Raymond-Pierre
LIENARD
**
055
Contestataire de l'an 40
Guerre 1939 - 1945
Résistance
Déportation en Allemagne
Nice - Mai 1988
Analyse du témoignage
Ecriture :
1985 - 195 pages
POSTFACE de Michel EL
BAZE
12 Janvier 1942... Ce sont nos pères, nos grand
pères qui procédèrent à l'arrestation de
Raymond-Pierre Lienard et qui le gardèrent dans nos
Prisons et nos Camps d'Internements. 30 Juillet
1944... Les Armées Alliées combattent depuis 55
jours déjà sur le sol de France pour nous délivrer
du joug allemand et pourtant...Ce sont des
fonctionnaires de l'Etat et des Départements, des
policiers, des gendarmes, des GMR., des cheminots
qui concourent encore et toujours à l'Holocauste au
Gott allemand en lui livrant Raymond-Pierre Lienard
et tant d'autres. Et les Lagerältester, les Kapos,
les Vorarbeiter, les Schreiber de l'Arbeitstatistik,
étaient-ils tous Allemands ? Jeunes gens qui
liraient ce témoignage, méditez et avec moi pleurez
sur la grande lâcheté de l'homme.
12 January 1942... Our fathers, our grand
fathers carried out themselves the arrest of
Raymond-Pierre Liénard and kept him in our prisons
and confinement camps. 30 July 1944... The allied
army have been fighting for 55 days already on
French soil to release us from German oppression
and yet...It is our civil servants themselves, the
policemen, Gendarmes, GR, railway men who took
part in the holocaust, in the German Got, by
giving up Raymond Pierre Liénard and the others.
Were all the Lagerältester, Kapos, Vorarbeiter,
Schreiber of the Arbeitstatistik, all Germans ?
Young people when you read this testimony, do
meditate and with me weep on the great cowardice
of man.
RéflExions du témoins
Un Américain... Pour
moi, ce sera toujours celui ou ceux en uniforme
qui m'ont libéré. Chaque pays s'est défendu quand
il a été attaqué. Nous lors de l'invasion de mai
40. Les Anglais lorsque ce fût leur tour, après
notre défaite. C'est certainement eux qui ont eu
le plus de mérite, car ils étaient bien seuls. Les
Russes sont entrés en guerre lorsqu'ils ont été
envahis, malgré le pacte Germano-Russe. Somme
toute, chacun s'est défendu lorsqu'il a été
directement concerné. En ce qui concerne
l'Amérique, mise à part l'attaque des Japonais,
l'Europe ne l'intéressait qu'économiquement au
départ. Politiquement dans un avenir encore
lointain, mais le G.I. qui est venu me libérer
après avoir participé au débarquement sur les
plages de Normandie venait, admettons du Texas, et
ne savait peut-être même pas où il débarquait, ni
en quoi ce conflit européen qui risquait de lui
ôter la vie le concernait. Alors chapeau... Comme
l'odeur de ses cigarettes, sa musique de jazz de
l'époque remplit aujourd'hui encore mon coeur de
souvenirs inoubliables.
*
**
Tout ce que j'ai écrit sur mon journal est
strictement vécu, sans qu'aucun passage n'ait été
romancé. Malgré l'asthénie, ma jeunesse a été à un
tel point marquée par cette guerre, que des détails
infimes me sont restés gravés. Ces écrits, je les
dédie d'abord à ma mère, car des miens, c'est
certainement elle qui a le plus souffert et ensuite,
à toutes les mères dont le fils est mort pour la
France, car elles ont donné l'être qui leur était le
plus cher. Je me pose encore à présent bien des
questions. Comment Hitler aurait-il fait sa guerre,
(l'aurait-il pu) s'il n'avait signé le Pacte
Germano-Russe et dupé ces derniers au point de faire
du commerce avec eux jusqu'à son attaque de la
Russie ? N'oublions pas que notre marine devait
patrouiller en 1939-1940 pour donner la chasse aux
cargos soviétiques qui ravitaillaient l'Allemagne
nazie en nickel acheté au Canada. Pourquoi le
Vatican de l'époque a-t-il laissé assassiner sans
jamais rien dénoncer et qui plus est, a facilité
l'évasion de S.S. vers les pays d'Amérique du Sud
une fois la guerre finie ? C'est à se demander si ce
n'était pas une nouvelle fois les guerres de
religions avec l'extermination des Juifs souhaitée.
La Mémoire
La mémoire : seul bagage incessible
Jacques ATTALI
L'AVANT-GUERRE Natifs d'une ville du Nord
de la France, mes parents étaient d'anciens
ouvriers devenus artisans. Mon père de la classe
191O avait d'abord fait deux années de service
militaire, puis avait été mobilisé en 1914 pour
"la grande guerre". Comme beaucoup d'hommes de sa
génération, il aimait en parler. Ayant fait partie
du Corps Expéditionnaire Français en Italie, il ne
manquait jamais de raconter ce qu'il savait sur ce
pays. Les gens en ce temps voyageaient peu et les
grands déplacements qu'ils effectuaient les
marquaient considérablement. Cela ajouté à cette
guerre qui fut comme chacun sait sans pitié pour
les combattants des deux camps, je forgeais dans
ma cervelle de gosse des idées sur ce qu'avait eu
à endurer cette génération et indirectement, j'en
aimais davantage ma Patrie qui avait paraît-il
sauvé l'humanité… Je fréquentais l'école publique
de mon quartier et les instituteurs de mon enfance
ne tarissaient pas d'éloges sur notre pays. Cela
contribuât sans doute largement à accentuer encore
ce patriotisme. Au travers de tout cela, j'eus une
enfance assez dorée, car rien ne manquait à la
maison. Je dois à mes parents de m'avoir éduqué
comme ils l'ont fait, une infinie reconnaissance.
Quand la guerre civile éclata en Espagne, j'étais
encore un peu jeune pour m'y intéresser vraiment
et les communiqués que j'en lisais dans notre
journal régional restaient pour moi assez confus.
Néanmoins, les bruits de guerre dans les années
qui suivirent, intéressant cette fois directement
notre pays, me préoccupèrent bien davantage. Le
coeur serré, j'écoutais à la radio les reportages
sur l'occupation de la Tchécoslovaquie par les
Allemands et plus particulièrement les sévices
subis par les étudiants de ce pays ami que nous
abandonnions à son triste sort. J'étais révolté à
l'idée que ces hommes d'un pays que je ne
connaissais même pas puissent être oppressés par
d'autres, sous prétexte qu'ils n'épousaient point
leurs idées. Ces moments de réflexion passés,
j'étais jeune et l'insouciance reprenait assez
vite le dessus. Entre chaque ambition d'Hitler et
hélas après chaque faiblesse franco-britannique,
la vie reprenait et elle était belle pour tous les
Français. Les congés payés, notre tempérament que
l'on dit léger, tout cela nous faisait voir la vie
en rose. La voix charmeuse de Tino Rossi faisait
le reste. C'était le bon temps. Temps pendant
lequel l'Allemagne travaillait à tour de bras et
ne cessait d'augmenter un potentiel de guerre que
les Français dans leur grande majorité ne
soupçonnaient même pas. Les légions nazies avaient
fait sur le sol espagnol leur apprentissage de
tactique de guerre moderne. Nous, nous nous étions
contentés de faire croire (et c'était presque
vrai), que nous faisions le blocus à destination
de la péninsule ibérique. Comme notre politique
était toujours à la remorque des Anglais et que
ces derniers avaient décrété qu'il fallait rester
neutres dans cette révolution, notre faiblesse
fit, qu'en manquant à nos devoirs de Républicains,
nous avions laissé s'installer un autre régime
fasciste sur notre arrière, par-delà les Pyrénées.
De ce fait, nous étions bien encadrés. Le résultat
ne fut pas long à attendre… LA DRÔLE
DE GUERRE Je commençais à travailler
lors de la déclaration de guerre en 39. J'avais
alors 16 ans. Les Anglais venaient de déclarer la
guerre à l'Allemagne. Je l'apprenais sur le chemin
du retour de mon travail. Celle de la France ne
saurait tarder et depuis un moment, je pensais que
c'était fatalement comme cela qu'il fallait que
cela se passe. Je voyais dans les jours qui
suivirent, les premières classes de réservistes
mobilisées et parmi elles, mon compagnon de
travail. Cela me faisait une impression bizarre et
je n'aurais pu dire si l'amertume que j'éprouvais
me venait de cette séparation ou du regret que
j'avais de n'être pas encore en âge de participer
à cette grande aventure, qui à mes yeux, sauverait
notre civilisation et notre pays… Depuis la
défaite de la Pologne, qu'à mon grand désespoir
nous avions observé passivement, le pays semblait
quelque peu s'être endormi sur son sort. Nous nous
étions faits à l'idée d'être en guerre d'autant
que c'était une drôle de guerre, dans laquelle
nous perdions peu d'hommes. Hormis les séparations
causées par le rappel de nos soldats et la peine
des familles sur le plan affectif, la vie
continuait à peu près normalement. Nous avions
toutes raisons de nous contenter de cela, d'autant
que nos dirigeants nous affirmaient que nous
vaincrions, parce que nous étions les plus forts.
Nous donnions volontiers notre vieille ferraille
puisqu'on nous répétait qu'avec elle, nous
forgerions l'acier victorieux. Chaque bon citoyen
ayant quelque économie achetait des bons
d'armements, les murs étant tapissés d'affiches
nous invitant à le faire. Je revois encore le
marin à bord de son navire près d'un canon, et le
titre en dessous: "Souscrivez, il veille…". A
l'intention des couples séparés, on avait lancé
quelques chansons de circonstance: "Mon petit
chéri, mon petit kaki, ta p'tit' femme sera bien
sage, elle pense à toi…". Avec cela, le mobilisé
devait se sentir tout à fait rassuré sur la
fidélité de son épouse. Une autre chanson de
marche, optimiste et réconfortante nous arrivait
outre-Manche: "Nous irons pendre notre linge sur
la ligne Siegfried si on la trouve encore là…". Il
ne nous venait du reste pas que cela d'Angleterre.
Dès le début de l'automne, des soldats
britanniques s'étaient installés dans quelques
secteurs au nord du pays. Ils étaient assez
avenants avec la population et recherchaient
vraiment "l'Entente Cordiale". C'était une armée
de métier bien disciplinée. Les jeunes de mon âge
qui avaient appris un peu d'anglais en classe ou
qui continuaient de le faire, recherchaient leur
compagnie. Il n'y avait pas qu'eux du reste.
Quelques femmes plus ou moins "respectueuses" en
faisaient autant mais comme chacun le pense, dans
un but plus lucratif… Pour nous les jeunes, cela
nous permettait d'améliorer nos connaissances
linguistes, d'acheter hors taxe des cigarettes
anglaises et quelquefois, de pouvoir en leur
compagnie apprécier la musique de jazz, art dans
lequel ils excellaient. Nous avions une voiture à
la maisonnette, les restrictions étant très
élastiques, nous avons pu rouler jusqu'en Juin
194O. C'est dire que jusqu'alors, nous ne
ressentions pas trop la guerre. Le 11 Novembre 39,
les Anglais avaient été en alerte et on parlait
beaucoup d'offensive. Si c'eut pu être vrai,
peut-être aurions-nous encore évité le pire… Le
Christmas a été largement fêté par la troupe
anglaise et nous sommes un petit groupe de copains
à avoir mangé en leur compagnie la dinde
traditionnelle. Quelques-uns furent fin saouls.
Quand nous sortîmes vers deux heures le matin, il
neigeait comme je ne me souviens d'avoir vu. Les
flocons tombaient gros et serrés et la grand'place
était déjà toute blanche. Le gel durcit cette
neige qui resta jusque fin Février, au grand
plaisir des jeunes. Je me souviens avoir passé des
heures à regarder les Anglais manoeuvrer leurs
chenillettes qui glissaient comme patins sur
glace. Au printemps, les Anglais avaient installé
une mitrailleuse antiaérienne place de la
République et beaucoup de squares et jardins
avaient été creusés pour faire des abris. Nous
semblions donc nous préparer à une guerre qui en
devienne une vraie. Je regrettais toujours de
n'être pas en mesure d'y participer, d'autant que
l'exaltation de la jeunesse aidant, je me trouvais
inutile en tant que civil… Quand passait un avion,
jamais ne me vint l'idée qu'il put n'être pas
français. Nous étions nous aussi, bien nourris en
propagande… Mon rêve, j'aurais aimé être dans cet
avion… LE
DÉSENCHANTEMENT Les actualités
cinématographiques nous ont montré la guerre
russo-finlandaise et présenté ce dernier pays, en
pays martyr. Toujours mal informés, nous
applaudissons à deux mains la Résistance de ce
glorieux peuple finlandais. Les Allemands ne
perdent pas le nord, c'est le cas de le dire et
aident l'armée finlandaise. Nous sommes tellement
bernés, que nous n'y comprenons rien. Puis arriva
la bataille de Norvège. La petite guerre semblait
vouloir prendre une autre forme… Nous envoyons
dans ce pays nordique des commandos dont le cinéma
nous montre les images. Ils semblent bien équipés.
Nous en sommes en tous cas convaincus… Pourquoi
une fois de plus ne le serions-nous pas. Paul
Reynaud alors Premier Ministre nous déclare dans
un discours affirmatif, que "la route du fer est,
et restera coupée". Nos armées devraient donc
gagner l'enjeu… Nous ne pouvions que nous réjouir.
Notre enthousiasme fut hélas de courte durée.
Début Mai 194O, beaucoup d'avions sillonnaient
notre ciel, et les postes de D.C.A. installés le
long de la frontière belge nous font à présent
sérieusement douter, qu'ils fussent toujours
escadrilles françaises ou anglaises. Ce printemps
fut très chaud et contrairement à l'ordinaire,
notre ciel était d'un bleu presque méditerranéen.
La soif d'aventure me gagnait chaque jour
davantage. Le 1O Mai, les Allemands attaquaient en
Belgique. Presse et radio tempêtèrent contre la
violation de neutralité. Notre D.C.A. se mit à
tirer plus que jamais. Les avions allemands
volaient si bas, que parfois les Anglais les
avaient à portée de mitrailleuse antiaérienne. Les
troupes anglaises passèrent devant chez moi en
longs convois se dirigeant vers la Belgique.
Malgré les rassurants communiqués qui nous étaient
diffusés, il fallait bien nous mettre à
l'évidence, le temps n'était plus à l'optimisme. LES DÉBUTS
DE PANIQUE Certains commençaient à
parler d'évacuer les lieux, afin de ne plus subir
comme en 14-18, l'Occupation très pénible qu'eut à
supporter notre région du Nord où il y eut, déjà
en ce temps, des jeunes qui furent requis au
travail dès l'âge de 16 ans et une famine qui
n'épargna personne. Ce furent les familles les
plus riches, qui les premières partirent se mettre
à l'abri à l'Ouest ou vers le Sud du pays. Vers le
17 Mai, les petits bourgeois commençaient à en
faire autant. Les 18, 19 et jours qui suivirent,
ce fut la panique générale et l'exode en masse des
familles, en particulier, de celles qui avaient
des adolescents et craignaient surtout pour
ceux-ci, je le répète, à cause du souvenir cuisant
de l'Occupation de 14-18, car il n'y eut aucune
mesure de protection pour les jeunes requis de la
première guerre mondiale, alors que la Croix-Rouge
avait quand même un petit droit de regard sur les
prisonniers de guerre, quelque peu protégés par la
Convention de Genève. Le 17 Mai, mon copain de
classe qui travaillait au garage auto de son père
avait préparé 2 voitures en prévision de départ.
Une "3O2 Peugeot" et une vieille "K.Z. Renault",
chargées toutes deux à bloc, afin d'emmener le
plus de biens possibles. J'avais regardé tous ces
préparatifs et assistais à leur départ le 18, le
coeur serré de ne pas les accompagner. NOTRE
EXODE En un jour, il se passait
beaucoup de choses et le 19, je réussissais à
force de pressions sur mes parents, à leur faire
admettre que par sécurité, nous devrions,
momentanément du moins, aller nous mettre à l'abri
ailleurs. La journée du Dimanche 19 se passa donc
partiellement à faire nos préparatifs. Je dis
partiellement, parce que nous nous sommes mis en
route à 16 heures. La voiture chargée à bloc. Il y
avait près de chez moi, un boucher chevalin "aux
armées". Son épouse était venue demander puisque
nous étions deux chauffeurs, si nous voulions
bien, mon père ou moi, prendre sa voiture et faire
route ensemble. Le gouvernement avait dès le début
de la guerre fait une bonne chose (pour les jeunes
de mon âge et pour moi surtout). Il avait autorisé
l'examen du permis de conduire à 16 ans au lieu de
18, pour pallier le manque de chauffeurs
mobilisés. Pensez si à cet âge le volant me
dévorait et j'avais sans doute été parmi les
premiers postulants à cette formalité. Mon père
conduisait donc une "Citroen" familiale 1O cv 1933
ou 34, tractant une remorque. Un voisin,
commerçant en parapluies, nous accompagnait
également avec son épouse et sa fille, ces
derniers avec leur "3O1 Peugeot". Moi, fier comme
Artaban, je conduisais la "Novaquatre Renault" de
mon père. La route me donnait des ailes. Peut-être
allais-je enfin faire quelque chose d'intéressant.
En partant à 16 heures comme nous l'avions fait,
nous ne pouvions aller bien loin le premier jour.
En principe nous devions prendre la direction de
Dieppe. Dieppe, pourquoi Dieppe ? Dieppe en tout
cas me semblait très loin, ainsi qu'à ma mère et
ma soeur. Nous n'avions jamais vu Paris. Peu après
Lille, les encombrements de voitures commençaient,
puis les déviations que nous imposaient des M.P. à
cause des routes réservées aux convois militaires.
Bref, au lieu de partir vers Béthune, nous nous
sommes retrouvés le soir près de Dunkerque, à
Bergues exactement. Donc, à peu de choses près, en
plein coeur de ce qui devait être peu après le
théâtre d'une bataille mémorable de cette campagne
de 40. Nous nous étions donc bien éloignés de
notre itinéraire prévu. Il nous fallut dormir
assis dans la voiture garée le long d'un petit
chemin, un peu en retrait de la grand route. Nous
avons dormi tant bien que mal. Moi, étant donné
mon âge, sans doute un peu mieux que mes parents,
qui avaient cru voir descendre des parachutistes
dans un pré voisin. Il y avait en tout cas
beaucoup d'avions en l'air, mais comme le
lendemain au petit jour, nous vîmes des vaches
paissant paisiblement, tout fût mis sur le compte
d'hallucinations. Notre propagande bien orchestrée
suffît à rassurer nos esprits troublés. Allons
bon, comment aurions nous pu croire que des
parachutistes Allemands eussent osé… Le Lundi 20
au matin, nous longions la mer. Dunkerque, Calais,
Boulogne, Le Touquet, Paris Plage etc. Toujours
lentement à cause des encombrements, puis nous
fûmes à nouveau déviés de notre itinéraire.
Péniblement, nous arrivions le soir à Rue, village
de la Somme. Nous avions mis une journée et 1/2
pour y arriver. Par le chemin le plus court, ce
pouvait être à un maximum de 150 km de notre
maison. C'est vous dire que nous n'avancions pas
et je ne comprends toujours pas, même à l'heure
actuelle, pourquoi il y avait de tels
embouteillages, compte tenu du peu de voitures
comparativement à nos jours. Nous avons
péniblement réussi à nous garer sur la place de
Rué et nous sommes allongés par terre près de la
voiture. Courte nuit pour des gens bien fatigués.
Le Mardi matin, vers deux heures, un brouhaha nous
éveille, sans doute provoqué par la "Cinquième
Colonne". - Vite, vite, il faut partir, les
Allemands arrivent…En vitesse nous déménageons et
reprenons la route de St-Valéry-sur-Somme. Nous
n'avancions que par à coups, de cent à cinq cents
mètres à la fois. Ce matin là, je dormais sur mon
volant entre chaque arrêt de la file et j'entends
encore ma mère me dire en me tapant sur l'épaule:
- Petit, remets en route… Nous ne sommes jamais
arrivés à St-Valéry-sur-Somme. Vers onze heures,
il y eût en face de nous, de terribles explosions.
Les gens ont crié: - les Allemands sont là, ils
viennent de faire sauter les ponts. Et ce fût le
sauve qui peut général. Étaient-ils là, n'y
étaient-ils pas encore, je l'ignore. Des voitures
étaient incendiées par leurs propriétaires qui ne
voulaient pas que les Allemands puissent se les
attribuer. C'est vous dire si la panique était
grande, car l'ennemi n'était toujours pas en vue.
D'autres, et nous étions du nombre, firent
prestement demi-tour. Si prestement même, que nous
ne vîmes plus notre voisin commerçant en
parapluies et qui avait pourtant demandé le jour
de notre départ, que nous fassions route ensemble.
Il n'était pas virtuose du volant, mais la panique
lui avait donné des ailes. Il s'était volatilisé
avant que nous puissions nous en rendre compte… Ce
tumulte passé, il nous fallut un moment pour
réaliser que nous reprenions à présent la file
dans l'autre sens, c'est-à-dire, le chemin de la
maison, qui semblait-il, allait être aussi long
que dans le sens inverse. Mon père avait, dans sa
précipitation, dû abandonner la remorque que
tractait la vieille Citroen, afin de faciliter son
demi-tour au moment de la grosse panique. C'est
après un Kilomètre de parcours que ma soeur réagit
en disant - Mais ma bicyclette est dans la
remorque, je ne vais quand même pas leurs laisser.
Comme nous faisions obligatoirement des pauses
tous les vingt mètres, un cousin qui nous
accompagnait retourna avec elle la chercher, puis
quand ils furent sur place, ils décidèrent de
ramener la remorque à pieds. Leur idée fût bonne,
un moment après, ils rejoignirent la voiture, et
il ne resta qu'à atteler de nouveau la remorque.
Nous nous en tirions jusque là à bon compte,
puisque rien n'avait été perdu dans le tumulte. La
route du retour s'avérait aussi pénible que celle
de l'aller. Nous croisions sans cesse des convois
militaires Français et il fallait nous arrêter
pour leur laisser le passage. Ajoutez à cela, un
flot encore montant de réfugiés, qui sans doute
mal informés de ce qui s'était passé devant eux,
espéraient encore aller Dieu sait où… Parmi eux,
des couvertures rouges roulées en boudins. Les
fameux porteurs de ces couvertures, dont on devait
dire plus tard qu'ils appartenaient à la
"Cinquième Colonne". Vrai ou faux ? Vers 16
heures, nous arrivions à Montreuil sur Mer. C'est
à dire que nous avions mis au moins six heures
pour un parcours de moins de cinquante kilomètres.
Nous avions eu faim et soif en cours de route et
moi qui avait horreur du lait, je m'étais même
résigné à en boire. Un espèce d'individu peu
scrupuleux trayait dans un pré, une vache ne lui
appartenant pas, et recueillait dans une grande
boîte à biscuits métallique, le précieux liquide
qu'il revendait ensuite au bord de la route. En
voilà un qui ne perdait pas de temps. Sans doute,
un précurseur du futur marché noir. UN
BOMBARDEMENT Sur la Place de Montreuil
sur Mer, plus moyen de faire circuler une voiture.
Il y en avait partout et en tous sens, dans
l'attente d'un dégagement possible, d'une issue,
qui leur permettrait de reprendre la route. Nous
étions arrivés là, Dieu sait comment et attendions
comme les autres au milieu de la fourmilière.
Après 1/2 heure de pause environ, les sirènes se
mirent à mugir. C'était l'alerte ! Presque
aussitôt, un autre mugissement identique qui
descendait du ciel. Cette fois, il s'agissait bien
d'avions allemands. Les Stukas piquaient droit
vers nous et l'on distinguait parfaitement les
croix noires sous les ailes. Mon cousin dans la
panique sortit en courant de la voiture pour
chercher un abri plus sûr. Nous, nous n'avons pas
bougé, nous contentant de serrer les fesses et
courber l'échine en entendant ce qui tombait
autour de nous et sur la voiture, protégée
heureusement d'un matelas sur le toit. Les
mitrailleuses crépitaient, les bombes et les
éclats pleuvaient. Cette pluie qui nous parut
interminable, ne dura en réalité pas bien
longtemps, mais un baptême du feu, fait
terriblement peur. Une peur accentuée encore par
le bruit des Stukas. Nous nous en sommes bien
tirés, sans plaie ni bosse. Il ne suffisait à
présent que d'enlever les cailloux et demi pavé
sur le matelas qui nous avait protégé. Mon cousin
revînt à la voiture et nous apprit que l'endroit
où il était allé pour s'abriter était bien plus
canardé que le notre et qu'il avait eu beaucoup de
chance de nous rejoindre sans dommage. Ce mauvais
moment passé, nous avons trouvé un débouché…en
marche arrière. Nous reprenions à nouveau le sens
inverse au chemin de notre logis, presque sans y
réfléchir, car ce qui comptait, était de quitter
le plus vite possible cet endroit dangereux. Nous
n'avons pas roulé bien loin. Le soir approchait,
nous étions crevés et la première grange suffit à
nous abriter pour cette nuit. Après avoir mangé le
peu de provisions qui nous restaient, car hélas,
nous avions pensé à beaucoup de choses, mais
n'avions pas imaginé que nous puissions avoir faim
dans une France d'abondance pas encore occupée par
l'ennemi, ce qui hélas ne saurait tarder… La
fatigue aidant, nous avons dormi comme des loirs,
sans trop nous soucier des énormes rats que nous
avions vus dans le foin. Le lendemain, mon père
nous réveilla assez tôt, disant que c'était le
seul moyen de faire de la route. Nous nous mîmes
donc assez rapidement en chemin. PREMIER
CONTACT AVEC L'ENNEMI Ce Mercredi 22 Mai au matin,
le temps était changé. Le beau ciel d'azur des
jours précédents s'était transformé en ciel de
pluie et je ne sais si cette pluie avait incité
les gens à ne pas quitter leurs abris d'une nuit,
mais il y avait peu de voitures en mouvements.
Cette fois nous tenions le bon cap, celui de notre
maison… C'était du moins ce que nous espérions.
Nous avions roulé peut-être 20 Km en nous sommes
soudainement trouvés devant un barrage de vieux
bidons d'huile et d'essence, en travers de la
route. Les deux voitures qui nous précédaient ont
stoppé, nous également et derrière les bidons,
nous avons vu sortir deux énormes gaillards vêtus
d'imperméables gris souris qui leur tombaient
jusqu'aux pieds, coiffés du casque Allemand. Cette
fois, pas d'erreur, c'étaient bien eux. Revolver
au poing, ils nous ont fait comprendre qu'il
fallait faire demi-tour et rebrousser chemin.
Quelle galère ! une fois de plus nous allions
tourner en rond, quoique cette fois, nous ne
pouvions plus aller loin, puisque nous les avions
devant et derrière, il était inutile de continuer
plus longtemps. Nous sommes passés aux Quatre
Chemins à Borainville et là, restaient les traces
d'une bagarre récente. Nous avons vu des morts et
des blessés allongés au bord d'un chemin. Mon père
qui avait toujours roulé en tête, trouva que les
grandes voies pouvaient être dangereuses et décida
d'emprunter les voies secondaires. C'est ainsi que
nous nous trouvâmes dans un village nommé
Campagne-Lez-Hesdin, dans le Pas de Calais.
Arrêtés près d'une ferme, nous demandâmes aux
propriétaires l'hospitalité de leur grange. Ils
acceptèrent d'emblée et firent mieux, puisqu'ils
mirent à notre disposition une dépendance de leur
ferme. C'était vieux et sale, mais combien
apprécié après ces journées tumultueuses. SÉJOUR
DANS UNE FERME Nos braves fermiers
n'avaient pas vu encore les soldats occupants et
étaient sidéré que nous en ayons rencontré. Ils
les connaîtraient deux jours plus tard… Un groupe
de soldats s'était installé dans une grange
voisine et venait acheter ses provisions à la
ferme. Ces soldats avaient, ma foi, l'air très
polis et nous inondaient de larges sourires. De
plus, ils payaient largement le beurre, le lait et
les oeufs qu'ils achetaient. Pour peu, nous
aurions été conquis par leur bonhomie. Ma mère qui
avait subi l'occupation de 14-18 s'en souvenait
amèrement et nous mit en garde. -On ne prend pas
les mouche avec du vinaigre, disait-elle. Ils nous
paient avec de la monnaie de singe… C'étaient en
tout cas de grands gaillards costauds, semblant
plein de santé, alors que notre propagande disait
que nos ennemi avaient des maladies de peau, dûes
au manque de matières grasses et vitamines
diverses. Quelle belle connerie… Cela ressemblait
fort pour le moment en tous cas, à une belle
armée, jeune et bien organisée. Tenue légère,
shorts et chemises à manches courtes. Rien de
commun avec les bandes molletières de notre pauvre
armée Française. Voilà où en étaient mes pensées
en cette fin Mai 40. A la ferme, nous nous étions
familiarisés avec les propriétaires et la vie
était devenue presque acceptable. Au bout de
quelques jours, la belle fille des fermiers, dont
le mari était aux armées, nous proposa à ma soeur
et moi, d'aller coucher chez elle, à un Km
environ, ce que nous acceptâmes volontiers. Là au
moins, nous eûmes une chambre chacun et un vrai
lit pour dormir. En réalité, la bru nous avait
proposé cela, parce qu'elle et sa fille avaient
peur d'y dormir seules. C'était pour elles une
occasion favorable, et pour nous, profitable. Le
pays nous semblait un monde perdu et les
conditions de vie étaient loin de ce que nous
connaissions en ville. Peu de gens avaient
l'électricité et beaucoup s'éclairaient encore à
la lampe à pétrole. Personne aux environs n'avait
de radio, de ce fait, nous vivions presque isolés
des régions extérieures, sans nouvelle d'aucune
sorte, puisque la presse ne paraissait plus. Seuls
les bobards circulaient… Nous étions sans nouvelle
de notre armée, lorsqu'une huitaine de jours après
notre installation au village, commencèrent à
passer des colonnes de prisonniers français, avec
lesquels nous ne pouvions avoir de contact,
quoique ceux-ci fussent peu gardés. Je note au
passage que beaucoup auraient pu s'évader… J'en ai
vu quelques uns qui le faisaient sans difficulté,
mais dans l'ensemble la troupe semblait assez
fatiguée et surtout très assoiffée. Nous leur
mettions des seaux d'eau fraîche tirée du puits à
la porte de la ferme, mais en général, leurs
gardiens ne les laissaient pas boire. Un jour ma
mère revenait avec le pain. Un convoi de
prisonniers passa. Le pain aussi… Nous en
manquions pourtant et il fallut attendre à nouveau
à la file d'attente devant la boulangerie. Le
nombre de clients avait considérablement augmenté
à cause des nombreux réfugiés, tandis que les
denrées commençaient déjà à manquer. Je me
plaisais bien à la ferme et m'occupais de divers
travaux en compagnie de la propriétaire et le plus
souvent de sa fille. Elle était assez mignonne et
ne me déplaisait pas malgré l'habillement dont
elle était toujours affublée, on devinait parfois
ses jolies formes de seize ans. (J'en avais 17).
Il faut vous dire qu'en général, les femmes ici
étaient encore habillées comme en 1914. On ne
sortait les beaux habits que le Dimanche pour la
messe. Sitôt rentré, on reprenait la tenue de
chaque jour. Jupe presque jusqu'aux pieds et
sabots. Mise à part la cérémonie religieuse, le
Dimanche ressemblait aux autres jours. Dans la
cour de la ferme, tout près de la maison, il y
avait le tas de fumier. On ne trouvait pas de W.C.
Il fallait aller se mettre le derrière à l'air,
dans la prairie qui se trouvait derrière la
maison, (côté fenêtre de ma chambre) heureux que
c'était l'été et que pour une fois cet été fût
beau, très beau. Cette précaire commodité nous
donnait parfois des spectacles inattendus, car on
ne savait pas toujours avant de s'y rendre, si
l'endroit était exempt de toute présence. Un
Dimanche à la sortie de la messe, j'ai rencontré
quelques copains qui étaient venus échouer dans un
village voisin. Nous nous revîmes souvent et la
jeunesse aidant, les distractions reprirent un
peu. Il fallait bien de temps en temps oublier la
guerre, et notre groupe n'engendrait pas la
mélancolie. Cela ne plaisait pas toujours à la
fermière, que nos rires agaçaient, d'autant que sa
fille se mêlait à nous chaque fois qu'elle le
pouvait. Un rappel à l'ordre la faisait parfois
vite déguerpir. Ce qui chagrinait la fermière en
réalité, c'était d'être sans nouvelles de son mari
et de penser qu'il était peut-être lui aussi comme
ces prisonniers qui étaient passés les jours
précédents. Sa peine était donc légitime et notre
désinvolture lui faisait mal, mais sa fille était
jeune et son insouciance ressemblait heureusement
à celle de son âge. Certains travaux
m'incombaient. Écrémer le lait par exemple, ou
battre le beurre. Travail qui me faisait les
muscles des bras. Plus fatigant était l'étalement
du fumier sur les champs. Je n'étais pas habitué à
ce genre d'exercice. Quoiqu'il en soit, je le
faisais avec beaucoup de bonne volonté, d'autant
que c'était toujours en compagnie de Marcelle,
envers qui je nourrissais des sentiments plus
qu'affectueux, bien qu'ils n'allèrent pas jusqu'au
flirt, je crois pourtant qu'ils furent
réciproques. J'ai gardé d'elle des souvenirs très
précis qui marquent lorsqu'on a l'âge de commencer
à aimer, sans oser… Un jour, sa mère nous demanda
de gratter le sol d'une remise attenante à la
ferme. Le sol était de pierre, mais tellement
recouvert de terre et de boue séchée, qu'on ne le
voyait plus. Nous nous mîmes tous deux au travail
de grand coeur et en deux heures, on ne
reconnaissait plus la pièce. Lorsque sa mère
revînt, elle parût enchantée et pour la première
fois, nous fît un compliment. Dans son patois du
pays, elle nous dit: - Vous êtes de biaux éfants.
Voulant signifier par là, qu'elle était satisfaite
de notre travail. Elle ajouta qu'elle nous
donnerait l'après-midi, un travail qui ne nous
déplairait pas… Il fallait dans le pré voisin,
faire des fagots de bois, puis les empiler en tas.
Pour ce faire, nous devions utiliser la brouette.
Je ne sais qu'elle idée me prît, je dis à
Marcelle: - Allez Marcelle, je vous donne un moyen
de locomotion. Je vous conduit en brouette.
Innocemment, elle s'installa dans la brouette que
je poussais en courant. Tout alla bien jusqu'au
pré, mais là, le sol étant plus accidenté,
Marcelle fût très secouée. Elle riait aux éclats,
essayant de se tenir comme elle le pouvait pour
garder l'équilibre. Le rire fût communicatif et
bientôt, il me fallut faire une pause. Je me
tordais aussi d'un rire nerveux. C'est à ce moment
que mes yeux se baissèrent et je découvris avec
stupéfaction que la plus stricte intimité de
Marcelle était dévoilée. Pauvre fille ! Comme
elle, je continuais à rire, mais plus innocemment
cette fois. Mon rire n'était plus qu'une façade
qui cachait mal mon trouble. Mon pouls battait
très fort et le sang me chauffait les oreilles.
C'est Marcelle qui me tira de mon euphorie. Elle
se leva de la brouette et dit: - Maintenant, il
faut marcher, j'ai été assez secouée. Je n'eus pas
ce jour là, tellement le coeur aux fagots que je
mettais en tas. Marcelle commençait à me troubler
sérieusement et pourtant, je suis sûr qu'elle en
ignorait la raison. Nos fermiers n'étaient pas les
vrais propriétaires. Ils n'étaient que métayers et
leurs conditions de vie étaient plus que modestes.
C'est sans doute pour cela qu'ils étaient
pauvrement vêtus et ne portaient que le stricte
nécessaire. Les habits que les femmes portaient
très longs devaient sans doute suffire à les
préserver des regards indiscrets. En ce qui me
concerne, cette histoire avait en tout cas
sérieusement troublée ma nature, et si je n'eus
plus l'occasion de conduire Marcelle en brouette,
j'inventais des ruses de sioux pour multiplier les
occasions me permettant de parfaire visuellement
mes connaissances en anatomie féminine. Marcelle
n'a sans doute jamais imaginé les astuces
employées à cela. J'avais entre autres exemples,
repéré que le Samedi matin, elle cirait les
chaussures pour se rendre à la messe du lendemain.
Elle le faisait accroupie dans un endroit de la
cour et je trouvais prétexte chaque fois pour
avoir à faire juste dans l'angle de vision
favorable. Le plus naïvement, Marcelle continuait
son travail, tandis que le mien était sérieusement
perturbé. Tout ce stratagème dura un certain
temps, jusqu'au jour où sa mère, qui devait avoir
les sens plus aiguisés l'appela pendant une séance
de "cirage" et je compris à la manière dont elle
lui parlait, qu'elle lui conseillait de veiller à
sa tenue. Le cirage de chaussures reprit, mais il
eût rectification de position. Je dûs me rabattre
sur la traite des vaches où Marcelle était assise
sur un tabouret bas. J'allais chaque fois à
l'étable, accroupi de l'autre côté de la vache,
face à Marcelle, je mettais beaucoup d'insistance
à vouloir apprendre à traire, ce qui n'est en
réalité pas facile. Il faut dire, que mon
assiduité contrastait avec mes pensées, qui se
préoccupaient bien peu du pis de la vache. Je ne
pus jamais traire convenablement et ne devins
jamais expert en la matière. Il courait encore et
toujours des bobards au sujet de notre situation
militaire. Certains disaient que les Allemands
étaient peu nombreux et que ceux qui passaient
étaient toujours les mêmes qui tournaient en rond,
dans l'intention de nous faire croire le
contraire, alors qu'en réalité, ils étaient
encerclés. Comme on n'en voyait pas beaucoup,
c'eût pu être plausible. D'autres disaient avoir
vu des Anglais cachés dans les bois… Le plus vrai
dans tout cela, c'est que nous étions encerclés
véritablement. LE RETOUR
AU BERCAIL Cela faisait à peu près
trois semaines que nous étions là et ma mère,
particulièrement, trouvait le temps long. Certains
réfugiés parlaient de rentrer chez eux, d'autres
leur rétorquaient que ce n'était pas la peine, car
dans la ville d'Hesdin, les Allemands arrêtaient
toutes les voitures et parquaient les civils.
Comme parmi les partants personne ne revenait, la
vérité restait difficile à connaître. Enfin, un
jour mon père vint me voir à la ferme pour
m'annoncer que nous partirions le lendemain. Ce
fut pour moi une réelle déception. Je m'habituais
bien à la ferme et étais sans doute, sans
révélation de sentiments réciproques, de plus en
plus attaché à Marcelle. il me fallut donc, le
coeur serré, lui dire adieu le lendemain matin.
Mes parents avaient décidé, et il ne restait qu'à
exécuter… Cette fois, nous avions une route très
dégagée. Plus rien de commun avec ce que nous
avions connu trois semaines plus tôt. Il y eut
encore pourtant des arrêts assez prolongés pour
laisser passage à la troupe, nombreuse cette fois,
nous pensions qu'elle montait au front…Les verts
de gris étaient à présent en force et n'avaient
pas l'air encerclés du tout… Lorsque nous
arrivâmes en la ville de La Bassée, celle-ci
n'était occupée que depuis peu et portait encore
les traces de bataille récente. Un souvenir précis
m'est resté gravé, des gens se taillaient des
beefsteaks d'un cheval étendu sur la chaussée et
tué sans doute peu avant, dans les combats. En
arrivant dans les faubourgs de Lille, les traces
de bagarres récentes étaient encore plus nettes.
Nous fûmes à Roubaix vers 17 heures. Le ville
semblait déserte, vidée de la majorité de ses
habitants. A Wattrelos où nous étions domiciliés,
c'était pareil. Par chance, notre maison n'avait
pas été pillée, alors que beaucoup l'étaient. Dieu
que je la trouvais triste et petite notre maison
comparativement à la ferme. Il fallait pourtant
m'y résigner… Pendant quelques temps, pas de
travail. Mon patron avait été mobilisé et sa femme
évacuée, n'était pas reparue. Seule Betty, la
bonne assurait la garde de l'immeuble. Je fus donc
contraint de rester un moment sans activité, alors
que pour beaucoup, la vie reprenait doucement. LES DÉBUTS
DE L'OCCUPATION J'avais retrouvé les copains
qui avaient tous, sauf un, réintégré le bercail
après avoir vécu une aventure qui était presque
identique pour chacun. Nous reprenions chaque soir
nos promenades à bicyclette comme avant les
événements importants. Puis, un beau jour, ou
plutôt un sinistre jour, l'annonce de l'armistice
nous tomba sur la tête comme un coup de masse…
Nous chutions d'un très haut perchoir, et tout me
sembla impensable…Heureusement, il n'y eut pas que
la voix funèbre de demande d'armistice. Une autre
voix s'était levée, de Londres, celle-là bien
Française, qui me remit le coeur plein
d'allégresse. Enfin, il y avait encore des gens
qui espéraient et un chef en particulier qui
n'acceptait pas la défaite et se levait pour
prendre le flambeau. Les murs commençaient à se
couvrir d'affiches éditées par l'occupant qui
étaient loin d'honorer l'entente cordiale. Elles
représentaient une croix surmontée du casque
Français ayant derrière un canon et une figure de
capitaliste. Dessous, ce slogan: "Les Anglais
donnent leurs machines, les Français, leurs
poitrines…". C'était le début de la propagande de
nos nouveaux maîtres. Les affiches ne restèrent
pas longtemps. Il devait déjà souffler en ce
temps, dans le Nord de la France, un vent
d'antipathie envers elles. Avec les copains, les
sorties du Dimanche avaient reprises également. Au
début, les cinémas n'avaient pas rouvert leurs
portes et il fallait donc nous contenter des
sorties pédestres. Le plus souvent nous prenions
la direction du parc de Barbieux. C'est un des
plus beaux jardins de France, dans lequel il n'y
eut jamais autant de monde qu'à cette époque. Les
pelouses y sont habituellement interdites, mais
comme il existait un "ordre nouveau", tout le
monde allait s'y asseoir. Certains se baignaient
également dans les eaux du parc interdites elles
aussi, et nos occupants en premier ne s'en
privaient pas. Mon patron est rentré vers le mois
d'Août en compagnie de son épouse. Il était
mobilisé dans une poudrerie à Pont de Buis, dans
le Finistère et quand les souris grises se sont
pointées, ayant l'expérience de l'ancien
prisonnier de guerre de 14 -18, il s'était
prestement mis en civil et avait affirmé ne pas
être militaire. J'avais donc repris le travail.
Sans grand enthousiasme du reste, car le coeur n'y
était pas, la guerre me préoccupait bien
d'avantage. Au début de notre défaite, nos ennemis
nous avaient stupéfaits. Nous les considérions
comme beaucoup moins mal que prévu, étant donné
leur premier comportement. Mais en peu de temps,
il coula beaucoup d'eau sous les ponts. Nous
trouvions déjà qu'ils commençaient à tenir
beaucoup de place et nous privaient de pas mal de
choses. les tickets de ravitaillement faisaient
leur apparition pour de bon cette fois. De plus,
les voix Françaises qui nous venaient de Londres
par la B.B.C. avaient chaque jour plus
d'auditeurs… Les cinémas étaient rouverts et les
actualités qu'ils nous projetaient n'avaient
certes pas l'agrément du public. Sifflements,
bruits divers les accompagnaient et il fallut vite
que ces messieurs se résignassent à nous les
montrer, lumières éclairées, dans chaque salle de
spectacle. Cela commençait visiblement à les
agacer, et leurs beaux sourires du début, de
s'estomper… Il y avait sans doute aussi une raison
directe à cela, c'est qu'ils n'allaient pas aussi
facilement en Angleterre qu'ils ne l'avaient
espéré au départ. Dans le courant Octobre, ces
messieurs m'infligèrent leur première humiliation.
J'en étais profondément vexé et il fallait
pourtant courber l'échine. Cela se passait un
Dimanche soir. Avec les copains nous avions
l'habitude, la séance de cinéma d'après-midi
terminée, d'aller boire un pot dans l'un ou
l'autre grand café de la rue Pierre Motte qui
avait un orchestre et où nous pouvions nous griser
des airs de jazz que nous avaient laissé les
Anglais. Ces cafés étaient toujours combles et il
était difficile de trouver une table pour s'y
installer. Les Allemands y étaient également
attablés et il fallait nous résigner à les voir
là… En nous y rendant ce Dimanche, nous avons
croisé sur le trottoir de la dite rue, un groupe
de soldats, petits et trapus, ceux des unités
blindées. L'un d'eux a dû trouver que nous ne
descendions pas assez rapidement sur la chaussée
pour leur faire place et m'a donné un coup
d'épaule pour m'obliger de descendre plus vite.
Voilà qui affirma d'avantage encore la haine
sourde qui couvait en moi. DÉJÀ UNE
FORME DE RÉSISTANCE Je travaillais en compagnie
d'une jeune fille un peu plus âgée que moi et
n'éprouvais, quoiqu'elle fut très gentille, aucun
des sentiments éprouvés encore lorsque mon
imagination vagabondait vers la ferme où j'étais
trois mois plus tôt, et plus spécialement vers
Marcelle. Quoiqu'il en soit, d'autres points de
vue nous unissaient. Elle avait la même révulsion
que moi envers l'encombrant occupant. Comme je lui
contais mon histoire du Dimanche précédent, elle
me dit: - Demain, je te montrerai quelque chose
qui va t'intéresser. Ses parents tenaient un café
au Marais de Lomme, faubourg de Lille, dans un
quartier très populeux et avaient de ce fait
beaucoup de contacts avec la masse. Elle m'apporta
donc le lendemain un tract. J'en avais entendu
parler de ces fameux tracts qui commençaient déjà
à circuler, mais n'en n'avais jamais vus. Celui-ci
était ronéotypé et de condition plus que modeste.
Quoiqu'il en soit il apportait l'espoir. Je
demandais: - Tu en as d'autres Georgette ? Elle me
dit: - Non, mais j'en ai parfois de différents,
d'un client de la maison. - Écoutes, lui dis-je,
Il n'est pas possible que cette lecture s'arrête à
nous sans que nous puissions en faire profiter
d'autres, mais, comment nous y prendre ? Déjà le
patron qui nous épiait était venu pour le lire, et
nous le sentions non pas contre le tract, mais
plutôt enclin à freiner notre enthousiasme en nous
incitant à la prudence. En ce temps, je disais
qu'il avait la trouille, maintenant je pense qu'il
avait l'expérience de son âge et les souvenirs de
sa captivité après Verdun… Ceci dit, Georgette et
moi, avons recopié à la main tous les tracts qui
nous passaient dans les doigts en y ajoutant
quelques feuilles de papier carboné, pour les
multiplier. Afin d'éviter les risques encourus par
un éventuel épluchage d'écritures, comme nous
habitions à vingt Km de distance, nous recopiions
chacun nos feuilles le soir et les échangions le
lendemain matin. Elles étaient ensuite glissées
sous les portes de notre quartier, un peu au
hasard, à la faveur de la nuit. Nous avons ouï
dire qu'à Asq il y a un cinéma désaffecté où les
Allemands ont entreposé du matériel saisi aux
Anglais lors de la débâcle. Avec mon cousin René,
nous décidons d'y aller en bicyclette. Nous y
entrons sans difficulté. Il y a là effectivement
beaucoup de bricoles, qui traînent par terre,
surtout vestimentaires, fourbi du soldat. Nous
fauchons quand même plusieurs choses, blousons de
l'armée, sacs à dos etc. C'est du reste
complètement idiot, car le risque est bien grand
pour peu de choses. Seulement voilà, cela nous
rappelle l'armée anglaise... C'est une armée que
les gens du Nord aiment bien. C'est normal, car
c'est elle qui a libéré la région en 1918 et les
souvenirs laissés en 39-40, nous y pensons
toujours avec nostalgie. Le 11 novembre 1940,
première manifestation hostile à l'occupant que je
connaisse. Elle se déroule au monument aux morts
du cimetière de Wattrelos. Sur l'invitation de
Monsieur Marcel Delcroix, une foule de gens chante
la Marseillaise. Arrêté après plusieurs années de
résistance active, ce dernier sera décapité à la
hache à Dusseldorf. Après le cimetière du centre,
c'est celui du quartier du Sapin Vert qui est à
l'honneur. Toutes les tombes des soldats Anglais
sont fleuries. Sur chacune, il y a, dessinés sur
de petits cartons les drapeaux français et anglais
entrecroisés. Dessous, "Vivent les alliés". Sur
une tombe, je lis: nous ne t'oublions pas et
espérons que ton sacrifice ne sera pas vain.
Heureusement, il n'y a pas d'Allemands dans le
secteur. Ils n'ont pas du penser qu'il pourrait y
avoir des manifestations du souvenir. DU RÊVE A
LA RÉALITÉ L'on commençait aussi à
parler d'avions anglais qui se posaient
mystérieusement et emmenaient des passagers
clandestins, mais il y avait une filière à trouver
et elle était peu accessible. Quatorze mois de
guerre s'étaient à peu près écoulés et il n'y
avait pas eu pour moi beaucoup d'histoire, mais
seulement de l'aventure qui vagabondait dans ma
petite tête. Je râlais chaque jour d'avantage de
penser que j'étais là sans rien pouvoir faire,
alors que la guerre continuait et qu'il y avait
des Français libres qui y prenaient une part
active. Par contre, je me suis trouvé parfois en
présence de soldats Français démobilisés, qui
étaient précédemment en Angleterre et s'étaient
fait lâchement rapatrier, par le Maroc par
exemple. Je me demandais pourquoi le destin
n'avait pas coulé leur bateau en mer. Comment se
pouvait-il en effet, que des Français quittassent
le combat de la France et de la liberté, pour se
jeter dans les griffes de l'occupant. Il eut mieux
valu que ces gars n'embarquassent jamais, ni à
Dunkerque, ni ailleurs. Ils avaient sans doute
pris la place d'autres qui les valaient cent fois.
Il eut été bon de les interner en Angleterre
plutôt que de les rapatrier, cela leur aurait fait
les pieds. En zone occupée, la grande majorité des
jeunes aurait tout sacrifié pour pouvoir prendre
part aux combats. Comment donc aurions nous pu
pardonner à ceux qui disposaient de tous les
moyens pour ce faire, de l'avoir refusé.
L'histoire des avions qui atterrissaient
clandestinement me travaillait de plus en plus.
Cela devînt rapidement mon seul objectif. Je m'en
ouvrais à quelques camarades qui avaient la même
optique que moi. Il fallait multiplier nos
démarches pour trouver un moyen d'évasion. Je
commençais à parler de mes projets à la maison.
S'ils ne trouvèrent pas l'approbation à laquelle
je m'attendais, ils ne butèrent pas non plus sur
un refus catégorique de mes parents. Je crois
qu'au fond, ils se disaient que mon rêve n'était
que chimère et qu'il était peu probable qu'il se
réalisât un jour. Pourtant vers la troisième
semaine de Novembre, un copain avait trouvé
quelque chose. Il connaissait un gars un peu plus
âgé que nous, Charlie, qui hébergeait des soldats
Anglais évadés et par une filière, les aidait à
rejoindre leur pays. Il en avait en ce moment
quelques uns à faire partir, puis ce serait notre
tour si nous le voulions. Ça n'a pas tardé, peu
après le départ des Anglais, notre jour fut fixé. LE CHAGRIN
DES PARENTSCette
nouvelle fît à la maison l'effet d'une bombe
glacée. La gorge me serre aujourd'hui, comme en ce
temps là du reste, en pensant à ma mère. Cent
fois, mille fois, je la vis les yeux embués de
larmes, me répétant sans cesse: - Ce n'est pas
vrai petit, tu ne vas pas partir ? Et il fallait
que je me durcisse pour lui répondre: - Mais si
maman, c'est décidé, il faut que je parte. Je ne
pouvais pas en dire plus, car plus rien ne serait
sorti de ma gorge serrée et je devais moi-même me
cramponner pour retenir mes larmes. J'avais en
effet, exercé un espèce de chantage auprès de mes
parents pour arriver à partir avec leur
consentement. Je leur répétais sans cesse que
s'ils ne me laissaient pas partir, un matin je
partirais quand même à bicyclette, et avec les
pauvres moyens à ma disposition. Ils finirent donc
par se résigner et me donnèrent 7.000 fr. d'argent
de poche. A l'époque, c'était une belle somme. L'ITINÉRAIRE
VERS LA LIBERTÉ Nous sommes partis cinq
jeunes approximativement du même âge. Je ne me
suis pas retourné en sortant de la maison, sinon
je ne serais plus parti. J'avais vu, tous ces
derniers jours couler des yeux de ma mère et de ma
soeur, tant de larmes et j'avais lu dans ceux de
mon père, une si profonde tristesse, que mon moral
avait été sapé à la base et qu'au dernier moment,
il fallut que je me convainque d'être un homme. Ce
qui n'était pas vrai du tout. A dix-sept ans,
l'homme est encore bien mince, la vie est une
longue suite d'expériences apprises bien souvent à
nos dépens. Mon père vint encore jusqu'au tramway
nous faire un dernier signe d'adieu, et ce fut le
grand départ. Celui tout au moins que je croyais
être le plus grand en ce qui me concernait. Voici
comment se présentait notre filière. Nous devions
rejoindre la zone sud non occupée. Pour ce faire,
nous rendre d'abord à Paris, puis prendre un train
en direction de Châteauroux, en descendre à
Vierzon pour le passage de la ligne de démarcation
au bord du Cher, frontière entre les zones non
occupée et occupée. La première appelée ô ironie,
par certains "France-Libre", comme s'il y avait
une autre France libre que celle du Général De
Gaulle. Nous voici donc au départ de ce qui allait
être pour moi la grande aventure, sans deviner
jusqu'où elle me mènerait… D'abord, pour tout
horizon, je n'étais jamais allé outre les
départements de la Somme et de l'Aisne. Me voici à
présent partant en Angleterre, via Gibraltar en
traversant la France d'une extrémité à l'autre.
Dans mon esprit, je me voyais déjà soldat de la
Première Brigade Française Libre. DÉPART
VERS L'AVENTURENous nous sommes rendus en
tramway jusqu'à Lille où était fixé le
rendez-vous. Nous nous trouvions nombreux à
vouloir réaliser le même voyage. Trop nombreux à
mon sens (une vingtaine à peu près), pour passer
inaperçus. A cette époque, beaucoup de jeunes
quittaient chaque jour la zone occupée avec le
même idéal commun et je suis encore flatté d'avoir
appartenu à cette génération, cette belle jeunesse
si pleine d'enthousiasme. Nous nous sommes divisés
par groupes de cinq. C'était plus prudent. Un
responsable fut nommé pour chaque groupe. J'ai
payé 83 fr. pour mon billet de chemin fer
"Lille-Paris". Le nez au carreau, je regarde à
présent défiler le paysage du "plat pays qui est
le mien", avec mille pensées en tête. D'abord, mes
parents, je le répète, c'est ce qui m'a fait le
plus de mal. Ma grand-mère, dernière aïeule qui a
8O ans et que je ne verrai peut-être plus jamais.
Les autres membres de la famille, les amis… Ce
paysage, que je ne suis pas prêt de revoir et au
milieu de ces pensées, en confusion, l'aventure,
aventure présente qui me grise. Je n'arrive pas à
bien fixer mes pensées. Au départ, celui qui
s'occupait de faire partir les Anglais nous a
prévenu que les Allemands venaient d'établir un
contrôle sérieux sur la ligne frontière, le long
de la Somme, notre région étant rattachée à la
Belgique et appelée: "zone interdite". La
frontière de cette ligne donne de nouveaux
problèmes à la circulation et il faut désormais un
laissez-passer des Autorités pour aller d'un côté
à l'autre. Évidemment, nous n'en possédions pas…
Il nous reste une chance, comme c'est le début de
cette nouvelle mesure, un train échappe parfois au
contrôle. Fions-nous donc à la chance… PREMIER
ÉCHEC Le train entre en gare
d'Amiens. C'est ici que doit s'effectuer le
contrôle. Chacun de nous (deux par compartiment)
reste coi dans son coin. Voici les quais. Merde,
il y a plein de soldats. Comme il y a une porte à
notre compartiment, nous avons tout de suite
droit, mon cousin qui était du voyage et moi, à un
Fritz. Il se tourne d'abord vers mon cousin: -
Papier ! Avec l'air le plus innocent, mon cousin
lui sort sa carte d'identité, Fritz regarde et
très poli, la rend en disant: - Papier nicht gut.
L'autre fait l'imbécile, range sa carte et se
rassoit. Pendant ce temps c'est ma carte qui est
inspectée. Même réponse: - Papier nicht gut. Je me
dis déjà, je vais imiter mon cousin. Je n'ai pas
le temps de penser plus loin, à ce moment, Fritz
se retourne, voit mon cousin assis et gueule cette
fois: - Papier nicht gut, nicht papier, nicht
passieren, weg ! Et il désigne la porte du doigt.
Cette fois, plus la peine de jouer les imbéciles,
le geste est trop explicite. Il ne nous reste qu'à
obtempérer. Le train s'ébranle pour Paris, et nous
sommes là sur le quai, bien gardés par ces
messieurs, nous demandant le sort qui nous sera
réservé. Nous y sommes restés un bon moment, puis
les soldats nous ont emmené vers quelques wagons
désaffectés, sur un autre quai plus loin, nous y
ont fait monter, et nous ont gardés toute la nuit.
Sale blague, c'est un mauvais début. Que vont-ils
faire de nous ? Heureusement, nous ne sommes pas
démoralisés C'est beau la jeunesse… Au petit
matin, chance inespérée, ils nous ont fait sortir
et remontés dans un autre train qui s'est
rapidement mis en route pour Lille… Ce qui me fait
indirectement repenser au va et vient sur les
routes en Mai dernier. Coût du retour:
quarante-six francs. nous la trouvons mauvaise,
mais l'essentiel est que nous soyons libre de
nouveau. LA
PERSÉVÉRANCE Arrivés à Lille, nous ne
nous sommes pas découragés par notre premier
échec. Il nous reste à essayer le passage par
Abbeville. Inconvénient majeur au départ, c'est
que le chemin pour rejoindre Paris est beaucoup
plus long. Après une nuit sans sommeil, le petit
déjeuner sur le zinc d'un café près de la gare est
très réconfortant. Je pense à mes parents s'ils
savaient que je suis encore ici, à quinze Km de la
maison… Voici le train annoncé. Il faut que nous
passions par Frévent où nous devrons coucher une
nuit avant de pouvoir prendre une correspondance
pour Abbeville. En débarquant le soir sur les
quais de la gare de Frévent, nous nous rendons
compte combien il est ennuyeux d'emprunter des
voies secondaires, car si nous étions vingt
disséminés dans divers wagons, il se trouve que
nous composions également la majeur partie des
voyageurs qui sont descendus. Nous ne passons pas
inaperçus. Notre âge joue contre nous car nous
avons tout à fait l'air de jeunes conscrits et
sentons les regards ennemis peser sur nous. Il est
déjà assez tard quand nous nous trouvons en ville
et une autre difficulté surgit presque
immédiatement. Le bourg étant peu important, il y
a peu d'hôtels et beaucoup de difficultés de
trouver à nous loger. Nous tournons en rond et
nous retrouvons toujours nez à nez avec une autre
équipe aux prises avec les mêmes difficultés que
nous. En fin de compte, nous sommes je ne sais
combien à coucher dans le même hôtel, rempli
d'Allemands eux aussi en quête de logement. Nous
avons très mal dormi. il y a eu des sons gutturaux
et des bruits de bottes toute la nuit. Ajoutez à
cela, que nous n'avons réussi qu'à avoir une
chambre à deux lits pour six et encore, des lits
conçus à peine pour deux… Nous revoici en gare le
matin, prêts pour un nouveau départ. Sur le quai,
nous nous divisons le plus possible. Inutilement
du reste, cette fois, nous sommes à peu près les
seuls civils, et si hier, nous avons eu parfois
l'impression de sentir les regards ennemis peser
sur nous, aujourd'hui, ce n'est plus une
impression, ils s'appesantissent littéralement et
nous devinons aisément faire les frais de leur
conversation. Quand le train direction Abbeville
arrive, inutile de vous préciser avec quel
empressement nous nous ruons dans les
compartiments, isolés de plus en plus les uns des
autres et essayons de nous faire remarquer le
moins possible. Dans le parcours avant ou après
notre nuit à Frévent, il y a eu une histoire dans
notre compartiment à cause d'une femme (personne
relativement jeune, 30 à 35 ans), avec des soldats
qui étaient montés dans une gare quelconque. La
salope leur faisait les yeux doux et ces messieurs
en étaient visiblement troublés. Si troublés même,
que quand la belle arriva à destination, ils se
précipitèrent pour lui ouvrir la portière, mais se
trompèrent de voie. Un autre train arriva et
accrocha la porte dans un grands fracas. Tous
trois eurent juste le temps de faire un bond en
arrière pour éviter d'être blessés. Il s'en fallut
d'une fraction de seconde… Comme la portière est
dans un état lamentable, il nous faut changer de
compartiment. La bonne femme en profite pour
s'éclipser prestement. Arrivent des employés du
chemin de fer dont l'un parle l'Allemand. Jamais
pendant toute la durée de la guerre, je n'ai
entendu un Français engueuler un occupant de la
sorte. Plus les soldats répliquaient et plus il
les engueulait. C'en était presque à celui qui
crierait le plus fort. Entre ses vocalises, ce
brave Français nous regardait et nous disait: - Ah
! mais, c'est que je les connais, il ne me font
pas peur… Le spectacle nous fut d'un grand
réconfort et je me délecte encore aujourd'hui en y
pensant. par contre, je me demande anxieusement
comment ce brave homme a terminé la guerre, car
avec son tempérament, il n'a pas dû la terminer
dans un fauteuil. C'est avec beaucoup d'angoisse
que nous avons abordé la gare d'Abbeville. En
cours de route, un homme qui se trouvait dans
notre compartiment et qui était du pays nous a
sérieusement découragé lorsque nous lui avons fait
part de notre intention de passer Abbeville sans
Ausweiss. Il nous a assuré que nous ne passerions
pas, que c'était fini depuis quelques jours et que
nous aurions mieux fait de descendre une gare
avant et d'essayer de passer à pieds par des
sentiers détournés. Pas moyen de revenir en
arrière, de toute façon, c'est trop tard. Il ne
nous reste qu'à attendre. Le train entre en gare.
Un oeil à la portière nous informe qu'il n'y a pas
de soldats sur les quais. Un va-et-vient semble
nous indiquer que quelque chose ne tourne pas
rond. Un Officier arrive en courant et discute
nerveusement avec des cheminots Français. Ils
n'ont pas l'air d'accord du tout. Nous finissons
par demander à l'un d'eux qui passe devant notre
portière ce qu'il y a, afin de satisfaire notre
curiosité et surtout, d'apaiser nos nerfs. Sa
réponse nous est favorable. Il nous annonce que le
train va partir, mais que l'Officier ne veut pas,
parce que les soldats qui contrôlent les papiers
ne sont pas arrivés. Quelle angoisse. Je ne peux
plus contrôler mon pouls. Enfin, trêve de
palabres. L'Officier vocifère toujours sur le
quai, mais seul à présent. Les cheminots, à qui je
tire moralement mon chapeau sont montés et le
train démarre. Quand notre voiture passe devant la
porte d'accès de la gare aux quais, nous voyons
arriver, courant et tout essoufflés, ces messieurs
qui sont sans doute les préposés au contrôle. Ils
gesticulent en regardant partir le train d'un air
désespéré. Ce n'est pas notre cas. Nous au
contraire, le souffle nous revient, bien que le
moment ne soit pas encore venu de chanter "La
Marseillaise" Salut messieurs, sachez qu'en France
les trains partent à l'heure... LA ZONE
INTERDITE EST PASSÉE Le train roule à présent en
direction de Tréport où il nous faudra attendre à
nouveau un train pour Paris. A l'arrivée, nous
avons un laps de temps qui nous permet d'aller
voir la mer. Il fait décidément très beau cette
année et pour une fin Novembre, il est rare en
notre région de trouver un ciel aussi clair et
dégagé. Je regarde vers les côtes anglaises en
pensant que je donnerais bien tout l'argent que je
possède pour y arriver. Anecdote à part, ayant la
mémoire des physionomies, je reconnais dans la
rue, une putain vu dans un café de Roubaix deux ou
trois mois plus tôt, en compagnie de soldats
allemands. Le train arrive à Paris à la nuit
tombée. Nous nous séparons des copains en leur
donnant rendez-vous le lendemain matin en gare
d'Austerlitz. Je reste seul avec mon cousin et
dans un hôtel qu'il connaît, nous trouvons une
chambre sans difficultés. Le sommeil est
relativement court, mais profond. Il était temps,
une nuit blanche à Amiens, une autre à peu près
blanche à Frévent, enfin cette fois, c'était juste
suffisant pour récupérer un peu… Nous avons dû
nous lever avant le jour, et moi qui n'avais
jamais vu Paris, je le regrettais beaucoup, car
j'ai à peine pu distinguer la "Tour Eiffel" de
loin. Notre train en direction de Châteauroux
partait assez tôt. LE PASSAGE
DE LA LIGNE DE DÉMARCATION Le voyage s'est effectué
normalement jusqu'à Vierzon (Cher), gare où il
nous faut obligatoirement descendre puisque c'est
ici que se trouve la ligne de démarcation. Bien
gardée celle-ci qui existe depuis plus longtemps
que celle de la zone interdite et ici, nos
occupants ont déjà eu le temps de s'organiser.
Nous nous rendons en groupes séparés au Centre
d'Accueil de cette ville. Combien en est-il passé
de jeunes idéalistes par ce Centre d'Accueil… ? Ce
dont je suis certain, c'est que parmi tous ceux
qui y passaient, aucun ne le faisait avec
l'intention de servir Vichy. Pour la zone occupée,
le gouvernement qui siégeait en zone dite libre
n'existait pas et ne représentait pas la France
dans l'esprit des Français. Nous avons été reçus
par le gérant de ce Centre d'Accueil qui devait
nous aider à mettre à exécution notre projet de
passer la ligne. Ce brave homme faisait cela tous
les jours et pour lui, les années de guerre, ont
sans doute été trop longues pour que son oeuvre ne
soit découverte. Où qu'il soit, mort ou vivant, il
a mon profond respect. Il nous a tout de suite
conseiller de nous séparer en deux groupes. Il est
certain que nous sommes trop nombreux pour passer
tous ensemble. Avec le responsable de chaque
groupe, il est allé en reconnaissance de jour,
voir comment se présentait ce passage clandestin.
Il faut partir juste avant le couvre-feu, longer
le Cher un moment jusqu'au pont de chemin de fer
aérien. De suite après le pont, tourner à droite,
longer le talus pendant une vingtaine de mètres et
là, nous allonger sans bouger, à même le sol en
attendant notre train. Mon attente angoissée a été
allongée d'un jour. Je n'ai pas fait partie du
départ du premier soir et ai donc passé la nuit au
Centre d'Accueil. Une mauvaise nuit, car parmi ce
monde hétéroclite, j'avais toujours peur qu'on me
vole quelque chose. A part mon argent caché sur
moi, je n'ai que ma serviette de classe en cuir,
car il a fallu réduire les bagages au minimum,
mais elle est bourrée à bloc et contient toute ma
richesse vestimentaire. Ajoutez à cela beaucoup
d'énervement, et j'étais vraiment content quand ce
fut le matin. Nous ne sortons pas beaucoup, afin
d'éviter de nous faire remarquer. La ville est
trop petite et nous sommes trop nombreux.
Pourtant, l'après-midi, mon cousin suggère que
nous allions tous deux faire un tour au bord du
Cher, histoire de voir comment se présentent les
choses. Au cours de notre promenade documentaire,
notre intestin mis à assez rude épreuve pendant
toutes ces péripéties voulait se remettre à des
fonctions plus normalisées. D'un commun accord,
nous allons donc baisser culotte dans un fourré,
mais au moment où nous réajustons la tenue, deux
sentinelles sont en vue. Mon cousin dit: - Vite,
vite, dépêchons nous ! - Plus la peine, lui
dis-je, c'est trop tard. Rebaissons-nous au
contraire dans la position initiale et s'ils nous
ont vu, nous aurons encore toute chaude la preuve
irréfutable de ce que nous venons d'accomplir !
Ils sont venus directement vers nous. Nous avons
du être lorgnés d'un observatoire quelconque. Nous
nous sommes levés réajustant lentement nos
pantalons, comme pour mieux leur montrer ce que
nous venions d'accomplir, mais je vous jure que
moralement, nous serrions les fesses plus que
jamais. - Papier… ? Je me dis: "Cette fois, nous
sommes faits. Quelle idée a-t-elle pu germer dans
la tête de mon cousin pour que nous soyons ici et
pourquoi ne l'en ai-je pas dissuadé ?". Nous
sortons nos cartes d'identité. Je me contracte
pour ne pas trembler. Nos deux interlocuteurs sont
relativement jeunes. Je me rappelle encore bien
leurs silhouettes. L'un est grand, beau gars, bien
bâti, l'autre est petit, portant lunettes et
semble bien minable dans son costume trop grand.
Ils ont vérifié nos cartes d'identité et presque
immédiatement entre eux se sont mis à discuter.
Bien que ne comprenant rien à leur charabia, j'ai
deviné tout de suite qu'ils n'étaient pas
d'accord. Le petit, hargneux, vociférait en
parlant Kommandantur, et il était plus qu'évident
qu'il tenait à nous y emmener, tandis que le grand
colosse semblait plus pacifiste et essayait de le
raisonner. Dieu merci ! Il y est parvenu. Ils nous
ont rendu nos cartes d'identité et nous sommes
repartis "tête basse, jurant mais un peu tard…" de
ne plus mettre le nez dehors de toute la journée
et n'osant raconter à personne au Centre
d'Accueil, l'aventure qui nous était arrivée…
Enfin la soirée tant attendue est arrivée. Si mes
souvenirs sont exacts, nous sommes partis vers 19
h 30 en direction du fameux talus de chemin de
fer. Nous nous sommes couchés sur le sol incliné
comme l'ordre nous en avait été donné, en silence,
sans bouger et nous avons attendu… Le train devait
passer entre 21 h et minuit et devait être tracté
par une machine électrique. Les trains à vapeur
qui passeraient ne nous concernaient pas. Les
sentinelles n'étaient pas loin de nous, et nous
entendions distinctement leurs voix. C'étaient
elles qui devaient arrêter la machine et contrôler
le laissez-passer du train, lequel était à leur
service et devait se rendre à nouveau en zone
occupée, à Bordeaux, après une traversée partielle
de la zone non occupée. Pour le moment nous étions
muets comme des carpes. La nuit était glaciale, il
devait geler à pierre fendre et dans une
immobilité aussi prolongée, aucun de nous ne
sentait encore ses membres. Nous eussions certes
préféré courir. Un inconvénient qui n'était sans
doute pas prévu par ceux qui avaient mis sur pied
ce moyen de passage inter-zone, nous obligea
pourtant plusieurs fois de nous remuer. Plusieurs
trains sont passés avant le nôtre et la résonance
du roulement lorsqu'ils passaient sur le pont,
juste avant d'arriver à nous, nous empêchait de
distinguer si la traction était électrique ou à
vapeur. Alors, à chaque fois nous rampions
jusqu'en haut du talus pour distinguer de visu.
Nous redescendions un peu désillusionnés à chaque
fois. Au bout de trois ou quatre va-et-vient,
notre train s'est enfin présenté vers 23 h 30. Nos
membres engourdis ne nous facilitèrent pas
l'escalade. Il nous avait été recommandé de faire
attention de ne pas accrocher au passage les fils
télégraphiques qui longeaient la voie et qui, par
leur résonance auraient pu éveiller les soupçons
des gardes. Je crois qu'aucun de nous ne les a
évité… J'en déduis que les Allemands de garde
cette nuit-là devaient être sourds. Une fois en
haut du talus, sans réfléchir, nous escaladons
tous les mêmes tampons pour accéder aux wagons, ce
qui constitue une perte de temps, car il faut
chaque fois attendre que le prédécesseur ait
terminé pour pouvoir monter à son tour. Les
bagages restent à terre et comme je suis le
dernier à grimper, je les jette aux copains dans
les wagons. Le train démarre et je suis encore là.
Vite, je saute sur les tampons, me hisse par
traction sur le bord du wagon découvert et me sens
tiré par les copains qui me font basculer au fond
de ce dernier. Sur le moment, je n'ai pas réalisé
et me suis demandé pourquoi ils avaient été si
brutaux. D'après eux, il était temps, nous
arrivions à la hauteur des sentinelles. Nous nous
sommes assis dans un coin de notre wagon. Nous
sommes cinq. Trois dans l'un, deux dans l'autre.
Il y fait noir comme dans ma poche, mais nous ne
roulons pas longtemps dans une obscurité totale.
Tout d'un coup, plus de couvre-feu. A intervalles
réguliers, des lampes électriques éclairent la
voie. Hourra ! Nous sommes passés. Malgré le
bruit, l'un de nous a entonné une vibrante
"Marseillaise" qu'a tue-tête nous reprenons en
choeur. Ce n'est pas encore la France à laquelle
nous rêvons, mais c'est quand même mieux que
l'atmosphère lourde créée par les uniformes verts
de gris et le martèlement des bottes. Nous devons
absolument descendre en gare de Châteauroux.
D'abord pour éviter de retourner en zone occupée
avec notre train qui va à Bordeaux, ensuite, parce
que c'est ici que nous devons retrouver les
copains. LES
PREMIERS CONTACTS AVEC LA ZONE SUD Un peu, avant d'entrer en
gare, le convoi stoppe assez sèchement. Nous nous
apprêtons à descendre. Mon cousin est le premier à
terre, mais comme il est transi, il se reçoit mal
en sautant et se foule la cheville. Je suis prêt à
sauter également, mais n'en ai pas le temps. Le
train redémarre tandis que je suis encore sur les
tampons. Mon cousin qui ne veut pas nous lâcher
réussit à se hisser près de moi. Merde ! Nous
avons laissé passer notre chance de descendre en
ne nous pressant pas assez. En passant devant la
gare, nous voyons un copain qui nous attend, mais
nous sommes trop loin pour lui faire signe. Nous
nous renichons dans le fond de nos wagons, serrés
l'un contre l'autre pour mieux nous préserver du
froid, l'oreille tendue au moindre ralentissement
du train, car maintenant, il nous faudra sauter à
tout prix. Dieu merci, il y a un nouvel arrêt à
Argenton sur Creuse. Cette fois, nous sommes
rapides à descendre. Même mon cousin qui boite à
présent sérieusement. Nous aurions eu pourtant
cette fois tout notre temps, car le convoi n'est
pas pressé de se remettre en marche… Nous nous
asseyons dans la salle d'attente de la gare,
chauffée par un vieux gros poêle. Il y a là un
Nord-Africain qui vient de faire le même trajet
que nous, sans que nous nous en soyons aperçus. Il
dit s'être évadé d'un camp de prisonniers. Peu
après notre arrivée, un employé de la gare vient
vers nous. - Messieurs d'où venez-vous ? - De
Vierzon monsieur ! - Vous êtes arrivés par le
train de marchandises ? - Oui monsieur ! - Eh
bien, il ne vous reste qu'à me payer le prix du
billet en 3ème classe pour ce trajet ! Pour la
forme, nous essayons de discuter, mais il n'y a
rien à faire. Nous avons bel et bien payé notre
voyage, si inconfortable fut-il. Voilà en tous cas
un fonctionnaire zélé qui n'avait aucune
considération pour notre genre d'exploit… Au petit
jour, l'un d'entre nous a repris un train en
direction de Châteauroux afin de rejoindre le
reste de la troupe qui nous attend là-bas.
Heureusement, il a retrouvé sans peine les
copains, très inquiets de notre absence. La nuit
précédant notre passage, des gars qui sont passés
en même temps qu'eux ont cru pouvoir emmener leurs
bicyclettes, mais ils n'ont pas eu le temps de les
monter dans les wagons et les ont abandonnées sur
le ballast. Ne nous voyant pas arriver, les
copains ont cru que les Allemands avaient, au
petit matin, trouvé les bicyclettes et émis des
doutes sur la manière dont elles avaient été
laissées sur les lieux. Déduction, nos amis
croyaient que nous nous étions faits piquer. Il
est plus que probable qu'un cheminot bien averti
devait passer par là au petit jour et ramasser
tout ce qui traînait, car j'ai l'impression que
des passages clandestins ayant lieu chaque soir,
plus d'un participant devait, dans la
précipitation ou l'angoisse, laisser quelque objet
par terre. Nous avons visité Argenton le matin et
rencontré des gens réfugiés ici, que nous
connaissions. Ils sont rattachés à une usine de
Roubaix repliée dans la région. En gare, nous
sommes montés dans un train en direction de
Toulouse, dans lequel nous retrouvons les copains
montés à Châteauroux. Il n'est plus question de
nous cacher, ni de nous disperser. Nous voyageons
donc groupés. Ça chante et ça gueule dans tous les
coins. En réalité, nous vivons sur nos nerfs, car
notre périple ne nous a guère jusqu'à présent
laissé de sommeil. Il s'est écoulé cinq nuits
depuis notre départ et sur les cinq, la seule qui
fut à peu près normale fut celle de Paris. Ajoutez
encore que nous mangeons très peu. La plupart du
temps, nous nous restaurons de sandwichs. Je crois
que chacun de nous doit avoir baissé de poids
depuis le départ de Lille. TOULOUSE
BY NIGHT Nous arrivons en gare de
Toulouse le soir et décidons de ne pas dormir en
cette ville, mais plutôt de prendre le prochain
train en direction de Marseille. Nous disposons de
quelques heures de battement entre les deux
trains. Un des nôtres, un peu plus âgé, plus
enhardi et connaissant la ville suggère que nous
allions faire un tour Rue du Canal. C'est
paraît-il la rue des prostituées. Le coeur est à
la rigolade et la proposition est acceptée
d'emblée. Je n'en avais jamais autant vu. Dans
cette rue étroite, tout me semblait sordide et
chaque rencontre tant masculine que féminine me
révulsait. Je ne connaissais rien de la vie des
grandes villes et j'étais puceau… Les filles
avaient chambres sur rue. Lumières éclairées,
elles étaient accoudées aux fenêtres, gorges
largement déployées. Nous étions apostrophés au
passage de phrases rituelles: "Tu viens chéri ? Tu
ne veux pas une chambrette mon beau ?". Je
regardais les murs des chambres tapissés de
dessins ou garnis de tableaux avec des nus.
Quelques-uns parmi nous, les plus enhardis leur
faisaient un brin de causette et discutaient prix,
histoire de rigoler ou d'épater les copains. Puis
l'un de nous a appelé. Il avait déniché un
spectacle exceptionnel. - Venez les gars, ici il y
a un cinéma cochon ! Le prix est discuté, car la
représentation n'a lieu que pour nous et le
tenancier des lieux nous compte avant de faire son
prix par tête de pipe. Il veut savoir d'abord si
ce sera rentable. Coût du spectacle, cinq francs
par personne. Pour vous donner une idée le prix
d'un paquet de "Gauloise" était à l'époque de
trois ou trois francs vingt-cinq. Ah ! Nous en
avons eu pour notre argent. A l'âge où vous êtes
encore plus près de l'enfant que de l'homme mûr,
cela vous laisse comme un souvenir de guerre, ça
ne s'oublie pas. La preuve en est que je vous en
parle comme si c'était hier. Sorti de là
passablement excité, je ne m'en fus pas pour
autant chercher apaisement près d'une fille de
joie. Aucun de nous ne le fit du reste. Une fois
ce spectacle instructif terminé, nous nous sommes
encore promenés jusque l'heure de notre train.UN
OFFICIER DE PÉTAIN Une nuit de plus à ne pas
dormir, ou si peu. Nous avons péniblement trouvé
une place assise. Pour la première fois, nous
avons (déjà) une discussion élevée avec un
Officier français qui soutient Pétain, insulte les
Anglais et le Général De Gaulle. L'un de nous
s'est levé. Il a 18 ans et est orphelin. Il a
clamé: - Monsieur, mes parents ont été tués en Mai
par les Stukas qui nous mitraillaient et je
préfère sortir dans le couloir, plutôt que de
subir votre sale propagande ! L'Officier a été
mouché et la discussion close. Le calme est revenu
pour le reste de la nuit. MARSEILLE Et voici qu'après toutes ces
péripéties, notre petite troupe débarqua un matin
de début Décembre 1940, en gare "Saint-Charles" à
Marseille. Ville importante de laquelle devaient
s'élargir pour nous les possibilités de rejoindre
les Forces Françaises Libres. Notre voyage avait
été long. Nous avions passé 5 jours et 1/2 et
presque 6 nuits pour rallier Marseille, venant de
Lille. Dans des conditions normales, les trains
mettent aujourd'hui environ 13 heures pour un tel
parcours. J'ai d'emblée été émerveillé par le
panorama qui s'offrait à mon regard au sortir de
la gare. D'ici, je découvrais une partie de
Marseille et pour un gars natif d'un pays plat qui
n'a jamais rien vu d'autre, pour le peu qu'on aime
la nature et les paysages, c'est merveilleux.
Après ce regard circulaire et cette extase
momentanée, je suis redescendu sur terre… par
l'escalier monumental qui donne accès à la ville.
Nous avons tourné à gauche en bas de ce dernier et
de suite pilotés par un copain au courant de la
filière, nous nous sommes rendus dans un petit
café-restaurant. C'était du patron de cet
établissement que dépendait notre chance de grand
départ. Si je me souviens bien, il s'appelait
Caravas. Hélas, de chez Caravas, nous sommes
sortis la tête bien basse. En fait, le bateau
yougoslave sur lequel nous aurions dû embarquer ne
naviguait plus dans les parages, ou n'avait jamais
navigué. Je ne saurai jamais si nous nous y sommes
mal pris pour obtenir de ce type ce que nous
voulions, ou si en fait, il était véritablement
hors circuit. Toujours est-il, que bien qu'ayant
gardé un bon moment contact avec lui, rien n'est
venu changer les conditions. LES
DÉSILLUSIONS Après cet échec de la
première démarche, notre accablement moral et
notre fatigue (mon cousin boitait toujours), nous
avons déambulé dans les rues de la ville. Sur la
Canebière, les drapeaux flottaient partout et nous
apprîmes bientôt par de grands panneaux
publicitaires et de grandes photos, que le
Maréchal Pétain avait choisi (ô dérision !) le
même jour que nous pour faire son entrée à
Marseille. Pas pour la même cause évidemment. Nous
ne nous sommes pas arrêtés à son passage, mais
dans tous les coins, une foule très dense criait:-
Vive Pétain ! Vive Pétain ! , tandis que les
gosses des écoles alignés sur le bord des
trottoirs agitaient leurs petits drapeaux. Tout
ceci nous donnait des nausées. Nous n'en revenions
pas. Comment était-ce possible pour nous qui
arrivions des régions occupées de comprendre ces
gens-là ? Ici l'on applaudissait celui que l'on
croyait être le sauveur de la France, alors que
dans la majorité des coeurs de Français occupés,
on le méprisait en mettant tous nos espoirs vers
celui qui seul sauverait la France dans l'honneur
et la liberté, pas dans la honte et la soumission
sans condition. Notre prise de contact avec le
centre de la ville nous amena peu à peu à l'heure
du déjeuner et nous fixâmes notre quartier général
au restaurant précité. Nous y avons mangé de
nombreux jours, histoire comme je vous disais, de
garder le contact avec le patron. Pour dormir,
nous avons cherché un hôtel à la hauteur de notre
bourse, c'est-à-dire bon marché, au cas où il
faudrait que nous y restions longtemps, car les
perspectives ne nous mettaient plus le moral au
beau fixe. Début Janvier 1941. Nous étions, mon
cousin, quelques copains et moi toujours là, mais
nos rangs s'étaient déjà sérieusement amenuisés.
Nous avions bien trouvé des soldats anglais qui se
tenaient dans un cercle protestant du côté du
vieux port et qui eux, réussissaient à regagner
l'Angleterre, mais déjà commençait le règne de la
suspicion et malgré la bonne volonté que nous leur
montrions, ils ne tenaient pas à se compromettre
et courir le risque de compromettre du même coup
leur chaîne d'évasion. L'un de nous avait tenté
une démarche près du Consulat américain (car les
Américains avaient encore un Consulat à Marseille,
comme un ambassadeur à Vichy), mais là aussi, ce
fut un échec. Personne décidément ne voulait
s'occuper de nous et il nous fallait un moral
d'acier pour tenir le coup et ne pas nous laisser
aller au découragement. En dernier ressort, un des
nôtres partit se renseigner du côté de Port
Vendres. Il en revint quelques jours plus tard et
ce fut encore pour nous annoncer un échec. Avec ce
dernier commencèrent à fondre les espérances dont
nous nous étions nourris. Il est regrettable qu'à
ce moment-là, nous n'ayons insisté du côté de la
frontière espagnole, l'époque était encore propice
et cela se serait soldé au pire par un séjour en
taule à Miranda d'où finalement nous aurions été
échangés avec les Alliés pour des sacs de blé ou
de phosphate, car il fallait que cela se passât
ainsi… LA
DISPERSION DES COPAINSAvec nos espérances, fondait
également notre argent. J'avais vu mes parents
gratter toute leur vie et me suis toujours inspiré
comme eux de la bonne tenue du porte-monnaie, bien
qu'ils eussent confortablement garni le mien au
départ, cela ne m'empêchait nullement de veiller
au grain. Tous les copains n'étaient pas dans le
même cas, et ils durent pour la plupart prendre
des décisions importantes. Deux s'offraient à
chacun: le retour dans le Nord ou l'engagement
dans l'Armée d'Armistice de Pétain avec tout le
danger que cela comportait, en particulier celui
de se battre plus tard, comme en Syrie, contre les
meilleurs des Français. Aucune des deux solutions
précitées ne répondait donc à mes aspirations. Le
travail étant quasi introuvable, nos rangs
commencèrent donc à fondre en ce début 1941. A
bout de ressources, quelques-uns rentrèrent dans
les Compagnons de France, espèce d'organisme
pré-Chantiers de Jeunesse, ces derniers étant
eux-mêmes apparentés à un service militaire sans
armes… On voyait donc nos copains défiler au chant
de: "Maréchal, nous voilà…". Ils se vengeaient en
modifiant les paroles suivantes métamorphosées:
les deux mains les deux pieds dans la merde…
C'était une maigre consolation, mais il fallait
bien manger. Ils se faisaient du reste remarquer
par leur indiscipline et leur opinion. J'avais un
copain qui disait à son chef lorsque ce dernier
voulait lui en faire faire plus qu'à son gré: la
paix chef, quand j'ai mis mes godasses le matin,
ça suffit, j'ai gagné mes quarante sous. C'est
pourtant l'engagement dans l'armée que la plupart
des copains ont choisi et tous à un près sont
partis en Afrique du Nord. Deux autres des
Compagnons de France ont même réussi à y aller par
le truchement de cet organisme. Cela s'est
heureusement terminé à partir de 1943 par une
participation à nos glorieuses armées de
Libération. Ce déroulement d'événements me fit du
reste plus tard, regretter de ne pas avoir fait
comme eux. Certains sont hélas morts au Champ
d'Honneur… Je pense en particulier à Lionnel,
jeune Lieutenant de Spahis tombé devant
Monte-Cassino. Pourtant, en 1941, je ne devinais
absolument pas le sort de notre Afrique du Nord.
Mers-El-Kebir n'avait pas été probant et nous
avions de bonnes raisons de nous méfier de Vichy. DEBUTS
D'UNE VIE A MARSEILLE Je devais avoir plus de
haine que les autres pour ce qui à mon sens
n'était pas la vraie France et suis donc resté à
Marseille. Dans cette ville surpeuplée, pleine de
réfugiés, quoiqu'étant assidu du Bureau de la
Main-d'Oeuvre, je ne parvenais pas à obtenir du
travail. L'oisiveté étant la mère de tous les
vices comme dit le proverbe je suis donc retourné
en classe… Là, peu de temps après, le facteur
chance m'a souri. Une employée des services
administratifs de l'établissement dont le mari
avait été en relations avec quelques grosses
industries, m'a fait recommander près d'un
organisme nouvellement créé la "SEMENOFER"
("Section Des Métaux Non Ferreux"), où je fus
embauché au Service "Cuivre". J'avais donc trouvé
presque l'essentiel vital. Mon cousin ayant lui
aussi dédaigné l'armée de Pétain avait repris ses
cours à la Faculté des Sciences. Puis, une
nouvelle fois en ce début 1941, nous fûmes en
passe de veine. Le logement étant toujours
difficile, nous couchions à l'hôtel ce qui grevait
sérieusement notre budget. Le hasard fit, que par
l'intermédiaire d'un copain, nous allâmes rendre
visite à un ménage originaire de notre région. Une
dame dont le mari était originaire lui aussi de
cette même région était présente à notre visite et
s'intéressa à nos problèmes. Elle eut une
attention toute particulière à notre histoire de
logement. Étant propriétaire d'un important
logement dont tout le cinquième étage était
composé de chambres de bonnes inoccupées elle nous
en offrit une à titre gracieux. Brave Mme
Leclercq, ce jour-là, sans peut-être s'en rendre
très bien compte, elle nous avait fait un cadeau
auquel nous ne nous attendions certes pas. Nous
allions enfin pouvoir quitter notre hôtel borgne,
avoir un "chez nous" dans un très bel immeuble et
du même coup, réaliser l'économie des coûteuses
nuits d'hôtel. Avec mon cousin, nous avons acheté
en commun un mobilier sommaire, mais suffisant à
nos besoins modestes. Ma situation s'était donc
momentanément stabilisée, mais malgré l'apparence
de vie de petit bourgeois que je menais, je n'en
avais pas pour autant perdu de vue mon objectif
initial. La vie à Marseille me plaisait beaucoup.
L'atmosphère de cette grande ville cosmopolite me
convenait et je m'accommodais fort bien de la
diversité en tout, procurée par cette grande
agglomération. J'allais de découverte en
découverte. LA TRICHE
AVEC LES TICKETS Vers le milieu de l'année
1941, le ravitaillement devenant de plus en plus
difficile, il nous fallut quelque peu "élastiquer"
notre conscience, afin d'assouvir un appétit, qui
à 18 ans vous fait parfois les dents comme des
socles de charrue. Le fait d'arriver à manger au
restaurant sans donner nos tickets nous procurait
une double joie. D'abord sur le plan moral, nous
étions convaincus qu'en profitant deux fois d'un
même ticket, nous volions les Allemands. Ensuite,
sur le plan matériel et physique, cela procurait à
notre organisme des satisfactions bien naturelles.
Mon cousin et moi, mangions presque toujours dans
des restaurants différents, afin d'augmenter nos
chances de resquille. Je fus le plus chanceux dans
ce genre d'exercice et réussis à manger pendant
trois mois dans un restaurant au bout de la Rue de
Rome, sans donner un seul ticket, en mentant
effrontément. Les habitués donnaient leurs tickets
en début de chaque mois et je prétendais avoir
fait comme eux. Si la serveuse Andrée pour les
intimes me les demandait, je disais les avoir
donné à la patronne et vice-versa, jusqu'au jour
où l'on me surveilla étroitement. Quand je fus
grillé il ne me resta qu'à changer de restaurant,
jugeant la resquille désormais impossible dans
celui-ci. En vrais garçons, avec mon cousin, nous
mettions tout en commun et nos tricheries nous
permettaient souvent de nous remettre à table en
rentrant dans notre chambre. Avec nos tickets,
nous achetions des victuailles que nous chauffions
sur un petit réchaud électrique. Autre astuce de
ce temps, nous changions toujours de boulangerie,
espérant trouver le commerçant le plus large sur
la distribution quotidienne de rations, ne fut-ce
que pour quelques grammes supplémentaires. Je me
souviens avoir un jour déniché la perle. Une jeune
et charmante boulangère du vieux port, avec qui je
devais avoir une sérieuse touche et qui m'allouait
chaque jour vingt-cinq à cinquante grammes de plus
que mon droit. C'était énorme. Je donnais la bonne
adresse à mon cousin qui revint très déçu. Il
n'eut pas la côte d'amour et ne ramena que sa
stricte ration. Mon travail de bureau n'était pas
déplaisant et me permit surtout après un certain
temps d'élargir mon rayon de relations et de nouer
des connaissances qui à la longue s'avérèrent
intéressantes. UN SÉJOUR
AU BERCAIL Jusqu'à Pâques 1942, sur le
plan de la guerre, il ne se passa rien où je fus
directement mêlé. Aux vacances scolaires de cette
période, les Allemands ayant accordé aux Autorités
de Vichy que les étudiants de zone occupée
rentrâssent chez eux pour deux semaines, mon
cousin décida de se faire inscrire pour ce voyage,
quoique n'y étant pas intéressé. Il envisageait
davantage le déplacement aux grandes vacances. Il
me fit donc la proposition de rentrer à sa place
et naturellement sous son nom. C'était un risque à
courir, mais un bon tour s'il réussissait.
Physiquement, il mesurait cinq ou six centimètres
de plus que moi, avait les yeux marrons alors que
les miens sont bleus, bref, nous n'avions aucun
trait de ressemblance. Peu importe, sa photo
d'identité enlevée, ce fut la mienne qui prit sa
place. L'essentiel était que les Allemands n'y
regardassent point de trop près. Sur le plan
moral, mon cousin m'apprit à me mettre dans la
peau de son personnage, c'est-à-dire, d'un gars
qui a ses deux parties de Bac poursuivant ses
études en Faculté des Sciences à Marseille et
possédant deux Certificats de Licence. Il nous
restait à espérer que les compagnons du voyage ne
poseraient pas trop de questions. Il me faudrait
également prendre beaucoup de soins de ma carte
d'identité, car mon cousin a reproduit le cachet
sur la photo avec un morceau de ruban de machine à
écrire (le seul qui nous ait donné la teinte qu'il
fallait), lequel surimpressioné a été parfait. Je
me suis donc rendu une semaine avant Pâques au
rendez-vous fixé pour le départ de ce convoi
d'étudiants. Mon cousin m'a accompagné jusqu'à
proximité de la gare et suivi ensuite
visuellement, car il n'aurait pas fallu qu'il
tombe sur quelque étudiant qui le connaisse.
Heureusement, dans le compartiment où j'avais ma
place, personne ne connaissait Lombaert. La
première partie du voyage s'effectuant de nuit, il
n'y eut guère de bavardages. Le lendemain, entre
gens du voyage, nous fîmes plus ample connaissance
et l'atmosphère fut très cordiale. Il y avait
pourtant deux conditions qui m'obligeaient à
sortir du compartiment. La première lorsque l'on
commençait à parler trop ouvertement de la haine
envers l'ennemi. Moi qui en avais tant, ma
condition de clandestin voyageant avec de faux
papiers m'obligeait plus que quiconque à me taire.
D'abord, parce que je ne savais à qui j'avais
affaire, ensuite parce qu'une arrestation, outre
les inconvénients personnels, aurait également eu
les répercussions sur mon cousin et qui sait,
peut-être même sur les siens. J'évitai donc dans
la mesure du possible que l'on me posât des
questions. La deuxième raison, c'était lorsqu'on
parlait d'études. Pourtant, une fois je ne pus y
couper. A brûle-pourpoint, quelqu'un me demanda ce
que je faisais. Indirectement, je bénéficiai de
l'intelligence de mon cousin. Comme il était
brillant et avait une année d'avance en études,
quand j'eus dit où j'en étais, il y eut dans tout
le compartiment un coup de sifflet admiratif.
J'avais réussi. Je compris vite que les autres
n'étaient pas à ma hauteur (momentanée) et on ne
me posât plus de questions. J'avais du reste
terminé mon curriculum-vitae en ajoutant: - S'il
vous plaît, depuis hier soir, nous sommes en
vacances, alors de grâce, ne parlons plus études
pendant quinze jours ! Effectivement, l'on en
parlât plus ou si peu… Au fur et à mesure que nous
approchions de la ligne de démarcation, je me
sentais de plus en plus nerveux, avec une espèce
de froid qui montait et descendait dans ma
poitrine. J'étais perplexe sur le procédé de
contrôle qu'emploieraient ces messieurs. Nous
feraient-ils descendre un par un des wagons avec
vérification d'identité pour chacun. Tous ces
problèmes momentanément insolubles me
tourmentaient. Je n'arrêtais pas de bouger sur mon
siège. NOUVEAU
PASSAGE DE LA LIGNE DE DÉMARCATION Il devait être entre 12 et
14 heures lorsque le train s'arrêta pour le
contrôle et que les hommes en vert de gris
montèrent dans les wagons. J'avais déjà perdu
l'habitude de voir ces uniformes de sinistre
mémoire et cela me reportait quelque temps en
arrière (déjà !). Un civil passait dans chaque
compartiment, nous intimant l'ordre de rester
assis à la place qui nous avait été désignée au
départ et figurant sur les listes de contrôle.
J'avais la gorge angoissée en entendant au loin
appeler les noms dans d'autres compartiments. Je
me demandais comment cela se passait. Deux
personnes manquaient dans notre compartiment. Nous
n'étions que six et vous allez comprendre combien
l'une de ces absences eut pu avoir pour moi les
plus fâcheuses conséquences. Un Officier portant
lunettes se présenta à notre porte. Tenue
impeccable contrastant avec l'uniforme de son
accompagnateur subalterne qui faisait plutôt
minable. Appel des noms et contrôle des cartes
d'identité. C'est ici que commence l'aventure.
Chacun reste assis à sa place comme prévu. Un,
deux, trois noms. Le quatrième est le mien Liénard
et non pas Lombaert celui de mon cousin. Je suis
presque tombé dans le panneau. C'est le prénom
féminin qui suivi Liénard qui m'en dissuada. Il
devait donc y avoir dans le compartiment une fille
qui portait mon nom et qui était absente. Il s'en
était fallu d'une fraction de seconde. Le rituel:
présent ! m'était presque sorti de la gorge à
l'appel de son nom. Le nom qui suivit fut celui de
Lombaert et là, je ne me laissai pas distraire.
L'Officier qui lisait la liste regardait davantage
les noms et ensuite les cartes d'identité que les
individus. Mon passage s'effectua donc sans
histoire. Le soir, nous étions à Paris. J'y
passais une nuit et le lendemain matin, je prenais
le train pour Roubaix où j'arrivais vers 14
heures. Dans mon empressement de revoir les miens,
j'oubliais mon chapeau neuf dans le filet à
bagages !… Personne chez moi n'était au courant de
mon arrivée et mon entrée fit la sensation que
vous pouvez deviner. J'appelai ma mère qui était à
l'étage, occupée à faire les chambres. Les larmes
lui coulaient déjà lorsqu'elle fut au bas de
l'escalier. Je repris vite goût à la facilité de
la vie à la maison. Aucune comparaison avec les
difficultés que j'avais à Marseille sur le plan
nourriture en particulier. Les quinze jours
passèrent vite, beaucoup trop vite à mon gré.
J'avais effectué, avec beaucoup de satisfaction,
de nombreuses visites dans la famille et chez les
amis. J'avais retrouvé les sorties rituelles avec
les copains et même renoué un flirt d'antan.
Heureux souvenirs… Pourtant quand vint l'heure du
retour, il y eut à nouveau des moments difficiles.
Comme en fin 194O, la séparation fut très pénible
et à nouveau, il me fallut beaucoup de volonté
pour me remettre en route tandis que ma mère
pleurait, que ma soeur se retenait pour éviter
d'en faire autant et que mon père pâlissait…
J'étais persuadé qu'il se passerait quelque chose
à Marseille, une chose à laquelle je serai mêlé et
à laquelle de tout mon être, je brûlais de
participer. Il n'était donc pas question de
flancher… Mon retour à Marseille s'effectua sans
histoire, dans des conditions identiques à celles
du départ. Cette fois, je me tins sur mes gardes à
l'appel des noms. Un homme averti en vaut deux.
J'ai retrouvé Marseille avec une certaine
satisfaction. Malgré une liberté toute relative,
nous ne sentions pas peser sur nous la présence
des uniformes vert de gris et cela avait une
grande importance morale. Nos photos reprirent
place sur leurs cartes d'identité respectives.
Tout entra dans l'ordre. La vie courante reprit. DÉBUTS
DANS LA RÉSISTANCE La phase de la guerre se
modifiait peu à peu et bien des facteurs
laissaient présumer que tôt ou tard, la balance
commencerait à pencher en notre faveur. La Russie
et l'Amérique étaient à présent en guerre contre
les forces de l'axe et les armées allemandes qui
avaient jusque-là remporté bien des victoires,
commençaient à essuyer quelques revers. Bien
minces, mais suffisants pour nous rendre plus
optimistes. Les F.F.L. s'étaient illustrés à
Bir-Hakeim donnant à la France sa première
victoire et ce, contre la glorieuse armée Rommel,
l'Afrika Korps. Bir-Hakeim était donc entré dans
l'Histoire et sa seule évocation remplit encore ce
jour mon coeur d'orgueil. Chapeau bas au Général
Koening et à tous les défenseurs de ce morceau de
désert, qui firent par leur action d'éclat,
retentir le nom de la France et de son glorieux
chef qui en tenait de loin la barre, luttant à la
fois contre l'ennemi et hélas aussi contre les
pressions de nos propres Alliés, Américains en
particulier. Au bureau où je travaillais, il y
avait une trentaine de dactylos. Leur chef de
bureau était une jeune fille, disons prolongée,
originaire du Havre. En quelques conversations,
nous n'eûmes pas de mal à comprendre combien nos
points de vue idéologiques se ressemblaient:
contre l'Occupant et pour tout ce qui se battait
contre lui. Sa soeur était secrétaire au Consulat
américain à Marseille. C'est donc par son
intermédiaire et celui d'un de ses cousins, que je
fus vers Juin 1942, mis en relation avec le groupe
de Résistance "Combat", où je n'eus qu'un rôle
limité. Distributions la nuit, de journaux et de
tracts dans les boîtes aux lettres. Mon cousin
fabrique dans un laboratoire clandestin, des
ampoules de gaz lacrymogène que nous entreposons
dans notre petit logement, jusqu'au jour où l'on
nous donne mission d'en utiliser au moins deux. Le
grand orchestre symphonique de Berlin vient donner
un concert à l'opéra de Marseille... On nous remet
deux places pour la représentation. Ampoule de
poche, nous sommes assis chacun dans des endroits
assez éloignés l'un de l'autre. Il y a bien des
sièges inoccupés... Il a été précisé que les
ampoules devraient être cassées avant l'entracte.
mon cousin a rempli parfaitement sa mission. Moi,
non. J'ai reniflé depuis le début du concert, deux
gestapistes assis derrière moi... Nous profitons
mon cousin comme moi, de filer prestement,
l'occasion de sortir nous en étant offerte par
l'entracte. Les témoins présents à la deuxième
partie du concert nous ont informé que la suite
avait été fortement perturbée. Une partie de la
salle et de l'orchestre pleurait, le chef en
particulier. Nous avons reçu des félicitations,
qui en fait devaient surtout s'adresser à mon
cousin. Ce dernier profite de l'entretien avec un
responsable, pour lui dire que les ampoules étant
entreposées chez nous, cette mission n'aurait pas
du nous incomber ou alors que quelqu'un d'autre
aurait au moins, pu garder le stock pendant un
moment. Le mois suivant, nos contacts avec le
Consulat américain devinrent de plus en plus
fréquents et comme je manifestai toujours mon
intention de passer dans le camp Allié, il me fut
répondu, qu'il valait mieux ne pas y compter, que
les phases de la guerre évoluaient chaque jour et
qu'il était davantage nécessaire d'avoir en France
des hommes bien intentionnés, prêts à aider de
toutes leurs forces à la victoire finale. Je fus
mis en relation avec un secrétaire d'ambassade
américaine nommé Jones qui s'occupait d'un
mouvement appelé "Radio-Patrie", réseau "Carte",
qui devint plus tard réseau "Jean-Marie de
Buckmaster". J'y fus incorporé cette fois avec une
mission précise. On me demanda d'abord si je
voulais avoir un rôle actif et constant ou
intermittent. Pour le premier cas, il me fallait
quitter mon emploi et me consacrer entièrement aux
ordres qui me seraient transmis. Pour le second,
j'aurais été un Résistant occasionnel. J'avais
quitté mon Nord natal et les miens avec
l'intention de servir ma patrie, je n'ai donc pas
hésité une minute pour faire mon choix. J'ai
démissionné de mon emploi. Une nouvelle aventure
s'offrait à moi. Que me réserverait-elle… Jones
était un type très prenant et j'étais enthousiasmé
après chaque contact près de lui. Je l'étais bien
moins des rapports fréquents près de celui qui
était mon supérieur direct, un Français, d'un
dévouement sans limite, mais d'une instabilité
constante, changeant d'avis et d'ordre à chaque
instant. Jones s'en apercevait et je le voyais
souvent pousser des soupirs qui en disaient long
sur leurs contacts. Quoiqu'il en soit, les choses
étaient ainsi établies et il fallait qu'elles le
restassent. Il est très difficile de faire
descendre un responsable nommé, à un rôle
subalterne, d'autant qu'il faut bien souligner,
qu'à l'époque les Résistants ne poussaient pas
comme des champignons. Il fallait donc utiliser
toutes les bonnes volontés et n'en laisser perdre
aucune. Je crois que ce qui nous a manqué le plus,
ce sont des Cadres. La bonne volonté ne suffisait
pas, il eut été nécessaire que nous ayons en plus
grand nombre des hommes formés à Londres pour nous
instruire de ce qui était devenu notre métier, mi
espion, mi homme de main. Je n'avais que 19 ans et
heureusement pour moi, pour me rendre force et
courage quand j'en avais besoin, vint dans nos
rangs un grand gaillard, Gaston Ordioni, qui avait
quitté son emploi de rotativiste à "Paris Soir"
Section Marseille et qui était de surcroît ancien
marin ayant 11 ans 1/2 de métier. Il était franc,
décidé, et avec lui, j'avais plaisir à partir en
mission. En sa compagnie, j'aurais foncé dans
n'importe quel coup dur. Nos rangs s'élargissaient
un peu. J'insiste, un tout petit peu. On ne se
battait pas pour entrer dans la Résistance, pas
encore du moins, du reste, nous n'y avions pas
intérêt. Un nouveau membre très valable Professeur
de Faculté de Paris s'était joint à nous.
Malheureusement, il ne fallait rien bousculer, et
il ne prit pas au sein du Réseau, l'importance
qu'on eut dû lui donner. C'était un Officier de
Réserve et son intelligence et ses connaissances
auraient sans doute été bénéfiques s'il y avait
occupé un poste plus important que celui qui lui
fut confié. Voici à titre d'exemple une anecdote
qui révèle combien en Août 1942 nous manquions
d'hommes valeureux: Il nous fut confié une mission
de parachutage dans le Vaucluse, près de Valreas.
Nous avions à réceptionner sur deux terrains de
parachutage repérés quelque temps auparavant. Pour
ce faire, il nous fallait un minimum de huit
hommes par terrain, quatre étant déjà immobilisés
par le balisage. Nous avons été obligés de nous
prendre à trois par terrain. Nous n'étions même
pas en nombre suffisant pour un balisage correct.
Celui-ci s'effectuait en triangle. Nous nous
tenions séparés l'un de l'autre d'une centaine de
mètres à peu près, une lampe de poche en main,
dont le cadran lumineux avait été préalablement
rougi au vernis à ongles. Nous dirigions le
faisceau lumineux en direction de l'appareil dès
son apparition. A 20 mètres de la pointe du
triangle se trouvant dans la direction du vent, se
plaçait le quatrième gars, ayant lui, une lampe à
cadran blanc avec laquelle il devait faire en
morse le signal convenu qui nous ouvrirait le
carlingue pour un lâcher de containers. Je dormais
à poings fermés lorsque l'appareil arriva
au-dessus de nos têtes. Mon réveil fut brutal.
Transi de froid et rempli d'émotion, je tremblais
comme une feuille. Comme nous n'étions que trois
par terrain, le copain qui était désigné à la
pointe dut poser sa lampe rouge par terre et
courir 20 mètres plus loin pour faire le signal en
morse. L'ennui est que cet avion a fait en
tournant au-dessus de nous un vacarme infernal
pendant un temps qui me parut interminable. Cela
ne pouvait rester sans effet près de la population
environnante. A 100 ou 150 mètres d'altitude, un
avion ça ronronne…
BALISAGE DE TERRAIN
|
Point rouge
|
|
|
Point blanc
Point rouge •
|
|
|
|
Direction du
vent
|
|
<-------------------
|
Point rouge
|
Le lendemain, des
patrouilles de gendarmes circulaient dans tous les
coins. Gendarmes de Vichy… A une dizaine de km de
là, nous sommes tous trois tombés sur deux de ces
conards qui nous ont interpellé. Curriculum-vitae,
nom du père, de la mère etc. Ouverture d'une
valise. La seule que nous ayons et contenant un
outillage plus que compromettant. Heureusement,
ils se sont contentés de voir le linge qui
recouvrait le tout. Je crois du reste fort que
l'un d'eux n'a pas été dupe et qu'il a fermé les
yeux. Tant mieux pour nous, parce que l'autre… LES PEU
VALEUREUX Vous ayant parlé
précédemment des difficultés éprouvées pour avoir
quelques volontaires pour un parachutage, je veux
vous conter cette anecdote qui vous en dira long.
Nous avions dans le quartier de la plaine, un gars
qui avait accepté que son bar nous servît de boîte
aux lettres. Jusque-là, tout allait bien, puis
comme nous manquions d'hommes pour le parachutage
précité nous avons pensé que peut-être… C'était
bien mal pensé. L'explication eut lieu dans la
rue, au pas de promenade. Notre ami Bernard posa
la question au gars, puis tint à le mettre en
garde sur les dangers encourus pour une telle
opération. Après ce récit, lorsque notre type fut
mis en face de ses responsabilités, nous avons
commencé à sentir qu'il se dégonflait. Lentement,
mais sûrement. Il commence par dire: - Ce qui
m'ennuie, c'est ma belle-mère malade, qui
justement séjourne à la maison ! Il palabre encore
un peu, tourne autour du pot, et pour finir, fait
semblant de se tordre la cheville sur la bordure
de trottoir. Je l'entends encore avec son accent
méridional et le revois avec son air qu'il voulait
désespéré.: "Oh ! Fan de pute. Je me suis tordu le
pied. Cette fois, je suis marron. Déjà j'ai la
difficulté maintenant pour marcher, alors
qu'est-ce que ce sera dans quelques heures.. S'il
y avait un coup dur, je ne pourrai que vous
apporter que des désagréments. Ah, croyez-moi va !
Il vaut mieux que je reste à la maison." Voila
pourquoi nous étions parfois contraints de faire
un balisage plus ou moins valable, avec seulement
trois volontaires par terrain… Nous n'avons plus
rien demandé à ce gars, pourtant, peut-être se
dit-il aujourd'hui pur Résistant de la première
heure. NOTRE
RÉSEAU Notre Réseau était anglais.
J'eus préféré et de loin qu'il fût français, mais
cela était et nous n'y pouvions rien changer.
Londres nous envoyait ses agents, soit comme
radio, qui communiquaient directement avec le
P.C., soit pour nous instruire, et Dieu sait si
nous en avions besoin. Il nous en aurait fallu
cents fois plus ou plutôt, il aurait fallu que
chacun de nous suive des cours semblables à ceux
qu'avaient suivi ces agents, afin que nous
puissions devenir des hommes de leur trempe, car
ne fait pas un espion ou un saboteur qui veut…
Celui qui commandait notre groupe régional était
le Capitaine Peter Churchill. Il résidait le plus
souvent dans la ville de Cannes ou ses environs.
Son nom de guerre était Raoul. J'avais l'occasion
de le rencontrer de temps à autre au cours de
liaisons et il me semblait moralement forgé à
toute épreuve. PORT-MIOU L'opinion de la zone Sud
commençait à évoluer et les restrictions
alimentaires de plus en plus serrées donnaient
bien à penser au peuple que quelqu'un faisait de
sérieuses ponctions dans notre ravitaillement.
Cela ne pouvait qu'être bénéfique à notre cause.
Vers la fin Septembre ou le début d'Octobre, je
fus appelé à participer à une opération de
débarquement clandestin. C'était ma première et
cela me passionnait. Nous étions quatre pour la
réception qui devait avoir lieu dans la calanque
de Port-Miou, à l'Ouest de Cassis sur Mer.
Rendez-vous fut pris au fond de la calanque. Nous
attendîmes toute la nuit le signal de la felouque
qui ne vînt jamais. Quatre personnes auraient dû
embarquer. Parmi celles-ci, Claude Dauphin,
artiste de cinéma très en vogue à l'époque, qui
risquait de gros ennuis pour avoir giflé en plein
studio, des artistes connus qui avaient accepté
d'aller tourner un film à Berlin. Lorsque je
découvris Port Miou pour la première fois de jour,
je fus enthousiasmé. J'avais rarement vu une aussi
belle calanque que celle-là. Elle était comme un
fjord nordique. Dans l'Antiquité elle s'appelait
Promylius, la protectrice des marins et voyageurs.
Une chapelle dite "Du Bon Voyage" remplace
aujourd'hui le temple d'autrefois. La longueur de
la calanque est d'environ un kilomètre. Un étroit
passage la sépare si l'on peut dire de la mer et
l'intérieur est entouré de hautes roches blanches.
Une légende à son sujet raconte qu'un caboteur
génois tua son fils à l'entrée, croyant qu'il le
poussait volontairement vers un récif. Nous nous
sommes repointés au rendez-vous fixé trois ou
quatre nuits de suite, mais inutilement, rien
n'est venu de Gibraltar. Pendant la journée, nous
étions hébergés par un vieux pêcheur de Cassis
nommé Paoli, très discret, dont le fils était dans
les Forces Navales Françaises Libres. Le pauvre
n'avait pas assez de lits pour nous coucher tous
et nous encombrions le reste de son logis avec des
matelas étendus sur le sol. C'était malgré tout
très apprécié et j'ai gardé aussi le merveilleux
souvenir des sardines fraîches qu'il nous faisait
griller pour le petit déjeuner, et qu'accompagnait
un petit vin blanc de Cassis. Cette opération fut
donc reportée. Elle eut lieu début Novembre vers
les 6 ou 8. (Je précise 1942). Nous nous sommes
repointés à la calanque comme la première fois.
J'avais été chargé de piloter jusque-là un
monsieur et son fils d'une dizaine d'années
seulement. Le père était réclamé par les Alliés.
Les veinards, comme j'aurais aimé être à leur
place. Nous étions les trois premiers sur place.
Heureusement, car si le responsable de l'autre
groupe était en tout l'éternel retardataire, la
felouque ne le fut pas et des marins avaient une
fois déjà, fait la navette en barque dans la
calanque. Le message de contact était: "Avez-vous
fait bonne pêche ?". Réponse: "Loups de mer". Les
marins étaient Polonais, dont l'un au moins
francisé avait ses parents dans la région. C'était
des types qui étaient sans doute spécialisés dans
ce genre d'opération. Avec leur petit bateau, ils
naviguaient dans les eaux de tout le monde et
changeaient de pavillon suivant celle dans
laquelle ils se trouvaient. Un marin avait
paraît-il presque en permanence des pots de
peinture en main et un pinceau. Leur petit bateau
était très malmené par la mer en cas de mauvais
temps et les passagers qu'il débarquait arrivaient
le plus souvent dans un piteux état, malades et
ayant navigué sans le moindre confort nous étions
cette fois bien organisés pour cette réception.
Restori, transporteur à Marseille était là avec
une camionnette à gazogène qui roulerait à
l'essence si les Anglais nous en apportaient. La
camionnette avait amené les avirons de mon copain
Gaston, et ce fut une grosse barque amarrée dans
la calanque qui servit à faire la navette de la
terre au bateau. Son propriétaire n'a sans doute
jamais imaginé à quelle besogne avait été soumise
celle-ci. Il y avait loin du fond de la calanque à
la felouque et ce fut Gaston qui seul à la force
de ses bras fit l'aller et retour 3 fois,
embarquant les partants, (un de plus que la
dernière fois, le radio anglais Julien) et
débarquant les Agents Secrets au nombre de huit.
Une femme parmi ceux-ci, une Française fichée
"Odette Agent S 23", pour nous, simplement alias
"Lise". Les Anglais firent après la guerre un film
relatant son histoire. Eut lieu ensuite le
débarquement du matériel. Nous fûmes comblés en
constatant qu'en plus des appareils émetteurs,
F.M. et mitraillettes, nous avions aussi quelques
bidons d'essence qui nous faciliteraient le
retour. Il y avait aussi, innovation pour nous, de
petits postes récepteurs de la grandeur d'une
boîte de cigares, marchant avec piles. Nous étions
à l'époque encore loin du transistor, mais pour
l'instant, ceux-ci représentaient pour nous le
summum de la perfection. Mon copain Gaston était
lessivé. Comme j'avais pratiqué un peu d'aviron
avant-guerre, je ramenai la barque à son amarre.
Une précision: tout devait se dérouler dans un
minimum de temps et dans le plus grand silence
(possible). Ce n'était pas le moment de
traînailler ou d'attirer les curieux par un bruit
intense. Au retour, nous nous sommes séparés en
deux groupes. L'un prit le train en gare de Cassis
afin d'aller rendre compte de la mission à Peter
Churchill et lui faire prendre contact avec les
"débarqués" qui lui étaient destinés. L'autre,
dont je fus, partit dans la camionnette de
Restori, pleine de matériel et de quelques hommes.
Parmi eux, un agent de l'Intelligence Service qui
avait été envoyé avec son matériel radio pour
travailler sans nous, que j'étais chargé de
conduire chez l'un des nôtres, quartier Saint-Loup
à Marseille, afin qu'il y soit hébergé quelque
temps, avant de s'occuper de son job. Il était
très bien et j'eus ensuite l'occasion de le
rencontrer plusieurs fois, bien que cela nous fut
interdit à lui comme à moi. Il avait besoin les
tous premiers temps de quelques tuyaux sur la
ville de Marseille et j'avais été très heureux de
pouvoir lui rendre ce service. Notre retour de
Port-Miou à Marseille s'effectua dès l'opération
terminée, c'est-à-dire entre deux et quatre heures
du matin. Deux fois, nous dûmes forcer un barrage
d'octroi, sans trop de crainte du reste, car nous
avions un chauffeur expérimenté et un moteur qui
arrachait, grâce à l'essence que nous avions reçu.
Planqués dans le garage de Restori, nous avons
attendu le petit matin pour en sortir. Je vous ai
dit précédemment que les agents qui débarquaient
étaient des types hors-classe, qui, dès les pieds
sur le sol de France endossaient la peau d'un
autre personnage, donnant l'impression que tout ce
qu'ils avaient été précédemment n'avait jamais
existé. J'en donne pour témoin cette anecdote:
avec mon Anglais, je suis assis dans le tramway
stationné en fin de ligne, en attente de départ
vers Saint-Loup. Par la vitre, nous regardons
passer les piétons. Une femme passe laissant
entendre un petit bruit de sabots. (Il y a belle
lurette que nous n'avons plus de cuir. Les
semelles ont été remplacées par du bois). Je dis:
"ça doit vous sembler bizarre ces chaussures à
semelles de bois ?," Sa réponse fuse, claire et
limpide comme l'eau de roche. "Pensez-vous, à
Paris il y en a autant qu'ici, si ce n'est plus…"
Voyez-vous, ce gars débarqué la nuit même était
capable à tout moment de me donner des leçons.
J'encaisse celle-ci en me disant: "La prochaine
fois tu fermeras ton bec". Pour éviter le risque
d'ennuis à mon propriétaire, j'ai quitté le 7 du
Bd. de la Liberté où seul demeure à présent mon
cousin. Je n'ai donc plus de radio pour entendre
les informations et ma vie est un peu errante,
afin de brouiller le plus possible les pistes, car
nous avons déjà eu quelques chaudes alertes. J'ai
en location deux chambres garnies chez des
particuliers où j'ai été chaudement recommandé.
(Hum !). En principe, je suis étudiant en
médecine. Pour être sûr de ne pas faire de
boulettes, je parle le moins possible à mes
propriétaires qui sont toutes deux des femmes.
L'une est très âgée et l'autre dont le mari est
prisonnier de guerre doit avoir environ 35 ans. Je
passe en plus quelques nuits par semaine dans
divers hôtels au gré de mes déplacements. Je vais
à Cannes au minimum une fois par semaine chez le
capitaine Frage et couche le plus souvent dans un
hôtel de la rue principale de cette ville, où la
patronne assez complaisante ne me fait pas remplir
de fiche d'identité (Hôtel de la Poste). A
Marseille, les hôtels que l'on me recommande sont
plus ou moins louches. LE
DÉBARQUEMENT EN AFRIQUE DU NORD Peu de jours s'étaient
écoulés depuis l'opération de Port-Miou quand je
me rendais à un rendez-vous que m'avait donné
Bernard, près de la Préfecture. Il m'avait semblé
ce matin-là que la ville avait une inhabituelle
effervescence, mais n'ayant pas d'information, je
ne m'inquiétais guère. Aussi tombais-je des nues
quand ce dernier m'annonça: - Les Alliés ont
débarqué en Afrique du Nord !… Ma première pensée
fut pour la felouque. Je me suis dit: "Bon sang,
elle ne peut pas encore être à Gibraltar. Pourvu
qu'il ne lui soit rien arrivé". La deuxième fut
une immense allégresse. Enfin, tout commençait à
bouger et cette fois, cela touchait directement la
France de Pétain, ce patrimoine qu'il ne voulait
absolument pas laisser aux mains des Alliés et
encore moins dans celles de De Gaulle. Sous la
flamboyante coupole de la Liberté, toute notre
armée d'Afrique allait enfin pouvoir se battre
pour la bonne cause. Le Consulat Américain a
quitté Marseille je ne sais trop comment mais sans
doute est-ce en prévision de représailles futures
dûes à ce débarquement. En partant, ils nous ont
laissé du matériel intéressant, notamment une
ronéo impeccable. Cette dernière est entreposée
chez la famille Alberti au 328 Rue d'Endôume.
C'est là que plusieurs fois, je suis allé tirer la
nuit des informations à diffuser venant de
Londres. L'accueil des Alberti est toujours
formidable. C'est, en plus, la planque
occasionnelle avec un bon lit chaud aux beaux
draps blancs. Leur fille Élisabeth était dactylo
au Bureau où je travaillais précédemment. Par mon
intermédiaire, toute la famille s'est rapidement
ralliée à la bonne cause. Malheureusement, les
informations qui nous parvenaient d'heure en heure
nous apprenaient que tout n'allait pas comme sur
des roulettes. Des conards, comme en Syrie en 41,
avaient trouvé moyen d'opposer une résistance et
de faire couler une fois de plus un sang
fratricide. Les jours qui suivirent furent
complétés de bonnes et moins bonnes informations.
Les Américains trahissaient la cause de la France
libre en voulant mettre le traître Darlan à la
tête du Gouvernement d'Alger… Les Anglais
fermaient les yeux… Les Vichystes d'Afrique du
Nord devaient jubiler de voir ainsi évincer De
Gaulle, et nous, pendant ce temps, nous
commencions à éprouver des craintes sur ce qui
pouvait nous arriver du Nord du pays. En effet,
tandis que la "fameuse" Armée d'Armistice montait,
ô dérision une garde vigilante le long de la
Méditerranée afin d'éviter tout débarquement
Allié, il commençait à être question que les
souris grises déferlent sur la partie du pays qui
n'était pas encore militairement occupée. Contact
avait été établi entre le Général De Tassigny, et
notre Réseau en vue de l'établissement par ce
militaire d'une tête de pont sur les Pyrénées avec
quelques restes de l'armée française. Nous avions
mis à sa disposition un émetteur assez puissant,
que des nôtres étaient partis conduire à
Montpellier. Il s'agissait de Restori et de
Bernard. Le premier habillé en soldat, le second
en Officier. Ils possédaient un faux Ordre de
Mission et tout se déroula parfaitement. A chaque
contrôle du reste, les militaires se mettaient au
garde-à-vous devant l'Officier… Hélas, le beau
rêve de De Lattre comme vous savez, ne put être
mis à exécution et ce fut bien regrettable, car
ayant l'Espagne derrière, en supposant que
l'ennemi réduise rapidement notre armée à néant,
la possibilité serait toujours restée à celle-ci
de se rendre aux Espagnols, lesquels n'auraient pu
que la désarmer et l'interner. Nous eûmes pu de la
sorte écrire une belle page d'Histoire et la
pauvre Armée d'Armistice eut au moins servi à
quelque chose avant de s'effacer. DE NOUVEAU
AVEC LES DORYPHORESLes jours qui suivirent
furent sombres. En effet, la décision allemande
d'occuper le peu qui restait de la France
métropolitaine ne se fit pas attendre. A peine
arrivés à Marseille, ces messieurs occupèrent les
plus beaux et plus importants hôtels de la ville.
Venant de l'Est, les Italiens en firent autant,
compte tenu qu'il leur fallait prendre les miettes
que la race des seigneurs voulut bien leur
laisser. Les deux armées ne se ressemblaient du
reste pas. Les soldats italiens avaient l'air de
se foutre du tiers comme du quart et peu enclins à
apprécier la vie militaire. Quand à notre flotte
de Toulon, il y eut la tragédie que vous savez,
les Vichystes ayant, là encore, préféré qu'elle ne
servit pas la cause de la vraie France… TRANSPORT
D'UN POSTE ÉMETTEUR Vers la fin Novembre, je fus
envoyé en mission à Montélimar avec un
poste-émetteur qui servirait à un Radio parachuté
récemment. Les Radios n'avaient pas à transporter
leur poste eux-mêmes, de sorte que, s'ils étaient
arrêtés, on ne puisse soupçonner leur spécialité
et leur faire avouer leur code sous la torture. Le
porteur ne pouvait rien avouer, même torturé à
mort, puisqu'il n'était pas Radio. Je maudis
encore aujourd'hui le chef qui m'a donné ce poste
à transporter. J'avais 19 ans et suis d'un gabarit
modeste. Le poste était presque plus lourd que moi
et tous les 20 mètres, j'étais obligé de le poser
à terre. J'arrivais péniblement à la gare de
Marseille et étais épuisé lorsqu'il fallut monter
mon bagage dans le train. Heureusement il restait
des places libres dans un compartiment, mais au
moment de mettre mon fardeau dans les filets, j'ai
vacillé sous le poids et suis presque retombé sur
un monsieur assis derrière moi. Tout le monde m'a
regardé et je me suis assis d'un air confus. Je
ruisselais et m'essuyais avec mon mouchoir en
continuant de râler intérieurement contre le
cornichon qui m'avait confié cette charge, me
donnant du même coup tout ce qu'il fallait pour me
faire remarquer. Assis, tout en reprenant mon
souffle, j'essayais de deviner sur le visage de
mes voisins ce qu'ils pouvaient penser de moi et
du contenu de cette énorme valise. Je me disais:
"s'Ils pouvaient croire au moins que j'ai un peu
bu". L'angoisse de me retrouver dans la rue avec
ce poids me reprenait au fur et à mesure que nous
approchions de Montélimar, ville que je ne
connaissais pas et où il me faudrait demander mon
chemin avant de pouvoir déposer mon poste à son
lieu de destination. Je m'adressais à une dame et
me faisais tout de suite préciser pour combien de
temps il y en avait à pied. - Dix bonnes minutes
!, me répondit-elle. En fait, pour moi, cela a
bien dû représenter 1/2 heure. Je n'ai été content
qu'en entrant dans la maison qui marquait le terme
final de mon calvaire. J'avais eu cents fois en
route l'impression que l'on m'arrêterait pour
vérifier le contenu de mon imposante et lourde
charge. Il m'avait semblé qu'Allemands et Italiens
occupant Montélimar n'avaient d'yeux que pour moi.
Ce n'était pourtant pas la première fois que je
transportais un poste, mais c'était bien le
premier qui fut aussi volumineux. LA PÉRIODE
DES CHAUDES ALERTES A Marseille, les alertes
pour notre groupe devenaient de plus en plus
chaudes et j'en étais arrivé à changer de chambre
chaque soir. Quelle vie… dans tous ces hôtels
borgnes. La troupe commençait à se livrer à des
contrôles dans la rue, à la recherche sans doute
de tous les irréguliers et mon système nerveux
était perpétuellement angoissé. Il est très
fatigant de vivre dans une crainte constante et je
pense que ceux qui se livrent au métier d'espion
doivent avoir un moral d'acier. Dans le courant de
Décembre, je fus à nouveau envoyé à Montélimar,
pour une mission plus agréable cette fois. En
compagnie d'un Belge, nous devions prospecter
quelques terrains des environs, afin de nous
rendre compte s'ils seraient susceptibles de
servir aux parachutages avant d'en donner à
Londres par radio, la position exacte. Nous nous
sommes rendus d'abord chez un marchand de
volailles en gros, nommé Poyol si mes souvenirs
sont exacts, membre de notre Réseau. Ce monsieur
très sympathique nous invita d'abord à sa table.
Repas consistant qui n'eut rien de comparable à
ceux coutumiers de Marseille et dont on garde un
merveilleux souvenir lorsqu'on a 19 ans et le
ventre creux. L'après-midi, monsieur Poyol nous
conduisit chez un fermier des environs et nous
passâmes ses terrains et ceux se trouvant à
proximité immédiate, à l'inspection. Deux
retinrent une attention favorable. Un vent froid
soufflait, la nuit tombait tôt. J'appréciais
l'invitation de rentrer à la ferme. Un énorme
fagot de bois brûlait dans la pièce où nous fûmes
reçus et invités pour la collation du soir.
L'ambiance était agréable et nous nous sentions à
l'abri des tourments quotidiens. A la même époque,
le poste radio que j'avais précédemment transporté
avait regagné Marseille. Instruits de la
difficulté que j'avais éprouvé à cause du poids,
mes supérieurs avaient envoyé un costaud le
rechercher. Ce fut mon copain Gaston, lequel
faillit avoir un ennui bien plus conséquent que le
poids de l'appareil. Arrivé en gare de Marseille,
quelques contrôleurs d'octroi sont en bout de
quai, postés juste côte à côte, des Allemands qui
montent la garde. (Les enfoirés, comme s'ils ne
pouvaient se mettre un peu à l'écart pour faire
leur besogne). Ils jettent leur dévolu sur Gaston.
- Monsieur, ouvrez votre valise ! Heureusement,
les soldats avaient l'oeil ailleurs… Pour les
premiers, n'y connaissant probablement rien, quand
ils ont vu qu'il s'agissait d'un appareil
électrique, ils n'ont pas insisté et ont dit: - Ça
va ! Ouf ! Gaston m'a dit qu'il avait eu chaud… ÉCHEC
D'UNE OPÉRATION AÉRIENNE Vers la fin Décembre, il y
eut l'affaire de Vinon. Peter Churchill devait
regagner l'Angleterre à bord d'un "Lysander", en
compagnie de quelques Généraux et c'est la nuit
même, en se rendant sur le terrain que l'on se
rendit compte que ce dernier, qui avait été
considéré valable, ne l'était plus du tout. Il
venait paraît-il d'être labouré. Il fallut hélas
faire faire demi-tour à l'avion. Tous les risques
avaient été encourus pour rien et l'on mesure que
l'importance du déplacement d'un avion ne devait
pas mettre Londres en conditions favorables à
notre égard. Je crois me souvenir que Jean Nohain
devait être du nombre des partants et me souviens
cette fois avec précision, l'avoir rencontré chez
Mme Lejeune à Aix-en-Provence où il dut se terrer
quelque temps. Le Général Denis de la Défense
Nationale Belge devait aussi être du voyage… CONVOYEUR
DU GÉNÉRAL CHAMBES Vers la même époque, je dus
aller chercher à Arles, le Général Chambes, qui
devint plus tard Secrétaire Général à
l'Information à Alger, pour le conduire à Antibes
chez l'un des nôtres en l'attente d'un proche
départ par mer. Tout se passa bien jusque notre
arrivée, le soir vers minuit, à la villa du
copain, mais là, pas de réponse à notre coup de
sonnette. Heureusement, l'immeuble se trouvait
entouré d'un jardin, et nous attendîmes sous le
porche d'entrée le petit matin dans l'espoir d'un
éventuel retour des habitants. Las d'attendre, le
jour pointant, nous décidâmes de partir vers
Cannes. Hélas trop tard ! Deux policiers nous
cueillirent à la sortie du jardin. - Messieurs,
vos papiers ! Que faites-vous ici ? Nous n'avons
pas le temps de répondre. La soeur du copain qui
arrive se fait cueillir aussi. - Vous habitez là
mademoiselle ? - Oui monsieur ! - Alors,
suivez-nous, nous avons un Ordre de Perquisition !
Le regard du Général a croisé le mien, nous nous
sommes compris… Nous avons augmenté
progressivement la distance qui nous séparait de
ces messieurs et à un tournant de la maison, nous
avons pris carrément la poudre d'escampette. La
trouille, ça donne des ailes… Nous avons cherché
un bus pour Cannes et nous y sommes engouffrés
hors d'haleine. J'ai emmené le Général chez le
Capitaine Frager à qui nous avons conté notre
aventure et ce fut le terme de ma mission. FAUX
ÉTUDIANT EN MÉDECINE Les fêtes de fin d'année se
sont déroulées tristement. Il pèse sur Marseille
une angoisse que l'on ne peut définir, mais à
laquelle l'Occupant n'est bien sûr pas étranger.
Il m'arrivait encore de temps en temps d'aller
coucher dans l'une ou l'autre chambre que j'avais
chez des particuliers. Je passais la nuit du 11 au
12 Janvier dans celle que j'avais Rue Forcia, près
du vieux port. Comme je vous l'ai dit, j'avais été
recommandé à la propriétaire et passais à ces yeux
pour un étudiant en médecine. Je l'évitai chaque
fois que je le pouvais, afin qu'elle ne me
questionnât point. Pourtant, manque de pot, ce
soir du 11, elle me pria d'entrer dans sa cuisine
et me présenta une jeune voisine approximativement
de mon âge, laquelle venait de contracter une
affection bénigne de la peau, qu'on appelait la
gale du pain. Bien des gens l'avaient ou l'avaient
eu et cela devait provenir d'un manque quelconque
de vitamines. Ce n'était pas bien grave, mais cela
provoquait des démangeaisons entre les doigts,
avec éruption de petits boutons à certains moments
de la journée. Ces braves gens désiraient mes
conseils sur les soins à donner et les pharmacies
à employer… J'étais vraiment dans mes petits
souliers. J'ai examiné les mains sous tous les
angles et toutes les coutures avec l'air d'un
praticien expérimenté, puis leur ai
majestueusement annoncé: - Ce sont bien là les
symptômes de la gale, mais quand au remède à
employer je ne le connais pas et ne puis que vous
conseiller de voir, dès que vous le pourrez, un
pharmacien qui vous donnera sans doute une pommade
soufrée laquelle aura tôt fait de vous guérir ! FAIRE
PARLER LES CARTES J'enchaînais presque
aussitôt sur un autre sujet, avant que l'on me
demande une autre consultation. Des cartes étaient
posées sur la table et je posais la question: -
Tiens, vous jouez aux cartes ? - Non monsieur,
nous faisons des réussites. Regardez, je vais en
faire une pour mademoiselle et après, j'en ferai
une pour vous. Asseyez-vous !… Ce que je fis en me
disant que cela me détendrait un peu. Jamais
personne ne m'avait tiré les cartes et aujourd'hui
encore, je n'y crois pas, pourtant ce soir-là… On
retourne les cartes à mon intention, lesquelles
prédisent de gros ennuis avec une personne sévère.
Un Docteur ou un Homme de Loi, puis de grands
voyages parmi lesquels un plus important que les
autres. Les ennuis cesseront bien plus tard, mais
j'en sortirai. Enfin, comme il faut bien faire
dans tout cela une part pour l'amour, il est
question d'une blonde qui m'aimerait d'un amour
immodéré. La séance terminée, je prie ces dames de
bien vouloir m'excuser et vais me coucher amusé en
pensant à ce que disent les tireuses de carte. La
seule chose qui me préoccupe en m'endormant, c'est
seulement une jolie blonde aux yeux bleu qui
bercerait toutes mes nuits. ARRESTATION Le lendemain matin, je me
rends chez mon cousin, à mon ex-logis du 7 Bd. de
la Liberté. (Ironie, il y a longtemps que la
liberté n'existe plus en France. Il est surprenant
que Vichy n'ait pas encore débaptisé le nom de ce
boulevard). Personne ne connaissant mon activité,
afin de ne pas inquiéter mes parents, je
continuais de faire adresser mon courrier à cette
demeure et passais le prendre une ou deux fois par
semaine. J'ai bavardé quelques instants avec mon
cousin et suis descendu par l'escalier plutôt
sombre. Je ne suis pas arrivé en bas. Deux hommes
qui montaient m'ont encadré. - Vos papiers ?
Suivez-nous, nous avons un Ordre de Perquisition !
Puis ils sont montés dans le logement de mon
cousin où ils ont entrepris leur besogne. J'étais
fait et hélas, mon cousin était pris dans le
sillage. J'ai d'abord cru à la Gestapo, mais non,
c'était la P.J. française, ou du moins vichyste.
Autrement dit, une chance dans mon malheur, si
l'on peut considérer comme chance d'être châtié
par ses frères. De faux frères en somme… Nous
avons été emmenés au Commissariat du Bd. Baille.
D'abord parqués dans une pièce parmi des agents de
ville, puis pris séparément pour interrogatoire.
Mon cousin chez le Commissaire Fabert, moi chez
son Secrétaire Monfer. Le premier si je me
souviens semblait doucereux, le second au
contraire, ressemblait à un cochon bien gras aux
traits boursouflés, qui braillait tout au long de
l'interrogatoire. J'étais très impressionné. Ma
peur avait des répercussions sur ma vessie et
j'étais obligé de demander de sortir toutes les
1/2 ou 3/4 d'heures. On m'envoyait dans la cour,
accompagné d'un agent. Monfer gueulait de plus
belle à chaque fois: c'est la peur qui le fait
pisser cet andouille… Et l'interrogatoire
reprenait, agrémenté de paires de claques qu'il me
donnait de ses grosses pattes de tueur d'abattoir,
en hurlant: - Ah ! Tu ne veux pas parler… Eh !
bien tu vas voir, on va te passer à la casserole,
mais tu vas parler… Avec le recul du temps, je
pense aujourd'hui, comme ils ont eu de la chance
ces individus abjects qui se sont faits les
complices de l'ennemi, que j'étais presque un
enfant et que je manquais d'expérience pour oser
leur cracher mon venin à la figure. Je revois
encore dans ce bureau, un jeune inspecteur corse
acquiesçant aux dires de son supérieur d'un air
approbateur, sans compter les flicaillons merdeux
qui faisaient leur triste besogne de vendus et qui
ont encore de nos jours, lorsqu'ils arrivent au
terme de leur carrière et que les journaux
consacrent un petit article (toujours élogieux)
sur leur activité, l'inconscience de signaler
qu'ils sont entrés dans la Police en 1941, 42, 43,
44. Il est vrai que si vous les écoutez
aujourd'hui, ils ont tous été Résistants. Une très
faible partie d'entr'eux l'ont effectivement été,
mais la majorité a tourné la veste au fur et à
mesure que le vent tournait et particulièrement
quand il tournait très fort. Cela a permis à
beaucoup d'éviter de rendre des comptes et de
faire peau neuve, ou tout au moins apparence de
peau neuve. Nous n'avons rien eu pour déjeuner. Je
pense amèrement que pendant mon transfert
jusqu'ici, j'ai semé une carte de pain en route,
la seule fausse que j'ai jamais eue. Ces
sans-coeur se sont restaurés copieusement de leur
imposant casse-croûte sous notre nez. Il est vrai
qu'à supposer qu'ils nous aient offert quelque
chose, nous n'aurions probablement pu l'avaler. La
contraction était trop forte. PREMIER
CONTACT AVEC UNE CELLULE Le soir, nous fûmes conduits
à la prison de l'Évêché indépendamment l'un de
l'autre, mais nous sommes retrouvés dans la même
cellule. Au bureau de réception, j'ai également
rencontré Monsieur Brun, un autre agent du Réseau,
marchand d'accessoires automobiles du Cours
Lieutaud, dont la maison nous était toujours
largement ouverte et ce, pour tous les besoins de
la clandestinité. Il avait hébergé longtemps un
agent radio anglais, qui venait de quitter les
lieux juste à temps. Qu'avait-on pu trouver comme
preuve pour amener Monsieur Brun en prison. Moi,
je ne pouvais prouver aucun moyen d'existence,
c'est ce qui m'a sans doute perdu, mais lui, il
avait grâce à son magasin une bonne couverture.
J'en eus plus tard l'explication. Un gars
l'accompagnait et ils furent mis en cellule
ensemble. C'était Léon. En accord avec Monsieur
Brun, il avait accepté en dépôt chez lui quelques
postes émetteurs. Les policiers avaient réussi à
influencer sa mère, qui à genoux l'a supplié de
dire de qui ils les tenaient, afin que les
policiers le relâchent comme ils lui avaient
promis. La pauvre femme était désemparée à l'idée
que son fils, unique amour de sa vie put être
arrêté comme le dernier des malfaiteurs lui, seul
lien vivant avec son mari mort pour la France en
14-18. On devine la suite… Le malheureux Léon a
pêché par inexpérience, sans doute victime de
l'amour qu'il portait à sa mère. Il se retrouve
maintenant en cellule avec Monsieur Brun. Au
bureau récepteur de la prison, nous sommes soumis
aux formalités rituelles. Il faut vider les
poches, enlever ceinture, bretelles, lacets de
chaussures etc. Les objets précieux sont mis à
part, ainsi que le pognon et l'on nous fait signer
le livre de prise en dépôt. La porte de cellule
s'est refermée sur nous. C'était infect. Un W.C.
dans un coin avec robinet d'eau au-dessus. Un
bat-flanc sans paillasse ni couverture et sur les
murs, des punaises écrasées de-ci de-là. Une odeur
de bouc et en plus, d'autres prisonniers de droit
commun. Deux Arabes avec lesquels il nous faudra
partager la couche. Quelle désagréable impression
et quel souvenir cela vous laisse-t-il pour
toujours. Le plus incroyable, c'est que la fatigue
de l'interrogatoire aidant, nous avons quand même
dormi. Le lendemain matin, des anges gardiens sont
venus nous rechercher pour poursuivre
l'interrogatoire. Encore une journée comme la
précédente et toujours rien à croûter ni à boire.
Pourtant le soir, je me sens soulagé. Mon cousin,
bien qu'ayant appartenu au Réseau est relâché. Ils
n'ont aucune preuve contre lui. Pour moi, c'est
différent. Ils avaient l'adresse de mes deux
chambres et dans le courant de la journée, j'ai
été amené à celle du vieux port où j'avais
entreposé une proposition de fabrication de poste
émetteur faite par un sympathisant, avec plans à
l'appui et mon revolver 7.65 par dessus le marché.
Le petit inspecteur corse était à la fête. En
route, il m'a dit en sortant son pétard: - Tu
vois, si tu avais envie de filer, j'ai ce qu'il
faut pour t'en empêcher !… Le soir, je me suis
encore retrouvé en cellule où j'ai bu tout mon
saoul au robinet d'eau. J'ai entrevu Monsieur Brun
et Léon, ce qui me laisse supposer qu'on nous
réserve un sort identique. Pour notre chance,
personne n'est venu nous rechercher le lendemain
ni les jours qui suivirent. Tous les prisonniers
de droit commun qui passent ici ne restent qu'un
ou deux jours. Ils viennent en fin
d'interrogatoire et sont en général appelés après
au Parquet, ce qui fait qu'aucun ravitaillement
n'est prévu, à part un jus infect le matin. Après
quelques jours de cellule, on a enfin autorisé mon
cousin à me faire distribuer quelque
ravitaillement au bon gré des gardiens. Il était
temps, je languissais en voyant manger d'autres
prisonniers de ma cellule, à qui l'on porte le
panier comme on dit à Marseille. Ce sont des
souteneurs que leurs filles n'oublient pas. De
temps à autre et sans doute avec soulte aux
gardiens, on autorise ces dernières à faire passer
quelque chose aux détenus, même des cigarettes,
lesquelles sont gardées au bureau. Cela permet aux
gardiens de se sucrer dans les paquets et en plus,
d'en demander une (pour la forme), quand ils les
donnent parcimonieusement par le judas. Tout ce
monde me fait découvrir une sphère que je ne
connaissais pas. Il passe en cellule des individus
de toutes sortes, des plus calmes aux plus
extraordinaires. L'un se pique avec une épingle
(qu'il a réussi à cacher à la fouille, Dieu sait
comment) à hauteur du coude. L'épingle pénètre
totalement, sans qu'il éprouve la moindre douleur.
Un autre a des allumettes en nombre restreint et
avec la même épingle, il les divise en quatre afin
de pouvoir quadrupler le nombre d'allumages. Je
m'instruis en prison… Parfois, il en arrive un
avec une grosse tête tant il a reçu de coups. Même
vis-à-vis de ses semblables, il dit toujours: - Je
ne sais pas ce qu'ils me veulent, il doit y avoir
erreur Pendant mon séjour ici, j'en ai vu défiler
une trentaine. ENCHAÎNÉ
AUX GENDARMES Arrivé le 12 Janvier, j'en
suis reparti le 22 au soir. A la réception j'ai
retrouvé mon ami Gaston dont j'ignorais la
présence dans le même établissement. Il y a aussi
un autre homme dont je ne sais rien, sinon qu'il
n'appartient pas à notre Réseau. L'avenir
m'apprendra qu'il est ancien traminot arrêté comme
communiste. Nous voici donc cinq: Brun, Gaston,
Léon, Ripert et moi, encadrés de trois gendarmes
qui s'attachent à nous avec chaînes et cadenas.
Trois beaux couillons qui sont tellement gênés de
leur triste besogne, qu'ils nous font passer par
de petites rues sombres pour nous emmener à la
gare Saint-Charles, bien qu'ils aient déjà à leur
avantage l'obscurité de la nuit. A la gare, les
gens se rendent vite compte que nous ne sommes pas
des détenus de droit commun et certains nous
approchent pour nous parler. Mr Brun a réussi à
faire téléphoner chez lui. Les pandores bien
emmerdés nous emmènent alors vite sur le quai et
nous font monter dans un compartiment qui nous est
réservé. A peine assis, je suis obligé de demander
au brigadier corse de desserrer d'un cran la
chaîne de mes poignets. Il a tellement eu peur que
je m'envole, qu'il a serré au maximum et mes mains
bleuissent. Madame Brun est arrivée jusqu'à notre
compartiment avec ses deux filles. Pleurs, larmes
et baisers, cela a amené du monde et les pandores
n'en mènent décidément pas large. Ce doit être
avec un soupir de soulagement qu'ils voient
démarrer notre train, tandis que sur le quai un
attroupement entoure la famille Brun qui sanglote…
Nous commençons à discuter avec nos gendarmes,
mais aucun des trois ne veut dire où nous allons.
Toute cette mascarade serait risible si elle ne
risquait de tourner un jour au tragique. Pendant
le parcours, il faut bien aller aux W.C. et comme
ils ne veulent pas nous détacher, nous y allons
tous ensemble et pendant qu'ils y sont ils
profitent de faire la même chose que nous. Nous
arrivons à Toulouse au petit matin et avons une ou
deux heures d'attente pour une correspondance. Nos
anges gardiens toujours chatouilleux de leur
amour-propre ne veulent pas nous laisser à la vue
du public afin de ne pas discréditer leur
réputation, aussi nous emmènent-ils dans une sorte
de remise où s'entassent de nombreux colis. Le
temps nous semble long jusqu'à ce que nous soyons
installés dans un autre train, avec notre
compartiment toujours réservé. Nous roulons cette
fois vers la Corrèze. Nous avons pu lire:
direction Brive et Limoges. Le paysage défile sous
nos yeux. La montagne nous porte à rêver de
liberté. Hélas où donc nous emmène la réalité…
Dans l'après-midi, nous étions à Limoges, sans
rien avoir absorbé depuis le départ. A peine hors
de la gare, nous devons presser le pas pour avoir
la correspondance d'un tramway, lequel nous emmène
vers la campagne environnante. Nous roulons
environ une heure et la nuit est tombée lorsqu'on
nous annonce l'arrêt de Saint-Paul-d'Eyjeaux.
C'est ici que nos pandores nous font descendre.
Nous traversons le centre du village qui nous
semble sympathique et descendons un chemin
caillouteux où pourrait éventuellement circuler un
camion. Des lumières au loin… C'est un camp, tout
éclairé. Au fur et à mesure que nous en
approchons, nous distinguons d'abord les miradors,
puis les barbelés qui l'entourent. LE CAMP DE
SAINT-PAUL-D'EYJEAUX (HAUTE-VIENNE) On nous fait entrer au Poste
de Police du camp qui est sous administration
vichyste. Comme le personnel du bureau a fini la
journée, nous ne sommes soumis qu'à des formalités
sommaires. - Le reste sera pour demain ! nous
dit-on… En un clin d'oeil de temps, nous nous
retrouvons derrière les barbelés et sommes de
suite accaparés par d'autres prisonniers très
sympathiques, qui nous emmènent au réfectoire où
nous sommes servis seuls, car pour les autres,
l'heure de la soupe est déjà passée. L'on nous
sert une soupe de carottes, choux et rutabagas.
Après la période de jeûne que nous venons de
subir, tout étant relatif, la soupe me semble très
bonne. Il y a même du rab… Nous sommes servis dans
des gamelles militaires rondes, avons un morceau
de pain et comme boisson, un "Château la Pompe"
extra-dry… Ce festin terminé, nous avons été
conduits dans une annexe de l'infirmerie (baraque
en planches comme les autres), pour y passer la
nuit. Quelques gars sont venus nous voir pour nous
demander d'où nous venions et nous ont donné
quelques renseignements sommaires sur les règles à
l'intérieur du camp, gardé par des Français et ne
détenant que des prisonniers français. Nous sommes
fatigués et nous couchons assez tôt. Nous sommes
restés ensemble depuis le départ et nous
retrouvons donc tous cinq dans cette pièce assez
vaste où nous disposons chacun d'un châlit
militaire avec paillasse et deux couvertures.
Allongé sur ma couche, je pense tout à coup que
nous sommes le 23 Janvier, jour de ma fête. Drôle
de jour de fête… Enfin, pour le premier soir, il
faut admettre que c'est quand même moins triste
qu'en prison et avec les copains, déjà il semble
que nous sommes rivés l'un à l'autre pour les
épreuves futures. LA
PREMIÈRE NUIT Nous n'avons pas,
contrairement à ce que nous pensions au préalable,
beaucoup dormi cette nuit-là. Nous n'avions pas
pensé que nous étions dans le centre de la France,
où le climat est bien froid. Marseille était loin.
Nous avons grelotté toute la nuit et comme dans
toute tragédie il y a toujours une partie comique,
c'est Monsieur Brun qui a tenu le rôle principal.
A un moment, il s'est levé, est allé au-dessus du
lit de Gaston et lui a pris une couverture.
Sursaut immédiat de celui-ci, qui dit: - Oh !
Monsieur Brun, qu'est-ce que vous faites ? - Je te
prends une couverture parce que j'ai froid. Je
dois être malade j'ai déjà pris deux cachets que
ma femme m'avait donnés en gare, mais ça ne se
passe pas, je tremble comme une feuille !… - Allez
Monsieur Brun, rassurez-vous, figurez-vous que,
comme vous nous sommes tous gelés, mais de grâce,
rendez-moi ma couverture !… FORMALITÉS
ET VIE DU CAMP Le lendemain matin, un gars,
prisonnier comme nous, assurant le service de
l'infirmerie est venu dès le lever du jour, nous
servir un jus. Comme à l'armée, il a crié: - Au
jus là-dedans ! Et dans un quart militaire nous a
servi une mixture noirâtre. Cela rappelait le café
et avait l'avantage d'être sucré. La journée du 24
Janvier a été partiellement remplie par les
formalités auxquelles nous soumet l'administration
du camp. Le matin, au bureau des inspecteurs.
Identité, interrogatoire, curriculum-vitae et
photographie au Service Anthropométrique, puis
passage à l'Intendance où l'on nous a donné un
châlit (ressorts en planches): une paillasse, les
couvertures et un sac à viande pour mettre notre
carcasse. Ensuite, on nous a désigné la baraque à
laquelle nous étions affectés. C'est la E2. Nous
n'avons pas été séparés l'un de l'autre.
L'intérieur de la baraque est plus que
rudimentaire. Nous sommes environ trente dans
chacune. Les châlits sont alignés tout autour.
Au-dessus de chacun, il y a une planche pour
ranger quelques objets. Au fond, de chaque côté,
un gros poêle rond avec une longue buse, mais
pratiquement jamais rien à brûler. Mon voisin de
lit me donne quelques explications utiles. Comme
je le vouvoie, il m'arrête immédiatement pour me
dire: - Ici, il n'y a pas de "vous". Nous sommes
tous frères et camarades de misères. Tout le monde
se tutoie !… Cela me semble évidemment un peu
difficile au départ, non pas que je sois
formaliste mais il est toujours difficile de
tutoyer d'emblée quelqu'un que l'on ne connaît
pas, surtout si l'on devine que pas mal d'années
nous séparent. De même, je ne me vois pas tutoyant
subitement monsieur Brun que je vouvoie depuis que
je le connais. En plus, il y a parmi ceux qui sont
ici, pas mal de gars qui ont fait la guerre 14-18
et le "tu" a bien du mal de me sortir des lèvres.
Pourtant, chaque fois que je dis "vous", je me
fais reprendre immédiatement par l'un ou l'autre.
Nos lits faits, nous sortons ensemble pour faire
la visite du camp. Les baraques sont toutes
semblables, alignées à égale distance les unes des
autres. Le terrain étant légèrement accidenté, il
se trouve qu'il y en a qui sont au niveau du sol
d'un côté et par contre, l'autre partie repose sur
pilotis en béton atteignant parfois un mètre
cinquante. Le camp renferme environ six-cents
prisonniers. Il y a un réfectoire, des cuisines,
une infirmerie, une bibliothèque et une espèce de
salle de détente où nous pouvons jouer aux cartes,
aux dames ou aux échecs. Pas de chaises, mais
toujours de simples bancs et des planches posées
sur tréteaux en guise de table. Une large porte
nous sépare de l'administration du camp,
c'est-à-dire des gens qui nous surveillent, ainsi
qu'une haute clôture grillagée, entrelacée de
barbelés. Au nord une petite rivière serpente dans
le camp, et plus à l'extérieur encore, entourant
tout le camp, une autre enceinte grillagée,
toujours entrelacée de barbelés. Derrière cette
dernière, le chemin de ronde, puis les chevaux de
frise. Plus loin, la liberté… Mais avant celle-ci,
des miradors avec projecteurs et de nombreux
gardiens, ainsi qu'une salle d'armes de laquelle
nous sommes naturellement isolés. Le sol est
vierge. Seules les allées principales ont été
parsemées de cailloux, afin que nous n'enfonçions
pas trop nos pieds dans la mélasse les jours de
pluies. La cuisine est préparée par des internés
et quelques corps de métiers sont également
représentés pour les besoins de chacun, tels que
cordonniers, tailleurs d'habits, coiffeurs. Tout
se règle à la manière militaire. Il y a un clairon
qui sonne chaque ordre. Le réveil, la visite
médicale (il y a un docteur interné qui dirige
l'infirmerie et qui est supervisé une fois par
semaine par un docteur civil venant de
l'extérieur). Sonneries aussi pour les appels (il
y en a plusieurs par jour), pour le courrier, la
soupe et l'extinction des feux. Nous avons droit à
une lettre par semaine. Parfois il y a
contre-appel la nuit, mais cela se passe en
silence. C'est une espèce d'attaque surprise de
nos anges gardiens qui font une ronde dans chaque
baraque. Un inspecteur accompagné de deux
gardiens, fusil sur l'épaule, éclaire de sa
lampe-torche chaque châlit, pour voir si l'hôte
est présent. Nous avons droit à un colis par mois.
Près de la rivière, il y a un lavoir. Nous avons
aussi une salle de douches ouverte une matinée par
semaine. Pour la toilette quotidienne, il y a une
autre salle avec des espèces de grands baquets en
zinc, surmontés de robinets. Voilà brossée une
idée de l'aspect général du camp et du règlement
qui le régit. A l'extérieur, la campagne est
vallonnée, belle et riante. S'il n'y avait les
barbelés qui nous séparent, tout porterait à
croire qu'il ferait bon vivre ici. Au bout de
quelques jours passés dans ces lieux, la
transition entre la vie que je menais dehors,
toute faite de crainte, dans la peur du danger
encouru à chaque instant, m'a apporté un
relâchement total du système nerveux. J'ai presque
honte de le dire, mais moralement, je me repose.
C'est la détente… Je crois que mon cas n'est pas
unique. Beaucoup ont dû comme moi l'éprouver
quelque temps. Parmi nous beaucoup de gars sont
ici depuis longtemps et sont même passés
précédemment dans d'autres camps. Ils ont été
arrêtés pour leur appartenance au Parti
Communiste. Depuis 1940, ce sont des routiniers
des camps. Certains même y étaient déjà avant la
défaite et avaient été arrêtés comme
"défaitistes". Sans doute ne tiennent-ils pas le
même raisonnement que moi, car beaucoup n'ont pas
eu le temps de connaître la lourde atmosphère qui
pesait sur nous au dehors lorsque nous
travaillions dans la clandestinité. Aussi
invraisemblable que cela puisse paraître, au
début, la vie du camp m'a permis de retrouver les
nuits de sommeil que je n'arrivai plus à trouver
au dehors. Cela n'a été pour moi qu'une lâcheté
momentanée, mais il faut pourtant oser l'avouer…
L'on trouvait au camp des tas de types qui se
dévouaient au profit de la collectivité et ce,
dans tous les domaines. Je pense par exemple à mon
ami Pépé. (Pedurand de son vrai nom). Pauvre Pépé,
la nature ne l'a physiquement pas gâté. Par
contre, c'est un garçon intelligent qui met son
savoir au profit des autres. Il n'est pas
instituteur de métier, mais ici au camp, il l'est
devenu pour certains. Grâce à lui, des illettrés
ont appris à lire. D'un niveau plus élevé encore,
il y a notre ami Colliard. Je le revois, portant
lunettes et toujours coiffé d'un petit béret. Il
est Avocat et érudit en politique. Il passe son
temps à écrire un livre sur l'économie politique,
avec tout un programme pour l'après-guerre. (Je
crois que ce devait être un ami d'André Phillip).
Il nous fait des conférences très intéressantes de
géographie économique et ce qui ne gâche rien, est
doué d'un véritable talent d'orateur. Il nous
donne également des cours d'anglais deux fois par
semaine. Vous voyez, pour qui le désire, le moral
ne doit et ne peut se laisser abattre. La
bibliothèque du camp qui a été faite par les
internés eux-mêmes nous donne encore un moyen de
nous distraire en nous cultivant. Le mois de
Février passé, j'avais un peu régularisé ma
situation vis-à-vis de mes parents. Ce n'était pas
une mince affaire de leur raconter par lettres
censurées de l'Administration du camp, que j'étais
prisonnier sans pouvoir leur en donner la
véritable raison. Comme ils n'y comprendraient
sans doute rien, j'avais donc écrit que ce camp
était une espèce de camp de travail où j'étais
très bien. Que pouvais-je dire d'autre pour éviter
de les alarmer ! Un colis était déjà venu
agrémenter l'ordinaire que je commençais à trouver
très pauvre en vitamines. La soupe était
invariablement aux carottes et rutabagas. Nous
avions fait comme beaucoup d'autres et nous étions
organisés, les cinq enchaînés arrivés ensemble,
pour faire notre "gourbi", c'est-à-dire mettre en
commun sans aucune réserve, tout aliment n'étant
pas issu de l'ordinaire du camp, afin d'agrémenter
dans la mesure du possible, les plaisirs de la
table. Tout ceci devant permettre naturellement de
conserver un état physique relativement bon. La
vie en communauté ne me déplaît guère. La bonne
entente qui règne dans le camp y est sans doute
pour beaucoup. Comme nous sommes tous dans le même
bain, en y mettant bon ordre, nous ne pouvons en
tirer que profit. Dès mon premier jour au camp,
mon voisin a vu que je prenais ce que j'avais de
plus précieux avec moi, chaque fois que je sortais
de la baraque. Il m'a dit de suite: - Pas besoin
d'emmener tes affaires camarade. Ici, il n'y a pas
de voleurs ! C'était ma foi vrai. Un exemple: le
savon est marchandise rare, eh bien, nous pouvons
nous offrir le luxe de l'oublier aux lavabos. Le
lendemain matin, il est à la même place. Voilà
encore de quoi contribuer à la relaxation morale
momentanée. Le premier mois fut donc vite passé,
compte tenu de tout ce qu'un nouveau pouvait
apprendre de la vie du camp. Il fallait dans
chaque domaine élargir nos connaissances. Nous
commencions déjà à nous rendre compte, que la
soupe appréciée au début par transition sans doute
avec la prison où nous n'avions rien, s'avérait
nettement insuffisante. Il fallut hélas nous en
accommoder. L'hiver en Haute-Vienne a été très
froid et le manque de calories s'est fait bien
sentir. Les poêles à l'intérieur des baraques ne
marchent pas, faute de combustible. Sauf parfois
une heure le soir si quelque gars travaillant au
dehors réussit à ramener un peu de bois, mais il
n'y en a en général que pour une heure, aussi
l'eau gèle-t-elle la nuit à l'intérieur.
Heureusement, le jour le ciel est clair et le
soleil nous darde de ses rayons chauds.LES ODEURS
DE LIBERTÉ Avec le printemps a pris fin
ma léthargie momentanée. C'est sans doute la belle
campagne des alentours et le réveil de la nature
qui a agi sur nous, Monsieur Brun, Gaston et moi
commençons à être épris de désirs de liberté.
Monsieur Brun se montre le plus acharné à vouloir
trouver un moyen d'évasion. Il en a du reste plus
besoin que quiconque, car son moral a été
sérieusement éprouvé depuis qu'il est derrière les
barbelés. Il maigrit de jour en jour. L'essentiel
est que le désir de lutte soit revenu. Nous ne
nous sommes pas embrigadés pour moisir ici pieds
et poings liés. Nous avons commencé par faire, à
chaque endroit où nous le pouvions, le tour des
barbelés d'un air le plus innocent du monde, tout
en examinant le plus scrupuleusement chaque
détail. Il en résulte immédiatement qu'il serait
impossible d'escalader en quelque endroit que ce
soit, l'enceinte qui nous sépare de la liberté.
D'autant, que les gardes, du haut des miradors
semblent toujours aux aguets. Même la nuit, nous
sommes parfois pris sous le feu des projecteurs en
nous rendant aux W.C. Le côté nord semblerait le
plus propice à retenir notre attention, car il
semble plus sombre, mais avant les barbelés, il y
a la rivière. TUNNEL
RÉDUIT AU NIVEAU D'UN TROUC'est Monsieur Brun, qui
mettant le plus d'acharnement trouve le premier
une solution. Il est en bonne relation avec un
infirmier, André Chevallier, sorti récemment de
prison. Grâce à lui, nous avons accès à une
dépendance de l'infirmerie dont il a la clef. Un
carré du plancher est vite découpé et chaque jour,
chacun notre tour, nous nous mettons à creuser
avec des moyens rudimentaires. Une barre de fer,
une vieille casserole et des boîtes de conserve
vides. Chaque morceau de pierre nous fait perdre
des heures. Pour la terre enlevée, pas de
problème, nous pouvons aisément pour le moment du
moins, la répartir sous la baraque. Au bout d'un
mois, à la verticale, nous avions atteint
approximativement une profondeur de deux mètres,
et il commençait à être question d'attaquer
bientôt à l'horizontale. Hélas, une catastrophe à
laquelle nous n'avions pas pensé nous est tombée
sur le dos. L'eau de la rivière trop proche s'est
infiltrée dans notre trou et nous n'avons rien pu
faire pour remédier à cela. Nous sommes quelque
peu découragés. Monsieur Brun surtout, qui ne
rêvait plus que de la fuite par ce trou. Il est
bien difficile de faire passer notre rêve à la
réalité et, impuissants à résoudre notre problème,
nous demeurons passifs pendant quelques mois. ÉVASIONS
DIVERSES Au cours de l'été, il y a
pourtant quelques évasions auxquelles hélas, nous
ne sommes pas mêlés. Un nommé Mélina a été appelé
à l'extérieur pour une corvée de bois. Son gardien
avait un vélo qu'il a négligemment appuyé sur un
tas de fagot. Mon Mélina lui, chargeait ces mêmes
fagots sur une brouette pour les transports. Le
garde a eu tort de se laisser aller un peu à la
distraction. En quelques secondes, il n'y eut plus
ni Mélina, ni vélo. Par le biais est née dans le
camp une chanson sur un air connu: "Vas-y donc
Mélina, Mélina, vas-y donc Mélina, Mélina, tire
donc, su l'guidon…". Les évasions amusaient
toujours beaucoup le camp. Il ne suffisait que de
voir l'air affairé de nos gardiens et leur
remue-ménage, pour comprendre qu'ils avaient été
joués par l'un des nôtres. Une des plus
audacieuses eut lieu quelque temps après. Un peu
après la soupe de midi, un Corrézien nommé
Boulanger avait remarqué qu'à un certain endroit,
le grillage de l'enceinte, trop étiré en largeur,
s'était quelque peu soulevé de terre. Il n'eut dès
lors plus d'yeux que pour ce passage par lequel il
devait trouver sa chance. C'était impensable,
puisque juste en face se trouvait un mirador. Or,
ce handicap tourna un jour à son avantage. En
effet, le gardien qui s'y trouvait ayant sans
doute la digestion difficile, à moins qu'il n'eut,
ce jour-là, un peu trop caressé la dive bouteille,
s'était endormi. Boulanger s'est glissé à plat
ventre sous le grillage, a rampé une quinzaine de
mètres sous les barbelés, puis nous savons qu'il a
marché à quatre pattes un moment et s'est enfin
éclipsé dans la nature. Comme peu de copains
l'avaient vu et qu'il n'y avait eu aucun
mouchardage, les gardiens ne se sont aperçus de sa
disparition qu'à l'appel du soir. Il devait alors
être loin… Pourquoi n'avait-il été vu d'aucun
mirador ? Allez donc y comprendre quelque chose.
C'était un coup unique que l'on pourrait essayer
cents fois sans qu'il réussisse et pourtant… NOTRE
DEUXIÈME TENTATIVE A nouveau, nous allions
tenter notre chance aussi. Nous avions réussi à
prendre contact avec un gardien qui commençait à
avoir des doutes sur l'honorabilité de son métier.
Il voulait bien nous laisser filer avec sa
complicité, mais demandait de partir avec nous,
armes et bagages compris, jusqu'au Maquis de la
Corrèze. Monsieur Brun avait réussi à faire
rentrer clandestinement dans un colis, des pinces
coupantes et une tenaille, outils qui devaient
nous servir à cisailler les barbelés juste devant
le mirador de notre garde. Par une nuit sans lune,
ce fut Jean Serre qui fut chargé de cette première
opération, l'ouverture du passage. Le plan était
ainsi élaboré: passer d'abord la rivière, puis
couper l'ouverture juste sous le mirador du
gardien, tandis que celui-ci au besoin, éblouirait
son collègue le plus proche avec son projecteur.
Manque de pot, ces saletés de barbelés entrelacés
avec le grillage cinglent à chaque coupure,
émettant à la détention une résonance métallique
qui se répercute. Notre copain n'a pas eu le temps
d'en couper beaucoup… Le gardien du mirador le
plus proche a crié: - Et alors, t'entends rien toi
là-bas ? Et ses mots ont été suivis d'un coup de
sifflet strident. Alerte générale du côté des
gardiens, tandis que nous faisons une retraite
précipitée vers nos baraques respectives. Il
pouvait être environ minuit et il fallait nous
déshabiller au plus vite, ranger nos affaires
comme si rien n'était, afin que tout ait l'aspect
de chaque jour. Je fais tout cela dans le minimum
de temps et suis bien content de me trouver au
lit, car le contre-appel ne tarde pas et la garde
est renforcée. Pas de problème pour notre baraque
tout le monde est couché lorsque les lampes
passent sur nos visages. Je reste impassible et
feins de dormir le plus innocemment du monde… Le
lendemain nous laisse l'amertume d'une nouvelle
tentative d'évasion ratée. Il faut nous y
résigner. Mon copain Gaston, plein d'humour
apporte toujours la plaisanterie dans les moments
les plus tristes. Il me dit: - Après l'alerte,
tandis que je courais vers ma baraque, je me suis
fait doubler par un gars de notre équipe… Lui qui
se plaint toujours de rhumatisme, je n'en croyais
pas mes yeux, il allait si vite qu'en tournant au
coin de la baraque, il a viré sur une jambe. Il a
dû battre le record de Ladoumègue !… Tout ceci
raconté avec le plus pur accent marseillais, c'est
à en mourir de rire et j'en ai conservé toute la
saveur. Nous voici donc pour le moment, sous la
coupe d'une garde plus vigilante que jamais et par
conséquent dans l'obligation de rester peinards un
moment. En Septembre, cela fait donc huit mois que
nous sommes là et plus que jamais nous voudrions
avoir des ailes. LE TUNNELMonsieur Brun a mis sur pied
un nouveau projet. Un souterrain qui partirait de
sous une baraque, passerait sous le chemin de
ronde et ressortirait dehors sous une baraque… de
gendarmes. Cette fois, nous essayerons de mettre
tous les atouts de notre côté. Un copain nommé
Chabalier ou Chavallier, ancien mineur à St
Étienne dirigera les opérations. C'est un travail
de taupe. Très dangereux, car nous ne pouvons
boiser, faute de matériel. Nous y allons chaque
nuit par équipes de deux, avec un temps de travail
maximum de deux heures, à cause du manque
d'oxygène. De plus, il faut travailler à quatre
pattes dans un réduit étroit, en faisant attention
de ne rien bousculer, afin d'éviter un éboulement.
Pour amener la terre hors du tunnel, nous avons,
avec des moyens de fortune, confectionné des sacs
que nous tirons remplis de terre, du fond du
tunnel, jusqu'à l'entrée. Terre que nous
répartissons comme à notre première tentative,
sous la baraque. Un inconvénient encore et de
sérieuse importance: nous avons dû nous assurer
pas mal de complices. Par exemple pour la lumière.
Il nous faut de l'électricité et il faut bien que
ce soit la baraque sous laquelle nous travaillons
qui nous la fournisse. Chaque jour, Monsieur Brun
mesure approximativement pour savoir à quelle
distance peut être arrivé notre tunnel. Après de
nombreuses nuits de travail, nous nous consultons
et compte tenu de la distance parcourue, décidons
de remonter à la verticale à partir de la nuit
suivante. Ce dernier travail a été très vite
effectué, mais la nuit, impossible de nous rendre
compte où nous étions exactement. Le lendemain
matin, Monsieur Brun a fait le guet de l'intérieur
du camp et un copain à l'extrémité du tunnel,
sortait et rentrait un bâton, juste sous une
baraque de gendarmes. Notre travail avait donc été
précis, puisque nous débouchions à l'endroit
prévu. Un hasard faillit pourtant nous coûter
cher. Pendant cette expérience, un gendarme est
sorti de chez lui pour prendre du bois qu'il
entreposait sous la baraque. L'anxiété fut grande
chez Monsieur Brun. Heureusement, il ne se passa
rien. Le gendarme était trop affairé à ramasser
son bois dans sa position à quatre pattes. Avant
d'enlever la dernière couche de terre qui nous
séparera de la liberté, il nous faudra fabriquer
un couvercle en bois de la dimension du trou, afin
que nous puissions une fois sortis, boucher
l'orifice et le recouvrir de terre. Il pourra
ainsi, servir éventuellement à d'autres. LA FIN DU
BEAU RÊVE Cette fois, notre esprit est
moralement dehors… Nous sommes au jour J et notre
évasion est pour la nuit prochaine. Nous avons
même réussi à avoir une complicité extérieure.
Antoine Restori est venu de Marseille avec le
frère de Gaston et ils nous attendront, afin de
nous aider quand nous serons dehors. Ce que je
n'attendais pas par contre, c'était ma soeur qui
était là et que je ne voulais voir mêler à toute
cette histoire qui ne pouvait que répercuter des
ennuis aux miens si je me faisais piquer. Vers 18
heures, nous sommes prêts, mais énervés à l'idée
qu'il nous faudra attendre 23 h 30 avant de mettre
notre projet à exécution. Le clairon sonne l'appel
du soir. Le dernier pour nous. Adieu St Paul
d'Eyjeaux… Pourtant, vers 18 h 30, nous avons vu
arriver une armada de gardes, pelles et pioches
sur l'épaule, marchant sur le chemin de ronde et
s'arrêtant approximativement au-dessus de notre
tunnel. Les gardes se mirent à creuser et piocher
jusqu'à ce qu'ils découvrent ce qu'ils
cherchaient. Douloureusement, nous les avons
regardé opérer. En une demi-heure, ils ont anéanti
le travail que, minutieusement nous avions mis
plus d'un mois à réaliser: DIX-HUIT MÈTRES
CINQUANTE DE TUNNEL Cette fois, la désillusion
était à son comble. Nous avions été si près de la
réussite… Le lendemain, le mineur de St Étienne
était emmené en prison après interrogatoire.
C'était un gars sérieux et personne d'autre ne fut
inquiété. Nous avions sans doute été mouchés par
un gars qui ne connaissait heureusement pas toute
l'affaire ni tous les participants et qui
resterait sans doute impuni, puisque nous ne le
connaîtrions jamais. Notre effondrement moral dure
un mois et pendant tout ce temps, nous sentons que
la Direction du camp est en constante
effervescence. Pourtant, dans le courant Octobre,
le camp a obtenu une satisfaction morale qui a
bien fait rire tout le monde. Une nuit, des
gendarmes en patrouille dans les environs ont été
attaqués. Le Maquis de Corrèze n'est pas loin… Ils
sont revenus au camp en caleçon… Aucun dommage
corporel, mais plus d'armes, ni uniformes. Ils ont
été vus par des habitants du village et la
nouvelle a tôt fait de nous parvenir. Même au
travers des barbelés, cela fuse… Le village
lui-même s'amuse beaucoup de cette histoire et
comme dans chaque bled, elle fait pendant un bon
moment les frais de la conversation. LE CAMP
FAIT PEAU NEUVE Le 22 Octobre, branle-bas de
combat, un vent de renouveau et de nettoyage
souffle dans le camp. On nous donne du Chlore pour
nettoyer et désinfecter ainsi que de la paille
pour renouveler nos paillasses. Chaque baraque est
mise sens dessus dessous et cela nous occupe toute
la journée. Le soir, tout est en ordre, car chacun
s'est évertué à faire de son mieux. Les paillasses
sont bien garnies et déjà nous savourons la
perspective d'une nuit sans histoire, dans les
bras de Morphée. Le soir, en récompense
pensons-nous, l'on nous sert une soupe plus
copieuse que d'ordinaire. Avec la tombée de la
nuit, la récompense supplémentaire nous tombe
dessus comme un coup de masse… LA TRISTE
BESOGNE DE LA POLICE DE PÉTAIN Arrivée massive de G.M.R.
(Groupes Mobiles de Réserve) ceux que Pétain
envoyait contre les maquis. Une belle bande de
crapules, prêts dans leur majorité à renier père
et mère et à servir l'ennemi. Étant donné la
proximité du Maquis de Corrèze, nous avons d'abord
cru, qu'ils venaient pour renforcer la garde et
surveiller les environs. Un contre-appel nous
éclaira rapidement sur leurs intentions.
Rassemblement dans l'allée principale du camp,
celle qu'en des jours quand même meilleurs que
celui-ci, nous appelions la Rue Tabaga. Il nous
faut réunir toutes nos affaires personnelles et
faire nos bagages en vitesse. Il va de soi que
nous devons en éliminer. Quand on vit depuis un
moment dans le même camp, le nombre de bricoles
augmente avec la durée du séjour. Bricoles
auxquelles nous sommes souvent très attachés, mais
qui nous semblent bien plus tard très mesquines.
Il fait nuit noire. Les G.M.R. sont là près de
nous, fusils aux pieds. Ils sont trois à
quatre-cents. A peu de chose près, nous aurions
presque chacun le nôtre. D'emblée, l'appel nous
paraît bizarre, car il y a un triage immédiat et
un parcage en des points différents. Nous sommes à
quatre dans le même groupe: Ripert, Brun, Gaston
et moi, mais notre brave Léon est dans l'autre
groupe sans que nous sachions pourquoi. A l'aube,
nous étions en gare. Des wagons de 3ème classe
nous attendaient. Les G.M.R. montent avec nous.
Nous voyagerons ensemble toute la journée. Ils en
ont eu pour leur grade… des leçons de civisme et
de patriotisme, leurs oreilles devaient en être
pleines. Quelle bande de faux jetons ! Ils disent:
- Vous savez, si nous sommes là dedans, c'est pour
ne pas aller en Allemagne ! Quoi de plus simple
comme excuse. Ils envoient les autres à la
guillotine afin d'éviter d'y aller eux-mêmes et
ils se croient absous. LE
DEUXIÈME CAMP : SAINT-SULPICE Le 23 Octobre à la nuit
tombée, nous arrivons dans un autre camp: celui de
St Sulpice la Pointe dans le Tarn. Je remarque
d'emblée qu'il est plus grand que celui de St
Paul. C'est aussi plus sale, plus sinistre et sans
doute plus ancien. Les baraques sont pleines
d'insectes, de punaises en particulier. Nous
n'avons pas de châlits, mais seulement des
paillasses sur des bat-flanc superposés. Il y a
quatre travées. Une dans chaque angle de la
baraque, avec sortie extérieure chacune. Au
centre, une entrée à double porte et un carré avec
tables et bancs où nous prenons nos repas. Ce camp
a subi à peu près la même opération que celui de
St Paul. Il y a eu un tri, mais une partie
seulement des prisonniers ont quitté ce camp. De
ce fait, il reste des anciens pour nous initier
sur les us et coutumes des lieux. Au bout de
quelques jours, nous apprenons que ceux qui nous
ont été ravis sont à la prison centrale d'Eysses
où ils subissent un régime très dur. Le
Gouvernement de Vichy a du reste été obligé dans
les mois qui suivirent de rectifier sa position,
car les détenus se sont révoltés et un tri a de
nouveau été effectué. Notre ami Léon a, à la suite
de cette nouvelle sélection, été affecté au camp
de Sisteron dans les Basses-Alpes, qui doit jouir
d'un régime moins sévère. A St Sulpice, l'hiver
m'a semblé long et triste. Tout y est régi comme à
St Paul, avec en plus matin et soir, sonnerie de
clairon au drapeau. Cela déplaît à beaucoup. Pas à
moi. Je me fais mon petit cinéma tout seul et mon
drapeau, je me l'imagine avec une Croix de
Lorraine au milieu. NOS
SOLDATS Au travers de la tristesse
que je ressens, il y a pourtant des nouvelles
extérieures qui devraient me remonter le moral,
car la situation tourne de plus en plus à notre
avantage. Les Alliés ont débarqué en Italie et
l'armée française se couvre de gloire. Pourtant,
en Afrique du Nord, subsiste un différend De
Gaulle - Giraud. Giraud, que l'on dit modéré et
pas tout à fait contre Pétain. De Gaulle,
l'intraitable, le dur contre Vichy, celui que les
Alliés eux-mêmes n'arrivent pas à dompter et qui
ne laisse rien passer qui puisse être contre
l'intérêt de la France et des Français. Les
Américains le savent si bien, qu'ils nous sapent à
la base en essayant par tous les moyens
d'installer Giraud à la tête de ce qui représente
la France dans la guerre, sachant pertinemment
qu'avec ce dernier qui n'a aucune connaissance
politique, ils pourront à leur guise, une fois la
France libérée, lui imposer toutes leurs volontés,
malgré les services des nôtres, qui, je le répète,
montrent en Italie un courage digne de nos plus
belles armées françaises. Pour moi, cette
mésentente fait partie de mes désillusions, car
jusqu'au débarquement en A.F.N., j'avais cru que
les Américains soutenaient De Gaulle, que la
question ne se posait même pas, que la France
n'avait qu'un seul chef, celui qui avait osé dès
Juin 40 adopter une position nette et franche,
alors que la plupart de nos grands avaient cru
tout perdu. En Russie aussi, tout tourne à présent
à notre avantage. Depuis l'échec de la prise de
Moscou, il y a eu Stalingrad, la première grande
défaite allemande et l'on sent bien, quand les
journaux donnent les communiqués du G.Q.G.
Allemand, disant que leurs troupes se sont
retirées en adoptant la tactique hérisson et en
infligeant de lourdes pertes à l'ennemi, que tout
semble mal tourner pour eux dans les grandes
plaines blanches. FAITS
DIVERS Pour nous ici, ce qui
démoralise, c'est l'inactivité. Il est beaucoup
plus difficile de s'évader de St Sulpice que de St
Paul. Le camp est mieux gardé. La proche campagne
qui l'entoure est plate et n'offre guère la
possibilité de se camoufler rapidement une fois à
l'extérieur. Par contre il fait moins froid ici et
fin Février, quand le soleil se montre, nous
sentons bien que nous sommes plus au sud. J'ai
déjà passé plus d'un an en camp. Ici se sont
envolés mes vingt ans que certains disent si
beaux… Heureusement qu'au fond du coeur nous
gardons tous la même espérance et que la
camaraderie nous soutient les jours moroses. Comme
les Russes, nous nous demandons toujours ce
qu'attendent les Alliés anglo-américains pour
créer un deuxième front, celui d'Italie ne nous
paraissant pas suffisant. Les rangs du camp se
sont considérablement grossis depuis mon
incarcération. Il vient à présent beaucoup de
Résistants du maquis. Des jeunes surtout, alors
que précédemment le camp était surtout peuplé de
"vieux". En regardant aujourd'hui les choses
rétrospectivement, je revois encore quelques
visages imberbes de l'époque et me dis: "Était-ce
possible ?". Nous avions vingt ans, un peu plus
pour certains, un peu moins pour d'autres. J'ai un
fils adulte, je le considère encore souvent comme
un petit. Lui me considère sans doute comme un
vieux. Tout est relatif quand on regarde les gens
à des âges divers. Aujourd'hui, je ne me considère
pas encore vieux. Le soleil a beaucoup
d'importance dans la vie de chacun, mais dans un
camp, il en a bien plus encore. Avec le printemps,
mon moral est rehaussé. Je suis pourtant parfois
chagriné en voyant passer au loin de jeunes
couples dont nous entendons les rires. Ceux des
filles fusent particulièrement. Cela me torture de
penser que j'ai aussi l'âge d'aimer… C'est
horrible de manquer de liberté… Il y a eu
dernièrement une évasion qui a fait du bruit et à
laquelle j'étais hélas étranger. Inspirés sans
doute de notre souterrain quelques gars ont creusé
sous l'infirmerie avec la complicité des
infirmiers. De ce côté, le camp est un peu en
surélévation par rapport au sol extérieur. Ils ont
donc dû sortir du camp à peu près à l'horizontale.
Aucun mouchardage… tout a parfaitement réussi.
Intimidation ou balle d'essai de la part des
autorités vichystes, un autre événement
d'importance vient quelque peu secouer le camp:
Pour la première fois, ils ont nommé d'office des
internés qui devront, sous bonne escorte, aller
travailler à l'Organisation Todt, faire le Mur de
l'Atlantique. Nous avons adopté la résolution
nette de refus d'obtempérer. Les gars désignés ne
se présentent plus à l'appel ni au drapeau. Ils
sont cachés par d'autres copains, sous les
baraques ou ailleurs. La Direction du camp les
cherche sans succès. Résultat, un beau matin à
l'aube, 600 G.M.R. assiègent le camp. Après une
résistance symbolique à l'intérieur de nos
baraques, nous avons bien été contraints de les
laisser entrer. Dès qu'ils eurent forcé la porte,
mitraillettes pointées, ils furent quelque peu
désemparés devant notre comportement. Groupés au
centre de chaque baraque, mains dans les mains,
nous avons entonné une "Marseillaise" qui les a
laissé pantois. D'emblée se sont entamées des
conversations avec eux, pour leur montrer que nous
n'étions ni bandits, ni criminels comme leur ont
laissé entendre leurs supérieurs avant de les
envoyer ici, mais de bons Français désireux de le
rester. De plus par des palabres aigres doux, nous
faisons des comparaisons entre leur rôle abject et
le nôtre. Tout ceci hélas ne les empêche pas de
mener à bien leur sinistre besogne et de trouver
la cache des récalcitrants au travail pour la
collaboration, qui se font littéralement traîner
quand on les emmène. Nous huons et sifflons les
G.M.R. quand ils partent. Nous avons donc vécu une
semaine très tendue et maintenant, les nerfs
tombent. Cette petite bataille du camp contre les
oppresseurs, à présent qu'elle est terminée, (mise
à part la séparation des copains perdus), nous
devons presque en rire… ANTOINE
FUOCCHI LE COIFFEUR C'est un tout petit
bonhomme, 1m.62 au plus. Il est italien d'origine
et a conservé l'accent de son pays. Il est
naturalisé Français. Il a fuit son pays par
opposition au régime. Son teint rougeaud et ses
lunettes qui glissent toujours sur son nez trop
petit lui donnent air marrant et sympathique.
Souvent, il vient me confier ses ennuis, par
exemple lorsqu'il souffre de sa hernie. Je lui ai
plusieurs fois conseillé de se faire porter raide.
Il serait alors transporté à l'hôpital d'Albi où
on l'opérerait. Débarrassé de ce mal, il serait
tranquille lorsqu'il réintégrerait son salon de
coiffure de Brive La Gaillarde. Il a été arrêté
pour avoir trop manifesté ses sentiments hostiles
à l'ordre nouveau. Parfois, il me raconte sa
guerre 14-18 dans l'armée italienne. Son âge fait
que je lui porte un certain respect. LA
SOLIDARITÉ 1944 ! C'est un peu tard
pour y penser, surtout pour des gens qui sont
internés depuis 1940, 41, 42. Enfin, mieux vaut
tard que jamais. C'est certain, il y a ici des
gars et j'en suis, qui grâce aux colis, mangent
mieux que d'autres. Il y a parmi nous des pères de
famille dont l'épouse se saigne sans doute aux
quatre veines pour vivre et envoyer de temps en
temps un colis au mari. La décision de mettre en
commun les colis a été adoptée à quelques
exceptions près, par tout le monde. Le gros des
victuailles servira à améliorer l'ordinaire. Les
douceurs seront laissées au récipiendaire. Mon
copain Gaston accepte le poste de cuistot de notre
baraque B.19. Sinoquet, Maréchal et quelques
autres seront volontaires au service de table,
pluches etc... De petits poêles serviront à la
cuisson. Antoine Fuocchi vient me voir. Il
m'explique que la solidarité prenant de l'ampleur
veut s'étendre sur un domaine qui le touche
personnellement. Les responsables d'un parti
veulent toucher à tout et les petits métiers du
camp ne sont pas exempts. Les coiffeurs en
particulier se font de petits pourboires qu'il
serait question de mettre dans une caisse
solidarité au profit des plus démunis. Antoine me
demande d'assister à une réunion des chefs de
baraques qui débattront du sujet et me demande
d'essayer en son nom, de limiter les dégâts.
J'accepte et me trouve à cette réunion, le plus
jeune et le seul qui ne soit pas communiste.
Malgré l'unanimité hostile à mes dires, je défends
point par point le sort des gens qui travaillent
au service des autres sans rien leur demander,
c'est à dire, qu'avec ou sans pourboire, chacun
est servi sur un pied égalitaire. J'insiste sur le
fait que ces ouvriers sont productifs 5 jours sur
7, pendant que les autres baillent aux corneilles.
Je finis par admettre qu'ils pourraient à leur
gré, laisser une faible partie de leurs bénéfices,
mais du même coup, j'insiste pour que les ouvriers
qui travaillent à l'atelier de brosserie pour un
patron de l'extérieur soient soumis eux, à laisser
un pourcentage sur leur salaire. Le coup est dur
pour mes adversaires. Les gars de l'atelier,
personne n'en parlait jamais. Ils semblaient faire
partie des intouchables. MA PETITE
VICTOIRE Je suis content de moi. J'ai
gagné. Je viens d'avoir 21 ans, je n'ai jamais
fait de syndicalisme et me suis battu seul comme
un lion, contre une quinzaine de durs habitués aux
luttes syndicales et politiques. Je les avais tous
contre moi au départ et pourtant, j'ai gagné. Je
rentre dans ma baraque où assis sur mon châlit, la
tête entre les mains, je réfléchis. Je vois deux
pieds et lève la tête. C'est Marceau Lefort, un
délégué mineur de Lens (P.de C.). Il me dit: -
Raymond, je te félicite. Tu as stupéfait tout le
monde. On aurait dit un avocat. Au nom de mes
camarades chefs de baraques, je viens de demander
su tu ne veux pas adhérer au parti communiste...
Je lui réponds que je ne connais rien en politique
et que ma captivité en ces lieux est liée à deux
espoirs, mais quels espoirs, la France et de
Gaulle. Cela mit un terme à notre entretien, car
parmi les anciens, personne ne souhaitait de
Gaulle. Ils disaient que ce dernier avec son nom
noble rétablirait la royauté... LE THÉATRE
ET LE MUSIC HALL Comme avec le théâtre aux
armées, nous avons aussi nos distractions.
Certains d'entre nous, toujours les mêmes en
général, s'y appliquent particulièrement. Nous
reprenons des pièces de Courteline. Messieurs les
ronds de cuir par exemple. Ceci est parfois
agrémenté de sketchs ironisants nos gardiens ou
même l'armée d'occupation. Au camp de St Paul
d'Eyjeaux, cela existait aussi, mais sur une
échelle moins perfectionnée. Ici, nous avons aussi
formé un orchestre. Paylon au piano, Mone à
l'accordéon, Barres au violon, et moi à la
batterie. Sur une grosse caisse, trois lettres
B.B.C. nom fameux de la radio anglaise. Comme la
direction du camp vient parfois assister à nos
spectacles, histoire de voir si nos critiques ne
sont pas trop hostiles à l'ordre de Vichy nous
présentons B.B.C. en ajoutant: bougres, bougrement
crochus... Personne n'est dupe, mais ça passe...
L'orchestre accompagne les chanteurs. Les
interprètes comme les genres sont très divers. Il
y a aussi une chorale et de temps en temps des
fêtes de baraque, organisées et décrétées au gré
de leurs occupants. Là, se produisent seulement
des gens de la baraque, accompagnés par
l'orchestre, sans piano, car on ne peut le
déplacer. Avec ces spectacles, c'est un peu de
souffle de bon temps qui nous revient. C'est
l'évasion morale et l'oubli pour quelques heures. ENFIN LE
DEUXIÈME FRONT Il existe au camp une
coopérative d'achat pour diverses bricoles.
Brosses à dents, dentifrices par exemple. Les
copains qui s'en occupent ont forcément des
relations avec des gens de l'extérieur et je crois
que c'est par ce moyen que nous obtenons des
nouvelles. Un matin, on nous annonce le plus grand
événement intéressant la France dans cette satanée
guerre. Depuis ce 6 Juin à l'aube, les Alliés ont
débarqué sur le sol normand. C'est presque du
délire dans le camp. Nos gardiens ont l'air de
plus en plus dans leurs petits souliers. Chaque
soir dans chaque baraque est lu le communiqué qui
donne la position des troupes. Dans la nôtre, il y
a une carte de France sur laquelle des épingles
surmontées d'un petit drapeau marquent les lignes
de nos troupes. Nous suivons ainsi parfaitement
l'évolution de la situation dans un mélange
d'angoisse et d'immense allégresse. Nous
commençons à entrevoir l'heure de la liberté et la
fin de notre cauchemar. Je rêve de voir nos
troupes et pense une fois libre, pouvoir m'engager
immédiatement dans l'armée pour terminer ce
combat. Pourtant, l'évolution est moins rapide que
nous le pensions et un matin de Juillet, nous
avons l'occasion de nous rendre compte que
l'ennemi ne désarme pas encore. Sur les points
élevés environnants le camp, le château d'eau par
exemple, nous voyons des mitrailleuses lourdes
pointées dans notre direction. Cela nous refroidit
un peu, mais nous pensons qu'il s'agit d'abord de
nous intimider, afin de nous faire voir que si la
bête est blessée, il lui reste néanmoins des
soubresauts. Le 14 Juillet, nous décidons de
marquer notre ferveur à la patrie et notre
attachement aux anciennes institutions. Nous nous
rendons à la sonnerie d'appel au drapeau au pas
cadencé, puis quand sonne le lever des couleurs,
c'est dans un garde-à-vous impeccable que nous
nous recueillons. Après le débarquement du 6 Juin,
Londres avait lancé un appel à toutes les prisons
de France demandant aux autorités de nous ouvrir
les portes ou aux prisonniers, de tenter l'évasion
par tous moyens en leur pouvoir. C'est à partir de
ce moment qu'il y a eu ce que j'appellerai la
tragédie de St Sulpice. LUTTES
INTESTINES Les portes ne se sont pas
ouvertes et de plus, se sont élevées entre deux
clans d'internés, de graves divergences. D'une
part, le clan que je nommerai "les vieux", de
l'autre, celui "des jeunes". Les jeunes voulaient
forcer les portes du camp et faire une évasion
massive après un plan concerté. Je revois encore
quelques colosses, des durs et décidés comme
Guirgayan et Jean-Louis entr'autres, qui avaient
déjà conçu l'attaque qui permettrait de réduire au
silence les mitrailleuses ennemies, lesquelles
étaient du reste tenues par des Mongols incorporés
à l'armée allemande, sans foi ni loi et se battant
bien pour n'importe qui. La preuve, c'est que
beaucoup d'entr'eux ont plus tard rallié nos
maquis, pour le meilleur ou pour le pire du reste…
Hélas, les responsables du clan des vieux
s'opposèrent au clan des jeunes, prétextant que
beaucoup des leurs ne pourraient pas suivre le
mouvement (ils ont suivi bien pire plus tard) et
risqueraient d'être sacrifiés. Bref, les esprits
étaient tellement tendus, qu'un beau jour ils
prirent des mesures pour empêcher toute évasion.
Je croyais rêver et me disais: "Pas possible, ils
doivent avoir la nostalgie à l'idée de quitter les
barbelés". (Aujourd'hui, je me demande si ces
responsables ont rendu des comptes à leur Parti,
car au début de 1945, dans des circonstances
beaucoup plus dramatiques, j'ai entendu un vieux
militant Lyonnais (Douberlay) dire: - Si nous
parvenons à en sortir, nos responsables auront des
comptes à rendre en rentrant !… Puissent-ils
aujourd'hui les avoir rendus…). L'ÉVASION
DE SALLAS Bref, revenons à Juillet
1944. Vers le 25, un nommé Sallas, malgré la garde
intérieure, réussit néanmoins une évasion
spectaculaire. La nuit comme un vrai singe, avec
toute la souplesse de ses 18 ans, il a escaladé le
mur de barbelés et sauté les chevaux de frise.
Malgré les sifflets et les coups de fusil, il a
réussi à filer. Les dits coups, venant évidemment
de la garde externe du camp. Hélas, notre ami
n'est pas allé loin. A une vingtaine de km; le
lendemain, il a manqué de présence d'esprit.
Voyant une voiture de gendarmes il s'est sauvé
dans les vignes, c'est ce qui l'a perdu. Ces
derniers l'ont poursuivi et capturé, alors qu'ils
ne se seraient peut-être pas arrêtés s'ils ne
l'avaient vu fuir. Il a été ramené au camp manu
militari et incarcéré à la prison provisoire
attenante à ce dernier. LA
TRAÎTRISE DU CHEF DE CAMP Depuis peu, nos conditions
de vie s'étaient améliorées. Il est probable que
le débarquement et l'évolution sur le plan
militaire faisaient réfléchir nos gardiens. Nous
ne couchions plus sur des bat-flanc, mais avions
chacun un petit lit en bois. Par contre, les
punaises étaient restées et avec la chaleur de
l'été, leur vivacité s'accentuait à nos dépens. Le
30 Juillet, on nous distribua du chlore pour
désinfecter et nettoyer. Chacun s'est mis à
l'oeuvre. Tout à coup, entre onze heures et midi,
après le renouvellement de nos paillasses, un
ordre fuse à la vitesse d'un éclair. Il faut
rassembler nos affaires pour changer de camp.
Imbéciles que nous sommes, nous aurions dû
repenser au coup de St Paul d'Eyjeaux. Le procédé
est identique. Il faut occuper l'esprit du
prisonnier pendant qu'on lui prépare
l'attaque-surprise. Des pourparlers s'engagent
entre nos chefs de baraques et la Direction du
camp, assurée par un ancien capitaine nommé
Chevallier, lequel nous rassure en affirmant que
nous allons dans un camp près d'Orléans. La garde
du camp est renforcée par la Gendarmerie. Ceux des
nôtres qui avaient pu croire que nous pourrions
attendre tranquillement ici la Libération se
montrent à présent très décontenancés. Pendant les
préparatifs de transfert, j'allais voir un copain,
André Couke, originaire de la même ville que moi.
Il m'annonça que son évasion aurait dû être très
proche et qu'il avait réussi à se procurer une
tenue de gendarme, képi compris (qu'il me montre
dans une valise). Hélas, tout était foutu, mais
nous ne mesurions pas encore l'ampleur des heures
sombres que nous allions vivre. LIVRÉS A
L'ENNEMI Nous fûmes rassemblés sur la
place d'appel. La Direction mit un point d'honneur
à sortir Sallas de sa prison pour le joindre à
nous et l'on nous remit sans hésitation aux mains
des Allemands. Venger (c'est le nom d'un copain
Savoyard) est là assis au beau milieu de la place
d'appel. Il a ôté sa jambe artificielle, espérant,
ô dérision, qu'on ne l'emmènerait pas… Nous avons
traversé le village, sévèrement gardés par des
S.S. Des gens pleurent à notre passage… Nous fûmes
conduits en gare et contraints de monter à 80 dans
des wagons à bestiaux, vous savez, les wagons de
notre belle France, sur lesquels on lit: "Hommes
40, chevaux 8". Nous sommes serrés comme des
sardines dans des wagons qui posent et ont posé au
soleil sous ce chaud soleil de la région d'Albi en
ce 30 Juillet 1944. Antoine Fuocchi me devra
peut-être la vie, en tous cas, je lui aurai évité
la déportation. Sur mon insistance, il s'est fait
porter raide. Il est à l'hôpital d'Albi où il a
été opéré de sa hernie. Il y sera encore lors de
la libération du territoire...VERS LES
TÉNÈBRES Nous aspirons tous au départ
du train, en espérant que les deux minuscules
lucarnes situées à chaque extrémité du wagon, nous
apporteront, en roulant, un peu d'air frais. Dans
le clan des "anciens", quand le train s'ébranla,
des aînés tombaient déjà dans les pommes. Avec St
Sulpice se terminait mon histoire dans les camps
français. Notre train prit d'abord la direction de
Toulouse, où furent chargés tous les détenus de la
prison St Michel, puis contrairement à ce qu'on
nous avait dit à St Sulpice, nous prîmes la
direction du Sud-Est, vers Montpellier. Ce qui ne
correspondait plus du tout avec la route
d'Orléans. Notre train roula lentement, même très
lentement, pourtant pas assez pour être stoppé
définitivement. Le voyage allait nous paraître
interminable sous une chaleur torride. Je m'étais
mis torse nu. La sueur coulait de mon front,
perlait au bout du menton et ruisselait enfin au
creux de ma poitrine. Pas d'eau à boire, rien
d'autre à manger que le peu de provisions que nous
avions au départ. La nuit nous apporta un peu de
fraîcheur, mais nous ne pûmes dormir. Comment
pourrions-nous nous allonger. Nous sommes déjà
bienheureux lorsque nous arrivons à nous asseoir.
Je revois quelques visages familiers. Ortiz par
exemple, debout près de la lucarne du fond, à ma
gauche. Maurice Granados assis près de moi et
d'autres dont les années n'effaceront point le
souvenir. Notre train a passé Lyon, puis Dijon. A
partir de ce moment-là, il n'y eut plus
d'illusions à nous faire… Un wagon de détenus, un
wagon de S.S. et ce, jusqu'à la queue du train.
Poste de mitrailleuse en tête et en queue. Il y a
eu arrêt à Dijon. Arrêt pendant lequel nous avons
eu du pain d'épice de marque, issu d'une fabrique
locale. Il paraît que ce sont les cheminots de la
gare qui nous l'ont offert avec leurs tickets de
pain. Remarquable geste qui montre la solidarité
de la grande majorité des Français. Geste
humanitaire bien sûr, mais qui servait aussi à
montrer l'hostilité envers l'Occupant. Celui-ci se
sentant maintenant traqué de tous côtés, il n'eut
suffi que de sa mauvaise humeur, pour que les
braves gens courant tout au long de notre convoi,
soient en un rien de temps, incorporés à nous.
Nous avons été souvent stoppés entre Lyon et Dijon
et je me souviens qu'à un moment, nous étions à
l'arrêt près d'un convoi de blindés ennemis. Il y
avait alerte aérienne. Je suppose que tous mes
camarades ont dû avoir la même pensée que moi. Une
partie de nos gardiens ayant abandonné leur poste
pour aller se mettre à l'abri, nous sommes restés
dans nos cages, mais Dieu sait, malgré les risques
que nous encourions, si de tout coeur nous avons
souhaité un bombardement. Même si peu des nôtres
en seraient ressortis vivants. Le jour suivant
dans l'après-midi, un gars d'un âge assez avancé,
nommé Guillaume, en regardant par la fente de la
porte du wagon m'a dit: - Nous sommes en Lorraine.
Je le reconnais aux vaches tachées de roux ! Je ne
connais la véracité de ses dires sur la couleur
des vaches, mais effectivement nous étions en
Lorraine. A partir de là, les portes qui
s'ouvraient parfois pour laisser sous bonne garde,
descendre quelques gars pour des besoins
pressants, au gré de nombreux arrêts, ne
s'ouvrirent plus que très rarement. C'est dans ces
environs, alors que j'étais accroupi sur le
ballast par nécessité, que je fus mis en joue par
un S.S. Pourquoi ? Sans raison valable me
semble-t-il. Geste de fou qui fait peur pour
s'amuser. Peu après la frontière allemande, nous
avons un camarade nommé Labrousse, de la
Souterraine, qui a été enlevé de notre wagon. Il y
avait déjà quelques jours qu'il commençait
cérébralement à ne plus être dans un état normal
et les soldats à qui, lors d'un arrêt, nous avions
déclaré qu'il était malade (croyant ainsi lui
obtenir une faveur), l'ont mis dans un autre wagon
derrière nous. Il était là avec quelques autres
qui avaient été mis complètement nus, pour avoir
commis une tentative d'évasion par le plancher de
leur wagon. Dans une gare allemande, ils ont été
autorisés à se désaltérer à un robinet d'eau. Je
les ai vu courir nus sur le quai, sous les yeux
amusés de civils allemands, femmes et enfants pour
la plupart. Comment se peut-il que cette race qui
se prétend de grande culture, et qui voudrait
donner des leçons aux autres peuples, puisse
ainsi, sans réserve aucune, donner pareil
spectacle en pâture. Depuis que nous roulons, nous
perdons peu à peu la notion du temps. Nous mourons
presque de soif. J'ai pris il y a quelques jours,
un caillou sur la voie. Je le suce et il m'aide à
saliver. Au cours d'un arrêt, nous avons entendu
des cris de frayeur, puis un coup de feu a claqué.
Nous avons supposé que c'était celui qui avait
donné le coup de grâce à notre ami Labrousse que
nous n'avons plus revu. Mes oreilles résonnent
encore de ses derniers mots avant que les soldats
ne l'enlèvent de notre wagon. Il parlait de son
fils Raymond et avait à son intention, remis sa
montre à un copain de sa région, lui précisant
qu'elle était en or. Il fut sans doute la première
victime du convoi parti de St Sulpice la Pointe.
Notre train s'est arrêté longtemps en fin de
soirée à proximité d'une gare. Des copains ont
réussi à lire: "Weimar". C'est la ville de Goethe
et Schiller. Nous sommes repartis et notre convoi
a été séparé en deux, puis, nouvel arrêt très long
et nouveau départ. Plus tard, en pleine nuit,
c'est l'arrêt final. Nous entendons les unes après
les autres glisser les portes des wagons, le son
guttural des voix ennemies: "Raus ! Schnell !" et
des aboiements de chiens. Nous écoutons anxieux
les sons se rapprochant de nous peu à peu. J'ai
l'impression que mon corps se vide sans pouvoir
dire exactement ce que je ressens. Tout d'un coup,
c'est notre porte qui s'ouvre dans un bruit qui,
sans doute grossi par le calme de la nuit, me
semble infernal. De grands coups de gueule
accompagnent les gestes des S.S. qui nous
arrachent littéralement des wagons. Les coups
pleuvent et il faut faire vite. C'est la terreur.
Comme c'est haut un wagon quand il s'agit de
sauter et de bien se recevoir. Comme jamais nous
ne pouvions nous allonger dans le wagon, nous
avons les membres engourdis. Il y avait près de
moi un vieux Comte qui s'était plaint tout au long
du parcours de son inconfortable position et de
ses deux hernies. C'est lui qui saute devant moi.
On n'y voit rien dans ce noir. Manque de chance,
il est tombé et je saute presque sur lui sans
avoir le temps de réaliser, car les coups pleuvent
de la race des seigneurs. Je tombe aussi, me
relève prestement, sans doute par réflexe animal
et réalise qu'il faut cavaler à toute vitesse pour
se mettre en rang cinquante mètres plus loin. Au
passage, je ramasse un coup de trique derrière les
oreilles, mais rejoins le troupeau à toutes
jambes. J'ai à peine eu le temps pendant cette
course de voir les S.S. qui nous courent parfois
derrière avec leurs chiens pour nous apeurer et
nous faire aller plus vite encore. Maintenant, il
nous faut attendre en rang que le train soit
entièrement vidé et le troupeau rassemblé. La nuit
est fraîche et je tremble de toute ma carcasse. Tu
trembles carcasse, c'est la peur ? Non, c'est le
froid… Comment le saurais-je aujourd'hui ? TROISIÈME
CAMP : BUCHENWALD Il est trois heures moins
vingt quand s'ouvrent devant nous les grilles sous
la tourelle du camp où nous entrons. C'est le camp
de Buchenwald . Le 6 Août 1944. Notre convoi avait
quitté St Sulpice la Pointe, près de Toulouse, le
30 Juillet. Nous avons donc roulé une semaine
entière de jour comme de nuit, sans manger et avec
si peu d'eau, que l'on pourrait dire presque sans
boire. Certains ont bu leur urine… Comment diable
à cette époque où la France entière était presque
en insurrection, ce convoi a-t-il pu traverser
notre pays comme il l'a fait, sans qu'une attaque
de maquis ou un sabotage quelconque vienne le
stopper ? Dès notre entrée dans le camp, nous
sommes parqués dans une salle jusqu'au lever du
jour. Il y a de l'eau et chacun s'abreuve à gorges
torrentielles. Comme c'est bon l'eau et comme cela
nous fera mal dans les prochains jours mais cela,
nous ne le savons pas encore… La première matinée
est passée comme une lettre à la Poste. Nous avons
été chavirés d'un bord à l'autre sans nous rendre
compte qu'à la fin, nous n'étions plus qu'un
bétail et qu'on avait tenté de nous
dépersonnaliser. D'abord le dépouillement.
Déshabillez-vous. Vêtements ici, objets précieux
et devises là. Pour ma part, j'ai une montre
bracelet en or, une bague en argent et 10 200 Fr.
dans la manche de veston, que je m'empresse de
découdre afin de remettre tout mon trésor,
croyant, ô illusion, comme on a pris mon nom,
qu'un jour peut-être, je récupérerai le tout.
Buchenwald a été construit en 1937 par le système
nazi. Le camp s'appela d'abord Etelsberg. A la
suite d'un massacre de 30 000 Juifs Polonais,
dénoncés par la B.B.C., Goering déclara que ce
camp n'avait jamais existé et c'est alors qu'il
prit son nom définitif. Le camp est situé à 10 km
de Weimar, à 450 mètres d'altitude environ. Une
forêt épaisse couvrait alors cette colline et il
fallut la déboiser pour pouvoir le construire.
Autour du camp, il y a les casernes S.S. et le
Centre de la Division "Tête De Mort". Certaines
unités S.S. viennent ici en stage de
perfectionnement. L'ensemble des casernes et le
camp sont protégés par des légions de sentinelles
dans les bois et sur les routes. Il y a 7 à 10
barrages à franchir avant de pouvoir pénétrer dans
les lieux. Le camp est entouré d'une ceinture de
barbelés électrifiée. Tous les 20 mètres environ,
un mirador d'une hauteur de 15 mètres avec une
garde de S.S. armés de fusil-mitrailleur. L'entrée
du camp est comme les entrées de fermes
d'autrefois, une voûte surmontée d'un immense
mirador. Une grille en fer ferme la voûte. Sur la
grille, une inscription: "Jedem das seine" ("
Chacun son dû "). Plus loin, en bois ou carton
pâte, un Juif, un prêtre et si je me souviens bien
encore, un autre prisonnier. Puis une inscription:
"Vous qui entrez ici, perdez tout espoir… Qu'elle
ait tort ou raison… ma patrie." Dans le camp, il y
a toutes les races d'Europe. Les droit-communs
sont différenciés des autres par un écusson vert
et les objecteurs de conscience par un violet,
alors que tous les autres portent un écusson
rouge, avec au centre la première lettre de leur
nation. Le camp est organisé de la manière
suivante.: Deux Compagnies de S.S. environ. Pas ou
peu de rapports avec les détenus, sauf pour donner
les ordres à une Administration intérieure qui
exécute. Le pouvoir de l'Administration intérieure
est aux mains de détenus politiques. Allemands,
Tchèques, Polonais, Russes. Les autres races n'ont
jamais eu accès à des postes importants ou très
peu. Un Lager Altester est un chef de camp. Il est
assisté par un service de bureau appelé
Schreibstube et d'un service appelé "Arbeit
Statistik" ("Statistique du Travail"). Un nombre
vraiment infime de Français ont été admis dans ces
services dont les postes sont détenus par des
privilégiés. L'Arbeit Statistik est dirigée par un
communiste allemand nommé Seifurt, interné depuis
8 ans. Il est aidé dans sa tâche, d'un Hollandais
que l'on nomme Jo Spanraey. Sous leurs ordres,
environ 15 détenus, Allemands, Polonais, Russes,
Tchèques, Belges et un Français. En rapport avec
le Lager-Altester et les bureaux, un nommé
Hautmann politique Allemand. (Ce dernier a été
arrêté après la Libération par des Officiers
Français, ainsi que le nommé Luwsig du bureau de
la Schreibstube et le chef de la baraque 46). La
Schreibstube est aussi dirigée par un politique
Allemand nommé Heumeist. De ces bureaux dépendent
les Services du Travail, appelés Kommandos. Tous
les corps de métiers sont représentés dans le
camp. Il y a le Kommando d'entretien des allées
intérieures, d'entretien des bâtiments, du camp en
général, de chemins de fer, de fermes, de
tailleurs, de coiffeurs etc. Plus le Kommando
disciplinaire de la carrière. Chaque Kommando est
commandé par un Kapo qui a sous ses ordres un tas
de sous-fifres. Ces hommes frappent sans pitié
pour faire exécuter les ordres ou pour satisfaire
leur rancoeur personnelle. Les chefs de Kommando
sont nommés par la Direction intérieure du camp.
Il y a aussi une Police intérieure: les
Lager-Schutz. Elle existe pour faire appliquer le
règlement, mais aussi pour réprimer à coups de
gourdins plus souvent qu'il ne le faut. Il y a ici
deux camps dans un seul. Le grand et le petit.
Comparativement, le premier est privilégié, tant
dans son aspect que dans son confort. Dans
l'enceinte, quelques bâtiments très particuliers.
1°) LE MUSÉE PATHOLOGIQUE Il a été créé par les
Autorités S.S. Il groupe dans deux pièces toutes
sortes de documents et preuves de cruauté. Par
exemple, des peaux humaines tannées et
conservées pour leur tatouage. Un abat-jour de
ce type orne le bureau du Commandant S.S. du
camp. On y trouve également des têtes momifiées
et des crânes conservés à cause d'une difformité
qui les différencie des autres. Il faut préciser
que tous les cas qui sortent de l'ordinaire
intéressent les S.S. Malheur à celui qui n'est
pas tout à fait comme les autres. Son corps
disparaîtra et son squelette sera retrouvé au
Musée. 2°) LE
CRÉMATOIRE Un vaste bâtiment de 20
mètres sur 10 environ, surmonté d'un étage. Au
centre du bâtiment, la cheminée qui fait à peu
près 15 mètres de haut. Au rez-de-chaussée, la
salle des fours. Neuf fours d'environ 2 m sur 2,
avec une partie ronde centrale pour enfermer les
corps. Cela ressemble à un four de boulanger
ayant dans ses parois latérales, des chicanes
pour activer la flamme. Les foyers sont
alimentés par du coke. L'étage est prévu pour
recevoir les urnes, mais cela n'a guère duré,
car les cendres des détenus ont rapidement été
jetés sur le fumier qui alimente les jardins
S.S. Il y a aussi le sous-sol qui sert de lieu
d'exécution. C'est une grande pièce autour de
laquelle sont scellés des crochets. Les
condamnés sont strangulés. Ils montent d'abord
sur un tabouret et une fois attachés aux
crochets, il ne reste qu'à retirer le tabouret.
La liaison entre le sous-sol et la salle des
fours est assurée par un ascenseur électrique.
Une trappe en pente relie également la cour au
sous-sol. 3°) LE
REVIER (INFIRMERIE) Il est formé par 12
bâtiments en bois. Tous les Services médicaux y
sont représentés et fonctionnent à la fortune du
pot, avec les moyens du bord. En principe, ce
sont des médecins qui vous prodiguent leurs
soins, mais tous ne le sont pas. Par exemple, le
grand chef des lieux est un ancien charpentier…
Quand aux infirmiers, ils exercent presque tous
sans aucun titre… Les bâtiments sont surpeuplés
et hébergent jusqu'au double de ce qu'ils
devraient. 4°) LE PUF
(MAISON DE TOLÉRANCE) 15 femmes y travaillent:
Russes, Tchèques, Polonaises, Allemandes et une
Française-Alsacienne. Elles sont considérées
comme étant dans un Kommando, avec des heures de
travail bien arrêtées. Elles sont bien nourries.
Elles sont supervisées par une femme Kapo pour
la bonne marche du Kommando. Leurs ébats
amoureux sont limités à 20 minutes. Un S.S. est
spécialement attaché à cette maison. 5°) LE
KINO (CINÉMA) Des séances sont données
en soirée et le Dimanche en matinée. Parfois des
soirées de gala sont données par les détenus
eux-mêmes. Toutes les nationalités y
participent. Le cinéma dépend de
l'Administration intérieure du camp. C'est un
Kommando de travail pour ceux qui s'en occupent. 6°) LE
PETIT CAMP Son organisation
administrative est commune à celle du grand
camp, mais la vie y est beaucoup plus dure, à
cause du manque total d'hygiène et des nombreux
sévices. En général, les détenus n'y passent que
deux semaines dites de quarantaine. On les pique
contre un tas de maladies, ce qui ne les empêche
pas de les contracter, puis ils partent en
Kommando (transports). Les rations alimentaires
y sont extrêmement congrues, car ici, toute la
hiérarchie se sert d'abord largement. Chaque
block est un bâtiment en bois de 25 mètres sur
10 ne formant qu'une seule pièce sans fenêtre.
L'aération se fait par des vasistas de 40 x 20,
situés sur le toit. Les bat-flanc ou alcôves se
trouvent le long des parois latérales. L'allée
centrale est très large. Il n'y a pas
d'installation sanitaire à l'intérieur et celles
de l'extérieur sont plus que rudimentaires.
L'immensité du camp fait que nous ne voyons plus de
soldats. Rien que des détenus comme nous, des
étrangers qui nous rudoient bien. Tout à l'heure,
l'on nous a traduit en nous montrant la grosse
cheminée que l'on voit de loin: ici, on entre par la
porte et on sort par la cheminée. Il s'agit de celle
du four crématoire. Ce genre d'humour noir me fait
frissonner. De la première pièce, où nous avons été
enfermés, nous sortons à poils. Par groupes d'une
vingtaine, nous sommes introduits dans la salle de
tonte du bétail. Là, des coiffeurs (peut-être ?),
équipés de tondeuses électriques nous attendent et
nous font monter sur des tabourets. Conception
bizarre du travail, ils commencent leur travail par
le bas, c'est-à-dire par les pieds et montent
progressivement jusqu'au crâne. Cela ne se passe pas
sans dommages. Il y a des couilles sanguinolentes.
Nous sortons tondus comme des oeufs pour arriver
dans une salle de douches collective. Deux hommes
pour une douche qui nous arrose alternativement
d'eau chaude ou glacée. Puis il y a un trempage
obligatoire dans une espèce de grande baignoire
contenant un désinfectant. Tout le corps doit y
tremper, tête comprise. Le liquide nous pique aux
yeux et nous sortons de là à tâtons. On nous
distribue une serviette minuscule, type mouchoir de
poche, pour deux. Quand mon voisin me la donne, j'ai
compris, il ne me reste qu'à attendre que je sois
sec, ce qui sera vite fait du reste car sans arrêt
on entend crier "Schnell !" et qu'on nous pousse à
courir toujours plus vite dans des couloirs et
pièces successives, alimentées par de bons courants
d'air. Au passage, un S.S. nous inspecte. Il faut
ouvrir la bouche. C'est pour vérifier si rien n'est
dissimulé ou s'il n'y a pas de dent en or, auquel
cas, elle serait extraite pour la récupération du
métal. Il faut également lever les bras, se
retourner et écarter l'anus, pour voir si rien n'a
été caché. A Quelques mètres du soldat, un détenu
Allemand est assis sur un tabouret. Il a près de lui
un petit seau qui ferait penser à un seau de
peinture, dans lequel trempe un pinceau. En réalité,
il contient un liquide désinfectant qui vous pique
terriblement. On vous badigeonne le dessous des
bras, les bas ventre et il faut de nouveau se
retourner pour en avoir un coup dans la raie du cul.
Ca vous fait plus grimacer que rigoler. Vanaret, un
copain qui connaît quelques mots d'Allemand, appris
pendant qu'il était en occupation après la guerre
14-18, dans la Ruhr, demande au "préposé" de ne pas
lui passer le pinceau au derrière parce qu'il a des
hémorroïdes. L'autre fait mine d'accepter, mais dés
que le premier a fait quelques mètres, il court
derrière et lui badigeonne un grand coup bien
arrosé, ce qui fera dire plus tard par mon ami
Gaston: "tu as vu Vanaret, il courait en sautillant
comme une danseuse. On aurait dit un petit rat de
l'opéra..." Puis, nous arrivons à un endroit appelé
je crois "Effecten Kammers". C'est le Centre
d'Habillement. Tous à la queue-leu-leu, c'est le cas
de le dire… On nous jette au passage de chacun,
d'abord une chemise, puis un pantalon et un veston,
sans naturellement tenir compte de la grandeur et de
la stature de chacun. Cela serait d'un comique
irrésistible, si l'endroit n'était pas sinistre.
Nous nous croirions affublés pour une grande
mascarade. Ma chemise me descend jusqu'aux mollets.
Je l'ai échangé avec un copain contre une plus
courte et Dieu sait si j'ai fait une bêtise. Au
moins celle-là m'eut tenu un peu plus chaud l'hiver…
J'ai un pantalon gris avec un énorme ventre. Deux
comme moi y entreraient facilement. Quand au veston,
il est noir avec un carré découpé dans le dos, carré
sur lequel est cousu un morceau de tissu rayé,
couleur bagnard. Nantis de cette tenue, nous sommes
allés au Service Anthropométrique. Interrogatoire
par du personnel de bureau, des déportés comme nous,
qui semblent travailler dans une immense usine.
Celui qui m'interroge est Polonais. Il a un P,
lettre en noir sur le centre d'un triangle rouge
cousu sur le côté gauche de sa veste, parle un
français impeccable, me fait décliner mon identité
et demande les causes de mon arrestation. Je fais
l'imbécile et lui dis que je ne sais pas, que j'ai
été pris dans la rue par hasard… Puis nous recevons
un matricule. Mon n°: 69.150. A l'appui on nous
donne également un triangle rouge, avec au centre la
lettre F en noir. Il nous faudra coudre ces deux
pièces, côté du coeur. Ensuite, c'est la belle
photo, celle pour laquelle aujourd'hui, je donnerai
de l'or. Crâne rasé, grand numéro sous le menton, je
devais être très réussi… Ces formalités accomplies,
nous fîmes connaissance du lieu et de ses coutumes.
L'apprentissage serait long, tant le lieu et les
coutumes sont étranges. Nous avons quitté la grande
salle et traversé le camp en passant des voies
d'accès souvent fermées par des portes grillagées,
gardées par des détenus. Cela nous laisse à penser
qu'il y a plusieurs camps dans le même. Nous ne
voyons que rarement des S.S. Nous sommes conduits
dans la partie appelée "Petit Camp". Au passage,
nous croisons des cadavres ambulants qui font peur à
voir. Leurs yeux immenses semblent sortir de leur
face et nous nous demandons pourquoi ces gars
traînent dehors de-ci de-là. Dans le grand camp, les
baraques sont en dur, ici, elles sont en bois. Je
suis affecté au block 51 ou 52 (je ne sais plus).
C'est une baraque comme les autres, étagée de nids
de poules. Bat-flanc superposés sur trois ou quatre
étages. Légère inclinaison de chacun. Paillasse
tissée de ficelle de papier et garnie de quelques
copeaux de bois… Nombre d'hommes par bat-flanc, 7 à
9 sur une longueur approximative de trois mètres. Il
y a une très large allée centrale, les bat-flanc
sont de chaque côté. Personne ne peut rester dans
l'allée. Il faut toujours être dans son trou où l'on
ne peut rester assis. Il n'y a pas assez de hauteur.
Nous avons une couverture. A St Sulpice, nous étions
600 pour le camp entier, ici, nous sommes 600 par
baraque. Vers midi, nous avons touché une soupe. Et
quelle soupe, elle nous a semblé formidable après
ces jours de jeûne. L'ennui, c'est que, même la
soupe est accompagnée de "Schnell (" Vite ! ") et
même pour manger, il faut faire vite. Il n'y a pas
assez de gamelles et il faut les vider rapidement,
afin qu'elles puissent servir à d'autres. Pas
question de les rincer évidemment. Nos gamelles
ressemblent à de petites bassines rouges en émaillé. LA HARGNE
DES POLACKS Les gars qui crient "Schnell
!" sont des Stubendienst (sortes de balayeurs de
blocks, distributeurs de ravitaillement et de
coups de gourdins, pour faire régner l'ordre
nouveau sans doute). Mon brave copain Pépé est le
premier de notre groupe à subir leur hargne. Comme
ces gueulards braillent en allemand, (bien qu'ils
soient Polonais) et que nous n'y comprenons rien,
ils ont gueulé: - Alle Männer ins block ! Ça veut
dire: "Tous les hommes dans leur "trou " !". Ça
n'a pas été assez vite à leur gré, et chacun avec
leur "gummi", espèce de tuyau de caoutchouc à bout
renforcé de morceau de bois ou de fer, ils tapent
à qui mieux mieux. Comme Pépé, bien qu'infirme en
a pris un coup, un autre copain s'est avancé pour
le protéger. Mal lui en prit, ils lui sont tombés
dessus à bras raccourcis, et vas-y que je te
bastonne. Nous ne comprenons décidément rien au
système concentrationnaire et regardons
stupéfaits. Les types qui nous tapent dessus de si
bon coeur sont Polonais et ont le triangle rouge.
Ils sont donc politiques. Par conséquent, nous
devrions être frères de misère… Braves Polonais va
! Comme c'est heureux de se trouver en aussi bonne
camaraderie… Ils sont supervisés par un Kamarade
Allemand (triangle rouge), qui est le chef de
block. Gras et repu, ce dernier a sa petite
guitoune en planches au centre du block, côté
gauche. Il ne semble pas emmerdant. Pourquoi le
serait-il du reste, puisque ses subalternes le
sont pour lui. NOS
DÉCOUVERTES Ici, il n'y a qu'une soupe
par jour et le pain est distribué à un horaire
différent de celle-ci. L'appel a lieu à côté du
block (pour le petit camp). Nous devons nous
placer par carrés de 10 x 10. Il faut fixer la
nuque du gars qui est devant soi, car le S.S. qui
vient compter ne veut voir qu'une tête. Devant
moi, il y a un petit gars de Thonon en
Haute-Savoie. Il est petit, trapu et racé. Sa tête
dépasse un peu de côté. Le S.S. s'est déplacé pour
lui administrer une claque magistrale. L'appel
dure en général très longtemps, car les comptes
sont souvent faux et il faut attendre que ces
messieurs aient trouvé leur erreur. Celui-ci
terminé, nous avons droit de rester un peu dehors
près du block. Pendant ce temps, il faut nous
débrouiller pour vidanger notre corps, car
personne ne peut sortir la nuit. Il y a des
Lagerschutz. Ceux-ci font des rondes pour assurer
la discipline et la faire comprendre à coups de
gourdins. Bien que nous soyons encore morts de
fatigue des suites de notre long et épuisant
voyage, nous ne réussissons pourtant pas à dormir.
Les baraques sont infestées de puces et je me
demande vraiment pourquoi on a mis tant de volonté
à vouloir nous désinfecter à notre entrée au camp.
Le matin, le réveil est à cinq heures. Les
braillards entrent en jeu, crient à tue-tête. -
Aufstehen ! et le vacarme commence. Un peu plus
tard, nouvelle gueulante: - Alle für kafé On a au
moins compris café. Un bruit de bouteillon est là
pour nous le confirmer… Il s'agit en fait d'un
liquide marron qui n'a rien du café, mais c'est
chaud et le matin, ça gargarise. Après cela, c'est
le rassemblement pour les lavabos. Il fait froid
le matin tôt, malgré ce beau mois d'Août. Il faut
dire que nous nous étions habitués au beau climat
du Sud de la France, tandis que le camp de
Buchenwald, déjà bien à l'Est est en plus en
altitude. Aux lavabos, ici comme ailleurs, il faut
faire vite. Les autres attendent leur tour. Nous
n'avons ni savon, ni serviette. C'est encore une
sorte de duperie inexplicable. Nous sommes donc
vite lavés… Un coin sert ici de chambre froide.
Les cadavres de la nuit dernière, des blocks
environnants sont entreposés ici. Tous sont
squelettiques et ont sur mon moral une néfaste
influence. Tout à l'heure, ils seront chargés
pêle-mêle sur une petite charrette à deux roues et
conduits aux fours crématoires. A chaque porte des
lavabos, il y a aussi des matraqueurs. Ici, ce
sont des Russes qui nous crient un charabia mi
russe, mi allemand que nous ne comprenons guère.
Par contre, tout le monde comprend ce que veulent
dire leurs coups de triques. Si nous voulons les
éviter, il faut courir vite. Et encore, comme
ceux-ci tombent un peu au hasard… A la sortie de
cette course, je me retrouve près d'un copain
Lyonnais, Vamuret, qui est communiste. J'insiste
bien sur le mot copain, afin que ceux qui me
lisent ne me croient pas de mauvaise foi. Pour
moi, c'est un copain, comme j'en ai du reste
d'autres dans le même Parti ou dans d'autres
Partis. Je lui dis: - Mon vieux, tu as vu les
Russes… - Oui… mais ce sont des Ukrainiens… - Moi
je veux bien, mais Polonais, Allemands, Russes,
Ukrainiens, du moment qu'ils ont le triangle rouge
des "politiques" comme nous, je ne vois pas pour
quelle raison ils nous bastonnent, alors que nous
sommes sensés être ici pour la même cause et le
même but… Au bout de quelques jours, j'en
comprends mieux les raisons. Je me rends compte
qu'ici, on défend surtout son ravitaillement qui,
par le biais, aide à sauver sa peau et qu'il ne
faut pas trop en ces lieux, chercher la bonne
conscience… Quelques jours se sont écoulés depuis
notre arrivée, quand subitement, se sont déclarés
chez moi et chez bien d'autres, de sérieux ennuis
intestinaux, dont l'origine devait sans doute
remonter à la trop grande absorption d'eau glacée
le matin de notre entrée au camp. Jusque là
heureusement, pas de travail, seulement
quelquefois un tour à la carrière de pierres, près
du camp. Il nous faut aller à un endroit
déterminé, choisir une pierre chacun et la
transporter en un autre endroit désigné. Ceux qui
en prennent une trop petite sont punis. Ici, les
soldats supervisent la manoeuvre. C'est en ces
lieux qu'ils jettent parfois leur calot hors des
limites autorisées aux déportés et ordonnent à
l'un des nôtres d'aller le chercher. Une fois hors
de l'enceinte, ils font un carton sur notre homme.
Lors de leur déposition, ils déclareront avoir tué
un détenu qui tentait de s'évader. Cela leur donne
parfois une courte permission… Comment
pourrions-nous nous évader crâne rasé, chaussé de
claques en bois et vêtus de notre tenue
carnavalesque ? De plus, dans une règle générale,
nous ne parlons pas la langue indigène, le camp
est entouré de forêts dans lesquelles sont
implantées des baraques de S.S. et de niches de
chiens dressés à nous pourchasser. LA
COURANTE ET LES LATRINES Mes intestins me font mal.
Je vais de plus en plus souvent aux toilettes. Les
dits lieux sont, sous un endroit couvert, une
fosse rectangulaire en ciment, de deux à trois
mètres sur un mètre vingt environ, entourée d'un
petit mur de 50 cm. Plus exactement, je devrais
dire surmontée d'un petit mur qui nous sert à
poser les cuisses. Une longue barre ronde au
centre sur toute la longueur nous permet d'y
appuyer le dos, à moins qu'elle ne soit là que
pour nous éviter de tomber à la renverse. Assis
côte à côte et dos à dos, je me rends compte,
venant ici de plus en plus souvent, que mon cas
n'est pas unique. Nous sommes trop souvent les
mêmes à chier en choeur. Au fur et à mesure des
jours qui passent, après le liquide est venu le
sang. Tous les matins, nous avons un Docteur
Français qui passe dans notre block. Plusieurs
fois de suite, il n'a rien eu d'autre à me
recommander que la diète absolue, jusqu'au jour où
il a enfin pu me donner un peu de poudre blanche
qu'il appelle du "plâtre" et devrait permettre de
durcir les selles. J'ai abandonné la soupe, mais
pas le pain. J'ai peur d'avoir trop besoin de mes
forces à l'avenir. Le plâtre ne s'avère pas
suffisant pour arrêter ma courante. Avec celle-ci,
ma fièvre augmente. Le toubib m'a donné son
thermomètre: 39°9. J'ai le moral à zéro. Je crève
de soif. Pépé m'a apporté de la boisson que Gaston
refuse que je boive. Je pense à ma mère. Il ne
faudrait pas que je crève ici car elle ne s'en
remettrait jamais et puis j'ai 21 ans et je ne
veux pas crever. Je dis crever, parce qu'ici on ne
meurt pas… Pour aller aux chiottes, je commence à
m'accrocher. Je sens bien que je me vide. Il y a
aussi le problème du papier. Personne n'en a pour
se torcher. Heureusement le coiffeur du block m'en
a donné un peu. Enfin est arrivé le miracle qui
m'a sans doute sauvé. Avec le pain, on nous a
distribué des rutabagas et des oignons crus. Pour
ma part, j'ai reçu des oignons. On nous a dit que
le block à côté avait reçu de l'ail. Quelqu'un a
suggéré d'essayer d'en obtenir à mon intention,
l'ail étant paraît-il très bon pour l'intestin.
Kunz, un Alsacien qui était dans mon wagon est
venu du block voisin avec sa ration d'ail qu'il
détestait. Je lui ai donné ma part d'oignons… J'ai
mordu l'ail à pleines dents. Tout y a passé avec
mon quignon de pain. Le miracle a commencé à se
produire le lendemain. Ma dysenterie a diminué peu
à peu et la fièvre est tombée. Je me suis mis à
remanger la soupe et moral et santé me sont
revenus. Pourvu que ça dure. Il faut que je revois
les miens et ma douce France. Pour le moment, nous
ne sommes pas encore astreints au travail.
Heureusement, car je me rends compte que mon
pantalon est encore bien plus grand que lorsque je
suis arrivé. Mes intestins ont dû faire fondre le
peu de graisse que je possède. Pépé m'a trouvé une
ficelle en guise de ceinture. Belle affaire, car
depuis notre arrivée, je marchais en me tenant le
haut du pantalon. Il n'y avait qu'aux latrines que
cela me donnait un avantage. Il était plus vite
descendu. LA FOSSE A
MERDE Jusqu'ici, les jours se sont
écoulés identiques, mais ce matin, rassemblement
pour une importante corvée. Qui, des anciens ne se
souvient de la journée de merde.... Nous ne
savions pas ce qu'elle serait, mais elle fut
terrible. Il nous faut, dans le bas du petit camp,
près d'un immense bassin, transporter de grands
baquets de merde qui serviront à engraisser les
jardins S.S. Ce travail est mené rondement à un
rythme très accéléré. Pieds nus dans nos claques
retenues sur nos pieds par une simple lanière de
toile, nous sommes souvent déséquilibrés par cette
néfaste chaussure que certains perdent dans la
boue de merde où nous pataugeons. Obsession pour
celui qui arrive à cette perte, car Dieu sait si
on lui en donnera un jour une autre. Nous rentrons
au block le soir, vidés, exténués et porteurs
d'une odeur nauséabonde. Quel merdier… et dire
qu'il nous faut encore subir l'appel. Pendant
l'appel, le chef de block crie à l'arrivée du S.S.
pour nous faire mettre au garde-à-vous à la
manière allemande. Il faut claquer les talons.
Même chose pour le calot. - Mutsen ab ! Il faut
l'ôter et le faire claquer sur le revers du
pantalon. Tous en choeur et en un seul bruit. Pas
de bavure surtout. Au départ du S.S.: - Mutsen auf
! Et nous remettons notre couvre-chef. Nous avons
dormi comme des souches, nullement incommodés par
notre parfum merdier, ni même par les puces. Au
fond, ce sont peut-être elles qui ont été
incommodées. Ironie sans doute de nos geôliers, ou
machiavélisme, dans chaque block, il y a un
diffuseur de radio qui marche quelquefois le soir.
C'est ainsi que nous avons par des interprètes le
résultat des nouvelles relatives à la situation
militaire. Communiqués brefs où l'ennemi joue sur
les mots pour cacher ses défaites. LES
COMÉDIES Vers le 20 Août, nous avons
été autorisés à envoyer chez nous une carte
imprimée sur laquelle nous n'avons rien à ajouter.
Cela simplifie tout. Peu importe du reste, puisque
le temps qu'elle fasse son chemin, à part l'Alsace
et les Vosges, le reste de la France sera libéré.
Mes parents ne sauront donc pas où je suis et cela
ne pourra rien changer… Pendant la quinzaine
passée au camp, nous avons reçu 9 piqûres que nous
faisaient des gars ressemblant vaguement à des
infirmiers, ce qui ne veut pas dire qu'ils le
fussent pour autant. Ils nous piquent en série,
par rangs de cinq, sans jamais désinfecter leurs
aiguilles et hors toutes règles d'hygiène la plus
élémentaire. Un matin, nous avons eu aussi une
espèce de scène de grand cirque. Les Stubendienst
ont crié comme chaque jour:- Alle weg ! pour nous
faire sortir. Puis un S.S. en état d'ivresse est
intervenu, revolver au poing, mettant l'un ou
l'autre en joue, hurlant, vociférant, arrachant
des gars du haut des "nids de poule" jusqu'au
plancher. Bref, il a fait mieux que les
Stubendienst. En un éclair, le block s'est vidé.
Une fois de plus, mon copain Gaston a trouvé de
quoi nous faire rire dans ce moment pénible. Il
n'a rien perdu de sa verve marseillaise. Il me dit
en désignant un type qui habituellement marche
avec des béquilles: - Tu as vu, la peur fait
sortir le courage. Celui-là, il a oublié ses
béquilles à l'intérieur. Il était devant moi pour
sortir, j'ai cru qu'il prenait le départ d'un cent
mètres !… Je ne dirai jamais assez l'apport moral
que m'a donné Gaston Ordioni pendant toute ma
détention. En toutes occasions, dans les
circonstances les plus pénibles, voire
dramatiques, il a toujours trouvé le mot pour
rire. RASSEMBLEMENT
POUR UN "TRANSPORT" Le 22 Août, à l'appel du
matin, on appelle certains gars, ou plutôt, on
crie leurs numéros dans plusieurs langues. Ces
numéros sont souvent répétés, car il est très
difficile de se mettre, si je puis dire, dans la
peau d'un numéro et je suis du lot de ceux qu'il
faut appeler plusieurs fois avant que je ne
réalise qu'il s'agit bien de moi. Ici, toute
personnalité étant disparue au gré de la chance ou
du hasard, celui qui n'est rien aujourd'hui peut
être quelqu'un demain et vice-versa. Nous avons
été emmenés au bureau du travail l' "Arbeit
Statistik" et désignés pour un Kommando sans
savoir le lieu ni le genre. Nous avons reçu
d'autres habits, des pyjamas rayés cette fois,
dans le genre invariable de tous les bagnes. Le
mien est à peu près à ma taille. Il me faut
toujours néanmoins la ficelle pour le pantalon.
Mon copain Gaston est du lot, mais pas Pépé
(Pédurand Roger). L'après-midi, nous sommes
rassemblés, comptés et recomptés comme toujours
sortis du camp sous bonne escorte et embarqués à
proximité dans des wagons à bestiaux. Notre convoi
se compose de 500 détenus ainsi répartis: -
Deux-cent-soixante-neuf "politiques" ou Résistants
Français, immatriculés dans les 69 000. - Douze
Kapos et Vorarbeiters. Hiérarchie du camp. -
Deux-cent-vingts droit-communs Français,
immatriculés dans les 60 000, catalogués
"politiques" par erreur et manque d'information
des Autorités du camp, par conséquent, portant
comme nous le triangle rouge, alors qu'ils
devraient en réalité porter le triangle vert, qui
qualifie les détenus de cette catégorie. - Quinze
détenus viendront grossir nos rangs début Octobre
et 77 début Février. Balkaniques, Slaves, peu
intéressants en majorité. Les chefs du Kommando
sont des détenus, suppôt des S.S. Allemands et
Polonais. Ils portent tous le triangle rouge. Dès
le départ du train, nous constatons immédiatement
dans notre wagon une séparation très nette en deux
clans. Les 60 000 viennent du camp de
Fort-Barrault dans le Dauphiné et la majorité des
69 000 sont des copains qui étaient avec moi à St
Sulpice. Les autres sont des politiques de la
prison St Michel de Toulouse. S'il y a à présent
des loups dans la bergerie, il faudra veiller… Ce
train doit ressembler à chaque convoi de déportés,
mais contrairement à celui de notre arrivée à
Buchenwald, il n'y a pas de wagons S.S.
intercalés. Ils doivent moins craindre les
évasions et se contentent de deux sentinelles à
chaque porte ouverte de wagon. C'est l'après-midi,
il y a du soleil et la porte restera ouverte
jusqu'au soir. Dieu merci, nous n'avons pas été
rudoyés pour embarquer. J'admire la belle campagne
qui défile sous nos yeux. Où es-tu liberté,
liberté chérie ?… NOS
GARDIENS J'observe aussi les
sentinelles en essayant de les analyser. Ce sont
deux vieux soldats qui doivent avoir environ la
soixantaine. Ils ont probablement fait la guerre
14-18. L'un est brun, de taille moyenne, il a une
grosse moustache noire. L'autre, petit blond
rouquin, a sur son visage un air de bonhomie
enfantine qui contraste avec son collègue. Au bout
de deux ou trois heures de route, ce dernier sans
doute fatigué, s'est assis à la porte du wagon,
jambes pendantes à l'extérieur. Les deux hommes se
parlent peu. Ils ont bien la tête de mort sur le
calot, mais pas l'uniforme de S.S. Sont-ils
vraiment S.S. et comment se peut-il que des gens
de cet âge, s'ils le sont, se soient laissés aller
à le devenir ? Le petit qui s'est assis est
visiblement gêné par son fusil. Au bout d'un
certain temps, il se lève, va le déposer contre la
porte derrière lui et revient s'asseoir près de
son comparse toujours debout. C'est alors qu'ils
ont entre eux une vive altercation. Je comprends
que le premier n'est pas du tout satisfait du
comportement du second qui s'est défait de son
arme. D'après ce que je vois par les gestes du
petit blond rouquin, il a l'air de dire que tout
ceci n'a pas d'importance et qu'il ne peut rien
arriver. L'autre a beau insister, il ne revient
pas sur sa décision et laisse son fusil derrière
lui. Il n'y avait qu'un geste à faire pour nous en
saisir. D'un bond, nous serions au centre du
wagon, seul endroit où nous n'avons pas le droit
de demeurer. Nous sommes parqués dans le fond à
chaque extrémité. Les 60000 à gauche et les 69000
à droite. En supposant que nous nous rendions
maîtres de ces deux sentinelles, où irions-nous ?…
Il faudrait d'abord quitter le train, être tous
d'accord pour faire la belle (ce qui n'est pas
certain), parler allemand. Nous ne saurions où
nous réfugier. La France je le répète est loin et
notre tenue pour le moins bizarre… La capture
après évasion, c'est la pendaison… Les portes du
wagon se sont refermées avec la fraîcheur du soir.
Au bout d'un moment, les sentinelles se sont
allongées comme nous, pour se reposer. Nous avons
roulé jusqu'au lendemain après-midi vers seize
heures, sans jamais savoir où nous allions et sans
deviner où nous passions. Nous fûmes débarqués de
nos wagons dans une gare appelée Weferlingen. Nous
avons marché environ quatre km. Pendant ce
parcours, une nouvelle s'est répandue comme une
traînée de poudre. Nous allions travailler dans
une mine de sel. Les chemins que nous empruntons
sont déserts. Il est vraisemblable qu'on nous fait
prendre des raccourcis. Les environs sont très
boisés. QUATRIÈME
CAMP : LE KOMMANDO GAZELLE Vers dix-sept heures, nous
arrivons au camp de notre Kommando, situé à l'orée
d'un bois avec les baraques S.S. dans le fond.
Comme à Buchenwald, c'est désertique. Pas la
moindre chaumière, rien, absolument rien autour de
nous. Le camp est petit. Comme toujours, poste de
garde à l'entrée, enceinte de grillage et de
barbelés, chemin de ronde, miradors et chevaux de
frise. Le camp vient juste d'être construit et il
n'y a pas de blocks pour manger et dormir. Seules
quatre grandes tentes de cirque et un peu de
paille pour notre couche pourvoiront à nous
abriter. Nous recevons chacun une couverture. Elle
est si fine qu'on voit le jour au travers. Une
fois de plus, nous sommes assoiffés et le camp
n'est pas alimenté en eau. Pas non plus de
"latrines". Le soir, on nous a amené de je ne sais
où, des bouteillons de soupe et une gamelle genre
petite bassine, comme à Buchenwald, ainsi qu'une
cuillère. Le tout comme toujours, en nombre
insuffisant. Là-dessus, nous nous sommes couchés
et la fatigue du voyage aidant, nous avons dormi
tout notre saoul. Particulièrement ce jour qui
venait de s'écouler avait contribué à me
regonfler. Un grand soldat brun, aussi un de 14-18
a dit à un copain qui "parle un peu de la main
gauche ": - Américain in Paris. Noch zwei Monate,
Krieg und es fertig. Du in Frankreich zurück ! (-
Les Américains sont à Paris. Encore deux mois et
la guerre est finie. Toi en France retourné) Mais
qui sont donc ces soldats ? De vrais S.S. ou
simplement des vieux à qui l'on a donné l'insigne
pour nous effrayer. C'était le 23 Août 1944,. Nous
étions dans la merde, mais Paris était libéré et
il était vraisemblable que la guerre ne durerait
plus. Comment voulez-vous qu'après pareille
nouvelle, je ne dormis pas tout mon saoul, sous la
deuxième tente du camp. Le premier réveil du
Kommando n'eut pas lieu aussi tôt qu'à Buchenwald.
Sans doute voulut-on nous laisser un peu plus de
sommeil réparateur. Il n'y eut pas de "Für kaffe
alle". Rien, absolument rien. Nous fûmes dans le
courant de la matinée, rassemblés et comptés. Les
chefs S.S. sont venus nous passer en revue. Ce
sont deux Adjudants. L'un est très grand, type
armoire à glace, parle notre langue et peut avoir
dans les 55 ans. L'autre est petit, rondelet et
porte lunettes. Il s'appelle Fuchs (Renard) et a
le regard rusé qui sied à ce nom. Peut-être est-il
légèrement plus âgé que le premier ? Près d'eux,
les entourant servilement, il y a cette saloperie
hiérarchique de l'intérieur du camp. Le
Lager-Altester (chef de camp, un Allemand nommé
Otto, avec ses Kapos: Karl, Walter et un autre
Karl. Puis trois Kapos Polonais et trois
Vorarbeiters (contremaîtres au travail) et enfin,
un Tchèque, chef du Revier (infirmerie). Tous
portent le triangle rouge des politiques. Nous
avons Dieu merci, un docteur Français. La première
chose demandée: des interprètes. Il s'en présente
cinq, tous Alsaciens. Trois sont retenus d'emblée.
Tous trois gars du milieu… Max, Marcel et Robert.
Notre pauvre Alsace, pays qu'au gré des guerres on
accommode à la sauce française ou allemande n'aura
pas en eux de bien dignes représentants. Le
premier, pas foncièrement méchant, mais qui, gagné
peu à peu par l'ambiance, cognera avec les Kapos.
Le deuxième est sans doute celui des trois qui a
le moins cogné, bien qu'il ne soit pas sorti de
l'aventure blanc comme neige. C'est bizarre, il a
en lui quelque chose de distingué. Le troisième
est petit, trapu et bon cogneur. Max et Robert ont
un Christ tatoué sur la poitrine avec cette
inscription: "Tu as eu soif, moi aussi". Sans
doute un souvenir des Bataillons d'Afrique que la
plupart des 60 000 ont connu. Un quatrième larron
sera retenu pour une fonction mal définie. C'est
"Georgette" , pour les intimes. Un pédéraste qui
ne dut jamais travailler et dont les seigneurs
détenus se servirent pour épancher leurs besoins
sexuels, car dans cette pourriture des camps, il y
eut toujours des gras et repus éprouvant
naturellement des besoins de femmes qu'ils
rassasiaient en de vils plaisirs frelatés, abusant
même parfois pour ce faire, de leur toute
puissance dominatrice. Il y eut ensuite la
formation des Kommandos divers. Cela se passa un
peu comme à l'armée. Les gars se ruaient en nombre
à chaque appel laissant espérer une planque
quelconque. Il fallut parfois en refouler vingt et
n'en retenir qu'un. Je pense en particulier au
moment où l'on a demandé un électricien pour
s'occuper de l'installation sommaire du camp, ou
encore à la demande de cuisiniers. Ce fut comme la
ruée vers l'or lorsqu'on demanda des cultivateurs.
C'était malheureusement pour un Kommando de
terrassement… Finalement, le gros de la troupe est
resté. Quatre-cents gars environ. On nous a dit: -
Vous, vous irez à la mine ! J'étais du nombre. Il
y avait deux Kommandos de terrassement, appelés
Khajus et Spinler, le petit Kommando des cuisines
et le gros de la mine. Un petit nombre de gars
restait pour des travaux divers à l'intérieur du
camp. Otto avait même choisi un boy qui parlait un
peu allemand. Un nommé Albert qui venait de la
prison St Michel à Toulouse. Il y eut aussi un
groupe de quatre Lager-Schutz (Police intérieure).
Quelques autres furent désignés pour creuser tout
de suite une fosse d'aisances, dans le même style
que celle du petit camp de Buchenwald, mais plus
rudimentaire. Pas d'abri, à tous vents et tous
regards. Un grand trou, sans maçonnerie, un piquet
à chaque extrémité et une longue barre posée
dessus pour nous permettre d'y mettre les cuisses.
Naturellement, comme à Buchenwald, personne n'a de
papier. Quand cette fosse fut pleine, à quelque
temps de là, on la combla et une autre fut creusée
un peu plus loin. Le premier midi, on nous servit
une soupe et du pain, puis on laissa aller se
reposer l'équipe de nuit dont j'étais. (18 heures
à 6 heures). Vers la fin de l'après-midi, on nous
amena enfin une petite citerne d'eau sur une
charrette de cultivateur. Ce fut la ruée pour
étancher notre soif. Un souvenir récent me
commanda pourtant d'être sage. Je bus donc
modérément. Mes intestins semblaient avoir
retrouvé un fonctionnement à peu près normal.
J'allais à la selle au maximum quatre fois par
jour, ce qui était peu comparativement au temps de
mes gros ennuis. L'eau m'amenait à me demander
comment ferions-nous notre toilette… sans eau ? LA MINE Nous sommes partis à la mine
le soir. Celle-ci comprenait quatre Kommandos.
Deux de jour et deux de nuit. L'un s'appelait
Charpau, l'autre Minen. Pas de différence dans le
travail. Charpau était entre 4 et 500 mètres,
Minen entre 5 et 600 sous terre. La mine était à
plusieurs km et le parcours ajoutait encore de la
fatigue à un travail qui durait 12 heures. La
descente au fond s'effectuait par de grands
ascenseurs. En général, nos gardiens nous
abandonnaient à l'entrée de ceux-ci, sûrs que de
la mine, nous ne pouvions nous échapper. Il n'y
avait d'autre issue que la voie des ascenseurs.
Nous étions alors livrés à la discipline des
Kapos, Vorarbeiters et tenez-vous bien, Meisters
civils Allemands (contremaîtres de la mine), qui
comme les premiers, nous matraquaient de bon
coeur. Tout un monde formé de prisonniers de
guerre Français, de civils Allemands, de requis du
S.T.O., ou de volontaires du travail en Allemagne,
nous côtoyaient ainsi au fond, travaillant eux,
sur des machines-outils dans de vastes salles
creusées par nous et formant une immense usine
souterraine à l'abri de toutes attaques aériennes.
Presque tout Allemand aujourd'hui prétend avoir
ignoré l'existence de camps de concentration. Les
premiers même sont sans doute les Meisters qui
nous caressaient de la Schlag, en gueulant: -
Schnell ! Arbeit ! Los ! Après quelques instants
de descente dans l'ascenseur, un "plouc" se
faisait sentir dans les oreilles, causé par la
pression atmosphérique. Nous nous habituions assez
vite à cela. A l'arrivée en bas, nous étions
cueillis par groupes de quatre et envoyés dans les
galeries. Au fond de celles-ci, travaillaient des
civils Allemands, au marteau piqueur, portant
masque, car le sel voltigeait en poussière. Ils
touchaient paraît-il, un litre de lait par jour, à
cause de la nocivité de leur métier. Les longs
couloirs par lesquels nous nous rendions sur les
lieux de notre travail étaient éclairés à
l'électricité. Scintillant sous chaque lampe, le
sel avait des reflets multicolores. Rien n'était
boisé. Tout tenait sans coffrage. A proximité de
chaque veine, il y avait un couloir central où
circulait sur rails, un petit tracteur tirant les
wagonnets chargés de sel. A gauche et à droite, se
trouvaient d'autres couloirs donnant accès à
d'immenses salles ou à de plus petites que nous
devions agrandir. Quand les Autorités compétentes
les trouvaient suffisamment grandes, il fallait en
refaire d'autres qui elles aussi serviraient
d'usine après avoir été garnies de
machines-outils. Dans les galeries où nous sommes
astreints au travail, nous devons derrière les
marteaux-piqueurs, ramasser le sel à la pelle et
remplir des wagonnets. Lorsqu'ils sont pleins, il
faut les pousser dans les divers couloirs pour les
amener au couloir central, d'où ils seront tractés
lorsqu'ils seront en nombre suffisant. Voici donc
une explication sommaire du genre de travail, qui
pénible dès le début, devint rapidement intenable
pour des gens sous-alimentés et manquant
constamment de sommeil. Il y avait d'abord le
dérèglement des équipes, qui par semaines
alternatives étaient une fois de jour, une fois de
nuit. Aux douze heures de travail, s'ajoutait le
temps du rassemblement et de la route. Une heure
pour aller, autant pour revenir. En rentrant au
camp il y avait l'appel et la distribution des
rations. Cela prenait encore 1 heure, 1 h. 1/2. Il
restait par conséquent bien peu de temps pour
dormir et les plus vigoureux d'entre nous furent à
ce régime, bien vite affaiblis. Le sel ronge tout.
Les claques qui nous chaussent ne résistent pas
longtemps. Les plaies ne guérissent pas sur les
pieds meurtris. Pas moyen de tirer au flanc au
travail, car ces salauds de Meisters civils, en
parfait accord avec nos Kapos et Vorarbeiters nous
astreignent un nombre fixe de wagonnets par 12
heures. Quand, à quatre nous avons terminé la
charge d'un wagonnet, le pousser devrait être un
plaisir. Hélas, les rails sont recouverts par le
sel. Tout est rouillé, rongé, et en fait, les
rails ne servent qu'à guider. Le sel s'écrase sous
le poids de la charge que nous poussons. A chaque
sortie de couloir, il y a une plaque tournante en
surélévation, qui sert à changer de direction.
Cette plaque est la hantise de tous les mineurs.
Il faut à cet endroit, fournir un effort pour
pousser notre wagon sur la plaque et presque
aussitôt l'arrêter pour l'immobiliser au centre de
celle-ci, afin qu'il ne bascule pas de l'autre
côté avant de le faire tourner. En cas de culbute,
le travail est double, car non seulement, il faut
remettre le wagonnet sur rails, mais en plus, il
faut recharger le sel renversé. Si l'opération
réussit sans que nous soyons vus, il ne nous reste
qu'à pousser la charge vers le couloir central.
Dans le cas contraire, le Meister se fait un malin
plaisir de venir, au gré de sa fantaisie,
administrer quelques bons coups de Schlag. Il y en
a un qui excelle en la matière, c'est celui que
nous avons baptisé Bouledogue, à cause de sa
bouille et de ses gutturales gueulantes. CES
PUTAINS DE POLACKS Dans le monde
concentrationnaire, un tas de facteurs inattendus
font que vous ayez ou non de la chance. Une chance
qui, indirectement peut vous sauver, ou une
malchance, qui à terme plus ou moins rapproché,
vous fera crever. Pour la répartition du travail,
vous êtes souvent tributaires de l'équipe avec
laquelle vous tombez, c'est-à-dire que si vos
coéquipiers sont réguliers, travailleurs ou
tire-au-flanc, valides ou déjà diminués. S'ils
sont Français, Politiques ou Résistants, très
bien. S'ils sont droit-communs, c'est déjà moins
bien. Si vous êtes par exemple seul avec trois
Russes ou pire, trois Polonais, c'est terrible.
Ils vous en font baver pendant les 12 heures en
vous laissant tout le boulot et en disant toujours
aux Kapos et Meisters que c'est vous qui ne foutez
rien. Comme ils parlent, à l'inverse des Français,
presque tous un allemand petit nègre ils se
débrouillent pour que les coups pleuvent sur nous.
Témoin cette anecdote arrivée à mon copain Gaston.
Par le jeu du hasard, il est envoyé en galerie
avec trois Polonais, qui commencent par lui
laisser tout le boulot. Une chance, il n'y avait
pas longtemps que nous étions arrivés et Gaston
était encore taillé comme un mur. De plus, il
n'est pas manchot. Lorsque le wagonnet arrive à la
plaque tournante, tout le monde pousse vers
l'avant, mais personne ne se précipite (hors lui)
pour le retenir, les Polonais espèrent qu'à lui
seul, le Franzuski y pourvoira. Naturellement, le
wagonnet se renverse. Le Meister arrive en
braillant et va chercher son gummi pour le
matraquage. Quand ils le voient arriver l'un des
Polonais essaie de parlementer et répète souvent
le mot Franzuski. Quand Gaston comprend que le
Meister arrive vers lui pour le battre il fonce
sur le Polonais et lui allonge un direct à la
mâchoire. L'autre tombe malencontreusement, frappe
de la tête sur le rail et le voilà K.O. pour un
moment. Gaston croyait qu'il était mort. Quand au
Meister, sans doute interloqué de cette scène
inattendue pour une fois, il n'a frappé personne.
Il a dû comprendre que pour s'être défendu de la
sorte, le Français devait être dans son droit. Les
Polonais sont restés cois. La leçon a fait son
effet. CHARPENTIER Au début de notre séjour
dans le Kommando, quelqu'un, sans doute notre
toubib, qui a voulu avoir une liste avec noms et
matricules de tous, bien que cela soit interdit, a
fait installer quelques tables rudimentaires avec
un scribouillard derrière chacune, à qui nous
avons décliné nos adresse et identité. Celui qui
est assis à la table où je passe est un 60 000. Il
est plutôt grassouillet et a une bonne bouille… Il
est Lager-Schutz. Sa planque ne doit pas le
fatiguer. Il me questionne. Quand je lui donne mon
lieu de naissance, il sursaute. - Comment, tu es
de Wattrelos ? Je suis né à Roubaix ! Nous
conversons un moment. Déjà il me parle du tabac
belge qu'il fraudait dans sa jeunesse. Il
s'appelle Charpentier et va devenir pour moi une
espèce de personnage légendaire. Souvent il fait
partie des distributeurs de soupe et chaque fois,
il me fait signe d'aller vers lui. Ma ration en
est sérieusement agrémentée. Fonds de bouteillons
correspondent à soupe épaisse et parfois, il y a
deux louches au lieu d'une. Des droits communs,
c'est un des seuls avec qui je sympathise. C'est
un personnage assez prenant. Il a toujours des
histoires rocambolesques. Il peut avoir 35 ou 40
ans. Il me fait ses confidences et me raconte même
avec force détails, ses cambriolages. Il me parle
de la maison d'un capitaine de l'armée belge en
garnison à Tournai, qu'il passa au peigne fin. Une
autre fois, il m'explique à quel point il a pu un
jour avoir peur, lorsqu'il s'est trouvé dans la
semi-obscurité, face à un autre homme, en haut
d'un escalier. Revolver au poing, il a hésité à
tirer. Bien lui en prit, car il se trouvait devant
une grande glace qui reflétait sa propre
silhouette. On m'a volé ma gamelle. C'est un
drame. Pas de gamelle, pas de soupe… Je vais voir
Charpentier et lui explique. Il me dit: - T'en
fais pas, je vais t'en avoir une autre !
Effectivement, peu de temps après, il m'en apporte
une. Je le remercie et lui demande qui la lui a
donnée. Il s'en va en éclatant de rire… Je suis
encore crédule. Il l'a tout simplement volée à
quelqu'un. Mon apprentissage de concentrationnaire
reste entièrement à faire. Je n'ai encore rien
compris dans cette jungle. LES
VOLEURS La difficile vie
communautaire entre races ne se comprenant guère
vient ajouter un peu plus de souffrance à chacun,
ainsi du reste que le mélange avec des "droits
communs". Au bout de très peu de temps, nous nous
rendons compte qu'il est impossible de garder quoi
que ce soit. Des clans s'organisent pour mieux
voler. Il faut donc manger notre ravitaillement
dès que nous le touchons, une fois par jour, sans
espérer pouvoir garder un morceau de pain pour le
lendemain. Nous mangeons donc une fois par 24
heures. Même en pratiquant de la sorte, il y a des
gars qui se font voler. J'ai vu un soir un type,
qui amoureusement, coupait son pain en tranches,
avec l'intention d'y étendre sa margarine. (Nous
en touchons deux bâtons comme mon index par
semaine). Un gars éteint exprès la lumière. Qui ?
Personne n'a rien vu. Tout le monde crie: -
Lumière !… Le temps que quelqu'un la rétablisse et
notre gars n'a plus de pain. Qui est-ce ? Tout le
monde et personne… Ici, c'est un véritable drame
de perdre ou plutôt de se faire voler tout ou
partie de la ration quotidienne. Nous en avons si
peu, que cela peut en coûter la vie. Un jour où je
me trouvais par hasard au Revier (infirmerie), il
y avait un pauvre gars de la Loire qui pleurait
comme un gosse en contant la mésaventure qui
venait de lui arriver. Il était rentré dans son
block gamelle de soupe en mains. Des types
l'attendaient derrière la porte. Ils lui ont mis
une couverture sur la tête, le temps que l'autre
essaie de se dépatouiller et hop, plus de soupe.
Le pire est que ceux qui s'organisent pour faire
des coups pareils, choisissent délibérément leur
victime, sachant très bien qu'ils ont affaire à un
type dont la déchéance physique va de pair avec la
déchéance morale. Nous Français, Politiques ou
Résistants, sommes en nombre trop infime pour
pouvoir intervenir contre tous les abus du camp et
sommes obligés de constater avec une certaine
passivité, en essayant seulement de faire bloc
pour mieux défendre notre clan, ce qui a pour
effet de réduire quand même le nombre d'actions
des droits communs à notre encontre. MA CHANCE Au mois de Novembre, j'ai eu
un coup de pot qui m'a sans doute sauvé la vie: Je
suis d'équipe de nuit et peu après notre retour,
Albert, le boy du Lager-Altester arrive dans notre
bloc et demande un coiffeur. Fils de coiffeur,
presque né dans un salon de coiffure, il serait
surprenant que je n'y tâte pas un peu. Les copains
le savent et me poussent à me présenter.
Jusqu'ici, tous ceux qui ont postulé à ce poste où
il faut surtout savoir raser n'ont pas fait
l'affaire et se sont faits vider au bout de
quelque temps. Le Lager-Altester me dit: - Du bist
Friseur ! Je comprends, je dis: - Ja ! Il s'assied
et se caressant le menton, me dit: - Rasieren !
Quand j'ai terminé, il discute avec les Kapos et
le chef des cuisines, Tadevsz un rouge Polonais,
une crapule grassouillette qui bat copieusement
les Français pour un oui ou un non. Dans la
conversation, le mot "gut" revient souvent. Chacun
de ces messieurs se fait raser et quand j'ai fini,
le Lager-Altester me demande où je travaille. Je
réponds: - Nertsich Minen ! Il me dit: - Jetzt
fertig, Arbeit hier, Friseur ! (- Maintenant fini,
travail ici, coiffeur !). Je crois que c'est à
cela que je dois la vie, car je n'aurais
certainement pas résisté aux longs mois et au dur
labeur de la mine. Bien que subissant le même
régime alimentaire que les autres, j'eus à partir
de ce jour, l'immense privilège de faire un
travail beaucoup moins pénible et d'éviter les
coups de trique. C'est ici comme à l'armée, en
général, on n'emmerde pas les corps de métier. L'APPENDICITE Avec cette planque m'est
échue une corvée dont je me serai fort bien
passée. Je suis du nombre de ceux qui doivent
aller au jus le matin et suis obligé pour ce
faire, de me lever une heure avant le départ des
mineurs. Mes intestins ne sont pas encore parfaits
et c'est dans ces moments que je ressens une
douleur dans le bas-ventre, côté droit. Surtout en
portant les bouteillons. Au bout de quelques
jours, la douleur augmente de fréquence, et je
commence à penser qu'il se pourrait que ce soit
l'appendicite. Je l'ai dit, notre toubib est
Français. Il est de Charlieu. Il fait ce qu'il
peut, mais ne peut grand chose, compte tenu des
moyens très limités qui lui sont octroyés.
Parfois, il a un peu de sulfamides et pour les
plaies, des pansements de papier. Il est supervisé
dans sa tâche par un Tchèque rouge (Karl), régnant
en toute puissance comme chef incontesté du
Revier. Il n'est pas docteur, peut-être même
n'est-il que manoeuvre dans le civil, mais son
Parti l'a planqué là et il y fait la pluie ou le
beau temps. Sa longue cohabitation avec des
Français dans d'autres Kommandos, fait qu'il parle
un peu notre langue. Il sait surtout dire: "Spèce
de con !…". Cela constitue pour lui le summum de
ses plaisanteries en français. Il n'est pas
foncièrement méchant, mais appartient néanmoins à
la race des seigneurs du camp et sait le rappeler
à l'occasion. Je finis par me rendre à
l'infirmerie pour faire part de mes craintes à
notre toubib. Il me fait allonger sur un banc et
descendre le pantalon. Il appuie au bon endroit.
Un "Aie !" strident révèle une affirmation. - Tu
as raison mon vieux, c'est l'appendicite ! - Que
dois-je faire toubib ? - Rien, essaie de la
garder, sinon tu seras rapatrié sur Buchenwald et
là-bas c'est la boucherie. Ce sont peut-être des
maçons qui vont t'opérer ! Et il me révèle un
chiffre que j'ai oublié, mais qui était
incroyable, du nombre de types qui sont morts
avant que ne réussisse enfin la première
opération. Types qu'en plus on opérait sans
anesthésie, des mains d'un maçon ou manoeuvre
quelconque. J'ai pu Dieu merci garder mon
appendice, mais pendant plus d'un mois, je n'ai pu
marcher que voûté. Quand je me redressais, on eut
dit que l'on m'arrachait les entrailles. AU FIL DES
JOURSDe
temps en temps, le soir, quelqu'un crie: - Une
chanson ! Quelques-uns dont les voix valent la
peine d'être entendues, chantent une chanson à
tour de rôle. Oui, dans toute cette puanteur, il
nous reste parfois encore le courage de chanter
avant de nous endormir. Je revois le petit Russe
de 13 ans qui travaille aux pluches et qui chante
chaque fois les deux mêmes chansons. "Tatum batum
batum ba…" ou "Tsing ganeska okao kaoca tsing
ganeskao kao ka tsing ganeskao kao ca tsinganes
kacha… "J'entends encore Auguste Tabaries qui
chantait" J'ai pleuré sur tes pas, en murmurant
tout bas…" et un autre qui chantait "la Paloma"
dont les Allemands raffolent particulièrement. Au
travers de ces chansons, il y a le rêve et le
rêve, c'est la douce France et le bonheur perdu.
Charpentier vient me voir chaque soir. Il a perdu
sa bonne planque et vogue de Kommando en Kommando
au gré du vent, mais surtout à la recherche de
jours meilleurs. Il a maigri et a perdu son large
sourire. Maintenant qu'il fait très froid, il
parle de descendre à la mine. Il y a comme ça un
tas de gars qui essaient toujours de se glisser
dans l'un ou l'autre petit Kommando extérieur,
croyant toujours trouver une amélioration de leur
sort. Hélas, tous les Kommandos se ressemblent et
ceux qui ont vraiment une planque dans l'un ou
l'autre s'y accrochent. Pas de danger qu'ils
laissent prendre leur place. En Novembre a
commencé la construction d'un block en dur, le
premier, en parpaings agglomérés. Une triple
chance. 1°) Des copains entrent dans le Kommando
des maçons, entr'autres, Sinoquet et Zizi de
Chadeleuf. Ce n'est peut-être pas le rêve, mais
c'est quand même préférable à la mine. 2°) Les
premiers logés auront moins froid la nuit. 3°)
Nous pourrons récupérer le papier des sacs de
ciment. Il nous tiendra chaud à la poitrine et
nous aurons de quoi nous torcher, car si nous
n'avons toujours pas d'installation d'eau, nous
n'avons pas non plus de papier. Le block terminé
en premier était au bout du camp et fut d'emblée
réservé aux mineurs qui couchaient à deux par
étage de châlits prévus pour un. Je fus parmi les
occupants du second block. Quand au troisième,
Dieu merci, nous n'eûmes pas le temps de le
terminer. En attente de mon block, je me revois en
tous cas sous ces grandes tentes sans portes où
s'engouffrait le vent glacé soulevant les toiles
qui en retombant, faisaient un flac bruyant sur
les mats de soutiens. Certaines nuits me sont
parues interminables, à cause du froid qui nous
glaçait le dos, comme si on nous versait de l'eau…
Depuis, la dysenterie a fait bien des ravages. Je
pense en particulier à quelques Savoyards bâtis
comme des murs au départ et qui sont morts vidés,
comme de vrais squelettes, n'ayant à la fin plus
assez de force pour se lever de leur couche au
moment de leur colique. C'est terrible. Je couche
près du Revier, dont nous ne sommes séparés que
par une sommaire palissade de bois et j'entends
bien les plaintes des mourants que je peux voir
par les fentes, entre les planches. On dirait des
gémissements de nourrissons qui n'ont pas la force
de crier. Notre copain Diebold a été rapatrié sur
Buchenwald. Il était très gros et semblait avoir
une santé de fer, pourtant, comme il a des
douleurs abdominales dont le toubib ne décèle pas,
ou ne veut pas dévoiler l'origine, il l'a fait
retourner au grand camp, d'où il ne reviendra
jamais… Notre toubib a réussi à faire nommer deux
Lager-Schutz français à la place de deux droits
communs. Le marchandage a été difficile, mais pour
nos Kapos, le fait que nos deux gars soient bien
bâtis incline en leur faveur. Dix minutes après
avoir été choisi, le plus grand des deux, un
superbe garçon brun appelé Garigue a une syncope
et tombe raide quelques instants. Il assumera ses
fonctions très peu de temps. Sa sélection eut lieu
trop tard. Sa jeunesse (il a 22 ans) ne suffira
pas à lui faire remonter la pente. Miné par la
tuberculose, toujours fiévreux, il finira par
entrer définitivement au Revier. Ce Revier, quand
il me faut y aller, j'en suis malade d'avance. Il
y règne une odeur caractéristique de pourriture et
d'antichambre de la mort, dont le souvenir me lève
encore le coeur. Pourtant, là aussi vit un petit
copain, Loulou, qui est bien heureux de son sort,
depuis que le Docteur l'a gardé là comme
infirmier. L'odeur, il ne la sent plus et préfère
de loin son sort à beaucoup d'autres. On l'a
ramené un jour de la mine en pleine crise
d'appendicite. Il se roulait par terre. Comme à
moi, le Docteur a conseillé d'essayer de ne pas
retourner au grand camp. Quand la fièvre fut
tombée, il l'a gardé comme infirmier. Comme vous
voyez, la chance tient à bien peu de choses. Mon
copain Gaston a été choisi en remplacement de
Garigue pour la planque de Lager-Schutz. J'en suis
plus qu'heureux, car il a sérieusement fondu
depuis quelques mois. La mine vide les gars en un
clin d'oeil. De notre "transport", c'est le
Kommando le plus dur. Parmi les personnages puants
de notre camp, nous avons un type qui sert de boy
aux Kapos et leur clique. Il se dit Tchèque, mais
je le crois plutôt Juif-Allemand naturalisé
Français. Il s'appelle Éric et a le physique
craché d'Éric von Strohem. De plus, il en a les
intonations lorsqu'il parle français. Sa
connaissance de plusieurs langues en fait un
parfait valet que ses maîtres n'hésitent pas à
mettre à contribution. Il n'hésiterait pas à
vendre et faire châtier n'importe qui pour garder
sa place. C'est la parfaite sombre crapule dont on
ne connaîtra jamais exactement les raisons qui
l'ont amené ici. Ironie du sort, un jour, à la
grande satisfaction de chacun, l'Adjudant S.S. au
pied duquel il se tenait au garde-à-vous,
répondant toujours par des "Jawoll" obéissants,
l'a puni. Il est resté une journée à genoux, les
bras en l'air. Le malheur de l'un fait le secret
bonheur du commun de la troupe. LES
BASTONNADES Il se produit parfois des
scènes dantesques dans le camp et l'autre jour,
ayant comme tous les concentrationnaires, le flair
aiguisé pour tout ce qui est à absorber, j'avais
trouvé que le coin des Kapos et leur suite,
sentait le schnaps. Je ne me suis point trompé.
Des circonstances révélatrices me l'ont confirmé.
A la mine, ils ont des contacts avec des civils et
se livrent à toutes sortes de trafics sur notre
dos pour obtenir le superflu qui leur manque,
notamment alcool et tabac. Ils trichent à la
distribution des vivres et avec ce qu'ils nous
volent peuvent se satisfaire. La nuit, ils jouent
aux cartes et se saoulent. Depuis un moment, il y
avait de fréquents vols de couvertures qui
disparaissaient sans qu'on les retrouvât jamais.
Les hommes volés déclaraient que cela s'était
passé pendant qu'ils étaient au travail. Jamais on
ne trouvait, ni ne cherchait les coupables, pour
une raison bien simple, c'est que les voleurs
faisaient partie de la hiérarchie du camp. Je vous
parlais du vol de ration alimentaire, mais un vol
de couverture c'est presque aussi important, car
il faut pouvoir dormir la nuit. Le corps manquant
de calories est déjà en lutte constante le jour.
Il est absolument nécessaire de pouvoir récupérer
la nuit en ayant (presque) chaud. Les Kapos ayant
sans doute un jour été mis en demeure par les S.S.
de leur rendre des comptes sur ces vols, un matin,
c'est le grand cinéma. Au départ du Kommando des
mineurs, tout le monde est fouillé, sachant
pertinemment comme nous n'avons qu'une chemise et
une veste, que certains enroulent leur couverture
autour du corps pour avoir plus chaud sur le
chemin du travail. (Ce n'est plus le cas à la
mine, car à 600 mètres sous terre, il ne fait pas
froid). Ils piquent donc quelques gars qui,
puisqu'il leur faut des voleurs, seront tout
désignés. Le soir au retour de la mine, c'est la
grande corrida. Ils sont mis à part, privés de
ration quotidienne et la bastonnade commence dans
mon bloc. Les seigneurs s'en donnent à coeur joie.
A tour de rôle, ils boxent ces malheureux sans
défense qui hurlent de douleur. Lorsqu'ils sont à
peu près inanimés, commence une nouvelle mise en
scène. Des cordes sont attachées en haut des
poteaux qui soutiennent la toile de tente, puis on
dit aux gars d'avouer leur vol, sinon ce sera la
pendaison. Pour les intimider, on va chercher le
"curé", personnage étrange arrivé avec les droits
communs, qui devait être autrefois dans un
quelconque Ordre Ecclésiastique et a été arrêté
pour avoir quêté au profit des prisonniers de
guerre et conservé pour lui les fonds recueillis.
Il a décidément tous les défauts, car en plus, il
paraît qu'il est pédéraste. Bref, c'est le curé
qui va confesser les futurs pendus. Comme ceux-ci
nient toujours, les coups redoublent. Au bout d'un
moment ce sont les supplications avant la
pendaison. Les cordes sont prêtes, les tabourets
aussi… D'un seul coup, obscurité totale, panne de
courant. Les vieux Posten qui étaient de garde
cette nuit-là ont dû avoir pitié en entendant
hurler ces malheureux. En coupant la lumière, ils
ont indirectement influencé les Kapos qui n'ont
pas osé accomplir leur forfait. ÇA BARDE
POUR LES KAPOSToute cette affaire de
couvertures a eu sur notre Kommando une
circonstance favorable. L'Adjudant S.S. a dû faire
une petite enquête et a mis le nez dans cette
histoire. Il a sans doute volontairement laissé
tasser l'affaire et une nuit a fait irruption par
surprise dans la tanière des Kapos. Ils ont été
pris sur le fait en train de fumer, boire du
schnaps et jouer aux cartes pour de l'argent,
c'est-à-dire, tout ce qu'on ne trouve pas dans les
camps et qui provient automatiquement de la mine
et par le biais d'un trafic. Ça a gueulé comme les
Allemands savent le faire. Il y eut des ordres
impératifs et des "Jawoll" serviles en réponse.
Bruits de bottes qui partent, puis silence de
mort. Nous voyons bien à la tête des Kapos les
jours qui suivent, qu'ils sont dans leurs petits
souliers… Le Dimanche qui suit, lors du
rassemblement pour les changements d'équipes,
notre hiérarchie a toujours la mine austère. On
sent qu'il se trame quelque chose, mais quoi ? Il
était question que le Lager-Altester Otto serait
cassé. Son adjoint Karl, la plus sinistre brute du
Kommando cria ce jour-là les ordres de
garde-à-vous etc. à l'arrivée des S.S. Pour nous,
l'accession de ce tortionnaire (dont la bouche
même révèle un rictus de furie), au rang de chef
de camp, serait la pire des choses et ne ferait
qu'augmenter nos souffrances. C'est alors que se
produisit le coup de Trafalgar auquel personne ne
s'attendait et qu'aucun Kommando de Buchenwald ne
connut jamais sans doute. L'Adjudant S.S. s'avança
dans les rangs vers un Français ayant à peu près
la cinquantaine, nommé Rouquier, marchand de vin
en gros dans le Sud-Ouest de la France et le
désigna comme chef de camp, lui adjoignant Charles
Kommer, ingénieur des Eaux et Forêts, ancien
Officier Français d'origine Alsacienne comme
interprète. Le premier travaillait à un Kommando
de terrasse, le deuxième faisait partie du
Kommando des pluches aux cuisines. Tous deux
étaient des 69000. Les Kapos conservèrent
néanmoins leurs privilèges. Ils furent doucereux
pendant quelque temps, puis la nature reprenant
ses droits, leur hargne réapparut peu à peu,
pourtant, plus jamais elle n'atteignit le
paroxysme du passé. Au camp, les coups plurent
moins et il n'y eut en principe plus qu'au
travail, loin du chef de camp que la haute volée
exerçât encore ses sévices sur les malheureux. NOËL 1944 Aux environs de Noël, aucune
information ne nous était parvenue concernant la
contre-attaque de von Runstedt sur le front des
Ardennes belges. Nous ignorions donc Dieu merci,
le succès allemand de ce combat. La nuit de Noël,
au risque d'en perdre la vie, il en fallait moins
que cela pour déplaire à nos seigneurs, nous avons
mangé dans la baraque des mineurs de nuit, le chat
d'Otto. A cette époque, il était encore
Lager-Altester. Cette crapule avait trouvé le
moyen d'avoir un chat et l'engraissait en
prélevant sur nos maigres rations. Par un juste
retour des choses, le chat nous a nourri et j'ai
gardé de ce repas, un souvenir bien plus marquant
que du meilleur festin fait dans la vie courante.
Nous avions ce soir-là, touché des patates en robe
des champs, avec de la goulache (fait rare) et un
bâton de margarine (grandeur de l'index). Nous
avons fait frire lapin et patates dans la gamelle.
Cela plus la goulache, c'était presque un repas à
s'en faire péter la ceinture (de ficelle). Je
crois que ce soir-là, pour la première fois depuis
longtemps, je suis allé me coucher l'estomac bien
garni. Nous étions quatre bénéficiaires de ce
larcin qui eut pu nous coûter la vie. Ce même
soir, notre toubib a dû intervenir pour interdire
au curé de dire la messe. Il avait déjà préparé
tout un théâtre ce curé du diable. Quand la
nouvelle de la percée des Ardennes nous parvient,
elle nous tombe dessus comme une masse. Nous qui
nous demandons toujours pourquoi les Alliés
mettent si longtemps à passer le Rhin… Cela ne
nous remonte pas le moral. Certains jours, je me
demande si cela finira à temps. S'il ne sera pas
trop tard pour la majorité des nôtres. LE BON
CHIEN DU S.S. Vers fin Janvier, début
Février, une nouvelle chance d'amélioration de
l'ordinaire m'est offerte. Le chef S.S. a fait
l'acquisition d'un grand chien berger comme ceux
qui nous traquaient à Buchenwald. Un jour, nous
avons entendu un coup de feu… Je n'ai rien vu,
mais le Kommando des cuisines était présent. Le
maître a donné un ordre à son chien, mais celui-ci
lui a sauté à la face. Il a eu le temps
d'esquisser du bras, un geste protecteur, mais
néanmoins mordu, a dégainé son revolver et tué net
la bête. Brave chien-chien. Pour une fois, c'en
était peut-être un qui voulait se ranger de notre
côté. Belle aubaine en tous cas, car le chien
resté là par terre a été ramassé par un Kommando
et ramené au camp. Le toubib l'a dépecé et fait
cuire. La nuit, quelqu'un m'éveille discrètement.
C'est Loulou l'infirmier. Il m'apporte un morceau
de chien de l'épaisseur de deux doigts et large de
quatre sur quatre. Je n'ai pas attendu la ration
du lendemain pour l'agrémenter. J'ai mangé tout de
suite. Dans mon estomac au moins, je suis sûr
qu'on ne me le volera. RUDESSE DE
L'HIVERIl
fait très froid à présent. Les gars qui
travaillent au dehors sont transis. La neige est
apparue. Comme nous n'avons toujours pas d'eau au
Kommando, ceux qui en ont le courage se frottent
un peu à la neige. Nous entendons au loin passer
les chevaux dont les grelots tintent. Ils tirent
sans doute un ou des traîneaux. Du camp, nous ne
distinguons pas assez la route qui passe au loin.
Cette vision à laquelle je rêve poétiquement
serait sans doute belle à voir et contrasterait
avec nos conditions… Le droit de chasse étant plus
restreint en Allemagne qu'en France, le gibier y
est plus nombreux. Les biches que la neige a dû
affamer viennent traîner autour du camp en quête
de nourriture. Plus particulièrement aux alentours
des cuisines et des baraques S.S. qui se trouvent
à l'orée de la forêt. Il y a parmi nous un
spécialiste du braconnage qui dit: - Si seulement
j'avais une nuit de liberté pour mettre des
collets, demain nous mangerions du gibier à la
broche ! Rêverie éphémère qui ne fait qu'aiguiser
nos appétits… CHARPENTIER,
MON AMI Les visites de Charpentier
se raréfient depuis qu'il est au Kommando de la
mine. Trop fatigué lorsqu'il rentre, il se couche
tout de suite. Maintenant qu'il n'a plus froid au
travail, il a de plus en plus faim. Dehors, il
arrivait toujours à rapiner quelque chose, car
c'est un rusé. Quand il était en prison centrale,
il crevait lentement. Comme la taule était encore
sous administration française, il a avalé une
cuillère. Il a bien fallu alors le faire
hospitaliser afin de l'opérer. Sa convalescence
lui a permis de reprendre du poil de la bête, car
le régime hospitalier est quand même bien
supérieur à celui des prisons. Pendant la guerre
civile espagnole, il recrutait des volontaires à
Paris pour l'Armée Républicaine. Ce n'était pas
par idéal, il l'avoue, mais pour la paie. Puis un
jour, on l'a invité à accompagner un convoi
jusqu'en Espagne. Sans qu'il puisse expliquer
comment, ni pourquoi, il s'est trouvé lui aussi
"volontaire" dans les Brigades. Telle est sa
version du moins. C'est ainsi qu'il explique la
blessure qu'il a eu et qui lui fait jeter une
jambe qui semble molle un peu à la manière de
quelqu'un qui aurait eu une paraplégie… L'HYGIÈNE Je suis depuis peu, logé
dans un block en dur. Le deuxième et le dernier
construit. Nous y sommes mieux et avons beaucoup
moins froid la nuit. Nous couchons dans des
châlits superposés. Il n'y en a pas assez et comme
les mineurs, nous sommes deux par étage. Une
chance, le compagnon de lit qui m'est échu est un
très brave type. Il est Yougoslave. Les
Yougoslaves se sont en général bien tenus dans les
camps et comme les Italiens, nos frères Latins, se
sont bien entendus avec les Français. Celui-ci
parle italien. Nous couchons tête bêche pour
gagner de la place. Je le vois et l'entends
encore. Chaque soir après s'être mis en place pour
la nuit, il lève un peu la tête, me regarde et
demande: - Va bene ? Je réponds: - Oui ! Oui ! Il
termine alors d'un air satisfait en disant: - Ah !
Buone notche ! A ses gentillesses, il a en plus la
qualité d'être comme moi, relativement propre.
J'ajoute relativement, car pour arriver à se
laver, il faut y mettre plus que de l'acharnement.
Notre Kommando est toujours sans eau. Cinq, six,
ou dix fois au maximum entre Août et Avril, on
nous a amené une citerne contenant au plus 2 000
litres, c'est tout. Pour un Kommando de 500 gars,
pendant 8 mois, faites le compte. Parfois, luxe
suprême, les soldats nous font sortir par petits
groupes et nous accompagnent au fossé voisin, dont
l'eau coule assez propre, mais c'est très rare.
Comme nous sommes gelés, personne ne se
déshabille. Nous n'avons du reste pas de savon non
plus. Personne n'en a et jamais on ne nous en
distribuera… Il paraît pourtant qu'à Buchenwald on
en fabrique avec la graisse humaine, s'il est vrai
qu'il reste encore de la graisse à ceux qui
crèvent dans le monde concentrationnaire,
lorsqu'on les passe au four. Rendus à une vie
normale, toutes ces choses sont difficilement
assimilables à ceux qui n'ont pas connu… C'est
sans doute pour cette raison que les rescapés
concentrationnaires constitueront toujours un
monde plus ou moins à part et ne se comprendront
jamais qu'entre eux. La plupart parleront peu du
passé, de peur, même en restant au-dessous de la
vérité, d'être pris quand même pour des
"épateurs". Et pourtant, en neuf mois, nous avons
changé une fois de chemise. Aussi, la majorité des
copains sont-ils infestés de vermine contre
laquelle personne ne peut rien d'autre qu'essayer
de l'écraser entre les doigts. La chasse aux poux
se fait en général le soir, au moment de se
coucher. Assis sur les châlits, les plus
volontaires cherchent à diminuer le nombre de ceux
qu'on a baptisé: les mies de pain mécaniques. Ils
sont très gros les salauds et on dirait presque
qu'ils ont la Croix Gammée sur le dos. J'insiste
sur le fait que, ce sont parmi nous, ceux qui sont
physiquement et moralement les mieux conservés,
qui luttent encore contre cette vermine, car pour
la majorité des mineurs, ceux-ci rentrent dans un
tel état, qu'il n'est plus pour eux question de
penser ni de lutter. Une seule chose les obsède:
manger et dormir pour pouvoir survivre.
Conséquence directe de leur état, par abaissement
des réflexes beaucoup pissent au lit la nuit. Ce
qui n'arrange rien pour personne et spécialement
pour le voisin d'à côté et ceux du dessous. Je
commence aussi un beau jour à me gratter. Je fais
une inspection. Pas d'erreur, j'ai des poux. Comme
je vais souvent à l'infirmerie, je m'en confie au
Docteur. Il me dit: - Bon, j'ai un produit appelé
Mitigal contre la gale, à base de soufre. C'est
gras et onctueux, mais peu importe, tu remettras
ta chemise dès application sur la peau. Attention
surtout pas de publicité, j'en ai très peu et dois
en conserver ici absolument ! Bien content, je me
trouve débarrassé des poux pour un bon moment. CHARPENTIER
SE DÉBROUILLE Un Dimanche après-midi, lors
des changements d'équipe de mine, les soldats font
demander deux volontaires pour scier du bois. Ils
auront une soupe supplémentaire. Un moment
s'écoule avant que des gars sortent des rangs. Il
faut analyser le geste et chercher à savoir si le
jeu en vaut la chandelle, et si les calories
supplémentaires de la soupe ne seront pas
absorbées par un trop dur labeur. Je suis
stupéfait de voir sortir Charpentier et un vieil
Alsacien, l'aîné d'entre nous. Il a 80 ans. Il est
là pour avoir trop bu. Quand il était saoul, il
battait sa femme. Cette dernière, sans doute d'une
intelligence limitée l'a un jour donné aux
Allemands avec un beau mensonge à l'appui. Il
s'est fait embarquer et elle croit sans doute être
vengée à jamais. Elle se trompe bel et bien, car
son ivrogne de mari a une santé de fer et s'en
tirera. Les deux hommes reviendront deux heures
après leur volontariat. Je vais voir Charpentier
pour lui demander s'il est satisfait. Je n'ai pas
le temps de lui poser la question. Un large
sourire éclaire sa face et il me dit: - J'ai
réussi, j'ai eu ma soupe là-bas, épaisse comme au
bon vieux temps. J'ai même glané un morceau de
pain !… Il avait aussi glané autre chose, c'est
une idée dans sa grosse tête, et il la fera mûrir
toute la nuit… Le lendemain matin, à la formation
des Kommandos, Charpentier se glisse de l'un à
l'autre pour ne pas partir. Le dernier qui passe
la porte étant celui des cuisines, formé d'une
dizaine de gars qui ne donnerait leur place à
personne et pour cause: ils vont dans une annexe
des cuisines où ils font les pluches. C'est
presque le paradis de notre enfer. Le minimum
vital assuré. Là, la soupe est épaisse et il y a
souvent du rab. Les gars sont aussi presque au
chaud. C'est du moins à l'abri des intempéries et
l'on travaille assis. Il faut faire les pluches
nécessaires, c'est tout. On ne les emmerde pas, si
le travail est fait. On ne lésine pas non plus si
les légumes ne sont pas parfaitement épluchés. Il
faut seulement veiller à ce que les pelures soient
fines. Le Posten crie: - Küche Kommando ! Et les
hommes marchent vers le portail de sortie. Là, il
les compte au passage, les arrête et crie: - Ein
Man zu viel ! (- Un homme de trop !). En effet, il
y en a un de plus que les autres jours et ça ne
passe pas. L'homme en question, c'est mon
Charpentier, qui est en queue du peloton. Chacun
se retourne pour voir qui est derrière et lorsque
la dizaine d'hommes découvre que c'est
Charpentier, tous le désignent du doigt: - C'est
lui !… On retrouve la jungle. Cette jungle où
chacun défend son os, lutte avec acharnement pour
conserver le moindre privilège qui sera peut-être
sa seule chance de survie, chance à laquelle on
s'accroche éperdument, tant pis pour celui qui n'y
a pas accès… Alors, Charpentier est bousculé,
poussé hors des rangs afin de l'en chasser plus
rapidement. Mais ce dernier ne désarme pas. Il
crie: - Je dois aller avec vous. C'est Fuchs,
l'Adjudant S.S. qui m'a dit hier que je devais
aller pour nettoyer autour des baraques de
soldats… (Tout est naturellement entièrement
faux). Il ajoute: - … Il faut enlever la boue et
balayer ! Notre ami Kommer sert d'interprète et
traduit en allemand au Posten qui est un peu
décontenancé. Pour un Allemand, un ordre est un
ordre et il doit sans doute se demander s'il faut
ou non demander confirmation à l'Adjudant et
courir le risque d'une engueulade. Charpentier se
remet dans les rangs et passe avec la file
indienne. Le Posten se dit qu'il y a bien un homme
de trop, mais on en tiendra compte lors du
comptage du retour. LA MALADIE
= LA MORT J'ai encore vu mourir
quelques gars ces derniers temps. L'un est mort
d'un phlegmon à la gorge. Pourquoi a-t-il fallu
qu'il attrape cela ici ? Le pauvre s'est vu
partir, sans que personne puisse rien pour lui. Il
est mort étouffé… Les 3/4 des gars commencent
maintenant à enfler. Ils ont l'oedème qui leur
fait des jambes énormes, dont la peau finit par
craquer, laissant couler un liquide comme de
l'eau. Cela n'exempte personne du travail. Marche
ou crève… Le Père Carrier est mort d'une crise
d'urémie. Ils étaient deux les Carrier, le père et
le fils. Des Savoyards taillés dans le roc. Je
l'ai vu peu avant sa mort au Revier. Il délirait,
les yeux hagards, sans que là encore, le Docteur
puisse y faire quelque chose. LES
CONTACTS EXTÉRIEURS Le peu de nouvelles que nous
avons nous viennent de la mine, par
l'intermédiaire des prisonniers de guerre et de
S.T.O. Français. Nous les recevons du reste au
compte-gouttes, car leur mentalité est mauvaise,
ou alors, ils sont tous crétins. Dès les premiers
contacts à la mine, ils nous ont regardé avec des
airs de mépris et nous ont dit en se fichant de
nous: - Ah ! C'est vous les terroristes, les
affameurs de la France ! Cela nous attriste de
voir que ces gars n'ont rien compris et subissent
l'influence pan germanique qui leur est diffusée
par un journal imprimé en français et s'appelle
"La Gazette de Nancy". L'opinion des S.T.O. n'est
guère meilleure, il est vrai que les meilleurs des
requis n'ont pas rejoint et sont en France comme
réfractaires ou maquisards. Ils risquent leur peau
pendant que les premiers gagnent de l'argent et
produisent pour la grande Allemagne… A part les
bombardements qui touchent tout le monde, et leur
vie en camp, ils ont le statut d'un travailleur
Allemand, sortent en liberté et pour qui le veut,
couchent avec les Allemandes… UN
PHLEGMON Paul Marroni, un petit
copain de Paris a aussi des ennuis côté santé. Il
a une fièvre de cheval et le toubib qui lui décèle
un phlegmon à la fesse, le fait entrer au Revier.
Une chance que ce soit à la fesse, car ici,
suivant l'endroit, on en crève. Après un jour ou
deux, comme rien n'apparaît en surface, le Docteur
décide d'employer les grands moyens. Les seuls
hélas qui soient à sa portée. Je suis des quatre
copains qu'il fait appeler. Une casserole d'eau
bout sur l'unique poêle de ce qu'on appelle
l'infirmerie. Marroni est étendu sur un banc. A
quatre, nous lui tenons chacun un bras ou une
jambe. Le Docteur trempe un linge dans l'eau
bouillante et l'applique pendant un moment sur le
phlegmon pour le faire mûrir. L'application est
renouvelée plusieurs fois. Marroni se débat et
hurle de douleur. Quelques jours plus tard, le
toubib nous a appelé de nouveau et l'opération a
eu lieu sur un banc comme précédemment. A nouveau,
nous avons emprisonné chaque membre de notre
camarade, car il faut vous dire qu'en fait de
bistouri, le toubib a un bien triste outil.
L'abcès crevé, la fièvre tombera progressivement,
mais huit jours plus tard, j'ai vu la plaie béante
dans laquelle on enfonçait des mètres et des
mètres de bande de papier pour en extraire le pus.
Encore un copain qui devra la vie au Docteur
Robert… MAURICE LE
ROUQUIN C'est vrai qu'il est roux et
pourtant, aussi paradoxal que cela puisse
paraître, il s'appelle Schwartz, noir en Allemand.
Il a l'accent du Titi parisien et essaie de faire
rire un peu en blaguant sur le compte de sa
belle-mère. Je le soupçonne du reste un peu de
vouloir égaler mon copain Gaston qui lui, avec son
accent marseillais nous dit par exemple: fan de
pute... si elle me voyait là la belle-mère, elle
se paierait une drôle de bosse de rigolade... Nous
en déduisons que les rapports entre eux ne
devaient pas être au beau fixe. Quoiqu'il en soit,
Maurice le rouquin est sympathique. Il traîne
misérablement d'un Kommando à l'autre, cherchant
toujours un sort plus favorable. Il a quelques
notions d'Allemand. Très vague... Un jour, un des
deux kapos Karl, le meilleur, signale qu'il
recherche un interprète pour son kommando. Son
interprète précédent était un Belge, nommé
Adamski, pelletier à Bruxelles qui parle
facilement six ou sept langues, mais est trop
discret. Ici, il faut toujours gueuler. De plus,
il a une pleurésie et vient de rentrer au revier.
Heureusement, il reverra quand même la Belgique...
Je pousse donc le rouquin à se présenter. Il y va
et est admis. Malgré ses faibles connaissances, il
finira la guerre avec sa planque. Le kapo gueule,
Maurice ne comprend qu'à moitié, mais il fait
comme lui, il gueule en Français: faites pas les
cons les gars, travaillez un peu ou faites
semblant, vous voyez bien que Karl se fâche. Comme
ce dernier ne comprend rien non plus au français,
il est content son interprète est parfait... BONS
KOMMANDOSIl
me semble que cet hiver ne finira jamais. Après la
neige, il tombe à présent une fine pluie glaciale.
Cinq fois je me suis fait cueillir sur la place
d'appel le matin, pour aller en Kommando externe.
La chance m'a souri chaque fois. Je suis plutôt
bien tombé. La première fois les Kapos ont gueulé:
- Kommando Banhof ! (- La gare !). Je me suis
senti bousculé et hop, j'étais dans les rangs.
Nous partons sentinelles derrière comme toujours.
Nous ne sommes qu'une quinzaine. La marche dure
une petite heure, par des chemins peu fréquentés.
Nous avons seulement rencontré des enfants, une
dizaine, qui à notre vue, se sont couchés dans des
fossés, ont craché en notre direction, nous ont
lancé des cailloux et fait le geste de nous tirer
dessus. Je crois qu'ils seraient cruels envers
nous. Si notre sort était entre leurs mains, notre
vie compterait bien peu. Nous atteignons une voie
de chemin de fer et la longeons jusqu'à 500 mètres
de la gare. A gauche des voies principales, il y a
de petites voies avec des wagonnets comme ceux de
la mine et des tas de sable de rivière. Jusqu'ici,
le Kapo ne nous emmerde pas. Nous rejoignons un
civil Allemand, petit, vêtu à l'allemande, coiffé
d'une casquette à deux boutons sur le devant,
permettant de rabattre les côtés sur les oreilles.
(Si seulement nous en avions des pareilles…). Il
doit avoir environ 60 ans, nous apporte des pelles
et nous fait comprendre par gestes, qu'il faut
charger les wagonnets et les pousser plus loin. On
ne nous force pas, comme à la mine, à un rythme
rapide et s'il ne tombait pas une pluie glaciale,
ce serait parfait. C'est fou ce que notre tenue
absorbe bien l'eau. En un clin d'oeil de temps,
nous sommes trempés jusqu'aux os. Fait rarissime,
le midi, nous avons une pause d'une 1/2 heure et
pouvons nous abriter sous quelques tôles. Le S.S.
est un peu en retrait et le civil a offert une
cigarette au Kapo avec qui il bavarde. Près de
nous, deux fois il a jeté un grand mégot, sans
doute à notre intention. Des mains habiles se sont
précipitées. Le mégot est passé de bouche en
bouche et n'a pas fait, c'est le cas de le dire,
long feu. Je ne fumais pas avant d'entrer dans les
camps, mais depuis que j'y suis, le peu
d'occasions qui m'aient été offertes, je ne les ai
jamais laissées passer. C'est sans doute par désir
de savourer ce qui est devenu quasi-impossible. A
la reprise du travail, l'après-midi, le civil
s'est arrêté près de moi. (Il paraît que j'ai
encore l'air d'un gosse). Il m'a dit: - Wie alt
bist du ? (- Quel âge as-tu ?). - Ich bin ein und
zwanzig Jahre alt. (- J'ai 21 ans !). Il m'examine
à nouveau, marque un temps de réflexion et
m'invite à le suivre. Il m'emmène vers une espèce
de cabane en planches qui, un peu plus loin, sert
à abriter des outils. Avant d'entrer, il
questionne: - Warum bist du im Lager ? (- Pourquoi
es-tu au camp Dans un allemand petit nègre, avec
force gestes à la clef, j'essaie de lui expliquer
que j'étais dans le Sud de la France, mes parents
dans le Nord, j'ai voulu aller les rejoindre, mais
il y avait une frontière entre les deux zones.
N'ayant pas d'Ausweiss, les soldats m'ont arrêté.
Il doit me croire sur parole car il a l'air
consterné et d'un geste repoussant de la main, il
me dit: - Ach Krieg nicht gut immer für Kapitalist
! (- Guerre pas bon, toujours pour capitaliste !).
Je suppose qu'il le pense sincèrement. Toujours
est-il, qu'il me donne une grosse burette à huile
et me montre comment graisser toutes les roues des
wagonnets. Je suis donc planqué pour le reste de
la journée. Comme l'hiver, le soir tombe vite, les
Kommandos autres que la mine ont en général
l'avantage de ne pas travailler douze heures par
jour, donc de rentrer au camp un peu plus tôt. Le
lendemain, lorsqu'on crie "Kommando Banhof !",
volontairement je traîne pour me faire piquer. Ça
ne rate pas, me voici embarqué. Au fur et à mesure
de la route, nous nous rendons compte que nous ne
prenons pas la même direction qu'hier. Ce matin,
contrairement à la veille, le ciel est clair et je
me demande même si, une fois le jour complètement
levé, nous n'aurons pas un peu de soleil. Nous
nous arrêtons sur des voies de chemin de fer, près
d'une usine autour de laquelle rien ne bouge. Le
S.S. qui nous garde aujourd'hui est relativement
jeune et il gueule. La journée fut longue, pas de
répit. Nous avons dû travailler sans arrêt sur la
voie. Une seule satisfaction. Même deux. Il y a eu
deux alertes. Deux petites formations aériennes
sont venues nous survoler à basse altitude. Nous
avons été ravis de voir le S.S. se planquer et
s'écraser littéralement par terre en gueulant que
nous devions quitter le travail et en faire
autant. Il a gueulé plus fort encore en voyant
que, non seulement nous ne nous pressions pas,
mais qu'en plus, nous mettions de l'insistance à
regarder les avions. Ce qu'il ignore sans doute,
c'est que nous les souhaitons ces bombardements,
sans même savoir ce qui pourrait nous arriver…
Mais ce serait tellement bon de voir les Allemands
déguster quelques bombes qui iraient par exemple
s'écraser sur l'usine près de nous. La journée fut
dure, quoique encore rien de comparable avec la
mine. Le jour suivant, je ne tiens plus à
retourner à la gare et essaie de ne pas trop me
montrer à la formation des Kommandos. Manque de
pot, c'est le Kapo lui-même qui me désigne. Pas
moyen d'y couper. Nous ne sommes que huit, qui
croyons retourner de nouveau aux voies de chemin
de fer, mais au bout du chemin qui prolonge la
sortie du camp, il y a un camion. Sur ordre nous y
montons et nous voici, roulant par de petits
chemins où passeraient difficilement deux
voitures. Dans cette région, les routes sont
bordées de pruniers et les branches que tape
souvent l'avant-haut du camion découvert sur
l'arrière, passent au ras de nos têtes. Ce n'est
pas le moment de nous lever et c'est bien dommage
que ce ne soit pas le temps des prunes. Dommage ou
heureux… Dommage pour l'intestin ou heureux pour
les vitamines. Nous arrivons dans un bois. Le
camion s'arrête près de baraquements peuplés de
tout un monde de travailleurs libres. Des femmes
en majeure partie. En majorité des Polonaises qui
nous regardent un peu hébétées d'abord, mais se
ressaisissent rapidement et viennent gaiement
deviser avec notre gardien. Elles ont l'air un peu
vulgaire et je comprends rapidement que ces camps
sont loin d'être un haut lieu de moralité. Nous ne
les intéressons pas. Il est vrai que nous sommes
miteux, que nous ne pouvons rien leur donner et
qu'elles ne nous intéressent du reste pas non
plus… Ici, il faut charger et décharger des bois
qui serviront à monter d'autres baraques. Nous
avons l'impression que tout ce qui se fait en
Allemagne l'est comme si la guerre devait durer
toujours. Cette journée fut encore moins pénible
que la veille. Pas trop pressés, pas de coups non
plus, nous n'avons eu qu'à lutter contre le froid.
Je n'ai plus été ramassé pendant un moment pour
des Kommandos extérieurs, puis, un matin, bien
après le départ des gars au travail, un Kapo entre
dans mon block. Il veut quatre gars et je suis du
nombre. Nous arrivons à la porte du camp où un
civil assez vieux nous y attend ainsi que notre
ange gardien, que je reconnais. C'est le petit
blond rouquin qui s'était assis dans le train sans
son fusil, quand nous arrivions au Kommando. Nous
n'avons même pas de Kapo avec nous et à condition
que le civil ne se montre pas emmerdant, nous
aurons peut-être une très bonne journée. Nous
marchons environ 4 km et nous trouvons dans un
petit village appelé: Walbeck. Nous sommes presque
enthousiasmés d'avoir revu des maisons, des
rideaux aux fenêtres… et parlons de tout ce monde
auquel nous n'appartenons plus et que las, le
cerveau imagine encore si peu… Nous traversons
tout le village avant d'entrer dans la cour d'une
ferme, dont le civil venu nous chercher est le
patron. Nous sommes enfermés dans une remise où,
assis sur de vieilles caisses, nous grattons des
betteraves. Le travail n'est pas pénible. A midi,
oh ! satisfaction suprême, la fermière vient avec
une grande marmite de soupe qu'elle nous distribue
à pleines louches. Heureusement que nous
n'abandonnons jamais nos gamelles. Nous les
traînons partout. C'est d'abord une sécurité
contre le vol… Quelle soupe, onctueuse, pleine de
patates. Il y a même des morceaux de viande. Bref,
un repas formidable auquel nous ne nous attendions
certes pas. L'après-midi, deux présences féminines
nous rendent plus optimistes encore, quoiqu'elles
nous aient été amenées par la fille de la maison,
l'air austère, toute de noir vêtue. Les deux
femmes, deux Polonaises doivent travailler avec
nous. Sans doute une mère et sa fille, qui doivent
être servantes dans la maison. Incontestablement,
la journée est bonne et le moral à la rigolade. Il
y a un copain qui prétend (je n'ai pas vérifié),
que la fille, assise comme nous, sur une caisse,
en face de lui, n'a plus pour son regard, de
secret d'anatomie… Cela me rappelle une
circonstance identique dans une autre ferme en Mai
1940 et je me mets à rêver que c'était bon tout
ça… Cette journée nous a semblé presque courte et
le soir, non seulement nous avons réussi à voler
des pommes de terre que nous avons mises dans nos
poches et que personne ne verra, grâce à la nuit
tombante, mais en plus, la fermière, dans la cour
avant notre départ, nous a distribué à chacun une
grosse tartine bourrée de fromage blanc. Sur le
chemin du retour au camp, je pensais que cette
journée serait sans doute la meilleure durant mon
séjour forcé dans ce satané pays. Je ne pensais
pas qu'un sort plus favorable m'attendrait le
lendemain. Le matin, à la même heure que la
veille, on ramasse quatre types qui partent pour
le même Kommando, sans que j'aie le temps de
réaliser. Je me dis "Merde ! J'ai laissé passer la
chance en n'étant pas assez perspicace !".
Quelques minutes plus tard, je vois revenir le
soldat avec les quatre types sur la place d'appel.
Il parle avec un interprète qui gueule qu'il lui
faut les quatre mêmes gars qu'hier. Il crie à
nouveau: - Qui était avec lui hier ? Vous parlez
d'une aubaine. Nous nous précipitons tous quatre
et nous voici sur la route, marchant vers Walbeck.
Arrivés à la ferme, le patron vient nous voir et
nous explique que le travail est tout différent
d'hier. Il a fait bouillir les betteraves au
milieu de la cour. Il y a à côté, un grand
pressoir qui nous servira à extraire le sucre de
betterave. J'apprends ici, que cela s'appelle de
la mélasse. Le travail n'est guère fatigant. Dans
le courant de la matinée, le fermier m'appelle à
part et à trois, sentinelle comprise, (il a l'air
d'un petit marrant notre gardien) nous nous
rendons derrière un bâtiment de la ferme, près
d'un silo de betteraves et d'un grand chariot. Le
patron me donne une grande fourche et me fait
signe de charger. Il devise avec mon ange gardien
et je comprends rapidement que je fais les frais
de la conversation. Il questionne: - Quel âge
as-tu ? (Je me dis: "Tiens encore un intrigué, il
me pose les mêmes questions que le petit vieux de
la gare "). Pourquoi es-tu au camp ? Etc. etc. Je
fais les mêmes réponses que l'autre jour et tous
deux semblent me regarder avec une certaine pitié.
Puis c'est le soldat qui demande: - Wo wohnst du
in Frankreich ? (- Où habites-tu en France ?). Je
réponds Roubaix, près de Lille, dans le Nord. Si
je disais Wattrelos il ne connaîtrait certainement
pas. A ma grande stupéfaction, tout heureux il me
dit: - Ah ! Tram électrique "Roubaix-Tourcoing",
Boulevard de la République !… Et voilà mon soldat
rajeuni et tout heureux de m'expliquer qu'il avait
séjourné à Roubaix Rue de Lille pendant la guerre
14-18 et ce pour quelque temps. Le patron de la
ferme avait été lui aussi en Occupation dans le
Nord. Les voilà donc partis en grande conversation
à laquelle ils me mêlent de temps à autre. Pendant
ce temps, je me repose… Ils sont tellement heureux
de parler du passé, que le patron sort de sa
poche, des cigares, en offre à la sentinelle et
lui demande s'il peut m'en offrir un. L'autre
acquiesce d'un souriant "natürlich" et je crois
rêver. Me voici fumant le cigare en leur
compagnie. Ce cigare n'est pas bon du reste, on
dirait des feuilles d'arbre séchées, mais peu
importe, ça fait de la fumée et ça crée une
ambiance de détente. Le vieux soldat va jusqu'à
m'expliquer qu'il est tailleur d'habits à Dresde,
que sa ville est très bombardée et qu'il est très
content que son fils unique âgé de 27 ans, soit
prisonnier en Amérique. Il ajoute qu'il en reçoit
des nouvelles par la Suisse et que celui-ci ne
manque de rien. Je suis soufflé. Je me demande
décidément ce que sont exactement ces vieux
soldats qui n'ont rien des S.S. que nous
connaissons. Vers midi, la fille du fermier vient
nous chercher. Cette fois c'est encore plus
incroyable. Elle nous amène dans une pièce où il y
a une table, des chaises et quatre assiettes avec
couverts. Nous croyons rêver. Comme un sauvage
arrivant de la jungle, tout émerveillé, je passe
ma main dans le creux de mon assiette. Je ne me
rappelais plus que ce fut doux et lisse à ce
point. La fille nous a apporté de la soupe (et
quelle soupe), a laissé la marmite et la louche
sur la table et nous avons pu nous servir à notre
gré… La sentinelle est allée manger à la table des
fermiers et par sécurité sans doute, nous fûmes
quand même enfermés à clef dans la remise où nous
étions. Nous aurions presque eu le temps de faire
la sieste après le repas. Avec l'estomac plein,
cela eût été de pair. L'après-midi fut vite
terminé. Nous n'avons plus eu accès à la réserve
de patates, donc plus de resquille possible. Par
contre, comme la veille en quittant la ferme, nous
avons eu droit à la tartine et au fromage blanc
pour retourner au camp. Le lendemain se déroula le
même processus. Le soldat voulut les mêmes quatre
gars. Je souhaitai que cela ne prit jamais fin.
L'après-midi, la fille de la ferme me chargea de
deux seaux de mélasse, en prit également deux et
m'invita à la suivre dans une maison voisine où il
fallut vider les seaux dans une baignoire. A
nouveau, dans cette maison, je fis les frais de la
conversation. Entre les deux femmes cette fois.
Elles finissent par me poser elles aussi la
question rituelle. - Pourquoi êtes-vous dans un
camp ? A ma réponse, elles ont aussi l'air
d'éprouver de la pitié, me font asseoir et la
maîtresse de maison me donne une tartine avec de
la mélasse. A la conversation qu'elles ont ensuite
ensemble, je comprends qu'elles parlent de la
guerre. Je m'enhardis et demande à la plus jeune
la raison pour laquelle elle est toute de noir
vêtue. Elle me répond qu'à 22 ans, elle est déjà
veuve. Son mari a été tué en Russie. Je me dis que
s'il ressemblait à ses frères d'armes que j'ai vu
en France, cela lui a fait les pieds, mais j'ai
bien soin de cacher mes sentiments et feins de
prendre un air consterné. L'autre femme qui a deux
enfants m'annonce que son mari est Officier, qu'il
était en France, mais qu'elle n'en a plus de
nouvelles depuis que les Américains y sont. Ces
circonstances sont évidemment fâcheuses pour
elles, mais elles n'imaginent certainement pas le
comportement de leurs époux en pays conquis. LA MACHINE
HUMAINE Nous sommes rentrés au camp
avec, comme d'habitude, notre tartine du soir.
Nous quittâmes la ferme à jamais, il n'y eut plus
de beaux lendemains… Février et Mars parurent
terriblement longs. La faim tenaillait de plus en
plus. Presque tous les gars avaient de l'oedème.
Beaucoup de mineurs n'étaient que des cadavres
ambulants. En rentrant du travail, quelques-uns
tombaient parfois d'inanition dès la porte du camp
franchie. Ce devait être la volonté qui les aidait
à marcher jusque-là. Nous les ramassions, allions
les étendre sur leur paillasse où ils dormaient
comme des bêtes épuisées. Le soir à leur réveil,
ils mangeaient leur ration et repartaient en
automates pour leur pénible labeur. DESSERTS
ET PLATS CUISINÉS Dans tous les coins, on
n'entendait plus parler que de manger. Les plats
et desserts les plus raffinés étaient imaginés.
Chacun y mettait du sien en ajoutant de-ci de-là,
un peu de sucre, de farine, de lait et de beurre.
C'est tout juste si on n'avait pas d'explications
sur les odeurs de cuisson. Tous ces
confectionneurs de plats ne faisaient en fait
qu'augmenter leur supplice et je pense que la
plupart d'entre eux répudiaient à la maison à
faire quoi que ce soit se rapportant à l'art
culinaire. Le cerveau devenu amorphe ne
travaillait plus que pour trois choses: manger,
dormir et tenir. Et l'homme, animal puissant par
sa volonté, trouvait la force incroyable de
résister, de résister à un régime qui aurait
depuis longtemps fait crever une bête. LE
DOMPTEUR Une des dernières visions
dantesques de l'hiver fut un numéro imaginé par le
plus bestial des Kapos: Karl. Il a paraît-il
surpris un gars de Carcassonne, droit commun, à
voler. Dans une des grandes tentes qui nous
servaient de dortoir les premiers mois, il charge
le gars d'un sac de terre, prône au centre de la
tente avec fouet en main et, comme un dompteur,
fait tourner le type qui doit courir avec son sac
sur l'épaule. Quand le dompteur est fatigué, il
s'arrête, puis recommence un peu plus tard. C'est
un cirque infernal pour ce supplicié. Son calvaire
a duré trois jours et trois nuits. Pendant ces
dernières, il doit rester debout sous la tente
battue à tous vents. La séance prit fin lorsque le
gars eut les pieds gelés. Il fut plus tard
rapatrié sur le grand camp, c'est-à-dire
Buchenwald. LE RÊVE Chacun a paraît-il en ces
lieux, son idéal. Celui-ci se rapporte toujours à
l'illusion que nous pourrions être libres, en
France, sans plus rien désirer. Pour moi, je pense
à mon costume beige. C'est un beau tissu fil à fil
en pur peigné qui est resté en France. Je me dis
toujours que lorsque j'aurai mon costume sur le
dos et que je serai assis à la terrasse d'un bar
de la Canebière, il ne me manquera plus rien.
J'aurais atteint le summum de tout ce que je peux
désirer. Dieu sait combien j'aime mes parents,
pourtant, un peu à la fois, j'y pense moins. Mon
cerveau marche au ralenti… En cette fin Mars très
ensoleillée à l'annonce de l'offensive Alliée,
certains commencent à échanger des adresses. J'ai
un jour un trou de mémoire tel, qu'il me faut me
concentrer afin de me rappeler le n° de ma maison.
Je meurs pourtant du désir d'y être. LA DISETTE Le Français étant d'une rare
débrouillardise, nous avons maintenant du papier.
Pas en quantité, mais enfin, de petits bouts de
papier et un crayon qui passe de l'un à l'autre.
Pour les couteaux, c'est pareil. Comme nous n'en
avons pas, les manches des cuillères tranchent
maintenant à merveille. L'ennui, c'est qu'il n'y a
vraiment plus grand chose à couper. Depuis deux
mois, la boule de pain est à partager en sept au
lieu de cinq précédemment et la ration de soupe a
été réduite d'un quart. A ce train-là, si la
guerre dure encore un mois ou un mois et 1/2, nous
aurons des morts en quantité. Je fais des calculs
de probabilité. Cela ferait 50 % en perte sûre.
Les gars de la mine en particulier ne tiennent
plus debout. CHANGEMENT
DE CADRES Depuis le début de notre
Kommando, un Scharfürher S.S. terrible vient
souvent passer quelques jours chez les soldats. Ce
doit être lui qui supervise tout ce qui se passe
ici, chez les détenus comme chez leurs gardiens.
Efficacement il rend sans doute compte à la
Direction de Buchenwald du comportement des
soldats à notre égard. Sans savoir comment cela se
passe dans d'autres Kommandos, je crois que nous
aurions pu tomber beaucoup plus mal puisque les
soldats dans leur majorité ne nous emmerdent pas
et mieux ne nous brutalisent pas. (Les Kapos sont
bien pires). Le grand Adjudant semble même parfois
prendre plaisir à parler l'italien ou le français
qu'il connaît parfaitement avec certains des
nôtres. C'est sans doute ces raisons qui font en
ce mois de Mars, qu'un beau matin, nous nous
retrouvons avec une nouvelle Direction S.S. Nos
deux anciens juteux, Fuchs le plus mauvais et
l'autre qui l'était bien moins, ont été déplacés,
sans doute par mesure disciplinaire. C'est un
Capitaine et un autre Adjudant S.S. qui les
remplacent. Le dernier a l'air terrible. L'autre,
quoique plus hautain a les caractéristiques d'un
chef dont le visage ne laisse pas deviner les
pensées. Ce changement ne nous rend guère
optimistes à un moment où nous sentons que notre
destin se jouera à brève échéance. Les Kapos se
sentent plus hardis depuis cette nouvelle
Direction qui, espèrent-ils leur rendra peut-être
toutes leurs prérogatives. Pourtant, l'offensive
russe ne connaît plus de trêve. Celle des Alliés à
l'Ouest est en marche. Donc, d'un côté ou de
l'autre, si nous ne mourons pas, il faut bien
espérer que notre calvaire verra sa fin avec
l'arrivée de nos libérateurs.CHARPENTIER
CUISINIER Il y a belle lurette que
Charpentier fait partie intégrante du Kommando des
cuisines… Dès sa première journée dans ce dernier,
il a formidablement manoeuvré. Sans prendre la
place d'un autre, il s'est créé un poste pour lui
seul. Poste qui, à l'usage a dû se révéler utile
puisqu'il a été adopté et que personne parmi les
soldats n'a jamais cherché à comprendre pourquoi
ce type était là, jugeant sans doute que s'il y
était, c'est que quelqu'un l'y avait placé et
qu'il devait bien y avoir une raison… Il m'a conté
sa première journée. Arrivé sur les lieux, il a
pris quelques branches d'un fagot de bois qui sert
à allumer les fourneaux des cuisines et s'est
confectionné un balai rudimentaire. Il a tourné
toute la journée autour des baraques S.S., le
balai tantôt sur l'épaule, tantôt à la main,
balayant un peu à son gré, de-ci de-là. Il a eu la
même soupe que les "plucheurs"… Au bout de
quelques jours, il a trouvé une pelle à charbon.
Il lui a ajouté un long manche. Le voici donc
nanti de deux outils importants… Plus tard encore,
les soldats se sont habitués à sa tête sympathique
et toujours souriante. Ils l'ont baptisé Jumbo,
sans doute à cause de cette jambe qu'il jette en
avant. Ils lui ont donné un meilleur balai, lui
ont demandé de balayer l'entrée de leurs baraques.
De l'entrée à l'intérieur il n'y avait pas loin.
Pour Charpentier et sa bonhomie, le pas a été vite
franchi. Un peu à la fois, il a ajouté des cordes
à son arc… Maintenant, il allume les poêles des
soldats, qui lui demandent également de laver leur
linge. Cela s'agrémente de savon et le savon,
personne au Kommando n'en a jamais touché le
moindre morceau… Il grossit à vue d'oeil et fait
engraisser également quelques gars, car il vide
les fonds de gamelles des soldats avant de les
nettoyer. Il a récupéré un tas de boîtes de
conserves qu'il remplit amoureusement et passe la
porte d'entrée du camp le soir avec la veste sur
les épaules afin de mieux camoufler son
ravitaillement dessous. Inutile de vous préciser,
que les bénéficiaires de cette aubaine ne
demandent même pas de qui sont ces restes
délicieux. Ils seraient plutôt prêts à se battre
si quelqu'un voulait les leur prendre. Charpentier
ramène même parfois des mégots. Ceux qui ont la
chance d'en tirer une bouffée aspirent
profondément la fumée et ferment les yeux comme
pour mieux ressentir l'ivresse du tabac. De bouche
à bouche, la cigarette ne fait jamais long feu. LES
TATOUÉS Les nouveaux chefs S.S. ont
fait une visite des blocks. L'Adjudant est
toujours ganté de noir. Il paraît que c'est pour
dissimuler ses tatouages. C'est possible, car
parmi les droits communs qui sont avec nous, il y
a beaucoup de tatoués et l'autre jour, il en a
fait déshabiller quelques-uns pour voir.
Entr'autres, un gars qui a un magnifique oasis
tunisien en couleurs sur le dos. S'il était arrivé
plus tôt à Buchenwald, il aurait certainement fini
en peau d'abat-jour pour la "Chienne de
Buchenwald", femme du chef de camp S.S., qui les
collectionne… En dehors de ces beaux dessins, il y
a des gars qui ont en tatouage une multitude
d'imbécillités quelconques. Des "Pauvre Bébert"
sur le cou "Pas de chance "sur le front, des
coeurs percés sur les bras, avec des épithètes
comme "A ma Nini pour la vie", ou des serpents
autour du corps finissant à la tête du noeud avec
au bas du ventre cette inscription: "Au bonheur
des dames". J'en passe et des meilleures… Bell,
boxeur Marseillais a les pieds nickelés dans le
dos". Ceci vous donne un aperçu du monde qui
peuple notre Kommando dans une proportion de 50 %
environ, ce qui rend notre vie toujours de plus en
plus difficile au fur et à mesure qu'augmentent
nos misères quotidiennes. LA
PRÉ-LIBÉRATION Mais j'en reviens à nos
nouveaux chefs de garde. Au début, la discipline
s'est durcie. C'est probablement l'histoire de
l'instituteur à qui l'on donne une nouvelle classe
et qui montre les dents à la manière d'un animal
féroce, afin d'affermir sa position et de calmer
d'emblée les plus rebelles. On parle aussi de
mesures d'hygiène, mais en fait rien ne changera
et ceux qui ont encore le courage de se laver
devront continuer de se frotter le museau avec le
jus mi-clair, mi-noirâtre du matin. Pour le
Règlement du camp et la discipline, ce sera
pareil. Le relâchement s'effectuera peu à peu pour
revenir aux habitudes passées. Le Capitaine S.S.
parle très bien le français et a l'air de prendre
plaisir à interpeller les gars dans notre langue.
Aurait-il un faible pour les Français ou serait-ce
la tournure prise par la guerre qui l'inciterait à
modifier sa position et se préparer ainsi une
planche de salut ? Car cette fois, c'est certain,
les Russes ont dépassé les frontières d'où fuient
paraît-il les populations. Quand aux forces
conjuguées occidentales, des bruits divers nous
laissent à penser que l'offensive à l'Ouest est
toute proche, si elle n'est déjà entamée. Où en
est exactement tout ceci ? Nous n'en savons rien
mais il règne un climat d'énervement et
d'incertitude, tant dans nos rangs que dans ceux
de nos gardiens. Au début d'Avril. Alors que nous
sentions que devraient bientôt prendre fin nos
souffrances, nous commencions tous à craindre que
la mine devienne notre tombeau. Il suffirait que
l'on nous y enfermât et qu'on fasse tout sauter
avec nous. Il ne faudrait qu'un fou fanatique pour
transmettre pareil ordre et quelques subalternes
zélés pour l'exécuter, car j'ai l'impression que
beaucoup d'Allemands ont perdu toute initiative
personnelle et ne sont plus que robots habitués à
obéir sans chercher tellement à comprendre les
conséquences et la portée de leurs actes. Voilà
donc pour le moment, une de nos principales
préoccupations quotidiennes. Nous avons bénéficié
fin Mars, début Avril d'un temps
exceptionnellement beau. Le soleil nous a dardé de
ses chauds rayons. Parmi ceux qui en ont encore le
courage et la force, quelques-uns se traînent
quand ils ont quelques instants de répit pour s'y
exposer. Je revois un 69 000 de la prison St
Michel à Toulouse, qui tient debout par miracle et
dont les poux courent sur sa veste. Il n'a même
plus un geste pour les chasser. C'était ses
derniers jours de soleil. Il est mort quelques
jours plus tard, comme tous nos morts,
squelettique et vidé de toute substance. Plusieurs
fois récemment, nous avons dû quitter la place
pendant l'appel, à cause d'avions qui volaient si
bas, que les soldats ont intimé l'ordre de rentrer
dans les blocks. Peut-être pas par mesure
humanitaire envers nous, mais plutôt afin que cela
leur permette d'aller se planquer. Une fois de
plus nous avons souhaité sans crainte un
bombardement qui n'a pas eu lieu. Nous sentons de
plus en plus, de part et d'autre, grandir
l'anxiété. Le Dimanche 8 Avril. La Direction du
camp nous fait dire que nous devons préparer nos
affaires dans la perspective d'un départ. Nous
sommes tous démoralisés, car nous nous demandons
dans quel enfer pouvons-nous encore être conduits,
alors qu'on chuchote que les Américains sont
proches. Nos bagages sont vite faits, puisqu'ils
ne se composent que de deux éléments principaux:
couverture et gamelle constituant les deux choses
vitales. Puis commence pour nous une attente
fiévreuse… L'après-midi, appel sur la place. Le
Capitaine S.S. et quelques sous-fifres s'amènent
avec un civil qui est paraît-il Docteur. Nous
passons un à un devant ce dernier qui juge à
l'oeil ceux qui sont capables de marcher ou non.
Les uns sont parqués à droite, les autres à
gauche. Les inaptes sont en nombre infime parmi
lesquels ô ironie, on remarque quelques
notabilités du monde concentrationnaire et en tout
premier lieu, le gros et gras Polonais Tadecsz,
chef des cuisines qui tapait si bien les Français
à coups de pieds et de poings pour un morceau de
rutabaga gelé volé au passage, puis son grand
copain appelé Andrew, Polonais rouge lui aussi,
qui était Schreiber au bureau S.S. et faisait ses
comptes-rendus en collaboration étroite avec le
Scharfürher S.S. le plus dur du Kommando, ce qui
signifie qu'il faisait la pluie et le beau temps
dans le camp. On les verra ensuite allongés au
Revier comme des malades… La nuit est arrivée et
nous étions toujours là. Le lendemain matin, pas
d'appel de Kommandos. L'ordre est réitéré de nous
tenir prêts à partir et éventuellement à recevoir
une ration de pain. Pourtant cette journée s'est
terminée sans que rien de neuf ne vienne nous
concerner et le ravitaillement a été distribué
comme à l'ordinaire. Des nouvelles circulent dans
le camp, venues de je ne sais où, ni par quel
miracle. On dit que les Américains sont à Kassel
et les Français à Stuttgart. Indirectement, je
repense au traître Français qui parlait à
"Radio-Stuttgart" en 39-40 et donnait souvent des
précisions sur notre armée. Précisions qui hélas,
s'avéraient souvent exactes. Je crois que Kassel
doit être sur la route de Buchenwald en venant de
l'Ouest. Pendant ces temps de loisirs, chacun se
repose. Pour la première fois il n'y a pas de
travail et les mineurs plus que quiconque en
profitent pour dormir tout leur saoul comme jamais
ils ne l'ont pu depuis que nous sommes ici. Le
Mardi. Nous attendons toujours, mais avec une
distribution de ravitaillement de plus en plus
maigre, ce qui ne fait que croître le nombre de
compositeurs de recettes culinaires… Parfois au
loin, des grondements sourds nous font penser à
quelque bombardement. Les avions passent nombreux
et ceux du champ d'aviation d'Helmsted, à 3 km de
notre camp, disparaissent dès l'apparition de
leurs ennemis. En nombre inférieur, ils regagnent
sans doute leur base en vitesse pour pouvoir se
planquer plutôt que d'être pris en chasse. Le
Mercredi se passe idem. C'est toujours autant de
gagné et pendant ce temps, nos forces ne
s'amenuisent pas sur les routes. Le Jeudi matin,
toujours rien de neuf. Par contre, l'après-midi,
nous entendons tonner le canon et les S.S.
semblent en grand mouvement près de leurs
baraques. Nous sommes au comble de l'angoisse, car
le remue-ménage semble d'importance. Que fera-t-on
de nous ? Les soldats qui relèvent la garde sont
venus cette fois sans insigne sur leurs habits
militaires. Il n'y a plus aucune marque
distinctive de S.S. Même la tête de mort a disparu
des casquettes. Enfin, vers 16 heures, Capitaine
en tête, arrive au camp une délégation de quelques
soldats. Ils se rendent au block du chef de camp
Français où couche également la hiérarchie
crapuleuse du camp et leur dit à peu près ceci: -
Messieurs, les Américains seront ici dans quelques
heures. Nous nous éloignons dans les bois. Un
conseil: ne bougez pas, il y va de votre sécurité
! Là-dessus, il invite la clique des Kapos et
acolytes à partir avec eux. Il va sans dire que
parmi eux il y a quelques Français qui, n'ayant
rien à se reprocher, ne partent pas. Par contre,
il n'y a plus aucun Allemand ni Polonais. Les
soldats Allemands n'ont pas voulu laisser leurs
valets entre nos mains. Il ne nous reste qu'à
regarder partir cette vermine en nous demandant si
nous rêvons… Ce pourri de Polonais chef des
cuisines qui était soi-disant malade court comme
un lapin… Tant de malheurs, d'horreurs, de
bestialités se sont abattus sur nous depuis ces
années de guerre, que nous demeurons amorphes. La
crainte plane encore et nous nous demandons si un
tir nourri venu des bois environnants ne va pas
nous ajuster. LIBERTÉ
CHÉRIE !.. Vers 18 h 30, nous entendons
au loin un bruit sourd qui fait penser à un
important convoi passant sur une route.
Quelques-uns s'enhardissent à monter sur le toit
des blocks. Je suis du nombre et distingue dans ce
beau soir clair qu'effectivement, une colonne
soulève des nuages de poussière sur son passage.
C'est assez loin de nous et perplexes, nous nous
demandons s'il s'agit bien des nôtres. Des
responsables ont été nommés parmi nous. Notre chef
de camp Rouquier qui demeure en place, ainsi que
Charles Kommer, mon ami Gaston et quelques autres,
car il faudra bien que le camp continue de manger
ou plutôt recommence à manger vraiment. Une équipe
est allée aux cuisines et a trouvé un petit stock
de ravitaillement S.S. Parmi celui-ci, du miel
(c'est fou), qui sera distribué en complément du
pain. Vers 19 heures, assis sur mon châlit, je
l'étale amoureusement sur mon pain, quand un gars
ouvre brutalement la porte et crie tout essoufflé:
- Ils sont là les gars ! Je sors en courant comme
un fou et après avoir tourné la première tente en
toile qui nous hébergeait au début de notre
arrivée, là où la vue est dégagée, je vois, au bas
du petit chemin qui mène à l'entrée du camp, une
voiture blindée arrêtée. Nous ne sommes encore que
quelques-uns ici, les premiers avertis en fait, et
je revois le Docteur Robert qui saute en criant et
gesticulant devant la porte grillagée de barbelés.
Il faut une voix derrière nous pour crier:... -
Mais ouvrez bande de cons ! ...Pour que nous
réalisions que nous sommes libres et qu'il n'y a
plus qu'une porte à ouvrir… Cents à deux-cents
mètres nous séparent du chemin où se trouve la
voiture et j'ai dû avoir des ailes pour les
parcourir. Comme des fous, nous avons sauté au cou
de ces Américains (ils doivent avoir attrapé nos
poux). Nous leur avons serré chaleureusement les
mains avec des merci qui n'en finissaient pas. Un
Officier Allemand d'aviation était assis dans la
voiture et, carte d'état-major en mains, aidait
nos libérateurs à s'orienter. Le prenant pour un
Américain aussi, il y avait autant de merci pour
lui que pour eux. Pour nos poux, c'était normal
que nous lui en donnions. Ils lui revenaient de
droit puisque nous les avions acquis dans son
pays. Il essayait de nous montrer les hommes du
bord avec un geste voulant dire qu'il n'était pour
rien dans notre libération. La voiture blindée est
restée environ une demi-heure et a communiqué par
radio la position de notre camp. La nuit tombait,
nous sommes rentrés dans nos blocks où pour la
première fois depuis si longtemps, nous allions
nous coucher pleins d'allégresse. Pour très mal
dormir du reste… Ce qui fut le plus beau jour de
ma vie était en même temps la date anniversaire de
la naissance de ma chère maman qui m'a tant donné
et que j'ai tant fait pleurer…, jour aussi de la
mort du Président Roosevelt, mais cela, personne
au camp ne le savait pour le moment. Je fus
éveillé très tôt le lendemain matin. Il régnait
une telle effervescence dans le camp… Des gars
avaient dû se lever bien avant l'aube, en quête de
ravitaillement et l'un d'eux était déjà rentré au
camp avec une brouette de sucre roux, comme s'il
voulait encore stocker. Cela venait de la
brasserie de Weferlingen, village voisin. Le sucre
était à la portée de tout le monde, car les
Allemands avaient fait sauter la brasserie. Comme
beaucoup d'autres, j'y suis allé et me suis
goinfré de sucre que c'en était écoeurant, mais
manger était si bon… Je revois encore un 60000
nommé Redares affalé sur son sac de sucre. Il en
avait tellement mangé que la bave lui en
dégoulinait… Avec mon copain Machenaud d'Annecy,
nous sommes rentrés au camp vers midi. Tous deux,
nous nous étions contentés de bourrer nos poches
de sucre, qu'en fin de compte je n'ai plus pu
manger. Pour en avoir trop absorbé, j'en ai été
dégoûté pendant plus d'un mois. Le problème de
ravitaillement restant donc entier, l'après-midi,
il a été décidé de former une équipe qui s'en
occuperait et essaierait d'établir des contacts
avec les Autorités américaines, que nous ne voyons
toujours pas. C'était une armée en pleine conquête
et par conséquent, en mouvement. On dit bien
"l'intendance suivra "… mais il fallait l'attendre
et nos estomacs étaient impatients. Des besoins
impératifs d'ordre commençaient également à se
poser et l'on sentait bien que si nous laissions
quelques gars se vouer à tous leurs instincts, ce
serait vite l'anarchie, que Résistants et
Politiques, ne voulions absolument pas. Nous
tenions à montrer à la population environnante que
nous n'étions ni "gross Bandit, ni Kriminel" comme
ils l'avaient cru. Il fallut aussi organiser une
garde près des baraques S.S. avec les armes qu'ils
avaient abandonné (quelques mitraillettes et
mousquetons), car ces baraques contenaient notre
maigre pitance du moment, qu'il nous fallait
préserver jalousement, car des S.T.O. et
travailleurs libres avaient tenté de nous la voler
la nuit précédente. Je fus du reste de garde cette
nuit-là, avec mon copain Manu, d'Alès. Le Docteur
Robert s'est évertué à trouver un mât qu'il a fait
dresser sur la place d'appel, et un drapeau
français confectionné avec les moyens de fortune a
été hissé. Peu de jours après notre libération, un
contact sérieux a enfin été établi entre
Américains et nous, lesquels ont délégué à nos
responsables le droit de réquisitionner, moyennant
signature de bons, que fermiers et autres auraient
à se faire rembourser chez le Burgmeister (Maire).
Nous commençons à bien manger. Du riz, du porc
etc. Le lendemain matin, le Docteur demande que
nous nous réunissions sur la place d'appel. Nous
mettons notre drapeau en berne pour la mort de
Roosevelt et observons une minute de silence pour
ceux qui nous ont quitté à jamais. Nous entonnons
enfin une vibrante "Marseillaise", chantée comme
jamais je ne le fis. J'en ai les cheveux qui se
dressent sur la tête. Puis le Docteur invite
chacun à une discipline exemplaire et dit que nous
avons trop mangé ces derniers jours, que nous
devons réhabituer progressivement notre corps à
une nourriture riche si nous ne voulons pas en
crever. Allez donc faire comprendre ceci à la
plupart d'entre nous. Le proverbe dit bien "Ventre
affamé n'a pas d'oreille "… Quelques réponses
fusent, criées par quelques imbéciles. - Ta gueule
salaud t'as jamais eu faim !… C'est du reste faux,
car notre toubib a connu d'autres Kommandos où il
était parmi les seuls Français et Dieu sait si en
pareil cas on nous en faisait baver. Hélas ses
prédictions ne tardent pas de se réaliser. Les
dysenteries reprennent (pas la mienne) et comme
nous ne pouvons toujours pas être soignés, nous
avons encore des morts à déplorer. De temps en
temps, je vais faire un tour au Revier avec mon
copain Manu. Le Docteur a l'espoir d'un
rapatriement rapide de quelques grands malades par
avion, mais il me dit hélas, que certains ne sont
même plus transportables. Mon brave Adams, un
Belge polyglotte, (7 langues si mes souvenirs sont
exacts) sera de la première catégorie,
c'est-à-dire transportable, mais notre ami Garigue
est hélas de la deuxième. Pour lui, la libération
est venue un peu tard. Il faut lui mettre en
bouche les cuillerées de soupe, car il n'a plus la
force de manger seul. Il en absorbe quelques-unes
que lui donne Manu, puis, fait signe non de la
tête. Manu insiste encore vainement. Ce pauvre
garçon qui était si bel athlète n'est plus qu'un
squelette. Nous partons en lui promettant de
revenir le lendemain et sommes honteux d'être
valides en voyant couler les larmes sur ses joues.
Nous nous doutons bien ce qu'il peut penser: je
suis là, arrivé au bout du calvaire et je suis
foutu… Le lendemain, il sera dirigé sans espoir
vers un hôpital proche. Ce grand corps pèse au
plus 35 kg. Malgré les Conseils de Discipline,
certains laissent percer leurs instincts.
Labedoule est allé de nuit cambrioler le
poulailler du gendarme de Walbeck (village
voisin), pour qui il a travaillé quelquefois en
Kommando. Ce doit être pour satisfaire sa rancoeur
personnelle, puisqu'il paraît que les gars qui
travaillaient pour ce dernier étaient, non pas
bien, mais mieux traités qu'ailleurs en général…
Il est rentré au camp à l'aube, les poules
accrochées tout autour de la ceinture. L'acte n'a
pas été prisé de nos responsables qui parlent de
sanctions. C'est alors que l'autre propose un
marchandage: - Si vous me foutez la paix, je vous
dis où se cache le Lager-Altester Otto. Je l'ai vu
ce matin ! (Muhs Otto matricule 29970 triangle
rouge). LA
VENGEANCE C'était vrai. Il se cachait
dans un petit baraquement, sorte d'abri
d'outillage du Kommando Klajus. Pourquoi diable ce
type qui avait à présent tout à craindre de nous
n'était-il pas parti plus loin quand il avait filé
avec les S.S. ? Une femme était à la base. Ces
ordures de Kapos avaient en effet des rapports à
la mine avec les civils. A Labedoule, (surnom du
gars), il avait demandé de lui faire venir Albert,
(son ex-boy), vers les 6 heures du matin, le plus
discrètement possible. L'aubaine était
d'importance. En lieu et place d'Albert, ils y
sont allés quelques-uns, ont frappé discrètement à
la porte… - Was ist das ? - Albert ! Otto a ouvert
et il a été fait au saut du lit. Il s'est trouvé
devant une mitraillette braquée par mon ami
Gaston. Il avait, à notre contact, appris quelques
mots de français et il a dit: - Pitié ! La pitié
n'existait plus pour nous. Les souvenirs étaient
trop récents. Après la première rafale, il a été
achevé par une balle de revolver à la tempe. Au
moins là, nous sommes sûrs que justice a été
faite… CHIENS
SANS COLLIERS Nos responsables ont trouvé
un camion encore en assez bon état et une vieille
conduite intérieure Opel. Grâce à cela, ils
pourront rayonner dans la région et réquisitionner
ce qui nous manque le plus. Ils ont repéré un
important magasin d'habillement. En ce qui me
concerne, le plus important était d'avoir des
sous-vêtements et des chaussures. Je suis comblé.
J'ai fait peau neuve. Avec du savon, je suis allé
me laver entièrement au ruisseau. C'est froid,
mais quel bien-être j'éprouve après cela. Quand à
mon costume rayé, je l'ai nettoyé du mieux que
j'ai pu et comme je suis fier de le porter, je le
réendosse. J'ai même refait mon numéro matricule
qui commençait à pâlir. Chance supplémentaire,
comme je n'ai pas eu la tête rasée depuis quelques
mois, je suis presque présentable. Avec quelques
copains, je vais souvent me promener à Walbeck,
village distant de 3 à 4 km du camp. Au cours de
nos promenades, chacun de nous ressent la même
impression: nous nous retournons tous les
cinquante mètres comme un animal regardant si le
maître est bien derrière lui… Mais non, il n'y a
plus de S.S. mousqueton sur l'épaule et nous
devons nous maîtriser pour ne pas courir, car la
liberté nous donne envie d'avaler des kilomètres,
comme pour nous prouver que désormais plus rien ne
pourrait nous arrêter. LES
BASSESSES DES VAINCUS A Walbeck, je me sens comblé
d'orgueil en me promenant, sachant d'avance que
les regards des habitants se poseront sur nous.
Alors, je pense tout bas: "Eh oui ! Messieurs
dames ! Votre Führer voulait notre disparition,
mais voyez-vous, nous ne sommes pas tous morts.
Les Français peuvent à présent vous regarder tête
haute. Vous êtes vaincus et bien vaincus. C'est
votre tour de baisser la vôtre". Toutes ces idées
semblent faire circuler en moi un sang nouveau. Je
jubile du reste en constatant que les Allemands
ont la trouille et s'avilissent bien davantage que
le Français devant l'Occupant. Il ne suffit que de
regarder chaque habitation pour s'en rendre
compte. La fenêtre du premier a le drapeau blanc
et la porte du rez-de-chaussée reste entrouverte.
Les Américains ne doivent jamais avoir autant
obtenu de la race féminine qu'en ce pays. La porte
entrouverte l'est probablement par peur, mais
aussi pour montrer au vainqueur qu'il est le
maître absolu et qu'en conséquence, rien ne peut
lui être refusé… Cela contraste avec l'arrivée de
l'Allemand en France. Ce dernier avait trouvé la
quasi totalité de portes et fenêtres fermées,
comme un signe de deuil. Quand aux femmes
Françaises qui se sont données à l'Occupant, ce
n'était en général que des professionnelles ou
presque. Pour l'instant cela nous fait plaisir de
constater, que dans ce pays qui entendait en
imposer au monde entier, la moralité est bien plus
basse que chez nous. Même envers nous, qui dans
notre majorité avons l'air bien miteux, personne
n'oserait rien refuser… Dans l'ensemble, nous ne
demandons du reste rien. Il y a des groupes de
S.T.O. et travailleurs volontaires de tous pays
qui pillent en règle. Nous, rien ! Nous ne sommes
plus dans la course et il semble que tout ce qu'on
pourrait nous donner ou que nous pourrions prendre
aurait bien peu de valeur comparativement à la
liberté et notre joie de revivre. Nous étions
descendus si profondément dans l'enfer et avons eu
tant de chance d'en sortir, que tout le reste ne
compte plus. DES
ex-SERVILES Il y a tellement de vols et
pillages, que le Burgmeister (Maire) du village
voisin se rendant compte que nous n'y participions
pas, (nous avons mis en garde le groupe des 60
000, que nous ne tolérerions ni vols ni pillages
sans prendre des sanctions immédiates), se risque
un jour à demander notre assistance. Puisque nous
avons des armes, nous pourrions faire la police
dans le village… Ce à quoi il lui est vertement
répondu: - Il y a quelques jours encore, nous
étions considérés par son peuple comme gross
bandits, Kriminels, il serait trop facile que nous
devenions subitement les bons samaritains.
Débrouillez-vous, ce sont vos affaires et nous ne
voulons pas être vos protecteurs ! Ce Burgmeister
a pourtant obtenu gain de cause près des
prisonniers de guerre Français qui ont accepté de
bon coeur. Certains circulent à présent fusil sur
l'épaule. L'un d'eux a même eu le toupet l'autre
jour tandis que nous nous promenions, de nous
demander où nous allions. Vous parlez d'une
rigolade. Nous l'avons entouré, lui avons ri au
nez et sommes naturellement partis où nous
voulions. Dernièrement, nous avons cru rêver… Nous
avons vu trois gars travaillant dans un champ et
portant calots de l'armée française. D'abord, nous
avions cru qu'ils fauchaient quelque chose, mais
non, ils travaillaient bel et bien. Stupéfaits,
nous leur avons dit: - Comment ! Vous ne savez pas
que c'est fini ? Vous n'avez pas vu les Américains
? Ils ont répondu: - Si ! - Eh bien alors, vous
travaillez encore pour les Chleuhs ? - Ben si on
ne le fait pas, qui le fera ? Ils n'ont personne…
Nous croyons rêver, ces gars n'ont décidément rien
compris… Et dire que certains se posent
aujourd'hui en martyrs… Il y a décidément sur
terre deux catégories de gens, ceux qui sont nés
pour donner des coups de pieds dans le cul et ceux
qui sont faits pour les recevoir. NOS
RICHESSES Au camp, en une semaine de
temps, nous nous sommes fort bien organisés. Sur
le plan nourriture, c'est très copieux. Nous avons
même du vin qui nous est distribué en quantité
minime aux heures des repas. (Seulement et à juste
raison). Il ne nous en manque pourtant pas,
puisque les Américains viennent chez nous pour en
boire. Les bouteilles sont étiquetées:
"Französische Wine für die Waffen S.S.". A notre
santé messieurs. Juste retour des choses que ce
vin nous revienne. Cette petite réserve a été
décrochée par nos responsables au champ d'aviation
d'Helmstedt. MES
CONTACTS AVEC LES RICAINS Les soldats Américains
m'enthousiasment. Il me reste quelques notions
d'anglais et je me suis fait un copain parmi eux.
Ils jouent et rient comme des petits fous.
Parfois, quand ils sont au centre d'un groupe de
civils, des femmes en particulier, ils s'amusent à
tirer en l'air pour entendre leurs cris, et leurs
rires la surprise de la peur passée. Cris et rires
de vierges folles ou d'amoureuses délaissées car
on a la certitude qu'il n'y a plus dans ce pays
que des vieux ou des gosses et que la gent
féminine a des années de penchants inassouvis à
combler. Avec mon copain l'Américain, j'ai mes
entrées dans une maison réquisitionnée. Je fais
donc un peu à la fois, la découverte de leurs
accessoires. Tout ce qui les concerne semble avoir
été étudié scrupuleusement et je découvre avec
stupéfaction à quel point le standing du soldat
est élevé tant au point de vue vestimentaire
qu'alimentaire. Je reçois souvent des rations K et
mes yeux s'écarquillent à l'ouverture de chaque
nouvelle boîte. Rien n'y manque. Biscuits salés,
sucrés, fromage, café, sucre en poudre, capote
anglaise, papier hygiénique, chewing-gum, chocolat
et petit paquet de 5 cigarettes. Oh ! Ces
cigarettes américaines et leur arôme. Je crois que
toute ma vie je ne les verrai et respirerai, sans
revoir en rêve les Jeep desquelles les soldats
nous en lançaient au passage. Je n'ai pas encore
rencontré un Américain parlant allemand, pourtant
tous savent déjà demander les faveurs d'une femme.
Dans les termes les plus crus évidemment, mais peu
leur importe puisque le résultat est probant. LES BELLES
CAPTURES L'autre jour, je suis allé
voir Otto dans sa baraque de Klajus Il commençait
à verdir et depuis, des Allemands ont dû s'occuper
de sa sépulture. Nos responsables ont fait aux
yeux de tous, une prise de choix bien plus
importante. Ils ont retrouvé à une vingtaine de
km, le sinistre et cynique Kapo Karl, qu'ils ont
ramené au camp. Le voici donc parmi ses propres
victimes. Dès sa rentrée, il a été battu comme
plâtre et il a fallu l'intervention de certains
pour éviter le lynchage. Il est à présent
agenouillé, pieds et poings liés, dans mon block.
La pendaison est prévue pour demain et il le sait.
Certains lui font une visite en passant, pour se
délecter du plaisir de lui cracher au visage.
Pendant ce temps, avec des moyens de fortune,
d'autres dehors rôtissent une biche à la broche.
Le rêve des mauvais jours est devenu heureuse
réalité. J'en ai mangé un morceau. C'est bon, mais
en un autre temps de disette, j'ai davantage
apprécié les morceaux de chat et de chien… Karl a
été pendu dans la forêt. Il a eu du cran. Il a
demandé une cigarette, a tiré quelques bouffées,
refusé qu'on lui passe la corde au cou, l'a fait
lui-même et s'est jeté dans le vide. La clique des
Kapos, Vorarbeiters et autres matraqueurs ne doit
pas être loin et la nouvelle de cette vengeance
contre deux de leurs frères a dû les apeurer, tant
et si bien qu'ils s'en sont confiés aux Américains
et que, sans doute crus sur parole, on voit, par
un bel après-midi, entrer au camp sous bonne
escorte cette ordure de Polonais, ancien chef des
cuisines. Ce pourri a réussi en trouvant des
Polono-Américains à se faire passer pour un saint
en faisant admettre que nous ne sommes que des
crapules. Les Amerlos viennent chercher nos armes.
Nous avons beau discuter, rien n'y fait. Je suis
écoeuré en pensant aujourd'hui que ses acolytes et
lui possèdent peut-être actuellement un rôle
politique en Pologne où ils sont sans doute
considérés comme héros du Parti et du pays, j'en
suis malade… De la hiérarchie des tortionnaires
détenus, seuls deux membres qui n'avaient rien à
se reprocher sont demeurés parmi nous. Un Officier
Russe qui travaillait aux cuisines, le grand Peter
qui était un type formidable et un Kapo Allemand
nommé Walter. Pas un Polonais n'est resté. Ils ont
tous été trop abjects. Quelques vengeances ont
bien dû s'opérer envers ceux qui n'avaient pas
tout à fait la conscience tranquille, mais aucune
de celles-ci ne fut jamais officialisée. Les corps
disparurent comme par enchantement. UNE
CONQUÊTE ET UN PHLEGMON Je continue chaque jour mes
promenades quotidiennes et ai fait une conquête
féminine. Pas encore tellement par besoin, mais
d'abord pour me rendre compte que je suis toujours
moi-même et pas plus vilain qu'avant. Cette
conquête va du reste s'avérer profitable. Depuis
quelques jours, je suis fiévreux et souffre des
environs de la cheville gauche. Je n'ai plus
d'appétit et me décide d'aller voir notre toubib,
qui me dit: - Tu vas faire un phlegmon ou un
superbe anthrax ! Nous n'avons toujours rien pour
nous soigner et cela m'inquiète un peu. Je suis
donc cloué au camp puisque je ne peux plus
marcher. La fièvre me donne soif et j'ai peur
d'absorber de l'eau. Je me décide donc à envoyer
un copain au village, prévenir que je suis malade
et que je voudrais du lait. J'ai peur de voir
s'estomper mes forces et préférerais étancher ma
soif avec du lait. Ma conquête est mordue. Elle se
tape au minimum 6 km à pieds chaque matin pour
m'apporter un litre de lait et deux oeufs frais.
Je reste ainsi quelques jours, puis le Docteur
décide de jouer du bistouri, quoique rien
n'apparaisse en surface. Cette fois, c'est moi que
l'on tient sur le banc. Sous la cheville, on m'a
fait une ouverture de la longueur de mes lèvres
avec toujours le même bistouri qui ne coupe pas,
mais le soulagement fut presque immédiat dès
l'épanchement du pus. Le lendemain, l'appétit me
revient et je veux de suite pouvoir ressortir du
camp. Mon copain Machenaud me donne une paire de
pantoufles qui devrait me permettre de remarcher
assez rapidement. J'ai une telle soif de liberté,
que je suis toujours avide d'espace… Chaque matin,
je vais faire nettoyer la plaie qui est du reste
belle, compte tenu des moyens rudimentaires à
notre disposition pour soigner favorablement. LE CHEMIN
DU RETOUR Un matin grisâtre, le soleil
nous ayant quitté pour la première fois depuis
près d'un mois, je pars avec l'intention de faire
ma promenade quotidienne et croise à la sortie du
camp, des soldats Belges. Comme c'est drôle, je
n'en avais pas vu depuis 1939. Ils m'interrogent:
- Où allez-vous ? - Promener… - Eh bien, n'y allez
pas, les Américains viennent vous chercher dans
une heure pour vous rapatrier ! - Nous rapatrier ?
Pas possible ! Eh oui, le moment était arrivé. Je
sortais subitement de l'euphorie dans laquelle
j'avais vécu depuis le 12 Avril, pour penser
subitement que depuis Juillet 1944, mes parents ne
savaient pas ce que j'étais devenu, puisqu'aucune
nouvelle à ce jour, n'avait pu leur être
transmise. Je suis donc rentré au camp pour
prévenir les copains et me préparer. Ingratitude
sans nom, j'ai cru ne pas avoir le temps de
prévenir Lena ma conquête et n'avais jamais noté
son adresse. Une heure plus tard, les Américains
arrivaient avec des semi-remorques très
inconfortables sur lesquels on chargeait 60
hommes. Pour moi, une fois de plus, j'ai eu du
pot. Le chauffeur de "mon" camion a vu que je
boitillais, je lui ai dit quelques mots en anglais
et il m'a tout de suite fait monter près de lui à
l'avant, m'a donné des conserves et des
cigarettes. En attendant le départ, comme de vrais
cow-boys, les soldats sont allés s'amuser au bord
de la route. Ils tirent au pistolet sur de
vieilles boîtes de conserves ou de vieilles
bouteilles. Je vous l'ai dit, ils ressemblent à de
grands gosses. Une chance pour la plupart d'entre
nous que le voyage ne fut pas long. Il n'a duré
qu'une bonne heure pour une distance de 30 km
environ, par de petites routes qui ne permettaient
guère la rapidité. Nous avons été débarqués à la
gare d'Obiesfeld où nous devrons attendre quelques
heures le train qu'on nous destine. Avec mon
copain Manu, nous mangeons le contenu d'une boîte
de conserves que nous trouvons délicieux. Le
toubib me cueille au passage et me dis: - Viens !
J'ai trouvé une voiture et ai fait hospitaliser
quelques gars que j'ai jugés trop mal en point
pour accomplir un voyage qui sera sans doute long
encore et inconfortable. Nous allons en profiter
pour vérifier ta plaie avant le départ et te faire
panser correctement ! On pousse la vieille auto
qui n'a d'autre moyen pour la mise en marche et
nous voici en route pour l'hosto. Pour la première
fois, une infirmière me nettoie la plaie à
l'éther. Ça pique, mais une fois pansé, j'ai de
suite éprouvé une impression de bien-être.
Quelques heures plus tard, nous roulions dans un
wagon à bestiaux (encore), mais cette fois, ils
étaient nombreux et nous disposions de trop de
place. Après quelques heures de route, nous
comprenions la raison de notre rapatriement tardif
(à notre gré). Il n'y avait partout que ruines et
les soldats Américains eux-mêmes étaient affairés
sur les voies. Le temps s'étant franchement gâté,
j'eus tout au long du retour, le regret de n'avoir
pas, comme certains, pris une longue capote
militaire allemande, car je fus transi. Je les
revoyais au champ d'aviation d'Helmstedt. Il y en
avait de magnifiques, toutes fourrées de mouton et
fin prêtes pour la Campagne de Russie. Je le
répète, je n'avais eu envie de rien, la liberté me
suffisait… seul le froid me donnait quelque
regret. Comme l'avait prévu le Docteur, le voyage
de retour fut assez long. Le wagon qui suit le
nôtre est peuplé de droits communs. Au cours d'un
des nombreux arrêts de notre train, nous étions
côte à côte à un important matériel américain. Ce
doit être l'Intendance qui suit la troupe. Les
salauds qui sont derrière nous ont fauché une
caisse sur ce train. Je suis outré de penser que
des salopards puissent voler ceux qui nous ont
libéré. Je me console assez vite, car un peu plus
loin, lorsqu'ils l'ont ouverte, ils ont été bien
déçus. Elle ne contenait que du papier hygiénique.
Enfin, un matin nous atteignons le Rhin, après
avoir eu la satisfaction de voir au loin, des
villes rasées, comme Brünswick ou Hanovre. Nous
trouvons en effet que c'est un juste retour des
choses, par conséquent les malheurs des Allemands
ne nous émeuvent guère. Un long pont provisoire
enjambe le Rhin. Avant de l'atteindre, nous
croisons des soldats Anglais. Les premiers que je
revois depuis 1940. Je leur ai crié quelques mots
et j'ai entendu: - It's French… Quelques boîtes de
conserves ont été lancées dans notre wagon. Il
faut ajouter que notre train amuse beaucoup les
soldats, car des copains ont pendu à la porte de
leur wagon une tête de cochon, sous laquelle ils
ont écrit à la craie blanche: Hitler. Je regarde à
présent couler l'eau rapide du Rhin sous ce pont
fragile, monté sur pilotis de bois, probablement
par le Génie Militaire. L'eau en coulant contre
ces pilotis s'élève en grosses vagues écumantes et
bruyantes, faisant presque peur. Nous roulons plus
lentement qu'au pas d'homme et en regardant vers
le bas, je me dis que maintenant que nous sommes
prêts de rentrer chez nous, ce ne serait pas le
moment de faire le grand saut… Peu après le
passage du Rhin, nous passons la frontière
hollandaise. Je crois qu'à ce moment précis où
nous quittions la terre allemande, où nous avions
connu tant de misère et de souffrance, nombre
d'entre nous ont dû se jurer de ne jamais y
remettre les pieds. La campagne hollandaise est
verte et riante. Les petites maisons sympathiques
et bien entretenues ressemblent à des images.
Souvent les habitants en sortent, pour, de loin,
nous saluer de la main. Le premier arrêt du train
en terre amie a lieu à Maastrich où l'on nous
interdit de descendre, l'arrêt prévu étant trop
limité. Cela me fait râler car il y a un train
sanitaire juste en face du nôtre et comme la plaie
de ma cheville me fait un peu mal, je voudrais
enfin pouvoir faire changer le pansement. J'hésite
longtemps, trop longtemps, puis comme nous ne
partons pas aussi vite que prévu, je me rends
quand même près d'un wagon ouvert. Je trouve un
Américain avec lequel j'essaie de m'expliquer, un
peu par le langage et beaucoup par les gestes.
Quand il semble enfin m'avoir compris… Merde, le
train démarre. Je n'insiste pas, cours et saute
dans mon wagon. Ouf ! C'était bien juste… LA
BELGIQUE Notre traversée sur le sol
hollandais a été courte. Nous nous sommes très
vite trouvés en Belgique. Ah ! la Belgique. Ici,
on parle notre langue et les ovations fusent
immédiatement de toutes parts. Pourtant, nous
n'avions encore rien vu. Celui qui n'est pas passé
par Liège, la cité ardente très vieille France, ne
peut rien imaginer. L'accueil fut ici
incomparable. De partout les gens accourent avec
des tasses, du café chaud, du pain, blanc comme du
lait, des cigarettes, des "Vive la France !", des
"Vive De Gaulle !". Mes cheveux se dressent sur ma
tête. J'ai vu une vieille dame de laquelle je me
souviendrai toujours, s'arrêter à chaque wagon de
notre convoi, pour serrer la main de chacun
d'entre nous en disant: - Merci monsieur ! Merci
de tout ce que vous avez fait pour nous !… (Cela
serre la gorge). Un accueil comme celui de Liège,
je ne l'ai pas connu en France. L'arrêt en gare
fut long et j'eus le temps d'aller me faire panser
à la Croix-Rouge de secours. Pendant que j'y
étais, une infirmière avait été envoyée au wagon à
mon intention. L'Américain de Hollande avait été
plus que consciencieux. Il avait relevé le n° du
wagon et téléphoné à Liège… J'en fus stupéfait. En
face de notre train, il y a, à l'arrêt un train en
partance pour Bruxelles dont la distance est à
peine à 100 km de chez moi. En banlieue, à
Berchem-Sainte-Agathe, j'y ai des amis très
sincères. J'hésite: j'y va, j'y va-t-y pas ? Les
copains me disent: - N'y vas pas, tu ne pourras
pas te justifier si on te demande d' où tu sors,
tu seras trop seul. Ensemble, le problème n'est
pas le même. Nous pouvons témoigner l'un pour
l'autre ! Je me laisse convaincre et me dis: "Je
vais écrire un mot en vitesse et donner la lettre
à quelqu'un qui part pour Bruxelles". Je me
procure papier, crayon et j'écris: "Suis en assez
bonne santé, retour d'un Kommando de Buchenwald".
Je n'ai pas le temps d'en dire davantage, notre
train démarre. Sans conviction, je fais quand même
l'enveloppe et en fin de compte, je trouve encore
un employé de chemin de fer au bout du quai. Je
lui donne en disant: - A votre bon soin monsieur !
Excusez-moi, je n'ai pas de timbre… Avec un large
sourire: - Soyez sans crainte monsieur, ce sera
fait avec le plus grand plaisir ! Notre train
s'arrête encore à Namur et là aussi l'accueil est
très chaleureux, bien qu'il fasse nuit. Avant
cela, au passage d'une petite gare, un ami Belge
nous a quitté: Beckmann. Il était tout bonnement
arrivé chez lui… Nous avons lentement traversé les
Ardennes. Il tombe une petite pluie glaciale et
nous sommes tous frigos. Ah ! Si je l'avais cette
capote… LA FRANCE Le Vendredi 4 Mai en fin
d'après-midi, nous atteignons la France. Premier
arrêt et descente générale à Longuyon. Un
haut-parleur diffuse l'hymne national, suivi de:
"Nous irons pendre notre linge sur la ligne
Siegfried". Nous l'avons fait en effet, mais avec
6 années de retard et avec au préalable une
défaite qui nous fit traverser la France en
courant jusqu'aux Pyrénées. Ici, l'accueil de la
population est très froid. Je dirai même glacé.
Presque personne pour nous accueillir. Où es-tu
Liège… ? Nous sommes introduits au Centre des
Rapatriés où des A.F.A.T. nous interrogent avec
gentillesse et remplissent des imprimés nous
concernant. Ici s'opère le tri entre les 60 et 69
000. Nous obtenons une Carte de Rapatrié qui nous
servira de bon de transport jusqu'au domicile et
un billet de mille francs. Moi, j'en ai deux. J'ai
fait une touche avec mon A.F.A.T. qui me dit: - Je
n'en ai pas le droit, mais je vais quand même vous
en donner mille de plus. Ils sont pris sur
l'argent que ramènent les travailleurs libres ! Je
lui réponds: - C'est très bien, continuez, vous ne
leur en prendrez jamais assez ! Après cela, nous
passons devant un Major une visite sommaire. -
Tout va bien ? - Oui !… Nous nous garderions bien
de dire que quelque chose ne va pas. Maintenant
l'objectif de chacun est de rentrer chez soi. Plus
question d'encourir le risque d'une
hospitalisation pour une quelconque maladie
fut-elle grave. Nous sommes trop près du but. Nous
sommes restaurés et il est déjà tard lorsque
toutes ces formalités sont terminées. Un copain de
Douai nommé Sinoquet a trouvé une combine pour
pouvoir partir ce soir, grâce à ses relations de
cheminot. Il m'invite à l'accompagner, mais je
refuse. Je suis trop las. J'ai un grand besoin de
sommeil. Ma nuit est pourtant mauvaise. La grande
fatigue, l'énervement, tout contribue à ce que je
ne trouve pas le sommeil. Au départ d'Obiesfeld,
les Américains nous ont désinfecté au D.J.T. à
l'aide de pompes. Il paraît qu'ici, il y a des
bestioles. Cela me tracasse car je ne voudrais pas
en ramener chez moi. Sacrées bestioles, j'en avais
pourtant bien l'habitude… Le lendemain, je monte
dans un train en direction de Valenciennes où il
me faudra changer pour Lille. Les trains n'avaient
pas encore repris leur rythme normal de
circulation, mais c'était heureusement en
compartiment "voyageurs" que j'allais accomplir le
dernier parcours de mon long périple. A
Valenciennes, il y a plus d'une heure de battement
entre les deux trains. Je sors de la gare,
m'aventure dans un café et majestueusement,
commande un vin blanc. Je n'en avais pas bu depuis
si longtemps… heureusement que les verres sont
petits, sinon, je crois que deux eurent suffi à me
tourner la tête. - Combien monsieur ? - Cinq
francs ! Et tout bas de me dire: - C'est bien cher
! - Et les cigarettes, combien ? - Ah ! Là, il
faut des tickets monsieur !… - Ah ! Encore des
tickets ? Et l'essence, y a-t-il de l'essence ?
Les voitures peuvent-elles rouler normalement ? -
Non ! Il faut une autorisation… Mince, moi qui me
voyais déjà au volant de la Novaquatre de papa,
voiture qui avait plusieurs fois peuplé mes rêves
en concentration. Je roulais sur la route
d'Ostende, comme avant la guerre… Le réveil était
brutal et me rendait immédiatement à la triste
réalité. Je me surpris tout à coup à rêver tout
éveillé. Oh ! Raymond, reviens sur terre, ce soir
tu seras chez toi. Je planais et j'étais loin. Je
me demandais presque ce que je faisais dans ce
bistrot. On me rendit la monnaie et je commençais
à penser que depuis 1942, bien de l'eau avait
coulé sous les ponts et que je n'étais
certainement plus dans la course, mais que ce
n'était qu'une question de patience. Je suis monté
dans le train de Lille où je me sens plus seul que
jamais. J'ai quitté les copains à Longuyon. Ils
étaient presque tous Sudistes et alors que je
devrais être plus qu'heureux, ce vide autour de
moi m'attriste. Ces années vécues ensemble nous
ont attachés l'un à l'autre pour toujours, car
nous venons d'un monde qui n'appartiendra jamais
qu'à nous. Arrivé en gare de Lille, il n'y a pas
de correspondance prochaine pour Roubaix. Il me
faudra donc prendre un tramway Mongy. Que cette
gare me semble triste. Pas la moindre chaleur
enthousiaste de la part de la population. Moi qui
ramenais un petit drapeau tricolore à la main, je
me sens tout à coup l'air bête et le dépose
discrètement dans un coin en descendant la rue de
la gare. Pourtant, si vous saviez, vous qui passez
près de moi sans même avoir l'air de me voir, ce
qu'il représentait pour moi le drapeau de la
France. Comme je viens de rater un tramway et que
j'ai soif, j'ai le temps de me désaltérer au bar
Chagnot, sur le coin en face de l'arrêt départ.
Trois jolies filles sont assises à une table près
de la mienne. Quand j'appelle le garçon pour
payer, il me dit - C'est fait monsieur, la table à
côté a réglé ! Enfin, un geste de sympathie.
C'était si peu et cela m'a tant touché. Je
remercie en sortant. LA MAISON A Roubaix, j'ai pris le
tramway B, direction Wattrelos. Une dame assise
devant moi m'interroge avec un accent flamand.
Elle manifeste d'abord son mécontentement à l'idée
qu'on ne m'ait donné un autre costume. Ce à quoi
je rétorque que je tiens essentiellement à
celui-ci plus qu'à tout autre. Puis elle me dit: -
Et d'où qu'te restes mon garçon ? - Au Quartier du
Laboureur, dans la Rue Carnot ! - T'es pas le
garçon de la coiffeuse ? - Si ! - Mon Dieu qu'ta
maman va êt' contente, parce qu'elle pleure
souvent ! Elle est descendue devant moi à l'arrêt,
a couru jusque chez moi, a ouvert la porte en
criant: - Madame ! Ton garçon y est là… En un clin
d'oeil de temps, j'ai vu les clientes sortir du
Salon de Coiffure, peignoir et serviette sur le
dos et je suis tombé dans les bras qui me
chérissaient. Depuis une heure, mes parents
savaient que j'étais en vie, sans en connaître
davantage. La révélation de l'horreur des camps de
concentration par radio, presse et cinéma les
avait mis dans une angoisse épouvantable, mais ils
avaient reçu un télégramme fleuri de mes amis de
Bruxelles, ainsi libellé: "Sommes plus qu'heureux
retour Raymond, félicitations". Ils me croyaient
donc en Belgique. J'étais rentré à la maison vers
18 heures et la nouvelle se répandit comme une
traînée de poudre. Mon père se sentant ce jour, la
forme d'un champion cycliste, alla conter la bonne
nouvelle à toute la famille. Le défilé de visites
à la maison dura jusque 23 heures. Je ne sentais
pas la fatigue et vivais sur les nerfs. Parmi tous
ces visiteurs, il y avait un tas de vieilles
connaissances qui m'appelaient par mon prénom,
mais il me fallait, dès leur départ, demander à
mes parents qui ils étaient. J'avais passé cinq
années hors du milieu familial, de plus mon
cerveau amorphe avait perdu l'habitude de penser à
autre chose qu'à la soupe, au sommeil et à la
planque en attente d'une libération incertaine.
Vers 21 heures, je me suis senti rassuré sur le
sort de ma personne, car le télégramme envoyé la
veille de Longuyon arrivait enfin, ainsi libellé:
"Suis en bonne santé, arrivée imminente…". J'ai eu
un sommeil bien agité et n'ai pu en fin de compte
dormir dans un lit. Il a fallu me mettre un
matelas par terre, vieille habitude dont je fus
long à me défaire. En un laps de temps très court,
j'ai pris beaucoup de poids et ai dormi presque
jour et nuit. Je dormais après le petit déjeuner
et encore après le déjeuner jusque 16 heures au
moins. J'aurai presque dormi 24 heures sur 24,
conséquence sans doute d'une relaxation totale du
système nerveux après une longue fatigue
accumulée.
QUELQUES RÉFLEXIONS
J'ai eu grâce à mes
parents, la chance de pouvoir me reposer
longtemps. Un peu à la fois, j'ai appris le déchet
qu'il y avait eu parmi mes copains dans d'autres
Kommandos. Le bilan fut très lourd. Je pense à mon
pauvre Pépé qui, de Paris a envoyé chez lui le
télégramme "type" comme le mien et qui a été
immédiatement hospitalisé pour typhus. Ses parents
l'ont vainement attendu après réception du dit
télégramme. Mon brave Léon n'a pas connu
l'Allemagne. Il est tombé au combat dans un maquis
après son évasion de Sisteron et a été porté
disparu. Grâce à la jeunesse, grande richesse sur
cette terre, j'ai peu à peu repris ma place dans
le monde. Pourtant parmi les déportés je me trouve
bien. Ensemble, nous pouvons parler du passé.
Seulement ensemble, car celui qui n'a pas vécu
dans ce monde concentrationnaire ne pourra jamais
se l'imaginer. Il restera toujours au-dessous de
la vérité. Parfois, j'entends des gens parler de
leur difficulté de se ravitailler pendant la
guerre. Afin que leurs petits soucis quotidiens
finissent au plus tôt, ils ont souhaité que vienne
la Libération, mais presque tous l'ont fait les
pieds bien au chaud dans leurs pantoufles, sans
vouloir en aucun cas prendre le risque d'engager
leur quiétude habituelle. En pareil cas, je
préfère me boucher les oreilles et ne rien
répondre. Plusieurs fois, j'ai traversé la France
en long ou en large et cherché à retrouver des
visages du passé. J'ai quelquefois réussi dans mes
recherches et en pareil cas, nous tombions dans
les bras l'un de l'autre, en dehors de toute
idéologie politique. Et pourtant, parmi tous ceux
que j'eus aimé revoir, j'aurais surtout aimé
pouvoir dire ce que je pensais à ceux qui se sont
élevés contre une évasion massive du camp de St
Sulpice-La-Pointe et qui eux, en tant que
responsables de Partis sont revenus du périple,
car l'organisation politique du camp de Buchenwald
s'est occupée de leur procurer des postes leur
permettant de survivre. Un jour pourtant, j'ai
revu l'un d'eux qui, afin de couper court à toute
discussion, a fait d'abord semblant de ne pas me
reconnaître, alors que nous avions vécu 18 mois
côte à côte et m'a dit qu'après tout ce qu'il
avait vu, il ne se rappelait de rien (sic). Je me
suis remémoré alors la phrase de mon Douberlay.,
de Lyon qui disait: - Nos responsables auront des
comptes à rendre en rentrant ! Ils ne les ont
jamais rendu et il a dû être bien déçu… J'ai revu
mon copain Cavar, un Auvergnat. Il a essayé de
m'expliquer pourquoi notre Kommando fut bon.
(Probablement le fut-il). Un responsable de son
Parti dont je préfère taire le nom, en contact
étroit avec l'organisation politique de
Buchenwald, nous y a envoyé exprès… Je n'ai pas
compris qui pouvait essayer de nous faire gober
pareille propagande, ou plutôt j'ai trop compris,
car je me demande pourquoi on a laissé crever au
Kommando Leo une partie des plus beaux jeunes de
St Sulpice, alors qu'on a mis dans notre Kommando,
dirigé par des Kapos infâmes sous étiquette rouge,
les 3/4 des droits communs Français qui venaient
de Fort Barraud. C'était sans doute pour les
épargner. Laissez-moi rire… Notre Kommando devait
bel et bien être un enfer. Notre facteur chance
fut d'avoir des vieux soldats pour nous garder,
lesquels dans leur grande majorité nous ont foutu
une paix royale.
*
**
Trente années sont passées. Je suis retourné en
Allemagne plusieurs fois dans les deux zones.
J'étais parti plein d'orgueil, prêt à piquer pour
vexer à la moindre occasion, mais n'ai en fin de
compte piqué personne. Le temps apaise bien des
choses et je me suis trouvé désarmé. Presque chaque
fois, j'ai été en contact avec des Allemands qui
aimaient la France et les Français. Ils donnaient du
pain à manger aux cygnes des lacs dans les jardins
publics et je me suis demandé si ces Allemands
étaient les mêmes que pendant la guerre… Pourtant,
il ne peut y avoir d'erreur, ils étaient bien tous
pour Hitler. Il ne suffit que de voir sur de
vieilles bandes d'actualité les ovations qu'ils lui
faisaient. Alors, j'ai fait mon examen de
conscience. Mes dires ont même offusqué certains de
mes camarades déportés, dont un lieutenant-colonel
en particulier. Et si j'avais été Allemand… ? Cela
m'eût fort étonné que je fusse un jour tortionnaire,
mais, né dans ce pays, aimant le pays comme j'aime
le mien, il est plus que probable que j'aurais aimé
celui-là. Pris à la base, (en 1933 j'avais 10 ans)
il n'y aurait sans doute eu aucune raison que je ne
sois influencé néfastement par la propagande bien
orchestrée de Goebbels. Cela eut suffi à faire de
moi au moins un parfait soldat de la Wehrmacht… Dans
chaque pays totalitaire se prétendant de telle ou
telle doctrine, la jeunesse qu'on tient bien en main
épouse forcément les idées qu'on lui inculque. Une
génération suffit pour en faire un outil terrible.
Le Français n'est pas exempt de l'infection d'une
propagande. Rappelez-vous combien nous avons cru en
Daladier et Raynaud… Le comble de l'oubli est en
outre d'avoir supporté, qu'après une défaite aussi
cuisante que celle de 1940, nous ayons admis que de
tels hommes puissent encore faire surface en scène
politique. N'est-ce pas un comble d'intoxication
morale ? Avec une génération, on peut tout faire ou
tout effacer, du moins, le faire avec celle qui
suit. Si vous parlez nazisme en Allemagne chacun
tombe du ciel parce qu'il ne connaît pratiquement
pas. Il y avait bien quelques fous, dont le plus
grand fut Hitler, mais… les camps de concentration,
jamais ils n'en avaient entendu parler avant la fin
de la guerre. Ils les connaissaient pourtant
parfaitement, car parmi les civils qui nous
côtoyaient en permanence dans presque tous les
Kommandos, certains poussaient le cynisme à nous
caresser de la "Schlag" ou d'un quelconque éventail
à bourrique. La seule excuse qui puisse plaider en
leur faveur dans un nombre quand même limité, est
que quand ils ont vraiment ouvert les yeux, c'était
trop tard. La terreur était déjà trop bien installée
dans le pays. Alors, pour ne pas être du côté des
terrorisés et martyrisés, ils ont préféré garder les
yeux clos sur les malheurs des autres, se trouvant
mieux du côté du manche que du côté de la cognée.
Des nazis, il y en a toujours et ce, dans les deux
Allemagne. Il faut pourtant tirer un coup de chapeau
à ceux qui ont fait de Buchenwald le plus haut lieu
du souvenir du monde concentrationnaire, dont le
Français en particulier était la race la plus mal
vue de ce monde. Nous n'étions pourtant pas
responsables de la lâcheté de nos dirigeants qui
n'avaient pas respecté nos Traités depuis 1938. Les
Espagnols nous reprochaient notre neutralité pendant
leur guerre civile, ce en quoi ils avaient raison,
car il était en effet, comme je le dis précédemment,
anormal de laisser au Sud pyrénéen, s'installer un
régime fasciste, tandis qu'Hitler et Mussolini
avaient pris une action positive pour favoriser la
mise en place de ce système. Ils nous reprochaient
ensuite l'accueil qu'ils avaient eu en France après
leur défaite et en particulier leur internement dans
des conditions déplorables. C'était hélas aussi
justifié… Quand aux autres, je pense aux Tchèques ou
Polonais par exemple, ils nous reprochaient d'avoir
manqué à nos Traités. Eux aussi avaient raison, mais
de là à nous faire subir des sévices, il y a un
monde, parce qu'en fait, ils auraient pu nous
considérer pour irresponsables, puisque nous étions
entrés dans la lutte et par le biais étions devenus
leurs frères de misère. Bref, le Français était plus
bousculé que quiconque. Maintenant, je sais combien
il doit être difficile pour celui qui n'a pas été
concentrationnaire, de mesurer toutes les horreurs
montrées parfois encore sur quelque bande
cinématographique. Rien n'est hélas exagéré, car
cela dépassait toute imagination. Les statistiques
donnent les chiffres de 38 000 déportés Français
rentrés sur 238 000 environ. Par conséquent personne
n'a le droit de vouloir s'approprier notre titre de
"déporté". Il n'appartient qu'aux seuls
concentrationnaires et il n'y a pas de confusion
possible avec un S.T.O. qui travaillait en Allemagne
avec une certaine liberté, qui gagnait un salaire
dont il envoyait une partie chez lui et qui
bénéficiait parfois de permissions. Au risque d'en
déplaire parfois à mes meilleurs copains, j'affirme
ma volonté la plus sincère d'un rapprochement
franco-allemand. Je suis fervent partisan des
jumelages, car j'espère que la multiplicité des
amitiés nouées doit servir notre jeunesse et
faciliter pour les générations futures, les échanges
culturels où se discutent les points de vue,
permettant du même coup de placer l'amitié et la
compréhension des peuples au-dessus de tout. Nous ne
pouvons nous aimer si nous ne nous connaissons pas
et à l'ancien ennemi vaincu qui sait venir à moi et
me tendre la main, je tends la mienne, car moi à sa
place, je n'aurais pu le faire… et j'ose espérer,
que même parmi certains êtres qui ont pu s'égarer et
à qui la guerre a fait commettre quelque saloperie,
certains quelque 25 ans après, font peut-être sauter
des petits enfants sur leurs genoux et pensent que
cette horrible guerre les avait rendu fous, au point
qu'ils ont du mal à imaginer que ce fut bien eux qui
commirent de tels actes. La haine ne peut engendrer
que la haine… Pour mon compte personnel, la seule
conservée s'adresse aux traîtres. A ceux qui
trahissaient en mesurant parfaitement la portée de
leurs actes comme aux autres qui l'ont fait par
imbécillité, quoique ces derniers aient une faible
circonstance atténuante, compte tenu de leur
perméabilité à la néfaste propagande de Vichy. Je le
répète et ceci est valable pour la vie sous
l'Occupation comme pour la vie dans les camps, il
vaut mieux être châtié par l'ennemi que par ses
frères. Il eût mieux valu, après le triste abandon
de notre 3ème République, que nous ayions en France
un Gauleiter, plutôt qu'un Maréchal de France qui a
induit le peuple en erreur, lui qui disait pourtant:
- Je haïs les mensonges qui vous ont fait tant de
mal… Sans lui, la France pouvait continuer la lutte
avec notre armée d'Afrique qui était restée intacte,
ainsi que notre superbe marine. Quand à l'intérieur,
une occupation complète du pays eut mis tous les
Français sur un pied d'égalité… Nous aurions pu
aussi mesurer notre Police à sa juste valeur, au
lieu de nous trouver devant des demi-teintes,
ménageant chèvres et choux en attendant de voir par
où pencherait finalement la balance, ceci à quelques
exceptions près. Il est cynique aujourd'hui, de lire
parfois dans le journal, l'éloge de tel ou tel
policier à l'occasion de son départ en retraite,
surtout lorsque celui-ci a l'inconscience d'oser
avouer qu'il est entré dans la Police en 1941, 42,
43, 44… Comment également peut-on imaginer que
Pétain et sa clique, se réclamant Gouvernement de la
France, avaient des camps d'internement et prisons,
gardés et administrés par un système policier
français, dans lesquels on emprisonnait: Résistants,
communistes ou Juifs avant de les remettre à
l'ennemi. Comment ce Gouvernement osait-il prétendre
agir dans l'intérêt de la France et duper ainsi une
partie du peuple. Dans les camps, il y aurait du
reste beaucoup à dire aussi sur ceux qui, sous
couvert d'adoucir tant soi peu le système
concentrationnaire ont ravi le pouvoir interne des
camps aux droits communs, les triangles verts, mais
qui ont dû supporter du même coup, la responsabilité
de sélection qui s'effectuait lors de la désignation
ou la répartition dans de bons ou mauvais Kommandos.
Sachant du même coup dès le départ de chacun, ceux
qui avaient des chances de s'en tirer et ceux qui
n'en avaient pas, hasard et facteur chance exclus
évidemment. Il est bien certain que les Kapos qui
matraquaient, de quelque nationalité qu'ils soient,
le faisaient bien pour les S.S. Au travers des
années, j'ai conservé la plus grande admiration pour
le Général De Gaulle. Sans lui, la France n'aurait
jamais plus été ce qu'elle est. Ralliés à lui, les
F.F.L. furent les premiers artisans de cette grande
oeuvre. La lutte fût âpre, car personne ne nous fit
de cadeau, même parmi ceux qui se disaient nos
Alliés. Je suis resté idéaliste et pense par exemple
que si j'étais israélite, je serais en Israël… Je ne
prononcerai pas pourtant le serment d'un homme
célèbre: et s'il était à refaire, je referai le même
chemin… J'en referai sans doute une partie, mais je
referai tout différemment. Et maintenant, si
quelqu'un me posait la question: "Que fallait-il
pour sortir vivant du monde concentrationnaire ?",
je répondrais à peu près ceci: mis à part ceux qui
ont eu la chance d'être protégés par leur Parti, il
ne restait pour les autres que le hasard. Le hasard
qui mettait ou non sur notre route, une chance à
saisir au bon moment, c'est-à-dire, au moment où
l'état physique et moral permettait d'être
suffisamment perspicace pour ne pas la laisser
échapper. En analysant par exemple les chances de
mon Kommando, la plus grande fut d'avoir pour nous
garder, de vieux soldats qui ne nous battaient
jamais. Nous avons souffert beaucoup plus des Kapos
Allemands et Polonais que des soldats. Il ne faut
pas pour autant dissocier le fait que le grand
responsable reste le système S.S. créateur de ce
genre de répression. Il fallait aussi un physique
dans les normes. Être trop grand ou trop petit,
c'était risquer la fantaisie d'un quelconque
seigneur. Une bonne bouille bien sympathique vous
faisait éviter bien des désagréments. Je connais des
cas de déportés qui ont passé ensemble à peu près
tout leur séjour concentrationnaire et qui se sont
trouvés presque à la fin, séparés par la fantaisie
d'un tri. L'un a été mis sur la file de gauche,
l'autre sur celle de droite. Ils ne se sont jamais
revus… L'un est rentré, l'autre pas. J'ai participé
à des pèlerinages à Buchenwald. J'ai vu des Français
tomber dans les bras d'anciens Kapos Allemands. Je
n'ai pas bien compris… Il est possible que parmi eux
il y en ait eu quelques-uns assez charitables pour
nous venir en aide, mais moi, je ne les ai jamais
vus. Quand à la solidarité de la gamelle, je n'ai
assisté que trois ou quatre fois à une collecte de
soupe. Je dois ajouter qu'il fallait à ceux qui la
faisaient, alors qu'elle était au profit des autres,
beaucoup de cran, car croyez-moi, ceux qui
enlevaient une cuillerée de leur soupe ne
l'enlevaient pas sans une grimace qui en disait
long… et je ne parle pas de ceux qui ne la
soustrayaient pas. En concentration, une cuillère de
soupe, ce pouvait être la survie et dans la jungle
de la plupart des Kommandos, il était difficile de
demander à des squelettes ambulants de prélever de
leur ration pour d'autres, fussent-ils plus
squelettiques encore… car il s'agissait bien de la
jungle. Je garde parmi mes souvenirs, celui des
bouteillons de soupe que l'on jetait en pâture aux
détenus lorsqu'ils avaient été vidés et sur lesquels
les affamés se jetaient en se battant pour y plonger
la tête afin de lécher le tour et le fond. Têtes qui
ressortaient gluantes de jus. Je pense également que
ces bouteillons, il fallait aller les chercher aux
cuisines, que les cuisines étaient loin, qu'il y
avait forcément des pauses en route, car c'était
lourd et qu'un jour un jeune affamé qui avait mon
âge, profitant de la pause, avait subtilisé quelques
morceaux de rutabagas. Son vol avait été vu de loin
et en rentrant au camp, ce fut le spectacle des 25
coups de "Schlag" sur les fesses nues. On posait par
terre un petit banc et le puni devait s'étendre
dessus à plat ventre, pour que les fesses soient
bien "rebondies". Chaque fois que cela arrivait, par
réflexe nerveux, le malheureux avait déjà fait dans
son pantalon. Quand au Kapo, il se délectait
d'avance du plaisir sadique qu'il éprouverait en
frappant. Voilà tous les genres de souvenirs que je
garde des Kapos et je ne peux dire autre chose que
ce que j'ai vécu ou ressenti. Le jeune et beau
Willie Seifert, Kapo de l'Arbeitstatistik frappait
sauvagement tout interné qui essayait de se
soustraire à une heure de travail au profit des S.S.
Il faisait une bonne paire d'amis avec Reschke, le
Lager-Altester de Buchenwald et même avec Jonas, le
chef des Lager-Schutz qui caressait si bien les
Français de sa "Schlag". Le Kapo Ernt Busse, chef
suprême du Revier, gras et repu, partageait les
rations destinées aux malades d'abord avec ses amis.
Quoique menuisier il avait un pouvoir
discrétionnaire sur plus de 20 médecins authentiques
ou chirurgiens et désignait les cobayes destinés au
block 46 où opérait le Kapo Dietzch. Otto Kipp,
deuxième Kapo du Revier avait son nom sinistrement
attaché à la création du block d'extermination "A la
piquée", installé en Décembre 1944 où 10 000 détenus
trouvèrent la mort en trois mois. Stéphan Heimann
Kapo également était particulièrement craint pour sa
cruauté. Wilhelm Wolff, Kapo de l'Effecten Kammer
fournissait cinq à six costumes de rechange chauds à
ses amis, pendant que les Français mourraient de
froid sur la place d'appel avec leur seule veste
zébrée en tissu léger. Karl Gortig, Kapo de la
cantine S.S. entretenait les meilleures relations
avec ces derniers, au point d'obtenir des
permissions pour se rendre dans sa famille. Voilà
pour les plus grands chefs, mais derrière eux, il y
avait encore toute une faune subalterne:
Stubendienst, Vorarbeiter, Schreiber etc. qui semait
la terreur partout et toute cette clique a pu
malheureusement prendre le large au moment de la
Libération, avec bien entendu, la complicité des
S.S. Alors, pour mon compte personnel, qu'on ne
vienne pas me parler de ces voyous. Voyous qui,
malheureusement ont, postérieurement à notre
libération occupé des postes importants dans
l'Allemagne de l'Est. Ils étaient respectivement:
Willie Seifert, commandant en second de la police
allemande qui comptait près de 400.000 Policiers.
Reschke, chef de la police de la zone russe de
Berlin. Son confident privé, son ancien mouchard,
criminel vert Jonas, chef de la police de l'État de
Thuringe. Ernst Busse, menuisier de son état, préfet
de l'État de Thuringe. Otto Kipp, préfet de Saxe.
Stéphan Heimann, chef de la propagande du parti
unifié en Thuringe. Wilhelm Wolmff, ministre de la
Kultur de l'État de Thuringe. Karl Gortig, chef du
parti communiste et de la propagande unifiée de
Saxe.
Notes et documents
LES NOTES D'ÉCOUTE
Les Américains, les
Anglais, recommandaient d'écouter leurs émissions
et d'en prendre note au maximum. Entr'autres sur
15 mètres: Columbia 14, 17, 20 et 22 h 15
Cincinnati, toutes les heures à la 1/2. Enfin
Londres, sur 1500, 235, 261, 41, 31 et 25 mètres à
21 h 15. En voici quelques unes.
Préparation et responsabilité de la guerre. L'Etat
major allemand est le seul qui possède une section
économique et une section politique. C'est lui et
lui seul qui choisit les dirigeants de l'Allemagne
et les manoeuvre à son gré. L'ordre est donné à
ces dirigeants de prendre en apparence toutes les
responsabilités pour qu'en cas d'échec, ils soient
seuls objet de la haine générale.
*
**
Le Kaiser ne mit pas une heure en 1918 pour obéir au
télégramme d'Hidenburg lui ordonnant de fuir.
*
**
Ludendorf, auteur en 1923 du livre "la guerre
totale" fût le précepteur d'hitler, lequel n'a fait
que copier dans "Mein Kampf" les instructions de
l'Etat major.
*
**
L'Allemagne a dit un auteur, n'est pas une nation
qui a une armée. C'est une armée qui s'est assimilée
au peuple.
*
**
Les jeunes gens et jeunes filles sont réunis dans
des camps de vacances mixtes, "la force par la
joie". Tel en est le titre exact. Là, on leur fait
des cours sur la fécondation de la femme, pour le
bien de l'Etat. De ces camps, des filles de 15 ans
reviennent parfois enceintes. Elles entrent alors
dans des écoles spéciales où on exalte le rôle de la
mère qui donne son enfant à la patrie. Des prières
sont prononcées où le führer est honoré comme un
Dieu. L'enfant né est un enfant de l'Etat. Sa mère
est renvoyée dans un monde d'exaltés, vers d'autres
fécondations. L'Etat élevera ses enfants, les
manuels scolaires les mèneront à une vie dont le
service militaire et la guerre seront
l'épanouissement. La phrase est d'Adolf Hitler: si
la femme, plutôt la fillette met au monde un enfant
tant soit peu délicat ou déficient, on stérilise la
coupable et on la rejette vers une vie mutilée.
*
**
L'Etat major japonais a copié ces méthodes. Il les a
même perfectionnées. Chaque soldat suit des cours
économiques et politiques. Sur toutes les matières,
il possède la théorie d'utilisation militaire, c'est
à dire le moyen le plus rapide et le plus "correct"
en apparence pour piller et ruiner l'économie et la
politique du pays conquis.
*
**
Ces méthodes furent mises en action en Allemagne dès
1933, sous le ministère Von Papen-Hitler, Hidenburg
étant président, l'Etat Major demeurant leur maître.
Alors qu'en 1934, le ministère de la guerre français
(Maréchal Pétain) passe seulement commande de 7
tanks en tout dans l'année.
*
**
Qui a voulu la guerre...
NOTE D'ÉCOUTE N° 3
Balance des forces Un
expert Américain fournit les chiffres suivants
sérieusement contrôlés. Effectifs en présence
d'hommes mobilisés des:
CAMPS ALLIES
|
|
CAMPS DE L'AXE
|
|
ETATS UNIS
|
26.000.000
|
ALLEMAGNE
|
11.700.000
|
RUSSIE
|
23.000.000
|
ITALIE
|
8.000.000
|
ANGLETERRE
|
5.000.000
|
JAPON
|
10.000.000
|
DOMINIONS
(minimum)
|
30.000.000
|
|
|
CHINE
|
15.000.000
|
|
|
TOTAL
|
99.000.000
|
TOTAL
|
27.700.000
|
On doit dire que tous
les hommes de l'axe sont actuellement en armes,
tandis qu'une partie seulement des forces Alliées
est sous les drapeaux, mais les pertes doivent
être en ligne de compte. Au 21 mars 1942, les
Russes peuvent avoir perdu au maximum 8.000.000
hommes, tués, blessés ou prisonniers. Selon les
experts, les Allemands ont perdus 5 à 600.000
hommes en moyenne par mois depuis le début du
conflit, soit 5.000.000 d'hommes au 21 mars. Ils
en avouent moins d'un tiers. L'Italie a peu perdu
mais vaut peu. L'Angleterre a ses forces presque
intactes. En Europe, la balance des forces
effectivement armées est donc la suivante, pertes
déduites équitablement.
ALLIES
|
|
AXE
|
|
RUSSIE
|
15.000.000
|
ALLEMAGNE
|
6.300.000
|
ANGLETERRE
|
5.000.000
|
ITALIE
|
6.000.000
|
TOTAL
|
20.000.000
|
TOTAL
|
12.300.000
|
Au point de vue
pétrole, les ressources annuelles sont entamées
très strictement pour chaque camp à :
ALLIES
|
|
AXE
|
|
ETATS UNIS
|
170
|
ALLEMAGNE
|
4
|
VENEZUELA
|
27
|
ROUMANIE
|
7
|
|
5
|
|
|
RUSSIE
|
27
|
|
|
TOTAL
|
229 millions de tonnes
|
TOTAL
|
11 millions de tonnes de
pétrole synthétique
|
Consommation mensuelle
allemande observée en Russie en hiver, au minimum
1.500.000 tonnes, ce qui fait pour ce seul front,
une consommation annuelle de 18 millions de
tonnes. La valeur en huile des pétroles roumains
est très faible. Celle des synthétiques est nulle.
Calculez le prix des prochaines opérations
allemandes en hommes, en pétrole et concluez. Ne
pas oublier que les meilleurs troupes allemandes
spécialisées, aviation et chars sont partiellement
détruites et difficilement remplaçables.
NOTE D'ÉCOUTE N° 9
LE TRAVAIL ET LA GUERRE
AUX U.S.A. Trente
neuf millions de travailleurs, hommes et femmes sont
employés dans les usines et chantiers affectés à la
défense nationale. Ces travailleurs vivent sous le
régime de la loi de 40 heures. En période de guerre,
les heures supplémentaires sont largement admises
par les syndicats et payées à un tarif relevé de 50
%. Des commissions paritaires sont crées dans toutes
les entreprises où les représentants des ouvriers et
ceux des patrons, arbitrés par un fonctionnaires
d'Etat, recherchent le moyen d'améliorer le
rendement des entreprises. Les solutions des uns et
des autres abondent et des solutions ingénieuses
accélèrent la production, tout en réduisant les prix
de revient. Les ouvriers, dans leurs loisirs,
s'attaquent aux ferrailles des cimetières
automobiles. Il y a assez de ferraille aux U.S.A;
dit un président de syndicat pour alimenter les
hauts fourneaux américains jusqu'à la fin de la
guerre. Comparez ces conditions avec celles du
travail en Allemagne. EN
ALLEMAGNE L'armée
allemande, mobilisée intégralement, comprenait 12
millions d'hommes en chiffre rond, dont environ 4
millions d'ouvriers "affectés spéciaux", travaillant
pour la guerre. Les pertes allemandes en tués,
blessés et prisonniers s'élèvent environ à 6
millions d'hommes. L'Allemagne a envoyé au front une
grande partie de ses ouvriers et a importé de gré ou
de force, 4 millions de travailleurs étrangers,
Italiens, Polonais, Français, Belges, Hollandais
etc... Ces ouvriers, on pourrait dire ces esclaves,
ne sont bien entendu, protégés par aucun syndicat et
livrés à la discrétion des maîtres. Ce qui reste
d'ouvriers et d'ouvrières germaniques dans les
usines n'est pas mieux traités. Un de leur chef a
pour maxime: une heure de loisir est une heure de
trahison. On utilise les femmes, les tout jeunes
gens, les infirmes et même les aveugles. Quant aux
salaires et à l'alimentation, on sait ce qu'ils
valent... Comparez ces deux forces: d'un côté, 39
millions d'êtres qui travaillent librement et
choisissent leur ouvrage, bien nourris, respectés.
De l'autre, 6 millions d'esclaves, mal nourris,
bombardés, maltraités... Concluez...
NOTE D'ÉCOUTE N° 22
M.Summer Welles a fait tenir le 13 avril, à
l'adresse de l'ambassadeur de Vichy à Washington,
une note précisant la politique des Etats Unis. A
l'égard de la France. Elle répondait à deux
questions du gouvernement du gouvernement de Vichy
qui demandait au gouvernement des Etats Unis de
déclarer publiquement que la nomination d'un Consul
Général américain auprès des forces Françaises
Libres de Brazzaville n'avait pas une signification
politique et ne devait pas être interprètée comme
une diminution des droits de la France sur ces
territoires. M. Summer Welles déclare que son
gouvernement trouvait là une occasion appropriée et
bienvenue de préciser sa politique à l'égard de la
France. Il rappelle que les anciennes relations des
Etats Unis étaient d'amitiés et de confiance plus
qu'ordinaires. Liberté, Egalité, Fraternité, ces
principes proclamés par la République Française ont
été la base de toute la vie Nationale des Etats
Unis. Il n'y a pas 25 ans, nos armées combattaient
côte à côte le même agresseur impitoyable qui a une
fois de plus envahi la France. Le gouvernement des
Etats Unis reconnait la souveraineté du peuple
français sur tous ses territoires d'outre mer et sa
métropole et espère à nouveau, voir cette
souveraineté s'exercer en toute indépendance, mais
cela n'est possible qu'après la destruction complète
du régime criminel, comme celui de l'Allemagne et
des dictatures qui s'y sont ralliés. Le fait est
bien connu du peuple français entier et même de la
poignée de traîtres, qui, au mépris des hautes
traditions françaises de liberté, ont traité
sordidement de manière abjecte, de prostituer leur
patrie à ce régime allemand qui ne veut que
l'asservissement de la France. M.Summer Welles
rappelle les conditions de l'occupation de la France
de l'armistice et aussi la compréhension du
gouvernement américain à l'égard des difficultés
rencontrées. Une partie des territoires d'outre mer
sont restés sous la juridiction de Vichy. Une autre
partie est sous la juridiction effective d'autorités
françaises qui ne reconnaissent pas le gouvernement
de Vichy, mais qui se battent de toutes leurs forces
aux côtés des nations Unis pour la libération de
leur pays. Cette situation prévaut dans l'Afrique
Equatoriale française et au Cameroun. Par
conséquent, jusqu'à la victoire des Etats Unis, qui
permettra au peuple français de retrouver sa pleine
souveraineté sur tout son empire et la maîtrise de
son destin, les Etats Unis continueront de se faire
représenter des autorités françaises exerçant
effectivement leur juridiction sur les territoires
d'outre mer. Les Allemands ont tenté maintes fois
par leurs mensonges de semer le doute en France
contre l'amitié éprouvée et traditionnelle de
l'Amérique. Cet effort a échoué et il échouera
encore, car le peuple français peut avoir la
certitude qu'après notre victoire, tous ses
territoires et tous ses droits lui seront rendus.
NOTE D'ÉCOUTE N° 26
CONSIGNES
D'ACTIONS. La force de
l'Allemagne, c'est que notre haine pour elle ne sait
pas s'exprimer. Pouvez-vous consacrer une heure dans
la lutte? Si vous le faîtes chaque jour chacun,
notre tyran sera vite désorienté. Choisissez pour
agir, suivant votre tempérament, l'une quelconque
des recettes suivantes. Pour
démolir la machine de propagande. Vous
croyez que l'Allemagne dépenserait des millions en
radio et journaux si votre opinion ne comptait pas
pour elle? Démontrez lui chaque jour qu'elle a raté
son coup. En voici les moyens. 1°/ N'achetez aucun
journal français ou allemand. 2°/ Chaque fois que
dans un salon d'attente vous trouvez un journal,
faîtes une croix gammée dessus. 3°/ Transcrivez des
notes d'écoute pour vos amis si vous avez un
appareil radio. Laissez de côte les informations
dont l'actualité vieillit vite, mais notez les
chroniques documentaires des postes d'émission
anglais et américains Si vous ne connaissez pas la
sténo, notez les chiffres et indications
principales. Copiez et faîtes recopier cela pour vos
amis. A chaque discours officiel de propagande,
répondez par lettres courtes aux ministres, aux
préfets. Dîtes leur que vous savez que c'est le
Boche qui vous affame. Citez des exemples précis de
réquisitions allemandes. Signez d'un nom inventé et
ne mettez aucune adresse. Si chaque français
envoyait ainsi trois lettres par jour aux autorités
qui l'oppriment, à la radio qui lui ment, aux
journaux qui le trompent, l'effet serait énorme sur
l'envahisseur. Qui n'a pas le temps d'écrire trois
fois dix lignes par jour? Pour
démolir la machine policière. le
meilleur agent de la Gestapo, c'est la faim a dit
Hitler. Répondez lui en gagnant la bataille du
ravitaillement. Vous devez tricher, truquer, cachez,
multiplier encore plus les associations du système D
et mettre en commun tickets et denrées que l'on peut
se procurer à la campagne. Ces petites associations
entre citadins et campagnards doivent être secrètes
et bien organisées. Le Français est inventif. Qu'il
ne se lasse pas d'agir et qu'il le fasse avec
générosité vis à vis de ceux qui sont moins bien
placés. Pour démolir la
machine de guerre. Espionnez
les Allemands, les Italiens, notez tout ce que vous
apprenez sur eux, sur leur nourriture, sur leurs
transports, leurs déplacements d'unités. Transmettez
le à des amis sûrs. Faîtes ainsi la chaîne des
informations qui détruira les secrets de la Wermacht
et de la Gestapo. Faîtes
la chaîne. Informations,
protestations, ravitaillement, voici les premiers
mots d'ordre. D'autres suivront... Préparez vous à
recevoir les libérateurs en coordonnant vos efforts,
afin d'éviter un désordre qui servirait l'Allemagne
Ne dîtes pas que ces recettes sont simplistes. Les
millions d'actes hostiles paralysent l'ennemi. Les
notes d'écoute et bientôt les instructions de ce
qu'il faudra faire en plus.
NOTE D'ÉCOUTE N° 30
Vous avez reçu, le jour anniversaire de votre
désastre militaire, un message aussi pénible à
entendre, que les conditions de l'armistice qui ont
été singulièrement dépassées. Rappelez-vous à cette
occasion de ce que valurent les promesses
allemandes. Dans ces conditions d'armistice, il
n'était question, ni de ligne de démarcation, ni des
réquisitions du blé, du vin etc... ni de l'expulsion
des Alsaciens Lorrains. Vous avez donc l'occasion
chaque jour, de voir ce que vaut une promesse
allemande. Mais on nous parle aujourd'hui d'Europe à
reconstruire, d'un socialisme qui régnera. On vous
invite à une relève sacrée. Lisez donc attentivement
ces mensonges des maîtres fourbes de l'Allemagne
perpétuellement la même. Le 1er septembre 1919, soit
moins d'un an après la défaite allemande, alors
qu'on pouvait croire le socialisme allemand libéré
des chaînes du militarisme, le Général Von Lutwitz
adressait au ministre de la Reichwer, les
recommandations suivantes: 1°/ La suppression du
chômage avec le précepte suivant: quiconque ne
travaille pas ne doit pas manger. Cela doit être
remis en vigueur comme auparavant. 2°/ Toutes les
grèves politiques et économiques doivent être
rigoureusement interdites. Sa lettre se terminait en
1919 par ces mots: aujourd'hui comme hier, l'armée
allemande doit être le fondement de la puissance de
l'Etat. Voilà le pays du véritable socialisme
défini... Il n'a pas changé... Le servirez-vous?
Lisez et méditez encore ceci: la guerre et la paix
sont deux activités qui tendent vers des mêmes buts
par des moyens différents. C'est signé Clausewitz,
l'âme du grand Etat Major allemand... sous Napoléon.
Et hier, Hitler disait encore: la faim est le
meilleur agent de la Gestapo. Voilà l'ordre nouveau
que Laval vous invite à servir. Comme le dit
Roosevelt: ce n'est pas l'ordre et ce n'est pas
nouveau.
QUELQUES MISSIONS A
PARTIR DE SEPTEMBRE 1942
(Je n'ai
plus retrouvé trace des précédentes)
|
|
Mardi 1er :
Mercredi 2 :
|
Couché à
l'Hôtel de la Poste.
|
Jeudi 3:
|
Préparatifs en vue opération
parachutage. Achat matériel.
A Marseille
jusqu'au lundi 7.
|
Mardi 8:
|
Achat deux
indicateurs Chaix. Mission à Cannes et
retour.
|
Mercredi 9
au vendredi
11:
|
A Marseille.
|
Samedi 12:
|
Aller retour
Marseille-Cannes. Entretien avec Carte.
|
Dimanche 13:
|
Mission à
Cannes, retour le 14.
|
Mardi 15:
|
Idem, retour
le 16.
|
Jeudi 17:
|
Achat cartes état major.
Etude de terrains.
A Marseille
jusqu'au mardi 22.
|
Mercredi 23:
|
Marseille-Cannes.
|
Jeudi 24:
|
Cannes-Marseille,
Marseille-Orange. Valréas.
|
Samedi 26:
|
Retour
Marseille.
|
Lundi 28:
|
Marseille-Cannes
et retour.
|
Octobre. |
|
Lundi 5:
|
En car à
Cassis, puis Cassis-Cannes.
|
Mardi 6:
|
Retour
Cannes-Marseille.
|
Mercredi 7:
|
Contacts
divers à Marseille.
|
Jeudi 8:
|
Expédition deux vélos en gare
de Toulouse.
En mission
dans les environs jusqu'au
|
Mercredi 14:
|
Départ pour
Cassis et expédition de trois vélos.
|
Jeudi 15:
|
Retour
Marseille. Missions en ville. Fourniture
avirons pour opération Port-Miou.
|
Vendredi 16:
|
Couché
hôtel. Chambre commune Claude Dauphin et
sa soeur.
|
Samedi 17:
|
Journée en
leur compagnie.
|
Dimanche 18:
|
Idem.
|
Lundi 19:
|
Cassis-Antibes.
Couché Hôtel Terminus.
|
Mardi 20:
|
Retour
Cassis, puis Marseille.
|
Mercredi 21:
|
Mission à
Arles.
|
Jeudi 22:
|
Arles-Marseille.
Rendez-vous avec la Radio Julien.
|
Vendredi 23:
|
Rendez-vous
au Noailles avec un courrier d'Antibes.
En mission à Marseille jusqu'au 1er
novembre.
|
Novembre
|
|
Dimanche 1er
:
|
Marseille-Antibes.
Couché Hôtel Terminus
|
Lundi 2:
|
Retour
Marseille.
|
Mardi 3
Mercredi 4:
|
Marseille-Arles.
Accompagne deux agents au retour à
Marseille, plus quatre personnes au car
pour Cassis.
|
Jeudi 5:
|
Achat fausse carte
d'identité.
Marseille-Antibes.
Couche Hôtel Terminus.
|
Vendredi 6:
|
Antibes-Marseille.
Rendez-vous avec Valette
|
Samedi 7:
|
Achat de
cartes Michelin. Marseille-Antibes et
retour.
|
Dimanche 8:
|
Opération
Port-Miou. Après débarquement,
accompagne agent anglais dans maison
amie quartier St Loup à Marseille. Du 8
au
|
Samedi 14:
|
Missions
chaudes dans Marseille nouvellement
occupée.
|
Dimanche 15:
|
Marseille-Cannes.
|
Lundi 16:
|
Cannes-Marseille.
|
Mardi 17:
|
Marseille-Arles.
Contacté le Général Chambe. Amené ce
dernier jusqu'à Antibes, où nous avons
été intercepté au petit matin par
policiers français en civil. Fuite au
petit matin.
|
Mercredi 18:
|
Présentation
Chambe chez Frager à Cannes.
|
Jeudi 19:
|
Retour
Marseille.
|
Vendredi 20:
|
Marseille-Montélimar.
Vérifié terrains propices à parachutage.
|
Dimanche 22:
|
Montélimar-Marseille.
|
Lundi 23:
|
Marseille-Cannes
et retour.
|
Mardi 24:
|
Marseille-Montélimar.
|
Mercredi 25:
|
Montélimar-Marseille.
A Marseille jusqu'au 7 décembre.
|
Décembre
|
|
Lundi 7 :
|
Marseille-Arles
et retour.
|
Mardi 8:
|
Marseille-Arles.
|
Mercredi 9:
|
Arles-Marseille.
|
Jeudi 10:
|
Resté à
Marseille.
|
Vendredi 11:
|
Marseille-Arles.
Transport poste émetteur.
|
Samedi 12:
|
Arles-Marseille.
Du 12 au
|
Dimanche 20:
|
Mission à
Marseille. Alertes chaudes. Couche
chaque nuit dans différents hôtels
borgnes. Contacts avec P'tit Louis
(Dujardin), proche de Frager à Cannes.
|
Lundi 21:
|
Mission à Aix en Provence
avec Gaston Ordioni.
Contacts
avec la famille Lejeune.
|
Mardi 22:
|
Aix-Marseille. Contacts avec
le Belge Vanel.
A Marseille
jusqu'au 25.
|
Samedi 26:
|
Marseille-Arles
et retour.
|
Dimanche 27:
|
En mission à
Marseille et Aix. Contacts avec Mireille
de la famille Lejeune.
|
Pas
retrouvé trace des missions du 27 décembre 1942
au 12 janvier 1943, date de mon arrestation, à
part une mission à Cannes, aller-retour le
dimanche 10 janvier. Les missions à Cannes
étaient toujours relatives à des contacts avec
Carte, (père de Danièle Delorme, nom de cinéma),
Frager, ou Peter Churchill. Ces contacts étaient
presque toujours établis par l'intermédiaire de
Louis Dujardin, né à Liège en Belgique. Liège,
cité ardente, la ville la plus française de
Belgique.
Statistique:
Convoi des 69 000
arrivés à Buchenwald le 6 Août 1944, venant de St
Sulpice la Pointe (Tarn) et de la prison St Michel
de Toulouse. Nombre de détenus : 1 160 au départ.
Morts en route : 80. Rescapés libérés : 55, 2 %.
Décédés pendant la détention : 46,8 %. |