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L'oeuvre de Michel El Baze: Les guerres du XXe siècle à travers les témoignages oraux   





Jean Save de Beaurecueil
Artilleurs,
mes chers frères...

Guerre 1939 - 1945

Témoignage: Création du Groupe d'Artillerie du Groupement Alpin Sud

POSTFACE de Michel EL BAZE

D'origine hétéroclite et une centaine d'Italiens, ils s'engagèrent volontairement le lendemain de la libération de Nice pour créer, Caserne Saint Jean d'Angély, le Groupe Étranger d'Artillerie qui appuya les troupes américaines jusqu'en mars 1945, à Menton, dans la Vallée de Gorbio, à Castellar, pour déloger l'Allemand. Ils continuèrent leur combat dans la région de l'Aution au sein de la 1ère Division Française Libre avec la fierté "de ceux qui avaient su se décider à temps" pour participer, sur le terrain, à la libération des Alpes Maritimes.
From heterogeneous origin and a hundred Italians, they committed voluntarily after the liberation of Nice to create, Caserne Saint Jean d'Angély, the Foreign Group of Artillery that supported American troops until March 1945, from Menton, in the Valley of Gorbio, to Castellar, to evict the German. They continued their combat in the region of the Aution within 1ère Free French Division with the pride ‘of these they had decide in time" to participate, on the terrain, to the liberation of Maritimes Alpes.

Introduction du témoin

La volonté de fixer fidèlement dans le souvenir des camarades du Premier Groupe Étranger d'Artillerie, une tranche de leur vie qui fut exceptionnelle, a dicté les pages ci-dessous. Ce sacrifice à des mobiles très humains, justifierait certainement ce récit sans prétention, mais d'autres motifs ont retenu mon projet, à mesure que j'y réfléchissais au hasard des correspondances ou des conversations. En effet, les circonstances dans lesquelles s'est créé le 1er Groupe Étranger d'Artillerie étaient des plus exceptionnelles; le pittoresque des situations, très loin de l'habitude; les officiers, sous-officiers, les hommes de troupe formaient une curieuse équipe, et le littérateur pourrait trouver ici de nombreux matériaux pour construire une œuvre solide. Mais le camarade qui a rassemblé les documents qu'ont bien voulu lui adresser ses amis du Groupe n'est pas un littérateur! J'ai voulu, et c'est ici la justification profonde de ces pages, montrer comment chacun des artisans du succès a su, grâce à l'exemple tout clair et tout simple d'un chef exceptionnel, le Colonel Lanusse, et à la volonté de réalisation de son principal interprète, le Commandant Foncet (Dubeau dans l'Armée Active), donner à l'œuvre commune beaucoup de lui-même, naturellement, sans contrainte et dans des conditions franchement difficiles: Chacun de nous avait fait son affaire de la tâche qui lui était assignée et s'y consacra exactement comme si, à la tête de son commerce ou de son industrie, il se devait, pour vivre, de la mener à bien. C'est une leçon d'un ordre plus élevé qui se dégagera ainsi de cette histoire d'une toute petite unité d'artillerie engagée seulement quelques mois sur un front modeste dans la dure Campagne de France. Tout le monde, et nous les premiers, fut frappé du rendement de cet organisme qui semblait invivable; chacun de nous fut stupéfait de le voir se relever des situations désespérées! Mais aussi, chacun de nous savait pouvoir compter sur ses chefs comme sur ses camarades, et c'est à cette entité vivante - baptisons-la amitié, tout simplement - que nous voudrions dédier ces pages. Cette amitié, nous ne voulons pas essayer d'en préciser la physionomie, il faut souligner qu'elle se confondait avec le Devoir tout court. J'aurais voulu faire un récit où n'apparaissent pas de nom particulier. Je pensais, et nous l'avions vécu, que l'œuvre commune vaut parce qu'elle est anonyme; nous avions ainsi ressenti que la plus grande satisfaction pour le subalterne consiste à voir ses efforts capables de lui permettre de réaliser la pensée du chef. Il sait, en effet, alors pouvoir répondre parfaitement à sa mission. Dans de telles conditions, n'était'il pas logique de faire revivre le Groupe Étranger d'Artillerie en montrant l'œuvre et son esprit plutôt que les artisans? J'ai tenté la chose, mais j'y ai renoncé, le récit manquant alors par trop de vie! J'ai donc essayé de relater simplement les faits sans les parer de caractères qu'ils n'avaient pas. Aucun de nous notamment n'est en droit de sacrifier à un sentiment d'orgueil quelconque. Les circonstances n'ont pas permis aux individualités héroïques de se manifester, et seule la satisfaction de la tâche accomplie peut venir entourer nos souvenirs.

La mémoire


Le 25 Août 1944, je ;rencontrai à Marseille à peine libérée, le Colonel Lanusse, sous les ordres duquel j'avais fait, onze ans auparavant mon service actif au 93ème Régiment d'Artillerie de Montagne à Grenoble. Les souvenirs de cette époque étaient si vifs encore, l'impression gardée du Capitaine Lanusse si précise, que je n'hésitais pas à m'engager immédiatement sous ses ordres. Il me semblait avoir enfin trouvé la voie sûre et certaine de servir mon pays à une heure exceptionnelle et à un moment où le sens de la Patrie brûlait plus que jamais dans l'esprit de chaque Français. Il n'était plus question de discuter maintenant ou d'agir dans une ombre glorieuse. Il n'était plus question de se gargariser d'une presse riche en grands mots. Il semblait bien que chacun dut volontairement reprendre sa place dans une Armée magnifique reprenant sur le sol les traditions de grandeur encore vivantes dont nos manuels d'histoire nous transmettaient le souvenir en fin de chapitre, sous le nom de "Lecture". Souvenir particulièrement vif pour moi qui, bien des soirs, relisait ces pages en compagnie de ses deux fils aînés, tandis que les deux cadets admiraient les mêmes héros sous forme d'Images d'Épinal. Marseille, à cette date, était sévèrement bombardé, heureusement par des obus de D.C.A.. Une partie de la ville était occupée et la bataille grondait de la Vierge de la Garde au Port. Des camarades tombaient; il fallait faire quelque chose. Pouvait-on hésiter quand, à la question posée, le Chef, celui qui a votre confiance, vous disait: "Engagez-vous!' Le colonel Lanusse fut chargé d'organiser la Défense du Front Sud des Alpes et prit le commandement du Groupe de Subdivisions du Var et des Alpes-Maritimes, à Nice, où il arriva dès le lendemain de la Libération. Nous étions les premiers militaires français à arpenter l'avenue de la Victoire et le colonel, dans sa Jeep, entouré de ses deux ordonnances aux turbans éclatants de blancheur - ceux-là mêmes en compagnie desquels il avait traversé seul le Sahara pour rejoindre le Général de Gaulle en Afrique Équatoriale - faisait une forte impression sur la population de cette bonne ville où d'ailleurs tout n'allait pas sans difficultés à l'époque. Il fallait non seulement régler toutes les questions qui se posaient alors entre militaires et civils - et Dieu sait si elles étaient nombreuses et compliquées mais aussi commander les unités F.F.I. de cette zone, qui plus tard furent groupées sous le nom de Groupement Alpin Sud. C'était, là aussi, une besogne écrasante, les décisions devant intervenir rapidement dans un inextricable enchevêtrement d'autorités différentes dont chaque partie se référait, d'avantages acquis ou usurpés, de fonctions réelles ou fantaisistes, en une heure où les intérêts particuliers n'étaient pas commodes à plier à l'intérêt général. C'est dans cette atmosphère ardente que fut décidée et que me fut confiée, la récupération de pièces en vue de la constitution d'un Groupe d'Artillerie. La tâche était lourde: chacun de nous a pu en apprécier le poids; il a pu aussi sentir avec quelle sollicitude et quelle attention de tous les instants le colonel Lanusse, malgré des occupations complexes et absorbantes, suivait nos efforts, nous dictant notre conduite et nous encourageant. Il nous amenait à user avec lui de cette confiante simplicité où nous puisions des raisons pour agir avec le maximum de nos moyens. Le bilan était simple: - à l'actif, un officier d'artillerie, de réserve, bien entendu. - au passif, un Groupe à constituer. L'exploitation de l'affaire ne comptait pas autre chose le 21 Septembre. Soulignons tout de même un élément important: la volonté très nette des organismes officiels en place de faire les choses RÉGLEMENTAIREMENT, c'est à dire de ne rien laisser au hasard, dut-on attendre quelques années avant de réussir ou de réaliser. Un exemple illustrera cet état d'esprit: Nous avions récupéré des canons italiens et un lot important d'obus; hélas! aucune gargousse. Le matériel avait l'air intéressant. Il fallait être renseigné sur les poudres à employer, leur poids, etc. On alla aux sources: .Ministère de la Guerre - Section Technique: - Très intéressant ce matériel, très intéressant, vous entendez, mon cher. Dix-sept kilomètres de portée! Mais, mon colonel, nous manquons de gargousses. - Des gargousses? Très simple; vous allez envoyer vos pièces à Bourges. Les Services feront une étude complète. - Quel délai? - Un an environ. - Mais nous devons tirer dans quinze jours! - Vous ne tirerez pas. Huit jours après, la Batterie de 149 Orlandi arrosait copieusement Vintimille. De bonnes vieilles gargousses de 155 Long faisaient leur devoir. Autre exemple, Courteline l'eut aimé: Nous manquions absolument de moyens de traction et un beau jour nous découvrons dans un garage un superbe tracteur Latil impropre à tout autre usage que la remorque de pièces lourdes d'artillerie. Nous bondîmes au Service compétent: l'E.P.S.M., de joviale mémoire en la circonstance. - Mon commandant, pourriez-vous nous affecter au Groupe d'Artillerie le tracteur XZ 327. - Voyons les états. Il n'y figure pas. Vous vous êtes trompé, jeune homme. Allez vérifier. Le jeune homme vérifie: XZ 327 est bien XZ 327, tout noir sur ses pneus. - J'ai vérifié, mon commandant, c'est bien XZ 327. - J'ai vérifié, moi aussi. Mes services ne se trompent pas. Ce tracteur n'existe pas. - Bon, mon commandant. Et le même soir, le tracteur fantôme faisait ses essais dans la cour de Saint Jean d'Angély; il n'avait pas d'existence légale, n'est-ce pas? Disons cependant que pour ne pas voir remorquer un 155 Court Schneider par un engin immatériel on poussa le scrupule jusqu'à lui donner un matricule... fictif, bien entendu! Les organismes régionaux avaient raison de vouloir ramener l'ordre; ils avaient raison d'appliquer des méthodes ayant fait leurs preuves en 1917, mais ils retardaient un peu, un tout petit peu, et faire confiance à des gens qui, eux, n'avaient pour référence que la Campagne d'Afrique et d'Italie leur paraissait un peu léger. Nous eûmes constamment à pâtir de cet état d'esprit et c'est un peu un titre glorieux pour le Groupe d'Artillerie du Groupement Alpin Sud d'être arrivé à vivre malgré cette opposition constante. Tout le drame du pays se retrouvait condensé ici: Des institutions périmées voulant vivre envers et contre tous en face de nécessités brutales. On se cabrait, on se hérissait devant le scandale de nos procédés. Nous, nous savions que l'Artillerie de la 1ère D.F.L. comprenait à son départ de Londres quatre pièces. Nous savions aussi quels étaient ses chefs et, à voir leur regard, nous pouvions nous permettre d'agir comme bon nous semblait pour remplir notre mission. Nous avions l'honneur de la prendre au sérieux et nous ne redoutions pas les foudres administratives - très respectables d'ailleurs - mais elles prenaient au sérieux pas mal de considérations n'ayant plus aucun rapport avec les réalités. Immédiatement nous comprimes que les grandes difficultés proviendraient de cet état de choses, compliqué parfois d'accidents où le côté personnel des questions jouait, hélas, un rôle navrant et absolument hors de circonstances. Il n'était pas possible de commencer le travail imparti sans être secondé et la première chose à faire était d'avoir des adjoints. Une candeur naïve aidant, on aurait pu croire que les camarades de réserve s'engageraient avec joie dans une unité à priori dynamique et sympathique. Pas question de faire ici des considérations d'ordre général, mais donnons tout de même des chiffres: 102 visites personnelles ont été faites entre Nice, Aix, Marseille et Lyon. Résultats: 3 engagements. Tel était l'esprit patriotique dans le Sud-Est en Octobre - novembre 1944. Le premier volontaire qui se présenta fut l'Aspirant de Villeroy. Il fut immédiatement chargé de recruter à Nice, qu'il connaissait bien, des officiers et sous-officiers. Un bureau fonctionna alors à la Subdivision, chambre 97. Un secrétaire dévoué - civil, bien entendu - y recevait les engagements. Hélas! ils étaient rarissimes. C'est là que se présenta cependant un de nos amis les meilleurs, le Lieutenant Brulin, homme âgé et sûr, qui fut chargé de dresser l'état des munitions à récupérer, aidé de l'Adjudant Suzoni, à la moustache de Gaulois. Pendant le même temps, un certain nombre de matériels susceptibles d'être remis en état avait été repéré. Il s'agissait: 1- de deux batteries de 155 Court Schneider laissées par l'ennemi au voisinage de Gassin. 2- de quatre pièces de 149 Italien; deux près d'Hyères, deux près de Toulon. 3- de deux pièces de 100 Skoda au voisinage de Toulon. 4- de quatre pièces de 105 Court Schneider à enlever dans divers abris entre Cannes et Toulon Au total dix-huit pièces d'un matériel hétéroclite et plus ou moins incomplet. Seules, les deux pièces de 100 Skoda pouvaient tirer des munitions russes avec des cartouches allemandes dans des tubes tchécoslovaques! Il fallait aller vite, et pas seulement pour entrer en ligne plus tôt, mais aussi pour pouvoir "prendre le matériel". Nous disons bien "prendre", car les premières reconnaissance étaient à peine effectuées que la XVème Région faisait valoir ses droits. Elle spécifiait que tout le matériel laissé par l'ennemi devait être enlevé par les soins de ses Services pour être stocké au P.A.D. de Marseille avant d'être envoyé pour mise au point à Roanne. Il serait ensuite distribué aux unités suivant un processus que nous avons toujours ignoré parce que ces pièces furent irrégulièrement transportées à Nice, remises en état (par nos soins), pour finalement tirer, au moment précis où une note impérative demandait une enquête sur la façon dont les pièces de 155 avaient été enlevées à Gassin. Un rapt de deux batteries, voilà certes une grave affaire et nécessitant bien le déplacement de deux capitaines pour se rendre compte de la gravité des faits... L'un d'eux se présenta sur les lieux au moment précis où un 155 était hissé sur le plateau d'un camion. Par un hasard providentiel, la manœuvre fut correcte jusqu'au bout et les trois tonnes de la pièce ne vinrent pas répondre violemment "Présent!" à l'appel de ce brave homme défendant son bien! Mais n'anticipons pas. Le matériel était là, il fallait des hommes pour le tirer de position, le charger et le ramener à Nice. C'est alors que le Colonel Lanusse donna l'ordre au Commandant Foncet, artilleur commandant un bataillon de F.F.I., de mettre à la disposition de l'Artillerie une vingtaine d'hommes pour effectuer ces corvées. Virtuellement, le Groupe Foncet était né; quelques officiers venaient de s'engager ou avaient été récupérés à droite ou à gauche... Souvent bien entendu tout à fait illégalement... Cavallieri, lieutenant énergique, "explosive man", comme l'appelaient les Américains, arriva d'une unité F.F.I.. Couyet et Huygues, sous-lieutenants, provenaient d'une même source. Quant à Bouvagnet, il fut littéralement kidnappé sur un fameux Centre Mobilisateur voisin, dont le rôle était de regrouper tous les artilleurs de la région pour les diriger sur des Centres d'Instruction d'où ils seraient envoyés ensuite dans les unités suivant les mêmes mystérieuses règles que le matériel. Un peu mystérieuses cependant, car nous avons pu voir s'enfler l'effectif de ce C.M.A. et par des procédés assez variés, lui subtiliser un certain nombre de camarades. Les dévoués et énergiques Adjudants April et Masse, les Lieutenants Hye et Blanc n'eurent pas d'autres origines. C'est l'époque où nous partions de Nice de grand matin avec nos deux uniques camions chargés d'une vingtaine d'hommes armés de pioches, pelles, filins et madriers. Souvent, il fallait coucher à Gassin, car les pièces étaient loin de la route et vingt hommes n'étaient pas de trop pour les amener par un chemin non carrossable jusqu'à la gare où nous les chargions sur le plateau grâce à un minuscule quai d'embarquement. Beaucoup d'entre nous se rappelleront l'accueil du maréchal-ferrant de ce petit pays et aussi les retours dans l'Esterel où les camions déficients fumaient de toute part dans les côtes. Une nuit, il fallut descendre et pousser le véhicule chargé d'une pièce pour arriver à soulager un embrayage fatigué. Le spectacle ne manquait pas de pittoresque et d'une certaine naïveté. Nous arrivâmes cependant à Nice. Le Commandant Foncet dirigea lui-même les premières récupérations; ses fantassins étaient bien entendu un peu désorientés lors de la manipulation de pièces de trois tonnes, mais, la bonne volonté aidant, tout alla bien. Il y avait là de bien braves gens et je me souviendrais toujours du père et du fils tirant sur la même corde un 155 réticent. Le matériel fut stocké à Nice et des prisonniers allemands employés immédiatement à son nettoyage, sous la surveillance de l'Adjudant Le Sourd, spécialiste de l'entretien. Mais il devenait urgent d'avoir des hommes; il ne fallait pas compter sur la Région qui en était encore à dresser des listes de futur mobilisables! Le Colonel Lanusse prit alors la détermination d'affecter à l'Artillerie un certain nombre d'Italiens en situation plus ou moins régulière vis à vis d'une certaine décision. Ainsi le Groupe Foncet allait devenir une véritable unité de Légion Étrangère et son appellation allait changer en PREMIER GROUPE ÉTRANGER D'ARTILLERIE. Immédiatement l'effectif passa à 700 hommes et plus! Ils venaient on ne sait exactement d'où. Il y avait bien un camp dans la région de Saint Laurent du Var où la vie ne devait pas être drôle; il y avait aussi des volontaires cueillis au bord de la route et d'autres extraits d'on ne sait quelles cellules ou confortables chambres d'hôtel. Comment ces hommes furent- ils groupés, encadrés? Comment reçurent-ils une instruction leur permettant de se présenter à la caserne en bon ordre, au pas, et faisant des "Têtes droite et gauches", marqués d'impressionnants appels de pied? Nul non plus ne le sait. Mais le fait est là: Les premiers Italiens firent une arrivée de très bon augure. Ils devaient être une centaine sous les ordres d'un ex-officier et nous fûmes tout de suite frappés par leur souci de bien faire. Ils étaient vêtus de toutes manières; toutes les classes sociales étaient représentées; les faciès les plus divers, depuis les Calabrais anguleux jusqu'aux indolents Napolitains, en passant par les Siciliens, les Génois et les Piémontais. Ces derniers en grande majorité, se faisaient mutuellement valoir. Ils retenaient immédiatement l'attention dans cette prise de contact si importante malgré sa rapidité que constitue Ie premier échange de regard. C'est toujours l'impression immédiate ainsi provoquée qui est la bonne. Elle était ici favorable: la suite le démontra d'ailleurs. Nous fumes tous très frappés par l'ardeur dont faisaient preuve ces hommes, l'œil vif, la veste boutonnée, le chapeau ou la casquette bien posée sur la tête, ils ne donnaient pas du tout, et malgré leur aspect hétéroclite, la sensation du débraillé et du désordre si en honneur à cette époque. Leur "Locotenente" se présenta fort correctement. Il avait fait comprendre à ses hommes l'honneur qui leur était réservé et il nous fut toujours d'un grand secours pour nous permettre d'appliquer la stricte discipline de la Légion Étrangère qui était de rigueur. Les hommes furent encadrés par leurs officiers, promus sous-officiers dans le Groupe. Les résultats furent très satisfaisants. Il ne faut pas se dissimuler, bien entendu, que la certitude d'échapper au camp de concentration poussait au premier chef ces hommes à venir combattre dans nos rangs. Cependant, nous décelâmes très vite aussi le désir de grossir les rangs de l'Armée antifasciste... Nous n'avions pas à faire de politique... on en faisait bien trop par ailleurs... mais de temps à autre, un brillant représentant de la Casa d'Italia (il nous rendait pas mal de services par ailleurs) venait demander 48 heures de permission pour qu'un homme puisse représenter le "Parti" à un quelconque congrès. Ce petit trait est caractéristique de la dernière guerre où joua bien souvent beaucoup plus une tendance à la guerre civile (et internationale) qu'autre chose. Beaucoup de nos hommes avaient habité Vintimille et pendant des jours entiers ils envoyèrent salves sur salves de 155 démolir leur ville natale! Ce n'étaient pas leurs maisons qui tombaient en ruines, ce n'était pas leur cité qui croulait et les lieux où ils avaient vécu qui seraient à jamais déformés, mais c'était le Fascisme qu'ils abattaient. Nous profitâmes de cet état d'esprit, fruit d'une évolution politique telle que l'amour ou la haine des institutions prenne le pas sur des sentiments profonds et naturels. Mais la philosophie était d'un autre domaine... Nos hommes rentraient au quartier, noirs de cambouis et de graisse; par quel détersif secret en sortaient ils quelques heures plus tard parfaitement propres? La manoeuvre à pied, sous l'énergique impulsion de Cavallieri, faisait sauter des sections hybrides: en tête, les hommes que l'on avait pu habiller, en queue, un ensemble bizarre vêtus de toutes manières, de pauvres bougres sans veste, d'autres, pudiques, portaient un imperméable ou un manteau, d'autres un pull-over; mais tous oscillaient à la cadence et c'était déjà le début de l'esprit de corps. Les Italiens, très sensibles aux marques extérieures, attendaient impatiemment les distributions d'uniformes. Que d'efforts aussi pour arriver à récupérer l'habillement nécessaire et, plus encore, l'écusson rouge qui les distinguerait des "biffins" . La manoeuvre à pied ayant assoupli les plus réticents, on bondissait à l'école de pièce. Impeccablement alignés, les 155 Court, bouche à dix mètres des façades, menaçaient les bâtiments de Saint Jean d'Angély et obéissaient aux chefs de section qui se précipitaient de temps à autre pour vérifier les dérives. Efforts des servants sur des bûches, geste fictif du pointeur fermant la culasse sans levier, pas de course des chargeurs... A quelque mètres, petits groupes de chefs de pièces et de brigadiers immobiles, répétant immuablement la théorie. La cour de toutes les casernes de France, somme toute! Les cuisiniers s'affairaient auprès des fourneaux... Il y eut des jours difficiles... les hommes mangeaient deux par gamelle... les fourchettes étaient hypothétiques... Importaient peu les accessoires, la nourriture ne manqua jamais. Au bout d'un mois nos hommes n'étaient plus des bleus. Chacun était à sa place et la 1ère Batterie tournait tout à fait rond, tandis que la seconde, mise en route plus tard, devait arriver dans le même temps à d'identiques résultats. Une équipe de mécaniciens s'affairait autour de voitures et camions en plus ou moins piteux état. Au début, il fallut réellement dans ce domaine faire des prodiges... témoin cette batterie d'accus, fruit de je ne sais quel échange, que l'on devait transporter d'un véhicule à l'autre, car elle était seule pour nos trois camions! Tailleurs, cordonniers, chacun dans son domaine, faisaient preuve de dons artistiques dans la disposition des pièces, coutures et autres cache-misère. Le "Barbiere" disposait seul d'un luxe de rasoirs, crème et parfum lui donnant un réel prestige auprès de ses camarades. Son orgueil ne connut plus de bornes le jour où le colonel fit appel à ses services. Je pense que sa boutique doit maintenant en porter la mention! Avec cependant cette différence qu'ici le moindre détail nous avait coûté à tous beaucoup d'efforts - et c'était un des éléments principaux de notre homogénéité - l'officier, au contraire de l'habitude, n'avait pas à diriger uniquement l'instruction de ses hommes; non seulement il y prenait une part personnelle, mais, bien souvent, il devait en même temps régler les questions administratives de tous ordres et les canons sur lesquels s'exerçaient ses hommes avaient, huit jours auparavant, passé par ses mains. Autant de raisons qui nous faisaient mettre du coeur à la tâche! En ligne, les hommes, très experts aux travaux de terrassement et de maçonnerie, comme tous les Italiens, équipèrent en des temps record des positions de batterie extrêmement confortables; les pièces étaient reliées entre elles par des boyaux éclairés à l'électricité. Chacun rivalisa de bonne volonté lors de ces installations et nous étions heureux de trouver un répondant à notre devoir commun de réussite. A diverses reprises les pièces furent contrebattues; il n'y eut aucun affolement et les hommes gardèrent un parfait sang-froid, peut-être eurent-ils un regard un peu inquiet et implorant vers les images de la Madonna dont ils avaient orné certains canons! Lors des combats pour la prise de l'Authion, la III° Batterie de canons de 149 Orlandi dût se déplacer en pleine nuit pour prendre position dans cette région montagneuse. La route utilisée passait par le Col de Braus, qui n'est point commode. Les chauffeurs s'y lancèrent, tractant leurs pièces sans aucune appréhension en pleine nuit, sur un chemin inconnu pour eux. Au petit matin, la batterie était en état de tir. Elle tira, et bien! Nous pouvions attendre beaucoup de ces hommes fidèles, dévoués, connaissant bien leur métier, un peu fanatiques peut-être, mais toujours soucieux de donner satisfaction, cette affectation spécifique aux gens de la péninsule. Ils avaient pris leur tâche au sérieux et nous formions une bonne équipe. Nantis d'un certificat de bonne conduite, ils ont maintenant rejoint leur foyer. Peut-être, de leur étrange aventure, n'est-il rien resté; peut-être, au contraire, se souviennent-ils de l'époque où ils contribuaient comme nous à la défaite de l'ennemi commun. Leurs sentiments seront ce qu'ils seront, mais, pour eux comme pour nous, demeurera le lien d'un travail effectué avec conscience de part et d'autre. Loger, nourrir, instruire et transformer une telle troupe représentait des difficultés invraisemblables. D'abord, manger, comme dit l'autre... L'Intendance fut toujours aimable avec nous, mais il fallait encore percevoir et transporter les vivres, courir des Subsistances à la Subdivision, de la Subdivision à Saint Jean d'Angély, puis à l'Hôtel Atlantique; il fallait tenir des états, rendre des comptes, avoir un ordinaire qui marche en un mot. Brulin, ce cher ami, sut remplir son rôle avec une modestie et un dévouement dont nous lui sommes tous reconnaissants. Ce fut, je crois bien, lui qui nous décida à recevoir deux cents mulets étiques, proches de l'abattoir, ramenés de Corse et qui nous furent offerts un beau jour par la XVème Région, qui ne savait que faire de ces malheureux animaux; et il était commode de les envoyer mourir loin de chez soi! Ainsi procèdent les directeurs de cliniques pour les malades à toute extrémité. Mais Brulin fit un calcul magnifique où intervenait le prix du fumier, sa production journalière moyenne, le nombre de rationnaires et le coût de diverses denrées. D'emblée, ces braves animaux furent acceptés et soignés jalousement. Pour peu, on les aurait dressé à ne pas déposer hors du quartier leur précieuse production. Après avoir débarqué à Saint Laurent du Var, ils arrivèrent le 31 Décembre à Nice dans le plus effroyable désordre que l'on puisse imaginer. En pleine nuit, par groupe de cinq ou six, précédé parfois d'un Algérien juché sur une bête plus solide, ils arpentaient l'avenue de la Victoire, la rue de la Poste et le cours Victor Hugo, sans que rien semblât relier entre eux ces animaux fonçant à toute allure ou se cabrant ça et là suivant leur bonne humeur. Un motocycliste fut envoyé en estafette pour essayer de trouver le sous-officier convoyeur, mais lui aussi semblait vagabonder à l'instar de ses bêtes faméliques. Bien entendu, aucune ne pouvait porter un bat quelconque; il s'agissait de mulets d'infanterie et il ne fallait pas songer à leur faire porter des charges importantes! Ainsi fut décidé par notre camarade de Fabry, brillant cavalier sortant de Saumur et plus habitué aux pur-sang et concours hippiques qu'à ces bonnes bêtes. Ils arrivèrent pourtant tous à bon port . Vers les minuit l'effectif était au complet. Par un véritable miracle, aucun animal n'avait disparu, happé par un boucher en rupture de fournisseur; et le Premier de l'An, Brulin put admirer son écurie déjà fournie en fumier, sous l'oeil à la fois sévère et paternel de l'Adjudant Suzoni. C'était un beau cadeau pour bien commencer l'Année! Cette mine d'or - Pourquoi Augias n'avait-il pas d'autres locaux que ceux de la fable - fut découverte à point: Le Groupe pourrait manger! Peu avant cette arrivée de secours, le Groupe avait cependant pris forme sérieusement. Le Lieutenant Cavallieri avait été chargé de mettre d'aplomb la Première Batterie; il s'y attacha, aidé du Sous-Lieutenant Coyet et des Adjudants April et Masse. Ce ne fut pas une sinécure. Il importait en effet d'obtenir une discipline de fer si on ne voulait pas aller aux pires des ennuis. On l'obtint et rapidement la tenue des artilleurs fut heureusement remarquée; ils étaient fiers de leur écusson rouge et il n'y eut jamais à se plaindre de leur conduite en ville. Au quartier, les hommes comprirent rapidement ce qu'il en était... Les coliques disparurent rapidement le jour où une note de service précisa que le premier traitement serait une diète de huit jours en attendant une purgation solide. Bien entendu notre aimable toubib, Ryan, entourait de ses soins éclairés ces braves gens. Les objets volés furent retrouvés lorsque le quartier fut consigné jusqu'au jour où les propriétaires rentraient en possession de leur bien! La quasi totalité des hommes ne parlait pas un mot de français; nous-mêmes ne voulions pas entendre de commandements en italien, et les explications n'étaient pas toujours commodes. On arriva tout de même à classer ces volontaires par catégories: il y avait, grâce au ciel, un grand nombre d'Artilleurs, dont divers spécialistes du 149 Orlandi. On commença à respirer. Les cadres étaient peu à peu rentrés; les hommes étaient là, le matériel prenait tournure. Restait à mettre en état de combat les uns et les autres. Ce fut à ce moment-là que le Commandant Foncet fut chargé du Groupe d'Artillerie. L'affaire n'était pas commode à mener et on a vu l'importance qu'elle prenait. Les officiers, tous lieutenant au maximum, avaient besoin d'un supérieur qui puisse diriger leur bonne volonté, coordonner leurs efforts, éviter les heurts habituels et, le cas échéant, remonter le moral de chacun, souvent bien bas. Le Commandant Foncet, respecté de chacun, en fut bientôt aimé et c'est à lui que le Groupe Étranger dut cette réussite extraordinaire: sans bruit, avec une modestie voisine de la timidité, il sut imposer une volonté ferme et, payant d'exemple, amener chacun à remplir toute sa tache sans autre considération. Nous aimions tous pouvoir franchement parler avec lui et rien ne valait ces explications entre hommes - et il en avait le secret - d'où le chef sort grandi par le simple fait d'avoir su montrer qu'il était de la même essence que le subalterne. Une batterie de 155 Court Schneider fut immédiatement mise sur pied avec les quatre pièces, les meilleures, récupérées à Gassin... Les cadres étaient tous Italiens jusqu'au chef de section: les Adjudants Masse et April qui obtinrent vite des résultats excellents avec un seul appareil de pointage et des canons sans culasse. Je vois encore le geste du tireur fermant cette dernière... fictivement. Le Service Auto fut confié au Lieutenant Bouvagnet et ce n'était pas non plus un poste de repos, car les moyens de transport, jusqu'au mois de mars, furent limités à trois camions, deux camionnettes, deux voitures légères. On peut se douter de l'état de ce matériel constamment sur la brèche. Heureusement, Bouvagnet découvrit une mine importante de pièces de rechange sous forme d'un dépôt d'ordures de l'E.P.S.M. non encore complètement dépouillé et une série de mécaniciens et metteurs au point italiens de tout premier ordre. Ce fut en Décembre que le Lieutenant Huyghes vint rejoindre et fut chargé de la Deuxième Batterie de 155 Court, comprenant alors trois pièces, dont une assez malade. Un charron de Nice nous confectionna une roue et il ne resta plus qu'à trouver une pièce complémentaire pour avoir deux batteries. On ne pouvait refuser à Huyghes la totalité de son matériel. On lui trouva, et presque par la voie normale, une pièce laissée pour morte à Marseille. A ce moment-là se présenta, recommandé par un ami de la XVème Région, le Lieutenant Martet. D'origine étrangère, il ne pouvait être régulièrement inscrit dans l'Armée Française. Nous n'en étions pas à si peu près et il fut chargé de la section de 100 Skoda récupérée près de Toulon. Un seul camion pouvait transporter ces deux pièces et par cela fort intéressant. Pas de table de tir, bien entendu! Cette section, commandée par un Hongrois, servie par des Italiens et utilisant, comme nous l'avons dit, des obus russes et des charges allemandes, ne manquait pas de pittoresque. Seules les fusées étaient françaises! Ainsi, le groupe théorique à trois Batteries était formé. Était en préparation un deuxième Groupe comprenant la Batterie de 149, la Batterie de 105 Bourges et une batterie de 75 PAK, alors en stationnement à Draguignan et que nous comptions bien voir chez nous. Hélas! il y avait loin de la coupe aux lèvres... Mais, contons cette pittoresque histoire: Au moment de la libération de Marseille, un groupe de F.F.I., sous les ordres du commandant X... et du Capitaine Rikhs, s'empara d'une batterie antichar allemande et décida de continuer à servir. Elle fit des offres de service à la XVème Région, qui décida de l'envoyer pour instruction à Draguignan. Nous sommes en Septembre. En Octobre, le Groupement Alpin Sud réclama cette batterie, qui pouvait être utilisée sur le front, alors très pauvre en artillerie. La réponse ne tarda pas. Un officier, le Lieutenant Bouvagnet, fut mandé par Draguignan pour étudier le moyen de ramener sur cette dernière ville les pièces irrégulièrement récupérées à Gassin et à Toulon. Bouvagnet, fort consciencieux, étudia la question pendant plus de huit mois, et la prit même tellement à coeur qu'il commanda une de ces batteries. La mission a été remplie et Juillet 1945; tout le matériel fut rendu. L'ordre de mission de notre camarade ne portait pas mention de durée: tout était donc régulier. Il n'était donc pas possible d'intégrer cette batterie. En Janvier une nouvelle demande pressante fut effectuée, mais le Commandant d'Armes réclamait quatre pièces pour assurer la défense de la Place! Nous sommes au pays de Maurin des Maures, mais cette histoire est absolument authentique et assez savoureuse. La fameuse Batterie PAK ne rejoignit que beaucoup plus tard, à la demande de la 1ère D.F.L. Pour dévoiler tous les secrets, disons qu'entre temps un complot avait été monté: la Batterie devait venir manoeuvrer à Coursegoules et s'égarerait en cours de route, ce qui l'entraînerait dans la Haute Tinée. Mais l'affaire échoua. Bien entendu, le règlement de cette question nécessita le déplacement d'une dizaine d'officiers de Marseille, alors que tout pouvait être mis en ordre instantanément. Nous arrivâmes cependant à kidnapper le Capitaine Héreil, adjoint au commandant, qui devint officier-adjoint du Commandant Foncet. Nous parlons maintenant de deux groupes; il faut s'entendre: les cadres et les hommes existaient maintenant, mais le matériel s'avérait très incomplet. Il avait pourtant bonne figure et je me souviens encore d'une visite du Préfet, qui examina, escorté d'un député, nos pièces pointées sous l'angle le plus provocateur et s'en alla, ravi d'apprendre que nous pouvions tirer à dix-sept kilomètres. Nous fûmes félicités, mais nous n'étions pas très fiers: les 155 n'avaient pas de levier de culasse et ils manquaient de beaucoup de petites pièces; les 149 n'avaient pas de dispositif de mise de feu. On n'avait jamais vu de niveau et les appareils de pointage n'existaient pas. Quant aux 105, nous n'avions pu repêcher qu'une culasse par deux mètres de fond! Bien entendu, les freins n'étaient pas parés et ce fut un ouvrier d'Artillerie, D..., qui dessina le croquis de l'appareil spécial nécessaire. Un fondeur Niçois le réalisa, non sans mérite. Quant à la glycérine, elle provenait, d'un échantillon du Laboratoire des Matières Grasses à Marseille On empruntait aux Américains un manomètre à chaque essai. Tous les Arsenaux furent consultés; aucun ne pouvait fournir les pièces nécessaires. Nous nous adressâmes alors à l'Industrie privée. Les Établissements Goignaud, de Marseille, usinèrent sept leviers de culasse; les Établissements X..., de Monaco, et Y..., de Nice, nous fournirent les pièces moins volumineuses nécessaires; et tout début Janvier, les deux Batteries de155 étaient prêtes à tirer, ainsi que la section de 100. Entre temps un voyage heureux à Paris avait permis de récupérer douze goniomètres panoramiques ignorés du Ministère de la Guerre et dont nous apprimes l'existence par un miraculeux hasard alors que nous recherchions au Creusot les plans de la culasse du 105! Avantage des trusts: la S.O.M. est une filiale du Creusot. Un autre hasard nous avait permis de trouver à Grenoble douze niveaux 88/1900 et une démarche officielle à Paris nous avait livré un certain nombre d'appareils téléphoniques et radio. Après des instants où tout semblait perdu, grâce à une série de chances inouïes, la première partie de la mission était remplie: le Groupe était en état de tirer. Une école à feu sur la plage de l'Arénas fut décidée dés la première semaine de Janvier. Nos moyens de transport étant plus que restreints, on déplaça seulement la section de 100 et la Première Batterie de I55. Pourquoi cacher notre petite émotion à voir tout ce matériel enfin prêt. A chacun de nous le moindre détail avait coûté beaucoup de travail et de souci. Maintenant, le premier acte était fini. Pièces tractées, hommes chargés sur les camions traversèrent Nice à peu près en ordre. Une pièce rompit cependant ses amarres dans un virage et vint élégamment monter sur le trottoir pour s'arrêter, après un savant mouvement, sous le nez d'un brave commerçant sérieusement affolé... A l'époque, des bandes faisaient chaque nuit sauter au plastic un certain nombre de boutiques et ce brave homme se demandait déjà s'il n'était pas question d'une affaire de ce genre. Deux heures après leur départ, les pièces étaient en batterie et chaque officier eut la joie de se transformer en tireur après avoir fait reculer les hommes à bonne distance. Les 100 se cabraient comme des pur sang -Dieu sait s'ils étaient mêlés pourtant-; les 155 revenaient parfaitement en batterie. Tandis que les éclatements soulevaient d'énormes gerbes d'eau à dix ou douze kilomètres. Le soir, à la popote, on but à ce baptême. Mais tout n'était pas fini: d'une part il restait du matériel à mettre en état, d'autre part les moyens de traction étaient absolument insuffisants. Et surtout, il fallait monter en ligne au plus tôt. Mais là nous ne pouvions rien. Tant qu'il s'agissait d'initiatives ou de difficultés intérieures, nous étions bien armés; ici les questions nous dépassaient et n'étaient pas de notre ressort. Or, tout semblait très compromis. Certainement l'amitié du Commandant Weygand, officier de liaison auprès des Américains, fit beaucoup pour amener ces derniers à se rendre compte de visu de nos moyens. Une seconde école à feu en mer fut décidée, avec la présence du colonel commandant l'artillerie alliée. La manœuvre fut parfaite; cependant nos étoupilles de récupération ne permettaient qu'exceptionnellement le tir des quatre pièces ensemble. Le colonel, enthousiasmé, demanda l'entrée immédiate en ligne du Groupe Étranger aux côtés de ses artilleurs. Cette fois, l'affaire était gagnée. Le Commandant Foncet pouvait se réjouir et aller retrouver le combat sous une autre forme que celui du maquis où nombreux d'entre nous l'avaient rencontré. Entre temps, Cavallieri nous avait quitté et nous avions reçu le Lieutenant Giraud, de Béziers, engagé à Paris par moi-même qui cherchais alors au Ministère de la Marine des pièces de 155. Ainsi les voies les plus inattendues menaient au Groupe Étranger. Également, l'Aspirant Cailles, de Lyon, rejoignait en Janvier. Les reconnaissances furent rapidement effectuées et, en Janvier, la Première Batterie était en ligne au nord de Menton; elle effectuait son premier tir sous les ordres du Lieutenant Huyghes, ayant pour chefs de section le Lieutenant Cailles et de l'Adjudant April. La Deuxième Batterie occupait les positions de Castellar, sous les ordres du Lieutenant Giraud, du Sous-lieutenant Couyet et Adjudant Toche. La Troisième Batterie, la section de 100 Skoda, sous les ordres du Lieutenant Mattei, était en position à la même date dans la vallée de Gorbio, aux portes de Menton. La 1ère Batterie était en plein champ sur le Bancairon chargé de citronniers, la 2ème était abritée des vues par des oliviers plusieurs fois centenaires. Quant à la section de 100, ses pièces étaient chaque matin camouflées sous des branches de mimosas en fleurs! Le Commandant Foncet installa son P.C. en avant de la 1ère Batterie, les pièces tirant par dessus le toit de sa maison. Le Capitaine Herail et son adjoint, le Lieutenant Taffe, réalisèrent la gageure de monter un P.C.T et un bureau de calcul servi par une équipe d'Italiens. Cela n'alla pas tout seul et bien des soirs l'on voyait, vers 21 heures, Taffe quitter la popote du commandant - l'on y mangeait bien et l'on y buvait mieux - pour aller semer nuitamment la bonne parole auprès de ses aides penchés sur d'arides abaques ou d'astucieuses machines à agrandir les cartes. Le bureau rendait d'ailleurs fort bien et les tirs étaient très rapidement sur l'objectif. Racontons une anecdote en nous en excusant auprès des intéressés: Le Capitaine Héreil avait mis au point une méthode de réglage astucieuse et pratique. Elle demandait un certain nombre de calculs - le bureau spécialisé n'était pas là pour rien! - mais permettait, dans des terrains de montagne, d'arriver très vite aux résultats. Il était indispensable de vérifier l'exactitude du procédé et une des batteries fut un jour chargée d'exécuter un tir en utilisant ce dernier. Tout fut soigneusement préparé, l'observateur dûment averti, et le capitaine donna les ordres habituels, tout en demeurant en liaison constante avec l'auteur de la méthode. Réglementairement, en trois salves, les coups encadrèrent l'objectif. Tout le monde était content. Mais nous révélerons aujourd'hui que le capitaine commandant le tir réglait en réalité celui-ci en utilisant les bonnes vieilles règles apprises quelques quinze ans auparavant à Poitiers. Bien sûr, cela allait à merveille, puisque les principes des deux systèmes étaient rigoureux et identiques. Par la suite, bien entendu, la nouvelle méthode fut souvent appliquée honnêtement et donna de bons résultats. Au passage, signalons que si la vitalité du Groupe démontrait une agissante jeunesse, l'ancienneté de la majorité des officiers était grande: Brulin était lieutenant en 14/18, Hughes, Giraud et moi avaions chacun quinze ans de grade au minimum,... un certain nombre avaient évidemment moins de bouteille. En fait, l'équipe était extrêmement homogène et, grâce au Commandant Foncet, aucune fausse note ne vint rompre une harmonie faite d'efforts communs et de bonne volonté. Les vieux n'avaient d'ailleurs pas peur de grand chose. Leur expérience s'employait bien souvent à rendre service aux camarades d'une autre génération, sans autre préoccupation que d'être aimable et de mener à bien la tâche commune. Nous allions donc appuyer les Américains. Nos rapports furent tout de suite des meilleurs et il n'était pas de jour où des invitations, rendues dès le lendemain, ne réunisse dans la même popote officiers français et officiers d'outre-atlantique. Une franche camaraderie régna très vite. Elle permit, mieux que tout autre chose, d'arriver à une parfaite liaison. Un certain tonneau de cinq cents litres de vin rosé fut un excellent ambassadeur et simplifia les formalités nécessaires pour obtenir nombre d'accessoires dont nous étions totalement dépourvus, notamment en ce qui concerne la défense rapprochée. Nous effectuions des tirs sur des objectifs désignés ou des tirs de harcèlement. Nous eûmes vite une réputation de très bons tireurs, qui était tout à l'honneur du commandant de la batterie. Les Américains n'étaient au début pas très rassurés sur la qualité de notre matériel et l'état de nos munitions. Ils avaient raison, car pour une Armée équipée comme la leur, nos malheureuses munitions récupérées dans des soutes inondées et nos canons réparés comme l'on sait pouvaient ne pas inspirer confiance. Comptait aussi un rapport de la XVème Région démontrant péremptoirement que nos pièces ne pouvaient assurer aucun usage et que leurs servants étaient tout au plus bons à faire de l'espionnage! Ce fut le mérite du Colonel Shyrlock de juger également en Américain et de voir immédiatement l'intérêt de notre unité et de passer outre le formalisme affreusement bourgeois qui régnait en dernière analyse dans les sphères de la Région. Nous aimions tous cet officier, artilleur de 1916, étonnamment jeune par ailleurs, et nous savions aussi que nos procédés lui étaient sympathiques car nous avions su nous montrer hommes d'action. Fermons la parenthèse! Les écoles à feu en mer avaient montré que les obus éclataient et que les servants manoeuvraient bien; mais les tirs réels doivent s'effectuer au dessus des fantassins américains. Ces derniers étaient à environ 4.000 mètres de la section de 100, qui eut le privilège du premier tir. Le commandant reçut l'ordre de commencer le tir à 11.000 mètres: les marges de sécurité étaient ainsi respectées. Les résultats furent d'ailleurs tels qu'immédiatement tout fut ramené à la normale. Nous fûmes d'ailleurs félicités pour notre précision., l'officier intéressé nous vantant les qualités du 75 French Gun auquel il prêtait l'homogénéité de nos tirs. En réalité, le French Gun était, comme nous l'avons dit, le plus hétéroclite mélange d'origines qui puisse être. Nous cherchions toujours à nous faire apprécier des Américains, les amenant à nous proposer ce dont nous manquions sans jamais le solliciter. Les résultats furent très bons, car c'est eux, au contraire, qui nous demandèrent divers services. Ce fut là l'occasion d'une histoire assez typique pour être contée. Un jour, le 2ème Bureau de la Demi-Brigade apprit par ses espions - on pourrait écrire un livre sur ces derniers, vendant au plus offrant des tuyaux souvent entièrement fantaisistes - qu'un train blindé, abrité dans un tunnel, devait bombarder Menton. On donnait des précisions extrêmes: nombre de pièces, heure et genre des tirs, objectifs, etc., etc... Cela paraissait sérieux et il était nécessaire de contre-battre ce fameux train. Pour ce, il fallait une portée de 17 kilomètres. Les 149 n'étaient pas prêts et aucune pièce n'était disponible pour réaliser ce tir. Nos amis nous demandèrent s'il nous était possible de les aider. Instantanément, nous répondimes que nous possédions une pièce de 88 PAK permettant de remplir la mission. Nous pourrions la mettre à leur disposition dans les 48 heures. Nous possédions... était une façon de parler. En fait, nous avions vu une magnifique pièce de 88 dans les fameux hangars de Draguignan. Il s'agissait de l'emmener par ruse, car, pour rien au monde, elle n'aurait été cédée sans ordre régulier de la Région et décision du Ministre, comme disaient ces Messieurs. Une expédition fut décidée: Un tracteur, le fameux tracteur fantôme, fut amené aux portes de la ville pendant que deux officiers de liaison se présentaient, à 17 heures 45, au commandant du C.M.A. et, après avoir parlé de la pluie et du beau temps, demandaient la fameuse pièce, tout en sachant que cet officier n'était pas responsable du matériel. - Voyez donc le capitaine X... Or il était 18 heures 05 à ce moment-là et nous savions - simplement en nous reportant aux habitudes de cette bonne sous-préfecture - qu'à partir de 16 heures, le quartier ne retenait plus personne. Par excès de correction, nous bondimes à la Place et laissâmes une superbe note à l'introuvable capitaine où nous lui expliquions l'enlèvement de la pièce étant donnée l'urgence. Ainsi nous étions à l'abri d'une accusation de détournement pur et simple de 88. Il y avait dans notre démarche une certaine forme de pudeur à laquelle nous étions fort attachés et... une demi-heure après, notre 88 sortait fièrement de la caserne. Il faisait nuit, seule une sentinelle sénégalaise, plus noire que le ciel, avait vu la pièce passer le seuil de la caserne, après avoir lui-même abaissé la chaîne de fermeture du quartier et présenté les armes aux deux officiers. Le soir, la pièce était à Nice et nous buvions à sa santé en compagnie de deux camarades enlevés le même jour dans cette aimable ville. Par la suite, un rapport en bonne forme fut envoyée à la Direction du Matériel sur le rapt de cette pièce, des sanctions étaient demandées. L'aimable adjoint au Directeur de ce Service rit d'ailleurs très franchement de l'histoire avec le délinquant au hasard d'une rencontre ultérieure. Nous pûmes montrer la pièce aux Américains, qui, entre temps, s'aperçurent de l'inexactitude de leurs renseignements et cet honorable et magnifique 88 ne tira jamais. Notre action auprès des Américains dura près de trois mois. Ils ne voulurent pas nous quitter sans avoir décoré le Commandant Foncet de le Légion of Merit et avoir adressé une "Commendation" à chaque officier du Groupe, Nos alliés furent relevés en mars par la Première D.F.L. et nous eûmes la joie de nous trouver enfin au contact de militaires français comme nous les avions toujours imaginés. Ceux-là venaient d'écrire la page la plus héroïque de notre histoire militaire et nous allions avoir l'honneur de mener notre action à leur côté. Nous espérions sourdement pouvoir les suivre dans une guerre enfin de mouvement et recevoir d'eux la consécration de nos efforts. On comprenait vite, à voir les chefs de cette unité, comment, malgré tout, ils avaient pu réussir leur extraordinaire épopée (au sens grec du mot). Il est certains hommes qui inspirent instantanément la confiance et portent comme une flamme les éléments du succès. Cette vision intuitive qui transforme le subalterne et fait qu'il aime servir en sentant multipliées ses qualités par le contact du supérieur. Le Colonel Lanusse, le Colonel Bert, le Colonel Moulert étaient de cette trempe: nous les aimions. Une action décisive devait être entreprise sous peu de semaines dans la région de l'Authion et il était absolument nécessaire de disposer de la batterie de 149. Nous avions pu récupérer un dispositif de mise à feu à peu près intact et les Forges et Chantiers de la Méditerranée à Marseille avaient bien voulu se charger d'usiner ces pièces compliquées et délicates sur ce modèle. Le travail fut long. La dernière semaine, les ouvriers travaillèrent jour et nuit et Bouvaguet put, à la date prévue, compléter ses culasses. Nous avions des obus mais pas de gargousses; nous avons raconté plus haut une conversation à leur sujet au Ministère! On essaya les charges de 155; les pièces se cabraient bien un peu, mais les tirs étaient excellents. Restait à trouver un moyen de transport pour ces pièces de cinq tonnes. J'étais depuis trois mois sur l'affaire. La XVème Région possédait huit tracteurs Latil, camouflés pendant l'occupation en matériel de sapeurs-pompiers; mais absolument rien à faire pour en obtenir l'affectation. Cependant, par une formule très irrégulière, nous réussîmes à obtenir de l'État-major de l'Armée une note de service enjoignant à la Région l'ordre de nous livrer ces tracteurs et six chenillettes. Cette note demeura lettre morte et il fallut entrer dans de noires fureurs pour arriver à amener à Nice ce précieux matériel. Nous lui attachions une énorme importance, car, joint aux quelques véhicules que nous possédions, il permettait de déplacer tout le Groupe. Rétrospectivement, l'officier de liaison qui passa deux journées à Marseille et dût user de tous les moyens pour arriver à faire valoir des droits formels rougit encore de colère contre les moyens employés par certains pour conserver dans un hangar un matériel indispensable par ailleurs! Tout leur fut bon et aucun argument ne fut épargné, importait en fait peu: les tracteurs ronflaient dans la cour de Saint Jean d'Angély sous les ordres de l'Aspirant de Villeroy, récupéré d'une Section de Skieurs, ainsi que les Lieutenants Martelly et Jandin. Alors commença une période extrêmement pénible: le GROUPEMENT ALPIN SUD fut dissous et ses éléments rattachés à l'Armée des Alpes sous les ordres du Général Doyen. L'autonomie dont avait joui notre formation disparaissait ipso facto et le nouveau commandant entendait appliquer à la lettre les notes de service dont l'énergique Colonel Lanusse n'avait pas tenu compte. La solution était très simple: Le Groupe Étranger d'Artillerie serait dissous, les hommes renvoyés chez eux, les officiers auraient le choix de regagner un Centre d'Instruction ou de suivre la même voie. Ceci, au moment précis où l'affaire pouvait marcher, où le matériel était au point, où les chefs savaient parfaitement ce qu'ils pouvaient attendre de leurs hommes et où, en dernière analyse nous avions fait nos preuves. C'était un horrible sentiment pour chacun de nous, mais, plus qu'autre chose, nous faisait honte cette volonté de négliger une force certaine, péniblement organisée. Chaque jour confirmait que l'effondrement de l'ennemi approchait. Nous le savions bien et le Détachement d'Armée des Alpes montait à la hâte de nombreuses opérations, le sachant encore mieux que nous. Était-ce réellement l'instant pour disperser sans leur laisser même la satisfaction de la tache terminée toutes nos bonnes volontés! Mais n'étions-nous pas des révolutionnaires? Nous tirions tous les jours sur l'Italie, certes; les Américains venaient de décorer notre commandant de la Legion of Merit et de décerner à chaque officier une "commandation", mais qu'était-ce? Quel était ce Groupe sans existence réglementaire? Y avait-il un procès verbal de formation? Non! Alors, que voulez-vous faire? Au contraire, cette unité fantôme se signalait par de graves manquements: Hye s'était vu octroyer un mois d'arrêts de rigueur pour n'avoir pas rejoint son affectation et s'être dirigé sur le Groupe Étranger; un officier inconnu avait enlevé deux batteries de 155 court Schneider sur le territoire de la Région et Ie même officier avait nuitamment subtilisé une pièce de 88 dans un dépôt d'artillerie destiné à la conserver, (les termes du rapport sont exactement rapportés). D'ailleurs, notre matériel ne pouvait faire aucun usage et devait être considéré comme artillerie de position, puisqu'impossible à déplacer (on s'explique maintenant pourquoi la Région tenait tellement à ses tracteurs! ) Bref, nous étions inutiles et dangereux, et ce fut une très pénible impression que de voir la réalité ainsi présentée au Haut Commandement. Une enquête sur place aurait pu le convaincre de ce que nous étions réellement Il se garda bien d'y procéder. Unité F.F.I., nous avions commis la faute de réussir et le Colonel Lanusse avait péché deux fois: la première, en nous créant, la seconde, en se montrant réalisateur à l'encontre d'organismes territoriaux qui se gargarisaient de leur importance et justifiaient leur existence précisément par les complications qu'ils savaient faire naître pour utiliser le nombre et la variété de leur respectable effectif. Vichyste, comme disait le journaliste? Non, mais simplement pas à la page, à la fois timoré à l'extrême, plein de bonne volonté, inquiet de leur avancement et perclus de scrupules administratifs comme un corps trop âgé souffre de mille douleurs de tous ordres. Que l'on y joigne une jalousie soigneusement dissimulée, inconsciente mais certaine, vis-à-vis de ceux qui avaient su se décider à temps, et l'on aura une image assez exacte du personnel des organismes territoriaux, tenaillée encore, à l'époque, par le démon démagogique et pour qui chaque galon ramené au prix du sang et des campagnes, mais en dehors des règles de l'avancement habituel, était plus pénible à supporter qu'un aiguillon acéré. Nous n'aurions pas mieux demandé que de travailler régulièrement; tout aurait été tellement plus simple! Mais alors rien n'aurait réussi. La preuve en est que la fameuse batterie de Draguignan, malgré les très puissants moyens de la Région, n'a été engagée qu'à la dernière limite et à la demande de la 1ère D.F.L. alors que nous tirions depuis quatre mois. Profondément, ce grand Corps d'Armée Territorial souffrait d'un mal irrémédiable: la vieillesse! Il n'est pas bien porté, en France, d'aller à l'encontre de notre triste état démographique et le plus navrant de nos constatations à tous les échelons, et malgré de très remarquables exceptions, c'était précisément la sensation de ce mal, pour l'heure inguérissable. Et d'ailleurs, la meilleure preuve n'est-elle pas que les Américains et nos camarades de l'Armée d'Afrique - pour être dans l'ordre chronologique - surent nous apprécier. Eux jugeaient aux résultats sans se reporter à d'autres considérations, précisément parce que cette façon d'estimer les faits uniquement dans le domaine de l'action est la marque des esprits jeunes. Il n'était pas dans nos intentions de faire des considérations d'ordre général. Nous y sacrifions car la chose n'est peut-être pas inutile. Nous ne sommes pas gênés du tout si certains taxent nos propos de révolutionnaires; il n'est pas mauvais de penser qu'il y a des révolutionnaires de ce genre. N'est-ce pas, mes camarades? A ce moment, le Groupe Étranger d'Artillerie comprenant deux Batteries de 155 Court Schneider, une Section de 100, une Batterie de 75 PAK et une Batterie de 149 Orlandi, représentait une puissance de feu relativement considérable et constituait un sérieux appoint pour l'Artillerie Divisionnaire de la 1ère D.F.L. soumise à une rude épreuve de déplacements en montagne par suite des opérations montées frénétiquement par le Détachement de l'Armée des Alpes, "limine letis" peut-on dire. Le Colonel Bert comprit bien la chose et demanda, après s'être lui-même rendu compte de nos possibilités, le maintien en ligne, à sa disposition, du Groupe Étranger d'Artillerie. Ce chef - on lui concédera une certaine valeur! - n'hésitait pas à considérer une unité sans procès-verbal de Formation: nos obus, bien qu'irréguliers et inexistants, tombaient où il fallait lorsqu'il nous le demandait. L'attribution de la Croix de Guerre, jointe aux distinctions américaines, à de nombreux camarades récompensa des efforts constants et une conduite au feu qui, pour être brève n'en fut pas moins courageuse. La mission qui avait été assignée par le Colonel Lanusse était remplie et le Groupe Étranger d'Artillerie, cette belle unité où nous étions chacun attaché, allait être dissoute. Je ne crois mieux faire, pour conclure, que de rappeler les propres termes du chef de la 1ère D.F.L. dans son Ordre du Jour . Ils sont en effet pour nous un témoignage précieux en même temps qu'un hommage rendu à la claire vision et au tenace vouloir de notre chef respecté et aimé: le Colonel Lanusse. Tous droits réservés © 2006. www.michel-elbaze.fr