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              Je ne remercie personne pour ce livre,

              pour la bonne raison que personne ne

              m'a aidé... Il est vrai que je ne l'ai

              demandé à personne !

            

              « Même pas à un nègre ? »

              « Pourquoi un noir ? »

              « Non, un nègre ! »

              « Ah, oui... Non, surtout pas ! »

 

              Cependant, je dis merci à ceux et à

              celles qui m'ont encouragé à l'écrire...

              Et à tous les personnages, qui ont

              jalonné ma vie et m'ont inspiré !

         

A mon père, Fernand...        

       A ma mère, Minouche...

               A mes amis aviateurs à la carrière sinueuse...

                       A l'amitié !
                               Aux cieux, aux dieux !


Je volais, je le jure, je jure que je volais...  ( Jacques Brel ).    

                  Monsieur mon passé, laissez moi passer...  ( Léo Ferré ).

 

     « Jacques, je vois à ton air coquin que tu as une envie... » , me dit cet ami de toujours, ce vieux compagnon d'armes, qui comme moi, a roulé sa bosse un peu partout dans le monde...

     « Tu me connais donc bien ! Oui, j'éprouve un besoin de me raconter, de nous raconter ! »

     « Oh là là ! Tu veux raconter ta vie, ta carrière... »

     « Oui... »

     « Une autobiographie ! Un bouquin barbant... Mais, dis-moi, pourquoi nous ? »

     « Nous, parce que notre métier, toi, moi, nous, les pilotes un peu « mercenaires », travaillant de contrat en contrat, de pays en pays... Bien que nous soyons souvent considérés comme tels, je n'irai pas jusqu'à dire des « outlaws », des hors-la-loi, mais bien des «outsiders» !

     « Intéressant... »

     « Tiens, tiens... »

     « Mais encore... »

     « Un bouquin... Heu... Oui, si tu veux, des notes personnelles de ma vie, de ma carrière, des anecdotes de notre boulot par lequel nous avons côtoyé tellement de mondes, de races, de nationalités, de cultures, de religions, de philosophies et d'idéologies si différentes, si particulières ! Je ne crois pas que la plupart des gens s'imaginent les détours heureux, malheureux de notre corporation... Un pilote en uniforme ! Tout un monde, un tableau ! Oui, mais quel travail de peinture pour y arriver... et surtout s'y maintenir ! Des couleurs vives, des couleurs sombres! Un message surtout, pour les jeunes, ceux qui ont le « feu sacré », les amoureux des   cieux, afin qu'ils s'accrochent et ne désespèrent JAMAIS d'y arriver un jour... Quand on veut, on peut! Tu en sais quelque chose...

     « Alors, je vais raconter ce qui me passe par la tête... Pêle-mêle ! Simplement: sujet, verbe, complément, adjectif... Expliquer aux profanes le petit abc de la profession, quelques expressions d'aviation et surtout l'ambiance d'équipage... L'amitié ! N'oublie pas quand même que je suis aviateur et non-écrivain... Relax, quoi ! »

     « Relax ? »

     « Oui, cool... Raconter d'une manière relaxante cette histoire, qui ne fut cependant pas aisée... Je la veux divertissante, amusante... Des pincées d'humour simple... Parfois une alternance au second degré, qu'il faudra suivre et lire entre les lignes ! Cependant, un zeste de tristesse, un brin d'amertume, comme il en faut, hélas, dans tous les récits de vie... Du crescendo en aigre-doux !

     Nous faisons notre métier avec amour et professionnalisme et nous le ferons jusqu'à la fin... Nous ne sommes pas des amateurs ! Mais pour l'amour du Diable ou pour l'amour de Dieu, ou pour l'amour des cieux, ne nous prenons pas trop au sérieux !

      « D'accord, mais alors, Jack... Des « moi », des « je », ou troisième personne ? Surtout, pas de vedettariat ! Nous faisons notre boulot, comme tout le monde... Troisième personne, certainement pas ! Même si ma vie est un roman, ce n'est pas un roman! Il s'agit tout de même de ma vie personnelle... Ceci, c'est de la réalité ! TOUT est ab-so-lu-ment vrai, jusque dans les moindres détails, du « (Sic) » !

     Je me suis toujours senti en dehors des sentiers  battus, un outsider des situations justement ! Des « moi », des « je », oui, mais aussi des « nous », car il s'agit de « notre » aviation!

     « Récit objectif ? »

     « Affirmatif ! Je te le dis: « (Sic) », avec un grand « S »!

 

 

     Le Boeing 747, c'est une « grosse bête »... Au décollage, je me le suis toujours imaginé comme un troupeau de plus de 150 éléphants chargeants sur une piste ! La comparaison en poids est réelle... Pas étonnant qu'on le surnomme « Jumbo » et que le pilote doit ajouter    «heavy », «lourd », à sa procédure radio lorsqu'il rentre en contact avec le contrôle aérien... Il déplace de l'air le « Jumbo » ! Il pèse au décollage, à pleine charge, 380 tonnes (380.000 kg !), une masse ! Son propre poids est égal à celui du carburant qu'il emporte: 165 tonnes, 200.0000 litres de pétrole... De quoi rouler avec sa petite auto, pendant presque deux siècles !  

     Il est cependant un oiseau de fin vol... Il plane comme un aigle et grâce à sa finesse et à son inertie, le faire descendre et surtout le ralentir est une manœuvre délicate ! D'une altitude 13.000 mètres, la mise ne descente est effectuée par la réduction complète des quatre réacteurs, à une distance du point d'atterrissage de 250 kilomètres... Le profane à difficile à accepter cette loi de la portance, procurée par la vitesse de descente... Combien de fois ne nous demande-t-on pas:

     « Mais, si les moteurs s'arrêtent, votre avion..., il tombe comme une brique, surtout le 747, énorme comme il est ! ».

     « Mais non, Monsieur, il plane! Et si bien... Un aigle ! »

     Parfois même, pour modifier cette descente et ralentir son vol, on est bien obligé d'employer la manière forte, le dompter, lui montrer qui est le maître... On lui casse sa portance en sortant les aérofreins ! On tire sur le mord, on retient la laisse ! On brutalise la bête ! Ses ailes tremblent ! Elle souffre ! Vilaine action de la part du pilote... D'ailleurs, c'est lui le fautif, il a mal calculé son coup !

     La vitesse du vol plané, qui a débuté à 900 km/h, se réduit petit à petit pour préparer l'approche du circuit d'atterrissage à environ 450 km/h et permettre ainsi à cet oiseau magnifique de déployer d'avantage ses ailes, ce qui lui donne plus de portance... La sortie des volets ! Enfin, il détend ses pattes, ouvre ses griffes... La sortie du train ! Les 18 roues sont pré-positionnées à un angle de  45 degrés pour toucher en douceur... Vitesse moyenne de 250 km/h! « Kiss-Kiss...»  sur la piste... Comme quand l'amour est bien fait !

     Le vol entier, spécialement l'approche, l'atterrissage, est à chaque fois, un certain challenge... Quand ce corps à corps amoureux avec la machine est bien fignolé, une véritable jouissance pour le pilote ! En général, c'est très bien fait, grâce à ce docile animal...    

     Ah ! Vraiment, quelle belle bête !

 

     Golf Persique 1981 ! Niveau de vol 350 (35.000 pieds, 11.500 mètres). Atterrissage prévu à Bahrain... Il est 2 heures du matin, heure locale... Nuit d'encre ! L'emblème lumineux (logo) de la compagnie est allumée... Dans cette région, il est prudent de se faire identifier par quelques avions de chasse intempestifs... C'est la guerre entre l'Iraq et l'Iran !

     En général, les secteurs de vol sont partagés entre le Commandant de bord et le Copilote... J'avais volé de Singapour à Bangkok, c'est Patrick Wong, mon Copilote, qui est aux commandes pour le second secteur: Bangkok-Barhain. Début de la descente... Réduction des réacteurs !          

     Le radar d'approche nous dirige en phase finale... Ce radar est un radar au sol ! Le contrôleur donne à l'avion les caps à suivre pour le positionner en finale... Le pilote exécute les instructions afin d'intercepter les deux faisceaux, direction et pente, qui dirigent l'appareil vers un point précis d'atterrissage: « Instrument Landing System » (I.L.S.). Le pilote interprète dès lors ces informations sur les instruments de bord... Dans le cockpit, nous avons également un petit écran radar, mais il sert uniquement à détecter les zones orageuses et à les éviter !

     Nous sommes donc établis sur l'ILS, vitesse réduite, volets sortis en partie... La visibilité est excellente... On aperçoit très bien les lampes d'approche et la piste illuminée! Patrick demande la descente du train:

     « Gear down ! »

     J'exécute !

     Lorsque le train descend (les trains, car il y en a cinq ! et 18 roues !), cela s'entend ! Les passagers sont toujours intrigués, impressionnés, par ces bruits... Certains font un rapide signe de croix, d'autres lisent leur journal, l'air « cool »... En fait, ils paniquent ! Je les comprends:

« Bloum ! », « Bloum ! », surtout la roue de nez: « Bloum !!! ». Je me suis toujours demandé comment le constructeur n'avait pas encore trouvé un moyen d'atténuer ce vacarme...

     La vérification du verrouillage est indiquée par un seul témoin, une petite lampe: verte ou rouge ! Vert, c'est bon, rouge, pas bon !

     Cette fois-ci, nous avons la lampe rouge ! Le mécanicien de bord, Maniyam, confirme de suite qu'il y a anomalie: les deux indications auxiliaires, situées parmi tant d'autres, sur son grand tableau (1m30), indiquent une contradiction... Selon l'une, les deux trains de droite ne sont pas sortis et l'autre dit le contraire !

     « Et la roue de nez ? »

     « L'indication est HS ! (hors-service) ».   

     « Go around ! », « Remise de gaz ! »

     J'annonce:

     « Je prends ! », vieille et belle expression de la marine, employée également en aviation:

 Je prends les commandes ! », de même qu'en anglais: « I have » ou « I take controls ».

     Je sais, nous savons, tous les trois, qu'il s'agit d'une fausse indication... Instruments électroniques... Ils se mélangent les pinceaux ! Impossible d'avoir tous les trains sens dessus dessous !

     « Nom di Diou ! », nous les avons bien entendus descendre, ces trains ! « Bloum ! »,
« Bloum ! »  Mais le doute demeure... La lampe rouge ! Les roues sont-elles bien verrouillées ? 

     « Gear up ! »

     On remonte le train ! Montée à 3.000 pieds (1.000 mètres). Prévenu, le radar d'approche nous reprend en main et nous dirige vers une zone de moindre trafic... D'ailleurs, il n'y en a guère à cette heure de la nuit... Nous ne sommes pas, heureusement, dans le circuit de Los Angeles, de New York ou de Chicago !

     « Gear down ! »

     On écoute... On entend bien les bloum-bloum... Toujours la lampe rouge !

     Allez, encore une fois, on ne sait jamais... Train rentré, train sorti ! Même résultat !

     J'ai prévenu brièvement les passagers... N'ai vraiment pas le temps de leur raconter ma vie, d'autres chats à fouetter ! Ils doivent en avoir plein les oreilles des « bloum-bloum »...

     Depuis Singapour, cette nuit-là, nous approchions les douze heures de prestation... Les capacités de réactions s'amenuisent, mais l'adrénaline coule et le rendement redevient quasi-normal, ce qui nous sauve souvent dans de pareilles situations... Exiger du corps humain les décisions rapides et adéquates, qu'il nous faut prendre ! Le choc physiologique et psychologique, ça vient « après »... Il n'en est que plus dur ! Au sol, la fatigue est saupoudrée de décalage horaire... En plus, on sent le bouc, on est bon pour l'abattoir ! Mais on récupère, on survit ! C'est notre job... Après tout, nous ne sommes pas employés aux PTT !   

     Dernière ressource obligatoire, la descente du train en système de secours... Simplement, les roues descendent par gravité, par leur poids, ce qu'il fait d'ailleurs en opération normale, mais on espérait qu'il se verrouille... Non ! Toujours, « l'œil rouge », qui nous regarde !

     A cette altitude, la consommation carburant est grande... Avec la remise des gaz, les tours en rond que nous venons de faire, la jauge a baissé... Les réserves sont bien entamées ! A haute altitude, l'air est moins dense, il faut moins de puissance pour le pénétrer, donc moins de pétrole... Il y en a encore bien assez cependant pour tenter un passage au-dessus de la tour de contrôle !

     Je décide de voler à basse altitude pour vérification visuelle des roues ! Autorisation accordée! Un puissant projecteur est même prévu! « Merci » ! Pas courant, cette opération...

     Le radar nous ramène en vue de la piste...  Je vois le rayon du projecteur...  Alignement... Sortie du reste des volets ! Ce passage, à 100 mètres de hauteur, doit se faire à une vitesse minimale: train sorti, tous les volets sortis (30 degrés) !

     Au-delà d'une certaine position de volets (20 degrés), si, par mégarde ou par oubli (c'est
arrivé !), le train n'est pas descendu, « Monsieur Boeing, dans sa sagesse », comme disait notre instructeur irlandais au cours théorique de Dublin, a prévu une alarme discontinue, un Klaxon, qui réveillerait un mort !

     A nouveau, « gear down », bloum-bloum et lampe rouge !  Je demande à Patrick:

     « Flaps thirty ! », (30 degrés de volets), les pleins volets, full flaps !.

     A ce moment, le Klaxon se met à hurler:

     « Poueeeeeeeeeeeeeeet ! »  nous notifiant par-là:

     « Le traiiiiiiiiiiiiiiin ! Vous avez oublié de descendre le train, bande de pommes ! Le traiiiiiiiiiiiiiiin ! ».

     Descendre le train ! Nous n'avons fait que cela ! Un tintamarre dans ce cockpit ! On se regarde tous les trois ! Le doute augmente ! Tant pis ! Attendons le verdict du contrôleur...

     Après notre passage, un petit espoir ! Il nous affirme que toutes les roues sont sorties ! Ouf ! Mais le verrouillage ?

     Plus le temps de philosopher... On a tout essayé ! Dans la foulée, demande d'autorisation d'atterrir et « Check-list finale » lue par le mécano... Une des réponses est:

     « Train descendu et verrouillé, lampe verte »

     Cette fois-ci, nous ne savions plus très bien quoi répondre...

     Entre-temps, apparition dans le cockpit: L. McCully, le Chef-pilote « training » (entraînement)! En passager, il part en vacances en Italie... J'avais oublié qu'il était à bord. .   Intrigué par nos « trois petits tours et puis s'en vont », il s'est décidé à venir aux nouvelles... Arrivant dans ce boucan, il est obligé de crier:

     « Jack, what's going on ? » (Que se passe-t-il ?).

     D'ailleurs, il comprend de suite ce qui se passe, en voyant la position des volets... Sur son tableau, Maniyam lui montre les indications !

     « Il faut tuer, ce klaxon ! ».

     Je suis bien d'accord! Nous allions le faire, mais nous avons été fort occupés... Au plafond et aux parois du cockpit, se trouvent les dizaines et les dizaines de fusibles (CB, cicuit-breakers). On en connaît les principaux... Le « Chef » et le mécano se mettent à la recherche de celui de l'alarme... Ils le trouvent finalement et le tire !

     Silence! Paix ! M'en souviendrai de cette nuit ! Bloum-bloum et Poueeeeeeeeeeeeeeet...

     Dire qu'au bon temps, (avant, c'est toujours le meilleur temps...), du Boeing 707 et autres avions, une vérification visuelle du train était possible... Le mécanicien de bord, « mine de rien » se déplaçait dans la cabine, soulevait un coin du tapis de sol, prévu à cet effet ! La tête des passagers... Un système de visée lui permettait de vérifier le verrouillage des trains... Le B747 n'offre pas cet avantage, étant trop volumineux !

     Les gens confondent fréquemment « cabine » et « cockpit »... Le cockpit, pour les pilotes, la cabine, pour les hôtesses et les passagers !

     « Ambulances ? Pompiers ? » nous demande la tour !

     « Oui ! »

     J'arrive sur mes chaussettes... A l'approche du sol, au moment d'arrondir le taux de descente, je retiens l'avion... Le plus possible ! Faire un atterrissage doux... La crainte de poser les roues au sol... Elles touchent, mais je ne sens rien, je suis sûr que l'avion s'enfonce !

     « Merde ! Shit ! Le train n'est pas verrouillé ! »

     Non ! Nous sommes bien au sol, nous roulons sur la piste, suivi par le cortège des pompiers, des ambulances... Pimpon ! Pimpon ! Pimpon ! A chacun ses bruits...

     L'aventure ne  se termine pas si  mal... En fanfare ! Et puis, un atterrissage sur le ventre, ce n'aurait pas été spécialement un kiss-landing (atterrissage doux)… 

 

     Le mécanicien de sol nous confirme: panne électronique ! Tout ce cirque pour cette boite... A Dublin toujours, ce même instructeur, à qui nous demandions:

     « Mais comment fonctionnent-ils, tous ces instruments électroniques ? ».

     « Ne vous en faites pas! P.F.M.! Pure Fucking Magic ! » (auto-magique !!!)

     « Ah, bon... » , admettions-nous, facilement rassurés... Après tout, il avait raison, ça marche ou ça ne marche pas !  Délicate et emmerdeuse, Mademoiselle l'électronique...     

 

     En descendant de l'escalier en colimaçon, qui débouche dans les premières classes, Solange Nemry, toute blême, m'attend! Passagère à bord de ce vol, elle m'avait interpellé à l'escale de Bangkok:

     « Jeson ! »

     Un surnom que j'avais reçu, il y a bien longtemps, lors de mes études en Afrique... Je ne l'avais pas reconnue de suite ! Elle répète:

     « Jeson, c'est moi, Solange, nous étions ensemble à l'Athénée (Lycée) de Bukavu, au Congo belge ! »

     Je la reconnais ! Embrassades...

     Je n'en reviens pas... Un bond en arrière de plus de trente-cinq ans! Elle me présente son mari Alex... Solange était venue passer quelque temps dans le cockpit et nous avions refait le passé... Toujours nerveuse en avion, je l'avais calmée en lâchant:

     « Mais enfin, Solange, tout ceci, c'est du velours...»

     Elle ne me croira plus jamais ! Au pied de cet escalier, j'essaie bien de les rassurer, elle et son mari... Ils sont palots, l'air vraiment inquiets... Ils continuent sur le même vol ! Je leur explique.... Plus rien à craindre ! Alex me donne leur adresse, on se reverra à Amsterdam...

     « Allez, Ciao ! Bon vol ! A bientôt... Moi, je vais me coucher ! ».

     En fait, je me débine...          

 

     Dans ma chambre de l'hôtel Hilton, je refais le scénario de cette nuit en prenant un pot avec l'équipage... Tout le monde « décompresse », «unwind», comme disent les Anglais ! J'aime bien cette expression... On a vraiment l'impression de se dérouler, de se détordre, de se détendre de la fatigue et du stress, comme un serpentin libéré ou une hélice d'avion, dont on vient d'arrêter le moteur...

     Le copilote, Patrick Wong, est aujourd'hui Commandant de bord ! Quand je le croise dans les couloirs des « Opérations » (salle où les pilotes viennent vérifier et signer leur plan de vol), toujours le même script:

     « Tu te souviens de Barhain...»

     « Oh, oui, Jack ! »

     D'ailleurs, la plupart des copilotes, qui volaient avec moi à cette époque, sont passés « à gauche », dans le siège de gauche, celui du Commandant de Bord! Certains, devenus instructeurs, me font passer les « Checks » (contrôles) semestriels en vol ou au simulateur...

 

     Plus tard, je me retrouve seul avec ma bière... Je ne peux m'empêcher de penser à ces retrouvailles avec Solange... Coïncidence ! Période où, justement, j'étais bien décidé à devenir aviateur...

     Je passe en « play-back » mon existence, ma carrière... Depuis l'incident de cette nuit, ce film ne cessera de se dérouler dans ma tête... Un rêve classique de gosse, d'adolescent...  Mais il s'est réalisé ! Une longue histoire d'amour, tout simplement! Avec ses joies, ses déchirements... L'espoir... Le désespoir, trop bien souvent! Seule la « Foi » du ciel m'a sauvé, comme bien des pilotes dans mon cas, pour arriver et me maintenir au but final ! Bien sûr, il en est de même dans les autres corporations... Mais nous, les aviateurs, nous vivons dans un espace à trois dimensions, « au-dessus de la couche », comme dit mon grand ami Gérard Molinas, la couche de nuages ! Trouver le juste point d'équilibre, pas facile !           

 

     Dès ma naissance, je suis embarqué sur une étoile nomade, une filante de grande vitesse, comète rebondissante sur la voûte céleste... Tout comme mes parents ! C'est dans le sang de la famille... Notre blason est du genre « Gypsy-star » ! Je m'y suis accroché tant bien que mal, voué aux chocs de sa trajectoire tortueuse... Que de chemins de traverse! Bousculades physiques, intellectuelles, qui influenceront mon éducation, ma profession, mes sentiments... Un tracé de vie, loin d'être une ligne droite, une véritable sinusoïde... Mais quel enrichissement !

 

     En fait, je crois que tout a commencé avec l'histoire de ma mère... Au début des années 1920, elle a vingt ans... Jeune mariée, elle part pour la Chine! Voyage de noces assez prolongé, elle y restera sept ans ! Elle « s'expatrie »... Probablement, devait-elle déjà me coller sur la peau ce tatouage d'errance... Encore actuellement, je suis « l'expatrié » ! On nous appelle les « expats », nous, les pilotes, qui ne sommes pas « chez nous », de nationalité différente... Nous remplissons notre contrat, au revoir et merci ! Je ne critique pas, c'est très bien ainsi, j'accepte cette règle de jeu !                  

 

     Les chemins de fer ! A cette  époque, la Belgique s'était très bien placée sur ce marché, un peu partout dans le monde... Le contrat chinois était important! Comptable, le mari de ma mère venait d'être engagé pour son premier terme à Nangking...   

     Beaucoup plus tard, ma mère devait me raconter ce départ vers la Chine, sa vie dans ce pays et son retour d'Extrême-Orient... Tranche de vie peu banale ! Toutes ses péripéties chinoises, elle me les a débitées morceaux par morceaux... Brièvement ! Combien, à présent, je regrette de ne pas l'avoir mieux écoutée... Lacune de ma part ! J'aurais dû lui poser tellement plus de questions...  Je me le reprocherais toujours ! Mais, je décelais à chacun de ses récits une réticence, une gène, à se laisser aller avec moi... Son mari, pendant toute cette période, n'était pas mon père... Elle ne fut pas très heureuse dans cette union, affirmait-elle...   Moi, je ne devais faire partie de sa vie que beaucoup plus tard... On efface tout et on recommence! Le jeton, à la case départ, c'est moi ! En fait, ma mère n'aimait pas tellement me parler de son premier mariage... Mais, pour la Chine, j'aurais dû insister... Se souvenait-elle, d'ailleurs, de tous les détails ?         

 

     Traversée de l'Europe en train pour aboutir au Sud de l'Italie, à Brindisi... Traversée de la Méditerranée jusqu'à Alexandrie... Elle me parle de la fameuse corniche de cette ville, de l'hôtel, où elle est descendue...                 

 

     1987. Lors d'une de mes escales au Caire, je loue les services de ce bon Nubi et de son vieux break Peugeot ! Le transport des équipages ! Il nous proposait toujours des randonnées peu ordinaires, moyennant quelques livres égyptiennes (ou dollars américains, c'est bon aussi, disait-il!). Je parle de lui au passé, car aujourd'hui, hélas, Nubi n'est plus... Il a rejoint les scarabées des tombes, ceux qu'il essayait de nous refiler... J'ai un peu hésité, connaissant son teuf-teuf », mais le voyage fut sans problème sur l'autoroute du désert, allant du Caire à Alexandrie, un pèlerinage pour moi, en quelque sorte...

     Plein été ! Une chaleur étouffante... Je me souviens, ma mère m'avait parlé de cette saison, mentionné cette fournaise, qui l'avait surprise ! Elle n'avait jamais eu si chaud... Le long de cette belle corniche, j'aperçois un de ces vieux hôtels de début de siècle... L'hôtel de ma mère ? Plus de soixante ans après, celui-là ou un autre... J'ai bien pensé à elle, à ce moment-là... Sa vie aventureuse débutait ! Quelle différence, quittant l'Europe pour la première fois... Elle ignorait totalement, la pauvre, que depuis ce séjour en Egypte, elle passerait la plupart de sa vie dans des pays tropicaux !        

 

     De Port-Saïd, par le canal de Suez, ils atteignent la Mer Rouge... Croisière luxueuse... Ce sera ensuite l'Océan Indien par le Sud de l'Inde, Singapour et les deux Mers de Chine, celle du Sud et celle de l'Est... Shangai ! Nanking ! Voyage de longues semaines... « On a slow boat to China...», me dira plus tard, à l'Ile Maurice, mon second, David Ebeling, un Américain de Louisiane... Il avait eu le malheur de me demander l'historique de ma famille !  Quand je pense qu'aujourd'hui, la durée du même trajet en avion est de moins de quinze heures... Sans escale ! Et qu'il existe encore des passagers, qui trouvent le moyen de rouspéter, parce qu'il y a quelques minutes de retard...

 

     Mon atterrissage à l'île Maurice en mai 1992 fut un de mes plus « durs » landings de ma carrière... En approche de nuit, établi sur l'ILS, dont la pente est assez raide pour éviter les montagnes, la piste paraît courte ! Il a raison, mon ami Gérard Maréchal... Il m'avait également prévenu de faire gaffe au dos d'âne juste en début de piste !

     « Après, il ne te reste plus tellement de macadam... Vaut mieux ne pas trop finasser ton arrondi... Atterrissage positif ! »

     Je ne pensais qu'a ça: « La bosse ! Atterrissage positif ! La bosse ! Atterrissage positif ! »

     « Plaff ! Crakk ! »

     En redécollant de jour, je fais remarquer à David que, tout compte fait, cette bosse n'est pas si prononcée...

     « Evidement, Jack, tu l'as rabotée il y a deux jours... Remember ? »

     « Shut-up, David ! Tais-toi ! »

 

     Découvertes pour ce jeune couple ! Les voilà transposés dans un environnement totalement nouveau ! La Chine, ce n'est plus l'Europe... Ma mère était de milieu bourgeois... Mon grand-père maternel possédait à Bruxelles un bureau d'import-export... Entreprise assez florissante... Les bureaux avaient pignon sur rue, au centre de Bruxelles! Mes grands-parents habitaient par contre à l'extérieur de la ville, à Tervueren... Le tram s'arrêtait bien avant ce faubourg... Il fallait, à partir du terminus des Quatre Couleurs, traverser une partie de la Forêt de Soignes en voiture à cheval... On roulait donc carrosse, pour ainsi dire, chez les Valentin ! J'ai cru comprendre que le mariage de leur fille fut un arrangement... Ma mère, Marthe, dut épouser par convenance M. L., ou alors peut-être, l'attrait de l'exotisme, de l'Extrême-Orient ? Je ne l'ai jamais bien su...

     Je retiens des récits de ma mère, le mode de vie dans les concessions internationales: les réceptions officielles, fréquentes et obligatoires, les dîners entre amis (!), les jalousies des hiérarchies mondaines, la diplomatie à employer pour être invité à la « bonne table »... Son visage s'éclairait seulement lorsqu'elle me parlait de sa maison, sa domestique, son « amah » (comme moi-même, j'en aurai plus tard), ses déplacements en pousse-pousse... Loin d'être envieuse et très gentille de nature, ma mère laissait venir les événements sans trop de tracas... Je l'ai toujours connue naïvement extasiée! Revenant d'Afrique, nous étions en congé à Bruxelles, après quelques années de brousse! Ma mère s'écrie:

     « Oh ! Un tram ! ».

      Mon père, terre à terre:

      « Mais oui, Minouche, mais oui, c'est un tram ! ».

     Je tiens d'elle, cette joie de vivre... Sa spontanéité! Je suis un peu « gogo-naïf »...

     «  Oh ! Que c'est beau ! Oh ! Que c'est bon! », en tapotant le bras de celui ou de celle à qui je m'adresse:

     « Hein ? Hein ? ».

     J'attends une réponse, je veux que l'on communie avec moi! Je me répète tellement souvent, qu'on est obligé de m'arrêter, de briser mon enthousiasme...

     «  Oui ! Jack ! Ca va ! Ca va ! On le sait ! »

     L'air de me dire:

     « Tant mieux ! On est bien content pour toi... Tais-toi, maintenant ! »

     Peut-être suis-je un peu chiant ?...

     Pourtant, je ne dérange personne quand je suis assis seul dans le hall des grands hôtels... J'admire l'immense bouquet de fleurs naturelles ! Une merveille que ne remarque même plus les clients, qui s'en vont et s'en viennent sans y jeter ne fut-ce qu'un petit coup d'œil... Les gens sont gâtés, les gens sont blasés ! 

     Un que je ne trouve pas chiant, c'est mon petit-fils... A l'âge de 15 mois, promené comme un Seigneur  dans sa poussette, Shane s'extasie à la campagne... Il lève son bras et de sa petite main montre du doigt:

     « Ooh ! »

     « Ooh ! » pour le mouton, « Ooh ! » pour la vache, « Ooh ! » pour la poule ou pour le lapin, «Ooh ! » pour l'oiseau qui nous survole... Impressionné aussi par le tracteur qui nous dépasse:

     « Ooh ! »  

     Il se retourne, nous regarde, veut une approbation, un accord, une communion:

     « Ooh ! »

     « C'est beau, hein, Shane ? »

     « Ooh ! »

     Je tombe à genoux et je prie ! J'implore les dieux de lui laisser cet enthousiasme... Qu'il ne soit jamais blasé !

 

     Maman... Sa façon, à ma mère, d'expliquer les faits, d'arranger les choses:

     « C'est un mal pour un bien ! ».

     Simple philosophie, qu'elle m'a transmise sans doute inconsciemment... Le « Yin », le «Yang», une balance de vie, qu'elle a peut-être découverte en Chine... Que sais-je ? J'ai ajouté à cette recette maternelle, un fataliste « Mekhtoub » approprié (c'est écrit), que m'ont donné les Arabes pour qui, j'ai longtemps travaillé et finalement un « c'est la vie », « c'est comme   ça », bien français, dont j'étais prédisposé probablement...

 

     Dans les légations, le contact avec les locaux est restreint... Quasi nul ! Ma mère m'a tout de même parlé de conversations avec un certain lettré, un Mandarin, dont elle a reçu l'enseigne et que je possède toujours, ainsi que des coffres aux portes recouvertes de fine peau de porc, peintes de figurines délicates...

     Départ de ce pays céleste en catastrophe! Ma mère en a un souvenir pénible... Une histoire inimaginable... Elle me l'a racontée deux fois seulement! J'aurais dû la faire recommencer et recommencer, des dizaines de fois ! Noter, enregistrer! Mais, je n'ai pas osé... Il faut dire qu'à force de parler, tout s'entremêlait dans sa tête... Et dans la mienne encore plus! La guerre des Boxers ! Non, ça, c'était bien avant ! Sun Yan Sen ? Tchang Kai Chek, le Kuomintang sans doute... Toujours est-il que les événements se précipitaient en Chine !                   

     Les étrangers, les « expats », ne sont plus tellement désirés et pas en sécurité, comme toujours, dans un pareil cas... J'en ai eu l'expérience moi-même... La compagnie décide d'évacuer ses employés ! Ce n'est plus un paquebot de luxe, mais un rafiot de dernière minute...

     Le « navire » quitte Shangai!  Vitesse restreinte... Sortie de l'estuaire du fleuve jaune(? !)

     Ma mère disait toujours jaune au lieu de bleu! Une confusion supplémentaire... Car, il s'agissait bien du Yang Tse, le Fleuve Bleu !                 

     Soudain, attaque des pirates ! Abordage, comme au bon vieux temps des Caraïbes ! Hop ! Les grappins !

     Souvenirs de ma mère:

     « Ils nous ont tous rassemblés sur le pont...»

     Puis un ordre sec:

     « Déshabillez-vous ! »

     Ce qui s'est vraiment passé ensuite, je ne le sais toujours pas... Sombre histoire... Ma mère en avait les larmes aux yeux ! Pas de blessés, pas de morts ! Mais quelques rhumes... Il fait froid ! Les flibustiers fouillent les vêtements, déposés aux pieds des passagers, prennent au plus vite l'argent et les bijoux... Puis ils disparaissent !        

     Le Capitaine n'a aucune envie de faire demi-tour... Prendre le large au plus vite ! Ainsi, cette coquille de noix traverse toute la Mer de Chine et arrive enfin à Singapour ! Le Consul de Belgique recueille les passagers, les loge à l'Hôtel Raffles, un palace renommé en Extrême-Orient...

     D'ailleurs, cet acte de piraterie est fait courant aujourd'hui... Dans le Golf du Siam, les réfugiés vietnamiens sont attaqués régulièrement ! Les voiliers de plaisance aussi... Dans le détroit de Malaga et jusque dans le port de Singapour, les pirates attaquent les pétroliers ! L'équipage est rançonné contre monnaie sonnante ! Depuis toujours, un business cette piraterie...                                   

 

     1977. J'arrive à Singapour... Ma mère m'avait dit:

     « Va prendre un verre à ma santé, au « Raffles...»

     J'y suis descendu, avec ma femme et ma fille, en attendant de trouver une maison... Les registres des clients n'existent plus ! Hélas, ils ont tous été détruits pendant l'occupation japonaise... Peut-être, ai-je logé dans la même chambre, que ma mère avait occupée cinquante années auparavant ?      

     Récemment, le Raffles, cette Lady, cette vieille Dame, vient de recevoir un lifting... Elle est éblouissante de beauté ! Mais aseptisée... Pour moi, elle a perdu son âme... Elle n'est plus la demeure de Saumerset Morgan, de Churchill, ou de... ma mère! Oui, le « Singapore sling », son cocktail de réputation mondial, est toujours fort apprécié... Mais les clients ne le boivent plus dans ce fameux bar, où, paraît-il, on fut obligé d'assassiner le dernier tigre de Singapour, par self-defense ! J'espère que, dans un demi-siècle, avec le patin des ans, cette grande Lady, aura retrouve sa personnalité... et  sa poussière !       

     Retour et séjour en Belgique ! Début des années 30, nouveau départ... Cette fois-ci pour l'Afrique ! Le Congo Belge ! (Zaïre). Toujours les chemins de fer! Au siècle dernier, Léopold II, second Roi des Belges, cherche des ouvertures... Un grand « Monsieur », génie de l'expansion... A la Conférence de Berlin (1885), les Etats européens sont à table, ils se partagent un gâteau de choix... L'Afrique centrale !

     « C'est à moi, ça, Monsieur ! ».

     « Ah, non, Monsieur, c'est à moi ! ».

     « Pardon, c'est à moi! »

     Aucun d'entr'eux, n'y avait jamais mis les pieds !!!

     La carte est encore bien vague... Délimitations incertaines... Pas tellement pour Léopold II ! Un explorateur anglo-américain, Stanley, a parcouru ces régions en zigzag, les connaît bien... Il a même retrouvé un autre explorateur, que l'on croyait disparu:

     « Docteur Livingstone, je suppose ? »

     Le Roi l'invite à dîner dans son Château de Laeken:

     « Monsieur Stanley, parlez-moi un peu du Congo...»

     Léopold II s'assure ainsi les services du fameux explorateur... Le Roi sait à présent, la richesse que représente toute cette région... Il demande les frontières du futur Congo Belge, qui sera sa propriété privée, quatre-vingt fois plus grand que son propre pays ! Il lègue ce domaine » à la Belgique en 1907 sans ne l'avoir jamais visité !

     Faut le faire... Chapeau! Non ?    

 

     La compagnie « Vicicongo » dans le Nord du Congo... Plus de 500 km de voies ferrées à travers la jungle, de Bondo à Paulis, en passant par Buta et Aketi, où, ma mère et son mari seront basés !

     Départ d'Anvers ! Comme d'habitude: musique et serpentins !  Je peux m'imaginer ce voyage, l'ayant fait plus tard avec mes parents... Les adieux terminés, le reste du voyage n'est pas des plus tristes... Surtout le passage de l'Equateur! Neptune baptisant les passagers ... Le champagne, la bière, coulent... La guindaille ! Vive la coloniale !

     La « Malle », le paquebot de la C.M.B. (Compagnie Maritime Belge), qui fait régulièrement la traversée, met deux à trois semaines pour atteindre Matadi, sur l'embouchure du fleuve Congo (son nom d'origine: le Zaïre)... On « sent », plutôt, on « voit » s'approcher l'Afrique, car les eaux rougeâtres de ce fleuve, ne se mélangent à l'Océan Atlantique qu'au grand large !

 

     En aviation, certaines traditions ont disparu de nos jours... Arriver le plus vite possible, voilà le but ! Et sans délai, s.v.p.! Au-delà de trois minutes de retard sur l'horaire prévu, nous, les pilotes, devons en donner la raison ! Quand nous quittons la « gate » (la position de parking), le station manager (Chef d'escale), entouré de tout son staff, n'attend qu'une seule chose... Nous dire au revoir ? Pas du tout ! Il se ronge les ongles... Il attend que l'avion quitte le parking pour noter la minute précise du lâcher des cales (block-time)... Puis, il disparaît ! Il n'a pas le temps de nous lancer ne fussent que quelques confettis... Les gens « ne savent plus rire avec ça ! », comme on dit à Bruxelles !

     Cependant, lors d'un de mes vols, retour d'Australie, j'ai à bord, un groupe de passagers italiens et gesticulants... Ils ne cessent de casser les pieds aux hôtesses pour savoir quand nous allons passer l'Equateur... Le Chef de cabine vient m'en parler... Je déconnecte le pilote automatique et donne un petit coup dans le manche ! L'avion fait « Bloup ! »

     « Ecco l'Equatore ! », leur ai-je dit au micro...

     Eux, ils ont ri !

     Un autre vol, sur le Pacifique, cette naïve et jolie passagère, fascinée par notre cockpit (!):

     « La ligne de passage du temps ? ».

     Je lui refais le coup du « Bloup »... Impressionnée, elle n'a pas ri, mais, j'en suis certain, elle ne m'a pas cru non plus !

 

     Le fleuve Congo, se déverse dans l'Océan Atlantique... Du port de Matadi, jusqu’à Léopoldville (Kinshasa), capitale du Congo Belge, il n'est pas navigable... A cause des chutes et des rapides ! D'où, le train... La construction de tronçon est à marquer d'une pierre blanche...  Un travail de Titans !  Dynamiter la montagne, baraminer, creuser, abattre la forêt... Le paludisme (la malaria) massacre une grande partie des travailleurs de toutes races, entre autres des Chinois, comme pour le canal de Panama... « L'Horreur » de Joseph Conrad !

     De Léopoldville, reprendre un bateau, à aubes cette fois-ci... Grande roue à l'arrière, comme sur le Mississipi ! Remonter le fleuve pendant huit jours pour arriver à Stanleyville (Kisanghani), Chef-lieu de la Province Orientale... Je devais également faire plus tard plusieurs de ces remontées ou descentes du fleuve Congo... Je me souviens de la chaleur et de l'humidité... J'étais gamin et passait mon temps sur le pont, avec le Capitaine... Certains virages étaient « serrés » ! Parfois, il s'y reprenait à deux fois... Machines-arrière, machines-avant, toutes! Ceci, afin d'éviter les bancs de sable... La nuit, pas de navigation ! Aux escales, le soir, dîner en smoking pour les Messieurs, robes longues pour les Dames... Aujourd'hui, même dans l'air conditionné, on ne s'habille plus!  Les gens sont presque tout nus... « Pour faire bien » ! Les traditions se perdent...

     Pas terminée l'expédition ! A partir de Stanleyville, la voiture... Point de macadam ! De la terre battue... La poussière rouge, qui vous colle à la peau, les averses tropicales... Sous l'Equateur, quand il pleut, il pleut ! La boue... Bloqué pour des heures... On n’en sort plus ! Attendre que ça sèche... Un stop dans un gîte d'étape pour la nuit... Un ou deux passages de rivières en bac... La ballade du dimanche, quoi! Aketi n'était pas aussi loin que Shangai, mais le voyage, pour y arriver, presque aussi long, et certainement plus diversifié !         

     Ma mère s'habitue vite à sa nouvelle vie coloniale, semblable à celle qu'elle avait connue en Chine... Domestiques... Ce n'est plus une amah, mais un « boy », des boys ! Réceptions les uns chez les autres de la petite population européenne... Tennis, picniques dans la forêt au bord de la rivière Itimbiri... Et même, me racontait-elle, un petit groupe théâtral, qui joue « Les Vignes du Seigneur », dont l'acteur principal de cette pièce fut Josse Bungaert, mon futur parrain... A force de jouer ce rôle enivrant, cela devint sa seconde nature ! « Charmante soirée », s'exclamait-il soudainement, dans ces silences prolongés de certaines soirées... Le bon temps des Colonies, mais dans des conditions climatiques accablantes... Chaleur et surtout, humidité...  Pas étonnant que cette région de la Forêt Vierge s’appelle la Cuvette » !       

     Le Congo belge était divisé en provinces, districts et territoires... Aketi est un Chef-lieu de territoire... La population de ce petit village apprend alors que le jeune Administrateur est à l'hôpital, gravement malade ! Il a difficile à respirer... Il étouffe ! Le médecin est fort pessimiste... Ses chances de survie sont minimes ! Ce jeune homme vient d'arriver... On ne le connaît pas encore... Tout le monde va « voir »! Dont, ma mère... Etoiles dans les yeux! Feux d'artifices ! Eclairs ! Coup de foudre !!! Ma vie, à moi, commence... Celle de ma mère recommence !

     Avec fermeté, les femmes prétendent toujours qu'elles sont à la base d'événement heureux, qu'elles apportent la « Chance » (!). Tant mieux... Ma mère m'a toujours soutenu que ce fut le « choc » de leur rencontre, qui sauva mon père... En fait, le docteur Solomenzef avait finalement diagnostiqué cette étrange maladie: « l'aspergilose! » Un champignon dans les poumons ! Comment l'avait-il attrapée ? En suçant des branches d'herbe ! Geste, dont il avait l'habitude, lors de ses tournées matinales à pieds... A cette époque, pas d'antibiotiques ! Comment soigner ? Ultime recours, le toubib écrase des comprimés d'aspirines ! Il les réduit en poudre, qu'il fait respirer à son patient... Miracle ! En quelques jours, Fernand Siroux, respire mieux ! Il reprend vie !

     Les visites de ma mère, au chevet de « son » malade, deviennent quotidiennes... Son regard, déjà amoureux, elle le gardera pour lui jusqu'en 1960... Cette année-là, elle sera à nouveau auprès de son lit... Une autre maladie celle-là, dont le remède n'existe toujours pas, même pas avec la poudre du docteur Solomenzef...

     Mon père, Fernand, (Jules, Désiré), Siroux, est né en 1908, à Hougnoul, prés de Liège... Etudes d'humanités gréco-latines... Université Coloniale d'Anvers ! En 1930, il part pour le Congo Belge... Son premier poste ! Administrateur du Territoire d'Ango, dont la superficie est égale à celle de la Belgique ! Pas la jungle, la savane... A partir de maintenant, j'ai tous les albums de photos... Elles sont jaunies, couleur zêpia... De véritables archives ! Le territoire de Fernand Siroux, est un immense terrain de chasse... Des centaines de troupeaux d'antilopes, de buffles ! Il en profitera pour accumuler les plus beaux trophées... Je les ai toujours ! Manque au tableau, le grand Kudu (Koudou)... Mais, aujourd'hui, je lui rends visite au zoo de Singapour, où il est bien vivant ! C'est mieux ainsi... Et quelle joie, j'ai eu de le revoir et de le photographier avec toute sa famille, dans les grandes réserves d'animaux en Afrique du Sud!

     Mon père est assisté d'un Agent territorial... Il y a également le vétérinaire, qui est aussi le médecin ! C'est tout ! Ils sont trois ! Pas d'électricité, pas d'eau courante... Après la chasse, distribution de la viande, qu'il troque bien souvent contre des légumes, des fruits... Bon prétexte pour les indigènes: chants, tam-tams, danses... et « Pombé » ou « Malufu » (vin de palme) ! La fête, renouvelée bien souvent ! De temps en temps, le passage d'un marchand grec ou hindou... Ils sont partout, ceux-là, comme les Chinois ! Ils ont le sens des affaires... Ils vendent n'importe quoi! Des phonographes à des sourds... Un peu, comme Tintin, qui s'est retrouvé en plein désert d'Arabie propriétaire d'une paire de ski de neige... Le marchand, cette fois-ci, était portugais !  Voilà les distractions ! Peu de nouvelles du monde extérieur... Son monde à lui, c'était son territoire, sa savane, ses indigènes (masculins et... féminins!), dont il était le Seigneur et Maître, le « Bwana »! Mon père m'a dit:

     « Une époque fabuleuse ! ».

     Je le croyais bien aisément ! Il venait d'avoir  vingt-trois ans...

     Les employés de la Colonie partent pour un terme trois ans... Ils ont droit ensuite à un congé de six mois en Belgique... Ainsi, après ses premières vacances, mon père reçoit le poste d'Aketi !                            

     Ma mère déteste son prénom de « Marthe »... Cela tombe bien, mon père l’appelle: «Minouche !» En effet, elle était mignonne, prévenante... Jolie femme aussi, coquette et élégante! Ce surnom lui est resté jusqu’à la fin de sa vie...

     Parmi cette petite communauté, l'histoire d'amour de mes parents devient vite un secret, dont je suis le polichinelle... Tout le monde sait que ma mère est la maîtresse de l'Administrateur Territorial! Quand elle fut enceinte, on a ri sous cape... Un petit « scandale » quand même !        

     Ma naissance a lieu dans ce même hôpital, où mon père a failli perdre la vie... Même médecin aussi ! Ironie étrange...

     L'accouchement est difficile... Long ! Souvent, ma mère me l'a raconté... Ce n'était pas comme son histoire de pirates, qu'elle n'aimait guère me narrer ! Je le connais presque par cœur « mon » accouchement! Je vois la scène d'ici:

     Dans la chaleur de la salle, c'est un peu l'enfer pour ma mère, pour le docteur Solomenzef également et pour la petite Sœur-infirmière, qui assiste «l'opération» ! Car, après tant de peines, en arrivant au monde, je ne veux pas crier... Aucun vagissement! Silence total! Silence de mort ! Le toubib me plonge dans l'eau chaude, « Plish » ! Rien ! Dans l'eau froide, « Plash » ! Rien ! Il s'énerve ! Il recommence ! « Plish-Plash » ! Il doit se dire:

     « Quel emmerdeur, celui-là »...

     Toujours rien ! La petite Sœur m'arrache des mains du toubib, elle m'enfonce un tuyau en caoutchouc jusqu'au fond de la gorge, aspire un bon coup ! Ce qui a pour effet de dégager mes bronches... Je gueule comme un veau! Une religieuse vient de me sauver la vie !

     A quel Saint me vouer ?... Mes prénoms: Jacques, Camille, Raymond, Joseph, Yvon !  Mes parents m’appelleront Jackie, les copains de classe Jeson, mes collègues, mes amis, mes femmes, simplement Jacques ou Jack... Certains surnoms intimes comme Nounours, Moumouss, Mon Petit Lapin, Darling Poum-Poum... Un fait est certain: né le 22 août de cette année 1935, sous cette étoile tropicale à trente-six facettes, j'ai failli être « Vierge »... Pour les Chinois, je suis un «Cochon » !        

 

     Ma mère se sépare de son mari ! Vivre avec son amant « ça ne se fait pas! », surtout qu'il est l'Administrateur Territorial!  (en abrégé, AT). Une dame, de passage au Congo, demandera à mon père lors d'une réception:

     « Qu'êtes-vous, M. Siroux ? ».

     Réponse brève de mon père:

     « AT ! »

     « Ah, bon ! Chacun sa philosophie...»

     En tout cas, habiter chez l'AT, impossible ! Le gouvernement ne tolère pas des situations pareilles... Pour moi, « Enfant de l'Amour », ce sera le «Black-out!» Avec ma mère, c'est la fuite en Europe ! Nous devions y rester cinq ans! Attente d'un divorce, qui ne sera prononcé que bien plus tard... La ténacité et la patience, avec laquelle ma mère a pu conjurer le sort, sa foi, ses sentiments pour mon père, est aussi une histoire quasi inimaginable !             

     Je n'ai rencontré mon père qu'en 1937 ! J'avais deux ans ! Il était revenu en Belgique pour passer avec nous ses six mois de congé... Seules les vieilles photos de la Mer du Nord et les explications de ma mère me rapportent cette période sur la Côte belge... A Duinbergen, je gambadais sur la digue, sans trop obéir à mes parents... Ma première baffe, mais sur le pet !

     « Pan ! »

     La seule, que me donna mon père ! Ce geste avait attristé ma mère !

     « Oooh !...»

     Mais, une petite claque n'a jamais fait de tort à personne... Il y a tellement de pieds au cul, qui se perdent !

     Toujours pas de divorce... Situation irrégulière de mes parents ! J'ai appris, beaucoup plus tard, que mon existence fut gardée secrète durant toutes ses années ! Toute la famille ignorait absolument tout de moi ! La mère, le frère, la sœur de mon père !  Les mœurs ont bien changé depuis lors...

     Mon père repart au Congo pour reprendre ses fonctions d'Administrateur... Son troisième terme ! Il fut nommé à Bafwasende, dans la cuvette centrale... La jungle, la forêt, les moustiques, la chaleur, l'humidité! J'insiste sur cet environnement, il influencera énormément notre curriculum médical...

     Nous, nous restons en Belgique ! On quitte l'appartement de l'Avenue Charles-Quint, à Bruxelles, pour s'installer dans une villa à Coq-sur-Mer... Encore le Littoral ! J'avais, paraît-il, besoin d'iode ! Ou pour mieux planquer le « bâtard » ?...

 

     Mai 1940 ! Une « date » pour tout le monde ! Et pour nous ! Ma mère attendait impatiemment le retour d'Afrique de « Nani » (mon père)... Extraordinaire cette histoire d'amour ! Je parle de cette attente, comme s'il s'agissait d'un week-end! Cela fait presque trois ans, qu'ils ne se sont plus vus... Mon père ne peut pas revenir... Il est bloqué au Congo! C'est la guerre ! Ma mère n'hésite pas ! Elle décide de quitter au plus vite le territoire belge ! Comment ? Par quels moyens? Une idée lui vient ! Aller aux nouvelles chez « Madeleine »... Madeleine, l'épicière du coin! Tout ce qui suit, est inscrit dans quelques astres lointains ! Elle rencontre là, une « dame » assez élégante, qui possède une voiture... Elle est quelque peu désargentée... Ma mère, par contre, a fait quelques économies sur l'argent que lui envoie mon père... L'affaire est vite conclue ! Le même jour, on s'embarque tous dans la Torpédo ! Nous sommes six ! La dame, ma mère, ma grand-mère maternelle (elle, elle sait que j'existe !), moi et le chat ! Ce fut l'exode...     

     Mon souvenir le plus lointain, le bombardement d'Abbeville ! Dans ma mémoire, des flammes, de la fumée, et surtout du bruit ! Il me semble encore entendre le sifflement des   « Stukas », l'éclatement de leurs bombes ! Par milliers, nous étions tous aplatis dans le fossé de la route ! Il paraît que je hurlais à la mort, la tête enfouie dans les bras de ma mère... J'avais cinq ans!

 

     1990. Istanbul. Avec mon équipage, nous allons aux « Opérations ». Plan de vol sur Londres. L'officier me dit, avec son accent turco-anglais:

     « Captain, aujourd'hui, trafic chargé ! Vous passez par le Nord de la France. Une restriction sur le temps de passage de la balise de Aibibi ! »

     Aibibi ?! Kesskidi ? On cherche sur la carte ! Ah ! oui, ABB, Abbeville ! Il me semble, tout à coup, que cette sombre salle d'opérations s'illumine ! A trois heures du matin, je faisais une nouvelle fois, un bond en arrière d'un demi-siècle exactement ! Je revivais les feux d'Abbeville...           

 

     Nous traversons ainsi toute la France ! Par quel miracle ? L'acharnement, l'entêtement de ma mère ! Elle se bat comme une tigresse pour obtenir les autorisations, les laissez-passer... Se débrouille afin d'obtenir quelques litres d'essence par-ci, par-là ! Comme beaucoup de gens de l'exode qui n'avaient aucun but, sauf celui de fuir, Madame Torpedo, la dame à la voiture, se décourage... Elle fait demi-tour ! Disparue dans la nuit des temps... Elle nous laisse en rade! Heureusement, nous étions parvenus à passer en zone libre... A Lourdes, souvenir assez clair dans mon esprit: la Grotte ! L'Espagne est proche ! Voilà expliquée l'obstination de ma mère durant toute cette randonnée: atteindre ce pays et le traverser pour rejoindre mon père au Portugal, à Lisbonne !

     Hélas, le passage clandestin des Pyrénées fut impossible... J'étais trop petit ! Et puis, il y avait aussi grand-mère...

     En Espagne, il nous faut un visa! A nouveau, ma mère ne perd pas courage... Elle parvient à trouver trois places sur un des derniers trains, qui nous emmène à Marseille ! Au consulat d'Espagne, elle remplit les formulaires...

     « Monsieur, s'il vous plaît, combien de temps pour l'obtenir cette autorisation de transit ? »

     « Des mois, Madame...»

     Ma mère décide encore:

     « On attendra ! »

     C'est ainsi, que nous nous sommes retrouvons chez M. et Mme Lumet... Ils nous louent le minuscule appartement du premier étage  de leur villa à Golfe Juan, petite annonce dans le journal, que ma mère entoura d'un gros trait de crayon ! Il nous porta bonheur... Monsieur Lumet est architecte, sa gentillesse et celle de son épouse aident beaucoup ma mère à surmonter son impatience... Ils lui remontent son moral, elle qui revenait de Marseille désespérée... Au Consulat d'Espagne, elle ne cessait de s'entendre dire:

     « Maniana... »

     Moi, durant ses absences,  avec insouciance, je fais des « Plouf-plouf » dans la Méditerranée... Les Lumet m'aiment bien, me gâtent, m'emmènent à la plage... Complètement inconscient de la situation, j'étais « heu-reux » ! Je me souviens bien de la Côte d'Azur...

 

     1993. Nous passons quelques jours de vacances à Antibes chez nos amis Gérard et Esther Molinas... Gérard est pilote, il vole... Pendant ce temps, Esther va souvent à la mer ! Elle connaît donc bien le coin et surtout cet accès facile à la plage de Golfe Juan, où nous allons nous baigner... J'ai un éclair, un « flash-back » dans ma tête en empruntant le tunnel en dessous du chemin de fer ! Je me revois 52 ans auparavant tenant la main de ma mère (ou celle de Madame Lumet ?) lorsque nous traversions ce passage souterrain, qui mène à la Méditerranée...

 

     La Côte d'Azur sera toujours un aimant, un point de retour, un coin de chute pour l'itinérant que je serai... Un jour peut-être y planterai-je mon arbre, moi, le singe des pays du Makakistan... Né sous l'équateur et ayant vécu presque un demi-siècle sous le soleil des Tropiques, je ne peux plus survivre au Nord de la Loire... Quand la température descend en dessous de 25 degrés, je mets vite ma petite laine... « Gla-gla » !

     Je sens que je vais contacter mon ami René Lavau... Pied-Noir de Tunisie, installé à présent à Antibes, « il fait » dans l'immobilier !

 

     « Tu en connais du monde, Jack ! »

     « I have been around, you know... J'ai voyagé, tu sais... Jalan-jalan, comme disent les Malais!»

 

     Le père de René, chasseur devant l'Eternel, nous avait envoyé des cailles à Bruxelles...

     « Des filles ? »

     « Mais, non, bêtasson !  Des oiseaux !   Des dizaines de cailles, qu'il nous a fallu déplumer et...»

     « OK ! Continue ton CV, Jack...»

 

     Toute l'Armée de France (ce qu'il en restait...) n'aurait pu nous déloger de notre compartiment! En gare de Marseille, dans ce train en partance pour Lisbonne, ma mère, ma grand-mère et moi, on se cramponnait à nos sièges... Nous y étions collés, vissés! Ma mère soupira:

     « Enfin...»

     Plus de six mois pour obtenir ce bout de papier !.

     Traversée de l'Espagne... Tracas aux frontières, aux douanes... « Papiers ! » Nous passons... Pendant que les paysages défilent, le frère de mon père séjourne aussi en Espagne en 1941... Il était en prison à Miranda ! Il y attend aussi son visa de sortie... Nous le saurons plus tard ! Une autre histoire de notre famille aventureuse...

     Le courrier était difficile... Les lettres de ma mère, lui parvenant au compte-gouttes, mon père coordonne, tant bien que mal, sa rencontre avec nous à Lisbonne... Il prend ses congés au Portugal ! Il nous attend depuis trois mois...

     Arrivée à Lisbonne ! Il me semble le revoir dans le fond de ma mémoire, mon père ! Il nous attendait sur le quai de la gare... Il devait être assez nerveux... Revoir sa femme, son fils, qu'il reconnaissait à peine, la mère de sa femme, qu'il ne connaissait pas du tout! Dixit ma mère, j'ai détendu l'atmosphère en affirmant d'emblée:

     « Les Allemands, ce sont des coquins ! »

      Première rencontre réelle avec mon père ! Le malheureux, il s'attendait peut-être à d'autres manifestations filiales...

     Lisbonne, ville refuge de toutes les nationalités... Amitiés, inimitiés !  Ville d'intrigues, ville d'attente ! Une pièce de théâtre, un film... « Casablanca » des années 40 ! Chaque personnage espère le permis d'échapper à l'Histoire... Notre fuite, à nous, le Congo Belge !

     Dans ma mémoire, quelques vues (ou les photos ?) de nos promenades sur l'Estoril... Je roule sur mon petit vélo à trois roues, un cadeau de mon père! Plus de baffes, cette fois-ci... 

     On embarque pour l'Afrique ! Sur ce paquebot, mon père se pose des questions... Que peut-il lui arriver ? Depuis le départ précipité de ma mère d'Aketi, voici six ans, sa situation n'a pas changé ! Toujours pas de divorce... Officiellement, l'Administrateur ne peut pas nous héberger ainsi sous son toit... Ce n'est pas sa maison, mais bien celle du gouvernement... Notre statut n'est pas clair... « It's not in the book »... Le code l'interdit ! Le « ça ne se fait pas » revient à la surface... Tant pis ! Mon père bravera les règles ! Bien des années plus tard, il me dira que cet enfreint à la « bienséance » sera noté à « l'encre rouge » dans le dossier de sa carrière...

     Soucis immédiats sur ce bateau... Les mines éparpillées dans l'Océan Atlantique ! La fête du passage de l'Equateur est moins gaie... Neptune un peu délaissé... Les « baptisés » boivent quand même une bière... Moi, je pédale sur le pont, avec « mon trois roues » !

     Arrivée sans encombre à Matadi ! C'est reparti pour un tour de promenade: le train, Léopoldville, le bateau à roues, Stanleyville, la voiture, Bafwasende !

     Je ne cesserai de répéter plus tard:

     « Bafwasende, c'est mon pays ! »

     Nous y sommes restés des années... Chef-lieu de Territoire, ce poste de brousse a marqué  mon enfance... J'ai grandi dans ce coin de forêt vierge... Période heureuse de ma vie, période de plénitudes !

     Pourtant, il n'y avait guère de confort... Pas d'électricité, pas d'eau courante... Classique à cette époque ! Je revois les gestes de mon père... Il allumait les lampes à pression, à manchon, les fameuses lampes « Colman »... A six heures du soir, mon père pompait... et jurait ! Un léger choc, et «Crac», ce manchon disparaît en poussière... « Le manchon », affaire délicate à traiter aux colonies ! Au cours de la soirée, la pression baisse ! Quelqu'un hurle:

     « Les lampes !!! »

     Mon père re-pompe... Je revois également le prisonnier de corvée... « Konga mai » ! (chauffe, Marcel, chauffe). A la même heure, lui, il allumait le feu du « chauffe-eau », un ancien fût d'essence galvanisé de 200 litres, perché à trois mètres du sol... De ce réservoir, l'eau coule par gravité... Notre eau courante ! Un grand pot en grais, avec filtre, renfermait l'eau potable... Mes parents ne buvaient pas beaucoup d'alcool, à part un peu de vin du Portugal en « dame Jeanne », le « Nabao » ! Quelques bouteilles de bière au « frigidaire », la Primus » ! Le « frigo » est alimenté au pétrole... Il fallait continuellement surveiller la  flamme bleue »... Trop souvent, elle se mettait à fumer et devenait subitement noire !

     Combien de fois, n'ai-je pas entendu ce cri du boy:

     « Frigo iko niussi, tilili ! » (le frigo est tout noir !)

     Précipitations ! On réglait la flamme...

     La nourriture est conservée dans le « garde-manger », armoire dont les pieds sont trempés dans des boites de conserves, coupées en deux et remplies d'eau... Barrière contre les fourmis, spécialement les rouges !

     Nous avons la T.S.F. ! Nous captons les ondes courtes, l'oreille collée sur le haut-parleur:

     « Scriiii... Scraaaa... Scriiii... Scraaaa... »

     Puis, plus rien! La batterie est plate, on va se coucher...

     Mais un soir du mois d'août 1945, nous ne sommes pas allés nous coucher ! Non sans peine, nous avions capté la BBC:

     « Scriiii... Hiroshima... Scraaaa... Atomic bomb... Scriiii... End of the war... Fin de la guerre... Scraaaa...»

     « Papa, qu'est que c'est la bombe atomique ? »

     « Je ne sais pas ! Une arme terrible, sans doute... Je crois que la guerre se termine ! »

 

     1991. Vol entre Nagoya et Fukuoka. Un fort vent debout de plus de 300 km/h nous ralentit. Un « Jet Stream » (puissant courant d'air à haute altitude). Altitude: 10.000 mètres. 

     Plaisanterie habituelle:

     « On recule ! »

     Lorsque le vent est « dans le nez », « vent debout », la vitesse-sol ralentit, (la vitesse par rapport à la terre: vitesse-air plus ou moins la vitesse du vent égal la vitesse-sol). Quand le vent accélère la vitesse-sol, on dit: « vent arrière », « vent dans le cul »... 

     La couche de nuages ne nous permet pas de voir correctement le sol... Dommage ! Pour une fois que nous volons de jour, sur cette jolie région du Nord du Japon... Soudain,

claircie ! Une ville, à notre gauche: Hiroshima? Je mets la fréquence de la balise de l'aéroport de cette ville... L'aiguille pointe, confirme: Hiroshima! J'ai un frisson! Nous sommes dans les mêmes conditions météorologiques, à la même position, que le bombardier américain B29, « Enola Gay» en 1945... J'en fais part à mon copilote, qui me répond placidement, genre « Hitler, connais pas!»:

     « I was not born... I am 25 years old ! » (Je n'étais pas né, j'ai 25 ans !).

     Evidemment, il y a presque un demi siècle... Mais, je n'ai pu m'empêcher de lui lâcher sèchement:

     « So what ? Et alors ? »

 

     Mes parents m'ont toujours dit qu'ils furent heureux à Bafwasende... Pourtant, la population européenne ne dépassait pas la douzaine d'habitants ! Cyril Koussoff, l'agronome et adjoint de mon père, sa femme Deda, le vétérinaire (et docteur !), Vankalmont, son  épouse et ses deux enfants (Marcel, le plus âgé, mon petit copain), les Destrée de la Société Sedec et leur fils «Dédé» (mon autre petit copain)... Parmi les quelques célibataires, «  Angali kiyana»  (il est encore jeune, malgré son âge...), le vieux-beau du coin, le tombeur... Les indigènes vous collent un surnom, finement approprié... Personne n'y échappe ! Il y a, bien sûr, l'épicier grec, chez qui, on fait des « BP » (Bon Pour), l'origine de la carte de crédit, probablement... Pas en plastique, un simple morceau de papier, sur lequel il est écrit à la main « BP »! On y griffonne sa signature et on paie en fin de mois, parfois avec surprise... Aujourd'hui, à Singapour, nous avons aussi notre épicier... M. Lim est Chinois... Nous lui sommes fidèles depuis notre arrivée... Ses services sont impeccables ! Tous les matins, il téléphone pour prendre commande et livre en fin de matinée... On signe ! Quand, j'ai la flemme d'aller à la banque, il me refile même de l'argent! Moyennant un « BP », bien entendu ! Rien de bien changé sous l'Equateur...

     Nous n'avons pas de produits frais... J'ai été élevé dans « les boites » ! Les boites de lait en poudre, le « Klim »... On en faisait du fromage blanc ! Les boites de porridge, le «Quaker Oats»... J'ai très bien survécu ! Et je bois toujours beaucoup de lait (frais)... Une fois par semaine, les légumes arrivent par un camion venant des montagnes du Kivu. Le marché hebdomadaire du village... Une distraction, un événement !

     Les maisons sont agréables, bien étudiées pour la chaleur... Les « P04 » ! Quatre grandes pièces, entourées de la « barza », la terrasse... Les plafonds étant très hauts, l'air (quand il y en a...) circule bien...   

     Les domestiques sont au nombre de cinq: le « Pichi », le cuisinier, le « Lavadaire », celui qui lave et repasse le linge, le « Boy » de maison, le butler en quelque sorte, aidé par le  Boy-moke », le petit boy ! En renfort, le chauffeur-mécanicien, qui lave et bricole la voiture... Le chef-jardinier, qui supervise les dizaines de prisonniers... Ils fignolent le parc de la résidence! Ces deux derniers sont d'ailleurs, eux-mêmes des prisonniers (à perpétuité !)... Le soir, accompagné de leurs policiers, tout ce beau monde rentre au bercail, dodo à la prison !

     « Modeste » ! Notre boy ! Il est resté avec nous pendant de nombreuses années... Lui, aussi, avait de l'allure ! Il était de la tribu des « Mangbetus »... Leur particularité: la tête « en poire » ! En effet, dès la naissance, les parents enroulent et serrent une corde autour de la tête du nouveau-né ! Cette opération est répétée au cours des premiers mois... Résultat: un crâne pointu, en forme de poire ! Modeste n'a jamais pu porter convenablement son béret blanc d'uniforme... Comme une toupille, il tournait sans cesse autour de sa tête! Découragé, il ne l'a plus porté... Il n'en était que plus beau ! Son visage était gravé de cicatrices en relief, véritables sculptures de peau, une autre marque de sa tribu... Quelle belle gueule !

     Modeste me donnait le bain... En me frottant le dos, il me racontait des histoires de chez lui, des histoires de sorciers ! J'écoutais, fasciné...

     Car, j'appris vite le « Kiswahili », la langue arabisée de l'Est du Congo... Comme je passais la plupart de mon temps à jouer avec mes petits copains noirs, j'en étais arrivé au point de mieux parler et comprendre ce langage que le français! Les intonations, surtout les « di », « hé », « ha », « tilili », etc... Je les possédais à fond ! Lors de ses tournées en brousse, j'aidais même mon père à traduire les « palabres », qu'il jugeait dans les tribunaux indigènes... Par la suite, je devais presque complètement oublier le Kiswahili...

 

     1987. Plusieurs mécaniciens de bord indiens, venant du Kenya, où le Kiswahili est la langue nationale, furent engagés par ma compagnie d'aviation... Quelle ne fut pas ma surprise, au cours de mes courriers (période de vol) d'une dizaine de jours avec eux, de retrouver rapidement ma langue quasi maternelle...

     Voyage sur Los Angeles. Au mécano Benawara.:

     « Yambo, Ben ! Abari kani, di ? Hé, mi na saabu mingi kabissa, di ! Iko muzuri ku sema swahili » ! (les u, à prononcer ou)

     Le copilote, aux yeux bridés:

     « Hi ! Hi ! Hi ! What ? Quoi ? ».

     « T'occupe, c'est du chinois »...

     « Sheng jing bing » (ils sont fous !), ces expats ! » devait-il penser...

 

     Petit à petit, j'apprends à connaître mon père... Son caractère ! Mais d'abord, son uniforme... Il me fascinait ! Il porte des guêtres, taillées dans de la grosse toile blanche, faites à la main, cousues pour lui... Bien pratiques pour marcher dans les hautes herbes... Beaucoup de gens au Congo, connaissait les guêtres de M. Siroux ! Comme un revolver, il y glissait sa pipe... Ses bonnes vieilles pipes « Dunhill », avec le petit point blanc ! Son casque colonial, off-course, avec son enseigne en cuivre ! Toujours net, tiré à quatre épingles, mon père ! Il avait de l'allure... Il m'impressionnait !

     Mon aspect est tout différent... Je ne suis que poussière! Mon uniforme: le « kapitula » (short), la chemise à manches courtes, les sandales sans chaussettes et le casque... sans

insigne ! Toujours le casque ! La hantise du « coup de bambou »...

     « Le soleil ! Malheureux ! le soleil ! »

     Il m'était interdit de sortir sans ce fameux chapeau en liège !  Quand je vois aujourd'hui les gens, tête nue, gueule en l'air, pointée vers le ciel, essayant de bronzer ! Sauf Lee, notre amah... Pour aller à la boite aux lettres, au bout du jardin, elle prend son grand parapluie... Non pas qu'il pleuve, il fait plein soleil ! N'aiment pas tellement le soleil, les Chinois... Je crois qu'ils ont bien raison ! Quand je regarde ma peau...

     Moi, je n'avais pas de pipe, comme mon père... Mais, pendue en permanence autour de mon coup, une catapulte ! Deux lanières de caoutchouc, découpées dans une vieille chambre à air, ficelées au bout d'un morceau de bois en forme de V, coupé dans une simple branche d'arbre, un bout d'étoffe pour y placer le projectile... Une arme redoutable ce lance-pierres !

     « Mes petits Nègres » ! Ils nous en ont appris des choses ! A Dédé, à Marcel, et à moi !  Munis de cet engin, tous ensemble, une dizaine, une quinzaine, de véritables amis de  l'aventure, nous partions à la chasse ! Nous bombardions tout ce qui bougeait dans les feuillages... Les oiseaux, les serpents, tout! D'ailleurs, nous étions la plupart du temps, nous même, dans les feuillages, suspendus aux branches des arbres... Mon père avait dit:

     « Pas les manguiers ! Leurs branches cassent comme du verre ! »

     Du coup, les autres branches du jardin se mirent à pencher lamentablement vers le sol... Nous vivions dans ces arbres ! En grappes ! De vrais singes ! Quelle joie d'être macaque... Quelle liberté ! Je resterai « macaque » et sans complexes !

     Je revenais crasseux à la maison, une vraie poubelle ! Modeste m'inspectait les pieds... Pas de tiques ? Allez, « Plash » ! Il me fourrait dans mon bain, me frottait le dos en me racontant ses histoires de sorciers... Au préalable, j'avais dû ingurgiter ma gélule de quinine quotidienne... Contre la malaria ! Ce qui nous procurait à tous des bourdonnements d'oreilles perpétuels... Malgré cette prévention, nous l'avons tous eu, le palu ! 

     Avec mon père, personne ne tergiverse ! Il a des décisions implacables ! Il est rationnel, réaliste ! Ce n'est pas un rêveur, « il voit clair » ! Le bon sens, la logique ! Cartésien, sa doctrine est nette ! De lui, j'apprends le sens des responsabilités... Un jour, je perds ma bicyclette, que je chérissais... Plutôt, on me la vole! Ce solide « Burry », aux larges pneus ballons », avec boite de vitesse, s.v.p.! J'ai attendu fort longtemps avant d'en recevoir un autre... A ma mère, qui l'avait réveillé  en pleine nuit, pour lui dire qu'elle avait faim, il lui avait répondu:

     « Bois de l'eau et tais-toi ! »

     On savait tous à quoi s'en tenir... Par contre, un homme de cœur, un être attachant... Je le suivais comme un petit chien!

     Je suis très attaché aussi à ma mère et je le serai toujours... Si elle me choie, mon père ne me gâte pas ! Je ne fus jamais un « enfant gâté »... 

     Mon père a son bureau au « Territoire »... Belle bâtisse ! Parmi les terrasses, une plus grande, où il assiste à l'appel des prisonniers à 7 heures du matin... Il écoute le « rapport » ! Le « Boula Matari » (le représentant du gouvernement) trône... Il juge, il sentence ! Paraît qu'il est sévère, mais équitable ! Mon père, l'Administrateur, sera respecté tout au long de sa carrière, pour sa justice, son intégrité ! En 1959, deux ans après avoir pris sa pension, il retournera en mission au Congo... Il sera reçu par les Chefs coutumiers et la population des villages, qu'il avait administrés... Tous lui témoignèrent de l'amitié et du respect !

     « Ma meilleure récompense », avait-il dit à son retour...

     Toujours est-il que, lui aussi,  reçut un prénom: « Bwana Fimbo » ! (Chicotte)... Ce genre de cravache est découpé dans de la peau d'hippopotame... Une lanière rigide d'un mètre environ!. « Galet », son policier, son planton, son pisteur, son homme à tout faire, exécute... Galet n'est pas de cette région centrale du Congo... Une « politique » de l'Administration Coloniale: les tribus sont mélangées dans l'Armée et la Police ! Galet n'est pas d'ici ! Il vient de par là... de l'Ouest ! Ses origines remontent même au Sénégal... Il mesure prés de deux mètres... Une armoire à glace! Il porte les guêtres et le « fez », couleur kaki de la Force Publique... Droit comme un i, raide comme un passe-lacet, il donne l'impression d'être continuellement au garde-à-vous, ce qui agrandit encore sa stature... Sa fierté, son mépris, se lisent sur son visage... Il jouit en distribuant ses coups de chicotte sur les fesses nues de ce chien », qui n'est pas de sa tribu! Il prend son temps... « Clac ! »... « Clac »... « Clac »... Huit coups !  Quatre à droite, quatre à gauche !  Le manche de sa chicotte est particulier... Le sien est en ivoire! Il le tord, le vrille aux derniers coups... C'est sa spécialité ! «  Scratch »... La peau est arrachée... Le sang gicle... Cris stridents... L'infirmier badigeonne à la teinture d'iode ! Hurlements dans le petit matin... Mon père n'avait rien à craindre, son garde de corps était de taille...

     J'ai assisté à ces séances... Je les décris telles qu'elles sont gravées à jamais dans le fond de ma tête... Et bien d'autres scènes africaines... Indélébiles !

 

     De nos jours, à Singapour, en 1993, la chicotte existe toujours, sous une autre forme, « the cane », les coups de canne ! La douleur est-elle plus aiguë ? Sans doute ! En tout cas, guère de problèmes, à Singapour... Ca marche à la baguette ! Personne ne s'avise de refaire une connerie... Comme ce petit con, fils « d'expatrié », qui jouait les durs en « graffitant » les voitures et chapardant des téléphones publics ! Allez, hop, au trou, américain ou pas, la loi est la même pour tout le monde: quatre mois de prison et au préalable, six coups de canne, punition trop molle à mon avis ! Fesses jaunes, blanches, noires ou bronzées, kif-kif: la canne ! Pan-pan, cul-cul! Tout va très bien à Singapour... Ca marche!

     Hélas, les hommes sont nés indisciplinés... Ils ont besoin d'un maître ! Regrettable à constater: Il leur faut de la trique... Sans la trique, c'est la pagaille! Sombre destinée...

     Idem pour n'importe quel quidam, qui prend le risque de passer un peu de drogue à Singapour, mais, lui, il n'a plus l'occasion de recommencer, puisqu'il pend au bout d'une corde ! Hélas, ceux qui méritent vraiment la pendaison, les « grands pontes » de la drogue, vivent en paix, incognito, un gros cigare à la bouche... Pas de la mauvaise herbe, non, du tabac de la Havane et de la meilleure qualité, bien entendu !

     Discussion authentique avec un passager australien à qui j’avais autorisé (à tort !) la visite du cockpit...Cet individu, peu dégrossi, se met à parler du gouvernement singapourien ! Il trouve ce régime peu démocratique...Bien que gêné devant mon équipage, je laisse dire... Le « pax » parle alors de grèves, de cette liberté...Ils sont spécialistes en la matière, les Australiens...

     Jouissant, je le coupe net:

     « A Singapour, Monsieur, le droit de grève n’existe pas ! Interdite la grève ! » Il explose,  mon passager ! Il fait une attaque ! Faudra-t-il appeler un médecin ?

     « WHAT ??? QUOI ??? »

     « Eh, oui sir... Les représentants des mécontents discutent avec le Ministère du Travail... Ca s’arrange ou ça ne s’arrange pas... En général ça s’arrange bien... A l’amiable ou non...  

 A prendre ou à laisser ! Take it or leave it ! »

     « WHAT ??? QUOI ??? »

     « Eh, oui, sir... D’ailleurs... »

     « D’ailleurs ??? »

     « Vous descendez à Sydney, je crois, notre première escale ? »

     « Yes ! »

     « No ! Nous n’atterrissons pas à Sydney, nous allons directement à Melbourne...? »

     « WHY ??? POURQUOI ??? »

     « J’allais l’annoncer aux passagers... Un message radio nous a annoncé une grève éclair des pétroliers... Pas de pétrole à Sydney, pas de pétrole, pas de vol »

     « WHAT ??? QUOI ??? Mais... Mais... je dois être absolument à Sydney ce matin !

     Impératif ! What a shame ! Quelle honte ! Mais quelle honte !!! »

     Sourires de l’équipage...

     Exit le syndicaliste !

 

     Vision plus agréable, le vieux « Matopé »...Il porte aussi les guêtres et le fez, mais bleus...   Matopé est de la police ! Il n'est plus tout jeune... Ses cheveux sont gris... Ses mœurs se sont adoucies, lui! Sa spécialité, le tam-tam ! Il règle la vie du poste, du lever au coucher du soleil... Comme un coucou suisse, il donne le « temps »... Il est l'horloge parlante ! Les heures, qui ne lui échappent pas, ont une mélodie différente... Celle de midi, je peux la jouer ! Tam! Tam! Tam! Ratatam! Ratatam! Ratatam! Tam! Tam! Tam!....... Car, mon père m'avait offert un petit tam-tam... J'observais religieusement Matopé, suant sous son auvent, soufflant, (« Pff, Pff », je l'entends encore), et frappant sur son gros tam-tam !  

 

     « Tembo ! Tembo ! Bwana, iko tembo ! »

     Les éléphants ! Parmi toutes ses fonctions, l'Administrateur est également « Officier de Chasse »... Il est responsable, non seulement de la faune, mais aussi de la sécurité des villages... Tous les fusils de mon père sont posés en permanence sur la panoplie du mur du salon... A chaque appel, si le village n'est pas trop loin, même cérémonie ! Il en prend deux, les donne à Gallet ! Ils partent en camionnette avec le villageois, qui est venu chercher du secours et qui, excité comme une puce, ne cesse de crier:

     « Tembo, Tembo ! »

     Au retour, mon père me raconte:

     « Comme d'habitude, ils ont traversé les champs de manioc, en rang par quatre... Un beau travail de labour ! Quand nous sommes arrivés, ils prenaient leur déjeuner dans les plantations de bananiers, se régalant de régimes entiers... Ils exagèrent, ces éléphants! Nous les avons chassés...»

     « Tu en as tués ? »

     « Non ! De jeunes bêtes, pas de vieux mâles ! Quelques coups de feu... Ils ont déguerpi! »

     « Papa, quand irai-je à la chasse avec toi ? »

     « Bientôt ! »

 

     Chasse particulière... Safari aquatique ! Remontée, pendant plusieurs jours, de la rivière Lundi, qui coule à Bafwasende... Celle que l'on traverse avec le « bac » ! Je le connais bien ce bac... De grandes pirogues, liées entre elles, un pont fait de planches, pour le véhicule, des poulies reliées à un câble, qui joint les deux rives... La route, qui descend à la rivière, passe devant la maison... J'ai ainsi le temps de sauter sur mon vélo, pour vite suivre la voiture ou le camion, qui va l'emprunter... J'accompagne pour la traversée ! J'écoute les mélopées des noirs, qui halent le bac... J'aime ! Mais, les chants, que je devais entendre, lors de cette première chasse avec mon père, seront tellement plus intenses, plus rythmés ! Un de ces souvenirs profonds de ma vie congolaise...

     Le départ a lieu près de ce bac, justement... Trois longues pirogues, taillées dans des troncs d'arbres immenses, sont échouées sur la berge... Dans chacune d'elles, une trentaine de pagayeurs! Ils nous attendent, debout dans leurs pirogues, tors nu, le pagne ajusté autour des reins... Comme des lances, ils tiennent à la main, leurs rames effilées... Photo ! Avec le vieux

 Roleiflex » ! Posemètre... Photo saine ! Ils sont beaux ! Les « Jeans », les « T-shirts et les

 Baskets », toutes ces « crasses américaines », ne sont pas encore venus salir ce bel environnement... Dix ans plus tard, dans l'Urundi, mon père interdira le port des « souliers de tennis » à la troupe des  danseurs Watutsi !

     La pirogue du « Bwana » est différente... En son centre, elle possède, un toit, fait en feuilles de bananiers ou de palmiers... Abri contre le soleil! Ombre, pour mon père, ma mère et moi... Gallet à nos cotés ! Modeste, le pichi, le lavadaire et les autres, dans la deuxième et la troisième pirogue... Un matériel important... Toute l'intendance !

     C'est parti! Les pirogues sont poussées vers le large ! On remonte le courant ! Il est fort, le courant... L'eau est haute! C'est la saison des pluies !

     Alors, commencent les chants des pagayeurs...

     « Uélé, Uélé, maliba makassi! Uélé, Uélé, maliba makassi ! » (l'eau du fleuve est dure !).

     Ils rament en cadence, suivent la mélopée, qui s'intensifie selon la force du courant... Puis, les paroles changent ! Les pagayeurs racontent leur vie... Déboires, cris ! Joies, rires ! 

     L'espoir d'une bonne chasse... Des notes marquent le rythme:

     « Le Bwana a pris ses gros fusils ! Eeh! Eeh ! ». Un double coup de pagaye !

     « Il va nous donner de la viande ! Eeh ! Eeh ! ». Un autre double coup de pagaye !

     Ils nous décrivent, ma mère et moi:

     « Le Bwana a pris sa madame avec lui ! Aah ! Aah ! »

     Chaque fois, double coup de pagaye !

     « Et la madame a un beau chapeau! Ooh ! Ooh ! »

     « Le Bwana a pris son « Mutoto » (Ca, c'est moi: l'enfant !) Ooh ! Ooh ! »

     Etc... Etc... Tout y passe ! Des heures, des heures, des heures... « Tintin au Congo » !

     Les rapides ! La rivière se faufile... Remous de l'eau, qui écume... Tout le monde descend, sauf nous ! Pieds dans l'eau, les pagayeurs poussent, soulèvent un peu les pirogues, les allègent pour passer les rochers, le long de la berge... On repart !

     « Uélé, Uélé,... »

     Fin d'après-midi, un cri:

     « Tembo ! »

     Mon père l'a vu, l'éléphant ! Un vieux mâle, un solitaire ! Ses défenses sont grosses, longues! Moi aussi, je l'aperçois... L'éléphant prend son bain au bord de la rivière...

     Le silence, presque total ! On n'entend plus que le bruissement de l'eau... L'Afrique Noire ! Sans transition, on passe du bruit au silence ! Les rames, les chants, les cris se sont tus ! Sans bruit, les pagayeurs dirigent les pirogues vers la rive opposée, les retiennent aux branches basses...

     J'ai peur ! Car mon père me dit:

     « Viens... »

     Il fait signe à Gallet, qui lui passe son fusil... D'habitude, un « Mannicher », calibre point neuf... Cette fois-ci, il a décidé autrement...

     « Non, Gallet, le 600 ! », dit-il.

     Il veut être certain de son coup ! Il ne veut pas que l'éléphant s'échappe, échappe aux pagayeurs, m'échappe... Ma première chasse avec lui !

     Le « 600 » est un fusil à deux coups, dont les cartouches, grosses « comme ça », ont une puissance de choc de deux tonnes ! Un éléphant ou un buffle, qui charge, est stoppé net dans sa course! Arme de secours, qui a sauvé mon père plusieurs fois, Gallet lui refilant ce fusil en dernière extrémité... Sa détonation est tellement bruyante, qu'elle rend sourd le chasseur pour quelques heures! Par son recul, il est assuré d'une marque bleue à l'épaule... C'est de cet

 engin », que j'ai peur... Le bruit surtout !

     Je quitte la main de Maman... Je m'accroche aux pans de Gallet, qui suit mon père comme son ombre... Camouflés dans les grandes feuilles, qui s’appellent justement, « oreilles d'éléphants », nous voyons très bien la bête... Nous sommes dans le vent... Il nous a sentis ! Sa trompe périscope au-dessus de sa tête, ses oreilles battent l'air... Il se redresse, sort de l'eau... Il monte sur la berge... Mon père vise... Je me bouche les oreilles !

     « BARRAOUMM !!! »

     Au ralenti, je vois l'animal tomber à la renverse... Sa masse semble rebondir plusieurs fois dans la rivière... Gerbes d'eau !

     La balle a frappé juste ! Inerte, le corps de l'éléphant gît sur le sable mouillé... Moi, je pleure! Je n'ai pas mal aux oreilles, j'ai mal au cœur ! Mon cœur d'enfant, mes tripes de

gosse ! Je pleure la mort de l'éléphant...

     Hurlements de joie ! Battements des pagayes contre les pirogues !

     « Badam Badam Badam Badam Badam...»

     L'Afrique fait tout oublier !

     La nuit tombe, campement ! Tentes, lits de camp, moustiquaires... Mon père pompe, allume les lampes ! Le dîner est servi! Modeste sert avec cérémonie... Extinction des feux ! Bruits de forêt... Nuits africaines... Dans mon lit, sous ma moustiquaire, j'écoute... Je ne peux pas les identifier, ces bruits, je n'ai jamais pu... D'où viennent-ils ces sons étranges ? Que sont-ils ? Rêves ou cauchemars ? Murmures d'outre-forêt...

     Réveil !

     « Kuku ya kwensa » ! (le premier coq, le chant du coq) !

     Il y a toujours un coq, qui traîne dans le coin... Car, dans tous ces déplacements, la basse-cour est obligatoire ! Pour les œufs d'abord et pour la poule au pot ! La « moambe » ! Poulet cuit dans l'huile de palme, épicée de « pilipili », piments rouges !

     Dès son arrivée, un nouvel Agent Territorial est invité chez l'Administrateur... Le pichi est prévenu... Il sait ce que « mingi » veut dire: beaucoup ! (de pilipili) Lors du repas, le visage de l'agent passe alors par toutes les couleurs... Il transpire... Sa chemise est trempée... Surtout, ne rien dire, bien que de la fumée lui sorte par les oreilles ! Le « Bleu » sait qu'il passe son test...    

     Gallet réveille donc mon père:

     « Yambo, Bwana, Kuku ya kwensa,  ».                         

     « Aksanti, Gallet ». (Merci).                                

     Gallet insiste:

     « Ils sont là, Bwana ! »              

     « Qui donc ? »

     « Bambutis, Bwana ! »

     Les Pygmées !  Dénicher  ces petits hommes, les approcher, leur parler, pas facile ! Nomades de petite taille, ils se déplacent sans cesse dans la forêt... Des chasseurs-nés ! Ils rabattent le gibier, des antilopes en général, qui viennent s'enchevêtrer dans les filets, qu'ils ont tendus! Leur tactique de chasse à l'éléphant est plus scabreuse... L'éléphant possède un odorat très développé, très fin... Le chasseur désigné, s'enduit d'excréments de cet animal, afin qu'il ne sente pas l'odeur humaine... Il se glisse sous le ventre de l'éléphant, muni d'une longue lance à manche court... Des deux mains, il enfonce ce glaive dans le ventre de la bête:

     « Han ! »

     Toute la tribu suit l'éléphant blessé... Des heures, des jours parfois, jusqu’à ce que mort s'en suive... Dur et triste, mais, c'est comme ça ! Chasser pour se nourrir... La loi de la jungle !

     Timides, mais curieux, les Pygmées décident eux-mêmes de prendre contact... Ils apparaissent, venant « de nulle part »... Ce matin, ce sont eux, qui viennent à notre rencontre... Ils ont certainement entendu le coup de feu de la veille... Coup de feu égal gibier, égal éléphant, égal viande !

     Comme dans une cathédrale, il règne dans la forêt tropicale, la « forêt vierge », une douce pénombre... Les rayons de soleil percent entre les feuilles et les branches des arbres, vitraux de la nature... Les vapeurs d'humidité montent lentement vers la cime des arbres, l'encens des forêts... Jolis chants d'oiseaux, chorale subtile... Atmosphère de recueillement...

     Cependant, dans ce havre de paix, je devais assister à un rite peu orthodoxe... Une scène placardée, en cinémascope sur les parois de ma mémoire ! 

     Dans ce clair-obscur, les Pygmées attendent... A l'approche de Gallet, ils reculent de quelques mètres... A coté de lui, ils paraissent minuscules !

     « Que veulent-ils ? La viande de l'éléphant, je suppose ! » demande mon père à Gallet.

     « Oui, mais surtout son cœur ! »

     « Son cœur ? »

     « Oui, son cœur ! L'éléphant est mort sur leur territoire de chasse... »

     Mon père acquiesce... Les Pygmées oublient leur pudeur, leur retenue... Ruée vers le cadavre! Curée ! Tout le campement suit, moi le premier ! Les pagayeurs semblent inquiets ! Leur viande... Mon père les rassure:

     « Tembo iko mukubwa », l'éléphant est gros, il y a à manger pour tout le monde !  

     Tel un essaim d'abeilles, les Pygmées enveloppent le corps de l'éléphant...  Celui qui semble être le chef, écarte sa tribu... Il tient à la main un couteau, le plonge dans la peau du cadavre... Mouvements rapides ! Il taille ! Il opère une longue ouverture dans le ventre... Les intestins se répandent sur le sol !

     « Splaaash ! »

     Puanteurs... Les mouches sont déjà au rendez-vous ! Alors, le Chef s'engouffre dans cette plaie... Il disparaît dans le ventre de la bête ! Les secondes passent...

     Comme un diable, surgissant d'une boite, le corps dégoulinant de sang, avec un cri de victoire, il réapparaît, tenant dans sa main gauche le cœur de l'éléphant !!!

     Le silence a plané durant tout ce cérémonial... A présent, tambourinages, cris, rires aux dents blanches! L'Afrique Noire...

     Dépeçage... Tranches de viande, boucanées durant des jours, des nuits... Odeurs ! Mon père décide:

     « On rentre ! »

     Les trois pirogues glissent avec le courant... Les « Uélé » ne sont plus de mise... Le retour est rapide ! L'ivoire ira au gouvernement...

 

     Je retrouve mes gentilles bêtes ! Ma douce « Diane », mon antilope, qui se promène en liberté dans le poste... Autour de son cou, nous lui avons mis une clochette en cuivre... Nous l'entendons s'approcher... D'un coup de langue, elle cueille délicieusement toutes les fleurs du jardin, dahlias, hibiscus, cannas, frangipaniers, au désespoir du chef-jardinier, qui imagine certainement rôtir Diane sur un feu de bois... Ma chatte grise, « Poussinette », qui nous fera des petits jusqu'à la troisième génération... Mon petit monde animal !

     Cela me fait penser que j'ai connu une fille, qui s'appelait Diane...

     « Jack ! »

     « OK, je continue mon histoire... »

 

     Autre « safari », autre souvenir, aussi poignant que le cœur de l'éléphant... Les tribunaux indigènes !   

     Tous les deux mois, mon père part en inspection... Il en profite pour régler les affaires en litige au tribunal ! L'Administrateur, je le répète, est un homme à tout faire, un homme orchestre... Il est, entre autre, juge de paix ! 

     Il nous emmène en tournée... Cette fois-ci, dans la camionnette « Ford » ! Ma mère et moi, assis devant, serrés contre mon père... Dans le bac arrière, l'intendance... Gallet, les boys ! La basse-cour, elle, n'a pas tellement une place de choix... Les malheureuses poules sont pendues par les pattes et attachées à l'extérieur du véhicule ! Une roulotte de Manouches... Les routes sont en terre (la latérite)... La bande centrale, de l'herbe... Des trous, les « nids de poules »...

     « Blink », « Blank », « Blonk » ! La tôle ondulée, « Rrr... Rrr... Rrr...« ... La vision tremble ! Un nuage de poussière rouge nous suit... On arrive tous dans un état épouvantable ! Modeste ne peut pas s'empêcher de lancer sa blague habituelle:

     « Mama yango! (Ma mère !). Ah, Di, Bwana ! Eh ! En pa.tant, nous étions des noi.s , maintenant, nous sommes des .ouges ! »

     En effet, on ne reconnaît plus personne ! Des masques rouges, des yeux, des dents...

     Les gîtes d'étape sont également ces maisons P04... Barza agréable... Les dépendances à l'arrière... La cuisine, où je me faufile souvent... Le pichi me refile en douce un petit verre de vin de palme sucré !  Le « Pombé » sert de levure pour faire le pain... Installation donc plus facile qu'en pleine forêt ! N'empêche que mon père pompe les lampes... Ce rituel ne changera que bien plus tard, quand nous aurons un groupe électrogène ! Lits de camp, moustiquaires... Se méfier non seulement des moustiques, des serpents, mais de toutes sortes de bestioles, dont les tarentules... Un après-midi de sieste, cri de ma mère:

     « Aaah ! »

     Une énorme  araignée, toute velue, s'avance vers son lit, elle va bondir... Immédiatement, Modeste arrive au secours ! Sans hésitation, d'un coup de son pied nu, « Scrasch », il écrase la monstrueuse tarentule !

     Dans le soir, bruit de fond: le tam-tam ! Rythme progressif, enivrant... Il enlace, fait tourner la tête, le corps... Danses saccadées! Les danseuses ballottent leurs seins nus... Elles s'offrent, les reins tendus... Les pieds frappent le sol... Poussière ! Chaleur ! Sueur ! Odeur ! Le vin de palme arrose les danseurs... Le chanvre fume... Les yeux rougissent ! Tam-tam, tam-tam, tam-tam...

     Le « Likembé », instrument de musique des plus simples... Une boite en bois, sur laquelle sont fixées des tiges de fer aux bouts aplatis! Seuls les pouces frottent... Les notes accompagnent le rythme: « Gling, Glang, Glong »... « Gling, Glang, Glong»...    

     Durant tout mon séjour en Afrique, les tam-tam, les likembés vont me marteler la tête ! Ils  roulent encore dans mes veines... Tam...Tam... Tam... Gling...Glang... Glong... 

     Les indigènes viennent de loin... Ceux qui viennent pour « régler » leurs affaires et, plus nombreux, les curieux! Ils ne veulent pas manquer cette occasion de « fête »... Car, pour tous, assister à ces « palabres », c'est aller au théâtre!  La veille, l'avant veille, les jours  précédents, ils sont déjà là, pour avoir une bonne place... Alors, en attendant, pourquoi pas, un petit coup de tam-tam, un petit pas de danse ?

     Le tribunal est grandiose ! Bâtiment brun pâle, murs en « pisé », en « Potopoto » (boue séchée), murs décorés de peintures vives, ocres, légendes ou scènes de chasse... Le soleil éclaire ce décor, la forêt ombrage...

     De bon matin, la salle est remplie ! Les tam-tams sont les premiers, bien en place... Aux larges fenêtres, à l'entrée, les têtes se tendent... Déjà, la chaleur alourdit... Transpiration !, Odeurs ! La poussière monte... Apparition des mouches ! Le public n'attend plus que les trois coups...

     Arrivée de mon père, accompagné des Chefs coutumiers !  Gallet le suit, je suis Gallet... Car, à nouveau, mon père m'a dit:

     « Viens.. »

     La foule s'écarte... On pénètre dans le tribunal par l'allée centrale... Roulement de tam-tam! Mon père s'installe sur le fauteuil du centre, le siège du Juge, les Chefs à ses cotés... Gallet, impassible, sa chicotte passée dans sa ceinture, n'est pas loin de lui... Son regard écrase les spectateurs... Je suis si petit à coté de lui... Je commence à être impressionné par ce décor ! Ce  n'est plus la main de Maman, que je vais tenir, c'est celle de Gallet... Une main, que je dois quitter de temps en temps, quand mon père me fait signe ! Il me demande le sens, la finesse d'une expression... Fièrement, je traduis !

     Levée de rideau! Succession des actes... Nouveaux acteurs! Même décor, mêmes spectateurs...  

     « Hi na kamata kuku yango ! » (Il a volé mes poules !)

     Pas trop grave...

     « Hi na kamata mwanamuke yango ! » (Il a pris ma femme !)

     Un peu plus grave...

     « Hi na kamata lupango yango » (Il a pris ma terre !)

     « Hi na kamata franka yango » (Il a volé mon argent !)

     Le cas grave !  

     « Hi na kamata...» , « Hi na kamata...» , « Hi na kamata...»  Des heures, des heures, des heures de palabres... Critique, la foule approuve.. Bravos! Désapprouve... Murmures, cris, gestes! Des bras en l'air, qui retombent, comme par hasard...  sur les tam-tams ! Ratatam... Tatam... Les pouces sur les likembes! Gling... Glong...

     « Silence ! »

     Sentences de mon père ! Indemnisations, amendes, internements... Parfois: « Mwambi! », (huit, huit coups de chicotte) ! Gallet retrouve son sourire en coin... D'elle-même, la foule s'est tue... Entre chaque coup, on entend les cris du supplicié... Gallet prend son temps... On entend les mouches voler... Cri final ! Cris de salle !

     Contradiction étrange, la réconciliation ! Serrements de mains ! On est quitte ! On salue l'Administrateur... Sortie, coté jardin ou coté cour, peu importe, on est copain copain!

     Entracte !

     « Mouches, poussière, sueurs ! »

     Grande finale ! Un cas bizarre, disparu depuis des années... Vengeance de clans, de tribus... Un « truc » pour effrayer, voler, tuer ! Il trouve sans doute cette tactique bien pratique, ce revenant: « L'homme léopard » !

     Il est enchaîné comme une bête, mais ce n'est pas une bête, c'est un homme!  Il s'est déguisé en léopard ! Son déguisement l'atteste: cagoule en peau de ce fauve, griffes d'acier, bâton pour marquer ses empreintes... Il a tué un homme !

     Finis les cris ! Murmures, désapprobations de la salle... L'atmosphère est lourde, la poussière retombe, les mouches volent bas... Plus de palabres... Auditions, témoins, preuve ! Verdict ! Prison ! 

     A ce moment-là, entrée du sorcier ! Par la grande porte ! A pas calculés, il traverse toute l'allée centrale... Vêtu de peaux de singes, des colliers de « gris-gris » à son cou, il tient à la main gauche un long bâton tordu... Gallet n'a pas le temps d'intervenir, le sorcier est sur nous! Vite, il plonge sa main droite dans un sac, en peau d'antilope... et d'un geste arrondi, nous asperge d'une poudre grise ! Il parle... Je ne comprends pas son charabia... Gallet va le massacrer ! Mon père l'arrête net !

     « Apana ! » (non !), « Laisse ! »

     Lentement, à reculons, le sorcier, retraverse la salle... Il continue de grommeler... Ses yeux chanvrés nous fixe... La foule est hypnotisée, pétrifiée ! Il s'estompe dans le contre-jour de la porte... Le sorcier nous a jeté un sort !

     Rideau !     

     Quel sort ? Malédiction ? Bénédiction ? J'y penserai bien souvent... J'avais une dizaine d'années... Il ne m'est pas difficile aujourd'hui de retrouver mon sorcier, il suffit que je ferme les yeux !

 

     Sur le chemin de retour, arrêt dans une des missions, chez les « Pères Blancs », avec qui mon père, l’Administrateur, doit entretenir des relations étroites... Le Clergé a toujours eu son importance politique... D'eux, j'ai des souvenirs plus agréables: les fruits du petit-déjeuner: papayes, goyaves et surtout le « cœur de bœuf » ! De ce fruit, en forme de cœur, dont la chair est blanche et onctueuse, ma mère en fait de fins sorbets... Car, nous avions ce luxe: une  sorbetière  pour faire de la crème glacée ! Le « boy moke » tournait la manivelle... Bien heureusement, j'ai retrouvé tous ces fruits tropicaux à Singapour...

     Un matin, sur la route, mon père stoppe la camionnette ! Il se fâche ! Il vient d'apercevoir   deux religieuses, des « Petites Sœurs »... Elles marchent au bord de la route... Elles portent  des hauts fagots de bois à brûler ! A la manière indigène, ces bûches sont liées en paquet et  soutenues sur le dos par une lanière, passée sur la tête... Elles suent de partout, grimacent...  Elles sont entourées d'une dizaine de nègres, qui les suivent en criant et gesticulant ! Ils  rigolent, ils s'amusent... Ils s'arrêtent de rire et s'enfuient en apercevant mon père descendre de  la camionnette... Il ordonne aux deux Sœurs de se débarrasser de leurs fardeaux et de monter à  l'arrière du véhicule... Il va les ramener à la mission ! Il leur fera la leçon, assez durement, je m'en souviens, en leur expliquant que leur façon d'évangéliser n'est tout à fait conforme aux  méthodes de colonisation...

     Arrêts fréquents aussi dans les villages... Mon père exige des Chefs un rendement de plus  en plus élevé de la récolte du caoutchouc (l'hévéa), qui doit être envoyée aux Alliés... L'effort  de guerre !

 

     Les indigènes appellent leur village, le « Belge » ! Les blancs ne se fourvoient guère dans  cette cité... Par contre, les noirs doivent montrer « patte blanche » (!), un « laissez-passer » de  leur patron, qui les autorise à déambuler librement dans le poste, après une certaine heure de  la soirée... Nos domestiques logent dans les dépendances de la maison...

     Mon maître d'études lui, Tupa, habite au « Belge »... Après son travail, il me donne, selon son temps libre, quelques leçons supplémentaires... Chez lui, il m'enseigne son savoir... Un jour, en fin de leçon, il me dit:

     « Viens me voir danser ! »

     « Vous voir danser ? Où ? »

     « Au Café du Belge ! »

     « Eh, mi na pika danse, di ! » (Je vais taper la danse! Je vais m'en guincher une...), disent les amateurs de danse... De toutes les façons, ils sont tous des passionnés de danse !

     Il m'emmène faire un tour au « dancing »... Il aime bien la danse, Tupa ! Il me dit qu'il vient souvent dans cet endroit... En effet, il est bon danseur, il a « le » rythme ! Il invite les « mwanamukes », les femmes... Elles portent le pagne, la tête enrubannée d'un long turban... Tableau animé, de couleurs vives ! Le cul en évidence, le mouvement est ondulant, les genoux se plient, se déplient, les reins sont arqués, les bras sont ballants... Mouvements lancinants, répétés, sensuels... Dans ce « boui-boui », la piste de danse est en terre battue... Le rythme est marqué par les pieds, qui frottent et frappent le sol... La poussière monte avec l'ambiance... Plus de gros tam-tams, un ou deux tambourins, le grêlement des likembes et la percussion de quelques casseroles ou autres moyens de résonance ! Plus tard, la guitare viendra accentuer la cadence...

     « Gling, glang, glong... Tom, tatom, tom... »

     Seuls les Noirs ont, dans leur corps et dans leur sang,  ce don inné du rythme et de la danse... Tout est motivé par le rythme ! Modeste me fait même remarquer un matin, que j'emploie mal la sonnette de mon vélo !

     « Eh, pas un coup ! Non, plusieurs, di ! Comme ça, Bwana Jackie: Bilang, Bilanga,

Bilang ! Jouer plus avec la nuance, di ! »

     Le rythme... Le « beat » !

     Ainsi, à l'insu de mon père, j'allais m'encanailler avec mon professeur, pour de brefs instants, aux rythmes africains...

 

     1990. Paul Simon sort son album: « The Rhythm of the Saints » ! Un style nouveau pour lui... Il a ramené d'Afrique toutes les percussions de ce continent... Il adapte ses chansons, sa musique, au rythme de ses musiciens africains! Saints ou pas Saints, avec eux, je replonge avec délices dans le «boui-boui» de Tupa, les tam-tams des tribunaux indigènes, les tambours de l'Urundi, toute mon Afrique natale...   

 

     Puis, un jour, tôt le matin, tout s'est détraqué dans Bafwasende ! La cloche du village s'est emballée ! Matopé est-il devenu fou ? A-t-il trop bu de pombé ? Son tam-tam, en forme d'antilope, creusé dans le gros d'un tronc d'arbre, ne cesse de vibrer ! Plus d'heures précises, plus de notes connues ! De l'improvisation ! Matopé a vraiment perdu la tête !

     Je saute de mon lit à travers la moustiquaire... Mes parents ne sont encore pas levés, je n'ose pas les réveiller... Intrigué, je demande à Modeste... Il ne semble pas surpris d'entendre le tam-tam, qui bat la chamade !

     « Matopé fête le mariage du Bwana ! Ton père se marie... »

     « Mon père se marie !!! Mais, ... avec qui ??? »

     « Eh, avec ta mère, di ! »

     Je ne comprends rien ! Papa, c'est mon père, Maman, c'est ma mère ! Etat second, esprit embrouillé, mon cœur bat... Je cours vers la chambre de mes parents ! Sans gène, j'ouvre la porte! A la maison, on s'est depuis toujours promené tout nu entre nous... Heureusement, mon père est dans la salle de bain... Malgré mon attachement à lui, j'ai toujours un peu peur de mon père... Sans cesse, c'est chez Maman, que je me réfugie... Je suis même jaloux de mon père ! Quand mes parents « tentaient » de danser ensemble, au son du vieux phonographe, « La voix de son maître», que l'on devait remonter incessamment, je ne pouvais supporter de voir mon père dans les bras de ma mère ! Je venais le tirailler par les pans de son pantalon... Œdipe ?  

     Ma mère vient de suite à moi:

     « Ah, tu es déjà levé ! »   

     « Maman,... le tam-tam ? Modeste m'a dit que vous alliez vous marier ! »

     « Heu... Oui... Viens, j'allais justement t'expliquer...»

     Ma mère me révèle brièvement, ce matin-là, le bilan de sa vie... et de la mienne ! Les détails viendront après... Son divorce vient d'être prononcé ! Aujourd'hui, mariage, officialisation ! Elle devient Madame Siroux ! Moi, je devrai encore attendre plusieurs années pour porter le nom de mon père... Le temps, qu'il a fallu à Maître Sharf pour me faire reconnaître fils de Fernand Siroux!

     Ainsi, j'ai assisté au mariage de mes parents ! Pour cette occasion, je fais la connaissance du frère de ma mère, Camille (mon second prénom) Valentin... Je suis toujours en possession de son cadeau, un sous-main en cuir ! Il avait apporté un bocal de cerises, trempées dans de l'alcool... Elles sont sucrées, c'est bon !  Ma première cuite...   

     Le tam-tam a résonné toute la journée... Puis, il s'est tu subitement ! Matopé a du s'écrouler... de fatigue probablement !

     Tous savaient, sauf moi... J'ai su par mon boy ! Le bon Modeste avait vendu la mèche... De cette histoire, un goût amer m'est resté dans la bouche... J'en aurai bien d'autres, des goûts amers, mais celui-là...

 

     « Bobonne », ma grand-mère maternelle, s'éteint... Enterrement simple au petit cimetière, prés du bureau du Territoire... Elle repose sous un manguier... Je l'ai vue sur son lit de mort ! J'ai peur! Je suis angoissé à l'idée que ce lit sera le mien... Je reprends sa chambre ! Je la connais bien cette chambre... Avec Modeste, nous y avons tué un serpent dans l'armoire ! Il dormait, enroulé dans le linge... A partir de ce jour, toutes les légendes, ces récits fantasmagoriques de mes boys, de mes Noirs, vont perturber mon âme... Dans mes rêves, les esprits, les démons, vont faire leurs apparitions ! Pour longtemps, ils seront mes cauchemars...     

 

     Début de 1944 ! Mon père a droit à ses congés... Toujours la guerre en Europe, dans le Pacifique... Où aller passer ces vacances ? Cap au Sud, l'Afrique du Sud ! Long voyage... Train, à travers l'Afrique! La Rhodésie, les « Victoria Falls »... Inoubliables ! Elles sont toujours « là », sur l'écran de ma mémoire, les chutes du Zambèze... Comme le seront plus tard, les Pyramides, le Grand Canyon, le Taj Mahal et les glaciers de l'Alaska, craquant et tombant par tonnes dans la mer avec fracas !

     Nous arrivons en Afrique du Sud... Je m'étonne des beaux paysages... Quel pays magnifique ! Mais à Johannesbourg, les buildings ont remplacé mes arbres verts ! Ce n'est plus ma forêt... J'en attrape la rougeole ! (Sic) ! Mes parents ont peur de la quarantaine... Ils me « planquent » une nouvelle fois ! Je reste caché au fond de mon lit d'hôtel...

 

     Exactement 48 ans après, je reviens à Johanesbourg... Je n'ai plus la rougeole, mais je suis fatigué... Atterrissage à cinq heures du matin... Vol de dix heures en direct de Singapour ! Arrivée à l'hôtel juste pour l'ouverture du «coffee-shop », à six heures trente... Le breakfast ! Comme d'habitude, puisque c'est l'heure, où nous rentrons «à la maison »... Les équipages sont toujours les premiers clients au petit déjeuner, dans tous les restaurants des hôtels, où nous descendons ! Après quoi, nous, nous allons dormir, les autres, eux, ils vont travailler...

     Les couleurs ont changé depuis mon dernier passage, tous les serveurs sont noirs ! Ils gesticulent en parlant... En douce, ils chantonnent, ils dansent presque en se déplaçant ! Rex, le maître d'hôtel, s'approche de nous en dodelinant, tout sourire, toutes dents blanches... Il fredonne en catimini :

     « Oh yeah ! Yeah ! »

     Comment peut-il, ce phénomène, mettre du rythme, animer cette musique mortelle de Clayderman, débitée lamentablement en musique de fond dans tous les hôtels du monde  ? Un exploit !

     « Good morning, Gentlemen, tea, coffee, eggs ? »

     « Everything ! Please... Tout ! »

     « All right ! Lovely ! Thank you ! »

     Il note et s'en va... Son carnet de commande virevolte dans sa main, scande les requiem de Clay-Clay... Il trémousse !

     « Oh yeah ! Yeah ! »

     Mon mécanicien déclare :

     « Nous ne sommes pas au Japon ! Dans les restaurants, les garçons japonais sont raides comme la justice ou pliés en angle droit, dans un silence solennel ! »

     « C'est le jour et la nuit, je sais ! »

     Et malencontreusement, j'ajoute sans le vouloir:

     « Le noir et le blanc... »

     « Et le jaune ! » rectifie de suite mon mécano chinois...

     « Oui, heu... évidement ! Mais tu sais, même si tes œufs brouillés mettent un peu plus de temps pour arriver dans ton assiette, n'est-ce pas plus amusant ainsi ? »

     « Oui... »

     « Tu sais, P.S., je connais l'Afrique, j'y suis né... Je crois qu'il y a bien des lunes de cela, un grand Chef a réuni toutes ses tribus et leur a tenu ce discours:

     « Les gars, il est temps de se mettre au boulot ! Alors, il faut travailler plus, chanter moins, danser moins ! Vous allez répéter après moi:

     « Travailler, oui ! Danser, non ! »

     En chœur, tous se sont mis à répéter:

     « Travailler, oui ! Danser, non ! Travailler, oui ! Danser, non ! Travailler, oui ! Danser, non ! Tra lalala, Lalala ! Tra lalala, Lalala... »

     « Et depuis lors, P.S., le grand Chef en tête, ils n'ont pas pu s'arrêter de danser, de chanter au moindre son de musique... Ils ont cela dans le corps, dans l'âme, c'est plus fort qu'eux, c'est un besoin vital, sans lequel, ils ne peuvent pas ni vivre, ni survivre... Soudainement, t'arrêterais-tu, toi, de manger ton bol de riz ?

     « Non ! »

     « Tu vois... »

 

      P.S. Lee est un de ces « vrais » mécaniciens, ceux qui, avant de devenir « volants », ont passé des années au sol, ils viennent du « hangar » ! En travaillant dans les moteurs, ils ont eu leurs mains, leurs bras, leur chemises, plus d'une fois noircies par des litres et des litres d'huile pissant de tous les bords, ils connaissent leur affaire, ils savent de quoi ils parlent... Quel plaisir d'avoir à bord un membre d'équipage pareil ! Quelle sécurité !

     Mon copi, Windels Keelaert, un gars du Sri Lanka, n'est pas venu manger avec nous, il a préféré monter directement dans sa chambre pour y prendre son « liquid breakfeast »,un « petit déjeuner liquide », une bière, deux bières, ou quelques whisky, pour mieux dormir... Coutume assez fréquente parmi les membres d'équipage... Le lendemain, lors d'un safari, que nous faisons tous ensemble, Windels trouve aussi que les Noirs sont très « dansants »... Il m'en fait la remarque... Je lui ressors l'histoire, que j'ai racontée à mon mécano, et je lui demande:

     « Ton curry, tu t'en passerais ? »

     « Oh, non ! »

     « Tu vois... »

 

     Je n'avais jamais atterri sur un aérodrome, dont l'altitude est si élevée. P.S. non plus ! Une expérience de plus... Johannesbourg est à 1500 mètres au-dessus du niveau de la mer ! En attendant nos œufs brouillés, nous avons eu le temps d'en parler... Je fais remarquer le surplus de puissance, qu'il a fallu pour maintenir la vitesse d'approche, l'air étant moins dense...

     « Et la cabine, que j'ai dû monter ! », ajoute P.S !

     « La cabine ? »

     « Oui, la pression intérieure de l'avion ! Au lieu de la descendre, il a fallu la monter à l'altitude de l'aéroport, 5.555 pieds ! »

     Le bon vieux mécano, le troisième œil, celui, qui voit tout... Et dire qu'on les supprime petit à petit, les mécaniciens de bord !

     Cinq jours après, nous devions faire le plus long décollage de notre carrière... Pesant 352 tonnes, poids limite pour les performances à cette altitude et à la température de 24 degrés centigrade, il nous a fallu du temps et des kilomètres pour arracher l'avion du sol ! Heureusement, la piste est prévue pour...

     Comme nos œufs n'arrivaient toujours pas, P.S. Lee nous parle « du bon vieux temps », du temps, où il s'occupait des « Stratocruser » de la Pan-Am... Perché sur les ailes, courant d'un bout à l'autre, il vérifiait la quantité voulue de carburant en plongeant un stick dans chacun des réservoirs d'essence... Cela prenait des heures... Ou bien, il était enfoui dans un moteur pour vérifier les 28 cylindres et les 56 bougies de ce moteur « Pratt & Whitney », dont les pistons lui crachaient de d'huile en pleine gueule ! A présent, avec les moteurs à réaction, quelle simplicité et quelle propreté ! Quand on aperçoit une goutte d'huile, cela devient inquiétant, alors « qu'avant », opération normale !

     « C'est bien simple », me dit-il, « quand les jets, les moteurs à réactions, sont arrivés, j'ai eu l'impression de prendre ma retraite ! »

     Les œufs sont arrivés aussi !

     « Thank you, Rex ! »

     « Welcome, Captain, welcome, welcome ! »

     « Come... Come... Come... »

     Ses doigts battent la mesure...

     « Oh, yeah ! Oh, Yeah ! »

     Les jours suivants, à chaque petit déjeuner, Rex m’accueillait de cette même façon:

     « Hello ! Captain ! » en serpentant du tronc et balançant des bras... Si bien qu'a la fin, j'avais difficile moi-même à ne pas trémousser du cul !

 

     J'ai quand même eu le temps de faire un safari lors de ce séjour... Avec mon équipage, j'ai revu les paysages de mon enfance... Les belles savanes avec les antilopes, les buffles et les éléphants !

     Les éléphants... Dans un magasin souvenir, on vend des bracelets en poils d'éléphants ! Ca porte-bonheur, paraît-il, ... Moi, le gogo-naïf, j'en achète un, en souvenir des gri-gris de ma jeunesse et de mes éléphants ! Et mon copilote en fait de même... En souvenir de l'Afrique !

 

     Terminus du train: Cape Town ! Un rêve des Anglais: « C to C » ! Relier en train le Caire et le Cap... Hélas, des tronçons en Afrique centrale ne furent jamais réalisés... Ce sera tout de même une marque de cigarettes...

     Quelques souvenirs dans cette ville:

     Il va falloir m'enlever les amygdales ! Le médecin m'endort au chloroforme... L'horreur ! Après l'opération (!):

     « Faites lui manger de la crème glacée ! »

     Pour toujours, malgré les « ice creams », j'aurais mal à la gorge...

     Plus gai: mon premier cinéma ! « Lassie » ! Moins gai: je pleure comme une Madeleine...

     Pour me consoler, mes parents me sortent le soir... Dîner pour la première fois de ma vie dans un restaurant ! Je me souviens même de son nom: le «Del Monico» ! La salle est sombre. .   Le plafond est parsemé d'étoiles !  Emerveillé, le nez en l'air, je mange ma soupe et ma purée... C'est certain, de cette soirée, je garde l'amour de la voûte céleste !

 

     En avion, je passe la plupart de mes vols de nuit, mes jumelles à la main... Je scrute les constellations ! Leurs étoiles me sont familières à présent... A 10 ou 12.000 mètres d'altitude, au-dessus de la couche des nuages, par nuits sans lune, nous, les aviateurs, avons le privilège de posséder le meilleur des postes d'observation du ciel ! Pas de pollution de lumières... Une merveille, que bien des êtres humains, surtout les citadins, n'ont plus la possibilité d'admirer... On parle tellement de la Voie Lactée... Combien d'enfants l'ont-ils aperçue clairement ?

     Un ou une astronaute, a dit:

     « On devient philosophe en regardant la terre, le firmament ! »

     Si, en avions de ligne, nous ne sommes pas à 600 kilomètres d'altitude, nous aussi, les pilotes, nous philosophons... « L’Espace-temps, l'Infini »... De quoi devenir plutôt fou que philosophe ! Enfin, moi, car je casse les bonbons à mon équipage:

     «Tiens, regarde le Scorpion, comme il est beau ce soir ! Une de plus belles constellations ! Vraiment la forme d'un scorpion... » 

     « Où ? »

     « Là ! Il est beau, hein ? Hein, qu'il est beau ? »  

     « Heu...oui... oui... »

     Je suis parfois écœuré d'un tel manque d'intérêt ! J'insiste ! Je rabâche une nouvelle fois !

     « Omega du Centaure ! Pas joli ça ? »

     « Où ? Je ne le vois pas ! »

     « Ca fait rien ! Rien que le nom est poétique... Et là, près du Sagittaire, se trouve le centre de notre galaxie ! A propos, quel est le nom de notre galaxie ? ».

     « La Voie Lactée ! »

     « Ah ! Enfin, une bonne réponse ! Tu auras une sucette... »

     Je n'ose plus parler de la Croix du Sud... Ma femme, mes amis:

     « Jacques, tu nous casses les pieds avec ta Croix du Sud ! »

     « OK... OK... Mais, je voudrais que vous sachiez tout de même, que dans l'hémisphère austral, selon les saisons, il arrive qu'elle soit à l'envers, la Croix du Sud ! »

     « Jack, tais-toi ! »

     « Vous êtes tous des béeetes... »

     « JACK, TAIS-TOI ! »

     Peut-être suis-je vraiment chiant ?...

 

     Grimpette à la « Montagne de la Table » ! Point de vue, pas de vue... Brouillard !

     Décidément, je préfère ma jungle...

     Nous quittons Cape Town pour East London... Nous y resterons plusieurs mois ! Le relax... Les bains de mer dans l'Océan Indien... Mon père et moi, nous nous initions au « body surf » ! Il faut choisir la bonne vague, qui vous emporte dans son creux jusqu'au rivage... Dommage, je suis piqué par les méduses...   

 

     Des dizaines d'années après, à Honolulu (Hawaii) et surtout à Bali (Indonésie), je pratiquerai ce sport... Je me souviendrai de mes débuts dans les vagues d'East London...

     La voie aérienne, la « route » pour l'Australie, passe au-dessus de l'île de Bali... Quand le temps est clair, on la voit toute entière ! Un de ces copilotes intellectuels:

     « Tu vas souvent à Bali, Jack ! C'est bien ? Culturel cet endroit ! Tu visites les temples, tu assistes aux danses, tu apprécies la musique balinaise... »

     « Non, je me roule dans les vagues ! »

 

     Bali... Le Garuda ! Est-ce un dieu, est-ce un diable ? Garuda, cet oiseau mythique aux ailes et à la queue déployées en larges plumes... Effrayant d'aspect, ses yeux globuleux vous fixent, son bec à dents pointues est prêt à vous croquer ! Est-ce un extra-terrestre ou un aviateur à l'uniforme flamboyant ? Il vole ! Il est transporteur des dieux, Vishnu est souvent sur ses épaules ! J'aime le Garuda... Mais il m'impressionne, comme il impressionne les habitants de l'île ! Frayeur et respect des divinités... Offrandes permanentes de fleurs et de fruits ! Peut-être, par son image, le Garuda veille-t-il ainsi à l'harmonie de l'île ? Il engendre une paix intérieure, exprimée par cette gentillesse et ce sourire nonchalant des Balinais... La nature se prête si bien à cette atmosphère... Les grandes vagues viennent mourir en longueur et en douceur... Si les rizières et les forêts ont des couleurs intenses, d'un vert sur fond d'or, le temps, lui, s'écoule paisible, les heures sont simples... C'est la béatitude !

 

     A Bali, il y a aussi « Made’s  Warung »...

     « Une fille, Jack ? »

     « Mais non, obsédé ! Warung, le restaurant... Le restaurant de Made ! D'ailleurs, ils s’appellent tous Made là-bas ! »

     « Et alors ? »

     « On y mange bien... »

     « C'est tout ? Continue ton histoire, Jack... »

 

     A East London, j'attrape un autre virus, incurable, celui-là ! Pourtant insignifiant au départ, ce mal va se développer petit à petit... Comme une maladie d'amour, il me rongera les sangs à jamais... Le virus du Ciel ! Je vois mon premier avion !

     C'était à la fin de notre séjour, aux environs du 6 Juin 44, le « D Day », le jour du débarquement ! C'est ce que mon père me dit... J'ai une notion assez vague de la guerre, malgré l'exode, que j'avais faite avec ma mère, quatre ans auparavant... Il m'explique, je comprends mal... Ce qui m'intéresse, c'est cet oiseau de feu, qui nous survole, nous rase la tête en vrombissant, remonte en chandelle, fait des boucles, repique sur la foule ! A sa façon, un « Spitfire » de la Force Aérienne Sud-Africaine, fête cet événement historique au-dessus des plages... Il marque le coup ! Il me marque aussi...

 

     « Alors, Jack, l'Afrique du Sud, pour toi, c'est... »

     « C'est une longue histoire, mon vieux, qui, je le souhaite pour tout le monde, se terminera bien, mais j'en doute fortement ! »

 

     Je ne comprends pas... Je n'ai jamais bien compris pourquoi, nous, les Blancs, avons pu mettre ce magnifique pays sur la liste noire... Les Blancs contre les Blancs ! Les Européens: Anglais (l'Empire !), Français (l'AOF !), Hollandais (l'Indonésie !), Belges (Le Congo!), Allemands et les autres... La jalousie ? La rage d'avoir perdu nos belles Colonies ou le désir de se rincer la conscience d'une culpabilité rétrospective ? Les Américains, qui ont acheté du nègre pendant des siècles, ont massacré leurs Indiens et parqué ceux qui leur ont survécu dans des réserves  ! Les Australiens, qui ont appliqué une politique identique avec les Aborigènes ! Elimination  ! Ces gens-là se permettent même de donner des leçons d'humanité... Ils sont gonflés en plaçant, comme ça, simplement, « Plaff ! », un embargo et serrant la gorge de l'Afrique du Sud ! Tous en souffrent, non seulement les Blancs, mais aussi les Noirs ! Minable ! Les grandes idées  ? Et mon cul, c'est du poulet ?

     « Oh ! Jack! »

     « Chacun sa merde! »

     « Oh ! Jack ! »

     « Non, pas: Oh ! Jack ! Oh, Monique  ! Ma copine... C'est elle qui dit toujours ça, et elle a bien raison ! »

     Monique, la « pinardière », celle qui importe et vend du vin à Singapour et à qui j'achète ma bière...

     « Capitaine, j'ai ici un bon petit Sancerre... »

     « T'as pas du Beaujolais de Dubœuf ? »

     « Non ! »

     « Alors, livre-moi trois caisses de ta bière sud-africaine... »

     « OK ! Allez, casse-toi ! »

     J'aime bien Monique...

 

     On fourre un peu trop vite son nez dans les affaires des autres, en se mêlant de ce qui ne nous regarde pas... Avant tout, si nous nous occupions d'abord de nos propres problèmes  ! Et ils sont de tailles...

     « Et le Roi du Maroc ? »

     « Quoi le Roi du Maroc ? Hassan II ? »

     « Tu l'apprécies ? »

     « Je l'admire ! C'est le Roi ! Dans son pays, pas le nôtre ! Il y fait ce qu'il veut et il le fait très bien ! »

     « Et Lee Kwan Yew ? »

     « Avant d'en parler, connais-tu Singapour ? Viens voir... Une leçon pour les Européens ! »

     Etrange... Ce jour-là, j'ai failli perdre un ami !

 

     Mais... Mais... Et ceci est une toute autre histoire, il ne nous faut pas oublier, et les gens ont la mémoire courte, que dans les mêlées internationales des deux guerres mondiales, à 10.000, à 15.0000, à 20.000 kilomètres de chez eux, ces Ricains, ces Kangourous et ces Kiwis, en 17 et en 44 et en premières lignes, sont venus nous secourir et nous sauver !

     Dans le Sud de l'île du Sud de la Nouvelle-Zélande, autant dire au cul du monde, un Néo-Zélandais m'a dit en se posant la question:

     « Mais qu'est-ce que mon grand-père a bien pu aller foutre à Gallipoli en 1915 ? »

     Assis sur un banc, j'admirais les hauts arbres aux couleurs d'automne du jardin botanique de Christchurch, lorsque quelqu'un vint s'asseoir à coté de moi... Lui aussi semblait être en extase devant ces merveilles de la nature... Je ne pus m'empêcher de lui dire:

     « Aren't they beautiful, those trees  ! Ne sont-ils pas beaux, ces arbres ? »

     Sa réponse fut instantanée !

     « Oh, yes ! Tellement beaux, que je les peints ! »

     « Je vous comprends... Vous êtes donc un artiste peintre ? »

     « Oui... Depuis mon retour de la guerre ! »

     « La guerre, Monsieur ? Quelle guerre ? »

     « 40-45 ! Loin de chez moi... J'étais pilote en Angleterre sur bombardier Lancaster... J'en suis sorti vivant et bien heureux de rentrer à la maison, ici en Nouvelle Zélande ! »

     « Je vous félicite, Monsieur ! »

     Alors, Bonnes Gens, un grand merci à ces alliés et un large coup de képi !

     « God bless America » and « God save the Queen » !

 

     Mon père me parle alors de son frère, mon oncle... J'ignorais son existence ! Lui aussi, pilote un Spitfire ! Il est en Angleterre, pilote de chasse à la «Royal Air Force», la « RAF » !  

     Voici sa carrière  d'aviateur... Assez exceptionnelle !

     1936. Paul, Albert, Siroux réussit son examen d'entrée à la Force Aérienne Belge.

     1937. Brevet de pilote de chasse. En escadrille, c'est le temps des Breguets, Renards, Faireys, et des Hawker Hurricanes. Il fait partie de la patrouille acrobatique sur Glouster Gladiator !

     Mai 1940. Attaque éclaire de l'aviation allemande. Destruction rapide de l'aviation  belge. .   Comme nous, à la même époque, mon oncle part en exode à travers la France...

     Avec Lucien Lelarge, un ami, un collègue d'escadrille, ils parviennent, eux, à passer les Pyrénées... La Guardia Civile les arrête ! Prisons d'Espagne ! Barcelone, Saragosse, Burgos. .

     De nuit, lors d'un transfert en train, tous les deux, ils sautent du train en marche ! Direction le Portugal... Quelques jours après, ils sont repris ! Rejetés en prison ! Celle de Miranda ! Pour des mois...

     Grâce aux interventions diplomatiques du Consul de Belgique et de l'Ambassadeur britannique à Madrid, ils sont finalement libérés et conduits à la frontière du Portugal
A Lisbonne, on aurait pu tous se rencontrer ! Petite réunion de famille... Il aurait fallu me présenter:

     « Tiens, à propos, voilà mon fils, dont je ne t'ai jamais parlé ! Il a presque six ans... »

     Mon père savait que son frère était emprisonné en Espagne... Ce n'est que plus tard, au Congo, qu'il devait apprendre cette évasion !

     1942. Paul Siroux rejoint les Forces Alliées en Angleterre. Pilote de chasse sur Spitfire. Escadrilles 349 et 350 ! Il abat, il n'est pas abattu ! Décorations ! Une d'elles: D.F.C. (Distinguish Flying Cross).

     1945. Il rentre à la compagnie nationale d'aviation belge, la Sabena, qui reprend ses opérations, arrêtées durant la guerre. Il est directement Commandant de bord sur DC3 !  Ensuite, le DC4, DC6, DC7, Boeing 707 et finalement le 747 !

     1976. Retraite. 27.000 heures de vol. Quarante ans d'aviation ! A présent, il est  président du club des anciens du  « Spitfire ». Certainement, le moteur « Merlin » de cet avion résonne encore dans les oreilles des membres de cette association...

     Chapeau ! Non ?

     Il n'est pas le seul à saluer... Son ami Lucien, avec qui, il s'est évadé ! Et bien d'autres, dont les carrières civiles ou militaires furent semblables... Un deuxième coup de chapeau pour tous ces pilotes de la « RAF » !

 

     J'interroge toujours, j'insiste... J'ajoute: « Non ? ». Je m'étonne souvent du manque d'enthousiasme de l'humanité... On dirait que les gens ont presque honte d'exprimer leurs sentiments ! J'attends une affirmation, une confirmation... Des événements exceptionnels méritent bien un acquiescement, un respect des choses bien faites... Simplement montrer de l'admiration, de la joie ! Un geste ! On frappe des mains: « bravo ! ». Non ! Bien souvent, la réponse est:

     « Bof... »

     « Fameux, ce qu'il a fait ! Hein ? »

     « Bof... »

     « C'est beau ! Hein ? Non ? »

     « Bof... »

     Déteste les « Bofbof », les blasés ! Ou ceux qui font semblant de l'être... Par jalousie, probablement, parce qu'ils ne sont pas foutus d'en faire autant...

     « Un pilote ? ». « Bof... »

     De toute façon, il vaut mieux faire envie que pitié...

     Peut-être, suis-je carrément chiant ?...

     Paul Siroux défend le métier d'aviateur, il est respecté, apprécié... J'en ai la preuve aujourd'hui, lorsque je rencontre des équipages, qui ont volé avec lui... « Bien sûr, il a son caractère » !
On disait de lui, par exemple, qu'en vol, il ne virait jamais à gauche... Non par opinions politiques, mais parce que son copilote aurait pu être plus haut que lui !

     Au Maroc, en 1971, nous jouons au golf ensemble à Marrakech... Il me raconte un « incident » lors d'un de ses vols:

     Un passager ivre, dans la cabine supérieure, qui sert de bar... Tant bien que mal, le Chef de cabine, tente de le calmer... Ce « pax » est complètement saoul et se débat comme un diable... Finalement, on informe le « Pacha »... Mon oncle arrive sur le lieu du crime... Dans son brouillard d'alcool, le gars aperçoit un uniforme, des galons ! Le prenant pour un garçon, il crie en direction du « Commandant de bord »:

     « Boy, un whisky ! »

     « Tu te rends compte, ce mec a osé me traité de « boy » !

     Cet infortuné passager aura rendez-vous avec les gendarmes à l'arrivée...

     Ce n'est pas parce qu'il est mon oncle, qu'il est de ma famille... J'ai d'ailleurs eu des « différents » avec lui... Non, vraiment, « Yess, Sirr ! », Paul Siroux, un « Gentleman », un  Monsieur » de l'Aviation !

 

     Retour d'Afrique du Sud... Re-train, mais à Elisabethville, (Lubumbashi), on prend l'avion ! Un « Junker » ! Le « JU 52 » ! Mon premier vol en aéroplane, mon baptême de l'air...

     La carlingue de cet avion est en « tôles ondulées »... Il possède trois moteurs, dont l'un est central, juste devant le nez des pilotes... J'ai eu droit à une visite de cockpit ! Je n'ai presque rien vu... Le pare-brise était rempli de taches d'huile ! Je n'ai pas compris ce que les pilotes me racontaient, tellement il y avait du bruit... Une chaleur étouffante ! En plus, l'avion était secoué dans tous les sens, je suis malade...

     Destination, Stanleyville... Enfin, c'est ce qui était prévu ! L'huile s'est mise à pisser de plus en plus... Atterrissage à Manono, un poste de brousse, une piste en herbe, « in the middle of nowhere» (au milieu de nulle part)... Fuite réparée... Plein d'huile... Décollage ! Arrivée enfin à Stan... Commençait bien ma carrière d'aviateur !

 

     1988. Vol direct de Zurich à Singapour... Décollage au poids maximum ! Nous demandons la piste 34, la piste la plus longue ! (34 veut dire 340 degrés, la direction de la piste).

     « Line up and hold » (Alignez-vous et maintenez position), nous autorise la tour de contrôle...

     On « pénètre » (!) sur la piste, comme disent si bien les Français...

     « Paré au décollage ! Ready to take off ! »

     La tour nous ordonne:

     « Hold position ! » (maintenez votre position).

     Nous attendons...

     Du regard, nous inspectons les alentours de l'aérodrome... Sans doute, un autre avion, qui va atterrir... Non ! Deux Junkers 52, en formation, font un passage à basse altitude au-dessus de l'aéroport ! Complètement retapés, polis, fignolés par des collectionneurs d'avions, ils brillent dans ce ciel d'été... Ils répètent leur « show » aérien pour la Fête Nationale Suisse ! Aucune trace d'huile n'est visible sur leurs carlingues ! Propreté helvétique... Rien à voir avec mon vieux JU52 de Manono !

 

     Je vais avoir neuf ans... Je n'ai toujours pas été à l'école ! Pour la simple raison, qu'il n'y a pas d'école... Tupa, le secrétaire de mon père, fut mon maître ! Le matin, il prend une ou deux heures de son temps pour m'enseigner la base de la lecture, de l'écriture et du calcul ! L'après-midi, ma mère surveille mes « devoirs » sur la barza... Elle me fait répéter mes leçons... Il fait chaud... Pas de ventilateur, puisque pas d'électricité ! Elle transpire... Moi, encore plus ! Addition: un plus un égal deux ! Pff... Multiplication: deux fois deux égal quatre ! Pff... A, B, C, D, E, F... Pff... Pff... Pff..

     Grâce à Tupa, et je le remercie, j'ai pu avoir la base nécessaire, qui m'a permis de suivre, tant bien que mal, les cours de cette petite école, qui vient de s'ouvrir: le Pensionnat des Sœurs de l'Assomption, à Butembo, dans le Kivu. (les « u », toujours à prononcer « ou »).

     Finie pour moi la liberté dans mes arbres... Adieu mes petits amis noirs... Terminée la vie avec Papa et Maman ! Je pars en pension, je pars en prison !

 

     Quand je pense qu'actuellement, les enfants des « expatriés », ceux, qui sont en poste à l'étranger, ont plusieurs écoles à leur disposition, presque partout dans le monde entier...
A Singapour, ils ont la possibilité de choisir entre l'Ecole Française, l'Ecole Américaine, le Collège International et j'en passe... Evidemment, toutes sont « air conditionnées » à tel point qu'il leur faut parfois mettre un pull, tellement les salles sont froides... Quant par malheur, ce système d'aération vient à tomber en panne, on les renvoie illico presto à la maison, parce que sur leur front est apparue une (ou deux ?) goutte de sueur... Les pauvres chéris !  

 

     Ce pensionnat n'est pas au bout de la rue... Butembo est à des centaines de kilomètres... De longues heures d'autobus, des jours parfois, pour y arriver ! On reste souvent bloqué en route dans la boue ou au passage du bac, parce que le fleuve déborde...

     Pour ma première rentrée à l'école, mes parents m'accompagnent... D'ailleurs, ceux de mon ami Dédé sont présents également... Car, nous rentrons tous les deux ensemble au Pensionnat !

     Ce fut, pour lui et pour moi, une « mise en cage » atroce ! Lorsque nous avons vu nos parents s'éloigner, disparaître derrière le mur de la cour, nous nous sommes mis à pleurer... Normal ! Puis, tout à coup, à crier, à essayer de s'enfuir, à mordre ! Vite, la Mère Supérieure doit faire appel à la Sœur Econome ! C'est une solide, la Sœur Econome... Elles ont toutes les peines du monde à nous retenir, elles nous maîtrisent avec difficultés... Les nonnettes nous cloîtrent, nous verrouillent, dans nos chambres ! Du fond du corps, Dédé et moi, hurlons à la mort ! Les singes sont enfermés ! On a bouclé les macaques... La SPA de ma vie !

     Nous sommes quatorze pensionnaires... Je porte le numéro 7 ! Vu mon âge, on me met en troisième... J'ai des difficultés à suivre... On nous parle de l'Histoire de la Belgique et de la France... Connais pas ! Je suis complètement « paumé » ! La Mère Supérieure me prend finalement en pitié... C'est elle qui donne les cours en troisième, quatrième et cinquième ! Elle me consacre, elle aussi, des heures supplémentaires... Il me faudra du temps pour faire surface... Mais, j'obtiens même des bonnes notes ! Une « carte dorée » et en bonus, une décoration ! La seule que je n'ai jamais reçue et portée de ma vie... Hélas pour une trop brève période ! Très fiers, nous paradons avec ce morceau de tissu, épinglé sur notre poitrine, rouge pour les garçons, bleu pour les filles... Le lundi matin, la Mère Supérieure nous l'arrache de la poitrine, « Scractch » ! La décoration n'est valable que pour le week-end... 

     Je fais la connaissance de Dieu, je fais la connaissance du Diable ! La forêt s'estompe dans ma tête... Les légendes deviennent évangiles, les gris-gris des médailles... Les esprits, les sorciers, se transforment en anges ou en démons... Satan est omniprésent ! Il va m'ébranler, Satan ! Le curé, qui nous donne le catéchisme, y va un peu fort... Pour illustrer « ses » péchés capitaux, il nous bourre le crâne d'histoires horribles, macabres ! Décors de cimetières ! Mains de voleurs, sur lesquelles se referment des couvercles de cercueils,   qu'elles sont venues piller... « Klac ! » « Klac ! » « Klac ! ». Ame malléable, je « cauchemarde »... Dédé en fait autant... On se remet à hurler dans la nuit ! Nous réveillons tout le dortoir... J'en deviendrai somnambule ! (sic). Et pour pas mal d'années ! Avec précautions, mes parents iront souvent me récupérer dans tous les recoins de la maison...

     Dieu soit béni (!), le Père Baudouin remplace ce prédicateur dramatique, Lucifer s'estompe, les rêves s'apaisent... Le Père Baudouin est plus « relax », un autre style... Il lit son bréviaire en se promenant le long de la terrasse de notre dortoir... En passant devant les fenêtres de nos chambres, il fait du troque avec nous, les petits garçons ! Les images de Jésus, de la Vierge Marie, de tous les Saints, contre un petit baiser, ou un « sacré patin »...

     Dans la foulée, on me donne un missel... Je deviens enfant de chœur ! Je bois du vin de messe... Je fais mes communions... La première et la solennelle en même temps ! Car, on profite du passage du Monseigneur dans les parages... Un « package » ! Un forfait ! Deux pour le prix d'une... Avec moi, Nicole Saillez, une jolie petite fille aux taches de rousseur...

     En 1975, Nicole est ma Chef de cabine sur Boeing 707 ! Lors d'un vol Le Caire-Koweit, au passage de l'oasis de Hail, seul point de repère et unique balise à l'époque de ce grand désert d'Arabie Saoudite, je la remercie de ses bons services, car elle s'occupe bien de nous, les gens du cockpit... Elle est toujours aux petits soins pour les pilotes:

     « Nicole, tu es une véritable mère pour nous ! »

     « Une mère, une mère... »

     Autre genre de communion...          

 

     Heureusement, Butembo se trouve à une altitude de 1500 mètres... Le climat est bon ! Malgré mon esprit et mon corps en bataille, je grossis, je prends des couleurs... D'ailleurs, la Sœur Econome nous force à terminer nos assiettes... De son gros doigt, elle nous fait signe d'avaler... On avale ! Parfois avec peine... Je suis puni, envoyé dans le coin du réfectoire, pour avoir caché subrepticement un morceau de viande dans ma poche ! Moi, l'habitué des petites crèmes...          

     A Noël, à Pâques et aux grandes vacances, je reviens à la maison... Un soir, le bus s'embourbe pour de bon ! Nous passons la nuit dans la forêt ! Les parents s'inquiètent... Nous, les gosses, pas du tout ! Le chauffeur et le « boy chauffeur », celui à qui on crie: « Weka kalè ! (mets la cale), ont fait un feu de bois... Une nouvelle fois, venant du néant, les Pygmées ont fait leur apparition ! Ils sont sortis de la forêt... Ils nous donnent de la viande séchée d'antilope... On s'amuse bien ! Au petit matin, mon père et ma mère nous trouvent tous endormis sur les banquettes... Nous sommes recouverts de boue !

     C'est pendant ces périodes de vacances, que j'accompagne mon père à la chasse à l'éléphant... Une autre fois, ce sera dans les tribunaux indigènes... Avec quel plaisir, je retrouve « mon pays »

 

     « Si tu avais eu une vidéo-camera... Au moins, les gens t'auraient cru... Quel documentaire ! » me dit mon ami Gérard Maréchal, à qui je racontais ces aventures... Il sait de quoi je parle...
Ce « chien de brousse », comme moi, connaît très bien l'Afrique Noire... Le Cameroun, où il a volé pendant 17 ans ! Aussi, un ancien de l'Armée de l'Air... Il a fait l'Algérie ! Nous sommes à présent dans la même « escadrille civile », sur Boeing 747...    

 

     Cependant, je vais refaire plusieurs fois le voyage vers Butembo avec mes parents... La région a plu à mon père... En 1945, il prend deux décisions importantes !

     Un: acheter un terrain, une plantation ! Il a « une brique dans le ventre », il veut construire
« sa » maison... Ce sera pour sa retraite...

     Deux: faire venir, de Belgique au Congo, sa mère et sa sœur, dont la demeure s'est écroulée sous une bombe... Elles s'occuperaient de la plantation... Elles acceptent avec enthousiasme !

     Mais avant cette requête, mon père, pour la forme, a demandé à sa mère si elle ne préférait pas habiter la Côte d'Azur, où il aurait pu acheter une propriété... L'Afrique centrale lui fait peut-être peur, à sa maman... La réponse de sa mère est nette, rapide:

     « Non, je te rejoins au Congo ! »

     Nom di Diou, si Bonne Maman avait dit oui, au prix du terrain à l'époque, nous serions aujourd'hui propriétaires de toute la presqu'île St Jean Cap Ferrat ! D'autant plus que nous devions tout perdre au Congo Belge...

 

     Tout comme avec mon oncle Paul, je découvre ma grand-mère et ma tante... Décidément, « on ne me dit jamais rien à moi » ! Ainsi, dix ans, vingt ans après le décès de mon père, j'apprendrai encore des « choses » sur lui ! Des faits, qu'il aurait du me confier, à mon avis... Je mets cette lacune, sur le compte de ma jeunesse... Pas assez mûr pour m'en parler... Et puis, à partir de mon départ en pension, je n'ai plus été souvent à la maison...  

     En 1944 ma grand-mère maternelle, Jeanne, habite à Hougnoul... Un V1 tombe en plein sur sa maison, « PLAM » ! « Bonne Maman » est dans sa cuisine... Elle est projetée sous la grosse table en chêne... Elle y reste coincée, mais elle est vivante ! Quelques égratignures... Décombres... Il ne reste rien de sa demeure !  

     Les Coheur, vieux amis de longue date et associés, l'hébergent chez eux, au village...

     Mon grand-père paternel était brasseur... Non brasseur d'affaires, mais brasseur de bière ! De là, peut-être, mon goût pour cette boisson ?... Fernand, Jules, Désiré, Siroux  (je me demande comment à cette époque, ils ne se mélangeaient pas les pinceaux, ce sont les mêmes prénoms que mon père !)

     Les camions, chargés des tonneaux de la « Brasserie Siroux », tirés par les gros chevaux brabançons, vont livrer à Liège... Mon grand-père meurt en 1923, à l'âge de cinquante deux ans ! Son épouse se retrouve seule avec ses trois jeunes enfants ! Mon père Fernand, quatorze ans, mon oncle Paul, sept, et ma tante Josette, deux ans !

     Les grandes brasseries bouffent les petites brasseries... Les affaires sont dures... Association avec M. Coheur, qui transforme la bière en beurre, (dommage...). Cela permet à ma grand-mère de survivre et d'éduquer sa progéniture... Elle habite toujours sa villa, près de la beurrerie, quand la bombe écrase tout !

     Ma tante Josette fait ses études d'infirmière... Quand elle revient à la maison, il n'y a plus de maison ! Fin 45, début 46, elle travaillera pour l'Armée américaine...        

 

     1991. J'ai un vol sur Bruxelles... Mon oncle Paul m'invite, à Knokke le Zoute, où il habite à présent ! Il demande à sa sœur, de venir également passer le week-end au littoral ! Il fait splendide... Je fais un détour par Ostende... « A notre aise », nous pourrons ensuite suivre la côte, s'arrêter à Coq sur Mer, revoir « Chez Madeleine », qui existe toujours... Mais, Madeleine, elle,... elle n'est plus là ! Un pèlerinage pour moi... Mon départ en exode avec ma mère ! Un tournant de ma vie s'est joué dans cette épicerie...

     Déjeuner à « La Belgica », un restaurant de fruits de mer... Une institution, sur le port d'Ostende, depuis le début du siècle... Un autre pèlerinage ! Je passe ma vie à faire des pèlerinages » ! Tellement de voyages, de souvenirs...

     Avec ma tante, on parle famille... Elle n'est plus très grande, notre famille... Après la « sole meunière », réputée dans cette brasserie, Josette me demande:

     « Est-ce que Maman t'a parlé du coup de la malle ? »

     « Maman ? »

     « Oui, ma mère, ta grand-mère ! »

     « Ah oui, Bonne Maman ! Du coup de la malle ! Quelle malle ? »

     « La malle, qui s'est cassée... Celle, qui s'est ouverte, quand sa maison a explosé, suite au V1!».

     « Euh... Non, jamais ! »

     Elle me raconte alors une histoire assez invraisemblable... Mon père avait ramené une malle, pleine de « bilokos » (objets, souvenirs) congolais, lors d'un de ses congés en Belgique... Il confie cette malle à sa mère... (Je possède encore quelques-unes unes de ces malles en fer, qui nous suivent partout dans nos déménagements... Elles me poursuivront toujours mes malles
« cantines » !). Il repart au Congo... En 44, le V1 ! Tout vole en éclats ! La malle se casse... Ce coffre aux trésors s'ouvre ! Et quels trésors... Tous les secrets de mon père ! Sa correspondance avec ma mère, leurs lettres d'amour, les photos ensemble... Moi, tout petit dans mon berceau... Tout ! « Plaff », au grand jour ! Ma grand-mère apprend ainsi qu'elle est grand-mère !!!

     La famille est mise au courant ! Finalement, on sait que j'existe...

 

     Bafwasende, fin 1946... Arrivée au Congo de ma « Bonne Maman » et de ma Tante... Par avion ! Le voyage en DC6 est un peu plus rapide que la « Malle » et le bateau à roue... Mes parents vont les accueillir à Stan...

     Quand je reviens de mon Pensionnat pour mes grandes vacances, je trouve à Bafwasende, une grand-mère couverte de bandages... Ses jambes et ses bras sont gonflés ! Ma Tante n'est pas dans un meilleur état. Elles sont toutes les deux sanguinolentes !

     « Les pipis », me dit mon père, « elles n'ont pas arrêté de se gratter ! »

     Les pipis sont de tout petits moustiques, les maringouins... En effet, leurs piqûres chatouillent tellement, qu'il faut une volonté de fer, pour ne pas se «grattouiller»... Un bon départ pour leur séjour en Afrique... En plus, elles ont dédaigné le casque ou le chapeau, leur visage est brûlé par le soleil !

 

     Depuis deux ans, mon père est fort occupé ! Il fait de nombreux voyages à Butembo... Ce qui me permet de voir mes parents ! En moins de deux ans, il a acheté un terrain de trente hectares, sur la colline de « Vuyonga », à une dizaine de kilomètres de Butembo ! Au sommet, à 1.800 mètres d'altitude, il a fait construire une maison, de style provençal, le toit est en tuiles romaines... Les plans sont de Monsieur Lumet ! La vue sur les montagnes du Kivu est grandiose... Par temps clair, on voit les sommets enneigés du « Ruwenzori »... Pour atteindre la villa, une route en lacets de deux kilomètres... Oui, nous aussi, nous avions une « Ferme
en Afrique » !

 

     A Juliénas, dans le Beaujolais, on aperçoit le Mont Blanc de la maison. Lorsque le ciel est dégagé, « il pleuvra demain ! », dit-on dans le pays... Moi, je dis:

     « Oh ! Regardez ! Le Mont Blanc ! Regardez ! »

     « Oui, Jacques, oui, on sait, on sait... »

     Oui, je dois être chiant !

     Un beau paysage de la nature mérite aussi de l'admiration. Stupéfaction de ma part, quand on ne partage pas mon enthousiasme. Je sais, j'ai tort de forcer...La raison de mon rabâchage ? J'aime que l'on communie avec moi ! Hélas, on ne change pas le caractère des gens... Ces manifestations de respect pour la nature doivent être spontanées !

     Je prends mes jumelles, je regarde le Mont Blanc et je pense aux Monts de la Lune, le Ruwenzori de ma jeunesse...

     La maison de Butembo est quasi terminée... Les meubles en bois massif, qui ont été dessinés par mon père et fabriqués à l'atelier de Bafwasende, sous sa supervision, sont finis !

     Adieu à Bafwasende, adieu à Gallet ! Il reste à Bafwasende, Gallet, garde sa position officielle dans la Force Publique... Il ne peut pas suivre mon père, qui part installer sa famille dans sa plantation privée et reprendra un autre territoire après ses vacances... Gallet est au garde-à-vous, il nous salue ! Il n'a plus son regard dur de garde de corps... Il est triste ! Mon père lui rend son salut, lui serre longuement les mains... Silences... Tout se lit dans leurs yeux... Les longues randonnées de chasse, les tournées en brousse, les rapports du matin, toute leur vie ensemble... Gallet était l'ombre de mon père... Ma mère, elle, elle a les larmes aux yeux... Gallet était une présence, une sécurité ! Elle lui tient aussi longtemps les bras et le remercie pour tous ses services... Elle lui est reconnaissante de lui avoir, un jour, sauvé la vie... Ma mère parle un mélange de kizwaeli et de français, elle parle « le petit nègre », comme on disait... Mais, Gallet comprend bien, quand elle lui répète:

     « Aksanti mingi, Gallet ! » (Merci beaucoup, Gallet !).

     Il se souvient bien de cette chasse en forêt, ou la visibilité était restreinte, tant la végétation est dense... Le sol s'était mis à trembler ! Gallet avait de suite compris ! Il a crié:

     « Les buffles ! »

     Contrairement aux buffles de savane, les buffles de forêt sont petits, nerveux ! Ils se mettent à galoper, à foncer en ligne droite, dès qu'ils sentent un danger quelconque ! Gallet a rapidement soulevé ma mère du sol et l'a assise sur une branche, avant de l'y rejoindre... A l'avant, mon père a juste eu le temps, lui aussi, de s'agripper à un arbre, les buffles passaient en trombe, écrasant tout sur leur passage !

     Ils se souviennent aussi, tous les deux, de la prise du jeune éléphant dans les plantations de bananes... La mère de ce petit éléphant, furieuse d'être dérangée et surtout pour défendre son
« bébé », avait chargé ! Gallet, une nouvelle fois, fut rapide ! Ultime solution, il passe le « 600 » à mon père...

     « BARRAOOM !!! »

     Arrêt net de la charge ! Mort, hélas, de la « Maman éléphant »... Aide des villageois ! Capture de l'éléphanteau avec des lianes... Ma mère lui donne d'énormes biberons de lait en poudre
« Klim »... Moi, cela m'a sauvé, lui, il en est mort... Il n'a pas survécu au lait en boite !    

     Je pleure dans les bras de Gallet... Je pleure de le quitter, de quitter mon pays:
« Bafwasende »...

     « Kwaeri, Gallet ! Adieu, Gallet ! »

 

     Départ ! Un gros camion suit notre camionnette... Cette fois-çi, je suis à l'arrière avec ma Tante, le Pichi et Modeste... Nous rougissons de poussière...

     Arrivée au bac... Les eaux sont hautes, le courant est fort ! Cela devient une habitude... Mais, les passeurs conseillent d'attendre ! Le soir tombe, mon père veut continuer... Malgré tout, il veut traverser, il prend un risque ! Cela m'a toujours étonné ! Malgré son bon sens, mon père a souvent risqué... Il faut avouer qu'il était joueur... Il aime le poker...  Moi, je n'ai jamais aimé les cartes !   

     Il conduit lui-même le camion sur le pont du bac... Aux passeurs réticents, il ordonne le départ de la traversée ! Aujourd'hui, ils ne chanteront pas... Nous assistons à cette scène,  le cœur serré... Ma mère n'est pas heureuse... Quant à ma grand-mère et ma tante, elles doivent certainement se demander ce qu'elles sont venues faire dans cette galère...     

     Au milieu de la rivière, le bac tangue, le camion penche dangereusement... Je revois mon père délasser ses chaussures, prêt a plonger dans les tourbillons du fleuve... Mais le bac atteint la rive opposée ! Il fera jour quand il reviendra nous chercher... Les pagayeurs ont refusé de repasser ! Mon père leur donne quand même raison...     

     Ma grand-mère, « Bonne Maman », une maîtresse femme ! Aussitôt à Vuyonga, elle s'est mise à jardiner, à potager... Nous aurons vite toutes sortes de fleurs, de légumes, de fruits !

     Mon père installe l'électricité ! Un moteur à essence, une dynamo, des batteries... Fini de pomper les lampes à pression ! Le luxe ! Il supervise la construction du barrage, au bas de la colline, qui formera l'étang... Pour les poissons, les « Tilapias » ! Cette grande marre nous sert aussi de bassin de natation... Ma Tante Josette m'apprend à nager...

     Commence alors la plantation des pépinières de quinquina...Il faut cinq ans pour produire ! Entre-temps, la quinine sera remplacée par les antibiotiques, qui seront à la mode... Les gens achètent plutôt des produits synthétiques... La plantation se reconvertira dans le café, le pyrèthre !

     On aura un poulailler complet... Plus tard, même quelques vaches... Enfin, du lait frais ! De la crème fraîche pour les fraises...

 

     Mon père termine ses congés... Mes parents s'en vont à Irumu, dans l'Ituri ! Mon père reprend le Territoire... Il peut dormir sur ses deux oreilles, ma grand-mère prend vraiment les choses en main ! Au début, avec l'aide de sa fille, ensuite toute seule... Avec son large chapeau en paille, sa canne et son chien « Raf », elle impressionne ses 150 travailleurs, dont le responsable, le Chef, se nomme Raphaël... Pendant dix ans, elle va les diriger avec maîtrise ! Perdue dans sa montagne, elle n'aura peur de rien, de personne...

     Chapeau !

     Un après-midi orageux, je faisais mes devoirs sur la table du salon, prés de la cheminée, dans laquelle une bûche brûlait presque en permanence... J'étais  face à ma grand-mère, qui lisait... Dans « son » fauteuil, dos à la porte vitrée, pour mieux profiter de la lumière, elle dévorait des tonnes de bouquins... Tout à coup:

     « Toc !, Toc !, « Toc ! »

     Je lève la tête, je fais:

     « Aaah ! »

     Je reste figé en apercevant cette masse sombre, recouverte de peaux de chèvres... Elle frappe furieusement contre les carreaux avec son bâton !

     « Toc !, Toc !, Toc ! »

     Ma grand-mère se retourne... Sans aucun signe d'inquiétude, elle se soulève, prend sa canne et me dit calmement:

     « C'est encore le sorcier, il a de nouveau bu ou fumé du chanvre...«

     Les sorciers ! Qu'est ce qu'ils ont pu nous tarabuster en Afrique...

     Elle ouvre brutalement la porte, flanque le bout de sa canne sous le nez de la « bête »:

     « Kwenda ! » (Va-t-en ! Fous le camp !).

     Le sorcier recule... Il trébuche dans les escaliers de la terrasse... Il s'enfuit... Disparaît dans les rafales de pluie !

     Sacrée bonne femme ! Elle savait parler aux sorciers, ma « Bonne Maman »...

 

     Cette installation à la plantation m'arrange... Je quitte l'internat, je deviens « externe » ! Ma grand-mère et ma tante vont m'aider dans mes devoirs, me faire répéter mes leçons... Je m'embrouille dans les rois de France... Josette a toutes les peines du monde à me faire imaginer un Charlemagne à barbe fleurie... Les frontières de la Belgique, celles de tous les pays du monde, ne sont pas très définies dans mon esprit... Ma géographie se résume aux montagnes du Kivu, que j'aperçois de ma colline de Vuyonga !

     Je vais à l'école en « Tipoy »... Le tipoy, c'est la chaise à porteur ! Le moyen de locomotion que les Agents, les Administrateurs de Territoires, emploient fréquemment pour leurs tournées en brousse... Ils se déplacent ainsi dans des endroits, où la voiture ne passe pas ! De la plantation à l'école, la route est bonne... Mais nous, on n’a plus de voiture, puisque mon père est parti avec la voiture... Alors, le tipoy !

     Un petit safari quotidien ! Une bonne heure de trajet... Quatre travailleurs sont désignés de « corvée tipoy » ! Mais, ils sont volontaires ! Ils se battent presque pour me « porter » ! Je pèse à peine 50 kilos... Divisés par quatre, je ne vaux pas lourd... Cela leur fait une ballade... Pendant tout ce temps, ils ne travaillent pas sur la plantation ! Le matin, descente rapide ! Le soir, montée lente, de notre colline... Sur la route gouvernementale, vitesse de croisière... Vitesse, qui augmente tout d'un coup... Mes porteurs ont aperçu un autre tipoy ! Celui de mon copain de la plantation voisine... Lui, aussi se rend en classe en « chaise à porteur »... C'est la course ! J'encourage mon équipage ! Mon ami en fait autant ! Ils savent très bien que les vainqueurs recevront chacun un paquet de cigarettes « Aloubai » (Albert) comme « matabiche », comme pourboire... Rires ! Cris ! Chants ! C'est gai ! Tous, on s'amuse bien !

     Une que cela n'amuse pas du tout, c'est la Mère Supérieure... Car, malgré notre course, nous arrivons souvent après la cloche... Combien de fois, j'ai entendu cette réflexion:

     « Monsieur Siroux, vous habitez au diable vau vert ! Votre chaise à porteur n'est pas une excuse pour arriver en retard à l'école ! » (Sic).    

 

     Avant à Singapour, les tipoys, étaient les « Pousse-pousse », comme en Chine...  Les pousse-pousse ont été remplacés par les « Rickshaws »... Le rickshaw, un vélo, qui tire un siège de deux places... Il n'y a donc plus qu'un seul homme, au lieu de quatre... Au lieu de porter, il pédale ! Et il pédale dur ! Je préférerais être à la place des quatre porteurs de tipoy, qu'à celle du malheureux, qui « traîne » les gros et gras touristes, à l'arrière de son engin...       

     1977. Notre arrivée à Singapour... Ma femme et moi, « essayons » ce genre de taxi... Ce malheureux pédaleur chinois est maigre comme un clou, les muscles de ses mollets sont tendus comme des élastiques, la lanière de son casque colonial en osier (cela fait époque  !), lui scie le cou... Parmi la circulation, il ne se débrouille pas mal du tout... Il zigzague entre le trafic des voitures, des camions, des motos et des bus ! Nous ne sommes pas « gros et gras »... Pourtant, 
il souffle comme un bœuf ! « Pff... Pff... Pff...« . Il n'est que sueur ! On dépasse même d'autres véhicules... à l'arrêt ! Ceux, qui attendent le feu vert ! A chaque démarrage, vite, la main sur
le nez, pour ne pas respirer trop de vapeurs d'essence... A chaque virage, nous fermons les yeux ! Où sont mes belles randonnées en tipoy dans la fraîcheur du Kivu ? Que ne faut-il pas faire pour être de braves touristes ? Soudain, dans la montée, notre « chauffeur » se raidit sur sa pédale supérieure ! Il devient statue, il est pétrifié ! Plus rien ne bouge... 

     « What are we supposed to do ? » (Que sommes nous supposés faire ?), me demande
ma femme, avec gène.... Je ne sais pas pour quelle raison, elle se met à me parler anglais ! L'air de l'Ex-Empire Britannique ?  Le pousse-pousse ?...

     Je réponds gêné, moi aussi, mais sans quitter mon siège:

     « Heu... Se faire le plus léger possible ? Descendre ?... »

     En blaguant, j'aurais pu répondre à mon épouse:

     « Like in the goog old days, kick him in the ass ! » (Comme au bon vieux temps, lui botter
le cul !)

     Non, Monsieur, quoique vous en pensiez, nous n'avons jamais agi ainsi « au temps des Colonies ! » En tout cas, pas moi !

     Descendre ? Trop tard, le Chinois a repris forme humaine, mais il ne pédale plus, il pousse !
Il a perdu la face, son casque est de travers...

     Terminus de cette charmante promenade à l'Hôtel Raffles...

     Je ne peux décemment pas lui proposer, pour prix de sa course et de sa peine, quelques cigarettes « Aloubai »...

     « Combien ? »

     Il me demande une fortune ! Je n'arrête pas de compter mes liasses de dollars... Je ne lui donne pas de « matabiche », de pourboire !

 

     Je termine quand même ma cinquième... Les classes ne vont pas plus haut ! Je redeviens pensionnaire... à Bukavu (Costermansville), Chef-lieu de la Province du Kivu, chez les Jésuites ! Après les Bonnes Sœurs, pourquoi pas ?

     Sixième primaire ! Sixième, sixième (Bis), et cinquième latine des Humanités Inférieures. 
Je retrouve le même Dieu, je retrouve le même Diable ! Ils veulent faire de moi un Crois ! Comme ceux, qui allaient défendre la Foi du Christ à Jérusalem... Je ne veux pas, je résiste.  Surtout, quand j'apprends au séminaire, en « retraite », qu'un de ses croisés, dans une  bataille
au Moyen Orient, n'a plus eu la force de soulever sa lourde hallebarde ! Avec gestes d'épées
et mouvements de manches, les gouttes de sueur au front, le Père, un autre genre de prédicateur celui-là, nous raconte la mésaventure de ce pauvre gus... Il joue son rôle à merveille, ce Jésuite, c'est lui le croisé ! Il nous tient en haleine...

     « Pourquoi n'avait-il plus de force ? Dites-moi, pourquoi ? »

     Nous, les innocents, on se creuse la cervelle...

     « Parce que », affirme-t-il, « la veille, Messieurs, il avait commis le péché de la chair ! »

     A vous couper le zizi !

     Quand j'y réfléchis... En « audience privée », lorsque nous allions quérir une explication pour nos devoirs, penchés sur le bureau, des mains jésuitiques se fourvoyaient bien dans nos petites culottes... Qu'allaient-elles donc y faire ? J'avais sans doute de très jolies petites fesses ?... Bah, incidents de parcours... Avec le recul, je vous donne aujourd'hui mon l’absolution, mes bons Pères !

 

     A Los Angeles, j'ai une bonne copine, Rosy Graham-Garner... Un mélange d'Egypte, d'Ecosse et des Flandres... Un panaché ! Elle parle plusieurs langues... Fille très bien, fille « straight », droite, directe ! Elle a son franc parler...

     « Tu fumes toujours ! Tu m'emmerdes ! »

     Vlan ! On sait à quoi s'en tenir, on connaît de suite son opinion ! Pour cette raison, elle est ma confidente... Chez « Tony Romas », une chaîne de restaurants, où je la traîne toujours de force, dont la spécialité sont les « ribs » (côtes de bœuf), la seule nourriture américaine, que je puisse avaler aux Etats Unis, (avec les œufs au bacon le matin), je lui raconte cette histoire minable du croisé affaibli...

     « Tu es sûr qu'ils ne t'ont pas castré, tes Jésuites ? »

     « NON ! »

 

     Pères, Curés, Abbés, Frères et Sœurs, je ne vous en veux point ! Au contraire ! Avec vous, je  suis monté  au ciel, je suis descendu en enfer... Mon âme a voyagé... Ma conscience a pu discerner le Bien du Mal... Votre catéchisme fut une didactique rude ! Cependant, ce traitement de choc a purgé mon esprit de toute croyance religieuse... Vous avez raté le coche ! J'ai fait
le point ! Mais grâce à vous, j'ai acquis « les » principes, fondations de la discipline du Soi, du respect des autres... Laïque ou religieuse, la Morale, tout simplement ! Cette base, de plus en plus oubliée de nos jours... Nos Traditions, qui, hélas, s'estompent... Quelle déception d'apprendre, qu'en cette belle petite église de Juliénas, il n'y a plus de curé. .   Pas le moindre moine pour remplacer celui, qui venait de mourir ! Sauf pour la messe du dimanche, dite en français et égratignée sur la guitare d'un traîne-patin quelconque... Où sont les messes d'antan ? Ite missa est!

     Aux quatre coins du monde, je visite les églises, les cathédrales, les temples, les mosquées, les synagogues, les lieux saints... Pour leurs beautés extérieures et intérieures... Dans ces lieux de recueillement, j'y trouve un silence de Paix, rejeté avec force par ce monde en désaccord avec lui-même... Les hommes ont perdu la tête, ils sont devenus fous ! Je brûle même un cierge, je fais un vœu ! Egoïstement... Par faiblesse !

     En vol de nuit, j'ai souvent l'impression, que le ciel va me tomber sur la tête ! Par dizaines, les étoiles se décrochent du firmament, elles abandonnent leurs constellations... En une flamme spectaculaire, parfois éblouissante, dans un dernier sursaut d'énergie, ces étoiles filantes semblent me tendre leurs bras ! Elles viennent mourir dans l'atmosphère... Je n'arrête pas alors de faire des vœux ! Superstition ? On n'y croit pas, mais on n'y croit toujours un peu... Quand ces beautés jouent leur grand jeu, elles s’appellent Perséides, Léonides ou Lyrides... Il vaut mieux arrêter toute prière, tout va trop vite... Elles sont si nombreuses... Il est préférable alors de se damner à leurs caresses !

 

     Pour ma première rentrée au Collège de Bukavu, mes parents m'accompagnent jusqu'à Goma... Joli village sur la pointe nord du lac Kivu ! De là, je prends le bateau, le « Général Tombeur »... Il fait la traversée en dix heures, 110 kilomètres, pour atteindre Bukavu, à l'extrême Sud du lac !

     Nous passons par Lubéro... A « l'Auberge des Trois Canards », (il fait frisquet à cette altitude...), nous achetons des fraises... La route descend alors vers la vaste plaine du « Parc National Albert », réserve naturelle... Une beauté ! Animaux de toutes les espèces...

     Pour y arriver, « l'escarpement » ! La route est étroite...  Aucune possibilité de croisement ! Elle serpente « en lacets »... A chaque virage, chaque «épingles à cheveux», un tam-tam ! (encore lui...). Mais, ce n'est pas vraiment un tam-tam, c'est un fut d'essence vide, sur lequel les «préposés» frappent avec un morceau de bois:

     « Blong... Blong... Blong... Blong... »

     Ils règlent la circulation, en prévenant qu'un véhicule monte ou descend la cote... Comme à confesse, chacun à son tour ! On attend au virage, où une place est prévue à cet effet... On laisse la priorité à ceux qui monte... Souvent, tout s'arrête ! Le passage est bloqué par un camion, qui a rendu l'âme à la montée, le radiateur est en ébullition... Ou alors, à la descente, le chauffeur a trop joué sur ses freins, au lieu de freiner sur son moteur... Les férodos sont rouges de chaleur !
Le boy-chauffeur s'entend ordonner: « Weka kalè ! ». Il descend mettre la cale et commet l'erreur d'asperger d'eau les roues, d'où s'échappe un nuage de fumée... Adieu, Berthe ! ». Arrêt définitif ! On essaie quand même de passer tout juste entre le camion et le ravin... Les roues frôlent
le précipice... Quand il pleut, glissements de terrain ! Il faut vraiment avoir du cran pour essayer ce genre d'acrobatie... Cependant, opération normale sur les routes congolaises ! 

     Au Parc Albert, logement au « Guest House »... Les bungalows sont rounds... Toits de chaume en pointe...Le soir, dîner sous la lampe à pétrole, suspendue au-dessus de la table... Ambiance safari ! Dodo très tôt pour les voyageurs, exténués par la route et l'escarpement... Et puis, il faut se lever aux aurores ! Le guide réveille ses clients bien avant le chant du coq,
« Kuku ya kwensa ! »... Il fait encore nuit quand nous quittons le « camp » ! Notre guide veut arriver à « l'abreuvoir » au lever du soleil...C'est le point de rendez-vous de tous les animaux ! Il ne fait pas encore trop chaud... Ils viennent boire dans la fraîcheur du petit matin... Ils prennent l'apéro !

     Comme Gallet, le guide a également un fez, mais ce n'est pas Gallet...  Mon père ne lui fait guère confiance... Pourtant, se dit-il, il doit connaître son affaire... Il n'a pas plu pendant la nuit, mais la piste est boueuse... Bizarre ! Difficile de la suivre correctement avec les phares de la camionnette... Mon père s'arrête !

     « Mais, Bwana, toi, continuer ! Plus loin ! Là ! Tout droit, tout près ! »

     A moitié convaincu, mon père redémarre... On glisse de plus en plus... A droite, à gauche !
Et soudain, « Splaaaaaash ! », on s'enfonce lentement dans le « potopoto » ! La boue arrive plus haut que les essieux ! Mon père jure ! De son regard des mauvais jours, il fusille le guide... Vexé, celui-ci veut pousser... Il descend ! « Splash », « Splash » ! Ses jambes disparaissent dans
la gadoue... C'est lui, qui est embourbé maintenant ! Furieux, mon père l'aide à remonter dans
le « Pick-up »...

     « Attendons le jour », décide-t-il, écœuré...

     Alors... La clarté monte... Vision ?... Réalité ?... Les ombres deviennent formes, le paysage se dessine... Naissance du monde... Apparition de la Beauté... Un tableau d'artiste naît sous
nos yeux... La nature se colore, nous entoure, nous enlace... Et quelle nature ! Des centaines
de bêtes ! Des buffles, des éléphants, des zèbres, des antilopes... Ils sont tous là, fidèles
au rendez-vous ! Ils nous regardent, on les regarde, on se regarde... Nous sommes dans l'abreuvoir !!!

     Mon père en oublie sa mauvaise humeur et me dit:

     « Regarde, comme c'est beau... Je n'ai jamais vu tant d'animaux à la fois ! »

     Il s'étonne que je ne réponde pas, se penche vers moi... Il voit mes lèvres remuer...

     « Tu as froid ? »

     Ma mère:

     « Non, il prie ! »

     Oui, je prie ! Mains jointes, avec ferveur, j'invoque tous les Saints du paradis, ceux qu'on m'a appris... J'implore leur secours... J'ai PEUR !

     A longues enjambées, le guide disparaît à l'horizon... Sans aucune crainte des animaux,
(on dirait qu'ils se connaissent !), il lui a fallu ramper dans la vase pour sortir de cette marre...
Il va chercher un secours, réel celui-là... Mon père est sceptique... Mais, par miracle, cet autre phénomène revient fièrement dans l'après-midi ! Combien de kilomètres a-t-il parcouru en si peu de temps ? Un véritable marathon ! Pas étonnant que les Noirs raflent toutes les médailles d'or aux Olympiades... Des champions de la course... Il est accompagné du Directeur de l'hôtel...
Sa Jeep va nous tracter hors du bourbier ! Il était temps ! Les animaux, eux, ne sont plus là depuis longtemps... Repus, ils sont quelque part au frais, à l'ombre.... Nous, nous commencions à avoir chaud et... soif ! 

          

     Je suis retourné plusieurs fois au Parc Albert, lors de mes grandes vacances, que je prenais souvent à Vuyonga... Mon  père s'arrangeait alors pour prendre ses congés en même temps que moi... Le système de  pension ne me donnait guère l'occasion de fréquenter mes parents !
Nous passions ainsi, tous ensemble, d'agréables moments... Notre famille, si souvent dispersée, se ressoudait un peu...

     Lors d'une de ces vacances, visite de mon Oncle Paul et de ma Tante Yvonne... Il m'offre une carabine automatique 22 long ! Mon père n'est pas rassuré... Avec cette arme dangereuse, à balles « Doum-doum », je vais cependant devenir le gardien des basses-cours ! Je vais chasser les corbeaux, qui picorent les fruits du verger, les éperviers, qui planent au-dessus du poulailler et plongent en piqué sur les poussins ! 

     Mon oncle et ma Tante profitent d'un de mon retour en classe, à Bukavu, pour faire le voyage avec nous...  Pour cette randonnée en famille, c'est moi le chauffeur ! Je suis plus âgé... Ce n'est plus la camionnette, le « Pick-up »... Je conduis la Chevrolet ! Lubéro, les Trois Canards, les fraises, l'escarpement (Blong ! Blong !) et le Parc Albert... Safari ! Avec un peu de chance, on espère bien voir des lions...Nous n'en avons pas vu ! Même dans l'abreuvoir...

     En Afrique, jamais, je n'ai vu de lions ou des lionnes en liberté dans les parcs nationaux...
Il m'a fallu attendre les tristes zoos et les cirques d'Europe ou d'Asie ! J'en fais presqu'un complexe...

     Mais, des éléphants, cette fois-là, nous en avons vu à la pelle... Des troupeaux entiers ! Et de très près ! Un vieux mâle a même failli « s'asseoir » sur le capot de la voiture... J'avais négocié mon virage un peu trop vite... A la sortie de la courbe, dans les phares, une famille d'éléphants traverse la route ! Un solide coup de frein. « Kriiiiii... » ! Arrêt sous le cul de l'éléphant !  Pour un cul, c'était un cul ! Je n'en verrai plus jamais de pareil... Il n'avait plus qu'a poser son derrière !

     « Un fauteuil pour Monsieur ? Voilà ! »

     Mon père:

     « Les phares ! Vite ! Eteins les phares ! »

     Mouvements de trompe et balancements d'oreilles... Pas content le vieux mâle... Avec ses longues défenses , il n'a qu'a faire « hop ! » et il retourne notre véhicule... Non ! Gentiment, il semble faire signe à sa troupe de s'écarter... A pas pesants, ils s'en vont dans la nuit... Ma tante trouve tout de même étrange que cet animal à cinq pattes ! (Sic).

     Les hippopotames, eux aussi, m'ont flanqué la trouille... Par leurs cris de caverne ! Quand
ils s'y  mettent en chœur, toute la nature vibre ! Une symphonie de notes basses, qui vous prend aux tripes...Leurs chants gutturaux résonnent en cascades, tout au long de la rivière... De quel coté viennent-ils ? On ne sait pas au juste...Les hippos sont immergés dans l'eau....  Seuls leurs yeux et leurs oreilles en périscopes, sont au raz du niveau de la rivière... De temps en temps,
ils ouvrent leurs larges gueules, à 180 degrés, en montrant des dents ! Ce n'est pas pour crier,
ni par méchanceté, c'est pour bailler, à s'en décrocher les mâchoires... Ils sont  fatigués de vous toiser... Cependant, ils peuvent devenir hargneux ! Par notre la faute de l'homme !
Le conservateur du Parc nous a bien prévenus: ne jamais se trouver entre un hippopotame et
« sa » rivière ! L'hippo ne se sent plus en sécurité... Il fonce aveuglement vers son refuge, l'eau ! Il renverse tout sur son passage ! C'est ainsi que nous avons failli être écrasés par une masse en furie, qui fonçait dans notre dos, en ligne droite vers le fleuve...

 

     Plus de tipoy pour rentrer à la maison, à Irumu, où mes parents habitent à présent, l'avion !
Le DC3 ! Il atterrit sur une piste en terre dure, à deux kilomètres de chez nous... Il annonce son arrivée en établissant son circuit au-dessus du poste...

     Modeste:

     « Bwana Jackie ! Hé ! L'avio, di ! L'avio ! »

     « Ndio ! Ndio ! Modeste, Mi na kwenda ! » (Oui ! Oui ! J'y vais !).

     J'ai juste le temps de sauter sur ma nouvelle bicyclette... Un « Raleigh », que mon père m'a finalement offert en remplacement de mon premier « vélo volé »... J'arrive à la « plaine » d'aviation juste à temps pour voir le DC3 faire son dernier virage, atterrir, rouler, s'arrêter et couper ses moteurs devant la cahute en pisé... L'aérogare !

     Appuyé sur ma bécane, j'admire cet avion... Un bel avion, ce DC3 ! Il est et sera toujours pour moi, « l'Avion » ! Construit à plus de douze mille exemplaires, il est « La Légende » ! A chacun de mes voyages, je demande à visiter le cockpit... Extraordinaire, le pilote est souvent Lucien Lelarge, celui qui s'est échappé du train, en Espagne, avec  mon oncle !

     Je suis impatient de voir « mon » avion repartir, car j'aime entendre le vrombissement de ses moteurs... J'aime le voir accélérer dans la poussière de la terre... J'aime le voir décoller... S'envoler ! J'aime... j'aime... Je suis amoureux !

     Un jour, je rentre à la maison et déclare à mes parents:

     « Je veux devenir aviateur ! »                                    

     Mon père:

     « Aah ? »

     Ma mère:

     « Ooh ! »

     Le début de mes conflits professionnels avec eux...

 

     Au Collège, j'apprends les sports... Mon corps s'endurcit ! Début de journée, dès le lever, gymnastique en groupe... Dans la cour, les grues couronnées nous encouragent de leurs chants:

     « Boam », « Boam », « Boam »...

     Après quoi, on passera par les douches... et par la chapelle, avant le petit-déjeuner ! Mes fines guiboles ne s'adaptent pas très bien aux brusqueries du football... On me dirige vers le tennis, j'aime mieux ! En natation, j'évite les « grands », car ils « coulent » les « petits » ! Du haut plongeoir, j'apprends à « sauter » dans le lac... Le plongeon pur ne sera jamais mon fort !
« Plaff » sur le crâne ou sur le ventre... Un des Frères Maristes, un « type bien », je m'en souviens, le Frère Marc... Car il s'agit d'un mélange au Collège, Maristes pour les études primaires, Jésuites pour les secondaires et supérieures, nous accompagne pour « traverser »
la baie à la nage ! La ville de Bukavu est bâtie sur des presqu'îles, dont une se nomme
« la Botte », un peu comme celle de l'Italie, en miniature...

     Je passe en sixième gréco-latine ! Rosa, rosa, rosae...  Alpha, beta, gamma... J'ai eu plus facile à apprendre le Kiswaeli ! Je rame, je traîne la patte... Les Jésuites n'aiment pas les perdants,
je suis au ban de la classe, je suis d'ailleurs assis au dernier banc... Je loupe mon année !
Je recommence ma sixième ! Peut-être pour me consoler, mais j'en doute, je suis désigné « petit chanteur » à la chorale... Je chante faux, je rate mon «screen test» ! Eliminé pour de bon ! Pourtant, j'avais été enfant de chœur chez les Sœurs... Malgré ce curriculum vitae, on ne m'offrira jamais de servir la messe !

     Je retrouve vite ma place, au fond de la salle... 

     Je passe en cinquième ! Je commence à aimer la littérature française... Surtout lorsque notre professeur récite si bien les poèmes:

     « Que sont mes amis devenus... »

     « Heureux, qui comme Ulysse a fait un beau voyage... »

     « O, combien de marins, combien de capitaines... »

     Villon, Dubellay, Victor Hugo et les autres, il me les fait goûter... J'aime ! En voilà un enfin, qui fait découvrir au « musenji », au sauvage que je suis, un monde de finesse et de beauté... 
Car, en plus, il est physiquement beau, ce Père Jésuite, il est fin ! Il a une voix d'acteur de théâtre... Pour moi, pour nous, il est une « star » ! Grâce à lui, j'ai appris à « apprécier »,
un péché, sans doute, pour mon professeur de l'année précédente, qui était laid, rébarbatif,  sans grâces et sans nuances ! Bizarre pour un Jésuite... Eux qui ont en général beaucoup d'allure et de classe... Des gens d'élite !

 

     Entre-temps, nous sommes rentrés en Europe, en 1948...  Voyage en avion, un DC3 de la Sobelair ! Je suis aux anges ! Je vais vivre, faire corps avec mon avion, pendant huit jours... Car, le trajet dure une semaine ! Décollage tôt le matin, atterrissage en début d'après-midi... Cela permet aux passagers de visiter les villes d'escales... La première est Khartoum, au Soudan ! Choc corporel, le visage est frappé d'un souffle brûlant, quand nous descendons de la passerelle: la chaleur sèche du désert ! Rafraîchissements, dîner, soirée sur la terrasse de l'hôtel, au bord du Nil...

 

     1975. Je fais un vol sur Khartoum, en Boeing 707, pour Egyptair. Contrairement à celles du Boeing 747, on peut ouvrir les fenêtres du cockpit de cet avion... Des l'arrêt au parking, j'ai tort d'ouvrir la mienne ! Je reçois la même baffe de chaleur qu'en 1948... J'avais oublié !

 

     Le lendemain, envol vers le Caire, survol du désert... Turbulences dues à l'air chaud ! Le DC3 remue, bat des ailes... Les passagers sont ceinturés, ils ne disent mot... Moi, j'ai de nouveau le mal de l'air, je vomis ! Je ne pense plus tellement à passer ma vie dans les airs...

     Le Caire... Je raconte toujours mon histoire des Pyramides, ma découverte ! Chaque fois,
je fais sourire, de pitié, peut-être... Il faisait une chaleur à terrasser le plus solide des chameaux, sur lequel d'ailleurs, on m'avait hissé pour la ballade classique autour du Sphinx et des Pyramides... En bon colonial, j'avais un chapeau ! Pas un casque, mais, allez savoir pourquoi,
un chapeau de boy-scout... Malgré ce couvre chef, le soleil m'avait anéanti ! J'ai toujours cette photo de moi, perché sur mon chameau... Nous n'en pouvions plus, lui et moi ! Ma langue pendait misérablement de soif, la sienne aussi, tout chameau qu'il soit... En deux temps, trois mouvements, (seule manière de quitter la selle d'un chameau), je descends... Un Egyptien s'approche de nous, les touristes... Il trimbale sur l'arrière de son vélo, un bac rempli de boissons, rempli de glaçons... Le Sauveteur ! Tous ensemble, on se précipite ! Les bouteilles sont petites,
le liquide est sombre, il est brun...

     « C'est quoi ? »

     Mes parents:

     « Connais pas ! »

     Tant pis, achetons, buvons ! Tellement soif !

     « Glou, glou, glou... »

     Pour moi, une révélation ! Un vin de messe, un nectar, c'est « Le petit Jésus en culotte de velours » ! Je découvre le « Coca Cola » !

 

     « Alors, Jack, les Pyramides, pour toi, c'est le Coca Cola ? ».

     « Oui ! »

 

     Le guide nous dit:

     « Attendez le soir, pour voir le Sphinx... »

     « Comment peut-on voir le Sphinx la nuit ? Il fait noir ! »

     « Vous verrez, faites-moi confiance ! »

     Nous faisons confiance... On fait toujours confiance ! Nous attendons le soir... Qu'y avait-il donc de plus beau que les rayons du soleil couchant sur le corps cet animal ? Enigme !
En écoutant attentivement les explications de notre brave guide, nous fixons sérieusement le Sphinx, les yeux dans les yeux ! Nous le détaillons...Le malheureux, dans quelle bagarre a-t-il bien pu perdre son nez ? Une de nos folles passagères, probablement sonnée par la température:

     « Je ne peux vous croire, Monsieur ! Vous venez de nous dire que le nez du Sphinx fut écrasé par les talons de Napoléon... »  (Sic).

     « Non, Madame, j'ai dit les canons de Napoléon, les canons, Madame, pas les talons... »

     Soudain, le Sphinx s'illumine ! Rapidement, brièvement ! Une grosse étincelle au magnésium entoure sa face: « Plouff » !

     Le « Son et Lumière » est terminé ! Le guide tend la main...

     Depuis mon premier passage aux Pyramides, j'y suis retourné maintes fois... Et toujours avec le même plaisir !

 

     1986. Vol direct Singapour, Le Caire. Atterrissage à cinq heures du matin... Attention au brouillard matinal ! A cause du Nil... Cette fois-ci, la météo est bonne, tout est clair... Pas de problème ! Comme en 14, approche visuelle (à vue, sans l'aide du radar, ni de balises... On voit
la piste, on atterrit) ! Je demande à l'équipage:

     « Vous avez déjà visité les Pyramides ? »

     « Non, mais nous y allons dès notre arrivée à l'hôtel ! »

     Courageux, les gars ! On repart à minuit, retour à Singapour ! Je ne peux cependant pas résister:

     « OK, je vous accompagne ! »

     Douche, rapide breakfast... Nous sommes toujours les premiers clients au breakfast... Nubi nous emmène dans sa Peugeot au plateau de Gisa... Nous arrivons avant les cars de touristes...
La Paix ! C'est ce que nous croyons ! Les « vendeurs », eux, sont déjà sur place, prêts à l'attaque... Immédiatement, nous sommes entourés ! Le copilote et le mécanicien, tous deux Chinois, sont bien décidés à ne pas se laisser emberlificotés... Ils sont venus s'instruire, visiter les Pyramides et le Sphinx... La culture ! Pas pour monter à cheval ou faire un tour en chameau !
Je leur suggère quand même, que la manière la plus relaxante, vu la nuit blanche, que nous venons de passer, et la plus rapide pour tout voir en peu de temps, c'est le chameau ! 

     « Non ! »

     « Up to you... Comme vous voulez... »

     Je laisse faire...

     « No ! Thank you ! », « No ! Thank you ! », ne cessent-ils de dire aux chameliers, qui nous collent aux talons... On marche... On passe devant le Sphinx... Chaque fois que je le revois, je trouve qu'il a pris « un coup de vieux » ! Hélas, c'est vrai... On monte la pente... On marche... Mon copilote craque, refoule ses principes ! Il loue un cheval et disparaît au galop derrière les Pyramides... L'Egyptien avec son chameau est tenace, malin...

     Il y a « l'endroit » ! dit-il, « the » place for the picture !

     De cet emplacement, on peut cadrer toutes les Pyramides en même temps, les grandes et les petites... Il propose à nouveau son chameau à mon mécano, Michael Chia... Rien que pour la photo, qu'il prendra lui-même...

     « Free ! ». « Gratuit ! »

     Il ne faut pas dire cela deux fois à un Chinois... Hop ! Hop ! Hop ! Le voilà en selle ! Avant
« l'ascension », le chamelier lui a enfilé en vitesse une djelaba, lui a enturbanné la tête d'une chéchia et lui a fourré un fouet dans la main ! Le tout pour le même prix... « Free » ! Il fait une affaire ! Il pose... Photo ! Il veut descendre... Le chameau est dans le coup, il reste immobile ! Le chamelier:

     « Ce sera 10 livres ! »

     Mon mécano, furibard de son altitude:

     « Skipper, faites quelque chose ! »

     Je ris, l'Egyptien aussi... Je connais ce gag admirable... Je propose 20 livres pour nous reconduire tous les deux au village... J'ai aussi droit au turban... A dos de chameau, on repasse lentement devant le Sphinx... Il a vraiment vieilli ! Il aurait besoin d'un facelift ! La musique d'Aida, et le tableau serait complet ! Le copilote est déjà là ! Nubi nous attend... Moi, je vais dormir, eux pas ! Ils ont encore le Musée du Caire à visiter... La culture !

     J’ai parlé d’approche à vue « visual approach »...On voit la piste, on atterrit  ! C’est gai ! Nous adorons, enfin moi « vieille tige », effectuer ce genre de manœuvre avec l’autorisation de la tour de contrôle, qui d’ailleurs nous le demande parfois pour expédier le trafic lorsqu’il fait beau...

     Mais oh, là, là, les enfants, prudence, méfiance ! Car faut-il encore se poser sur la bonne piste, le bon aéroport ! C’est arrivé et plus d’une fois...Cette mésaventure a failli m’arriver. .

     Karachi 1994 ! Le temps n’était pas des plus clairs, la visibilité est à la brume...Par des caps
le radar nous dirige vers la piste ! Le contrôleur ne cesse de nous demander :

     «  Piste en vue ?  »

     «  Non  »

Soudain mon jeune copilote :

     «  Yes  »

Occupé à préparer la machine (réduction de vitesse, altitude, volets, train), je suis fort surpris de son affirmation ! Je relève le nez...Il a raison, mon second  ! Devant nous, une piste longue et magnifique ! Joyeux, je suis sur le point de dire :

     « OK les gars ! Plein volets ! Terminez la check-list, on y va ! »

Quand un mécanisme rapide de computer cérébral de « clic-clac » dans ma tête s’est mis en branle pour me dire en une fraction de seconde : « Jack Non ! »

L’expérience  ! La main des dieux  ? Effectivement cette piste me paraissait bien proche par rapport à l’altitude que nous avait ordonnée Monsieur le Contrôleur du radar, je ne reconnaissais pas l’aérodrome de Karachi et l’aiguille de la balise indiquait à gauche !   

     « Négatif : Runway not insight  ! Non nous n’avons pas la piste en vue ! »

     « Garder le cap et l’altitude ! »

Des anges passent...

     « Alors ? Piste en vue ?

     L’équipage, en chœur :

     « Oui ! Oui ! Oui ! »

     Atterrissage ! Ouf ! Sueurs rétrospectives...

Racontant cet incident qui aurait pu me ridiculiser à jamais, un collègue m’a dit :

     « Exactement dans les mêmes circonstances et au même endroit cette histoire a failli  m’arriver à moi aussi, la confusion est facile et est survenue à un équipage voici quelques années... »

     « Ah bon ! Je ne suis donc pas le seul martyr qui... »

     « Oh non, Jack ! Véridique, cet avion a bien atterri sur cette piste militaire située parallèlement  à quelques kilomètres de l’aéroport de Karachi »

     La tour de contrôle leur demande où ils sont :

     « Ben, au sol, tiens ! »

     « Oui, dit le contrôleur, mais sur le mauvais aéroport, celui d’à coté certainement... »

     « !!! »

     « Quelles sont vos intentions à présent, Captain ? »

     Le British, car il faut être anglais et moustachu pour répondre une chose pareille :

     « Et maintenant Sir ? Je vais m’acheter une ferme dans le Kent ! » 

       

     En 1948, après les Pyramides, nous non plus, nous n'avons pas été dormir... La visite continuait ! Un autre genre de circuit culturel, la visite de « El Khankalil », les « Souks »
du Caire ! Un programme ! D'abord, le guide à toutes les peines du monde à ne pas nous perdre dans les ruelles sombres... Chacun veut s'arrêter à une boutique différente ! Nous sommes éparpillés, dispersés ! Il décide de rassembler ses ouailles...

     « On va prendre un café ! »

     Nous nous installons sur des chaises branlantes éparpillées le long du trottoir... Bousculé par la foule, qui passe et repasse, on boit un kawa (café) ou un tchai (thé)... Mon père, fumeur de pipe, se laisse tenter par un « narguilé »... Le tabac est déposé sur des cendres incandescentes, la fumée est filtrée par de l'eau !

     « Puff, Puff, Glou, Glou... »

     Moi, je commence à être fatigué... J'en ai marre, malgré mon Coca, que j'ai demandé à la place du thé ou du café, auquel on avait droit dans le prix du tour...

     Ma léthargie ne sera pas longue... Arrive un magicien ! Il repère notre bande de touristes... Une bonne clientèle ! Il ne se trompe pas... Du moins en ce qui me concerne... J'ouvre des yeux comme des billes ! Je n'ai plus du tout sommeil... Il nous fait le coup des poussins !

     Ma mère nous dit qu'elle a vu cela à Alexandrie en 1921... Mon père:

     « Regarde ! »

     Deux sacs en cuir... Il en extrait de minables poussins jaunes...

     « Galagala ! »

     Ils les refourre dans un des sacs...

     « Galagala ! »

     « Où sont les poussins ? »

     Nous, les bêtes toutous:

     « Dans celui-là ! »

     « Non ! Les poussins sont dans l'autre... »

      En effet, il retourne le sac... Il est vide ! Les poussins dégringolent du second sac en piaillant... Il ramasse ses bestioles et, « Vraff ! », les balancent dans le sac ! On recommence !

     « Galagala ! »

     « Combien de poussins dans ce sac ? »  

     Re-bêtes toutous:

     « Trois, évidement ! »

     « Lah, lah ! Wouaad bass ! » (Non, non ! Un seulement !).

     En effet,... Etc... Etc...

     Je n'avais jamais vu de « trucs » pareils au Congo... Je suis complètement réveillé, fasciné, comme avec les histoires de Modeste.. Mais, je le suis encore plus par la magie des « anneaux » !

     L'illusionniste a quatre grands anneaux en cuivre... Il les montre: 1,2,3,4. Il en prend deux, 
« Clac,Clac ! », les entrechoque... Les deux anneaux sont à présent attachés l'un à l'autre !

     « Vérifiez ! »

     Bêtement, on vérifie, on admet !

     Il recogne un autre anneau... En voilà trois d'attachés ! On vérifie...

     « Oui ! Oui ! Oui ! Bravo ! Bravo ! Bravo ! »

     « Clac, Clac, Clac, Clac » final, tous les anneaux sont entremêlés !

     « Bravo ! Bravo ! Bravo ! Bravo ! »

     Ce n'est pas fini ! Mouvements serpentins... Ses mains s'enlacent, se délacent... Les quatre anneaux sont libérés !   

     Le magicien tend la main... On rentre à l'hôtel !             

     Le plus vieux truc de magie... Dans ce fin-fond des souks du Caire, il m'avait imprégné de mystère et de merveilleux... Je l'ai revu souvent sur des scènes de music-hall, dans des cabarets et... dans les rues de Bangkok ! Là, ce tour de passe-passe a sombré dans le terre à terre... Finies les illusions, finis les rêves de gosse, que je gardais fragilement au fond de moi-même, que je ne voulais pas briser en souvenir du magicien d'El Kankalil...

     1989. Patpong. Rues du Faux ! Des fausses vierges, des faux pédés, des faux plaisirs, des faux amours... Rues du bruit... Rues des bars à gogos, des danseuses, des masseuses,
des « Live shows » et des charters du sexe... Rues des marchés de nuit, de toutes les imitations... Je suis stoppé net ! Je n'en crois pas mes yeux ! Ce n'est pas possible ! Ils exagèrent ! Ils « vendent » ma magie, mon merveilleux, mon « truc » aux anneaux ! Le Thaï montre, démontre son agilité... Il le fait encore mieux que l'Egyptien des souks ! Les anneaux sont plus petits, cela paraît encore plus rapide... Une simplicité ! Non ! Je ne suis pas intéressé ! Je reprends ma ballade entre les boutiques... J'essaie de distraire mon esprit en reluquant les faux « Gucci »,
les fausses « Lacoste », les fausses « Rolex », toutes les faussetés du monde... Mais, je succombe à la tentation... Je vais pêcher ! Je fais demi-tour, j'achète les anneaux ! Le vendeur veut me montrer comment...

     « Non ! »

     « OK, Sir ! Le mode d'emploi est à l'intérieur... »

     Honteux, je rentre à l'hôtel, le paquet enfoui dans ma poche... Je m'enferme dans ma chambre... J'ouvre avec fébrilité... J'ai très mauvaise conscience... J'ai l'impression d'avoir vendu mon âme au Diable ! Je lis la notice, je découvre le mystère... Il est simple, mais pas facile à exécuter, mais simple ! Il faut des mains de magicien pour rendre l'illusion... A chacun sa spécialité, je ne suis pas magicien... Aussi, ce sont mes doigts, qui s'entremêlent, pas les anneaux... Ils m'échappent ! Je dois les récupérer à quatre pattes en dessous du lit ! Je vais y passer la soirée... Le téléphone sonne ! Un membre de mon équipage...

     « Tu viens prendre un pot avec nous, Jack ? »

     « Non ! Je joue avec mes anneaux ! »

     Je suis un misérable ! Pour une poignée de dollars, j'ai percé le secret des magiciens...

 

     D'Egypte, le DC3 décolle pour la Grèce... Athènes ! On n'échappe pas à L'Acropole,
on monte ! Je visualise mieux l'époque des epsilons et des omégas de mes textes grecs...
Nous sillonnons le Musée à pas de charge... Crevés, mes parents et moi, on s'écroule sur nos lits ! Il faut récupérer ! Demain, destination Rome, ou un programme identique, concentré en un après-midi nous attend... Les voyages forment la jeunesse, mais vous mettent complètement sur les genoux ! J'avale le Colisée, le Forum et toutes les ruines de Rome en une bouchée, « Gloup » ! A mon âge, je me sens déjà une ruine, tellement je suis crevé... J'en ai presque une indigestion... J'aurais le temps de digérer cet amas de culture en retrouvant plus tard mes cahiers de latin et de grec... Pff... Pff...

     Avant dernière étape, la France, Nice ! Tour de ville... Nous n'avons pas même pas le temps d'aller faire un rapide pèlerinage à Golfe Juan, chez les Lumet... D'ailleurs, ils n'y habitent plus ! Ils sont quelque part en Provence...

     Enfin, Bruxelles ! Je fais la connaissance de mon Oncle et de ma Tante... Ce n'est pas encore Yvonne, c'est Rita ! Avec qui, aujourd'hui, j'entretiens toujours des relations des plus familiales, ainsi que son mari Jacques... Cela agrandit un peu mon cercle familial, qui n'a jamais été fort étendu... Un peu de baume au cœur !

     La première chose, que je fais en rentrant dans l'appartement, est de me mettre sur la tête,
la casquette d'uniforme de pilote de mon oncle... Je lui annonce également mon intention de devenir aviateur !

     « Tiens, tiens ! », dit-il...

     Personne ne me prend au sérieux... J'ai dérangé le pilote durant tout notre voyage ! Dans le cockpit, je n'ai cessé de lui poser des questions... Je crois qu'il a fait « ouf », quand il m'a vu quitter définitivement l'appareil...

     Lorsque aujourd'hui, l'hôtesse vient me demander si les passagers peuvent visiter le cockpit, je demande d'abord à quel genre de visiteur, nous allons avoir à faire... Si ce sont des jeunes, ils sont de suite autorisés... Je me revois en eux ! Ils demandent toutes les explications possibles... Leurs questions sont souvent appropriées, car ils sont intéressés !  Parfois, ils posent  des « colles » embarrassantes... Je me retourne alors vers « celui qui sait tout », le mécanicien:

     « Explique-lui un peu... Je suis occupé... »

     Je n'ai absolument rien à foutre, mais je suis certain que la réponse technique du mécano sera meilleure que la mienne...

     Ce n'est pas comme certaines « bêtes », dont j'ai eu tort d'accepter la visite:

     1/. « Comme c'est petit ici ! »

     Ca, c'est vrai, il a raison, le visiteur... Mr. Boeing a perdu sa sagesse en dessinant les cockpits... Plus les avions sont grands, plus les postes de pilotage rétrécissent ! Déjà qu'ils n'ont jamais été très spacieux... Il a toujours un peu oublié les pilotes, Mr. Boeing !

     2/. « Oh la la, qu'est ce qu'il y a comme boutons ! Vous vous y retrouvez ? »

     « Non ! »

     3/. « Mais... On n'a pas l'air d'avancer ! »

     « Non, puisqu'on fait marche arrière... »

     4/. « Moi aussi, j'aurais bien voulu devenir pilote, mais... »  

     « Oui, ben, c'est trop tard, mon vieux ! »

     5/. « Mais... Vous ne faites rien ! »

Cette dernière remarque classe définitivement le zèbre... Je réponds alors inévitablement:

     « Non, Monsieur, on pense... Excusez-nous, mais nous sommes fort occupés, au revoir, Monsieur ! »

     Il nous  quitte alors, la queue entre les jambes...

     6/. Celui qui, sans aucun intérêt pour les choses de l'air commence à raconter sa vie, parce que le copilote, à qui je fais des grands yeux (Tais-toi !), mais c'est trop tard, a demandé par politesse au visiteur d'où il est... Le pèlerin se met en « overdrive » et débite son histoire sans perdre haleine ! On s'en fout ! Mais alors, on s'en fout !

     « Au revoir, Monsieur, nous sommes vraiment très occupés... »

     7/. Ou alors cet autre tordu, qui aperçoit mes jumelles posées près du pare-brise, en vol de nuit:

     « Oh ! Vous faites de l'astrologie ! »

     « Non, Monsieur, de l'astronomie ! Vous voyez bien que je pilote un 747... Je ne suis pas un branlé, ni un charlatan ! »

     Il quitte aussi le cockpit...

     C'est quand même incroyable ! Chaque fois que je demande dans un magasin de journaux une revue d'astronomie, on m'accompagne au rayon d'astrologie !

     « Non, Monsieur, astronomie ! »

Réponse courante du médium taré et inculte:

     « Astronomie ? Heu... Désolé, nous n'avons pas ! »

 

     Mon père prend livraison de la Ford, qu'il avait commandée... IL loue une villa à la mer, à Coq sur Mer ! Encore ! Oui, Oui ! A Coq sur mer ! La villa « Ja Ja » ! (Oui Oui, en flamand)... Ma mère retrouve Madeleine et son épicerie... Avec Paul Siroux, nous allons aux courses d'Ostende... Il gagne à 7 contre 1 sur « Spitfire » !

     Vient ensuite le tour obligatoire du côté de Liège... La tournée des familles ! Le sort des

 Lointains » ! Pour ces gens-là, nous sommes des habitants d'une autre planète, des extra-terrestres, nous sommes des « Mutants » ! Il faut, après des années de séparation, recoller, ressouder les liens ! Moments chaleureux... C'est si bon ! Car, pour nous, les cousins et cousines mettent les petits plats dans les grands... La grande bouffe ! Les grands vins ! Mon père doit s'allonger après chaque repas... Non par son habitude de la sieste, mais parce qu'il a mal sur
le coté, celui du foie... Nous allons à Anvers, à l'Institut Tropical... Examens pour toute la
famille ! Les médecins découvrent que mon père a un abcès viral au foie, que j'ai, non seulement la bilharziose (virus d'eau des rivières), mais aussi la filariose ! Le filaire est un ver, qui se trimbale à fleur de peau... Il apparaît parfois sous la paupière, on en profite pour vite l'enrouler autour d'une allumette et ainsi s'en débarrasser ! Remède ? Les pays froids ! J'ai aussi la peau abîmée ! Un peu de gale... Ma mère n'a rien, excepté la Malaria, que nous avons tous les trois !

     Les Colonies, il fallait les faire...

     Quinze jours d'hôpital... Traitement à l'émétine, à l'émétique ! Badigeons ! Piqûres le matin! Rester au lit jusqu’à midi... Après, nous avons quartier libre ! Charmantes vacances... Nous en profitons pour aller au cinéma... Deux films par après-midi ! Je vois dix fois les « Trois Caballeros » de Walt Disney... Lectures... Je lis Jules Verne dans de belles reliures, offertes par mes parents ! Décidément, c'est écrit, je ne cesserai de voyager...

     Mon père veut la paix, le repos, retrouver le soleil, qui ne veut pas se montrer sur les plages belges... On descend sur la Côte d'Azur !

     Nationale 7 ! Que je prendrai bien souvent, Monsieur Trenet... Route des vacances, que vous chantez si bien, ainsi que la douceur de la France, que j'aime tant, moi aussi... Lors de votre passage à Bukavu, j'ai aimé vos chansons et je vous écoute encore aujourd'hui... J'ai toutes vos cassettes !

     Arrêt chez les Lumet, près d'Avignon... Toujours aussi accueillants, gentils, sincères... Des qualités en voie de disparition ! Nous avons eu de la veine de les avoir en 1940... Je me souviens qu'il m'avait demandé:

     « Sais-tu, Jackie, où commence la Provence ? »

     « Heu... »

     « Je vais te le dire, retiens le bien ! D'après moi, au premier olivier... »

     Singulière leçon de géographie, dont je me suis toujours souvenu...

 

     A Cannes, nous habitons dans un des appartements d'un petit château... Tous les jours, marché de Provence, pique-nique, baguette, fromage,  pâté et le coup de rouge,    bains de mer... La meilleur façon de se refaire une santé... Le relax ! Mon père m'apprend le jeu d'échec... Je joue aux cartes avec lui, contre lui, « la  bataille » ! Je perds sans cesse, il sort les bonnes cartes !
Pas étonnant, mon dos est contre la glace de la grande armoire Louis 13... Mon père y voit tout mon jeu ! Excellents moments ensemble...

     Deux mois de ce régime bénéfique et on remonte en Belgique, par la route Napoléon... Grenoble, Mâcon... Un hôtel au bord de la Saône, l'Hôtel d'Angleterre, que je retrouve des années et des années après ! Qui aurait pu dire que je reviendrai souvent dans cette région du monde pour y passer de longs séjours ? Séjours définitifs ? Je sens que mon errance me réserve encore bien des surprises...

 

     Départ d'Anvers... La voiture est dans la cale de ce petit cargo, qui appareille pour Mombassa, au Kenya... Il n'emporte que dix passagers... Atmosphère de famille... Le Commandant mange avec nous, quand nous sommes présents, car cette barquette tangue au creux de chaque vague... Les premiers jours, le mal de mer est assuré ! Canal de Suez... A Port Saïd, nous sommes à l'ancre... Le bateau attend son tour... Des barques nous environnent... Les Egyptiens vendent des « souvenirs »... Mon père veut changer de l'argent pour notre traversée du Kenya ! Le taux de change est bon... Il confie une somme assez importante à un vendeur, qui lui promet de revenir avec la contre valeur... Avec ma mère, nous sommes à coté de lui, nous voyons la barque s'éloigner vers la berge... Personne ne parle,  c'est le silence... Il m'étonnera toujours, mon père ! Il faisait des « coups », comme ça ! Comme celui du bac, qui a failli se renverser dans le courant de la rivière ! Lui, si réfléchi, tellement logique ! Une demi-heure après, le «passeur» revient... Il lui remet l'argent dûment changé !

     « Tu vois, on peut parfois faire confiance aux hommes ! »

     Crânait-il ? Je ne l'ai jamais su...

 

     Le Yémen, Aden ! Notre cargo est à nouveau ancré... Nous sommes dans le port... Des vedettes viennent chercher le fret... Je me suis fait copain avec le chef mécanicien... Il prépare un câble, un crochet, un gros morceau de viande comme appât... Du pont arrière du bateau, nous pêchons ! Je n'avais jamais vu de requin, j'en vois un, accroché au bout du câble ! J'aide à hisser la prise ! Oui, Monsieur, j'ai fait mon premier et dernier requin à l'âge de 14 ans ! Un « bébé-requin », mais un requin tout de même...

     Visite des puits de Salomon, ou de la Reine du Saba, ou de n'importe qui, je ne sais plus très bien... Des puits, de grands trous profonds ! Mise de cap sur l'Est de l'Afrique... Débarquement à Mombassa ! En route pour Nairobi, ensuite l'Uganda et le Kivu, au Congo, notre plantation, Vuyonga, ou ma grand-mère nous attend... Traversée des réserves, des parcs... La route en elle-même est un safari... Nous arrivons dans des hôtels purement British » ! Vers cinq heures de l'après-midi, les « Ladies » prennent leur « cup of tea », leurs tasses de thé... Le soir, elles sont en robes longues, les «Gentlemen» en smoking... Nous, on se planque dans un coin... Mon père n'a pas de cravate et moi, je suis en scandales !

     « Shocking ! » Les « Angliches » nous refilent quand même à manger et un plumard pour dormir...

     Ma Tante Josette s'est mariée ! Son mari, Victor Van Helleputte, possède une plantation
à Musienene, à 20 kilomètres de Butembo... Lors de notre retour, la campagne de café bat son plein... Outre leur propre récolte, ma Tante et son mari achètent du café au marché local !
Je les accompagne... La vente se passe sur une grande esplanade... Chacun des acheteurs à son stand » à un bout de la place... Ils font face à la « ligne de départ », à une cinquantaine de mètres ! En effet, les indigènes attendent le signal de la ruée ! Ils piaffent comme des chevaux de course... En général, ce sont des femmes... Avec un équilibre, défiant toute loi physique, elles portent sur la tête d'énormes paniers remplis de graines... C'est parti ! Les jambes se détendent, les pas s'allongent, la course a commencé ! Bousculades ! Chocs ! « Entrechocs » ! « Boums »
et « Boums » ! Chutes ! « Plaff ! » Les graines de café se répandent au sol ! Engueulades ! Cris ! Baffes ! Crêpages de chignon ! Car, ces coursiers, dans leurs parcours, se mettent à hésiter... Ils changent soudainement de cap, de ligne ! Ils sont propulsés sur une trajectoire différente, parce qu'ils ont aperçu un acheteur plus intéressant... Ils préfèrent celui-là », celui qui tient à la main le miroir aux alouettes... Des foulards, des cigarettes, des bonbons ! Il montre le sac de sel ! Tous ces « matabiches » (bakchich, pourboires), les bonus, qui sont donnés en plus du prix de la vente... Quelle foire !

 

     Adieu Curé, Père Recteur ou Père Préfet... Jésuites, je vous quitte ! Je vous salue, non seulement pour vous dire « Adieu », mais pour vous dire «Merci» ! Oui, vous remercier de m'avoir appris, par votre savoir-faire, une façon de naviguer parmi les hommes, la diplomatie des êtres, cette vertu, dont j'aurais tellement besoin dans mes tours et détours humains autour du globe, parmi les races... « Faites-vous tout à tous », ne vous avait-il pas instruit votre généralissime ? Il était déjà fort en navigation, le Père Ignace... En navigation humaine !

     Je retiens aussi de vous, votre intelligence... Malgré vos talents d'éducateurs, j'ai buté à vos conceptions philosophiques... L'ayant trop torturée, vous avez perdu mon âme ! Mais pour moi, vous êtes quand même une race à part, une race de Seigneurs... N'étiez-vous pas outsiders » déjà à vos débuts ? Vous l'êtes restés !  

 

     Mon père a décidé de mon sort... Il tient à m'envoyer dans l'enseignement laïque, à l'Athénée (Lycée) ! Cet établissement en est encore à ses débuts... Les classes se donnent dans des bungalows provisoires... La communale ! L'internat des garçons dans une baraque, celui des filles dans une autre, mais à l'opposé de la ville ! Des camions, transformés en bus nous emmènent à l'école deux fois par jour... De suite, je me demande si mon père n'a pas fait un mauvais calcul... Il aurait pu attendre l'ouverture du nouveau bâtiment, prévu pour bientôt, sur une des presqu'îles, en concurrence directe avec le Collège des Pères Jésuites, au point de vue architecture et emplacement ! Une nouvelle fois, je change d'environnement, je suis bousculé, basculé...

     L'enseignement est différent ! Je me butte immédiatement aux Mathématiques, aux Sciences... Si Tupa fit le maximum pour m'enfoncer dans le crâne les tables de multiplications, pour moi, deux fois deux ne faisaient encore que plus ou moins quatre... Une lacune, un sérieux handicap, que repère de suite M. Keil, le prof de math ! Je n'y coupe pas, je suis dans son collimateur !
Les filles m'impressionnent, non seulement en tant que filles, mais parce que ce sont des
« grosses têtes »... Quelle aisance elles ont pour jongler avec les chiffres, avec les versions latines, les compositions françaises, avec tout ! Solange Nemry, entre autres, celle qui était passagère dans mon avion, lors des ennuis de train, à Bahrain... Une fois de plus, je rame !
En algèbre, je brouille les logarithmes, je m'embrouille dans les équations, j'entrevois à peine la solution de Pythagore... La chimie, c'est de l'alchimie, la physique garde ses secrets... Je bats des ailes... En fin de course, on me descend ! « Pan ! » Un coup de fusil facile, je volais si bas... Je double ma quatrième !           

     Mais, je vais découvrir un autre monde... Pendant les trois années, qui vont suivre, mes Professeurs de latin-grec, de français et de philosophie, Messieurs Moreau, Mordant et Dessart, vont m'initier à une pensée plus vaste ! Ils vont façonner mon éducation intellectuelle, ma culture générale, en polir les aspérités... Des champs de vue, ou l'obtus sera banni ! Il ne sera plus question d'inhibitions... En un mot, ils ouvriront mon esprit ! Je leur dois énormément à ces Messieurs...

     Quant aux mathématiques, je dus demander l'aide de M. Bauwens, le prof des « matheux » de la section scientifique... Il a vite fait de déceler mes faiblesses...

     « Je vois où le bât blesse, Monsieur Siroux ! » (Sic).

     Autant dire:

     « Reprenons tout à zéro ! »

     Il va me faire comprendre que, finalement, les chiffres, c'est de la logique, ils ne sont pas si tordus que ça ! En effet, les sinus et cosinus de la trigonométrie, les équations algébriques, me paraîtront plus « sensés »... Grâce à ses leçons particulières, et à l'argent de Papa, je vais pouvoir vivre et survivre dans les méandres de l'arithmétique...

 

     Mon père fait un remplacement à Buta, pas loin d'Aketi, où je suis né, dans la province de Stanleyville, la Province Orientale... De nouveau le climat chaud et humide ! Il demande,
il insiste, pour raison de santé, un transfert vers l'Est, vers une altitude plus élevée, au climat est plus tempéré, vers les montagnes du Kivu, par exemple... Vu son « curriculum médical », sa demande sera exhaussée ! Ce ne sera pas le Kivu, mais L'Urundi...

     Buta n'est pas bien grand... De ce coin de brousse, où je suis venu passer mes vacances (DC3 jusque Stan, bus et bac jusqu’à Buta), j'ai deux ou trois souvenirs... L'un d'eux, ma première cigarette ! Pour crâner devant une fille, j'ouvre une de ces boites rondes en aluminium, une boîte de 50  « C to C » (Cap to Cairo)... J'allume ma cigarette, je la fume même avec un porte cigarette... Je tousse, ma tête commence à tourner... La fille n'est pas du tout impressionnée et je rentre malade à la maison... Mon père, amateur de belles courbes:

     « Cela t'apprendra !  Elle n'a même pas de jolies jambes, ton Hollandaise, de grosses jambes...»  (Sic).

     Malgré tout, mon Hollandaise m'a appris à tartiner mes tranches de pain avec de la confiture et du fromage et à les tremper dans du café ! Chose que je fais encore régulièrement... Néanmoins, je garderai le goût du tabac et suivrai le conseil paternel, celui des fines lignes féminines...

     Mon autre souvenir est celui du vieil Adjudant belge... Il avait fait toute sa carrière à la Force Publique et était rentré en Belgique pour sa retraite... Il me raconte que peu de temps après son arrivée, il se sent mal ! Il perd ses forces, il se sent de plus en plus vidé... A l'Institut Tropical d'Anvers, les résultats des analyses ne décèlent rien ! Mais, le vieux juteux se déprime, n'a plus goût à la nourriture, il maigrit ! Autant mourir où il a passé toute sa vie, au Congo ! Il y retrouve sa « ménagère » (bonne et maîtresse noire)... Elle lui prépare à nouveau les petits plats, qu'il aimait tant... Il reprend du poids, il se sent revivre ! Il m'affirme alors que c'est elle, la négresse,
« sa » négresse, qui, au fil des années, petit à petit, l'a habitué, empoisonné à sa nourriture... Pour le garder ! Une fois en Europe, son corps n'a pu supporter cette cuisine, qu'il trouvait fade, sans goût... Il lui fallait toutes ces épices, tous ces poisons, qu'il a ingurgités pendant de dizaines d'années... Excuse ? Réalité ?

     J'en parle à mon père...

     « Possible, mais c'est dans la tête, que ça se passe ! »

     L'Adjudant est mort au champ d'amour !

     Ah, Les Colonies...

  

     Inauguration de l'Athénée Royal de Bukavu ! Superbe « bâtisse » ! De toutes nos vastes salles de cours, la vue sur le lac... L'internat est moderne, beau réfectoire, belles chambres... Tout est beau ! Nous sommes gâtés après nos baraquements de la « Kawa », d'après le nom de ce ruisseau, qui dégoulinait au fond de cette petite vallée crasseuse... Malheureusement, à peine installé dans ce décor de rêve, je commets une des premières grosses erreurs de ma vie, je perds contrôle de moi !

     En cachette, je fume une cigarette, je suis pris ! Suppression de mon dimanche chez mon ami Roger Bracco... Je suis furieux ! En des termes peu élogieux sur le pion, qui a supprimé ma permission, j'écris à mes parents... Je le traite de tous les noms ! Ce surveillant n'en a pas fini avec moi... Il me voit glisser ma missive dans la poche de Roger, qui est venu me chercher et qui postera la lettre pour moi... Ce rouquin, car il était roux mon surveillant, je ne m'en souviens que trop bien, remarque ce petit jeu et confisque ma lettre ! Il s'en va sans rien dire... Le dimanche se passe sans commentaires...

     Le lundi matin, je suis convoqué chez le Préfet, M. Wouters... Il a mon « courrier » dans ses mains... Il n'y va pas par quatre chemins:

     « Monsieur Siroux, dura lex, sed lex, vous quittez l'Internat ! Soyez heureux que je vous autorise à continuer vos études dans mon établissement... J'ai câblé à votre père ! »

     « Craaaaak ! » Craquelures...

     Je n'essaie même pas de trouver des excuses, je suis aplati !

     Réponse de mon père le lendemain:

     « J'arrive ! »

     Ma panique ! Je reçois « l'engueulade » maison ! Cependant, mon père m'apprend qu'il est disposé à me donner l'équivalent de la somme d'argent, prévue pour la pension, c.a.d le minerval... Pas un sous de plus !

     « Débrouille-toi ! »

     Ce coup de pistolet, « Débrouille-toi », sera le signal de départ de ma vie sinueuse... Je vais devoir me débrouiller tout seul, me démerder !

     Où loger ? Commence alors ma vie de bohème... Je trouve gîte chez plusieurs personnes, des couples, qui ont la gentillesse de m'accueillir... et l'intérêt financier de me louer une chambrette ! De pensions brèves en pensions brèves... Chaque fois que je suis installé, mes logeurs trouvent le moyen de quitter le pays... J'ai un bon souvenir cependant de cette famille charmante simple qui m'héberge, les Van Aersen ! Le mari, son hobby, c'est l'aviation ! Je crois que le prix de ma chambre est vite transformé en fumées d'essence... Il loue de temps en temps un petit avion, un
« Piper Cub » à l'Aéro-club de Kamembé, le terrain d'aviation, à 15 Km de Bukavu, de l'autre côté de la rivière Ruzizi, au Ruanda... Je suis donc tenté ! Je demande à mon père de pouvoir faire un vol avec François Van Aersen:

     « Non ! »

     Pas tellement pour le prix, plutôt par crainte d'accident et surtout, la frousse de me voir devenir encore plus passionné que je ne l'étais pour la mécanique de l'air.... Il a des arguments en sa faveur... Un jeune, fraîchement lâché seul, vient de se tuer ! C'est en première page dans le journal du Kivu... Par retour du courrier, je veux, moi aussi, plaider ma cause... Cet accident, je le sais, imprudence, vol en « rase motte »...

     « Non ! »

 

     Madame Bracco, la maman de Roger, ouvre un hôtel et me propose de venir habiter avec son fils dans un des bungalows du « Canadian Club »...

     Même après une catastrophe, c'est tout juste si ma mère ne sort pas son: « C'est un mal pour un bien ! ». Elle a une nouvelle fois raison... Mon « billet de sortie » de l'internat fut une aubaine... Depuis mon expulsion, ma vie d'externe fut un régal de liberté, mais je me ferai un point d'honneur à prouver à mon père, qu'il pouvait compter sur moi, me faire confiance, après la bêtise, que j'avais commise... Avec Roger et Charles Paquet, qui nous rejoindra plus tard, nous serons  les « Trois Mousquetaires », ainsi appelés par les gens de la ville... Nous allons vivre une partie des plus intéressantes de notre jeunesse... Lâchés à nous-mêmes, il nous faudra prendre des décisions personnelles tout au cours de ces trois années d'études... Ne pas flancher, pas de faux pas ! Malgré notre environnement facile, nous terminerons nos études avec succès ! Avec l'aide morale et l'enseignement des Professeurs, dont j'ai parlé, de leurs conseils judicieux, nous allons mûrir... Bien que je me demande parfois, si j'ai finalement atteint un certain degré de maturité ! La preuve: le style simplet et le caractère naïf de ces quelques lignes, que je vous tapote avec difficultés... Malgré tout, j'ose penser que celui qui d'aventure lira ce texte ne se dira pas à lui-même:

     « Je suis en train de lire un bouquin écrit par un illettré, c'est reposant ! »

     Bouquin de grand gosse, bouquin de naïf, bouquin... Ma vie... La vie ! Je m'amuse...

 

     Je suis enfant unique ! Roger Bracco sera le frère de mon enfance... Il l'est d'ailleurs toujours aujourd'hui, malgré la distance et bien que nos chemins se soient décroisés... Avant le « Club House », ses parents tenaient un restaurant réputé à Bukavu, le « Régent ». J'étais reçu chez eux comme un fils... Yeti, Mme Bracco, une seconde maman pour moi, nous gâte, on mange comme des rois... Je me souviens des massepains au dessert, que je ne connaissais pas, et les bons petits flans, passés au four... Un régal ! D'où ma réaction brutale, sans doute, ma lettre incendiaire, quand on me supprima tous ces délices... Au Club House, « Mambuya », le cuisinier du Régent, le pichi, suivra aux cuisines... Roger et moi, nous avons notre table réservée... Un gag à chaque repas:

     « Mambuya, dessert iko nini ? » (Qu'est-ce qu'il y a comme dessert ?)

     « Iko fla ! »(Du flan !)

     Roger est intelligent, rapide en esprit, intellectuel... IL a une facilité déconcertante pour vous pondre, comme ça « Plaff », un texte, une rédaction... Il lit beaucoup, sa culture générale est déjà très étendue... Il est intéressant ! J'écoute... Moi, je suis toujours en peu dans mes légendes de forêts... Il est bien bâti, beau garçon, sportif, Roger... Je lui dois le développement de mon corps d'adolescent ! Il fait des poids et haltères, j'en fais ! Il m'initie à ce genre de gymnastique, qui rapidement va redresser mon torse et former mes quelques muscles... Pas comme ceux de notre idole de l'époque, dont la photo est collée au mur: « Steve Reeves, Monsieur Univers » ! Au tennis, grâce à l'organisation de Mr Dessart, je joue au club de la Botte »... Je gagne même une raquette « Wilson », que j'ai toujours, aux championnats des écoles de la ville ! Notre intellect,
on le cultive non seulement en classe, où nous traduisons dans le texte, tous les classiques grecs et romains... Les commentaires de Mr Mordant sont bénéfiques... Mais aussi, avec Mr Moreau ! Pour les Bukaviens, dans une cave de l'Athénée, il donne des cours d'art dramatique... Je suis le Comte de Warvick, dans la « Pucelle » ! On joue « La Commedia de l'Arte »... Le professeur nous autorisant toute liberté théâtrale, on s'en donne à cœur joie ! Ubu Roi est d'un sérieux, à coté de nos improvisations... Nous sommes également influencés par l'existentialisme de J. P. Sartre !

     Nous roulions un peu des mécaniques, mais nous étions des gosses sains... Il est vrai que nous n'avions pas les tentations de maintenant, la drogue... Même l'alcool, je ne me souviens pas que nous en  buvions, ou très peu ! Il faudra attendre mon retour définitif en Europe pour que je sois obligé d'avaler moultes pintes de bière à l'Université, sinon, je passais pour un connard !

     Je revêts donc mon manteau de fine peau, je me sens bien dans ma peau ! J'ai l'impression de sortir de quelque crise mystique... Ma descente aux enfers est avortée ! Je remonte vers un ciel serein... Finis les démons, les anges et les archanges, les ténèbres... Adieu, Dieu ! Adieu Diable !

 

     Le Ruanda Urundi... Ancienne colonie d'Allemagne, province sous tutelle des Nations Unies depuis la fin de la première guerre mondiale, administrée par la Belgique ! Mon père y sera d'abord Administrateur, avant de devenir enfin Commissaire de District... Ici, cela s'appelle: Résident ! Il sera le  Résident de l'Urundi ! Chef-lieu: Kitega. Le climat est bon, vu l'altitude, 1.600 mètres. Le pays n'est qu'une colline, à perte de vue... Des eucalyptus au bord des routes... Des vaches aux longues cornes pâturent dans ce paysage de verdure... Les gardiens sont grands, c'est un grand pays ! Mes parents habiteront la Résidence, avec ses boys (Modeste est toujours
là !), ses gardes, ses jardiniers-prisonniers et le drapeau belge flottant sur son mât, au milieu du parc ! Quand il était encore Administrateur, le bureau de mon père se trouve au « Boma », vieille forteresse du temps des Allemands... D'ailleurs, son bureau (la salle et le meuble) était la pièce, où le père de Gœring trônait à l'époque allemande ! Il y a aussi le « Club », où chaque samedi soir, on passe un film... Séances de cinéma, qui me font connaître Sacha Guitry dans « Les 7 perles de la couronne », « Le diable boiteux ». Raimu, dans la trilogie de Pagnol, tous les classiques « noir et blanc » !

 

     Après le film, dont on mélange souvent les bobines et dont le son est fréquemment inaudible, les « membres » (du club), pour se réconforter, écartent chaises et fauteuils et se mettent à danser... Le petit bal du samedi soir... Seul Noir admis, le Roi de l'Urundi, le  Mwami Mwambutsa »... IL ne rate pas une soirée, il est de toutes les fêtes !

     Le Roi, le Mwami, c'est mon ami ! Plutôt, j'ai l'amitié du Roi ! IL me laisse conduire toutes ses voitures... Chaque année, il en reçoit une nouvelle, un cadeau de son peuple ! Je roule ainsi dans toutes ces superbes bagnoles, mais jamais dans une Rolls pour la bonne raison, qu'il n'en a jamais reçue ! Cela semble le chagriner, moi aussi... Sa Majesté n'a pas que des amis, sinon il ne serait pas Roi... Le système féodal de l'Urundi allait des serfs, aux vassaux, aux Seigneurs, à Lui ! Rivalités ! Espionnages ! Méfiances ! Avec mon père, nous sommes invités un jour à déjeuner, chez une des grandes familles adverses... Le clan des Baragnanka ! La maison est remplie d'esclaves, deux d'entre eux (c'est plus sûr) « goûtent » les mets avant chaque plat...

     Jusqu’à la fin de sa carrière en 1957, mon père s'efforcera de maintenir l'église au milieu de cet énorme village, qu'est l'Urundi... Pour cette tâche délicate, il collaborera étroitement avec le Gouverneur du Ruanda Urundi, Mr Jean Paul Harroy, le Résident Général !

 

     En 1988, Mr Harroy publie un livre sur l'Urundi, dans lequel, j'eus l'heureuse surprise, de lire l'éloge de mon père... Quelques photos de lui avec le Mwami ! Après la lecture de ce livre, je profite d'une de mes rotations sur Bruxelles pour rendre visite à Mr et Mme Harroy, que je n'avais plus revus depuis 1955, à Kitega ! Chaleureuse réception ! Durant notre conversation, je ne cesse de penser à mon père... Il aurait pu vivre jusqu’à cet âge et faire partie de cet entretien...

 

     1962. L'Indépendance de l'Urundi ! Massacres de tribus ! Assassinats des familles ! Les clans s’entre-tuent... Tout flambe, le Moyen-Age est vraiment de retour...Le Mwami est en exil ! Son fils est fusillé, celui des Barangnaka, chez qui on « goûtait » les plats, est pendu... Un après-midi, à Bruxelles, ma mère se promène Avenue Louise... Soudain, elle assaillit par un grand Noir, qui la soulève du sol, la fait tournoyer et l'embrasse comme du bon pain ! Panique ! Non, ce n'est que le Mwami, le Roi ! Il a les larmes aux yeux... Hélas, le bon pain est consommé, une page d'Histoire a tourné !

 

     Avant qu'elle ne tourne cette page, il y eut des moments grandioses pour tout le monde... J'ai souvenir des jours de fêtes, où les danseurs Watutsi s'en donnaient à rendre l'âme... Les Watutsis ne sont pas les Pygmées, ils sont de haute taille, deux mètres bien souvent ! Leurs chapeaux ont longs poils les allongent encore... Avec la lance, qu'ils tiennent à la main, leurs gestes de bras sont enroulants... Ils décrivent des arabesques gracieuses... Les pieds frappent le sol... Toute la danse est rythmée par le son des clochettes, attachées à leurs chevilles... De la finesse, du raffiné... Je ne verrai plus d'aussi beaux ballets !

     Changement de style, les tam-tams, mes tam-tams ! Encore eux, toujours eux ! Ils sont maintenant « Les Tambours du Mwami, les tambours de l'Urundi » ! Matopé était le seul tam-tam dans le poste de Bafwasende, à Kitega, ils sont dix, ils sont vingt, ils sont trente ! En rang d'oignons ! Les tambours sont hauts, presque à hauteur de poitrine... Simultanément, les batteurs frappent en force sur la peau tendue autour du bois ! La résonance prend au creux du ventre:

     « Tatam, Tatam, Ratatam... Tatam, Tatam, Ratatam... »

     Très, très difficile de les arrêter ! J'ai encore dans ma tête cette cadence endiablée... Le jour de la Nouvelle Année, la troupe des tambours suit de maisons en maisons... Le tour du poste ! Apéritif officiel chez le Résident d'abord ! Ensuite tout le monde va prendre un pot chez tout le monde... Et l'orchestre suit !

     L'épicier grec, toujours lui, mais un autre, chez qui on signe également les « Bon Pour », est Mr Tassos... Une image ! Amateur de whisky, il avale tous les jours, doucement mais sûrement, sa bouteille de Johnnie Walker, en vrai connaisseur...

     « Pas de glaçons, rien qu'une larme d'eau plate, merci »

     Personne ne l'a jamais vu saoul ! Serviable à merci, il trouve tout ce qu'on lui demande... Un joyeux luron au Club, où il s'y entend pour chauffer l'ambiance lors des fêtes... Serpentins, confettis et « Pouet-Pouet »... Un joyeux compagnon, Mr Tassos, aimé de tous ! Il n'est pas le seul, Mr Van Sinay et bien d'autres aussi, chauffent l'ambiance...

     Au club, j'apprends à danser ! Avec mes amis et amies en vacances avec moi, nous nous faisons nos « thés dansants »... A tour de rôle, on remonte le phono à manivelle... La mère de mon ami Louis, Mme Schmidt nous donne des leçons de tango, de valse, de fox-trot ! Les slows,  c'est pour après, quand elle est partie...

     J'accompagne mon père à la chasse... Grand chasseur, le Mwami est de toutes nos chasses !
Ce n'est plus la forêt, mais les collines du Sud de l'Urundi... Ca monte et ça descend...  Crevant ! Le soleil cogne, le gibier plutôt rare...   On marche pendant des heures... Un des chasseurs, un Liégeois, s'arrête !

     « J'ai le froyon ! » diss-ti, en wallon...

     Il a « l'entre-fesses » en feu ! Moi aussi...

     Un ami planteur a des bricoles avec les antilopes... Elles viennent lui bouffer toutes les jeunes plantes de ses pépinières ! Très tôt le matin, ces gazelles parviennent à sauter par-dessus les clôtures ! De leurs langues expertes et rapides, elles ratiboisent les plantations... De leurs pattes, elles abîment les semis... Les travailleurs en ont ras le bol de voir ce carnage quotidien... Mon père me fait alors l'insigne honneur de me confier son fusil... Le Mannicher ! Je reçois la mission de chasser les antilopes !

     « Surtout, ne tire pas sur les femelles ! »

     « Kuku ya kwensa », éternelle devise du chasseur, je me rends à la plantation de
M. Deveaux... Mon père me passe même la voiture ! Je n'ai pas le cœur à l'ouvrage... Je ne peux pas me dégonfler, surtout qu'en arrivant sur place, les travailleurs, avertis sans doute par leur patron sont déjà sur place ! Ils veulent avoir leur revanche et assister « au massacre »... Ils me disent qu'ils vont rabattre le gibier vers moi ! Ils s'évanouissent dans la nuit...

     Le jour va se lever... Je me dirige vers les pépinières... Je me planque en rampant...
Je m'embusque ! Le décor va s'illuminer, je commence à deviner des ombres... Peu à peu, elles prennent forme dans la brume de ce petit matin... Je me revois dans l'abreuvoir du Parc Albert... C'est beau ! Les antilopes sont bien là ! Elles broutent les pousses des caféiers, les innocentes ! Comme au Parc Albert, je prie le ciel, pas de peur cette fois-çi, mais pour que mes rabatteurs se mettent à pousser des cris, à siffler, à frapper le sol avec leurs bâtons, comme je les ai vus faire tant de fois au cours des chasses avec mon père et le Mwami... Je veux qu'ils fassent peur à ces jolies gazelles, afin qu'elles s'envolent à grands sauts, comme elles savent si bien le faire... En un éclair, je veux qu'elles disparaissent de ma vue... Ainsi, je n'aurais pas l'occasion de lever mon arme !

     Hélas, j'ai levé mon arme... Par surprise, par réflexe ! Comme s'ils avaient deviné mon souhait, ces abrutis de rabatteurs ont rompu le silence, en effet ! Ils se sont mis à hurler, à battre les hautes herbes... Une explosion de cris sauvages... Ils s'avancent en ligne, rien ne peut les retenir ! A leur tour, ils « bulldozent » la pépinière...C'est l'affolo parmi les antilopes ! Bonds de panique... Sauts en hauteur, sauts en longueur, sauts de désespoir... Une ombre s'envole du talus, derrière lequel
je m'étais camouflé... Je me retourne ! Les pattes tendues, l'antilope fonce vers moi, au-dessus de ma tête ! A mon tour de paniquer ! J'épaule vite ! Je tire ! L'antilope s'abat à mes pieds... Ses yeux m'interrogent, j'entends son cri... Sa plainte est une question...

     « Pourquoi ?... » 

     « Le coup du Roi », l'arme à la verticale, le plus beau coup de fusil, paraît-il ! Pour un vulgaire canard, peut-être, ou pour un faisan de passage, mais pas pour une Impala... La Diane de mon jardin ! Le plus vilain, le plus laid coup de ma vie, « le coup du Con ! »

     Finie la chasse, l'adieu aux armes ! Je ne m'en servirai plus que pour tirer sur des cibles circulaires ou des bonhommes en carton, au «CVE» (Corps des Volontaires Européens), où on nous préparait « au cas que... » , et plus tard, pendant mon service militaire...

 

     Pierrot Uytenhoven va terminer sa « Poésie » (seconde gréco-latine), l'année prochaine, il sera en « Rhétorique », la dernière année... Il aura donc terminé ses études, s'il réussit ces examens finaux (l'équivalent du baccalauréat) !    Il n'a pas d'années de retard dans sa scolarité... Moi, j'en ai déjà trois ! Je ne suis qu'en quatrième... Nous avons plus ou moins le même âge... Pierrot est passionné d'aviation, il veut en faire son métier ! Il a déjà dans sa poche le brevet de pilote privé ! Il vole à l'Aéro-club, donne des baptêmes de l'air... Après ses Humanités, il va s'engager à la Force Aérienne Belge... Je réalise brutalement mon retard !

     Mon père a déjà refusé que je fasse un tour d'avion avec Mr. Van Aersen, chez qui je logeais l'année précédente... Je tente un nouvel essai: un autre vol avec Pierrot... Réponse paternelle:

     « Non ! »

     Parmi mes collègues, il y a Emmanuel Torrijos... Il nous a parlé souvent d'avions, mais nous ne l'avions jamais bien écouté, il ne semblait pas être fort convaincu... Et pourtant... Après sa quatrième, il obtient donc son diplôme d'études inférieures... Il n'est pas présent pour la rentrée des classes, il a disparu ! Quelques mois passent... Nous recevons une photo de lui, il pose devant un « Harvard-T6 » ! Emmanuel Torrijos est en entraînement au Texas ! Il s'est engagé comme élève-pilote à la Force Aérienne, dont l'entraînement se passe aux Etats-Unis... Tous, nous sommes ébahis ! Du coup, je fais un rapide calcul: j'ai trois ans de retard, OK. Mais je peux les rattraper en jouant le même jeu que notre copain Torrijos ! J'ai, moi aussi, obtenu entre-temps, mon diplôme d'humanités inférieures, je viens de passer en troisième, j'abandonne mon année, je m'engage comme sous-officier élève-pilote ! Innocemment, je pense que cette solution va plaire à mon père: rattraper le retard !

     « NON ! Tu DOIS terminer ta rhétorique, c'est pour ton bien ! »

     « Et si je termine ? »

     « Termine d'abord ! »

 

     Je n'ai pas 18 ans, il me faut l'autorisation de mon père pour cet engagement... Je suis coincé ! Je ne lui en parlerai plus pendant trois ans... Si, une ultime tentative, pour décrocher son feu vert, un tout petit circuit avec Pierrot ! En attendant, je vais essayer d'oublier un peu mon ciel, mes avions dans ma tête... Peut-être, qu'il a raison, mon père, un diplôme, c'est une base, une sécurité... On le planque dans un tiroir, on le ressort en temps voulu:

     « Voilà ! »

     Si on en possède plusieurs, encore mieux ! On impressionne:

     « Voilà, voilà, et voilà, Monsieur ! »

     Evidemment... Et puis, suis-je suffisamment « mature » pour me lancer dès à présent, dans cette aventure céleste ?

     Commence alors, une véritable obsession: terminer mes études, obtenir mon diplôme, terminer mes études, obtenir mon diplôme, terminer mes études, obtenir mon diplôme... Plus tard, au cours de ma carrière, cette hantise va se transformer, évoluer: avancer, rattraper mon retard, avancer, rattraper mon retard, avancer, avancer, avancer, avancer ! Un bruit de fond, un « boogie-boogie » incessant... Une maladie !

     Bien des années après, devenu aviateur moi-même, j'apprends que le copilote du DC6, qui s'est abattu à Casablanca, était Emmanuel Torrijos, que j'avais totalement perdu de vue...
Je n'avais plus eu de nouvelles de lui depuis l'Athénée ! Mine de rien, ce copain avait donc fait son chemin... Breveté pilote, il avait fait son temps à la Force Aérienne et était passé ensuite dans le civil, à la compagnie nationale belge d'aviation, la Sabena ! Hélas, il est mort dans ce  crash...

     Pierrot Uytenhoven suivra le même chemin pour sa carrière d'aviateur, une belle carrière, à la seule différence, qu'il est toujours vivant...

 

     1984. Je suis en escale à Copenhague. Je profite de mes deux jours « off » (libres) pour me rendre à Bruxelles... Au retour, je reprends l'avion Sabena...

     « Le Commandant Uytenhoven et son équipage vous souhaite... » . Je passe vite ma carte de visite à l'hôtesse... Pierrot vient me voir dans la cabine...  On se regarde, on se reconnaît...  Plus de trente ans, depuis qu'il m'avait emmené dans son Piper-Cub à Kamembé... Car, mon père avait finalement cédé en m'autorisant « pour une SEULE fois » à monter dans l'avion de Pierrot !

 

     Hélas, Mme Bracco doit quitter Costermansville... L'époque rose du « Canadian Club », de l'hôtel, se termine avec son départ... Une nouvelle fois, où loger ? Mais, cela va s'arranger ! Roger craint un changement d'école, il ne veut pas perturber ses études... Pourquoi ne pas rester à Bukavu ? Il en parle à sa mère, elle admet ! Mais le logement ? Yeti Bracco, de par son métier d'hôtelière, connaît du monde... Elle nous déniche une petite maison, au bord du lac, que nous allons louer à Mme Jamar, l'épouse d'un avocat réputé de la place... Financièrement, il faudrait être trois... Roger et moi, nous parvenons à convaincre, sans peine, un de nos très bons amis de classe, Charles Paquet, toujours interne... Nous lui faisons miroiter des jours pleins de soleil et de liberté ! Il ne demande pas mieux, mais son père ? Charles ne nous a jamais montré la copie de la lettre, qu'il envoya à ses parents... Ses raisons, ses arguments, devaient être frappants !
La réponse de son père fut:

     « Oui ! »

     J'écris aussi à mon père...

     « Tu te débrouilles ! »

     Sous-entendu, avec le même pécule, et surtout, tu réussis tes études !

 

     L'année de la « Cagna », surnom de notre maisonnette, débute... Cette période passe au rouge, au vif ! Liberté ! Nous sommes lâchés seuls ! Tout sera « passion » ! Passions littéraires, théâtrales et sportives... Nous allons nous enflammer ! Philosophies, engagements, désengagements, oppositions, rébellions ! Tempêtes ! Age des remue-ménage psychologiques, intellectuels... Au creux de ces grandes vagues, la barre est cependant maintenue, le cap est bon, les récifs esquivés... Nous ne ferons pas trop de conneries... Une d'importance tout de même, d'imprudence, notre traversée de nuit du lac Kivu !

     Un samedi soir, nous avons « emprunté » en douce le kayak des voisins, sans rien leur demander... D'ailleurs, ils ne nous aimaient pas tellement nos voisins, ils n'appréciaient pas notre « style » !

     Par cette nuit d'encre, nous voilà partis tous les trois sur le lac, sans bouées de sauvetage, chacun une demi rame à la main... L'eau arrive au raz de l'embarcation, qui n'est faite que pour deux personnes... Direction: l'île, à une dizaine de kilomètres au Nord, elle forme la « passe », qui mène au «grand large» ! Cette île appartient à un Comte... La lumière de leur maison nous sert de repère, de phare... Nous ramons... La nuit, les distances sont faussées, surtout sur l'eau, pareillement dans le ciel (dangereux !), on croit qu'il reste peu de chemin à parcourir, alors qu'il y a encore des « miles » à avaler ! Nous ramons... L'impression de reculer... La lumière de la maison ne grandit guère... La surface du lac s'agite... L'inquiétude... Nous ramons... Puis, tout à coup, le noir complet, plus de phare, plus de lumière ! La panique... Nous ramons plus vite ! Finalement, on aperçoit une bande sombre... La côte ! Le canot s'échoue entre des hautes herbes... Rassurés, nous mettons pied à terre, dans la vase, « Splish », « Splash », « Splosh »... Le kayak est traîné sur la berge... Que faire ? Nous n'osions plus retraverser en sens inverse... Roger propose de demander l'asile au propriétaire ! Que leur dire ? Quand j'y repense, nous étions vraiment des gamins de merde... On prépare une « histoire » complètement invraisemblable:

     « Nous venons de Goma, par petites étapes, nous aurions dû atteindre Bukavu ce soir, mais voilà, nous sommes fatigués ! Roger (puisque c'est lui, qui a eu cette brillante idée) est malade, nous croyons même qu'il a de la fièvre... Ne pourriez-vous pas ?... »

     Trois ombres humides et boueuses s'avancent alors dans la nuit...  Un décor de Louisiane... De grands arbres bordent l'allée, qui emmène au «château»...

     « Hé, les gars, et les chiens ? ».

     J'adore les chiens, j'en ai toujours eu, mais je m'en suis toujours méfié, depuis que ce chien errant m'avait sauté à la gorge à Bafwasende... Avec le chien de ma grand-mère, Raf, nous n'étions pas de grands grands amis... D'ailleurs, il n'aimait que sa maîtresse, les autres, les travailleurs, il les mordait... Moi aussi, il a failli me mordre ! Il a mal fini, le cœur transpercé d'une lance ! Celle du sorcier, sans doute... Et ce Berger Allemand, qui saute la clôture de son jardin, traverse la route pour atteindre le trottoir opposé ou nous marchions tous les trois, renifle tous les copains, attrape mon short et le déchire d'un coup de crocs ! « Scraatch ! »
Pourquoi moi ? Comme les chevaux, qui, mine de rien, d'un coup de museau, d'un pincement de dents, tirent sur ma chemise, pas celle de mon voisin, la mienne, lorsque je passe devant leur
box ! Les animaux sentent cette méfiance, pourtant je vous aime bien, vous, les bêtes...

     Ce soir-là, pas de chiens ! Etrange, pour cet environnement... Nous nous attendions à une meute de chiens de chasse, « Wouaf, Wouaf ». C'est la Comtesse, qui a fait « Wouaf », en nous apercevant... Elle prend le café, avec son mari, sur la terrasse... Le Comte avale de travers,
se retourne et nous fixe des yeux ! Il n'en revient pas ! La scène est cocasse, car ils sont tous les deux en tenue de soirée... Lui, en smoking, elle, en robe longue, nous, en « dégueulasse », dégoulinants, suants, puants !

     « Bonsoir Madame, bonsoir Monsieur »

     « Mais, d'où venez-vous donc ? Qui êtes-vous ? ».

     Roger commence à débobiner son mensonge...

     Le Comte ne nous croit pas un instant, la Comtesse nous prend en pitié...

     « Venez avec moi... »

     Nous la suivons... On joue les misérables, nous traînons les pieds... Nos souliers de tennis n'ont plus leur blancheur d'origine, ils ne sont que mottes de boue, que l'on éparpille sur les tapis d'orient... « Plish », « Plash », « Plish », « Plash » !

     La Comtesse nous installe dans la salle à manger... La table mesure plus de dix mètres, nous sommes assis, nos culs mouillés, à l'une des extrémités de cette piste d'atterrissage, sur les chaises de style !

     Le Comte est resté sur la terrasse... Pour digérer, il doit probablement se verser un solide cognac... Son épouse ne nous offre pas l'apéro, elle nous refile de la quinine en poudre avec un peu d'eau chaude ! Infect ! De suite, nous voulons minimiser notre état de santé...

     « Mais si, mais si, vous m'avez dit avoir de la fièvre ! »

     Charles, désignant Roger:

     « Nous pas, lui ! »

     « Cela ne peut pas vous faire du tort... Buvez ! »

     Est-elle dupe, la patronne, ou veut-elle nous donner une petite leçon ? Toujours est-il, qu'elle est sympa, elle appelle le boy, le « buttler », lui ordonne de nous servir à manger !

     « A toute à l'heure ! »

     et elle rejoint son mari...

     Nous allons alors nous goinfrer, comme des cochons, que nous sommes, servi par des domestiques aux gants blancs... Ce sont peut-être les restes du dîner, mais pour nous, c'est Byzance ! La soupière en argent nous surveille... Elle est grosse, la soupière, érigée en monument au centre de cette table, je m'en souviens !                    

 

     Curieux, que je puisse me souvenir de tous ces détails de jeunesse, plus facilement que des événements survenus, il y a dix ou quinze ans à peine...

     « Cela prouve que tu deviens vieux, Jack » m'a dit un jour Brian Cassidy, un copilote américain, à qui je faisais cette remarque en 1992... Charmant !

     Je lui réponds:

     « Alors, toi, tu es sénile ! Tu ne fais que me parler de ton Middle-West, quand tu étais tout petit, tout petit... ».             

     Cette fois-ci, c'est Monsieur le Comte, qui nous prend en mains...

     « Je vais vous conduire au pavillon ! »

     Le « pavillon » est une petite maison, aux bords du lac, pour les invités, les « amis »  (!) de passage...

     Quand même gentils, ces gens...

     « Bonsoir, Monsieur, merci ! »

     Nous allons nous écrouler de fatigue, sur des lits tout frais, nous les boueux...        

     Le lendemain matin, on nous proposera même de nous conduire avec le canot à moteur à    Bukavu !

     « Non, non, merci beaucoup, tout va très bien à présent, merci ! »

     Sourire du Comte...

     Nous nous imaginions la tête de nos voisins en voyant leur kayak, traîné par le splendide
« Criscraft »... Notre retour ne serait pas passé inaperçu !

     Dire que, la veille, si nous avions ramé quelques kilomètres de plus, nous aurions échoué sur une autre île, celle du Prince de Ligne... En grand Seigneur, nous aurait-il offert le champagne, au lieu de l'eau à la quinine ? Ou, tout simplement, un coup de carabine ?

     « Pan ! » Du gros sel plein les fesses...

 

     De toute manière, ils doivent nous haïr, nos voisins... Le week-end dernier, nous avons ramené, et enterré dans le jardin, un crâne d'hippopotame, tué sur les berges de la rivière Ruzizi... Méthode radicale pour nettoyer un trophée de chasse... Au bout de quelques semaines, le crâne est complètement dépecé, toute la chair bouffée par les fourmis, les os sont blancs ! Mais ça pue, ça pue... La voisine est venue gueuler, nous avons du balancer le crâne de l'hippo dans le lac !

 

     Les domestiques de Monsieur le Comte et de Madame la Comtesse portent des gants blancs, les nôtres n'en portent pas ! Car nous avons aussi nos domestiques...

     D'abord, Mambuya, le pichi, le cuisinier de toujours de Mme Bracco, qui avait sauvé Roger d'un incendie, quand il était petit... Il fait partie de la famille Bracco ! Ensuite, le lavadaire, qui lave et repasse... Grâce à lui, nous serons toujours impeccables, le kapitula, la chemise, sans un faux pli,  à part celui du col,    que nous relevions pour nous donner un genre...Le petit boy,
« Batiké », celui qui prend soin de la maison... Toute cette ribambelle nous coûte cher !

     Mambuya se croit toujours dans la cuisine de ses grands restaurants... En début de mois, nous mangeons royalement, il nous fait des repas succulents, mais un peu trop copieux, à notre avis... Au bout d'une semaine, son budget est fort entamé, presque à sec ! Après quinze jours, le menu change, on passe aux œufs, puis, aux épis de maïs... En fin de mois, l'assiette est vide ! Nous n'osons rien lui dire... Lâchement alors, on se rattrape sur le souffre douleur, le petit boy,
« Batiké »... Nous l'inculpons, nous le taxons !

     « Batiké, tu n'as pas bien fait ceci ! Batiké, tu as mal fait cela ! Par conséquent, on te retire autant sur ton salaire ! Voilà, ici, sur le mur, nous inscrivons: Batiké, moins 20 francs ! Batiké, moins 30 francs ! Batiké, moins... »

     Le jour du « pocho », jour de paie, le samedi, c'est Batiké, qui nous doit de l'argent ! Mambuya nous fait de grands yeux...

     « Mais non, Mambuya, mais non, c'est un gag, c'est pour rire... »

     Ce furent, je crois, les trois boys les mieux payés de Bukavu... et du Congo Belge ! Pour ce qu'ils avaient à faire...

 

     Ma mère, et celle de Charles, nous envoient régulièrement des « colis », des boites de conserves, des biscuits, du chocolat... Le chocolat, que Roger, en catimini, en pleine nuit,
(le traître), essaye de piquer ... Charles et moi, l'avons pris en flagrant délit ! Du bruit dans le garde manger...

     « C'est de nouveau le chat de la voisine ! »

     Munis de nos raquettes de tennis, nous nous précipitons dans cette petite pièce !

     On allume ! Le chat, c'est Roger, farfouillant dans les paquets de chocolat...

     Quant ce stock est épuisé, notre dernière ressource, la stratégie de la « surprise party »... En effet, certains seront surpris: obligation d'apporter à manger et à boire ! Les filles Vandenbosch, jolies au demeurant, mais un peu snobinardes, un peu « Prout, ma Chère » et curieuses surtout de connaître enfin cette maison de perdition, dont elles ont tellement entendu parler, n'ont jamais revu les zakouski, qu'elles ont apportés sur deux grands plateaux d'argent... Et pour cause, Roger fait le baratin pendant que Charles et moi, à tour de rôle, nous planquons vite dans le garde manger, les trois quarts du contenu des plats emmenés par les nombreux invités !

     « Les zakouski ? Mais, mes chéries, ils étaient tellement bons... Un succès fou... Il n'y en a plus ! ».   

     Ainsi, nous avons survécu aux vaches maigres de la Cagna...    

     Heureusement, tous les trois mois, je rentre à la maison pour reprendre des forces... De Kitega, je me rends avec mes parents à Vuyonga, chez ma grand-mère... On rejoint le Congo en passant Ruhengeri, un poste au Ruanda, pour enfin arriver à Kiseygni et à Goma, sur le lac Kivu... Région de la chaîne des Montagnes du Virunga, le pays des gorilles ! Un autre complexe, je n'ai jamais vu de gorille en liberté ! A cette époque, on ne dérangeait pas les gorilles, on leur foutait
la paix... Ils étaient heureux, tranquilles, dans leurs forêts de bambous et de fougères, à des altitudes, ou très peu d'humains allaient se promener... Comme ils ne m'ont jamais envoyé un fax pour m'inviter dans leurs domaines, je n'y suis jamais allé... Il est vrai que le fax n'existait pas encore !

 

     1990. Courrier sur Séoul. Ma fille me demande de lui ramener un ours de Corée ! Un ours en peluche... Nous atterrissons vers six heures du soir ! Sortir de l'aérogare prend une demi heure,
le trajet en bus, ralentit au pas d'homme, à cause du trafic à l'entrée de la ville, une heure et demie, le temps de s'installer à l'hôtel, de prendre une douche, de se décrasser, il est huit heures passées... Les magasins ferment à neuf heures !

     « Valou, je ne sais pas si j'aurai le temps... Si nous avons du retard, c'est foutu ! » 

     Je maudis mon collègue et ami Gui Vanderlinden... C'est chez lui, que Valérie a vu l'ours blanc (!), l'ours polaire, presque grandeur nature, qu'il a ramené à sa fille Nathalie...

     « Je voudrais le même ! ». (Elle n'a pas dit: « Je veux ! ». C'est bien ! Elle a des chances d'avoir son ours...)

     « Quant j'irai au Canada, à Vancouver, on transite deux jours à Séoul... Je verrai... »

     Christophe, le fils de mon ami n'a que des avions dans la tête... Il veut devenir pilote, il va devenir pilote ! Il sait tout par le computer de son père, relié aux opérations, qui lui fournit tous les programmes de vol des pilotes:

     « Mais, Jack... Tu y vas demain, à Séoul ! »

     « Heu... Oui, je sais, mais courte escale, j'arrive tard le soir et je repars tôt le lendemain matin, retour à Singapour ! »

     Son père, le gros malin:

     « Je te donne toujours l'adresse du magasin à Itewan... »

     Je suis coincé !

     Itewan, une autre rue du faux ! Imitations ! Pas de sexe, mais des baskets « Rebok », Nike et Cie », et autres « articles de luxe », régal des équipages...

     « Par hasard, vous n'auriez pas besoin de pompes ? »

     « Oui, si nous arrivons à temps ! », me disent mes collègues...

     Par-dessus le marché, il pleut ! D'ailleurs, l'atterrissage s'est effectué au minimum de la visibilité... Je ferais mieux de me relaxer devant une bonne bière !

     Nous nous engouffrons dans un taxi... Dans ce pays, la communication de langue est difficile... Comment expliquer au chauffeur coréen, que je veux acheter un ours !

     « What ? Quoi ? A bear ? Un ours ? »

     « Yes, a bear ! Un ours en peluche ! »

     « Ah ! Ok ! »

     Il semble avoir pigé, mais il doit me prendre pour  un fou... Finalement, avec l'adresse de mon ami, on découvre le magasin aux peluches... Toutes les bêtes de la terre sont présentes ! Assises, couchées, debout... Le zoo va fermer !

     En effet, l'ours polaire est bien là ! Le malheureux est pendu par le cou, il tournicote autour d'un fil... Il a l'air triste... Il est immense ! Cette fois-ci, c'est ma fille, que je maudis ! Comment transporter cette bête ?

     C'est alors que quelqu'un me regarde... Le gorille ! Il est assis au fond du magasin, ses yeux en biais sont braqués sur moi ! Il a l'air de me supplier... Parmi ses voisins, il paraît encore plus grand ! Maintenant, c'est moi que je maudis, car je n'hésite pas, je les achète tous les deux, lui et l'ours ! Je les libère de leur captivité...

     Leurs achats terminés, mon équipage me rejoint... Je suis gêné...

     « Vous ne pourriez avoir la gentillesse de m'aider à transporter mes bêtes ? »

     « Skip, vous n'auriez pas pu acheter des godasses, comme tout le monde ? »

     Dans l'avion, ces énergumènes, misérablement enfoncés, rétrécis, rapetissés dans un sac en plastique, afin qu'ils ne soient pas trop voyants, ont fait le voyage en première classe, chacun assis sur un siège libre, seule endroit assez spacieux, vu leurs tailles... Le Chef de cabine n'était pas des plus heureux... 

     Avant d'arriver chez moi, je demande au chauffeur de taxi de s'arrêter. Le Chinois, c'est certain, me prend aussi pour un cinglé, quand il me voit déballer mon gorille et mon ours, que j'installe à l'arrière de la voiture...

     Ma fille:

     « Et mon ours ? »

     « Sorry, Valou, mais nous sommes arrivés trop tard... Je t'avais prévenue... »

     Mine déçue...

     « J'ai deux copains dans le taxi... Ils disent qu'ils n'ont pas le temps de prendre un pot ! Va un peu voir... »

     Depuis, « Virunga », notre gorille, n'a plus jamais voulu quitter son  fauteuil «Emmanuelle » ! Sous le ventilateur colonial, il n'a pas trop chaud, il est satisfait de son sort... Son regard de travers nous regarde, il sourit... Voilà au moins un gorille de sauvé !

     Quant à l'ours, il a retrouvé des températures, qui lui sont plus appropriées, celles de l'Irlande... Il est le garde du corps de mon petit-fils !

 

     Dans ces belles collines du Ruanda, ce n'est pas un gorille, que nous avons croisé, mais un Ministre, Paul Henri Spaak ! Sur le bord de la route, à l'ombre des eucalyptus, où nous nous sommes arrêtés, ce Monsieur a peut-être eu le mot exact, le qualificatif, qui résume l'histoire de notre famille...

     Présentations au Ministre, qui s'informe... Mon père lui débite son curriculum vitae: son arrivée au Congo en 1929, lui parle de son frère, ex-aviateur de la RAF, pilote de ligne, de sa mère et de sa sœur, venues le rejoindre en Afrique... Impressionné, Monsieur Spaak conclut:

     « Les Siroux, ce sont des aventureux ! »

     Il n'a pas dit « aventuriers »... Nuance, finesse ! Heureusement, mon père ne lui a pas parlé de sa femme, de ma mère, attaquée par les corsaires en Mer de Chine... Si le récit de ma vie, celui que je raconte aujourd'hui, était venu s'ajouter à celui de mes parents, peut-être alors, Monsieur le Ministre, aurait-il employé ce terme péjoratif « d'aventurier »...

 

     En 1952, le voyage en Europe, fut moins « aventureux », que celui de 1948... Au lieu du DC3, le DC6 ! On voyage déjà plus vite... On ne prend plus le temps ! Escales rapides: Le Caire, (sans Pyramides), Athènes (sans Acropole), Rome (sans Colisée), Bruxelles ! Je demande à visiter le cockpit...

 

     Les choses vont s'empirer... De nos jours, les avions sont remplis de ces gens pressés
d'arriver ! Ils mangent, ils boivent, ils dorment, ils rebouffent, ils reboivent, ils redorment ! Les volets, les hublots des fenêtres sont baissés ! Dans la pénombre, ils regardent un film en survolant la planète, sans la voir, sans savoir... A l'arrivée, leur état est lamentable ! Nom di Diou, quelle mouche les a donc piqués ? Le business ? D'accord... Mais les « Toutous », les touristes ? On est si bien chez soi ! De si belles choses ont visiter dans son propre pays... Il est vrai que sans ces pèlerins, je ne serais sans doute pas aux commandes d'un 747, mais d'une brouette quelconque...

     J'admets tout de même, qu'à ma retraite, lorsque mon horizon sera restreint, cloué au sol, entre quatre murs où pendront quelques souvenirs d'avions, quand mes ailes seront coupées, brisées, qui sait, pris d'un désir de bête, je ferai comme eux, je m'évaderai au bout du monde, sur une plage de sable fin, pour l'amour d'un cocotier... 

 

     Mon père n'a pas commandé de voiture,  bonne excuse pour abréger les tournées familiales... Son foie ! Mais, cette fois-çi, c'est ma mère, qui est malade ! Un vilain furoncle, qui ne veut pas guérir... A son tour, elle se retrouve alitée, à l'Institut Tropical d'Anvers ! Les Coloniaux, décidément, passent leurs congés en Europe, à se rafistoler la santé...

     Elle nous propose, bien gentiment, à mon père et à moi, d'aller faire un tour à Paris ! Mission culturelle... Mon père doit me montrer les Champs Elysées, la tour Eiffel, me faire visiter les musées, le Château de Versailles, le Louvre...

     « Promis ? »

     « Oui, Minouche ! »

     Le premier soir, Papa m'emmène aux Folies Bergères !

     Des seins nus ! Je n'ai vu que des seins nus au Congo... Toutes les négresses de la brousse avaient la poitrine au vent, je ne suis donc pas trop impressionné par celles des danseuses de la revue « Synopsis »... Par contre, le galbe de leurs jambes élancées, les souliers à haut talon, les costumes à plumes, me donnent le frisson !

     Pour paraître plus mûr, plus vieux, plus de 17 ans, mon père me prête son imperméable... J'en relève le col, pour faire « homme », pour faire « mec » quand nous rentrons dans ce bar de Pigalle !       

     A nous deux, sortie de copains ! Ce n'est plus des mains de curés, que j'ai dans mon pantalon, mais bien celles, bien expertes, des entraîneuses, à qui mon père offre des tournées... Je ne le reconnais pas ! Je me dis:

     « Ca y est, on va aux putes ! »

     Fausse impression... Déception ! Mon père règle l'addition, nous quittons l'établissement ! Les filles font la gueule...

     Mon éducation sexuelle n'était que théorique... Un après-midi, sur la barza, ma mère, naïvement, m'avait entretenu des « choses de la vie »:

     « Une petite graine, qui... »

     « Maman, arrête, je t'en prie, je sais tout ! Les boys m'ont absolument tout appris, dans les détails... »

     Elle est surprise, inquiète...

     « Et, tu... »

     « Non ! » 

     Regrets éternels... Censuré, à l'époque, ce film « en noir et blanc » !

     Je suis encore persuadé aujourd'hui, qu'il a raté le coche, mon père... A Paris, l'occasion manquée d'effacer quelques tabous, quelques inhibitions religieuses ou laïques, de me faire découvrir, avec pureté, sans arrières pensées, le mécanisme de l'amour... Une leçon par une professionnelle, qui ne demandait qu'une seule chose, jouer son rôle d'enseignante à la perfection, m'apprendre une histoire simple: l'histoire du cul !

     Loupé ! Plus besoin de crâner, je rabats mon col... Le bordel sera Le Louvre, le claque, le Château de Versailles !

 

     On retrouve ma mère à Anvers... Son abcès guérit, cicatrise ! Le médecin l'autorise à quitter l'hôpital...

     Mon père:

     « Peut-elle voyager ? »

     « Oui, mais méfiez-vous de la chaleur... »

     Une nuit et une journée de train... Au Congo, nous n'avions jamais eu si chaud ! Destination: l'Italie ! L'été, la chaleur de juillet, une fournaise... Au fond de sa cuvette, le lac de Come est en train de bouillir ! Sur la route de Bellagio, l'autobus est un four ambulant... Ma mère est prête est s'évanouir !

     Arrivée à l'albergo, au bord du lac... Mon père:

     « On ne bouge plus ! »

     Nous y sommes restés plus de deux mois...

     Deux mois de douceur, deux mois avec mes parents, deux mois de bonheur... Il est des moments dans la vie, où tout s'harmonise, tout s'accorde, la Paix, avec un grand « P »... J'ai, du Lac de Come, ce souvenir paisible...

     Le soir, à la Campanina, sur l'air des « Feuilles mortes », mes parents dansent, toujours bien amoureux... Je les regarde en buvant mon Asti Spumante et j'hésite à inviter les belles Italiennes...

     A la plage de la Villa Serbelloni, j'aide les Américaines, qui sont moins belles, à démarrer à ski nautique, ainsi, elles m'offrent parfois un tour gratuit... Je découvre aussi...

     « Jack, tu ne vas pas recommencer ! »

     « Quoi ? »

     « Nous raconter l'histoire de ton Campari, comme tu nous as raconté celle de ton Coca-Cola »

     « Ca va ! Ca va ! OK ! J’abrège: à la plage du Serbelloni, j'ai découvert le Campari ! »

     « Alors, Jack, pour toi, le lac de Come, Bellagio, c'est le Campari ? »

     « Oui ! »

 

     En fin de séjour, nous bougeons quand même... Un saut à Venise, un tour en gondole ! Sur la place St Marc, un artiste me caricature... Il me fait le regard lointain, j'ai l'œil chaviré, sentimental, je regarde un cœur transpercé d'une flèche ! Vraiment, à Paris, mon père aurait du m'emmener aux putes...

 

     Roger doit rejoindre sa mère en Belgique... Charles décide alors de faire également sa  Rhétorique », dernière année des Humanités, à Bruxelles... Je me retrouve donc seul ! Où loger ? Pour la cinquième fois, je me pose cette question ! Je trouve le gîte chez les Fauconnier ! Leur fils, Claude, était un habitué de la Cagna, un ami des mousquetaires... Il me propose de venir habiter chez lui... Pour nous, son père, entrepreneur en menuiserie, transforme, aménage le garage... Claude et moi, nous avons notre lit, notre bureau... Leur maison se trouve aussi au bord du lac... Ses parents sont charmants, en bons Wallons, ils sont gais, ils rient ! Des fois, Mr. Fauconnier s'énerve...   Alors, il jure ! Le perroquet l'imite à la perfection... Un jour, ce dernier n'arrête pas de jurer, de jurer encore... On va voir... Le chimpanzé le tient le perroquet par le cou, le plonge et le replonge dans un saut d'eau ! Quand il n'a pas la tête sous l'eau, le coco en profite pour hurler, comme son maître:

     « Nom di Diou ! », « Nom di Diou ! », « Nom di Diou ! »

     Claudine, la sœur de Claude est jolie, ce qui ne gâche rien, mais, c'est une fille à poigne... Pour se faire de l'argent de poche pendant ses vacances, la ravissante Claudine fait du transport, elle conduit des poids lourds, des gros camions !

     Je retrouve ainsi une ambiance familiale, je me sens bien, je porte avec aisance mon manteau de fine peau...

 

     Je rentre en « Poésie », avant-dernière année de mes études... Claude termine sa « Rhéto »,
il est intelligent, intellectuel... En plus, il est beau, il est fin, presque efféminé... Passionné de jazz, il m'apprend les bases de cette musique, les interprétations, les improvisations... Moi, mes connaissances en cette matière se bornent à ma musique de brousse... J'essaie de suivre ses explications, je différencie le « Modern » du « New Orleans »... Il me fait bouffer
« Les Oignons » de Sydney Bechet, je les ingurgite ! J'ingurgite tellement, que je me mets à l'harmonica ! Pourquoi l'harmonica ? J'aurais dû me mettre à la batterie, le tam-tam, ça me connaît... Non, c'est Claude, qui s'assoie à la batterie ! Il est un peu sourdingue, c'est probablement pour cette raison, qu'il se met au « drum », ou peut-être, est-ce un prétexte pour s'échapper dans un monde à lui ? Son père croit fermement qu'il joue ce petit jeu, car Claude est un penseur, un rêveur...

     Un autre copain, « ex-cagna », n'est pas mauvais guitariste, par contre... Fort heureusement, Dany Lauwers sauve le trio, que nous formons, l'orchestre des « Tsins boys » ! (Abréviation, que nous avons l'habitude d'employer, de la langue flamande: « Tot siens », au revoir, allez salut ! »). Cette cacophonie, « Qouak-qouak, boum-boum, kling-klong », nous la répétons dans notre chambre, notre « garage », heureusement situé au fond du jardin et assez éloigné de la maison pour que Mme Fauconnier ne soit pas dérangée dans ses vocalises... Elle, c'est une véritable artiste, elle répète Mme Butterfly !

     Depuis toujours, je voulais apprendre un instrument de musique... J'en veux un peu à mes parents de ne pas avoir développé mon oreille musicale (!). Sans doute, en apprenant mon
« rejet » de la chorale chez les Jésuites, et en m'écoutant chanter faux, siffler faux, ils se sont dits que cela n'en valait vraiment pas la peine... Non, je ne peux pas leur en vouloir, parce que découvrir en pleine forêt vierge, un « Steinway », un saxophone ou une clarinette, ce n'était pas évident... Plus aisé d'acheter un instrument local, ce que fit mon père en m'offrant un tam-tam !

 

     Bien des années après, à Singapour, je ressors mon harmonica, je retente quelques airs de musique, « Que reste-t-il de nos amours ? »... Je refais mes « Qouak » ! Le chien, la chienne, nos deux Berger allemands, se mettent à hurler à la mort, comme des loups, le nez au zénith:

     « Wooooooh, Wooooooh... »

     Ca va, j'ai compris ! J'aurais dû comprendre, il y a trente ans...

 

     Ces deux dernières années d'études vont très bien se passer... S'ajoutent à mes excellents Professeurs, celui de Néerlandais, M. Depooter, qui vient d'arriver... Il est notre voisin, devient ami avec M. et Mme Fauconnier, devient notre copain, à Claude et à moi... Professeur intéressant, d'esprit large, artiste (il fait de la peinture, plutôt moderne, surréaliste, c'est bien son caractère...), il nous fait traduire Multatuli, nous parle des rizières de Java, de Sumatra...

     Je survolerai souvent l'Indonésie en Boeing 707 et 747... Souvent, j'aurai une pensée pour ce Professeur, qui a participé, lui aussi, à la formation de mon esprit... Il m'aide surtout à m'enfoncer dans le crâne cette langue, pour moi un peu rébarbative, qu'est le Flamand ! J'aime cependant mes amis Flamands... Une fois accepté dans leur clan, dans leur vie, pas de ronds de jambes, pas de superficialités, on pénètre dans le béton de l'amitié solide ! Mais j'ai des difficultés avec leur langue... Trop gutturale... Accents rudes... Gorge sèche... Me faut une boite de pastilles Valda... Un peu comme les Français avalent péniblement l'Allemand ou l'Anglais ! Plus facile pour les francophones de parler l'Italien ou l'Espagnol... Il suffit d'ajouter des « O » et des « A », m'a conseillé ce linguiste distingué ! « En tout cas » (!), dans les écoles indigènes congolaises, les pauvres bougres apprennent le Flamand ! Pourquoi pas le Chinois, tant qu'on y est ? Faut l'avouer, nous avons tout de même commis quelques conneries aux Colonies ! Si ce n'était que celle-là...  

 

     Les femmes ! J'ai été élevé par les femmes, j'ai été entouré de femmes ! A commencer par ma mère, puis ma grand-mère, ma tante et les Petites Sœurs, mes belles-mères, ma femme, ma fille, mes femmes... A mentionner la présence obligée des hôtesses de l'air, qui font partie intégrante de notre environnement, à nous les pilotes !

     En fait, je suis infesté de femmes et aucun vaccin ne peut m'en guérir, puisque je ne peux pas vivre sans leur présence...  Au point que j'invite parfois ma bonne, mon amah, à prendre le thé avec moi... « Yes, Master ! » Rien que pour sa présence !

     « Et si tu te retrouvais un jour vraiment seul, Jack ? »

     « Tu m'as déjà vu seul cinq minutes ? »

     « Non, en effet, tu es toujours entouré d'un ami, d'une amie, d'amis... Tu as même un gorille en peluche ! »

     Faiblesse !

     Je n'ai pas eu la force de ce Diable Boiteux, Monsieur de Talleyrand, qui a su y faire, lui ! Il est parvenu, paraît-il, à « être dans leurs bras et à leurs pieds, mais jamais dans leurs mains... Moi, à mon insu, elles m'ont diaboliquement enserré dans leurs fines menottes, les femmes !

     Monsieur Guitry, j'avais à peine une quinzaine d'années lorsque j'ai fait votre connaissance un samedi soir, au cinéma du Club de Kitega... Vous étiez justement ce diable d'homme, ce diplomate inégalé, ce fin renard de grande classe, Monseigneur de Talleyrand-Périgord... Je vous ai apprécié tout de suite ! Ensuite, je vous ai reconnu dans vos pièces de théâtre et dans vos pensées, inégalées elles aussi, que j'ai lues et relues... Vos citations sont tellement appropriées
à mes mésaventures féminines... D'ailleurs, la plupart d'entre nous, les hommes, si nous avions votre esprit, mais hélas, nous ne l'avons pas, nous dirions les mêmes choses... Aussi, Monsieur Guitry, m'en voulez-vous si je vous cite dans mon crayonnage ? Vous ne m'en voudrez pas, n'est-ce pas ?

     « Non ! »

     « Merci ! »

Je crois que c'est vous qui avez dit:

     « Il y a les femmes avec lesquelles on sort et les femmes avec lesquelles on rentre... »

     Pour ma part, poussé par je ne sais quel démon de contradiction, je fis l'opposé ! Je me suis toujours arrangé, dans la plupart des cas, à sortir avec des femmes, avec lesquelles j'aurais dû rentrer et à rentrer avec celles avec lesquelles j'aurais dû sortir... Par conséquent, puisque j'ai inversé ce théorème sans le vouloir, bien des femmes m'ont trompé lamentablement, au propre comme au figuré... En amour, (comme en affaires), j'énonce: « Je vous fais confiance »... Et je me retrouve lésé !

     Je n'ai pas changé, on ne change pas les gens... Transpercé, sublimé, par un doux regard de biche, par un doux regard de chienne, je m'engage dans un cheminement, que je crois être le bon parcours... Ce n'est bien souvent qu'un sens interdit, dont je n'ai pas aperçu, ou n'ai pas voulu apercevoir, le poteau de signalisation, pourtant « grand comme ça »....et en couleurs... Ou alors, au croisement d'une rencontre, je fonce, les paupières closes... Vite, je brûle un feu !

     « Un feu rouge, Jack ? »

     « Plus rouge que ça, tu meurs ! »

     Par-dessus le marché, je m'accroche ! La longueur d'onde est totalement différente, mais je m'accroche ! Dès lors, les chemins se croisent, se décroisent, se zigzaguent... Le cinq sur cinq devient du zéro-zéro ! Communication difficile, brouillée, impossible... Incompatibilité de réception, d'interception... Impasse !

     Mais qui roule dans le bon sens ? Qui est sur la bonne fréquence ? J'ai l'impression que je ne suis pas le seul à me poser cette question... Doute ou certitude de détenir la vérité universelle ?
A la limite, c'est une histoire de cinglé... Je tente  de rattraper, je serre les virages... Je veux garder ma position, car j'ai raison ! Mais oui, c'est moi, qui suis dans le vrai ! Je suis certainement hors de la plaque, mais je persiste... Je me prends alors pour ce fou de chauffard, qui s'est engagé en sens contraire sur l'autoroute... De justesse, il évite tous les trafics venant ont sa rencontre !


A la radio, il entend l'avertissement de la gendarmerie aboyant:

     « Attention ! Un fou roule en sens inverse sur l'autoroute ! Attention ! »  

     Le gars, sûr de lui, se fait immédiatement cette réflexion:

     « Les flics se trompent, il n'y a pas qu'un fou sur l'autoroute, il y en a des centaines... »

 

     « Tu es aussi peu la femme, qu'il me faut. C'est bien tentant ! »

     Du Sacha...

 

     L'erreur du « mâle », est de vouloir, à tout prix, forcer les femmes à changer leur ligne de vie, leur faire franchir le Rubicon... Le résultat, c'est la Bérézina ! Je connais des femmes indépendantes, souvent jalousées, parce qu'elles sont libres, parce qu'elles ont la force de vivre seule... Je décèle chez elles cependant, une certaine nostalgie... L'âge avance... Un besoin, qu'elles avouent difficilement, celui de partager finalement leur existence... La solitude ! Une de ces amies m'a dit:

     « L'indépendance ? Un choix, Jacques, qui se paie lourdement...«

     Peut-être, ai-je trop la notion du couple ?

 

     « Pas homme à femmes alors ? »

     « Si, mais d'une femme à la fois... »

 

     Cependant, j'ai eu des relations brèves, « sans bavures »... Recette ? Faire abstraction de tout sentiment ! J'estime que c'est voler un peu bas... C’est difficile, je deviens si vite amoureux !
Je crains une erreur d'altimétrie...

 

     Un ami conseille:

     « La paix avec les femmes ? Leur donner tout ce qu'elles désirent ! »    

     « Malgré les petits oiseaux, qu'elles attrapent dans la tête à un certain âge ? »

     « Ouais ! »

     Matérialisme... Facile à dire ! Dans la mesure de mes moyens, quand je les crois comblées,
je leur dis, à mes femmes, en blaguant avec sincérité, parce que je les crois heureuses et que
je suis heureux pour elles:

     « Vous avez le cul dans le beurre ! Parasites, faites des bonds ! Des bonds de joies ! ».

     Ou alors quand leur humeur est sombre, que leur esprit et leur corps sont perturbés, je leur conseille en rigolant:

     « Faites le poirier, c'est bon pour la circulation sanguine ! »

     Evidement, je suis mal reçu...

     Et elles m'en reparlent bien des années après !  Elles ont une de ces mémoires, mes femmes... Elles se souviennent de tout ce que je leur ai dit... Des éléphants !

 

     « Tu es indiscrète, tu retiens tout ce que je te dis. »

     Du Sacha...

 

     Insatiables ! Mais tellement indispensables...

 

     Pourtant... Un collègue aviateur me parle de son ex-femme orientale, une japonaise, je crois... Pendant dix ans, il ne cesse de s'entendre dire qu'il est le plus beau, le plus intelligent, le plus ci, le plus ça ! Au début, cette soumission, cette admiration, lui plaît, le flatte ! Petit à petit, il trouve son épouse de plus en plus « carpette »... Cela l'énerve à un tel point, qu'il s'en sépare !
Il m'avoue, cet occidental: 

     « A la fin, si tu savais combien j'aurais voulu, qu'au lieu de me traiter de Dieu tous les jours, elle me donne des baffes ! »

     Comme quoi...

 

     Etrange... Parfois, j'ai pu régler la bonne fréquence... Le ciel bleu, la Plénitude, la Paix ! Le deux « P », les « Pépées » de mes rêves... Tout à coup, « Reverses » ! Inversion de la puissance, revirement de ma part, virage de 180 degrés, routes divergentes ! Maladie, masochisme ? Méchanceté ? Non, du tout, mais lorsque d'aventure, on fait du mal à un très gentil, il devient très méchant... J'avoue qu'alors, je vitriole, j'acide ! Blessures... Cicatrices profondes, marques ineffaçables, paraît-il... Tant pis, fallait pas m'encrasser !

 

     « En vérité, j'ai pour la femme un tel amour, et pour l'amour un tel penchant, que la pensée de vivre à deux sans s'adorer me fait horreur. »

     Du Sacha...

 

     En relations féminines, je suis un jaloux ! Excuse ? Je suis bêtement sentimental, un amoureux tout simplement... Je confesse ce péché capital ! Faiblesse, une fois de plus... Cela ne me regarde absolument pas, mais j'ai alors le malheur, la bêtise, de farfouiller dans le passé de ces dames...
Je veux savoir, connaître, comprendre ! Dissection... Je leur donne des bâtons pour me battre !

 

     « Elles ont un redoutable avantage sur nous: elles peuvent faire semblant, nous pas. »

     Du Sacha...

 

     Quand j'aime, j'aime ! Mon défaut: je suis un possessif... Lorsque je possède, je possède ! Simple... Du moins, je crois posséder... Je m'en veux toujours de le montrer, c'est plus fort que moi !

 

     A Honolulu, Hawaii, nous sommes en sortie d'équipage, « mon » équipage ! Je suis obligé de présenter une de mes hôtesses, la jolie May, à un copain français, Christian... Beau garçon, présentateur de publicité à la TV,  il bave devant ce genre de fille aux yeux d'amandes... Elle sourit, la sotte ! Je dois tirer la gueule, car elle me glisse à l'oreille:

     « But, you are jalous, Captain ! » (Mais, vous êtes jaloux, Commandant !).

     Leçon de cette Chinoise ! J'ai compris, sur cette plage de Waikiki, que dans bien des cas, j'avais dépassé la mesure...

 

     « Vous, dans une cage ? Non, dans une vitrine avec: Défense d'y toucher ! »

     Du Sacha...

 

     Je suis, paraît-il, accaparant... A la limite, j'étouffe, dit-on ! Bizarre... Moi, qui passe les deux tiers de ma vie à sillonner le globe ! Et quand je reviens de mes envolées, j'emprisonne, je colle, j'arapède...

     « Vous, en prison chez moi ? Légende... »

     Du Sacha...

 

     Aux femmes, j'ai l'impression de leur demander l'impossible ! Pourtant, si elles savaient...
Ce serait si simple... Je ne quémande qu'un brin de complicité, un geste de la main, un sourire de communion, un clin d'œil, les entendre dire:

     « Je suis heureuse ! Je suis contente d'être avec toi ! »

     L'accord, la communion... Hélas, c'est là, tout mon problème, je creuse à la recherche de matières rares !

 

     « Hélas, on ne peut pas faire leur bonheur de force. Et celles que nous ne rendrons pas heureuses à notre idée, sauront nous rendre malheureux à leur façon. »

     Du Sacha...

 

     Ou alors, les prémisses de ma logique féminine sont-elles complètement faussées à la base ? Fort certainement !

 

     Le triste « ponpon » de mon histoire est qu'au crépuscule de ma carrière et de ma vie, après une longue relation de feu et de sang, je dois citer une nouvelle fois et tellement à propos,
le grand Sacha:

     « Quelle heure as-tu ? »

     « J'ai six heures dix. »

     « Moi, j'ai six heures. »

     L'un retardait sa montre et l'autre l'avançait. Et cet écart de dix minutes subsistait...

 

     Un jour, peut-être, synchroniserons-nous nos tocantes... Si la mienne n'est pas devenue complètement patraque !

 

     Piment obligatoire de la vie, les femmes... Sans elles, ce serait le mornitude !

     Pas du Sacha... De moi !

     Pas fameux ? Evidement, c'est pas du Sacha !

 

     « Alors, Jack, tu as mal joue mal joué aux dames ? »

     « I am afraid, yes ! Je crois bien que oui ! »

 

     Denise L. est secrétaire, mais aussi mannequin... Toujours été mon faible, les mannequins... Elle défile en virevoltant, ma tête tourne en cadence, j'ai le vertige, je dérive...

     Avec d'autres de ses amies, qui deviendront mes amies, concours automobiles, MG rouge et Triumph blanche... Gominé, je suis le chauffeur de ses dames, le larbin, le toutou... Je les aide à descendre de voiture, les guide vers le podium... Denise, elle, est dans la grande décapotable américaine...  Elle porte le voile, l'innocente ! Toilette en voile, chapeau de voile...

     Denise, la pulpeuse, l'appétissante, la sensuelle... Elle est belle, Denise, elle est... Elle est tout !

     Choc ! Catéchisme nouveau ! Déchirement de voiles ! Bombe, qui explose en mille feux, dont les retombées me pénètrent jusqu'aux os ! Je suis ébloui, je suis foutu ! Elle part,

j'attends ! Elle revient, je reviens ! J'absous, j'efface... J'ai mal au creux du ventre, mon esprit se liquéfie... La panade ! C'est ma Madeleine, c'est ma Mathilde... Non ! Pas celles de Brel, les miennes... Avec elles, je replonge en volupté, quel doux enfer... Pour moi, c'est le paradis !   

     Samedis et dimanches, l'après-midi, Denise vient me prendre dans sa petite voiture bleue, son « Anglia »... Ca se passe en général dans la petite maison de Dany, le guitariste ! On fait la sieste, puis on dort un peu... Si peu... Sieste crapuleuse ? Oui ! Mais je découvre ! Pas du beau travail... Bibises, touche-pipi, sieste de novice... Du « Tchik-tchik », comme disait mes boys... Trop excité, je ne peux pas, je ne sais pas... Ca va vite... De la lapinade... Eclaboussures inutiles !

     Quand je rentre au « garage », Claude me renifle... Je suis dans un état épouvantable, une poubelle d'amour, cette fois-ci !

     Il me dira plus tard, ce bel éphèbe, qui faisait quand même du judo, ce qu'il pensait à ce moment-là:

     « Il faut sauver Jeson ! »

     Je dois passer mes vacances chez mes parents... Notre club de judokas est la couverture idéale pour emmener Denise avec moi... Je suis ceinture jaune (je n'irai jamais plus haut...), j'organise une démonstration au club de Kitega ! Ma mère est contente pour moi... Elle a toujours été contente pour moi, ma mère... Mon père apprécie les formes appétissantes de Denise, il a toujours apprécier le profil des filles, que je ramenais à la maison, le coquin...

     Les copains repartent sans moi à Bukavu en emmenant Denise...

     A mon retour, elle n'est plus là, Denise... Elle est rentrée en Europe ! Claude aussi... Il a terminé ses humanités, commence ses études en Belgique !

     Fallait que je sois mal parti, pour que sa mère et sa sœur me fassent comprendre que...

     « Que quoi ? »

     « Denise, vaut mieux que tu oublies... »

     « ...»

     « Tu y croyais trop ! »

     « A quoi ? »

     « A ta Denise, tiens ! C'est pour cela qu'on t'en parle ! »

     « Et alors ? »

     « Ben... »

     J'hésite à comprendre... Je pige enfin ! Claude m'a piqué Denise !

     « Craaaaac ! » Craquelures...

     Trompé par un ami, trompé  par une femme... Je dévale la pente, je tombe dans le ravin le plus bas ! Je m'écrase en mille morceaux: « Spricth » ! Pantin disloqué, petite marre, je coagule...

     Premier « Craaaaac ! » sentimental, ce ne sera pas le dernier... Et puis, il y aura aussi les

« Craaaaac ! » professionnels !

 

     Quelques années plus tard, je revois Claude Fauconnier en Belgique... Il est Docteur en Droit, a trouvé un poste dans un Ministère, a épousé Olga M., une autre copine à nous du Congo... Il me jura qu'il n'avait jamais revu Denise, que sa liaison avec elle, à Bukavu...

     « Par amitié ! »

     « Tu rigoles ? »

     « Je t'assure ! Il fallait que je te débarrasse de Denise... Tu étais mal barré... »

     Je l'ai presque cru !

     La belle excuse ! Au nom de l'amitié !

 

     Amitié, amitié... Moi, qui place la barre de l'amitié si haut, si haut... Voilà une chose, qui m'a toujours surpris, intrigué, dégoûté ! Pourquoi un ami, prétendu tel, puisse avoir le culot de roucouler, de tournicoter autour de votre compagne ? De la touchoter:

     « Et gna, gna, gni... Et gna, gna, gna... »

     J'en ai eu des amis... De « bons » amis, de « grands » amis, des « Mon frère, je t'embrasse »... Ils ne pensent qu'a une seule chose: sauter votre femme... ou votre fille ! Les boucs ! Les Judas ! Faute grave ! Trahison ! Traîtrise à l'amitié ! A fusiller ! Exécution ! Au poteau ! Coup de grâce ? Allez, oui, par amitié ! « Plam ! ». Une balle dans la tête, entre les deux yeux !

     A ce régime-là, on en verrait des drôles de types passer dans la rue... Ils ont tous, car ils sont nombreux, la tête en forme de passoire, percée de trous ! Certains de ces instruments de cuisine trouvent alors une excuse facile:

     « Lui ? Ce n'était pas mon ami ! »

     Pour moi, comportement inimaginable ! Seul sur une île déserte, avec la femme d'un ami, même si le sable de la plage est des plus fins, je ne pourrais avoir un geste déplacé, je serais de glace sous un soleil de plomb ! Faudrait tout de même pas que cette situation perdure et que ma cervelle se mette à fondre...

 

     « Jack, tu as trop de principes... »

     « Ta gueule, faux frère ! »

 

     On peut toujours se dire que sa femme n'est pas si vilaine... Maigre consolation !

     Je reviens au grand maître:

     « N'est pas cocu qui veut ! Et nous ne devons épouser que de très jolies femmes si nous voulons qu'un jour on nous en délivre. »

     Moi, mon problème, c'est que, de mes jolies femmes, je ne veux point m'en délivrer !

     « A l'égard de celui qui vous prend votre femme, il n'est de pire vengeance que de la lui laisser. »

     Mais je ne veux pas la lui laisser, justement !

     Décidément, j'adore Sacha !

     « Mon Dieu, mon Dieu », Monsieur Guitry, combien je vous vénère !

 

     Bah ! L'eau coule sous le pont... On se passe sur les tempes un peu de ce baume bienfaisant, miraculeuse, celle qui dissipe les maux de tête et fait oublier... Le mal passe... Mais, c'est plutôt le cou, qu'il faudrait se masser ! Les arêtes sont toujours là, piquées au travers de la gorge...

 

     Toujours à la recherche de quelque sensation, de quelque rêve, qu'il ne peut réaliser dans les bureaux de son Ministère, mal dans sa peau, Claude Fauconnier va se tuer en poussant à fond l'accélérateur de sa voiture, sur une des grandes avenues bruxelloises... Ce jour-là, Denise ou pas Denise, j'ai perdu un ami !

 

     Charles Paquet, le partenaire de la cagna, épousera aussi une autre amie du Congo, Paulette Devaux, une des filles du propriétaire de la plantation, pour qui je chassais les antilopes de sa pépinière... Charles ne terminera pas ses études de médecine et dans une dernière crise, se suicidera... Ce jour-là, alcool ou pas alcool, j'ai perdu un ami !

 

     Roger Bracco, que nous appelions: « Big », pas le gros, « le Grand », parce qu'il avait une grandeur d'esprit, une grandeur d'âme, une influence puissante sur nous tous, est toujours vivant, je garde un ami !

     Un ami  ? Un ami, Monsieur, c’est quelqu’un qui traverserait la planète pour vous apporter au bout du monde des oranges quand, croupissant au fond d’une prison quelconque, vous auriez quelques ennuis...

     Cependant, espèce rare...Très rare  !

 

     Bien d'autres Mathilde viendront me hanter, me torturer, me ronger le corps, le cœur... Mais, N. di Diou, qu'est ce que j'ai pu aimer Denise !

     Malgré ce choc, je poursuis bien mes études... Je suis en dernière année, en rhéto... Mes avions ne m'ont pas quitté ! Ils sont toujours là, dans le hangar du fond de ma tête... Malgré mes amours, ils sont toujours mes amours... Ils vont bientôt prendre l'air... La date approche... Si je réussis, l'aviation m'ouvre enfin les bras... En attendant, c'est dans ceux des femmes, que je retombe.... Mais le ton a changé ! Elizabeth M., une Hollandaise, mais celle-là, elle a de fines jambes !
Mme X. a un magasin de mode, je passe à la casserole dans l'arrière boutique ! Et enfin, une des Régentes de l'Athénée, Raymonde L., qui vient de débarquer en Afrique, son premier poste d'enseignante... Vu mon retard, elle n'a guère plus que mon âge... Cette rencontre a lieu lors de la fiesta monstre, que nous organisons pour fêter la fin de nos études... Car, finalement, j'obtiens mon diplôme !

     Je me sens libéré d'une hantise, celle de ne pas obtenir ce « baccalauréat »... Par la suite, et pendant des années, dans bien des rêves, ce sera le cauchemar: je n'ai toujours pas mon diplôme... Je me réveille en sueur... L'horreur !   

     Distribution des prix, au cours duquel, je reçois le prix de « Morale » ! Murmures dans la salle, sourires... Ils auraient pu l'appeler « Philosophie », ce qui est plus exact...

     Pendant trois jours, trois nuits, guindaille, ripaille... Mme X. me soutient au maxiton !

     Un copain, plus âgé, un mulâtre, ne cesse de me parler des cuivres, des « six sax » en ligne des grandes formations américaines ! Il est fou de jazz... Alors, parce que je joue quelques notes de musique (!), il m'a pris en sympathie... Pour m'encourager, sans doute, il me prête, me donne presque, son scooter ! Je vais à l'école en moto... L'époque du tipoy est loin..... Lorsque cette vieille Vespa tombe en panne, Christiane, Cri-Cri, la Prof de gym des filles a la gentillesse de me prendre « en stop » dans sa voiture sport, son M.G. rouge...

     Cri-Cri, bien sûr, fait la fiesta avec nous tous... Mine de rien, un grand moustachu s'est faufilé dans cette bacchanale ! Il ne lâche pas d'une semelle Cri-Cri ! Qui c'est ? Je le saurai vingt ans plus tard, à Singapour, où il me retrouve ! Sa moustache s'est encore embellie, épanouie... Guy Robbe me présente sa femme... Je la connais: c'est Cri-Cri ! Durant leur séjour de dix ans à Singapour, ils vont être de grands amis...

 

     Papa, à nous deux !

     Je parle à mon père, non plus de Denise, d'Elizabeth, de Raymonde, de toutes ces différentes demoiselles, qui ont défilé à la Résidence de Kitega à chacune de mes vacances, je lui parle de mes avions !

     Son manque d'enthousiasme, sa réponse me déçoit... Voici, à peu de choses près, les termes de cette discussion serrée, dont je me souviens très bien... En principe, mon père n'est pas contre, mais...

     « Mais, quoi ? »

     Il remet son histoire de diplôme... Un diplôme universitaire !     

     « Tu m'avais promis ! »

     « Oui, je sais, mais un papier universitaire, c'est encore mieux,  une sécurité, un poids dans la balance de ta vie... »

     « Il y a trois ans, tu m'as déjà tenu cette théorie... J'ai admis, tu avais raison, j'ai accepté ! J'ai le diplôme, que tu a exigé... Aujourd'hui, le temps presse, tu le sais bien, j'ai déjà assez de retard comme ça... Je vais avoir 21 ans ! »

     J'implore:

     « Papa, s'il te plaît ! »

     En fait, mon père ne tient pas du tout à me voir devenir aviateur, il me voit plutôt faire une
« carrière dans la diplomatie »...

     La diplomatie ! Tout au long de mon métier « à contrats », dans toutes les compagnies étrangères du monde, je ne ferai que cela, de la diplomatie... De la diplomatie pour accepter les exigences locales, et sans avoir fait d'études supérieures ! Nous, les pilotes « mercenaires », nous devons être nés diplomates, avoir le sens des relations humaines, sinon c'est foutu d'avance, autant aller se coucher... Notre diplomatie est basée sur le principe des ailes « à géométrie variable »... Ouvrir ses bras, fermer ses bras, selon les circonstances, s'adapter au milieu ambiant, doser continuellement l'atmosphère du cockpit, des couloirs, des bureaux, de toutes races, de toutes cultures, de toutes religions, de toutes habitudes, de toutes couleurs... Une palette de teintes, avec qui nous travaillons: blanc, noir, jaune, bronzé, vert, gris ou rose bonbon... Nous devenons caméléons ! Avec un tantinet de « feeling », de politesse, d'amabilité, de respect d'autrui, un simple sourire, il est rare de recevoir un accueil négatif de la part des êtres de cette planète, à moins d'avoir affaire à des statues de marbre, des murs d'incompréhension, mais c'est rare... Diplomatie délicate et sinueuse: ne pas faire perdre la face tout en ne perdant pas la
sienne ! Nous devons « jouer le jeu », sinon... Il y en a, parmi nous, qui n'y sont jamais parvenus, j'en ai connus... Ceux-là, ils feraient mieux de rester chez eux ! Ce qui nous arrangerait d'ailleurs, car ainsi, ils ne nous détruiraient pas une réputation, qui bien souvent, n'a pas été facile à établir... 

     Etudes supérieures ! Tu parles ! J'ai connu un Ambassadeur, qui, enfoncé dans le fauteuil son bureau, d'où il ne sortait presque jamais (je me demande quel genre de contacts humains,
il pouvait bien avoir...), m'a demandé très sérieusement:

     « Commandant, vous avez travaillé deux ans en Tunisie ? C'est bien ce pays limitrophe du Maroc, n'est ce pas ? »

     « !!! »

     Et cet autre ambassadeur, supposé être maître en diplomatie, s'adressant dans une soirée, à notre ami, Malik Sy, Professeur d'Université, qu'il rencontre d'ailleurs régulièrement dans ce genre de réunion:

     « Il me semble vous avoir déjà vu quelque part... »

     Notre ami est le seul Noir de cette assemblée...

     Alors... Mon père avait peut-être raison, j'avais des chances de devenir un jour Ambassadeur ! Heureusement, ils ne sont pas tous de ce faible envergure... J'ai d'excellents amis Ambassadeurs, masculins et féminins, qui sont des êtres supérieurs, fins, et tellement diplomates !

 

     Quant à ma mère, elle est épouvantée à l'idée que je vais risquer le restant de mes jours en l'air, et comme une sorcière, tenir serré entre mes jambes, un manche à balai...

     Pour la seconde fois, je me sens coincé ! Parce que je le veux bien, parce que je suis bon garçon, bon fils, bon con... Respect paternel oblige, je n'ose pas dire carrément à mon père:

     « Je n'ai plus besoin de ton autorisation pour m'engager à la Force Aérienne, je suis majeur le mois prochain ! »

     « Non ! »

 

     « Craaaaaac ! » Craquelures... Désespoir ! 

 

     Tournant important de ma vie, de ma carrière... Virage, que je vais négocier avec faiblesse, qui va me projeter... en arrière !

     Mon existence sera pavée de croisées de chemins, d'options: « A prendre ou à laisser ! ». C'est le résumé de la vie, pour nous tous: « Take it or leave it » ! Jeu de poker, jeu de dés, perpétuellement...

     Pour cette première décision importante, avec mollesse, je me laisse faire, j'obéis à mon père...

     Je quitte donc le Congo Belge... Je ne devais plus le revoir ! Adieu la Colonie... D'ailleurs, les Colonies, c'est fini ! History ! De l'Histoire !

 

     Pour la quatrième fois, je rentre en Belgique ! A nouveau, le DC6... Je n'ai pas le cœur de visiter le cockpit... Escale au Caire... Non, pas de Pyramides ! A Athènes, oui, l'Acropole et les musées... Car Mme Tassos, la femme de l'épicier grec de Kitega m'accueille à l'aéroport... Elle est en vacances à Athènes et se sent obligée de me faire visiter sa ville... J'essaie de lui faire comprendre que j'ai déjà... Elle comprend, elle abrège et m'emmène au Pirhée ! Je viens de quitter mes parents et le Congo, mon pays natal... Pour combien de temps ? Je dois avoir un regard un peu tristounet, car elle le remarque et ne sait que faire pour me faire plaisir, Mme Tassos...
Elle est d'une gentillesse...  Août ! Il fait chaud ! Je me souviendrai toujours de ces merveilleux fruits servis dans une grande coupe, pleine de glaçons... Des fruits pareils au Congo,
introuvables ! Au dessert, avec les gâteaux, elle me fait goûter le miel du mont Imet...

 

     « Alors, Jack, pour toi, Athènes, c'est le miel du Mont Imet ? »

     « Oui ! »

 

     Mais j'y suis tellement retourné à Athènes, que j'y ai beaucoup de souvenirs... Entr'autres, cet incident:

     Septembre 1990. Vol Bruxelles-Athènes ! Légères turbulences au-dessus des Alpes autrichiennes... A part cela, ce vol de nuit est sans histoire... Enfin, c'est ce que je crois !

     Bonne visibilité... Au loin, on aperçoit déjà une grande tache claire, la ville d'Athènes ! C'est moi qui fait le vol, mon secteur... Briefing ! Il y a toujours des briefings... Pour la mise en route des réacteurs, pour le décollage, pour la descente, l'arrivée, l'atterrissage, le roulage au sol (taxi) et le parking... Au sol, attention, méfiances ! Avec cette grande bête de 747, dont les ailes ont 75 mètres d'envergure, il faut être prudent, ne pas se fourvoyer dans la nature... Prendre le bon cheminement, suivre la ligne centrale, ne pas accrocher les autres, spécialement la nuit, souvent c'est mal éclairé... Le Jumbo au taxi, c'est l'éléphant dans de la porcelaine ! Personnellement,
je me sens plus à mon aise en l'air que par terre, je suis aviateur, pas chauffeur d'autobus, comme quelques « rampants » en sont persuadé...

     Briefings, briefings, briefings...  Nous sortons donc les cartes d'arrivée, d'approche, d'atterrissage, ainsi que le plan de l'aéroport... Révision des procédures !

     Le point de descente se calcule, en gros, en multipliant l'altitude par trois: au niveau 370, 37.000 pieds, (12.000 mètres): 37 fois trois égal 111. Le début de la descente s'effectue donc
à 111 nautiques du point de destination: environ 200 kilomètres ! Des facteurs de vent viennent s'ajouter à ce calcul: vent arrière, vent dans le cul, on descend plus tôt ! Vent debout, vent contre, on descend plus tard ! Logique... Addition ou soustraction de quelques nautiques... Egalement, on tient compte du poids de l'avion, moins logique... Plus il est lourd, plus il aura tendance à descendre, à « tomber » moins vite ! Cela paraît étonnant... C'est à cause de son inertie ! Plus il est léger, plus le taux de pente est accentué, il « dégringole » plus vite ! Autre facteur, le choix de la vitesse de descente: quand on descend vite, on descend « fort », pente forte ! A vitesse moindre, pente douce, descente « pépère »... Dernier point: tenir compte de la décélération... Ralentir un Jumbo B747, c'est comme, un gros pétrolier sur la mer, il faut compter une vingtaine de kilomètres pour l'arrêter !

     De nos jours, on peut intégrer tous ces éléments dans l'ordinateur... Il calculera, outre la navigation, le point de descente et ordonnera au pilote automatique la réduction des réacteurs, la vitesse à tenir, le taux de descente, la route à suivre, etc., etc... Merveille de la technique, j'admets, mais n’apprécie pas tellement... Pour autant que rien ne vienne changer ces données, tout se passe bien... Mais si par malheur, le contrôleur, par exemple, retarde la descente, ordonne une altitude, une route ou une vitesse nouvelle, il faut reprogrammer le computer en vitesse ! Résultat, les pilotes sont penchés sur le computer... Le nez enfoui dans le cockpit, ils tapotent sur le clavier et ne regardent plus dehors ! Non, je n'aime pas ça ! Pour moi, ce n'est plus voler, c'est jouer du piano ! Probablement, certainement, parce que je suis de la vieille école, je vole « avec mes fesses », « avec mon cul » ! J'aime sentir mon « zinc » réagir aux mouvements, que je lui implique avec le « manche à balai » et le palonnier... Avec doigté, mais « du bras », que Diable, et « du pied » ! Point de ces légers, de ces délicats « Tip », « Tap », « Top », sur un ordinateur, une machine à écrire... Oui, je sais, je suis un vieux machin, place aux jeunes !
Aux jeunes « pianoteurs »... Ils sont bien obligés, les malheureux, sur certains avions, on leur a enlevé le manche à balai !

     Ce stick, que personnellement je reprends toujours en dessous de 5.000 pieds, après avoir désengagé le pilote automatique...

     « Je passe en manuel ! »

     Bref, dans mon briefing, je ne parle donc pas de Mr. « PMS » (Performance Managment System), du « Performateur », ce boulier compteur... Je donne simplement une distance de descente, que je viens d'estimer rapidement selon ces règles simples...

     Mon copilote s'étonne...

     « Heu... Pas de descente au PMS ? »

     « Mais non ! Il fait beau, pas de nuages, pas de turbulence... Comme un chasseur ! Plein tube ! Vitesse de descente indiquée 350 knts (630 km/h) ! On va gagner quelques minutes... Et puis, tu connais l'arrivée d'Athènes par le Nord... Un seul corridor pour les montées et les descentes ! Le PMS... »

     Mon copi n'est pas convaincu, il insiste...

     « Oui, mais pendant le training, l’entraînement, les instructeurs m'ont dit que ... »

     J'abdique !

     « OK pour le computer... Mais tu le programmes toi-même ! »

     Bien sûr, c'est magnifique... La réponse est donnée en quelques secondes ! Le point de descente s'affiche sur le cadran ! Il est d'ailleurs, à peu de choses près, le même que le mien...

     « Autorisation de descente ! »

     « Standby ! » (Attendez !), nous répond une agréable voix féminine... Plus aiguës, les voix de femmes passent bien à la radio, souvent mieux que celles des hommes... C'est pour cette raison qu'elles sont à ce poste d'ailleurs !

     On attend... Le point calculé de descente approche... On insiste:

     « Autorisation de descente ! »

     « Standby ! »

     Je m'apprête à annuler cette descente programmée, quand la contrôleuse nous ordonne:

     « Descendez au niveau 250 ! »

     On répète l'autorisation... C'est obligatoire, nous devons toujours répéter mots pour mots les
« clearances », afin d'éviter toute confusion !

     Je dis au copilote:

     « Tu as du pot, on est quasiment au point de descente... Le programme va passer ! »

     Automatiquement, les manettes des gaz reculent, l'avion descend... Les niveaux de vol commencent à défiler... Subitement, affolée, la fille contrôleuse:

     « Correction, correction ! Négatif 250, négatif 250 ! Garder le niveau 370 ! Trafic opposé ! »

     J'ai raconté cette histoire à ma femme et lui ai demandé:

     « Qu'aurais-tu fait ? »

     Sans hésiter, elle m'a répondu de suite:

     « Couper le pilote automatique, remonter vite ! »

     « Bravo ! Une récompense ! »

     Elle a reçu une sucette... Ma fille aussi, et même ma belle-mère, deux sucettes ! Toutes les deux, elles m'ont donné la même réponse !

     C'est exactement ce que j'ai fait... Disconnecter le P.A. (pilote automatique) ! Je n'ai même pas eu besoin de demander la puissance de montée... David Guerney, mon mécanicien expérimenté, avait déjà poussé à fond les manettes de gaz, allumer les phares intérieurs et mis le signal:
« Attachez vos ceintures » ! Tant pis pour les passagers, ils ont du être tassés, écrasés dans leur siège... Un coup de stick en arrière et montée rapide:

     « HAN ! »

     A peine en palier à notre niveau initial de 370, l'avion qui venait en sens inverse, au 350, nous croise ! La jolie( ?) contrôleuse avait libéré notre altitude un peu trop vite...

     Depuis les « ordinateurs », je crois qu'on leur a un peu trop bourré le crâne, aux jeunes...
« Voler ordinateur, computer, voler automatique ! ». D'accord, il faut vivre avec son temps, évoluer avec le progrès, mais de temps en temps, quand justement, le temps le permet, please,
« back to basics », retour aux sources, retour à l'aviation ! Mon second eut la réaction de se replonger sur ce computer pour le reprogrammer afin de faire remonter l'avion ! A ce rythme-là, nous y serions toujours dans l'avion, mais à dix mètres sous terre, en train de tapoter du clavier... Le programme d'une remontée rapide, ça prend du temps !

     En attendant, nous étions toujours à 37.0000 pieds...

     « Est-ce qu'on peut descendre ?... »

     « Standby ! »

     A force de « standby », notre position: la verticale d'Athènes !

     Finalement, nous recevons la clearance !

     Alors... Plus de PMS, plus de PA, plus rien que les aérofreins et le train en dernier recours ! La descente en piqué ! Enfin, la « chasse, bordel ! ».

     Tout à coup, le pare brise s'embue... V'là autre chose ! Je demande au mécano, s'il suit bien avec la pressurisation de la cabine ? David est « passé en manuel » lui aussi... En automatique, le système de pressurisation permet de différencier, de régulariser graduellement les pressions intérieures et extérieures de l'avion... On arrive ainsi au sol avec des pressions équivalentes ! En descente rapide, les choses vont plus vite, il faut donc surveiller la pression de la cabine... Au besoin, équilibrer manuellement !

     « Pressurisation OK, David ? »

     « OK, Skip ! »

     J'ouvre au maximum les bouches de ventilation du pare brise... Buée ! Qui devient de plus en plus dense... Heureusement, comme dans les voitures ou à la maison, en passant un chiffon sur la « fenêtre », on voit dehors !

     C'est ainsi que mon mécano est devenu laveur de vitre pendant la phase finale d'atterrissage ! Véritable essuie-glaces, David Guerney frottait l'intérieur de mon pare brise:

     « ZIP », « ZAP », avec une serviette... Le mécanicien, le troisième homme, un homme en or, indispensable ! Hélas, espèce en voie de disparition... Dans quelques années, il n'y en aura plus un seul... Remplacés par un coup de sifflet ! Par des circuits automatiques !

 

     « Alors, Jack, Athènes, pour toi... »

     « Non ! C'est toujours le miel du mont Imet ! »

     Athènes ? Aussi une image triste... Les cinq ou six vieux DC3, que j'aperçois en dégageant la piste 33R (330 degrés, droite)... Ces vieilles carcasses sont parquées dans un coin, cannibalisées... Les pauvres, qu'attendent-elles ? Un méchant ferrailleur, qui les écrasera dans une presse hydraulique pour les vendre au kilo, ou un gentil collectionneur, qui va les bichonner et leur rendre leurs ailes ?

 

     Dernier arrêt avant Bruxelles, Nice, où je vais passer quelques jours chez M. Lumet... Hélas, son épouse n'est plus... Pour cette raison, il est revenu vivre sur la Côte d'Azur, au Cannet ! Je le reconnais à la sortie de l'aérogare... Il est venu avec sa Citroën traction avant !

     M. Lumet m'invite à déjeuner dans un restaurant du vieux Nice... Au café, il sort de sa poche une lettre, qu'il me tend ! C'est un mot de mes parents pour me souhaiter non seulement un bon anniversaire, mais aussi bon courage dans ma nouvelle vie d'étudiant...

     Cette lettre est écrite en grande partie par ma mère... Elle me fend le cœur ! Le jour de ma majorité, je craque ! Je pleure !

     Je la fais lire à M. Lumet... Il a aussi la larme à l'œil... Alors, tous les deux, pour nous distraire, on sort ! L'après-midi, nous visitons Monaco, le Palais et... le Casino ! Je découvre l'atmosphère du jeu... Je comprends un peu mieux ceux qui, comme mon père, aiment prendre des risques... Je ne serai jamais grand joueur d'argent, les seuls « coups » de poker et de dés, que je ferai, auront un rapport avec ma profession !

     Le soir, sur le chemin du retour, on s'arrête à Juan les Pins... Pour fêter mon anniversaire, M. Lumet m'offre un pot dans un cabaret en plein air ! Patachou nous chante d'agréables rengaines et la soirée se termine avec l'orchestre de Claude Luter ! Le monde est petit (il sera toujours petit pour moi), car en écoutant ces airs de jazz de la Nouvelle Orléans, j'entends mon nom ! C'est Yves, de Bukavu, qui rentre aussi en Belgique... Ses parents commande de suite le champagne en apprenant mon birthday ! Je ne pleure plus !

     Le lendemain, nous assistons à un match international de tennis... Je découvre que dans ce sport, je dois encore faire d'énormes progrès !

     Grâce à M. Lumet, séjour agréable, un bon début pour ma nouvelle vie européenne, mais note triste dans ce tableau: je ne devais plus jamais revoir mon ami, Monsieur Lumet...

 

     A Bruxelles, mon oncle et ma tante m'hébergent en attendant de trouver un « cot », une chambre d'étudiant... J'ai un petit budget pour mon « équipement »... Je dois refaire complètement ma garde-robe, je n'ai rien ! Adieu « capitulas », petites chemises ont manches courtes... Sous les conseils de ma tante, j'achète pantalons de velours, chemises en flanelle et veste de daim,
un costume... Je me sens tout drôle dans ces vêtements... Je ne sens vraiment pas bien dans ma peau, je troque donc mon manteau de fine peau pour un « duffel-coat », sorte de couverture avec capuchon, que je relève bien souvent, non plus pour me donner un genre, mais parce que j'ai froid... Je ne roule plus des épaules, je claque des dents !

     Je vois Paul Siroux partir dans son uniforme de Commandant de Bord... J'en suis malade intérieurement ! D'autant plus que mon oncle trouve dommage le refus de mon père: non, pour mon engagement à la Force Aérienne ! Pour me remonter le moral, il y avait mieux ! Pire, parfois nous le conduisons à l'aéroport ! Je fais la connaissance de son équipage, je vois tous les autres pilotes... Je rage ! Je suis démoralisé !    

     N'empêche, qu'après un de ses départs, je déclare à ma tante:

     « Un jour, moi aussi, je partirai en uniforme pour aller voler ! »(Sic).

     « Je te le souhaite, mais cela ne se fait pas en un jour... »

     Vérité ! Toute l'histoire de ce bouquin...

     Dans le grenier, où je loge, je rêve en trois dimensions ! Peut-être un peu à la bonne aussi, qui est si bien roulée...

     Je mange bien chez ma tante, fine cuisinière... Moi, qui aime les laitages, je vide les fonds de biberons de mon cousin Thierry... On doit me prendre pour un demeuré ! Ma cousine Françoise est jolie, un peu jeune, mais jolie... Allez, il y a pire ! « Courage », m'a dit ma mère...

     Ce n'est pas avec joie que je m'inscris à l'Université Libre de Bruxelles ! Ce n'est pas avec joie que je cherche un logement ! Je me sens totalement déplacé... J'ai froid ! Où est mon soleil d'Afrique ?

 

     Deux événements vont changer mon moral, ma vie:

   

1/. Mon oncle remet mon rêve d'aviateur sur le tapis ! Je crois qu'il n'a pas digéré le fait que son grand frère n'ait pas suivi son conseil:

     « Laisse Jackie s'engager à l'aviation militaire ! »

     « Non ! »

     Il s'est renseigné... Il me parle de la possibilité de faire mon service militaire à la Force Aérienne, comme éleve-pilote pendant mes dernières années d'Université !

     Voilà qui arrangerait tout le monde ! Un diplôme universitaire pour contenter Papa et un brevet de pilote pour moi... Une pierre, deux coups ! Trois coups même ! Car, après ce service militaire, possibilité d'engagement dans le civil, éventuellement à la Sabena, la Compagnie Nationale !

     Tout ragaillardi, je fonce aux casernes, département recrutement...   On me confirme ! Cela s'appelle: « Le Flight universitaire », qui se déroule pendant les trois dernières années d'études... Le Droit, où je me suis inscrit dure cinq ans... Donc, dans deux ans !

     « Ah ! Ah ! »

     J'écris à mon père, qui ne peut répondre que oui... A son tour d'être coincé !

 

2/. Je fais la connaissance de M. et Mme Wuilkin, de très bons amis à mon père, qui les a prévenus: « Il arrive ! »... Ils ont trois enfants, dont Nicole, qui rentre en seconde année d'Unif !

 

     Grâce à ce projet de service militaire, je peux rattraper pas mal de mon retard, récupérer le planning de mes projets célestes... De suite, je me sens mieux, plus euphorique... Je vais retrouver une famille chez les Wuilkin... Bref, je débute enfin ma vie bruxelloise sur une note encourageante !

     Je trouve finalement une chambre à louer, pas trop chère (mon budget !), au troisième étage d'un immeuble, avenue de l'Aurore, pas loin de l'Université... Ma fenêtre donne sur les jardins intérieurs, le calme ! Mais mon souci premier: le chauffage ! Ca va, il y a un gros poêle à mazout... Je ne suis plus aux Colonies, je n'ai plus mes boys, je n'ai plus Modeste... Je dois me coltiner les trois étages avec mes bidons... Des fois, ils débordent... Quelques gouttes dans les escaliers, « Floc, floc, floc », ça pue !

     « Oui, je sais, Mme Audoan, excusez-moi... »

     L'adresse de cette pension, je l'ai eue par le « Monsieur le Chef de rayon », qui m'a vendu mon costume ! Il me vend aussi une chambre...

     « Ah ! Vous êtes étudiant, si jamais vous aviez besoin d'un logement, ma femme et moi... »

     Nous sommes trois à prendre la demi-pension... Deux frères, Médecine et Solvay, des « anciens », l'un est barbu, la vraie gueule d'étudiant, et moi, sans barbe, mais moustache vierge, première (toute première et dernière) Candi en Droit... Tous les soirs, l'œil sévère et la cigarette au bec, Mme Audoan nous sert elle-même la soupe et les plats... Tous les soirs, elle attend notre avis...

     « C'est très bon, Madame, c'est très bon ! »

     « C'est très bon, ma chérie, c'est très bon ! », dit aussi son mari, qui mange à la même table que nous...

     Tous les quatre, nous n'osons pas dire le contraire... Mais, nous n'avons pas tellement à nous plaindre, c'est bon et copieux !

     Je vais de découvertes en découvertes... Je découvre les frites belges dans un petit restaurant, près de la place Flagey ! Côte de porc, frites, salade, mayonnaise... Voilà mon menu quotidien ! Au bout de quelques semaines, j'ai un point, qui me fait mal sur le coté, le coté du foie, comme mon père... Je change de friture ! On me donne l'adresse d'un bistrot, où les étudiants vont manger un spaghetti pour 15 francs, à « l'Horloge », dernière le Théâtre de la Monnaie... En 1985, 29 ans plus tard, j'y suis retourné en pèlerinage, le spaghetti était à plus de 200 francs !

     Lors d'un de ces « soupers » de famille, l'étudiant barbu me demande:

     « Ton baptême, c'est quand ? »

     « Mon baptême ? »

     « Ben, oui, ton baptême d'étudiant ! »

     « Ah ! Heu... Bientôt... »

     « Ce n'est pas obligatoire, mais je te conseille de te faire baptiser ! »

     Venant de la bouche de cet ancêtre, je me suis dit que c'était vraiment une obligation... Et je fus baptisé !

     Mais avant cette cérémonie peu religieuse, ce fut la rentrée... Mon premier cours ! Dans le grand auditoire ! Durant le « quart d'heure académique », pendant lequel le Prof se fait attendre et désirer, les anciens viennent « voir », jauger la gueule des « bleus », des nouveaux... Ils viennent aussi et surtout, reluquer les nouvelles nenettes, qui sont docilement assises sur les premiers bancs, le regard baissé...

     J'en remarque un... Un grand gaillard, beau mâle, l'air supérieur, très sur de lui... Il porte la « penne », la casquette d'étudiant, sur laquelle je distingue deux étoiles, une dorée, une blanche... Cela veut dire qu'il double son année ! N'empêche qu'il roule des mécaniques... Je sens son regard... Je suis de la merde ! Heureusement le Professeur arrive et le cours commence...

     Ces cours d'université ! Histoire, philosophie, psychologie, latin... Je les suivrai d'abord avec assiduité pour ne pas être dépassé, car la matière, à mon goût, s'accumule à une vitesse effrayante... On est vraiment lâché seul, libre ! Pour essayer de mieux m'imprégner des théories philosophiques, je m'inscris même au séminaire du Professeur de Logique... En psychologie,
je cherche à comprendre le but des expériences, que le Prof nous explique en nous projetant des films de tortures... Des chiens, qui bavent devant un sucre, des chats bondissants dans des cages électrifiées, des singes grimaçant devant une banane ! Les pauvres bêtes, elles doivent haïr Mr. Pavlof...

     Ensuite, remarquant que la plupart de mes collègues sont de moins en moins présents aux cours, sauf à ceux des Professeurs, qui ont la réputation d'avoir une mémoire visuelle infaillible, de vous photographier « Clic » de leurs yeux, et qui, à l'examen, vous disent d'emblée: « Je ne vous ai jamais vu, vous ! », puis « Ziiip ! », vous coupe la tête...  Aux cours de ces bourreaux, je vais, nous allons... Les autres, leurs salles sont vides !

     Je me crois donc malin de faire comme tout le monde, je « brosse » ! Je ne vais plus aux cours... Et j'avoue franchement: non, vraiment, tout cela ne m'intéresse pas ! Je sombre dans la mélancolie, la mélancolie de mes aéronefs... Graduellement, je vais en vouloir à mon père, qui n'y a rien compris, à ma mère, qui a bien compris, mais qui a peur pour son « Pupuss » ! (C'est moi !)...

 

     Mon baptême par contre, ne sera pas mélancolique du tout !

     Les « anciens », coiffés de leur penne, une pinte à bière, pendue à leur cou par une cordelière, nous ont réunis à la Porte Louise... Parqués comme du bétail, nous sommes nombreux, un
paquet ! Il fait froid ! Ils nous traitent de tous les noms, nous bousculent... Ils ont l'âme méchante, l'esprit agressif... Pour se mettre en train et se réchauffer, ils ont déjà ingurgité quelques litres de bière, que leur versent gracieusement les patrons de cafés... C'est une coutume, qu'ils ont, les tenanciers des bistrots, pour s'attirer les bonnes grâces de ces étudiants, qui casseraient la baraque pour un peu de ce liquide... Une coutume aussi: la police ! Elle surveille, elle suit le cortège, règle la circulation, car il y a des encombrements, vu qu'on nous ordonne de faire reluire les clous en cuivre des passages pour piétons ! Nous sommes tous, à genoux, les fesses en l'air, ce qui permet de facilement nous botter le cul, en train de briquer ces sacrés clous, avec notre mouchoir ou pour ceux qui n'en ont pas, avec un pan de leur chemise ou de leur pantalon...  Descente vers le bas de la ville: Place du Sablon, Grand Place, Place de la Bourse...    Toujours de clous, des gros clous, encore des gros clous... Quelques-uns uns de ces clous ont survécu à l'urbanisation... Il me semble, quand je suis à Bruxelles aujourd'hui, que j'en reconnais quelques-uns uns ! La bière coule... Pas dans notre gosier, dans celui des « baptiseurs »... Ils ont la bonté cependant de nous balancer de temps en temps sur la gueule, le fond de leur pinte... « Schlak ! ». Rafraîchissant ! Heureusement, j'ai le capuchon de mon duffle-coat rabattu sur ma tête... Je commence à avoir vraiment froid ! Mes dents jouent des castagnettes... Mais elles claqueront encore plus dans quelques instants... Le troupeau, que nous sommes, est emmené dans une vaste salle, un hangar, dans laquelle il fait glacial ! Un beuglement jaillit:

     « En rang et en caleçon ! »

     Ils sont gentils, ils ont pitié, ils auraient pu dire:

     « A poil ! »...

     Peintures ! « Flish, flash ! » sur nos poitrines, sur notre dos, dans nos cheveux !

     Récompense ! Ils sont vraiment gentils... Nous avons droit chacun à boire un coup, un grand coup ! La bière nous est présentée dans un pot de chambre, au fond duquel nagent des morceaux bruns de pain d'épice ! On nous ordonne de le vider, pas « Glou-glou et glou », mais « Cul sec ! » Il y en a qui dégueule... « Sprouaff ! »

     « En file indienne ! »

     Au fond de cette salle, se dresse une estrade, mais elle est voilée... Mystère...

     Comme à confesse, chacun son tour, nous devons passer derrière le rideau... On entend des cris !

     Quand c'est à moi de pénétrer, j’aperçois une longue table, où trône le « Conseil des Anciens »

     Un ordre ultime:

     « Ton vi sur la table ! »

     « ???  »

     « Ta biroute ! »

     Je l'extirpe et la pose...

     Se lève alors un des exécutants, le bourreau de service... Je le reconnais ! C'est lui, qui nous toisait de son regard méprisant dans le grand auditoire, l'homme aux deux étoiles ! IL tient à la main un marteau ! IL le lève et « PAN ! » me l'écrase sur le zizi ! Je ferme les yeux... Je gueule ! Tiens, je n'ai pas mal ! Et pour cause, le marteau est en mousse de caoutchouc...

     Le président me serre la main...

     « Tu peux aller en paix, tu es baptisé ! »

     Je sors et me retrouve dans une autre salle avec tous les autres déjà suppliciés...

     « Gla-gla » ! Vite mes vêtements !

     Réunis après cette initiation, anciens et bleus, on se dirige vers « La Jambe de bois », une cave dans une impasse, près de la Place de la Bourse... Dans ce repère d'étudiants, la boisson sera pour tout le monde... Peinturlurés, dégoulinants, nous allons chanter « La Salope », « Va laver ton cul malpropre », debout sur les tables, une serviette passée et repassée entre les jambes... Je n'ai plus froid !

     J'ignore encore comment je suis rentré chez moi... Vacillant et « malade », comment j'ai pu grimper la volée d'escaliers... J'ai du faire un sacré boucan, car Mme Audoan, le  surlendemain  soir m'a toisé en fronçant ses gros sourcils...

     Le barbu:

     « C'est bien ! A présent, tu es un étudiant, tu peux porter la penne ! »                 

     Cette penne dépucelée par la cigarette d'un ancien, je la porterai et j'y ajouterai une note: le drapeau du Congo Belge !  C'est ainsi que les étudiants de la Colonie, les « Coloniaux » se reconnaissaient aisément...

 

     1978. Je suis à Bruxelles chez l'agent immobilier pour la signature du bail de ma maison, la maison de mes parents. Celui qui va me louer la villa est déjà là quand j'arrive...

     L'agent me le présente:

     « M. Rayé ! »

     « Bonjour ! »

     Il me regarde... Plutôt, il me toise... Je connais ce regard... Du déjà vu...

     « Il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés... »

     Silence... Méninges au travail...

     N.d D., je le reconnais ! Ce ne peut être que lui !

     « Avez-vous fait l'ULB, M. Rayé ? »

     « Oui ! »

     « Le Droit en 1956 ? »

     « Oui ! »

     « C’est vous ! »

     « Quoi, c'est moi ? »

     « C'est vous qui m'avez baptisé ! C'est vous qui m'avez tapé sur le zizi !!! »

     C'était bien lui... Jean est devenu mon locataire, Jean est devenu et reste mon ami ! Je ne lui en veux plus de m'a voir frappé le zizi...

     Jean est, bien entendu, Docteur en Droit, et Directeur Général d'une « grosse boite »... Lors de mes vols sur Bruxelles, on déjeunera bien souvent au club de « L'Omegang »... Notre table sera
« celle-là », celle près de la fenêtre, dont la vue donne sur cette merveille qu'est la Grand'Place... Dans ce lieu de privilèges, je vais connaître un des meilleurs portos, les vins les plus fins et une des meilleures cuisines... Les amis de Jean deviendront mes amis, tel Roger Biard et bien d'autres... Je vais forger ainsi, dans ce havre de jovialité, des amitiés sincères... J'y récolterai aussi les meilleures blagues, les « bien bonnes », les « juteuses », les dernières », que je ramènerai vite en Asie, avant tout le monde ! Le Zizi, ça peut mener bien loin...

 

     J'économise ! Mon budget me permet alors de m'acheter un vieux scooter... Cette fois-ci, une Lambretta !

     « Une véritable occasion ! » me prétend le vendeur...

     « Juste ce qu'il vous faut pour aller à l'école... »

     « A l'Université, Monsieur, à l'Université ! »

     « Ben alors, c'est encore mieux... »

     Ce n'est pas tellement à l'Unif, que je vais avec ma moto, protégé des intempéries par mon duffel-coat et sa capuche, mais dans toutes dans les rues de Bruxelles... Je tombe plusieurs fois en dérapant sur les pavés ou en glissant sur les rails du tram ! Grâce à ce vieil engin, tous les coins et recoins de cette ville me deviennent familiers... Je crois que je garderai un souvenir de chaque coin des rues de Bruxelles !

 

     Les parents de Nicole m'invitent sans cesse... Je passe donc la plupart de mon temps libre (!) dans leur bel appartement de l'Avenue Louise... Nicole est devenue ce qu'on peut appeler « une amie », sans équivoque, sans arrière pensée... En bruxellois, elle m'appelle Pei », je l'appelle
« Mei » ! Nous étions des potes ! Qu'est ce qu'on a pu rire tous les deux ! Sans doute la seule et véritable amie, que je n'ai jamais eue, malgré nos différences d'idéologies, sa famille étant profondément catholique, moi, plutôt de pensée libre...

     Elle va me prendre en mains ! J'ai toujours aimé que les femmes me prennent en mains... Pour m'étrangler par la suite ! Je finirai par croire que j'aime ça... Nicole ne m'étrangle pas, elle décide au contraire, de polir, de façonner un peu les manières de ce sauvage, que je suis, de me donner quelques notions, les bases du savoir-faire, du savoir-vivre... Elargir, par la pratique, sur le terrain, ma culture générale... Et ma forme physique ! Candidate professeur de gymnastique, elle a du « boost »... Elle fait partie du comité organisateur du test de capacité physique, genre parcours du combattant... On n'est pas obligé de le faire, mais si on désire connaître son état physique... Juste pour voir où on en est... Elle me dit:

     « Tu dois le faire ! »

     J'obéis, je fais ! Et je vois où j'en suis... Je meurs à moitié ! Je souffle comme un bœuf, je crache mes poumons, je dois m'allonger après l'épreuve de course ! J'ai la plus grande peine du monde à grimper mes escaliers... IL me faut plusieurs jours pour récupérer la souplesse de mes muscles !

     Changement de programme... Les concerts de Musique Classique au Palais des Beaux Arts... J'apprécie, j'enthousiasme ! Au premier concert, je suis tellement emballé (et le suis encore aujourd'hui), par l'allegro de Vivaldi, qu'a la fin du premier mouvement, j'applaudis ! Nicole, rougissante, me saute libéralement dessus et me bloque les mains ! Tous les yeux de la salle sont braqués sur nous... La pauvre Nicole, elle doit se demander, à juste titre, quel singe elle avait pu emmener dans ce lieu de culture...

     Changement de ton... Les concerts de jazz ! Dans cette même salle, je me sens plus dans mon élément ! Je constate que mon ami le mulâtre « aux six sax » avait raison... Je retrouve dans les grandes formations de Count Basie, Duke Ellington, Lionel Hampton, tous les cuivres, dont il m'avait parlés ! J'applaudis ! Nicole ne m'arrête plus, elle frappe des mains avec moi...

     Bals des facultés ! Problème ! Quoi ? Le smoking ! Je n'en ai pas ! J'en loue un chaque fois que nous allons faire un tour au bal du Droit ou de Médecine, dans les soirées, invités par ses amis, où ce survêtement est de rigueur... Je loue aussi un habit à queue de pie et un chapeau  haute de forme pour le grand mariage de la grande sœur de Nicole, Claudine...

     Finalement, le macaque se civilise !

 

     J'avais aussi d'autres amis... Parmi eux, quelques anciens coloniaux ! Avec eux, je pars dix jours au sport d'hiver.... Une sorte de « charter », pour un prix modeste, près de Cortina d'Ampezzo ! C'est ce que dit le dépliant... Un long trajet en train, une auberge modeste, loin, très loin de Cortina, voilà la réalité ! Des amis m'ont prêté des vêtements chauds... Le singe découvre la neige... Notre moniteur nous montre comment attacher nos skis aux chaussures... Avec des lanières en cuir ! Le soir, au bar, vu notre maigre pécule, on croit bien faire en ne buvant que cette bibine, une sorte de  punch, si peu alcoolisée, le « Skiwasser », « L'eau de   ski », comme l'aubergiste l'appelle pompeusement... Ca ne doit pas être trop cher, les jus de fruits... L'hôtel est assez bien chauffé, mais cette mixture ne nous réchauffe pas le cœur... L'ambiance va cependant changer, lorsque nous remarquons les «locaux», les durs montagnards, rentrer et aller directement au bar, s'en jeter un en vitesse, ressortir aussi sec !

     « C'est pour se réchauffer. » nous dit le barman.

     « Qu'est ce que c'est cette boisson ? »

     « De la Grappa ! »

     « Heu... Combien, le verre de Grappa ? »

     Ce fut notre mort pendant le restant du séjour... La Grappa ne coûtait rien à coté de notre cocktail » à l'eau de ski ! Nous nous sommes mis à chanter « Volare » tous les soirs, jusque bien tard dans la nuit... La journée, on trouvait le temps brumeux, malgré un ciel bleu des plus purs... En voyant nos yeux rougis par l'alcool, la cigarette et le manque de sommeil, notre moniteur devait se demander, lui aussi, à quelle bande de sagouins il avait affaire... Désespéré sans doute par nos performances, il s'est mis à boire avec nous !

     J'ai l'œil sur Lulu, mais Lulu boit encore plus que moi... Péniblement, en fin de soirée (!), j'essaie de suivre Lulu... Chaque nuit, ce n'est pas dans son lit que je la retrouve, mais sur les marches des escaliers ! Après ces toutes ces heures de beuverie, pénibles à monter, toutes ces marches... Elle, elle est assise, moi, je suis sur mes genoux ! Rien ne s'est donc jamais passé entre Lulu et moi, j'ai déclaré « forfait » ! Parmi les copains, certains couples se forment, comme Marcel Mœrens, futur avocat, et Claudi Houba, ancienne Coloniale, que j'avais aussi connue à Bukavu... Ils se sont mariés plus tard ! Quant aux autres copains, Marc, Claude et Cie, ils sont probablement encore saouls à l'heure qu'il est ! Histoire des neiges...

 

     « Alors, Jack, pour toi, les sports d'hiver, Cortina d'Ampezzo, c'est la Grappa ? »

     « Oh, oui ! »

 

     Coïncidences, coïncidences ! Devrais-je croire aux coïncidences ? Elles me poursuivent ! Mon téléphone sonne pendant que j'écris (!) ces souvenirs d'amis du Congo...

     « Allo ! Puis-je parler à Jacques Siroux ? ».

     « C'est moi ! »

     « Jeson ! C'est Olga, nous étions ensemble à l'Athénée de Bukavu ! »

     Un peu le cri de Solange Nemry, à Barhain, dans mon avion, dont les roues ne cessaient de monter et de descendre...

     Il y avait beaucoup d'Olga à Bukavu...

     « Olga Demine... »

     « Ah ! Oui... Nom di Diou, ça fait combien d'années ? »

     « En 1952 ! Il y a quarante ans... »

     « Où es-tu ? »

     « En transit à Singapour, je vais en Australie pour un congrès... Mon avion repart dans quelques heures ! »

     Un « long pot » au bar du 32eme étage de l'hôtel Mandarin avec vue sur toute l'étendue de l'île, que nous n'avons même pas regardée... On aurait bien pu prendre ces drinks au sous-sol, tellement occupés à résumer nos quarante ans de séparation d'amitié...

     « Tu as toujours tes jolies jambes... »

     Elle rougit brièvement, c'est donc qu'elle est encore très jeune...

     « Tu ne m'écoutes pas ! »

     « Mais si, mais si ! »

     Olga fait partie de ce clan assez important et brillant, qui existait à la Colonie, elle est d'origine russe, (comme le docteur Solomenzef, que j'ai emmerdé dès ma naissance...) et beaucoup d'autres, qui furent mes amis...

 

     En revenant de cette bouffée d'air pur (!) de Cortina d'Ampezzo, je retrouve Roger Bracco... Il fait son service militaire aux Para-commandos ! Lors de ces permissions, on sort parfois ensemble... On fait la tournée des « thés dansants » ! Surtout celui du « Grand Siècle »... Tangos, boule de cristal !

     « Une boite à bonnes ! » me dit Roger.

     « Mais non... »

     Jusqu’à ce dimanche, où je tombe sur la bonne de mon oncle, celle qui n'est pas mal roulée, à qui je pensais quand je logeais au grenier... Je lui fais jurer le secret:

     « Vous ne m'avez jamais vu ici ! »

     Et je quitte l'établissement...

     Quand je suis invité à manger chez eux, je n'ose plus lever mes yeux vers Lucienne... Malgré cette prudence, je crois que ma tante aura toujours un doute... Elle me l'avoue, bien des années après !

 

     Je continue ma vie d'étudiant... De filles en filles, de bières en bières... Plutôt plus de bières que de filles !

 

     Si Claude Fauconnier avait pensé: « Il faut sauver Jeson », Pierre Grégoire pense: « Il faut sauver Jacques ! », mais pour une toute autre raison...

     Je fais la connaissance de Pierre au début des cours, sur les bancs de l'Unif... Je ne sais pour quelle raison, il me prend en amitié... Peut-être, parce que je suis diamétralement opposé à son caractère ! Pierre est très intelligent, je ne suis pas un phénix, il est studieux, je ne le suis guère... Et surtout, il a toujours eu une vie bien régulière, bien équilibrée, bien ordonnée... Pierre
a toujours habité la même maison, a fréquenté les mêmes établissements scolaires, depuis son école gardienne jusqu’à son bac... Ceci à Bruxelles, en Belgique, qu'il n’a jamais quitté !
A présent, il fait ses études de Droit, comme l'a fait son père, un grand avocat du barreau de Bruxelles... Je pense, après l'avoir un peu mieux connu, j'en suis même certain, qu'après son Université, il épousera la fille avec laquelle il est fiancé, il se mariera après son service militaire, aura des enfants, rentrera dans l'étude de son père et plus tard, reprendra fort probablement les dossiers de Papa... Tout cela s'est avéré exact par la suite !

     Mon profil est tout différent... Il est l'inverse, l'antithèse ! La ligne de sa vie est une ligne droite, ascendante, la mienne est une sinusoïde, elle ne cesse de monter et de descendre à tous bouts de champs, des zigzags, de vraies dents de scie ! Expression, que m'attribuera d'ailleurs M. Destrée, de l'Administration de l'Aéronautique, chaque fois qu'il me renouvellera ma licence de pilote...

     « Monsieur Siroux, vous avez une carrière en dents de scie ! »

     Et pourtant, à cette époque, je n'en étais qu'à mes débuts... S'il avait pu prévoir l'avenir,
Mr.. Destrée aurait pu carrément mettre sa phrase au futur... Caractéristique de mon existence:

     « Croisées des chemins » !

     Encore aujourd'hui, je parle souvent de Pierre Grégoire, lorsque quelqu'un me demande, l'air étonné:

     « Mais... Quel genre de vie avez-vous donc eu ? »

     Je réponds alors, en pensant à Pierre:

     « Contrairement à un ami... »

     Chaque fois que je rentre au pays, il m'est agréable de revoir les copains... Ce qui me paraît extraordinaire, à moi, le romano, qui a habité trente quatre demeures et fut domicilié dans une dizaine de pays différents, sans parler de tous les hôtels du monde, qui sont également mes  maisons », puisque j'y passe les deux tiers de mon existence, c'est de les retrouver, ces amis de vieille date, dans la même maison, avec la même femme, le même chien (un autre, mais de même race), la même voiture (une autre, mais de même marque), le même numéro de téléphone, (si ce n'est que les PTT y ont ajouté un chiffre ou deux !)... Je me compare alors à eux, je me pose des questions... Qui est le plus heureux ? Chacun à notre façon, nous sommes heureux, sans doute... Qui est dans la norme ? Tout est relatif... Une chose est certaine, « not for all the rice in China », pas pour tout le riz de Chine, je ne voudrais pas changer ma vie contre la leur !

 

     Pierre Grégoire s'aperçoit, sans peine, de mon manque d'intérêt, que j'ai pour mes études...
Il le comprend d'autant mieux que je lui ai expliqué mon attrait pour l'aviation... Il est au courant de l’arrangement fait avec mon père: université et « flight universitaire » !

     « Justement, tu dois réussir tes études pour pouvoir réaliser tout cela ! »

     Je sors de ma torpeur... Je réalise qu'il a raison, que je suis en train de jouer au con, de tout faire foirer !

     Il veut m'aider... Bien gentiment, il me propose de venir revoir les matières avec lui... Chez lui, nous allons donc « bloquer » ensemble ! Je m'aperçois que mon retard s'est gravement accumulé... Je fais un effort ! Pierre parvient à me redonner goût à la Philosophie, à la Psychologie, à la Logique... L'Histoire, ça va, j'ai toujours aimé... Grâce à lui, je me remets dans le coup !

     J'ai une amie, Dédée,  (pas d'Anvers...)... Elle a participé à nos Olympiades d'hiver en Italie... Elle m'aide aussi ! C'est bien gentil de sa part, mais les cours particuliers, qu'elle me donne, ne serviront pas à grand-chose... Par contre, sa famille est charmante avec moi, je me sens bien chez eux ! Son frère, un d'un style plus excentrique... Il ne passe pas inaperçu à Knokke le Zoute, sur la Place Albert, la « Place m’as-tu vu ? » ou sur la digue... Ce n'est pas un Yorkshire, un petit toutou à sa Dadame, qu'il promène... Il tient en laisse un canard !

     Alors, vers la fin de l'année scolaire, à l'approche des examens, j'apprends « la » nouvelle ! Le Flight Universitaire ferme ses portes ! Manque de budget ? Manque de candidats ? Je crois plutôt à la difficulté, pour un étudiant, de suivre régulièrement, et des cours d'Unif et des cours de pilotage ! Quel qu’en soit la raison, plus de possibilité pour moi d'envisager ce système...

 

     « Craaaaak ! » Craquelures...

     Les dieux ne sont pas avec moi...

 

     Je ne sais plus quoi faire... Continuer mes études ? Pourquoi ? Pour mon père ? Et mes
avions ? Que vont-ils devenir ? Ils commencent à se rouiller, à force d’attendre leur décollage !

     Seul, je prends alors une des premières décisions importantes de ma vie, de ma carrière... 
Je veux voler de mes propres ailes, je veux commencer l'aviation ! Où ? Comment ?

     Mon oncle n'est pas étonné que je veuille arrêter mon Droit... Il me pose alors ce dilemme:

     « Aviation militaire ou civile ? »

     « Civile ? »

     « Oui, l'Ecole de la Sabena: formation de pilote de ligne ! Je crois que l'idée plairait plus à tes parents, bien que, personnellement, je conseille l'aviation militaire d'abord... »

     « Car », ajoute-t-il, « avant d'entrer dans cette école civile, il faut être libre de tout engagement militaire ! »

     « Ah ? »

     Je ne sais vraiment plus quoi faire...

     Afin de récupérer le plus de retard possible, mon esprit se met en ébullition... Dans mes mains et dans ma tête, je suis en train de battre les dés, je coupe et recoupe les cartes, je fais et refais des calculs: service militaire, en attendant d'être appelé: deux ans ! Ecole d'aviation civile: deux ans ! Stage et lâcher en ligne: une année ? Environ cinq ans ! 22 + 5 = 27 ! Force Aérienne: c'est simple, cinq ans ! J'arrive au même résultat: j'aurai 27 ans ! Oui, mais, faudra-t-il encore que la Sabena recrute toujours des pilotes militaires... Peut-être ne recrutera-t-elle plus du tout !
Par contre, si j'entre directement à la Sabena, après cinq ans, je suis confirmé copilote, je suis dans la place, alors qu'en venant de l'armée, j'ai encore le stage à effectuer, cela prend du temps... M'adapter au vol civil... Oui, mais, l'aviation militaire, quelle expérience ! Avoir connu la chasse, c'est le summum, le « grand sport » ! Par contre, mon but final a toujours été de devenir pilote de ligne, alors...

     Oui, mais, par contre, alors... J'ai la tête comme une pastèque ! Quand je pense que tous ces soucis auraient pu être évités, si mon père m'avait laissé faire... A présent, quel merdier !

     Je lui câble:

     « J'abandonne l'Université ! Je commence un stage vol à voile au mois de juillet, en attendant de faire mon service militaire ! Après quoi, je rentre à l'EAC (Ecole d'aviation civile) ! »

     Ma décision est prise, j'opte pour l'aviation civile ! Les dés sont jetés ! Mon premier coup de poker, martingale lourde de conséquences...

     En voici l'histoire, elle va durer six ans, mais pas du tout, du tout, comme je l'avais prévue ! Six ans, avant le second coup de poker, qui, pire que le premier, va basculer totalement ma vie... 

 

     Etonnante la réponse de mon père, elle me stupéfait ! Il ne semble pas « être contraire » à ma décision de stopper mes études et surtout, il accepte mes projets d'aviation ! Il m'annonce en même temps, leur retour définitif en Europe ! C'est au tour de ma mère d'ajouter un post scriptum, elle qui m'écrivait sans cesse de longues lettres:

     « On t'expliquera tout cela en détails en juillet, bonne chance ! »

     Mes parents abdiquent-ils ? M'ont-ils enfin compris ? Mais pourquoi ce retour précipité ? Je m’inquiète, je n'en connais pas les raisons ! Et mon Congo ? Et Vuyonga, où mon père vient de prendre sa retraite ? Je n'y retournerai plus, si je devine bien ?

     En effet, dès leur retour, je comprends mieux les motifs, qui ont pu décider mes parents à quitter le Congo... En fait, mon père ne sens pas très bien, il s'essouffle vite, à cause de l'altitude de la plantation, il a des battements de cœur ! Il sent aussi que le climat politique vire à l'indépendance, il ne présage rien de bon... Situation incertaine... Sombres nuages à l'horizon, dit-il... Il voit déjà, mon père, s'envoler en fumée, tout ce que des hommes comme lui, ont pu créer au cours de leur carrière coloniale... Les événements futurs lui donneront raison ! Dernier motif, et non des moindres, les tiraillements entre sa femme et sa mère !

     « Eh, oui, erreur de ma part » m'avoue-t-il... « Naïvement, j'avais cru qu'entre belle-mère et belle fille, tout irait bien... Retiens cette leçon ! »

     Muni de cette expérience paternelle, il eut été logique que je ne fasse pas la même connerie... Bien entendu, comme un con, je l'ai faite plus tard !

     En effet, cela fait dix ans, que ma grand-mère habite la plantation... C'est elle, qui l'a crée, l'a fait fonctionner, elle en est la « Patronne » ! Tout en étant le propriétaire, mon père n'est plus chez lui... Quant à ma mère, à la moindre remarque, c'est quasi « la remise en place » ! Ma grand-mère, cette femme de tête, quitte Vuyonga, son nid d'aigle, descend dans la vallée, pour aller vivre, à Butembo, avec sa fille et son gendre ! Situation inversée...

     Mon père prend alors une de ses décisions rapides, dont il est coutumier... Il met en vente la plantation ! En peu de semaines, il vend tout ce qui peut se vendre: sa voiture, ses fusils, ma carabine 22 long (!), jusqu'au moindre ustensile de cuisine... Tout ! Quotidiennement, les « bilokos », les objets à vendre, sont étalés par terre, tout le « brol », comme on dit à Bruxelles, accumulé au fil des ans... « Un vrai « souk » !, me dira ma mère ! Ce que les Américains appellent: « garage sale ». Au cours de mes pérégrinations, à chaque changement de pays, j'en ferai aussi, des ventes dans mon garage...

     Tout est vendu, sauf la plantation ! Elle ne sera jamais vendue... Avant de quitter le Congo, mon père parvient tout de même à la louer au gouvernement, pour peu de temps, en attendant une vente éventuelle, qui ne se fera jamais...

     Réquisitionné plus tard, après l'indépendance, puis abandonné, notre domaine de Vuyonga sera envahi, petit à petit, par sa végétation originale... Par manque d'entretien, la colline va redevenir brousse ! Les hautes herbes, dans lesquelles Raf, le chien de ma grand-mère, faisait des bonds verticaux pour éviter les serpents, recouvrent les plantations, le potager, le verger... Adieu, les beaux fruits, les beaux légumes de Bonne Maman ! Le soleil sèche, fait craqueler le sol... Désolation ! La pluie fait déborder les étangs, leurs digues craquent... Dispersion ! La maison se camoufle, rongée par les plantes sauvages, dévorée par les lianes... La faune est de retour...
Elle enserre, elle enfouit, elle enterre ! Musique funèbre... Musique de tristesse... Requiem...  Amen !

     Seule reste à jamais imprenable, la vue magnifique des montagnes du Kivu, avec pour toile de fond les Monts de la Lune, le Ruwenzori et ses neiges éternelles... Au moins, quelque chose de sauvé... Alléluia !

 

     Notre boy, Modeste, est bien obligé de quitter mes parents... Au moment du départ, Modeste, c'est « Jean, qui pleure et Jean, qui rit », paraît-il. Tout en étant triste de voir partir ses patrons, il est également content ! Cela ne m'étonne pas, car Modeste va pouvoir réaliser un de ses vieux rêves, il va devenir chauffeur de camions ! Il m'en avait parlé...

     « Je pourrai alors », m'expliquait-il, « pour bloquer le camion dans les descentes ou les montées, lancer l'ordre au boy-chauffeur de mettre la cale: «Weka kalai !». Je vais faire ronfler le moteur, « Vroumm, vroumm... Kabissa, di ! Vraiment ! Mi na pika vitesse, di ! Moya, mbili, tatu ! Je vais « taper », changer les vitesses, première, seconde, troisième ! »

Les ambitions de « mon » Modeste... Est-il devenu « patron » à son tour ? Nous ne l'avons jamais su... Adieu, Modeste !

 

     Tous ces tracas ont fatigué mon père... Il est devenu plus philosophe, moins rigide, plus relax... En acceptant plus facilement les événements, dont il ne peut pas changer les cours,
il admet entre autres, mon futur statut d'aviateur... Ma mère aussi ! Mais je ne suis pas encore aviateur... Je suis « nulle part » ! TOUT reste à faire...

 

     Néanmoins, je me présente aux examens de l'Université... Pour la forme ! Pure forme, car je suis de suite décapité, séance tenante ! Un large coup de sabre suffit ! « Ziiip ! », plus de tête, plus d'Unif !

     Je renonce à mon sursis militaire, prévu pour les étudiants... J'établis de suite la demande pour être intégré le plus vite possible... En attendant, stage de vol à voile !

 

     Un ami, Georges (Yurik) Roesh, qui a fait ses études avec moi à Bukavu et qui vient de réussir, lui, sa première année d'Unif, est intéressé par le vol à voile... Il fait ce stage pour le sport, pour s'occuper pendant ses vacances... Moi, je commence mon métier, ma « carrière » ! Nous nous inscrivons ensemble au stage de St Hubert...

     On « charge » ma Lambretta ! « Preutt..., Preutt... ». Direction: les Ardennes !

 

     Aujourd'hui, « La coupe Pierre Charron » est courue chaque année... En souvenir de Monsieur Pierre Charron, un Français, qui a consacré une grande partie de sa vie en Belgique à promouvoir ce sport qu'est le vol à voile... Lorsque Georges et moi arrivons à l'école de St Hubert,
Mr. Charron en est le Directeur ! Il est assisté par deux autres moniteurs, dont il est le Chef !
Le stage est reparti en trois groupes de six... Je suis dans celui de Charon ! Nous sommes logés dans de simples dortoirs, mais confortables, la nourriture est bonne...

Premiers jours, premiers cours au sol: base d'aérodynamique, météorologie, règlements de l'air... Premiers « briefings » !

     Le temps est au beau fixe... Première leçon pratique ! Je crois rêver... Suis-je vraiment en train de réaliser mon vieux souhait: voler !

     Pas si simple, voler ! Surtout pour cette opération de remorquage ! Le planeur (biplace) est attaché par un câble à l'avion remorqueur (un bon vieux biplan, un Tiger Moth), jusqu’à une altitude de cinq ou six cent mètres... Il faut donc voler en formation avec lui ! Le moniteur est assis en place arrière, l'élève est à l'avant...

     « Suivez-moi aux commandes ! »

     Je suis... J'essaie de suivre ! Le stick, le manche à balai, va dans tous les sens... J'ai plutôt l'impression de battre le beurre, comme je le faisais, à Vuyonga, quand je frappais le petit lait...

     En tirant la poignée, M. Charron libère le câble, « Clac » ! Le Tiger Moth pique vers le sol,
il va lâcher son câble, qui sera accroché un autre planeur... Nouveau décollage, nouveau remorquage... Ainsi de suite, durant toute la journée !

     Pour le planeur, c'est le vol à l'état pur... Pas de moteur, pas de bruit, si ce n'est que celui des filets d'air, qui s'écoulent sur la surface des ailes et de la carlingue... Sensation de liberté... Oui, de la pureté ! Je n'ai pas le temps de me laisser aller à ces considérations...

     M. Charron me démontre un virage... Toute la théorie de son briefing revient en pratique...
Le nez du planeur bien sur la ligne d'horizon... Un rapide coup d'œil sur le badin (indicateur de vitesse), sur le variomètre (indicateur de pente: montée ou descente), sur « la bille et l'aiguille », important, elles indiquent le bon dosage de la force centrifuge et du taux de virage, sur l'altimètre aussi ! La boussole, le cap, ce sera pour plus tard, pour le moment, on emploie des repères visuels... Les instruments sont donc simples, de base et peu nombreux ! Ici, on vole avec ses yeux, ses oreilles et ses fesses ! Si le sifflement de l'air devient plus fort, c'est que la vitesse augmente, s'il est moins fort, c'est que la vitesse diminue... Si on sent son cul tirer d'un coté, c'est que l'on dérape, le « dérapage », s'il est aspiré vers le bas, on glisse, la « glissade ». Bref, si la bille n'est pas au centre, le virage est mal négocié !

     Le vol à voile, l'école du « Sens de l'air » ! A petite dose, doucement, comme une piqûre intraveineuse, M. Charron me l'inocule, ce sens... Il me distille son art dans la peau... C'est lui, qui va pour toujours, me vacciner au secret de l'air !     

     La leçon est de courte durée... Il est déjà temps de se positionner pour l'atterrissage ! En vent arrière, en étape de base et en finale... Opération délicate... Il faut bien juger !  Pas de moteur pour redresser une position trop basse... Quand on ne « fait pas la piste », qu'on atterrit trop court, c’est-à-dire dans les champs, s'il y en a, on appelle cette démonstration, « faire une vache » ! Si le pilote est encore entier, il rentre à pied et la honte au front... Si on se retrouve trop haut, il y a toujours la possibilité de sortir les aérofreins, de véritables planches, qui sortent des ailes et cassent la portance, la pente de descente s'accentue immédiatement !

     Le vol à voile, l'école d'esprit d'équipe ! En attendant leur tour, leur leçon de pilotage, les élèves ne se tournent pas les pouces... Dès qu'un planeur vient d'atterrir, ils courent en bout de piste, ramènent le planeur à l'autre extrémité, en le poussant, en le tirant, afin de le positionner pour un nouveau décollage... D'autres vont chercher le câble, qui vient de tomber du ciel,
ils l'attachent au planeur... On n'arrête pas ! Sauf pour le « quatre heures », le casse croûte, qui nous récompense de nos exercices physiques... Sur le terrain, la cantinière nous apporte dans un panier, du pain de campagne, des tartines ont la confiture aux fraises, enveloppées dans un joli tissu en vichi à carreaux, du café au lait... Régal !

 

     « Alors, Jack, St Hubert, pour toi, ce sont les tartines ? »

     « Non ! C'est le vol à voile ! »

     « Ah ! »

 

     La première semaine, le temps est parfait... Pas un nuage ! Les leçons avancent bien pour tout le stage... Mes virages sont bons, ma bille bien centrée...  Démonstration et applications de la perte de sustentation: « rendre la main », pousser le stick en avant, reprise de la vitesse...
Mes approches sont potables, à la bonne altitude, parfois un peu trop d'altitude... Charron me lance alors:

     « Allez, Siroux, qu'est ce vous attendez ? Un coup d'aéfs ! »

     Vaut mieux être trop haut que trop bas... Je tire les aérofreins, je récupère mon profil et j'atterris... Marche bien ce truc là !

     Justement, un après-midi, ce « coup d'aéfs », Mr Charon ne peut pas le donner, pour la bonne raison qu'ils ne sortent pas... Ils sont bloqués ! Cette fois-çi, son élève est vraiment trop haut...
Du sol, nous trouvons étrange cette technique nouvelle, dont on ne nous a jamais parlée...
Mr. Charron, en dernier recours, fait glisser le planeur, stick et palonnier opposés ! On l'apprendra plus tard, l'approche en glissade ! Malgré cette «acrobatie», il ne peut corriger suffisamment la position élevée de son planeur, il se présente avec trop d'altitude...

     Joli passage au-dessus de nos têtes... Toute la piste y passe... Atterrissage forcé, « vache » dans le champ, malheureusement plein de bosses, « juste » en dehors du bout de piste... Pas de blessés, mais les ailes du planeur sont cassées, pliées en deux !

     Un des premiers contretemps de ma « carrière »... Il a son importance, car je fais partie du groupe Charron et nous voilà sans planeur ! Que va faire de nous, Mr. Charron ?

     Il décide de requinquer « une vieille bête », un vieux planeur, en retraite au fond du hangar... Peut-être est-il mort, ce Mathusalem ? Charron veut lui rendre vie, le ressusciter... Ses élèves, (nous !), passent deux jours entiers, à le dépoussiérer, à le briquer... Pendant ce temps, aidé d'un mécanicien, Charon visse, dévisse, serre, desserre, vérifie, revérifie, avant de le relancer cet engin dans les cieux !

     Ce planeur nous semble immense ! Ses ailes surtout, quelle envergure ! En plus, il est tout en bois ! Il n'est pas aussi léger que les planeurs employés pour le stage, les Ifuzags... Quand nous le roulons vers la sortie, nous entendons les craquements de sa carcasse !

     « Criiiik..., Craaaak..., Criiiik..., Craaaak... »

     Je commence, les autres aussi, certainement, ont me demander comment cet oiseau a pu volé un jour... Revolera-t-il d'ailleurs ? Nous ne pouvons pas cacher notre inquiétude, car notre moniteur nous affirme:

     « Ce Kranich ? Un des meilleurs planeurs, vous allez voir ! »

     Sur parole, on croit donc Monsieur Charron...

     Nous avons vu, j'ai vu ! Après le vol d'essai, je suis le premier à monter dans cette carlingue...

     Pendant le remorquage, j'entends bien quelques « Criiik, Craaak », mais je ne m’inquiète pas trop... Je fais confiance à Mr Charron ! A peine débarrassé de notre câble, il me crie, car il est loin derrière, à présent, vu la longueur du fuselage:

     « Il vole bien ! Hein, Siroux ? »

     « Heu... Oui, Monsieur Charron ! »

     « Je vais vous montrer la feuille morte ! »

     « ???  »

     « La vrille ! »

     « !!! »

     « Suivez-moi bien aux commandes ! »

     « Oui, Monsieur Charron ! »

      Durant toute cette manœuvre, il m'explique toujours en criant:

     « Je monte doucement le nez sur l'horizon, la vitesse diminue, Vous sentez ces tremblements ? Nous approchons de la perte de sustentation... Han ! Un coup de palonnier ! L'aile décroche ! Nous voilà en vrille ! »

     Il est relax ce sacré moniteur ! Il « fait la vrille », comme s'il battait ses œufs en neige... Aucun problème, aucun complexe ! Moi, ce que je trouve de complexe, ce sont les mouvements du stick et du palonnier...

     Un tour de vrille ! Ca fait: « Flop » ! Deux tours de vrille ! Ca refait: « Flop » !

     Je pense:

     « C'est exact, une vraie feuille morte ! » En plus, la pauvre bête grince, ronchonne ! Les « Criiik » et les « Craaak » sont plus accentués ! « Criiik, Craaak, Flop, Criiik, Craaak, Flop » 
Je suis persuadé que les ailes vont se briser, que  ma « carrière » va s'arrêter là...

     « Pour sortir de vrille » me hurle Charron, « arrêter la rotation par un autre coup de palonnier !   HAN  ! Pousser le manche en avant pour garder la vitesse, le nez pointé vers le sol ! La vitesse revient... Voilà ! »

     Je n'y vois que du feu, mais le planeur se stabilise, se redresse... Approche, atterrissage ! Impeccable !

     Au sol:

     « Solide, ce planeur ! Hein, Siroux ? »

     « Oui, Monsieur Charron ! »

     « On recommence au prochain tour ! »

     « ... »

     « Cela peut, un jour, vous sauver la vie, Siroux ! » (Sic).

     « Oui, Monsieur Charron ! »

 

     Avant le « lâcher en solo », Monsieur Charon nous met quelques fois en vrille... A nous d'en sortir ! Personnellement, je vais assimiler ce mécanisme... Un an plus tard, je crois bien que cet entraînement me sauvera la vie, j'en suis toujours persuadé aujourd'hui... Grâce à Monsieur Charron !

 

     La météo change... Le ciel bleu disparaît sous des couches de nuages... Plafond bas... Second inconvénient ! Retard... Le stage est stoppé net !

     Les jours passent... Nous sommes cloués au sol ! Soudain, une éclaircie... Nous allons pouvoir effectuer les dernières « double commande » avec Monsieur Charron, qui décidera alors: « prêt » ou pas « prêt » pour partir seul ! Le « solo », moment des plus marquants pour un aviateur, moment d'extase... A vrai dire, serrement de fesses !

     Il me reste quelques leçons à prendre... Le plafond redescend... La visibilité est minimale, elle persiste, persiste... Notre temps de stage se termine dans le brouillard...  Place aux élèves du stage suivant !

     Je n'ai pas l'occasion de faire mon solo... Le comble, mon ami Georges, qui est venu ici en dilettante, pour se distraire, est lâché, il quitte le stage avec son brevet B en poche ! Leur groupe n'a pas dû « bichonner » cette vielle bestiole de Kranich, ils ont pris de l'avance... Moi, qui suis venu à St Hubert pour enfin débuter convenablement « l'Aviation », je suis reporté ! A quand ? Déporté ! Où ?

 

     « Craaaaac ! ». Craquelures...

     Les dieux ne sont pas avec moi...

 

     Le vol à voile, l'école de la Patience ! Pendant des mois, avec ma Lambretta et mon duffel-coat à capuche, je vais me taper les 50 kilomètres pour aller au terrain de Temploux, près de Namur... Sur ce terrain, je vais essayer de trouver un moniteur d'abord, un planeur ensuite ! Attendre une éclaircie... Attendre mon tour... Je vais aider les autres en poussant les planeurs... Comme à St Hubert, je vais galoper pour récupérer le câble... Et bien souvent pour rien ! Car,
il ne s'agit plus d'un stage organisé... En plus, le but de ceux qui viennent à Temploux, se résume à une seule chose: rester le plus longtemps en l'air ! Ils sont ici, déjà pour se perfectionner et battre des records de temps et de distances... Ils tentent les brevets D, E, d'argent, d'or, et pourquoi pas celui de diamant, le F ? Moi, qui n'en suis qu'au B, j'attends qu'ils redescendent des cieux... Patience !

     Un moniteur, Mr. Watelet, fait de son mieux pour me donner le plus de leçons possibles sur son « Rhonlerche »... Finalement, il me lâche sur un monoplace, le « Grunau », dont il referme la verrière, le « canopy »... « Clac » ! Coup de ciseaux, il a coupé le cordon ombilical... Je suis abandonné à moi-même... J'ai l'impression d'un adieu... Enfermé dans ce cockpit, attaché à mon parachute, qui sert de coussin, sanglé, ligoté, je ne me suis jamais senti si seul !

     Mais une fois en l'air... Liberté... Jouissance... Fierté... Dirais-je bêtement: le plus beau jour de ma vie ! Oui ! Je me sens homme de la situation, le Chef du ciel ! Mais le « Chef » a les fesses moites et la goutte de sueur au front... Le Grunau n'est pas très fin, très fin, il descend vite... Deux petits tours et je rentre... Circuit d'approche, atterrissage ! Ouf !

     Après cette épreuve, coutume: payer le pot ! La bière coule... Je deviens aviateur !

     Et je reviens et j'attends à Temploux... Moi aussi, je veux tenter le brevet C... Je l'obtiens en parvenant à « tenir l'air » une bonne dizaine de minutes et à faire un gain d'altitude de plus de 300 mètres !

 

     Eric Lambelé est en courrier, de passage à Singapour en 1992... Il me contacte, comme je contacte mes copains quand j'arrive dans une ville ! Aux escales, c'est un de nos plaisirs, nous, pilotes de ligne, voyageurs permanents...

     Après le tennis, Eric me parle un peu de sa carrière, mais surtout de ses planeurs... Car, c'est le hobby de toute la famille, sa femme Micheline et sa fille ! Ils utilisent des appareils à grande finesse, avec lesquelles ils peuvent rester en l'air pendant des heures et ainsi, aller très loin... Autres « bestioles » que le Kranich de mon entraînement ou le Grunau de mon solo, qui volent comme des « fers à repasser », par comparaison... Pourtant, la plupart des débutants ont obtenu leurs premiers brevets de temps et d'altitude avec ces planeurs d'une finesse variant entre 15 et 25, ce qui n'est déjà pas si mal... Un planeur ou un avion possède une finesse de 15, lorsqu'il peut planer 15 kilomètres, si on le lâche à une altitude d'un kilomètre ! Le Boeing 747 est aux environs de 20... Je l'ai dit, un planeur ! Eric me parle de machines, qui ont 50, 55, 60 et plus !

     « C'est bien simple », me dit-il, « On ne descend plus ! A la moindre ascendance, au moindre courant d'air, on remonte... »

     Il me parle ainsi du jour, où il fut pris dans un courant d'onde et aspiré ainsi jusqu’à plus de 8.000 mètres ! Heureusement, il s'y attendait, il espérait même trouver cet « ascenseur », il était prêt avec son masque d'oxygène... Un premier problème fut de redescendre ! Il fit ce que Charron m'avait hurlé dans les oreilles: « Un coup d'aefs », un long coup d'aérofreins, cette fois-çi ! Le second problème fut le froid... La température est bien loin en dessous de zéro à cette altitude... Son pare- brise s'est complètement givré (les avions ont un réchauffage des vitres), et lui-même, malgré sa petite laine, il s'est mis à grelotter ! Troisième problème, pipi ! Cela faisait des heures, qu'il tournait en l'air à la recherche de cette ascendance... Tant pis ! Dans son pantalon... « Aaah ! C'est si bon... et ça réchauffe » ! Il a eu de la chance, Eric, il aurait pu pisser des glaçons, comme les Esquimaux...

     Un autre ami, Michel Doutreloux, pilote uniquement des planeurs, son planeur, dont il me donne la finesse... Je n'ose pas en parler, ce n'est plus un planeur, c'est presque un « ballon », qui ne demande qu'une chose: grimper ! Il me parle de ses longues randonnées en temps et en distance au-dessus de l'Europe, de nuage en nuage... L'air chaud monte, se refroidit et forme un nuage par condensation, un nuage d'air instable, le cumulus. C'est en dessous de ses cumulus de beau temps », que les pilotes de planeurs vont chercher les ascendances... Ces cumulus peuvent devenir méchants, même très méchants, ils deviennent alors des cumulonimbus, des « CB »,
des orages... Michel est en contact radio permanent avec sa femme... Elle connaît donc la position exacte de son mari... Elle suit en voiture et la remorque, qui servira à ramener le planeur, que Michel aura posé à bout de souffle, mais avec délicatesse, dans un champ... sans bosses ! 

 

     Hawaii 1989. Cela fait des années que je n'ai plus mis mon cul dans un planeur, je refais un tour ! Ma femme m'accompagne, nous sommes en place arrière du cockpit, le pilote est devant... Il sait que je suis aussi aviateur, il est sympa, il allonge le tour de vol... Il pourrait d'ailleurs l'allonger indéfiniment, puisque c'est ici, qu'un des records du monde de durée de vol libre fut établi... Plus de 72 heures ! Je crois même qu'il a fallu les abattre, ils y seraient toujours... Sans discontinuité, le vent de l'Océan Pacifique souffle sur les montagnes du Nord de l'île d'Ohau, formant ainsi un courant d'onde bien régulier. Au large, nous voyons les baleines souffler...
Le panorama est grandiose... La mer est bleu sombre, les montagnes de la côte verdoyantes... Paysage différent de la forêt de St Hubert, que je survolais, il y a 32 ans !

 

     Eric Lambélé est à présent Commandant de Bord sur Airbus dans une compagnie du Golfe Persique... Pour y arriver, lui aussi, a dû avoir de la patience... Il fait partie de cette longue liste des collègues, dont je parle souvent dans ce bouquin et qui serait trop longue à énumérer, les
« pilotes à contrat », les « mercenaires », voyageurs sans merci, pigeons éparpillés sur la planète, qui ont sué sang et eau pour forger leur carrière... Obligés par les circonstances, nous sommes nombreux à avoir suivi ce parcours, parce que pour l'amour du ciel, nous n'avons pas voulu nous recycler sur la terre ! Du vol à voile au vol moteur, d'aéro-clubs en aéro-clubs, de baptêmes de l'air en baptêmes de l'air, de remorquages de planeurs en remorquages publicitaires, d'épandage au bout du monde, de pilotage dans l'Armée de l'air, pilote de chasse ou de transport, de licences en licences, tout cela pour accumuler les heures d'expérience requises pour enfin pouvoir poser sa candidature auprès d'une petite compagnie, puis d'une plus grosse compagnie, d'avions légers en avions plus lourds, de qualifications de machines en qualifications de machines... Romanichels, manouches, nous, bohémiens, traînons nos femmes, nos enfants, de contrées en contrées, sans trop de sécurité, surtout pas la « sociale », et pas de « pension », pas de retraite » ! Coup de dés, coup de poker ! Un grand jeu de monopoly, où bien souvent, on risque de se retrouver à la case départ ou en prison...

     Ca, aussi, faut le faire ! Vais-je passer pour un présomptueux ? M'en fous ! Je « nous » tire un coup de chapeau !

 

     Mes parents sont rentrés du Congo... Ils me retrouvent à St Hubert, aux jours de brouillard... Nous avons donc l'occasion de parler en visitant les alentours avec la Wolkswagen, dont ils viennent de prendre livraison... Je trouve mon père vraiment transformé... Je m'en souviens bien, au détour d'un chemin, nous nous étions arrêtés dans cette douce clairière... Il y avait un ruisseau... Malgré le mauvais temps, les Ardennes sont belles... Une sensation de bien-être... Voyant mon découragement devant le brouillard, qui m'empêche de poursuivre mes vols, il me dit:

     « Jackie, moi, je ne m'en fais plus ! » (Sic).

     Silence...

     Venant de sa part, cela me surprend... A-t-il abdiqué ? Est-il déçu par le Congo ? Est-il
fatigué ? Tout à la fois, sans doute... Je le comprends ! Je comprends aussi qu'il semble regretter ses décisions négatives à mon sujet...

 

     J'attends... J'attends des mois... Je n'attends plus mon planeur, mais ma rentrée au service militaire ! J'emploie ce temps à « patienter » à Temploux...

     Dès que j'obtiens mes brevets B et C, j'introduis une demande: une bourse pour obtenir un brevet de vol à moteur ! J'ai bien spécifié que je suis un futur candidat à l'Ecole d'Aviation Civile, que j'ai encore mon service militaire à effectuer, que j'ai « déjà »(!) mes premières licences de vol à voile... Assez rapidement et avec un grand étonnement, je reçois une réponse favorable,
j'ai droit à quarante heures d'instruction, ce qui va me permettre d'obtenir ma licence de pilote privé !

 

     A nouveau, mon père veut bâtir « sa » maison, je le savais ! La brique dans le ventre... Avant son retour, j'avais repéré une petite parcelle dans une belle avenue... Les propriétés de ce quartier sont importantes, sauf ce petit terrain ? Je le montre à mes parents, ils aiment de suite l'endroit ! Je retrouve mon père, il semble reprendre vie... Avec sa rapidité habituelle, il décide d'acheter, prend comme architecte, celui qui a construit la villa de son frère, pas très loin d'ici, il coordonne tous les corps de métiers, suit le cahier des charges... Je le retrouve vraiment, il tient à avoir tout sous contrôle, mon père ! Pour accélérer la besogne, lui et moi allons chaque jour défricher le terrain... Egratignures, bras en sang, cloches aux mains... pour rien ! Le bulldozer arrive, rase et nettoie les neuf ares en une demi journée... Ma mère:

     « Je vous l'avais bien dit, le bulldozer... Vous n'avez pas voulu suivre mon conseil ! »

     Faudrait-il toujours écouter les femmes ?...

 

     En attendant la construction de la villa, Avenue Baron de Huart à Kraainem, nous habitons un appartement Avenue d'Auderghem, près du parc du Cinquantenaire... Je profite ainsi de la présence de mes parents... J'accompagne souvent mon père sur le chantier de la maison... C'est la première fois que nous allons vivre ensemble si longtemps, car l'Armée n'a pas l'air d'être pressée de m'appeler sous les drapeaux, malgré avoir passé trois jours « au Petit Château » et trois autres journées à faire des tests écrits et pratiques d'appréciation pour devenir Candidat Officier...

 

     Fin 1957, je commence mes cours de pilotage à Grimbergen, près de Bruxelles... Moins loin que Temploux... Mon moniteur est Monsieur de Bruyn... Je vole sur Piper Cub, lequel ne possède pas plus d'instruments que les planeurs de St Hubert !

     Ma patience est de nouveau mise à l'épreuve, mais j'ai appris... Il faut que mon moniteur soit libre, qu'il y ait un avion de disponible et que le temps soit potable, nous sommes en hiver... Beaucoup de conditions !

     Recommence alors à peu près ce que l'on m'a appris au stage de vol à voile... Mise en montée, virages, mise en descente. Surveillance de la vitesse, du vario, du cap, de l'altimètre, bille et aiguille ! Circuits ! Décollage, montée à 300 mètres, virage pour se positionner en vent arrière, en étape de base et en finale... Un avantage, le moteur ! Mais le moteur a du « torque », un effet gyroscopique, l'hélice « tire » l'avion d'un coté ! Correction par le gouvernail de direction, au palonnier, dès que le régime du moteur est modifié ! Au décollage, par exemple, lorsque le moteur est poussé à fond, si l'avion part à droite, pied à gauche pour maintenir la ligne droite ! Logique, mais pas si simple pour certains... J'en parle parce que j'ai connu des élèves pilotes, qui n'ont jamais été capables de tenir cet avion en ligne droite, leur « carrière » s'est arrêtée au décollage ! Pas doués ? Pourtant, il ne s'agissait pas d'imbéciles, ils étaient universitaires !

     Démonstration du décrochage... Monter le nez sur l'horizon, la vitesse diminue, sur les ailes les filets d'air décrochent, tremblements, « Brrrr... », l'avion « s'abat », « Plaff ! », perte de sustentation ! Stick en avant, un coup de moteur, la vitesse est récupérée, stabilisation de l'appareil. Je pense à Mr Charron... Nouveau décrochage, à mon tour d'en sortir... Mr De Bruyn est satisfait de mes premières leçons... Les circuits continuent... Il ne me démontre pas la vrille, Mr De Bruyn, ce n'est pas encore au programme ! Pourtant, je vais bientôt en faire une, même deux, juste après mon « solo », bien malgré moi... Car je suis assez rapidement « lâché », bénéficiant de mon stage de vol à voile !

     Le tout premier solo reste un souvenir ancré dans la mémoire de chaque pilote, néanmoins les « lâchers » futurs sur les différentes machines, qu'il va voler, représente un petit événement...

     Les premiers circuits en solo se font sous la surveillance du moniteur... Lors de mon troisième solo, Mr De Bruyn reste donc au sol, en bout de piste...  Tout se passe bien... Il fait froid, le vent souffle... Mr De Bruyn fume la pipe, il a épuisé toutes ses allumettes... Il fait un saut au bar pour demander du feu... C'est à ce moment-là, pendant ces quelques minutes, que « l'incident » se produit !

     En fait, l'Aéronca, sur lequel je suis en train d'effectuer mon circuit, n'est pas équipé de radio... Les ordres de la tour, autorisations ou interdictions, se résument aux faisceaux lumineux, verts ou rouges d'une lampe, que nous braque le contrôleur... En extrême limite, il tire une fusée, rouge ou verte, s'il lui semble que le pilote n'a pas compris son message... Un peu comme chez les Peaux Rouges !

     Je vais virer en final... L'Aéronca a les ailes hautes, la visibilité verticale est donc restreinte... Je « regarde bien », éternel conseil de mon moniteur... Rien ! Le ciel est libre... Et puis, je le sais, je suis le seul avion dans le circuit... C'est ce que je crois !

     Venant de nulle part, du néant, un Tiger Moth, « grand comme ça », fait son apparition ! Comme mon sorcier, je le verrai toujours, il est là, dans ma mémoire... Il est devant moi, il ne m'a pas vu ! Comment est-ce possible ? Avec la vue tout azimut, qu'il a de son cockpit ! Il me coupe ma finale ! Immédiatement, je tente de lui échapper en passant derrière lui ! Trop près, trop tard ! Mon aile gauche racle le ventre du Tiger Moth... La béquille en fer, qui lui sert de roulette de queue arrache le bout de mon aile... « Crak » ! Mon avion bascule, je me retrouve en vrille !
Les grands refroidisseurs, le long du canal, je les reverrai aussi toute ma vie... Pour le moment, à chaque tour de vrille, je les vois !  Une fois, « Flop » ! Deux fois, re « Flop » ! Je ne sais pas,
je ne sais plus, ce que j'ai fait, mais j'ai fait dû faire ce qu'il fallait que je fasse... Pied, stick ! Stick, pied ! Manche, manche ! Réflexes ? Monsieur Charron ? Je redresse... Mon avion, oiseau blessé, à du plomb dans l'aile, il est tordu... Je vole les commandes croisées, le stick est à fond à gauche, le palonnier à fond à droite... L'aileron ne tient plus que par une charnière ! Ca fait
« Clac, clac, clac, clac, clac... ». Vibrations ! Je suis au raz du canal, je frôle les refroidisseurs, je rase le toit du Club House, j'atterris... J'atterris même bien, en douceur, je m'en souviens !
Je coupe le moteur... Plus de tremblements... Le calme... J'ouvre la porte... Je descends... Alors seulement, je réalise ! A mon tour de trembler !      

     Monsieur De Bruyn accourt...

     « Mon ami ! Que s'est-il passé ? »

     Voilà tout le problème, il n'y a pas de témoins ! Ni lui, ni le contrôleur, ni personne ! Sauf, le pilote de l'autre avion, qui revient se poser et parque le Tiger Moth, qui n'a pas une égratignure, à L'EAC (Ecole d'Aviation Civile)... Cette école où normalement, après mon service militaire, je dois rentrer... Je vais être populaire ! M'acceptera-t-elle encore ?

     Arrêt de ma bourse ! Malgré son absence de la piste, d'où il aurait dû me surveiller, Mr De Bruyn me défend, à fond ! Il sera le seul à me féliciter ! Après tout, avec le peu d'heures de vol que j'ai... Au bout de quelques semaines, il parvient à faire lever cette sentence en attendant les résultats de l'enquête... Tous les « autres » sont contre moi ! Entr'autres, Mr Fieremans, le contrôleur, qui préfère se mettre du coté de l'Administration... Il ne prend pas de risque à mon sujet... Il n'a rien vu ! Sans doute, regardait-il du mauvais coté, du coté des Flandres, d'où ses pigeons doivent revenir... Car, il est colombophile, Monsieur le Contrôleur, c'est son hobby... Selon la météo, « les convoyeurs attendent ».... Peinard dans sa tour, il attend que l'on me coupe le cou !

     Comment un petit boursier comme moi, à peine lâché, peut-il avoir raison contre un éleve-pilote de l'Ecole d'Aviation Civile, déjà loin dans son stage de pilote de ligne ? Pour moi, c'est clair, j'entamais mon approche finale, j'avais la priorité, je ne suis pas en tort ! Comment le prouver ?

 

     « Craaaaac ! ». Craquelures...

     Les dieux ne sont pas avec moi...  

 

     Raplapla, je rentre à l'appartement... Mon père est choqué, ma mère disloquée... Elle pleure ! J'en ai assez de cette journée noire, je quitte la maison et rejoins Micheline !

     Micheline... Car, entre-temps, j'ai rencontré Micheline et son petit garçon... Tout bêtement, dans l'ascenseur de notre immeuble... J'ai souvent fait des rencontres dans les ascenseurs, mais celle-ci ! De fil en aiguille, je vais m'attacher à Micheline... Elle aussi, va me prendre en mains, mais d'une toute autre façon que Nicole... Je ne sais pas ce qu'elle fait, je ne l'ai jamais su ! Toujours est-il que nous fréquentons des endroits très agréables... Elle «m'invite» sans cesse dans d'excellents restaurants, nous allons prendre « le dernier » dans des bars cossus, dont les murs sont tapissés de velours... D'elle, j'apprends la liste des vins, le choix d'une bonne bouteille, d'un bon alcool... Au moment de l'addition, elle me glisse dessous la table quelques gros billets... Au début, je m'offusque ! Mais Micheline se fâche ! Sinon, le jeu se termine ! Moi aussi j'ai quelques sous, mon argent de poche, que me donne Papa... Je ne veux d'ailleurs rien lui demander, à mon père, il me prête sa voiture, ce n'est déjà pas mal ! Devant cet ultimatum de Micheline, j'abdique vite...

     Ce « jeu » devient une habitude, que j'avale sans plus aucun complexe... En fait, je suis
« sa chose » ! Elle est un « tout petit peu » plus âgée que moi, Micheline... Elle est jolie, Micheline.... Bon chic bon genre, toilettes dernière mode, foulards assortis, sentant bon les parfums délicats... Elle m’enivre ! Sous cet aspect BCBG, elle a un truc en plus, celui de vous bouffer tout cru, performance qu'elle parvient à réaliser dans la Wolskwagen ou quand je suis assis à coté d'elle au restaurant... Elle m'en apprend de ces choses ! Dans ces conditions, un gamin (!) comme moi, tombe vite amoureux !

     Je commets une erreur... A ce sujet, je serai toujours un faible ! Jalousie ! De quoi ? Je ne sais rien, je  ne vois rien ! Ah, si, un soir, Micheline, qui vient d’emménager Avenue Huysmans, près de l'Université, car elle a quitté notre immeuble pour « un plus grand », me demande de vite me planquer derrière le canapé... « On » risque de me voir à travers la baie vitrée de ce premier
étage ! Je veux savoir ! Disputes... Ruptures ! Je reviens bien vite à genoux, poser ma tête sur ceux de Micheline.... Caresses... Je me tais, je me ronge ! Nous refaisons le tour des grands ducs !

     Elle m'accompagne ainsi dans les rallyes d'aviation, comme celui du Zoute, où Jacques Genty et moi, en Piper Cub, trouvons tous les châteaux du monde, sauf le bon... Le Président remet le prix de consolation aux deux Jacques ! Elle est aussi de toutes les manifestations culturelles de cet ami aviateur et pianiste renommé et de sa femme violoniste, Lola Bobesco... Micheline n'a toujours pas de moyen de locomotion, mais elle n'en demeure pas moins généreuse à mon égard... Je n'y comprends rien, je me laisse faire !

 

     Pour ne pas abîmer ses mains délicates de pianiste, Jacques Genty ne veut jamais tourner manuellement l'hélice de son avion... Le coup de pal pour démarrer le moteur ! Il fait toujours appel aux copains... Paul Putsage, qui remorque aussi les planeurs avec le Tiger Moth, me dit un jour à Temploux:

     « Et nos mains alors ? Nos mains d'aviateur ! Hein, Jackie ? »

     « Pour le moment, Paul, je ne suis qu'un petit aviateur... »

     Il est vrai que la profession de Paul Putsage est délicate également... Il vend des soutiens-gorge !

 

     Après ce contretemps, je reprends mon entraînement avec Mr De Bruyn... J'accumule des heures... Je les compte les minutes ! Ah ! Si j'avais pu noter les secondes... Au début, fiers, nous avons tous fait cela, noter les minutes ! Après on arrondira à l'heure, même à la dizaine près... Après chaque vol, si on n'inscrit pas de suite les heures dans son carnet, c'est l'embrouille ! J'ai connu un « vieux renard », aux milliers d'heures d'expérience, qui n'avait plus rien à prouver, il m'a dit un jour:

     « Mon carnet de vol ? Le quantième ? Je le remplis une fois par an ! Grosso modo, j'arrondis à la centaine près... ».

     Je n'en suis pas là...  Un soir, je suis chez Micheline, je note, je « calligraphie » mes minutes » de vol sur mon carnet No 1. Elle n'a pas qu'un fils, Micheline, elle a aussi un chien, un chiot, qui à mon insu, s'empare de mon « log book » et le mâchouille ! Je suis obligé d'aller à l'Aéronautique, l'échanger contre un neuf... Mr Destrée, en apercevant les lambeaux, que je lui présente:

     « Qu'est-ce que c'est que ça, Siroux ? »

     « Mon carnet de vol... »

     « Mais... Mais... Comment est-ce arrivé ? »

     « Bof... »

     Je recommence à calligraphier mes précieux temps de vol... Pour l'amour de Micheline,
je contiens ma rage, je ne fais pas d'esclandre et je pardonne à son Cocker !

     Comme elle m'est apparue dans l'ascenseur, Micheline disparaît sans laisser d'adresse... Quelques années après, je la rencontre au Zoute, où elle habite dans une belle maison de style flamand... A mon tour de l'inviter... Elle accepte, mais « en bon copain » seulement !

     Micheline, une femme de substance...

     Nom di Diou, qu'est ce que j'ai pu aimer Micheline...

 

     Je passe avec succès le « progress test », contrôle de progression, avec Mr François, Inspecteur en vol de L'Administration de l'Aéronautique, ainsi que le test final des quarante heures... Une des épreuves est éliminatoire: 1.000 mètres d'altitude, vertical terrain, moteur coupé, circuit en vol plané... Endroit d'atterrissage précis: entre des planches blanches posées au sol, « les panneaux » ! Certains atterrissent trop court, d'autres trop long, avant ou après les panneaux... Ils doivent se représenter au prochain examen... J'ai une nouvelle fois le bénéfice du vol en planeur, je pose mes roues entre les limites !

     Je suis les cours de Mr Weygaert, qui nous prépare à l'examen écrit... Excellent professeur, d'une didactique simple, claire. A un tel point, que je me demande comment j'ai pu avoir des difficultés à comprendre auparavant les bases des lois physiques et mathématiques ! Nombreux sont les pilotes privés et professionnels, qui doivent à ce Monsieur d'avoir obtenu leurs licences théoriques...

     Dernier examen, la navigation... Vu du ciel, en Belgique, tout se ressemble, se mélange, les villages, les routes, les rivières, les chemins de fer... Il faut s'y retrouver ! Il y a bien la Mer du Nord comme dernier point de repère... Avec Mr De Bruyn, je m'entraîne à cette épreuve... Il me fait faire le «triangle», des points (châteaux, églises, chapelles, étangs, etc.) à découvrir, perdus dans la campagne... Je me perds... Monsieur De Bruyn remet sur le bon chemin !

 

     Mais ce dernier examen de navigation est reporté... Je reçois enfin ma convocation pour mon service militaire ! Ce papier me dit que j'ai été sélectionné pour la Force Aérienne, exactement ce que j'avais demandé: l'Aviation ! Un poste au sol, genre tour de contrôle, pour rester tout près de mes avions... Suis-je privilégié ? Car selon leur logique, j'aurais dû me retrouver dans les sous-marins ! Peut-être, parce qu'il n'y en a pas ou qu'il n'y en a plus depuis leur opération « Portes ouvertes » !!! Je suis quand même intrigué par ce terme de UDA, et encore plus surpris de lire que je dois prendre le train à la Gare du Nord, destination Arlon, au fin fond du pays... Il n'y a pas d'aérodrome par-là ! Dans le compartiment, nous apprenons vite, mes nouveaux camarades et moi, où nous allons... Au bagne ! UDA veut dire Unité de Défense d'Aérodrome, veut dire entraînement infanterie ! Me voilà fantassin, je suis dans la Biffe » ! Je ne suis plus en l'air,
je suis par terre ! Pendant huit mois, loin, très loin de mes avions, je vais ramper dans la boue... 

     A peine arrivés à la caserne, désignation des chambrées, remise des uniformes, le neuf  No 1 et l'usagé No 2... (Ah ! Quand même, nous portons l'uniforme bleu...), des souliers, une paire neuve, l'autre usagée, et de tout le reste du matériel du parfait petit militaire...

     Il ne s'est pas écoulé pas cinq minutes depuis cette distribution des prix, qu'une voix de bête hurle dans le couloir:

     « RASSEMBLEMENT DANS LA COUR ! UNIFORME ET SOULIERS No 2 ! IMMEDIATEMENT ! »

     J'ai souvenir de cette petite réunion de famille... Certains se croient à une « garden party », ils flânent... Cette mollesse est de suite corrigée par le Premier Sergent Major, aidé par le Sergent tout court ! Ce ne sont pas des tendres, ce ne sont pas des mous... Nous le saurons plus tard, ils ont fait «La Corée» ! A coté d'eux, le jeune Lieutenant, qui les encadre, fait piètre figure, il a l'air d'un enfant de chœur...

     Ils ne hurlent plus, ils aboient !

     « EN RANG PAR DEUX ! »

     Nous sommes vite en rang par deux !

     On se permet un petit commentaire...

     « SILENCE ! »

     Nous sommes vite silencieux !

     « JE NE VEUX VOIR QU'UNE TETE ! »

     «???  »

     « ALIGNEMENT ! »

     Nous ne sommes plus qu'une tête !

     « INSPECTION ! »

     De quoi donc ? On vient d'arriver ! De notre tenue ? Il faut dire que nous avons plutôt l'air fin prêt pour un carnaval de province... Ceinturons mal ajustés, pendouillants à la cow-boy, les bérets de travers, à la coquin, les nœuds de cravates, le col sont un poème de collection de grand couturier, la mèche au vent... Notre allure est simiesque, le dos bossu, la bouche entrouverte, les membres ballants...

     « REDRESSEZ VOUS ! »

La stature, l'allure du Premier Sergent Major Lejeune me fait penser au garde de corps de mon père, une armoire à glaces... Peint en noir, il est Gallet tout craché ! Il nous détaille... Il doit se demander de quelle bande de pédés, il a hérité pour ce stage de huit mois ! Il passe devant nous, nous fixe dans les yeux... Puis, derrière moi... Je sens son souffle dans mon cou... Il me vocifère:

     « CHAUSSURES DEGUEULASSES ! »

     Je me retourne:

     « Mais, mais, Monsieur, je... »

     « RETOURNEZ-VOUS ! SILENCE ! Quand on s'adresse à moi, on m'appelle PREMIER ! »

     « Oui, M'sieur... »

     « WEEK-END SUPPRIME ! »

 

     L'armée a du bon... Depuis, j'ai toujours eu les souliers brillants ! Cela est même devenu un critère immédiat... Lorsque je rencontre quelqu'un pour la première fois, je regarde d'abord si ses souliers sont propres... Je juge moi aussi, comme le Premier Sergent Major ! Les godasses, ça classe ! Les ongles, aussi... Pour les femmes, les pieds ! J'ai connu ainsi une hôtesse de l'air, Simone... Malgré ses yeux verts et sa peau mate, ce sont ses pieds, que je regardais... Des pieds magnifiques, des ongles soignés... Mais ceci est une autre histoire...

     « Heureusement, Jack ! »

     « Je continue... »

 

     Ca commence bien... Consolation, je ne suis pas le seul « week-end supprimé »... Les jours suivants, il en  pleut à la pelle, des « week-end supprimés », surtout lors de l'apprentissage des mouvements de troupe...

     Je croyais que ce genre de débandade n'existait qu'a Hollywood, dans les films de Butt Abott et Lou Castello ou de Laurel et Hardy, que j'avais vus dans cette petite et vielle salle de cinéma du village de Klemskerk, commune de Coq sur Mer... J'appartiens d'ailleurs à la milice de cette commune, puisque nous y étions domiciliés... Non ! Ce gros comique, je l'ai vécu !

     « A DROITE, DROITE ! »

     La plupart partent à gauche... « Bling ! », « Blang ! »... Chocs de fusils !

     « A GAUCHE, GAUCHE ! »

     Les pédés s'en vont à droite... « Bling ! », « Blang ! »... Les fusils !

     A tel point, que le sergent, plus épuisé que nous, découragé, nous suggère de se mettre de la paille dans la main droite:

     « La PAILLE, C'EST LA DROITE ! »

     Le « GARDE A VOUS ! »... Il y en a qui sont transformés, bronzifiés en statues d'art
moderne ! Ils sont tout tordu, la bouche en cul de poule...

     Le « SALUT ! »... J'en ai vu, qui ont failli s'éborgner en portant la main au front ! Le pouce,
« Clash ! », dans l'œil...

     Je dis « ils », mais je fais partie du lot, de cet étrange amalgame, dont le critère de sélection m'échappe... Il y a André Lourtie, un balaise, je comprends son affectation à l'infanterie commando UDA, Jean Swaelens, un fil de fer, sec comme un coup de trique, fume comme un Turque, même pendant les marches, que nous faisons chargés comme des mulets, André Verpaelen, OK, Moi, bof... Mais les autres, comme Guy Marres, Professeur, tout fluet, tout menu, plein de finesse, intellectuel ! Lui, il est du style Villon, « Poèmes et chansons du Moyen Age », dont Rutebeuf, mise en musique et chanté par Léo Ferré... J'aime Ferré ! Le plus grand de la chanson, avec Brel, bien entendu ! Le grand Jacques est tellement grand, qu'il est hors circuit, ce tout-tout grand des grands ! Guy nous a donc tellement fredonné cette mélopée médiévale que je l'ai sans cesse dans ma tête... Elle résonne...

     « Que sont mes amis devenus... L'amour est mort... ».

     Une nuit, en reconnaissance de terrain à la boussole, sa chanson est interrompue ! « Que sont mes amis dev... », « Plouf ! »... Le poète est tombé dans un trou ! Est-ce lui qui est mort à
présent ? Non ! Nous l'extirpons en lui tendant nos fusils... Il y a aussi un futur avocat, aux manières raffinées, qui n'aime guère la corvée poubelles et encore moins celle des patates, que personne n'apprécie d'ailleurs, même les « désignés volontaires »... Pour éplucher une pomme de terre, il la coupe carrément en un seul cube... Je trouve cela ingénieux, je l'imite ! « Week-end supprimé ! »

     Exercices de jour, exercices de nuit... Pelotons... Camouflage... Le visage strié de marques sombres, le casque parsemé de feuillage, un vrai bouquet... Champ de tir... Mitraillettes, mitrailleuses, mortiers, grenades... Inspections des armes... Inspections des lits... Marches des 5, 10, 15, 20, 25 kilomètres, harnachés de son équipement... Inspections du matériel... Gymnastique dans la pluie, le vent, la neige... Boue, gadoue... Moi, qui me classe déjà aviateur » (!), je n'ai jamais vu la terre de si près, je fais corps avec elle, je l'embrasse, je la bouffe !

     Mais de cette bande de zouaves « pouet-pouet », notre « Premier » va parvenir à en faire des
« durs » ! C'est vrai ! Il va nous endurcir physiquement et moralement, à force de coups de gueule et de « parcours du combattant » ! A la fin du stage, ayant gagné nos galons de Sergent, nous quitterons la caserne, le buste droit, les muscles secs, les cheveux courts, la cravate en bonne place et les souliers miroitants...

     Un Monsieur bien, très bien, finalement, Lejeune, notre Premier Sergent Major... Nous avons appris à le connaître... Il joue son jeu, nous jouons le sien... Nous l'invitons à la soirée de départ, que nous avons organisée dans un bar à filles, aux environs de le caserne, où nous sommes de très bons clients... La bière coule... Le juke box tonitrue... Est-ce l'alcool ? C'est avec émotion, qu'il nous serre la pince au moment de l'adieu ! Quant à André Verpaelen, il danse son dernier slow, accroché, agglutiné à une blonde platine, « Put your head on my shoulder » de Paul Anka... Il pleure !

     L'armée a du bon... Bons souvenirs... Le corps, le caractère se trempent, se détrempent ! Quand je pense que l'on parle de supprimer le service militaire...

 

     Singapour 1988. Cocktail party... Mondanités... Superficialités... Dialogues sous vide... Ca rentre par une oreille pour en sortir de l'autre tout aussi vite ! Sauf pour les Anglo-saxons, ils adorent ce genre de réunion, de « get together »... Au bout de la soirée, ils parviennent encore à vous appeler par votre nom ! Nous, il y a belle lurette, qu'on a oublié le leur... Questions ridicules:

     « Il y a longtemps que vous habitez à Singapour ? Ca vous plaît ? Dans quelle entreprise... ? »

Il est vrai qu'on est là pour connaître des gens... Mais nous, les pilotes, on n'en a rien à foutre ! D'ailleurs, nous sommes incorrigibles ! Lorsque nous ne pouvons pas faire autrement que d'assister diplomatiquement à ces « social parties », on se regroupe immédiatement entre nous dans un coin, en ignorant complètement les autres... Ces réunions sont valables pour les  « business men », qui ne pensent qu'a une seule chose: prendre des « contacts » ! Nous, après le vol, après s'être battus avec les vents, les orages et les brouillards, on rend la clef et on se retrouve avec les « vrais » amis, quand on veut, quand on peut !

     Je dois bien faire bonne figure... A mon tour de demander à ce monsieur, qui me paraît bien jeune, ce qu'il peut bien fabriquer dans ce pays... Sa réponse me scie en deux, « Ziiip ! »:

     « Je fais mon service militaire ! »

     De suite, j'ai envie de lui dire:

     « A quinze pas, garde à vous ! Le petit doigt sur la couture du pantalon ! »

     Mais il ne connaît pas ça, ce jeune homme, il est « coopérant », il travaille dans une banque, ce qui remplace son service militaire... Au Sahel, en short et sandales, je pourrais l'admettre, mais à Singapour, en costume trois pièces et pochette voyante ! Je vous le disais, il y a des pieds
au cul, qui se perdent...

 

     Mes parents habitent maintenant dans leur villa de Kraainem... Mon père s'occupe du pavillon du Congo, à l'Exposition Universelle, qui vient de s'ouvrir ! Il a donc ses entrées libres, dont je bénéficie lors de mes weekend, quand ils ne sont pas supprimés... J'assiste à de représentations exceptionnelles ! Entre autres, et le plus émouvant pour moi, les Tambours du Mwami, ainsi que les danseurs Watutsi, que mon père a fait venir de l'Urundi... Toute cette troupe se produit aussi sur la Grand Place de Bruxelles ! Pas le soleil d'Afrique, mais soleil quand même... Dans ce décor anachronique, c'est un spectacle grandiose ! Eclats d'étincelles dans les lances des danseurs, qu'ils « spiralent » en beauté... Je retrouve leurs mouvements gracieux, le son de leurs clochettes, qu'ils font tinter délicatement avec leurs pas de danse... Sur cette place, les Tambours, eux, font résonner les ventres...  Je revois mon ami le Roi ! Comme il ne me prête pas sa voiture, je roule dans la Volks de mon père !   

     « La Belgique Joyeuse », reconstitution à l'Expo 1958, de vieux quartiers bruxellois... Ambiance ! Restaurants, moules frites, bistros, bière... J'y rencontre Jeanine ! Ce n'est pas une flèche, mais une lance, qui me transperce le cœur et le corps ! Jeanine est une de haute taille et de taille fine... De longs cheveux blonds, des yeux de chatte, un joli petit nez, des jambes à  tenter et à damner le plus pieux des saints de cette terre... Je suis loin de faire partie de cette catégorie, mais je succombe « tout de suite, tout de suite » aux attraits de cette « grande fille toute simple », qui sera la plus compliquée de mes histoires d'amour... Une passion ! Elle est mannequin, paraît-il...

 

     « Encore ? Décidément, Jack ! Poule de luxe ou fille de peu, qui pète et  fume dans la soie ? »

     « Je t'en prie, mon vieux, hein, je t'en prie ! »

 

     Le profil de cette créature de rêve, qui n'est pas du tout du genre à faire la cuisine et à se salir les mains en faisant la vaisselle, me subjugue... Je suis désintégré sur place ! En fines molécules, particules, je me sens déjà glisser vers un nouvel abîme, aspirer dans un abysse ! Tant pis ? Tant mieux !    

             

     Vers la fin de mon entraînement à Arlon, je reçois une convocation... Epreuve de navigation aérienne ! J'explique demande au Commandant de ma Compagnie, je lui demande un jour de permission ? Accordé !

     Les candidats sont réunis à l'Aéro-club de Grimbergen... On nous communique la navigation: Grimbergen, les antennes de Wingene, au sud de la ville de Gand, l'aéroport du Zoute et retour à Grimbergen ! Un triangle, dont nous traçons la route sur la carte... Calculs ! Sans vent, le cap (heading) est le même que la route (track), avec vent, on s'éloigne de la route, c'est le dérive (drift) ! Par conséquent, appliquer la correction de dérive pour maintenir sa route... Sans vent, vitesse air égale vitesse sol, avec vent, vitesse sol plus ou moins grande ! Simple ? A la verticale de Wingene et du Zoute, quelqu'un prend note du temps de notre passage... Avant de partir, nous devons remettre ce tracé et les résultats de nos calculs ont l'Inspecteur de l'Aéronautique, qui a surveillé cette épreuve théorique, durant laquelle mon voisin ne cesse de répéter:

     « Piece of cake, piece of cake ! Du gâteau, du gâteau ! »   

     M'énerve celui-là ! Mais il a raison, ce triangle est facile... Départs, espacés de 15 minutes chacun ! La météo est excellente, cumulus de beau temps, bonne visibilité... Nous avons tous les atouts en main pour réussir ! « Piece of cake »...

C'est mon tour... Mlle Devleeming, « La Miss », une monitrice, toujours présente à Grimbergen, parce qu'elle passe sa vie avec ses avions, dans ses avions, qu'elle couche avec ses avions, m'aide à démarrer mon moteur...

     « Contact ? »

     « Contact ! »

     Pas de démarreur, un tour d'hélice à la main...

     Taxi, feu vert, décollage, mise de cap, altitude à maintenir... Ma carte sur les genoux, je suis bien ma navigation... Mes repères défilent correctement... Je ne peux vraiment pas louper l'autoroute, que je coupe au bon endroit ! « Piece of cake »... Je suis sur la bonne route, j'ai le bon cap !     

     Soudain ! « Preutt », « Preutt » ! Mon moteur a des ratés... « Preutt », « Pr... » ! L'hélice va s'arrêter, je le sens ! « Preutt », « Pr.... » ! Un coup de réchauffage au carburateur ? Je tire la manette... Aucune amélioration ! Toujours « Preutt », « Preutt », « PR... » ! Je perds de l'altitude !

     Dans ce cas, réaction du bon élève discipliné, que l'on m'a enseignée:

     « Recherche d'un terrain pour atterrir immédiatement ! »

     Ce qui signifie virages à droite, virages à gauche...

     Pendant cette recherche, mon moulin reprend vie ! Plus de « Preutt », « Preutt », mais un bon ronflement continu, « Rrrrrrrrrrrrr »...

     Je pense de suite à reprendre ma navigation... Je suis peut-être encore dans les temps ? Mais à force d’avoir tourné dans tous les sens, je ne sais plus où je suis... Je suis perdu ! Je cherche des repères sur ma carte, je ne reconnais rien ! Pas très fufute de ma part... Au lieu de simplement prendre un cap Nord, retrouver l'autoroute, ou le littoral... Non, petit con, je tournicote et retournicote !  

     J'aperçois une ligne de chemin de fer ! Réaction de l'élève indiscipliné, malgré mon moteur, qui pourrait refaire « Preutt », « Preutt », ou plus « Preutt » du tout, je descends pour suivre les rails... Il a bien une gare quelque part... En effet, la voilà ! En rase-mottes, je la survole... Je suis très bas ! Dans mon affolement, je lis seulement: « Ronse-... ». Je n'ai pas pu lire le second nom de cette ville, inscrit en français !

     « Nom di Diou ! Je suis en Allemagne ! »

     Je suis complètement paumé...

     Sur le capot, juste devant moi, je vois le fil de fer, fixé à un bouchon en liège dans le réservoir et qui sert de jauge à essence... Il baisse ! Il faut faire quelque chose...

     De toute manière, je suis incapable de retrouver ma position géographique, autant arrêter ce jeu stupide... Un champ, il me faut un champ ! Il y en a bien un, là, qui parmi tant d'autres, me paraît le plus valable... Une longue prairie, bien plate, semble-t-il, mais assez étroite... Mais la ligne à haute tension est juste en début de piste... Cependant, la voie est libre de l'autre coté... Attention à la ferme à l'extrémité, attention surtout à la rangée de peupliers, qui bordent la partie gauche. D'où vient le vent ? Puis-je voir remuer les branches des arbres ? Oui ! La direction du vent m'indique le sens d'atterrissage... Malheureusement, je devrai passer au-dessus des lignes à haute tension ! Bah, suffit de me présenter haut et effectuer une glissade comme Mr Charron l'avait fait à St Hubert et comme Mr De Bryun me l'a enseignée pour l'épreuve des panneaux...

     Tout cela se passe très vite dans ma tête ! OK, je décide de me poser...

     Présentation en finale, saut de mouton (!) en glissade au-dessus de l'électricité (!), toucher en douceur (Sic), chaque fois qu'il m'arrive des bricoles, mes atterrissages sont doux... Savoir pourquoi ? Je coupe le moteur, ce n'est pas lui qui s'arrête !

     J'attends... A petit pas, le fermier s'approche, hésitant... Je suis en uniforme, il doit croire que la guerre a recommencé... L'invasion ! J'aurais pu recevoir un coup de fourche...

     « Heu... Bonjour, Monsieur... Pourriez-vous me dire où je suis ? »

     Une attaque extra-terrestre ?...

     « Ben..., à Renaix, tiens ! »

     « Ah ! Oui ! Bien sûr... Renaix ! »

     Je lui raconte mon aventure... Rassuré, il me permet de téléphoner à la gendarmerie...

     « On arrive ! »

     J'attends... La fermière m'offre du café...

     « Merci, j'en avais vraiment besoin ! »

     Gendarmes ! Rapports, « Scrich, scrich, scrich... » ! Signature, « Scrach » !

     Ils sont sympa, les flics, ils m'aident à arrimer mon avion au sol, me conduisent à la gare...

     Je rentre en train !

     « Piece of cake, piece of cake » disait l'autre...

 

     « Craaaaac » ! Craquelures...

     Les dieux ne sont pas avec moi...

       

     A nouveau, pas de témoins...

     « Ce Siroux, qu'a-t-il encore bien pu fabriquer ? »

     Heureusement, le lendemain, le moniteur, qui va rechercher le Piper Cub, prend soin d'emmener avec lui un mécanicien... Il croit plus ou moins à ma version de panne de moteur...

     Exact ! Le carburateur est complètement encrassé !

     Excusé ! Mais un très mauvais point pour ma navigation... Néanmoins, une note meilleure pour mon atterrissage forcé !

 

     Attendre ! Toujours attendre... J'attends la prochaine épreuve de navigation pour me représenter à l'examen...

     Un weekend, en permission non-supprimée, je traîne au bar de l'aéroport de Grimbergen, où j'avais fait la connaissance de Willy Pourtois, homme d'affaires et pilote privé... On avait sympathisé... Il est devenu un ami, qui m'aidera plus tard dans des situations difficiles... Je lui raconte comment mon épreuve de navigation s'est terminée...

     « Tu as besoin d'exercice ! Justement, dimanche prochain, je vole avec le Professeur... »

     « Professeur ? »

     « Un Prof d'Unif, également pilote... »

     « Veux-tu nous accompagner ? Tu feras la navigation ! »

     « Avec grand plaisir ! »

     « Où allez-vous ? »

     « Un tour en Hollande, la Côte belge, déjeuner à Ostende, le temps de manger une langouste, retour à Grimbergen... Je t'invite ! »

     « Merci ! »

     Pilotes du dimanche... Gueuleton à Ostende... Je verrai bien... J'ai vu !

     Le Fairchild sort de grande révision, il est comme neuf, il vient d'être repeint, son gros moteur ronronne... Un bijou ! Avion à quatre places... A l'avant, en place gauche, le Professeur aux commandes, Willy à droite, à la radio, car il a la radio, cet aéronef ! A l'arrière, moi, avec mes cartes, mes crayons et mes calculs...

     Taxi, autorisation de décollage, prise de cap !

     Navigation relativement facile... Le canal, l'autoroute, qui mènent à Anvers... « Piece of
cake » !

     Survol du port d'Anvers... Impressionnant !

     On « s'enfonce » alors dans la Zéelande... Beaucoup de flotte... Repères moins évidents...
Je ne me perds pas, je me repère !

     C'est plutôt le Professeur... J'ai l'impression qu'il ne se sent pas tout à fait à son aise géographiquement, qu'il ne croit pas trop à mes les corrections de caps... Il décide:

     « Cap sur Ostende ! Combien, Monsieur Siroux ? ».

     Il perturbe toute ma navigation...

     Je sors comme ça, « Plaff »:

     « Sud-ouest ! »

     Je ne suis pas Professeur d'Université, je ne suis peut-être pas très fort en navigation, mais quand même... La Côte belge, ça se voit... Il fait beau !

     Ouf ! On aperçoit le littoral... L'atmosphère « cockpit » (!) se détend... Retour à l'opération normale, la ballade du dimanche...

     Plus d'exercice de navigation, je laisse tomber ma carte, ce sera pour le retour sur Grimbergen... J'apprécie le paysage... A partir Du Zoute, toutes les cités balnéaires défilent, agréables à survoler... Sans vouloir l'avouer, tous les trois, nous pensons déjà à la langouste !

     Ostende ! La piste de l'aérodrome est parallèle à la mer... Toutes les pistes parallèles à la mer ou à l'océan, subissent généralement l'effet du vent de travers ! Venant de la mer, le vent souffle fort, moins fort ou très fort ! C'est le cas aujourd'hui, il vient de la Mer du Nord !

     La manœuvre du « cross wind » est délicate... Corriger la dérive, pour bien garder l'axe de la piste dans la trajectoire de vol.. Lorsque cette correction est forte, la piste n'est plus en face, mais à droite ou à gauche de l'appareil... On vole alors « en crabe » ! Annuler cette dérive juste au moment de l'atterrissage, par un coup de palonnier, l'aile baissée dans le vent... Il faut de l'entraînement ! Mon professeur, ce promeneur du dimanche, n'est pas très entraîné à ce genre de sport...

     Nous sommes en finale... Autorisation d'atterrir... En plus, le vent n'est pas régulier, ce qui complique les choses ! Turbulences ! Il vient de  droite, le vent ! Nous partons à gauche, la piste à droite... La correction de dérive n'est pas suffisante... Le Professeur corrige... Pas assez, on repart à gauche ! Re-correction ! Trop forte, nous voilà à droite, la piste à gauche ! Secousses, les ailes balancent dans tous les sens... Re-re-correction ! On repasse à gauche de la piste ! Puis, à nouveau à droite... L'avion n'en peut plus, il ne sait plus où aller... Le sol approche... Je sers ma ceinture de sécurité... Le Professeur s'est finalement plus ou moins aligné avec la piste, mais on est en peu haut et à gauche... Heureusement, cette piste est longue... On la survole en grande partie ! Le « Commandant de bord » coupe les gaz ! Un coup dans le manche, un coup dans le palonnier, un coup dans je ne sais quoi ! L'avion obéit, il encadre la planète !

     « PLAFF ! »

     Le Fairchild est un oiseau à longues pattes, son train fixe est haut... Celui de droite s'écrase sur le béton !

     « CRAK ! »

     Heureusement, nous sommes sur la piste, mais pas pour très longtemps... Sous le choc, ce pauvre train ne tient pas le coup... Il abdique ! Il salue, il se plie en deux !

     « CRAAAK ! »

     L'avion est déséquilibré, il quitte le piste ! Dommage, il y était finalement... Blessée, la bête roule dans l'herbe en une jolie courbe... Des travaux sont prévus pour la piste d'Ostende ! L'avion ne passe pas « entre » les tas de moellons, mais « sur » l'un d'eux ! Quelques paysans fauchent l'herbe, je les vois s'encourir, ils gerbent !

     « PLAAFF ! »

     Pas besoin d'arrêter le moteur, il s'est arrêté tout seul, écrasé dans la pierre, hélice brisée... Point d'incendie ! Le Professeur et mon ami Willy, projetés sur le pare-brise, pissent du sang par le nez, leurs lunettes sont cassées... J'ai un peu mal aux chevilles, à cause du choc, qu'ont reçu mes pieds, appuyés contre le siège avant, en préparation pour cet atterrissage de rêve !

     Rapports ! « Scrich, scrich, scrich... ». Signatures, « Scrach  » !

 

     « Alors, Jack, pour toi, Ostende, ce n'est pas la langouste ? »

     « Oh, non ! Pour moi, Ostende, c'est le crosswind ! »

 

     Et pour cause... Pas de gueuleton, pas la moindre petite langoustine ou crevettes grises ! Sandwichs dans le train, qui nous ramène à Bruxelles...

 

     « Craaaaac ! ». Craquelures...

     Les dieux ne sont pas du tout avec moi...

 

     D'ailleurs, ce dimanche-là, dans le silence de ce compartiment, enfumé par le cigare de Willy, les dieux me parlent !

     « Fils, l'Aviation... Es-tu bien certain d'avoir choisi la bonne voie ? »

     J'ai failli douter...

 

     Mais, je n'ai pas douté pas de moi... Ils ne m'ont pas fait flancher, les dieux... Voulaient-ils me tester ? Je vais les forcer à m'être plus favorables ! Je m'accroche ! Je représente mon épreuve de « nav » avec succès ! Je ne suis pas revenu en train, mais avec mon avion ! Pourtant, l’itinéraire n'était pas du « piece of cake »... Un foutu coin, à dénicher aux fins fonds du Limbourg !

     J'ai ma licence de Pilote Privé !

 

     Licences ! En simplifiant, trois licences:

     1/. Pilote Privé: voler tous les types d'avions, sans rémunération.

     2/. Pilote Professionnel (PP): voler avec rémunération. Commandant de bord, avions légers ou copilote, gros avions.

     3/. Pilote de Ligne (TP, Transport Public. ATPL, Airline Transport Pilot Licence.): Commandant de bord, gros avions.

 

     Qualifications ! Inscrites sur ces licences:

     1/. IFR, (Instrument Flying Rules): le vol aux instruments (pilotage sans visibilité, mauvais temps, zones contrôlées, voies aériennes). Stage, test au sol et en vol !

     2/. Type d'avion, autorisé à voler. Stage, test, au sol et en vol !

     Stages-tests, stages-tests, stages-tests... Un leitmotif !

 

     Pour maintenir ces licences:

     Examens semestriels: un médical et un contrôle en vol ou au simulateur !

     Examen annuel: contrôle « en ligne », en courrier !

 

     J'allais oublier l'épreuve annuelle de « sécurité » ! Un examen sur tout l'équipement de secours de l'avion, se terminant par un plongeon, « Plouff ! », dans la piscine ou dans la mer, pour rejoindre les canots de sauvetage... Mauvais ça, pour le métabolisme basal de nous précipiter ainsi dans de l'eau fraîche avec des hôtesses de l'air, que nous devons aider à monter dans les
« dinghys »... Nous risquons un arrêt de cœur !

 

     Dire qu'il y a des connards, qui estiment que les pilotes de ligne ont un salaire trop élevé... Des jaloux, tout simplement ! Ces profanes ignorent donc bien souvent, qu'un pilote d'avion peut à la limite, perdre cinq fois son métier par an... Durant toutes les années de sa carrière, tous les six mois, il doit prouver qu'il est toujours pilote ! En fait, notre contrat de travail est semestriel !
Qui dit mieux ? Quelle profession peut se vanter d'une telle performance ? Même si leurs mains tremblotent, si leurs jambes ne les soutiennent plus tellement, et s'ils ne voient plus très clair, un médecin, un dentiste, un avocat ou un PDG, ne sont jamais contrôlés et arrêtés de travail...
Qui subit un contrôle ? Personne ! Dans l'enseignement, peut-être le professeur est-il de temps en temps inspecté... Il est vrai que cet enseignant ne risque pas de tuer quelqu'un, ni l'employé du Ministère ou des PTT... En cas de pépin, le chirurgien ne tue qu'un seul patient à la fois sur la table d'opération... Nous, nous en liquidons trois ou quatre cent en même temps !

     Les aviateurs font un métier de haute voltige, du travail d'artistes... et sans filets !

 

     Sans filets... Une cinquantaine d'heures de vol et ma licence de Pilote privé en poche,
je commence à donner des baptêmes de l'air !

     Un curé se présente au terrain avec ses élèves...

     « Heu... Vous avez une certaine expérience, je suppose ? »

     « Pff... Pensez-vous ! Bien sûr, mon Père ! C'est la première fois que vous allez voler ? »

     « Oui... »

     « Montez ! Mon Père, je vais vous baptiser ! »

     Je soigne mon vol, mon atterrissage... « Ne vole pas trop vite ! », comme disait ma mère... Le religieux est au septième ciel (!), rassuré, enchanté ! Les élèves aussi... Une journée d'heures de vol, qui viennent « gonfler » mon expérience... Je calligraphie mes heures dans mon carnet de
vol !

 

     L'épouse d'André Verpaelen, l'ami d'Arlon, est enceinte...

     « Tu comprends... Service militaire... Un peu tôt pour commencer une progéniture... Heu... Tu ne pourrais pas lui faire peur, à ma femme ? »

     « Quoi !!! Pourquoi ? Comment ? »

     « Avec ton avion ! Elle pourrait faire une fausse couche... »

     « Dis donc, me prendrais-tu pour casse-cou ? »

     « Non, non, mais elle a une frousse bête de monter dans un avion ! »

     Je fais un tour avec elle... Peut-être, ai-je volé un plus vite que ne me l'avait recommandé Maman... André ne fut pas Papa, cette année-là !

 

     Tout ceci se passe pendant mon stage à l'Ecole de Nivelles... Comme nous sommes Candidats Officiers, il nous reste deux mois à faire avant d'être nommés Adjudants COR (Candidat Officier de Réserve)... Nous faisons de l'Administration, entrecoupée de gymnastique et de parcours du combattant !

     A Arlon, la caserne était moderne, ses dortoirs confortables, chauffage central... A Nivelles, baraquements datant de la guerre, chauffage au poêle à charbon ! Extinction des feux... Notre dortoir, où nous logeons à une vingtaine, est un bloc de glace ! Pendant ce  mois de février 59, un matin, une bouteille de Coca est retrouvée complètement givrée, dans notre chambrée...

     Je n'y coupe pas... Ma gorge !

Inflammation ! Fièvre de cheval ! Je suis alité au dispensaire... Piqûres de pénicilline ont outrance... Médecine vétérinaire, qui me retape juste à temps pour la dernière épreuve physique éliminatoire d'Officier... Une marche de nuit, avec franchissements d'obstacles, l'ultime parcours du combattant... Pour moi, la mort en perspective... Je suis affaibli !

     A Arlon, l'amitié de notre groupe, maçonnée d'argile et de sueur, s'est solidifiée... André Lourtie, le baraqué liégeois, me propose de suite:

     « Tu fais le parcours avec moi, je vais te supporter ! »

     Il ne me supporte pas, il me porte ! Le mur, qui se dresse devant nous, je le vois encore... Infranchissable !

     « André, ne perd pas ton temps, laisse-moi ici... »

     « Non ! »

     Il me hisse, je me retiens aux rebords... Je m'agrippe ! Je retombe, « Plaff ! », de l'autre coté ! André est déjà là, il me passe son bras sous mon épaule... Je suis un pantin, j'ai les jambes et les bras « floc, floc », en coton...

     « On continue ! »

     La fièvre est de retour, elle m'épuise ! André me laisse arriver seul... Grâce à André Lourtie, j'arrive dans les temps, j'obtiens mon galon d'Adjudant !

     S'en souvient-il, ce frère ? Moi, bien !

 

     On se sépare... Chacun reçoit son affectation !

     « Que sont mes amis devenus, que j'avais de si près tenus, ils ont été trop clairsemés, je crois le vent les a ôtés, l'amour est morte »...

 

     Par miracle, et un petit coup de pouce, je suis posté à l'Etat-major, à Evere, Bruxelles ! De là, pendant les exercices de manœuvres, j'irai faire des missions de défense d'aérodrome sur les bases opérationnelles... Cela m'arrange très bien, Jeanine n'habite pas loin, près de la gare de Schaerbeek, où elle venait souvent me chercher et me sautait au cou (Sic !), lorsque je rentrais en permission... Je m'installe chez elle ! Pour aller au bureau (!), j'achète un vélo, plus économique que mon vieux scooter, souvent en panne d'ailleurs... Des pinces aussi, pour que mon pantalon ne s'agrippe pas dans la chaîne... Belle image du commando, qui vient de se taper dix mois d'entraînement intensif !

     Pour mon arrivée, coutume: payer le pot ! J'offre une bière...  Que dis-je ? Un tonneau ! Durant cet « apéritif », j'ai le cœur serré, d'abord de tomber ainsi « Plaff », parmi tous ces Officiers Subalternes et Supérieurs, moi, l'Adjudant COR débarquant droit de sa caserne... Officiers plus que supérieurs aussi, puisque je fais la connaissance du Général Mike Donnet... Il me parle de mon oncle, Paul Siroux, qu'il connaît bien... Ils ont fait la « Royal Air Force » en Angleterre, pendant la guerre ! Le cœur torché aussi, parce que je me trouve soudainement plongé en plein Personnel Navigant de la Force Aérienne, dont j'aurais dû faire partie depuis longtemps, et non « rampant », comme je le suis dans cette assemblée...

 

     Trente deux ans plus tard, le Général Donnet, bien aimablement, me dédicace son livre, « J'ai volé la liberté »... J'en fus fort flatté ! Une histoire peu commune... Au début de la guerre, nuit après nuit, pendant des semaines, lui, un collègue aviateur et un mécanicien, se sont faufilés dans le garage d'un château, réquisitionné par les Allemands, où se mourait un vieux biplan SV4...
Ils l'ont rafistolé, remis en état de vol, pour finalement décoller du parc, au nez et à leur barbe de l'ennemi... Ainsi, ces deux pilotes rejoignent l'Angleterre !

     Chapeau !

 

     A Arlon, pas étonnant que j'aie une sainte frousse des « week-ends supprimés »... Ils sont sacrés, mes week-ends ! Je suis fou de Jeanine ! Le vendredi soir, à peine rentré à la maison, je demande la Volks à mon père pour foncer chez elle...

     « Tu ne restes pas un peu avec nous ? »

     « Je reviens demain... Promis ! »

     Mais le lendemain, ce n'est pas samedi, c'est dimanche soir ! Le temps d'embrasser mes parents et de leur rendre la voiture... Par la suite, j'irai directement chez Jeanine en descendant du train à la gare de Schaerbeek !

     Jeanine:

     « Ne serais-tu pas un peu tubar, par hasard ? »

     « Tubar ? »

     « Oui, tuberculose... Il paraît que les tuberculeux ne pensent qu'a ça... »

     « A quoi ? »

     « Jacques, je t'en prie ! »

 

     Mon « repos du guerrier » n'est pas un repos... Mes week-ends avec Jeanine sont bien remplis...  Elle m'apprend le chachacha ! Epoque des «Enfants terribles», avec l'orchestre des « Chacachas », des musiciens d'Amérique du Sud, purement bruxellois... Mais ils sont tellement bons, que tout le monde n'y voit que du feu, moi le premier ! Sauf, quand Jeanine, qui connaît le Chef d'orchestre et pas mal de monde dans ce milieu de nuit, me le présente... Le nom et l'accent de Gaston Bogaert ne sont pas du tout de Buenos Aires, mais du cœur du centre de Bruxelles ! La chanteuse, par contre, est bronzée sombre de je ne sais quel soleil ? Elle chante à longueur de nuit son air à succès: « Es O Es, El Amor ». Un tabac ! Régulièrement, à la pointe du jour, j'offre un bouquet à Jeanine, au Marché aux fleurs, comme ça, « bêtement », pour la remercier de sa présence... Je suis heureux, amoureux... Dans ce café de la Place de Brouckere, à travers les vitres embuées, je m'en souviens, j'ai vu souvent se lever le jour... J'étais complètement lessivé ! Nous attendions le tram... Je regrettais alors de ne pas être passé chez mon père pour lui demander sa voiture...                                                      

     Chez elle, Jeanine se transforme... Sans maquillage, elle est simplement simple ! Et pour moi, elle n'en est que plus jolie... J'aime caresser sa fine peau de satin sous ce lourd peignoir en laine des Pyrénées et c'est avec délice, que je lui enlève des pieds ses grosses pantoufles, charentaises bien épaisses, qui lui vont si bien... Je l'ai dans la peau ! Et elle ? Je me dis que oui, puisqu'elle ne cesse de fredonner cet air de Frank Sinatra: « Have got you under my skin... », « Je t'ai dans la peau... »...

     Jeanine parlant parfaitement l'anglais, m'initie aux chansons américaines:

     « I get a kick out of you... ».

     Elle me prend en main pour des leçons d'amour, Jeanine...

 

     L'amour, ce n'est bien souvent qu'une question de peau... Que voulez-vous répondre à une question pareille ? »

     Sacha Guitry...

 

     Je n'ai pas besoin d'être hippy ou baba cool, de monter au sommet de l'Everest ou de courir les Indes... Dans la chambre de son petit appartement, Jeanine m'élève plus haut que le Septième ciel, j'atteins le Nirvana !

     Jeanine est mon « gourou », elle m'enseigne le contrôle de moi, la retenue, le dosage du plaisir, le plaisir des plaisirs... Mais à quel prix de volonté, pour moi, lapin des lapinades ! Les premières séances me sont pénibles... Je transpire du corps et surtout du cerveau ! Tout se passe dans la tête, la tête, la tête ! Le reste suit, vient, survient au bon moment... Aujourd'hui, j'en ai encore la chaire de poule !

     Point de « Tagada souin-souin », d'amour à la cosaque ou de poses extravagantes... Non ! Des mouvements de corps lents, très lents... J'ai souvenir des mains de Jeanine, l'une posée sur ma hanche, l'autre me tenant la nuque... Ses mains marquent le tempo de notre symphonie amoureuse... La pression plus ou moins forte de ses doigts, de ses ongles, s'enfonçant dans ma chair... Le souffle de sa voix dans mon oreille... Elle n'est plus ma maîtresse, elle est mon
Maître ! Des ordres !

     « Retiens-toi ! Retiens-toi ! »

     Puis, Maestro, un coup de baguette magique, un coup de griffe !

     « Viens ! »

     Elle est un peu plus âgée que moi, Jeanine...

 

     Je la présente à mes parents ! Mon père sourit, apprécie... Surtout, les jambes de Jeanine, quand elle monte les escaliers... Ma mère, contente pour moi, est heureuse que je sois de retour:

     « Mais, restez donc avec nous pour le week-end... »

     Nous passons quelques week-ends à la maison... Ce qui ne nous empêche pas de sortir le samedi soir aux « Enfants terribles » et de revenir aux petites heures à la villa, un rythme de bongos dans le corps...

     Ce samedi-là, la nuit fut rude... Le dimanche, mes parents ont déjà pris leur petit déjeuner, leur déjeuner, lorsque nous émergeons... Il est plus de deux heures de l'après-midi !

     Jeanine:

     « Du café, s'il vous plaît ! »

     Café, tartines...

     Toujours Jeanine:

     « Je vais prendre un bain ! »

     Il est environ seize heures trente, quand mon oncle et ma tante arrivent à l'improviste pour une petite réunion dominicale et familiale... Ils n'ont jamais entendu parler de Jeanine !

     Ma mère fait du café pour la quatrième fois ! Discussions au salon... Tout à coup, bruits d'écoulements d'eau ! « Glou, glou, glou, glou... »... Les nez s'élèvent au plafond... Mon oncle Paul, en levant son doigt vers le haut:

     « ???  »

     Moi:

     « Une amie... »

     Ma tante Yvonne:

     « ???  »

     Moi:

     « Qui prend son bain... »

     Mon oncle, ma tante, de concert:

     « Aaah ! »

     Plus de glouglou, les anges passent... Ils ont le temps d'évoluer dans le salon, les anges... Mon père à des difficultés à redémarrer une conversation... Ma mère va refaire du café !

     Des pas dans l'escalier...

     Mon oncle fait « Gloup », le coup de sang est proche ! Ma tante a un mouvement de recul ! Ils s'attendaient à voir apparaître la Sainte Vierge, c'est Esmeralda, qui encadre la porte du salon !

     « Bonjour ! »

     Jeanine adore les énormes boucles d'oreilles... Aujourd'hui, elle les porte en super évidence ! Sa chevelure est sauvage, son maquillage resplendissant, sa poitrine en relief dans cette blouse bouffante à courtes manches... Ses longues jambes, dont une cheville est ornée d'une chaînette en or, que je lui ai offerte, sont mises en évidence par de « très » hauts talons et par la jupe à volants, qu'elle portait hier soir... Une gitane blonde sur le parvis de Notre Dame !

     Je me recroqueville, me racrapote, deviens petite masse... C'est moi le bossu ! Ou mon père...? Ma mère revient de la cuisine, elle arrange tout, à sa façon:

     « Voilà, maintenant vous connaissez Jeanine ! »

 

     Ma tante a toujours voulu me faire avouer que j'aimais les filles d'un certain genre, d'un genre certain...

 

     Je ne suis jamais parvenu à bien définir non plus les origines de Jeanine... Orpheline, je crois... En tout cas, elle s'occupait bien de son grand-père, ce vieux monsieur, qui habitait seul dans son appartement, la rue derrière chez elle, que j'ai bien connu, et qu'elle allait visiter quotidiennement...

 

     Il fait chaud, cet été-là ! J'ai quelques jours de congés, Jeanine et moi, nous partons à la mer, à Coq sur Mer !

 

     « Jack, tu ne vas pas, de nouveau, nous reparler de Madeleine, l'épicière ? »

     « Non ! »

     « Pourtant, Le Coq, pour toi, c'est l'épicerie de chez Madeleine... »

     « Oui, Jack, on sait ! »

 

     Scooter, « Preutt, preutt »... Petite auberge, plutôt pension de famille... Quelques clients... Jeanine fait sensation, elle est vite noire de bronzage et de « Tan O Tan » ! Moi aussi, je vais faire sensation... Que ne ferai-je pas pour les beaux yeux de Jeanine ? Elle parvient à me convaincre que je serais beaucoup mieux avec quelques mèches blondes dans les cheveux !

     « Tu es folle ! »

     « Mais si, mais si ! Cela fait vacances... Avec le soleil et un peu d'eau oxygénée, parfait ! »

     Eau oxygénée... Le soleil tape dur dans les hautes dunes... Toute ma tête vire au roux !(Sic). Le soir, à table, les pensionnaires ne me reconnaissent pas... Ils ont l'air méfiants, nous regardent de travers... Je râle:

     « Que vais-je raconter à mon Commandant ? »

     Jeanine aussi, arrange les choses à sa façon: le plumard !

 

     Nous rentrons à Bruxelles, je me représente à mon Commandant... C'est un rouquin, mon Commandant... Il croit à une blague de ma part !

     « Siroux, vous vous foutez de ma gueule ? »

     « Mon Commandant, je vous assure... Laissez-moi vous expliquer ! »

     J'invente une histoire de rayons ultraviolets... Je me suis endormi au soleil avec les cheveux pleins d'Ambre solaire...

     Punition ! Pas de mon supérieur, des dieux probablement, qui m'ont toujours à l'œil... Depuis cette connerie, j'ai commencé à perdre mes cheveux !

 

     Les jours passent, agréables... Je vais bientôt être nommé Sous-Lieutenant, terminer mon service militaire, commencer mon école de pilotage... Devenir enfin pilote ! Il est grand temps, j'ai le moral à zéro quand je reviens des bases, où je vais « défendre » les aérodromes pendant les manœuvres... Je ne peux pas y faire un pas sans tomber sur un pilote de chasse... Au Mess Officiers de Bierset, je rencontre le Major Blum, à qui je raconte mes péripéties d'engagement
à la Force Aérienne...

     « Fallait y  rentrer tote suite, mon petit gars ! »

     « Je sais, mon Major, je sais... »

     Il est quand même sympa:

     « Si tu as besoin de quelque chose... »

     « Thank you, Sir ! »

 

     Ma ligne de vie va de nouveau virer de bord, se détériorer... Comme le répète sans cesse ma mère:

     « Courage ! Jamais rien ne marche la première fois pour les Siroux... Ils doivent attendre la seconde fois ! »

     Elle a raison, mais personnellement, je ne sais plus à quelle quantième fois j'en suis !

     Horrible nouvelle, l'Ecole d'Aviation Civile ferme ses portes ! Exactement le coup du Flight Universitaire... Raisons ? Manque de candidats ! Et moi ? Je suis à nouveau à ramasser à la petite cuillère...

 

     « Craaaaac ! ». Craquelures...

     Les dieux ne sont vraiment pas avec moi...

 

     Sans tarder, je contacte le Major Blum...

     « Fais ta demande ! Tote suite ! »

     « Yes, Sir ! »

 

     J'en parle à mon père, qui, à ma surprise, m'encourage à présent ! Un peu tard, j'ai perdu trois ans... Six ans, s'il m'avait permis de m'engager après mes secondaires inférieures ! Ma mère ne dit mot...

     J'attends... J'attends ma convocation pour l'examen médical, les tests physique et psychotechnique !

 

     Est-ce la déception ? L'énervement ? Je deviens nerveux ! Je refais cette maladie infantile, rongante, tuante, mortelle... Je redeviens jaloux ! Jaloux du passé de Jeanine, je redeviens sot !  Comme avec Micheline, je commence à poser des questions à Jeanine, je veux savoir !

     « Quoi ? Avant moi ? »

     Riposte ! Tactique féminine d'anéantissement... Jeanine le fait exprès !

     « Tu l'as voulu, tu l'as eu ! »

     Pour m'enrager encore plus, elle me montre des photos... Des soirées folles au Bal du Rat Mort, à Ostende ! Je la vois déguisée en fille des îles... Elle porte un pagne... Elle a plein de fruits sur sa tête, des ananas, des bananes, en guise de chapeau... Elle est surtout entourée d'une bande de rastaquouères, qui la tiennent par la taille !

     Je lui arrache le paquet de photos des mains et les déchire !

     Sur le meuble « hi fi », d'où émanent les guimauves de Sinatra, de Dean Martin, de Bing Crosby et de l'orchestre de Ray Connif, trône un cendrier massif, car Jeanine et moi fumons comme des pompiers... Ce chef-d'œuvre en cristal a vite fait de traverser le minuscule salon-salle-à manger-chambre, pour atterrir sur mon front ! « Plaff » ! J'ai l'arcade sourcilière ouverte, je pisse du sang... Je me rue sur Jeanine ! Baffes ! Retour de baffes ! Cris ! Baffes, re-baffes ! Cris ! Sang ! Cris ! Cris... Nous sommes au rez de chaussée, les voisins du dessus:

     « Tac, tac, tac », avec le manche d'une brosse probablement... « Tac, tac, Tac » !

     « Fous le camp ! »

     « Oui ! Je fous le camp ! »

     Je sors, je claque la porte et me retrouve dans la rue, en manches de chemise tachée de sang et dans le froid ! Vite, quelques pas et j'entre au café du coin, juste en face, où nous allons parfois prendre le « Last for the road », comme dit Jeanine, « Le dernier pour la route... » Ce bistro est
à cinquante mètres de son appartement ! L'explication, que je donne au patron est vasouillarde... En bon patron, il ne pose pas trop de questions, sa femme me sert une bière... Je m'éponge
le front avec mon mouchoir...

     « Jacques, on se calme ! »

     Je commande une deuxième bière, une troisième, des autres bières...

     Je reviens chez Jeanine...

     « Toc ! Toc !... »

     Elle ouvre ! Je rampe...

 

     Convocation de la Force Aérienne ! Examens de trois jours :

     Epreuve physique des 1.500 mètres, à courir en très peu de minutes... Quelques-uns uns ne sont pas dans les temps, j'arrive à temps, mais sur les genoux !

     Examens médicaux... Nombreux sont arrêtés immédiatement par le premier test des yeux...
Ils ignoraient qu'ils étaient daltoniens ! N'ont pas pu distinguer les chiffres en couleur, inscrits sur les pages, que l'opticien leur passe devant le nez... Ce maudit petit livre, qui termine leur carrière d'aviateur ! Elle fut brève, leur carrière...

     J'ai une appréhension pour cet examen des yeux... Un soir, devant un steak cuit au feu de bois, au restaurant du « Hoeffe », je demande à mon voisin s'il peut lire la marque de la bouteille de gin, qui sert de lampadaire... Moi, je ne peux pas, surtout de l'œil gauche... Sans hésitation, il lit:

     « Tanqueray's ! »

     Panique !

     Mais à l'examen, je vois clair et je passe ! Les trois sauces du steak, sans doute, un peu trop épicées...

     Je passe aussi pour tous les autres tests... Le cœur (il a le mal d'amour, mais il est solide !), les poumons (que j'ai crachés en partie, hier aux 1.500 mètres !), les urines (la bière...), les réflexes (les baffes...), le sang et sa pression (pourtant, j'en ai perdu dans la bagarre avec Jeanine...),
le nez, les oreilles, la gorge... La gorge ! Le toubib trouve qu'elle est un peu rouge, une petite inflammation... Je sais, depuis Nivelles, j'ai la gorge sensible...

     « Courant cette gorge enflammée ? » demande le docteur...

     « Non, Doc, non ! Vraiment passager... »

     Le médecin me laisse continuer...

 

     Tests psychotechniques ! Des dessins, des images, des ronds, des carrés, des lignes, des flèches, des chiffres... Beaucoup de choses à imbriquer les unes dans les autres en ordre, soit disant dans une logique... Je veux bien... J'assemble !

     Interview avec un psychologue... Un fou ! Un fou sérieux, qui ne sourit pas et me regarde derrière ses petites lunettes cerclées...

     « Dessinez-moi quelque chose ! »

     « Heu... »

     « N'importe quoi ! »

     Je dessine un palmier... Facile, « crik, crik, crik », le tronc, les branches...

     « C'est tout ? »

     Je fais vite un cercle, « Zououp ! », un rond, d'où sortent des lignes... Des rayons... Un soleil !

     « Mais encore ? »

     Deux lignes croisées, « crik, craak ! », l'une plus longue que l'autre... Pour moi, elles représentent un avion !

     « Je vois... »

     Ce voyant prend alors son stylo... Il va inscrire son verdict, il va me rayer, j'en suis certain ! Pour lui, je suis un demeuré... Non, il trempe sa plume dans un encrier et « Prouitt ! » fait une grosse tache sur un morceau de papier, le plie en deux, l'ouvre et me présente son chef d'œuvre !

     « Cela vous fait penser à quoi, ça ? »

     « Quoi ? »

     « La tache ! »

     « Heu... Une araignée... Un papillon... »

     « Mais encore ? »

     Il est tout à fait fou, ce type... Le comble, c'est que, lui aussi, il est persuadé que je suis
cinglé!

     J'invente n'importe quoi maintenant... Je mélange tout ! La tache d'encre, mon dessin...
Je parle de mon Afrique natale, de ses araignées, de ses papillons, toutes ces vilaines bêbêtes, qui peuplent cette jungle équatoriale... De ses palmiers, de sa chaleur (le soleil !), de mon rêve
de voler dans l'azur du ciel (la croix, l'avion !), de, de, de...

     Pendant mon laïus, le psychologue a dû passer en transe... Je remarque que ses yeux sont fixés sur la ligne bleue des Vosges... Il doit rêver, lui aussi !

     Silence... Tout à coup:

     « Au suivant ! »

     Je réussis le test de Monsieur le Psychologue ! Il a dû se dire, ce savant, qu'il devait certainement y avoir un rapport dans tout ça...

 

     Amsterdam 1987. Dîner à « L'Œster Bar », une institution ! C'est le quartier général de mon ami Alex Ponfoort, pour ses repas d'affaires... La table no 7 ! Ce soir, toute sa famille est présente... Son épouse Solange,  ses deux fils, Eric et Alexandre, sa fille Sandra... Anniversaire d'Eric !  Gueuleton ! Huîtres de Zéelande, poissons fins et crevettes de la Mer du Nord... Vins ! La cave... Quelle cave ! Alex, en connaisseur:

     « La mienne est tout aussi bonne... »

     Josée, la fiancée d'Eric est aussi à cette table divine... Elle fait ses études de psychologie !
Je lui raconte mon interview d'entrée en 1959, le coup de la tache d'encre...

     « Oh ! Un truc dépassé, Jacques ! Ce test n'avait aucune valeur... »

     Qu'est ce qu'il ne faut pas faire pour devenir pilote ?

 

     Tout dernier test: le caisson ! Une sorte de gros tonneau en acier, dans lequel par un système de pressurisation, on peut monter artificiellement à des altitudes différentes...

     Avant d'y pénétrer, l'instructeur nous prévient:

     « Vous allez passer un test de décompression rapide ! Si vous avez le moindre rhume, dites le tout de suite ! »

     Je pense tout de suite à ma gorge un peu enflammée... Je ne dis rien !  Ce silence va me coûter cher...

     Par six, nous sommes assis sur deux bancs, qui se font face... Les instructeurs nous montrent comment placer le masque à oxygène sur la figure...

     « Respirez normalement ! Pas de fuite ? Confortables ? OK ! »

     Comme dans un sous-marin, l'un des instructeurs ferme l'écoutille, l'autre tamise les lumières rouges... Celui, qui est claustrophobe et qui ne le savait pas, n'a plus que ses yeux pour pleurer... Il peut éventuellement se ruer vers la porte et hurler après sa mère... Trop tard, on « monte » !
On ne monte pas, on est toujours au sol, mais l'atmosphère intérieure du caisson, au bout de quelques minutes, équivaut à une altitude de deux ou trois mille mètres ! Un peu nerveusement, nous respirons l'oxygène de nos masques...

     Sans doute pour nous relaxer, les instructeurs nous font faire des petits jeux... Le premier est de lire un texte, dont chaque ligne est numérotée et écrite de plus en plus fin...

     « Combien de lignes pouvez-vous lire ? »

     Nous lisons tous jusqu’à la ligne numéro dix ou onze...

     Les instructeurs nous demandent alors de retirer notre masque !

     « Jusqu’à quelle ligne lisez-vous maintenant ? »

     « Six, sept ! »

     « Remettez votre masque et respirez profondément ! »

     « A quelle ligne arrivez-vous ? »

     On relit le texte jusqu’à la ligne douze, treize, quatorze !!!

     L'oxygène...

 

     Je fais vite une parenthèse... En vol de nuit ou les jours de « lendemains difficiles », les pilotes ont tous fait cela, respirer profondément à en voir des étoiles, dans le masque à oxygène à portée de notre main... Je ne sais toujours pas si cela me fait du bien ? Sans doute que oui, puisque c'est la première chose, qu'ont appris les hôtesses, quand un passager se sent faiblard, lui fourrer le masque à oxygène sur le pif ! Justement, une nuit, cette gazelle entre dans le cockpit, au moment ou j'ai mon masque sur le nez, en train d'aspirer à grands coups...

     « You are not feeling OK, Captain ? Vous ne vous sentez pas bien ? »

     En souvenir de l'expérience du caisson, je lui réponds:

     « C'est pour mieux vous voir, mon enfant ! »

     « Hi, Hi ! Hi ! »

     Elle n'a rien compris aux bienfaits de l'oxygène...

 

     Nous montons plus haut... Altitude 8.000 mètres ! Deuxième divertissement ! Les instructeurs nous distribuent du papier, un crayon...

     « Inscrivez votre nom, votre adresse... Ne vous arrêtez pas d'écrire ! »

     Nous inscrivons... Ils nous ordonnent alors de retirer notre masque !

     Nous retirons... Nous écrivons... De mieux en mieux ! Nous sommes des chefs, des artistes, des calligrapheurs ! Euphorie... Délire d'écritures... Puis, le vague, les limbes !

     Les instructeurs ont vite replacé le masque sur notre face ! Nous allions tomber dans les pommes...

     « Lisez ce que vous venez d'écrire... »

     Si j'avais dessiné à mon psychologue ce que je vois alors sur ma feuille, non seulement je ne passais pas le test, mais je me serais retrouvé dans une camisole de force ! Les premières lignes sont correctes, les suivantes, des lignes dans tous les sens, qui descendent la page, la remontent, se croisent, se recroisent, se décroisent, quittent la page... Oui, il aurait eu raison le psychologue de m'enfermer ! Ce phénomène, dû au manque d'oxygène, s'appelle l'hypoxie, qui arrive plus ou moins vite selon l'altitude... A 12.000 mètres, où nous montons à présent, douze secondes avant l'évanouissement !

     Grande finale !

     Les instructeurs nous disent de ne pas nous effrayer... Nous allons entendre un bruit sec,
« Clac », l'air va se condenser, devenir brouillard, nuage... Equilibre instantané de la pression intérieure et extérieure, suite un hublot, par exemple, qui casse ! Descente en deux minutes jusqu'au sol ! Si nos oreilles nous font mal, avaler, bailler, se moucher ! Cela fait travailler les tympans, qui équilibrent ainsi leurs pressions et les débloquent...

     « Ready ? »

     « ... »

     « Go ! »

     « BANG » ! Détonation ! Un nuage de vapeur ! On n'y voit plus rien ! Froid, givre ! On descend comme des balles...

     Je sens de suite mon oreille droite me pincer... Je baille, j'avale... Rien ! J'ai mal à présent,
je me mouche... Rien ! J'ai très mal... Je pince mes narines, je souffle... Rien ! Je ressouffle fort... Rien ! Je souffre... Une aiguille me transperce le crâne !

     Nous sommes au sol ! A la sortie de cette machine infernale, un médecin nous attend, stéthoscope en main... Pas n'importe quel médecin, le grand patron, spécialiste en Aviation, le Colonel Evraert... Je n'entends pas très bien ce qu'il me demande de faire, je suis sourd comme un pot ! Ah ! présenter mes oreilles... Je sens bien quelque chose couler de mon oreille droite...

     « Vous n'avez pas dit que vous étiez enrhumé ! »

     « Vous dites, Mon Colonel ? »

     « UNE INFLAMATION ! VOUS AVEZ LE TYPAN PERCE ! »

     Son stéthoscope est ensanglanté...

     Je dois me représenter dans six mois !

     « Si tout va bien ! » me dit le Colon...

 

     « Craaaaac ! ». Craquelures...

     Les dieux ne sont pas avec moi...

     Je ne suis plus en petits morceaux, je ne suis que fine poudre...

 

     Ce beau manteau de fine peau, que je croyais pouvoir revêtir à nouveau, je le remise dans un coin obscur de ma vie... Ma vie ! Elle va devenir sombre, noire de nuit, ma vie ! Je vais devenir malade... Malade de mon corps, malade de mon âme...

 

     Ma gorge ! Je ne sais plus que faire soigner ma gorge... Pour apaiser ce mal, je vais trouver tous les spécialistes de la place... Tous, ils me conseillent un traitement différent ! Je passe même des heures à recevoir des rayons... L'inflammation empire ! Le ciel se charge de nuages bas... Mes avions disparaissent peu à peu à l'horizon...

 

     Enervement ? Frustration ? Fièvre ? Ma gorge ? Je recommence ma jalousie envers Jeanine... J'ai cette fois-ci une raison de douter... Je me demande, je lui demande, ce qu'elle peut bien faire pour rentrer si tard, certaines soirées et dans cet état un peu titubant, sentant l'alcool... Je n'ai assisté qu'a un ou deux de ses défilés de mode, l'après-midi, jamais le soir, la nuit ! Défilés nocturnes ? Bizarre...

     « Séances de photos ! Tu ne me crois pas mannequin ? Et ces affiches, que tu vois partout en ville ? »

     C'est vrai... La frimousse de Jeanine est sur tous les murs de Bruxelles !

     Je suis chiant ! J'emmerde Jeanine... Le soir, je suis bien souvent seul, ce que je déteste, et ce qui donne tout loisir à mon imagination de s'envoler vers des sphères abominables... Je crois me souvenir de l'avoir même suivie, à son insu, dans les rues de Bruxelles... Mon esprit est tellement en ébullition, que j'attends son retour avec masochisme... Toutes les cinq minutes, je soulève le rideau de la grande vitre... Pas de Jeanine à l'horizon... Quand elle rentre finalement, je la bombarde de questions... Je n'arrête pas, je la tarabuste, je la gestapiste ! Sous cet abat-jour, surplombant le fauteuil, où elle est assise, un véritable interrogatoire !  

     Un soir, épuisée par mon comportement, elle avoue !

     Ce sera la nuit des longs couteaux...

     Elle trouve d'abord ma conduite des plus basses, (elle a raison, je suis un minable !), puis sans aucun complexe, me donne ses explications ! Quelques extra... Une, deux, trois coupes de champagne offertes par un client... Et sans trop se détraquer la santé, elle les vide dans les pots de fleurs... Argent facile à gagner ! Elle ne voulait pas que je le sache... Elle ne voulait pas me perdre ! Ca, je n'en suis pas persuadé... Peur de ma réaction ! Ca, j'en suis certain !

     Ma réaction ? Elle est simple ! Je vois rouge, je frappe ! « Plaff » ! La lèvre de Jeanine est ouverte... A nouveau du sang dans ce douillet petit appartement ! Je la refrappe ! « Plaff » ! Cris... Elle me frappe, elle me frappe ! « Baff » ! « Baff » ! Cris ! Cris...

     Avec leur balai, les voisins:

     « Tac ! Tac ! Tac ! Tac ! »

     « Petit con ! Comment croyais-tu que je puisse mener ce train de vie avec toi ? Ta solde de minable ! »

     C'est vrai que je deviens con:

     « Un minable, moi ? Je suis un Officier ! »

     Je la frappe encore... Hurlements !

     Les voisins, toujours avec leur balai:

     « Tac ! Tac ! Tac ! Tac ! »

     « Et le reste ? Rien que des verres, avec tes clients ? Hein ? Hein ? »

     « Je te jure que non ! »

     « Saloperie ! »

     Je vais la tuer... Le cendrier ! Non ! Je me souviens du cendrier...

     « On se calme, Jacques, on se calme ! »

     Je ne prends pas le cendrier, j'arrête le combat ! Ce qui sauve la vie de Jeanine et la mienne...

     Je quitte Jeanine !

     Mais non, je ne quitte pas Jeanine, je quitte son appartement ! Le lendemain, je reviens... Elle ne m'ouvre pas sa porte... J'implore... Elle ouvre !

     Comme avec Micheline, je m'entends dire:

     « Tu prends ou tu laisses ! ». « Take it or leave it ! »

     L'histoire de ma vie...

     Je prends vite ! Et comme avec Micheline, j'accepte cet arrangement... Je me dis que Jeanine doit tout de même tenir à moi... Je fais table rase... Je prends la grosse éponge, celle qu'employait le Mère Supérieure pour effacer le tableau noir... Du coup, tout se  calme... J'abdique ! Je retrouve la paix avec Jeanine...

     Elle me dit:

     « Il faudrait que tu gagnes de l'argent ! Il faudrait aussi que tu te mettes sérieusement à l'Anglais ! »

     Je vais bientôt être démobilisé ! Il était temps... L’Adjudant de carrière, avec qui je passe le rapport tous les matins, trouve tous les prétextes pour revenir dans mon bureau... Il a compris que j'avais des problèmes personnels, que ma vie privée n'est pas ce qu'on peut appeler
« la limpidité »... Je sens qu'il veut me dire quelque chose...

     Il me dira, mon Adjudant, juste avant mon départ, avec son bon accent bruxellois, en guise de réconfort, de solidarité entre hommes, en cadeau d'adieu:

     « Si ça peut vous consoler, mon Lieutenant... Les femmes... Tenez, moi, avec la mienne, à force d’avoir ajouté sans cesse de l'eau dans mon vin, il y a bien longtemps que je ne bois plus que de la flotte ! » (Sic).

     Il me conseillera également de ne pas me fier à ce « charlatan » de caporal, de carrière lui aussi...

     « J'espère que vous n'avez pas suivi ses traitements, mon Lieutenant ? »                                          

     « Non, non, Adjudant, ne vous en faites pas ! »

     Ce laid petit caporal est tout tordu de corps et d'esprit...  Il participe à de nombreuses compétitions d'un sport particulier, bien approprié à son caractère et à son physique, la marche à pied, mais sous forme de course... Il se déhanche donc continuellement en se déplaçant, « bling, blong, bling, blong » ! Il passe et repasse de plus en plus devant la porte de mon bureau... A-t-il un message à me transmettre, lui aussi ? Décidément, on s'occupe bien de moi... Sans doute, devais-je paraître « minable », comme m'avait dit Jeanine...

     « Vous voulez me dire quelque chose, Caporal ? »

     « Oui, mon Lieutenant, c'est au sujet de votre gorge... »

     « Ma gorge ? Comment savez-vous... ? »

     « Je sais tout, mon Lieutenant ! »

     Mon caporal me conseille alors d'attraper une grenouille, de placer sa gueule devant
ma bouche, grande ouverte, d'aspirer un grand coup tout en compressant le corps de l'animal !!!

     J'ai failli le faire... J'étais tellement désespéré ! Aucun remède n'ayant pu éliminer mon infection...

     Coïncidence ? Après ma démobilisation, en sortant du tout dernier spécialiste, que j'avais décidé de consulter, je tombe nez à nez avec mon rebouteux ! M'avait-il suivi ?

     « Et votre gorge ? »

     « Que faites-vous ici ? »

     « Mon Lieutenant, suivez mon traitement ! »

     « Le coup de la grenouille ? Ecoutez, mon vieux, ça suffit comme ça ! »

     « Non, l'alcool iodé... »

     « L'alcool iodé ? »

     « Badigeonnez-vous régulièrement le fond de la gorge avec ce l'alcool iodé ! Une recette de ma grand-mère... »

     « Merci, au revoir ! »

     J'ai badigeonné... Ce crapaud de caporal a fait disparaître mon mal de gorge !

 

     Jeanine m'introduit alors dans les « milieux » ! Milieu de la photo et du cinéma publicitaire d'abord... Je me vois déjà participer à des réalisations grandioses, des films exceptionnels...
Je n'en fais qu'un ! Quant aux photos, je n'ai pas le succès de Jeanine et ma gueule n'est placardée sur aucun mur de Bruxelles...

     Malgré tout, je suis un « acteur », embarqué dans une vie mouvementée ! Je dois me rendre à l'aube, dans un bistro, Place Flagey... On « filme » avant l'ouverture... « Action ! », « Action ! », « Action ! »... Cinq fois, dix fois, on recommence la même scène de groupe, avec nous, les soi-disant clients au bar... Comme il s'agit d'une marque de bière, le barman ne lâche pas sa pompe, la bière coule... Les figurants, dont je fais partie, ne sont plus très très frais, quand les vrais premiers clients arrivent... Le patron nous offre quand même un café !

     Je suis à l'affiche (!) aussi d'un court, métrage... Il sera très court, en effet ! L'unique et plus bref rôle de ma carrière cinématographique... En studio, je « tourne » pour une marque de détachant ! On m'avait dit de mettre mon beau costume... A peine arrivé, « Sprouichh ! », un jet de jus de tomate sur ma chemise blanche !

     « Ne vous inquiétez pas, le détachant va faire son travail... C'est d'ailleurs pour cela que vous êtes ici ! Non ? »

     « Oui... »

     Scène une, scène deux, scène trois...

     « Un autre modèle, s'il vous plaît ! »

     J'ai dû jeter ma chemise...

 

     « Milieu » de la nuit ! J'accompagne Jeanine dans plusieurs boites de nuit... Elle veut me faire « sentir » l'atmosphère... Je sens tout de suite, ça sent le fond de cave, le mauvais vin, répandu sur la carpette, l'odeur du champagne bon marché, collé aux rideaux ou balancé dans les fleurs en plastique à l'insu du client ! J'ai dur à m'y faire... Jeanine le voit !

     « Je crois avoir bientôt un job pour toi... A « L'Eléphant Blanc ! ».

     « Quel job ? »

     « Barman ! »

     « Où ? »

     « Porte de Namur ! »

     Ah, nous quittons les bas de la ville, le « standing » s'élève...

     Beau bar... Mais avant d'avoir la place d'aide-barman, je dois d'abord regarder, voir comment cela se passe... Apprendre ! Pas désagréable d'être apprenti, puisque je passe quelques soirées dans ce bel établissement, assis au bar, devant un « baby », entouré de jolies filles et de pots de fleurs...

     « Un Baby, c'est un Baby ! Un petit verre de whisky, pas un grand ! Et attention à la dose !
Tu vois ? », m'enseigne le Chef-barman...

     « Je vois, je vois... »

     Je ne suis jamais arrivé à la fin de mon stage... Je ne fus pas nommé barman No 2, ni No 3... Malgré les recommandations de Jeanine, ma place fut raflée par un professionnel !

     J'apprends cette nouvelle à ma mère:

     « Ooh, comme c'est dommage... »

     Car, je ne peux rien cacher à ma mère, elle sait tout de moi... Quant à mon père, je ne lui ai rien dit de tout ceci... De toute façon, mon père est absent, il est reparti en mission au Congo !

 

     Les bulles, les gènes du fils de bourgeois, que je suis, remontent avec moi à la surface... En apnée, du fond de cette plongée de nuit, pendant laquelle je retenais mon souffle, je donne de grands coups de palmes... Je remonte vers l'air pur... Je retrouve la lumière du ciel... et je quitte Jeanine ! Je ne lui demande plus de m'ouvrir la porte de son appartement !

 

     25 ans après... Par un matin d'hiver, je suis en escale à Bruxelles... A la caisse d'un supermarché à Uccle, je crois apercevoir Jeanine ! Maquillage discret, manteau de vison noir, bandeau noir autour de ses cheveux... Jolie femme ! Elle tient en laisse un mignon petit caniche blanc... Je remarque une chaînette en or à sa cheville... 

     Moi, je porte mon éternel « Burburry »... Je m'approche tout hésitant, je crois que je tremble... Oui, je tremble !

     « C'est moi, Jacques ! »

     « ... »

     « Vous n'êtes pas Jeanine V. ? »

     « ... »

     Les secondes passent... Un « flash-back » au fond des yeux ! Tout repasse vite en ces brefs instants...

     « Vous faites erreur, Monsieur... »

     « Excusez-moi, Madame ! »

     Il gelait à pierre fendre ce jour-là... Vision ? Le froid, sans doute...

     « Dommage... », comme m'avait dit Maman.

 

     Nom di Diou de Nom di Diou, qu'est ce que j'ai pu adorer Jeanine !

 

     Willy Pourtois, celui du crash d'Ostende, me vient en aide... Nous ferons ensemble de l'immobilier... Aujourd'hui je le remercie encore de son amitié... Entre deux clients, l'après-midi, je suis des cours d'Anglais, au Théâtre des Galeries, en audio visuel ! On m'y apprend que mon tailleur est riche...

     M'arrive alors sur la tête, le dernier coup de massue... Le coup de grâce !

 

     « Craaaaac ! ». Craquelures...

 

     Je reçois une convocation pour la 19ème chambre correctionnelle au Palais de Justice de Bruxelles ! Je dois répondre de mon (?) « Homicide involontaire », lors de l'accident, que j'avais eu à Grimbergen !!!

     Désemparé, je vais trouver mon cher oncle, qui commence à en avoir marre des aventures de son neveu... Il est Président de l'Association Belge des Pilotes de Lignes, dont l'avocat est le Bâtonnier Thevenet... Il me conseille de le prendre comme avocat !

     « Je lui en toucherai un mot... »

     « Merci, Paul ! »

     Le jour d'audition, je retrouve mon instructeur, le pilote, qui m'est rentré dedans (ça, c'est ma version !), son instructeur, le contrôleur colombophile... Le Bâtonnier a pris place derrière moi... Je suis assis près de mon ancien moniteur, M. De Bruyn...

     Tout le monde parle, tous y vont de leur petite histoire... Facile d'inventer sans témoins ! Mon avocat ne dit pas un mot... Rien ! Inquiet, je me retourne vers lui:

     « Maître... »

     « Schuut ! » 

     Le vieux renard... Il sait tout, lui aussi ! Lorsque les déclarations semblent se tarir, faute de conclusions, mon Bâtonnier demande enfin la parole... Corrida rapide ! S'adressant au pilote du Tiger Moth:

     « Monsieur D., cet accident est survenu voici plus d'une année... Vous étiez à l'époque, déjà fort avancé dans votre stage... Par conséquent, à l'heure qu'il est, vous êtes certainement breveté Pilote de ligne et confirmé dans votre place de Premier Officier Navigant à la Sabena ! »

     « Heu... Non, Monsieur ! »

     « Tiens ! Vous n'êtes pas pilote ? »

     « Heu... Non, Monsieur ! »

     « Vous n'avez donc pas terminé votre entraînement de pilote ? »

     « Heu... Non, Monsieur ! »

     « Et que faites-vous alors, à présent, Monsieur D. ? »

     « Je travaille dans les pétroles, Monsieur ! »

Ici, D. est complètement emberlificoté, épuisé, « picadoré »... Il offre son corps à la mort !

     Estocade finale:

     « Et pour quelle raison, s'il vous plaît, n'avez-vous pas fini votre stage, Monsieur D. ? »

     D. tombe dans le piège ! Il lâche naïvement:

     « J'ai été rayé pour incapacité professionnelle... »

     « Merci, Monsieur le Président... Ce sera tout pour moi ! »

     D. s'écroule sur place, tué raide !

     Jacques Siroux est acquitté !

     Les deux oreilles et la queue pour le matador !

     Chapeau ! Monsieur le Bâtonnier...

 

     Patte blanche ! Quelque gros billets en moins dans ma poche, mais libre... Libre de recommencer une nouvelle vie ! Les dieux ont sans doute exigé toutes ces épreuves à mon égard... Me seront-ils favorables maintenant ?

     Ils le sont !

     Sans problème et sans douleur, je passe mon « caisson » No 2... Je suis admis à la 144ème promotion d'élève-pilotes, qui débute bientôt à Gossoncourt !

     Je ne peux m'empêcher de refaire le compte... Nous sommes en 1960, si mon père, en 1953... Sept ans de retard !

 

     « Oui mais, Jack, pendant ce temps-là, tu en as vécu des choses... Tu regrettes ? »

     « Aujourd'hui, avec le recul, non ! Rien ! Mais à l'époque... »

 

     Premier stage: Gossoncourt ! EPA: Ecole de Pilotage Elementaire... Elle n'est pas trop élémentaire pour moi, vu que j'ai déjà un peu d'expérience de l'air... Quelques heures de vol, ma licence de pilote de planeur et de pilote privé ! J'ai cependant un peu perdu la main... Je m'écrase, je me fais tout petit ! Un bon principe à suivre à l'Air Force... Les « bleus », les jeunes pilotes en escadrille, qui débarquent, s'entendent souvent dire:

     « Ecrase, mon petit gars ! »

     Normal ! Tout au long de ma carrière, qu'elle soit militaire et civile, je respecterai toujours les plus gradés que moi, les aviateurs plus expérimentés, les « Seniors »... Le respect des Anciens ! Une denrée, qui semble aussi disparaître de nos jours...

     Après bien des années, je retrouve mon CO, mon Commandant d'escadrille... Bien sûr, il me dit « Tu »... Moi, il m'est impossible de le tutoyer ! Pour moi, il restera toujours mon CO...  

     Je fais la connaissance de Gui Oger, qui a encore plus d'heures de vol que moi... Il a pu faire son service militaire dans l'aviation légère de reconnaissance... Nous sommes donc tous les deux, les seuls Officiers de notre promotion, ce qui nous donne l'avantage de pouvoir loger et manger au Mess Officier, pendant que nos collègues soldats font des « A droite, droite ! », des « A gauche, gauche ! »... Les jeunes recrues n'ont surtout pas l'avantage de bénéficier de notre avance aéronautique... Les têtes vont vite tomber !

     Déjà, 50% sont éliminés avant le « solo » ! Il faut être « lâché » avant dix heures de vol !
Ce « 50% » semble être le chiffre magique... A la fin des trois stages, qui s'échelonnent sur deux ans, il ne restera en fin de compte que 50% des... 50% des... 50 % des élèves... Nous serons moins de vingt seulement à recevoir nos ailes sur une bonne centaine de candidats depuis
le début, à l'examen médical !

 

     L'espace à trois dimensions... Une découverte ! Pour ceux qui ne peuvent pas maintenir leur avion en ligne droite ou à une altitude constante... Pour ceux qui ne parviennent pas à prendre un virage sans glisser ou déraper... Pour ceux qui ont peur... Et ceux qui sont malades... Pour ceux qui ne peuvent pas et ne pourront jamais !

     Il faut un certain don, que tous n'ont pas...

     Rayés !

     Les têtes tombent...

 

     J'ai comme instructeur le Lieutenant Paul Jourez... De la classe, un gentleman ! En quelques heures de manœuvres et de circuits, il me prépare pour mon solo ! Le capitaine Delanseer me lâche !

     Quand je reviens le reprendre en bout de piste, où il est resté pendant mon circuit et mon atterrissage, il me fait signe, le pouce en l'air:

     « OK ! »

     Pour voler sur le SV4, nous portons le casque en cuir souple d'aviateur, les grosses lunettes et les gants... Certains ont un foulard autour du cou... «Snoupy» en 14 ! Ce biplan, le Stamp, est plus fin que le Tiger Moth, surtout pour le vol inversé et l'acrobatie, que l'on nous enseigne d'ailleurs dans la foulée, quelques heures à peine après le solo ! Le renversement: l'avion à la verticale, laisser mourir la vitesse, un doux coup de palonnier et l'avion se renverse, dans l'axe et dans le plan ! Le looping: une boucle, dans l'axe et dans le plan ! Le tonneau: tourner l'avion autour de l'axe ! Maintenir l'axe, ressortir dans l'axe et dans le plan ! L'axe, l'axe ! Le plan,
le plan ! Et pendant tout ce méli-mélo, on s'entend hurler à tout bout de champ dans les écouteurs:

     « LOOK OUT ! Regardez dehors, regardez partout ! »

     La tête des futurs pilotes de chasse doit se transformer en véritable périscope... Scruter le ciel dans tous les azimuts ! Celui qui a le cou raide n'a aucune chance de survie !

     Avant d'entamer l'acrobatie, je fais quelques pirouettes avec l'Adjudant Chevalier... Je ne suis pas le seul à passer ce genre de baptême, qui est plutôt un test, genre « Tiendra-t-il le coup ? »... La spécialité de cet as, surnommé « Le Cheval » est le vol inversé ! Toutes les figures d'acrobatie y passent, mais à l'envers... Je pends lamentablement dans mes bretelles, la tête et les yeux gonflés de sang, prêts à exploser, lorsque nous sommes sur le dos pour de longues minutes...

     Revenu au sol, on essaie tous de faire bonne figure... L'Adjudant, avec un sourire diabolique:

     « Bizarre, il y en a qui n'aiment pas ça ! »

     Quand je vole avec le Lieutenant Jourez, je me sens en confiance, je ne suis pas seul... Mes axes, mes plans, ne sont pas trop tordus... Sans mon instructeur, je suis un brin plus nerveux... Je me souviens de mon premier « solo acro »... Ciel, terre, ciel, terre, ciel ! Mon axe se met à se tordre, se détordre, mon plan à se plier, se déplier... Je sors de mon premier looping à 90 degrés de la ligne ! Quant à mon tonneau, il se disperse dans tous les sens... Au lieu d'à l'endroit, je renverse mon avion à l'envers... Le malheureux ! Je ne sais plus très bien où j'en suis ! Ce ne sont plus des figures classiques, c'est de l'improvisation pure ! N'aurais-je vraiment pas le « don » ?

     « Jacques, on se calme, on se calme ! »

     Je respire un grand coup...

     Je recommence... Terre, ciel, l'axe ! Terre, ciel, le plan ! Je recommence... Une séance sur deux, l'instructeur me reprend en « double commande », me corrige...En solo, je recommence.   Finalement, ils sont potables mes loopings, mes tonneaux et mes renversements...
Le Commandant Denayer, dit « Nèness », qui a la réputation de « coupeur de têtes », me fait passer un « progress-test »... Il ne parle pas beaucoup ce grand Chef, sauf pour ordonner les figures, qu'il désire voir exécutées:

     « Looping ! »

     Un looping... Pas de commentaires !

     « Tonneau ! »

     Un tonneau... Pas de commentaires !

     « Renversement ! »

     Un renversement... Pas de commentaires !

     « Retour à la base ! »

     Je ne me suis pas perdu... Je reviens à la base ! Atterrissage...

     Un commentaire:

     « OK ! »

     Même commentaire pour mon « Final Test »:

     « OK ! »

 

     Mais, pour un de nos collègues, ce ne fut pas OK ... Un secteur d'acrobatie, plus ou moins éloigné, est attribué à chaque élève... Ce jour-là, ce cadet aviateur, après s'être tourné et retourné avec délice dans le ciel, ne reconnaît plus rien de son secteur... Il est perdu ! Il fait alors le coup de l'élève indiscipliné, celui que j'ai fait moi-même, lors de mon examen de navigation... Mais lui, au lieu de suivre les rails d'un chemin de fer, il suit une route, avec l'espoir de pouvoir lire le prochain poteau indicateur... En voilà un !  En vitesse, en rase-mottes, il scrute les noms...
Son regard est braqué sur le poteau ! Il ne regarde pas devant lui... Il ne voit pas la grosse ferme, juste en face, de l'autre coté de la route...

     « PLAFF » dans la ferme !

     Heureusement dans la grange aux foins...

     Pas pour tous, hélas, mais on dit qu'il y a un Dieu pour les aviateurs... Pour notre ami, c'est un Diable, car il y a le feu à la grange ! Lui n'est pas mort, il est même bien vivant, puisqu'il est sorti de son avion et qu'il aide, à grands seaux d'eau, le fermier, la fermière et surtout leur fille
à éteindre l'enfer, l'incendie, qui commence à faire rage dans la grange...

     Merveilleux conte de fées... Notre aviateur épouse la fille de la ferme !

     Si tous les accidents d'aviation pouvaient se terminer comme ça...

 

     Mais, il y en a... Basile Bastin me raconte en 1991 celui-ci, moins romantique, mais qui, également, se termine bien :

     Début des années 50, il est aussi élève-pilote... Il vient d'être lâché en solo, ainsi que tous ceux de sa promotion... En attendant leur départ pour les Etats Unis, où il feront leur entraînement, ils effectuent des « Touch and go »... Décollage, circuit, atterrissage, immédiatement, en roulant toujours, remise des gaz... Décollage, circuit, atterrissage, remise des gaz, ainsi de suite... Pas de piste ! Pour ne gêner personne, on a choisi un grand champ en pleine campagne... De la ferme, où sont réunis les instructeurs, on ne peut pas voir le bout du terrain, car il est bombé...

     Comme tous ses collègues, Basile fait des circuits... Ils tournent tous en rond ! Décollages, atterrissages, décollages, atterrissages... Le petit cirque ! Le vent change de 180 degrés... Il n'y a pas de « biroute », de manche à air pour donner la direction du vent... Personne n'y prend garde... Puisqu'il a le vent dans le cul, Basile se présente trop haut en finale... Mais il veut «faire sa
piste », il veut atterrir à tout prix ! Résultat, il touche au trois quart du champ, roule, roule... Les freins sur ces avions ne sont pas ce qu'ils sont aujourd'hui et freiner brusquement, c'est se retrouver aussi sec le nez de l'avion piqué dans le sol ! Basile arrive au bout du terrain... Il roule toujours... Heureusement, pas trop vite, en fin de course... Il dépasse le bout du terrain et pénètre dans les champs de pommes de terre, dont les rangées de culture sont perpendiculaires à sa trajectoire ! « Hooup », il écrase la première rangée, « Hooup », la seconde... A la troisième, son avion bascule doucement, le cul en l'air et « Blooup », l'hélice se plante gentiment dans les patates ! Pas de casse ! Juste un peu de terre sur les roues et la pale de l'hélice... Basile époussette son zinc... Le propriétaire du champ arrive en rouspétant:

     « Mes patates ! »

     Basile:

     « Schuut ! Aidez-moi plutôt à redresser mon avion et à le tirer sur l'herbe ! »

     «??? »

     Tous les deux, ils redressent et replacent l'avion sur le terrain en herbe...

     « Je vais vous expliquer maintenant comment faire pour la mise en marche ! »

     « !!! »

     Après le « briefing », Basile monte dans le cockpit, fait signe au cultivateur qu'il peut donner un tour d'hélice !

     « Contact ! »

     Le moteur démarre, ronronne... D'un geste de la main, Basile remercie le fermier, qui se croit toujours en plein rêve, met la gomme, décolle et mine de rien, va reprendre sa place dans le circuit avec les autres ! Ni vu, ni connu...

     « Jack, je peux bien t'en parler aujourd'hui sans inquiétude... Il y a quarante ans de cela ! »

     Basile Bastin, breveté aux Etats Unis, a reçu les « Silver wings », les ailes d'argent de l'Air Force américaine... Pilote de brousse, sur petit porteur, sur gros porteur, sur tous les porteurs, pilote de jet du plus léger au plus lourd, le « heavy », le 747, aviateur des quatre coins du monde, joyeux compagnon et ami des plus solides, Basile, vient de prendre sa retraite... Toujours amoureux des cieux et des vents contraires, je viens d'apprendre qu'il revolait dans une compagnie charter...

     Allez, un coup de chapeau à Basile !

 

     On fête nos exploits dans les bars à fille... Ce sont des demoiselles « bien » ! Elles sont là, juste pour le réconfort... Elles font marcher le commerce... La bière coule ! Elles dansent avec nous... Quand le juke-box y va de ses rock and roll, nous retrouvons nos figures acrobatiques... Des bras, des jambes s'envolent dans l’éther de cette salle enfumée où la visibilité est réduite... La bière coule ! Les slows, nous endorment dans les bras des filles... Elles nous enlacent, nous collent au corps, les arapèdes ! Elles nous font rêver, en nous faisant avaler une dernière bière... pour la route !

 

     Il y a toujours « quelque chose » pour ternir un tableau de joie... C'est la vie ! Mais ce que j'apprends est fort obscur... Mon père est revenu de sa mission au Congo... Il ne se sent pas bien... Fièvre... Douleurs dans le ventre... Opération ! Le chirurgien fait de vilaines découvertes... Mauvais !

     Je rentre le plus souvent possible à la maison... Presque tous les jours... Le Chef de Corps,
le Major Pastur, habite à Kraainem, près de chez moi... Il a la gentillesse de me ramener à la maison dans sa grosse voiture américaine décapotable !

     Je retrouve alors mon amie de Bukavu, Raymonde L., la régente de ma fin d'humanités... Elle vient souvent aider dans ces moments difficiles... Je remercie aujourd'hui Raymonde, comme je l'ai certainement fait à l'époque... Elle est d'un grand secours moral et physique pour ma mère, qui se retrouve seule et désemparée... Car j'ai terminé l'Ecole de Pilotage Elementaire ! Je vais partir en France continuer mon entraînement...

     Mais avant de partir, je parle avec mon père... Avec difficultés, c'est surtout lui, qui parle... Il me raconte son voyage au Congo... La joie qu'il a eue de retrouver les Chefs coutumiers, dont il était l'Administrateur... Il me parle surtout de sa mère et de sa sœur, qu'il a revues à Butembo, de la plantation de Vuyonga, déjà en état de délabrement... Il me parle de mes avions... Oui, mon père me parle de mes avions !

     Je nous revois dans le jardin... Il est assis dans son fauteuil... Dans ses mains, il tient une pomme, qu'il caresse avec volupté... Il ne la quitte pas de ses yeux humides... J'ai peine à retenir mes larmes, que je libère aujourd'hui en écrivant ce passage... Fatigué, il conclut notre entretien:

     « Jackie, c'est beau, la vie... «

     De mon père, je retiens ces derniers mots... « C'est beau la vie... » Ce qu'elle peut être moche, la vie ! Et toutes les pommes du monde, que je croquerai dans mon existence...

 

     1960. Indépendance du Congo Belge, qui devient le Zaïre... Troubles... Parachutages ! Evacuations ! Au Katanga, la base aérienne de Kamina, ne peut donc plus servir pour l'Ecole de Pilotage Avancé ! Ce second stage de notre entraînement aura lieu en Hollande pour les Flamands, en France pour les Wallons...

     J'aurais bien voulu revoir mon Congo, mais dans ces conditions, non !

     « Un mal pour un bien ! », me dit ma mère... Une fois de plus, elle aura raison ! Exaltante phase de ma vie ! Bien dans ma peau, je vais me vêtir à nouveau de ce manteau de fine peau...  

     Un avion du 15ème Wing de Transport nous emmène à Salon de Provence... Nous sommes quatre à partir les premiers: Guy Oger, Eugène Maquet, Albert Delevingne et moi... Les 
« cobayes »... Le reste de notre groupe suivra plus tard...

     Direction Sud ! Nationale 7 ! Oui, Monsieur Trenet, une fois de plus, mais en l'air cette fois-çi, la route du ciel... Il s'éclaircit le ciel, devient de plus en plus bleu... Le soleil ! La Provence est proche... Je n'aperçois pas le premier olivier, mais bien le magnifique bâtiment de l'Ecole de l'Air se profilant à l'horizon !

     Présentations, uniques dans les annales de cet établissement militaire français de haute réputation, d'élèves-pilotes belges en uniforme bleu de la Force Aérienne, badge « Belgium », cousu sur le haut de la manche ! Les « Outsiders »...

     Le Colonel, « Jojo le Mérou »:

     « Ah, les petits Belges ! »

     Accueil, briefings... Eugène Maquet et Albert Delevingne sont logés à la caserne. Je regarde Guy Oger...

     « Mon Colonel... Heu... Et nous ? »

     Etonné, il nous réplique:

     « Vous ? Vous êtes Officiers, vous vous débrouillez ! »

     Comme tous les autres Officiers, nous avons donc pris chambre en ville... A l'Hôtel de Provence, à Salon de Provence, en Provence ! Que demander de plus ? Une moto ? Nous l'achetons ! Une très belle période commence...

 

     Nous sommes intégrés avec les « Poussins »... Grosses têtes, ils viennent de se farcir Math Sup et deux ans de cours théoriques ! Ils vont seulement commencer leurs premières leçons de pilotages ! Nous, les « petits Belges », nous avons déjà quelques heures de vol, nous sommes lâchés solo... Mais, il s'agit à présent d'une autre paire de manches: l'avion à réaction, le Fouga Magister... Les élèves français débutent à zéro sur ce biréacteur !

     Nous avons avec nous deux moniteurs belges... Le mien s'appelle Emile Chatelain, il est Capitaine ! Bien, très bien ! Egalement un gentleman... Large culture générale... et connaissance approfondie des histoires de « Tintin » ! Ce qui classe de suite une personnalité... En vol, pour relaxer l'atmosphère et la tension, il me pose des questions:

     « Excusez-moi si je vous demande pardon, mais je vous avais pris pour un mirage ! »

     « L'Or Noir, mon Capitaine ! »

     « Bien ! »

     « L'endroit serait merveilleusement choisi pour une embuscade. »

     « Les Cigares du Pharaon, mon Capitaine ! »

     « Bravo, Jack, tu peux m'appeler Emile ! »

     « Bien, mon Cap... Heu... Bien, Emile ! »

     Un ami !

 

     Premier vol et « familiarisation » par un instructeur français le 29 août 1960 ! Plutôt une démonstration du Sergent Villeneuve, genre celle du « Cheval » sur Stamp à Gossoncourt... Il ne pose pas de questions... Magistralement, il « démontre » en effet les capacités du Fouga Magister... Ca va vite et je respire vite dans mon masque à oxygène !

     Pour me mettre dans le bain, quelques figures acrobatiques, que je n'ai pas le temps de reconnaître... Souvent, je ne vois plus rien... J'ai un voile devant les yeux ! Jusqu’à présent, nous n'avions pas connu, ou peu, les effets des accélérations, les « G » !

     De par la pesanteur, le poids du corps humain pèse un « G » au repos... La force centrifuge peut multiplier plusieurs fois ce poids... A quatre, cinq ou six « G », un rideau de plus en plus épais passe devant les yeux ! Aveuglement ! Jusqu’à l'évanouissement, si on persiste... Sur les avions plus puissants, les pilotes portent une combinaison anti « G » (la G-suit), faite de poches d'air, qui se gonflent et se dégonflent selon la force de l'accélération en compressant les jambes et le ventre... La circulation sanguine est ainsi accélérée, ce qui permet de supporter des « G » plus élevés !

     Après ces pirouettes, visite de la Côte d'Azur en « radada », au ras de la mer... Cannes, l'Hôtel Carlton, « grand comme ça » ! Nice, l'Hôtel Négresco, « grand comme ça » ! La Baie de Nice, la Baie des Anges, la Promenade des Anglais, troublées dans leur sérénité par le vacarme de nos réacteurs, je ne l'ai jamais si bien vue, même au pas d'homme dans la traction avant de
Mr. Lumet...

     Le Sergent redresse ! Tonneaux à la vertical, on disparaît vers le soleil ! « Flip », « Flip »,
« Flip », « Flip »...

     « Je vais vous montrer les gorges du Verdon ! »

     « M... Mer... Merci... »

     Je les ai très bien vues aussi...

     Je soulève mes pieds à l'arrondi de l'atterrissage... Cet avion est si bas sur pattes... L'instructeur a-t-il oublié de sortir le train ? Non ! Atterrissage en douceur...

     Au sol, Villeneuve me lance:

     « La Chasse, Bordel ! Alors ? »

     J'ai compris !

     Si je lui avais avoué le fond de ma pensée... Arriverai-je à piloter ce « jet », moi l'habitué de mon moteur « Preutt, preutt »...

 

     L'Armée de l'Air française offre aux candidats plusieurs spécialités: chasse, bombardement, reconnaissance, hélicoptères ou transport... A la Force Aérienne Belge, tous les élèves-pilotes sont destinés uniquement à la Chasse !

On nous donne vingt heures de vol pour être lâchés... Le jour du solo, les copains attrapent le pilote, l'emmènent sur un chariot et « Plaff ! », tradition, le balance dans la fontaine !

     Tradition ! On paie le pot au « Café des Sports », le quartier général des Poussins... L'ambiance de notre escadrille d’entraînement, la quatrième, est joyeuse, genre « Au cul,
la vieille, c'est le printemps ! », mais avec style ! Ce n'est plus la bière, qui coule plus, c'est le Pastis (Normal, Tomate ou Perroquet), il inonde... S'accentuent les gestes, les expressions et les accents... Du Parisien (Non, mais, dis donc !), du Marseillais (Tè !), du Sud-Ouest (Tieng 
donc !), du Pied Noir (Po, Po, Po !) et du Belge (Fume !)... Toute cette ambiance dans les fumées des Gauloises, avec finesse ! Oui, ces Poussins ont de la classe !

     Tout à coup, la fumée se suspend, les gestes se glacent, les accents se taisent, les pastis sont déposés sur le comptoir... Le barman vient de brancher le poste de télévision, placé au-dessus du bar... De Gaulle va parler ! Il parlera souvent, le Général, et je perdrai plusieurs de ces amis Poussins, devenus aviateurs en Algérie !

     A l'Ecole de l'Air, j'ai fait la connaissance de garçons de grande classe, c'est vrai, je le répète... Amitiés profondes... Comme Vzdoulski, avec qui je faisais équipe... Les voir se promener dans Salon en uniforme, avec la petite dague au coté... Du standing ! Au Bal de l'Ecole de l'Air, en spencer bleu-nuit de soirée, ces Officiers m'ont laissé un souvenir d'aristocratie inoubliable !
A coté des Poussins, nous avions plutôt l'air d'être en bleu de travail...

 

     En attendant ce jour de solo, apprentissage des virages normaux, à 45 degrés, à 90 degrés, pertes de sustentation, vrilles, décollages, circuits, atterrissages...

     Les instruments sont plus nombreux, plus modernes, plus précis ! Tel l'horizon artificiel,
une maquette, qui représente la position de l'avion par rapport au ciel (couleur bleue) et à la terre (couleur noire), est plus sophistiqué...

     Un coup d'œil dehors, un coup d'œil aux instruments... Position, vitesse, taux de montée ou de descente, altitude, cap, bille-aiguille pour les virages... Eh oui, la bille et l'aiguille, le « turn and bank », est toujours là ! Les pilotes sont condamnés à avoir, cet instrument simple devant le nez pendant toute leur carrière et sur tous les types d'avion... Il est de plus en plus minuscule, mais il est toujours là ! Le fil à plomb de l'aviateur... L'emblème de notre franc-maçonnerie !

     Ensuite, on nous enseigne le PSV, Pilotage sans Visibilité, uniquement aux instruments ! Les yeux passent d'un instrument à l'autre. DI-FU-SION ! Horizon artificiel, vitesse, variomètre, etc..

     Le Capitaine Chatelain.:

     « Jack, la vitesse... »

     « Jack, le vario... »

     « Jack, le cap ! »

     « OK, reviens à ton horizon artificiel... »

     Surtout ne pas se fier à ses sensations... Croire les instruments, surtout si l'on a l'impression qu'ils procurent une fausse information...

     Démonstration sous « capote » PSV, un rideau cachant complètement la visibilité extérieure, de ce phénomène d'équilibre: le moniteur prend les commandes, retournent l'avion dans tous les sens, le place dans une position scabreuse, puis:

     « A toi les commandes ! »

     De suite, interpréter les instruments, replacer l'avion en position de vol !

     Bien souvent, on est persuadé que les instruments mentent:

     « Nom di Diou ! Je me sens bien en train de monter, en virage à droite ! » Check, vérification aux instruments: l'avion descend en virant à gauche !

     « Nom di Diou ! Je suis bien en vol horizontal ! ». Oui, l'avion est en vol horizontal, mais sur le dos... J'aurais dû m'en douter, je pends dans mes bretelles ! Etc.. Etc.. L'espace à trois dimensions !

     Au début, que se soit en vol à vue ou en PSV, les élèves corrigent trop rapidement ! Mouvements brusques ! Peu à peu, les mouvements des commandes deviennent souples... Pilotage en doigté ! Malheureusement, il y a ceux qui battront toujours le beurre avec le manche à balai... Ceux-là, ne seront jamais de fins pilotes !

     Nous travaillons aussi le PSV au sol... Au « link trainer » ! Une boite en vague forme d'avion, montée sur un système pneumatique... Des soufflets, qui font « Prrff », « Prrff » chaque fois que l'on actionne les commandes ! Enfermés dans ce machin, les élèves tentent de faire des
« procédures »... Aidés des balises ADF, VOR ou ILS, dont ils interprètent les aiguilles aux instruments, ils établissent les procédures d'arrivée, d'attente, d'atterrissage de différents terrains... Les résultats sont reproduits sur une plaque en verre, le « crabe », relié au link par un tas de fils, dessine les virages, les alignements volés par le pilote... L'instructeur peut donc comparer les tracés d'encre rouge par rapport au dessin de la procédure, placée sous le verre... Au début, on se paume souvent... On fait des ronds, des lignes, des lignes, des ronds... On est loin de la procédure... Le crabe baveur devient fou... C'est tout juste si l'instructeur ne doit pas l'arrêter avant qu'il ne tombe hors de la table !

     Quand il n'est plus tellement certain de savoir où il en est, Eugene Maquet a trouvé le truc... IL soulève délicatement le couvercle du Link et jette vite un coup d'œil vers la table ! Où est ce crabe ? Jusqu'au jour où l'instructeur s'en aperçoit... Leurs regards se croisent !

     « Dites donc, Maquet ! »

     « J'ai un peu chaud dans cette caisse, Mon Adjudant... »

     Le juteux ne l'a jamais cru !

 

     Nous, les Belges, qui avons appris les termes des procédures en anglais, nous devons nous habituer aux termes français... Ainsi, nous disions:

     * « Line up », pour s'aligner avec la piste, les Français demandent l'autorisation de  pénétrer ...

     * En finale, nous ne disions rien, eux, ils chantonnent: « Train, volets, pressions ! », pour indiquer que tout est vérifié...

     * Nous annoncions le « Break », c.a.d « casser » la vitesse en arrivant au-dessus de la piste avant d'atterrir, les Français aimeraient annoncer « cassure », ce qui effectivement, est bien traduit et réaliste...

     * L'acrobatie, c'est la « voltige » pour eux... On se croirait en plein Kamasutra, quand on nous demande d'exécuter un huit cubain (cuban eight), une abattée (stall) ou un renversement (stall turn)... Tant qu'on y est, pourquoi pas le cumulet indien, le tire-bouchon japonais ou la brouette thaïlandaise ?

     Mais tout cela me plaît énormément, le français étant ma langue maternelle, je me plais tellement à l'Ecole de l'Air française !

     Je me sens bien dans ma peau, mon manteau de fine peau...

 

     Travail d'équipe, comme nous le faisions avec les planeurs à St Hubert, nous poussons les Fougas hors du hangar... Tous les matins, nous les alignons sur le parking (la piste pour eux,  tarmac pour nous), prêts pour le cirque journalier... Les programmes, les missions nous sont alors distribuées ! Le soir, nous les rentrons dans le hangar... Ils se reposent des cabrioles, que nous leur avons infligées !

 

     Je m'en donne d'ailleurs à cœur joie... Dans le ciel bleu de Provence, je « tire » des grandes boucles, je dessine des huit cubains... Belle figure, le « cuban height »: à la remontée du looping, repasser l'avion en vol inversé et enchaîner avec une seconde boucle pour former un « huit », une suite de boucles... Et dans l'axe, s.v.p. ! Comme à Gossoncourt, on nous attribue des secteurs d'acr... de voltige ! Ces secteurs sont choisis selon des points de repères naturels, les routes par exemple, qui sont d'excellents « axes » justement ! Celui que je préfère est la route en ligne droite entre Salon de Provence et Aix en Provence... Exactement le tronçon Saint-Cannat Lambesc...Visions d'un de mes loopings: je vois Aix, je vois le ciel, je vois Salon...
Bon alignement avec la route... Je revois Aix, je revois le ciel, je revois Salon ! Jouissance ! Bénédiction des dieux... Que c'est bon de vivre, de s'éclater dans le ciel et qu'elle est belle
la Provence !

 

     La Provence, que nous visitons en moto tous les quatre... La moto se transforme ensuite pour moi en jolie voiture, celle de la « Femme du Capitaine » ! Non ! Pas celle de mon moniteur, qui d'ailleurs, comme son mari, est devenue une véritable amie... « Pas touche ! » Non ! la femme de ce capitaine, que je ne verrai jamais et dont elle prétend même ne plus voir souvent... Je me sens moins coupable... Bref, pour moi, elle restera la Femme du Capitaine »  !

     Avec Vzdoulski , mon « camarade » d'équipe, nous descendons souvent à Marseille... Nous balader... Manger une bouillabaisse, une soupe de poisson... Pour tout dire, « nous allons aux putes », du coté du théâtre !

     Ce samedi-ci, programme d'une toute autre noblesse, nous assistons au Bal de l'Ecole de
l'Air ! Officiers en tenue de gala... Décorations, dagues, épées ! Escaliers de la Préfecture... Splendeur ! Tableau de David !

     Sur ces marches de marbre, une dame remarque le badge à mon épaule:

     « Belgium ? »

     « Belgique ! »

     « Ah, vous êtes Belge... »

     « Vous dansez ? »

     Rapidité !

     Chances ? Avec les femmes, c'est comme à la loterie, mais à la grande différence, comme m'avait dit ce dragueur invétéré, on a toujours une chance sur deux, cinquante pour-cent: oui ou non ! C'est énorme !

     « Tu en connais, des loteries pareilles, toi ? »

     « Non... En effet ! »

     Je fais la connaissance de M... Slows, rumbas, froti-frotas... Promesses de se revoir...

     « Quand ? »

     « Demain ! »

     Bien accrochés, nous ne décrocherons pas pendant une bonne partie de mon stage... Avec elle, j'écume toutes les routes de Provence et des alentours... Je reconnais au sol, la plupart des secteurs de voltige, dans lesquels je me débats avec mon Fouga... Le secteur du Mont Ventoux et les autres... Ces routes, ces rivières, comme la Durance, sur lesquelles j'essaie de m'aligner en me renversant le corps, elles sont bordées de petits hôtels d'après-midi, d'auberges bien accueillantes pour siestes crapuleuses... Vaison la Romaine... Haute voltige... Axes mémorables !

     Le « Whisky à gogo », sur le Vieux Port devient notre QG, le quartier général de nos soirées de weekend...

     Liaison sans bavures...

     M…, elle aussi, ne cesse de fredonner... La chanson du moment, celle de Piaf:

     « Non, rien de rien, non, je ne regrette rien... »

     Nom di Diou, moi non plus, je ne regrette rien !

 

     Si ! Tout au fond de moi, j'ai un regret... Celui de ne pas laisser couler, à perdre l'âme, mes sentiments et mes désirs pour « Cacarinette », Michèle L., la fille du poissonnier !

     Cacarinette, la coccinelle, c'est un autre monde... Angelot descendu de mon ciel, venu se poser sur ma peau... On ne touche pas une bête à Bon Dieu ! D'ailleurs, en me revoyant beaucoup plus tard, sa mère s'écrie, avec son accent merveilleux:

     « Ah, mon Dieu, voilà le Diable ! »

     Ce petit joyau, cette pierre précieuse, j'ai une envie folle de la caresser, de la retourner dans ma main, de l'embrasser, de la garder pour moi, pour toujours... Mais alors... Attachement profond, sérieux, définitif, à vie ! Et ma carrière ? Je la débute à peine... Je ne peux pas, je ne veux pas ! La mort dans l'âme, je suis debout sur les freins, je passe en « reverses » ! Un doux baiser au coin des lèvres, voilà jusqu'où iront nos rapports...

     Clichés, vérités: M. et Mme L. sont les gens les plus gentils, les plus accueillants, les plus sincères, les plus joyeux du monde ! « Pépé », le grand-père, champion de la pétanque, que nous jouons au chant des cigales, dans leur mas près de Grans, est un personnage des plus attachants... Si, de toute ma vie, j'ai atteint une seule fois la Plénitude, la Paix, les « PP », dont je rêvais, je crois bien que ce soit avec ces gens-là ! Je sens que je m'attache à toute cette chaleur, qui m'entoure... Je freine ! Et je retrouve la femme du Capitaine...

     Je m'attache et je dois me retenir d'autant plus, que cette famille va devenir pour ma mère et moi, le soutien moral, dont nous avions besoin...

     Je reçois un télégramme de la maison... Mon père va très mal !

     De Bruxelles, le Colonel Aviateur Jo Willocq fait une mission à Solenzara, en Corse... Il vole un gros bimoteur de transport de troupe et de matériel, le C119, le « Packet » ! Il est de ma famille le Colonel, il connaît donc l'état de mon père...  Au retour, il a la gentillesse de s'arrêter
à Salon pour m'emmener en Belgique... Nous sommes en décembre, le temps est aux brouillards, l'atterrissage se fait au minimum de la visibilité... L'hiver... Les brumes du Nord... Il est loin,
le beau ciel bleu de Provence ! Tristesse...  Je ne dis rien... Morne atmosphère dans la voiture de Jo, qui me conduit chez moi... Il veut me préparer, trouver une excuse à ce malheur...

     « Ton père a beaucoup souffert tous ces derniers mois... Tu le sais... Ce serait une libération...»

     On aperçoit la maison... Tous les volets sont clos... Seule la lampe de la porte d'entrée est restée allumée...

     « Je crois, Jackie, que nous arrivons trop tard... »

     J'ai envie de crier:

     « Papa, j'arrive ! »

     Papa ne m'a pas entendu, il ne m'a pas attendu... Papa est mort !

 

     « CRAAAAAC ! » CRAQUELURES... Fissures profondes...

 

     L'adieu à mon père... Quelque chose se brise, se fend dans mon être... Une partie de moi me quitte en serrant sa main froide et en embrassant son front glacé !

     L'adieu de mon père... Il y a quelques jours, ajouté à la lettre de ma mère, avec laquelle je ne cessais de correspondre, je reçois un petit mot de lui, que j'ai toujours... La lecture en est difficile... Je sais mon père épuisé... Les lettres, les lignes s'entremêlent... Mais je peux lire...
Il est fier de moi... Me félicite... Me souhaite une brillante carrière d'aviateur... Dans cette fin pénible, nous nous retrouvons enfin !

     Il y a du monde, le jour de l'enterrement...

     Notre famille, peu nombreuse, mais la famille... Mon amie Raymonde est à mes cotés !

     Les amis, les anciens du Congo... Sur le seuil de la villa, M. J. P. Harroy, toujours en fonction à Usumbura, dit adieu à son collègue et ami de l'Urundi...  Oraison élogieuse sur la carrière,
la personnalité attachante de Fernand Siroux...

     Nous sommes en 1960. L'indépendance de l'Urundi n'aura lieu qu'en 1962, le Mwami de l'Urundi est donc présent également... Mwambutsa a les larmes aux yeux... J'ai les yeux qui piquent...

     J'aperçois mon ami Roger Bracco et son amie Jenny, qui deviendra sa femme et qui l'est toujours... Roger est en entraînement à la Force Aérienne ! Il a tenu à venir... Malheureusement,
il n'a pas mis l'uniforme d'occasion... Il porte sa veste de pilote de chasse ! Le Colonel le repère... Le lendemain, il reçoit huit jours d'arrêt ! J'ai beau faire:

     « Jo, je vous en prie ! Pour le souvenir de Fernand... »

     « Justement, manque de respect ! »

     Dur dur, le Colonel... Moi, je remercie Roger de sa présence et de son amitié !

     Mais toute cette assistance, qui connaît bien les opinions philosophiques de Fernand Siroux, est quelque peu surprise... Pourquoi un service religieux ?

     Je sais, je n'ai pas voulu faire de vagues, chagriner ma mère, en ces jours pénibles, la briser encore plus par mes reproches... Dans ce ciel si bas, un vautour a plané... Mangeurs d'âmes,
ce prêtre carnassier est venu aux nouvelles en apprenant la fin proche de mon père... Avant mon arrivée, tout est arrangé avec la paroisse ! Ma mère, perdue dans son chagrin, s'est laissée emberlificotée... Je n'ai rien dit, mais je me suis dit, qu'après tout, avec les bonnes relations d'Administrateur, que mon père avait eues avec l'Eglise à la Colonie, les curés lui devaient bien une messe...

 

     Je décide ma mère à revenir à Salon avec moi... Ce n'est plus la torpédo de 1940, qui nous emmène à travers la France, mais la Volkswagen ! Ce n'est pas un chat, qui nous accompagne, c'est un chien ! Néron, notre boxer, ce gentil baveur, qui en se secouant les babines, a fort abîmé les coffres chinois de ma mère... Mais, pour elle, il est son compagnon des mauvais jours et sera pour longtemps encore son ami fidèle... Etape à Tournus, chez « Greuse », mais le cœur n'y est pas...

 

     Dans une vie, il est déjà de grande difficulté à faire abstraction de toute peine, de tout malheur... Dans notre métier d'aviateur, il s'agit d'une obligation ! Il n'octroie aucune chance à la défaillance... Les nerfs doivent rester solides, l'esprit vif, clair, dégagé de tout nuage... Point de place pour les faibles, les fêlés, les branlés, quelle qu'en soit la raison ! Stress et sentiments de déprime, sont mal venus... Les affaires de cœur sont à bannir de notre corporation ! Elles tuent ! Se contrôler... Les chagrins d'amour, à remiser au fond d'un tiroir... Se concentrer ! Maintenir l'équilibre ! L'équilibre, mot magique de notre métier... L'axe ! Et pourtant... J'avoue avoir flanché un jour, plutôt, une nuit... De suite, redressement de l'esprit ! Un coup de manche, un coup de palonnier pour échapper au désastre, à la vrille... Balayer... « Regardless of expence », sans tenir compte des frais... Même si cela fait mal au cœur, assumer ! Vital !

     1988. Lors d'un « check », un contrôle au simulateur, programmé un peu rapidement après un retour de vol... Cette séance se passe à trois heures du matin...

     « Jack, why this rejected take off after V1 ? » Pourquoi cet arrêt de l'avion sur la piste, après la vitesse V1, après laquelle on DOIT continuer le décollage ?

     « Jetlag », fuseaux horaires ? Arguments avec ma femme ?

     Déception, déprime... Je ne suis pas dans le coup ! Déboussolage... Esprit préoccupé... Panade au cerveau !

     Paumé:

     « I do'nt know... Je ne sais pas... Poids de l'avion léger, piste longue, j'ai cru bien faire...  Je ne suis pas sorti de la piste ! »

     Mauvais réflexe ! Replacé en séance de ré-entrainement !

     Contrôle suivant:

     « OK ! »

     J'avais pris la grosse éponge ! Table rase... On efface tout et on recommence...  Et quelques bonnes heures de sommeil !

     Mais pour dormir, il faut l'esprit en paix... Cercle vicieux... Pilules ? Non, encore l'éponge ! Razzia dans la tête... Du balai ! Sinon, l'erreur nous guette, dans notre univers à trois dimensions !

 

     A Salon, j'installe ma mère et Néron dans un petit hôtel, Place de la Fontaine Moussue,
à  deux pas de la poissonnerie... Dédé, le propriétaire est un grand ami de la famille L. ! Comme je vois ma mère tous les jours, tous les jours je vois Carinnette... Ma mère, le chien et moi devenons des proches, des très proches de ses parents ! Je freine...

 

     J'ai besoin de concentration, je reprends mon stage... Une grande nouveauté: la formation ! Aile dans aile ou collé au cul du leader, juste derrière la tuyère de son avion, la position du charognard » !  A moins d'un mètre l'un de l'autre ! Faut faire gaffe...

     Mes premiers vols en double commande... Mes yeux ne quittent pas les points de repère, l'alignement de l'aile avec la tête du leader ! Son casque avance un peu, un peu de gaz... Il recule, petite réduction de la puissance... Son aile monte, légère correction vers le haut... Elle descend, la suivre vers le bas... Les repères ! Peu à peu, ce genre de pilotage devient douceur... Emile Chatelain, toujours très relax, me répète des « Easy... », « Easy... », « Doux, tout doux... ».
Le doigté du pilotage en formation... Suivre le leader en finesse, qu'il soit en vol inversé, en virage en montée ou descente, à la verticale, qu'il soit n'importe comment, suivre le leader !

     Pas étonnant qu'après cette tension, on fume une cigarette... Un grand coup de fumée de ces
« Caporal », que nous recevons gratis ! Elles nous font un trou dans le dos à chaque aspiration, mais c'est si bon...

 

     Dans les premiers solos, un qui ne parvient pas à réagir assez vite aux ordres du leader, qui ordonne: « Pour les aérofreins... TOP ! », c'est notre ami F., le Libanais... Ses « AF » sortent une seconde trop tard, il prend une longueur d'avance... « Pour le train... TOP ! », il prend deux longueurs d'avance ! Officier envoyé aussi par son pays pour sa formation de pilote, comme nous, les Belges... Je pense à lui, parce qu'il est petit de taille... Le parachute nous sert de coussin dans le Fouga... F., lui, il a son coussin personnel, pour être à bonne hauteur, oreiller qu'il emmène sous le bras en se dirigeant vers son zinc, en plus de son parachute, de son casque, de ses gants, de ses cartes, de son foulard jaune de la quatrième escadrille... Pourquoi pas son parasol, ses sandwiches, son thermos et ses raadloukoums ? Malgré ce confort, il dépasse, passe et repasse la formation ! Une promenade... Le leader, à la radio:

     « F., où allez-vous ? Ici ! »

     Ce « toutou » au dressage revient... S'en va, s'en vient...

     « Ici ! »

     Parfois, il n'est pas le seul...

     « Siroux ! Ici ! »

 

     Dans notre promotion, il y a également Machta, le Tunisien...

     Tunis 1976. Par téléphone, j'ai difficile de pénétrer dans la base de Bizerte... La communication est sans cesse interrompue... Je refais le numéro ! J'insiste ! Du plouc au Sergent, du Sergent au Lieutenant, du Lieutenant au Capitaine, qui me passe le Commandant, qui me passe une demoiselle !

     « Bonjour ! Que désirez-vous, Monsieur ? »

     « Parler au Colonel Machta, s'il-vous plaît... »

     « Le Chef d’Etat-major de l'Armée de l'Air Tunisienne ? Vous êtes sûr ? »

     « Oui ! »

     « Vous êtes certain... Le Colonel Machta ! »

     « Oui ! S-il-vous plaît... »

     « Qui dois-je annoncer ? »

     « Siroux, Commandant de bord à Tunis Air... »

     « Un instant, Monsieur... »

     Silence téléphonique... Long instant ! On m'a encore coupé ? Tout à coup:

     « Ici le Colonel Machta ! »

     Impressionné, je ne sais plus quoi dire...

     « Heu... Mon Colonel, je suis un ancien de l'Ecole de l'Air... Salon de Provence... Nous y étions ensemble... Vous vous souvenez ? »

     « Ma secrétaire m'a parlé d'un Monsieur Sibou, Sivou... »

     « Siroux ! Jacques Siroux... »

     « Ah, Jack ! Le Belge ! Où es-tu ? »

     « A la Marsa, à Tunis... »

     « J'arrive ! »

     L'amitié d'un Poussin...

 

      Le reste de notre promotion nous a rejoint... A Gossoncourt, je m'étais déjà fait la réflexion: ils sont jeunes, mes copains de promo... Jusque six à sept ans de différence avec moi ! Avec tous les cours qu'ils ont suivis avant leur phase de vol, les Poussins sont un peu plus âgés... Avec eux, je sentais moins le poids de mon retard, j'avais même l'impression de l'avoir récupéré en bonne partie, mais avec mes collègues...

     Tous les matins, nous voyons ces Poussins « sauter »... Parachutisme ! Brevet obligatoire pour eux !

     Tous les matins, sur toutes les bases de toutes les Forces Aériennes, il y a le « briefing » ! Météo, missions et opérations du jour, etc...

     Tous les matins, à Salon, le Commandant des Escadrilles d'entraînement encouragent ses Poussins à sauter et à sauter encore... Pour le plaisir ! Ils ne sont plus obligés à le faire, puisqu'ils sont déjà brevetés parachutistes... D'ailleurs, il montre l'exemple, le Commandant, il saute toujours le premier !

     Mes jeunes collègues belges:

     « Nous aussi, on veut sauter ! »

     Demande en Belgique...

     « Non ! »

     Premier refus du gouvernement belge...

     Ils insistent...

     « Non ! »

     Dernière tentative... Après tout, ils sont intégrés aux Français !

     « Oui ! »

     Je dis « ils », parce que moi, je ne suis pas très chaud... J'estime que lorsqu'un pilote doit sauter en parachute, c'est que tout va mal à bord ! Pas tellement l'idée de mon métier d'aviateur... J'ai vu aussi ce pauvre type, tournicotant pendant de longues minutes autour de son parachute avant qu'on ne puisse le ramener dans la carlingue... Véritable toupille, accrochée au gouvernail de profondeur du DC3 ! En vérité, j'ai surtout peur de me casser une patte, ce qui me clouerait au sol indéfiniment... J'ai assez de retard comme çà ! 

     La preuve... Un matin, le Commandant se traîne avec des béquilles dans la salle de briefing, sa jambe dans le plâtre...

     Il ne se dégonfle pas ! A la fin du briefing, il se lève péniblement et « Clop », « Clop », « Clop », se dirige vers le pupitre, d'où il harangue encore ses ouailles:

     « Sautez, les gars ! Sautez ! »

     Les Poussins regardent le plafond, ils ont l'air de siffloter...

 

     Vol de nuit ! Nous faisons des tours de piste sur la base d'Istres... L'environnement change ! Plus de ciel bleu, la nuit noire ! Cockpit d'ambiance, lumières tamisées... Lampes d'approches, piste balisée, éclairage de couleurs... Peinture... Blanc, rouge, vert, bleu ! J'aime et j'aimerai toujours admirer ce tableau, de « pénétrer » au moment du décollage ou m'y aligner en finale pour l'atterrissage... Une autre jouissance pour le pilote... Du moins, pour moi !

     Comme les premiers circuits de jour, décollages, vent-arrière, étapes de base, finales, train, volets, pressions », atterrissages, remises des gaz... Ca va, ça vient... « Touch and go », « Touch and go », « Touch and go ! L'attention est vive... Une bonne cigarette en fin de session !

     En navigation de nuit, on évalue mal les distances, surtout en altitude, les mesures sont faussées... Une ville illuminée paraît si proche... En réalité, elle est fort éloignée ! Parfois, le contraire... Méfiance !

     En navigation, de jour comme de nuit, je ne me perds pas, je ne reviens pas à Salon en train... Mon stage avance bien !

     Nous changeons parfois de moniteur... Les moniteurs français donnent des leçons aux élèves belges et les deux moniteurs belges aux Poussins français... Je me souviens de l'un d'eux,
le Sergent Lenain, originaire des Antilles... Un jouisseur, lui aussi ! En circuit au-dessus des montagnes du Lubéron, il ne cesse de me dire:

     « C'est bon ! Hein, c'est bon ? »

     Je suis en plein accord avec mon instructeur, le paysage est tellement beau et c'est si bon de voler... Il me prend en amitié ! Avec lui, j'irai passer quelques week-ends à Toulon, où il a des
« potes », des pilotes de l'Aéronavale ! Sur la terrasse de cette petite pension du bord de mer, ils nous racontent, entre deux, trois, ou quatre pastis, leurs appontages sur porte-avion... Une autre paire de manches ! Nos atterrissages, à coté, semblent être d'une simplicité enfantine... Les soirées sont longues... Mémorables séjours parmi ces compagnons aviateurs !

     J'en ai eu plusieurs, des moniteurs français... Chacun avait sa personnalité... Je me souviens du Sergent Mengelou, lors d'un exercice de voltige, que j'avais quelque peu massacré, il m'avait dit, avec son accent méridional:

     « Mais c'est un gros caca tout noir, que vous me faites là, Siroux ! »

     Des « moustachus »...

 

     Nous suivons quand même quelques cours théoriques, sorte de leçons particulières pour Belges immigrés »... Je me souviens de l'un d'eux, le collimateur !

     L'instructeur est un Capitaine, il nous bombarde de longues formules... Le tableau en est rempli ! Pour nous expliquer le fonctionnement de visée de cet instrument, basé sur le principe des gyroscopes, il nous semble qu'il reprend la physique à la base...

     Fin de matinée... Albert Delevingne:

     « Mais, mon Capitaine, comment ça marche ? »

     Le Capitaine, énervé, pointe son doigt, blanchi de craie vers le tableau:

     « Et ça, c'est quoi ? Attendez, nom d'un chien, que j'arrive à la conclusion mathématique  »

     Une montagne de nouvelles formules, une fortune de craies ! Le Capitaine blanchit de plus belle le tableau noir...

     On va déjeuner...

     Fin d'après-midi... Albert, qui n'en peut plus, nous non plus d'ailleurs, sauf peut-être Guy Oger, qui est le matheux de notre clan:

     « Mais, mon Capitaine, comment ça marche ? »

     Ecœuré, le Capitaine, s’empare du collimateur, qui se trouve sur la table devant lui... Cet appareil n'attend qu'une seule chose: nous montrer combien il est un être simple, un gentil garçon, pas du tout compliqué, qui se laisse si facilement manier !

     « Bien, Delevingne ! Ecoutez-moi ! Avec l'aide de la poignée pivotante de la manette des gaz, que voici, vous entourez la cible avec ces points lumineux, que voilà ! Vous voyez ? Là, dans le système de visée... Les « diamants », une fois bien concentrés autour de l'avion à abattre, vous tirez ! »

     Albert:

     « Ben, voilà, mon Capitaine, j'ai compris ! »

     On avait tous compris...

 

     Coïncidences, coïncidences ! Devrais-je vraiment croire aux coïncidences ou à la télépathie ?

     1992. Je viens de terminer l'histoire du collimateur... Mon téléphone sonne...

     « Jacques Siroux ? »

     « Oui ! »

     « Jacques, c'est Albert Delevingne, je t'appelle de Bruxelles... Je savais que tu étais à Singapour... J'ai obtenu ton numéro... »

     « Albert, tu ne me croiras jamais... »

 

     Albert Delevingne ne deviendra jamais pilote de chasse... Il sera arrêté plus tard à l'Ecole de Chasse de Brustem, en Belgique... Quant à Eugène Maquet, il terminera sa carrière à Salon de Provence d'une bien triste façon: un ridicule accident de moto ! Raymond Nicolai, qui conduisait, n'aura rien de bien grave et fera, lui, une belle carrière de pilote militaire et civil ! Eugène est sorti de ce « crash » avec quelques égratignures, mais il est tombé sur la tête... Les médecins, dans les pattes de qui nous n'aimons pas tomber, nous les pilotes, ces carabins chez qui, par leur verdict, nous risquons notre vie tous les six mois à la visite médicale, lui ont trouvé des bricoles au cerveau ! Pourtant, il se sent bien, Eugène, ce grand gaillard plein de santé ! Allant d'appel en appel, il n'a jamais pu savoir de quelle anomalie il souffrait et comme il ne fut jamais autorisé à revoler... Il fera, la mort dans l'âme, une carrière dans les fromages !

     En I988, je retrouve la trace d'Eugène, je lui écris en craignant de lui remuer le couteau dans le cœur... Il me répond vite et m'offre pour la Noël un cadeau surprenant, une cassette vidéo, sur laquelle il est parvenu à reproduire tous les films en 8mmm qu'Albert avait pris lors de nos entraînements en SV4 et en Fouga ! Le tout sur un fond de musique des Beattles... Emouvant ! Surprise: à la fin de la bande, Eugène apparaît ! Je le reconnais peu, il a peu de cheveux... Mais de suite, je le retrouve en l'entendant me souhaiter de Bonnes Fêtes avec son bon accent wallon...

 

     Tous les autres ne terminent pas leur entraînement... Quelques têtes tombent... Elles tomberont surtout en Belgique ! Un qui gardera bien sa tête bien en place durant toute sa carrière est
Jo Huybens... En 1990, il est Colonel ! Il organise d'ailleurs une réunion de tous les gars de notre promotion, y compris ceux qui ne furent jamais brevetés... Jo m'envoie cette invitation
à Singapour... Je fonce chez mon chef-pilote:

     « R.J., il me faut prendre trois jours de congé, je dois absolument rentrer en Belgique ! »

     « Problème de famille, Jack, un décès ? »

     « Non, une réunion de pilotes... Ma promotion à la Force Aérienne ! »

     « Important ? »

     « Il y a trente ans... »

     « Accordé ! »

     Je suis parti un jeudi soir, arrivé à Bruxelles le vendredi matin... Le soir, avec les « Anciens », je buvais de la « Blanche », cette excellente bière du coin... Le samedi matin, je repartais pour Singapour... Au dessert, pour être venu de si loin, on me fit une ovation... J'ai apprécié !

     Je retrouve Gossoncourt... Les avions ont changé, nous avons changé ! Je retrouve ainsi après trente années de vagabondage les copains d'antan... On se reconnaît... Les pilotes toujours en vie et en service parmi cette assistance ne sont guère nombreux... Nous ne sommes qu'une minorité... J'évalue le pourcentage... Pas très élevé ! La vie a de ces détours... Bonne soirée quand même !

 

     Je vais croire aux coïncidences, je vais croire à la télépathie !

     Le postier: « Dring-Dring » ! J'y vais... Une lettre du Quartier Général de la Force Aérienne ! Une invitation du Colonel Jo Huybens... Il prend sa pension et offre une solide pinte !

     Je n'ai pu obtenir de jours « off » pour cette réunion... A ma place, j'ai envoyé à JO une jolie petite hôtesse de l'air chinoise... sur carte postale !

 

     Mon départ de Salon de Provence est un peu endeuillé... A ma mère, à Gui Oger et à moi, les parents de Cacarinette nous offrent un repas de roi ! Je ne reverrai plus de si belles langoustes de ma vie... Néron, invité lui aussi bave et rebave... Nous aussi ! On se tape la cloche...

     Repas d'adieu ? Ce n'est qu'un au revoir ? Ou repas de fiançailles ? Je fais semblant de rien... Au dessert, c'est toujours au dessert que ça se passe, je sens que je dois me prononcer... Tous me scrutent, attendent ma déclaration... Je vais craquer ! Non ! Le cœur freiné, en détresse, je remercie tout simplement la gentillesse française, cette chaleur provençal, proverbiale, que nous avons trouvé dans cette famille... Nous allons maintenant remonter dans les brumes du Nord... Merci !

     Cacarinette se lève en larmes, M. L., et Mme L. me fusillent du regard, ma mère retient le chien, qui profite du brouhaha pour essayer d'attraper en aboyant le reste des langoustes... Guy,
il fait comme s'il n'était pas là ! 

     Le champagne s'arrête de pétiller...

     La Place de la Fontaine Moussue s’efface...

     Fin de Salon de Provence !

 

     Le Colonel, ancien de la RAF, commandant la base de l'Ecole de Chasse de Brustem, à une particularité: il a un œil de verre ! Difficile de savoir à qui il s'adresse... Sarcastique, le Colonel Nitelet nous reçoit dans son bureau... Ce fut bref !

     « Alors les pilotes de salon ? »

     « ... »

     « Eh bien, dites-moi un peu ce que les Français vous ont appris... »

     Gui Oger répond, croyant que cette question lui est posée, alors que le bon œil du Colon est dirigé vers Albert Delevingne, qui est persuadé que c'est à moi qu'il s'adresse:

     « Mon Colonel, en voltige par exemple, nous... »

     Oger est coupé net:

     « Mon petit gars, ici on ne parle pas de voltige, mais bien d'acrobatie ! Chez nous, on dit: acro ! Vu ? »

     « Bien, mon Colonel... ».

     « Vous allez me refaire quelques heures de Fouga, puisque vous le connaissez si bien, le Magistèeere... à notre façon ! Rompez ! »

     « A vos ordres, mon Colonel ! »

     Exit les salonnards...

     Pas un comique le Colon... Heureusement, nous n'avons pas mentionné les « pénétrations » et les « cassures » françaises, nous nous serions retrouvés au trou !

     Ca commence mal, mais tout ira bien !

 

     Comme nous sommes trois, le Major Vandepoel en profite pour faire la paire... C'est ce qu'il lui faut pour nous enseigner les premiers éléments de la formation de combat, deux paires ! Nous volons donc sur les Fougas Magister français, qui viennent d'être livrés... Il nous remet à la sauce anglo-belgo-américaine... Les termes changent de nouveau... Réadaptation !

     D'ailleurs de tous ces mélanges nous gardons, les anciens de « l'Air Force », un jargon bien à nous... Le profane s'y perd ! Quant aux « bobonnes », les femmes des pilotes, elles s'y retrouvent peu à peu et finalement, à force d’habitude, elles suivent la conversation ! Des termes d'aviation anglais, une pincée de français, un zeste de flamand... Celui qui nous écoute se demande vraiment quelle langue nous parlons... Aujourd'hui encore, ce langage m'est resté...

     Un exemple: je pense à cet incident, que je relate à un collègue... Un choc dans le gouvernail de direction, survenu en B707 lors d'une descente sur Osaka, au Japon:

     « Je broque volle gaz, à three fifty knots, la speed de descente du Seven O Seven. Tout à coup, un kick dans le rudder ! Sure, c'est le yaw damper qui déconne... »

     Autre exemple:

     « Jiézousse Kraiist (Jésus-Christ en Anglais !), je commence à être fed up de ces night-flihts et de ce jetlag... Let's face it, one of these days, je vais finir par collaps ! »

     Du charabia !

     Nom di Diou, qu'on parle mal ! Jeu de massacre de la langue française... et anglaise ! Quelle horreur !

     Pour les pilotes militaires et civils, la phraséologie employée en procédures radio avec les contrôles aériens, fait partie de nos conversations quotidiennes... La plupart du temps, nous disons:

     « Négatif » pour dire « Non » et « Affirmatif » pour dire « Oui » ! « Affirm », « Négat », ou autres termes:

     « Affirmatif ! Five square ! Cinq sur cinq ! « Charlie-Charlie ! »

     Le profane écoute, quelque peu étonné...

     Mais ce mari ne s'étonne plus... Il attrape sa femme et lui dit brutalement:

     « Toi, tu me trompes ! »

     « Moi te tromper ! Et avec qui donc ? »

     « Avec un pilote de ligne ! »

     « Négatif ! » lui répond tout de go la traîtresse...

 

     Il y a aussi le code « Q »...

     « Le code cul, Jack ? »

     « Non, « Q », la lettre « Q », comme QNH, qui est la pression atmosphérique par rapport au niveau de la mer, à afficher à l'altimètre, qui indique alors l'altitude par rapport au niveau de la mer... Comme QFE, la pression par rapport au niveau de l'aérodrome, l'altimètre indique alors la hauteur par rapport à l'aérodrome... Comme QNE, pression standard de 1013 millibars, par rapport à laquelle nous volons tous en croisière... Etc., etc... »

     « Ah, bon, le code « Q »... On ne sait jamais avec vous autres, les pilotes ! Mais dis-moi, si j'ai bien compris, l'altimètre, c'est un baromètre, tout simplement ? »

     « Tu as bien compris ! Une simplicité ! »

 

     Formation de combat, formation large ! Nous ne sommes plus collés l'un à l'autre, mais éloignés de quelques centaines de mètres et plus... Le Major VDP nous aligne dans le ciel, en
« Line abreast », nos quatre nez sur une même ligne ! Il faut alors le suivre... Lorsqu'il vire, nous virons de 90 ou de 180 degrés ! Cette manœuvre implique des croisements délicats... Ne pas se perdre de vue et surtout attention à la collision ! Nous nous croisons, nous frôlons, nous nous décroisons, nous nous refrôlons, pour retrouver ainsi notre position sur un bel alignement... Joli balai aérien ! Pas si joli que cela au début, on « rame »... Le Major engueule, on rectifie, on se replace dans la formation !

     Le métier rentre...

     Il nous apprend aussi, le Major, le coup du « soleil » ! Toujours un avion (ou une paire), qui surveille l'autre... Où est-il cet avion ? Dans le soleil ! Essayez de regarder vers le soleil, vous êtes éblouis, vous ne voyez rien du tout, mais moi, j'y suis et je vous vois ! Très efficace, comme en 14 !

     Le métier rentre...

     Le soir, dans les bars à filles de St Tronc, nous y fêtons nos exploits aériens... Ces demoiselles accueillantes, qui nous servent la bière « Crystal », ont l'habitude de voir virevolter nos mains dans tous les sens ! Nos mains sont nos avions et nous reformons avec elles les figures des formations de combat de la journée... Ces demoiselles dansent avec nous, comme elles ont toujours dansé avec toutes les promotions d'éléves-pilotes, mais nous avons la certitude que c'est la nôtre qu'elles préfèrent...

     Les instructeurs sont là aussi, nous leur payons des pintes... Faut dire qu'ils nous en offrent aussi !

     La bière coule, le métier rentre...

     Le Major VDP:

     « Dites donc, Siroux, tu danses mieux le rock and roll que moi, mais, moi, je fais mieux les GCA que toi ! »

     « Bien sûr, mon Major, mais moi, il y a longtemps que je danse le rock, tout comme vous, vous faites des GCA depuis des années... »

     « Tâche d'être en forme demain ! »

     Demain... Huit heures du matin, briefing ! Il faut en effet être en forme ! Il y a souvent du brouillard à cette heure là... Brouillard au sol ou brouillard dans nos yeux ?

 

     Le GCA ! En attendant le reste de notre promotion envoyée en Hollande, notre « bunch » (voyez la déformation...), notre groupe de trois est en entraînement GCA (Ground Control Approach)... Une nouveauté ! Ce GCA, nous l'emploierons sans cesse dans le futur... Contrairement à l’ILS, que nous interprètons sur nos instruments, c'est le contrôleur du sol, qui devant ses deux écrans radar, un pour la direction, un pour la pente de descente, nous donne les caps à suivre, au degré près et nous dit à quelle altitude on devrait se trouver... Nous corrigeons en conséquence... En un monologue incessant et calme, il nous mène ainsi par le bout du nez jusque sur la piste, au point d'atterrissage et par des visibilités fort basses !

 

     Pas comme cet élève-pilote, qui n'y a rien compris... Il ne corrige pas son altitude en pilotant, il la corrige à l'altimètre ! (Sic).

     Le contrôleur:

     « A présent, vous devriez être à telle altitude ! »

     L'élève corrige les aiguilles de son altimètre...

     « Maintenant, vous devriez être à telle altitude ! »

     Il recorrige les aiguilles de son altimètre...

Le radar perd son contact... Pas étonnant ! De nuit, il atterrit bien avant la piste ! Il en sort vivant, mais sa carrière est morte aux champs de patates...

 

     Dans le civil, très peu de GCA, pas de GCA ! Sauf à Hong Kong, venant de la mer pour la piste 31... Le contrôleur anglais demande alors gentiment si nous accepterions une approche GCA ! Comme entraînement, pour garder la main... Moi, de suite:

     « Bien sûr, avec plaisir ! »

     Le jeune copi:

     « GCA ? »

     « T'inquiète ! Easy... Facile ! On fait exactement ce qu'il nous dit de faire ! »

     Du travail à la main... En souvenir des bons vieux jours !

 

     Le T33, le « T-bird » ! Machine plus importante, avec combinaison anti G, la chasse est ouverte, l'école de chasse commence ! D'abord, les circuits classiques, les tours de piste et le lâcher solo, fêté au bistro... Ensuite, la formation serrée ou de combat, la navigation, le pilotage aux instruments et le vol de nuit, les cours théoriques au sol ! Tout se passe bien...

     Le métier rentre...

     Il ne rentrera plus pour certains... Les têtes tombent... Albert Delevingne et bien d'autres... Jean Derycker est à peine lâché, qu'il fait un passage à « très » basse altitude « dans » le jardin de sa mère... Les gendarmes sont dans les parages, ils notent l'immatriculation de son avion... La carrière militaire de Jean s'arrête en rase-mottes dans le verger de maman ! Rayé ! Mais pas de la carrière civile, car Jean, après quelques boulots, reprend courageusement des cours d'aviation, au sol, de licences en licences, et en vol, d'aéro-clubs en aéro-clubs... Je le retrouverai six ans après en Libye parmi tous les pilotes à contrat, que nous sommes... Il travaillera de compagnies aériennes en compagnies aériennes... Tout comme Pierre Rassart, excellent pilote, qui lui, finira son temps à la Force Aérienne et viendra rejoindre les mercenaires » de l'emploi !

     A cette époque, Pierre est Sous-Officier et me rend souvent visite au mess Officier, puisque
je suis Sous-Lieutenant... Un soir, j'en ai assez, je suis fatigué, je passe dans la salle de bain de ma chambre, où nous avions bu quelques bières, j'enfile mon pyjama et ressort:

     « Bonsoir, Pierre, je vais me coucher ! »

     Pierre est estomaqué ! Il n'en est jamais revenu... Des années après, il me reparle de l'histoire du pyjama !

 

     1968. Tripoli, Libye. Egalement, j'en ai assez, je suis fatigué ! Je dis au Consul de Belgique, invité pour dîner à la maison:

     « Veuillez m'excuser, Monsieur, mais je vole demain matin, décollage à l'aube, je vais me coucher ! »

     « Commandant, je vous félicite de votre professionnalisme ! »

     « Bonsoir, Monsieur le Consul... »

     Ma femme se cache en dessous du tapis...

     Paul Dardenne, lui, qui ne peut jamais décrocher, répandra le bruit à Tripoli, que je sers le café à la grille du jardin !

     A un autre Pierre, un soir à Bruxelles en 1975, je refais le coup du pyjama, mais un peu plus sophistiqué... Sans succès ! J'éteins une lampe, je baisse la radio... J'éteins une deuxième lampe, je coupe la radio ! Je disparais dans ma chambre, je ressors en pyjama ! Je n'ai pas le temps de dire quoi que ce soit, Pierre Jottrand me souhaite la bonne nuit et continue à boire sa bière... avec ma femme ! Il est vrai que ce n'était plus la même femme...

 

     « Tu es donc vraiment chiant ! Hein, Jack ? »

     « Non ! Mais quand c'est trop, c'est trop ! »

 

     Ces amis de promotion resteront mes amis jusqu’à ce jour ! Un autre, en navigation à très basse altitude ne pourra pas nous rejoindre... Sans doute, s'est-il un peu trop penché sur sa carte en vérifiant sa navigation... A 900 Km à l'heure et à moins de 100 mètres du sol, le paysage défile vite... Il fait un grand trou dans un champ de tulipes en Hollande ! Cynique, un des moniteurs:

     « Pas besoin d'apporter de fleurs... ». (Sic).

     Les têtes tombent... Rayées ! Les têtes tombent... Rayées !

     Notre promo devient petite, petite... Une peau de chagrin... Vers la fin de notre entraînement, nous serons moins de vingt !

     Arrive enfin le grand jour ! La remise des ailes ! Nous sommes 17 ! 17 sur les dizaines et les dizaines de candidats, depuis la fameuse visite médicale... Proportion normale, proportion effrayante !

     Le Général Aviateur Henri nous épingle nos « Wings » sur la poitrine... Au moment d'accrocher ces ailes sur ma poitrine, sorte de décoration pour moi, il a un mot sympa, le Général:

     « Vous restez dans la lignée familiale... Bravo ! »

     Car mon oncle, qu'il connaît, est présent à cet événement... Paul Siroux me félicite, mais je le sens et je suis bien d'accord avec lui, il a envie d'ajouter:

     « Si l'on m'avait écouté, cette cérémonie aurait pu avoir lieu quelques années auparavant... »

     Malgré tout, j'ai l'impression d'avoir franchi enfin ce grand mur, celui de mes rêves de toujours... Ce qui est vrai ! Mon père n'est pas là, hélas, pour partager ma joie... Comme toujours, ma mère est contente pour moi, mais appréhende déjà mon arrivée en escadrille... De bons amis, Henri Verhulst, (Capitaine aux Kakis, Armée de terre), le Gentleman Officer, qui a l'habitude de dîner aux chandelles en grand uniforme de gala et en tête-à-tête avec sa jolie femme Paule (mannequin), m'offrent une pinte en terre cuite, décorée de mes ailes de pilote... Je l'ai toujours ! Blanche, une amie depuis mon arrivée en Belgique, est présente à la fête... A son retour d'Espagne, elle s'était arrêtée à Salon pour me dire bonjour... J'adore quand une femme me dit:

     « Je passe te dire un petit bonjour... »

     Journée bénie des dieux, qui semblent enfin me tendre leurs mains !

 

     Nous sommes fiers de nos ailes... On ne roule pas des mécaniques, mais c'est tout juste... Ceux qui ne portent pas les ailes, on les... Les pilotes ? Impressions de supériorité, qu'ils garderont toute leur vie ? Non ! Mais, quand même... Oui, nous avons une vision différente des choses... Tout ce qui vit en dessous de 10.000 mètres, pour nous, c'est...

     « C'est de la merde ! Pour vous, les pilotes, nous, les terriens, nous sommes des ânes ! », me dit brusquement cet ami pourtant intelligent, macho de surcroît et professeur de ma fille, avec qui je déjeunais souvent en 1985 ! Comme quoi on ne connaît jamais à fond ses amis... Il aime bien les histoires d'aviation, alors je lui raconte !

     Assez interloqué par ce sentiment inattendu d'infériorité, je n'ai pu que lui répondre, en lui tapotant l'épaule, croyant qu'il allait pleurer:

     « Mais non, Franco, mais non... »

     Depuis lors, je le laisse gagner quand je joue au tennis avec lui...

 

     Avant d'arriver en escadrille, un autre stage nous attend... L'OTU (Operation Training Unit), à la base de Kleine Breugel, sur le F84F, le « Thunderstreak » ! Une sacrée bête...

     Nouveauté ! Tous les avions jusqu’à présent étaient biplace... Le F84F est monoplace ! On se retrouve donc seul... Le premier vol, c'est le solo ! Mais on n'est pas seul... Le moniteur nous
« colle au cul » ! Il est quasiment dans notre cockpit... L'aile de son avion est « toute contre » celle de notre avion ! Impressionnant décollage, aile dans aile... Durant tout le vol, il est là, le moniteur... A la moindre connerie, il corrige, le moniteur... Comme s'il lisait nos instruments, le moniteur... D'ailleurs, il est si près, qu'il pourrait piloter son avion avec nos instruments ! N'empêche que l'on est seul... Un lâcher différent des autres !

     Le Thunderstreak est un chasseur bombardier, ce qui signifie navigation à basse altitude... Aller trouver un « target » (un but) à bombarder au fond de l'Allemagne ou d'ailleurs... Je n'aime pas tellement la navigation... Sans doute pour cette raison et pour son poids, surtout avec ses gros bidons de carburant sous les ailes, je n'ai jamais eu cet avion « dans la peau »... Sa lourde ligne ne m'a pas donné le coup de foudre ! Ce ne fut pas le grand amour ! On est amoureux d'un avion comme on est amoureux d'une femme, question de goût !

     Un jour, l'Adjudant Bone, le moniteur:

     « Tu es payé en kopecks, Jack ? »

     « Heu... Pourquoi ? »

     « Vérifie ta position ! »

     Je vérifie ma position... En effet, je m'approche un peu trop de l'Est, du rideau de fer !

     Au retour du vol, je paie la pinte...

     En 1974, sur Boeing 707, je retrouve Jo Bone dans une compagnie charter, la TEA (Trans European Airways)... Ce n'est plus du vol à vue et nous sommes tous les deux payés en francs belges...

 

     Marrant ! 1992. Mon copilote est Sud-Africain, ex-Air Force. Il s’appelle aussi Jo (Johanes)... Nous allons à New Delhi, aux « Indes » (!). Ce grand Sudaf de six pieds six pouces aux yeux clairs, aux muscles secs est un être doux, tout doux... Pas un mot plus haut que l'autre, toujours le sourire... Charmant ! Mais je sais qu'il est ceinture noire de karaté ! Avec son sourire d'angelot, il vous briserait le cou et toutes les vertèbres d'un petit coup de patte ! Je demande à sa femme, Renée, qui nous accompagne dans ce courrier et avec qui nous allons dépenser une bonne partie de notre solde en achetant au bazar de Delhi des tapis, des nappes de Jaipur et des oiseaux de bois, paons et coq multicolores, des dieux à la tête d'éléphant, Ganesh peinturlurés:

     « Heu... Combien de « dans » il a ton mari à sa ceinture noire ? »

     « Je ne sais plus... Je ne les compte plus ! »

     Vaut mieux être en bon terme avec ce genre de copilote...

     En survolant de nuit le Golf du Bengale, Jo me raconte ses navigations en Afrique du Sud, quand il faisait le même genre de stage que moi: l'OTU ! Jo, cette fois-çi n'est pas l'instructeur, il est l'élève... Son moniteur est Français, ancien de l'Armée de l'Air ! Un vrai mercenaire, sans doute, lui...

     « Monsieur Maartens, are you going for zi picnic ? Did you take your passeporte viz you ? Vi are approching zi Zimbambwe ! » Soulagement... Je n'étais donc pas le seul à m'approcher sans le savoir des frontières étrangères...

 

     Sans ses bidons, ce F84F est quand même une bonne machine, un bon chasseur... Le Capitaine Masuy s'y entend à me le démontrer ! Figures acrobatiques en formation serrée, il boucle les boucles, il tourne les tonneaux, aile dans aile... Je le suis, je lui colle au cul ! D'ailleurs, c'est l'ordre, qu'il m'avait donné:

     « Comme un morpion, Siroux ! »

     « Yes, Sir, comme un morpion, mon Capitaine... »

 

     Nous sommes prêts, paraît-il, pour les « Moulachkas » ! La Moulachka ? Notre « Bouskatchi » à nous, les pilotes de chasse... C'est le grand cirque ! Un mélange, un cocktail, un énorme mixer. La recette est simple: des avions, des avions et encore des avions ! La mise en place de cette mixture est simple également: la veille, un coup de fil aux différentes bases aériennes... Rendez-vous demain à tel endroit, telle altitude, telle heure !

     Le tourbillon commence au-dessus d'Hasselt, par un petit matin de printemps... Au début, on reconnaît les siens, à la fin, on se demande « qui est qui ? » ! Surtout les jeunes comme nous... Nous n'avons qu'une chose en tête: ne pas perdre son leader ! La « G-suit », la combinaison
« anti-G » fonctionne à fond, les poches d'air se compressent, se décompressent... Nos jambes, notre ventre, sont serrés, desserrés !

     Je ne perdrai pas mon leader dans ce premier combat aérien... J'ai retenu la leçon du Capitaine... S'il avait un morpion dans l'air ce matin là, c'était bien moi ! Mais je n'y ai vu que du feu et beaucoup d'avions, qui nous frôlaient, de droite, de gauche, de gauche de droite, d'en bas, d'en haut, de partout...

     Aujourd'hui, je revois cette montée vers le zénith... Il sait ce qu'il fait, je suppose, le Capitaine Masuy en poursuivant ces deux Hunters, qui montent à la verticale ! Il les a dans son collimateur, il les filme, voilà le but du jeu, la preuve ! On en use de la pellicule... Des mètres et des mètres de pellicule ! Moi pas, je n'ose pas, je suis mon leader, je ne veux absolument pas le perdre en faisant du cinéma... Et puis, le seul avion, que je peux éventuellement encercler dans mes diamants, c'est le sien ! Oui, ils sont mal pris, les Hunters (rare et étrange pour un Hunter d'être collimaté, surtout par un F84F !), ils veulent échapper à tout prix, le prix de la vitesse ! Ils espèrent que nos F84 n'auront bientôt plus de vitesse pour les poursuivre... Mais nous avons un excédent de vitesse et ce sont eux, qui arrivent à badin presque nul... Morte leur vitesse ! Ils se renversent et redescendent sur le même plan, à la verticale ! Nous, on monte toujours... On se croise ! Je les vois « grands comme ça » !

     « Zaaap », « Zaaap » !

     « Zaaap », « Zaaap » de droite, de gauche ! « Zaaap », « Zaaap », de gauche, de droite ! « Zaaap », « Zaaap », d'en bas, d'en haut ! « Zaaap », « Zaaap », de partout ! Quatre paires de Thunderstreaks, quatre paires de Hunters, quatre paires de F84 et même quatre paires de Sabres, venus d'Allemagne... Virent bien sur eux-mêmes, les Sabres, grâce à leurs volets en bec en avant des ailes... Difficile à collimater, les Sabres ! Total: 32 avions ! Un cocktail ! Bien remuer pendant un bon quart d'heure !

     On se retrouve au ras du sol... On remonte... Rassemblement ! On rentre développer les films, compter les points ! Terminée la moulachka !

     Je croyais être félicité, je me fais engueuler !

     « Siroux, tu ne m'as jamais averti d'une attaque quelconque ! Pourquoi ? Tu es sensé me protéger, mon petit gars ! »

    « ... »

     « Tu es un martyr ! Tu n'y as rien vu, bien sûr, dans tout ce cirque ! C'est çà ? Hein, avoue ! »

     « ... »

     « Enfin, tu ne m'as pas lâché... Pour la première fois, ce n'est déjà pas si mal ! »

     Ah, quand même...

     Le métier rentre...

 

     Dernier apprentissage: le tir air-sol ! Comme avant toute mission, briefings... Briefings, briefings, briefings, l'histoire de notre vie !

     Mise en pratique: toujours avec le leader, nous survolons le champ de tir d'Helechteren, où la tour de contrôle nous autorise au circuit de tir... Piqué en descente, alignement avec la cible! Collimateur... « Feu ! »... On redresse... Pas fameux ! Second circuit, « Feu ! »... Un peu mieux ! Troisième circuit, « Feu ! », mieux ! Au canon ou à la mitrailleuse, malgré les balles traçantes, on  voit peu le résultat de nos impacts au sol ou dans la cible (s'il y en a !)... Il y a spectacle lorsque la bombe au napalm est lâchée ! Nous n'entendons pas « PLAAM », mais en remontant en virage et en se retournant, on aperçoit alors le « PLAAM » ! Boule de feu dévastatrice des guerres meurtrières... Je suis impressionné !

 

     1992. Mon copilote est cette fois-ci un Américain... Il s’appelle aussi JO ! Décidément... Joseph Rudder, ancien du Vietnam... Il raconte ses missions sur le plus gros des bombardiers...
Il a huit réacteurs, le B52 ! Les « refuelings », les ravitaillements en l'air et en formations... Des dizaines d'avions ! C'est la nuit... Collisions ! Pour atteindre le Vietnam ou le Cambodge à partir de Guam, dans le Pacifique...

     Il a largué des tonnes de bombes... Des petites, des moyennes et de très grosses !

     « L'enfer vu du ciel ! » m'avoue-t-il...

     Il a terminé la guerre sur le Lockheed C130, sur lequel il a fait des missions inimaginables, des missions impossibles ! Avec Peter Massimiani, le mécano, d'origine italienne et qui vient du Zimbambwe, lui, nous l'écoutons... Les heures passent plus vite ainsi dans notre cockpit en survolant l'Iran...

     Il nous parle alors du napalm !

     « Mais ! Jo, le C130, c'est bien un avion de transport de troupes et de matériel ? »

     « Ja, mais comme nous connaissions si bien le terrain, nous étions souvent sollicités pour des survols à basse altitude... »

     « Pour lâcher du napalm ? »

     « No, pour aller repérer des nids de Vietcongs, cachés dans les vallées et les signaler aux chasseurs bombardiers, avec qui nous étions en communication radio... Ils étaient en « stand-by » à haute altitude au-dessus de nous... Dès qu'on leur filait les coordonnées des Viets, PLAAM » !

     « I see... »

     Le Vietnam... Je n'ai jamais osé lui parler de mes petits bombardements à Helechteren !

 

     Se termine ainsi notre stage d'opérations... Nous partons en escadrille !

     Laquelle ? Logiquement Florennes, sur Thunderstreak, le F84F, que nous venons de voler et sur lequel on nous a appris la base du métier de chasseur bombardier...

     Non ! Les dieux sont avec moi... Ils allongent même leurs bras et sur un plateau doré, m'offrent la « Chasse pure », sur Hunter, à Chièvres !

     Nous croyons rêver, Pierre Rassart et moi... L'escadrille des « Cocottes » ! L'escadrille des vieux chasseurs... Faudra être à la hauteur !

     Nous allons faire des jaloux et même des ennemis... Parmi les collègues et surtout parmi les anciens pilotes de Hunter de la base de Bierzet, qui font leur temps à présent sur F84 et n'ont qu'un espoir: être remplacés à la première occasion et revenir à la chasse pure... L'occasion, les dieux nous la donnent, à nous, gamins, plutôt qu'a eux, vieux renards moustachus... Ils sont furieux !

     Nous, on s'en fout... « Hard luck ! », malchance pour eux... « Chacun son problème », expression journalière de Paul Naime, Capitaine Aviateur, avec qui je serai en escadrille à Chièvres, à la Septième, la Cocotte rouge !

 

     Avant la cocotte rouge, dix jours de congés ! Direction Knokke le Zoute...

     Je vais prendre un godet au Number One, chez Frans, un copain de Brel... Surprise ! De vieilles connaissances, les Chacachas ! Ils jouent au Casino, juste en face... Avec eux, Marlyse G., qui les connaît très bien, même un peu de la famille... Marlyse, que j'ai connu bien plus jeune à Bukavu ! Que voilà, à présent, un beau brin de fille...

     Dans ce bar, les artistes viennent manger un bout, boire un pot, après leur représentation au Casino... Je ne suis pas artiste, mais j'y suis tous les soirs... Vraiment, je trouve Marlyse bien jolie... Son cousin Gaston me parle du génie de Miles Davis, dont j'écoute toujours avec admiration aujourd'hui les merveilles à la trompette... Oui, un génie ! Tous les soirs, je danse avec Marlyse sur la musique sud-américaine de l'orchestre bruxellois de Gaston Bogaert... Tout à coup, je repense à ma Jeanine ! « Es o es el amor »... Qu'est-elle donc devenue ?

     « Tu le sais, toi, Gaston ? »

     « Mais de qui parles-tu ? »

     « Laisse tomber... »

 

     Singapour 1985, Fabrice de Barcy, un jeune Belge ouvre un restaurant, le Saxophone ! Point facile... La plupart des restaurants réputés font partie des grands hôtels... Difficultés d'obtenir les licences, surtout celle pour de son orchestre de jazz ! Le jazz, ça fait du bruit, la police n'aime pas tellement... Aux premiers jours d'ouverture, les policiers viennent régulièrement vérifier avec leurs instruments si l'orchestre du Sax, qui débite du blues au-dessus et derrière le bar, ne dépasse pas les décibels autorisés ! Patience... Fabrice tient tête, paie des amendes quand il faut, améliore sa cuisine et son service, met des tables en terrasse au rez de chaussée, ce qui est unique en ville
à cette époque, supprime l'air conditionné au premier étage de cette vielle maison style 1920, ouvre les fenêtres toutes grandes, lorsqu'une loi interdit de fumer dans les restaurants climatisés... Malin, Fabrice, et tellement avenant, gentil et commerçant ! Petit à petit, le Saxophone marche bien, marche fort ! Son restaurant est situé dans une rue aux vielles demeures, classées par le gouvernement, un endroit devenu « in » ! On n'y mange pas que des moules frites, la carte est excellente, ainsi que la bière à la pression et les bières belges, bien entendu... Un « Maneken
Pis », casque colonial sur la tête et lunettes de soleil, fait pipi dans un grand pot de fleurs...

     Bravo, Fabrice ! 

     Fabrice prend donc du poids, au propre et au figuré... Ses cheveux sont à la « poney tail », la queue de cheval, sa Jaguar est peinte en peau de tigre, Fabrice est à la mode, « un Monsieur que l'on veut connaître, qu'il faut connaître » !

     Il décide alors d'ouvrir en 1992, idée originale à Singapour, non une boite, ni une disco, mais un genre d'endroit, où l'on peut prendre un pot relax dans un cadre tout aussi original... J'y vais et je me retrouve en Afrique ! Le décor de l'endroit réservé aux membres, c'est Marrakech, les murs du reste de la salle sont ornés de masques africains, la musique de fond est tambourinante... C'est plein à craquer !

     « Fabrice, tu m'avais dit relax... »

     « Relax avant la Salsa ! »

     « La Salsa ? »

     « Tu vas voir... »

     La salsa ! Qu'est ce que c'est la salsa ? La salsa, c'est la musique sud-américaine et antillaise... Ce sont les Cacachas des années 58/60 ! J'ai un choc ! Aux premières notes de musique, l'orchestre me transporte plus de trente ans en arrière... Ce n'est plus Gaston Bogaert, il est remplacé par un plus basané, la chanteuse aussi est colorée, elle a minci... Mais la musique et le rythme, même chose ! Ambiance à faire péter les plombs ! Je me revois danser avec Jeanine
« Aux Enfants Terribles » et avec Marlyse au Casino de Knokke !

     « D'où sont-ils tous ces musiciens, Fabrice ? »

     « Mais enfin, voyons, Jacques... De Bruxelles, évidement ! »

     « Un peu bronzés pour des Bruxellois... »

     « Ca ne fait rien, ils habitent tous à Bruxelles... Ils en ont même l'accent ! »

     J'ai eu le malheur, une fois de plus de demander à la femme d'un copain, assise à mes cotés:

     « Tu te souviens, c'est tout à fait la musique des Cacachas, très à la mode en 58 ? »

     « En 58 ? J'avais trois ans ! »

     La Salsa des Antilles bruxelloises, les Chachachas de Bruxelles, ça vous fait faire de ces conneries !

     Le mois suivant, l'orchestre a changé... Musique espagnole ! Miguel, Ricardo, Antonio, Xavier... Sylvain, Birt (eux sont Belges !), Jacques(lui est Français !), font un « tabac » tous les soirs...

     « Fabrice, des Espagnols de Bruxelles, je suppose ? »

     « Evidement, Jacques ! »

     « Et le prochain orchestre ? »

     « Des Zaïrois ! »

     « Tout noirs ? De Bruxelles, évidement ? »

     « Ben, évidement, Jacques, ils habitent tous Bruxelles ! »

     « I see... »

     Je parle Kiswaeli avec les gens de l'orchestre... A chacune de mes apparitions chez 
« Fabrice's  », ils m'appellent « le Zaïrois » !

     « Malinga ya quetu, dis ! Muzuri kabissa, hé ! »

     « Les danses de chez nous, dis, ça c'est bien, hein ! »

     On rit... Je retrouve les dents blanches de mon Afrique centrale... C'est bon !

     Aristide, le Gabonais, cheveux tressés, sourire ivoire, est le bassiste:

     « Oui mais, moi, je suis Français ! »

     Et me désignant ses collègues musiciens, noirs charbon:

     « Eux, ils sont Belges... »

     « I see... Je vois ! »

     Je n'oserai plus dire à ma jeune voisine ce qu'ils me rappellent... Le Congo dans les années quarante !

 

     Tous les soirs, avant de la quitter, j'embrasse très fort Marlyse... J'ai un peu peur de son cousin Gaston... Notre affaire en reste aux baisers ardents... Je crois que cela a dû lui plaire... Moi, aussi! Nous en reparlons plus de vingt ans après... Je suis en escale à Amsterdam, je fais un saut à Nivelles pour assister à une réunion des « Anciens de Bukavu »... On se reconnaît quand même ! Nelle, la sœur de Marlyse est là avec son mari Claude Nemry, le frère de Solange, la copine dans mon Boeing de Barhain ! La maffia des Coloniaux ! Reflets du passé...

     Donc, au Number One, défilé des artistes... Je fais leur connaissance par l'entremise de Gaston, de Marlyse et des Chacachas...

     Alain Barrière ! Il débute: « Cathy, Cathy »... Il me dit qu'il aurait bien aussi voulu devenir pilote...

     Juliette Grecco ! Elle m'avoue parfois avoir un de ces tracs... Se souvient-elle du whisky, que je lui ai apporté juste avant son entrée en scène ?

     Jacques Nellens, le directeur de la « Réserve » et du Casino organise des parties de pétanque à onze heures du matin avec Annie Cordy ! Pour elle, c'est l'aurore... Je fais équipe avec Edouard Caillau, présentateur-animateur à Bruxelles chez « Paul au Gaity »... Il n'a pas pris l'accent
de Bruxelles, où il fait une grande partie de sa carrière ! Français, il garde son accent du Sud-Ouest... Sur scène, dans la rue, au bistro, partout, il est toujours le même, marrant ! Je le reverrai souvent à Bruxelles dans ce cabaret...

     Tout ça, parce qu'il y a Marlyse et qu'elle est bien jolie, Marlyse... Mon congé se termine,
je quitte Knokke le Zoute avec un regret sous le bras (!)... Mais il était temps, je suis crevé ! Moi, qui était venu prendre un bol d'air iodé et un coup de soleil... Pendant dix jours, je n'ai vécu que la nuit, dans la bière et la fumée du Number One !  La vie d'artiste...

 

     « Mais, Jacques, ce n'était pas le Number One ! », me dit Fabrice en 1992...

     « Comment ? »

     « Je t'assure ! Ma mère habitait dans cette maison... »

     « Peut-être, mais c'était le Number One ! »

     « Non ! J'ai oublié le nom, mais le Number One était à l'intérieur du Casino... Tu paries, Jacques ? Attention, elle est de Knokke, ma mère, je vais lui demander... »

     « OK ! 200 dollars ! Ecris à ta Maman... »

     « Pas besoin ! »

     Fabrice sort alors de la poche de sa large chemise son téléphone mobile, forme un numéro...

     « Tiens, demande-lui ! »

     « ??? »

     « Allo, Madame de Barcy à l'appareil... A qui ai-je l'honneur ? »

     « Heu... Jacques Siroux, à Singapour... Le pilote, ami de votre fils... Vous vous souvenez ? »

     « Oui, oui ! Qu'y-a-t-il ? »

     « Tout va bien, Madame, tout va bien... Je dîne au Saxophone avec Fabrice... Nous avons fait un pari... Comment s'appelait l'établissement de Frans, près du Casino à Knokke, dans les années 60 ? »

     « Le Gallery ! »

     Sacré Fabrice... A 13.000 kilomètres de distance, tout en buvant sa coupe de champagne, il règle ses affaires ! Pas étonnant que son business marche fort, qu'il gagne de l'argent et que moi, je perde mon fric en pariant comme un connard...

 

     Chièvres ! Profile bas, low profile... Petits souliers ! Les souliers des vieux chasseurs, je suis persuadé que nous devrons les cirer tous les matins... Dixit un vieux renard, que j'avais rencontré à Tours, où j'avais passé un week-end pour revoir mes amis de Salon en entraînement à l'Ecole de Chasse française... Naïf, je l'avais cru ! Ce fut tout le contraire...

     Présentations:

     * Au Commandant de la Base, le Colonel Kaisin, dit « Papa Jules », charmant !

     * A l'OSN (Officier Supérieur des Navigants), le Major Cook, dit « Cookie », charmant !

     * Au CO (Commander Officer), le Commandant d'escadrille, charmant ! Plus tard, mon CO sera le Commandant Hervé Donnet, qui nous supervisait de Bruxelles, quand nous étions à l'Ecole de l'Air de Salon... Il y venait de temps en temps nous faire une visite en T33 avec le Major Blum, celui qui m'avait conseillé lors de mon service militaire... Des plus charmants !

     * Aux pilotes de notre escadrille, ces grands chasseurs, Officiers, Sous-officiers, que nous nous redoutions... Charmants ces moustachus !

     Charmant accueil à Chièvres !

 

     On porte, Pierre Rassart et moi, l'insigne représentant une cocotte en papier... Elle est rouge avec comme emblème: « GET IN »... Cela veut tout dire: « On fonce, les gars ! »

     Je me sens de suite bien, très bien... Je sens que je peux revêtir mon manteau de fine peau !
Je le porterai pendant deux ans... Une belle époque de ma vie !

 

     Nous payons la pinte, un tonneau s'ouvre, la bière coule...

 

     Coup de foudre, je tombe amoureux du Hunter ! Il fait partie de la longue histoire d'amour de mes avions ! Bête racée, jolie bête... Il faudra la dompter ! C'est ce que m'apprend le Capitaine Tonet, dit « Le Piet » ! Un grand de la chasse...

     Cours au sol d'abord, simulateur ensuite... Nouveau pour nous le simulateur ! C'est comme un avion, mais au sol, même cockpit, même instruments ! L'Adjudant-instructeur (charmant lui
aussi !), nous y apprend d'abord les manœuvres normales, puis les actions de secours, les
« Emergencies » !

     Premier vol, premier lâché... Le Capitaine Tonet, tout comme mon instructeur sur F84, est dans mon cockpit, tellement il est près !

     Quel avion ! Quelle finesse... Un corps à corps de volupté !  Quel bel oiseau ! Un chasseur
pur ! Et simple avec ça ! Contrairement aux avions américains, les instruments sont grands ! Un grand horizon artificiel, un grand compas, un grand indicateur de vitesse, un grand variomètre... Grands ! On y voit clair (enfin, j'essaie, parce que ça va vite ! Une radio principale, une autre de secours... Sur le manche, les freins, comme à bicyclette, « Pchitt », Pchitt » (Les Anglais...). Simple ! Un plaisir !

     Avion monoplace, premier vol, premier lâché...

     « C'est bien, Siroux ! »

     Venant de la part du « Piet », cette remarque me « gonfle » pour toujours !

     Je paie la pinte, le tonneau est percé, la bière coule...

 

     Quelle puissance, cet avion ! Vitesse de montée: 400 nœuds ! En quelques minutes, on se retrouve à 45.000 pieds ! Dès le décollage, nous sommes pris par un premier radar, qui nous guide dans le secteur de montée... Un second radar nous dirige alors vers un « target », un avion considéré comme ennemi, qui joue à l'ennemi et que nous devons intercepter... C'est là tout le métier du pilote de chasse, l'interception ! Mais l'ennemi ne se laisse pas faire, il se défend ! Souvent, il n'est pas solitaire... Une paire, deux paires et plus ! La « moulachka » commence... De moulachkas en moulachkas, je vais apprendre ce boulot passionnant de chasseur » !

     Les anciens conseillent, ordonnent, nous suivons ! Je repense ici à Piet Tonet, Mike Debar, Jean Baron, Jean Claude Demey, Max Girardin, Thierry Grisart et bien d'autres... Des vieux renards de la chasse, pas vieux en âge, mais en expérience... Ils m'impressionnaient à l'époque
et je les respecte toujours à ce jour... De fins pilotes, des rapaces aux yeux perçants ! Dans le ciel, derrière leur visière sombre, rabattue sur le casque, ils aperçoivent tout ce qui bouge,
se positionnent et, venant droit du soleil, fondent sur leur proie !

     « Boogie, three o'clock, low » ! L'ennemi est à trois heures (trois heures, sur les aiguilles d'une montre, c.a.d, plein travers à droite), en bas ! Pas de radar de bord, pas d'électronique sophistiquée, seul l'œil du chasseur, comme en 14 ! Duel sain, duel simple, duel de mort... Mort du plus faible !

     Moi, je meurs souvent... Je suis faible, parce que je suis jeune, l'adversaire le voit de suite... Nous allons mourir souvent, les jeunes... J'apprends... Grâce aux anciens, qui nous initient à leurs « trucs », à l'astuce qu'il faut avoir au bon moment pour ne pas se retrouver dans le collimateur de l'adversaire, le métier rentre... Ils nous transmettent leur expérience... On prend de la bouteille, l'œil s'affine, on « sent » mieux les réactions de l'adversaire, on prévoit le coup... On comprend mieux le jeu, on rentre dans le jeu de ce tout grand sport, ce tout grand cirque ! A notre tour de
« collimater », d'encercler dans nos diamants l'ennemi présumé... « La chasse, bordel ! ».

     Nous refaisions un peu la bataille d'Angleterre en tournoyant au-dessus de la Manche, de la France ou de l’Allemagne... J'ai pensé souvent à ces jeunes pilotes de temps de guerre... Ce n'était pas du cinéma pour eux ! Pour nous, malgré tout, une jouissance profonde de corps à corps en sueur... Ces combats, de temps de paix sont de courte durée... Le pétrole s'épuisant vite, la lampe orange, avant la rouge, nous avertit qu'il est temps de rentrer... Le radar d'interception (GCI) nous donne un cap de retour vers la base, le radar d'approche (GCA) nous prend et nous guide en formation et par tous les temps, vers la piste... GCI, GCA, l'histoire de ma période à la Septième Escadrille de Chasse à Chièvres... Le « grand bleu » à l'envers ! Dans les profondeurs du ciel, toujours bleu à 45.000 pieds, d'un bleu intense, assombri par l'altitude et la visière du casque, qui nous protège des rayons du soleil, toujours présent lui aussi... Bien au-dessus des nuages,
le temps, pour nous, les chasseurs, est au beau fixe... A chaque mission, tout au long de l'année, nous oublions ainsi les brouillards, les brumes, les crachins, les plafonds bas, qui rendent les gens moroses... Vision différente du monde... Passionnante période ! Manteau de fine peau...

 

     Lors de ces pirouettes aériennes, ces « dog fights » (combats de chiens tournoyants), il y a parfois de la casse... « Plaff ! ». On se rentre dedans ! Alors, « bail out ! », le siège éjectable ! Parmi mes collègues, certains ont dû s'éjecter... La vie est sauve, mais ça fait mal... Le corps reçoit une accélération brutale ! Un coup de pied au cul instantané de plus de vingt fois le poids du corps, « Paff » ! La colonne vertébrale encaisse et dans bien des cas, le dos reste faible et handicapé...

 

     A la Porte de Namur, à Bruxelles, Mouky, la mère de Jacky Rœland tenait un établissement, fréquenté depuis toujours par des pilotes et où j'allais souvent le week-end... Mon oncle, le pilote, m'y avait emmené et introduit... En rentrant, le pianiste lui avait demandé:

     « Quel air voulez-vous que je vous joue, Monsieur Siroux ? »

     « Les roses de Picardie... »

     Ma tante:

     « Mais enfin, Paul, tu n'as pourtant pas fait la guerre de 14 ! »

     Rêve de vétéran...

     Chez Mouky, le samedi midi, l'apéro ! On grignote « ses petites crasses », comme elle les appelait, éparpillées sur le piano... Au demeurant, d'excellents zakouskis ! Je connais donc son fils, pilote à Chièvres, dont il me parle avec fierté... Je me faisais un plaisir de le rejoindre en escadrille... Hélas, juste avant mon arrivée, Jacky doit sauter en parachute, le « bail out » ! Au moment du déclenchement du siège éjectable, sa tête est mal placée sur le dossier, elle est penchée... Il devra porter longtemps une minerve autour du cou, ne volera plus du tout... Je le reverrai des années plus tard... Avec nostalgie, il me reparlera, comme à l'apéritif chez sa maman, du Hunter, ce magnifique oiseau de chasse... En l'écoutant, je me disais que j'avais eu beaucoup de veine de jamais avoir été dû m'éjecter !

     Fort heureusement, les sièges éjectables se sont améliorés depuis lors, l'accélération est à présent progressive... Un plaisir de s'envoyer en l'air ? Non, quand même... Abandonner son avion est la chose la plus triste pour un aviateur !

 

     L'IP (Aie Pi), l'Initial Point ! Ce que les Français appellent la « cassure », le point où l'on casse la vitesse, le « break » avant l'atterrissage... Jolie figure, surtout en formation, quand elle est bien synchronisée... A 1.000 pieds (300 mètres), on se présente aligné avec la piste à une vitesse 500 nœuds (900 km/h) ! A l'entrée de piste, le leader vire, 90 degrés d'inclinaison, il break » ! Durant ce beau virage pour se retrouver face à la piste, sortie des aérofreins, du train et des volets... Les autres de la formation font de même à trois secondes d'intervalle... Je me souviens du truc, que l'on nous avait enseigné, compter: « One thousand one, one thousand two, one thousand three. » Trois secondes !

     Bien qu'ayant fait convenablement mon travail, je n'ai jamais été un des grands « as » de la chasse et pour avoir « ramé », être un peu en retard sur les autres, j'ai dû en payer des pintes...
Où ? A l'IP ! Car, il se fait qu'au sol, juste en dessous de ce point de « cassure », se trouve un bistro, surnommé l'IP, bien sûr ! Là, tout est prétexte à boire un coup... A chaque « black »,
à chaque connerie en vol, on paie la pinte, le tonneau ! Dans cet endroit réservé uniquement aux pilotes, ceux qui portent les « wings », les ailes, j'y ai bu toute la bière du monde... Si les ailes demeurent collées à la poitrine, les galons disparaissent, les grades s'envolent ! Du Colonel, Chef de Corps, aux Commandants d'escadrille, aux Adjudants... Le respect cependant reste présent... On règle, entre hommes, les petits problèmes en litige... La bière arrange tout ou n'arrange rien du tout ! Elle coule tellement, la bière, que Jo Dhert, en titubant, demande à la patronne d'aller verser directement à la toilette, les verres de bière, qu'il commande...

     « Je n'arrête pas de pisser ! A quoi sert de jouer les intermédiaires ? »

     « C'est bon pour les reins, Jo, de pisser ! »

     « A boire pour tous les gars ! »

     Soirées de frères, de compagnons du ciel et de la bière... Inoubliables ! Je rentre dans ma chambre du Mess à quatre pattes...

 

     Echanges d'escadrilles ! L'une en Angleterre, à Ipswich, chez les Anglais, l'autre en Allemagne, chez les Américains et les Canadiens... Ils organisent des moulachkas en l'air... Et à terre ! En l'air, dans le ciel, on encadre, on collimate, on filme ! A terre, on compare les résultats... Au Mess, on boit ! Les Anglais du whisky, les Canaques du gin, les Ricains
du bourbon... Nous les Belges, nous sommes imbattables à la bière... Alors, les « hard stuff », les boissons dures... Difficiles ! Mémorables « parties » !

     Pour moi, mémorable aussi cette mission en Allemagne avec le Lieutenant De Graeve, dit
« Le Min », le minimum, parce qu'il est petit de taille... Un sacré chasseur, lui aussi ! Avec le
« min », c'est du « Buck Dany » dans les vallées de Chine... Il m'emmène en navigation à très  basse altitude dans une vallée des Alpes... Je le suis, je lui colle au cul... J'aperçois bien à droite et à gauche défiler les murs de cette vallée... Je me colle vraiment à lui ! J'ai juste le temps de voir un château de conte de fée, de Disneyland, c'est celui de Louis de Bavière... Il est au-dessus de nous, les touristes nous font signe en nous regardant vers le bas ! Ensuite, descente sur le lac de Constance ! Radada ! Je m'éloigne du Min... Entre lui et moi, une barquette se profile
à l'horizon... Deux amoureux rament gentiment... Nous sommes à leur hauteur ! Ils ne rameront plus longtemps, ils nageront... Effrayés par notre passage, ils se jettent à l'eau !

     Au retour:

     « Si on nous demande quelque chose, nous étions à 45.000 pieds... Compris, Jack ? »

     « Bien sûr, Min ! »

 

     Les Anglais, à leur tour, nous rendent visite à notre base de Chièvres... Le CO me demande si je peux les emmener un soir à Bruxelles ?

     « Tu dois bien connaître quelques endroits particuliers... Ca les changera un peu de l'IP ! »

     « Avec plaisir, CO ! Heu... Je prends un copain avec moi, ils sont quatre ! »

     « OK ! Permission de midi ! »

     Je demande au Capitaine Paul Naime s'il veut bien m'accompagner... Il est « tot suite »
partant !

     A part les moules frites, où aller ? Endroit particulier, endroit particulier ? Le CO a raison,
il faut marquer le coup avec les Angliches !

     Carnet d'adresses... Je retrouve ainsi une amie, pas Jeanine, mais un peu dans le style... Jolie grande blonde, Véronique ! D'elle non plus, je n'ai jamais très su bien ce qu'elle faisait pour gagner sa vie... Bijouterie ? Horlogerie ? Import-export ? Mode ? Cabaret ? Je me souviens en tous cas que l'on s'est bien marré ensemble...

 

     « M'enfin, Jack, pas étonnant que tu... »

     « Oui, ça va ! Hein ? C'est comme ça ! »

 

     Après la Grand'Place et les moules frites, Véronique nous attend dans un beau bar d'un des grands boulevards du bas de la ville... Elle a bien fait, trop bien fait les choses, Véronique... Elle a des copines avec elles ! Et quelles copines... Paul Naime a un geste de recul en voyant ce parterre de nanas... Il sent déjà son portefeuille diminuer de volume, me fusille de ses petits yeux !

     « On aurait été mieux, à l'IP ! »

     « T'inquiète, c'est mon affaire ! »

     L'affaire démarre mal, les Anglais commandent du whisky ! Sur notre territoire, ils osent prendre le choix des armes ! Nous attaquer au whisky ! Paul et moi, nous aurions choisi la bière... Les filles aidant, les « scocths » vont défiler pour eux... et pour nous !

     Les heures passent, de plus en plus glorieuses... Des toasts à la gloire de la Reine d'Angleterre, à celle du Roi des Belges... Des toasts pour notre escadrille, pour leur escadrille, pour notre avion, le Hunter, pour leur avion, le Lighting... Des toasts ! Les filles s'ennuient... Drôle de clientèle pour elles, elles s'en vont ! Nous, on prend les derniers « pour la route » ! D'ailleurs,
« il est temps de fermer ! », dit Véronique...

     « Un dernier, pour la route ? »

     « All right ! »

     « Un tout dernier pour la route ? »

     « All right ! »

     Ils ne sucent pas du sucre les Roastbeefs...

     « Le der des der ? »

     « For the road ? »

     « Yes ! »

     « All right ! »

     « L’addition, s.v.p ! »

     J'ai un choc !

     Paul:

     « On aurait été mieux, à l'IP ! »

     J'appelle Véronique au secours, lui montre la facture...

     « Tu as de la chance, c'est un prix spécial... »

     Paul:

     « On aurait été mieux, à l'IP ! »

     Les Angliches sont « bien-bien », assez raides, assez droits, à l'Anglaise... Plus entamés que nous ! Paul et moi, titubants et penchés, en sommes persuadés !

     Les Britiches prennent un taxi pour Chièvres !

     « Thank you very much, Bye-bye, see you later ! »

     Paul:

     « Later, later... Ah ! Ah ! On les a eus ! Demain, ils ne pourront pas se réveiller, ils seront morts ! Heu... Et nous ? »

     « Nous ? On va manger un morceau chez ma mère ! »

     « T'es fou, t'as vu l'heure ? On va la réveiller ! »

     « Le jour se lève... Petit-déjeuner ! »

     « Comme tu veux... Chacun son problème, mon petit gars ! Allons-y ! »

     Avec la Volskwagen, ce fut un chemin long de brouillard, de visibilité restreinte... Le GCA aurait été d'un grand secours ! Nous apercevons bien des ombres, des gens attendant le premier tram...

     Paul:

     « Qu'est ce qu’ils foutent là, à cette heure-ci ? »

     « Ils vont au boulot ! »

     « Jisouss Kraiist, les malheureux... »

     « Nous aussi, on va au boulot, mais le breakfeast d'abord ! »

     « Oui, tu as raison... »

     Ma mère est contente de me revoir... Elle est toujours contente de me revoir, preuve que je suis encore en vie ! Elle nous fait des œufs au lard, du café, beaucoup de café ! Une bonne douche et retour à Chièvres bien avant midi, vers dix heures, les yeux rouges:

     « Ah ! Ah ! Les Anglais, toujours au plumard ! Hein, CO ? »

     « Non, ils viennent de décoller, retour en Angleterre, frais et dispos... »

     Les Rosbifs nous ont « collimatés » de nuit et descendus au whisky... Ils m'ont coûté ma solde d'un mois de Sous-Lieutenant !

     Echanges d'escadrille... Des lendemains, qui chantent !

 

     1987. Taipei. Formose. Taiwan. Nous revenons de Los Angeles... Mon copilote Michael Leong, un Chinois a rencontré une Chinoise à bord...

     « Elle m'invite dans son club... Elle a une amie... Tu viens, Jack ? »

     Solidarité d'équipage, crew-team, je suis bien obligé d'accepter... Pas vrai ?

     « Un club ? Quel club ? »

     « On verra... »

     Nous voyons ! Les filles nous dorlotent, nous servent à boire, du Chivas et des glaçons, des glaçons et du Chivas... Nous buvons... Ce qui est imbuvable, c'est la musique, sur laquelle les drôlesses nous secouent ! Les heures passent, bruyantes, peu chantantes... On s'emmerde !

     Michael, pour la forme et croyant que c'est « free », gratuit,  fait signe à la maquerelle supérieure:

     « Mama Sun, l'addition, please ! »

     « OK ! »

     « !!! »

     Choc ! Une fortune ! Les filles sont payées à l'heure...

     « Je croyais que ta copine nous invitait, Michael ? »

     « Jack, heu... »

     Je joue les Paul Naime:

     « On aurait mieux fait de prendre un pot dans le lobby de l'hôtel... C'est ton problème, mon petit gars, paie ! »

     Son salaire de copilote est sérieusement entamé... Je paie quand même ma part... Solidarité d'équipage... Pas vrai ? Bien ! Soirée mémorable...

     Elles se renouvellent parfois ces soirées, lorsque emberlificotés, englués dans un piège à con, on est obligé de réveiller un copain en plein milieu de la nuit à l'hôtel:

     « Help ! Au secours ! On n'a plus de fric ! »

     « J'arrive ! »

     Solidarité d'équipage...

 

     Le passage du mur du son, je l'ai fait avec le Capitaine Pierre Tonet.. Montée vers les 52.000 pieds ! L'air n'est plus très dense, les virages sont à négocier avec délicatesse... Le « stall »,
la perte de sustentation n'est pas loin ! Je suis le Piet, qui entame un virage vers le bas... Nous sommes maintenant en plein piqué, à la verticale ! L'indicateur de vitesse passe Mach 1 !
(100% de la vitesse du son). L'avion roule un peu... Je n'entends rien ! Par contre, quelque part en Mer du Nord, dans ce secteur, qui nous est réservé pour cet exercice, ça fait BOUM ! ». Lors des moulachkas, il arrive que nous passions le mur du son... « BOUM » ! Ce sont alors des rapports, qui arrivent dans les bases aériennes !

     Papa Jules, le Colonel, patron de la base, nous tire l'oreille au briefing de huit heures:

     « Qu'est ce que c'est encore cette histoire de visons ? »

     « De visons ? »

     « Oui, de visons, qui s’entre-tuent, de poules, qui pondent de travers et de vaches, dont le lait tourne ! Les éleveurs en ont assez de vos BOUM , vos passages du mur du son ! »

     « ... »

     « Faites gaffe ! Et à vos rase-mottes aussi ! »

     « ... »

 

     Le rase-mottes... A la pelle, des histoires de rase-mottes ! En voici une assez exceptionnelle... Meeting aérien prévu à Chievres... Préparations ! La patrouille acrobatique de la base, les
« Diables Rouges » s'entraîne... Superbe ! Le « Susse » Jacob se surpasse dans son solo ! Pendant ce temps, ce beau jour d'été, le Commandant V.K. se promène dans les champs de blé, avoisinants la piste... A-t-il perdu quelque chose ? Il balaie les hautes herbes à grands coups de pieds ! Bizarre... Le jour du meeting, il présente un show avec son Méteor... Fameux ! Dernière figure, il disparaît au zénith en un piqué vertical... Les spectateurs scrutent le ciel, le nez en l'air... Ils auraient dû plutôt regarder par terre ! Le Méteor, volets sortis, telle une raie (je le vois toujours !) dans les vagues, les vagues de blé, revient « dans » les champs ! On le voit à peine... De ses ailes, il écarte, aplatit le feuillage et passe devant la tribune royale !

     Le Roi a, paraît-il, demandé à son chef d'Etat-Major:

     « Qui c'est ce pilote ? »

     Après ce genre de démonstration, le pilote finit souvent par tirer la cible de tir pour un certain temps à Solenzara, histoire de se calmer les nerfs...

 

     Deux semaines de tir « air-air » à Zolenzara, en Corse... A quelques centaines de mètres derrière lui, un Méteor biréacteur tire la cible, la « flag », un long panneau de toile... Je vais enfin pouvoir employer réellement le collimateur ! Pas facile... Au début, zéro trou ! A la fin, quelques trous grâce au conseil du Capitaine Dardenne, dit « Le Pelle », assesseur des films de tir et commentateur des résultats... Il ne se souvient plus très bien de moi... Je l'avais rencontré lors de son passage à Bukavu en 54... J'osais à peine l'approcher, lui, l'élève-pilote de Kamina ! Il est ancien pilote de Hunter... Lui aussi est un chasseur pur, il a çà dans le sang ! Je sais qu'il fait partie de ceux, qui auraient bien voulu revenir à Chièvres et qu'il trouve « assez gros » que des jeunes gorets comme nous, de tous jeunes brevetés, aient été désignés à voler directement le Hunter... Mais, il est sympa et me donne de bons tuyaux... Mes résultats s'améliorent donc, je fais un peu plus de trous dans la cible ! Rien à voir avec ceux des champions de tir de notre escadrille, qui battent des records... Avec eux, c'est gênant, j'ai honte... Leur clache est criblée de « bullets », de trous d'obus, car nous tirons aux canons ! Donc, pas « Ratatatata », mais « Bloum, Bloum, Bloum ! ».

 

     Dieu sait ce que nous deviendrons amis, Pelle et moi, par la suite, dans nos carrières civiles, à la Linair en Libye, à la TEA en Belgique et à Singapour... Partout ! Un frère d'armes...  Au point qu'il me dira un jour, trente ans après:

     « On en a fait des choses, Jack, depuis Solenzara... ».

     Un « mercenaire » de l'emploi aéronautique, comme moi, comme nous ! Mais, Paul Dardenne a une réputation monumentale dans le monde de l'aviation militaire et civile... Il est un de ces loups blancs, connu pour son fin pilotage, sa droiture, sa camaraderie, son sourire (ressemble beaucoup à Sinatra avec ses yeux bleus, bleus !) Il n'a qu'a chanter Doubidoubidou et les filles viennent l'implorer pour un autographe.... Et son rire ! Si un jour, au détour d'une ballade, vous pénétrez par hasard sur une grande place, noire de monde, dont l'espace est démesuré, ne vous étonnez pas que vos yeux, vos oreilles soient immédiatement attirés par ce monument de paroles et d'éclats de rire, érigé en son centre, c'est le « Pelle » ! Sa femme « Nelle », hors du commun également, me dit toujours que j'aime semer quelques graines et récolter ainsi les « histoires d'aviation » de son mari... Le Pelle démarre, raconte et ne tarit plus !  

 

     En général, l'Adjudant Jean Baron, tire la flag, car il est souvent puni pour une connerie quelconque et passe sa vie à Solenzara à traîner la cible... Avec son Méteor, il fait vingt kilomètres dans un sens et vingt kilomètres dans l'autre sens... Il s'emmerde... Pour faire passer
le temps, Jean lit des polars !  Un jour, il est sorti brusquement de sa lecture par l'impact d'une balle, à l'arrière de son cockpit, tirée par un chasseur français à un angle trop aigu ! Ce pilote était-il l'élève de l'instructeur de Salon, ce Capitaine expliquant si bien le collimateur avec ses formules mathématiques sans fin ?

     Quand les passes de tir sont terminées, Jean vient lâcher son câble et sa cible... Il se défoule alors en quelques acrobaties exceptionnelles... Le looping à l'envers, par exemple, dont il est un des seuls à pouvoir tirer ! Il en ressort avec les yeux en sang et hors de la tête, mais il le fait !
La patrouille anglaise s'entraîne à Sylt, un autre un champ de tir, chez les Anglais... Jean n'a pas besoin d'entraînement... Après avoir largué sa flag, sans rien dire, il se glisse dans les acrobaties des Britiches... « Shocking ! », le leader est étonné d'avoir tout à coup sept avions au lieu de six ! Pour cette manœuvre, Jean restera un peu plus longtemps à Sylt pour traîner la flag à longueur de journée...

     Mais Jean Baron, cette fois-çi, ne traîne plus la flag, il a été reposté à Chièvres et fait partie de notre escadrille, la Septième... Jean n'est pas sorti du camp durant toute la période de tir ! Antécédents avec des filles du pays... Les papas corses, fusils en bandoulière, l'attendaient à la sortie !

 

     Jean Baron passe un jour à la maison... Il fait glacial ! Jean ne porte qu'un léger veston, col ouvert comme d'habitude, à fleur de peau ! Je le reconduis en ville... Verglas ! Glissade ! Une bagnole encadre la voiture de Blanche, que je conduisais, la 2CV ! Elle est pliée en deux ! Jean a eu juste le temps de sauter sur mes genoux... Le conducteur sort de sa grosse américaine intacte et se présente à nous... D'abord à moi, le conducteur:

     « Baron V... »

     « Siroux ! »

     Puis à Jean:

     « Baron V... »

     Jean, muscle tendu par le froid:

     « Baron ! »

     Le Baron répète:

     « Baron V... »

     Jean:

     « Baron ! »

     Le Baron V., vielle France, va remettre ça pour la troisième fois... Jean le coupe:

     « Jean Baron, Monsieur, Jean Baron ! C'est mon nom, N. de D. ! »

 

     Jean Baron, fin pilote de chasse, avec qui j'ai fait quelques missions de haute voltige, fera une carrière civile complète au Congo (Zaïre)... Je l'ai revu en 1990 à Bruxelles, au Saint Louis, son quartier général, dont le patron, Jackie Dupont, a la voie enrouée par sa vie de nuit, faisait partie de mon baptême universitaire... Toujours la même gueule de bagarreur, de balafré, le Jean, la même prestance, la même chaleur d'amitié... Costume sombre, chemise toujours ouverte, mais pochette en évidence, un gros cigare à la bouche, un whisky à la main...

     « On m'a dit que tu ne fumais plus et que tu ne buvais plus... »

     « Moins ! Plus de cigarettes... Un cigare ! Plus de grand whisky, un petit baby... J'ai ainsi l'impression d'avoir diminué ! »

     « Tu bois kekchose, Siroux ? »

     « Une bière... »

     « Barmaid, une bière pour mon pote et un autre baby pour moi ! Et tant que vous y êtes, un cigare... »

     Jean Baron aime le soleil et les grosses bagnoles américaines...

     « Je vais prendre ma pension à Saint Martin, mon petit gars ! »

     Un mec, le Jean Baron !

 

     A peu près à cette époque, Jean Claude Demey, avec qui j'avais visité la Corse, est de passage à Singapour... Je retrouve « Abu ! » ! « Abu ! », parce qu'il fonçait à travers tout... « Abuuuu ! ».

     A l'hôtel Oriental, lorsqu'il ouvre la porte de sa chambre, c'est pour moi une apparition ! Serviette de bain autour des hanches, il pèse à présent un nombre impressionnant de kilos, il a toujours les cheveux épais, mais blancs, sa tête n'en est que plus belle... Quelle belle gueule !
Lui aussi a fait carrière complète au Zaïre, comme Jean Baron... A son mécano zaïrois, impressionné par la réussite de Singapour, il lui dira, en prenant un café dans le lobby en attendant la navette pour les emmener à l'aéroport:

     « Eh, oui, Joseph, pourtant Singapour était aussi une colonie... »

     On parle des ans passés sans s'être revus... On parle de Jean Baron justement ! Il me raconte alors le gag, qu'ils ont fait ensemble lors d'un vol sur Bruxelles... Tous les deux ont des années et des milliers d'heures de vol sur DC8... Abu est Commandant de bord sur ce vol, Jean rentre à Bruxelles en congé, il est en civil... Il y a une visiteuse dans le cockpit... (Il y a souvent une fille dans le cockpit pour autant qu'elle soit jolie...). Avant la descente, Abu prétend soudain qu'il est malade, il ne se sent pas bien du tout ! Son cœur... Le copilote est jeune, inexpérimenté, dit-il...

     « Heureusement, j'ai un ami à bord, qui est pilote ! »

     La fille, fort inquiète:

     « De lourds avions ? »

     « Non, mais bon pilote privé ! Il peut me remplacer... Je vais le quérir ! »

     Jean est dans le coup... Il rentre dans le cockpit, l'air inquiet, lui aussi... La fille pâlit ! Il fait un temps de curé, une visibilité infinie, une tempête de ciel bleu...

     Jean amène le DC8 en finale et joue alors le grand jeu... Un coup à droite, un coup à gauche ! Le DC8 zigzague...

     « Je ne vois pas bien la piste ! »

     La fille s'écrie en pointant du doigt:

     « Mais, je la vois, moi ! Elle est là, là... là, voyons ! »

     « Ah, oui. Merci ! »

     Jean pose l'avion comme une fleur et la fille manque de s'évanouir ! Remettra-t-elle les pieds dans un cockpit ?...

 

     Jean Claude Demey aime aussi le soleil et aime  être servi...

     « J'ai acheté une belle propriété en Afrique du Sud, à Cape Town... Si je me retrouve un jour sur une chaise roulante, je suis sûr d'y trouver plus facilement quelqu'un qui me poussera ! »

     Sacré Abu !

 

     A Solenzara, nous nous exerçons sur une base française et j'y retrouve quelques-uns uns de mes amis de l'Ecole de l'Air... Nous nous retrouvons surtout au pastis ou au « Cap Corse » pour l'apéro du soir, à la « Myrte » pour le pousse-café... Ici, plus de bière, du vin avec le méchoui »... Les moutons grillent sur la plage... Il coule aussi, le vin... François Reip est couché sur la plage,
il pédale... IL se croit toujours sur son vélo, moyen de locomotion sur la base ! Sans doute pour plus d'aisance, il a enlevé son pantalon... Plus tard, François, mercenaire véritable, préviendra sur une fréquence spéciale, son arrivée en « Mig », les copains ex-Air Force venant ravitailler le Biaffra en DC6 ! Il fera semblant de tirer à coté... 

 

     Les anciens de l'escadrille ! Certains encore vivants, certains, hélas, disparus... Comme le Max et le Piet... Max Girardin, au Zaïre, Pierre Thonet, en Belgique... Et bien d'autres... Accidents d'avions ! J'ai cru revoir le Piet ! Le grand Piet ! Lors d'une réunion des Anciens de la Septième ! Choc ! Mirage ? Trop de pintes ? Non ! Son frère jumeau, dont j'ignorais l'existence, venu saluer la mémoire de Pierre ! Impression étrange... Amertume !

 

     Week-end libre avant de quitter Solenzara ! Je pense à M., la femme du Capitaine... Qu'est-elle devenue ? Téléphone ! Rendez-vous au bar du Négresco ! Ca, alors !

     Jo Dhert:

     « Où vas-tu ? A Nice ? Je viens avec toi ! OK ? J'ai un tuyau pour y aller à bon marché ! »

     « OK ! »

     Passagers dans un petit avion qui transporte de nuit les légumes frais pour le marché matinal de Nice... Le pilote est ancien chasseur de l'Armée de l'Air... C'est lui le tuyau ! Il fait ses débuts dans le civile, nous dit que voler ce « cerf-volant », après le « Mystère », ce n'est pas la joie...
On se serre dans l'avion, les artichauts derrière nous ! Traversée de la Méditerranée... Fait beau... Passage au-dessus d'Antibes... Interception de l'ILS de la piste de Nice... Piste parallèle à la mer ! Vent de travers ! Je pense à Ostende... Le pilote se bat, se débat... Très bien ! Il n'est pas pilote du dimanche, l'ancien chasseur !

     « Je pinaille, les gars, je pinaille ! », nous dit-il.

 

     Nous « pinaillons » toujours quand il y a quelqu'un dans le cockpit, surtout si c'est un collègue... Et c'est toujours alors que nous faisons notre plus mauvais atterrissage ! A Tripoli, j'avais dans le cockpit de mon DC3 Jay Howard, un pilote américain, ancien de la SAC (Strategic Air Command, les bombardiers !), ce n'est pas un gamin ! Respect ! Je pinaille... Je loupe mon atterrissage « Boum », je rebondis « Boum » et encore « Boum » ! Jay, la gueule complètement brûlée par un crash, me regarde en souriant et me fait ce commentaire, que je ressortirai bien souvent à mes passagers pour un retard technique quelconque:

     « Do'nt worry, Jack, it happens in the best family... Cela arrive dans la meilleure famille... » 

 

     A Nice, au moment du toucher, « Boum », un bon, « Boum », deux bons, « Boum », tous les artichauts arrivent dans le cockpit, nous sommes coiffés, entourés d'artichaut !

     « Bon, les gars, heu... Salut, à dimanche soir ! »

     Jo, en s'effeuillant:

     « Merci, quand même... »  

     On économise en roupillant dans un hôtel minable... Pas du tout minable est le Négresco, où je retrouve M., le lendemain midi ! Week-end sans bavures, comme à Salon... A part les artichauts !

 

     Visite royale à Chièvres ! J'ai l'insigne honneur de faire partie des quatre paires de Hunter, qui font une démonstration pour le Roi Baudouin ! Je n'ai pas à payer la pinte, je « pinaille »... Mon break est parfait !

     Nous recevons le Roi dans notre « dispersal », la salle d’opérations... Pilote lui aussi, le Roi est en grand uniforme d'aviateur ! Nous en combinaison de vol... Biscuits, café... Le CO Hervé Donnet nous avait fait un solide briefing:

     « On ne s'adresse au Roi qu'a la troisième personne ! Vu ? Compris ? »

     « ... »

      Le Roi s'approche de Jo Dhert ! Il ne comprend pas bien ce le Roi lui demande...

     « Vous dites, Sire ? »

     La moustache du CO bat des ailes, ses yeux lancent des poignards... Jo rosit, le Roi sourit...

     « Capitaine... »

     La conversation se passera bien !

     Le Roi s'adresse alors au Min:

     « Lieutenant, quelle est la portée de ce poste de radio de secours dans votre bouée de sauvetage, la Mae-West ? »

     « Heu... Pff... Heu... »

     Poignards du CO !

     « Cinquante miles, Lieutenant ? »

     « Heu... Pff... Heu... »

     Sabres du CO !

     « Cent miles, Lieutenant ? »

     « Heu... Pff... Heu... »

     « Plus de cent miles alors, Lieutenant ? »

     « Oui, Majesté ! »

     Le CO va éclater, tout comme le Min, qui est écarlate !

     Le Roi sourit...

 

     Le Roi Baudouin... Je le revois enfin et de très près ! J'avais espéré qu'il me parle, mais il ne l'a pas fait... Je ne pouvais quand même pas l'interpeller:

     « Hé, Sire Baudouin, by the way... »

     Le CO aurait fait un infar... Je lui aurais rappelé sa visite à Kitega en 1955... Mes parents avaient dû quitter leur maison, la Résidence, pour la lui céder ! Mon père n'en avait pas dormi...
Il paniquait que le groupe électrogène ne s'arrête brusquement pendant la nuit ! Ma mère m'a raconté comment, avec l'aide de camp, elle avait disposé la table pour le dîner du soir...

     « Pourquoi laisser cette place libre et mise en face de sa Majesté ? »

     « Pour la Reine, Madame Siroux... »

     « Mais... Le Roi n'est pas marié ! »

     « Le protocole, Madame... »

     De ce dîner, ma mère avait un souvenir des plus agréables... La gentillesse du Roi, sa simplicité... Mon père m'a dit que les questions, qu'il posait à tous les sujets, étaient fort appropriées et que le Roi était au courant de tout ! Son intelligence, sa mémoire aussi l'avait impressionné ! Je suis certain que le Roi se serait donc souvenu de son séjour à la maison, s'il m'avait demandé mon nom... Peut-être, a-t-il bien fait de ne pas m'adresser la parole... Le CO m'aurait massacré pour lui avoir répondu à la quatrième personne !

     Si, quelques fois, je tire mon chapeau dans ce bouquin, je ne me permets pas de le faire pour le Roi Baudouin... Ca ne se fait pas ! Je le salue ici militairement et au garde à vous !

     « Vive le Roi ! »

 

     Fête Nationale, défilé aérien ! Gigantesque formation ! Ramassage, rendez-vous d'avions ! Escadrilles de toutes les bases ! Chorégraphie subtile, travail de minuterie pour réunir tout ce monde à la minute, voir la seconde près, et sur un axe bien précis ! Il s'agit de tenir sa place !
Je m'accroche !

     Durant une répétition, que faisait ce ballon dans l'axe du défilé ? Poussé par le vent ? On se souviendra longtemps du leader avertissant les 300 avions derrière lui:

     « Balloon, twelve o'clock ! Every body on his own ! Chacun pour soi ! »

     Et tout le monde a gerbé ! Ratée la répétition du défilé...

 

     Celui qui se souviendra du 21 juillet, c'est Jo Marette ! Leader des avions « fumigènes »... Sur Bruxelles, il commande d'allumer les pots, qui dégagent en fumée les trois couleurs du drapeau belge: noir, jaune, rouge ! C'est parti, ça fume ! Un ailier avertit cependant Jo qu'il ne fume plus... Son pot s'est détaché de l'aile !

     « Merde ! » dit Jo, « en plein sur la ville ! »

     Mission accomplie, soirée au Mess... Jo ne pense plus tellement à son pot fumigène, mais plutôt à son pot de bière... Il est demandé au téléphone !

     « Allo ! Major Marette ! »

     C'est sa belle-mère au bout du fil, qui trouve la plaisanterie de mauvais goût !

     « Vous l'avez fait exprès ? »

     « Quoi donc, Belle-Maman ? »

     « J'ai reconnu votre escadrille cet après-midi et je connais votre place de leader ! »

     « Ah, vous avez vu notre défilé aérien ! Bien, n'est ce pas ? Mais, je suis désolé de vous décevoir, Belle-Maman, je n'ai pas fait exprès de passer au-dessus de chez vous... Il se fait que vous habitez juste dans l'axe prévu pour le défilé... »

     « Non ? Et ce machin, que vous m'avez envoyé ? »

     « Quel machin ? »

     « Une sorte de boite, qui s'est écrasée sur mon balcon ! Je l'ai vue aux jumelles se détacher de votre avion ! Vous vouliez me tuer ? »

     « !!! »

     Le pot fumigène ! Incroyable, mais vrai ! Comment tuer officiellement sa belle-mère un jour de Fête Nationale ! Faut dire qu'il aurait fallu à Jo plusieurs 21 juillet, il a eu de si nombreuses belles-mères...

 

     Survie en mer ! D'Ostende, nous embarquons  sur un bateau de la Marine Nationale... La côte n'est plus en vue... De minutes en minutes, nous sautons à l'eau, Mae-West autour du cou,
le « dinghy », canot de sauvetage en paquet, accroché à la ceinture... , « Plouf ! » « Plouf ! »,
« Plouf ! »... La température de la mer du Nord, malgré que ce soit l'été, ne dépasse pas les
18 degrés ! Gla-gla ! Gonflage du canot et nous attendons, trempés jusqu'aux os... On attend que l'hélicoptère vienne nous ramasser un à un ! Gla-gla ! Pas facile... Le vent des pales pousse notre dinghy au large... Gla-gla ! Finalement, l'homme grenouille nous agrippe, fait un signe...
Gla-gla ! Nous montons ensemble avec le câble... Dans la cabine de l'hélico, on nous jette une couverture sur le dos ! Aahh... Enfin un peu de chaleur ! Pas pour longtemps, on nous rejette à la flotte ! Plouf ! Gla-gla-gla ! Il faut un temps fou au remorqueur pour nous retrouver... Gla-gla-gla ! Retour à Ostende... Dans les bars du port, nous y prenons de solides « grogs » ! Comment ai-je pu survivre à cette survie ?

     L'Adjudant, qui surveillait les manœuvres, « Le King », le dur, celui à qui il ne peut jamais rien arriver, a failli ne pas survivre... Il s'est retrouvé à l'hôpital avec une fièvre de cheval ! Il n'a pas attrapé une broncho-pneumonie, il a attrapé une énorme méduse, qui s'est emberlificotée autour de sa tête...

     Suite à cette croisade, c'est peut-être ce qui a décidé Eddy Meert, ce fameux pilote de chasse, avec qui j'ai plongé dans la mer, d'ouvrir un restaurant avec un grand feu de bois... Un succès depuis des années ! Il y cuit de succulents morceaux de viandes, des pavés aussi fameux que lui ! Quand je vais manger dans cette maison, à l'Avenue Defré à Bruxelles, plus de vrombissements d'hélicoptère, de la musique classique en sourdine... Plus d'eau glacée, du bon vin... Il fait bon chez Eddy, il fait chaud !

 

     A l'Athénée, notre professeur de philosophie et de morale nous a un jour posé la question suivante:

     « Messieurs, à votre avis, quelles sont les bases d'un bon mariage, d'une union solide ? »

     Nous, les élèves du mauvais âge:

     « Des yeux bleus, de longs cheveux blonds... De longs cheveux noirs, des yeux noirs... Des yeux verts ! »

     « Allons, Messieurs, allons ! »

     « Un beau petit cul, alors... »

     « Messieurs, je vous en prie, un peu de tenue ! »

     « ... »

     « Que pensez-vous de: même culture, même religion, même milieu social ? »

     « Oui, évidement... Et la race ? »

     « Si vous parvenez à réunir ces trois critères, la couleur de la peau est de moindre importance, mais difficile ! Un jour ou l'autre, chacun revient à ses racines... »

     Et pourtant, « ça craque » bien souvent malgré ces conditions...

     Cette théorie m'est resservie bien des années après lors d'un déjeuner avec un ami indien au restaurant de l'hôtel « Taj Mahal » à Bombay:

     « Subash, tu remercieras encore ta fille à New Delhi, qui nous a si bien organisé la visite du mausolée Taj Mahal à Agra ! Elle nous a reçus chez elle avec l'hospitalité bien connue de votre peuple... Pinku a l'air très heureuse ! Comment a-t-elle rencontré son mari ? »

     « Elle ne l'a pas rencontré ! Elle fut simplement remarquée lors d'une réception... Ensuite, la famille de ce garçon m'a approché... Nous avons discuté ! Milieu familial, secte, croyance, éducation... et situation financière ! Après plusieurs entrevues et enquêtes, nous sommes tombés d'accord: la base était solide pour une cette union ! Cela se passe souvent ainsi chez nous...
Voilà ! Tu as vu le résultat... »

     « Oui, très bien ! Mais l'amour dans tout ça, Subash ? »

     « L'amour, Jacques ? Ca vient après ! »

 

     La leçon de mon professeur m'est restée... Autant dire une fille de sa rue ! Moi, j'ai tellement eu de rues que je n'ai jamais eu de rue ! Une rue, bien à moi, où j'aurais passé toute mon enfance à jouer avec les mêmes petits garçons, les mêmes petites filles au fil des jours et des jours... Connais pas ! Bousculé, basculé de rues en rues... Pourtant, depuis mon retour du Congo,
je fréquente assidûment une rue... Celle dans laquelle j'allais souvent rejoindre la bande à Marc Hœbeek, « les anciens coloniaux » ! Marc y loue un rez-de-chaussée... Les soirées y sont nombreuses ! Les propriétaires, Monsieur et Madame Van Geyt ont une grande famille... Cinq filles ! Elles nous connaissent bien, nous aiment bien... Elles finissent par faire partie de la
bande ! Dont Blanche...

     La jolie Blanche, la douce Blanche, avec qui je sors, avec qui je rentre, que je quitte, que je retrouve... Blanche, qui me console, me gronde, de mes fredaines, me « catalyse »... Je me sens bien avec elle !

     Dans un bistro de la Place des Martyrs, un ami a arrangé une soirée... J'hésite...

     « Tu verras, deux filles, comme ça ! »

     J'y vais... C'est de suite le ras de bol !

     Je téléphone à Blanche :

     « On se marie ! »

     « Passe d'abord à la maison, Jackie... »

 

     Septembre 62. Mariage ! Je me stabilise...

     Je fais la connerie, dont mon père m'avait mis en garde... Nous habitons avec ma mère ! Pourquoi ne pas profiter de cette belle villa ? Ma mère est gentille et possessive, Blanche est gentille et accommodante... Les rapports seront bons, mais je fais une connerie, je le sais aujourd'hui, elle en souffrira...

     « Qui, Jack ? »

     « Ma femme ! »

     Avec ma femme, nous allons connaître une période assez faste !  Je ne comprends toujours pas aujourd'hui comment nous avons pu nous en tirer financièrement... Ma solde n'est pas grasse, le salaire de Blanche modeste ! Oui, il y a Maman, qui nous aide... J'ai ma voiture, la WV, Blanche a sa 2 chevaux... On ne se prive de rien ! Restos, boites, soirées, théâtres ! Le théâtre, à cause de Serge !

     Serge Michel est notre voisin... Il est grand acteur bruxellois, spécialiste du vaudeville... Serge ne s'est pas exilé, comme quelques-uns uns de ses contemporains, qui ont tenté leur chance à Paris... Bien souvent, à l'époque où mon père n'était déjà pas bien, Serge lui remontait le moral en nous invitant voir ses pièces... Je me rappelle mon père riant, les larmes aux yeux, oubliant son mal... Grâce à Serge ! Nous étions fourrés chez lui tous les dimanches... Sa femme, Thérèse, nous préparait de ses petits plats ! Milieu cependant étrange... Du moins pour moi, au début ! Les
« amis » de Serge... Mais que de raffinement, de plaisanteries fines... Ils étaient, ces amis de Serge, les meilleurs amis de ma femme... et les miens aussi ! Serge, la gentillesse même ! Cependant, j'ai clarifié la situation un soir dans sa loge... Il m'avait gentiment pris la main et la caressait ! Je lui ai simplement dit:

     « Serge, je t'en prie, tu connais ma vie... »

     « Oui, je sais ! Dommage... » (Sic).

     Ai-je raté quelque chose ? Une expérience supplémentaire ? Non, décidément, pas du tout mon style sexuel !

     Je parle de Serge au passé... Serge n'est plus ! En 1988, je l'ai appris bien tristement par un ami bruxellois de passage à Singapour... Je n'avais plus eu de ses nouvelles depuis le « Vison voyageur », qu'il jouait au Théâtre des Galeries... Il nous y avait tous invités cette veille de Noël 1984, où je me trouvais en courrier à Bruxelles... Après le spectacle, des huîtres chez « Stans », derrière le théâtre, lieu de réunion des acteurs... Dernier souvenir de Serge Michel, de bonne humeur, de chaleur au cœur et d'amitié... Je pense souvent à toi, Serge... Et c'est gai de penser
à toi... Je te revois sur scène et je ris encore de tes répliques, de tes mimiques... Pour moi, tu es toujours présent !

 

     Mes costumes sont taillés sur mesure par l'Italien... Je tiens cette adresse de Gilbert Merlier, notre voisin ! D'ailleurs, je crois que toute l'avenue s'habille chez lui ! Gilbert, est tiré à quatre épingles dans ses costumes de flanelle grise...

     Gilbert Merlier, est un des premiers à avoir construit à l'Avenue de Huart... Avec sa femme Francine, ils sont donc nos voisins directs et de très agréable compagnie...

     Un dimanche, en fin d'après-midi, Gilbert vient me trouver et me demande de l'accompagner chez les Sœurs ! Nous habitons en face d'un couvent...

     « Qu'est ce que tu leur veux ? »

     « Tu n'en as pas marre, toi, d'entendre continuellement sonner cette cloche ? »

     « Heu... Non, j'aime assez le son de cette cloche ! »

     « Viens avec moi pour leur demander d'au moins ne pas sonner trop fort... »

     « Bon, je t'accompagne... »

     Solidarité toujours...

     On se présente au couvent... Une des Sœurs dominicaines entrouvre la porte...

     « Messieurs... De quoi s'agit-il ? »

     « Nous voudrions parler à la Mère Supérieure... C'est pour la cloche ! »

     Gilbert n'en est pas à sa première bière de la journée...

     « La cloche ? Quelle cloche ? Est-ce vraiment important ? »

     « Très important, ma Sœur ! »

     « Veuillez patienter, s'il vous plaît... »

     On patiente...

     Alors... En clair-obscur et encadré dans un petit grillage, illuminé par un rayon de lumière, apparaît devant nous le ravissant visage de la jeune Mère Supérieure... La plus belle icône de toutes les Russie ! Elle nous parle, cette icône:

     « Messieurs, la Sœur me dit que vous vouliez me parler... »

     Devant cette apparition, Gilbert et moi sommes hypnotisés !  Aucun mot ne peut sortir de notre gorge... C'est bien simple, nous ne sommes que statues de pierre, la bouche béante, les yeux au grand fixe !

     « Voyons, Messieurs,... »

     Gilbert se réveille de ce rêve...

     « Ma Sœur... Pff... Heu... Ma Mère... Pff... Je ... Heu... Nous habitons en face de chez vous depuis si longtemps... Heu... Nous voulions tout simplement vous saluer... Pff... Pas vrai,
Jacques ? Hein ? Hein ? »

     « Oui... Oui... »

     « La Sœur m'a parlé d'une cloche... »

     « Une cloche ? Quelle cloche, Jacques ? »

     « Une cloche ? »

     L'icône sourit... Sa main nous gratifie d'un signe de croix... Bénis du ciel, téléguidés, nous retraversons notre avenue... « Ding dong », sonne la cloche, la cloche des Vêpres ! Notre après-midi dominicale s'achève en état de grâce...

 

     Gilbert... Un compagnon gai, agréable... Un dimanche toujours, il vient à la maison:

     « Je vais chercher des beignets à la foire de la Place Dumont... Tu m’accompagnes,
Minouche ? »

     Ma mère, toujours partante:

     « Oui, Gilbert ! »

     Nous ne les avons plus revus de toute l'après-midi, de toute la soirée... Francine:

     « Mais où sont-ils donc ? Il leur est certainement arrivé un accident ! Si nous appelions la police ? »

     Gilbert et ma Maman dansaient le tango chez « Paul au Gaity » ! Les beignets sont revenus froids... Nous n'avons pas mangé de beignets !

 

     Il y a aussi Madame J., que Jean Pierre force à chanter... Ancien petit rat de l'Opéra, elle n'en a plus la silhouette... Une poitrine ! Convaincue par Jean Pierre de « pousser » une chanson
à chacune de nos réunions des dimanches après-midi, elle décoiffe toute l'assemblée ! Comme celle du Capitaine Haddock, je crois voir la cravate de Serge propulsée à l'horizontale par le souffle de la Castafiore... D'ailleurs, nous l'appelons la Castafiore, mais Madame J. ne le sait pas... Un véritable arbre de Noël avec tous ces bijoux ! Quand nous avons vraiment trop vu et revu les pièces de Serge, certains dimanches se terminent au cinéma du quartier, à Stockel !
Un soir, Madame J., qui nous a rejoint à la hâte, nous avoue à l’entracte:

     « Je n'ai pas eu le temps de m'habiller... Je suis toute nue sous mon manteau de vison ! Hi !
Hi ! »

     Amusante avenue, l'Avenue de Huart dans les années soixante...

     Nous ne parlions jamais de politique... Je n'ai jamais fait de politique ! D'ailleurs, durant toutes ses années passées en Belgique, j'avoue n'avoir jamais très bien su quel genre de gouvernement était à la tête du pays et quels en étaient les membres, même le Premier Ministre ! De toute façon, ils jouent tellement bien à la « chaise musicale », que l'on s'y perd...

 

     Il y a aussi « L'Ancienne Belgique »... Grand café aux longues tables... Nous y avons vu et écouté tous les chanteurs de l'époque... Je me souviens particulièrement de Barbara, de sa rue de la grange aux loups... De Brassens et de son gorille... De « Cloclo » et de ses nanas, un phénomène ! Et bien bien d'autres... J'aime le Music-Hall !

 

     Nous faisons connaissance avec Club Méditerranée... Train ! De longues heures de train,
de jour, de nuit, de jour: Bruxelles, Paris, le Sud de l'Italie, Palinuro ! Le Club à ses débuts... Un village, des huttes en paille ! Je dis à Blanche:

     « Je pense au Congo, je sens que je vais me plaire ici ! »

     Jean Pierre, le Chef de village, nous apprend la plongée sous-marine, la plongée libre... Masque, tuba, palmes ! Un peu comme en aviation, il y en a qui ne sont jamais parvenus
à respirer convenablement... Je me souviens de ce pauvre gars, pas doué du tout, le masque de travers sur sa figure, rempli d'eau, surgissant hors de la mer:

     « Pfff, Pfff, j'étouffe, Pfff, Pfff, j'étouffe ! »

     Jean Pierre:

     « Respire, hé, pomme ! »

     Je tombe amoureux de la mer, que je ne connaissais pas sous cet aspect... Un aspect de vertige, car l'eau, le long des falaises est du cristal ! En apercevant les fonds sous-marins, j'ai l'impression de revoler, d'être à nouveau suspendu dans les airs ! En un mouvement de « canard » impeccable, Jean Pierre descend à la verticale ! De la surface, nous le suivons le masque collé aux yeux... Il remonte... Il agite dans sa main droite, une touffe d'algues !

     « Quarante mètres à mon profondimètre ! Qui dit mieux ? »

     Il a lâché les algues, qui redescendent en douceur... Mine de rien, je plonge et en ramasse quelques-uns unes, à moins d'un mètre de profondeur...

     « Moi ! » dis-je, en agitant mes petites feuilles...

     « Toi, le Belge, tu es quand même malin... Tu auras le vin gratuit ce soir ! »

     Le vin est de toute façon gratuit au Club... Malin aussi ce Français, Chef de village ! Le soir, ce géant, dont la femme, « La Puce », est un modèle réduit, joue du violon... Faux, mais on lui pardonne... Sans doute à cause du vin de Calabre, un peu fort, que nous buvons gratuitement !

 

     Blanche est puéricultrice, elle aime donc les enfants... Moi, je ne les aimais pas tellement à l'époque ! Affreux à avouer, je disais que je les mangeais au BBQ avec de la crème fraîche ! L'horreur ! L'erreur ! Egoïstement, je veux profiter de la vie et en faire profiter ma femme... Liberté d'action, pas d'obstruction ! Pour les enfants, on se serre la ceinture, on leur offre un avenir et ils vous quittent ! Comme je l'ai fait avec mes parents... Bien qu'eux, ils me voyaient avec une perruque d'avocat sur la tête, et moi, je ne pensais qu'a ma casquette d'aviateur... Plus tard, pas avec Blanche, j'aurai une fille, qui ne sera pas ma fille, mais qui sera quand même ma fille et qui s'en ira au bout du monde ! Ou alors, fonder une grande famille, dix gosses, la maffia ! Agréables réunions familiales autour du grand-père, comme les dimanches après-midi dans la belle et grande famille de Blanche... Les années vont passer et ce refus d'avoir un enfant finira par brouiller l'atmosphère, nous amener à la discorde... Oui, l'erreur ! Que je referai plus tard dans une situation semblable ! Décidément...

 

     J'estime être dans la minorité des minorités des êtres, qui sont du bon coté de la barrière, du très bon coté de la barrière et j'en suis conscient et heureux... J'en profite ! L'espèce humaine ne semble pas cultiver cette philosophie... Les gens n'en ont jamais assez, il leur en faut toujours plus !

     « L'herbe est toujours plus verte dans le pré du voisin ! »

     Je leur dis simplement:

     « Dans le pré du voisin ? C'est bien souvent dans la merde, que vos tomberez de l'autre coté de la barrière ! »

     « Le cul dans le beurre », je l'offre à mes femmes... Ce n'est sans doute pas la solution, puisqu'il leur manque toujours quelque chose... Un petit truc par-ci, un petit truc par-là...
Un enfant ? Et après ? Tout recommence...

     Je connais un couple extraordinaire... Ils sont mariés depuis soixante ans ! Toujours amoureux, merveilleux ! Dès le début, décision: jamais d'enfant ! De par le monde, qu'ils ont parcouru dans tous les sens, ils ont absolument tout fait ensemble ! A deux, ils ont traversé les plaines, escalader les montagnes, les volcans... Voyages, missions, postes importants de très haute diplomatie... Avec des gosses, impossible, me dit le mari, d'assumer tout cela en restant côte à côte ! Pourtant, à la fin de cette conversation, il m'avoue que son neveu, il le considère un peu comme son fils...

     J'ai un regret aussi, mais c'est un peu tard...

 

     Heureusement, pour la descendance de notre nom, il y a encore mon cousin germain, Thierry, fils de mon oncle Paul... Je lui ai toujours souhaité un fils !

     Décembre 1992. Fax de Thierry Siroux:

     « C'est un ket, fieu, un garçon ! Ne t'inquiète plus, la race des Seigneurs n'est pas morte ! »

     Il pousse un peu, là, mon cousin...

 

     Comme j'habite Bruxelles et le CO aussi, je fais avec lui le trajet jusqu’à Chièvres un jour avec sa voiture, un jour avec la mienne... Un matin, il me demande:

     « Pourquoi ne pas passer ton examen A ? »

     L'examen A, examen de passage à l'active ! Je suis auxiliaire, contrat de cinq ans...

     « Je pense toujours aux années perdues... »

     « Justement, tu as bien récupéré à présent ! »

     « CO, je ne sais pas... »

     Certains de mes collègues vont suivre les cours de l'examen A... Les Officiers Auxiliaires pour passer à l'active, les Sous-Officiers pour devenir Officiers, d'active également ! L'active... Une carrière à la Force Aérienne ! Les années comptent doubles pour les volants », la pension (!) est intéressante et se prend jeune... Sécurité ! Je me sens bien à Chièvres... Le Hunter m'envoûte...
La chasse... Béatitude ! Pourquoi pas ? Finalement, je me laisse embarquer... Je me laisse toujours embarquer ! Je m'inscris ! Erreur ! Reperte de temps... Pendant quelques mois, je suis des cours à la base de Brustem, je ne vole plus ! Et, fort heureusement, rate le dernier examen, malgré l'aide de mon ami Jean Pierre Leemans, dit Bamby, qui me mime la traduction de la version flamande... Je crois comprendre que le chien dont il est question a des puces plein
le corps et qu'il se gratte les côtes avec ses pattes... Ce n'est pas du tout pas ça ! Ce chien n'a pas de puces, il est maigre et on lui voit ses côtes... Recalé ! Le Flamand, ce ne sera jamais mon fort...

 

     « Bamby » ! Un ami, que je devrai revoir dans pas mal de pays, où j'ai volé, Maroc, Tunisie, etc... Il représente des avions, fait des démonstrations en vol et les vend à droite et à gauche...
A Singapour, en 1992, trente ans après la version flamande, on reparle des puces du pauvre toutou... La revue du passé, comme d'habitude avec tous nos potes, derviches autour du monde... J'avais oublié le nom d'une de ses nombreuses femmes, que j'ai toutes connues...

     « J.P, comment s'appelait... ? »

     Pas de réponse... Bamby a les yeux vagues... Perles de sueur au front, il a l'air sonné ! Il est vrai qu'il fait chaud... Nous marchons en plein soleil en revenant du marché de mon quartier...

     « Sais plus, Jack... »

     A la maison, à l'ombre de la terrasse, sous l'air du ventilateur, une bière fraîche à la main,
la mémoire lui revient soudain ! Et à moi aussi !

     Elle a vraiment raison, mon amah, ma bonne, qui est chinoise, de toujours se trimballer au soleil avec son parapluie...

 

     « Un mal pour un bien », me dit ma mère, lorsqu'elle apprend que je suis busé !

En tous cas, un bien pour Guy Wéry, qui est aussi recalé, pour une toute autre raison... Grade de Commandant, il coince le Caporal en train de photocopier cette version de Flamand la veille de l'examen... Le caporal se met au garde à vous !

     « Donnez-moi une copie de cette version flamande ! »

     « Mais, mon Commandant... »

     « C'est un ordre ! »

     Guy ne passe pas d'active... Le caporal s'empresse de tout dire au Chef de Corps... Le Colonel, celui a l'œil de verre, fait « passer » Guy Wéry définitivement dans le civil !

     Guy est fort aux études, sauf en Flamand... Il étudie facilement et réussit les cours théoriques de Pilote de Ligne, ce qu'il aurait dû faire à la place de cet examen A... Il redeviendra vite Commandant, Commandant de bord à Air Zaïre ! Je le revois lors d'une de mes escales à Agadir, au Maroc... Il porte costume clair, cravate voyante, panama, cigare au bec ! Chaussures en
croco ? Je ne sais plus... Apparemment, il a bien réussi, le Guy Wéry ! Heureusement qu'il a massacré son examen de Flamand...

     Des années après, en escale à Bruxelles, je cogne quelqu'un dans le hall du « Chez le Raton
(l'hôtel Sheraton !), où nous descendons... C'est Guy Wéry ! Il n'est plus dans l'aviation, il est dans « les affaires », investissements, immobilier, taxis, etc...

     « Tu as besoin d'une voiture, Jacques ? Dis donc... ils n'embauchent pas dans ta compagnie ? »

     Guy ne porte plus panama et alpaga ! Il est vrai que nous ne sommes plus sous le ciel bleu d'Agadir...

 

     La Belgique, les Wallons, les Flamands... J'avais un collègue, Pierre Boutez, pilote de chasse comme moi, à Chièvres... Il me racontait comment dans sa famille à Ypres, la vie était organisée...

     « Comme à l'Armée ! »

     « Pourquoi, Pierre ? »

     « Parce ce que je fais partie d'une famille nombreuse... Chacun de nous, frères et sœurs, grands et petits, nous savons exactement la tâche à accomplir journellement... Le matin, donné par nos parents, nous avions aussi un briefing pour la mission du jour ! »

     « Combien étiez-vous ? »

     « Nous sommes 23... De deux lits ! Je suis le 21ème enfant... Alors, tu comprends, la vie militaire ne me change pas tellement... Les corvées, je connais ! »

     Je me souviens de cette conversation, un soir de pinte à « l’IP »... Voici deux pilotes belges, de la minuscule Belgique, Pierre Boutez et Jacques Siroux, ne parlant pas couramment, l'un
le français, l'autre le flamand, en train de discuter en anglais ! Il y a donc toujours moyen de s'entendre...

     La petite gazette mensuelle de notre association belge et luxembourgeoise à Singapour, est éditée en anglais, et lors de nos réunions, les discussions se font en anglais ! Il y a toujours moyen de s'entendre...

     Et de ne pas se taper sur la gueule ! Comme le font les excités, les extrémistes !

     D'ailleurs, loin de ce petit territoire belge, dans un bar de Manille, de Singapour, de Caracas ou d'ailleurs, lorsque la bière a un peu trop coulé, il ne faudrait pas qu'un quidam ose toucher à un seul cheveu d'un Flamand, le Wallon lui sauterait dessus, et si le cheveu du Wallon venait à être décoiffé, ce quidam serait écrabouillé immédiatement par le Flamand !

     « Tu en es certain, Jack ? »

     « Certain ! Je l'ai vécu à Hong Kong... »

     Ne pas toucher à l'os du chien...

 

     Dans la salle des opérations, en 1992, je signe mon vol... Je suis étonné de voir le nom de Daruwala comme membre d'équipage ! Daruwala est un mécanicien de bord, avec qui j'avais fait mon premier vol en Boeing 747 en 1979 et d'autres courriers en 80 et 81... Daru est aussi une de ces vielles branches... Avec Air India, il a commencé sa carrière sur les DC et le Constellation... Il fut basé à Moscou, à New York... Il a volé les Boeings, le 707, le 747... Il a de l'expérience, le Daru ! Un mécano sur qui on peut compter dans n'importe quelle circonstance... Check-list !
Je n'ai pas besoin de lui demander un renseignement, la réponse est déjà là, sur un petit morceau de papier: la consommation, le carburant qui nous reste, le poids de l'avion qu'il faut pour demander un niveau de vol supérieur, etc, etc... Un professionnel ! Repos de l'esprit pour un Commandant de bord: un bon mécano et quatre réacteurs, quoi de plus sécurisant ? Je retrouve Daru avec plaisir ! 

     « My God, Daru, where have you been ? Où étais-tu passé ? »

     « Au Sri Lanka, sur Tristar, pendant huit ans... »

     Encore un voyageur mercenaire...

     Pendant les douze jours de ce vol, qui va nous mener un peu partout en Europe, nous aurons le temps de discuter... Que ce soit à Athènes, en descendant le sentier du Mont Lycavittos, qui nous mène aux terrasses de la place Kolonaki pour y prendre l'apéritif national, l'Ouzo, ou en dégustant une bière Calsberg à Copenhague, ou simplement, en prenant notre café en l'air, dans le cockpit !

     En B747, il nous faut plus de quatre heures pour traverser l'Australie... Les passagers, même les Australiens, n'en reviennent pas ! Après deux heures de vol:

     « Où sommes-nous ? »

     « En Australie... »

     Après trois heures de vol:

     « Que survolons-nous maintenant ? »

     « L'Australie... »

     Quatre heures de vol:

     « Vous n'allez pas tout même nous dire que c'est toujours l'Australie, là, en bas ? »

     « Mais si, mon ami, mais si, toujours l'Australie ! Nous allons enfin la quitter... »

     La traversée de la Belgique se fait en moins de vingt minutes !

     Daru me dit:

     « Il fait clair aujourd'hui, on voit bien ton pays, Jack ! »

     « En effet, quelle visibilité ! Je peux te montrer les villes, les bases aériennes, les... »

     Il m'interrompt:

     « En Belgique, je crois que vous avez des problèmes entre les Flamands et les Français... »

     « Les Wallons ! Heu, oui... Mais... »

     Il me coupe de suite:

     « Why ? Pourquoi deux langues ? »

     « La plupart des gens ignorent l'origine des frontières belges... Brièvement, Daru: en 1830, Indépendance de la Belgique ! Le Nord était le Sud de la Hollande et le Sud, le Nord de la
France ! Les grandes puissances... »

     Daru me coupe une seconde fois:

     « Somme toute, une partition comme chez nous aux Indes, en 1947... Le bordel ! »

     « Heu... Oui... Non ! Sais pas... »

     « En tout cas, Jack, vu de 10.000 mètres d'altitude, toutes vos disputes paraissent ridicules... »

     Je regarde dehors... Nous avons dépassé la Belgique ! Le temps de cette conversation et j'aperçois déjà l'Angleterre ! Et dire que l'on veut diviser la Belgique en deux ou trois morceaux ! Trop grand pays sans doute aux yeux de certaines petites gens...

     Il a raison, Daru... Vues d'ici, nos disputes sont ridicules et mesquines ! La devise de la Belgique ? « L'Union fait la Force » ! Faut le faire...

     Les mécaniciens de bord peuvent voler au-delà de 60 ans... A cause de la suppression progressive des mécaniciens volants, Daruwala a finalement pris sa pension à 63 ans... Il est retraité, la mort dans l'âme ! A chaque courrier, que je passe à New Delhi, il m'invite chez lui... Sa charmante et jeune épouse, brillante avocate, tente de participer à nos histoires d'aviation... Son mari et moi, dans notre ciel, toujours à 10 ou 12.000 mètres d'altitude, nous philosophons... Nous ne sommes pas les seuls oiseaux, à ne pas comprendre très bien les bassesses de ce monde ! Nous ne pigeons pas très bien les terriens... Leur besoin du pouvoir, leurs envies incessantes d'envahir le territoire du voisin, leur fanatisme à l'éliminer, s'il n'est pas de même obédience,
de même race, de même caste... Leurs crimes !

     Nous, les pilotes, nous survolons les guerres... Etonnés, de notre cockpit,  nous observons le sol, en buvant notre éternel café... Dans l'atmosphère douillette de la cabine, les passagers, eux, écoutent de la musique douce... Ils ne pensent même pas qu'au sol, en ce moment, l'espèce humaine est en train de s'entre-tuer... Ils ont oublié et sirotent leur champagne !

     Daru a raison... Toute cette violence semble ridicule vue de notre ciel paisible ! Ridicule et affreuse, croyez-moi !

     N'y aurait-il pas un moyen de s'entendre ? Ce serait si simple ! Il y a toujours un moyen de s'entendre...

     Mais les hommes sont devenus fous... Non, ils ont toujours été fous ! Alors...

     Cependant à Singapour, tout le monde s'entend... Les gens de différente race, langue, culture ou religion, se souhaitent mutuellement « Bonne Fête » ! Les Chinois, les Indiens, les Malais et les autres... Bouddhistes, Musulmans, Chrétiens ou Juifs se respectent !

     Chapeau !

 

     Je retourne donc avec joie en escadrille... Et je repense à mon avenir ! D'autant plus que les bruits courent que l'on pourrait fermer la base de Chièvres et supprimer le Hunter ! Oui, supprimer le Hunter ! A la vente, à la casse ! L'horreur ! Chièvres n'est pas éternel... Moi, le candide, je n'y pensais pas !

     Cette idée me réveille brusquement à la réalité ! Dans le fond de ma tête, le boogie-woogie me reprend soudain de plus belle:

     « Avancer, rattraper le retard, avancer, rattraper le retard... ».

     En fait, ce refrain latent me poursuit, il n'a jamais vraiment quitté le « back of my mind »... Je crois avoir bien fait mon métier de pilote de chasse, mais je pensais trop ! Dès mon entrée à la Force Aérienne, je suis parmi de très jeunes... Ils ont à peine 18 ans, les survivants seront brevetés à 20 ou 21 ans tout au plus... Quant je reçois mes ailes, j'en ai presque 26 ! Eux, les jeunes gorets ne pensent pas qu'au vol, qu'a la chasse, qu'aux combats aériens, ils broquent », foncent « regardless of expense »... Moi aussi, mais je ne suis pas un pur, puisque je réfléchis en pensant toujours à mes mésaventures passées, à mon retard, que je dois, que je veux combler !

     Fermeture officielle de Chièvres !

 

     « Craaaaak ! »... Craquelures...

 

     Une dernière fois, la bière va couler lors de cette ultime réunion... Elle coulera, la bière, dans cette pinte, que nous recevons chacun en souvenir de notre escadrille... Une pinte en étain, gravée de notre nom sous la fameuse cocotte... Je l'ai toujours ! J'ai l'honneur de remettre un cadeau
à l'épouse de notre Colonel, Commandant de la base... L'adieu à Chièvres !

 

     Ce président d'une république de bananes quelconque a dit un jour à ses concitoyens:

     « Mes enfants, avec moi, ce pays va faire un pas de géant en avant ! »

     Et ils se sont tous retrouvés écrasés au fond du gouffre !

     C'est à peu près ce qui m'est arrivé, à moi aussi ! Je vais prendre presque trois ans de retard supplémentaires dans ma carrière d'aviateur ! Je vais être infidèle, oui, infidèle, à mes avions... Honteux ! Durant ces années, dans un ciel incertain, dans lequel je vais pourtant naviguer avec aisance et me plaire, et c'est là mon infidélité, je les vois disparaître à l'horizon, dans des nuages de basses couches ... Adieu, ma Cocotte !

     J'avais bien essayé d'intriguer... Je m'étais dit que pour les deux ans qu'il me restait à faire, quitte à ne plus être chasseur pur, autant postuler pour le transport... Expérience, qui pourra bien me servir pour le civil... Les avions à hélices !

     « Niet ! Le F84f à Florennes ! »

     Puisque c'est ainsi, impulsif, je décide de quitter la Force Aérienne ! « Plaff ! », comme ça !
Je romps mon contrat ! « Regardless of expense » ! Avec toutes les conséquences que cela comporte... Je ne veux plus encore perdre du temps, je veux avancer... (!).

     J'avais pris la précaution de suivre, à nouveau avec Monsieur Weygart, les cours théoriques de la licence professionnelle... Il est tellement bon ce professeur, que je réussis ! Je trouverai bien un boulot quelque part pour commencer mon expérience civile... Je me prends pour un petit dieu... Venant de la chasse, « Ils » vont me prendre de suite ! Pauvre con, je me trompe ! Bêtise que tout ceci, sottise que tout cela ! Naïveté...

 

     Recommence alors une période sombre... Je dois me dévêtir... J'enlève une fois de plus mon manteau de fine peau ! La mouise ! Ma femme me prend pour un fou, mon oncle me traite de dégonflé, mes copains me regardent de travers... Ma mère, elle, n'est pas fâchée de me voir quitter ce métier dangereux... La mouise ! Ambiance électrique des mauvais jours...

     Que faire ? Car, je ne trouve aucun boulot volant... La Sabena ? Je suis trop âgé ! Et puis, cette compagnie n'apprécie guère ma rupture avec la Force Aérienne... Ah, bon ! Le Zaïre ? Pas assez d'expérience ! Car je voulais de suite passer sur grosse machine... Je pense à Modeste, mon boy, mon bon Modeste... S'il est devenu Premier Ministre, peut-être pourrait-il me donner un coup de pouce ? Mais je n'ai pas de ses nouvelles, il est sans doute toujours chauffeur de camion...

 

     L'expérience... Le problème ! Eternel difficulté pour les débuts dans ce métier de mercenaire... En commencement de carrière, si on ne pénètre pas de suite dans une compagnie nationale, l'expérience, il nous faut aller la chercher n'importe où, au bout du monde, s'il le faut... Pour nous, pilote venant de l'Armée, c'est assez frustrant... Nous n'avons qu'une seule chose: notre expérience personnelle, les heures de vol passionnantes, que nous avons volées, avec nos fesses, sur des avions merveilleux ... Mais ces beaux oiseaux n'intéressent pas les civils ! De même pour les licences... Licences militaires, dans le civil, zéro ! IL nous faut donc recommencer toute la théorie pour obtenir « le papier » !

     On s'entend donc dire:

     « Vous avez des heures de vol en suffisance, mais les types d'avions, sur lesquels vous avez volé... Ce qu'il nous faut, nous, ce sont des qualifications de machines plus lourdes et... civiles ! »

     Alors, on se met à courir la planète à la recherche d'une compagnie, qui offre la possibilité d'obtenir une qualification d'avion plus lourd... De compagnies en compagnies, de machines
de plus en plus lourdes, de plus en plus à la mode, on sillonne le globe... Ou alors, si l'on est quelque peu fortuné, on s'offre une qualification ! Mais, mais... J'ai connu un pilote, qui au prix d'un sacrifice financier douloureux, se paie une qualification Boeing 727... Tout fier, il revient trouver la boite, qui lui avait refusé la place ! On lui avait dit:

     « Mais, Monsieur, vous n'avez pas la qualif 727 ! »

     Cette fois-çi, on lui lance à la tête:

     « Mais, Monsieur, vous n'avez aucune expérience sur cette machine ! »

     Licences, qualifications, expérience... Oh, désespoir !

     Aussi, profanes, en voyant passer devant vos yeux, ces beaux pilotes en uniforme aux galons dorés, vous avez raison de vous dire que nous faisons, en effet, le plus beau (j'allais écrire le plus vieux...) métier du monde, mais, s'il vous plaît, pensez aussi que pour y arriver, il y a eu du combat, du stress... Il nous a fallu de la patience, de la persévérance et du courage !

 

     « Ca va, Jack ? »

     « Ca va, merci. Et toi ? »

 

     Stress... Pour le moment, c'est de ma faute... Les dieux ne m'abandonnent pas, c'est moi qui les abandonne ! OK, OK, j'ai fait une connerie... Il faut corriger ! Comment ? En attendant, il me faut gagner des sous... Blanche travaille, ma mère aide, mais quand même... D'ailleurs, Blanche en a marre de sa crèche, de ses petits enfants ! Elle va travailler dans la boutique de mode de Rita,
la première femme de mon oncle... Cela n'arrange pas mes relations avec lui... Il n'aime pas tellement ça... Surtout son épouse, ma tante Yvonne ! On ne se reparlera que beaucoup plus tard ! Quand ? Quand je serai redevenu pilote et surtout Commandant de bord... Ce n'était demain la veille ! La dèche...  

     J'essaie le domaine des pétroles... On m'offre de tenir une station d'essence... Ma femme:

     « Si tu acceptes, tu es vraiment fou ! »

     Je vais trouver le beau Jean Pierre, un des amis de Serge... Il est Directeur d'une compagnie d'assurance... Il veut bien m'engager à la commission... Il sait très bien ce qu'il fait ! Comme je connais beaucoup de monde, il s'attend à ce que j'aille taper tous mes copains en leur présentant cette alléchante police d'assurance vie ! C'est d'ailleurs ce que je fais... A commencer par moi-même, histoire de me convaincre !

     Carnet d'adresses ! Ces tournées me donnent  ainsi l'occasion de retrouver pas mal de mes vielles connaissances... Pendant quelques mois, je fais la tournée, je place quelques assurances, si peu... Chez les Fauconnier, par exemple... Cette police va les aider ! Epoque, où Claude se tue en voiture ! Triste, mais au moins, j'ai l'impression d'avoir fait une bonne action... La liste de mes amis diminuent... Je dois faire du porte à porte ! Elles semblent rouillées, ces portes, s'ouvrent avec difficulté et quand enfin elles s’entrouvrent, elles se referment vite en claquant sur mon nez:

     « Non, merci ! »

     « Plaff ! »

     Trop, c'est trop ! J'ai encore une dernière adresse, celle de Pierre Grégoire, l'ami d'Unif... Je le contacte, je le retrouve... En lui racontant ma vie, lui le stable, il est bouleversé ! Il ne me signe pas de contrat, mais une fois de plus, pense certainement:

     « Il faut sauver Jacques ! »

     En effet, quelques jours après ma visite, il me téléphone:

     « Va trouver Michel Béduwé de ma part... Avocat, il a travaillé dans le cabinet de mon père... Brillant garçon ! Il engage ! »

     « Quel boulot ? »                

     « Acheteur... »               

     « Acheteur ? De quoi ? »

     « Tu verras, il t'expliquera ! »

 

     J'ai rendez-vous avec Michel Béduwé aux rayons pull-overs et cravates du grand magasin de l'Innovation, Rue Neuve !

     La première fois que l'on rencontre quelqu'un, dans la seconde qui suit, ça fait « Clic ! » ou ça fait « Clac ! ». Lorsqu'on retrouve un ami, sa femme ou une maîtresse, ça refait « Clic ! » ou ça refait « Clac ! ». Dans un cockpit, avec l'équipage, avec qui l'on vole pour la première fois,
« Clic! » ou « Clac ! ». « Clic ! », c'est bon, sécurité, accrochage ! « Clac ! », c'est pas bon ! Insécurité, décrochage ! Si je crois en quelque chose, c'est bien au magnétisme des ondes positives ou négatives... « Positif vibes or negatif vibes » !

     Je rentre dans le magasin, j'aperçois un grand garçon, type anglais... Costume de flanelle, chemise bleue pâle, pâle comme lui, cravate de soie épaisse... Je ne l'ai jamais vu, mais je sais que c'est lui, je sens que c'est lui ! IL sait que c'est moi, il sent que c'est moi ! « Clic ! »

     « Monsieur Siroux, je présume... »

     Je ne m'étais pas trompé sur son style... Béduwé est de cette espèce d'hommes, qui sont nés avec une cravate ! J'en ai rencontré un certain nombre... Soleil au zénith, thermomètre et hygromètre dans le rouge, prêts à exploser, ces gentlemen se promènent le cou en cascade, en cascade de sueur, col et cravate humides... Tout le monde est à poil autour d'eux ! Mais, eux,
ils gardent « la classe » !

     Il m'emmène alors dans son bureau... Ballade ! Rue Neuve, Place Rogier, grimpette au 23ème étage de l'immeuble Martini, les bureaux d'achats ! Pendant cette promenade d'un quart d'heure, la communication est bien établie... « Cinq sur cinq », « Clic ! ». Un point commun: la Force aérienne, où il a fait son service militaire comme Officier de Réserve dans l'Administration... Béduwé a adoré ! Très Officier Béduwé, plutôt Armée des Indes, il a apprécié le « spirit » des pilotes de chasse...

     « Voici, Monsieur Siroux, ce que je vous propose... »

     Je me souviendrai toujours de la façon, dont il m'a proposé le job d'acheteur ! Je saisis de suite le genre de son caractère, de son humour...

     « Je prends sans doute un risque, mais un hussard, qui n'est pas mort à trente ans n'est pas un hussard... Les universitaires, que je viens d'interviewer... Heu... Je change de tactique ! Vous étiez pilote de chasse, vous saviez vous aussi prendre des risques, je suppose... Je fais donc un essai avec vous... Je mise sur un outsider ! »

     Ce terme me frappe ! En employant ce qualificatif, je revois en quelques secondes le fil de ma vie... Outsider... Michel Béduwé ne pouvait pas mieux choisir ! Outsider... Oui, il a raison...
Je viens de découvrir que... Outsider !

     « Je vous disais donc... »

     « Excusez-moi... Oui, un outsider... Merci, Monsieur Béduwé, mais de quoi s'agit exactement ce métier d'acheteur ? »

     Michel, car il m'a demandé de l'appeler Michel, va me l'apprendre, le métier d'acheteur... Comme Jeanine m'avait ouvert les portes du monde de la nuit, Béduwé me faire entrer dans le monde du business... Connaissais pas !

     Par un jeu complice entendu, sous-entendu, que je joue avec plaisir, un gag à la sauce british, que nous mettons tacitement au point, « Got it ? », «Get it !», « Good ! », je l'appellerai vite
« Master » et il m’appellera « Jeeves »... Finalement, une belle période de ma vie va recommencer... Infidèle au ciel, mais heureux sur terre, je vais reporter pendant deux ans, sur mes épaules mon manteau de fine peau...

     « Mais d'abord », m'avait  dit le Master, « un stage à la vente, question de vous mettre dans l'ambiance et de faire la connaissance de nos articles... »

     Articles ? Cravates et pull-overs !

     Mettez dix hommes devant un rayon de cravates, ils choisissent dix cravates différentes ! Devant un étalage de pulls, les uns préfèrent le col roulé, les autres le col en V, de couleurs et de laines différentes, bien sûr... Les goûts et les couleurs... Pas facile à satisfaire ! à l'acheteur de sentir, de « humer » la bonne tendance lors de ses achats, six mois ou plus avant la vente... Risques ! Béduwé a raison, il faut prendre des décisions délicates, bien négocier l'investissement... Coups de dés, coup de poker, à nouveau !

     Je n'en suis pas encore là... Avec Madame Leenaerts, la Chef de rayon, je me promène dans le magasin... Après toutes ses années de vente, elle doit se demander, cette ancienne employée, comment on a pu choisir un gars comme moi, tombé du ciel, comme ça, « Plouff ! » pour devenir subitement « Pliff ! », un futur acheteur !

     Le premier jour, l'air pincé:

     « Bienvenue, Monsieur ! »

     Aïe ! Elle est de vielle école, Madame Leenaerts... De son temps, il fallait faire des ans avant d'être promu acheteur... Moi, je ne fais que passer ! Un mois, deux mois... Mais, derrière son regard dur, qui me fait penser à la Mère Supérieure de mon Pensionnat, elle est sympa et coopérative... Je vais apprendre avec elle les « trucs » de la vente... Je vais surtout apprendre les matières: les « synthétiques », les laines, le « Shetland », le «Lambswool», le Cachemire »,
les coupes, les tailles, les modèles, etc... Je suis loin de mes avions !

     Madame Leenaerts sourit... Elle sait qu'au bout de la journée, j'ai mal aux pieds ! Jamais de ma vie, je n'étais resté debout aussi longtemps... Un martyr ! Je souffre... Le premier week-end, je m'enfuis avec ma femme à la Côte pour avoir la jouissance de me promener les pieds nus dans l'eau de la Mer du Nord... (Sic).

     Je plonge sous un comptoir !

     « Vous avez perdu quelque chose, Monsieur Siroux ? »

     « Heu... Non ! Madame Leenaerts. Heu... Oui... Je... »

     Je venais d’apercevoir le « Red » Dewaelens ! Pilote de chasse aux cheveux roux, Capitaine Aviateur, je l'avais connu à Chièvres... Indécis, il regarde et traîne devant le long panneau
de cravates... Jamais, je n'aurai osé me montrer à lui et surtout le baratiner pour lui vendre une limace, un foulard ou un nœud papillon, qu'il lui aurait d'ailleurs très bien convenu ! Je me cache sous le comptoir... La honte ! Il ne m'a jamais vu...

     Pendant ce stage à la vente, je me fais des amis... Une pensée pour Monsieur Delsipée, le Directeur, qui devra mourir dans l'incendie, qui ravagea ce grand magasin deux ans après mon départ...

     Béduwé décide qu'il est temps de m'initier à l'achat... Je n'ai pas de bureau, je suis dans le bureau de Michel ! Dans la pièce voisine trônent les secrétaires: Madame Theys et Mademoiselle « Lapin Bousouff » ! Elles s'occupent absolument de tout ! Indispensables personnages, que Michel Béduwé ne cesse de mettre en boite:

     «  Mademoiselle, serait-ce une bonté de votre part de me passer la dernière commande de Lebailly, si, bien entendu, vous parvenez à la retrouver dans le limon de vos dossiers ? »

     Après un voyage:

     « Madame Theys, c'est bien simple, dans ma chambre d'hôtel à Florence, il n'y avait pas de chambre, tellement elle était minuscule ! Vous nous envoyez vraiment dans des culs de basse fosse ! »

     Madame Theys se laisse toujours prendre...

     « Mais, Monsieur Béduwé, les Wagons-lits m'avaient... »

     « Engueulez les Wagons-lits ! »

     Je place en douce des expressions, qui vont devenir populaires... Parlant d'un certain représentant aux prix trop élevés:

     « Il rêve, il plane à 45.0000 pieds ! Ce comique est in the blue... »

      Béduwé est un bourreau du travail... Pour lui, pas de week-ends, pas de vacances... C'est un samedi d'ailleurs qu'il m'a convoqué ! Il est également obsédé par le « Chiffre » ! A la fermeture, il fait demander par Madame Theys, qui est prête à quitter le bureau, le chiffre d'affaire de la journée dans toutes nos succursales ! Il note les résultats dans son calepin, qui ne quitte jamais sa poche... Il s’inquiète aussi de la « Rotation » de la marchandise... Trop stock ? Zut ! Démarquer, liquider ! Stock insuffisant ? Zut ! Réapprovisionner ! Epuisant...

     Heureusement, nous partons souvent en voyage...

     Voyages d'achats !

     Commence alors une vie mouvementée mais agréable à travers l'Europe:

     L'Angleterre... La ville de Londres, que je ne connaissais pas... Un autre continent pour moi, tout est à l'envers ! Je suis dépaysé... Béduwé, lui:

     « Enfin, retour à la civilisation ! »

     Au restaurant « Simpsons on the Srand », Michel adore glisser une pièce au « carver », celui qui, sur son chariot ambulant, avec son grand couteau et son tablier, découpe la viande en belles tranches, et s'entendre dire:

     « Thank you, Sirrr... »

     L'Italie... Nous allons à Milan faire la foire (du textile), à Boulogne, à Florence visiter des fournisseurs et à Sienne faire un peu de tourisme...

     « On mange bien à Boulogne », me dit le Master... En effet !

 

     « Alors, Jack, pour toi, Bologne, c'est... »

     « Les spaghettis à la Bolognese ! »

     « Et Florence ? Le Dôme, quand même ! »

     « Non, le David de Michel-Ange ! »

 

     La Hollande... Amsterdam !

     La France... Paris et Lyon ! (les soieries lyonnaises...).

 

     Lorsqu’un acheteur débarque, c'est tout juste s'il n'est pas reçu avec fanfare et tapis rouge...
Ce tapis, qui nous dirige tout droit dans les meilleurs restaurants d'Europe ! Michel Béduwé m'introduit chez tous nos gros fournisseurs... Cela se termine toujours par une grande bouffe !
Je me souviens d'un gueuleton au « Doyen » à Paris... Cet achat important de pull-overs fut conclue entre la poire et le fromage ! Moi, comme à l'Air Force, je suis mon leader, non plus dans un ciel pur, mais dans l'odeur des plats fins, le fumet des grands vins, les vapeurs de Cognac
ou de Calvados... J'apprends... Une fois de plus, le métier rentre !

 

     « Jack, on te met vraiment à toutes les sauces, toi ! »

     « Heureusement, je lie assez bien les sauces... Faut bien ! Je me fourre dans de telles situations... »

 

     Nous n'acceptons que les invitations à déjeuner ou à dîner, que nous rendions sur place ou à Bruxelles lors du passage du fournisseur ou de l'agent... Pas de petits cadeaux, pas d'entourloupettes !

     « Acceptez cet exemplaire de pull en vigogne, Monsieur Siroux... My pleasure ! »

     Michel me fait de gros yeux... Mais j'ai reçu son briefing, il n'a rien à craindre ! N'empêche... Ce fin pull jaune clair, je l'ai toujours devant les yeux !

     A Londres, nous nageons dans la laine, toutes sortes de laines, surtout le cachemire, que Béduwé veut lancer en haut de gamme pour la première fois dans un grand magasin...Risque !

     Très Officier du Bengale, Michel Béduwé s'écrie soudain:

     « Chaaaarge ! »

     Sa façon à lui de prendre une décision capitale !

     Il a eu raison... Nous avons bien réussi dans le cachemire ! Les premiers clients ? Nous ! Pour montrer l'exemple...

     De même pour les cravates... Nous tentons aussi une série « prix élevés » ! Les épaisses cravates en soie aux dessins cachemires imprimés à la main... Une collection de merveilles !

     « Chaaaarge ! »

     Elles se sont bien vendues... J'en ai toujours... Celles que j'ai achetées à notre rayon pour encourager la vente !

     La première, j'ai failli la perdre en la barbouillant ! Lors du voyage en avion, la Caravelle fut prise de tremblements effrayants en passant dans un orage... A l'intérieur de la cabine, la turbulence était telle que tous les passagers s'accrochaient désespérément à leur siège, l'air verdâtre, l'âme en bouillie... Les plats, qu'ils ne parvenaient plus à retenir valsaient dans tous les sens ! Michel Béduwé, des plus flegmatiques:

     « Jeeves, mind your tie... Faites attention à votre cravate... »

     Pour protéger ma belle cravate, j'esquivais les rafales des vins et des sauces provenant des plateaux... Béduwé ajoute alors, relax:

     « Jeeves, go to the Captain, pay him my compliments and tell him to stop that stupid game ! » (Allez voir le Commandant, saluez-le de ma part et dites-lui d'arrêter ce jeu stupide !).

     Après ce passage terrestre de mon existence, la seule cravate que je devrai encore porter, sera celle de mon uniforme de Pilote de Ligne...

 

     Parfois, nous voyageons avec les acheteuses... « Coco, Françoise et les autres »... De jolies femmes pour les rayons de femmes ! Des « business woman »... Le soir, après nos achats,
on sort... Les repas ne sont pas tristes ! C'est la période de ma vie, je crois, pendant laquelle j'ai tellement ri... Comme au théâtre avec Serge Michel... C'est bon de rire ! Avec finesse, les larmes aux yeux ! Larmes de rire et non de tristesse, pour une fois...

     Quand nous allons dîner à Londres avec ses Dames au « Veraswami », le portier indien, tout enturbanné et moustachu, ne manque pas de saluer les clients d'un geste bien militaire... Sa main vient frapper son front et rebondit plusieurs fois ! Son bras est un véritable amortisseur...

     « Good evening, Sirrr ! »

     Beduwé se croit alors au Bengale et pénètre en Vice-Roi dans le restaurant...

     Le maître d'hôtel, en nous voyant en bonne compagnie, et présentant la carte de ses curries plus ou moins épicés, se permet une suggestion dans l'oreille de Michel:

     « Sir, I suggest hot ! For the ladies... »

     Quand nous y allons avec un représentant, ce coquin d'Indien ne dit jamais rien...

     Par contre, Béduwé joue la mélancolie et pérore avec humour sur la gente féminine:

     « Ah, les femmes... »

     Il raconte en mimant...

     « Je connais un Lord anglais, qui rentrant chez lui, aperçoit des roses et des chocolats sur le guéridon... En regardant son épouse, il prend une praline et dit:

     « Hmm... Chocolate ! »

     Il respire une rose et dit:

     « Hmm... Perfume ! »

     Le gentleman se tourne alors vers son buttler:

     « Jeeves, my hat, my glooves, my umbrella ! »

     Et disparaît majestueux par la grande porte du salon, avec son chapeau, ses gants et son parapluie ! Jeeves suit...

     « Ah, les femmes ! »

     De Michel, j'ai tellement apprécié la suivante, que je la replace bien souvent dans ma carrière de pilote:

     « Mon grand-père, l'Evêque, ne cessait de me conseiller: Michel, jamais dans le diocèse ! »

     « Ah, les femmes... »

     Il conclut tristement:

     « Je rêve d'une grande fille toute simple avec beaucoup d'étoiles dans les yeux... »

     « Ah, les femmes... »

 

     Malgré cette atmosphère de fête, on bosse... On bosse dur ! Aussi, lorsque nous rentrons à l'hôtel le soir, voici la phrase classique de fin de journée:

     « I need a good hot bath and a nice cool beer... »

     Un bon bain chaud et une bonne bière fraîche nous remettent en effet vite sur pieds...

     Le « chiffre » est bon ! Béduwé est content... Un qui est satisfait aussi, c'est « Pierre le
Grand »... Pierre Bolle, Directeur Général ! Pierre le Grand, parce qu'il est la terreur des
acheteurs ! Nous, nous sommes un peu « ses jeunes Turcs », ses jeunes loups, qui fonçons, comme il aime foncer lui-même, mais impérativement, les résultats doivent être bons, très bons... Le « Chiffre » ! Nos rayons sont productifs, alors nous sommes dans la manche du Tsar... Il nous aime bien et nous l'aimons bien... Jusqu’à la première bavure après laquelle, il vous écrase ! Plus tard, hélas, Monsieur Bolle, ce Monsieur, car c'était un Monsieur, et que j’appréciais beaucoup, tristement, bêtement, se fera écraser par un tram en traversant une rue de Bruxelles...

     Jean Giergilewiecz, lui n'est jamais content... Polonais d'origine, jeune Officier durant la guerre, il a fait la campagne de Libye, où avec trois hommes seulement de son peloton, il a encerclé et fait prisonniers 150 italiens qui se sont rendus tout de suite, nous raconte-t-il !

     « Comment as-tu fait ? Jean ? »

     « Zé nè rien ou à faire, ils zhantaient... »

     Il en a vu... Un personnage assez extraordinaire ! Mais à présent, il se bat contre la météo... Les prévisions étaient: pluie et temps froid ! Il fait beau et il fait chaud...

     Jean est l'acheteur des imperméables et des manteaux !

     L'air malheureux, avec son accent et son éternelle cigarette au bec:

     « Mon stock ! Kess kè zé vais bien faire de tous mes zimpers ? »

     Phrase que j'ai entendu bien souvent de la part de ce héros, qui a participé à l'assaut du Mont Cassin !

     La hantise de Pierre le Grand...

 

     Je me souviens de l'amour, que ressentait Michel Béduwé pour cette entreprise ! Quand le
« Chiffre » était bon... En montant les escaliers roulants au centre de ce grand magasin, il aimait me dire fièrement:

     « Jeeves, that belongs to me ! » (Cela m'appartient !).

     A l'époque, il se sentait déjà devenir Calife à la place du Calife... Chose qui arriva par la suite et que j'appris avec plaisir ! Pas étonnant avec un Master de ce genre !

 

     La vue, que nous avons sur la ville de Bruxelles est impressionnante... Notre agent de Londres, arrivant un matin de brouillard à couper au couteau, nous dit en se dirigeant vers la terrasse:

     « What a view ! Quelle vue ! »

     Les Anglais... Michel a apprécié cet humour et moi aussi ! Mais, ce n'est pas pour cette raison que nous lui avons acheté sa cacaille...

 

     Moi, de cette terrasse, je vois défiler les nuages... J'ai une autre vision... Je ressens profondément ma culpitude... Pincements de cœur ! Non, je ne peux pas être éternellement infidèle à cette maîtresse, qu'est l'aviation, à mon ciel, à mes avions...

 

     Un événement triste survient... Notre chien, Néron, ce brave boxer, traîne la patte depuis qu'il s'est fait écraser en traversant la route devant la maison... Bien que dans mon tort, j'engueule
ce chauffard, prêt à l'étrangler par la vitre abaissée de sa voiture... Voyant ma rage, il panique,
il s'excuse ! Mais Néron traîne de plus en plus sa patte, je dois l'emmener à la SPA le faire
piquer ! Ma mère est en pleurs quand je fais monter Néron dans la voiture... Pendant ce trajet, Néron me regarde, me file de grandes lèches, tout heureux d'aller en promenade... J'en suis malade... Cette fois-ci, larmes aux yeux, larmes de tristesse... Comme pleure ce petit garçon, que je rencontre à la sortie... Il me parle, me dit que son père a exigé la disparition de son chiot, l'appartement étant trop petit... Assis côte à côte sur ce trottoir d'Anderlecht, nous pleurons !
Je mets mes grosses lunettes noires pour arriver au bureau...

     « Il n'y a pas de soleil ! Un nouveau look, Jacques ? »

     « ... »

     Je pense à Néron... Néron détestait de rester seul à la maison... Alors, quand nous sortions, par toutes les températures, même les plus basses, on l'emmenait avec nous et on le laissait sur le siège arrière de la voiture ! Il savait que nous ne l’abandonnions pas et que nous allions revenir au parking... Il regardait passer les gens et nous attendait patiemment, emmitouflé dans son manteau, sa grosse écharpe de laine autour du cou... Personne n'a jamais touché à la voiture !
Il bavait de joie en nous voyant arriver ! Pourquoi ne pas le laisser dans l'autre voiture dans le garage ? Il aurait moins froid ! Expérience malheureuse ! Néron est malin... A notre retour, les sièges de la Volkswagen sont déchiquetés, ressorts en l'air, « Booing », « Booing », « Booing » ! Je ne l'ai pas grondé... Il était comme moi, mon chien, il n'aimait pas la solitude ! Néanmoins,
je l'ai réprimandé un soir au restaurant où nous mangions une moambe... Soudain, notre table,
à laquelle il était attaché, a traversé toute la salle ! Néron avait aperçu un chat et le poursuivait... Depuis lors, il nous a attendu dans la voiture !

     Histoires de chiens, qui vous vrillent le cœur... Histoires d'amour !

 

     Béduwé n'est pas du genre sportif... Son sport favori, à part le « chiffre », c'est la bonne cuisine, les bons desserts ! Un week-end d'été, je parviens tout de même à le décider de nous accompagner à Wépion, sur la Meuse...

     « Wépion ! Pays des fraises ! On va manger des fraises, Jeeves ? »

     « Non, Master, faire du ski nautique ! »

     « Oh... »

     Mon ami Paul Putsage, que Michel connaît d'ailleurs, donne la théorie du démarrage...

     « Surtout, Michel, ne lâchez pas la corde ! Ne pas lâcher ! »

     Paul avance les gaz de son puissant « inboard »... Michel fait un plongeon en avant et disparaît dans le fleuve, sous le fleuve ! Paul croit que Michel est sorti, ne se retourne pas, garde les gaz... Nous suivons la course du sous-marin Michel traversant la Meuse... Les bulles d'air montent à la surface... Paul se retourne, ne voit pas de Michel, il coupe les gaz ! Michel fait surface, l'eau lui sort de la bouille en fontaine...

     Paul:

     « Il fallait lâcher la corde ! »

     Michel:

     « Vous m'avez dit de ne pas lâcher la corde... Discipliné, je n'ai pas lâché la corde ! »

      « Jeeves, please, allons manger des fraises... »

 

     « Jeeves, generosity, that was my first mistake ! »

     « La générosité fut ma première erreur ! »

     Heureusement, dans cette affirmation, je ne discerne pas un regret quelconque de la part de Michel Béduwé à mon sujet... Au contraire, je commence à voler de mes propres ailes... (!).

     Béduwé m’envoie à Amsterdam pour un achat important de cravates à bas prix, prévu pour les prochaines soldes ! Le vendeur en me versant moultes bières, m'en propose « un paquet » ! Je les achète ! Un coup de dés, que je sens « bon »...

     « Combien de cravates, Jacques ? »

     « Plus de dix mille, Michel... »

     « Gloup » du Maître...

     Elles se sont toutes vendues !

     Satisfaction du Maître, qui me lâche de la bride...

 

     Je prépare donc un autre coup de poker, mon plan d'achat en pulls pour la saison prochaine... Des millions d'argent ! Je reçois un coup de fil, c'est Roger Bracco, un revenant !

     « Jeson, tu veux revoler ? »

     Bien que je m'en doute:

     « De quoi s'agit-il ? »

     Tentations... Nuits blanches, discussions avec Blanche, qui serait cependant partante ! Où ? Au Zaïre ! Pas l'armée, pas le civil, l'un et l'autre, puisqu'il s'agit d'une compagnie d'aviation civile américaine (!), qui aide les militaires...

     « En quoi faisant ? »

     « Du strafing... Soutien aérien... Mitraillages, fusées ! »

     « Quels avions ? »

     « T28 »

     Take it or leave it... A prendre ou à laisser !

     Nuits au sommeil trouble... Décision !

     « I do'nt take it ! Je passe ! Non ! »

     Je me replonge dans mes cravates...

     Je sais, j'emploie souvent le terme de « mercenaire » dans ce bouquin... Une image... J'aurais pu cette fois-là le devenir réellement !

 

     « Regrets, Jack ? »

     « Oui, d'avoir déçu Roger... Non, puisque cette aventure congolaise a mal tourné... Les pilotes se sont vite retrouvés sans avions et sont passés au sol à la biffe ! Ces aviateurs devenus fantassins durent finalement se rendre et quitter le pays... Que dis-je ? Le Continent ! Sur leur passeport, l'Afrique leur était interdite ! Triste récompense pour ces durs, qui avaient malgré tout, ne l'oublions pas, maintenu de l'ordre et sauvé quelques vies dans la tourmente africaine... Minable tampon ! Rien de répréhensible pourtant le mercenariat... Il existe depuis le début des temps !

     Roger fit des missions impossibles... Impossibles, parce que nous n'avons jamais su de quelles missions il s'agissait ! Où était-il ? Du coté de chez Bob ? Le Katanga, le Yemen,
les Commores ? Nous ne l'avons jamais bien su... Toujours est-il qu'en revenant d'Afrique,
de l'Océan Indien, du Moyen-Orient ou d'Amérique du Sud, il en revenait le corps sec, les muscles à fleur de peau, le teint mat, le regard lavé de scènes... Malgré mes tours du monde,
je n'ai jamais eu le courage de Roger Bracco !

     Je m'excite parfois... Oui, cela m'arrive ! A table, lors d'un bon dîner avec des amis
à Singapour:

     « J'aurais bien été défendre la cause de Moïse Tshombé au Katanga moi aussi... J'aurais bien combattu auprès des Mujdhaïdines en Afghanistan... J'aurais bien... »

     « En attendant » me lance ma femme, « tu manges ton jambon de Parme devant un verre de Meursault... »

     « Ouais, bien sûr... »

 

     Les dieux tirent les ficelles... Nos ficelles à nous, marionnettes humaines, polichinelles
de leurs humeurs... Les dieux, à qui j'avais tellement cassé les pieds pour monter au ciel, ne semblent pas être rancuniers...  Probablement, ont-ils, une fois de plus, tiré sur ma ficelle, hop ! », un tout petit coup... Une lettre ! De Monsieur Destrée, de l'Administration de l'Aéronautique, qui ne m'a pas oublié... Il a mon dossier ! Il m'annonce qu'il va y avoir du travail en Libye...
Si intéressé, contacter Monsieur Robert Depp !

     Bob Depp, je connais... Un pote de mon oncle ! Mais, lui, il a quitté la Sabena... D'ailleurs, sa compagnie, la Bias, dont il est Directeur des Opérations, reprend les vols DC3 de la Sabena en Libye, la Linair ! Vols dans le désert: transport du personnel et ravitaillement pour les compagnies de pétrole...

     Take it or leave it, à prendre ou à laisser...

     DC3 ! Pas de nuits blanches, ni de discussions avec Blanche ! Le sommeil est paisible...
Ma décision est vite prise, je prends !

     « Oui ! »

 

     Bombe à l'Innovation, quand je remets ma démission ! Michel Béduwé n'est pas étonné, il s'y attendait...

     « I knew it... »

     Mais les autres ! Ils ne comprennent pas, ne m'ont jamais compris... Une place d'acheteur ! Position enviable, recherchée !

     « Siroux est fou ! »

     Ce ne sont pas les mots du Président, Monsieur Bernheim, qui me convoque dans son bureau, en cette fin d'année 1965... Il me dit, livre de Saint-Exupéry en main, en feuilletant quelques pages avec négligence:

     « Monsieur Siroux, êtes-vous bien décidé ? Vous savez, le Petit Prince, c'est bien joli... » (Sic).

     Et ce qui m'a fort flatté:

     « Vous reviendrez et vous serez le bienvenu ! »

     Il m'attend toujours...

 

     Je loue carrément tout un café, Porte de Namur... Dans ce bistrot, l'ambiance est genre Air Force... La bière coule ! Je suis ému lorsque tous ces collègues m'offrent une montre de pilote,
la « Breitling Navitimer », que j'emploierai des années... Philippe Bolle m'offre les œuvres de Saint-Exupéry ! Il n'est pas tout à fait convaincu de mon départ définitif... Il pense que je passe une crise... Jacques reviendra !  Il y a 28 ans de cela ! Aujourd'hui, j'ai devant les yeux ce livre aux pages fines de la collection « la Pléiade »... Je lis la dédicace:

     « A mon ami Jacques, le (i)récupérable nomade. Avec mes sentiments d'amitiés très profonds. Philippe Bolle. »

     Faut dire que Philippe est le Tsarévitch, le fils de Pierre le Grand, Pierre Bolle ! Grosse tête issue de Solvay, il a fait son service dans la Marine... Il va reprendre mes rayons ! Nous faisons quelques voyages ensemble sous la supervision de Michel Beduwé, qui pour mettre Philippe au courant, doit tout recommencer ! Durant ces tournées, il aurait pu dire: « Jeeves, generosity was my first mistake ! » Peut-être, le pense-t-il ? Mais il ne le dit pas et l'ambiance demeure excellente...

     Dans les couloirs des bureaux d'achats, lors de mes derniers jours à l'Innovation, je ne fais qu'entrevoir la sœur de Philippe, la jolie Marianne, qui termine ses études aux Beaux Arts de l'Abbaye de la Cambre... Elle vient faire des stages de styliste dans les rayons des acheteuses !

     A Singapour, une vingtaine d'années après, j'ai à ma table une bien jolie jeune femme comme voisine...

     « Vous habitez Bruxelles ? »

     « Oui, Avenue Hamoir... »

     « Je connaissais Philippe Bolle, qui habitait Avenue Hamoir... »

     « Je suis sa sœur, Marianne ! »

     Mon Dieu, elle est encore plus jolie ! C'est pour cette raison que je ne l'avais pas reconnue...

     Lors d'une rapide escale à Bruxelles, Philippe est venu prendre un pot avec moi au bar du Sheraton, (très bien chez le raton, où nous descendons la plus part du temps... Je l'ai déjà dit, je crois... Je ne le dirai plus !), il me tend la main:

     « Jacques, le nomade... »

     « Oui, Philippe, je ne suis pas revenu... »

     Lui aussi, je ne l'avais plus revu depuis des ans, mais je l'ai de suite reconnu ! « Baby face »,
il ne vieillira jamais !

     Michel Béduwé, je l'ai revu aussi... « Baby face » également, mais il est passé dans les hautes sphères... A présent, il vole haut, lui aussi... Il a pris du poids, au propre comme au figuré, c'est Orson Welles, Monsieur le Directeur, bien serré dans sa chemise ! Michel a gardé son merveilleux humour:

     « Les cols 39 ne sont plus ce qu'ils étaient... »

     Nous nous lançons bien quelques « Master », quelques « Jeeves », mais nous avons perdu la main, nous ne sommes plus dans le même bain... Nous ne nageons plus ni dans la soie des cravates, ni dans la laine vierge des pull-overs !

 

     Je quitte la Belgique, je quitte ma mère ! Blanche me rejoindra plus tard... En éclaireur, je vais reconnaître le terrain, la Libye !

     Non seulement, je me réjouis de revoler, mais je suis impatient de découvrir le désert,
le sable... Le sable ! Je vais en bouffer pendant cinq ans ! IL va me ressortir par les yeux, par la bouche et par tous les pores de ma peau...

     Escale à Rome, changement de ligne, embarquement pour Tripoli ! Le Chef-pilote m'attend à l'arrivée ! C'est gentil, ça !

     « Bonjour, je m'appelle Tony Vingerhœts, tu continues sur Benghazi... Voici ton billet ! »

     « Je croyais être basé à Tripoli ! »

     « Oui, mais plus tard, pour le moment, on a besoin de toi à Benghazi ! »

     « Pour combien de temps ? »

     « Sais pas, on verra... »

     « Et l’entraînement DC3 ? »

     « Tu verras cela sur place ! Allez, salut et Good Luck ! » 

 

     Avant de partir, j'avais fait revalidé ma licence de pilote professionnel: examen médical...
Je passe ! Tours de piste avec un instructeur... Je n'ai pas trop perdu la main... Je passe !

     « Tu as trouvé du boulot ? »

     « Oui ! »

     « Où ? »

     « En Libye ! »

     « Ben, mon vieux... Très peu pour moi, non, merci ! »

     Heureusement qu'il existe de pareils casaniers... Sinon, il y aurait moins d'embauche à l'étranger... Cela nous arrange, nous, les expatriés !

 

     Lorsque Monsieur Deppe m'avait engagé, je lui avais rappelé que je n'avais pas la qualification civile IFR (vols aux instruments)...

     « Pas besoin, Fieu, il fait toujours beau en Libye ! »

     « Et la qualification DC3 ? »

     « Pas besoin, Fieu, tu n'es pas Commandant de bord ! »

     « Monsieur Depp, je ferai quand même un petit entraînement ? »

     « Tu veux le job, Fieu, ou pas ? »

     « Oui, oui, oui ! »

 

     En effet, le DC3 peut se voler à un seul pilote, aidé par un copilote, dont la qualification n'est pas requise... Ce copilote peut être radio ou mécanicien... En Libye, comme copi, à part rentrer et sortir le train et les volets, je ferai la radio, la navigation et parfois je serai même steward pour les VIP's et débardeur pour accélérer le chargement et le déchargement du freight... La bonne école, quoi ! Quand le Commandant est sympa et coopératif, il laisse voler son copilote... Ce qui est souvent le cas !

     Quand je pense que j'ai vu en 52, à Athènes, sortir un jour d'un DC3 de l'Air Force américaine, « une chiée » d'équipages... A se demander s'il ne s'agissait pas des passagers ! Le Commandant de bord, le Premier Officier, le Second Officier, le Mécanicien, le Radio, le Navigateur, les deux hôtesses ! A l'époque, il y avait du monde dans le cockpit de ce petit avion... Aujourd'hui, dans les gros quadriréacteurs, il ne sont plus que deux ! Le reste de l'équipage a été remplacé par un coup de sifflet ! Les systèmes automatiques... Bientôt, plus de pilote ! Quand même, par mesure de prudence, comme un extincteur, un Commandant de Bord en uniforme, galons bien en vue, sera placé derrière une vitre en verre sur laquelle on pourra lire en plusieurs langues:

     « Brake in case of emergency ! A briser en cas de secours ! »

 

     J'arrive tard à Benghazi, j'arrive tard à l'hôtel... Il est passé minuit ! Un message m'y attend:

     « Vol sur WH32. Call (réveil) à quatre heures, pick-up (transport) à cinq heures, take-off (décollage) à six heures du matin ! »

     Je dors vite et mal...

     Je fais la connaissance du Commandant Gordon, un Anglais, avec qui je vais voler... Je n'ai aucune idée de la mission que nous allons faire... A part mes visites de cockpit dans le DC3 de ma jeunesse, je ne connais rien de cet avion ! Je lui en fais part... Il n'est pas étonné !

     « Do'nt worry, I will show you... » Il va me montrer, je n'ai pas à m'en faire...

     « WR32, what is that ? Qu'est ce que c'est ? »

     « Wharehouse 32, un dépôt de la Compagnie américaine Oasis... »

     « Où ? Un long vol ? »

     « You will see... »

     « I see... »

 

     La Linair, compagnie charter pour les pétroliers, emploie une dizaine de DC3 à partir de Tripoli et de Benghazi... Je vais voler le DC3 ! Je n'en reviens pas ! Ce DC3, héros de guerre construit à plus treize mille exemplaires... Solide machine de légende ! Ce DC3, que j'allais voir atterrir et décoller à Irumu... Ce DC3, duquel j'étais tombé amoureux... Ce DC3, qui m'a fait dire à mes parents, il y a de cela une vingtaine d'années:

     « Je veux devenir aviateur ! »

     Je crois rêver...

     Mais je n'ai pas le temps de rêver, tout se passe très vite ! Le Captain me montre deux ou trois actions, que je devrai faire accomplir à son ordre: rentrer le train, sortir le train, les volets...

     « Et la navigation ? »

     « Je t'ai dit de ne pas t'en faire ! »

     « OK, Sir ! »

     « Relax ! » me dit-il en me montrant une carte crasseuse et remplie de lignes droites, tracées au crayon, ce sont « les routes » des différentes navigations au-dessus du territoire libyen, deux fois grand comme la France !

     « Et la radio ? Je ne suis pas habitué a... »

     « Relax, je la fais ! »

     Un homme orchestre que cet homme là !

     Relax...

 

     Moi, qui aime les onomatopées, j'aurais difficile cette fois-çi, de mettre tous ces bruits sur papier... Je vais cependant essayer de vous faire participer à la mise en marche d'un DC3:

     D'abord, un coup de bistouille pour « arroser » d'essence, préparer le carburateur:

     « Psssssss... »

     Démarreur, l'hélice tourne:

     « Hiiii... Hiiii... Hiiii... Hiiii... »

     On entend les cylindres:

     « Clac ! Clac ! Clac ! Clac »

     Ballet de mains ! L'une, la gauche, en haut du cockpit, pour les magnétos, l'autre toujours sur le démarreur... Au premier vrombissement, « Brooum », changement de mains ! Vite, la main droite sur la manette du mélange d'essence, la mixture, pour l'arrivée du carburant, la main gauche sur celle des gaz pour contrôler ce carburant ! Gaz en avant, mixture en avant ! Mixture en arrière, gaz en arrière ! Ou le contraire ! Cela dépend des bruits, «Brooum» ou Plam ! », qui viennent du moteur... Les manettes sont alors parfois inversées... Avant, arrière ! Arrière, avant ! Un de ces jeux de mains ! Je regarde l'Anglais... Il me fait penser à un prestidigitateur ! Est-ce qu'il n'en remet pas un peu ? Non ! Je l'ai appris par la suite en démarrant moi-même les moteurs du DC3...

     Quand tout se passe bien:

     « Brooum », « Brooum », « Brooum », « Brrrrrrrrrrrrrr... »

     Mais, et c'est souvent le cas:

     « Plam ! »(des flammes !), « Brooum ! », « Plam ! », « Plam !, « Brooum », « Plam ! » (encore des flammes ! ), « Brooum », « Brrrrrrrrrrrrr » ou «Flouff !», plus rien ! Etouffé
le moteur ! On recommence...

     Impressionnant ! Ces gestes, je devrai les faire et refaire des milliers de fois... Ca, c'est de l'Aviation !

     « Un truc à attraper ! » me dit mon Anglais...

     Taxi vers la piste ! Il me commande les volets... Fort heureusement, je ne rentre pas le train, j'agis sur le bon levier...

     « Pschiitt ! »

     Un jet d'huile hydraulique d'un rouge sang m'arrive sur les godasses... Mes beaux « desert-boots » ! Fines bottines de désert en peau de daim, que j'avais achetées chez « Clarks », Regent Street à Londres, lors de mon dernier voyage d'achats, en prévision de mes périples sahariens...

     Je râle !

     « C'est le DC3... » dit mon Commandant en se marrant...

     Il doit d'ailleurs me prendre pour un pédé avec mes bottillons... Je regarde ses pieds, il porte les mêmes ! Ses « desert- boots » n'ont plus leur tinte d'origine, couleur sable, elles ont viré au sombre... Taches d'huile, de cambui, de mazout, de tout !

     J'ai compris... Même noires de crasse, tous les pilotes portent les « desert-boots » ! Je vais les porter pendant cinq ans... Elles sont tellement confortables et vous protègent du sable...
Ils savaient ce qu'ils faisaient les Anglais du temps de la campagne d'Afrique du Nord !

     Décollage, mise de cap au sud, sud-est... Pour moi, c'est vague... Enfin, je vois le désert ! Mais, j'en vois trop et trop vite ! Je n'ai pas le temps d'apprécier... Tout comme l'instructeur lors de mon premier vol en Fouga, l'Anglish veut m'impressionner ou est-ce son habitude, il fait
du radada, du vol en rase-mottes au-dessus et entre les grandes dunes de la Cyrénaïque, la Mer de Sable ! Finalement, remontée et vol normal... Il était temps, voilà plus d'une heure que nous sommes au ras du sol ! Je peux ainsi mieux voir l'ensemble du paysage... Pas pour longtemps !

     « Field insight ! Terrain en vue ! »

     Qu'est-ce qu'il a en vue ? Je ne vois rien !

     « Gear down ! Flaps down ! »

     Je descends le train, les volets...

     Je n'ose pas lui demander, à mon patron, si cette bande sombre dans le sable est bien la piste d'atterrissage... Là, près de ces baraquements... C'est bien la piste, puisqu'il atterrit !

     « Ici, c'est du luxe », dit-il, « ils ont recouvert le sable d'une couche de pétrole brut et passé
le rouleau compresseur... Une belle piste ! Attend de voir d'autres camps ! »

     Je vais en voir des pistes, qui ne sont pas des pistes et sur lesquelles, je serai bien obligé d'atterrir de toute façon !

     Wharehouse 32, ma première escale désertique...

 

     Tout au long de ma carrière d'aviateur, j'ai rencontré des hommes, pilotes ou pas, qui sortent de l'ordinaire... Des gens exceptionnels ! Des êtres, qui valent la peine de décrire ! J'en parle parce que j'aime ces « caractères », leurs gueules et leurs travers...

 

     « Dis-moi, Jack,... Heu... J'ai l'impression que pour toi, un pilote est déjà un être exceptionnel ! Non ? »

     « Oui ! »

 

     En Libye, l'horaire est simple.... Décollage à six heures du matin, retour à six heures du soir ! Boulot, dodo ! Une camionnette Volkswagen, ramasse les pilotes un à un à leur domicile...

     Mon second vol se fait avec « Le Grec », le Commandant Kalapotrapos, dit « Kalas » ! Sauf pour son crâne dégarni, c'est un gorille poilu, trapu... Des bras, des pattes ! Une bête ! Mais gentille... Je me présente en rentrant dans la Volks... Il me dit de suite qu'il était Colonel dans l'Aviation grecque et qu'il aime « instruire » les nouveaux venus...

     Il faut s'habituer à un cockpit qu'on ne connaît pas... Au début, en se glissant dans son siège, on se cogne toujours la tête sur les « swicths », les boutons pointus du panneau supérieur,
« Boum » ! J'ai des cicatrices au crâne, qui sont les souvenirs de différents avions, que j'ai volé... Mes qualifications de machines ! D'ailleurs, à chaque visite de cockpit par un passager, en le voyant se pencher en avant, je lui dis de suite, comme m'avait dit Michel Béduwé, mais lui, c'était pour ma cravate:

     « Mind your head ! »

     Sans mon avertissement, ça ne rate pas... « Boum ! »

     Je frotte ma tête quand Kallas pénètre dans le cockpit...

     L'Ex-Colonel m'instruit donc...

     « Tousse rien, zé vais tout té montrer ! »

     Zé ne tousse à rien et zé lé regarde faire... Mise en marche, taxi, décollage... Il rentre lui-même le train, les volets ! Ses gros doigts passent d'une manette, d'un bouton à l'autre, ils descendent, remontent, décrivent des arabesques... J'ai l'impression qu'il dirige un orchestre ! Un autre homme orchestre, un « One man show » ! Ou alors, par ces mouvements en cercle, veut-il m'hypnotiser ? Car je sais que les 3/4 de ces ronds de bras sont inutiles... Pour terminer son show, il balance
le micro de la radio par le bout du fil ! Satisfait de sa performance:

     « You see... Easy ! Facile ! »

     Et sort son paquet de « Rothmans »:

     « Have a cigarette ! »

     « Thank you, Captain ! »

     « Call me Kalas ! »

     Mais quel manœuvrier ! Il me le démontre à l'approche, à l'atterrissage... Quant à moi, qui aurait bien voulu « toucher » un peu le manche, un petit levier ou un petit bouton, je ne fais rien pendant toute la durée du vol... Je me demande ce que je suis venu faire en Libye !

 

     Un manœuvrier est un pilote, qui, en vol à vue, vole avec ses yeux, avec ses fesses... Avec son cul, il fait corps avec l'avion ! Les jugements, les réactions sont rapides, il vole bien ! En vol aux instruments, ces qualités de pilotage demeurent, mais il faut y ajouter une finesse supplémentaire, puisqu'il s'agit d'une interprétation, d'un jugement, non par rapport à des repères au sol ou
à l'horizon, mais à de paramètres lus sur les écrans.... Nous faisons alors dans la dentelle... Du fin pilotage ! Bon manœuvrier et fine dentellière, que voilà un parfait pilote !

 

    Le dimanche, Le Commandant Kallas, costume sombre, chapeau sombre va à la messe... Il est suivi de son épouse et de sa fille, toutes deux vêtues de noir...

     Pierre Périer, célibataire français et copilote à la Linair, est basé à Benghazi... Il vole régulièrement avec Kallas... Ils s'entendent bien ! Au retour d'un vol, le Grec lui demande enfin:

     « Tou voles dimanche ? »

     Le petit Pierre, parce ce qu'il est petit et qu'a coté de Kallas, il est minuscule et fluet ! Je les imagine dans le cockpit...

     « Heu... Non ! Pourquoi ? »

     « Zé t'invite dimanss à la maison après la messe... »

     Pierre n'en revient pas ! Une invitation dans la famille du Grec !

     « C'est vraiment gentil ça, Kallas, merci ! »

     Alors, Kallas lui sort une mise en garde ! Enormes, ses deux mains velues, l'une sur l'autre, font le geste de l'étrangleur ! Elles se tordent, « Criiik », se détordent, « Craaak » ! Ses doigts épais sont serrés... Je n'oublierai jamais ce récit de Pierre !

     « Oui, ma... Pierre ! Si tou tousse à ma file, zé té tord lé cou comme oune petite zoizon ! »

     Plus tard, cet avertissement, je le lancerai moi-même aux « pisseurs », qui tourneront autour de ma fille... Sans aucun succès d'ailleurs, puisque je n'ai pas la stature et les pognes de Kallas !

 

     Max Popp ! Suisse-Allemand, sourire rare, stature d'ours, chauve aussi... J'en viens à me demander si les tempêtes de sable, ici en Libye, n'en sont pas la cause.... Un autre manœuvrier !  Pas un hypnotiseur, mais il m'hypnotise par son pilotage hors pair ! Pas un chef d'orchestre, puisqu'il me laisse «toucher»... Il me laisse même atterrir ! L'avion rebondit, atterrit refait un autre bon ! Le DC3 a de gros pneus, genre ballons, qui ne demandent qu'une seule chose: rebondir, semble-t-il !

     Je ne serai pas le seul à rebondir à mes premiers atterrissages... Le Pelle, par exemple, qui viendra me rejoindre un an plus tard en Libye, en fait l'expérience... Il raconte alors à sa façon et avec son humour, ses premiers « bonds »... Il rebondit tellement haut, qu'il se retourne vers les passagers et du cockpit, leur crie par mesure de précaution:

     « Oxygène !!! »

     Le DC3... Une bête à dompter ! Celui qui y parvient, peut voler tous les avions !

     Le Captain Popp n'aime pas que les passagers se déplacent trop souvent dans la cabine...
A cause de « Georges », le pilote automatique ! « Georges » est le pilote au monde, qui a le plus grand nombre d'heures de vol à son actif, il est donc le plus expérimenté ! Il est également le meilleur des pilotes pour autant qu'on lui donne les bonnes informations... Le « PA » du DC3 en est encore à ses débuts... Basé sur un système pneumatique de gyroscopes, il est très sensible et supporte difficilement les changements du centre de gravité, lorsqu'un et surtout plusieurs passagers se déplacent en même temps vers l'arrière, où se trouve le thermos à café... Perturbé, « Georges » met alors l'avion en montée ! Max attend que les « pax » se soient servis, pousse un grand coup dans le manche, « Han » ! Les buveurs de café montent vers le plafond... D'un autre grand coup, il tire le manche vers l'arrière, « Han » ! Les buveurs de café redescendent vers le plancher... Ils sont aplatis au sol, remplis de café ! Service première classe... Max Popp se retourne alors vers eux et du cockpit, avec un large sourire cette fois-çi, leur montre du doigt le signe «Attachez vos ceintures», qu'ils ont ignoré... Je suis impressionné ! Il a bien son avion en mains, le Max, un excellent manœuvrier...

 

     A Tripoli, ce sera Monsieur Popp, entr'autres pilotes, qui va m’amener petit à petit, grâce
à son enseignement, à présenter un an et demi plus tard, mes « checks » en vol de Commandant de bord... L'Inspecteur américain me donnera la mention: « Well done ! ». Je remercie aujourd'hui les Commandants de bord comme Max Popp, qui m'ont aidé au début de ma carrière et même par la suite... Sans aucune obligation de leur part, ils m'ont enseigné leur expérience... En vol, ils m'ont même cédé leur siège de gauche afin d'accélérer le processus de préparation de mon poste de Captain ! J'en suis fort reconnaissant...

 

     Je n'en suis pas là... En attendant, dans le sous-sol de l'Oriental, ce vieux palace du temps des Italiens sur la corniche de Benghazi, je raconte mon jeu de puces en DC3... Dans ce cabaret,
« le Sphinx », où Pierre Perier nous entraîne sans cesse ! Il a « sa » table, en bord de piste... Il fait chaud... Odeurs ! Mélange de patchouli, de transpiration, d'alcool... J'avais déjà vu pas mal de phénomènes dans ce genre de boite, mais au Sphinx... Je retrouve mon prestidigitateur et ses poussins, « Gala, gala » ! Celui des Souks du Caire en 48 ? Les chanteuses, les danseuses
du ventre sont aussi égyptiennes ! Leur spectacle terminé, elles viennent se coller aux clients, nous ! L'une de ces chanteuses est énorme... Elle termine son tour de chant en se laissant choir lourdement sur les genoux d'un client, « Plaff » ! Elle beugle:

     « Docteur ! Aïe ! Docteur ! J'ai mal ! Là, au cœur ! Aïe ! Aïe ! ».

     Elle prend la main de l'écrasé et la flanque sur son gros sein gauche, en appuyant bien fort... « Flaash » ! Pierre s'arrange avec elle, pour qu'elle atterrisse sur les genoux du pilote fraîchement arrivé... Un genre de baptême pour « bleus »... Réactions diverses ! La réplique d'André Cronier, qui vient d'arriver, est excellente... Lorsque le mammouth, qui joue tellement bien son rôle, lui tombe dessus, paniqué, il a un geste de recul:

     « Mais... Mais, Madame, je ne suis pas Docteur, je suis pilote à la Linair ! »

     André Cronier est aujourd'hui Commandant de bord à UTA... Je le revois lors de ses escales
à Singapour... Nous sommes au Saxophone, nous ne sommes plus au Sphinx, où ma réaction,
je lui avoue, ne fut pas aussi rapide que la sienne... Je n'ai pas eu la présence d'esprit de jouer au toubib et lui prendre la température en lui mettant de suite ma main au cul, à l'Egyptienne !

 

     Je quitte le Sphinx, on me rappelle à Tripoli ! Le Chef Pilote, Tony Vingherœts, me prend sous son aile... Je commence vraiment mon entraînement avec ce très bon instructeur ! Pas des tours de piste, trop chers, mais lors des vols cargo, sans passagers, Tony me coupe des moteurs...

     « Tu te souviens: Dead leg, dead engine... »

     « Non, Tony, je n'ai jamais volé de bimoteur... Jambe morte, moteur mort ? »

     Il m'explique:

     « Lorsqu'un moteur tombe en panne, mettons le gauche, l'avion est tiré vers la gauche... Immédiatement, il faut mettre du palonnier à droite pour le maintenir en ligne droite ! Ta jambe droite est tendue, ta gauche est molle, morte en quelque sorte... C'est le coté du moteur en panne, du moteur mort ! Sur le DC3, le cadran des tours/minutes, des RPM, est unique pour les deux moteurs... Les aiguilles No I et No 2 sont superposées ! Attention de ne pas couper le bon moteur et mettre son hélice en drapeau ! Dead leg, dead engine ! »

     « Mise en drapeau de l'hélice ? »

     « Feather ! Comme une plume, mettre les pales parallèles au vent pour qu'elles ne freinent pas, diminuer la traînée au maximum ! »

     Plus tard, Vingherœts me coupe l'un ou l'autre moteur au décollage... Situation délicate ! Les moteurs sont à pleine puissance... Il faut une réaction rapide et une force de palonnier puissante pour cette action de secours !

     Ces « emergency », je vais en faire et en refaire tout au long de ma carrière en réalité et au simulateur... Je me souviendrai de ce bon truc de la jambe molle !

     Tony, qui m'a donné les commandes:

     « Et bien, tu vires en finale, fieu, oui ou non ? »

     « Heu... Je ne vois pas la piste... »

     « Mais, là, à 90 degrés ! Tu vois bien les futs alignés, non ? »

     « Oui, je les vois, mais la piste ? »

     « C'est la piste ! »

     En plein désert, une Land Rover fait, non loin du camp, un ou deux kilomètres en ligne droite et vérifie la solidité du sable... Si le sol ne s'enfonce pas trop sous les roues, cela paraît bon ! Des fûts d'essence vides sont alors alignés et espacés le long de ce parcours, c'est la piste ! Environ un quart d'heure avant l'arrivée prévue de l'avion, un vieux pneu est brûlé... Sa fumée indique au pilote la direction du vent !

     Malgré cette précaution, il faut néanmoins faire gaffe ! La surface paraît dure, mais il s'agit parfois que d'une fine croûte... Attention ! Ne pas trop freiner... Surtout, ne pas entamer un
virage ! Parfois, « Proouff.. », elle craque, la couche... Ensablement ! Les roues s'enfoncent dans du sable fin, qui ressemble fort à du talc ! Pour en sortir, c'est une autre histoire... Celle-ci, m'a été racontée par mon ami et collègue Jean Pierre Keyers:

     Il doit faire un vol de secours... Quelqu'un a eu la jambe écrasée... Vilaine fracture... Il faut l'évacuer ! Les pneus du Fokker F27, contrairement au DC3, sont plus fins et à haute pression, donc plus enclins à casser la croûte de surface... Atterrissage... Bien ! Pas de problème !
On embarque le blessé, allongé sur une civière... Roulage... « Proouff... », J.P. s'ensable profondément ! Réacteurs plein pot ! Rien ! Au contraire, l'avion descend encore un peu plus dans ce talc... Nouvel essai ! Pire ! Arrêt ! Branle-bas de combat ! La solution habituelle,
le bulldozer ! A ce moment, le Texan, dans un râle de douleur:

     « You never gona make it, man, because... Vous n'y arriverez jamais, parce que... »

     Jean Pierre, occupé, énervé:

     « You, shut up ! Toi, tais-toi ! »

     Dans la fournaise, J. P. se démène, ordonne le bulldozer, des cordes, se démène comme un diable... Le Ricain sur son grabat, insiste, ne cesse de répéter, le regard souffrant:

     « You never gona make it, man, because... »

     « SHUT UP ! »

     « You never gona make it, man, because... »

     « SILENCE ! »

     « You never gona make it, man, because... »

     Jean Pierre n'en peut plus... Il va le prendre par le collet, il va l'engueuler, parce que finalement, c'est pour lui que l'avion est venu ici et qu'il s'est ensablé... Mais Jean Pierre demande quand même pour quelle raison ce mec est tellement négatif ?

     «  OK, tell me, God Damned, tell me why ? Dis-moi pourquoi, Nom de Dieu ? »

     « That's what I wanted to tell you... Because, man, I am the only driver of the bulldozer in this camp !!! C'est ce que je voulais vous dire... Parce que je suis le seul conducteur du bulldozer dans ce camp !!! »

     Le sable de Libye...

 

     Avant de s'ensabler, il faut d'abord trouver le camp... Les camps permanents, nous les connaissons... Ils ont même souvent une radio-balise, un «beacon» ! Les nouveaux campements et ceux qui bougent toutes les huit jours pour la sismographie, comme la CGG, il nous faut les découvrir ! Il s'agit souvent de quelques tentes, camouflées dans le sable du désert, cachées derrière une dune... On reçoit leurs coordonnées, on trace un long trait sur la carte... Prise de cap ! On part un peu à l'aventure...

     Pour la dérive, le dérivomètre ! Instrument à travers lequel on peut voir défiler le sol, que l'on aligne avec des lignes droites tracées sur la lentille rotative et graduée du viseur... L'angle par rapport à l'axe de l'avion nous donne la dérive ! Précision assez relative... Cet instrument sert le plus souvent à faire un œil au beurre noir au passager invité dans le cockpit à regarder le sol
à travers l'œilleton du dérivomètre passé au préalable au bouchon brûlé... Il s'étonne de l'hilarité des autres passagers quand il retourne dans la cabine !

     Petit à petit, nous inscrivons tous les repères possibles du sol... Les Ouadis, rivières sèches, certaines dunes, certaines couleurs de terrain... A la fin, notre carte de navigation ressemble à une carte au trésor !

     Parfois, le « Ghibli » se lève... Ce vent torride venant du Sud en tempête de sable ! Véritable mur, qui arrive à l'horizon... Le courrier doit passer ! Nous pénétrons alors dans un monde de secousses,  de grincements de sable et de chaleur intense ! La visibilité horizontale est réduite, quasi nulle ! Nous nous fions à la visibilité verticale... Si on vole bas, on peut voir le sol, reconnaître nos repères: « le » pipeline, « la » ligne à haute tension, « le » torcher en flammes,
« la » grosse tache d'huile, qui est la piste !

     Je me souviens d'un vol avec Max Popp... Ce renard du désert, était parvenu à trouver la piste, heureusement recouverte de goudron, donc plus facile à repérer... Atterrissage !

     « Ca, alors », nous dit le Chef du camp avec étonnement, ses yeux protégés par de grosses lunettes en plastic, la figure picotée par le vent de sable, « j'ai cru que l'autre avion était revenu atterrir... »

     « Quel avion ? » demande Max, qui a entouré sa tête d'une serviette à la manière d'un Touareg...

     « Celui qui vient de décoller, il y a quelques minutes ! C'est pour cela que je suis encore ici... Je ne vous attendais pas ! »

     Depuis cet incident, les pilotes de toutes les compagnies, et elles devenaient nombreuses, s'annonçaient sur une fréquence radio commune:

     « J'arrive ! »

     Dire que le père Deppe m'avait qu'il faisait toujours beau en Libye...

 

     Navigation ! Etrange... Je me suis perdu sur le territoire de la petite Belgique et par beau temps... au-dessus de la vaste Libye et par Ghibli, je ne suis jamais paumé !

 

     Comme les Dupont et Dupond, à qui le Capitaine Haddock avait ordonné de ne pas s'arrêter de pomper avant d'en avoir reçu l'ordre... Nous aussi, nous ne sommes pas arrêter de pomper en Libye... En faisant les pleins d'essence ! En plein désert et par toutes les températures... En hiver, pas loin de zéro, en été, elles peuvent atteindre 50 degrés Celsius ! Un pétrolier m'a assuré avoir cuit des œufs au plat sur les ailes du DC3... Des œufs ? Les œufs, c'est nous ! Du moins, celui qui est sur l'aile et maintient le bec du tuyau d'essence dans le réservoir... L'autre est au sol et active la pompe, plongée dans le fût de 200 litres, il pompe ! « Ponpon », « Ponpon », « Ponpon »... 
On alterne... Toi, sur l'aile, moi à la pompe ! « Ponpon », « Ponpon », « Ponpon »... Nous faisons le plein nous-mêmes, c.a.d jusqu’à dix fûts, cinq de chaque coté, le Libyen de service n'étant pas toujours des plus rapides...

     Sur l'aile, le danger nous guette... La moindre giclée d'essence sur la surface de l'aile et c'est
le dérapage ! Les pieds s'écartent, se rapprochent, s'écartent, se rapprochent... Une danse frénétique avec comme partenaire le tuyau d'essence... «Riiip», « Raaap », « Riiip », Raaap » ! Glissade finale le long de l'aile... Chute d'un bon mètre, la hauteur de l'aile du DC3... « Plaff » ! Quand c'est sur du sable, ça fait moins mal... Tout cela, parce que la semelle de nos « desert-boots » sont en crêpe... Des vrais souliers de danse en contact avec le carburant !

     Je ne sais vraiment pas pour quelle raison, après mon séjour libyen, j'ai abandonné mes desert-boots... Ils sont pourtant d'un tel confort... Une autre infidélité ! Bien longue, car en 1990, je les revois, ces « Clarks » à la devanture d'un magasin de Fukuoka, au Japon ! Vision... Ils me remettent en mémoire cet épisode de ma vie désertique ! Sur-le-champ, je les achète pour une fortune et...

     « Jack... »

     « Quoi ? »

     « On s'en fout de tes desert-boots ! »

     « Moi, qui voulait vous parler de mes chaussettes Burlington, ces chaussettes, que je porte toujours et qui me tombent sur les chevilles comme des bas de grand-mère, mais tellement confortables et... »

     « On s'en fout, Jack ! »

     « Vraiment des médias, que vous êtes... Bande de pommes ! Si j'avais été une vedette hollywoodienne, vous seriez à mes pieds pour reluquer la couleur de mon caleçon ! Mais, moi, votre ami, vous vous en foutez... »

     « Oui ! On s'en fout ! »

     « Ah, bon ? OK... Alors, je vais parler des desert-boots de mon ami Freddy Deneffe, qui en portait au moment de son accident...

 

     Dès que le champ pétrolifère devient productif, le camp devient permanent... Construction de bâtiments, de hangars, de réservoirs, de pipelines, d'une piste recouverte de goudron ! Pour nous aider et peut-être parce qu'ils ont pitié de nous en nous voyant « pomper », les pétroliers américains inventent un système « D » de « refueling » rapide... Sur un camion, les fûts
de carburant sont reliés entr'eux par des tuyaux et plus personne ne pompe ! Au moment
du remplissage, un compresseur insuffle de l'air... Jusqu'au jour où la pression fut trop forte, incontrôlable, pas de valve de sécurité... « Blaam » ! Explosion des fûts ! Sur l'aile du Fokker F27, qui se trouve à plus de quatre mètres du sol, Freddy Deneffe surveille l'opération de remplissage... Le geyser de kérosène le renverse ! IL patine, glisse... Il tombe de l'aile de l'avion sur le camion et du camion sur le sol ! Jambe fracturée en plusieurs endroits, peau brûlée par le kérosène, dont il est complètement trempé...

     Je parle de Freddy parce qu'il est un ami et que nous avons fait de nombreux vols ensemble et avec qui, il est difficile de s'ennuyer... Il parle, Freddy... Au point que c'est devenu un gag entre nous... Après le décollage, quand il disait, après avoir terminé la checklist:

     « After take off check-list completed », je lui disais:

     « Non, tu as oublié un point... »

     « Quoi ? »

     « TAISEZ-VOUS ! »

     Ou quand je lui demandais de sortir les volets:

     « Flaps, sixteen and a half, volets à 16 et demi ! »

     Nous n'avons jamais très bien su pourquoi ce demi degré de volet était là, mais c'est comme ça...

     « ...and a hèelf, Freddy, and a hèelf ! Et TAISEZ-VOUS ! »

     Tout le vol se passait quand même en parlotes  ...

     Je parle de Freddy pour le courage, qu'il a eu après cet accident... J'allais le voir à l'hôpital
de Tripoli... Il aime tellement rire que, malgré sa douleur, il rit et il parle... Maintenant, je le laisse parler... Il pleure aussi... De mal, dès qu'il remue ! Je connais Freddy... S'il a les larmes aux yeux, c'est aussi parce qu'il doute qu'un jour il ne pourra plus être capable de repasser son examen médical... Les toubibs, qui vont l'opérer plusieurs fois, vont-ils lui rendre sa licence ? Lui, qui a tellement peiné, bossé pour ce métier, qui l'adore, l'Aviation !

     Après des opérations, des mois et des ans de rééducation en piscine, sa jambe s'étant tellement affaiblie, Freddy va reprendre le chemin des Cieux ! Chapeau à Freddy et aux pilotes dans son cas, qui ont lutté pour pas se faire arracher des mains ce fameux papier, qu'est notre licence, notre visa de résidence dans l'azur ! Hélas, tous n'y sont pas parvenus... J'ai connu, des collègues et amis aviateurs, amaigris et fatigués par des maux funestes, mais en état suffisamment fort pour être acceptés par la médecine, qui sont revenus, le regard brillant, s'asseoir dans leur siège de pilote... Ce fauteuil de Roi auquel ils s'accrochaient ! Leurs yeux étaient humides, car ils savaient bien au fond d’eux-mêmes que dans les bras de cette maîtresse divine et aérienne, ces instants d'ultime jouissance ne seraient que momentanés...

     Plus de quinze ans après son accident, je retrouve Freddy Deneffe à Amsterdam,  lors d'une de mes escales... Dans ce vieux restaurant penché sur un canal, il parle, Freddy... Inouï, il me dit qu'il est pilote dans la firme Fokker ! Ce Fokker, duquel il est tombé ! Il va dans tous les pays du monde pour les livraisons et donne de l'instruction aux acheteurs de cet appareil et de son grand frère, le jet Fokker 28 ! Il me dit ne plus être jamais remonté sur son l'aile, avec ou sans desert-boots...

 

     Sid Truesdel est américain... Une image, lui aussi ! Il termine sa carrière en se faisant plaisir... Il vole le DC3 ! En vol à vue, OK... En vol aux instruments, il a un peu perdu les procédures de bases ! Lors d'un retour sur Tripoli, la tour nous annonce du vent de sable... Le Ghibly souffle ! La visibilité est réduite... Approche ADF, au radio-compas ! Sid vire et revire, tourne et retourne dans tous les sens... La tête m'en tourne... La tour ne cesse de nous demander notre position ! Notre position ? Je ne sais plus très bien où nous en sommes... Le sait-il, le Captain, qui m'ordonne soudain:

     « Dis que nous avons la piste en vue ! »

     «   ! ? ! ? »

     « Yes, field insight ! »

     « But... Mais... »

     « Tell him ! Dis-lui ! »

     « OK, Sid, OK... »

     Quelques nouveaux virages... Descente rapide ! Sid ne regarde plus ses instruments, il regarde dehors ! La visibilité verticale lui permet de repérer des endroits au sol, qu'il connaît bien, comme la route de Ben Gashir, bordée d’Eucalyptus, qui mène à l'aéroport... Un virage final et en radada, nous sommes en face de la piste ! Atterrissage !

     « Now, I need a drink ! A nice cool beer... »

     « Me too, j'ai besoin de boire un coup ! »

     Une bonne bière fraîche... Que je prends encore aujourd'hui, seul ou avec mon équipage dans ma chambre d'hôtel, après une journée ou une nuit de vol !

     Le matin, Sid a des difficultés à grimper les escaliers de la tour de contrôle, où nous allons déposer le plan de vol... Il a la jambe droite un peu raide, suite à un accident, dont il ne veut jamais parler...

     « Tu as mal à ta jambe, Sid ? »

     « No, too much whisky last night... Trop de whisky hier soir... »

     Il y a des phrases, comme ça, qui deviennent classiques...

 

     Monsieur Deppe vient de Belgique avec un nouvel avion... Pas un DC3, un Dove ! Petit bimoteur pour déplacement de VIP's... Sid Truesdel est le seul pilote disponible pour continuer
le vol sur Benghazi, où cet avion doit opérer ! Le Bob, qui doit repartir de suite pour l'Europe, désigne donc le Sid:

     « But... Mais... Je ne connais pas cet avion ! »

     « Come on, Sid, an old fox like you... Easy ! Allez, Sid, facile pour un vieux renard comme toi... Voici les manuels ! »

     Sid Truesdel passe sa nuit à potasser les bouquins avec Freddy Deneffe, qui sera son copilote et qui m'a raconté cette histoire... Le lendemain, manuels en mains, démarrage, taxi... Taxi lent, taxi long, durant lequel la check-list est faite et refaite plusieurs fois... Le Dove s'approche de l'entrée de piste... La tour demande:

     « Are you ready to take-off ? Prêt au décollage ? »

     Sid s'empare du micro et dit au contrôleur:

     « Sir, I never been so ready in my all live ! Monsieur, de toute ma vie, je n'ai jamais été aussi prêt ! »

     Ô combien de fois, en pensant à Sid Truedel, je ne devrai pas me retenir pour sortir cette phrase au contrôleur, qui nous laissera moisir au point d'attente avant de « pénétrer » sur la piste...

     Sid ne parle pas un mot de français... Il nous demande des tuyaux sur sa prochaine visite
à Paris, qu'il ne connaît pas...

     « Where to go ? Où aller ? »

     « Tu dois d'abord voir les Champs Elysées, Sid ! »

     « What ? »

     « Les Champs Elysées ! Répète: les Champs Elysées ! »

     « Leii champess élaiisiss... Et si je me perds ? »

     « Simple ! Tu demandes à la première fille venue: Mademoiselle, voulez-vous coucher avec moi ? Répète ! »

     « Maademoazaiille, voolaii voo coochaii aveec moa ? »

     « Recommence, Sid ! »

     « Maademoa.... »

     Sid est revenu de Paris en nous racontant qu'il fut bien étonné de recevoir une grande baffe sur la gueule, quand il a demandé bien gentiment son chemin à une Maademoazaiille... Il  nous a avoué qu'il s'était dit alors avec philosophie:

     « C'est la vie ! »

     Il nous avait caché, Sid, qu'il connaissait quand même quelques mots de français...

     Ô combien de fois, en pensant au Sid Truesdel, je ressors son « C'est la vie ! », quand, quoi que je fasse, les événements se déroulent imperturbablement, sans avoir besoin ni de moi, ni d'aucun d'entre nous...

     Sid et son épouse Bethy nous invitent souvent à leurs BBQ... Les hamburgers de Sid sont excellents... A dernières nouvelles, mais il y a longtemps de cela, il paraît que Sid « barbequeue » toujours ses hamburgers... Pas à Tripoli, aux bords des plages de Californie et qu'il les vend avec succès ! C'est la vie...

 

     « La check-list » ! Les check-lists ! Les briefings ! Les check-lists ! Voilà notre bible, à nous les pilotes, notre livre de chevet... Briefing avant la mise en route des réacteurs, check-list avant le démarrage, check-list après le démarrage, check-list pendant le taxi, briefing avant le décollage, check-list avant le décollage, check-list après le décollage, briefing pour l'approche, l'atterrissage et le roulage au sol, check-list avant la descente, check-list avant l'approche, check-list avant l'atterrissage, après l'atterrissage, check-list après l'arrêt des réacteurs... Briefings ! Check-lists ! Debriefings aussi...

     En quittant la plage, mon ami Franco, avec qui je fais du ski nautique à Singapour, oublie sa nouvelle « veste-bouée »...

     « Mama mia, Giacomo, ma belle veste, toute neuve ! Vite, demi-tour ! »

     Sa veste a disparu...

     « Check-list, Franco, check-list ! Toujours check-list ! Rien oublié ? Check-list ! »

     « Si, tou as raison... Check-list ! »

 

     Blanche me rejoint enfin... Le déménagement aussi, quelques vielles malles de mon père
du temps du Congo... Et la Volkswagen ! Cette voiture increvable, que je revendrai plus tard à un Libyen, qui l'emmènera dans son village... Les yeux humides, je la verrai disparaître vers le désert... Je ne serais pas étonné que cette automobile roule encore aujourd'hui sur les pistes du Sahara !

     Installation ! On trouve une petite maison... Le jardin est entouré de hauts murs... Petite oasis de verdure à Giorgium Populi, où on trouve de tout dans ce quartier extérieur à la ville et en bord de mer ! Supermarchés à l'Américaine... Le « Chicken on the wheels », le « Safeway » ! C'était au temps du bon Roi Idris... Ghadafi modifiera le style de vie plus tard !

     Je n'arrête pas de voler... Boulot, dodo ! Dodo parfois dans le désert, dans le dernier camp, lorsque nous sommes surpris par la nuit... La nuit, on ne vole pas en Libye ! Je couche avec mes DC3... J'accumule des heures et des heures ! Le métier rentre...

     Je me sens bien dans ma peau, je revêts mon manteau de fine peau...

 

     Claude Goret est copilote, comme moi à la Linair... Avec sa femme, Micheline, ils deviennent de bons amis, ils resteront de bons amis jusqu’à ce jour ! Quand nous avons un jour « off », une journée libre, je fais de la chasse sous-marine avec Claude... On ne pêche rien, pour la bonne raison que nous ne voyons aucun poisson ! Jusqu'au jour où nous rencontrons ce Libyen... Sur un ballon, qu'il traîne attaché à lui par un câble en nylon d'une dizaine de mètres, il a, non seulement, son fusil-harpon de réserve, mais aussi un paquet de mérous de toutes les grosseurs, qui pendouillent sur un fil !

     « C'est plein de poissons ici, mais il faut descendre... »

     Claude et moi, nous nagions toujours en surface...

     « Montre-nous ! »

     « Suivez-moi ! »

     On le suit... Les rochers sont là, bien bas... Il plonge ! Nous, en surface... Lui, en descente ! Dix mètres, vingt mètres... Il disparaît presque entièrement sous la roche... On n'aperçoit plus que ses palmes... Les secondes passent... Il ressort... Il n'a plus son fusil ! Il remonte en douceur... Prend un autre fusil ! Redescend... Redisparaît... En retirant le tuba de sa bouche, Claude me dit avec son accent de Marseille:

     « Un véritable sous-maring, ce gars-là ! »

     Le Libyen réapparaît... Remonte sans son fusil !

     « Maintenant, il faut attendre... »

     «???   »

     « Le mérou se gonfle dans son trou à la moindre attaque... Je le tire deux fois ! Il faut attendre qu'il meure pour le dégager ! »

     « !!! »

     Le sous-marin se remet en plongée... Secondes, minutes... Nous, toujours à fleur d'eau, le cul en l'air !

     « Il est là ! Il est là ! »

     Le sous-marin remonte en surface... Dans ses bras, il tient un mérou de dix kilos ! Ses fusils, il ira les récupérer plus tard...

     Claude, écœuré:

     « Jacques, vieng, c'est l'heure du passetisse... »

     Mais nous suivrons encore notre Libyen... Uniquement pour le plaisir de le voir pêcher et nous deviendrons copains... Il nous prépare même ses mérous sur les rochers en nous donnant sa recette à l'harissa, ce piment rouge...

     Nous allons nous entraîner à plonger... Nous exagérons un peu... A la moindre heure libre,
« Plouff ! », dans la mer ! Ma tête est pleine de flotte... Elle fait « Glou, glou », quand je la secoue ! Blanche trouve mon sommeil nerveux, remuant ! Elle a raison... J'ai des cauchemars !
La veille, Claude a harponné une murène, qui l'a poursuivi, malgré la flèche, qui lui transperce le cou ! Je rêve de cette bête... Elle est devenue monstre, la murène... Enorme ! A présent, c'est moi qu'elle poursuit ! Je quitte mon lit en hurlant... Je traverse la chambre et plonge par la fenêtre ! Tout bêta, je me retrouve réveillé dans les fleurs du jardin... Heureusement, la fenêtre était ouverte, mais je suis passé à travers la moustiquaire ! Quelques égratignures... Je me suis cogné le tibia ! Mon enfance somnambulique et congolaise qui revient à la surface, elle aussi ?

     Une fois de plus, Blanche me raisonne:

     « Pas étonnant, tu passes ton temps dans la mer... En plus de tes vols ! Tu es épuisé ! »

     Par mesure de sécurité, les nuits suivantes et surtout dans la chambre du cinquième étage de l'hôtel à Benghazi, où nous passons parfois la nuit, j'attache une ficelle au pied du lit, liée à ma cheville ! (Sic).

     En bout de saison, avec tous les copains, Tony Vingherœts, Jean Derycker et les autres, nous arriverons à descendre vers les douze mètres, profondeur insuffisante, hélas, pour atteindre les trous à mérous... Sur la plage, on mangera alors la « paella » aux poissons de Fernand... Il est prudent, Fernand... Il n'attend pas après nos poissons... Il les achète au marché !

 

     « Le Chibani » ! En arabe, le Vieux... Non, l'Ancien, le Senior, l'Expérimenté, l'Honorable ! Monsieur Devillers, le Chibani, a fait l'Indochine, l'Afrique du Nord...  Une stature ! Une tête ! Une belle gueule, lui aussi... Jean Gabin ! Cheveux épais, blancs, d'où son surnom, sans doute... Faut pas lui en conter... Parle peu ! Voilà un Monsieur que je n'ai jamais osé tutoyer... Il ne me l'a d'ailleurs jamais demandé ! Quand il me parle, c'est pour m'aider ! Il m'enseigne les ficelles du métier... « Ses » ficelles... Ce Français connaît le DC3 américain comme le fond de sa poche !

     « N'aie pas peur, garçon, d'employer le palonnier... Comme ça ! « Han ! » et « Han ! », des grands coups de tatanes, quand il le faut ! Surtout par vent de travers... »

     Un bonhomme, le Chibani !

     Par contre un fin pilote aussi et un bon navigateur... Monsieur Devillers, lui, emploie le dérivomètre... Non pour noircir les yeux de ses passagers, mais pour « sa » navigation, qui est toujours exacte ! Un des premiers vols, que je fais avec lui nous dirige en Cyrénaïque... Quelques tentes à aller découvrir parmi les hautes dunes de la « Mer de Sable »... Pile dessus ! Où atterrir ? Je suis persuadé que nous sommes venus pour rien... Rien que des vagues élevées de force 10, les hautes dunes !

     « J'atterris là ! » me dit-il en désignant une dune immense...

     « Sur cette dune ? »

     « Non, sur la pente de la dune précédente ! Ainsi, je m'arrêterai sur le sommet de l'autre, celle dont tu parles... »

     « ... »

     Virtuosité ! Travail d'artiste ! Coups de pinceaux délicats... Au toucher des roues, le manche en douceur...  Ne pas passer sur le nez ! Le palonnier en finesse cette fois-çi... Ne pas dévier brutalement ! Garder la ligne droite dans le sable, qui freine les roues ! Ne pas s'ensabler ! Manœuvre de perfection... Je crois bien que j'aie applaudi !

     « Monsieur Devillers... Heu... Et pour repartir ? »

     « Tout droit, mon gars ! Tu sais très bien qu'il ne faut surtout pas virer sur le sable ! Surtout celui-ci ! Je décolle en employant la pente de la dune... Nous serons en l'air au sommet de la suivante ! »

     « ... »

     Virtuosité ! Travail d'artiste... Perfection !

     Un bonhomme, le Chibani !

 

     Ce matin-là, en 1990, à Christchurh, Nouvelle-Zélande, la tour nous demande, à nous le gros Jumbo à 450 places, si nous voulions bien laisser passer ce petit DC3 et ses 25 passagers, qui vient sur le taxiway à notre gauche !

     « Off course ! With pleasure ! »

     Mon jeune copilote chinois a l'air de se demander pourquoi j'arrête le 747 pour laisser la voie libre à ce... à ce... Il ne doit même pas connaître ce nom de DC3, j'en suis sûr !

     Je lui montre le DC3 et dit fièrement:

     « Cet avion, Monsieur, c'est le Dakota DC3 ! ‘’Zi plane’’ ! L'AVION ! Alors, respect, s.v.p !»

     Mon copi se retournant vers le mécano, tout aussi jeune que lui:

     « Vous savez, Captain, nous... Nous sommes de l'ère du jet... Les avions à hélices... »

     Les malheureux, ils n'ont rien connu ! Moi, qui à leur âge, je n'osais même pas rêver de voler un jour un Boeing 747... Si je leur racontais mes aventures en DC3, d'abord, ils ne me croiraient pas et surtout, ils me prendraient pour un Commandant de Bord fou !

Le lendemain, vol court: Christchurh, Auckland ! Le surlendemain, vol long, très long:      Auckland, Singapour ! Plus de onze heures de vol... Je vois mon jeune ami, qui baille... Ses yeux ont tendance à se fermer...

     « Dur, hein, ce vol avec le soleil dans la gueule ? Les longs courriers... Que veux-tu ?... A propos, quel âge as-tu ? »

     « 25 ans, Captain... »

     « Et bien, mon petit gars, tu en as encore pour 35 ans, à faire du jet en long courrier ! »

     Jusqu’à l'atterrissage à Singapour, il a dû se demander pendant des heures si les vols en DC3, du temps des hélices, n'étaient pas plus...

 

     Avec le Chibani, personnage agréable des plus « Vielle France », nous allons à Ghadames, oasis à la frontière de la Libye et de la Tunisie... Je suis son copilote et ma femme, ainsi que celle de Claude Goret, Micheline, en sont les hôtesses ! Vol VIP, organisé par Madame Heugel, Consul de France à Tripoli... En fait, on va voir « Bégu », leur ami français, à elle et son mari, un copain à  nous tous... Bégu est contrôleur du trafic aérien de Ghadames ! Quel trafic ? Sais pas ! Il n'y en a pas ! Ou peu... Nous, ce jour là ! Je crois que l'Administration française l'a oublié dans son oasis perdue dans le désert... Il a quand même un poste de radio, Bégu... Nous rentrons en contact avec lui:

     « Salut, les gars ! Il fait beau... Clair pour l'atterrissage ! Le pastis vous attend... A toute à l'heure pour l'apéritif ! »

     J'aime ce genre de procédure radio...

 

     « Jack, tu ne mets plus de (Sic) à la fin de tes histoires ? »

     « Non, j'en ai marre... Je l'ai dit depuis le début, tout ce que je raconte est minutieusement authentique ! »

     « OK, ça va... Plus de (Sic) alors ! »

 

     Depuis longtemps, Bégu ne s'habille plus à l'européenne dans « son » oasis... Entouré de tous les gosses du village, qui n'arrêtent pas de crier, accrochés à ses pans: « Bégu ! Bégu ! », il est en djellaba bleu pâle, celle des Touaregs, qui sont d'ailleurs venus accueillir Madame la Consul... Les hommes bleus l'invitent à déjeuner sous leur grande tente, Begu aussi ! Et nous ? L'équipage aussi ! Garde d'honneur... Les Touaregs sur leurs chameaux... Un tableau que je ne suis pas près d'oublier !

     Devillers, lui, a une vision mois artistique...

     « Mon fils n'a jamais voulu porter de chaussures... A force de toujours marcher pieds nus, il a attrapé des pieds comme ceux de ces bêtes ! »

     « ... »

     Sur des tapis d'Orient à faire baver les collectionneurs, Madame la Consul est assise à la droite du grand Chef Touareg, Bégu à ses cotés pour la traduction ! Madame Heugel ne peut pas avaler le lait de chameau contenu dans le sac en peau de chèvre, qu'on vient de lui offrir...

     « Faites un effort, Madame, le grand Chef vous regarde de ses beaux yeux noirs... Ne le vexez surtout pas ! » lui souffle Bégu en riant sous cape...

     Madame avale... Elle étouffe ! Elle a un poil, de chèvre sans doute, qui lui reste collé à la gorge ! Bégu lui tape sur le dos... Le poil passe ! Bégu a envie d'éclater de rire... Madame la Consul le fusille des yeux ! Le reste du repas et de la journée dans l'oasis se passe relativement bien...

     Quand Bégu vient à Tripoli, événement rarissime,  il ne porte plus sa djellaba, il porte
cravate !

     « Je dois me reforcer à la civilisation, sinon... ».

     Il loge chez les Heugel... Ils sont amis intimes ! Madame Heugel, fine cuisinière, nous invitent pour cette occasion... Bégu se marre en nous rappelant le coup du poil de chèvre !

     « Ris toujours, Bégu, cela pourrait t'arriver un jour ! »

     « Moi ? L'habitué du désert ! Ah ! Ah ! »

     Entrée, petits fours chauds au fromage ...

     « J'adore ça ! » dit Bégu en se précipitant sur le premier morceau à sa portée, en face de lui... Il ouvre sa grande gueule et mâche... Tout à coup, Bégu étouffe ! Il crache ! Une touffe de poils lui sort de la bouche ! Madame Heugel s'esclaffe !

     « Faites un effort, Monsieur Bégu, ne vexez pas Madame la Consul de France... »

     Madame Heugel avait passé tout son après-midi en espérant bien que Bégu allait s'emparer de ce petit four, destiné pour lui et placé en face de lui... Ce petit four, qu'elle avait bourré soigneusement de poils de chèvre a l'intention de Monsieur le Contrôleur de l'Aérodrome de Ghadames !

 

     Que sont devenus Monsieur Devillers, Bégu ? Des rumeurs ont couru que le Chibani s'est enfermé dans sa propriété de France et qu'il n'y laisse rentrer personne... Bégu aurait finalement quitté son oasis et se serait fixé à Nice... Je voudrais bien le savoir !

 

     Le Docteur Girault ! Une autre figure de l'aviation, car c'est lui qui nous fait passer notre examen médical tous les six mois ! Et tous les six mois, même gag...  En rentrant dans son cabinet, il nous demande avec son accent de la France du Sud-Ouest, dont il est originaire:

     « Alors, mon vieux, encore une-bonne-chaud-de-pisse ? »

     « Non, Doc, c'est pour mon examen médical ! »

     « Ah, oui, c'est vrai, j'avais oublié... Déshabillez-vous ! Non, allez plutôt d'abord faire pipi ! »

     Pisser... Il faut leur présenter des urines claires à ces médecins, sinon ils ne sont pas contents ! Un jour, les miennes ne l'étaient pas...

     « Oh ! Oh ! Qu'est-ce qu'est que ça ? Revenez demain ! »

     Depuis lors, je bois un litre d'eau minérale avant mon examen médical et mon pipi à la limpidité du cristal, ce qui satisfait le carabin...

     Avant cet examen, ils sont nombreux ceux d'entre nous, qui soudain passent en Carême ou en Ramadan... Plus d'alcool, plus de tabac, nourriture légère, moins de sexe !

     « La pression sanguine, tu comprends... »

     L'examen médical semestriel... Un autre jeu de poker !

     Comme tout inspecteur de santé pour aviateurs, le Docteur Girault est assez pinailleur...

     « Vous avez grossi depuis votre dernière visite... Faudrait perdre du poids ! »

     « Vous avez maigri depuis votre dernière visite... Faudrait prendre du poids ! »

     « Votre pression sanguine est un peu haute ! Qu'est-ce qui se passe ? Faudrait... »

     Les carabins... Facile pour eux ! Assis derrière leur bureau, ils jugent nos états de santé et décident de notre vie... Bon ou pas bon pour le service ! A ce jour, dire que je suis déjà passé dans leurs bras presqu'une centaine de fois !

     « Apparemment, tu as survécu, Jack ! »

     « Oui, mais par deux fois, j'ai bien cru que je ne reverrai plus ma licence et je ne suis pas au bout de ma carrière... »

 

     Physiquement, le « Doc » ressemble goutte pour goutte à Mister Magoo... Distrait, ses yeux fermés derrière d'épaisses lunettes, on a l'impression qu'il est complètement bigleux et qu'il ne vous reconnaît pas !

     A part le bon whisky (une larme d'eau, merci, pas de glaçons !), son hobby, au Docteur Girault: le cinéma ! Des films en 16 millimètres, qu'il produit lui-même avec commentaires, son et musique... Sortes de documentaires de ces tours du monde ! Pour agrémenter ces films, il nous demande, aux deux couples Goret-Siroux, de venir passer plusieurs soirées chez lui...

     « ?!?! »

     « Non, ce n'est pas ce que vous pensez... Vous allez faire de la figuration pour le générique de mon film que je viens de terminer lors de mes dernières vacances en Egypte... Bouffe et alcools à volonté, bien sûr ! »

     Ces séances ne sont pas tristes... L'italienne, qui est la bonne à tout faire(!), la cuisinière, la patiente du Docteur (Je suis le seul à pouvoir m'occuper de cette pauvre fille, elle n'est pas tout fait normale...) est en tout cas un cordon bleu ! Les vins, en effet, sont excellents ! Le Doc joue son metteur en scène, nous fait recommencer dix fois les mêmes séquences... Il boit un coup !
On boit un coup... On recommence ! Il boit un coup ! On boit un coup... On recommence ! Nous avons chaud, nous sommes trempés de transpiration... Parce que le Doc nous a habillés
de costumes d'Ancienne Egypte, cousus main par la bonne... Nous sommes grimés comme pour un Mardi Gras ! Tout cela sur une musique arabe, sur laquelle Blanche et Micheline doivent remuer leur ventre...

     « Plus lancinantes, Mesdames, plus lancinantes ! »

     Claude et moi, armes de guerre à la main, on a reçu l'ordre de tournicoter, les yeux lubriques, autour des « Belly dancers »...

     « Plus vite, Messieurs, plus vite ! »

     « Stop ! »

     On boit un coup...

     « Action ! »

     On recommence ! Jusqu'aux petites heures... Crevant, le cinoche avec le père Girault !

 

     Le Docteur Girault est également le toubib de certaines compagnies pétrolières... Pour cette raison, il nous accompagne dans l'expédition, que les géologues ont organisé dans le Sud de la Libye ! Destination: Uau Namus, où nous devons passer deux ou trois jours ! Je croyais avoir vu le désert, je n'avais encore rien vu !

     « Uau Namus ? »

     « Un ancien volcan enterré en plein désert... Vous verrez, une merveille ! »

     Mais avant d'y aller, les géologues veulent atterrir pour aller picoter le sol pendant une ou deux heures... Armés de leur piolet, ces gens aiment casser la roche, prendre des échantillons et rêver aux âges de pierre...

     « Où voulez-vous aller exactement ? »

     Un doigt sur la carte:

     « Là ! »

     Pour nous, « là ! », c'est tout blanc sur la carte... On ne voit rien ! Pas un seul point de repère... On ne connaît pas ce coin de la Libye... Ils nous donnent les coordonnées de cet endroit mystérieux...

     « Nous avons sillonner le désert en Land Roover dans tous les sens, on vous indiquera exactement où atterrir... »

     « OK... »

     Nous partons à deux DC3... En formation ! Max Popp et Claude Goret prennent la tête, Sid Truesdell et moi suivons à une distance confortable... D'après nos calculs, trois bonnes heures de vol... Sid et moi, on ne s'en fait pas trop... Il fait beau... On suit l'avion de Max ! Une ballade...

     Une ballade ? A l'horizon, un vent de sable se lève, il fait moins beau... On se rapproche de Max !

     La visibilité se réduit encore... On se rapproche un peu plus de Max !

     Ghibli ! Tempête de sable... On ne voit plus Max !

     Par radio, on décide de prendre deux mille pieds (600 mètres) de séparation verticale entre les deux avions...

     Nous devrions être à présent plus ou mois au point d'arrivée... La visibilité verticale nous laisse deviner le sol... Sid appelle un géologue dans le cockpit, qui au bout de cinq minutes, déclare:

     « Je ne reconnais rien ! »

     « !!! »

     Max confirme:

     « Mon savant aussi ne reconnaît rien... Je propose de tourner en rond, le vent semble baisser... La visibilité sera peut-être meilleure dans une demi heure... »

     On se met à tourner à tourner... Une demi heure... Une heure... L'essence diminue... Une heure et demie... L'essence diminue... Il faut penser à faire demi tour !  Meilleure visibilité !  Le géologue du Max a reconnu ses cailloux, le nôtre, pas... Max va tenter un atterrissage face au vent, qu'il détermine par le sable qui courre au raz du sol... Tout ce passe bien ! Il atterrit, il nous contact:

     « Visibilité suffisante... Sol dur... OK pour un atterrissage ! Où êtes-vous ? »

     Que voilà une bonne question à cent mille dollars ! Nous n'en savons rien Sid et moi !

     Il nous a fallu du temps pour retrouver l'avion de Max Popp ed Claude Goret... Nous étions depuis longtemps passé « sur auxiliaires », les réservoirs de secours ! En regardant les jauges d'essence, je me suis dit, ce jour-là, que les dieux m'abandonnaient à nouveau, que j'allais revivre mon examen de navigation, mon atterrissage en campagne... Mais ici, il n'y a pas de chemin de fer, pas de gare pour se repérer... et pas de train pour rentrer à la maison ! Néanmoins, il y a toujours un dieu pour les aviateurs... Ce dieu est aujourd'hui personnifié par le casseur de pierre dans notre cockpit, qui tend soudain son bras, il montre !

     « I got it ! I got it ! J'ai trouvé ! Turn left ! Virez à gauche ! »

     Sid vire à gauche...

     « Straight ahead ! Tout droit ! »

     Ligne droite...

     « There it is ! Le voilà ! »

     L'avion du Max... Atterrissage !

     Nous n'avons plus guère de fuel... Max fait un calcul ! En ajoutant le reste de notre carburant au sien, il peut rejoindre l'oasis de Sebha, où il y a de l'essence, faire le plein et nous ramener des fûts...

     Sid se demande comment transférer l'essence d'un avion à l'autre ?

     Max:

     « Je vais placer mon avion nez à nez avec le tien... Les tuyaux de nos pompes sont assez longs... »

     Les deux DC3 se font des bibises... Il faut faire vite, le jour baisse... Max doit arriver à Sheba avant la nuit ! Alors, nous, nous pompons... « Ponpon », « Ponpon » dans la chaleur ! Les géologues, heureux, piquent le sol, « Pik, pik ! »... Le Docteur Girault filme... J'ai une angoisse ! Dans quel genre de personnages va-t-il encore nous demander de nous déguiser pour ce documentaire ? En pompistes, sans doute...

     Sacrée ballade ! Je pense de nouveau au Capitaine Haddock:

     « En tout cas, une chose est certaine: mes prochaines vacances, c'est ici que je viendrai les passer... C'est vraiment un endroit de tout repos ! »

     J'ai tort de rechigner... Je vais passer une nuit et une journée, dont je me souviendrai toute ma vie, car Max et Claude ne reviendront que très tard le lendemain...

     On s'organise pour la nuit... Les géologues ont emmené tout un matériel de campement approprié: sac de couchages, couvertures... Ils ont du pain, ouvrent quelques boites de

 Corned beef »... Il reste même des bières fraîches dans les bacs à glace... Bysance ! Malgré une température assez basse, je ne couche pas dans la carlingue de l'avion... Le ciel est trop beau !
Je reste couché sur le dos et j'admire la limpidité du firmament... Cette nuit-là, je fais la connaissance de la Croix du Sud ! Le lendemain matin, celle du vrai désert ! Je m'éloigne de l'avion et seul je m'assieds sur un petit rocher... Les heures passent, divaguantes... Je pense !
Je pense à Monsieur Bernheim, qui m'a parlé de Saint Exupéry...

     « C'est bien joli... »

     Oh, oui, c'est joli... C'est beau, Monsieur Bernheim ! Cela ne m'étonnerait pas de voir apparaître soudain derrière ce monticule le Petit Prince... Le silence du désert, ce n'est pas vrai ! La solitude du désert, ce n'est pas vrai ! Si on tend bien l'oreille, il y a toujours ce bruit de sable roulant au moindre souffle de vent... Il y a toujours ce scarabée, qui surgit soudain de sa retraite... En sortant du sol, il fait crisser les grains de sable... Je ne suis pas seul ! Encore moins seul quand j'aperçois à l'horizon ce spectacle diffus... Est-ce un mirage ? La chaleur accentue la vision que j'ai tout à coup ! Je dois rêver... Mon imagination me joue des tours ! Dans un halo, des formes encore indéfinissables s'avancent vers moi... Elles s'approchent lentement... Le soleil va passer au zénith, quand cette caravane de cinq ou six chameaux dépasse notre site... Les hommes, qui la guident ne se retournent même pas vers l'avion ! Sans doute, croient-ils eux aussi, qu'ils ont affaire à un étrange effet d'optique... Le désert a de ses surprises ! La caravane passe... Et Max Popp revient ! Il revient avec son plein d'essence et huit fûts d'essence... Nous repompons...
Le rêve est brisé !

     Mais le rêve reprend forme en approchant Uau Namus... Malgré nos lunettes de soleil, ces fameuses « Ray Ban », que nous portons tous, la luminosité du désert et la réverbération du sable nous éblouissent... De loin, à la surface blanche du désert libyen, nous apercevons une tache sombre... Elle s'agrandit... De plus près, on reconnaît un cratère... A trois ou quatre cents mètres plus bas, dans le fond de ce trou immense de plus de dix kilomètres de diamètre, un oasis de verdure... Des palmiers, des roseaux, des fleurs ! Trois lacs de différentes couleurs: bleu, vert et rose ! Le Shangrila des légendes ? Mirage ? Non ! Nous y descendrons... Mais l'eau de ces lacs est de souffre, de sel et de vase... Ce n'est pas Shangrila !

     Un qui commence à se sentir seul malgré la présence de son coéquipier libyen, c'est le chauffeur du camion, chargé de ravitaillement et surtout de fûts d'essence... Parti de Tripoli, il y a un mois, il a traversé le désert en lignes droites et en virages, en montées et en descentes...
Il a fait un beau voyage ! Ce vieil italien nous dit qu'il avait prévu un mois, il n'a mis que trois semaines, Dieu sait comment, pour arriver à ce point de rendez-vous ! Voilà une semaine qu'il est ici... Le soir, sous la bâche accrochée à son camion, il me dit devant son plat de pâtes à l'harissa, qu'il cuisine tous les jours sur son réchaud à pétrole:

     « Sensa spaghetti, no posso caminare ! »

     Sans ses pâtes, ce buriné du désert aurait été incapable d'arriver à Uau Namus !

 

     Boulot, dodo ! Les vols sont nombreux... Vers les quatre heures et demie du matin, habituel cappuccino chez l'Italien du coin et direction l'aéroport ! Je fais plus de 1.800 heures en un an et demi ! Le DC3 et le désert me deviennent familiers... Atterrissages, décollages, atterrissages, décollages... Le métier rentre !

     Au petit matin, après avoir passé la nuit dans le désert, la batterie attrape parfois un coup de froid... Elle est à plat ! Solution ? Une corde enroulée comme à une toupille autour du pot central de l'hélice et attachée à un véhicule !

     « Contact ? »

     « Contact ! »

     La jeep démarre et entraîne l'hélice !

     Preutt ! Preutt ! Brrrrrrr... Brrrrrrr... Le moteur ronfle !

     Ca, c'est de l'aviation !

 

     Le Chef-pilote me fait comprendre que vu, le départ prochain de deux Commandants de Bord, il se pourrait que...

     « Mais quelle licence, Tony ? »

     Problèmes de licences...

     Je n'ai que ma licence professionnelle belge ! Il me faut une licence de Pilote de Ligne... Laquelle ? Licence belge ? Peu pratique, la matière est lourde... Cours par correspondance ? Difficile... Pour bien faire et avoir des chances de réussir, il faut suivre des cours particuliers...
Je ne suis pas en Belgique... Les examens sont semestriels... Ah, si j'avais écouté le conseil de Monsieur Weygaert... Si j'avais continué à suivre ses leçons a l'époque de ma licence professionnelle, j'aurais pu, dans la foulée, étudier le TP (Transport Public) ! Trop tard... Licence américaine ? Pratique ! Les cours par correspondance sont bien faits... Quand on se sent prêt,
il suffit de se présenter dans une Ambassade des Etats-Unis ou un bureau FAA (Federal Aviation Agency), passer l'examen et connaître en quelques jours le résultat ! Pratiques les Américains ! Mais...

     « Tony, nous volons sur des avions immatriculés belges, « OO, Oscar, Oscar »... Si j'obtiens mon ATR (Airline Transport Rating, aujourd'hui ATP, Airline Transport Pilot), est-ce que ma licence américaine sera reconnue par l'Administration de l'Aéronautique belge ? »

     « Non, pour voler en Belgique, mais oui, avec une validation de six mois en six mois, pour voler en dehors de la Belgique... »

     « ?!?! »

     « Eh, oui, c'est comme ça... En attendant, si j'étais toi, je prendrais la licence américaine, ce qui te permettra de passer Commandant de bord... Après, tu peux toujours tenter la licence de Pilote de Ligne belge... Comptes-tu rentrer en Belgique ? »

     « Je n'en sais rien... »

     « Alors, licence américaine, fieu ! »

 

     Recommence alors dans ma tête le boogie-woogie: rattraper le retard, avancer, rattraper le retard, avancer... Passer Commandant de bord, passer Commandant de bord, passer...

 

     Je commande les cours « Jeppesen » en Amérique... J'étudie ! Toutes les matières sont concentrées en deux volumes ! Pratique ! Mon ami Claude Goret étudie par lui-même aussi sa licence théorique de Pilote de Ligne français... Lui, n'a pas deux volumes, il a deux malles entières de bouquins ! Un jour, je passe chez lui... Il est en train de potasser le DME (Distance Measuring Equipment), un appareil, qui nous donne la distance par rapport à une station au sol...

     « Tiens ! Moi aussi, j'ai vu le DME hier... »

     « En une seule journée ? »

     « En quelques minutes ! »

     Claude me montre alors son manuel français sur le DME... Une véritable encyclopédie, reprenant à la base toutes les lois de la physique et de la propagation des ondes ! Je lui parle de mon cours à moi, résumé en une dizaine de lignes...

     « Sélecter la fréquence d'une station désirée. Lorsque l'aiguille du cadran indique 150, par exemple, cela veut dire que vous êtes à 150 nautiques de cette station. Vu ? Got it ? Good ! »

     Sujet suivant !

     Pratiques les Américains ! Que demande le pilote ? La distance !, c'est tout !

     Malade, Claude replonge dans ses formules...

 

     Entre-temps, les vols du personnel, du matériel et du ravitaillement continuent... Vols de deux ou trois heures, suivis de sauts de puces dans le désert... Nous avons ainsi un vol de « catering », de vivres frais, pour le compte d'un Libanais... Nous faisons jusque dix à douze décollages et atterrissages par jour... Il faut faire attention au chargement, car Mister Otman, en répartissant sa marchandise, rajoute en catimini, quelques grosses pièces de viande à la cargaison ! Nous nous étonnons alors que l'avion a de la peine à s'élever ! Il décolle, se pose, redécolle, se repose et finalement, prend péniblement un peu d'altitude... Heureusement, la piste de sable est longue !

     « Ce gangster d'Otman nous a encore trompés dans les poids ! »

     Cette phrase devient coutumière...

     Ce personnage peu scrupuleux des lois de la pesanteur et de celles de l'aérodynamique, lors de ce vol de retour sur Tripoli, propose à Max Popp, ce soir-là à bord du DC3:

     « Je dois absolument atterrir à V10 ! »

     V10, un camp permanent, où les flammes des torchères brûlent avec une telle intensité, qu'il y fait presque clair comme en plein jour...

     Je sais que Max peut le faire sans trop de risque...

     « Are you crasy ? Vous êtes fou ? Nous allons à Tripoli, aéroport équipé pour vol de nuit, un point c'est tout ! »

     Si les Libanais réussissent si bien en affaires, c'est parce qu'ils insistent ! Collants comme leurs gâteaux au miel, ils s'accrochent, reviennent à la charge avec des arguments frappants... Vous les balancez par la porte , ils rentrent par la fenêtre ! Otman fait miroiter à Max des liasses de billets de banque...

     « Même pour 500 livres ? »

     « Go to hell ! »

     Max l'envoie au diable et lui claque au nez la porte du cockpit !

 

     Il y a cependant des vols de secours durant la nuit dans le désert... La piste est reconnaissable alors par les phares des jeeps, camions et autres véhicules disponibles, alignés en deux lignes droites... Du trapèze pour les pilotes... De la corde raide !

     Du trapèze aussi, ces atterrissages en bord de mer, où nous déposons les pétroliers du bateau de forage, Glomar Five, ainsi que les plongeurs de la Comex, que vient chercher un hélicoptère... La piste est changeante, puisqu'il s'agit de la plage... A chaque vol, le terrain est différent !

     Claude Goret me raconte un de ces atterrissages balnéaires:

Renwick, le Captain anglais pose bien... Mais un fin de course, un amas de sable capable de faire basculer le DC3 sur le nez ! Reflex correct: un coup de palonnier, « Han ! », pour éviter le monticule... L'avion fait un 180 degrés, évite le tas de sable, sur lequel la roulette de queue vient s'arrêter gentiment ! Les pétroliers américains n'en étant plus à leur première bière, ne sont pas impressionnés du tout et, comme d'habitude, se dirigent vers la porte, l'ouvrent et y accrochent la petite échelle, dont les trois marches sont loin d'atteindre le sol, vu le porte-à-faux de l'avion ! Le premier Texan disparaît... Silence... Son copain s'en inquiète, le cherche des yeux sur la plage...

     « Hou, hou, Jo, where are you ? Jo, où es-tu ? Réponds ! »

     Jo, croyant qu'il allait mettre pied-à-terre à la dernière marche, a piqué de la tête, il est sous l'appareil... Il répond, la bouche pleine de sable:

     « I am here, God Damned ! Je suis ici, N. de D. ! »

     « Oh, Jo, I thought... Je pensais que... »

     « Plaff ! », et en loupant cette dernière marche, le copain de Jo s'en va bouffer du sable à son tour... Débarquement particulier de notre clientèle !

     Un autre débarquement semblable, dû à un virage au sol nécessaire pour éviter des rochers sur la piste... Ce ne sont pas des Texans, cette fois-çi, qui évacuent la cabine, ce sont des fûts de 200 litres de pétrole ! Par la force centrifuge et mal arrimés probablement, se détachent et ouvrent brutalement la double porte en la défonçant, roulent sur le terrain et s'arrêtent devant les tentes du campement... Livraison à domicile !

 

     Pas loin de la mer, nous atterrissons à quelques kilomètres du village d'Agedabia... Personne à la ronde près du bunker de Rommel, enfoui dans le sable... L'entrée en descente est encombrée, tentante ! Max Popp me dit:

     « Never go down ! Nobody went down since the war... Dangerous ! »

     Personne n'a jamais osé pénétrer dans cette tanière depuis la guerre... La peur de rencontrer le fantôme du grand Général ou la crainte des mines ? Frustré, je regarde alors le désert... L'horizon est une nappe de chaleur... Mirages... Je revois les films de la bataille d'Afrique du Nord, qui ont tellement impressionné ma jeunesse... Les tanks apparaissent... Dans la poussière, qu'ils soulèvent, je peux distinguer le casque arrondi des hommes d'infanterie, leur fusil pointé vers l'avant... Ils suivent les chars dans ce vacarme d'enfer, de feux et de flammes... L'artillerie se déchaîne, bombarde ! Le ciel s'enflamme ! « Monty » veut en finir avec ce renard du désert !

     J'entends une voix au loin ! C'est Max... Il est à l'ombre, sous l'aile du DC3...

     « Jack ! Take off ! Décollage ! »

     Je dois quitter Rommel...

     « Excusez-moi, mon Général,... »

     Au retour vers Tripoli, nous devons normalement traverser en ligne droite le Golf de Syrte... Max Popp, qui m'accorde ce secteur de vol, me dit soudain après le décollage:

     « I have controls ! Je prends les commandes ! I will show you the sharks... I hope they are there to day ! Je vais te montrer les requins... J'espère qu'ils sont au rendez-vous

aujourd'hui ! »

     Les requins ?

     Max vire vers le Sud, perd de l'altitude et suit la côte à une cinquantaine de mètres de la mer...

     Des requins ? En Méditerranée ? Si près du bord ?

     Oui ! Je les vois... Je n'en reviens pas ! Une longue bande sombre... En groupe, en famille, en paquets ! Par dizaines, ils font des ronds dans les eaux chaudes du bord de plage, ils se
prélassent !

     Max reprend le cap de Tripoli et me repasse le stick...

     « On m'a dit que tu faisais de la chasse sous-marine, Jack ? »

     « ... »

 

     Le sable n'est plus blanc dans cette partie du désert... Il est noir ! Le basalte... Paysage lunaire... Des cratères, lacs séchés, sur lesquels nous atterrissons ! La navigation est difficile... Seul, le « rig », cette haute tour de forage, est visible de loin... Et encore, elle est noire, elle
aussi ! Les pauvres Italiens n'ont pas de chance... Ils ont effectué plusieurs forages dans cette région et n'ont jamais rien trouvé ! Et si le pétrole venait à jaillir, il faudrait le transporter jusqu’à la côte, à près de mille kilomètres de là... Je n'ai jamais bien compris leur entêtement ! Ce que je comprends bien, c'est la joie hebdomadaire des Français de Forasol et de tous les employés des camps, que nous ravitaillons, qui attendent avec impatience la bouffe, que nous leur apportons
et surtout le pinard... Pour cette raison, les pilotes sont bien reçus ! On se tape de copieux repas...

     « Comment ton steak ? Tac-tac ? »

     « Tac-tac ? »

     « Oui, tac-tac ! Bleu ! Un coup d'un coté, tac, un coup de l'autre, tac ! Tac-tac ! »

     « Va pour tac-tac... »

      J'ai toujours bien aimé ces missions Forasol... Les géologues français, avec qui je deviens ami, me montrent le fonctionnement d'un forage, m'explique la séismique, la recherche des couches pétrolifères, l'analyse de la boue au fur et mesure de la profondeur du puits ! Je plains les foreurs sur le rig... Ils ont à leur portée une caisse de « Ben Gashir », l'eau minérale libyenne et avalent bouteilles sur bouteilles, le corps en dégoulinade sous la chaleur du soleil et celle du moteur Diesel... Sacré boulot, qu'ils font pendant cinq à six semaines avant d'être remplacés !

 

     Le « Pelle », Paul Dardenne quitte la Force aérienne et me rejoint en Libye... Il optera aussi pour la licence américaine et ira à Francfort, tout comme je l'ai fait, passer son examen à l'Ambassade des Etats Unis et passera ses checks également avec Mac Guiness, l'Inspecteur américain... Malheureusement, il est basé à Benghazi ! Nous ferons tout de même quelques vols ensemble plus tard, dont celui-ci:

     Nous partons pour ravitailler un campement à deux heures de Benghazi, dans la mer de sable... Les dunes... Après deux heures de vol, nous devrions y être... Aucune tente en vue ! On continue: Rien ! En stabilisant l'altitude à 1000 mètres, nous commençons alors ce que l'on appelle le «square search», une recherche en carré: deux minutes en ligne droite, virage de
90 degrés, deux minutes en ligne droite, virage de 90 degrés, etc... On augmente le temps des lignes droites après avoir accompli un carré complet. Plusieurs carrés et toujours rien en vue ! On continue... Rien ! On continue... Rien !

     « Le vent a dû nous pousser... » dit le Pelle avec son sourire des beaux jours... Avant de l'ébranler, lui !

     Moi, ce qui m'inquiète, c'est le carburant... Nous sommes sur « Aux », auxiliaires ! En fait, nous ne sommes pas perdus, nous connaissons approximativement notre position sur cette mer de dunes... Mais où est ce foutu camp ?

     « OK, cap à l'Ouest, on va à Sarir, chez BP (British Petroleum), puisque c'est pour eux, que nous volons, ils auront bien quelques fûts d'essence à nous refiler... »

     Sarir... « Toc ! Toc ! » à la porte du responsable « fuel »...

     « Yes ? »

     « Good morning, Sir, heu... »

     Nous lui expliquons, puis:

     « Pouvez-vous nous passer quatre fûts d'essence ? »

     L'essence d'aviation est chère dans le désert et les réserves, prévues pour la stricte nécessité...

     « OK, because you are flying for us... Four drums, that's all ! C'est bon que vous volez pour nous... Quatre fûts, c'est tout ! »

     « Thank you, Sir ! »

     Nous pompons...

     Cap à l'Est vers notre destination initiale... Nous devrions y être... Rien ! On recommence nos recherches... Square search... Rien ! On repasse sur « Aux »... Rien en vue !

     « Jaisouss Craaiste ! Tu crois qu'on oserait aller refrapper à la porte de l'intendant de Sarir ? »

     « Il n'y a rien d'autre à faire, Jack, mais c'est vexant, Nom di Diou ! »

     Le Pelle s'excite quand même... Son orgueil est touché... Le mien aussi !

     Toc ! Toc !

     « Encore vous ? ? »

     « Heu... Oui ! »

     En montrant quatre doigts:

     « Encore quatre fûts, s'il vous plaît, Sir... »

     La rage au cœur, il nous file quatre fûts...

     « Les derniers ! Compris ? »

     « Yes, Sir, thank you, Sir... »

     Nous pompons...

     Re-caps, recherches et re-carrés, qui sont de plus en plus vastes... Re- »Aux » !

     « Jack, il faut trouver ! Je ne retourne plus à Sarir... Je préfère crascher dans le désert, la honte au front ! »

     « Moi aussi, Pelle ! »

     Le dieu des aviateurs nous entend... Un campement en vue ! Est-ce le bon ? Si loin du plot,
du point relevé sur notre carte ? Atterrissage dans les dunes... Oui, c'est ça !  Ces cons-là nous avaient donnés de fausses coordonnées ! L'honneur est sauf...

 

     Deux jours de congés... Je fais un saut à Francfort, pour passer mon examen théorique au Bureau FAA ! Je présente à la demoiselle de service mes carnets de vols, je remplis les formulaires, elle me donne les questions d'examens, me désigne une table et me dit:

     « Good luck ! Bonne chance ! »

     Je passe la matinée à répondre aux questions « multiple choice », quatre réponses, choisir la bonne... Cela paraît facile, ce ne l'est pas ! A midi, je lui rends mon examen...

     « Thank you ! Le Centre vous enverra le résultat dans les huit jours ! »

     Je reçois le résultat, j'ai réussi ! 84% ! Il faut 80%...

     Pratiques, les Américains !

 

     IFR, Instrument Flying Rules ! A l'occasion, avec Tony Vingehœts et Max Popp, je fais bien des approches aux instruments en revenant du désert... Approches ADF ou VOR, mais l'ILS n'existe pas à Tripoli ! De plus, les vols en « airways », les couloirs aériens, sont quasi
inexistants ! Pour bien faire, il me faudrait suivre un cours pratique IFR pour pouvoir me présenter correctement aux examens... Quelle école ? Où ?

     Je m'inscris à l'école de la Sotramat d'Anvers... Mais pas à Anvers, à Cannes ! Je profite de mes vacances de février pour y passer trois semaines d'entraînement, à mes frais, bien entendu ! Cannes, même en hiver, c'est toujours Cannes, il fait beau, et de l'aéroport de Mandelieu, je suis les cours IFR sur Cessna, qui me paraît déjà être un poux du ciel, comparé à mon DC3... Avec instructeur et par la suite sans, je fais des « holdings », des attentes, en forme d'hippodrome, au-dessus de la balise d'Antibes et des ILS à l'aéroport de Nice... Nice ! J'ai une pensée en souvenir des artichauts... Aussi, je pinaille !

     Je fais la connaissance de Robert Schepens... Avec le fruit de ses économies et l'aide de son père, ce jeune garçon suit les cours complets pour obtenir sa Licence Commerciale avec IFR, FAA (américaine). Nous sympathisons de suite... Il me demande des renseignements sur la Libye... Robert obtiendra ses licences et également une place de copilote à la Linair, où il viendra me rejoindre plus tard... Ce rouquin, gaillard des plus sympathiques et excellent pilote, deviendra un ami, un frère, et nous ferons ensemble des milliers d'heures de vol sur DC3 et Fokker F27 en Libye et au Maroc !

 

     Ce matin de juin 1967, je remarque bien une certaine agitation en rentrant dans la ville de Tripoli... J'arrive à l'hôtel Uaddan, également vieux palace du temps des Italiens... Le seul Italien, qui reste est mon coiffeur ! Je le trouve en train de baisser ses volets... Le figaro ferme boutique !

     « Je viens pour une coupe... »

     « Ma, tou es fou, Giacomo, rentre chez toi, c'est la guerre ! »

     « La guerre ? »

     « Israël a attaqué l'Egypte ce matin ! Tu n'écoutes pas les nouvelles ? Leur aviation a été complètement détruite ! »

     « A qui ? »

     « A l'Egypte... »

     « Si vite ? »

     « Oui... Allez ciao ! »

     Je rentre vite chez moi ! Les jours suivants seront des jours de couvre-feu... On reste barricadé à la maison ! Heureusement, nous avons rapidement fait des provisions... Nous n'avons que trois choses à faire: manger, boire et écouter les nouvelles... Nasser hurle à la radio !

     « Les Cairotes sont cuites ! » dit  Blanche...

     Il paraît même qu'à Tel-Aviv, l'Office du Tourisme propose déjà de visiter Israël et ses pyramides...

     Les réservoirs de nos DC3 sont pleins ! On ne sait jamais.. Mais comment arriver à
l'aéroport ?

     Les Dardenne, de passage chez nous, sont bloqués et ne peuvent retourner à Benghazi... Alors, de la terrasse de mon appartement, car nous avons déménagé, on regarde en gueuletonnant brûler les magasins des Juifs, que les Libyens incendient pendant la « Guerre des six jours »...

     Pour nous, les pilotes, l'atmosphère devient plus tendue les jours suivants, lorsque nous recevons l'autorisation d'aller enfin ravitailler les gens dans le désert... Il était temps, les malheureux vivaient déjà sur leurs réserves !

     Sur la route de l'aéroport, avec Mustapha, le mécanicien libyen d'origine tunisienne, qui parle français, nous sommes sans cesse arrêtés pour contrôle d'identité... Stop ! Papiers ! Vérifications ! J'échappe, grâce à lui, à un gros pavé dans le pare-brise de ma Volks, que veut me balancer un excité... Mustapha bondit hors de la voiture:

     « Hé, standa chouaia ! »

     Et explique la situation en arabe...

     Il faut des heures pour obtenir l'autorisation de vol... L'ambiance n'est pas à la rigolade... Israël a gagné la guerre depuis belle lurette, mais ici, c'est toujours la Guerre Sainte, la Djihad » !

     La situation se calme, se normalise... Les vols reprennent, la routine reprend le dessus... Mais pour moi, elle change la routine, car lors d'un retour de vacances, je dois ramener un DC3
de Bruxelles à Tripoli avec Monsieur Deppe ! Ce sera un de mes derniers vols comme copilote...

     Départ de Bruxelles le soir... Survol de la Belgique, survol de la France... Monsieur Deppe me dit:

     « C'est le 14 juillet, il fait beau, nous allons suivre la vallée de Rhône à basse altitude... »

     « A basse altitude ? Et notre plan de vol ? »

     « Demande le plus bas niveau de vol possible ! »

     « Yes, Sir ! »

     Nous volons de feu d'artifice en feu d'artifice...

     Monsieur Deppe me joue des tours... Il éteint toutes les loupiotes du cockpit et place une lampe torche sous son visage en faisant « Baaaah » et en tirant la langue !

     Je dois rire...

     Nous arrivons à Nice... L'ILS est tenu impeccablement... On se croirait sur un rail ! Je m'attends à ce qu'il me dise:

     « Je pinaille... »

     L'atterrissage en vent de travers est parfait ! Je pense à mes artichauts... Le père Deppe me dit:

     « Pas si mal pour mon âge ! Hein, fieu ? »

     « Oui, Monsieur Deppe... »

     De Nice à Tripoli, sur la Méditerranée, Monsieur Deppe trouve le temps long... Il lit des romans policiers... Mais il ne lit que les dialogues ! Les polars défilent...

     Aujourd'hui, Monsieur Deppe ne joue plus des blagues, ne lit plus des romans policiers, ne vole plus... Monsieur Deppe est mort ! Une figure de l'aviation a disparu...

 

     Encore quelques entraînements et je me sens prêt pour mes « checks » avec Mac Guinness, pilote pour une compagnie pétrolière et Inspecteur pour le FAA... « Mac » a une réputation d'examinateur sévère ! Normal pour un représentant du FAA américain... Ils ne badinent pas, ni avec les questions, qu'ils posent concernant l'avion, ni avec le test en vol... Il paraît qu'il a un dada, le « canyon approach », une dernière épreuve, qu'il demande d'exécuter en fin de check ! En effet, le jour où je vais le trouver pour fixer les dates des examens, il m'en parle ! Mais d'abord:

     « Hi ! » (Aïe !)

     Quand je rencontre un Américain, un Australien ou un Néo-Zélandais, je fais toujours un
bond ! Hélas, les Asiatiques ont repris cette habitude de vous saluer... J'ai toujours l'impression de leur écraser les orteils:

     « Aïe ! »

     « Oh, pardon, je vous ai marché sur le pied ? »

     « Non, pourquoi ? »

      Hi !, (Aïe !), Salut !...

     L'approche est différente avec les Anglais, plus « soft », plus douce, moins directe, plus vicelarde:

     « Hellooooo... Hooooow nice to see you ! Quel plaisir de vous voir ! »

     Comme s'ils vous connaissaient depuis toujours... Ils ne vous ont jamais vu, mais ça ne fait rien !

     Mac Guinness demande d'emblée:

     « Are you aware of the canyon approach ? Connaissez-vous l'approche dans un canyon ? »

     « Not really, Sir... Pas vraiment... »   

     « You better be prepared, boy ! Voici ce que j'exige  en dernier point... »

     Il m'explique alors le canyon approach... Descente dans un canyon, une vallée imaginaire !

     « J'indiquerai au sol les points de repères représentants les limites de cette vallée... Je vous préviens que quelques pannes surviendront durant la descente et la remontée, car il faut bien ressortir du canyon... N'est-ce-pas ? Mais d'abord le test de la licence commerciale et l'IFR, un autre jour pour l'ATR... See you ! Au revoir ! »

     Vite, je vais pleurer chez le Chef pour obtenir de l'entraînement supplémentaire... Tony Vingerhœts m'autorise une séance avec Max Popp ! Je lui explique... Il aime ce genre d'évolution aérienne, le Max ! Canyon approach...

 

     Physiquement, Mac Guinness ressemble à Robert Mitchum, bien que plus petit de taille... Il me serre la main pour mon check commercial et IFR !

     « Well done ! Bien fait ! »

     Je suis en transpiration, le jour où il me serre aussi la pince après mon check ATR !

     « Well done ! Bien fait ! »

     Pendant ce check, Mac Guinness n'a pas cessé de couper les moteurs, celui de droite, celui de gauche... Panne ! Panne ! Son réveil matin n'a pas arrêté de sonner ! « Riiing ! », feu !
« Riiiing ! », feu ! La sonnerie simulant l'alarme d'un moteur en feu, que je dois vite éteindre et couper, mettre l'hélice en drapeau, tout en suivant la procédure et en me battant au palonnier pour continuer ce virage en descente ou en montée... Car, bien entendu, le moteur en panne ou en feu est toujours le moteur opposé au virage ! Ce jour-là, mes guiboles sont mises à l'épreuve pour maintenir le DC3 dans les limites de cette vallée de sueurs, qu'est le « canyon approach », dont je ne devais plus jamais entendre parler... Cependant, en 1972, lors d'une visite au Grand Canyon en Arizona, je penserai à Mac Guinness !

     Pour fêter mon succès, je l'invite à dîner avec sa femme Glo... Il accepte volontiers ! Durant ce repas, je leur raconte un peu ma vie... Ils nous parlent de leurs deux fils au Vietnam... Ils sont inquiets ! En fin de repas:

     « Thank you for the meal, Jack, next time, my turn at Wheelus Base ! La prochaine fois, à mon tour de t'inviter à la base de Wheelus... »

     Mac Guinness est un ancien de l'Air Force et a donc le droit de profiter de toutes les facilités de cette grande base américaine aux abords de Tripoli...

     Mac me fait alors penser à mon CO, lorsqu'il ajoute:

     « Tu as rattrapé pas mal de retard... Te voilà bientôt Captain ! »

     Commandant de bord ! C'est vrai... Je réalise maintenant que je suis parvenu à ce tournant important de ma carrière ! Ces quatre gallons dorés, une sorte de « Légion d'Honneur » pour le pilote... Certains la reçoivent plus jeune, certains moins jeunes... Certains jamais ! Incapables d'atteindre ce summum, ne possédant pas les valeurs requises... Certains, malchanceux, n'étant jamais là, hélas, au bon moment... « The right man at the right place » ! Trop tard, les autres leur ont déjà pris la place ! Ils sont probablement nés sous de mauvaises étoiles, sous de néfastes conjonctions... Ils sont nés perdants, ils sont les « born losers » ! Il leur manque toujours la bonne carte... Ils ont le grand flush, mais sans le valet, le full sans la paire !  Pénible réalité...

     Cependant, avec patience et persévérance, j'en connais qui ont continué à lutter contre leur destin, à forcer le cours des événements... Et ont réussi ! Bravo ! Il n'y a pas que dans notre métier, dans tous les métiers, dans toutes les vies, il existe des born losers... Il furent des époques de ma vie, tellement sombres, que je n’apercevais plus la lumière... Je me suis demandé alors si
je ne faisais partie de cette catégorie d'infortunés permanents ! A chacun de ces croisements de routes, j'ai eu la chance de pouvoir me raccrocher à une aspérité de ces gouffres, où
je m'enfonçais, arrêter ainsi ma descente et remonter à la surface... La chance ! La bonne étoile ou la ficelle des dieux ? Moi aussi, j'ai bien failli être un « born loser »...

 

     J'ai 32 ans... Je suis encore dans les temps, dans la bonne moyenne ! J'ai rattrapé mon retard, mais tant d'efforts restent à faire... Ai-je cette petite carte, le jokey de dernière seconde, qui donne le coup de pouce final, la chance justement ? J'ai l'impression que je ne fais que commencer, que je vais tout recommencer ! Et ce sera vrai...

     Encore faut-il que la compagnie en ait besoin, d'un Commandant de Bord et que le Chef-Pilote me lâche sur « la ligne »... Suis-je « the right man » ? Je sais qu'il leur faut un Captain, « tote suite » à la Linair ! Les compagnies d'aviation n'ont jamais été des sociétés de philanthropie... Et ce n'est pas pour mes yeux bleus, qu'après mon test, je suis vite confirmé Commandant de bord, après supervisions en vol, licence et validation rapidement en règle !

     Je fais mon premier vol avec Claude Goret, qui me félicite... Plus tard, Claude fera belle carrière en Afrique: Commandant de Bord DC8, DC10 et Airbus ! Je le reverrai à Paris, des années après, à « La Coupole », lors de mes courriers en provenance de Singapour:

     « Sacré Jacques ! »

     « Sacré Claude ! »

     Les anciens de Libye se sont bien démerdés...

 

     Je reçois aussi une belle récompense pour cette nomination de Commandant de Bord... Voici:

     Il est une expression bruxelloise assez imagée:

     « Mon franc tombe ! »

     «???   »

     Plus tard, ma femme, (la Française), dira toujours:

     « Mon front tombe ! »

     Jusqu'au jour où:

     « Qu'est-ce que tu dis, Michèle ? Mon front ? »

     « Oui, mon front ! Vous voulez dire que vous avez compris... Mon front tombe ! J'ai compris ! Non ? »

     « Oui, ça veut dire qu'on a compris, mais ce n'est le front, qui tombe, c'est le franc ! Celui que tu mets dans un juke-box, dans une machine à sous... Il tombe, le franc, il passe dans la machine, « Kling ! ». Parfois, nous disons aussi: ça fait TILT ! On a compris ! »

     « Vous, les Belges... »

     Mon franc va donc tomber... Tilt ! Comment n'est-il pas tombé plus tôt ? Il est tombé en repensant, comme je l'ai fait à Benghazi lors de mon premier vol, à mes DC3 d'Irumu, que j'allais vite voir atterrir et décoller et qui m'amenaient à l'école... Je découvre que ces avions, précisément, sont ceux que j'ai volés ici, en Libye, depuis presque deux ans et que je vole
à présent comme Commandant de Bord ! Ces DC3, immatriculés belges: OO-SBH, OO-AWJ, OO-SBH, OO-SBX, etc... Ces DC3 volaient au Congo avant l'Indépendance ! Depuis 1935, increvable, le DC3 vole... Construits à des milliers d'exemplaires, ils sont encore quelques-uns uns à sillonner vaillamment le ciel aujourd'hui ! Cette révélation me fait dire alors que les dieux, finalement, n'ont pas lâché ma main...

 

     « Mac & Glo » nous invitent donc, Blanche et moi, à la grande base américaine de Wheelus !

     Au Mess-Officiers, sans doute pour nous impressionner, Mac lit la carte des vins et commande fièrement une bouteille:

     « Châatoo Niouf dou Papé » ordonne-t-il au garçon, qui amène en effet, un Château Neuf du Pape... Il arrive directement du freezer, le Pape... La bouteille est un bloc de glace !

     « Heu... Mac... I think this wine is a bite cold... J'ai l'impression que ce vin est un peu trop froid... »

     « Never mind, Jack ! Waiter ! Ca ne fait rien ! Garçon ! Apportez-nous un seau avec de l'eau chaude ! »

     Plaff ! La bouteille dans l'eau chaude ! Pratiques les Américains ! C'est ainsi que j'ai souvenir de mes premiers galons de « Patron », de Commandant de Bord... J'ai bu du Bourgogne au bain-marie !

 

     Sur la lancée et puisque mon salaire se gonfle tout à coup, j'achète sur cette base de Wheelus un grand frigo américain, un grand four américain ! Mac Guinness m'a donné le nom d'un de ses amis, qui quitte la base après trois ans de service en Libye... Il vend ses affaires ! Marché conclu, le Sergent m'offre une « Bud »... Je fais la connaissance de la Budweizer, une bière américaine, un joli pipi clair... Pas mauvais, rafraîchissant, mais rien à voir avec de la bière ! Dans sa maison, confortent installée, je lui demande:

     « Comment avez-vous trouvé la Libye ? »

     « Good weather... A bit hot in summer... But we are next to the beach and we have air conditioning ! It's OK ! Un peu chaud en été, mais nous sommes au bord de la mer et nous avons l'air conditionné ! Ca va ! »

     « Et la ville de Tripoli ? »

     « Tripoli ? Never been ! Jamais été ! »

     En trois ans, ce militaire n'a pas quitté sa base pour visiter la ville de Tripoli, qui se trouve à 15 kilomètres !

     « No need, we have everything here ! Supermarkets, restaurants, cinémas... Pas besoin, nous avons tout ce qu'il nous faut ici ! Même l'eau... »

     « Quelle eau ? »

     « L'eau potable ! Elle arrive d'Amérique par avion, dans des containers en plastic... »

     « !!! »

     Dire qu'il y a de l'eau si pure dans le sous-sol libyen...

     Pratiques, les Américains... A l'étranger, ils transportent avec eux leur confort, sinon ils sont complètement paumés ! Géographiquement, ils ne savent pas très bien se situer...
Ne comprennent pas que l'on puisse vivre en dehors de son propre pays !

 

     1993. Les pilotes font souvent du « positoning », c. a. d. de la mise en place... On part en passagers sur notre compagnie ou sur une compagnie étrangère pour aller reprendre un courrier
à partir d'une station desservie par notre réseau... Avec mon équipage, je suis donc en
« positioning » de Tokyo à Los Angeles, où nous reprenons l'avion « Gargo » pour le voler à Anchorage, Alaska ! Après l'atterrissage, dans la camionnette, qui nous emmène à l'hôtel, nous nous retrouvons avec l'équipage, qui vient d'opérer le vol... La compagnie s'agrandissant de jour en jour, on ne connaît plus tout le monde comme au bon vieux temps, hélas... Je me présente au Commandant, qui vient d'opérer le vol... C'est un Américain !

     « Hi ! » (Aïe !), I am Bill ! And you ? »

     « Jacques Siroux... »

     Question habituelle, bête:

     « How long have you been in Singapour ? Depuis combien de temps es-tu à Singapour ? »

     « Sixteen years ! 16 ans ! »

     Je lis sur son visage un étonnement...

     « So long from home... Depuis si longtemps loin de chez ton pays... Give me the secret ! Donne-moi le secret ! »

     Je n'ose pas entamer mon curriculum vitae... Avec la fatigue et le décalage horaire, il aurait vite des étourdissements ! Je ne lui réponds pas...

     « Where are you from ?, Jack ? D'où es-tu, Jack ? »

     « Belgium ! »

     Il fronce les sourcils... Je vois qu'il cherche, qu'il se creuse la cervelle, malgré la fatigue...

« Belgium ? East of France... Near Switzerland ? A l'Est de la France, près de la Suisse ?... »

     Heureusement, il n'a pas dit l'Ouest de la France....

     « No, au Sud de la Hollande ! »

     « I see... Je vois... »

     Il ne voit rien du tout ! Pas étonnant pour un quidam Ricain, mais assez renversant pour
un pilote, un Captain de Boeing 747 !

     Les Américains...

 

     Je vais pourtant travailler avec eux ! L'un des pilotes de cette compagnie me dira, sans aucun complexe et convaincu:

     « Everything east of New York is shite, man ! »

     « Tout ce qui est situé à l'Est de New York, c'est de la merde, mon vieux ! »

     Traditionnellement, pendant la période de Noël, les Américains invitent leurs amis le soir
à prendre « l'eggnog », une boisson crémeuse et sucrée... J'aime ! J'aime la crème, le sucre et les traditions...

     Nous sommes chez Mac Guinness... Il fait froid en hiver, en Libye ! Mac se dirige vers le feu de cheminée... Qu'y a t-il de plus beau, qu'un feu de bois ? Je crois qu'il va le ranimer... Oui, mais à sa manière... Il y jette une poudre ! « Plaff » ! Les flammes prennent de l'ampleur... et des couleurs ! Toutes les couleurs ! Bleu, vert, rouge vif, violet... Un feu d'artifice ! 

     « Merry Christmas ! Joyeux Noël ! »

     En le quittant dans le jardin, Mac nous étonne encore...

     « Look ! Regardez ! »

     Il éclaire son palmier... C'est si beau, un palmier vert illuminé...  Le sien est de teinte rose bonbon !

     « Merry Christmas ! Joyeux Noël ! »

     Les Américains...

     Mac Guinness va me « scier » une dernière fois... A l'aéroport, je le rencontre le lendemain de l'alunissage par les Américains...

     « Congratulations, Mac ! »

     « Thank you, Jack... Have a cigare ! »

     Ses poches de chemise sont pleines de cigares, qu'il distribue à la ronde...

     « Merci, Mac, et encore bravo pour les Etats unis ! La lune... »

     Mac semble déçu, vexé...

     « Oh... The moon ! It's not for the moon, it's for my dog ! Je n'offre pas ces cigares pour la lune, je les offre pour Sultan, notre Berger Allemand... Il est papa ! »

     « !!! »

     Les Américains...

 

     Le secret de l'entente entre les êtres humains, je crois, demeure là... Accepter le genre de vie, les habitudes, les goûts des autres, de ceux avec qui nous vivons, nous travaillons, même si leur façon de faire nous paraît incompréhensible, inadmissible... Cela ne vous plaît pas ?
Ne fréquentez plus ses gens ! Rentrez chez vous ! Sans pour cela en provoquer des querelles, des batailles ! J'ai vécu chez les Noirs et travaillé chez les Blancs, chez les Arabes de Libye,  d'Algérie, d'Egypte, du Maroc et de Tunisie, chez les Jaunes, les Chinois, avec les Japonais, avec les Malais, les Indiens... J'ai respecté leur modus vivendi et ils ont respecté le mien !

     A Paris, à mon équipage asiatique:

     « Les gars, ce soir, on retourne manger français et boire du vin français ! OK ? »

     « Encore ? Ah, non Jack, ce soir on va manger chinois ! »

     « OK ! A demain... »

     Mon équipage, à Hong Kong ou à Taiwan:

     « Jack, tu viens manger chinois avec nous ce soir ? »

     « Encore ? Non, merci... »

     « OK ! A demain... »

     A Dubai, à Patrick O Shea, l'Irlandais:

     « Partie de tennis à cinq heures ! C'est le seul court libre... »

     « Sorry, Jack, mais je dois aller à la messe... »

     « OK ! »

     A Jeddah, à mon copilote et à mon mécano, lors d'une mission « Hadj », les pèlerins musulmans, que nous emmenons à Jeddah:

     « Raman, Abu, que faites-vous ces quelques jours, on pourrait... »

     « Non, Jack, nous en profitons pour aller à la Mecque faire le pèlerinage ! »

     « OK ! »

     « Tu viens déjeuner, Ahmed ? »

     « Non, je fais le Ramadan... »

     « Excuse, j'avais oublié ! »

     Respect mutuel... Pas de problèmes !

     Détails, mais tout est là: Je ne suis pas chez moi ! A la limite, si le Chef-Pilote me demande
de voler l'approche de la piste sur le dos afin que les passagers apprécient mieux le paysage, j'ai deux choix: j'obéis ou je m'en vais ! C'est sa façon d'opérer ? OK ! Ce n'est pas la mienne, bis:
je ne suis pas chez moi, donc je pars si je ne suis pas d'accord... Sans bagarre ! En Paix ! Take it or leave it, à prendre ou à laisser !

 

     Boulot, dodo... Les heures s'accumulent... Je vais faire près de quatre mille heures sur ce bon DC3... 3.700 exactement !

     Je reprends mon boogie-woogie: avancer ! Prochaine étape: passer sur avion à réaction, sur
« jet » !

     Les grandes compagnies américaines recrutent... Je fais un saut à Londres pour un interview avec l'une d'elles, United ! Il faut débuter comme troisième pilote mécanicien... Le siège de Commandant de bord n'est pas en vue avant des siècles ! D'ailleurs, qu'est-ce que je fous ici ? La vie à l'américaine ne me tente guère... Je rentre à Tripoli ! A Tripoli, où je suis Commandant de bord, merde, et où la vie est agréable...

 

     Ce ne sera donc pas le jet, ce sera le turbo-jet, avion à hélice, dont le moteur est à réaction,
le Fokker F27, que la Linair acquiert début 68 !

     Bouquins ! Nous étudions par nous-mêmes ce nouvel avion pour présenter l'examen, requis par l'Administration de l'Aéronautique... Un questionnaire assez épais ! L'entraînement est donné par Vingherœts... Tout recommence: pannes moteurs, feux moteurs, au décollage, en vol,
partout ! Après quoi, j'effectue 100 heures comme copilote et 50 heures comme Commandant en supervision... Tony me lâche ! Un pas en avant ! Les dieux me tiennent la main...

     Solide bac, le Fokker F27 ! Il fait le travail du DC3 et deux fois plus vite... Pour arriver à Kufra, cette oasis au Sud-Est, dans le fond de la Libye, où le Général Leclerc a fait serment de délivrer Paris, il nous faut, cinq heures de vol en DC3, fenêtres souvent grandes ouvertes, à cause de la chaleur... En F27, un peu moins de la moitié du temps ! Le F27 est pressurisé, la température cockpit et cabine, agréables... Le démarrage n'est plus celui du DC3, plus de
« Pssss », « Hiii », « Clac-clac » ou de « Plam », mais un seul « Klang » dès que le bouton du démarreur est poussé, qui entraîne l'hélice, « Ziiiiii... ». Il siffle, le turbo-prop... Le reste est doux, « Smooth » ! Nous sommes gâtés...

 

     « Fenêtres ouvertes en DC3 ? »

     « En plein été, oui ! »

     « Et les oreilles ? »

     « Nous avons les écouteurs... Mais quand même, c'est bruyant ! »

 

     Tous les trois ans, les pilotes de lignes doivent passer un « audiogramme », test pour les oreilles... Bon ou pas bon ! Pas bon ? Finie licence !

     Celui que je passe en 1984 à Singapour, a failli me perdre ! Normalement, l'examiné est enfermé dans une chambre insonorisée, écouteurs sur les oreilles... Il pousse sur un bouton chaque fois qu'il croit entendre « quelque chose », émis par l'examinateur lorsque celui-ci déclenche une note basse ou aiguë sur son l'appareil de l'autre coté de la pièce !

     Ponctuel, comme d'habitude, et un peu nerveux, je suis à l'heure de mon rendez-vous...
Ma femme m'accompagne... Je me présente, comprends à peine ce que le Docteur me dit tellement il a du bruit dans son cabinet ! Le Métro est en construction... Au bas de l'immeuble, les marteaux-pilons s'en donnent à cœur joie:

     « Tacatacatac », « Tacatacatac », « Tacatacatac » !

     Le toubib me montre le siège en face de lui... Il me passe les écouteurs !

     « Docteur, vous n'avez pas de chambre insonorisée ? »

     « Pas encore... Bientôt ! »

     « Mais... »

     « It will be OK ! Ca ira comme ça ! Ready ? Prêt ? »

     « Heu... »

     Je mets le casque sur ma tête... A part les « Tacatacatac », un peu atténués, je n'entends rien ! Mais je vois... Je vois mon spécialiste pousser sur son bouton chaque fois qu'il m’envoie un son ! Je fais semblant de rien et je pousse à mon tour, au fur et à mesure que son doigt appuie...
Je triche ! La séance dure une bonne dizaine de minutes...

     « OK ! Done ! Terminée ! »

     Il regarde le diagramme, qui s'est déroulé de la machine...

     « Not bad, not bad, for your age... Pas mal, pas mal, pour votre âge... »

     Perdre la face est pour un Chinois la pire des choses... Pour moi, ce fut encore pire, la
panique !

     Le Docteur s'aperçoit alors qu'il a oublié de brancher les fils des écouteurs... Il tient les deux bouts en mains !

     Il vire de couleur, il me regarde...

     Je vire de couleur, je le regarde...

     Par la fenêtre, Michèle regarde les marteaux-piqueurs...

     Silence...

     Puis, intelligent, il chiffonne le diagramme et le jette au panier:

     « Hi ! Hi ! Hi ! What a joke ! Hi ! Hi ! Hi ! Let's do it again ! Quelle blague ! Hi ! Hi ! Hi ! On efface tout et on recommence ! »

     Moi:

     « Ha ! Ha ! Ha ! »

     J'entends quelques sons... J’appuie... C'est bon !

     Le Doc a sauvé sa face... J'ai sauvé ma licence !

 

     J'alterne DC3 et F27... Robert Schepens est arrivé... Ensemble, nous ferons des milliers d'heures de vol ! Robert est souvent à la maison, qui est la maison du Bon Dieu(!)...
« Mentalité coloniale »: on rentre, on sort de chez l'un, de chez l'autre, sans avoir en mains un bristol, une invitation sur papier doré... Réunions fréquentes après les vols, entre amis pilotes
ou pas pilotes, comme Jerry Sadaune, un joyeux luron et sa femme Francine... Pots, dîners, pots, pots... Robert dépense ses économies en disques... On écoute les « Moodies Blues »... J'ai toujours les « LPs », les « long playings », qu'il m'a offerts ! Jean Derycker et Pierre Rassart sont aussi à Tripoli... Une bonne bande !

     La vie est agréable... Mon manteau de fine peau !

 

     Mes derniers vols en DC3... Vols particuliers... Au Tchad, à Bardaï ! Escale à Sebha, dans
le Fessan, pour « faire de l'essence »... Décor de légion étrangère... Désert... Forteresse, qui surplombe le champ d'aviation... Cap au Sud pour trois bonnes heures de vols ! Désert...
Je n'avais fait qu'une seule fois cette route auparavant... Autre expédition, mêmes personnages: les géologues, « Pic, pic, pic ! », le Docteur Giraud, «Film, film, film !», Max Popp, Claude Goret, Sid Truesdel et moi ! Sid m'avait dit:

     « Look, the moon ! Regarde la lune ! »

     Il arrive que l'on voie la lune en pleine journée... Je regarde en l'air !

     « No, down there ! Non, par terre ! »

     En effet, un parfait croissant de lune, fait de sable brun se distingue sur la blancheur du
désert ! Les géologues nous expliquent que cette bande de sable, haute de quelques dizaines de mètres et large de trois ou quatre cent mètres, se déplace lentement au gré des vents, spécialement ceux du Sud et au fil des années, en gardant la forme impeccable d'un croissant... Etrange rencontre, que je suis heureux de retrouver lors de ce vol charter vers le Tchad ! Un bon point de repère pour ma navigation vers le Massif du Tibesti, dont le point culminant, l'Emi Koussi, est à plus de 3.500 mètres !

     Vol charter... Une agence de voyage parisienne a mis au point(!) une semaine au Tibesti ! Nous y allons tous les samedis, retour le dimanche soir... Une aventure amusante, dont je ne suis pas prêt d'oublier les deux premiers week-ends ! Le prix du voyage de Paris (en DC3
de Tripoli !), du logement (sous tentes !), des méchouis (de gazelles ?) et des ballades en chameaux, n'est pas donné... Les clients sont donc des personnes munies, d'un certain âge, d'un âge certain ! Qu'a donc bien pu leur faire miroiter Patrick, l'organisateur, qui accompagne
ce premier vol, pour les attirer dans cette galère ? Je lui demande...

     « L'aventure ! » me dit-il...

     Une aventure déjà que de faire monter ce quatrième âge dans le DC3 ! Pendant le vol, je les regarde avec pitié par la porte du cockpit... Je dis a Hervé Gilmont:

     « Survivront-ils ? »

     « Bah, ils ont l'air de s'amuser... »

     Exact ! Il me faudra longtemps avant de retrouver pareils « Joyeux turlurons »...     

     Pas de Ghibli... Je retrouve la vallée, qui nous mène à la piste, simple délimitation de pierres blanchies à la chaux, près de cette montagne noire... Pourquoi noire ? Les géologues nous avaient expliqués... Bref, faisant tache dans la couleur brune des pentes de l'Emi Koussi ! Atterrissage... Débarquement ! Embarquement ! Voyage d'une heure en jeeps, « Pling ! », « Plang ! »,
« Plung ! », sur les pistes, qui nous emmènent au village de Bardai ! Les villageois nous accueillent en criant, riant, gesticulant... Un événement, qui deviendra hebdomadaire, à l'arrivée comme au départ !

     Le soir, les passagers sont crevés ! Ca ne fait rien, méchoui, vin ! Le picrate, que nous avons apporté, les réveille... L'ambiance monte !

     « Il n'y aura pas de méchoui ce soir ! » déclare Patrick, Chef de bande et de cuisine...

     « Un contretemps... Nous allons vous servir la gazelle en pot-au-feu ! »

     Une grande casserole est placée sur le feu du méchoui, au milieu de l'assemblée... Ca mijote... Patrick remue dedans avec un grand bâton !

     Mon voisin de table (!), qui est assis à même le sol, s'étonne de la grosseur de cet os de gazelle, qui dépasse du chaudron...

     Quand on me parle du Tonkin, je ne sais pas pour quelle raison, (ma mère ?), je fonds !
Je fonds quand cet autre voisin me dit, le nez rougissant de vin à force d'attendre, et béret en position:

     « Commandant, moi, j'étais artilleur au Tonkin ! Oui, Monsieur, j'ai fait le Tonkin »

     « Je vous félicite, Monsieur ! »

     Rencontrer une pièce pareille dans le Tibesti...

     Sa voisine a un coup dans l'aile... Elle chante, les yeux humides:

     « Du bleu, du gris que l'on rooouuule... »

     On bouffe enfin... Dure, dure la gazelle ! Patrick rempli les verres... Heureusement, il n'y a pas de dessert... Mes passagers s'écroulent avant le dessert ! Il faut les transporter dans leurs huttes...

     Ensuite, Monsieur l'organisateur m'avoue:

     « Je suis très embêté... Les villageois ne m'ont pas tué une seule gazelle ! »

     « Dis donc, Patrick, quel animal as-tu mis dans ton pot-au-feu ? »

     « L'âne du village, que j'ai dû marchander à prix d'or ! »

     Je vais me coucher sur mon lit de camp...

     Le lendemain matin, avant le réveil général et pénible, nous nous taillons en douce avec Patrick, qui nous conduit en jeep jusqu’à l'avion... Il aurait bien voulu s'enfuir avec nous...
Au lieu de s'enfuir, il pompe avec nous ! Nous pompons ! Décollage ! Après avoir remonté
la vallée, passage en rase-mottes pour bien réveiller le campement ! Hervé ouvre sa fenêtre et, par rouleaux, balance du papier-cul... Je pense à la Malle de la Compagnie Maritime, les serpentins des grands départs d'Anvers !

     Nous revenons le samedi suivant avec d'autres amateurs d'aventures... Je retrouve mes aventuriers du week-end passé... Méconnaissables ! Ils font peur ! Leur tête, toute entière est brûlée par le soleil ! Le nez enflé, les oreilles pelées, les joues cramoisies, le crâne en croûte ! Leurs yeux sont à demi-clos ! Ils sont assis par terre, les pieds en sang, entourées de bandages... Un point commun: ces gens sourient, ils respirent la béatitude ! En me voyant, la première question:

     « Ah, Commandant ! Et le vin ? »

     « Le vin ? »

     « Y en a pu ici ! »

     « Ne vous en faites pas, nous en avons apporté... De pleines bonbonnes ! »

     La cour des Miracles, en chœur:

     « Aaaaaah ! »

     Je prends Patrick à part:

     « Que s'est-il passé ? »

     « Je leur avais bien dit ! Attention au soleil ! »

     « Oui, mais les pieds ? »

     « Les pieds ? Heu... Comme il n'y avait pas de chameaux, toute la semaine, ils ont marché à pieds  dans la montagne ! »

     Il ajoute:

     « Le comble, regarde comme ils sont heureux malgré leur état ! Et moi, j'ai marché sur un scorpion ! J'ai failli crever, moi ! »

     « Un scorpion ! Dangereux, en effet... »

     « Non, pas le scorpion, la piqûre de l'infirmier du village ! Quelle semaine ! Dis donc, heu... Tu as apporté le pinard ? »

     « Oui, oui... »

     Pinard du soir... L'ambiance monte...

     « Il y a bien des années, Monsieur, que je ne me suis plus senti aussi bien ! Au Tonkin... »

     « Du bleu, du gris, que l'on rooouuule... »

     « Moi, Monsieur ? Oui ! J'ai fait le Tonkin ! »

     « Du bleu, du gris, que l'on rooouuule... »

     Fin du DC3...

 

     Rrrrrrrrrr font les moteurs du DC3... Pendant des heures et des heures ! Admirable solidité... Sauf, de temps en temps, mais rarement: « Boum ! », la panne ! Je l'ai eue au décollage... Vite le pied, le palonnier, procédures, check-list ! Tout c'est bien passé ! Une autre fois, en croisière...
Le DC3 tient bien sur un moteur, mais cette fois-çi, nous étions un peu lourds... (Otman ?). Atterrissage ! Où ? Il y a toujours bien un camp quelque part, un endroit dans le sable... Nous posons sans casser ! Il faut alors, par radio, prévenir Tripoli, qui nous envoie un autre avion avec un autre moteur et des mécaniciens... Cela prend du temps, des jours parfois ! On attend dans l'avion ou sous son aile...

     Je me souviens d'être venu de Tripoli comme copilote avec Tony Vingherœts, les mécanos et le moteur de rechange... Alphonse Santkin, dit « le Fons », Jules Cousin et Roger Paelinck retroussent alors leurs manches... Non ! Faux ! Ils sont torse nu... L'huile leur coule sur le corps... Démonter le moteur, remonter l'autre moteur... La transpiration les inonde... Ils boivent de la Ben Ghashir, l'eau minérale nationale ! C'était près de Syrte... A la nuit tombante, ils s'arrêtent et tous ensemble nous allons manger du chameau dans le seul restaurant (!) du village... Notre hôtel pour la nuit ? Le DC3 !

 

     Dans toutes les villes du monde, qui ont un Musée de l'Aviation, j'y cours ! Washington, Londres, Manchester, Christchurch, Santa Monica à Los Angeles, Chino en Californie, partout, partout ! Néanmoins, cet empressement tente à se ralentir... J'ai des angoisses ! Pour la bonne raison que les avions, que j'aperçois en premier lieu dans ces musées, sont les avions, que j'ai volés... Le Stamp, le Tiger Moth, le Hunter, le T33, le DC3, et même le Boeing 707 à présent !

     J'ai bien peur qu'un jour, en pénétrant dans un de ces musées, ce sera moi, que je verrai ! Empaillé, momifié, je serai suspendu au plafond par des ficelles, les bras ouverts en un dernier geste d'envol... Je ne serai pas le seul... Tous ensemble, avec les copains, nous tournoierons ! Cauchemar...

     Ce n'est jamais un cauchemar quand je visite le Musée de l'Air à Bruxelles... Mon ancien Commandant d'Escadrille, le Colonel Hervé Donnet, s'en occupe depuis sa mise à la retraite !

     Il me fait alors un plaisir immense... Il demande un escabeau et me permet de grimper et de m'asseoir dans le cockpit du Hunter ! Un de ceux que j'ai probablement volé ... Je ferme les yeux... Je refais des gestes... Une main sur la manette des gaz, l'autre sur le stick... Gestes vieux de trente ans, mais vite retrouvés ! Le silence de ce grand hall, où mon CO et son équipe sont parvenus à faire pendre une Caravelle au plafond, est vite brisé... J'entends des bruits...
Le sifflement des réacteurs... Je revis les combats aériens, les « Dog-fights », les « Moulachkas » des grands jours ! Je...

     « Jackie, il est temps de redescendre, si tu veux encore monter dans le DC3 avant la
fermeture ! »

     « Yes, Sir, je descends ! »

     Musée des souvenirs... Musée des fous du ciel !

     « Musée, mon vieux » !

 

     Mac Guinness me contacte début 69 !

     « Jack, un tuyau ! La compagnie pétrolière américaine « Occidental » a commandé un Fokker F27... Elle va donc avoir sa propre flotte, son «aviation department» ! Ca peut t'intéresser... Ils paient très bien à OXY ! What do you think ? Qu'en penses-tu ? »

     « Heu... »

     Professionnellement, ce n'est pas avancer... Même travail, mais mieux payé ! Why not ? Pourquoi pas ? En attendant...

 

     Je connais Occidental... Un jour, approchant de notre destination en F27 de la Linair, nous apercevons à l'horizon une colonne de fumée noire, immense, montant vers le ciel ! C'est la Compagnie Occidentale, qui vient de percer un des plus grands puits de pétrole du monde... 
Une histoire assez extraordinaire !

     Le Chairman d'OXY est l'Américain Armand Hammer, dont la vie fut extraordinaire, elle aussi... A vingt ans, il est millionnaire ! Pendant qu'il vend des journaux et fait de nombreuses
« affaires », comme lancer une boisson, un mélange à base de teinture de gingembre, qui passe sans problème au temps de la prohibition, son frère lui donne ses notes, qu'il a prises pour lui au cours de Médecine à l'Université... Armand les étudie la nuit... Il sera Médecin, mais ne professera jamais... Il reste dans le business ! Business assez particulier à l'époque, puisqu'il a décidé, étant d'origine russe lui-même et parlant la langue de ce pays, de profiter de la Révolution pour pénétrer le marché soviétique ! Personne n'y croit, il y croit !

     Armand Hammer part en Russie en 1921 et parvient à obtenir la confiance de Lénine, avec qui, il entretiendra par la suite des relations quasi amicales ! Il n'y aura pas que Lénine...
Le Docteur Hammer, titre qu'il gardera jusqu’à la fin de sa vie, sera au fil des années, l'ami de tous les Présidents soviétiques, à l’exception de Staline... Jusqu’à sa mort, il sera pour les Etats-Unis, une sorte d'ambassadeur auprès du Kremlin !

     Que propose-t-il à Lénine ? Du troc ! Entr'autres, produits pharmaceutiques, tracteurs...

     « Contre quoi, Monsieur Hammer ? »

     « Heu... Pourquoi pas quelques peintures et icônes, quelques pièces du trésor des Romanoff, quelques œufs de Fabergé ?... »

     Il les revendra en Amérique !

     Il crée une usine de crayon à Moscou !

     Des « affaires »...

    Revenu aux Etats-Unis, ils continuent les « affaires » en touchant un peu à tout, du
« business »... De l'élevage du bétail aux Galeries de peintures ! Tout lui réussi...

     Approchant la soixantaine, plusieurs fois millionnaire, il commence à écrire ses mémoires à Los Angeles, quand un de ses amis lui propose:

     « Le pétrole, Armand, ça ne t'intéresserait pas ? »

     « Le pétrole ? Connais pas, mais... »

     Le Docteur Hammer s'associe et se lance donc dans le pétrole... Il loue des petites concessions pétrolières en Californie, Occidental Petroleum Company !

     Ca va, mais pas au goût de ce business-man...

     En Libye, les concessions sont allouées pour cinq ans... Une compagnie américaine va rendre une de ses concessions... Pas bien grande... Pas de pétrole, ou peu, inutile de renouveler !

     Par je ne sais quel mystère ou quel renseignement surtout, Armand Hammer sait qu'il y a du pétrole dans cette petite concession, mais il suffit, paraît-il, de forer un peu plus profondément !
Il décide de reprendre ce morceau de désert ! Le forage commence... Profond !

     « PISSSS ! », ça pisse ! Et ça pisse bien, puisque le rendement en barils de ce premier essai est un des plus grands puits du monde ! C'est celui que je vois de mon avion... Et il y en aura d'autres, tout aussi productifs !

     Le diagnostique du Docteur fut bon... Il a du nez !

     Du coup, à l'américaine, construction d'un camp permanent et moderne, d'une piste d'aviation, d'un pipe-line de 300 kilomètres jusqu’à la Méditerranée, à Ras Lanuf, où un port est aménagé pour les tankers...

     Une fois de plus, je pense à Tintin... Tintin en Amérique ! Le pauvre, au lendemain de sa découverte d'un puits de pétrole jaillissant dans les airs, se fait enguirlander par un « cop »,
un flic, qui règle la circulation dans cette nouvelle ville déjà en pleine construction !

     Le Docteur possède deux avions personnels... L'un reste basé à Los Angeles, l'autre à Tripoli ! Mais quels avions ! Des chasseurs bombardiers de la guerre, bimoteurs transformés en avions VIP, des B26, de sacrés engins ! Pour venir en visite à Tripoli, ce Monsieur, qui n'est plus tout jeune, couché sur la banquette de la petite cabine, fait traverser à ses pilotes, d'escales en escales: les Etats-Unis, l'Océan Atlantique, l'Europe et la Méditerranée ! Plus tard, le Docteur Hammer aura des « jets », Grumann et Boeing 727, avec lesquels il sillonnera le monde, ses « affaires » étant devenues internationales... OXY par-ci, OXY par-là !

     Plus de vingt ans après avoir volé sur ses avions en Libye, j'ai téléphoné plusieurs fois
à Occidental Petroleum Company lors de mes escales à Los Angeles... J'avais rencontré Armand Hammer lors d'une de ses visites à Tripoli, j'aurais bien voulu le revoir, lui dire ma satisfaction d'avoir travaillé pour lui, pour OXY ! Jane, sa secrétaire, je crois qu'elle s’appelait Jane, me répondait toujours:

     « Captain Siroux, Docteur Hammer would be happy to meet you, but he is a very busy man, you know... Next time, try again, please ! »

     Le Docteur est un homme très occupé, je sais... Mais lors de ma dernière tentative, ce fut trop tard... Mon ancien « Boss », le Docteur Hammer, ce business-man milliardaire et infatigable, cet amateur d'art, ce mécène, était mort à l'âge de 92 ans ! Dommage...

     Chapeau !

 

     Je vais donc trouver le chef pilote d'Occidental...

     « HI ! (Aïe !), my name is Von Fulenwider ! Call me Von ! »

     « Clic ! », comme avec Beduwé... « Clic ! » ! Positive vibes ! Les vibrations sont positives... Je l'appelle Von et nous allons bien nous entendre et même bien rigoler !

     Mac Guiness avait raison, je triple presque mon salaire ! Le Docteur Hammer avait l'habitude de dire:

     « I do'nt pay with peanuts... »

     Il ne paie pas avec des cacahuètes, mais il faut bosser... Normal !

Puisque OXY va recevoir un Fokker F27 et que j'ai déjà une expérience sur cet avion, Von me propose d'entraîner les pilotes américains, qu'il va engager...

     « Heu... Merci, mais je n'ai pas la qualification sur ma licence américaine ! »

     « Do'nt worry, Jack, I am sending you in Amsterdam... »

     Von m'envoie à l'usine Fokker, à Amsterdam, pour refaire tout le cours au sol, l'entraînement en vol et passer ensuite la qualif FAA avec Mac Guiness !

     Il ajoute, en sortant une pile de candidatures de son tiroir:

     « Il me faut aussi des copilotes... »

     « Heu... Von, if you do'nt mind... Regarde à la lettre S »...

     « S ? Why S ? Pourquoi S ? »

     « S for Schepens ! Good guy, good pilot, goog spirit ! DC3 and F27 also ! I recommend
him... »

     Je savais que Robert avait envoyé sa candidature... Je le recommande à Von Fulenweider, qui sort « l'application form » de Schepens !

     Je lui dis rapidement:

     « Easy for you to interview him... He is here, in Tripoli ! »

     « OK, Jack, I will interview this guy ! »

     Robert fut interviewé et engagé... Nous allons continuer à voler ensemble... Des heures et des heures de Fokker, comme nous l'avions fait en DC3 et en F27 à la Linair et comme nous le ferons au Maroc ! (Bis  ! Mais ça ne fait rien...)

 

     Je reçois souvent aujourd'hui des lettres et des lettres de collègues, que je connais, ou de pilotes, que je ne connais même pas, mais qui me connaissent par X ou Y... Ils attendent une réponse de la compagnie, à qui ils ont envoyé leur candidature... Les innocents !

     « Cher Monsieur Siroux, vous ne pourriez pas... »

Par solidarité, je réponds de suite à leur lettre en leur donnant les renseignements désirés, mais j'ajoute aussi:

     « Cher Monsieur, ASAP (as soon as possible), dès que possible, prenez vite votre brosse à dents, vos licences et le premier avion ! Venez vous-même sur place en personne et montrez-vous au Chef-Pilote ! Ainsi vous arriverez avant les autres, s'il y a une place à prendre ! »

     Personnellement, c'est en employant cette tactique, que je me suis toujours retombé sur mes pattes...

     Quant à recommander quelqu'un... Plus scabreux ! Il faut être sûr du personnage: pilotage, comportement, diplomatie... Surtout, nous, les expatriés ! Votre réputation est immédiatement liée à la sienne... J'ai été déçu... Il m'a fallu réparer les morceaux, joué les étonnés... Et je l'étais !

     Je remercie ici Paul Dardenne, qui m'a recommandé à Singapore Airlines en 1977... Pour que Pelle recommande quelqu'un... Un honneur !

 

     « Jack... Es-tu un bon pilote ? »

     « !!! »

     « Allez, de 1 à 10... Quelle cote ? »

     « Franchement, aux environs de 7 ! Quand j'ai commencé à voler à St Hubert, Monsieur Charon m'a attribué cette note et je m'y suis maintenu... Mais il y a des jours, et nous avons tous cette impression, j'ai le sentiment de voler comme une patate... Pour je ne sais quelle raison, la fatigue, les emmerdes ? Et des jours où les dieux me sont favorables, je crois alors voler comme un dieu ! Oui, je peux dire, sans déconner, la bonne moyenne... Medium rare ! »

     « OK, je te crois ! »

     « Mais j'espère bien ! »

 

     En attendant d'aller à Amsterdam, Von me fait faire quelques tours de piste avec « le bombardier » ! Un autre monde encore... De la cabine, il faut se courber, se glisser dans le cockpit... Une fois installé dans le siège et dans le tintamarre des puissants moteurs, il n'est pas difficile d'imaginer les missions de guerre, qu'ont effectuées les pilotes américains en 40 !

     Ceux qui volent cette machine à OXY, sont d'excellents manœuvriers, qualification obligatoire pour ce genre de sport avec cette « bête » ! Eux seuls sont les Captains du  Bomber » !

     Un soir, Von me téléphone:

     « Jack, le Bomber doit partir en révision à Beyrouth... Tu seras mon copilote ! »

     « But, Von, je n'ai pas la qualification ! »

     « Pas besoin comme copilote... Le FAA ne l'exige pas ! Néanmoins je vais te la donner, la qualification ! »

     « Ah, good ! Quand ? »

     « Tout de suite, Jack ! Répète après moi:

     « B »

     Je répète:

     « B »

     « Twenty ! »

     « Twenty... »

     « Six ! »

     « Six... »

     « B26 ! »

     « B26... »

     « OK, Jack, tu as la qualification ! Décollage demain matin ! Rendez-vous à l'aéroport... Six heures ! See you... »

     « ... »

     C'est ainsi que nous sommes partis pour le Liban.... Comme le Docteur Hammer n'est pas regardant non plus sur les indemnités, Von, Jim Mac Claren, l'Ecossais Chef-mécanicien au sol, qui porte le kilt pour les grandes occasions, et moi, avons passé 15 jours de rêve à Beyrouth, au St Georges, aux Caves du Roi et au Casino du Liban, en attendant que le « Bomber » ait terminé sa toilette de printemps...

     A Beyrouth, je fais connaissance avec un personnage assez spécial, extraordinaire aussi,

« quite a character »... J'aime ! Grâce à Mimi, la jolie Mimi, une hôtesse libanaise, qui vole à
la « Libyan Airlines »...

     « Jacques, si tu vas un jour à Beyrouth, dis-le-moi, je préviens Pépé... »

     « Pépé ? »

     « Oui, Pépé Abed, un ami... Tu verras, il te recevra bien ! »

     La réception fut des meilleures... Pépé Abed vient me chercher au St Georges ! Gueule de vieux loup de mer, casquette de marin penchée sur ses cheveux argentés, élégant blazer bleu, souliers blancs... Il a de l'allure, Pépé ! Tout le monde semble le connaître, car il ne peut pas faire un pas sans qu'il soit obligé d'agiter ses bras en guise de salutations, de serrer une pogne à droite et à gauche, ou d'embrasser quelqu'un ! Il est d'ailleurs accompagné d'une jeune et jolie européenne... Son habitude, m'avait dit Mimi !

     Il m'emmène déjeuner dans un de ses restaurants à Tyr, où il fait, entre autres « affaires », de l'archéologie (!) en retirant de la Méditerranée  des paquets de colonnes en marbre...

     Le soir, il m'invite chez lui !

     Solidarité ! Je ne parle pas de Jim, puisqu'il a disparu dans Beyrouth... Personne ne sait où il est !

     « Pépé, je suis ici avec mon Chef-Pilote, il est tout seul... »

     « Je l'invite ! »

     Dîner de Roi et de spécialités libanaises...

     Avant de le quitter, il nous demande, à Von et à moi:

     « Où allez-vous ? »

     « On rentre à l'hôtel, au St Georges... »

     « Vous avez rendez-vous ? »

     « Heu... Non, Pépé ! »

     « Seuls à Beyrouth ? Impossible ! Attendez ! Je vous recommande à un ami... »

     J'ai toujours ce morceau de marbre antique sur lequel Pépé Abed écrivit à la pointe Bic:

     « Occupe-toi de mes amis, sinon tu auras affaire à moi ! Pépé. »

     En fait, il nous envoyait aux putes... Et ce fut mémorable ! Je crois que c'est dans cet établissement que les ondes entre mon Chef-Pilote et moi sont passées au degré supérieur,
le stade de l'amitié ! Quelle soirée...

     Nous avons dû rentrer à l'hôtel, accompagnés et soutenus par ces demoiselles... Pas pour la bagatelle ! Pour leur payer le restant de la facture !  Nous avions l'estomac gonflé d'alcool, mais les poches vides...

     Pépé a-t-il tordu le cou à son ami, directeur du « ... » ? J'ai oublié le nom ! Et pour cause...

     Vit-il toujours Pépé ?

     Et dire que l'hôtel St Georges, les Caves du Roi, ce bar aux ambiances raffinées, où le barman nous montrait des « trucs » de magie, et le Casino du Liban, où j'ai admiré les plus beaux spectacles du monde, n'existent plus, enfouis dans les ruines du débâcle de ce beau pays ! Folies des hommes...

 

     Retour à Tripoli, autre mission avec Von Fulenwider... Survol du désert pour retrouver une jeep et ses deux occupants perdue dans le désert ! Ils ont quitté l'oasis de Kufra et se sont laissés surprendre par le Ghibli...

     Von met le B26 en régime de croisière économique, ce qui allonge le temps de l'endurance de vol... Comme nous l'avions fait avec Paul Dardenne, mais cette fois-çi, pendant de nombreuses heures, nous allons faire du « Square search », vols en carrés...

     Le premier jour, rien !

     Le deuxième jour, rien !

     Le troisième jour, finalement, nous découvrons la jeep ensablée dans les contreforts des grandes dunes de la Mer de Sable... De notre ciel, nous remarquons que les traces des pneus font de grands cercles... Pris dans la tempête de sable, sans compas sans doute, les malheureux ont fait comme les Dupont et Dupond, ils ont roulé en rond ! En plus, ils ont commis une faute grave en quittant leur véhicule... Erreur !

     Il n'y a pas plus une seule âme dans ou près de la jeep... Où sont-ils ? A notre tour de tourner de faire des cercles de plus en plus grands à partir de la jeep...

     Von, qui scrute le terrain, coté gauche:

     « Here they are ! Les voilà ! »

     Passage en rase-mottes... Deux corps étendus sur le sable ! Pas de signe de vie...

     Repassage  (!), immobilité totale !

     Nous lançons un message radio à tous les véhicules mobilisés pour ces recherches en donnant les coordonnées de la jeep... Ils ne sont d'ailleurs pas très loin ces véhicules, mais ils n'ont jamais pensé à aller voir du coté des grandes dunes... Pourquoi auraient-ils pris ce chemin difficile ?

     Nous rentrons à Kufra pour faire le plein et y passer la nuit... Nous apprenons que nos rescapés étaient encore vivants, mais inconscients... Bien qu'ayant bu toute la flotte du réservoir
à eau de leur jeep, quelques minutes de plus et ils mouraient déshydratés ! Nous les avions découverts à temps... « Il était moins cinq » !

     Le lendemain, à Tripoli, nous voyons nos deux photos en première page de journal... Nos femmes respectives ont eu un choc !  Fier du sauvetage de notre département-aviation, Jim,
le Chef-mécano, les a refilées à la presse locale... A la première lecture de ce canard mal enchaîné et selon la mauvaise disposition des photos parmi le texte, Von Fulenwider et Jacques Siroux ont failli mourir de soif dans le désert de Cyrénaïque !

 

     Stage à Amsterdam...

     Dick Hull, un Américain, et moi, nous passons d'abord trois jours en Angleterre, chez Rolls-Royce... A Derby, on nous dissèque le moteur, avec lequel j'ai déjà fait des centaines d'heures de vol ! Et six semaines, non seulement à l'usine Fokker, mais aussi à « L'American Hotel », où notre séjour fut excellent... Je passerai de longues heures avec lui et son épouse, qui l'accompagne, dans ce vieux café de l'American à parler de choses et d'autres, dont du F27... Cet établissement, où le café, tellement bon, est servi dans de la belle porcelaine, et que je ne manquerai pas de revisiter plus tard à chacune de mes escales à Amsterdam, pour y lire mon journal, relax... Pèlerinage !

     Aux cours, je rencontre des pilotes des compagnies, qui ont aussi acheté un ou plusieurs Fokker et ont envoyé leurs pilotes pour le cours au sol... Je retrouve Théo Bal, un ancien de la Force aérienne, pilote à Air-Zaïre... Je fais la connaissance d'autres pilotes français d'Air-Algérie, des pilotes d'un peu partout, que je reverrai d'ailleurs plus tard aux quatre coins du monde... Intéressant ! Nous nous croisons sans cesse dans cette petite mafia, qu'est le petit monde
de l'Aviation !

 

     Retour à Tripoli avec notre Fokker tout neuf ! L'entraînement commence... Avec le Chef-Pilote de Fokker, Wolters, j'avais fait et refait pendant des heures et des heures, toutes les actions de secours, les « emergencies » possibles et inimaginables...

     A mon tour de faire faire des tours de piste en coupant les réacteurs et en y mettant le feu, aux pilotes d'OXY et d'abord à mon Chef-Pilote Von Fulenwider, qui me fait, en me voyant piloter avec des gants, habitude en Libye pour la transpiration:

     « Pfff, c'est un avion pour prima-dona ! »

     Bien sûr, à coté de son bombardier tonitruant et pissant de l'huile par tous les pores de sa carcasse...

     Les autres pilotes du B26, comme Woody Yong et Roy Skelton apprécient le F27, mais ils auront toujours une vielle préférence pour leur Bomber... Je les comprends !

     Woody, un ours de taille et d'esprit, mais tellement gentil et sympa ! Son dada: la mayonnais ! Chaque fois que nous avertissons le camp par radio de notre arrivée, il demande des sandwichs à la mayonnaise:

     « Do'nt forget: mayooonnaiiise for me ! »

     Le cuisinier doit se demander pourquoi on lui demande encore des sandwichs à la mayonnaise... Habitué à cette demande, il les a déjà préparés !

     Un soir, je passe chez Woody pour le prendre avant un vol, que nous faisons ensemble... Lui et toute sa famille sont en train de manger:

     « Have a bite with us, Jack... Delicious ! »

     « No, thank-you ! »

     Manger un morceau avec eux ? Non, merci ! Devant un verre de Coca-Cola, ils s'empiffrent avec des poires en boite, nageant dans de la mayonnaise...

     Les Américains...

     A Kufra, Occidental Petroleum Company fait des expériences étonnantes avec la collaboration du gouvernement libyen... OXY et le Ministère de l'Agriculture sont parvenus à faire pousser du blé en plein désert ! Le secret ? De l'eau, beaucoup d'eau, extraite du sol par de puissantes pompes et distribuée à longueur de journée par un système de longs tuyaux d'arrosage ! De loin, en avion, nous apercevons ainsi quelques hectares de verdure... On croirait aux mirages !

     Un jour donc, à Kufra, attendant sous l'aile du B26, que les VIP agronomes reviennent, un soldat de l'Armée libyenne, qui était là de garde, offre, à Woody une cigarette... Bien gentiment, bien simplement... Par paquets, Woody ne fume que des « Winston » !

     « No, it's not my brand ! Ce n'est pas la marque des cigarettes, que je fume ! »

     Robert Schepens, qui était son copilote, lui fait remarquer que ce refus est assez vexant et même dangereux pendant ces journées troubles de la Révolution libyenne...

     Woody:

     « Oh, ja ? OK ! »

     Et de foncer sur le plouc en lui donnant une grande claque sur l'épaule, ce qui par sa force, fait valser le Libyen... Il en avale presque son fusil !

     « Hé, you ! Give me a cigarette ! »

     Les Américains...

 

     Plus de dix ans après avoir quitté la Libye, ce brave Woody Yong, car c'est le meilleur des garçons, ce doux et calme Roy Skelton, à qui nous avions donné comme cadeau de mariage un des petits de notre chatte Cocinette, je les appellerai à New York, où ils sont basés à présent...

     A la fin de nos conversations téléphoniques, pendant lesquelles nous avons raconté nos vies depuis notre départ de Tripoli, Woody:

     « God bless you, Jack ! »

     « Gods bless you, Woody ! »

     Roy:

     « Jack, Love-Love is still alive ! »

     Le chaton, devenue une grande et jolie chatte, était toujours vivant !

 

     Jay Howard aussi est venu rejoindre la flotte d'OXY... Celui qui m'avait dit, suite à mon bond, à mon « ascension » en atterrissant le DC3:

     « Cela arrive dans les meilleures familles... »

     Il me raconte sa vie de famille et de pilote... La fumée de ses « Malboros » sort de ses grosses lèvres déformées par les cicatrices suite au crash...

     Il me dit la chance qu'il a eue, le jour où il fut « lucky » d'avoir eu « une affaire » avec Mercédes, qui deviendra sa femme, dont il est toujours tellement amoureux ! Mercédes aussi, est toujours amoureuse de son mari... Les voir ensemble me donnait une impression de bien-être !

     Mercédes... Femme de caractère ! Cigarette à la bouche, verre à la main, voix éraillée, raconte, elle aussi:

     Infirmière pendant la guerre, elle a dû soigner un grand blessé ! Elle a dû, parce que c'était son métier et qu'elle est bien obligée par conscience professionnelle et par humanité, de procurer ses soins à cet Officier Supérieur japonais ! A ce Jaune, elle ne le cache pas son inimitié, en lui parlant en Anglais... Tout son vocabulaire y passe ! Au fil des mois, son blessé ne répond jamais ! Forte de cette situation, elle lui balance de plus belle sa façon de penser de ces « Japs », de... de...

     Son blessé guéri, il disparaît de l'hôpital...

     « Bon débarras » se dit Mercédes et n'y pense plus...

     Quelques années après que la guerre soit terminée, on sonne à sa porte ! Un Monsieur aux yeux bridés et habillé avec raffinement, qui lui présente un colis !

     Mercédes hésite... Ouvre le paquet enroulé de papier cadeau... Des perles fines de couleur noire !

     « Qui êtes-vous ? »

     « Vous ne me reconnaissez pas ? » lui répond le Japonais dans la langue de Shakespeare...

     « Vous m'avez sauvé la vie, Madame... Aussi, pour vous remercier de vos bons soins, je tiens à vous offrir une perle noire pour chaque jour que vous avez passé à me soigner et à me traiter
de tous les noms, c'est à dire 182 perles ! J'ai toujours très bien parlé l'Anglais... J'ai fait mes études en Angleterre ! »

     Mercédes s'évanouit !

     Extraordinaire !

 

     « Jack, encore cet adjectif -extraordinaire-... »

     « M'en fous ! Pas de fioritures ! Adjectif simple, qui veut bien dire ce qui veut dire: hors de l'ordinaire ! Des gens, des événements, que j'ai eu la chance de rencontrer et de vivre de par mon métier, qui furent hors de l'ordinaire, hors du commun et de la banalité, sont pour moi extraordinaires, tout simplement ! OK ? »

     « OK, OK... »

     « OK ! Donc, la plupart des personnages, des histoires, placardés sur les murs de ma mémoire, dont je parle dans ce bouquin, et parce que je les estime extraordinaires, sont extraordinaires ! Simplissimo ! Cappice ? » 

     « Si, si, Jack, si... Ne te fâche pas ! C'est extraordinaire ! »

     « Tu te fous de moi ? »

     « Non, Jack ! »

     « OK ! Où en étais-je ? Ah ! Oui, extraordinaire... »

 

     Nous sommes trois Belges à OXY... Jean Pierre Keyers, qui s'entendra dire qu'il ne pourra jamais désensabler son avion avec le bulldozer et qui est à présent Commandant de Bord à Brunei, est venu gonfler la flotte ! La maffia belge...

     Il y a toujours de par le monde un petit pilote belge volant pour une compagnie étrangère ! J'en connais des tas et des tas: en Orient, au Moyen-Orient, en Asie d'Est et d'Ouest, en Afrique du Nord et du Sud, aux Amériques, et même en Europe ! La maffia belge des pilotes à contrats, aux carrières sinueuses... Des mecs, qui se sont démerdés ! J'aime !

     Avec J. P., je ferai non seulement de nombreuses heures de vol, mais aussi des petits gueuletons... Aimant la bonne cuisine, ce ne sont pas des sandwichs à la mayonnaise, qu'il commande par radio, mais carrément des plats, dont il ordonne le menu ! Sitôt après le décollage, l'assiette sur les genoux, nous dégustons...

     « Tu vois le tableau » me dit-il « si nous avions un crash, on retrouverait deux pilotes, une fourchette plantée dans la gorge ! Les enquêteurs se demanderaient quel genre de bagarre a bien pu se dérouler dans le cockpit... » 

 

     Plus tard, dans les « Airlines », je mangerai sur un plateau... Dans le cockpit, les pilotes mangent leur repas, penchés sur un plateau posé sur leurs genoux, leur cravate rejetée sur l'épaule afin qu'elle ne trempe pas dans la soupe ou le café... Position peu confortable... Moi, cela me coupe l'appétit ! J'en suis arrivé à ne presque plus rien manger à bord ! Je bois du thé, de l'eau minérale et je mange quelques biscuits... Et puis, je ne sais pour quelle raison vexatoire, il suffit que nous commencions à manger pour que la turbulence se mette à secouer l'avion et « Plaff ! », le pantalon est rempli de nourriture et de boissons ! D'ailleurs, ne nous parlez plus de poulet
froid ! Nous en avons trop vu, trop mangé !

     « Encore du poulet froid ! »

     La langouste et même le caviar de la première classe prennent le même chemin:

     « Encore de la langouste ! Pff... »

     « Encore du caviar » ! Pff... »

     Nous sommes des gâtés ! Tant que l'on en est conscient, ça va...

 

     Au temps de ma mouise, à l'époque de ma dèche, quand tout semblait s'acharner sur moi, que mon morale s'enfuyait vers l'abîme, Serge Michel, voyant mon état, m'avait conseillé d'aller rendre visite à ce monsieur, qui avait, paraît-il, un pouvoir surnaturel...

     « Non seulement, il peut guérir les corps, mais aussi l'esprit... Il pourrait peut-être te réconforter... Il prévoit également l'avenir ! »

     « L'avenir ! Mais enfin, Serge, mon avenir... Je t'en prie, pas ce genre de truc avec moi ! »

     « Comme tu veux, Jackie... »

     Blanche, ma femme un peu sorcière, qui prédira certaines choses de ma vie avec exactitude, et dont je crains encore à ce jour les prévoyances:

     « Que risques-tu ? »

     « Ce que je risque ? Mais qu'il me prédise un futur des plus noirs ! Je risque alors de sombrer complètement dans la dépress... »

     Elle insiste:

     « Si tu veux, je t'accompagne... »

     Nous sommes allés trouver ce phénomène !

     Il reçoit dans l'arrière-salle d'un café derrière la Bourse... Nous rentrons dans le café... Il est bourré de monde ! Installée à une table au fond de la salle, une dame... La femme du fakir ! Encore un arbre de Noël ! Manteau de vison... Pendentifs... Ors et argents en masse, diams ! Peinturlures... Mascarade de fards... Sourcils noirs, épais... Lèvres vives de rouge ! Elle distribue les tickets, me dit-on !

     « Bonjour Madame, nous voudrions voir monsieur... »

     « Oui, oui ! »

     Et « Plaff », elle nous balance un ticket !

     « Chacun à son tour ! »

     « Combien ? »

     « Vous donnez ce que voulez après votre visite au Maître... »

     « Ah... »

     Je jette un coup d'œil à mon numéro...

     « Pardon, Madame... Il y a-t-il beaucoup de monde avant nous ? »

     La madone fait un large et lent mouvement du bras... Elle me montre tous les gens du bistro... Des dizaines !

     « Ah... »

     La matinée passe devant un café, deux cafés, une bière, deux bières... Un sandwich, une bière, un café...

     Je veux partir... Blanche me retient !

     « Attends ! C'est bientôt notre tour... »

     Le café ne désemplit pas... Au fur et à mesure que les gens quittent la salle, d'autres viennent les remplacer ! Je me dis que le patron de cet établissement et « le devin » ont bien combiné leur affaire... Là, ils ont vu clair ! Les visites sont assez rapides, mais ils sont tellement nombreux, les malades...

     Un café, un autre café... Je me sens devenir de plus en plus nerveux ! L'après-midi est déjà bien entamée, quand Madame Fakir hurle notre numéro ! Bingo, c'est à nous !

     Les choses vont se passer vite !

     Je rentre... Le monsieur, qui me prend immédiatement la main gauche en la pressant doucement, est habillé, lui, avec simplicité ! Il ne me regarde même pas... Il a d'ailleurs les yeux mi-clos ! Je veux parler, c'est lui qui parle...

     « Je vois... Fatigue morale... Mauvais passage de vie... »

     Silence...

     La pression de sa main devient plus forte !

     « Je vois du bleu... Du bleu vraiment bleu... Je vois du blanc... Du blanc vraiment blanc... Je vois aussi du feu ! Mais point dévastateur... Du feu... »

     Silence...

     « Je vois dans tout ceci un aboutissement pour vous... »

     Je veux lui demander:

     « Quand ? »

     Mais il termine ! Il ne m'a toujours pas regardé...

     « En mon pouvoir, c'est tout ce je peux vous dire... ! »

     Il prend ensuite la main de Blanche et lui raconte pas mal de vérités sur sa santé...

     Nous quittons l'alcôve... Je balance à sa femme, comme elle m'a balancé mon ticket, deux billets de mille francs !

     Blanche:

     « Qu'en penses-tu ? »

     « Sais pas... »

     Et j'oublie cette journée de 1963...

     En 1969, je survole le Golf de Syrte... Visibilité à perte de vue... Lumière intense, couleurs vives... Je pense... Je suis heureux ! J'ai repris la voie du ciel... Je suis depuis 1967 devenu Commandant de Bord, de DC3 d'abord, de Fokker F27 à présent... Je gagne très bien ma vie... Ma carrière se profile bien ! J'ai enfin abouti...

     Abouti ?

     Tout à coup, un « Flash » se réverbère devant moi au travers du pare-brise ! Je vois la Mer Méditerranée, bleu comme seule elle peut l'être ! Je vois la côte et au loin le désert, blanc comme seul il peut l'être ! Je vois alors du feu... Le feu des torchères des puits de pétrole... Le tableau de mon oracle !

     Alors, je le revois, ce Monsieur, dans l'arrière-salle du café de Bruxelles ! Je l'entends me citer ces trois couleurs ! Je l'entends me parler d'aboutissement...

     (SIC) !

 

     « Ah ! Un (SIC), Jack ! »

     « Je crois qu'il en vaut la peine... »

 

     Coïncidence ?

     De toute manière, tout baigne dans l'huile !

     La vie à Tripoli se déroule de la façon la plus agréable... « Parties » entre copains, dont celles de Marivonne Perez très recherchées, « Hippy party » et parties de Monopoly dans la belle villa de Franco, le beau-frère de la belle Sybile, femme d'Armuth Weyer, un jeune Commandant de bord allemand, de très bons amis... Shows, défilés de mode et soirées déguisées à l'Uaddan, ce vieux palace et casino du temps des Italiens, etc... etc...

     Tout baigne dans l'huile !

     Malgré cette dolce vita en Tripolitaine, Blanche se met à travailler à l'Ecole française... Elle donne cours aux petits...  Elle a sa voiture ! Moi, je vends à regret la Volks de Papa et m'offre une Corvette décapotable, vert métallisé, intérieur cuir... Chaque fois que j'appuie sur l'accélérateur de cette machine à turbo, je vois la jauge d'essence baisser d'un cran ! Mais on s'en fout en Libye, au prix où est le baril...

     « C'est le pourboire, que tu donnes là au pompiste ? »

     « Non, c'est l'argent pour le plein... »

     J'achète cette voiture d'occasion à un jeune Italien, qui me fait un prix... Combine ! Je le paie en Europe, car ce malheureux ne peut transférer aucun argent hors du pays, étant en Libye depuis des générations... Nous, avec notre permis de travail, nous pouvons quand même faire sortir quelques sous... Le tiers de notre salaire ! Et ce sera ainsi au Maroc et en Tunisie ! Le sort des expatriés... A prendre ou à laisser ! Mais les Maghrébins en Europe, eux, prennent leur fric et le rapatrient en vitesse dans leur pays et en totalité ! La démocratie...

     Bref... Nous allions aussi au « Mocambo »... Un peu « Le Sphinx » de Benghazi ! Odeurs... Fumées... Tapis humides d'alcools renversés... Entraîneuses de toutes races... Ambiance ! Bagarres aussi ! Lieu de plaisir des pétroliers, surtout des Texans, qui reviennent du désert et s'éclatent le soir dans ce repaire de plaisirs, dernière catégorie ! Les « shows » ne sont pas ceux du Casino du Liban, ni de l'Uaddan... C'est dégueulasse, on s'encanaille ! J’espérais bien retrouver ma grosse Egyptienne de Benghazi pour lui prendre la température, mais elle n'apparaîtra jamais sur scène, mon Egyptienne, qui réclamait un Docteur...

     Par contre, ce qui va apparaître à cet Anglais, qui quitte le Mocambo aux petites heures est inhabituel... Il m'a raconté sa sortie du Mocambo ! Il croit avoir un peu trop poussé sur le whisky en apercevant dans les rues des tanks, des soldats, encore des tanks, encore des soldats...

     Un militaire libyen lui conseille:

     « Rentrez vite chez vous ! »

     Nous sommes le 01 septembre 69, Gadhafi fait son coup d'état !

     Plus rien ne baigne dans l'huile...

 

     Et le couvre-feu recommence... Le black-out, excepté pour la radio locale, qui ne transmet que de la musique militaire arabe ! Nous ne sommes plus en appartement, nous habitons une villa à Giorgum Populi, le quartier en bord de mer à l'Ouest de Tripoli... Pendant deux ou trois jours, nous n'avons aucune idée de la situation ! Peu à peu, nous apprenons que le coup d'état s'est passé sans effusion de sang, que le Roi Idris s'est exilé en Egypte et que nous pouvons sortir quelques heures pour nous approvisionner... Un ordre cependant:

     « Remettre immédiatement au Conseil de la Révolution toutes les armes à feu, que vous possédez ! »

     Je pense à mon pistolet 22 long automatique... Vais-je le rendre ? J'y tiens ! Le Commissaire de Police de Kraainem m'avait autorisé d'acheter cette arme après le cambriolage de la villa, le lendemain de notre mariage... Nous dormions ! Néron, le boxer, avait bien mis en fuite le ou les voleurs, mais ils avaient eu le temps de rafler sur la table du salon, quelques cadeaux de mariage, et le sac de Blanche contenant les quelques sous que sa famille lui avait offerts... Les ordures ! Je les aurais tués ! Une balle dans la tête, entre les deux yeux...

     D'ailleurs, c'est le conseil que me donna un copain de la police:

     « Descendre l'intrus d'abord ! Ensuite, tirer une balle dans le plafond... Self-defence ! Tu vois ce que je veux dire ? »

     Oh, oui ! Bons dieux, comme je suis bien d'accord avec ce policier-là...

     Et avec cet autre policier singapourien, qui alerté par le cambriolage d'un bijoutier, qu'un petit con menaçait avec un revolver (personne ne peut posséder d'arme à feu à Singapour !)... Il n'a pas hésité:

     « Pan ! »

     Une balle dans la tête ! Entre les deux yeux... Allez ! Hop ! A dégager !

     Le lendemain, ce jeune Officier avait sa photo en première page et recevait les félicitations de la presse et de tout le monde ! Voilà le travail ! Du beau travail !

      Et combien je comprends que dans certains pays de loi coranique, on coupe des mains... Dans ces pays, Monsieur, je peux laisser mon portefeuille sur le siège de ma voiture, fenêtres ouvertes... Quand je reviens, il y est toujours !

     Je devrai être encore cambriolé deux fois... Au Maroc ! Tous les bijoux de Blanche disparus et mon beau salon en cuir lacéré de coups de couteau... Les ordures ! Je n'ai pas eu l'occasion de leur foutre une balle dans la tête... D'abord, parce que je n'en ai pas eu l'occasion, puisque je n'étais pas présent, et surtout parce que je n'avais plus mon beau revolver... Ghadafi me l'avait confisqué définitivement !

     Cette arme, que j'avais donc « glissée » dans mon déménagement, je la cache (!) dans un tiroir de la commode, entre calçifs et chaussettes, où se trouve également l'argent pour les dépenses de la maison... Or, « l'argent du mois » fond vite... Les billets disparaissent !

     Pendant une révolution, coincé à la maison par le couvre-feu, que faire d'autre que la grasse matinée ? Manger, oui, bien sûr, mais il est encore trop tôt pour le petit-déj...

     « Bang ! », « Bang ! », « Bang ! », « Bang ! » !   

     Je n'ai pas le temps d'aller ouvrir, la porte est déjà enfoncée... Dans le salon, où ils ont pénétré, quatre soldats me braquent leurs mitraillettes en pleine poire ! Ils ne sont pas seuls... Notre bonne, d'origine tunisienne, les accompagne ! Elle parle le français:

     « Myriam ! Qu'y a-t-il ? »

     Elle ne me répond pas, se dirige vers la chambre en bousculant ma femme, qui en sort... Rapidement, elle revient tenant à la main mon pistolet 22 Long, qu'elle remet aux ploucs, triomphante !

     Les bras en l'air, l'air con, je comprends... C'est Myriam, qui nous piquait quelques billets de temps en temps ! Elle savait donc où se trouvait mon arme... Pour se mettre du bon coté, cette saloperie me vend aux soldats de la révolution !

     Sous bonne garde, j'ai juste le temps de passer un pantalon et d'enfiler une chemise, de dire à Blanche d'essayer de contacter le Consulat de Belgique par téléphone, s'il n'est pas coupé...

     Embarcation brutale dans une jeep, les mitraillettes toujours pointées vers moi... Je suis encadré par les militaires et le sourire méchant de ma bonne ! Ma bonne, qui me dit agressivement:

     « Nous allons au Conseil de la Révolution ! »

     Je suis inquiet... Pas de Consul belge ! Je le suis encore plus lorsqu'après avoir attendu une bonne partie de la journée, dans une sorte de cellule, on me fait pénétrer devant un aréopage d'Officiers... Myriam est là !

     Elle se met à parler en me pointant du doigt... Je comprends un peu l'arabe... Elle raconte que je ne la payais pas assez, que je l'exploitais ! La salope, elle est gonflée...Je la pourrissais! 
Et malgré cette expérience, moi, le bonard, je vais encore et toujours, pendant des années et des années, pourrir mes domestiques, mes bonnes ! Amah chinoises, Lee ou Lim, malaises, Anipah ou Alimah, et indienne, Marie (!), elles vont régimenter ma maison, elles seront mes Dragons
de Chine et d'Orient, mes Vichnous des Indes...

     Mon inquiétude augmente en voyant Myriam soudain se jeter et se rouler par terre... Serpentant sur le ciment, elle me désigne encore de la main ! Un show ! Elle pleure, elle crie, elle hurle ! Mon compte est bon... Je vais passer par les armes !

     Non ! Je me rassure... Je vois les Officiers sourire ! Cela les amuse... Je vois aussi passer un autre Officier, un jeune Capitaine de 27 ans, qui deviendra vite Colonel... Il s'arrête un instant... Cette scène semble l'amuser également... Je le reconnaîtrai quelques jours plus tard dans les journaux... Le Colonel Ghadafi !

     Ce qui les intéressent, les militaires, ce ne sont pas les histoires de ma bonne, c'est mon revolver, qu'ils tiennent en main et qu'ils se passent mutuellement en ne sachant pas quelle décision prendre à mon sujet...

     En anglais, ils me demandent pourquoi je n'ai pas rendu mon arme après l'annonce à la radio... Que dire ?

     « J'ai oublié... Sorry ! »

     Que vont-ils décider ?

     Ils décident d'abord d'envoyer Myriam au Diable et ensuite de me renvoyer, moi, dans ma cellule !

     Angoisse... J'attends !

     Que vont-ils décider ?

     Toujours pas de représentant diplomatique...

     Angoisse... J'attends ! 

     Quant vers 17 heures, la porte s'ouvre... Je ressens alors ce que les condamnés à mort ressentent probablement... Drôle d'impression !

     Dans la salle du Conseil, je reconnais de suite mes « boss » américains ! Mon Chef-Pilote et un des grands patrons d'Occidental à Tripoli... Ils ont l'air calme, mais pressés... D'ailleurs, avec un sourire, ils me prennent de suite par le bras et m'emmènent à l'extérieur !

     « Quickly, let's get the hell out of here, before they change their mind... We bailed you out, but it was not easy ! »

     « Foutons le camp en vitesse de cet enfer avant qu'ils ne changent d'avis... On t'a sorti d'ici, mais ce ne fut pas facile ! »

     Blanche avait eu la bonne idée d'avertir aussi OXY...

     Les Américains... Bien, les Américains, très bien ! Chapeau et merci !

     Le Consul de Belgique, pas chapeau et pas merci ! Ce Monsieur, qui, je l'apprendrai quelques années plus tard, restera planquer par habitude sans doute, dans l'Ambassade de Belgique à Khartoum dans des circonstances semblables et y sera tué !

     Je n'ai plus jamais revu mon 22, je n'ai plus jamais revu Myriam...

 

     Comme en 67, pendant « La Guerre des Six jours », il faut bien ravitailler les hommes dans le désert... Les premières autorisations de vol arrivent...

     A nouveau, avec Mustapha, qui entre-temps est lui aussi passé à OXY, « parce que le flouze, il est meilleur », nous voilà partis vers l'aéroport dans la voiture de la compagnie, une Volkswagen...

     « Stop, papiers ! », « Stop, papiers ! », « Stop, papiers ! »

     Stop ! Pas de demande de nos papiers ! Deux soldats nous braquent le canon de leurs fusils ! L'un sur ma tempe, l'autre sur celle de Mustapha... Mustapha, qui n'a pas arrêté de me dire que tout se passera bien !

     « Et s'il se passe quelque chose, Commandant, je suis là pour parlementer en arabe ! »

     « Et bien parle maintenant, Mustapha ! »

     Les ploucs nous réquisitionnent... Ils veulent que nous les emmenions à Ben Gashir, près de l'aéroport, pour acheter des cigarettes !

     Je descends, je baisse le dossier de mon siège:

     « Be my guests ! Fadel... Je vous en prie... Montez à l'arrière ! »

     Le soldat passe son fusil autour de ses épaules, se plie en deux et va entrer dans la Volks...
     « Clac ! »

     Son fusil s'accroche...

     Second essai...

     « Clac ! »

     Il fait signe à son collègue d'essayer à son tour...

     « Clac ! »

     Problème ! Réflexions...

     Il décide alors de me donner non seulement son fusil, mais aussi celui de son petit camarade ! Je me retrouve, avec sur les bras, les deux armes, qui nous ont menacées... Ces Messieurs pénètrent dans la voiture... Je donne les armes à Mustapha ! J'ai difficile à ne pas pouffer de rire... Mustapha, lui, le rigolard, va éclater de rire !

     « Mustapha ! »

     Ce premier vol ne peut s'effectuer qu'avec un militaire à bord ! Il doit nous surveiller... Il nous attend au pied du F27 ! Le malheureux n'a jamais mis son cul dans un avion... Je le vois, il est paniqué ! Aussi, je lui demande en anglais, en arabe et surtout en gestes, de mettre sa mitraillette, qui est chargée, là, à l'entrée du cockpit ! Avec hésitation, il accepte enfin... Car ce passager veut s'asseoir sur le « jump seat », le siège qui se rabat entre les deux pilotes ! 

     Au décollage, il s'agrippe où il peut, devient grisâtre... Tant que nous survolons le désert, ça va... Notre passager peut voir le sol ! Il est calme... Mais pour la traversée du Golf de Sirte, c'est autre chose ! Il voit disparaître la terre, ne voit plus que de l'eau... Il devient nerveux ! Il a tendance à allonger son bras vers sa mitraillette... Je décide alors de suivre la côte... Il se calme ! La journée sera longue...

     Le soir, je reprends le chemin de la ville... Toujours avec Mustapha !

     « Stop, papiers !, « Stop, papiers ! », « Stop, papiers ! »

     Stop ! Barrières en chicanes... Dans la lumière des phares, nous apercevons un immense bonhomme ! Il est tout noir, Libyen du Sud sans doute... Son torse nu reluit... A la ceinture, une baïonnette... Comme un cow-boy, il se démarche vers nous ... Scène à filmer...« Action ! » Il est près de la voiture...

     « Mustapha, qu'est-ce qu'on fait ? »

     « Rien, Commandant ! »

     Le grand nègre:

     « Papiers ! »

     Il prend nos papiers... Il lit mal ! Il retourne nos papiers... Il lit mieux ! Il sort la baïonnette de sa ceinture...

     Je veux foncer, je vais foncer !

     Mustapha, en me montrant la bête:

     « Regardez, regardez ! »

     Je regarde... Je vois mon révolutionnaire, qui se gratte consciencieusement le crâne avec sa baïonnette et nous donne l'autorisation de passer... Je fonce !

     La Révolution libyenne...

 

     Mais elle va nous emmerder, la Révolution libyenne, notre style de vie est perturbé... D'abord, l'alcool... Plus d'alcool ! Interdite l'alcool ! Pays de la soif ! Régime sec, qui est vite transformé en humidité... Dans les camps de pétrole, la soudure marche à fonds ! Les alambics se soudent, se forgent, se montent... Distilleries ! Production en quantité, mais pas en qualité, d'un alcool à 100%, qui rendra « zinzin » plus d'un pétrolier !

     Chacun se met à faire du vin, améliorant jalousement ses cuvées selon les recettes venues d'Arabie Saoudite !

     Fièrement:

     « Viens goûter mon petit blanc... »

     « Viens goûter mon dernier rouge... »

     Moi, par pur hasard, je fais du rosé ! Je le sers bien frais... Il a 11 degrés ! Je le sais, parce que j'ai fait venir de Londres un alcoomètre...

     Fernand, le spécialiste de la paella, le goûte... Il revient de la plage, juste en face de chez moi... Le soleil est au zénith, il cogne dur sur la tête !

     « Aaaah... ! Excellent, Jacques ! Tu permets... ? »

     Et de se reverser une rasade pour assoiffé du désert...

     « Aaaah... ! Vraiment bon, dis donc ! Tu permets... ? »

     Troisième rasade...

     Plus de compliments ? Fernand est-il devenu muet ?

     Sur la pelouse du jardin, comme un vieux cheval, Fernand s'affaisse lentement sur ses genoux...

 

     Dans le Beaujolais, les vignerons me regardent d'un drôle d'air... Moi, le Belge, je leur explique comment faire du vin !

     « Du jus de raisins en bouteille, de l'eau, du sucre et de la levure ! Laisser macérer une semaine ce mélange, dont je garderai les proportions secrètes, dans des seaux, recouverts d'une toile moustiquaire, pour les mouches... Ca fait des bulles, Bloup-Bloup-Bloup, à cause de la fermentation ! Ca pue ! Siphonnage... Une autre semaine dans une grosse dame-jeanne... Ca fait Pshiiiii, toujours à cause de la fermentation, à croire qu'elle est en train de bouillir sur un feu, la dame ! Ca pue moins... Resiphonnage... Mise en bouteilles et cassure de la fermentation au frigo... Ca pue plus ! Prêt à servir ! »

     Les vignerons me regardent vraiment d'un drôle d'air...

 

     Ca pue tellement que je crains la police... En suivant l'odeur, elle n'aurait aucune difficulté à découvrir mes seaux de vin éparpillés dans le garage...

     De Londres, je fais également venir non un décapsuleur, mais un capsuleur... Pour capsuler mes bouteilles, dans lesquelles je verse un mélange infâme de houblon et d'eau sucrée... Opération plus difficile, la fabrication de la bière !

     Nous sommes réveillés la nuit par des coups de feu ! Des soldats dans le jardin ? Une contre-révolution ? Non, j'ai mis trop de sucre et mes bouteilles explosent les unes après les autres... Comme mon grand-père n'est plus là pour me conseiller, j'abandonne ma brasserie et me consacre à ma cuvée « Rosé 1970 » !

     Cuvée 70, que j'offre « en douce » à mon ami Barudi... Je lui apporte deux bouteilles ! Barudi est un artiste libyen, un grand artiste, il peint ! Il vit et peint dans une grotte, au KM 13, endroit où nous allons régulièrement faire de la plongée sous-marine et de la paella... Barudi peint des paysages de désert, de chameaux et de tempêtes de sable...

     Après avoir vidé une de mes bouteilles et pour me remercier, il peint devant moi, en
45 minutes et la seconde bouteille dans sa main gauche, un tableau vivant, magnifique... Je vois naître deux Touaregs, luttant sur leurs chameaux, se battant contre le Ghibli !

 

     Avant la révolution, les amis de Robert Faure sont le Chef de la Police, le Ministre de ceci, le Ministre de cela... Tous ses copains sont à présent derrière les barreaux !

     Robert, baroudeur d'affaires, caractère blagueur, ami agréable, vient chez moi un soir me faire une proposition... Mi-figue, mi-raisin:

     « Tu sais que j'ai fait l'Indo ? »

     « Oui, Robert, tu me l'as dit... Pourquoi ? »

     « Je veux sortir mes potes de tôle ! Je m'occupe de les évacuer de la prison... Je les emmène à l'aéroport... Toi, tu les embarques dans ton avion... De simples passagers allant travailler dans le désert... Vol normal ! »

     « ?!?! »

     « Une fois en l'air, tu te diriges vers Malte ou vers la Sicile ! Tu n'as rien à craindre, tu prétends à un détournement... »

     « !?!? »

     « Combien tu veux ? Ton prix est leur prix ! »

     « ?!?! »

     Je commence à voir des doutes... Robert se fout-il de moi ? Ou est-il sérieux ?

     Je décide de jouer le jeu:

     « Donne-moi 24 heures... Ma décision dépendra du prix ! »

     Robert revient le lendemain... Je lui sors un chiffre exorbitant en millions de dollars !

     « J'en parle à qui de droit et je reviens demain ! »

     « !?!? »

     Pour la troisième fois, Robert est à la maison...

     « C'est OK ! »

     « Moi, c'est pas OK ! Voyons, Robert, tu me connais, tu sais très bien que je ne joue pas de ce jeu... »

     « Dommage, Jacques... »

 

     Jeu ou pas jeu ?

     Dix ans après, je retrouve Robert Faure dans sa suite de l'Intercontinental d'Abu Dhabi, où je fais souvent escale...

     « Dis-moi, Robert... Le coup, que tu m'as proposé à Tripoli en 1970... Tes copains en prison... Mon pseudo-détournement... Tu blaguais ou pas ? »

     « Non ! »

     « !?!? »

 

     « Jack, tu as déjà été détourné ? »

     « Pas encore... »

 

     Quatre pauvres cons ont cru bien faire en détournant un avion de Singapore Airlines en 1991 ! Ils ont mal choisi l'endroit... Singapour ! Après des négociations infructueuses, pendant lesquelles une équipe spéciale s'entraînait sur un autre Airbus, les Singapouriens sont passés à l'action ! Ce fut vite fait:

     « Pan !, Pan !, Pan ! Pan ! »

     Quatre fronts transpercés d'une seule balle... A dégager !

     Voilà le travail ! Du beau travail !

     Chapeau !

     Si on avait pu réussir ainsi ce genre d'opération depuis le début des détournements d'avion... Comme au temps où l'on pendait les mutinés au grand mât des voiliers !

 

     Après ces mois de secousses et pour nous remettre en forme et surtout pour boire un bon coup, nous passons 15 jours de vacances aux sports d'hiver, à Avoriaz ! Dans le prospectus, on parlait de traîneaux, tirés par des rennes... Pas vu de rennes ni de traîneaux ! Viendront plus tard, paraît-il... La station vient de s'ouvrir ! Je me mets au ski avec un pilote belge d'Air Algérie, rencontré sur place, Bob Smet ! On s'en tire pas mal, mais je crains... J'ai la frousse de me casser une patte ! J'ai connu tellement de pilotes revenants du ski de neige avec une jambe cassée et plus de licence... Nous faisons donc de grandes balades dans la montagne... Le ciel est bleu... Grandiose ! Tout à coup, au sommet d'une côte, une apparition, grandiose aussi ! Ce n'est pas la Sainte Vierge, c'est encore plus beau, plus renversant, plus... C'est Brigitte Bardot ! Elle est à contre jour dans ce décor de rêve... En éclipse derrière elle, le soleil lui donne des ailes... Sourire de madone, image de missel ! Quelle est belle, Brigitte, habillée de laine claire, son bonnet beige, son écharpe, ses bottes de daim... Je ferme les yeux et la revois encore aujourd'hui ! Soudain derrière elle, un animal, une bête, la tête, le corps recouverts de poils et de fourrures ! C'est moins beau... C'est Papillon ! Charrières a sans doute intérêt à suivre BB partout, puisqu'il lance son bouquin... Suivent les journalistes... C'est affreux ! Je continue ma promenade...

     Le soir, nous retrouvons Papillon au bar de notre l'hôtel... Il est vraiment pas beau, (quelle gueule !) mais sympa, rigolard et plein d'humour... Quand le barman voit entrer les deux gendarmes venus se réchauffer dans le bar, à l'extérieur il gèle à pierres fendre, il leur crie en rigolant:

     « Si c'est Charrières, que vous cherchez, il est ici ! Là, juste en face de moi ! »

     Papillon, toujours la toque de fourrure sur son crâne, va de suite vers eux et leur tend ses poignets...

     « Je me rends ! Passez-moi les menottes ! »

     Avoriaz... Jolie station ! Dire que je voulais y acheter un studio en le payant avec mes soldes d'OXY...

 

     OXY fait l'acquisition d'un autre type d'avion, un Pilatus Porter ! Petit turbo-prop capable d'atterrir et de décoller très court, l'espace d'un terrain de football suffit ! Avec cet appareil, nous sommes basés dans le désert à tour de rôle... Nous allons transporter du personnel et du matériel d'un camp à l'autre, évacuer des blessés, surveiller et nous poser le long du pipe-line pour permettre aux ingénieurs et aux mécaniciens de procéder à la maintenance...

     Ce faisant, nous volons bas ! Ce qui nous permet de faire de bien curieuses découvertes... On atterrit et on visite ! Cette forêt millénaire, par exemple... Mais elle est de pierre ! Les arbres, couchés sur le sol, sont pétrifiés ! Je me souviens surtout de ce vieux fort en ruine... J'avais posé le Pilatus à proximité et m'étais aventuré dans le silence de cette forteresse... Une légère brise soulevait le sable... Impressionné par ce décor, je regardais et j'écoutais en espérant que le désert me livrerait l'énigme de ce lieu ! Quel massacre a bien pu se commettre dans ce fort ? Les Tartares étaient-ils enfin venus ?

 

     Le désert... Je l'avais découvert beau, quasi-vierge, sans ride, sans cicatrices ! Je le quitte, après cinq ans, vieilli, souillé, griffé... Les pipe-lines le veinulent, le strillent... Le pétrole brut le tache... Il a une maladie de peau, le désert ! Il est devenu malade, il a la fièvre... Les torchères lui enflamment le corps !

     Il n'y a pas que lui, la terre tout entière est malade... Plus tard, je verrai les forêts brûler en Asie du Sud-Est... Le sol aura alors cet aspect de lèpre, de maladie incurable ! Les Océans également, je les verrai souillés de taches sombres... Et surtout aux horizons de mes vols, avec inquiétude, je vais apercevoir cette bande brunâtre de pollution se dessiner de plus en plus épaisse sur toute la surface du globe... Notre planète étouffe... Et les hommes s'en foutent ! A part quelques uns... Comme le Commandant Cousteau ! Il fait ce qu'il peut pour notre bonne vielle terre... Il devrait, le Commandant donner des ordres militaires ! Interdire ! Suis-je bête ? Interdire... J'oublie que dans nos concepts actuels, tourbillonnés dans le courant des « grandes idées », il est interdit d'interdire ! Minable...

 

     La situation à Tripoli n'est guère facile pour les compagnies pétrolières... Restriction du personnel ! Occidental nous fait comprendre qu'étant Belges... Normal ! Sympas, les Américains nous laissent le temps de trouver un autre job !

     Voilà que ça me reprend ! Avancer, avancer, avancer ! Boogie-woogie ! Passer sur jet, passer sur jet, passer sur jet !

     Où ? Coup de dés, poker, monopoly !

     Le Maroc ! Il paraît qu'ils embauchent... Billet d'avion, licences, carnets de vol, brosse à dents et, en vitesse, direction Casablanca !

     Hélas, ce ne sera pas encore le jet pur... Toujours le Turbo-propulseur Fokker F27... Je commence à l'avoir bien en mains celui-là !

     Ce que je n'ai pas très bien en mains, c'est la pratique du vol en IFR (vols aux instruments), du contrôle aérien et des voies aériennes, des plans de vol, des horaires réguliers et... des hôtesses de l'air !

     La Royale Air Inter va donc nous donner l'occasion de familiariser avec le travail

d'Airline ! Je dis nous, car Robert Schepens est de la partie...

     Tous les deux, nous allons passer à l'aéroport Casa-Anfa, l'interview et surtout le test en vol...

     Le Commandant Kabbaj, Directeur des Opérations de Royal Air Maroc, nous pose des questions... Sourit peu Kabbaj !

     « Je vois d'après votre CV que avez fait Salon de Provence... »

     Je ne sais pourquoi, j'ai l'impression que ça ne fait pas « Clic », mais plutôt « Clac »... Il n'a pas l'air fort impressionné... Bizarre pour cet ancien poussin !

     Test en vol... Au taxi, Robert et moi, touaregs des sables:

     « Ooooh, Monsieur Kabbaj, des fleurs ! »

     En effet, nous sommes en Mai (1971), tout est verdure et muguets le long de la piste... Kabbaj doit se demander à quelle bande d'olibrius il a affaire ! Des amoureux de la nature ou des retardés du désert ?

     Ca ne traîne pas ! Panne au décollage ! Moteur coupé ! Hélice en drapeau ! Feu ! Moteur coupé ! Hélice en drapeau ! Feu ! Check-list ! Check-list !

     Approches ADF, VOR, ILS... Je pinaille !

     Kabbaj, militaire:

     « C'est bon, Siroux ! A votre tour, Schepens ! »

     Robert et moi rentrons à Tripoli, un boulot dans la poche... Poche à moitié vide, puisque notre salaire est presque coupé en deux ! Un job, quand même... On verra... A prendre ou à laisser ! Nous prenons ! Jeu de poker...

 

     Chics, les Américains ! En apprenant que je vais voler la plupart du temps aux instruments (fini le temps des vols à vue, des vols à l'ancienne, à la ST-Ex.), ils m'offrent  un cours de« rafrai-

chissement » (!) IFR ! Comme ils savent que tout se fera en Français au Maroc, ils m'envoient à Paris chez « Air Inter »...

     Ce cours me fait le plus grand bien... Au link-trainer, je refais toutes les procédures d'attente, d'approche et percées radio-compas, VOR et ILS... Les instructeurs me donnent un bon rapport de vol !

     Dure semaine, car mon voisin norvégien, Per Blom, business-man, profite de mon séjour à Paris pour m'accompagner... Comme nous sommes au Hilton-Sufresnes, nous écoutons presque tous les soirs Stéphane Grapelli... Presque tous les soirs, nous sommes au « Crazy Horse » et tous les soirs, nous sommes dans des boites à la mode, je ne sais plus lesquelles, où nous sortent des amis, le Directeur UTA à Tripoli, Vania Lange, et sa jolie femme suédoise... Rafraîchissement, en effet, nous ne sommes plus au Sahara ! Ensuite...

     Ensuite, je décide d'emmener Per avec moi chez Gaston, chez qui je suis invité... Gaston, que j'ai bien connu à Bruxelles chez les Jansen et qui apprécie en connaisseur les somptueux dîners de Rita... Gaston, cet antiquaire de suprême finesse, vit au fond d'une cour, au fond d'une cave... Mais quel appartement ! Un tombeau de pharaon rempli de richesses ! Dans cette pénombre de sépulture, des triptyques médiévaux sont mis en relief par des spots lumineux... Confortablement installés dans des fauteuils de cuir et d'époque, nous buvons le champagne... Les coupes sont en cristal ! Gaston, les cheveux grisonnants peignés en arrière, fume... Ses doigts sont effilés, ses ongles soignés, mais brunis par son éternelle cigarette... Gaston, le regard aristocrate, à l'œil sur Per, joli garçon... Il lui dit:

     « Cher ami, vous buvez dans des verres, qui ont appartenu à la collection personnelle de Napoléon... »

     Je traduis en Anglais pour mon ami, qui ne parle pas un mot de Français... Per manque de lâcher son verre !

     « Jackie, dis aussi à ton ami qu'il me plaît beaucoup... Il peut revenir ici quand il veut ! »
Per Blom ne reviendra jamais... Il aime trop les jolies femmes !

 

     Adieux à la Libye... A Tripoli, au revoir à notre chien, Clowny, fils de Madame Ali, chienne des Goret ! Au revoir à notre chatte, Coqinette, maman de Love-Love... Ils restent en pension chez les Skelton en attendant notre installation à Casablanca...

     Histoire de chiens, histoire de chats, histoire de bêtes, histoire d'amour, qui vrillent le cœur... Coquinette s’enfuira, disparaîtra et Clowny sera abattu dans la rue par un policier libyen ! Je m'en veux de ne pas les avoir pris de suite avec nous à Casablanca, même pour un mois à l'Hôtel Continental, où nous sommes hébergés en attendant de trouver demeure... Je m'en veux ! Je m'en veux !

     Je n'en veux pas aux Libyens de m'avoir jeté en prison, j'en veux aux Libyens, parce qu'ils ont tué mon chien !

     Nous sommes Robert Schepens et moi parmi les premiers pilotes à voler pour la « Royal Air Inter », compagnie domestique desservant les villes intérieures du Maroc... Plus tard, nous irons en Algérie (Oran), en Espagne (Malaga) et à Gibraltar ! Corvette décapotable, vert métallisé, intérieur cuir...

     Pour débuter ses opérations, cette compagnie a fait appel à « Pakistan Airlines », qui lui a détaché quelques pilotes... Je fais donc la connaissance du Commandant Saleem Mirza (!), un Pakistanais de l'Ouest... Se plaisant fort au Maroc, il y restera le plus longtemps possible avant de retourner dans son pays ! Je rencontre également un Paki de l'Est, le Commandant Doza... Lui, dès l'ouverture des hostilités entre le Pakistan et l'Inde, il fait ni une ni deux et repart dans son Bengale natal, qui deviendra le Bangladesh ! J'aurai des nouvelles de ce Bengali des années après, à  l'Hôtel Intercontinental de Dubai, où il est de passage... Il a vu mon nom sur la liste des équipages et me laisse sa carte:

     « Hello, Jack ! Everything OK ? I am OK ! Doza. »

     Je deviens aussi ami avec le petit Hashim, un autre copilote du Pakistan, avec qui je ferai des nombreux courriers... Il est amoureux du Maroc, restera au Maroc et je crois, deviendra
Marocain ! Hashim, le raffiné Hashim, le bien poli, bien gentil, bien éduqué... Hashim à qui
je demande une nuit d'aller voir par la fenêtre si les flaps, les volets sont bien rentrés... Tout gêné, la lampe torche à la main, faisant semblant de rien et sifflotant dans le couloir parmi les passagers, il se penche délicatement par-dessus une dame:

     « Would you excuse me, Madame... »

     Et, par le hublot, il envoie son rayon lumineux vers l'aile haute du Fokker !

     « Mais que faites-vous donc ??? »

     « Je vérifie l'aile, Madame... »

     Encore une qui ne prendra plus l'avion... 

 

     Etrange... Trois copilotes australiens viennent du bout du monde renforcer la flotte ! Les malheureux ne parlent pas un mot de Français... Car, non seulement la langue courante est le Français au Maroc, mais aussi toutes les procédures radio (à nouveau, on parle de pénétrer sur la piste et de vitesse de pénétration en approche...), les check-lists, les briefings, etc.  Ils survivront tout de même, mais à la première occasion d'un job en Australie, ils repartiront sans rien dire
à personne, en abandonnant leur vielle bagnole à l'aéroport de Nouasseur ! On les attend toujours...

     Je retrouverai l'un d'eux, mon ami Alex King... Il est devenu Commandant de Bord dans la compagnie domestique « Ansett », vols intérieurs ! Dix et douze ans après, il m'invitera souvent dans sa ferme au Nord de Melbourne... Sous un soleil brûlant, nous passerons des journées entières avec sa femme et son amie Christine, à trimballer ses 2.500 moutons d'un emplacement
à un autre ! En fait, la chienne Défi fait tout le travail... Elle court à droite, à gauche et au-dessus des moutons, sur leur dos, leur mordille les pattes pour les guider, les remettre dans le droit chemin !

     « Comme passe-temps entre mes vols, j'avais commencé avec quelques moutons, maintenant un vrai business... »

   

     Marcello Papalardo... Son père est le médecin, qui nous fait passer notre visite médicale et heureusement me dit semestriellement:

     « Va tutto bene, Commandante ! »

     « Grazie ! »

     Ouf !

     Avec le beau Marcello, qui marche comme Aldo Maccione, quand il se met à déconner, j'ai de bons moments de rigolade...

     Il y a aussi, bien sûr, les copilotes marocains, avec qui je vais parfaitement m'entendre...
A citer les gentilles et mignonnes hôtesses marocaines, qui nous dorlotent... C'est parfait: deux pilotes, deux hôtesses ! En Libye, deux pilotes, pas d'hôtesses  ! On se préparait son kawa soi-même... Je n'ai pas l'habitude de m'entendre roucouler:

     « Un petit café, Commandant ? » 

     Changement agréable de l'environnement...

   

     Enrichissement que de rencontrer tous ces gens... Et durant tout le reste de ma carrière, il en sera ainsi ! J'ai de la chance... Les dieux me tiennent la main...

   

     Les vols au Maroc sont également « boulot, dodo »... Sauts de puce de 15, de 25, ou de 45 minutes tout au plus (45 minutes ! Du long courrier !) Du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest ! Exemples:

     Casa, Rabat, Tanger, Tétouan, Al Houceima ! Fin de ligne, tout le monde descend ! Retour: Al Houceima, Tétouan, Tanger, Rabat, Casa ! Pour varier cette litanie, vite Gibraltar ou Malaga, à partir de Tanger... (Vols internationaux !)

     Une autre ligne: Casa, Fez, Oudjda, Oran ! Terminus ! Retour. Ca, c'est le long courrier !

     Un classique:

     Casa, Marrakech, Agadir, Ouarzazate, Ouarzazate, Agadir, Marrakech, Casa ! Et radadi
et radada: Casa, Marrakech, Agadir, Ouarzazate... Et radadi et radada: Ourzazate, Agadir, Marrakech... Et radadi, radada.... Radadi, radada... Nous sommes des automates ! Tant est si bien que Robert me fait remarquer un jour:

     « Dis donc, je crois qu'on s'est gouré... »

     « Comment ??? »

     « Oui, nous sommes en direction de Marrakech... C'est à Agadir, que nous devions aller !

     « Merde, tu as raison ! »

     Rapide changement de cap au-dessus de l'Atlas... Heureusement, il n'y a pas de couverture radar... Personne ne nous voit virer de bord !

     Travail cependant intéressant... Cela nous change de la Libye ! Plus de terrain plat comme sur le désert, mais des montagnes, dont celles de l'Atlas, dont le sommet, le Mont Toubcal dépasse les quatre mille mètres ! Pour la traverser, cette chaîne, en route pour Agadir, faire gaffe
à l'altitude de sécurité... Lorsque le ciel est clair, quelle beauté ces montagnes ! En hiver, on peut distinguer des villages perchés bien haut dans la neige !

     Marcello:

     « Ils ne boivent pas du Chivas tous les jours, ces montagnards... »

     Faire gaffe aussi aux brouillards d'Agadir, de Rabat... Pinailler l'ILS ! etc.

     Le métier rentre, comme il rentre encore aujourd'hui après des milliers d'heures, car tous les vols, que nous faisons au fil de notre carrière sont différents ! La météo change à tout bout de champ, du ciel bleu aux nuages bas, à la neige, au brouillard ! Du calme à la tempête ! Les paramètres varient selon le poids de l'avion, de la température... Le trafic n'est jamais le même... Bref, les conditions de vol et de travail sont sans cesse renouvelées... Heureusement !

   

     « Jack, tu veux dire une fois de plus que vraiment, vous n'êtes pas employé aux PTT ? »

     « Je ne voulais pas le dire... »

   

     Le Maroc est un très beau pays... Les Marocains sont accueillants, hospitaliers, gentils, parlent le Français... Casablanca, dont le nom fait rêver est une ville agréable, vivante !

     Je ne revêts cependant pas de suite mon manteau de fine peau, mais un manteau tout simple... Contre le froid ! Au début de ce séjour, j'ai eu froid à Casablanca ! Froid à l'hôtel et dans les maisons, parce que la plupart d'entre elles ne possèdent pas de système de chauffage, elles  sont humides... Aussi, dans notre grande maison de la Rue des Farigoules, à Anfa-Supérieur, je fais placer de suite un poêle à mazout dans le hall, comme je l'ai fait à Tripoli et le ferai plus tard
à Tunis... L'humidité est atténuée !

     « Jack, on s'en fout ! »

     Je sais, mais c'est pour expliquer que nous avons été un peu refroidis par le Maroc... Après cette installation sanitaire, nous avons cru, ma femme et moi, que nous avions tout sous contrôle et qu'enfin, l'épisode marocaine allait enfin bien démarrer... Oui, pour quelques mois... Puis, cambriolage ! Bijoux disparus, salon de cuir déchiré ! Je rage ! Blanche aussi... Elle en devient malade, n'est plus bien dans sa peau... Sous le conseil d'une amie (!), elle veut se mettre dans les pattes d'une sorte de guérisseur ! Je cède... Ce con, qui m'a déjà pompé quelques sérieux sous de mon salaire, me dit un jour:

     « Quant à vous, vous feriez mieux de plus boire de bière ! Très mauvais ! »

     Je le vire !

     D'ailleurs, cette maison est trop grande, surtout trop chère pour ma « solde »... On déménage ! Joli petit bungalow dans le quartier de CIL... Ca va mieux... Mais plus tard, re-cambriolage !

     Par-dessus le marché, la situation politique, que je croyais stable, ne l'est pas du tout...

   

     Zezette est une des premières personnes, que nous fréquentons assidûment à Casa... Elle sait tout, connaît toutes les bonnes adresses... Car Zezette, juive marocaine, cœur sur la main, est marrante, bonne vivante... Zezette est l'amitié même ! Elle nous prend sous son aile ! J'ai fait sa connaissance au garage Chrysler, où j'ai « investi » (!) dans une voiture !

    Zezette nous invite dans son cabanon au bord de l'Océan Atlantique... Journée paisible d'été... Lorsque, en fin d'après-midi, le bruit court vite sur la plage qu'il y a eu un coup d'état au Palais Royal de Skhirat ! Un massacre... Des morts ! Le Roi Hassan est-il vivant ? Le lendemain, nous apprendrons qu'il a  eu de la chance, qu'il a échappé de justesse ! La Baraka... Le coup est manqué et le Roi fera fusiller la plupart de ses Officiers Supérieurs !

     Nous apprenons aussi que notre Ambassadeur de Belgique, un des nombreux invités à cet anniversaire royal, est parmi les victimes de cette réception sanglante !

     Moi, qui croyais enfin avoir fui à tout jamais les guerres saintes et les révolutions, je retombe en plein drame...

     Ce n'est pas fini ! Deux ans plus tard, attaque en plein ciel de l'avion du Roi Hassan II par sa propre aviation de chasse ! Une fois de plus, il en réchappe encore ! Le « blessing », la protection des dieux... La Baraka !

     Ce n'est pas fini ! Il y aura aussi la guerre du Yom Kipour... L'atmosphère s'électrise !

     Un ami m'avait écrit à l'époque:

     « Jacques, je n'ai pas besoin de me demander où tu trouves sur le globe,  je n'ai qu'à suivre les coups d'état, les révolutions... Là où il y a le bordel, tu y es ! »

     « Tu exagères... »

     Mais à l'époque, il n'avait pas tout à fait tort, mon ami...

   

     Comme toujours, après les tempêtes, le calme revient, la vie se régularise...Vie agréable et vols réguliers ! Robert me fait remarquer d'ailleurs en survolant la baie de Tanger par un matin resplendissant:

     « Nous avons de la chance, Jacques, de voler ici... »

     « Oh, oui, Robert ! »

     Ma mère, de passage chez nous à Casa, nous le dit aussi... J'avais arrêté la voiture sur la corniche...En admirant les grandes vagues de l'Océan Atlantique, qui viennent frapper les rochers avec force ou mourir en douceur sur la plage voisine, elle s'exclame:

     « Oh, comme c'est beau ! Vous avez de la chance d'être ici ! »

     « Oh, oui, Maman ! »

 

     Nous prenons un chien... Un Berger allemand ! Il a un pedigree « long comme ça », Monsieur Upso d'Ain Seeba de..., de... Un noble quoi ! Un peu faiblard des pattes, le nobillon... Comme le sera plus tard mon autre Berger, Monsieur Gunnar d'Hollenzobern de..., de... Egalement avec pedigree allongé, qui ne l'empêche pas d'avoir les oreilles à l'horizontale et en forme de pagode chinoise, au lieu de pointer vers le ciel... Il se permet, ce Seigneur, de n'avoir qu'une seule couille et de traîner de l'arrière train aussi... Mais il est si gentil ! Ce Prince a également l'estomac délicat... Il renifle sa pâtée, il hésite, fait le difficile et mange finalement... Il vomit à la moindre secousse de voiture ! Mais il est si gentil ! Sa femelle, par esprit de solidarité conjugale, l'imite au centuple...

     Ces chiens à pedigree, payés une fortune à l'achat, nous donnent plus de soucis que les bâtards, que j'ai eus... Comme Clowny, par exemple... Lui, sans faire la fine bouche comme mes Bergers, avalait n'importe quoi ! Il est vrai qu'il n'était pas de la noblesse, mais un chien de poubelles...

     Roberto, notre voisin de Singapour, cet ancien légionnaire aux cheveux ras, sec comme un coup de trique, qui frappe et casse souvent sa raquette contre le mur, heureusement pas sur ma tête, quand il rate une balle lorsque je joue au squash avec lui, Roberto, osera nous dire un soir par-dessus la clôture du jardin:

     « Et bien, mes enfants, si ce chien est un Berger allemand, moi, je suis le Roi de Prusse ! »

     Nobles ou roturiers, chiens de salon ou chiens de rue, bancales ou pouilleux, qu'importe ?
Le regard d'un chien vaut tout l'or du monde !

   

     Nous avons un autre ami, un bon ami, David Huysmans ! Pilote en Belgique, au Liban, est maintenant Commandant de Bord à la Royal Air Maroc sur Caravelle... Un personnage hors du commun, « extraordinaire » ! J'avais connu David dans des soirées assez mémorables
à Bruxelles...

     David est également marin ! Il a fait son stage sur ce magnifique voilier, le navire-école
« Mercator », à présent ancré pour toujours et devenu musée, hélas, dans le port d'Ostende...

     C'est dans une de ces soirées déguisées et bruxelloises que David, éclaboussé de bière
et revêtu de la cape et du chapeau imperméable du marin-pêcheur, m'avait confié:

     « La mer, Jacques, la mer... L'étendue des Océans ! Au retour de mes traversées, je voulais avoir les yeux encore plus bleus... Quand je suis rentré, ils étaient tout rouges ! Les vagues, que j'ai prises dans la gueule, le sel... Tu comprends ? Je suis passé dans l'aviation ! »

     Mais il est resté marin dans l'âme, David... A Casablanca, il vit sur son gros bateau de Hollande, sur lequel il nous invite souvent à manger son poisson, cuit à la Tahitienne dans du citron... Ses chemises, d'ailleurs, viennent du Pacifique, c'est son uniforme civil... Il loue cependant une petite maison...

     « Là », dit-il, « je me prépare pour mes vols... Je mets mon habit de lumière ! »

     Son uniforme de Commandant de Bord...

     Dans cette casemate, David nous prépare aussi d'excellents repas... Car David, amateur de bonne chaire et de bons vins, est un excellent cuisinier ! Par la radio, qu'il a installé chez lui, il prévient son amie Babette:

     « J'arrive ! »

     Je me souviens de sa phrase habituelle:

     « Aujourd'hui, j'ai coupé les coins, j'ai raboté les couloirs aériens pour arriver plus vite et vous mettre ces petits plats au four... »

     Lors d'une approche à Tanger, le temps est exécrable... Vents en rafales, nuages très bas, mais dans des « trous », on peut apercevoir le sol... Aucun avion ne veut atterrir... Ils divertissent tous à Rabat ! David sur sa Caravelle, vient de Paris... Moi, sur mon Fokker, je ne reviens que de  Tétouan... Nous sommes en contact radio ! Je lui demande:

     « Tu y vas ? »

     « Bien sûr, que j'y vais ! »

     « ... »

     Je suis David dans son approche, le vois disparaître dans une éclaircie... Entre les nuages, nous voyons la piste ! A la tour de contrôle:

     « Piste en vue ! »

     Descente rapide ! Lui, avec ses aérofreins, moi, train descendu, tous gaz réduits, nez vers le sol ! Le Fokker descend alors comme un pavé !

     Marcello, la peau bronzée par ses pirouettes au soleil sur sa planche de surf, est tout pâle ! Marcello, le « chatcheur », aux gestes nombreux et envoûtants, est de glace ! Il a les yeux en forme de billes et fixe le sol ! Je ne comprends rien aux borborygmes, qui échappent de sa bouche:

     « En... Ce... Me... Te... Fe... Leu... »

     Cela deviendra un gag entre nous...

     Atterrissages !

     Nous sommes les deux seuls avions au sol, les deux Belges...

     « Le courrier doit passer, mon vieux ! »

     « Oui, David ! »

     David n'est pas seulement aviateur, il est aussi musicien ! Musicien de jazz, il joue à la perfection du xylophone ! Il se trimballe avec tout son matériel et loue ses services à toutes sortes de soirées, dans lesquelles il met de « l'ambiance » !

     « Du hot, Jacques, du hot ! Tu comprends ? »

     Du temps de la « Rose Noire », il a connu Jacques Brel, avec qui il est resté ami...

   

     Singapour 1979. David Huysmans passe à la maison...

     « Je suis content de te revoir, David ! »

     « Jacques, je viens chercher du boulot... »

     « Tu ne voles plus ? »

     « Plus en Airline, en petit coucou... Je représente une marque de d'hydravion léger... Un de ces jours, je compte d'ailleurs aller dire bonjour à Jacques aux Marquises, mon bac pourrait l'intéresser, il pilote son avion et vole entre les îles... Nous pourrions y aller ensemble, si tu veux... »

     « Oui, avec plaisir... Mais, toi, pourquoi revoler en Airline ? »

     « Mes sardines ne marchaient plus très bien... »

     « Tes sardines ? »

     « Oui, avec mon bateau, j'ai fait de la sardine dans l'Atlantique... J'en ai marre ! »

     Peut-être en avait-il marre de sentir le poisson...

     David, le non-conformiste, n'a pas pris le job, qu'il aurait pu facilement obtenir de par ses qualifications... Il a trouvé Singapour trop rigide, pas assez d'humour, trop antiseptique... Lui justement, dont l'humour au troisième degré de son briefing, n'était pas toujours compris par une bonne partie de ses équipages:

     « Vous êtes tous des singes... Je suis le Patron ! En cas de panne, d'emergency, c'est moi qui agis ! Ne touchez à rien ! »

     Cette façon de faire était revenue aux oreilles du Chef-Pilote, qui l'avait convoqué pour lui dire:

     « Huysmans, pensez-le, mais ne le dites pas ! »

     En arrivant pour passer son examen médical chez les « Doctors Chan, Kho & Partners »
à Singapour, il s'écrie en se présentant au toubib:

     « Hello, Partners ! »

     Le toubib chinois n'a pas ri...  (!).

     « Ils ne sont pas cool ici ! Hein, Jacques ? »

     Nous n'irons jamais rendre visite à Brel... Le Grand Jacques vole dans d'autres cieux, navigue sur d'autres mers... Le Grand Jacques n'est plus de notre monde !

     Ami David Huysmans... Bourlingueur, mercenaire de l'air et de la mer, « Outlaw », comme l'avait appelé Jean Bosmans, parce qu'il se considérait lui-même comme un hors-la-loi, qu'es-tu devenu ?

   

     Avenue des Farigoules habite un autre ami... Le Commandant Georges Ballini ! Lui aussi est marin... Pendant ses congés, il navigue sur un voilier... Pour sa retraite, il a prévu une traversée d'Atlantique, une croisière dans les Caraïbes et un retour par le Grand Nord ! Ceci, il me le dira
à Paris en 1979, lors d'une de mes escales, que je fais avec mon « freighter », avion-cargo Boeing 707... Comme il habite juste en face de mon hôtel, je passe lui dire bonjour... Georges et son épouse m'invitent bien amicalement à déjeuner... Repas agréables, souvent à la Marocaine... On refait le passé... On parle de la mer !

     « Dis-moi, Georges, pour cette expédition, tu dis: je, je, je... Et ton équipage ? »

     « Mon équipage ? C'est moi ! Je fais cette navigation en solitaire... »

     « Ah !... »

     Il n'emmènera donc pas sa femme Marie-Françoise et sa fille Fleur... D'ailleurs Marie-Françoise est fort occupée... Elle est actrice de théâtre et de cinéma ! La première fois, que je l'ai rencontrée, je me disais bien l'avoir déjà vue quelque part...

     Georges me met sur la voie:

     « J'ai épousé une nonnette... »

     On peut s'attendre à tout dans notre corporation, mais quand même...

     « Une Sœur ? Une religieuse ? »

     « Oui ! Tu ne la reconnais pas ? »

     « Heu... Non... Heu... Oui ! Oui ! J'y suis ! Vous êtes la nonnette, la jolie Sœur aux larges cornettes et à la 2 chevaux dans les films de de Funes ! »

     « C'est moi ! »

     « Enchanté, ma Sœur... »

     Georges Ballini est aussi écrivain... Il m'a offert un de ses livres: « L'âne au long cours » !
Il s'agit également d'aviation... A un degré supérieur ! Maintenant que je me suis mis à gratter du papier, je n'ose plus relire du Ballini... Je compare mon texte au sien... Son style, ses phrases,
le fond de sa pensée intellectuelle, me font dire que l'âne, c'est moi !

     La ville et le terrain d'aviation de Tétouan sont situés dans une vallée, au bord de la Méditerranée... La procédure d'approche se fait au radio-compas, au-dessus de la mer: passage à la verticale de la balise à l'altitude de sécurité, éloignement et descente, virage « à plat » (altitude constante) et retour vers la piste en descendant, arrêt de la descente à la hauteur minimum de sécurité ! Tactique identique sur tous les aérodromes: piste en vue, atterrissage ! Piste pas en vue, remise des gaz ! Selon la procédure du lieu...

    Ce jour-là, couche de 8/8 de nuages... On ne voit pas le sol, on ne voit rien ! Percée IFR ! C'est le secteur de mon copilote, je le laisse faire... Un jeune marocain, qui sort droit de son entraînement en France !

     Passage de balise, début de descente... Comme je trouve le temps d'éloignement un peu longuet, je me tourne vers mon copi... Je m'aperçois alors qu'il remue les lèvres !

     « Que fais-tu, Mohamed, tu pries ? »

     « Non, Commandant, je calcule ! »

     « Ah ! Et que calcules-tu donc ? »

     « La dérive et le temps d'éloignement ! »

     « Ah ! Et comment ? »

     « Avec le sinus et le cosinus sur l'axe de percée ! »

     « Ah ! Et sur la base de quel vent ? »

     « Celui que la tour nous a donné, quand nous lui avons demandé la météo ! »

     « Le vent au sol ? »

     « Oui ! »

     « Mais nous sommes en l'air, Mohamed ! »

     « Oui ! »

     « Je vois ! »

     Je vois presque l'Espagne, à force de s'éloigner...

     « Tu sais, on a percé la couche... Regarde dehors, on voit la mer... Si tu entamais ton virage de procédure vers la balise ? Non ? »

     « Heu... Oui, Commandant ! »

     Virage... Eternité... Ballade de touristes au-dessus des flots vers Tétouan !

     Tout heureux:

     « J'ai la piste en vue, Commandant ! »

     « Et bien, atterris ! »

     Le calcul mental...

     Lors de mon stage à Air Inter, mon instructeur avait bien essayé de m'initier à ce sport de l'esprit, aimé par les Français... Je l'avais arrêté net !

     « Vous savez, Monsieur, pour moi, qui ne suis pas une grosse tête, deux fois six moins trois plus quatre, multiplié par zéro virgule six, ça fait... ça fait... Voyez, j'ai déjà oublié ! »

     Ecœuré, il m'avait fait faire les procédures d'une façon normale... Que j'ai bien exécutées !

   

     J'aime les approches « spéciales » d'aérodrome... Celle de Gibraltar, par exemple... Plus tard, ce sera Hong Kong ! Il n'y a guère de place à Gibraltar... La piste se trouve juste derrière cette masse imposante, qu'est le « Roc » ! Elle n'est pas longue, la piste... Surtout pour les jets... En Fokker, pas de problème ! Les Espagnols n'aiment pas que les avions survolent leur territoire ! Donc, le virage final se fait en suivant de l'œil les bouées... Surtout, ne pas dépasser les bouées !

     « Les bouées ? »

     « Oui, les bouées sur la mer ! En atterrissant à Gibraltar, comme s'ils rentraient au port, les aviateurs deviennent alors des marins... »

   

     Avec les copilotes marocains, j'entretiens des relations professionnelles excellentes... Et je me lie de sincère amitié avec eux ! Bien qu'outsider, je ne me sens nullement dépaysé... Ils parlent mieux la langue française que moi (Pas difficile, me direz-vous... Je l'admets !). Je me sens chez moi, je crois être sur la même longueur d'ondes... J'ai tort !

     L'incident, qui suit, va me prouver mon erreur... Il sera pour moi, cet incident, la meilleure leçon, la leçon définitive et finalement bénéfique pour le reste de ma carrière, qui, je l'espère, n'est pas encore terminée... Moi, l'étranger, qui avait encore, pendant plus de vingt ans, jusqu'à ce jour de 1994, travailler dans des pays et pour des gens, chez qui je ne serai jamais chez moi, chez qui, je serai toujours l'Outsider !

     Pour moi, Georges Merkovitch est un « gitan »... De par son origine des Balkans, son accent, son teint mat de peau, ses cheveux épais, ses yeux noirs, la façon, qu'il a d'amadouer son entourage à la première seconde... Il fume des cigarettes « Stuyvesant », qu'il m'offre à tout bout de champ et dont il m'en a donné le goût ! Son endurance au travail, sa résistance à la fatigue, vous met sur les genoux... Il est infatigable ! Georges est bien sûr, un excellent pilote ! Je le sais par mon oncle, avec qui il a volé à la Sabena, où il avait trouver refuge après avoir quitté son pays, la Yougoslavie... Tous les autres pilotes, qui l'ont vu opérer, confirme la finesse de son pilotage !

     En 1971, il est Commandant de Bord Caravelle à la « Royale... Comme David, Georges, cet être de « substance », est un ami !

     A Rabat, « Merko » fait embarquer ses passagers... Souci primordial du pilote: partir à temps ! Pour gagner du temps, il demande déjà à la tour de contrôle, « la mise en route » des réacteurs... Accordée ! Mais les passagers de Georges ne sont pas au complet... Comme toujours, quelques
« pax » se sont paumés dans l'aérogare, se sont endormis, ou alors, ils s'en foutent carrément et arrivent peinards en toute dernière minute ! Moi, quand je voyage en passager, je suis là des heures à l'avance... Pas étonnant que je sois toujours le premier et seul passager dans la salle d'attente, où il n'y a encore personne ! Aurais-je raté mon avion ?...

     Bref ! Avec mon avion, je suis aussi à Rabat... Mes passagers sont au complet ! Autorisation de mise en route... Refusée !

     Mon ami Georges, pour nous aider, intervient auprès du contrôleur:

     « Laissez d'abord partir le Fokker, tous mes passagers ne sont pas encore tous à bord ! »

     Le contrôleur le prend mal... Il se fâche !

     « Monsieur, vous n'avez pas à me donner des directives ! »

      Georges:

     « OK,OK... C'était simplement pour accélérer le trafic... »

     Le contrôleur marocain:

     « Monsieur, c'est moi seul, qui prend les initiatives sur ce terrain ! Compris ? »

     Croyant que mon copilote va me donner raison, je dis à Mustapha:

     « Mais enfin, qu'est-ce qu'il lui prend au contrôleur ? »

     Alors... Alors... Le couperet tombe et avec lui mon franc !

     « Quoi ??? Il a bien raison, le contrôleur ! C'est à cause de gens comme vous, les Français, les Espagnols ! Vous nous avez botté le cul pendant des siècles... Vous avez fait de nous des complexés ! »

     Je suis scié ! je n'en reviens pas ! Je ne sais que dire à Mustapha... Mustapha Mebahi, l'intelligent Berbère, l'homme de finesse, d'une éducation et d'une culture supérieure à n'importe quel petit Français, petit Espagnol ou petit Belge !

     Je me réveille... Je lui aboie:

     « Et bien oui, tu as raison, tu es un complexé ! Tu es un pauvre con ! Voilà ! »

     Bonne ambiance de cockpit...

     Mon « Voilà », peut-être l'ai-je dit en souriant... Mustapha se calme, sourit à son tour...

     « OK, Mustapha, on réglera cela ce soir à Tanger devant une bière... Redemande la mise en route ! La Caravelle est partie à présent... »

     Mustapha restera mon ami... Mustapha avec qui je ferai de nombreux vols... Avec qui, je me souviens, à l'escale de Marrakech pendant le Ramadan, j'allais vite « briser le jeûne » à la Place Djemma Elfna au coucher du soleil en mangeant des gâteaux au miel avec de la soupe, l'harira ! Mustapha mangeait plus que moi puisque, lui, n'avait rien avalé de toute la journée ! Mustapha, avec qui, aux escales de Ouarzazate où l'équipage était toujours invité, nous nous exercions à la plongée aux bouteilles dans la piscine du Club Méditerranée... Bons souvenirs d'amitié... Mustapha, devenu Commandant de Bord, est resté mon ami ! Du moins, je l'espère...

   

     Je n'ai jamais eu aucuns problèmes avec les « locaux » des pays dans lesquels j'ai travaillé... Le comble, ce n'est qu'avec des « expats », que j'ai eu des problèmes... Deux problèmes ! L'un,
à Tunis, avec un compatriote ! Je n'ai jamais compris pourquoi... Et aujourd'hui, je me le demande encore ! L'autre, avec un Américain à Singapour ! Sur le moment même, je n'ai pas compris son attitude... Plus tard, toujours devant une bière, il m'a donné son explication, s'est excusé et nous n'en avons plus parlé !

     Deux « incidents de parcours » sur plus de trente ans de carrière à « l'étranger », je crois que c'est un record... J'ai connu de nombreux pilotes, qui en dehors de leur pays, n'ont jamais pu s'y faire... Ils ne parvenaient pas à s'identifier au système local... Il leur est arrivé des bricoles et  finalement sont rentrés chez eux !

     La « vie de cockpit »... A quatre, à trois ou à deux membres d'équipage, nous vivons dans une boite, les uns sur les autres, comme des sardines, des heures et des jours, sur quelques mètres carrés, dans peu de mètres cubes... Enfermez dix hommes dans une cage, au bout d'une semaine, ils n'en restent plus qu'un ou deux... Ils se sont tous bouffés, dévorés entre eux ! L'espèce humaine, pas facile à négocier...

   

     Le Club Méditerranée... Lorsque nous sommes en escale à Agadir ou Marrakech, nous y passons des soirées grandioses ! Dans un geste ample de djellaba bleu délavé:

     « Que la fête commence... » disait ce Chef de Village en ouvrant les festivités aux sons des tambourins et des flûtes marocaines !

     La fête, nous la vivons souvent grâce à la gentillesse des « Gentils-Organisateurs », que nous trimbalons avec leurs « Gentils-Membres » en charter à travers tout le Maroc... J'ai l'impression certaine que les grands yeux noirs de nos hôtesses y sont pour beaucoup dans toutes ces invitations...

     En escale aujourd'hui, on me demande encore souvent, quand je suis invité à une soirée:

     « Heu... Jack, en 747, tu as bien une quinzaine de gazelles... »

     « Gazelles ? »

     « Oui, tes hôtesses ! Où sont-elles ? Tu les caches ? »

   

     Lors d'un déjeuner au Club Med de Ouarzazate, le Général Oufkir est à la table voisine... La seule fois, où j'ai eu l'occasion de le voir... On m'en avait tellement parlé et il fera encore bien parler de lui ! Berbère au regard d'aigle, il vous transperce de son regard... Nos hôtesses sont pétrifiées... Elles n'osent plus se laisser aller à cette bonne ambiance relaxe d'équipage, la
rigolade ! La jolie femme européenne, qui au coté d'Oufkir semble être hypnotisée... Et je la comprends !

   

     Une fois par an, s'établit un véritable pont aérien entre villes du Maroc, où seul le Fokker atterrit, et celle de Rabat d'où les pèlerins partent pour La Mecque en jet... Ces vols reprennent à leur retour d'Arabie Saoudite ! Au pied de l'avion et à l'ombre de l'aile, j'aime regarder les embarquements et les débarquements... Un décor de couleurs, ce Sud marocain ! Le soleil frappe, le ciel est bleu-noir, les « ksars » se profilent en toile de fond... Ces grandes demeures élevées de teinte terrienne font penser aux pays des légendes, aux Mille et Une Nuits !

     A Ouarzazate, un de ces pèlerins en djellaba blanche se détache des passagers et s'avance vers moi... Ce vieux Berbère épuisé par son l'âge et par le long retour au pays me tend la main:

     « Barakalofik ! »

     Comme un magicien, il sort de sa manche une sorte de bracelet entremêlé de pochettes cousues dans le cuir... Il me parle en Arabe... Le Chef d'escale me dit qu'il veut me remercier de l'avoir ramené sain et sauf à bon port en m'offrant ce gri-gri comme porte-bonheur !

     Chaleureusement, il me serre les deux mains, le bracelet entre ses doigts...

     « Shoukran ! Merci ! »

     Gri-gris... En le voyant s'éloigner, je revois mes sorciers, mes gri-gris d'Afrique centrale...

Gri-gris d'ici, gri-gris de là... Amulettes, qui me poursuivent et me collent à la peau ! Le collier de sorcier, que nous avions ramené du Congo... Je l'ai pendu au compteur EDF... A chaque fois qu'il relève les unités, le pauvre employé doit recevoir un choc électrique !

     J'ai enfoui ce bracelet au fond de ma mallette de vol et je n'ai plus osé y toucher ! Il a vieilli avec elle... Cette mallette, que m'avait offert mon Oncle Paul à l'un de ses retours de New York et que j'espérais bien conserver jusqu'à la fin de ma carrière... Hélas, malgré de nombreuses réparations au fil des années, ma mallette craquera, se déchirera ! Et avec elle le gri-gri, qui se décomposera ! Magie... Je m'aperçus alors que les pochettes de cuir contenaient des osselets... Ils seront devenus poussière !

     J'eus une appréhension en achetant une nouvelle « Flight-case »...

   

     « Qu'est-ce que vous trimballer dans cette mallette de vol, Jack ? Des manuels ? Des documents de bord ? »

     « Oui ! La check-list, par exemple... Un peu de tout... Ses petites affaires... Moi, j'ai mon computer pour écrire mes bêtises, mes jumelles pour mes étoiles, ma radio pour réception mondiale, mon appareil de photo, mes... »

     « Dis donc, elle est grosse ta mallette ! »

     « Oui, volumineuse, mais j'ai l'impression qu'elle est plus légère qu'auparavant... »

     « Pourquoi ? »

     « Un poids en moins, je me sens plus léger, je suis libéré de mon gri-gri ! »

     « Tu blagues, Jack, j'espère... »

     « Mais oui... Ce qui rend ma mallette moins lourde, c'est le fait de la transporter sur le

 trolley », ce petit chariot à roues, que l'on traîne derrière soi avec deux doigts et dont nous avons piqué l'idée aux hôtesses de l'air... Nous avons l'air de tantouzes, mais c'est tellement pratique ! Avant cette découverte, n'as-tu pas remarqué que les pilotes de ligne avaient tous un bras plus long que l'autre à force de porter leur mallette de vol à la main ? »

     « Jack, si tu passais au chapitre suivant ? »

   

     Radadi, Radada... Vols en sauts de puce... Je commence à repenser à mon avenir... Il est temps de passer sur jet ! Boogie-Woogie... Passer sur jet, passer sur jet, passer sur jet sur... Je vais trouver le Commandant Kabbaj:

     « Monsieur, puis-je espérer un passage sur Caravelle ? »

     « Siroux, patientez ! C'est comme le bon vin, plus il vieillit en cave, meilleur il devient ! » (Sic).

     Bon vin, bon vin... Bien sûr, il a facile le père Kabbaj avec nous ! Nous sommes bons et on vieillit bien ! Il peut dormir sur ses deux oreilles ! Nous, qui faisons tourner ses avions sans aucun problème, sans aucun retard, sans jours de congé de maladie, sans faire de vagues ! De façon régulière, les Fokkers ronronnent, Zizzz… Zizz… Zizzz… Du velours ! Sauf une seule fois:

     « Riiinnng »  ! Lampe rouge  ! Le feu  ! Procédure, réacteur coupé, hélice en drapeau, atterrissage à Marrakech... C'était une fausse alarme, comme bien souvent... L'humidité ? De toute façon, check-list !

     A part ça, tout va bien ! Il aurait tort de troubler cette opération, Kabbaj...

     Je patiente dans ma cave... A la Royale Air Inter !

   

     Nous allions décoller d'Agadir, quand le chef d'escale, la mine blême, me prend à part:

     « Commandant, je viens d'apprendre qu'un coup d'état vient d'avoir lieu ! »

     « Encore !!! Et alors ? »

     « Le coup est manqué, le Roi est vivant ! »

     A notre arrivée à Casablanca, nous avons apprenons les détails... Histoire incroyable ! Le Roi Hassan II revient d'un voyage à Paris dans un des Boeings 727 de la Royale Air Maroc, mis à sa disposition... Le Commandant Kabbaj est aux commandes ! Procédure normale, à l'entrée du territoire du Maroc, escorte par l'aviation militaire marocaine pour la sécurité de l'avion royal ! Cette après-midi-là, la procédure n'est pas normale... Les chasseurs tirent sur le Boeing ! Un premier réacteur est touché ! Le deuxième réacteur est touché ! La partie supérieure de la cabine avant est arrachée ! Les ailes, les volets, le gouvernail de direction, sont criblés de larges trous ! (J'ai vu cet avion quelques jours après à Rabat... Une passoire !). Par miracle, l'avion vole encore, difficilement, mais il vole, il perd de l'altitude... Kabbaj parvient sur un seul réacteur à le diriger en longue descente vers la piste de Rabat ! Kabbaj, dit-on, à la présence d'esprit de rentrer en contact avec les aviateurs rebelles et leur dit:

     « Arrêtez ! Le Roi est mort ! »

     Le Roi n'est pas mort... Kabbaj sauve le Roi ! Les chasseurs cessent leur tir ! En fin pilote, manœuvrier expert, Kabbaj atterrit le 727 et en bout de piste... Il ordonne l'évacuation immédiate ! Par les toboggans, le Roi Hassan et sa suite, évacue le Boeing !

     Entre-temps, les pilotes révolutionnaires ont compris qu'ils se sont fait berner... Ils vont se réarmer et reviennent mitrailler l'aéroport de Rabat, ils canonnent l'aérogare ! Trop tard... Le Roi, incognito, est déjà en route vers son palais !

     La Chance, la Baraka du Roi...

     Miracle ? Mauvais chasseurs ? On a dit que les avions de chasse n'étaient pas armés de balles, de boulets explosifs ! Munitions d'exercice seulement ! Possible... Pourquoi ?

     Le Général Oufkir attend à Rabat pour recevoir Hassan II à son arrivée... Durant toutes ces attaques, le Berbère est nerveux, il perd son calme ! Pourquoi ?

     Le Général n'attend pas l'arrivée du Roi... Il disparaît ! Il n'ira à Skhirat que bien plus tard... Oufkir, le traître ne sortira pas vivant du Palais Royal, il se suicide d'une balle dans la tête ! Dixit l'histoire...

     Quant au Commandant Kabbaj... Chapeau !

    

     C'est d'ailleurs ce que je lui dis, lorsqu'il vient prendre le Fokker pour se rendre à Rabat... Il le prend souvent le Fokker... Le vol du matin ! Kabbaj prend aussi les commandes du Fokker !

     Ce matin-là, je me dirige vers mon avion... J'entends des petits pas secs derrière moi... 
« Clac », « Clac », « Clac »... Je les reconnais, les pas du Commandant Kabbaj, qui n'est pas de haute taille... Je me retourne... Kabbaj ne porte pas son uniforme civil, il porte un uniforme militaire ! Kabbaj n'est plus Commandant, il est Colonel !

     Je ne l'avais pas revu depuis l'attentat du Boeing...

     « Mon Colonel, mes félicitations ! »

     « Pourquoi, Siroux ? Pour cet uniforme ? »

     « Non, Monsieur, pour votre performance d'aviateur... »

     « Ah, bon... »

     Il ajoute:

     « La Baraka, Siroux, la Baraka... Sans la Baraka, l'homme est perdant ! » (Sic).

     Ce n'est pas le moment de lui demander si, moi aussi, j'aurai un jour la Baraka de passer sur jet... Je passe !

   

     Un, qui ne l'a pas la Baraka, c'est mon copilote australien... Un mois ou deux après, même situation, même vol du matin ! Le Colonel Kabbaj, impressionnant dans son uniforme, au lieu de prendre les commandes, les donne à mon copi !

     « Vous, en place gauche ! Amenez-nous à Rabat... Si vous passez ce test, vous devenez Commandant de bord ! »

     Il est comme ça, Kabbaj...

     Mon Australien, d'habitude relax et bon pilote, et qui, par son expérience et ses heures de vol, est prêt à passer en siège de gauche, se transforme en statue... Il est pétrifié ! (Comme les hôtesses devant Oufkir à Ouarzazate...). Je n'ai jamais vu un pilote aussi « coincé » !

     Ce vol de 17 minutes, que nous faisons presque tous les jours, les yeux fermés, sera pour lui son calvaire final et sa crucifixion... Je suis assis sur le «jump seat», petit siège repliant entre les deux sièges des pilotes, entre Kabbaj, à droite, et mon kangourou, à gauche... Rien ne va ! Du genou, j'ai beau l'avertir de ses erreurs, l'Australien ne comprend pas... J'en ai mal au genou ! Il vole parallèle à l'axe ILS, ne voit pas qu'il lui faut intercepter cet axe par un angle d'attaque, un petit changement de cap... Il continue tout droit ! Il est cramponné à son manche, le regard fixé sur ces instruments, dont il n'interprète aucune donnée ! Un coup d'œil dehors aurait suffit... Il fait beau ! Il est hypnotisé, les yeux vissés sur son tableau de bord ! Il n'y voit rien ! J'en ai pitié... Coups de genou ! Aucune réaction... Un bloc de béton !

     Nous sommes presque au travers de la piste !

     Le Colonel lui demande:

     « Que faites-vous ? »

     « ... »

     Pas de réponse...

     Le Colonel perd patience:

     « Je prends ! J'ai les commandes ! »

     Il fait « Ten-ten blue sky », « 10 sur 10 de ciel bleu »... Le Colon pique vers la piste et atterrit. De sa voix éraillée:

     « Mon vieux, vous avez manqué votre chance ! Adieu ! »

     L'Australien se ramollit...

     Et, Nom di Diou, au retour, mon copilote fera cette approche impeccablement ! Mais sans Kabbaj...

   

     En donnant de l'instruction plus tard sur Boeing 707, j'ai connu ainsi des pilotes, perdant leurs moyens lors des contrôles en vol...  L'un d'eux, tellement nerveux, au lieu de détacher délicatement du bouquin de procédures d'approches et d'atterrissages les pages en fin papier, ne pouvait s'empêcher de les arracher ! « Craaak » ! Il ne pouvait agir autrement... Le malheureux tremblait comme une feuille morte ! Comme cet autre, après un de ces « checks » en vol, ne parvenait pas à remettre sa cravate, ce type de cravate dont le nœud est déjà tout fait et que l'on accroche à son col... Sa main, moite de sueur, se trimballait partout autour de son cou, sauf au bon endroit, au col de sa chemise !

     Ceci sont les cas extrêmes... On a beau crâner, nous sommes tous nerveux avant et pendant et même après un « check » ! J'avoue, les contrôles en vol ne sont pas une partie de relaxation...

   

     Juste avant le départ, le Chef d'escale de Malaga vient me trouver dans le cockpit et me donne une carte de visite... Le Directeur de la Pan American Airways pour toute l'Afrique du Nord !

     « Commandant, ce Monsieur vous demande de bien vouloir lui donner le siège-cockpit... L'avion est plein ! Il dit qu'il doit absolument être à son bureau demain à Casablanca pour un rendez-vous important... »

     « Accordé ! »

     L'Américain, un Jack aussi, fait le voyage assis entre nous, les deux pilotes...

     Un des gros avantages pour les pilotes de ligne est de pouvoir bénéficier de billets à réductions... Selon le nombre d'années passées dans la compagnie, ces réductions sont de 75, 50 ou de 90%, que nous accordent les autres compagnies internationales !

     J'ai trois semaines de vacances... Blanche et moi voulons faire un séjour au Club Méditerranée de Tahiti et en même temps, deux ou trois escales aux Etats Unis... Comment y aller ? Muni d'une lettre de la Royale Air Inter, « Ayez l'obligeance d'accorder à Monsieur... Merci ! », je vais trouver Pan Am !

     Je m'attends de leur part à 75%, tout au plus 50% de réduction... et places non réservées ! Je tombe sur le Directeur, qui me fait de suite rentrer dans son bureau...

     « Monsieur... »

     « Call me Jack ! »

     « Heu... Jack, ma femme et moi voudrions aller à Tahiti en passant par les Etats Unis... Voici la lettre de demande habituelle de ma compagnie... »

     « Quel itinéraire voulez-vous ? »

     Je lui balance:

     « Casablanca, New York, San Francisco, Tahiti, Honolulu, Los Angeles, Las Vegas, New York, Bruxelles, Casablanca... Pouvez-vous m'octroyer une réduction de... », je risque...,
de 50 % ? »

     « My dear, vous ne pouvez pas vous imaginer le service, que vous m'avez rendu en m'acceptant dans votre cockpit il y a quelques mois... »

     « It was my pleasure... Ce fut mon plaisir... »

     « OK, je signe votre lettre... Passez demain au comptoir prendre vos billets ! »

     « Heu..., Jack ! Combien de réduction ?... »

     « I'll see what I can do... »

     « Thank you, Sir... Heu... Jack ! »

     Le lendemain, je sortais de la Pan Am avec deux billets gratuits, première classe, places réservées ! Sacré Jack ! Pas moi, le Directeur Pan AM ! Il est assuré d'avoir une place dans le cockpit pour le restant de ses jours, quand il en aura besoin...

 

     Il y a plus de vingt ans de cela... Le bon vieux temps ! Aujourd'hui, les choses ont changé... Les mains sont liées par des règlements plus stricts...  Par la suite, j'ai encore accordé des « jump  seats » au personnel des Airlines... C'est à peine s'ils m'ont remercié ! L'un d'eux a même fait un rapport, disant que son plateau de nourriture n'était pas bon ! Aussi les « sièges cockpit », je n'en donne plus, sauf pour un pilote ou une hôtesse de l'air !

     Après des paquets d'heure de vol, arrivée enfin à San Francisco... Moi, le macaque, je découvre l'Amérique, émerveillé devant la télévision en couleur de la chambre de notre hôtel...      Blanche:

     « Tu ne crois pas qu'il y a d'autres choses à faire ? »

     « Heu..., oui... Oui, tu as raison... »

     Nous visitons la ville... La meilleure façon de visiter un endroit pour la première fois: prendre un tour ! Je le fais encore aujourd'hui... A Union Square, nous prenons place dans le bus...
A l'américaine, comme à des gosses, le guide demande à tous ses touristes d'où ils sont !

     « New York, New York !

     Applaudissements !

     « Dallas, Texas ! »

     Applaudissements !

     « Washington, D C ! »

     Applaudissements !

     Etc.. A notre tour:

     « Et vous ? »

     Nous, à moitié sonnés par la fatigue du voyage et le décalage horaire...

     « Brussels... »

     Pas d'applaudissements... Silence !

     « Belgium... »

     Toujours pas d'applaudissements... Silence !

     « Europe ! »

     Un ou deux « claps-claps » et le tour démarre, la visite de « San Fran » !

     Qui aurait pu dire que dix ans plus tard, je retournerai en escale des dizaines et des dizaines de fois à San Francisco... Je n'aurai plus besoin de prendre plus de « City Tour » !

     Le lendemain, direction Tahiti ! Au Club, nous faisons la connaissance des GO... Tous des Belges ! Le Chef de village est René Halemans, son second Pierrot Belings... Des anciens du Katanga... Il paraît qu'ils ont remis un peu d'ordre dans le camp de Moorea ! Si l'un des GO n'est pas content de ce régime, il a le plaisir de voir son billet de retour cloué à la porte de sa case !
« Quelques coups de boule » me dit Pierrot, «  et tout roule bien maintenant à Moorea ! Curieux, le champagne a remplacé la bière chez ces Belges ! Le « champ » coule donc... Et il coule bien... et tard ! Discussions, souvenirs d'antan, réfection du monde... Ca va loin ! Un soir, René nous pose une question:

     « Quand vous savez que vous êtes en pays civilisé ? »

     « ??? »

     « Quand vous allez à la toilette, que vous tirez la chasse et que ça marche ! »

     Si j'avais eu à l'époque l'expérience des survols de territoires, que j'ai aujourd'hui, j'aurais ajouté:

     « Et quand les moyens de communications radio ne sont pas pénibles... »

   

     En HF (haute fréquence pour les longues distances), on appelle Honolulu dès le décollage de Tokyo, réponse 5/5 ! On appelle Tokyo dès le décollage de Los Angeles, réponse 5/5 ! A la verticale de Bombay, on appelle Bombay: « Bombay ! Bombay ! Bombay ! », réponse brouillée ou pas de réponse du tout ! Ou Calcutta: « Calcutta ! Calcutta ! Calcutta ! », de la friture ou rien ! Dire que ces gens envoient des fusées dans l'espace et qu'ils ont la bombe atomique... Mon copilote, à force de s'égosiller sur son micro me dit un jour, désespéré:

     « J'ouvre la fenêtre du cockpit et je hurle ! Ils m'entendront peut-être mieux... »

     « Mais on ne peut pas ouvrir les fenêtres du cockpit, tu le sais bien... »

     « Ah, oui, c'est vrai ! »

   

     Pierrot, plongeur émérite, vient de passer trois jours à Bora Bora... Le soir, à son retour, la coupe en main:

     « Mon vieux, j'ai vu un requin grand comme ce bar ! »

     Le bar mesure 25 mètres...

     Soirées de rêves sous le ciel du Pacifique...

   

     Los Angeles ! « Disney Land » ! Ils sont forts, les Américains pour ce genre de « shows » ! Imbattables ! Je découvre l'Amérique...

     Las Vegas ! Les casinos et leurs spectacles ! « La revue du Casino de Paris » avec les moyens américains... Fameux ! Les filles descendent bien leurs escaliers...

     Le Grand Canyon en avion m'impressionne, mais aussi New York ! Au « Grand Central
Hôtel », on attache ses valises à une chaîne pendant que l'on est à la réception ! Je suis vraiment impressionné ! Arrivés dans notre chambre du 30ème étage, sur le lit, les dix commandements ! Ce qu'il ne faut surtout pas faire... Ne pas ouvrir les fenêtres ! Ne pas parler trop haut de vos projets de la journée, quelqu'un pourrait connaître vos projets de séjour ! Si quelqu'un frappe à la porte de la chambre, identifier la personne par le judas ! S'il y a un doute, appeler la sécurité ! Moi, le broussard, j'en ai la tête qui tourne... Elle tourne encore plus quand le concierge, à qui je demande ce qu'il nous conseille de faire pour notre soirée:

     « To be save, get back in your room and watch TV ! Pour votre sécurité, retournez dans votre chambre et regardez la télévision ! »

     Nous ne nous dégonflons pas, Blanche et moi, nous prenons un taxi et allons voir « Jésus-Christ, Super Star »... Super ! A la sortie du théâtre, tout le monde se précipite sur les taxis ! Entre le chauffeur et les passagers, il y a maintenant une cloison, une paroi en verre pare-balles ! On glisse le prix de la course par un petit trou découpé à cet effet... Moi, le broussard... Le lendemain, tour organisé de la ville !

     Contrairement aux Californiens, ils n'en ont rien à foutre, les New-Yorkais, à savoir d'où vous venez ! Surtout ne pas leur parler de San Francisco, cette ville de Liliput, comme m'a dit mon voisin dans le métro, à qui j'avais osé adresser la parole... Quelle imprudence ! Cette fois-ci, le guide ne nous demande donc pas d'où nous sommes, mais nous conseille de ne surtout pas s'occuper des autres, à  New York, de personne, même si cette personne vient de s'écrouler par terre, à vos pieds ! Moi, le broussard... Je ferai de nombreux séjours aux Etats Unis et serai moins impressionné... L'habitude, sans doute... On n'y pense plus... Et surtout, parce que j'aurai perdu un peu ma peau de broussard !

   

     « Passer sur jet » devient pour moi une obsession... J'écris bien à droite, à gauche... Les réponses sont toutes pareilles:

     « Monsieur, merci pour l'intérêt, que vous portez pour notre compagnie, mais votre expérience sur avion à réaction... »

     Expérience... Toujours le même problème ! Où l'obtenir ?

     Je commençais à désespérer, quand là-haut, sous une constellation merveilleuse, une autre ficelle fut tirée...

     Notre vol sur l'Espagne arrive à Malaga le samedi soir, nous en repartons le lendemain dans la soirée... Quand on s'y attend le moins du monde, arrive alors un événement positif ou négatif, qui va transformer votre vie... Le mien est positif ! Ce dimanche-là fut pour moi, le dimanche béni des dieux !

     Mon copilote marocain et moi, arrivons un peu trop tôt à l'aéroport...

     « Zorba (!), si nous allions prendre un café au restaurant du premier étage ? »

     « Bonne idée ! »

     Nous montons les escaliers... Le restaurant est moche, peu de clients, vide de toute atmosphère...

     « Redescendons ! »

     Le bar de la salle de départ est plus amusant... On peut y voir passer du beau monde...

     Le beau monde, que nous rencontrons, est un équipage de la Trans Europeean Airways... Je le vois par l'écusson de l'uniforme des pilotes: TEA ! Je sais que Jean Derycker y travaille depuis son départ de Libye... Cette compagnie belge de charter est basée à Bruxelles... Je ne connais pas cet équipage, mais j'ai l'impression de le connaître... Je me présente !

     Le Commandant:

     « Jacques Siroux ! Ca alors... J'ai entendu souvent parlé de toi ! Nous ne nous sommes jamais rencontrés ... Je m’appelle Delcuve ! Voici Micky Volkaert, mon copilote ! »

     « Jean Pierre Delcuve ! Ca alors... J'ai entendu souvent parlé de toi ! Nous ne nous sommes jamais rencontrés... Voici mon copilote Zorba ! Il n'est pas Grec, il est Marocain... Je vous offre un café ? »

     Ce café, que nous aurions dû boire au premier étage... Jamais alors, je n'aurais rencontré Delcuve ! Coïncidence ?  Jeu de la destinée ? Mektoub ! C'était écrit...

     « Comment ça va à la RAM (Royal Air Maroc) ? »

     « Royal Air Inter ! Ca va, j'espère un jour passer à la RAM sur jet... »

     « Sur jet ? La TEA engage... Elle vient d'acheter trois autres Boeing 707 ! »

     « Oui, mais j'ai la licence américaine... Pas reconnue en Belgique ! »

     « Tu as ta licence professionnelle belge ? »

     « Oui, mais pas l'IFR... »

     Jean Pierre me débite:

     « Ca ne fait rien... L'IFR, tu le passes chez nous, tu voles d'abord comme copilote, tu suis les cours de Transport Public, qui vont être organisés par la compagnie, tu redeviens Commandant de Bord... Et sur jet ! »

     « ... »

     En deux minutes, Delcuve m'a mis la tête comme une pastèque ! Mon cerveau est un jeu de bataille... Je jette les dés, je lance ! En deux secondes, je décide !

     « Jean Pierre, qui puis-je contacter ? »

     « Eddy Lejeune, le Chef-Pilote... Voici son numéro de téléphone ! »

     « Le privé ? »

     « Tu veux son numéro privé ? Le voici ! »

   

     Malaga, Tanger, Rabat, Casablanca... Il est passé minuit quand j'arrive chez moi à la maison !

     Téléphone :

     « Ring, Ring, Ring »…

     « Allo, Monsieur Eddy Lejeune  ? »

     « oui »

     « Monsieur, je me permets de vous appeler à une heure pareille parce que… »

     «  Oui…  »

     « Je viens de rencontrer Jean Pierre Delcuve à Malaga... »

     « Oui... »

     « Il m'apprend que vous engagez... »

     « Oui... »

     « Je suis candidat, Monsieur ! Je m'appelle Jacques Siroux... »

     « Oui... Siroux, j'ai entendu parlé de toi par Pierre Rassart, qui débute chez nous en décembre... Tu es OK ! Sois à Dublin le 3 janvier pour le second cours Boeing 707 ! »

     « Oui, mais mes licences ? »

     « On en parlera à Dublin ! Welcome to TEA ! Bonne nuit, Siroux ! »

     Le plus bref interview de ma carrière...

   

     Chamboulement... Ma vie va basculer... Nous sommes en Octobre, il faut faire vite ! A moins que le Colonel, en apprenant cette offre, ne change d'avis et me propose la Caravelle ou le Boeing 727... Naïf, je rêve encore... La réponse de Kabbaj est typique:

     « Siroux, vous êtes fou ! Vous volez pour une Airline, vous êtes en sécurité d'emploi, la crise du pétrole commence... Votre futur patron, s'il ne peut plus vendre des places d'avion, vendra des cacahuètes... Que ferez-vous alors ? » (Sic).

     Il n'a pas tort, le Colon... Fais-je une connerie ? Tant pis, ma décision est prise !

     « Pour votre bien, je refuse votre démission ! »

     « Mon Colonel, j'aime le Maroc... Je ne désire qu'une chose, c'est d'y rester ! Mais puisque vous ne voulez pas me faire passer sur jet... »

     « Je vous ai dit de patienter... »

     « Mon Colonel, vous me forcez à sauter sur cette chance... Le Boeing 707 ! »

     « Siroux, je refuse votre démission ! »

     « Mon Colonel, je vous donne trois mois de préavis, je vous donne même mes congés... Je ne vous prends pas au dépourvu ! »

     « Siroux, je refuse votre démission ! »

     « Bien... Au revoir, Mon Colonel ! »

     Ce fut mon dernier entretien avec le Colonel Kabbaj... Je ne devais jamais plus le revoir, jamais plus l'entendre ronchonner dans sa barbiche...

   

     Il faut faire vite... Tout prend du temps ! Entre mes vols, je vends une partie de mes meubles, que j'envoie à Bruxelles... Je prends Upso dans mon cockpit lors d'un courrier sur Malaga et le confie à François Reip... L'ami François, celui qui pédalait sur son vélo tombé dans le sable et sans son froc, lors de notre méchoui d'escadrille à Solenzara, a depuis longtemps quitté l'aviation et tient une boite sur la Costa del Sol... Upso... Upso, le noble... Peut-être est-il devenu barman chez François ? Histoire de chien, histoire d'amour, qui vous vrille le cœur !

     Je paie mes taxes et mes impôts, parce que je suis un garçon honnête et parce que, qui sait, je reviendrai peut-être un jour au Maroc... Ce qui sera le cas !

     Je suis fin prêt à partir en règle pour le pays, mais pas en règle pour le Colonel... Je n'ai toujours pas son feu vert ! Une carte d'importance me manque dans ce coup de poker... Sur le tapis, la mise est élevée: une qualification Boeing 707 ! Je vais bluffer... Je vais attendre jusqu'au dernier moment... Peut-être que Kabbaj va découvrir son jeu ? Non, il ne le fait pas ! Je dois découvrir le mien...

     Je n'aime pas ce que je vais faire, je hais ! Mais il m'y oblige, Kabbaj... Il l'aura voulu ! Ma Chrysler, bourrée, chargée, surchargée, ressemble à une roulotte de gypsy... La galerie est remplie de paquets, de couffins ficelés... A l'aube par Tanger, je prends le bateau pour l'Espagne, je quitte le Maroc ! Ali, le chauffeur de taxi, celui qui promenait les équipages lors de nos escales à Tanger, celui qui roulait sans cesse une boulette de pain dans sa main gauche, « pour faire circuler le sang », disait-il, va m'aider pour les formalités de douanes...

     Ce jour de décembre 1973, je devais me présenter aux opérations pour faire un vol... La Royal Air Inter m'attend toujours !

   

     Qu'il soit de droite ou de gauche, du centre ou d'ailleurs, blanc ou noir, bronzé ou violet, un être, qui par son caractère et sa personnalité, sort de l'ordinaire, pour moi, gagne des points... Kabbaj n'était pas mon ami, mais quand j'ai appris sa mort quinze ans après, j'ai fait, comme je le fais toujours quand j'apprends la disparition de « quelqu'un »:

     « Oooh ! »

     Amies ou ennemies, je n'aime pas quand des « figures » disparaissent...

     « Oooh ! »

     Le Colonel Kabbaj... Lui, qui avait la Baraka... Plus de Baraka ! La ficelle est devenue grosse corde, celle de la cloche finale... La cloche funèbre ! (Oui, Monsieur Trenet, je sais, mais je vous l'ai déjà dit, j'aime vos chansons...). « Ding-Dong » pour tout le monde, plus de Baraka ! Pour personne ! Terminé ! Kalas ! C'est la règle... C'est écrit ! Mektoub !

   

     Un qui est mon ami au Maroc: Monsieur Y. Suzan, le Directeur Général de la Royale Air Inter... On accroche, « Clic » ! Son épouse et lui nous invitent, Blanche et moi, pour des dîners marocains... La Pastilla aux pigeons et la tendresse de la viande du mouton sont immortels dans le fond de ma mémoire !

     J'avoue avoir commis quelques traîtrises dans ma vie... Je n'en suis pas fier ! En voici deux exemples:

     Suzan me fait jurer sur mes gallons de Commandant de Bord de ne plus revoir cette fille !

     « Ta femme, Jack ? »

     « Non, justement !

     Je lui donne ma parole, et je ne la tiens pas... Les Arabes ne m'ont jamais trompé ! Moi, je trompe un Arabe, qui est mon ami, et je trompe ma femme...

   

     « Jack, tu t'éclates en écrivant ton bouquin ? », m'avait demander Albert Delevingne, à notre réunion d'escadrille, lorsque je lui avais dit que je scribouillais... ...

     « Je m'éclate ? Oui et non, Albert... Je m'éclate, mais je me déculotte aussi ! Il m'est souvent de grande difficulté de raconter les bêtises de mon existence... Mais puisque j'ai décidé de les écrire, je dois y passer ! »

   

     Je n'ai jamais fait de mal à une mouche... Non, ce n'est pas vrai ! J'ai fait du mal à deux mouches... L'une est l'Impala, cette jolie antilope, que j'ai tué bêtement d'un coup de fusil... Le coup du con ! L'autre, c'est Blanche... Je lui ai fait mal... Très mal !

   

     Blanche...

     « Craaaaak » ! Craquelures...

   

     Blanche, que j'appelais « Ma Poule », Blanche, qui me disait: « Jackie, nous sommes des potes, nous avons fait la Libye ensemble... », Blanche, à qui, par égoïsme de vie facile, j'avais toujours refusé un enfant... Les années passent, elle en fait une maladie... Elle n'est plus la même... Plus la douce Blanche ! Elle est nerveuse, je deviens nerveux... Disputes ! La jeunesse est derrière, les petits oiseaux apparaissent dans la tête... C'est contagieux, j'en attrape aussi... Je tombe sur Michèle !

   

     Française, née au Maroc, moi, Belge, né au Congo, nous sommes tous les deux « d'Afrique »... Le seul point commun que nous ayons ! Je suis le Nord, elle est le Sud, je suis l'Ouest, elle est l'Est, le Blanc et le Noir, l'Eau et le Feu, la droite, la gauche, le positif, le négatif, l'Occident, l'Orient !

     « Big Bang » ! Expansion de mon univers... Etincelles présentes !   »Big Bang » ! Etincelles futures ! Mais je suis tellement amoureux... Je persiste ! Les yeux à l'oriental, la peau mate, les cheveux auburns, longs, passés au « henné »... Moi, qui aime les blondes ! Michèle me prend au ventre, Michèle me prend au cœur.... Oh, non, Michèle n'est pas une fille de ma rue... Ma rue ! Quelle rue ? Je suis tellement amoureux.... Je persiste !

     Il est un fait certain, pendant les vingt ans qui vont suivre, je ne vais pas m'embêter avec Michèle... Et j'espère ne pas m'ennuyer avec elle encore pendant de nombreuses années !

     « Au moins, avec moi, tu ne t'ennuies pas... Hein, Jack ? »

     « Ooooh, non ! »

   

     Michèle est professeur de Français et d'Espagnol... Elle a une petite fille... Ca m'agace... Au début ! Au fil des ans et durant l'adolescence de Valérie, malgré les heurts, je deviendrai
paternel ! A tel point qu'aujourd'hui, je me passe difficilement d'elle ! Le plus beau cadeau, qu'elle a pu me faire, c'est de m'appeler: « Papa » !

     Pour mes vacances, j'emmène Michèle en Extrême-Orient... Bangkok, Hong Kong  ! Au retour, les remords me travaillent… J’hésite… je suis en pleine crise  ! Je suis heureux et malheureux... Je suis déchiré  !

     Blanche... «  Craaaak  », craquelures, déchirures !

   

     Blanche... Je revois Blanche, qui revient de Marbella... Robert Schepens organise un souper chez lui... Suzan est présent ! Il essaie d'arranger les bidons... Suzan veut sauver les meubles, dit-il ... Il me fait jurer que... Mais Robert sait que c'est inutile ! Ayant appris ma relation avec Michèle, me connaissant et me voyant transformé, transfiguré, il m'avait déjà dit, je m'en souviens très bien:

     « C'est foutu ! »

     D'ailleurs, lui-même, est amoureux... Il a rencontré Jasmina à Marrakech... J'étais présent ! Elle deviendra sa femme... Et Robert fera sa carrière au Maroc !

     Je ne freine pas, je n'emploie pas les « reverses »... Au contraire, je pousse les manettes de la puissance à fond vers le tableau de bord, c.a.d: « plein pot » ! Je vais vite retrouver Michèle à son cabanon... Elle prend son bain de soleil devant l'océan... En m'apercevant, elle se lève et accourt:

     « Jacques... »

     Souvenir gravé !

   

     Alors, pourquoi ai-je donné ma parole à Monsieur Suzan, moi qui ai Michèle dans la peau ! Tristesse de voir Blanche souffrir ? Remords ? Education ? Principes ? Faiblesse ? Un mélange... Maladie d'amour, maladie mentale !

     Je m'en voudrai toujours de ne pas avoir été net vis-à-vis de Blanche, vis-à-vis de Michèle... Vis-à-vis de mon ami marocain... Et vis-à-vis de moi-même !

   

     Nom di Diou, Blanche... Je vous ai pourtant fort aimé !

   

     Le bateau quitte la rade de Tanger... Le soleil se lève... Le Maroc va disparaître à l'horizon... Je regarde Michèle... Elle est à mes cotés !

     Basculades... Ma vie privée bascule, ma vie professionnelle bascule... Une fois de plus !

   

     Une semaine à Bruxelles pour la Noël chez ma mère, où nous logeons... Elle est contente, ma mère, puisque je suis content ! Elle est heureuse de me retrouver, plus dans la villa de Kraainem, qui est louée à présent, parce que devenue trop grande pour elle, mais dans l'appartement d'Uccle, que je viens d'acheter à très long crédit...

     Michèle repart au Maroc pour donner ses cours, je pars à Dublin pour suivre mon cours 707... Enfin, le jet !

     Trois semaines de théorie sur l'avion... Nos deux instructeurs nous apprennent les « trucs » et les « ficelles » (!), avec lesquelles Boeing a construit cette machine:

     « Monsieur Boeing, dans sa sagesse... »

     En bons Irlandais, les pauses-café sont arrosées d'une sérieuse dose de whisky... Pas n'importe quel whisky, du bon whisky, du vrai whisky, de l'Irlandais ! Plus la journée avance, plus les cours sont difficiles à suivre... Nos deux instructeurs:

     « Si vous avez des questions, nous sommes à votre disposition... Nous pouvons venir le soir à votre hôtel prendre un café et vous donner des renseignements supplémentaires... »

     Michel Pitsy, le flight-engeneer, le mécanicien de bord, qui veut toujours en savoir plus, qui veut aller dans les détails:

     « Oui, oui ! S'il vous plaît, venez ! »

     Les instructeurs viennent... Nous buvons des Irish-coffees... La bière coule aussi ! Les secrets du Boeing 707...

     Pitsy, qui me demandera des mois plus tard, lors d'un vol sur Hammamet en Tunisie:

     « Jack, tu pourrais encore m'expliquer le fonctionnement de la descente du train d'atterrissage et de son verrouillage ? »

     « Bien sûr, Pitsy: lampe verte, c'est bon, lampe rouge, pas bon ! »

     « Toi, alors... Mais après tout, tu as raison ! Who cares ? Except me... » Pitsy n'a plus eu le temps de trop s'en faire sur ces circuits hydrauliques... Pitsy, toujours le rire à la bouche, toujours ami, toujours heureux, amoureux de Julie... Il s'en est allé, Pitsy ! Comme ça, en quelques secondes... Injustice !

   

     Les week-ends, nous rentrons à Bruxelles, les bras chargés de saumons d'Irlande, de whisky d'Irlande ! L'Irlande est à la mode parmi la gente TEA...

     « Je te fais un café ? Un Irish-coffee, bien sûr... »

     « Evidemment ! »

   

     La TEA... La Trans European Airways ! Fondée par Monsieur Georges Gutelman... Il a commencé sa carrière avec une agence de voyage... Puis, a trouvé plus pratique de vendre des tickets d'avion en achetant lui-même des avions ! Il débute avec un Boeing, puis deux Boeings 707 ! Les vols vont jusqu'en Extrême-Orient... Hong Kong, Singapour ! Arrêts à Bombay...
Ca marche ! En 1973, achats de trois 707 supplémentaires... Malgré la crise du pétrole, ça
marche ! Ca marchera, parce que, Gutelman parvient à obtenir de l'Algérie, les contrats de vols pour les pèlerinages à la Mecque ! La TEA deviendra une compagnie de charter importante... Quasi plus charter d'ailleurs, puisqu'elle va opérer des vols réguliers pour les grosses agences de voyage européennes !

     Chapeau Georges !

   

     Pour moi, pas tellement chapeau concernant mon salaire... Lors de mon interview nocturne et téléphonique avec le Chef-Pilote, ce n'était pas le moment de parler de salaire...

     Je fais la connaissance d'Eddy Lejeune à Dublin... Il vient pour nous donner l'instruction au simulateur ! Je crois que toutes les premières rencontres, faites par Eddy, qu'elles soient masculines ou féminines, font « Clic » ! Il est charmant, il est charmeur... Il y a des hommes comme ça... Un Chef pareil, on le suit en enfer ! Ce dont je m'aperçois quand il me dit ce que
je vais gagner ! Je fais le calcul mental le plus rapide et le plus simple de toute mon existence: mon salaire du Maroc est carrément divisé par dix ! J'ai une pensée rapide également pour les
« peanuts » du Docteur Hammer ainsi que les « cacahuètes » du Commandant Kabbaj...

     « Tu comprends, Jacques, on te donne la qualif Boeing 707... On te fait passer ton IFR belge... Une fois qualifié copilote, tu toucheras plus, bien entendu... Ensuite, si tu passes ta licence de pilote de ligne belge, tu retrouves ton siège de gauche, tu... »

     « C'est idiot, Monsieur, je suis déjà à gauche depuis longtemps... »

     « Appelle-moi Eddy... Oui, mais ton ATR américain n'est pas valable pour les autorités belges... Tu le sais, non ? »

     « Oui, hélas... Cependant certains pilotes étrangers volent ici avec leurs propres licences ? »

     « Oui, parce qu'ils ne sont pas Belges... »

     « ... »

     « Ecoute, Siroux ! Fais-moi confiance, tu redeviendras Commandant de Bord... Et sur

jet ! »

     J'ai vraiment misé gros en prenant cette décision de venir à la TEA... Ceci n'est plus du poker, mais bien de la roulette russe !

     Je fais confiance à Eddy Lejeune et je ne le regretterai jamais ! Au contraire, ma carrière va être propulsée vers le haut, vers le but, que je m'étais fixé... La TEA va me donner les bases et l'expérience, dont j'aurai besoin pour conquérir d'autres marchés aéronautiques... Avancer... Avancer... Avancer !

   

     Pour la plupart d'entre nous, pour moi en tous cas, je vais pénétrer dans cet antre, qu'est le simulateur... Cette boite à tortures, dans laquelle je passerai des « checks », des « checks » et des « checks » tout au long de ma carrière...

     Autour de plusieurs tables rassemblées dans le lobby de l'hôtel, Eddy Lejeune nous donne nos premiers « briefings »... Je suis un peu nerveux... Mais Eddy, par sa façon d'expliquer les procédures, nous met à notre aise... Il est relax, Eddy... Ses gestes sont virevoltants, presque enivrants... Ses mains volant dans l'air, ses doigts en tremolo, il nous dit comment l'approche s'effectue...

     « Sans toucher au setting, à la puissance, vous laissez bleeder, diminuer votre vitesse en descendant les volets... Du beau travail... De la finesse, s'il vous plaît ! »

     Un très bon pilote Eddy Lejeune... Je le verrai à l'œuvre ! Excellent instructeur aussi... Il nous en apprendra des astuces ! Tout semble facile avec lui... Pas si facile, car tout change pour nous, pour moi... J'ai affaire à un avion à réaction ! Réaction plus lente de la puissance demandée... Avec un moteur à hélice, réponse immédiate quand on met la gomme... L'hélice mord l'air, comme le fait dans l'eau celle d'un bateau, on avance ! Il faut au moteur à réaction plus de dix secondes pour obtenir la puissance désirée... Donc, anticiper ! J'ai connu cela avec les avions de chasse, mais il faut ajouter ici le poids du Boeing... Inertie... Anticiper ! La vitesse... Ca va vite un jet ! Etre à tout moment « devant » son avion et non « derrière »... Comme en équitation, ne pas se laisser guider par son cheval ! Anticiper ! J'ai connu certains pilotes en entraînement,
ils étaient des « miles », des kilomètres derrière leur bac... Vingt mesures en retard ! Surtout sur des secteurs courts, Paris-Londres ou Amsterdam-Zurich, par exemple, il y a tellement à faire... C’est bien simple, l’avion avait déjà atterri qu’ils en étaient encore au décollage  !

     Le jet, une autre philosophie de vol  ! Question d’habitude...

     Plus tard, leurs turbines d'entrée de réacteur agrandies, au point de devenir de véritables ventilateurs produisant les 2/3 de la puissance, les moteurs à réaction redeviendront presque des moteurs à hélice et la réponse aux manettes des gaz sera quasi instantanée... On les appellera les
« Fans » !

     Pour le moment, à la TEA, nous sommes loin d'avoir des « fans », nous en sommes au tuyau de poêle, le « straight pipe », le réacteur pur... Pas tout à fait pur, car pour les décollages lourds et par température élevée, afin de densifier l'air entrant dans le réacteur, nous injectons de l'eau dans les nacelles du réacteur !

   

     Un ami me demande:

     « Mais comment ça marche, Jack, un moteur à réaction ? »

     « Principe simple ! Tu prends un ballon, tu le gonfles en soufflant... Pression sur les parois intérieures: action ! Tu relâches l'embouchure, libération des pressions: réaction ! Le ballon s'envole dans tous les sens ! Action-réaction ! Vu ? »

     « Vu ! Mais le réacteur lui-même ? »

     « Comme le ballon: compression de l'air + kérosène + étincelles = pressions dans les chambres de combustion = action ! Libération de ces pressions = réaction ! Action-réaction ! Simple ! Le tuyau de poêle, je te dis... Simplicité ! Plus de pistons, de trucs et de machins ! Pigé ? Tu préfères des formules ? »

     « Non, non ,non, Jack, j'ai pigé, j'ai pigé ! »

   

     Le simulateur est une réplique exact d'un cockpit d'avion... L'instructeur peut programmer tous les vols, les approches et les pannes qu'il désire... Le pilote les effectue comme s'il était vraiment en l'air... Les mouvements de l'avion et même les bruits figurent au programme ! Par un système de caméra, on peut aussi faire l'approche à vue d'un aérodrome !

     Une dizaine de séances de deux heures chacune... Pannes, feux, feux, pannes, pannes et nous devrions être prêts pour le check final... Je pinaille dans cette caisse sombre... Je transpire... Nous transpirons ! Tout se passe bien pour moi et mon groupe... Eddy est satisfait, nous rentrons à Bruxelles en attendant notre départ pour l’Algérie !

   

     Mais avant de partir pour Alger, la TEA organise sa soirée annuelle... Retrouvailles ! Qui ?

     *Jean Derycker, qui est à la TEA depuis le début... C'est pour cette raison qu'il avait quitté la Libye !

     *Jean Pierre Delcuve, de qui j'apprends que je fais partie de son équipage pendant la période des « Hadjs », les pèlerinages pour Air Algérie... J'en suis heureux !

     *Paul Dardenne ! Il était parti de Libye avant moi pour aller voler dans l'Est de l'Afrique, au Kenya ! Il a donc pris la même décision que moi, le Pelle, pour passer sur jet... On se retrouve donc ! Mais nos chemins vont encore se croiser et recroiser encore bien souvent...

     *Pierre Rassart, qui était aussi en Libye...

     *Tony Payens, le Directeur de la « mécanique », ancien de la Linair...

     Tout un monde de l'aviation... Pilotes, qui vont, qui viennent aux quatre coins de la terre... Pilotes aventureux... Pilotes à contrats... Pilotes amis... Pilotes frères... Pilotes !

     Je fais d'abord la connaissance de Monsieur et Madame Gutelman, je fais la connaissance de la Trans European Airways !

     Je me présente à tout le monde...

     *Etienne Fallon:

     « Siroux ! J'ai souvent entendu parler de toi... »

     « Fallon ! J'ai souvent entendu parler de toi... »

     Etienne... Lui aussi, à partir de cette soirée, nos chemins vont... En Tunisie, à Singapour... Deviendra un ami, un frère ! Sa femme, Christine, les enfants, suivent...

 

     *Guy Vanderlinden, un autre pilote dont les chemins vont...  A Singapour... Un autre ami, un autre frère ! Sa femme, Arlette, ses enfants, suivent...

     *Pierre Jottrand, Copilote et Commandant de bord plus tard... Deviendra aussi un « frère », mais nos chemins ne se croiseront point puisque Pierre ne quittera jamais la Belgique...

     *Je retrouve également René Dauwe ! Il était à Chièvres à mon époque, mais dans l'escadrille flamande... Il est instructeur ! Il me dira plus tard, lors d'un retour sur Alger et après l'approche et l'atterrissage à Tripoli, que je connaissais bien pour l'avoir faite des centaines de fois:

     « C'est très bien... Presqu'aussi bien que moi ! »

     *Tiens, Jo Boone ! Mon instructeur en F84F, avec qui je m'étais un peu trop approché des frontières russes...

     * Jacob Debeuken, dit « Levy » ! Un caractère...

     * »Poussy » (!), une fille copilote ! Une idée d'Eddy Lejeune: « dé-mys-ti-fier » ! Il a bien misé bien, Eddy, puisque Poussy deviendra Commandant de bord et Instructrice sur jets !

     *Claude Gilliaux... Nous jouerons beaucoup au tennis avec les copains pilotes dans sa propriété d'Uccle...

     Et bien d'autres aviateurs, que je rencontre...

     Je me présente à tout le monde...

     *Le personnel de cabine est entièrement féminin... Parmi les hôtesses et chefs de cabine, Aline, Audry, Vicky et Cie, que je rencontre, je retrouve Nicole Saillez, avec qui j'ai fait ma communion à Butembo ! Elle se fait appeler à présent: « Capucine » !

     *Une autre hôtesse: Jackie ! Elle me présente à Haakon Hellner, un Commandant de Bord norvégien, un type formidable « Hawk », qui nous préparera d'abord pour l'examen IFR et plus tard pour celui de « Captain B707 »... Par son calme et sa manière d'instruire ses élèves, il va nous mener vers ces tests finaux avec maîtrise... Nous lui devons beaucoup à Hawk Hellner ! Oak épousera Jackie et après la TEA, ils partiront pour L'Arabie Saoudite, le Sri Lanka et Singapour, où je les retrouverai... Frères d'armes !

   

     Tous ces équipages ont déjà fait un « hadj », « pèlerinage », dont Paul Dardenne, qui a passé son IFR et est « lâché » copilote... Un mois de vol: Alger, Jeddah, Alger ! Alger, Jeddah, Alger ! Alger, Jeddah, Alger ! Alger... Radadi, radada, ça recommence !

     Je n'ai pas encore mon IFR belge, puisque je n'ai pas encore mis mon cul dans un 707... L'entraînement en vol se fera lors des retours à vide et par la suite à Bruxelles... Je pars donc comme   »observateur », comme second (troisième ?) pilote... Quelle carrière !

   

     Arrivée à Alger... Distribution des chambres à l'hôtel « Ziri » entièrement loué pour tous les équipages de la TEA... L'hôtel nous appartient ! Distribution des chambres par Monsieur Baudoule, dit « Bidule »... Je suis à peine installé que « Toc,Toc,Toc » à ma porte... J'ouvre... Une hôtesse !

     « C'est à quel sujet ? »

     « Ben, je viens prendre possession de ma chambre ! »

     « Mais, Mademoiselle, cette chambre, c'est ma chambre ! »

     « Non, c'est ma chambre ! »

     « Je crois que vous faites erreur, c'est la mienne ! »

     Entre-temps la fille est rentrée dans « ma » chambre avec sa valise, a déposé ses affaires sur
« mon » lit !

     « Oh ! Bidule a dû encore se tromper... C'est la deuxième fois, que ceci m'arrive aujourd'hui »
     Elle me détaille, me scrute...

     « Et puis, merde, j'en ai marre de mes trimballer avec ma valise, je reste ici ! Ca te convient ?»

     Je me présente...

     « Viens, allons trouver Bidule, il te trouvera bien une chambre... »

     Comment aurais-je pu expliquer cette situation à Michèle, qui va arriver du Maroc pour passer quelques jours avec moi à Alger ?

     « Tu sais, Miche, la crise du pétrole, les restrictions... Je suis nouveau ici, j'ai obéi aux règles de la compagnie: on partage les chambres... »

     Elle ne m'aurait jamais cru ! Non, ce n'est pas mon genre... Et puis, je suis tellement amoureux d'elle !

     Michèle est venue à Alger, à l'hôtel Ziri... Un après-midi, En sortant de ma chambre, nous passons devant la chambre d'Eddy Lejeune... Bruits ! Musiques ! Vapeurs d'alcool ! Je dis à Michèle:

     « Je tiens à te présenter à Eddy Lejeune, dont je t'ai bien souvent parlé... »

     « Toc, Toc,Toc ! »

     La porte s'ouvre... Apparaît alors un être bizarre... Eddy n'est pas tout maigre, tout maigre... A part la longue perruque blonde, qui lui descend sur les épaules, le seul vêtement qu'il porte est un caleçon !

     « Je te présente mon Chef-Pilote ! »

     Sans hésiter, Eddy, hospitalier et englobant, les yeux coquins, embrasse Michèle en la serrant dans ses bras: Kiss-Kiss !

     « Mais entrez donc... »

     C'est une belle journée d'hiver... Le soleil inonde la terrasse... Les copains pilotes sont en maillot de bain, ils détaillent Michèle en connaisseurs... Les hôtesses aussi en maillot, détaillent également Michèle... D'un regard inquisiteur, elles se demandent ce que cette nana, étrangère aux équipages, peut bien venir foutre ici ? Michèle fait ce jour-là, la connaissance du monde de l'aviation !

     A présent, je comprends ce que le Pelle m'avait dit à la soirée TEA sous le regard foudroyant de sa femme Nelle... Il m'avait parlé de l'hôtel Ziri... Son rire éclatant à la bouche:

     « Ah, Ah, Ah... Tu feras gaffe, Jack, en ouvrant les portes de tes armoires... Tu risques de recevoir cinq ou six hôtesses sur le coin de la gueule ! »

     Maintenant, je pige pourquoi nous appelons l'hôtel Ziri, « l'Hôtel Zizi » !

     Les principes du grand-père l'Evêque sont mis au rancart dans le diocèse de la TEA...

   

     On raconte l'histoire de ces concours, qui avaient lieu au bon vieux temps entre les hôtesses de l'air des grandes compagnies aériennes internationales... Le jour de ce « contest », le  jury eut des difficultés pour attribuer le premier prix... Les trois filles de la Pan American, de la British Airways et d'Air France étaient ex-equo ! Que faire ? Le jury décide alors de leur poser un problème, dont la réponse pourra les classifier:

     « Mesdemoiselles, voici... Imaginez-vous dans un avion, qui a de graves problèmes... A tel point qu'il tombe... Il se « crashe » ! Pas sur terre, dans la mer ! Vous avez de la chance, vous survivez... En pleine mer, vous nagez, vous nagez... Vous avez encore plus de chance, une île à l'horizon ! Vous nagez, vous nagez... Epuisée, vous atterrissez sur la plage de cette île déserte... Pas si déserte que ça puisque, de derrière les buissons, apparaissent des hommes... Des sauvages, qui n'ont plus vu de femmes depuis pas mal de temps ! Vous êtes là, étendue sur le sable blanc... Que faites-vous ? D'abord, vous, l'Américaine ! »

     « Nous, les Américaines, nous ne quittons jamais notre sac de maquillage, notre « baise-en-ville »... J'ai donc nagé avec le mien ! Aussi, je me peinturlure vite le visage, je me grime, je me fais laide, très laide... Pleine de couleurs... Berk ! Affreuse, que je suis... Berk ! Ainsi, ces sauvages n'auront aucune envie de moi et ne me toucheront pas ! »

     « Heu... Vous croyez ? Enfin... Et vous, l'Anglaise ? »

     « Moi, je crois que je serais plus maligne... Puisqu'il faut inévitablement y passer, je vais de suite repérer le Chef, je deviendrai la femme du Chef et ainsi, je ne serai pas violée par toute la tribu ! »

     « Pas mal, pas mal comme solution... Et vous, la Française ? »

     « Heu... Messieurs, voulez-vous bien répéter votre question, je ne vois vraiment pas où est le problème ! »

     « ... »

     Bons dieux ! Quelle aurait été la réponse de nos « vieilles » Chefs de cabine de la TEA ?
Je n'ose y penser... Je dis « vieilles » parce qu'anciennes dans le métier... Elles sont jeunes et appétissantes nos « vieilles » Chef de cabine !

   

     Une historiette authentique celle-ci:

     Après l'indépendance, ce Congolais devient donc Zaïrois... Normal, le Congo est devenu le Zaïre ! Il est steward le nouveau zaïrois... A bord du DC3, un passager l'appelle:

     « Boy, un whisky, s.v.p ! »

     « Mais... Mais... Patron, je ne suis plus un boy, je suis une hôtesse de l'air ! »

     « !!! »

     Quelle réaction auraient eue les sauvages de cette l'île en apercevant ce grand Noir sur le sable blanc et qui ne cessait de prétendre qu'il n'était qu'une jolie petite hôtesse de l'air ?  Je n'ose plus penser du tout !

   

     Mais je pense à cette remarque que me fait ma voisine de table... Retrouvailles à Bruxelles de cette ancienne équipe folklorique, bien des années après... Il est vrai qu'en plus des pintes et des pintes de bière, nous avions aussi « tûté » quelques bouteilles de Beaujolais... Cette amie,
« vieille » Chef de Cabine à la voix enrayée par les Gitanes, me dit donc:

     « Jack, en regardant tous les mecs de cette tablée, je viens de m'apercevoir que tout compte fait, tu es le seul que je ne me suis pas tapé ! »

     Fille opérationnelle... Ca, c'est de l'opération aéronautique !

   

     Je fais donc partie de l'équipage Delcuve... En fait, nous sommes deux « observateurs »: Yves Lecoq et moi-même ! Ceci pour dire que le cockpit est plein à craquer ! Les cinq sièges sont occupés... Nous allons vivre dans cette cage pendant de très longues heures...  Le mécanicien de bord est Euglène Sui, un « ancien », un vrai mécano... Le copilote est Guy Vanderlinden, qui a suivi le premier cours 707 à Dublin... Grâce à la gentillesse de Guy, que je remercie ici, je vais pouvoir me remettre dans le coup... Car, au Maroc, les opérations s'occupaient de tout, des plans de vol, de la navigation et du reste ! Avec Guy, nous allons aller dans les tours de contrôle remplir les plans de vols... Avec Guy, très méticuleux, nous allons préparer la navigation... Avec Guy... Avec Guy !

     Quant à Jean-Pierre Delcuve, il nous met de suite à l'aise... A peine « airborn »,  en l'air, il fait quatre nœuds à son mouchoir et se le noue sur la tête, comme le fit le Capitaine Haddock dans le Sahara...

     « Nous allons traverser des déserts, les gars... Méfiance au soleil ! »

     En effet, il fait chaud dans le cockpit... Notre B707 n'est plus de toute première jeunesse et son système de refroidissement n'a rien à voir avec l'air conditionné des avions d'aujourd'hui, dans lesquels il vaut mieux mettre sa petite laine pour ne pas attraper la crève ... Nous dans le 7-0-7, on transpire... Avec l'altitude, un peu d'air frais, ça passe... Au sol, à Jeddah, en attendant notre tour de mettre en route, ce qui peut prendre des heures, car il y a des dizaines et des dizaines d'avions venus apporter les « pèlerins », nous fondons littéralement dans le cockpit !

     Durant ces escales, les hôtesses vont aux « Souks » faire des achats... Nous, on ne chôme pas... Le Commandant va signer des tonnes de papiers, de formulaires, il va payer « cash », en dollars, le kérosène, les droits d'atterrissage, etc... Il sue ! Le copilote s'encourt à la tour pour les plans de vol... Il sue ! Le mécano fait le plein de carburant, transfère l'eau d'un réservoir à l'autre, de l'eau distillée (paraît-il !) pour refroidir l'air s'engouffrant dans les réacteurs au décollage... Il sue !

     Nous suons encore quand nous voyons arriver le bout de piste au décollage... Après des distances de décollages insoupçonnables, l'avion veut bien décoller ! Il rase les toits... Il fait chaud pour lui aussi, le pauvre, malgré la flotte qu'on lui injecte dans la gueule pour le rafraîchir...

     Jean Pierre:

     « Ah, ces sacrés bidons ! »

     « Les bidons ? Quels bidons ? »

     « Les bidons de flotte que chaque pèlerin veut ramener avec lui... L'eau sacrée ! Sacrée flotte, oui ! Ces bidons en plastic pèsent au moins cinq kilos chacun... Multipliez 185 passagers par cinq... Ca fait combien, les gars ? »

     « Heu... Presqu'une tonne ! »

     « Ben, voilà ! Nous sommes une tonne trop lourd ! Si pas plus... »

    

     Sur le désert d'Egypte, je suis le seul dans le cockpit, je ne sais pour quelle raison, à ne pas m'endormir sur mon siège arrière, cette après-midi là... (Ces sièges, il y en a deux, sont d'ailleurs appelés les sièges des observateurs). Les quatre autres membres d'équipage ronflent ! Mon titre d'observateur est donc fort approprié... J'observe ! Et je réveille à l'approche de la balise
d'El Daba...

     Les vents sont contraires sur le retour vers Alger... Faut s'arrêter à Benghazi ! De Benghazi, en route pour Oran... Déposer les « Hadjis » ! Vol à vide de Oran à Alger, vol d'entraînement pour nous, observateurs... Cela fait presque vingt heures, que nous sommes en route... Je suis à ramasser à la petite cuillère... Ca ne fait rien ! Je me secoue... Brrrrr ! Que ne ferait-on pas pour avoir un petit secteur ? Tenir un peu les commandes, toucher un peu le stick...

     Après ces heures de prestations épuisantes, ces escales, ces formalités d'immigration et de douane, nous rentrons finalement à l'hôtel... Repos ? Pas tout de suite ! La pinte d'abord, les pintes ! Manger un morceau et enfin dormir... Glou-glou, Niam-niam, Dodo ! Vite dodo, quelques heures à peine, car dans la foulée, on repart ! Alger, Jeddah, Benghazi, Oran, Alger... Cela dure un mois... Radadi, radada ! Radadi, radada ! Nous trouvons même le temps d'aller manger des merguèses en ville... Radadi, radada ! Nous revenons à Bruxelles sur les genoux !

     Faut être résistant... Faut en vouloir... Que ne ferait-on pas pour une qualification Boeing
707 ? Je repense à Kabbaj... Je le hais ! Cela eut été si simple de me faire passer sur jet à la Royale !

   

     Sur jet... Je suis sur jet ! Enfin ! Zzzzzz.... Zzzzzz... Le doux du bruit du jet... Les réacteurs à l'arrière font bien un bruit de tonnerre, mais ce que nous entendons dans le cockpit n'est que le sifflement de la vitesse aérodynamique, les filets d'air défilants sur son corps... Zzzzzz... Zzzzzz... Zzzzzz...

     Le jet... Le Boeing 707, aussi « une » machine ! Solide machine... On attend beaucoup de lui, comme on attendait beaucoup du DC3... Par cette solidité, il est à la hauteur de la tâche qu'on exige de lui... Cet avion merveilleux, je le vole enfin ! Il est le DC3 de mes débuts, il est..., il est... Je suis amoureux ! Comme toujours, comme je l'ai été de mes avions du passé, comme je le suis de mes avions du présent... Et comme je le serai de mes avions du futur !

   

     Commence alors mon véritable entraînement pour me préparer au « check » de qualification machine et aussi à l'examen IFR...Je n'observe plus, on m'observe... Je vole sous la surveillance et l'instruction d'Eddy Lejeune, René Dauwe et Hawk Hellner... Je passe et réussis ces examens en avril 74 avec Monsieur François ! Ce même Monsieur François, qui m'avait fait passer les tests de ma licence de pilote privé voici plus de quinze ans !

     Petit monde que le monde de l'aviation... « Les vengeances du Kroumir » nous guettent à chaque retrouvaille ! Vaut mieux, comme disent les Anglais, « To keep your nose clean », Garder votre nez propre » en toutes occasions et dans toutes les compagnies pour lesquelles on vole...
On ne sait jamais quelle vacherie on pourrait vous retourner... De vielles histoires, qui reviennent en surface !

     J'ai connu ainsi le cas d'un pilote à l'entraînement de qualification... Son instructeur se souvenait très bien des vacheries, qu'il avait eu à subir de la part de cet élève d'aujourd'hui... Lui-même, à l'époque n'était que l'élève-pilote de celui à qui à présent il donnait de l'instruction sur grosse machine trente ans après...  L’entraînement fut pénible pour ce pilote !

     Il y a aussi ceux qui furent de simples « line pilots », les pilotes de la ligne, mais qui, à force de vouloir devenir Calife à la place du Calife, en attendant sont devenus Vizirs ! Eux qui hurlaient avec les loups, pour les calmer et les faire taire, on en a fait des Chefs de meutes, des Chef-Pilotes ! Passés de l'autre coté de la cage, ils se sont tus ! Puis, se sont mis à nouveau à lancer des hurlements, dirigés maintenant vers leurs anciens petits camarades, les simples pilotes, dont ils faisaient partie et désormais sous leurs ordres...

     Pour nous, pilotes errants, il faut se méfier dans ce petit monde de l'aviation, où l'on se connaît presque tous et dans lequel on finit toujours par se retrouver un jour ou l'autre... Les chemins des « expatriés » se croisent et forcement se rencontrent... Au sein de la compagnie également, les rôles se renversent pour les expats... Plus tard, à Singapour, comme je l'ai déjà dit, ceux qui furent mes copilotes, et même mes mécaniciens ou mes navigateurs de bord dans les années 70, sont devenus Commandants de Bord et certains sont mes instructeurs !

   

     Me voici donc en possession de la qualification Boeing 707 ! En place droite... Pour moi, elle ne sera complète, cette qualification, que lorsque j'aurai retrouvé mon siège de gauche ! Quand ? Assez rapidement !

     Une chance, et c'est ça la chance, va entourer nos épaules... Je dis « nous », parce ce qu'il s'agit aussi des autres... Je parle de Dardenne, de Vanderlinden... Nous avions été Commandant de Bord... Le système  incompréhensible des équivalences de licences ne nous permettent pas de le rester... Eddy Lejeune, lui, comprend... Il faut être un « Eddy Lejeune » pour pouvoir prendre de pareilles initiatives et c'est pour cette raison, qu'on le suit en enfer... Rapidement,  il sort une note autorisant tous les Commandants de Bord, qui ne sont pas instructeurs, à nous laisser voler dans le siège de gauche, à leur discrétion bien-entendu ! Ces Captains, et ils sont nombreux, acceptent ! A ces pilotes, nous leur devons énormément... Je leur en suis profondément reconnaissant encore aujourd'hui ! Je parle de Jean Pierre Delcuve, de Pierre Rassart, de Jo Boone et de tous les autres, qui ont leur licence de Pilote de ligne belge et sont par conséquent Commandants de Bord... Une camaraderie, une fraternité, que je ne retrouverai plus jamais dans toute ma carrière d'aviateur !

     Remisé momentanément au fond d'un placard, vais-je pouvoir ressortir mon manteau de fine peau ?

   

     Radadi, Radada... Rebelote ! La TEA s'est spécialisée sur l'Espagne... Bruxelles-Palma-Bruxelles  ! Bruxelles-Malaga-Bruxelles  ! Après une journée de prestations pareilles, on ne peut pas se quitter comme ça... D’ailleurs nous sommes indissociables et c’est souvent fatigant  ! On vole, on mange, on boit, on danse, on... On ne peut pas s’en passer de la cabine ! A tel point qu’un jour Jean Pierre demande à Aline:

     «  Dis-moi, ma chérie, est ce que nous avons assez de carburant pour ce vol ? »

     « Bof, ajoute-moi une tonne... On ne sait jamais ! »

   

     La permanente aplatie, les cheveux débouclés, les bas tombés et enroulés sur les chevilles, le slip pendouillant entre les cuisses, déblousée et seins à l'air, puisque son soutien- gorge s'est retrouvé à la taille, j'aurais bien vu une de ces hôtesses, gaillardes et familières du cockpit, pénétrer dans le poste de pilotage et nous demander le regarde sévère, à nous les pilotes dont la cravate s'est déplacée au nombril à cause du choc:

     « Quel est celui qui m'a fait ce putain d'atterrissage ? »

   

     Les rapports « cockpit-cabine » sont donc excellents... Plus jamais, je ne retrouverai cette ambiance ! Par conséquent, c'est sans se forcer que nous allons prendre la pinte ensemble chez « Georges » après les vols... Les journées sont longues, nous le méritons bien ! Ce bar près de l'aéroport, qui est devenu du coup un second centre d'opérations pour les équipages du cockpit et de la cabine... Opérations privées surtout chez Georges (pas Gutelman !), qui nous verse à boire et nous cuisine aussi quelques spaghettis, quelques steak-frites ! La bière coule... De nombreux problèmes de « relations humaines » sont traités, réglés, déréglés dans ce bistro !

     Cet ami de Mâcon:

     « Vous ne trompez pas votre femme, non ! Vous vous trompez parfois de femme... C'est ça, Jacques ? »

     « Georges-Max, je note de suite ce que tu viens de me dire ! »

     Cet autre ami, coutumier du fait:

     « Jamais, au grand jamais, il ne faut avouer ! Même si ta femme te pique au lit avec une nana... De suite, tu lui dis: mais, ma chérie, tu rêves, il n'y a personne ici ! Tu divagues... Allons, allons, calme-toi, hein, calme-toi ! »

     A noter également...

   

    Dans les premiers mois, je vole souvent avec Eddy Lejeune... J'aime sa façon relaxe d'instruire... Je me sens à l'aise... Je me souviens des détails de l'enseignement bénéfique d'Eddy... Il me conseille, par exemple, juste avant le décollage de me retourner et de balayer du regard le tableau du mécanicien ! D'un geste large et tournoyant vers ce panneau, il me montre comment faire...

     « Non seulement, Jack, cela fait très Captain, mais encore tu pourrais apercevoir une ou deux loupiotes oranges et même rouges, qui ne devraient pas s'y trouver... »

     J'ai gardé cette habitude, mais en croisant le regard de mon mécano, j'ai parfois l'impression qu'il se dit:

     « Ce type me prend pour un con ! Il doute de moi... »

     Ou peut-être:

     « Quel type ! Un professionnel ! »

     L'un ou l'autre, tant pis, tant mieux... Ce balayage des yeux est devenu pour moi une routine en cours de vol et un dernier point personnel de la check-list avant le décollage ! En effet, je trouve que cela fait très « Captain »...

    

     Les vols avec Jean Pierre Delcuve sont mémorables...  Jean Pierre Delcuve n'a cependant pas fait « L'Air Force », mais comme Paul Dardenne, voici un pilote, qui a aussi le sens de l'air dans son sang !  Baraqué, le J.P... Ancien champion de ski nautique, on lui reprochait alors son style un « peu dur » lorsqu'il passait les bouées, mais il gagnait les championnats !

     « C'est le résultat, qui compte ! » avait-il l'habitude de dire...

     Le résultat de son enseignement à mon égard est profitable... Il me met de suite à gauche et me laisse faire... Me laisse aller dans les limites de quelques mauvaises manœuvres, que je fais au début... Ensuite, il reprend ! M'explique mes conneries, que je ne ferai plus !

     Un arbre sera la dernière bouée de Jean Pierre Delcuve... En ski de neige, il dévalait les pentes en champion et en vitesse... Ce bête sapin, il n'a pas pu l'éviter ! En 1979, mon Chef Pilote chinois, Choon Choy, sachant que j'étais bruxellois m'a sympathiquement désigné pour l'accompagner sur ce vol inaugural, Boeing 707 Cargo, sur Bruxelles... A l'arrivée, Christian Braet, que j'avais connu à la TEA comme mécanicien de bord, me dit:

     « On a enterré Jean Pierre ce matin... »

     J'arrivais trop tard... Je n'ai pu donc le saluer une ultime fois ! Pendant que la troupe, venue expressément de Singapour à cette occasion pour la Danse du Lion, habituel cérémonial lors des vols inauguraux, je pensais à Jean Pierre... Le cœur lourd et en dernier hommage, je lui ai dédié cette manifestation des dieux et des démons d'Asie, pleine de significations...

 

     Les vols avec les autres Captains se passent bien, mes rapports de vol sont bons... J'étais déjà amoureux de ce bel animal, qu'est le Boeing 707, je le suis encore plus ! Et le serai davantage plus tard quand je volerai le 707 à moteur « fans » en Asie...

     Le sentiment, que l'aviateur éprouve pour chacun des avions, qu'il rencontre, qu'il vole ou qu'il viole au cours de son existence, est un sentiment d'amour passionné... L'aviateur fait des rencontres... Il rencontre des avions, il devient amoureux, il s'enflamme ! Il rencontre des femmes, il devient amoureux, il s'enflamme ! Au fil des jours, ses relations féminines deviennent plus ou moins intenses, profondes ou dévastatrices... Il en ressort bien souvent avec des bleus au cœur... Avec les aéronefs cependant les histoires d'amour de l'aviateur, malgré certains démêlés, sont généralement sans bavures ! Très rarement, j'ai entendu un pilote dire:

     « Quelle saloperie ce bac ! »

     Par contre, je l'ai souvent entendu dire:

     « Quelle salope cette nana ! »

 

     Michèle a quitté son enseignement au Maroc et après quelques temps d'habitation chez ma mère, nous louons un joli petit appartement à Uccle... Nous n'y habiterons guère, car nous voyagerons beaucoup ensemble !

 

     Le Caire... La TEA vole pour Egypt Air ! Nous sommes en « wet lease », c.a.d. l'avion est loué avec équipages... Je fais partie du premier contingent, qui fait cette mission... Mon Captain  est René Dauwe ! Nous sommes logés à « L'Omar Khayam », vieil hôtel, vieux palais sur les bords du Nil... Si Michèle passe ses jours à la piscine, moi je vole et sillonne le ciel ! Nous avons peu de jours libres... Du Caire, nous volons sur Jeddah, Khartoum, Beyrouth, Koweït, etc... Radadi, Radada, le métier entre... Vols durant lesquels Monsieur l'Instructeur Dauwe, me surveille... Il semble satisfait ! Un soir, entre ces courriers, il me paie même un pot aux Pyramides à l'entracte du « Son et Lumière » ! Je revois mon Sphinx et je bois un Coca à sa
santé ! En souvenir de mon séjour de 1948... Mon premier Coca Cola !

     « Jack, on sait ! »

     « OK, OK ! »

     Je suis chiant...

     J'ai un jour libre, un jour « off » ! Michèle et moi prenons l'avion et nous visitons en plein mois d'août, par plus de 50 degrés, le Temple de Luxor et la Vallée des Rois... Pfff... Pfff... Heureusement d'ailleurs que nous avons fait cette visite, car je ne reviendrai plus au Caire avec la TEA ! Depuis, dès qu'une occasion se présente dans ma vie d'entreprendre quelque chose, j'en profite immédiatement ! Où serai-je demain ? Où serons-nous, pilotes-pigeons voyageurs ?

 

     Retour à Bruxelles... Vols des vacanciers sur l'Espagne et Ténériffe, sur l'Italie, sur la Grèce, sur tout !

     Nous faisons aussi des vols de pèlerinage à partir de Bruxelles, à Lourdes et à Rome, où après l'atterrissage, quelqu'un frappe à la porte du cockpit ! C'est moi qui l'ouvre... Un passager, l'air heureux de survivre, avec un grand sourire de connivence, me glisse discrètement un billet dans la main !

     « Pour le conducteur... » me dit-il !

     Je jette un œil sur le billet de 20 francs belges (1/2 dollar)... Avec difficultés, je reste sérieux:

     « Mais, Monsieur, nous sommes trois à conduire, comme vous dites... »

     « Ooh... »

     Gêné, le pèlerin se remet vite dans la file de ses petits copains en train de débarquer...

     Pendant que nos passagers vont se faire pieusement bénir par le Pape, nous, on va manger et boire à la Trattoria... Jean Derycker, mince comme un fil, sec comme Valentin le Désossé, malgré les grosses assiettes qu'ils avalent régulièrement lors de ces repas gargantuesques, a l'habitude de dire:

     « Mes amis, mangeons, buvons ! Profitons-en ! Dans le métier de charter que nous faisons, on ne sait jamais de quoi demain sera fait ! »

     De retour à Bruxelles, encore des « Toc, Toc, Toc », à la porte du cockpit ! J'ouvre... Mon pèlerin bienfaiteur ! Il a toujours son sourire, sa main est retournée pour que personne ne puisse apercevoir le nouveau pourboire, qu'il va glisser dans la mienne...

     « Pour les trois conducteurs ! »

     Et il disparaît !

     J'ai trois billets de 20 francs dans ma main...

 

     Vol sur Malaga. Un passager doit aller aux toilettes... Dans le couloir, les hôtesses poussent leur chariot, distribuent les repas... Le « trolley » bouche donc le passage... Ce passager est pressé... Il veut passer  !  Sans scrupules, « Pan », il se cogne, se recogne, « Pan » !, aux fesses de Jackie, qui se retourne :

     Mais enfin, Monsieur, où allez-vous donc comme ça ? »

     « A Malaga » !

 

     Les cours pour la théorie de la licence de Pilote de ligne, qui nous avaient été promis, ne sont toujours pas organisés... Et n'ont pas l'air de se concrétiser ! Because, les profs n'ont pas assez de temps libre et il leur est difficile de se libérer pour des sessions particulières à nous consacrer pendant nos jours « off », paraît-il... Difficile, en effet, de réunir en même temps, des pilotes, dont le programme de vol est chargé, à moins de leur donné congé à chaque jour de cours et pendant des mois et des mois... Impensable ! La compagnie n'est pas une association philanthropique... Non plus, ces professeurs ne donnent pas des cours pour rien, ils sont chers, il s'agit de leur argent de poche, à ces Messieurs ! De tout ceci, j'aurais dû m'en douter... Je repense à Monsieur Weygaert... Ah, si je l'avais écouté, j'aurais en poche ce sacré papier ! Il nous faut ce papier, il faut faire quelque chose !

     Bien que nous connaissions déjà la réponse, « passez votre licence belge », nous décidons, Jean Derycker et moi, de tenter un essai... Nous allons trouver directement le Directeur de l'Administration de l'Aéronautique ! Nous n'avons pas beaucoup d'espoir...

     Le Monsieur, qui nous reçoit, écoute nos doléances... Nous invoquons notre expérience, le fait que nous ne sommes plus des gamins, que, quand même, voler, c'est voler, qu'une licence, c'est une licence, que nous voulons bien passer la Belge, mais que le temps nous manque, que...

     « Quelle licence de Pilote de Ligne avez-vous ? »

     « L'Américaine, Monsieur... »

     « Nous ne la validons pas ! »

     « Mais, Monsieur, certains pilotes étrangers volent sous cette licence en Belgique... »

     « Oui, mais ils ne sont pas Belges, vous, vous êtes Belges ! »

     Jean et moi sommes persuadés que notre entretien est terminé... A moins de sortir la carte, que nous avions préparée... Allons-y !

     « Accepteriez-vous une licence européenne plus pratique à obtenir sur le plan du temps, des cours sont organisés dans certaines écoles, et sur laquelle licence théorique, vous pourriez nous accorder une équivalence ? »

     « Se serait envisageable... »

     Le choc ! Serions-nous tombés sur un administratif compréhensif ?

     Vite, Jean sort la carte No 2 ! Un véritable menu...

     « Monsieur, que diriez-vous d'une licence suisse ? »

     « Licence suisse ? »

     « Oui, la Suisse ! Sérieux, la Suisse... Deux mois à Genève, à l'Ecole de Ailes ! »

     « La Suisse, la Suisse... Ecole des Ailes, je ne connais pas, mais si vous pouviez me donner des renseignements complets, je pourrais comparer leur matière avec la nôtre... »

     « Monsieur, vous aurez tout cela sur votre bureau dans trois jours ! Au revoir, Monsieur ! »

     Que ne ferions-nous pas pour ce papier ? Moi, pour retrouver ma place à gauche et Jean pour la découvrir... Le jour même, dans la BMW de Jean, nous foncions sur Genève... Jean a toujours aimé les belles voitures, on les lui vole parfois, comme on lui a volé cette BM, mais il les remplace vite ! Jean roule vite... Aussi, nous avons vite fait la connaissance de l'Ecole de l'Air, près de l'aéroport de Cointrin !

     Le Directeur, un autre Jean, Jean Liardon, nous donne tout le programme des cours... Il nous assure de la coopération de l'Administration suisse pour nous faciliter les rapports avec la Belgique ! Charmant ! C'est aussi son intérêt... Ces deux mois d'école, plus le logement et la nourriture, vont nous coûter une petite somme !

     Retour à Bruxelles ! Un dossier complet est sur la table de Monsieur le Directeur de l'Aéronautique... Nous attendons son verdict ! Les jours passent...

     Convocation ! Rechoc !

     « Je me suis mis en rapport avec les Suisses, leurs matières semblent équivalentes à notre programme, j'accepte de vous donner l'équivalence sur la licence suisse ! »

     « !!! »

     Aussitôt dit, aussitôt fait ! Nous sommes en septembre, la saison d'hiver approche, saison creuse, les vols vont diminuer... Paul Dardenne, Jean Derycker et Jacques Siroux reçoivent deux mois de congé (sans solde !) pour suivre les cours à Genève ! D'autres pilotes intéressés par cette combine s'inscrivent immédiatement... Nous retrouvons Jo Marette, qui vole chez Eddy Lejeune ! Eddy ayant quitté la TEA pour former sa propre compagnie: «Yong Cargo» !

     En octobre et novembre 1974, retour sur les bancs de l'école... On reprend toute la théorie à zéro, on redevient écoliers... Une dizaine de Belges à débuter les cours à l'Ecole de Ailes ! En fait, nous ne sommes pas les premiers Belges à être inscrits dans cet établissement... Un autre Belge célèbre y est passé avant nous à titre personnel pour y prendre ses brevets de pilote: Jacques Brel !

     Michèle, qui n'est pas encore ma femme, mais le deviendra bientôt, m'accompagne, bien sûr... Véro, l'amie de Jean, qui ne deviendra pas sa femme, l'accompagne... Nelle, qui est la femme de Paul, vient souvent le rejoindre... Vicky, l'amie de Jo, qui deviendra sa femme, fait également des séjours fréquents dans ces petits studios... Dans ces petits studios, que nous avons loué Avenue des Acacias ! Nous voilà tous redevenus étudiants... Gamins cloués sur nos chaises de 8 à 17 heures, les crayons affinés, penchés dans nos bouquins... Le soir, nous avons la goutte au front... La cause n'en est pas le Pastis, mais bien nos devoirs ! Pas pour Pelle... Il a une telle facilité d'étudier, ce qui enrage Jean... Pelle reste des heures dans son bain, verre à la main, pour faire des mots croisés ! Jean râle en taillant ses crayons de couleur...

     Nous essayons de redécouvrir les secrets de l'aviation, que l'on nous avait enseignés voici une vingtaine d'années, notre moyenne d'âge à nous tous étant de quarante ans ! Après ce cours, pendant lequel on aura oublié comment voler, il faudra certainement réapprendre à voler ! Tout cela pour un petit bout de papier ! Ca aussi, faut le faire ! Faut en vouloir... Faut être fou... Fou de l'azur, fou du ciel !

     Le week-end est relax... Nous sommes les « Joyeux pinsonnets du dimanche » en skiant au col de la Faucille ! Le soir, on va manger des fondues, boire du bon vin du Valais... Jo pousse  un peu sur le « Fendant », disparaît et on le retrouve dans un caniveau... Nous sommes alors des vrais « Turlurons » !

     Hélas, j'apprendrai quelques années après une bien triste nouvelle... Un choc ! José Marette nous a quittés ! Fort probablement, José a retrouvé Jean Pierre Delcuve là-haut, dans un bistrot céleste... Je les espère paisibles, prenant ensemble une bière finale, une bière éternelle... La dernière pour la route !

 

     Aérodynamique, Météorologie, Règlements, Navigation, etc... Les matières rentrent... Même
« l'astro » ! On nous demande de faire « le point », une visée sur le soleil, pour vérifier que nous sommes bien à Genève... Heureusement, notre Prof, Jean Liardon, n'interrompt pas le cours en demandant si les élèves n'entendent pas un air de flûte indienne dans la classe, car Siroux a découvert que nous étions à Bombay !

 

     Plus tard, sur Boeing 707, j'aurai un navigateur pour traverser les Océans... Sur le Pacifique, quand ce monsieur me dira « Deux degrés à droite, Captain ! », puis, quelque temps après « Trois degrés à gauche, Captain ! », puis « Le cap est bon, Captain », j'obéirai aveuglément en espérant ne pas me retrouver au Kamchatka ! Nous ne sommes jamais allés au Kamchatka ni en Sibérie et nous sommes toujours arrivés à bon port avec ces professionnels... D'un coin perdu de la Mongolie Extérieure, la honte au front, je n'ai pas été obligé d'appeler le Directeur des Opérations à Singapour:

     « Allô, Captain Chan ? C'est Jack Siroux ici... My crew and I... Mon équipage et moi... Allô, Charlie ? Allô ? Allô ? »

     Captain Maurice de Vaz prendra « vite » la place du Captain Charlie Chan, fin de carrière...

     Heureusement, je n'ai pas dû appeler le Captain de Vaz en 1993... Dans ce bar 'Anchorage,
le « 7 Street », j'ai failli accepter avec mon équipage cette ballade au-dessus des merveilleux glaciers de l'Alaska, en vieux, trèèès vieux DC6... Mon copilote, Graham Wright, foncièrement Australien:

     Perdu dans le Grand Nord:

     « Allo, Maurice ? My crew and I... Allo ? Allo ? »

     Ces navigateurs, eux aussi, sont remplacés aujourd'hui par un coup de sifflet, par l'INS (Inertial Navigation System)... Un système, basé sur de puissants gyroscopes, jouant sur des accéléromètres, que les Américains ont inventé pour aller sur la Lune... Nous sommes loin du dérivomètre... Il nous donne tous les renseignements possibles et imaginables, l'INS: la position géographique en coordonnées (longitude-latitude), la route, le cap, la dérive, la direction et la force du vent, la distance et le temps de vol, etc... Plus besoin de balises au sol ! On « inserte » d'abord la position exacte de l'avion au sol avant de partir, ensuite tous les points de navigation du plan de vol... En l'air, l'ami « Georges », le pilote automatique, bien discipliné, prend soin de les suivre ! Easy, facile ! En fin de parcours, l'erreur est minime sur des milliers de kilomètres, un mile ou deux tout au plus... Une petite merveille ! Comment a-t-on pu naviguer sans ce machin ? Si nous avions eu ce moyen de navigation dans le désert de Libye... Pelle et moi, par exemple, nous n'aurions pas été pleurer pour quatre malheureux fûts d'essence supplémentaires afin de trouver notre destination située au milieu des sables...

     Toujours est-il que mes navigateurs, forcés de quitter leur sextant, sont devenus pilotes... Pas tous... Certains, comme mon ami Chandran, sont à présent Commandants de Bord sur 747, d'autres sont même instructeurs ! Cette fois-çi, le ton a changé... Au simulateur, plus de:
     « Captain », mais de:

     « Jack, on va faire ceci ou cela, OK ? ». 

     « OK ! ».

     Toujours aussi sympas, néanmoins !

     Nous terminons les cours avec réussite, donc avec célébration ! Ouf ! Dans un des studios des Acacias, on se défoule... Ouf ! La bière coule, le Fendant coule... Ouf ! La musique est telle ment forte que les voisins interviennent... On les invite ! Le lendemain de cette guindaille, je suis persuadé que le propriétaire jure ses grands dieux qu'il n'acceptera plus jamais de vieux étudiants dans ses appartements...

     Toujours avec la Chrysler, la tête grosse d'alcool de la veille et de théories avioniques de deux mois passés à bûcher, retour à Bruxelles !

 

     Une nouvelle mission pour décembre 74 et janvier 75, nous attend: des « Hadjs » ! Encore ! Décidément, les pèlerins font vivre le charter... Michèle m'accompagne, comme accompagnent les épouses et surtout les petites amies des autres pilotes...  Cette fois-çi, nous sommes basés d'abord à Hassi-Messaoud, où ma valise se casse ! L'Algérien, Directeur de l'hôtel, bon cœur et hospitalité arabe oblige, me donne la sienne... Elle est en carton et ne ferme pas bien ! Je l'entoure d'une ficelle à laquelle pendent la casserole et le brûleur, qui servent à chauffer l'eau du thé dans la chambre, (matériel que j'ai toujours avec moi aujourd'hui, mais il est à présent dans ma
« Samsonite Oyster »), on ne le voit plus ! Au départ d'Hassi-Messaoud, à l'aéroport, je suis pire qu'un Hadj... J'ai l'air d'un vrai zonard ! Michèle doit se demander si elle a bien fait de quitter l'enseignement pour un mec pareil...

     Puis, c'est Hanaba (Bône) ! Je fais équipage avec Mike Molin, un fermier en Scandinavie ! Mike est un « free lance », comme pas mal de ses compatriotes... Ils ont la licence de leur nationalité, donc ils peuvent voler en Belgique... (!). En haute saison, ces fermiers, car ils possèdent des terres, viennent regoûter aux joies du pilotage et se remplir les poches pendant quelques semaines... Bon arrangement ! Le mécano est Michel Pitsy... Tous ensemble, nous allons dîner au bord de la mer après notre long vol...

     « Finally, hot food ! Enfin, manger chaud ! » et « Cream caramel ! International desert, dessert international ! » répète Mike à chaque repas...

     « Oui, Mike... »

     Il a raison, le Mike Molin... Le poulet froid, ras le bol ! Et au menu de tous les « coffe-shops » des hôtels du monde, je retrouverai: « Cream Caramel » !

     J'emmène Michèle en vol à Jeddah ! Spectacle assez inouï que ces « Hadjis »... Les hôtesses ont fort à faire avec ces pauvres bougres, dont la plupart n'ont jamais pris l'avion... L'un veut absolument avoir une place à coté du hublot pour pouvoir, fait-il comprendre par gestes, ouvrir la fenêtre ! L'autre, qui ne veut pas s'asseoir, mais grimpe directement dans le placard au-dessus des sièges pour s'y coucher ! Ou celui, qui ignorant toute convenance et surtout l'existence de toilettes dans un avion, pisse carrément dans le couloir ! Tout à coup, en plein vol et à une heure déterminée, les pèlerins et les pèlerines changent d'habits, leurs vêtements deviennent blancs immaculés ! Les musulmanes se mettent toutes alors à hululer ! Elles frappent de la langue:
« Oulouloulouloulou ! », « Oulouloulouloulou ! » Les pilotes se demandent s'il ne s'agit pas d'une mutinerie ! Question d'habitude, mais la première fois, ça surprend !

     Pour ces vols sur La Mecque, nos hôtesses, elles, méritent bien le Paradis ou la Légion d'Honneur... Pas étonnant qu'elles se saoulent la gueule avec nous au retour de voyages pareils !

 

     Retour à Bruxelles... Repos ! Puis entraînement... Car l'Aéronautique donne le feu vert pour notre licence suisse ! Tout est arrangé avec les Suisses... Bien les Suisses ! Pratiques les Suisses ! La signature d'un Inspecteur de l'Aéronautique belge vaut celle d'un inspecteur suisse ! La Suisse fait donc confiance à la Belgique... Aussi, avant que tout ce monde ne change d'avis, nos instructeurs Eddy Lejeune et Hawk Hellner y mettent immédiatement le paquet pour nous présenter le plus rapidement possible au test de Commandant de Bord ! Avec eux, nous allons à Ostende (d'où jadis j'étais rentré en train...) et à Charleroi... Dardenne, Derycker, Vanderlinden et Siroux font quotidiennement des « touch and go », des circuits, des remises de gaz un moteur en panne, des approches un ou deux réacteurs (toujours  en panne!), ADF, VOR et surtout ILS, durant lesquels nous «rabotons» les « QDR », axes d'éloignement de balises, « dada » de Monsieur François, qui va bientôt nous « checker »...

     Le jour du check, nous transpirons... La journée est chaude et avec elle la cabine, dans laquelle nous attendons notre tour d'être mis sur la sellette dans le cockpit... Concentration, sueur au
front ! Je passe ! Nous passons !

     Mon contrôle en ligne se fait sur Athènes... Vent de travers à l'atterrissage ! Je ne sors pas de la piste et nous rentrons avec l'avion à Bruxelles... Monsieur François me félicite ! Il se souvient, Monsieur François, des contrôles et des examens, qu'il m'a fait passer sur Piper Cub à Grimbergen à mes débuts... Il me parle, je m'en souviens aussi, de la persévérance, que j'ai eue... En effet, c'est un grand jour pour moi... Le fossé semble finalement comblé... J'ai rattrapé tous mes retards et je suis sur jet ! Les dieux m'ont tenu la main... Musique, tambours et fanfare !
La bière coule chez Georges...

     Mais notre figure s'allonge lorsque l'Administration de l'Aéronautique ne nous accorde qu'une validation de notre licence suisse au lieu d'une équivalence, qu'elle nous avait promise ! Une équivalence est un document permanent, une validation n'est valable que pour six mois... Pourtant, les Suisses, eux, nous ont donné, sans rechigner, une licence, un beau carnet en bonne et due forme ! D'ailleurs, depuis lors, je travaillerai toujours avec ma licence de Pilote de Ligne suisse, sur laquelle les différents pays m'accorderont une équivalence... Les Suisses reconnaîtront même les qualifications des nouveaux avions, que je volerai... La Belgique, mon pays, non !
Pas question d'équivalence ! Déception...

     Pour le moment, ce qui m'intéresse, c'est de retrouver mon siège de gauche... Muni de ce morceau de papier, je le retrouve ! Profitons-en !

     Nom di Diou ! Quand donc existera-t-il une licence européenne, une licence internationale ? Je le souhaite pour les jeunes à venir, mais je ne crois pas que ce soit demain la veille...

 

     La TEA vient de décrocher un nouveau contrat « wet lease » avec la Tunis Air ! La TEA nous convoque pour organiser le planning des équipages de cette nouvelle mission... En plein été ! En Tunisie ! Les gens paient des fortunes pour y passer quinze jours... Nous, aux frais de la
Princesse (!), nous allons y passer quatre mois ! Mon nom étant au plus bas sur la liste de séniorité des Commandants de Bord, je crains donc que mes chances de participer à ce séjour soient minimes...

     «  Qui est volontaire  ?  »

     Je crois à une blague de «  Bidule  », le Directeur des Opérations... Je suis étonné que peu de pilotes soient enthousiasmes... A part Pelle, l'éternel voyageur, ils ne semblent pas sauter de joie ! Monsieur Baudoul:

     « Les rotations ne seront que de trois semaines... »

     Je n'en reviens pas ! La raison en est-elle que nos hôtesses, cette fois-çi, ne nous accompagnent pas ? L'équipage de cabine sera Tunisien ! L'idée d'avoir de jolies hôtesses tunisiennes ne suscite pas plus d'enthousiasme parmi les copains... Peu de doigts (!) se lèvent... Aussi, je me lève ! Non, je ne me lève pas, je saute littéralement sur la table !

     « Moi, moi, moi ! Et j'y reste pour six mois ! Et sans rentrer à Bruxelles ! »

     « OK, Siroux, OK ! OK ! Je te mets sur la liste ! »

     Je le redis, heureusement qu'il existe des gens aussi casaniers, sinon ils prendraient nos places à l'étranger...

     C'est ainsi que je suis resté plus de deux ans en Tunisie !

 

     A Tunis, nous logeons à l'hôtel Africa, en plein centre de la ville... Dans ma chambre, petite réception avec « mon » équipage, avec les équipages... Je fête mon quarantième anniversaire !
Il y a Louis Van den Bosch, qui est mon premier copilote sur 707, il m'aide bien... « Louitje » deviendra plus tard Commandant de Bord et s'en ira à l'étranger... Je le retrouverai en Arabie Saoudite ! Il y a Pierre Jottrand, avec qui je ferai de nombreux vols, deviendra Commandant aussi, mais pas dans les pays lointains... Avec lui, le rire et la bonne humeur sont de mise, surtout quand notre mécano, Dany Gausset, nous annonce soudain à la mise en route des réacteurs à Orly: « Vulve ouverte ! Ca pète ! Ca fume ! Démarrage OK ! ». Si les passagers nous avaient entendus, ils auraient quitté l'avion immédiatement ! Le Pelle et Jean Derycker et les autres se joignent à nous après leurs vols... La bière coule...  Il y a, bien sûr, non seulement Michèle, mais aussi sa fille Valérie, « Valou »... Je deviens: « Papa » !

     Pour cette occasion, je fête aussi ma place de « Captain sur jet » ! Pierre a la gentillesse de m'offrir une magnifique marionnette sicilienne, qui pend toujours aujourd'hui sous l'escalier... Chaque fois que je la regarde, je pense à la satisfaction, que j'ai eue le soir de cette petite réunion d'équipages... Une sorte de béatitude ! Elle marque une étape sérieuse de ma vie ! J'ai véritablement rattrapé  mon retard... J'aurais moins de boogie-woogie dans ma tête... Un peu... Juste ce qu'il faut pour avancer dans ma carrière, obtenir de plus grosses qualifications... Je me sens si bien dans ma peau... Je sens que ce manteau de fine peau, que j'avais remis sur mes épaules lors de mes premiers vols sur Boeing 707, je vais le garder... A présent, ma joie est décuplée et j'ai cette sensation agréable de velours sur le corps... Je sens que cette parure restera collée à ma peau une fois pour toutes ! Ce sera le cas, puisque les dieux me garderont en mains pour les autres jalons de ma vie aéronautique...

 

     Les vols pour la Tunis Air sont variés... Les principales villes européennes !

     Mon premier vol est retardé... Quand nous arrivons à l'avion, quelqu'un a dû toucher à un bouton dans le cockpit... Tous les masques à oxygène sont sortis de leur emplacement et pendent lamentablement au-dessus des 185 sièges des passagers ! Il faut du temps pour les remettre dans leur case... Je suis gêné de ce retard, j'enrage... Pas le Chef de cabine tunisien, qui le prend relax:

     « Commandant, un joli spectacle ces masques... On dirait les oranges d'Hammamet ! »

     Je comprends dès lors qu'il ne faut pas que je m'en fasse trop sous le soleil de Tunisie...

     Mais nous sommes en location et il faut que la compagnie Tunis Air soit satisfaite... Pas de bavures !

     Des bavures, il y en aura très peu... Un incident, au décollage de Tunis, je tue un flamand !

     « Quoi ? Un Flamand ? Jack, qu'est ce que tu racontes ? »

     « Oui, un flamand rose... Ingurgité dans le moteur... Arrêt réacteur ! Procédures... Comme au simulateur ! »

     Atterrissage, vol retardé ! J'enrage malgré le soleil...

     Le métier rentre... L'expérience !

 

     L'expérience... La foudre ! Je l'avais déjà reçue en pleine poire, sur le cockpit en F27... Boum ! En 707, avec Dany Claes, « Reboum », au décollage de Tunis ! Caisse de résonance ! Les passagers doivent avoir perdu l'ouïe... Les radios fonctionnent toujours... Comportement normal de l'avion... Ca va, on continue le vol sur Bruxelles ! A l'arrivée, Julot, le mécano de sol:

     « On vous a tiré dessus ? »

     Un trou grand « comme ça » dans le gouvernail fixe de direction ! La foudre des dieux...

    

     L'expérience... Nous devons absolument atterrir à Orly avant le couvre-feu (pour le bruit !)... On se bat avec les différents contrôleurs pour obtenir des « directs », des lignes droites entre les balises des couloirs aériens... Ils sont sympas, nous les accordent selon le trafic... On veut toujours plus, un nouveau supérieur, où le vent est plus favorable, une autre directe...
Le contrôleur de Marseille:

     « Je vous donne la maing, maintenang vous demandez le bras, hé ! Allez, OK, je vous autorise au niveau 350 ! »

     « Merci, Msieu... »

     En arrivant sur Orly, le contrôleur d'approche, à qui Louis a demandé la permission de garder la vitesse:

     « Direct sur la balise d'OYE, plein badin ! »

     « Merci, Msieu... »

     Nous fonçons alors à 350 nœuds ! Le contrôleur doit parfois nous ralentir...

     « Réduisez à 180 nœuds ! »

     Aérofreins !

     Le métier rentre... L'expérience !

     Je passerai la plupart de mes vols à demander des « directs » ou des niveaux supérieurs... Nous le faisons tous... Nous houspillons les contrôleurs, nous leur compliquons un peu la tâche, nous leur cassons les pieds ! Ces « aiguilleurs du ciel », dont j'admire le boulot... Devant leur écran-radar, guider ainsi des centaines d'avions dans les couloirs aériens, des dizaines d'avions en approche, n'est pas une sinécure ! Ils sont d'un haut professionnalisme, ils connaissent l'importance, que l'on attache à gagner du temps, du carburant... de l'argent ! Aussi, ils nous aident au maximum... Vital pour les compagnies, surtout les compagnies charters, dont nous partageons le gâteau !

     Dans les compagnies privées, comme dans les compagnies nationales d'ailleurs, mais surtout dans les « charters », « les pièces de rechanges coûtent chères ! »... On fait gaffe au matériel ! Sauf si le trafic est intense, bien-entendu, j'ai gardé l'habitude par exemple de ne pas trop freiné après l'atterrissage, laisser rouler l'avion et dégager la piste en douceur, les freins chauffent moins, le remplacement des ferrodos moins fréquents et les passagers moins projetés en avant...

     Aujourd'hui, je ne freine plus ! En 747, Monsieur Boeing a installé un système de freinage automatique avec ABS s.v.p, qui se déclenche dès le toucher des roues... Epatant ! Quatre positions: minimum, médium ou maximum... La décélération est constante... Le pilote peut annuler cette action en poussant sur les freins, qui sont la partie supérieure des pédales du palonnier... En position maximum, tous les « pax » ont le nez aplati sur le siège de leur voisin d'en face ! « Splaaath ! ». Je ne l'ai jamais employé...

 

     Nous faisons de longs séjours à Jerba... La mer est belle... Le soleil brille... Les vols se poursuivent... Quand je suis « off », visite de Kairouan et de sa mosquée, ballade dans le désert tunisien... Il fait chaud... J'aime cette chaleur, j'aime la Tunisie !

     De retour à Tunis, je m'arrange pour que les équipages soient logés à « La Baie des Singes », un luxueux hôtel de vacances avec plage, crique privée et tout et tout... On déjeune sur le bord de la piscine... J'aime vraiment la Tunisie !

     Le Directeur de ce splendide établissement est Jacky Wolff... Nous deviendrons de bons
amis ! Ma fille aura d'ailleurs un certain penchant pour son fils François... Quand il quittera la Tunis, Jacky ouvrira avec succès sa propre affaire dans le Midi, l’Auberge du Colombiers, où nous irons régulièrement lui rendre visite ainsi qu’à sa famille et où François, aidé par son frère Christian nous battront régulièrement au tennis... Une fine table, l'Auberge du Colombier dans un cadre des plus relaxants, à Rocquefort les Pins !

     Là, bien sûr, en prenant l'apéritif, on revoit le passé, notre passé de Tunisie, que nous aimions tant !

     « Tu te souviens de nos soirées à la Baraka ? »

     « Nom di Diou, oui ! Et de Saad, notre ami, le patron... Dans le boucan de cette boite à la mode, où de jolies filles dont pas mal de mes hôtesses s'éclataient en l'air, Saad appelait les serveurs avec ses grosses lèvres, lui, le Tunisien du Sud... Il lui suffisait de faire semblant de donner un baiser... Ce son strident faisait accourir le garçon, tambour battant ! »

     J'essaie parfois ce truc lorsque personne ne semble vouloir me servir dans le brouhaha d'un restaurant ou d'un bistro... Je n'ai pas une aussi grosse bouche que le noir Saad, mais on me remarque enfin ! Je passe pour le plus vulgaire des personnages, j'échappe sans doute à une baffe, mais je suis enfin servi...  Mon équipage est stupéfait: « Quel Captain ! » ou... »Quelle bête ! ».

     Les copines de mon amie Martine, elles, auront dû aussi se dire: « Quelle fille ! » ou « Quelle bête ! », lorsqu'un jour, à la terrasse d'un café, sans complexes, elle m'a sifflé parmi la foule des passants... Tous les clients des tables voisines avaient le tympan crevé...

 Méthode infaillible », me dit-elle ! En effet, le trafic s'arrête, les piétons sont comme des chiens à l'arrêt, le dos plat, un bras vers l'avant, une jambe vers l'arrière, pétrifiés ! Martine ne risque pas de baffe... Elle est jolie femme ! Moi...

     Toujours est-il qu'à la « Baie des Singes », certains membres d'équipages, alors que leur épouse ou leur amie se prélassent au soleil au bord de la piscine en dégustant une pizza, me demandent si je ne veux pas prendre leur tour de mission afin de rentrer chez eux... Durant toute cette période, je n'ai fait que cela, prendre le tour des autres ! Je ne suis jamais retourné à Bruxelles !

     « Merci, Jack, c'est gentil ! »

     « Avec plaisir... Moi, ça m'arrange bien, mon vieux ! Mais pourquoi tiens-tu vraiment à rentrer en Belgique ? Des affaires à régler ? »

     « Non, mais ma télévision en couleur me manque... »

     « !!! »

     Heureusement qu'il existe des gens pareils, ainsi ils ne nous prennent pas nos places à l'étranger et...

     « Oui, Jack, tu l'as déjà dit ! »

     « OK, je n'en parlerai plus... »

 

     Notre bon vieux 707 vole bien, les courriers sont accomplis sans retards... Radadi, Radada... Paris, Lyon, Marseille, Nice (vent traversier, je pinaille !), Toulouse, Bruxelles (je connais...), Amsterdam, Francfort, Londres, Genève, Zurich... Radadi, Radada, etc. etc... Les Tunisiens sont contents !

     Les choses de la vie sont ainsi faites... C'est moi, qui pilote ce jour de Septembre 1975... Nous revenons de Paris, la porte du cockpit s'ouvre ! Le Commandant Ladjimi, Directeur des Opérations de Tunis Air ! J'ignorais qu'il était à bord... On ne me dit jamais rien ! Je l'avais rencontré brièvement, sans plus...

     « Monsieur Ladjimi, bonjour ! Soyez le bienvenu dans ce modeste cockpit... »

     « Merci ! »

     Clic ! Vibrations positives...

     Ladjimi regarde ce vieux bac avec curiosité et intérêt...

     Je fais le PR (Public Relation) de la TEA...

     « Bon bac que cet avion, Monsieur... Paraît un peu sur le retour, mais il a fait ses preuves, ce bon vieux 707... »

     « Oui, je sais... Nous volons aussi de vielles Caravelles... Heu... Nous sommes satisfaits des services de votre compagnie ! »

     Il ajoute, et je me souviendrai et emploierai souvent son expression:

     « Sans bavures ! »

     Mais la Tunis Air emploie également des avions nouveaux... Les Boeing 727 ! Et elle vient d'en commander encore cinq, je le sais, ça ! C'est ce qui m'intéresse...

     Ladjimi fera la descente, l'approche et l'atterrissage de Tunis avec nous dans le cockpit... Je pinaille ! Je pinaille, parce que d'abord je pinaille toujours, mais peut-être ici, je pinaille un peu plus car, avant la descente, j'ai parlé à Ladjimi... Je me suis dit: « C'est le moment ou jamais... ». Je ne crois pas un seul instant que j'ai ne fusse qu'une toute petite chance... Tant pis, j'y vais de mon baratin ! Baratin sincère, parce que tout ce que je lui dis est sincère... En fait, je le désire ardemment ! Je prends un ton blagueur:

     « Monsieur Ladjimi, j'aime votre pays, les Tunisiens et la Tunis Air... Vous n'auriez pas un job pour moi ? »

     « Plaff » !

     Un silence... A quoi pense-t-il ! Ai-je été trop direct ? Je me dis: « J'ai foiré... Oui, j'ai foiré ! » Puis sa réponse, qui restera gravée dans les annales de ma carrière...

     « Vous êtes off demain ? »

     « Heu... Oui, Monsieur ! »

     « Venez me voir à mon bureau vers 11 heures ! »

     C'est ainsi que j'ai eu un « job » à la Tunis Air... Je n'en revenais pas !

     « Mais Monsieur Ladjimi, je n'ai pas la qualification Boeing 727 ! »

     « Nous vous la donnerons... Cours au sol ici à Tunis, simulateur à Paris chez Air France, entraînement ici à Tunis également ! »

     « Monsieur, j'ai une licence de Pilote de Ligne suisse... »

     « Très bien ! Les examens médicaux devront donc se faire en Suisse pour le renouvellement de votre licence... Demandez leur s'ils acceptent la signature des tests tunisiens de qualification 727 et les contrôles semestriels ! Si oui, l'Administration de l'Aéronautique de Tunisie vous donnera une validation sans problème... Quand pouvez-vous commencer ? »

     « A la fin du contrat TEA avec Tunis Air... »

     « OK ! »

     « Monsieur Ladjimi... Heu... Une dernière question... »

     « Allez-y ! »

     « Combien de temps puis-je espérer rester en Tunisie ? »

     Dans mes annales, je me souviendrai aussi de cette réponse:

     « Siroux, vous pouvez compter prendre votre retraite ici ! »

     Je rentre à la Baie un peu éberlué... J'en parle à Michèle... .. Elle est enchantée ! Nous tirons des plans sur la comète... Les dieux sont avec nous !

 

      Je fais vite un saut à Berne, contacte les autorités suisses... Ils sont d'accord ! Pratiques, les Suisses ! Sur ma licence, ils me donneront toutes les qualifications Boeings: 707, 727 et 747 ! Très bien les Suisses !

     Lors d'un vol sur Bruxelles, je vais trouver mon Chef-Pilote, René Dauwe... Ce n'est plus, hélas, Eddy Lejeune...

     A peine rentré dans son bureau, je n'ai pas le temps de lui parler à René, il me dit d'emblée, avec son habituel sourire sarcastique:

     « Ah, Siroux, tu fais bien de passer par ici, je dois te prévenir que vos licences suisses... »

     « Quoi les licences suisses ? »

     « Elles ne seront plus renouvelées par la Belgique... »

     « Quoi ? »

     « Enfin... Pas pour tout de suite... Mais ils vous demanderont certainement de passer l'examen belge dans un avenir assez proche... Sinon... »

     « Sinon ? »

     « Plus de validation ! »

     L'éternel problème des licences... Quelle mesquinerie ! Je suis écœuré !

     Je souris à mon tour et sors de ma poche, toute prête, ma lettre de démission !

     René Dauwe:

     « !?!? »

     Il est scié en deux !

     Adieu TEA...

 

     Quand je pense qu'un petit monsieur, pourtant grand ponte de l'Association Belge des Pilotes de Ligne, pépère dans sa vie et dans sa carrière, a la licence unique et qui, bien qu'ayant navigué, a toujours vécu dans sa petite Belgique, qui n'a jamais quitté sa petite commune, sa petite maison, son petit jardin, roule avec sa petite auto, son petit vélo...

     « Jack, tu es sûr qu'il a un vélo ? »

     « Persuadé ! Un tout petit vélo... »

     Bref, ce sédentaire de nature, m'a dit avec culot:

     « Tu sais, Siroux, tu es parti un peu vite de la TEA... »

     Que ne faut-il pas entendre ? Non, décidément, je dois quitter ce système à la con et je m'en réjouis !

 

     Cette joie est cependant atténuée... Vers la fin de cette mission tunisienne, je m'inquiète: une grosseur au cou que j'avais déjà remarquée me gêne... La cravate de mon uniforme me serre ! Aux derniers examens médicaux pour ma licence, j'ai pu échappé aux toubibs... Quand les médecins me tâtaient le cou, je le raidissais, je l'allongeais, comme un héron ! Les carabins n'y ont rien vu ! Mais cette fois-ci, je décide d’en parler à mon médecin de famille à Bruxelles...

     « C’est un goitre, fieu  ! Faut l’enlever cela  ! »

     Un goitre  !

 

     « Craaaaak  ! » Craquelures...

 

     Je me souviens des opérations de goitre au Congo, (les goitres y étaient nombreux... Le manque d'iode ?), sur lesquelles les jeunes médecins se faisaient la main et auxquelles j'ai assisté quand j'étais gamin ! Le médecin de Kitega m'avait invité (!) à voir ce qu'était une opération chirurgicale ! Je ne m'étais pas dégonflé... J'ai vu ainsi une opération du goitre, j'ai vu une césarienne... La peau noire ouverte par le bistouri, le rose de la chaire, le rouge du sang... L'horreur dans toute sa splendeur ! J'ai dû crâner dur devant le toubib pour ne pas tomber dans les pommes ! A mon tour donc de passer sur le billard...

     Panique !

     Je pars vers le néant...

     Impression de disparition... Anéantissement ! Reviendrai-je ? Retrouverai-je Michèle, à qui j'ai demandé de passer la nuit dans ma chambre ? Je reviens et je retrouve Michèle ! L'opération s'est bien passée... Pas de choses malignes... La veille, je discute longtemps avec l'anesthésiste,
je parle longuement avec le chirurgien... Tous deux aiment l'aviation ! Je leur parle donc de mes avions, mais ils me parlent aussi beaucoup de leur métier... Ils sont bien obligés, je leur pose tellement de questions ! J'admire les chirurgiens !

     A l'examen médical, que je passe en Suisse, le docteur, désignant ma cicatrice, toute fraîche:

     « Qu'est ce que c'est que ça ? »

     « Opération de la thyroïde, Doc... Voici le rapport du chirurgien ! »

     « Et... ça va maintenant ? »

     « Ca va ! Et vous ? »

 

     Mon oncle Paul vient me voir à l'hôpital... Mes rapports avec lui se sont améliorés... Depuis que je suis devenu Commandant de Bord ! Nous avons joué au golf ensemble à Marrakech... Quand je suis passé sur 707, cela ira encore mieux... Sur 747, tout baignera dans l'huile ! N'aime pas tellement les « losers », Paul-Albert... Je lui présente Michèle, qui est auprès de mon lit !

     En connaisseur, mon oncle Paul:

     « ... »

     Ma tante Yvonne:

     « ... »

 

     Le 27 décembre 1975, j'épouse Michèle... Elle porte un gilet noir, une blouse noire, un pantalon noir... La mariée est en noir ! Moi, j’ai mis mon beau (!) et unique costume... J'ai une cravate ! Valérie est présente, comme moi au mariage de mes parents... Avec ma tante Josette, Rita et son mari Jacques, ma belle-mère Micheline, déjeuner au « Waterzooi » ! Pas de waterzooi, spécialité de Gand, mais du râble de lièvre à la crème ! Bons vins, bonnes bières... Tout simplement !

 

     Ce solide Boeing 707 a tout de même une légère faiblesse... Ses veines ! Des varices ? Les tuyaux de son système hydraulique un peu faiblards... Lors d'un de mes derniers vols à la TEA, nous sommes à Jerba prêts à taxier et « Psssst », ça pisse ! Jauge dans le rouge !

     « Ne t’inquiète pas, Jack ! Allez prendre un pot... Je m'en occupe ! » me dit mon mécano Emile Janssens.

     Mon copi Guy Dilbeck et les hôtesses bien sûr !, dont Anne Monar, qui nous raconte où elle fait ses achats à Londres pour son matériel de golf, à « Picadilly Circuuuus... », nous suivons le conseil d'Emile...

     « Le Mile », ancien mécanicien au sol, retrousse ses manches... En moins deux heures, il a terminé son opération chirurgicale ! Les tuyaux sont raccordés, le plein d'huile hydraulique est refait ! Cette petite anecdote pour dire que j'aime bien mes mécaniciens de bord... Surtout un comme Emile !

     En 1978, à Colombo, l'hydraulique a aussi pissé... Cette nuit-là, nous l'avons passée, équipage et passagers, à L'Intercontinental... Emile n'était plus mon mécano !

     Branle-bas de combat ! Déménagement ! Nous, qui venions de nous installer dans un mignon petit appartement à Uccle... Migration ! Si je dois prendre ma retraite en Tunisie, autant tout transporté vers le Sud... Les malles coloniales !

 

     A Bruxelles, je vends la Chrysler pour une croûte de pain et j'achète à Tunis et à prix fort une des premières Alpha Roméo, l'Alpha Sud... Nous l'avons toujours en France !

     Nous dénichons à Tunis une villa au bord de la mer, à Marsa- Cube, rue Larbi Zarouk...De mon bar, la vue est sublime... Je ne peux m'empêcher de couper les discussions de notre ami Jean Bosmans:

     « C'est beau, hein ? Hein, que c'est beau ? »

     « Quoi, Jacques ? »

     « La vue sur cette baie, tiens ! »

     « Ah ? »

     « Il faut en profiter, les enfants... Soyons épicuriens ! Nous avons le cul dans le beurre, la chance de... »

     Michèle:

     « Jack, écoute Jean ! »

 

     Jean Bosmans... Une sorte de « outlaw », comme il dit, de hors la loi ! Pour une connerie, il s'est brouillé avec sa compagnie d'aviation et l'a quittée pour venir voler à Tunis Air... Jean est taillé dans la masse, sa cigarette et porte-cigarettes ne quittent pas sa bouche, ce qui gêne fortement le mouvement de son swing, quand il « tee off » au golf ! Son style en souffre, mais Jean est tout en force, et lorsque la balle est frappée au bon endroit, elle disparaît à l'horizon ! Bosmans est Flamand du Limbourg, dur d'approche, mais une fois son amitié acquise, c'est du solide, du roc... Comme lui !

     Il aime la bonne chaire, Jean, les bons alcools:

     « Avant son petit-déjeuner, mon grand-père prenait tous les jours un verre de cognac ! Il a vécu centenaire... »

     Jean aime bien les débats, il philosophe... Il est cultivé et apprécie l'Histoire... Quand il visite les châteaux de la Loire, il mêle l'utile à l'agréable:

     « Un château, un restau ! »

     Jean Bosmans... Un ami ! Ancien de la Force Aérienne, « Outlaw » à Royal Air Maroc, à Singapour... Un frère d'armes !

 

     Deux autres Belges, déjà présents à Tunis Air: Hervé Gilmont sur Caravelle, et François Dekerkhove sur 727...

     Il y a toujours un ou deux Belges quelque part... J'en connais partout dans le monde ! On se partage le gâteau... Même dans la Légion Etrangère, où nous avons, paraît-il, certaines difficultés à obtenir notre part... de boudin !

 

     Un autre ami, qui a fait la mission TEA-Tunis Air est Etienne Fallon... Lorsque je lui ai appris que je rentrais à Tunis Air, les yeux bleus d'Etienne, continuellement fixés sur la ligne bleue des Vosges, se sont mis à scintiller ! Il se voit déjà habiter Sidi Bou Said, le Baron...

     « Jack, tu crois que je... »

     « Allez, Etienne, come on, viens avec moi en Tunisie ! Je crois bien qu'ils ont encore besoin de pilotes... »

     Mais Etienne Fallon, ainsi que sa femme Christine sont de grandes et nombreuses familles  belges... Leurs racines, contrairement à moi, qui n'en ai guère, sont profondément ancrées en Belgique ! Malgré ses attaches, je pousse Etienne à s'embarquer dans l'aventure tunisienne... Il a bien envie... Hésite... En parle et reparle probablement à sa femme... En fait, Christine, elle, ne demande pas mieux de s'expatrier ! Etienne va trouver Ladjimi et signe un contrat avec Tunis Air, habitera Sidi Bou, où nous prendrons ensemble le thé « aux pignons » au « Café des
Nattes »... Il attrape le virus des pays étrangers ! Ce sera Le Maroc, Singapour, l'Arabie Saoudite, etc... Il devient « mercenaire » !

     Etienne Fallon... Un ami ! Ancien de la Force Aérienne, un frère d'armes !

 

     Qualification Boeing 727 ! Le cours au sol de trois semaines se fait à Tunis... Bien fait, pratique, vidéos à la Boeing, mais en français ! Car, à nouveau, on change de langage... Toutes les inscriptions dans le cockpit, les procédures, passent du français à l’anglais  ! Je rechange de vitesse...

     Je crois que c’est une raison pour laquelle les Français s’expatrient moins que les autres... Ils ne parlent guère l’anglais  ! J’ai eu la chance à la Force Aérienne de me familiariser avec les expressions anglaises et américaines d'aviation... J'ai été bien obligé de perfectionner mon anglais à l'étranger !

     Je pense à ce pilote français, le troisième pilote en stage sans doute, à qui on avait adjoint la mission de prendre « l'actuel », la météo du terrain avant le décollage...

     Au sol, à LAX, je l'écoutais sur la fréquence de la tour:

     « Los Angeles tawouère, Los Angeles tawouère, request zi actuel wèdère of zi airfilde ! »

     Il coupe le contrôleur américain, qui a d'autres chats à fouetter... Le trafic est intense ! Les clearances sont rapides et débitées en triple vitesse dans un accent américain épouvantable ! J'avoue, quasi-incompréhensibles pour nous de langue française... Faire répéter le contrôleur est presque une impossibilité !

     « Los Angeles tawouère, Los Angeles tawouère, request zi actuel wèdère of zi airfilde ! »

     Pas de réponse...Le contrôle en Amérique est vraiment difficile à avaler...

     « Los Angeles tawouère, Los Angeles tawouère, request zi actuel wèdère of zi airfilde ! »

     Sans managements, le Ricain:

     « Shut-up ! Go over the ATIS ! Taisez-vous ! Passez sur l'ATIS ! »

     Kesskidi ?

     « Los Angeles tawouère, Los Angeles tawouère... »

     Je crois qu'il y est toujours, à Los Angeles... Il ignorait sans doute, ce martyr, qu'il existe une fréquence spéciale débitant la météo de l'aérodrome, renouvelée toutes les trente minutes:
L'ATIS ! (Airport Terminal Information System)...

     Robert Schepens me raconte qu'aux Etats-Unis, son copain français, qui suit avec lui les cours théoriques pour la licence de Pilote de Ligne, lui demande:

     « Pourquoi donc l'instructeur commence-t-il toujours son cours en nous parlant de « Festival »  « Festival », « Festival »... ? Robert, que veut-il bien dire ? S'il te plaît ! »

     « Mais non, pas « festival », mon vieux, « First of all » ! « First of all », « Tout d'abord... »

     « Ah, bon... »

     Cela ne m'étonne pas... Max Popp, lui, terminait la plupart de ses phrases par: « period ! ».. Exemple parmi tant d'autres:

     « This company should be paying us more, period ! »

     Kesskimdi ? De quelle période me parle-t-il donc, le Max ?

     J'ai découvert plus tard que Max me disait avec affirmation, que nous devrions  être mieux payés, un point, c'est tout ! Period ! Point final !

     Aux States, j'avoue que je dois ouvrir mes pavillons sur la position « full open », « grande ouverture » pour piger l'accent des contrôleurs américains et ne pas rater un mot de leurs clerances, tellement ils sont excités comme des puces ! Mais, bons dieux, pourquoi parlent-ils si vite ? A cause du trafic ? Sans doute... Pourtant, en Europe, ça tourne aussi, c'est le grand cirque des avions ! Mais les contrôleurs sont calmes... A tel point que nous avons l'impression  d'être seuls dans le circuit !

     La langue anglo-saxonne (et surtout l'accent !), pour nous de langue française, ce n'est pas évident... Les anglo-saxons doivent se dire la même chose... Mais ils ne sont qu'une infime minorité à la parler et ne font aucun effort pour l'apprendre ! Nous, au moins on essaye... Mais ils ne savent pas, ces innocents, ce qu'ils ratent en ne connaissant pas les finesses de cette plus belle langue du monde, qu'est le français !

 

     « C'est le français, que tu parles, Jack ? »

     « Sort of... Une sorte de... Je... Dis donc, tu veux une baffe ? »

 

     Nous allons ensuite à Paris pour le simulateur... Michèle m'accompagne et nous en profitons pour « sortir », au théâtre surtout ! Marie Françoise Rumilly nous invite... Elle joue avec François Perrier !

     Mais je ne passe pas tout mon temps à Paris dans un théâtre, ni dans les boites, je suis dans
« la boite », le simulateur... Ca recommence: Pannes réacteur avant, pendant, après V1, remise de gaz, moteur en rade, « driiing »-feux ! Approches ILS, VOR, ADF sur trois, sur deux moteurs (toujours en rade !)... Panne par-ci, panne par-là... Et cetera ! Les séances se poursuivent bien...
Je suis prêt pour le test final au simulateur, mais je ne suis pas prêt à oublier ce que Sebai, le Chef- Instructeur, me dit ce jour-là:

     « Il était temps, Siroux... »

     En effet, il était temps que je lui fasse remarquer en effectuant mon taxi, parmi les nombreuses pannes, qu'il m'a programmées, le petit drapeau, le «flag», qui est en travers de mon horizon artificiel de secours... Comme sur tous les instruments, ce « flag », quand il se montre, indique que l'instrument est H/S, Hors/Service ! Mais moi, pilote de charter, habitué à  voir souvent ce genre d'apparition, ce jour de mon test, je le vois sans le voir... In the back of  my mind, dans mon subconscient, c'est une opération normale ! « Les pièces de rechange coûtent chères ! »...

     Le reste du test est bon... Je passe !

 

     L'entraînement en vol à Tunis... Mon instructeur est toujours Chabbi ! Il est satisfait de mes circuits... Sebai me prend pour le contrôle final... Je passe !

     Bel avion, avion fin que ce Boeing 727... Les ailes en flèches, le gouvernail en hauteur, il fend l'air avec fierté et élégance ! En plus, comme la plupart de ces avions sont neufs, ils sentent bon... Ils ont cette odeur de nouvelle voiture, qui sort de l'usine et que l'on possède pour la première fois... Comme d'une jolie femme, je suis amoureux du 727 !

     L'entraînement en ligne ne sera pas long pour Fallon et moi, puisque toutes les routes de la compagnie, nous venons de les faire avec le 707 loué à Tunis Air ! Au joli mois de Mai, nous sommes « lâchés sur la ligne » !

     Commence alors ma belle aventure tunisienne... Une des plus belles et des plus paisibles de mon existence aéronautique et privée ! Le superbe manteau de fine peau...

    

     Vu que nous « découchons » peu (terme officiel pour les « night-stops »), nous sommes donc souvent à la maison... En été, il suffit de descendre les quelques marches de la terrasse de notre maison pour nous retrouver sur la plage et plonger dans la mer... Les jours « off », deux par semaine, tennis, mer, mer, tennis, et certaines soirées, Baraka, chez Saad ! Tiens, Baraka ? Oui, j'ai de la chance...

     Mes femmes sont contentes... Je leur répète, sans doute à tort, qu'elles ont le cul dans le beurre... Et moi aussi ! Valérie vit à présent avec nous... Je suis vraiment Papa ! Elle suit les cours de la petite école française... Ce qu'elle fera également à Singapour jusqu'à son bac !

     Mais les heures de vol et les secteurs sont nombreux... Radadi, Radada... On ne chôme pas ! Boulot, dodo ! Personne ne rouspète, puisqu’en plus du salaire de base, nous sommes payés pour les heures supplémentaires volées au-dessus de cinquante heures et nous faisons une moyenne de cent heures par mois... Nous sommes payés 50% en plus pour les heures de nuit... Et nous sommes payés 30% en plus lorsque nous survolons le désert ! Quel désert ?

     En route pour le Caire, via Tripoli (je connais Tripoli...), le mécano:

     « Commandant, on vient de passer Jerba... J'inscris ! On pénètre dans le désert...
N'est-ce pas ? »

     « Bien sûr ! »

     St Exupéry a dû travailler à la Tunis Air du temps des Français...

     Résultat: le « Jackpot », le salaire du Jack ! Jamais été aussi élevé... Agréable !

      Agréable de pouvoir bénéficier de tickets gratuits... Ma mère, ma belle-mère, viendront souvent nous rendre visite à Tunis... En première classe ! Pour les Arabes, rien n'est assez bien pour la famille... Surtout pour les vielles mamans ! Les hôtesses sont prévenues, elles sont au petit soin pour elles... Michèle et moi, mais nous allons parfois dîner à Paris par le vol du soir, retour par le premier vol du matin... En première classe ! Le cul dans le beurre...

     Agréable aussi, parce que je travaille avec des gens agréables... L'ambiance de travail, dans le cockpit, aux escales, avec les copilotes et les mécaniciens tunisiens, est excellente, les standards professionnels, excellents ! Procédures Air France... Avec eux, les Turky, Triki, Souisssi, Derouiche, Ghoulem, Somai (Bibi !), Bayar, Kachouty, Ben Younes, Ben Slimane, Thouiri, Chérif, Arfaoui, j'en passe et des meilleurs, avec ces gens-là, cela a fait de suite Clic ! Jamais, il n'y eut de « Clacs »... Moi, l'outsider, je joue leur jeu... Et je le joue avec plaisir !

     Agréable... Je joue aussi au golf... Nous nous sommes mis au golf ! Ma femme a un bon swing, mais les jeux de balle lui seront toujours de quelques difficultés... Je la pousse au tennis... Je veux lui faire aimer le tennis ! Le seul, qui y trouvera du plaisir est son instructeur, qui fait fortune sur mon dos... Elle est plutôt « aérobic », ma femme ! Dure-dure... Sérieuse ! Pas comme moi, qui gueule et rigole au tennis, quand je rate une balle et qui aime jouer au golf avec un ami rien que me promener, discuter...

     Relax ! Relax, le golf ? Malgré ce mouvement anti-naturel, qu'est le swing ? Il faut être Anglais pour avoir inventé un jeu pareil...  Tout comme le cricket... Jamais rien compris au cricket ! Ou le « tie-break » au tennis, que je ne suis jamais parvenu à piger non plus: un coup par-ci, deux coups par-là et hop, on change de camp ! Pourquoi ? Sait pas...

     Au Golf-Club de Tunis, sous les conseils avisés de l'instructeur Ali (ne jamais quitter la balle des yeux, le bras gauche bien tendu, le cul en arrière, les jambes un peu pliées, le poignet... Pfff...), que nous taperons et taperons sur cette malheureuse balle...  A force de concentration, j'ai l'impression au moment de frapper cette sacrée balle d'avoir un véritable orgasme !

     Le jour du « lâcher » sur le parcours, nous sommes étonnés de voir que les « greens » sont noirs ! En effet, le fin gazon, souvent brûlé par le soleil, est remplacé par de la fine terre noire, que l'on doit ratisser avant chaque « putt »... Nous « puttons » donc dans le noir... Unique ! Faut aimer, mais on aime...

     On aime le golf, parce que Jean Jouanicou et sa femme Michou nous y ont entraîné...

     Jean Jouanicou... Ancien de la ligne Paris-Saigon sur DC3 ! Huit jours de vol aller, huit jours sur place, huit jours de vol retour, huit jours de congé... Le mois est fini ! Rebelote, huit jours... Fallait le faire... Lui aussi avait fait l'Indo ! Moi, le bienheureux, le naïf-exalté, je ne peux pas m'empêcher d'admirer ces pionniers ! Et j'espère, Nom di Diou, que je ne suis pas le seul...

     Est-ce de ses voyages, de ses séjours en Extreme-Orient, que Jean, à la chevelure ondulée,
et blanche à présent, a attrapé ce regard de mandarin ? Il a les yeux en amandes, son regard est bridé... Pour cette raison, son sourire n'en est que plus enjôleur... Oui, Jean le Mandarin, qui a pris sa retraite du coté de Bayonne et que nous visiterons avec joie... Jean, qui nous avait cependant prévenus:

     « C'est parce que vous êtes mes bons amis que je vous dis que ce pays est magnifique... Vous verrez ! Mais ne le dites surtout aux autres ! Dites leur que ce coin de France est affreux... Ainsi, il sera préservé et personne ne viendra m'y emmerder ! »

     Jean Jouanicou... Moi, qui espérait bien le revoir dans sa jolie maison, où avec ses fils, nous avions passé des moments d'intense amitié... Une lettre de Michou... Jean est parti ! Il venait pourtant de nous envoyer sa carte annuelle: « Bonne Année »...

     Jean est reparti voler dans les cieux... Il a rejoint ses nuages, les beaux nuages blancs, ceux qui se confondent avec sa chevelure... Ses nuages du bon temps !

 

     Je fais mon premier courrier sur Casablanca... Et Kabbaj ? M'en veut-il encore ? M'a-t-il mis sur la liste noire ? Sur la « déclaration générale » (liste des personnes à bord), le premier nom est celui du Commandant: « Jacques Siroux » ! Vais-je être immédiatement arrêté à la descente du cockpit ? Jeté en prison ? En plus de la check-list, j'ai cette fois-çi dans ma « flight case », ma mallette de vol, tout mon dossier du Maroc, toutes les preuves que j'ai quitté ce pays en règle: quittances des impôts, quittances des loyers, quittances des douanes... Quittances ! Manque la signature de Kabbaj...

     L'immigration, la police et la douane me laissent passer ! Allez, je ne lui en veux plus trop à Kabbaj... Je suis quand même bien content d'atterrir à Casa en tant que Commandant de Bord Boeing 727, cette qualification, que le Colonel m'avait toujours refusée !

 

     Boeing 727... Zzzzzzzz... Zzzzzzz... La douceur , le silence... Les trois réacteurs sont à  l'arrière, on ne les entend pas ! Seul bruit, le sifflement de l'air... Il perce le ciel ! Sur les douze cents heures volées sur cette machine, j'ai beau feuilleter mon « logbook », mon carnet de vol, je ne lis aucun incident majeur ! Zzzzzzzz...

 

     Le 21 Mai 1977, un incident cependant, qui va dans le futur, changer mon métabolisme... Une rencontre ! Vol Jerba-Paris... Les passagers sont peu nombreux... Le Chef de cabine vient dans le cockpit me dire que les « pax » veulent visiter le poste de pilotage !

     « Accordé ! Mais deux par deux... »

     Les « pax » défilent dans le cockpit... Ils posent « leurs » questions... Je laisse le soin à Mili, mon Mécanicien de bord, le privilège de leur répondre... Ce qui nous laisse le temps, malgré notre air fort concentré, à mon copilote Arfaoui et à moi, de reluquer les jolies passagères !

     La plupart de nos passagers sont en général des touristes... Ils viennent par les agences de voyage ou par le Club Méditerranée, profiter du bon soleil de Tunisie...

     Je ne peux cependant pas m'empêcher de répondre à la place de Mili, quand un « toutou » observateur lui demande pourquoi l'altimètre de gauche, le mien, indique une altitude supérieure à celui de droite, celui du copilote ? (différence minime d'indication, normale à ces niveaux élevés de croisière).

     En douce, je monte mon siège au maximum, je dépasse Arfaoui de deux têtes ! J'explique:

     « Mais, mon vieux, vous voyez bien que je suis plus haut que mon collègue de droite ! Enfin, cela saute aux yeux... Voyez ! »

     « Ah, oui ! Ah oui ! Je vois, c'est vrai ! »

     « Au revoir, Monsieur... »

     « Au revoir, Commandant, et... merci ! »

     Tous les trois, on s'esclaffe... Nous reprenons notre sérieux:

     « Au suivant ! »

     Le suivant, je le remarque de suite... Je connais cette tête ! Allure décontractée, beau gosse, un peu play-boy, mais juste ce qu'il faut... Bien !

     Il semble intéressé, regarde les instruments, le cockpit... Lui, ne pose pas de questions ! C'est moi qui lui demande bêtement:

     « J'ai l'impression de vous avoir déjà vu quelque part... »

     « ... »

     « Que faites-vous dans la vie, Monsieur ? »

     Il doit se demander ce passager si je ne suis pas en train de le draguer... Il s'attend peut-être à ce que je lui demande aussi s'il habite chez ses parents !

     « Je suis écrivain... »

     « Vous êtes Pierre Rey ! »

     « Oui... »

     Je venais de lire le best-seller à succès de Pierre Rey: « Le Grec » ! Sa photo, bien-bien, relax, cigarette aux doigts, est au verso de tous ses livres...

     Comme il semble vraiment intéressé, je lui propose de faire l'atterrissage dans le cockpit...

     « La temps à Paris n'est pas fameux... Vous pourrez assister ainsi à une approche réelle aux instruments, un ILS... »

     « Avec plaisir, merci... Heu... Est-ce que ma femme aussi pourrait... »

     « Allez donc la chercher... »

     Une jolie femme entre dans le cockpit ! Nous ne regardons plus tellement les instruments...

     Pierre Rey:

     « Mon épouse... Pascale ! »

     Je l'ai déjà vue aussi quelque part... Ah, oui ! Pascale Robert, l'actrice !

     Tous les trois:

     « Enchantés ! »

     L'atterrissage à Orly se fait au minimum de la visibilité...

     Avant de quitter le cockpit, Pierre Rey nous demande si nous avons le temps de prendre un pot avec eux en attendant leurs bagages...

     Arfaoui et Mili déclinent... Ils doivent vite foncer chez Félix Potin » faire leurs courses !

Comme à chaque escale parisienne, moi aussi, je devais aller acheter les fromages, les saucissons, les... Je fais une croix sur Félix !

     « Très intéressant cette approche et cet atterrissage... Encore merci ! Que prenez-vous,
Jacques ? Car je vous appelle Jacques... Appelez-moi Pierre !

     « Un café, s'il vous plaît... »

     « Je vous enverrai mon dernier livre, qui va bientôt paraître... »

     De la part des passagers visitant le cockpit, ce genre de promesse est fréquent... Rarement tenue ! Mais de Pierre Rey, je recevrai son dernier livre « Out »... et dédicacé !

     C'est alors que Pierre me pose « la » question:

     « Comment êtes-vous devenu pilote ? Et comment avez-vous atterri à Tunis Air ? »

     Ce que j'ai pu entendre cette question tout au long de ma carrière de pilote itinérant !

     « Comment se fait-il que vous volez pour... »

     Pierre Rey... Voilà un monsieur, dont les romans parlent de « jet society », de sex, d'argent, de drogue, de violence et de maffia et qui semble impressionné par notre métier d'aviateur ! Tant mieux...

     « Monsieur... Heu... Pierre, si je commence à vous raconter cela, ce n'est pas un café, mais des dizaines de cafés, qu'il nous faudra avaler... Nous serons encore là demain ! »

     « Comment cela ? »

     « Je n'ai guère le temps, mais je vais résumer en cinq minutes ce qui prendrait sans doute tout un bouquin ! »

     Pierre Rey me regarde assez étonné... Il est stupéfait ! Il croit sans doute que je fais partie de ceux qui sont entrés jeunes dans une compagnie d'aviation, y sont restés et y sont toujours !

     « Mais, Jacques, c'est exact, tu devrais écrire un livre ! »

     « Oh, oui, Jacques ! » dit Pascale...

     « Je n'y avais jamais pensé... »

     Et je n'y penserai plus pendant dix ans... Mais, de temps en temps, l'idée de Pierre Rey me revient en tête... Je reverrai Pierre Rey à Paris... Nous irons, Michèle et moi, dîner chez eux à Paris... Plus tard, lors de mes vols « cargo » en 707, je retrouverai Pierre et ses amis à Montparnasse, nous irons dîner à la Coupole, prendre un verre chez « Castel », endroits peu propices aux discussions intimes... On ne parle plus tellement de « mon livre »... Pierre est connu, fort demandé, très occupé par sa vie, ses relations... Je le perds de vue !

     Je le déniche chez lui à Los Angeles fin des années 80... Il m'invite le soir...

     « Relax, hein, Jacques... Nous sommes à L.A. ici ! » me dit-il au téléphone...

     J'arrive col ouvert, mon habituelle veste en daim (de fine peau d'ailleurs...), mes « desert-
boots »... Son ami Gérard, propriétaire de « L'Orangerie », un des meilleurs restaurants français en Californie et peut-être aux States, est obligé de me refiler un de ses vestons et une de ses cravates ! Relax, qu'il avait dit, le Pierre...

     Le dîner est relax, la chaire excellente, les vins divins... Lorsque le patron, qui mange avec nous, me demande:

     « Mais comment êtes-vous devenu pilote ? »

     Pierre me regarde, je regarde Pierre...

     « Tu vois... Je te l'avais dit, Jacques, que tu devais écrire un livre ! »

     Le lendemain, je me mettais à écrire...

     Voilà...

     Si je dois remercier quelqu'un pour ce « livre » (!), c'est bien Pierre Rey... Il m'a donné le coup de pied au cul, qu'il me fallait ! Depuis ce jour, en creusant profondément dans la mémoire de ma vie, ce qui m'est parfois épuisant, mais bénéfique pour mes « jetlags », mes décalages horaires, car après ce travail (!), je tombe de fatigue... En essayant de mettre sur papier, tant bien que mal, les péripéties de mon existence et celles de mon métier d'aviateur, je suis tellement pompé, que je m'endors comme une souche ! En effet, oui, Pierre, mon métabolisme a changé... Réflexions ! Macérations de mon esprit, de mon « pois chiche » !

     J'ai peut-être attrapé un air zombien...

     « A quoi penses-tu, Jacques ? »

     « ...Oh, rien... Une anecdote, que je pourrais relater... Quelques phrases à rafistoler... Des bêtises... »

     La nature humaine est curieuse... Quand d'aventure, certaines personnes apprennent que
j'écris (!), ils me demandent immédiatement:

     « Dis donc, Jack, tu parles de moi au moins ? »

     « Non ! Pourquoi ? »

     Ces gens-là, en quête de je ne sais trop quelle renommée ridicule, sont précisément ceux dont je n'ai jamais eu la moindre intention de parler... Bizarre !

     Dans mes hôtels, où je passe les trois-quarts de ma vie, je ne m'emmerde plus ! La compagnie pourrait m'envoyer un mois à Tombouctou, je serais content ! Dans ma chambre ou dans ma
« suite », que je n'aime guère d'ailleurs, car je m'y perds et perds mes affaires et surtout parce que je m'y sens plus solitaire que dans une simple chambre, je me bats avec mon computer, mon
« note-book », je tapote mon traitement de texte en écoutant de la musique classique... En plein désert, à Daman, près de Dharan, en Arabie Saoudite, où l'Indien, le garçon du service de chambre, du « room-service » de l'hôtel Oberoi, qui m'apporte « ma petite soupe », me demande en balançant sa tête:

     « Oooh, Captain, qu'est ce que vous faites là ? »

     « Je joue du piano... »

     « Atcha... »

     Et il rebalance de la tête...

     J'ai aussi mon thé, mes biscuits... J'ai la Paix ! Les retrouvailles du moi, des miens, de mes amis, de mes amours ! Je me fais du bien... et je m'amuse !

     Merci, Pierre !

 

     J'avais commencé à écrire à la main... Au bout de quelques pages, j'ai voulu me relire...

     « Cannot, lah ! » (en argot singapourien) ! Vu surtout mon écriture en « pattes de mouche », vu les ratures, les corrections, les « scrith-scrath » et les rajoutes, je n'ai pas pu me relire ! Découragé, j'ai bien failli laisser tomber les doigts, quand mon ami le « computer man », celui qui boit, qui mange, qui couche et qui a des orgasmes avec son computer, je parle ici de mon ami Guy Vanderlinden, me redit pour la centième fois:

     « Jack... Le computer ! »

     Jusque-là, Guy ne m'avait pas tout à fait persuadé...

     Le computer de Guy possède, paraît-il, une mémoire « énooorme »... Un « bazar » avec lequel il se bat, se débat, s'empoigne ! Parfois, de drôles de « borborygmes » s'échappent de son bureau...

     « Aaaaarrgh ! », « Aaaaarrgh ! »...

     Le computer n'en peut plus... Guy lui en a trop demandé... Il a sorti ses bras, le computer !
« Praff » ! Ses mains ont attrapé Guy à la gorge ! « QouiiiK » ! Il va l'étouffer ! Aaaaaarrgh ! »...

     Sa femme Arlette ne s'en fait plus, elle est habituée... Nous aussi d'ailleurs, quand on prend l'apéro chez lui... Car Guy parvient toujours au dernier moment à tendre un bras et à pousser un doigt sur une de ces touches tranquillisantes du clavier, je n'ai jamais su laquelle, pour mettre le monstre K.O. ! Ou alors, sans doute, lui raconte-t-il des carabistouilles et la bête s'endort... Guy, le cheveu en bataille, la peau luisante, surgit alors de son antre en déclarant:

     « Les computers... C'est ça ! »

     Moi:

     « Ah, oui ?... »

     Jusque-là, Guy ne m'avait donc pas tout à fait persuadé... Je lui téléphone... Quand il n'est pas en vol, réponse immédiate de Guy ! Je sais où il est... Devant son computer !

     « Guy, tu as le numéro de téléphone d'un tel, s'il te plaît ? »

     « Stand by, Jack, standby... »

Les minutes passent... J'allume un clope... Je bois une bière !

     « Guy... Heu... »

     « Patience, Jack, patience... J'ai tellement de programmes, tu le sais très bien pourtant ! »

     « Dis donc, Guy, tu ne pourrais pas inscrire tes adresses dans un calepin, et au crayon, et comme tout le monde, non ? »

     J'ai failli perdre son amitié...

     Je ne suis toujours pas persuadé... Mais...

     Perdre l'amitié de Guy ? Non, difficile de perdre l'amitié de Guy... Et puis, je lui fais plaisir en décidant finalement:

     « OK, j'achète un computer ! Un petit computer, tout petit petit, un « note-book »... Moi, c'est pour le traitement de texte, pour écrire mes conneries, pas pour mes adresses ou mes numéros de téléphone ou mes dépenses... Tiens, mais... Dis donc, Guy j'aurais dû acheter une machine à écrire tout simplement... »

     « NON, Jack, un COMPUTER ! »

     « Bien, Chef ! »

     Merci, Guy... Car depuis cet achat, même en effaçant, en remplaçant ou en corrigeant du texte, je peux me relire... Sauf lorsque j'ai poussé sur une mauvaise touche et que j'ai effacé tout mon texte ! Mais je persiste à haïr les computers...

     « P.F.M. », « Pure Fucking Magic », « Magie noire » !

     Quand plus rien ne marche, quand mes phrases se mélangent, quand mes mots se décomposent, se liquéfient d'eux-mêmes, bref que je n'y comprends plus rien, je courre alors chez mon ami Guy:

     « Help ! »

Et mon ami Guy se met de suite en position de lutteur gréco-romain pour parer aux coups de mon petit ordinateur...

     Quand le Captain V.D.L n'est pas à Singapour et lorsque mon écran passe soudain au vide,
je fonce vite chez « Kenny »...

     « Help ! »

     « Hi ! Hi ! Hi ! You goofed again, hé, Captain ? »

     « Eh, oui, Kenny, j'ai encore tout bousillé... »

     Kenny Kwan, fluet chinois, mais tout dans la tête, est une véritable pieuvre... Je l'appelle d'ailleurs: « l'Octopus » ! Il n'a pas deux bras, il a cent bras... Ses mains, ses doigts, sont en mouvements giratoires perpétuels... Ils partent et frappent dans tous les sens ! Kenny a plusieurs computers à sa portée, sur lesquels il programme et copie des dizaines de disquettes à la fois ! Pendant qu'il « Tap, tap, tap » avec virtuosité sur tous ses computers, je glisse subrepticement le mien entre ses tentacules... Ce qui ne l'arrête pas du tout ! Tout en copiant ses programmes, il
« Tap, tap, tap » aussi sur ma machine... Et, Oh ! Miracle, son écran reprend vie !

     « Voilà, Captain ! Hi ! Hi ! Hi ! Et la prochaine fois, faites attention a... »

     « O.K., O.K., Kenny... Thank you very much ! Bye... »

     Comment a t-il fait ? Qu'a t-il fait ? Sais pas... Saurai jamais ! « P.F.M. »...

     Et dire qu'il y a des gens, qui aiment ça...

     Je hais les computers...

     Je hais, quand à la banque, on me dit:

     « Je suis désolée, Monsieur Siroux, je ne peux pas vous donner le montant de votre solde...»

     « Et pourquoi donc, Mademoiselle Véronique ? »

     « L'ordinateur est en panne, Monsieur... »

     Je hais, quand je vais retirer de l'argent à la caisse automatique et que je me trouve devant ce message:

     « Sorry, the computer is unserviceable ! »

     Je hais, quand je vais signer mon vol aux opérations et que je me retrouve devant ce même message:

     « Sorry, the computer... »

     Avant, nous signions à la main et... pas de problèmes !

     Je hais, quand le station manager vient nous annoncer:

     « Nous aurons du retard... »

     « Et pour quelle raison, s'il-vous-plaît ? »

     « Captain, les passagers... »

     « Qu'est ce qu'ils ont encore les passagers ? »

     « La police ne sait plus qui est qui... Le computer est tombé en panne ! »

     Il est vrai que cette fois-là, j'ai compris le computer... A New Delhi, les pannes de courant sont tellement fréquentes, que ce pauvre ordinateur, à force d’être décapité toutes les cinq minutes, en a eu marre de cette douche écossaise et a pris de lui-même l'initiative de « passer sur off », une fois pour toutes !

     Je hais, quand...

     En résumé, je n'aime pas les computers !

     Ni trop les « gadgets »... Guy aime les gadgets... Il rêve de s'acheter un gilet de chasseur, pleins de poches ! Pas pour les remplir toutes de cartouches, mais bien de commandes à distance, de « remote-controls »... Un « remote » pour la TV, un pour le magnétoscope, un pour la Hi-Fi, un pour le répondeur, un pour l'air conditionné, un pour le fax, un pour le four à micro-ondes, un pour... L'homme orchestre ! Moi, ces trucs électroniques me donne un peu la frousse... P.F.M. !

     J'achète une nouvelle télévision...

     « Simple, hein, Jack ! » m'avait dit ma femme avant cet achat...

     « T'inquiète pas ! »

     La TV arrive à la maison...

     « Plus simple que ça, tu meurs... Il n'y a qu'un bouton ! »

     « Ah, oui ? »

     « On-Off ! »

     « Et pour le reste ? »

     « Heu... Commande à distance, télécommande... Remote control ! »

     « Pff... »

     Selon les cas plus ou moins graves, je traite parfois de « médiévales » ou « d'âge de pierre » ma femme Michèle et surtout ma belle-mère Micheline, qui se demande pourquoi le papier de sa  lettre, placé dans la fente du fax, ne parvient pas à son destinataire...

     « Oh ! Il est revenu ! »

     Mais j'avoue faire partie de ce club conservateur dont la devise est: « P.F.M. » !

     En effet, Pff... J'ai passé des matinées, des après-midi entières, à comprendre et à programmer ma nouvelle TV et mon nouveau magnétoscope... Pff... Pff... Je m'énerve ! Ma bonne passe et repasse...

     « Ce n'est plus comme avant, Captain... Tout se fait par remote maintenant... Not easy, pas facile ! »

     Elle m'énerve, mon amah... En la « zapant » avec ma télécommande:

     « D'ailleurs, je vais acheter un remote pour vous ! »

     « Mais... Mais... Je ne suis pas une machine, Master ! »

     « Mais non, Alimah, mais non... Heureusement ! »

     Après le déjeuner, café au salon... La commande à distance m'accompagne à présent... J'élève soudain le bras par-dessus les fauteuils ! Ma main se brinquebale dans l'air telle la tête d'un cobra... Avec le « remote », j'essaie de viser la chaîne à haute fidélité, la « hi-fi » !

     Ma femme:

     « Que fais-tu, Jack ? Tu dis au revoir à la bonne ? »

     « Non, je baisse le son... »

     « Pure Fucking Magic... P.F.M. !

 

     Comme dans tous les pays du monde, les coutumes surprennent... Cela surprend les premières fois, puis on s'y fait ! Ainsi, ces « Hi ! Hi ! Hi ! » des Chinois... Ils semblent rire, non seulement, de tous les malheurs de la terre, mais de leurs propres infortunes !

     La maison de mon tailleur de Sembawang, Allan Wong, est complètement rasée par un incendie... Mister Wong croit que sa famille est à l'intérieur, se précipite dans les flammes... Personne ! Il ressort de sa boutique en flammes... Son visage, ses bras, ses mains, son dos, sont brûlés au troisième degré ! Tout en me racontant ce malheur en riant, Allan ne cesse d'entre couper ses phrases par des « Hi ! Hi ! Hi ! », alors que moi, je fais des « Ooh ! Ooh ! Ooh ! » et que j'en ai presque les larmes aux yeux !

     Je raconte cette mésaventure à mon chauffeur de taxi, qui me conduit à l'aéroport depuis plus de dix ans... Pendant le trajet, on se raconte des tas d'histoires... Nous sommes devenus des amis ! Mister Chang:

     « Hi ! Hi ! Hi ! »...

     Tintin à la recherche de son ami Tchang au Tibet ! Dans la boutique chinoise de Tcheng Li Kin:

     « Ah ! Vous parlez de notre pauvre et regretté neveu d'adoption... Hi ! Hi, Hi !... Hélas, il est mort ! Hi !,Hi !, Hi ! »

     De par mes tours du monde, c'est fou ce que je peux penser à Hergé... Pourtant, lui, n'a jamais fait le tour du monde !

     Au fait, si nous aussi, nous faisions des « Hi ! Hi ! Hi ! », peut-être aurions-nous l'air moins morose ?...

 

     Nous faisons la connaissance de Paolo Montini au golf de Tunis... Directeur d'une grosse compagnie italienne de pétrole, il est muté à Kinshasa, au Zaïre ! Comme il sait que j'y suis né, il nous invite ! Il joue toujours au golf, mais à Kin, dit-il, il est suivi d'une dizaines de caddies, qui se battent et se déchirent entr'eux pour courir après sa balle et recevoir ainsi du patron »,
un « matabiche »... Il a aussi un avion particulier !

     « Tu nous montreras le Kivu, que je ne connais pas encore... »

     Le Congo... Mon Congo ! Dans quel état vais-je le retrouver ? Tant pis, on verra bien...
Je reverrai peut-être Modeste !

     « OK, Paolo, on arrive ! »

     Paolo:

     « Non, ne venez pas ! C'est la guerre... »

     Une bagarre tribale a éclaté à cause du Sabbah (ex Katanga)... Ils s'envoient des baffes, comme ça, « Paff, »Paff » ! Vielle coutume africaine... La pagaille !

     Que faire de nos vacances ?

     Tiens, le Pelle est à Singapour... Il a quitté la TEA, lui aussi et vole pour Singapore Airlines... Allons voir les Dardennes !

 

     Avec un jeu de « Lego », dites à des gosses:

     « Construisez-moi une ville... »

     Ils vont vous construire une ville modèle, idéale, avec de belles maisons, avec de beaux  parcs, de beaux jardins, pleins de belles fleurs, de belles avenues, bordés de beaux arbres... De hauts buildings aussi, comme un petit Manhattan ou le « downtown » de San Francisco...

Mais également des forêts de verdure... Du vert feuillage ou du béton, pas une herbe ne
dépassera ! Cette ville sera propre, paisible, organisée... Ce sera Singapour ! Ici, au moins, l'interdiction est à la mode...

 

     1988. Ma Tante Josette, en vacances chez nous à Singapour... Sur la route de l'aéroport:

     « C'est extraordinaire, Jackie... Quelle netteté ! Pas une mauvaise herbe ! »

     « C'est interdit, ma Tante ! »

     « C'est extraordinaire, Jackie... Quelle propreté ! Pas une saleté par terre ! »

     « C'est interdit, ma Tante ! »

     « Quel entretien ! Il ne doit pas y avoir de chômage ici... »

     J'ai failli lui répondre:

     « C'est interdit, ma Tante ! »

     Je raconte à ma tante les méthodes singapouriennes:

     « Celui qui est pris en flagrant délit en train de jeter par terre et par négligence un morceau

de papier ou une saleté quelconque, reçoit non seulement une amende de 1.000 dollars, mais aussi se voit affliger de corvée... Pendant des heures, avec un employé il balait ! Homme ou femme, avec un écriteau agrafé sur le dos: ‘’Je suis un sale garçon’’ ou « ‘’Je suis une sale
fifille !’’... Tu sais quoi, Josette ? Il fait propre à Singapour ! »

     « En effet ! Heu... Y-a-t-il d'autres interdictions, Jackie ? »

     « Oh, oui ! Elles sont nombreuses: le chewing gum, par exemple... Interdit ! Interdit aussi de fumer dans les restaurants air conditionnés ! Après usage, ne pas oublier de tirer la chasse dans les toilettes publiques, sinon 150 dollars d'amende ! Interdiction de faire la grève, bien sûr... Interdiction de... »

     « Et... tout le monde est content ? »

     « Tout le monde DOIT être content, ma Tante... A prendre ou à laisser ! »

     « Je vois en tous cas le résultat... »

     « Moi aussi, ma Tante... »

     « Jackie, je ne vois pas une seule voiture sale ! »

     « Il n'y a pas de véhicules sales à Singapour, ma Tante... La propreté est passée dans les mœurs ! »

     J'aurais pu ajouter à ma Tante Josette que tout ceci est inscrit « in the book ».Le bréviaire ! Lorsque d'aventure, on s'écarte de son contenu, c'est un peu le désarroi !

     « It's not in the book ! »

     L'initiative manque à l'appel... Que faire ? Mais ce livre est tellement épais que l'essentiel s'y trouve... Alors, en général tout marche très bien !

 

     « Sévère Singapour... Pas beaucoup de liberté ! »

     « La liberté ? La liberté, Monsieur, c'est de se promener aux petites heures et dans les  petites rues de Singapour ou d'ailleurs, sans se faire agresser... En toute quiétude... En liberté ! »

 

     Non seulement à Singapour, mais dans toutes les compagnies d'aviation du monde, nous avons à présent notre « bible » également... Où est le bon vieux temps, quand le mécano disait au Pacha:

     « J'ai fait l'inspection extérieure de l'avion ! Nous avons les ailes, les moteurs... J'ai donné un grand coup de pied dans les pneus, tout tient en place... On peut y aller ! »

     Le Commandant:

     « Ben, on y va, alors ! »

     Aujourd'hui, à la moindre petite panne, nous plongeons dans la « M.E.L » (Minimum Equipment List »): Go ou No Go ! D'après ce bouquin, on peut partir ou ne pas partir ! Bête et facile... Plus de décisions personnelles... Plus amusant du tout !

 

     La réussite de Singapour ne fut pas obtenue en un jour, mais toutes les entreprises des Singapouriens sont: « Number One » ! Ils s'en font un honneur ! L'aéroport, le métro, les communications, les... Tout ! « Itchiban », comme ils disent au Japon, « Numéro Un » ! Venant des Japonais, voilà bien une référence...

     Singapour... En retrouvant les Dardennes, je retrouve de suite le climat équatorial de mon Afrique centrale... Cette bouffée d'air chaud et humide, qui vous étouffe dès que l'on sort de l'aéroport ! Au Congo, nous n'avions pas la climatisation... A Singapour, tout le monde a  l'air
« con » !

     « Comment ? Tout le monde a l'air con à Singapour ? Que nous chantes-tu là maintenant,  Jack ? »

     « Tu as l'air con dans ta chambre, toi ? »

     « Dis donc ! Et toi, t'as pas l'air con tout court ? »

     « Mais non... Patate ! Dors-tu avec l'air conditionné ? »

     « Ah bon ! J'y suis... L'air conditionné, air conditioning, air con ! »

     Sur les taxis, dans les bus, c'est marqué en grand: « Air Con » ! Ils ont l'air con ! J'ai l'air con, tu as l'air con, il a... »

     « Bon, bon, Jack, ça va, ça va, on a compris ! »

 

     Pelle et Nelle habitent à Changi et nous retrouvons avec eux l'amitié et l'ambiance des bons jours... Pelle raconte... Il est sur Boeing 707, ceux qui ont les belles turbines, les « fans », ceux qui au décollage ont ce bruit particulier « Rrrrrrrrrrrr », qui me fait bander, comme m'avait dit Pitsy... Pelle fait donc du long courrier... Il est même devenu instructeur, le Pelle ! Pas étonnant de sa part... Et il restera instructeur pour le restant de sa carrière sur de nombreux types d'avions ! Il pourra dire, Paul Dardenne, comme le proclament certains pilotes avec un air hautain:

     « Pff..., I flew them all ! Je les ai tous volés ! »

     Mais ce qui fait la supériorité du Pelle, c'est qu'il ne le dit jamais !

     On ne peut qu'écouter le Pelle... Tenter à son tour de placer ne fut-ce qu'un tout petit mot, est du domaine de l'impossible ! Lors de notre séjour, quand Pelle n'est pas en vol, Michèle et moi, nous écoutons donc raconter le Pelle... Avec plaisir ! Tout en suivant ses gestes, ses expressions, son rire, dont je me régale, je pense... Je me mets à rêver... 707, (avec fans !), longs courriers, ils ont aussi des 747 à SIA... Tiens, tiens... Pas mal, tout cela !

     Pendant deux semaines, Michèle et moi, nous visitons Singapour... Guide du « routard » en mains, nous découvrons cette île de 30 sur 40 kilomètres... Deux millions six cent mille habitants... Population composée de 75% de Chinois, 15% d'Indiens, 7% de Malais, 3% d'expatriés ! Tous les coins et les recoins de Singapour, quartiers chinois, indiens, malays, on les connaît ! Toutes les  nourritures, chinoises, indiennes, indonésiennes, malaises, on les connaît ! Tous les centres commerciaux, les « shopping center », on les connaît !  Singapour ? On connaît !

     Au moment de quitter les Dardennes, Pelle emploie sa formule habituelle:

     « See you, one of these days... On se revoit un de ses jours... »

     Il ne pouvait pas mieux dire... Dix jours après, nous étions de retour à Singapour !

 

     Dès mon retour de Singapour, les bruits courent que la Tunis Air veut nationaliser, c'est à dire, ne plus avoir des pilotes expatriés... Comme moi, comme nous, Fallon, Bosmans et les autres !

     Je vais trouver Ladjimi en espérant que tout cela n'est que ragots !

     « C'est vrai ce que j'entends, Monsieur Ladjimi ? »

     « Hélas, oui... Je suis désolé, Siroux... Je ne pensais pas que cette tendance arriverait si vite... »

     Dans mon dos, je sens alors se déchirer mon manteau de fine peau... Au cours de ma carrière de pilote, jamais, je n'ai eu la sensation de blessure aussi profonde !

     « Craaaaak ! » Craquelures...

     Ils s'y connaissent quand même bien, les dieux, pour tirer les ficelles du destin... Mon destin... Décidément, il est écrit que je resterai gypsy !

     Ladjimi, qui m'avait pourtant affirmé que je pourrais voler jusqu’à ma retraite ici, à Tunis Air...

     « Craaaaak ! » Craquelures...

     « Effective quand, cette décision, Monsieur ? »

     « Rien n'est fixé... Mais, si vous pouvez trouver du travail... D'ailleurs, nous donnerons amplement le temps à tous nos pilotes étrangers de se retourner... »

     « CRAAAAAK ! » Craquelures...

   

     Le temps, le temps... Moi, je n'ai pas le temps ! Je n'attends pas ! Licences, carnets de vol, brosse à dent et en vitesse chez le Directeur de la Swissair pour un ticket !

     « Mais, vous venez d'aller à Singapour ! Vous avez oublié quelque chose ? »

     « Oui, un boulot ! »

   

     Singapour, avril 1977.

     « Salut, Pelle... »

     « !!! »

     Je lui raconte...

     Il me confirme ce qu'il m'avait dit il y a moins d'un mois: Singapore Airlines embauche... Ils vont recevoir leurs nouveaux Boeing 727 ! Sur quoi, je lui avais de suite rétorqué:

     « Pelle, je suis très bien à Tunis... »

     A présent, je lui demande:

     « Pelle, à qui dois-je me présenter ? »

     « Je passe un coup de fil à mon Chef Pilote... »

     « Merci, Pelle ! »

     Paul Dardenne téléphone... J'ai un interview pour le lendemain et le lendemain, je retrouve un job !

     Pas de suite !

     « Fin de l'année... » me dit-on à l'interview !

     « Fin de l'année ? Pourquoi fin de l'année, Monsieur ? »

     « Les 727 débutent leurs vols fin de l'année... Vous êtes current, qualifié pour le moment, sur cet avion ! »

     Je joue alors un petit coup de poker...

     « Heu... D'accord, mais je suis aussi qualifié Boeing 707... Si je ne l'ai plus volé depuis presque deux ans, un petit refrescher-course, un petit cours de rafraîchissement suffirait... Vous n'avez vraiment pas besoin de pilote sur 707 ? Non ? »

     « C'est que cet interview est dirigée pour le recrutement des nouveaux 727... Or, je le répète, vous êtes 727 ! »

     Je sais que Choon Choy, le Captain, qui est en face de moi, est le Chef Pilote de la flotte 707... Je sais aussi par le Pelle, qu'il est un peu à court, un peu « short » d'effectif...

     « Heu... Captain Siroux, » me dit donc le Chef Pilote 707, « nous vous donnerons une réponse ce soir... A quel hôtel êtes- vous descendu ? »

     « Je loge chez mon ami Paul Dardenne... »

     « Ah, oui, mon instructeur ! »

     « Oui, Captain Choy, votre instructeur 707... »

     Le soir, chez Pelle, « gin tonic » à la main, on buvait un bon coup... Captain Choon Choy venait de m'apprendre que j'étais retenu sur 707 !

     « De suite, Sir ? »

     « Non, en septembre... On vous tiendra informé ! Welcome to the club ! See you... »

     Captain Choy... A l'interview, il n'était pas seul... A ses cotés, un membre du Personnel Administratif, David Lee... Dès mon entrée dans la salle, mon regard va vers Choy ! Clic ! Ondes super-positives... Clic ! Et il en sera ainsi pendant deux ans, période pendant laquelle je serai sous ses ordres...

     Les deux Chinois en face de moi me préviennent en me montrant les barèmes de salaires SIA qu'il ne s'agit plus du pactole de Tunis Air... Je regarde la feuille que David Lee me présente... Mon salaire est divisé en trois ! Je pense au Docteur Hammer... « Peanuts » ! C'est le jeu: Take it or leave it ! A prendre ou à laisser ! De toute façon, je ne peux rien faire d'autre...

     « It's OK for me...  »

     Pour un Chinois, qui a un signe de dollar ($) au fond des yeux, David Lee est étonné... Je lui raconte le coup de la nationalisation de Tunis Air !

     « I understand now, Captain Siroux... »

     Quant à Choy, il me dit simplement:

     « Keep your nose clean, do your job, no internal or external politics and everything will be OK ! »

     Pas d'embrouilles politiques internes ou externes à la compagnie ? Je n'ai jamais eu cette attitude... Faire son travail ? Je l'ai toujours fait...

     « OK, Sir ! »

     « OK, you got the job... If you pass the physical ! » me dit-il en me serrant la pince...

     La visite médicale ! Je l'avais oubliée... La première visite médicale pour rentrer dans une compagnie est une visite importante... Tout l'avenir dépend d'elle !

     Je fais la connaissance du Docteur Koh and Partners... Je ne l’appelle pas « Partners » comme David Huysmans ! Ma tension est bonne, je lis bien les lettres de plus en plus petites du tableau, qui se trouve à six ou sept mètres et que le toubib me pointe avec son doigt... Je lui fais un pipi clair, au Doc, qui me donne la mention « fit », « en forme » !

     Ouf !

   

     Ma mère avait-elle eu raison, une fois de plus: un mal pour un bien ! Ou ma tante Rita: les choses s'arrangent toujours dans la vie ! Ou les dieux ?...

     Un mal ? Oui, le coup des Tunisiens... Nous balancer ! J'ai pleuré en quittant la Tunisie !
Un bien ? Oui... Singapour est une belle et longue page de mon existence !

   

     Choon Choy... Choon deviendra un ami... Quand dans des « parties », comme au nouvel-an chinois chez lui, je lui dis:

     « Choon ! Mon ami, le Chinois ! »

     « What do you say, Jack ? Tu parles encore des Chinois ? »

     « Non, je parle d'amitié... Bonne année ! Gong Xi Fa Cai ! »

     « I see... Gong Xi Fa Cai, Jack ! »

     Avec lui, en effet, nous faisons notre job... et tout va bien ! Quand un problème survient, convocation ! On s'explique... Il explique ! C'était encore la bonne époque, où la paperasserie n'était guère à la mode et n'inondait pas nos « pigeon-box », nos boites personnelles aux OPS (Opérations)... Agissaient de même, le Directeur des OPS, Charlie Chan, un Chinois et son adjoint, B.S. Gurm, un Indien, Len McCully, un eurasien, au Training, à l'entraînement, à l'Administration, Doodley Leiscester, un de je ne sais d'où, mais un bon, dont je gagnerai aussi l'amitié... L'équipe des bons jours ! Mauvais jours, quand on recevait un savon dans leur bureau... Pour moi, il n'y eut guère d'orages... Ce sera « a smooth operation » ! Une opération, qui restera en douceur, malgré l'expansion de la compagnie Singapore Airlines !

     Allez, Jack, ton manteau de fine peau n'était pas finalement tellement déchiré... Au contraire, il gardera sa souplesse et s'affinera encore ! La main des dieux...

     Mais avant toute cette période de plus de 16 ans et qui n'est pas terminée aujourd'hui, années pendant lesquelles, sans pour cela perdre mon statut d'outsider, parce que, bien que je me sentirai chez moi, je ne serai pas chez moi, je perdrai un peu ma peau de nomade... Je vais me stabiliser professionnellement... A la limite, m'embourgeoiser !

     Avant cette longue finale, je retourne donc en Tunisie... « Nous » retournons, car Michèle est avec moi !

   

     Je retourne voir Le Commandant Ladjimi... Il a l'air soulagé quand je lui apprends que j'ai une place à Singapour !

     « Tout de suite ? »

     « Non, pour le mois de Septembre... Les papiers sont en cours... Heu... Cela vous convient-il, Monsieur Ladjimi ? »

     « Pas de problème ! Je vous avais dit que vous pourriez prendre votre temps... »

     Et il me ressort son expression favorite:

     « Il n'y a pas eu de bavures avec vous et les autres Belges... Je suis désolé, Siroux... »

     Ladjimi a l'air sincère... L'est-il ? Je le crois volontiers ! Poussé par le syndicat des pilotes locaux, les jeunes turcs, les jeunes loups, qui lorgnent la place de gauche, la place du Roi, ce qui est logique, je suis d'accord, car je ne suis pas chez moi, Ladjimi doit, lui aussi, jouer le jeu... Normal ! En quittant son bureau, j'ai un pincement... Là, sur le côté gauche... Le cœur ? Je suis triste ! Mais, quand je quitterai Tunis pour de bon, j'aurai les larmes aux yeux !

   

     Le jeu... Oui, la règle du jeu, mon jeu, notre jeu des expatriés:

     « Messieurs, nous n'avons plus besoin de vous, au revoir et merci ! »

     Clair et net, le jeu ! Nous acceptons, nous admettons...

     Je n'ai jamais très bien compris... Je ne comprends pas toujours pas ! Pourquoi la réciproque n'est-elle pas valable ? Nous avons suivi les lois des gouvernements locaux: pas de politique, transfert de salaire limité, surtout pas d'interférences... Je n'ai jamais manifesté dans les rues, moi, pour la reconstruction d'une église à Tripoli, à Casablanca ou à Tunis ! Je n'ai jamais crié au scandale, quand aux frontières d'Egypte ou d'Arabie Saoudite, la police retient les passeports des équipages pour toute la durée de leur séjour dans le pays ! Si j'avais soulevé la moindre argumentation, je serais en prison depuis longtemps, pendu par les « rouldouldoules » ou fusillé tout simplement... J'ai accepté, j'ai admis ! Alors pourquoi ne pas faire de même ? Les grandes idées... « Pouet-pouet », molles, les démocraties européennes ! Minables...

     Finalement, ces pays, que l'on dit du tiers-monde, ce sont eux qui ont bien raison... Ils n'ont pas de problèmes d'émigration ou d'immigration !

     Clair et net leur jeu:

     « Messieurs, nous n'avons pas besoin de vous, merci ! »

     Ou:

     « Nous n'avons plus besoin de vous, au revoir... et merci ! »

     Après plus de seize ans de travail à Singapour, qui est loin d'être un pays du tiers-monde, au contraire, un pays surdéveloppé, dirais-je, et qui nous bat en longueur et en largeur, si ma compagnie décide qu'elle n'a plus besoin de mes services, que je doive leur rendre mon uniforme, mon contrat étant expiré ou dans les termes du préavis, mon permis de travail se transforme illico presto en visa de touriste ! J'ai 15 jours pour quitter le pays ! J'aurais pu demander le
« P.R. » (Permanent-Residence), visa de résidence permanente, mais en prouvant mon intérêt pour le pays, c.a.d, en y investissant ou en prouvant des revenus convenables, visa renouvelable, bien-entendu... C'est la règle du jeu ! J'accepte, j'admets ! Alors ?...

     Les démocraties « pouet-pouet »... Nous sommes des molassons des « mous-mous » ! En plus, nous avons l'air d'éprouver une jouissance suprême à baisser culotte et à se faire « empapaouter ».  Alors, bien fait pour notre pomme... Minable !

     Il faudrait s'enfoncer ceci dans la tête:

     « Démocratie, oui ! Pouet-Pouet, non ! »

     « Démocratie, oui ! Pouet-Pouet, non ! »

     « Démocratie, oui ! Pouet-Pou... »

  

     « Jack, arrête tes conneries, tu te mets à danser... »

     « Oh, pardon ! »

  

     En passant, j'ajouterai que l'on admet des « Mac Donald », des Kentucky Fried Chicken... Hamburgers sur les Champs Elysée à Paris ou sur la Piazza Espania à Rome ! Où va t-on ? Mais où va-t-on ? Empapaoutage... On aime ça, je vous dis !

  

     « Holà ! Jack, tu t'excites de nouveau, tu dérailles... Tu te prends au sérieux ! »

     « Tu as raison... Je me calme... Je passe en reverses ! »

  

     Ce n'est donc pas avec joie que nous quittons la Tunisie... Bruxelles, où j'ai ma mère, est à moins de trois heures de Tunis, Lyon à moins de deux heures, Nice est à une heure de Tunis ! Cela nous arrange, la Tunisie...

     Micheline, ma belle-mère a quitté le Maroc, où elle a vécu et fait carrière... Elle fut « la » dernière française employée dans sa banque, (le jeu...), et s'est installée dans la maison et les vignes de famille dans le Beaujolais, à Julienas, au lieu-dit « Les Bucherats » !

     Petit à petit, je fais non seulement la connaissance de cette famille, mais aussi des gens du pays... Tous m'acceptent ! Je retrouve ainsi quelques attaches... J'aime... J'aime ces gens et
je crois qu'ils m'aiment bien ! Du baume au cœur...

     La famille... Ma famille nouvelle ?

     Jean, le frère de Micheline, sa femme Suzette... Jean, qui a le même  âge que moi et qui deviendra un frère pour moi ! Jean est un bosseur, possède sa propre entreprise de droguerie et se demande pourquoi les gens ne veulent plus travailler... Il aime aussi Jean, le travail bien fait !

     « Il n'existe plus de gens de métier... »

     Je suis bien d'accord avec lui ! Lorsque je vois mon costume mal taillé, je dis à mon tailleur:

     « Moi, Monsieur, si je faisais une erreur pareille, je tuerais quatre cents personnes à la fois ! »

     Peut être ai-je choisi un mauvais tailleur ?...

     Lorsque je vois ma coupe de cheveux complètement loupée, je dis au coiffeur:

     « Moi, Monsieur, si je bâclais mon travail de cette façon, je tuerais quatre cents personnes à la fois ! »

     Peut être ai-je choisi un mauvais coiffeur ?...

     Lorsque la nouvelle fenêtre coulissante de notre maison à Tunis, n'était pas d'équerre avec le mur, j'ai dit à ce maçon italien et pied-noir:

     « Moi, Monsieur, si je faisais une erreur pareille... »

     Peut-être ai-je choisi un mauvais maçon ?...

     En effet, ils sont bien rares les gens de métier... Les gens s'en foutent !

     Henry, dont la femme Colette est la sœur de Micheline... Voici quelqu'un de métier ! Il bosse, aime le travail finement terminé ! Henry fignole avec amour quand il met la dernière touche de peinture à la restauration d'un château, d'une vieille maison ou tout simplement d'une villa des environs... Il serait inadmissible, pour lui, de saloper un travail ! Henry était de grande culture et agréable à écouter: les Ducs de Bourgogne, l'Histoire de France... Il aimait qu'on admire, et nous le faisions avec plaisir, sa collection de cartes postales de la région mâconnaise... Henry s'intéressait ! Je parle au passé... Henry, qui voulait tellement profiter de sa retraite, est parti pour entamer d'autres  études... La mauvaise ficelle des dieux... Perte pour moi, pour nous tous !

     Viennent tous leurs enfants et viennent tous les cousins, cousines...

     Il y a Ninon, dont j'aime le nom et la personne... Ninon, qui, je crois, m'aime bien aussi, puisqu'elle m'appelle « Mon neveu préféré »... A mon tour, je l'appelle « Marquise » et je lui baise la main ! Ses deux fils Robert et Claude... Claude et sa femme Christine, qui tiennent un excellent restaurant à Pontaneveaux, « La Clef des Champs »... Spécialités du pays !

     « Jacques, comme d'habitude, poulet à la crème ? Tu ne veux pas vraiment pas changer ton menu ? »

     « Non ! »

     Les gens du pays... Le Beaujolais, les vignerons ! Gens de la terre, gens des vignes... Je les aime bien ! Ils m'ont accueilli avec simplicité, sincérité... Sont devenus des amis !

     Comme Jojo et Annie Trichard... Il est vrai que Jojo gardait les vaches avec Michèle, quand ils avaient cinq ans... Cela facilite les choses ! Jojo, qui nous demande de vendanger les dernières pièces de vignes de son domaine... Je l'ai fait une seule fois... Plus jamais ! Ayant trouvé trop pénible cette position à genoux, j'ai demandé à porter la hotte... Emporté par son poids, j'ai failli basculer avec elle dans la benne ! Jojo, que j'accompagne à la chasse... Gueuleton à midi ! Jojo, avec qui nous jouons aux boules, chez lui ou après le gueuleton (un autre !) au restaurant de son frère Michel à Bourg en Bresse...

     « Jacques, cuisses de grenouilles et poulet à la crème, bien sûr ? »

     « Bien sûr ! »

     « Dès que j'ai fini en cuisine, les boules... Hein, Jojo ? Hein, Annie ? Hein, Jacques ? Hein, Michèle ? »

     « Et le pousse-café, Michel ? »

     « Je l'offre, je l'offre ! Mais ensuite, la pétanque à la maison ! »

     « Evidement, c'est pour cela que nous sommes venus ! »

     « Et pour mes grenouilles, non ? »

     « Mais bien sûr, Michel ! »

     Du sérieux, les boules chez Michel ! Il avait rassemblé « son » équipe... On leur a mis la
« Fany », 13-0 !

     « Merde, faudrait pas que ce soit dans le journal local ! »

     De Los Angeles, je lui envoie une carte postale... Je lui dis mon étonnement de voir à mon arrivée le Gouverneur de la Californie, le Maire de L. A., la TV et les journalistes ! Ils veulent savoir quelle tactique nous avons employé pour battre à plat de couture la fameuse équipe de pétanque de Bourg en Bresse ! Quelqu'un a donc dû parler... Michel Trichard ne m'a jamais répondu !

     Antoine Guignet et son épouse Hernestine, chez qui j'allais chercher le lait frais au temps où elle avait encore ses deux magnifiques vaches... Antoine:

     « Venez prendre une tassée, l'aviateur ! »

     « Avec plaisir, Monsieur Guignet ! »

     Dans cette cave, j'ai rencontré un ancien artilleur:

     « Moi, Monsieur, j'ai fait le Tonkin ! »

     « Je vous félicite, Monsieur... »

Décidément, le Tonkin me poursuit... Pas étonnant que je sois impressionné par ce pays de légendes ! Je m'attendais à ce que le vétéran nous chante «Du bleu, du gris...», mais non ! Bizarre... Le Beaujolpif d'Antoine est pourtant excellent !

     Monsieur Gelin, qui m'invite à goûter le vin nouveau, le « paradis »... Ce nectar coule directement de la presse... Merveilleux ! Pas une presse automatique, une vieille presse en bois, tournée encore à la main... Moment divin ! Pipi de petit Jésus... Surtout avec les noix fraîches du noisetier de Monsieur Gelin... Etrange histoire: Monsieur Gelin s'en est allé vendanger d'autres vignobles... Quelque part, là-haut, dans de très hautes collines... Après son décès, cet arbre s'est fané petit à petit et, lui aussi, est mort doucement ! Solidarité d'anciennes cuvées...

     Marius Clément, à qui j'achète mon miel... Il m'a appris, Marius, à sucrer mon café avec du miel... A voir la santé de Marius, c'est concluant et puis, c'est bon ! Marius, avec qui je prends un coup de jaja au caveau de Juliénas, le jour du marché... Le lundi, une tradition, le marché du village !

     On parle... On me fait parler !

     Monsieur Champanay, viticulteur également, métayer aussi des vignes de ma belle-mère, chez qui je vais remplir la bonbonne de vin...

     « Une petite tassée, Monsieur Siroux ? »

     « Avec plaisir, Monsieur Champanay ! »

     On parle... Il me fait parler !

     Je n'ose plus tellement raconter depuis le jour où il m'a narré fièrement son voyage aux Antilles en Boeing 747...

     « J'ai même été à St Bart, Monsieur Siroux ! Vous connaissez ? »

     J'ai manqué de psychologie... J'ai répondu:

     « Oui... »

     Monsieur Champanay aurait peut-être voulu me battre sur mon propre terrain...

     Un jour, il a pris sa revanche... Il m'a bien eu ! Nous parlions des décalages horaires et de la vie détraquée des pilotes de ligne... Je lui disais combien j'appréciais ici, de manger à heures régulières, de dormir dans le même lit, avec le même oreiller (important l'oreiller pour les
pilotes !), avec...

     « Avec la même femme... »

     « Monsieur Champanay ! Voyons ! »

     Il y a aussi Madame Rey... Grande dame âgée, tellement brillante et accueillante dans sa jolie maison du Pavillon...

     Et « Teuteu » ! Yvette, pleine de vie, qui nous fait les gaufres et le saucisson chaud ! Après, partie de pétanque dans son grand jardin, en plein milieu de Juliénas !

     Bien que « Les Bucherats » soient à un petit kilomètre de Juliénas, cette promenade à pieds pour aller faire les courses, est souvent très longue pour moi... Je m'arrête pour un petit bonjour, une petite parlote avec tous les gens du village...

     « Bonjour Monsieur Barraud ! » J'admire le jardin de ce retraité... Un véritable bouquet de fleurs !

     Je n'entre pas chez le menuisier Monsieur Béquilleux, je lui dis bonjour de loin, car son chien « Téo », un magnifique Bas Rouge !, l'air méchant et agressif, mais l'est-il, galope et aboie le long de la clôture... « Bonjour Téo ! » !

     Chez Jacques et Josi Gelin, qui vendent des bons vins...

     « Bonjour Josi ! »

     « Salut ! Un petit verre ? J'ai ici un de ces St Vérand... »

     « Non, merci, je ne fais que passer... »

     « Allez, allez... »

     Je goûte !

     Au magasin d’électroménagers, ils ont aussi un Bas Rouge, mais lui, comme il a probablement reçu l'ordre de laisser rentrer les clients, il me renifle bien aimablement... Avec ses maîtres, Monsieur et Madame Guérin, on parle des nouvelles antennes TV, les assiettes pour satellites...

     Chez le garagiste, « Bonjour Monsieur Combier ! », qui entretient et remet en route l'Alpha Roméo lorsque nous revenons en vacances... « Prince », son chien Berger Allemand, aboie... Pour la forme... Il est gentil !

     Le plombier, « Bonjour Monsieur Labrouyère ! »... Il n'a pas de chien !

     Si Yvette est là, je m'arrête chez Yvette ! « Bonjour Teuteu ! »

     Chez le boucher, Monsieur Ravier:

     « Bonjour M'sieur ! »

     « Bonjour jeune homme ! »

     Je lui demande toujours un petit morceau de son excellent boudin noir, « juste pour goûter... », en lui achetant sa charcuterie !

     Chez la boulangère, « Bonjour M'dame », pour le pain quotidien... Elle a de très bonnes
« tuiles », la boulangère...

     Chez la coiffeuse Françoise, qui me coupe les tifs (bien, elle !) et essaie de me vendre ses produits soi-disant miraculeux pour ma tonsure... J'achète ! Et à l'épicerie, j'achète aussi !

     A la Poste, (PTT !), à la Mairie, chez Monsieur le Maire et son secrétaire Max... On parle...

     Chez bien d'autres... On parle...

  

     A Mâcon, jolie ville fleurie, mon assureur est devenu mon ami... Il est pilote privé et Président de l'Aéro-Club... Nous survolons le Beaujolais et nous allons déjeuner ensemble !

     « Georges Max, ça te va le Lamartine ? »

     Les assurances Thirion:

     « Oui, Jacques... Très bon rapport qualité-prix ! »

     J'adore « Le Lamartine », cette brasserie aux bords des quais de Saône... Non seulement la nourriture est toujours bonne, très bonne, donc il y a toujours du monde, l'accueil est toujours des plus sympas, apéritif et pousse-café offerts par la maison, donc toujours bonne ambiance... Pour ces raisons, j'y suis fidèle ! Aussi, je commence à y être connu... François:

     « Encore un steak-frite-salade ? Comme hier ! »

     « Et pourquoi non ? »

     « Et une bière-pression, sans doute ? »

     « Bien sûr ! »

     Christian Chauvot, qui essaie de me vendre une bagnole, une Volvo...

     « On se fait une bouffe un de ces jours ? Où voulez-vous aller, Monsieur Siroux ? »

     « Au Lamartine ! »

     « Va pour le Lamartine... »

     Et tous les autres, dont j'ai fait la connaissance...

     La maison « Dubœuf » à Romanèche... Georges Dubœuf et son fils Franck... En passant, chapeau, Monsieur Dubœuf ! Dans mes escales lointaines, je bois vos Beaujolais... Un jour, à Honolulu, le garçon américain de ce bistrot français » (!) me vante le vin du Beaujolais, votre
vin ! Je lui pose la question:

     « Do you know where is the Beaujolais ? Savez-vous où se trouve le Beaujolais ? »

     « Off course, man, I know... California ! »

     Ce devait être un illettré...

     Pas comme le serveur chinois du « Trou Normand » à Hong Kong lors du Beaujolais Nouveau, que je goûtais une fin Novembre avec des amis...

     « Beaujolais Dubœuf ? France, Sir ! »

     Il a reçu une sucette... Non, pour changer, une banane !

     A Singapour, quel vin boit-on à la maison ? Beaujolais Dubœuf ! Le Beaujolais Nouveau de Louis Tête n'est pas dégueulasse non plus... Nom di Diou !

  

     Pour la famille, je suis sans doute une « pièce rapportée »... Pour les gens du pays, je resterai toujours « le Belge », « l'Aviateur »... Ils ne vont pas jusqu'à dire « l'immigré » ! Mais je sais,
je sens, que je suis condamné à demeurer un « outsider »... Condamnation à perpétuité !

     Je me compare alors une nouvelle fois à tout ce monde stable... Pour eux, et ceci n'est pas péjoratif bien au contraire, leur horizon s'arrête aux pieds de leurs vignes ! Ils sont ancrés dans leurs racines, leurs traditions, leurs familles, leurs amis de toujours... C'est bien ! C'est bon ! Moi, bien que j'ai aimé ma vie de baroudeur, à coté d'eux, je suis un paumé...

     Grâce à eux cependant, j'ai retrouvé peu à peu une base, une fondation, sur laquelle il me semble enfin possible de reposer mes guibolles de baladeur... et je leur en suis reconnaissant !

  

     Nous ferons donc moins partie de tout cet environnement, puisque nous nous expatrions encore plus loin, aux extrêmes de la géographie... L'Extrême-Orient !

     Ninon me pose la question:

     « Et votre mère, Jacques ? »

     « Vous savez, Maman commence à avoir l'habitude... C'est ma vie ! »

 

     Branle-bas de combat ! Déménagement ! Emballage !

     Je suis un conservateur... J'éprouve des difficultés immenses à me séparer de mes affaires... Surtout celle que j'aime bien ! C'est donc avec tristesse que je me sépare de mon Alpha- Roméo... Je la vends au Commandant Georges-Henri Satgé ! J'aime tellement ma voiture que je la lui rachèterai plus tard en France ! Aujourd'hui, cet Alpha Sud va bientôt passer dans la catégorie « Vintage », « Antique »...

     Satgé... Une figure ! Lors d'un retour de vol, je ne sais pour quelle raison, il ne veut pas poser son 747 à l'aéroport de Charles de Gaulle, où l'atterrissage est prévu... Il atterrit à Orly ! Pépins ! Sa compagnie l'écarte en l'envoyant en mission à l'étranger... Il est « détaché » au Liban et... en Tunisie !

     Georges-Henri a aussi écrit un bouquin: « Carnets de vols »... Etant du métier, j'apprécie ! Il m'offre un de ses livres et me le dédicace...

     « C'est le dernier, que je possède, Siroux... »

     « Comment le dernier ? »

     « Je n'en ai guère vendu... Je crois même que je les ai tous donnés ! Je te l'offre avec plaisir... »

     « Merci, Georges-Henri ! »

     Si jamais un jour je les publie, c'est probablement ce qui va arriver aux bêtises que je mets ici en mémoire dans mon « petit traitement de texte... »

 

     Pendant l'escale d'un de mes derniers vols Tunis Air sur Londres, je rentre en contact avec l'Anglais, adjoint du Station Manager de Singapore Airlines, Jerry Stevens... Je lui demande qu'il soit assez gentil de..., de bien vouloir envoyer à Singapour « quelques-unes unes » de mes affaires personnelles, que j'ai apportées avec moi dans la soute du 727...

     « Dear Sir, would you be so kind to... »

     « Heu... Beaucoup d'affaires ? »

     « Douze malles... »

     « What ? Quoi ? »

     « Je dois redécoller... Le représentant Tunis Air est au courant... Il vous contactera... Allez, Good Bye et Thank you very much ! »

     Les malles coloniales... Que Jerry aura la gentillesse de faire parvenir à bon port !

 

     L'avion roule vers le point d'attente... L'avion « pénètre » et s'aligne sur la piste... L'avion prend son envol ! Je regarde par le hublot... Je regarde par le hublot pour apercevoir une dernière fois les côtes de la Tunisie... Je quitte l'Afrique ! Je sens tourner, s'envoler à grande vitesse, une belle page de ma vie... Elle se déchire, cette page ! Je regarde par le hublot, parce que je n'ose pas me retourner vers Michèle et Valérie... Je pleure !

 

     Deux, trois jours à Bruxelles pour dire au revoir à ma mère... Ma mère, que j'ai quittée si souvent, semble cette fois-ci, fort éprouvée, ébranlée... Elle ne le montre pas trop, mais ses yeux sont humides en permanence... J'ai moi aussi cette sensation d'une séparation plus profonde !

     « Maman, à la première occasion, tu viens nous rendre visite... »

     « Singapour... C'est loin... »

     Je le sais !

     Hélas, pas pour une raison de distance, Minouche ne viendra jamais à Singapour...

 

     Le 26 Septembre 1977, embarcation non vers le Far-West, mais vers le Far-East ! L'Asie... Par Londres ! Nous prenons la « Panam » ! D'Angleterre, Singapore Airlines: Londres, Amsterdam, Francfort, Barhain, Bangkok et Singapour ! Dire qu'aujourd'hui, les vols sont directs, sans aucune escale... Et que les passagers trouvent encore le moyen de rouspéter !

     A bord, je fais la connaissance du Captain Mohan Sing... Il retourne à Singapour en passager... Il est le premier pilote local de la compagnie, à part Choon Choy, que je rencontre... Il me parle de Singapore Airlines, me donne quelques tuyaux... J'écoute ! Mohan, que je verrai souvent dans des «parties» ou dans son bureau, car depuis il est devenu Calife... En buvant une tasse de thé, nous fumons ensemble une cigarette, jusqu'au jour où il sera interdit de fumer dans tout le bâtiment... Plus de cigarettes ! Mais Mohan restera toujours un chef sympathique... Chaque fois que nous nous voyons:

     « Remember the first time we met ?... Tu te souviens de notre première rencontre ?... »

     « Oh, yes... In the plane, years ago ! Oh, oui... Dans l'avion de Londres, il y a des années !»

     Le temps passe...

 

     A Singapour, la compagnie nous loge pour huit jours à l'Hotel Merlin, devenu le Plaza aujourd'hui... Nous avons donc seulement une semaine, durant laquelle je suis fort occupé, pour nous trouver un logement... On ne trouve pas ! En attendant, logement au Raffles, qui fait des
« prix équipages » pour Alitalia... Pourquoi pas SIA ? Ca marche ! Dans cet hôtel, je pense à ma mère... Nous irons boire un verre à sa santé !

     Finalement, installation à Shelford Road dans un petit « condo » (!)... Piscine... Duplex meublé à un prix raisonnable !

     Il n'y a pas que le condominium qui est petit... Le monde est petit ! Nos voisins: Gérard et Michèle Pagès ! Ingénieur dans les pétroles, j'ai connu Gérard en Libye lors de mes vols en DC3 pour Forasol ! Aussi un pigeon voyageur, Gérard... Réflexe instantané de la mentalité coloniale:

     « Venez prendre un pot ! »

     L'électricien doit bien venir... Bof, j'ai bien le temps, il sera certainement en retard...

Erreur ! A notre retour de l'apéro, un mot sur la porte:

     « Sir, I was here at 5 pm... Nobody ! Monsieur, personne chez vous pour notre rendez-vous de 17 heures ! »

     Moi, l'habitué des coutumes africaines, j'apprends l'efficacité singapourienne... Proverbiale ! Ici, quand on demande « quand pouvez-vous venir ? », on ne vous répond pas « je viendrai demain », on vous répond « je viendrai hier » ! Aussi, lors des nombreux méchouis, que nous ferons au bord de la piscine avec les Pagès, je ferai gaffe... Je remonterai vite à l'appartement afin d'être à l'heure pour mes rendez-vous !

 

     Avant de commencer mon « refresher course » (cours de rafraîchissement !) Boeing 707,
« I sit », « je m'assoie »(les Anglais...) pour l'examen singapourien de la Législation de l'Air, suite auquel le Ministère de l'Aviation me donnera une équivalence (cette fois-çi !) de ma licence suisse, sur la base de laquelle je travaille toujours aujourd'hui ! Pratiques les Singapouriens...
Ils ont compris, eux !

 

     Je me rafraîchis donc au cours 707... Cours au sol d'abord, ensuite simulateur (a la carte: pannes, un réacteur, deux réacteurs, feux-driiing-driiing, remises de gaz, etc... Menu habituel !)
et entraînement en vol ! Le beau bruit au décollage du 707 à fans, celui qui fait bander... Brrrrrrrrr... Pitsy avait raison, mais je n'ai pas le temps de bander, l'instructeur me met sous pression !

     Mon instructeur ? Paul Dardenne ! Pelle, stricte et peu tendre en instruction, me dit à la fin des séances prévues:

     « C'est bien, Jack ! »

     Venant de sa part, c'est un compliment !

     Un de mes autres instructeurs, Colin Sharpe, ancien Major de la Royal Air Force... Il me lâche sur la ligne... Sur les lignes ! Car à cette époque, les nouveaux pilotes doivent être « checkés » sur toutes les destinations ! C'est ainsi qu'avec Colin, nous achèterons du caviar à Téhéran...
Je découvre les longs courriers !

     A Téhéran, où tout l'équipage se battait à coups de boules de neiges dans les jardins de l'Hilton, alors que la veille, nous transpirions à grosses gouttes au décollage de Colombo... Je me souviens de mon mécano S.S. Yu, emmitouflé dans son écharpe de laine !

     A Téhéran, toujours en 1978, je fis un des derniers vols avant le départ du Shah... Tous les
« expats » gerbaient, quittaient le navire en perdition ! Pendant l'escale, à 1H du matin, je fonce au « free shop »:

     « Vous avez encore du caviar ? »

     « Oui, oui ! Il me reste 10 kg... »

     « Je les achète ! Faites-moi un bon et dernier prix... »

     A la maison, nous n'avions plus le cul dans le beurre, nous avons le cul dans le caviar...

 

     Changement de rythme, les longs courriers... Des longs vols, des longs séjours, parfois de plus de deux semaines, de longues escales, faire et défaire sa valise, à tel point qu'à l'hôtel, j'en retire le strict nécessaire afin de ne pas trop la défaire...

     Ainsi ma femme me dira souvent « Adieu ! » après m'avoir souhaité « Bonnes vacances ! »

     « Bonnes vacances ? Je vais travailler, moi ! »

     Il est vrai qu'en plus de ma valise et de ma « flight case », j'ai sous le bras, ma raquette de tennis, mes clubs de golf et, selon la destination, mes palmes et mon masque de plongée sous-marine...

     Michèle n'est pourtant pas une profane en la matière... Alors, que doivent penser les autres, qui nous regardent passer avec tout cet attirail ?

     « Quelle belle vie, ces pilotes ! »

     Les ignorants ! Ils ne connaissent pas le dessous des cartes...

     Nous sommes parfois en « standby », c.a.d en « réserve » pour remplacer au pied levé un collègue tout à coup malade ou qui vient de se casser le pied en montant dans l'avion... Nous attendons à la maison... Téléphone des Opérations !

     « Vous partez dans une heure ! »

     Ce soir-là, je fus quand même surpris ! Juste le temps de faire ma valise ! Je suis parti pour un long voyage... 19 jours ! Dans l'affolement du paquetage, j'ai failli oublier ma raquette de tennis ! Qu'aurais-je fait durant les deux escales de quatre jours à Honolulu ?

     « Allez, Jack, kiss-kiss et joue bien ! »

     « Tu veux dire vole bien ? »

     « Amuse-toi bien ! »

     A mon retour, les chiens ne m'ont plus reconnu à la grille du jardin... Dans la pénombre du soir, ils aboient ! Moi, je hurle:

     « MICHE ! C'EST MOI ! »

     Miche arrive:

     « Les chiens, taisez-vous ! C'est votre maître ! »

     Maître... Maître... Dans le cockpit, oui, à la maison ? Le Captain, parti depuis si longtemps, perd un peu de sa « captaincy » lorsqu'il rentre chez lui... J'ai l'impression que je dérange... Non, pas une impression, une certitude ! Je dérange toute une organisation... Moi, le revenant, j'essaie bon gré mal gré de reprendre ma place dans la bicoque... Mais je reste en sixième position sur la liste des priorités ! Après ma femme, ma fille, les chiens, la bonne et la voiture...

     « Tu as de la chance, Jack », me dit ce collègue, « moi, je ne suis plus sur la liste du tout !»

     Les longs courriers...

 

     « Tu te plains, Jack ? »

     « Non, pas du tout ! Mais il ne faut pas oublier qu'il existe quand même quelques inconvénients dans ce beau métier, qui est le nôtre et qu'il vous faut savoir que... »

     « Oui, on sait, Jack, on sait ! »

     « OK, alors ! »

 

     Singapore Airlines... Historique ! En 1947, l'île de Singapour fait encore partie de la Malaisie... La compagnie s'appelle « Malayan Airways » et emploie un « Consul » pour ses vols locaux, un petit bimoteur, quatre, cinq passagers... En 1955, le DC3 rentre en scène pour les vols régionaux... Avec la formation de la Fédération de Malaisie en 1963, le nom change:
la « Malaysian Airways » ! En 1966, comme le gouvernement de Malaisie et celui de Singapour acquièrent tous deux le contrôle de cette compagnie, nouveau changement d'appellation: la
« Malaysia-Singapore Airlines », la MSA ! Le réseau s'élargit et s'élargira bien encore... Les vols deviennent internationaux ! L'ère du Boeing commence en 1968... Le 707, le 737 ! En 1972, la MSA arrête ses opérations, qui sont reprises totalement par Singapour... La « Singapour
Airlines », SIA !

     Et c'est parti... La flotte grandit d'années en années, se gonfle ! Le Boeing 747 en 1972 !
Ce sera les 747-100, 747-200, 747-300 (le Big Top) et, le 747-400 (le Mégatop) ! Autres avions également: les Boeing 727 et le 757, les Douglas DC10 et les Airbus...

     Nous sommes en 1993...Singapore Airlines dessert aujourd'hui 67 villes dans 40 pays différents... En moyenne d'âge la plus jeune du monde, voici sa flotte actuelle:

     * 5 Airbus 310-200 !

     * 14 Airbus 310-300 !

     * 2 Boeings 747-200 !

     * 4 Boeings 747-200 gargo !

     * 3 Boeings 747-300 Combi !

     * 11 Boeings 747-300-Big Top !

     * 20 Boeings 747-400-Mégatop !

     Attendez, attendez ! Pas fini, pas fini ! A venir, les ordres étant passés, de 30 autres Boeing 747-400 Mégatops et 20 Airbus 340...

     Alors, Messieurs, il n'y a plus qu'une seule chose à faire, voyons ! Un grand coup, un très grand coup de chapeau !

     Quand on pense que la plupart des compagnies d'aviation européennes et américaines sont en difficultés, au point même que des pionniers comme la Panam et consorts ont dû jeter l'éponge...

     Allez, Messieurs, un second grand coup de chapeau !

     Non ?

 

     « Jack, tu n'attrapes pas des crampes au bras à lever si souvent ton chapeau ? »

     « Parfois... Mais, je le répète, il faut avoir le courage de saluer ce qui en vaut la peine... Pas d'inhibitions ! »

 

     Dire... Dire que, passager lors d'un mes retours en Belgique, alors que je visitais le cockpit par courtoisie, habitude que j'ai, par sentiment de solidarité professionnelle, le Commandant de Bord de cette compagnie nationale, que j'empruntais, m'a toisé... Il le prenait d'assez haut... Le ton supérieur, l'air de se demander ce que je pouvais bien foutre dans cette compagnie de bougnoules (!), ce dédaigneux m'a posé cette question:

     « Heu, mon ami... Combien de 747 avez-vous dans votre compagnie ? Comment encore ? Singapour Airways ?... ».

     « Singapore Airlines ! »

     « Ah, oui ! C'est ça... SIA ! Combien donc de 747 ? »

     Ma réponse fut directe, percutante... Une flèche au cœur... Mortelle ! Je savais, bien sûr, que sa compagnie ne possédait à l'époque que deux vieux 747, modèles essoufflés et mourants, tombants en pièces...

     « Vingt deux, Monsieur ! »

     Il y eut un « PLANK ! »... Le bruit du siège de ce Commandant, qui passait soudain en position « full low », « toute basse » et qui venait de s'écraser sur le plancher du cockpit, que je quittais sans regret...

     « Au revoir, Monsieur... »

     Je mets de moins en moins les pieds dans les cockpits des compagnies nationales européennes...

     Lors d'un autre voyage en passager sur un vol de New York, je me rends à nouveau dans le cockpit de cette autre compagnie nationale qui se croit importante... Je me présente... Le Commandant et son équipage semblent étonnés à l'extrême... Venant de la part de ces aviateurs, c'est moi qui suis plutôt abasourdi par leurs questions !

     « Mais qu'est ce qu'un Belge peut bien faire en Asie ? Comment as-tu pu arriver à Singapore Airlines ? »

     « C'est un peu long à raconter, mais voici en bref... »

     « Et de qui sont composés les équipages ? »

     « De pilotes d'un peu partout... »

     « Et... Heu... Pas de problèmes de langue, de procédures ? Et dans le cockpit ? Comment fais-tu ? Ca va ? »

     « Bien sûr que ça va ! Ca va même très bien... Nous sommes tous aux mêmes standards... Chapeau, d'ailleurs ! Un tour de force que de mettre tous ces pilotes sur le même pied, une véritable légion étrangère ! »

     « Heu... Combien de nationalités différentes ? »

     « Quarante quatre ! »

     Cette fois-çi, pas de « PLANK ! »... Un silence total ! Le vide !

     « Hou-hou ! Vous êtes toujours là ? Hou-hou ! Hou-hou ! Hou-hou ! »

     Ces trois membres d'équipages avaient fondu ! Trois petites flaques, trois petites mares sur le plancher du cockpit, que je quittais sans regret...

     « Au revoir, Messieurs... »

     Je ne mets plus du tout les pieds dans les cockpits des compagnies nationales européennes !

 

     Ahurissants ces équipages de compagnies nationales européennes ou américaines (encore
pis !)  Pour eux, rien d'autre ne semble pouvoir exister... Ils sont entrés dans leur cockpit par « osmose » et y sont restés... Bien que circulant et recirculant autour de la terre, à deux ou à trois, de nationalités identiques, ils y passeront leur vie et y mourront sans avoir la moindre idée de ce qui se passe dans d'autres cockpits étrangers ! Conception restreinte du métier d'aviateur... Pourtant, ils ne font pas partie des communs des mortels, ce ne sont pas des profanes, qui sont persuadés, et c'est logique, qu'un Belge vole à Sabena, un Hollandais à KLM, un Français à Air France, un Anglais à British Airways, un Allemand à Lufthansa, un Suisse à Swissair, un Italien à Alitalia, un Espagnol à Ibéria, un Grec à Olympic Airways...

     En apprenant ma nationalité, combien de fois ne m'a-t-on pas affirmé:

     « Vous êtes pilote de ligne, vous volez à la Sabena ! »

     « Mais non, Monsieur, mais non ! »

     « Mais... Où alors ? »

     « Si je vous le disais... »

 

     J'ai volé pour des compagnies nationales... « Expat » à Royal Air Maroc, à Tunis Air, compagnies nationales, mais pas européennes ! Voici plus de seize ans que je vole pour Singapore Airlines, compagnie nationale asiatique, dont je commence à faire partie des meubles et dont la diversité des équipages, des « crews », est tellement étendue qu'il existe à chaque vol un renouveau dans le poste de pilotage... Les « locaux », les Singapouriens, d'origine chinoise, indienne et malaise... Les autres pilotes de tous les continents: Asie, Europe, Afrique, Amérique du Nord et Amérique du Sud, le compte est bon ! Légion Etrangère, oui, mais aussi Nations Unies ! Relations humaines... Chances d'enrichissement !

  

     Cependant, bon nombre de ces « pilotes d'airlines », forcés de prendre leur retraite anticipée ou leur retraite normale à 55 ans, seront bien contents de venir terminer leur carrière à SIA et d'arrondir leur portefeuille... La plupart se plieront aux règles et aux procédures de la compagnie et seront bien obligés de s'habituer à la complexité des différentes races du poste de pilotage... Les Américains, les Australiens, en dehors de chez eux, ils sont perdus ! Surpris, tout se passera bien pour eux ! Exilés pour la première fois de leur vie, de leur pays, certains auront des difficultés... Sans doute, se croyaient-ils les meilleurs ? Ou alors, pensaient-ils encore évoluer dans un empire colonial quelconque ?

     « Oui mais, chez nous, on faisait comme ça... »

     « Mais vous n'êtes plus chez vous ! »

     Point à la ligne ! Period ! Take it or leave it ! A prendre ou à laisser ! Pas facile à avaler parfois, mais c'est ainsi...

     D'autres auront des ennuis avec leurs bobonnes... Les pauvres chéries, elles ne supportent pas la chaleur permanente (28-30 degrés) et l'humidité (80-90%) de Singapour... Pourtant, elles ont l'air-con !

 

     Mon premier vol « solo », je le fais sur Hong Kong... Il ne faut pas être manchot pour atterrir à Hong Kong ! La procédure d'approche est particulière... La piste est construite en partie sur la mer... Les vents sont souvent turbulents, vu l'effet « venturi » provoqués par les montagnes des alentours ! Pour y atterrir, sur cette piste face à l'Est, ce n'est plus un I.L.S., qui nous guide, mais un I.G.S., G signifiant « guidance », guider ! Les deux faisceaux I.G.S. nous amènent droit sur la montagne, sur laquelle sont installés de grands panneaux... Un coup d'œil alors vers la droite et la piste, se prolongeant sur la mer, doit être en vue... A cette altitude minimum de 670 pieds, 200 mètres, si on ne voit pas la piste, remise des gaz selon une procédure bien appropriée à ce genre de terrain montagneux ! Avec instructeur, il faut faire plusieurs fois « Hong Kong » avant d'y être « lâché » ! Lors de ce dernier virage à vue de 47 degrés, nous frôlons tellement les appartements de Koolown, qu'on a l'impression de traverser carrément les salons, les salles à manger et les chambres de ces citadins. Pardon ! Nous ne faisons que « passer »... Mais nous entendent-ils encore ? Les malheureux, ils doivent être sourds comme des pots ! Le pilotage est donc l'affaire de bon manipulateur ! J'aime faire l'approche de Hong Kong et je crois que nous l'aimons tous... Excitante ! Plus question de « computer » pour effectuer ce virage final... L'œil et les fesses, comme en 14 ! Quant à la piste face à l'Ouest, I.L.S normal en passant entre deux pics... Ne pas dévier de l'axe ! Et important, ne pas atterrir trop long sur cette piste 13 en partie construite sur la mer, surtout quand elle est mouillée, sinon « Plouff ! », baignade assurée ! C'est arrivé...

     Le soir, pour fêter « mon premier Hong Kong », j'offre un pot au bar de notre Hôtel, au « Dickens Bar », lieu de rendez-vous de tous les pilotes de toutes les compagnies, que nous fermons bien souvent... « On ferme ! ».

     Low, mon copilote (aujourd'hui Commandant de Bord sur 747-400 !) me dit entre deux bières « San Miguel »:

     « Captain... »

     « Appelle-moi Jacques... »

     « Jack, nous n'aurions pas dû accepter cet avion... »

     « Pour quelle raison ? »

     « Le V du flight-director n'était pas tout à fait... »

     « !!! »

     Le « flight-director » est composé d'un V ou de barres (les barres de tendances), que le pilote suit bêtement comme dans les jeux-vidéo, en plaçant la maquette de l'avion de l'horizon artificiel dans le V ou en gardant les barres bien croisées... Cet instrument interprète le taux de virage pour un changement de cap ou pour suivre la direction ou la pente de l'I.L.S. Facile ! Je n'ai jamais osé avouer à Monsieur Low que les 707, que j'avais volés auparavant, n'étaient pas équipés de flight-director...

     Ainsi, ces jeunes pilotes sont gâtés... Leur supprimer les barres de tendance et ils ne peuvent plus interpréter leurs instruments !

     Moi, au contraire, ce machin m'a un peu embrouillé les idées au début... Au simulateur, je me suis fait sonner les cloches par B.S. Gurm pour avoir coupé le flight-director lors d'une manœuvre de remise des gaz...

     « Jack, tu te rends compte combien ça coûte cet instrument ? Et toi, tu le coupes ! »

     Gâtés également ces jeunes singapouriens, pour la bonne raison que tout marche bien, tout
« doit » bien fonctionner à Singapour... Dans tous les domaines ! Ainsi, l'ascenseur de la tour de contrôle, où à l'époque nous devions encore nous déplacer, est en panne lors de notre premier passage à Téhéran... On se tape les dix mille marches pour arriver au sommet ! Mon copi trouve cela inacceptable... Trois jours après, à notre retour de Copenhague, il n'en reviendra pas de voir ce même lift, toujours en panne bien-entendu ! Pour lui, impensable de voir un ascenseur pas réparé dans les dix minutes !

     Moi aussi, je me suis pourri à Singapour... Et j'aime ça !

     Nom di Diou, comment vais-je faire plus tard en Europe ?

 

     Je téléphone aux Communications... Immédiatement:

     « Yes, Captain Siroux (mon nom est sur l'ordinateur !), que peut-on faire pour vous ? »

     Je suis fiché... Ils connaissent mon nom, ils savent tout !

     « Si possible, je voulais une seconde ligne téléphonique pour mon fax... »

     « Standby, please... Un instant, s.v.p... »

     Petite musique... Puis:

     « Oui, c'est possible... Quand pouvons-nous passer chez vous ? »

     « Heu... »

     « Cet après-midi ? »

     « Heu... Oui ! »

     « Quinze heures ? »

     « Heu... Oui ! »

     « OK ! This afternoon, 3 pm ! Bye-bye... »

     « Heu... Thank you ! »

     Trop tard, ils ont raccroché, déjà en route pour mon domicile sans doute...

     Nom di Diou, comment vais-je faire plus tard en Europe ?...

     Je suis à mon bar avec Jackie, l'ancienne Chef de Cabine de la TEA... Son mari, Hawk Hellner, va probablement postuler pour Singapour Airlines... Elle vient prendre la  température  de Singapour, « voir » un peu comment ça se passe... Elle est de suite édifiée!

     « Tiens, Jack, ton frigo de bar coule... »

     « Mon frigo coule ? »

     En effet, des gouttes d'eau ! Je prends mon téléphone, sans fil et sur le bar ! Jackie me regarde...

     « Allô, Mister Ong ? Captain here... Mon frigo coule ! »

     Jackie me demande:

     «  ? »

     « C'est le Chinois à qui j'ai acheté ce frigo... »

     « Et alors ? »

     « Alors ? Il arrive, tiens ! »

     Mister Ong prend le frigo... Heureusement, il y a encore des boissons fraîches dans le frigo  de la cuisine... Quelques bières et Ong revient avec le réfrigérateur remis à neuf !

     Jackie:

     « ?!?! »

     Nom di Diou, comment vais-je faire plus tard en Europe ?...

 

     Je « page », je « beep » K. J. Seng... Il me résonne de suite:

     « Allô, Philip ? Captain here... Un boyau de ma raquette de tennis vient de péter ! »

     « Voyons... Il est dix-neuf heures trente, je peux encore passer chez vous ce soir ! Votre raquette sera prête demain matin ! Ca vous va ? »

     Et il me demande si ça me va ! Nom di Diou, comment vais-je faire plus tard en Europe?...

 

     « Allô, Bernart ? Captain, here... Vous sortez mon canot à moteur et vous faites le plein, please ? Thank you ! »

     Après la journée de ski nautique, le speed-boat est sorti, nettoyé et le moteur passé à l'eau douce... Devant cette scène, mon ami Hugues Nieuwenhuis, pourtant habitué de Singapour, mais rentré en Europe, ne peut pas s'empêcher de me sortir:

     « Jack, mon pauvre vieux, que feras-tu plus tard ?... »

     « Nom di Diou, Hugues, comme tu dis vrai... Je suis pourri, nous sommes pourris ! »

     Quand j'arrive à Bangkok aux petites heures du matin, avant d'aller dormir, je glisse un mot en dessous de la porte du tailleur indien de l'hôtel:

     « K.C., please... Deux pantalons et cinq chemises en coton ! Teintes habituelles... Thanks ! »

     Je ne verrai pas K.C., car il connaît mes goûts et possède mes mesures... Le soir même, je récupère mes chemises et mes pantalons à la réception !

     A Singapour, mon tailleur Larry possède aussi mes mesures...

     « Larry, un pantalon en gabardine beige, please... »

     « Pour quand, Captain ? »

     « Cette question ! Pour hier, tiens ! »

     « Pour demain, Captain... OK ? »

     « OK ! »

     Dans ce magasin « Myer's », il n'y a pas que Larry... Sam, Aziz, Simon, Chris et les autres vendent de l'électronique ! Ils ont comme clientèle les équipages de la plupart des compagnies d'aviation de passage à Singapour... Ces « pirates », chez qui j'achète depuis 15 ans TV, enregistreurs, chaines-stéreo, téléphones, fax, caméras, ne peuvent pas se permettre de nous rouler sur les prix ! Leur réputation est en jeu... Ils font tout pour nous conserver comme clients ! J'ai d'ailleurs dépensé dans leur boutique des milliers de dollars...

     « Dis donc, Aziz... Je veux changer mon téléphone rouge contre un de couleur noire... »

     « Vous l'avez acheté chez nous, Captain Jack ? »

     « Heu... Non ! Mais il est tout neuf... »

     « Allez, bon ! Je vous l'échange... Parce que c'est vous, hein ! »

     « Merci, Aziz ! »

     Je m'imagine la mine et la réaction d'un vendeur en Europe à qui je proposerais le même marché... Il me casserait la figure !

     Il y a un problème d'achat à Singapour... Dès qu'on est sorti du magasin, la machine que vous venez d'acheter est déjà périmée... Un nouveau modèle est sorti entre-temps !

     « Aziz... Sam... Pourrais-je échanger mon fax avec ce fax, ma camera avec cette caméra, mon... »

     « Mais oui, Captain Jack... Moyennant une différence, bien sûr... Les nouveaux modèles sont beaucoup plus chers ! Vous comprenez ? »

     « Je comprends, Sam, je comprends... Bien sûr, Aziz, je comprends ! »

     Nom di Diou, comment vais-je faire plus tard en Europe ?...

     Pourri jusqu'à la moelle !

     Sam, Aziz et « Company Private Limited », pirates sympathiques... On sort de chez eux les bras chargés d'un tas d'appareils, dont on ignore totalement comment ils ont  été inventés ! Tant bien que mal, on lit les instructions... Nous sommes des consommateurs, des passifs ! Nous laissons aux inventeurs le soin de nous faciliter la vie (!) et de nous gâter... On avale !
Le malheur, c'est que nous avalons tout ! Comme nous buvons sans discuter, puisque c'est à la mode, du café sans café, du lait sans lait... Nous tartinons avec du beurre sans beurre ! Ils sont parvenus à découvrir, ces savants, le secret de l'alcool sans alcool ! Et, Nom di Diou, le pire du pire, la bière sans bière ! Où va-t-on donc ?

 

     N'empêche, je me sens bien... Mon ami Georges Ballini le remarque de suite quand il m'ouvre la porte de son appartement à Paris, juste en face de notre hôtel à Montparnasse ! Georges a de ces phrases...

     « Cela fait plaisir de voir ainsi un aviateur heureux... »

     « Pourquoi, il y en a de malheureux, Georges ? »

     « Bah... La vie... »

     « Et toi ? La retraite ? »

     « Justement, je ne suis plus aviateur... Heureusement, toujours marin... Je prépare une traversée avec mon voilier... Dis donc, qu'as-tu fais de ton équipage ? »

     « Ils visitent Paris... Je leur ai fait un briefing sur l'emploi du métropolitain... »

     Le lendemain, je revois mon équipage... Mes Singapouriens me disent avoir eu quelques difficultés à trouver la sortie !

     « Jack, tu as oublié de nous traduire -exit- en français... »

     « Sortie ! »

     « Oui, maintenant on le sait... Mais nous avons failli passer la nuit dans le métro ! »

     « Sorry, les enfants ! »

  

     La vie... Ficelle des dieux... Nuage sombre dans mon ciel clair !

     J'apprends à mon retour que ma mère vient de faire une thrombose cérébrale ! Maman n'a-t-elle pas supporter mon expatriation lointaine ?

     CRAAAAAK ! CRAQUELURES...

     Je saute sur un avion comme on saute dans le tram ! Je ne reconnais pas Maman, qui ne me reconnaît pas non plus !

     CRAAAAAK ! CRAQUELURES...

 

     Mon Chef Pilote, Choon Choy est compréhensif, il me donnera tous les vols possibles sur l'Europe ! D'Amsterdam, de Paris, de partout... Je pourrai ainsi me rendre à Bruxelles, trouver un établissement, qui s'occupe de personnes handicapées et voir ma mère le plus souvent possible... Inconvénient des expatriés, Singapour n'est pas la porte à coté... 13.000 kilomètres!

     Pendant huit ans, j'irai Avenue de la Couronne visiter ma mère... Pendant huit ans, dans cette antichambre de la mort, je passerai des après-midi à regarder Maman, ses yeux fixés sur la télévision, le seul intérêt que ma mère semble encore avoir... Parfois, elle se tourne vers moi, les yeux humides... J'ai peine, moi aussi, à retenir mes larmes... Elle ne parle plus, Maman, elle bredouille, ânonne quelques mots... Je ne comprends pas ce qu'elle veut me dire... Que veut-elle donc me dire ? Est-ce à moi, son fils, qu'elle s'adresse ? Tout le passé de cette grande dame est enfouie dans les ténèbres... La Chine, le Congo, son mari... Je lui parle de Papa... En vain ! Finalement elle me reconnaîtra et me laissera difficilement quitter sa chambre ! Elle ne vivra plus dès lors que pour mon retour... Je descends à midi avec elle pour déjeuner dans la salle à manger, remplie de petits vieux mourants, de petites vielles mourantes... La faux est dans la salle ! Ce qui ne les empêche pas parfois de rire et de se chamailler ! Dans sa chaise roulante, Minouche ne reconnaît aucuns de ses amis, aucuns de mes amis, qu'elle connaissait cependant très bien et que j'ai invités pour ne pas perdre le contact... Mon CO, par exemple, qui par gentillesse, tout simplement, viendra régulièrement lui rendre une petite visite... On n'en fait plus des CO pareils ! La famille, nous n'en avons plus tellement... J'ai le cœur malade à chacune de mes visites, j'ai le corps rompu quand je sors de ce home... Je suis brisé ! Et dire que mes équipages pensaient que j'avais des dizaines de maîtresses à Bruxelles !

     « Non, les gars, je vais voir ma vieille maman ! »

     « Mais oui, Jack, mais oui... Amuse-toi bien, Jack ! »

     A la fin, ils m'ont cru... Pour me faire plaisir ?

     Complètement lessivé de tristesse, voûté sous la fatigue de mes voyages, je dois avoir une drôle de tête quand je passe dans le hall... Chevelure bouclée à la mode, Viviane, l'hôtesse d'accueil et jolie secrétaire de la « Résidence Gray Couronne » remarque ce portrait peu flatteur... Cependant:

     « Monsieur Siroux... Je vais souvent voir votre mère... Je l'aime bien ! »

     Ainsi, nous irons boire quelques bières dans une taverne non loin de là ! Viviane... Histoire sans histoires, mais qui me raconte des histoires drôles ! Viviane... Histoire sans bavures ! Grâce à elle, mon cœur reprendra forme en essayant, pour une petite heure, d'oublier Maman !

 

     Longs courriers... Plus du Radadi-Radada, mais bien du Raaaaadaaaaadiiiii-Raaaaadaaaaadaaaaa ! 7, 8 et 9 heures de vols ! En 747, ce sera jusque 10, 11 et 12 heures à passer au-dessus du Pacifique, plus de 8.000 kilomètres de flotte !

     En Cargo 707, les navigateurs (deux degrés à droite, trois degrés à gauche), nous guident de Guam à Honolulu et en Californie, San Francisco, Los Angeles ! J'admire les couchers de soleil... Nous avons le privilège, nous les aviateurs, d'être assis aux places de choix, aux fauteuils d'orchestre, pour apprécier ce spectacle de couleurs, dont les faisceaux de flammes sont à chaque instant transformés... Merveilleux tableau sans cesse retouché, repeint par une main divine ! Une musique de Jean Michel Jarre au fond de la tête et le paradis nous est offert sur un plateau grandiose... Là, à portée des yeux !

     Par contre, nous n'aimons pas tellement les levers du soleil, nous attendons même avec appréhension que la « Bête », se montre... Ce « Titan », émergeant de son sommeil et des profondeurs de l'horizon, d'un seul rayon ardent et sans pitié, nous crève alors les yeux, déjà si fatigués et rougis par les heures de vol de nuit... Mais nous sommes prêts ! Comme Monsieur Boeing n'a prévu comme visière qu'un vulgaire morceau de plastic vert et transparent sans aucun effet protecteur... Nous avons les journaux ! Oui, les journaux, placardés sur les fenêtres du cockpit...

     Plus tard, sur 747, un passager demandera de monter au cockpit pour admirer le lever du soleil... Sa déception fut grande... A part les petites annonces des journaux  étalés sur le pare-brise, il n'a pu rien voir ! Sa visite fut brève... Ce poète nous a maudit !

     Comme nous a certainement maudit ce juif errant, qui sans autorisation est entré dans le poste de pilotage, tamisé pour le vol de nuit... En apercevant son habit noir, sa barbe noire, son chapeau noir et ses longues tresses de cheveux, nous avons fait tous les trois avec effroi:

     « Aaaaah ! »

     Allant droit au but, ses yeux globuleux par-dessus de petites lunettes cerclées, elle nous a posé cette question, cette apparition:

     « Croyez-vous en Dieu ? » (Sic)

Je lui ai montré tous les instruments...

     « Pour le moment, je crois plutôt en ça ! Bonsoir, Monsieur ! »

     S'il nous a maudit, moi, j'ai maudit le Chef de Cabine, qui a laissé passer cet énergumène...
En me demandant si j'autorisais les visites de cockpit, je lui avais pourtant bien répondu:

     « As usual... Comme d'habitude ! Blondes ou brunes, mais bien roulées... »

     « Hi ! Hi ! Hi ! »

     Il n'a rien compris, ce Chief ! En plus, nous avons eu peur...

     Lui que l’on aperçoit assez rarement dans le cockpit et comme s’il pénétrait dans la quiétude d’une administration quelconque, ce chef de cabine fait soudain une apparition. Il choisit mal son moment.. Nous sommes en final sur la piste 02 droite à Singapour, la descente du train est imminente  ! Depuis le temps qu’il vole il devrait avoir , ce Monsieur, quelques meilleures notions d’aviation... Comme une furie à répétition, il m’aboie : « Captain  ! Captain, Captain  ! » Assez effrayé je réponds du tac au tac :

     « Qu’y a t-il  ! Qu’y a t-il  ? Le feu  ? Le feu  ? »

     « Non Captain, non, non  ! »

     « Quoi alors  ? Vous voyez que nous sommes fort occupés, mon vieux  ! »

     « La police, Captain, la police  ! Vous devez prévenir la police  ! Captain, je... »

     « Allez vous me dire, N de D, ce qui se passe  ? »

     « Un passager vient de mettre la main sur les fesses d’une de mes hôtesses  ! »

     « ! ? ! So what  ? Et alors  ? Bon on verra ça au sol... »

     Mon copilote :

     « On ne m’a jamais mis la main au cul, moi  ! »

     Mon mécano :

     « Hi  ! Hi  ! Hi  ! »

     Moi :

     « Dites les gars, on continue à voler  ? Oui ou non  ! »

 

     A propos des Chefs de cabine qui se prennent toujours un peu pour le Captain... Pour vider un 747 de ses 400 passagers, il faut du temps, surtout quand une seule porte est ouverte pour leur sortie... Une fois la check-list terminée, la « shutdown check-list », les pilotes quittent le cockpit et descendent l'escalier pour se buter alors au troupeau en train de débarquer en file indienne ! Un de ces passagers parle le français... Il m'interpelle:

     « Ah, vous êtes le Chef de cabine ? »

     « Non, Monsieur, je suis le Chef de train ! » (Sic).

     « Ah oui, c'est vrai ! »

     Vexant !

 

     « Jack, tu avais dit : plus de Sic ! »

     « Oui, mais c'est pour rappeler que tout ce que je raconte, ce ne sont pas de carabistouilles... »

 

Assez vexant aussi, les noms, que m'attribue inconsciemment l'hôtesse lors de son petit discours de bienvenue aux passagers au PA (public adress)... Cela fait plus de seize ans que ça dure ! Elles ont des difficultés, ces gazelles, à prononcer mon nom... Difficile aussi pour elles de prononcer les « r » et les « x »... Ce qui donne: (Authentique !).

     * « Captain Sibou et son équipage... »

     Ca passe encore...

     Ca empire:

     * « Captain Xérox et son équipage... »

     Les passagers se demandent quelle machine les pilote...

     Ca devient grave:

     * « Captain Zoro et son équipage... »

     Masqué, l'épée à la main, cape au vent, je m'imagine apparaître dans la cabine... Les Passagers font: « Aaaaah ! »

     Parfois, prenant mon prénom pour nom de famille:

     * « Captain Jakouess... »

     Les passagers persuadés que leur Captain est un métèque extra-terrestre, sont pales, inquiets...

     Le comble:

     * « Captain Zéro... »

     Les passagers se signent, une nullité est aux commandes ! Puis, contactant la frayeur, ils dégrafent leur ceinture, bondissent hors de leur siège, se précipitent vers la porte en hurlant: «Maman ! On veut sortir ! ». Il faut les retenir ! »

     J'ai abandonné... Quand l'hôtesse me demande avant chaque vol:

     « Comment dois-je vous annoncer ? Ah Yah... Captain, difficile votre nom ! »

     « Whatever... N'importe comment, ma chérie, mais surtout, ne faites pas peur aux passagers  »

 

     Les longs courriers... Les décalages horaires... On atterrit avant de décoller ! Par exemple,
« take off » de Tokyo à 18 heures le dimanche, atterrissage à Los Angeles à 11 heures du matin de ce même dimanche ! Vers l'Est, on gagne un jour... Par contre, au retour, en décollant de Californie, nous atterrissons en Asie le surlendemain ! Vers l'Ouest, on perd un jour... Ainsi, la veille de mon anniversaire, le 21 août, j'ai décollé d'Honolulu juste avant minuit pour Hong Kong, où j'ai atterri le 23 ! Je n'ai jamais vu le 22, jour de mon anniversaire... Arrivé à Hong Kong:

     « Dites donc, les gars, j'ai gagné un an de vie ! »

     Mon équipage, en chœur:

     « Oh non, old Jack ! T'as vu ta gueule après ce vol de nuit ? T'as pris dix ans ! »

     « Merde alors ! »

 

     Le « body-clock », l'horloge de notre corps est détraquée... Je suis paumé !

     « Jack, quel jour sommes-nous ? »

     « Sais pas, sais plus, mon vieux... Si je le savais ! »

 

     J'ai cru que je m'habituerai à ce « jetlag »... C'est de pire en pire ! Si vous voulez rencontrer des équipages, allez donc au coffe-shop de l'hôtel vers les trois ou quatre heures du matin, vous y verrez certainement quelques pilotes ou hôtesses de l'air, les yeux grands ouverts, mangeant avec appétit, puisque pour eux ou pour elles, c'est leur repas de midi ! Ou alors, n'ayez crainte de frapper à la porte de leur chambre, ils ne dorment pas, ils regardent la télévision !

     Par beau temps, ennuyant d'arriver dans la matinée dans un pays de soleil et de voir tous les gens jogger, jouer au tennis, nager, surfer... Nous aussi, on voudrait en faire autant, mais nous venons de passer de longues heures de nuit... Nous sommes lessivés ! Dodo ! Le soir, ne sachant plus dormir, niam-niam, glou-glou ! Coffee-shop ! Le coffee-shop, lieu de rencontre, caravansérail des équipages, de ceux qui viennent d'arriver et de ceux qui vont s'en aller... Endroit où on apprend à mieux se connaître les uns des autres... Là, nous reconstruisons aussi, non seulement le monde, mais toute la structure de la compagnie...

     « Ah ! Si j'étais le Roi ! »

     « Oui, mais tu n'es pas le Roi... »

 

     K.H. Soo, le mécano, me fait remarquer un jour après l'atterrissage, la forme qu'a prise notre bouteille en plastic d'eau minéral, que nous avons toujours à portée de la main dans le cockpit... Elle n'a plus de forme, la bouteille d'Evian ! A moitié vide, elle s'est toute écrasée, racrapotée pendant la descente sous les différences de pressions !

     « Jack, tu te rends compte ce que notre corps encaisse ? En plus, il paraît que l'on reçoit des radiations plein la gueule aux altitudes auxquelles nous volons ! »

     « Mais, je te dis, K.H., nous ne sommes pas employés aux PTT ! »

     « Jack, tu as dit que tu ne parlerais plus des PTT ! »

     « J'ai dit ça, moi ? »

  

     Longs courriers... Je fais la connaissance des hôtels ! Ces hôtels à quatre, à cinq et à beaucoup d'étoiles, qui seront mes domiciles secondaires... Secondaires ! Que dis-je ? Ces hôtels sont mon domicile principal ! Je viens de passer cinq ans à Singapour et...

     « Mais Jack, tu nous dis que tu y habites depuis plus de 16 ans ! Faudrait savoir ! »

     « Ecoutez... En longs courriers, nous passons en moyenne 18 à 20 jours par mois à arpenter le monde, les 2/3 de notre vie ! Sur 16 ans, je n'ai donc passé que 5 ans chez moi à la maison ! Vu ? » « Mouais... »

 

     En tous cas, ces hôtels sont notre domicile principal, je le maintiens ! Bandez-nous les yeux et emmenez-nous dans un de ces hôtels... Demandez-nous alors dans quel hôtel nous nous trouvons ? Je donne ma main à couper que la réponse sera exacte ! Chaque hôtel à son parfum particulier, que nous reconnaissons de suite ! Certains sentent bon, d'autres moins bon... Selon leur âge et malgré leurs étoiles, il y en a qui sentent le renfermé... Odeurs de vieille anglaise négligée, effluves d'alcool d'hier ou de tabac froid, car bien souvent ces gîtes ne possèdent plus de
fenêtres ! Pour la sécurité... Il paraît qu'il y a des clients qui adorent se jeter dans le vide ! L'air conditionné a donc remplacé l'air pur... Hôtels à cinq étoiles, noblesse oblige, ils ont l'air con !

     D'ailleurs, à force de descendre dans ces hôtels, qui sont nos demeures, nous finissons, nous les équipages, par prendre l'habitude des lieux... Leurs décors, sans cesse revisités, font que nous nous sentons finalement plus ou moins « à la maison »... Aussi, je crois ne pas être le seul complètement désorienté quand j'arrive dans « mon » hôtel, mais qui n'est plus « mon» hôtel, puisqu'on vient de transformer le hall d'entrée, la réception et surtout le coffe-shop, dont le menu a bien souvent changé, lui aussi ! Tout est neuf ! Les odeurs sont neutres, le cadre froid, sans plus d'âme aucune... J'en perds l'appétit !

     Le maître d'hôtel, qui me connaît bien:

     « Vous n'avez pas l'air d'avoir faim aujourd'hui, Captain ? »

     « Heu... »

     « Pourtant, notre nouvelle salle à manger... Bien, n'est-ce pas ? »

     « Justement... Non ! »

     Vexé:

     « Non ? Comment non ? Vous ne trouvez pas ce cadre plus agréable qu'avant ? »

     « Non ! Je ne sens plus chez moi... » (Sic).

       Les équipages sont difficiles sur l'octroi de leur chambre... La chambre doit être au calme, c.a.d. coté-cour et loin des ascenseurs, les rideaux doivent être doublés et se fermer complètement pour ne pas laisser filtrer la lumière du jour... Comme ce dernier critère est rarement rempli, certains pilotes, dont moi, ont toujours avec eux des pinces à linges ou du papier collant afin de maintenir ensemble les pans des rideaux ! En plus, l'hôtel doit posséder obligatoirement un
« room service », service de chambre H24, 24 heures sur 24, au cas où nous aurions une petite faim...

     « Des emmerdeurs, quoi ! »

     « Oh là ! Oh là ! Le sommeil est primordial pour nous ! Volerais-tu, toi, avec un pilote  épuisé de fatigue, qui n'a pas pu dormir et récupérer convenablement ? »

     « Non ! »

     « Ben, alors !

     « Et qui a le ventre creux ? »

     « Non ! »

     « Ben, alors ! »

 

     A Jakarta, en 1977, le copilote refuse sa chambre à la réception de l'hôtel ! A l'époque, je ne savais pas les Chinois si superstitieux...

     « Non ! Non ! Pas cette chambre... Elle est hantée ! »

     « Quoi ??? »

     « Je ne dors pas dans cette chambre ! »

     Je suis fatigué... Pour faciliter les choses et accélérer le mouvement:

     « OK ! Prends ma chambre, donne-moi ta clef ! »

     « Merci, Skipper ! »

     La direction de certains hôtels, en guise de bienvenue, nous offre une corbeille de fruits... Arrivé dans ma chambre, je prends une bière au « mini-bar », je défais le papier celluloïd de la corbeille et je grignote une pomme... Douche ! Dodo !

     Je vais m'endormir... Un bruit ! Crissements ! « Scriiik... Scriiik... Scriiik... » ! Je sursaute ! « Scriiik... », je tends l'oreille, « Scriiik... » ! Tout à coup, j'y pense:

     « La chambre hantée ! »

     J'allume ! Rien ! Mais, toujours: « Scriiik..., Scriiik..., Scriiik... » !

     Je me lève ! Je ne suis pas très rassuré, j'avoue... Les « Scriiik » viennent du coté du fauteuil... J'avance... Je découvre le fantôme ! C'est le papier cellophane, que j'ai froissé et jeté dans la corbeille, il reprend forme !

     « Ouf ! »

  

     Ils ont beau avoir 36 étoiles mes hôtels, cela ne m'empêche pas des fois d'attraper un coup
de cafard en ouvrant la porte de ma chambre... Je m'allonge sur le lit en balayant des yeux ce décor impersonnel... Sensation de solitude !

     « Allez, secoue-toi, Jack ! Une bonne douche et dodo ! »

     Heureusement, épuisé, « cassé » par la fatigue, qui doit être la cause de cette dépresse,
je m'endors vite en espérant ne pas faire trop de cauchemars...

 

     Il existe deux personnages importants dans un hôtel: le Directeur Général et le Concierge...
Je me présente régulièrement au GM, qui est heureux d'obtenir ainsi un avis direct sur le contentement ou le mécontentement des équipages. A Abu Dhabi, Fabio Piscirello, avec qui
je jouais au tennis, Philippe Betume, avec qui je ne jouais pas au tennis, mais avec qui
je déjeunais dans la cuisine... Nous étions invités « à la table du Chef », du Chef Gaston ! Car il faut aussi connaître les Chefs... Important pour le niam-niam !

     Jean Claude Bailli, pilote privé, aimant le ciel, Shashank Warty, Pierre Lopez, à New Delhi et de nombreux autres dans le monde de l'hôtellerie à travers le monde, qui sont à présent mes
amis ! Quant aux concierges, à force de leur demander la clef de sa chambre, on finit par être copains... Ils savent tout et vous démerdent n'importe quoi ! Tel Mac Shane à Londres:

     « Captain, finalement je peux vous obtenir une place au marché noir pour «Less Miss»... Ce sera 100 livres ! »

     Je n'ai jamais vu « Les Misérables »... à Londres !

 

     Il n'y à pas que dans les coffee-shops des hôtels que nous mangeons... Nous avons aussi nos restaurants ! Nous y sommes connus et, clientèle fidèle, les patrons nous soignent bien... J'aime arriver dans un endroit où immédiatement on me reconnaît et on me bichonne... Pour la bonne raison aussi que je sais que ce que je vais manger me plaira et que ce sera bon ! Les équipages ont donc leurs habitudes... J'ai mes habitudes !

     A Athènes, derrière le Sheraton, il y a une place... Les gens viennent y prendre le frais en  été... L'air est paisible... Repos du corps, tranquillité de l'âme... Tout se remet en place ! Vassili:

     « Pour vous: poulet grillé, mais sans herbes ! Salade, mais rien que des tomates ! Je sais...»

     « Merci, Vassili... »

     Habitudes...

     Habitude aussi de donner à ce vieux marlou de chat, qui semble à chaque fois me reconnaître et qui se frotte à mes jambes, les os de ma volaille...

     Toujours à Athènes, à la Plaka, c'est André, qui m'accueille...

     « Un ouzo pour commencer, hein Captain ? Offert par la maison, bien sûr ! Comme d'habitude...»

     « Comme d'habitude, André... Merci !»

     A Auckland, au « Cin Cin on Quay », le garçon me connaît... Je sympathise d'autant plus avec lui, qu'il est Marocain ! On parle français, je lui baragouine quelques mots en arabe !

 Commandant Siroux, toujours "le fish and ship"  ? Le poisson pas trop sec, bien beurré, comme vous l'aimez ? Comme d'habitude... »

     « Comme d'habitude, Paul... Merci ! D'ailleurs, je ne t'appelle plus Paul, je t'appelle
Mohamed ! C'est ton nom, n'est-ce pas ? »

     « Oui, Mohamed ! Je suis de Marrakech ! Mais à présent, je suis Néo-Zéelandais...»

     « Ca ne fait rien... Pour moi, tu es Mohamed, le Berbère ! OK ? »

     « Waka, Sidi ! »

     A Francfort, Faozia, la Marocaine, ne fait pas le couscous... Ayant épousé un Allemand, elle tient avec son mari un restaurant allemand avec spécialités allemandes: choucroute, pieds de porc, etc... ! Moi, j'aime les escalopes panées...

     « Commandant, labes alik ? »

     « Labes, Faozia... Pour moi, ce sera les... »

     « Je sais ! Vienner-schniestels, pommes sautées, salade et bière... Je sais ! Et un petit verre d'apel-cider pour terminer, que je vous offre d'ailleurs... Comme d'habitude...»

     « Comme d'habitude, Faozia... Merci ! »

     A Tokyo, je traîne «mon» équipage à «mon» restaurant japonais préféré... Là, je n'ai pas besoin de montrer les plats en plastic dans la vitrine, car la «Mama Sun» sait mon menu par cœur... On arrive... Plus de restaurant ! «Mon» restaurant n'existe plus ! Je suis paumé ! Où aller ? Désemparés, nous allons manger un spaghetti infect dans un Pub anglais...

     Ma femme, à qui je raconte tout:

     « Jack, à Tokyo, il y a un million de restaurants japonais... Voyons, un Pub anglais ! »

     « Non, mais j'ai été bouleversé dans mes habitudes... »

     « Pas très fufute...»

     « J'avoue, pas très fufute... Mais j'ai été boul...»

     « Oui, je le sais ! »

 

     Habitudes aussi de nos magasins... Nous allons faire notre «shopping» à des milliers de kilomètres, alors que nous pourrions tout acheter sur place, à deux pas de la maison !

     Habitudes indécrottables de notre errance le long des méridiens de la planète...

 

     Les douaniers ont souvent des maux de tête à cause de nous, voyageurs sans frontières... Cette histoire m'est arrivée lors d'un courrier en Europe... Je profitais d'un jour libre à Bruxelles pour faire un saut à Juliénas... Casquette, veste de daim, desert boots, je suis vite repéré par le douanier de service:

     « Vous arrivez d'où ? »

     « Hier... Je... De Singapour ! »

     « Wasisda ? Qu'est ce que c'est que ça ? »

     Sur mon chariot, ça, c'est un vieux tapis enfoui dans une vielle boite en carton, qui a contenu une vielle machine à laver... Elle est toute enroulée de ficelles, ma boite !

     J'ai le malheur de lui dire:

     « Un vieux tapis...»

     « Ah ! Ah ! Une antiquité ? »

     « Non ! Monsieur, laissez-moi vous expliquer... C'est un tapis de laine marocain, que nous avions quand nous habitions à Casablanca et que nous avons ramené à Bruxelles...»

     « Mais vous êtes à Bruxelles ! »

     « Oui, mais nous n'habitons plus Bruxelles... Ce tapis, nous l'avons emmené à Tunis...»

     « Vous habitez la Tunisie ? »

     « Non ! Nous avons habité Tunis... Nous avons déménagé en Asie, à Singapour...»

     « Vous vivez à Singapour...»

     « Oui ! Nous nous sommes aperçus que ce tapis est beaucoup trop chaud pour ce climat tropical... Et puis, nous avons un petit chien, un chiot Berger allemand, qui passe son temps à faire ses crottes sur ce beau tapis... Tout cela dans cette chaleur ! Aimez-vous les chiens, Monsieur ? (là, je pousse un peu fort)... Par conséquent...»

     « Vous ramenez votre tapis à Bruxelles... Mais vous n'habitez plus Bruxelles ! »

     « Non ! J'habite en France... Je profite de mon passage ici pour ramener ce tapis en

France ! »

     « Mais... Vous venez de me dire que vous habitiez à Singapour ! »

     « Oui ! En vacances, nous habitons Juliénas, dans le Beaujolais...»

     « C'est où ça ? Vous êtes Français alors ? »

     «Non ! Je suis Belge, mon épouse est Française et sa Maman possède une propriété en France, où nous habitons en vacances et plus tard, nous comptons bien...»

     Le douanier ne me regarde plus ! Il a le regard vague... Des étoiles dans les yeux... Il est rouge brique... Il est en ébullition... Je crois apercevoir un nuage de vapeur au-dessus de sa tête... Son crâne fume ! Il se sent soudainement très fatigué... Il a un coup de pompe, le douanier ! Il s'affaisse lentement... Alors, en un dernier geste d'agonie, il balance le bras de droite à gauche... Je me penche vers lui... Il me susurre ses dernières volontés... Il va mourir ! Je dois tendre l'oreille ! Sa voix est si basse, tellement éteinte, que je dois le faire répéter:

     « Je vous ai dit: Allei ! Passei ! C'est bon pour une fois...»

     Le mutant a franchi la douane...

 

     A part les impressionnantes pluies d'étoiles filantes, comme les Géminides ou les Perséides, que j'ai pu admirer, je n'ai jamais rien vu d'extra-terrestre dans le ciel... Des collègues prétendent avoir vu des boules vertes, des boules rouges, des formes... Je connais un mécanicien de bord, tellement impressionné par ce qu'il avait vu en Australie juste au coucher de soleil, qu'il n'en a parlé à personne pendant des années et surtout pas à sa femme ! Parmi les millions de systèmes solaires de notre galaxie, parmi les millions des autres galaxies, je suis persuadé que nous ne sommes pas les seuls... J'attends donc une rencontre... Que je n'ai jamais faite !

     En 1978 cependant, j'ai bien cru avoir un rendez-vous du troisième type... Au petit matin d'une descente sur Hawaii en 707, j'ai crié à mon copilote F.H. Yap, devenu un ami à force de sillonner le Pacifique ensemble:

     « Là ! Là ! Là ! »

     « Mais non, Jack, ce n'est que la réverbération des phares dans la brume matinale...»

     Je coupe les phares, que nous allumons toujours à partir de 10.000 pieds «pour mieux nous faire voir»... La «chose» en forme de ballon montgolfière disparaît !

     Dommage...

     Quand plus tard, F.H., passé instructeur, me fera passer des checks au simulateur:

     « Tu as encore des visions, Jack ? Abruti, lah ! »

     «Lah», typiquement singapourien, qui correspond un peu à notre «hein».

     En tous cas, F.H. Yap se souvient de mes leçons de français... Abruti !

 

     A Honolulu, autres rencontres... Magda ! Magda, la Basque devenue américaine... Elle enseigne dans son école, qu'elle a créée, le Français, l'Espagnol ! Elle est aussi l'ambassadrice des gens de langue française passant par Honolulu... Elles les dénichent je ne sais comment, organise les sorties, arrange les rencontres, adore présenter... Elle me présente Debbie, une sorte de gypsy américaine parlant l'espagnol, mais hélas pas le français et, étant d'une génération plus jeune, ne danse pas les airs du passé, plutôt du genre musique «boum-boum» ! Je resterai cependant bon copain avec elle ! De 5 à 7 (!), nous allons, Magda et moi, au thé dansant de chez «Trappers»... Non parce que les consommations sont moins chères à ces heures-là, les «happy hours», mais parce c'est le temps attribué aux «anciens» de la Navy... Ils jouent du jazz de la Nouvelle-Orléans ! On jazzote ! Entre deux tours de piste, on grignote des «poupouss», petites crasses offertes gracieusement par la maison... Quand les «pensionnés» n'en peuvent plus de souffler dans leurs cuivres, un autre orchestre les remplace... Tangos et fox-trots ! On tangote, on
foxtrotte ! Magda, elle aime bien ça... Moi aussi d'ailleurs ! Magda me présente Dany Monick, un Français également, qui a décidé lui aussi de rester définitivement sous le soleil d'Hawaii ! Plus tard, Marcel Brancaleoni... De France, il est venu aux States pour faire fortune... Dix ans après,
je retrouve Marcel chez lui à Juan-les-Pins... S'il n'a pas fait grande fortune comme il espérait, il a au moins ramené au pays Stéphanie, sa femme, une beauté des îles ! Qu'elle est belle ! Avec cette bande de joyeux lurons, l'escale d'Honolulu, pendant des années ne sera jamais triste... Jusqu'au jour où nos vols ne passeront plus par à Honolulu et ça, ce sera triste !

 

     Les longs courriers... Les rencontres ! Rencontres fortuites ou bien souvent arrangées et prévues, car:

     « Tu vas dans une telle ville ? Tiens, voici le contact de très bons amis... Ils te recevront bien, j'en suis sûr ! »

     Boule de neige... Mon carnet est rempli de numéros de téléphone de gens avec qui j'ai lié de véritables liens d'amitié... Le pire des malheurs qu'il pourrait m'arriver: perdre mon carnet d'adresses !

     A San Francisco, je retrouve Charles Pisciotta ! Je jouais un jour au tennis avec lui à Tunis. Après la partie, il me donne sa carte de visite:

     « On ne sait jamais, si tu passes un jour à San Francisco...»

     « Merci, mais je ne crois pas que...»

     Avec Charles, je déjeune «Au Central» à chacun de mes passages à San Francisco ! Les patrons sont français... Les Capelle deviennent des amis !

     Boule de neige...

     A Londres, un couple d'amis belges, dont le mari est banquier, me donnent le contact de leurs amis à Barhain... Paul Marie Jacques:

     « Je suis sûr qu'ils te...»

     Eric et Anne Cardon deviennent mes amis ! Lors de ce premier dîner de rencontre dans un restaurant italien (!) de Barhain, Anne me dit:

     « Mon père aussi était aviateur ! »

     « Tiens ! Civil ou militaire ? »

     « Militaire ! »

     « Comment s'appelle votre père ? »

     « Donnet ! »

     « Quand j'étais à la Force Aérienne, mon CO était un Donnet ! »

     « C'est mon oncle...»

     « Son frère, le Général Donnet, était à l'époque un des grands patrons de l'Air Force en Belgique...»

     « C'est mon père...»

     « !!!...  !!! »

     C'est ainsi que j'ai retrouvé mon Commandant d'escadrille !

     Boule de neige... à Barhain, les Cardon me présentent Jean Jacques et Danielle Petit... J.J. est pilote à Gulf Air ! Il y a toujours un petit (!) pilote belge quelque part... Les Petit seront de grands amis !

     A Los Angeles, je retrouve aussi des amis de Tunis, Donald et Nicole Henderson, qui me reçoivent avec chaleur et amitié ! Donald est architecte, il joue bien au tennis, nous jouons au tennis... chez eux à Beverly Hills ! Nicole nous mijote ensuite de bons petits plats... Leur maison sera pour moi le meilleur restaurant français de Los Angeles ! Le petit monde de mes amis voyageurs tourne autour du globe... Je retrouve Donald et Nicole à Séoul, en Corée, fin des années 80 et j'espère bien les revoir plus tard dans leur maison, près du Pont de Gard ! On ne jouera plus au tennis, on mangera...

     Anecdote amusante: je suis en mise en place (passager) de Singapour à Los Angeles, d'où
je dois ramener un avion à Tokyo ! L'arbre de Noël, qui s'installe à coté de moi dans le siège de première classe, se présente comme toute bonne américaine... Je vois qu'elle est intriguée par ma raquette de tennis !

     « Que faites-vous dans la vie ? »

     « Je voyage et je joue au tennis...»

     « Où allez-vous ? »

     « Los Angeles, Bervely Hills...»

     « Pour longtemps ? »

     « Non, juste pour le week-end, quelques balles avec mes amis et je rentre à Singapour...»

     « ... »

     M'a-t-elle cru ? Je ne lui pas menti pourtant à cette beauté peinturlurée... La preuve, ayant un peu forcé sur les balles pendant ce week-end de tennis, je boite... Le Commandant Gutierez, qui reprend l'avion à Tokyo pour continuer la ligne vers Singapour le remarque:

     « Jack, tu traînes la patte ? »

     «Oh, c'est rien, le tennis à Los Angeles...»

     « A ton âge, tu ferais mieux de jouer aux échecs ! »

     « Au revoir, Dick ! »

     J'aurais quand même dû lui souhaiter bon vol à mon collègue des Philippines...

     Il n'a pas tout à fait tort, mon ami Dick Gutierez... Quand je joue au tennis, je porte casquette, lunettes noires, genouillère, bandeau au coude et «shock absorber», un amortisseur à mercure (!) au poignet... J'ai l'air d'une momie ! Mais cette momie n'est pas silencieuse... Elle s'amuse !
Je crie, je gueule ! Mon tennis n'est pas classique...

     « AAAAAAH ! »

     ou je hurle lorsque je rate une balle:

     « MAIS NON, JESON ! »

     Tant et si bien qu'un matin, invité au «Tanglin Club» de Singapour, un truc huppé à l'Anglaise, je me suis fait attraper par France, une amie suisse et pourtant ancienne d'Afrique:

     « Jacques ! Tu sais où tu es ? Tu n'es plus au Congo ! »

     La momie s'est alors rembobinée dans ses bandelettes, s'est tue et s'est emmerdée...

     Lors d'un séjour à Jeddah avec mes amis Hellner et Bob McLean, par 40 degrés à l'ombre, personne ne criait au tennis... Silence complet, chaleur, sueur... Tête en bouilloire, nous ne comptions plus tellement les points !

     « Où en est-on ? » demande Bob...

     Déconfiture ! Jackie, ma partenaire, et moi, nous perdions... Je la regarde, lui fait un clin d'œil et lance:

     « Jeu ! Set ! Nous gagnons 6-4 ! »

     «Ah... Bon ! Bravo ! Allons prendre boire un coup...»

     C'est ainsi que dans la vie, de perdant on devient gagnant... Par le culot ! Une momie, ça impressionne... Même clopinante !

 

     A Jeddah, mission «Hadj» en Boeing 747... Le responsable des 400 pèlerins me demande l'autorisation d'employer le «PA», le micro, pour chanter ses psaumes ! Mon copilote, Raman Bajerai, un musulman, lui communique les heures de la prière, qu'il calcule je ne sais comment... Le Jumbo est transformé en mosquée ! Je coupe l'interphone pour quand même entendre le contrôleur...

     C'est à Jeddah que je rencontre ce pilote belge... Il vient de terminer son contrat de 12 ans à la Force Aérienne ! Bien qu'il ait fait partie de la patrouille acrobatique, il cherche un boulot de pilote dans le civil... On parle... On se remémore Salon de Provence, où, lui aussi eut la chance d'être basé, non comme élève, mais comme instructeur dans le cadre d'échanges franco-belge...

     « C'était bien, hein ? »

     «Oh, oui !»

     Je lui conseille d'aller faire un tour dans les Emirats... Peut-être ? Sait-on jamais... Il ira à Abu Dhabi et trouvera du travail sur Twin Otter, petit-porteur ravitaillant les pétroliers ! Le même genre de vols que je faisais en Libye... Ainsi, je reverrais souvent les Dessart lors de mes escales à Abu Dhabi ! Et dix ans plus tard à Dubai, Gérald Dessart sera sur Airbus à Emirates Airlines ! Gérald et Dominique Dessart, de grands amis ! Avec eux et avec d'autres pilotes belges, mercenaires de l'emploi aéronautique, Marnix Brees, Albert Teugels, Eric Lambelé, je jouerai au tennis dans ce joli coin de désert en train de devenir un second Singapour...

     « Gérald Dessart ! Dessart... Dessart... Curieux, ton nom me dit quelque chose... J'y suis !   Mon professeur de Français à Bukavu s'appelait Dessart ! »

     « C'est mon père...»

     Que mon monde est petit !

 

     J'avais dans cette ville de Hong Kong, où nos escales étaient fréquentes, on y vivait presque
à Hong Kong, une bande d'amis sincères... François et Shimine de Maurissen, Bernard et Anne Gavage, Christian Fellens, le Consul de Belgique ! Christian nous faisait préparer des repas sur la terrasse de sa résidence, l'ancienne maison de Yan Suhin... Située sur les hauteurs de l'île, au Pic, la vue est époustouflante le soir ! Avant de se rendre à son bureau de la section commercial du Consulat belge, à coté de mon hôtel, l'Excelsior, François venait souvent prendre son petit-déjeuner avec moi... Un ami généreux, François... Apprenant que je m'étais mis au voilier, il me donne un jour, comme ça, plaff, toute sa tenue de marin ! Il y a des hommes ainsi, plein de bonté spontanée, ils donnent !

     « Qu'est-ce que je te dois ? »

     Je l'avais insulté...

     « Merci, François ! »

     Gêné, je ne pouvais que lui donner mon amitié et la vue de ma chambre donnant sur Causeway Bay et le port de Hong Kong...

     Tous ces amis se sont dispersés, car ils sont aussi des nomades... Devenu Ambassadeur, j'ai retrouvé Christian à New Delhi... J'allais lui tenir compagnie dans sa résidence, un véritable fort moghul dans lequel il se sentait seul et perdu, malgré la chiée de serviteurs tournant autour
de lui ! Les Gavage, je les ai revus à Paris, puis à Sydney, puis plus du tout... Monsieur le Banquier ayant été posté à Sao Paolo, en Amérique du Sud, où, hélas, mon avion ne m'emmène pas ! François, c'est au Caire, que je l'ai retrouvé... Il n'y a pas que les aviateurs, qui sillonnent le monde !

     Ainsi, une ville vidée de mes amis, ne m'intéresse plus !

     De par notre métier, nous avons la chance de voyager et de visiter les pays et les villes du monde entier... Mais après une première visite, une seconde visite et une dernière visite, nous avons fait le tour de l'environnement... Nous connaissons nos bistros, nos restos, nos points de chutes !

     Lors de mes escales, si mes amis sont présents:

     « Coucou, c'est moi ! »

     S'ils ne sont pas là, autre numéro de téléphone...

     J'ai dû leur casser les pieds, à mes amis ! Aussi, j'ai «cool down», je les contacte moins !

     Car, en général, n'étant pas pilotes, mes copains travaillent pendant que moi, oiseau de nuit,
je dors et dès mon réveil, étant libre comme l'air, j'oublie les horaires de mes potes !

     Mes amis «bussiness-man» passent leur vie en réunions...

     « Non, Jacques, je suis au bureau en plein meeting ! Je ne peux pas jouer au tennis cette après-midi, mais une bouffe ce soir, ça te va ? à ce soir ? »

     « A ce soir ! »

     Ou:

     « Tu as de la chance, c'est aujourd'hui dimanche, je suis à la maison ! »

 

     Horaires déphasés et tordus de la vie des Pilotes de Ligne, dont la vie sociale est imprévisible... Week-ends, samedis, dimanches, Noël, Nouvel An, Pâques ou Trinité, vaut mieux oublier ! Ces jours fériés, nous les passons rarement en famille, mais en Patagonie...

 

     « Tu te plains, Jack ? »

     « Non ! J'explique mon métier... J'avoue tout de même que je commence en avoir marre...»

     « Aah ? »

     « Je commence surtout à être fatigué, mon vieux ! »

     « Ooh !»

 

     Lors de cette remarque, un de mes copilotes chinois m'a de suite mis en garde:

     « Jack, si tu t'arrêtes, ton compte en banque s'arrête aussi ! »

     Je sais, Chan... De toutes façons, les mercenaires ne finissent jamais très riches, tu sais !»

     Mes hôtels... En Asie, quand je suis à Hong Kong ou à Taiwan, les employés sont Chinois, à Séoul, Coréens, à Jakarta, Indonésiens, en Malaisie, Malaysiens, à Manille, Philippins, au Caire, Egyptiens, à Casablanca, Marocains, à Tunis, Tunisiens... Très bien ! Couleur locale ! En Europe, finie la couleur locale ! Mélanges, pertes d'identité ! Je ne parlerai pas des Etats-Unis, le «melting pot», le pot-pourri ! On ne sait plus qui est qui... Quand je demande mon petit-déjeuner au service de chambre, au «room-service», je m'attends en ouvrant la porte de ma chambre à voir à Amsterdam ou à Copenhague, une solide grande blonde, me souhaitant bonjour avec le sourire... Non ! Ainsi, à Stockholm, ce fut un grand nègre, à qui j'ai ouvert la porte un matin ! «Aaaah !».
Il avait un sourire éclatant de blancheur, le Noir, mais l'air peu scandinave... Il dénote !
à Amsterdam, ce fut un Turc... Bien gentil, le Turc moustachu, mais rien à voir avec une belle Hollandaise... Il dénote ! Et à Bruxelles, ce Marocain, qui fut fort étonné que je lui demande de remplacer les croissants par des «pistolets»...

     « Pistolets, M'sieur ? »

     « Oui, des petits pains ! Spécialité de Bruxelles...»

     « Connais pas, M'sieur...»

     Bien gentil, l'Arabe, mais... Il dénote !

     A Bombay, dans le hall de l'hôtel, où de jolies indiennes, les mains jointes, vous accueillent en vous disant adorablement «Namasté», j'aperçois une blonde Anglaise, jolie au demeurant, mais blanche comme un cachet d'aspirine... J'ai failli lui demander ce qu'elle pouvait bien faire là, assise au bureau d'information ? Elle dénote !

 

     « Dis donc, Jack, ne serais-tu pas un peu sectaire ? Genre: les bleus à droite, les verts à
gauche ! »

     « Non, mais chacun à sa place ! Tu irais vendre tes frites dans un quartier chinois, toi ? »

     « Non ! »

     « Ben, alors ! »

     « Heu... Un peu raciste quand même ? »

     « Raciste ? Le qualificatif facile, à la mode ! Mais non, mon vieux ! Tu n'as vraiment rien compris à mon histoire... Comment, pendant trente ans, en étant raciste, aurais-je pu survivre en Libye, au Maroc, en Algérie, en Egypte, au Maroc, en Tunisie et en Asie ? Dis-moi ! »

     « Tu n'y étais pas à ta place non plus, tu dénotais, comme tu dis...»

     « Ah ! Ah ! Je m'attendais à cette remarque... Je suis bien d'accord, je dénotais ! Les visiteurs du cockpit sont souvent étonnés de voir un européen aux commandes d'un avion d'une compagnie asiatique ou africaine ! Seulement, voici: je suis là pour l'unique et simple raison qu'on a vachement besoin de moi, de nous ! Le but final est de nous remplacer au plus vite... Normal, la règle du jeu ! Le jour où c'est fini, c'est fini, au revoir et merci ! Dois-je te rechanter ce refrain ? »

     « Bon... Passons à autre chose ! »

     « Pas encore ! D'abord, je tiens à préciser que ces étrangers qui travaillent légalement chez nous ont finalement bien raison d'en profiter, puisque personne ne veut plus travailler en Europe ! Ensuite, n'est-il pas agréable d'aller manger chinois dans le quartier chinois, indien chez les Indiens, savourer un couscous chez les Maghrébins, écouter de la musique noire dans un bar africain ? Je respecte le travail de ces gens, qui nous procurent un parfum de leur couleur locale... Chacun ses quartiers et sans faire de vagues ! Je n'ai jamais fait de vagues, moi ! »

     « Sans faire de vagues ! Un peu facho, hein, Jack ? »

     « De suite, les grands mots ! Egalement, une tendance facile et néfaste de nos jours, qui embrouille les idées de tout le monde... Décidément, t'as rien pigé ! Est-ce du fascisme que d'aimer l'ordre, la discipline, le respect d'autrui et des valeurs morales ? »

     « Non ! »

     «Ben, alors !»

 

     « Heu... Je continue mon histoire ? Si tu en as marre, il faut le dire ! »

     « Continue ton histoire...»

     « Je continue...»

  

     Je continue en disant que l'espèce humaine est branlée... Depuis le début des temps, les hommes s'écharpent ! La violence a toujours existé... Elle va croissante, parce que nous sommes de plus en plus nombreux sur cette planète ! D'autant plus croissante que nous avons l'impression qu'elle est partout, la violence ! Dans les trente secondes, la radio, la TV, nous annoncent tout de suite la catastrophe, qui vient de se produire à l'autre bout du monde !

     « Tu as entendu la radio ? »

     « Quoi ? »

     « Praaat ! »

     « Praaat ? »

     « Oui, praaat, au lieu de proout... Le chat, qui vient de péter de travers ! »

     « Ah, oui ! Ah, oui ! Je l'ai vue à la TV cette pauvre bête... La CNN était présente ! »

Catastrophes pour les médias... Ca paie ! Je n'ose plus ouvrir un journal... Les pages sont tachées de sang ! J'ai l'impression que le monde est en feu, ce qui n'est pas tout à fait faux... La seule page, que je lis: les bandes dessinées ! Garfield, le vilain chat à catastrophes lui aussi, mais il est amusant Garfield et pas bien méchant finalement !

     Nous vivons ainsi continuellement dans le malaise ! Pour les gens du Moyen-âge, moins rapidement avertis, il leur suffisait de se rendre sur la place publique pour s'en rendre compte, pour prendre l'air du temps... Au gibet pendaient des corps déchiquetés, broyés, dépecés... Leurs têtes piquées sur un bâton ! Par comparaison, je trouve que nous sommes encore assez «cool» à notre époque...

 

     Les Blancs tapent sur les Noirs, les Noirs tapent sur les Blancs, les Arabes tapent sur les Blancs, les Blancs tapent sur les Arabes, les Noirs tapent sur les Arabes, les Arabes tapent sur les Noirs ! Les Blancs, les Noirs et les Arabes se tapent entre eux ! Tout le monde tape sur les Juifs... Complexes de supériorité, complexes d'infériorité... Mic-mac de la société humaine... Quel jeu ! Un beau damier, un beau merdier !

     Il n'empêche que chacun essaie de sauver la face... Blancs, Noirs ou Bronzés, sincères ou non, du fond notre poche ou de notre manche, par un tour de passe-passe habile, nous sortons tous, au bon moment d'une conversation, qui, un petit Blanc (!), qui, un petit Noir, qui, un petit Arabe ou un petit Juif:

     « Oui mais, moi, Monsieur, j'ai un ami Noir, vous savez ! »

     «Moi, Monsieur, j'ai un ami Arabe...»

 

     Moi, j'ai un ami Juif... Il ne sort ni de ma poche, ni de ma manche, mais bien droit de mon cœur et avec sincérité, parce que c'est un ami véritable ! En plus, ce n'est pas un petit Juif, c'est un grand juif, bien portant et sans aucun complexe, lui ! Allongé dans ma piscine sur un matelas pneumatique, casque pseudo-colonial en paille sur la tête et gin-tonic deposé sur sa bedaine imposante, Paul Ambach nous dit:

     « Moi, je suis un Juif, qui souffre depuis 2.000 ans ! »

     J'adore ! I love it !

     Qui n'aimerait pas Paul Ambach ? Cet Anversois, brillant organisateur de grands concerts et musicien surtout, chantant du «blues-rock» à la Ray Charles, son piano du pauvre pendu autour de son cou, est venu avec son orchestre à Singapour pour faire l'ouverture du «Saxophone»... Et il y reviendra souvent ! à chaque soirée, il fait mousser l'ambiance... Les clients deviennent hystériques ! Paul aussi ! Il enlève sa chemise... Les gens hurlent ! Sa grande finale: du haut du bar et de tout son poids, il se laisse tomber dans la foule !

     « Un tabac, Jacques, un tabac ! Fabrice doit être content...»

     « Tout le monde est content, Paul...»

     En effet, assez nouveau à Singapour...

     Nous avons des gags, Paul et moi, qui étonnent notre entourage...

     « Jacques, dis-moi comment vole un avion ! »

     « Mais je te l'ai déjà dit et redit, Paul...»

     « Encore une fois... Please, Jacques ! »

     « OK... Tu prends cette assiette, tu la lances... Va-t-elle tomber par terre à la verticale ? »

     « Non ! »

     « Pourquoi ? »

     « Parce qu'elle a une forme aérodynamique et que la vitesse lui procure de la portance ! »

     « Comme le profil des ailes d'avion ! Tu as bien retenu ta leçon...»

     « Moi, l'artiste, je suis émerveillé ! »

     « Et moi, Paul, je suis émerveillé par ta musique...»

     « Et les vitesses ? »

     « Quelles vitesses ? »

     « Mais oui, tu sais bien... Au décollage: V1, VR, V2 ! »

     « Mais je te les ai déjà expliquées, Paul...»

     « Encore une fois... Please, Jacques ! »

     « OK... En cas de panne avant V1, on doit arrêter le décollage ! VR est la rotation, on tire dans le manche pour faire s'élever l'appareil ! »

     « Et V2 ? »

     « V2 ? Trop compliquée V2... On est en l'air, c'est déjà pas mal... Ne t'en fais pas pour V2 ! »

     « OK, je reprends: manettes en avant ! Vrrrrrrrr... Je lâche les freins ! Vrrrrrrrr... Pas de
panne ! V1 ! Je continue ! Vrrrrrrrr... VR ! Je tire sur le manche, l'avion monte ! C'est merveilleux l'aviation ! »

     Les gens de la table d’à-côté sont maintenant sûrs d'une chose: leurs voisins sont des fous ! S'ils apprenaient que je suis vraiment Commandant de Bord, ils ne prendraient plus jamais
l'avion !

     Paul Ambach, un personnage extraordinaire... J'aime bien Paul !

  

     Je reviens à mes hôtels... Nous n'avons pas à nous tracasser, nous sommes certains d'être réveillés à temps ! La standardiste:

     « Bonjour ! Ceci est votre heure de réveil ! Votre ramassage (!) dans une heure... Bon vol ! »

     J'adore ces termes français ! On nous «ramasse» pour nous envoyer «découcher»...

     Parfois, la demoiselle du téléphone est remplacée par un enregistrement automatique avec arrière-fond de musique... Il faut le savoir ! Lors d'un de mes premiers vols au Japon, je me souviens avoir répondu «Merci» ! Et la bande enregistrée de reprendre:

     « Bonjour ! Ceci est....»

     Moi, le macaque:

     « Merci ! Merci ! »

     Et je me laisse encore prendre aujourd'hui... Où sont les bons vieux téléphones d'antan, ceux avec une manivelle ?

     « Allô ? Mademoiselle, Allô ? Allô ? S'il vous plaît, passez-moi le...»

     Je croyais que l'histoire suivante ne pouvait arriver qu'en Afrique:

     « Patron, je vous réveille pour vous dire que vous pouvez encore dormir, le décollage est retardé ! »

     Et bien, non ! Elle m'est arrivée au Japon... L'opératrice:

     « Excuse me to wake you up, Captain... The take-off is delayed... Go back to sleep ! »

     Le Japon moderne...

     Comme je me suis laissé prendre dans l'ascenseur de cet hôtel à Osaka... Nous sommes arrivés, les portes s'ouvrent... Le couple de Japonais ne sort pas ! Avec leur corps, Monsieur et Madame se mettent à décrire plusieurs angles droits ! Ils saluent leurs amis, qui les attendent sur le palier ! Je suis coincé derrière eux ! Têtes basses, ils ne voient pas les portes de l'ascenseur, qui se referment devant leur nez ! « Slang ! ». Trop tard pour pousser sur le bouton ! Nous voilà repartis vers le haut... L'ascenseur s'arrête ! Persuadé que cette fois-çi, ils ont poussé sur le bouton « lobby », le hall, je crois que l'on redescend... Vraiment silencieux ces « lifts » au Japon, on n'entend rien, on ne sent rien ! On se regarde tous les trois... Pour dire quelque chose, je lâche:

     « Very smooth, your lifts in Japan... Très doux, vos ascenseurs au Japon... »

     « ... »

     En fait, rien ne bouge ! Personne n'a poussé sur le bouton... On se regarde et on perd la face ! Je pousse sur le bouton ! On descend... Les portes s'ouvrent et je suis le premier dehors! Pas difficile, le couple japonais est de nouveau plié en deux dans l'ascenseur... Leurs copains sont toujours là, stoïques et cassés à 90 degrés, eux aussi ! Mes Japs sont-ils remontés au trentième étage ? Je ne l'ai jamais su... Peut-être y sont-ils toujours, dans leur ascenseur ?

     Le Japon moderne...

 

     Après la standardiste ou la bande enregistrée, les Opérations !

     « Bonjour, Captain ! Avez-vous bien dormi ? Bien ! Voici la météo, le plan de vol, les poids... Bien ! Le carburant vous suffit-il ?... Bien ! A toute à l'heure pour votre signature ! »

     En général, j'abrège parce que de toute manière, nous passerons au bureau signer le plan de vol, mais surtout pour la bonne raison que cet officier des OPS tombe toujours au mauvais moment... Je suis sous ma douche et le téléphone de la salle de bain est tout aussi mouillé que moi !

     Tout en revêtant mon habit de lumière, je ne prie pas la Vierge, mais je repense à ce briefing... Décollage lourd, température élevée, piste mouillée ! Je révise mentalement les procédures... En cas de panne dans ces conditions limites, je me remets en tête des actions, que l'on fait souvent au simulateur, mais peu en réalité... (heureusement !). Procédures vitales, auxquelles je repenserai encore toute à l'heure en m'alignant sur la piste... Malgré les années d'habitude, moi, le candide, je serai toujours émerveillé par ces décollages de poids et je serai même toujours surpris d'arracher si facilement du sol cette masse énorme !

     Lorsqu'il n'y a rien eu de particulier dans le briefing des OPS, je ne pense à rien, j'essaie de me réveiller !

 

     Automatismes... Nous avons des gestes dans le cockpit, qui sont devenus eux aussi des habitudes ! Pour telle ou telle manœuvre, la main s'avance automatiquement vers le bouton approprié... La check-list est là pour vérifier si nos doigts ont bien exécuté l'action voulue ! Mais après un mois de vacances, ces automatismes commencent déjà à se rouiller, un peu oubliés au fond de notre mémoire... Nous devons alors « penser » avant de faire le bon geste... Pour cette raison, si un pilote n'a pas volé durant une période de plus de 28 jours, obligatoirement, on le balance dans « la boite », le simulateur pour une séance de rafraîchissement du corps et de l'esprit... Sans son habit de lumière !

 

     Habit de lumière, habit de lumière... Un jour, pour ne pas rater mon train, je ne me change pas, je reste en uniforme ! Dans la gare de Lyon à Paris, un type se précipite sur moi !

     « Monsieur, pouvez-vous m'indiquer la voie No 4 ? »

     « ??? »

     Dans le train, un autre zigoto:

     « Monsieur le Contrôleur, voici mon billet, je... »

     « ??? »

     Sur le pas d'un grand hôtel, j'attends avec mon équipage le transport pour l'aéroport... Je me tiens juste devant l'entrée... Un client descend d'un taxi et me montre ses bagages !

     « Portier ! Pouvez-vous vous occuper de mes valises ? »

     « ??? »

     Habit de lumière...

 

     C'est sur ce vol d'Osaka que j'ai eu un coup, « un kick dans le rudder » de mon Boeing 707... Le jet-stream nous soufflant dans le cul à plus de 300 kilomètres à l'heure, il était temps de descendre ! Autorisation de descente:

     « Standby ! »

     Le vent nous pousse... Nous implorons:

     « Standby ! »

     A ce train d'enfer, nous allons dépasser notre destination, ma parole... Nous supplions:

     « Standby ! »

     Puis tout d'un coup, l'air de nous accuser de ne pas avoir demandé la descente plus tôt, comme si nous l'avions oubliée, c'est le comble, le contrôleur:

     « Descend NAOW ! Descendez IMMEDIATEMENT ! »

     Réacteurs réduits ! Aérofreins tout sortis ! Vitesse max ! Le gouvernail de direction fait
« kick ! »... Je le sens au palonnier ! Réduction de la vitesse... Nous sommes encore beaucoup trop haut ! Train sorti ! On descend fort... Le mécano suit comme il peut avec la pressurisation... Les passagers doivent être penchés vers l'avant, retenus par leur ceinture ! On reprend la pente... Aérofreins rentrés ! Volets ! Le train est déjà sorti ! Piste en vue ! Atterrissage ! Kiss-kiss dans la nuit japonaise... Je ne déconne pas, on fait toujours des bons landings dans ces cas-là !

     Un passager, que je retrouve aux bagages:

     « Votre descente... En piqué, hein ? »

     « Fallait bien descendre un jour, Monsieur... »

     Le lendemain dans mon ascenseur, descendant et remontant avec mes deux Japonais, j'ai eu une pensée pour cette descente rapide... Décidément, il m'est difficile de mettre les pieds sur le sol du Japon !

 

     Je trouve dans ma « pigeon box », ma boite personnelle aux Opérations, un mot du Chef-Pilote... Aïe ! De quoi s'agit-il ? J'ouvre...

     « J'ai le plaisir de vous annoncer que vous passez instructeur ! Le cours commence le... Félicitations ! »

     Merci, mais ce n'est pas ma « cup of tea »... Sans doute, ont-ils lu quelque part dans mon dossier que j'ai donné de l'instruction dans le temps sur F27... Je sais que l'instruction demande de longs séjours dans le simulateur et que lors des vols en ligne, l'instructeur n'est plus très souvent dans son siège de gauche, mais bien dans celui de droite ou alors, il est assis bêtement dans celui de l'observateur... Le fait de ne pas accepter cette position aurait probablement retardé ou ruiné ma carrière... J'accepte, bien entendu !

 

     J'ai connu beaucoup d'instructeurs... Des très bons, de moins bons, et parfois, hélas, de mauvais... Mauvais, parce que ces messieurs, une fois nommés « training captain », se sont gonflés à en éclater telle la grenouille voulant devenir bœuf... Hélas, n'ayant pas éclatés, ils sont devenus bœufs ! Ils furent aveuglés par je ne sais quelle obsession de supériorité... Ils sont en général excellents pilotes, connaissent à fond leur avion, mais leur manière d'enseigner est dès lors dépourvue de toute psychologie... Dommage, ils gueulent, ils engueulent, ils écharpent !

     Je suis heureux d'être sorti vivant de certaines séances et assez fier que ce genre d'instructeur difficile m'ait dit en fin de combat:

     « Ce n'est pas si mal... »

     Echappé de leurs griffes toutes ensanglantées, je crois avoir trouvé la parade à ce regain de suprématie négative... Je dis alors à cette espèce d'éducateurs:

     « Nom di Diou de Nom di Diou ! Comment, mais comment, ai-je pu voler jusqu'à présent sans votre enseignement merveilleux ? Merci ! »

     Ce n'est plus un bœuf que j'ai devant moi, mais un énorme ballon, une baudruche de fierté, peau tendue, sanguine, rouge vermeil... Va-t-il éclater pour que je m'en débarrasse
définitivement ? Non ! Je le retrouverai au prochain simulateur...

 

     Instructeur, je n'ai pas éclaté, parce que ce n'est pas dans ma nature de me gonfler comme ça !

     Finalement, j'ai apprécié ce travail, que je fis durant une année... J'ai beaucoup appris en opérations en observant le vol des autres pilotes. J'ai pu moi-même corriger mes propres erreurs... Mais j'ai découvert aussi un autre aspect de l'aviation... Certains pilotes trichent ! J'ai appris ainsi qu'un des pilotes, que je « lâchais » sur l'Europe, car à l'époque, tous les pilotes devaient être
« checkés » sur toutes les destinations de la compagnie, avait triché sur son âge et sur son passé... Je me suis vite douté de quelque chose... Il n'entendait pas très bien, ne voyait pas très bien ! Pour la descente sur Copenhague, je m'étonne de son calcul du point de descente:

     « 176 miles ? Et nous sommes à 35.000 pieds ! En plus, il faut nous positionner en vent
arrière ! Comment as-tu trouver cela ? »

     « Avec ma calculatrice... »

     «  ?!?... Quelle vitesse de descente vas-tu prendre ? »

     « 250 nœuds... »

     « Tu ne pourrais pas aller plus vite ? 320 ? »

     « Non ! Non ! »

     « Pourquoi ? »

     Il avoue:

     « J'ai peur de perdre ma queue.... »

     « ?!?! »

     « De vieux 707 ont ainsi perdu leur queue ! »

     « Nos 707 ne sont pas si vieux ! Vitesse de descente: 320 nœuds ! OK ? C'est la règle ! »

     « Bon... »

     A Zurich, nous avons dû remettre les gaz...

     Mon rapport fut simple et net:

     « Inlâchable ! »

     Il ne fut jamais lâché... Ce n'est pas à 57 ans que l'on apprend à voler... 57 ? On découvre que ce pilote américain, avait ajouté dix ans à sa vie et à sa licence pour refaire un tour dans le ciel... Le pauvre vieux... Cela peut se comprendre, mais pas acceptable !

     Mais ils ne sont pas tous vieux, les tricheurs, au contraire... Je me suis toujours demandé comment certains aviateurs, sans scrupule aucun, peuvent ainsi tricher dans leur curriculum vitae... Le monde des aviateurs étant un monde si petit, comment peuvent-ils vivre continuellement dans l'anxiété de se faire reconnaître par un ancien collègue ou de se faire, après enquête, tout simplement pincer ? Il faut avoir du cran... Du cran, que je n'admire pas ! J'ai connu et je connais encore aujourd'hui des pilotes, qui sont passés, je ne sais comment, à travers les nombreuses mailles des filets de l'Inquisition... En attendant qu'on les déniche, je crois que la meilleure punition pour cette espèce dangereuse de faussaires, malhonnêtes à notre corporation, est de les laisser mijoter dans cet enfer de frousse permanente, qui est de se faire découvrir !

 

     Un qui fut vite lâché est Don Exley... Ancien pilote de chasse de Royal Air Force ! Pas en 14, ni en 40... Pendant son engagement militaire quand il avait 20 ans !

     Anecdote, qui n'a rien à voir avec son entraînement, si ce n'est l'entraînement au froid:

     Yone, la femme de notre grand ami Jean Claude Armani, ancienne hôtesse Alitalia, apprenant que j'allais à Stockholm, me conseille d'aller faire un tour au « Black Cat », une boite assez spéciale... Atterrissage, hôtel, douche et direction le « Chat Noir » !

     Mon équipage:

     « Dis donc, Jack... T'es fou ! Température extérieure: moins 27 degrés ! »

     « Ca ne fait rien, je vous promets du plaisir ! »

     « T'es vraiment fou ! »

     « Taxi ! »

     C'est la nuit... Nous avons oublié qu'il fait noir depuis bien longtemps dans ce pays... Bien qu'il soit huit heures du soir, nous, on croit que c'est minuit ! Le chauffeur connaît le
« Black Cat »... Il nous dépose juste à l'entrée et s'en va... On se précipite !

     « Merde ! L'établissement est fermé ! C'est trop tôt ! »

     Alors, la peau craquelante, les oreilles et le nez, en blocs de glace, nous courrons dans la rue... Nous cherchons un refuge !

     « Là ! »

     Le seul établissement ouvert... Un ciné-porno ! Là-dedans, au moins, il fait chaud... On se réchauffe !

     « Taxi ! »

     Hôtel, bains chauds ! Niam-niam, glou-glou, dodo ! Gla-gla...

     Au retour à Singapour, Yone:

     « T'as vu de beaux petits culs au Chat Noir, hein, Jacques ? »

     Qu'on ne parle plus jamais de chattes !

   

     Le lendemain, notre cargo 707 étant aussi gelé que nous la veille, il nous a fallu attendre d'être à la verticale d'Istanbul pour enfin retrouver une personnalité normale de pilote... Petit à petit, au fur et à mesure que l'avion se réchauffait, nous avions enlevé notre casquette, nos gants, notre écharpe, notre manteau, notre veste, nos pulls...

     Don:

     « Un vol strip-tease, Jack ! Ca ne valait pas la peine d'aller au Black Cat... »

     « Tais-toi et vole ! »

     Don Exley... Il y a plus de quinze ans de cela, nous sommes en 1993 ! Don n'est donc pas mort de froid, puisqu'il termine sa carrière dans un mois... Une belle carrière !

     Ainsi, nous avions décollé de Scandinavie par MOINS 27 degrés pour atterrir dans le Golf Persique, où la température était de PLUS 27 ! 54 degrés de différence ! Le corps des pilotes encaissent, nous ne sommes pas aux PT...

     « Jack ! »

     « J'ai rien dit, j'ai rien dit ! »

   

     Ce que j'ai le plus apprécié lors de mon passage comme instructeur est le training donné aux pilotes venant de l'Air Force... Surtout, les tours de pistes visuels, les « touch and go », on touche le sol, on remet de suite les gaz et on recommence, sur l'aéroport militaire de Tenga, qu'ils connaissaient bien. Ils venaient de quitter le Hunter, que cette Force Aérienne possédait encore à l'époque ! Nous étions donc « sur le même chanel», la même longueur d'ondes... Je me revoyais en eux ! Je n'avais pas besoin de leur demander de serrer un peu plus leur circuit, ils me le demandaient... On se serait cru à « La Chasse Bordel » !

     « N'oublie pas quand même pas que ceci est un Boeing 707... »

     Les anciens de l'Air Force... Ca se sent tout de suite !

   

     Jean Bosmans et Etienne Fallon, après la Tunisie sont partis voler pour la Royal Air Maroc... De Casablanca, ils m'écrivent chacun de leur coté:

     « Hello, Jack, comment ça va en Asie ? Ici, ça va, mais à tout hasard, pourrais-tu envoyer quelques précisions sur ton job à Singapore Airlines ? » J'ai compris, je réponds:

     « Venez ! Ticket, brosse à dent et licences ! »

     C'est ainsi que Jean et Etienne viendront travailler à Singapour... Pelle compris, nous serons alors quatre Belges à SIA, quatre anciens de la Force Aérienne !

 

     Eddy Wan n'est pas un ancien de l'Air Force et comme la plupart des copilotes locaux, est entré jeune dans la compagnie, ira de promotion en promotion, y passera sa vie, prendra la place de gauche, deviendra instructeur... Il est aujourd'hui Commandant de Bord 747-400 ! Très bien ! En 1978, il est mon copilote sur 707 et est devenu mon ami, tout comme F. H. Yap, avec qui j'ai « raboté » l'Asie, le Pacifique et l'Europe... A 4 heures du matin, nous sommes dans le hall de l'hôtel Sheraton à Dubai, où à la réception nous attendons que l'on nous distribue nos chambres... Eddy est étonné de voir rentrer un équipage assez délabré... La fatigue gravée sur le visage, les pilotes ont une barbe de deux jours, leur chemise et surtout celle du mécano remplie de taches d'huile... Ils ne marchent pas vers la réception, ils rampent! Ils demandent à l'employé s'il y a encore trois chambres de disponible...

     « Non ! L'hôtel est complet ! »

     Les yeux remplis de sommeil et d'imploration, ils se tournent alors vers Yves, le « Directeur de nuit », un Français, que je connais bien et qui les toise:

     « Vraiment pas de... »

     « Non ! L'hôtel est complet ! »

     Courbés au raz du sol, ils repartent misérables, traînant leurs valises et leurs peines à la recherche d'un gîte...

     Eddy me demande:

     « Qu'est ce que c'est que ça, Jack ? »

     « Ca, c'est le charter, mon vieux ! L'équipage de l'avion cargo, qui nous suivait en approche... La Pélican Airways ! »

     « La Pélican Airways ! Hi ! Hi ! Hi ! »

     « Faut pas rire, Eddy... Le charter, tu n'as pas connu cela, toi ? »

     « Non... Heureusement ! »

     « Dommage, Eddy... »

 

     Je n'ose plus tellement leur raconter ma vie et mes aventures aéronautiques à ces jeunes Singapouriens... Ils finiraient par se poser des questions sur ce Captain expatrié, que je suis !
La plupart de ces jeunes pilotes ont emprunté la « voie royale »... Confortablement assis dans un fauteuil, ils feront carrière en sécurité et sans avoir connu les péripéties extérieures à leur compagnie nationale... A 24 ans, ils volent les plus grosses machines ! A condition de ne pas assassiner leur Chef-Pilote, leur carrière est toute tracée... Leur seul souci semestriel: passer l'examen médical et le test professionnel ! Comme en général, ils sont bons, même très bons, des vrais robots de la technique moderne, ils survivront... D'ailleurs, certains de ces jeunes aviateurs ont le courage de me l'avouer:

     « Hélas, Jack, je n'ai pas connu cette vie excitante... Je vais passer le reste de ma vie à pianoter un computer ! »

     Triste... La voie royale ? Je préfère la mienne: la route de campagne, les chemins de traverse !

     Encore plus triste quand je pose la question:

     « Aimes-tu voler ? Comment trouves-tu ce job ? »et que je reçois une réponse comme celle-ci:

     « Bof... Je suis rentré à l'aviation par le truchement des petites annonces, on demandait des pilotes, j'ai répondu, j'ai été accepté, j'ai réussi... Bof, un job comme un autre... »

     Scié, je suis ! Alors, mon courage à moi, est de ne pas débarquer ce copilote à la prochaine escale ! Heureusement, cette race n'est pas trop courante, sinon, mon mécano et moi, on se retrouverait souvent bien seuls dans le cockpit...

 

     Voici une lettre authentique, écrite par un gamin (heureusement !), à qui on avait demandé ce qu'il voulait faire de sa vie... Lettre qui m'a  également scié !

     « Quand je serai grand, je veux devenir un pilote parce que c'est un job merveilleux et facile à faire. C'est pour cette raison qu'il y a tellement de pilotes de ligne dans le monde.

     Les pilotes n'ont pas besoin de trop de diplômes. Il leur suffit d'apprendre à compter, ainsi ils peuvent lire leurs instruments. Je crois qu'il doivent aussi pouvoir lire une carte.

     Les pilotes doivent être braves pour ne pas avoir peur dans le brouillard ou quand une aile ou un moteur vient à tomber.

     Les pilotes doivent avoir une bonne vue pour voir à travers les nuages et je crois aussi qu'ils ne doivent pas avoir la frousse du tonnerre ou des éclairs puisqu'ils sont plus près d'eux que nous.

     Le salaire des pilotes est une chose que j'aime. Ils reçoivent tellement d'argent qu'ils ne savent pas quoi en faire. C'est la raison peur laquelle les gens pensent que voler un avion est dangereux, exceptés les pilotes, qui savent combien c'est facile.

     J'espère que je n'aurai pas le mal de l'air et si j'ai le mal de l'air, je ne pourrai jamais devenir un pilote et alors je devrai travailler. »

     Nom di Diou ! Bonne chance, mon petit gars...

 

     Histoires du « born loser », celui voudrait bien, mais qui ne peut pas, parce que c'est comme ça, parce que c'est inscrit dans son tracé de vie... Il est déjà perdant avant de commencer !

     * Le soir, à la sortie du bureau, le born loser emprunte le pas à son patron... Il le suit comme un petit mouton, engoncé dans sa veste, penché éternellement vers la terre, sa casquette enfoncée sur sa tête... Son patron n'est pas un loser, non ! Fière prestance, chapeau melon, manteau de fine laine, col en fourrure, écharpe en cachemire blanc... Le born loser, pour une fois, soulève ses yeux:

     « Oh ! » s'exclame-t-il, « la première étoile ! J'ai vu la première étoile du soir ! Elle scintille dans le ciel ! Il faut faire un vœu ! Je fais un vœu ! »

     Et de dire à son patron:

     « Je voudrais une augmentation ! »

     Le boss, entre deux bouffées de son cigare et sans se retourner:

     « Oubliez, mon vieux, ce n'est pas une étoile, c'est un 747 ! »

   

     Le rêve, la consécration finale pour tout pilote de ligne est de voler un jour un Boeing 747!

     * Ce pilote n'a pas de chance... Il arrive trop tard dans sa carrière... Il est trop âgé pour être sélectionné au cours 747 ! Désespéré, il va trouver Madame Irma, sa voyante habituelle...

     « Encore vous ! Que voulez-vous savoir cette fois-çi ? »

     « Si après ma mort, je pouvais voler un 747... »

     « ?!?! »

     « Je veux savoir si dans l'au-delà, il y a des 747... »

     Après tout, se dit Madame Irma, je gagne bien ma vie avec ce nigaud...

     « Attendez, Monsieur, je vais consulter ma boule de cristal... »

     Madame Irma jette un œil dans sa boule...  (!)...

     « Voilà ! »

     « Quoi ? Quoi ? Dites-moi vite ! »

     « Monsieur, j'ai de bonnes nouvelles et de mauvaises nouvelles... »

     « Ah ? Dites-moi les bonnes d'abord ! »

     « Et bien, mon cher Monsieur, vous êtes un veinard, vous ! »

     « Quoi ? Quoi ? »

     « En effet, dans le ciel de l'au-delà, je vois des 747... J'en vois même beaucoup ! Je crois donc qu'il vous sera possible de les voler un jour... Après votre décès ! »

     « Ah ça alors ! Pour une fois, c'est vrai, j'ai de la chance... Heu... Madame Irma, quelle est la mauvaise nouvelle ? »

     « Votre entraînement commence demain matin ! »

     Le born loser...

 

     Sans mourir et sans le savoir, mon entraînement à moi, sur 747, est proche...

 

     Vol sur Tokyo en 1979, cinq jours d'escale ! Michèle m'accompagne toujours pour ce genre de courrier... Problème de communication, vite réglé à la manière japonaise: au restaurant, on montre du doigt les photos ou les formes en plastic représentant les plats à déguster (!), à l'agence de voyage, nous désignons les images des tours disponibles... Nous visitons ! Tokyo et ses alentours, le Fujihama... « Bullet train », le TGV japonais nous emmène à Naha... Visites des temples ! Dans l'un d'eux, je tire « les bâtonnets »... Je tire le bon, puisque mon bout de bois me renvoie à la traduction en anglais de ma « grande et bonne fortune » ! J'ai conservé précieusement ce document... Bref, tout va très bien pour moi ! Je peux même m'attendre à une promotion !
Je n'ai donc pas besoin, comme le font ceux qui ont tiré une « mauvaise ou une très mauvaise fortune », de nouer mon morceau de papier à l'arbre, planté juste à la sortie de ce temple... Le vent emportera les prévisions néfastes et on y pensera plus ! Faut dire que cet arbre n'est plus vert, il est tout blanc ! Blanc de papiers des infortunés... Je n'ai pas besoin du vent, j'oublie mon papier au fond de ma poche !

     Nous rentrons à Singapour... Dans ma « pigeon box », un mot du Captain McCully, mon patron de l'entraînement !

     « Aïe ! »

     J'ouvre...

     « Vous quittez votre position d'instructeur... »

     J'ai un choc ! Qu'ai-je fait ? A part, lors de ce check, que je fais passer, atterrissage sur deux réacteurs, ces huit pneus qu'a fait dégonfler un pilote en appuyant un peu trop sur les freins ! Trop tard, je n'ai pas pu reprendre...

     « Vous passer sur 747 ! Le cours commence en Avril 1979... Félicitations ! »

     Je rêve souvent que je vole... Dans mon rêve, je prends mon élan et je m'envole, les bras en ailes ! Une sensation de rêve... En lisant cette lettre de promotion, je crois que j'ai éprouvé cette même jouissance avec en plus, une musique de grandes orgues ! Mon conte de fées se réalisait enfin ! Je volais, je jure que je volais...

 

     Le Commandant Ken Toft, toujours élégant avec son nœud papillon, nous donne le premier briefing:

     « Vous avez de la chance, les gars, vous arrivez à pic... Vous allez voler non seulement le Boeing 747-100, le 200, mais aussi le 300, le « Big Top », qui arrive bientôt ! »

     Allez, tant mieux ! Nous ne sommes pas perdants, nous ne sommes pas des losers...

 

     Recommence alors tout le programme habituel:

     1/. Cours au sol d'un mois, au cours duquel je commence, sous la lumière des néons, à avoir des difficultés ont lire les graphiques des performances...

     A Londres, avec Paul Dardenne, nous avons les bras qui s'allongent, qui s'allongent... Sous ce réverbère du coté de Trafalgar Square, nous essayons, mais en vain, de lire le plan de la ville ! Un « Bobby », un gentil policier, nous fait une lecture de carte... Sauvés, on retrouve le chemin de l'hôtel !

     « Il faut faire quekchose... » dit le Pelle.

     Ce « quekchose », c'est Maryvonne Perez, ancienne copine de Tripoli, de passage à Singapour, qui me fait retrouver une vision normale... Lors d'un repas chinois, elle me fourre sur les yeux les lorgnons de René, son mari... J'aperçois mieux mes nouilles !

     « Tes quoi ?, Jack ! »

     « Mes nouilles ! Mes nouilles chinoises dans mon assiette ! Dis donc, moi, si ma vue a baissé, toi, tu as les portugaises complètement ensablées... Tu ne passeras jamais ton audiogramme ! »

     Bref, Maryvonne s'écrie:

     « Po ! Po ! Po ! Jacques découvre la vue, dis ! »

     Premières lunettes !

 

     Pour la réussite de ce cours, avec Gerry Sirley, Anglais né au Kenya, Dick Trull, Américain, tous deux aussi instructeurs avec moi, organisons une grande bouffe au bord de la piscine de mon « condo »... La bière coule... Dick Trull est jeune, il a 34 ans, Gerry, avec qui je reparle le Swahéli, un peu plus, moi... A la fin du repas, on fout tout le monde à la baille ! Sauf les Califes, que nous avons invités... Maurice de Vaz, qui est à présent notre Chef-Pilote, McCully, Chef-Pilote entraînement-traning, Choon Choy, Chef-Pilote 707, Mohan Singh, Doodley Leiscester et les autres Chefs ! Faudrait pas noyer notre avenir...

     Je me dois de parler de Gerry Sirley... Une figure ! Tout d'abord, un excellent opérateur... Hors pair ! Un sens de l'air, qui lui coule naturellement dans les veines, fait de lui un aviateur né !

     Mais Gerry a un caractère particulier... Il lui arrive toujours des « bricoles »... Ainsi, croyant bien faire pour ce long vol à « équipage augmenté », qu'il va effectuer qu'en tant que Commandant en second, il ne veut pas appeler le « standby », « la réserve » à Honolulu, où il s'est tordu la cheville le matin en faisant son « jogging »... Il arrive avec des béquilles et en uniforme à l'aéroport !

     Lors d'un autre vol en double équipage également, c'est au tour de Gerry d'aller dormir dans
« le bunk », la couchette dans le cockpit réservée à cet effet... L'autre Captain remplace Gerry, qui change d'uniforme en enfilant son bermuda et son T-shirt à fleurs... Avant de se coucher, il va se dégourdir les jambes... Il descend par l'escalier en colimaçon, qui aboutit à la première classe... Il fait sombre... C'est la nuit, les passagers roupillent... Malgré la lumière tamisée, le Chef de cabine remarque vite ce personnage floral !

     « Sir, excusez-moi, mais vous êtes ici dans la première classe... Je... Heu... J'ai l'impression de vous avoir déjà vu quelque part... Où est votre siège en classe économique ? »

     Gerry hurle et réveille tout ce petit monde douillet de la « fisrt class »:

     « Mon siège ? Il est là-bas, en haut, à gauche dans le cockpit ! JE SUIS VOTRE COMMANDANT DE BORD ! »

     Gerry Sirley me racontera plus tard une autre histoire inimaginable... Une aventure incroyable, mais vraie, qui ne pouvait arriver qu'a lui seul ! J'abrège, car son récit dura des heures... Et puis, vous n'allez pas y croire ! Grâce à ses dispositions naturelles d'aviateur, Gerry a repris les commandes d'un avion, qu'il ne connaissait pas et dans lequel il n'était que passager ! Pourquoi a-t-il repris les commandes ? Parce que le pilote fut éjecté de cet avion en vol ! Il voulait vérifier la fermeture de l'unique porte, mal fermée au sol sans doute, de ce petit appareil... Gerry a ramené l'avion à bon port ! Finale de cette aventure aérienne peu commune: le pilote, accroché par son pied à la chaîne de la porte, pendait à l'avion... Gelé, mais vivant !

     Mon copain Gerry Sirley... Un phénomène !

 

     2/. Simulateur ! Ca y est, ça recommence aussi ! Pannes ! Feux ! Feux ! Pannes ! Train, volets, qui ne veulent pas sortir ! Check-lists ! Check-lists ! Remise de gaz en veux-tu en voilà pendant une dizaine de séances, qui s'étalent sur un autre mois... Mon instructeur n'est pas un facile... David Leong ! Mais ça ira... Je lui apprends quelques mots de français ! « Un petit cul, David ! Un petit cul ! Pas un petit cou... »

     Ceci, bien-entendu, après avoir réussi le « final check », le contrôle final au simulateur et lors de l'entraînement en ligne...

   

     3/. Circuits sur la machine ! Nom di Diou, une grosse machine ! Surtout à l'atterrissage... On est haut !

     « L'arrondi ! L'arrondi ! Tire sur le manche ! »

     « Déjà ? »

     « Oui ! »

     Plaff !

     Sacrée bête, ce jumbo...

     Un qui n'est pas une bête, mais un monsieur fin et distingué, le Commandant Teh, senior-instructeur, qui me fait passer le check en vol... Il me dit:

     « C'est bien, Monsieur Siroux ! »

     « Vous parlez le français ? »

     « Un peu... Je l'étudie... Je sais le lire en tout cas ! »

     Ce gentleman chinois parle français ! Pas étonnant qu'il ait de la classe, H.H. Teh... Nous deviendrons bons copains et plus tard, lors de rencontres dans les escales, nous jouerons au
tennis !

 

     4/. Entraînement en ligne ! Selon la disponibilité des avions et des instructeurs, encore quelques mois... Je me souviens de: « Bonne rotation !», me dit mon instructeur, Derrick Dasilva, lors de mon premier vol en ligne... Ce qui fut moins bien, mais ce n'est pas de ma faute, c'est l'aigle que j'ai tué en final au retour de Singapour... Ce bel oiseau est venu s'écraser sur la roue de nez !

     Chaque fois que je rencontre Derrick, je ne peux m'empêcher de lui rappeler cette tuerie... Quinze ans après:

     « J'ai gardé une de ses plumes, Jack... En souvenir ! »

     Mauvais souvenir... Ce bel oiseau !

 

     Je suis lâché « solo » en octobre, j'ai donc 44 ans ! Sept mois en tout pour la qualification
747 ! Coût total: 150.000 dollars/Singapour, un paquet ! Signature du « bond », c.a.d. d'un engagement à rester trois ans dans la compagnie... Normal !

     Comme disent les méchantes langues, les jaloux, les imbéciles:

     « Cher pour conduire un autobus ! »

     A quoi je réponds:

     « Pauvres cons ! »

 

     44 ans... Enfin, mon 747 ! Je pense alors à certains Singapouriens, comme Peter Leo, par exemple, qui devint Commandant de Bord 747 bien en dessous des 30 ans ! Bravo ! A l'époque, ces jeunes pilotes eurent la chance d'être « là », au bon moment, parce qu'ils avaient l'expérience voulue et des rapports de vol « above average », bien au-dessus de la moyenne... Les
« standards » sont élevés ici, plus de 5.000 heures de vol pour passer dans le siège de gauche !

 

     Les loyers doublent ! Je n'attends pas qu'ils triplent et quadruplent, ce qu'ils feront, pour embarquer ma petite famille dans le Nord de l'île... A Sembawang ! Wellington Road... Wellington... Comme par un fait exprès, je vais rencontrer ce grand Général anglais un peu partout dans l'ancien «Empire britannique» ! Wellington Street, Wellington Square, la statue de Wellington à cheval dans les parcs, la ville de Wellington, capital de la Nlle Zéelande, le saviez-vous ?... Wellington, Wellington, Wellington ! M'énerve un peu cet Anglais, vainqueur de Waterloo... On le sait, OK ? Bref, c'est comme ça, je suis bien obligé de coucher avec le général, puisque nous logerons dans sa rue pendant quatre ans...

     Nous habitons dans l'ancienne base de la Royal Navy, anglaise off course ! Ancienne maison du type colonial... Je me retrouve un peu au Congo ! En guise de fenêtres, des nattes... Il n'est donc pas question d'air conditionné ! Nous n'avons pas l'air con dans ce bungalow... La télévision belge est même venue nous filmer ! La fille de mes amis Putsage, à qui je vais un jour rendre visite lors d'un de mes passages à Bruxelles, me reconnaît de suite !

     « Oh ! Le monsieur sans fenêtres ! »

     Elle avait vu l'émission sur Singapour et appelée « D'autres Belges» (!)... Populaire !

     Des ventilateurs au plafond... Le luxe, les ventilateurs ! Nous n'en avions pas à Bafwasende, puisqu'il n'y avait pas d'électricité !

     Je vis torse nu, un « sarong», sorte de pagne, de paréo, serré autour des reins, j'ai des scandales aux pieds...

     Le jardin ? De la brousse ! Bref, je redeviens macaque !

     Entre deux arbres, un hamac... Dans ce hamac, ma femme, un livre à la main, le chat sur sa poitrine, les chiens couchés à ses pieds... Heureux pour elle, j'ai eu le malheur de lui dire:

     « Tu as vraiment le cul dans le beurre... Un vrai parasite ! »

     Plus tard, elle me reprochera cette remarque, malheureuse paraît-il... Je n'ai pas compris !
Ce que j'ai compris c'est que, intellectuellement plus faible sans doute et surtout moins compliqué qu'elles, je n'avais décidément jamais rien compris aux bonnes femmes... Ce qui fait de moi une sorte de born loser de la gente féminine !

 

     Et comme mes émoluments ont augmenté, je change de voiture ! Je fais toujours dans les Japonaises, les petites Japonaises d'occasion... Toyota-Corolla remplacée par Daihatsu-Charade, que j'ai toujours ! Un ami, mais est-ce un ami, a traité ma bagnole de « sac à dos » ! Les voitures sont très chères à Singapour... Deux à trois fois les prix d'Europe ! Vu le peu de superficie, le gouvernement essaie de limiter le nombre de véhicules... Il tente aussi de décourager l'automobiliste à circuler au centre de la ville en lui faisant payer une taxe pour pénétrer au centre de la ville pendant les heures de pointe... Dans les premiers jours de notre arrivée à Singapour, Michèle, pour conduire Valérie à l'Ecole française, ignorait ce règlement, elle rentrait et sortait allègrement de cette « Restricted Zone «... » Moi, je payais les amendes ! Efficace, Singapour... Efficace aussi la lampe, qui s'allume automatiquement sur le toit des camions et camionnettes au-dessus de 50 Km/h... La police verbalise ainsi aisément ! Je me demande ce que font les propriétaires de Ferrari (il y en a pas mal !)... Ils doivent probablement passer leur vie en première vitesse... La vitesse maximum étant limitée à 50 Km/h et à 80 sur autoroutes !

 

     Dès notre installation, notre voisine vient se présenter... Elle est gentille, la voisine... Elle sait ce qu'elle fait !

     « Si vous avez besoin de quelque chose, n'hésitez pas... Ah, à propos, ma chienne vient d'avoir ses petits... Venez les voir, ils sont mignons, mignons ! Je les vends avec pedigree et tout et
tout... »

     Michèle a toujours rêvé d'avoir des chiens... Quant à Valérie, non seulement des chiens, mais des chats, des lapins, des poissons rouges, des tortues... Nous voilà donc en possession de deux chiens, d'un chat, ramassé au marché et donc sans pedigree, lui, d'un lapin et d'un aquarium, plein de poissons multicolores et de tortues en miniature !

     Mignons, mignons, les petits chiens, deviendront grands les petits chiens... Plus ils grandiront, plus le chat deviendra neurasthénique ! Epuisé de leur griffer le museau, il en mourra, le pauvre Farrer... Des amours pourtant, ce couple de chiots... Des Bergers allemands! La femelle: Semba ! Le mâle: Wang ! Semba et Wang ! Original, Sembawang !

     « Et Sembawang ? »

     « De quoi tu parles ? De nos chiens ou de notre quartier ? »

 

     Je voudrais ici parler non d'un chien (!), mais d'un chat, qui m'était très cher au Congo, un vrai tigre... D'où son nom: Tigré, fils de Poussinnette ! Chasseur de premier ordre, il ramenait des rats, des oiseaux, aussi énormes que lui... Pour son frère Noirou ! Car Noirou était aveugle... Lors de ces retours de chasse, Tigre ne faisait pas des ronrons... Il avait un feulement qui glaçait toute la maison ! Même Raf, ce méchant chien, que Tigré avait d'ailleurs remis vite en place par un solide coup de patte, en restait pétrifié ! Je m'en souviens, une après-midi: rugissements bizarres de Tigré ! Nous allons voir... Tigré tient dans sa gueule la tête d'un serpent à moitié vivant ! Enroulé autour de son corps, le serpent essaie d'étouffer mon chat... Avec l'aide de Modeste, je le libère...

     « Ca vous intéresse, oui ou non, l'histoire de mon tigre ? »

     « Si, si, Jack ! Si, si... Nous... »

     « Sinon, il faut le dire, hein ! »

 

     Pour une soirée, il est difficile d'inviter en même temps tous vos amis pilotes de ligne pour la bonne raison qu'ils sont tous dispersés aux quatre coins de la terre, dans tous les azimuts... Quand un est là, l'autre n'est pas là !

     « Et lui ? »

     « Lui ? Il est là ! »

     « Il est là ? Alors, on fait une bouffe ! »

     Guy Robbe, Président de l'Association belgo-luxembourgeoise à Singapour, connaît aussi ce problème, vu que la plupart des membres sont des hommes d'affaires, qui voyagent presque autant que nous les pilotes... Il a donc des difficultés de réunir tout son petit monde, Guy ! Homme généreux de nature, il ne regarde pas à la dépense et donne de belles soirées ! En fait, Guy Robbe, durant tout son séjour de dix ans à Singapour, a été plus l'Ambassadeur des Belges à l'étranger que les Ambassadeurs de Belgique, qui ont défilé pendant cette décennie...

     Guy avait organisé pour l'Association une journée sur une jonque chinoise... Pas n'importe quel rafiot ! Une jonque construite à Canton par des jeunes Français... Ils avaient décidé, ces amoureux des mers, de ramener à Paris, au pied de la Tour Eiffel, ce magnifique bateau ! Par la Mer de Chine, l'Océan Indien, le Cap de Bonne Espérance, l'Atlantique et la Méditerranée, ils y sont arrivés ! Il leur a fallu quelques années et de nombreux avatars, mais ils l'ont fait ! Chapeau !

     Bien que sponsorisés par une grosse boite de pétrole, ces jeunes marins courageux se faisaient un peu d'argent de poche en « charterisant » leur jonque aux escales... A celle de Singapour, Guy leur loue la jonque pour une ballade dans les îles... Il demande une participation minime aux membres de l'Association pour cette occasion assez exceptionnelle... Certains trouveront le prix de cette journée trop élevé ! D'autres, faisant semblant de rien en quittant le navire en fin d'excursion, ne régleront pas les boissons, qu'ils avaient bues et cependant inscrites au tableau juste au-dessus du bac à glaces, rempli de bouteilles de bière ou de limonade ! Il a fallu leur courir après... Pour moi, ces gens-là sont des... des...

     « Quoi, Jack ? »

     « Des minables ! »

     Nous, les pilotes au contrat local, nous avons bien quelques indemnités de logement et de déplacements... Rien à voir avec le statut de ces employés, sous-directeurs ou directeurs de banques et de sociétés, qu'ils soient petits Belges, petits Français ou petits d'ailleurs ! Ils n'ont jamais voyagé... Postés pour la première fois hors de leur patelin pluvieux, les voilà « expats ... » Ils quittent leur HLM (!) pour habiter gratuitement au soleil une jolie villa ou un bel appartement avec voiture, bonne, gaz, électricité et téléphone, le tout payé par leur boite ! Ils se croient alors devenus princes et invitent aux frais de leur compagnie... Ils ont la certitude d'offrir ! Mais donner un petit sou de plus de leur poche ? Jamais ! Ces gens-là, économisent... Lamentablement! Fiers, ils parlotent, le champagne à la main, ne comprenant rien, mais alors rien de rien, à leur bêtise et à l'environnement local... Des minables !

     A force de se déplacer, il y en a qui guériront... Mais j'en doute ! Chez eux, c'est ancré aux sources, d'être minable... Petites gens, ils ne grandiront jamais ! Maladie de naissance, qu'ils ont !

     Heureusement, il existe toujours des exceptions... Ils ne sont pas tous comme ça !

  

     « Jaloux, Jack, de leurs indemnités ? »

     « Tu me prends pour un minable, maintenant ? »

  

     Ecœuré, je mets les voiles, car je suis tombé amoureux...

     « Encore, Jack ! »

     « Oui »

     J'ai affaire ici à une maîtresse d'un genre nouveau pour moi... Une amie avec qui je dois changer de langage et de comportement... Je dois la serrer au près, puis prendre le largue, après avoir viré de bord ! Elle n'est pas facile cette partenaire... Je suis tombé amoureux de la voile !
Je prends mon vélo et...

     « Ah ! Tu vois, toi aussi, tu as un vélo, Jack ! »

     « Oui, mais un grand, tu sais ! » et je descends vers le « kampong «, le village de pêcheurs malais, je traverse la jungle... Je vais à la Marina !

     Ce sont les copains des alentours de Sembawang, qui m'ont fait virer de bord (!) et converti à la voile... J'entends: à la mer ! Timidement, je loue un dériveur et je n'avance pas ! Etienne Fallon est avec moi et nous n'avançons pas ! De son voilier, Gille Barbier nous donne des ordres:

     « Vous êtes au vent ! La voile faseye ! Bordez ! Tirez un bord ! »

     « Qu'est ce qu'il raconte ? »

     Plouff !

     Philippe Legoff, un breton, m'initie... D'abord, les termes de marine, la théorie... Interdit de parler de corde, mais de boute ! Les amers, pas les repaires ! Pas à droite, ni à gauche, tribord, bâbord ! Je dois être paré à virer « lof pour lof «, je dois serrer au près, je ne prends pas mon pied, je prends le largue et le grand largue... Voiles en biseaux ! Philippe m'apprend les nœuds:
les nœuds de chaise, les nœuds de çi, les nœuds de ça, des sacs de nœuds ! Les manœuvres:
les bords et les virements de bord ! Les allures: bâbord ou tribord amures ! J'achète le bouquin des Glénans... Je potasse ! Je passe à la pratique et mon dériveur se met à avancer par miracle !

     A mon tour, j'initie mes femmes... et mes chiens ! Allez, tous dans le « Topper ! » Ce dériveur minuscule, qui nous ramène de l'île de Seletar (à  300m de la marina !), n'en peut plus... Nous avons dépassé son poids au décollage... Il prend l'eau ! On écope ! Sauf les chiens, qui ne comprennent pas très bien ce nouveau jeu... Pour marquer sa désapprobation, Wang n'arrête pas de bailler, le cul dans la flotte ! Semba, paniquée, lèche la figure de Michèle...

     Comme mes émoluments ont encore augmenté et comme il n'y a pas tellement de place pour tout mon petit monde, je décide l'achat d'une embarcation plus spacieuse... J'achète un voilier
de 7 mètres, le Maxi 77 ! Carré agréable, deux couchettes, coin cuisine, double-lit à l'avant, grand cockpit et surtout un large pont, idéal pour les bains de soleil et rarement déserté par Michèle, Valou et les chiens... Des crêpes au soleil ! Je suis donc souvent seul dans le cockpit à tourner le « Winch », à border les voiles, à hurler des ordres rarement exécutés... Je suis donc le « Skipper à tout faire », le navigateur solitaire ! Je cours tous les magasins d'équipements de bateaux du monde entier, les « shipchandlers «, pour améliorer mon « navire » et me faciliter la tâche...
A Londres, j'achète un pilote automatique, à Sydney, un enrouleur de génois, à  Honolulu, un profondimètre, à Taiwan, un compas, à Auckland, un « log » électronique, qui tombera en panne puisqu'il est électronique... Finalement, le Beaujolais » est paré ! Le Beaujolais ? Oui ! Nous avons baptisé notre voilier: Le Beaujolais » !

 

     Philippe, lui, a un grand voilier, avec lequel nous faisons de belles ballades et sur lequel j'apprends beaucoup ! Un « Vagabond » de 12 mètres, une belle bête, dont je m'enflamme aussi...

     « Jack, vraiment, tu exagères... Tu vas finir par rôtir à petit feu !»

     « M'en fous ! »

     J'ai 5 jours « off » ! Je propose à Philippe de nous accompagner sur le Beaujolais pour une croisière en Mer de Chine... Philippe, tant qu'il s'agit de la grande bleue, est toujours prêt comme un louveteau !

     Nous profitons de la marée du soir pour prendre le cap... Il nous faut passer la pointe sud de Malaisie avec le courant... Comme nous sommes en retard, nous sommes contre le courant! Dans la nuit et sur la côte, je vois mes amers immuables, je les vois même avancer ! Nous reculons !
Je vois surtout les gros pétroliers, qui nous rasent les bords... Impressionnants ! Pas pour Michèle et Valérie, elles dorment ! Ni pour les chiens, puisqu'ils sont restés à la maison... Ils nous ont fait la gueule au départ... Au retour, on se fera engueuler, c'est assuré !

     « Philippe, je mets le moteur en route ! »

     Marin au fond de l'âme, il déteste l'emploi de ce moyen pour « donner de l'erre » à un voilier... Etonnamment:

     « Moteur en route ! Faut quitter cette zone dangereuse de navigation !»

     De suite, mon « Volvo-Penta » ronronne ! La vitesse m'indique 4 nœuds, le courant contraire doit en avoir 3, nous marchons donc à 1 nœud de déplacement... Mes amers reculent doucement !

     Philippe:

     « C'est bon ! »

     C'est bon ? Il en a de bonnes, Philippe ! Du 2 kilomètres à l'heure... Moi, qui descend rarement en dessous de 900 km/h avec mon 747 !

     Après des heures et des heures d'incertitudes, nous passons la passe ! Nous nous éloignons des gros tankers... Ouf !

     Philippe:

     « Jacques... Pas une seule petite risée... Laisse tourner le moulin et pilote automatique ! On va boire un pot... Affiche un cap de 010 degrés, que nous garderons pendant 5 heures... »

     5 heures ? Je trace un trait sur ma carte, je mesure la distance... 5 multiplié par 4, la vitesse procurée par mon Volvo « teuf-teuf », égal 20, égal une trentaine de kilomètres en ne tenant pas compte du courant, moins puissant ici en haute mer que dans le détroit de Singapour !

     « Philippe, moi, en 5 heures, je traverse l'Océan Indien ! »

     « Relax, Jacques, relax... Tu fais de la voile... Relax... Sois bien content que j'accepte le moteur, sinon tu aurais le temps de traverser dix fois l'Océan Pacifique avec ton avion ! »

     Je me fais difficilement à ce train-train...

     Soudain, des phares foncent sur nous ! A la marina, j'ai entendu des histoires de pirates... J'ai vu revenir un gars, dont le bras avait été à moitié tranché par la machette d'un de ces frères de la côte, qui, avant cette boucherie, avait violé au préalable les deux nanas ! Tradition oblige...

     Philippe, impassible, probablement habitué de la chose:

     « Relax... fais-leur des signes de la main... Comme ça: Bonsoir ! »

     Le bateau approche, fait deux fois le tour du Beaujolais... Il s'éloigne !

     Ouf ! C'est la Police Navale de Malaisie... On prend un grand et long pot avec Philippe... Les filles roupillent toujours !

     Le lendemain, au petit matin, à dix kilomètres près, on ne connaît pas très bien notre position... Un bateau de pêcheur passe... Je veux leur demander où nous...

     Philippe, le Breton:

     « Jacques ! Jamais, mais alors jamais, un marin ne demande sa route ! Prends un cap Nord ! »

     Après belle lurette, c.a.d au coucher du soleil (!), ces 360 degrés nous amènent effectivement sur des îles... Lesquelles ? Il en a tellement...

     Philippe:

     « Nous allons atterrir ! »

     Atterrir ? En effet, c'est le bon terme... Nous atterrissons ! Au lieu de descendre le train, Valou, spécialiste en la matière, jette l'ancre: «Plouff » !

     Nous passons la nuit à bord... On raconte quand même l'affaire de la police malaysienne aux femmes, à quoi elles ont échappé... Leur seule réaction, comme à regret:

     « Ah, oui ! »

     Les femmes...

     Le barracuda, que nous avions pêché par hasard la veille au bout d'une ligne, glisse de la main de Philippe et disparaît dans la mer... Philippe, non seulement breton, mais cuistot, nous avait promis un gueuleton ! Raté...

     « Dis donc, Philippe, je survole souvent ces îles pour rentrer à  Singapour... Je regarde alors mon INS, instrument de navigation, qui me dit: 12 minutes avant l'atterrissage ! Il nous a fallu 30 heures pour atteindre Pulao Tinggi... »

     « Relax, Jacques, relax... Tu fais du voilier... »

     « Oui, mais, je dois rentrer à Singapour, moi ! Dans trois jours, je dois faire mon vol... »

     Vraiment, je me fais difficilement à cette vitesse de tortue... Et surtout le temps ! J'avoue que je ne parviendrai jamais... Moi, bourgeois pourtant en sarong et pilote de ligne en plus, à me mettre dans la peau de ces marins-là, à posséder leur mentalité de nonchalance, merveilleuse d'ailleurs... Nous, dans notre métier, si nous avons 3 minutes de retard, rapport ! Eux, sans boulot bien défini, ne possédant que leur voilier, une paire de sandales, un short et un T-shirt, leur notion du temps est vague... Parce qu'ils ont le temps ! Moi, je n'ai pas le temps ! Peut-être plus tard, à la retraite... Et encore ! Ainsi, Gilbert et Marie France m'annoncent un soir:

     « Tiens, on vient de revoir nos amis du Sénégal... Ils viennent juste d'arriver avec leur
voilier !»

     Je crois que ces retrouvailles viennent d'avoir lieu dans l'après-midi...

     « Non, Jacques, il y a trois mois... Nous ne les avions plus revus depuis Dakar ! »

     « Quand ont-ils quitté Dakar, vos copains ? »

     « Il y a cinq ou six ans... »

     « !!! »

     Ils ne souffrent pas du décalage horaire, eux... Ainsi, moi, j'ai de très très grandes difficultés
à m'adapter à ce rythme de vie !

     Mais ça ne fait rien, je suis amoureux de la voile, j'aime ! Alors je m'accroche et je fais des projets ! Pendant mes escales à Taïwan, je passe des jours entiers dans les sentiers navals...
Je suis bien décidé à acquérir le même bateau que Philippe, le Vagabond ! Je veux rentrer en Europe avec ce magnifique voilier... Tout le monde à bord ! Chiens compris ! J'ai déjà choisi sa couleur: noir ! Les voiles seront bordeaux ! Autant dire de suite que je suis fou... Sourire en coin, Michèle et Valérie jouent le jeu... Elles me laissent faire ! Elles savent, les coquines, que mon enthousiasme n'est qu'un feu de paille... Et qu'un jour, je serai amoureux d'un autre objet phénoménal, qui me passera entre les mains... Un tuba, une canne de golf ou un télescope par exemple !

     Oui, autant dire de suite que je suis fou...

     C'est ce que me confirme mon ami, Robert Faure, que je retrouve à Abu Dhabi et à qui je confie mes projets d'évasion... Il me regarde, lui aussi, le sourire aux lèvres...

     « Jacques, t'es fou dans ta tête... Toute ta vie d'aviateur, tu l'as passée à te battre contre le mauvais temps: les orages, les queues de typhon, les vents traversiers, le brouillard et le reste... En professionnel ! Et maintenant, pour tes loisirs, tu veux remettre ça... En amateur ! Allons, Jacques, les pieds sur terre ! »

     Cet avis amical fut un choc, une sorte de révélation !

 

     Toute cette folie est venue de la marina, passage de tous les voiliers du monde... Là, j'ai rencontré des marins (!) de toutes les catégories:

     * Les purs, que rien n'arrête ! A ma question à propos du mauvais temps, l'un m'a donné sa tactique:

     « J'affale les voiles, je ferme toutes les écoutilles et nous attendons, ma femme, ma petite fille et moi que le grain passe ! Nous avons fait ainsi fait plusieurs fois un 360 degrés... Mon bateau est en acier, je ne risque rien, un véritable sous-marin ! »

     Je me vois rassurer mes passagers en leur racontant ce genre de truc: « This is our Captain speaking... Le temps est à la turbulence, ne vous en faites pas si l'avion se retourne sur lui-même, il est solide ! »

     * Les impurs... Comme ce couple de bijoutiers, ayant tout liquidé en France pour se lancer autour du monde... Je les ai vus descendre de leur voilier tenant chacun dans leurs bras un caniche nain et blanc... Suivait « le skipper », le pro, qu'il payait cher pour leur faire faire le tour de la boule !

     * Et les inconscients ! Certains arrivaient sur une simple barquette à voile... Tels ces deux uluberlus, qu'on appelait « les zonards »... On n'a jamais su d'où ils venaient ! Le savaient-ils eux-mêmes ?

     Pas un seul de tous ces personnages folkloriques n'a jamais pu me dire la date et la destination de leur prochain départ ! Bien que j'avais avalé difficilement leur mode de vie, ces cinglés m'avaient transmis leur virus... A leur contact, je suis devenu fou à mon tour ! Robert Faure avait raison...

  

     Ce ne fut pas aisé d'être tous les trois libres pour profiter de notre voilier... Michèle donnait ses cours à l'Ecole française, Valérie sur les bancs de cette même école, moi peu souvent
à Singapour surtout les week-ends... Quant aux chiens, eux, toujours libres, ils se demandaient pour quelle raison nous n'allions pas plus souvent les promener en mer !

     J'ai cependant garder le « Beaujolais » pendant cinq ans... Nous avons vécu des moments de plénitude sur ce bateau ! Vu que le vent à  Singapour n'est pas idéal pour la voile, ou c'est le calme plat ou ce sont les bourrasques de force 5 et 6, parce qu'il y a orage, nous n'allions pas très loin... Nous faisions des ronds dans l'eau... Bien que naviguant sur mer, nous étions marins d'eau douce ! Pour la nuit, à peu de nautiques de Singapour, nous jetions l'ancre aux abords des petites îles proches, comme Pulao Ubin, Tekong, Kusu ou St John... Les chiens sur le pont, montaient la garde ! Wang surtout, qui détestait la société... De son aboiement guttural, il mettait en déroute quelque malheureux pêcheur, qui ne faisait que ramasser bien gentiment ses filets au lever du soleil, mais au goût de notre chien, cet intrus se promenait trop près de son voilier ...

     Sur un bateau, les meilleurs amis deviennent les pires ennemis, les couples se déchirent... Ce ne fut pas le cas ! A part quelques coups de gueule sur le pont lors de manœuvres incertaines... Le soir, après avoir jeté l'ancre, nous avions des instants de quiétude... Le silence... A l'étale, la mer baillait de fatigue... Plus rien ne bouge ! Oui, ces cinq années de voile, je peux le dire, furent des moments de magie divine...

     Je n'ai pas acheté le Vagabond et nous ne sommes jamais partis pour de lointaines traversées... Je suis devenu un traître en achetant un canot à moteur... Crime de lèse-majesté pour un marin de voile !

 

     Un marin comme Jean Pierre, qui a construit son voilier de bois et de 20 mètres aux Célèbes, le « Matutué « et dans lequel, « dans » parce que la carré ressemblait à un véritable grenier admirablement décoré, dans lequel sa femme Poussinette nous préparait de bons petits gueuletons... Cette magnifique goélette, qui fut leur maison, a coulé ! Un tronc d'arbre à la dérive a troué la coque... Prenant l'eau, ingouvernable, soulevé par de grandes vagues, ce magnifique navire, armé à l'ancienne, sans « winch «, mais à palans, s'est brisé, éclaté littéralement,
« Plaff » ! , sur les rochers de la fameuse passe de Bali... Jean Pierre et Poussinette ont pu sauter dans le dinghy... Sauvés ! Jean Pierre m'a dit:

     « J'en construirai un autre... »

     Je l'ai cru sur parole !

     Jean Pierre, un pur...

 

     A Honolulu, je rencontre René et Nini... Après quatre ou cinq ans de navigation à travers l'Atlantique et le Pacifique, ils arrivent enfin à  Hawaii... En revenant d'un « coucher de soleil «, promenade favorite des marins d'Honolulu pour admirer ce tableau en pleine mer, René me parle sur son voilier du « rayon vert »... On ne peut l'apercevoir et pour une fraction de seconde, que lorsque le soleil disparaît à l'horizon et il faut que le ciel soit limpide... Ce jour-là, pas un seul nuage ! Je vois le rayon vert ! Au retour dans la marina, nous croyons reconnaître ce grand voilier noir... On amarre vite le « Roméo Bravo », on prend vite le dinghy... On s'approche... C'est bien lui, l'ancien bateau de Jacques Brel, l'Ascot ! L'Ascot est devenu glacière... Il trimballe du poisson ! Mais cela ne nous empêche pas de monter à bord avec la permission du skipper... On s'assoit dans le cockpit... En silence, René et moi, profondément émus, nous pensons au grand Jacques !

     Puis un jour, plus de René, plus de voilier... Il est reparti vers les Mers du Sud, les Océans... Aux Maldives, j'ai de ses nouvelles...

     René, un pur...

 

     Un autre pur est mon collègue et ami Heyko Schroedl, arrivé à Singapour un an après moi... Itinérant et mercenaire du ciel transportant des machines à coudre sans doute, Heyko a volé un peu partout en Afrique avant de s'engager à SIA... Il y est toujours, mais attend avec impatience le jour où, enfin paré, il partira sur son immense catamaran vers... vers...

     « Vers où, Heyko ? »

     Il ne sait pas...

     « Je verrai... »

     Heyko, un pur...

 

     Le pur des purs fut ce skipper, qui m'invita sur son voilier à Auckland, Nouvelle-Zélande... Au téléphone:

     « Jack, 4 PM at the marina ! »

     4 H de l'après-midi ? Nous allons sans doute aller admirer le coucher de soleil, comme à Honolulu, petit café, gâteaux, biscuits... Je me trompais ! J'arrive et de suite, il me présente son équipage... Ils sont douze, en uniforme, salopette blanche et alignés comme pour une parade... Pas une tête ne dépasse ! J'ai l'impression de les passer en revue... Tout est prévu, le douzième me donne un uniforme... Avec ce voilier de 15 mètres, au mat et au gouvernail grand « comme ça », ces gens-là font la course !

     Alors commencent les trois heures les plus pénibles de ma carrière de marin (!)... Le départ est infernal ! Des dizaines de voiliers se frôlent... Le skipper, par des manœuvres qui me sont encore aujourd'hui inexplicables, ne démolit aucun des concurrents et parvient à prendre la troisième position... Il remonte, il dépasse ! Nous finirons second ! Mais à quel prix ? Automatiquement,
à chaque virement de bord, les « wincheurs » manivellent plein tube, les voiles sont impeccablement bordées... Incroyable ! Moi, dont les voiles font tout le temps « floc-floc » en faseyant... Les autres gars, dont moi, passent de l'autre coté du pont pour balancer le centre de gravité... Bâbord ? Allez, hop, tribord ! Tribord ? Allez, hop, bâbord ! Je me râpe les genoux en les imitant... Le sang rosit ma belle salopette blanche ! Jusqu'au moment où je deviens poids mort... Un pan de ma salopette s'est coincée dans un boute... Je ne peux plus bouger ! En jurant, car il va perdre une seconde de temps de course, le skipper ordonne de relâcher le boute de la grande voile... Je suis libre ! Je pars dans le sens contraire de mes coéquipiers... Plaff ! Mon crâne sur la tête de mon petit camarade ! Je n'ose pas demander un thé chaud avec des biscottes... J'ai ce sentiment bien net que ce n'est pas le moment ! Le skipper lance un ordre: le spi ! Branle-bas
de combat ! Un ballon se gonfle à l'avant du navire... Nous sommes au grand largue, vent arrière, un peu de relax... Je me frotte le front !

     Après cette corrida:

     « Qu'en penses-tu, Jack ? Full of fun, amusant, hein ? »

     « Heu... ! »

     « Attends ! Le plus difficile reste à faire... »

     Le plus difficile, c'est le pub, sous le grand pont d'Auckland, le «Bird's Cage », (la cage aux oiseaux), où le skipper paie la pinte à ses hommes... Pour le remercier, je le devance en commandant en vitesse treize verres de bière...

     « Tchin, Tchin ! Santé et merci... »

     Je bois une lampée... Je règle ma tournée... Je me retourne... Les treize pintes sont vides ! Le skipper a déjà commandé « sa » tournée... Et tous les autres voltigeurs d'en faire autant: chacun offre « sa » tournée ! Comme sur le pont, je ne suis plus le rythme... Je suis en retard d'une bière, de deux bières, de trois bières, que ces bourreaux m'obligent à vider cul-sec afin de les rattraper... Je pense à la cloche ! Pas la cloche du départ, la cloche de dix heures, celle qui va me sauver en disant:

     « Dernière commande !»

     Une ultime fois, les marins commandent... Par paquets ! Les pintes sont alignées sur le bar !
Je ne peux pas les compter... Non, vraiment, je ne peux plus !

     Le skipper me rassure alors:

     « Ne t'en fais pas, Jack, nous connaissons un endroit, qui ne ferme qu'à 1 H du matin... »

     Je crois m'évanouir !

     Je rentre à l'hôtel à quatre pattes...

     Le concierge:

     « Are you all right, Captain ? Vous sentez-vous bien ? »

     « ... »

 

     Dans le cockpit, on parle de tout et de rien... D'argent, de filles, de voitures... Il y a ceux, les sentimentaux, qui montrent les photos de leur femme, de leurs gosses... Personne n'exhibe la photo de sa petite amie ! Aussi est-on tout surpris lorsque quelqu'un vous dit:

     « Voulez-vous voir ma dernière conquête ? Une beauté ! Quelle finesse ! Quel... »

     « Montre ! Montre ! »

     Fièrement:

     « Admirez ! »

     Nous avons alors sous le nez une série de cartes postales, des vues de mer... Un superbe voilier fend les vagues !

     Un pur marin...

 

     Je ne montre pas de photos, puisque je ne suis pas un pur... Mon ami Alain Tyrbas de Chamberet, pilote d'hélicoptères, l'est peut-être un peu plus que moi ! Avec son épouse, Chacha, avec exactement le même voilier que le nôtre et avec le même enthousiasme, ils font, comme nous, des ronds dans l'eau... Ainsi, nous lierons avec eux une amitié sincère... Une amitié, qui demeure, puisque nous irons les visiter aux Etats-Unis, à Washington DC, où sur la rivière du Potomac et dans la baie de Chesapeake, Alain nous fera de la vitesse avec son puissant canot à moteur ! Un crime vraiment, pour un ancien amoureux de la voile... Forfait, que je commets également à  Singapour en tirant ma fille en ski nautique ! Moi, qui du pont de mon voilier refusait de saluer les brutes qui me dépassaient avec leurs hors-bord polluants et bruyants...

     Non, nous ne sommes pas de « purs-purs

     « ... »

 

     Dans les eaux chaudes des Tropiques, les « barnacles «, les coquillages envahissent les coques à une vitesse effrayante... Un élevage de moules ! Alain et moi, nous nettoyons donc la coque de nos voiliers respectifs... On plonge, on gratte ! Pfff... Pfff... On plonge, on gratte ! Pfff... Pfff...
La nuit, les hirondelles se prélassent sur les haubans... Elles chient en chœur ! Nous frottons... Pfff... Pfff... Il y a toujours un truc à réparer sur un voilier ! Pinces et tournevis ! Pfff... Pfff... Alain, pourtant bricoleur averti:

     « J'aurais mieux fait de placer en banque tout l'argent de ce voilier... Au moins, il m'aurait rapporté des intérêts ! »

     Je réponds:

     « Tiens ! J'ai déjà entendu ça quelque part... Un copilote chinois, donc expert en matière d'argent, m'a dit la même chose ! En plus, il m'a soutenu qu'être propriétaire d'un voilier équivalait à se mettre au bout d'une jetée et d'éparpiller ses dollars dans la mer ! »

     Alain, comme pour me convaincre:

     « Bah... Nous avons quand même beaucoup de plaisir de nos voiliers ! Hein, Jacques ?
Hein ? »

     « Oui, Alain, oui ! Mais un dicton affirme qu'il y a deux jours heureux dans la vie d'un marin, le premier quand il achète son bateau, le second quand il le vend... »

     Je suis un impur !

 

     Personnellement, j'ai plutôt eu un pincement au cœur quand j'ai vendu le « Beaujolais »...
En fait, je trahissais un ami, je trompais une maîtresse... Rupture définitive ! Pour moi, les bateaux, c'est fini !

     La raison principale de la vente de mon voilier fut l'anéantissement, l'expropriation par le gouvernement de toute la jungle de Sembawang pour y construire des HDB, des HLM...... Par conséquent, disparition de la marina, tenue par le peu souriant Mister Ong, démolition du restaurant tenu par Philippe Legoff au rire éternel... Sa femme chinoise, Maureen, tenait la caisse... L'argent rentrait ! Malgré la difficulté d'y parvenir, vu le sentier à travers la brousse, on y faisait parfois des mauvaises rencontres, des iguanes par exemple, ce restaurant, devenu un coin à la mode où le couscous de Gilbert et de Marie France, était au menu tous les samedis, a disparu dans la poussière des bulldozers... Triste histoire !

 

     Du coup, on change de maison... Même village... Sur les hauteurs de Sembawang ! Jalan (la rue en malais) Hikayat... Bungalow... Grande surface de terrain ! Obstiné et têtu, je suis toujours parvenu à obtenir ce que je voulais dans ma vie.... Je rêvais (je rêve souvent, excusez-moi !) d'avoir « ma » piscine... Voici l'occasion ! Sur la pelouse, j'ai de la place... Elle ne sera pas de dimension olympique, « ma » piscine... Montée à la surface du sol, cette baignoire d'un mètre vingt de profondeur et de 10 mètres sur quatre est à deux pas de la terrasse... Facile, « Plouff » ! Bien agréable...Agréable ? Pas la première semaine... Catastrophe ! Comme chez les Siroux, rien ne marche du premier coup (ma philosophe de mère: c'est un mal pour un bien...), la bâche de la piscine craque et les 40.000 litres de flotte se déversent dans le jardin et dans la maison de mon voisin chinois, qui vient juste d'aménager... Les chutes du Niagara !

     Michèle m'appelle d'urgence à Tokyo... Je m'attends toujours à une mauvaise nouvelle de Maman !

     « Non, ce n'est pas Minouche, c'est la piscine... Elle est descendue chez le voisin ! »

«  !!! »

 

     Ni Paul Dardenne, ni Etienne Fallon, ni Jean Bosman, ne feront pas du voilier avec moi... Paul et Etienne, attirés par un salaire élevé, un dollar fort, partent pour l'Arabie Saoudite, ce que je comprends ! J'hésite... Take it or leave it ! Je garde la mise, je reste à Singapour ! Je ne regretterai pas... Jean est bien obligé de quitter, SIA supprimant ses Boeings 727... Jeanne peut pas passer sur 747... Il a dépassé 52 ans, âge limite pour être qualifié à l'époque sur Jumbo ! Par la suite, ce sera 55 ans... L'offre et la demande... En bon « outlaw », Jean Bosmans se débrouille...Il part voler, toujours sur 727, pour une compagnie qui transporte des poussins... Les pilotes doivent voler continuellement avec le masque à oxygène pour ne pas respirer le duvet de ces crétins de poussins ! Faut le faire...

     Plus tard, ce sera le contraire, une migration de vieux routiers, va s'opérer de Jeddah vers Singapour... Viendront me rejoindre Guy Vanderlinden, Hawke Hellner, Basile Bastin ! Vieux frères d'armes... Et plus tard, Franck Dassen !

     En attendant, je reste donc le seul Belge dans la compagnie durant quelques années...

     Ce n'est pas pour cette raison, mais je ne digère plus ! Je ne vais pas voir Madame Irma, je vais voir le Docteur Koh... Il voit clair, lui !

     « Une douleur sur le coté droit, Captain ? »

     « Non, une lourdeur, Docteur, une lourdeur... »

     « I see... Je vois... Vésicule biliaire ! »

     Les radios confirment.... Opération !

   

     Craaaaak ! Craquelures...

   

     Le professeur Foo (prononcer fou !) m'examine...

     « Oh, mais vous me faites aussi une hernie, Captain ! Vous ne le saviez pas ? »

     « Une petite, Professeur, une toute petite hernie... »

     « Je vais vous arranger cela avec le reste... A propos, ça ne vous dérange pas que je vous opère devant mes élèves, n'est-ce pas ? »

     « Heu... »

     « OK ! »

 

     Je suis dopé sur ma civière... A moitié dans les pommes, je m'inquiète en attendant mon tour... Nous sommes ainsi quelques dizaines à patienter dans le couloir... Car il y a dans cet hôpital du Gouvernement, plus d'une vingtaine de salles d'opération ! Il ne faudrait pas qu'il y ait erreur sur la personne... Que je me retrouve sur le mauvais billard... Je m'inquiète ! J'ai bien autour du poignet un bracelet en plastique avec mon nom... Je lève péniblement le bras pour bien préciser que je suis le patient du Professeur Foo...

     « Hou, hou... Je m'appelle Siroux et je suis le... »

     Une nurse m'arrête net:

     « Do'nt worry... And shut up ! Ne vous en faites pas... Et taisez-vous ! »

     Un autre de mes copilotes chinois, à qui je raconterai cette « attente» dans le corridor avant d'être opéré:

     « Jack, il ne fallait pas t'en faire... Moi, j'aurais eu de sérieuses raisons de m'inquiéter, mon nom est Tan et il y a des milliers de Tan à Singapour ! »

     Apparemment, je suis dans la bonne salle, puisque dans mes vapes, je crois reconnaître mon Professeur parmi des têtes inconnues...

     Reviendrai-je ?

     Je reviens !

     Splendide job du Prof Fou (!) et soins merveilleux des infirmières ! Hôpital gouvernemental ? Hôpital de première classe ! J'y suis tellement bien dorloté que je fais l'impossible pour rester quelques jours supplémentaires !

     « Out ! Dehors ! »

     « OK... OK... »

     Les pierres sont de taille... Je les montre plus tard au Docteur Koh:

     « Hi ! Hi ! Hi ! »

     « Pourquoi ces pierres, Doc ? Et surtout si grosses ! »

     « Hi ! Hi ! Hi ! Vous, les Européens, votre nourriture est trop riche... Toutes vos sauces à la crème vous donnent... »

     « Au revoir, Docteur Koh... »

 

     Opération chirurgicale veut dire de suite perte de licence ! Après ma convalescence, je dois passer devant un comité de trois médecins spécialistes (!) en aviation, qui jugent si je suis à nouveau bon pour le service aéronautique...

     « Comment vous sentez-vous ? »

     « Ca va ! Et vous ? »

     Je récupère ma licence... Ouf !

     Et le 747 dans tout ça ? Le 747 ? ZZZZZZZZZZ... Il m'emmène en voyages, en longues randonné paisibles ! ZZZZZZZZZZ... Au cours desquelles, j'ai la chance, je le répète, de travailler avec des gens de toutes les couleurs, de toutes les nationalités... Oui, j'ai de la chance ! Qu'ils soient Commandants de Bord ou copilotes, j'en ai déjà cité, mais je ne peux pas tous les citer, ils sont légions ! J'ai souvenir de bons moments d'équipage:

     * Ainsi, aux Opérations, je rencontre pour un premier vol avec lui copilote originaire du Sri-Lanka... Je lorgne sa « fligh-case », où est inscrit son nom... Ils ont des noms à coucher dehors dans ce pays ! Il m'arrête de suite en se présentant:

     « Ce n'est pas mon adresse que vous lisez sur ma flifht-case, Captain, c'est mon nom ! Navaratnarajah. R. etc... On m'appelle Nava, c'est plus simple ! »

     « Ca oui ! Enchanté, Nava ! »

     En voilà un qui a de l'humour... Avec Nava, je sillonnerai donc le ciel avec plaisir ! Egalement, avec le Captain Jayawardena, son compatriote avec que je serai en double-équipage:

     « Appelle-moi Helmo... Plus facile ! »

 

     * Laurence Lye, jeune copilote à l'époque et à qui je donne les commandes après le décollage de Zurich... Une fièvre subite, mon palu colonial qui revient de temps en temps, comme ça, paff, et disparaît pouff ! Je fais le décollage de Zurich en cargo ! Ensuite, j'incline mon siège au maximum et enveloppé dans une couverture, je grelotte... Vaguement, je reconnais les différentes voix et accents des contrôleurs: les Italiens, Grecs, Turcs, Cypriotes, Syriens, Jordaniens, Iraquiens et enfin les Anglais, qui ont un contrat pour le contrôle aérien de tout le Golf Persique... Laurence me secoue en finale à Barhain, où je resterai planqué dans mon lit pendant les deux jours d'escales avec une fièvre de cheval !

     Devenu Captain et même Instructeur, Laurence Lye me remerciera bien souvent de cette confiance que je lui avais donnée...

   

     * Toujours le palu des Colonies... A Amsterdam ! Chandran vient aux nouvelles dans ma chambre de l'hôtel Marriott:

     « Tu n'as besoin de rien, Jack ? »

     « Si ! Des glaçons ! »

     « Pour ton whisky ? »

     « Non, pour les mettre sur ma tête... Elle va éclater ! »

     Le toubib, que Chandran fait venir, me trouvera donc avec un sac de glace comme couvre-chef... Il prend ma température !

     « Nom di Diou ! Je vais vous donner quelque chose qui... »

     « Mais j'espère bien, Doc... »

     Le médecin me donne une piqûre... Tout se calme... Béatitude... Je plane dans un rêve de couleur... Je rêve ! Je vois tout en rose, je vois des éléphants roses ! (Sic) Et je comprendrai mieux la tentation de drogués ! Le médecin m'avait injecté de la morphine...

    

     * Dass, qui m'a fait une des plus belles surprises d'anniversaire... En paragraphant une de ces cartes « Happy birthday ! », que le Captain doit signer souvent pour les passagers, j'avais fait la remarque:

     « Tiens ! Aujourd'hui, c'est aussi mon anniversaire... »

     Le soir, à Auckland, j'appelle mon équipage pour leur payer un pot... Dass:

     « Heu... OK, Jack ! Merci ! Rendez-vous dans la suite 417, à 20 heures... »

     « 417 ? »

     Dass avait déjà raccroché ! Bizarre...

     A 8 heures du soir, je frappe au numéro 417...

     « OUAAAAAH ! Happy birthday, Captain ! OUAAAAAH ! »

     Les 20 membres de mon équipage étaient présents ! Egalement de la fête, la fille et la famille de la fille, pour qui j'avais autographié (!) la carte de vœux, les agents de trafic SIA de l'aéroport, une partie du personnel de l'hôtel... Un paquet, un bouquet !

     Dass n'a pas dormi de toute l'après-midi... Ni le Chef de cabine, E.P. Chua ! Ensemble, ils avaient organisé cette soirée « mémorable » de mon 50ème anniversaire ! Non seulement, la bière a coulé à flots, mais aussi le champagne Don Pérignon... Je m'en souviendrai toute ma vie !
La preuve...

     Dieux ! Que ces marques d'amitié réchauffent le cœur...

     A propos, je m'offre à cette occasion une montre Rolex et comme je suis un gentil garçon, j'en achète aussi une pour ma femme, qui...

     « Jack, on s'en fout ! »

     « Ca va, je passe, je passe... »

 

     Je dis quand même que ces « vieux Chefs de cabine » comme E. P. Chua, Roy Pek, M.C. Lim, T.H. Goh, Simon et les autres, sont restés dans l'ambiance « aviation du bon vieux temps...
Le bon vieux temps... Dès la fin de la « shutdown check-list », la check-list finale, comme par un miracle de synchronisation, la porte du cockpit s'ouvrait ! Ces Chefs de cabine présentaient alors à l'équipage un plateau de verres de champagne ou de bière: le « reverses thrust » ! Aujourd'hui, les «reverses thrust» ne sont plus ce qu'ils étaient... Puisqu'ils n'existent presque plus !

 

     * William Foo, à qui je demandais récemment dans le cockpit:

     « William, il y a combien de temps qu'on se connaît ? »

     « Nous sommes de vieux amants, Jack... »

     Je fais donc partie des meubles... Des vieux meubles !

 

     * C'est avec grand plaisir également, que je vole avec Alberto Bastianelli... Cet Italien de Rome n'a rien d'efféminé ! Il nous a bien eus... Il nous demande un jour très sérieusement , à mon mécano et à moi:

     « Vous saviez qu'il y a un copilote homosexuel dans la compagnie ? »

     « On en apprend tous les jours... Qui donc, Alberto ? »

     Et le beau mâle de répondre:

     « Si vous m'embrassez tous les deux sur la bouche, je vous dirai qui c'est... »

 

     * Kim Minis, à qui je demande s'il a pris à la radio la température au sol en approchant Anchorage en Alaska:

     « Un degré, Kim, ça va encore pour ce pays de glaciers... »

     « Un degré Fahrenheit, Jack, Fahrenheit ! Nous sommes au States... Ce qui fait moins 17 degrés Celsius ! »

     « Oh, Nom di Diou ! »

 

     * A Christchurh, Nlle-Zélande, malgré un puissant vent de travers, je donne le décollage à mon copilote Mohan Jaya...

     Mohan est un « boddy builder »... Il a des biceps, gros comme ça, des cuisses musclées comme ça ! Je me dis qu'il aura donc la force de se battre avec les rafales... De tête, il ressemble à Michael Jackson, quand Michael Jackson était beau, bien basané, avant qu'il ne trahisse sa race en devenant blanc et avant qu'il ne tombe complètement en couilles... Mohan est donc un
baraqué ! Pas du genre copilote « une petite pipe, mon Commandant ? » !

     Exécution parfaite de ce take-off délicat ! Turbulences en passant au-dessus des « Alpes » (comme ils les appellent là-bas !)... Maintien de l'assiette et de la vitesse par Mohan !

     « C'est très bien, Mohan ! »

     « Oh, Captain, je suis habitué aux secousses... Je suis un rainmaker ! »

     « Un quoi ? »

     « Un faiseur de pluie ! C'était mon métier, je fabriquais de la pluie... Avant d'entrer à SIA,
je volais en Malaisie aux abords des orages... En saupoudrant, nous provoquions ainsi la pluie ! Un jour, au lieu de tomber dans le réservoir à moitié sec, que nous devions alimenter en eau, notre pluie s'est abattue en masse sur le village... Les gens avaient de l'eau jusqu'aux
genoux ! »

     Un copi faiseur de pluie... Faut le faire !

 

     * Dany Cheng, ce mécanicien de vieille date:

     « Moi, j'étais un kicker... »

     « Un quoi, David ? »

     « Un kicker ! Je donnais des grands coups de pieds dans les ballots, que nous balancions au Cambodge du DC3 dans les années soixante... Je me faisais ainsi quelques dollars de poche pendant mon écolage à Hong Kong ! » Un mécano kicker... Faut le faire !

 

     * Derek Chua, également vétéran mécanicien, me raconte que lors d'une mission de six mois en Boeing 727 à travers le monde... Il attendait à l'ombre de l'avion, loué par un Maharani et dont la plupart des sièges ont été retiré et remplacé par des tapis... Il attendait, Derek, que le Maharani revienne de ce village perdu d'Amérique de Sud... Quelques bonzes de sa suite étaient restés à bord...

     Tout à coup, Derek entend des « Boum », « Boum », « Boum » ! Le 727 se met à sursauter !
« Boum », « Boum », « Boum » !

     « Qu'est-ce qu’ils peuvent bien foutre, ces zèbres ? Ils vont esquinter mon bac ! », se demande Derek...

     « Tu sais ce qu'ils faisaient, Jack ? »

     « Non ! »

     « En position de lotus, des exercices de lévitation ! »

     C'est vrai qu'il y a quand même des branlés sur cette terre...

 

     Voici pêle-mêle une liste, bien incomplète, des gens avec qui j'ai partagé le cockpit durant toutes ces années de vol: les Nava, Mohan, Derek, Aric, Dany, Victor... Les Jo, John, Bill, David, Sylvestair, Jeoffrey... Les Dezouza, Lorenzo, Ferrera, Camacho, Pacheco... Les Tan, Teo, Yeo, Chang, Chong, Chin, Poon, Poh, Ping, Pang, Pong, non pas Pong, mais Peter Pan (!), Ang, Leong, Bey... Les Voon, Soon, Mok, Fok, Foo, Ho, Seah, Kassim, Baddar, Winodan, Peacock Yselman, Benny, Gan, NG, Wong, Lim, Lee, Lye... J'arrête ! Je me mets à chantonner...

 

     Et tant d'autres... Comme mon ami le Commandant Alain Borthayre... Il est Français,
Basque (!), Péruvien... Il est tout ! Depuis la guerre, il a traîné ses guêtres et ses ailes aux Amériques du Sud et du Nord, en Afrique, en Europe, et à présent s'est stabilisé comme moi en Asie... Un mercenaire de l'air, dont j'apprécie l'amitié ainsi que celle de sa femme Carmen et de toute sa famille ! Avec son frère Michel, qui a également épousé une Sud-Américaine, Yvy, ils nous parlent à la Brasserie « Georges », gare de Perrache à Lyon (une institution, j'aime bien les institutions !), de Buenos Aires où ils ont vécu longtemps... Entre pigeons voyageurs, on se comprend si bien !

 

     Que de souvenirs enrichissants !

     « Tu l'as déjà dit, Jack ! »

     « So what ? Et alors ? »

     « Ca aussi, tu as déjà dit... »

     « So what ? »

     « Oui ! »

     « So what ! »

 

     Les hôtesses aussi... Ces petites gazelles aux yeux noirs, au regard de biche... A les voir ainsi s'approcher de vous et à les entendre murmurer à l'oreille « Votre café, Captain... », le Captain, lui, ne pense qu'a remettre en vigueur, de suite, l'ancien droit de cuissage médiéval !

 

     « Jack, tu as dit que le grand-père l'Evêque... »

     « Oui, je sais... Jamais dans le diocèse ! Mais on a bien envie, à ce moment-là, de l'envoyer au diable, le grand-père l'Evêque... Qu'il aille en enfer, le grand-père l'Evêque, qu'il y grille, qu'il y rôtisse ! Et qu'on n'en parle jamais plus du grand-père l'Evêque ! »

 

     Moi, le candide sentimental... Par respect (!) ou par éducation, que sais-je, mais certainement pas par timidité, les femmes m'ont souvent traité de «gentleman»... A regret ? Sais pas ! N'étant pas un bouc, je ne les ai jamais bousculées ou basculées aux premières rencontres... A tort ? Non, car je suis comme je suis et ne peux agir autrement ! A mon grand étonnement, moi le naïf, mes copains ou amis vantards m'ont de suite mis au courant avec élégance (!) de la réalité:

     « Celle-là ? Mais, mon vieux Jack, je l'ai déjà sautée... »

     Quelle vulgarité !

     Je pense alors qu'au lieu de regarder la plupart de ces filles dans les yeux, j'aurai mieux fait d'ouvrir immédiatement ma braguette... Ceci dit encore plus vulgairement ! Mais on ne change pas les gens... Gentleman ? Tu parles, loser, oui !

 

     Les hôtesses... Elles sont jeunes, la plupart de nos hôtesses ! Voici des filles, qui commencent à voler vers 17 ou 18 ans, les jeunes et jolies «Singapore Girls», publicité de la compagnie ! Le sourire qu'elles doivent afficher en permanence leur creuse vite des rides sur le visage... A 23 ou 24 ans, en fin de contrat, elle a intérêt d'être encore fraîche, la « Singapore Girl », sinon... Par comparaison, je pense alors à cette hôtesse d'une compagnie américaine, dame de poids et d'âge canonique, laide par-dessus le marché, à qui j'avais demandé bien gentiment un verre d'eau... L'épouvantail de vielle peau:

     « Il y a un robinet au fond de la cabine ! »

     Elle ne m'a même pas dit « Monsieur », cette grand-mère mal conservée...

 

     Usha Nair, jeune et jolie Indienne, fit un de ses premiers vols avec moi en Boeing 707 à Taipé en 1978... Elle est à nouveau sur mon vol en 1985, en 747... A Bombay:

     « Tu as survécu, Usha ? »

     « Oui, Jacques... Au début, j'étais prête rapidement, je me maquillais vite... A présent,
je demande toujours à l'opératrice de l'hôtel de me réveiller deux heures à l'avance ! Il me faut du temps pour réparer les dégâts des longs courriers... Je pense même à la chirurgie esthétique ! »

     « Usha, tu rigoles ? Tu es aussi rafraîchissante qu'a ton premier vol !»

     « Oui, je rigole... Merci, quand même ! »

     Puis Usha s'est mariée... Solution finale aux problèmes des hôtesses de l'air ! Elles travaillent dur, ces jeunettes... Elles n'ont pas toujours le temps de regarder le paysage par la fenêtre comme le font les passagers et ignorent bien souvent quels pays l'avion est en train de survoler... Elles ne sont donc pas fort calées en navigation et en géographie ! Faut dire aussi qu'elles ne pensent guère, ces jeunes biches... La preuve:

     « Captain, un passager me demande ce que nous survolons... »

     Nous volions depuis plus de sept heures... Vol direct de Londres à Singapour par la Russie... Le petit matin... Au-dessous de nos ailes, je dirais au raz de nos ailes, s'étendent les hauts sommets de l'Indu Kush en Afghanistan... Une merveille au petit matin ! Je montre ce tableau divin et enneigé à la gazelle:

     « Où croyez-vous que nous sommes ? »

     « Heu... »

     « Allez ! Cette chaîne de montagnes pleines de neige... »

     « Ah, oui ! Les Alpes ! »

     « !!!»

     « Nous survolons la Suisse ! N'est ce pas, Captain ? »

     «  ? ? ?... ! Bonne réponse, ma chérie ! Allez donc annoncer cela à votre passager... »

     Cinq minutes après, elle revient dans le cockpit:

     « Ah, Captain, mon passager est bien content... Il a enfin vu le Mont Blanc ! »(Sic).

     Passager humoristique ? J'en doute...

     Aujourd'hui, il existe dans la cabine un écran sur lequel la route de l'avion est tracée continuellement... Malgré cette technique moderne, survit encore une race de pèlerins, qui demande en permanence aux hôtesses:

     « Mais où sommes-nous donc ? »

     Alors...

     D'ailleurs, quand je vais faire quelques pas dans la cabine pour me dégourdir les jambes,
je leur fais parfois « le coup de l'écran » aux passagers... Je prends un air sérieux et intéressé et fixe avec attention le petit avion, qui suit sa route sur la carte des pays qu'il survole ! Je vous jure, un passager vilain et inquiet, m'a demandé:

     « Qui pilote l'avion ? Qu'est-ce que vous faites-là ? »

     « Georges est aux commandes et je vérifie notre position ! »

     « Ah, oui ! Ah, oui ! Je comprends maintenant... »

     Le 747... ZZZZZZZZ... Vols paisibles... Solide bête de somme ! Mais, il a parfois des faiblesses, il craque ! Des coups de pompes, lui aussi... Normal, qu'il ait une pression sanguine élevée, qu'il fasse de temps en temps un infar... Il passe sa vie en l'air, ses artères pressurisées au maximum ! Il n'arrête pas ! Juste pour les escales et les révisions... Un avion au sol coûte une fortune ! Lors des escales, le profane croit que l'avion nous attend sur le « tarmac », alors que nous le reprenons après qu'il ait fait presque le tour du monde !

     Le coup de pompe qu'il a eu cette nuit de Février 1981 sur le Golf du Bengale, mon 747, est un vrai coup de pompe, puisque c'est le FCU, « la pompe à essence » du réacteur No 3, qui a lâché... « Ploum ! ».

     Ce n'est pas « un » Chef de cabine, mais « une » Chef de cabine, que j'ai sur ce vol... Elle arrive dans le cockpit pendant que nous répondions à tous les points de la check-list, lue par le mécanicien Victor Gan... Quand on a besoin de ces filles, elles ne sont jamais là, quand nous n'en avons pas besoin du tout, elles sont toujours là !

     « J'ai entendu quelque chose ! J'ai senti quelque chose ! »

     « Oui, ma chérie, on vient de perdre le moteur No 3... »

     « De perdre???  »

     « Non ! Heu... Oui ! Il s'est arrêté tout seul... »

     « Qu’est ce qu'on fait, Captain ? »

     « On retourne à Bangkok, tiens ! »

     « Je préviens les passagers ? »

     « Je le ferai moi-même en temps voulu... »

     Le réacteur No 3 est un moteur intérieur, lorsqu'il s'arrête, on le «sent » moins, comme dit la demoiselle, que pour les réacteurs No 1 ou No 4, puisqu'ils sont à l'extérieur, presque en bout d'aile...

     Heureusement, nous sommes encore en communication directe en VHF avec le contrôle
de Rangoon, (Yangoon aujourd'hui), Birmanie... Il nous autorise à faire demi-tour et surtout
à descendre, car vu son poids, l'avion ne supporte pas cette altitude sur trois réacteurs... Notre destination étant Barhain, nous sommes lourds... Du carburant à en revendre ! Nous ne le vendons pas, nous balançons 40 tonnes sur la mer ! En effet, il nous faut atterrir au poids maximum autorisé d'atterrissage de 285,000 kg !

     Approche et landing donc sur trois réacteurs... Je me souviens, Roland Ho, mon copilote, aujourd'hui instructeur, me dit en blaguant:

     « Jack, c'est comme au simulateur... Tu passes ton base-check ? »

     « J'ai passé mon contrôle hier ! »

     De fait, la veille, on me torturait dans la « caisse »...

     Une heure quinze aller, une heure quinze retour, cela fait deux heures et demi que le Chef d'escale et son équipe ont quitté l'aéroport... Il est trois heures du matin ! Ils roupillent tous... Les prévenir, les réveiller, il faut du temps ! Pendant ce temps, il nous faut nous occuper de la marchandise... Des passagers !

     La Chef, qui ne semble avoir que cette question dans la bouche:

     « Qu'est ce qu'on fait, Captain ? »

     « Donnez leur à boire... »

     Lors d'incidents pareils, alors que tout s'est très bien passé et qu'a la limite on vient de leur sauver la vie, ces 400 passagers ne sont pas contents du tout ! Non, ils rouspètent, ils gueulent en gigotant ! Les Italiens se croient en plein marché sur une place quelconque le samedi matin,
ils hurlent à la criée et se mettent même à pousser une chansonnette... Les Français font la
révolution !

     L'un d'eux, m'a raconté mon ami Guy Vanderlinden, lui a tendu son billet et d'un air vraiment agressif et méchant lui a dit:

     « Ma destination, c'est Paris et vous avez atterri à Amsterdam ! Quel genre de pilote êtes-vous donc ? »

     Paris était fermé pour cause de verglas... La piste, une patinoire artistique !

     Mon Français à moi, spécialiste de chez Renault sans doute, me demande:

     « Alors, Commandant, c'était une durit ? » (Sic).

     Au moins, lui, il est amusant...

     Pas comme celui qui interpella mon ami Nick Evans, qui venait vraiment de lui sauver la vie et celle de tous les passagers... Le Captain Evans n'avait pas perdu qu'un réacteur, il les avait perdus tous les quatre ! En traversant la nuit un nuage volcanique, phénomène qui ne se voit pas au radar... Perte de plus 7.000 mètres d'altitude, pendant laquelle, il avait pu remettre finalement en marche deux réacteurs et atterrir ainsi sur la piste relativement courte de Jakarta... Chapeau !
Il a d'ailleurs reçu, ainsi que son équipage, pas une sucette, mais une médaille !

     Au sol, ce locdu de première classe, car il était en première classe ce « pax », interpelle Nick Evans, qui descend du cockpit encore tout secoué par sa performance:

     « Dites, Captain, j'espère bien que la compagnie va me mettre dans un hôtel first class ! »

     Quand Nick m'a raconté cette histoire, je lui ai dis:

     « Moi, je l'aurais étranglé ! »

     « Mais, Jack, le règlement interdit de tuer ses passagers ! »

     « Hélas, oui ! »

   

     Les passagers... Ceux qui ne sont jamais à temps à l'enregistrement, ceux qui se perdent dans l'aérogare, ceux qui traînent au « Free shop » et ceux qui s'endorment carrément dans un coin, sur le tapis des couloirs... Le Chef d'escale devient alors fou ! Il organise ! Pas une chasse à courre, une chasse à l'homme ! Son personnel, hommes et filles, « walkie-talkie », radio en mains, traquent le « pax », qu'il faut absolument dénicher... C'est la battue, sinon l'avion aura du retard ! Car, il faudra ouvrir les soutes, retrouver ses valises pour les débarquer par mesures de sécurité... Une bonne heure de perdue... Rapport !

     Aah, le bon vieux temps, quand le Captain décidait de fermer les portes, passager ou pas passager... Pas de pitié ! L'heure, c'est l'heure ! Comme à la SNCF... En plein hiver, j'ai vu un pauvre monsieur en bras de chemise rester planté sur le quai de la gare du TGV de Mâcon-Loché.  Pendant les deux minutes d'arrêt, il était descendu pour faire pipi au toutou... Sa femme, restée au chaud à l'intérieur de la voiture, hurlait à travers la vitre:

     « Arrêtez ! Arrêtez ! Mon chien va crever de froid ! »

 

     Ils sont bien gâtés aujourd'hui, les passagers aériens ! La compétition étant forte, les compagnies essaient de les attirer comme des mouches... Et surtout de les garder ! Pour cette raison, on les chouchoute ! Ces chéris ont jusque trois choix au menu de leur repas, qui sont au nombre de deux sur les longs vols... En plus, ils peuvent demander une petite collation au cas où ils auraient une petit creux (!)... Entre ce gavage animal, un long film, deux longs films et des courts métrages ! Entre ces niam-niams et glou-glous, ils ont la possibilité de téléphoner et de faxer... Ils sont pourris, les passagers, et ne sont jamais satisfaits !

     Et puis, il y a ceux qui ont toujours un pet de travers (comme le chat...), qui sont malades, qui s'évanouissent à force de trop manger, de trop boire au cours de cette grande bouffe... Un vol sur trois, il faut demander au micro:

     « Allô ! Y-a-t-il un médecin à bord ? »

     Un jour, le Chef de cabine débarque tout excité dans le cockpit:

     « Captain ! Captain ! Un pax vient de s'évanouir ! Il est pâle comme la mort... Peut-être est-il mort ? »

     « Vous avez appelé un docteur ? »

     « Bien sûr ! Je retourne dans la cabine... Je reviens vous tenir au courant ! »

     Il part et revient dix minutes après:

     « Alors ? Qu'a dit le toubib ? »

     « Qu'il était complètement saoul... »

     « Qui ? Le médecin ? »

     « Non ! Le passager ! Il a repris ses esprits... Ca va mieux ! »

     Comme celui qui avait aussi bu un coup de trop... Le Chef de cabine vient me chercher !

     « Captain, il y a un passager qui voudrait que tous ses voisins boivent et chantent avec lui... Je ne peux pas le faire taire ! »

     « Bon, j'y vais... »

     C'est un Arabe en classe « business »... Je remarque de suite qu'il n'a pas l'air bien méchant, ni agressif... Il chantonne en terminant sa  bouteille de Chivas ! Quand il m'aperçoit, il la vide complètement dans un verre et me l'offre ! Il ne m'appelle pas « boy »...

     « Ah, Captain ! Voici pour vous... Personne ne veut boire avec moi ! »

     « Mais je ne peux pas boire avec vous... Vous le savez bien... Voyons !»

     Je m'assieds à coté de lui et avec les quelques mots d'arabe que je connais, je parviens à le calmer... Après mon départ, il s'endormira vite, me dit plus tard le Chinois, qui a perdu la face:

     « Comment avez-vous fait, Captain ? »

     « Les yeux bleus, Chef, les yeux bleus ! »

     « ... »

     A Londres par contre, mes yeux bleus n'ont servi à rien... Le Chef d'escale:

     « Captain, une passagère ne veut pas absolument embarquer ! »

     « Et pour quelle raison ? »

     « Elle a peur... Je n'ai rien pu faire... Est-ce que... »

     « Bon, j'y vais... »

     Je n'ai rien pu faire, moi non plus, pour la décider à monter dans  l'avion... Ni par des mots tantôt doux, tantôt brutaux ! Cette fille était accrochée, gluée à son siège dans la salle d'attente ! Un morceau de glace fondant, bavant et répétant le regard fixé sur ses pieds:

     « I am afraid ! I am afraid ! I am afraid ! J'ai peur ! J'ai peur ! J'ai peur ! »

     Résultat: recherche de sa valise... Une heure de retard !

 

     Les passagers... Problèmes sur problèmes !

 

     Je trouve très bien ces vols de classe unique, que j'ai fait moi-même en voyageant, où avant l'envol, au pied de la passerelle, le passager reçoit son panier pique-nique, une banane et un pied au cul ! A bord, ils peuvent demander du café, du thé, des boissons... Ils n'emmerdent personne ! Ils devraient être contents, le billet leur coûte moins cher... Moins de personnel de cabine, service simple, avion moins lourd, on consomme moins de carburant !

     L'idéal, pour les passagers et pour tout le monde, ce serait, à mon avis, de leur donner avant le décollage, non un bonbon acidulé comme ces chou-choux reçoivent d'habitude, mais une piqûre pour les endormir, et une seconde piqûre juste avant l'atterrissage pour les réveiller... Ou alors, plus facile et plus économique, un gaz soporifique dans l'air conditionné ! La paix !

 

     « Dis, Jack... Heu... Tu es toujours en première classe, toi, quant tu voyages ? »

     « Oui, pourquoi ? »

     Non... Il m'arrive de voyager en classe économique, quand il n'y a pas de places disponibles en première classe ! En fin d'une année scolaire, le Directeur de l'Ecole française m'avait demandé de donner une petite conférence sur l'aviation... Les élèves, je dois dire, étaient fort intéressés et posaient de nombreuses questions... Le petit Martinau, lui, ne voulait savoir qu'une seule chose: si les Pilotes de Ligne voyageaient toujours en première classe !

     « Bien évidement, jeune homme ! Qu'est-ce- que tu crois ? »

     Je pars en congé... Pas de places en « Fisrt » ! Nous sommes installés avec ma femme et ma fille en bout de queue, dans le dernier siège de la dernière rangée de l'avion... Vient s'asseoir à coté de moi... Qui ? Le petit Martinau !

     « Mais ! Mais ! Que faites-vous ici, M'sieur ? »

     « Heu... »

 

     Certains Commandants de Bord font à leurs passagers un « speech » long comme un jour sans pain... Un discours ! Moi, pas ! Le plus court possible... Je ne suis pas un guide pour touristes ! Très bref, mon laïus aux passagers... Je laisse le soin au Chef de cabine, ce qui lui donne l'impression d'être le Captain et ainsi il est content, de leur expliquer comment avancer ou reculer leur montre pour qu'ils sachent à quelle heure on arrive... De toute manière, je me trompe dans ce genre de calcul horaire... En plus, personne n'écoute ! Même pendant le briefing de sécurité avant le décollage, peu de passagers regardent la malheureuse hôtesse, qui se décoiffe en leur montrant comment passer la bouée de sauvetage ou le masque à oxygène par-dessus la tête...
Par conséquent, j'en suis persuadé, les 3/4 de ces innocents ne savent pas où se trouve cette leur bouée en cas d'amerrissage forcé, ni le masque en cas de dépressurisation de la cabine !

     La preuve: une des questions du pax moyen admis pour une visite de cockpit:

     « A quelle altitude sommes-nous ? »

     Ca me remue les sangs ce genre de truc !

     « Je vous l'ai dit tout à l’heure au micro, Monsieur... 35.000 pieds ! Au revoir, Monsieur...»

 

     Les passagers... Ils nous font vivre ! Pour cette simple raison, nous sommes bien obligés de les pouponner, de leur talquer le pet...

 

     Vive le cargo !

     Sacha Guitry se donnait vite un coup de peigne quand il avait une jolie femme au téléphone... Moi, comme je dénoue ma cravate dès que j'entre dans le cockpit, je la renoue vite lorsque je vais faire un petit tour en cabine... En cargo, on s'en fout ! On peut enlever son slip, si l'on veut... J'en ai connu qui volaient en bermuda et même en sarong ! Relax, nous réchauffons notre popote et notre jus... Pas d'hôtesses pour le café ou le thé !

     Pourtant, j'ai eu aussi des passagères emmerderesses en vol cargo... 217 vaches ! Soudain, elles se sont mises à taper du sabot dans leur cage en bois, où elles sont par trois... « Bing ! »,
« Bang ! », « Boum ! ». Caisse de résonance dans la carlingue transformée en étable ! Les cow-boys, qui les accompagnent, sont venus alors me demander l'autorisation de descendre, car le
« fret » est en bas, afin de les calmer et surtout les remettre en place... Je les accompagne... Nous descendons par l'échelle, seul accès pour grimper dans notre cockpit, une échelle dépliante comme celle d'un grenier et sur laquelle je vais me casser la gueule un de ces jours, j'en suis sûr... Avec une sorte de pistolet électrique, les cow-boys piquent les fesses de ces demoiselles... Elles n'aiment pas ça ! Mais l'ordre est rétabli, vite fait, bien fait ! (Tiens, voilà une nouvelle idée... Comment calmer mes pax !). On remonte... Alors, ce n'est plus le bruit, c'est le parfum de ces chéries, qui nous parvient... Par vengeance, elles chient sur les parois !

     J'ai eu également des passagers emmerdeurs en cargo... Des passagers de première classe... Des chevaux de course ! Magnifiques bêtes, assurées pour des millions... Emmerdeurs, parce que nerveux au décollage... Aussi, leurs palefreniers ont l'autorisation de rester à leurs côtés au décollage... Pour les calmer, ils leur racontent sans doute de tendres contes de fées:

     « Il était une fois... »

     En croisière, un jeune poulain a rué dans les brancards pendant les dix heures de vol ! Malgré les histoires d'amour, que lui a contées son lad, il ne s'est jamais apaisé... Parce que vendues un jour au bout du monde, j'ai lui ai demandé au gars, pas au cheval, s'il ne lui était pas pénible de devoir quitter un jour ces bestioles, qu'il avait élevées et à qui il s'était certainement attaché ?

     « Comme avec les femmes, Captain... Dans ce métier, ne jamais tomber amoureux ! Sinon, c'est foutu... You know, Captain ! »

     « Oh, yes... Je sais ! »

     Des chèvres aussi, qui nous ont donné une fausse alarme-feu en remuant le sable de leurs caisses... Une poussière ! Le détecteur a cru qu'il s'agissait de fumée et de feu !

     En vol cargo, une madame rhinocéros, qui dans sa cage semblait bien triste... Elle avait réellement la larme à l'œil ! Son « vet » personnel, le vétérinaire qui l'accompagnait, m'a prétendu qu'elle n'appréciait pas sa nouvelle vie... Destination: le zoo de Manchester ! Dieux ! Ce que je la comprends...

     Quant aux milliers de poissons tropicaux, que nous trimballons régulièrement, ils sont gentils, ne disent mot... Ils nous foutent la paix, ces poissons rouges... Ils font des bulles ! Nous transportions cette autre passagère de classe... Voilée dans sa robe de toile fine, confortablement installée et bien attachée, elle n'a pas élevé la voix durant tout ce vol des Emirats en Angleterre, n'a rien réclamé... Nous amenions cette beauté à Londres pour une exposition... Une Rolls-Royce Silver-Ghost 1904 ! Enfin, un voyage de quiétude...

     Cependant, un qui semble inquiet et nerveux en me présentant le manifeste du cargo, est le Chef d'escale de Londres... Nous terminions la check-list...

     « Signez, Captain, signez ! »

     « Oh là ! Oh là ! Pourquoi cet empressement ? »

     « Signez, Captain, signez ! »

     Je signe en comprenant sa nervosité... Pour le compte du gouvernement singapourien, nous transportions 30 tonnes d'or ! Je jette un coup d'œil à l'extérieur... L'avion est entouré d’automitrailleuses et de policiers armés jusqu'aux dents !

     Mon second sort vite sa calculatrice de sa poche et veut estimer la valeur en argent que nous avons à bord... La calculatrice explose !

     « Dis donc, Jack, ton ami Gadhafi... 30 tonnes d'or, cela pourrait l'intéresser... Non ? »

     « Non ! »

 

     Un autre voyage, qui ne fut pas des plus reposants, fut le vol cargo, que je fis de Bruxelles
à New Delhi en Octobre 1993... Juste après le décollage, à 3h du matin, une lampe s'illumine ! Elle indique qu'une des portes est mal fermée... Laquelle ? Mon mécanicien australien Stracey Bloxom, vérifie sur son panneau et nous annonce:

     « Side cargo door ! La grande porte latérale ! »

     « Stracey, il s'agit sans doute d'une fausse indication... Un mauvais contact ? Non ? »

     « Je ne crois pas, Jack, je ne peux pas pressuriser l'avion ! » « Merde ! »

     Nous pesions 373 tonnes, les réservoirs contenaient 147 tonnes de carburant.. Il fallait donc vidanger plus de 80 tonnes pour descendre le poids de l'avion à 285 tonnes, poids max d'atterrissage... Re-merde !

     « Bruxelles radar, Bruxelles radar... Où vidanger ? »

     Bruxelles radar, très coopératif et opérationnel, m'envoie directement sur la côte belge: la balise de Costa à l'altitude de 2.000 mètres ! Le radar nous donnera ensuite des caps pour l'opération « vidange » sur la Mer du Nord... Pour moi, Costa veut dire: « Knockke le Zoute !

     Alors, moi le Belge, qui exactement 35 ans auparavant, essayait avec ma libellule de pas me perdre dans ma navigation en suivant le littoral comme un martyr, moi le Belge, je vais déverser au large de cette côte belge et pendant 45 minutes plus de 100.000 litres de pétrole avec
mon 747... Ca pissait, ça pissait ! Heureusement personne ne nous a vus... Il faisait noir, sinon je crois bien qu'on nous aurait abattus ! Par cette nuit claire, je voyais défiler au loin toutes les cités balnéaires: Knokke le Zoute, Blankenberg, Ostende, La Panne... Malgré la vaporisation du kérosène par les puissantes pompes, je me sentais devenir, au cours de ces 3/4 d'heures d'opération, un véritable pollueur national !

     Stracey, insistant pour aller jeter un œil, à qui j'avais finalement donné l'autorisation d'aller seulement voir, mais l'interdiction formelle de toucher à cette sacrée porte, revient dans le cockpit après sa ballade aller et retour de 60 mètres entre le fret:

     « Effectivement, la porte est déverrouillée et même entrouverte... Il n'y a vraiment rien à
faire ! »

     « Si, Stracey, il y a quelque chose à faire... Please, fais-nous un bon café ! »

     Pilote automatique, café chaud à la main, cigarette, je me sentais encore plus coupable en regardant le littoral belge... Nick Asleen, mon copilote, très jeune dans le métier, s'il ne fumait pas en buvant son café, vivait au moins intensément une de ses premières expériences  aéronautiques...

     De retour à Singapour, j'invite à déjeuner le Chancelier de l'Ambassade de Belgique, mon bon ami Faufeider, que j'avais très bien connu à Hong Kong...

     A l'apéro:

     « Dis-moi, Lucien, mon passeport belge ? »

     « Tu l'as perdu ? »

     « Non, non ! Mais, heu... Tu n'as rien entendu dire ? Un incident sur la côte belge ? »

     « Non ! »

     « L'Ambassade n'a donc pas reçu des ordres de m'ôter ma nationalité belge ? »

     « Mais qu'est ce que tu me racontes-là, Jacques ? »

     « Rien, Lucien, rien... Oublie ! »

 

     Oublie... Bien entendu, je n'oublierai jamais le décès de ma mère !

     CRAAAAAK ! CRAQUELURES...

     Je ne suis pas persuadé que ce soient les os de notre corps qui se ratatinent, l'échine qui se plie et nous donne cet air penché quand on prend de l'âge... Je crois plutôt que ce sont tous les coups que nous ont assenés les dieux au cours de notre existence... « Plaff ! », on prend un coup de vieux ! «Plaff» ! Craaaaak ! Craquelures... Un second coup de vieux ! « Plaff » ! Craaaaak ! Craquelures... Un troisième... Tels des rapaces, les dieux, nous arrachent des morceaux de notre cœur... Lambeaux par lambeaux au fil de notre destinée... En fin d'existence, c'est bien simple, on a plus de cœur du tout ! On ne peut plus verser de larmes... Les « Craaaaak ! Craquelures... », sans cesse renouvelées, vous enfoncent la tête dans les  épaules... Nos bras deviennent ballants... On craquelle... Craaaaak ! Craquelures finales... Le destin finit par nous mettre K.O. !

     Au retour d'un séjour d'une semaine dans l'île de Phuket avec ma femme et ma fille, un télégramme m'attend... Il m'annonce que ma mère n'est pas bien du tout... J'enrage ! Je m'en veux à nouveau de ne pas avoir suivi mon instinct, d'avoir accepté de passer ces huit jours au bord des plages, au lieu de les passer près de Maman, pour une dernière fois ! Je le sentais... Une sorte de télépathie entre ma mère et moi, que nous avions toujours ressentie mutuellement... Pour cette raison, je haïrai toujours Pukhet et ses plages de sable fin !

     Je saute dans le premier avion comme on saute dans le premier tram... En 1985, les vols n'étaient pas encore directs comme aujourd'hui... De nombreuses escales ! Arriverai-je à temps ?

     « Maman, j'arrive ! »

     J'entre à la Résidence Grey-Couronne... Viviane d'habitude toujours souriante, a longue mine...

     « Jacques, tu arrives trop tard... Ta maman est morte hier soir ! »

     CRAAAAAK ! CRAQUELURES...

     Comme avec Papa... J'arrive trop tard !

     CRAAAAAK ! CRAQUELURES...

     Je revois Minouche... Elle a l'air paisible... En une étincelle de secondes et d'images, je revois sa vie... Pour le peu de temps que j'ai passé avec elle, je la revois avec moi... Je la revois avec Papa... Cette grande dame, au passé fabuleux, à l'existence extraordinaire, vient de terminer sa vie ici, dans ce triste home, où peu de famille, peu d'amis, peu de gens, vinrent la visiter, lui tenir la main, comme je le fis en vitesse entre deux escales... Minouche, qui côtoyait tant de monde, de  personnalités... Cependant, oui, quelques vrais amis sont venus la voir... De temps en temps !

     « Qui, Maman ? »

     Mais Minouche ne s'en souvenait plus...

     CRAAAAAK ! CRAQUELURES...

     Ma mère repose dans le même caveau que mon père au cimetière de Kraainem... Après 25 années de séparation, Fernand et Minouche se sont enfin rejoints ... La destinée finale !
La plénitude ?

     Dans ce café-restaurant en face de la maison communal, où nous allions parfois déjeuner, ma mère et moi, dans les années soixante, j'ai organisé une petite réunion après l'enterrement... Avertis par les faire-part dans les journaux, je fus surpris de retrouver pas mal de connaissances ! Ce qui m'a réchauffé le cœur par cette matinée glaciale de décembre... Mais c'est avec une partie de cœur en moins que je repartis vers Singapour...

     Neuf ans après, en écrivant ces lignes funèbres, le décès de ma mère, tout comme pour celui de mon père, je pleure devant mon texte... Allons, c'est qu'il me reste donc un peu de cœur !

     Oui, assez de cœur pour perdre souvent la vue... Mes yeux s'embuent facilement à la lecture d'un texte... Au cinéma, oui Monsieur, je fais « sniff-sniff » ! Aux souvenirs tristes d'autrefois, j'ai le cœur serré et je dois sortir mon mouchoir ! Assez de cœur pour frissonner à l'écoute d'un air de musique classique, de jazz ou d'opéra... Assez de cœur pour avoir la chaire de poule en écoutant une chanson, de frissonner d'émotion au spectacle grandiose du firmament ou d'un simple coin de la nature... Assez de cœur... Trop de cœur ? Heureusement !

     Etrange coïncidence que cette photo de ma mère en robe longue, prise à Casablanca au réveillon chez les Weyer en 1971... Peu à peu, les couleurs se sont fanées, puis la photo elle-même... La silhouette de ma mère devenait de plus en plus floue... En la regardant, j'avais l'impression de la voir disparaître peu à peu, ma mère  ! Un pressentiment... A mon retour de Bruxelles, j'ai voulu encore revoir ce cadre, vieux de 15 ans... Sans doute y avais-je moins prêté attention les derniers temps ? La photo était devenue toute blanche, Maman avait disparu !

     La vie, ma vie continue !

 

     Elle continue mal, ma vie...

     Tous les deux ans, nous devons passer notre examen médical à l'Hôpital du Gouvernement...
« Ils » veulent être certains que... !

     Alors que je croyais recevoir mon feu vert, un des toubibs me montre   la radiographie de mon thorax...

     « Captain... Votre trachée... Vous voyez ? Là ! »

     « Non, Docteur, je ne vois pas... »

     « Elle est un peu courbée... La thyroïde gauche, qui pousse dessus...  Faudrait examiner... On vous retire votre licence ! »

     Craaaaak ! Craquelures...

     Encore la thyroïde ! Le manque d'iode de mes origines en climat congolais ?

     Examens ! Il y a bien ma thyroïde, la gauche cette fois-ci, qui est grosse... Les médecins:

     « Opération ! Sinon, ils ne vous rendront jamais votre licence... »

     « OK alors... »

     Craaaaak ! Craquelures...

     Me voilà à nouveau sur ma civière en train de crier mon nom et celui du chirurgien... Ce n'est plus le Professeur chinois Fou (Foo !), c'est le Professeur indien, Nambiar !

     « Taisez-vous ! »

     Je disparais... Reviendrai-je ? Je reviens !

     Convalescence... Re-examen médical chez ceux qui m'ont condamné !

     « Comment vous sentez-vous ? »

     « Ca va ! Et vous ? »

     Je récupère ma licence... Ouf !

  

     Boeing 747... ZZZZZZZZ... Il m'emmène, ce bel animal, vers des destinations de rêves... Aux Maldives !

     Par centaines, les îles Maldives se situent en plein Océan Indien au Sud-Ouest du continent indien... Une merveille à survoler ! La mer ici a la peau tachetée d'îlots, que sont tous ces atolls, la plupart inhabités, sauf une soixantaine aménagés pour le tourisme... L'eau cristalline en fait le paradis des plongeurs et des amateurs des pêcheurs en haute mer !

     L'aéroport est construit sur un de ces atolls... Une piste, ni très longue, ni très large, un parking ne pouvant recevoir que deux ou trois gros porteurs, une aérogare minuscule, d'où les passagers prennent un « dhoni », bateau de fabrication locale, ou un hors-bord pour se rendre sur l'île de Malé, la Capitale, proche de quelques miles seulement, ou pour s'en aller vers les « resorts » touristiques... Vu du ciel, cette infrastructure ressemble tout à fait à un porte-avions, sur lequel nous  devons poser le Jumbo avec toutes les précautions voulues ! Car, aux Maldives, il n'y a pas que le ciel bleu, la brise des tropiques et les petits oiseaux qui chantent, il y a les orages, la pluie, le vent et ses rafales... Pas de radar ! L'approche et l'appontage dans ces conditions, surtout de nuit et par mauvais temps, est à nouveau l'affaire d'un bon manœuvrier ! Dans le grain, travail du stick, du palonnier... La pente, la dérive... Les essuie-glaces plein tubes ! Ne pas toucher trop loin... Atterrissage, reverses ! Voyez le travail ? Nous ne sommes pas en vacances, nous, les pilotes ! Comme le carburant est rare à cette destination, nous avons pris le maximum de fuel au départ... Nous sommes donc « heavy », lourd ! Attention les freins ! Ne pas les surchauffer ! Et ne pas faire « Plouff ! » dans la mer... Les passagers seraient de suite dans le bain, mais ce n'est pas ça l'idée ! Avec ses 75 mètres de longueur, lorsqu'on fait demi-tour en bout de piste, le nez du Jumbo est pour ainsi dire au-dessus des flots... Quant il fait beau, de la hauteur du cockpit, j'aperçois la limpidité des fonds sous-marins... Le vertige des Maldives me prend déjà aux tripes !

     Le vertige que j'ai, m'est donné par un coup de téléphone à 6 H du matin... Pierrot Braet ! Pierrot devenu « Papy » au cours des années, il a pris de la bouteille et du grade... Il est devenu Chef de village ! Je ne l'avais plus revu depuis mon passage à Tahiti en 72...

     « Jacquesske ! Tu prends un dhony et tu viens au Club ! »

     Le « ke » ajouté au prénom, signifie « petit », une familiarité... « Mon petit Jacques », Jacquesske ou Jacqueke... Comme Marieke, la petite Marie...

     « J'arrive ! »

     Pierrot... Un être hors du commun... Dirai-je extraordinaire ? Genre de personnage que l'on ne rencontre pas à tous les coins de rue... Une  baraque, une belle gueule de pirate, barbe, bandeau au front, boucle à l'oreille, tatouage, mais discret, sur le bras et sur un pied ! Ne sachant pas qu'au demeurant que Pierrot est le plus gentil garçon du monde, celui qui le rencontrerait donc au coin d'une ruelle serait pétrifié sur place...

     Pierrot... Par sa personnalité, entraîne derrière lui un raz de marée de « G.M. », ces  « Gentils Membres » du Club Méditerranée ! Fidèlement, ils viennent en vacances dans le village de Papy, pour Papy, et rien que pour Papy... La beauté du paysage, le soleil, la mer bleue, ils s'en balancent... Ce qu'il leur faut, c'est Papy !

     Pierrot est un public relation, un « PR » idéal pour ce genre de clientèle ! Au bar, il raconte des histoires... Son accent bruxellois ajoute un parfum rare aux récits de ses aventures à travers le monde... Bouche bée, les gens écoutent !

     « Moi, Monsieur, avec le détachement belge des parachutistes, j'ai fait la guerre de Corée... Lorsque nous sommes arrivés, la guerre était finie ! Ils ont eu peur de nous... »

     « Moi, Monsieur, au Katanga, quant que je me battais pour le compte de... »

     « Moi, Monsieur, j'étais champion de lutte... J'ai fait 33 combats en division nationale... J'en ai gagné un ! Ce jour-là, mon adversaire a déclaré forfait... Il était tombé malade et je ne l'ai jamais vu sur le ring ! »

     « Moi, Monsieur, lors d'une plongée, j'ai vu de ces monstres de requins... »

     « Moi, Monsieur, dans les montagnes de l'Atlas au Maroc, un vieux Berbère m'a confié ce secret terrifiant... »

     « Lequel, Papy ? »

     « Je ne vous le dirai pas ! »

     Les gens s'extasient... Se tordent de rire... La bière coule !

     Mais Pierrot, du jour au lendemain, décide de s'arrêter de boire ! Il est alors, comme il dit  « dans sa période bleue »... La main tapotant sa panse, sous laquelle pend son paréo:

     « Tu comprends, je dois quand même faire attention à ma ligne de jeune homme... »

     Pierrot apprend des chansons flamando-bruxelloises aux pêcheurs maldiviens.....

     « Viva Bomma, pataten met saussissen.. »

     Les pauvres mecs répètent en chœur:

     « Viva... »

     Bien heureusement, ils ne comprennent pas un traître mot de cette chanson de corps de garde...

     Pierrot est ainsi adoré de son équipe qui essaie par tous les moyens de le suivre lors de chaque changement de village du Club... Moi aussi, j'aime bien Pierrot...

     On parle de Bruxelles... De pas mal de connaissances communes, de « personnages »... Tiens ! Du « Birodrome » et de son patron, que nous connaissons tous les deux... D'ailleurs, qui ne connaît pas Pol ? Au Birodrome, formations de jazz, les « grands » y sont passés... Et surtout, des dizaines et des dizaines de bières différentes... D'où son nom ! La bière coule... Le soir où j'ai fait la connaissance de Pol, j'ai bien failli recevoir une baffe...

     « Qu'est-ce que tu prends, Fieu ? »

     « Un café... »

     Pol... Avec ses grosses moustaches, il ressemble à l'Empereur François Joseph ! Une figure lui aussi...

 

     Lors d'une de mes escales aux Maldives, je vais à la pêche au gros avec Jacques et Regina... Leur bateau est super équipé ! Radar en couleur pour repérer les bans de poissons, cannes
à pêches et moulinets à démultiplication quasi électronique, mouches en bout de ligne fluorescentes, de toutes les couleurs selon le poisson à leurrer ! Technique moderne... Nous n'avons rien pêché ! Pas le plus petit des petits pescadous...

     Jacques, avec son accent de Marseille:

     « On a fait une casse-que-tte... Tant pis, hé ! La prochaine fois, on fera mieux... »

     Nous descendons du bateau... Un râle nous parvient...

     « Héee... Héee... »

     On se retourne... C'est un pêcheur maldivien, le cul trempé dans sa minuscule barque à voile... Elle prend la flotte, sa barquette... Elle va couler... Par le poids d'un thon de 80 kg, qu'il vient de prendre avec un simple ficelle en nylon !

     Jacques, par tactique de diversion:

     « Allons prendre le pastis, hé ! »

     C'est d'ailleurs la manière par laquelle les équipages pêchent le soir lors du « fishing trip » organisé pour eux par l'hôtel de Kurumba ou de Bandos... Un fil en nylon, un plomb, un
hameçon ! A peine le fil à la mer, il faut vite le retirer... Un poisson se débat en bout de ligne ! Pêche miraculeuse... Le dîner est assuré à chaque sortie ! Sans radar en technicolor...

     Avec mon masque, mon tuba et en palmotant à la surface de l'eau, « flip », « flop », j'admire les centaines de poissons sur les bancs de corail... Je peux voir clairement à une cinquantaine
de mètres de profondeur le fond de la mer... Le vertige ! L'eau prend alors une couleur bleue sombre... L'abysse ! J'avais toujours rêvé rencontrer un jour le requin de ma vie... Ma carte de visite prête à la main !

     « Let me introduce myself... Je me présente... »

     Je n'ai jamais vu de requin !

     Les Maldives...

     Je dis à mon équipage:

     « Les gars, nous avons bien de la chance de pouvoir profiter de ce paradis... »

     Paradis ? Le soir de notre décollage vers l'Europe, une bande de mercenaires venant des Indes ou du Sri-Lanka, je ne sais plus, et qui furent vite mâtés, attaquaient la ville de Malé et
l'aéroport ! Comme quoi... La plénitude ne semble pas être de ce monde !

     « Opération complètement lamentable ! » m'a raconté plus tard « l'affreux » Pierrot-Papy... Et de commenter:

     « Nous aurions fait mieux, nous, au Katanga... »

 

     A Malé, un décollage de nuit, impressionnant et raté en Mai 1989... Par fort vent à 90 degrés de la piste, plein travers, les deux réacteurs dans le vent (!), ne recevant plus assez d'air, ont craché leurs poumons en deux longues flammes et en faisant: « Boum » ! et « Boum » !...
Les passagers ont dû tirer une drôle de tronche !

     « Reject take-off ! », « Accélération-arrêt ! » « Décollage interrompu »

Heureusement, nous roulions à peine et j'ai arrêté la machine rapidement... Pendant ce temps, mon mécanicien de bord et d'expérience, David Teng, coupait les moulins dont les températures devenaient scabreuses en s'envoyant en l'air vers le rouge ! Ah ! Les mains d'un bon mécano... Le troisième homme... La sécurité !

     Au parking, une inspection visuelle (!) des turbines par le mécano du sol nous rassure (!)...

     « Everything OK ! Clear to restart No 1 and 2... »

     On remet en route le 1 et le 2... Tout est normal ! Au décollage, je prends un peu plus de vitesse avant d'avancer les manettes pour la puissance finale... V1, VR, V2... Nous quittons ces lieux de paix que sont les Maldives !

  

     Toujours des Maldives, direction Vienne en Octobre 1988, via Dubai pour une escale technique: faire du carburant... A Malé, le camion citerne est tombé en panne ! Au moins une heure à ajouter à nos prestations...

     Brouillard à Vienne ! Diversion Francfort... Pendant la descente, Francfort passe en dessous de nos « minima » pour l'atterrissage (800 mètres de visibilité, 200 pieds de plafond)! Il nous reste Munich, dont la visibilité diminue rapidement aussi... Atterrissage avec 900 mètres de
« visi » ! Ouf !

     Les profanes comptent nos prestations en heures de vol... Erreur ! A Malé, réveil une heure avant le « pick-up », qui ne comte pas dans le calcul des prestations, ni la demi-heure de bateau, pendant lequel, par mer forte, l'équipage se fait souvent mouiller par les vagues... Le maquillage des hôtesses se dilue, s'évanouit... Certaines ont le mal de mer ! Elles doivent se rafistoler dans les toilettes de l'aéroport... Nous arrivons une heure avant le décollage... Début des prestations ! Je ne parlerai pas des trajets de deux heures à cause des encombrements dans des villes comme Bangkok, Tokyo, Séoul ou Taipé... L'horreur !

     A Munich, en comptant à partir du saut du lit, plus les 3H 30 de vol entre Malé et Dubai, plus les 6H 30 entre Dubai et Munich, une heure d'escale à Dubai, nous sommes déjà sur pieds depuis belle lurette... Malgré cela, avec l'accord de mon équipage, je décide de continuer le vol... Je n'ai jamais refusé de continuer, pour autant que nous ne dépassions pas les 16 heures de prestations, qui est le maximum légal prévu par la réglementation dans des cas pareils ! Le maximum programmable est 12h... D'ailleurs, qui nous remplacerait Munich, escale non desservie par la compagnie ?

     On attend ! On attend que le brouillard se lève à Vienne... Une heure se passe...Une deuxième!

     Les passagers commencent à être nerveux...

     « Qu'on leur donne à boire... »

     A la troisième heure, les « pax » dont la destination était Amsterdam après l'escale de Vienne, veulent débarquer, récupérer leurs bagages et exigent qu'on leur trouve une place sur un avion pour Amsterdam ! Tout de suite !

     « Redonnez leur à boire... D'ailleurs la visibilité s’éclaircit à Vienne... »

     Vienne passe au-dessus des 800 mètres requis de visibilité... On y va ! Nous sommes en final ILS, 2.000 pieds...

     Je demande la « Final check-list ! »

     Nous sommes trois dans le cockpit: ma pomme, mon copilote E. C. Chong, mon mécano Dominique Lim... Nous sommes trois à répondre:

     « Down in, green light ! Train descendu, verrouillé ! Lampe verte ! »

     Je demande 25 degrés de volets...

     « Flaps twenty five ! »

     Le « Poueeeeeeeeeeeeeeeeeeeet » klaxon de Monsieur Boeing se met à hurler ! Le traiiiiiiiiiiiiiiiiiiiin ! Bande pommes ! Vous avez oublié le traiiiiiiiiiiiiiiiiiiiin ! »

     Hébétés, nous sommes trois à regarder la lampe rouge... Et nous descendons les roues !

     « Merde alors ! Merci, Monsieur Boeing... »

     La fatigue... Nous sommes à 50 % de nos moyens, si pas moins !

     Nous arrivons en état de décomposition à la réception de l'hôtel Hilton:

     « Vous arrivez des Maldives ! Vous devez être en pleine forme... »

     Ce réceptionniste devait être complètement bigleux !

 

     Lors de ce vol, j'avais invité Christian Steveniers et sa femme Suzanne, rencontrés avec Papy au bar du Club, à venir dans le cockpit... Christian, cuisinier de son métier, Chef au  « Rouge Cloître », excellent restaurant bruxellois, m'avait donné une recette simple pour réussir à tous les coups une sauce béarnaise... Dans la tourmente de notre diversion, j'ai perdu le bout de papier sur lequel j'avais inscrit ce précieux secret ! Il est donc écrit quelque part, que jamais, je ne réussirai une béarnaise...

     Les Steveniers avaient donc fait un long voyage: Malé-Dubai-Munich-Vienne-Amsterdam-Bruxelles ! Enfin arrivés à destination, il nous envoie bien une carte postale:

     « Etes-vous toujours vivants ? Nous, on est mort ! Vivent les vacances... Christian et
Suzanne. »

     Nous aussi, pendant deux jours, nous étions morts ! Pas de chant de la chorale des petits chanteurs, pas de chevaux Ibizans, pas de tarte au chocolat chez Sacher, pas de café au Café Kolschiski... Notre circuit classique court-circuité !

     Les vacances aux Maldives...

     Pour autant que les appareils au sol et ceux de l'avion soient en ordre de parfait fonctionnement et que l'équipage soit qualifié (simulateur, etc...), les normes de visibilité peuvent descendre bien plus bas lors des approches aux pilotes automatiques... « Aux », parce qu'il y a deux et même trois pilotes automatiques, qui font l'approche ensemble ! Ils se surveillent mutuellement, les trois « Georges »... Ils rapportent immédiatement, ces délateurs, la première petite connerie d'un confrère... Alarmes et lampions rouges ! En catégorie 2, la visibilité ne doit être que de 350 mètres et le plafond 100 pieds (une trentaine de mètres) seulement... Déjà pas grand chose ! Dans les différentes catégories 3, autant dire de suite que l'avion se pose dans la purée du brouillard, les pilotes ne voyant quasiment rien ! Leur problème majeur est alors de se repérer au sol... Car l'avion s'est posé tout seul sans aucune intervention manuelle du Commandant de Bord ! Impressionnant ! Question d'habitude... Finalement avec la pratique, on s'y fait ! Bien que nous ayons les mains posées sur le stick et les gaz « en cas que », angoissant tout de même de voir bouger le manche, d'observer les manettes avancer et reculer toutes seules afin de donner la puissance voulue pour un parfait maintien des vitesses d'approche... L'altimètre descend ! Atterrissage ! Réduction automatique des manettes et arrondi automatique effectué par le stick ! Ces atterrissages automatiques sont d'ailleurs assez vexants... Georges atterrit souvent bien mieux que nous, les pilotes !

     Stress, fatigue, décalage horaire ou simplement distraction ? Nous sommes trois à  « positionner », mise en place, d'Athènes à Istanbul par «Turkish Airlines »... Bon petit déjeuner... Un peu bref, car voici déjà la mise en descente ! On le « sent », car nous n'avons rien pigé au laïus de l'hôtesse turque... Tiens ! Mon copilote australien Geoffrey Rich, que je taquine en l'appelant « le bush-man », mon mécanicien chinois Alex Leong et ma pomme (!), nous nous dépêchons de terminer notre plateau... Bizarre, ce vol est court... Entre deux bouchées, on jette un œil dehors... La mer ! Nous atterrissons sans doute sur la piste 36... Puis des montagnes... Non, ce sera la 18... Atterrissage !

     Nous sommes trois à quitter la cabine, à dire au revoir aux hôtesses, qui semblent fort surprises... En uniforme (pas besoin de visa), nous sommes trois à passer comme des balles devant les Officiers de l'Immigration, qui semblent également fort surpris... En attendant nos bagages, je demande à un autre passager s'il connaît cette nouvelle aérogare ? Uniquement pour la « Turkish », compagnie nationale ! C'est bien ça !

     « Mais non, Sir... Il a déjà quelques années cette aérogare ! »

     Nous n'avons toujours rien compris... Notre franc ne tombe toujours pas ! Car, nous sommes trois à dire:

     « Ah, bon ? »

     Nos trois valises ne sont pas sur le tapis roulant des bagages, qui s'arrête soudainement !

     Une employée de la compagnie s'approche...

     « Vous avez un problème, Messieurs ? »

     « Nos bagages ne sont pas là, Mademoiselle ! »

     « Montrez-moi vos billets, s'il vous plaît... »

     « Les voici... »

     « Mais... Mais... Vous allez à Istanbul ! »

     « Bien sûr, Mademoiselle, que nous allons à Istanbul, puisque nous sommes à Istanbul ! »

     « Non, Captain, vous êtes à Izmir ! »

     Trois demi-tours et puis s'en vont... Le regard caché sous la visière de notre casquette, nous n'avons pas revu les policiers étonnés en repassant l'immigration... L'avion est-il encore là ? Oui ! Ouf ! Nous n'avons pas souri aux hôtesses surprises (!)... Direction rapide vers nos sièges ! Silence...

     Je vois d'ici la tête de mon Chef pilote:

     « Allô, R.J., mon équipage et moi sommes à Izmir au lieu d'être à Istanbul ! Allô, R. J., laisse-moi t'expliquer... Allô, allô, R.J., allô...»

 

     Stress, fatigue, décalage horaire ou simplement distraction ? Ou l'âge ?... A travers l'aérogare de Singapour, je suis seul, cette fois-çi, à me diriger vers mon avion... On lit de suite sur mon visage (mon front est d'un sérieux !) la concentration du pilote avant son envol... Je pénètre dans la cabine et comme d'habitude, je dis au Chef de cabine:

     « Bonsoir ! Le temps de vol est de 5H10 et... »

     « Captain, 5H10 pour aller à Tokyo... Un record ! »

     « Tokyo ? Nous allons à New Delhi ! »

     « Non, nous allons à Tokyo, Captain... »

     « ... »

     Un demi-tour et je m'en vais, les yeux baissés sous ma casquette... Je me suis trompé de
porte ! Mon avion est celui juste à coté...

     Une autre fois, j'ai confondu les hémisphères... En plein mois de juillet, je me suis retrouvé en escale en Australie, à Melbourne... En été, on porte chemisettes à manches courtes et petits shorts... Non ? Ma valise en était remplie ! Quelle ne fut pas ma stupéfaction de sentir un vent glacial me transpercer les fesses et de voir le toit des voitures chargées de matériel de ski ! Les gens emmitouflés dans leurs écharpes, partaient aux sports d'hiver... Je suis resté deux jours enfermé dans mon hôtel à grelotter et à regarder la télévision !

 

     Une bière de trop ce soir-là ? Au vaste bar « Someplace Else » de l'hôtel Sheraton à Brisbane, mon mécanicien de bord, Dany Cheng:

     « Regarde, Jack ! »

     « Quoi ? »

     « L'écriteau au néon... Au-dessus du bar ! »

     Je lis:

     « La bière est gratuite demain ! »

     Et j'ai failli dire à Dany:

     « OK, on reviendra demain alors... »

     Alec Cadi, mon ami français (que dis-je ? mon ami basque !) est un «business man », qui passe sa vie à voyager en avions... Ce qui, apparemment, ne l'a pas dégoûté des avions... Pourquoi ? Parce qu'il est pilote privé lui-même et donc passionné d'aviation ! En Floride, il a virevolté en Cessna... Il aime donc la compagnie des aviateurs et adorent nous entendre parler de nos avions... Cependant, des histoires comme celles que je viens de relater l'inquiètent... Il ne cesse de nous répéter:

     « Et dire que l'on confie notre vie à ces gens-là... »

     Nous avons, Alec et moi, le même goût... Nous aimons les alcools sucrés ! Les vins cuits, les portos, les apéritifs doux... Moi, je les appelle « les alcools de vieilles putes »... J'aime ! Les vieilles putes ? Oui ! Heu... Non, les alcools !

     La première fois qu'il est venu à la maison, il me demande un « Bristol Cream » !

     « J'ai pas, mon vieux ! Par contre, je peux t'offrir un Baileys... Alors, toi aussi, Alec, tu aimes ces alcools de vieilles putes ? »

     « Dis donc, Jacques ! »

     J'ai acheté uniquement pour lui une bouteille de Bristol Cream... A chaque apéro:

     « Tu veux ton alcool de vieilles putes, Alec ? »

     L'expression est devenue classique entre nous, coutumière... Elle demeure ! Tellement habitué à présent à ce gag, qu'Alec me raconte:

     « A cause de toi, à une réunion de famille en France, enfin je veux dire dans le pays basque, j'ai bien failli proposer un alcool de vieilles putes à mes parents et à ceux de ma femme Bernadette ! Comme pousse-café, désirez-vous un alcool de.... Heu... Un vieil alcool !? »

     Alec Cadi, me faisant vilain regard:

     « Et dire que l'on confie sa vie... »

 

     Comme Directeur, Alec Cadi a remplacé un autre de mes amis, ex-Colonel Aviateur de la Force Aérienne belge... Georges Castermans ! Comme moi, du temps de mes Grands Magasins, mais lui en bien plus haute position, Georges a donc prouvé qu'un ancien pilote de chasse était capable, sans doute mieux que bien d'autres universitaires aux diplômes multiples, de prendre des décisions et d'organiser avec maîtrise les affaires d'une grosse boite... Surtout que Georges Castermans est du genre « Gig-line » ! Expression de discipline, retenue lors de son entraînement comme élève-pilote aux U.S.A.:

     « La ligne de la chemise doit être alignée avec celle de la braguette du pantalon ! »

     C'est tout dire... Depuis qu'il m'a parlé de sa « Gig-line », moi, bête et discipliné, aimant aussi la netteté et l'ordre, tous les matins, je vérifie comme un con l'alignement de mon falzar et de ma chemise ! Régulièrement, je pense donc à mon ami Georges...

     Contrairement à mon CO, je n'ai pas connu Georges Castermans à la Force Aérienne... Raison pour laquelle sans doute, je me suis permis de le tutoyer rapidement après notre première rencontre... avec sa permission ! Nous sommes devenus grands amis et le Colonel, sans doute pour marquer qu'il est toujours Chef de meute, me dit « Repos, mon petit loup ! », quand pour rigoler, je lui adresse la parole en disant « Mon Colonel ! » et en claquant des talons ! N'ayez crainte, aucunes tendances particulières... Oh, non ! Les principes de Georges! De l'amitié, tout simplement ! A l'unanimité, Georges Castermans fut élu et ré-élu Président de notre Club Belgo-Luxembourgeois, durant son séjour à Singapour... Un ami !

 

     Ce n'est pas aisé de faire les « rôles » des pilotes, d'établir le planning de leurs vols... Je me demande comment Anthony Andres, le programmateur, n'est pas devenu complètement fou ! Son téléphone ne cessait de sonner...

     « Mister Anthony, please, pourrais-je avoir le vol sur... »

     Riiiiiing !

     « Mister Anthony, please,... »

     Riiiiing !

     Mais Anthony ne s'énervait pas et avec calme, parvenait à contenter tout le monde et tout le monde était content ! Chapeau ! Pas facile à contenter, les pilotes...

     « Oh la la ! Je vole trop... »

     « Oh la la ! Je ne vole pas assez... »

     Nous sommes tous ainsi...

     Existe, hélas, cette catégorie de pilotes pour qui rien n'est jamais bien... Ils ne sont jamais, jamais, jamais contents ! Ils ne cessent de rouspéter, sont persuadés que c'est mieux ailleurs (qu'ils y aillent !), se rendent malheureux et par leurs jérémiades, démoraliseraient toute une escadrille ou un régiment de cavalerie... Moi, je ne les écoute plus ! La compagnie s'agrandissant et se modernisant, Mister Anthony a été remplacé par un computer... C'est foutu ! Probablement parce qu'on lui a soufflé à l'oreille le mot magique de « productivité », cela l'a troublé, monsieur le computer, et il n'a rien pigé... La moitié des pilotes passent leur vie en l'air, l'autre moitié au sol !

     A présent, lorsque nous essayons d'obtenir un vol particulier, la seule et brève réponse que nous recevons de la fille qui tout en tricotant interroge l'ordinateur,

     « Le computer a dit: NON ! »

     Et tout le monde est mécontent...

     Ainsi, moi le Belge, qui aimerait bien aller manger un plat de « moules » de temps en temps à Bruxelles, je me retrouve la plupart du temps en Australie, alors que les Australiens se promènent en Belgique sans manger de frites !

     Les computers...

     Où est le temps des petites compagnies, que j'ai connues ? Nous allions trouver le programmateur des rôles avec un « petit kekchose »... Une petite bouteille, une mignonnette, ou un magnum, selon le petit ou le grand vol désiré... Quand on n'apportait rien, on volait, oui, mais en « réserve »... «Standby» à la maison !

     Une autre réponse parapluie de la demoiselle au computer:

     « Si vous n'êtes pas content, allez trouver le Chef-Pilote ! »

     « Ben oui ! J'y vais, tiens ! »

     J'entre dans le bureau de Victor Ho, un de mes Chef-Pilotes:

     Victor:

     « Tiens ! Tu portes des bretelles maintenant, Jack ? »

     « Tu nous fais travailler comme des nègres... Pas étonnant que je maigrisse ! Faut bien que mon pantalon soit soutenu... »

     « Hi ! Hi ! Hi ! »

     « Heureusement, nous faisons pas mal de mises en place en passagers... Un peu de relax ! A ce propos, Victor, j'ai lu dans de nombreux journaux que SIA demandait des pilotes... »

     « Oui... Quels journaux ? Nos annonces sont seulement dans Flight International ! »

     « Non, non, Victor ! Dans tous les journaux mondiaux... Beaucoup de pilotes ! »

     « Je ne suis pas au courant... Beaucoup de pilotes ? Quelles qualifications ? Et pourquoi
faire ? »

     « Des pilotes sans aucune qualification ! Uniquement pour faire de la mise en place... »

     « Hi ! Hi ! Hi ! »

     J'aime bien les gens qui savent rire... Surtout quand il s'agit d'un Chef-Pilote !

 

     « Jack, pourquoi dis-tu un nègre au lieu d'un noir ? »

     « Ca y est ! Tu reviens avec tes grandes idées « Pouet-pouet »... Nègre n'est pas péjoratif du tout ! D'ailleurs: « Dieu est Nègre » ! C'est Lèo qui a dit ça... Non ? Un Noir perd toute sa saveur, un Nègre garde toute son authenticité... Un chat, c'est un chat, mon vieux ! »

     « Passons... »

 

     En temps de mousson, nous naviguons entre les orages... Les cumulonimbus ! Ces nuages peuvent atteindre des altitudes importantes, jusque 15.000 mètres ! Ce qui nous oblige à les contourner en faisant des détours de 20, 30 ou 50 kilomètres et plus, pour les éviter ! Lorsqu'il s'agit d'un typhon, nous le savons à l'avance, puisqu'il a été photographié (en couleur !) par un satellite, dont nous recevons l'image aux Opérations avant le vol... Fantastique d'avoir ainsi sous les yeux la moitié de la planète ! Nous décidons alors d'emprunter une autre voie aérienne !
Ce qui ne nous empêche pas de devoir souvent traverser « la queue » de cet enfer... Les tasses de café, de thé ou de vin se vident alors de leur contenu, qui se répand sur les chemises et les pantalons des passagers... et des nôtres ! Sauf pour le vin, puisque l'équipage n'a pas droit
à l'alcool... Le règlement le précise clairement:

     « Interdit de boire à moins de 50 mètres de l'avion et de fumer 10 heures avant le décollage et... »

     « Jack, C'est le contraire ! »

     « Sorry ! Tu as raison... »

     Je connais cependant une « espèce » de passager, assez rare mais existante, que les turbulences ne dérangent pas du tout... Au contraire ! Cette belle Italienne en fait partie... Elle me l'a avoué à Rome, où elle m'avait emmené déjeuner dans un restaurant en plein air, heureusement en plein air, parce que cet albergo est à deux pas des catacombes !

     Entre deux verres de Lambrusco, elle me sort:

     « Quand zé prend l'avion, zé demande toujours oune place à l'arrière, dans la queue... Là, ça bouge beaucoup ! »

     « Ah ? Et pourquoi donc, Maria ? »

     « Zadore me faire secouer ! Cet oune vrai plaisir pour moi ! Comme oune... oune... »

     « Oune orgasmo, Maria ? »

     « Si ! Si ! Tou as raison, Jacques ! Oune orgasmo ! »

     Il faut de tout pour faire un monde...

 

     Il faut de tout pour faire un monde... C'est ce que semblait me faire comprendre cet ami, que je remerciais pour son invitation de la veille, coutume que j'ai depuis toujours ! Je fus tout aussi surpris que lui, lorsqu'il m'a demandé:

     « Heu... Merci pourquoi, Jacques ? »

     « Ben... Pour le bon repas et la bonne soirée passée chez toi ! »

     « Heu... Merci, Jacques... »

     « Merci encore... »

     « Merci ! »

     J'embrasse mes amies, bien sûr, mais j'embrasse aussi mes amis... Une habitude africaine sans doute, mais surtout parce que quand j'aime, j'aime ! Pour certains, cela paraît bizarre... Il faut de tout pour faire un monde !

 

     Le monde... En vol de jour, je regarde le monde, j'admire les nuages... J'assiste alors à un véritable travail de sculpture ! Des mains invisibles façonnent la matière, la polissent sans cesse... Des statues prennent forme et se transforment... Miracle de courte durée... Hommes, femmes, anges ou démons, diables en gargouilles, animaux terrestres, extra-terrestres, apparaissent, disparaissent... En vol de nuit, pour une seconde, les éclairs ajoutent à ce tableau une touche finale... Luminosité d'apocalypse... Que c'est beau !

     De nuit, par ciel clair, j'admire l'Univers... Que c'est beau ! Le grand Architecte fait bien fait les choses... Il ne joue pas aux dés ! Certainement pas, a dit Einstein... Tout semble si bien programmé ! Mais ce déterminisme semble avoir une faille: pourquoi les hommes se détruisent-ils en se haïssant depuis le début des temps et s'acharnent à détruire leur planète ? Par mégarde ou par fatigue, le grand Patron, pourtant infaillible, paraît-il, a-t-il poussé sur une mauvaise touche de son ordinateur universel ? Ou est-ce de nouveau un coup du computer lui-même ? Il lui joue des mauvais tours ? PFM ! Ou alors, un fait exprès, bien déterminé de la part du grand Calife ? Je me le demande... Sais pas !

     L'Univers... Mes jumelles, que j'ai toujours avec moi à bord ou même mon télescope à la maison, ne sont pas assez puissants pour voir l'extra-terrestre que je connais... Je ne peux pas le contacter... J'ai pourtant son adresse exacte, mais hélas, je ne suis jamais parvenu à obtenir son numéro de fax ou de téléphone... Il habite loin, très loin... A des années-lumière ! Il tient demeure près de l'étoile Alnitak, zêta de la Constellation d'Orion... Orion, le chasseur, qui fut piqué par le Scorpion ! Pour ne plus connaître cette mésaventure, on dit que les dieux ont arrangé les bidons en faisant se lever à l'Est la Constellation du Scorpion, alors que celle d'Orion se couche à l'Ouest... Ainsi, le Chasseur et le Scorpion ne se rencontreront plus jamais !

     Prés d'Alnitak et de la nébuleuse 2024, se trouve un nuage de gaz noir, IC 434... La maison de la « Tête de Cheval » ! Dans mon bureau, j'ai fait encadré sa photo, prise par un célèbre photographe, possédant un télescope au grossissement fort élevé, lui... Une pose merveilleuse... Est-ce un cheval ? Un pion de jeu d'échecs, un écuyer du grand échiquier cosmique ? Surgissant de ce nuage de gaz sombre, son cou allongé et sa tête me font plutôt penser à un cobra ... Impressionnant ! Je me demande si ce personnage habite encore dans le coin ? Car l'image, que nous connaissons de lui, a quitté son domicile voici plus d'un millénaire...

     Les Grecs ont écrit dans le ciel l'histoire de leur mythologie... Ils ont nommé les constellations: Persée, Andromène, Pégase... Les Arabes ont surnommé les étoiles: Alnitak, Alnilam, Mintaka, de la ceinture du Chasseur... Dubhe, Merak, Phecda, Megrez, Alioth, Mizar, Alcor, Alkaid de la Grande Ourse... Aldebaran du Taureau... Antarès du Scorpion... Et bien d'autres: Alderamin, Eltanin, Schedir, Betelgeuse, Rigel, Altair, Sheratan, Hamal, Menkalinan, Saiph, Sadr, Eltanin, Rasalgeti, Rasalhague, Tarazed, Zubenelgenubi... De quoi rêver ! Non ?

 

     Je me sens toujours bien dans mon manteau de fine peau... Mon Jumbo me fait visiter le monde !

     Mon Jumbo m'emmène aux Indes, où la communication radio est parfois difficile à établir:

     « MADRAS ! MADRAS ! MADRAS ! »

     « CALCUTTA ! CALCUTTA ! CALCUTTA ! »

     « BOMBAY ! BOMBAY ! BOMBAY ! »

     Idem pour le Pakistan:

     « KARACHI ! KARACHI ! KARACHI ! »

     Pourtant, eux aussi, ils ont la bombe atomique...

     Puisque nous ne pouvons pas ouvrir nos fenêtres du cockpit pour gueuler après les contrôleurs, la solution, pour nous pilotes, serait d’employer le téléphone portatif mis à la disposition des passagers avec lequel, de n’importe quel endroit du monde et sans aucun problème, ils contactent leurs bureaux ou leurs petites amies... 

     En finale ILS, en un point donné, nous faisons un contrôle de l'altitude de l'avion sur la pente de l'ILS: « Outer-marker check » ! Soit le passage d'une balise, soit un mini son et lumière, lampe bleue, qui s'allume en intermittence et accompagnée d'un bruit « poueeet-poueeet »... Nous devrions passer à cette altitude, c'est correct: « Outer marker checked » !

     Aux Indes, à Bombay ou à New Delhi, l'outer-marker check est confirmé également par l'odorat... Vers les 2.000 pieds, au lieu de dire « outer-marker check », on devrait plutôt dire
« Sniff-sniff », car nous respirons alors l'odeur des Indes, qui envahit le zinc par la climatisation ! Pot-pourri d'encens, mélanges d'épices de curry et de clous de girofle, de parfums lourds, de musc, de patchouli, d'herbes brûlées, de rance, de sueurs d'entre-deux, de sui generis... Enivrement !

     Par contre à Hong Kong, dès que les roues ont touché le sol et que nous passons en reverses, les effluves de l'eau stagnante du port pénètrent dans le système de pressurisation et remplissent le cockpit, la cabine, tout l'avion... Nous sommes certains alors de notre position, on ne s'est pas trompé d'aérodrome, nous sommes bien à Hong Kong, ça pue la merde !

     Les Indes... Il faut se laisser aller aux Indes... Ne pas essayer de comprendre... Il faut s'extasier sous les remparts des Palais Moghuls, du Fort Rouge ou d'ailleurs... Se laisser aller, se laisser couler ! Les Indes... On aime ou on n'aime pas... J'aime les Indes !

     J'aime les Indes pour les Tajs: le « Taj Mahal », le palace d'une grande époque, où nous descendons à Bombay et à Agra, le « Taj Mahal », ce mausolée, merveille du monde, qui m'a impressionné...

     Impressionné, comme je le fus lors de la lecture de mon premier roman « Bombes sur Shangai »  par Vicky Baum, je crois... En route pour la Chine, les personnages de ce gros livre s'arrêtèrent à Bombay pour boire du gin au long bar de l'hôtel Taj Mahal ! Dans la brousse de mon enfance, je ne savais pas ce que pouvait bien être du gin, que je prononçais d'ailleurs 
« gain », mais j'en avais la tête qui tournait... Ma mère m'expliqua... Plus de 40 ans après, je suis allé au bar de l'hôtel Taj Mahaal... Le bar, était-ce le même, ne me parut pas si long... J'ai pris quand même pris un gin (tonic) en souvenir du héros de mon roman fleuve... Ce personnage devait me marquer, car il ne s'arrêtait pas de se laver continuellement les mains par hygiène ! De lui sans doute, j'ai gardé cette manie... Non seulement les mains, mais aussi les dents, que je...

 

     « Jack, on s'en fout ! »

     « Ah, oui, c'est vrai, j'avais de nouveau oublié... »

 

     Je n'oublierai cependant jamais le corbeau du Taj Mahal... L'hôtel a conservé le style de cette Grande Dame, cette « Old lady »... Les chambres sont vastes, on peut choisir entre le ventilateur au plafond ou l'air climatisé... Moi, j'ouvre les fenêtres ! J'aperçois les corbeaux et les éperviers virevoltant dans le ciel... J'ai un présage ! Peut-être, parce que je les ai chassés, tués à coup de carabine dans le verger de ma grand-mère a Vuyonga, ces oiseaux m'en ont toujours voulu ! Ils m'ont poursuivis au Pakistan, au Sri Lanka, aux Indes... De familles en familles, sans doute se sont-ils donnés le mot au travers des pays qu'ils ont survolés et pillés comme ils ravageaient les arbres fruitiers de notre plantation... Déjà à l'époque du Kivu, nous n'étions pas amis... Ils me voyaient venir et de leurs yeux de charbon en oblique me narguaient... Malgré la mort que
je devais distribuer dans leur clan, ils revenaient sans cesse se remplir la panse des fruits de Bonne Maman en croissant de plus bel ! « Craw ! Craw ! »... Je me souviens très bien de leur regard ! Mon coup de fusil les foudroyait, mais leurs yeux ne se fermaient pas... Ils me fixaient encore... C'était leur victoire !

     Des années et des années après, je devais donc les retrouver... Identiques voleurs... Les corbeaux m'ont suivi, c'est certain !

     Un des corbeaux est venu se poser sur ma fenêtre... « Craw ! Craw ! »... Il m'avertit sans doute de son retour, d'une autre vie que je lui avais ôtée jadis en Afrique... Nanti d'une mission ancestrale, il me raconte certainement qu'il vient torturer mes remords pour tous les crimes que j'ai commis parmi les siens... Il me prépare, dit-il, une vengeance noire, couleur des ses plumes... En claquant des mains, je l'effraie, je le chasse de la fenêtre et de mon esprit! Je vais prendre ma douche...

     Je ne suis pas quitte de mon corbeau... Un tintamarre ! Cette fois-çi, ce chapardeur est carrément rentré dans la chambre et picore à qui mieux mieux dans ma corbeille de fruits, transformés en compote ! De ses yeux moqueurs et de ses « Craw ! Craw ! », mon vieil adversaire me nargue à nouveau ! Serviette tournoyante, je fonce sur lui ! En un dernier reflex,
il prend une banane entière dans son bec et disparaît par la fenêtre !

     Ultime victoire de mon corbeau, je suis bien obligé depuis lors de fermer mes fenêtres et de passer tous mes séjours au Taj dans l'air conditionné... J'ai l'air con !

 

     Le golf de Willigdon... Pas Wellington (ouf !), Willigdon ! Le « tee off» est à 6H30 du matin ! Avec mon mécano, Benwara, nous avons chacun deux caddies ! Un pour porter le sac et nettoyer les clubs après chaque coup, un pour courir en suivant la trajectoire de la balle, protéger la balle une fois au sol afin que les corbeaux (encore eux !) ne l'attrapent pas et ne s'envolent pas avec elle !

     Je demande le fer 5...

     « Non, Sahib, plutôt le 6... »

     En fait, je n'ai jamais joué qu'avec un demi-sac: bois 3, fers 3, 5, 7 et 9, sandwech et putter! Le pro, quoi ! Fer 6 ? Connais pas !

     « Heu... Et si tu me montrais ? »

     « Avec plaisir, Sahib ! »

     Souriant de ses dents plus blanches que blanches, ce malheureux gringalet, tout déguenillé, pieds nus, aux jambes et aux bras si minces, si minces, se débarrasse de son énorme sac... Comment d'ailleurs peut-il porter cette masse ? Sais pas !

     « Clakk ! »

     La balle rebondit sur le green, roule et s'arrête à moins d'un mètre du trou !

     « Heu... Quel est ton handicap, toi ? »

     « 3, Sahib ! »

     « I see... »

     Quand je réussis, ce matin-là, le plus beau et le plus long « putt » de ma carrière de golfeur, une quinzaine de mètres, un de ces coups de pot, Ben me dit en Swahili:

     « Muzuri kabissa, di ! »

     Tout fier, moi, je dis en anglais à mon caddie:

     « Fantastic, hé ? What do you think ? »

     « Very good, Sahib, mais il vous a fallu plus de 10 coups pour arriver sur le green de ce
par 4... »

     « Allez, allons petit-déjeuner ! »

     Pendant que l'on nettoie nos godasses au vestiaire, toasts, œufs brouillés, thé et marmelade, servis par des garçons en gants blancs sous les ventilateurs...

     J'aime bien les Indes !

   

     Seng, mon copilote, qui m'avait traîné de force au casino de notre hôtel Gloucester la veille à Londres, et nous avions gagné (!), me dit le lendemain à Bombay que les hôtesses veulent faire un tour en fiacre... Elles ont besoin de gardes de corps !

     « OK ! Le mécano vient avec nous ? »

     « Oui, Marc Wong vient en renfort... »

     « Ah ! Elles veulent voir Bombay by night ? Allons-y ! »

     « Où, Jack ? »

     « Aux cages ! »

     Les cages... Quartier de la prostitution humaine ! Mâles, femelles, filles et garçons de 7 à 77 ans et plus, travestis et autres espèces, corps difformes et informes, qui se vendent sur des lits superposés, cachés par des rideaux (!) et derrière des barreaux ! D'où le nom: les cages...

     On s'entasse dans le carrosse (!)... Il roule donc... Le vieux cheval fait « Clop ! Clop ! 
Clop ! »… Les allées sont encore éclairées, mais elles deviennent de plus en plus sombres...
Les rues sont à présent noires-obscures... On n'y voit goutte ! Déjà petites, les hôtesses se font petites...

     « Kling ! Klang ! » fait le fiacre en deux soubresauts !

     Nous venons de passer sur un corps ! Dormait-il ? Dort-il toujours ? Il n'a pas bougé !
Les filles se retournent... Le corps ne bouge toujours pas !

     « Il doit être mort ! » lâche le cocher...

     Les hôtesses sont minuscules...

     « Si nous rentrions à l'hôtel, Captain ? »

     « Non ! Vous avez voulu voir Bombay, vous verrez Bombay ! »

     Nous devrions retrouver une luminosité rougeoyante puisque nous sommes dans le « red light district »... Non ! Sous un faible éclairage, le décor apparaît... Des formes de toutes les couleurs, de toutes les formes entourent le fiacre, montent sur les marches... Des mains tentent de nous agripper, de nous caresser ! Lamentations... Odeurs... Cour des miracles ! Le fiacre n'est plus qu'une grappe humaine... Seng et moi repoussons ! De ses bras, Marc fait parage... Le cocher accélère ! Au petit trot, nous traversons Falkland Sreet, la rue des cages... De derrière les barreaux, des yeux nous convient, nous envient... Les hôtesses n'existent plus, elles sont petites marres sur le plancher du fiacre, enfouies sous les banquettes !

     A 20 mètres du perron de l'hôtel Taj Mahal, les loqueteux, les boiteux, les mendiants, sont arrêtés net par une ligne de démarcation... Cette frontière est invisible, même pas peinte à la chaux sur le sol... Si le Roi Georges V est entré aisément dans son Empire colonial par la Porte des Indes en 1911, juste en face de l'hôtel, eux, les miséreux et les misérables, n'ont pas le droit de passage dans le royaume des nantis... C'est la règle du jeu... Ils le savent !

     Arrivées aux frontières du Taj, je demande aux hôtesses:

     « Alors, le centre de Bombay la nuit ? »

     « ... »

     « Bonne nuit ! »

     « ... »

     « Seng, Marc, allons prendre une Kingfisher... I need a drink ! »

     « Me too... Une bonne bière pour avaler tout ça ! »

     « Bombay sans « tout ça », ce n'est plus Bombay, Seng ! »

     « True... C'est vrai... »

     J'avoue que je crânais lors cette traversée... Peu rassuré, le Jack !

     Adieu, Bombay !

 

     L'Inde... Continent subtil... Epoustouflant ! Il faut se réincarner plusieurs fois pour avoir le temps de l'admirer, de l'assimiler... Les Indes, du merveilleux et du terre à terre !

     Par une journée claire, sans mousson, survolant un matin ce pays immense, je suivais Madec en pensée au-dessus du plateau du Deccan... Madec, ce mercenaire français au service des Maharadjahs au 18ème siècle et devenu Nabab ! Avec ses troupes, il s'en retournait enfin vers
le sud pour embarquer à Madras avec ses éléphants ! Ce Breton avait le mal du pays et des idées de grandeur... Une entrée à Quimper avec des éléphants ! Toujours est-il qu'il lui a fallu presqu'un an pour traverser l'Inde... Moi, il ne m'a fallu qu'un peu plus de trois heures avec mon 747 !
Le merveilleux avait disparu...

 

     Bonjour Bangkok !

     Les procédures de départ et d'arrivée portent souvent des noms des alentours du pays comme Yamato ou Goschi au Japon, etc... Au briefing et par gag, nous avons surnommé l'arrivée de Bangkok: « Patpong » !

     Patpong... Fameuse rue, où « tout » se vend ! J'y ai même retrouvé le « Tintin » de mon enfance, des scènes de tous ses albums imprimées sur des « T-shirts »... Ces va-nu-pieds le vendent à la criée, mon Tintin !

     « Tinetine ! Tinetine ! Tinetine ! »... J'achète « Tinetine in Congo » !

     Patpong... En équipage, nous allons au « Fire Cats » ! (encore des chats !)... Nous montons les marches... Le bar est en ovale... Au centre, les barmaids, la caissière et la scène... C'est là que ça se passe !

     Nous prenons une bière... Les filles en tenue légère nous enrobent, nous enserpentent, s'agglutinent... Si on veut ! Si on ne veut pas, elles demeurent à distance... Et tentent un second essai un peu plus tard ! On prend une bière... On admire les fifilles en train de danser (!), de se trémousser en tintamarre sur la scène dans la tenue d'Eve... Pas tout à fait Eve, puisqu'elles ont un foulard autour du cou ! En fait, ce n'est pas une écharpe, c'est leur petite culotte, qu'elles abaissent vite et entourent leurs fesses quand la police est signalée par le portier de la rue, qui appuie sur un bouton allumant une lampe rouge dans la salle en haut ! Les gendarmes font alors un tour
et comme par hasard s'arrêtent un instant à la caisse, puis disparaissent ! La culotte redevient foulard... On reboit une bière...

     Tout à coup, des ballons de toutes les couleurs font leur apparition dans la salle... Tiens, un anniversaire ? Non ! Ces ballons sont les cibles de la spécialiste en balistique ! Avec sa sarbacane enfoncée dans le sexe, cet artilleuse au souffle puissant envoie des fléchettes et fait éclater les ballons ! Assis au bar, faut faire gaffe à la trajectoire de ses missiles... On pourrait en ressortir borgne de ce bui-bui... Car, souvent mal lunée (!), la fille rate parfois son coup !

     J'avais emmené ma femme dans cet endroit de rêve (!)... Dès l'entrée, Michèle, peu rassurée, s'était blottie entre S.L. Leong, mon copilote et moi... Elle fut vite dans le bain après quelques bières et avec le soutien de mon équipage ! A tel point que tendant le bras vers la canonnière, qui loupait pas mal de ses tirs ce soir-là, Michèle suggérait des améliorations de visée:

     « If I were you... Si j'étais vous... »

     Mon angoisse à moi était de voir ces danseuses, faisant tournoyer leur culotte dans la main, demander soudain à l'audience:

     « Et à qui c'est, ce petit slip ? »

     Et la foule de réponde en chœur:

     « C'est au Captain Siroux ! »

 

     Ce n'est pas un slip, c'est une balle de ping-pong, qui atterrit dans la pinte de mon copilote Johnny Walker (Sic !), un Australien des plus sympathiques, toujours dans le coup et bon vivant, aimant la bière ! Jonnhy, que je sais sensible quand on touche à sa bière:

     « Jaisouss Kraiiste ! »

     Et furieux, de s'en prendre à la Mama Sun, la Patronne derrière le bar:

     « This fucking ping-pong ball in my beer ! »

     La maquerelle:

     « Allez ! Allez ! Ce n'est pas grave... Il suffit de la retirer de votre verre, la ping-pong ball... Comme ça ! »

     De ses gros doigts, elle plonge dans la pinte de Johnny et enlève tout simplement la balle, flottant dans la mousse ...

     Johnny, tout rouge:

     « WHAT ? QUOI ? »

     Je vois que les choses vont mal tourner... En tendant 100 baths à la Mama Sun:

     « Une autre bière pour mon copain ! Et pour moi ! Please... »

     Nous buvons nos bières...

     Je dis à Jonnhy:

     « La balle de ping-pong aurait pu être une tranche de banane... Elles sont fortes et tranchantes ces demoiselles, quand elle s'y mettent... Un cocktail de fruits, ta bière ! »

     « BEEERK ! »

     La grande finale de ce « show »: un couple fait l'amour devant vos yeux ! Positions inimaginables: sur le ventre, sur le dos, sur un coté, sur l'autre coté, couché, debout, la tête en haut, la tête en bas, à l'envers, à l'endroit, jambes repliées, jambes dépliées... Ca dure... Ca dure... D'ailleurs, la fille en a marre ! En position de brouette, le cul secoué et en l'air, elle s'agrippe au bar et se met à discuter avec la caissière... Ensemble, elles se racontent les derniers potins en grignotant des cacahouètes ! Ca dure... Ca dure... On a le temps de prendre une bière, deux bières, de fumer deux ou trois cigarettes !

     « Comment ce type peut-il bander aussi longtemps et devant cette foule ? C'est un malade, un handicapé... »

     Attraperait-on des complexes... ?

     Enfin, mais sans un cri d'amour, le superman éjacule ! Il descend de la scène en passant devant les clients du bar, son zizi brinquebalant à la main et éclaboussant à la ronde ! Il y a du sperme partout...

     « Ta bière, malheureux ! Attention à ta bière ! »

     Reflex des habitués: vite couvrir son verre de la main !

     Sorties d'équipage...

 

     « Tu bandes encore bien, Jack ? »

     « Ca va ! Et toi ? »

     « Pour ça, tu es curieux, hein, mon salaud ? Je croyais que tu t'en foutais... »

     « Bof... »

 

     Attendez ! Ce n'est rien avec ce que j'ai connu à Honolulu... Au « Stop Light » ! Ces expertes étaient Coréennes... Vous ouvraient les bouteilles de bière avec ce que je pense et vous rendaient sur le bar la monnaie en pièces de « quaters » (25 cents) avec aussi ce que je pense...

     « Plof ! Plof ! Plof !

     « Your change ! »

     « Oh, sorry ! Je me suis trompée... Je vous dois encore un quarter ! Le voici ! »

     Plof !

     Faut le faire...

     J'avais fait cette sortie avec mon copilote X... X, parce que voilà bien le seul, qui m'a interdit de dévoiler son nom ! Il était déjà un grand garçon pourtant au début des années 80... Encore plus grand aujourd'hui, puisque Commandant de Bord Mégatop Boeing 747-400 ! Au « Stop Light » donc, voilà pas que ce copi X se met à sauter comme un cabri à travers toute la salle ! Il attrape au vol les étoiles filantes et fluorescentes qu'envoie la fille de sa balançoire, et qui ne manque pas de souffle où je pense... Mon X les a toutes en mains, les bombes volantes... Il a gagné le prix !... Il ignorait qu'il s'agissait d'un concours !

     « Quel prix ? »

     « Montez sur la scène, Monsieur... »

     La demoiselle descend de sa balançoire, s'installe sur une chaise, s'introduit une fine flûte dans la fente de sa foufoune et dit à mon ami:

     « Votre prix ? Sur ce pipeau, Sir, vous pouvez jouer l'air que vous voulez... Moi, je souffle (!) et vous, vous jouez de vos dix doigts ! »

     X a joué « Frère Jacques, Frère Jacques... »

     Pour me faire plaisir sans doute, car il aurait pu jouer « Au claire de la lune...

 

     Je ne peux cependant pas dire que j'avais une érection grandiose, en fait pas d'érection du tout, quand, nu comme un vers, l'air con et grelottant de froid à cause de l'air conditionné, je me suis retrouvé dans cette chambre pour une expérience (a ne pas rater, ne fusse qu'une seule fois dans votre vie) du « boddy massage », le massage du corps par un corps... Un corps à corps !

     Je paie le Patron (!)...

     « Combien ? »

     « 500 baths ! »

     En montrant ma « crew pass », ma pièce d'identité équipages:

     « Je croyais que nous avions un prix spécial ! »

     « Fallait le dire ! 20% de réduction: 400 baths ! »

     Je choisis une fille derrière la large vitre de « l'aquarium »... Elle me fut d'ailleurs recommandée par un collègue pilote et connaisseur en la matière et dont je tairais aussi le nom sans qu'il me le demande, lui... Ces beautés sont comme des poissons derrière une large vitre... Elles vous font des ronds de bouches... Mouvements des lèvres fort aquatiques !

     Elle arrive et me dirige vers une pièce sombre et glacialement air-conditionnée... La Numéro 106 ( ?) me dit dans un anglais assez brutal:

     « Couché ! »

     J'ai froid ! J'ai dû attendre qu'elle batte le savon... Il y a de la mousse partout... Des nuages de mousse ! Le sol est glissant...

     Je me couche...

     Vlan ! Elle est sur moi... Avec son corps, elle masse mon corps ! Le terrain est vraiment glissant... Je dois m'agripper ! A quoi ? Aux bulles ?

     « Other side ! Retourne-toi ! »

     Je me retourne...

     Elle me rabote le dos de ses seins plantureux... J'ai la gueule dans le savon ! Elle glisse, nous glissons... Glissades ! Je glisse ! Comme une savonnette, mon « boddy » lui échappe des mains... Je quitte le matelas pneumatique et vais me cogner le crâne sur le mur ! Je râle ! J'ai de plus en plus froid... Je commence à en avoir marre de ce pugilat et j'ai une bosse au front !

     En professionnelle, elle le sent...

     « Dry ! Séché ! »

     « ??? »

     « On the bed ! Sur le lit ! »

     Eponge, serviette de bain au nom de la maison « La Chérie », (que j'ai gardée en souvenir)... Je me réchauffe enfin !

     « Hoooo... Tu as fait la guerre, toi ? »

     Sous le tube de néon et sans la savonnée, elle a remarqué mes cicatrices... Hernie, vésicule biliaire, cou tranché par les opérations du goitre, et toutes les taches de soleil, que le dermatologue a dû brûler à la neige carbonique, ce qui donne à ma peau un aspect criblé de balles de fusil !

     « Quelle guerre ? »

     Si la donzelle répond 14-18, je lui fous une baffe, si elle parle de 40-45, pas de pourboire ! Elle essaie de penser (!), de deviner:

     « Heu... Le Vietnam ? »

     Je ne me dégonfle pas:

     « Mais, bien sûr, le Vietnam ! »

     « I see... Je vois... Heu... For a little bit more, pour un petit supplément d'argent... Massage spécial, Mister ? »

     « S'il vous plaît ? »

     Comme si ce que je venais de vivre était d'une banalité !

     La péripatéticienne ne prend pas mon « s.v.p ? » comme une question, mais elle pige en bonne experte intéressée:

     « S'il vous plaît, allez-y ! »

     Trop tard ! Je n'ai pas le temps de corriger ce malentendu... Tant pis ? Tant mieux ? Une expérience supplémentaire... Je me laisse faire !

     Je suis cloué au plumard, labouré, pompé ! L'ouvrière besogneuse est déjà au turbin...

     J'avais un ami italien à Tripoli, qui me bassinait les oreilles avec cette femme, qui...

     « Jacques... Elle te fait de ces pipes ! Tu sais, le long de la grosse veine bleue... Jusqu'à la dernière goutte ! A en mourir, Jacques... A en mourir ! Raaaaah ! »

     « Raaaaah, Pino ? »

     « Oui, Jacques... Raaaaah ! »

     Bangkok... Le marché flottant, le Palais Royal, le bouddha assis en or massif, le bouddha couché... Bangkok ? Le « Raaaaah » !

     Craaaaak ! Craquelures...

     Notre chienne Semba meurt ! On la retrouve le matin dans le salon... Pénibles instants ! De chagrin et les pattes arrières faiblardes, Wang ne peut pas survivre longtemps à la disparition de sa femelle... Nous devons le piquer ! J'ai encore devant moi l'adieu de Wang, les yeux de Wang... Histoires de chiens, histoires d'amour, qui vrillent le cœur, qui vous font si mal ! Surtout
à Michèle, mon épouse...

     Cette année 1988 sera le début de divergences, d'inhabilité, d'instabilité... La fréquence n'est plus la bonne fréquence... Il y a brouillage ! Malgré tout, je porterai toujours mon manteau de fine peau, mais il va s'effilocher de l'intérieur, mon manteau... Plus tard et avec précaution, il me faudra recoudre les déchirures !

     Ma femme s'est arrêtée d'enseigner lorsque ma fille a terminé et réussi son bac en 1985... Valérie suit les cours supérieurs d'hôtellerie à Singapour pendant trois ans... Elle obtient son diplôme sponsorisé et signé par la grande école de Lausanne ! Sa dernière année, elle l'a passée à l'hôtel Méridien... Mon ami, Jean Claude Bailli ne demandait pas mieux que d'avoir une stagiaire française parlant parfaitement l'anglais et sans accent français ! Dire que Valérie ne parlait pas un seul mot d'anglais en arrivant à Singapour... Avec son certificat et les bonnes recommandations, qu'elle reçoit de l'hôtel, la voilà donc parée pour un bel avenir, une carrière intéressante !

     A Paris, celui qui interview Valérie, est fort impressionné ! Voici une jeune fille, qui a déjà une expérience de grand hôtel du Sud-Asiatique, qui jongle avec la langue anglaise... Mais Valérie ne semble pas intéressée... Elle écoute sans écouter... Elle dit finalement au Directeur du Personnel:

     « Monsieur, je crois que je vais partir en Nouvelle Zélande... »

     « Ah ? Pour y travailler, Mademoiselle ? »

     « Non ! Pour y retrouver mon petit ami... »

     « !!!»

     Le « petit » ami de notre fille mesure 1m93... Valérie atteint à peine le mètre soixante ! Moi, qui avait interdit l'entrée de ma propriété à ce genre d'énergumène, me voilà bien pris au piège... Il a suffi d'une rencontre au ski nautique pour que Valou soit piégée, elle aussi ! Cette grande
« bête » est militaire et par-dessus le marché Néo-Zélandais ! Culture différente... Anglo-saxon... Habite au bout du monde... Notre fille au bout du monde ! Mais il s'avère que ce grand bonhomme est un type bien... Pas du genre longs cheveux et pendentif à l'oreille ou dans le nez... Un type sain ! Richard Scott est à présent Capitaine Parachutiste dans l'Armée anglaise... Trouvant l'armée de son pays un peu trop statique, il a pu obtenir son transfert « in the British Army »... Il l'a fait pour changer d'air... et pour sa femme, qui finalement (et heureusement !) est restée française de mentalité ! Changer d'air ? Première poste de deux ans: Belfast, où est né Shane ! Seul (mon beau-fils, pas mon petit-fils !) fera d'autres  « missions » à l'étranger... Retour en Angleterre, où vient de naître Mégane ! Nous voilà, Michèle et moi, grand-père et grand-mère d'un beau petit garçon et d'une jolie petite fille ! Papy Jack, quoi, merde ! La vie...

     Mais avant ce retour en Europe et ces naissances, il y eut le mariage et le séjour de Valou dans ce pays « aux longs nuages blancs », appelé ainsi par les natifs de ces deux grandes îles...
En effet, j'ai souvent remarqué en approchant de la Nouvelle-Zélande, une couche plate de nuages cotonneux accrochée aux montagnes !

     A Dunedin, au sud du sud de l'île du sud de la Nouvelle- Zélande (le cul du monde !), le mariage fut militaire ! Grands uniformes et sabres au clair à la sortie de l'église... Pays de tradition, le soir, le repas fut de tradition... D'origine écossaise (Scott !), les parents de Dick (!) aiment les traditions... J'aime aussi !

     Ma belle-mère, Micheline et deux couples d'amis (Armani et Lesage), avaient traversé la moitié de la planète pour assister au mariage... Au dîner, le match était inégal... Nous étions sept contre 120 ! Le maître de cérémonie nous avait un peu oublié sur sa liste des discours... Tout le monde y allait de son petit laïus... Comme mon tour ne venait pas, j'ai demandé la parole !

     Je leur ai dit à ces Kiwis que le jour où notre fille nous avait parlé de Richard, nous nous sommes demandés, ma femme et moi, où pouvait bien se trouver la Nouvelle-Zélande ! Ah, oui, là-bas ! Sourires mitigés... Qu'avec mon avion, j'avais toujours peur de louper ces îles... Si je les manquais, derrière, c'est bien simple, il n'y a plus rien du tout ! Le vide ! Que lorsque, étant en France, je pensais à ma fille, il me fallait regarder entre mes deux pieds, puisqu'elle se trouvait aux antipodes... Au cul du monde ! Rires mitigés... Mais que découvrant la beauté des paysages et la gentillesse des gens, etc... Applaudissements !

     La bière a coulé... Le smoking militaire de soirée n'a pas empêché les collègues Officiers de Dick de se saouler la gueule... Ils ne sucent pas du sucre, les Kiwis !

 

     Craaaaak ! Craquelures...

 

     Michèle ne supporte pas bien la mort des chiens et le départ de Valérie... Son moral baisse petit à petit ! A la maison l'atmosphère deviendra tendue d'électricité ! A nouveau, je comprends sans comprendre... Avec le recul, j'admets avoir eu de réactions brutales, des mots de trop... Cela nous mènera à la perte de sustentation... A la vrille !

     La vrille... Souvenez-vous, pour en sortir, un bon coup de palonnier... Pas trop puissant cependant... Dosé, car on risque alors de repartir dans le sens inverse !

     Michèle reprend l'enseignement au Collège International et de commun accord, il faut faire le point ! Elle habitera seule pour quelque temps... A mon tour de supporter mal une situation pareille ! Mais, j'estime, que cela en vaut la peine... On ne fout pas à la poubelle plus de 20 ans de tas de bons moments ensemble ou même de quelques mauvais souvenirs... Surtout qu'il ne s'agit pas d'une histoire de cul, mais une histoire de tête ! De petits oiseaux dans la tête... Alors, quelques mois de séparation...

 

     Retravaillant, Michèle se sentira mieux dans sa peau ! Valérie reviendra en Europe avec son mari... Naissance de Shane !

     Coup de palonnier... Révision de soi... Correction bénéfique !

     Mais moi, pendant cette absence, que faire ? N'étant pas un solitaire, je suis un malheureux... En fait, je suis paumé ! Paumé, parce que je me retrouve seul... Moi aussi, il me faut changer les idées ! Je décide de changer d'environnement ! Et je mets les « reverses »... Car les Vivis, les Ninis, les Nanas, les filles que j'aime bien et qui m'aiment bien je crois, car elles ne demanderaient pas mieux que de partager mon superbe appartement... A moins que ce soit uniquement pour mon appartement ? Même l'amie d'un ami !

     « I am moving in ! Je m'installe chez toi ! »

     Mais l'amie d'un ami... Ca ne se fait pas ! Et puis, la femme d'un ami, c'est de suite la balle dans la tête, entre les deux yeux...

     Faut préciser que mon duplex a une vue de 180 degrés sur la mer, grandes terrasses, piscine olympique, tennis, squash et club de gym avec sauna... Pour cette raison sans doute, elles sont prêtes, ces bonnes amies, à me préparer de bons petits plats !

 

     « Non, merci, j'ai ma bonne ! »

     Non ! Reverses ! Je résiste ! Et je ne grossirai pas...

     Mon coup du palonnier fut non seulement un coup de pied, mais un coup de jambes... Surtout que par connivence ou par solidarité, ma bagnole se munit tout à coup d'un pilote automatique ! Elle m'emmène tous les soirs chez Fabrice... Là, je retrouve mes gambettes de danseurs... Lambadas, salsas des Antilles et musiques d'Espagne... Sur les airs de l'orchestre de Miguel et de ses musiciens bruxello-espagnols, je m'éclate !

     Moi, qui m'enflamme et m'accroche si rapidement à de jolies silhouettes, je ne veux pas me tenter moi-même... Celle, la seule, que je ramènerai à l'apart et aux aubes: ma vielle Japonaise, ma Daihatsu ! Je n'ai même pas besoin de la conduire... Elle connaît le chemin par cœur !

 

     « T'as pas l'air con, Jack, mais t'es con ! »

     « Oui, je sais... »

     Jusqu'au jour où Michèle est revenue... J'ai retrouvé ma femme ! Nos montres sont à l'heure... Con ? Il faut savoir ce que l'on veut !

     Le coup du palonnier...

 

     Comme tous mes collègues, j'ai eu des chocs en avion... Par les check-lists et le sang froid, les choses se sont arrangées ! Cependant, un événement me fit beaucoup de peine à bord de cet avion qui me ramenait en passager de Los Angeles à Singapour début Août 93... Je reçus ce choc après le décollage ! Je rêvassais dans mon siège en regardant d'un œil distrait les images du journal télévisé sur l'écran de cinéma ... Je n'avais pas le son, puisque je n'avais pas mis mes écouteurs ! Le monde est fou et tournera bien sans moi... Mais le monde s'est arrêté soudain, car j'aperçus un drapeau belge et reconnus le Palais Royal à Bruxelles ! Vite le son ! J'appris alors que notre Roi Baudouin venait de mourir ! Choc ! Dans un flash instantané, bref mais vivant, car il reproduisait les photos, que je possède, j'ai revu le Roi se promener avec mon père et ma mère dans le jardin de la Résidence à Kitéga... J'ai revu le Roi signer le Livre d'or, que mon père lui présentait... J'ai revu le Roi... Avec lui, j'ai revu mon père, j'ai revu ma mère ! Flash ! Tristesse ! Regard humide ! J'ai revu le Roi visiter notre escadrille... Pour un dernier adieu, dans mon coin et en pensées, j'ai salué le Roi !

 

     Les Chef-Pilotes, jouant sans cesse à la chaise musicale, il est de grande difficulté de suivre leurs positions... Je sais quand même qui furent mes Chefs ! Choon Choy en Boeing 707, en 747, un paquet ! Car ils ont eu chacun des « seconds » devenus à leur tour califes dans la même flotte (fleet-flotte, selon le type d'avion) ou dans d'autres flottes ! En 747, les Captains Maurice de Vaz, devenu grand patron des Opérations, Kandasamy, Freddy Koh et R.J. Tan... Et les autres, une tripotée ! Albert (Albeurt en anglais, Albèere en français, voyons, Albeurt !) Koh, Mohan Sing, H.K. Leong, Victor Ho, Tony Tan... Tony Tan, qui parle un peu de français, m'a dit un jour:

     « Jack, c'est la joie de vivre ! »

     Voulait-il me flatter ? Ce n'est pas le genre d'un Chinois... Non, je crois qu'il était sincère... Et il avait raison ! Durant les 17 ans passés à Singapore Airlines, je me suis senti bien avec ces gens-là ! Je n'ai eu de cesse que de me rouler dans mon manteau de fine peau ! Ayant fait mon boulot sans soulever de vagues (take-it or leave it !) et sans casser du bois (je touche du bois !), j'ai eu au cours des années avec ces supérieurs d'excellentes relations... Avec certains, je dirai même amicales ! Avec Victor Ho, par exemple, et avec d'autres, je peux me permettre quelques plaisanteries... Avec le Captain Ho, j'ai fait le premier vol inaugural cargo sur l'Alaska en Novembre 91, à Anchorage ! A l'étape de Taipé, le portier de notre grand hôtel a une belle casquette, dont la visière, comme celle de mon Chef-pilote, est parsemée de dorures !

     « Dis donc, Victor, t'as vu la casquette du portier ? Elle a plus d'œufs brouillés que la
tienne ! »

     « Hi ! Hi ! Hi ! »

 

     Freddy Koh, devenu CP 747-400, m'apercevant de son bureau un jour que je passais dans le couloir attendant une signature « d'Albèere », m'appelle:

     « Un café, Jack ? »

 

     Je fais une parenthèse ici... A Singapour, héritage british sans doute, dans la conversation et surtout dans le journal, où un dictionnaire est nécessaire, l'emploi d'abréviations est courant...
Il faut suivre !

     CP veut dire Chef-Pilote ! Simple ! Mais, parmi tant d'autres exemples:

     « Je passe au POSB pour retirer de l'argent afin de régler mon PUB et TAS... Ensuite, j'irai vérifier mon CPF et passerai au HDB pour renouveler mon contrat de location... Il paraît que le PM va bientôt mettre le GST en vigueur  ! Je dois aussi passer chez le Doc, j'ai égaré mon MC... Tout en faisant attention de ne pas pénétrer dans le CBD ! »

     « ???  »

     Il est vrai que nous avons aussi nos PTT, EDF, HLM, SNCF, TVA... et PMU !

  

     « Tu prends un café, oui ou non, Jack ? »

     « Oui... Merci, Freddy ! »

     Freddy me parle alors du Boeing 747-400...

     « Ca t'intéresse ? »

     Je l'arrête !

     « Tu sais, moi, mes courriers sont déjà assez longs comme ça... Les très longs courriers à double équipages et les décalages horaires multipliés par deux vu les vols directs... Non, merci ! Je veux bien voler le 400 entre Changi et Paya Lebar... Il y a deux minutes de vol ! »

     « Hi ! Hi ! Hi ! »

     « Et puis, moi, les écrans de télévision, les computers dans le cockpit... Je ne sais voler qu'avec mon cul, Freddy ! »

     « Gloup ! Hi ! Hi ! Hi ! »

     Le Captain Koh me dit que, justement, tous ces gadgets sont merveilleux...

     « Quand ils fonctionnent bien, tes PFM de gadgets... Pure fucking magic ! PFM ! »

     « Ecoute, Jack... C'est une autre génération ! »

     Suis-je visé ?

     Il me prend alors au sentiment, Freddy... Me parle de mes petits enfants... Se fout-il de ma gueule ?

     « Tu pourras leur dire que tu as terminé ta carrière sur le plus gros, le plus sophistiqué des avions du monde, le Mégatop ! »

     Il parle, il parle, Freddy... Il m'hypnotise ! Et moi, comme un gosse devant de belles affiches en couleur, je dis:

     « Oui ! »

     Le lendemain, il me téléphone à la maison en s'excusant:

     « Jack, tu as dépassé 55 ans ! La limite est 55 ans pour la qualification... Sorry ! »

     « Je m'en doutais... Ca ne fait rien, oublie-moi ! »

     Ouf ! Mon intention: ne jamais passer sur cette machine...

     Freddy Koh me retéléphone !

     « Jack, c'est la date de sélection, qui compte ! Tu avais été sélectionné avant ton anniversaire... Welcome back ! »

     « ... »

     Le 747-400 en est à ses débuts... Ce n'est pas pour mes yeux bleus, que ce Chef veut m'avoir dans sa flotte... Il a besoin de pilotes !

     « Non ! »

     Puis, retenté par plusieurs appels des anciens, ce qui me flatte, raison pour laquelle, je redis:

     « Oui ! »

     Ma femme me prend pour un fou... Elle n'a pas tout à fait tort !

     Finalement, ce sera « Non ! » après un choix, que Maurice, pour une question de rémunération, proposera à tous les expatriés:

     « Le 400 à mes conditions... A prendre ou à laisser ! »

     Bonne excuse pour moi... J'ai laissé ! Je fus le seul sur 17... L'outsider ! Les autres, plus jeunes, auraient eu tort de laisser tomber... Je comprends !

     Re-ouf !

     C'est ainsi que sur mon « câble car », je suis resté heureux...

 

     Malgré que lui offrant mon bar et mon pastis, Patrick Aurelle, voisin et très bon ami, ce jeune expatrié, pied-noir de Casablanca ayant volé au Zaïre et à présent pilote de Boeing 747-400, ose me dire en prenant l'accent de l'Afrique noire:

     « Commanda ! Toi, Jurassic Parc, vraiment, dis ! »

     « Toi, tu voles un avion de pédé ! »

     « Quoi ! »

     « Oui ! Ton avion avec les bouts d'ailes en tutu, que tu pilotes en pianotant des bitoniaux sur un computer, « Tip, Tap, Top »... Tu n'as pas honte ? »

     « Quoi ? Dinosaure, va ! »

     Patrick joue bien le jeu... Gag souvent répété entre nous deux !

     « P'tit con ! »

     « Dinosaure ! »

     « P'tit con ! »

     « Dinosaure ! »

     « Un autre pastaga, Patrick ? »

     « Oui, Commanda ! »

     Moi, qui à son âge rêvait de voler un jour sur n'importe quel « jet » commercial, lui, qui vole le Mégatop, me traite de bête préhistorique... Les choses vont trop vite maintenant !

 

     Ce qui ne va pas très vite, par contre, c'est l'établissement d'un dossier de retraite... en Europe ! Plus d'un an et une correspondance pesante pour régulariser sa pension ! A Singapour, l'affaire est réglée en cinq minutes ! Il est vrai qu'il ne s'agit pas d'une somme à recevoir mensuellement, mais d'un montant d'argent, calculé au prorata des années passées dans la compagnie et que le pensionné encaisse d'un seul coup... A 55 ans, date officielle de la retraite, on reçoit donc son pécule ! Les pilotes peuvent cependant « rempiler » jusqu'à 60 ans, l'âge limite... On met le compteur à zéro et on recommence tout pendant cinq ans !

     Le tort que j'ai, connaissant les Singapouriens, est de contacter le CPF (Central Provident Fund) et de leur rappeler que dans trois mois, j'ai 55 ans...

     « Mais, Captain, ne vous en faites pas... Nous allions vous écrire un mois avant votre anniversaire ! Vous n'aurez qu'a vous présenter au bureau CPF de votre quartier muni de votre carte de membre, votre passeport et votre carnet de chèques pour l'identité bancaire... »

     En effet, je reçois leur lettre un mois exactement avant la date de mon anniversaire... Je me rends au bureau... Le préposé prend une photocopie de mes documents et me dit:

     « Le 22 Août 1985, l'argent sera à votre compte... »

     « !!! »

     J'allais me lever quand Sylvester Leong, car il s'appelait Sylvestre, ajoute:

     « Félicitations, Captain ! Nous avons ici un cadeau pour vous... »

     Je m'attends à une montre en or... Une Rolex ?

     Sylvestre se retourne...

     « Voici ! »

      Et me présente fièrement un parapluie aux couleurs du CPF et rempli de logos du CPF !

     « Heu... Thank you, Sir ! »

     Au moment de quitter mon siège, Sylvestre m'interrompt à nouveau:

     « Si vous voulez bien signer ici, Captain... Pour le parapluie ! »

     Ce Chinois avait peut-être plus d'humour et de délicatesse que je ne pensais... Au lieu de m'offrir un parapluie, il aurait pu me donner un cadeau plus triste... Une canne pour mes vieux jours !

     L'argent fut versé à mon compte, pile le jour de mes 55 ans !

     Contrairement à une pension mensuelle ad vitam eternam, cette somme d'argent est tentante... La jouer en bourse pour avoir plus, la dilapider rapidement par des placements négatifs et se retrouver avec rien ! Nous sommes très forts pour ça, les pilotes... Selon le caractère, d'aucun pourrait également vite transformer cet argent en fumée en le buvant avec des filles de peu... Dangereux ! Comme je suis le genre de type qui achète des actions au plus haut prix et les revends au plus bas, j'ai placé mes petits sous « à la papa »... Chez les trapézistes de métier, les banquiers !

 

     La retraite... Dans tous les métiers, s'arrêter de travailler est un choc psychologique !

     Mon ami Lucien Faufeder, chancelier de l'Ambassade de Belgique:

     « Tu te rends compte, Jacques, même ta carte de visite t'est retirée, mon vieux ! »

     C'est vrai ! Il a raison, Lucien... Y ajouter « pensionné » n'arrange pas le problème:

     « Monsieur X. Ex-ci, Ex-ça. Pensionné. »...

     Autant inscrire:

     « Amen » !

 

     Pour nous pilotes, qui avons toujours marché à la pendule, à la minute près, notre vie réglée comme du papier à musique, et qui du jour au lendemain n'avons plus rien à faire du tout,
la retraite est un trou noir ! Nous sommes déboussolés ! Un trou noir encore plus sombre pour les aviateurs qui, comme moi, ont vécu et navigué sur les différents continents de la planète, nous sommes des déracinés ! Avec difficultés, nous recherchons un point de chute, un lopin de terre, où nous pourrions y planter notre dernier sapin... Choisir un environnement, dans lequel les hommes pourront encore nous comprendre et croire à nos histoires de « là-bas»...

     Je connais d'anciens pilotes, pilotes retraités, héros de guerre ou pionniers d'aviation commerciale... L'iris cerclé de blanc, leurs yeux n'ont plus cette intensité d'antan... Ils ont un regard de vieux chien... C'est ce que l'on croit ! Car, si l'on regarde bien au fond de ces yeux, le ciel est toujours clair, plein de lumière... Le blanc, c'est le blanc des falaises, que ces goélands survolent avec frénésie... Ils piquent en rase-mottes et remontent en chandelles vers un zénith d'azur et de liberté... C'est le blanc des nuages, des nuages de beau temps, autour desquels, ces oiseaux virent et revirent avec volupté... Non ! L’amour des cieux n'est pas mort et dans l'âme de ces pilotes, ce sera toujours le grand cirque de la jouissance de l'air ! Demandez-leur ! En eux, vibreront alors les moments intenses de leurs aventures aériennes... Ces Capitaines vous raconteront comment ils sont revenus de leurs croisées de mers lointaines et de leurs traversées de pays perdus... L'aviateur est éternel !

 

     Il en est ainsi de ces vieux musiciens de jazz... Leurs cheveux crépus ont blanchi... Si leurs yeux paraissent fatigués et humides à force d’avoir vécu toute leur vie dans la fumée du tabac, si leur voix basse semble tellement gutturale à force d’avoir chanté le blues et si leurs gestes sont plus lents qu'auparavant, ces merveilleux artistes ont encore au fond de leur tête tous les rythmes endiablés... En vous parlant, ils se mettent alors à trembler doucement avec grâce, comme ils ont tremblé jadis au tempo de leurs notes... De suite, on sent revivre en eux cette extase de la musique, qu'ils nous donnent en offrande comme un cadeau des dieux... Le musicien est lui aussi éternel  !

 

     On raconte l'histoire de ce pilote qui vient de prendre sa retraite... Son ami, pilote de ligne également, et qui va bientôt, lui aussi, prendre sa retraite, lui demande inquiet:

     « Comment ça va ? »

     « Ca va ! »

     « Ca va ? »

     « Mais oui, ça va ! »

     « Comment fais-tu ? Tu as un truc ? »

     Le jeune retraité lui explique alors...

     « J'ai acheté une grande photo du cockpit d'un 747, que j'ai collée sur un mur de mon bureau... A la cave, j'ai déniché une vieille chaise, la plus inconfortable, que j'ai placée devant ce poster... Je m'installe donc dans mon siège pour un vol de nuit ! Car au préalable, j'ai allumé une seule et petite lampe de chevet et j'ai mis l'aspirateur en marche... Ainsi, pendant toute la nuit, dans ce ronronnement et cette faible lueur, je fixe mes instruments ! De temps en temps, j'appelle l'hôtesse, à l'occurrence ma femme, et lui demande un café... Furieuse, elle m'apporte alors une tasse du café froid, dont le contenu s'est bien entendu renversé en grande partie dans la sous-
tasse ! Quand j'ai besoin d'aller pisser, je me lève et devant la porte de la toilette, j'attends en sautillant d'un pied sur l'autre, qu'un passager imaginaire veuille bien la libérer ! Au petit matin, après avoir tout arrêter, je sors de chez moi... Dans le brouillard et le froid, j'attends une vingtaine de minutes... J'attends la navette-équipage ! Alors, mon vieux, crois-moi, en me foutant au lit, les yeux rouges, aplati de fatigue et en me faisant engueuler par ma femme parce que je la réveille, je me dis que la retraite est la meilleure des choses qui aurait pu m'arriver ! »

 

     Lorsque j'entends un avion passer dans le ciel, je me précipite dehors... Je ne suis pas blasé ! Oh, non ! Car dans mon bureau, j'ai un truc, moi aussi... J'ai une radio pouvant capter toutes les fréquences aéronautiques: la tour de contrôle, l'approche, les couloirs aériens ! J'écoute les avions... Je suis assis devant les deux dessins, le cockpit du DC3 et celui du 747, que mon ami Jean Luc Beghin a dessiné artistiquement et qu'il m'a gentiment offert... Merveilleux tableaux !
Je m'y crois dans ces cockpits ! Non seulement j'écoute les avions, mais je les vois ! Car, de mon 16ème étage, j'ai une vue sur toutes les approches finales de l'aéroport de Singapour...

     Pour l'ancien, celui qui a fait décades à Singapore Airlines, il est de coutume que le Chef-Pilote ou même le Directeur des Opérations soit présent à l'arrivée du dernier vol de ce vétéran ! Déjà que cet aviateur ayant posé ses roues sur la piste pour une ultime fois, son moral est au zéro absolu... Alors existe cette tradition, reprise de je ne sais d'où, de je ne sais qui... Des Anglais, sans doute ! Y a qu'eux pour inventer un truc pareil...

     Maurice, le sourire aux lèvres, de sa main droite félicite et remercie pour les services rendus... Et de sa main gauche, « Clipp ! », coupe d'un coup de ciseaux habile, la cravate du malheureux pilote !

     « Aaaaah ! »

     C'est comme si on lui coupait le zizi !

     C'est bien simple, s'il n'a pas la force de surmonter cet outrage, ce vieux marlou de pilote se sent châtré pour le restant de ses jours... Le comble, il doit encore dire merci au grand Chef ! Puis, ramassant son petit bout de cravate (de cravate heureusement !), il s'en va, la queue entre les jambes !

     Rien que pour échapper à cette mutilation, je crois que je partirai avant la date !

 

     La retraite... Tout comme mes collègues, qui ont à leur actif certainement plus d'heures et plus de pirouettes autour de la boule que moi, j'ai dépassé les 20.000 heures de vol, j'ai fait plus de 500 fois le tour du monde, en long, en large et en travers... Non, pas en travers, puisque je n'ai jamais survolé l'Amérique du Sud et je le regrette !

     Au fil des ans, j'avoue que les décalages horaires, les vols de nuit, les heures de sommeil irrégulières et les repas à contre temps m'ont un peu « cassé »... Je suis fatigué ! Je ne crois pas être le seul ! Je remarque que les cheveux drus de mes amis asiatiques, avec qui je vole depuis près de 17 ans, ne sont plus ce qu'ils étaient... Si leur chevelure est toujours aussi épaisse,
la couleur noire de leurs cheveux a cependant viré vers le blanchâtre, ce qui est rare pour un Chinois ! Faut qu'il soit bien vieux le Chinois pour avoir des cheveux blancs... Quant à nous, les
« Caucasiens », nous n'avons presque plus de cheveux du tout !

     Peu réjouissantes les statistiques concernant les pilotes en retraite, du moins pour ceux qui ont fait beaucoup de « jet »... Paraît-il qu'après s'être arrêtés de voler, leur chance de survie (!) est fort brève ! Explication ? Inconnue ! Sans doute, leur corps et leur esprit, loin d'avoir vécu une existence plate, trimbalés, bousculés aux quatre vents de jour et de nuit, secoués dans les tempêtes, ont pris l'habitude de ce rythme de vie... Soudain, plus rien ! Walou ! Le calme plat ! Le métabolisme passe sur « off !

     Je voudrais quand même bien profiter un peu de ma retraite... Relax et sans horaires, visiter enfin la belle Europe... Par la voie de terre, pas de l'air... A pieds, à cheval ou en voiture !
L'avion ? En passager ? Jamais !

     Assis devant une bonne bière brune à la terrasse du Movenpick à Zurich et regardant passer les jolies voitures (!), j'avais dit à Paul Grant:

     « Nous sommes des cobayes ! Personne ne sait ce que ces jetlags, traversés en rapidité d'Est en Ouest et d'Ouest en Est, ces nuits blanches, nous réservent... L'aviation est à présent trop rapide... Avant, on y allait à son aise, Paul ! »

     Paul, ce jeune Australien, dont l'arrière-arrière-arrière grand-père fut envoyé aux galères en Australie (en Tasmanie plus précisément) parce qu'il avait volé trois canards dans un étang d'Angleterre, est émerveillé par un de ses premiers voyages européens... Son pays, uniforme de langue et de culture, est aussi vaste que l'Europe ! Ensemble, nous avions été au Danemark, en Hollande et maintenant en Suisse ! A chaque escale, langues, cultures, coutumes et cuisines différentes... Sur une superficie restreinte ! En Australie...

     Toujours est-il que cet arrière-arrière-arrière petit-fils de forçat plein d'humour fin est devenu mon ami et nous rions ensemble... J'en ris que j'en pleure ! Il me répond en dégustant sa bière et en profitant du spectacle de la rue par cette belle après-midi d'été:

     « Guineas pigs ? Peut-être... Mais, moi, Jack, je suis bien content d'être un cobaye ! »

 

     Survit cependant cette race de « purs »... Ceux qui ne peuvent, qui ne savent pas s'arrêter de voler... Oui, ils s'arrêteront le jour où, le manche à balai entre les jambes, les dieux auront tirer la dernière ficelle ! Car passé l'âge de 60 ans, si le Ministère de l'Aéronautique interdit les vols commerciaux aux pilotes, il autorise cependant l'instruction pour les jeunes cadets... Sur un Lear-Jet, véritable petit chasseur... Je connais des collègues, qui ont plongé sur cette occasion pour rester dans les cieux trois années supplémentaires ! Avec de jeunes élèves, leur attention ne devant surtout pas se relâcher une seconde, il ne s'agit pas d'une après-midi de relax à la campagne... Une partie de plaisir ? Pour eux, oui ! Circuits de nuits, atterrissages et décollages répétés, plusieurs étapes en Thaïlande, décollages, atterrissages ! Je parle de mes amis:

     * J.S. Pal... La classe, l'Indien ! Avec son turban bleu-nuit assorti à son uniforme, ses yeux de charbons ardents vous foudroient d’élégance et de charme... Un gentleman ! J.S. aime la bonne chaire, les grands vins... Ce qui ne l'a pas empêché de garder la forme... En fait, je le revois tel que je l'ai rencontré il y a 17 ans... Malgré que possédant chalet en Suisse et palace au Punjab,
il se tape presque toutes les nuits une maîtresse divine et unique pour lui: le ciel !

     * Collin Sharp, mon premier instructeur en 1977 sur Boeing 707... A 60 ans, il n'a pas quitté Singapour, mais s'est accroché au Lear-Jet !

     * Peter Van Emmenis... A peine rentré en Afrique du Sud, Peter ne peint pas les murs de son nouvel appartement, il les grimpe ! Il n'en peut plus et pose de suite sa candidature au poste d'instructeur !

     * Kandasamy, mon ancien Chef-Pilote et H.H. TEh, le premier instructeur, qui me fit goûter au 747 en tours de piste, idem !

     * Nevil Lockett, ancien de Quantas venu terminer sa carrière à SIA et que je rencontre dans la salle d'attente lors de ma visite médiale:

     « Que fais-tu ici ? Je croyais que tu étais pensionné dans trois semaines et que tu retournais dans ta belle villa à Sydney, au bord de l'océan ! »

     « Heu... Oui, mais je veux encore voler... Le Learjet, comme instructeur... Alors, sérieux examen médical ! Puis ce sera le cours au sol et le simulateur et ensuite... J'ai fou, Jack, j'ai
fou ! »

     « Je suis fou, Nevil, pas j'ai, je suis... »

     « Je suis fou ! »

     « Non, tu n'es pas fou... Chacun sa vision des choses ! »

     * Et mon ami Daruwala ! A soixante-quatre ans, je viens d'apprendre qu'il remet ça pour un contrat d'un an ! La compagnie avait besoin de Mécanicien de bord... « Tote suite » !

     Des « purs »... Faut le faire... Chapeau !

     Quant à mon ami John Shurman, le Canadien aux milliers d'heures de vol et à Singapour depuis plus de vingt ans, a dit:

     « Stop ! »

     Il n'est pas assis dans le cockpit du Lear-Jet à Singapour, mais sur son tracteur en France...
Il fauche les hautes herbes de sa propriété dans la Drome, où il s'est retiré avec sa femme Carine !

     Comme lui, je crois que je ferais de même...

     Je regretterai cependant de ne plus apercevoir dans le ciel austral «ma» Croix du Sud... Ces quatre étoiles, que j'ai failli me faire tatouer sur l'épaule un soir de spleen dans le quartier de Kingcross à Sydney ! Cependant, je porte toujours mon manteau de fine peau... Sa couleur s'est un peu ternie... Il s'est froissé aux craquelures et aux ouragans, mon manteau, mais il est toujours de fine peau ! Je me sens bien dans ma peau...

     Alors ? Je me pose une nouvelle fois la question:

     En quelque domaine que ce soit, n'ai-je jamais été un « pur » ?

     Pourtant, si on me demandait:

     « Jack, si tout était à refaire ? La même vie ? »

     Je répondrais vite:

     « OUI ! »

 

     Nombreux sont donc ceux qui attendent avec impatience que l'âge de la retraite soit  poussée

jusqu'à 63 ou 65 ans pour les vols commerciaux... Pourquoi pas 70, 80, 90, ou même la centaine ? Par amour pour l'aviation, ils sont multitude ceux qui désirent ardemment ce recul de la limite de pension... Mais, parmi cette espèce d'oiseaux, ils sont nombreux aussi les pilotes de lignes, qui ayant épousé une première, une seconde, puis une troisième et parfois même une quatrième femme, sont obligés de payer d'interminables pensions alimentaires en fin de mois... Ils se retrouvent papa et grand-papa à la retraite... Ca coûte cher ! Conséquence: il leur faudrait voler jusqu'à l'âge de 150 ans pour subvenir aux besoins de toute leur ribambelle de famille !

 

     Il est ainsi des moments de bonne fréquence... Nous parlons beaucoup, Monsieur Lim et moi ! Président du Club d'Astronomie de Singapour, Albert Lim me raconte le firmament, me situe les étoiles, les constellations, les galaxies... Ce mathématicien me parle de Relativité, Restreinte ou Générale, de Mécanique Quantique... Il me parle de l'Univers ! Einstein, Hawking... Tant bien que mal, j'essaie de suivre... J'écoute... Je pose des questions... Le temps passe... L'espace-temps ! Ce jour-là, tout en nous dirigeant vers la sortie du Centre des Sciences, nous continuons la discussion... Arrivés sur le pas de la porte, nous nous taisons soudain ! Une communion silencieuse, de commun accord, nous regardons le ciel ensoleillé, le vert feuillage des arbres soufflé au vent par la brise, les fleurs, le jardin... La beauté de la nature ! Monsieur Lim, le scientiste, rompant cette minute de silence, me dit:      « Finalement, il est une simple théorie, Captain Siroux... C'est bon d'être en vie ! »

     « J'allais vous le dire, Mister Lim... »

 

     L'équipage sirote son verre au bar du dernier étage du Sheraton... La journée s'achève... Nous, nous venons de nous réveiller ! On découvre la Tour de Galata... Elle veille sur l'entrée du Bosphore ! En 1622, un certain Ahmed Celebi, se prenant pour Icare, s'est accroché des ailes aux bras et s'est jeté du haut de ce bâtiment... Paraît-il, il fit ainsi, ce premier aviateur, un vol plané de 12 Km ! Je me demande bien comment ? On aperçoit aussi l'imposante Mosquée Bleue et celle de Suleiman, Sainte Sophie et Topkapi... A Istanbul, je pense à Banou... Banou, la fille a la voix rauque, aux grands yeux verts, bruns, bleus, gris ! Et moi, je...

     Comme dit le notaire Brel, à l'hôtel des « Trois Faisans »:

     « Et moi ? Je parle encore de moi ! »

     Non ! Je ne parlerai plus de moi ! Je crois cependant ne pas avoir parlé que de moi... J'ai parlé de nous ! Avec plaisir, j'ai beaucoup parlé de mes collèges aviateurs, de mes amis, de mes copains, de mes femmes ! Encore tant d'histoires ont raconter cependant... Histoires d'autres lieux, d'autres cieux, d'autres yeux... Mais je m'arrête !

  

     « Quoi, Jack ! Tu t'arrêtes ? »

     « Oui ! »

     « Plus de Captain ? »

     « Non ! Adieu... Captain ! Check-list finale, s.v.p ! »

     « Tu es sûr ? »

     « Certain ! J'arrête mes bêtises ! D'ailleurs, vous m'avez souvent dit que vous vous en
foutiez... »

     « Mais non, mais non ! »

     « Mais si, mais si ! »

 

     « Et maintenant, Jack ? »

     « Maintenant ? Je ne sais pas, je ne sais plus... Si, je sais ! Une dernière supplique aux dieux:

     « Laissez-moi... Laissez-moi, pour encore un peu de temps, les collines du Beaujolais, les paysages de Provence, le soleil de la Côte d'Azur... Laissez-moi la mer... La Mer du Nord, la Méditerranée ! La nuit, laissez-moi mes étoiles... Laissez-moi écouter le chant du coq, les oiseaux chanter au petit matin ou la cloche du village, tout simplement... Laissez-moi admirer de jolis yeux, un doux regard, un sourire... Laissez-moi une franche poignée de main, un rire... Laissez-moi un ami ! »

 

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SIC !

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Mai 1994 ! Tous droits réservés... Bien sûr ! Copyrigrhts !