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L'oeuvre de Michel El Baze: Les guerres du XXe siècle à travers les témoignages oraux   




Nice - Mai 1993
Écriture : 1988 - 140 Pages

-Souvenirs de Guerre

-Souvenirs de captivité

Tanguy de Courson
**
Agent de liaison

Avec le 98th Field Regiment
R.A. Surrey and Sussex Yeomanry
Queen Mary's Regiment
GUERRE 1939 - 1945
Témoignage
Analyse du témoignage
Guerre et captivité


POSTFACE DE MICHEL EL BAZE

Ancien Ambassadeur de France, notamment au Zaïre, au Congo et en Norvège, le Comte Tanguy de Courson de la Villeneuve était, à la mobilisation en 1939 attaché au Consulat Général de France à Londres. Versé à la Mission Française de Liaison auprès de l'Armée Britannique, il est affecté comme officier de liaison et interprète à un régiment de l'artillerie anglais jusqu'au 28 Mai 1940 où il est fait prisonnier au moment où le régiment essayait de regagner l'Angleterre. Ce sont ses diverses expériences dans l'armée anglaise au combat en Belgique puis comme prisonnier de guerre dans différents Stalag que Tanguy de Courson relate dans son témoignage écrit pendant la guerre et qu'il aimerait voir paraître dans notre collection destinée aux générations futures "avant de disparaître comme le font actuellement tant de nos anciens camarades".
Former Ambassador of France, notably to Zaire, to Congo and in Norway, the Count Tanguy de Courson de la Villeneuve was, to the mobilization in 1939 attached to the General Consulate of France in London. Attached to the French Connection Mission beside the British Army, he is assigned as connection officer and interpreter to a regiment of the English artillery until the 28th May 1940 when he was imprisined in the moment when the regiment tried to regain England. These are his various experiences in the English Army fighting in Belgium then as captive of war in different Stalag that Tanguy de Courson relates in his testimony, written during the war and that he would like to see to appear in our collection destined to future generations, before to disappear, as make so currently our ancient comrades.

AVANT PROPOS DU TÉMOIN

Ces notes ont été rédigées dans le seul but de fixer le souvenir d'une période de ma vie qui, pour moi, fut importante. Elles ont été écrites au fil de ma mémoire sans que j'ai tenté de leur donner un plan quelconque. Je m'excuse auprès de mes lecteurs éventuels de leur sécheresse et de leur style relâché. Je n'ai eu ni la patience, ni le goût d'essayer de faire, de souvenirs dans l'ensemble peu agréables, une oeuvre littéraire. Certains détails, certains faits pourront paraître dépourvus de tout intérêt et indignes d'être rapportés. Si je les ai mentionnés, c'est qu'ils évoquent dans mon esprit des images qui, pour moi, ont du prix. C'est donc sans aucune autre prétention que celle d'une sincérité absolue que ces pages ont été écrites.
These notes have been written in the alone purpose to fix the souvenir of a period of my life which was, to me, very important. They have been written as memories came back to me without having tempted to give them a plan. I excuse me beside my possible readers of their dryness and their loosened style. I did not have neither the patience, neither the desir to try to make, souvenirs in the totality agreeable bit, a literary work. Some details, some facts may seem of little importance and unworthy to be brought. If I have mentioned them, it is because they evoke in my spirit, images which, for me, have a value. Thus it is without any pretension but with absolute sincerity that these pages have been written.

Table

Avant propos 7
Souvenirs de Guerre
9
Londres, 1er septembre 1939 9
Southampton - Versailles 10
Un mois dans les Ardennes 12
Laval 13
Arrivée à l'Armée Anglaise 15
Chez les artilleurs de la Reine Mary 17
Visite du roi d'Angleterre au 98th Field Rgt. 28
La guerre moins drôle 29
Samedi 11 mai 29
Dimanche 12 mai - Pentecôte 29
Lundi 13 mai 30
Mardi 14 mai 31
Mercredi 15 mai 32
Jeudi 16 mai 32
Vendredi 17 mai 34
Samedi 18 mai 35
Dimanche 19 mai 36
Lundi 20 mai 38
Mardi 21 mai 39
Mercredi 22 mai 40
Jeudi 23 mai 40
Vendredi 24 mai 41
Samedi 25 mai 41
Dimanche 26 mai 42
Lundi 27 mai 42
Mardi 28 mai 44
Mercredi 29 mai 48
Jeudi 30 mai 50
Vendredi 31 mai 50
Samedi 1er juin 51
Dimanche 2 juin 52
Lundi 3 juin 53
Mardi 4 juin 54
Mercredi 5 juin 54
Jeudi 6 juin... et la suite 55

Souvenirs de captivité 57



Documents 99

La mémoire


A Francine que je ne connaissais pas encore. En souvenir et à la mémoire de nos compagnons de captivité, Français et Anglais dont nous ne saurions oublier la chaude et constante camaraderie.

Souvenirs de Guerre

Londres, 1er septembre 1939 C'est en arrivant au Consulat que j'apprends la nouvelle du bombardement de Varsovie et de l'entrée des troupes allemandes en Pologne. Grosse émotion naturellement. Tous les Français de Londres se ruent au Consulat, comme un an auparavant lors de l'alerte de septembre 1938 beaucoup se dépêchent de régulariser leur situation, et l'on voit se faire des mariages express. L'après-midi, nous recevons l'avis de mobilisation générale. Travail fou toute la journée. Londres a déjà pris son visage de guerre depuis plusieurs jours. Obscurité totale dans les rues, sacs à terre devant les portes du métro. De jour, on voit des douzaines de ballons argentés bien haut dans le ciel comme le dit une de mes amies "C'est une des rares choses de la guerre qui soient jolies". Le dimanche 3 septembre, je suis réveillé à 9 heures du matin (car je profite de mes derniers bons jours) par le consul adjoint Saffroy qui me téléphone du Consulat pour m'annoncer que nous sommes en guerre depuis cinq minutes. il n'y a pas à dire, ça fait tout de même quelque chose! A 11 heure 1/4, je me prélassais dans mon bain quand soudain sirènes! Je jaillis hors de l'eau assez ému car je trouve fantastique ce premier raid sur Londres deux heures après le début de la guerre. Alerte de courte durée. Plus tard, on nous dira qu'il s'agissait d'un avion français. Je déjeune chez Lyon's avec mon amie Margaret Mackie et nous prenons rendez-vous pour dîner ensemble au Savoy après la guerre. Ensuite, je retourne au Consulat. Tous les mobilisés d'Angleterre doivent partir mercredi prochain par bateau spécial. Nous sommes trois du Consulat à partir. Moi et deux auxiliaires, Guillermet qui est sous-lieutenant de chasseurs à pied et qui sera tué en Sarre en décembre, et Dauge, neveu de Billecocq, candidat E.O.R futur ambassadeur à Brazzaville et Pnom Penh. Dans la nuit de dimanche à lundi, nouvelle alerte. Dans ma maison, il n'y a pas de cave, comme presque partout à Londres. Comme j'habite au rez-de-chaussée, je recueille chez moi tous les habitants de la maison qui se sont dépêchés de descendre l'escalier et qui ne savent plus que faire. Je les installe dans mon vestibule à la lueur d'une bougie, et j'offre le whisky. Mais il est une heure du matin, tout le monde à la gueule de bois. On ne boit que de l'eau en mangeant du chocolat. Les jours suivants sont surtout consacrés à l'emballage de mes affaires et à la préparation du départ. Londres prend de plus en plus son aspect de guerre, du moins autant qu'il le peut. Une batterie de D.C.A. dans Hyde Park, un peu partout on creuse des tranchées. On voit circuler les soldats revêtus du nouveau "battle dress". Devant le palais de Buckingham, les gardes ont quitté la tunique rouge et le bonnet à poils pour revêtir, eux aussi, le kaki. Dans les cinémas, les restaurants, les théâtres on joue des airs patriotiques et en même temps on nous lit d'une voix lugubre les mesures à prendre pour le cas où "Londres serait réduit en cendres". Les Français font prime partout. La nuit, obscurité totale, on se cogne partout. Plusieurs personnes sont écrasées. On ne peut pas allumer une cigarette sans se faire interpeller par un policeman. Le mardi 5, premières nouvelles de la guerre. On nous apprend que 50 bombardiers polonais ont survolé Berlin, que la cavalerie polonaise a pénétré en Prusse Orientale "chassant devant elle l'ennemi en déroute". Ça a l'air d'aller très bien. Naïvement, je m'agite, craignant d'arriver quand tout sera fini! Pourtant au sud et à l'ouest de la Pologne, ça a l'air d'aller moins bien. Je couche au Consulat dans le bureau de M. Billecocq, car j'ai rendu mon appartement. Presque tout le personnel y couche également. A 6 heures du matin, nouvelle alerte nous descendons dans le splendide abri du Consulat qui vient d'être terminé. C'est ainsi que commence la journée mémorable du 6 septembre. Dans la matinée, les Français venant de tous les points de l'Angleterre affluent dans Bedford Square (où se trouve le Consulat). Forte prédominance des marchands d'oignons bretons. Ils viennent chaque année des environs de Roscoff passer six mois en Angleterre pour vendre leur récolte qu'ils distribuent dans tout le pays. A une heure Bedford Square est noir de monde. Les mobilisés disent adieu à leur famille, faisant presque tous bonne figure. A 2 heures, rassemblement dans le square, au centre de la place. L'ambassadeur est là ( Corbin), ainsi que le général Lelong, attaché militaire, en uniforme. L'ambassadeur nous adresse quelques paroles, puis l'aumônier de Notre-Dame de France nous donne sa bénédiction, reçue par tous à genoux. J'ai fait auparavant des adieux émus à tout le personnel du Consulat, embrassé toutes les dactylos et la grosse Madame Mane qui a déjà passé toute la guerre de 14-18 au Consulat et qui sanglote! Mais maintenant, c'est le départ. En colonne par 6, précédés d'un drapeau français et encadrés par des "grenadiers guards" en tenue de campagne, nous traversons tout Londres jusqu'à Waterloo Station. Ovation indescriptible tout le long, très 1914. A Waterloo, foule énorme. Billecocq et Jalenques sont venus en auto pour nous dire adieu. Enfin, nous montons en train. Un officier anglais vient contrôler nos livrets militaires. Craint-il qu'un resquilleur fanatique se soit glisser parmi nous? Il tombe en arrêt devant mon livret "de Courson de la Villeneuve". "Lovely name", me dit-il d'un ton pénétré. Et bientôt le train s'ébranle, quitte Waterloo Station pour une destination inconnue. Adieu Londres, adieu amis et amies. Le grand voyage commence, mais nous serons bientôt de retour. Et plus d'un d'entre nous chante tout bas: Keep the home fires burning Till the boys come home" Southampton - Versailles C'est à Southampton que nous embarquons sur un des navires de la ligne Liverpool - le Havre, réquisitionné pour nous. Tous les navires dans le port sont déjà peints en gris fer. Dans le bassin, à côté du notre, le nouveau "Mauretania" tout neuf et peint en gris s'apprête à devenir transport de troupes. Notre petit navire est plein à craquer. Je m'installe sans aucun droit dans le salon des premières, réservé aux officiers avec Guillermet et Dauge. Partout ailleurs, c'est une cohue indescriptible comme toutes les lumières sont éteintes et que la nuit est noire, on marche sur des corps étendus un peu partout ce qui provoque force jurons. Nous finissons par trouver des couchettes. Joie! Nous les utilisons après nous être assurés de l'emplacement des ceintures de sauvetage. Nous levons l'ancre au milieu de la nuit. Le lendemain matin, au petit jour, par un temps ravissant, nous entrons dans la rade de Cherbourg. Le torpilleur d'escorte anglais fait demi-tour pendant qu'un hydravion français vient nous survoler. C'est bien, nous sommes vraiment reçus avec égard. Cette entrée à petite vitesse dans cette magnifique rade, ce beau soleil, cette eau bleue me rappelle d'autres arrivées en Méditerranée en des temps plus heureux et je me sens joyeux sans raison. Nous accostons à la gare maritime, où nous sommes reçus par un officier de marine à l'air harassé et accablé. Comme je suis chargé par le Consulat général de lui remettre un pli lui signalant un individu suspect pouvant se trouver à bord, il commence à croire qu'il s'agit de moi et me fait poireauter un bon moment. Enfin, il reconnaît son erreur. Les douaniers tentent, sans conviction, de nous faire passer la visite, mais nous les écrasons de notre mépris, et du reste ils n'insistent pas. Nous gagnons la gare de Cherbourg-Ville et avec Guillermet et Dauge, nous nous arrêtons dans un hôtel pour faire notre toilette. Guillermet va ensuite faire des courses et manque le train. Nous ne le reverrons plus, pauvre garçon. Voyage interminable, nous nous traînons à travers la campagne. Dans notre compartiment, il y a un brave type qui n'a jamais été en France que pour son service militaire et qui ne sait que quelques mots de français qu'il prononce avec un accent anglais formidable. Il n'a pas l'air de se frapper d'ailleurs. A toutes les gares, nous descendons pour boire du vin ou des liqueurs. Résultat, je suis abominablement malade et Dauge vomit par la fenêtre sur plusieurs kilomètres de parcours. A Evreux, nous sommes arrêtés: il paraît qu'il y a eu un formidable accident de chemin de fer à quelque distance. Je finis par descendre et par aller coucher à l'hôtel malgré les objurgations de mes camarades. Je reprends le train le lendemain matin et trouve sur le quai plusieurs Londoniens qui avaient fait comme moi. Nous passons sur les lieux de l'accident de chemin de fer qui nous a retardés hier. Ce sont de vieux wagons réformés qui ont été réquisitionnés et emmenés. Les attelages se sont rompus et tous les wagons se sont télescopés. C'est un enchevêtrement inouï de matériel. Il n'y pas eu paraît-il d'accident de personnes. Arrivés à Paris, gare Saint-Lazare, nous déjeunons chez Mollard, puis chacun va vers son destin. Animé d'un beau zèle, je crois utile de me précipiter à Versailles sans perdre une seconde, croyant en outre maman à Cropet et papa mobilisé, à Versailles comme l'année dernière. Résultats de cette mauvaise idée: recherches, pleurs, etc. La prochaine fois, je serais moins pressé. Arrivés à Versailles au quartier de la Reine, je m'aperçois qu'on a l'air tout étonné que je sois déjà là. On me renvoie à la caserne de Limoges d'où je pars le lendemain matin pour le dépôt de guerre du 8ème génie dans les haras de la Fouilleuse, aux environs de Versailles. Dans le camion qui nous emmène, je lie conversation avec le père de Rothon, jeune jésuite, que je devais retrouver 3 ans plus tard en captivité à Teltowhei-Berlin. Dans le ravissant haras de la Fouilleuse, je suis affecté à une compagnie. Mais bientôt arrive un motocycliste. Une compagnie radio doit partir pour les Ardennes, il ne lui manque plus que quelques personnes. Et me voilà muté et embarqué en un tour de main. Ma nouvelle compagnie a son P.C. dans une belle villa de Versailles. Nous logeons dans une écurie d'une autre villa, tout près de la rue de la Maye où habitait tante Jeanne. La compagnie, motorisée, a l'air composée de très chics types. Le capitaine a l'air épatant. Il est très intéressé par mes connaissances d'allemand. La nourriture est bonne. Je suis affecté à un poste d'écoute sergent Lecoeur, équipe extrêmement sympathique. Départ le 12 septembre à l'aube. Voyage très gai; nous ne nous laissons pas mourir de faim ni de mélancolie. Sur notre passage, les gens nous couvrent de dons, vin, bière, tartines, pommes, etc. Je suis bien content de ne pas avoir moisi dans ce dépôt de la Fouilleuse.
Un mois dans les Ardennes
A la fin de la première journée, sur l'ordre du capitaine, ma voiture file en avant et nous gagnons le reste de la compagnie. Un château ravissant qui me rappelle le Mont où nous devons cantonner pour la nuit. Il s'agit pour moi de prendre le communiqué allemand du soir pour le transmettre au général commandant la 6ème D motorisée - la nôtre - Général Lucien, ancien commandant de St-Cyr. Ainsi fut fait, sans trop de mal. Le lendemain, nous gagnons Chaumont - Porcien, à 40 km au nord de Rethel. La compagnie s'installe toute entière dans une espèce de ferme délabrée, ignoble. A ma grande surprise, la capitaine fait ranger tous les camions en ligne dans la cour, sans les camoufler. Nous nous installons tant bien que mal. Nous couchons sur des fagots, c'est toujours plus élastique que la terre. Dans la pièce à côté sont montés nos deux postes d'écoute, car ce sera désormais mon travail d'écouter trois fois par jour les communiqués allemands et au besoin ceux des autres pays, d'en faire un petit communiqué général, qui sera affiché à l'État-major de la division. Notre capitaine est ravi, il tient à moi comme à la prunelle de ses yeux car il est heureux de porter tous les jours au général une feuille portant fièrement comme en tête "compagnie-radio-communiqué". Déjà on ne m'appelle plus que l'interprète. Je suis loin de me douter que c'est pour moi le commencement d'une longue carrière. En attendant, je suis un petit roi dans la compagnie. Le cantonnement est horrible, mais nous arrivons à nous installer. Nous fabriquons une cheminée. Il y a encore des traces de 1914 dans ce coin. Nous trouvons un vieux casque allemand, qui servira de cuvette. Un carreau de notre bicoque est encore percé d'une balle. Le pays est très joli, accidenté et boisé, mais, grave inconvénient, on manque d'eau. C'est un véritable désert. Les quelques rares fermes ont des puits, mais quand une compagnie a puisé dedans pendant 10 minutes, on ne trouve plus que de la boue. C'est très gênant pour se laver. Pour la cuisine, le camion doit aller chercher de l'eau à plusieurs kilomètres. Il y a un minuscule ruisseau où j'ai réussi à me laver des pieds à la tête au prix de nombreux efforts et d'un bon rhume. Notre petite section est très sympathique et très gaie. Nous nous entendons très bien. La plupart sont des employés des P.T.T. Peu après notre arrivée, un avion vient tourner au-dessus de notre cantonnement. C'est un avion français, mais je me doute bien de ce qui l'étonne, ça ne rate pas. Une demi-heure après, coup de téléphone de la division. Ordre de planquer et de disperser nos camions. Je m'étonne que le capitaine n'y ait pas pensé. Il est vrai que cette compagnie est formée uniquement de réservistes, à part un ou deux sous-officiers. Les jours s'écoulent tranquilles. Nous apprenons les premières attaques en Sarre, l'attaque de la forêt de la Warnalt, les combats de Sierck et de Perl, les défaites inquiétantes des Polonais, puis l'intervention de la Russie et la fin de la lutte. Nous sommes surpris et inquiets. Je reçois le premier colis de la compagnie. Puis, c'est une lettre m'apprenant la mort de Grand-mère. Nous avons l'impression que nous allons passer tout l'hiver là. Puis, brusquement, nous changeons de cantonnement, à quelques kilomètres de là où nous sommes. Ce n'est pas beaucoup mieux d'ailleurs. Pour me distraire, je laisse pousser ma moustache, distraction saine et inoffensive. Je m'ennuie. Je demande au capitaine si je ne devrais pas faire une demande pour être affecté à l'armée anglaise. Il me répond qu'il me comprend très bien mais qu'il sera obligé de transmettre avec avis défavorable car il m'estime indispensable à la compagnie. Bon. Du coup, je ne tente rien. Un beau jour, le 3 octobre, je crois, on vient me chercher. "Tu pars demain matin pour Laval, rejoindre l ‘armée anglaise". Je suis très content, d'autant plus que je me vois très bien passant une nuit à Paris. Regret seulement de quitter les gentils camarades que je m'étais déjà fait. Eux sont désolés aussi de voir déjà se défaire l'unité de notre petit groupe. Ils me font des adieux touchants. Le lendemain, un camion m'emmène à Rethel où je prends le train pour Paris, ravi de reprendre contact avec la vie civilisée après un mois passé dans ce coin perdu de campagne. Arrivé rue Vineuse, j'apprends que justement maman se trouve à Paris. Je lui téléphone vite chez tante Veveine et je rase en vitesse ma moustache avant qu'elle n'arrive. Le soir, nous dînons au mess de papa, gare de Lyon. Puis bonne nuit dans un bon lit appréciable après les fagots de Chaumont-Porcien. Et le lendemain, vers midi, je m'embarque à la gare Montparnasse pour Laval. Je garderai très bon souvenir du mois passé dans ma compagnie radio. Les officiers étaient bien, le capitaine surtout, épatant, les camarades gentils, nous formions vraiment une petite unité très agréable. La nourriture était excellente. Notre radio était une véritable famille. Notre camion chargé des choses les plus hétéroclites était toujours débordant de gaieté. La seule chose qui m'aurait ennuyé d'y rester était que je risquais fort de demeurer caporal radiotélégraphiste toute la guerre, ce qui n'est pas palpitant, surtout pour un type comme moi qui ne s'intéresse aucunement aux sciences physiques, ni aux autres du reste. Laval J'étais assez content d'aller à Laval, l'ancienne garnison de Grand-père, et dont j'avais tant entendu parler pendant mon enfance. Me rendant à pied -avec tout mon barda- de la gare à la caserne Corbineau où je devais me présenter, je regardais autour de moi, bien impressionné par cette petite ville pittoresque, bien assise sur les rives de la Mayenne et dominée par un château à gros donjon de beaucoup d'allure. Dans les rues, pas mal de soldats anglais. De la caserne Corbineau on m'envoya à la caserne Schneider qui est justement celle où papa fit son service militaire et d'où il partit en 1914, coïncidence curieuse. Au milieu de la grande cour, un Bren gun (fusil mitrailleur) est braqué contre le ciel et un soldat anglais se promène gravement à côté. Je ne vois pas trop ce qui pourrait faire ce modeste engin en cas de raid aérien. Sans doute un effet moral sur les habitants du quartier. Heureusement, il n'est pas encore question de cela pour l'instant. Après bien des peines, je finis par découvrir le bureau de la Mission française de liaison auprès de l'Armée britannique ainsi que s'intitule mon nouveau corps. impression franchement mauvaise. De petits jeunes gens aux tenues rutilantes, des caporaux déguisés en officiers, je me demande où je suis tombé. Débarquant de mon horrible cantonnement des Ardennes, je ne peux m'empêcher de regarder avec hostilité ces beaux messieurs qui me paraissent d'horribles planqués. Il me faudra plusieurs jours pour vaincre cette impression. Déjà, du reste, l'accueil cordial que je reçois l'atténue. Et puis, j'apprends une bonne nouvelle. Personne ne couche au quartier, chacun est libre de se trouver un logement en ville. Il suffit de se présenter le matin à 7 heures 1/2. on peut également déjeuner en ville. Ça me va tout à fait et je file à la recherche d'un logis, sous la conduite d'un agrégé de philosophie qui répond au nom de l'inoubliable et patronymique de "Pucelle". Ce brave Pucelle me trouve un logement parfait chez de très braves gens qui habitent une maison dans un jardin, très près de la caserne Schneider. Pour le moment, il n'y a qu'un agent de liaison qui part le lendemain rejoindre son corps anglais et me donne quelques conseils pratiques. Bientôt je serai rejoint par Aubry -le fils d'Octave Aubry- et deux autres camarades très gentils mais dont j'ai tout à fait oublié le nom. A la Mission, les premiers jours s'écoulent dans le calme et le désoeuvrement. Nous regardons par la fenêtre les soldats anglais manoeuvrer, arriver, repartir, car ils ne font que passer. La discipline à l'air strict, mais le soir ils se rattrapent et terrorisent un peu les bons bourgeois de Laval. La police est absolument débordée. Quant un agent veut intervenir, il n'est pas rare que deux grands gaillards lui enfoncent son képi jusqu'aux oreilles, sans doute pour qu'il puisse répondre plus tard en toute conscience "je n'ai rien vu" aux enquêteurs trop curieux. Mais les M.P. sont là pour ramener l'ordre (M.P.: Military Police). Énormes gaillards aux casquettes rouges, revolvers de cow-boy à la ceinture, ils circulent par deux, et se portent flegmatiquement aux points où l'ordre est troublé. Je dois dire que leurs arguments sont sans doute plus énergiques et plus persuasifs que ceux de la police lavaloise, car les discussions sont en général de très courte durée. Quelques jours après mon arrivée, je suis reçu par le capitaine Furby, juge d'instruction français, malgré son nom et son allure ultra-anglaise. Il est très correct et m'explique la nécessité de se faire faire une tenue fantaisie. La mission désire que ses agents soient traités par les Anglais comme des officiers. Je comprends que ceux qui n'arriveront pas à se faire respecter comme tels seront tenus pour incapables. Je me dis en moi-même que dans ces conditions il aurait été plus simple de nous nommer officiers ou aspirants, ou de créer un grade spécial temporaire. Pourtant, convaincu, je me commande une tenue. Pour nous occuper, un lieutenant du génie organise des cours d'anglais, des exposés oraux. Puis on nous fait quelques conférences sur des sujets militaires, sur l'organisation de l'armée anglaise, sur les termes militaires, ceci sans grande cohésion. Tout cela s'organisera plus tard lorsque le centre de la Mission sera transporté à Auxy-le-Château. Pour le moment, le stage, si stage il y a, est encore embryonnaire. Nous sommes simplement rassemblés, entreposés à Laval, en attendant que les unités anglaises réclament nos services, au fur et à mesure de leur débarquement. Il y a avec nous André Philipp, avocat, député socialiste de Lyon, père de quatre enfants, engagé volontaire pour la durée de la guerre. Pas mauvais bougre, beau parleur, orateur même, mais fumiste de première grandeur, peut-être inconsciemment. Il m'annonce un jour qu'il a demandé à partir ne pouvant plus supporter l'inaction. Je lui demande où il va. "Au front" répond-il superbement. "Mais où cela au front? Les Anglais ne sont pas encore engagés sur le front". "Si, si, je vais au front, c'est décidé, on me l'a promis". Le lendemain, le capitaine le fait appeler: "ah! Philipp, vous êtes volontaire, c'est bien ça, c'est très bien. Et à quelle arme voulez-vous être affecté? Cavalerie? Il n'y en a pas dans l'armée anglaise. Artillerie?" -"je n'y connais rien"- "Alors, infanterie?" Mon Philipp n'a pas l'air emballé. "Enfin, quelle arme voulez-vous?" -"Eh bien, évidemment, répond Philipp, ce que je connais le mieux, c'est l'administration!..."-"Quand on est volontaire, on ne va pas dans l'administration, répond le capitaine. Non, non, infanterie, infanterie". Deux mois plus tard, je rencontrais mon Philipp à l'état-major du 1er corps à Dousi. Il téléphonait à Paris: "mon cher Ministre..." etc., quand il eut fini, il m'annonça radieux: "je pars faire une tournée de propagande aux États-Unis, mission spéciale". La mission dure sans doute toujours, car Philipp est toujours en Amérique. Encore une belle carrière militaire brisée dans l'oeuf. Le capitaine Furby était un type très bien. Il nous fit un jour un petit laïus sur les devoirs de l'agent de liaison, terminant à peu près ainsi: "il faudra vous attendre à être toujours traités d'embusqués et à être détestés de tous les militaires français qui entreront en contact avec vous. En vous voyant dans vos uniformes fringants, tout le monde vous prendra pour des sauteurs et des embusqués. Laissez dire, ne vous laissez pas déconcerter et ayez votre conscience pour vous". Il ne savait pas combien il avait raison. mais je reviendrai là-dessus un jour. La vie n'était pas désagréable à Laval. Nous prenions nos repas ensemble dans un petit restaurant où le déjeuner coûtait 6 francs 50, avec le cidre à discrétion. Malheureusement, il pleuvait toujours ce qui nous empêchait de nous promener aux environs. La grande joie était d'être de service en gare. De 8 heures du matin à 6 heures du soir, il fallait rester à la gare ou plutôt au buffet de la gare, d'où on émergeait chaque fois qu'il passait un train d'Anglais pour voir s'ils n'avaient besoin de rien. Et ils n'avaient jamais besoin de rien. Le reste du temps se passait à bavarder et à plaisanter avec la serveuse du buffet qui était très jolie et peu farouche et qui, quand elle était contente, disait: "j'ai du goût" comme dans "Claudine à l'école. Un beau jour, je reçus ma première mission. J'étais de service à la caserne Schneider. Entre un Wing-commander (quelque chose comme un commandant d'aviation) qui réclame un guide. Il m'embarque dans sa petite auto, et , chemin faisant, m'explique ce dont il s'agit. Il commande un convoi d'une vingtaine de camions d'aviation. Il s'agit de les remettre sur la route du Mans en évitant si possible de passer par l'intérieur de Laval car ces camions sont énormes et risqueraient de créer des embouteillages. Chemin faisant, il faudrait trouver un restaurant où ses quarante hommes pourraient se restaurer. J'ai beau lui expliquer que je ne connais pas la ville beaucoup plus que lui, il ne veut rien entendre, et me dit: "à partir de maintenant, c'est vous qui avez la direction du convoi, je ne m'occupe plus de rien". Peu rassuré, je me mets en route, me fiant à ma bonne étoile et aux indications des passants, et je suis assez heureux pour trouver le restaurant idéal. Le commandant m'invite à déjeuner avec lui, me disant qu'il savait reconnaître un gentleman quand il en voyait un, même sous l'uniforme de simple soldat. Dans la même salle que nous, il y a la popote des officiers du dépôt du Ier Génie, présidée par un commandant. Je leur explique la situation. Ils doivent être très étonnés de voir ce commandant anglais déjeuner en tête-à-tête avec un simple soldat, mais n'en laissent rien paraître. Dans la salle à côté, les Tommies font bonne chère et sont enchantés. Après le repas, je reprends la tête du convoi et suis assez heureux pour le mener sans encombres hors de la ville sur la route du Mans, où je les quitte. Le temps d'aller passer un dimanche à Paris, et voilà qu'arrive mon tour de départ. Avec trois ou quatre autres agents de liaison, je dois me rendre au Q.G. de la Mission aux environs d'Arras. Parmi mes compagnons, il y a Fenwick, des tracteurs Fenwick, grand diable, un peu hâbleur, mais très sympathique, Max, un acteur de cinéma, gentil aussi. Je fais mes adieux à mes logeurs et nous roulons vers Paris, sans regrets de quitter Laval bien que ces trois semaines n'aient pas été désagréables. Mais nous sommes tous pressés d'avoir une affectation anglaise.
Arrivée à l'Armée Anglaise
Après une bonne nuit passée rue Vineuse, où décidément on ne voit que moi depuis trois semaines, je me rends à la gare du nord où je retrouve mes camarades de la veille, plus Boris, ancien chef de cabinet de Blum, directeur de je ne sais plus quel journal socialiste, âgé de cinquante ans, ancien embusqué de la grande guerre , engagé volontaire pour la durée de celle-ci. Je lui demande quelle est la raison de cette différence d'attitude d‘une guerre à l'autre, il m'explique qu'il a changé d'avis et que l'existence lui semble beaucoup moins précieuse maintenant. Intelligent d'ailleurs, et bien renseigné naturellement. Il y a aussi Beaurepaire, âgé de cinquante ans également, ancien combattant de 14, Légion d'Honneur, Croix de Guerre, engagé aussi pour la durée de la guerre, par tradition de famille, me dit-il. Très chic type, qui malheureusement sera bientôt contraint par les rhumatismes à rentrer dans le vie civile. Il me raconte son émotion lorsque pendant la guerre, il passa au galop avec sa batterie devant la statue, mutilée par les obus, de son ancêtre qui défendit Verdun contre les Prussiens pendant les guerres de la Révolution et se fit sauter la cervelle pour ne pas rendre la place. A Arras, une camionnette de la mission nous emmène dans un petit village où sont ses bureaux et où les agents de liaison qui nous ont précédés ont laissé si bonne impression que nous avons toutes les peines du monde à trouver un restaurant qui veuille de nous. Nous couchons dans l'écurie glaciale du château. Le lendemain, je m'installe avec Beaurepaire chez la concierge du château, puis le surlendemain avec Fenwick chez un paysan. J'aurais peut-être fini par trouver l'installation idéale, mais au bout de trois jours, nous voilà enfin affectés. Je dois, en principe, rejoindre le bataillon de mitrailleuses "Cheshire". Et nous voilà partis pour Douai, siège de l'état-major du Ier corps britannique. Nous sommes le Ier novembre. Après avoir déposé un camarade à Phalempin où se trouve la compagnie du génie anglais où il est affecté, nous continuons sur Douai. L'état-major est installé dans un grand groupe scolaire, dans un faubourg de la ville. Le capitaine Beamish (français malgré son nom) qui devait être tué à Dunkerque, commandant la mission au Ier corps, nous fait grand accueil ainsi que ses officiers. On téléphone pour nous retenir des chambres à l'hôtel du Grand Cerf. Voilà des égards auxquels n'a pas été habitué le caporal radiotélégraphiste que je suis. Ensuite on agite la question des affectations. Il paraît qu'il y a un régiment très chic, 98 th Field Régiment Royal Artillerie, le régiment de la Reine Marie, qui a demandé le changement de son agent de liaison qui n'est pas un "gentleman", paraît-il. Il s'agit de le remplacer par un gentleman à toute épreuve. Max, l'acteur de cinéma, aimerait bien voir un peu comment sont faits ces gens là: il est tout d'abord désigné. Puis, au vu de mon nom et de ma profession, le choix se porte définitivement sur moi. Je ne connaîtrai donc pas le "Cheshire Machine Gun Battalion". Moi, ça m'est égal, là ou ailleurs, j'ai pour principe de laisser faire le sort. Rendez-vous demain matin à 9 heures et le capitaine Beamish nous emmènera lui-même en automobile, Max, Beaurepaire et moi, vers nos unités respectives. Après un bon dîner et une bonne nuit au grand Cerf, nous nous retrouvons à l'Etat-major. Au moment de partir, alerte. Obligation de descendre dans les caves, très bien aménagées. Tir de D.C.A. assez violent. Au bout d'une heure, nous pouvons nous mettre en route. Nous déposons d'abord Max à Auchy, à l'Etat-major de la Ier division. Puis, par des chemins défoncés et boueux, nous gagnons le "97 th Field Regiment Kent Yeomanry" où va Beaurepaire. Nous buvons un gin à son mess. Puis, le capitaine Beamish et moi repartons toujours par des chemins épouvantables vers le hameau de la Coquerie, commune de Nomain où se trouve le "98 th Field Regiment R.A. Surrey and Sussex Yeomanry, Queen Mary's Regiment", pour lui donner son nom complet, est un régiment un peu exceptionnel. Ce sont des "territorials", c'est-à-dire des gens qui font chaque année une période de trois semaines. Donc pas des soldats de carrière, mais tous des volontaires. Le colonel a le privilège de choisir lui-même ses officiers. Ils se connaissent donc tous entre eux, c'est un peu une sorte de club très fermé et extrêmement chic. Il est par conséquent fâcheux qu'ils soient tombés pour leur premier interprète sur un rustre sans éducation qui mangeait salement et qui ne parlait pour ainsi dire pas l'anglais. Le capitaine compte sur moi pour effacer le souvenir de cette erreur. Il a connu personnellement le colonel avant la guerre. Il a fait la guerre de 14 comme lieutenant du génie, a été blessé et obtenu la Military Cross. Le capitaine Beamish me présentera comme étant un de ses amis, agent de liaison. Il voulait lui donner un nommé Jameson, banquier français très riche, mais celui-ci n'est pas encore disponible. Nous nous arrêtons enfin à un carrefour devant une coquette villa. C'est le R.H.Q. (Regimental Head Quarters). Le capitaine entre et, au bout de quelques minutes, ressort accompagné d'un officier assez grand, svelte, d'allure jeune et sportive, en battle dress. C'est le Lieutenant-colonel Ledingham, commandant le 98 th. Présentation. Sort un autre officier, entre deux âges, qui me semble n'avoir qu'une étoile sur l'épaule. Un vieux sous-lieutenant sans doute. Je m'apprête à le traiter avec désinvolture quand, en regardant mieux, je m'aperçois que cette étoile est en réalité une couronne. Mon sous-lieutenant est un commandant et c'est le commandant en second du régiment. Nous allons boire un verre au mess du colonel, quelques maisons plus loin, où je fais connaissance de Tubby Marshal, officier des transmissions, d'Eric Bevan, capitaine attaché à l'état-major du régiment, et du docteur Jackson, quadragénaire mélancolique et pessimiste. Puis, le capitaine Beamish me quitte, emmenant l'agent de liaison disgracié à qui le colonel n'a pas voulu dire au revoir. Je me demande à part moi quelle incongruité il a pu faire pour mériter cette colère.
Chez les artilleurs de la Reine Mary
Me voici donc officiellement membre d'un régiment anglais. Déjeuner cordial au mess du colonel. Dans l'après-midi, nous allons assister à un match de football (le premier d'une longue série), car c'est aujourd'hui dimanche 2 novembre. Je suis encore présenté à pas mal d'officiers. Le colonel m'annonce que je descendrai ce soir aux "Waggon-lines", c'est-à-dire à l'échelon qui se trouve à 25 km. Au sud, à Leforest, près de Douai. La place d'agent de liaison auprès du colonel étant réservée à ce fameux Jameson qui doit toujours arriver d'un moment à l'autre. Le soir, arrive le capitaine Francis Stewart-Mackenzie qui commande l'échelon. Avant de continuer, il convient de dire un mot sur l'organisation du 98th. Le régiment de la reine Mary se compose: D'un État-major comprenant le C.O. (Commanding Officier), Lieutenant-colonel Ledingham. Le second-in-command qui changera plusieurs fois et qui sera en dernier lieu mon cher ami le Capitaine, puis Major Francis Stewart-Mackenzie, fils de Lord, âgé de 31 ans. Tué par une mine en entrant dans une maison piégée en Italie. Un capitaine-adjoint qui sera John Ellison, dit "little John", seul "regular" (officier d'active) du régiment, capitaine de 25 ans, un peu bègue, à la figure de fille, le seul officier qui fut plus petit que moi. Mort en Libye écrasé par un tank anglais (pour la deuxième fois). Un autre officier, sorte de secrétaire du colonel, qui sera Eric Bevan, passé ensuite à un régiment anti-char, puis Anthony Benn, grièvement blessé à Hazebrouck, puis John Tatley, dit ‘big John". Ensuite le docteur. A mon arrivée, c'est le docteur Jackson, ancien officier d'artillerie de la grande guerre, grand diable, un peu bizarre, sombre, que ses camarades disent faux et méchant. Moi, je constate qu'il se donne beaucoup de mal et qu'il se multiplie auprès de la population civile chaque fois que c'est nécessaire. Il a déjà aidé à venir au monde plusieurs petits Français depuis son arrivée en France. Une fois, j'irai lui servir d'interprète auprès d'une femme qui avait eu deux jumeaux dont l'un se mourait. Le docteur ne put jamais persuader la mère d'envoyer son enfant à l'hôpital. Le docteur Jackson nous quitta bientôt pour être remplacé par le Dr x, the doc comme on l'appelle, petit Irlandais rageur et autoritaire avec qui je m'entends bien tout de même. "Tubby" Marshall, l'officier des transmissions. Joyeux vivant, grand pianiste de jazz, grand fumeur de pipe, grand joueur de rugby (ex "blue" universitaire) le type de l'Anglais sympathique et qui ne se casse pas la tête. Un grand ami à moi. Je l'ai retrouvé à Berlin en 1950. Quelle fête! Enfin l'aumônier, l'inoubliable et merveilleux "Padre". Jeune jésuite, il est aumônier catholique pour tout le corps, en subsistance chez nous. Plein de fougue et d'ardeur chrétienne, il fait un détestable militaire. Il a rang de capitaine, il est aimé et respecté de tous sauf de ses ordonnances qu'il s'obstine à choisir parmi les mauvais sujets qu'il veut ramener dans le droit chemin et qu'il pourrit d'attentions et de pourboires. C'est un grand discuteur qu'il est aisé de faire grimper. Mais quel zèle, quel emballement! Je crains qu'il n'ait été tué le 28 mai, d'après ce que m'a dit son chauffeur que j'ai retrouvé en captivité le lendemain. Un de ses frères avait été tué à Albert en 14-18. Pour terminer ce tableau de l'état-major, je veux redire un mot du Colonel Ledingham. Grand, racé, toujours correct, c'est le type du gentleman, au moral comme au physique. Un calme imperturbable, une politesse pointilleuse. Jamais je ne l'ai vu paraître au mess autrement qu'impeccable, boutons et étoiles étincelants, pantalon rigide ou molletières qui semblaient moulées autour de sa jambe. Nous avions le droit de venir au mess comme nous voulions, mais nous savions fort bien que le colonel remarquerait chaque détail incorrect. Je l'ai vu menacer de renvoi son cuisinier parce qu'il n'était pas rasé depuis la veille. Des Français seraient portés à railler ce souci peut-être exagéré de la "tenue". Moi, j'y vois une discipline morale, la manifestation d'une volonté qui ne fait pas de concessions, qui veut pouvoir avoir le droit d'exiger tout des autres parce qu'elle ne se passe rien à elle-même. Le colonel m'a enseigné, si je ne l'avais pas déjà, l'horreur du débraillé, le goût de la tenue. Et cela me fut précieux plus tard en captivité. Malgré la tendance, l'envie parfois de me laisser aller, d'être négligé, de ne pas me raser, je me suis toujours efforcé d'être correct, certains même disaient "tiré à quatre épingles" (car tout est relatif). Et plus la captivité se prolongeait, plus le moral avait tendance à baisser, plus je ressentais le besoin d'être bien habillé, d'être net. Mes bons camarades du Kdo de Teltow s'irritaient parfois de me voir par les chaleurs de juillet, d'août, garder ma veste (de toile il est vrai) boutonnés jusqu'au menton. Comment l'expliquer? Il me semblait qu'en restant, autant que faire se pouvait, irréprochable dans mon apparence physique, je me tenais moi-même à bout de bras au-dessus de ma condition dégradante de prisonnier, au-dessus du découragement et de l'avilissement. Et puis, pour tout dire, sous ma veste de toile, je ne portais pas de chemise... Cet aristocrate qui était, je crois, l'officier le plus pauvre de son régiment, était intraitable sur la question du savoir-vivre, des "manners", ce qui avait causé la disgrâce de mon prédécesseur. Il me racontait que pendant la grande guerre qu'il avait faite comme lieutenant du génie, il avait un jour croisé un officier allemand prisonnier à qui il avait tendu son étui à cigarettes. L'officier, d'un revers de la main, avait balayé l'objet. Après vingt ans, le colonel ne pouvait oublier ce manque impardonnable de "manners". Grand chasseur de renard, le colonel avait été dans sa jeunesse international de football et, en bon Anglais, se passionnait pour les sports du régiment. Il se passionnait aussi pour son métier militaire. Je le vois encore en battle dress, son grand bâton à la main, faisant à pied le tour des batteries. Avec les populations civiles, il était toujours parfaitement aimable et correct. J'ai malheureusement appris après la guerre qu'il aimait trop le whisky. Ses absences de plusieurs jours étaient pour cause de "cuites" mémorables. Le régiment se compose de deux batteries (groupes). Le 391 (Sussex), le 392 (Surrey). Il est composé des deux premiers groupes des régiments de Surrey Yeomanry et de Sussex Yomanry. Les deux deuxièmes groupes composés de recrues formant un deuxième régiment encore à l'instruction en Angleterre. Grande rivalité entre Surrey et Sussex, Surrey étant l'authentique régiment de la reine Mary. Mais pour la durée de la guerre, ce titre est porté par le composé des deux régiments qui forme la 98th field regiment R.A. Le colonel étant Surrey, il est entendu que le commandant en second sera toujours Sussex. En fait lorsque Ralph Egerton sera tué à Hazebrouck, c'est Francis qui le remplacera bien qu'étant Surrey. C'est Surrey qui me recueillit à mon arrivée, et si bien que par la suite lorsque je fus versé à l'Etat-major, je restais toujours Surrey de coeur. Chaque groupe est divisé en deux. Les batteries, et l'échelon (Waggon-lines) à environ 25 km en arrière. Le jour de mon arrivée, je fus donc confié à Francis Stewart-Mackenzie qui était alors capitaine, commandant en second de Surrey. Il m'emmena tout de suite aux Waggon-lines installées à Leforest, près de Douai. Arrivé là-bas, il me fit loger dans la même maison que lui et mit son ordonnance à ma disposition. Après un brin de toilette, je me rendis avec lui pour dîner au mess, après avoir naturellement passé mes "slacks" (pantalons longs). Celui-ci était installé dans la salle de fêtes d'un café. Une longue table, assiettes de fer. Décoration inattendue de drapeaux et de guirlandes, souvenirs sans doute de la dernière fête de l'orphéon local. Je fus présenté aux officiers présents, puis je me retirai dans mon coin. En effet, un nouveau venu chez les Anglais doit toujours éviter de se jeter à leur tête. Il vaut beaucoup mieux dans ce cas être trop froid que trop expansif. En effet, peu à peu, les officiers vinrent à moi et se montrèrent très cordiaux. Le lendemain fut consacré à la visite du cantonnement. L'État-major et le parc étaient installés dans un superbe château appartenant aux Mines de l'Escarpelle et nommé le Château Royaux, non parce qu'il était royal, mais simplement du nom de ses anciens propriétaires. Sussex était installé à 2 km de là dans un autre château appartenant aux très aimables propriétaires d'une tuilerie. Je me mis en mesure de régler la question du cantonnement. Gros travail car rien n'avait été fait. Les hommes s'étaient répartis eux-mêmes des logements chez l'habitant. Mon prédécesseur semblait n'avoir rien fait. Il fallut faire procéder à un recensement, maison par maison, par le garde-champêtre. Deux jours plus tard, je remontais à la Coquerie, le colonel voulant m'avoir sous la main. Il y avait de nombreuses questions à régler. Les Anglais manquant de matériel pour établir leurs positions avaient simplement pris ce qu'il leur fallait dans un puits de mines abandonné et à la tuilerie de Nomain. D'où une note des Mines de l'Escarpelle, de 10.000 fr et une de la tuilerie de 55.000 fr. Je réussis à récupérer une partie du matériel et à le faire rapporter, et, après de nombreuses négociations arrivai à faire réduire la première note à 3.500 fr et l'autre à 45.000. A cela s'ajoutaient d'innombrables questions de dommages divers, d'indemnités d'éclairage de cantonnement, de réclamations diverses. Je fus bientôt débordé de travail et passais mon temps sur les routes entre Nomain, Leforest et Douai. Le mess de Surrey, à la Coquerie, était installé dans une assez grande maison. Les trois habitants, un bonhomme ahuri et ses soeurs, avaient été progressivement parqués dans deux pièces ainsi qu'il arrive dans les "Silences du colonel Bramble". Le commandant avait même tenté de les faire expulser complètement sous le prétexte qu'ils pouvaient être des espions. La maison était complètement vide et glaciale, sauf la pièce du bas qui nous servait de salle à manger et de salle de réunion. Des officiers logeaient dans toutes les autres pièces sur leurs lits de camp. Je logeais dans une pièce encore plus glaciale que les autres, au grenier, en compagnie de deux lieutenants inséparables, Oscar (mort en Libye d'une piqûre d'insecte) et Johny, grands joueurs de rugby (Johny était international). Mon ordonnance m'avait déniché un vieux sommier sur lequel j'installais mon matelas pneumatique et mon sac de couchage (flee bag) autrement dit "sac à puces". Tout autour de la maison, des champs de betteraves. La pluie continuellement, une boue incroyable. Les positions des batteries étaient constamment inondées. Chaque batterie (troops) était désignée par une lettre et l'indicatif téléphonique utilisé en Angleterre pour ces lettres. C'est ainsi que Sussex comprenait les trois batteries suivantes A K, Beer, Charley. Pour Surrey, c'était Don troop, Edward troop, et Freddy troop. Chaque troop avait ses inondations et ses fossés de protection. Le plus célèbre était celui de Don troop qu'on appelait naturellement "the River Don". On ne pouvait se risquer dans les batteries qu'en bottes de caoutchouc, et l'on revenait crotté jusqu'aux yeux. C'était vraiment un cantonnement sinistre. Le régiment qui était motorisé, comme toute l'armée anglaise, avait des tracteurs remarquables qui tiraient sans difficultés canons et caissons au milieu de ces océans de boue. J'ai assisté à des exercices de ravitaillement de nuit qui se sont déroulés sans un pli, à part quelques erreurs d'itinéraires des chauffeurs. A proximité de notre mess, une grande ferme abritait les bureaux du groupe, les mess des sous-off, la plupart des cantonnements des hommes. Les soirées étaient joyeuses. Autour de la grande table, les officiers réunis pour le dîner se délassaient des fatigues de la journée par de joyeux propos. Le Major Cubbitt, fils de Lord Middleton et commandant le groupe Surrey, présidait. C'était un homme immense dont la principale occupation en Angleterre était la chasse au renard et le dressage des chevaux. C'était du reste, une passion commune à presque tous les officiers. Le fétiche du mess était la queue du dernier renard pris avant le départ d'Angleterre. Cubbitt s'occupait aussi, je crois, à ses moments perdus, d'une grosse agence immobilière. Il avait une grosse fortune. Il a perdu un oeil en Italie. A côté de lui, son ami le capitaine Royl Bristow, ancien boxeur, grand chasseur, commandant de Freddy troop, retroussait sa petite moustache blonde. Il avait recueilli un petit chien qu'il avait naturellement nommé Freddy et qu'il adorait. Il avait trouvé à Lille, dans une boîte de nuit qui s'appelait aussi "chez Freddy", coïncidence qui le ravissait, une jeune entraîneuse nommée France dont il était très amoureux et férocement jaloux, avec quelques raisons d'ailleurs. C'était le boute-en-train du mess, et l'homme d'esprit. Homme curieux et assez attachant quoiqu'un peu brouillon. C'était le type de l'Anglais de caricature. Il était connu qu'il était de mauvaise humeur tous les matins jusqu'au breakfast. Il valait mieux ne pas lui adresser la parole jusqu'à ce qu'il eut fini. J'ai dîné une fois avec lui au "Freddy" mais France me fit quelques frais et je crois qu'il m'en garda toujours un peu de rancune. C'était malgré tout un charmant garçon. C'est lui qui me disait un jour: - Vous êtes petit, vous n'avez rien d'extraordinaire, vous n'êtes pas très bien habillé, et pourtant there is no doubt about it, vous êtes un gentleman. Le plus grand compliment que puisse faire un Anglais. Il y avait encore un capitaine dont le nom m'échappe, pendant longtemps le seul officier catholique du régiment, puis le charmant Jack Payne, qu'on appelait monsieur Douleur à cause de son nom, très laid, mais dont le sourire illuminait toute la physionomie et qui à Hazebrouck traversa un canal à la nage, sous le feu des mitrailleuses, portant un de ses hommes blessé sur son dos. Jim Nethercoot, "as brave as his sward". George Peel, pince sans rire, parlant bien le français, extrêmement gentil garçon, que l'on crut tué à Saint-Pol, mais qui put rejoindre l'Angleterre. Charles Frazer, intelligent mais nerveux, très chic type, qui devint fou à Ninove, en Belgique. Il guérit ensuite. Et d'autres dont j'ai oublié les noms, très chics types et compagnons charmants. Aux "Waggon-lines" était en permanence Fox, "monsieur Renard", qui était en grand flirt avec la coiffeuse de Leforest. C'était un "ranker", c'est-à-dire un ancien sous-officier. plus âgé que les autres lieutenants, il n'était pas tout à fait du même milieu, mais il était d'une délicatesse de sentiments extraordinaire; c'était un des officiers les plus gentils du régiment. Il était officier de détail du 98 th. Il se désespérait de voir que ses états ne collaient jamais avec les inventaires et disait toujours en riant: - "je souhaite qu'une seule bombe tombe à proximité de mon magasin de façon que je puisse passer tout ce qui me manque à la rubrique "destroyed by ennemy action". Le pauvre garçon ne fut que trop exaucé. Il fut tué par une bombe d'avion entre Hazebrouck et Godeswaersveld pour ne pas s'être mis à plat ventre pendant l'attaque. La bombe était tombée sur la voiture citerne, pulvérisant le conducteur. Je connaissais moins les officiers de Sussex, ne vivant pas avec eux. Le soir après dîner, il y avait censure des lettres faites par tous les officiers. Même les lettres des officiers devaient être censurées par un autre officier. Mais celui-ci se contentait de mettre sa signature sur la lettre, sans la lire. On buvait assez sec. Le président du mess était Royl Bristow. On était très gai. Les officiers s'amusaient comme des gosses et il n'était pas rare de voir deux ou trois capitaines lutter ensemble et rouler par terre au grand dommage du mobilier. De temps à autre, le colonel venait dîner. On lui offrait le spectacle d'une discussion entre Royl Bristow, le bel esprit du régiment, et moi. Celui-ci me lançait des pointes et il fallait autant que possible répondre du tac au tac, ce qui n'était pas toujours commode, au milieu d'un silence complet et pour la plus grande joie du colonel. Quand j'avais eu l'avantage, les autres disaient à Bristow: "cette fois-ci, Royl, vous avez rencontré Waterloo". Avec un peu d'entraînement, la chose devenait facile, le thème des brocards de Bristow se renouvelant peu. C'était principalement le masque à gaz français, "si compliqué à monter qu'on est asphyxié avant d'avoir eu le temps de le mettre", ou le casque français, "en fer blanc". A quoi je répondais par des railleries sur les Anglais qui croient nécessaire de se mettre en "costume de bataille" (battle dress) pour aller curer les fossés de Nomain, ou en leur offrant d'essayer de démolir mon casque, ce qu'ils essayaient de faire sans résultat. Un autre sujet de plaisanterie inépuisable était mon képi. Képi de facteur! Presque tous les soirs, la plaisanterie recommençait. On frappait à la porte. Qui est là? C'est le facteur. On voyait entrer Francis Stewart Mackenzie, sa bonne face réjouie coiffée de mon képi, et portant sur son dos le sac de lettres à censurer. On se moquait aussi, gentiment, des nombreuses lettres que je recevais. En rentrant de ma première permission, je trouvais le mur du mess tapissé des quelques trente lettres qui étaient arrivées en mon absence. De temps en temps, le samedi, on partait faire une petite virée à Lille. On louait une voiture, car en principe, il était interdit de prendre une voiture de l'armée en dehors du service, et on allait dîner chez Freddy, ou chez André. On allait danser et on revenait sur le coup de minuit. On pouvait alors voir le Major Cubbitt, 1m 85 de haut, galoper dans les rues noires en poussant des cris de Sioux. Spectacle inattendu de la part d'un officier supérieur. De temps en temps, les sous-officiers invitaient les officiers à venir passer la soirée à leur mess, car si la discipline et la déférence étaient beaucoup plus grandes que dans l'armée française, elles s'unissaient à une espèce de camaraderie sans familiarité en dehors du service. C'est ainsi que les matches de rugby officiers contre hommes étaient fréquents. Le colonel tenait la main à ce qu'aucun officier ne s'y dérobât, et ceux-ci s'y prêtaient du reste avec bonne humeur et disaient avec philosophie: "les hommes aiment bien pouvoir bousculer leurs officiers de temps en temps". J'ai même vu mieux. Un jour où les officiers de Surrey s'ennuyaient, ils organisèrent un match de basket-ball, officiers contre ordonnances auquel je pris du reste part, qui fut fort animé et que les officiers gagnèrent de justesse. Les soirées du mess des sous-officiers étaient animées. Il s'agissait pour les sous-off de "noircir" le plus grand nombre d'officiers possible. Les alcools étaient variés et abondants. Le colonel honorait toujours ces petites fêtes de sa présence. Lorsqu'il s'était retiré et que l'atmosphère y était, chacun chantait sa petite chanson. Le clou de la soirée était toujours, "Alouette, gentille alouette, alouette je te ploumerai", chantée en français et mimée par Royl Bristow, et reprise en choeur par toute l'assistance, chanson traditionnelle du régiment, depuis de longues années, paraît-il. Le lendemain du "Rool-Call" officiers et sous-officiers se retrouvaient rigides et glacés. Ainsi se passèrent les mois de novembre et décembre. J'entretenais les meilleures relations avec les autorités locales, le maire de Nomain, ancien député du Nord, dont les filles mariées étaient indolentes et jolies, et à qui je louais une pâture qui nous servait de terrain de sports. Le maire de Leforest, socialiste, partisan convaincu de Kléber Legay dont il me donna le livre sur la Russie, un brave homme. Leforest, commune socialiste, possédait une immense piscine, ultra moderne, qui n'aurait pas été déplacée à Paris et qui faisait la joie des tommies à 20 lieues à la ronde. Le bon maire vint se plaindre à moi, un jour, d'avoir été menacé par la sentinelle du château. L'enquête prouva que la sentinelle lui avait seulement rendu les honneurs d'une façon un peu trop saccadée. A l'occasion du Christmas, le régiment organisa une grande fête dans l'école de Leforest. Je n'y assistai pas, ayant pris à ce moment ma première permission que je passait à Nice. Lille-Nice, le contraste était complet et bienfaisant. Le 3 janvier, je me retrouvais à Leforest venant de Douai où j'avais vu Jameson, mon collègue, enfin arrivé, mais pour l'instant malade. Le cafard de l'arrivée fut vite dissipé par l'accueil touchant qui me fut fait au mess. Un quart d'heure après mon arrivée, j'étais tout à la joie d'avoir retrouvé ces bons camarades. En arrivant, je trouvai ma nomination au grade de maréchal des Logis. Je montais le lendemain à la compagnie, où l'on m'apprit que le régiment faisait mouvement le lendemain pour aller s'installer à quelques kilomètres de là, à Templeuve, gros bourg à 18 km de Lille. L'État-major devait s'installer à Templeuve même, ce qui était une énorme amélioration. Templeuve, avec ses 3.000 habitants, faisait figure de métropole à côté de la Coquerie. Beaucoup de travail pour installer tout le régiment et ses services. Le colonel est difficile. Il lui faut la perfection. Notre mess a été installé pendant les premiers mois dans une horrible bicoque. Plus tard, je réussis à louer une maison tout entière sur la place de l'église qui fut à la fois bureau du régiment, mess du colonel, cuisine des hommes de la section du commandement. Nous fûmes à ce moment-là les mieux installés bien que les derniers venus. Je logeais chez des braves ouvriers retraités, M. et Mme Bateau, qui se mettaient en quatre pour mois. Sussex était installé à 2 ou 3 km de là, dans une immense ferme, nommée la ferme d'Hucquin, "Hucquin farm" pour les Anglais, propriété du sénateur Demesmay qui vient de mourir. Il y a là surtout une grange immense, dont la charpente, vieille de plusieurs siècles, est une véritable merveille. On croirait être dans une cathédrale. Surrey était logés, moins luxueusement, de l'autre côté du village, dans deux ou trois hameaux. Le colonel habite dans un beau petit château au milieu du village, appartenant à un gros commerçant de Lille. Il possède un pur sang que nous arriverons, après de patientes négociations à faire mettre à la disposition du colonel. Le temps s'est considérablement refroidi. Une carapace de glace recouvre les routes et les rues. Dans notre mess, la bière a gelé une fois dans les bouteilles. Par cette température, circuler constamment en auto découverte n'est plus un plaisir. La vie des motocyclistes de liaison, les dispatchriders, en abréviation les "Don-R"s, devient un supplice, en raison du froid et du verglas. On les voit passer emmitouflés de passe-montagnes par tous les temps, ce sont du reste de rudes gars qui aiment leur métier. L'un deux, à la suite d'un dérapage sur le verglas se fractura le crâne, il ne mourut pas, du reste. Depuis le G.H.Q. (General Headquarters) quartier général de Gort jusqu'aux régiments, tout un service de liaison régulier par motocyclettes fonctionnait, c'était le D.R.L.S. (Despatchriders Letter Service). Entre temps, mon fameux coéquipier, l'agent de liaison, Jameson, était arrivé. C'était un gentil garçon. Tuberculeux, il vivait en Suisse depuis des années, à Crans-sur-Sierre, où il possédait un superbe chalet entre notre vieil hôtel Bristol et le funiculaire du ski. Il était âgé de 40 ans et était engagé volontaire. Malheureusement, il était très paresseux et brouillon et finit par être renvoyé à la mission et remplacé par Jean Vigier. Il fut à son arrivé envoyé aux Waggon-lines car le colonel m'avait pris en grande amitié et ne voulait pas se séparer de moi. Avec nous, à Templeuve, cantonnait le régiment des "Sherwood foresters", le régiment du fameux Robin Hood. Plus loin, la brigade des gardes, composée de grenadiers guards, dont nous formions le soutien d'artillerie. C'étaient tous de superbes gaillards que l'on occupait à curer les fossés et à réparer les routes comme les autres. Ils étaient cantonnés dans des hameaux et fermes minuscules. C'était superbe et, émouvant de voir ces magnifiques soldats en battle dress monter la garde devant leurs fermes entre deux tas de fumier avec autant de correction et de cérémonial que je les avais vu naguère sous la tunique rouge et le bonnet à poil présenter les armes devant Buckingham Palace! Je passais parfois de nuit devant leur cantonnement. Ils étaient là tous seuls dans l'obscurité aussi rigides et impeccables devant leurs cahutes de branchages que dans leurs guérites devant le palais du roi. Dans les environs, d'autres régiments fameux, les Cameron Highlanders, les Welsh fusiliers. Une ordonnance récente avait supprimé le port du kilt, ce fameux jupon des Écossais, dont Foch, comme les Anglais aimaient à le répéter, avait déclaré: "pour l'amour, c'est magnifique, pour la guerre s'est ridicule". En conséquence, tous les kilts avaient été retirés et remplacés par des pantalons. Mais dès le lendemain, chaque Écossais avait sorti de son sac un kilt de rechange, et tout rentra dans l'ordre normal des choses. En Belgique, à Wavre, les camerons qui étaient avec nous se battirent en kilt. En captivité, j'ai vu des officiers en kilt. Des soldats en pantalons gardaient jalousement leur kilt dans leurs sacs et refusaient de les vendre, pour or ni pour argent, aux Allemands qui auraient voulu les acheter comme souvenir. Le froid causa une épidémie de grippe assez sérieuse. Un assez grand nombre d'accidents fut causé par le verglas. On ne voyait qu'éclopés, béquillant dans les rues de Templeuve. Je me souviens d'un dîner au mess de Surrey où le colonel, étant allé satisfaire un petit besoin dans le jardin, s'étala les quatre fers en l'air. Francis n'écoutant que son courage vola à son secours avec une telle impétuosité qu'il dérapa à son tour et fit un véritable plongeon sur le colonel qu'il assomma presque de son poids. Un troisième officier eut le même sort et ce fut, en définitive, un vrai dîner d'éclopés. Bientôt un certain nombre de soldats bien notés furent envoyés en Angleterre pour y suivre des cours d'officiers. le critérium adopté par le colonel du 98th pour les désigner fut à peu près celui-ci: I° Éducation générale, "Manners"; 2° Aptitudes sportives; 3° Instruction. Nous aurions sans doute mis au premier rang l'aptitude au commandement, puis l'instruction. Peut-être le critérium anglais n'est-il pas si mauvais. L'idée est que l'officier doit avant tout s'imposer à ses hommes, qu'ils doivent sentir qu'ils ont affaire à un homme qui leur est supérieur, d'une classe supérieur, et non pas seulement supérieur par les connaissances techniques que les circonstances lui auraient permis d'acquérir. Il est possible à tout homme moyen d'acquérir les connaissances techniques, il n'est pas possible à tous d'être un "gentleman", un homme de sentiments supérieurs, un homme digne de commander aux autres, non seulement par son énergie et ses connaissances mais par la "noblesse" en quelque sorte de son caractère qui l'élève au dessus des hommes moyens. Cette conception "aristocratique" de l'officier nous est tellement étrangère qu'elle nous est difficile à concevoir et qu'elle m'est presque impossible à exprimer. Nous autres, peuple de petits bourgeois élevés dans le culte des examens et des titres universitaires, nous choisissions nos officiers de réserve à la suite d'examens dans lesquels place était bien faite sans doute à l'aptitude au commandement, mais où le caractère général de l'individu n'en tenait aucune. Les qualités que devaient déployer les étudiants pour devenir officiers de réserve étaient à peu près du même ordre que l'on exigeait d'eux pour passer leurs examens universitaires. C'était un examen de plus, avec un peu de culture physique en supplément. C'était un recrutement de forts en thème et de bachoteurs et non pas un recrutement de meneurs d'hommes. Aussi a-t-on bien vu ce qui manquait le plus aux officiers de réserve pendant la campagne des Flandres et de France, c'était le caractère, l'ascendant sur les hommes, plus encore que les connaissances techniques. Je pense qu'il n'en était pas de même en 14-18 où les officiers avaient été choisis par l'épreuve du feu. Les Anglais recherchaient justement des officiers dont la personnalité s'imposerait indiscutablement sur leurs hommes. Et l'Anglais est au fond si aristocrate de nature que les hommes étaient d'accord sur ce point. Combien de fois ai-je entendu des sous-officiers consultés sur tel ou tel homme, déclarer: "oui, c'est un bon soldat, un chic camarade. Mais il ne pourrait être officier. Oh! non, cela n'irait jamais". Et ils se rencontraient presque toujours sur ce point avec les officiers. Je ne dis pas que les résultats étaient meilleurs, je n'en sais rien car nous n'avons pas vu ces nouveaux officiers à l'oeuvre. Mais l'idée me semble intéressante et, au fond, plus juste que la nôtre. En pratique, la pierre de touche, le test suprême, était la réponse à cette question: "un tel, serait-il à sa place dans un mess d'officiers?" Et l'affirmative supposait justement un ensemble de sentiments d'honneur, de bonne éducation, de qualités morales, en dehors de toute question d'aptitudes techniques, que l'on considérait comme indispensable pour un officier. Au mois de février 1940, je fus désigné pour aller faire un stage de perfectionnement à Auxy-le-Château où s'était transportée la Mission depuis Laval. Je devais être à Auxy le 11. Le 10 au soir, nous allâmes fêter mon départ par un grand dîner chez André à Lille. J'étais désolé de quitter mon cher régiment, et les camarades avaient l'air aussi sincèrement désolés de me voir partir. Nous nous quittâmes d'autant plus émus que nous étions un peu éméchés. Je passais la nuit à l'hôtel Carlton d'où je partis le lendemain matin à 5 heures pour Auxy-le-Château. La Mission française de liaison avait pris de l'extension depuis le temps de Laval. La petite ville d'Auxy-le-Château grouillait d'une masse d'officiers et d'agents de liaison dont la plupart attendaient depuis des mois dans l'inaction une affectation aux régiment anglais qui devaient toujours arriver et n'arrivaient jamais. Paul Mousset, dans son livre, "Quand le temps travaillaient pour nous", a donné d'Auxy-le-Château une description sévère, mais assez juste. On rencontrait parmi les agents de liaison les plus grands noms de France, et aussi il faut bien le dire, une masse de juifs dont le plus célèbre était André Maurois, le fameux "Aurelle" du colonel Bramble, devenu capitaine. Beaucoup essayaient de se planquer dans les services de la Mission. Je ne vois du reste pas l'agrément qu'ils pouvaient y trouver. La plupart faisaient des pieds et des mains pour avoir une affectation et quitter cette pétaudière d'Auxy. Je rencontrai là Jean Martet, Roux secrétaire d'Ambassade futur ambassadeur à Berne., que j'avais rencontré au consulat lors de mon arrivée à Londres. Mahoudeau, ancien auxiliaire du consulat, très gentil garçon qui préparait le petit concours et dont la femme, norvégienne, nous avait souvent gentiment reçus dans leur petit appartement d'Edgware Road. J'y retrouvais aussi plusieurs membres de la colonie française de Londres, et Boris venu aussi suivre le cours de perfectionnement, de Mun très spirituel, un Lesseps, trois Voguë, Philippe Guerlet, le fiancé de Zette de Lavoreille. Il est maintenant de bon ton d'honnir ces fameux agents de liaison qui, vêtus d'uniforme étincelants, passaient, paraît-il, leur temps dans les bars de la capitale. Il est certain que trop d'entre nous étaient puants de pose et de snobisme, les jeunes surtout qui n'avaient pas encore été affectés à des unités anglaises et qui se croyaient arrivés. Nous autres "anciens", les regardions de haut et nous chargions de leur rabattre leur caquet chaque fois que c'était possible. Mais il ne faut pas oublier que ces malheureux uniformes qui ont fait couler tant d'encre, nous étaient imposés par le commandement français et que faute d'en avoir un on était sûr d'être relégué au rang de scribouillard dans un quelconque bureau d'État-major. Le commandement français ne put jamais régler de façon satisfaisante le statut des agents de liaison. Il désirait que ceux-ci soient traités et considérés comme des officiers par les Anglais et rendait personnellement responsables les agents de liaison qui n'arrivaient pas à ce résultat. En revanche, il considérait, lui, les agents de liaison rigoureusement comme sous-officiers, mais en même temps on exigeait d'eux qu'ils soient habillés en officiers supérieurs et on encourageait presque les fantaisies dans la tenue. C'était incohérent. Il aurait fallu, comme l'aurait voulu le commandant Marty, qu'on les nommât aspirants à titre fictif, ce qui aurait fait cessé la situation fausse dans laquelle ils se trouvaient. Il est arrivé que des officiers français invités à dîner dans un mess anglais refusent de serrer la main à l'agent de liaison français. Les Anglais qui, en général, traitaient l'agent de liaison en camarade, prenaient fait et cause pour lui, d'où situation pénible et embarrassante pour tout le monde. Un officier qui avait ainsi refusé de serrer la main à un agent de liaison fut invité quelques jours après à déjeuner au mess de son régiment. L'agent de liaison avait mis son colonel au courant. Lorsque l'officier français arriva, il constata qu'il avait été placé à la droite du sous-officier, qui était président du mess. Situation fausse et absurde qu'il eût été bien simple de régler en fixant, une fois pour toutes, le statut des agents de liaison. Je m'empresse de dire que la plupart des officiers de la liaison n'avaient pas de ces mesquineries et nous traitaient en camarades. Les cinq semaines d'Auxy-le-Château se passèrent en culture physique, cours d'artillerie, d'infanterie, chars, etc., le matin, et exercices pratiques le soir sous la conduite du capitaine de Golberry et du lieutenant Roux. Notre mess était au "Restaurant des travailleurs". Il était fort gai et le repas du soir se terminait toujours par quelques chansons soldatesques qui mettaient en fuite les trois servantes au physique agréable, qui devaient pourtant en avoir entendu bien d'autres. Je logeais chez M. et Mme Prins, boutiquiers qui avaient deux filles agréables et qui étaient aux petits soins pour moi. Une ou deux fois, on nous mit en contact avec les "bleus" ceux qui attendaient encore leur affectation à une unité anglaise. Nous les traitions avec mépris ainsi que leurs divers exercices, chansons anglaises, etc. Nous fûmes bientôt réputés pour notre mauvais esprit, qui n'était qu'apparent du reste, car une fois entre nous et avec nos officiers nous rivalisions de bonne volonté, et manoeuvrions suffisamment bien au bout de quelques semaines pour en imposer aux bleus. Nous en "bavions" du reste pas mal, alors qu'eux ne fichaient presque rien. Mais nous estimions que nous n'avions pas quitté nos unités pour venir bêler "Clémentine" ou "who killed cock Robin" dans une salle de cinéma, sous la direction d'un lieutenant maître de chapelle. Nous estimions que c'était une forme un peu anodine de préparation à la guerre. Au cours de ces cinq semaines, eut lieu une prise d'armes au cours de laquelle le général Gort et le général Vauruze, chef de la mission, vinrent décorer notre camarade Cognasse qui, se trouvant en patrouille dans la Sarre, avait été accroché. Le lieutenant anglais ayant été tué, Cognasse prit le commandement de la patrouille et la ramena dans nos lignes sous le feu des mitrailleuses. La cérémonie se termina par un sketch -il n'y a pas d'autre mot- que nous exécutâmes sous les yeux durs du général Lord Gort: l'enlèvement d'un petit poste par un groupe franc. Nous avions creusé un élément de tranchées les jours précédents sur notre terrain d'exercice. Tout était réglé et avait été répété comme un ballet. La garnison du poste, six ou sept bonshommes avec un fusil mitrailleur, flâne. Soudain, alerte! Deux groupe de combat ont été aperçu rampant, l'un à droite l'autre à gauche. Aussitôt le fusil mitrailleur et nos mousquetons entrent en action; nous luttons à coup de cartouches à blanc et de grenades d'exercice. Nous nous défendons comme des lions. Mais, hélas! Soudain un troisième groupe qui s'était approché par le ravin à notre droite, bondit dans notre poste. Toute résistance est vaine. Deux hommes de la garnison assaillie tentent de s'enfuir en sortant de la tranchée et sont fauchés par une mitrailleuse située à environ 800 mètres de là, pendant que le groupe assaillant se retire, en emmenant trois prisonniers. Je jouais le rôle d'un prisonnier. Déjà, il y a des prédestinations! Tout se passa très bien et je veux croire que le général Gort fut édifié par cette opération d'envergure modeste. Une fois les officiers partis, les cinéastes s'approchèrent et nous demandèrent de recommencer. Je fus donc fait prisonnier pour la deuxième fois de la journée. Le stage se termina par un examen où nous fûmes interrogés sur toutes sortes de choses. Nous étions en particulier censés connaître les caractéristiques des quelques 200 canons en service dans l'armée française. Bien entendu, on ne nous avait parlé ni des bombardements en piqué, ni de la manière de se défendre contre les attaques de chars. Par contre, beaucoup de détails nous avaient été donnés sur la façon de creuser des tranchées, positions de résistance, bretelles, etc., et sur la pose des barbelés. Pour la guerre de 14, nous aurions été fin prêts. Le stage fini, chacun se retira chez soi. Je partis en permission avec Lesseps qui m'emmena à Paris dans sa voiture. Nous passâmes par Arras où le capitaine Marty nous annonça notre nomination au grade de sergent chef. Puis, nous continuâmes sur Paris, où en l'absence de tout l'élément féminin de ma famille, la concierge, Melle Lucie, eut l'honneur de coudre mes nouveaux galons. Puis, départ vers le cap Ferrat où toute la famille se trouva réunie pour la dernière fois avant la grande bagarre. Ce furent quelques jours charmants où on se sentait loin de la guerre. J'allais aux courses de Nice avec Alain et Zette de Lavoreille. Alain pariait d'après l'allure des chevaux, moi d'après leurs noms, Zette se basait principalement sur le physique des jockeys et la couleur de leurs casaques. Nous ne perdîmes pas plus que bien d'autres. Je crois même que Zette gagna 15 fr. Pourtant j'avais un peu le cafard car j'avais l'impression qu'il allait m'arriver quelque chose et que c'était là ma dernière permission. Je retrouvai le 98th toujours à Templeuve, le 2 avril. Un agent de liaison, très gentil garçon dont j'ai oublié le nom, était arrivé depuis peu pour remplacer Jameson qui devait à son tour, partir pour Auxy-le-Château. Quant à moi, j'avais été remplacé par Vigier. Jameson n'ayant pas donné satisfaction pendant des manoeuvres qui avaient eu lieu en mon absence, ce fut Vigier qui devint titulaire du poste. C'est ainsi que je fis sa connaissance. Nous nous voyions du reste fort peu, lui étant à l'échelon et moi aux batteries. Vers le 10 avril, nous partîmes faire des écoles à feu dans la région de Frévent. Je partis la veille faire le cantonnement avec un capitaine de Sussex, nommé je crois George Raiph. Le cantonnement fut assez satisfaisant et j'organisai la popote des officiers à 4 km de là, à Frévent, dans un petit bistrot où la cuisine était excellente. Une partie du régiment nous rejoignit le lendemain et les écoles à feu commencèrent. J'étais content de voir pour la première fois nos canons tirer. Je ne suis qu'un profane en artillerie, mais j'ai l'impression que dans l'ensemble les tirs étaient assez précis. Ils étaient bien moins rapides que les 75, mais cela tenait à ce qu'ils tiraient à gargousse et non pas à douille. Je profitai d'une après-midi de liberté pour aller en truck faire une visite à Madame de Hautecloque à Bernicourt.. J'eus assez de mal à me repérer, j'y parvins cependant et Madame de Hautecloque, entourée de sa tribu de filles, me fit grand accueil. Un soir, je venais de me mettre au lit, lorsqu'on m'appela. Un accident venait d'arriver; on demandait le "french liaison officer" (c'était le titre qu'on me donnait). Je m'habille hâtivement et trouve deux officiers anglais d'un autre régiment. Ils me racontent qu'ils viennent d'écraser un soldat anglais à quelques kilomètres de là et voudraient notre docteur. Je les mène chez lui. Le docteur mobilise son camion, ses infirmiers et nous voilà partis. Il pleuvait à verse. A quelques kilomètres, nous stoppons et trouvons deux soldats anglais auprès d'un troisième étendu sans connaissance. Je frappe au volet d'un petit café et parviens, non sans peine, à me faire ouvrir. Nous transportons, tant bien que mal, notre homme qui se trouvait depuis une heure dehors sous la pluie. Le transport, très douloureux, le réveilla naturellement. Il poussait des cris à fendre l'âme. A force de secouer le patron du bistrot, il finit par découvrir des vieux sacs avec lesquels nous fabriquons une espèce de couche sur laquelle nous posons le malheureux à qui le doc fait une piqûre de morphine. Le doc pense qu'il a une fracture du bassin (ce qui fut confirmé par la suite). Il avait dû tomber de bicyclette, était resté inanimé sur la route. La voiture des officiers anglais roulant presque sans phares, comme toutes les voitures, lui avait alors passé sur le corps. Les deux officiers étaient désespérés, il n'y avait pourtant pas de leur faute. Je partis alors pour l'hôpital anglais de Frévent, pour demander une ambulance. A Frévent, je tombais sur un magnifique hôpital anglais installé dans un immense château. Les infirmiers étant les mêmes dans tous les pays, nous nous heurtâmes à un sergent-infirmier parfaitement désagréable qui essaya pendant un bon moment de nous prouver que ses voitures d'ambulance n'étaient absolument pas faites pour transporter les blessés, ni les malades, ni du reste personne d'autres. Nous tînmes bon cependant et finîmes par ramener la voiture d'ambulance qui embarqua notre homme. Ce fut le seul incident notoire de notre séjour à Frévent. A mon retour de permission, j'avais changé de billet de logement. J'avais abandonné Madame Bateau pour loger chez Madame Demesmay, jeune femme, nièce de la propriétaire de la ferme d'Hucquin, qui habitait une très belle maison où le régiment avait eu ses bureaux pendant quelque temps. J'étais logé là comme un pacha dans une immense chambre à deux fenêtres, choyé par la vieille bonne, et en bons termes avec Madame Demesmay qui était jeune et gaie, et sa petite Thérèse qui débordait de fierté quand je l'emmenais à la messe le dimanche. J'étais certainement le mieux logé de tout le régiment. Mme Demesmay et sa fille Thérèse m'ont toutes deux écrit lorsque j'étais ambassadeur au Congo. J'allais parfois voir Madame Bateau qui me gardait un peu rancune de l'avoir lâchée. Elle avait pour voisins un ménage d'ouvriers. Une nuit, en janvier, par un froid terrible, en rentrant au mess, je butais sur un corps étendu. Je me penchais et constatais qu'il s'agissait d'un ivrogne. Pensant à Maman dont la pitié pour les ivrognes est sans borne, je me mis en devoir de le rescaper, d'autant plus que par ce froid, le brave homme risquait d'y passer. Ce ne fut pas sans peine que je finis par comprendre qu'il habitait justement la maison à côté de la mienne et je le ramenai très littéralement "manu militari" à sa bourgeoise. Depuis ce jour, j'avais droit à la gratitude éternelle de ce couple sympathique. Les derniers jours d'avril se passèrent en préparation pour la saison sportive, puisque la fameuse offensive ne venait toujours pas. Remise en état d'un tennis, cross-country, matches de football, grande coupe de rugby du corps dans laquelle notre régiment arriva en finale le 5 mai 1940 battant en demi-finale le régiment du "Duke of Wellington", the Dukes comme on les appelait à la grande surprise de tous les experts et à la grande fureur des Dukes qui étant un régiment de "regulars", n'en revenaient pas d'avoir été battus par d'ignobles "territorials", car l'animosité était restée assez grande entre les "regulars" au nombre d'une trentaine de mille et les territoriaux qui comprenaient tout le reste, mais étaient considérés comme des amateurs par les militaires professionnels. La fin de la coupe de rugby du corps qui devait avoir lieu le dimanche de la Pentecôte, 12 mai 1940, ne fut jamais joué! J'ai oublié de parler de nos combats de boxe qui avaient lieu lorsque nous étions à la Coquerie dans la grande grange de la ferme. Un ring fort bien installé. Des soigneurs avec le matériel nécessaire, Président et directeur du combat, Royl Bristow. Les combats avaient lieu parfois entre nous, c'est-à-dire batterie contre batterie. Parfois aussi nous lançions des défis aux régiments voisins. Kent Yeormanry par exemple, le régiment de mon ami Beaurepaire. Je suivais le coeur un peu battant, un peu horrifié mais très intéressé ces combats qui pour être parfaitement loyaux et corrects n'étaient pas des combats pour rire. Sur une douzaine de combats, il n'était pas rare de voir sept "knock-out". Ces soirées faisaient toujours salle comble, le Colonel y assistait naturellement entouré de tous les officiers. Elles contribuaient à faire vraiment du régiment un corps, une "unité" au sens propre du mot. Certaines batteries étaient même encore plus unies. Ainsi celle de Lord Cowdray qui était presque uniquement composée de ses fermiers et gens de ses domaines. Ainsi qu'un baron du Moyen-Age, Lord Cowdray levait une troupe et partait en guerre avec ses vassaux. Plusieurs autres officiers avaient emmené leur valet de chambre qui leur servait d'ordonnance. Mon ordonnance était dans la vie civile le chauffeur du Major Cubbitt. Au début de mai, Jo qui était à Maubeuge, et moi, passâmes une journée ensemble à Valenciennes. Dans la semaine qui suivit Jo vint me voir à Templeuve et m'annonça qu'Anne était en route pour Maubeuge. Nous prîmes rendez-vous pour passer tous les trois la journée ensemble, à Valenciennes, le dimanche suivant, ce fameux dimanche de la Pentecôte.
Visite du roi d'Angleterre au 98th Field Rgt.
Vers le milieu du mois de décembre, nous apprîmes que le roi d'Angleterre venu en France visiter le B.E.F. allait se rendre à Auchy d'où il viendrait visiter une de nos batteries. La batterie désignée fut celle de Lord Cowdray dont les positions étaient des modèles du genre. Comme elles se trouvaient au milieu d'un océan de boue, un petit passage de caillebotis fut construit depuis le route. Le grand jour arrivé, tous les régiments des alentours se réunirent en calot et sans armes, ce qui m'a toujours paru étonnant pour former une garde d'honneur. Le 98th était massé le long de la route; les officiers -moi, compris- placés de loin en loin devant les hommes. J'étais assez inquiet, ne connaissant qu'imparfaitement les commandements anglais et craignant de faire un impair. Après une attente assez longue, soudain parut une file de voitures d'où sortirent de magnifiques officiers de toutes armes et de tous rangs et une quantité d'hommes en kaki portant sur un brassard les lettres w.c. Ce n'était pas comme on aurait pu le croire les vidangeurs, mais les "war-correspondants", les journalistes. Enfin, parut une petite voiture portant le pavillon royal, léopards d'Angleterre, lion d'Écosse, harpe d'Irlande. Au commandement barbare de "remove headdresses" nous retirons nos coiffures et poussons trois hourras. Je ne puis m'empêcher d'être assez ému. Le roi passe lentement, très chic dans sa tenue kaki. A mesure qu'il passe devant nous, nous le saluons et il répond à notre salut en nous regardant dans les yeux. Il va visiter les positions et repasse devant nous avec le même cérémonial. Il a l'air complètement gelé et, en effet, il fait glacial. Le lendemain, les journaux racontaient: "le roi a visité des positions isolées au milieu de la boue". Le duc de Gloucester est aussi venu dîner une fois chez le colonel, pilotant des journalistes américains. J'étais dans le bureau du colonel avec John Ellison lorsque, levant les yeux et regardant par la fenêtre, celui-ci s'écria: "by God, it's the duke", et, en effet, trois secondes après, il était dans son bureau accompagné d'un officier d'ordonnance. il me dit bonjour très courtoisement, et je m'éclipsai. La guerre moins drôle Nuit du 9 au 10 mai. J'avais été passer (sans permission) la soirée à Lille. Nous menions joyeuse vie à l'hôtel Carlton, au Miami, lorsque soudain retentirent les sirènes, chose banale. Mais bientôt au milieu du fracas de la D.C.A., je perçus des bruits sourds et plus puissants. Pas de doute, c'est un bombardement. Très inquiet, je me dis que Templeuve est peut-être bombardé, qu'on me cherche partout. A peine la fin d'alerte sonnée, je saute dans un taxi et rentre à mon cantonnement à 2 heures du matin. Drôle de chauffeur accompagné d'une femme qui me semble jolie et élégante. Il essaie de me faire parler et de la faire asseoir à côté de moi. Je me renferme dans un silence peu galant mais prudent. Si j'avais su les événements qui allaient suivre, je l'aurais fait arrêter. Mais, à la réflexion, je pense que c'était tout simplement une prostituée. A 6 heures, je suis réveillé par le bruit de nombreux combats aériens. Les mitrailleuses font dans le ciel des bruits de soie qu'on déchire. A 8 heures, Madame Demesmay, ma gentille logeuse, frappe à ma porte et m'annonce l'invasion de la Belgique. Je me précipite au R.H.Q. où règne déjà une grosse animation. Le détachement précurseur doit partir demain soir samedi 11 mai. Je pars avec le régiment le lundi 13 mai. Je suis très affairé toute la journée pour régler les différentes affaires en cours avant le départ, logement, indemnités d'électricité, etc. L'après-midi, je me rends à Lille dans l'auto du colonel et en passant près du terrain d'aviation, j'ai le plaisir de voir abattre un avion allemand par trois "hurricanes".
Samedi 11 mai
Les alertes aériennes se succèdent toute la journée. Le soir, à 9 heures, le régiment d'infanterie Royal Hampshire qui tenait garnison avec nous à Templeuve passe devant le R.H.Q. (Regimental Head Quarters) à pied chantant "Roll out the barrel". Le régiment à pied dans la nuit fait très 1914. Ils n'ont pas l'air enchanté car ils ont une étape de 50 km à faire, paraît-il.
Dimanche 12 mai - Pentecôte
Alertes aériennes toute la nuit. A 2 heures du matin, je suis réveillé par le son de la cloche de l'église. Pas de doute, c'est le tocsin. Je m'habille en vitesse. C'est incompréhensible, que se passe-t-il? Il n'y a pas eu de bombardement. Madame Demesmay mère me dit que c'est la gare qui brûle. On voit, en effet, une grande lueur de ce côté. Je mets mon casque et sors malgré les supplications de mes logeuses affolées. Ce n'est pas la gare, c'est l'ancien P.C des Hampshire qui brûle. La pompe locale ne marche pas, tuyau crevé. Après sept mois de guerre! Quelle incurie! Le feu gagne la maison voisine. Je mobilise un de nos camions et pars avec trois de nos hommes et un civil chercher la pompe du village voisin, Cappelle-en-Pevèle. A Cappelle, il faut faire trois maisons, réveiller chaque fois les habitants, avec combien de peine, pour trouver une pompe antique que nous n'arrivons pas à séparer de son chariot. Enfin, on réussit à l'attacher derrière le camion. Retour triomphal, mais maintenant c'est le bloc des quatre maisons qui est en flammes. Les pompiers de Lille sont venus mais sans leur pompe! Enfin, on réussit à circonscrire le sinistre. Je rentre me coucher à 5 heures du matin et je trouve mes braves Demesmay qui m'attendent avec du café chaud. Dans la journée, les alertes aériennes ne cessent pas. Le soir, à 10 heures, départ du détachement précurseur Cubbitt, Ellison, Marshall. Adieux assez émus car nous supposons qu'ils vont être impitoyablement bombardés tout le long de la route. Nous partons demain matin. Je continue de parcourir la région à bicyclette. Je rencontre Jameson revenu d'Auxy. Il est affecté à un bureau anglais à Templeuve. Il est désolé et m'envie de partir pour la Belgique. Il me demande de permuter. Désolé, mais pas question. Lundi 13 mai Départ de Templeuve à 8 heures. La brave cuisinière s'est levée à 6h30 pour me faire du café. Tous les Demesmay se lèvent pour me dire au revoir. J'embrasse la petite Thérèse. Ils m'ont donné un petit flacon d'alcool de menthe qui me sera bien précieux par la suite. J'y suis retourné après la guerre. La maison et devenu un couvent. Je voyage avec Francis Stewart Mackensie, le commandant en second. Nous partons à l'avance et nous postons près de Bachy, à la frontière belge, près d'un grand fossé antichar pour voir passer le régiment. C'est très émouvant, mais ça devient fastidieux, car il y a près de 150 véhicules. Il manque une voiture, celle que nous avons envoyée à tout hasard à Cantin pour chercher le colonel au cas où il aurait pu revenir car il était en permission en Angleterre. Puis, nous passons la frontière à notre tour, non sans une certaine émotion. Nous traversons Tournai, Renaix, Ninove, remontant peu à peu le régiment. Nous croisons les premiers réfugiés, puissantes voitures filant vers la France, puis des colonnes de cyclistes. Nous faisons halte un moment dans la ville, où nous soulevons la curiosité et recevons un accueil enthousiaste, on nous couvre de présents que la consigne est de refuser because 5ème colonne. Je fais tout de même accepter à l'équipage de ma voiture du chocolat pour ne pas vexer ces braves gens. Nous apprenons que les Allemands ont passé le canal d'Albert. Puis nous traversons cette belle ville de Bruxelles, si animée, l'avenue Louise où j'avais été voir M. Weill en 1936. Dans la splendide forêt de Soignes, nous retrouvons le détachement précurseur au rendez-vous fixé. Tout le monde est ravi de se retrouver. Pas plus que nous, ils n'ont subi de bombardement aérien. Nous sommes tous étonnés. Le matin, Francis me disait encore: - "celui qui arrivera vivant ce soir aux position pourra estimer avoir une chance de survivre à la guerre". Toutes les dispositions étaient prises. Les blessés devaient être débarqués sur le bord de la route pour ne pas ralentir le convoi. Et puis rien! Ce sont d'agréables surprises. Le colonel et Egerton (commandant Sussex) sont arrivés la veille directement. Ils ont trouvé notre voiture à Cantin. Nous sommes tous ravis. Pour ce soir, je vais coucher à l'échelon, situé de l'autre côté de la forêt de Soignes à 4km de Waterloo. Nous traversons donc la forêt et nous installons dans une somptueuse villa, au milieu d'une superbe jardin. Partout des demeures seigneuriales. On voit que l'argent n'est pas rare en Belgique. Les propriétaires viennent de s'enfuir précipitamment, laissant tout en plan. On trouve encore des chemises jetées ça et là, des bas. Jean Vigier et moi nous installons dans la jolie chambre des enfants. Les draps ne doivent pas être bien sales et les lits sont bons. Aux murs, des photos de bateaux anglais et français, des coupures de journaux relatant l'histoire du "graf-spee". J'installe le Padre d'autorité dans la chambre de la bonne car il veut être seul et c'est la seule qui n'ait qu'un lit. Avant le dîner, je me rends aux positions avec Francis. Le P.C du régiment est installé à au moins 15km de là dans une grande ferme (ferme de Bilonne, commune de Wavre sur la Dyle). Le propriétaire est un éleveur fameux. Il y a des étalons, des taureaux, des cochons, des juments merveilleux. La ferme est plein de réfugiés. Trois petites bombes sont déjà tombées autour des bâtiments. Des Ecossais en kilt du régiment Cameron gardent un ponceau qui mène à la ferme. Le colonel me fait un accueil touchant. Francis veut me garder près de lui aux Waggon-lines et envoyer Vigier à l'avant mais le colonel ne veut rien entendre. Je monterai demain avec armes et bagages (c'est une façon de parler car je n'ai toujours pas d'armes) très flatté, il faut le dire, de la préférence. Jordan, le cuisinier du mess, est là imperturbable, le doc, Tuby, tout le monde est rassemblé autour de la table du dîner. On se croirait toujours, à Templeuve. Rien de changé, pas même la nourriture toujours aussi médiocre. Retour à Waterloo après le dîner.
Mardi 14 mai
Je remonte à la ferme de Bilonne. Quelle merveille que cette forêt de Soignes sous ce beau soleil de printemps. John Ellison a fait évacuer la ferme de tous ses réfugiés, et même des propriétaires malgré leurs protestations. On aménage les cave en abris. Je vais au village d'Owerrye acheter des lampes tempête pour notre cave. Le village est en pleine évacuation. A la mairie où je vais acheter du pétrole, c'est tout juste si l'on ne me prend pas pour un espion. Charmant! Le reste de la journée, rien à faire. Je lis les bouquins du fermier. Le P.C et les transmissions s'installent dans les caves. Francis réclame son casque à cor et à cri et nous explique que c'est moins par peur des obus que parce qu'il se cogne la tête sans arrêt dans la cave. Nos braves Tommies se sont transformés en fermiers. On trait les vaches, on fait boire les chevaux. On sort et on rentre le bétail à grands cris de "alley, alley" car ces vaches wallonnes ne comprennent pas l'anglais, paraît-il. Le colonel se passionne pour son rôle de gentleman farmer. il me charge de dresser un inventaire de la cave pour éviter le pillage: 2.000 bouteilles environ. Il paraît que les Allemands avancent plus vite qu'on ne l'avait prévu et que nous serons en action dès ce soir. En attendant, c'est un tableau idyllique, troublé seulement par quelques alertes aériennes et tirs de D.C.A.. Le propriétaire, après avoir longtemps tergiversé entre son auto et son cheval favori, a emmené celui-ci nous abandonnant l'auto que nous réquisitionnons pour le mess. A 11 heures du soir, la musique commence. Toute l'artillerie du corps entre en action. Bruit infernal. Une grosse pièce est installé non loin de nous et chaque coup ébranle toute la maison. J'essaye de dormir sur un lit au premier, mais toutes les cinq minutes je suis réveillé en sursaut par ces détonations. C'est très désagréable. Je finis par descendre dans le salle à manger et trouve le colonel en face de son whisky. Je lui tiens tête et nous causons agréablement comme toujours. A 2 heures du matin, il part en reconnaissance avec Tuby et je vais m'étendre sur le lit de camp de celui-ci dans la cave. Là, je peux dormir quelques heures malgré l'humidité. Mercredi 15 mai Matinée tranquille. Le pays est évacué et je vérifie l'identité des quelques civils qui circulent encore. Nous tirons toujours avec quelques accalmies. Nos obus tombent dans une région fortement boisée en contrebas. Impossible de savoir si nos obus font du mal. Marshall et Benne ont été mitraillés sans mal par des avions . Dans l'après-midi, je vais à Bruxelles pour acheter de la bière et autres provisions pour le mess, dans l'auto du colonel. Nous traversons Overrysch et d'autres villages déserts. Peu avant Bruxelles, la vie reprend. Bruxelles offre un visage normal. Grosse animation dans les rues. Je vois quelques officiers français, mais surtout des Anglais. On refuse de me faire payer ma bière, partout un accueil touchant. Hélas! Cette vie normale de grande ville à 20 km du front est étrange. A Wavre, on tire toujours, les Allemands commencent à répondre, on entend leurs obus se croiser en sifflant avec les nôtres au dessus de la ferme; combats aériens au-dessus de nous. Un "Lysander" (avion de reconnaissance anglais) fait notre admiration par le calme et la sûreté avec lesquels il évolue au-dessus de nous au milieu des éclatements de D.C.A. Les Allemands sont si près de nous que leurs obus de D.C.A. éclatent au-dessus de nos têtes. Un autre "Lysander" est abattu en 20 secondes par deux Messerschmidt. Un quatrième avion, nationalité indéterminée mais que je suppose être le chasseur d'accompagnement du "Lysander" s'abat également. On commence à signaler des parachutistes, vrais ou faux, un peu partout. On signale même une fausse alerte aux gaz. Surrey reçoit quelques obus, sans casse. Les Ecossais du "Cameron" qui sont près de nous, toujours en kilt bien entendu, tirent à coups de fusils sur les avions allemands. Un coup de feu parti de cette direction me siffle aux oreilles. Une autre balle frappe à mes pieds le pavé de la cour, une autre encore siffle au dessus de ma tête. Parachutistes ou nervosité des factionnaires? En tout cas, 3 hommes de la 392 (Surrey) sont blessés par balles cette nuit-là.
Jeudi 16 mai
Brusquement, vers 1 heure du matin, nous recevons l'ordre de nous replier en vitesse, "according to plan", formule qui deviendra vite un peu trop usuelle. Le colonel me dit que la D.I.N.A. à notre droite, manquant d'artillerie, a subi une violente attaque et a été un peu "désorganisée". Merveilleuse politesse des Anglais! En fait, elle a été complètement enfoncée ainsi que je m'en rends compte le lendemain, en voyant des Algériens circuler en désordre sur toutes les routes. Vers 2 heures du matin, je pars avec John Tatley en tête du détachement R.H.Q. que je suis chargé de guider jusqu'aux Waggon-lines que je suis seul à connaître. Je tiens un fusil braqué par la portière, doigt sur la gâchette, because parachutistes. Je m'acquitte très mal de ma tâche de guide. D'abord, il fait très noir, et puis nous prenons un chemin à travers la forêt de Soignes que je n'ai jamais pris. Mon fusil me gêne beaucoup pour lire la carte et puis, surtout, je tombe de sommeil. Nous naviguons tous feux éteints et ce n'est guère commode, en pleine forêt et de nuit, pour croiser des convois. Nous entrons percutant dans un motocycliste qui vient en sens inverse. Heureusement, il n'a pas de mal. Nous arrivons à 4 heures du matin. Moi, absolument ivre de sommeil. Nous saurons plus tard que les Allemands étaient si près de nous à Wavre qu'on nous a crus prisonniers. Je vais dans notre belle villa retrouver mon lit dans la chambre d'enfants et me glisse dedans en pyjama, quelle volupté! Avant de m'endormir pour quelques heures, je donne une pensée émue à notre belle ferme de Bilonne où nous avons tout de même eu le temps, avant le départ, de mettre toutes les bêtes au pâturage. Je me réveille à 8 heures après un sommeil troublé par quelques alertes. Catastrophe! Francis est parti. Je déjeune d'un morceau de pain et de bacon que me prépare le Sergent Bennett. Je retrouve avec plaisir Fox, le sympathique "monsieur Renard" qui pense toujours à la belle coiffeuse de Leforest à qui il faisait une cour assidue, se ruinant en frictions. Revois aussi le cher Padre et Jean Vigier. Alerte sur alerte qui nous précipitent dans la tranchée-abri. Un régiment de chars anglais est camouflé dans la forêt près de nous. Ces chars m'ont l'air bien légers et ne m'inspirent pas grande confiance. L'avance allemande continue. Les vieux gardiens de notre villa partent à pied pour Bruxelles, avec leurs paquets, en pleurant. "Pauvre Belgique", disent-ils, "elle est chaque fois un cimetière". ils me font une pitié profonde. Vers 14 heures, le régiment passe, allant prendre position dans les faubourgs de Bruxelles. Je prends le thé et ensuite demande au Padre comment faire pour communier. Il me répond: "tout de suite" -"mais je viens de manger" -"ça ne fait rien". Et, pour la première fois de ma vie, je communie à 4 heures de l'après-midi. Vers 17 heures, Francis arrive et m'emmène au nouvel R.H.Q. (P.C de régiment) dans un faubourg de Bruxelles. Dans une belle avenue bordée d'arbres, nous passons devant les restes d'un camion de munitions sur lequel est tombée une bombe d'avion. Du conducteur, plus trace évidemment. Un gros arbre a été coupé net à la base, comme d'un coup de faux, les autres sont intacts. Une jolie mule indienne tuée est étendue un peu plus loin dans celle belle avenue déserte faite pour être sillonnée par les autos, les cavaliers et les promeneurs. Le P.C est installé dans deux petites maisons. Spectacle habituel de la maison abandonnée brusquement, navrant. Beaucoup d'avions et de combats et aériens au-dessus de nous qui passionnent les Tommies. Nous n'en voyons pas l'issue car ils virevoltent et tourbillonnent avec une telle vitesse qu'en quelques instants ils sont hors de vue. Tuby et le doc éprouvent le besoin de se mettre en grande tenue pour aller je ne sais où. Un avion lâche des bombes à environ 1 km devant nous. Deux formidables explosions, une gigantesque colonne de fumée. Un dépôt de munitions, sans doute. Nous dînons en vitesse et je repars avec Francis pour une direction inconnue de moi. Nous retraversons Bruxelles complètement désert maintenant, sauf une petite animation autour des gares. Une ville complètement vidée en 24 heures. C'est saisissant. La vie y était absolument normale il y a deux jours. Nous filons sur la route que nous avons prise pour entrer en Belgique. Il n'y a plus de doute, nous nous replions encore. Nous allons jusqu'à Ninove, embouteillages terribles. Un enchevêtrement incroyable de camions anglais, de batteries montées belges, de réfugiés à pied, en vélo, en voiture. Si un avion lâchait quelques bombes là-dedans, ça serait une jolie salade. Nous avons été trop loin, Francis s'étant endormi à côté du chauffeur. Nous revenons sur nos pas et ce n'est pas une petite affaire que de remonter le flot ininterrompu de véhicules descendant vers la France. Nous trouvons notre cantonnement un peu avant Ninove. Il est environ 1 heure du matin. Il faut réveiller tout le monde pour faire le cantonnement. J'arrive à m'entendre assez bien avec les indigènes, eux parlant flamand et moi allemand. Ils sont du reste très gentils et très accueillants. Tous les Flamands à qui j'ai eu affaire en Belgique nous ont bien accueillis. A peine le cantonnement terminé, nous rencontrons deux officiers anglais qui nous prouvent par A+B que ce patelin est réservé à leur unité. Ils profiteront de mes efforts. Pour nous, tout est à recommencer. Je recommence donc, mais nous serons logés moins grandement. Ensuite nous partons pour reconnaître le cantonnement de Surrey, mais à mi-chemin, Francis me demande de revenir sur mes pas pour accueillir le régiment qui ne doit pas tarder à arriver. Il continue son chemin en voiture et me laisse sur le bord de la route. Je saute sur le marchepied d'un camion de réfugiés, mais dans la nuit, j'ai du mal à m'y retrouver et je l'arrête trop tard, je dois refaire une partie du chemin à pied. C'est encore une veine que je m'y sois retrouvé. J'envoie se coucher Cole, notre chauffeur qui montait la garde. Il va retrouver l'ordonnance Bennett sur la paille d'une grange. J'attends le régiment jusqu'à 5 heures du matin au bord de la route. Je contemple le flot incessant des réfugiés de Bruxelles qui s'écoule, piétons, vielles femmes en pantoufles, malades qu'on soutient sous les bras, cyclistes par milliers, soldats belges allant se reformer en France, gendarmes mêmes. Tout le monde pliant sous le poids des bagages. Et où vont-ils? C'est pitoyable. Il me manque un cantonnement confortable pour le colonel. J'avise une petite maison qui me semble vide. J'escalade le mur, au risque d'être pris pour un pillard, je force une fenêtre et j'entre. C'est très sale, et une odeur caractéristique ainsi qu'un léger ronflement me prouve que c'est toujours habité. Je bats en retraite, précipitamment pour me soustraire à des explications fastidieuses. Le convoi arrive au même moment, l'installation se fait sans encombre; le colonel est satisfait de l'horrible logement que je lui ai trouvé, tant mieux. Je vais passer trois heures dans le lit que je me suis déniché et dont le colonel ne veut pas, sous prétexte que des "réfugiés" y ont passé. Je n'ai pas de ces délicatesses superflues et le lit me semble excellent.
Vendredi 17 mai
A 9 heures, grand conseil de guerre dans la chambre du colonel. Puis, je réussis à attraper un petit déjeuner servi par Butchart dans la cuisine de la ferme. En sortant, je tombe sur George Peel et Charles Frazer à qui je demande de ses nouvelles car je ne l'avais pas vu depuis quelques jours. Il me répond nerveusement: "I have had an awful morning". George me tire à l'écart et me dit à l'oreille, en français: "Charles est piqué". En effet, le malheureux est devenu complètement fou. Il a été ramené par Tuby dans son auto. Tuby l'avait trouvé sur le bord de la route, racontant des histoires fantastiques, ou du moins qui nous semblaient telles: nous sommes enfoncés, les Allemands ont emmené par surprise toute une brigade de la garde dans des camions en Allemagne, etc. Pendant le trajet en auto, il a essayé d'étrangler un petit "signaller" assis à côté de lui et qu'il a pris pour un espion. Ce charmant garçon n'a pu supporter la tension nerveuse de ses derniers jours et la fatigue. On l'embarque pour l'hôpital. J'ai su par la suite, qu'il s'était rapidement guéri. La journée se passe à attendre et, pour moi, à aménager le cantonnement comme si nous devions y rester un an. Dans l'après-midi, j'apprends que Surrey est en action. Vers le soir, j'invite le docteur à venir occuper quelques heures un des lits de ma bonne hôtesse flamande, ce qu'il accepte avec joie. Nous nous endormons lourdement et c'est par miracle que je me réveille à 9 heures. Nous sortons en vitesse et trouvons le régiment en pleins préparatifs de départ. Un peu plus et il partait sans nous. J'en ai des sueurs froides car je n'aurais jamais pu le retrouver. Jordan nous prépare un dîner que j'avale en vitesse avant de partir de nouveau en "advance party" (détachement précurseur) avec Francis. Toujours plus en arrière, hélas. Samedi 18 mai Nous arrivons vers minuit à Wanbrechtegem. Nous trouvons sur la place du village de braves territoriaux belges qui nous aident à faire le cantonnement. C'est vite fait, du reste. Il nous faut une chambre pour le R.H.Q. plus des parcs à voitures seulement car nous ne devons pas rester là. Puis, Francis, qui n'a pas dormi depuis trois jours, va se coucher sur sa "valise" (lit démontable) pendant que j'attends l'arrivée du régiment, luttant contre le sommeil. Celui ci arrive à partir de trois heures du matin. J'indique leurs emplacements aux unités puis, comme d'habitude, je découvre dans la ferme où est le R.H.Q un lit que je partage avec Jean Vigier. A 6 heures, lavé, rasé. Le régiment continue à arriver. Breakfast avec les hommes dans un verger qui sert de parc à voitures. Thé, pain, bacon grillé comme d'habitude, fameux. Je retrouve là trois réfugiés juifs Tchécoslovaques que je ne sais qui avait arrêtés à Ninove et que j'avais dit de relâcher. On ne l'a pas fait et maintenant on ne sait plus que faire d'eux. Les gens ont laissé tous leurs bagages à Ninove et se lamentent. Il y a là un vieil homme, sa femme et leur fils infirme. Ils ont toujours bénéficié du transport gratuit depuis Ninove. Je ne sais pas ce qu'ils sont devenus par la suite. Dans la matinée, je vais reconnaître avec Francis le village de Doorn où nous devons nous installer cet après-midi. Puis, retour à Wanbrechtegem. Nous nous installons dans un café encore ouvert par miracle, et devant la porte, nous buvons une bière délicieuse tout en regardant le flot des réfugiés qui ne cesse de passer. Comme le dit à ce moment le Major Egerton: "war consists of periods of intense boredom, interruptes by periods of intense fear". Cette matinée se traîne, interminable. Vers 11 heures, nous partons pour Doorn où je trouve tout ce qu'il nous faut, bons logements pour les hommes, un mess dans un café où il y a encore de la bonne bière, des lits pour tous les officiers, enfin un logement royal. Jordan le merveilleux, trouve le moyen de nous servir un excellent déjeuner dans ce café. Dans l'après-midi, le colonel que je n'avais pas vu depuis hier matin (le bruit avait couru qu'il était limogé) arrive très fatigué. Deux heures après arrive un message: c'est le fatidique "prepare to move". On a compris. Je repars, toujours avec Francis. Vers onze heures du soir, à un tournant de route, un poteau "frontière belge". Ça y est, nous voilà revenus. Nous nous arrêtons dans une petite ville qui abrite l'État-major de la division. Nous y retrouvons le colonel qui nous conduit devant une petite ferme qui semble déserte. A moi de me débrouiller pour loger tout le monde. J'escalade la grille, tambourine aux portes. Les fermiers finissent par se réveiller et m'ouvrir. Le logement n'est pas riche. C'est même misérable. Enfin, il y a une écurie, pleine de paille. Je m'y étends un moment, mais il y a trop de rats qui galopent et crient, ça m'impressionne. Je me relève et sors sur la route. A 50 mètres, il y a une maison. La frontière passe entre nous et elle, paraît-il, la maison étant en Belgique. Je "passe" donc la frontière et vais frapper à la porte de la maison. On finit par m'ouvrir. C'est un bureau de tabac-épicerie. La patronne, qui est française, me reçoit très aimablement et m'offre un verre de Byrrh. Elle s'excuse de ne pouvoir nous loger: elle a déjà quinze réfugiés chez elle. Pour nous prouver sa sincérité elle ouvre la porte de sa chambre et, en effet, il y a là six personnes couchées par terre, dont trois jeunes filles partageant un même matelas et qui accueillent par des éclats de rire mon apparition casquée dans leur chambre à coucher. Allons, le moral a l'air bon. Revenus devant nos verres de Byrrh, la brave femme me demande s'il y a lieu de se préparer à évacuer elle aussi. Je lui réponds innocemment: "oh! pas avant un ou deux jours" et je lui porte un coup terrible car, comme tous les civils, elle ne se rend pas compte de la gravité de la situation. La voilé aux cents coups. Je quitte bientôt cette brave femme dont la conversation malgré tout, m'a délassé et fait du bien car c'est la première fois depuis notre départ de Templeuve que j'ai une conversation en français. Elle m'apprend que nous sommes à quelques kilomètres de Cysoing qui est tout près de Templeuve et qui sera bientôt affreusement bombardé, ainsi qu'Orchies. Les officiers arrivent et se déclarent enchantés de mon écurie que nous partageons avec un charmant poulain. Le colonel seul ne passe pas la nuit avec nous. Je ne sais où il va.
Dimanche 19 mai
Lavé, rasé, breakfast comme d'habitude. L'ordonnance de lord Cowdray lui apporte son eau chaude et son thé sur le limon d'une charrette aussi solennellement que s'il était dans son château. Tout le monde est d'excellente humeur. Le colonel arrive au milieu de la matinée et tient un petit conseil de guerre. Bientôt, on vient me chercher de la part du groupe Surrey pour un cas d'espionnage. Il paraît qu'il y a un moulin dont le meunier fait tourner les ailes de façon suspecte. Vieille histoire. Il me semble avoir lu ça dans Dorgelès. Allons voir tout de même. Alors que je traverse le bois qui est derrière la ferme et qui est plein de troupe, des avions viennent bombarder. Bruits de duels aériens. Un avion arrive presque au ras des arbres à en juger par le bruit du moteur, mitraille le bois et lance des bombes. "Sir, me dit respectueusement le soldat qui m'accompagne, je crois que nous ferions mieux de nous jeter à plat-ventre". Nous nous y jetons donc et, en effet, crac, crac, chaque éclatement se rapproche. Crac, aïe! Je tourne autour d'un arbre bien petit avec le vain espoir de le mettre entre moi et le point de chute de la prochaine bombe qui ne peut manquer d'être pour nous. Heureusement, le bombardement s'arrête, il n'a du reste causé de mal à personne, je crois. Nous sortons du bois et approchons d'un poste de douane français. Le flot des réfugiés est de plus en plus serré, on les voit à perte de vue, mêlés aux convois militaires. Les douaniers français essaient en vain d'y mettre un peu d'ordre. Aux alertes, tout le monde s'éparpille dans les champs. Voilà justement une formation de 12 bombardiers allemands en ordre parfait qui nous survole. Tout le monde s'aplatit. Je reste debout car je vois bien que ce n'est pas à nous qu'ils en ont. Une vieille religieuse allongée dans un fossé comme un voltigeur attendant le prochain bond, crie à ses compagnes "on peut se relever" et, me montrant du doigt: "voyez, les soldats sont debout, et ils n'ont pas plus envie que nous de se faire tuer". Très juste! Je suis des yeux la formation de bombardiers. Voilà trois hurricanes anglais, reconnaissables à leurs ailes blanches et noires. Ils semblent prendre le large à la vue de leurs adversaires. Je sais bien qu'ils sont un contre quatre, mais tout de même je suis un peu déçu. Mais les voilà qui reviennent plein gaz, ils foncent sur les trois derniers bombardiers de la formation et en une seconde ceux-ci s'abattent. Le reste de la formation se disperse et bientôt le carrousel aérien est hors de vue. A Surrey, tout le monde est si excité par les combats aériens que j'ai peine à me faire entendre. A l'est, on voit des parachutes descendre mollement. Les réfugiés encombrent toutes les routes. On est obligé de les parquer dans les prairies pour laisser passer les convois militaires. Je reviens à la ferme. Nouveaux combats aériens entre chasseurs anglais et allemands. Un M.E. 109 descend vertigineusement en vol plané, moteur coupé, train d'atterrissage rentré et fait un superbe atterrissage sur le ventre dans un champ à 300 mètres devant nous dans un immense nuage de terre brune. Le "Hurricane" qui l'a abattu le survole jusqu'à ce qu'il soit à terre et reçoit quelques rafales de "bren-gunners" (fusiliers mitrailleurs) trop excités. Le pilote allemand sort de sa carlingue. De tous côtés, on lui tire dessus, en même temps surgissent des Tommies qui courent vers l'avion, c'est miracle que personne ne soit touché. Il agite un mouchoir blanc au dessus de sa tête. John Ellison arrive bientôt en voiture, emmène le pilote et le remet à la gendarmerie belge. C'est un tout jeune homme, il n'a pas de blessure. Deux autres avions sont abattus plus loin, on voit les pilotes sauter en parachute. Nous déjeunons dans l'épicerie-bureau de tabac de ma sympathique compatriote. Entre temps, l'ordre d'évacuation a été donné et nos fermiers sont partis, emmenant avec eux leur poulain, mais laissant, la mort dans l'âme, toutes les vaches à la pâture. Notre hôtesse, l'épicière, est en larmes: personne ne l'a prévenue, elle est là toute seule avec sa vieille tante infirme et Hollandaise. "Elle mourra sur la route, monsieur" dit-elle. Nous nous creusons la tête pour lui venir en aide. Enfin, quelqu'un à l'idée d'utiliser le "watercart" (auto-citerne) qui retourne à Lille où sont nos Waggon-lines. Les pauvres femmes sont si heureuses qu'elles nous comblent de cadeaux, de champagne, du tabac, n'importe quoi, et finissent par nous dire: prenez tout ce que vous voudrez. Je tâche de les dissuader d'emporter trop de bagages difficilement casables sur une voiture-citerne. Enfin, on les case tant bien que mal, on hisse la vieille sur les genoux de la jeune et en route. L'après-midi, nous partons pour Froidmont. Pour une fois (la seule) nous avançons au lieu de reculer. Notre nouvelle résidence est en Belgique, un peu avant Tournai. Avant de partir, John Ellison exécute le petit chien aveugle que les fermiers ont laissé dans sa niche. Il le blesse deux fois avant de le tuer, et, bêtement, je suis plus impressionné que par les blessures des hommes. Nous repassons la frontière et croisons une batterie belge à cheval. Évidemment, c'est démodé et lent, mais ça a tout de même une autre allure qu'une batterie motorisée. Nous installons notre R.H.Q dans une petite maison appartenant à une couturière qui a fui elle aussi précipitamment laissant tout en plan. Nous installons le bureau dans la cave, le mess au rez-de-chaussée. Le colonel et moi occupons les deux chambres à l'étage, laissant les autres se creuser des trous dans le verger. Mieux vaut risquer un bombardement que de passer, peut-être inutilement, une nuit dans une tombe toute préparée et humide. C'est du moins l'avis des rhumatismes du colonel et de mon sybaritisme. La maison voisine est provisoirement occupée par l'État-major d'un bataillon de Lancashire. L'interprète est Paul Refoulé que j'ai connu à Ste-Croix d'Orléans et que j'avais retrouvé à Auxy-le-Château au mois de février dernier. Je parle un peu à ce charmant garçon qui est peintre. Il a épousé une Américaine et vit aux États-Unis. Il monte en ligne ce soir avec son bataillon. Et voilà soudain mon premier véritable bombardement d'artillerie. A 200 mètres à notre gauche, l'artillerie de campagne ennemie fait des tirs de harcèlement sur le carrefour au coin duquel on a placé (assez stupidement à mon avis) le P.C de notre 391 Battery (Sussex). Elle bombarde aussi le cimetière qui est un peu en avant et devant lequel se trouve une des "troops" (batterie) de la 391. Le Lieutenant de Vogüe, de la mission, que je ne connaissais pas encore, passe par là à ce moment, et me donne sur la situation quelques nouvelles peu rassurantes. Je suis appelé à la 391 pour interroger deux civils. Je profite d'une accalmie dans le bombardement pour m'y rendre en vitesse. A peine avais-je traversé la cour et étais-je rentré dans la cuisine où étaient gardés les civils, qu'un obus tombe dans la cour et blesse assez grièvement à la jambe et au bras deux hommes d'un régiment anti-tank. (je me demande du reste ce qu'ils fichaient chez nous). Un nouvel obus arrive, mais, heureusement, il n'éclate pas. Tout le monde s'est couché en vitesse. De nos deux suspects que je n'ai cessé d'observer pendant ces événements, l'arrivée des blessés dans la cuisine, etc., l'un rampe, affolé et hurlant, c'est un demi-idiot à mon avis; l'autre garde un sang-froid que je ne trouve pas naturel. C'est un tout jeune homme blond qui parle mal le français. Après quelques réticences, il avoue sortir de la maison d'arrêt de Tournai qui aurait ouvert ses portes. Il pourrait tout aussi bien être Allemand. Je veux le recommander au Sergent de la Mititary Police qui avait été convoqué, mais celui-ci semble trouver notre coin trop agité pour son goût et est déjà remonté sur sa moto. Je lui cours après mais décidément il nous a assez vus et me demande de lui envoyer notre suspect demain par camion. Entre temps, les Lancashire sont partis. Ils essaient de franchir la crête à notre gauche, mais celle-ci est maintenant pilonnée par l'artillerie lourde. Bientôt nous les voyons surgir de nouveau sur la crête et redescendre. Ils amènent avec eux des blessés en quantité. Notre ambulance régimentaire est vite pleine et le docteur a de quoi faire. Les Lancashire gagnent leurs positions par un autre chemin. Les blessés ont bon moral pour la plupart et regrettent d'avoir été mis hors de combat avant la bataille.
Lundi 20 mai
Journée calme. Nous tirons par intervalles en soutien de l'infanterie. Je fais le tour des batteries avec le colonel. Le moral est excellent partout. Toujours quelques obus ennemis sur le carrefour, quelques autres sur le village de Froidmont à notre droite et sur les batteries de Surrey qui se trouvent derrière nous. Quelques gros obus dans la plaine, à 300 mètres devant nous, qui font galoper les vaches qui errent partout en liberté. Par contre, la vallée qui se trouve à 1 km environ du nord-est de nous et où nous avons notre artillerie "medium" est sérieusement pilonnée. Il paraît qu'il y a beaucoup de pertes. Les nouvelles du reste du front sont de plus en plus mauvaises, mais chez nous ça ne va pas mal. Les Allemands qui avaient réussi à passer le canal à Tournai ont été rejetés de l'autre côté à la suite d'une vigoureuse contre-attaque. L'inquiétant, c'est que toutes les réserves de la division sont en ligne. Devant nous, depuis notre arrivée, une épaisse colonne de fumée indique l'emplacement de Tournai qui brûle, jour et nuit. Vaches et chevaux errent en liberté dans les champs. Entre deux tirs, je bouquine dans ma chambre des livres trouvés au grenier, entre autres cet idiot de "Chapuzot" que le père Jean de Capistran me prêtait à Constantinople quand j'avais 11 ans et qui me faisait rire aux larmes. Au début de la matinée, nous allons faire une petite reconnaissance avec Francis, Tuby Marshall et je ne sais plus qui. Du moins, je crois que c'était ce jour-là. Des bombardiers en piqué apparaissent. Nous nous planquons dans un fossé et assistons à un bombardement formidable à 500 mètres de nous sur des positions d'infanterie. Les bombardiers piquent avec un sifflement terrible, lâchent leurs bombes, remontent, faisant la roue. C'est là que je me suis rendu compte que les bombardements aériens quand ils ont lieu en rase campagne et sur des objectifs assez dispersés, sont plus impressionnants que dangereux, car toute cette mise en scène à grand spectacle causa... un mort. Arrivés au terme de notre voyage, nous apprîmes que les plans étaient changés et que l'on n'avait plus besoin de nous. Mes camarades toujours charmants, le colonel toujours épatant, tout serait bien si les nouvelles de l'ensemble du front n'étaient pas si alarmantes. Dans la soirée, on apprend que Surrey nous quitte brusquement. Ils se rendent en mission spéciale du côté de Frévent. Dans le verger, les hommes perfectionnent leurs abris individuels. Le colonel et moi en tenons toujours pour la maison. Le confort avant tout et, chaque fois que c'est possible, voilà ma devise. Et puis, dans ma chambre, j'ai une belle cuvette, je peux me raser et me laver tranquillement. Les deux Johns, eux, couchent dans la cave, près du téléphone.
Mardi 21 mai
A Froidmont, il y a encore des civils. 600 fous dans un asile tenu par des Frères. Mon collègue du régiment d'infanterie d'à côté s'occupe de les faire évacuer huit par huit dans une voiture de tourisme à Lille. Ils ont dans leur asile des vivres pour quinze jours. Constamment des fous s'échappent et vont errer dans les campagnes où ils se font tirer dessus. Car nos troupes ont reçu des ordres sévères concernant les civils. C'est ainsi que ce soir Nethercoat a fait arrêter deux prêtres blancs de poussière qui s'approchaient de leurs positions et me les envoie en truck. J'ai tôt fait d'identifier l'Évêque de Tournai et son secrétaire fuyant à pied leur résidence en flammes. Je m'excuse auprès d'eux, mais l'évêque, ancien combattant de 14-18, est très compréhensif. Je vais chez le curé de Froidmont pour lui demander de recueillir l'évêque en attendant qu'on puisse l'expédier vers l'arrière. Dans l'après-midi, j'avais fait un tour dans le village que les fantassins mettaient en état de défense, en fracassant les vitres, en rembourrant les murs avec des matelas, bref en saccageant tout. Voulant entrer par effraction chez le curé, j'avais été accueilli par les cris épouvantables de ce brave homme et de sa gouvernante. Il m'avait déclaré ne pas vouloir évacuer. Il a dû changer d'avis depuis car je ne trouve plus personne. Je suis donc contraint d'offrir à l'évêque l'hospitalité de ma chambre. Enfin, vers le soir, je trouve le moyen de caser mon évêque et son secrétaire dans un truck en partance pour Lille. Je leur adjoint une vieille femme impotente qui avait été oubliée dans l'évacuation du village. Elle me bénit jusqu'à la septième génération, d'autant plus que le bombardement recommence. Je la confie à l'évêque. L'espionnite sévit toujours. Il paraît qu'on a trouvé des parachutistes déguisés en religieuses, d'autres en prêtres, ce qui explique la méfiance causée par l'évêque. On parle aussi d'un certain "capitaine Watson" qui parcourerait les batteries en donnant des ordres de repli. Les obus tombent maintenant sur le village et passent au-dessus de notre maison. L'un d'eux tombe juste devant notre porte. Pour une fois, il n'y avait personne devant. Un assez violent bombardement aérien suit pendant lequel je me réfugie prudemment à la cave. Le soir, je trouve un gros éclat d'obus dans ma chambre. Brave, mais pas téméraire, et d'autre part soucieux tout de même de mon confort, je décide de m'installer pour la nuit dans la salle à manger du rez-de-chaussée dont la fenêtre a été complètement obturée par des sacs de terre.
Mercredi 22 mai
Matinée calme. Je vais conduire un suspect à la Military Police. Je vois du reste que c'est un fou ou un idiot de l'hospice, mais comme il a offert 50 francs à une sentinelle, et à moi aussi du reste, le colonel exige qu'on le coffre. L'après-midi le C.C.M.A (Commander in chief medium artillery) que je connais bien depuis Nomain, vient voir le colonel. Bon, nous repartons. Hier ou avant-hier, nous avons entendu le discours de Paul Raynaud annonçant la prise d'Arras, celle d'Amiens, le remplacement de Gamelin, etc. Je suis catastrophé. Et aujourd'hui les Allemands ont dépassé Abbeville et marchent sur Boulogne. Évidemment, nous commençons à être un peu en flèche à Tournai. Je pars avec Francis comme d'habitude, la mort dans l'âme à la pensée que nous reculons de nouveau. Nous retrouvons à Bachy, près de Templeuve, nos Waggon-lines. Je retrouve Jean Vigier, le Padre, etc. Nous passons la plus grande partie de la nuit à attendre dans un verger, près d'une petite casemate toute neuve, fermée à clef, qui, comme tant d'autres, ne servira jamais.
Jeudi 23 mai
Nous repartons. Je garde un souvenir très vague de cette nuit. Je me rappelle que nous nous sommes arrêtés près d'un pont gardé par des soldats français. Puis, nous avons, paraît-il, traversé Templeuve évacué. Ensuite, nous sommes passés près d'une bataille, paraît-il, des gens qui se tiraient dessus dans un champ. Probablement une reconnaissance de chars allemands. Moi, je n'ai rien vu, rien entendu, je dormais profondément. Au petit jour, nous établissons les Waggon-lines dans un bistrot appelé "le Petit Mortier". Rasé, lavé. Nous subissons encore quelques bombardements aériens. Francis; ne me cache pas la gravité de notre situation. Nous sommes presque encerclés. Le régiment doit entrer en action dans la journée, en mission antichars. Je dois dire que je suis assez content de cette accalmie et de ne plus être exposé à recevoir des obus à chaque instant sur le coin de la figure. Le soir, Francis me propose d'aller aux positions avec lui. Le R.H.Q est installé au presbytère du village de Lacouture. J'hésite un peu à quitter mon "Petit Mortier", mais je me dis soudain que s'il arrivait quelque chose à Francis, je ne me pardonnerais jamais de ne pas l'avoir accompagné. Nous allons donc à Lacouture, où du reste tout est très calme. On tire un peu. Il y a pas mal de Français égaré, isolés. Nous rentrons coucher au "Petit Mortier".
Vendredi 24 mai
Au matin, je rejoins le R.H.Q. Nous allons nous installer juste à la sortie d'Hazebrouck. Travail habituel d'installation dans deux fermes. L'une contient 150 réfugiés que je réussis à faire filer par persuasion car il est impossible de les garder là. Surrey nous revient ayant perdu 5 canons, une cinquantaine d'hommes sur 250; Peter Greenwell tué, George Peel disparu (j'ai appris, plus tard, qu'il était arrivé en Angleterre). Payne et Nethercoat se sont couverts de gloire, paraît-il. Payne (notre cher "monsieur douleur") a traversé un canal à la nage sous le feu des mitrailleuses portant un de ses hommes blessé sur son dos. Nous sommes bien contents de nous revoir. Braves garçons. Les habitants de notre ferme sont très gentils et nous faisons bon ménage quoiqu'un peu serrée. Il y a deux petites filles de douze ans environ, cela fait pitié de les voir mêlées à ces événements. Ils se construisent un abri avec des balles de paille, c'est toujours mieux que rien. Les avions allemands nous survolent par dizaines, vingtaines, cinquantaines. On dirait absolument des rondes de moustiques dans un ciel d'été. Je suis chargé de surveiller et d'interroger les réfugiés qui continuent à circuler dans tous les sens et auxquels se mêlent, paraît-il, des espions en masse. On voit les mêmes cortèges passant un jour dans un sens, l'autre jour dans l'autre, tourbillonnant dans le cercle de fer qui se resserre autour de nous, encombrant les routes, et recevant de temps en temps bombes et rafales de mitrailleuses. Avant de quitter Froidmont, nous avions eu une alerte. A un kilomètre devant nous, nous avions un moment craint de voir surgir les avant-gardes allemandes. Nous avions mis la maison en état de défense, cassant les vitres, barricadant les fenêtres avec des matelas. Le colonel scrutait l'horizon avec ses jumelles au premier étage, à côté de lui son chauffeur avec son fusil, et moi, toujours sans armes. ça faisait très "dernières cartouches", mais ça n'avait été qu'une fausse alerte.
Samedi 25 mai
L'ennemi a reculé, paraît-il, l'étreinte se desserre un peu. Des centaines d'avions nous survolent et bombardent l'infanterie devant nous. La bataille devient de plus en plus confuse. Regardant ces dizaines d'avions allemands qui nous survolent, le colonel répète: "Our time will come". Dans l'après-midi, le Major Egerton et Lord Cowdray partent en reconnaissance en deux trucks. Un seul revient. Ils sont tombés dans une embuscade, Egerton est disparu. On l'a vu sauter dans un fossé avec son chauffeur sous le feu des mitrailleuses. Ils se rendaient dans un village, qui, d'après les renseignements, étaient encore à nous. Hier, c'était un village qui théoriquement était aux Allemands et s'est avéré vide. Cowdray a eu son chauffeur tué à côté de lui, un homme tué dans la voiture. Lui, le coude fracassé, a eu l'énergie de faire tourner sa voiture sur la route, sous le feu des mitrailleuses, d'une seule main, et a pu revenir. J'ai vu la voiture absolument criblée de balles. Cowdray gardera le bras raide, paraît-il. (il dut finalement être amputé) Les West-Kents qui tiennent les lignes devant nous sont de plus en plus bombardés. On nous amène quelques blessés dont un choqué qui est secoué d'un tremblement convulsif et a perdu l'usage de la parole. Le soir, comme d'habitude, tout se calme. Nous n'avons plus de pain. La fermière nous en fait, mais sans levain, ce n'est pas fameux.
Dimanche 26 mai Dans la nuit, des coups de feu ont été tirés près d'ici. Je suis chargé de faire une grande perquisition dans toutes les maisons. Je pars à la tête d'une patrouille de quatre hommes. Je reçois des accueils divers, certains me couvrent d'injures. Je découvre un fusil de chasse caché dans un grenier à foin. Je le confisque, mais ce n'est pas celui que nous cherchons car les coups de feu tirés venaient d'un fusil de guerre. Dans la cour d'une usine, je trouve un chargeur garni de cinq cartouches qui ne sont pas anglaises. Nous nous installons dans ce coin. Le colonel me charge de trouver un mess plus confortable. Je trouve une petite maison abandonnée qui fera notre affaire. Elle est d'une saleté repoussante, mais Jordan arrangera ça. Le seul inconvénient, c'est que pour y arriver, il faut faire environ 50 mètres en vue de l'ennemi. Tant pis, il n'y a qu'à ne pas traîner en route. Comme toujours, les deux sybarites, le colonel et moi, décidons de nous installer dans les deux chambres du haut. Le soir, je dîne avec Francis et le major Cubbitt dans notre nouvelle demeure. Le cher Francis qui est brave comme tout, nous exprime son admiration de notre courage: "Je trouve que vous êtes rudement braves, dit-il, de rester toujours comme ça exposés au feu de l'ennemi". Nous lui expliquons que nous n'avons pas le choix et que comme nous ne pouvons pas être ailleurs, nous somme bien forcés d'être héroïques. J'ai bien souvent pensé à cette phrase du brave Francis, qui, lui, n'hésiterait jamais à se jeter au devant du danger. Le soir, le colonel et moi couchons dans notre nouveau domicile.
Lundi 27 mai

Souvenirs de captivité

Mon premier emploi au Stalag VI A, emploi que j'occupai du 10 juin au 3 juillet 1940, fut celui d'interprète à l'inscription des prisonniers. Une dizaine d'équipes de trois prisonniers inscrivaient leurs camarades, leur donnaient leur plaque avec leur n° de matricule, recevaient leur argent contre reçu. Ensuite, le prisonnier passait aux mains des Allemands pour prise des empreintes digitales et fouille. Inutile de dire qu'il sortait de cette dernière opération considérablement allégé. Bientôt, j'en eus assez de rester près de ma table et je m'arrogeais une sorte de mission d'inspecteur général qui me permettait d'aller et venir de l'un à l'autre. Mon principal rôle consistait à expliquer à chaque nouveau contingent le détail des opérations auxquelles il allait être soumis. Je jouis assez vite d'une certaine considération auprès des Allemands qui me permettait parfois d'intervenir en faveur de mes camarades. C'est ainsi que je vis arriver un jour un prisonnier, la tête entourée d'un bandeau sanglant. Il s'était trouvé pris dans une bousculade à la distribution du café. (Ces bousculades étaient fréquentes et dues, il faut bien le reconnaître, à l'indiscipline des prisonniers et à la manie de la resquille qui fait qu'un type vraiment malin ne doit pas s'abaisser à faire la queue comme tout le monde mais doit essayer de passer avant son tour). Et les sentinelles avaient tapé dans le tas à coups de plat de baïonnette (et aussi de pointe). Il avait reçu un coup de baïonnette sur le front, au autre sur la joue et un troisième qui lui avait fendu la lèvre inférieure. Je le conduisis à l'officier allemand qui s'indigna et, peu de temps après, tint à me faire savoir qu'une enquête avait été faite et des sanctions prises. Le temps s'était gâté, il pleuvait et, toujours privé de manteau et de pull-over je grelottais si bien qu'un de nos sous-officiers allemands, pris de pitié, finit par m'avoir un manteau. La faim nous tenaillait aussi. Jean Vigier avait lié connaissance avec des Polonais et allait jouer au bridge pendant des heures le soir avec eux pour obtenir, en fin de soirée, une petite tranche de pain qu'il partageait parfois avec moi. Une fois, je trouvais par terre dans la paille souillée d'une tente que ses habitants venaient de quitter, deux gros morceaux de pain tout rassis et tout sale. Ce fut une véritable fête et une aubaine dont je m'enorgueillis longtemps. Vigier; et moi, instruits par l'expérience, (mais encore insuffisamment instruits) gardions précieusement dans nos musettes deux boîtes de singe et deux boîtes de sardines qui dataient de Cologne. C'était la réserve sacrée à n'entamer qu'à toute extrémité. Hélas, nous commettions la fatale imprudence de ne pas toujours transporter notre musette avec nous! Un beau soir, rentrant dans notre chambrée, nous ne trouvâmes plus nos précieuses boîtes. Quelle déception et quels regrets! J'étais chef de notre petit détachement de trente hommes et, tous les soirs, j'allais chercher le casse-croûte que je distribuais avec le plus de précision possible. Je dois dire que dans aucun des groupes dont j'ai été le chef, la minutie ne fut poussée comme dans certains autres jusqu'à distribuer le saucisson au millimètre ("aujourd'hui, 1cm3 par tête de pipe!"). Une question angoissante était celle du linge, je ne possédais aucun linge de rechange et celui que je portais, au bout de trois semaines, manquait nettement de fraîcheur. Je finis par découvrir une vieille chemise bleue, jetée aux ordures par son propriétaire; je passais une matinée de dimanche entière à la laver (heureusement, je ne manquais pas de savon) et ce fut ma seule chemise de rechange pendant longtemps. Après le travail, nous revenions au bloc 8, qui était surpeuplé. Un étroit espace, encadré de barbelés, nous était réservé tout autour du bloc. On avait vraiment l'impression d'être en cage. Impossible de s'installer nulle part. On nous faisait déménager sans cesse. La paille, continuellement foulée, commençait à devenir infecte. Malgré tout, le moral n'était pas mauvais, et, le soir, lorsque nous étions couchés, emmitouflés tant bien que mal dans nos couvertures, les plaisanteries allaient bon train. C'est curieux, ce besoin de l'homme de se grouper, d'avoir un coin à soi. Sans cesse, les groupes se formaient et se séparaient sous l'effet des circonstances. Mais à peine arrivés quelques parts, les prisonniers se réunissaient par affinités et s'installaient le mieux qu'ils pouvaient dans leur petit coin, se recréant temporairement un ersatz de foyer et de famille où l'on était vraiment presqu'heureux (tout étant relatif) de se retrouver le soir. Nous eûmes l'occasion d'assister un jour à une scène particulièrement touchante et qui me fit une vive impression. Le 4ème Régiment de Lanciers belge était interné au complet au VI A, officiers compris. Un beau jour, l'ordre arriva de transférer les officiers dans un Oflag. Le colonel demanda l'autorisation au commandant allemand, qui l'accorda aussitôt, de prendre congé de ses hommes. Le régiment fut rassemblé dans un terrain vague à côté duquel était située la tente où se faisaient les inscriptions. Le colonel adressa quelques mots à ses hommes, les remerciant de leur belle conduite et leur recommandant de se comporter toujours avec honneur et dignité. Puis, les escadrons, commandés par les sous-officiers, défilèrent au pas cadencé dans un ordre absolument impeccable devant le colonel et ses officiers au garde-à-vous et dont la plupart pleuraient. C'était profondément émouvant et j'avais moi-même la gorge bien serrée. Il y avait dans le camp outre les Belges, les Français et les Polonais, une quinzaine de Hollandais dont la plupart furent bientôt rapatriés. Les Allemands ne manquaient pas de nous faire part de leurs succès en France. Nous ne les croyions pas au début, mais nous eûmes bientôt la confirmation de leurs dires par l'arrivée des prisonniers. Nous vîmes Hemer pavoisée pour la chute de Dunkerque, puis pour celle de Paris qui nous atterra comme on peut le penser, enfin pour l'armistice. Le 17 juin déjà on nous avait annoncé que la France avait capitulé. Nouvelle démentie mais, le 25 juin, il n'y avait plus de doute. Hélas! La réaction des prisonniers ne fut pas toujours telle qu'on aurait pu la souhaiter. J'en ai vu pleurer en répétant que nous n'avions pas été dignes de nos aînés de 14-18, mais d'autres se réjouissaient bruyamment, ne pensant qu'à la libération, qu'ils croyaient imminente, et ne regrettant qu'une chose, ne pas avoir de vin pour célébrer dignement ce grand jour. Le désarroi moral parmi les prisonniers était à cette époque effarant. Aucun sentiment, je ne dirai pas d'honneur national mais même de solidarité, de camaraderie et de la moindre dignité humaine. Le vernis de civilisation était tombé et le sauvage reparaissait avec son égoïsme et sa brutalité. Le moral s'améliora, heureusement, par la suite. La grande question était: manger. Vigier et moi ne voulions pas aller travailler en kommando, mais nous voulions trouver au camp un emploi qui nous permit de nous débrouiller au point de vue nourriture, mieux que nous ne l'avions fait jusqu'alors. Car notre emploi à l'inscription ne nous procurait, au fond, aucun avantage. Nous commençâmes à chercher. Il y avait dans le camp une quantité d'officiers français et même un général. Tout contact avec eux était sévèrement interdit. Ils n'avaient droit qu'à une sortie surveillée d'une heure. La soupe leur était apportée. Nous arrivions tout de même parfois à communiquer. Les hommes saluaient peu les officiers, sauf le général. Il y avait aussi quelques officiers aviateurs anglais. Un jour que nous étions rassemblés dans la cour, Jean Vigier et moi vîmes passer deux officiers du 98th. Nous ne pûmes malheureusement les revoir par la suite. Bientôt, nous fûmes tous vaccinés contre la typhoïde. Le 3 juillet, je me rendis à la visite, atteint de dysentrie accompagnée d'une forte fièvre. Ce fut ma seule maladie pendant toute ma captivité. L'infirmerie, installée dans trois baraques en dehors des blocs, était évidemment pour nous l'image du paradis. Je goûtais pleinement la volupté de me coucher dans un lit (sans ressort pourtant) et dans des draps (ils devaient être retirés par la suite). Je me remis du reste rapidement et, au bout de quelques jours commençais à penser au retour sur la paille infecte des blocs quand on vint me dire que le médecin allemand cherchait un interprète d'allemand et d'anglais. Je me proposais aussitôt et fus agrée. Le personnel de l'infirmerie comprenait alors uniquement des Polonais et des prêtres belges, la plupart flamands. Je me sentais évidemment un peu isolé dans cette ambiance mais j'avais la joie de coucher dans un lit, de ne plus vivre entassé dans un bloc et surtout de manger à ma faim. L'infirmier allemand nous distribuait un peu de pain supplémentaire et nous avions autant de soupe que nous voulions. Quelle joie! Les premiers jours, j'étais hanté par l'idée de nourriture et ne pouvais penser qu'au repas suivant. Tout me semblait bon, délicieux. Et il faut dire, du reste, qu'à cette période l'ordinaire n'était vraiment pas mauvais. Il y avait pas mal de matières grasses dans la soupe et le soir nous avions souvent du beurre qui venait, paraît-il, de Norvège. Cela ne devait, du reste, pas durer. Les Polonais de l'infirmerie étaient à cette époque odieux, bruyants, querelleurs, tyrannisant et malmenant les Français qui n'osaient pas encore réagir. Je ne pouvais rien faire pour eux car, nouveau venu, je n'avais pas encore voix au chapitre. Les prêtres belges étaient un peu enfoncés dans la matière et n'étaient pas d'une grande ressource, d'autant plus qu'ils parlaient surtout flamand. Je fais exception pour l'agréable et fin abbé Jean Camus, du diocèse de Bruxelles et originaire de ???. Mais, outre la joie de manger, j'avais celle de pouvoir porter tous les jours une gamelle de soupe à Jean Vigier pour qui elle était la bienvenue. Mon service, léger au début, devint de jour en jour plus écrasant. Je devais, outre mes fonctions d'interprète, seconder le secrétaire de l'infirmerie polonais, qui, ainsi que je le compris par la suite, espérait être bientôt libéré et désirait former son successeur. Peu à peu, mes fonctions devinrent plus absorbantes et finis par n'avoir plus une minute à moi. Le matin, je bondissais hors de mon lit à 7 heures, moins le quart pour assurer le départ des prisonniers qui, accompagnés d'une sentinelle, se rendaient chez l'oculiste à Altena ou à Hagen, à 30km de là. Vers 8 heures, commençaient à arriver les premiers consultants. Pendant l'été 40, lorsque le camp comptait de 18.000 à 20.000 pensionnaires, il y avait quelquefois 3 ou 400 consultants. Vers 9 heures, arrivait le médecin allemand et la visite commençait. Français, Polonais, Anglais, Sénégalais, Arabes se succédaient et il fallait parler presque simultanément français, anglais et allemand. C'était une bonne gymnastique intellectuelle. Entre deux explications, je rédigeais bons d'entrée à l'infirmerie, bons d'exemption de service et je répondais à diverses questions. La visite finie, et il fallait qu'elle soit expédiée, je partais avec le docteur et l'infirmier allemand faire la tournée des salles. Vers 1 heures, enfin, je pouvais déjeuner, puis il fallait accueillir les nouveaux malades, leur faire leur fiche d'entrée. Vers 3 heures, arrivaient les "ambulants", c'est-à-dire ceux qui venaient pour les soins. Vers le soir, je commençais à dresser une quantité d'états quotidiens et ce travail n'étant parfois pas terminé à l'heure du couvre-feu, j'étais obligé de l'achever le lendemain matin. Tout cela était coupé d'arrivées et de départs d'ambulances et des mille questions que peut avoir à résoudre un interprète. Bientôt, mon prédécesseur partit, ainsi que les Belges et la majorité des Polonais. Du coup, je devenais l'un des plus anciens membres du personnel de l'infirmerie et le médecin-chef allemand m'accorda sa confiance absolue. Je devins, par la force des choses et sans l'avoir cherché, le chef innomé mais absolument incontesté de l'infirmerie. Je m'adjoignis des collaborateurs. Ce fut d'abord un nommé Eme que je fis partir comme sanitaire par le premier train de malades, puis Rébérioux, Roblin et Welsch. Rébérioux fut longtemps interprète et secrétaire (Schreiber), puis ce fut Roblin qui le déchargea de cette dernière fonction. Après le départ de Rébérioux, Welsch devint mon bras droit. La paperasse était immense et augmentait chaque jour. Nous ne nous frappions du reste pas exagérément. Il y avait un sacré rapport des 10 jours (Zehntägige Meldung) qui devait ,comme son nom l'indique, être dressé trois fois pas mois. Devait y figurer le nombre des nouveaux malades "ambulants" et celui des guéris, classés par "pansements", nez, gorge, oreille, dentiste, etc. Un employé spécial n'aurait pas eu trop de toute sa journée pour faire ces statistiques. Aussi la consigne que me passait mon prédécesseur était-elle de le faire à vue de nez en tenant compte du précédent rapport et des variations de l'effectif du camp. Ce rapport, inventé de toutes pièces, était ensuite consigné gravement à la Kommandantur sur un grand livre, puis envoyé à Berlin où il servait à dresser d'instructives statistiques. Nos états de présences ne concordaient jamais avec ceux du camp car on n'arrivait pas à empêcher des resquilleurs de venir s'installer à l'infirmerie "incognito". Plus tard, j'installais un système de bureau des entrées qui fut une amélioration, mais je ne cessais d'avoir des altercations homériques avec le Polonais chargé de centraliser les rapports pour dresser le rapport général, le fameux "Conrad", secrétaire du Lager-feldwebel. Nos infirmiers allemands étaient, dans l'ensemble, assez braves types, sauf quelques-uns, en particulier le nommé Stommel, une brute stupide qui ahurissait malades et infirmiers par ses hurlements et moi par ses interminables discours de propagande. Tous me témoignaient, du reste, beaucoup de considération et m'appelaient "monsieur de Courson" (en français), gros comme le bras. Il y avait, au début évidemment, beaucoup de blessés. Une quarantaine d'amputés erraient dans le camp. Un Anglais avait un trou dans le front par lequel on voyait battre son cerveau. Un Français avait, au milieu du dos, un trou dans lequel on aurait pu mettre les deux poings. Un autre Français, qu'on nous amena de l'hôpital pour rapatriement, n'avait pas reçu moins de douze balles de mitrailleuses, plus un éclat d'obus qui lui avait tranché le poignet droit. Celui-là pouvait se vanter d'avoir reçu "12 balles dans la peau". Et combien d'autres! Nous eûmes pendant de longs mois, à l'infirmerie, quatre aveugles, deux Anglais et deux Français; trois d'entre eux étaient admirables de bonne humeur et de résignation, un petit mineur anglais de 19 ans surtout et un breton taciturne. Par contre, le quatrième, un batelier de Douai, nommé Roland, faisait peine à voir, gémissant et pleurant du matin au soir et s'agitant de droite et de gauche, comme un ours. Ils furent rapatriés, les Français du moins, en octobre. Le camp était à cette époque d'une grande animation et présentait un aspect très pittoresque. Sur le vaste terre-plein qui surplombait l'infirmerie étaient dressées d'immenses tentes contenant chacune 500 hommes. C'était le camp des tentes du camp de passage d'où les hommes repartaient pour d'autres camps d'Allemagne. Le chef français de ce camp était l'adjudant Dentzer que j'ai revu à Paris après ma libération. Là se coudoyaient Français, Nord-Africains, Sénégalais et, plus tard, Anglais. Le soir, on se serait cru à l'exposition coloniale. Dans un coin, les Sénégalais dansaient au son d'une flûte et d'un tam-tam improvisé. Ailleurs ces Nord-Africains avaient organisé des jeux de hasard, des loteries autour desquelles on se pressait. D'autres circulaient, offrant à qui voulait toutes sortes d'objets hétéroclites, des soutanes de prêtres, une tenue complète de gendarme, des cigarettes, etc. J'allais parfois y faire un tour, le soir, pour me distraire. Les plus sympathiques de ces coloniaux étaient les Sénégalais. C'étaient mes malades préférés. La plupart portaient sous leurs vêtements une espèce d'armature compliquée de bois et de cuir qui était leur fétiche. Ils étaient doux et confiants, de grands enfants. Les Allemands, après les avoir traités durement au début, finirent par s'en apercevoir et les regarder d'un meilleur oeil. Notre médecin allemand, le petit Dr Urstadt, si dur parfois pourtant, leur témoigna toujours une grande sympathie et beaucoup de gentillesse. A mon arrivée à l'infirmerie, j'avais eu comme vis-à-vis de lit un petit Sénégalais nommé Tamboura qui avait failli mourir d'une pneumonie. Une fois guéri, il fut gardé au service de l'infirmerie par les Polonais. Il était très gentil et fort intelligent. Bientôt, il commença à baragouiner avec les Polonais. C'est ainsi que nous eûmes au VI A peut-être le seul exemplaire existant d'un Sénégalais parlant polonais. Nous eûmes aussi un infirmier sénégalais nommé Thiambokar, officier de route dans la région de Dakar. Il était fort adroit et dévoué et me témoignait une affection sans bornes. Du reste, le bruit se répandit vite que le chef de l'infirmerie aimait bien les Sénégalais et ceux-ci venaient me trouver en toute confiance lorsqu'ils avaient besoin de quelque chose. Il y avait aussi une quinzaine de Martiniquais beaucoup plus évolués, catholiques, et qui souffraient d'avoir été mêlés aux Sénégalais, plus primitifs. L'un de ces Sénégalais, un géant, devint temporairement fou pendant qu'il était en traitement à l'infirmerie. On le trouva, un jour, en train de découdre sa capote avec son canif. On lui enleva cette arme mais on était tout de même plus ou moins rassuré bien qu'il ne fut pas méchant. Il avait la manie de vouloir partir avec sa paillasse sur son dos, il fallait le rattraper et le persuader de rentrer. Le soir, on n'aimait pas trop s'aventurer dans les couloirs obscurs de notre baraque de peur de rencontrer le nègre. Un soir, un de mes infirmiers, pressé par un besoin urgent, se rendit en tremblant aux W.C. plongés dans l'obscurité car nous n'avions pas de rideaux de défense passive. Deux minutes plus tard, nous entendons de véritables hurlements. Nous nous précipitons, effrayés, avec de la lumière et trouvons deux infirmiers affolés qui, s'étant cognés dans l'obscurité, se tenaient mutuellement par les bras et se prenaient, l'un et l'autre, pour le nègre. Ce fut un de ces bons fous-rires qui vont font oublier bien de choses. En octobre, tous les Sénégalais et Nord-Africains furent envoyés en France. J'oublie de signaler que nous eûmes aussi à l'infirmerie la visite d'un Indo-Chinois. Il ne parlait pas un mot d'aucune longue connue, ne portait aucun papier d'identité. Il resta deux jours à l'infirmerie, ne fut l'objet d'aucun soin parce que personne n'avait aucune idée de ce qu'il pouvait avoir, se guérit et s'en alla sans avoir ouvert la bouche. La discipline était stricte. La nuit, il était interdit de sortir des baraques ou des tentes. Nos nuits résonnaient du bruit des coups de feu ou des rafales de mitrailleuses tirées des miradors. Je dois dire que ces coups de feu ne causaient pour ainsi dire jamais de mal. Une fois, pourtant à l'arrivée d'un convoi venant de Verdun où sévissait la dysenterie, un malheureux prisonnier, torturé par le mal de ventre, se précipita vers les barbelés croyant que c'était la direction des feuillées. Une sentinelle lui tira un coup de fusil à bout portant qui lui fracassa le bras gauche. On nous l'amena à l'infirmerie et nous l'envoyâmes à l'hôpital où il dut être amputé. Les autorités allemandes furent, du reste, très ennuyées de cet incident et l'officier de service, très ému, vint voir le blessé à l'infirmerie. La version officielle fut qu'il y avait eu un ricochet, ce qui était impossible. Ce coup de feu était, de toutes façons, parfaitement inutile, le prisonnier n'ayant pu avoir l'intention de franchir les barbelés en plein jour. Certains dommages étaient causés par les prisonniers eux-mêmes. Un jour, on nous amena un Norvégien, fait prisonnier en France avec une formation de la Croix-Rouge et qui avait été assommé avec un pieu par un immense Sénégalais qui voulait sa soupe. Les Nord-Africains se battaient, en général, à grands coups de gamelle sur la tête. La saleté, l'entassement, la paille jamais changé, la chaleur et le manque de douches nous amenèrent bientôt puces et poux. Rapidement, tout le monde en fut couvert, même à l'infirmerie. C'était odieux et répugnant. Ce ne fut qu'au bout de quelques mois que, le camp s'étant organisé, on put se débarrasser des poux. Mais les puces sévirent et proliférèrent jusqu'au bout... Bientôt, le dimanche, des artistes bénévoles organisèrent des spectacles. Ils avaient lieu, tout d'abord, en plein air sur une estrade improvisée, puis cela se perfectionna. Une véritable troupe se monta qui, du reste, fut bientôt expédiée toute entière en Kommando. Ce ne fut que pendant l'été 41 que nous pûmes avoir un véritable théâtre. Nous en reparlerons. Les prêtres du camp disaient la messe, soit avec des autels portatifs qu'ils avaient amenés, soit avec du matériel prêté par le curé d'Hemer. Ces messes étaient très touchantes et attiraient toujours beaucoup de monde. La dysenterie sévit bientôt dans le camp. Cette épidémie fut très bien prise en main par les médecins allemands et ne causa qu'un décès. Les cas en observation étaient réunis dans un bloc et les cas reconnus étaient admis à l'infirmerie. J'ai pu constater le goût curieux des Sénégalais pour l'huile de ricin. Ils léchaient la cuiller et fraudaient pour avoir double ration. Tous les goûts sont dans la nature. Un beau jour, on nous amena une pauvre loque anéantie par la dysenterie. C'était Gonzague de Saulieu qui devint, par la suite, mon meilleur ami. Vers le mois d'août commencèrent à arriver les premiers colis et les premières lettres. La joie que causaient les uns et les autres est facile à deviner. J'entends encore Jean Vigier me raconter: - "Je ne devrais pas te le dire, mais hier j'ai mangé un petit morceau de chocolat. C'était tellement bon que ça m'a donné le cafard". Gonzague en recevait jusqu'à 3 ou 4 par jour. Je fus longtemps sans recevoir aucune nouvelle. Je m'inquiétais, me demandais si papa n'était pas prisonnier; je m'attendais à le voir surgir d'un instant à l'autre, d'autant plus que nous avions eu à l'infirmerie un petit soldat du 213e, qui était, du reste, mort de dysenterie ou de pneumonie. Je l'avais interrogé, il appartenait à la 24e compagnie et avait été pris à Issy-les-Moulineaux, après avoir contribué à faire sauter les réservoirs d'essence. Je m'inquiétais de toute la famille, de l'exode du Cap Ferrat. A tout hasard, j'avais écrit à Bourbon-l'Archambault. Enfin, le 12 septembre, je reçus un premier petit colis d'un kilo, puis une lettre de Martin m'apprenant la mort héroïque de l'oncle Maurice. C'est le plus âgé qui, seul, avait payé pour toute la famille. Le commandant du camp d'Hemer était le Rittmeister Dietz officier de cavalerie autrichien de beaucoup d'allure, mais absolument enragé. On prétendait qu'il avait perdu un ou deux de ses fils en France. En tous cas, sa haine à notre égard le rendait presque anormal, pour un oui ou un non, il brandissait son revolver. Un dimanche matin, après avoir été porter l'autel portatif à un prêtre, je m'étais arrêté près des barbelés et regardais une rue du village d'Hemer qui touchait le camp à cet endroit-là. Tout à coup, j'entends de véritables hurlements et une pierre vient rouler à mes pieds. Je me retourne et vois Dietz, cramoisi, gesticulant et hurlant des choses incompréhensibles. Je m'éloignai tranquillement, plein de mépris pour cet officier qui se baissait pour ramasser des pierres et les jeter à des prisonniers. Je le trouvais tellement grotesque que je n'étais même pas furieux contre lui. Pourtant, si j'avais su, je me serais éclipsé plus vite car, une autre fois, voulant disperser un groupe de prisonniers qui regardaient un départ en Kommando, il n'hésita pas à sortir son revolver et à tirer dans le tas. Un prisonnier reçut la balle sous la hanche droite, elle ressortit par le ventre. Il eut la chance de ne pas mourir et se rétablit même assez vite. Mais Dietz fut déplacé à la suite de cet incident. Les prisonniers étaient classés par régions car on faisait tout pour encourager les tendances séparatistes qui pouvaient exister chez nous. Les journaux annoncèrent même que la Bretagne s'était séparée de la France, avec Parlement à Rennes. Les prisonniers étaient classés en Flamands, Bretons, Corses, Savoyards, Niçois, etc. Peu à peu, ces catégories tombèrent en désuétude. Mais Bretons et Corses furent transférés dans des camps spéciaux. Personne, du reste, ne prenait ces mesures bien au sérieux. Le plus gros effort fut fait sur les Bretons à qui l'on fit plusieurs discours séparatistes. Lorrains et Alsaciens avaient, bien entendu, été classés tout de suite à part. Ils composèrent, au début, la police du camp. Un brassard rouge au bras, ils veillaient à la bonne marche des opérations de distributions et de rassemblements. Ils étaient fort hargneux. Lorsqu'ils furent, après leur départ, remplacés par des Français ordinaires, l'institution de la police du camp se révéla bienfaisante. Tout se passait, en effet, entre gens qui parlaient le même langage. Ils repartirent pour l'Alsace-Lorraine en septembre, après avoir juré fidélité à l'Allemagne. Presque tous jurèrent, ceux qui refusèrent restèrent en captivité. Les autres n'emportérent pas beaucoup de regrets avec eux. Les bobards les plus invraisemblables ne cessaient de circuler dans le camp. Lorsque je déclarais ne pas espérer être libéré avant octobre, je me faisais presque huer. - "Raisonnons logiquement, me répondait-on, ils ne peuvent pas nous garder si longtemps, c'est mathématiquement impossible, ils ne pourront nous donner à manger". Et de citer les paroles de tel Feldwebel, de ressortir l'officier qui aurait juré sur la tête de sa fille que nous serions tous rentrés dans six semaines. Je répliquais: - "Savez-vous seulement si sa fille n'a pas perdu la tête". Peine perdue. On croyait aux bobards parce qu'on voulait y croire. Et, au fond, cela n'était pas si nuisible puisque cela soutenait le moral. Un beau jour, m'arriva à l'infirmerie un convoi de blessés sortis de l'hôpital complémentaire "Bismarck Schule". Parmi eux se trouvait Guy de Kerdrel dont j'avais bien connu l'oncle à Londres. Il avait été soigné pour un éclat d'obus à la cuisse. Il était maigre comme un clou, le crâne rasé, vêtu d'un uniforme déchiré et d'une vieille capote polonaise. Nous nous prîmes d'amitié et il vint tous les jours chercher une gamelle de soupe que je réservais pour lui à l'infirmerie. J'en réservais une autre à un petit soldat anglais du 98th qui se trouvait au camp à ce moment-là et qui, sortant de l'hôpital, était, lui aussi, bien maigre. Par la suite, je retrouvais encore 2 ou 3 soldats de mon régiment que je secourais dans la faible mesure de mes possibilités. Kerdrel fut versé à la compagnie des Bretons où il rencontra Max de Coniac. Max de Coniac est la seule personne rencontrée en captivité et que j'avais connue antérieurement dans la vie civile. Bientôt, les Bretons quittèrent le camp. Coniac partit avec eux, mais Kerdrel resta parce qu'entre temps j'avais réussi à le faire réformer. Malheureusement, il y eut tant de contre-visites qu'à la fin il fut rayé des listes. Il mena alors une existence misérable au camp. Je le voyais passer, l'air famélique, portant des pierres sur son épaule et me creusais la tête pour trouver un moyen de lui venir en aide jusqu'au jour où, venu à l'infirmerie pour une petite éruption locale, il fut déclaré galeux (à tort du reste). Ce fut une grande chance pour lui que cette prétendue gale car une fois entré à l'infirmerie, je réussis à le faire garder comme infirmier, d‘abord à titre provisoire, puis à titre définitif. Il se révéla le modèle des infirmiers et le premier d'entre eux au VI 6 qui se préoccupait du moral de ses malades autant que de leur état physique. Même les prêtres jusque là s'étaient montrés assez peu soucieux de la santé morale de leurs malades, se bornant aux confessions et extrêmes-onctions réglementaires. Il les soigna sans dégoût, avec une douceur presque féminine et était adoré de tous. Sa salle était toujours d'une propreté impeccable, les feuilles de température parfaitement tenues. Il n'hésitait pas à se relever deux ou trois fois la nuit pour courir à la baraque de ses malades dans la neige. Je ne lui reprochais qu'une chose. C'était son effroyable accent lorsqu'il se risquait à parler allemand. Au mois d'octobre eurent lieu les premiers rapatriements de grands blessés. Nos aveugles, nos amputés nous quittèrent et ce fut avec joie que nous embarquâmes ces malheureux. Pour les convoyer, quatre de nos infirmiers furent désignés. Ce fut moi qui fus chargé de les désigner. Du coup, les candidatures à l'emploi d'infirmier furent brusquement innombrables. On intriguait pour obtenir le plus humble poste dans nos services. L'hiver arrivait avec la neige et le gel. Ce premier hiver fut rigoureux. Le thermomètre descendit jusqu'à 26° au dessous. L'infirmerie était assez bien chauffée, par de grands poêles et, pendant ce premier hiver, nous eûmes du charbon à discrétion. Parfois seulement, la nuit, le poêle s'éteignait et le vent soufflait à travers les planches de notre baraque. Le matin, il faisait nuit noire jusqu'à 9 h 30 ou 10 h 45. Parfois, je sortais de la baraque à 7 h du matin et je discernais, se découpant vaguement sur la neige malgré la nuit, les groupes de prisonniers qui allaient partir au travail et dont on faisait l'appel à la lueur d'une lanterne. Vers 8 heures, on entendait un piétinement sourd: c'étaient les malades qui commençaient à arriver. Installé dans le petit bureau de l'infirmerie, dont les fenêtres étaient camouflées par des couvertures, je recevais les différents chefs de compagnies qui, en m'apportant leurs cahiers de visite, me communiquaient aussi les derniers bobards du camp. Puis, à 9 heures, le médecin allemand arrivait, le nez rouge de froid, et la visite débutait. La neige commença en décembre. Mais jusque là, ce fut en un océan de boue que le camp fut transformé. C'était un véritable cloaque, malaxé sans cesse par des milliers de pieds. Aussi la neige et le gel furent-ils à ce point de vue presque une amélioration. Quand aux blocs qui constituaient le camp proprement dit, ils étaient admirablement chauffés, au chauffage central. Peu à peu, du reste, on s'était organisé. Les murs avaient été badigeonnés, des portes et des lits à trois étages avaient été construits et l'on peut dire qu'au point de vue installation matérielle, le Stalag VI était sans doute l'un des meilleurs camps d'Allemagne. Pendant ce premier été et ce premier automne de captivité, nous eûmes, presque chaque nuit, des alertes. Je crois qu'il s'agissait de simples vols, dits de "harcèlement", exécutés par quelques avions isolés car les dommages semblaient insignifiants. Quelques bombes furent lâchées sur Hemer, sans presque causer de dégâts. Ces bombardements étaient naturellement l'objet des commentaires sans fin des prisonniers. Décembre. Plus Noël approchait et plus chacun ressentait de mélancolie et de cafard. Malgré tout, la consigne était de faire bonne figure. Et l'on célébra Noël dignement. Une fête fut organisée pour tous les employés du camp dans le bloc V, orné d'un arbre de Noël volé dans les bois. Un vieux capitaine allemand vint nous faire un petit discours paternel, puis quelques artistes bénévoles nous offrirent un spectacle. Nous reçumes chacun ensuite une petite boîte de lait Gloria et un morceau de gruyère. Nous rentrâmes après à l'infirmerie, nos souliers cloutés crissaient sur la neige glacée, la nuit était calme, il faisait un splendide temps de Noël, très froid du reste. A l'infirmerie, les infirmiers organisèrent une séries de petits festins et réveillons. Comme chef de l'infirmerie, je fus convié un peu partout. Le plus dur à supporter fut le réveillon des Polonais. Le plus vieux d'entre eux, que l'on appelait "paptchiou" (grand'père) à cause de son grand âge (40 ans) et de sa barbe de bouc, vint inviter solennellement "Monsieur Chef, Panié Chéfié". Leur festin consistait en gâteaux et charcuterie excellents, le tout arrosé d'un punch de leur composition, à base d'alcool à brûler de l'infirmerie. C'était un épouvantable tord-boyaux dont je dus vider plusieurs verres aux cris de "Na Zdrovie" (A votre santé) ou Sto lat" (Cent ans, sous entendu, vivez cent ans). Je me sentais fort mal en point lorsque je me rendis à la messe de minuit. On nous avait, du reste, interdit de la célébrer mais nous avions bien calfeutré toutes les ouvertures de la salle de massage et nous eûmes notre messe dite par l'abbé Bernard Lacroix (le premier car il y en eut deux). Nous étions une vingtaine d'assistants, ce fut très simple et très émouvant. Malheureusement, j'étais très secoué par mon absorption d'alcool. Guy de Kerdrel, lui, faillit tourner de l'oeil. Le lendemain, 25 décembre, fut un jour un peu triste mais ne manquant pas d'un certain agrément. On allait se faire des visites d'une chambre à l'autre. A midi, chaque prisonnier reçut une petite bouteille d'une très mauvaise bière. Quelques jours après, ce fut le jour de l'an. A minuit juste, selon la tradition allemande, les sentinelles, tout autour de l'enceinte, se mirent à tirer des coups de fusil en criant "Prosit Neujahr", à la grande inquiétude de ceux qui ne connaissaient pas cette habitude et de demandaient ce qui se passait! C'est ainsi que commença l'année 1941, deuxième année de notre captivité. Notre vie monotone s'était organisée et, malgré le cafard qui surgissait souvent, nous avions de bons moments. Nos soirées étaient, en général, assez gaies. On jouait aux cartes, on lisait, en chantait, on se disputait aussi de temps en temps. Nous formions une équipe assez homogène et qui s'entendait bien. L'électricité était coupée de très bonne heure, à sept heures, souvent avant. Aussi, pour ne pas rester dans l'obscurité, nous fabriquions des lampes avec la graisse de charbon insipide que l'on nous distribuait pour notre casse-croûte. On la mettait dans une boîte de singe avec une mèche composée d'un vieux morceau de chiffon. Cela faisait une lumière clignotante et nauséabonde mais qui nous permettait, au moins, de ne pas rester dans les ténèbres déprimantes. Peu à peu, de véritables artistes finirent par fabriquer des lampes qui étaient de pures merveilles d'ingéniosité. A l'autre bout de la chambre, les six infirmiers polonais discutaient avec fièvre et jouaient au poker des sommes considérables. A Noël, ils restèrent 36 heures de suite à la table de jeu. Une ou deux fois par semaine, nous avions un décès. C'était toujours un spectacle navrant de voir ces pauvres petits gars mourir dans le cadre sordide des cellules où l'on portait en général, les mourants, couchés sur un grabat, enroulés dans une ou deux couvertures sales, sans draps. Nous évitions, du reste, de nous attendrir et prenions tout, même la mort, à la rigolade. C'était le seul moyen d'arriver à tenir le coup. A peine un malade avait-il fermé les yeux qu'on affectait de n'y plus penser. Pourtant, certains morts ne quitteront jamais notre souvenir. Je pense, par exemple, à ce petit gars qui fut veillé, jusqu'au dernier moment, par Lacroix (le second) et Parisot. Il avait 26 ans et nous montrait souvent la photo de sa jeune femme et celle de son petit garçon qu'il avait à peine connu. Nous le savions perdu mais lui s'imaginait encore aller mieux. Il déclarait vouloir manger, fumer, mais devait s'arrêter à la première bouchée, à la première bouffée. Le jour de sa mort, il sortit soudain de son inconscience pour dire d'une voix nette: - "Ma petite femme chérie, mon petit garçon chéri, je vais vous quitter pour des raisons de travail et d'amour", paroles mystérieuses que nous ne pûmes jamais nous remémorer sans avoir la gorge serrée; il retomba ensuite dans le coma et mourut. Les corps étaient immédiatement portés dans notre petite chapelle, que nous avions nous-mêmes arrangée. Puis, le lendemain, quatre prisonniers prenaient le brancard sur leurs épaules et l'emmenaient à l'hôpital. Le lugubre cortège traversait le ville à pied car il n'y avait pas d'essence à gaspiller pour les morts. Le dimanche, en général, j'allais déjeuner avec Jean Vigier à la cantine car il avait obtenu le poste envié de cantinier. Mais, en janvier, il fut réformé et me quitta. Ce fut avec un grand déchirement de coeur que je vis partir mon meilleur camarade mais j'avais à cette époque bon espoir de le rejoindre bientôt car j'avais réussi à me faire reconnaître sanitaire et ceux-ci devaient partir au début de février. Presque tous les membres de l'infirmerie (vrais et faux sanitaires) se trouvèrent figurer sur la bienheureuse liste. J'y étais aussi n'ayant toutefois qu'un espoir incertain car je craignais fort les réactions du médecin-chef qui me considérait comme son bras droit. Pourtant, lorsque je vis que l'on me réglait mon compte avec les autres et que le départ était fixé au lendemain matin, mon espoir s'affermit. Mais, dans l'après-midi, le médecin-chef ayant appris la chose, me fit une scène épouvantable, courut à la Kommandantur et me fit rayer de la liste sur laquelle fut inscrit à ma place Dini, un de nos infirmiers, originaire de Nice. Ce fut un véritable désespoir pour moi et je sanglotai comme un enfant, d'autant plus que je voyais partir d'un seul coup tous mes amis et en particulier Kerdrel. Du coup, leur départ fut quelque chose de déchirant. Lacroix, Kerdrel, Parisot et même le cynique Rébérioux, vinrent m'embrasser en pleurant. Quant à moi, j'étais transformé en fontaine. Je repris, du reste, vite le dessus et me lançai à corps perdu dans le travail. Je pus même assister quelques jours après, avec le sourire, au départ des infirmiers de zone occupée. Entre temps, Parisot et Rébérioux étaient revenus. A Dortmund, il avaient été accusés à juste titre d'être de faux sanitaires et renvoyés au camp. Il s'en était fallu de peu que Kerdrel ne subisse le même sort. Je réussis, non sans peine, à les faire réintégrer tous deux à l'infirmerie où j'avais depuis réussi à faire entrer aussi Gonzague de Saulieu, comme masseur, puis comme infirmier. Gonzague fut pour moi un merveilleux ami dans ces jours pénibles qui suivirent ma déception. Sans lui, je me serais certainement laissé aller au désespoir. La nouvelle équipe de l'infirmerie n'était pas de la même valeur que l'ancienne. La vie reprit monotone, un peu plus triste pour moi depuis le départ de mes chers amis Kerdrel et Vigier. Je continuai à travailler d'arrache-pied, toujours dérangé deux ou trois fois pendant mes maigres repas. Souvent aussi, au cours de la nuit, deux fois, trois fois, des ambulances arrivaient amenant, des Kommandos, malades ou accidentés du travail. Il me fallait me lever, sortir dans la neige pour les installer au mieux. Le matin, je me réveillai parfois bien las. Pourtant, ma consolation était de savoir que mon travail n'était pas inutile. Grâce à l'ascendant que j'avais pris, involontairement d'ailleurs, sur le médecin-chef allemand, je faisais un peu la pluie et le beau temps à l'infirmerie et j'eus ainsi l'occasion de rendre pas mal de petits services aux uns et aux autres. Pourtant, quand on se réveillait la nuit, le cafard était bien pesant et l'on n'avait que la satisfaction d'écouter la sentinelle battre de la semelle sur le chemin de ronde qui passait contre l'infirmerie et de se dire qu'elle avait certainement plus froid que nous. Fin mars, un convoi de 3.000 malades nous arriva du Stalag XVII A en Autriche. Parmi leurs infirmiers se trouvait l'abbé Bernard Lacroix n°2 (le premier était rentré en France avec les sanitaires) qui devint mon grand ami et dont j'aurai bien souvent l'occasion de reparler. Je le fis entrer à l'infirmerie et lui confiai le service des tuberculeux où le besoin de secours moral était le plus grand. Entre temps, l'Allemagne avait déclaré la guerre à la Yougoslavie. Cela eut, entre autres conséquences, celle fort ennuyeuse pour moi d'amener la suppression des magnifiques colis que Mme Bruyère m'avait envoyés jusqu'alors de Belgrade. Bientôt, nous vîmes arriver les prisonniers serbes, accueillis à coups de crosse à la descente du train comme l'avaient été les Français. Ils avaient fort bonne allure dans leurs uniformes gris fer et se montraient fort disciplinés. Un groupe d'officiers et un général étaient arrivés en même temps. Ils étaient tous très francophiles, sauf les Croates considérés, du reste, comme des traîtres par les Serbes et qui furent bientôt rapatriés. Tous les soirs, les Serbes se livraient à une sorte de parade qui nous impressionnait beaucoup. Après l'appel, formés en colonne, ils enlevaient leurs calots et récitaient la prière. Puis, au son d'un clairon, ils faisaient le tour de la cour en colonne par six. Le général se tenait à une fenêtre du bloc dans lequel étaient enfermés les officiers. Au moment d'arriver devant lui, les soldats se mettaient au pas de parade et faisaient tête droite, puis allaient rompre les rangs au fond de la cour en poussant un hourra. Les Allemands autorisaient ce cérémonial. Toujours sensibles à la tenue militaire, ils ne pouvaient qu'en être favorablement impressionnés. Tous les Français l'étaient aussi, du reste, mais ne songeaient guère à s'en inspirer pour mettre un peu d'ordre dans leurs rassemblements. Les Polonais, par contre, galvanisés par cet exemple, voulurent les imiter et, pendant quelques soirs, y allèrent aussi de leur petite prière. Mais, cela ne survécut pas au départ des Serbes qui furent bientôt expédiés en Kommando, à l'exception d'une centaine environ. Ces Serbes étaient, pour la plupart, de braves types, mais tout à fait frustes. Le printemps revint, la neige fondit, les feuilles poussèrent, les jours surtout s'allongèrent. Nous fûmes débarrassés de cette obsession de l'obscurité qui nous donnait l'impression d'être doublement captifs. Si les premiers beaux jours nous rendaient un peu tristes, c'était bon tout de même de se chauffer au soleil. Des promenades accompagnées furent organisées pour les médecins et les infirmiers. Je n'en profitai que deux fois car la présence de notre "ange gardien" rendait ces ballades insupportables, à mon avis. Les autres, pourtant, s'en accommodaient. Dès le mois de mai, il se mit à faire vraiment chaud et le camp se peupla de nudiste. Ce fut à ce moment, à peu près, je crois qu'éclata la crise des "sous-officiers réfractaires". Aux termes de la convention de Genève, les sous-officiers ne sont pas astreints au travail. En fait, beaucoup de sous-officiers travaillaient, soit parce qu'ils ignoraient la convention, soit parce qu'ils y trouvaient leur avantage. Les autorités allemandes décidèrent à ce moment de faire signer à chacun d'eux un engagement d'après lequel les intéressés renonçaient aux avantages prévus par la convention. Naturellement, presque tous refusèrent et préférèrent cesser le travail. Une pression fut exercée sur eux. On les groupa au bloc VI où ils couchèrent sur le ciment. Puisqu'on ne pouvait les faire travailler, on les fit manoeuvrer 6 à 8 heures par jour dans la cour du Stalag, ce qui soulevait naturellement une certaine émotion dans le camp. Ils ne cédèrent pas, conservèrent jusqu'au bout leur moral et, finalement, eurent gain de cause puisqu'ils furent transportés au camp spécial des sous-officiers non volontaires à Gross-Hesepe. Par le suite, ils furent transférés au Stalag 369 à Kobiercyn, en Pologne. De temps à autre, un départ de réformés avait lieu, je me mettais en quatre pour qu'il fut aussi important que possible. Mais j'étais naturellement exclus d'office de ces convois de par mon emploi. Le 31 mai, ce fut le tour de Gonzague de Saulieu et de Rébérioux. Nous nous embrassâmes avec émotion. Cette tristesse épouvantable qui m'étreignait lors de ces départs, n'était, je le dis en toute sincérité, mêlées d'aucune envie. J'étais heureux de voir partir mes amis, mais j'éprouvais le même chagrin que quelqu'un qui vient de perdre un être cher. Ces départs d'amis ont certainement été ce dont j'ai le plus souffert de toute ma captivité. C'était tout ce qui nous tenait lieu de famille qui s'en allait, tout ce que nous avions en fait d'affection. Depuis quelques temps, j'avais formé le projet de m'évader avec Gonzague et Yvon Berthier, dit Begoux de Cahors. Nous avions déjà rassemblés, petit à petit, tous les effets civils qu'il nous fallait, cartes, boussoles, argent. Leur brusque départ comme réformés remit tout en question car je ne me sentais pas le courage de partir seul. Les évasions se succédaient au camp. Les uns passaient de nuit à travers les barbelés, les autres sortaient par la porte, déguisés en civils. Les premiers réussirent fort bien. L'un des premiers à s'évader fut un jeune avec qui j'étais en rapports et qui profita d'un départ de consultants à l'hôpital. Je subis à cette occasion mon premier interrogatoire, mais rien ne put être relevé contre moi. Entre temps, le théâtre avait pris de l'ampleur, et, en juin, fut jouée avec grand succès une opérette écrite entièrement au Stalag, musique de Capedeville, livret de Max de San Lazaro. Je partageais mes loisirs entre le théâtre, les concerts, la lecture et des conversations avec les quelques Anglais, fort braves garçons du reste, qui étaient restés à l'infirmerie. Fin juin, nous apprîmes la déclaration de guerre à la Russie. J'eus l'impression, partagée du reste par tous les Allemands, que la vraie guerre allait commencer. Je ne perdais pas pour cela de vue mes projets d'évasion. Je m'abouchais avec un gars décidé et nous prîmes jour pour tenter le coup. Le départ devait avoir lieu à travers les barbelés qui se trouvaient derrière le bloc 8. Dans la journée, je transportai peu à peu mes effets civils et les entreposais au bloc 8 chez les coiffeurs qui devaient nous accueillir jusqu'à l'heure du départ. Puis, après le dîner, sans prévenir personne d'autre que Charié et Parisot, je quittais l'infirmerie avec l'espoir de n'y plus revenir. Arrivé chez les coiffeurs, je commençais par raser ma moustache. Puis, les conjurés se réunirent. Finalement, nous devions partir à cinq, chiffre que pour ma part je trouvais trop élevé. A minuit, revêtus de nos costumes civils et ayant passé de grosses chaussettes de laine par dessus nos souliers pour amortir le bruit de nos pas, nous nous mîmes en route à travers les couloirs sonores du bloc. Nous devions passer par les cabinets du bloc, ramper jusqu'à une porte séparant le camp intérieur du camp extérieur (Vorlager) puis gagner une porte en barbelé, donnant sur l'extérieur, la couper à la cisaille et sortir. La difficulté était, évidemment, de tromper la vigilance des sentinelles faisant les cent pas à l'extérieur, mais elles étaient, jusque là, peu nombreuses. Bientôt, nous entendîmes les sirènes d'alertes aériennes retentir. Cela devait faciliter notre tâche car cela signifiait l'extinction des lampes électriques situées tout autour du camp et donnait l'assurance que les projecteurs ne fonctionneraient pas. Hélas, nous dûmes bientôt déchanter. En effet, à peine avions-vous commencé à ramper que nous pûmes constater que, pour la première fois, une sentinelle à poste fixe, avait été placée devant la porte par laquelle nous espérions gagner l'extérieur. Nous attendîmes une heure entière. Puis, l'un de nous ayant fait un peu de bruit, nous entendîmes des pas qui se rapprochaient. La lueur d'une lampe électrique parut, nous n'eûmes que le temps de nous enfuir précipitamment. Une minute de plus et nous étions tous pincés. Ce fut une course éperdue et silencieuse à travers les couloirs. Un peu plus tard, rassemblés à une fenêtre du premier étage, nous examinions la situation. Pas de doute, le service de garde est renforcé. Nous apercevons vaguement une autre équipe de quatre candidats évadés qui rampe à travers le camp et qui, elle aussi, doit faire demi-tour. il ne nous reste plus qu'à retirer nos frusques civiles et à dormir quelques heures. A 6 heures du matin je retourne, piteusement l'infirmerie. Là, j'éprouve les plus grandes peines à rassembler mes affaires que mes camarades ont déjà commencé à se partager. Et la vie de tous les jours reprend. C'est maintenant l'été et, sous les feux du soleil, les crânes s'échauffent. Les cas de folie deviennent plus nombreux. Nous en avons parfois deux ou trois en cellule attendant le départ pour l'hôpital des fous. Il y en a de toutes nuances, depuis le fou calme qui n'a qu'une idée en tête, celle de se rendre à l'appel à toute heure du jour et de la nuit, jusqu'au plus fou furieux qui, un beau jour, se jeta en hurlant pour l'étrangler sur un vieux Polonais à barbe rousse et qu'il fallut se mettre à six pour maîtriser avec quelle difficulté. Il resta deux jours ligoté, surveillé par quatre infirmiers. Il arrivait toujours à se défaire de ses liens et, brusquement, se dressait en hurlant sur son lit. Il fallait le terrasser de nouveau. Un autre était atteint de la manie épistolaire et signait ses lettres incohérentes: "Le canonnier de la Croix-Rouge". Un autre se prenait pour le Maréchal Pétain et distribuait ordres, récompenses et punitions, passant ses nuits entières à commander d'une voix de stentor d'imaginaires défilés. Un Polonais, après avoir fait le simulacre de tirer le canon toute la journée dans sa cellule, en sortit un jour armé d'un tisonnier avec lequel il fracassa la plupart des vitres de l'infirmerie. Un autre, un Français celui-là, réussit à passer par l'étroite imposte qui se trouvait en haut de sa cellule, courut jusqu'aux barbelés qu'il escalada, s'ensanglantant les mains, j'eus toutes les peines du monde à empêcher les sentinelles de l'abattre. Elles avaient leur fusil déjà en joue. Ces fous nous donnaient beaucoup de mal et ne laissaient pas de nous causer une fâcheuse impression et, là encore, nous évitions de prendre la chose au tragique et de nous appesantir sur l'horreur de certaines scènes. En juin et juillet, nous eûmes la joie de voir partir les anciens combattants et les soutiens de famille. Les premières libérations, qui en faisaient espérer d'autres, remontèrent pour un temps le moral du camp. Les évasions et les tentatives d'évasions continuaient. Une nuit, nous fûmes réveillés par des cris, des aboiements et des galopades. Et, tout à coup, surgit dans notre chambre un Feldwebel accompagné de soldats, fusil braqué. D'autres tenaient des chiens en laisse. Une tentative d'évasion venait de se produire à côté de l'infirmerie. On croyait que les coupables s'étaient réfugiés chez nous. Je dus me lever pour accompagner le Feldwebel dans sa fouille à travers les locaux de l'infirmerie, fouille qui ne donna rien, du reste, car les candidats évadés s'étaient cachés à temps dans une ... fosse d'aisance où ils restèrent jusqu'au matin, les pieds dans ce ... que vous pensez. Ces fameux chiens qui couraient le long des barbelés étaient fort gênants pour les évasions car on ne les entendait pas venir. Nous tâchions de les amadouer en leur lançant des morceaux de sucre. Ce fut une grande joie lorsque nous vîmes, un matin, le gardien du chenil arriver les mains couvertes de bandelettes. Il avait été cruellement mordu par ses pensionnaires. Je vis, un jour, débarquer un ancien interprète du camp, un nommé F... qui, détesté par ses camarades autant que par les Allemands, avait été envoyé en Kommando. C'était une véritable brute qui abusait de son autorité et se montrait à l'égard des Français beaucoup plus dur que les Allemands eux-mêmes. Il revenait maintenant, si gravement malade, qu'il devait bientôt mourir. C'était un athée militant, professeur d'allemand au lycée de Nancy. J'allai le voir tous les jours malgré le peu de sympathie qu'il m'inspirait, pour essayer d'adoucir un peu la fin de sa vie. Lacroix l'assista à ses derniers moments. Nuit lugubre, où, pendant que F... agonisait la lueur d'une lampe à graisse éclairait de façon fantastique la grande salle de l'infirmerie, on entendait les hurlements du fou qui se croyait Maréchal de France et agonisait de sottises les infirmiers qui refusaient de le laisser sortir. Lacroix réussit à préparer si bien F... à la mort qu'il consentit à recevoir le baptême quelques minutes avant d'expirer. Quant à mon fou, il m'accueillit si mal, lorsque j'allai le voir quelques instant plus tard, qu'un véritable pugilat s'engagea entre lui et moi, au cours duquel j'eus le malheur de lui casser une dent d'un coup de poing, ce dont j'ai encore des remords à l'heure actuelle. Mais que faire d'un homme qui ne veut rien entendre et vous tape dessus? Il y a un moment où la colère vous saisit malgré tout et où l'on perd le contrôle de ses nerfs. Le pauvre reçut, du reste, encore plusieurs corrections car il n'y avait aucun autre moyen d'en venir à bout, il giflait les infirmiers, voulait les assommer à coups de bassin, que sais-je? Il fallut le ligoter et l'expédier à l'hospice d'où nous le vîmes revenir quelques mois après, en route pour la France, une véritable loque humaine. La nervosité grandissait même chez ceux qui n'étaient pas fous. C'est ainsi qu'un jour, pour un motif futile, il fallut m'empêcher de force d'assommer mon ami Charié à coups de bouteilles. Tout simplement. On peut penser combien, une fois mon exaltation tombée, je fus stupéfait et honteux de cette crise de violence inexplicable. Charié partit pour l'Oflag VI D, puis revint, un beau jour, rapatriable comme étudiant en médecine. Il faisait partie d'un convoi de 1.200 sanitaires qui devait quitter le camp le dimanche 3 août à destination de la France. Je décidai brusquement de me joindre à eux. En effet, le fait qu'ils partaient un dimanche était pour moi une chance inespérée. C'était le seul jour où mon absence pouvait, avec de la chance, passer quelques heures inaperçue des Allemands. La veille, partait un grand convoi de malades. Parisot décida d'en profiter. Il réussit à se glisser dans un détachement et sortit du camp au milieu des malades, méconnaissable ayant enlevé ses lunettes et coupé presque ras sa volumineuse tignasse. Après une nuit de tergiversations, je me décidai à faire comme lui. Le matin du 3 août donc, je me levais avec Charié à 6 heures, rasais ma moustache pour la seconde fois, enlevais mes galons et mes écussons pour changer un peu mon aspect habituel et je partais avec lui. A mon épaule, j'avais passé une musette contenant mes affaires de toilette, un chandail et ... un beau petit brassard de la Croix-Rouge. Dans la grande cour, les détachements libérales sont déjà massés: 1.282 hommes. Je juge nettement imprudent de me joindre à eux et laisse Charié filer car le service de surveillance est important. Je me colle dans un coin pour voir venir. Bientôt, les détachements s'ébranlent et se rendent en colonne par cinq dans un terrain vague où doit avoir lieu un ultime contrôle. Je monte au premier étage du bloc III pour observer la situation. Bientôt, les libérables, toujours par cinq, sortent du terrain mais au lieu de revenir dans la grande cour passent derrière le bloc, c'est-à-dire entre le bloc et les barbelés, de façon à éviter les infiltrations dans le genre de celle que je médite. Je vois Charrié qui m'adresse de son rang des petits signes d'encouragement. Je redescends le coeur battant, je me mêle à la foule des spectateurs qui, tenus à bonne distance, regardent les veinards qui rentrent en France. Je regarde à droite, à gauche, personne ne semble faire attention à moi. Quatre enjambées, me voilà au milieu des libérales. J'attends la réaction inévitable, cris des sentinelles, expulsion brutale de la brebis galeuse. Rien. Personne ne m'a vu. Je me glisse discrètement au plus profond des rangs des libérales. Là, je complète ma transformation. J'enlève mes lunettes, je passe à mon bras le brassard Croix-Rouge. J'ai la gorge sèche, les jambes tremblantes. Je me rapproche de la porte pour observer la manière dont se fait la sortie. Hélas, c'est beaucoup plus sévère qu'hier lors du départ de Parisot. Un appel nominatif est fait. A l'appel de son nom, chaque libéré répond présent, se détache de la troupe, passe tout seul le portillon sous l'oeil scrutateur d'un capitaine et de quelques sous-officiers et va reprendre sa place à l'extérieur. Heureusement, je sais, par expérience, pour avoir organisé tant de départs à l'infirmerie, que même ce contrôle si rigoureux permet des fraudes. C'est égal, je ne suis pas rassuré, mon coeur bat de plus en plus, je dois être livide. Je me recule à mesure que les détachements dans lesquels je suis se rapprochent de la porte. Puis, tout à coup, me disant que je ne peux pourtant pas rester le dernier - comme s'il fallait plonger d'un plongeoir trop haut - je me lance, d'un coup, dans un détachement en fermant les yeux (moralement). Cette fois, le sort en est jeté. L'appel se poursuit, peu à peu les rangs devant moi s'éclaircissent, me voilà au premier rang, c'est le moment. On appelle "Durand", Durand répond "présent". Moi aussi, et nous sortons l'un derrière l'autre, du pas calme et assuré qui dénote une conscience tranquille. Mais s'il pouvait voir ce qui se passe dans ma poitrine... j'ai la gorge serrée, les jambes flageolantes, le coeur emballé. Jamais de ma vie je n'ai connu angoisse si atroce. C'est fait, je suis passé, la première manche est gagnée. Ma voilà de l'autre côté des barbelés, au milieu des camarades qui ont bien vu, à mon teint livide, de quoi il s'agissait et qui, gentiment, me réconfortent et s'offrent à m'aider. L'un d'eux me passe un béret basque que j'enfonce jusqu'au yeux, j'ai l'air certainement idiot mais cela achève de transformer ma physionomie. Attente interminable. Pendant deux heures, formés en colonne devant la Kommandantur, nous stationnons. Sans arrêt, des officiers et des sous-officiers allemands qui me connaissent passent le long de la colonne. Je sue d'angoisse et m'applique à ne pas me faire remarquer par une attitude embarrassée. Enfin, nous nous ébranlons vers la gare, nous prenons le poste de garde. Cette fois, me voilà vraiment dehors. Nous arrivons à la gare, après avoir croisé en chemin le médecin allemand qui monte vers l'infirmerie. C'est le terrible Kleinschmidt et je pense à la scène qu'il va faire lorsqu'il s'apercevra de mon absence. Nous arrivons à la gare. Le train n'est pas là. Pendant une heure encore il faudra l'attendre tandis que des sous-officiers allemands comptent et recomptent notre colonne, s'apercevant, sans doute, qu'ils ont plus de monde qu'ils n'en voudraient. Mais comment trouver les resquilleurs dans cette masse d'hommes? Enfin, le train arrive, nous montons, il s'ébranle. Je commence à respirer. Mes camarades de compartiment sont très gentils pour moi. Ils me passent des provisions. On me trouve un bleu que je compte utiliser plus tard. En effet, j'ai l'intention de descendre, une fois la frontière passée, et de gagner Paris par mes propres moyens. Je me vois déjà arrivant à Grenoble à temps pour le baptême de ma filleule. Marilyn Leflaine qui est l'auteur des gribouillages du wagon qui ornent la première partie de ce récit. Un interprète allemand passe dans les couloirs. Des évadés se sont glissés dans le train; ils sont priés de se dénoncer. Les chefs de voitures français seront tenus pour responsables. Mon chef de voiture, très chic, vient me dire de ne pas bouger et de ne pas m'en faire. Il lui faut un certain courage pour résister ainsi aux menaces de sanctions qui pourraient se traduire pour lui par un retour de captivité. Je commence à respirer un peu mieux. Nous passons Cologne, Coblence. Je suis tout le temps hanté par la crainte de voir surgir Walter, l'infirmier allemand de notre infirmerie, qui est dans le train, je le sais et qui me reconnaîtra sûrement. Je ne jouis pas beaucoup du voyage malgré le temps splendide. De loin en loin, on aperçoit des Kommandos de prisonniers français qui gesticulent, gambadent et poussent des cris de joie à notre passage car l'envie est un sentiment rare chez les prisonniers. Moi, j'ai le coeur serré et j'ai l'impression que je les abandonne, que je les trahis un peu, sentiment injustifié, inexplicable mais réel pourtant. La journée se passe ainsi avec des alternatives d'angoisses et de confiance. Vers 9 heures du soir, nous arrivons à Trèves. Je me dis que si j'arrive à repartir de Trèves sans encombre je serai sauvé. Trèves! Tout le monde descend pour une distribution de soupe. Cette idée de descendre ne me sourit pas. Je tente de rester dans le wagon, trois fois j'y remonte, trois fois je suis chassé par les sentinelles. Redescendu sur le quai, je vois qu'en même temps qu'on distribue la soupe, on fait un contrôle. Un Allemand compare les numéros matricules des prisonniers avec un télégramme qu'il a dans la main. J'ai compris, je suis signalé. Je reviens au milieu de mes camarades du VI A ne sachant plus que faire. On me donne des conseils: - "Reste au milieu de nous - va te cacher". J'ai envie de rester parmi eux et d'essayer encore le coup du culot qui m'a si bien réussi jusqu'ici. Puis, je me dis que ça doit être une bêtise. Inexplicablement, il me semble que je dois combattre mon impulsion et que ce que je n'ai pas envie de faire doit être justement à faire. Fatale résolution. Si quelqu'un me proposait sa plaque matricule, je la prendrais, mais personne ne le fait et je ne leur en veux pas, ils risquent trop gros. Alors, je bondis dans une petite allée qui conduit aux cabinets de la gare. Je m'y installe pendant de longues minutes. Enfin, j'entends des pas, un camarade arrive et me dit: - "C'est presque fini, tu vas pouvoir sortir". Hélas, une sentinelle l'a vu, lui, l'a suivi, et, voyant qu'il y a quelqu'un dans les cabinets, s'installe devant. Il faut bien finir par sortir. Il me conduit alors devant un sous-officier et lui demande si j'ai bien été contrôlé. Je vois le moment où le sous-off va répondre oui. Mais un caporal, trop zélé, me prend en charge et déclare qu'il va s'en assurer au bureau de la gare. Il m'emmène avec lui. On commence par déclarer que ce n'est pas moi, puis on observe mieux le télégramme et on décide d'aller chercher l'infirmier allemand Walter, du VI A. Celui-ci, après un moment d'hésitation, me reconnaît. C'est fini. Ce beau rêve est terminé. Consternation générale des prisonniers en me voyant reparaître, au milieu des sbires. La gare est pleine de gendarmes, de sentinelles en armes, de Schupo. Dans un coin, deux prisonniers évadés qui ont été repris à la faveur des recherches entreprises en mon honneur, car, il n'y a pas de doute, je suis considéré comme un prisonnier de choix. Tout le monde se congratule bruyamment du succès de l'opération. On me donne tout de même une soupe que je commence par refuser car, vraiment ma déception m'a ôté l'appétit. Mais les Allemands me conseillent de la manger tout de même, ajoutant qu'on ne pouvait savoir quand l'occasion se représenterait. Je reconnais la justesse de cette observation. Je suis gardé de si près que je n'ai même pas le droit d'aller reposer mon assiette sur la table. Un gros sous-officier commence à m'injurier, trouvant ignoble, qu'on puisse s'évader et ajoutant qu'il avait été lui-même prisonnier en France. Je lui dis: - "Et vous n'avez jamais cherché à vous évader?" - "Bien sûr que si!" - "Alors?..." Après cela, il la boucle et finit même par devenir presqu'aimable. Et maintenant, en route vers le Stalag XII D qui se trouve à Trèves. Il faut longer tout le train qui va repartir sans nous, hélas. En passant devant mon compartiment, je reprends ma musette et, sous les exclamations apitoyées de mes camarades, je sors de la gare avec mes deux compagnons d'infortune, mon gros sous-off et deux sentinelles. Je jette quand même un coup d'oeil à la ville en passant, car un vrai voyageur le reste dans toutes les circonstances. Ville assez banale, d'ailleurs, me semble-t-il. Puis, nous montons vers le Stalag, situé sur un plateau, le Petriberg, qui domine la ville. La montée est éreintante car la pente, très raide, est pavée de cailloux glissants. Nous sommes tous trois exténués et, après les émotions de la journée, nous n'avons tous qu'un idée "dormir... dormir". Enfin, voilà le camp. Une interminable avenue, bordée de baraques en bois, le classique camp de prisonniers, beaucoup moins confortable que le VI A. Après un petit stage au bureau où on nous déleste de nos maigres bagages, on nous conduit aux prisons. C'est un bâtiment en pierre comprenant de petites cellules disposées de part et d'autre d'un couloir central. Celui-ci est fermé d'une grille qui le sépare du poste de garde et de l'entrée. Les cellules font environ 1m60 sur 1m70. Pour tout mobilier, un plancher et une lucarne ainsi qu'un poêle pour deux cellules, une ouverture étant faite dans la cloison pour le loger. Quelques robinets et un W.C. au centre du couloir. On nous introduit tous les trois dans une cellule où se trouve déjà un type. A quatre, nous avons tout juste la place de nous allonger, mais, éreintés, nous sombrons tout de suite dans le sommeil. Le lendemain, nous changeons de cellule, mais bientôt, on nous adjoindra un nouvel acolyte ce qui fait que nous serons quatre tout le temps. Les journées sont monotones. Le matin, vers 6 heures lever, toilette en vitesse, lavage de la cellule. Puis, café. Vers 10 heure 1/2, une demi-heure de promenade en rond l'un derrière l'autre sous la garde d'une sentinelle qui a charge de nous interdire de parler. Comme on nous a enlevé nos chaussures, remplacées par d'énormes sabots, nous avons une démarche traînante qui n'a rien d'esthétique. A midi, un litre de soupe. Vers 3 heures, nouvelle promenade d'une demi-heure. A 5 heures, casse croûte: 250 grammes de pain avec un peu de saucisson, de fromage, de margarine ou de confiture. Les journées sont longues. Heureusement, on nous a rendu nos bagages et nous avons un gros morceau de pain, du papier et des crayons qui nous permettent de jouer au "Trafalgar" et un livre "Les Roquevillard" que nous lisons alternativement à haute voix pour que tout le monde en profite. Nous sommes environ 90 dans cette prison, évadés pour la plupart. La proximité de la frontière fait qu'on s'évade beaucoup du XII D. Nous étions déjà là depuis quatre jours et voyions avec terreur approcher le lendemain car le jeudi était jour de douches. Or, les tôlards ne ressortaient des douches que le crâne rasé. De plus, le Stalag XII D avait dans ses stocks les tenues orientales d'un régiment de zouaves dont il avait coutume de revêtir les évadés pour les rendre plus voyants! Je me voyais déjà regagnant le VI A, déguisé en zouave et le crâne rasé. Cette perspective ridicule m'ennuyait presque plus que l'échec de mon évasion. Nous n'avions, du reste, pas mauvais moral dans notre prison, nous nous ennuyions seulement un peu et nous avions faim. Heureusement, au moment où nous allions nous rassembler pour les douches, on appela trois noms. Un gardien du VI A venait d'arriver pour nous ramener au bercail. Nous lui fîmes un accueil chaleureux qui dut l'étonner un peu, et, après avoir troqué, avec délices, nos sabots contre nos bonnes chaussures, nous dévalâmes en sa compagnie vers la gare. Chemin faisant, il m'apprit que Parisot avait été repris, lui aussi, et que je le retrouverai à Hemer. Cela me fit à la fois de la peine pour lui et du plaisir pour moi, à la pensée que j'aurais un ami dans ma prison. Nous prîmes le train pour Cologne. Après absorption d'une bonne soupe à la Croix-Rouge allemande de Cologne, nous repartîmes pour Hagen. Nous eûmes, là aussi, recours à la Croix-Rouge pour nous nourrir. Les soupes de la Rote Kreuz étaient toujours excellentes, quoique distribuées par des infirmières revêches, et très nourrissantes. Pendant que nous nous rassasiions, nous fûmes abordés par trois manoeuvres qui nous adressèrent la parole en français. C'étaient trois ouvriers civils. C'étaient les premiers que nous voyions. L'un d'eux, âgé de 19 ans, avait très faim et nous lui fîmes partager notre soupe. Cela nous fit plaisir de parler quelques minutes avec des Français, arrivés de France depuis pas trop longtemps. Notre train ne partait que le lendemain. Il fallait trouver un gîte pour la nuit. C'est compliqué de convoyer des prisonniers. Une simple salle d'attente ne suffit pas, il faut un local clos. Après un essai infructueux au poste de garde de la gare, nous nous mîmes à déambuler dans les rues de la ville avec notre gardien. Il essaya même de nous faire admettre dans un hôtel. Nous nous voyions déjà somptueusement couchés dans des lits, avec des draps. Hélas! là encore nous fûmes ignominieusement expulsés. Il n'y avait qu'une ressource: la prison civile. Nous allâmes donc sonner à la porte de la maison d'aspect austère. Un grand schupo vint nous ouvrir. Il consentit à nous héberger. Au fond d'un couloir, se dressait une grande grille qui s'ouvrit pour nous donner passage dans un grand cliquetis de serrures. Nous nous trouvions alors dans une espèce d'antichambre sur laquelle donnaient les portes des cellules. Nous dûmes déposer nos sacs et signer le registre d'écrou. Le schupo était, du reste, très aimable et comprenait fort bien notre position. Quant à moi, j'étais ravi de me trouver pour la première fois, dans une vraie prison civile. Notre moral, à tous les trois, était très haut. A vrai dire, nous nous amusions même franchement. On nous colla ensuite au violon, après nous avoir doté chacun d'une couverture. Étendus sur la planche dure, nous passâmes une nuit convenable car nos cinq jours de cellule à Trèves nous avaient habitués à coucher par terre. Nous n'avions qu'une crainte, c'est que l'on ne nous amenât, au milieu de la nuit, un ivrogne vomissant pour partager notre captivité. Cela ne se produisit heureusement pas. Le lendemain matin, (cela devait être le 9 ou 10 août), toilette sommaire pendant laquelle nous sommes admis à voir nos codétenus civils, ce dont, pour ma part, j'avais une grande curiosité. Les trois femmes, jeunes, sont quelconques. Je jette un coup d'oeil dans les cellules, proprettes et relativement confortables. Malgré la surveillance du schupo, nous engageons une conversation par télégraphe optique avec les civils qui nous demandent par signes des cigarettes que nous arrivons à leur faire passer et surtout des allumettes que nous leur aurions bien données car, entre tôlards civils ou militaires, on est tous frères. Malheureusement, nous n'en possédions plus une. Puis, nous reprenons le train pour Hemer où nous arrivons vers la fin de la matinée. On nous introduit dans les cellules du poste de garde. En entrant dans celle qui m'est réservée, j'aperçois - ô joie!- des paillasses. Je me vautre sur l'une d'elles avec volupté. C'est la première fois, depuis six jours, que je suis étendu sur autre chose que le plancher ou un bat-flanc de bois. Cette méchante paillasse paraît plus doux à mes reins meurtris que le plus beau lit de plumes. Mais, bientôt, l'ennui me saisit. Je reçois, heureusement, un compagnon de cellule qui - oh! merveille -, possède un livre, "Les Pardaillan", roman mélodramatique de cape et d'épée, si grotesque qu'il en est amusant et que je dévore. La nouvelle de mon retour est déjà répandue et je reçois la visite de plusieurs sous-officiers allemands qui viennent, selon leur humeur, me narguer comme Gellrich ou Haas, ou me plaindre, comme le bon petit Ratinger, surnommé "Rase-mottes" et "Loin du ciel" à cause de sa taille exiguë, adjudant de l'infirmerie, un brave coeur qui a l'air sincèrement navré de me voir dans d'aussi mauvais draps (au sens figuré, bien entendu, car les draps... luxe inconnu depuis longtemps). Tout à coup, j'ai une idée. Parisot est peut-être aussi dans une de ces cellules. Je hurle "Parisot!". Et, aussitôt, sa voix étouffée me répond de la cellule voisine. Ravis, nous engageons aussitôt une conversation laborieuse en morse par coups frappées sur le mur de la cellule. Un coup de pipe est une brève, un coup de plat de la main plus sourd est une longue. Au bout d'une heure, ma pipe est cassée et ma main droite toute rouge est enflée. Mais le temps a pu ainsi nous sembler moins long. Par bonheur, à la faveur d'une distribution de soupe, je réussis à permuter avec un camarade et à rejoindre Parisot dans sa cellule. Tout est sauvé puisque j'ai retrouvé un ami. J'ai revu cette cellule en 1961. Elle était occupée par un soldat allemand puni. Cette cellule est, du reste, très peuplée: deux autres types s'y trouvent, dont un coiffeur, muni d'une paire de ciseaux et d'une vieille tondeuse. Je me fais couper les cheveux. Encore un moment de passé bien que le résultat soit surprenant. Me voici orné de magnifiques escaliers! Nous passons deux ou trois jours dans ces cellules avec, pour seule distraction, deux fois par jour, une petite visite aux latrines qui sont à l'autre bout du camp et qui nous permet de communiquer, par cris et gestes, avec nos amis, et deux petites promenades en rond, sous l'oeil morne d'un garde-chiourme. Je suis l'objet d'attentions flatteuses. Des soldats allemands veulent me photographier lorsque je passe devant eux à chaque tour de piste. Je m'ingénie à faire rater les photos, en me baissant, en me mettant la main devant la figure, en me tournant, etc. Nous recevons même la visite du commandant du camp qui fait confisquer et brûler dans le poêle tout notre tabac. Du moins, il le croit car la plus grande partie de nos provisions a échappé à ses investigations. Puis, un beau jour, on nous apprend que nous changeons de logement. Nous chargeons notre paillasse sur notre dos et en route pour l'établissement de désinfection. Nous passons toute notre journée à attendre devant la porte, sans manger. Vers 6 heures, enfin, nous passons à la désinfection. Puis, on nous conduit, à moitié morts de faim, dans les cours de la Kommandantur. On nous entasse à 65 dans une petite pièce minuscule, éclairée, si l'on peut dire, par deux petits soupiraux. Nous sommes si serrées que nous ne pouvons pas même nous allonger. Au bout d'un moment, excédés, nous commençons à chanter en choeur. Arrive alors un officier qui nous engueule violemment. Au bout d'une heure, arrive un nouvel officier, de la sûreté celui-là, que je connais un peu car c'est celui qui m'a déjà fait subir un interrogatoire autrefois. Plus humain que l'autre, il s'excuse des conditions dans lesquelles nous sommes logés et nous promet de nous répartir demain dans deux pièces. J'en profite pour lui signaler que nous n'avons rien mangé depuis vingt-quatre heures. Il s'étonne et nous promet un casse-croûte. Peu après, en effet, nous recevons chacun 250 grammes de pain qui, s'ils sont loin de nous rassasier, calment tout de même un peu notre fringale. Entre temps, j'ai reçu une autre visite. Le sous-officier qui se trouve être de garde à la porte du camp m'a vu passer. Il me connaît assez bien pour avoir souvent bavardé avec moi à l'infirmerie. Il a été prisonnier en France en 1914 et a gardé le meilleur souvenir de notre pays. Il me promet d'aller voir pour moi mes camarades de l'infirmerie et de me ramener à manger. Fort de cette promesse, je m'installe pour la nuit avec Parisot. Peu à peu, les corps se tassent et tout le monde finit par être à peu près étendu mais c'est un grouillement immonde. J'ai un pied dans l'oeil, une tête sur l'estomac, mes pieds s'enfoncent dans un ventre ou dans des côtes d'où s'élèvent, par moment, de vagues protestations. Comme inconfort, c'est encore ce que j'ai connu de mieux. Vers minuit, la porte de notre cachot s'ouvre mystérieusement. J'entends un appel: "Sanitäter!". Je reconnais la voix de mon sous-officier. Je m'approche de la porte en écrasant quelques larves humaines. C'est bien lui, sous son casque et son imperméable ruisselants. Il m'apporte un gros morceau de pain et une boîte de conserve de je ne sais quoi. Je m'empare de ce trésor et remercie avec effusion ce brave homme qui n'a pas hésité à faire cette promenade nocturne, sous la pluie, pour moi. Revenu à ma place, je partage avec Parisot le pain et le contenu de la boîte de conserve dans une obscurité totale. Nous nous perdons en conjectures sur la nature de cette conserve. A l'heure qu'il est, je ne sais toujours pas ce que j'ai mangé cette nuit là. Le lendemain, on nous répartit en deux pièces. Parisot et moi avons pu conserver notre paillasse, c'est déjà énorme. Malgré tout, notre séjour n'est pas folâtre. La lumière du jour ne parvenant pour ainsi dire pas dans notre cul de basse fosse, nous n'avons pour nous éclairer toute la journée que la lueur sépulcrale d'une lampe électrique passée à la peinture bleue. Notre seule sortie au jour est pour aller nous laver en plein air et pour aller aux latrines. C'est une promenade qui, malgré son but prosaïque, a toujours beaucoup de succès, tout étant toujours relatif. Aux cris de "Latrines!", une joyeuse animation se manifeste parmi les prisonniers. Après quelques jours au cours desquels je fus interrogé, nous fûmes transférés au bloc V, dans lequel se trouvait la prison préventive (Untersuchungshaft). C'était une grosse amélioration, en ce sens que nous étions là dans un vrai bloc, au premier étage, avec lumière et lavabos à discrétion. De plus, nous pouvions recevoir nos colis, lire et fumer. La grosse question était le couchage, là encore il n'y avait que 8 paillasse pour environ 150 prisonniers. Je réussis, heureusement, à en avoir une ainsi que Parisot. Les autres couchaient carrément sur le ciment qui manquait vraiment d'élasticité et de chaleur. Tous les matins et tous les après-midi, il y avait corvée de pierres. Cela consistait à se rendre en troupeau morne, sous la conduite d'une sentinelle, auprès d'un grand tas de pierres. Chacun prenait une pierre, la plus petite possibles, sauf certains fanfarons qui mettaient leur point d'honneur à transporter de véritables falaises portatives pour montrer leur vigueur. Puis, le troupeau allait jeter ces pierres sur une terrasse que l'on était en train d'empierrer. Tout cela se faisait, naturellement, le plus lentement possible malgré les cris de sentinelles. Après avoir eu quelques accrochages avec celles-ci au sujet du gabarit des pierres que je jugeais convenir à mes faibles forces, je décidai d'exciper de mes droits de sous-officier protégé par la convention de Genève pour me dispenser de ce travail. Parisot, qui était simple soldat, en fit autant, au nom de je ne sais quoi. Nous passâmes alors nos journées enfermés dans le bloc; pour seule distraction, nos livres et le spectacle de la cour à nos pieds où nos camarades, non punis, se promenaient et, parfois, engageaient avec nous une conversation hurlée. Le soir, après le retour des corvées et la soupe, nos codétenus se mettaient à jouer aux cartes, à fumer ou à chanter. C'étaient presque tous des évadés, il y avait pourtant aussi, parmi eux, des "histoires de femmes", c'est à dire des prisonniers ayant contrevenu aux règlements interdisant aux prisonniers tous rapports avec les femmes allemandes. Ce milieu de tôlards était, du reste, des plus curieux. Peu ou pas de types des classes supérieures. Presque rien que des cerveaux brûlés, des contrebandiers, des anciens bats d'af en quantité, des souteneurs, des condamnés de droit commun. Lorsqu'ils jouaient au poker, malheur à l'innocent pigeon qui s'asseyait à leur table. En quelques instants, il était dépouillé de ses marks de camp. Lorsqu'ils jouaient entre eux, ils s'accusaient ouvertement et violemment de tricher: "Salaud! Je t'ai vu, tu as fait le coup du peigne". L'accusé ne s'en formalisait pas outre mesure et se défendait mollement car c'était toujours vrai. Beaucoup étaient sympathiques, surtout parmi les contrebandiers de la frontière belge qui nous racontaient mille récits intéressants. Mais, parfois, le soir, lorsque les lumières étaient éteintes, je m'amusais d'entendre les conversations qui s'échangeaient d'un bout à l'autre de notre chambrée: - "La prison de Nice, elle est vraiment moche - Oui, mais à Monaco, on a du café au lait le matin - La prison d'Orléans est quand même mieux que celle d'Angoulême - "Aux incorrigibles" où c'est que j'étais..." Tous braves types, du reste, dans l'ensemble, avec qui je m'entendais fort bien. Le dimanche, nous organisions, en général, une petite séance de tour de chant. Une petite estrade était constituée par une porte placée sur quatre briques et chacun y allait de son petit talent de société. D'autres préféraient descendre par la fenêtre dans la cour pour aller jouer au football. S'il y avait contre-appel, on les appelait et ils rentraient en vitesse par le même moyen, grâce aux barbelés disposés tout le long du mur et qui, bien qu'ayant été prévus dans un tout autre but, servaient d'échelle. Un dimanche où nous nous ennuyions trop, Parisot et moi décidâmes de nous rendre au théâtre du camp. Nous sortîmes froidement par la porte du bloc. La sentinelle, interloquée par notre assurance, nous laissa passer. J'ai toujours aux sorties par les fenêtres préféré les sorties par les portes qui, au fond, sont faites pour ça. Nous assistâmes, cachés derrière un rideau à une excellente séance et regagnâmes ensuite sans encombre notre bloc. Bref, on ne se frappait pas outre mesure dans le bloc de la "prévention". Malgré tout, je m'embêtais ferme et je souhaitais ardemment être condamné pour purger ma peine et être rendu à la liberté - toute relative - du camp. Au bout d'un mois environ, je fus enfin condamné solennellement à dix jours de cellules ainsi que Parisot et, le 8 septembre, au matin, nous pénétrions dans les locaux disciplinaires. Après nous avoir délestés de toutes nos affaires, porte feuille, pipe, couteau, crayon, etc., on nous introduit dans notre cellule. Dimension: 2m50 sur 1m50 environ. Mobilier: un bat flanc. Nous sommes trois, Parisot et moi et un gars du nord. Assis sur le bat-flanc, nous nous occupons à regarder attentivement le mur d'en face. De temps à autre, l'un de nous grimpe debout sur le bat-flanc pour jeter un coup d'oeil par la petite fenêtre grillée. Heureusement, malgré la fouille, nous avons réussi à dissimuler un peu de tabac, du papier à cigarettes, un crayon et un canif. Nous cachons le canif dans un tuyau de chauffage central (car ces cellules ont le chauffage central), le tabac et le papier dans le slip de Parisot et les allumettes piquées dans ses cheveux abondants. Le régime alimentaire consiste en 750 grammes de pain par jour et de l'eau pendant deux jours, et le 3ème jour, dit "bon jour", une soupe et un casse-croûte le soir, de la tisane le matin. Bref, le régime normal du camp. Pendant ce bon jour, on a aussi droit à une heure de sortie l'après-midi et à une paillasse le soir au lieu de coucher sur la dure. Nous nous embêtons atrocement. Pour nous distraire, nous avons inscrit sur le mur toutes les heures qui nous séparent de la fin de notre peine. Toutes les heures, on en barre une. Le matin, on peut en barrer 6 ou 7 d'un coup, c'est une affaire. A partir de 5 heures du matin on commence à ouvrir les cellules, l'une après l'autre, et chaque prisonnier va faire une toilette sommaire. Interdiction de se raser; nous sommes bientôt horribles à voir. Un jour sur deux, nous avons une bonne équipe de gardiens. Ceux-ci ferment les yeux lorsqu'ils nous voient fumer dans nos cellules, nous passent même du feu. Le soir, ils ouvrent toutes les portes pour nous permettre de sortir un peu dans le couloir central et de bavarder. Parfois, ils donnent un coup de sifflet: c'est le signal convenu pour indiquer que un sous-officier de la prison est signalé. Aussitôt, chacun bondit dans son trou, toutes les portes claquent et, en 5 secondes, la prison a repris son allure normale, avec la sentinelle se promenant, d'un air morne, dans l'allée centrale. Le lendemain, c'est la mauvaise équipe des crétins qui nous embêtent, passent leur temps à nous épier par le judas et font un drame lorsqu'ils nous voient fumer. De temps à autre, le sous-officier fait une fouille. A son entrée dans la cellule, il faut bondir sur ses pieds et prononcer d'une haleine la formule suivante que ceux qui ne sont pas doués pour les langues ont bien du mal retenir: "Kriegsgefangener untel, zehn Tage Arrest wegen Fluchtversuch! C'est le Fluchtversuch qui donne le plus de mal à nos pauvres concitoyens. Ensuite, le sous-officier qui la connaît dans les coins, bouleverse la cellule pourtant sommairement meublée, renverse le bat-flanc, regarde l'abat-jour de la lampe électrique, mais n'arrive jamais à trouver le tabac dont il voit pourtant la fumée. Il repart en hurlant et sacrant et nous revoilà tranquilles pour un moment. Heureusement, tous les jours, quelques tôlards se rendent à la visite. Par eux, nos amis de l'infirmerie nous font parvenir quelques douceurs, un peu de tabac, un peu de miel, de sucre ou de chocolat qui agrémentent notre maigre ordinaire. Un jour, par notre petite lucarne grillagée, nous assistons à un départ de sanitaires pour la France. Heureux mortels! Parfois, je vais faire quelques travaux d'écritures au bureau de la prison. Cela me permet de ramener quelques petits bouquins à dix sous que le sous-off a confisqués dans les cellules et que je remets en circulation pour la plus grande joie de mes codétenus. Et, enfin, le 18 septembre arrive le moment où, sur le mur, nous barrons la dernière heure. Nous sortons de la prison et l'on nous ramène au bloc VIII. Là on m'offre - et je l'accepte aussitôt - le poste d'interprète de la prévention,. Ce soir là, après avoir fait un brin de toilette, je sors et déambule avec joie dans la cour au milieu de mes camarades. Après ces 45 jours de prison, j'ai presque le sentiment d'être libre. Le lendemain, j'entre en fonctions. Je retourne au bloc V, mais cette fois, j'ai ma chambre avec un lit. C'est la première fois, depuis le début de ma captivité, que j'ai la joie d'avoir une chambre à moi. De ma fenêtre, j'ai une jolie vue sur des collines boisées. Mon travail n'est pas absorbant et mes administrés, bien que peu commodes, acceptent avec plaisir l'autorité d'un ex-évadé. En gros, j'étais chargé de faire les rassemblements, surveiller les distributions de soupe, accueillir les nouveaux pensionnaires et, d'une façon générale, maintenir l'ordre et la bonne harmonie entre mes pensionnaires, ce qui n'était pas toujours commodes. Il y avait parfois des bagarres, une fois même, des couteaux furent tirés et un prisonnier égratigné au ventre. Mais, dans l'ensemble, mes clients ne me donnaient pas trop de mal et me faisaient confiance. Je faisais appel à leur raison et ils comprenaient le plus souvent. Mes rapports avec les sentinelles étaient parfois plus délicates, mais, là encore, je n'eus pas de grandes difficultés grâce au chef de bloc allemand, un gros père débonnaire et bienveillant malgré ses airs féroces et ses coups de gueules. Les délégués de la mission Scapini nous rendaient visite de temps à autre. C'était toujours pour nous un grand plaisir de voir des Français libres: c'était comme une bouffée d'air de chez nous qui venait nous rafraîchir. Un événement important dans la vie du camp intervint dans le courant du mois de septembre: le rapatriement de notre homme de confiance, l'adjudant Frédéric. L'homme de confiance, aux termes de la convention de Genève, est le représentant des P.G. auprès des autorités allemandes. Il est, en somme, le chef français des P.G. Son rôle, très absorbant, très ingrat, (entre l'enclume et le marteau) est d'une importance capitale. Notre premier homme de confiance avait purement et simplement été nommé par le commandant du camp. Aussi ne jouissait-il pas d'un grand prestige. Ce n'était pas un mauvais type mais trop timoré, il se laissait facilement intimider, ce qui avait parfois des inconvénients graves. Cette fois, notre nouvel homme de confiance devait être choisi par nous, conformément aux prescriptions de la convention de Genève. Grosse émotion dans le camp. Le choix des prisonniers notables du camp (dont j'étais, reconnaissons le modestement) s'était porté sur un nommé Marquet que ses qualités de sérieux et de dévouement semblaient désigner. Mon nom fut également prononcé mais il ne pouvait en être question puisque j'étais un ancien évadé. Dès le début, il apparut que les prisonniers ne pourraient admettre qu'un seul homme de confiance, mon ami Bernard Lacroix, l'aumônier de l'infirmerie. En quelques mois, son rayonnement personnel l'avait fait si bien connaître et aimer que les P.G ne voulaient pas d'autre chef que lui. Je tentais un peu de m'opposer à ce courant, d'accord avec Bernard, car je trouvais dommage de priver les malades et les mourants de ce prêtre admirable. Mais il fallut céder à l'enthousiasme général et, au début d'octobre, Lacroix fut élu à l'unanimité des représentants des P.G. Il s'organisa tout de suite un bureau composé d'un adjoint, l'adjudant Guyot et d'un secrétaire, Georges Laverdure. Cette petite équipe, fanatiquement dévouée au bien commun, se donna immédiatement la vaste tâche, non seulement d'améliorer la situation matérielle des P.G, mais aussi de relever leur moral. Il nous manquait seulement une plate-forme, un tremplin pour nous permettre de bondir en avant: le tremplin nous fut procuré peu après. Ce furent, au cours de ce même mois d'octobre, d'abord une conférence que nous firent certains officiers de l'Oflag VI A, de passage à Hemer, en route vers la France; puis, une visite d'un délégué de la mission Scapini, le capitaine Devaux, qui fit aux notables du camp un petit laïus sur la révolution nationale. Il est sans doute difficile aux Français restés en France de comprendre les espoirs qu'a pu faire naître dans les camps la révolution nationale. Les événements de 40 avaient été pour la plupart d'entre nous une épouvantable désillusion. Capturés en plein désastre, vivant depuis lors en vase clos, nous n'osions plus croire à rien. Finies nos belles illusions sur l'armée française, sur le génie de nos chefs, sur la ténacité du poilu, sur le stoïcisme des civils. Tout cela s'était écroulé et autour de nous, parmi nos camarades mêmes, nous n'avions vu que l'égoïsme, la débrouillardise, la resquille. A peine avait-on parlé de patrie, de famille, de religion, de solidarité, même entre nous. On avait l'impression que la France était perdue, qu'elle n'était composée que d'individus ayant perdu toute notion des vertus les plus élémentaires d'honneur, de décence, de dignité, de charité, de sentiment national. Il nous semblait que les Français avaient tout oublié, ou peut-être même jamais rien su. Et voilà que, tout à coup, l'on nous donnait les messages du Maréchal. Des paroles simples, un langage propre, net, clair, qui nous parlait de travail, de famille, de patrie, d'espoir, de renouveau. Cette doctrine qui nous arrivait ainsi toute nue, dépouillée de cet accompagnement de potins, d'intrigues, de combines qu'elle devait avoir pour ceux qui la recevait en France, était probablement trop belle pour la terre. Mais nous étions des simples, ou tout au moins quinze mois de captivité nous avaient fait redevenir des simples. Les questions de politique extérieure, les questions de personnes, nous troublaient un peu. Tout cela passerait; ce qui comptait, c'étaient les idées profondes, le retour aux traditions françaises anciennes qui permettaient de refaire de jeunes générations qui relèveraient la France. En d'autres termes, ce qui nous intéressait, ce n'était pas la politique du Maréchal, mais ses idées. Nous sentions qu'il avait bien vu le véritable problème, que ce n'était pas tant les institutions qui étaient coupables que les hommes et que c'étaient eux qui devaient être remaniés, rééduqués complètement. Nous décidâmes alors de nous employer à fond à cette tâche dans le cadre de notre camp. Lacroix me disait: - "Ce qui m'intéresse dans cette révolution nationale, c'est que sa morale n'est autre que la morale chrétienne". Et je lui répondais: - "Ce qui m'intéresse moi, c'est que j'y vois le moyen de rendre à nos camarades le sens national". J'allais, du reste, bientôt occuper un nouveau poste qui allait me permettre de m'employer plus utilement à cette tâche. Petit à petit, commençaient à arriver les premières prisonniers russes. Visages hâves, nez pointus, crânes rasés, revêtus de vieux uniformes allemands vert foncé sur lesquels étaient peintes les grandes lettres blanches S.U. (Soviet-Union). Ils étaient l'objet de la curiosité générale. On avait successivement évacué pour eux les blocs VII et VIII. Maintenant, c'était le tour de mon bloc, le bloc V. Je me transportai avec mes tôlards dans le grenier du bloc VI, dans lequel étaient venus se réfugier d'autres services, tels que la bibliothèque, le journal, etc. Justement, le poste de bibliothécaire devenait vacant par le départ de son titulaire, Lemaire, qui était rapatrié. Joudon, le directeur du journal, me le proposa. Après quelques difficultés, dues toujours à ma situation d'ancien évadé, je fus agréé et je quittai mes tôlards pour le poste universellement envié de bibliothécaire en chef. La période qui s'ouvrit alors pour moi fut certainement la meilleure de ma captivité. Je puis même dire que j'en ai gardé presqu'un bon souvenir. La bibliothèque était assez importante puisqu'elle contenait environ 13.000 volumes, dont 10.000 français. Elle était divisée en deux branches: la bibliothèque du Stalag, destinée à charmer les loisirs des prisonniers d'Hemer même, et celle des Kommandos. Les prisonniers des Kommandos venaient périodiquement me rendre visite, munis d'une caisse que l'on remplissait de livres qu'ils échangeaient à leur prochaine visite. Deux bibliothécaires, de Narp et Galinier, assuraient le service du camp, moi celui des Kommandos avec supervision sur le tout. C'est moi qui recevait les nouveaux livres, qui tenais le catalogue général. Enfin, une équipe de trois relieurs rafistolaient par les moyens du bord les bouquins fatigués et arrivaient à en faire quelque chose de très convenable. Chacun de ces services, bibliothèque des Kommandos, bibliothèque du camp, reliure, disposait d'une pièce bien éclairée, bien chauffée (chauffage central) et dont les murs avaient été préalablement peints d'une agréable couleur rose. Sur le même palier, se trouvait encore la chambre où habitait le personnel de la bibliothèque et le bureau du journal qui, au début, était aussi la chambre où je logeais avec Joudon. Le journal du camp "Pour Nous" avait été fondé par Max de San Lazaro et Marachini dès le début de la captivité avec des moyens de fortune. Depuis, il s'était officialisé et tirait à 3.500 exemplaires. il paraissait deux fois par mois et contenait, outre les petites nouvelles du camp, les élucubrations, plus ou moins palpitantes, des prisonniers. Son directeur actuel était Pierre Joudon. Celui-ci était doué du génie du confort. Son installation, dont je bénéficiais, était merveilleuse. C'était certainement le plus sybarite des prisonniers. Lampe de bureau, vaisselle de faïence au lieu des traditionnelles gamelles de fer, réchaud électrique dissimulé dans un petit tabouret fabriqué exprès, lampe acétylène pour lire après l'extinction des feux, ravitaillement abondant, il vivait comme un coq en pâte et me fit partager sa vie à grandes guides. Nous avions même notre cuisinier particulier, le nommé Sonnette qui, recevant peu de colis, nous confectionnait des plats savoureux que nous partagions avec lui. Après le départ de Lemaire, son ancien coéquipier et mon prédécesseur à la bibliothèque, nous restâmes deux dans notre petite chambre. Le service allemand dont nous dépendions était la Betrevung. Le terme est intraduisible en français. C'est le service chargé du moral des prisonniers, de leur vie intellectuelle et spirituelle, de leurs loisirs. Il y avait sous sa juridiction, outre la bibliothèque et le journal, le théâtre, l'orchestre, les aumôniers, les sports. Tous ces services étaient maintenant rassemblés au bloc VI, sous la direction d'un capitaine et de deux Sonderführer (lieutenants à titre spécial) nommé Klesse et Heimes. Ceux ci, qui parlaient admirablement le français, venaient nous rendre visite presque quotidiennement et bavardaient longuement avec nous. Parfois, ils nous emmenaient à Hemer ou même à Iselohn, situé à 6 km, ville plus importante qu'Hemer, pour faire des courses pour le Betrevung: ampoules, peinture, fard pour le théâtre, papier pour la reliure, etc. Ces petites promenades étaient, en général, assez agréables à cause de la liberté d'allure qui nous était laissée. Et puis, nous nous arrangions chaque fois pour ramener quelque chose destinée à améliorer notre confort ou notre ordinaire. Au même étage que nous se trouvait donc encore le théâtre. Aménagé dans une grande salle aux murs ornés par Watrin de joyeuses fresques, il donnait deux ou trois représentations par semaine. Max de San Lazaro en était le directeur fort compétent et le principal acteur, assisté de Villemur, Boggio, Gourdet et bien d'autres dont Parisot qui, à sa sortie de prison, avait réussi à obtenir un poste très envié de l'équipe Forster. C'était l'équipe des balayeurs de cabinets. C'était un emploi fort recherché car il ne vous occupait que deux heures par jour. Aussi voyait-on de nobles intellectuels ou des violonistes de talent comme Armand Dionnet, briguer fièrement l'honneur d'être admis à manier le balai et la lance d'arrosage de l'équipe Forster. Ces messieurs du théâtre logeaient derrière celui-ci dans un véritable appartement qu'ils avaient décoré avec un talent étonnant. Un atelier était réservé aux peintres dont le plus talentueux était Pierre Watrin et à notre sculpteur le lyonnais barbu Francisque Lapandéry. Les décors, réalisés par Watrin, Boggio et Lapandéry dit Panpan, étaient des merveilles de goût et d'ingéniosité. J'ai vu jouer dans ce théâtre, outre l'opérette dont j'ai déjà parlé, une autre pièce de San Lazaro "Fille de garce" qui suscita de violentes polémiques, plusieurs pièces de Sacha Guitry, la "Prise de Berg-op-Zoom" entre autres, "Topaze", etc. Un certain nombre de revues. L'orchestre, composé de 25 exécutants environ, était placé sous la direction de René Capdeville, auquel succéda ensuite Turgis. Il jouait pendant les entractes des pièces, pendant les revues et donnait des concerts toujours fort appréciés. A côté du théâtre était le foyer où les prisonniers pouvaient venir jouer aux cartes ou lire des revues pour sortir un peu de l'atmosphère entassée des chambrées dont les plus petites contenaient toujours, au moins, une vingtaine d'hommes. Au rez-de-chaussée, se trouvait la chapelle, peinte et ornée par Watrin et Lapandery, puis, un petit temple protestant, véritable modèle d'élégance et de bon goût. Toute cette équipe vivait la même vie et les rapports d'un service à l'autre étaient, dans l'ensemble, excellents. Nous étions, du reste, les plus heureux des prisonniers. Le matin nous avions appel à 8 heures dans le théâtre. A 8 heures moins cinq, on se laissait glisser hors du lit, en pantoufles on traversait le palier, pour aller au théâtre, et, cette formalité expédiée, on rentrait vite dans sa chambre pour y déguster une tasse de chocolat préparée par Sonnette. Ensuite, toilette balayage de la bibliothèque, mise en ordre des lits et, à 9 heures, je commençais ma lecture en fumant ma première cigarette et en attendant les clients. A midi, Sonnette m'apportait le déjeuner, soupe du camp agrémentée de suppléments. Le soir, appel dans la cour à 6 heures, puis dîner, ensuite, selon les jours, on faisait la lecture, on allait se rendre visite les uns aux autres, on allait au théâtre écouter les répétitions de l'orchestre symphonique ou de l'orchestre de jazz. Je dévorais un bouquin par jour, au moins. Entre temps, nous avions formé un embryon de centre d'étude. Des professeurs bénévoles faisaient de nombreux cours. Pour ma part, je faisais les cours d'anglais supérieur deux fois par semaine et ceux d'allemand élémentaire trois fois par semaine. J'avais donc un cours à faire tous les soirs, sauf le samedi et le dimanche. Je n'avais jamais le temps de m'ennuyer un instant. Un beau jour de décembre 1941, Joudon vint m'annoncer qu'il était réformé. Le même jour, je fus convoqué à la Kommandantur où l'on m'annonça, de but en blanc, que j'étais libéré et que j'allais partir la semaine suivante. Il est impossible d'exprimer la joie qui envahit un prisonnier à qui l'on annonce qu'il est libéré. Il a l'impression que la vie qui était arrêtée depuis des mois va reprendre, qu'il va redevenir un homme au lieu d'être un mort vivant. La nouvelle de ma libération se répandit comme une traînée de poudre et tout le monde vint me féliciter. Avec Joudon, nous nous congratulions mutuellement sur notre très prochain départ. Celui-ci était fixé pour moi au mercredi prochain. Le veille, je refis toutes les formalités que j'avais déjà faites lors de mon départ manqué de février; on me remit mon argent, on me fouilla, on me donna un casse-croûte pour le voyage. Je bouclai mon sac et m'apprêtai à partir le lendemain matin à 5 heures avec trois autres libérés. Mais, à 8 heures du soir, on vint m'avertir que le départ était retardé de 24 heures parce que l'interprète qui devait nous amener à Compiègne venait de rentrer de Paris et avait besoin de se reposer un peu. Déçu, je m'apprétai donc à passer une journée supplémentaire au Stalag. Le lendemain matin, à 10 heures, j'étais en train de transmettre les consignes à mon successeur Roblin, quand un Polonais de la Kommandantur vint me chercher: - "Sie fahren nicht, Herr Courson" (vous ne partez pas), me dit-il d'un air consterné. Quel horrible coup au coeur! Quel écroulement de tous mes espoirs! Je réussis, néanmoins, à faire bonne figure et me rendis avec lui à la Kommandantur. Là, je discutais, je tempêtai de bureau en bureau, demandant des explications mais je ne rencontrais que visages de bois. Du reste, je savais bien que cela était inutile. Évidemment, quelqu'un m'avait encore désigné au dernier moment comme gaulliste. Je compris tout quand j'appris que l'interprète qui devait me conduire à Paris et qui était revenu la veille de notre départ manqué, n'était autre que le fameux Herschbach, dit "l'hypocrite", mon ennemi juré de tous temps. C'était, évidemment, lui qui avait fait le coup. Le destin me vengea, du reste, car peu de temps après il fut condamné à 5 mois de prison pour affaire de moeurs, à la suite de quoi il perdit sa belle planque au Stalag et fut envoyé sur le front de l'est. Je n'avais plus qu'à rendre, une fois de plus, mon casse-croûte et mon argent et à laisser partir, sans moi, mes trois compagnons. Quel chagrin, quel désespoir! Malgré tout, dès la même après-midi, je faisais mon cours d'anglais comme d'habitude. Je crânais toujours mais j'étais bien désespéré et découragé de cette nouvelle déception. Je n'osais plus m'évader car ma première évasion avait désolé mes parents qui s'imaginaient qu'elle avait entraîné l'échec d'une tentative de libération. Et, en effet, pendant que j'étais en prison, le médecin allemand m'avait aimablement fait savoir que, tout de suite après mon évasion, un ordre de mise en congé de captivité était arrivé pour moi. Cela m'avait, du reste fort peu ému car je savais fort bien que ce n'était pas ma tentative d'évasion qui avait empêché que l'on y donnât suite, mais bien la mauvais opinion que l'on avait de mes convictions car il arrivait bien souvent que l'on libérât des anciens évadés. On venait même parfois en chercher certains dans leur cellule avant l'expiration de leur peine. Le départ de Joudon, avec un convoi de malades, était fixé au début de janvier 43. mais il avait déjà laissé sa place à Bernard Letremble, jeune étudiant en droit, scout, qui se destinait au journalisme. Il devait devenir l'un de mes meilleurs amis; j'en reparlerai. Nous lui laissâmes la place au bureau du journal et installâmes notre lit à trois étages dans ma bibliothèque des Kommandos. Entre temps, les prisonniers russes arrivaient par centaines. Vêtus de longues capotes grises, la casquette pointue à étoile rouge ou le bonnet de fourrure à oreillettes sur la tête, beaucoup étaient dans un état pitoyable. La plupart donnaient l'impression d'une grande bestialité. Pourtant chose curieuse, on ne comptait parmi eux aucun analphabète. Beaucoup avaient le type nettement asiatique. Les Allemands les menaient assez durement. Mais pas aussi durement que ne les menaient leurs propres policiers car, comme chez nous, on avait organisé une police interprisonniers. Mais, tandis que nos policiers se contentaient de nous mener au sifflet et à la voix, chez les Russes l'argument habituel était le coup de ceinturon, appliqué n'importe où, à tous propos et hors de propos. Le spectacle révoltait naturellement les braves poilus français qui manifestaient leur réprobation par des sifflets et des "hous, hous" vengeurs. Nous étions, du reste, complètement séparés des Russes par un double réseau de barbelés qui n'empêchaient pas les âmes tendres d'envoyer aux pauvres diables faméliques en capotes grises qui mendiaient de la voix et du geste, cigarettes et provisions. Bientôt, les Russes inventèrent un système plus pratique. Du haut de leurs fenêtres, ils lançaient par dessus les barbelés des lignes lestées. Les bons coeurs qui passaient y attachaient leurs petites offrandes, cigarettes, bouts de chocolat, biscuits. Du haut de sa fenêtre, le pêcheur aux aguets qui constatait que "ça avait mordu", tirait alors vite sa ligne et, souvent, si un de ses camarades plus leste réussissait à intercepter l'envoi, nous assistions à un pugilat. Certaines "lignes de fond" restaient ainsi tendues toute la journée. Il semblait y avoir assez peu de camaraderies entre ces Russes. Il est vrai que la faim et la misère physique altèrent vite les bons sentiments: nous avions pu le constater, même chez les Français, pendant l'été 40. Malgré tout, les Russes, à ce point de vue, nous battaient. Je me souviens, un jour, avoir observé de ma fenêtre un groupe de Russes qui revenait des douches. Certains semblaient bien mal en point et très faibles. Soudain, l'un d'eux s'effondra et ne bougea plus. Sur l'injonction de la sentinelle, deux de ses camarades s'approchèrent de lui et le traînèrent ainsi pendant une centaines de mètres sur le ventre, les jambes traînantes, la tête inclinée vers la terre. C'était horrible à voir. Enfin, toujours sur l'ordre de la sentinelle, deux autres Russes vinrent se joindre aux premiers et saisirent chacun une jambe de la victime qui se trouvait ainsi circuler, si je puis dire, vraiment ventre à terre. Ils n'avaient même pas eu l'idée de le mettre sur le dos ce qui aurait tout de même été moins pénible. Bientôt, le typhus se déclara parmi les Russes. Chez ces pauvres diables sous-alimentés, il fit des ravages. Tous les soirs, une charrette arrivait sur laquelle on empilait dix à quinze cadavres enveloppés et ficelés comme des paquets dans du papier d'emballage. Spectacle peu réconfortant auquel on finit par s'habituer pourtant. Pendant ce temps, le camp était rempli de prisonniers reformés venant d'autres Stalags et que l'on concentrait au VI A, d'où ils devaient partir pour la France. Notre bloc VI en était rempli et ils mettaient partout une joyeuse animation. Les fêtes de Noël et du jour de l'an y gagnèrent en vivacité. Elles furent très réussies cette année là. Grande revue au théâtre, aubade donnée à l'homme de confiance, concerts, arbre de Noël, messe de minuit donnée à 8 heures du soir dans la chapelle pleine à craquer, rien n'y manqua et l'on réussit cette année-là mieux que l'année précédente à donner au Stalag une véritable atmosphère de fête. Celle du 31 décembre fut pour moi un peu gâtée par une horrible rage de dents qui me tint éveillé toute la nuit. Aussi, dès le lendemain matin, je commençais l'année 1942 en allant à l'infirmerie me faire arracher une dent. Le dentiste allemand n'était pas là mais je préférai de beaucoup me remettre aux mains de son assistant, un prisonnier polonais, Chapirai de son nom, et meunier de son état, garçon très propre et très soigneux qui, depuis deux ans, avait eu le temps d'apprendre un nouveau métier. L'opération fut très douloureuse et très longue malgré une triple piqûre de cocaïne car j'avais une inflammation de la racine. Je faillis m'évanouir, mais, une fois l'extraction achevée, la plaie fut si bien nettoyée qu'après avoir avalé un cachet d'aspirine et m'être reposé une heure sur mon lit, la douleur disparut définitivement et je me retrouvai en pleine forme. Le 3 janvier, le premier convoi de réformés partit, emmenant mon commensal Joudon. Il était temps! Deux jours après, le camp était mis en quarantaine à cause du typhus. Personne ne devait plus entrer au camp ni en sortir. Du reste, la maladie fut bientôt jugulée et il n'y eut que huit Polonais et quatre Français d'atteints. Un seul Français et quatre Polonais en moururent. Pendant ces trois semaines, nous étions privés de colis et de lettres. C'était le plus grand inconvénient de cet état de chose, mais grâce à cette coupure avec le monde extérieur, nous avions une paix royale. J'avais pas mal de travail, ayant reçu 3.000 bouquins achetés pour nous en France par le service des bibliothèque de prisonniers de l'U.K.W. Ces livres étaient, pour la plupart, fort bien choisis et c'était un vrai plaisir pour moi de les enregistrer, de les ranger... et de les lire! J'étais aidé par quelques réformés, heureux d'échapper à l'ennui créé par l'oisiveté. Il faisait très froid, la neige était très abondante et je regardais avec envie par la fenêtre les skieurs évoluer sur les pentes des collines avoisinant le camp. Heureusement, nous étions toujours admirablement chauffés. Cette année 42 ne s'annonçait pas trop mal. Avec Lacroix et Letremble, assistés de quelques autres, nous continuions avec ardeur notre oeuvre de redressement moral. Sous l'impulsion de Letremble, toujours plein d'initiatives heureuses et originales, le journal "Pour Nous" prenait un nouvel essor. J'y collaborais parfois. Notre but était de refaire complètement l'éducation morale des prisonniers en partant des principes les plus simples, le patriotisme, l'honneur, la solidarité. Nous faisions des conférences qui avaient toujours du succès, vu la rareté des distractions. Lacroix prêchait d'exemple prenant des mesures énergiques contre le marché noir, les voleurs, instituant une caisse de secours qui connut un grand succès et correspondait à Paris avec le secrétariat des libérés du VIA, fondé à Paris par Dentzer. Les cours du centre d'études continuaient et j'enseignais toujours l'allemand et l'anglais. Tout cela m'occupait beaucoup, d'autant plus que chaque semaine nous avions maintenant une séance de cinéma. Les films étant parlés allemand, je racontais, entre deux bobines, ce qui s'était passé à la précédente. Cela exigeait un effort d'attention et de mémoire incroyable pendant la projection mais ces séances avaient grand succès. Le théâtre continuait ses représentations et ses concerts. En février, vint une nouvelle demande de libération. Je fus longuement interrogé, je me défendis du mieux que je pus, mais, une fois de plus, l'opposition du médecin-chef allemand et surtout de son adjoint, le Dr Kleinschmidt, tué depuis, paraît-il, à Orel, fit échouer le projet. Le printemps revint et, avec lui, les arrivées en masse de civils polonais et russes. Déjà, l'année dernière, nous avions vu arriver d'immenses troupeaux de civils polonais, hommes, femmes, et enfants requis pour le service du travail en Allemagne. Ils passaient quelques jours au camp où ils étaient désinfectés et examinés médicalement avant d'être répartis entre les employeurs. Certaines femmes avaient avec elles leurs tout petits enfants et nous avions, parfois, l'occasion de soigner les unes et les autres à notre infirmerie. Ces civils étaient, bien entendu, séparés de nous par des barbelés, mais je laisse à penser l'agitation que causait leur venue dans le camp. Des flirts super barbelés s'échangeaient par clins d'oeil, sourires, petits billets lancés. Certains prisonniers audacieux arrivaient même à se glisser dans les baraques des civils. Nous avions grande pitié de ces gens arrachés à leurs foyers, de ces familles séparées pour combien d'années? Certains Polonais, prisonniers au camp, retrouvaient parfois des parents, des amis, leur fiancée. L'un d'eux retrouva même sa femme. Je laisse à penser leur émotion. Cette année, aux Polonais s'ajoutaient les Ukrainiens, en convois innombrables. Certaines arrivées étaient piteuses. D'horribles babas en grosses bottes, d'une saleté repoussante, ou même les pieds nus, des pauvres bougres à l'air primitif. D'autres contingents venant des villes étaient plus agréables à voir. Les femmes gracieuses, propres, en robes et fichus pimpants, se mettaient, à peine arrivées, à faire leur petite lessive, nous souriaient, dansaient entre elles. Leur linge multicolore, accroché aux barbelés, contribuaient ces jours-là à donner un aspect étrange et inattendu à ce camp de prisonniers de guerre. Parfois, nos musiciens s'approchaient des barbelés et leur donnaient un petit concert qui avait un vif succès. Je verrai toujours notre accordéoniste serbe jouant "Maréchal, nous voilà" aux applaudissements enthousiastes de la foule soviétique. Un beau jour du mois de mars, nous fûmes avisés d'avoir à descendre dans la cour dans les trente minutes avec toutes nos affaires personnelles. J'avais hérité de tout le barda de Lemaire et de Joudon aussi, après avoir bourré mon sac et mes quatre musettes, je n'eus pas trop de deux couvertures nouées aux quatre coins pour remporter mon patrimoine. Dehors, on nous fit subir une fouille sévère, puis on nous dirigea vers une chambre du bloc III où toute la Betreung devait loger désormais. Nous étions naturellement tous navrés d'avoir à troquer nos confortables appartements pour cette chambre sale où nous serions entassés. Pendant ce temps, une fouille monstre se déroulait dans nos locaux du bloc VI car depuis longtemps nous étions soupçonnés de toutes sortes de crimes, agence d'évasion, etc. Les locaux du théâtre surtout furent saccagés. Leurs bahuts à provisions abondamment garnis car ils mettaient tous leurs colis en commun, furent éventrés. Je n'eus personnellement que peu de dommages à déplorer dans la bibliothèque. Mais on ne découvrit rien de grave, pas même la radio cachée sous la scène du théâtre et qui me permettait tous les soirs d'écouter la radio anglaise et de diffuser les nouvelles. Jamais je n'ai su comment elle avait pénétré dans le camp. A la suite de cette fouille, l'équipe de la Betreung fut chargée de nettoyer tout le bloc VI de fond en comble. Ce fut un rude travail. Depuis le grenier qu'il fallut débarrasser des centaines de paillasses pleines de puces que les réformés y avaient laissés, jusqu'au W.C. qui étaient engorgés. Nous passâmes une matinée entière à remplir, hisser et transporter dans un autre puisards des seaux remplis d'une matière malodorante jusqu'à ce que le niveau ait suffisamment baissé pour permettre à l'égoutier professionnel d'intervenir. Nous lui cédâmes la place avec plaisir. C'est ainsi que j'eus l'occasion, en captivité, d'exécuter jusqu'au métier de vidangeur. Tout ceci se fit, du reste, comme d'habitude, avec bonne humeur et donna naissance à force plaisanteries. Il nous fallut nous organiser tant bien que mal. Le départ en kommando de mon cuisinier Sonnette me fit joindre la popote du théâtre. J'en fus content car depuis le départ de Joudon et de Lemaire, je me sentais un peu seul. L'un de nous était cuisinier et centralisait et répartissait toutes nos provisions. Le milieu du théâtre était agréable et gai et nos repas toujours animés de discussions parfois violentes sur la musique, la littérature ou autre chose. Un jour, nous offrîmes à Lacroix un grand repas de 24 couverts dans notre chambre où tous les lits étaient dissimulés par les couvertures. Nous étions servis par deux maîtres d'hôtel en veste blanche (notre chef-popotier et son aide). Tous les dimanches matin, on allait à la cuisine faire cuire un seau de chocolat. Nous eûmes encore une autre fouille monstre. Tout le camp fut parqué pendant une journée dans un enclos alors que tous les bâtiments étaient minutieusement visités. On confisqua, en particulier, tous les sacs de couchages, sauf le mien que je tenais de Joudon et qui échappa à toutes les investigations, je ne sais par quel miracle car je ne l'avais pas caché. Un dimanche matin, l'on vint nous avertir que le colonel ayant remarqué combien peu et mal nous saluions, nous allions avoir, par punition, exercice de salut toute la matinée. Les prisonniers français, sous la conduite de sous-officiers, passèrent donc la matinée à manoeuvrer dans la cour. J'eus ainsi une petite escouade qui me salua bien 500 fois en deux heures. A la suite de cette matinée, la plus exquise politesse régna toute la journée dans le camp. Chaque prisonnier en rencontrant un autre le saluait avec affectation: -"Oh! pardon, je crois que je ne vous ai pas salué". Dans la cour, dans les escaliers, à la soupe, partout, tout le monde saluait tout le monde, sous l'oeil étonné et incompréhensif de nos sentinelles. La vie sportive se développait au camp. Aux matches de football succédaient les matches de volley-ball et surtout de basket-ball. Les boulistes organisaient de grands tournois. Dans un coin, on avait aménagé un tremplin de saut et dressé une barre fixe. Enfin, le ping-pong connaissait toujours le même succès. Nous commencions à nous habituer à notre petite chambre où tous les soirs nous faisions d'interminables parties de Monopoly, quand un nouvel ordre de changement arriva. Cette fois, tout le bloc III passait au bloc IV. C'était celui où j'avais logé à mon arrivée à Hemer, deux ans plus tôt. Notre équipé réussit à obtenir pour le groupe de la Betreung deux petites chambres mansardées que nous blanchîmes, astiquâmes et qui devinrent tout à fait sympathiques. Notre popote de douze types s'installa dans l'une. Nous étions un peu à l'étroit mais l'un de nous avait installé un système de table à rallonges qui nous permettait de dîner tous ensemble sans être trop serrés. On se serait cru dans le poste d'équipage d'un navire avec nos lits à trois étages tout autour de la pièce. Il y avait là Parisot, San Lazaro, Gourdet, Villemur, Melun, Boggio, Granger, Colombani, Dionnet et moi-même. Watrin se trouvait à l'infirmerie en instance de réforme. Tout cela formait une atmosphère de chaude camaraderie dont j'étais presqu'heureux. Dans la pièce à côté, logeaient Letremble, l'équipe du journal, l'équipe de la bibliothèque et quelques musiciens. Vraiment certains soirs, au dîner et après le dîner, notre volet de défense passive bien appliqué, groupés autour de notre table tous les douze dans notre petite chambre bien propre et bien en ordre, la porte fermée, nous nous sentions chez nous et, je le répète, presqu'heureux. Cela ne devait pas durer. Le 23 juin, au soir, je vis Letremble s'approcher de moi avec un large sourire. - "Félicitations" - "Quoi?"- "Comment! Tu ne sais pas? Tu vas aux douches demain matin. C'est sûrement pour être libéré". Je ne le pensais pas. C'était plutôt parce que je devais être muté dans un autre Stalag. A l'appel du soir, en effet, on appelait: "13.639 aux douches demain matin, avec les bagages". Renseignements pris, j'étais, en effet, muté. Quel cafard! Penser qu'il fallait maintenant quitter tous mes camarades - dont certains étaient avec moi depuis deux ans - pour aller dans un camp inconnu où tous les groupes déjà formés n'auraient que faire d'un intrus! Le lendemain matin, en sortant des douches, j'appris que j'allais être dirigé sur le Stalag IIIA à Luckenwalde, à 40 km au sud de Berlin. Cela me rendit un peu d'espoir, peut-être les démarches de Scapini commençaient-elles à avoir de l'effet. Mais j'avais quand même le coeur bien gros de quitter mes camarades. Mon départ était fixé au lendemain matin, 25 juin. En fait, le camp, excédé de recevoir des demandes de libérations et ne voulant pas se déjuger, avait fini, je crois, par proposer mon envoi dans un autre Stalag où les gens, non prévenus, pourraient se faire une idée impartiale de l'opportunité qu'il pouvait y avoir à me relâcher. J'étais bien décidé, dans ce nouveau camp, à ne pas attirer l'attention sur moi. Je passai la journée du 24 à faire mes adieux, la mort dans l'âme. Le 25, au matin, la chambre m'offrit le chocolat du départ. A 7 heures, on vint me chercher. Au moment où j'allais partir, après une fouille (une de plus) un jeune chanteur du théâtre, employé à la poste du camp, arriva haletant avec deux colis pour moi. L'un d'eux, qui venait d'Anne, contenait au moins 25 paquets de cigarettes. J'en posai un sur le lit de chacun de mes camarades, rebouclai tant bien que mal mes bagages et sortis, chargé d'un sac anglais énorme, de quatre musettes, d'une caissette en bois sur laquelle étaient attachées les colis que je venais de recevoir et ma pèlerine de cavalerie, légendaire dans tout le camp. J'étais vraiment chargé comme un mulet. A la porte du camp, je trouvais tous mes camarades que l'on avait été chercher en vitesse. Je les embrassais, la gorge serrée, sans pouvoir articuler un mot. Je ne pus embrasser Lacroix qu'on n'avait pas pu trouver et, flanqué d'une sentinelle, je franchis la porte du Stalag hérissée de barbelés. Puis, je me retournai et vis tous mes camarades, pour la première fois, de l'autre côté de la barricade, accrochés aux barbelés avec leurs bons sourires émus, me souhaitant une prochaine libération. Cela me fit une impression horrible et je m'éloignai bouleversé de ce Stalag VIA où venaient de s'écouler deux ans et vingt jours de ma vie. Flanqué de ma sentinelle et râlant sous le poids de mes bagages, je pris le train pour Iserlohn pour la dernière fois. D'Iserlohn, nous gagnâmes Schwerte où nous rejoignîmes la ligne de Berlin, par Bielefeld et Hanovre. Ma sentinelle avait conçu une assez haute opinion de moi du fait que j'étais transféré seul dans un camp proche de Berlin. Il racontait à tout le monde qu'il accompagnait à Berlin un "attaché militaire" de haute importance. Tout le monde me regardait avec considération. A un moment donné, je me trouvai seul dans mon compartiment avec ma sentinelle et une dame. Celle-ci se mêla à notre conversation qui fut bientôt animée. Ce n'est qu'au bout d'une heure peut-être que nous nous rendîmes compte que cette brave femme ne croyait pas du tout parler à un prisonnier mais à un Allemand. Elle fut stupéfaite quand nous lui apprîmes la vérité. Il y a tant de gens en uniforme en Allemagne et tant d'uniformes différents que tout le monde s'y perd. Plus loin, je fis la conversation avec des soldats revenant du front de l'est, en particulier un jeune danseur de ballet. Tous s'accordaient à dire combien la lutte était rude. Enfin, vers 2 heures du soir, nous descendîmes à la Postdamer Bahnhof de Berlin. En débarquant, je tombai sur trois officiers français que l'on dirigeait sur le Stalag IA, le camp des aspirants à Königsburg pour y être adjoint au général Didelet, commandant français du camp. Nous échangeâmes quelques paroles: - "Ce n'était pas ainsi que nous avions rêvé d'entrer à Berlin", disait l'un d'eux. Et, de fait... Notre train pour Luckenwalde ne partait que le lendemain matin à 5 heures d'une autre gare. Il s'agissait donc de trouver un endroit où nous reposer quelques heures. Après nous être fait éjecter du buffet que ne devait pas souiller un prisonnier, nous finîmes par apprendre qu'à la Friedrichkaserne dans la Friedrichstrasse, il y avait un local où pouvaient être entreposés des prisonniers de passage. Nous prîmes donc le métro qui me sembla fort beau et comparable à celui de Londres et je fus incarcéré dans une salle où ronflaient déjà plusieurs prisonniers serbes. Je tombais, écrasé de sommeil, sur ma paillasse et m'endormis. A 4 heures, mon gardien vint me chercher. Il était de fort mauvaise humeur, la figure enflée, ayant été dévoré par les punaises toute la nuit (moi pas). Nous traversâmes les rues de Berlin et prîmes le train pour Luckenwalde. Une heure plus tard, nous étions arrivés et nous apprîmes que le Stalag se trouvait à une demi-heure de la ville sur un plateau. Heureusement, une brave femme qui allait dans cette direction me permit d'empiler mes bagages sur son chariot et nous partîmes à trois. Le soldat et la bonne femme flirtent devant et moi derrière traînant mon petit chariot. Nous arrivâmes au Stalag sous un soleil qui commençait à être chaud. Le Stalag IIIA se trouvait au sommet d'un immense plateau au milieu d'un terrain de manoeuvres militaires. Le paysage est typiquement brandebourgeois. Des pins à perte de vue sur un sol sablonneux. Le camp n'est pas composé de casernes comme au VIA mais de baraques en briques dont l'alignement se prolonge à perte de vue. Je suis conduit à la Kommandantur où, après une longue attente de près de deux heures, un interprète allemand vient me demander les raisons de mon transfert du VIA. Je les ignore et suis étonné et déçu qu'il ne les connaisse pas davantage. Je suis ensuite dirigé sur la baraque dite des entrées où, pour des raisons administratives, je devrai rester sans couverture et sans repas jusqu'au lendemain matin, moment auquel je passerai aux douches. Dans l'après-midi, j'apprends que l'ancien homme de confiance qui se trouve encore au camp est un nommé Brisset qui est attaché au Consulat. Très content d'avoir un collègue, je vais le voir, le manque, mais lui vient me voir à son tour dans le courant de l'après-midi et m'explique utilement le camp. Le lendemain, après les douches, je suis affecté à la baraque 36 nord, celle des "officiers réfractaires". L'intérieur de ces baraques comprend deux grandes salles dénommées d'après leur orientation, séparées par un lavabo. Ces salles contiennent deux cents places. Des rangées de lits à trois étages, des tables et des tabourets composent l'ameublement. L'ornement en est assuré par mille objets hétéroclites accrochés au-dessus des lits et jusqu'au haut des poutres. On a l'impression d'un immense marché aux puces. Ajoutez à cela le bruit que peuvent faire 150 à 200 personnes vivant en commun: le résultat n'a rien d'agréable. Combien je préférais nos chambres entassées du VIA où nous n'étions jamais qu'une quarantaine au plus. La plupart des couchettes du bas, au ras du sol, n'étaient pas occupées parce que vraiment trop inconfortables et trop infestées de puces. Toutefois, je dus m'en contenter pendant quelques jours, toutes les autres étant prises. Je devais me mettre à quatre pattes pour pénétrer dans cette alcôve sombre et, une fois couché, je me trouvais environné de chaussures et d'objets ménagers de toutes sortes. J'avais vraiment l'impression de loger dans une niche à chien. Assez rapidement, heureusement, je pus avoir une couchette supérieure ce qui fut une grosse amélioration. Il n'y avait pas de paillasse à cause des puces. mais avec nos isolateurs et un morceau de bois, nous fabriquions des espèces de hamacs qui atténuaient un peu la dureté de nos lits. Je me sentais très isolé dans ce camp et regrettais de toutes mes forces ce Stalag VIA que j'avais tant maudit. Je me sentais exclu de tous les groupes bien qu'ayant lié tout de suite connaissance avec des prisonniers. Le camp, pourtant, ne manquait pas d'agrément. Il comprenait un stade fort bien aménagé au milieu d'une sorte de petit pré verdoyant en bordure d'un bouquet de sapins. Quel plaisir de pouvoir toucher des arbres, s'asseoir à leur ombre! Au VIA, il n'y avait pas un seul arbre. Le soir, quand les corvées diverses étaient rentrées, le camp présentait un aspect des plus pittoresques. Tout le long d'une tranchée pare-éclat creusée dans le sable en bordure du camp, des petits fourneaux improvisés fabriqués avec des boîtes de conserves s'allumaient par douzaines et chacun, avec une joyeuse animation, s'affairait autour de sa "tambouille" car, il faut bien le reconnaître, la nourriture est la principale consolation du prisonnier. Je passai ainsi quelques jours me promenant dans le camp, prenant des bains de soleil lorsque le temps le permettait, lisant les livres de la bibliothèque. Je fus, une fois, interrogé par un sous-officier de l'Abweh, connu sous le nom du "nain vert". Il me demanda pourquoi je n'étais pas en Kommando. Fidèle à ma décision de ne pas me faire remarquer, je lui répondis que personne ne m'avait demandé d'y aller et que depuis mon arrivée au Stalag j'attendais qu'on s'occupât de moi. Vers le 5 juillet, un jour où il faisait une chaleur écrasante, je reçus l'ordre de me préparer à partir en Kommando. Je fus un peu déçu car j'espérais toujours qu'un ordre allait arriver de me mettre à la disposition de l'Ambassade Scapini. Le Kommando, c'était l'enterrement de première classe en perspective. Je bouclai donc mon sac et partis, en compagnie de deux autres prisonniers et de mon chef de Kommando, un sous-officier allemand. Après avoir rejoint à travers bois la gare de Luckenwalde, nous prîmes le train pour la gare de Berlin Kichterfalde. De là, un tramway nous conduisit à Teltow, petite ville de la banlieue immédiate de Berlin où se trouvait le Kommando 941D, dont je devenais l'interprète. Le Kommando se composait de deux baraques situées dans la cour d'une cimenterie et posées sur le sable. Une clôture simple de barbelés les entourait. Au nord, les baraques dominaient directement le canal de Teltow, détail qui me ravit. Quelle joie de revoir de l'eau et des bateaux! A l'ouest une prairie appartenant à la cimenterie. Nous étions presqu'à la campagne, des prairies, des bois, des champs étaient à proximité immédiate. Les baraques étaient très confortables. De larges couloirs, des petites chambre de douze, à lits à deux étages et non trois. Le tout à l'égout, l'eau courante, l'électricité et, dans chaque baraque, un appareil à douches à chauffage à bois. Du reste, on m'avait prévenu que j'allais dans un "bon" Kommando. L'effectif en était de 230 prisonniers dont quelques-uns affectés à la cimenterie et les autres à l'usine d'appareillage électrique List. Je fus accueilli avec une certaine froideur et même une certaine méfiance. En effet, mon arrivée coïncidait avec le départ d'un certain Lucas, considéré à tort ou à raison comme un mouchard. De plus, dès mon arrivée, Lucas m'avait agrafé et parlé assez longuement dans la cour du Kommando. Cela n'était pas passé inaperçu et il n'en fallut pas plus pour que l'on crut que je venais le remplacer. Je ne m'en affolai du reste pas outre mesure; je ne cherchai pas à faire de la popularité mais restai dans mon coin attendant que la confiance naisse, ce qui ne tarda pas. Au bout de quelques jours, j'étais adopté par le Kommando entier. Le Kommando était, comme tout ceux de la région, au régime dit "de surveillance allégée", c'est-à-dire que nous avions une carte qui nous permettait de nous promener seuls dans un rayon de 3 km théoriquement. Interdiction nous était faite de nous rendre sur le territoire de Berlin, c'est-à-dire de franchir le canal qui en constituait la limite. Quelle joie ce fut pour moi de me promener dans les bois et les champs et, pour la première fois depuis plus de deux ans, de pouvoir être seul! Marcher seul, se promener seul, je me sentais presque libre. La vie au Kommando était terriblement monotone. C'était son principal défaut. Le matin, mes camarades se levaient vers 5 h1/2 et filaient individuellement à l'usine avec, à l'épaule, la musette contenant leur casse-croûte. Moi, je restais couché le plus longtemps possible pour tuer le temps, ce qui me valait des injures cordiales et de bourrades des malheureux travailleurs. Vers 8 heures, tout de même, je me décidai à me lever et à faire ma toilette. Ne restaient à cette heure-là au Kommando que le chef du Kommando français, un adjudant méridional, l'infirmier et les malades, certains prisonniers affectés à l'entretien des baraques et ceux qui avaient été d'équipe de nuit à l'usine. L'infirmier allait alors porter la liste des malades au sous-off allemand, ce qui nous valait chaque fois une explosion de colère, des discussions interminables, parfois un rassemblement des soi-disant malades lorsque ceux-ci étaient trop nombreux et des tentatives de guérison immédiate par le Kommando Führer. L'obstination des malades en triomphait, du reste, toujours. Deux fois par semaines, le mardi et le vendredi, je les conduisais en consultation à l'hôpital militaire, accompagné de l'infirmier. Il y avait environ deux kilomètres a faire à pied par de charmants petits sentiers à travers bois et champs. A l'hôpital, nous trouvions les malades des autres Kommandos de la région. Je faisais l'interprète pour tous les Kommandos en général, la plupart n'en ayant pas. Je refaisais ainsi mon ancien métier de l'infirmerie du Stalag VIA. Cela prenait habituellement toute la matinée. Vers 11 heures, les hommes du service d'entretien chargeaient sur une charrette deux gros Bouthéon et allaient chercher à l'usine la soupe pour le personnel demeuré au Kommando. La nourriture n'était pas trop mauvaise, cent fois meilleure en tout cas qu'à Luckenwalde où l'on crevait littéralement de faim. Parfois, au lieu des traditionnelles pommes de terre, l'usine nous offrait quelques légumes, des petits pois, des choux, des carottes qui étaient accueillis avec enthousiasme. Après le déjeuner, je faisais une sieste prolongée, aussi prolongée que possible, toujours pour tuer le temps. Lorsqu'il faisait beau, je prenais un bain de soleil dans la prairie. A 4 heures, l'adjudant, le sanitaire et moi prenions une charrette à bras et nous rendions à la poste pour aller chercher les sacs de colis. Vers 6 heures, les prisonniers commençaient à rentrer de l'usine. Alors commençait mon véritable travail. Distribution des colis, d'abord, par le chef du Kommando qui les fouillait. C'était une lutte pour obtenir que soient remises aux intéressés les choses interdites, vin, alcool, etc., qui ne manquaient pas. Ensuite, j'avais à régler les différentes questions que pouvaient avoir à traiter les P.G avec le sous-officier allemand. Échange de vêtements, etc. Vers 7 heures, enfin, je pouvais aller manger mon dîner que me préparait un nommé Gencel avec qui je faisais popote. Il était entendu que lui cuisinait et que je faisais la vaisselle. Dès la rentrée des prisonniers, les poêles à bois et les réchauds électriques sont mis en action. Tout le monde prépare son dîner avec les produits des colis. La ligne électrique ne peut supporter cette tension et les plombs sautent, parfois deux ou trois fois par soirée à la grande fureur du chef du Kommando qui jure de confisquer tous les réchauds et d'arracher toutes les prises. Peine perdue. Le Kommando n'est-il pas employé dans une usine d'outillage électrique? A 10 heures, enfin, le sous-officier passe l'appel, accompagné de l'adjudant et de moi-même. Là encore quelques drames lorsqu'il manque un prisonnier évadé ou simplement en bordée, et la journée est finie. L'atmosphère était, dans l'ensemble, assez gaie. N'est-on pas toujours gai quand on est entre jeune? Le dimanche, nous allions entendre la messe dans un kommando voisin. L'après-midi, j'allais faire une promenade dans les environs en compagnie de quelques camarades, nous piquions une tête dans le canal, ce qui nous était strictement interdit, du reste. L'eau était bien sale mais, en ce troisième été de captivité, je ne pouvais résister à l'envie de plonger, de nager pour me griller au soleil ensuite. Après nous allions assister, librement mêlés à la population civile, aux matches de football qui se déroulaient sur un terrain de sport voisin de notre Kommando. L'équipe de Teltow y rencontrait des équipes de localités voisines et nos braves prisonniers qui se trouvaient pour la plupart au Kommando depuis le début de la captivité, faisaient preuve d'un véritable esprit de clocher et se montraient fervents "supporters" de "notre équipe". il arrivait, du reste, souvent que les Teltowiens fissent appel à un ou deux de nos meilleurs footballeurs pour renforcer leur équipe car les rapports avec la population civile étaient excellents. Nous assistâmes, un jour, à un match "Luftwaffe contre S.S". nos prisonniers prirent parti avec une telle ardeur pour la Luftwaffe qu'un officier des S.S vint les prier de se taire ou de quitter le terrain. Nous avions aussi nos matches à nous. Le commandant du Stalag IIIA, beaucoup plus bienveillant et à la hauteur que celui du VIA, organisait des tournois avec matches inter-Kommandos. Notre équipe allait en rencontrer d'autres dans des Kommandos assez lointains comme Juterbog ou Nikolasee, ou bien allait à Luckenwalde lutter contre l'équipe du Stalag. A notre tour, nous recevions des visites. Cette initiative heureuse causait la plus grande joie à tous les prisonniers car elle nous amenait ce qui nous manquait le plus: un peu de diversion. Parfois encore, des Kommandos voisins donnaient des séances récréatives auxquelles nous étions invités. C'étaient par exemple, les Kommandos des usines concurrentes de la nôtre, Dralowid ou Bosch. Notre Kommando avait eu un théâtre avant mon arrivée. Celui-ci n'existait plus mais nous avions encore un petit orchestre de deux ou trois musiciens qui était fort apprécié. Nous organisâmes, une fois, une fête sportive qui eut un grand succès. Il y avait des épreuves de course à pied, de saut en hauteur et en longueur, de lancement du poids, etc. Je fis bonne figure dans le 100 mètres et la course de relais, à ma grande surprise. Le clou de la fête fut une exhibition de boxe donnée par deux jeunes travailleurs civils. Car nous avions des rapports avec les travailleurs civils français, bien que cela fut défendu. Nous étions trop contents de voir et d'entendre des gens qui pouvaient nous donner des nouvelles sur ce qui se passait en France, des gens qui, il y a un mois ou deux, étaient encore à Paris. Les femmes, à cette époque, étaient pour la plupart épouvantables. Certaines, pourtant, étaient gentilles. La première fois que je parlai à une femme française, je me sentis extraordinairement ému. C'était une petite ouvrière bien quelconque, mais cette gentillesse, cette gaieté, cet argot faubourien, tout cela que nous ne connaissions plus et que nous redécouvrions vous mettait presque les larmes aux yeux. Toutes les semaines à peu près, je me rendais avec le chef du Kommando au Stalag, à Luckenwalde, soit en train, soit en camion, pour y échanger des vêtements et du linge, ou différentes choses. Une fois par mois, c'étaient les envois collectifs du gouvernement français, dits "vivres Pétain" que je ramenais à la grande joie de tous. J'aimais bien ces petits voyages au Stalag qui rompaient l'impression de solitude et d'étouffement que nous avions au Kommando. Je courais dans les baraques pour y recueillir les dernières nouvelles, les derniers bobards. Mes camarades en faisaient autant, ce qui faisait que le malheureux chef de Kommando se retrouvait sans cesse tout seul au milieu de ses ballots de vêtements et ne manquait pas l'occasion de piquer une colère de plus. Le camion qui nous amenait appartenait à un Kommando de prisonniers dépendant de la Luftwaffe. il amenait, en même temps que nous, les représentants d'une dizaine de Kommandos de la région. L'adjudant allemand qui commandait le Kommando, dit "de la luft" était assez brave type. Au retour, il était de tradition de s'arrêter à une petite auberge isolée sur le bord de la route et pendant que les Allemands buvaient de la bière à l'intérieur, nous en faisions autant dehors sous les arbres. J'aimais beaucoup cette petite halte qui me donnait toujours l'impression, pendant quelques minutes, de vivre une vie normale. parfois aussi, sur le chemin du retour, nous rencontrions des paysans en train de déterrer des pommes de terre nouvelles. Nous leur en achetions un sac ou deux qui faisaient la joie de nos camarades. Sur notre route, nous traversions Grossbeeren où un monument commémore la victoire des Alliés sur Napoléon et où se trouvaient des prisonniers anglais. Le Kommando était, je l'ai dit, bien installé, malheureusement, il était infesté de puces qui nous rendaient tous enragés. Un jour, nous pûmes obtenir de l'usine de la paille fraîche pour nos paillasses. Toutes la vieille paille fut vidée à l'extérieur du kommando et, le lendemain, je m'occupais à la brûler. Pour l'occasion, je m'étais mis en short et le torse nu. Quand je rentrai, me jambes étaient noire de puces. La nouvelle paille n'y changea pas grand chose et je passais mon temps à acheter au village de la poudre insecticide dont j'inondais ma paillasse et mes couvertures sans pouvoir pourtant parvenir à me débarrasser complètement de ces bestioles qui sont un de mes plus mauvais souvenirs de captivité. Je fais souvent des courses au village, ce qui, du reste, n'était pas permis. Pendant que mes camarades étaient à l'usine, j'allais faire leurs commissions. J'allais faire la queue chez l'épicier pour acheter des choses sans tickets, tels que vinaigre, salade. J'allais aussi parfois chez les maraîchers et j'en rapportais des radis, des carottes, parfois même des fruits, en cachette. J'achetais, contre des cigarettes, une bouteille de chianti aux maçons italiens de la cimenterie. Le vin nous décevait toujours, du reste. Nous en avions tellement perdu l'habitude que nous nous disions toujours qu' "au fond, ce n'était pas si bon que cela!" Peu à peu, je commençais à être connu, même dans les Kommandos voisins, et l'adjudant allemand de la compagnie dont nous dépendions venait parfois me chercher lorsqu'un différend avait éclaté entre un employeur et les prisonniers. Car ceux-ci ne se laissaient pas faire, ils connaissaient leurs droits et entendaient les faire respecter. Il fallait seulement les empêcher de se mettre dans leur tort en prenant quelque résolution violente, comme la grève par exemple, qui leur aurait coûté fort cher. La police locale elle-même avait parfois recours à moi. C'est ainsi qu'un jour, alors que j'étais à l'autre bout du village en train de régler un différend entre des prisonniers et leur patron, je vis arriver le chef de Kommando à bicyclette. Il venait me demander de passer au commissariat où le chef de la police venait me voir. Celui-ci me demanda de l'accompagner cher un boucher qui avait pour employé un prisonnier qu'il avait surpris en train de lui voler de la graisse. J'étais prié de chapitrer le prisonnier. Celui-ci était, du reste, effondré car il était traité par le boucher comme le fils de la maison et craignait, non seulement de perdre sa bonne place, mais même de passer en conseil de guerre. Après un long conciliabule, le boucher retira sa plainte et tout fut arrangé. Pendant l'été, le village fut envahi par des hordes de civils ukrainiens. ils étaient, en principe, parqués dans des baraques, mais bientôt on les vit circuler dans tout le village, assiègeant les marchands de primeurs. Ils avaient sur la veste un carré d'étoffe portant l'inscription "Ost" et avaient l'air, ma foi, assez débonnaire. Les femmes qui nous intéressaient surtout, étaient souvent gentilles avec leurs petits fichus. Des flirts s'ébauchaient à l'usine par petits papiers rédigés en sabir franco-russe-allemand, par gestes. Les femmes, qui étaient, pour la plupart, pieds nus, travaillaient comme des hommes. On les voyait décharger des wagons avec une vigueur et un entrain formidable. Certain contremaître disait: - "Elles travaillent mieux que trois ouvriers allemands". Il y avait aussi des prisonniers russes qui déchargeaient les péniches sur le bord du canal. Quand je revenais de l'hôpital, j'en voyais toujours un ou deux, trompant la surveillance de leurs sentinelles, se précipiter à travers les fourrés, venir au bord du chemin, se mettre correctement au garde-à-vous, saluer et demander: "camarade, cigarette". Les gardiens allemands des Russes trouvaient qu'ils étaient beaucoup plus agréables à garder que les Français parce que beaucoup moins rouspéteurs, beaucoup plus propres et surtout, les pauvres, beaucoup moins encombrés de bagages et de vivres qui mettent tant de désordre dans les cantonnements. Les Polonais civils portaient sur leur veste un P jaune. Ils n'avaient le droit d'aller ni au cinéma, ni au café, ni dans les fêtes publiques. ils avaient droit à un congé annuel pour retourner chez eux. Un oukase du camp obligea nos prisonniers à porter un F métallique sur leur veste ou leur calot à l'intérieur des usines. Après quelques protestations contre une mesure considérée comme vexatoire, nos compatriotes se montrèrent si fiers d'avoir un insigne proclament leur qualité de Français qu'ils gardèrent leur F même à l'extérieur. La vie n'était, somme toute, pas désagréable au Kommando. Je me portais fort bien, vivant comme un pacha, n'ayant pour ainsi dire rien à faire qu'à me vautrer au soleil. Pourtant, pour la première fois depuis le début de la captivité, mon moral commençait à flancher. Je m'ennuyais à mourir. Je dévorais les livres de la petite bibliothèque du Kommando mais il y en avait peu d'intéressants. De la fameuse libération Scapini, je n'entendais plus parler. Je commençais à croire que j'étais définitivement oublié au fond de mon Kommando. Un petit incident vint cristalliser mon cafard. Nous avions des volets de défense passive, en tôle. Ils étaient en fort mauvais état. Il fut décidé de les porter à l'usine pour les faire réparer. Pendant plusieurs jours, je chargeai les volets sur une charrette à bras et les menai à travers les rues de la ville à l'atelier de réparation. Tout à coup, je me sentis profondément découragé. J'avais l'impression d'être dégradé pour toujours. Quand je faisais un retour sur moi-même, je pensais que trois ans auparavant je serrais la main au Président de la République, à Londres et que, depuis plus de deux ans, je menais la vie humiliante de prisonnier, poussant maintenant une charrette à bras dans les rues. La guerre ne parraissait pas devoir finir et il me semblait que je ne reviendrais plus jamais l'homme que j'avais été. Je recommençais à nourrir des projets d'évasion. J'avais décidé que si, trois mois après mon arrivée au IIIA, je n'avais pas entendu parler de libération, je tenterais de nouveau de me libérer par mes propres moyens. La date fatale était donc le 25 septembre. Le 18 septembre au soir, mon chef de Kommando (un nouveau venu) me fit appeler. - "Connaissez-vous le 13.639 VIA? - c'est moi - C'est vous? Eh bien, mes félicitations, vous êtes libérés". Et il me montre un ordre de mission aux termes duquel je devais être conduit le lundi suivant au Stalag pour être libéré. Ma joie est facile à deviner bien qu'elle fut un peu tempérée par le souvenir de mes précédentes déceptions. Pourtant, cette fois, j'avais bon espoir. Les deux derniers jours que je passais au kommando furent délicieux. Je nageais dans l'euphorie, regardant tout de l'oeil détache du monsieur qui sait que pour lui tout cela est fini. Le dimanche 20 septembre, l'équipe de football du Stalag vint rencontrer la nôtre. Nous lui fîmes une grande réception, la bière coula à flots car nous avions la possibilité d'acheter de la bière au village, ce qui me changeait agréablement de l'éternelle limonade du VIA. Et, le lendemain, 21 septembre, à 5 heures du matin, toujours chargé comme un mulet, je quittai le Kommando pour toujours. J'avais, cependant, une crainte: celle de moisir pendant de longues semaines au Stalag: certains de nos camarades, rappelés pour être libérés au titre de la relève, y ayant passé cinq à six semaines, tremblant à chaque instant de peur à l'idée d'un contrôle possible. Certains mêmes attendaient leur libération depuis le mois de mars. L'état d'esprit du prisonnier en instance de libération est tout à fait spécial. Il est à l'affût de toutes les nouvelles pouvant, dans un sens ou dans l'autre, influer sur son départ éventuel, finit par devenir perméable aux bobards les plus ahurissants et, pour peu que ce supplice se prolonge pendant quelques semaines, finit pas donner des signes très nets de déséquilibre mental. Je craignais d'avoir maintenant à subir cette épreuve. Arrivé au Stalag, je commençai par passer, comme la première fois, une journée à la baraque des entrées. Dans la journée, j'assistai à l'arrivée et fis la connaissance de mes futurs camarades de libération. C'étaient presque tous des employés du service des poudres rapatriés à la suite d'un accord franco-allemand et quelques marins oubliés. Le lendemain, nous fûmes transférés à la baraque 32 nord, dans l'attente de notre départ. Celui-ci n'était fixé, en principe, qu'au vendredi. La semaine s'écoula dans la fièvre et l'angoisse. Notre principal objet était d'éviter les corvées. Tous les matins, tous les prisonniers disponibles étaient conduits sur la grande place centrale du camp. On appelait cela le marché aux esclaves. Alors venaient prendre leurs clients tous ceux qui en avaient besoin. L'astuce était donc de ne pas se laisser conduire au marché. Je réussis, du reste, fort bien à ne pas y aller une seule fois. J'avais comme voisin de lit un jeune prisonnier très sympathique qui, évadé repris, s'attendait d'un jour à l'autre à partir pour Rawa-Ruska, en Pologne russe, le camp spécial pour évadés. Quand il sut que j'étais libérable, il me dit simplement: - "vous avez de la chance", d'un ton si poignant que j'en fus profondément remué et que j'eus soudain honte de ma chance imméritée. Notre départ fut remis au samedi soir, puis au dimanche matin. La nervosité et le pessimisme grandissaient. Enfin, le samedi matin, nous fûmes payés et transférés dans une baraque spéciale. Nous étions 120. Nous dûmes coucher par terre mais on s'en fichait bien et puis, on nous donna trois couvertures comme matelas ce qui fait que nous étions mieux que sur nos lits de bois sans matelas du tout. Le même jour, on nous distribua deux jours de vivres et on nous fouilla, très sommairement du reste. Dans la soirée, je trouvai le moyen d'aller voir "Topaze" au théâtre. Nous l'avions donné aussi au Stalag VIA. La salle était bien plus belle au IIIA, les décors aussi, mais les acteurs ne valaient pas les nôtres. J'avais déjà formé avec trois compagnons une petite équipe. J'ai malheureusement tout à fait oublié leurs noms. Le départ était fixé pour le dimanche 27 septembre à 5 heures du matin. Dès 3 heures, on nous sonna le branle-bas. Jamais je ne me suis levé plus allègrement à une heure aussi matinale. A 5 heures, nous étions tous rassemblés, sac au dos, et, à la lueur d'un falot, un officier allemand procéda à un appel. Ce devait être le premier d'une longue série jusqu'à Compiègne. Les appels étaient toujours angoissants surtout pour moi qui avais l'expérience des départs manqués et qui craignais, chaque fois, la réédition du coup de décembre, une dénonciation, un télégramme du Stalag, que sais-je? Enfin, nous nous mîmes en marche et passâmes en colonne par un (bonne occasion qui ne fut pas manquée de faire un nouvel appel) la porte d'entrée du camp, minute très émouvante comme on peut le penser, après 28 mois de captivité. Notre train devait partir à 7 heures du matin pour Forbach Stalag XIIF où nous devions rejoindre un convoi important. Nous nous voyions déjà arrivant à Forbach le lendemain et à Paris dans trois jours. Mais, arrivés à la gare, nous apprenons que le train ne partira qu'à 11 heures du soir. Consternation. Que faire? Remonter au Stalag? Dans ce cas, c'est fini, nous savons bien que notre départ serait remis, à une date indéterminée. Heureusement, le sous-officier allemand qui nous escorte avec trois hommes, décide d'attendre à la gare. Nous préférons tous cela. Voilà nos wagons: 3 vieux fourgons à bestiaux qui semblent abandonnés sur leur voie de garage depuis toujours. On a l'impression que personne n'aura jamais l'idée de venir les chercher pour nous emmener. Pourtant, l'étiquette porte bien "Forbach". Nous nous répartissons dans les wagons et commençons l'interminable attente. Il fait gris, un vent aigre nous glace et, levés depuis 3 heures du matin, nous n'avons rien pris de chaud. Je m'adresse à un camarade débrouillard et lui déclare qu'il n'était pas possible que les soldats français restent toute une journée à faire le pied de grue dans une gare sans trouver le moyen de manger quelque chose de chaud. Il faut absolument nous faire du chocolat chaud. Nous avons du chocolat, du lait et du sucre. Il nous manque l'eau, le récipient et le combustible. Je demande au sous-officier la permission d'aller dans un Kommando voisin chercher des gamelles. Craintif et hésitant, il refuse. Tant pis, on se passera de lui. Je feins de me promener de long en large avec mon camarade et m'éloigne de plus en plus. J'arrive en bordure d'un ancien jardin où travaille un prisonnier. Je lui expose notre situation. Peut-il nous prêter une casserole? Il va en référer à ses patrons qui, non seulement acceptent mais proposent même de nous préparer notre chocolat. Et c'est ainsi qu'une demi-heure plus tard, nous revenons avec deux brocs fumants contenant chacun 2 litres de chocolat au lait. Stupéfaction du sous-off. Tant pis pour lui, s'il avait été un peu moins gourde, je lui en aurais offert. Maintenant, il peut se brosser. Après ce réveil de si bonne heure et cette matinée glaciale supportée le ventre creux, quel délice de sentir ce bon liquide brûlant vous descendre le long du gosier. Il est maintenant midi. La journée se traîne interminable. Nos wagons sont des wagons dits "aménagés pour le transport de troupes", c'est-à-dire qu'ils sont garnis de petits bancs très étroits et trop rapprochés. On serait beaucoup mieux par terre, au moins on pourrait s'étendre. Je ne me vois pas passant une nuit raide comme la justice sur cette banquette. Le soir vient. Nous nous faisons un peu de bouillon kub dans une boîte de conserve vide sur un petit feu de fortune. Tout le monde en fait autant malgré les objurgations des sentinelles. Des bandes de gosses viennent regarder ces petits feux de camps. Les gosses aiment toujours les soldats quels qu'ils soient. Vers 9 heures, nous montons aux wagons, fermons les portes et nous installons pour la nuit. Les uns se couchent sur les banquettes, les autres dessous, c'est un enchevêtrement horrible mais tout le monde finit par ce caser. 11 heures, rien. Minuit, toujours rien. Je commence à me désespérer. C'est fini, nous ne partirons pas, il doit y avoir un contrordre. Demain matin, nous remonterons sûrement au Stalag et alors Dieu sait si nous partirons jamais! Une heure du matin, toujours rien. Il faut en prendre son parti. Essayons toujours de dormir, malgré la déception. Enfin, vers deux heures du matin, un coup de tampon formidable nous réveille tous en sursaut. Oh, joie! Bientôt, après quelques manoeuvres qui semblent interminables, nous nous mettons en route pour de bon et je m'endors, l'esprit apaisé. Le lendemain matin, vers 11 heures, nous arrivons à Halle. Plus de 24 heures après avoir quitté le Stalag, nous n'en sommes encore qu'à 120 km environ. Tant pis, l'essentiel c'est que le voyage soit commencé. Comme nous sommes des libérales, on nous laisse une liberté presque totale. Nous nous rendons, en désordre, vers des robinets où nous nous lavons puis nous allons, en ordre cette fois, à la Croix-Rouge allemande où l'on nous distribue du café et une bonne soupe. Dans la journée, nous passons à Weimar où des prisonniers du Stalag IXA nous souhaitent bonne chance, puis à Erfurt. Deuxième nuit en wagon. Le lendemain, nous passons Francfort, puis Mannheim où une attente interminable sur une voie de garage nous permet de faire notre toilette de nouveau et d'absorber une nouvelle soupe. Nos trois wagons, toujours rattachés à des trains de marchandises, se traînent à 30 à l'heure, parfois même moins, à travers la campagne. A la fin de ce deuxième jour, nos entrailles ont impérieusement besoin de se soulager. Pendant un arrêt dans une gare, je suis chargé de trouver à tout prix des cabinets car je continue à faire l'interprète. Je ne trouve rien, du reste, il faudrait 120 places. Une clameur d'indignation m'accueille à mon retour et une marée humaine descend des wagons et s'abrite, tant bien que mal, derrière un gros tas de pierres. Bientôt, une odeur épouvantable se répand. Le sous-officier allemand est furieux. Il se déchaîne contre nous et me menace de nous ramener à Luckenwalde. Je lui réponds: - "que voulez-vous, vous pouvez nous empêcher de manger, de boire mais vous ne pouvez pas nous empêcher de...". Ces fortes paroles semblent le convaincre car il ne dit plus rien et bientôt notre train repart, laissant aux cheminots de cette gare inconnue un souvenir copieux et malodorant. Nous passons notre troisième nuit dans ce wagon, je commence à être fatigué. Le lendemain matin, mercredi 30 septembre, nous passons Sarrebrück et arrivons à Forbach. Je suis très impressionné de débarquer dans cette ville lorraine. Toutes les inscriptions françaises ont été grattées mais sont encore visibles. On voit encore des traces de combats de 40. Nous traversons toute la ville pour nous rendre au Stalag XIIF, installé, très mal du reste, dans les dépendances d'une caserne. Il n'y a plus de place pour nous. On nous renvoie à la caserne de gardes mobiles, dite "Nord-Kaserne", à l'autre bout de la ville. Nous la retraversons donc. Il fait très chaud et nous avons beaucoup de bagages. Mais nous sommes très ragaillardis par le chaleureux accueil que nous fait la population. Notre caserne est fort belle et nous nous installons confortablement dans des appartements de gardes mobiles. Nous trouvons les sympathiques lits à étages et des paillasses. malheureusement, nous retrouvons aussi nos amies les puces. Tous les jours, nous nous rendons en colonne au Stalag pour y toucher la soupe. A chaque fois, la population sort dans la rue et nous réserve le même accueil qui m'émeut profondément. La nourriture est infecte. Une horrible soupe au poisson et des pommes de terre à l'eau sans sel, ce qui est un mets bien désagréable. Le plus grave, c'est que nous n'avons presque plus de provisions. Pourtant, nous réussirons jusqu'au bout à nous confectionner tous les soirs un petit dîner. Nos soirées dans notre caserne sont joyeuses. Notre petit groupe de quatre s'entend fort bien. Nous sommes, d'ailleurs, traités avec beaucoup d'égards. Un jour, c'est un film français qu'on nous emmène voir dans le cinéma de la ville. Un autre jour, on nous distribue des cigarettes et cinq marks de camp, immédiatement convertis en canettes de bière, car il y a de la bière à la cantine. Tout cela serait fort bien si nous étions fixés quant au départ. Enfin, celui-ci est décidé pour le jeudi 8 octobre. Il ne faut pas trop se plaindre, nous ne serons restés que 8 jours au Stalag XIIF. Je retrouve quelques camarades du VIA qui m'apprennent les dernières nouvelles du camp. Lacroix, destitué et mis en prison pour une histoire de censure et remplacé par Letremble. Allons, l'équipe continue malgré tout. La veille du départ, le 7 octobre, tous les libérables furent massés en carré dans la cour de notre caserne où avait été préparée une tribune entourée de drapeaux français et surmontée du portrait du maréchal Pétain. Le commandant allemand du camp vint, dans un discours du reste plein de tact, nous adresser ses voeux. L'homme de confiance français en fit autant et un colonel ou commandant français, qui était libéré comme nous, leur répondit à tous les deux. L'orchestre du Stalag, qui avait été convoqué pour la circonstance, nous fit une petite démonstration de ses talents. Puis, après une minute de silence à la mémoire de nos camarades morts en captivité, chacun rentra chez soi, très agité à la pensée du départ imminent. Le lendemain, le jeudi 8 octobre donc, grand rassemblement au Stalag. Nouvel appel, toujours bien émouvant et que vient troubler un violent orage. Une grosse déception pour les réformés et les marins qui sont avec nous. Ils ne partent pas. Leur mine déçue fait peine à voir. Nous les consolons de notre mieux mais nous ne voudrions pas être à leur place. En fait, les pauvres marins attendront encore de longs mois leur retour. Enfin, nous nous ébranlons vers la gare, par colonnes de 100. De nouveau, la minute émouvante du passage de la porte du Stalag. A la gare, au lieu des somptueux wagons de 3ème classe espérés par beaucoup, nous retrouvons nos amis les wagons aménagés. Mais ceux-ci sont perfectionnés car ils comportent un poêle avec une petite provision de bois. Tant pis, on s'en contentera pour une nuit. Au moment du départ, alerte. Un avion anglais nous survole, accueilli par un tir nourri de D.C.A. Je ne suis pas content. Je me vois déjà pulvérisé au moment d'arriver. Heureusement, le calme revient bientôt. Un train civil se range le long du nôtre. A notre vue, toutes les portières s'ouvrent, nous sommes littéralement acclamés. J'en ai les larmes aux yeux. Enfin, notre train s'ébranle. Partout, aux fenêtres, dans les rues, les civils nous font de grands signes. Braves Lorrains! Nous passons Metz. Nous roulons encore puis, en pleine nuit, nous nous arrêtons. Une voix française. Nous frappons à la porte. - "Où sommes-nous? - Vous êtes en France!" Un grand silence dans le wagon. Pas un cri. Nous y sommes. Le voilà arrivé ce moment auquel nous pensions tous les jours depuis deux ans et demi. Nous sommes en France. Il n'y a pas à faire de commentaires, chacun sait bien ce que tous les autres ressentent. A Nancy, à 4 heures du matin, nous recevons un casse-croûte de la Croix-Rouge française. Le voilà ce nouveau pain de France. Il est moins blanc qu'autrefois mais comme il est bon! Le préfet régional est sur le quai. Je saute à terre quelques instants, il faut absolument que je fasse quelques pas sur le sol de mon pays. Ensuite, c'est Reims où nous sommes de nouveau gâtés, entourés, harcelés de questions par ceux dont les prisonniers sont toujours là-bas. Devant eux, de nouveau, nous n'osons pas nous réjouir, nous avons honte de notre bonheur. Soissons où les mêmes scènes se renouvellent avec plus d'enthousiasme encore. Nous sommes émus, touchés par l'accueil que l'on nous fait partout. On nous avait tant dit qu'en France on se fichait pas mal des prisonniers. Il n'y paraît guère jusqu'ici. Enfin, à 1h1/2 de l'après-midi, nous entrons en gare de Compiègne. Nous nous croyons au bout de nos peines et je me vois déjà débarquant, le soir même, rue Vineuse. Grossière erreur. Ca commence très bien. De loin, on voit un petit groupe d'officiels évidemment chargés de nous accueillir. Parfait. On nous fait descendre de nos Wagons; on nous groupe sur un quai où le préfet nous fait sans doute un discours de bienvenue dont nous n'entendons pas un seul mot. Mais, à ce moment, un train entre en gare. C'est le rapide de Bruxelles. Une tête se montre à la portière: c'est Maurice Chevalier. Il est immédiatement reconnu. C'est la ruée vers lui des prisonniers qui veulent lui serrer la main. Tant pis pour le préfet, il n'a qu'à continuer son discours tout seul. Vive Maurice! Nous n'avons pas oublié qu'il fût prisonnier pendant 26 mois en 14-18 et que pendant cette guerre-ci il a été rendre visite au Stalag d'Altengrabow - son ancien camp- et qu'il y fît aux prisonniers un petit discours plein de coeur et de compréhension. A la suite de cet incident comique et touchant à la fois, on nous fait remonter dans nos wagons. Je m'aperçois qu'ils sont ornés d'inscriptions à la craie "vive Pétain", "vive Laval", etc. Je ne sais qui les a écrites mais je n'ai vu aucun de nos camarades le faire. Qui d'entre nous possède de la craie, du reste? Notre train repart. Nous revoilà sur une voie de garage. Encore! Nous trépignons d'impatience. Nous avions usé toute notre provision de patience, pensant que nous n'en aurions plus besoin, à Compiègne. Enfin, à 3 heures, nous entrons en gare. Allons-nous débarquer? Pas encore. Au même moment, arrive un autre train de prisonniers. Ce sont des malades venant justement du Stalag VIA. ils passeront avant nous au centre de libération, comme de juste. Je rencontre quelques têtes connues mais j'aperçois l'adjudant de camp, le Lagerfeldwebel qui me connaît bien. Comme je n'étais pas en odeur de sainteté au VIA, je crains qu'au dernier moment il ne me joue un sale tour bien que ce ne soit pas un mauvais type et je disparais prudemment dans mon wagon. Vers le soir, on vient chercher un certain nombre d'entre nous qui iront passer la nuit au Heilag (camp allemand de rapatriement). Les autres, dont je suis, passeront encore une nuit en wagon. Je ne me tiens plus d'impatience. Certains ont pu faire savoir à leur famille qu'ils étaient là et ils reçoivent des visites. Je me suis bien gardé d'en faire autant craignant d'infliger à ma famille une nouvelle déception plus dure que toutes les autres, le cas s'étant déjà présenté de prisonniers arrivés à Compiègne, et refoulés sur l'Allemagne. Je passerai donc encore une nuit en wagon à bestiaux. La cinquième depuis Luckenwald. Nous allumons nos poêles. La Croix-Rouge nous apporte à dîner et je me couche de nouveau sous un banc dans notre wagon bien sale. Mon uniforme est dégoûtant, plein de tâches de graisse et de poussière, depuis le temps que je passe mes nuits par terre. Le lendemain matin, à 8 heures, on vient nous chercher. Quelle joie de penser que quand je reverrai cette gare, je serai habillé en civil. Nous traversons Compiègne sérieusement amochée par les bombardements de 40. Nous arrivons au Heilag, installé dans le quartier des Spahis. Les 1.200 prisonniers de notre convoi sont massés dans la cour où un haut parleur fait l'appel. Nous sommes divisés en groupe de 50. Encore un appel où je ne suis pas oublié, Dieu merci! Je suis à peu près dans le milieu. Vers midi, on distribue la soupe en commençant par les groupes qui passeront les derniers. Arrivés à mon groupe, il n'y a plus de soupe. Ça ne fait rien puisque nous sommes les premiers à passer. A ce moment, les Allemands vont déjeuner et nous voilà contraints d'attendre deux heures, l'estomac creux, par un petit vent glacial qui balaye cette cour. Enfin, les opérations reprennent. Nouvel appel, le dernier, le bon cette fois et, par un petit guichet, on nous tend notre feuille de libération. A partir de ce moment, je ne suis plus qu'un objet, un mouton ballotté tout le long d'une filière d'où je sortirai civil. Première salle. Déshabillage. Nous remetttons nos vêtements militaires à un soldat allemand. Nous passons une porte et nous voilà restitués nus comme Adam à l'État-français qui nous prend en charge. Celui-ci commence par nous administrer une douche, parcimonieuse d'ailleurs. Puis, toujours nus et trimballant sac et musette (ce que ça doit avoir l'air malin, un homme nu chargé d'un sac, de valises et de musette!) Nous passons une visite médicale sommaire. Ensuite, nous sommes poussés dans le magasin d'habillement. 1er guichet: chemise kaki, caleçon long, chaussettes blanches; 2ème guichet: complet Pétain, 2 pièces. Le mien, bleu, a de ravissantes doublures rouges cardinales. 3ème guichet: chandail kaki, béret; 4ème guichet: chaussures. Vite, vite, vite, habillez-vous En cinq minutes, me voilà transformé en civil. Vite, vite, courez au bout de ce bâtiment. Me voilà encore trimballé devant toute une série de guichets où on nous distribue toutes sortes de choses; argent, tickets d'alimentation, cigarettes, prospectus de toutes sortes m'indiquant la conduite à tenir dans toutes les circonstances principales de la vie. On me pose toutes sortes de questions sur mon âge, centre de mobilisation, etc., et me voilà dehors. Maintenant, à la consigne, installé dans un manège. - "Déposez vos bagages. Où allez-vous? - Paris? - Vous partirez demain à 1h30. - Comment? Encore une nuit ici?" Tout cela m'ahurit complètement mais il faut reconnaître que l'organisation est remarquable et que l'on ne peut guère faire plus de choses en moins de temps. Et maintenant, avant tout, il faut aviser la famille. Justement, voici un bureau de poste installé dans le centre même. Je demande: "trocadéro 18-98". Le voici. C'est Nicole qui répond à l'appareil. Je ne lui dis pas tout de suite qui je suis, mais elle ne devine pas. Je finis par lui dire: "c'est Tanguy". Grosse émotion. Papa vient à l'appareil. "Tu es à Compiègne? Bon ! Nous prenons le train tout de suite". Il est environ 5 heures de l'après-midi. Je vais me raser en vitesse, mettre une cravate et un chandail un peu moins kaki. Il faut faire une bonne impression. Puis, je vais dîner. Le réfectoire, installé lui aussi dans un manège, est très bien. On nous sert un excellent repas: viande, vin. Je commence seulement à me rendre compte que je suis libéré. Jusqu'ici, je n'avais pas osé y croire. Au moment où je finis mon dîner, un haut-parleur mugit: "On demande le rapatrié de Courson". Je me précipite. C'est papa, Alain et Nicole. Maman arrive d'Aix-les-Bains demain. Ça me console de passer encore une nuit au centre car elle aurait sûrement été désolée de manquer mon "vrai" retour, mon retour à la maison. Comme ils n'ont pas dîné, j'obtins la permission de sortir pour les accompagner au restaurant. Tout me semble étonnant: les tickets, le terme étrange de "matière grasse" qui me semble un peu dégoûtant, la vue de soldats allemands installés dans nos restaurants. Puis, nous nous quittons, eux repartent pour Paris et moi, je rentre au centre, tout seul, comme un vrai civil heureux comme un roi, malgré la pluie qui commence à tomber. Le dortoir m'offre un vrai lit avec, sinon des draps, du moins un vrai matelas, un traversin et des couvertures propres. Quel délice de poser ses membres sur un matelas après ces nuits passées sur le plancher de mon wagon à bestiaux. Le lendemain matin, dimanche 11 octobre 1942, je commençais par assister à la messe et communier grâce à une absolution collective. Je devais bien ça au bon Dieu. Puis, après un bon café, je baguenaudais à travers le camp. Je n'étais plus impatient. Au contraire, maintenant que j'étais sûr d'être libéré, je trouvais presqu'un certain charme à attendre le moment de débarquer sur le pavé de Paris. Encore un excellent déjeuner et voilà le rassemblement. Le dernier, lui aussi. C'était la première fois, depuis 3 ans que j'étais habillé en civil. Je me sentais extrêmement élégant et pourtant, mon costume Pétain ne l'était guère. A la gare, cette fois, ce sont de magnifiques wagons de seconde classe qui nous attendent. Nous nous carrons voluptueusement sur les banquettes. A côté de moi, un gars de Saint-Denis ne se tient plus de joie et nous raconte ses projets. Soudain, il se dresse comme un ressort: "Voilà la basilique de Saint-Denis! Salut, ma belle!" Nous sommes tous très émus, sans vouloir le dire. Nous entrons en gare du nord. Sur le quai, on nous rassemble encore, on nous compte une ultime fois. De braves messieurs nous préviennent: "Ah! Mes pauvres gars, vous verrez dans quel état vous retrouverez la France!". "Fichez-nous la paix, a-t-on envie de leur répondre, on verra bien, ne nous gâtez pas notre joie de rentrer chez nous". En route vers la sortie. Les quelques types, qui sont devant moi, sont happés par leur famille et me voilà débouchant tout seul sur la place de la Gare du Nord que j'avais quittée trente mois plus tôt à la fin de ma dernière permission. Que se passe-t-il? Sur les trottoirs, une foule maintenue par les agents de police. Pas un cri, un silence de mort. Je suis étonné, intimidé de me trouver ainsi le point de mire de tous ces gens, je ne sais où aller, je m'apprête à prendre une rue au hasard pour me soustraire à tous ces regards quand je vois Alain, Nicole et maman, une petite larme à l'oeil, se précipiter vers moi. Après quelques embrassades, nous nous engouffrons dans le métro où le contrôleur, d'un geste plein de noblesse, refuse de poinçonner mon ticket. Un changement, deux changements, je me laisse guider car il y a longtemps que je n'ai plus le plan de Paris dans ma tête. Enfin, voilà la station Passy, la rue Vineuse, l'appartement. C'est seulement à ce moment que je comprends, cette fois c'est bien vrai, que ce rêve de retour que j'avais fait si souvent sans jamais, chose curieuse, pouvoir le rêver jusqu'au bout, était devenu une réalité, que par une chance miraculeuse j'étais redevenu un homme libre.

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