque peu. Il me vit ensuite revenir
avec plaisir de Madagascar, sans chercher plus loin.J'ai
dit comment ce retour avait tourné mal. Néanmoins, lorsque
je fis part de mon intention de repartir dans les colonies
comme soldats de 2ème classe, ce fut une nouvelle
déception pour lui qui ne voyait là, pour le moment, que
la déchéance que je m'octroyais volontairement. Dans son
for intérieur il savait fort bien que cette soi disant
déchéance ne serait que momentanée. Mais, vis-à-vis de ses
collègues, il lui était pénible d'avouer que, ayant été
sous-officier, je repartais comme simple soldat. Respect
humain. Amour propre. Peur du qu'en dira-t-on.
A ce moment là, il m'avait bien, par
l'intermédiaire de ma mère - il n'aurait pas osé le faire
lui-même - rappelé l'exemple de mon oncle Victor qui,
libéré comme moi, avait repris du service, mais avec son
grade, et était devenu officier. Rien ne m'empêchait d'en
faire autant, disaient mes parents.
- Tu n'as qu'à rengager dans un régiment
de la métropole, avec ton grade, et, dans deux ou trois
ans d'ici, tu seras sous-lieutenant. Après, tu n'auras
plus qu'à te laisser vivre !
Eh ! oui. Mais ils comptaient sans moi,
là-dedans. Ils voyaient cela avec leurs yeux et leurs
désirs, mais pas avec mes aspirations, mes sympathies,
antipathies, goûts et dégoûts personnels, mes attirances
et répulsions. Je partis donc comme je l'avais voulu, mais
mon père en eut du dépit, bien qu'il m'ait dit une fois
qu'il m'enviait. Mais cette fois-là, c'était une
confidence d'une rareté extraordinaire : le fond de sa
pensée se faisant jour l'espace d'un éclair. Il n'aurait
jamais osé dire cela à ses camarades, et encore moins à sa
femme, ma mère.
Donc, de mon côté, déceptions à voir
s'évanouir les rêves qu'ils s'étaient forgés. Mais du côté
de mon frère Victor, c'était bien pire.
Celui-ci avait un caractère très indécis,
instable, insouciant et paresseux, ou sans ressort, ce qui
donne les mêmes résultats. En sortant de l'école
communale, à l'âge de 13 ans, il avait commencé, lui
aussi, à travailler, mais seulement par-ci, par-là, à
faire des courses. Quand je revins de Madagascar, je le
fis entrer avec moi à la banque, comme débutant. Mais il
ne tarda pas à mécontenter ses chefs. Je le voyais bien,
j'en étais navré. Il suivait les mauvais exemples de
mauvais garnements, si bien qu'il se fit remercier. Il
n'avait pas seize ans, mais fort grand paraissait plus que
son âge, il se fit manoeuvre ! Du coup, le pauvre père en
perdit la face, tout comme un vulgaire Chinois. Son fils
manoeuvre !
Ce fut sur ces entrefaites qu'il tomba
malade, le père. Et ce fut aussitôt après qu'il demanda
son changement pour Paris, pour fuir ce milieu trop connu
de Longwy, où deux fils étaient morts, d'où le premier
s'était enfui aux colonies, et où le dernier était tombé
au rang de manoeuvre. Triste foyer, pour lui, le pauvre
homme, et qu'il s'était imaginé bien autrement ! Pourtant,
il n'avait lui, qu'à vivre sa vie à lui, et à laisser à
ses fils le soin de faire la leur à leur convenance ou à
leur chance, sans se frapper de leurs avatars ! Non. Il ne
pouvait pas. Il lui semblait que tout le monde le
regardait et pensait : le pauvre homme ! un fils
manoeuvre, et l'autre, qui pourrait être officier, simple
soldat! Il emmena donc son foyer à Paris, avec le frère
Victor, qui, pas plus qu'à Longwy, ne chercha à faire
autre chose que le manoeuvre. Il allait charger et
décharger les péniches sur la canal Saint-Martin à la
Vilette. Ce métier peu reluisant, quoique très honorable,
faisait mal au coeur de mon père. Il en souffrait
réellement.
Alors Victor, un beau jour, quand il eut
atteint ses 16 ans qu'il était devenu très fort,
s'engagea, lui aussi, à la Légion Etrangère, au 2ème
régiment, à Saïda ! Las d'être reçu à la maison avec une
mine longue d'une aune qui était un reproche constant bien
que muet, il avait pris le parti de disparaître également.
N'ayant entendu maintes fois raconter mes histoires de
légionnaire, il savait comment s'y prendre pour y aller
faire un tour. Il se présenta au bureau de recrutement des
Invalides, à Paris, et, tout simplement, demanda à
contracter un engagement de cinq ans au 2ème Régiment
Etranger à Saïda, en qualité de citoyen belge. Sans lui
demander aucune pièce justificative, on l'enregistra, avec
tout son état-civil exact et au complet, sauf le lieu de
sa naissance qu'il déclara être Liège, en Belgique. Il
passa la visite médicale, on le déclara bon pour le
service, on lui donna sa feuille de route, ses indemnités
de voyage et on l'expédia sur Saïda, via Marseille et
Oran, tout comme son aîné l'avait fait quelques années
auparavant.
Avant de quitter Paris, il fit ses adieux
aux parents, navrés de le voir partir là-bas, et cependant
soulagés de ne plus le savoir débardeur, pouvant devenir
pire, à l'école des quais parisiens.
Ces événements eurent une mauvaise
influence sur la santé du père dont le moral ne sut pas
prendre le dessus. Il se traîna tant bien que mal, avec
tantôt du mieux et tantôt des rechutes. Finalement, la
lettre bordée de noir vint me trouver alors que j'étais
perché sur un bloc de pierre, dans la carrière, prés de la
frontière de Chine.
La mère, navrée, désolée, car elle aimait
bien son mari - oh ! à sa manière qui n'était pas celle de
tout le monde, le harcelant de ses récriminations et non
pas de ses caresses, car, les caresses de la mère Hubin?
Hum ! Une femme qui n'a jamais changé de chemise devant
son mari qui ne l'a jamais vue nue ! - Elle l'aimait bien
tout de même, me disait qu'elle ne savait pas ce qu'elle
allait devenir, seule, veuve, sans ressources. Elle me
demandait de lui donner la marche à suivre pour faire
revenir Victor auprès d'elle. Celui-ci lui avait écrit
qu'il ne se plaisait pas du tout à la Légion, et je ne
m'étonnais pas de la déception qu'il avait trouvée là-bas.
Il n'y était parti que pour disparaître
de Paris, mais sans y être attiré, comme je l'avais été,
par un idéal à satisfaire. Lorsque j'y étais parti, moi,
j'étais déjà initié au métier militaire, tandis que lui y
allait comme un gamin, sans en connaître quoi que ce soit.
Il s'était trouvé là, tout jeune et réellement bleu au
milieu de ces lascars qui ont dû le faire pivoter de main
de maître. Et comme il n'avait aucun idéal, ni militaire,
ni colonial, pour le soutenir, il avait écrit à la mère
qu'il serait bien aise de sortir de là-dedans ! Ce que la
mère me transmit.
Comme j'étais très au courant de ces
questions concernant les changements d'état-civil, ayant
eu maintes fois l'occasion de les étudier et de les mettre
en pratique, je donnai toutes les indications nécessaires.
Ma mère les transmit ensuite à Victor en Afrique.
Il fallait faire établir par un notaire
ou un juge de paix un acte de notoriété, constatant, par
devant sept témoins, que le nommé Hubin Victor, né à
Liège, de père et de mère... était la même personne que le
nommé Hubin Victor, né à Longuyon, qu'en conséquence, le
nommé Hubin Victor était authentiquement Français et non
Belge. Cela suffit à faire annuler son engagement, car,
étant Français, il ne pouvait valablement être incorporé
dans l'armée française avant d'avoir atteint ses 18 ans.
Sa libération eut lieu deux mois plus tard et il réintégra
le foyer maternel, ayant acquis une petite expérience de
plus.
En même temps que j'envoyais à ma mère
les indications en question, je lui envoyai presque toutes
les économies que j'avais faites. Une somme de deux cents
francs, partie de Mon-Cay lui parvint ainsi et lui permit
de voir venir, car, à cette époque, deux cents francs
représentaient une certaine valeur. Pour moi, j'étais
presque à sec, mais les journées, en s'accumulant, en
apportaient d'autres, des piastres. Je ne pouvais rester
indifférent à la gêne de ma mère après une perte comme
celle que nous venions de faire.
Par la suite, en même temps que le retour
de mon frère, j'appris que, tous les deux, ils s'étaient
installés à Lagny-sur-Marne, en Seine et Marne, ma mère en
qualité de titulaire de la bibliothèque de la gare, mon
frère comme employé chez Hachette et Cie à Paris. Je fus
donc rassuré sur leur sort matériel, car ma mère pouvait
se faire des mensualités de deux cents francs à ajouter à
sa retraite proportionnelle, et mon frère s'en faisait
autant dans sa maison de bouquins.
J'étais donc tranquille de ce côté, quand
une aventure absolument imprévisible, de quelque côté
qu'on la regarde, vint se mettre sur mon chemin, avec pour
conséquences un voyage d'agrément à Hanoï, et, un peu plus
tard, un changement important dans ma situation.
Indochine (suite)
Voici l'histoire :
Un jour, ou plutôt un matin que j'étais
de service de jour, je m'acquittais des tâches que ce
service comportait : réveil général; rassemblements,
remise des corvées aux camarades chefs de chantier. Puis,
toujours comme de coutume, je fis sortir un à un de leurs
cellules les hommes punis de prison, pour leur faire faire
la corvée de quartier. Le premier, Bertrand, sort
tranquillement et va prendre pelle et brouette. Le second,
Pesson, en fait autant et s'empare d'un balai. Mais,
lorsque j'ouvris la cellule n°3, qui abritait le
disciplinaire, Marcel, celui-ci refusa carrément de
sortir.
- Non, Caporal, je refuse.
- Ah ! Dis-je ? Mon garçon, ne faites pas
de bêtises. Sortez pour la corvée comme tous les jours.
- Non, Caporal. Je refuse.
- Cette fois, mon ami, ça devient grave.
Vous savez ce que vous faites ? Vous savez que le refus
d'obéissance est un cas de Conseil de guerre ? Avez-vous
bien réfléchi? Pensé à vos parents, à votre avenir ?
- Oui, Caporal, je sais. Je refuse.
- Eh ! bien, moi, je vais vous renfermer
et je reviendrai dans dix minutes. Si, à ce moment-là vous
vous décidez à sortir comme je vous le commande, vous en
serez quitte avec quinze jours de prison pour mauvaise
volonté. Si vous persistez à refuser, alors, tant pis pour
vous, vous l'aurez voulu.
Je fis comme j'avais dit. J'enfermai de
nouveau le Marcel dans sa cellule et j'allai retrouvé les
deux autres qui balayaient bien tranquillement la cour
mais qui avaient vu et compris la scène.
- Il refuse ? me demandèrent-ils en
voyant mon air soucieux.
- Oui, le fou ! Il refuse. Il m'a l'air
de vouloir passer à toute force au falot (conseil de
guerre). Je lui ai quand même laissé une chance parce que
c'est stupide, ce qu'il fait là. Peut-être y
renoncera-t-il ? Nous verrons bien. S'il veut "tourner"
(passer en conseil de guerre) je ne peux pas l'en
empêcher.
Alors, voilà, dis-je à ces deux-là. Je
vais aller lui ouvrir de nouveau et lui donner l'ordre de
sortir pour la corvée. Vous, vous allez vous poster là,
derrière le coin du bâtiment, de façon qu'il ne vous voie
pas. S'il sort, il en sera quitte pour une punition de
prison. Sinon, je vous appelerai pour que vous soyez
témoins. Compris ?
- Compris, Caporal.
Et les choses se passèrent ainsi. J'avais
mis en poche, bien caché, un livret individuel contenant
le code pénal militaire, pour le cas où j'en aurai besoin,
et j'allai ouvrir la cellule de Marcel.
- Marcel, c'est sérieux, cette fois.
Sortez pour la corvée.
- Je refuse, Caporal.
- C'est donc bien votre volonté ? Vous
avez bien réfléchi ? Vous êtes bien résolu à passer au
Conseil de guerre ?
- Oui, Caporal.
- Bien. Alors, nous allons procéder
réglementairement.
J'appelai Bertrand et Pesson en leur
disant qu'ils allaient me servir de témoins et je
continuai en leur présence :
- Première fois, Marcel, je vous donne
l'ordre de sortir pour la corvée de quartier.
- Je refuse, Caporal.
- Deuxième fois, Marcel, je vous donne
l'ordre de sortir pour la corvée de quartier.
- Je refuse, Caporal.
- Bien. Faites attention -je tirai de ma
poche mon livret et lus à haute voix, en présence des deux
témoins, l'article du code pénal militaire traitant du
refus d'obéissance : deux ans de prison.
- maintenant, dis-je, c'est la dernière
fois. Marcel, je vous donne l'ordre de sortir pour la
corvée de quartier.
- Caporal, je refuse.
Ce fut dit aussi froidement et aussi
résolument que les autres fois.
- C'est bien, Marcel, vous n'avez plus
qu'à attendre la suite.
Et je l'enfermai de nouveau dans sa
cellule, pendant que les deux autres reprenaient
tranquillement leur corvée, jubilant intérieurement de cet
incident, car il allait leur procurer l'occasion d'une
ballade à Hanoï.
J'allai ensuite rendre compte au Sergent
chef de poste et continuai mon service comme d'habitude.
Je n'avais, en effet, pas le moindre trouble de conscience
: je n'avais été qu'un simple instrument enregistreur de
la volonté formelle du type Marcel et je n'avais
absolument rien à me reprocher dans cette affaire.
Lorsque mes collègues revinrent pour le
déjeuner, ce fut une surprise générale en apprenant la
nouvelle, qu'on pouvait qualifier de sensationnelle, car,
après tout, c'était un événement grave. Renaudot eut tout
de suite le cri du coeur :
- C'est égal, c'est pas à moi qu'une
veine pareille arrivera jamais.
- Quelle veine ?
- Eh ! d'aller faire une ballade à Hanoï
! Un mois de congé, mon cher, pour Hubin, et un beau
voyage. Huit jours pour aller, 15 jours d'attente à Hanoï,
8 jours pour revenir, aux frais de la princesse en nous
laissant tout le boulot, ici, à nous trois ! Tu trouves
que c'est pas de la veine ?
- Sous ce jour là, évidemment, mais qui
pouvait le prévoir ? Qui pouvait s'imaginer que, ce matin,
avant que la journée commence, un type s'était mis dans le
crâne de se faire passer en Conseil de guerre ?
- Eh ! C'est ce que je dis, ajouta
aigrement Renaudot, c'est une vraie veine et ce n'est pas
à moi qu'elle arrivera jamais !
Rien à ajouter, naturellement, à pareils
propos. Les deux autres camarades ne furent pas agités par
cette jalousie, heureusement pour eux. Quelques jours
après, Marcel, fut transféré, par étapes, à la prison
militaire d'Hanoï, en prévention de Conseil de guerre.
Nous, nous attendîmes l'appel de la justice militaire qui
vint nous trouver deux mois après environ. Pendant ces
deux mois, il ne se passa rien de saillant, et, quand
l'ordre de notre mise en route arriva, nous étions au mois
d'avril 1899.
En compagnie des Disciplinaires Bertrand
et Pesson, que j'étais chargé de surveiller, nous fîmes
donc le voyage de Mon-Cay à Hanoï, en repassant pas les
escales connues : Pa-Koï, Pointe-Pagode, Kebao, Hong-Haï,,
baie d'Along, Quang-Yen, Haïphong avec arrêt de trois
jours, et enfin Hanoï où j'allai mettre mes gaillards en
sécurité au poste de police du 9ème de Marine, après quoi
je fus libre comme l'oiseau dans l'air.
Je profitai beaucoup mieux cette fois
d'Hanoï. Mon premier séjour avait été une découverte
générale, tandis que je profitai du second pour mieux
pénétrer le sens des gens et des choses. Cependant je ne
veux pas revenir sur ces découvertes, ce seraient des
redites inutiles.
Je posai toutefois un jalon en vue de
l'avenir que je m'étais tracé : une grosse compagnie était
en formation pour la construction et l'exploitation des
tramways urbains d'Hanoï, et, par suite de relations
diverses, mon concours fut escompté pour le moment de ma
libération. Cette date était encore très lointaine, mais
je ne risquais rien à me laisser inscrire sur la liste des
futurs collaborateurs. Du reste, il n'est rien advenu de
cette affaire, que je note en passant parce qu'elle se
trouve à sa place. Mon destin devait prendre une tout
autre tournure.
Le jour de l'audience du Conseil de
guerre arriva. La cérémonie se déroula, comme toujours, au
milieu d'une solennité impressionnante. En qualité de
témoins, mes deux compagnons et moi fûmes relégués dans la
chambre réservée aux témoins pendant l'interrogatoire de
Marcel.. Puis on m'appela pour la déposition. Prestation
de serment habituelle.
- Reconnaissez-vous, me dit le Colonel,
le nomme Marcel ici présent pour être celui qui vous a
refusé obéissance ?
- Oui, mon Colonel, c'est bien Marcel.
- Bien. Dites nous comment les choses se
sont passées.
Je racontai alors ce que j'ai dit plus
haut, exactement.
- Pourquoi, m'interrompit le Colonel,
n'avez-vous pas constaté le refus d'obéissance séance
tenante ?
- Mon Colonel, cela m'a paru tellement
stupide de la part de Marcel, que j'ai voulu lui laisser
une chance de se remettre et de se reprendre.
- Mais vous lui avez pourtant dit que,
s'il obéissait, il serait puni de 15 jours de prison !
Expliquez-vous.
- Mon Colonel, je lui ai dit que, lorsque
je viendrais lui ouvrir, s'il obéissait alors, je le
punirais avec un simple motif de mauvaise volonté. Le
Capitaine lui aurait infligé 15 jours de prison, et tout
aurait été terminé.
- Accusé Marcel, qu'avez-vous à dire
contre la déposition du Caporal Hubin ?
- Rien, mon Colonel.
- Vous reconnaissez que tout ce que vient
de dire ce Caporal est exact ?
- Oui, mon Colonel.
- Bien. Caporal, continuez.
Je continuai ma déposition.
- Un moment, Caporal. Pourquoi avez-vous
fait cacher les deux hommes qui devaient vous servir de
témoins ?
- Pour éviter que Marcel soit influencé
par la présence de ses camarades, dans le cas où il aurait
eu l'intention d'avoir un bon mouvement.
- Bien. Continuez.
J'allai alors jusqu'au bout.
- Accusé Marcel, qu'avez-vous à dire
contre la déposition du Caporal Hubin ?
- Rien, mon Colonel.
- Vous reconnaissez qu'elle relate
exactement les faits ?
- Oui, mon Colonel.
- Caporal Hubin, le Conseil vous
remercie. Vous pouvez vous asseoir dans un de ces bancs.
- Appelez le témoin Bertrand.
Celui-ci arriva et fit une déposition
conforme à la réalité, et il en fut de même avec Pesson.
La parole est alors donnée au Ministère
public, un Capitaine d'artillerie. Naturellement, il
chargea tant qu'il put Marcel, ce qui n'était pas bien
difficile puisque le pauvre diable avait tout fait pour
être chargé. "je demande, termina la Capitaine accusateur
public, le maximum de la peine prévue par le code. Cet
individu ne mérite aucune pitié du Conseil, puisqu'il a
fait fi, qu'il a refusé avec mépris le salut que lui
offrait généreusement et humainement son Caporal que je
suis heureux de féliciter en passant, car sa pitié
intelligente, digne d'un meilleur sort, n'amoindrissait
pas, au contraire, la discipline militaire".
Puis la défense prit la parole. Cette
fois, ce fut un simple Caporal d'Infanterie de marine qui
se leva pour essayer de défendre une cause indéfendable.
- Messieurs, commença-t-il, la conduite
du Caporal Hubin, dans cette affaire, est au-dessus de
tout éloge. Mais, par cela même, il a rendu ma tâche
excessivement difficile... Il continua ainsi assez
longtemps, faisant intervenir, très éloquemment, la folie,
la jeunesse, l'enfance misérable, seules choses qu'il
pouvait mettre en avant car le Marcel n'était pas un type
bien recommandable.
Je relate ces éloges qui m'ont été
décernés par le Ministère public et par la défense parce
que cela s'est passé ainsi, avec les paroles mêmes que
j'ai rapportées. A l'époque, je n'en ai pas été surpris :
je savais parfaitement bien que je les méritais.
Aujourd'hui encore, ces scènes sont présentes à ma mémoire
avec une fraîcheur extraordinaire. J'entends encore les
voix des personnages avec leur timbre particulier et je
revoie, avec la vue, les endroits où se sont déroulées ces
péripéties.
Je dois relater également la confidence
que me firent Bertrand et Pesson. Ils me dirent, lorsque
nous étions sur la chaloupe du retour, que Marcel avait
depuis longtemps l'intention de passer au Conseil de
guerre, par cafard. Il avait hésité pendant plusieurs
semaines sur le motif à chercher, à trouver, pour s'y
faire envoyer. A la fin, il opta pour le refus
d'obéissance, mais il avait voulu que je profite, moi,
personnellement de la circonstance. Marcel leur a dit, à
eux, le jour même du refus d'obéissance, qu'il m'avait
choisi, moi, parce que j'étais "le plus chic type de la
bande". Comme ça, ajouta-t-il, il aura sa ballade, vous
aussi, et vous couperez "au truc" pendant un mois. On peut
dire que c'est de la préméditation ou je ne m'y connais
pas !
Quoiqu'il en soit, le disciplinaire
Marcel fut condamné à deux ans de prison, maximum de la
peine prévue pour la faute qu'il avait commise.
Deux jours après, nous reprenions le
chemin du retour pour Mon-Cay, où nous arrivions, sans
encombre,exactement un mois après en être partis. Rien
d'extraordinaire ne s'y était passé pendant notre courte
absence.
Quelques semaines après cette rentrée
sans faste, nouveau changement de décor pour moi. Il
arriva un ordre de Haïphong :
- "le Caporal Hubin de la section de
Discipline à Mon-Cay passe à la compagnie Hors-Rang en
qualité de Caporal secrétaire du Major, bureau de la
mobilisation. Le Caporal X de la ... Compagnie passera à
la Section de Discipline en remplacement du Caporal
Hubin".
Et il s'ensuivit que, quelques jours
après l'arrivée de cet ordre, je pris, pour la quatrième
fois, la route d'Haïphong, par sampan, chaloupe et baie
d'Along ! Ce changement me plaisait beaucoup en tant que
changement d'abord, et puis aussi à cause du travail. Je
serais certainement beaucoup mieux à la C. H. R. et au
bureau du major, endroits que je connaissais parfaitement,
qu'à la discipline où je n'étais certainement pas mal,
mais c'était déjà vieux, et cette constance solitude
commençait à me peser. IL fallait avoir toujours une tenue
impeccable, jamais de relâchement permis, à cause du
prestige à conserver vis-à-vis des Disciplinaires de qui
on exigeait beaucoup, il fallait donc commencer par
nous-mêmes. Et puis, dans nos contacts avec eux, nous ne
devions jamais nous laisser aller : toujours rigides,
brefs, distants. Cela devenait agaçant, à la longue. Il
n'y avait guère que nos incursions en Chine pour nous
distraire; mais elles n'avaient elles-mêmes rien de bien
réjouissant. On y allait pour avoir un but, mais on n'y
restait pas longtemps. D'abord, c'était assez dangereux,
ensuite on ne trouvait là que des grouillements de gens,
de cochons, de vautours et d'immondices. J'aimais beaucoup
mieux Haïphong !
Bien entendu, le camarade Renaudot fit
entendre le son de son aigre flûte : il n'y en a que pour
lui, à c't Hubin là. Pas une veine qui se présente sans
qu'elle lui tombe dessus ! On a laissé dire et nous avons
quand même fait une petite bombe d'adieux dans le
réfectoire des sergents qui avaient tenu à me fêter
également. C'était très gentil. Je fis également mes
adieux à Tillet et à Christiani que je ne devais plus
revoir au Tonkin, mais ailleurs, plus tard. Nous y
arriverons, si Dieu nous prête vie, comme dit le bonhomme
La Fontaine.
Me voici de nouveau à Haïphong, installé
exactement à la place que j'occupais quelques mois
auparavant, avec le même Sergent-Secrétaire, le même
Caporal Vedrenne de la... devenu mon collègue, ou, plutôt,
dont j'étais devenu le collègue. A part mes galons rouges
sur les manches, je ne voyais plus la coupure des mois qui
avaient fondu dans le passé. Comme travail, ce n'était pas
passionnant. Mon service avait été nouvellement crée. il
s'agissait de concentrer les renseignements militaires sur
les civils de la colonie, aptes encore à être appelés sous
les drapeaux en cas de mobilisation. Ils n'étaient pas
bien nombreux, ces mobilisables. Aussi ma besogne
était-elle plutôt nominale qu'effective. Je n'avais même
pas assez de travail pour occuper les quelques heures de
présence au bureau.
Mais ce petit jeu ne dura pas bien
longtemps. Quelques semaines au plus, car, un beau jour,
sans que je m'y sois attendu, me voici nommé
Sergent-fourrier à la 7ème compagnie, au poste fortifié de
Dong-Trieu, sur la rivière Claire. Cette fois, j'étais
redevenu sous-officier, au même niveau que lors de mon
départ de la Légion. Quel dommage que mon père n'ait pas
su cela avant de mourir ! Enfin. Rien à faire de ce côté.
D'autres nominations avaient eu lieu en même temps, parmi
lesquelles mon ex-adversaire et collègue Vedrenne.....ne
figurait pas. Il restait cabot comme devant, le pauvre, et
il en était tout désolé. Par contre, l'ami Laurent était
nommé Caporal-fourrier à une compagnie de Haïphong. Lui,
par un sort étrange, il aura passé ses trois ans de Tonkin
à Haïphong même, sans bouger de place, tandis que
d'autres...
Je quittai une deuxième fois la C.H.R. et
les bons camarades que j'y avais retrouvés, notamment
Frédéric Lecaudey, que je devais revoir un peu plus tard,
dans des circonstances banales par elles-mêmes, mais qui,
le pauvre, l'on conduit prématurément au cimetière,
Destinée. Pendant ce deuxième séjour à Haïphong, j'avais
été son camarade de lit, avec, de l'autre côté, Laurent,
comme autrefois avec Tillet. Et nous faisions un excellent
ménage à trois bons amis s'entendant parfaitement.
Lecaudey avait toujours la même maîtresse
qu'il soignait discrètement et régulièrement. Il était
devenu, lui aussi, un excellent fonctionnaire vis-à-vis de
la dame, comme le mari de celle-ci vis-à-vis de son
administration. Quant à Laurent, il avait toujours au
coeur son amour pour Tillet, amour, m'avoua-t-il une fois,
qui était plus tenace, plus violent et du même genre que
celui qu'il avait jamais eu pour une femme ! Et il se
languissait positivement de l'absence de son bien-aimé de
qui il recevait de longues lettres -qu'il ne m'a pas fait
lire- et à qui il envoyait des épîtres encore plus longues
et enflammées. Il me lut quelques passages de ses lettres
à lui. Très, très chaud, en effet. Et c'est bizarre, je ne
sais plus du tout ce qu'il est devenu, Laurent. Je l'ai
su, certainement, puisque ses relations avec Tillet ont
continué à Paris. Je me souviens bien, très bien, avoir
remis à une soeur de Tillet, Thérèse, une lettre que
Laurent m'avait écrite, entr'autres, dans laquelle un
passage commençait ainsi : "lui, Jo, (il s'agissait de
l'ami Tillet) je l'aime comme jamais je n'aimerai une
femme...Etc..." suivaient des états d'âmes et de sens très
suggestifs. Et je me souviens que la lecture de ces lignes
avaient excité au plus haut point la lectrice, inflammable
elle aussi.
Bon. Allons-nous en à Dong-Trieu, puisque
c'est là que nous devons vivre -mais non pas aimer ni
mourir- non. On y va, à ce poste, bien entendu par une
chaloupe. Qu'aurait-on fait, en ce temps-là au Tonkin sans
chaloupes ? On se le demande. Chaloupes, jonques, sampan,
canonnières, étaient à peu prés les seuls moyens de
communication; mais il y en avait à profusion et dans
toutes les directions.
Pour aller à Dong-Trieu, on prend, un peu
en amont de Haïphong, la Rivière Claire à son confluent
avec le fleuve Rouge qu'on laisse sur la gauche. La
rivière Claire descend également des massifs montagneux et
boisés qui bordent la frontière de Chine, mais du nord,
cette fois, et non comme le fleuve Rouge qui vient du
nord-ouest. Cette rivière, historique dans les annales de
la conquête du Tonkin, arrose de nombreux postes :
Thuyen-Quang, célèbre par ses sièges, Vinh-Yen,
Phu-Lang-Tuong, Sept-Pagodes, et Dong-Trieu, le plus
proche de Haïphong, siège de la 7ème compagnie où j'allais
gratter du papier, pour changer.
Le voyage en vapeur n'est pas long. Après
quelques heures de navigation dans les flots bourbeux et
tumultueux de la grande rivière, large et importante comme
un fleuve de chez nous, deux ou trois fois plus large que
notre Rhône à Avignon ou à Tarascon, on s'arrête à
l'appontement de Dong-Trieu. Cet appontement est la seule
manifestation européenne immédiate. Il faut savoir que
cela représente l'accès de notre citadelle. Car il y a une
citadelle, mais il est impossible de l'apercevoir du
fleuve à cause du fouillis invraisemblable de la
végétation. Il faut marcher dans cette brousse, sur une
route d'ailleurs bien tracée, pendant un kilomètre environ
avant de déboucher dans une plaine assez vaste, sur le
côté gauche de laquelle surgit, d'un bloc, une grande
éminence isolée, un piton élevé et à pentes raides. C'est
là-haut, la citadelle. On en voit les murs et les créneaux
d'en bas.
Avant de grimper là-haut, cependant, je
dois aller me présenter au Capitaine (j'ai oublié son nom)
qui, comme chacun des deux lieutenants, habite un joli
pavillon isolé entouré d'une verdure artistement aménagée
et entretenue et parsemée de fleurs décoratives. Aimable
réception par le Capitaine et par les lieutenants. Montée
de la grimpette, lentement, sous la chaleur de dix heures
du matin.Mon sac était sur le dos d'un Annamite bénévole
qui s'était chargé de me conduire et de me soulager
-moyennant petit cadeau, naturellement- cet Annamite était
vilain, pas repoussant, mais vraiment pas beau.Il était
déjà âgé, car il n'avait plus, sur les joues, le duvet de
la jeunesse Annamite, mais, à sa place, des poils noirs,
rares et durs très disgracieux. Eh ! bien, ce fut pourtant
ce bonhomme là que je gardai comme boy par la suite. Il me
parut si empressé, discret, dévoué et si bien stylé que je
ne cherchai pas d'autre serviteur. Et, ma foi, je m'en
trouvai bien dans mon service personnel qui fut impeccable
et ponctuel. Jamais, ni avant, ni après Nam, je n'ai été
servi aussi bien. Et puis sa laideur était une sécurité
quant aux moeurs. On ne rirait pas sous cape, comme on le
faisait pour d'autres, de la joliesse de mon boy. Ca ne
tirait pas à conséquence, il est vrai, et ça ne prouvait
rien du tout, mais j'aimais autant que cela soit ainsi. Il
y eut des cancans quand même, dans cette pétaudière de
Dong-Trieu, cette potinière de bobards luxurieux. Comme ce
boy n'était pas joli, on dauba sur sa laideur et son
manque d'élégance ! Il fallait bien trouver quelque chose.
Pour un peu, on me l'aurait attribué comme amant ! Et
pourquoi pas ? Les langues avaient tellement l'habitude de
barboter dans les moeurs spéciales, à Dong-Trieu, pour des
raisons que je dirai peut-être tout à l'heure.
Cette petite digression a eu l'avantage
de me faire arriver au haut de la côte où, en passant sous
la porte monumentale, je pénétrai à l'intérieur du fortin.
Celui-ci était composé d'une grande cour carrée et
centrale, sur le côté droit de laquelle s'élevaient les
bâtiments servant au logement des hommes et des
sous-officiers; sur le côté en retour d'équerre, à main
gauche, se trouvaient ceux qui servaient de magasins, de
logement du Sergent-Major, de bureau de la compagnie et de
logement du Sergent-fourrier, le mien par conséquent.
Le côté perpendiculaire à mon logement
n'était qu'un mur d'enceinte, crénelé et troué de
meurtrières. Au fond, un grand bâtiment : le mess des
sous-officiers, leur cuisine, le logement de l'adjudant.
C'était tout à fait le fort d'arrêt et de défense. J'allai
bien entendu, me présenter à mon chef direct, le
Sergent-major Collet qui me reçut bien, mais un peu
froidement. Ma nomination à la compagnie ne lui plaisait
pas trop, parce qu'il avait compté voir nommer là son
Caporal-adjoint, Dallot, qu'il aimait beaucoup et qui se
voyait souffler la place sur laquelle ils avaient compté
tous les deux. Je sus cela par la suite, lorsque le chef,
me connaissant mieux et ayant constaté ma compétence qui
dépassait la sienne, me manifesta son contentement de
m'avoir pour collaborateur. Sur le moment, il me battit un
peu froid en m'installant dans la chambre qui m'était
réservée et que le pauvre Dallot avait déjà occupé,
pensant qu'elle serait sienne officiellement.
C'était une très jolie chambre, grande,
bien éclairée par deux larges fenêtres donnant sur deux
faces de la redoute, car elle était située juste au coin
sud-ouest, surplombant le mur d'enceinte et la pente
presqu'à pic qui descendait vers la rivière, tout au fond
de la forêt. L'ameublement était tout à fait confortable :
un grand et large lit de civil, avec une belle
moustiquaire à ciel bleu étoilé s'étalait du côté opposé à
la fenêtre de droite; des nattes partout; une toilette
complète, des étagères, des sièges, enfin un confort
inhabituel chez les militaires. Cela venait de loin
parait-il, du temps où ces pièces étaient habitées par le
Capitaine-Commandant et son secrétaire particulier et ...
intime.
Le bureau, à côté, était comme tous les
bureaux, militaires ou civils : tables, sièges, étagères,
tableaux, paperasses. Le logement du Sergent-major, un peu
plus loin, ressemblait au mien, en mieux encore, mais il
n'avait pas une si belle vue.
Ayant fait connaissance avec mon domaine,
j'allai présenter mes devoirs à l'adjudant de la
Compagnie, Briard, un grand et beau garçon très
sympathique qui, d'emblée, me prit en grande estime.
Ensuite, ce fut l'heure de l'apéritif au mess où je fus
présenté à tous mes collègues parmi lesquels j'eus la
surprise de retrouver, avec un seul galon de sergent,
l'ex-Sergent-major de Tien-Yen, Larcher, l'Algérien, qui
me fit fête aussitôt qu'il me vit entrer. Je crois même
que, dans son exubérance, il m'embrassa. Je fus donc
immédiatement bien accueilli par tous et la vie du poste
se passa on ne peut mieux, chacun dans son service.
Le jeune Dallot, le Caporal-adjoint, qui
restait mon adjoint, fit contre mauvaise fortune bon coeur
et continua son service au bureau comme devant, sans plus,
mais avec moins de liberté. M'étant aperçu, en effet, que
malgré les dires du chef Collet, il n'était pas très au
courant des écritures, j'épluchais son travail et lui
faisais les observations qu'il méritait. Il en était vexé,
le pauvre bougre et ça me faisait mal au coeur à moi-même;
mais je tenais absolument à justifier ma nomination à ce
grade de fourrier vis-à-vis de son insuffisance à lui, et
à lui démontrer que je tenais parfaitement ma place, mieux
qu'il n'aurait pu le faire lui-même.
Il s'en rendit encore mieux compte
lorsque je pus intervenir pour éviter un sévère blâme au
chef. En effet, en arrêtant des comptes antérieurs, je
m'aperçus de certaines petites erreurs qui, répétées,
arrivaient à faire un total de plus de cent francs perçus
en trop par le Sergent-major qui ne s'en était pas aperçu.
La somme était modique et il n'y avait aucune
malversation, simplement de petites erreurs successives.
Ces erreurs seraient fatalement découvertes par le bureau
du Trésorier, puisque je les découvrais moi-même.
J'écrivis alors à mes amis d'Haïphong en expliquant
l'affaire, et, quelques jours après, au retour de la
chaloupe ils me donnèrent la marche à suivre pour
redresser ces erreurs avant leur découverte officielle, ce
qui fut fait séance tenante. Ainsi, le Chef, de même que
le Capitaine responsable, ne reçurent pas la plus mince
observation. De ce jour, je fus qualifié -sincèrement- de
grand-homme; je veux dire par là qu'aucune rancune
n'exista plus chez le Chef et Dalbot contre moi et ma
soi-disant usurpation.
Le pays de Dong-Trieu est le centre d'un
énorme massif montagneux et boisé, dont la limite Est va
mourir vers Tien-Yen et Mon-Cay et la limite Nord vers
Coa-Bang, vigilante gardienne des passes qui font
communiquer la Chine et le Tonkin. Dans ces montagnes se
trouvent d'énormes quantités de minerai de fer et du
charbon de terre. Au moment où je m'y trouvais, une équipe
d'ingénieurs prospectait aux alentours et avait découvert
ces précieux minerais dont l'exploitation fut décidée et
devint effective un peu plus tard, après que les travaux
d'accès furent exécutés. là encore, un jalon fut posé pour
mon futur placement : l'ingénieur en chef retint mes
services, en principe, pour l'année suivante, qui amenait
la fin de mon rengagement. Les émoluments qu'il me fit
entrevoir étaient alléchants et, débutant avec
l'exploitation, j'avais de grandes chances d'en devenir,
rapidement, un des piliers. Cela non plus ne fut pas. Tant
pis ? Tant mieux ? Chi lo sa ? Destinée toujours ! Menée
par qui, si elle est menée par quelqu'un ? Mystère !
En attendant, nous faisions de belle
parties de chasse aquatique dans les nombreux arroyos qui
descendent des montagnes et les rivières qu'ils arrosaient
en plaine. Lorsque je suis arrivé à Dong-Trieu, la saison
des pluies était à son point culminant, comme cela me fut
démontré par mon vieux vilain boy qui me mit au courant de
bien des choses du pays.
Comme chacun sait, le riz se sème d'abord
très dru en semis, comme on fait chez nous pour les
poireaux par exemple. Dés que les semis ont atteint une
vingtaine de centimètres de hauteur, on arrache à pleines
poignées ces plantules avec leurs racines et radicelles et
on va les repiquer dans la rizière dont le sol est une
boue semi-liquide. Toute la famille du Nja-Koué est
mobilisée pour ce repiquage, labeur primordial et qui doit
être rapidement mené, juste au commencement de la saison
des pluies, lorsque le niveau des cours d'eau commence à
monter, insensiblement d'abord, rapidement ensuite.
Au fur et à mesure de la montée de l'eau
dans la rizière, la plante, verte comme l'est le blé ou
l'avoine, croît en hauteur de façon à avoir sa tête
toujours hors de l'eau. Dès que les eaux atteignent leur
point culminant, la plante commence à sortir son épi, pas
avant ni après, juste à ce moment là. Les Annamites
observent quotidiennement les plantes lorsque le moment de
l'étale leur semble approcher. Dés qu'ils voient
apparaître les premières pousses de l'épi, ils savent que
les eaux ne monteront plus, qu'au contraire elles vont
descendre. C'est comme cela qu'ils reconnaissent le moment
où les eaux sont à leur étiage. Ensuite, l'épi grandit, se
gonfle, forme ses grains; la plante en-dessous devient de
plus en plus paille au fur et à mesure qu'elle est
découverte par les eaux, jusqu'au moment où l'eau se
retire complètement et où le sol se desséche. Alors le riz
est mûr et on procède à sa moisson.
Après avoir laissé le terrain reposer
pendant plusieurs semaines, on l'inonde artificiellement
pour le rendre boueux de nouveau et en permettre le
labourage avec l'aide des buffles. Et le cycle recommence
jusqu'à la consommation des siècles.
Dans ces rizières en décrue vivaient
d'innombrables oiseaux aquatiques : hérons, grues,
marabouts, cygnes, pluviers, canards, oies sauvages,
sarcelles, bécasses et d'autres encore, que nous nous
amusions à tirer, pour le sport, car, pour la viande, nous
n'y regardions pas : nous en étions saturés ainsi que de
poissons, de poulets et de canards domestiques.
Comme distraction, j'assistai aussi
plusieurs fois à des représentations théâtrales annamites,
dans lesquelles je ne comprenais pas un traître mot, bien
entendu, mais qui valaient le déplacement pour le coup
d'oeil, l'agencement, le déroulement des pièces, toujours
des tragédies avec guerriers farouches, dragons hideux,
diables effarants et vainqueurs cruels. Tous ces rôles
étaient, très souvent, tenus par un seul et même acteur
qui, assis tranquillement dans un coin, lisait ses
différents rôles en y mettant le ton et l'ardeur voulus,
tandis que les gestes étaient faits par un autre acteur
grimé qui mimait ce que l'acteur-lecteur lisait derrière
ses énormes lunettes. C'était étrange en tous points. Avec
cela, chaque changement de décor- imaginaire- ou de
personnage- toujours aussi imaginaire- était indiqué par
un coup de gong qui ponctuait ainsi le déroulement de
l'action.
Dans notre citadelle, nous eûmes aussi
notre représentation théâtrale, faite avec les moyens du
bord, c'est à dire avec les éléments puisés dans la
compagnie et organisés par le camarade Larcher, impayable
dans ses rôles d'acrobate, de prestidigitateur, de
bonimenteur, de chanteur comique, d'imitateur, et de
metteur en scène. Cette réjouissance fut donnée je ne sais
plus à quel propos. Ce que je sais, c'est qu'elle fut très
réussie et que ce fut à cette occasion qu'il me fut donné,
pour la seule fois pendant mon séjour à Dong-Trieu, de
voir les lieutenants monter à la citadelle. Quelquefois,
dans la matinée, on y voyait le Capitaine, pas très
souvent. Mais les lieutenants, Jamais. Et ça marchait tout
aussi bien. Qu'y seraient-ils venus faire ?
Ce fut pendant cette représentation que
Larcher nous fit rire aux larmes par son talent
d'imitateur, et je me souviens particulièrement de deux
récits comiques : l'un, l'interprétation, en sabir arabe,
de la fable "le corbeau et le renard", l'autre, une scène
de la vie militaire chez les Tirailleurs Tonkinois,
l'appel du soir par les Caporaux indigènes chefs
d'escouade.
Je vais essayer de les transcrire avec
leur traduction libre :
Le Chacal et le Corbeau.
Ine chacal qui sachis dans li bled
Li trova li corbeau qui mangi li
fermadje.
Li chacal qui vol mangé même sôsse
Ma qui po pas ‘trapper li corbeau
attends, mon z'ami, qui dit dans son
cabêche,
Zi va to faire l'ouvri ton bouche.
Eh ! M'sio ! Li chacal qui ‘pelle li
corbeau,
Comme ti es beau z'ord'houi.
Zi crois bien qui ton beau z'habit
Vic si zoulis rivers, i sortit di magasin
di l'ounivers.
A citte parole li corbeau qui content
Ouvrit sa bec. Li fermadje qui tambit
Dans li gole di chacal, citte farçon
Qui s'en rotte moi l'camp bor bardagi vic
son sor.
Morale :
Zord'houi por diman qui j'sira gobernor
Di crabi di fan zamais vos z'aura por.
Z'ti dira, citoyens, di coradje,
Ti couri sarchi li corbeau si ti vo di
fremadje !
et la traduction :
Un chacal qui chassait dans la plaine
Vit un corbeau mangeant un fromage.
Le chacal désirait en manger aussi
Mais il ne pouvait pas attraper le
corbeau
Attends, mon ami, se dit-il en lui-même,
Je vais te faire ouvrir le bec !
Hé ! Monsieur le Corbeau, appela le
chacal,
Comme vous êtes beau aujourd'hui.
Je crois bien que votre bel habit
Avec ses jolis revers sort du magasin de
l'univers.
A ces mots, le Corbeau très flatté
Ouvre son bec. Le fromage tombe
Dans la gueule du chacal, ce farceur,
Qui s'enfuit pour partager avec sa soeur.
Morale :
Aujourd'hui pour demain si j'étais
gouverneur,
De crever de faim jamais vous n'aurez
peur
Car je vous dirai : citoyens, ayez du
courage,
Courez chercher le corbeau si vous voulez
du fromage.
Pour la seconde parodie, le sel de la
chose réside dans l'imitation du langage, du ton de ces
braves caporaux indigènes parlant français, et aussi du
fait que, signalant chacun un manquant à l'appel, ils
affirment qu'il ne manque personne. Voilà l'histoire :
Appel du soir par des Caporaux de
Tirailleurs Tonkinois. 1er Caporal :
Ine s'homme loui beaucoup malasse kaboum.
Loui divé cagna cut
Loui touzour touzour faire cut-cut-cut
Manque personne.
Un homme, lui beaucoup malade du ventre.
Lui parti au cabinet
Lui toujours, toujours faire diarrhée.
Manque personne.
2ème Caporal :
Ine z'homme loui beaucoup zoli
Loui divé cagna ong-doy Tobai
Moi bas gonesse ka y faire.
Manque personne.
Un homme lui trés joli
Lui parti cagna Monsieur Sergent Ecrivain
(fourrier)
Moi pas connaître ce qu'il y fait
Manque personne.
3ème caporal :
Ine z'homme loui faire boy
Con-hua ong kouan bâ
Moi dire loui l'appenne
Loui dire moi moi t'en fous l'appenne
Manque personne.
Un homme lui faire garçon
Cheval Monsieur Chef trois (palefrenier
du capitain)
Moi lui ai dit voilà l'appel
Lui dire à moi, je m'en fous de l'appel.
Manque personne.
Il y eut aussi, à cette réjouissance, des
chansons du terroir, mi-français, mi-sabir, des danses
diverses avec de sauvages sauteries exécutées pas quelques
fous de la troupe. Bref, ce fut une journée mémorable à
tous points de vue.
Aussitôt après, nouvelle éclipse totale
des lieutenants qui se cantonnérent, comme devant, dans
leurs jolis pavillons tout fleuris de la vallée. Comment y
passaient-ils leurs journées ? Chacun à sa manière, car
chacun cultivait une passion personnelle.
Le Lieutenant X cultivait la femme, la
femme annamite, s'entend, la femme unique, c'est à dire
qu'il ne courait pas la prétentaine. Il avait comme
maîtresse concubine une très jolie indigène dont il était
amoureux passionné. Il l'adorait du matin au soir, sans
préjudice des adorations nocturnes. Il se ruinait en
vêtements et en bijoux pour la parer. Il lui avait fait
venir des costumes de Paris, et, souvent, il la promenait,
attifée à l'européenne, entre les parterres et les massifs
de son jardin. C'est lui qui la coiffait, lui faisant des
chignons à la mode de Paris, ou, lui couronnant la
chevelure de sequins, essayait d'en faire une bayadère.
Passion. Je crois bien qu'il démissionna par la suite pour
l'épouser légitimement, cette jolie congaie.
Le lieutenant Z, lui, cultivait l'opium.
Passion. Il avait bien aussi une femme indigène, une
congaie pas plus mal qu'une autre, mais elle était surtout
employée à la fumerie. C'était elle qui préparait les
pipes, les présentait à l'amateur, et lorsque celui-ci se
trouvait emporté dans son paradis, la congaie se muait en
âme soeur pour l'accompagner là où l'imagination en délire
le conduisait. Passion.
Notre Capitaine, M, mettons (j'ai oublié
ces noms), touchait un peu à tout pour passer le temps, à
la femme, au boy, à la cuisine, à l'opium, à la boisson, à
la sieste, à la lecture. En picorant de ci, de là, il
trouvait le moyen d'arriver au soir de chaque jour, comme
tout le monde, sans en être plus fier pour cela. Voilà
comment il était notre Capitaine M. C'était pas bien
méchant. Oh ! Certainement, ce n'était pas lui qu'on
aurait envoyer à Khartoum, à la place du Capitaine
Marchand, de la même arme. Non, pas de danger. C'était le
brave type, sorti de Saint-Maixent, qui, une fois dans le
tunnel des officiers se laissait entraîner par la
crémaillère générale, en effeuillant les éphémérides du
calendrier. Pas plus. Après... Il y aurait la retraite et
ça continuerait dans le civil comme dans le militaire. Il
n'était pas du tout du même modèle que son prédécesseur
que je n'ai pas connu en personne, mais dont j'ai tant
entendu parler que c'est comme si je l'avais connu.
Ce Capitaine F -pour lui donner aussi un
nom chrétien- était du genre mondain et riche, sorti de
Saint-Cyr.Il était entré dans l'armée par goût, et dans
l'armée coloniale par dilettantisme, par désir d'exotisme,
par amour des voluptés de tous genres.C'était un très bel
homme, grand, large, beau garçon, blond de teint et de
poil, grande moustache fine et relevée coquettement. Très
riche, partout où il allait, il s'entourait du luxe local.
Très mondain de milieu, d'éducation et de relations, la
solitude des brousses ne l'effrayait pourtant pas le moins
du monde.Au contraire, disait-il. Je me refais une petite
sauvagerie du meilleur aloi qui me procure des jouissances
et des satisfactions délectables, et, ensuite, dés que je
reparais dans le monde, je m'y retrouve avec plus de
plaisir encore. Et certaines personnes sont assez
gentilles pour m'affirmer qu'elles sont heureuses de
profiter de mes périodes de sauvagerie.
Il était arrivé à Dong-Trieu un beau
jour, comme on arrive dans un poste nouveau. Il y avait
été désigné comme il aurait pu être désigné pour aller
ailleurs. Jamais il n'intriguait pour se faire donner une
affectation quelconque. Il voulait s'en remettre
totalement aux mains de la Providence militaire du soin de
lui fixer son sort. Il ne tarda pas à s'assurer d'abord le
décor qui lui plaisait dans ce cadre très joli de
Dong-Trieu-Rivière, au pied de Dong-Trieu-Citadelle. Puis
il découvrit bientôt que le secrétaire, du moins un soldat
secrétaire, du Sergent-major d'alors était un très joli
garçon, tout blond, tout jeune, avec une pimpante
moustache naissante et frisottante.
Ce joli garçon avait, en outre, l'allure
qu'il fallait pour enflammer notre Capitaine qui ne manqua
pas l'occasion. C'était trop tentant. Il était le seul
maître, Ong Kouan Bâ, à Dong-Trieu, donc libre de
s'arranger à sa guise. D'autre part, la disposition de son
pavillon, tout en bas et loin de la citadelle, l'isolait
entièrement de celui-ci et de ses abords, le mettait donc
à l'abri de toute indiscrétion gênante. Et ce qui devait
arriver arriva. On remarqua qu'il montait tous les jours
au bureau, alors qu'il n'avait rien à y faire, et on
s'aperçut vite que c'était tout simplement pour le plaisir
de commencer un flirt avec le jeune Gaspard. Il
l'interrogeait sur ses origines, ses parents, ses études,
ses aspirations, etc... Bref, il lui témoignait beaucoup
d'intérêt.
Un jour, il s'avisa de trouver très jolie
l'écriture de Gaspard. Ce fut une révélation. A partir de
ce jour-là, il apporta à Gaspard des traductions latines à
copier. Ces soi-disant traductions, écrites de la main du
Capitaine, n'étaient elles-mêmes que des copies, mais
elles servaient très bien d'intermédiaires entre le
Capitaine et le jeune secrétaire. Ce manège dura quelque
temps, et Gaspard devait descendre tous les soirs reporter
à son chef le travail de la journée. Il en remontait tous
les soirs de plus en plus tard. Si bien que cette
situation fut trouvée incommode et que Ong-Kouan Bâ décida
de loger son secrétaire dans son pavillon personnel. Il
lui fit installer une petite chambre à allure toute
militaire, avec le lit règlementaire, les planches à
paquetage, bref, tout comme doit être une chambre de
soldat.
Mais ce n'était que du décor pour
indiscrets, car on découvrit bien vite que la poussière
s'accumulait sur les planches et les armes, et que les
draps du lit conservaient en tout temps le pli bien marqué
du lavage. Le secrétaire du Capitaine était réellement
très particulier, et le matin, il en devenait de plus en
plus joli. Il répandait autour de sa personne une
atmosphère trouble d'attirance charnelle, rien que par son
passage, ses attitudes non recherchées, le plaisir que
procurait la vue de son frais visage.
La tradition racontait que Gaspard était
vraiment très séduisant, le soir, lorsqu'il était fardé,
paré et habillé pour le dîner avec son grand chéri. Une
vraie beauté, disait le Sergent d'alors qui, de par ses
fonctions, avait accès tous les jours chez son Capitaine.
C'est pour cette raison que les logements du "chef" et du
fourrier étaient comme je l'ai dit, si confortablement
installés, cet officier avait tenu à donner à ses
collaborateurs immédiats un peu du confort qu'il
prodiguait à son secrétaire chéri.
Et il parait également que ce secrétaire,
bien que féminisé d'apparence, était réellement le chéri
chéri, tandis que le beau gars de Capitaine était heureux
de se dire sa chérie ! N'est-ce pas que je suis ta grande
chérie, mon joli secrétaire ? Amour. Passion. Exotisme.
Je n'ai donc pas connu le Capitaine F,
mais j'ai très bien connu Gaspard et l'ai revu plusieurs
fois par la suite, dans des contrées différentes. La
première fois que je le vis, ce fut à Haïphong, et cette
première rencontre datait déjà d'un an. A ce moment il y
était de passage, rentrant en France en même temps que le
Capitaine F, et, chacun connaissant le couple, on en était
venu à parler de lui devant moi. Son nom m'avait frappé
parce que c'était celui de mon bon ami du 156ème de Toul.
Armé de ce prétexte, j'allai donc interpeller -oh ! bien
poliment- mon jeune Gaspard qui traversait justement la
cour du quartier, et lui demandai si, par hasard, il ne
serait pas parent avec le Gaspard ... etc...
- Mais si, me dit-il, c'est mon frère
aîné ! C'est toi, Hubin ? Mais je te connais aussi, mon
vieux. Mon frère a assez souvent parlé de toi à la maison.
Et sans plus, il m'empoigna par le cou et
m'embrassa franchement sur les deux joues, au beau milieu
de la cour du quartier.
Voilà comment je fis sa connaissance, et
réellement il était beau, joli garçon. Son embrassade
publique me valut bien, à ma rentrée à la chambrée de la
C. H. R. où j'étais alors, une interpellation ironique de
Lecaudey.
- Ah ! te voilà, toi ? Me dit-il avec un
air d'en avoir deux. C'est comme ça que tu piétines les
plates bandes du Capitaine F ? Et en public encore ! Voilà
que son chéri t'embrasse ? Tu peux dire que tu es culotté,
toi !
Tout aussitôt, les camarades de la
chambrée, de demander des explications à Lecaudey, qui
s'amusa à broder un peu sur l'histoire. Cela me para sur
le moment d'un certain prestige un peu trouble, mais je
remis vite les choses à leur vraie place. Je racontai à
Laurent, Tillet et Lecaudey comment la rencontre avec
Gaspard s'était produite et le motif honorable de sa joie
qui s'était traduite par l'embrassade en question. De la
part d'un être aussi affectueux, aussi caressant que
Gaspard, ce geste spontané était tout naturel.
- C'est quand même bizarre, la vie,
conclut Laurent, qui permet de ces rencontres inattendues
entre des êtres n'ayant apparemment aucune liaison entre
eux. Tu dis, Hubin, que Gaspard demeure chez ses parents,
rue de Rome ?
- Oui, tout en haut de la rue vers la
place Clichy, à Gauche en montant.
- C'est presque mon quartier, car mes
parents habitent rue de Châteaudun, prés de la gare
Saint-Lazare !
- Ce n'est pas comme moi, dit Lecaudey,
car ma mère habite prés de l'église de Belleville, au bout
du funiculaire.
- Ni moi, dit Tillet, puisque nous
habitons rue Thérèse qui donne sur l'avenue de l'Opéra. Ce
n'est pas tout prés non plus.
- Non, dit Lecaudey, mais c'est le
quartier "rupin". avenue de l'Opéra, mazette !
- Oh ! rassure-toi, dit Tillet, c'est au
cinquième que nous perchons, vue nulle sauf sur les toits
et les cheminées. C'est égal, l'ami Hubin est quand même
un veinard de palper ainsi de tout prés l'ami très cher
d'un Capitaine qui passe pour avoir beaucoup de goût et de
tendresse.
- Tiens, tiens, sourit Lecaudey,
serais-tu jaloux, par hasard, ami Tillet ? On sait bien
que tu es aussi joli garçon que Gaspard, mais, tout de
même... !
- Fou, va, conclut Tillet en haussant les
épaules, pendant qu'un peu de rouge enflammait ses joues
appétissantes.
L'incident se termina là. Je revis
Gaspard le lendemain, jour de son embarquement. Je le
conduisis même jusqu'à la chaloupe et lui fis mes adieux
sur l'embarcadère, en le chargeant de toutes mes amitiés
pour son grand frère, officier de réserve au Régiment de
Bautzen, autrement dit au 156ème Régiment d'Infanterie,
division d'acier de Toul.
Plus tard, le hasard de l'existence me le
fit rencontrer deux fois encore. Une première fois à
Dakar, où il était employé au chemin de fer colonial qui
relie ce port de mer à la capitale du Sénégal,
Saint-Louis. Il était alors conducteur ou contrôleur des
trains entre ces deux terminus. C'était en 1902.
Une deuxième fois, en 1904, je le
retrouverai à Kotonou, au Dahomey, toujours employé au
chemin de fer, mais cette fois sur le tronçon de ligne en
construction entre Kotonou, sur le golfe de Guinée et
l'intérieur des terres. A ce moment-là, le tronçon
s'arrêtait à Savalou ou Parakou, je ne sais plus au juste.
J'aurai certainement l'occasion de reparler de ces deux
rencontres lorsque mes mémoires en arriveront à ces
époques.
La vie menée à la citadelle de Dong-Trieu
étant bien organisée pour durer au moins cent sept ans, il
fallut bien qu'on en changeat. La monotonie n'était pas,
il faut bien le croire, instituée pour moi. Cependant, si,
cette fois, je changeai de nouveau de poste, je ne fus pas
le seul; je ne fis que suivre la foule. En effet, sans
qu'aucun indice ne soit venu nous avertir, nous faire
pressentir les événements, un ordre vint toucher la 7ème
Compagnie :
Cette Compagnie est désignée pour faire
partie du Bataillon qui doit aller immédiatement en
expédition en territoire chinois, ou plutôt en territoire
cédé à la France par les Chinois, c'est à dire à
Kouang-Tchéou-Wan. Il paraît que les choses se gâtaient
passablement par là et qu'une dure leçon de notre part
devenait nécessaire. En l'espace de deux jours, nous
débarrassâmes la citadelle de nos personnes et de nos
frusques, équipements et armements, et y fûmes remplacés
par un Bataillon de Tirailleurs Tonkinois du Régiment des
Sept Pagodes, dans le haut fleuve.
Nous voici de nouveau entassés dans une
immense chaloupe qui, sans s'attarder à des adieux
superflus, commença à se laisser dériver dans le courant,
dés que le dernier colis fut embarqué. Non, pourtant, pas
le dernier, car il en manqua un, et un d'importance : la
caisse de comptabilité de la Compagnie qui était ou devait
être entre les mains propres du Sergent -major. Celui-ci
en avait confié la surveillance à Dallot, et, plus tard,
il fut impossible de retrouver cette précieuse caisse. Ce
fait, pourtant d'apparence minime, pesa sur ma destinée
personnelle. Je dirai comment. Pour l'instant, personne ne
se doutait de cette perte, bien entendu.
En route, donc, pour une nouvelle
aventure. Arrêt à Haïphong, obligatoirement, mais arrêt
halte, on ne peut descendre que sur les quais, car, une
heure après, on filait de nouveau au courant du fleuve
déjà beaucoup moins impétueux mais toujours aussi jaune et
aussi épais. Nous étions en Octobre. Dans le courant de
l'après-midi, vers quatre heures, on aborde de front la
baie d'Along dans laquelle on fonce droit au Sud, au
milieu d'un fouillis de rochers plus impressionnants
encore que ceux que je connaissais déjà. On se demandait
vraiment comment le timonier-pilote pouvait s'y
reconnaître. C'était merveilleux, cette navigation à
cache-cache, sans autre horizon, où qu'on regarde, que des
roches et des roches, nues, ou auréolées de verdures et de
fleurettes.
Tout d'un coup, autre émerveillement.
Dans une large clairière -c'est la meilleure expression
que je puisse trouver- au milieu d'un large bassin comme
palissade d'aiguilles de grès, un énorme navire de guerre
se prélassait sur l'eau comme un gigantesque fer à
repasser qui aurait mâts et cheminées et un impressionnant
éperon : le croiseur-cuirassé amiral "d'Entrecasteaux". A
bord se trouvait l'amiral la Bédollière, commandant
l'escadre des mers de Chine : son guidon particulier
flottait, bien visible. Notre chaloupe gouverne droit sur
le mastodonte qu'elle aborde par tribord. La grande
échelle étant parée, l'embarquement commence, par les
officiers, bien entendu. Cette fois, il s'agissait bien
d'une expédition guerrière. Vive le son du canon ! Moi, à
ma place réglementaire de serre-file, j'embarquai le
dernier, en amateur, montant lentement l'échelle que l'on
remonta derrière moi. Puis je suivis la foule des hommes
qui s'engouffraient dans les batteries toutes en acier,
meublées de culasses luisantes comme des ustensiles de
cuisine.
Nous devions lever l'ancre dans la
matinée du lendemain, d'assez bonne heure, avait-on dit.
Mais le Père Neptune en décida autrement. Dans la soirée,
il commanda un typhon de première grandeur qui nous
immobilisa pendant trois jours dans notre si jolie
clairière. Et voilà qu'il n'y faisait plus bon du tout, ah
! Mais non. Malgré le sûr abri que présentait cet endroit,
autrement édénique, la houle s'engouffrait par tous les
espaces ouverts entre les menhirs marins géants, et,
grêlant de rage contre tous ces obstacles accumulés comme
à plaisir, venait, pour se venger, secouer notre machine
de guerre, ni plus ni moins que le ferait une nourrice
rageuse secouant le berceau du poupon qui l'agace.
On fut obligé, pour la sécurité du
navire, de mouiller les deux ancres et d'aller frapper
d'énormes aussières de l'arrière à la base des rochers
pointus. Ces aussières, tendues par les treuils, pas trop
cependant pour éviter la rupture, assuraient le vaisseau
contre les dérives dangereuses, mais pas contre les lames
qui venaient s'écraser à grands coups de tonnerre sur ses
flancs cuirassés d'acier, ni contre le mal de mer que
beaucoup éprouvèrent là, à l'ancre, dans cette atmosphère
écoeurante de chaleur, d'huile rance, de vapeur graisseuse
et de peinture à demi sèche. Moi même, dur bourlingueur
pourtant, je fus incommodé par cet internement dans
pareille chaudière. En effet, tout était fermé de partout
: sabords, hublots, tout bouclé, vissé, verrouillé.
Même les marins rouspétaient. Mais cela
n'empêchait pas les musiciens de l'escadre de répéter
leurs morceaux dans l'emplacement de manoeuvre d'une
grosse pièce de bâbord en tourelle, les uns assis sur les
parties d'affût, d'autres sur les sièges des pointeurs,
d'autres par terre, et le reste debout, accotés de
guingois contre les parois de la tourelle ou épaulés aux
manivelles étincelantes de l'énorme culasse. Formant
pendant, à tribord, dans l'emplacement identique,
résonnait l'école des clairons et tambours, c'était alors
une cacophonie effarante.
Le spectacle le plus cocasse, cependant,
se présentait la nuit. Dans la journée, l'entassement
inaccoutumé régnant à cause de la présence insolite d'un
bataillon -mille hommes supplémentaires- se supportait
tant bien que mal. Les matelots, bourrus et, peut-être
heureux de faire des farces aux terriens, bousculaient
sans vergogne de ci, de là les uns avec des grognements de
mauvaise humeur, les autres avec le rire de la gouaille.
Du moins, on les voyait et on pouvait même s'en garer.
Mais la nuit ! Il n'y avait pas de places prévues pour les
marsouins-passagers indésirés; rien que le pont des
batteries, c'est à dire un plancher fait de plaques de
tôle liées entre elles par des multitudes de rivets bien
alignés. Il fallait se contenter de cela pour s'y coucher
n'importe comment prés de n'importe qui, et essayer d'y
dormir.
Seulement les essais de ce genre étaient
le plus souvent infructueux, car il fallait alors compter
avec les matelots, maîtres chez eux. Et chez eux,
c'étaient ces mêmes batteries qui leur servaient de
dortoirs lorsqu'ils accrochaient leurs hamacs aux solives
d'acier du plafond, qui n'était que le dessous du pont de
service. Alors, au moment de l'accrochage de ces hamacs,
tirés du bordage où ils étaient serrés pendant la journée,
c'étaient des luttes vraiment comiques. Les pauvres
marsouins étaient impitoyablement piétinés, engueulés,
harcelés, puis, dés que les matelots étaient enfin
parvenus à se hisser dans leurs couchettes-balançoires, le
supplice de ceux du dessous prenait une autre forme : ils
recevaient les crachats des chiqueurs, les émanations des
corps et de leurs déchets, dont les plus bruyantes
manifestations étaient aussi les plus déplorablement
parfumées.
Et aux changements de quart ? Que de
petits drames dans l'obscurité ! Les hommes sont ainsi
faits. Ils prennent, surtout en choeur un malin plaisir à
en faire souffrir d'autres, dés que ces autres sont
impuissants à se préserver, à se défendre ou à se venger.
Et là, dans la forteresse d'acier, sous la tempête du
dehors, avec la mer furieuse tout autour, que
pouvaient-ils faire, les pauvres marsouins, sinon endurer
l'inconfort de cette traversée arrêtée de si lamentable
façon ? En ce qui me concerne, je n'avais pas à me
plaindre. Nous, les comptables, nous avions à notre
disposition, pour les soi-disant écritures que nous avions
à faire, le carré des seconds-maîtres, leur réfectoire si
on préfère, et nous y étions très bien. Dans la journée,
il fallait laisser à tous les maîtres et à nous-même la
faculté de se servir du réfectoire pour y prendre les
repas, mais, pour la nuit, c'était l'idéal de confort dans
d'inconfort général : on y avait les banquettes et les
tables comme lits et c'étaient fort appréciable. Car tout
est relatif dans la vie de ce monde.
Tout de même, la tempête s'apaisa un
soir, aussi subitement qu'elle était survenue. Après le
passage d'énormes nuages sombres semblables en tout à ceux
qui chevauchaient les nues depuis trois jours, le bleu du
ciel se montra, et le soleil déclinant éclaira
féériquement la pointe des rochers et leurs couronnes de
plantes tout emperlées de millions de gouttelettes
étincelantes. Quel riche coup d'oeil ! Tout le monde
admira et se réjouit : c'était le signe certain qu'on
allait quitter cette cachette. Déjà, des baleinières
emmenaient les matelots pour détacher les aussières de
l'arrière et les lover correctement en jolies couronnes au
fur et à mesure qu'elles étaient happées par les tambours
des treuils.
Le lendemain, de grand matin, les ancres
furent levées et le mastodonte s'ébranla, lentement, en
faisant des grâces d'éléphant amoureux pour contourner les
blocs rocheux qui l'entouraient. Dans une autre clairière,
nous passâmes à proximité d'un magnifique trois mâts
mixte, c'est à dire gréé en trois mâts carrés, mais, ayant
la vapeur à bord. C'était la frégate à voiles "Kersaint",
résidu de l'ancienne flotte de haute mer à voiles, qui
avait trouvé sa précieuse utilisation dans ce golfe du
Tonkin, à la poursuite incessante et peu coûteuse -le vent
y est gratuit comme partout ailleurs- des innombrables
jonques chinoises faisant la contrebande d'alcool,
d'opium, et surtout d'armes. Très jolie, la frégate, avec
ses voiles pendantes, prêtes à l'appareillage.
Encore quelques évolutions, et, d'un
coup, au sortir d'un colossal portique formé par deux
géants plantés face à face et n'attendant que la poutre
maîtresse qui aurait dû les réunir, nous voici au large.
Cette fois, plus de grâces, plus de pirouettes. Le Cap
vers l'île de Haïnan, le "d'Entrecasteaux" donne toute la
vitesse dont ses deux hélices le rendaient capable, et, ma
foi, à la mesure d'aujourd'hui, ce n'était pas grand-chose
: 18 noeuds environ. Mais, pour les mers de Chine, contre
des jonques... !
Nous filions donc vers une bataille
véritable, contre de véritables troupes chinoises. Toutes
les relations étaient rompues entre les autorités
françaises et les autorités chinoises de cette province.
Non seulement les relations étaient rompues, mais les
hostilités étaient engagées. Depuis de longs mois pendant
lesquels notre patience avait été mise à cruelle épreuve,
les Chinois réguliers et pirates, harcelaient les quelques
troupes qui gardaient ce territoire cédé régulièrement par
la Chine à la France. Il ne se passait pas de semaine,
sinon de jour, sans qu'un ou plusieurs de nos hommes,
marsouins ou matelots ne fût assassiné par traîtrise ou
simplement tué d'un coup de feu. L'ordre du gouvernement
ayant été de tergiverser, on tergiversait, on n'usait pas
de représailles, et les Chinois s'enhardissaient.
C'était d'ailleurs l'époque de la grande
agitation chinoise qui se préparait et qui allait éclater
quelques mois plus tard, dans le Nord, et qui est connue
sous le nom de révolte des Boxers. A Quang-Tchéou-Wan, les
boxers boxaient à coups de fusils très perfectionnés. Leur
audace était devenue si grande que -quelques semaines plus
tôt- ils avaient enlevé trois officiers de marine opérant
à terre leur relèvements géodésiques, les avaient emmenés
dans une grande ville voisine, Vong-Luoc, et là, les
avaient mis à mort après les avoir dûment suppliciés. On
connut leur mort par l'arrivée à bord du "d'Entrecasteaux"
de leurs têtes exsangues, emballées dans une corbeille de
bambou, et on connut leurs supplices par la dénonciation
de mandarins chinois craintifs qui voulaient ainsi se
prémunir contre les représailles certaines qu'ils
pressentaient.
Cet attentat mit le comble à l'humeur de
l'amiral qui, ne pouvant plus demeurer les bras croisés
devant ces continuels forfaits, télégraphia au gouverneur
qu'il donnait sa démission de Commandant de l'Escadre si
une punition exemplaire n'était infligée immédiatement aux
Chinois.
Du coup, l'apathie, la veulerie, la
pusillanimité du sieur Gouverneur (je ne sais plus si
c'était Doumer ou un autre : ils n'étaient pas plus
énergiques l'un que l'autre) durent faire place à un acte
plus viril. Il donna carte blanche à l'amiral qui organisa
rapidement l'expédition dont j'allais suivre les
péripéties en y participant comme acteur. Deux bataillons
d'Infanterie de marine devaient opérer de concert avec la
flotte. Un bataillon était déjà arrivé, amené par les
Croiseurs de d'Escadre, le deuxième était le nôtre, celui
qui, grouillant dans le ventre du monstre d'acier, se
dépéchait d'aller rejoindre les lévriers plus fins que
lui, mais aussi moins puissants.
Nous passâmes en vue d'Haïnan, à toucher
l'île presque, cette île célèbre par ses contrebandiers,
ses énormes langoustes succulentes, et aussi, par ses
élevages fantastiques de canards qui fournissaient
annuellement des bateaux et des bateaux d'oeufs de ces
palmipèdes, desquels les Allemands tiraient
d'invraisemblables richesses chimiques, tandis que les
Américains, en achetant les corps des volatiles, en
tiraient des ribambelles de boîtes de conserves remplies
des pâtés les plus divers. Quant aux plumes, elles étaient
envoyées au Japon qui en faisait je ne sais quoi. Mais
nous n'avions pas à nous arrêter là, aussi
continuâmes-nous notre route pour arriver au matin à
l'embouchure de la rivière de Quang-Tchéou-Wan où se
trouvait embossée toute l'Escadre de Chine.
C'était un très joli coup d'oeil, par ce
matin clair et ensoleillé. Nous défilâmes devant tous les
bâtiments, distinguant au passage les Croiseurs Bayard,
Pascal, Descartes et quelques canonnières de moindre
importance. Les quatre beaux navires représentaient une
force redoutable qui allait bientôt prouver aux Chinois
qu'il ne faisait pas bon la chatouiller aux mauvais
endroits. Le débarquement s'effectua sans difficulté, au
moyen des baleinières de l'Escadre, et notre bataillon
installa son bivouac dans la brousse proche, à cinq ou six
cents mètres de la rivière, sur du beau sable fin et
propre, parsemés de touffes de verdure et de buissons
d'épineux assez épais.
Le lendemain de notre débarquement servit
aux préparatifs de l'attaque générale qui devait avoir
lieu le surlendemain. Il fallait revoir les armes,
recevoir les munitions complémentaires, toucher des vivres
de réserve, car on ne savait pas ce qui pouvait se passer.
On allait un peu à l'aventure dans cette affaire. Nous
étions vraiment téméraires de nous enfoncer comme un coin
dans cette immense Chine grouillante de ses trois cent
millions d'habitants. Nous pouvions y être absorbés,
soufflés, étouffés ! Nous avions, il est vrai, l'escadre
là tout prés pour nous recueillir en cas de besoin. Il
fallait cependant être prudents tout en étant mordants
C'est à ce moment que fut découverte, à
notre Compagnie, la perte de la caisse de comptabilité qui
renfermait tous les imprimés et papiers indispensables.
Tuile ! On n'avait pas, pour l'instant, le temps de se
lamenter.
L'aube du jour du combat se leva,
splendide et fraîche. Les emplacements dans la colonne
d'attaque avaient été donnés la veille. Nous, la 7ème,
nous devions former l'arrière-garde. Le départ se fit
comme prévu, juste au premier coup de canon tiré par le
D'entrecasteaux, par une de ses plus grosses pièces. Cela
fit un bruit monstrueux. On entendit l'obus ronfler
au-dessus de nos têtes pour s'en aller loin là-bas, par
dessus les collines qui barraient l'horizon, éclater sur
une ville chinoise, responsable de complicité de piraterie
et d'actes hostiles envers nous.
Ce premier coup de canon fut le
déclenchement d'une sérénade tonitruante dont je
n'entendis plus l'équivalent avant 1915, en Champagne, aux
Hurlus et en Woëwre, aux Eparges. L'Escadre au complet
était embossée en ligne de file au centre même de la
rivière. Tous les navires présentaient leur proue à
l'aval, vers la mer, et tiraient donc, dans cette
position, par leurs bordées de tribord. Nous prîmes le
départ et fîmes notre premier kilomètre sous la
trajectoire des obus de tous calibres qui nous saluaient
au passage de leur chanson particulière : les uns
ronflaient, les autres soufflaient, d'autres
froufroutaient, d'autres enfin miaulaient puissamment.
Beau concert.
Après deux heures de marche environ,
court arrêt, déploiement des Compagnies, et, peu après,
nombreux coups de fusils tirés par les Chinois dont nous
approchions. Le combat était engagé.
Ce fut alors le déroulement normal de ces
sortes d'affaires. Nos troupes approchaient lentement mais
régulièrement, sur une grande ligne, des premiers rangs
des Chinois, bien marqués par une débauche de bannière et
d'étendards de toutes formes, de toutes couleurs, de
toutes dimensions et ornés de décorations bizarres.
La première ligne des ennemis ne reculant
pas, on ordonna la charge à la baïonnette. Cette première
fois, ils n'attendirent pas le choc : ils se replièrent
rapidement au-delà d'un ravin d'où partit aussitôt une
fusillade intense et très meurtrière contre nous. Beaucoup
des nôtres tombèrent. Il fallut reprendre la progression
lente et couverte, en saccades, par le tir d'artillerie.
Le feu des Chinois augmentait d'intensité. A ce moment,
mon attention fut attiré par la direction d'une balle que
je venais de recevoir sur le revers gauche de mon sac et
dont le choc m'avait fait trébucher. Mon sac étant sur mon
dos, une balle le frappant sur le revers gauche indiquait
forcément que cette balle avait été tiré sur nos arrières.
Je portai rapidement mes regards dans cette direction,
vers la gauche, et je vis parfaitement des groupes
importants de chinois qui se glissaient rapidement en se
dissimulant dans des champs de sorgho encore sur pied.
Je fis immédiatement part de cette
découverte à mon Capitaine qui détacha aussitôt la 4ème
Section de la Compagnie, sous les ordres du lieutenant
opiomane, afin d'aller arrêter ce mouvement tournant qui
aurait pu devenir dangereux. Un quart d'heure après, je
vis, à la place des Chinois qui se sauvaient à toutes
jambes, nos marsouins qui les poursuivaient baïonnette au
canon. J'avais voulu me joindre à cette Section, mais le
Capitaine m'avait rappelé. "Non, fourrier, restez prés de
moi, comme le règlement l'ordonne, d'ailleurs, j'ai besoin
de vos yeux". Il m'avait fallu obéir, mais à regrets.
Mes regrets n'ont pas duré longtemps.
Après que j'eus rendu compte au Capitaine de mes
observations sur notre poursuite et la fuite éperdue des
rusés lascars, il m'envoya rapporter au Colonel Commandant
le combat ce qui s'était passé sur la gauche de notre
front. Bonne affaire : aller en avant et en plein centre
de la bataille. Je partis donc à la recherche du Colonel.
J'allai d'abord demander des renseignements aux artilleurs
qui tiraient à mitraille droit devant eux. Ils étaient
très rapprochés de la ligne de nos fantassins et
recevaient une grêle de balles envoyée par les Chinois
d'en face qui, heureusement, tiraient mal. Pourtant, un
artilleur fut atteint gravement, juste à quelques
centimètres devant moi. C'était un Trompette à qui je
m'étais adressé pour savoir où était le Colonel. Il venait
de me montrer la direction, vers la droite, lorsqu'une
balle en pleine poitrine le fit tomber lourdement en
poussant un cri bref.
Tout de suite, ses camarades se
précipitèrent pour lui porter secours, pendant que je
continuais mon chemin au milieu du fracas des coups de feu
et du zizillement continu des balles. Je trouvai le
Colonel, lui rendis compte de l'opération de notre aile
gauche, puis, au lieu de retourner prés de mon Capitaine,
je me rendis sur la ligne même de combat, juste à point
pour faire partie du second assaut à la baïonnette. Ce fut
une charge magnifique. Mais nous dûmes combattre à l'arme
blanche contre les Chinois qui, cette fois, se sentant en
force, ne déguerpirent qu'après une lutte acharnée. Nos
baïonnettes eurent raison de leurs coupe-coupe, grands
yatagans courbes et terribles mais, heureusement, plus
courts que nos armes à nous et plus difficiles à manier.
Quelques-uns des nôtres furent quand même
blessés par ces sales engins, mais aucun ne fut fait
prisonnier. Nous n'en fîmes pas non plus, la consigne
était : pas de quartier. Les blessés chinois qui pouvaient
se retirer du combat devaient être achevés sur place. On
devient rudement sauvage, au combat. Chacun y est pour sa
vie personnelle. Si je ne tue pas, je suis tué, c'est
entendu. Mais c'est une nécessité atroce. J'ai vu des
scènes sauvages que, de sang froid, personne n'aurait
perpétrées, dont chacun repousserait l'idée avec horreur.
C'est ainsi que j'ai vu, tout au commencement du combat,
mon Sergent-major Collet abattre froidement, à une
vingtaine de mètres de nous, sur notre gauche, un vieil
homme et une femme portant un enfant. Ces gens, qui
n'étaient certainement pas des combattants, sortaient
d'une cabane cachée par les tiges d'un champ de sorgho.
Mais... Mais... La folie sanguinaire était déchaînée, et
l'ordre général : pas de quartier, couvrait tous les
assassinats.
Il est certain que, parmi ces Chinois que
nous combattions, beaucoup se seraient fait un grand
plaisir de nous torturer lentement avant de nous faire
mourir. Nous ne pouvions pas avoir pitié d'eux puisque
nous n'avions nous-même aucune pitié à en attendre.
Cependant, ils étaient chez eux, ces Chinois de Chine. Et
nous, de quel droit venions nous nous installer dans leur
pays ancestral ? Du droit du plus fort, évidemment, ce que
nous démontrions, ce jour-là entr'autres, avec nos canons,
nos fusils et nos baïonnettes. Mais je crois bien que ce
droit du plus fort relève directement de la sauvagerie,
justement.
Ces réflexions, je me souviens les avoir
faites sur place ce jour-là, mais elles ne m'empêchèrent
pas, un peu après ou un peu avant, de jouer de mon
instrument de mort comme les camarades, et je dus percer
mes deux Chinois pour passer dans l'intervalle qu'ils
laissèrent libres en tombant.
Nous poursuivîmes les fuyards pendant
quelques centaines de mètres, puis... il fallut que nous
nous arrêtions et que nous nous terrions, nous aussi. En
effet, la vague fuyante était allée se réfugier derrière
un grand talus naturel où des réserves accueillirent les
arrivants. Tout fut à recommencer : progression rampante,
feux nourris, feux à mitraille d'artillerie, et, une
troisième fois, assaut.
Cette fois, ce fut la bonne. Notre assaut
fut plus furieux encore que les deux précédents. Nous
voyions la ville de Vong-Luoc pas très éloignée derrière
la ligne de défense. Nous en voyions sortir des nuées de
gens qui fuyaient éperdument. L'artillerie fit des ravages
épouvantables parmi ces masses de femmes, de vieillards,
d'enfants, de troupeaux, de voitures. Les pièces tiraient
à mitraille et à vue, à moins de 1500 mètres. Chaque obus
éclatant sur ces fuyards amoncelait les victimes en tas
sanglants et hurlants. Devant notre élan, la ligne de
résistance du talus fut définitivement enfoncée et les
troupes chinoises s'enfuirent à toutes jambes sans
s'arrêter, sans se retourner, nous abandonnant à merci la
ville de Vong-Luoc, ville de 80 000 habitants en temps
ordinaire, mais absolument vidée lorsque nous y entrâmes,
une demi heure après l'assaut final.
Avant d'y entrer, j'avais dans l'idée de
me choisir, parmi les Chinois tués, un beau souvenir. Je
désirais scalper une de ces nattes somptueuses comme
certains d'entre eux portaient. J'allai donc à la
recherche pour satisfaire mon désir et je trouvai bientôt
ce que je cherchais. Ce tué paraissait un beau mort. Rien
ne le défigurait et il possédait la natte de cheveux du
modèle que je voulais avoir. Je sortis donc de ma poche
mon couteau que j'ouvris et me penchai pour couper le
scalp convoité. Mais je n'en eus pas la force. Au moment
où je le soulevais la belle natte bien large, bien épaisse
et bien longue... longue... je découvris l'affreuse
blessure qui avait tué le type. Un éclat d'obus lui avait
ouvert le crâne à l'occiput et la plaie béante et
sanglante qu'il avait provoquée me répugna tellement que
je n'osai plus y toucher. Je m'éloignai à regret et avec
mal au coeur, et je renonçai à chercher une autre
chevelure plus saine. Je repris ma place dans ma compagnie
qui arrivait et nous entrâmes dans la ville par une rue
éloignée qui nous obligea à en faire presque le tour.
Immédiatement, on prit les précautions
d'usage, et ensuite ce fut licence absolue et complète.
L'ordre du Colonel décrétait deux heures de pillage et de
nettoyage, sans restrictions. Alors, ce fut une ruée sans
pareille de démons cupides et acharnés à faire la mal. Les
maisons furent envahies les unes après les autres. Les
issus étaient démolies à coups de crosse et tout était
fouillé et souillé de fond en comble. Tout ce qui remuait
était impitoyablement tué, mais je dois dire qu'il n' eut
guère que des animaux -volailles et surtout porcs- car
aucun être humain n'était resté dans la ville. Nous
comprîmes alors l'acharnement des défenseurs et leur
résistance : ils voulaient permettre l'évacuation de la
ville. Mais comme hécatombe de cochons, ce fut
inimaginable ! Tout cela en pure perte. Mais l'ordre était
de détruire, alors on détruisait. Le pillage des maisons
fut certainement très fructueux, à en juger par les mines
de satisfaction que je lus sur les visages. Je ne puis en
juger par moi-même, car je n'y pris aucune part, pas plus
qu'à la curée des cochons et des poules. Je me suis
contenté de philosopher, de regarder, de sentir,
d'entendre, d'emmagasiner des souvenirs, en somme, et de
faire toutes sortes de réflexions sur les gens et les
choses.
Ce fut là, à Vong-Luoc, que je compris la
loi qui pousse les envahisseurs à piétiner, écraser,
détruire tout ce qu'ils trouvent devant eux. J'ai très
bien vu les Romains en Gaule, les Francs, les Wisigoths,
les Ostrogoths, les Lombards, les Normands, les Huns, les
Sarrasins, s'abattant sur notre pays qu'ils ont ensuite
contribué à former pour en faire la France actuelle, et je
nous reconnaissais parfaitement pour les dignes fils de
tous ces ex-barbares, ayant engendré d'autres Barbares
-nous- recouverts d'un vernis brillant appelé
civilisation, mais qui cache la même sauvagerie ancestrale
ayant, en outre, à son service, les armes les plus
meurtrières de la terre. J'ai vécu, ce soir-là, avec les
hordes barbares que traînaient derrière eux les Edouard
III d'Angleterre, les Prince Noir, et aussi les Turenne,
les Condé, les Villars, les Kelermann, les Bonaparte, les
Napoléon, les Guillaume, hordes qui, à tour de rôle, ont
opéré avec la même sauvagerie, dans un pays ou dans un
autre, indifféremment, car la sauvagerie est reine, et la
sauvagerie appelle irrésistiblement la sauvagerie
vengeresse.
Je repassai la scène que j'avais vue,
quelques heures plus tôt, ce massacre d'une foule
inoffensive de femmes et d'enfants qui fuyaient,
terrorisés, massacre froidement exécuté par d'infernales
machines dont les servants étaient bien à l'abri, à cause
de la distance, froidement ordonné par des sauvages
supérieurs qui notaient soigneusement, sur leurs calepins
de scientifiques, les effets de leurs dociles et bruyantes
machines, pour faire mieux une autre fois. Et, pendant ces
réflexions amères, j'avais sous les yeux, dans les
oreilles, tout autour de moi, la vue et les mille bruits
et cris de pillage général des Huns modernes dont nous
appliquions si exactement les méthodes.
Et pensant à notre défaite de 1870, j'en
repartais avec nos coloniaux, en Tunisie, au Tonkin, au
Dahomey, à Madagascar, en Chine, maintenant, nouveaux
conquérants, nouveaux héros vus de notre côté, nouveaux
sauvages vus du côté opposé. Et j'en étais ! Et j'en étais
avec plaisir ! Non pas plaisir d'être sauvage
personnellement ? Je ne l'ai jamais été nulle part, mais
heureux de vivre une vie de sauvage, pleine d'aléas, de
dangers à surmonter, à connaître et à vivre, vie pleine du
charme des longs voyages autour de la planète, dans toutes
ces merveilleuses contrées. J'étais, moi chétif individu,
un des nombreux héros anonymes, comme l'orgueil de notre
pays nous baptisait, un de ces sauvages anonymes dont les
populations que nous domptions, que nous écrasions,
spolions,, avaient une sainte horreur et une effarante
terreur.
Eh ! Oui, j'étais tout cela, et malgré
tout, bien peu de chose : un chétif être humain assis sur
une marche de marbre d'un escalier somptueux conduisant au
porche magnifique d'une pagode merveilleusement décorée
qui devait être mon domicile -oh collectif- pour la nuit.
La pauvre pagode ! Les pauvres idoles ! Tout cela fut
aussi soumis à la loi des sauvages. Dés que les deux
heures de pillage furent écoulées, la sonnerie des
clairons "cessez le feu" se fit entendre et chacun
s'orienta pour trouver le gîte dûment numéroté de sa horde
particulière. Nous, la horde numéro 7, nous avions eu un
riche quartier à piller. Aussi eus-je le loisir de
contempler les merveilles de tous genres rapportées, dans
la pagode, par les pilleurs : soieries somptueuses, vases,
bijoux, idoles se succédaient devant mes yeux éblouis, car
chacun était fier d'étaler ses richesses. Il y eut là,
pendant des heures, un marchandage inouï. Le troc était
roi. La vente aussi, car beaucoup de possesseurs de ces
richesses chinoises les monnayèrent, auprès des officiers
qui les achetaient pour quelques piastres, en les ajoutant
aux pièces inévaluables qu'ils s'étaient réservées.
Après ces échanges, l'ivresse alcoolique
qui couvait se donna libre cours, alimentée par deux
sources. La première était directe : le pillage, à la
faveur duquel certains avaient trouvé des jarres de
choum-choum (eau de vie de riz). Après avoir rempli leurs
bidons, ils les avaient généreusement portées au milieu
des rues, où les camarades moins chanceux pouvaient en
profiter à leur tour. La deuxième, aussi naturelle que la
première, mais plus indirecte, se présentait sous la forme
des marchands chinois. Oh ! Pas ceux de la ville ! Mais
les marchands établis à Fort-Bayard, sur la côte, sous la
protection de notre escadre et de nos troupes, marchands
originaires de Canton, de Shanghaï, de Haïphong et autres
lieux de haut commerce international, travaillant pour le
compte de puissants magnats du négoce, se hâtèrent, dés
qu'ils eurent appris le résultat heureux -heureux pour
nous, donc pour eux- de notre bataille, de venir au
secours de la soif des hordes des vainqueurs en amenant
des fleuves de liquides chaleureux. Ceux ci eurent tôt
fait de prendre le chemin des gosiers desséchés par la
gloire, la victoire, le pillage. On avait du reste de quoi
payer les dépouilles des vaincus, que les marchands
d'alcool préférèrent ce soir-là à des piastres.
Puis, dans la pagode rugissante de chants
atrocement beuglés par les hordes saoûles -comme devaient
le faire les ancêtres dans les cavernes des vaincus-
l'orgie se déchaîna, entraînant la destruction complète de
toutes les richesses artistiques qui ornaient le temple de
la croyance bouddhique. Par terre, tout par terre, le
grand Bouddha ! Les petits Bouddha, les idoles nombreuses
et grimaçantes. Plus elles grimaçaient, plus elles
excitaient la verve des destructeurs.
- Faut-y être bête à manger d'la paille
pour aller croire à des bondieuseries aussi moches ! Pan,
sur la gueule du type ! Tiens sur ta face affreuse, qui
ferait avorter les vaches de chez nous !
Chez nous ! Bien sûr, notre doux Jésus,
si joli garçon avec sa fine barbe blonde et bien fournie
-les peintres peuvent faire des merveilles- ses lèvres
appelant le baiser, son regard frappant les coeurs, bien
sûr, la représentation de notre Dieu n'avait rien de
repoussant. Au lieu de faire avorter, il participait
plutôt à l'oeuvre contraire, car il enflammait les coeurs
et les sens des vierges et de celles qui ne l'étaient
plus. Ces coeurs et ces sens trouvaient aisément leurs
rafraîchissements autour d'eux. Mais cependant, notre doux
Jésus n'était pas autre chose, pour ceux de "chez nous"
que le Bouddha pour ceux d'ici ! Oui, mais, quand on est
vainqueur, on est aussi bien vainqueur du créateur de
l'endroit que de ses créatures ! Et allez donc, des coups
de talon sur cette face de guenon, et des coups de crosse
sur ces triples paires de bras. Trois paires de bras !
Quels imbéciles ! Ca ? Qu'est ce que c'est ? Quoi ? Des
brûles-parfums ? Ah ! Merde alors ! On va t'en foutre du
parfum, et du tout chaud même ! Et, en effet, quelques
secondes après, le parfum tout chaud se répandait parmi la
société, au moyen des vapeurs qui s'échappaient lentement
du tas moelleux que déposait, cul découvert, le
contempteur des rites bouddhiques. Et allez donc ! Le
v'là, l'encens de "chez nous".
Mais on a dormi quand même. Pourquoi ne
dormirait-on pas ? Nuit très calme. Aucun retour de
l'ennemi. Debout de très bonne heure, nous recevons, en
partant, l'ordre de mettre le feu partout, de façon à
détruire complètement cette ville, chargée, telle l'âne de
la fable, de tous les péchés de la Chine. Chaque Compagnie
organisa, dans son secteur, le plus grand nombre de
flambées, et, en s'éloignant, chaque homme, armé d'une
torche enflammée, allumait cinq ou six foyers d'incendie.
Le feu prenait vite à cause du grand nombre de toitures en
paille. En un clin d'oeil, la vaste cité ne fut plus qu'un
tourbillon de fumée dense, âcre, coupée verticalement de
hautes langues de flammes ronflantes, s'éteignant dans le
ciel en feux d'artifice tout joyeux.
Pendant que l'incendie faisait rage -oh !
Nous n'avions rien inventé, pas plus que nous n'avons rien
enseigné- notre colonne, reformée en ordre de combat, se
dirigea sur une autre ville, sise à une vingtaine de
kilomètres de là, vers le Nord-Ouest, en territoire
chinois également, à laquelle le commandement se proposait
de faire subir le même sort qu'à Wong-Luoc. Mais cela
n'eut pas lieu. A peine avions-nous marché pendant deux
heures que nous vîmes, arrêtés autour de cinq ou six
immenses oriflammes blancs, un groupe de mandarins en
somptueuses toilettes de cérémonie, qui nous faisaient des
signes. A n'en pas douter, c'étaient des ambassadeurs, des
plénipotentiaires.
C'était, en effet, bien cela. Tout
d'abord, pour éviter une surprise toujours possible avec
ces gaillards, on nous fit prendre de sages positions de
combat. Puis, le Colonel permit à la délégation de
s'approcher de lui et de lui débiter son boniment. Nous ne
l'avons pas entendu, bien sûr, mais nous savions très bien
comment il devait être et comment il serait accueilli.
Paix et réconciliation. C'était la seule chose raisonnable
à faire. Mais pourquoi les Chinois ne l'avaient-ils pas
fait tout d'abord ? Voilà Eternelle histoire. Amour
propre. Besoin de se soumettre à la force brutale et non à
la force du raisonnement.
Quoiqu'il en fût, nous campâmes à
l'endroit de cette rencontre où des files nombreuses de
coolies rapides nous apportèrent le nécessaire ainsi que
le superflu en vivres, eau, bois, volailles, porcs,
chèvres, choum-choum, fruits divers, le tout garanti sain,
exempt de tout poison, par les mandarins du matin qui
s'offrirent d'eux mêmes en otages. Naturellement on les
accepta comme tels et on les envoya, sous bonne escorte, à
l'Amiral commandant, à bord de son croiseur cuirassé,
resté en rivière et qu'on ne pouvait apercevoir.
Tout se passa le mieux du monde. On
revint le lendemain à Fort-Bayard, citadelle hâtivement
construite à proximité de l'endroit où le
"d'Entrecasteaux" nous avait déposés à terre. De là se fit
une répartition des Compagnies qui furent dispersées dans
tout le territoire concédé, aux points les plus
stratégiques. La nôtre, la 7ème, resta à Fort-Bayard même,
dans un cantonnement fait de grands hangars de bambous, en
attendant la construction de logements moins
rudimentaires.
La troupe avait un service assez pénible
de gardes et de patrouilles continuelles. Nous, à la
comptabilité, notre service eût été ordinaire si la guigne
ne s'en était pas mêlée. Cette guigne était d'ailleurs
favorisée par l'incompétence, l'insouciance du Capitaine
et de ses officiers, ainsi que par le continuel désarroi
du Caporal-adjoint Dallot.
Notre installation matérielle devait
avoir pour cadre le haut bout d'un hangar. On avait
rapidement construit une séparation en nattes de bambous,
dans le sens transversal. Cette grande pièce ainsi
dégagée, on l'avait coupée dans l'autre sens en deux
parties inégales : l'une, la petite pièce, devait servir
de chambre au "chef", l'autre, la plus grande, était
destinée à être notre bureau. Rien à dire, ça pouvait très
bien marcher comme ça. On meubla ce bureau, pour pouvoir y
travailler, de caisses vides renversées et recouvertes de
couvre-pieds. On écrivait debout, ou à croupetons, mais on
écrivait.
Quelques jours plus tard, en rôdant à la
recherche de quelque chose de mieux, je découvris, dans la
citadelle, un magasin vide, avec quelques planches formant
rayons. Bonne affaire. Sans prévenir personne, je me
rends, le soir même, au lieu de ma trouvaille et j'extirpe
trois belles planches larges qui, juxtaposées, devaient
faire une longue et belle table, ou deux plus petites en
les sciant en deux. Je m'amène avec mon butin et, fier
comme Artaban, j'installe ma table. Nos caisses vides
allaient, du coup, nous servir de tabourets, en y clouant
quelques pieds rudimentaires.
C'était parfait. Le chef jubilait,
mais..., le Capitaine s'étant aperçu de la présence de cet
écritoire nouveau jugea que les planches en question
feraient exactement son affaire pour la construction de
son lit. En conséquence, ma belle table fut volatilisée en
cinq sets. Pfui... i... i. tt ! Partie. Bon. Vous en
faîtes pas. Je laisse les désolations suivre leur cours,
et, toujours muet mais agissant, je reviens une deuxième
fois avec un autre chargement de planches que je
réinstalle comme celles de la veille. On rejubile. Moi,
pas trop, parce que je devais renoncer à monter une
seconde table, les stocks de planches étant épuisés. Tant
pis, on avisera autrement. Oui, mais... le lit du
Capitaine a fait des envieux. Les lieutenants en voulaient
un pareil, et ils ne trouvèrent rien de mieux que de venir
nous enlever ma deuxième série de planches qu'ils firent
couper en deux pour avoir, eux aussi, un lit un peu prés
confortable.
Cette fois, je la trouvai tout à fait
mauvaise. Je ne cachai pas ma mauvaise humeur au "chef",
lui reprochant son manque de volonté, sa veulerie, de se
laisser ainsi dépouiller du matériel rudimentaire
indispensable au service pour qu'il en soit fait un usage
strictement personnel pour ces messieurs les Lieutenants.
Le pauvre bougre de "chef" encaissa sans piper. Il savait
bien que j'avais raison. Il fallait que nous
reconstituions au plus vite et au mieux les documents
officiels perdus avec la caisse de comptabilité, et il
avait un pressant besoin de moi pour le faire. Je me mis
de nouveau en campagne et réussis, cette fois encore, mais
d'une autre manière.
Il y avait, comme je l'ai déjà expliqué,
quelques commerçants chinois établis en boutiques dans la
plaine, à deux ou trois cent mètres de notre cantonnement.
Naturellement, ces boutiques étaient fréquentées par les
troupiers pendant les heures libres, car on y trouvait
toutes les boissons désirables. Un soir, m'y trouvant avec
des camarades, nous buvions en devisant joyeusement quand,
fixant machinalement la porte d'entrée de la boutique, je
conçus le plan de la démonter et de l'emporter pour
remplacer mes planches substituées par mes supérieurs
hiérarchiques. Elle était solide, bien construite, ferrée
à souhait. Elle devait faire une table parfaite.
Conception et exécution se succédèrent à
quinze minutes d'intervalle. En quittant la boutique,
tandis qu'un camarade payait les consommations, j'attrape
la porte à bras le corps, l'enlève d'un grand effort pour
la sortir de ses gonds, et je l'emporte sur mon dos,
l'apportant triomphalement au bureau pour en faire, telle
quelle, la table tant désirée et si nécessaire. Les
Chinois avaient bien crié, gesticulé, avaient voulu me
poursuivre, mais mes camarades me protégèrent et les
commis chinois retournèrent à leur boutique, dépouillés de
leur porte.
La nuit, je réfléchis et me représentais
que, peut-être le gérant de la boutique viendrait réclamer
son meuble au bureau du Capitaine et que ça ferait des
histoires. Au matin, j'allai donc le trouver, le gérant,
chez lui, dans son magasin. Il me reçut en souriant, comme
toujours. Je lui expliquai alors pourquoi j'avais emporté
sa porte et lui dis que, s'il voulait me la changer contre
trois tables que je lui désignais dans son local, je me
ferais un plaisir de lui rendre sa porte.
- Tu n'y perdras rien, lui dis-je. Tu
conserveras la clientèle de l'ordinaire de notre
Compagnie, et les bénéfices que tu en tireras te payeront
bien vite tes trois malheureuses tables.
Il comprit tout de suite, le Chinois. Il
m'offrit un petit casse-croûte au vin blanc, et lorsque je
m'en retournai au camp, j'étais accompagné de trois
coolies portant chacun une table.
Mon entrée au bureau fut saluée par des
hourrahs de surprise et de plaisir. Je rendis la porte aux
coolies et on installa nos nouveaux meubles.
- Ca ne fait rien, dit l'adjudant, vous
avez tout de même du culot, jeune fourrier !
- Vous trouvez ? Je n'ai fait qu'un
échange : une porte contre trois tables.
- Oui, mais la porte n'était pas à vous !
- Pas à moi ? Vous savez, mon adjudant,
qu'en fait de meubles, possession vaut titre. Eh ! Puis,
comment pouvez-vous tiquer sur cette toute petite chose
-un assemblage de quelques planches- alors qu'autour de
nous, dans les cantines et dans les sacs, il y a pour de
milliers et des milliers de piastres de richesses pillées
à Vong-Luoc ? Et encore, les richesses pillées sont
devenues propriété privée, alors que ma pauvre table, la
troisième du genre comme vous savez, n'était là que pour
le service général !
- Vous avez raison, mais il faut quand
même avoir du culot pour trouver ces combines et les
exécuter.
- Mon adjudant, il y en a qui sont bien
plus culottés que moi : ceux qui s'approprient, sans
risque d'aucune sorte, ce que je me débrouille à trouver.
- Chut ! Faut pas vouloir avoir trop
raison.
Non, en effet. Il ne faut jamais avoir
trop raison. on me le fit bien voir : deux jours après,
les trois tables furent enlevées, et, cette fois, elles
devaient servir de tables de toilette à Messieurs les
trois officiers de la Compagnie !
Je fus alors complètement dégoûté. J'ai
dit au "chef" que c'était bien fini, en ce qui concernait
mon concours. Je ne ferais plus rien, rien, rien, que les
courses à l'extérieur pour les vivres et autres services
actifs, mais pas une lettre, pas un signe quelconque au
bureau. Je ne voulais plus être le jobard de nouilles
incapables de se sortir des ornières du chemin. Il n'avait
qu'à se débrouiller sans moi, comme il pourrait, pour
reconstituer les dossiers perdus. Et ce fut en effet bien
définitivement fini à partir de ce jour-là. Mais cet état
de bouderie de ma part ne dura pas plus de quatre jours,
car le cinquième m'apporta ma libération. Une fois de
plus, le destin intervenait.
Je recevais régulièrement des lettres de
ma mère. Elle faisait bon ménage avec mon frère, mais son
métier de marchande de journaux dans une salle d'attente
de gare aussi passagère qu'était celle de Lagny la
fatiguait beaucoup. Elle était obligé de rester debout
tout le temps de sa présence, pour servir les uns et les
autres, faire les étalages, plier les centaines de
journaux. De plus, elle était constamment placée dans de
violents courants d'air. Enfin, elle devait avoir recours,
pour le service des quais, à une femme qui ne lui
rapportait pas autant de bénéfices qu'elle n'en recevait
pour sa paye. Alors, ses lettres étaient de plus en plus
remplies de doléances et je sentais bien ce qu'elle ne me
disait pas franchement. Elle désirait quitter cette place
et remplacer ce gain par une somme équivalente que je lui
procurais, soit en la lui envoyant du Tonkin, soit en
rentrant en France pour y avoir un emploi et vivre en
commun avec elle et mon frère.
Pour le moment, je ne pouvais que lui
envoyer de temps en temps une petite somme. Il fallait
tout de même bien que je vive moi aussi. Je ne pouvais pas
me dépouiller complètement, vivre comme un malheureux
reclus au milieu de mes camarades dans un pays comme le
Tonkin ! Alors, à mon sens, la solution de cette question
devait être remise à l'année suivante, lorsque, libéré de
mon engagement militaire, j'aurais obtenu l'emploi civil
que je chercherais et qui, cette fois, me permettrait de
subvenir aisément aux besoins de ma mère et aux miens.
Mais la situation présente me laissait toutefois une
certaine gêne au coeur et à l'esprit.
Par une coïncidence étrange, au moment où
je m'insurgeais contre mon Sergent-major et où je voulais
tout envoyer promener, deux faits se produisirent et
s'associèrent pour me faire quitter ce trou de
Quang-Tcheou-Wan. D'abord, une lettre de ma mère arriva,
plus désolée encore que d'habitude. C'était l'hiver
là-bas. Elle avait froid dans les courants d'air de sa
gare. Elle avait les pieds gelés et les mains gercées, au
point d'en pleurer de douleur et de misère. Ce n'était pas
ce qu'il me fallait pour trouver la vie rose, non plus que
Fort-Bayard. Puis, le lendemain de cette lettre, paraît un
ordre de service du Colonel : mise en route sur Haïphong
des sous-officiers devant avoir deux ans de grade dans le
courant de l'année 1900 qui se destinent à préparer le
concours pour l'école de Saint-Maixent.
- Boum ! fis-je spontanément au bureau en
lisant cet ordre. Voilà mon affaire. Chef, inscrivez-moi,
je vous prie, je suis candidat.
- Bien, répondit-il, sans autre
manifestation.
Le Caporal Dallot, lui, me regarda d'un
air de dire : chic, celui-là s'en va, j'ai des chances
maintenant de prendre sa place. C'était tellement visible
que je ne pus m'empêcher de le lui dire. En tous cas,
ajoutai-je, je vous le souhaite de bon coeur. Que ce soit
vous ou un autre, il faudra toujours me remplacer. Quant à
moi, me voilà débarrassé de cette pétaudière le plus
galamment du monde !
C'est ce qui arriva quelques jours après.
Départ d'Indochine
Rentrée en France
Nous étions trois candidats qui quittâmes
Quang-Tcheou-Wan. Nous prîmes passage à bord du croiseur
Pascal qui nous emmena en deux petites journées splendides
dans la baie d'Along, jusqu'à la magnifique "clairière" où
se pavanait autrefois le "d'Entrecasteaux". Il faisait un
temps idéal. Ciel pur, soleil modéré - on était en janvier
- mer calme comme le lac du Bois de Boulogne. Ce fut une
belle randonnée que nous pouvions nous imaginer faire sur
un yacht de plaisance qui aurait mis des griffes contre
les bêtes apocalyptiques censées habiter les parages de
Haïnan.
Non. Nous ne vîmes aucun de ces monstres
imaginaires. Par contre, nous eûmes le splendide spectacle
de voir naviguer, toutes voiles dehors, la belle frégate
le "Kersaint" qui faisait la même route que nous. Il était
parti la veille, mais n'arriverait que le lendemain. Aussi
l'eûmes-nous longtemps en vue, d'abord loin devant nous,
puis, petit à petit, nous vînmes à passer par son travers
tribord pour le laisser ensuite se perdre derrière nous.
Il avait sorti toute sa toile. Les trois focs, les
bonnettes, les perroquets, les cacatois, la brigantine,
tout enfin était étalé au vent qui gonflait toutes les
voiles. La baie d'Along nous reçut cette fois de plus
aimable façon, et l'inévitable chaloupe vint nous prendre
pour nous déposer une fois de plus sur les quais
d'Haïphong que je commençais à connaître à fond. Mais,
cette fois, cela sentait le départ définitif. Ce qui m'y
amenait avait l'abandon de la colonie comme conséquence,
et abandon sans doute définitif. Un peu mélancolique,
cette reprise de contact avec cette idée assez attristante
! Bah ! Allons toujours de l'avant, on verra bien.
Nous autres, de Quang-Tcheou-Wan, nous
étions les derniers candidats. Pour le Régiment, dix en
tout s'étaient fait inscrire. Nous devions maintenant
subir une première épreuve éliminatoire, car le Colonel ne
voulait pas se risquer à envoyer en France, pour y suivre
les cours spéciaux, des jeunes gens qui se seraient
ensuite révélés incapables de suivre ces cours. Une
épreuve écrite nous réunit, un beau jour, dans une grande
salle où des officiers se muèrent en examinateurs. Cette
épreuve comportait trois parties: dictée, avec explication
de texte, mathématiques, deux problèmes d'arithmétique,
deux théorèmes de géométrie, histoire et géographie, régne
de Napoléon III jusqu'à la guerre de 1870 exclue, colonies
françaises et réseaux de chemins de fer métropolitains.
Cela me parut très facile. Pourtant, quatre candidats
furent éliminés pour insuffisance notoire.
Quelques jours après, épreuve orale sur
le terrain d'exercice, pour pouvoir apprécier nos
aptitudes au commandement d'une Compagnie, nos attitudes
devant la troupe, et ce qui compte beaucoup chez les chefs
militaires, le genre d'élégance militaire de chacun de
nous et qui se désigne familièrement par "cote d'amour".
Une Compagnie fut donc formée à quatre sections régulières
de trente hommes chacune, et, sur le terrain d'exercice,
nous devions tour à tour prendre le commandement de cette
unité et lui faire exécuter les mouvements que le Colonel
ordonnait. Cette épreuve donna encore lieu à une
élimination. Pour ma part, je ne reçus qu'une observation
anodine du Colonel:
- Commandez plus fort, mon ami, et moins
brièvement. Songez que vous avez une Compagnie devant vous
et non plus une Section.
C'était une critique méritée, car, en
effet, je n'avais pas songé que la voix doit porter
beaucoup plus loin quand on ne s'adresse plus à quelques
hommes seulement.
Nous ne fûmes donc plus que cinq pour
rentrer en France, au titre de Saint-Maixent: Marty,
Fortier, Gallouex, Leroux et moi. Les deux premiers
étaient des Parisiens, les deux autres des Bretons.
Nous attendîmes quelques jours avant
d'embarquer en baie d'Along, sur le grand rapide venant de
Yokohama, qui devait nous conduire à Saïgon. Pendant ce
court séjour à Haïphong, j'eus le plaisir de revoir
certains des bons camarades: Laurent, devenu
Caporal-fourrier, Lecaudey qui, lui aussi, allait bientôt
rentrer en France. Je vis aussi deux camarades d'enfance:
Finot, de Longuyon, qui était cordonnier à la C. H. R.,
alcoolique invétéré, qui est du reste mort là-bas, usé,
brûlé, Carbonel, sous officier, de Longwy, avec qui
j'avais été en classe. Tillet, toujours Caporal-fourrier,
était rentré en France plusieurs mois auparavant.
Le voyage d'Haïphong à Saïgon ne présenta
absolument rien de particulier, sauf que, en qualité de
sous-officier, nous étions confortablement installés dans
des cabines à deux places, et que la table des 3ème
classes, la nôtre, y était excellente et abondante.
Passage ordinaire à Tourane dans une baie absolument calme
et arrivée sans histoire à Saïgon. Là, arrêt de huit
jours, en attendant notre courrier définitif. Ces huit
jours ont passé très vite. Je m'étais bien promis, avant
de partir, d'être très économe, de conserver le petit
magot -quelques centaines de francs- que j'avais amassé
afin de pouvoir m'acheter des vêtements civils en arrivant
en France, puisque mon but était toujours de chercher du
travail. Mais hélas ! cette belle résolution ne put pas
tenir. Tout contribuait à prendre d'assaut mes petites
économies : les tentations nombreuses, irrésistibles, de
cette ville de paradis, les camarades joyeux de la belle
perspective qui s'ouvrait devant eux, car ils étaient,
eux, sincèrement candidats à l'épaulette, la jeunesse
ardente de tous les cinq, les loisirs dont nous
jouissions, n'ayant aucune tâche à remplir. Tout cela
contribua à m'entraîner avec les camarades, et je suivis
la foule, me lançant dans la fête tête baissée, comme eux,
aussi joyeux qu'eux. Mais dans le fond, je ne jouissais
qu'avec de constants remords. J'avais beau faire appel à
toutes sortes de considérations pour me trouver de
plausibles excuses : les dangers courus précédemment, la
jeunesse, la joie de revoir la France plus tôt (ce n'était
pas une joie, cela), l'incertitude du voyage de retour
(possibilité d'un naufrage ou autre accident). Tout ça ne
me satisfaisait pas. Mes remords me tenaillaient
constamment. Etait-ce bête? J'en ai haussé les épaules
bien souvent depuis, chaque fois que je me souvenais
particulièrement de ces quelques jours. Mais à ce moment
là, c'était ainsi. Peut-être était-ce aussi une perfidie
de ma nature qui agissait ainsi à mon insu, pour me faire
goûter plus profondément, avec une certaine âpreté, les
plaisirs divers dont nous nous délections? Qui sait?
En tout cas, quand notre bateau arriva,
nous avions les poches vides, tous les cinq, et c'est
encore moi qui étais le plus pauvre, car je dus, en
débarquant à Toulon, emprunter 20 francs au camarade
Fortier plus fortuné que moi. Revenir d'Indochine avec
moins de vingt francs ! Il paraît que c'est normal. Normal
ou pas, ce fut mon cas. Bah ! Minuscule misère : j'en ai
vu de l'autre par la suite ! Mais enfin, ça meuble la case
aux souvenirs.
Le navire qui nous emporta de Saïgon, le
"Chandoc", était un superbe bâtiment du plus récent modèle
d'alors, long, fin, bien découpé, racé, un vrai lévrier de
la mer, et qui avançait à une vitesse inusitée encore sur
cette ligne là. Alors que les plus rapides de ses
prédécesseurs mettaient encore 25 ou 26 jours pour faire
le trajet normal Marseille-Saïgon, le "Chandoc" ne mettait
que 22 jours. Et, on était si bien à bord. Il y avait
beaucoup de places libres, car c'était plutôt la saison du
voyage inverse : c'était l'hiver en France que les uns
fuyaient tandis que les autres attendaient les beaux jours
du printemps pour y retourner. Nous avions donc nos aises
et étions traités comme de petits seigneurs. Nous étions
vraiment des privilégiés, car, d'habitude, jamais les
troupes rentrant en France ne prennent le passage à bord
de ces grands courriers. Mais nous étions déjà des
presqu'officiers !
Ainsi eûmes-nous les plus grandes
facilités pour descendre à terre à l'escale de Singapour.
On devait y rester huit heures pour charbonner. c'était
plus qu'il n'en fallait pour faire le tour général de la
ville en pousse-pousse. Le souvenir le plus vivace que
j'en ai gardé, c'est celui de la quantité de superbes
villas que l'on voyait partout, isolées les unes des
autres par des merveilles de végétation équatoriale.
Quelle splendeur ! Sans arrêt, nos pousses nous
promenaient à travers ces somptuosités incroyables,
inconcevables pour ceux qui ne les ont pas contemplées
dans leur milieu naturel, dans leur atmosphère d'étuve. Le
jardin public est incomparable. De larges allées sablées
permettent aux promeneurs, à pied, en pousse ou en
voiture, à cheval, d'admirer les beautés réunies là à
profusion, ainsi que les superbes félins qui y vivent en
liberté dans des parcs isolés du public par des fossés
infranchissables. Ces tigres, ces panthères, ces jaguars,
ces lynx sont là tout à fait chez eux. Ils sortent des
brousses environnantes. Aussi ont-ils un aspect tout autre
que celui de leurs congénères émigrés (de force) en
Europe. Mais que le tout est donc anglais ! Ces anglais
trouvent le moyen d'angliciser tout ce qu'ils touchent,
même la nature, même les fauves qui ont pris l'air distant
et dédaigneux des maîtres du pays. Dieu me pardonne, mais
il ne manquerait que des jugulaires à ces tigres pour
qu'ils soient tout à fait "up to date".
Colombo !.
Cette fois, nous avons également le
plaisir de descendre à terre et de nous faire balader dans
la ville, tout aussi anglaise qu'hindoue. Amusement
habituel du changement de monnaie : les piastres
indochinoises contre les roupies hindoues, par des
changeurs malabars, revêtus d'une grande tunique traînant
presque jusque par terre et d'un énorme turban
méticuleusement enroulé autour de leur tête, en
monstrueuse auréole. Nous y vîmes les inévitables
charmeurs de serpents, faisant danser, à la demande, leurs
dociles pensionnaires aux sons d'une flûte dont les sons,
tantôt doux, tantôt aigus et criards, rythmaient les
ondulations de ces rampants compagnons. Nous y observâmes
aussi les fakirs prestidigitateurs faisant pousser
instantanément des arbustes dans un dé à coudre ou
escamotant un chat vivant et le remplaçant, par magie, par
une fleur suave, délicate et toute fraîche.
Nous y admirâmes la prestance des agents
de police hindous, barbus à souhait, colosses
somptueusement vêtus, arpentant avec majesté les rues de
la ville. Foule innombrable et bariolée, composée de
toutes les races de l'Inde, de la Malaisie à la Perse et à
la Chine, chacun revêtu de ses habits particuliers. Tout
cela silencieux ou piaillant, selon les endroits. Dans
cette foule, de beaux équipages anglais, d'une splendeur
sèche et reluisante, des voitures à roues pleines tirées
par des buffles à l'allure sauvage, mais marchant
nonchalamment d'un air de ne plus jamais vouloir
s'arrêter. Des éléphants circulaient, mastodontes
majestueux, adroits, souples malgré leur masse, portant
sur leur dos les jolies petites guérites mouvantes et
soigneusement fermées de rideaux de soie, qui enferment
quelque princesse en promenade, ou, peut-être, les enfants
d'un Anglais de marque, civil ou militaire.
Les boutiques, aussi nombreuses que les
maisons, offraient une variété indescriptible de choses à
vendre, sans ordre apparent. Une somptueuse boutique de
joaillerie voisinait avec une misérable échoppe de
fricasseur d'entrailles, tandis que de l'autre côté une
sordide marchande faisait frire des crêpes dans de l'huile
nauséabonde. Le tout sous un soleil constamment chaud,
même lorsqu'il est caché par quelques gros nuages qui, en
crevant, déversent de formidables ondées. Belle escale,
Colombo. Dommage qu'elle soit trop courte. Nous
l'allongeons en faisant, en zig-zag, le tour de la rade
magnifique avec tous les navires qui la peuplent. Bien
entendu, grosse majorité d'Anglais, de tous genres, de
tous calibres, depuis les gros et sales cargos à charbon,
sans aucune grâce, jusqu'aux superbes courriers de Chine,
d'Australie, du Japon, de la nouvelle Zélande, rivalisant
d'élégance et de confort. Des Hollandais sont là, sur leur
route naturelle de Malaisie, des Japonais, cinq ou six
Allemands, tous très beaux, mais dont deux surtout se font
remarquer par leurs dimensions colossales, leur
architecture incontestablement allemande, leurs beaux
décors, leur ensemble séduisant.
Le pavillon tricolore de France n'était
hissé que sur un seul navire : le nôtre, le "Chandoc".
Pauvre pavillon isolé qu'on rencontre partout, isolé au
milieu de ses voisins européens qui n'ont pourtant pas
autant de raisons apparentes que nous de fouiller ainsi
toutes les mers ! Cela m'a toujours fait mal au coeur
-patriotiquement- de constater notre recul, ou, mieux,
l'avance des autres devant notre stagnation. Pas d'audace,
de ressort, de poussée, chez nous, qui dirigent nos
énergies vers les immensités du monde où notre place fut
pourtant merveilleusement marquée. Nous sommes venus trop
tôt. Et nous étions déjà fatigués lorsque nos voisins ont
essayé leurs premiers pas. Ensuite, nous nous sommes
endormis quand les autres sont devenus adultes et âpres à
la curée que nous dédaignions avec tant de superbe ! Et
comme cela se voyait lumineusement écrit en pavillons
multicolores sur toutes les mers du monde, dans tous les
ports du monde ! Ah ! le fonctionnarisme français, quelle
belle institution. Jusqu'à nos bateaux qui sont devenus
fonctionnaires ! Pitié !
Tout de même, dans la masse des autres,
notre "Chandoc" était remarquable. Il était le seul
français, le pauvre, mais enfin, il représentait bien la
France, notre pays, par sa beauté fine, élégante,
gracieuse, de fine fleur de course, de gaieté, de confort.
Il fallait tout de même bien que quelque chose marque
notre présence ! Et il y avait ce quelque chose qui
faisait embarquer sur notre "Chandoc" des Anglais purement
britanniques qui renonçaient à naviguer sous leur "Jack"
pour profiter du luxueux confort de France et de
l'avantage d'arriver plus vite que par leurs courriers. En
effet, ils débarqueraient à Toulon, et, de là, un train
direct les emmènerait en Angleterre, via Paris-Le
Havre-Southampton. Cinq ou six jours de gagnés par la
French Line, et la fameuse cuisine et l'élégance à bord.
Là-dessus, on arrive à Djibouti, aussi
sec et désertique que jamais. Mais, à cette époque -nous
étions en février- la température y était supportable, à
peu prés comme celle de chez nous lors des canicules. Cela
faisait mon troisième passage à la même saison : février
1897, janvier 1898, février 1900. Rien de changé dans
l'intervalle. Les Somalis étaient toujours aussi noirs, on
aurait pu croire que c'était eux qui donnaient leur
couleur au charbon dont ils remplissaient nos soutes. Rien
non plus de saillant pendant la remontée de la Mer Rouge.
Même rochers, y compris ceux du massif du Sinaï. Canal
monotone et nu. C'est à croire qu'on passe devant un décor
peint une fois pour toutes sur une toile gigantesque
tendue à l'horizon. C'est toujours le même sable blond,
les mêmes tentes de Bédouins, le même cavalier galopant
avec, derrière lui, les mêmes tourbillons de poussière
dorée, les mêmes chameaux découpant leurs silhouettes
brunes et bossues sur le fond jaune du paysage. Et on ne
peut pas encore y enlever le casque, à cause de la double
réverbération du soleil sur le miroir d'eau immobile et
comme étamé, et sur le miroir de sable proche.
Enfin, après avoir essuyé trois jours de
tempête épouvantable entre la Sicile et la Provence, avec
vent, pluie, tonnerre, éclairs et des vagues monstrueuses
et courtes à faire craquer les membrures du navire et
démanteler ses machines, nous débarquâmes, un beau jour de
février 1900, dans cette admirable rade de Toulon, entrant
dans la passe du Cap Cépet comme dans du velours. A la
coupée de bâbord, une baleinière à rames, de la marine de
l'Etat, vint nous prendre et nous conduisit avec nos
bagages au ponton de bois servant de dépôt des isolés, à
l'entrée de la vieille darse -avec un "d" et non un "g"-
comme le fit remarquer le farceur de la troupe.
Là, on nous appris -à ceux de
Quang-Tcheou-Wan- que nous avions droit à la médaille
Coloniale Tonkin, et on nous donna nos feuilles de route
avec, seulement, huit jours de congé à passer dans nos
familles avant de rejoindre Cherbourg, notre port
d'attache. Maigre, huit jours de perm, au bout de deux ans
d'absence ! Enfin, quoi dire ? Nous partîmes chacun de
notre côté, et c'est là que, pour ne pas paraître le
purotin que j'étais en réalité, j'empruntai à Fortier les
vingt francs dont j'ai déjà parlé. Je les lui ai rendus un
mois après.
Eh ! Bien, ce voyage de retour, de Toulon
à Paris, fut plutôt mélancolique. D'abord, je pris le
premier train en partance, ne voulant pas suivre les
camarades qui désiraient passer la soirée et la nuit avec
les Toulonnais et les Toulonnaises. Cela ne me disait rien
: pas plus, du reste, que de remonter à Paris à Lagny, à
Cherbourg. J'étais de nouveau en France, et, de nouveau,
le poids de son étroitesse m'oppressait. Il allait falloir
reprendre encore une fois cette vie mesquine, sourde,
rampante, ténébreuse, uniquement pour se mettre des
vêtements sur le corps et des aliments à l'intérieur, sans
autre but, sans autre horizon matériel que les rues
étroites, sales, encombrées, sans autre horizon moral que
la satisfaction ( ? ? ?) d'accomplir son devoir de fourmi
humaine, dans la fourmilière commune ! Bel horizon, ma foi
! Surtout quand on en a connu d'autres, qu'on sait qu'il
en existe tant d'autres, différents, larges, ensoleillés !
Brou !
Et puis ce ciel gris ! Dès Lyon, fini, le
ciel bleu de la Provence, liaison bleu pâle avec le ciel
bleu intense du Sud. Nous nous enfoncions sous ce ciel
gris, sombre, froid, des pays du Nord, pays de la pluie,
de la neige, du verglas et du grelottement continuel. Brou
! Et quoi y aller faire ? Quelle obscure besogne accomplie
journellement comme une machine pour aller palper quelques
sous au bout d'un mois de ce stupide labeur, encore
inconnu de moi, mais que je savais ne pas pouvoir n'être
pas stupide.
Et l'école, et l'épaulette ? Aussi
stupide, avec cette aggravation de l'esclavage accepté,
consacré, la chaîne qu'on ne peut plus briser sous peine
de déchéance totale.
Il allait falloir revivre dans nos
petites villes, avec leurs petites rues, leurs petites
maisons aux couloirs sombres et aux pièces
parcimonieusement mesurées et éclairées, car il faut en
payer l'air et la lumière. On coudoierait les petites gens
allant à leurs petits métiers, rentrant tous les soirs se
recroqueviller au coin d'un feu maigre, fumant, pour
repartir tous les matins. On passerait, dans la campagne,
à côté des petits jardins bien limités les petits champs,
les petits troupeaux. On reverrait nos paysans logeant
aussi misérablement que leurs bêtes, au milieu d'elles et
de leurs déjections, pour que tout le monde se tienne bien
chaud mutuellement. Dieu, que la vie est belle dans notre
belle France quand on la regarde par le gros bout de cette
lorgnette-là !
Mais toutes ces belles rêveries n'eurent
d'autres résultat que de me faire arriver à la gare de
Lyon à Paris. De là, mon trajet était bien tracé :
Bastille, République, Magenta pour gagner en flânant la
gare de l'Est où la statue de Strasbourg me tendit son
giron tutélaire, tout en couvant l'horloge monumentale et
décorative qui lui servait d'indicateur. Un train de
banlieue, quelques tours de roue supplémentaires, et je
descendais à Lagny-Thocigny-Pomponne, où la marchande de
journaux m'accueillit avec la larme à l'oeil. J'étais dans
les bras maternels.
Ce tableau aurait fait riche, dans un
roman populaire à la Ponson du Terrail ou à la George
Ohnet. La vieille mère, gagnant péniblement et humblement
sa vie à vendre des journaux, pensant constamment, tout en
pliant méthodiquement ceux-ci, au retour proche du fils
aîné, revenant de combattre glorieusement et
victorieusement les hordes barbares des pays lointains,
ayant bravé les dangers les plus terribles ! Enfin, ce
jour béni est arrivé, le fils est enfin dans ses bras, sur
son coeur !
Eh ! Bien, du côté maternel, c'était tout
à fait ça, oh ! tout à fait femme du peuple sentimentale à
la manière de Ponson. Elle me tâtait, me réembrassait,
regardait mes médailles et mes galons avec joie et fierté,
et d'autres larmes se pressaient à l'extérieur. Seulement,
du côté du fils, je dois avouer que ce n'était pas ça du
tout ! Bien sûr, j'étais content de revoir ma mère, comme
je le suis encore maintenant quand l'occasion se présente,
mais je ne sautais pas en l'air de joie ou d'amour filial.
C'était le devoir filial qui m'amenait là -ou ce que
j'appelais ainsi- mais quant à l'amour, ma foi non. Je ne
me suis jamais senti d'attirance pour ma mère. Je ne suis
pourtant pas un monstre, mais je n'ai jamais pu vivre un
certain temps avec elle. On ne s'accorde pas, nous deux
ensemble. Et je le ressentais tellement, ce dissentiment,
même là, sur ce quai de gare, à la première minute de ce
premier contact.
Docilement, je la suivis dans son
logement que je ne connaissais pas encore. Il était situé
juste en face de la gare, mais de l'autre côté des voies,
si bien que la distance réelle de cinquante mètres à peine
entre ce logement et la gare devenait cinq cents mètres à
cause du détour qu'il fallait faire pour traverser les
voies par le passage à niveau. Logement simple et pas
désagréable. Sain. Bien éclairé. Rez-de-chaussée, sans
couloir commun. Comme horizon matériel, c'était plus moche
que celui que mon imagination n'avait fait voir dans le
train. De la fenêtre de la salle à manger, je vis : le
trottoir qui passait juste au-dessous, la rue, le trottoir
d'en face, une palissade de bois peinte en jaune, un talus
de mâche-fer, et, au dessus, une voie de garage sur
laquelle pourrissaient des wagons à moitié démolis et
barrant tout autre vue. Au-dessus de la ligne formée par
les toits des Wagons, le ciel tout gris, et, derrière, le
tintamarre ferrailleux des trains qui passaient
constamment, à toute vitesse, dans un sens ou dans
l'autre..
Home, sweet home, chante le poète
anglais. Oui, mai il n'habitait pas Lagny et il en mettait
plein la vue de ses compatriotes, lui aussi, car, en
Angleterre, j'en ai vu aussi, des Homes anglais dont les
cochons n'auraient pas voulu. Mais à ce moment, en
regardant ma rame de trains miteux, si ces trois mots
anglais me venaient à la pensée, c'est que j'essayais de
découvrir, sur les flancs éventrés des wagons les images
de Singapour et de Colombo. Mais je revins bien vite à
Lagny, parce que je revis, à Colombo, le fricasseur
d'entrailles et la sordide faiseuse de crêpes ! C'était le
meilleur moyen de tout trouver beau, bon et confortable
chez nous. Et, réellement, ce l'était. La mère Hubin a
toujours été une parfaite ménagère et une cuisinière "di
primo cartello". Je m'en aperçus bien vite de nouveau en
humant et en savourant le pot au feu familial en compagnie
de frère Victor, revenu de sa journée de travail.
Nous nous étions retrouvés, mon frère
Victor et moi, comme si nous nous étions quittés le matin
même, sans autre démonstration qu'une embrassade. Je le
retrouvais bien changé, au physique surtout. Il avait
alors 18 ans et la carrure d'un homme fait. Plus grand et
plus large que moi, plus fort aussi, naturellement, un peu
osseux, pas très souple d'allure et encore moins de
mentalité. Au moral, le changement constaté n'était pas
grand ni très avantageux pour lui. Je le retrouvais, en
plus âgé, le mystérieux jeune homme duquel on ne pouvait
rien tirer de ses pensées, de ses désirs, s'il en avait,
de ses sympathies, s'il en existait, ni de ses antipathies
qui étaient nombreuses. Renfermé, presque bourru, il
pouvait faire, pendant des heures, les cent pas dans
l'espace restreint d'une cuisine, les mains au dos, la
tête basse, de l'air du type qui réfléchit profondément à
de profondes choses. Mais non, il ne réfléchissait pas
plus que le renard dans sa cage où il fait les cent pas
éternellement. Bizarre. Ainsi, ce premier soir de ma
rentrée, dés qu'il m'eut embrassé, il se plongea dans la
lecture d'un feuilleton du rez-de-chaussée d'un
journal,et, pendant le repas, je ne pus lui tirer dix
paroles.
- Eh ! bien, Victor, comment ça s'est-il
passé à la Légion ?
- Oh ! Qu'est-ce que tu veux que je t'en
dises ? Tu la connais mieux que moi.
- Oui, mais j'aimerais bien avoir tes
impressions à toi.
- Moches, mes impressions. Je ne m'y suis
jamais plu.
- Mais pourquoi ? Quels sont les motifs
de cette antipathie ?
- Je ne sais pas. Ca ne m'allait pas.
Trop de brutes là-dedans. Je n'ai pas compris comment toi
tu as pu t'y faire.
- Mais pourtant, c'est vrai. Je m'y suis
plu énormément. Maintenant encore, j'aime à en parler. Il
me semble que j'y suis encore, et je ne suis pas le seul
dans ce cas-là.
- Ben oui ! ben oui ! mais pas moi.
- Alors, tu n'as pas été désolé de
revenir ici ?
- Ah ! non, alors. Tu parles si j'ai
sauté sur les tuyaux que tu m'as envoyés ! Ca a réussi du
coup.
Et ce fut à peu prés tout. Quant à son
travail à la maison Hachette, tout ce qu'il m'en dit c'est
que, comme dans tous les bureaux, on y grattait du papier.
Avec ça, j'étais renseigné. Mais le petit ménage avec la
mère allait bien. Il partait le matin, par le train de 7
heures 11, déjeunait à Paris dans une petite gargote bon
marché, et il revenait par un autre train de 7 heures le
soir, comme tout bon banlieusard qu'il était devenu. Il en
portait même le chapeau melon.
Mes huit jours de permission furent vite
absorbés. J'allai une ou deux fois à Paris pour m'y
promener. J'y revis l'ami Tillet qui était employé dans
une grande maison de téléphone, dont les vastes bureaux
étaient situés rue du 4 septembre, pas loin du Comptoir
d'Escompte. Je fus présenté à sa famille. Ils habitaient
bien, comme il l'avait dit, au 5ème étage d'un grand
immeuble très ancien et très sombre de la rue Thérèse. Il
y avait d'abord la maman, belle grande femme aux cheveux
blancs qui avait dû être bien jolie dans sa jeunesse. Elle
avait repassé sa beauté à ses enfants du reste. J'ai dit
combien mon ami Joseph était joli garçon. Son frère puîné,
Jean, était encore plus joli. Je n'ai pas vu l'aîné qui
était à Saïgon. Quant aux filles, elles étaient jolies
également : Thérèse, de deux ans mon aînée, et Louise, de
trois ans plus jeune. Thérèse travaillait aussi à la
Société des Téléphones, comme secrétaire. Louise était
institutrice à Versailles. Jean était encore au lycée.
Ce fut pendant ce premier séjour à Lagny
que j'allai faire, avec les frères et les soeurs Tillet,
une promenade au concert militaire du jardin du
Luxembourg. Il n'y eut alors que cette entrevue, mais ce
fut le début des rapports que j'eus plus tard avec cette
famille.
Au bout de huit jours, je devais donc
rejoindre Cherbourg, ce que je fis sans enthousiasme, mais
sans rechigner. Mais qu'est ce que j'y ai pris encore une
fois comme vent glacé ! J'y ai réellement souffert du
froid, de ce vent perpétuel et endiablé qui vous coupe le
nez, le front, les oreilles et qui me faisait gémir de
souffrance.
Nous étions vingt-cinq en tout à cette
garnison de Cherbourg pour le cours de Saint-Maixent,
c'est à dire pour les 1er et 3ème régiments de marsouins.
On nous avait rassemblés dans un bâtiment spécial, où nous
étions indépendants et exempts de tout autre service. Les
cours étaient assez nombreux et divers, les matinées se
passaient en classe, les après-midi au dehors,soit aux
sports, soit aux exercices avec la troupe, soit en
excursions d'exercices théoriques. Et c'était, ma foi,
très intéressant. Mais je ne voulais pas me laisser
prendre à ce pipeau de l'intérêt. Je ne cherchais qu'un
prétexte pour me retirer de ce cours dans lequel je
risquais de me laisser engluer. Ce fut le vent glacé qui
m'en fournit l'occasion.
J'ai toujours eu horreur du froid,
quoique je le supporte aussi bien qu'un autre. Et même,
par la suite, j'ai vécu des hivers en pleine nature
canadienne où le thermomètre descend jusqu'à 40 degrés
centigrades sous zéro. Mais à cette époque, je rentrais
d'Indochine et j'étais particulièrement sensible aux
morsures de ce vent marin. Au bout de quinze jours de
présence à Cherbourg, j'ai été atteint d'un accès de
fièvre paludéenne très sérieux qui m'a conduit pour deux
semaines environ à l'hôpital. Ensuite, et sur ma demande,
j'ai obtenu un congé de convalescence de deux mois. Nous
étions arrivés au 15 avril 1900. Cette fois, j'étais muni
de la pièce officielle qui m'ouvrait la porte de la
liberté. L'époque de la fin de mon rengagement était
encore assez éloignée, mais je comptais sur mon étoile
pour l'atteindre sans revenir au Corps. Ce fut, du reste,
ce qu'il advint.
Me voilà donc revenu à Lagny avec 60
jours, au minimum devant moi. Alors, au plus vite, je
m'achète des effets civils -j'avais plus d'un mois de
solde en poche- et je me mets à la recherche d'un emploi.
J'allai voir l'ami Tillet et lui exposai la situation.
- Attends, me dit-il, je sais qu'on a
justement besoin de quelqu'un à la comptabilité pour le
service des effets de commerce. Je vais parler de toi au
chef de la comptabilité.
Dés le lendemain, il me donna la réponse
: je devais me présenter le jour même à la direction, pour
prise de contact. J'y allai en tenue militaire et la
réception par ces messieurs fut décisive. Je commençai mon
service le lendemain même.
Celui-ci était des plus simples pour moi.
Prendre tous les jours les factures de la veille pour en
tirer des traites sur les clients ainsi débités. La
confection de ces traites me demandaient bien trois
heures, mettons quatre, en flânant. Cependant, il me
fallait quand même faire huit heures de présence au
bureau. Mes collègues -ils étaient bien six ou huit dans
ce même bureau- n'avaient pas plus de travail à abattre,
mais eux, ils étaient ronds de cuir rompus au métier de
laisser filer les heures sans beaucoup travailler,et, ce
que j'admirais surtout, sans s'ennuyer. Mais ils avaient
pour cela savamment organisé leurs petites parlotes où on
agitait toutes les questions importantes du jour : coupe
des jaquettes, nouveau col rigide, couleur du ruban des
chapeaux, élégances des chaussettes, nouvelle pièce de
théâtre, critiques ou louanges de tel acteur, de telle
actrice, de tel politicien, de telle politique, coups
nouveaux au zanzi ou à la manille, etc... C'était tout
juste s'il restait un peu de temps pour le travail
lui-même.
Comme je faisais ma besogne trop vite et
que j'en demandais de l'autre pour remplir le temps, je
m'attirai force remontrances de leur part à tous, aussi
bien du chef que des autres : voyons, mon ami, on ne gâche
pas le métier de cette façon ! En voilà, du zèle
intempestif ! Calmez-vous, mon ami, calmez-vous. Faites
comme nous ! Mais, le pouvais-je, moi, faire comme eux ?
Me joindre à eux pour parler pendant des heures, et cela
tous les jours, de futilités que je ne connaissais même
pas de nom ? Quant à parler de mes expériences exotiques,
il n'y fallait pas songer. Ils posaient des questions
tellement bêtes qu'ils me désarmaient et m'auraient fait
pleurer de compassion. Comment, par exemple, décrire une
traversée à des gens qui, ayant été un dimanche d'été, une
fois dans leur vie, par train spécial à Dieppe, avec une
heure de chaloupe en dehors de la jetée, vous coupent la
parole et se mettent à vous en débiter, sur les choses de
la mer, pendant des demi-heures ? impossible.
Comment parler des pirates du Tonkin, en
essayant de les dépeindre tels qu'ils sont en réalité,
quand, d'autorité, le chef du bureau, qui n'a jamais
dépassé Asnières, prend la parole pour en raconter,
pendant une matinée, sur ces mêmes pirates ! Impossible.
Alors je restais à ma place, à lire ou à regarder les
passants qui défilaient sous mes yeux, sur le trottoir
d'en face.
J'avais aussi, très souvent, la visite de
Thérèse Tillet qui des papiers à la main, venait faire la
causette avec moi. Ces causettes, de plus en plus longues,
amenèrent, fatalement, des relations de plus en plus
suivies entre nous deux. Attirance fatale entre une belle
fille ardente et un jeune homme pas en bois et quelque peu
expérimenté. Mais, en ce qui me concerne tout au moins,
cette attirance, très agréable à cultiver, ne m'avait pas
enchaîné le moins du monde. Un fait allait me le prouver
simplement.
Nous étions arrivés, tout le monde
ensemble, au 20 mai. Ce jour là, je vis sur le "journal"
une annonce demandant des jeunes gens aptes à aller aux
colonies et désireux de s'y faire une situation.
S'adresser à la Compagnie Niger-Soudan, rue des Petits
Champs.
Sans aucune hésitation, je demande à
m'absenter une heure au bureau, et, dans l'après-midi, je
me rends à l'adresse indiquée. J'y fus reçu par un
monsieur Marchand, belle tête grisonnante d'homme
d'affaires qui me demanda, d'abord, mes références
coloniales. Sur ce sujet là, j'étais imbattable. Je lui
racontai ma petite histoire et lui montrai, à l'appui, mon
livret militaire. Tout en moi contribuait à la satisfaire
entièrement. Il s'agissait, m'expliqua-t-il, de partir
pour le coeur du Soudan français, à Bamako, sur le fleuve
Niger, qui, depuis peu, offrait assez de sécurité pour
attirer les Européens hardis, audacieux, et ayant déjà une
expérience coloniale.
Là s'était fondée, deux ans auparavant,
une association commerciale dont l'âme et la cheville
ouvrière était un adjudant d'artillerie, Gilliomme, qui
s'était fait libérer du service militaire là-bas, en y
prenant sa retraite, et qui y avait monté un comptoir de
pacotilles diverses à l'usage des Européens et des
indigènes : conserves, sucre, bougies, tabac etc, pour les
Blancs, bimbeloterie, étoffes, bazar pour les Noirs.
Comme, à ce moment de la conquête, seul l'élément
militaire se trouvait dans la région, l'ex-adjudant
Gilliomme faisait des affaires d'or. Pour étendre son
affaire, il s'était associé à deux capitalistes, ou plutôt
à deux hommes ayant des capitaux à faire fructifier aux
colonies, en y travaillant eux-mêmes. Ce fut alors la
maison Gilliomme, Pillet et Colas. Ils fondèrent un grand
comptoir à Bamako même, ayant obtenu une magnifique
concession territoriale sur les bords même du fleuve, un
kilomètre carré, soit cent hectares d'excellente terre
qu'ils plantaient en partie de bananiers.
Ils avaient créé d'autres comptoirs à
Koulikoro, sur le Niger, à Kayes, sur le Sénégal, à
Djenné, sur le Bani, à Sikasso, Kouroussa, Kankan en
Guinée. On y vendait un peu de tout et on y achetait les
produits du pays : caoutchouc, karité, riz, sorgho, poudre
d'or, plumes d'autruches et d'aigrettes, défenses
d'ivoire, peaux de fauves et autres. Mais le brave,
l'infatigable Gilliomme vint à mourir. Il fallut alors
liquider la société pour assurer la part de succession à
ses héritiers naturels. C'est pour cette opération et,
également pour augmenter le rendement de l'affaire, qu'un
des associés, monsieur Colas, était venu à Paris et avait
réussi à intéresser à son affaire un groupe de gros
capitalistes parisiens. Ce groupe racheta toute l'affaire
Gilliomme, Pillet et Colas et la fondit en une société
anonyme sous la raison sociale : Compagnie Niger-Soudan.
Monsieur Pillet en devenait le directeur, monsieur Colas,
le sous-directeur, tous deux à la colonie.
A la suite de quoi, la nouvelle
Niger-Soudan avait besoin de quelques hommes rompus à la
vie coloniale pour aller occuper ces postes lointains où
on menait une existence encore très primitive, très
rudimentaire, car il n'y avait encore aucun moyen
mécanique de communication : il fallait employer ses
jambes ou celles de chevaux, suivre des pistes au petit
bonheur et se faire accompagner par des porteurs noirs pas
très sûrs, pas fidèles et quelque peu chapardeurs. Je
représentai donc tout a fait l'homme qu'il fallait pour ce
genre d'existence qui m'allait comme un gant. Je jubilais
intérieurement à la pensée que j'allais vivre cette vie
tant rêvée du colonial devant se subvenir à lui-même,
lancé seul dans les brousses inconnues, avec mission de
s'y débrouiller pour trafiquer avec les naturels sauvages,
de produits exotiques de toutes sortes, tentants et
riches.
Monsieur Marchand me dit qu'il avait
retenu, en me comptant, trois collaborateurs : l'un, Henry
Fitzgérald, Anglais, rentrait du Transvaal après avoir
pris part au fameux raid Jameson qui déclencha la guerre
entre l'Angleterre et les Boers. Celui-là était engagé
uniquement à titre de prospecteur d'or. Le deuxième jeune
homme engagé était tout jeune, il n'avait pas encore fait
son service militaire, parisien, calicot dans un grand
magasin, genre Réaumur. Oui, me dit Marchand, prévenant
mon interrogation, il n'est jamais sorti de Paris, mais il
se formera, il est plein de bonne volonté. D'ailleurs, il
restera à Bamako, sous la surveillance constante de la
Direction. Il nous est, du reste, pour ainsi dire imposé
par un fort actionnaire. Alors, vous comprenez, il nous
est impossible de refuser. Mais, ajouta-t-il, il me
faudrait encore un autre jeune homme dans votre genre.
- C'est très facile. J'en connais deux
qui répondent en tout points à ce que vous désirez. Ils
sont disponibles. Ils étaient en même temps que moi au
Tonkin. Si vous désirez que je vous les présente ?
- Oui, avec plaisir, mais un seul. Je ne
puis en retenir qu'un. Envoyez-moi, celui que vous
voudrez.
- Bien, Monsieur, entendu. Demain matin,
vous aurez la visite du premier que je verrai aujourd'hui
même. (je pensais à Tillet et à Lecaudey). Et pour quelle
date suis-je engagé à la Niger-Soudan ?
- A partir du 1er juin prochain, vous
êtes prié de vous tenir à ma disposition.
- Bien, Monsieur. Alors, pour résumer,
vous m'engagez dans les conditions suivantes : 200 francs
nets par mois. La nourriture, le logement, le domestique,
les frais de voyage et de déplacement à la charge de la
Compagnie. Perspective de participer aux opérations en
pourcentage sur les bénéfices des trocs. Possibilité
d'établir une délégation de ma solde, de 100 francs par
mois, à ma mère ?
- C'est exactement cela. Ce sont les
mêmes conditions qui seront consenties à votre ami. Nous
sommes d'accord.
Je quittai ce bureau avec du soleil plein
le coeur et l'âme. Je n'avais pas hésité une seconde à
accepter ces propositions qui pour moi étaient mirifiques.
Non pas par la somptuosité des émoluments -200 francs par
mois pour aller au Soudan !- mais par le genre de travail
que cette situation comportait et que je me représentais
très bien. J'avais suffisamment rencontré, sur mon chemin,
de ces hardis trafiquants, pour être au courant de leur
métier qui me plaisait tant. Ma mère ? Sa situation était
assurée. Cent francs nets par mois pour elle, plus sa
retraite, c'était sinon l'abondance, du moins une bonne
petite aisance de retraitée. Elle aurait en plus ce que
mon frère lui rapportait de ses appointements. De ce côté,
tout allait merveilleusement. La quitter ? Ce n'était pas
un regret, puisque ce devait être un soulagement. Je
voulais bien l'aider autant que mes moyens me le
permettaient, mais, autant que possible, sans vivre avec
elle.
L'armée ? J'ai déjà dit que je ne voulais
pas en entendre parler. Je ne voulais pas me lancer dans
cette triste aventure de sortir de l'école avec le grade
de sous-lieutenant, une dette de plus deux mille francs (à
cause du trousseau indispensable) et des appointements
mensuels de 210 francs. Une vraie misère sous les ors d'un
esclavage pénible. Comment aider ma mère avec cette somme
modique, quand on est obligé de mener une vie extérieure
en rapport au grade. Et pour quoi faire ? M'en aller,
comme tous ceux que j'avais vus, dans les colonies, pour y
fumer l'opium, y boire des absinthes, y caresser des
femmes, ou les boys ? Non. Pas de ça. C'était bien
entendu.
Mais il y avait ma liaison avec l'armée
jusqu'en octobre ! Bah ! On aviserait. Allons d'abord voir
l'ami Tillet. En rentrant au bureau, j'allai le trouver et
lui racontai la chose. Cela parut lui plaire.
- Et tu dis, me fait-il, que tu t'es
engagé ?
- Tout ce qu'il y a de plus engagé.
- Ce ne sont pas de simples pourparlers ?
- Pas du tout. C'est un bel et bon
engagement, tout comme ce sera pour toi, si tu y tiens. Tu
ne risques absolument rien en y allant demain, comme je
l'ai promis. Si tu ne tiens pas à partir, j'en parlerai à
Frédérick Lecaudey.
- Bon merci. Je vais réfléchir. J'en
parlerai ce soir à la maison, et, demain matin, je serai
fixé. En elle-même, l'affaire me plaît.
Quelques minutes après, apparition du
Thérèse, tout émue.
- C'est vrai, Georges ? Vous repartez aux
colonies ? Vous nous abandonnez ?
- Mais oui, Thérèse, cela ne doit pas
vous surprendre, car vous connaissez bien mon désir
d'aller là-bas et la répugnance que j'ai pour la vie
européenne !
- Oui, je sais, mais j'aurai cru quand
même que vous ne seriez pas si pressé de nous fuir !
- Mais ce n'est pas une fuite ! C'est
tout simplement l'occasion que je saisis par les cheveux !
Et puis, je ne pars pas seul puisque Jo va probablement
venir avec moi.
- C'est égal, vous êtes brutal dans vos
résolutions ! Vous êtes méchant !
Je n'avais pas à insister, ni à discuter.
Thérèse était très gentille, très agréable, mais son
humeur ne me ferait pas revenir sur ma décision.
Le soir, surprise générale à la maison,
mais non pas surprise surprenante : on commençait à y être
habitué. Je raconte l'affaire et j'ai la satisfaction de
voir que mes déductions, à l'endroit de ma mère, étaient
parfaitement exactes. Tant que j'ai parlé des conditions
générales de l'affaire, je voyais un pli d'inquiètude,
d'anxiété, lui barrer le front. mais je me doutais bien
que cette inquiétude, cette anxiété n'étaient pas causées
par le fait même de mon départ, ni, non plus, par la
crainte de me voir m'enfoncer dans des brousses lointaines
et à peu prés vierges. Non. Ce n'était pas cela du tout.
Et j'en eus la preuve éclatante, que j'attendais. Lorsque
j'en vins à parler de la combinaison qui lui permettrait,
à elle de toucher cent francs tous les mois, à Paris même,
quelle belle éclaircie sur le front et quel sourire sur le
visage de la mère Hubin ! Du coup, l'affaire devenait
magnifique ! Je devenais le grand homme de la famille et
je reçus un bon baiser bien maternel de reconnaissance.
Quelle différence, tout de même, entre une mère, très
bonne pourtant, très aimante -à sa manière- et une mère
qui, en même temps est une maman. Mais on aurait trop de
regrets de quitter une maman.
Passons.
Le lendemain, Tillet m'annonce que sa
famille est d'accord. Sa mère est consentante, et, comme
la mienne, elle touchera une délégation mensuelle de cent
francs sur la solde de son fils Joseph. Ce dernier alla
donc s'entendre avec Monsieur Marchand, puis nous allâmes
donner notre démission à la direction des Téléphones pour
le 31 mai.
Restait pour moi la question militaire.
Mon congé de convalescence devant se terminer le 15 juin,
je me rendis à Meaux, la garnison la plus proche, où je me
présentai à l'hôpital militaire. J'exposai ma situation au
médecin-chef à trois galons et lui demandai une
prolongation de convalescence. Il m'accorda un mois séance
tenante, avec pour motif : Corysa chronique. Cela me
conduisait au 15 juillet. A ce moment là, me dis-je, je
n'aurai plus que trois mois à faire, je serai au centre de
l'Afrique Occidentale, et on ne m'en fera pas revenir ! Ca
va ! Et ça alla très bien.
Ceci réglé, j'allai voir Frédérick
Lecaudey qui venait de rentrer du Tonkin. Il me présenta à
sa mère, une gentille vieille maman parisienne, toute
blanche, mais jolie encore, très soignée et habitant un
coquet petit appartement rue des Pyrénées, prés du
funiculaire de Belleville, qui me reçut à bras ouverts.
Frédéric avait déjà trouvé un emploi dans une grande
maison parisienne, mais cette vie étriquée ne lui plaisait
plus. Il fut navré d'apprendre en même temps que mon
départ, que les seules places offertes par ma Compagnie
fussent déjà prises.
- Ca ne fait rien, lui dis-je, va trouver
quand même ce monsieur Marchand. Si réellement il ne peut
pas t'engager, il pourra peut-être t'indiquer quelque
chose d'autre !
Il y alla, en effet. Comme M.Marchand ne
put le prendre, il lui donna les adresses de sociétés en
formation pour l'exploitation des bois de la Côte
d'Ivoire, à Grand-Bassam. Là, il trouva chaussure à son
pied, car il y fut engagé, à de bien meilleures conditions
que nous. Mais le pauvre jeune homme, parti de France
quelques semaines après nous, ne put tenir à la Côte
d'Ivoire plus d'une année : il y mourut de mauvaises
fièvres régnant dans ces forêts vierges, toujours humides
et sans lumière, coupées de marais pestilentiels. Même
après ce deuil cruel, les Lecaudey sont toujours restés en
excellents termes avec ma famille, surtout avec ma mère et
mon frère Victor. Maman Lecaudey est même venue à mon
mariage, mais mes absences trop fréquentes de Paris et mon
peu de goût pour les relations ont fait que les rapports
avec elle ont été moins suivis.
Le 1er juin, nous nous présentâmes à la
Niger-Soudan qui nous informa de notre départ le 8.
Rendez-vous à la gare d'Orsay pour le train du soir, avec
les bagages au complet. Les miens furent bientôt prêts.
J'avais ma cantine de sous-officier avec pas mal de
choses, y compris des complets de toile blanche et kaki.
J'en achetai encore deux autres, quelques ustensiles pour
la vie journalière, qui trouvèrent place dans cette
cantine vaste et très pratique pour n'importe quelle
colonie. Un sac à main et une sacoche de cuir complètèrent
mon équipement. Tout fut prêt aux jour et heure voulus.
Deux jours auparavant nous avions fait
connaissance de nos compagnons au cours d'une réunion
destinée à une première prise de contact et à la réception
de nos dernières instructions. On nous donna une avance de
300 francs, à rembourser à raison de 50 francs par mois.
Comme, d'autre part, j'avais reçu ma solde de sergent pour
trois mois, il me restait, tous mes achats soldés et la
mère bien pourvue, un joli petit magot de prés de 400
francs pour partir à la conquête de l'A. O. F..
Nous avions donc vu nos compagnons. Il y
avait, d'abord, Monsieur Legrand, le grand patron. Pour la
taille, il portait bien son nom, car il mesurait bien 1 m
80, il était bien proportionné mais déjà un peu voûté et
grisonnant. Il devait toucher la cinquantaine. Très
élégant, causeur infatigable et brillant, c'était l'homme
de finance, intermédiaire entre les influences. Il faisait
partie du groupe financier -juif pour la plupart- qui
avait racheté la Niger-Soudan, et il y parlait en maître.
Il devait nous accompagner pendant une partie du voyage,
mais avait une mission toute spéciale : prospecter
l'A.O.F. en tout ce qu'elle pouvait contenir de richesses
immédiatement exploitables, dans tous les domaines :
minéraux, l'or principalement, végétaux, dont le
caoutchouc, le beurre de karité, les gommes arabiques, les
laques, les bananes, animaux, tels qu'ivoire, plumes,
cornes, peaux etc... Pour les prospections minérales, il
serait accompagné du camarade Henry Fitz-Gérald.
Notre deuxième patron, le chef de file
effectif, était Monsieur Collas. Il était un des
fondateurs de la première maison, et serait sous-directeur
de la nouvelle à Bamako d'abord. C'était un homme encore
très jeune. Avait-il la trentaine. C'était tout le bout du
monde. Grand également et fortement taillé, il avait une
bonne face ronde et pinçait un peu de la langue. Pas
mauvais bougre du tout. Je l'ai trouvé un peu rêveur
plutôt que réalisateur et énergique, et la suite devait me
donner raison. Il avait peur de se noyer dans un dé à
coudre.
Le petit jeune homme parisien, c'était
Pertinaud, Maurice tout à fait le jeune vendeur parisien,
au bagout incessant, à l'accent très prononcé. Il était
gentil tout plein. Taille moyenne, il n'avait pas encore
l'étoffe d'un homme fait. Cependant il n'avait pas l'air
malingre du tout. Joli garçon, barbe blonde et fine, il
nous plut dés le premier abord. Nous n'avions pas à nous
préoccuper de savoir comment il se comporterait à la
colonie, ni quel serait son rendement commercial.
L'important pour nous était qu'il nous plût.
Quant au dernier camarade, l'Anglais
Henry Fitz-Gérald, Henry, comme il nous demanda de
l'appeler, c'était un homme taillé en athlète. Pas très
haut de taille, mais d'une carrure et d'une force
prodigieuse. Il était très rouge de teint, sanguin ou
buveur de whiskys and soda. Il avait une moustache assez
fournie qu'il coupait en brosse, avec ses ciseaux. Ses
bras étaient comme des cuisses d'homme ordinaire et ses
cuisses comme des barriques. Tel quel, il pesait 110
kilos, et il était passionné de boxe : "Boxing-sport"
répétait-il à chaque instant, et nous vîmes en effet
bientôt que, lorsqu'il était éméché, il cherchait
volontiers chicane pour démontrer sa force. Malgré cela,
il ne fut pas mauvais compagnon.
Il avait été attiré par la colonie du
Cap, par la fièvre de l'or et du diamant. Il y avait
prospecté un peu partout, nous disait-il. Il nous affirma
également avoir fait une saison au Klondyke, nous citant
souvent la ville de Dawson City, mais je le soupçonne fort
d'avoir voulu nous monter le coup, pour nous bluffer.
J'avais déjà suffisamment d'expérience en fait de batteur
d'estrade pour les reconnaître, et cet Henry me semblait
rudement faux. Il lui était facile, évidemment, de nous
raconter des histoires de ces pays où aucun de nous
n'avait été. Mais je trouvais qu'il manquait du
laisser-aller naturel du trappeur, du prospecteur, du
coureur de pistes. J'écoutais donc ses histoires, mais en
en laissant ce que je ne voulais pas prendre. Il s'en
aperçut, et, au début, il me fit grise mine, mais plus
tard, lorsque nous fûmes dans la vraie brousse soudanaise
et que nous pûmes juger mutuellement de notre valeur comme
coureur des bois, il revint à moi spontanément, me
traitant en collègue es-brousse.
Pour les deux patrons, il passait pour le
sauveur du monde. Il devait révéler au père Legrand les
gisements aurifères les plus mirifiques qui allaient se
convertir immédiatement en sociétés d'exploitation aux
capitaux somptueux. Ca me laissait sceptique, et je
n'avais pas tort. Mais là n'était pas la question. Il
parlait couramment le français, mais en l'écorchant d'une
façon effrayante et avec un accent terrible. C'était très
amusant par moments, et pénible à d'autres. Nous n'avons
jamais su, ni par lui, ni par d'autres, d'où il sortait.
Il était d'une extrême réserve à ce sujet, réserve qui
allait même jusqu'à la méfiance. Jamais nous n'avons vu
les timbres d'aucune poste, jamais nous n'avons vu à qui
ses lettres s'adressaient. Tout ce que nous avons
remarqué, ce fut la belle dame qui vint l'accompagner à la
gare d'Orsay et le seul mot intelligible pour nous qu'elle
prononça : Neuilly.
Voilà à peu prés dépeints les six
personnages qui prirent le rapide de Bordeaux, le soir du
8 juin 1900, à la gare d'Orsay : les deux directeurs en
seconde classe, les quatre sous-fifres en troisième
classe, comme il se doit pour bien marquer les distances
entre les torchons et les serviettes.
Départ pour l'A.O.F
Nous nous trouvâmes, dans la matinée du
lendemain, tous les six à Bordeaux. On nous conduisit, en
omnibus, à l'hôtel de la Couronne, et Pertinaud, le bleu
de la troupe, fut chargé de retourner à la gare pour
chercher tous les bagages
Comme nous nous trouvions tout prés de la
place des Quinconces, nous commençâmes par cette fameuse
place la visite de la ville. Nous étions restés ensemble,
à quatre, et nous avions l'air de touristes en ballade,
surtout lorsque Henry faisait entendre son accent
inimitable. Bordeaux est une grande ville,
incontestablement. Ce qui la singularise, c'est son
incomparable commerce des vins les plus fins du monde, et
son admirable fleuve, la Garonne, qui n'est pas encore
Gironde. En flânant, nous allâmes reconnaître le navire
qui allait nous emporter. Nous croyions trouver un beau
courrier, bien fin, bien astiqué, accosté à un beau quai.
Ouitche ! Il fallut aller au diable nous perdre dans des
docks interminables pour découvrir, comme laissé pour
compte dans un bassin tout noir dont l'eau dégoûtante
était couverte de lourdes taches d'huile irisées, de
bouchons gras, de chats crevés et d'autres ignobles
détritus, un invraisemblable rafiot tout ventru, de 2000
tonnes environ, aux flancs baveux, miteux, à la cheminée
toute noire, et qui portait, fièrement pourtant, le nom de
"Macina, Bordeaux".
C'était ça, notre bagnole ? Eh ! Oui,
c'était ça. Et c'était bien assorti aux émigrants que nous
étions. Et ce fut bien dans cette baille à cacahouètes que
nous embarquâmes, le lendemain dans l'après midi.
Toutefois, dés que nous fûmes à bord, notre opinion monta.
Le bateau n'était pas plus beau au dedans qu'au dehors.
C'était un cargo uniquement préoccupé de transporter de la
marchandise et non de faire de la coquetterie. Mais il
avait quand même, à l'entrepont, une demi-douzaine de
cabines confortables pour des passagers éventuels. Il y en
avait également deux sur le pont. Celle-ci furent occupées
par ces messieurs nos chefs. Nous, nous eûmes nos places
au-dessous, cabines à deux places. Je partageai la mienne
avec Tillet, naturellement, Henry et Pertinaud en avait
une autre. Et puis, si le pont de service était tout
encombré et pas encore briqué, le pont supérieur était
très confortable, ainsi qu'un vaste gaillard à l'arrière.
Comme nous devions y être les seuls passagers, nous y
serions bien à l'aise.
Le repas du soir nous montra que la table
serait soignée et abondante. Nous y fîmes la connaissance
du Commandant de bord, le Capitaine Barigoule, un
Marseillais, que Collas connaissait depuis plusieurs
années, car il prenait passage à bord chaque fois qu'il se
déplaçait entre la France et l'Afrique. C'était un très
bon vivant, blagueur comme pas un, toujours en verve et
"avé l'assent" des plus marqués. Nous ne faisions qu'une
table. Barigoule, à un bout, présidait, à sa droite, le
père Legrand qui avait bien du mal à placer sa blague, lui
aussi, à sa gauche, Collas, nous, à notre fantaisie. Après
le repas, nous pûmes redescendre à terre, car notre Macina
ne devait sortir de sa prison liquide que vers minuit, à
la marée pleine. Tillet et moi n'allâmes pas bien loin. Ce
quartier de docks était vraiment trop peu engageant. Pour
dix heures, nous étions paisiblement endormis.
Je me souviens avoir perçu vaguement les
divers bruits de l'appareillage et de la mise en route,
mais comme rien n'aurait pu attiré mes regards au dehors,
je restai dans ma couchette et me rendormis aussitôt. Au
jour, je me levai pour aller admirer l'entrée en mer, le
moment où on quitte les eaux jaunes de la Gironde. Le
breakfast fut très abondant, et, pour la première fois, je
vis quelle cérémonie il représente pour un Anglais. Nous
autres, les Français, nous avions avalé à la diable une ou
deux tranches de jambon, quelques bouchées de pain, vin
blanc ou café noir ou crème. Mais pour Henry, ce fut un
vrai repas. On voyait, à ses gestes bien ordonnés,
calculés, qu'il avait accoutumé de déjeuner avec cette
cérémonie précieuse. Il demanda d'abord: bacon and eggs,
qu'il mangea avec beaucoup de méthode et de toasts
beurrés, puis de la viande froide de la veille, avec des
cornichons, puis des tranches de jambon, puis des
biscuits, puis des fruits. L'arrosage se fit au vin blanc,
au vin rouge et au café au lait, en abondance. Je restai
confondu d'admiration devant cette puissance d'absorption
matinale et la méthode soignée et méticuleuse d'icelle.
Mazette!
Eh ! bien, ce fut toujours ainsi, par la
suite. En cours d'étape seulement, il ne put procéder avec
cette lenteur de sybarite, ni engloutir autant de
victuailles, et il en était chaque fois très malheureux.
Mais à bord, à l'hôtel, en popote, quel gastronome. Dés
qu'il fut bien certain que son ventre ne présentait plus
aucun pli, il se leva de table avec la majesté de ses 110
kilos, la face enluminée d"un large sourire de
satisfaction béate. Un tour sur le pont avec une bonne
pipe, et l'Angleterre était satisfaite. Ce fut à ce moment
qu'il nous apprit que, la veille au soir, alors qu'il
revenait à bord en traversant les docks, il avait eu une
rencontre avec deux voyous bordelais, qu'il avait mis,
nous dit-il, knock out en un rien de temps. "Peut-être y
sont-ils encore", nous dit-il finement -autant qu'il put
du moins- nous, n'est ce pas ? Nous voulions bien. Nous
étions en pleine mer et le Macina avait déjà pris son lent
mouvement de tangage agréable, par une mer très belle
juste assez agitée à la surface pour la rendre
intéressante.
Route monotone et lente jusqu'aux
approches des Iles Canaries. Jusque là, rien que de l'eau
partout, avec, de temps en temps, le passage d'un navire
au large. Maigre. En vue des Canaries l'intérêt reprit
forme. Nous avions mis le Cap sur Santa Cruz de Ténériffe,
l'île la plus haute du groupe, célèbre par son pic
toujours enneigé. En effet, nous aperçumes cette pointe
blanche sortant de la mer, que le soleil faisait étinceler
et qui grandissait rapidement. Le groupe des îles nous
apparut, puis nettement, les détours des côtes et les
angles des montagnes. Enfin, le Macina approcha
franchement de Ténériffe, et l'ancre tomba à une
effrayante profondeur, juste en dessous du pic neigeux
qui, maintenant, se cachait dans les nuages légers
flottant dans le ciel. La côte, ici, tombe à pic dans la
mer, sauf à ce seul endroit de l'île où une dépression
parmi les rocs environnants permit aux hommes d'accéder à
l'intérieur. Ce fut là que se fonda le port de Santa-Cruz
qui, avec celui de Las Palmas, sur une autre île, est un
port très fréquenté.
Ce groupe d'îles, planté au milieu de
l'océan, coupe en effet toutes les routes des navires qui
vont d'Europe en Amérique du Sud ou en Afrique Occidentale
et Australe. Les Espagnols s'en servirent donc comme ports
de transit et de ravitaillement, et, après eux, les
Anglais. On peut, sans crainte, affirmer que ces îles
magnifiques, au merveilleux climat, sont anglaises de fait
si elles sont encore espagnoles de droit. Il est vrai
qu'elles sont bien attirantes. Toujours chauffées par le
soleil, par la masse du Sahara en face, par un bras du
Gulf-Stream en retour, l'atmosphère y est toutefois
tonifiée par la brise marine et par les pluies fréquentes
mais non diluviennes. La végétation y a un caractère
nettement tropical. La banane et l'ananas sont des fruits
cultivés industriellement par les indigènes, et ils
donnent lieu à une exportation considérable. A côté de ces
fruits principaux, beaucoup d'autres y poussent en
abondance, ainsi que tous les légumes que l'on peut
imaginer.On y trouve la vigne, et les fruits de la mer
-poissons, langoustes, huîtres viennent encore augmenter
en la diversifiant l'abondance extraordinaire qui règne
dans ces îles bénies des Dieux.
Nous fîmes de fameuses emplettes de
fruits de toutes sortes, à des prix incroyables. Pour un
franc cinquante d'alors, on avait un panier complet -y
compris le panier- contenant une douzaine de belles
bananes bien mûres, une douzaine d'oranges, un ananas, une
douzaine de grosses prunes violettes bien juteuses et
quelques énormes grappes de raisin noir et blanc en
mélange ! Kolossal ! dirait le gentleman berlinois.
C'était, à peu de frais, se faire plaisir et, en même
temps, un bon moyen pour se débarrasser des poussières de
charbon qui voltigeaient indiscrètement autour de nos
narines et de nos gosiers.
Après Ténériffe, la solitude de la mer
nous reprit, sauf aux alentours du banc d'Arguin. C'est un
point géographique, situé prés du Cap Juby, bien connu
pour ses hauts fonds, dangereux pour les navires qui s'y
risquent imprudemment, mais d'une importance primordiale
pour les pêcheurs à cause des richesses incalculables et
toujours renouvelées qu'on y prend: poissons de toutes
tailles, homards et langoustes de toute beauté. Les
pêcheurs peuvent faire relâche au port aménagé à cet
endroit: port Etienne, ils peuvent s'y approvisionner en
denrées diverses, y faire sécher leurs poissons, enfin, se
livrer aux nombreuses occupations de leur rude métier.
Lors de notre passage, la mer était couverte d'une nuée de
petits voiliers qui, voiles gonflées par une douce brise,
tiraient leurs chaluts ou leurs filets en râclant le fond
tout proche de la mer féconde et généreuse. Puis la vision
s'effaça tandis que nous nous éloignions, pensant à
l'aventure tragique de la Méduse qui y fit naufrage et
dont l'équipage, réfugié sur un radeau fut entraîné par
les courants vers la haute mer pendant des jours et des
jours et où les survivants s'entre-dévorèrent et moururent
tous après des souffrances horribles.
Il nous fallut alors attendre
l'embouchure du fleuve Sénégal pour revoir la terre. Terre
plutôt devinée que vue, car la côte est très basse. Elle
forme une ligne continue de sables jaunes sur lesquels la
mer vient incessamment étaler les franges écumeuses de son
ressac jamais las. Le bateau mouille. Sur la côte proche,
sortant d'une guérite en paillote, un nègre presque tout
nu fait monter au mât proche un pavillon à damiers noirs
et blancs. "Bon signe, fait le Capitaine Barigoule.. La
barre est praticable. Nous avons de la chance. Nous
pouvons remonter cet après-midi. Pour le moment, rien à
faire qu'à attendre".
Au cours du déjeuner, il nous donna les
explications que chacun de nous sollicitait. Nous sommes,
dit le Capitaine, juste à l'embouchure du fleuve. Ca n'est
pas très visible pour un oeil non exercé, mais, avec un
peu d'attention, on distingue très bien la coupure dans
les sables de la côte, malgré la frange d'écume qui paraît
continue. Cette frange est due à un double phénomène:
d'une part, le courant du grand fleuve amène
continuellement des terres, des sables, d'autre part, le
courant contraire venant du large, les refoule, si bien
qu'elles s'accumulent, formant la "barre". Celle ci
s'ajoute à la barre normale, faite du retour au large des
vagues ayant frappé le continent. Le choc qu'elles en
reçoivent les rejettent vers le large, mais, en chemin,
elles rencontrent d'autres vagues qui accourent, elles
aussi, autre choc, autre retour. Si bien que, constamment,
indéfiniment, cette barre de vagues est formée de trois
rouleaux successifs parallèles à la côte. Ces trois
rouleaux sont difficiles à franchir en temps ordinaire,
dangereux par gros temps.
Pour un navire comme le Macina, le
passage ne serait qu'une question de prudence, pas plus,
si la barre du fleuve ne venait pas tout compliquer. En
effet, en accumulant les sables, elle hausse les fonds
d'une manière très instable, suivant les courants du large
et les vents. A chaque marée, la barre du fond n'est
jamais semblable à celle de la marée précédente. Aussi le
service de la navigation y a-t-il installé un guetteur
indigène, chargé de surveiller constamment la hauteur des
fonds au moyen d'une sonde, et d'indiquer à chaque marée
l'état de la barre -praticable ou non-non seulement à son
mât, comme nous l'avions vu, mais aussi à Saint Louis. De
là, on prévient tous les ports environnants, en
particulier Dakar. Aujourd'hui, nous avons de la chance.
Nous passerons. Hier, nous n'aurions pas pu le faire,
peut-être ne pourrions-nous plus demain.
- Et si nous n'avions pas pu passer,
Capitaine ?
- Eh ! bien, j'aurais remis le moulin à
café en route, et on aurait moulu la mer jusqu'à Dakar,
voilà tout, comme font tous ceux qui ne peuvent entrer
directement à Saint-Louis.
- Et une fois là-bas ?
- Mes chers Messieurs, une fois là-bas,
je vous aurais priés de descendre à terre et d'aller
prendre vos billets à la gare pour remonter à Saint-Louis
par le chemin de fer. Il a été construit, ce chemin de
fer, uniquement pour obvier à cet inconvénient grave de la
barre du fleuve dont je viens de vous parler. Il part de
Dakar, prés du port, passe à Rufisque, à Thiès, à
Tivaouane, traverse le Cayor, pays fertile, riche en
arachides, et vient déboucher sur la rive gauche du
fleuve, en face de l'île de Saint-Louis, car la ville de
Saint-Louis est bâtie sur une île formée par le fleuve,
comme vous le verrez tout à l'heure, ce soir. Avec le
chemin de fer dont je vous parle, la capitale de la
colonie ainsi que les escales du haut fleuve sont
certaines d'être ravitaillées en tous temps. De même,
l'exploitation des arachides, certaine d'avoir des moyens
de transport pour en faciliter l'écoulement, se développe
d'année en année, et le port de Dakar, admirablement
situé, suit le mouvement.
- Et les marchandises ?
- Elles font, dans ce cas, comme les
voyageurs, elles montent dans les wagons, mais pas dans
les mêmes. A Saint-Louis, on les descend à terre, on les
camionne jusqu'aux quais en traversant le fleuve sur le
beau pont Faid'herbe qui s'ouvrira bientôt devant nous
pour nous laisser passer et, les marchandises, on les
reprend sur des fluviaux à roue ou dans des chalands,
suivant les époques. Elles remontent ensuite le fleuve,
avec les moyens habituels, lents ou rapides.
- Mais alors, elles sont grevées de gros
frais supplémentaires ?
- Certainement, mais elles arrivent. En
tout cas, pour cette fois, les vôtres ne payeront pas de
supplément.
- Tant mieux. Dites nous, Commandant,
quand nous seront à Saint-Louis, est-ce que nous
continuerons avec vous jusqu'à Kayes ?
- Non, mes amis. Vous descendez pour
reprendre passage à bord du fluvial monoroue, le
Faidherbe, qui appartient du reste à ma compagnie : Dawés
et Chaumet. Ca ne vous coûtera pas un sou de plus, sauf
l'hôtel ce soir.
- Mais on croyait que vous montiez à
Kayes aussi ?
- Oui, j'y monterai, mais pas avant une
huitaine de jours.
- Tiens, pourquoi ?
- D'abord, parce que je suis chargé trop
lourdement pour le courant. A partir de demain, je vais
commencer le déchargement de tout le bazar qui est affrété
pour Saint-Louis, y compris cinq ou six cent tonnes de
briquettes pour le chemin de fer. C'est autant de moins à
faire venir de Dakar. D'autre part, dans huit jours, il y
aura deux mètres d'eau de plus dans le lit du fleuve. Je
referai un autre chargement, suivant l'état du fleuve,
pour compléter les 1500 tonnes de briquettes que j'ai dans
le ventre pour le chemin de fer de Kayes. Ensuite, je
remonterai les mille kilomètres de ce merveilleux fleuve
jusque dans l'intérieur des terres soudanaises.
- Et au retour, Commandant, vous emportez
quoi ?
- Cette fois, comme les précédentes, je
chargerai des gueuses de fonte qui se morfondent depuis
l'année dernière sur la rive du fleuve.
- On exporte de la fonte du Soudan ?
- Eh ! Non, c'est mon lest. Je vais me
vider complètement, à Kayes. Je flotterai comme un ponton,
toute l'hélice dehors ! Je ne pourrais pas naviguer !
Alors j'embarquerai mille tonnes de fonte pour me faire un
fond. Comprenez-vous ?
- Oui, nous comprenons bien le but du
lest. Mais pourquoi ne chargez-vous pas du fret de retour
provenant du pays ?
- Ah ! Chers amis, comme on voit bien que
vous êtes tout neufs, et nourris de littérature coloniale
! Mais il n'y a rien à charger dans ce pays, comme fret de
retour !
- Comment cela ? Et le caoutchouc, les
peaux, le karité, l'or, les plumes, etc... ?
- Allons, messieurs, un peu de jugeote,
s'il vous plaît. Tout ce que vous citez existe. C'est la
pure vérité. Mais de toutes ces denrées réunies, si elles
pouvaient être concentrées pendant toute une année,
provenant de tous les points du Soudan, ça ne me ferait
même pas le poids de mes gueuses de fonte ! Réfléchissez !
Toutes les choses que vous avez nommées sont des
marchandises riches, mais de peu de poids. Prenons le
caoutchouc. Ca commence à donner pas mal, comme vous le
savez. Eh ! bien, quand vous aurez sorti, allons jusqu'à
mille tonnes, tenez, pour vous faire plaisir, ce qui est
encore énorme pour ce pays, ça ne fera toujours que mille
tonnes. Il y en aura pour une valeur d'environ quatre
millions de francs, c'est entendu, mais ça ne donne pas un
kilo de plus pour personne. L'or ? N'en parlons pas comme
d'un chargement, hein ? Quand vous arriverez à en sortir
mille kilos, soit trois millions de francs environ, ça ne
se verra pas sur ma ligne de flottaison, allez ! Les
plumes ? Encore moins. Et après ? Les peaux ? Impossible,
trop cher de transport jusqu'à Kayes. Le karité ? Même
rengaine. Il n'y a pas de Karité au Sénégal, on en trouve
qu'au Soudan. Eh ! Bien, allez l'acheter au Soudan et
amenez le voir un peu à Kayes par porteurs et par fer !
Vous m'en direz des nouvelles. Il vous reviendra à Kayes
plus cher que le beurre d'Isigny qu'on y peut acheter en
boîtes de conserves "made in England", parfaitement.
Vous voyez donc que, pour toute une année
de production, le Soudan ne me donnera pas plus de mille
tonnes de poids, et pour moi tout seul, rien pour les
autres !
- Eh ! bien, Commandant, dit le père
Legrand, l'air consterné, vous êtes gai ! Et nous, et tous
ceux qui se ruent vers le Soudan pour en tirer toutes
sortes de merveilles ? Mais voyons, Commandant, il y a
aussi les fruits, le coton, les bananes, les ananas, les
papayes, les goyaves ?
- Entendons-nous. Tous ces fruits
existent, en effet, mais tout à fait individuellement, si
je puis dire ainsi, par accident. Mais ils ne poussent pas
spontanément au Soudan, et leur culture intensive y est
interdite.
- Pourquoi ?
- Par le terrain et le climat. Il n'y a
pas de terrain humifère au Soudan. Partout c'est du sol
dur : latérite, argile. La végétation n'y vient bien qu'en
saison des pluies, quand la terre est fortement et
profondément détrempés par les pluies torrentielles qui
tombent pendant six mois. Vous ne pouvez faire de la
banane qu'en amateur !
- Cependant, la maison Collas, de Bamako,
ici présente, à bien une bananeraie de plus de trois mille
pieds en pleine force ?
- Je ne vous dis pas le contraire, mais
c'est une plantation d'amateur et exceptionnelle. Elle ne
peut se maintenir qu'à force de soins constants, et, de
toutes façons, les plantes souffrent pendant la saison
sèche. Les grandes feuilles, au lieu de conserver leurs
belles formes et leur belle couleur verte, s'effrangent en
lanières et deviennent brunes comme du tabac séché !
Est-ce vrai, Monsieur Collas ?
- C'est exact !
- Et c'est exceptionnel de voir, dans de
telles conditions, une bananeraie se maintenir ainsi. Il
faut qu'elle soit plantée dans une terre basse et
profonde, fréquemment irriguée, ce qui est nécessaire pour
les pieds de la plante. Mais il n'est pas possible de
remédier à la sécheresse de l'atmosphère. Et je suis sûr
qu'à partir de décembre, jusqu'en juin, la bananeraie se
flétrit, souffre. Qu'en dites vous, Monsieur Collas ?
- Oui, Commandant, vous avez raison.
Notre bananeraie est plantée tout au bord du fleuve, sur
du terrain d'alluvion, et, au milieu, passe un marigot qui
sert d'irrigateur. Mais ce marigot s'asséche en
janvier-février, juste au moment des grands vents
d'harmattan qui desséchent tout, partout !
- Et même, reprit le Commandant, je vous
donne pour un moment la permission de faire de la banane,
comme on la fait aux Canaries. Bon. Que ferez-vous de vos
régimes ? Comment les transporter jusqu'à Kayes, et, de
là, jusqu'en Europe ? Impossible, cher monsieur, aussi
impossible que de faire venir à Bamako des groseilles
cassis du Dijonnais, en leur conservant leur fraîcheur !
Le coton ? C'est la même chose, pour les mêmes causes.
Vous verrez un peu partout, autour des villages, quelques
ares plantés en coton, par ci, par là, dans des creux,
comme autrefois on voyait dans nos campagnes les
chénevières familiales.Mais ces champs sont misérables
d'apparence, et, si leur coton est bon, il est peu
abondant et demande des soins constants. Ce sera très
difficile de tirer jamais du coton en quantités
industrielles de ce Soudan aride, peu peuplé et si éloigné
de tout.
- Oui, mais quand nos chemins de fer
pénétreront jusqu'au coeur du pays ! Alors, on pourra
l'exploiter en grand ?
- Vous croyez ? Moi, pas. Je ne dis pas
qu'il n'y aura pas de chemins de fer, mais ils coûteront
très cher,et, pour les exploiter, il faudra y engloutir
chaque année des sommes énormes, qui jamais ne seront
couvertes par les recettes. En tous cas, moi, je ne les
verrai pas, ces chemins de fer se liant entre eux au coeur
du Soudan.
- Bon Dieu, Commandant, que vous êtes
pessimiste !
- Moi ? Pas le moins du monde. Je vous
brosse le tableau tel qu'il est, voilà tout. Ce n'est pas
de ma faute, s'il est ainsi, ni si vous l'avez vu
autrement. D'ailleurs, vous ne l'avez pas vu, vous l'avez
imaginé. Moi, voilà plus de quinze ans que je roule ma
bosse sur cette côte-ci.
- Alors, pourquoi cet engouement actuel ?
Aurions-nous tort d'être venus ?
- Non, vous avez raison d'y venir
maintenant. Dans cinq ou dix ans, il n'y aura plus rien,
vous aurez tout glané. Il ne restera plus que de la place
pour des fonctionnaires. L'or que vous allez chercher est
accumulé dans les brousses, depuis des siècles et des
siècles. Petit à petit, vous allez le faire sortir de ses
cachettes. Vous allez le trouver dans de minuscules tubes
faits de plumes de vautour. Cinq grammes ici, dix grammes
là. C'est le produit d'années et d'années de lavage
patient des sables retirés des rivières aurifères. Quand
vous aurez tout acheté, ce sera fini, il n'y aura plus
d'or à vendre. Il ne restera que l'or encore aggloméré
dans sa gangue de quartz, trop pauvre pour être exploité
industriellement.
Le caoutchouc ? Pire encore ! Vous allez
le détruire définitivement. Il n'y a pas d'arbres à
caoutchouc au Soudan. Il n'y a que des lianes
caoutchoutifères, poussant spontanément en buissons plus
ou moins denses dans les pierrailles du bassin de la
Haute-Volta. Or, comment le récolte-t-on, ce latex qui va
être converti en caoutchouc ? En coupant les lianes
productrices, tout simplement. Alors, tant qu'il y aura
des lianes vivantes, vous aurez du caoutchouc, quand
toutes les lianes auront été coupées, vous n'en aurez
plus, car une liane coupée ne repousse plus, ou alors, si
elle fait des rejets, ceux-ci seront détruits par les
chèvres, les moutons et les feux de brousse annuels. Pour
celles qui auront résisté à toutes ces calamités, c'est
dans cinquante ans qu'elles vous donneront du latex. Voilà
pourquoi vous faites bien de venir maintenant.
Les plumes ? C'est du pareil au même. La
mode veut que nos femmes européennes se parent de plumes,
des plus rares, des plus somptueuses. Eh ! bien, on tue
les porte-plumes que sont les oiseaux soudanais :
autruches, aigrettes, marabouts. On en fait une hécatombe
effrayante. Dans cinq ou six ans, il n'y aura plus
d'oiseaux, partant plus de plumes. La mode aura changé,
mais elle ne fera pas revivre les myriades d'oiseaux tués.
Profitez-en, Messieurs, la chasse est ouverte. Et aussi la
chasse aux éléphants, aux lions, et aux panthères, et aux
jaguars. Tuez les poules aux oeufs d'or, tant qu'il y en
a. Débrouillez-vous pour faire votre pelote, puis... Vous
passerez la main. Voilà ce que vous dit un vieux
bourlingueur du Sénégal et du golfe de Guinée.
Après ? Après, on verra. On fera des
apports pharamineux de capitaux français, draînés par les
Gouverneurs coloniaux. On les convertira en chemins de
fer, en locomotives, en wagons, rails, traverses,
ateliers, charbon, graisses, gares, palais, routes,
télégraphes, téléphones, barrages, etc, etc... Le tout, à
grand renfort de fonctionnaires de tous services et de
tous grades. Et on y fera la culture intensive des
Tirailleurs, et c'est à peu prés tout ce qu'on en tirera.
Vous verrez qu'un beau jour, notre fleuve Sénégal lui-même
sera déserté, renvoyé à sa vie d'antan, du temps où aucun
homme blanc n'avait encore vu ses bords.
- Comment cela ? Une si belle voie d'eau
?
- Eh ! oui, une si belle voie d'eau !
Pour le moment ! Mais vous pesterez vous-mêmes avant un an
contre cette voie d'eau que vous allez voir pleine pendant
des semaines, mais qui s'asséche pendant des mois, au
point qu'il faut traîner les pirogues sur le fond pour
passer les seuils. Dix mètres de dénivellation entre
l'étiage et le niveau à la saison sèche. Alors pour y
remédier, on construira un chemin de fer qui reliera Dakar
à Kayes et à Bamako, et, les relations devenant ainsi
régulières, on abandonnera le vieux Sénégal à ses
générations de caïmans, avec, sur sa rive droite, ses
abreuvoirs pour les chameaux des Maures.
Avec tout cela, mes bon amis, nous
n'avons pas fait de sieste, et il va être l'heure de
surveiller les signaux du bonhomme des Ponts-et-Chaussées.
A tout à l'heure. Suivez bien la manoeuvre, elle vous
intéressera certainement.
Et le Commandant Barigoule s'en fut,
laissant ses auditeurs bien perplexes. Collas avait un
petit sourire malin qui avait l'air de dire que,
connaissant bien tout cela, il avait déjà passé la main à
d'autres qui, se croyant forts à cause de leurs capitaux
allaient avoir à mettre la main à la pâte. Le père
Legrand, lui, était tout sombre. Sa faconde habituelle
était remisée, pour le moment, au magasin des accessoires.
Il était visible qu'il était démonté, puis, tout d'un
coup, sa face s'éclaira d'un large sourire.
- Combien d'années nous donne le
Commandant ? fit-il à brûle pourpoint. Cinq, six ? C'est
plus qu'il ne nous en faut pour manoeuvrer comme nous le
voulions. Ca va très bien. Un homme prévenu en vaut deux.
Henry se mit, lui aussi, à sourire,
complice de la pensée de son chef. Les autres, nous trois,
on s'en fichait éperdument. Nous n'avions pas de capitaux
engagés, et, au point de vue des aventures à vivre, nous
saurions bien profiter des occasions.
La machine s'étant mise en route, nous
montâmes sur le pont pour assister à la remontée du
fleuve. Nous l'abordions juste à cet instant, ce qu'on
reconnaissait à la différence de couleur des eaux. Nous
quittions la mer verte et nous commencions à brasser du
café au lait bien épais.
Puis, les berges de sable se dessinèrent
nettement de chaque bord et les rives véritables firent
suite. A ce moment, on apercevait tout au loin, comme
porté par l'eau dans le ciel, une immense charpente à
claire voie barrant toute la largeur du fleuve. C'était le
fameux pont Faidherbe, tout en métal, avec une partie
pivotante pour permettre le passage des navires. De chaque
côté, sur les rives, on remarquait une pauvre végétation,
avec, ici et là, des cocotiers et des rosiniers. Le pont
s'approchait. Déjà nous distinguions la manoeuvre de la
partie pivotante, laissant un jour dans la grande ligne
sombre, ininterrompue auparavant.
Ca y est, le pont est entièrement ouvert.
On entend les sonneries du "Chadburn" commandant à la
machine. Celle ci ronfle subitement, les hélices battent
l'eau furieusement, le navire donne sa pleine vitesse pour
pouvoir mieux manoeuvrer. Le Commandant est prés du
timonier attentif. Il prend la juste ligne médiane de
l'ouverture du pont. On aborde celui-ci par sa passe; le
navire est au milieu, autant d'espace à bâbord qu'à
tribord, on passe, on est passé ! Trois coups de sifflets
victorieux annoncent aux populations que le navire vient
de faire une entrée heureuse dans la bonne ville de
Saint-Louis, capitale du Sénégal,sur le fleuve du même
nom. Cent mètres plus loin, le navire accoste le quai
préparé pour lui, juste en face des hangars de sa
Compagnie. Nous sommes en Afrique. Le 20 juin 1900, à
quatre heures de l'après midi !
Débarquement. Hôtel. Bondé partout.
Afflux énorme de voyageurs pour le haut fleuve et le
Soudan. Nous aurons à manger, mais il n'y a pas de place
pour coucher. Qu'à cela ne tienne. Collas fait chercher
nos bagages personnels et le matériel de campement, tout
neuf, qu'il a acheté à Paris avant de partir. On ira
installer les couchettes sur le pont du vapeur fluvial qui
doit nous emmener demain après-midi. On y sera bien. Si
une tornade survient, on entrera dans les cabines. Ca va.
Alors, étant libres, nous allons d'abord nous rafraîchir,
car il fait une chaleur véritablement sénégalienne. Des
bistrots sont là, nombreux, avec de la glace, c'est
parfait. Un petit tour ensuite, oh ! pas bien long, pour
avoir un semblant d'aperçu, et, surtout, pour faire
connaissance avec les noirs indigènes des deux sexes qui
marchent nonchalamment par les rues. Pour moi, ce n'était
pas une surprise, ni pour Henry, mais pour Pertinaud,
c'était du tout nouveau. La première impression fut
mauvaise. Ces visages tout noirs dans lesquels le blanc
des yeux ressortait fortement l'intimidaient un peu. Les
femmes, surtout, lui paraissaient horribles. Mais il
fallait tenir compte du brusque passage entre Paris et ses
Parisiennes, et l'Afrique et ses moussos nonchalantes,
malodorantes et fumeuses de pipe. Ca se tasserait !
Dîner extravagant dans une salle comblée.
On aurait dit l'Hôtel du Commerce de
Farfouillis-les-melons un jour de foire aux petits cochons
! Dieu, que de monde. Rien que des hommes. Tous ou
presque, des coloniaux, hauts en couleur, forts en gueule
et bien remontés par de nombreuses absinthes. Quel vacarme
! Quel charivari ! Et nous aurions tout ce monde, demain,
pour compagnons sur la chaloupe ? Oh ! non. Vous en aurez
à peine le tiers. Les autres sont arrivés du haut fleuve
et partent demain matin par le train de 7 heures pour
Dakar et la France. C'est pour cela qu'ils sont si
bruyants. Ils sont fous de joie, vous pensez ! Comme des
écoliers qui partent en vacances. Ils n'iront pas se
coucher. On va les avoir toute la nuit comme ça, à boire,
à beugler, à danser, à jouer aux cartes !
- Ca va vous faire des recettes ?
- Eh ! oui. Nous aimons beaucoup ces
descentes. On est dépensier, généreux, dans ce cas,
surtout en bande, comme c'est le cas ce soir. Des milliers
de francs, qu'ils nous laissent ici, avant de prendre le
bateau. Et ce sera ainsi jusqu'en France !
Le dîner terminé, comme il faisait un
temps superbe, chaud mais clair, avec une lune éclatante,
Tillet et moi sommes sortis de nouveau dans la ville, en
promenade très agréable. Nous prîmes d'abord la grande
artère centrale nous conduisant droit au Nord. Maisons
cubiques à droite et à gauche, avec, aux rez-de-chaussée
des boutiques diverses tenues soit par des Européens, soit
par des marchands indigènes. Tout en haut, la rue débouche
sur une vaste place de sable au fond de laquelle se dresse
la mosquée, d'accès bien dégagé, entourée d'une verdure
luxuriante. Tout auprès, sur la droite,coule le grand bras
du fleuve. Un peu plus au nord encore, derrière la
mosquée, le Sénégal se partage en deux bras très inégaux.
Celui que nous longions sur notre droite est le principal.
Si on ne le savait pas, on ne se douterait pas qu'il a été
diminué du petit bras qui, pourtant, a lui aussi une
largeur de cinquante mètres environ. Cependant il ne
représente rien à côté de son grand frère qui, à cette
saison, coule à pleins bords, avec une rapidité
fascinante.
Nous sommes arrivés à la pointe Nord de
l'île de Saint-Louis. Dans cette pointe, outre la mosquée,
se trouvent quelques villas, puis des casernements pour
les artilleurs et, un peu plus bas, pour les Spahis, parmi
lesquels Pierre Loti dénicha ou situa son héros. De là,
nous revenons sur nos pas et nous nous heurtons à une
espèce de château fortifié par de hauts murs crénelés.
C'est le palais du Gouverneur du Sénégal, qu'entourent ces
murs, forteresse très ancienne déjà. Car nous savons que
Saint-Louis a été fondé, en tant que comptoir européen,
par notre roi Louis, dit Saint-Louis. Ce fortin palais
occupe le centre exact de l'île, tant du nord au sud que
d'est en ouest. C'est une masse imposante de laquelle
sortent les frondaisons d'arbres magnifiques. Nous la
contournons et nous nous trouvons sur la place Faidherbe,
qui porte le nom du Général, précurseur des Galliéni et
des Liautey, qui a mis le Sénégal en valeur. Ce général se
trouve fièrement campé sur son socle de pierre, au milieu
de la place.
A droite et à gauche, de cette place, des
casernements pour les Marsouins qui y tiennent garnison,
deux compagnies. En face la façade principale du palais
gouvernemental. Face à cette façade, de l'autre côté de la
place, un pont jeté sur le petit bras du Sénégal donne
accès à un faubourg de la ville situé à proximité de la
mer qu'on entend gronder non loin de là. Nous laissons
cette voie pour le moment et continuons notre promenade
vers le Sud, en contournant le palais. Nous nous trouvons
alors entre celui-ci et la cathédrale catholique, bâtisse
noirâtre, massive, qui fait pendant, avec son clocher
carré mais court, à la mosquée plus légère et son minaret
élancé.
Puis, nous reprenons la voie médiane
Nord-Sud qui nous conduit, toujours dans un alignement de
magasins, hôtels, restaurants, cafés, jusqu'à la pointe
Sud, où les bras du fleuve se rejoignent. Nous constatons
ainsi que l'île présente la forme d'un fuseau, longue
d'environ deux kilomètres, large, au milieu, de trois
cents mètres. A chaque extrémité, deux pointes nettes. Le
plan général pourrait être représenté par deux grands
triangles à base commune : 300 m au centre Est-Ouest, avec
chacun une hauteur Nord-Sud d'un kilomètre, ce qui nous
donnerait une superficie de trente ha environ.
Nous remontons vers le Nord, jusqu'à cet
hôtel-café aperçu tout à l'heure. Il est bondé aussi,
comme celui qui nous a reçu. Comme là-bas, be aucoup de
gaieté bruyante, même causes, mêmes effets.
Ensuite, repassant par la place, nous
traversons le pont bas qui enjambe le petit Sénégal, et
nous débouchons sur une langue de sable dans lequel on
enfonce jusqu'aux chevilles. A cent mètres de là, sur
l'Ouest, la pleine mer vient déferler sur les dunes de
sable qu'elle a contribué à construire au cours de
milliers de siècles. Sur le sol, des myriades de crabes
nous courent entre les pieds avec une rapidité
déconcertante, changeant la direction de leur course
instantanément, sans tourner leur corps : seules leurs
huit pattes travaillent avec un bel ensemble et donnent à
ces curieux crustacés le pouvoir de se déplacer dans tous
les sens possibles.
Sur cette langue de sable qui va, elle
aussi, du Nord au Sud, parallèle à la mer, parallèle à
l'île et au fleuve, nous marchons vers l'étoile polaire,
brillant en face de nous. Mais nous n'allons pas bien
loin. C'est trop pénible de marcher dans ce sable. Sur
notre chemin de retour, nous interpellons un sous-officier
de Marsouins, marchant à pas pressés, de l'air de monsieur
qui rentre chez lui. Très gentiment, il nous renseigne sur
cette partie de la localité. Le faubourg formé par cette
bande de sable sur laquelle nous nous trouvons s'appelle
Guet n'dar. Vous voyez, elle est très étroite. Elle
contient le marché quotidien, des magasins divers, des
cabanes de pêcheurs, et c'est la route naturelle de la
Mauritanie, pays désertique là-haut, dans le Nord, dont
les habitants farouches ne sont pas encore soumis. Tout au
bout de ce chemin, au Nord, à hauteur de la mosquée, se
trouve le casernement où je me rends, celui des
Tirailleurs sénégalais auxquels je suis affecté. Nous
sommes entre la mer et le petit bras du fleuve.
Si vous suivez cette lagune vers le Sud,
vous trouverez l'autre faubourg qu'on appelle N'dar Toute,
avec le cimetière, et, un peu plus loin, une impasse.
C'est la fin. Il n'y a plus que la mer. Vous y êtes passés
cet après-midi, en remontant le fleuve. Vous aviez le
sémaphore à votre droite et la pointe des Chameaux à votre
gauche.
Nous remercions notre ex-collègue et nous
rentrons en ville. Là, nous sommes allés à l'entrée du
pont Faidherbe qui prend derrière le palais
gouvernemental, presque dans son axe Ouest-Est. Ce pont
nous parait ne jamais devoir finir.Il file directement
vers l'Est et la clarté de la nuit le rend impressionnant.
Il était tard déjà, et, tout prés de nous, notre vapeur
plat monoroue nous attendait. Nous y allâmes donc pour
commencer notre installation de fortune. Nos deux
camarades n'étant pas encore là -ils avaient dû rester au
café à brailler avec quelques autres- nous nous
contentâmes de monter nos lits pliants -lits Picot- pour
passer une nuit confortable sur le pont désert, avec,
au-dessus de nous, un ciel tout paré de ses lumières, et,
au-dessous, le clapotis incessant du fleuve dont le rapide
courant venait lécher les flancs de notre demeure et
tourbillonner entre les aubes de la grande roue arrière.
Nous avions installé notre moustiquaire,
mais nous n'en eûmes pas besoin. Les moustiques n'aiment
pas l'eau courante, et ils ne vinrent pas nous ennuyer,
même pas de leur si agaçante musique. A moitié endormi,
j'ai entendu, les camarades monter sur le pont et se
démener avec leur campement. Henry m'avait l'air un peu
éméché, car il tempêtait en anglais contre son fourniment
qui ne se laissait pas manier à son gré. Pertinaud, lui,
abandonna le montage de son lit. Pour une première fois,
il ne sut pas comment s'y prendre au milieu de la nuit et,
probablement, des brumes de son cerveau alcoolisé. Il prit
le parti d'étendre tout simplement son matelas à même le
pont et de s'y coucher sans plus de façons.
Nous nous sommes éveillés frais et
dispos, mieux certainement que si nous avions passé la
nuit dans une chambre de cet hôtel bruyant et enfumé. Nous
avons eu la chance d'avoir une nuit sans nuages et,
surtout, sans tornade. On nous avait annoncé que nous
étions en pleine saison des tornades et qu'elles sont
terribles. Bah ! dis-je, nous verrons bien. On sait ce que
c'est. On en a vu ailleurs. Je n'avais plus l'impatiente
curiosité que montrait naïvement le gosse Pertinaud,
enchanté de vivre cette vie dont il avait jusqu'à présent
rêvé. Tout n'était encore qu'enchantement pour lui, et il
jouissait de tout, comme un enfant, sans fausse honte,
sans respect humain. C'était plaisant de le voir absorber
ses plaisirs avec tant de naturel.
Au jour, le pays ne se révéla pas plus
beau que la veille. Sable, eau, maisons, palmiers, rien
d'exubérant, rien qui soit comparable à l'Algérie du Sud,
ou à la côte des Somalis, ou à Madagascar, encore moins à
l'Indochine ou aux Indes. Il a un style tout à fait à
part, le Sénégal. Il n'est pas très engageant. On ne sent
sourdre de nulle part la vie abondante, luxuriante,
inépuisable, qui vous laisse pantelant dans d'autres
contrées. L'aridité règne en maîtresse, semble-t-il. Les
dires du Capitaine Barigoule prenaient un sens. Si, en
effet, à portée même de la mer, après plus de cinq cents
ans d'occupation constante, on ne trouvait que cette
aridité maigrelette, c'est que, réellement, la nature ne
permet pas d'autre chose.
Un trafic intense avait commencé sur le
pont tout proche du fleuve. C'était un continuel mouvement
dans les deux sens. Des voitures chargées de colis
venaient de la rive gauche, de la gare du chemin de fer,
se décharger dans les nombreux docks des maisons
d'armateurs ou de la douane. Puis elles repartaient vides
en sens inverse pour aller chercher un nouveau chargement.
Comme nous l'avait dit le Commandant, le mouvement des
marchandises n'avait qu'un sens : importation.
La journée se traîna lentement. Dés le
matin, le soleil était déjà trop chaud pour qu'on puisse
oser parcourir ces rues étroites, perpendiculaires à
l'artère principale, et concentrant toute la chaleur
débitée sans mesure par l'astre vital un peu trop ardent.
Puis l'heure de l'embarquement arriva, vers trois heures,
et nous nous dirigeâmes, lentement, vers notre rafiot
fluvial, flanqués de moutards noirs et sales, et nus, et
morveux, qui portaient nos petits colis.
C'était une vieille guimbarde que notre
navire fluvial. Il devait dater de l'invention de la
machine à vapeur, tout plat comme un radeau, il comportait
d'abord, au ras du quai, le pont de service pour tout
venant, avec treuils, cales, chaufferie, etc... Au-dessus
se trouvait le pont supérieur, bien dégagé, celui sur
lequel nous avions dormi, et qui était réservé uniquement
aux passagers européens. Tout autour couraient les
bastingages, les rampes. A l'avant qui était très arrondi,
on dominait le gaillard du pont inférieur. A l'arrière,
coupé net transversalement, on dominait de très peu la
roue monumentale qui devait pousser l'appareil. Cette roue
était du même modèle que la plupart des roues de moulins.
Dans ceux-ci, la roue est mise en mouvement par le poids
de l'eau à son passage, et, en tournant sur ses pivots
fixes, elle actionne diverses machines à l'intérieur des
bâtiments. Ici, c'était le contraire. Une forte machine à
vapeur communiquait sa force à la grande roue, au moyen de
deux gigantesques bielles se mouvant alternativement à
l'air libre. Les aubes des palettes de la roue, en venant
successivement fouetter l'eau, faisaient avancer toute la
construction. Celle-ci, très plate, ne tirait presque pas
de profondeur. La coque pouvait facilement franchir les
fonds de un mètre. En ce moment, il y avait plus de quatre
mètres partout dans le fleuve. On pourrait donc aisément
monter jusqu'à Kayes, à condition, pourtant, que le pilote
-un indigène expérimenté et agréé par le service maritime-
ne fasse pas de fausse manoeuvre, comme il arriva, l'année
d'après à un navire sur lequel je me trouvais.
Les voyageurs pour le haut pays - une
quarantaine environ - s'amenèrent petit à petit. Le pont
n'était pas trop encombré. A l'heure dite, après la
cérémonie inévitable des trois coups de sifflet de la
machine, celle-ci déclencha, dans un souffle puissant, le
tintamarre de ses bielles géantes. La roue du moulin se
mit à tourner, et le moulin s'enfuit au beau milieu du
courant, le remontant tout doucement. On était parti
encore une fois pour quelque part.
Saint-Louis diminua assez rapidement et
disparut dés que nous eûmes atteint le coude brusque qui
rejette le fleuve droit au Sud, alors que sa ligne
générale de marche l'amenait de l'Est. La végétation, déjà
maigre à Saint-Louis, devenait plus rare encore sur la
rive gauche. Quant à la rive droite, elle était absolument
désertique. On n'y voyait pas le moindre brin d'herbe. Une
horde de chalands chargés se faisait remorquer par notre
rafiot. A un moment donné, tous ensemble abandonnèrent la
remorque et hissèrent leur voilure pour continuer à
remonter le courant par leurs propres moyens. Libérés,
nous aussi, de ces poids à traîner, notre allure
s'accéléra, et, bientôt, nous arrivâmes à la première
escale sur le fleuve : Richard-Toll. C'était une modeste
agglomération de quelques maisons rustiques pour
Européens, enfermés dans de vastes cours hautement murées,
et, entre ces comptoirs, des cases pour les indigènes.
C'était une station de traite, en particulier avec les
Maures de la rive d'en face qui venaient, par caravanes, y
vendre assez souvent des gommes tirées des gommiers
innombrables qui sont la seule végétation de leur désert
et dont les épines servent de nourriture à leurs chameaux.
Agréable pays.
Après une heure d'arrêt, nous reprîmes
notre route, et, à la nuit tombée, nouvel arrêt. Cette
fois, c'est l'escale de Podor. C'est le même genre que la
première, en plus important : mêmes habitations, mêmes
commerces, même nudité. Si, cependant, on y voit d'énormes
baobabs ventrus, poussifs, lépreux, aux grosses branches
desquels on voit, pendus par de longs pédoncules,
d'énormes bourses verdâtres. Ce sont les fruits de ces
arbres géants et difformes. Ils contiennent des graines
presque carrées, comme des caramels, entourées d'une
farine jaunâtre acidulée et de goût assez agréable. Mais
on ne les conserve pas. On les jette, ou les singes
viennent les récolter pour leur usage personnel. Mauvaise
nuit à Podor. Le Commandant du bord, un superbe nègre vêtu
surtout d'un casque blanc, fait stopper et amarrer
solidement le bateau. Des nuages noirs, cuivrés, très bas,
rapides, annoncent l'approche d'une tornade. La prudence
exige la sécurité de l'escale. La température est
abominablement étouffante, lourde, accablante. La
transpiration mouille tous les vêtements. On ne peut que
difficilement dormir, moi du moins, car les autres n'ont
pas dormi du tout. Trop chaud, trop de moustiques. Ah !
là, par exemple, il y en avait, des moustiques ! Une
immense mare, voisine du fleuve, contenant de l'eau bien
stagnante, en produisait en quantités industrielles. Et on
parlait de fièvre jaune, sur la côte, à Dakar, à
Ziguinchor sur le Casamance, à Kaolak sur le Saloum, à
Bathurst en Gambie. Ce fléau devait fatalement atteindre
Saint-Louis également. Les gens, à bord, étaient
consternés pour les affaires, mais égoïstement heureux de
fuir le centre de l'épidémie. Hum ! ça n'a pas l'air
d'être tout rose, au Sénégal !
Au jour, on repart quand même.
La tornade n'a pas eu lieu, pas à Podor
tout au moins, elle a sévi ailleurs. Autre escale :
Dagana. Banal. on n'y prête plus attention. On a pris son
parti de voguer sur de la boue liquide, dans un presque
désert. L'escale suivante, Kaeddi, présente cette
particularité qu'elle est, la seule, située sur la rive
droite du fleuve, en plein pays des Maures. Prés de la
rive, il n'y a que les deux maisons des commerçants qui
s'y sont établis : Raffin et Desgranges. Mais, plus haut,
dans les terres, à trois cents mètres environ, un fortin
laisse apercevoir, en dessous des plis de notre drapeau
national, les créneaux de ses murs fortifiés. Il y a là un
poste, composé d'une compagnie de Tirailleurs sénégalais.
Ce fortin était bâti sur la crête d'une légère éminence
sortie, on ne sait pourquoi, du sol environnant, tout plat
à perte de vue. Il était là, ce poste, en avancée, en coin
d'accès, dans le désert, en garde contre les incursions
trop fréquentes des pillards maures qui descendaient en
bandes armées et cruelles et allaient ravager les villages
nègres situés sur la rive gauche. Leur coup fait, ils
repassaient le fleuve avec leur butin, les hommes et les
femmes emmenés en esclavage, les troupeaux et les grains,
puis disparaissaient, happés par les immenses solitudes
sableuses.
Là on s'arrêta à peine une demi-heure,
juste pour les opérations postales. La roue du moulin
mouvant se remit à tourner en bavant l'eau que les
aubettes remontaient avec elles, et on s'arrêta de
nouveau, sur la rive gauche, à Matam. Autre poste garni de
quelques Tirailleurs et de deux commerçants blancs. En
route de nouveau. A partir de là, les rives se couvrent de
brousse, plus ou moins dense, mais continue. Les régions
giboyeuses commencent : gazelles, singes, girafes,
éléphants, et tant d'autres. C'est aussi la région du
fleuve où se tiennent les caïmans, attirés par les pièces
de la brousse qui viennent se désaltérer, et les
hippopotames qui se nourrissent des végétaux de la
brousse.
Aussi tous les nemrods du bord
sortirent-ils leurs armes à feu, et ce fut, toute
l'après-midi, un feu roulant sur les caïmans qui se
prélassaient sur les pentes des berges, sur les hippos
dont on voyait parfois pointer les oreilles, sur les
singes de la rive droite qui nous regardaient passer avec
beaucoup de curiosité. Le plus amusant était le jeu des
crocodiles. Affalés à plat ventre sur la boue de la berge,
ils ressemblaient de loin à de vieux troncs d'arbres
rongés par la mousse. Les coups de fusil ne les faisaient
pas bouger d'une semelle, mais une balle venant à les
frapper, ils faisaient un bond subit et prodigieux en
l'air, et, d'un seul coup, plouff ! toute la masse
disparaissait dans l'eau. L'animal était perdu pour tout
le monde, car il ne remonte jamais à la surface.
Vers la fin du jour, passage devant
l'embouchure de la rivière la Falémé, rive gauche. C'est
un important cours d'eau qui descend du Sud, des montagnes
du Fouta-Djallon, en haute Guinée française, et qui,
dit-on charrie des pépites d'or arrachées aux rocs
aurifères de ces montagnes. C'est possible. En tous cas,
le père Legrand et Henry en dissertent à perte de vue,
jusqu'à l'arrivée à Badel, escale et point fortifié, le
premier fortin du Soudan français, dont la limite ouest
est justement formée par la rive droite de la Falémé.
Troupes. Canons. La vallée de la rivière donnant accès à
la Guinée, on l'a barrée contre les incursions
indésirables par ce fortin dont une partie des assises
plonge dans le fleuve même. Arrêt pour la nuit avec
nouvelle perspective de tornade, qui, cette fois encore,
ne creva pas, au grand dam du père Legrand furieux contre
le metteur en scène céleste qui ne lui procurait pas assez
vite les nouvelles sensations attendues.
Mauvaise nuit, cette fois encore, mais,
le lendemain matin de bonne heure, nous atteignons Kayes,
terminus de la navigation fluviale et tête de ligne du
chemin de fer qui s'enfonçait dans les brousses
soudanaises.
Très moche, cette première rencontre avec
la ville de Kayes. Le bateau s'arrête devant une berge
encore très haute au-dessus de l'eau, encombrée de
caisses, de ballots, et, aussi, par les gueuses de fonte
dont le Capitaine Barigoule nous avait parlé. C'était bien
vrai, elles étaient là, les gueuses, en tas réguliers
comme sur un parc de haut fourneau. Le tout était
pêle-mêle, sans symétrie d'aucune sorte. On aurait dit un
atterrissage de fortune, de mauvaise fortune même.
Cependant, la ville de Kayes, capitale du Soudan, existait
à ce moment depuis plus de vingt ans déjà ! Mais au
Soudan, il ne faut pas trop demander. Nous ne sommes plus
à Haïphong, ni à Saïgon, ni à Singapour, pas même à
Tamatave !
Pour débarquer, on nous lance des
planches quelconques qu'on ajuste tant bien que mal pour
en faire une passerelle branlante, flexible, peu sûre.
Parait que ça a été suffisant pour conquérir tout le
Soudan ! Hum ! C'est que ce fameux Soudan avait toutes les
dispositions voulues pour être conquis ! Une passerelle de
planches non assemblées depuis plus de vingt ans ! Depuis
Faidherbe ! Allons, prenons la passerelle, nous aussi.
Deux ou trois glissades sur la terre mouillée de la berge
presqu'à pic, et, tout de même, on arrive sur le
terre-plein, ombragé par un bouquet d'arbres magnifiques,
qu'on m'a dit être des caïlcédrats. Merci du
renseignement. Tohu-bohu général. Tout le monde a voulu
descendre dans les premiers, alors... cohue des arrivants
ahuris hurlant après leurs porteurs de bagages. Ceux-ci,
une foule, se sont précipités sur tout ce qu'ils ont vu de
transportable à terre, sans s'occuper des propriétaires.
On verrait bien après. En un clin d'oeil et sans le
secours de la fameuse passerelle, il n'y a plus un seul
bagage à bord. Les gens affolés se précipitent dans tous
les sens, avec des accents de désolation navrante.
Mais tout s'arrangea très vite. Il n'y
avait plus de bagage à bord, mais ils étaient tous, en un
tas, sur le haut de la berge, servant de siège à leur
porteur qui, patiemment, attendait que le propriétaire
vînt reconnaître son bien. ils connaissaient la manoeuvre,
les porteurs. Vingt ans de passerelle, voyons ! Alors,
faisant comme la foule, nous nous trouvâmes en procession,
tous les six, suivis d'une armée de porteurs, en route
pour notre gîte d'étape situé sur la place du marché.
C'était une grande bâtisse toute nue, avec, au premier
étage, un balcon circulaire, et, au rez-de-chaussée, des
magasins de vente, ceux de la maison Chichignoud,
correspondante de la maison Niger-Soudan nouvelle,
anciennement Pillot et Collas. Nous y fûmes reçus très
affablement par le propriétaire-gérant qui nous installa
au premier étage, nous quatre dans une chambre vaste et
bien aérée, ces messieurs Legrand et Collas chacun dans
une chambre plus petite au même étage. La sueur avait
traversé nos vêtements. Nous descendîmes très vite pour
nous rafraîchir le gosier par un pernod glacé
ineffablement reconfortant. Quelle belle invention que la
soif quand on a de quoi la satisfaire si proprement et si
promptement.
Bonne chère à table que notre arrivée
avait rendu imposante par ce renfort de six appétits à
ajouter aux six hôtes ordinaires. Bonne sieste ensuite,
mais qu'il fallut passer dans une nudité complète et sous
la moustiquaire, à cause de la chaleur excessive -35
degrés à l'ombre- et des moustiques -environ deux cents au
centimètre cube ! Kayes est un des points les plus chaud
du globe. 35 degrés à l'ombre sont la moyenne de l'été,
mais 40 ne sont pas rares. Cette ville se trouve située au
fond d'un cirque de collines abruptes qui ne sont que des
masses de minerai de fer. Ces masses emmagasinent
précieusement la chaleur solaire et, ensuite, la débite
généreusement autour d'elle, sans parcimonie aucune. Pas
agréable, Kayes ! Aussi, lorsque les circonstances l'ont
permis, le gouvernement de la colonie s'est-il empressé de
déserter ces masses ferrugineuses pour aller s'installer à
Bamako, sur d'autres masses également ferrugineuses, mais
aérées par une brise constante venant du fleuve Niger d'un
côté, de la plaine du Kaaïta de l'autre.
En attendant, nous reçumes, enfin, la
première tornade, vers trois heures, alors qu'on ne savait
pas quoi faire de son temps après la sieste. Ce fut une
occupation toute trouvée : écouter, regarder. Et il y eut
un beau concert, en effet. Le ciel devint tout noir, avec
de lourds nuages aux bords sinistrement teintés de fauve.
Puis, subitement, un vent extrêmement violent fit claquer
tout ce qui n'était pas attaché. Les éclairs commencèrent
à se succéder ainsi que les coups de tonnerre, à la
cadence d'un feu d'escadre à volonté. Ca me rappelait
notre combat de Wong-Huoc, là-bas en Chine. Puis les
écluses du ciel s'ouvrirent et, avec une abondance sans
exemple, l'eau fut jetée sur le sol à le noyer d'un seul
coup. Cela dura deux heures. Nous, au balcon, nous
regardions, après avoir eu la précaution de nous couvrir
de laine, car la tempête s'était soudainement rafraîchie.
Quand le concert prit fin ici pour aller donner une aubade
ailleurs, le soleil réapparut, radieux comme devant, se
faisant une fête de pomper avec rapidité les flaques d'eau
attardées dans les creux de la chaussée. Tout était remis
en place pour une nouvelle séance démonstrative.
Deux jours à se morfondre dans cet
affreux trou de Kayes. Nous y avons été prendre langue un
peu partout, dans les cafés et les bistrots, pour causer,
se renseigner. On nous a dit que la ville était importante
pour les affaires commerciales, administratives,
militaires, ferroviaires. Les maisons de commerce de la
côte y étaient toutes représentées : Dawés et Chaumet,
Buhaut et Teissière, Buhaut et Cie, Peyressau et Cie, la
C.O.F.C.A., la F.A.O., Raffin de Kaeddi, et quelques
autres de moindre importance. On allait pousser ferme la
construction du chemin de fer sur Bamako-Koulikoro. On y
allait... faire un tas de choses. Mais pour l'heure, la
fièvre jaune était déclarée sur la côte et ravageait
outrageusement les colonies d'Européens. Les ports de
Saint-Louis, de Dakar étaient bloqués. Trafic arrêté.
Ainsi, les joyeux compagnons de Saint-Louis, si heureux de
rentrer en France étaient-ils arrêtés net à Dakar, en
plein centre de contagion. La plupart y restèrent, les
pauvres gens ! Ils avaient bien fait de faire la noce
auparavant ! Les villes de Konakry, Ziginchor aussi était
décimées, et les gens de Kayes craignaient fort de voir
apparaître le fléau chez eux, et ils n'avaient par tort,
il apparut huit jours plus tard, fauchant impitoyablement
ses nombreuses victimes.
Aucun de nous ne fut atteint, car, à ce
moment nous avions quitté Kayes. Nous étions partis, un
beau matin, par le train semi-hebdomadaire, tortillard
pour campagnes perdues, peu confortable, conçu plutôt pour
des bestiaux que pour du matériel humain. Cependant,
vaille que vaille, ça faisait tout de même ses vingt
kilomètres à l'heure dans ses bons moments, aux rampes
descendantes par exemple. Dans les rampes montantes, du
cinq ou six faisait craquer la machine à lui faire sauter
les poumons. Tous les trente ou quarante kilomètres, il y
avait arrêt. Cet arrêt était marqué prés de la voie par
une espèce de grande guérite : c'était la gare ornée d'un
chef de gare nègre, faisant également fonction de
lampiste, télégraphiste, porteur de bagages, donneur de
billets, fermeur de portières, et siffleur pour faire
démarrer les trains. La machine profitait toujours de la
présence de ce nègre à tout faire pour avoir soif. Alors,
ce bon nègre passait un tuyau de cuir au mécano, et
celui-ci, au moyen d'une pompe à main, emplissait d'eau sa
chaudière. Même répétition à chaque guérite-station-gare.
Mais de patelin, macache ! Pas vu la queue d'un seul. La
guérite portait un nom bien local, peint en lettres
blanches sur fond bleu. Du reste, aucun voyageur ne
descendait ni ne montait sauf ceux qui voulaient se
dégourdir les jambes.
Tout de même, nous passâmes sur un bel
ouvrage d'art, un grand pont métallique enjambant une
large rivière, le pont de Bafoulabé, sur la rivière Bakoi.
Celle-ci, qui descend du Fouta-Djalon, est une branche du
haut Sénégal. Elle rejoint, un peu en aval du pont, la
deuxième branche, le Bafing, que nous traversons un peu
plus tard dans la journée. Le nom indigène de cet endroit
veut dire confluent : Ba : rivière, Foula : deux, Bé :
être. Bafoulabé : deux rivières être, donc, confluent. Pas
plus malin que ça d'interpréter la langue des noirs du
patelin. Là, à Bafoulabé, la pompe à deux mains reste au
repos, on fait manoeuvrer une pompe à vapeur, car il y a
une vraie gare, avec plusieurs employés, dont un blanc. Et
il y a des civils noirs et des civils blancs. Les
négresses viennent montrer leurs grâces et, en même temps,
essayent de vendre des morceaux de canne à sucre, des
ignames, des patates douces, des épis de maïs grillés, des
papayes, des tomates, des piments et des concombres.
Puis, on repart.
On traverse la rivière sur le pont sonore
et on court comme ça, du même train, jusqu'à la rencontre
avec l'autre pont exactement semblable au premier, au delà
duquel se trouve la gare et le pays de Toukoto. Autre
terminus provisoire, importante station, donc, qui groupe
de nombreux bâtiments industriels, une bonne douzaine de
Blancs pour le service des chemins de fer et de
l'administration. Tout le monde descend.
Et comme le village n'offre aucune
ressource, nous nous dirigeons, pour cette fois, vers le
buffet de la gare qui pourra, peut-être, nous nourrir pour
ce soir. Oui. Il a pu, le buffet de la gare. Il nous a
reçus dans la salle à manger commune pleine à craquer de
mangeurs. Pour le coucher, par exemple, inutile d'y
compter. Mais Collas avait prévu la chose et avait fait
conduire tous nos colis, bagages de route, de campement et
autres, aux cases spécialement édifiées pour le campement
des voyageurs qui vont plus loin, vers Bamako, ou qui en
viennent.
Ce campement était fait à la mode du
pays, avec des matériaux d'origine locale. Un mur
circulaire de deux mètres environ de hauteur, une grande
ouverture pour l'entrée, là où chez nous, il y aurait une
porte, de plus petites pour laisser pénétrer la lumière,
genre oeils de boeuf sans vitres, et, sur le dessus, un
cône de paille formant un toit parfaitement étanche. A
l'intérieur, le sol est fortement damé. Il y avait une
dizaine de ces cases groupées sur un large terre-plein
défriché dans la brousse environnante, semblable en tout à
celle que nous avions vue sur les rives du Sénégal. Les
cases ressemblaient aussi à celles que nous avions
aperçues, de plus en plus nombreuses, sur la rive gauche
du fleuve, en villages qui semblaient prospères.
Après Kayes, au début du parcours, il y
avait très peu de villages visibles. Les gens n'aiment pas
le voisinage des Blancs parce que ceux-ci les font
travailler et que les Noirs n'aiment pas ça, oh ! pas du
tout ! Alors, ils se sauvent et vont fonder des villages
plus loin, dans la brousse, à des vingt ou trente
kilomètres et davantage, car la brousse est vaste. Elle
est maîtresse de tout le territoire. Ce n'est pas la
forêt, car on n'y rencontre pas de grands arbres. C'est la
savane, avec une multitude de baliveaux, comme un taillis
de 10 à 15 ans de chez nous, avec des espaces vides des
places cultivées par ci, par là, des cours d'eau, des
collines, des rochers. La vue y est très restreinte, mais
on n'a pas la sensation d'étouffante pesanteur que procure
la forêt.
A Toukoto même, nous étions déjà dans
notre brousse, et on voyait parfaitement s'y enfoncer la
route -ou piste- que nous allions prendre incessamment.
Notre première nuit de brousse ne fut marquée par aucun
incident notable. Nous avions avec nous une partie de
notre matériel de campement. D'abord nos lits Picot, lits
de sangle montés sur une armature tubulaire métallique et
articulé. Nous avions de beaux matelas en kapok que l'on
étendait dessus, ou qui s'enroulaient autour pour le
transport. Le tout prenait place dans un grand sac en
toile forte et imperméable contenant également la
moustiquaire indispensable. Nous avions chacun une
chaise-longue pliante, plusieurs tables de fer pliantes
aussi, puis une certaine quantité de chaises de jardin du
modèle courant. Le reste, c'est à dire les caisses de
popote, les casseroles, seaux, filtres, cafetières,
théières, vaisselle, couverts, tasses, etc, était resté en
gare de Toukoto avec les selleries nécessaires pour le
harnachement de nos chevaux, et nous fut apporté au
campement dans la matinée du lendemain.
On se mit alors en devoir d'organiser le
service, et je fus chargé du soin de la popote. J'avais la
haute main sur tous les approvisionnements, liquides et
solides, et, pour la confection des plats, j'avais un
cuisinier et un marmiton engagés à Kayes. Le service de
table se ferait par les boys, engagés également à Kayes en
même temps que les palefreniers pour nos futurs chevaux.
Je me mis donc à l'oeuvre, et, le premier
repas ayant reçu l'approbation de mes quatre compagnons
-le père Legrand étant resté à Kayes- il n'y avait qu'à
continuer. Donc, bien qu'encore en stationnement, nous
étions déjà partis, et Collas voulut marquer le coup en
sacrifiant quelques demi-bouteilles de Moet et Chandon,
très à la mode au Soudan. Pour un oui, pour un non,
champagne. Par caisses quelquefois. C'était l'époque
héroïque où les militaires n'étaient pas les seuls à
conquérir le pays et ses richesses. On y avait l'argent
facile, à la dépense comme au gain.
Nous n'eûmes nos chevaux que deux jours
plus tard, cinq bêtes quelconques que Collas avaient
achetées par pièces à des indigènes. On nous le amena un
matin, vers huit heures, et, en même temps, Collas fixa
notre départ pour ce même jour, un peu après le déjeuner.
Il n'y avait qu'une petite étape de 15 kilomètres, nous
dit-il, trois heures de route, juste pour le démarrage de
la colonne. J'avais donc à prendre mes dispositions pour
le déjeuner de ce jour, l'emballage et l'arrimage de tout
le matériel, et la préparation du dîner du soir dont il
fallait emporter les éléments, puisqu'on arriverait trop
tard pour se les procurer sur place.
Pendant ce temps, mes camarades
choisirent leur monture. L'une était déjà retenue par
Collas, charité bien ordonnée... le deuxième à pourvoir
était Henry, à cause de ses 110 kilos : il lui fallait une
bête pouvant les soutenir. Il la trouva : un horrible
cheval blanc sale avec des tachetures bleues. Vilain comme
tout, il avait en outre un dos de mulet. C'était justement
ce qu'il fallait : de cette façon, il ne pliait pas
l'échine. Mais il était aussi hargneux, méchant,
astucieux. Il ruait, tapait du pied, mordait, se mâtait.
En somme, seul Henry, pouvait le monter : ses 110 kilos
assagissaient l'animal immédiatement.
Restaient donc trois chevaux pour les
trois autres voyageurs. Tillet et Pertinaud firent leur
choix. Ce qui restait, ma foi, ce serait fatalement pour
moi. Je n'avais rien à dire : du moment qu'en m'occupant
de la communauté je ne pouvais m'occuper de moi-même, il
était fort juste que personne ne s'avisât de le faire à ma
place, n'est ce pas ? Si bien que, au moment de monter en
selle, alors que la tête de la colonne était déjà en
route, je me trouvai devant une affreuse haridelle, dont
la selle perdait ses entrailles. Par surcroît, la bête se
mit à tourner, à se cabrer, à vouloir mordre. Alors, ce
fut bien simple : je renonçai à la monter et pris le
chemin à pied, comme un vulgaire Légionnaire. Quinze
kilomètres, sans autre harnachement qu'une badine, c'était
une promenade, en comparaison des étapes de ma vie
militaire.
Me voilà donc gaillardement en route,
heureux même de cette marche en perspective : j'ai
toujours aimé la marche. Je suivais la colonne assez
importante des porteurs. Il y en avait une trentaine
chargés de colis divers, plus quatre boys, quatre
palefrenier, deux cuistots. Ca faisait déjà riche dans le
paysage. Il est vrai que le paysage s'en foutait
royalement. La route, incessamment parcourue était bien
marquée et bien damée par les pieds des passants. Il
faisait une terrible chaleur. Des nuées épaisses, mais pas
noires cependant, voltigeaient dans le ciel. A un certain
moment, j'arrive à la hauteur de Collas, arrêté sur son
cheval, qui me demande pourquoi je ne suis pas à cheval,
moi aussi.
- Parce que j'aime mieux aller à pied.
- Vous ne pouvez pas faire l'étape à
pied. Il faut monter à cheval.
- Non, Monsieur. Permettez. Il n'y a que
quinze kilomètres, ce n'est vraiment qu'une promenade pour
moi.
- Ailleurs, peut-être, mais pas dans ce
pays ! Je vous donne l'ordre de monter à cheval !
Ce ton de commandement ne fut pas du tout
de mon goût.
- Monsieur Collas, je ne monterai pas ce
cheval que je ne connais pas. Etant à la popote, je n'ai
pas pu l'examiner. Et puis, franchement, j'aime mieux
marcher.
- Ce n'est pas possible ! Je suis
responsable de vous, j'ai droit au commandement, et je
vous réitère l'ordre de monter à cheval.
- Dans ce cas, Monsieur Collas, moi, je
vous dégage complètement de cette responsabilité dont je
ne me doutais pas et dont je ne veux pas. Je la prends sur
moi, cette responsabilité qui me concerne, et je vous
répète que je ferai cette étape à pied, jusqu'au bout. Je
serai moins fatigué que vous en arrivant, et peut-être
même arriverai-je avant vous !
Et sans plus discuter, je repris mon pas
de fantassin, pendant que Collas, impuissant, remettait sa
bête en route tout en maugréant. L'affaire marcha ainsi
pendant à peine une heure. Puis, tout d'un coup, éclata
une de ces tornades qui comptent dans la vie d'un
broussard. Quelle magnifique mais effrayante manifestation
! Les nuages étaient presque sur nos têtes. Eclairs et
tonnerre ne discontinuaient pas. Et la pluie ! Quel déluge
! Immédiatement, je vis mes compagnons, leurs chevaux,
leurs boys, s'enfoncer dans la brousse à droite et à
gauche, pour chercher un soi-disant abri. Les porteurs
s'étaient arrêtés au bord du chemin. Ils avaient accroché
leurs charges dans des fourches de branchage, et s'en
servaient comme toiture. Alors, je me mis à sourire de
satisfaction. Voilà, pensai-je, le moment de faire voir à
Collas de quel bois je me chauffe. Allons-y, nous rirons
ce soir.
Je me disais, en effet : étant donné que
cette tornade m'a déjà trempé jusqu'aux os, elle ne peut
guère me mouiller davantage. Mais elle le fera plus
longtemps si je fais comme les autres, c'est à dire si je
m'arrête pour attendre sa fin, que l'on ne peut prévoir.
Pendant cette attente, j'aurai froid, et il faudra,
ensuite, que je fasse la route quand même. Donc, mon
vieux, ne t'occupe pas de la tornade, fonce comme si elle
n'existait pas et va ton chemin. Ce que je fis sans
sourciller. Je recevais bel et bien les cataractes
célestes sur le dos, mais je les aurais reçues de toutes
façons. Il valait donc beaucoup mieux avancer en les
recevant. et puis, ce n'est qu'une question de quelques
minutes pour l'accoutumance ! Au bout de ce temps, on est
fait à la dégoulinade continuelle des colonnettes d'eau
qui glissent gentiment entre les vêtements et la peau. On
est fait au clapotis des pieds dans les souliers pleins
d'eau. Et on en rigole.
Tout en avançant normalement, maintenant
avec de l'eau jusqu'aux chevilles, j'entraînais avec moi
tous les porteurs, tous ceux qui étaient chargées des
caisses de popote, de campement et de ma cantine. Voyant
un Blanc, un Toubabou comme ils disent, aller à pied au
milieu de la tornade, il ne pouvaient faire autrement que
de le suivre, surtout qu'eux, ils étaient à peu prés nus.
Nous marchâmes ainsi pendant deux heures
sans arrêt. Et moi, j'avais le sourire en pensant à la
tête que ferait un certain Collas en arrivant après moi à
l'étape. Je m'amusais comme une petite folle à cette
pensée, et maintenant encore, quand je rapporte cet
incident comique, je ris encore comme à cette époque.
Juste comme j'apercevais, tout proche, les toits pointus
du village de Nafadié, notre première étape, la tornade
cessa et j'entrai dans les cases du campement avec les
rayons du soleil revenu.
Sans désemparer, je pris possession d'une
case pour la cuisine, une autre serait la salle à manger.
On coucherait comme on voudrait dans les autres. Bon.
Allez, les porteurs. Cuisiniers, marmitons, prenez vos
caisses, mettez-les ici et grouillez-vous. Vous autres,
mettez ces colis dans cette case. Maintenant, boy, du
bois, de l'eau, des poulets, et rapidement, que ça saute !
Puis j'allai me changer. En cinq minutes,
je fus déshabillé, frotté, séché, puis je mis du linge et
des vêtements secs. Un bien-être se répandit dans toute ma
personne qui s'offrit, pour les circonstances, un bon
pernod préliminaire, à la santé des camarades qui
grelottaient encore dans la brousse. En l'espace d'un
quart d'heure, un beau feu flambait dans la case-cuisine,
et les deux cuistots commençaient les opérations du repas
du soir. Le chef du village avait vendu trois poulets, on
les plumait. Il y aurait donc potage julienne et tapioca,
poulets rôtis à la casserole, pommes de terre aux oignons,
et une bonne salade de tomates.
Tout mon monde étant au travail, je les
regardais faire. Les boys s'affairaient aux tables,
chaises, nappe, etc, tout le service de la salle à
manger.Je montai mon lit moi-même pour m'occuper et, après
le mien, je montai celui de Tillet que j'avais accroché en
route en même temps que sa cantine. Il serait content de
trouver tout cela prêt en arrivant. Puis j'allai faire
sécher mes vêtements au feu du cuisinier, auquel le chef
du village -Dougoutigui- avait vendu du bon bois sec. En
effet, ces villages d'étapes devaient fournir à tous les
passagers les éléments indispensables à leur séjour au
campement : eau potable, bois pour la cuisine, poulets,
lait, oeufs. C'était tout ce qu'on pouvait trouver dans le
pays, mais c'était déjà très bien. Naturellement, on
payait, mais ce n'était pas très douloureux, un baquet
d'eau, deux sous, une brassée de bois, deux sous, un
poulet, trois sous, une douzaine d'oeufs, deux sous. En
général, on donnait une somme supérieure à celle qui
aurait pu être réclamée. Entre Blancs, on avait fait un
arrangement tacite, on donnait au chef du village un franc
par Blanc et par jour, y compris la corbeille de mil pour
le cheval.On ne se ruinait pas et le bonhomme était
content.
Deux heures après mon arrivée, le soleil
ayant disparu, il faisait nuit noire, c'est à dire sans
lune, mais aussi sans nuages. Et personne encore ne
venait. Le dîner était prêt, les boys avaient terminé
leurs préparatifs. Mais les convives ne s'annoncaient pas.
La joie de la bonne farce que je leur avais jouée allait
s'atténuant. Je me surprenais à avoir pitié d'eux,
maintenant. Les pauvres gens, pensais-je ! Ils ne doivent
vraiment pas être à leur aise. Surtout Collas, avec ses
responsabilités. Qu'elles doivent être sombres, ses
pensées, surtout s'il croit que, moi aussi, je suis resté
en panne, perdu dans la brousse ! Et quelle sombre
perspective que de devoir arriver à l'étape en pleine
nuit, les porteurs égaillés n'importe où, avec des
vêtements trempés, et la popote à organiser !
A cette pensée, je devenais presque
sombre à mon tour. Heureusement, je n'avais qu'à regarder
autour de moi pour me sentir rasséréné : le dîner, prêt,
la table mise, les apéritifs sur la table avec de l'eau
filtrée en abondance, le mil pour les chevaux, de l'eau
dans les cases pour la toilette. Enfin, les photophores
étaient garnies de bougies neuves et un de ces pratiques
luminaires se trouvait allumé au milieu de chaque case. On
n'attendait plus que les convives dans une atmosphère
qu'aucun d'entre eux ne pouvait espérer trouver.
Et voilà que j'entends les appels de
quelques porteurs. Ce sont mes voyageurs qui s'annoncent.
Le pas des chevaux retentit et mes gens, ahuris,
grelottants, de mauvaise humeur, paraissent à leur tour.
Je laisse à penser s'ils furent heureux de trouver un
campement aussi accueillant ! Les camarades me le
manifestèrent spontanément, mais Collas resta tout d'abord
furieux, car il ne trouvait pas les cantines contenant ses
vêtements de rechange. Enfin, elles vinrent, ces divines
cantines,et, une demi-heure après tout le monde était
attablé autour des apéritifs bien gagnés. Nous échangeâmes
les récits de nos péripéties, Collas daigna montrer sa
satisfaction au sujet de mon initiative, dont je leur fis
la narration. J'y ajoutai le récit de quelques-unes de mes
expériences antérieures, et cela contribua à calmer tout à
fait les derniers soucis de Monsieur Collas.
Juste au moment où nous allions passer à
table, des voix de Blancs se firent entendre.
- Chic, entendons-nous, il y a du monde.
Quelle veine !
Au même instant apparurent, dans
l'encadrement de la porte, ou plutôt dans son ouverture,
deux Français, trempés comme des barbets.
- Administrateur Collin, dit l'un.
- Commerçant Vautrin, dit l'autre.
Venons de Djenné. Partons pour la France.
Avons reçu toute la tornade de cet après-midi. Pas moyen
attraper Toukoto ce soir.Vous trouvons installés. Veine
pour nous, hein ?
- Certainement, dit Collas qui fit les
présentations générales. Vous êtes chez vous. Vous serez
des nôtres ce soir. Voyez nous allions passer à table.
Boys, des chaises pour ces Messieurs, des verres, de
l'eau.
- Merci. Permettez-nous d'aller nous
changer, dans quelques minutes, nous viendrons déguster
vos apéritifs avec satisfaction.
Nous, pour les attendre, en prenons une
dose supplémentaire. Je m'entends appeler joyeusement :
- Ohé, le chef de popote de la tribu ?
- Voilà l'homme, fis-je, en entrant dans
la case d'où sortait ce vibrant appel et où se tenait un
Blanc tout nu.
- Tenez, dit le nudiste, voilà des boîtes
de petits pois, ça ira avec vos poulets. Voilà des boîtes
de jambon délicieux, ça ira avec n'importe quoi !
- Merci ! on va arranger ça.
J'allai à ma cuisine où le cuisinier eut
tôt fait de préparer ces mets déjà tout amorcés.
Puis ce furent les propos et exclamations
des arrivants pendant les apéros et tout le temps du
dîner, qui, copieux, fut aussi copieusement arrosé. Ce
soir-là, à minuit, on sablait encore le champagne. Une
caisse entière y passa. Vingt quatre demi-bouteilles de
Moet, la moitié en doux, l'autre moitié en extra-dry. On
dut même terminer, je crois bien, par deux grandes
bouteilles de cordon rouge ! C'est qu'ils étaient heureux,
les deux voyageurs ! Demain, après deux ans de brousse,
ils allaient revoir un chemin de fer ! Ils allaient revoir
des bateaux, des vrais, plus de pirogues, puis des femmes
blanches, qui leur parleraient leur langue maternelle,
qu'ils pourraient embrasser en français ! Qu'ils
pourraient humer avec délices ! Non, c'est fou, quand on
songe à toutes ces joies si proches, là à porter de la
main. Demain ! Allez du champagne, boys, nom de Dieu,
qu'on jouisse d'avance de ces jouissances de demain !
Les pauvres gens ! Ils firent bien. On
aurait dit qu'ils se savaient au bord de leur fosse,
tellement ils étaient avides de vivre. Ils n'allèrent pas
plus loin que Kayes. Jusqu'à demain, en somme. Mais il n'y
eut pas d'aprés-demain pour eux. Ils furent pris dans la
tourmente de fièvre jaune qui s'abattit sur Kayes, et,
ayant moins de résistance que d'autres, ils furent
emportés sans rémission. Nous sûmes cela bien plus tard,
lorsque les nouvelles purent nous parvenir.
Ce fut très joyeusement que, le lendemain
matin, nous nous séparâmes en nous tournant le dos. Ils
nous laissaient une pleine caisse de conserves pour nous
remercier de notre heureuse rencontre.
Cette nouvelle étape fut plus longue que
la première, trente kilomètres environ. On partit de bonne
heure pour arriver vers midi, par un soleil terrible, à
Badinko. Triste gîte d'étape. Deux campements y étaient
installés, à deux cents mètres de distance, sur cette
distance se trouvait le marigot torrentueux du Badinko qui
donnait son nom au pays. Ce torrent présentait des berges
d'une profondeur effrayante. En saison sèche, il ne
coulait, au fond, qu'un mince filet d'eau. Mais en saison
des pluies, il suivait les pulsations des tornades. Ainsi,
celle de la veille l'avait rempli, et, lorsque nous nous
présentâmes pour le franchir, impossible : le gué n'était
pas encore praticable. Quant au pont, de fortune, inutile
d'en parler : la première tornade de la saison l'avait
emporté, comme tous les ans d'ailleurs.
Force nous fut donc de nous arrêter au
premier campement celui de la rive gauche du torrent. On
le fit, bien sûr, mais en maugréant, car il faudrait
décamper au cours de la journée, sitôt que le passage
serait possible, pour être de l'autre côté, le lendemain
matin, même si une nouvelle tornade venait à remplir le
torrent une nouvelle fois au cours de la nuit. Dans la
soirée, donc, toute la smala déambula pour refaire le
bivouac de l'autre côté, juste en face.
A partir de là, nos étapes se firent sans
anicroches. Monotones. Toujours la même brousse partout.
Quelques clairières cependant, dans lesquelles les
cultures semblaient magnifiques : sorgho, mil, millet,
maïs, coton,quelques rares cannes à sucre, arachides,
haricots, melons, calebasses, tomates, piments, et
quelques autres condiments. De rares palmiers montraient
leurs éventails au-dessus des baliveaux, dans le creux des
marigots, quelques palmiers phoenix, pas de bananiers, pas
de goyaviers, ni d'ananas, ni de manguiers, quelques
papayers, ces arbres bizarres dont les fruits, perchés à
la couronne des feuilles, ressemblent à des melons,
extérieurement, et intérieurement. Ils sont excellents,
d'ailleurs, ces fruits sont très sains : ils contiennent
beaucoup de pepsine, dit-on.
Au bout d'une huitaine de jours sur la
piste, nous arrivâmes à l'étape de Kita, centre important
dans un joli site. De hautes montagnes pierreuses
l'entourent. La route y mène en une longue descente,
bordée à droite et à gauche par de très beaux arbres à
fleurs merveilleuses : des flamboyants. Nous trouvons
plusieurs Européens : un administrateur, et ses adjoints,
quatre ou cinq Pères missionnaires du Saint-Esprit,
quelques commerçants blancs, et beaucoup de petits
vendeurs noirs. On y faisait, autrefois, un très important
trafic de poudre d'or, parce que Kita est le débouché
naturel, au Nord, de la région aurifère du Fouta-Djalon
dont la ville principale est Satadougou. Nous restâmes
trois jours au campement des passagers, en attendant
l'arrivée du père Legrand qui nous suivait.
Celui-ci arriva comme prévu, sa grande
goule plus alerte que jamais. Il nous rabattait les
oreilles des expériences qu'il venait de vivre -celles de
tout le monde- mais qui étaient exceptionnelles du fait
que c'étaient les siennes propres. Nous lui laissâmes
Henry, comme il était convenu. Ils devaient, tous les
deux, se rendre d'abord à Satadougou, puis continuer dans
les roches pour y découvrir les trésors des Incas. Bon
voyage !
Réduits à quatre, nous reprenons la
piste, aguerris maintenant, comme des Soudanais de
toujours. Encore quelques jours, et nous touchons Kati,
point très important à cause de sa position géographique.
Il commande un défilé, une fissure, une gorge, un col,
comme on voudra, qui mène au plateau sur lequel nous
marchons depuis une quinzaine, à la plaine située trois
cents mètres plus bas, presqu'à pic, sauf, justement, là,
à cet affaissement qui a été creusé patiemment par un
ruisseau, en été torrent tumultueux, cascadeur, impétueux.
L'autorité militaire s'est, bien entendu,
emparé de ce point important et en a fait son centre de
recrutement et de concentration pour tout le Soudan et le
haut Sénégal. De là, on domine la vallée du fleuve Niger
qui coule, là-bas, à une quinzaine de kilomètres
seulement. Collas décide que, malgré la proximité du but
il vaut mieux camper encore là pour la nuit. Le lendemain,
on sera de très bonne heure à Bamako, où on aura toute la
journée pour se remettre et prendre contact avec les gens
et les choses. Un coureur avertira le directeur, Monsieur
Pillot, de notre arrivée, de cette façon tout sera prêt
pour nous recevoir. En effet, tout se passa comme prévu. A
cinq ou six kilomètres au-delà de Kati, alors qu'on aborde
franchement la descente, on aperçoit l'immense panorama de
la vallée du Niger, avec le large ruban argenté du fleuve
courant au travers d'une brousse qui semble très dense. On
dévale la pente en compagnie du torrent mugissant et
écumeux qui, nous dit Collas, va aller se perdre comme en
flânant, dans la bananeraie de la Niger-Soudan, la nôtre.
Quelques foulées dans la plaine immense et plate, tapissée
de cultures et aussi de graminées géantes dont les têtes
arrivent à hauteur de nos yeux de cavaliers. Des cases
rondes et pointues. Une citadelle aux murs épais et
crénelés. Une jolie maison en construction : la future
résidence de l'administrateur qui y viendra un peu plus
tard. Des cases encore, cette fois en torchis rougeâtre,
avec terrasses : ce sont les cases spécifiquement
bambaras. Nous sommes à Bamako.
Une allée de flamboyants. Une autre
plantée de fromagers. Une grande bâtisse à l'européenne
avec toiture de chaume. C'est là. Une grande porte large
ouverte nous permet d'entrer dans une vaste cour entourée
de bâtiments. Nous sommes arrivés. Un homme nous accueille
avec amabilité, Monsieur Pillot, directeur.
Au Soudan
Le brouhaha des porteurs est vite
canalisé par un contre maître noir connaissant son affaire
et la langue française à la perfection. Notre arrivée
étant prévue, il n'y eut pas de tâtonnement. Chacun de
nous avait sa chambre, sommairement meublée, mais large,
lumineuse, aérée. Un grand lit large avec baldaquin et
moustiquaire, une table, une table de toilette avec le
nécessaire, chaises, rayons, penderie sous toile. Une
salle de douches commune se trouvait non loin de là. Nous
y allâmes, chacun à notre tour, et, pour onze heures,
heure de l'apéritif rituel du matin, servi sous la véranda
du côté opposé au soleil, nous nous trouvons réunis, dans
nos atours tout propres, comme si nous sortions d'une
bonbonnière.
On nous présente à deux collègues de la
maison : Almeche jeune et Collin. Almech aîné était alors
en congé en France et serait de retour dans quelques mois.
Prise de contact général. Péripéties de la route.
Mauvaises nouvelles de la fièvre jaune; énormément de
décès sur la côte. Affaires prospères dans la région. Le
rendement des impôts est assez bon, dit-on, mais
malheureusement ils sont payés en nature : cauries, mil,
ânes. On s'arrangerait. Nous étions au 13 Juillet 1900,
veille de la fête nationale. Il n'y aurait pas de revue de
troupe, car la garnison ne se compose que de deux
militaires : le Lieutenant d'artillerie Guillaume et son
secrétaire, le brigadier Guillonnet. Mais le lieutenant
nous ferait l'honneur de venir partager notre déjeuner de
gala patriotique, à la "Boutique-Bâ. Cela veut dire :
grande boutique, et c'est le nom familier sous lequel
notre établissement est connu dans la contrée.
Bamako est un nom qui peut être
interprété de deux façons différentes. On peut le scinder
en : Bama = Caïman; et ko = parle, soit; endroit où les
caïmans parlent. Ou bien en : Bâ = rivière; Mako ou Makou
= taire, soit : endroit où le fleuve se tait. Les deux
explications sont également admissibles. En effet, il y a
énormément de caïmans à Bamako, et, d'autre part, le
fleuve, ayant dépassé les rapides de son amont, coule vite
mais calmement, sans clameurs. Celles-ci reprennent à dix
ou douze kilomètres en aval, endroit où un immense seuil
rocheux barre le fleuve dans toute sa largeur.
A la hauteur de Bamako, le Niger est
majestueux, surtout en pleine saison des pluies, alors
qu'il est gonflé par l'apport de tous ses affluents. Il a
alors une largeur de plus d'un kilomètre. La localité même
de Bamako est située à environ deux kilomètres du fleuve.
A l'époque où nous sommes arrivés, en Juillet 1900 c'était
déjà une très forte bourgade indigène avec un marché
central très animé. De ce marché partaient des voies,
qu'on ne peut pas appeler rues, qui desservaient les pâtés
plus ou moins importants, plus ou moins compacts, des
habitations indigènes. Celles-ci étaient des cases
carrées, en pisé rouge, avec toitures en terrasses, et il
y grouillait une importante population composée en grande
majorité de Bambaras, de l'espèce si on peut dire
bourgeoise, c'est-à-dire citadins ne travaillant pas la
terre, ne faisant pas la guerre.
Pendant notre traversée de la brousse,
nous avions rencontré plusieurs races principales : les
Toucouleurs, les Senoufos, les Sousous, les Mandingues,
et, à partir de Kayes, les Bambaras. Toutes ces tribus
sont de race nègre la plus pure et la plus primitive. Le
prognathisme y est constant et prononcé. Les hommes sont
beaux en général, beaux d'académie, s'entend, ainsi que
les femmes. Dans la campagne, les gens vivent presque nus.
Les femmes ont un simple pagne autour des reins, les
jeunes filles se contentent d'un petit bout de ruban qui
pend entre les jambes, les gamins et gamines sont
complètement nus. Les hommes portent un slip très court.
Ils sont pêcheurs, chasseurs et agriculteurs. Ils n'ont
pas d'autres moyens d'existence et cela parait leur
suffire. Nous verrons ce que notre civilisation, ou
prétendue telle, les fera devenir. A Kayes, il y avait
surtout un mélange de toutes ces races, représentées par
des individus plus aventureux que les autres, venus tenter
leur chance avec les Européens, les suivant en qualité de
boy, cuisinier palefrenier, planton, commis de comptoir,
interprètes.
A Bamako, la population exerçait les
métiers les plus divers, métiers manuels classiques, comme
tisserands, tailleurs, cordonniers, ainsi que d'autres
spéciaux au pays, tels que griots, féticheurs, musiciens,
poètes, troubadours, marchands, chefs porteurs. Les
citadines étaient pour la plupart des élégantes, ce qui
veut dire que, pour sortir en ville, elle s'habillaient de
lingeries plus ou moins voyantes, chatoyantes, nombreuses,
selon leur situation sociale ou monétaire. Là aussi, leur
vêtement principal était le pagne, pièce de cotonnade
enroulée autour des reins et formant un jupon. Une simple
torsion à la ceinture en assure l'attache. Ce pagne peut,
sans autre inconvénient que de susciter la jalousie et
l'envie, être doublé, triplé ou même quadruplé. Le torse,
lorsqu'il n'est pas à découvert, ce qui est très courant,
est revêtu de ce qu'on appelle le boubou. C'est aussi une
pièce de cotonnade, généralement unicolore, à peu près
carrée, percée au centre d'un trou, ou plutôt d'une grande
boutonnière, permettant à la tête d'y passer. Le bouts
sont noués ou cousus deux à deux par les coins. Lorsque la
tête à passé par l'ouverture, les lèvres de celle-ci
reposent sur les épaules, autour du cou, et les bras
sortent des pans latéraux fermés par le bas. Ces pans sont
souvent relevés sur les épaules pour qu'on puisse mieux
admirer les bracelets que l'on porte, surtout s'ils sont
nombreux et de matière précieuse : or, argent, bronze,
cuivre, ébène, ivoire.
Car ces dames portent beaucoup de bijoux.
Bracelets d'abord. Ils sont de deux sortes; ceux de
poignets, et ceux qu'on porte à partir du coude, en
remontant vers l'épaule. On en porte à un bras ou aux
deux, et même aux chevilles. Les doigts sont ornés de
bagues. On en voit qui sont merveilleusement travaillées
par des artistes filigraneurs remarquables. Aux cous
féminins, on voit beaucoup de choses, depuis le modeste et
unique collier de perles bleues ou rouges, jusqu'aux
riches ensembles de perles dorées à quatre ou cinq rangs,
fermés sur la gorge par de superbes bijoux d'or et
d'argent, aux formes variées, ou par d'énormes boules
d'ambre, par des oeufs en ivoire d'éléphant, ou par de
plus petites boules en ivoire d'hippopotame ou de corail.
On y voit aussi des griffes de panthères, des dents de
caïman, des pattes de singes, le tout finement monté sur
cuir plus ou moins ouvragé, et contiennent à l'intérieur,
ou sont sensés contenir, soit des formules coraniques,
soit, le plus souvent, le noyau du préservatif qui change
selon la fonction du grigri, c'est-à-dire de la nature de
la calamité que craint principalement la porteuse :
caïman, stérilité, panthère, veuvage, ou tout autre. On
les pend au cou individuellement par une cordelette en
cuir tressé, ou attachés en éventail étalés sur la
poitrine.
Les oreilles reçoivent aussi leurs
ornements, en or généralement. Ce sont presque toujours
des torsades plus ou moins épaisses, ayant la forme d'un
croissant dont les pointes, en se refermant, entrent dans
le lobe de l'oreille par le trou qu'on y a pratiqué à cet
effet. Les plus volumineuses de ces boucles se portent au
bas de l'oreille, et, dans ce cas, le poids du bijou est
supporté par une mince cordelette de soie attachée à la
bouche d'une part, et d'autre part au haut de l'oreille.
Mais à Bamako, ville riche, presque toutes les petites
bourgeoises portent les boucles par étages successifs.
Celle du bas est toujours volumineuse; puis en remontant
le long du cartilage de l'oreille, une succession de
boucles plus petites s'ajoutent les unes aux autres,
suivant un rythme et des moyens que connaissent seules
celles qui s'embellisent de la sorte.
Le nez a sa parure aussi. C'est au milieu
de la mince cloison que se place le bijou, en or, tout
semblable à un des croissants d'oreille, dont les pointes
entrent dans le cartilage, et le lourd anneau, renflé au
milieu, retombe gracieusement( ?) sur le milieu de la
lèvre supérieure. D'autres coquettes accentuent le décor.
Mais celles-là sont des Peulhs, de race très ancienne, à
la peau brune et non noire, au nez plus fin. A tout ce que
je viens d'énumérer, elles ajoutent, ces jolies Peulhs,
une perle d'or dans le creux externe de chaque narine,
dans cette jolie petite fossette qui se dessine au-dessus
du renflement latéral. Et, ma foi, ce n'est pas plus mal
qu'autre chose !
Mais nous n'en avons pas encore fini,
avec les bijoux : il y en a aussi dans les cheveux. Les
femmes bambaras se tressent les cheveux, qu'elles ont très
crêpus mais assez longs, en quatre nattes principales,
partageant le dessus de l'arrière de la tête en quatre
espèces de macarons qui seraient carrés. Ces tresses, très
épaisses sur la tête, se terminent par une petite queue à
laquelle s'adaptent des anneaux d'or, de cuivre ou autres
matières décoratives.
Quant aux perles, ces dames bourgeoises
en portent aussi à profusion. Mais, comme elles ont
beaucoup de bijoux de valeur à montrer à l'extérieur de
leur beauté, il faut, pour contempler le décor de perles
qui les ornent, qui les pare, il faut avoir, dis-je, une
certaine intimité avec elles. Dans ce cas, qui arrive
aussi bien à Bamako qu'à Saïgon, qu'à Tamatave, qu'à
Djibouti, on découvre que l'académie noire de ces dames
rehausse sa beauté d'un nombre impressionnant de ceintures
de perles, courant au-dessus de leurs hanches. Dix, vingt,
de ces ceintures miroitantes, tintantes cliquetantes,
froufroutantes, attirent votre regard au moins autant que
le reste de la sculpture d'ébène offerte à votre
admiration.
Voilà à peu près comment on voit les
femmes à Bamako. On en trouve même quelques-unes qui
ajoutent à ces parures des bagues fines à leurs doigts de
pieds. Celles-là marchent pieds-nus, bien entendu; mais
pour faire voir qu'elles peuvent aussi s'offrir de marcher
avec des sandales de cuir, elles tiennent ces attributs de
la marche, en équilibre sur leurs têtes. Comme cela,
personne ne peut clabauder sur leur impécuniosité. Rares,
celles qui se coiffent du mouchoir noué indispensable aux
beautés ouoloffes - de ce temps-là du moins, car
maintenant, les séduisantes jeunes ouoloffes sortent
nu-tête, mais coiffées à ravir par des coiffeuses de
métier européennes ou syriennes, s'il vous plaît - Chez
les femmes bambaras, le mouchoir n'était ni inconnu, ni
prohibé, mais il était peu porté.
Quant à leur beauté de figure, à ces
femmes, elle n'était pas à dédaigner, à condition d'être
déjà familiarisé avec les traits de leur race. Alors, on
distinguait parfaitement les beautés des pas beautés,
comme partout. Mais pour leur beauté sculpturale, elles
est remarquable, tant qu'elles sont très jeunes. Très
vite, ensuite elles se fanent. Une première maternité
suffit pour faire affaler comme de pauvres tripes la plus
belle poitrine de négresse ! C'est, d'abord, qu'elles
allaitent longtemps, trop longtemps. Et puis elles ont la
déplorable habitude, en portant leur enfant sur leur dos,
de nouer le lien qui le soutient juste au-dessus des
seins; si bien que le poids de l'enfant pèse constamment
sur ces glandes fragiles qui, d'autre part, sont pompées à
outrance. A ce régime, aucune poitrine de femme ne peut
résister.
Voilà des généralités assez explicites
sur les femmes et leur extérieur. Voyons un peu les
hommes, maintenant. A Bamako, centre de gens déjà
sélectionnés, le type primitif est sensiblement modifié
par les apports des Toucouleurs, des Maures, des Peulhs,
dont le prognathisme est beaucoup moins accentué que chez
les Bambaras purs. Les Toucouleurs, originaires des
vallées du Sénégal, seraient le produit de Sénégalais et
de Maures, race très foncée bien que blanche, comme les
Touaregs. Les Peulhs, eux, sont des descendants soudanisés
des Fellahs d'Egypte. On les appelle aussi Foulbés, dans
certaines régions, nom incontestablement dérivé du mot
Fellah, encore usité pour désigner les paysans et les
éleveurs de haute Egypte. D'autres Noirs, les Mandingues,
sont venus du Sud, en descendant la vallée du Niger (aussi
les Malinkés, les Ouassouloukés). Du Nord, en remontant
cette même vallée, les gens de Tombouctou, de Djenné, du
Macina, du Mossi, sont venus se fondre dans ce creuset de
races noires. Il en est sorti ce mélange de types qu'on
rencontre à Bamako, comme à Ségou, par exemple.
Leurs vêtements sont simples. Ils portent
un pantalon court qui dépasse à peine le genou, noué
autour des reins par une ceinture en coulisse. Le torse,
lorsqu'il n'est pas nu, est couvert par le boubou, à peu
près semblable à celui des femmes, mais plus long et
comportant une poche large et profonde sur le devant, en
dessous de l'échancrure du col. Sur la tête, ils ont
généralement une calotte ronde, en cotonnade. Des sandales
aux pieds pour les gens chics; autrement, ils marchent
volontiers pieds-nus. Les boubous riches sont décorés de
passementerie, ou de broderies minutieuses faites dans le
tissu même. On en voit de somptueux. Comme étoffe, ils
préféraient alors la toile indigène, tissée en bandes
étroites de cinq ou dix centimètres, qu'on coud en les
juxtaposant, en quantité nécessaire pour un travail donné.
Quant aux hommes du peuple, si on peut
dire, du monde des manoeuvres, porteurs, esclaves - à la
mode soudanaise - paysans, ils vivent presque nus, ou sous
des haillons sordides. Comme partout, ils ont l'air
misérables, mal nourris, mal entretenus, craintifs. Il est
remarquable comme l'homme se sélectionne toujours partout
dans tous les pays du monde, dans n'importe quelle race,
dans n'importe quel niveau de race. Toujours et partout,
il y a ceux qui peinent physiquement, manuellement, qui
engendreront d'autres misérables comme eux, et, à côté,
ceux qui, par leur intelligence supérieure, font
travailler les premiers et profitent de ce travail des
autres.
Chez nous, nous avons les maîtres de
forge dans leurs châteaux et les mineurs dans la mine; les
banquiers dans leurs palais et les mendiants sous les
ponts; les grands agriculteurs et leur opulence, avec, en
face, les misérables glaneurs et arracheurs de pommes de
terre; les ministres et les cantonniers; les généraux avec
leur dorures et leurs retraite assurée, et les simples
troufions qui vont se faire tuer pour la gloire des
premiers ! Eh ! bien, chez les autres, j'ai vu des
marabouts gras et magnifiquement vêtus, et les meskines
aveugles, mendiants éternels; les caïds, les aghas et les
débardeurs; à Madagascar, les Hovas aux panamas précieux
et les pauvre bourjanes de filanzanes; en Extrême-Orient ?
Oh ! quelle richesse dans la gamme des sélections ! Il n'y
avait donc aucune raison pour ne pas rencontrer pareille
organisation humaine au Soudan. Aussi l'y trouve-t-on,
aussi visible qu'ailleurs. Et comme partout, le Blanc
vient fourrer son nez dans la société locale pour la
bouleverser à son profit et commencer, dans tous les
domaines, une nouvelle sélection qui donnera, plus tard,
des fruits divers que nous ne verrons pas, mais dont nous
verrons apparaître les premières fleurs.
Notre magasin n'était pas le seul sur la
place. Autour du marché, deux ou trois boutiques
européennes montraient, à leur devanture, les merveilles
de la verroterie moderne, en particulier celles qui
venaient de Bohème. Jamais je ne m'était imaginé
l'incroyable variété de formes, formats, teintes, que l'on
peut obtenir dans cette fabrication. Quelles admirables
collections de perles j'ai vues là, à Bamako ! Il y en
avait, dans chaque boutique des kilos et des kilos, pendus
en écheveaux multicolores et tentateurs, avoisinant les
miroirs de bazar, les peignes, rasoirs, couteaux, cardes
pour carder le coton, et les pile d'étoffes, parmi
lesquelles le blanc et le bleu dominaient nettement. Le
rouge venait ensuite, puis le jaune, puis le vert. Mais
les couleurs préférées étaient sans conteste,le bleu,
depuis le bleu pâle jusqu'au bleu sombre, et le blanc,
couleur naturelle du coton et de la laine du pays.
Notre boutique à nous - boutique-bâ -
était une bien grande boutique, en effet; immense. Il y
avait de tout, là-dedans, et surtout beaucoup de désordre;
pas de livre de prix de revient; rien que des factures
accumulées dans des chemises poussiéreuses. Il y avait
cependant un livre de prix de vente des articles. Mais il
paraissait bien ancien. Et ses prix n'étaient guère
appliqués. On cotait la marchandise au petit bonheur,
suivant l'humeur du vendeur ou la tête de la cliente. On
se sentait dans une boutique de pionnier, de conquérant,
de trafiquant, mais pas de commerçant dans le vrai sens du
mot. On n'était pas dans une maison de commerce où tout
est méticuleusement calculé au plus juste prix, rangé,
étiqueté, contrôlé, noté, débité, etc...
Non. Dans boutique-bâ, c'était le
fouillis, la négligence, l'insouciance, le désordre.
Comment les patrons pouvaient-ils s'y reconnaître, dans
leurs affaires, dans leurs comptes ? Cela a été toujours
un mystère pour moi, maintenant encore. Ce qui n'a pas été
mystérieux, par exemple, c'est l'effondrement complet de
l'affaire, quelques années plus tard. Avec de pareilles
méthodes, de tels frais généraux inutiles, cette issue
était fatale. Mais ce n'était pas mon affaire. J'étais là
pour vendre des étoffes, de la verroterie, de la
bimbeloterie aux nègres et aux négresses qui fréquentaient
boutique-bâ, et c'était là seulement que je devais faire
pour le mieux, comme un simple commis à tout faire,
semblable à ceux de Castelnaudary, Barcelonnette ou
Cherbourg. Il y avait bien la concession territoriale du
fleuve qui m'attirait, là où était plantée la bananeraie
dont j'avais entendu parler. Mais le directeur Pillot
ayant voulu que je m'en occupe en dehors des heures de
boutique, c'est-à-dire de grand matin, avant 7 heures et
le soir, après 6 heures, j'avais préféré m'en
désintéresser. Boutique ou bananeraie, d'accord; mais pas
les deux en même temps.
Cette bananeraie était bien comme le
Capitaine Barigoule nous l'avait dépeinte, sur son Macina,
sans l'avoir jamais vue. Les pieds, très vigoureux
pourtant, n'avaient ni l'ampleur ni la hauteur de ceux que
j'avais vus à Madagascar, Zanzibar, ou ailleurs, loin de
là. Les feuilles, même en ce moment de la saison des
pluies, étaient effrangées et noirâtres aux bords. Les
régimes qui y poussaient étaient cependant très beaux,
volumineux, et portaient de nombreux fruits
harmonieusement répartis autour du prodigieux pédoncule
central. Ces fruits étaient savoureux à souhait, mais on
n'en avait pas le débit. Il y avait de ces beaux régimes
pendus tout autour de la véranda de notre popote commune,
en train de mûrir. Nous en faisions nous- même une
abondante consommation; mais elle était insignifiante en
regard de la production journalière. On essaya des les
vendre sur le marché. Mais les indigènes, très friands
pourtant de ces beaux fruits, ne voulaient les acheter
qu'à des prix ridiculement bas pour une production
européenne. Et pourtant, à Las Palmas... ! à Santa Cruz de
Ténériffe... ! Commandant Barigoule, vous avez beaucoup
d'expérience !
Ah ! pendant que j'y pense, je dois dire,
que, le 15 Juillet, jour de l'expiration de mon congé de
convalescence, je m'étais rendu au bureau du Lieutenant
Commandant d'armes, avec qui j'avais déjeuné la veille à
notre popote tricolore, et lui avais remis ma pièce
militaire en le priant de certifier qu'elle était arrivée
à son bureau le dit jour, et de la renvoyer à mon Régiment
qui ferait le nécessaire ensuite.
- Bon, entendu, cher Monsieur; nous
allons vous arranger cela réglementairement. Et il me
montra son jardin bien entretenu par ses quatre canonniers
sans canon, qu'il fallait bien occuper à quelque chose.
J'étais donc tranquille de ce côté.
J'avais bien vu que mon refus de travail
supplémentaire avait déplu au patron. Je lui avais demandé
un poste plus actif où je pourrais, étant responsable de
quelque chose, faire preuve, en retour, d'initiative. Il
m'avait promis de me satisfaire.
Un jour, Pillot me demanda si j'oserais
m'aventure, en chaland, sur les rapides de Soutuba, pour
aller à Koulikoro, à environ 80 kilomètres de Bamako, vers
l'Est.
Pour les transports fluviaux, la maison
Gillionne, Pillot et Collas avait une flottille importante
de chalands de plusieurs modèles, de pirogues indigènes et
de pirogues en acier. Les pirogues indigènes, classiques
troncs d'arbres creusés, servaient de courriers rapides et
légers pour les transports de marchandises n'excédant pas
cinq cents kilos et de nature résistante, telles que
caoutchouc, caisses de liquides. Les chalands étaient de
construction européenne. Ils avaient été fabriqués à
Kouroussa,sur le haut fleuve, lors d'une expédition en
haute Guinée, vers 1890, et vendus ensuite pour une
signature au camarade Gillionne, noyau de la Niger-Soudan,
qui était, sur place, le seul acquéreur et enchérisseur.
Pour la valeur d'un sourire, il prit possession d'une
vingtaine d'embarcations neuves. Il y avait quatre grands
chalands en acier, pouvant contenir aisément vingt tonnes,
avec une calaison d'un mètre; quatre grandes pirogues
d'acier, ayant la forme des pirogues indigènes, pouvant
porter deux tonnes pour trente centimètres de tirant
d'eau; le reste en chalands de bois, pointus à l'étrave,
carrés à l'arrière, de contenance diverse, depuis deux
tonnes jusque cinq cents kilos. Tout ce matériel en
excellent état travaillait sur le fleuve pour le service
de la Niger-Soutuba, infranchissables, pendant dix mois de
l'année par les petites embarcations, en tous temps par
les gros chalands.
Pour la manoeuvre de toutes ces
embarcations, nous avions un nombre considérable de
mariniers indigènes, tous originaires des villages de
pêcheurs de la vallée : les Laptots dans le haut fleuve,
les Somonos à partir de Koulikoro. Ils se valaient pour
l'expérience, la patience, l'endurance et la fidélité,
avec une légère supériorité du côté des Somonos qui
maniaient un fleuve beaucoup plus puissant et effectuaient
des parcours beaucoup plus longs, parfois jusqu'à Gao et
au-delà. Ils naviguaient également sur le Bani, affluent
très important de la rive droite du Niger qui arrose
Djenné, de religieuse mémoire, et va se confondre avec son
grand frère, par un majestueux estuaire, à Mopti, pointe
d'avant-garde de la riche province du Macina - qui avait
prêté son nom au bâtiment du Commandant Barigoule !
La proposition de Pillot me plut
beaucoup. Il s'agissait de faire descendre trois chalands
vides jusqu'à Koulikoro, pour permettre ensuite à Monsieur
Collas d'aller avec eux à Tombouctou. Les rapides étaient
en pleine puissance, donc dangereux : une culbute pouvait
fort bien se produire. Les Somonos n'auraient peut-être
pas osé partir seuls. De toutes façons, avec un Blanc, ils
seraient plus rassurés et plus audacieux. C'est pourquoi
il était préférable que je les accompagne.
A Koulikoro, je devais trouver, à notre
comptoir, un cheval tout sellé, un palefrenier et deux
porteurs avec lit de camp et caisse de popote, pour
revenir par la brousse. Par le fleuve, il fallait quelques
heures, par la route deux ou trois jours pour le trajet.
Pour ma part, j'étais enchanté de la
petite aventure en perspective. Je ne ressentais qu'une
appréhension très moyenne, certain qu'on avait surfait la
gravité de la chose. Evidemment, il y avait de forts
rapides sur une dizaine de kilomètres; mais le vrai seuil
dangereux n'avait pas plus de 500 mètres de longueur, et
il n'y avait pas de chutes à proprement parler. Ce
n'étaient que des amas de roches dans le lit du fleuve,
que l'eau venait battre furieusement en occasionnant des
remous impressionnants. Mais, très sportivement, nous nous
en sommes très bien tirés. Je montais le chaland de tête,
chacun d'eux étant manoeuvré par quatre et un patron. Moi,
je n'étais qu'un colis qui n'apportait aucune aide.
Qu'aurais-je fait d'autre que de gêner les manoeuvres
délicates des Somonos expérimentés ?
Tout de même, il y eut un léger pincement
au creux de l'estomac au moment de franchir les dernières
roches sur lesquelles le courant faisait un chahut
endiablé. Il y eut des secousses, des heurts, des chocs,
des tourbillons, des têtes-à-queus subits; à la suite de
quoi les vagues furieuses nous rejetèrent dans un endroit
fantastiquement calme, à quelques mètres seulement des
flots en furie. Les deux autres chalands qui nous
suivaient firent la même manoeuvre, et nous rejoignirent
dans ce petit bassin pour nénuphars, crapauds et cygnes de
luxe. De ce bassin à la rive, il n'y avait que quelques
coups de pagaye à donner. Nous n'étions pas encore
arrivés, certes, mais après un temps de repos pour laisser
derrière nous jusqu'au moindre souvenir du moindre
caillou, nous avons pu reprendre, en plein milieu du
fleuve ardent mais régulier, une navigation rapide et
exempte de toute émotion. Pour quatre heures de
l'après-midi, nous accostions sur la berge, en dessous
d'une construction de torchis et paillote : c'était le
comptoir inoccupé de la Niger-Soudan, dans lesquels
s'étaient mis à l'abri, en m'attendant, les hommes et le
cheval destinés à mon retour.
Mon premier geste fut d'aller au
télégraphe pour rassurer Pillot qui m'en avait prié. Je
fis le voyage de retour en deux jours seulement et reçus
les vives et sincères félicitations de mon directeur pour
mon courage, mon audace, mon sang-froid, mon endurance,
etc...etc...
- Je vous en prie, Monsieur, lui dis-je.
Je n'ai pas eu du tout l'impression que je déployais ces
qualités-là. La seule chose qui m'est restée, c'est le
plaisir de cette petite aventure que je recommencerai
quand il vous plaira.
- Oui, je vois que vous êtes en effet
l'homme de la brousse par excellence. je m'en souviendrai
bientôt. Attendez encore quelques semaines. Mais, que
devient votre estomac, dans l'histoire ?
- Mon estomac ? Que voulez-vous qu'il
devienne ?
- Vous voyez ! Vous n'avez même pas le
sentiment que vous avez un estomac. C'est ce que je
voulais dire en parlant des qualités qui font de vous le
véritable coureur de pistes.
Sur ces entrefaites, le père Legrand
était arrivé à Bamako avec Henry et son horrible cheval.
Ils avaient pris des "claims" disait l'Anglais, des
concessions, disait Legrand, dans les massifs de rochers.
On verrait à les convertir en actions d'apport à une brave
Société anonyme d'exploitation. En attendant, le père
Legrand continuait sa prospection en toutes matières, dans
toutes l'A.O.F. Il en avait pour plus d'une année, et,
pour commencer, il allait partir à Tombouctou, avec des
embarcations plus confortables, moins fantaisistes que
celles avec lesquelles nous avions navigué, l'autre fois.
Henry, lui, puisqu'il devait demeurer à Bamako, devint
chef de la flottille de la Niger-Soudan, et chef du
matériel roulant sur la route.
L'existence de ce matériel était dûe,
elle aussi, à l'initiative du camarade Gillionne. Partant
de ce principe que le portage sur tête humaine était
difficile à assurer à cause de la répugnance quasi
invincible des indigène pour ce genre de travail forcé et
fort pénible, il avait pensé qu'il était plus pratique de
se servir des animaux du pays pour traîner des voitures,
donc, instituer le roulage. Dans le pays, il n'y avait que
des chevaux et des ânes, entre lesquels il fallait
choisir. Les chevaux, bons seulement pour la selle,
n'auraient pas pu tenir le coup. Restaient les ânes, ces
braves petits animaux gris bleu, avec le ventre blanc et
une belle croix noire sur l'échine et les épaules.
Abondants, bon marché, faciles à nourrir n'importe où,
résistants, dociles, ils étaient absolument ce qu'il
fallait, aussi bien pour le bât que pour le trait. Ce
dernier système n'ayant pas encore été employé - les
indigènes ne se servent que du bât - Gillionne l'essaya,
et il réussit très bien. Il fit fabriquer, en France, de
petites voitures pouvant contenir cinq cents kilos
environ, soit la charge de vingt porteurs, et de la taille
des bourricots, avec un harnachement adéquat. La
Niger-Soudan faisait tous ses transports terriens par ce
moyen, et, lorsque son stock de marchandises était épuisé,
elle faisait le service pour le compte des maisons
concurrentes, qui y trouvaient également leur bénéfice. En
effet, les porteurs posaient fréquemment leurs charges sur
le bord du chemin et prenaient la fuite dans la brousse,
ce qui représentait des pertes pour le commerçant.
Tillet ;était parti tenir le comptoir de
Kouroussa, dans la haute- Guinée, avec la perspective de
fonder celui de Kankan, à quelques journées de route.
Cette contrée avait été pacifiée par le Lieutenant
Gouraud, le grand Colonial, qui fut ensuite le vainqueur
du Chemin des Dames et Gouverneur de Paris. Par une
manoeuvre habile et hardie, il s'était emparé du cruel
Samory, le dévastateur de cette malheureuse partie de
l'A.O.F. Celui-ci, confiant dans ses griots, ses gris-gris
et sa férocité, ne s'était pas assez méfié du mordant de
nos Tirailleurs, tous Bambaras et bien entraînés par nos
officiers et sous-officiers blancs. Un beau jour, le camp
de l'Almamy fut cerné et Samory fait prisonnier avec
toutes ses richesses en femmes, chevaux, ors, étoffes,
armes, troupeaux. Depuis ce jour, la tranquillité régnait
dans le pays, et la concurrence des commerçants se faisait
vive, en particulier pour le caoutchouc de liane qui était
en plein rendement.
Pertinaud était monté à Tombouctou avec
Collas, pour y tenir le comptoir que ce dernier avait
fondé deux ans plus tôt. Il n'y avait alors pas encore
longtemps que Tombouctou était ouverte aux Blancs; mais
elle était ouverte, et on y faisait un grand trafic avec
les populations du Sahara : Maures et Touaregs. Ceux-ci
descendaient en longues caravanes, conduisant des chameaux
chargés principalement de grandes plaques de sel gemme qui
sortaient des mines de Taoudenit, loin au Nord de
Tombouctou, en plein Sahara. Taoudenit étant la seule
source fournissant le précieux et indispensable minéral,
ce sel était une monnaie d'échange remarquable pour les
saulniers qui emportaient, à la place, des étoffes, des
grains, de la graisse karité, des poissons séchés, des
noix de kola et toute une pacotille qui venait des
comptoirs de la côte de Guinée. Le comptoir de Collas
faisait des affaires d'or en vendant des étoffes dites
"Guinées", légères, bleu sombre, qui déteignent sur la
peau. On y vendait aussi force sucre en petits pains
coniques, depuis les pains de 100 grammes, tout mignons,
jusqu'aux obus de gros calibres de 5 kilos. Une
marchandise recherchée : les paquets de boîtes
d'allumettes suédoises, dont on vendait des caisses
zinguées entières par jour. Beaucoup de tabac en feuilles
séchées venant directement en tonneaux d'Amérique et était
fort prisé par les indigènes. En revanche, le comptoir
envoyait à Bamako des chalands entiers de barres de sel
gemme, en attendant que notre sel marin ou autre puisse
venir régulièrement et sainement, comme il le fit quelques
années plus tard, par le chemin de fer.
Cette évolution était vue d'un mauvais
oeil par les Sahariens qui cherchaient à s'y opposer. En
effet, la venue des Blancs avait déjà coupé net le trafic
des esclaves. Si le monopole du sel leur était retiré, ils
n'auraient plus de monnaie d'échange. Aussi faisaient-ils
répandre dans tout le Soudan, par des griots bien payés,
le bruit que seul leur sel, venant du pays d'Allah, était
du vrai sel, celui des Blancs n'ayant que de mauvaises
vertus. On n'en continua pas moins à importer force sacs
de sel et à le vendre à moitié prix de l'autre. Bien
entendu, ce fut le bon marché qui à la longue l'emporta.
Pour ma part, je fus envoyé à Koulikoro
où je devais tenir le comptoir et lui donner un semblant
de vie. Il n'y avait plus rien, dans ce comptoir, que de
la place et des rayons vides. Je m'y amenai un beau jour,
par la route, avec un cheval, des porteurs et un boy
cuisinier, Fagail, qui parlait français, avait les dents
épointées comme celles d'une scie et portait aux oreilles
de grands anneaux de cuivre comme j'en avais vu porter,
dans ma vieille Lorraine, par de tout vieux personnages,
plus âgés que mon grand-père. Dans ce comptoir en
puissance, je devais me livrer aux opérations d'achat de
grains de mil, de blé du pays, la céréale fondamentable de
tout le Soudan, dont l'administration française venait de
rendre la vente libre après s'en être servi pour le
payement des impôts.
En effet, comme premier témoignage de nos
méthodes plus civilisées, la dite administration n'avait
pas manqué d'infliger à tout être humain recensé, un impôt
à payer. Son montant avait d'abord été fixé au petit
bonheur : on verrait par la suite. On avait relevé le nom
des villages existant dans la brousse, compté le nombre de
cases, décrété qu'une case devait, théoriquement, contenir
tant d'âmes, et, au moyen d'un petit calcul pour candidat
au certificat d'études, indiqué la somme globale due par
le village en entier, solidairement. Le chef de village
était investi de la responsabilité de la collecte et du
paiement.
Ce système, qui pourrait paraître très
simple, ne l'était pourtant pas tant que cela; car il n'y
avait pas d'argent au Soudan. Comme monnaie d'échanges, on
n'y connaissait que les denrées en nature : boeufs, riz,
ânes, femmes, mil, chèvres, moutons, et, pour les
appoints, les cauries. Ce sont de menus coquillages blancs
d'environ 25 millimètres de long sur 15 de large, en forme
de gracieuses petites conques. Ils venaient du plus
profond des siècles et de mers inconnues, car on n'en
trouve pas un seul sur les rivages actuels d'Afrique :
c'est probablement pour cette raison que ces cauries
avaient une vraie valeur représentative, comme l'or,
l'argent, le papier-monnaie, les sous et les
timbres-poste. Mais c'était bien encombrant ! Car, par la
force des échanges, on était arrivé à découvrir que, d'une
façon générale, un franc d'argent français équivalait à
mille cauries, soit pour un sou, cinquante cauries. Et sur
les marchés animés, comme à Bamako, on voyait, auprès de
chaque marchande, des sacs de ces coquillages, pleins
jusqu'à la gueule ou éventrés négligemment. Les
transactions se faisaient très rapidement. Une acheteuse
avait besoin de 5 cauries de ceci, 10 cauries de sel, deux
cauries de bonbons au miel, etc, et le prix en était versé
comptant.
Si l'achat dépassait le sou (Koporo),
mettons 70 cauries, on donnait un sou de bronze et 20
cauries, ou bien on donnait 2 sous - Koporofoula - et la
vendeuse rendait 30 cauries. Ca pouvait très bien marcher
comme cela; mais pour les grosses sommes ! Figurez-vous
cent francs seulement en cauries : cent mille coquillages,
presque cinquante kilos, et un joli tas à compter ! Et
pourtant, l'administration s'en contentait. Elle en
recevait des caravanes entières de gens chargés de sacs de
cette encombrante monnaie, qu'elle entassait dans de
grandes cases sans autre ouverture qu'une lucarne de
remplissage, comme une monumentale tire-lire. Ces cases
étaient gardées par des sentinelles. Pour en retirer de la
monnaie, on soulevait légèrement la toiture, en présence
d'un fonctionnaire dûment mandaté, et on faisait refluer
des coquillettes par la gueule d'entrée où on les comptait
au fur et à mesure en les mettant par tas de cinq mille,
soit cinq francs - Doromé Kili - Oh ! c'était expéditif !
Mais quoi, on était au Soudan !
Que faisait de ces cauries
l'administration ? Elle les remettait en circulation pour
payer les porteur qu'elle employait, les courriers, les
cantonniers, maçons, manoeuvres, etc... Mais, comme elle
recevait plus de cauries qu'elle ne pouvait dépenser -
localement parlant - elle traitait avec nous, les
commerçants, pour nous en vendre le plus possible. Nous
nous en servions de la même façon pour payer nos gens,
encore qu'ils eussent de la répugnance à en accepter pour
plus de dix francs - Doromé foula - Ca se civilise vite,
une race primitive, avec de l'argent !
Ces payements en cauries de l'impôt
général ne se faisaient que dans les centres un peu
"dégourdis", si je puis dire. Les villages de la brousse
ne pouvaient payer qu'en nature, et, pour
l'administration, la denrée type la plus facilement
monnayable, maniable, logeable, contrôlable, était sans
conteste le mil. Alors, tous les villages voyaient
convertir le montant de leur rôle collectif de
contribution en autant de kilos de mil que ce rôle
contenait de sous, prix coté arbitrairement pour cette
céréale. Donc, un village qui devait payer, par exemple
cent francs, devait fournir 100X20 = 2000 kilos de mil; et
on arrivait à les faire apporter assez facilement. Il
fallait voir, alors, le jour du "paiement" chez le
"percepteur" de Bamako, arriver la horde d'indigènes
vraiment primitifs, venant quelquefois de trois jours de
marche, avec chacun sur la tête, un récipient quelconque
contenant de 10 à 25 kilos de mil. Cela représentait cent
ou cent-vingt individus des deux sexes, car l'élément
féminin y était largement représenté, et, parmi ces
femmes, beaucoup portaient leur enfant sur le dos.
Caravanes pittoresques s'il en fut, les uns et les autres
presque nus, marchant en file indienne, d'un pas pressé et
élastique - on aurait dit qu'il portait uniquement sur les
orteils et les genoux - Et cette odeur de fauves en rut
qu'ils répandaient. Deux jours après leur passage, on
sentait encore leur fumet.
Tous ces gens allaient sagement
s'accroupir dans la cour de l'administrateur où le commis
au service du Trésor prenait gravement possession de son
impôt qu'il pesait minutieusement sur une bascule
contrôlée par le service des poids et mesures de
Valenciennes ou de Carpentras. Cela durait ce que cela
durait : une heure, trois heures, une journée, après quoi
les gens étaient tout simplement priés de déguerpir au
plus vite et d'aller chercher le complément, car,
toujours, il en manquait. Ils ne connaissaient pourtant
pas le système de la bascule. N'importe : il en manquait
chaque fois, jamais il n'y en avait de trop.
Ce système avait les mêmes inconvénients
que celui des cauries, pour le Trésor public : obligation
d'avoir de nombreux greniers, surveillance constante,
lutte perdue d'avance contre les charançons, les souris,
les oiseaux, et obligation de trouver dans le commerce
libre, des acheteurs en gros qui revendraient en détail.
Voilà pourquoi l'administration, bien avisée, avait levé
l'interdiction de vendre qu'elle avait apposée sur le mil
dans les villages. Ni le mil, ni les cauries ne seraient
plus acceptés par le Trésor, en force de quoi les
indigènes étaient obligés de vendre leur récolte contre de
l'argent français pour pouvoir payer leurs impôts. Oh !
elle n'est pas bête, l'administration, parfois !
Voilà la raison pour laquelle j'avais été
envoyé à Koulikoro : y amorcer un courant d'achat de mil
contre espèces. Mais, hélas, si ma personne y était, je
n'avais aucun matériel pour exécuter la consigne : pas de
marchandises à vendre, pas d'argent en caisse, pas de sacs
de toile, pas de toile pour en faire. Je demeurai là un
mois environ à me morfonde. Puis un jour,avec un sac de 5
kilos d'argent, soit mille francs en pièces de 5 francs,
je reçus des instructions générales et précises :
Vous prendrez la grande pirogue de
Djenné, m'écrivait-on, elle est tout armée avec son patron
et ses quatre Somonos. Vous vous rendrez à Nyamina sur le
fleuve. Là, vous achèterez, pour notre compte 20 ou 25
ânes,très beaux, prix maximum 35 francs pièce, que vous
nous ferez envoyer par la route. Ensuite, vous irez
jusqu'à Ségou. Là, vous verrez le lieutenant de France. Il
nous doit le montant d'une facture de 215 francs. Vous la
lui acquitterez après paiement de cette somme. Avec
celle-ci et celle qui vous restera de l'achat des ânes,
vous descendrez le fleuve pour acheter du mil.
Voilà. C'était tout, mais c'était
suffisant. Je voyais bien la vanité d'une telle balade;
mais je voyais surtout la balade. Je n'avais toujours pas
de sacs pour loger ce mil problématique; je n'avais pas ou
n'aurais pas d'argent pour en acheter : le reste du prix
d'achat de 25 ânes à 35 francs,soit 875 francs, sur 1000
francs, reste 125 francs. Hum ! La facture du lieutenant;
hum ! hum ! Mais j'avais la perspective d'une prospection
agréable du grand fleuve, à faire selon mon unique
fantaisie. Quelle veine !
J'allai au bord de l'eau trouver le
patron de la pirogue, Samandé, et lui dit ce qu'on allait
faire.
- Tu peux partir maintenant, avec ta
pirogue prête, pour aller dans le fleuve ?
- Oui, Missa. Y en a parti deux jours
seulement; pirogue pas bien tachée. Deux jours seulement.
- Bon. Aujourd'hui, non. demain, non.
Après-demain, oui ?
- Yaha, Missa. Comme ti dira. Ca y a bon.
- A quelle heure partira-t-on ?
- Comme ti vouloir. Bon manière, c'est
quand soleil là - il me montrait la place du soleil vers 9
heures du matin -
- Bon. Entendu. Tu feras tout préparer
pour vous : les vivres, le riz, la graisse. Voilà pour vos
rations.
Je lui donnai la somme convenue pour la
nourriture de l'équipage en route, dix jours d'avance.
Avec cela, ils devaient s'arranger, et ils s'arrangeaient
parfaitement. Moi, je n'eus plus qu'à attendre le moment
du départ, car, pour mes préparatifs, c'était plutôt
rapide : en cinq minutes, je changeais de coquille. Fagail
devait venir avec moi, bien entendu, et il fut stupéfait
quand je lui dis que, pour mes repas, il ne me ferait que
du riz ou bien que je mangerais le riz des gens de
l'équipage. Seulement, il devait quand même prendre tout
mon matériel de campement et ne pas oublier, non plus, les
caisses de liquides variés. Aussi précieux que le lit, le
liquide varié ! Dommage que je n'en aie pas quelques
caisses à vendre en route. Bah ! et puis non. Il valait
mieux voyager en vagabond désintéressé, sans avoir la
charge de valeurs !
Le jour dit, vers 9 heures, la pirogue de
Monsieur était avancée, et, en un clin d'oeil, je devins
l'amiral de la flotte. Aussitôt, l'esquif démarra, prit le
fil du courant et se laissa emporter bien doucement sur
les eaux devenues claires, limpides et nonchalantes,
maintenant que nous étions en Décembre. Basses aussi,
elles étaient, les eaux, avec, en certains endroits, des
langues de sable qui apparaissaient, prolongeant la rive
et s'avançant très loin dans le lit du fleuve. On le
contournait, tout simplement. Souvent on y voyait un décor
d'échassiers guettant les groupes de poissons qui
remontaient le fleuve sans méfiance. je vis là des
troupeaux de grands marabouts bossus, à l'air si triste,
marchant précautionneusement, comme si de la glu retenait
la patte qui devait quitter terre, ou comme s'il leur
fallait surmonter une répugnance pour la poser un peu plus
loin en avant. Des hérons aussi; et des cigognes venues,
peut-être d'Alsace. Ces emplumés n'étaient pas sauvages;
si notre pirogue venait à les frôler, ils se contentaient
de la regarder passer, sans bouger. Puis, d'un vol
puissant, lourd et lent, ils s'en allaient comme à regret,
tournoyaient un instant et descendaient se poser un peu
plus loin, derrière nous.
Mais je dois dire quelques mots de ma
pirogue qui n'était pas du tout du modèle courant. On
l'appelait pirogue de Djenné parce qu'elle était du modèle
de celles que l'on fabrique uniquement à Djenné, depuis
des temps immémoriaux. Ces gens de Djenné, qui, dans leur
cadre, ont toujours été à l'avant-garde du progrès en fait
de commerce, art, religion, métiers manuels, n'avaient pas
manqué de remarquer que les pirogues ordinaires, creusées
dans un tronc d'arbre, étaient de faible tonnage. Des
inventeurs s'efforcèrent donc de remédier à cet
inconvénient. Ils trouvèrent - au bout de combien de
siècles, la rumeur publique ne le dit pas - un système
ingénieux pour des gens qui avaient beaucoup moins
d'outils que Robinson Crusoé.
Avec leurs petites haches de fer durci,
ils arrivèrent à découper des planches de formes diverses,
d'après des gabarits établis préalablement, après des
siècles encore de tâtonnements sans doute, qu'ils
assemblèrent en les laissant s'emboîter les unes dans les
autres, un peu à la manière dont les os du crâne
s'emboîtent, et qu'ils cousirent en surjet avec de fines
ficelles qu'ils rendaient imputrescibles en les faisant
macérer dans une décoction de diverses écorces. Pour les
bordages, les planches étaient découpées d'un seul morceau
en L, à angle droit, si bien qu'il n'y avait pas de
fissures possibles entre le fond et ces bordages. L'avant
et l'arrière, étrave et étambot, étaient aussi taillés
d'une seule pièce qui s'emboîtait avec tout le reste. Le
fond, tout plat, était fait de planches plates reliant les
attentes du bordage. Tout cela était uniquement cousu; pas
un clou n'entrait dans cette construction bizarre et
légère.
Fabriquée ainsi, l'embarcation pouvait
avoir de bien plus grandes dimensions que les pirogues
ordinaires. On en faisait de deux tailles : une très
grande, comme celle que je montais, qui pouvait facilement
emporter deux tonnes, équipage compris, c'est-à-dire
environ 1500 kilos de marchandise, ou, si c'était pour le
transport des personnes, dix ou douze indigènes qui
pouvaient y prendre place avec leurs bagages. La petite
taille se rapprochait des embarcations indigènes
courantes.
Le progrès indéniable réalisé ainsi fut
jugé suffisant pour les besoins des gens de Djenné qui
n'eurent pas d'imitateurs. Ils conservèrent le monopole
indiscuté de leur invention. Ce fut grâce à ce grand
modèle d'embarcation que la cité de Djenné fut en rapports
constants et florissants avec la grande cité de
Tombouctou, pendant des siècles. Ce fut grâce à ce trait
d'union que les savants et sages marabouts de Tombouctou,
du désert, de Tripoli, du Maroc, entretinrent des
relations suivies et étroites avec le centre religieux et
intellectuel de Djenné, où se construisit la remarquable
mosquée soudanaise, en torchis rouge, qui a servi de
modèle à toutes les autres mosquées du pays noir et qui
est le type même de l'architecture soudanaise, celle qu'on
rencontre dans les constructions appelées "tatas" ou
palais-forteresse des grands seigneurs nègres. Car, comme
partout ailleurs, il y a de grands seigneurs, chez les
nègres, et qui font, ma foi, aussi bonne figure
qu'ailleurs, sinon meilleure.
J'allais justement en voir un, de ces
grands seigneurs. Ma pirogue, construite comme j'ai
indiqué, était aménagée pour le transport des Blancs,
c'est-à-dire pour deux au maximum, parce que les Blancs ne
se tassent pas, à croupetons, comme les indigènes qui
peuvent le faire pendant des jours et des nuits. Comme
j'étais seul, c'était très confortable. Le plancher de la
pirogue était bien constamment mouillé, à cause des
coutures dont les fils pompaient l'eau par capillarité,
mais on avait remédié à cet inconvénient en installant une
série de tasseaux qui soutenaient d'autres planches
légères et mobiles, c'est-à-dire non clouées. Là-dessus,
j'étais absolument au sec, ainsi que mes bagages. Le
milieu de la pirogue, large de près d'un mètre, était
recouvert d'un rouf ou toiture de forme semi-cylindrique,
en voûte de cave, en paillassons très serrés et
superposés, surmontés d'une bâche imperméable. J'y était
tout à fait à l'abri du soleil et de la pluie, mais en
cette saison, il n'en était pas question.
La hauteur de ce rouf ne me permettait
pas, même au centre de la voûte, de me tenir debout sans
baisser la tête, mais c'était là un faible inconvénient.
Dans la journée, j'avais ma chaise-longue allongée
confortablement, avec, tout auprès, ma table de jardin et
deux chaises. Mes bagages tapissaient les parois de la
pirogue, et mes effets, serviettes, pyjama, etc, étaient
suspendus aux parois du rouf. Pour la nuit, on repliait la
chaise-longue, la table et les chaises, et, à la place, on
étendait mon lit garni de sa moustiquaire si on était
arrêté. En marche, je la levais, car il n'y avait pas de
moustiques sur l'eau courante, ou si peu qu'ils ne
m'incommodaient pas.
Sur l'avant, dans l'espace situé entre
l'extrémité du rouf et l'étrave, deux mètres cinquante
environ, se tenaient généralement deux Somonos, les deux
autres étant, avec le patron barreur, dans l'espace
similaire, à l'arrière. La marche était donnée par les
pagayes en eau profonde, par les perches lorsqu'il n'y
avait pas plus de 2 mètres d'eau.
Les mouvements des Somonos étaient pour
ainsi dire automatiquement rythmés : souvent, étendu dans
mon rouf, fermé à l'avant et à l'arrière par des nattes,
je me surprenais à m'endormir par suite du bercement
régulier produit par les battements d'horlogerie des
perches tombant ensemble à l'eau. Bruit de chute et de
plongée dans l'eau; bruit du frottement contre les
bordages; sensation de la poussée en avant; arrêt de cette
sensation lorsque les perches atteignaient le point mort
de leur effort; remontée des perches; glissade de leur
extrémité sur l'eau; et la répétition incessante et sans à
coups de ces mouvements cadencés, ponctués par une
exclamation chuchotée par les Somonos. C'était délicieux.
Et les nuits sur l'eau ! sur ce beau
fleuve Niger sans limite visible, dont je me sentais, non
le maître, mais un des heureux hôtes pouvant y vagabonder
à loisir et en percevoir les beautés, cachées et inconnues
pour le reste du monde ! Quelle impression de plénitude à
se regarder filer au ras de l'eau miroitante, sous les
rayons obliques de la lune, dont la lumière bleue éclatait
dans un ciel d'une pureté incroyable et d'une profondeur
insondable aux regards. Je suis resté des heures entières
debout, à l'avant, accoté au montant du rouf, à regarder,
à absorber, à écouter les mille bruits divers, distincts
et significatifs qui sourdaient tout autour de la pirogue
en marche silencieuse, telle un énorme caïman qui
porterait une tortue géante sur son dos.
Lorsqu'on passait au large des villages
riverains, s'il n'était pas trop tard, on était toujours
interpellé, soit de la rive, soit d'une pirogue, car les
Somonos se connaissent entre eux ou se reconnaissent à
certains signes ou vocables. Mes cinq propulseurs étaient
de la région, entre Koulikoro et Kalbara, le port fluvial
de Tombouctou, tous de villages différents, si bien qu'ils
connaissaient le fleuve comme moi je connaissais ma poche,
et qu'ils y connaissaient des gens dans tous les villages.
C'était là aussi une agréable impression, cet appel
pacifique, sympathique, courant sur la surface de l'eau et
se répercutant en écho sur les rives. Les voix, au départ
de la pirogue, sortaient normales; mais en atteignant la
berge, elles avaient amplifié, comme au sortir d'un haut
parleur, mais avec beaucoup plus de pureté, de sonorité.
Souvent, aussi, on entendait le bruit
joyeux d'un tam-tam de village réunissant la jeunesse pour
les danses lentes, lascives ou échevelées, suivant les
figures que scandait l'orchestre de tambours longs et
étroits, frappant à des cadences différentes les pas des
danseurs et danseuses. Le plaisir les entraînait, et les
chants, que les spectateurs amassés en cercle autour de la
piste soutenaient par des claquements de main. De loin,
cela produisait un effet d'art sauvage exceptionnel.
C'était beau.
J'avais pour première consigne de
m'arrêter à Sansanding. J'y arrivai le troisième jour.
Cette bourgade, située sur la rive gauche du Niger, est
importante et abrite beaucoup de riches indigènes,
marchands, pêcheurs, agriculteurs, retirés des affaires.
On y voit un grand nombre de pâtés de maisons bambaras, en
torchis et à terrasses, comme à Bamako, entre lesquels des
ruelles ombragées servaient à la circulation. Une mosquée
importante se dressait à un bout du village, bien dégagée,
de forme soudanaise classique, avec le minaret en forme de
pyramide, terminé à la pointe par un, oeuf d'autruche. Une
mare, telle que je n'en ai jamais vu de semblable
ailleurs, s'étendait entre le fleuve et le village.
A cet endroit, la berge est d'abord toute
plate et sableuse, formant une très jolie plage, qui
aurait sûrement du succès si elle longeait une mer
hospitalière, sur une cinquantaine de mètres. Puis,
brusquement, la berge remontait presqu'à pic, à une
dizaine de mètres de hauteur. Et c'est là-haut que se
trouvait la mare, presqu'au fond d'une immense excavation
circulaire d'une centaine de mètres de diamètre. L'eau y
était verte, stagnante, puante et sacrée, parait-il, parce
qu'elle abritait, depuis des temps bien reculés, une
famille d'iguanes cendrées et baguées de blanc, considérés
comme les fétiches du village. Ces bizarres coloris des
iguanes ne se trouvaient que là. Nulle part ailleurs on
n'avait trouvé d'échantillons semblables. Aussi cette
particularité avait-elle fait considérer ces animaux comme
des fétiches qui, depuis Noé peut-être avaient déterminé
la croissance et la prospérité de cette grosse bourgade de
Sansanding. Ces bêtes se promenaient de compagnie sur les
parois internes de la mare, insouciantes, calmes, sachant
qu'elles étaient en sécurité là, aucune n'ayant jamais
cherché à s'en aller ailleurs. C'aurait été pourtant bien
facile; mais non, aucune ne le tentait. Pourquoi ?
Mystère. Pourquoi ne s'étaient-elles pas multipliées
davantage, depuis le temps ? Il y avait toujours le même
nombre de grands-parents, parents et progéniture. Là, la
réponse pouvait être plus facile; les griots et les
marabouts du village vendaient certains gris-gris tout à
fait spéciaux - et très chers naturellement - dont
l'intérieur contenait des parcelles de ces iguanes, que
l'on sacrifiait solennellement lorsque leur nombre ne
correspondait plus à la religiosité du fétiche.
J'arrivai donc tout doucement sur la
plage ou de nombreuses femmes et fillettes clabaudaient
joyeusement en lavant leur vaisselle et en puisant de
l'eau dans des calebasses géantes pouvant contenir une
quinzaine de litres. Mon arrivée ne les effaroucha
nullement. Elles ne manifestèrent même aucun étonnement,
aucune curiosité quand elles me virent sortir de mon
tunnel de paille. Elles entamèrent, au contraire, une
conversation familière avec un de mes Somonos, natif,
justement de Sansanding. A ce moment, Samandé, mon patron
me dit :
- Missa, nous y en a resté ici trois
jours.
- Ah ! pourquoi ? Deux jours, c'est
assez.
- Non, pas assez. Moi y en a cassé
pirogue pour commoder. Loui pourri un peu
- Comment cela ? Pourquoi ne l'as-tu pas
fait à Koulikoro avant de partir ?
- Pasqui pas moyen gangner bon ficelle
pour couser. Ici seulement, ti gagné. Ca y a beaucoup bon.
- Bon, entendu. mais où irai-je loger ?
- Toi y en a demandé case Fama. Loui
donné tout souite.
J'étais fixé et, en même temps, assez
satisfait de cette journée supplémentaire à passer là. Je
me dirigeai vers la demeure de ce fameux Fama, le seigneur
de Sansanding, que je connaissais bien car il avait mangé
un jour à notre popote de Bamako, alors qu'il revenait
d'un voyage à Kayes où il avait rendu visite au
gouverneur. C'était un Ouoloff, nommé Mademba Sî, (Sî
étant son patronyme). A cette époque, il pouvait avoir
dans les cinquante ans. Les cheveux déjà parsemés de poils
blancs, ainsi que la barbe, il était de taille imposante,
comme stature et comme volume. Il avait vraiment un bel
embonpoint de riche prince nègre, gras, paresseux, bien
choyé, des joues rebondies de graisse luisante, surmontées
de deux petits yeux au blanc tout jaune, rapetissés par
les bouffissures d'une santé pléthorique.
Il présentait le type nègre dans toute sa
pureté : gros nez très épaté, larges narines presque
verticales, lèvres monstrueuses qu'il suçait à chaque
instant en en faisant sortir comme un bruit de baiser. Ce
devait être un rude jouisseur de toutes choses.
Dès son tout jeune âge, il avait
fréquenté les écoles de Saint-Louis et était entré sans
difficultés au service des Postes et télégraphes de la
Colonie. Il parlait et écrivait le français beaucoup mieux
que bien des gens de chez nous. Ayant beaucoup d'allant,
d'entregent, d'audace, de fidélité, il avait constamment
été à l'avant-garde de notre pénétration dans le haut
Sénégal d'abord, au Soudan ensuite. Il avait été un des
collaborateurs de Faidherbe, puis de Galliéni, puis de
tous les chefs conquérants qui se succédèrent. Il rendit
de tels services à notre cause qu'il avait reçu de
nombreuses décorations, en particulier la Légion d'honneur
qu'il portait fièrement sur son boubou.
Il était familiarisé aussi bien avec les
moeurs et manières françaises qu'avec celles des
indigènes. Il était aussi à l'aise à une table de Blancs
qu'accroupi en cercle avec des indigènes devant une
calebasse de riz ou de mil.
Pour le récompenser de ses nombreux et
inestimables services, on lui avait donné, outre sa
retraite, le fief de Sansanding à administrer, avec le
titre indigène de Fam, c'est-à-dire seigneur . C'était un
beau fief qu'il avait là; vaste, de terre très fertile,
avec plus de cent villages sous son autorité
presqu'absolue. Et tous ces villages étaient très peuplés
et prospères à cause de la fertilité du sol, d'une part,
et des débouchés incomparables qu'ils avaient grâce au
fleuve : Tombouctou, Mopti, Djenné, Bamako, etc...
Notre Mademba régnait donc à Sansanding
depuis cinq ou six ans, dans une abondance sans pareille.
Mais il avait en outre une autre mission politique :
surveiller les gens du Kaarta, province située au Nord de
son fief, et les empêcher de laisser déborder sur lui les
Maures un peu trop turbulents du Nord. D'autres part il
devait surveiller le pays de Ségou, situé sur l'autre rive
du fleuve, centre féodal très important, qui était resté
longtemps hostile à notre autorité. Galliéni lui-même y
avait été retenu prisonnier pendant des mois.
La garnison de ce centre était composée
par un peloton de Spahis soudanais, commandés par le
lieutenant de France, faisant en même temps fonction de
commandant de cercle. A cette époque, tout le Soudan était
encore sous commandement militaire; les administrateurs
civils ne devaient y venir que plus tard et peu à peu, en
commençant par Bamako, pour aller couvrir, comme
maintenant, toute la boucle du Niger, rive droite, la rive
gauche, côté du Tchad étant encore entre les mains des
militaires.
Cet aperçu m'a conduit devant le tata ou
palais du seigneur Sî, grande et vaste construction de
style féodal soudanais dont j'ai déjà parlé. D'abord, on
se trouve en présence d'un énorme édifice fortifié par de
très hauts murs crénelés et renforcés de contreforts
extérieurs régulièrement espacés, avec des têtes
pyramidales surmontées, chacune, de l'oeuf d'autruche
symbolique. Au milieu de ce mur rébarbatif est percée une
porte monumentale garnie de contreforts, de poutres, de
linteaux, et ornée de dessins géométriques et d'arabesques
peints ou creusés dans la masse, ou en relief; Cette porte
faisant avancée sur la façade générale était toujours
gardée par quelque planton accroupi sous son boubou. A mon
arrivée, celui-ci se leva et dévoila le costume régulier
d'un garde-cercle, avec sa chéchia rouge qu'il coiffa
rapidement et son grand sabre de gendarme à cheval qu'il
alla chercher dans le coin où il l'avait déposé. Salut !
- Est-ce que je pourrais parler au Fama ?
lui demandai-je.
- Attends - Bakary ! appela-t-il; et un
autre planton arriva salua, reçut la demande, partit et
revint cinq minutes après.
- Fama y en a dire loui il attend toi
là-haut !
Et il m'entraîna dans une vaste cour,
fermée elle aussi par une deuxième enceinte qu'il fallut
traverser par une porte fortifiée, derrière laquelle je me
trouvai devant une massive construction dont l'étage était
réduit par une véranda circulaire prise sur la terrasse de
l'ensemble. Je montai un escalier monumental et me trouvai
dans une antichambre non fermée, véranda dans véranda,
garnie de sièges européens et de coussins indigènes. Peu
après, le Fama, fort majestueux, apparut et me reçut très
aimablement, à la française, sans autre embarras que sa
propre et volumineuse personne, difficile à manoeuvrer.
Deux jeunes serviteurs vinrent se placer à ses côtés,
tenant chacun un merveilleux éventail à long manche
d'argent, fait de plumes de paon, d'aigrette, de
martin-pêcheur et de marabout; merveille de coloris, de
dessin, de matière.
L'entretien s'engagea comme entre deux
Français. On parla de choses et d'autres, puis je lui
exposai le double but de mon arrêt à Sansanding :
premièrement, lui présenter les compliments de tous ces
messieurs de ma maison; deuxièmement, mon intention
d'acheter, sur la place, une vingtaine d'ânes bien
conditionnés, pour le service de nos petites voitures
qu'il connaissait très bien. Remerciement pour l'aimable
politesse; assurance que je trouverais facilement les
bêtes que je désirais. Il se chargeait de faire savoir
lui-même aux populations qu'un acheteur se présenterait
demain sur la place du marché; on n'aurait qu'à y amener
les animaux à vendre. Je remerciai. Je voulus aussi
aborder la question de l'achat du mil. Mais là, je me
heurtai, non à un refus poli, mais à une résistance
expliquée comme suit :
- Mon cher Monsieur, sur cette matière,
nous devenons concurrents. je suis en effet au courant,
tout comme vous, des nouvelles dispositions
administratives envers cette céréale, et j'en fais
moi-même le commerce, car je suis un gros producteur tant
par moi-même dans mes "louzans" (champs) immenses que par
l'entremise de tous mes administrés qui, vous le pensez
bien, n'en distrairont pas un kilo en dehors de moi. Pour
ce marché, il faudra que vous descendiez le fleuve en
dehors de mon fief.
- Tant pis. je n'ai rien dit.
Excusez-moi. J'avais cru bien faire.
- Et vous avez bien fait. De cette façon,
je sais que vous êtes acheteur aussi et je ne manquerai
pas de l'indiquer à d'autres, et je m'abstiendrai de vous
gêner en dehors de mon territoire. - Vous déjeunez avec
moi ? Oui, c'est entendu. Je vous attendais. Je vous
savais en route. On sait tout très vite, ici. J'ai donc
commandé un déjeuner français en votre honneur.
Les apéritifs rituels arrivèrent, tout
préparés sur des guéridons dressés, apportés par des boys
également dressés. De concert, nous prîmes le pernod,
comme de bons vieux coloniaux que nous étions en réalité.
Je constatai qu'il ne me faisait pas un sacrifice en
buvant la laiteuse liqueur. Le sacrifice eût été, je crois
bien, de ne pas la boire. Et à table, le vin ne fut pas
ménagé, non plus que les nombreux plats qu'on y présenta.
J'étais honteux de ma pauvre capacité d'absorption devant
pareil appétit. Seigneur, quel gouffre ! Poulets sautés,
poulets en sauce, pintades au curry, riz au curry, mouton
rôti, mouton en ragoût, petit pois à l'étuvée, sardine,
jambon croquettes, crêpes, flan. Tout cela apparut sur la
table, disparut dans son estomac qui devait être
extensible à l'infini, puisque, pour arroser tout ce
solide, il ne fut pas vidé moins de quatre bouteilles d'un
bordeaux rouge de fumet fameux. Sur les quatre, j'en bus
bien une à moi tout seul; mais c'est bien le maximum. Lui,
il siffla le reste, avec, à chaque bonne lampée, ce bruit
de baiser de ses grosses lèvres, plus accentué encore et
un peu plus mouillé que de coutume. Pour faire ce bruit,
ses lèvres se portaient encore plus en avant, s'ouvraient
en rosace plissée à la manière un peu indécente de grosses
carpes qui, dans un bassin, veulent happer un morceau de
pain qu'on leur jette du haut d'une passerelle, ou encore,
à la manière de l'anus d'une jument pisseuse. Il parait
qu'il y avait des femmes blanches qui raffolaient de ces
gros baisers-suçoirs sur leur peau satinée et sur leur
bouche pincée. C'est fort possible, car les lèvres de
Mademba étaient capables de couvrir une jolie superficie
d'épiderme féminin. Et pour peu qu'il en eut autant
d'appétit que pour les mangeailles digestibles, eh !...eh
!...les madames blanches pouvaient être rassasiées.
Passons; ce n'est pas notre affaire. En
tout cas, la rumeur publique lui attribuait un harem de
femmes indigènes de toute beauté, et il était facile de
s'assurer de la vérité du fait, car il ne les enfermait
pas et, le lendemain, j'eus l'occasion d'en voir
quelques-unes venues en curieuses assister à mes
opérations d'achat. Toutes étaient, en effet, très jolies,
mais deux surtout, des Peulhs presque blanches avec des
yeux immenses et prometteurs. Enfin, il ne s'embêtait pas,
le Nabab Sî, mais il s'empâtait prodigieusement.
Mes achats furent rapidement faits.
J'avais un grand choix de ces gentils et dociles animaux.
J'en achetai 25 que je payai à des prix divers, dont le
total se monta à 750 francs, soit à trente francs pièce de
moyenne. Mes animaux étaient beaux, bien portants exempts
de tares, et je les avais payés en dessous du prix
indiqué; donc tout allait bien. Deux hommes du village,
désignés par Mademba les conduiraient à Bamako, à la
Boutique-Bâ où on les indemniserait. Pour ma part, je
devais, à ma grande joie, continuer ma tournée de
prospection; mais je n'avais plus que 250 francs, moins
les avances à mes gens et moins de 15 francs qu'ils me
demandèrent pour acheter leur matériel de radoubage et de
calfatage de ma pirogue dont les morceaux informes se
promenaient, épars, sur la plagette de sable.
Je ne m'inquiétai pas autre mesure de
cette pénurie de finance, et j'assistai en curieux au
remontage de ce puzzle dont les pièces furent recousues
avec du fil neuf, bien tordu, et ayant macéré dans un
mélange de suif, de beurre de karité et de résine. La nef
fut glissée de nouveau à l'eau; on y assujettit le rouf
qui se promenait dans un coin abrité de la berge, et je
revins y apporter mes affaires pour y passer la nuit,
après avoir pris congé de mon seigneur le Fama. Le soir,
il y eut grand tam-tam sur la place du marché, au clair de
lune. L'orchestre, cette fois, était plus important que
dans les villages. Il y avait des flûtes et un balafon,
espèce de xylophone indigène dont les caisses de
résonnance sont formées par des calebasses de grandeurs
appropriées. Il fut très animé, le tam-tam, et je partis
bien avant la fin, car je l'entendais encore au moment où
je me suis endormi, bien étendu sous mon rouf et ma
moustiquaire qui, en cet endroit, était absolument
nécessaire.
Au petit jour, on était de nouveau en
route vers notre prochaine escale : Ségou, où nous
arrivâmes deux jours après. Il était à peu près dix heures
du matin lorsque je me présentai à la résidence de
monsieur le lieutenant de France. Mais il était absent,
parti depuis le matin en tournée dans son cercle, et ne
devait rentrer que le soir. Par compensation, je fus
aimablement invité par les sous-officiers blancs qui
étaient au poste, les seuls Européens alors en résidence à
Ségou, en dehors des trois Pères Blancs dont la mission se
trouvait assez loin dans la campagne.
Ils furent très chics, ces sous-officiers
de Spahis, dont l'un était le fils de la romancière Gyp,
bien connue du monde littéraire sous ce pseudonyme,
comtesse de Martel dans le monde tout court, celui du
Faubourg aristocratique. l'autre sous-officier dont j'ai
oublié le nom, avait été en garnison à Géryville, en
qualité de brigadier aux Spahis algériens, pendant que j'y
étais moi-même à la Compagnie montée de la Légion. Alors
l'amitié des coureurs de brousse naquit tout de suite
entre nous et je fus immédiatement de la maison,
c'est-à-dire incité à m'y incruster pour tout mon séjour
qui devait être, à leur goût, indéfini. Ce fut une
déception pour eux lorsque je leur dis je devais repartir
le lendemain dans l'après-midi.
- Mais alors, dit de Martel faisons-le
bon ce séjour !
Le mâtin, il se chargea de le faire bon !
Quel noceur ! C'était à cause de cette qualité, très
poussée, qu'il n'avait jamais pu décrocher l'entrée à
Saumur où, pourtant, tout le poussait; tout, sauf
lui-même, qui ne voulait à aucun prix devenir officier.
Pourquoi ? Parce que, un fois en possession de
l'épaulette, il aurait été obligé de faire partie du
mobilier littéraire de sa mère; il aurait été son bibelot,
son porte-gloire, son enseigne en somme, et lui il ne
voulait être que lui-même, et dans la brousse. Beaucoup du
Georges Hubin; un peu du de Foucauld. Mais, comme noceur,
il se posait là. Une caisse entière de champagne fut
liquidée pendant les vingt-six ou vingt-huit heures que je
passai à Ségou avec ses deux joyeux compagnons auxquels
s'était joint de Franco, du même modèle exactement, avec
l'épaulette en plus et l'argent en moins.
Martel en avait pour tous, de l'argent !
Il n'en manquait jamais, et pourtant, Dieu sait quelles
factures fastueuses il réglait, tant à notre comptoir de
Bamako qu'à ceux de Kayes où il se servait également.
C'était par convoi spécial qu'il recevait ses commandes :
deux caisses de pernod, dix caisses de champagne, vingt
caisse de vin rouge et blanc, et tout à l'avenant. Il
savait allier les produits de la littérature maternelle
aux produits de notre industrie gastronomique et
ribouldingueste ! Le lieutenant faisait popote commune
avec eux; ils vivaient en commun; mais ni la discipline ni
la hiérarchie n'en souffraient.
Je quittai ces bons amis comme prévu le
lendemain dans l'après-midi, après le fastueux déjeuner
d'adieu qu'ils avaient mitonné. Comme prévu, également, je
n'avais récolté aucun argent à Ségou, le lieutenant ne
pouvant me régler ma petite facture. Dans le fond, je n'en
étais pas fâché : étant démuni d'argent, je n'avais pas à
m'inquiéter d'un échec certain dans mon voyage quant à
l'achat de grains; force majeure dont je n'étais pas
responsable; sérénité de ma conscience de sous-ordre;
joyeuse humeur du broussard qui n'avait plus qu'à jouir du
plaisir d'explorer le paysage traversé.
Et ce fut une vraie jouissance, en effet,
que ce beau voyage en liberté.
A Diafarabé, j'assistai à une pêche
collective et miraculeuse, miraculeuse pour moi qui
n'avais jamais vu récolter les poissons à la pelle comme
je vis faire ce jour-là. Il y avait, au travers du fleuve
et le barrant complètement, deux lignes de pêcheurs et
pêcheuses presque nus, de l'eau jusqu'au nombril dans les
endroit les plus profonds. Ces deux barrages humains se
faisaient face à une distance d'environ deux cents mètres.
Des griots, sur la berge, jouaient en cadence de la flûte
et du tam-tam. Les troupes se mirent alors lentement en
marche l'une vers l'autre, les gens tenant verticalement
et au touche à touche un filet rectangulaire, monté sur
roseaux, qu'ils poussaient en avançant. De cette façon,
tout le poisson était pressé dans un espace de plus en
plus restreint.
Au bout d'une heure environ, alors qu'il
n'y avait plus qu'un mètre de distance entre les deux
lignes, de vénérables et adroits pêcheurs parcoururent
cette ligne transversalement, et, à chaque pas ils
jetaient dans la pirogue qui les suivait un filet plein de
poisson frétillants, comme s'ils les avaient jetés avec
une pelle. Il y en avait de toutes tailles. Dans la
pirogue, des gamins rejetaient à l'eau les plus petits,
pour que Dieu leur donne, d'ici l'année prochaine
l'ampleur désirée. Quant aux autres, ils s'amoncelèrent de
telle sorte qu'il fallut quatre pirogues pleines à
déborder pour les amener à terre. Il y avait de ces pièces
qui pesaient plusieurs kilos. Aussitôt à terre, vite, on
les vidait, on les coupait en deux et on les déposait sur
des fumoirs faits de claies sous lesquelles brûlaient des
branchettes de bois vert en produisant une fumée épaisse,
noirâtre, âcre, mais sentant bon les aromates. Pendant
plus de deux mois, chaque jour, les gens faisaient cette
récolte abondante, et cela, très certainement depuis des
siècles. C'était une de leurs industries principales qui
leur rapportait de beaux revenus, car ce poisson séché et
fumé était acheté en gros par les dioulas - marchands
colporteurs - qui allaient les détailler de marché en
marché, dans l'intérieur des terres, loin, très loin, à
plusieurs centaines de kilomètres, là où aucun cours d'eau
ne passe.
Une autre industrie de ces gens
privilégiés de Diafarabé était la fabrication de fils de
laine et leur teinture en bleu, avec l'indigo récolté dans
leurs champs, et en rouge, avec le suc d'une écorce
d'arbuste dont j'ai oublié le nom. Ils tissaient alors ces
fils pour en faire des couvertures, des manteaux, des
tapis de toutes sortes. Les laines elles-mêmes leur
venaient des contrées plus au Nord, très froides pendant
les nuits de six à huit mois de l'année, propices à
l'élevage extensif du mouton à laine, par opposition au
mouton à poil ras du centre de l'A.O.F. Il faisait un gros
commerce de ces lainages de Diafarabé, lainages peut-être
un peu grossiers, mais d'une solidité à toute épreuve.
A cet endroit, on commençait à entrer
dans la région où de larges superficies inondables
permettent la culture du riz en grand. Et on y récolte un
beau riz bien gonflé, plus gros que celui d'Indochine,
plus ramassé, plus savoureux aussi. J'en fis une bonne
provision pour mon usage personnel, car, depuis mon séjour
en Asie, j'aimais beaucoup le riz, cuit comme seuls savent
le cuire les indigènes d'Afrique ou d'Asie.
Il est fort bizarre que, chez nous, en
France tout au moins, on n'arrive pas à traiter le riz
comme il doit l'être. Et ce ne peut-être que du
non-vouloir de la part de nos ménagères. La cuisson
parfaite de cette excellente céréale, plus nourrissante
que le blé, est un vrai jeu d'enfant. Elle ne demande
aucune science particulière, aucun ustensile particulier,
absolument rien de spécial : une casserole quelconque, de
l'eau et... c'est tout, avec du feu bien entendu. On
avouera qu'il n'y a rien de plus simple. Eh ! bien, chez
nous, on trouve le moyen de ne réussir qu'une ignoble
colle, un mastic peu ragoûtant, qui rebute, et qu'on
n'aborde qu'avec grimace si on ne jette pas le tout à la
poubelle. Et pourtant, avec les mêmes simples choses, on
arrive, tout aussi facilement, à en tirer un superbe plat
de riz bien neigeux, chaque grain détaché de son voisin,
du riz bien gonflé, craquant délicieusement sous la dent,
fondant dans la bouche, sans un atome d'eau, tombant en
jolie cascade si on en prend une cuillerée qu'on élève
au-dessus du plat. Il est alors mille façons de présenter
un riz ainsi conditionné. Il s'allie avec tout. Du même
plat, vous pourrez tirer quelques cuillerées pour épaissir
votre potage. Quelques autres vont s'égrener dans la sauce
de votre ragoût. Vous en aurez aussi au dessert,
délicieusement mélangé à une compote de ce que vous
voudrez : pommes, prunes, potiron, pruneaux, confitures,
etc... Que faut-il pour obtenir ce résultat ? Un peu
d'attention. Observer les proportions d'eau et de riz,
soit qu'on fasse partir celui-ci à froid, soit qu'on le
jette dans de l'eau bouillante - les deux façons donnent
les mêmes résultats - et observer le temps de cuisson.
C'est tout. Ce n'est pas sorcier ! C'est probablement pour
cela que les primitifs ont trouvé la manière. Mais alors,
pourquoi ne pas les imiter ? - Bon, ça va; n'en jetons
plus; passons à une autre.
Cette autre fut mon apparition sur la
rive hospitalière de Mopti, au confluent du Bâni et du
Niger. Cet estuaire est immense et, en pleine saison des
pluies, alors que les deux cours d'eau sont gonflés,
l'inondation couvre des kilomètres et des kilomètres
carrés de ses eaux fécondantes. On y cultive donc le riz
intensivement. On y trouve aussi une immense forêt de
grands roseaux à allure de cannes à sucre, à moelle
juteuse et très sucrée, appelés Borghou. Des savants
agronomes ont déclaré qu'on pouvait en extraire du sucre
ou de l'alcool, d'autres ont parlé de papier. En attendant
ils servent de savoureuse pâture aux nombreux troupeaux
errants - accompagnés - que leurs bergers ne manquent pas
de diriger vers ces succulents roseaux lorsque le sol
s'est raffermi, après le retrait des eaux. Au moment où je
passai par là, ce n'était plus que dévastation dans ces
champs abandonnés aux bestiaux qui en avaient absorbé
toute la substance nutritive, et n'en avaient laissé que
des tiges piètinées, brisées, séchées maintenant à craquer
par un soleil brûlant.
Ce fut sur la rive droite de ces deux
fleuves que j'allai aborder, là où on avait construit la
maison semi-européenne qui abritait le télégraphiste
militaire et ses appareils. Ce poste servait de relais
entre Bamako, Tombouctou, Djenné et Bandiagara, centre de
la province du Macina. Le télégraphiste était alors un
Maréchal des logis d'artillerie coloniale nommé Mourot. De
haute taille, large à proportion, il portait, sur une
bonne et joviale figure ronde, une belle barbe blonde bien
soignée, un sourire engageant et la cordialité même. J'y
fus reçu d'une façon toute simple mais parfaite. Il était
le seul Blanc de la contrée, avait deux femmes indigènes
dont l'une lui avait déjà donné un fils, le petit Charlot
encore sur le dos de sa mère, un petit être presque blanc
tranchant sur la peau noire de sa maman négresse. Il
vivait là comme un pacha qui serait modeste, entièrement à
la mode indigène, surtout pour la cuisine. il n'avait ni
boy, ni cuisinier, seulement un planton pour le service du
télégraphe et des surveillants de ligne. Pour son service
personnel, c'étaient ses femmes qui s'en chargeaient. Il
mangeait exclusivement leur cuisine, mais sur une table,
dans des assiettes et avec notre couvert traditionnel. Il
m'invita à partager ses repas et fut tout heureux de me
voir accepter son invitation, y faire honneur et y prendre
un véritable et sincère plaisir. C'était très bon,
d'ailleurs, pour mon goût du moins. Cependant j'étais, me
dit-il, le premier Européen qu'il voyait acceptant de si
bon coeur sa cuisine indigène. Je lui dis que j'aspirais,
moi aussi, à pouvoir m'arranger de la sorte, et que je le
ferais dès que je serais seul dans un comptoir.
En dehors de son travail de télégraphiste
qui, s'il n'était pas chargé, le tenait quand même
prisonnier au bout de ses fils, il se livrait, avec l'aide
d'indigènes, à la culture du riz dans de vaste rizières,
et à l'exploitation très rémunératrice de la plume
d'aigrette. Mopti étant situé dans un centre fluvial
important, ces beaux oiseaux tout blancs étaient
innombrables dans la région. Il en faisait faire une
hécatombe quotidienne par ses chasseurs du pays. Il leur
fournissait de vieilles pétoires, de la poudre, des
plombs, etc.. et en retour, les chasseurs devaient lui
rapporter chaque soir tout le produit de leur chasse. On
faisait alors le tri des oiseaux; on enlevait les plumes
marchandes, et tout le reste, plumes et corps devenait la
propriété des chasseurs qui recommençaient le lendemain.
A cette allure, l'ami Mourot
arrondissaient très vite les paquets de plumeaux si
ardemment recherchés par nos belles compagnes européennes.
A cette époque, ces plumes valaient, l'une dans l'autre,
deux francs cinquante le gramme à Mopti, toutes en vrac,
deux mille cinq cents francs de kilo. Il est vrai que,
pour en faire un kilo, il faut tuer des centaines de ces
beaux oiseaux au plumage immaculé. A trois grammes par
oiseau, cela fait dans les 350. Mais pour avoir 350
oiseaux porteurs de plumes marchandes, c'est-à-dire de ces
aigrettes légères, merveilleuses qui ornent si
délicieusement les coiffures de femmes, des princes et des
maharadjahs, il faut bien compter une hécatombe de mille
pièce, car tous ne portent pas de ces plumes : les trop
vieux, les trop jeunes et toutes les femelles en sont
dépourvus. Dans ces conditions, il est concevable que la
destruction annoncée par le Commandant Barigoule se
produise à bref délai. Rien qu'à Mopti, le seul Mouret
avait déjà détruit plus de cent mille pièces. C'est donc
par millions qu'il fallait compter pour la totalité du
territoire ! Mais puisqu'on était venu au Soudan pour
l'exploiter, n'est-ce-pas, il était juste qu'on exploite
toutes les richesses qui s'y trouvaient. Autrement, on
n'aurait pas compris la conquête !
Je demeurai deux jours avec Mouret et ne
poussai pas plus loin mon exploration. Ce petit voyage me
semblait suffisant pour le moment. Je repris donc le
courant à rebrousse-poil et refit, en sens inverse, le
chemin que je venais de parcourir, un peu plus lentement,
mais guère, car le courant n'était pas fort. Je revis les
mêmes villages, les mêmes pêches, plus cette fois, une
belle prise au harpon par un des Somonos de ma pirogue. Au
guet tout au bout devant de la pirogue, le harpon emmanché
prêt à être lancé, il guettait attentivement la grosse
pièce convoitée. Tout à coup, d'une brusque détente de son
bras droit, il lance le harpon, et, en même temps, emporté
par son effort, tombe à l'eau fort adroitement, nageant
pour aller rattraper le manche du harpon qui filait sur
l'eau dans un sillage rapide, emporté par l'animal que le
fer crochu avait saisi.
Il parvint aisément à le rattraper, mais
ne tira pas brusquement sur la cordelette qui le reliait
au fer. Il le suivit en nageant, puis remonta dans la
pirogue où, aidé de ses camarades, ils amenèrent le
prisonnier jusqu'au niveau de l'eau. A ce moment, ils
passèrent sous lui un énorme filet en guise d'épuisette et
l'entortillèrent adroitement dedans, malgré les bonds
qu'il faisait en se débattant. Finalement, il fut hissé à
bord, et je constatai qu'il s'agissait d'une pièce rare.
Il devait bien peser vingt kilos, ce capitaine, nom que
portait ici ce poisson monstre; monstre comme volume mais
non de forme, car il était très bien proportionné,
rappelant en tous points la carpe. Nous en mangeâmes
pendant deux jours et sa chair était vraiment délicieuse.
Une autre fois, nous eûmes, sur la rive
gauche, la chance de tuer un énorme boa. Voici comment. Ce
jour-là, il faisait un vent du Nord très désagréable, et
Samandé craignait le clapotis des vagues sur les parois de
la pirogue. Il me conseilla d'atterrir sur une très jolie
plage, faisant clairière au milieu de la brousse des
alentours. On s'arrête, on descend les bagages, on fait,
en fait comme tous les jours. Fagail veut allumer un feu
pour commencer à cuisiner, mais le vent l'en empêche.
Alors, avisant un vieux paillasson aplati sur le sable, il
va pour le prendre de façon à s'en faire un écran contre
le vent. Mais à peine l'a-t-il soulevé qu'il le laisse
vivement retomber en criant : un serpent, un serpent !
Immédiatement, les Somonos se précipitent sur leurs
perches et viennent en frapper le centre du paillasson,
comme avec des fléaux, à l'endroit où se tenait, lové, la
bête entrevue, et qui était vraisemblablement en train de
digérer.
Sous les coups répétés, qui ne pouvaient
lui faire aucun mal, l'animal se réveilla et commença à
sortir de là, pour fuir cette grêle de coups. A ce moment,
ce fut sur sa tête que chacun se mit à frapper avec force,
et, en peu de temps, celle-ci fut complètement écrasée. On
renversa le paillasson et on découvrit le corps tout
entier du boa, gros comme un bras d'homme, d'une longueur
de quatre mètres; une superbe pièce. Aussitôt, les Somonos
se mirent à le dépecer. On commença par lui faire une
entaille circulaire sous les mâchoires. Une corde fut liée
autour de son cou et à l'aide de celle-ci, on hissa le
serpent à une haute branche d'un arbre voisin, de manière
à ce que sa queue traîne juste à terre. Un Somono grimpa
alors sur l'arbre, assujettit la corde à la branche et se
mit en devoir de glisser à terre le long de la corde et du
serpent en entraînant la peau vers le bas. Lorsque la peau
ainsi libérée fut assez longue pour être bien tenue en
mains, il se laissa glisser plus vite, retournant la peau
qui arriva en bas en même temps que lui, exactement comme
on le fait d'une peau de lapin.
Le Somono remonta sur l'arbre, détacha le
serpent pelé, qui laissait voir une belle chair rose et
tendre et, le long de la colonne vertébrale, deux longues
pannes d'une graisse bien blanche que les Somonos
recueillirent avec précaution.
- Ca, Missa, y en a beaucoup bon. Toi y
en a mangé. Même sose Missi toulou - Ca, Monsieur, c'est
très bon; tu en mangeras; c'est comme du beurre de vache.
Et en effet, j'en ai mangé le soir même,
et c'était très, très bon. Cette panne retirée du corps
emplit deux seaux. On la fit fondre et on en mit dans
quatre ou cinq litres vides pour bien la conserver. Le
reste devait être consommé par les Somonos jusqu'à
extinction. La chair de la bête forma le fond de nos
repas, à tous les sept pendant deux jours. La peau fut
frottée à l'intérieur au savon arsenical dont je m'étais
muni, pour le cas de besoin, et, en la mettant à
l'endroit, on l'emplit de sable. On lui recousit la tête,
et on aurait juré se retrouver devant la bête bien
vivante; illusion, heureusement ! Elle fut amarrée sur le
toit de mon rouf et attira les regards de ceux qui nous
voyaient passer.
Un autre jour, j'assistai, tout aussi par
hasard, à la lutte d'un autre boa et d'un iguane. Notre
pirogue frôlait la rive, à un certain endroit, parce qu'il
y avait là moins de fond pour les perches. Cette
navigation était absolument silencieuse. En passant près
d'un buisson, nous entendons un grand bruit de branches
froissées. Intrigués, nous regardons dans ce buisson et
nous voyons un iguane aux prises avec un gros boa qui
l'entourait et cherchait à l'étrangler. Cette lutte dura
quelques minutes, puis, tout d'un coup l'iguane réussit à
entraîner son agresseur à l'eau. Tous deux y tombèrent,
enlacés. Mais aussitôt nous revîmes le boa tout seul qui
nageait rapidement vers le buisson dans lequel il se
faufila et disparut, sans que nous ayons le temps de le
tuer. L'iguane était sauvé.
Le soir de ce même jour, sur la rive
droite, j'ai tué un crocodile avec mon revolver
d'ordonnance, Modèle 1892. Comme le matin, nous frôlions
silencieusement la berge. Au moment de quitter le couvert
d'un buisson pour longer une petite plage de sable, le
laptot de tête fit un signe. La pirogue avança doucement
et Samansé me dit tout bas : Y en a caïman; toi tuer. Je
pris alors mon revolver et à un ou deux mètres plus loin,
je vis en effet un petit caïman qui dormait sur le sable,
ne nous ayant pas entendu. Je tirai sur la bête à la tête,
et je fus assez heureux pour le tuer net, sur place. D'un
bond, les Laptots furent à terre et lui attachèrent, aux
deux grandes pointes de la gueule, un noeud coulant
présenté au bout d'une perche. Ensuite, avec la même
perche, ils le retournèrent sur le dos Samanté s'approcha
avec précaution du caïman immobile et, d'un grand coup,
lui enfonça un long couteau dans la région du coeur. Un
énorme bond de la bête fut la réponse. Mais ce fut la fin.
Un flot de sang se mit à jaillir de la plaie, et nous
vîmes le corps se détendre définitivement dans la mort.
On le dépouilla séance tenante. les
Somonos le mutilèrent comme ils font toujours en pareil
cas, car les dents, les griffes, les pattes, le bout de la
queue sont pour eux des fétiches très recherchés. Il ne me
resta qu'une peau fortement diminuée de tous ces
attributs. N'importe, on l'amarra à côté de celle du
serpent et on repartit pour aller bivouaquer plus loin.
Le lendemain, je passai de nouveau à
Ségou où la réception fut semblable à celle qui m'avait
été faite à mon premier passage. Mais je ne m'attardai
plus. Je fus assez heureux en faisant plaisir à de Martel
à qui je donnai les deux dépouilles que je traînais sur ma
pirogue et qui lui plaisaient beaucoup. Il les emporta en
manifestant la joie d'un enfant à qui on vient de donner
un sucre d'orge. Passage sans arrêt devant Sansanding.
Retour à Koulikoro, dans un comptoir aussi vide qu'avant.
Pas de nouvelles de Bamako.
Deux lettres m'attendait; elles étaient
de ma mère. Tout allait bien là-bas. Elle avait quitté sa
bibliothèque de la gare de Lagny avant l'hiver, et elle
était allée s'installer à Aubervillers Avenue de la
République, où elle logeait au deuxième étage d'un
bâtiment assez récent. Mon frère, naturellement, l'avait
suivie mais il continuait à prendre son repas de midi à
Paris même.
Une fois réinstallé, je fis mon rapport
de route que j'envoyai à Bamako, où la direction était
provisoirement entre les mains d'un ancien employé, venant
de Djenné, Sabatier, le directeur Pillot étant parti en
tournée dans la haute-Guinée. Sabatier me répondit par une
lettre assez longue qui commençait ainsi :
Votre expédition dans le fleuve est
désastreuse. Nous avons bien reçu ici les 25 ânes que vous
avez achetés pour nous à Sansanding. Nous reconnaissons
volontiers qu'ils étaient très beaux et que vous les avez
payés bien en dessous du prix que nous escomptions. De
cela, nous vous félicitons. Mais, en ce qui concerne votre
campagne pour l'achat du mil, nous répétons que c'est un
désastre... Ca continuait comme ça pendant deux pages.
Ma foi, j'ai répondu du tac au tac, mais
sur quatre pages, moi. Je repris les termes de mon rapport
et les resservis, mais sur le mode ironique, cette fois.
Je fis remarquer que c'était très joli d'envoyer quelqu'un
sur un fleuve, dans une pirogue passoire, pour y amonceler
des tonnes et des tonnes de grain. Mais que c'eût été
encore plus joli de munir ce quelqu'un, comme il l'avait
demandé à maintes reprises, de sacs ou de toile pour en
faire, et, surtout, des fonds nécessaires aux achats
envisagés. Vous dîtes, Monsieur, que c'est un désastre
d'avoir navigué à sept hommes sur votre pirogue plus ou
moins bien cousue - très pittoresque, d'ailleurs, et je
serais très malheureux de n'avoir pas pratiqué ce sport -
pendant un mois, avec la somme de deux cents cinquante
francs, et d'en rapporter une centaine, soit cent francs
de dépense de route ? Eh ! bien, si vous appelez cela un
désastre, comment appellerez-vous un voyage de Djenné en
grand chaland ?
Vous dîtes que c'est un désastre parce
que je n'ai pas acheté de mil ? Avec quoi ? L'argent d'une
facture à acquitter par un client ? Brouillards de la lune
! Et, encore une fois, où, l'aurais-je fourré, votre mil ?
Dans mon casque ? Comment l'aurais-je transporté ? Dans ma
pirogue percée ? Folie, Monsieur,... etc... J'en ai débité
comme ça pendant quatre pages. J'étais en verve et j'avais
tous les éléments pour la mettre en branle : je m'en suis
servi, largement.
Et puis, il arriva ce que j'attendais;
Mon rappel immédiat à Bamako par Monsieur Pillot lui-même,
cette fois, qui venait d'y rentrer. Je ne m'étonnai pas
que ma protestation cavalière fût mal digérée. Aussi,
c'est avec le sourire de l'insouciance que je repris la
route de Bamako où j'arrivais le troisième jour, sans me
presser, frais et dispos, comme une rose.
Je revis Henry, toujours aussi sanguin;
je fis la connaissance de ce Sabatier dont l'abattage me
valait ce voyage et je vis le directeur qui me signifia sa
décision : je rentrerais en France, aux frais de la
Niger-Soudan bien entendu, puisqu'il y avait rupture de
contrat de son initiative. M. Pillot regrettait beaucoup
les dissentiments survenus entre Sabatier et moi. Dans ces
conditions, il ne pouvait nous garder tous les deux. Comme
Sabatier était un ancien employé et son ami en même temps,
puis aussi un vrai commerçant de boutique, il n'y avait
pas d'hésitation possible pour lui. Je serais donc
rapatrié.
- Bien, Monsieur. Quand faudra-t-il
partir ?
- Demain matin, si vous voulez.
- Très bien; tout de suite même, au
besoin. je suis tout prêt.
- Oh ! je sais que, du moment qu'il
s'agit de courir la brousse vous êtes toujours prêt. Mais
il y a les formalités des porteurs. Il vous en faut six;
je dois les demander à la résidence avec un
laisser-passer. Vous prendrez le cheval et le palefrenier
qui vous ont amené ici. Le palefrenier reviendra avec la
bête.
- Bon. Entendu.
La journée se passa très bien. Je fis un
tour général de Bamako, et, le lendemain matin, je me mis
joyeusement en route pour le voyage de retour en France.
Chic perspective ! Et tout seul ! Pas de compagnons
embêtants. Pas de marchandises à convoyer ! Rien que moi,
la nature et mes gens. Occasion rare Quant au motif du
retour ? Du vent ! Quant au remplissage du temps ensuite ?
On verra sur place. Allons-y d'abord.
Et je pus faire du footing tant que je
voulus et comme je voulus. Je fis certainement plus de
route à pied qu'a cheval, car il faisait bien meilleur
marcher que chevaucher. Nous étions fin Janvier, en plein
milieu de la saison sèche. Les nuits étaient toujours très
pures mais de plus en plus froides, si bien que, le matin,
on grelottait presque sous les vêtements de toile. Pour
tenir le coup à cheval, il fallait s'envelopper dans une
couverture de laine épaisse. Même pour marcher, je mettais
une vareuse de molleton pendant la première heure. A
partir de huit heures, on commençait à sentir une bonne
chaleur; puis, de neuf heures à cinq heures du soir,
régnait de nouveau l'ardeur solaire, directe, cinglante,
brûlante, sans rien dans l'atmosphère pour l'atténuer,
d'une sécheresse incroyable. Même le macaroni se
rétrécissait étrangement, sous cette sécheresse
impitoyable qui me rappelait celle du Sahara.
Je fis la route de Bamako à Toukoto en
une quinzaine de petites étapes bien tranquilles, au
milieu d'une nature toute différente de celle que j'avais
traversée sept mois auparavant. Alors, tout la végétation
était en plein essor. Tous les arbres et arbustes
portaient des feuilles bien vertes. Les champs cultivés
étaient couverts de récoltes à venir. La brousse entière
était couverte d'herbes géantes qui en faisaient un fourré
épais. Maintenant, plus de feuilles aux arbres, nulle
part. Les champs, dont les récoltes avaient été rentrées
depuis longtemps, étaient retombés en friche. Ils étaient
recouverts de la végétation spontanée qui jaillit après
les récoltes, profitant de l'humidité du sol pour se faire
un fond de départ, arrêté net par la sécheresse générale,
mais qui, en Mai Juin, repartira de plus belle. Dans cinq
ou six ans, les indigènes viendront de nouveau au même
endroit débroussailler le terrain, brûler, couper, pour y
jeter une nouvelle fois des semences utiles; mil, millet,
sorgoh, maïs, arachides. C'est là la mode soudanaise; les
assolements se font à une cadence très lente, à cause du
manque total d'engrais chimique et d'humus. Il ne peut en
effet y en avoir : tout est desséché, brisé, émietté et
volatilisé quand ce n'est pas mangé par le bétail errant,
par le gibier végétarien, dévoré par les termites, ces
voraces bestioles, ou par le feu, encore plus vorace et
plus rapide.
Quant aux grandes herbes, elles ont
disparu elles aussi. On voit clair au travers des
broussailles. Ces herbes ont été d'ailleurs soigneusement
recueillies au moment de leur maturité, alors que leur
pied présente encore une coupure nette et légèrement
humide de sève. Les indigènes les coupent à la faucille,
par poignées, et en font des bottes bien liées qu'ils
transportent dans leur village où, en pleine saison sèche,
ils travaillent ces pailles pour en faire toutes sortes
d'objets, depuis les gros paillassons grossiers et
solides, les toitures de case, jusqu'aux petits paniers
fins, les dessous de plats, les éventail chapeaux etc...
J'eu l'occasion de voir le travail des
tisserands qui, très intéressant parce que primitif,
démontre mieux que toute théorie le procédé employé depuis
toujours pour faire des étoffes. Malgré la perfection et
la complication de nos machines actuelles, le principe est
toujours le même.
Au Soudan, comme un peu partout dans le
monde, ce sont les femmes qui cardent et qui filent le
coton - ou la laine - Elle prennent sur un fuseau une
certaine touffe de coton bien cardé, bien gonflé, et, au
moyen d'une toupie lourde, bien équilibrée, qu'elles font
tourner constamment avec leurs doigts experts, elles
tordent le coton en l'étirant, de façon à en faire un fil
infini. Ce fil est mis en écheveaux et porté au tisserand.
Celui-ci, pour obtenir une longue chaîne,
tend d'abord un fil autour d'un pâté de cases, par
exemple, dont le périmètre lui donne satisfaction. Puis il
continue à tendre ses écheveaux fil par fil, en dessous du
premier, jusqu'au moment où il atteint le compte qui
correspond au nombre des dents de son peigne de tisserand.
A ce moment, il coupe sa ronde de fils. Une extrémité est
liée et attachée à un petit chariot sans roues, composé
d'un panier plat, sur lequel on mettra un certain nombre
de cailloux, contrepoids nécessaire à tendre la chaîne.
L'autre extrémité est soigneusement liée, elle aussi, et,
le faisceau de fils ainsi formé enroulé grossièrement
autour du corps, l'artisan retourne à l'atelier.
Cet atelier se trouve toujours en plein
air, sous un arbre, lorsque, par hasard, il n'y a pas
d'arbre, le tisserand se fait une guérite de paille, non
pour abriter son travail - il n'a rien à craindre du ciel
: pendant six mois, il ne tombera pas une goutte d'eau -
mais pour s'abriter, lui, du soleil, sous lequel, assis à
son métier, il resterait constamment exposé.
Très primitif, ce métier. On se demande
même, à première vue comment cet assemblage de bâtons
tordus, fourchus, de guingois, peut fonctionner. Eh !
bien, cela fonctionne à merveille. Patiemment, fil à fil,
le tisserand commence sa chaîne, en faisant passer chaque
fil entre les dents d'un peigne mobile, attaché à une
barre pivotante. Lorsque tous les fils de la chaîne sont
tous convenablement attachés, y compris les fils de
couleurs s'il y en a, le tisserand déroule alors tout le
paquet formé par les fils, et, en ligne droite,
perpendiculairement au centre du métier, il tend cette
longue queue dont il tord une partie pour qu'elle ne soit
pas si encombrante, et la place sur le petit chariot dont
j'ai parlé. On y ajoute autant de poids qu'il en faut pour
que le tout soit toujours bien tendu, et le tisserand peut
commencer à tisser.
Pour cela, il vient s'installer sur son
métier, assis sur une barre transversale qui cale tout,
avec, devant lui, les peignes. Il passe chacun de ses gros
orteils dans l'anneau d'une cordelette, fixée à la base de
chacun des peignes mobiles. Quand il baisse un pied et
qu'il lève l'autre, un des peignes s'abaisse tandis que
l'autre se lève, chacun entraînant dans ce mouvement la
moitié des fils de la chaîne bien tendue. Il lance alors,
dans le vide triangulaire ainsi formé, sa navette, de la
forme classique de toutes les navettes, semblable à une
minuscule pirogue, dans laquelle joue une bobine articulée
pleine de fil qui en sort par une fente aménagée à cet
effet.
La navette lancée d'une main est
rattrapée de l'autre, laissant, entre les fils de la
chaîne le premier fil de la trame. De sa main libérée, le
tisserand serre ce fil au moyen d'un mouvement spécial
qu'il donne au peigne, puis il fait manoeuvrer ses pieds
inversement; un nouvel espace se présente dans lequel la
navette est relancée par la main qui vient de la recevoir.
Mêmes mouvements des peignes, des pieds, de la navette
toujours recommencés, à une cadence extrêmement régulière
et rapide. De très loin, on entend le clic- clac de la
bobine qui frappe la navette à chaque jetée et à chaque
arrivée. La toile, insensiblement, se tisse. Lorsqu'une
certaine longueur est faite, dix, quinze, vingt
centimètres, elle s'enroule sur un tambour qui se trouve à
hauteur du ventre de l'ouvrier. Il travaille ainsi, à
longueur de journées, pendant cinq ou six mois et tisse
inlassablement ses longues traînes qui se raccourcissent
au fur et à mesure que le tambour enroule le tissu achevé.
La largeur des tissus varie, mais en général, elle ne
dépasse pas vingt centimètres. C'est du tissu en ruban, en
bandes, qu'on coud les unes aux autres selon les besoins,
et c'est extrêmement solide.
J'ai pu voir aussi le travail des
teinturiers, mais beaucoup moins bien, car je n'ai vu que
leurs brassées dans de grandes cuves de terre cuite,
enfoncées en terre pour faciliter la manipulation des
tissus. L'indigo est la plante la plus utilisée. Elle est
cultivée dans le pays, et ils en tirent, les teinturiers,
de jolis coloris, clairs ou foncés selon la demande de la
cliente. Ils teignent soit les tissus terminés, soit les
écheveaux de fils. Une fabrication originale à laquelle
j'ai pu assister également est celle du beurre de karité,
et c'est toute une histoire.
L'arbre de karité est très répandu dans
tout le Soudan, arbre très utile, sinon indispensable. Il
a l'allure et l'aspect d'un noyer de chez nous qui
n'aurait pas dépassé la taille d'un pommier. Au mois de
Juillet-Août, il produit des quantités de fruits qui ont
tout à fait l'apparence des noix dans leurs coques vertes,
mais cette coque est luisante et souple comme une prune
reine-claude. Tout comme celle de cette prune, la pulpe de
la noix de karité est très comestible, avec une saveur
toute spéciale et agréable. Du reste, les indigènes la
consomme entièrement. Cette pulpe est cependant peu
épaisse, et recouvre un fort noyau, de la forme d'une
olive, mais de la taille d'une châtaigne. De même que la
châtaigne, cette noix intérieure a une peau dure et peu
épaisse qui laisse voir de la chair blanchâtre comme celle
d'un gland. Les noyaux, débarrassés de leur pulpe
comestible, sont mis à fermenter pendant un certain nombre
de semaines. Ca sent mauvais ! Après quoi on les passe au
four pour les faire griller comme on fait des cacahuètes,
la cuisson ayant pour but de déterminer les réactions
chimiques qui forment la graisse.
Alors, les enfants s'occupent à casser la
pellicule brune qui s'écaille comme celle des marrons
grillés, et les femmes se mettent en devoir d'écraser les
noix ainsi libérées. Elle prennent deux pierres dures,
quartz, granit, de taille différente : la plus grosse est
fixée à terre, l'autre sert de meule qui, par des
mouvements continuels de va-et-vient sur la grosse pierre,
écrase la chair des noix qui s'écoule en pâte grasse,
onctueuse, rougeâtre, et sentant très mauvais. C'est la
graisse brute. On la met alors dans une grande jarre avec
de l'eau et des plantes que je ne connais pas, dont les
sucs servent à dissocier les matières organiques. On met
le tout sur le feu et on fait bouillir en remuant souvent.
Odeur épouvantable. On laisse reposer après avoir retiré
du feu. Les matières organiques tombent au fond de l'eau,
et, par dessus, nage la graisse purifiée qui, en se
refroidissant, fige et devient molle comme du beurre de
vache, avec une couleur de suif sale.
Dès que la masse est bien prise, on la
sort de la jarre, n'importe comment, sans soins, pour la
renverser, seule, dans une autre marmite. Là, elle fond de
nouveau; on la remue vigoureusement pour la faire
blanchir, puis on la verse dans des calebasses qui vont
servir de moules. Ces calebasses sont de la même taille
partout, car c'est une mesure générale adoptée pour la
facilité des échanges, cette denrée étant cataloguée, si
on peut dire, comme monnaie d'échange. Une fois figée,
cette graisse à la consistance ferme du suif. On l'entoure
de feuilles de maïs séchées - remouillées pour la
circonstance - et cela fait de jolis petits paquets
uniformes, semi- sphériques, faciles à manier et à
transporter, et cette graisse ne fond pas facilement à la
chaleur normale de l'atmosphère.
Ces pains sont achetés par les dioulas
colporteurs contre du sel, des étoffes, des bijoux, du
fer, du cuivre, des moutons, etc...etc... et revendus dans
les pays du Nord, vers le Kaarta et les confions
mauritaniens, dépourvus de graisse. Le trafic ne se fait
pas avec les pays du Sud, car ceux- ci sont largement
ravitaillés en huile qu'ils tirent des noix de palmiers à
huile.
Dans ces pays que je traversais ainsi en
amateur, en observateur attentif, je me rendis compte que
la production de matières grasses avait trois sources
différentes; le beurre végétal tiré du karité, comme je
viens de le dire; le beurre animal provenant des vaches
pâturant à l'aventure dans la brousse, sous la garde de
bergers peulhs errants; et, en outre, l'huile provenant de
l'arachide pilée, concassée, écrasée par des moyens
primitifs.
Ainsi flânant, regardant, enregistrant,
pensant, méditant et admirant, j'atteignis de nouveau le
campement de Toukoto. Je dus attendre deux jours l'arrivée
d'un train, le dernier étant parti tout juste la veille de
mon arrivée. Il emmenait, m'apprit-on, mon directeur
Pillot qui, parti après moi de Bamako, m'avait dépassé sur
la route, sans que je m'en sois aperçu. Il avait dû passer
pensant la nuit sans s'arrêter dans le campement où je
dormais. Cela n'avait, apparemment du moins, aucune
importance; et pourtant la suite des événements auraient
sans doute été changée si nous nous étions rencontrés à ce
moment-là. Le destin ne l'a pas voulu.
En effet, voulant probablement éviter à
sa Compagnie mes frais de retour - deux mille francs au
moins et des reproches pour lui - Pillot était parti pour
Kayes sous prétexte de service, en réalité pour s'occuper
de me trouver un emploi à la Colonie même. Il alla donc
trouver le Colonel du Génie, directeur général du chemin
de fer, et, à mon issu évidemment, lui proposa mes
services, disant, ce qui était vrai, que j'étais un
colonial accompli, très bon comptable, de santé
exceptionnelle, intelligent (mais oui, pourquoi faire le
faux modeste) et très capable de lever des plans d'aider
efficacement les géomètres et les arpenteurs. Cette
dernière assertion était vraie également, car, pendant mon
séjour à Bamako, j'avais fait le relèvement complet et
exact de la grande concession du fleuve, sans autres
instruments qu'une planchette quelconque, une boussole de
poche, un double-décimètre, un crayon et une gomme.
Lorsque, quatre jours, plus tard,
j'arrivai à Kayes, Pillot me fit part de ses démarches,
qui étaient agrées en principe. Il devait me présenter
lui-même le lendemain au Colonel en personne, ce qui se
fit parfaitement. Le brave officier supérieur, bougon
comme Ronchonnot, m'accepta d'emblée et me délivra, séance
tenante, une lettre par laquelle il déclarait m'agréer en
qualité de sous-chef de gare comptable, aux appointements
de trois cents francs par mois, droit à la ration de
vivres, transports, logement indemnités diverses, et tout
et tout. Avec cela, mon ami, vous n'aurez qu'à vous
présenter au Ministère des Colonies, section du Soudan, et
on vous donnera votre commission.
- Merci, Colonel.
J'étais donc pourvu, avant de quitter la
colonie, d'un emploi officiel. Bonne aubaine à laquelle
j'étais loin de m'attendre, puisque je n'attendais rien du
tout. Je remerciai Pillot de sa bienveillance à mon égard.
Il en était satisfait pour moi, mais pas pour lui. En
effet, moi, j'avais bien un emploi qui remplaçait très
avantageusement celui qu'il m'avait supprimé dans sa
maison; mais cet emploi ne serait rendu valable qu'à
Paris. Il était donc obligé de me donner quand même les
moyens de me rendre à Paris. Tant pis. Il fit contre
mauvaise fortune bon coeur, me loua un petit chaland pour
me permettre de descendre le fleuve Sénégal, avec un
équipage de Laptots et un patron. J'avais en outre un boy
en la personne d'un Toucouleur descendant à Saint-Louis à
la rencontre de mon ancien patron qui rentrait en France.
Cinq personnes, en tout, dont moi. J'allai voir mon esquif
qui me plut. Il y avait aussi un rouf au milieu qui
m'abriterait parfaitement, et le bateau lui-même était
beaucoup plus solide que ma grande pirogue du Niger. Ollé.
Ollé ! la vie devenait de plus en plus belle !
Je fis mes derniers préparatifs à la
succursale que la Niger-Soudan venait de fonder à Kayes,
dans un immeuble neuf en pierres et tuiles, sous la
gérance d'un Monsieur de la Gironnière, que, très vite,
les indigènes désignèrent sous le vocable plus euphonique
pour eux de Missa Charognard. C'était aussi un commerçant
de boutique, d'âge déjà mûr, large d'épaules, de face, de
ventre, de fesses, de taille. Il était décoré, en outre,
d'une belle barbe en éventail qui venait rejoindre
l'abondante chevelure en copieuse plantation sur sa
poitrine, toujours demi-nu jusqu'au nombril. Je fis mes
adieux à ces Messieurs et je n'en allai à bord de ma
pirogue qui démarra aussitôt en suivant le fil de l'eau
sénégalaise ou sénégalienne, comme on voudra. J'étais de
nouveau amiral de ma flottille et, de nouveau, heureux de
l'aventure à vivre, pendant vingt-cinq jours, seul de
Blanc, sur le fleuve vaste, à explorer rame à rame.
- Vous en êtes heureux, n'est-ce pas,
m'avait dit Pillot ? en parlant de cette perspective d'un
long, fastidieux trajet en solitaire sur le fleuve.
- Je ne vous le cache pas, oui, Monsieur,
très heureux.
- Oh ! je le sais. je vous connais
maintenant. Il n'y a guère que vous pour trouver du
plaisir où d'autres ne verraient qu'une vilaine corvée et
certains, même, une épreuve à les faire reculer.
- C'est vrai ? dis-je; il y a des gens
qui penseraient cela ? Je ne puis même pas le concevoir.
- Eh ! oui, presque tous. Du reste, s'il
s'était agi d'un autre, je n'aurais jamais proposé ce
retour en chaland; pour vous, je sais que c'est une fête.
- Vous avez raison, Monsieur, une vraie
fête !
- Eh bien, au revoir; bonne chance; et à
bientôt de nouveau à Kayes, en Juillet-Août probablement.
- Au revoir, Monsieur, et merci encore.
Mais que dire sur ce voyage en chaland ?
Rien ou presque. C'était exactement la répétition de celui
que je venais de faire sur le Niger; mêmes berges, hautes,
très hautes, verticales du côté du grand rayon, à cause de
la poussée des eaux, et, au contraire, se perdaient au
loin en pentes douces du côté du petit rayon, là où se
déposaient les alluvions, dans des eaux presque calmes.
Sur ces pentes douces des berges, de belles récoltes de
sorgho mûrissaient. C'étaient les deuxièmes de l'année,
les premières étant faites dans l'intérieur des terres,
alors que les berges étaient encore inondées.
Je me laissai glisser paresseusement dans
le courant de l'eau claire, tantôt profond, tantôt, au
contraire, trop plat pour porter le chaland. Dans ce cas,
tout le monde descendait dans l'eau, jambes nues, et on
traînait l'embarcation ainsi allégée jusqu'au de-là du
seuil, là où elle flottait de nouveau. Je fis de longs
trajets à pied, sur la berge même. C'était délassant et
plus attrayant que de toujours demeurer au fond de cette
immense et interminable traînée jaune, jalonnée de caïmans
trapus, vilains, endormis et dangereux.
Je refis les grandes escales à l'inverse.
Bakel d'abord, garni de plusieurs marchands européens.
Arrêt. Causerie. La Falémé. Matam. On atteignit ainsi
Kaeddi, toujours solitaire sur la rive droite. Trois jours
d'arrêt, retenu de force par la sympathie de ces messieurs
Raffin, Desgranges et de Madame Raffin, jeune et jolie
Française, coloniale couci-couça s'ennuyant passablement
dans ce pays perdu de Kaeddi, où n'existait aucun autre
élément féminin blanc. On repart quand même; fallait bien,
n'est-ce pas ?
On délaisse la rive des Maures pour
retrouver Dagana. Puis, c'est Podor où je reste toute la
journée pour en repartir le soir à la fraîche. Nous sommes
arrivés à l'endroit du Sénégal où l'effet de la marée
atteint sa limite. L'eau du fleuve n'y est plus buvable;
elle est trop saumâtre. Deux solutions s'offrent à moi; ou
attendre encore deux jours, et j'aurai le monoroue pour
aller à Saint-Louis qui m'y amènera en trois jours; ou
bien continuer ma route avec mon chaland en profitant de
la marée descendante et du vent de la mer qui commence à
se faire sentir. Je n'hésite pas : j'aime beaucoup mieux
ma navigation personnelle sur ma petite barque, surtout à
la voile, que n'importe quel chaudron industriel et
soi-disant civilisé. Hisse la toile, garçons, hisse !
Et on repart, le soir, quelques minutes
avant l'arrivée de la pleine nuit. La marée descend, le
courant nous emporte et le vent nous pousse. Quelle
délicieuse soirée, encore ! Et le lendemain dans
l'après-midi, après avoir croisé le gros crapaud de
monoroue que je saluai ironiquement, la barque vint
laisser tomber sa voile sur un morceau de quai libre, pas
très engageant. Trente minutes après, j'étais à l'hôtel où
nous avions pris nos repas l'année d'avant. Je réglais mon
monde, à chacun son dû, et je me retrouvai tout bêtement
dans ce Saint-Louis que je ne trouvai pas changé,
apparemment du moins, car, en scrutant mieux les gens, on
voyait beaucoup de figures nouvelles, venues remplacer
celles que le "vomito negro" avaient envoyé "ad patres"
l'année précédente.
Pas de séjour inutile à Saint-Louis, ce
n'est pas assez tentant, quoiqu'un peu mieux que Kayes,
mais guère. Je partis le lendemain même pour Dakar que
j'allais aborder pour la première fois, par l'intérieur
des terres. Journée bien monotone que celle passée dans ce
tortillard de banlieue, tout pareil à celui de Kayes à
Toukoto. Pays morne, plat, sableux, brûlé. Il semble bien
qu'en saison propice il doit y avoir des cultures, car les
villages semblent assez rapprochés, et il n'y a jamais de
villages, là où il n'y a pas de cultures; l'inverse est
aussi vrai d'ailleurs. Des gares en pierres dont
quelques-unes semblent importantes. On s'arrête dans une
de celles-ci pour y déjeuner au buffet : Tivaouane, où on
a une heure et demie pour satisfaire sa soif, sa faim et
son besoin de dégourdissement. On remet ça, ensuite; on
passe à Thiès, futur tête d'embranchement pour la ligne
qui doit aller retrouver Kayes, là-bas, derrière La
Falémé. On touche Rufisque, au bord de la mer, qui, à ce
moment-là, était un port plus important que Dakar au point
de vue du tonnage transité. Mais sa condamnation est
prononcée; aujourd'hui, en 1936, ce port ne voit plus
guère que des voiliers, et, rarement, quelques cargos pour
arachides. Tout le trafic se fait maintenant par Dakar où
les navires accostent aux différents môles qui
n'existaient pas alors, ou à Kaolak, en rivière du Saloum,
où il y à également des quais. Enfin, on s'arrête à Dakar,
parce que les rails ne vont pas plus loin : à cinquante
mètres, c'est la mer, sur une plage de galets. Descente;
hôtel; attente du passage d'un bateau pour la France.
Trois jours.
C'est trois fois plus qu'il n'en faut
pour découvrir la ville de Dakar qui n'est, à ce moment,
qu'à l'état embryonnaire. On y a des vues, des projets,
mais il faut et des crédits et du temps. Tout viendra. le
port est encore tel que la nature l'a dessiné. Il est très
bien situé, d'ailleurs, derrière un grand cap qui forme
comme le fer d'une faucille dans le dedans de laquelle se
trouve le port de Dakar. Il est abrité de la haute mer par
une petite île, Gorée, qui en ferme l'entrée. C'est à
Dakar que font escale les navires qui vont d'Europe au
Brésil ou en Golfe de Guinée, soit pour charbonner, soit
pour prendre de l'eau et des vivres. Quant à la ville
elle- même, elle se commençait; ce n'était guère qu'un
ramassis de maisons de bois hâtivement construites, dans
lesquelles des commerçants hardis et courageux gagnaient
quand même bien leur vie.
Le premier bateau qui devait toucher
Dakar pour la France appartenait à la Compagnie Générale
Transatlantique, venant du Brésil; c'était le "Rio de
Janeiro". J'y grimpai donc à mon tour, dès qu'il fut en
rade, au moyen de la vedette qui nous avait pris, nous les
passagers, sur la plage, pour nous conduire le long du
grand courrier rapide, de belle apparence et noir de robe.
Nous étions trois qui embarquions à Dakar
en deuxième classe : Ceccaldi, commis des Affaires
Indigènes, un autre que j'ai oublié et moi-même. Bonnes
cabines, bonnes couchettes, bonne table et mauvaise mer.
Nous étions en Mars, et dame, au moment des grandes marées
d'équinoxe, la mer est toujours furieuse.
Cela ne nous a pas empêché de nous
arrêter à Lisbonne, en plein Tage, en face de la Tour de
Belem, comme c'était l'habitude sur cette ligne dont la
tête se trouvait à Bordeaux. Je ne suis pas descendu à
terre; rien ne m'y appelait ce jour-là. Le ciel était tout
gris, le vent aussi, avec beaucoup d'humidité au milieu;
alors le séjour à bord était tout aussi agréable. du reste
nous ne sommes pas restés longtemps à Lisboa, comme on lit
sur les étiquettes des bagages appartenant aux gens qui
viennent d'Amérique. Nous avons repris la mer qui,
lorsqu'elle nous a vue dans le Golfe de Biscaye, s'est
mise à danser une catchucha échevelée. Etait-ce de joie ?
Je n'en sais rien. Si c'était le cas, elle avait la joie
joliment turbulente. Jusqu'à Paulliac, elle nous a
accompagnés de ses danses et de son orchestre à vent.
Mais, à Paulliac, nous lui avons fait un pied de nez : il
y avait là, pour nous recueillir, un grand fluvial,
autrement torché que ceux du Sénégal qui, sans
essoufflement, est venu nous déposer sur la Place des
Quinconces !
L'Hôtel de la Couronne m'a accueilli de
nouveau. C'était un dimanche, ce jour-là, je me souviens
très bien, parce que je n'ai pas pu faire les achats de
vêtements indispensables pour remplacer les pauvre hardes
étriquées que j'apportais, frippées, de la Colonie. Ce qui
n'empêche qu'en compagnie de Ceccaldi, j'ai été dîner au
célèbre restaurant du "Chapon fin". Pour un premier
contact avec la France, l'occasion aidant, la bourse
aussi, on pouvait. Ceccaldi partait la nuit même pour
Marseille et la Corse, son pays natal, comme il est facile
de le supposer par son patronyme qui n'a rien de ch'timi.
Moi, je ne partis que le lendemain soir, à cause de ces
fameux achats que je voulais faire avant de rentrer à
Paris, au sein de ma famille, comme on dit dans les romans
populaires.
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