René J. POUJADE
091
Souvenirs
épars
Guerre
1939 - 1945
Nice -
Juin 1991
Analyse
du témoignage
Écriture : 1990 - 62 Pages
Préface de Gabriel de La Varende
Du Comité Directeur de la
Fédération des Réseaux de la Résistance en
Indochine
L'amitié est une
certaine "alchimie". Pour que deux êtres puissent
se rencontrer et s'apprécier, il faut souvent un
catalyseur, une "pierre philosophale" . Pour celle
qui m'unit à R.J. Poujade, il a fallu
l'extraordinaire Pierre de Guerny. Guerny me
disait : - Poujade est un vrai Résistant,
insistant sur le mot "vrai". Dans la bouche de cet
homme qui avait été au-delà du possible,
particulièrement dans la Résistance en Indo-Chine,
le mot prenait une valeur certaine. La caution de
Guerny à l'égard de Poujade m'était
particulièrement précieuse ayant fait de la
résistance en Extrême Orient où j'avais été
envoyé, comme Poujade, lorsque commença
l'occupation de l'Indochine après les "incidents"
de Langson de fin 1940 avec les Japonais. Je
servis au Tonkin, aspirant puis sous-lieutenant
"de Pétain et de de Gaulle", dans un service de
renseignement baptisé "Bureau des Statistiques
Militaires": Ce fut, en fait, un nid
d'organisateurs des principaux réseaux de
résistance militaire en Extrême Orient. Guerny
était sous officier des Télégraphistes Coloniaux
on le surnommait "Le Canadien", à cause de son
lieu de naissance. Spécialement affecté un temps
au mess de garnison de Hanoï, il y passait pour
prodigue, voire malhonnête. Ce drôle de "popotier"
n'avait cure des engueulades et continuait, malgré
les remontrances et les insultes, à afficher
l'éternel sourire d'un coeur pur: il nourrissait,
en cachette, les émissaires français parachutés et
les pilotes américains tombés en Indochine,
déguisés en "Marsouins". Il lui arrivait ainsi
d'avoir le double de rationnaires effectifs que de
pensionnaires théoriques. Il était en outre de
tous les parachutages du côté du Mont Bavi, dont
une réception... de pénicilline. (il en fit des
miracles en secret ainsi de son filleul... et de
ma main sauvée à Lanessan). Plus tard, alors qu'il
servait au S.D.E.C. après la guerre, je sus que ce
Guerny était mon cousin par la "Maison" de son
"Patron" Alexandre de Marenches : une généalogie
qu'il me présenta montrait notre parenté, à tous
les trois, par ma mère. Guerny et Poujade
devinrent ami par la captivité commune dans un
camp japonais et leur action résistante. Par la
suite ils se retrouvèrent en France à la
Fédération des Réseaux de la Résistance en
Indo-chine, FFL et FFC. (dont je fais aussi
partie). Ils devinrent intimes, ayant l'avantage
d'être voisins en banlieue Sud de Paris. C'est
Guerny qui me raconta les exploits de Poujade,
dont certains lui furent connus à l'Association
Nationale des Croix de Guerre et de Valeur
Militaire, que présidait le prestigieux général
Dejussieu - Poncarral, ancien Chef d'É.M. des F.F.
Déporté-Résistant, qui avait une particulière
estime pour Poujade qu'il surnommait son
"Marsouin". Malgré son nom, Poujade est un Breton
né à Quimper, de parents bretons d'ascendance
chouane et "bleue". En fin 1938, il décide qu'il
ne veut pas "manquer la guerre" qui s'approche :
Pour la faire à coup sûr, il s'engage au 2°
Régiment d'Infanterie Coloniale, à Brest, qui
l'affecte au peloton d'où il sort à l'entrée en
guerre au 2 septembre 1939. C'est bien vite la
guerre de position, la "drôle de guerre": il ne
peut rester ainsi l'arme au pied et se porte
volontaire pour le Groupe Franc Régimentaire en
cours de formation. Chef du 7° groupe, il
patrouille et combat jusque sur la ligne Siegfried
avec le Capitaine Darcy. Il y gagne une citation à
l'ordre du Corps d'Armée, décernée par le général
Frère (mort en déportation au Struthof), au
libellé sans équivoque:
"D'une
admirable bravoure et d'un grand sang froid, a
fait preuve du plus grand courage au cours du
combat du 17 mars 1940. A abattu un officier
allemand qui entraînait sa troupe à l'assaut, ce
qui a de suite brisé l'élan des assaillants."
Deux jours plus tard, il
a 20 ans. Puis c'est la ruée allemande sur la
Somme. Son groupe appartient à la section du
lieutenant Robert, du Groupe Franc du 2°
Colonial... que nous retrouverons, "à la barre de
l'Indochine", dans les geôles de Hanoï et Saïgon.
Poujade est cité à l'ordre de l'Armée:
"Volontaire
pour toutes les missions périlleuses. A toujours
donné à ses hommes l'exemple le plus parfait de
sang froid au cours des combats livrés par le 2°
RC. à Longeau le 25 Mai I940 et à Fouencamp le 7
juin I940. Malgré une fusillade particulièrement
nourrie, a réussi à ramener jusqu'au poste de
secours son chef de section. Blessé lui même à
deux reprises, après épuisement des munitions, ne
s'est replié que sur l'ordre formel de son
commandant de Compagnie".
Blessé sous Amiens,
évacué puis fait prisonnier, il s'évade et gagne
la "zone libre" avec l'intention de n'y pas
rester: pas question de moisir dans une caserne de
l'Armée d'Armistice il veut combattre en
rejoignant de Gaulle. Il échoue deux fois. Dans sa
tentative de prendre la mer, à Sète avec des
Polonais en Septembre I940, il est arrêté par la
Police d'État de Vichy et incarcéré à la Centrale
de Montpellier, après capture à bord du
"Marie-Thérèse" Le motif de son écrou vaut une
citation:
..."se
rendait à Gibraltar pour, de là, se mettre aux
ordres du général de Gaulle..."
Point de Jugement, mais
la chance est là. Le général Altmayer, commandant
de la Région Militaire, est apparenté au capitaine
Darcy, le chef du Groupe Franc du RIC: après
l'avoir interrogé, il le fait embarquer pour
l'Indochine, où la guerre que nous fait le Siam
réclame des renforts, comme aussi l'agression des
Japonais au Tonkin. (C'est aussi à cause de ces
circonstances que j'ai gagné l'Indo-Chine).
Poujade a toujours le désir de rejoindre la France
Libre. Il le tente devant Batavia: c'est l'échec.
Les Alliés, on l'a su plus tard, interdisaient de
quitter l'Indochine si ce n'était pour des
missions spécifiques: nous devions renseigner et
constituer des forces potentielles "in being" qui
obligeaient les Japonais à détourner des troupes
des fronts en activité. (Le future Président de la
Fédération des Réseaux de la Résistance en
Indo-chine connut le même désappointement, sur le
"Compiègne" qui mit 92 jours à rallier Saïgon).
Affecté à Saïgon au bureau de garnison, R.J.P. y
est aussitôt en contact avec Mr Huchet, dont on
parlera et qui dirige un réseau travaillant avec
Singapour, et entre en activité lors du
débarquement japonais en Juillet I941. Avec son
ancien chef de section Robert, arrivé un mois plus
tôt et affecté au B.S à Hanoï, il complote un
départ en Chine et monte le préparer dans la
capitale du Tonkin. L'affaire échoue, mais Robert
est capturé à la frontière. Poujade n'est pas
découvert, mais subit des brimades du fait de son
amitié avec le proscrit. Jusqu'au 9 Mars I945, il
poursuit son action de résistance à Saïgon puis à
Pnom Penh. Descendu de brousse à Saïgon pour une
mission de parachutage, Poujade n'est pas pris
lors du coup de force japonais du 9 mars I945,
malgré un rude "contact" à Dakao. Pendant une
semaine il effectue des missions d'information
pour le commandant Rousson. L'une d'elle est
particulièrement audacieuse: Pénétrer à l'É.M de
Liaison japonais ! Il en sort sauf, bien que
s'étant trouvé nez-à-nez avec le capitaine
Konishi, rencontré à Pnom Penh lors d'un coup de
résistance: le Nippon feint de ne pas le
reconnaître tandis que "l'interprète" surnommé
"Banco", agent infiltré français, lui communique
quelques "tuyaux". Le 17 Mars, l'avant-veille de
ses 25 ans, il est capturé lors de la dernière
rafle et interné au camp Virgile, puis à celui des
Pallières. Guerny m'a dit: - C'est à Virgile que
j'ai fait connaissance de Poujade. Nous fumes tout
de suite amis, car nous nous étions rencontrés
pour aider des camarades plus démunis. René
Poujade se souviendra toujours de son transfert
d'un camp à l'autre, en Juin. La colonne de
prisonniers se traînait depuis Virgile, sous la
vigilance hargneuse des gardes "Japs" et Coréens.
A la traîne en queue, Guerny suivait difficilement
à cause d'un énorme pansement à la jambe. Il
s'aidait d'un long bambou sur lequel il s'appuyait
à cause de sa boiterie. Poujade voulu l'aider, car
les traînards étaient livrés aux violences de
l'escorte, mais son ami l'insulta avec une rare
violence, ce qu'il n'avait jamais fait : Rien ne
justifiant l'algarade, il ne pouvait en comprendre
la raison. Il n'y aura d'explication que deux
jours plus tard: Guerny, sans pansement et
marchant sans aucune difficulté, venant lui
expliquer que son bandage énorme lui servait... à
cacher des pièces de poste de radio collectées à
Virgile. (Elles serviront à monter un poste
clandestin, avec le célèbre Iontzeff). Guerny
avait feint la colère car, s'il avait été pris,
c'était la mort assurée: il voulait, seul, payer
le prix. Il connaissait le comportement des "Japs"
pour l'avoir expérimenté au moment du coup de
force du 9 Mars: surpris à son poste de la
télégraphie coloniale, où depuis des mois il
informait les alliés sur les mouvements des
navires nippons (coulés deux heures après son
alerte), il avait été mis en croix et y avait subi
des tortures pour le faire avouer sa participation
à la Résistance. Il s'était tu, malgré la douleur,
et récupérait à peine. A la veille de sa mort
subite, il m'a confié qu'il souffrait morts et
martyrs du dos et du bassin, séquelles de ces
sévices. Dans le camp, Guerny pratique une écoute
clandestine, quasi permanente des radios alliées.
Poujade, qui refuse de travailler pour les
Japonais et y réussit, se sert d'un compte rendu
que fournit P.de Guerny pour ses dessins de son
"journal mural" du camp, qui transmettent
l'essentiel des nouvelles. Poujade possède un coup
de crayon du genre de celui de J.Faizant: les
prisonniers, tout en se réjouissant devant les
dessins humoristiques, croient bien souvent que
les informations, d'origine "Radio Delhi" pour
l'essentiel, sont. le fruit de l'imagination de
l'auteur. Poujade hisse le premier drapeau
français sur le cap de Saïgon, le 18 Août 1945, à
l'annonce de l'acceptation officielle de la
capitulation du Japon par son empereur: il le fait
malgré l'opposition de beaucoup. (je l'ai fait à
une date plus tardive, à Hanoï). Ce drapeau,
aujourd'hui au Musée de l'Ordre de la Libération,
flotte dans une atmosphère trouble : Saïgon, comme
Hanoï, est pavoisée d'une mer de drapeaux rouges
du Viet Minh et de banderoles portant des
inscriptions telles que "Mort aux Français"... Les
Européens circulant en ville sont molestés, battus
et parfois tués: on se souviendra du massacre de
femmes et d'enfants de la Cité Héraud. Comme à
Paris, c'est en libérateur d'une ville soulevée
pour se libérer que Leclerc (avec les premières
troupes du Corps Expéditionnaires Français en
Extrême Orient) débarque à Saïgon. Il n'est pas
question pour Poujade, malgré sa santé (52 kg pour
1m.72, au lieu de ses 75 kg), de rester inactif.
Une fois de plus, il se porte volontaire, auprès
du Cdt Graille, chef de réseau FFL qui contrôlait
Huchet, pour reprendre le combat avant l'arrivée
des hommes venus de France, dont son frère, dans
le cadre des Accords de Potsdam confiant le Sud
Indochine au SEAC de Lord L. Mountbatten, que
représente le général D..D. Gracey à Saïgon. Il
est des deux dégagements de Saïgon. A Phù My, le
11° RIC reconstitué par d'anciens prisonniers des
Japonais est félicité par Leclerc, et Poujade,
remarqué pour son action: troisième citation,
décernée par le général Leclerc qui s'y connait en
hommes. A l'ordre de l'Armée, accompagnant la
Médaille Militaire, elle vaut d'être reproduite:
"...A
pris part à la résistance clandestine contre
l'occupant nippon. Fait prisonnier a, dès sa
sortie de captivité, participé volontairement aux
opérations de nettoyage du 23 Septembre, sa
compagnie étant arrêtée par une résistance
sérieuse, s'est élancé avec quelques camarades
sous le feu ennemi, permettant ainsi l'occupation
de l'objectif, sans pertes pour l'Unité".
"Résistance
clandestine", veut dire malgré les autorités de
Vichy en Indochine. Toujours malgré sa santé
déficiente, il effectue pendant encore deux mois
des opérations de commando au delà de Cholon. Pour
le faire souffler, et à cause de sa résistance
contre les Japonais, il est affecté à l'É.M de
Contrôle Allié des Troupes Japonaises: pour y
désarmer les anciens occupants de l'Indo-Chine, il
a pour interprète le fameux capitaine Konishi, qui
avait su ne pas le reconnaître en Mars. (Bien plus
tard et en France, ils renoueront contact,
permettant d'élucider certains points, dont
l'entière responsabilité des autorités françaises
en Indo-Chine envers les "dissidents gaullistes".
Konishi avait été l'interprète d'une sorte de
gauleiter japonais à Saïgon. En mars 1946, Poujade
est rapatrié sanitaire en France. Le 2 Septembre,
pour le premier anniversaire de la capitulation du
Japon, Poujade, au garde-à-vous dans la Cour
d'Honneur des Invalides, reçoit de Edmond
Michelet, Ministre de la Guerre et
Résistant-Déporté, la décoration que lui a
descerné le général Leclerc qui signa l'acte de
capitulation de l'Empire du Soleil Levant. La
Légion d'Honneur suivra. Après une affectation à
la S.E.I des Troupes Coloniales, où il participa à
la création du Musée des Troupes Coloniales alors
à Paris, il quitte l'Armée, reprend ses études
interrompues par la guerre, et entreprend une
carrière de cadre dans la construction et son
contrôle technique. A l'heure de la pré-retraite,
il est hors de question pour lui de ne rien faire
: il abandonne le dessin et la peinture (il a
obtenu une Médaille de Bronze lors d'un salon en
1969) et commence l'aventure de l'écriture. Il
écrivait déjà pour son plaisir dans diverses
revues: Croix de Guerre, France libre,
Bazeilles-l'Ancre d'Or il devient rédacteur assidu
du Journal des Combattants, où l'introduit Guerny,
y évoquant les Combattants méconnus. il ne se
raconte pas, mais écrit sur les exploits des
autres. Grâce à lui commence à être connue
l'action de la Résistance en Indo-Chine et la part
qu'y eurent nos armes dans la Deuxième guerre
mondiale, pendant la coupure de la Colonie d'avec
la Métropole. Enfants perdus, oubliés, partis
souvent sans billet de retour, nous serons
humiliés par les nôtres ignorant tout de notre
action, alors que nous portions en notre chair et
en notre esprit les stigmates d'un combat
désespéré pour l'Honneur en Extrême Orient. Si
l'Indochine fut "perdue" par la suite, l'honneur
ne le fut pas alors. C'est l'objet de ce livre et
des Témoignages N° 76 et 77 de ce corpus, et il me
fallait en présenter l'auteur. Je dois dire
cependant, en témoin moi aussi, que ses ouvrages
ne sont pas ceux d'un partisan mais ceux d'un
observateur lucide qui sait ce dont il parle et
qui conte les faits en historien du vécu. On y
trouvera la touche vérité que seule confère la
participation personnelle aux faits relatés. Il
est enfin temps que l'on connaisse ce que vécurent
ceux qui surent se sacrifier dans un combat sans
espoir et souvent sans gloire.
The
friendship is a certain alchemy. In order that two
men could meet and appreciate, it is necessary
often a catalyst, a "stone philosophale". To that
that unites me to R.J. Poujade, it has been
necessary the extraordinary Pierre de Guerny.
Guerny told me : - Poujade is a true Resisting,
insisting on the true word. In the mouth of this
man that had been beyond the possible,
particularly in the Resistance in Indo-China, the
word took a certain value. The caution of de
Guerny with regard to Poujade was to me
particularly precious having made the resistance
in Extrême Orient where I had been sent, as
Poujade, when began the occupation of Indochina
after incidents of Langson at end 1940 with
Japanese. I serve to the Tonkin, aspirant then
sub-lieutenant of Pétain and of de Gaulle, in a
service of information baptized "Bureau of the
Statistical Soldiers" : This was, in fact, a nest
of organizers of the main military resistance
systems in Extreme Orient. Guerny was under
officer of Colonial Télégraphistes one nicknamed
he "The Canadian", because of his place of birth.
Specially assigned a time to the mess of garrison
of Hanoï, he pass there for prodigal, perhaps
dishonest. This funny of "popotier" had no cure
the "engueulades" and continuous, despite reproofs
and insults, to display the eternal smile from a
pure heart : he fed, in hide-out, parachuted
French emissaries and American pilots fallen in
Indochina, disguised in Porpoises. He arrived him
thus to have the double of "rationnaires" staffs
that theoretical boarders. He was in besides all
the "parachutages" of the side of the Mount Bavi,
whose a reception... of penicillin. (He does
miracles in secret thus of its godchild... and my
hand saved in Lanessan). Later, while he served in
the S.D.E.C. after the war, I know that this
Guerny was my cousin by the "House" of his "Owner"
Alexandre de Marenches : a genealogy that he
presented me would show our kinship, to all the
three, by my mother. Guerny and Poujade were
friend by the common captivity in a Japanese camp
and their resistant action. By the continuation
they were found in France to the Federation of
Systems of the Resistance in Indochina, FFL and
FFC. (whose I make also leave). They were
intimate, having the advantage to be neighbors in
South suburbs of Paris. It is Guerny that told me
exploits of Poujade, some of which were known into
the National Association of Cross of War and
Military Value, that presided the prestigious
general Dejussieu-Poncarral, ancient Chief of E.M.
of the F.F., Deported-Resistant, that had a
particular estimates for Poujade that he nicknamed
his "Marsouin". Despite his name, Poujade is a
born Breton to Quimper, Breton parents of
"ascendance chouane" and "blue". In fine 1938, he
decides that "he does not want to lack the war"
that approaches : To make it to sure knock, he is
committed to 2° Colonial Infantry Regiment, in
Brest, that allocates him to the platoon of where
he leaves to the entry in war the 2 September
1939. It is rapidly the war of position, the
"funny war' : He can not remain thus the arm at
the foot and wears voluntary for the Regimental
Frank Group during training. Chief of 7° group, he
patrols and combat up to on the line Siegfried
with the Captain Darcy. He earns there a quotation
to the order of the Corps of Army, awarded by the
general Brother (death in deportation in the
Struthof), to the wording without equivocal : "An
admirable bravery and a great cold blood, has made
proof the greatest courage in the course of the
combat of 17 March 1940. To destroy a German
officer that entailed his troop to the assault,
what has continuation broken the vigor of
assailants". Two later days, he has 20 years. Then
it is the German rush on the Somme. His group
belongs to the section of the lieutenant Robert,
the Frank Group of 2° Colonial... that we will
find, "à la barre de l'Indochine", in jails of
Hanoï and Saïgon. Poujade is quoted to the order
of the Army: "Volunteer for all perilous missions.
Have always given to his men the most flawless
example of cold blood in the course of combats
delivered by 2° RC. to Longeau the 25th May I940
and to Fouencamp the 7th June I940. Despite a
particularly fed fusillade, has succeeded to
return until the position of help his section
chief. Hurt in to two resumptions, after depletion
of ammunitions, has withdrawn only on the formal
order of his commander of Company". Hurt under
Amiens, evacuee then prisoner, he escapes and
earns the Free Zone with the intention of not to
remain there : No question to mildew in a barracks
of the Army of Armistice he wants to combat in
rejoining de Gaulle. He fails twice. In his
attempt to take the sea, in Sète with Polonais in
September I940, he is stopped by the Police of
State of Vichy and incarcerated to the Central of
Montpellier, after capture on board of
"Marie-Thérèse" The motive of he nut costs a
quotation : ...rendered to Gibraltar, for from
there, put to orders of the general of Thrashes...
No Judgement, but the chance is there. The general
Altmayer, commander of the Military Region, is
related to the captain Darcy, the chief of the
Frank Group of the RIC : after having questionned
him, he embark for Indochina, where the war that
made us the Siam requests reinforcements, as also
the aggression of Japanese to the Tonkin. (It is
also because of these circumstances that I have
earned Indo-China). Poujade has always the desire
to rejoin Free France. He tempts it ahead Batavia
: it is the failure. Allies, one has known it
later, forbade to leave Indochina if this was not
for specific missions : we had to inform and
constitute potential forces "in being" that
obliged Japanese to divert troops of fronts in
activity. (The future President of the Federation
of Systems of the Resistance in Indo-China know
the same disappointment, on the "Compiègne" that
use 92 days to rally Saïgon). Assigned to Saïgon
to the office of garrison, R.J.P. is immediately
in contact with Mr Huchet, whose one will speak
and that directs a system working with Singapore,
and between in activity during of the Japanese
landing in July I941. With his ancient chief of
section Robert, arrived a month earlier and
assigned to the B.S in Hanoï, he plots a departure
to China and climbs to prepare it in the capital
of the Tonkin. The affair fails, but Robert is
captured in the frontier. Poujade is not
discovered, but undergos the "brimades" for the
fact than his friendship with the outlaw. Until 9
Mars I945, he continues his action resistance in
Saïgon then in Pnom Penh. Descended from bush at
Saïgon for a mission of parachutage, Poujade is
not taken during the Japanese force knock of 9
March I945, despite a rough contact in Dakao.
During a week he undertakes missions of
information for the commander Rousson. One of it
is particularly daring : Penetrate in the E.M. of
Japanese Connection ! He loti n safe , although
having been found nose-in-nose with the captain
Konishi, met to Pnom Penh during a knock of
resistance : the Japanese feigns not to recognize
him while the nicknamed interpreter Banco, French
infiltrated agent, communicates him some "pipes".
The 17th Mars, the day before his 25 years, he is
captured during the last raid and interned to the
camp Virgile, then to Pallières. Guerny has told
me : - It is to Virgile that I have made knowledge
Poujade. We were immediately friends, because we
had met to help comrades more deprive. René
Poujade will remember always his transfer of a
camp to the other, in June. The column of
prisoners dragged since Virgile, under the
vigilance of ward Japs and Koreans. To the train
in tail, Guerny followed difficultly because of a
huge bandage to the leg. He helped a long bamboo
on which he leaned. Poujade wanted to help him,
because stragglers were delivered to violences of
the escort, but his friend insulted him with a
rare violence, what he had never made : Nothing
justifying the "algarade", he could not in to
understand the reason. There will not be
explanation that two days later : Guerny, without
bandage and walking without difficulty, coming to
explain him that his bandage huge served him... to
hide coins of radio position collected to Virgile.
(They will serve to climb a clandestine position,
with the famous Iontzeff). Guerny had feigned the
anger because, if it had been taken, it was the
death insured : He wanted, alone, to pay the
price. He knew the behavior of Japs to have
experimented to the moment of the knock of force
of 9 Mars : surprised to his position of the
colonial telegraphy, where since months he
informed allies on Japanese ship movements (flowed
two hours after his alert), he had been put in
cross and had undergone there tortures to make he
confess his participation to the Resistance. He
had not spoken, despite the pain, and recuperated
hardly. A day before his sudden death, he has
confided me that he suffered death and martyrs
from back and the basin, aftermaths of these
cruelties. In the camp, Guerny practices a
clandestine listening, quasi permanent of radios
allied. Poujade, who refuses to work for Japanese
and succeeds there, serves as a rendered account
that provides P. Guerny for his drawings of his
mural newspaper of the camp, that transmit the
essential of news. Poujade possesses a knock of
pencil of the gender of that J. Faizant :
prisoners, while rejoicing ahead humorous
drawings, believe often that information, Radio
Delhi origin for the essential, are the fruit of
the imagination of the author. Poujade hoists the
first french flag on the cape of Saïgon, on 18th
August 1945, to the announcement of the official
acceptance of the capitulation of Japan by its
emperor : He fact that despite the opposition of a
lot. (I have made it in a more belated date, to
Hanoï). This flag, today in the Museum of the
Order of Liberation, fleet in a disturbs
atmosphere : Saïgon, as Hanoï, is paraded of red
flags of the Viet Minh and support inscriptions
such that "Death to French"... Europeans
circulating in city are manhandled, beat and
sometimes killed : one will remember the women and
child massacre in the City Héraud. As to Paris, it
is in liberating of a city raised to liberate that
Leclerc (with the first troops of the French
Expeditionary Corps in Extreme Orient) disembarks
to Saïgon. It is not question for Poujade, despite
his health (52 kg for 1m,72, instead of his 75
kg), to remain inactive. Once of more, he wears
voluntary, beside the Cdt Graille, chief of system
FFL that controlled Huchet, to summarize the
combat before the come man arrival from France,
whose his brother, in the framework of Agreements
of Potsdam confiding the South Indochina to the
SEAC of Lord L. Mountbatten, that represents the
general D.D. Gracey in Saïgon. He is in the two
releases of Saïgon. In Phù My, the 11° RIC
reconstitute by ancient prisoners of Japanese is
congratulated by Leclerc, and Poujade, noticed for
his action : third quotation, awarded by the
general Leclerc that is there know in men. To the
order of the Army, accompanying the Military
Medal, it costs to be reproduced: ...Has take
share to the clandestine resistance against the
Japanese occupant. Captive fact has, from his exit
of captivity, participated voluntarily in
operations of cleaning of 23 September, his
company being stopped by a serious resistance, has
throbbed with some comrades under the enemy fire,
allowing thus the occupation of the objective,
without losses for the Unit. Clandestine
resistance, wants to tell despite authorities of
Vichy in Indochina. Always despite his deficient
health, he undertakes during again two month
operations of commando far from Cholon. To make he
blow, and because of his resistance against
Japanese, he is assigned to the E.M. of Control
Allied Japanese Troops : to disarm there ancient
occupying Indo-China, he has as interprets the
famous captain Konishi, that had known not to
recognize it in Mars. (Later and in France, they
will renew contact, allowing to elucidate some
points, whose whole French authority
responsibility in Indo-China reverse the
dissenting Gaullists. Konishi had been the
interpreter of a sort of gauleiter Japanese to
Saïgon). In March 1946, Poujade is repatriated
sanitary in France. 2 September, for the first
birthday of the capitulation of Japan, Poujade, to
the ward-to-you in the Yard of Honor of the
Invalid, receives Edmond Michelet, Minister of the
War and Resistant-Deported, the decoration that
him has given the general Leclerc who signed the
act of capitulation of the Empire of the Sun
Raising. The Legion of Honor will follow. After an
allocation to the S.E.I of Colonial Troops, where
he participated in the creation of the Colonial
Troop Museum then to Paris, he leaves the Army,
summarizes his studies interrupted by the war, and
undertakes a career of framework in the
construction and its technical control. Per hour
of the meadow-retirement, he is out question for
him to anything make : He abandons the drawing and
the paint (it has obtained a Medal of Bronze
during a lounge in 1969) and begins the adventure
of the handwriting. He wrote already for his
pleasure in various reviews : Cross of War, Free
France, Bazeilles-l'Ancre d'Or, he becomes
assiduous editor the Journal des Combattants,
where introduces him Guerny, evoking there
misunderstood Combatants. He does not tell, but
written on exploits of others. Thanks to him
begins to be known the action of the Resistance in
Indo-China and the share that there, had our arms
in the second world war, during the cut of the
Colony with the Metropolis. Lost children,
forgotten, going often without ticket of return,
we will be disgraced by us ignorant all of our
action, while we have in our flesh and in our
spirit the stigmates a desperate combat for the
Honor in Extreme Orient. If Indochina was "lost"
by the continuation, the honor was not then. It is
the object of this book and Testimonies N° 76 and
77 of this corpus, and it was necessary me to
present the author. I have to tell however,
witness me also, that his works are not these of a
partisan but these of a lucid observer that knows
this whose he speaks and that tells facts in
historian of lived it. One will find there the
truth touch that alone confers the personal
participation in facts related. It is finally time
that one knows what lived these that lived to
sacrifice in a combat without hope and often
without glory.
Postface de Michel EL BAZE
Notre camarade René J.
Poujade a apporté la contribution la plus
importante à notre entreprise de recueil de
témoignages. Président de la section des Croix de
Guerre de Villejuif, il a perçu en même temps que
nous la nécessité de témoigner pour l'Histoire et
il n'a pas ménagé son temps pour, non seulement
rassembler ses propres souvenirs, mais aussi
recueillir auprès de ses amis leur vécu, tous
récits uniques qui à de rares exceptions, relatent
des faits encore jamais mentionnés dans des
livres. Ici René J.Poujade nous raconte comment,
extrait à l'automne 1940 de la prison de
Montpellier où il avait été enfermé pour avoir
tenté de rejoindre la France Libre par Gibraltar,
il réussit quand même à embarquer pour l'Indochine
et là, entreprendre son aventure exceptionnelle
dans la Résistance extra métropolitaine. Suivent
les souvenirs d'événements divers et tous
extraordinaires, écrits avec humour et une grande
compassion pour ceux qui, dans le même temps,
ayant une conception différente du devoir,
empruntèrent les voies de Vichy, se laissant
entraîner dans "l'engrenage de la collaboration".
Our
companion René J. Poujade has brought the most
important contribution to our enterprise of
collection of testimonies. President of the
section of War Cross of Villejuif, it has
perceived at the same time that us the necessity
to testify for the History and he has spared no
time to, not only gather his own remember, but
also to collect beside his friends their lived,
all unique accounts that to rare exceptions,
relate facts again never mentioned in books till
now. Here, René J. Poujade tells us how, extracted
to the autumn 1940 of the prison of Montpellier
wherre he had been enclosed for having tempted to
rejoin Free France by Gibraltar, he succeeds
nevertheless to embark for Indochina and there, to
undertake his exceptional adventure in the
Resistance outside France. Follow various event
souvenirs and all extraordinary, written with
humor and a great compassion for those who at the
same time, having a different sense of duty,
borrowed ways of Vichy, leaving to entail in "the
chain of the collaboration system".
Table
Préface 9
LA FILIERE DE LA
ROUTE D' INDOCHINE 15
L'ENGRENAGE DE LA
COLLABORATION 28
MES RENCONTRES
AVEC DE GAULLE 30
Le camp de Roméas
34
LES JAPS SE
RENDENT AUX FRANÇAIS A SAIGON 41
LE NOSTRADAMUS
D'HIROSHIMA 47
Rectifiez leurs
croix de bois 49
LA MARSEILLAISE
EN BRETON 52
La mémoire
La
mémoire : seul bagage incessible
Jacques ATTALI
LA FILIERE
DE LA ROUTE D' INDOCHINE
Je n'ai su qu'en Mai 1983, à l'occasion
du décès du Colonel Darcy, pour quelle raison j'ai
été extrait de la Maison Centrale de Montpellier à
l'Automne 1940, après notre arrestation, Canvel et
moi, à bord du Marie - Thérèse (Sète), qui devait
nous conduire à la France Libre via Gibraltar.
Notre dossier avait été transmis au Général
Altmayer commandant la Région Militaire, parce que
j'étais militaire d'active en situation
irrégulière. Le Général tint à me voir, dans son
bureau où nous fûmes escortés. Il nous écouta
affirmer notre volonté de reprendre le combat, aux
ordres du Général de Gaulle; ce qui ne l'empêcha
pas de signer notre sortie de prison: Canvel alla
vers Quimper, pour mourir en Déportation, et je
fus "invité" par la Police d'Etat de Vichy à
rejoindre les Isolés Coloniaux des camps de
Fréjus. Bien que son comportement par la suite ait
montré qu'il approuvait l'initiative du Général de
Gaulle, le Général Altmayer n'avait pas libéré
deux jeunes combattants de Juin 40 parce qu'ils
avaient confirmé devant lui leur volonté, inscrite
sur l'acte d'accusation de Vichy: "rallier le
Général de Gaulle". Je n'ai connu l'entière vérité
qu'en Mai 1983, au château de Bourbilly
(21.Epoisses). Quelques anciens du Groupe Franc du
2° Colonial de 1940 étaient venus s'incliner sur
la tombe de leur ancien Chef, alors Capitaine
Darcy. Il y avait là Le Mordant, Robert, Crocq et
moi, avec la veuve et les enfants de notre
valeureux chef. Au cours du repas, Madame Darcy
nous dit que le Colonel Darcy était apparenté au
Général Altmayer, qui avait apprécié le combat du
Groupe Franc du 2° Colonial en Lorraine et dans la
Somme: Elle pensait qu'il fallait y voir la raison
de ma convocation à son bureau lorsqu'il fut
informé de ma capture sur le territoire de son
autorité. Nos motivations l'avaient conduit à nous
libérer en ne donnant pas suite à l'inculpation;
ce qui n'aurait pas été si nous avions été des
civils ne dépendant aucunement de l'autorité
militaire. De Fréjus, grâce au savoir-faire du
Colonel Bouteil, Brestois d'adoption, je fus
acheminé vers l'Indo-Chine menacée par les
Japonais...libérés des soucis de leur frontière de
Sibérie et préparant le déclenchement de leur
Guerre de la Grande Asie Orientale. A quelques
milliers à bord du paquebot Compiègne, nous
espérions profiter d'un arraisonnement par les
Britanniques au cours de notre périple de trois
mois autour de l'Afrique, vers Saïgon. Dans le
Détroit de la Sonde, un rafiot de la Königliske
Marine de Sa Majesté des Pays Bas nous détourna,
pleins d'espoirs, sur le port de Batavia
(Djakarta). Ils s'opposèrent par la force à notre
débarquement pour rejoindre la France Libre: Ils
arrêtèrent un Juif allemand, mais n'inquiétèrent
pas un ingénieur nazi important... parce qu'il
avait passé l'âge d'être mobilisé! Débarqué à
Saïgon, sur ventilation des personnels par le
Commandant d'Armes sur le Compiègne, je fus
affecté au Bureau de Garnison de la Place de
Saïgon. Ce Commandant d'Armes était le Général de
Froissard de Broissia, Commandant un Régiment de
la 4°DIC dont était le 2° Colonial... et parent du
Capitaine Darcy commandant le Groupe Franc du 2°
R.I.C.. Le Bureau de Garnison était dirigé par le
Commandant Martin, un Brestois atteint par la
limite d'âge mais qu'on ne pouvait rapatrier. Il
ne cachait pas ses sentiments gaullistes, propos
rebelles depuis l'Automne 1940 et le ralliement "à
la Personne du Maréchal Chef de l'Etat" de
l'Amiral Decoux, nommé Gouverneur Général de
l'Indochine, et fanatique. A ma demande, dans les
48 heures, le Commandant Martin, dit Zef, me mit
en contact avec Monsieur Huchet. L'air du Français
moyen cachait une détermination et un courage
qu'il eut malheureusement l'occasion de démontrer
face aux polices de Vichy et des Japs. Directeur
d'une maison Import-Export du Boulevard Charner à
Saïgon, il était un gaulliste convaincu mais était
déjà un correspondant de l'Intelligence Service du
poste de Singapour, ce que je n'ai su que bien
plus tard, par le Commandant Grailles en fin 1945.
Suite aux Accords Franco-Japonais de défense
commune de l'Indo-Chine, qu'avait accepté Vichy,
et même avant leur signature, l'Armée Japonaises
s'implantait fortement en Indochine: Elle en était
à l'installation de bases arrières en Cochinchine,
en vue de l'attaque de Singapour et de Bornéo.
J'arrivais au moment où Mr. Huchet avait besoin de
nouveaux agents pour étoffer son réseau. Depuis
que je m'étais évadé des Allemands au culot, mes
20 ans se berçaient de l'illusion que j'étais un
as de la clandestinité, ce que, pensais-je,
avaient confirmé mon passage de la Ligne de
Démarcation et ma libération de la Centrale de
Montpellier. J'acceptai la mission, malgré les
risques, qui ne me furent pas dissimulés. Je
devais repérer et estimer les débarquements de
chars et d'artillerie par les Japs sur les quais
des docks de Saïgon précipitamment mis à leur
disposition. La fourmilière japonaise ne me sembla
pas porter attention à ce jeune Marsouin en grande
tenue, portant le képi noir à l'Ancre d'Or
pourtant inhabituel à ce moment de la journée:
C'est peut être cette anomalie qui m'évita d'être
interpellé au milieu de leurs corvées affairées.
Pour ne pas être confondu en cas de capture et
pouvoir jouer les curieux inconséquents, j'avais
imaginé une comptabilité secrète: Dans mes
différentes poches, j'avais placé des tickets de
cinéma et de tramway; à la main droite comme à la
gauche,j'avais passé une bague cambodgienne de
pacotille au chaton pointu tourné vers
l'intérieur. J'avais ainsi la "poche des chars" et
la "poche des canons". Chaque fois que je repérais
une section de chars légers (Type 95) ou de
chenillettes (Type 94) de la 3° Division, ou une
batterie de canons (Type 92 ou 94) je poinçonnais
le ticket correspondant. Qui aurait l'idée, en cas
d'arrestation, de s'étonner de ces nombreuses
fiches à l'aspect anodin? Je sais, depuis, que,
sur ce point, la Kempétaï, justement surnommée la
"Gestapo-Jap '', avait plus de flair que les
nazis... et les valait pour les méthodes
d'interrogatoire. Tout se passa sans le moindre
incident. J'allais du quai de la Rivière de Saïgon
aux rives boueuses de l'arroyo encombrées de
chalands, passant près d'équipes de Japonais, sans
qu'un seul eût l'idée de s'étonner de ma présence.
J'étais seul Européen oisif. Je rendis compte à
Mr. Huchet, ainsi qu'au Commandant Martin.
Celui-ci m'adressa au 2° Bureau de la Division de
Cochinchine Cambodge, attenant au Bureau de
Garnison. Un Adjudant Chef prétentieux écouta mon
compte rendu en me disant, avec un certain dédain,
qu'il allait recevoir des rapports précis de ses
agents Chinois et annamites de la zone portuaire.
J'ai su, par Martin, que le 2° Bureau, que
commandait le Capitaine Bauvalais (futur Chef
d'E.M. de la Défense) eut, quelques jours plus
tard les fameux comptes-rendus: Ils confirmaient
le mien, mais, étaient-ils encore exploitables en
temps de guerre? Sur instructions de Martin, il y
eut ensuite l'opération coup de poing du "vol" du
stock de farine des entrepôts du port. L'arrivée
des Japs avait été si soudaine que rien n'avait pu
être évacué. Les bateaux nippons embouquaient la
Rivière de Saïgon au moment où était signé
l'accord pour leur débarquement. Dès l'arrivée à
quai, les Japs interdirent tout mouvement français
sur la zone portuaire, confisquant ainsi, de fait,
tous nos stocks, Avec des volontaires du 11°
R.I.C., dans des camions GMC sortis des entrepôts
de réserve, je réalisai une noria pour
transporter, en priorité, la farine de blé hors de
la gourmandise de la Glorieuse Armée Impériale du
Japon: Je n'en ai conservé que quelques souvenirs
de gags comme ces trois Japs qui voulaient nous
obstruer le passage, simplement en refusant de se
ranger alors qu'ils marchaient sur la rue devant
mon véhicule, et qui se retrouvèrent soudain assis
sur le pare-chocs de notre camion à cabine
avancée, qui les prit délicatement. Quelle course
éperdue, ensuite, devant notre moteur vrombissant!
Par la suite, Mr. Huchet fut dénoncé et incarcéré
à la Centrale de Saïgon... où il se retrouva avec
mon patron le Lieutenant E. ROBERT, Vannetais
ancien du Groupe Franc du 2° Colonial, avec lequel
je devais passer en Chine: Il fut pris, condamné
et incarcéré, tandis que j'étais expédié au bagne
de Poulo Condor où je ne passais que six mois,
grâce à l'astuce d'un Brestois, le Capitaine
Gegou, Robert réussira une évasion spectaculaire,
mais Huchet fut pratiquement livré aux Japs, qui
le martyrisèrent. Le réseau Huchet, qui, dans les
derniers temps communiquait par le poste radio du
Commandant Grailles, Chef de l'antenne BSM de
Saïgon, passa sous le contrôle du Réseau Plasson,
de Phnom Penh, au Cambodge.(Le BSM, Bureau des
Statistiques Militaires était le camouflage du
Service de Renseignement Intercolonial, dépendant
du Ministère des Colonies: En Indochine, il
travaillait clandestinement avec les Alliés. Un
Brestois, le Capitaine Marcel Mingant, F.F.L.
comme beaucoup d'officiers du BSM, avait été
ramené de force de Shang Haï et dirigeait une
antenne au Tonkin. C'est lui qui fit évader Robert
en 1944. A Saïgon, avec des Sous-officiers comme
Hesnaud et le Breton Menut, j'avais participé à
quelques coups "terroristes" contre des soldats ou
officiers nippons plus ou moins isolés: Ils
plongeaient bien, de nuit, à la Pointe des
Blagueurs, pendant que la patronne faisait le gué.
(Hesnard préférait leur voler le sabre pour les
embrocher et Menut, lorsque je fus à Phnom Penh,
prit l'habitude de m'apporter une tête de Jap
qu'il transportait simplement dans sa musette).
Rentré de Poulo Condor en fraude, je fus expédié
au camp le Longthan, près de Thay Ninh, qui avait
été le "Vatican" de la secte pro-nipponne des Cao
Daïstes. J'y restai six mois, puis fus affecté à
la Compagnie de Souveraineté au Cambodge, où le
commandement, et d'abord le 11° R.I.C., affecta
tous ceux dont on ne voulait plus. J'y entrai en
contact avec le Médecin Capitaine Mutter, mis au
vert au Cambodge par crainte de le voir passer en
Chine pour rejoindre les F.F.L.. Le Toubib
dépendait du réseau Plasson. Pour passer le temps,
je m'étais mis, sans grande conviction, à l'étude
du japonais et un jour cela me fut très utile: Je
fus nommé responsable d'une des deux équipes
françaises du Central d'Alerte Aérienne de la
Poste Centrale de Phnom Penh. En vertu des Accords
de Défense Commune Franco-Japonaise de
l'Indochine, ce Central d'Alerte était mixte
franco-japonais. En fait, les Nippons le faisaient
fonctionner et nous n'étions guère là que pour
marquer la souveraineté française. L'Armée
Française en Indochine, surtout en
Cochinchine-Cambodge, ne disposait pas de D.C.A.
autre que d'antiques mitrailleuses Hotchkis; quant
aux dispositifs d'alerte de la Centrale, ils
étaient plus que folkloriques: Le guetteur placé
sur un piton devait en dévaler... pour faire
fonctionner un vénérable téléphone du type masse à
la terre! Le genre de message reçu était "Il y a
20 minutes on a vu des avions non identifiés
allant vers le...". Inexploitable mais noté avec
application, comme témoignage de la participation
française au guet aérien. Les équipes française,
Franco-Cambodgiennes, étaient toujours les mêmes,
mais les Japonais, qui utilisaient leurs camps de
la capitale du Cambodge pour ravitailler en hommes
matériels et armements le front dévorant de
Birmanie, ne désignaient que des équipes fournies
par les troupes en transit. Evidemment il n'y
avait pas de spécialistes rodés aux procédures de
l'alerte de DCA. Ces soldats et l'encadrement
subalterne étaient généralement des Coréens,
d'ailleurs plus sauvages en général que les
Japonais. Japs ou Français, ou autres, les
militaires, et pas qu'eux, ont pour règle première
de ne pas donner matière à sanctions: Ils
remarquèrent vite que les Français avaient bien
assimilé les procédures; tant la codification que
la ventilation des informations. C'était toujours
la même grille: Date et heure; altitude; genre
d'appareils (ikoki téki pour, avion ennemi); le
nombre et la direction. L'information arrivait en
Morse et il fallait la porter sur une grille et
parfois la coder avant de la ventiler. Comme il
n'y avait qu'une route habituelle pour les avions
japonais, celle de Saïgon, Phnom Penh, à de très
rares exceptions, mis à part les avions venant de
Birmanie, il était à peu près certain que les
avions venant du Golfe du Siam ou de la côte de
l'Annam étaient des appareils des Task Forces
U.S.. J'avais pris l'habitude, dans ce cas de
transformer le "téki" d'ennemi en "michi no".
(inconnu): La noria avait le temps de faire son
cirque aérien et de repartir avant toute réaction
de la D.C.A. des Japonais. Cela se terminait par
des notes de service arrivant généralement après
le départ des responsables Coréens en Birmanie.
Comme le partage des tâches évitait des punitions,
les équipes japonaises prirent l'habitude de
passer en consigne l'équipe française: cela devait
donner quelques chose du genre "J'ai passé les
consignes du Central d'Alerte, mais il n'y a pas à
s'en faire, les Français connaissent très bien la
procédure et font tout le boulot". Existe-t-il,
sauf "fayot" rarissime, un zélé militaire qui
s'exposerait à commettre une erreur lourdement
punissable, alors que d'autres feraient le travail
sans bavure?... Tout fonctionnait donc bien. Au
cours de ma semaine de service au bunker du
Central d'Alerte, je voyais généralement passer
deux équipes de poilus Japs. Un jours, vers le
milieu de l'après midi, arriva un message japonais
annonçant un avion inconnu dans la direction
Saïgon Phnom Penh. Il était tout à fait improbable
qu'il puisse être américain, sur un tel axe;
d'autant que cet avion isolé ne volait pas très
haut et qu'il était signalé comme un "Dakota". Je
connaissais l'antagonisme entre la Marine
Impériale, à peu près de recrutement japonais et
l'Armée Japonaise qui, en Indochine au moins,
était surtout Coréenne: Les "seigneurs" de la
"Kïgun" (Marine de guerre) dédaignaient la
"Rikugun" (l'Armée) à un point tel qu'elle
omettait souvent de lui transmettre des
informations réglementaires. Le Japon n'avait pas
d'Armée de l'Air, mais une Aviation de l'Armée de
Terre et une Aéronavale, ce qui, souvent, fit bien
deux "koku" (aviation). Ce que j'avais subodoré se
révéla exact: La Marine n'avait pas daigné
informer l'Armée qu'un de ses avions "Betty" (code
US) allait effectuer un vol de Saïgon à Siem Réap,
où se trouvent les temples d'Angkor. L'information
"avion inconnu" fut, par moi, transformée en
"avion ennemi": Ce fut tout de suite le branle bas
dans le bunker. Tandis que la sirène hurlait et
que les soldats fermaient les portes et les
hublots blindés, les téléphones alertèrent les
batteries de D.C.A. entre Phnom Penh et Siem Réap.
Les batteries de canons jumelés du Tupe 96 et de
Oerlinkon capturés aux Britanniques entrèrent en
action. L'avion fut abattu et la batterie
victorieuse nous en informa tout de suite. Quelle
joie sauvage chez les Coréens et quel pincement
sournois au coeur: et si c'était un Américain? Le
"gunsho" (sous,officier) ne savait comment me
témoigner sa reconnaissance. Je distinguais des
"umaï" et des "zotto" (bien) et des "zigoto"
(travail. s'écrit aussi shigoto). Une heure plus
tard, après un coup de téléphone où se
télescopaient les hurlements, l'euphorie fit place
à la consternation dans les rangs des Japs:
L'avion transportait un Etat Major de l'escadre en
escale au Cap Saint Jacques, en excursion à
Angkor! En effet, ça faisait gros et je commençai
à sentir ma tête vaciller sur les épaules: Jamais
mes chefs ne pourraient me sortir du guêpier où je
m'étais fourré. Bien sûr, "On" demandait des
explications. Les Coréens de l'équipe japonaises
ne se sont peut être pas doutés de mon sabotage,
en tout cas, il n'était pas de leur intérêt
d'avouer que c'était un Français qui se chargeait
des procédures. Il fut rendu compte qu'on ne
savait d'où venait l'erreur de transmissions. Le
lendemain, l'équipe japonaise était normalement
relevée... et passait les Français en consigne
comme d'excellents coopérateurs. Le surlendemain,
vint mon tour de relève. Allant me promener du
côté du phnom (le Piton) où le Tigre Sacré ne
feulait plus depuis déjà longtemps, j'assistai au
défilé d'une unité japonaise allant embarquer pour
la Birmanie. A l'angle d'une section je reconnus
le gunsho coréen de l'équipe qui avait fait
abattre l'avion de la Marine: Je notai que les
paroles que les Français avaient mis sur le chant
bien rythmé qu'ils entonnaient s'appliquaient très
bien à l'affaire du Central d'Alerte; elles ne
sont pas pour des oreilles chastes. Quelques jours
plus tard, j'eus à répondre à des questions de mes
chefs: Je me gardai bien de parler de mon rôle et
affirmait ne rien avoir compris avant le coup de
téléphone furieux. Nous avons su, par la suite,
que le commandant de la D.C.A. s'était fait
Harakiri. (le mot se traduit par "tripes au
soleil"; le vrai nom de ce suicide rituel est
sébuco). C'est peut être à la suite de cette
affaire que le Capitaine Mazakazu Konishi,
officier de renseignement en service à la Mission
de Liaison Japonaise à Saïgon, effectua un voyage
à Phnom Penh peu après: Je lui en ai parlé, bien
des années après, à Paris, mais il a dit ne se
souvenir de rien; bizarre pour un spécialiste du
S.R.. Au Cambodge, je rencontrai un compatriote,
le Médecin Capitaine Jézéquel. Lui aussi avait été
affecté loin de la frontière avec la Chine, comme
suspect (légitimement) de gaullisme. A cet époque,
je faisais des relevés de pistes secrètes dans la
région de Roméas, en vue d'un repli en brousse
dans le cas d'opération menées contre les Japonais
dans le cadre d'un débarquement allié: Un rêve
longtemps caressé. Puis, en Janvier 1945, à peine
sorti de l'hôpital de Phnom Penh où une infirmière
Lorientaise,- fille d'officier de la Royale -,
m'évita la table d'opération en me remettant en
place la rotule droite: Je suivais mon frère aux
matches de foot et j'y ai pris le tour de main. Je
"descendit". Ma Compagnie, la 4° du 11° RIC, était
dans une plantation du côté de Long Xuyen au
moment du Coup de Force Japonais du 9 mars 1945.
Cette tragédie était attendue depuis des mois, ce
qui expliquait pour une part l'éclatement des
unités dans la brousse ou les plantations. Les
Japs y virent la confirmation de leur crainte: Les
Américains allaient débarquer et les Français
allaient trahir les Accords de Défense Commune
Franco-Japonaise de l'Indochine. Ils n'avaient
plus confiance en leur ami, l'Amiral Gouverneur
Général Decoux qui, le 1er Janvier 1945, à
l'occasion des voeux, avait prononcé un discours
que les Japonais avaient justement jugé
"revanchard". (et contraire aux instructions de de
Gaulle auquel l'Amiral s'était rallié, du bout des
lèvres et in extremis... après la fuite du
gouvernement de Pétain). Le 8 Mars, je reçus un
ordre du Chef de Bataillon Rousson: Je devais me
présenter à lui le 10 Mars au matin, un Samedi, et
voyager par voie ferrée le 9 mars pour rejoindre
Saïgon. J'embarquai dans le courant de l'après
midi... muni d'une permission de 48 h. En passant
à Gia Dinh, je me suis étonné de voir tous les
Japs rassemblés en tenue de campagne avec casque,
mais sans sac à dos. C'était tout à fait
inhabituel: Au cours de leurs manoeuvres de nuit,
ou pour les départs vers le front de Birmanie, les
Japonais pliaient sous un lourd sac militaire et
des musettes. Arrivé à Saïgon, je fis un saut à
l'E.M. de la Division de Cochinchine Cambodge pour
informer le 2° Bureau de ce que je venais de voir:
Il me fut répondu, avec un sourire de
commisération, quelque chose du genre de "Bien,
bien, laissez donc ces idiots jouer au petit
soldat la nuit". Je sortis sans que mon insistance
eut d'autre effet que de m'entendre dire de
laisser travailler les spécialistes. (Pris le
lendemain, le Capitaine Bauvalet fut atrocement
martyrisé... pour lui faire avouer ce que savaient
les Japs). Ayant retrouvé mon ami Martinot, nous
allâmes dîner "Chez Albert" à Dakao: Les espèces
de gambas étaient à frire lorsque des bruits de
pétarades et des cris se firent entendre au
dehors, confusément. Des Chinois et des Annamites
nous dirent qu'il s'agissait de ces "Japs-locaux"
mal vus qui attaquaient la caserne de fortune de
la Marine. (Les Japs locaux étaient des
volontaires Indochinois dans l'Armée japonaise: à
la capitulation du Japon. ils formèrent l'ossature
des forces du Viêt Minh, un peu comme si les
Waffen SS français avaient "rempilé chez les
F.T.P."). Prenant un bâton, nous sortîmes pour
prêter main-forte à nos Marins. Dehors, tout était
noir et ça hurlait partout. Nous fûmes tout de
suite face à un sous officier japonais qui
brandissait un sabre contre nos bâtons et hurlait
comme un fou. L'esquivant, nous obliquâmes vers le
stade pour rejoindre la caserne du 11°RIC, car les
tirs devenaient nourris. Nous réalisâmes vite que
tous les passages étaient sous bonne garde.
Faisant demi-tour, faute de savoir ce qui se
passait,- et sans arme -, nous allâmes chercher le
gîte chez notre camarade métis De Sylva qui nous
reçut dans son compartiment. (appartement tout en
longueur, avec cour où est la cuisine au charbon
de bois). Pour toute arme, nous n'avions qu'une
serpette: Nous discutâmes longtemps pour savoir si
nous nous en servirions en cas d'irruption de Japs
ou si nous serions des permissionnaires pris à la
maison. La nuit se passa sans autre épreuve. On ne
savait pas ce qui s'était passé cette nuit: ça
n'avait peut être pas été le "grand soir", mais
nous n'avions pas le droit de faire courir de
nouveaux risques à la famille De Sylva qui, pour
la nuit, avait émigré avec ses trois enfants chez
des parents des environs. La tenue militaire en
short et la tenue civile ne différaient que par
les insignes pour les Marsouins et les Marins:
nous planquâmes insignes brodés et galons, avec le
calot à l'Ancre d'or, et Martinot et moi nous
aventurâmes en ville. Mon ami avait un vague
document des Etablissements Michelin, qui pouvait
établir son identité; moi j'avais un très
authentique document officiel: Une fausse-vraie
Carte d'Identité Nationale, établie par le
Commissaire de Police de Quimper, après mon
évasion des Allemands, qui me signalait comme
"Etudiant". Voulant éviter les environs du
quartier du 11° R.I.C., nous nous dirigeâmes vers
la rue de Verdun, pour tourner ensuite vers le
Marché Central. Il y avait des barrages à certains
carrefour où des sentinelles baïonnette au canon
veillaient derrière des abris faits de balles de
crêpe de caoutchouc. Aucune ne nous interpella. Il
y avait peu de monde dans les rues et les
Annamites nous criaient de prendre garde "Japonais
beaucoup méchants!". Nous fûmes arrêtés lorsque
nous obliquâmes à gauche pour entrer dans Saïgon.
La mimique du chef de poste devant nos papiers
aurait pu nous faire rire en d'autres
circonstances: Là, nous n'en menions pas large.
Rassemblant toutes mes minces connaissances de la
langue de notre occupant, j'essayai d'expliquer
que nous étions de paisibles civils coincés en
ville par les événements de la nuit. Je répétais
"minji" (civil) et "noén" (plantation) d'autant
plus fort que j'avais le sentiment qu'il ne nous
croyait pas. Enfin, comme souvent de la part des
Japs, il se mit à hurler en nous rendant nos
papiers, répétant "kura kura" en faisant de grands
gestes pour nous renvoyer à la rues. Sans plus
chercher à comprendre, nous suivîmes le trottoir
nous conduisant en ville. Martinot me dit: - A
parier qu'il ne sait pas lire le français et qu'il
ne savait quoi faire; de toute façon, maintenant
on est dans leur périmètre surveillé. Martinot
connaissait un fabriquant de savon dans les
environs de l'E.M. Nous y fûmes bien accueillis et
hébergés en attendant d'y voir clair. A quelques
villas de la notre s'était réfugié le Commandant
Rousson, du 11° RIC, celui qui m'avait convoqué
pour le 10 Mars. Apprenant notre présence, il nous
demanda de passer le voir. Lui aussi ne savait pas
au juste ce qui s'était réellement passé. Les Japs
contrôlaient la ville, Radio Saïgon, qu'ils
avaient investie, annonçait que l'Armée japonaise
s'était substituée à l'autorité française et que
nos troupes étaient prisonnières, mais il était
nécessaire d'avoir des informations sur des points
précis et, si possible, d'en informer les Alliés.
Le Commandant Rousson comptait sur nous pour
l'aider en cela. Il me dit m'avoir convoqué pour
une opération de parachutage d'armes. Le genre de
mission qui nous fut donné me rappela celle menée
en 1941 à l'arrivée des Japs. La première
consistait à me rendre à l'hôpital Grall pour y
contacter des blessés des combats et apprendre
d'eux ce qui s'était passé. Evidemment notre grand
hôpital était contrôlé par l'Armée japonaise. Au
poste de garde trônait un gunsho (sous off) des
"Japs-locaux". Parlant un français de collégien,
ce collabo me demanda mes raisons d'entrer à
l'hôpital. Je déclarai que je travaillais sur une
plantation, que j'étais venu passer le week-end à
Saïgon où les événements m'avaient surpris et que
je venais voir si, parmi les blessés, il y avait
de mes compatriotes Bretons. Lui présentant ma
fausse-vraie Carte d'Identité quimpéroise je lui
demandai à entrer. Il m'y autorisa, en me faisant
laisser ma carte en gage. Pas trop fier, je me
dirigeai vers le bâtiment central en traversant le
vaste espace libre. Au milieu, je croisai un
Médecin Colonel qui me demanda ce que je faisais
là. Bien sûr, il se doutait que je n'étais pas un
civil. Je le lui confirmai en lui avouant l'objet
de ma visite. Il se mit à crier que j'allais
"faire massacrer tout l'hôpital", continuant sur
ce thème en faisant de grands gestes. Je voyais le
Chef de Poste "Local" se pencher au-dessus de sa
table pour comprendre ce qui se passait. Je fis
remarquer à ce toubib que, s'il continuait, il
allait assurément me faire prendre et abattre,
mais que ça risquait de lui coûter cher ensuite
car "il y avait ma protection qui observait". Ce
médecin, qui était peut être le même qui refusa de
soigner les "dangereux gaullistes", -le Lieutenant
Robert et le Docteur Béchamp, celui-ci en
mourut... -, plia cette fois devant la crainte
inspirée par un "dangereux gaulliste": - Allez- y,
mais faites vite et ne vous faites pas repérer!.
Je fis mon tour des blessés, essentiellement des
combats de Thudaumot où le II° Bataillon du 11ème
RIC avait fait très cher payer la victoire aux
Japs: au prix de lourdes pertes en leurs rangs. Je
rencontrai le Père Tricoire, coloré sur sa barbe
blanche épanouie. Il me donna quelques nouvelles
de la nuit du 9 au 10 Mars dans la ville, vues de
l'Evêché, et profita pour me "faire vider mon sac
et faire un peu de lessive de l'âme". Il fallut
bien sortir. Je ne me sentais guère assuré,
arrivant pourtant à paraître décontracté. Je me
dirigeai directement vers le poste et, saluant le
Jap-local, lui demandai si je n'avais pas été trop
long et déclarai que je n'avais rencontré aucun
ami dans les blessés. (ce qui éviterait toute
enquête à mon sujet). Voulant montrer que je ne me
sentais pas en faute, avisant le journal qu'il
avait sur la table devant lui, je m'étonnai qu'il
soit paru en demandant ce qu'il donnait comme
information essentielle. Très courtoisement, ce
Collabo me dit que ce journal "Viêtnamien"
publiait la déclaration de l'Armée Impériale
Japonaise donnant les raisons de son intervention
et, d'autre part, les consignes aux ressortissants
français. Il ajouta "Je l'ai lu, vous pouvez le
prendre". Ce que je fis en remerciant avec tout le
naturel possible. Il me rendit ma Carte d'Identité
et me dit que je pouvais sortir. Après un coup
d'oeil complice il me dit "au revoir". Je
maîtrisai mon pas pour ne pas accélérer. Je rendis
compte au Commandant Rousson. Comme moi, il estima
que les raisons de son intervention données par le
Commandement nippon étaient assez vraies. Ce
journal, petit format sur une sorte de papier
d'emballage de mauvaise qualité, recto en français
et verso en qùoc nhu (annamite) a été remis au
Musée des Traditions des Troupes de Marine à
Fréjus. La deuxième mission donnée par Rousson
était autrement risquée: Dans la gueule du loup,
l'E.M. de la Liaison Japonaise à Saïgon! Rousson
avait trouvé un alibi pour nous permettre,
Martinot et moi, d'entrer dans cet antre: Les Japs
avaient fait placarder que les Français devaient
remettre entre les mains des autorités "nouvelles"
les armes, postes de radio et appareils
photographiques nous appartenant, sous peine des
pires sanctions pour espionnage. Le Commandant
avait trouvé un vieil appareil Kodak, du genre
"Box", qui n'avait plus d'objectif: C'était là
notre alibi pour entrer dans cet E.M. qui,
jusqu'au 9 Mars 45 au soir, était une sorte de
super-Kommandantur japonaise d'où émanaient tous
les ordres donnés aux autorités locales de Vichy.
Il était assez surréaliste de se présenter à deux
pour déposer un appareil inutilisable, mais l'idée
ne nous effleura pas sur le moment. Nous nous
présentâmes devant le palais où s'était installée
la Mission de Liaison: Les gens montaient et
descendaient en une queue sans fin pour déposer
leurs objets compromettants. Nous prîmes notre
tour, ne sachant trop comment obtenir ces fameuses
informations qu'attendait Rousson. Soudain, à
mi-escalier monumental du hall, nous croisâmes, en
superbe uniforme d'officier japonais avec sabre,
Bankorek nullement gêné de nous voir. Français
d'origine russe-blanc "shanghaïais" il parlait
plusieurs langues, dont le japonais. On avait
beaucoup parlé de lui ces derniers temps, car il
avait souvent été vu en compagnie d'officiers
nippons. Martinot le connaissait bien, moi
beaucoup moins. Il s'arrêta, nous salua et nous
demanda ce que nous faisions là en ce moment.
Troublés de le voir en cet uniforme, - ce qui,
pour nous, n'avait qu'une explication de la part
d'un militaire français d'origine russe-blanc -,
nous répondîmes que nous venions déposer un
appareil photo. "A deux ?" dit-il en souriant...
Puis il nous dit de prendre garde à ne pas
commettre d'imprudence et nous annonça que les
rafles cesseraient le 17 Mars à Saïgon. Nous
devions rester à l'abri jusque là. Tandis qu'il
poursuivait vers la sortie, nous gravîmes les
dernières marches. Sur le palier, je fus soudain
en présence du Capitaine Mazakazu Konishi, qui
était là dans son E.M. et que j'avais rencontré à
Phnom Penh l'année passée. Au Cambodge, faute de
preuve dans l'affaire de "l'avion abattu de la
Marine", il n'avait rien fait contre moi: Ici, il
en allait tout autrement, il pouvait me faire
disparaître sans aucun problème. Il fit semblant
de ne pas me reconnaître et me demanda, non à
Martinot, ce que je venais faire à l'E.M. de la
Liaison. Montrant le Kodak que portait Martinot,
je racontai notre fable. Il ne parût pas s'en
étonner et m'indiqua le pièce où on me le
réceptionnerait. Nous y entrâmes, vraiment peu
rassurés, tandis qu'il descendait les escaliers.
Nos informations se limitaient pratiquement à ce
qu'avait dit Bankorek, qui n'était pas rien.
(Banko fut vu par plusieurs, encore par la suite,
en tenue d'officier Jap; parfois en voiture. A la
capitulation du Japon, il fut arrêté, vite jugé et
condamné à mort. Peu après son arrivée à Saïgon,
Leclerc le fit rechercher et le libéra. On pensa
qu'il avait travaillé pour un S.R. allié, peut
être français. Je l'ai revu à Paris et nous avons
bu un pot en devisant: Il ne s'est guère étendu
sur ce qu'il faisait en uniforme japonais à
l'époque mais il me semble qu'il n'a jamais cessé
d'être en rapport avec "La Piscine" ou quelque
organisme de ce genre. Il gagnait sa vie en
organisant des spectacles, il me remit d'ailleurs
une affiche de celui qu'il préparait lorsque je le
vis pour la dernière fois: Il habitait à Bondy, à
quelques mètres de deux amis Saïgonais d'origine
Pondichérienne). Rousson me confia une troisième
mission. Puisque je parlais à peu près l'allemand,
il me demandait d'entrer au Consulat Allemand, qui
faisait l'angle de la rue Chasseloup-Laubat, et
d'essayer de savoir ce qu'on pensait des
événements. Martinot devait rester à l'extérieur,
pour venir rendre compte éventuellement si les
Allemands alertaient les Japonais. Toutes les
portes du pavillon étaient ouvertes. Dans le grand
hall vide, un "Ratagana" (Indou fournissant les
vigiles aussi bien aux Européens qu'aux Chinois,
et de peu d'efficacité), assis à terre et les
jambes écartées, achevait de brûler des archives.
A ma question il me répondit que "Monsieur le
Ritter von...X... était parti se réfugier chez des
Suisses parce que les Japonais "tuaient tous les
Européens...". Manifestement, les Nazis n'avaient
guère confiance en leurs amis asiatiques de l'Axe.
La nouvelle était intéressante, sur un plan
historique. Monseigneur Cassaigne tentait alors,
se substituant à la Croix Rouge que les Japonais
ne reconnaissaient pas, de monter un service
d'entraide pour les Français chassés des
plantations et des villages que les Japs
concentraient dans un "périmètre", sans
ressources. Nous y vîmes un avantage: Les Japonais
arrêtaient moins les Européens qu'ils
rencontraient dans les rues en ayant l'air d'être
occupé. Cela nous donna l'idée d'essayer de
quitter Saïgon, via Tan Dinh, dans l'espoir de
gagner la brousse. Heureusement, nos tentatives
furent vaines, car nous sûmes par la suite que,
même les troupes disposant de vivres et d'armement
ne purent tenir au-delà de quelques petites
semaines dans le sud de l'Indochine. Les missions
pour le Commandant Rousson se faisaient rares, car
il avait été impossible de trouver le moindre
moyen de communiquer avec l'extérieur. Madame
Paulette Chavanac, qui n'était pas alors l'épouse
de ce Compagnon de la Libération, malgré toute son
audace qui l'avait conduite loin dans la
Résistance, était dans le même cas: En bonne
Bretonne, elle s'obstinait. C'est ainsi qu'arriva
le 17 Mars. Au matin, suivant Martinot, je sortis
en me dirigeant vers l'arroyo chinois, de façon à
ne pas être dans la villa pendant les
perquisitions commencées à l'autre extrémité de la
rue. Au premier carrefour, un Jap, qui me
paraissait très occupé à son moteur sous le capot
de son Chevrolet, sauta soudain à terre, empoigna
son fusil baïonnette au canon, et, à grand renfort
de "kura, kura", me fit signe d'aller vers une
sentinelle qui se profilait au carrefour suivant:
De sentinelle en sentinelle, je me vis embarqué
dans un camion et débarqué au camp Virgile.
Prisonnier des Japs. J'eus un moment d'angoisse,
dissimulée cependant: J'avais sur moi une photo de
de Gaulle prise à Londres en 1943. Elle passa pour
celle de mon père; ce qui lui valut un salut! La
captivité dura six mois. Ce n'est pas sans raison
que les camps de prisonniers des Japs ont été
assimilés à ceux de Rawa Ruska où les Nazis
"mataient" les prisonniers de guerre réfractaires.
Après la captivité, nous eûmes la preuve que notre
mort, à tous, était programmée. A la mi-Juin 1945
les prisonniers du Camp Virgile furent transférés
au Camp des Pallières: Une véritable marche au
calvaire à travers la ville de milliers de
squelettes sans force. Ce sont pourtant ces
hommes.... "avec des bouts de ficelles" comme l'a
dit De Guerny, qui construisirent deux postes de
radio avec lesquels ils captaient Radio Delhi, -
experte en désinformation de l'ennemi -, et
reçurent, avant les Japs, l'étonnante nouvelle de
la demande de capitulation de l'Empereur du Japon.
Il y avait une séance théâtrale de prévue au camp,
la première et la dernière: C'est sur la scène que
fut donnée la nouvelle, en Breton... et aussitôt
diffusée. Deux mille hommes se levant tandis que
les Bretons entonnaient le Bro Goz ma Zadou! Les
Japs un instant déroutés firent vider les lieux.
Le pire était à craindre, mais ils eurent la
confirmation de l'effarante nouvelle, pour eux.
Quelques jours plus tard, le Colonel Mazura, sorte
de vieil adjudant grincheux surnommé Charlot à
cause de sa moustache, lut à ses troupes, devant
les prisonniers, le Rescrit Impérial "accordant la
Paix au Monde"... Ce jour là j'affichai le
meilleur dessin du journal mural où je m'efforçais
de traduire par le trait les informations reçues
par ce magicien de l'électricité, Younzeff. Fin
Août, rassemblant une douzaine de camarades, je
m'emparai du poste de police du camp; laissant aux
Japs la responsabilité de la sécurité extérieure,
selon les prescriptions des directives de Lord
Louis Mountbatten, Commandant en Chef dans le
Sud-Est Asiatique. De cette équipée j'ai ramené un
clairon nippon. Je l'ai remis au Musée des
Traditions des Troupes de Marine. Puis, s'étant
emparés des armes à la Pyrotechnie, les
ex-prisonniers libérèrent Saïgon le 22 Septembre
1945. Leclerc arriva début Octobre. Il y eut un
second dégagement du périmètre de Saïgon: Au pont
de Phu My, il me remarqua, ce qui me valut ma
troisième citation de la Croix de Guerre, et la
Médaille Militaire. La guerre était finie...
L'ENGRENAGE DE LA COLLABORATION
En ce 50° anniversaire, nombre de
témoins, évoquant l'Appel du 18 Juin 1940,
soulignèrent le rôle déterminant, au point de vue
de la collaboration, de l'accession au pouvoir du
Maréchal Pétain: Combien de Français se sont
laissés entraîner, égarer, parce qu'ils ne
pouvaient imaginer d'autre "miracle", à l'époque,
qu'une connivence entre Pétain et de Gaulle. On
assurait que les Allemands étaient bien les seuls
à ne pas le comprendre; en conséquence, en France,
il n'y avait qu'à suivre "le Sauveur de la
France"... Je me souviens que, en 1940, c'était
une opinion répandue. Rentrant en France après la
guerre, mes parents me racontèrent comment la
"cessation du combat", ordonnée par le Maréchal
Pétain le 20 Juin 1940,conduisit fatalement à la
collaboration des Français normalement désireux à
s'opposer à l'occupant. Peu après mon évasion, je
participai avec quelques lycéens,- pour
l'essentiel -, à une manifestation qui finit par
regrouper un millier de Quimpérois protestant
devant la Kommandantur. Parmi mes camarades de La
Tour d'Auvergne, on remarquait particulièrement la
haute taille de Roger Elo. Peu après, lorsque mon
ami Raymond Canvel et moi entreprîmes l'aventure
que la justice qualifia à l'époque de "ralliement
au général de Gaulle", Elo nous fit part de son
regret de ne pouvoir être des nôtres, par
obéissance à ses parents qui voulaient le voir
terminer ses études. Après la fin de la guerre,
lorsque je revis mes parents, ils me parlèrent de
ceux qui avaient payé de leur vie leurs actes de
résistance: A. Le Bris, L. Jacq, R. Canvel, M. Le
Bon, d'autres encore. Je fus très étonné de ce
qu'ils me dirent de Elo, même si mon père tint à
relativiser ce qu'il fit à Quimper. Peu après mon
départ de Quimper en 1940, ma mère rencontra
Madame Elo, qui demeurait dans le voisinage. Ces
mères de condisciples du Lycée La Tour d'Auvergne
parlèrent de leurs enfants. Ma mère me croyait
pour le moins déjà à Londres. Madame Elo dit
qu'elle n'avait pas voulu que le sien parte, car
la guerre était finie. Elle ajouta que "ces
Messieurs" (expression courante en 1940)
cesseraient l'occupation "dans les six mois",
après l'aboutissement des "négociations"
entreprises par le Maréchal. Elle était convaincu
comme la propagande de Vichy le laissa entendre
très tôt,- en y croyant peut être elle-même -, que
cela se passerait comme après la Guerre de 70 où
les troupes du nouveau Reich avaient rapidement
quitté notre sol... parce que Thiers leur avait
versé l'or entassé par Napoléon III. Mais il
n'était plus question, avec les Nazis, des "terres
allemandes d'Alsace et de la Lorraine" Madame Elo
pensait sincèrement que ma mère se trompait en
envisageant "quatre ans de guerre qui embrasera le
monde". Elle était tellement persuadée d'avoir la
juste vision des événements qu'elle dit avoir
effectué des démarches pour trouver un emploi
d'interprète à son Roger. Son fils se préparait à
faire carrière dans la haute administration,
suivant en cela son père, un haut magistrat de la
ville. Madame Elo avait pensé qu'il serait très
utile que son fils ait déjà quelques notions de
l'administration allemande, qui pourraient servir
ultérieurement de référence pour sa carrière: Elle
obtint pour lui un poste d'interprète auprès de la
Kommandantur de Quimper. C'était, selon elle, une
opportunité à saisir et, après tout, le Maréchal
n'appelait-il pas à ne plus considérer les
Allemands comme l'ennemi? Cette vision de
l'évolution des choses était tellement répandue
qu'elle conduisit à des scènes surréalistes comme
celle dont je fus témoin à Quimper: Une queue de
soldat retournés dans leurs foyers en Juin 1940,
qui venaient sagement "se faire démobiliser" au
camp de prisonniers du Frontstalag 137! Ils
avaient cru à "l'appel des autorités" et ne
s'étaient pas inquiétés d'une étonnante consigne:
venir en brodequin, avec une couverture et deux
jours de vivres dans une musette. Les pauvres
bougres se tenaient à la file devant la porte du
camp d'où ils allaient être acheminés vers
l'Allemagne. Une longue corde de champ de foire
les maintenait au milieu de la rue que surveillait
la sentinelle allemande. Il était impossible de
les dissuader de tomber dans ce grossier piège
teuton. C'est ainsi que, de manifestant anti-nazi
du 15 Août 1940, Elo se retrouva, peu de semaines
plus tard, interprète à la Orst Kommandantur de
Quimper, installée à la Préfecture du Finistère.
C'était une façon curieuse d'entrer dans la "haute
administration". A la suite de "restructuration"
des services, il se vit affecter comme interprète
à la Gestapo: L'engrenage l'avait pris et il se
rendait compte qu'il n'était pas aisé de quitter
son emploi en laissant ses parents et sa soeur à
Quimper. Cependant, il ne participa pas aux
interrogatoires de triste mémoire et plusieurs
témoignages, dont ceux de mes parents, rapportent
que, à plusieurs reprises, il fit avertir des
résistants de sa connaissance de leur prochaine
arrestation par la Gestapo. Si, à Quimper, la
gravité de son engagement fut relative, il n'en
fut pas de même du côté de Saint Brieux dans les
derniers mois de la guerre, sous les ordres d'un
collaborateur particulièrement odieux. La Justice
a tranché, certains disent qu'elle a été bien
clémente Cette histoire est exemplaire en ce sens
qu'elle illustre la perversité du crime
fondamental du maréchal Pétain d'accepter d'être
l'homme de la collaboration car c'est lui, au
retour de Montoire, qui lança la politique de
collaboration. On ne peut sonder ses intentions
réelles, mais les Français qui l'ont suivi de
confiance ne sont pas allés chercher de sens caché
à ses déclarations et beaucoup se sont égarés dans
la collaboration en croyant agir en patriote ou,
en tout cas, pas en traître. La collaboration
avait une logique. Lors de son audition par la
Commission de l'Indochine, le Commandant J.. -
officier de Marine qui fut sur le point de
rejoindre de Gaulle en 1940, puis théoricien de la
Révolution Nationale sous le proconsulat de
l'Amiral Decoux - a fort bien expliqué cette
dynamique de la collaboration engendrée par la
conviction que l'Allemagne gagnerait la guerre.
Plus que de longs exposés, il y a là l'explication
de la dérive collaborationniste et la dénonciation
du crime initial commis par le Maréchal Pétain. De
Gaulle avait raison de déclarer nul l'armistice.
MES RENCONTRES AVEC DE GAULLE
La bataille de la Somme de l'été 1940
commençait. La 4ème Division d'Infanterie
Coloniale s'engageait sur un large front au Sud
d'Amiens. J'avais 20 ans et je ne savais pas que
je venais d'être nommé Sergent. Dans l'après midi
du 24 Mai, progressant à pied depuis Ailly sur
Noye, le IIème Bataillon du 2éme Colonial devait
tenir Bôves et Langueau. La 5ème Compagnie,- qui
comprenait la Section du Lieutenant Robert du
Groupe Franc du 2ème R.I.C. (Capitaine Darcy) -
devait s'établir dans Bôves, en réserve des
éléments au contact avec la Wehrmacht. Robert me
donna l'ordre de camoufler mon groupe aux vues
aériennes dans le parc d'un "château" près de la
Noye. Il s'agissait de la propriété d'un notable
local et nous n'étions pas les premiers à utiliser
l'ombrage des grands arbres. Il y avait là une
petite Section de chars de combat camouflés avec
soin. Des R.35 m'a-t-il semblé. Les premiers
depuis ceux que le Colonel de Gaulle regardait
manoeuvrer avec la 4ème D.I.C., en Septembre 1939
sur le front de la Sarre. La conversation
s'établit rapidement avec les tankistes, pas
fâchés de voir un peu de piétaille autour d'eux.
Ils répondirent à ma question d'un naturel -"On
est de chez de Gaulle. Le Marsouin en espérance
que j'étais eut la réaction normale du"
pousse-cailloux" devant "l'Homme-monté" : Quoi,
ces cavaliers ne peuvent vraiment rien faire comme
les autres? N'ont-ils ni Arme ni numéro de
régiment? Qu'est cette manie qui les fait
"appartenir" à un Monsieur "né"? Ils nous
racontèrent la chevauchée épique de la 4ème
Division Cuirassée du Colonel Charles de Gaulle
Ils en parlaient comme on l'entendra plus tard des
"p'tits gars de Leclerc"... Nous avions une "âme
de vainqueurs", mais cela nous fit du bien de
constater que d'autres aussi "en voulaient".
Quinze jours plus tard, mis hors de combat à
Remiencourt, qui gagna ce jour-là sa Croix de
Guerre 39-45, je fus évacué acrobatiquement. Avec
mon ami Gilbert Hesnard, je me retrouvai à
l'Hôpital Complémentaire du Nouveau Séminaire à
Quimper qui était le Centre Mobilisateur du 2ème
R.I.C.. Au début de la troisième semaine de Juin,
des médecins allemands prirent possession de
l'hôpital qui devint Frontlazaret. Gilbert et moi
occupions une petite chambre de séminariste. Par
gloriole, nous avions déposé sur la table de
chevet nos Croix de Guerre, objet très peu répandu
à l'époque. Le médecin allemand avait eu un geste
qui semblait de considération, pour les croix et
peut être notre culot? Une fin d'après midi, hors
des heures habituelles de visite, le toubib teuton
vint nous voir, sans motif. Il s'attarda, nous
sembla-t-il, bavardant en français. Nous apprîmes
qu'il était "Rhénan et mobilisé". Je ne pus
m'empêcher de lui dire que j'avais visité son pays
au début des années 20, mon père y était en
occupation. L'Allemand me répondit par un
hochement de tête, alors seule forme du "ach! la
guerre, grosse malheur!"... qu'on entendra quatre
ans plus tard. Nous avions oublié cette visite
quand la porte s'ouvrit. Le médecin Rhénan entra,
poussant une table de chevet portant un poste de
T.S.F.. Nous étions intrigués. Il installa
l'appareil, sourit et nous dit d'un air mystérieux
: - Il y a un général français qui va parler à la
radio anglaise. C'est ainsi qu'Hesnard et moi
entendîmes, grâce à un occupant, non l'Appel du 18
Juin mais celui qui suivit faisant appel aux
Français dont le métier permettrait de continuer
la lutte en Angleterre. L'Allemand n'avait voulu
que nous réconforter. Ce de Gaulle parlant de
Londres ne pouvait qu'être celui de nos tankistes
de Bôves. Nous décidâmes de le rejoindre. Ce
n'était pas si simple. Hesnard parvint en A.F.N.
et fut tué dans le Doubs en 1944,en menant
l'assaut de sa section. Mon équipée avec Raymond
Canvel (Pilote de chasse, F.A.F.L. mort en
Déportation) nous avait conduits à la Centrale de
Montpellier, après notre capture, le 18 Novembre
1940, sur le "Marie-Thérèse", sous commandement
polonais. L'acte d'accusation mentionne "se rendre
à Gibraltar...et se mettre aux ordres du général
de Gaulle". Nous avions été dénoncés, à Sète, par
de futurs grands résistants pour lesquels... le
"général félon" n'était qu'un belliciste. Une
providentielle parenté entre le Commandant de la
Région Militaire (Général Altmayer) et le Chef du
Groupe Franc du 2ème Colonial (Capitaine Darcy)
nous valut d'être sortis de prison. Je fus
"expédié" au camp de la Lègue, à Fréjus en vue
d'un départ colonial. Les étonnantes péripéties de
l'époque me conduisirent, après trois mois de mer,
en Indochine. C'était une voie obturée par nos
alliés, par laquelle, comme beaucoup, j'espérais
reprendre le combat. Je débarquai à Saïgon à la
mi-Juillet 1941. Dans la semaine, j'entrai au
groupe Huchet... que je sus, ensuite, dépendre de
l'I.S. de Singapour. Les Japonais, avec l'accord
de Vichy, débarquaient en Indochine pour y établir
leurs bases pour la Guerre de la Grande Asie
Orientale. Le 9 Mars 1945 au soir, lorsque l'Armée
Impériale Japonaise déclencha son sanglant coup de
force en Indochine, je venais de débarquer à
Saïgon, venant des plantations d'hévéas, pour un
parachutage d'armes de Calcutta. Avec mon camarade
Martinot, je vécus ce début ardent de week end à
Dakao. "Ils" ne réussirent pas à nous capturer,
bien que les missions que nous confia le
Commandant Rousson nous firent entrer à plusieurs
reprises dans la gueule du loup, y compris face au
bien redoutable capitaine Mazakazu Konishi... et
Banko.... Nous ne fûmes pris qu'au matin du 17
Mars, date d.'ailleurs donnée par Banko lorsque
nous le rencontrâmes à l'E.M. de Liaison Japonais.
Normalement, nous aurions dû être capturés par la
Kempétaï, cette Prévôté japonaise justement
surnommée ensuite la "Gestapo-Jap". Depuis le 10
Mars au matin, nous avions vidé nos poches des
papiers et insignes pouvant révéler notre qualité
de militaires. Je présentais partout une précieuse
fausse vraie carte d'identité, établie par le
Commissaire de Police de Quimper, après mon
évasion et me prétendant "étudiant". Le 17 Mars au
matin, le soldat coréen qui m'interpella ne voulut
rien entendre à mes protestations de "jimmin"
(civil) et me fit monter dans le camion de
ramassage de la rafle. On nous débarqua au Camp
Virgile, déjà bien rempli. Il fallait passer au
"service des entrants". Derrière des tables
couvertes de feuilles de papier, des Japs-locaux
notaient les arrivants. On appelait ainsi les
Indochinois volontaires de l'Armée Japonaise. Ils
étaient aussi méprisés par leurs maîtres que par
la population. A la capitulation japonaise, ils
rejoignirent en formations le Viêt Minh dont ils
constituèrent les premières forces
opérationnelles. (Comme si les Miliciens avaient
rempilé dans les F.T.P.!.). Sous la supervision
d'un jeune officier japonais, les inscriptions se
faisaient dans le calme : la période sanglante
était passée. Nous remarquâmes tout de suite la
gène des "locaux" que nous attribuâmes aux
nouvelles de la guerre : Dans la nuit du coup de
force en Indochine, les Superforteresses Volantes
de l'US.AF avaient détruit le tiers de Tokyo, sans
opposition possible des Japs. Ils n'étaient plus
invincibles. Les collaborateurs locaux sentaient
le vent tourner et nous ménageaient. Mon tour vint
de vider les poches sur la table : carte
d'identité et porte-feuilles d'où glissa une
photo. Martinot la reconnut immédiatement : dans
le rictus qu'il m'adressa, je pus lire un jugement
en un mot de trois lettres, très justifié. Le
"kashikan" (sous-officier) des "Japs-locaux"
s'empara de la photo et la scruta en me
dévisageant d'un regard méfiant. Ce militaire, à
l'air un peu gauche, dressant son imposante
stature derrière une table austère, troublait le
train-train de ce fonctionnaire-né. Je restai
impassible. Le "Local" se tourna vers l'officier
Nippon. Assez exceptionnellement, il avait de
l'allure : sabre "Wakizaki" témoignant de sa
qualité de Samouraï; casquette de toile bien
repassée; col de chemisette blanche rabattu sur
celui de la veste rase-pet réséda dont la bélière
du sabre relevait un pan; culottes bouffantes à
I'italienne, prises dans des botes jaunes bien
cirées de fabrication locale. Il s'approcha. Photo
en main, il me dévisagea. Manifestement, malgré le
nez il ne s'agissait pas de moi. Ni d'un général
d'Indochine, ce que marquait sa perplexité. La
tension montait mais je ne le fis pas voir. Ne
s'estimant pas en mesure de trancher, le
"rikugunshoi" appela le "taii" (capitaine). Le
responsable de "l'accueil au camp" se leva de la
chaise où il était vautré et se dirigea vers les
tables en s'éventant d'un éventail aux couleurs du
Soleil Levant. Le contraste entre les deux
officiers était caractéristique de l'Armée de la
Grande Asie Extrême-Orientale. Manifestement, il
s'agissait d'un de ces fils de paysans parvenus
aux grades d'officiers par les hasards de la
guerre. C'était la caricature vivante de
l'officier "jap "dont se gaussaient les
Indochinois comme les Français Dépoitraillé et
suant; ventre adipeux débordant d'un large short
informe et trop long; gros mollets velus d'où
glissaient des chaussettes de coton au gros orteil
détaché des autres; claquettes surélevées. Une
ridicule casquette frippée, type couvre-bidon que
popularisera Bigeard, juchée sur un énorme crâne
rasé; visage couperosé barré par des lunettes aux
verres en cul-de-bouteille. Nous n'avions pourtant
pas envie de rire. L'air à la fois important et
nonchalant, comme il convient à un "chef", il prit
la photo. Cette tête ne lui rappelait visiblement
rien. Ce n'était pas moi non plus. Je compris
qu'il ne voulait surtout pas "se faire avoir",
mais qu'il craignait certainement de commettre un
impair. Ce genre de soudard de l'armée de Hiro
Hito, après un assez long séjour en Cochinchine,
redoutait d'être pris pour un barbare. Du ton
brusque habituel aux siens, il beugla "donata désù
ka?" (qu'est-ce?). J'avais eu le temps de me
préparer, coupant la parole au "Jap-local", je
répondis aussitôt avec assurance "otosan". (mon
père). Le capitaine nippon ne s'étonna pas de ma
réponse en japonais et questionna encore
"sakan?"(off- sup). Du ton mi-fier et mi-réservé
qui convenait, je répondis d'un sonnant "hai,
Taisho, kudasaI" (oui, général, s'il vous plaît).
A l'étonnement de Martinot, et au mien, devant les
yeux arrondis par des supputations déconcertantes
du "jap-local", le capitaine nippon salua
réglementairement la photo et me la tendit d'un
geste décidé : Un Glorieux Vainqueur devait se
sortir avec autorité d'une situation non prévue
par les règlements en campagne. Pour bien établir
son autorité, il hurla un "koura koura" qui ne fut
que le début d'une litanie et qu'il n'était nul
besoin de traduire. Martinot et moi filâmes nous
perdre dans la foule des prisonniers. La photo de
général était celle de de Gaulle. Elle avait été
prise à Londres en 1943. Les portraits du Chef des
Français Libres étaient rarissimes en Indochine à
cette époque. C'était un privilège d'en avoir
un... et donc un motif d'être soumis aux questions
gestapistes de la Kempétaï. (Prévôté japonaise).
Les Japonais ne connaissaient de Gaulle que de
nom, j'avais eu la chance que celui-ci n'ait pas
risqué de perdre la face. Lors de la capitulation
du Japon, cette photo servit à réaliser le
monumental portrait du général de Gaulle qui
accueillait les "nouveaux débarqués" venant
libérer Saïgon déjà dégagée par les ex-prisonniers
des "japs" du lle R.I.C.... Elle est aujourd'hui
au Musée de l'Ordre de la Libération, aux
Invalides, on distingue bien le quadrillage au
crayon qui permit l'agrandissement. Je n'ai
effectivement rencontré le général de Gaulle que
le 18 Juin 1946, au Mont Valérien. Il ne se douta
pas qu'il serra ce jour là les mains de son "fils"
ignoré". Vingt cinq ans plus tard, je lui est
raconté l'histoire de cette parenté, ce qui me
valut une inestimable lettre signée de sa main. A
la fin de la Grande Guerre, blessé comme lui
grièvement à Verdun, mon père le trouva dans le
même camp de représailles pour officiers en
Allemagne : Il m'en parla après mon évasion,
m'encourageant, comme ma mère, à le rallier dans
les rangs de la France Libre.
Le camp de Roméas
Courant 1944, à la saison sèche, la 4ème
compagnie du IIème RIC part en manoeuvre au Camp
de Roméas, au N.O de Phnom Pehn, en bordure de la
voie ferrée qui relie la capitale du Cambodge à
Battambang, Chef-Lieu de la province qui vient
d'être cédée à la Thaïland, en 1941. Les bâtiments
sont contiguës à ceux de la station qui dessert le
village de Sdok Ach Roméas situé au-delà des
voies, à deux ou trois kilomètres, sur la route
qui remonte vers le Nord vers Kompong Chenang, au
débouché du lac immense nommé Tonle Sap. Sdok ach
roméas signifie "tas de crottes de rhinocéros",
mais nul n'a vu un tel animal. La région est assez
typique du Cambodge: terrain plat, des forêts peu
denses, et, s'élevant sur l'horizon, les phnoms
boisés de l'Aural, sortes de "mornes" ou pitons à
flancs peu escarpés. Bien sûr, le Cambodge n'est
pas qu'un plateau. A l'est, les contreforts du
plateau du Darlac descendent vers Kratie. A
l'ouest, de Russey à Kampot, la montagne des
éléphants délimite la plaine de la province de
Kampot que baigne le Golfe du Siam. Au nord, les
Monts du Dang Rek formaient la frontière, au-delà
des sites grandioses d'Angkor, où les lianes et
les fromagers immenses enserrent, comme dans une
résille dantesque, les têtes des déesses et du
Bouddha impassible; (en 1944, la frontière frôle
Angkor). Au moment où je me trouve à Roméas avec
ma Compagnie, existe un camp militaire peut être
unique en son genre dans l'Union Indo-chinoise. Un
bon millier de militaires, provenant des trois
armes, y séjourne à divers titres, réparti en
trois catégories. Les seules troupes armées,
Compagnie de Camp et Pelotons 1 et 2 d'Elèves
Gradés du Régiment de Tirailleurs Cambodgiens,
sont chargés des tâches habituelle d'une unité des
Troupes Françaises en Indochine; à cette époque,
les Japonais disposent de "troupes d'étapes" sur
le territoire de l'Union... et des facilités
correspondantes. Un Centre Sanitaire rassemble
trois à quatre cents soldats de toutes armes,
fatigués par un trop long séjour. Dans les
disciplinaires, sortes de "Bat'd'Af" une
cinquantaine de militaires est regroupée. Ce sont
des "irrécupérables disciplinairement" qui, pour
la plupart, sont passés devant un tribunal
militaire pour fautes très graves. (certains
seront "récupérés" après la captivité japonaise).
Une trentaine d'"imbibés", épaves que l'alcool de
riz rend inaptes à tout service, puisqu'on ne peut
se fier à un éthylique, sont supposés être en cure
de désintoxication: les résultats sont minces. Des
paillotes de bambou et latanier abritent ces
hommes répartis par quartiers. Une prison complète
l'installation ou les "irréductibles" font des
stages; parfois avant de "descendre sur
Pnom-Penh", avant d'être traduits devant un
Tribunal Militaire. Des tranchées et des postes de
combat, des défenses sommaires, constituent une
zone défensive. Chacun sait que la résistance ne
sera possible que dans la brousse. En cas de
surprise à Roméas, le combat ne peut durer au-delà
du baroud d'honneur. Bien que situé en bordure
d'une route coloniale et d'une voie ferrée,
l'endroit est isolé. L'évasion de la prison est
quasi impossible. Celle du camp peut se résoudre,
mais les chances de ne pas être repris sont
infimes, si l'on en croit l'expérience. Les
travaux occupent les "irrécupérables" à divers
titres, sous la surveillance et conseils de la
Compagnie de Camp qui assure les services de
gardes et de sécurité. L'instruction se poursuit,
pour former et perfectionner. A l'époque, le
Commandant du Camp est le capitaine Thomas. C'est
un officier d'Infanterie Coloniale, de taille
petite, sec, peu bavard et très dynamique. Il a la
réputation d'être très "service". Il est estimé de
la troupe pour sa compétence. J'ai assez peu
affaire à lui, si ce n'est à l'occasion de cours
sur les possibilités offertes par le bambou dans
la construction de paillotes et de ponts
(technique que j'introduirai cinq ans plus tard en
Martinique, et dans la préparation de relevés
topographiques que la compagnie doit effectuer
dans les environs; ce dont je suis un des
responsables. (il s'agit de repérer des pistes en
cas d'opération contre les Japonais, dans la
dernière période de la Guerre du Pacifique).
J'apprendrai, après la libération que le capitaine
Thomas faisait partie de la résistance en
Indochine et qu'il était particulièrement bien
placé pour recevoir les parachutages. Deux de ses
"disciplinaires", qui serviront sous mes ordres
lors du "dégagement" de Saïgon me diront que les
Japonais l'ont martyrisé et enfermé dans la
"prison" qu'il avait si bien conçue lui-même a
l'épreuve de l'évasion.
*
**
Le Capitaine G. Thomas
fut un des résistants les plus actifs du Cambodge,
avec le Capitaine R.Le Bris, Directeur de
l'Artillerie a Phnom-Penh; entre autres. (Réseau
F.F.C. Plasson). Le Commandant du Camp s'était vu
charger par la Résistance de stocker les armes
parachutées; après les avoir recueillie, sur une
DZ située vers l'Ouest, au delà du champ de tir!
dans le Terrain Militaire. L'isolement, le peu de
densité de population et de végétation, les
repères du phnom et de la masse du lac du Tonle
Sap, étaient des éléments favorables. La main
d'oeuvre, outre celle fournie par les Résistants
de Phnom-Penh, ne risquait pas de manquer en cas
d'urgence, même s'il était nécessaire de faire un
choix. Le terrain entourant le camp est plat. Le
phom est sa limite. Au Sud-Ouest, la chaîne des
Eléphants borne l'horizon. La saison des pluies
transforme la savane en marécage, empêchant d'y
creuser des fosses où cacher les armes et les
munitions. La proximité intermittente, mais
imprévisible, des Japonais interdit d'aller
chercher des emplacements éloignés et surtout de
traverser la voie ferrée ou la route. Le Capitaine
Thomas trouva la cache idéale en partant de l'idée
qu'il y a des endroits où l'on ne va pas chercher
certaines choses parcequ'elles y seraient trop en
évidence. Il choisit le champ de tir, à l'ouest du
camp, bien avant le terrain de parachutage: un mur
protégé par un talus du côté des tireurs, servant
de refuge à la corvée de cibles. Le Capitaine fait
élever un nouveau mur par les tirailleurs
cambodgiens, avec un beau talus gazonné du coté du
pas de tir et un autre à l'opposé. Ce dernier
parapet herbu est inhabituel. L'explication
fournie est suffisante pour les soldats kmers: on
protège l'autre coté du mur parce qu'on a reçu des
obus de mortier et que l'on va effectuer des tirs
réels dès qu'on en aura l'autorisation. Il est
donc nécessaire d'avoir un pare-éclats... pour ne
pas endommager le mur. Ainsi est fait. Avant que
les ordres aient été donnés de revêtir de gazon le
talus arrière, une corvée de parachutage, formée
par des civils de Phnom Penh, creuse un trou dans
cette terre fraîche et y camoufle les armes, les
munitions, et les postes descendus du ciel. Tout
est recouvert normalement... Un peu plus tard, les
Cambodgiens confectionnent un beau tapis vert: nul
ne peut se douter de l'emplacement de la cache...
Après l'attaque japonaise, le secret de Roméas fut
dévoilé, sous la torture de la Kempetaï, par un
Résistant civil Européen de P.Penh.
*
**
Au moment de l'attaque
surprise japonaise du 9 mars 1945, deux sections
des Elèves Gradés, se trouvent en brousse sous les
ordres du lieutenant De Beauregard, à 25 km de
Roméas, ainsi qu'il était d'habitude pour éviter
que tout le personnel capable de servir une arme
puisse être pris dans la même nasse. Elles
disposent de dépôts secrets de vivres constitués
du côtés de Tang Ploch, au sud du camp. Un
lieutenant-colonel, venant de Saïgon, annonce dans
la journée que la tension se relâche avec les
Japonais. (Ce bruit diffusé dans toute l'Indochine
favorisa la surprise générale). Très alarme
auparavant, le Commandant du Camp se tranquillise
un peu et reporte au lendemain son départ en
brousse avec la quasi-totalité des disponibles:
très fatigué par une crise de dysenterie, il se
couche de bonne heure, après avoir veillé à la
garde. L'attaque soudaine des Japonais le surprend
au lit, vers 20 heures. Il est fait prisonnier.
L'interprète annamite des Nippons lui donne
l'ordre de commander le cessez-le-feu à la section
qui a réussi à se ressaisir, et qui résiste à
l'assaillant. Une heure durant, le Capitaine
Thomas refuse, disant simplement à l'officier
japonais que celui-ci en ferait autant dans une
même situation. Il lui est infligé nombre de
brutalités, puis il est ficelé à un tronc d'arbre,
un sokram, qui, selon l'habitude, abritait une
fourmilière de fourmis rouges et face aux Français
qui tirent... Le combat dure une heure, acharné.
Par miracle, le capitaine n'est pas atteint. Les
Français ont une vingtaine de tués et blessés. les
Japs subissent des pertes beaucoup plus lourdes.
(Comme ce fut presque partout le cas en
Indochine). Enfermé dans sa prison, isolé de ses
hommes pendant le mois de mars, il est gardé par
des militaires, surtout des Coréens, qui
contrairement à leur habitude, ne lui font subir
que peu de sévices. Les gendarmes japonais, la
kempétaï dont le fameux Susuki l'interrogent
plusieurs fois, le malmenant et le torturant, sans
lui faire avouer où sont les caches d'armes. Un
jour, enfin, il est conduit à Kompong Chenang pour
un interrogatoire poussé par les gendarmes
nippons. Toute une après-midi, ils lui font subir
toutes sortes de sévices pour lui faire révéler
les caches; ils ne réussissent qu'à lui faire
perdre connaissance. Transféré au commissariat de
police de Phnom Penh, il est enfermé à la Kempétaï
et échoue enfin à la prison centrale. Dans la
capitale du Cambodge, il est à nouveau soumis à la
torture par la Kempétaï qui a obtenu, par le même
moyen, les aveux d'un Européen au courant des
parachutages. Enfermé dans la "Cage en Bambou", il
retrouva des Résistants du Cambodge et d'autres
personnes qui n'ont jamais résisté, mais le
prétendent en se prévalant de la Kempétaï.
*
**
Le Capitaine Thomas a
ceci de particulier qu'il est sans doute le seul
Officier Français ayant capturé un avion de guerre
en Indochine, avec le pilote. un chasseur
thaïlandais de fabrication américaine, neuf! Ceci
se passait au Cambodge, pays où j'ai mis un avion
japonais à mon tableau, (bien que ne l'ayant pas
descendu moi-même): il faut croire que ce royaume
ne portait pas chance aux forces aériennes de la
"Grande Asie du Sud-Est"! L'exploit du Capitaine
eu lieu pendant la guerre entre le Siam et le
Cambodge, de novembre 1940 à début 1941. Depuis un
an, le Siam s'était rebaptisé Thaïland, signifiant
par là qu'il revendiquait tous les pays peuplés de
Thaïs: cela comprenait, entre autres, des
minorités chinoises, tonkinoises ou annamites,
plus le Laos et le Cambodge! Les branches bien
séparées de la souche Thaï, tirent leurs
lointaines origines des montagnes du Thibet. Il
n'y a aucune raison de réunir ces peuples ayant
des moeurs et des langues différentes, et ne
recherchant pas cette union... Le Japon était
l'allié de la Thaïland, pays lui permettant
d'atteindre Singapour et la Birmanie. Les
Américains de Roosevelt, qui nous refusaient des
armes, armaient l'aviation Siamoise. Roosevelt
appelera les Siamois "ses alliés secrets"... il
était seul dans la confidence.
*
**
L'aventure du Capitaine
Thomas est arrivée au nord de Battambang, capitale
de cette province annexée par le Siam en juillet
1941. Il chevauchait dans la plaine, au Sud de la
route de Sisophon à Potpet, en compagnie d'un
Lieutenant d'Artillerie Coloniale, escorté par un
artilleur et deux tirailleurs cambodgiens, eux
aussi montés sur ces petits chevaux nerveux qui
forcent à relever les étriers. Soudain un avion
américain, portant les couleurs siamoises, les
survola à basse altitude se dirigeant vers la
frontière proche. N'en croyant pas leur yeux, nos
officiers, qui se trouvaient à une petite marche
des avant-postes, virent l'appareil descendre à
l'horizon et, semble-t-il, se poser. Rien
n'indiquait que le chasseur fut en difficulté;
d'autre part., de toute évidence, il était encore
en territoire kmer. Ils voulurent en avoir le
coeur net. Il n'était pas question de retourner à
quinze kilomètres en arrière pour chercher du
renfort. S'avançant dans la savane, utilisant les
termitières comme postes d'observation, ils furent
bientôt non loin du biplan: un Vought Corsair.
Laissant deux tirailleurs à la garde des cinq
petits chevaux, le Capitaine et le Lieutenant,
accompagnés par un Cambodgien qui servirait
d'interprète, s'approchèrent de l'avion. Au loin,
à la lisière d'un village en territoire cambodgien
habité par des frontaliers siamois, la foule
commençait à manifester des sentiments hostiles,
stimulée par quelques individus que l'on voyait se
démener: quelques coups de feu, pas méchants,
rétablirent vite le calme... L'appareil était
intact. Le pilote, sans doute un métis si l'on
s'en rapporte à sa grande taille, fut fait
prisonnier. Il déclina ses qualités et son nom,
dit encore qu'ils étaient trois à bord de ce
bi-place, mais ne voulu rien ajouter à son sujet,
ni à celui de ses deux coéquipiers partis chercher
de l'aide au village; ce qui était bien
problématique! Nos héros ne pouvaient songer à
ramener le biplan. Ils démontèrent soigneusement
la dérive et les armes, d'ailleurs abondantes puis
rentrèrent en vitesse au camp de base. Le
lendemain matin, à l'aurore, ils étaient près de
l'avion avec deux sections dont les hommes ébahis
contemplaient la prise de leur chef. Il ne pouvait
être question de tirer ce trophée à bras d'hommes
sur plus de quinze kilomètres. Quatre équipages de
voitures khmères furent réquisitionnés. Les quatre
paires de buffles furent attelées à une seule
voiture. La queue de l'appareil amarrée sur le
plateau de la charrette, l'étrange attelage,
escorté par les deux sections, prit la direction
du point d'appui de la Compagnie. L'arrivée fut
triomphale. Le "Corsair" était intact. L'équipage
avait atterri parcequ'il était à court d'essence,
croiyait-il à tort. malheureusement pour lui, la
plaine où il s'était posé était marécageuse. Il
put constater qu'il lui restait assez de
carburant, mais le sol ne permettait pas de
décoller. La Compagnie de Tirailleurs Cambodgiens
entreprit d'araser les diguettes d'une rizière
sèche pour aménager une piste de 350 mètres.
L'Etat Major français, alerté, dépêcha un pilote
et quelques spécialistes. Par un beau jour, le
Capitaine Thomas et sa Compagnie virent s'envoler
dans le ciel, portant les cocardes tricolores,
leur prise de guerre retournée contre l'ennemi: un
beau chasseur moderne USA offert au Siam et qui
servit nos couleurs jusqu'au coup de force
japonais du 9 mars 1945.
*
**
Pour l'heure notre
séjour dans, la région de Roméas a surtout pour
avantage de nous sortir du train-train de Phnom
Penh et de nous mettre un peu dans la brousse,
c'est à dire dans la forêt-clairière. La région
est saine. Nous passons une partie de notre temps
au camp à nous préparer. La vie y est pleine
d'imprévu. Un jour, un "imbibé" qui a pu se
procurer du choum,(alcool de riz campagnard) monte
dans un arbre et se met à psalmodier: c'est
sinistre et comique à la fois. Au clair de la
lune, un gradé de la garde au pied de l'arbre,
essaye de le convaincre de descendre; entrant plus
ou moins dans le jeu de l'ivrogne. Un matin
j'observe Yann, (que je "récupérerai" un an et
demi plus tard au point de le faire accéder au
grade de Sergent), de corvée de nettoyage dans la
cour de la prison. C'est un "imbibé" qui doit
purger quelques jours pour récidive. Il tient un
grand balai au manche en bambou. Comme tout
prisonnier, il passe le plus clair de son temps
appuyé sur son instrument de travail. Quand il
arrive près d'un endroit d'où il ne pense pas être
vu, il ôte un chiffon qui obstrue l'extrèmité du
bambou et, redressant le manche de son balai comme
s'il élevait une longue vue vers le ciel, boit à
larges lampées du "choum" qu'il y a introduit...
Son équilibre est de moins en moins asssuré. Ces
manches à balai sont de véritables boîtes à
secret: on y camoufle des cigarettes et de
subtiles dispositions évitent que, même en cas de
découverte, tout le stock soit pris. Nous montons
un jour sur un phnom, l'Aural je crois, pour
repeindre l'échafaudage blanc qui en marque le
sommet et sert de repère géodésique. La piste
monte en spirale dans une brousse peu épaisse,
mais assez fournie pour le Cambodge. Je marche en
tête, mes hommes me suivent à la file indienne. Il
fait beau, le soleil brille mais la température
est très supportable; comme nous sommes en
campagne, j'ai le fusil à la main, une balle dans
le canon. La montée se fait en silence, très
décontractée: il n'y a rien à craindre. Soudain, à
un angle de la sente, je me trouve face à un
tigre, à quatre ou cinq mètres. Je m'arrête. .Je
n'ai pas peur: je ne réalise pas! cela me fait
l'effet d'un spectacle incongru. Je regarde sans
même préparer mon arme. Celui qui me suit m'imite
sans autre réaction. "ong cop", comme disent les
annamites, semble aussi étonné que moi; lui non
plus ne s'attendait pas à cette confrontation.
Nous nous dévisageons un temps qui me semble très
long, immobile et sans manifester d'hostilité.
Puis le tigre tourne sa grosse tête rayée vers la
gauche, sans un grognement, et le corps efflanqué,
comme flasque, part tranquillement, tel dans un
rêve: je suis ignoré! Je me retourne: Montagnon ne
dit pas un mot. Il se contente d'opiner de la
tête:"oui, tu as bien vu!". Je n'est même pas été
étonné. Nous essayons de poursuivre le tigre, mais
il ne nous a pas attendus.
*
**
A quelques jours de là,
nous partons en tournée de relevés topographiques.
Cela se nomme du "cheminement". Bien moins précis
que les levées de géomètres, il est bien plus
rapide et permet de tracer son chemin,
pratiquement à la vitesse d'un homme en marche. La
méthode est simple. L'équipe est de deux ou trois
hommes. Il y a intérêt à avoir deux ou trois
équipes effectuant le même travail On part, avec
ou sans carte, connaissant la direction
géographique du but. Le déplacement se fait en
utilisant des pistes ou, tout au moins des
passages praticables ou que l'on pourra aménager.
L'orienteur est muni d'une boussole. De chaque
station, il prend l'alignement d'un point
caractéristique en vue, qui sera sa station
suivante, et situé si possible dans la direction
générale suivie. Il note sur son carnet l'angle de
route formé par l'alignement de ce point et le
Nord de sa boussole. Sans perdre de vue le but
repéré, il marche en comptant les pas, par
enjambées étalonnées,, compensant s'il y a lieu
dans les terrains dénivelés. On obtient un tracé
qui suit plus ou moins régulièrement la ligne
idéale; il faut corriger en fonction des angles et
des parcours, comme le marin qui trace sa route
Pendant cette progression, les deux autres membres
de l'équipe notent sur un carnet les points
remarquables vus à droite et à gauche. Par rapport
à l'endroit où se tient l'observateur, et repéré
sur le croquis de l'orienteur, il convient de
situer ce qui est typique, en orientation altitude
et distance. Un dessin en donne les contours et
caractéristiques. Quelques mots d'explication sont
parfois ajoutés. Ainsi sont notés les abris,
points d'eau ou d'observation, les possibilités
particulières, les passages de gibiers ou
d'humains, les oeuvre d'art, les silhouettes
typiques qui peuvent servir à préparer un futur
passage et à se repérer sur la piste. La
forêt-clairière cambodgienne est très clairsemée.
Les espaces découverts sont fréquents et grands.
Les arbres sont, souvent, plus éloignés les uns
des autres que dans la forêt française, ce qui
tranche nettement avec la jungle de la chaîne
annamitique. Ce peu de densité rend le sous-bois
assez clair. Une végétation d'arbustes et de
fougères s'élève jusqu'à un mètre cinquante du
sol, sans donner l'impression du touffu. Des
sentes généralement faites par le gibier
serpentent sans raison; rarement on trouve des
passage d'homme. Les repères de notre progression
sont souvent des arbres du genre fromager dont les
racines forment comme des cloisons au pied du
géant. Il y a beaucoup de termitières, très
hautes, indestructibles, parfois en colonies. Il
arrive que des serpents ne nous entendent pas, se
laissent approcher, puis fuient devant nous dans
un bruit de feuilles froissées, rarement ils
attaquent. Une fois, un cobra surpris se dresse
devant moi sur la piste. Je m'arrête net, peu
rassuré, je le regarde balancer la tête, dans un
mouvement fascinant, au niveau de mes genoux et à
un métre de moi. Cela dure un temps qui ne se
mesure pas, puis, soudain et sans que je puisse
dire comment, je le vois se faufiler dans les
herbes. Un soldat cambodgien qui me suit remarque
que c'est tout ce qu'il y avait à faire. Un jour,
un sergent en tue un d'une balle dans la tête.
Nous capturons un gros python qui digérait. Nous
le dépouillons et faisons cuire à la broche: c'est
délicieux. Nous campons au bord de l'eau. Sur la
rive de grandes pierres plates descendent jusque
dans le ruisseau. L'onde fraîche repose les pieds
après une marche : ce n'est pourtant pas une chose
à faire quand la route est encore longue. Nous
portons nos vivres sur nous, les mulets sont
réservés aux munitions et aux réserves de guerre.
Notre riz est dans la toile de tente roulés en
sautoir, enfermé dans des paquets faits de larges
feuilles vertes. Les rares conserves en boite et
le poisson séché que nous portons pendu sur le dos
sont la base de menus peu variés. Heureusement,
les tirailleurs kmers nous font connaître des
baies sauvages dont la saveur est toute nouvelle.
Nous ne rencontrons pratiquement pas d'habitants
près desquels il serait possible de se ravitailler
en "cochon-planche" ou en poulet : le Cambodge a
une très faible densité de population. Parfois la
chasse permet une amélioration très attendue de
l'ordinaire, elle est pratiquée par les pisteurs
de flancs. Nous rencontrons assez souvent des
cerfs. Un matin, alors que nous marchons depuis
moins d'une demi-heure, je me trouve en tête avec
les éclaireurs. L'orientation nous a été donnée,
avec un halte prévue après une heure de
progression pour une nouvelle définition de
l'angle. Une rencontre avec les Japonais ayant
établi un campement clandestin est possible, mais
pas probable, et l'avance se fait en silence
suivant les règles de la sécurité d'une troupe en
déplacement dans une zone d'insécurité La
Compagnie est très bien entraînée: le "Père
Bourguet" a fait consciencieusement les choses et
les bonnes habitudes sont bien enracinées. La
brume matinale s'effiloche encore aux branches
basses alors que déployés en tirailleurs, scrutant
devant nous, jetant un oeil sur les voisins de
droite et de gauche, nous progressons sans bruit,
l'arme à la main. Je sens plus que je ne vois le
mouvement du bras de l'homme de gauche qui impose
le silence. Je répète le geste toute notre ligne
reste figée. On entend les feuilles froissées.
Sans bruit, nous nous accroupissons. Derrière la
marche a cessé. Chacun rejoint doucement le pied
d'un arbre en marchant précautionneusement,
s'accroupit, et scrute la part de secteur dont il
a la charge. Soudain, à moins de vingt mètres en
avant et sur la gauche avance calmement un superbe
cerf. La tête levée, les bois imposants effleurent
les rares basses branches des arbres, il hume
l'air frais. Parfois le regard tourné vers moi
semble me dévisager. Il ne nous a pas repérés car
le vent léger vient de son côté. Derrière lui,
deux ou trois biches et leurs faons suivent,
gambadant, bondissant, s'arrêtant pour glaner.
C'est magnifique, dans la petite brume matinale du
sous-bois. Cela dure relativement longtemps. Ils
ne nous voient toujours pas. Sans inquiétude ils
se déplacent dans leurs domaine : c'est une des
plus belles et émouvantes scènes qu'il m'ait été
donnée de voir. Nous restons admiratifs. Une
partie de la tête de colonne rejoint sans faire de
bruit. Nous sommes peut être une vingtaine
admirant les bêtes qui maintenant s'abreuvent au
ruisseau. La beauté des pelages, le calme de cette
harde, les traînées légères de brume qui
contribuent à créer une atmosphère irréelle tout
cela semble avoir été pétrifié, comme dans
"Blanche Neige" de Disney, les Marsouins de la 4°
Compagnie. Nul n'émet l'idée qu'il y a là un beau
tableau de chasse en perspective; ce qui est sans
doute la plus belle manifestation de l'âme
poétique à cette heure et en ce lieu. Notre
dernière viande fraîche est déjà digérée depuis
longtemps, pourtant chacun se contente de la
beauté de la scène... Après s'être désaltéré, le
mâle hume l'air longuement, tourne la tête à
droite et à gauche comme s'il observait, puis tend
longuement le cou comme s'il s'étirait. Son
attitude montre qu'il ne nous a pas sentis. Enfin
il reprend sa route majestueuse, suivi par les
biches et les faons qui gambadent. Nous attendons
un bon moment avant de repartir. Au loin, le cerf
brame. La réalité reprend ses droits : quelqu'un
dit "les beaux cuissots"! sans éveiller d'écho. La
marche reprend: "éclaireurs déployés..." Le relevé
se termine, nous ne devons plus être loin de la
voie ferrée vers Pursat. Nous passons une nuit
mémorable, quoique calme, en forêt-clairière au
bord d'un ruisseau qui s'élargit au bas d'un petit
massif de rochers plats formant une grotte. Le
sable de la rive remonte jusqu'aux premières
grosses pierres qui semble être disposées là pour
servir de sièges. Le Capitaine A. Maurice revise
ses notes. La lune brille au dessus des arbres. On
dirait une scène nocturne de Western. Il ne manque
que le banjo et le chant rocailleux et tendre des
cow-boys que remplacent imparfaitement les espèces
de xylophones et mandolines rustiques que les
Cambodgiens confectionnent à partir de bambou sec.
Il y a même du café insipide tiédissant sur les
cendres chaudes. Trois ou quatre "noctambules"
chantonnent de vieilles rengaines, cherchant les
paroles qui leur rappellent la France. Les hommes
dorment sous les tentes individuelles. Certaines
se sont roulés dans leur couverture et leurs
silhouettes bizarres se découpent à la lueur des
dernières braises. On distingue vaguement les
silhouettes des sentinelles. A l'aube, nous
reprenons le piste. La mission se poursuit sans
incident fâcheux, nous sommes fatigués mais
heureux. Notre rêve est une bonne douche et un
bifteck! après une bonne soupe chinoise. Ce midi,
nous débouchons de la savane, à moins d'un
kilomètre du pont qui fait franchir la petite
rivière à la route qui nous conduira à Roméas.
C'est le point que nous devions atteindre et où
nous attend, de part et d'autre de l'eau, une
petite patrouille du camp. Après cette longue
randonnées, la précision est remarquable. Tout le
monde est en bonne forme : ce ne sont plus les
conditions de la chaîne annamitique ou de la
Cochinchine, où l'on vit dans une étuve moite
perpétuelle. Ce soir, au Camp, il y aura de la
joie et des histoires à raconter aux amis
retrouvés, devant d'un "champagne breton" (rhum et
limonade). Ce soir aussi, il y aura les nouvelles
de la guerre que l'on a pu capter clandestinement
mais sans peine. Des nouvelles et des bobards car
Radio-Delhi doit être dirigée par des
Marseillais... Bientôt, après ces manoeuvres qui
ont testé notre entraînement, ce sera le retour à
Phnom Penh. Ce sera pour quand, pour en découdre?
LES JAPS SE RENDENT AUX FRANÇAIS
A
SAIGON
Je tiens les détails de ce
témoignage
du
Commandant Ballini
qui
fut le second du Chef de Mission de Riencourt.
Les projecteurs de
l'actualité n'éclairent pas toujours l'événement
historique, quitte à focaliser sur un autre plus
médiatique, surtout si la Presse n'y a pas
assisté... Ainsi en alla-t-il des deux
capitulations de la fin de la seconde Guerre
Mondiale: - L'Allemagne nazie n'a pas capitulé à
Berlin le 8 Mai 1945 par la signature de Keitel
devant Joukov, de Lattre, Spaatz et Tedder, mais à
Reims, le 7 Mai à 2h.41, dans une école proche du
Q.G. d'Eisenhower. - Le Japon n'a pas capitulé à
Tokyo le 2 septembre 1945 à 8 heures, devant Mac
Arthur et les représentants alliés dont Leclerc,
mais le 19 Août à Manille. Ce jour, 16 délégués
Japonais, accrédités par l'E.M. Nippon, arrivèrent
à bord de deux avions de transport, frappés de la
croix verte sur fond blanc de la reddition, pour
recevoir les documents des conditions de la
capitulation acceptée se traduisant par l'arrêt
immédiat des opérations de guerre, fixé au 20 Août
à l'aube. Tandis que les premières
forteresses-volantes partaient parachuter des
secours d'urgence aux prisonniers alliés, Mac
Arthur inaugurait sa nomination de Commandant
Suprême Allié en interdisant aux Britanniques,
Français et Néerlandais d'effectuer le moindre
mouvement en direction de leurs anciennes
possessions occupées par les Japonais: Il ouvrait
ainsi la voie aux mouvements communistes, qui
s'étaient pourtant montrés neutres toute la guerre
contre le Japon. La capituIation officielle du
Japon eut lieu à Tokyo le 2 Septembre, mais il
avait été prévu une seconde cérémonie pour les
théâtres d'opérations dépendant des Britanniques.
Elle eut lieu le 12 Septembre à Singapour, où le
représentant du maréchal Téraushi, se disant
empêché, signa l'acte de capitulation pour l'Asie
Extrême Orientale devant l'Amiral Mountbatten,
Commandant en Chef Allié pour le Sud-Est
Asiatique. Conditionnés par les médias, eux-mêmes
influencés par les politiques, les Français
s'imaginent que la seconde Guerre mondiale prit
fin le 8 Mai 1945 avec la capitulation nazie.
Quelques uns ont entendu parler du 2 Septembre à
Tokyo. Cette date marque la fin de la guerre
contre l'Axe, qui dura six ans. Ce jour-là, Le
Japon capitulait sans condition devant Mac Arthur,
Commandant Suprême Allié, et les représentant des
principaux alliés, dont Leclerc au nom de la
France. Comme à l'Ouest, où les Allemands de la
Poche de Saint Nazaire capitulèrent le 12 Mai 45,
les troupes japonaises des principaux théâtres
d'opérations devaient effectuer leur reddition
devant le commandement allié local. Pour le
Sud-Est Asiatique, dont dépendait le sud de notre
Indochine, était prévue la signature officielle de
la capitulation du Maréchal Téraushi, Commandant
en Suprême Nippon dans l'Asie Extrême-orientale,
devant l'Amiral Lord Louis Mountbatten, Commandant
en Chef Allié dans le Sud-Est Asiatique. Le jour
fixé était le Mercredi 12 Décembre, à Singapour.
Notre cuirassé "Richelieu", la plus forte unité de
la flotte britannique dans l'Océan Indien,
représenterait la France. Le Maréchal Comte
Téraushi, parent de l'Empereur Hiro Hito, avait
replié son Q.G. de Singapour, menacé par l'avance
britannique, sur Saïgon où commandait le général
Taushima. C'était donc à Saïgon qu'il fallait
prendre contact avec l'E.M. japonais pour la
reddition des forces nippones du Sud-Est
Asiatique. Les troupes du Maréchal Téraushi, comme
leur chef, ne semblaient pas disposées à se plier
à l'ordre impérial de capituler, malgré l'arrivée
du membre de la famille impériale envoyé en
mission par Hiro Hito. Depuis le 10 mars 1945,
comme conséquence de leur coup de force, les
autorités japonaises avaient pris en main
l'administration de l'Indochine et mis les
Français sous contrôle; après avoir créé des
gouvernements fantoches dans les différents états
de l'Indochine. Dès l'annonce, à Tokyo, de la
capitulation du Japon, le 15 Août 1945, l'armée
japonaise en Indochine commença un dégagement
administratif en passant le pouvoir au Viêt Minh,
leur allié objectif durant la guerre. Les
Américains, et les Soviétiques, prétendaient
"libérer" l'Indochine des Français autant que des
Japonais, suivant une vision très simpliste. Les
Britanniques, eux même soupçonnés par les
Américains, voulaient que soit d'abord rétablie la
souveraineté française; avant les nécessaires
mutations, d'ailleurs en cours. L'Amiral
Mountbatten s'était toujours montré très
francophile, par nature ou par politique, mais
nettement. Pour la mission dépêchée auprès de
Téraushi, il décida de choisir une équipe
française, puisqu'il s'agissait de se présenter
sur une territoire de souveraineté française avant
l'occupation nippone. La France se trouvait ainsi
être la première à représenter les alliés
vainqueurs devant l'ennemi commun. Belle revanche
après le coup de force japonais du 9 Mars 45! Il y
avait à cette époque, aux Indes, une délégation de
la D.G.F..R. (Jacques Soustelle, dite Section
Française de Liaison d'Extrême-Orient. (cdt
Morlanne). Elle était rattachée,
opérationnellement, à la célèbre Force 136
britannique. (S.A.S.). Le commando de la
S.F.L.E.0. du Capitaine de Frégate de Riencourt
(Antoine, dans la résistance en France),
comprenait son adjoint, Capitaine Ballini
(Philippe, en équipe avec Riencourt dans la
résistance); un radio, Lieutenant Bellec (un
marin); le sous Lieutenant de Neufbourg; et un
jeune Administrateur des Colonies. Le Général de
Gaulle, Chef du Gouvernement Provisoire de la
République Française, soucieux de rétablir
rapidement la souveraineté française en Indochine,
ordonnait de parachuter des missions au Laos et au
Tonkin, puis en Cochinchine. (Sainteny, Messmer,
Cédile...). L'Amiral Mountbatten, décida que sa
mission envoyée en Indochine serait française et
fit désigner Riencourt. Une première tentative de
parachutage rebroussa chemin à cause de la
mousson, le 20 Août. La seconde eut lieu le 22,
soit une semaine après l'annonce de la
capitulation faite par l'Empereur du Japon.
Calcutta était alors dans l'ignorance de
l'attitude de l'armée japonaise dans le Sud. On la
disait prête à se révolter. Après plus de 8 heures
de vol, le "Liberator" survola, vers 17 heures, le
village forestier de Dja-Ray, juste avant les
monts du Donai, à quelques 100 km au N.E de
Saïgon, dans la province de Bien Hoâ. Une D.Z
idéale s'offrait aux parachutistes. Les cinq
français passèrent par le toboggan et atterrirent
normalement. Après avoir plié leurs parachutes et
effacé les traces, ils gagnèrent un abri boisé. Ce
qui, du ciel, avait passé pour une D.Z. idéale
était en fait un terrain d'aviation de fortune,
abandonné depuis 1941 et livré aux herbes.
L'administration y avait maintenu le gardien,
vivant dans une baraque. Cet employé méticuleux,
comme le sont souvent les Indochinois, n'avait pas
oublié les consignes. Considérant sans doute que
le mode d'atterrissage, pour ne pas être celui du
règlement, en était cependant bien un, il vint
présenter son registre du terrain, invitant les
cinq paras à y porter leurs noms,
l'immatriculation de l'avion et l'itinéraire
prévu. "Co qui tàc", précisa-t-il, comme pour lui,
en traduisant, par correction: "Réglementaire". La
Mission de Lord Louis Mountbatten prenait ainsi
contact avec le territoire français en respectant
le règlement. Par radio et par parachutage, l'E.M.
japonais à Saïgon avait reçu des instructions du
Commandement du S.E.A.. Il n'avait pas fait
connaître sa réponse et, la veille encore, sa
D.C.A. avait tiré sur les "Liberators" qui
parachutaient des secours aux prisonniers
Britanniques, Néerlandais et Français des camps
japonais de Saïgon. Ils savaient que le Commandant
en Chef Allié dans le Sud-Est Asiatique les tenait
pour responsables de l'ordre, en attendant
l'arrivée du détachement de la 20° Division. La
situation s'étant éclaircie et le Maréchal
Téraushi ayant assuré l'Empereur de son
obéissance, Riencourt envoya Neubourg rechercher
Ballini et le reste du stick, avec mission de le
rejoindre à Saïgon. Faute d'information, celui-ci
s'apprêtait à partir aux nouvelles vers Saïgon et
tenter de gagner le Q.G. nippon. Alors qu'il
s'approchait de la route, il entendit chanter "La
Madelon": C'était le signal de reconnaissance et
il reconnut Neubourg qui l'informa de la
situation. Ils gagnèrent Saïgon. Curieuse
situation que celle de ces militaires français au
palais du Gouvernement Général devenu Q.G. de
l'Armée japonaise vaincue. Dans cette ville où le
Viêt Minh s'emparait peu à peu du pouvoir, que lui
cédaient les "Japs", qui étaient les prisonniers,
les Japonais où le stick de Riencourt? Mais les
Saïgonais sont curieux : La nouvelle ne tarda
guère à s'ébruiter. D'abord incrédules, les
prisonniers entassés à Des Pallières apprirent
avec joie que les premiers alliés parachutés
étaient des Français. Eux restaient derrière leurs
murs. Un des premiers actes de Riencourt, après
avoir rendu compte des résultats de sa mission,
fut d'envoyer un message aux services du Cdt.
Morlanne, le prévenant que, du fait de l'attitude
du Viêt Minh qui s'emparait du pouvoir, il ne
fallait pas lancer de missions parachutées "blind"
(en aveugle) en Indochine: Il n'en fut pas tenu
compte et beaucoup furent capturés et sauvagement
mis à mort; éventuellement devant des officiers de
l'O.S.S. (ancêtre de la C.I.A.) qui refusaient
d'intervenir en disant "I am neutral!". Riencourt
fut ovationné par les Saïgonais, ce qui ne laissa
pas de créer un malaise avec J. Cédile, parachuté
plus tard pour prendre en charge l'administration
et qui ne sut pas avoir les mots qu'il fallait à
son arrivée. Le 31 Août, Riencourt et Cédile
rencontrèrent l'Amiral Decoux, ex-Gouverneur
Général de l'Indochine au nom de Vichy, qui
résidait en famille, sous "protection" japonaise,
dans une villa d'une plantation. Ils lui avaient
fait annoncer la décision impériale "d'offrir la
paix au monde", en lui dépêchant le Capitaine
Masakazu Konishi, adjoint du Colonel Chef de la
Mission de Liaison Japonaise (une sorte de
Kommandantur); qui lui avait apporté quelques
bouteilles de champagne pour fêter l'événement.
Ils avaient refusé de donner suite à la demande de
l'Amiral qui voulait que les Japonais lui
remettent le pouvoir en Indochine, dont ils
l'avaient spolié le 9 Mars 1945 au soir. Une page
était tournée. Les Japonais avaient accepté les
conditions de leur reddition. Le 11 Septembre, les
premiers éléments de la 20ème Division indoue du
Général Gracey et la Compagnie "A" du C.L.I.
français étaient parachutés sur le terrain
d'aviation de Saïgon. Cependant, les "Japs"
continuaient à assurer l'ordre, ou prétendaient le
faire alors que l'insécurité devenait évidente.
Moins de quinze jours plus tard, sortant de force
de leur camp, les prisonniers français
s'emparèrent des armes de la Pyrotechnie et
libérèrent la ville... où les premiers éléments de
la 2ème D.B. purent débarquer à la suite du
C.L.I., avant la 9ème D.I.C.. Pendant plus de
trois semaines, le Commandant de Riencourt, un
Français, avait représenté le Commandant en Chef
du SEA à Saïgon, auprès de l'E.M. nippon. Qui se
souvient? Qui l'a jamais su? Les Français
nouvellement arrivés en Indochine fin 1945 n'ont
pas saisi l'importance de ce fait; les
responsables français du temps de l'administration
de Vichy ont préféré alimenter leurs rancoeurs,
comme l'Amiral Decoux. Il n'est pas trop tard pour
souligner l'élégance du geste de Lord Louis
Mountbatten qui permit à la France d'être le
premier allié à prendre contact avec l'E.M.
japonais à Saïgon, en vue de la reddition des
troupes du Maréchal Téraushi. Grâce à lui, les
Français qui n'avaient pas cessé le combat furent
à la victoire.
LE NOSTRADAMUS D'HIROSHIMA
Je tiens l'anecdote de Jacques Dauphin,
Secrétaire Général de la Fédération des Réseaux de
la Résistance en Indochine (1940-45), à l'époque
comme moi prisonnier des Japonais au camp de
Saïgon où il était l'interprète de japonais du
Capitaine de Vaisseau R. Jouan que les "Japs"
avaient désigné comme "responsable du camp", après
leur coup de force du 9 mars 1945 en Indochine. Si
son comportement dans l'Indochine de Vichy lui
valut de comparaître devant la Commission de
l'Indochine (où il fut un des rares à avoir une
attitude digne), les prisonniers du camp de Saïgon
lui sont reconnaissant de son courage et de son
efficacité face aux Nippons, dont le Colonel
Mazura ex-instituteur devenu garde-chiourme sur le
tard; Le Commandant Jouan savait leur tenir tête,
malgré de lourdes menaces. Le Commandant avait un
"hobby" insoupçonné qui le conduisait à s'isoler:
Il faisait de savants calculs d'astrologie à
partir desquels il prédisait l'avenir. Il faut
croire que sa science était assez balbutiante
puisqu'il ne cessa d'annoncer la victoire du Reich
Nazi... jusqu'à la fin de 1944, c'est dire s'il
fit s'esclaffer le Lieutenant de Vaisseau CL... et
mon camarade Dauphin en leur révélant l'avenir
proche. Le moment de notre Fête Nationale avait
suscité quelques mouvements parmi les quelques
milliers de prisonniers Français, Coloniaux et
Marins du camp de Saïgon. L'espoir prévalait sur
la crainte d' une extermination possible. Nous
étions informés, clandestinement, de la situation.
L'Italie, deux mois après la capitulation nazie,
venait de déclarer la guerre au Japon, autre
puissance de l'Axe qui poursuivait la 2ème Guerre
Mondiale; les Américains débarquaient sur des îles
japonaises à un vol de bombardier de Tokyo et les
Britanniques avaient libéré la Birmanie. On ne
savait pas encore que, à Potsdam, l'URSS avait
décidé d'attaquer son ex-allié le Japon,
renouvelant ainsi le "coup de couteau dans le dos"
de Mussolini envers la France, au début de la
guerre. Le Commandant Jouan entra dans la pièce
qui servait de P.C., dans le bâtiment de
l'horloge, et ferma soigneusement la porte
derrière lui. Son visage révélait une tension qui
fixa l'attention de ses deux adjoints. Ils
craignirent une fâcheuse nouvelle, peut-être une
de ces terribles marches comme celle du 21 Juin,
ou pire encore. Sans se départir de son sérieux et
sans exaltation, le Commandant annonça qu'il
fallait s'attendre à un événement sensationnel et
imprévisible qui allait bouleverser l'ordre
mondial et mettre immédiatement fin à la guerre!
Il l'avait lu dans le ciel! Le genre de nouvelle
était tellement inattendue que son adjoint et son
interprète ne purent s'empêcher de s'esclaffer
sans retenue devant les conclusions des calculs
astrologiques du Commandant. Puis la réaction se
fit plus acerbe. Il fut vivement recommandé au
Commandant de (se taire) et de "garder çà pour
lui, car il y avait assez de bobards qui mettait
dangereusement le camp en effervescence". Les
nouvelles nous arrivaient par nos trois postes
clandestins, souvent biens coupés de propagande,
avant d'être passablement déformées par le
bouche-à-oreilles. En outre, les Japs faisaient
circuler des bobards qui, pensait-on, avait pour
but de provoquer des émeutes qui leur
permettraient de "tirer dans le tas". Ainsi
apprit-on que "les Anglais encerclent Phnom Penh".
En fait, ils étaient à la frontière du Laos, très
loin de Saïgon. La crainte n'était pas vaine car
les prisonniers doutaient que les tranchées
"anti-chars" qu'ils avaient creusées aient cette
destination : larges de deux mètres, elles
longeaient des routes... comme des fosses
communes. Le Commandant Jouan accepta de garder
pour lui les résultats de ses travaux
astrologiques, d'autant que Maurice Martinot et
quelques autres avaient commencé à faire son siège
pour qu'il intervienne auprès de "Charlot", le
Colonel Mazura commandant le camp. On n'avait pu
fêter le 14 Jluillet et on espérait y être
autorisé pour le 15 Août qui n'était pas une fête
nationale. Prémonition? Le 6 Août, le Lieutenant
Sicard, à peine passée la porte du camp, demanda à
voir le Commandant Jouan. Sicard assurait
1'acheminement au camp du maigre "ravitaillement
complémentaire" que parvenait à récolter le Comité
d'entraide qu'avait créé l'Evêque de Saïgon,
Monseigneur Chassaing. Il circulait donc en ville
où il restait encore quelques postes bien
camouflés. Juste avant de partir avec le
ravitaillement, il venait d'être informé que la
radio américaine venait d'annoncer I'explosion
d'une bombe atomique dévastatrice sur Hiroshima.
Dans 1'après midi, nos postes captaient à leur
tour la nouvelle. Le 7 Août on remarquait des
mouvements de troupes japonaises aux carrefours
voisins du camp. Le 8 Août, 1'Aspirant-interprète
(un commerçant japonais mobilisé sur place), me
montrait le communiqué japonais dans un journal
annamite et commentait "c'est la fin de la
guerre". Il n'en semblait pas affecté... Puis
l'Empereur Hiro Hito lut son Rescrit Impérial qui,
accordant la paix au monde, ne reconnaisait pas de
responsabilité du Japon dans le déclenchement de
la guerre et ordonnait à son peuple de poursuivre,
par les moyens de la paix, la conquête des
objectifs de cette guerre de la "Plus Grande Asie
Orientale".(c'est réussi). Le 18 Août, dans la
cour du camp le Colonel Mazurat lut à ses troupes
le Rescrit Impérial, relu religieusement et fit
afficher son ordre du jour pour les prisonniers
français: Il était digne. Se souvenait-il que, le
15 Août, la seule "séance récréative" autorisée au
camp s'était transformée en manifestation
patriotique, en sa présence? Pour une fois que le
Commandant Jouan ne s'était pas trompé dans ses
calculs de prédiction astrologique, il faut
reconnaître que ce fut à une occasion mémorable,
puisque la Bombe "A" sauva plus d'un million
d'hommes, dont les prisonniers Français, mais
surtout des Japonais. Selon une "prédiction" qui
se révéla juste, il allait pouvoir "s'occuper de
ses choux et de ses carottes".
Rectifiez leurs croix de bois
Au cimetière militaire de Floing, dans
les Ardennes, des croix en béton sur des tombes de
Tirailleurs Sénégalais portent des mentions
erronées qu'il convient de rectifier par piété.
Nous espérons que, grâce au récit d'un combat de
la libération où fut tué glorieusement un Caporal
de Tirailleurs Sénégalais, sous les ordres de son
chef de maquis le Lt. Werner, Président des Croix
de Guerre des Ardennes, qui a rapporté le
témoignage et à l'érudition du général Deschênes,
Président d'honneur de la Fédération des Anciens
Combattants des Troupes de Marine, I'oeuvre des
sépultures militaires va pouvoir rectifier les
erreurs relevées sur les tombes de Tirailleurs
Sénégalais. A la déclaration de guerre, les
divisions d'active de l'Infanterie Coloniale (les
D.I.C.) montèrent en lignes,avec leurs régiments
organiques de Tirailleurs Sénégalais, formés
d'originaires de l'A.O.F. et de l'A.E.F.. Pour
l'hiver, les "indigènes" d'Afrique furent envoyés
sur les bords de la Méditerranée. Y arrivèrent
également des compagnies de réservistes acheminées
par les régiments de Tirailleurs Sénégalais
stationnés en Afrique. Noire et au Maroc. A la
mi-Avril 1940, les "anciens de 1939" rejoignirent
leurs divisions d'origine. Les "nouveaux" furent
afféctés à des uniités de réserve de création
récente, 5ème, 6ème et 7ème D.I.C. composées de
R.I.C.M.S. (Régiment d'Infanterie Coloniale Mixte
Sénégalais), à deux bataillons de Tirailleurs pour
un de "Marsouins". Ces Tirailleurs provenaient de
régiments d'incorporation comme le 2°RTS basé à
Kati, au Soudan, le 7° RTS de Dakar, ou les 3ème,
5ème et 6ème RTS du Maroc où commençait leur
instruction. Lorsque la Wehrmacht attaqua sur tout
le front à l'aube du l0 Mai, les Chefs Comptables
des unités n'avaient pas eu le temps matériel de
rectifier les plaques d'identité de poignet, ni
les livrets matricule et individuel des
Tirailleurs des renforts. Cela explique que les
morts relevés après les combats portaient
l'indication de régiment qui n'ont jamais quitté
l'Afrique. Toutes les plaques portant l'indication
de 2ème, 3ème, 5ème, 6ème et 7ème RTS sont donc
erronées. Il ne serait sans doute pas possible,
actuellement, de les rectifier au numéro de
R.I.C.M.S. qui devrait être porté
réglementairement. Il serait par contre possible
de mentionner sur une plaque commémorative, leur
appartenance à ]a 6ème Division d'Infanterie
Coloniale; ce qui situerait leur combat. L'oeuvre
des sépultures militaires a pourtant fait de son
mieux, mais sans doute sans se renseigner auprès
du C.M.I.D.O..M. compétent en la matière. Sur une
des tombes, on a pu lire "Caporal Idrisa Diana. 5°
R.I.". L'erreur portait sur l'appélation du
régiment: "Régiment d'Infanterie" et,
curieusement, pas sur le numéro. Au vu des pièces
de ce soldat, la plaque fut ensuite rectifiée en :
"Caporal Idrissa Diana. 2° R.T.S.". Cette fois
l'appellation "Tirailleur Sénégalais" était
exacte, mais non le numéro d'Unité. Les pièces du
caporal portaient l'indication 2ème Régiment.
Soudan. Ier Bataillon. 1ère Compagnie".
Effectivement, Diana, arrivé avec les renforts,
provenait bien du 2ème R.T.S. basé a Kati au
Soudan, mais il avait été affecté au 5°
R.I.C.M.S., 1ère Compagnie, Ier Bataillon. Le 23
Mai 1940, sous les ordres du Chef de Bataillon
Siméoni, le Ier du 5ème RICMS avait été anéanti:
Il n'était pas revenu 100 hommes sur les 900!
Idrissa Diana s'était retrouvé prisonnier, en même
tenps que ses camarades Koulibaly Dosse, Bokou
Fofana et Kalo Boukouni, à Cuperiv dans la Meuse.
Ils s'en évadèrent le 23 Août 1944,.alors que
Paris n'était pas encore libéré et rejoignirent le
même jour le maquis de Lancon que commandait le
lieutenant R. Verner de l'O.C.M..Ils s'y firent
remarquer pour leur courage au feu. Le récit de la
mort au combat du caporal Diane vaut d'être fait:
Dans la nuit du 24 au 25 Août 1944, le maquis se
met en position pour recevoir son deuxième
parachutage. (le 5ème (lu secteur de Vouziers).
Trois avions sont attendus. Vers 23 heures, par
ciel clair et lune brillante, deux avions larguent
leurs containers au signal venu du sol. Le
troisième tarde et largue sur la Ferme de Bailly,
où les chargements sont mis à l'abri par le groupe
de Montbois. Le 28 Août, deux camions allemands
précédés par une voiture de commandement, en fait
une petite Simca, emprunte par erreur le chemin de
terre qui mène au maquis. Ils parviennent jusqu'au
carrefour du Chêne Fourchu où est l'avant poste du
maquis. Les résistants se dévoilent, entourent les
véhicules en braquant leurs armes, et somment le
Lieutenant de se rendre. Il réussit à faire
demi-tour, mais est abattu d'une rafale de Sten.
Les chauffeurs sont faits prisonniers: un Belge,
un Sarrois et un Lithuanien. Les véhicules, dont
un camion-atelier, sont dirigés vers le dépôt du
maquis. Dans la nuit du 28 au 29 s'effectue le
transfert du parachutage tombé à Montbois,
provisoirement camouflé dans une vieille sape
datant de la Grande Guerre à la ferme de Trière.
Le chargement se fait dans deux camionnettes,
celle du boulanger de Montbois et celle de
l'entreprise Geoffroy, mais les pneus rendent
l'âme et il faut tout décharger sur deux
tombereaux d'agriculteurs de Montchentin. Ceux-ci
les font passer l'Aisne à gué à Grandham, avant
que les chargements soient transférés sur d'autres
tombereaux. Le maquis de Lancon assure la
protection du convoi. Les trois hommes de tête
sont les Soudanais, Diane avançant sur le chemin
forestier et les deux autres progressant par le
bois. Les Allemands, qui s'inquiètaient de la
disparition de leurs trois véhicules, avaient
envoyé un blindé léger chenillé à la découverte.
Au petit matin, les ennemis se trouvent soudain
face à face dans le chemin du bois de la Taille,
au carrefour du Parcours. Diane voit soudain, à
vingt mètres, l'engin qui se met à tirer sur le
groupe surpris. Seul sur le chemin, le caporal
ouvre le feu à la Sten sur le blindé, pour donner
aux tombereaux le temps de se dégager. La tourelle
du char tourne lentement vers le soldat noir et
tire une rafale de 13.2; Idrisse niane s'écroule,
les vertèbres lombaires brisées et meurt. Les deux
autres Soudanais n'ont pas le temps de réagir,
gènés par les arbres, lorsque l'Allemand fait
demi-tour et roule vers le village pour rendre
compte. Le parachutage, les dix maquisards de sa
protection et les dix autres du maquis de Lancon
sont sauvés par le sacrifice du Tirailleur
Sénégalais. Vaincu et peu disposé à affronter les
hommes d'un maquis qui vient de faire disparaître
l'un de leurs camarades, les hommes du blindé se
vengent à leur passage à Lancon. Ils prennent
comme otages Henri Collard, totalement innocent
dans l'affaire, Gabriel Caillet, Maurice Briys et
Robert Haulin qui reviennent avec leurs chevaux du
convoiement du parachutage, ce qu'ignorent les
"Frisés". Roger Haulin, le frère, a la présence
d'esprit de sauter dans un fossé et de se glisser
dans un tuyau en béton. Sont aussi pris llenri
Coliard et Lucien Dauphy. Tous sont poussés
brutalement vers l'écurie du château de
Boulonnois. Ils y sont martyrisés pendant toute la
journée par les soldats de la Wehrmacht. Amenés
vers 17 heures au coin d'un bois, au lieu-dit la
Forge, ils sont fusillés sommairement. Par
miracle, Dauphy et Haulin parviennent à bondir et
à s'évader en fonçant à travers bois où les
Allemands renoncent à les poursuivre après avoir
lâché quelques rafales. A la libération, le 31
Août, le corps du caporal Idrisse Diana est ramené
à Grandham et enterré dans le cimetière communal,
en présence des maquisards qui rendent les
honneurs et de la population. La Croix de Guerre
avec Etoile de Vermeil de la Citation à l'Ordre du
Corps d'Armée viendra récompenser à titre posthune
le courageux Africain venu combattre dans un
maquis de France. Par la suite, au regroupement
des tombes militaires, sa dépouille sera
transférée dans la nécropole militaire de Floing,
tombe numéro 1035. Chaque année, son ancien chef
du maquis O.C.M., le capitaine R. Verner vient se
recueillir devant le souvenir du caporal Idrisse
Diana, du Cercle de Niafenké, bureau de
recrutement de Kati au Soudan, mobilisé au 2°
Régiment de Tirailleurs Sénégalais à Kati,
entraîné dans un camp de Rivesaltes, affecté au
5ème Régiment d'Infanterie Coloniale Mixte
Sénégalais, 1er Bataillon, 1ère Compagnie où il
combattit dans les Ardennes en Mai ]940,
prisonnier et évadé, maquisard O.C.M. tué à
l'ennemi le 29 Août 1944 pour la libération d'un
village de France dans les Ardennes. Telle est
l'histoire qui valait d'être rapportée, dans
l'espoir que le souvenir des vaillants Tirailleurs
sénégalais de la 6ème DIC sera rappelé sur une
plaque de la nécropole militaire de Floing.
LA MARSEILLAISE EN BRETON
Depuis cinq mois, au camp de Saïgon, nous
étions quelques milliers de prisonniers français
de l'Armée japonaise. En cette mi-Août la
captivité ne semblait devoir avoir d'autre issue,
sauf miracle, que dans ces longues fosses communes
que creusaient certains d'entre nous, pour un
"supplément" d'une banane. In extremis, quelques
nostalgiques des planches, comme Martinot,
obtinrent de "Charlot", le colonel jap commandant
le camp, d'organiser une séance récréative pour le
15 Août 1945. Les prisonniers voyaient surtout en
cette manifestation artistique l'occasion d'un
après midi sans corvée et ils s'entassaient face à
la modeste estrade sans rideau, meublée d'une
table et de deux bancs devant quelques planches
représentant un bar. Au premier rang s'étalait
l'E.M. jap du camp, gonflé d'importance. Tout
autour de la salle qui n'était qu'une vaste cour,
les sentinelles attentives veillaient. Depuis le 9
Mars 45, où le coup de force japonais avait
coincidé avec le premier bombardement de
super-forteresses-volantes sur la ville de Tokyo,
qui fut incendiée pour un tiers avec 150000 tués,
nous savions que toutes les villes du Japon de
plus de 10000 âmes avaient plus ou moins été
détruites sans guère de réaction des Japs. Nous
savions également que la XIV° Armée Britannique
terminait la libération de la Birmanie et que les
G.I. étaient à la frontière du Laos, tandis que
les Marines, depuis l'île japonaise d'Okinawa, et
d'autres, s'apprétaient à envahir le Japon. Nous
recevions ces informations de deux postes
récepteurs clandestins, construits grâce à
l'ingéniosité de types formidables comme de Guerny
et Iontzeff. J'étais bien informé car mon rôle
consistait à les répandre par le moyen du Journal
Mural, clandestin lui aussi, communiquant
uniquement par des dessins orientés. Le spectacle
se déroulait normalement face à des spectateurs
aussi faméliques que les acteurs. On en était à
une scène de bistrot du port, sensée se passer du
côté de Saint Guénolé. Soudain, je remarquai un
prisonnier, venu du bâtiment de l'Horloge, qui
vint à l'arrière de l'estrade interpeller un
acteur. Il y eut un moment de flottement, remarqué
des spectateurs, puis un officier marinier de La
Royale, qui jouait le rôle du permissionnaire au
café du pays, se leva de table, ajusta sa
casquette règlementairement, et vint se figer au
garde-à-vous sur le devant de la scène. Le silence
le plus complet se fit d'instinct dans
l'assistance. La marin salua longuement le public
attentif et prononça, haut et fort, "ar skillaz ha
so échut!". (la guerre est finie). Le silence
persistant, il cria "ya, gwir é!". (oui, c'est
vrai). Alors, ce fut un immense brouhaha. On se
congratulait et on pleurait, en répétant la phrase
miraculeuse. Soudain, sans que l'on sache si cela
vint de la scène ou du public, un chant grave
s'enfla dans la foule des prisonniers: Le Bro goz
ma Zadou! Tous, même ceux qui, Marsouins, Bigors
ou Marins, n'étaient pas originaires de Bretagne
semblaient participer à cet hymne dont on chanta
le premier couplet encadré par deux fois le
refrain. D'instinct, peut être avait-on réalisé
que La Marseillaise entraînerait une réaction
brutale des Japs, le fait est que la réaction
première fut d'entonner le Bro goz ma Zadou. Un
silence impressionnant suivit. Tous les Japs
étaient debout, attendant que Charlot donne ses
ordres. On vit le colonel appeler son interprète,
un aspirant récemment mobilisé sur place, et
l'envoyer se renseigner auprès des acteurs. On
remarqua qu'il se faisait confirmer ce qu'on
venait de lui dire. Il revint, l'air excité vers
le commandant du camp, se demandant sans doute
s'il n'allait pas payer de sa tête d'être porteur
d'une si terrible nouvelle. L'annonce faite par
l'officier marinier aux prisonniers traduisait une
information de Radio Tokyo: La speakerine
surnommée La Rose de Tokyo, venait d'annoncer la
décision de l'Empereur du Japon... "d'offrir la
paix au monde et d'arréter le massacre
d'innocents". J'imaginais les craintes de
l'aspirant nippon qui, peu avant l'explosion de la
Bombe A me confiait, désabusé. - maintenant les
Américains peuvent détruire le Japon sans y mettre
le pied! La réaction du colonel Mazura, dit
Charlot, commandant le camp des prisonniers
français des Japonais à Saïgon, fut. un ordre
hurlé tandis qu'il dégainait son sabre.
Immédiatement, avec plus de férocité encore que
d'habitude, les sentinelles se jetèrent sur les
prisonniers pour les faire réintégrer leurs
quartiers. Il mena lui même l'enquête pour savoir
ce qu'il en était du poste de radio clandestin. On
ne lui en montra qu'un: il était dissimulé sous la
caisse qui servait habituellement de siège au
colonel Bouteil, ancien commandant du 11ème
R.I.C., qui avait l'air si fatigué, assis
là-dessus, lorsque les Japs passaient
l'inspection. C'est ainsi que, à Saïgon, le 15
Août 1945, dans le camp de prisonniers français
des Japonais, le Bro Goz ma Zadou salua l'annonce
de la capitulation du Japon; qui mit fin à la
seconde Guerre Mondiale menée contre l'Axe
Berlin-Rome-Tokyo. Quelques jours plus tard,
lorsque le général Comte Téraushi eut accepté le
rescrit impérial ordonnant de cesser le combat,
une cérémonie réunit les Japonais du camp pour la
lecture rituelle de ce commandement qui provoqua
des pleurs et des lamentations nullement réprimées
face aux Français, hier encore traités de joyeux
vaincus, parce que même dans ce camp, ils se
prétendaient victorieux du Japon. Charlot fit
afficher un Ordre du Jour dans lequel il nous
informait de la décision impériale et terminait en
souhaitant que "les Japonais se montreraient aussi
dignes dans le malheur qu'avaient su l'être les
Français". |