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Liste des 134 manuscrits   #Manuscrits                

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Raymond-Pierre LIENARD

**

055

Contestataire de l'an 40

Guerre 1939 - 1945

Résistance

Déportation en Allemagne

Nice - Mai 1988

Analyse du témoignage

Ecriture : 1985 - 195 pages

POSTFACE de Michel EL BAZE

12 Janvier 1942... Ce sont nos pères, nos grand pères qui procédèrent à l'arrestation de Raymond-Pierre Lienard et qui le gardèrent dans nos Prisons et nos Camps d'Internements. 30 Juillet 1944... Les Armées Alliées combattent depuis 55 jours déjà sur le sol de France pour nous délivrer du joug allemand et pourtant...Ce sont des fonctionnaires de l'Etat et des Départements, des policiers, des gendarmes, des GMR., des cheminots qui concourent encore et toujours à l'Holocauste au Gott allemand en lui livrant Raymond-Pierre Lienard et tant d'autres. Et les Lagerältester, les Kapos, les Vorarbeiter, les Schreiber de l'Arbeitstatistik, étaient-ils tous Allemands ? Jeunes gens qui liraient ce témoignage, méditez et avec moi pleurez sur la grande lâcheté de l'homme.
12 January 1942... Our fathers, our grand fathers carried out themselves the arrest of Raymond-Pierre Liénard and kept him in our prisons and confinement camps. 30 July 1944... The allied army have been fighting for 55 days already on French soil to release us from German oppression and yet...It is our civil servants themselves, the policemen, Gendarmes, GR, railway men who took part in the holocaust, in the German Got, by giving up Raymond Pierre Liénard and the others. Were all the Lagerältester, Kapos, Vorarbeiter, Schreiber of the Arbeitstatistik, all Germans ? Young people when you read this testimony, do meditate and with me weep on the great cowardice of man.

RéflExions du témoins

Un Américain... Pour moi, ce sera toujours celui ou ceux en uniforme qui m'ont libéré. Chaque pays s'est défendu quand il a été attaqué. Nous lors de l'invasion de mai 40. Les Anglais lorsque ce fût leur tour, après notre défaite. C'est certainement eux qui ont eu le plus de mérite, car ils étaient bien seuls. Les Russes sont entrés en guerre lorsqu'ils ont été envahis, malgré le pacte Germano-Russe. Somme toute, chacun s'est défendu lorsqu'il a été directement concerné. En ce qui concerne l'Amérique, mise à part l'attaque des Japonais, l'Europe ne l'intéressait qu'économiquement au départ. Politiquement dans un avenir encore lointain, mais le G.I. qui est venu me libérer après avoir participé au débarquement sur les plages de Normandie venait, admettons du Texas, et ne savait peut-être même pas où il débarquait, ni en quoi ce conflit européen qui risquait de lui ôter la vie le concernait. Alors chapeau... Comme l'odeur de ses cigarettes, sa musique de jazz de l'époque remplit aujourd'hui encore mon coeur de souvenirs inoubliables.

*

**

Tout ce que j'ai écrit sur mon journal est strictement vécu, sans qu'aucun passage n'ait été romancé. Malgré l'asthénie, ma jeunesse a été à un tel point marquée par cette guerre, que des détails infimes me sont restés gravés. Ces écrits, je les dédie d'abord à ma mère, car des miens, c'est certainement elle qui a le plus souffert et ensuite, à toutes les mères dont le fils est mort pour la France, car elles ont donné l'être qui leur était le plus cher. Je me pose encore à présent bien des questions. Comment Hitler aurait-il fait sa guerre, (l'aurait-il pu) s'il n'avait signé le Pacte Germano-Russe et dupé ces derniers au point de faire du commerce avec eux jusqu'à son attaque de la Russie ? N'oublions pas que notre marine devait patrouiller en 1939-1940 pour donner la chasse aux cargos soviétiques qui ravitaillaient l'Allemagne nazie en nickel acheté au Canada. Pourquoi le Vatican de l'époque a-t-il laissé assassiner sans jamais rien dénoncer et qui plus est, a facilité l'évasion de S.S. vers les pays d'Amérique du Sud une fois la guerre finie ? C'est à se demander si ce n'était pas une nouvelle fois les guerres de religions avec l'extermination des Juifs souhaitée.

La Mémoire

La mémoire : seul bagage incessible

Jacques ATTALI

L'AVANT-GUERRE Natifs d'une ville du Nord de la France, mes parents étaient d'anciens ouvriers devenus artisans. Mon père de la classe 191O avait d'abord fait deux années de service militaire, puis avait été mobilisé en 1914 pour "la grande guerre". Comme beaucoup d'hommes de sa génération, il aimait en parler. Ayant fait partie du Corps Expéditionnaire Français en Italie, il ne manquait jamais de raconter ce qu'il savait sur ce pays. Les gens en ce temps voyageaient peu et les grands déplacements qu'ils effectuaient les marquaient considérablement. Cela ajouté à cette guerre qui fut comme chacun sait sans pitié pour les combattants des deux camps, je forgeais dans ma cervelle de gosse des idées sur ce qu'avait eu à endurer cette génération et indirectement, j'en aimais davantage ma Patrie qui avait paraît-il sauvé l'humanité… Je fréquentais l'école publique de mon quartier et les instituteurs de mon enfance ne tarissaient pas d'éloges sur notre pays. Cela contribuât sans doute largement à accentuer encore ce patriotisme. Au travers de tout cela, j'eus une enfance assez dorée, car rien ne manquait à la maison. Je dois à mes parents de m'avoir éduqué comme ils l'ont fait, une infinie reconnaissance. Quand la guerre civile éclata en Espagne, j'étais encore un peu jeune pour m'y intéresser vraiment et les communiqués que j'en lisais dans notre journal régional restaient pour moi assez confus. Néanmoins, les bruits de guerre dans les années qui suivirent, intéressant cette fois directement notre pays, me préoccupèrent bien davantage. Le coeur serré, j'écoutais à la radio les reportages sur l'occupation de la Tchécoslovaquie par les Allemands et plus particulièrement les sévices subis par les étudiants de ce pays ami que nous abandonnions à son triste sort. J'étais révolté à l'idée que ces hommes d'un pays que je ne connaissais même pas puissent être oppressés par d'autres, sous prétexte qu'ils n'épousaient point leurs idées. Ces moments de réflexion passés, j'étais jeune et l'insouciance reprenait assez vite le dessus. Entre chaque ambition d'Hitler et hélas après chaque faiblesse franco-britannique, la vie reprenait et elle était belle pour tous les Français. Les congés payés, notre tempérament que l'on dit léger, tout cela nous faisait voir la vie en rose. La voix charmeuse de Tino Rossi faisait le reste. C'était le bon temps. Temps pendant lequel l'Allemagne travaillait à tour de bras et ne cessait d'augmenter un potentiel de guerre que les Français dans leur grande majorité ne soupçonnaient même pas. Les légions nazies avaient fait sur le sol espagnol leur apprentissage de tactique de guerre moderne. Nous, nous nous étions contentés de faire croire (et c'était presque vrai), que nous faisions le blocus à destination de la péninsule ibérique. Comme notre politique était toujours à la remorque des Anglais et que ces derniers avaient décrété qu'il fallait rester neutres dans cette révolution, notre faiblesse fit, qu'en manquant à nos devoirs de Républicains, nous avions laissé s'installer un autre régime fasciste sur notre arrière, par-delà les Pyrénées. De ce fait, nous étions bien encadrés. Le résultat ne fut pas long à attendre… LA DRÔLE DE GUERRE Je commençais à travailler lors de la déclaration de guerre en 39. J'avais alors 16 ans. Les Anglais venaient de déclarer la guerre à l'Allemagne. Je l'apprenais sur le chemin du retour de mon travail. Celle de la France ne saurait tarder et depuis un moment, je pensais que c'était fatalement comme cela qu'il fallait que cela se passe. Je voyais dans les jours qui suivirent, les premières classes de réservistes mobilisées et parmi elles, mon compagnon de travail. Cela me faisait une impression bizarre et je n'aurais pu dire si l'amertume que j'éprouvais me venait de cette séparation ou du regret que j'avais de n'être pas encore en âge de participer à cette grande aventure, qui à mes yeux, sauverait notre civilisation et notre pays… Depuis la défaite de la Pologne, qu'à mon grand désespoir nous avions observé passivement, le pays semblait quelque peu s'être endormi sur son sort. Nous nous étions faits à l'idée d'être en guerre d'autant que c'était une drôle de guerre, dans laquelle nous perdions peu d'hommes. Hormis les séparations causées par le rappel de nos soldats et la peine des familles sur le plan affectif, la vie continuait à peu près normalement. Nous avions toutes raisons de nous contenter de cela, d'autant que nos dirigeants nous affirmaient que nous vaincrions, parce que nous étions les plus forts. Nous donnions volontiers notre vieille ferraille puisqu'on nous répétait qu'avec elle, nous forgerions l'acier victorieux. Chaque bon citoyen ayant quelque économie achetait des bons d'armements, les murs étant tapissés d'affiches nous invitant à le faire. Je revois encore le marin à bord de son navire près d'un canon, et le titre en dessous: "Souscrivez, il veille…". A l'intention des couples séparés, on avait lancé quelques chansons de circonstance: "Mon petit chéri, mon petit kaki, ta p'tit' femme sera bien sage, elle pense à toi…". Avec cela, le mobilisé devait se sentir tout à fait rassuré sur la fidélité de son épouse. Une autre chanson de marche, optimiste et réconfortante nous arrivait outre-Manche: "Nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried si on la trouve encore là…". Il ne nous venait du reste pas que cela d'Angleterre. Dès le début de l'automne, des soldats britanniques s'étaient installés dans quelques secteurs au nord du pays. Ils étaient assez avenants avec la population et recherchaient vraiment "l'Entente Cordiale". C'était une armée de métier bien disciplinée. Les jeunes de mon âge qui avaient appris un peu d'anglais en classe ou qui continuaient de le faire, recherchaient leur compagnie. Il n'y avait pas qu'eux du reste. Quelques femmes plus ou moins "respectueuses" en faisaient autant mais comme chacun le pense, dans un but plus lucratif… Pour nous les jeunes, cela nous permettait d'améliorer nos connaissances linguistes, d'acheter hors taxe des cigarettes anglaises et quelquefois, de pouvoir en leur compagnie apprécier la musique de jazz, art dans lequel ils excellaient. Nous avions une voiture à la maisonnette, les restrictions étant très élastiques, nous avons pu rouler jusqu'en Juin 194O. C'est dire que jusqu'alors, nous ne ressentions pas trop la guerre. Le 11 Novembre 39, les Anglais avaient été en alerte et on parlait beaucoup d'offensive. Si c'eut pu être vrai, peut-être aurions-nous encore évité le pire… Le Christmas a été largement fêté par la troupe anglaise et nous sommes un petit groupe de copains à avoir mangé en leur compagnie la dinde traditionnelle. Quelques-uns furent fin saouls. Quand nous sortîmes vers deux heures le matin, il neigeait comme je ne me souviens d'avoir vu. Les flocons tombaient gros et serrés et la grand'place était déjà toute blanche. Le gel durcit cette neige qui resta jusque fin Février, au grand plaisir des jeunes. Je me souviens avoir passé des heures à regarder les Anglais manoeuvrer leurs chenillettes qui glissaient comme patins sur glace. Au printemps, les Anglais avaient installé une mitrailleuse antiaérienne place de la République et beaucoup de squares et jardins avaient été creusés pour faire des abris. Nous semblions donc nous préparer à une guerre qui en devienne une vraie. Je regrettais toujours de n'être pas en mesure d'y participer, d'autant que l'exaltation de la jeunesse aidant, je me trouvais inutile en tant que civil… Quand passait un avion, jamais ne me vint l'idée qu'il put n'être pas français. Nous étions nous aussi, bien nourris en propagande… Mon rêve, j'aurais aimé être dans cet avion… LE DÉSENCHANTEMENT Les actualités cinématographiques nous ont montré la guerre russo-finlandaise et présenté ce dernier pays, en pays martyr. Toujours mal informés, nous applaudissons à deux mains la Résistance de ce glorieux peuple finlandais. Les Allemands ne perdent pas le nord, c'est le cas de le dire et aident l'armée finlandaise. Nous sommes tellement bernés, que nous n'y comprenons rien. Puis arriva la bataille de Norvège. La petite guerre semblait vouloir prendre une autre forme… Nous envoyons dans ce pays nordique des commandos dont le cinéma nous montre les images. Ils semblent bien équipés. Nous en sommes en tous cas convaincus… Pourquoi une fois de plus ne le serions-nous pas. Paul Reynaud alors Premier Ministre nous déclare dans un discours affirmatif, que "la route du fer est, et restera coupée". Nos armées devraient donc gagner l'enjeu… Nous ne pouvions que nous réjouir. Notre enthousiasme fut hélas de courte durée. Début Mai 194O, beaucoup d'avions sillonnaient notre ciel, et les postes de D.C.A. installés le long de la frontière belge nous font à présent sérieusement douter, qu'ils fussent toujours escadrilles françaises ou anglaises. Ce printemps fut très chaud et contrairement à l'ordinaire, notre ciel était d'un bleu presque méditerranéen. La soif d'aventure me gagnait chaque jour davantage. Le 1O Mai, les Allemands attaquaient en Belgique. Presse et radio tempêtèrent contre la violation de neutralité. Notre D.C.A. se mit à tirer plus que jamais. Les avions allemands volaient si bas, que parfois les Anglais les avaient à portée de mitrailleuse antiaérienne. Les troupes anglaises passèrent devant chez moi en longs convois se dirigeant vers la Belgique. Malgré les rassurants communiqués qui nous étaient diffusés, il fallait bien nous mettre à l'évidence, le temps n'était plus à l'optimisme. LES DÉBUTS DE PANIQUE Certains commençaient à parler d'évacuer les lieux, afin de ne plus subir comme en 14-18, l'Occupation très pénible qu'eut à supporter notre région du Nord où il y eut, déjà en ce temps, des jeunes qui furent requis au travail dès l'âge de 16 ans et une famine qui n'épargna personne. Ce furent les familles les plus riches, qui les premières partirent se mettre à l'abri à l'Ouest ou vers le Sud du pays. Vers le 17 Mai, les petits bourgeois commençaient à en faire autant. Les 18, 19 et jours qui suivirent, ce fut la panique générale et l'exode en masse des familles, en particulier, de celles qui avaient des adolescents et craignaient surtout pour ceux-ci, je le répète, à cause du souvenir cuisant de l'Occupation de 14-18, car il n'y eut aucune mesure de protection pour les jeunes requis de la première guerre mondiale, alors que la Croix-Rouge avait quand même un petit droit de regard sur les prisonniers de guerre, quelque peu protégés par la Convention de Genève. Le 17 Mai, mon copain de classe qui travaillait au garage auto de son père avait préparé 2 voitures en prévision de départ. Une "3O2 Peugeot" et une vieille "K.Z. Renault", chargées toutes deux à bloc, afin d'emmener le plus de biens possibles. J'avais regardé tous ces préparatifs et assistais à leur départ le 18, le coeur serré de ne pas les accompagner. NOTRE EXODE En un jour, il se passait beaucoup de choses et le 19, je réussissais à force de pressions sur mes parents, à leur faire admettre que par sécurité, nous devrions, momentanément du moins, aller nous mettre à l'abri ailleurs. La journée du Dimanche 19 se passa donc partiellement à faire nos préparatifs. Je dis partiellement, parce que nous nous sommes mis en route à 16 heures. La voiture chargée à bloc. Il y avait près de chez moi, un boucher chevalin "aux armées". Son épouse était venue demander puisque nous étions deux chauffeurs, si nous voulions bien, mon père ou moi, prendre sa voiture et faire route ensemble. Le gouvernement avait dès le début de la guerre fait une bonne chose (pour les jeunes de mon âge et pour moi surtout). Il avait autorisé l'examen du permis de conduire à 16 ans au lieu de 18, pour pallier le manque de chauffeurs mobilisés. Pensez si à cet âge le volant me dévorait et j'avais sans doute été parmi les premiers postulants à cette formalité. Mon père conduisait donc une "Citroen" familiale 1O cv 1933 ou 34, tractant une remorque. Un voisin, commerçant en parapluies, nous accompagnait également avec son épouse et sa fille, ces derniers avec leur "3O1 Peugeot". Moi, fier comme Artaban, je conduisais la "Novaquatre Renault" de mon père. La route me donnait des ailes. Peut-être allais-je enfin faire quelque chose d'intéressant. En partant à 16 heures comme nous l'avions fait, nous ne pouvions aller bien loin le premier jour. En principe nous devions prendre la direction de Dieppe. Dieppe, pourquoi Dieppe ? Dieppe en tout cas me semblait très loin, ainsi qu'à ma mère et ma soeur. Nous n'avions jamais vu Paris. Peu après Lille, les encombrements de voitures commençaient, puis les déviations que nous imposaient des M.P. à cause des routes réservées aux convois militaires. Bref, au lieu de partir vers Béthune, nous nous sommes retrouvés le soir près de Dunkerque, à Bergues exactement. Donc, à peu de choses près, en plein coeur de ce qui devait être peu après le théâtre d'une bataille mémorable de cette campagne de 40. Nous nous étions donc bien éloignés de notre itinéraire prévu. Il nous fallut dormir assis dans la voiture garée le long d'un petit chemin, un peu en retrait de la grand route. Nous avons dormi tant bien que mal. Moi, étant donné mon âge, sans doute un peu mieux que mes parents, qui avaient cru voir descendre des parachutistes dans un pré voisin. Il y avait en tout cas beaucoup d'avions en l'air, mais comme le lendemain au petit jour, nous vîmes des vaches paissant paisiblement, tout fût mis sur le compte d'hallucinations. Notre propagande bien orchestrée suffît à rassurer nos esprits troublés. Allons bon, comment aurions nous pu croire que des parachutistes Allemands eussent osé… Le Lundi 20 au matin, nous longions la mer. Dunkerque, Calais, Boulogne, Le Touquet, Paris Plage etc. Toujours lentement à cause des encombrements, puis nous fûmes à nouveau déviés de notre itinéraire. Péniblement, nous arrivions le soir à Rue, village de la Somme. Nous avions mis une journée et 1/2 pour y arriver. Par le chemin le plus court, ce pouvait être à un maximum de 150 km de notre maison. C'est vous dire que nous n'avancions pas et je ne comprends toujours pas, même à l'heure actuelle, pourquoi il y avait de tels embouteillages, compte tenu du peu de voitures comparativement à nos jours. Nous avons péniblement réussi à nous garer sur la place de Rué et nous sommes allongés par terre près de la voiture. Courte nuit pour des gens bien fatigués. Le Mardi matin, vers deux heures, un brouhaha nous éveille, sans doute provoqué par la "Cinquième Colonne". - Vite, vite, il faut partir, les Allemands arrivent…En vitesse nous déménageons et reprenons la route de St-Valéry-sur-Somme. Nous n'avancions que par à coups, de cent à cinq cents mètres à la fois. Ce matin là, je dormais sur mon volant entre chaque arrêt de la file et j'entends encore ma mère me dire en me tapant sur l'épaule: - Petit, remets en route… Nous ne sommes jamais arrivés à St-Valéry-sur-Somme. Vers onze heures, il y eût en face de nous, de terribles explosions. Les gens ont crié: - les Allemands sont là, ils viennent de faire sauter les ponts. Et ce fût le sauve qui peut général. Étaient-ils là, n'y étaient-ils pas encore, je l'ignore. Des voitures étaient incendiées par leurs propriétaires qui ne voulaient pas que les Allemands puissent se les attribuer. C'est vous dire si la panique était grande, car l'ennemi n'était toujours pas en vue. D'autres, et nous étions du nombre, firent prestement demi-tour. Si prestement même, que nous ne vîmes plus notre voisin commerçant en parapluies et qui avait pourtant demandé le jour de notre départ, que nous fassions route ensemble. Il n'était pas virtuose du volant, mais la panique lui avait donné des ailes. Il s'était volatilisé avant que nous puissions nous en rendre compte… Ce tumulte passé, il nous fallut un moment pour réaliser que nous reprenions à présent la file dans l'autre sens, c'est-à-dire, le chemin de la maison, qui semblait-il, allait être aussi long que dans le sens inverse. Mon père avait, dans sa précipitation, dû abandonner la remorque que tractait la vieille Citroen, afin de faciliter son demi-tour au moment de la grosse panique. C'est après un Kilomètre de parcours que ma soeur réagit en disant - Mais ma bicyclette est dans la remorque, je ne vais quand même pas leurs laisser. Comme nous faisions obligatoirement des pauses tous les vingt mètres, un cousin qui nous accompagnait retourna avec elle la chercher, puis quand ils furent sur place, ils décidèrent de ramener la remorque à pieds. Leur idée fût bonne, un moment après, ils rejoignirent la voiture, et il ne resta qu'à atteler de nouveau la remorque. Nous nous en tirions jusque là à bon compte, puisque rien n'avait été perdu dans le tumulte. La route du retour s'avérait aussi pénible que celle de l'aller. Nous croisions sans cesse des convois militaires Français et il fallait nous arrêter pour leur laisser le passage. Ajoutez à cela, un flot encore montant de réfugiés, qui sans doute mal informés de ce qui s'était passé devant eux, espéraient encore aller Dieu sait où… Parmi eux, des couvertures rouges roulées en boudins. Les fameux porteurs de ces couvertures, dont on devait dire plus tard qu'ils appartenaient à la "Cinquième Colonne". Vrai ou faux ? Vers 16 heures, nous arrivions à Montreuil sur Mer. C'est à dire que nous avions mis au moins six heures pour un parcours de moins de cinquante kilomètres. Nous avions eu faim et soif en cours de route et moi qui avait horreur du lait, je m'étais même résigné à en boire. Un espèce d'individu peu scrupuleux trayait dans un pré, une vache ne lui appartenant pas, et recueillait dans une grande boîte à biscuits métallique, le précieux liquide qu'il revendait ensuite au bord de la route. En voilà un qui ne perdait pas de temps. Sans doute, un précurseur du futur marché noir. UN BOMBARDEMENT Sur la Place de Montreuil sur Mer, plus moyen de faire circuler une voiture. Il y en avait partout et en tous sens, dans l'attente d'un dégagement possible, d'une issue, qui leur permettrait de reprendre la route. Nous étions arrivés là, Dieu sait comment et attendions comme les autres au milieu de la fourmilière. Après 1/2 heure de pause environ, les sirènes se mirent à mugir. C'était l'alerte ! Presque aussitôt, un autre mugissement identique qui descendait du ciel. Cette fois, il s'agissait bien d'avions allemands. Les Stukas piquaient droit vers nous et l'on distinguait parfaitement les croix noires sous les ailes. Mon cousin dans la panique sortit en courant de la voiture pour chercher un abri plus sûr. Nous, nous n'avons pas bougé, nous contentant de serrer les fesses et courber l'échine en entendant ce qui tombait autour de nous et sur la voiture, protégée heureusement d'un matelas sur le toit. Les mitrailleuses crépitaient, les bombes et les éclats pleuvaient. Cette pluie qui nous parut interminable, ne dura en réalité pas bien longtemps, mais un baptême du feu, fait terriblement peur. Une peur accentuée encore par le bruit des Stukas. Nous nous en sommes bien tirés, sans plaie ni bosse. Il ne suffisait à présent que d'enlever les cailloux et demi pavé sur le matelas qui nous avait protégé. Mon cousin revînt à la voiture et nous apprit que l'endroit où il était allé pour s'abriter était bien plus canardé que le notre et qu'il avait eu beaucoup de chance de nous rejoindre sans dommage. Ce mauvais moment passé, nous avons trouvé un débouché…en marche arrière. Nous reprenions à nouveau le sens inverse au chemin de notre logis, presque sans y réfléchir, car ce qui comptait, était de quitter le plus vite possible cet endroit dangereux. Nous n'avons pas roulé bien loin. Le soir approchait, nous étions crevés et la première grange suffit à nous abriter pour cette nuit. Après avoir mangé le peu de provisions qui nous restaient, car hélas, nous avions pensé à beaucoup de choses, mais n'avions pas imaginé que nous puissions avoir faim dans une France d'abondance pas encore occupée par l'ennemi, ce qui hélas ne saurait tarder… La fatigue aidant, nous avons dormi comme des loirs, sans trop nous soucier des énormes rats que nous avions vus dans le foin. Le lendemain, mon père nous réveilla assez tôt, disant que c'était le seul moyen de faire de la route. Nous nous mîmes donc assez rapidement en chemin. PREMIER CONTACT AVEC L'ENNEMI Ce Mercredi 22 Mai au matin, le temps était changé. Le beau ciel d'azur des jours précédents s'était transformé en ciel de pluie et je ne sais si cette pluie avait incité les gens à ne pas quitter leurs abris d'une nuit, mais il y avait peu de voitures en mouvements. Cette fois nous tenions le bon cap, celui de notre maison… C'était du moins ce que nous espérions. Nous avions roulé peut-être 20 Km en nous sommes soudainement trouvés devant un barrage de vieux bidons d'huile et d'essence, en travers de la route. Les deux voitures qui nous précédaient ont stoppé, nous également et derrière les bidons, nous avons vu sortir deux énormes gaillards vêtus d'imperméables gris souris qui leur tombaient jusqu'aux pieds, coiffés du casque Allemand. Cette fois, pas d'erreur, c'étaient bien eux. Revolver au poing, ils nous ont fait comprendre qu'il fallait faire demi-tour et rebrousser chemin. Quelle galère ! une fois de plus nous allions tourner en rond, quoique cette fois, nous ne pouvions plus aller loin, puisque nous les avions devant et derrière, il était inutile de continuer plus longtemps. Nous sommes passés aux Quatre Chemins à Borainville et là, restaient les traces d'une bagarre récente. Nous avons vu des morts et des blessés allongés au bord d'un chemin. Mon père qui avait toujours roulé en tête, trouva que les grandes voies pouvaient être dangereuses et décida d'emprunter les voies secondaires. C'est ainsi que nous nous trouvâmes dans un village nommé Campagne-Lez-Hesdin, dans le Pas de Calais. Arrêtés près d'une ferme, nous demandâmes aux propriétaires l'hospitalité de leur grange. Ils acceptèrent d'emblée et firent mieux, puisqu'ils mirent à notre disposition une dépendance de leur ferme. C'était vieux et sale, mais combien apprécié après ces journées tumultueuses. SÉJOUR DANS UNE FERME Nos braves fermiers n'avaient pas vu encore les soldats occupants et étaient sidéré que nous en ayons rencontré. Ils les connaîtraient deux jours plus tard… Un groupe de soldats s'était installé dans une grange voisine et venait acheter ses provisions à la ferme. Ces soldats avaient, ma foi, l'air très polis et nous inondaient de larges sourires. De plus, ils payaient largement le beurre, le lait et les oeufs qu'ils achetaient. Pour peu, nous aurions été conquis par leur bonhomie. Ma mère qui avait subi l'occupation de 14-18 s'en souvenait amèrement et nous mit en garde. -On ne prend pas les mouche avec du vinaigre, disait-elle. Ils nous paient avec de la monnaie de singe… C'étaient en tout cas de grands gaillards costauds, semblant plein de santé, alors que notre propagande disait que nos ennemi avaient des maladies de peau, dûes au manque de matières grasses et vitamines diverses. Quelle belle connerie… Cela ressemblait fort pour le moment en tous cas, à une belle armée, jeune et bien organisée. Tenue légère, shorts et chemises à manches courtes. Rien de commun avec les bandes molletières de notre pauvre armée Française. Voilà où en étaient mes pensées en cette fin Mai 40. A la ferme, nous nous étions familiarisés avec les propriétaires et la vie était devenue presque acceptable. Au bout de quelques jours, la belle fille des fermiers, dont le mari était aux armées, nous proposa à ma soeur et moi, d'aller coucher chez elle, à un Km environ, ce que nous acceptâmes volontiers. Là au moins, nous eûmes une chambre chacun et un vrai lit pour dormir. En réalité, la bru nous avait proposé cela, parce qu'elle et sa fille avaient peur d'y dormir seules. C'était pour elles une occasion favorable, et pour nous, profitable. Le pays nous semblait un monde perdu et les conditions de vie étaient loin de ce que nous connaissions en ville. Peu de gens avaient l'électricité et beaucoup s'éclairaient encore à la lampe à pétrole. Personne aux environs n'avait de radio, de ce fait, nous vivions presque isolés des régions extérieures, sans nouvelle d'aucune sorte, puisque la presse ne paraissait plus. Seuls les bobards circulaient… Nous étions sans nouvelle de notre armée, lorsqu'une huitaine de jours après notre installation au village, commencèrent à passer des colonnes de prisonniers français, avec lesquels nous ne pouvions avoir de contact, quoique ceux-ci fussent peu gardés. Je note au passage que beaucoup auraient pu s'évader… J'en ai vu quelques uns qui le faisaient sans difficulté, mais dans l'ensemble la troupe semblait assez fatiguée et surtout très assoiffée. Nous leur mettions des seaux d'eau fraîche tirée du puits à la porte de la ferme, mais en général, leurs gardiens ne les laissaient pas boire. Un jour ma mère revenait avec le pain. Un convoi de prisonniers passa. Le pain aussi… Nous en manquions pourtant et il fallut attendre à nouveau à la file d'attente devant la boulangerie. Le nombre de clients avait considérablement augmenté à cause des nombreux réfugiés, tandis que les denrées commençaient déjà à manquer. Je me plaisais bien à la ferme et m'occupais de divers travaux en compagnie de la propriétaire et le plus souvent de sa fille. Elle était assez mignonne et ne me déplaisait pas malgré l'habillement dont elle était toujours affublée, on devinait parfois ses jolies formes de seize ans. (J'en avais 17). Il faut vous dire qu'en général, les femmes ici étaient encore habillées comme en 1914. On ne sortait les beaux habits que le Dimanche pour la messe. Sitôt rentré, on reprenait la tenue de chaque jour. Jupe presque jusqu'aux pieds et sabots. Mise à part la cérémonie religieuse, le Dimanche ressemblait aux autres jours. Dans la cour de la ferme, tout près de la maison, il y avait le tas de fumier. On ne trouvait pas de W.C. Il fallait aller se mettre le derrière à l'air, dans la prairie qui se trouvait derrière la maison, (côté fenêtre de ma chambre) heureux que c'était l'été et que pour une fois cet été fût beau, très beau. Cette précaire commodité nous donnait parfois des spectacles inattendus, car on ne savait pas toujours avant de s'y rendre, si l'endroit était exempt de toute présence. Un Dimanche à la sortie de la messe, j'ai rencontré quelques copains qui étaient venus échouer dans un village voisin. Nous nous revîmes souvent et la jeunesse aidant, les distractions reprirent un peu. Il fallait bien de temps en temps oublier la guerre, et notre groupe n'engendrait pas la mélancolie. Cela ne plaisait pas toujours à la fermière, que nos rires agaçaient, d'autant que sa fille se mêlait à nous chaque fois qu'elle le pouvait. Un rappel à l'ordre la faisait parfois vite déguerpir. Ce qui chagrinait la fermière en réalité, c'était d'être sans nouvelles de son mari et de penser qu'il était peut-être lui aussi comme ces prisonniers qui étaient passés les jours précédents. Sa peine était donc légitime et notre désinvolture lui faisait mal, mais sa fille était jeune et son insouciance ressemblait heureusement à celle de son âge. Certains travaux m'incombaient. Écrémer le lait par exemple, ou battre le beurre. Travail qui me faisait les muscles des bras. Plus fatigant était l'étalement du fumier sur les champs. Je n'étais pas habitué à ce genre d'exercice. Quoiqu'il en soit, je le faisais avec beaucoup de bonne volonté, d'autant que c'était toujours en compagnie de Marcelle, envers qui je nourrissais des sentiments plus qu'affectueux, bien qu'ils n'allèrent pas jusqu'au flirt, je crois pourtant qu'ils furent réciproques. J'ai gardé d'elle des souvenirs très précis qui marquent lorsqu'on a l'âge de commencer à aimer, sans oser… Un jour, sa mère nous demanda de gratter le sol d'une remise attenante à la ferme. Le sol était de pierre, mais tellement recouvert de terre et de boue séchée, qu'on ne le voyait plus. Nous nous mîmes tous deux au travail de grand coeur et en deux heures, on ne reconnaissait plus la pièce. Lorsque sa mère revînt, elle parût enchantée et pour la première fois, nous fît un compliment. Dans son patois du pays, elle nous dit: - Vous êtes de biaux éfants. Voulant signifier par là, qu'elle était satisfaite de notre travail. Elle ajouta qu'elle nous donnerait l'après-midi, un travail qui ne nous déplairait pas… Il fallait dans le pré voisin, faire des fagots de bois, puis les empiler en tas. Pour ce faire, nous devions utiliser la brouette. Je ne sais qu'elle idée me prît, je dis à Marcelle: - Allez Marcelle, je vous donne un moyen de locomotion. Je vous conduit en brouette. Innocemment, elle s'installa dans la brouette que je poussais en courant. Tout alla bien jusqu'au pré, mais là, le sol étant plus accidenté, Marcelle fût très secouée. Elle riait aux éclats, essayant de se tenir comme elle le pouvait pour garder l'équilibre. Le rire fût communicatif et bientôt, il me fallut faire une pause. Je me tordais aussi d'un rire nerveux. C'est à ce moment que mes yeux se baissèrent et je découvris avec stupéfaction que la plus stricte intimité de Marcelle était dévoilée. Pauvre fille ! Comme elle, je continuais à rire, mais plus innocemment cette fois. Mon rire n'était plus qu'une façade qui cachait mal mon trouble. Mon pouls battait très fort et le sang me chauffait les oreilles. C'est Marcelle qui me tira de mon euphorie. Elle se leva de la brouette et dit: - Maintenant, il faut marcher, j'ai été assez secouée. Je n'eus pas ce jour là, tellement le coeur aux fagots que je mettais en tas. Marcelle commençait à me troubler sérieusement et pourtant, je suis sûr qu'elle en ignorait la raison. Nos fermiers n'étaient pas les vrais propriétaires. Ils n'étaient que métayers et leurs conditions de vie étaient plus que modestes. C'est sans doute pour cela qu'ils étaient pauvrement vêtus et ne portaient que le stricte nécessaire. Les habits que les femmes portaient très longs devaient sans doute suffire à les préserver des regards indiscrets. En ce qui me concerne, cette histoire avait en tout cas sérieusement troublée ma nature, et si je n'eus plus l'occasion de conduire Marcelle en brouette, j'inventais des ruses de sioux pour multiplier les occasions me permettant de parfaire visuellement mes connaissances en anatomie féminine. Marcelle n'a sans doute jamais imaginé les astuces employées à cela. J'avais entre autres exemples, repéré que le Samedi matin, elle cirait les chaussures pour se rendre à la messe du lendemain. Elle le faisait accroupie dans un endroit de la cour et je trouvais prétexte chaque fois pour avoir à faire juste dans l'angle de vision favorable. Le plus naïvement, Marcelle continuait son travail, tandis que le mien était sérieusement perturbé. Tout ce stratagème dura un certain temps, jusqu'au jour où sa mère, qui devait avoir les sens plus aiguisés l'appela pendant une séance de "cirage" et je compris à la manière dont elle lui parlait, qu'elle lui conseillait de veiller à sa tenue. Le cirage de chaussures reprit, mais il eût rectification de position. Je dûs me rabattre sur la traite des vaches où Marcelle était assise sur un tabouret bas. J'allais chaque fois à l'étable, accroupi de l'autre côté de la vache, face à Marcelle, je mettais beaucoup d'insistance à vouloir apprendre à traire, ce qui n'est en réalité pas facile. Il faut dire, que mon assiduité contrastait avec mes pensées, qui se préoccupaient bien peu du pis de la vache. Je ne pus jamais traire convenablement et ne devins jamais expert en la matière. Il courait encore et toujours des bobards au sujet de notre situation militaire. Certains disaient que les Allemands étaient peu nombreux et que ceux qui passaient étaient toujours les mêmes qui tournaient en rond, dans l'intention de nous faire croire le contraire, alors qu'en réalité, ils étaient encerclés. Comme on n'en voyait pas beaucoup, c'eût pu être plausible. D'autres disaient avoir vu des Anglais cachés dans les bois… Le plus vrai dans tout cela, c'est que nous étions encerclés véritablement. LE RETOUR AU BERCAIL Cela faisait à peu près trois semaines que nous étions là et ma mère, particulièrement, trouvait le temps long. Certains réfugiés parlaient de rentrer chez eux, d'autres leur rétorquaient que ce n'était pas la peine, car dans la ville d'Hesdin, les Allemands arrêtaient toutes les voitures et parquaient les civils. Comme parmi les partants personne ne revenait, la vérité restait difficile à connaître. Enfin, un jour mon père vint me voir à la ferme pour m'annoncer que nous partirions le lendemain. Ce fut pour moi une réelle déception. Je m'habituais bien à la ferme et étais sans doute, sans révélation de sentiments réciproques, de plus en plus attaché à Marcelle. il me fallut donc, le coeur serré, lui dire adieu le lendemain matin. Mes parents avaient décidé, et il ne restait qu'à exécuter… Cette fois, nous avions une route très dégagée. Plus rien de commun avec ce que nous avions connu trois semaines plus tôt. Il y eut encore pourtant des arrêts assez prolongés pour laisser passage à la troupe, nombreuse cette fois, nous pensions qu'elle montait au front…Les verts de gris étaient à présent en force et n'avaient pas l'air encerclés du tout… Lorsque nous arrivâmes en la ville de La Bassée, celle-ci n'était occupée que depuis peu et portait encore les traces de bataille récente. Un souvenir précis m'est resté gravé, des gens se taillaient des beefsteaks d'un cheval étendu sur la chaussée et tué sans doute peu avant, dans les combats. En arrivant dans les faubourgs de Lille, les traces de bagarres récentes étaient encore plus nettes. Nous fûmes à Roubaix vers 17 heures. Le ville semblait déserte, vidée de la majorité de ses habitants. A Wattrelos où nous étions domiciliés, c'était pareil. Par chance, notre maison n'avait pas été pillée, alors que beaucoup l'étaient. Dieu que je la trouvais triste et petite notre maison comparativement à la ferme. Il fallait pourtant m'y résigner… Pendant quelques temps, pas de travail. Mon patron avait été mobilisé et sa femme évacuée, n'était pas reparue. Seule Betty, la bonne assurait la garde de l'immeuble. Je fus donc contraint de rester un moment sans activité, alors que pour beaucoup, la vie reprenait doucement. LES DÉBUTS DE L'OCCUPATION J'avais retrouvé les copains qui avaient tous, sauf un, réintégré le bercail après avoir vécu une aventure qui était presque identique pour chacun. Nous reprenions chaque soir nos promenades à bicyclette comme avant les événements importants. Puis, un beau jour, ou plutôt un sinistre jour, l'annonce de l'armistice nous tomba sur la tête comme un coup de masse… Nous chutions d'un très haut perchoir, et tout me sembla impensable…Heureusement, il n'y eut pas que la voix funèbre de demande d'armistice. Une autre voix s'était levée, de Londres, celle-là bien Française, qui me remit le coeur plein d'allégresse. Enfin, il y avait encore des gens qui espéraient et un chef en particulier qui n'acceptait pas la défaite et se levait pour prendre le flambeau. Les murs commençaient à se couvrir d'affiches éditées par l'occupant qui étaient loin d'honorer l'entente cordiale. Elles représentaient une croix surmontée du casque Français ayant derrière un canon et une figure de capitaliste. Dessous, ce slogan: "Les Anglais donnent leurs machines, les Français, leurs poitrines…". C'était le début de la propagande de nos nouveaux maîtres. Les affiches ne restèrent pas longtemps. Il devait déjà souffler en ce temps, dans le Nord de la France, un vent d'antipathie envers elles. Avec les copains, les sorties du Dimanche avaient reprises également. Au début, les cinémas n'avaient pas rouvert leurs portes et il fallait donc nous contenter des sorties pédestres. Le plus souvent nous prenions la direction du parc de Barbieux. C'est un des plus beaux jardins de France, dans lequel il n'y eut jamais autant de monde qu'à cette époque. Les pelouses y sont habituellement interdites, mais comme il existait un "ordre nouveau", tout le monde allait s'y asseoir. Certains se baignaient également dans les eaux du parc interdites elles aussi, et nos occupants en premier ne s'en privaient pas. Mon patron est rentré vers le mois d'Août en compagnie de son épouse. Il était mobilisé dans une poudrerie à Pont de Buis, dans le Finistère et quand les souris grises se sont pointées, ayant l'expérience de l'ancien prisonnier de guerre de 14 -18, il s'était prestement mis en civil et avait affirmé ne pas être militaire. J'avais donc repris le travail. Sans grand enthousiasme du reste, car le coeur n'y était pas, la guerre me préoccupait bien d'avantage. Au début de notre défaite, nos ennemis nous avaient stupéfaits. Nous les considérions comme beaucoup moins mal que prévu, étant donné leur premier comportement. Mais en peu de temps, il coula beaucoup d'eau sous les ponts. Nous trouvions déjà qu'ils commençaient à tenir beaucoup de place et nous privaient de pas mal de choses. les tickets de ravitaillement faisaient leur apparition pour de bon cette fois. De plus, les voix Françaises qui nous venaient de Londres par la B.B.C. avaient chaque jour plus d'auditeurs… Les cinémas étaient rouverts et les actualités qu'ils nous projetaient n'avaient certes pas l'agrément du public. Sifflements, bruits divers les accompagnaient et il fallut vite que ces messieurs se résignassent à nous les montrer, lumières éclairées, dans chaque salle de spectacle. Cela commençait visiblement à les agacer, et leurs beaux sourires du début, de s'estomper… Il y avait sans doute aussi une raison directe à cela, c'est qu'ils n'allaient pas aussi facilement en Angleterre qu'ils ne l'avaient espéré au départ. Dans le courant Octobre, ces messieurs m'infligèrent leur première humiliation. J'en étais profondément vexé et il fallait pourtant courber l'échine. Cela se passait un Dimanche soir. Avec les copains nous avions l'habitude, la séance de cinéma d'après-midi terminée, d'aller boire un pot dans l'un ou l'autre grand café de la rue Pierre Motte qui avait un orchestre et où nous pouvions nous griser des airs de jazz que nous avaient laissé les Anglais. Ces cafés étaient toujours combles et il était difficile de trouver une table pour s'y installer. Les Allemands y étaient également attablés et il fallait nous résigner à les voir là… En nous y rendant ce Dimanche, nous avons croisé sur le trottoir de la dite rue, un groupe de soldats, petits et trapus, ceux des unités blindées. L'un d'eux a dû trouver que nous ne descendions pas assez rapidement sur la chaussée pour leur faire place et m'a donné un coup d'épaule pour m'obliger de descendre plus vite. Voilà qui affirma d'avantage encore la haine sourde qui couvait en moi. DÉJÀ UNE FORME DE RÉSISTANCE Je travaillais en compagnie d'une jeune fille un peu plus âgée que moi et n'éprouvais, quoiqu'elle fut très gentille, aucun des sentiments éprouvés encore lorsque mon imagination vagabondait vers la ferme où j'étais trois mois plus tôt, et plus spécialement vers Marcelle. Quoiqu'il en soit, d'autres points de vue nous unissaient. Elle avait la même révulsion que moi envers l'encombrant occupant. Comme je lui contais mon histoire du Dimanche précédent, elle me dit: - Demain, je te montrerai quelque chose qui va t'intéresser. Ses parents tenaient un café au Marais de Lomme, faubourg de Lille, dans un quartier très populeux et avaient de ce fait beaucoup de contacts avec la masse. Elle m'apporta donc le lendemain un tract. J'en avais entendu parler de ces fameux tracts qui commençaient déjà à circuler, mais n'en n'avais jamais vus. Celui-ci était ronéotypé et de condition plus que modeste. Quoiqu'il en soit il apportait l'espoir. Je demandais: - Tu en as d'autres Georgette ? Elle me dit: - Non, mais j'en ai parfois de différents, d'un client de la maison. - Écoutes, lui dis-je, Il n'est pas possible que cette lecture s'arrête à nous sans que nous puissions en faire profiter d'autres, mais, comment nous y prendre ? Déjà le patron qui nous épiait était venu pour le lire, et nous le sentions non pas contre le tract, mais plutôt enclin à freiner notre enthousiasme en nous incitant à la prudence. En ce temps, je disais qu'il avait la trouille, maintenant je pense qu'il avait l'expérience de son âge et les souvenirs de sa captivité après Verdun… Ceci dit, Georgette et moi, avons recopié à la main tous les tracts qui nous passaient dans les doigts en y ajoutant quelques feuilles de papier carboné, pour les multiplier. Afin d'éviter les risques encourus par un éventuel épluchage d'écritures, comme nous habitions à vingt Km de distance, nous recopiions chacun nos feuilles le soir et les échangions le lendemain matin. Elles étaient ensuite glissées sous les portes de notre quartier, un peu au hasard, à la faveur de la nuit. Nous avons ouï dire qu'à Asq il y a un cinéma désaffecté où les Allemands ont entreposé du matériel saisi aux Anglais lors de la débâcle. Avec mon cousin René, nous décidons d'y aller en bicyclette. Nous y entrons sans difficulté. Il y a là effectivement beaucoup de bricoles, qui traînent par terre, surtout vestimentaires, fourbi du soldat. Nous fauchons quand même plusieurs choses, blousons de l'armée, sacs à dos etc. C'est du reste complètement idiot, car le risque est bien grand pour peu de choses. Seulement voilà, cela nous rappelle l'armée anglaise... C'est une armée que les gens du Nord aiment bien. C'est normal, car c'est elle qui a libéré la région en 1918 et les souvenirs laissés en 39-40, nous y pensons toujours avec nostalgie. Le 11 novembre 1940, première manifestation hostile à l'occupant que je connaisse. Elle se déroule au monument aux morts du cimetière de Wattrelos. Sur l'invitation de Monsieur Marcel Delcroix, une foule de gens chante la Marseillaise. Arrêté après plusieurs années de résistance active, ce dernier sera décapité à la hache à Dusseldorf. Après le cimetière du centre, c'est celui du quartier du Sapin Vert qui est à l'honneur. Toutes les tombes des soldats Anglais sont fleuries. Sur chacune, il y a, dessinés sur de petits cartons les drapeaux français et anglais entrecroisés. Dessous, "Vivent les alliés". Sur une tombe, je lis: nous ne t'oublions pas et espérons que ton sacrifice ne sera pas vain. Heureusement, il n'y a pas d'Allemands dans le secteur. Ils n'ont pas du penser qu'il pourrait y avoir des manifestations du souvenir. DU RÊVE A LA RÉALITÉ L'on commençait aussi à parler d'avions anglais qui se posaient mystérieusement et emmenaient des passagers clandestins, mais il y avait une filière à trouver et elle était peu accessible. Quatorze mois de guerre s'étaient à peu près écoulés et il n'y avait pas eu pour moi beaucoup d'histoire, mais seulement de l'aventure qui vagabondait dans ma petite tête. Je râlais chaque jour d'avantage de penser que j'étais là sans rien pouvoir faire, alors que la guerre continuait et qu'il y avait des Français libres qui y prenaient une part active. Par contre, je me suis trouvé parfois en présence de soldats Français démobilisés, qui étaient précédemment en Angleterre et s'étaient fait lâchement rapatrier, par le Maroc par exemple. Je me demandais pourquoi le destin n'avait pas coulé leur bateau en mer. Comment se pouvait-il en effet, que des Français quittassent le combat de la France et de la liberté, pour se jeter dans les griffes de l'occupant. Il eut mieux valu que ces gars n'embarquassent jamais, ni à Dunkerque, ni ailleurs. Ils avaient sans doute pris la place d'autres qui les valaient cent fois. Il eut été bon de les interner en Angleterre plutôt que de les rapatrier, cela leur aurait fait les pieds. En zone occupée, la grande majorité des jeunes aurait tout sacrifié pour pouvoir prendre part aux combats. Comment donc aurions nous pu pardonner à ceux qui disposaient de tous les moyens pour ce faire, de l'avoir refusé. L'histoire des avions qui atterrissaient clandestinement me travaillait de plus en plus. Cela devînt rapidement mon seul objectif. Je m'en ouvrais à quelques camarades qui avaient la même optique que moi. Il fallait multiplier nos démarches pour trouver un moyen d'évasion. Je commençais à parler de mes projets à la maison. S'ils ne trouvèrent pas l'approbation à laquelle je m'attendais, ils ne butèrent pas non plus sur un refus catégorique de mes parents. Je crois qu'au fond, ils se disaient que mon rêve n'était que chimère et qu'il était peu probable qu'il se réalisât un jour. Pourtant vers la troisième semaine de Novembre, un copain avait trouvé quelque chose. Il connaissait un gars un peu plus âgé que nous, Charlie, qui hébergeait des soldats Anglais évadés et par une filière, les aidait à rejoindre leur pays. Il en avait en ce moment quelques uns à faire partir, puis ce serait notre tour si nous le voulions. Ça n'a pas tardé, peu après le départ des Anglais, notre jour fut fixé. LE CHAGRIN DES PARENTSCette nouvelle fît à la maison l'effet d'une bombe glacée. La gorge me serre aujourd'hui, comme en ce temps là du reste, en pensant à ma mère. Cent fois, mille fois, je la vis les yeux embués de larmes, me répétant sans cesse: - Ce n'est pas vrai petit, tu ne vas pas partir ? Et il fallait que je me durcisse pour lui répondre: - Mais si maman, c'est décidé, il faut que je parte. Je ne pouvais pas en dire plus, car plus rien ne serait sorti de ma gorge serrée et je devais moi-même me cramponner pour retenir mes larmes. J'avais en effet, exercé un espèce de chantage auprès de mes parents pour arriver à partir avec leur consentement. Je leur répétais sans cesse que s'ils ne me laissaient pas partir, un matin je partirais quand même à bicyclette, et avec les pauvres moyens à ma disposition. Ils finirent donc par se résigner et me donnèrent 7.000 fr. d'argent de poche. A l'époque, c'était une belle somme. L'ITINÉRAIRE VERS LA LIBERTÉ Nous sommes partis cinq jeunes approximativement du même âge. Je ne me suis pas retourné en sortant de la maison, sinon je ne serais plus parti. J'avais vu, tous ces derniers jours couler des yeux de ma mère et de ma soeur, tant de larmes et j'avais lu dans ceux de mon père, une si profonde tristesse, que mon moral avait été sapé à la base et qu'au dernier moment, il fallut que je me convainque d'être un homme. Ce qui n'était pas vrai du tout. A dix-sept ans, l'homme est encore bien mince, la vie est une longue suite d'expériences apprises bien souvent à nos dépens. Mon père vint encore jusqu'au tramway nous faire un dernier signe d'adieu, et ce fut le grand départ. Celui tout au moins que je croyais être le plus grand en ce qui me concernait. Voici comment se présentait notre filière. Nous devions rejoindre la zone sud non occupée. Pour ce faire, nous rendre d'abord à Paris, puis prendre un train en direction de Châteauroux, en descendre à Vierzon pour le passage de la ligne de démarcation au bord du Cher, frontière entre les zones non occupée et occupée. La première appelée ô ironie, par certains "France-Libre", comme s'il y avait une autre France libre que celle du Général De Gaulle. Nous voici donc au départ de ce qui allait être pour moi la grande aventure, sans deviner jusqu'où elle me mènerait… D'abord, pour tout horizon, je n'étais jamais allé outre les départements de la Somme et de l'Aisne. Me voici à présent partant en Angleterre, via Gibraltar en traversant la France d'une extrémité à l'autre. Dans mon esprit, je me voyais déjà soldat de la Première Brigade Française Libre. DÉPART VERS L'AVENTURENous nous sommes rendus en tramway jusqu'à Lille où était fixé le rendez-vous. Nous nous trouvions nombreux à vouloir réaliser le même voyage. Trop nombreux à mon sens (une vingtaine à peu près), pour passer inaperçus. A cette époque, beaucoup de jeunes quittaient chaque jour la zone occupée avec le même idéal commun et je suis encore flatté d'avoir appartenu à cette génération, cette belle jeunesse si pleine d'enthousiasme. Nous nous sommes divisés par groupes de cinq. C'était plus prudent. Un responsable fut nommé pour chaque groupe. J'ai payé 83 fr. pour mon billet de chemin fer "Lille-Paris". Le nez au carreau, je regarde à présent défiler le paysage du "plat pays qui est le mien", avec mille pensées en tête. D'abord, mes parents, je le répète, c'est ce qui m'a fait le plus de mal. Ma grand-mère, dernière aïeule qui a 8O ans et que je ne verrai peut-être plus jamais. Les autres membres de la famille, les amis… Ce paysage, que je ne suis pas prêt de revoir et au milieu de ces pensées, en confusion, l'aventure, aventure présente qui me grise. Je n'arrive pas à bien fixer mes pensées. Au départ, celui qui s'occupait de faire partir les Anglais nous a prévenu que les Allemands venaient d'établir un contrôle sérieux sur la ligne frontière, le long de la Somme, notre région étant rattachée à la Belgique et appelée: "zone interdite". La frontière de cette ligne donne de nouveaux problèmes à la circulation et il faut désormais un laissez-passer des Autorités pour aller d'un côté à l'autre. Évidemment, nous n'en possédions pas… Il nous reste une chance, comme c'est le début de cette nouvelle mesure, un train échappe parfois au contrôle. Fions-nous donc à la chance… PREMIER ÉCHEC Le train entre en gare d'Amiens. C'est ici que doit s'effectuer le contrôle. Chacun de nous (deux par compartiment) reste coi dans son coin. Voici les quais. Merde, il y a plein de soldats. Comme il y a une porte à notre compartiment, nous avons tout de suite droit, mon cousin qui était du voyage et moi, à un Fritz. Il se tourne d'abord vers mon cousin: - Papier ! Avec l'air le plus innocent, mon cousin lui sort sa carte d'identité, Fritz regarde et très poli, la rend en disant: - Papier nicht gut. L'autre fait l'imbécile, range sa carte et se rassoit. Pendant ce temps c'est ma carte qui est inspectée. Même réponse: - Papier nicht gut. Je me dis déjà, je vais imiter mon cousin. Je n'ai pas le temps de penser plus loin, à ce moment, Fritz se retourne, voit mon cousin assis et gueule cette fois: - Papier nicht gut, nicht papier, nicht passieren, weg ! Et il désigne la porte du doigt. Cette fois, plus la peine de jouer les imbéciles, le geste est trop explicite. Il ne nous reste qu'à obtempérer. Le train s'ébranle pour Paris, et nous sommes là sur le quai, bien gardés par ces messieurs, nous demandant le sort qui nous sera réservé. Nous y sommes restés un bon moment, puis les soldats nous ont emmené vers quelques wagons désaffectés, sur un autre quai plus loin, nous y ont fait monter, et nous ont gardés toute la nuit. Sale blague, c'est un mauvais début. Que vont-ils faire de nous ? Heureusement, nous ne sommes pas démoralisés C'est beau la jeunesse… Au petit matin, chance inespérée, ils nous ont fait sortir et remontés dans un autre train qui s'est rapidement mis en route pour Lille… Ce qui me fait indirectement repenser au va et vient sur les routes en Mai dernier. Coût du retour: quarante-six francs. nous la trouvons mauvaise, mais l'essentiel est que nous soyons libre de nouveau. LA PERSÉVÉRANCE Arrivés à Lille, nous ne nous sommes pas découragés par notre premier échec. Il nous reste à essayer le passage par Abbeville. Inconvénient majeur au départ, c'est que le chemin pour rejoindre Paris est beaucoup plus long. Après une nuit sans sommeil, le petit déjeuner sur le zinc d'un café près de la gare est très réconfortant. Je pense à mes parents s'ils savaient que je suis encore ici, à quinze Km de la maison… Voici le train annoncé. Il faut que nous passions par Frévent où nous devrons coucher une nuit avant de pouvoir prendre une correspondance pour Abbeville. En débarquant le soir sur les quais de la gare de Frévent, nous nous rendons compte combien il est ennuyeux d'emprunter des voies secondaires, car si nous étions vingt disséminés dans divers wagons, il se trouve que nous composions également la majeur partie des voyageurs qui sont descendus. Nous ne passons pas inaperçus. Notre âge joue contre nous car nous avons tout à fait l'air de jeunes conscrits et sentons les regards ennemis peser sur nous. Il est déjà assez tard quand nous nous trouvons en ville et une autre difficulté surgit presque immédiatement. Le bourg étant peu important, il y a peu d'hôtels et beaucoup de difficultés de trouver à nous loger. Nous tournons en rond et nous retrouvons toujours nez à nez avec une autre équipe aux prises avec les mêmes difficultés que nous. En fin de compte, nous sommes je ne sais combien à coucher dans le même hôtel, rempli d'Allemands eux aussi en quête de logement. Nous avons très mal dormi. il y a eu des sons gutturaux et des bruits de bottes toute la nuit. Ajoutez à cela, que nous n'avons réussi qu'à avoir une chambre à deux lits pour six et encore, des lits conçus à peine pour deux… Nous revoici en gare le matin, prêts pour un nouveau départ. Sur le quai, nous nous divisons le plus possible. Inutilement du reste, cette fois, nous sommes à peu près les seuls civils, et si hier, nous avons eu parfois l'impression de sentir les regards ennemis peser sur nous, aujourd'hui, ce n'est plus une impression, ils s'appesantissent littéralement et nous devinons aisément faire les frais de leur conversation. Quand le train direction Abbeville arrive, inutile de vous préciser avec quel empressement nous nous ruons dans les compartiments, isolés de plus en plus les uns des autres et essayons de nous faire remarquer le moins possible. Dans le parcours avant ou après notre nuit à Frévent, il y a eu une histoire dans notre compartiment à cause d'une femme (personne relativement jeune, 30 à 35 ans), avec des soldats qui étaient montés dans une gare quelconque. La salope leur faisait les yeux doux et ces messieurs en étaient visiblement troublés. Si troublés même, que quand la belle arriva à destination, ils se précipitèrent pour lui ouvrir la portière, mais se trompèrent de voie. Un autre train arriva et accrocha la porte dans un grands fracas. Tous trois eurent juste le temps de faire un bond en arrière pour éviter d'être blessés. Il s'en fallut d'une fraction de seconde… Comme la portière est dans un état lamentable, il nous faut changer de compartiment. La bonne femme en profite pour s'éclipser prestement. Arrivent des employés du chemin de fer dont l'un parle l'Allemand. Jamais pendant toute la durée de la guerre, je n'ai entendu un Français engueuler un occupant de la sorte. Plus les soldats répliquaient et plus il les engueulait. C'en était presque à celui qui crierait le plus fort. Entre ses vocalises, ce brave Français nous regardait et nous disait: - Ah ! mais, c'est que je les connais, il ne me font pas peur… Le spectacle nous fut d'un grand réconfort et je me délecte encore aujourd'hui en y pensant. par contre, je me demande anxieusement comment ce brave homme a terminé la guerre, car avec son tempérament, il n'a pas dû la terminer dans un fauteuil. C'est avec beaucoup d'angoisse que nous avons abordé la gare d'Abbeville. En cours de route, un homme qui se trouvait dans notre compartiment et qui était du pays nous a sérieusement découragé lorsque nous lui avons fait part de notre intention de passer Abbeville sans Ausweiss. Il nous a assuré que nous ne passerions pas, que c'était fini depuis quelques jours et que nous aurions mieux fait de descendre une gare avant et d'essayer de passer à pieds par des sentiers détournés. Pas moyen de revenir en arrière, de toute façon, c'est trop tard. Il ne nous reste qu'à attendre. Le train entre en gare. Un oeil à la portière nous informe qu'il n'y a pas de soldats sur les quais. Un va-et-vient semble nous indiquer que quelque chose ne tourne pas rond. Un Officier arrive en courant et discute nerveusement avec des cheminots Français. Ils n'ont pas l'air d'accord du tout. Nous finissons par demander à l'un d'eux qui passe devant notre portière ce qu'il y a, afin de satisfaire notre curiosité et surtout, d'apaiser nos nerfs. Sa réponse nous est favorable. Il nous annonce que le train va partir, mais que l'Officier ne veut pas, parce que les soldats qui contrôlent les papiers ne sont pas arrivés. Quelle angoisse. Je ne peux plus contrôler mon pouls. Enfin, trêve de palabres. L'Officier vocifère toujours sur le quai, mais seul à présent. Les cheminots, à qui je tire moralement mon chapeau sont montés et le train démarre. Quand notre voiture passe devant la porte d'accès de la gare aux quais, nous voyons arriver, courant et tout essoufflés, ces messieurs qui sont sans doute les préposés au contrôle. Ils gesticulent en regardant partir le train d'un air désespéré. Ce n'est pas notre cas. Nous au contraire, le souffle nous revient, bien que le moment ne soit pas encore venu de chanter "La Marseillaise" Salut messieurs, sachez qu'en France les trains partent à l'heure... LA ZONE INTERDITE EST PASSÉE Le train roule à présent en direction de Tréport où il nous faudra attendre à nouveau un train pour Paris. A l'arrivée, nous avons un laps de temps qui nous permet d'aller voir la mer. Il fait décidément très beau cette année et pour une fin Novembre, il est rare en notre région de trouver un ciel aussi clair et dégagé. Je regarde vers les côtes anglaises en pensant que je donnerais bien tout l'argent que je possède pour y arriver. Anecdote à part, ayant la mémoire des physionomies, je reconnais dans la rue, une putain vu dans un café de Roubaix deux ou trois mois plus tôt, en compagnie de soldats allemands. Le train arrive à Paris à la nuit tombée. Nous nous séparons des copains en leur donnant rendez-vous le lendemain matin en gare d'Austerlitz. Je reste seul avec mon cousin et dans un hôtel qu'il connaît, nous trouvons une chambre sans difficultés. Le sommeil est relativement court, mais profond. Il était temps, une nuit blanche à Amiens, une autre à peu près blanche à Frévent, enfin cette fois, c'était juste suffisant pour récupérer un peu… Nous avons dû nous lever avant le jour, et moi qui n'avais jamais vu Paris, je le regrettais beaucoup, car j'ai à peine pu distinguer la "Tour Eiffel" de loin. Notre train en direction de Châteauroux partait assez tôt. LE PASSAGE DE LA LIGNE DE DÉMARCATION Le voyage s'est effectué normalement jusqu'à Vierzon (Cher), gare où il nous faut obligatoirement descendre puisque c'est ici que se trouve la ligne de démarcation. Bien gardée celle-ci qui existe depuis plus longtemps que celle de la zone interdite et ici, nos occupants ont déjà eu le temps de s'organiser. Nous nous rendons en groupes séparés au Centre d'Accueil de cette ville. Combien en est-il passé de jeunes idéalistes par ce Centre d'Accueil… ? Ce dont je suis certain, c'est que parmi tous ceux qui y passaient, aucun ne le faisait avec l'intention de servir Vichy. Pour la zone occupée, le gouvernement qui siégeait en zone dite libre n'existait pas et ne représentait pas la France dans l'esprit des Français. Nous avons été reçus par le gérant de ce Centre d'Accueil qui devait nous aider à mettre à exécution notre projet de passer la ligne. Ce brave homme faisait cela tous les jours et pour lui, les années de guerre, ont sans doute été trop longues pour que son oeuvre ne soit découverte. Où qu'il soit, mort ou vivant, il a mon profond respect. Il nous a tout de suite conseiller de nous séparer en deux groupes. Il est certain que nous sommes trop nombreux pour passer tous ensemble. Avec le responsable de chaque groupe, il est allé en reconnaissance de jour, voir comment se présentait ce passage clandestin. Il faut partir juste avant le couvre-feu, longer le Cher un moment jusqu'au pont de chemin de fer aérien. De suite après le pont, tourner à droite, longer le talus pendant une vingtaine de mètres et là, nous allonger sans bouger, à même le sol en attendant notre train. Mon attente angoissée a été allongée d'un jour. Je n'ai pas fait partie du départ du premier soir et ai donc passé la nuit au Centre d'Accueil. Une mauvaise nuit, car parmi ce monde hétéroclite, j'avais toujours peur qu'on me vole quelque chose. A part mon argent caché sur moi, je n'ai que ma serviette de classe en cuir, car il a fallu réduire les bagages au minimum, mais elle est bourrée à bloc et contient toute ma richesse vestimentaire. Ajoutez à cela beaucoup d'énervement, et j'étais vraiment content quand ce fut le matin. Nous ne sortons pas beaucoup, afin d'éviter de nous faire remarquer. La ville est trop petite et nous sommes trop nombreux. Pourtant, l'après-midi, mon cousin suggère que nous allions tous deux faire un tour au bord du Cher, histoire de voir comment se présentent les choses. Au cours de notre promenade documentaire, notre intestin mis à assez rude épreuve pendant toutes ces péripéties voulait se remettre à des fonctions plus normalisées. D'un commun accord, nous allons donc baisser culotte dans un fourré, mais au moment où nous réajustons la tenue, deux sentinelles sont en vue. Mon cousin dit: - Vite, vite, dépêchons nous ! - Plus la peine, lui dis-je, c'est trop tard. Rebaissons-nous au contraire dans la position initiale et s'ils nous ont vu, nous aurons encore toute chaude la preuve irréfutable de ce que nous venons d'accomplir ! Ils sont venus directement vers nous. Nous avons du être lorgnés d'un observatoire quelconque. Nous nous sommes levés réajustant lentement nos pantalons, comme pour mieux leur montrer ce que nous venions d'accomplir, mais je vous jure que moralement, nous serrions les fesses plus que jamais. - Papier… ? Je me dis: "Cette fois, nous sommes faits. Quelle idée a-t-elle pu germer dans la tête de mon cousin pour que nous soyons ici et pourquoi ne l'en ai-je pas dissuadé ?". Nous sortons nos cartes d'identité. Je me contracte pour ne pas trembler. Nos deux interlocuteurs sont relativement jeunes. Je me rappelle encore bien leurs silhouettes. L'un est grand, beau gars, bien bâti, l'autre est petit, portant lunettes et semble bien minable dans son costume trop grand. Ils ont vérifié nos cartes d'identité et presque immédiatement entre eux se sont mis à discuter. Bien que ne comprenant rien à leur charabia, j'ai deviné tout de suite qu'ils n'étaient pas d'accord. Le petit, hargneux, vociférait en parlant Kommandantur, et il était plus qu'évident qu'il tenait à nous y emmener, tandis que le grand colosse semblait plus pacifiste et essayait de le raisonner. Dieu merci ! Il y est parvenu. Ils nous ont rendu nos cartes d'identité et nous sommes repartis "tête basse, jurant mais un peu tard…" de ne plus mettre le nez dehors de toute la journée et n'osant raconter à personne au Centre d'Accueil, l'aventure qui nous était arrivée… Enfin la soirée tant attendue est arrivée. Si mes souvenirs sont exacts, nous sommes partis vers 19 h 30 en direction du fameux talus de chemin de fer. Nous nous sommes couchés sur le sol incliné comme l'ordre nous en avait été donné, en silence, sans bouger et nous avons attendu… Le train devait passer entre 21 h et minuit et devait être tracté par une machine électrique. Les trains à vapeur qui passeraient ne nous concernaient pas. Les sentinelles n'étaient pas loin de nous, et nous entendions distinctement leurs voix. C'étaient elles qui devaient arrêter la machine et contrôler le laissez-passer du train, lequel était à leur service et devait se rendre à nouveau en zone occupée, à Bordeaux, après une traversée partielle de la zone non occupée. Pour le moment nous étions muets comme des carpes. La nuit était glaciale, il devait geler à pierre fendre et dans une immobilité aussi prolongée, aucun de nous ne sentait encore ses membres. Nous eussions certes préféré courir. Un inconvénient qui n'était sans doute pas prévu par ceux qui avaient mis sur pied ce moyen de passage inter-zone, nous obligea pourtant plusieurs fois de nous remuer. Plusieurs trains sont passés avant le nôtre et la résonance du roulement lorsqu'ils passaient sur le pont, juste avant d'arriver à nous, nous empêchait de distinguer si la traction était électrique ou à vapeur. Alors, à chaque fois nous rampions jusqu'en haut du talus pour distinguer de visu. Nous redescendions un peu désillusionnés à chaque fois. Au bout de trois ou quatre va-et-vient, notre train s'est enfin présenté vers 23 h 30. Nos membres engourdis ne nous facilitèrent pas l'escalade. Il nous avait été recommandé de faire attention de ne pas accrocher au passage les fils télégraphiques qui longeaient la voie et qui, par leur résonance auraient pu éveiller les soupçons des gardes. Je crois qu'aucun de nous ne les a évité… J'en déduis que les Allemands de garde cette nuit-là devaient être sourds. Une fois en haut du talus, sans réfléchir, nous escaladons tous les mêmes tampons pour accéder aux wagons, ce qui constitue une perte de temps, car il faut chaque fois attendre que le prédécesseur ait terminé pour pouvoir monter à son tour. Les bagages restent à terre et comme je suis le dernier à grimper, je les jette aux copains dans les wagons. Le train démarre et je suis encore là. Vite, je saute sur les tampons, me hisse par traction sur le bord du wagon découvert et me sens tiré par les copains qui me font basculer au fond de ce dernier. Sur le moment, je n'ai pas réalisé et me suis demandé pourquoi ils avaient été si brutaux. D'après eux, il était temps, nous arrivions à la hauteur des sentinelles. Nous nous sommes assis dans un coin de notre wagon. Nous sommes cinq. Trois dans l'un, deux dans l'autre. Il y fait noir comme dans ma poche, mais nous ne roulons pas longtemps dans une obscurité totale. Tout d'un coup, plus de couvre-feu. A intervalles réguliers, des lampes électriques éclairent la voie. Hourra ! Nous sommes passés. Malgré le bruit, l'un de nous a entonné une vibrante "Marseillaise" qu'a tue-tête nous reprenons en choeur. Ce n'est pas encore la France à laquelle nous rêvons, mais c'est quand même mieux que l'atmosphère lourde créée par les uniformes verts de gris et le martèlement des bottes. Nous devons absolument descendre en gare de Châteauroux. D'abord pour éviter de retourner en zone occupée avec notre train qui va à Bordeaux, ensuite, parce que c'est ici que nous devons retrouver les copains. LES PREMIERS CONTACTS AVEC LA ZONE SUD Un peu, avant d'entrer en gare, le convoi stoppe assez sèchement. Nous nous apprêtons à descendre. Mon cousin est le premier à terre, mais comme il est transi, il se reçoit mal en sautant et se foule la cheville. Je suis prêt à sauter également, mais n'en ai pas le temps. Le train redémarre tandis que je suis encore sur les tampons. Mon cousin qui ne veut pas nous lâcher réussit à se hisser près de moi. Merde ! Nous avons laissé passer notre chance de descendre en ne nous pressant pas assez. En passant devant la gare, nous voyons un copain qui nous attend, mais nous sommes trop loin pour lui faire signe. Nous nous renichons dans le fond de nos wagons, serrés l'un contre l'autre pour mieux nous préserver du froid, l'oreille tendue au moindre ralentissement du train, car maintenant, il nous faudra sauter à tout prix. Dieu merci, il y a un nouvel arrêt à Argenton sur Creuse. Cette fois, nous sommes rapides à descendre. Même mon cousin qui boite à présent sérieusement. Nous aurions eu pourtant cette fois tout notre temps, car le convoi n'est pas pressé de se remettre en marche… Nous nous asseyons dans la salle d'attente de la gare, chauffée par un vieux gros poêle. Il y a là un Nord-Africain qui vient de faire le même trajet que nous, sans que nous nous en soyons aperçus. Il dit s'être évadé d'un camp de prisonniers. Peu après notre arrivée, un employé de la gare vient vers nous. - Messieurs d'où venez-vous ? - De Vierzon monsieur ! - Vous êtes arrivés par le train de marchandises ? - Oui monsieur ! - Eh bien, il ne vous reste qu'à me payer le prix du billet en 3ème classe pour ce trajet ! Pour la forme, nous essayons de discuter, mais il n'y a rien à faire. Nous avons bel et bien payé notre voyage, si inconfortable fut-il. Voilà en tous cas un fonctionnaire zélé qui n'avait aucune considération pour notre genre d'exploit… Au petit jour, l'un d'entre nous a repris un train en direction de Châteauroux afin de rejoindre le reste de la troupe qui nous attend là-bas. Heureusement, il a retrouvé sans peine les copains, très inquiets de notre absence. La nuit précédant notre passage, des gars qui sont passés en même temps qu'eux ont cru pouvoir emmener leurs bicyclettes, mais ils n'ont pas eu le temps de les monter dans les wagons et les ont abandonnées sur le ballast. Ne nous voyant pas arriver, les copains ont cru que les Allemands avaient, au petit matin, trouvé les bicyclettes et émis des doutes sur la manière dont elles avaient été laissées sur les lieux. Déduction, nos amis croyaient que nous nous étions faits piquer. Il est plus que probable qu'un cheminot bien averti devait passer par là au petit jour et ramasser tout ce qui traînait, car j'ai l'impression que des passages clandestins ayant lieu chaque soir, plus d'un participant devait, dans la précipitation ou l'angoisse, laisser quelque objet par terre. Nous avons visité Argenton le matin et rencontré des gens réfugiés ici, que nous connaissions. Ils sont rattachés à une usine de Roubaix repliée dans la région. En gare, nous sommes montés dans un train en direction de Toulouse, dans lequel nous retrouvons les copains montés à Châteauroux. Il n'est plus question de nous cacher, ni de nous disperser. Nous voyageons donc groupés. Ça chante et ça gueule dans tous les coins. En réalité, nous vivons sur nos nerfs, car notre périple ne nous a guère jusqu'à présent laissé de sommeil. Il s'est écoulé cinq nuits depuis notre départ et sur les cinq, la seule qui fut à peu près normale fut celle de Paris. Ajoutez encore que nous mangeons très peu. La plupart du temps, nous nous restaurons de sandwichs. Je crois que chacun de nous doit avoir baissé de poids depuis le départ de Lille. TOULOUSE BY NIGHT Nous arrivons en gare de Toulouse le soir et décidons de ne pas dormir en cette ville, mais plutôt de prendre le prochain train en direction de Marseille. Nous disposons de quelques heures de battement entre les deux trains. Un des nôtres, un peu plus âgé, plus enhardi et connaissant la ville suggère que nous allions faire un tour Rue du Canal. C'est paraît-il la rue des prostituées. Le coeur est à la rigolade et la proposition est acceptée d'emblée. Je n'en avais jamais autant vu. Dans cette rue étroite, tout me semblait sordide et chaque rencontre tant masculine que féminine me révulsait. Je ne connaissais rien de la vie des grandes villes et j'étais puceau… Les filles avaient chambres sur rue. Lumières éclairées, elles étaient accoudées aux fenêtres, gorges largement déployées. Nous étions apostrophés au passage de phrases rituelles: "Tu viens chéri ? Tu ne veux pas une chambrette mon beau ?". Je regardais les murs des chambres tapissés de dessins ou garnis de tableaux avec des nus. Quelques-uns parmi nous, les plus enhardis leur faisaient un brin de causette et discutaient prix, histoire de rigoler ou d'épater les copains. Puis l'un de nous a appelé. Il avait déniché un spectacle exceptionnel. - Venez les gars, ici il y a un cinéma cochon ! Le prix est discuté, car la représentation n'a lieu que pour nous et le tenancier des lieux nous compte avant de faire son prix par tête de pipe. Il veut savoir d'abord si ce sera rentable. Coût du spectacle, cinq francs par personne. Pour vous donner une idée le prix d'un paquet de "Gauloise" était à l'époque de trois ou trois francs vingt-cinq. Ah ! Nous en avons eu pour notre argent. A l'âge où vous êtes encore plus près de l'enfant que de l'homme mûr, cela vous laisse comme un souvenir de guerre, ça ne s'oublie pas. La preuve en est que je vous en parle comme si c'était hier. Sorti de là passablement excité, je ne m'en fus pas pour autant chercher apaisement près d'une fille de joie. Aucun de nous ne le fit du reste. Une fois ce spectacle instructif terminé, nous nous sommes encore promenés jusque l'heure de notre train.UN OFFICIER DE PÉTAIN Une nuit de plus à ne pas dormir, ou si peu. Nous avons péniblement trouvé une place assise. Pour la première fois, nous avons (déjà) une discussion élevée avec un Officier français qui soutient Pétain, insulte les Anglais et le Général De Gaulle. L'un de nous s'est levé. Il a 18 ans et est orphelin. Il a clamé: - Monsieur, mes parents ont été tués en Mai par les Stukas qui nous mitraillaient et je préfère sortir dans le couloir, plutôt que de subir votre sale propagande ! L'Officier a été mouché et la discussion close. Le calme est revenu pour le reste de la nuit. MARSEILLE Et voici qu'après toutes ces péripéties, notre petite troupe débarqua un matin de début Décembre 1940, en gare "Saint-Charles" à Marseille. Ville importante de laquelle devaient s'élargir pour nous les possibilités de rejoindre les Forces Françaises Libres. Notre voyage avait été long. Nous avions passé 5 jours et 1/2 et presque 6 nuits pour rallier Marseille, venant de Lille. Dans des conditions normales, les trains mettent aujourd'hui environ 13 heures pour un tel parcours. J'ai d'emblée été émerveillé par le panorama qui s'offrait à mon regard au sortir de la gare. D'ici, je découvrais une partie de Marseille et pour un gars natif d'un pays plat qui n'a jamais rien vu d'autre, pour le peu qu'on aime la nature et les paysages, c'est merveilleux. Après ce regard circulaire et cette extase momentanée, je suis redescendu sur terre… par l'escalier monumental qui donne accès à la ville. Nous avons tourné à gauche en bas de ce dernier et de suite pilotés par un copain au courant de la filière, nous nous sommes rendus dans un petit café-restaurant. C'était du patron de cet établissement que dépendait notre chance de grand départ. Si je me souviens bien, il s'appelait Caravas. Hélas, de chez Caravas, nous sommes sortis la tête bien basse. En fait, le bateau yougoslave sur lequel nous aurions dû embarquer ne naviguait plus dans les parages, ou n'avait jamais navigué. Je ne saurai jamais si nous nous y sommes mal pris pour obtenir de ce type ce que nous voulions, ou si en fait, il était véritablement hors circuit. Toujours est-il, que bien qu'ayant gardé un bon moment contact avec lui, rien n'est venu changer les conditions. LES DÉSILLUSIONS Après cet échec de la première démarche, notre accablement moral et notre fatigue (mon cousin boitait toujours), nous avons déambulé dans les rues de la ville. Sur la Canebière, les drapeaux flottaient partout et nous apprîmes bientôt par de grands panneaux publicitaires et de grandes photos, que le Maréchal Pétain avait choisi (ô dérision !) le même jour que nous pour faire son entrée à Marseille. Pas pour la même cause évidemment. Nous ne nous sommes pas arrêtés à son passage, mais dans tous les coins, une foule très dense criait:- Vive Pétain ! Vive Pétain ! , tandis que les gosses des écoles alignés sur le bord des trottoirs agitaient leurs petits drapeaux. Tout ceci nous donnait des nausées. Nous n'en revenions pas. Comment était-ce possible pour nous qui arrivions des régions occupées de comprendre ces gens-là ? Ici l'on applaudissait celui que l'on croyait être le sauveur de la France, alors que dans la majorité des coeurs de Français occupés, on le méprisait en mettant tous nos espoirs vers celui qui seul sauverait la France dans l'honneur et la liberté, pas dans la honte et la soumission sans condition. Notre prise de contact avec le centre de la ville nous amena peu à peu à l'heure du déjeuner et nous fixâmes notre quartier général au restaurant précité. Nous y avons mangé de nombreux jours, histoire comme je vous disais, de garder le contact avec le patron. Pour dormir, nous avons cherché un hôtel à la hauteur de notre bourse, c'est-à-dire bon marché, au cas où il faudrait que nous y restions longtemps, car les perspectives ne nous mettaient plus le moral au beau fixe. Début Janvier 1941. Nous étions, mon cousin, quelques copains et moi toujours là, mais nos rangs s'étaient déjà sérieusement amenuisés. Nous avions bien trouvé des soldats anglais qui se tenaient dans un cercle protestant du côté du vieux port et qui eux, réussissaient à regagner l'Angleterre, mais déjà commençait le règne de la suspicion et malgré la bonne volonté que nous leur montrions, ils ne tenaient pas à se compromettre et courir le risque de compromettre du même coup leur chaîne d'évasion. L'un de nous avait tenté une démarche près du Consulat américain (car les Américains avaient encore un Consulat à Marseille, comme un ambassadeur à Vichy), mais là aussi, ce fut un échec. Personne décidément ne voulait s'occuper de nous et il nous fallait un moral d'acier pour tenir le coup et ne pas nous laisser aller au découragement. En dernier ressort, un des nôtres partit se renseigner du côté de Port Vendres. Il en revint quelques jours plus tard et ce fut encore pour nous annoncer un échec. Avec ce dernier commencèrent à fondre les espérances dont nous nous étions nourris. Il est regrettable qu'à ce moment-là, nous n'ayons insisté du côté de la frontière espagnole, l'époque était encore propice et cela se serait soldé au pire par un séjour en taule à Miranda d'où finalement nous aurions été échangés avec les Alliés pour des sacs de blé ou de phosphate, car il fallait que cela se passât ainsi… LA DISPERSION DES COPAINSAvec nos espérances, fondait également notre argent. J'avais vu mes parents gratter toute leur vie et me suis toujours inspiré comme eux de la bonne tenue du porte-monnaie, bien qu'ils eussent confortablement garni le mien au départ, cela ne m'empêchait nullement de veiller au grain. Tous les copains n'étaient pas dans le même cas, et ils durent pour la plupart prendre des décisions importantes. Deux s'offraient à chacun: le retour dans le Nord ou l'engagement dans l'Armée d'Armistice de Pétain avec tout le danger que cela comportait, en particulier celui de se battre plus tard, comme en Syrie, contre les meilleurs des Français. Aucune des deux solutions précitées ne répondait donc à mes aspirations. Le travail étant quasi introuvable, nos rangs commencèrent donc à fondre en ce début 1941. A bout de ressources, quelques-uns rentrèrent dans les Compagnons de France, espèce d'organisme pré-Chantiers de Jeunesse, ces derniers étant eux-mêmes apparentés à un service militaire sans armes… On voyait donc nos copains défiler au chant de: "Maréchal, nous voilà…". Ils se vengeaient en modifiant les paroles suivantes métamorphosées: les deux mains les deux pieds dans la merde… C'était une maigre consolation, mais il fallait bien manger. Ils se faisaient du reste remarquer par leur indiscipline et leur opinion. J'avais un copain qui disait à son chef lorsque ce dernier voulait lui en faire faire plus qu'à son gré: la paix chef, quand j'ai mis mes godasses le matin, ça suffit, j'ai gagné mes quarante sous. C'est pourtant l'engagement dans l'armée que la plupart des copains ont choisi et tous à un près sont partis en Afrique du Nord. Deux autres des Compagnons de France ont même réussi à y aller par le truchement de cet organisme. Cela s'est heureusement terminé à partir de 1943 par une participation à nos glorieuses armées de Libération. Ce déroulement d'événements me fit du reste plus tard, regretter de ne pas avoir fait comme eux. Certains sont hélas morts au Champ d'Honneur… Je pense en particulier à Lionnel, jeune Lieutenant de Spahis tombé devant Monte-Cassino. Pourtant, en 1941, je ne devinais absolument pas le sort de notre Afrique du Nord. Mers-El-Kebir n'avait pas été probant et nous avions de bonnes raisons de nous méfier de Vichy. DEBUTS D'UNE VIE A MARSEILLE Je devais avoir plus de haine que les autres pour ce qui à mon sens n'était pas la vraie France et suis donc resté à Marseille. Dans cette ville surpeuplée, pleine de réfugiés, quoiqu'étant assidu du Bureau de la Main-d'Oeuvre, je ne parvenais pas à obtenir du travail. L'oisiveté étant la mère de tous les vices comme dit le proverbe je suis donc retourné en classe… Là, peu de temps après, le facteur chance m'a souri. Une employée des services administratifs de l'établissement dont le mari avait été en relations avec quelques grosses industries, m'a fait recommander près d'un organisme nouvellement créé la "SEMENOFER" ("Section Des Métaux Non Ferreux"), où je fus embauché au Service "Cuivre". J'avais donc trouvé presque l'essentiel vital. Mon cousin ayant lui aussi dédaigné l'armée de Pétain avait repris ses cours à la Faculté des Sciences. Puis, une nouvelle fois en ce début 1941, nous fûmes en passe de veine. Le logement étant toujours difficile, nous couchions à l'hôtel ce qui grevait sérieusement notre budget. Le hasard fit, que par l'intermédiaire d'un copain, nous allâmes rendre visite à un ménage originaire de notre région. Une dame dont le mari était originaire lui aussi de cette même région était présente à notre visite et s'intéressa à nos problèmes. Elle eut une attention toute particulière à notre histoire de logement. Étant propriétaire d'un important logement dont tout le cinquième étage était composé de chambres de bonnes inoccupées elle nous en offrit une à titre gracieux. Brave Mme Leclercq, ce jour-là, sans peut-être s'en rendre très bien compte, elle nous avait fait un cadeau auquel nous ne nous attendions certes pas. Nous allions enfin pouvoir quitter notre hôtel borgne, avoir un "chez nous" dans un très bel immeuble et du même coup, réaliser l'économie des coûteuses nuits d'hôtel. Avec mon cousin, nous avons acheté en commun un mobilier sommaire, mais suffisant à nos besoins modestes. Ma situation s'était donc momentanément stabilisée, mais malgré l'apparence de vie de petit bourgeois que je menais, je n'en avais pas pour autant perdu de vue mon objectif initial. La vie à Marseille me plaisait beaucoup. L'atmosphère de cette grande ville cosmopolite me convenait et je m'accommodais fort bien de la diversité en tout, procurée par cette grande agglomération. J'allais de découverte en découverte. LA TRICHE AVEC LES TICKETS Vers le milieu de l'année 1941, le ravitaillement devenant de plus en plus difficile, il nous fallut quelque peu "élastiquer" notre conscience, afin d'assouvir un appétit, qui à 18 ans vous fait parfois les dents comme des socles de charrue. Le fait d'arriver à manger au restaurant sans donner nos tickets nous procurait une double joie. D'abord sur le plan moral, nous étions convaincus qu'en profitant deux fois d'un même ticket, nous volions les Allemands. Ensuite, sur le plan matériel et physique, cela procurait à notre organisme des satisfactions bien naturelles. Mon cousin et moi, mangions presque toujours dans des restaurants différents, afin d'augmenter nos chances de resquille. Je fus le plus chanceux dans ce genre d'exercice et réussis à manger pendant trois mois dans un restaurant au bout de la Rue de Rome, sans donner un seul ticket, en mentant effrontément. Les habitués donnaient leurs tickets en début de chaque mois et je prétendais avoir fait comme eux. Si la serveuse Andrée pour les intimes me les demandait, je disais les avoir donné à la patronne et vice-versa, jusqu'au jour où l'on me surveilla étroitement. Quand je fus grillé il ne me resta qu'à changer de restaurant, jugeant la resquille désormais impossible dans celui-ci. En vrais garçons, avec mon cousin, nous mettions tout en commun et nos tricheries nous permettaient souvent de nous remettre à table en rentrant dans notre chambre. Avec nos tickets, nous achetions des victuailles que nous chauffions sur un petit réchaud électrique. Autre astuce de ce temps, nous changions toujours de boulangerie, espérant trouver le commerçant le plus large sur la distribution quotidienne de rations, ne fut-ce que pour quelques grammes supplémentaires. Je me souviens avoir un jour déniché la perle. Une jeune et charmante boulangère du vieux port, avec qui je devais avoir une sérieuse touche et qui m'allouait chaque jour vingt-cinq à cinquante grammes de plus que mon droit. C'était énorme. Je donnais la bonne adresse à mon cousin qui revint très déçu. Il n'eut pas la côte d'amour et ne ramena que sa stricte ration. Mon travail de bureau n'était pas déplaisant et me permit surtout après un certain temps d'élargir mon rayon de relations et de nouer des connaissances qui à la longue s'avérèrent intéressantes. UN SÉJOUR AU BERCAIL Jusqu'à Pâques 1942, sur le plan de la guerre, il ne se passa rien où je fus directement mêlé. Aux vacances scolaires de cette période, les Allemands ayant accordé aux Autorités de Vichy que les étudiants de zone occupée rentrâssent chez eux pour deux semaines, mon cousin décida de se faire inscrire pour ce voyage, quoique n'y étant pas intéressé. Il envisageait davantage le déplacement aux grandes vacances. Il me fit donc la proposition de rentrer à sa place et naturellement sous son nom. C'était un risque à courir, mais un bon tour s'il réussissait. Physiquement, il mesurait cinq ou six centimètres de plus que moi, avait les yeux marrons alors que les miens sont bleus, bref, nous n'avions aucun trait de ressemblance. Peu importe, sa photo d'identité enlevée, ce fut la mienne qui prit sa place. L'essentiel était que les Allemands n'y regardassent point de trop près. Sur le plan moral, mon cousin m'apprit à me mettre dans la peau de son personnage, c'est-à-dire, d'un gars qui a ses deux parties de Bac poursuivant ses études en Faculté des Sciences à Marseille et possédant deux Certificats de Licence. Il nous restait à espérer que les compagnons du voyage ne poseraient pas trop de questions. Il me faudrait également prendre beaucoup de soins de ma carte d'identité, car mon cousin a reproduit le cachet sur la photo avec un morceau de ruban de machine à écrire (le seul qui nous ait donné la teinte qu'il fallait), lequel surimpressioné a été parfait. Je me suis donc rendu une semaine avant Pâques au rendez-vous fixé pour le départ de ce convoi d'étudiants. Mon cousin m'a accompagné jusqu'à proximité de la gare et suivi ensuite visuellement, car il n'aurait pas fallu qu'il tombe sur quelque étudiant qui le connaisse. Heureusement, dans le compartiment où j'avais ma place, personne ne connaissait Lombaert. La première partie du voyage s'effectuant de nuit, il n'y eut guère de bavardages. Le lendemain, entre gens du voyage, nous fîmes plus ample connaissance et l'atmosphère fut très cordiale. Il y avait pourtant deux conditions qui m'obligeaient à sortir du compartiment. La première lorsque l'on commençait à parler trop ouvertement de la haine envers l'ennemi. Moi qui en avais tant, ma condition de clandestin voyageant avec de faux papiers m'obligeait plus que quiconque à me taire. D'abord, parce que je ne savais à qui j'avais affaire, ensuite parce qu'une arrestation, outre les inconvénients personnels, aurait également eu les répercussions sur mon cousin et qui sait, peut-être même sur les siens. J'évitai donc dans la mesure du possible que l'on me posât des questions. La deuxième raison, c'était lorsqu'on parlait d'études. Pourtant, une fois je ne pus y couper. A brûle-pourpoint, quelqu'un me demanda ce que je faisais. Indirectement, je bénéficiai de l'intelligence de mon cousin. Comme il était brillant et avait une année d'avance en études, quand j'eus dit où j'en étais, il y eut dans tout le compartiment un coup de sifflet admiratif. J'avais réussi. Je compris vite que les autres n'étaient pas à ma hauteur (momentanée) et on ne me posât plus de questions. J'avais du reste terminé mon curriculum-vitae en ajoutant: - S'il vous plaît, depuis hier soir, nous sommes en vacances, alors de grâce, ne parlons plus études pendant quinze jours ! Effectivement, l'on en parlât plus ou si peu… Au fur et à mesure que nous approchions de la ligne de démarcation, je me sentais de plus en plus nerveux, avec une espèce de froid qui montait et descendait dans ma poitrine. J'étais perplexe sur le procédé de contrôle qu'emploieraient ces messieurs. Nous feraient-ils descendre un par un des wagons avec vérification d'identité pour chacun. Tous ces problèmes momentanément insolubles me tourmentaient. Je n'arrêtais pas de bouger sur mon siège. NOUVEAU PASSAGE DE LA LIGNE DE DÉMARCATION Il devait être entre 12 et 14 heures lorsque le train s'arrêta pour le contrôle et que les hommes en vert de gris montèrent dans les wagons. J'avais déjà perdu l'habitude de voir ces uniformes de sinistre mémoire et cela me reportait quelque temps en arrière (déjà !). Un civil passait dans chaque compartiment, nous intimant l'ordre de rester assis à la place qui nous avait été désignée au départ et figurant sur les listes de contrôle. J'avais la gorge angoissée en entendant au loin appeler les noms dans d'autres compartiments. Je me demandais comment cela se passait. Deux personnes manquaient dans notre compartiment. Nous n'étions que six et vous allez comprendre combien l'une de ces absences eut pu avoir pour moi les plus fâcheuses conséquences. Un Officier portant lunettes se présenta à notre porte. Tenue impeccable contrastant avec l'uniforme de son accompagnateur subalterne qui faisait plutôt minable. Appel des noms et contrôle des cartes d'identité. C'est ici que commence l'aventure. Chacun reste assis à sa place comme prévu. Un, deux, trois noms. Le quatrième est le mien Liénard et non pas Lombaert celui de mon cousin. Je suis presque tombé dans le panneau. C'est le prénom féminin qui suivi Liénard qui m'en dissuada. Il devait donc y avoir dans le compartiment une fille qui portait mon nom et qui était absente. Il s'en était fallu d'une fraction de seconde. Le rituel: présent ! m'était presque sorti de la gorge à l'appel de son nom. Le nom qui suivit fut celui de Lombaert et là, je ne me laissai pas distraire. L'Officier qui lisait la liste regardait davantage les noms et ensuite les cartes d'identité que les individus. Mon passage s'effectua donc sans histoire. Le soir, nous étions à Paris. J'y passais une nuit et le lendemain matin, je prenais le train pour Roubaix où j'arrivais vers 14 heures. Dans mon empressement de revoir les miens, j'oubliais mon chapeau neuf dans le filet à bagages !… Personne chez moi n'était au courant de mon arrivée et mon entrée fit la sensation que vous pouvez deviner. J'appelai ma mère qui était à l'étage, occupée à faire les chambres. Les larmes lui coulaient déjà lorsqu'elle fut au bas de l'escalier. Je repris vite goût à la facilité de la vie à la maison. Aucune comparaison avec les difficultés que j'avais à Marseille sur le plan nourriture en particulier. Les quinze jours passèrent vite, beaucoup trop vite à mon gré. J'avais effectué, avec beaucoup de satisfaction, de nombreuses visites dans la famille et chez les amis. J'avais retrouvé les sorties rituelles avec les copains et même renoué un flirt d'antan. Heureux souvenirs… Pourtant quand vint l'heure du retour, il y eut à nouveau des moments difficiles. Comme en fin 194O, la séparation fut très pénible et à nouveau, il me fallut beaucoup de volonté pour me remettre en route tandis que ma mère pleurait, que ma soeur se retenait pour éviter d'en faire autant et que mon père pâlissait… J'étais persuadé qu'il se passerait quelque chose à Marseille, une chose à laquelle je serai mêlé et à laquelle de tout mon être, je brûlais de participer. Il n'était donc pas question de flancher… Mon retour à Marseille s'effectua sans histoire, dans des conditions identiques à celles du départ. Cette fois, je me tins sur mes gardes à l'appel des noms. Un homme averti en vaut deux. J'ai retrouvé Marseille avec une certaine satisfaction. Malgré une liberté toute relative, nous ne sentions pas peser sur nous la présence des uniformes vert de gris et cela avait une grande importance morale. Nos photos reprirent place sur leurs cartes d'identité respectives. Tout entra dans l'ordre. La vie courante reprit. DÉBUTS DANS LA RÉSISTANCE La phase de la guerre se modifiait peu à peu et bien des facteurs laissaient présumer que tôt ou tard, la balance commencerait à pencher en notre faveur. La Russie et l'Amérique étaient à présent en guerre contre les forces de l'axe et les armées allemandes qui avaient jusque-là remporté bien des victoires, commençaient à essuyer quelques revers. Bien minces, mais suffisants pour nous rendre plus optimistes. Les F.F.L. s'étaient illustrés à Bir-Hakeim donnant à la France sa première victoire et ce, contre la glorieuse armée Rommel, l'Afrika Korps. Bir-Hakeim était donc entré dans l'Histoire et sa seule évocation remplit encore ce jour mon coeur d'orgueil. Chapeau bas au Général Koening et à tous les défenseurs de ce morceau de désert, qui firent par leur action d'éclat, retentir le nom de la France et de son glorieux chef qui en tenait de loin la barre, luttant à la fois contre l'ennemi et hélas aussi contre les pressions de nos propres Alliés, Américains en particulier. Au bureau où je travaillais, il y avait une trentaine de dactylos. Leur chef de bureau était une jeune fille, disons prolongée, originaire du Havre. En quelques conversations, nous n'eûmes pas de mal à comprendre combien nos points de vue idéologiques se ressemblaient: contre l'Occupant et pour tout ce qui se battait contre lui. Sa soeur était secrétaire au Consulat américain à Marseille. C'est donc par son intermédiaire et celui d'un de ses cousins, que je fus vers Juin 1942, mis en relation avec le groupe de Résistance "Combat", où je n'eus qu'un rôle limité. Distributions la nuit, de journaux et de tracts dans les boîtes aux lettres. Mon cousin fabrique dans un laboratoire clandestin, des ampoules de gaz lacrymogène que nous entreposons dans notre petit logement, jusqu'au jour où l'on nous donne mission d'en utiliser au moins deux. Le grand orchestre symphonique de Berlin vient donner un concert à l'opéra de Marseille... On nous remet deux places pour la représentation. Ampoule de poche, nous sommes assis chacun dans des endroits assez éloignés l'un de l'autre. Il y a bien des sièges inoccupés... Il a été précisé que les ampoules devraient être cassées avant l'entracte. mon cousin a rempli parfaitement sa mission. Moi, non. J'ai reniflé depuis le début du concert, deux gestapistes assis derrière moi... Nous profitons mon cousin comme moi, de filer prestement, l'occasion de sortir nous en étant offerte par l'entracte. Les témoins présents à la deuxième partie du concert nous ont informé que la suite avait été fortement perturbée. Une partie de la salle et de l'orchestre pleurait, le chef en particulier. Nous avons reçu des félicitations, qui en fait devaient surtout s'adresser à mon cousin. Ce dernier profite de l'entretien avec un responsable, pour lui dire que les ampoules étant entreposées chez nous, cette mission n'aurait pas du nous incomber ou alors que quelqu'un d'autre aurait au moins, pu garder le stock pendant un moment. Le mois suivant, nos contacts avec le Consulat américain devinrent de plus en plus fréquents et comme je manifestai toujours mon intention de passer dans le camp Allié, il me fut répondu, qu'il valait mieux ne pas y compter, que les phases de la guerre évoluaient chaque jour et qu'il était davantage nécessaire d'avoir en France des hommes bien intentionnés, prêts à aider de toutes leurs forces à la victoire finale. Je fus mis en relation avec un secrétaire d'ambassade américaine nommé Jones qui s'occupait d'un mouvement appelé "Radio-Patrie", réseau "Carte", qui devint plus tard réseau "Jean-Marie de Buckmaster". J'y fus incorporé cette fois avec une mission précise. On me demanda d'abord si je voulais avoir un rôle actif et constant ou intermittent. Pour le premier cas, il me fallait quitter mon emploi et me consacrer entièrement aux ordres qui me seraient transmis. Pour le second, j'aurais été un Résistant occasionnel. J'avais quitté mon Nord natal et les miens avec l'intention de servir ma patrie, je n'ai donc pas hésité une minute pour faire mon choix. J'ai démissionné de mon emploi. Une nouvelle aventure s'offrait à moi. Que me réserverait-elle… Jones était un type très prenant et j'étais enthousiasmé après chaque contact près de lui. Je l'étais bien moins des rapports fréquents près de celui qui était mon supérieur direct, un Français, d'un dévouement sans limite, mais d'une instabilité constante, changeant d'avis et d'ordre à chaque instant. Jones s'en apercevait et je le voyais souvent pousser des soupirs qui en disaient long sur leurs contacts. Quoiqu'il en soit, les choses étaient ainsi établies et il fallait qu'elles le restassent. Il est très difficile de faire descendre un responsable nommé, à un rôle subalterne, d'autant qu'il faut bien souligner, qu'à l'époque les Résistants ne poussaient pas comme des champignons. Il fallait donc utiliser toutes les bonnes volontés et n'en laisser perdre aucune. Je crois que ce qui nous a manqué le plus, ce sont des Cadres. La bonne volonté ne suffisait pas, il eut été nécessaire que nous ayons en plus grand nombre des hommes formés à Londres pour nous instruire de ce qui était devenu notre métier, mi espion, mi homme de main. Je n'avais que 19 ans et heureusement pour moi, pour me rendre force et courage quand j'en avais besoin, vint dans nos rangs un grand gaillard, Gaston Ordioni, qui avait quitté son emploi de rotativiste à "Paris Soir" Section Marseille et qui était de surcroît ancien marin ayant 11 ans 1/2 de métier. Il était franc, décidé, et avec lui, j'avais plaisir à partir en mission. En sa compagnie, j'aurais foncé dans n'importe quel coup dur. Nos rangs s'élargissaient un peu. J'insiste, un tout petit peu. On ne se battait pas pour entrer dans la Résistance, pas encore du moins, du reste, nous n'y avions pas intérêt. Un nouveau membre très valable Professeur de Faculté de Paris s'était joint à nous. Malheureusement, il ne fallait rien bousculer, et il ne prit pas au sein du Réseau, l'importance qu'on eut dû lui donner. C'était un Officier de Réserve et son intelligence et ses connaissances auraient sans doute été bénéfiques s'il y avait occupé un poste plus important que celui qui lui fut confié. Voici à titre d'exemple une anecdote qui révèle combien en Août 1942 nous manquions d'hommes valeureux: Il nous fut confié une mission de parachutage dans le Vaucluse, près de Valreas. Nous avions à réceptionner sur deux terrains de parachutage repérés quelque temps auparavant. Pour ce faire, il nous fallait un minimum de huit hommes par terrain, quatre étant déjà immobilisés par le balisage. Nous avons été obligés de nous prendre à trois par terrain. Nous n'étions même pas en nombre suffisant pour un balisage correct. Celui-ci s'effectuait en triangle. Nous nous tenions séparés l'un de l'autre d'une centaine de mètres à peu près, une lampe de poche en main, dont le cadran lumineux avait été préalablement rougi au vernis à ongles. Nous dirigions le faisceau lumineux en direction de l'appareil dès son apparition. A 20 mètres de la pointe du triangle se trouvant dans la direction du vent, se plaçait le quatrième gars, ayant lui, une lampe à cadran blanc avec laquelle il devait faire en morse le signal convenu qui nous ouvrirait le carlingue pour un lâcher de containers. Je dormais à poings fermés lorsque l'appareil arriva au-dessus de nos têtes. Mon réveil fut brutal. Transi de froid et rempli d'émotion, je tremblais comme une feuille. Comme nous n'étions que trois par terrain, le copain qui était désigné à la pointe dut poser sa lampe rouge par terre et courir 20 mètres plus loin pour faire le signal en morse. L'ennui est que cet avion a fait en tournant au-dessus de nous un vacarme infernal pendant un temps qui me parut interminable. Cela ne pouvait rester sans effet près de la population environnante. A 100 ou 150 mètres d'altitude, un avion ça ronronne…

BALISAGE DE TERRAIN


Point rouge



Point blanc Point rouge •




Direction du vent


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Point rouge

Le lendemain, des patrouilles de gendarmes circulaient dans tous les coins. Gendarmes de Vichy… A une dizaine de km de là, nous sommes tous trois tombés sur deux de ces conards qui nous ont interpellé. Curriculum-vitae, nom du père, de la mère etc. Ouverture d'une valise. La seule que nous ayons et contenant un outillage plus que compromettant. Heureusement, ils se sont contentés de voir le linge qui recouvrait le tout. Je crois du reste fort que l'un d'eux n'a pas été dupe et qu'il a fermé les yeux. Tant mieux pour nous, parce que l'autre… LES PEU VALEUREUX Vous ayant parlé précédemment des difficultés éprouvées pour avoir quelques volontaires pour un parachutage, je veux vous conter cette anecdote qui vous en dira long. Nous avions dans le quartier de la plaine, un gars qui avait accepté que son bar nous servît de boîte aux lettres. Jusque-là, tout allait bien, puis comme nous manquions d'hommes pour le parachutage précité nous avons pensé que peut-être… C'était bien mal pensé. L'explication eut lieu dans la rue, au pas de promenade. Notre ami Bernard posa la question au gars, puis tint à le mettre en garde sur les dangers encourus pour une telle opération. Après ce récit, lorsque notre type fut mis en face de ses responsabilités, nous avons commencé à sentir qu'il se dégonflait. Lentement, mais sûrement. Il commence par dire: - Ce qui m'ennuie, c'est ma belle-mère malade, qui justement séjourne à la maison ! Il palabre encore un peu, tourne autour du pot, et pour finir, fait semblant de se tordre la cheville sur la bordure de trottoir. Je l'entends encore avec son accent méridional et le revois avec son air qu'il voulait désespéré.: "Oh ! Fan de pute. Je me suis tordu le pied. Cette fois, je suis marron. Déjà j'ai la difficulté maintenant pour marcher, alors qu'est-ce que ce sera dans quelques heures.. S'il y avait un coup dur, je ne pourrai que vous apporter que des désagréments. Ah, croyez-moi va ! Il vaut mieux que je reste à la maison." Voila pourquoi nous étions parfois contraints de faire un balisage plus ou moins valable, avec seulement trois volontaires par terrain… Nous n'avons plus rien demandé à ce gars, pourtant, peut-être se dit-il aujourd'hui pur Résistant de la première heure. NOTRE RÉSEAU Notre Réseau était anglais. J'eus préféré et de loin qu'il fût français, mais cela était et nous n'y pouvions rien changer. Londres nous envoyait ses agents, soit comme radio, qui communiquaient directement avec le P.C., soit pour nous instruire, et Dieu sait si nous en avions besoin. Il nous en aurait fallu cents fois plus ou plutôt, il aurait fallu que chacun de nous suive des cours semblables à ceux qu'avaient suivi ces agents, afin que nous puissions devenir des hommes de leur trempe, car ne fait pas un espion ou un saboteur qui veut… Celui qui commandait notre groupe régional était le Capitaine Peter Churchill. Il résidait le plus souvent dans la ville de Cannes ou ses environs. Son nom de guerre était Raoul. J'avais l'occasion de le rencontrer de temps à autre au cours de liaisons et il me semblait moralement forgé à toute épreuve. PORT-MIOU L'opinion de la zone Sud commençait à évoluer et les restrictions alimentaires de plus en plus serrées donnaient bien à penser au peuple que quelqu'un faisait de sérieuses ponctions dans notre ravitaillement. Cela ne pouvait qu'être bénéfique à notre cause. Vers la fin Septembre ou le début d'Octobre, je fus appelé à participer à une opération de débarquement clandestin. C'était ma première et cela me passionnait. Nous étions quatre pour la réception qui devait avoir lieu dans la calanque de Port-Miou, à l'Ouest de Cassis sur Mer. Rendez-vous fut pris au fond de la calanque. Nous attendîmes toute la nuit le signal de la felouque qui ne vînt jamais. Quatre personnes auraient dû embarquer. Parmi celles-ci, Claude Dauphin, artiste de cinéma très en vogue à l'époque, qui risquait de gros ennuis pour avoir giflé en plein studio, des artistes connus qui avaient accepté d'aller tourner un film à Berlin. Lorsque je découvris Port Miou pour la première fois de jour, je fus enthousiasmé. J'avais rarement vu une aussi belle calanque que celle-là. Elle était comme un fjord nordique. Dans l'Antiquité elle s'appelait Promylius, la protectrice des marins et voyageurs. Une chapelle dite "Du Bon Voyage" remplace aujourd'hui le temple d'autrefois. La longueur de la calanque est d'environ un kilomètre. Un étroit passage la sépare si l'on peut dire de la mer et l'intérieur est entouré de hautes roches blanches. Une légende à son sujet raconte qu'un caboteur génois tua son fils à l'entrée, croyant qu'il le poussait volontairement vers un récif. Nous nous sommes repointés au rendez-vous fixé trois ou quatre nuits de suite, mais inutilement, rien n'est venu de Gibraltar. Pendant la journée, nous étions hébergés par un vieux pêcheur de Cassis nommé Paoli, très discret, dont le fils était dans les Forces Navales Françaises Libres. Le pauvre n'avait pas assez de lits pour nous coucher tous et nous encombrions le reste de son logis avec des matelas étendus sur le sol. C'était malgré tout très apprécié et j'ai gardé aussi le merveilleux souvenir des sardines fraîches qu'il nous faisait griller pour le petit déjeuner, et qu'accompagnait un petit vin blanc de Cassis. Cette opération fut donc reportée. Elle eut lieu début Novembre vers les 6 ou 8. (Je précise 1942). Nous nous sommes repointés à la calanque comme la première fois. J'avais été chargé de piloter jusque-là un monsieur et son fils d'une dizaine d'années seulement. Le père était réclamé par les Alliés. Les veinards, comme j'aurais aimé être à leur place. Nous étions les trois premiers sur place. Heureusement, car si le responsable de l'autre groupe était en tout l'éternel retardataire, la felouque ne le fut pas et des marins avaient une fois déjà, fait la navette en barque dans la calanque. Le message de contact était: "Avez-vous fait bonne pêche ?". Réponse: "Loups de mer". Les marins étaient Polonais, dont l'un au moins francisé avait ses parents dans la région. C'était des types qui étaient sans doute spécialisés dans ce genre d'opération. Avec leur petit bateau, ils naviguaient dans les eaux de tout le monde et changeaient de pavillon suivant celle dans laquelle ils se trouvaient. Un marin avait paraît-il presque en permanence des pots de peinture en main et un pinceau. Leur petit bateau était très malmené par la mer en cas de mauvais temps et les passagers qu'il débarquait arrivaient le plus souvent dans un piteux état, malades et ayant navigué sans le moindre confort nous étions cette fois bien organisés pour cette réception. Restori, transporteur à Marseille était là avec une camionnette à gazogène qui roulerait à l'essence si les Anglais nous en apportaient. La camionnette avait amené les avirons de mon copain Gaston, et ce fut une grosse barque amarrée dans la calanque qui servit à faire la navette de la terre au bateau. Son propriétaire n'a sans doute jamais imaginé à quelle besogne avait été soumise celle-ci. Il y avait loin du fond de la calanque à la felouque et ce fut Gaston qui seul à la force de ses bras fit l'aller et retour 3 fois, embarquant les partants, (un de plus que la dernière fois, le radio anglais Julien) et débarquant les Agents Secrets au nombre de huit. Une femme parmi ceux-ci, une Française fichée "Odette Agent S 23", pour nous, simplement alias "Lise". Les Anglais firent après la guerre un film relatant son histoire. Eut lieu ensuite le débarquement du matériel. Nous fûmes comblés en constatant qu'en plus des appareils émetteurs, F.M. et mitraillettes, nous avions aussi quelques bidons d'essence qui nous faciliteraient le retour. Il y avait aussi, innovation pour nous, de petits postes récepteurs de la grandeur d'une boîte de cigares, marchant avec piles. Nous étions à l'époque encore loin du transistor, mais pour l'instant, ceux-ci représentaient pour nous le summum de la perfection. Mon copain Gaston était lessivé. Comme j'avais pratiqué un peu d'aviron avant-guerre, je ramenai la barque à son amarre. Une précision: tout devait se dérouler dans un minimum de temps et dans le plus grand silence (possible). Ce n'était pas le moment de traînailler ou d'attirer les curieux par un bruit intense. Au retour, nous nous sommes séparés en deux groupes. L'un prit le train en gare de Cassis afin d'aller rendre compte de la mission à Peter Churchill et lui faire prendre contact avec les "débarqués" qui lui étaient destinés. L'autre, dont je fus, partit dans la camionnette de Restori, pleine de matériel et de quelques hommes. Parmi eux, un agent de l'Intelligence Service qui avait été envoyé avec son matériel radio pour travailler sans nous, que j'étais chargé de conduire chez l'un des nôtres, quartier Saint-Loup à Marseille, afin qu'il y soit hébergé quelque temps, avant de s'occuper de son job. Il était très bien et j'eus ensuite l'occasion de le rencontrer plusieurs fois, bien que cela nous fut interdit à lui comme à moi. Il avait besoin les tous premiers temps de quelques tuyaux sur la ville de Marseille et j'avais été très heureux de pouvoir lui rendre ce service. Notre retour de Port-Miou à Marseille s'effectua dès l'opération terminée, c'est-à-dire entre deux et quatre heures du matin. Deux fois, nous dûmes forcer un barrage d'octroi, sans trop de crainte du reste, car nous avions un chauffeur expérimenté et un moteur qui arrachait, grâce à l'essence que nous avions reçu. Planqués dans le garage de Restori, nous avons attendu le petit matin pour en sortir. Je vous ai dit précédemment que les agents qui débarquaient étaient des types hors-classe, qui, dès les pieds sur le sol de France endossaient la peau d'un autre personnage, donnant l'impression que tout ce qu'ils avaient été précédemment n'avait jamais existé. J'en donne pour témoin cette anecdote: avec mon Anglais, je suis assis dans le tramway stationné en fin de ligne, en attente de départ vers Saint-Loup. Par la vitre, nous regardons passer les piétons. Une femme passe laissant entendre un petit bruit de sabots. (Il y a belle lurette que nous n'avons plus de cuir. Les semelles ont été remplacées par du bois). Je dis: "ça doit vous sembler bizarre ces chaussures à semelles de bois ?," Sa réponse fuse, claire et limpide comme l'eau de roche. "Pensez-vous, à Paris il y en a autant qu'ici, si ce n'est plus…" Voyez-vous, ce gars débarqué la nuit même était capable à tout moment de me donner des leçons. J'encaisse celle-ci en me disant: "La prochaine fois tu fermeras ton bec". Pour éviter le risque d'ennuis à mon propriétaire, j'ai quitté le 7 du Bd. de la Liberté où seul demeure à présent mon cousin. Je n'ai donc plus de radio pour entendre les informations et ma vie est un peu errante, afin de brouiller le plus possible les pistes, car nous avons déjà eu quelques chaudes alertes. J'ai en location deux chambres garnies chez des particuliers où j'ai été chaudement recommandé. (Hum !). En principe, je suis étudiant en médecine. Pour être sûr de ne pas faire de boulettes, je parle le moins possible à mes propriétaires qui sont toutes deux des femmes. L'une est très âgée et l'autre dont le mari est prisonnier de guerre doit avoir environ 35 ans. Je passe en plus quelques nuits par semaine dans divers hôtels au gré de mes déplacements. Je vais à Cannes au minimum une fois par semaine chez le capitaine Frage et couche le plus souvent dans un hôtel de la rue principale de cette ville, où la patronne assez complaisante ne me fait pas remplir de fiche d'identité (Hôtel de la Poste). A Marseille, les hôtels que l'on me recommande sont plus ou moins louches. LE DÉBARQUEMENT EN AFRIQUE DU NORD Peu de jours s'étaient écoulés depuis l'opération de Port-Miou quand je me rendais à un rendez-vous que m'avait donné Bernard, près de la Préfecture. Il m'avait semblé ce matin-là que la ville avait une inhabituelle effervescence, mais n'ayant pas d'information, je ne m'inquiétais guère. Aussi tombais-je des nues quand ce dernier m'annonça: - Les Alliés ont débarqué en Afrique du Nord !… Ma première pensée fut pour la felouque. Je me suis dit: "Bon sang, elle ne peut pas encore être à Gibraltar. Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé". La deuxième fut une immense allégresse. Enfin, tout commençait à bouger et cette fois, cela touchait directement la France de Pétain, ce patrimoine qu'il ne voulait absolument pas laisser aux mains des Alliés et encore moins dans celles de De Gaulle. Sous la flamboyante coupole de la Liberté, toute notre armée d'Afrique allait enfin pouvoir se battre pour la bonne cause. Le Consulat Américain a quitté Marseille je ne sais trop comment mais sans doute est-ce en prévision de représailles futures dûes à ce débarquement. En partant, ils nous ont laissé du matériel intéressant, notamment une ronéo impeccable. Cette dernière est entreposée chez la famille Alberti au 328 Rue d'Endôume. C'est là que plusieurs fois, je suis allé tirer la nuit des informations à diffuser venant de Londres. L'accueil des Alberti est toujours formidable. C'est, en plus, la planque occasionnelle avec un bon lit chaud aux beaux draps blancs. Leur fille Élisabeth était dactylo au Bureau où je travaillais précédemment. Par mon intermédiaire, toute la famille s'est rapidement ralliée à la bonne cause. Malheureusement, les informations qui nous parvenaient d'heure en heure nous apprenaient que tout n'allait pas comme sur des roulettes. Des conards, comme en Syrie en 41, avaient trouvé moyen d'opposer une résistance et de faire couler une fois de plus un sang fratricide. Les jours qui suivirent furent complétés de bonnes et moins bonnes informations. Les Américains trahissaient la cause de la France libre en voulant mettre le traître Darlan à la tête du Gouvernement d'Alger… Les Anglais fermaient les yeux… Les Vichystes d'Afrique du Nord devaient jubiler de voir ainsi évincer De Gaulle, et nous, pendant ce temps, nous commencions à éprouver des craintes sur ce qui pouvait nous arriver du Nord du pays. En effet, tandis que la "fameuse" Armée d'Armistice montait, ô dérision une garde vigilante le long de la Méditerranée afin d'éviter tout débarquement Allié, il commençait à être question que les souris grises déferlent sur la partie du pays qui n'était pas encore militairement occupée. Contact avait été établi entre le Général De Tassigny, et notre Réseau en vue de l'établissement par ce militaire d'une tête de pont sur les Pyrénées avec quelques restes de l'armée française. Nous avions mis à sa disposition un émetteur assez puissant, que des nôtres étaient partis conduire à Montpellier. Il s'agissait de Restori et de Bernard. Le premier habillé en soldat, le second en Officier. Ils possédaient un faux Ordre de Mission et tout se déroula parfaitement. A chaque contrôle du reste, les militaires se mettaient au garde-à-vous devant l'Officier… Hélas, le beau rêve de De Lattre comme vous savez, ne put être mis à exécution et ce fut bien regrettable, car ayant l'Espagne derrière, en supposant que l'ennemi réduise rapidement notre armée à néant, la possibilité serait toujours restée à celle-ci de se rendre aux Espagnols, lesquels n'auraient pu que la désarmer et l'interner. Nous eûmes pu de la sorte écrire une belle page d'Histoire et la pauvre Armée d'Armistice eut au moins servi à quelque chose avant de s'effacer. DE NOUVEAU AVEC LES DORYPHORESLes jours qui suivirent furent sombres. En effet, la décision allemande d'occuper le peu qui restait de la France métropolitaine ne se fit pas attendre. A peine arrivés à Marseille, ces messieurs occupèrent les plus beaux et plus importants hôtels de la ville. Venant de l'Est, les Italiens en firent autant, compte tenu qu'il leur fallait prendre les miettes que la race des seigneurs voulut bien leur laisser. Les deux armées ne se ressemblaient du reste pas. Les soldats italiens avaient l'air de se foutre du tiers comme du quart et peu enclins à apprécier la vie militaire. Quand à notre flotte de Toulon, il y eut la tragédie que vous savez, les Vichystes ayant, là encore, préféré qu'elle ne servit pas la cause de la vraie France… TRANSPORT D'UN POSTE ÉMETTEUR Vers la fin Novembre, je fus envoyé en mission à Montélimar avec un poste-émetteur qui servirait à un Radio parachuté récemment. Les Radios n'avaient pas à transporter leur poste eux-mêmes, de sorte que, s'ils étaient arrêtés, on ne puisse soupçonner leur spécialité et leur faire avouer leur code sous la torture. Le porteur ne pouvait rien avouer, même torturé à mort, puisqu'il n'était pas Radio. Je maudis encore aujourd'hui le chef qui m'a donné ce poste à transporter. J'avais 19 ans et suis d'un gabarit modeste. Le poste était presque plus lourd que moi et tous les 20 mètres, j'étais obligé de le poser à terre. J'arrivais péniblement à la gare de Marseille et étais épuisé lorsqu'il fallut monter mon bagage dans le train. Heureusement il restait des places libres dans un compartiment, mais au moment de mettre mon fardeau dans les filets, j'ai vacillé sous le poids et suis presque retombé sur un monsieur assis derrière moi. Tout le monde m'a regardé et je me suis assis d'un air confus. Je ruisselais et m'essuyais avec mon mouchoir en continuant de râler intérieurement contre le cornichon qui m'avait confié cette charge, me donnant du même coup tout ce qu'il fallait pour me faire remarquer. Assis, tout en reprenant mon souffle, j'essayais de deviner sur le visage de mes voisins ce qu'ils pouvaient penser de moi et du contenu de cette énorme valise. Je me disais: "s'Ils pouvaient croire au moins que j'ai un peu bu". L'angoisse de me retrouver dans la rue avec ce poids me reprenait au fur et à mesure que nous approchions de Montélimar, ville que je ne connaissais pas et où il me faudrait demander mon chemin avant de pouvoir déposer mon poste à son lieu de destination. Je m'adressais à une dame et me faisais tout de suite préciser pour combien de temps il y en avait à pied. - Dix bonnes minutes !, me répondit-elle. En fait, pour moi, cela a bien dû représenter 1/2 heure. Je n'ai été content qu'en entrant dans la maison qui marquait le terme final de mon calvaire. J'avais eu cents fois en route l'impression que l'on m'arrêterait pour vérifier le contenu de mon imposante et lourde charge. Il m'avait semblé qu'Allemands et Italiens occupant Montélimar n'avaient d'yeux que pour moi. Ce n'était pourtant pas la première fois que je transportais un poste, mais c'était bien le premier qui fut aussi volumineux. LA PÉRIODE DES CHAUDES ALERTES A Marseille, les alertes pour notre groupe devenaient de plus en plus chaudes et j'en étais arrivé à changer de chambre chaque soir. Quelle vie… dans tous ces hôtels borgnes. La troupe commençait à se livrer à des contrôles dans la rue, à la recherche sans doute de tous les irréguliers et mon système nerveux était perpétuellement angoissé. Il est très fatigant de vivre dans une crainte constante et je pense que ceux qui se livrent au métier d'espion doivent avoir un moral d'acier. Dans le courant de Décembre, je fus à nouveau envoyé à Montélimar, pour une mission plus agréable cette fois. En compagnie d'un Belge, nous devions prospecter quelques terrains des environs, afin de nous rendre compte s'ils seraient susceptibles de servir aux parachutages avant d'en donner à Londres par radio, la position exacte. Nous nous sommes rendus d'abord chez un marchand de volailles en gros, nommé Poyol si mes souvenirs sont exacts, membre de notre Réseau. Ce monsieur très sympathique nous invita d'abord à sa table. Repas consistant qui n'eut rien de comparable à ceux coutumiers de Marseille et dont on garde un merveilleux souvenir lorsqu'on a 19 ans et le ventre creux. L'après-midi, monsieur Poyol nous conduisit chez un fermier des environs et nous passâmes ses terrains et ceux se trouvant à proximité immédiate, à l'inspection. Deux retinrent une attention favorable. Un vent froid soufflait, la nuit tombait tôt. J'appréciais l'invitation de rentrer à la ferme. Un énorme fagot de bois brûlait dans la pièce où nous fûmes reçus et invités pour la collation du soir. L'ambiance était agréable et nous nous sentions à l'abri des tourments quotidiens. A la même époque, le poste radio que j'avais précédemment transporté avait regagné Marseille. Instruits de la difficulté que j'avais éprouvé à cause du poids, mes supérieurs avaient envoyé un costaud le rechercher. Ce fut mon copain Gaston, lequel faillit avoir un ennui bien plus conséquent que le poids de l'appareil. Arrivé en gare de Marseille, quelques contrôleurs d'octroi sont en bout de quai, postés juste côte à côte, des Allemands qui montent la garde. (Les enfoirés, comme s'ils ne pouvaient se mettre un peu à l'écart pour faire leur besogne). Ils jettent leur dévolu sur Gaston. - Monsieur, ouvrez votre valise ! Heureusement, les soldats avaient l'oeil ailleurs… Pour les premiers, n'y connaissant probablement rien, quand ils ont vu qu'il s'agissait d'un appareil électrique, ils n'ont pas insisté et ont dit: - Ça va ! Ouf ! Gaston m'a dit qu'il avait eu chaud… ÉCHEC D'UNE OPÉRATION AÉRIENNE Vers la fin Décembre, il y eut l'affaire de Vinon. Peter Churchill devait regagner l'Angleterre à bord d'un "Lysander", en compagnie de quelques Généraux et c'est la nuit même, en se rendant sur le terrain que l'on se rendit compte que ce dernier, qui avait été considéré valable, ne l'était plus du tout. Il venait paraît-il d'être labouré. Il fallut hélas faire faire demi-tour à l'avion. Tous les risques avaient été encourus pour rien et l'on mesure que l'importance du déplacement d'un avion ne devait pas mettre Londres en conditions favorables à notre égard. Je crois me souvenir que Jean Nohain devait être du nombre des partants et me souviens cette fois avec précision, l'avoir rencontré chez Mme Lejeune à Aix-en-Provence où il dut se terrer quelque temps. Le Général Denis de la Défense Nationale Belge devait aussi être du voyage… CONVOYEUR DU GÉNÉRAL CHAMBES Vers la même époque, je dus aller chercher à Arles, le Général Chambes, qui devint plus tard Secrétaire Général à l'Information à Alger, pour le conduire à Antibes chez l'un des nôtres en l'attente d'un proche départ par mer. Tout se passa bien jusque notre arrivée, le soir vers minuit, à la villa du copain, mais là, pas de réponse à notre coup de sonnette. Heureusement, l'immeuble se trouvait entouré d'un jardin, et nous attendîmes sous le porche d'entrée le petit matin dans l'espoir d'un éventuel retour des habitants. Las d'attendre, le jour pointant, nous décidâmes de partir vers Cannes. Hélas trop tard ! Deux policiers nous cueillirent à la sortie du jardin. - Messieurs, vos papiers ! Que faites-vous ici ? Nous n'avons pas le temps de répondre. La soeur du copain qui arrive se fait cueillir aussi. - Vous habitez là mademoiselle ? - Oui monsieur ! - Alors, suivez-nous, nous avons un Ordre de Perquisition ! Le regard du Général a croisé le mien, nous nous sommes compris… Nous avons augmenté progressivement la distance qui nous séparait de ces messieurs et à un tournant de la maison, nous avons pris carrément la poudre d'escampette. La trouille, ça donne des ailes… Nous avons cherché un bus pour Cannes et nous y sommes engouffrés hors d'haleine. J'ai emmené le Général chez le Capitaine Frager à qui nous avons conté notre aventure et ce fut le terme de ma mission. FAUX ÉTUDIANT EN MÉDECINE Les fêtes de fin d'année se sont déroulées tristement. Il pèse sur Marseille une angoisse que l'on ne peut définir, mais à laquelle l'Occupant n'est bien sûr pas étranger. Il m'arrivait encore de temps en temps d'aller coucher dans l'une ou l'autre chambre que j'avais chez des particuliers. Je passais la nuit du 11 au 12 Janvier dans celle que j'avais Rue Forcia, près du vieux port. Comme je vous l'ai dit, j'avais été recommandé à la propriétaire et passais à ces yeux pour un étudiant en médecine. Je l'évitai chaque fois que je le pouvais, afin qu'elle ne me questionnât point. Pourtant, manque de pot, ce soir du 11, elle me pria d'entrer dans sa cuisine et me présenta une jeune voisine approximativement de mon âge, laquelle venait de contracter une affection bénigne de la peau, qu'on appelait la gale du pain. Bien des gens l'avaient ou l'avaient eu et cela devait provenir d'un manque quelconque de vitamines. Ce n'était pas bien grave, mais cela provoquait des démangeaisons entre les doigts, avec éruption de petits boutons à certains moments de la journée. Ces braves gens désiraient mes conseils sur les soins à donner et les pharmacies à employer… J'étais vraiment dans mes petits souliers. J'ai examiné les mains sous tous les angles et toutes les coutures avec l'air d'un praticien expérimenté, puis leur ai majestueusement annoncé: - Ce sont bien là les symptômes de la gale, mais quand au remède à employer je ne le connais pas et ne puis que vous conseiller de voir, dès que vous le pourrez, un pharmacien qui vous donnera sans doute une pommade soufrée laquelle aura tôt fait de vous guérir ! FAIRE PARLER LES CARTES J'enchaînais presque aussitôt sur un autre sujet, avant que l'on me demande une autre consultation. Des cartes étaient posées sur la table et je posais la question: - Tiens, vous jouez aux cartes ? - Non monsieur, nous faisons des réussites. Regardez, je vais en faire une pour mademoiselle et après, j'en ferai une pour vous. Asseyez-vous !… Ce que je fis en me disant que cela me détendrait un peu. Jamais personne ne m'avait tiré les cartes et aujourd'hui encore, je n'y crois pas, pourtant ce soir-là… On retourne les cartes à mon intention, lesquelles prédisent de gros ennuis avec une personne sévère. Un Docteur ou un Homme de Loi, puis de grands voyages parmi lesquels un plus important que les autres. Les ennuis cesseront bien plus tard, mais j'en sortirai. Enfin, comme il faut bien faire dans tout cela une part pour l'amour, il est question d'une blonde qui m'aimerait d'un amour immodéré. La séance terminée, je prie ces dames de bien vouloir m'excuser et vais me coucher amusé en pensant à ce que disent les tireuses de carte. La seule chose qui me préoccupe en m'endormant, c'est seulement une jolie blonde aux yeux bleu qui bercerait toutes mes nuits. ARRESTATION Le lendemain matin, je me rends chez mon cousin, à mon ex-logis du 7 Bd. de la Liberté. (Ironie, il y a longtemps que la liberté n'existe plus en France. Il est surprenant que Vichy n'ait pas encore débaptisé le nom de ce boulevard). Personne ne connaissant mon activité, afin de ne pas inquiéter mes parents, je continuais de faire adresser mon courrier à cette demeure et passais le prendre une ou deux fois par semaine. J'ai bavardé quelques instants avec mon cousin et suis descendu par l'escalier plutôt sombre. Je ne suis pas arrivé en bas. Deux hommes qui montaient m'ont encadré. - Vos papiers ? Suivez-nous, nous avons un Ordre de Perquisition ! Puis ils sont montés dans le logement de mon cousin où ils ont entrepris leur besogne. J'étais fait et hélas, mon cousin était pris dans le sillage. J'ai d'abord cru à la Gestapo, mais non, c'était la P.J. française, ou du moins vichyste. Autrement dit, une chance dans mon malheur, si l'on peut considérer comme chance d'être châtié par ses frères. De faux frères en somme… Nous avons été emmenés au Commissariat du Bd. Baille. D'abord parqués dans une pièce parmi des agents de ville, puis pris séparément pour interrogatoire. Mon cousin chez le Commissaire Fabert, moi chez son Secrétaire Monfer. Le premier si je me souviens semblait doucereux, le second au contraire, ressemblait à un cochon bien gras aux traits boursouflés, qui braillait tout au long de l'interrogatoire. J'étais très impressionné. Ma peur avait des répercussions sur ma vessie et j'étais obligé de demander de sortir toutes les 1/2 ou 3/4 d'heures. On m'envoyait dans la cour, accompagné d'un agent. Monfer gueulait de plus belle à chaque fois: c'est la peur qui le fait pisser cet andouille… Et l'interrogatoire reprenait, agrémenté de paires de claques qu'il me donnait de ses grosses pattes de tueur d'abattoir, en hurlant: - Ah ! Tu ne veux pas parler… Eh ! bien tu vas voir, on va te passer à la casserole, mais tu vas parler… Avec le recul du temps, je pense aujourd'hui, comme ils ont eu de la chance ces individus abjects qui se sont faits les complices de l'ennemi, que j'étais presque un enfant et que je manquais d'expérience pour oser leur cracher mon venin à la figure. Je revois encore dans ce bureau, un jeune inspecteur corse acquiesçant aux dires de son supérieur d'un air approbateur, sans compter les flicaillons merdeux qui faisaient leur triste besogne de vendus et qui ont encore de nos jours, lorsqu'ils arrivent au terme de leur carrière et que les journaux consacrent un petit article (toujours élogieux) sur leur activité, l'inconscience de signaler qu'ils sont entrés dans la Police en 1941, 42, 43, 44. Il est vrai que si vous les écoutez aujourd'hui, ils ont tous été Résistants. Une très faible partie d'entr'eux l'ont effectivement été, mais la majorité a tourné la veste au fur et à mesure que le vent tournait et particulièrement quand il tournait très fort. Cela a permis à beaucoup d'éviter de rendre des comptes et de faire peau neuve, ou tout au moins apparence de peau neuve. Nous n'avons rien eu pour déjeuner. Je pense amèrement que pendant mon transfert jusqu'ici, j'ai semé une carte de pain en route, la seule fausse que j'ai jamais eue. Ces sans-coeur se sont restaurés copieusement de leur imposant casse-croûte sous notre nez. Il est vrai qu'à supposer qu'ils nous aient offert quelque chose, nous n'aurions probablement pu l'avaler. La contraction était trop forte. PREMIER CONTACT AVEC UNE CELLULE Le soir, nous fûmes conduits à la prison de l'Évêché indépendamment l'un de l'autre, mais nous sommes retrouvés dans la même cellule. Au bureau de réception, j'ai également rencontré Monsieur Brun, un autre agent du Réseau, marchand d'accessoires automobiles du Cours Lieutaud, dont la maison nous était toujours largement ouverte et ce, pour tous les besoins de la clandestinité. Il avait hébergé longtemps un agent radio anglais, qui venait de quitter les lieux juste à temps. Qu'avait-on pu trouver comme preuve pour amener Monsieur Brun en prison. Moi, je ne pouvais prouver aucun moyen d'existence, c'est ce qui m'a sans doute perdu, mais lui, il avait grâce à son magasin une bonne couverture. J'en eus plus tard l'explication. Un gars l'accompagnait et ils furent mis en cellule ensemble. C'était Léon. En accord avec Monsieur Brun, il avait accepté en dépôt chez lui quelques postes émetteurs. Les policiers avaient réussi à influencer sa mère, qui à genoux l'a supplié de dire de qui ils les tenaient, afin que les policiers le relâchent comme ils lui avaient promis. La pauvre femme était désemparée à l'idée que son fils, unique amour de sa vie put être arrêté comme le dernier des malfaiteurs lui, seul lien vivant avec son mari mort pour la France en 14-18. On devine la suite… Le malheureux Léon a pêché par inexpérience, sans doute victime de l'amour qu'il portait à sa mère. Il se retrouve maintenant en cellule avec Monsieur Brun. Au bureau récepteur de la prison, nous sommes soumis aux formalités rituelles. Il faut vider les poches, enlever ceinture, bretelles, lacets de chaussures etc. Les objets précieux sont mis à part, ainsi que le pognon et l'on nous fait signer le livre de prise en dépôt. La porte de cellule s'est refermée sur nous. C'était infect. Un W.C. dans un coin avec robinet d'eau au-dessus. Un bat-flanc sans paillasse ni couverture et sur les murs, des punaises écrasées de-ci de-là. Une odeur de bouc et en plus, d'autres prisonniers de droit commun. Deux Arabes avec lesquels il nous faudra partager la couche. Quelle désagréable impression et quel souvenir cela vous laisse-t-il pour toujours. Le plus incroyable, c'est que la fatigue de l'interrogatoire aidant, nous avons quand même dormi. Le lendemain matin, des anges gardiens sont venus nous rechercher pour poursuivre l'interrogatoire. Encore une journée comme la précédente et toujours rien à croûter ni à boire. Pourtant le soir, je me sens soulagé. Mon cousin, bien qu'ayant appartenu au Réseau est relâché. Ils n'ont aucune preuve contre lui. Pour moi, c'est différent. Ils avaient l'adresse de mes deux chambres et dans le courant de la journée, j'ai été amené à celle du vieux port où j'avais entreposé une proposition de fabrication de poste émetteur faite par un sympathisant, avec plans à l'appui et mon revolver 7.65 par dessus le marché. Le petit inspecteur corse était à la fête. En route, il m'a dit en sortant son pétard: - Tu vois, si tu avais envie de filer, j'ai ce qu'il faut pour t'en empêcher !… Le soir, je me suis encore retrouvé en cellule où j'ai bu tout mon saoul au robinet d'eau. J'ai entrevu Monsieur Brun et Léon, ce qui me laisse supposer qu'on nous réserve un sort identique. Pour notre chance, personne n'est venu nous rechercher le lendemain ni les jours qui suivirent. Tous les prisonniers de droit commun qui passent ici ne restent qu'un ou deux jours. Ils viennent en fin d'interrogatoire et sont en général appelés après au Parquet, ce qui fait qu'aucun ravitaillement n'est prévu, à part un jus infect le matin. Après quelques jours de cellule, on a enfin autorisé mon cousin à me faire distribuer quelque ravitaillement au bon gré des gardiens. Il était temps, je languissais en voyant manger d'autres prisonniers de ma cellule, à qui l'on porte le panier comme on dit à Marseille. Ce sont des souteneurs que leurs filles n'oublient pas. De temps à autre et sans doute avec soulte aux gardiens, on autorise ces dernières à faire passer quelque chose aux détenus, même des cigarettes, lesquelles sont gardées au bureau. Cela permet aux gardiens de se sucrer dans les paquets et en plus, d'en demander une (pour la forme), quand ils les donnent parcimonieusement par le judas. Tout ce monde me fait découvrir une sphère que je ne connaissais pas. Il passe en cellule des individus de toutes sortes, des plus calmes aux plus extraordinaires. L'un se pique avec une épingle (qu'il a réussi à cacher à la fouille, Dieu sait comment) à hauteur du coude. L'épingle pénètre totalement, sans qu'il éprouve la moindre douleur. Un autre a des allumettes en nombre restreint et avec la même épingle, il les divise en quatre afin de pouvoir quadrupler le nombre d'allumages. Je m'instruis en prison… Parfois, il en arrive un avec une grosse tête tant il a reçu de coups. Même vis-à-vis de ses semblables, il dit toujours: - Je ne sais pas ce qu'ils me veulent, il doit y avoir erreur Pendant mon séjour ici, j'en ai vu défiler une trentaine. ENCHAÎNÉ AUX GENDARMES Arrivé le 12 Janvier, j'en suis reparti le 22 au soir. A la réception j'ai retrouvé mon ami Gaston dont j'ignorais la présence dans le même établissement. Il y a aussi un autre homme dont je ne sais rien, sinon qu'il n'appartient pas à notre Réseau. L'avenir m'apprendra qu'il est ancien traminot arrêté comme communiste. Nous voici donc cinq: Brun, Gaston, Léon, Ripert et moi, encadrés de trois gendarmes qui s'attachent à nous avec chaînes et cadenas. Trois beaux couillons qui sont tellement gênés de leur triste besogne, qu'ils nous font passer par de petites rues sombres pour nous emmener à la gare Saint-Charles, bien qu'ils aient déjà à leur avantage l'obscurité de la nuit. A la gare, les gens se rendent vite compte que nous ne sommes pas des détenus de droit commun et certains nous approchent pour nous parler. Mr Brun a réussi à faire téléphoner chez lui. Les pandores bien emmerdés nous emmènent alors vite sur le quai et nous font monter dans un compartiment qui nous est réservé. A peine assis, je suis obligé de demander au brigadier corse de desserrer d'un cran la chaîne de mes poignets. Il a tellement eu peur que je m'envole, qu'il a serré au maximum et mes mains bleuissent. Madame Brun est arrivée jusqu'à notre compartiment avec ses deux filles. Pleurs, larmes et baisers, cela a amené du monde et les pandores n'en mènent décidément pas large. Ce doit être avec un soupir de soulagement qu'ils voient démarrer notre train, tandis que sur le quai un attroupement entoure la famille Brun qui sanglote… Nous commençons à discuter avec nos gendarmes, mais aucun des trois ne veut dire où nous allons. Toute cette mascarade serait risible si elle ne risquait de tourner un jour au tragique. Pendant le parcours, il faut bien aller aux W.C. et comme ils ne veulent pas nous détacher, nous y allons tous ensemble et pendant qu'ils y sont ils profitent de faire la même chose que nous. Nous arrivons à Toulouse au petit matin et avons une ou deux heures d'attente pour une correspondance. Nos anges gardiens toujours chatouilleux de leur amour-propre ne veulent pas nous laisser à la vue du public afin de ne pas discréditer leur réputation, aussi nous emmènent-ils dans une sorte de remise où s'entassent de nombreux colis. Le temps nous semble long jusqu'à ce que nous soyons installés dans un autre train, avec notre compartiment toujours réservé. Nous roulons cette fois vers la Corrèze. Nous avons pu lire: direction Brive et Limoges. Le paysage défile sous nos yeux. La montagne nous porte à rêver de liberté. Hélas où donc nous emmène la réalité… Dans l'après-midi, nous étions à Limoges, sans rien avoir absorbé depuis le départ. A peine hors de la gare, nous devons presser le pas pour avoir la correspondance d'un tramway, lequel nous emmène vers la campagne environnante. Nous roulons environ une heure et la nuit est tombée lorsqu'on nous annonce l'arrêt de Saint-Paul-d'Eyjeaux. C'est ici que nos pandores nous font descendre. Nous traversons le centre du village qui nous semble sympathique et descendons un chemin caillouteux où pourrait éventuellement circuler un camion. Des lumières au loin… C'est un camp, tout éclairé. Au fur et à mesure que nous en approchons, nous distinguons d'abord les miradors, puis les barbelés qui l'entourent. LE CAMP DE SAINT-PAUL-D'EYJEAUX (HAUTE-VIENNE) On nous fait entrer au Poste de Police du camp qui est sous administration vichyste. Comme le personnel du bureau a fini la journée, nous ne sommes soumis qu'à des formalités sommaires. - Le reste sera pour demain ! nous dit-on… En un clin d'oeil de temps, nous nous retrouvons derrière les barbelés et sommes de suite accaparés par d'autres prisonniers très sympathiques, qui nous emmènent au réfectoire où nous sommes servis seuls, car pour les autres, l'heure de la soupe est déjà passée. L'on nous sert une soupe de carottes, choux et rutabagas. Après la période de jeûne que nous venons de subir, tout étant relatif, la soupe me semble très bonne. Il y a même du rab… Nous sommes servis dans des gamelles militaires rondes, avons un morceau de pain et comme boisson, un "Château la Pompe" extra-dry… Ce festin terminé, nous avons été conduits dans une annexe de l'infirmerie (baraque en planches comme les autres), pour y passer la nuit. Quelques gars sont venus nous voir pour nous demander d'où nous venions et nous ont donné quelques renseignements sommaires sur les règles à l'intérieur du camp, gardé par des Français et ne détenant que des prisonniers français. Nous sommes fatigués et nous couchons assez tôt. Nous sommes restés ensemble depuis le départ et nous retrouvons donc tous cinq dans cette pièce assez vaste où nous disposons chacun d'un châlit militaire avec paillasse et deux couvertures. Allongé sur ma couche, je pense tout à coup que nous sommes le 23 Janvier, jour de ma fête. Drôle de jour de fête… Enfin, pour le premier soir, il faut admettre que c'est quand même moins triste qu'en prison et avec les copains, déjà il semble que nous sommes rivés l'un à l'autre pour les épreuves futures. LA PREMIÈRE NUIT Nous n'avons pas, contrairement à ce que nous pensions au préalable, beaucoup dormi cette nuit-là. Nous n'avions pas pensé que nous étions dans le centre de la France, où le climat est bien froid. Marseille était loin. Nous avons grelotté toute la nuit et comme dans toute tragédie il y a toujours une partie comique, c'est Monsieur Brun qui a tenu le rôle principal. A un moment, il s'est levé, est allé au-dessus du lit de Gaston et lui a pris une couverture. Sursaut immédiat de celui-ci, qui dit: - Oh ! Monsieur Brun, qu'est-ce que vous faites ? - Je te prends une couverture parce que j'ai froid. Je dois être malade j'ai déjà pris deux cachets que ma femme m'avait donnés en gare, mais ça ne se passe pas, je tremble comme une feuille !… - Allez Monsieur Brun, rassurez-vous, figurez-vous que, comme vous nous sommes tous gelés, mais de grâce, rendez-moi ma couverture !… FORMALITÉS ET VIE DU CAMP Le lendemain matin, un gars, prisonnier comme nous, assurant le service de l'infirmerie est venu dès le lever du jour, nous servir un jus. Comme à l'armée, il a crié: - Au jus là-dedans ! Et dans un quart militaire nous a servi une mixture noirâtre. Cela rappelait le café et avait l'avantage d'être sucré. La journée du 24 Janvier a été partiellement remplie par les formalités auxquelles nous soumet l'administration du camp. Le matin, au bureau des inspecteurs. Identité, interrogatoire, curriculum-vitae et photographie au Service Anthropométrique, puis passage à l'Intendance où l'on nous a donné un châlit (ressorts en planches): une paillasse, les couvertures et un sac à viande pour mettre notre carcasse. Ensuite, on nous a désigné la baraque à laquelle nous étions affectés. C'est la E2. Nous n'avons pas été séparés l'un de l'autre. L'intérieur de la baraque est plus que rudimentaire. Nous sommes environ trente dans chacune. Les châlits sont alignés tout autour. Au-dessus de chacun, il y a une planche pour ranger quelques objets. Au fond, de chaque côté, un gros poêle rond avec une longue buse, mais pratiquement jamais rien à brûler. Mon voisin de lit me donne quelques explications utiles. Comme je le vouvoie, il m'arrête immédiatement pour me dire: - Ici, il n'y a pas de "vous". Nous sommes tous frères et camarades de misères. Tout le monde se tutoie !… Cela me semble évidemment un peu difficile au départ, non pas que je sois formaliste mais il est toujours difficile de tutoyer d'emblée quelqu'un que l'on ne connaît pas, surtout si l'on devine que pas mal d'années nous séparent. De même, je ne me vois pas tutoyant subitement monsieur Brun que je vouvoie depuis que je le connais. En plus, il y a parmi ceux qui sont ici, pas mal de gars qui ont fait la guerre 14-18 et le "tu" a bien du mal de me sortir des lèvres. Pourtant, chaque fois que je dis "vous", je me fais reprendre immédiatement par l'un ou l'autre. Nos lits faits, nous sortons ensemble pour faire la visite du camp. Les baraques sont toutes semblables, alignées à égale distance les unes des autres. Le terrain étant légèrement accidenté, il se trouve qu'il y en a qui sont au niveau du sol d'un côté et par contre, l'autre partie repose sur pilotis en béton atteignant parfois un mètre cinquante. Le camp renferme environ six-cents prisonniers. Il y a un réfectoire, des cuisines, une infirmerie, une bibliothèque et une espèce de salle de détente où nous pouvons jouer aux cartes, aux dames ou aux échecs. Pas de chaises, mais toujours de simples bancs et des planches posées sur tréteaux en guise de table. Une large porte nous sépare de l'administration du camp, c'est-à-dire des gens qui nous surveillent, ainsi qu'une haute clôture grillagée, entrelacée de barbelés. Au nord une petite rivière serpente dans le camp, et plus à l'extérieur encore, entourant tout le camp, une autre enceinte grillagée, toujours entrelacée de barbelés. Derrière cette dernière, le chemin de ronde, puis les chevaux de frise. Plus loin, la liberté… Mais avant celle-ci, des miradors avec projecteurs et de nombreux gardiens, ainsi qu'une salle d'armes de laquelle nous sommes naturellement isolés. Le sol est vierge. Seules les allées principales ont été parsemées de cailloux, afin que nous n'enfonçions pas trop nos pieds dans la mélasse les jours de pluies. La cuisine est préparée par des internés et quelques corps de métiers sont également représentés pour les besoins de chacun, tels que cordonniers, tailleurs d'habits, coiffeurs. Tout se règle à la manière militaire. Il y a un clairon qui sonne chaque ordre. Le réveil, la visite médicale (il y a un docteur interné qui dirige l'infirmerie et qui est supervisé une fois par semaine par un docteur civil venant de l'extérieur). Sonneries aussi pour les appels (il y en a plusieurs par jour), pour le courrier, la soupe et l'extinction des feux. Nous avons droit à une lettre par semaine. Parfois il y a contre-appel la nuit, mais cela se passe en silence. C'est une espèce d'attaque surprise de nos anges gardiens qui font une ronde dans chaque baraque. Un inspecteur accompagné de deux gardiens, fusil sur l'épaule, éclaire de sa lampe-torche chaque châlit, pour voir si l'hôte est présent. Nous avons droit à un colis par mois. Près de la rivière, il y a un lavoir. Nous avons aussi une salle de douches ouverte une matinée par semaine. Pour la toilette quotidienne, il y a une autre salle avec des espèces de grands baquets en zinc, surmontés de robinets. Voilà brossée une idée de l'aspect général du camp et du règlement qui le régit. A l'extérieur, la campagne est vallonnée, belle et riante. S'il n'y avait les barbelés qui nous séparent, tout porterait à croire qu'il ferait bon vivre ici. Au bout de quelques jours passés dans ces lieux, la transition entre la vie que je menais dehors, toute faite de crainte, dans la peur du danger encouru à chaque instant, m'a apporté un relâchement total du système nerveux. J'ai presque honte de le dire, mais moralement, je me repose. C'est la détente… Je crois que mon cas n'est pas unique. Beaucoup ont dû comme moi l'éprouver quelque temps. Parmi nous beaucoup de gars sont ici depuis longtemps et sont même passés précédemment dans d'autres camps. Ils ont été arrêtés pour leur appartenance au Parti Communiste. Depuis 1940, ce sont des routiniers des camps. Certains même y étaient déjà avant la défaite et avaient été arrêtés comme "défaitistes". Sans doute ne tiennent-ils pas le même raisonnement que moi, car beaucoup n'ont pas eu le temps de connaître la lourde atmosphère qui pesait sur nous au dehors lorsque nous travaillions dans la clandestinité. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, au début, la vie du camp m'a permis de retrouver les nuits de sommeil que je n'arrivai plus à trouver au dehors. Cela n'a été pour moi qu'une lâcheté momentanée, mais il faut pourtant oser l'avouer… L'on trouvait au camp des tas de types qui se dévouaient au profit de la collectivité et ce, dans tous les domaines. Je pense par exemple à mon ami Pépé. (Pedurand de son vrai nom). Pauvre Pépé, la nature ne l'a physiquement pas gâté. Par contre, c'est un garçon intelligent qui met son savoir au profit des autres. Il n'est pas instituteur de métier, mais ici au camp, il l'est devenu pour certains. Grâce à lui, des illettrés ont appris à lire. D'un niveau plus élevé encore, il y a notre ami Colliard. Je le revois, portant lunettes et toujours coiffé d'un petit béret. Il est Avocat et érudit en politique. Il passe son temps à écrire un livre sur l'économie politique, avec tout un programme pour l'après-guerre. (Je crois que ce devait être un ami d'André Phillip). Il nous fait des conférences très intéressantes de géographie économique et ce qui ne gâche rien, est doué d'un véritable talent d'orateur. Il nous donne également des cours d'anglais deux fois par semaine. Vous voyez, pour qui le désire, le moral ne doit et ne peut se laisser abattre. La bibliothèque du camp qui a été faite par les internés eux-mêmes nous donne encore un moyen de nous distraire en nous cultivant. Le mois de Février passé, j'avais un peu régularisé ma situation vis-à-vis de mes parents. Ce n'était pas une mince affaire de leur raconter par lettres censurées de l'Administration du camp, que j'étais prisonnier sans pouvoir leur en donner la véritable raison. Comme ils n'y comprendraient sans doute rien, j'avais donc écrit que ce camp était une espèce de camp de travail où j'étais très bien. Que pouvais-je dire d'autre pour éviter de les alarmer ! Un colis était déjà venu agrémenter l'ordinaire que je commençais à trouver très pauvre en vitamines. La soupe était invariablement aux carottes et rutabagas. Nous avions fait comme beaucoup d'autres et nous étions organisés, les cinq enchaînés arrivés ensemble, pour faire notre "gourbi", c'est-à-dire mettre en commun sans aucune réserve, tout aliment n'étant pas issu de l'ordinaire du camp, afin d'agrémenter dans la mesure du possible, les plaisirs de la table. Tout ceci devant permettre naturellement de conserver un état physique relativement bon. La vie en communauté ne me déplaît guère. La bonne entente qui règne dans le camp y est sans doute pour beaucoup. Comme nous sommes tous dans le même bain, en y mettant bon ordre, nous ne pouvons en tirer que profit. Dès mon premier jour au camp, mon voisin a vu que je prenais ce que j'avais de plus précieux avec moi, chaque fois que je sortais de la baraque. Il m'a dit de suite: - Pas besoin d'emmener tes affaires camarade. Ici, il n'y a pas de voleurs ! C'était ma foi vrai. Un exemple: le savon est marchandise rare, eh bien, nous pouvons nous offrir le luxe de l'oublier aux lavabos. Le lendemain matin, il est à la même place. Voilà encore de quoi contribuer à la relaxation morale momentanée. Le premier mois fut donc vite passé, compte tenu de tout ce qu'un nouveau pouvait apprendre de la vie du camp. Il fallait dans chaque domaine élargir nos connaissances. Nous commencions déjà à nous rendre compte, que la soupe appréciée au début par transition sans doute avec la prison où nous n'avions rien, s'avérait nettement insuffisante. Il fallut hélas nous en accommoder. L'hiver en Haute-Vienne a été très froid et le manque de calories s'est fait bien sentir. Les poêles à l'intérieur des baraques ne marchent pas, faute de combustible. Sauf parfois une heure le soir si quelque gars travaillant au dehors réussit à ramener un peu de bois, mais il n'y en a en général que pour une heure, aussi l'eau gèle-t-elle la nuit à l'intérieur. Heureusement, le jour le ciel est clair et le soleil nous darde de ses rayons chauds.LES ODEURS DE LIBERTÉ Avec le printemps a pris fin ma léthargie momentanée. C'est sans doute la belle campagne des alentours et le réveil de la nature qui a agi sur nous, Monsieur Brun, Gaston et moi commençons à être épris de désirs de liberté. Monsieur Brun se montre le plus acharné à vouloir trouver un moyen d'évasion. Il en a du reste plus besoin que quiconque, car son moral a été sérieusement éprouvé depuis qu'il est derrière les barbelés. Il maigrit de jour en jour. L'essentiel est que le désir de lutte soit revenu. Nous ne nous sommes pas embrigadés pour moisir ici pieds et poings liés. Nous avons commencé par faire, à chaque endroit où nous le pouvions, le tour des barbelés d'un air le plus innocent du monde, tout en examinant le plus scrupuleusement chaque détail. Il en résulte immédiatement qu'il serait impossible d'escalader en quelque endroit que ce soit, l'enceinte qui nous sépare de la liberté. D'autant, que les gardes, du haut des miradors semblent toujours aux aguets. Même la nuit, nous sommes parfois pris sous le feu des projecteurs en nous rendant aux W.C. Le côté nord semblerait le plus propice à retenir notre attention, car il semble plus sombre, mais avant les barbelés, il y a la rivière. TUNNEL RÉDUIT AU NIVEAU D'UN TROUC'est Monsieur Brun, qui mettant le plus d'acharnement trouve le premier une solution. Il est en bonne relation avec un infirmier, André Chevallier, sorti récemment de prison. Grâce à lui, nous avons accès à une dépendance de l'infirmerie dont il a la clef. Un carré du plancher est vite découpé et chaque jour, chacun notre tour, nous nous mettons à creuser avec des moyens rudimentaires. Une barre de fer, une vieille casserole et des boîtes de conserve vides. Chaque morceau de pierre nous fait perdre des heures. Pour la terre enlevée, pas de problème, nous pouvons aisément pour le moment du moins, la répartir sous la baraque. Au bout d'un mois, à la verticale, nous avions atteint approximativement une profondeur de deux mètres, et il commençait à être question d'attaquer bientôt à l'horizontale. Hélas, une catastrophe à laquelle nous n'avions pas pensé nous est tombée sur le dos. L'eau de la rivière trop proche s'est infiltrée dans notre trou et nous n'avons rien pu faire pour remédier à cela. Nous sommes quelque peu découragés. Monsieur Brun surtout, qui ne rêvait plus que de la fuite par ce trou. Il est bien difficile de faire passer notre rêve à la réalité et, impuissants à résoudre notre problème, nous demeurons passifs pendant quelques mois. ÉVASIONS DIVERSES Au cours de l'été, il y a pourtant quelques évasions auxquelles hélas, nous ne sommes pas mêlés. Un nommé Mélina a été appelé à l'extérieur pour une corvée de bois. Son gardien avait un vélo qu'il a négligemment appuyé sur un tas de fagot. Mon Mélina lui, chargeait ces mêmes fagots sur une brouette pour les transports. Le garde a eu tort de se laisser aller un peu à la distraction. En quelques secondes, il n'y eut plus ni Mélina, ni vélo. Par le biais est née dans le camp une chanson sur un air connu: "Vas-y donc Mélina, Mélina, vas-y donc Mélina, Mélina, tire donc, su l'guidon…". Les évasions amusaient toujours beaucoup le camp. Il ne suffisait que de voir l'air affairé de nos gardiens et leur remue-ménage, pour comprendre qu'ils avaient été joués par l'un des nôtres. Une des plus audacieuses eut lieu quelque temps après. Un peu après la soupe de midi, un Corrézien nommé Boulanger avait remarqué qu'à un certain endroit, le grillage de l'enceinte, trop étiré en largeur, s'était quelque peu soulevé de terre. Il n'eut dès lors plus d'yeux que pour ce passage par lequel il devait trouver sa chance. C'était impensable, puisque juste en face se trouvait un mirador. Or, ce handicap tourna un jour à son avantage. En effet, le gardien qui s'y trouvait ayant sans doute la digestion difficile, à moins qu'il n'eut, ce jour-là, un peu trop caressé la dive bouteille, s'était endormi. Boulanger s'est glissé à plat ventre sous le grillage, a rampé une quinzaine de mètres sous les barbelés, puis nous savons qu'il a marché à quatre pattes un moment et s'est enfin éclipsé dans la nature. Comme peu de copains l'avaient vu et qu'il n'y avait eu aucun mouchardage, les gardiens ne se sont aperçus de sa disparition qu'à l'appel du soir. Il devait alors être loin… Pourquoi n'avait-il été vu d'aucun mirador ? Allez donc y comprendre quelque chose. C'était un coup unique que l'on pourrait essayer cents fois sans qu'il réussisse et pourtant… NOTRE DEUXIÈME TENTATIVE A nouveau, nous allions tenter notre chance aussi. Nous avions réussi à prendre contact avec un gardien qui commençait à avoir des doutes sur l'honorabilité de son métier. Il voulait bien nous laisser filer avec sa complicité, mais demandait de partir avec nous, armes et bagages compris, jusqu'au Maquis de la Corrèze. Monsieur Brun avait réussi à faire rentrer clandestinement dans un colis, des pinces coupantes et une tenaille, outils qui devaient nous servir à cisailler les barbelés juste devant le mirador de notre garde. Par une nuit sans lune, ce fut Jean Serre qui fut chargé de cette première opération, l'ouverture du passage. Le plan était ainsi élaboré: passer d'abord la rivière, puis couper l'ouverture juste sous le mirador du gardien, tandis que celui-ci au besoin, éblouirait son collègue le plus proche avec son projecteur. Manque de pot, ces saletés de barbelés entrelacés avec le grillage cinglent à chaque coupure, émettant à la détention une résonance métallique qui se répercute. Notre copain n'a pas eu le temps d'en couper beaucoup… Le gardien du mirador le plus proche a crié: - Et alors, t'entends rien toi là-bas ? Et ses mots ont été suivis d'un coup de sifflet strident. Alerte générale du côté des gardiens, tandis que nous faisons une retraite précipitée vers nos baraques respectives. Il pouvait être environ minuit et il fallait nous déshabiller au plus vite, ranger nos affaires comme si rien n'était, afin que tout ait l'aspect de chaque jour. Je fais tout cela dans le minimum de temps et suis bien content de me trouver au lit, car le contre-appel ne tarde pas et la garde est renforcée. Pas de problème pour notre baraque tout le monde est couché lorsque les lampes passent sur nos visages. Je reste impassible et feins de dormir le plus innocemment du monde… Le lendemain nous laisse l'amertume d'une nouvelle tentative d'évasion ratée. Il faut nous y résigner. Mon copain Gaston, plein d'humour apporte toujours la plaisanterie dans les moments les plus tristes. Il me dit: - Après l'alerte, tandis que je courais vers ma baraque, je me suis fait doubler par un gars de notre équipe… Lui qui se plaint toujours de rhumatisme, je n'en croyais pas mes yeux, il allait si vite qu'en tournant au coin de la baraque, il a viré sur une jambe. Il a dû battre le record de Ladoumègue !… Tout ceci raconté avec le plus pur accent marseillais, c'est à en mourir de rire et j'en ai conservé toute la saveur. Nous voici donc pour le moment, sous la coupe d'une garde plus vigilante que jamais et par conséquent dans l'obligation de rester peinards un moment. En Septembre, cela fait donc huit mois que nous sommes là et plus que jamais nous voudrions avoir des ailes. LE TUNNELMonsieur Brun a mis sur pied un nouveau projet. Un souterrain qui partirait de sous une baraque, passerait sous le chemin de ronde et ressortirait dehors sous une baraque… de gendarmes. Cette fois, nous essayerons de mettre tous les atouts de notre côté. Un copain nommé Chabalier ou Chavallier, ancien mineur à St Étienne dirigera les opérations. C'est un travail de taupe. Très dangereux, car nous ne pouvons boiser, faute de matériel. Nous y allons chaque nuit par équipes de deux, avec un temps de travail maximum de deux heures, à cause du manque d'oxygène. De plus, il faut travailler à quatre pattes dans un réduit étroit, en faisant attention de ne rien bousculer, afin d'éviter un éboulement. Pour amener la terre hors du tunnel, nous avons, avec des moyens de fortune, confectionné des sacs que nous tirons remplis de terre, du fond du tunnel, jusqu'à l'entrée. Terre que nous répartissons comme à notre première tentative, sous la baraque. Un inconvénient encore et de sérieuse importance: nous avons dû nous assurer pas mal de complices. Par exemple pour la lumière. Il nous faut de l'électricité et il faut bien que ce soit la baraque sous laquelle nous travaillons qui nous la fournisse. Chaque jour, Monsieur Brun mesure approximativement pour savoir à quelle distance peut être arrivé notre tunnel. Après de nombreuses nuits de travail, nous nous consultons et compte tenu de la distance parcourue, décidons de remonter à la verticale à partir de la nuit suivante. Ce dernier travail a été très vite effectué, mais la nuit, impossible de nous rendre compte où nous étions exactement. Le lendemain matin, Monsieur Brun a fait le guet de l'intérieur du camp et un copain à l'extrémité du tunnel, sortait et rentrait un bâton, juste sous une baraque de gendarmes. Notre travail avait donc été précis, puisque nous débouchions à l'endroit prévu. Un hasard faillit pourtant nous coûter cher. Pendant cette expérience, un gendarme est sorti de chez lui pour prendre du bois qu'il entreposait sous la baraque. L'anxiété fut grande chez Monsieur Brun. Heureusement, il ne se passa rien. Le gendarme était trop affairé à ramasser son bois dans sa position à quatre pattes. Avant d'enlever la dernière couche de terre qui nous séparera de la liberté, il nous faudra fabriquer un couvercle en bois de la dimension du trou, afin que nous puissions une fois sortis, boucher l'orifice et le recouvrir de terre. Il pourra ainsi, servir éventuellement à d'autres. LA FIN DU BEAU RÊVE Cette fois, notre esprit est moralement dehors… Nous sommes au jour J et notre évasion est pour la nuit prochaine. Nous avons même réussi à avoir une complicité extérieure. Antoine Restori est venu de Marseille avec le frère de Gaston et ils nous attendront, afin de nous aider quand nous serons dehors. Ce que je n'attendais pas par contre, c'était ma soeur qui était là et que je ne voulais voir mêler à toute cette histoire qui ne pouvait que répercuter des ennuis aux miens si je me faisais piquer. Vers 18 heures, nous sommes prêts, mais énervés à l'idée qu'il nous faudra attendre 23 h 30 avant de mettre notre projet à exécution. Le clairon sonne l'appel du soir. Le dernier pour nous. Adieu St Paul d'Eyjeaux… Pourtant, vers 18 h 30, nous avons vu arriver une armada de gardes, pelles et pioches sur l'épaule, marchant sur le chemin de ronde et s'arrêtant approximativement au-dessus de notre tunnel. Les gardes se mirent à creuser et piocher jusqu'à ce qu'ils découvrent ce qu'ils cherchaient. Douloureusement, nous les avons regardé opérer. En une demi-heure, ils ont anéanti le travail que, minutieusement nous avions mis plus d'un mois à réaliser: DIX-HUIT MÈTRES CINQUANTE DE TUNNEL Cette fois, la désillusion était à son comble. Nous avions été si près de la réussite… Le lendemain, le mineur de St Étienne était emmené en prison après interrogatoire. C'était un gars sérieux et personne d'autre ne fut inquiété. Nous avions sans doute été mouchés par un gars qui ne connaissait heureusement pas toute l'affaire ni tous les participants et qui resterait sans doute impuni, puisque nous ne le connaîtrions jamais. Notre effondrement moral dure un mois et pendant tout ce temps, nous sentons que la Direction du camp est en constante effervescence. Pourtant, dans le courant Octobre, le camp a obtenu une satisfaction morale qui a bien fait rire tout le monde. Une nuit, des gendarmes en patrouille dans les environs ont été attaqués. Le Maquis de Corrèze n'est pas loin… Ils sont revenus au camp en caleçon… Aucun dommage corporel, mais plus d'armes, ni uniformes. Ils ont été vus par des habitants du village et la nouvelle a tôt fait de nous parvenir. Même au travers des barbelés, cela fuse… Le village lui-même s'amuse beaucoup de cette histoire et comme dans chaque bled, elle fait pendant un bon moment les frais de la conversation. LE CAMP FAIT PEAU NEUVE Le 22 Octobre, branle-bas de combat, un vent de renouveau et de nettoyage souffle dans le camp. On nous donne du Chlore pour nettoyer et désinfecter ainsi que de la paille pour renouveler nos paillasses. Chaque baraque est mise sens dessus dessous et cela nous occupe toute la journée. Le soir, tout est en ordre, car chacun s'est évertué à faire de son mieux. Les paillasses sont bien garnies et déjà nous savourons la perspective d'une nuit sans histoire, dans les bras de Morphée. Le soir, en récompense pensons-nous, l'on nous sert une soupe plus copieuse que d'ordinaire. Avec la tombée de la nuit, la récompense supplémentaire nous tombe dessus comme un coup de masse… LA TRISTE BESOGNE DE LA POLICE DE PÉTAIN Arrivée massive de G.M.R. (Groupes Mobiles de Réserve) ceux que Pétain envoyait contre les maquis. Une belle bande de crapules, prêts dans leur majorité à renier père et mère et à servir l'ennemi. Étant donné la proximité du Maquis de Corrèze, nous avons d'abord cru, qu'ils venaient pour renforcer la garde et surveiller les environs. Un contre-appel nous éclaira rapidement sur leurs intentions. Rassemblement dans l'allée principale du camp, celle qu'en des jours quand même meilleurs que celui-ci, nous appelions la Rue Tabaga. Il nous faut réunir toutes nos affaires personnelles et faire nos bagages en vitesse. Il va de soi que nous devons en éliminer. Quand on vit depuis un moment dans le même camp, le nombre de bricoles augmente avec la durée du séjour. Bricoles auxquelles nous sommes souvent très attachés, mais qui nous semblent bien plus tard très mesquines. Il fait nuit noire. Les G.M.R. sont là près de nous, fusils aux pieds. Ils sont trois à quatre-cents. A peu de chose près, nous aurions presque chacun le nôtre. D'emblée, l'appel nous paraît bizarre, car il y a un triage immédiat et un parcage en des points différents. Nous sommes à quatre dans le même groupe: Ripert, Brun, Gaston et moi, mais notre brave Léon est dans l'autre groupe sans que nous sachions pourquoi. A l'aube, nous étions en gare. Des wagons de 3ème classe nous attendaient. Les G.M.R. montent avec nous. Nous voyagerons ensemble toute la journée. Ils en ont eu pour leur grade… des leçons de civisme et de patriotisme, leurs oreilles devaient en être pleines. Quelle bande de faux jetons ! Ils disent: - Vous savez, si nous sommes là dedans, c'est pour ne pas aller en Allemagne ! Quoi de plus simple comme excuse. Ils envoient les autres à la guillotine afin d'éviter d'y aller eux-mêmes et ils se croient absous. LE DEUXIÈME CAMP : SAINT-SULPICE Le 23 Octobre à la nuit tombée, nous arrivons dans un autre camp: celui de St Sulpice la Pointe dans le Tarn. Je remarque d'emblée qu'il est plus grand que celui de St Paul. C'est aussi plus sale, plus sinistre et sans doute plus ancien. Les baraques sont pleines d'insectes, de punaises en particulier. Nous n'avons pas de châlits, mais seulement des paillasses sur des bat-flanc superposés. Il y a quatre travées. Une dans chaque angle de la baraque, avec sortie extérieure chacune. Au centre, une entrée à double porte et un carré avec tables et bancs où nous prenons nos repas. Ce camp a subi à peu près la même opération que celui de St Paul. Il y a eu un tri, mais une partie seulement des prisonniers ont quitté ce camp. De ce fait, il reste des anciens pour nous initier sur les us et coutumes des lieux. Au bout de quelques jours, nous apprenons que ceux qui nous ont été ravis sont à la prison centrale d'Eysses où ils subissent un régime très dur. Le Gouvernement de Vichy a du reste été obligé dans les mois qui suivirent de rectifier sa position, car les détenus se sont révoltés et un tri a de nouveau été effectué. Notre ami Léon a, à la suite de cette nouvelle sélection, été affecté au camp de Sisteron dans les Basses-Alpes, qui doit jouir d'un régime moins sévère. A St Sulpice, l'hiver m'a semblé long et triste. Tout y est régi comme à St Paul, avec en plus matin et soir, sonnerie de clairon au drapeau. Cela déplaît à beaucoup. Pas à moi. Je me fais mon petit cinéma tout seul et mon drapeau, je me l'imagine avec une Croix de Lorraine au milieu. NOS SOLDATS Au travers de la tristesse que je ressens, il y a pourtant des nouvelles extérieures qui devraient me remonter le moral, car la situation tourne de plus en plus à notre avantage. Les Alliés ont débarqué en Italie et l'armée française se couvre de gloire. Pourtant, en Afrique du Nord, subsiste un différend De Gaulle - Giraud. Giraud, que l'on dit modéré et pas tout à fait contre Pétain. De Gaulle, l'intraitable, le dur contre Vichy, celui que les Alliés eux-mêmes n'arrivent pas à dompter et qui ne laisse rien passer qui puisse être contre l'intérêt de la France et des Français. Les Américains le savent si bien, qu'ils nous sapent à la base en essayant par tous les moyens d'installer Giraud à la tête de ce qui représente la France dans la guerre, sachant pertinemment qu'avec ce dernier qui n'a aucune connaissance politique, ils pourront à leur guise, une fois la France libérée, lui imposer toutes leurs volontés, malgré les services des nôtres, qui, je le répète, montrent en Italie un courage digne de nos plus belles armées françaises. Pour moi, cette mésentente fait partie de mes désillusions, car jusqu'au débarquement en A.F.N., j'avais cru que les Américains soutenaient De Gaulle, que la question ne se posait même pas, que la France n'avait qu'un seul chef, celui qui avait osé dès Juin 40 adopter une position nette et franche, alors que la plupart de nos grands avaient cru tout perdu. En Russie aussi, tout tourne à présent à notre avantage. Depuis l'échec de la prise de Moscou, il y a eu Stalingrad, la première grande défaite allemande et l'on sent bien, quand les journaux donnent les communiqués du G.Q.G. Allemand, disant que leurs troupes se sont retirées en adoptant la tactique hérisson et en infligeant de lourdes pertes à l'ennemi, que tout semble mal tourner pour eux dans les grandes plaines blanches. FAITS DIVERS Pour nous ici, ce qui démoralise, c'est l'inactivité. Il est beaucoup plus difficile de s'évader de St Sulpice que de St Paul. Le camp est mieux gardé. La proche campagne qui l'entoure est plate et n'offre guère la possibilité de se camoufler rapidement une fois à l'extérieur. Par contre il fait moins froid ici et fin Février, quand le soleil se montre, nous sentons bien que nous sommes plus au sud. J'ai déjà passé plus d'un an en camp. Ici se sont envolés mes vingt ans que certains disent si beaux… Heureusement qu'au fond du coeur nous gardons tous la même espérance et que la camaraderie nous soutient les jours moroses. Comme les Russes, nous nous demandons toujours ce qu'attendent les Alliés anglo-américains pour créer un deuxième front, celui d'Italie ne nous paraissant pas suffisant. Les rangs du camp se sont considérablement grossis depuis mon incarcération. Il vient à présent beaucoup de Résistants du maquis. Des jeunes surtout, alors que précédemment le camp était surtout peuplé de "vieux". En regardant aujourd'hui les choses rétrospectivement, je revois encore quelques visages imberbes de l'époque et me dis: "Était-ce possible ?". Nous avions vingt ans, un peu plus pour certains, un peu moins pour d'autres. J'ai un fils adulte, je le considère encore souvent comme un petit. Lui me considère sans doute comme un vieux. Tout est relatif quand on regarde les gens à des âges divers. Aujourd'hui, je ne me considère pas encore vieux. Le soleil a beaucoup d'importance dans la vie de chacun, mais dans un camp, il en a bien plus encore. Avec le printemps, mon moral est rehaussé. Je suis pourtant parfois chagriné en voyant passer au loin de jeunes couples dont nous entendons les rires. Ceux des filles fusent particulièrement. Cela me torture de penser que j'ai aussi l'âge d'aimer… C'est horrible de manquer de liberté… Il y a eu dernièrement une évasion qui a fait du bruit et à laquelle j'étais hélas étranger. Inspirés sans doute de notre souterrain quelques gars ont creusé sous l'infirmerie avec la complicité des infirmiers. De ce côté, le camp est un peu en surélévation par rapport au sol extérieur. Ils ont donc dû sortir du camp à peu près à l'horizontale. Aucun mouchardage… tout a parfaitement réussi. Intimidation ou balle d'essai de la part des autorités vichystes, un autre événement d'importance vient quelque peu secouer le camp: Pour la première fois, ils ont nommé d'office des internés qui devront, sous bonne escorte, aller travailler à l'Organisation Todt, faire le Mur de l'Atlantique. Nous avons adopté la résolution nette de refus d'obtempérer. Les gars désignés ne se présentent plus à l'appel ni au drapeau. Ils sont cachés par d'autres copains, sous les baraques ou ailleurs. La Direction du camp les cherche sans succès. Résultat, un beau matin à l'aube, 600 G.M.R. assiègent le camp. Après une résistance symbolique à l'intérieur de nos baraques, nous avons bien été contraints de les laisser entrer. Dès qu'ils eurent forcé la porte, mitraillettes pointées, ils furent quelque peu désemparés devant notre comportement. Groupés au centre de chaque baraque, mains dans les mains, nous avons entonné une "Marseillaise" qui les a laissé pantois. D'emblée se sont entamées des conversations avec eux, pour leur montrer que nous n'étions ni bandits, ni criminels comme leur ont laissé entendre leurs supérieurs avant de les envoyer ici, mais de bons Français désireux de le rester. De plus par des palabres aigres doux, nous faisons des comparaisons entre leur rôle abject et le nôtre. Tout ceci hélas ne les empêche pas de mener à bien leur sinistre besogne et de trouver la cache des récalcitrants au travail pour la collaboration, qui se font littéralement traîner quand on les emmène. Nous huons et sifflons les G.M.R. quand ils partent. Nous avons donc vécu une semaine très tendue et maintenant, les nerfs tombent. Cette petite bataille du camp contre les oppresseurs, à présent qu'elle est terminée, (mise à part la séparation des copains perdus), nous devons presque en rire… ANTOINE FUOCCHI LE COIFFEUR C'est un tout petit bonhomme, 1m.62 au plus. Il est italien d'origine et a conservé l'accent de son pays. Il est naturalisé Français. Il a fuit son pays par opposition au régime. Son teint rougeaud et ses lunettes qui glissent toujours sur son nez trop petit lui donnent air marrant et sympathique. Souvent, il vient me confier ses ennuis, par exemple lorsqu'il souffre de sa hernie. Je lui ai plusieurs fois conseillé de se faire porter raide. Il serait alors transporté à l'hôpital d'Albi où on l'opérerait. Débarrassé de ce mal, il serait tranquille lorsqu'il réintégrerait son salon de coiffure de Brive La Gaillarde. Il a été arrêté pour avoir trop manifesté ses sentiments hostiles à l'ordre nouveau. Parfois, il me raconte sa guerre 14-18 dans l'armée italienne. Son âge fait que je lui porte un certain respect. LA SOLIDARITÉ 1944 ! C'est un peu tard pour y penser, surtout pour des gens qui sont internés depuis 1940, 41, 42. Enfin, mieux vaut tard que jamais. C'est certain, il y a ici des gars et j'en suis, qui grâce aux colis, mangent mieux que d'autres. Il y a parmi nous des pères de famille dont l'épouse se saigne sans doute aux quatre veines pour vivre et envoyer de temps en temps un colis au mari. La décision de mettre en commun les colis a été adoptée à quelques exceptions près, par tout le monde. Le gros des victuailles servira à améliorer l'ordinaire. Les douceurs seront laissées au récipiendaire. Mon copain Gaston accepte le poste de cuistot de notre baraque B.19. Sinoquet, Maréchal et quelques autres seront volontaires au service de table, pluches etc... De petits poêles serviront à la cuisson. Antoine Fuocchi vient me voir. Il m'explique que la solidarité prenant de l'ampleur veut s'étendre sur un domaine qui le touche personnellement. Les responsables d'un parti veulent toucher à tout et les petits métiers du camp ne sont pas exempts. Les coiffeurs en particulier se font de petits pourboires qu'il serait question de mettre dans une caisse solidarité au profit des plus démunis. Antoine me demande d'assister à une réunion des chefs de baraques qui débattront du sujet et me demande d'essayer en son nom, de limiter les dégâts. J'accepte et me trouve à cette réunion, le plus jeune et le seul qui ne soit pas communiste. Malgré l'unanimité hostile à mes dires, je défends point par point le sort des gens qui travaillent au service des autres sans rien leur demander, c'est à dire, qu'avec ou sans pourboire, chacun est servi sur un pied égalitaire. J'insiste sur le fait que ces ouvriers sont productifs 5 jours sur 7, pendant que les autres baillent aux corneilles. Je finis par admettre qu'ils pourraient à leur gré, laisser une faible partie de leurs bénéfices, mais du même coup, j'insiste pour que les ouvriers qui travaillent à l'atelier de brosserie pour un patron de l'extérieur soient soumis eux, à laisser un pourcentage sur leur salaire. Le coup est dur pour mes adversaires. Les gars de l'atelier, personne n'en parlait jamais. Ils semblaient faire partie des intouchables. MA PETITE VICTOIRE Je suis content de moi. J'ai gagné. Je viens d'avoir 21 ans, je n'ai jamais fait de syndicalisme et me suis battu seul comme un lion, contre une quinzaine de durs habitués aux luttes syndicales et politiques. Je les avais tous contre moi au départ et pourtant, j'ai gagné. Je rentre dans ma baraque où assis sur mon châlit, la tête entre les mains, je réfléchis. Je vois deux pieds et lève la tête. C'est Marceau Lefort, un délégué mineur de Lens (P.de C.). Il me dit: - Raymond, je te félicite. Tu as stupéfait tout le monde. On aurait dit un avocat. Au nom de mes camarades chefs de baraques, je viens de demander su tu ne veux pas adhérer au parti communiste... Je lui réponds que je ne connais rien en politique et que ma captivité en ces lieux est liée à deux espoirs, mais quels espoirs, la France et de Gaulle. Cela mit un terme à notre entretien, car parmi les anciens, personne ne souhaitait de Gaulle. Ils disaient que ce dernier avec son nom noble rétablirait la royauté... LE THÉATRE ET LE MUSIC HALL Comme avec le théâtre aux armées, nous avons aussi nos distractions. Certains d'entre nous, toujours les mêmes en général, s'y appliquent particulièrement. Nous reprenons des pièces de Courteline. Messieurs les ronds de cuir par exemple. Ceci est parfois agrémenté de sketchs ironisants nos gardiens ou même l'armée d'occupation. Au camp de St Paul d'Eyjeaux, cela existait aussi, mais sur une échelle moins perfectionnée. Ici, nous avons aussi formé un orchestre. Paylon au piano, Mone à l'accordéon, Barres au violon, et moi à la batterie. Sur une grosse caisse, trois lettres B.B.C. nom fameux de la radio anglaise. Comme la direction du camp vient parfois assister à nos spectacles, histoire de voir si nos critiques ne sont pas trop hostiles à l'ordre de Vichy nous présentons B.B.C. en ajoutant: bougres, bougrement crochus... Personne n'est dupe, mais ça passe... L'orchestre accompagne les chanteurs. Les interprètes comme les genres sont très divers. Il y a aussi une chorale et de temps en temps des fêtes de baraque, organisées et décrétées au gré de leurs occupants. Là, se produisent seulement des gens de la baraque, accompagnés par l'orchestre, sans piano, car on ne peut le déplacer. Avec ces spectacles, c'est un peu de souffle de bon temps qui nous revient. C'est l'évasion morale et l'oubli pour quelques heures. ENFIN LE DEUXIÈME FRONT Il existe au camp une coopérative d'achat pour diverses bricoles. Brosses à dents, dentifrices par exemple. Les copains qui s'en occupent ont forcément des relations avec des gens de l'extérieur et je crois que c'est par ce moyen que nous obtenons des nouvelles. Un matin, on nous annonce le plus grand événement intéressant la France dans cette satanée guerre. Depuis ce 6 Juin à l'aube, les Alliés ont débarqué sur le sol normand. C'est presque du délire dans le camp. Nos gardiens ont l'air de plus en plus dans leurs petits souliers. Chaque soir dans chaque baraque est lu le communiqué qui donne la position des troupes. Dans la nôtre, il y a une carte de France sur laquelle des épingles surmontées d'un petit drapeau marquent les lignes de nos troupes. Nous suivons ainsi parfaitement l'évolution de la situation dans un mélange d'angoisse et d'immense allégresse. Nous commençons à entrevoir l'heure de la liberté et la fin de notre cauchemar. Je rêve de voir nos troupes et pense une fois libre, pouvoir m'engager immédiatement dans l'armée pour terminer ce combat. Pourtant, l'évolution est moins rapide que nous le pensions et un matin de Juillet, nous avons l'occasion de nous rendre compte que l'ennemi ne désarme pas encore. Sur les points élevés environnants le camp, le château d'eau par exemple, nous voyons des mitrailleuses lourdes pointées dans notre direction. Cela nous refroidit un peu, mais nous pensons qu'il s'agit d'abord de nous intimider, afin de nous faire voir que si la bête est blessée, il lui reste néanmoins des soubresauts. Le 14 Juillet, nous décidons de marquer notre ferveur à la patrie et notre attachement aux anciennes institutions. Nous nous rendons à la sonnerie d'appel au drapeau au pas cadencé, puis quand sonne le lever des couleurs, c'est dans un garde-à-vous impeccable que nous nous recueillons. Après le débarquement du 6 Juin, Londres avait lancé un appel à toutes les prisons de France demandant aux autorités de nous ouvrir les portes ou aux prisonniers, de tenter l'évasion par tous moyens en leur pouvoir. C'est à partir de ce moment qu'il y a eu ce que j'appellerai la tragédie de St Sulpice. LUTTES INTESTINES Les portes ne se sont pas ouvertes et de plus, se sont élevées entre deux clans d'internés, de graves divergences. D'une part, le clan que je nommerai "les vieux", de l'autre, celui "des jeunes". Les jeunes voulaient forcer les portes du camp et faire une évasion massive après un plan concerté. Je revois encore quelques colosses, des durs et décidés comme Guirgayan et Jean-Louis entr'autres, qui avaient déjà conçu l'attaque qui permettrait de réduire au silence les mitrailleuses ennemies, lesquelles étaient du reste tenues par des Mongols incorporés à l'armée allemande, sans foi ni loi et se battant bien pour n'importe qui. La preuve, c'est que beaucoup d'entr'eux ont plus tard rallié nos maquis, pour le meilleur ou pour le pire du reste… Hélas, les responsables du clan des vieux s'opposèrent au clan des jeunes, prétextant que beaucoup des leurs ne pourraient pas suivre le mouvement (ils ont suivi bien pire plus tard) et risqueraient d'être sacrifiés. Bref, les esprits étaient tellement tendus, qu'un beau jour ils prirent des mesures pour empêcher toute évasion. Je croyais rêver et me disais: "Pas possible, ils doivent avoir la nostalgie à l'idée de quitter les barbelés". (Aujourd'hui, je me demande si ces responsables ont rendu des comptes à leur Parti, car au début de 1945, dans des circonstances beaucoup plus dramatiques, j'ai entendu un vieux militant Lyonnais (Douberlay) dire: - Si nous parvenons à en sortir, nos responsables auront des comptes à rendre en rentrant !… Puissent-ils aujourd'hui les avoir rendus…). L'ÉVASION DE SALLAS Bref, revenons à Juillet 1944. Vers le 25, un nommé Sallas, malgré la garde intérieure, réussit néanmoins une évasion spectaculaire. La nuit comme un vrai singe, avec toute la souplesse de ses 18 ans, il a escaladé le mur de barbelés et sauté les chevaux de frise. Malgré les sifflets et les coups de fusil, il a réussi à filer. Les dits coups, venant évidemment de la garde externe du camp. Hélas, notre ami n'est pas allé loin. A une vingtaine de km; le lendemain, il a manqué de présence d'esprit. Voyant une voiture de gendarmes il s'est sauvé dans les vignes, c'est ce qui l'a perdu. Ces derniers l'ont poursuivi et capturé, alors qu'ils ne se seraient peut-être pas arrêtés s'ils ne l'avaient vu fuir. Il a été ramené au camp manu militari et incarcéré à la prison provisoire attenante à ce dernier. LA TRAÎTRISE DU CHEF DE CAMP Depuis peu, nos conditions de vie s'étaient améliorées. Il est probable que le débarquement et l'évolution sur le plan militaire faisaient réfléchir nos gardiens. Nous ne couchions plus sur des bat-flanc, mais avions chacun un petit lit en bois. Par contre, les punaises étaient restées et avec la chaleur de l'été, leur vivacité s'accentuait à nos dépens. Le 30 Juillet, on nous distribua du chlore pour désinfecter et nettoyer. Chacun s'est mis à l'oeuvre. Tout à coup, entre onze heures et midi, après le renouvellement de nos paillasses, un ordre fuse à la vitesse d'un éclair. Il faut rassembler nos affaires pour changer de camp. Imbéciles que nous sommes, nous aurions dû repenser au coup de St Paul d'Eyjeaux. Le procédé est identique. Il faut occuper l'esprit du prisonnier pendant qu'on lui prépare l'attaque-surprise. Des pourparlers s'engagent entre nos chefs de baraques et la Direction du camp, assurée par un ancien capitaine nommé Chevallier, lequel nous rassure en affirmant que nous allons dans un camp près d'Orléans. La garde du camp est renforcée par la Gendarmerie. Ceux des nôtres qui avaient pu croire que nous pourrions attendre tranquillement ici la Libération se montrent à présent très décontenancés. Pendant les préparatifs de transfert, j'allais voir un copain, André Couke, originaire de la même ville que moi. Il m'annonça que son évasion aurait dû être très proche et qu'il avait réussi à se procurer une tenue de gendarme, képi compris (qu'il me montre dans une valise). Hélas, tout était foutu, mais nous ne mesurions pas encore l'ampleur des heures sombres que nous allions vivre. LIVRÉS A L'ENNEMI Nous fûmes rassemblés sur la place d'appel. La Direction mit un point d'honneur à sortir Sallas de sa prison pour le joindre à nous et l'on nous remit sans hésitation aux mains des Allemands. Venger (c'est le nom d'un copain Savoyard) est là assis au beau milieu de la place d'appel. Il a ôté sa jambe artificielle, espérant, ô dérision, qu'on ne l'emmènerait pas… Nous avons traversé le village, sévèrement gardés par des S.S. Des gens pleurent à notre passage… Nous fûmes conduits en gare et contraints de monter à 80 dans des wagons à bestiaux, vous savez, les wagons de notre belle France, sur lesquels on lit: "Hommes 40, chevaux 8". Nous sommes serrés comme des sardines dans des wagons qui posent et ont posé au soleil sous ce chaud soleil de la région d'Albi en ce 30 Juillet 1944. Antoine Fuocchi me devra peut-être la vie, en tous cas, je lui aurai évité la déportation. Sur mon insistance, il s'est fait porter raide. Il est à l'hôpital d'Albi où il a été opéré de sa hernie. Il y sera encore lors de la libération du territoire...VERS LES TÉNÈBRES Nous aspirons tous au départ du train, en espérant que les deux minuscules lucarnes situées à chaque extrémité du wagon, nous apporteront, en roulant, un peu d'air frais. Dans le clan des "anciens", quand le train s'ébranla, des aînés tombaient déjà dans les pommes. Avec St Sulpice se terminait mon histoire dans les camps français. Notre train prit d'abord la direction de Toulouse, où furent chargés tous les détenus de la prison St Michel, puis contrairement à ce qu'on nous avait dit à St Sulpice, nous prîmes la direction du Sud-Est, vers Montpellier. Ce qui ne correspondait plus du tout avec la route d'Orléans. Notre train roula lentement, même très lentement, pourtant pas assez pour être stoppé définitivement. Le voyage allait nous paraître interminable sous une chaleur torride. Je m'étais mis torse nu. La sueur coulait de mon front, perlait au bout du menton et ruisselait enfin au creux de ma poitrine. Pas d'eau à boire, rien d'autre à manger que le peu de provisions que nous avions au départ. La nuit nous apporta un peu de fraîcheur, mais nous ne pûmes dormir. Comment pourrions-nous nous allonger. Nous sommes déjà bienheureux lorsque nous arrivons à nous asseoir. Je revois quelques visages familiers. Ortiz par exemple, debout près de la lucarne du fond, à ma gauche. Maurice Granados assis près de moi et d'autres dont les années n'effaceront point le souvenir. Notre train a passé Lyon, puis Dijon. A partir de ce moment-là, il n'y eut plus d'illusions à nous faire… Un wagon de détenus, un wagon de S.S. et ce, jusqu'à la queue du train. Poste de mitrailleuse en tête et en queue. Il y a eu arrêt à Dijon. Arrêt pendant lequel nous avons eu du pain d'épice de marque, issu d'une fabrique locale. Il paraît que ce sont les cheminots de la gare qui nous l'ont offert avec leurs tickets de pain. Remarquable geste qui montre la solidarité de la grande majorité des Français. Geste humanitaire bien sûr, mais qui servait aussi à montrer l'hostilité envers l'Occupant. Celui-ci se sentant maintenant traqué de tous côtés, il n'eut suffi que de sa mauvaise humeur, pour que les braves gens courant tout au long de notre convoi, soient en un rien de temps, incorporés à nous. Nous avons été souvent stoppés entre Lyon et Dijon et je me souviens qu'à un moment, nous étions à l'arrêt près d'un convoi de blindés ennemis. Il y avait alerte aérienne. Je suppose que tous mes camarades ont dû avoir la même pensée que moi. Une partie de nos gardiens ayant abandonné leur poste pour aller se mettre à l'abri, nous sommes restés dans nos cages, mais Dieu sait, malgré les risques que nous encourions, si de tout coeur nous avons souhaité un bombardement. Même si peu des nôtres en seraient ressortis vivants. Le jour suivant dans l'après-midi, un gars d'un âge assez avancé, nommé Guillaume, en regardant par la fente de la porte du wagon m'a dit: - Nous sommes en Lorraine. Je le reconnais aux vaches tachées de roux ! Je ne connais la véracité de ses dires sur la couleur des vaches, mais effectivement nous étions en Lorraine. A partir de là, les portes qui s'ouvraient parfois pour laisser sous bonne garde, descendre quelques gars pour des besoins pressants, au gré de nombreux arrêts, ne s'ouvrirent plus que très rarement. C'est dans ces environs, alors que j'étais accroupi sur le ballast par nécessité, que je fus mis en joue par un S.S. Pourquoi ? Sans raison valable me semble-t-il. Geste de fou qui fait peur pour s'amuser. Peu après la frontière allemande, nous avons un camarade nommé Labrousse, de la Souterraine, qui a été enlevé de notre wagon. Il y avait déjà quelques jours qu'il commençait cérébralement à ne plus être dans un état normal et les soldats à qui, lors d'un arrêt, nous avions déclaré qu'il était malade (croyant ainsi lui obtenir une faveur), l'ont mis dans un autre wagon derrière nous. Il était là avec quelques autres qui avaient été mis complètement nus, pour avoir commis une tentative d'évasion par le plancher de leur wagon. Dans une gare allemande, ils ont été autorisés à se désaltérer à un robinet d'eau. Je les ai vu courir nus sur le quai, sous les yeux amusés de civils allemands, femmes et enfants pour la plupart. Comment se peut-il que cette race qui se prétend de grande culture, et qui voudrait donner des leçons aux autres peuples, puisse ainsi, sans réserve aucune, donner pareil spectacle en pâture. Depuis que nous roulons, nous perdons peu à peu la notion du temps. Nous mourons presque de soif. J'ai pris il y a quelques jours, un caillou sur la voie. Je le suce et il m'aide à saliver. Au cours d'un arrêt, nous avons entendu des cris de frayeur, puis un coup de feu a claqué. Nous avons supposé que c'était celui qui avait donné le coup de grâce à notre ami Labrousse que nous n'avons plus revu. Mes oreilles résonnent encore de ses derniers mots avant que les soldats ne l'enlèvent de notre wagon. Il parlait de son fils Raymond et avait à son intention, remis sa montre à un copain de sa région, lui précisant qu'elle était en or. Il fut sans doute la première victime du convoi parti de St Sulpice la Pointe. Notre train s'est arrêté longtemps en fin de soirée à proximité d'une gare. Des copains ont réussi à lire: "Weimar". C'est la ville de Goethe et Schiller. Nous sommes repartis et notre convoi a été séparé en deux, puis, nouvel arrêt très long et nouveau départ. Plus tard, en pleine nuit, c'est l'arrêt final. Nous entendons les unes après les autres glisser les portes des wagons, le son guttural des voix ennemies: "Raus ! Schnell !" et des aboiements de chiens. Nous écoutons anxieux les sons se rapprochant de nous peu à peu. J'ai l'impression que mon corps se vide sans pouvoir dire exactement ce que je ressens. Tout d'un coup, c'est notre porte qui s'ouvre dans un bruit qui, sans doute grossi par le calme de la nuit, me semble infernal. De grands coups de gueule accompagnent les gestes des S.S. qui nous arrachent littéralement des wagons. Les coups pleuvent et il faut faire vite. C'est la terreur. Comme c'est haut un wagon quand il s'agit de sauter et de bien se recevoir. Comme jamais nous ne pouvions nous allonger dans le wagon, nous avons les membres engourdis. Il y avait près de moi un vieux Comte qui s'était plaint tout au long du parcours de son inconfortable position et de ses deux hernies. C'est lui qui saute devant moi. On n'y voit rien dans ce noir. Manque de chance, il est tombé et je saute presque sur lui sans avoir le temps de réaliser, car les coups pleuvent de la race des seigneurs. Je tombe aussi, me relève prestement, sans doute par réflexe animal et réalise qu'il faut cavaler à toute vitesse pour se mettre en rang cinquante mètres plus loin. Au passage, je ramasse un coup de trique derrière les oreilles, mais rejoins le troupeau à toutes jambes. J'ai à peine eu le temps pendant cette course de voir les S.S. qui nous courent parfois derrière avec leurs chiens pour nous apeurer et nous faire aller plus vite encore. Maintenant, il nous faut attendre en rang que le train soit entièrement vidé et le troupeau rassemblé. La nuit est fraîche et je tremble de toute ma carcasse. Tu trembles carcasse, c'est la peur ? Non, c'est le froid… Comment le saurais-je aujourd'hui ? TROISIÈME CAMP : BUCHENWALD Il est trois heures moins vingt quand s'ouvrent devant nous les grilles sous la tourelle du camp où nous entrons. C'est le camp de Buchenwald . Le 6 Août 1944. Notre convoi avait quitté St Sulpice la Pointe, près de Toulouse, le 30 Juillet. Nous avons donc roulé une semaine entière de jour comme de nuit, sans manger et avec si peu d'eau, que l'on pourrait dire presque sans boire. Certains ont bu leur urine… Comment diable à cette époque où la France entière était presque en insurrection, ce convoi a-t-il pu traverser notre pays comme il l'a fait, sans qu'une attaque de maquis ou un sabotage quelconque vienne le stopper ? Dès notre entrée dans le camp, nous sommes parqués dans une salle jusqu'au lever du jour. Il y a de l'eau et chacun s'abreuve à gorges torrentielles. Comme c'est bon l'eau et comme cela nous fera mal dans les prochains jours mais cela, nous ne le savons pas encore… La première matinée est passée comme une lettre à la Poste. Nous avons été chavirés d'un bord à l'autre sans nous rendre compte qu'à la fin, nous n'étions plus qu'un bétail et qu'on avait tenté de nous dépersonnaliser. D'abord le dépouillement. Déshabillez-vous. Vêtements ici, objets précieux et devises là. Pour ma part, j'ai une montre bracelet en or, une bague en argent et 10 200 Fr. dans la manche de veston, que je m'empresse de découdre afin de remettre tout mon trésor, croyant, ô illusion, comme on a pris mon nom, qu'un jour peut-être, je récupérerai le tout. Buchenwald a été construit en 1937 par le système nazi. Le camp s'appela d'abord Etelsberg. A la suite d'un massacre de 30 000 Juifs Polonais, dénoncés par la B.B.C., Goering déclara que ce camp n'avait jamais existé et c'est alors qu'il prit son nom définitif. Le camp est situé à 10 km de Weimar, à 450 mètres d'altitude environ. Une forêt épaisse couvrait alors cette colline et il fallut la déboiser pour pouvoir le construire. Autour du camp, il y a les casernes S.S. et le Centre de la Division "Tête De Mort". Certaines unités S.S. viennent ici en stage de perfectionnement. L'ensemble des casernes et le camp sont protégés par des légions de sentinelles dans les bois et sur les routes. Il y a 7 à 10 barrages à franchir avant de pouvoir pénétrer dans les lieux. Le camp est entouré d'une ceinture de barbelés électrifiée. Tous les 20 mètres environ, un mirador d'une hauteur de 15 mètres avec une garde de S.S. armés de fusil-mitrailleur. L'entrée du camp est comme les entrées de fermes d'autrefois, une voûte surmontée d'un immense mirador. Une grille en fer ferme la voûte. Sur la grille, une inscription: "Jedem das seine" (" Chacun son dû "). Plus loin, en bois ou carton pâte, un Juif, un prêtre et si je me souviens bien encore, un autre prisonnier. Puis une inscription: "Vous qui entrez ici, perdez tout espoir… Qu'elle ait tort ou raison… ma patrie." Dans le camp, il y a toutes les races d'Europe. Les droit-communs sont différenciés des autres par un écusson vert et les objecteurs de conscience par un violet, alors que tous les autres portent un écusson rouge, avec au centre la première lettre de leur nation. Le camp est organisé de la manière suivante.: Deux Compagnies de S.S. environ. Pas ou peu de rapports avec les détenus, sauf pour donner les ordres à une Administration intérieure qui exécute. Le pouvoir de l'Administration intérieure est aux mains de détenus politiques. Allemands, Tchèques, Polonais, Russes. Les autres races n'ont jamais eu accès à des postes importants ou très peu. Un Lager Altester est un chef de camp. Il est assisté par un service de bureau appelé Schreibstube et d'un service appelé "Arbeit Statistik" ("Statistique du Travail"). Un nombre vraiment infime de Français ont été admis dans ces services dont les postes sont détenus par des privilégiés. L'Arbeit Statistik est dirigée par un communiste allemand nommé Seifurt, interné depuis 8 ans. Il est aidé dans sa tâche, d'un Hollandais que l'on nomme Jo Spanraey. Sous leurs ordres, environ 15 détenus, Allemands, Polonais, Russes, Tchèques, Belges et un Français. En rapport avec le Lager-Altester et les bureaux, un nommé Hautmann politique Allemand. (Ce dernier a été arrêté après la Libération par des Officiers Français, ainsi que le nommé Luwsig du bureau de la Schreibstube et le chef de la baraque 46). La Schreibstube est aussi dirigée par un politique Allemand nommé Heumeist. De ces bureaux dépendent les Services du Travail, appelés Kommandos. Tous les corps de métiers sont représentés dans le camp. Il y a le Kommando d'entretien des allées intérieures, d'entretien des bâtiments, du camp en général, de chemins de fer, de fermes, de tailleurs, de coiffeurs etc. Plus le Kommando disciplinaire de la carrière. Chaque Kommando est commandé par un Kapo qui a sous ses ordres un tas de sous-fifres. Ces hommes frappent sans pitié pour faire exécuter les ordres ou pour satisfaire leur rancoeur personnelle. Les chefs de Kommando sont nommés par la Direction intérieure du camp. Il y a aussi une Police intérieure: les Lager-Schutz. Elle existe pour faire appliquer le règlement, mais aussi pour réprimer à coups de gourdins plus souvent qu'il ne le faut. Il y a ici deux camps dans un seul. Le grand et le petit. Comparativement, le premier est privilégié, tant dans son aspect que dans son confort. Dans l'enceinte, quelques bâtiments très particuliers.
1°) LE MUSÉE PATHOLOGIQUE Il a été créé par les Autorités S.S. Il groupe dans deux pièces toutes sortes de documents et preuves de cruauté. Par exemple, des peaux humaines tannées et conservées pour leur tatouage. Un abat-jour de ce type orne le bureau du Commandant S.S. du camp. On y trouve également des têtes momifiées et des crânes conservés à cause d'une difformité qui les différencie des autres. Il faut préciser que tous les cas qui sortent de l'ordinaire intéressent les S.S. Malheur à celui qui n'est pas tout à fait comme les autres. Son corps disparaîtra et son squelette sera retrouvé au Musée. 2°) LE CRÉMATOIRE Un vaste bâtiment de 20 mètres sur 10 environ, surmonté d'un étage. Au centre du bâtiment, la cheminée qui fait à peu près 15 mètres de haut. Au rez-de-chaussée, la salle des fours. Neuf fours d'environ 2 m sur 2, avec une partie ronde centrale pour enfermer les corps. Cela ressemble à un four de boulanger ayant dans ses parois latérales, des chicanes pour activer la flamme. Les foyers sont alimentés par du coke. L'étage est prévu pour recevoir les urnes, mais cela n'a guère duré, car les cendres des détenus ont rapidement été jetés sur le fumier qui alimente les jardins S.S. Il y a aussi le sous-sol qui sert de lieu d'exécution. C'est une grande pièce autour de laquelle sont scellés des crochets. Les condamnés sont strangulés. Ils montent d'abord sur un tabouret et une fois attachés aux crochets, il ne reste qu'à retirer le tabouret. La liaison entre le sous-sol et la salle des fours est assurée par un ascenseur électrique. Une trappe en pente relie également la cour au sous-sol. 3°) LE REVIER (INFIRMERIE) Il est formé par 12 bâtiments en bois. Tous les Services médicaux y sont représentés et fonctionnent à la fortune du pot, avec les moyens du bord. En principe, ce sont des médecins qui vous prodiguent leurs soins, mais tous ne le sont pas. Par exemple, le grand chef des lieux est un ancien charpentier… Quand aux infirmiers, ils exercent presque tous sans aucun titre… Les bâtiments sont surpeuplés et hébergent jusqu'au double de ce qu'ils devraient. 4°) LE PUF (MAISON DE TOLÉRANCE) 15 femmes y travaillent: Russes, Tchèques, Polonaises, Allemandes et une Française-Alsacienne. Elles sont considérées comme étant dans un Kommando, avec des heures de travail bien arrêtées. Elles sont bien nourries. Elles sont supervisées par une femme Kapo pour la bonne marche du Kommando. Leurs ébats amoureux sont limités à 20 minutes. Un S.S. est spécialement attaché à cette maison. 5°) LE KINO (CINÉMA) Des séances sont données en soirée et le Dimanche en matinée. Parfois des soirées de gala sont données par les détenus eux-mêmes. Toutes les nationalités y participent. Le cinéma dépend de l'Administration intérieure du camp. C'est un Kommando de travail pour ceux qui s'en occupent. 6°) LE PETIT CAMP Son organisation administrative est commune à celle du grand camp, mais la vie y est beaucoup plus dure, à cause du manque total d'hygiène et des nombreux sévices. En général, les détenus n'y passent que deux semaines dites de quarantaine. On les pique contre un tas de maladies, ce qui ne les empêche pas de les contracter, puis ils partent en Kommando (transports). Les rations alimentaires y sont extrêmement congrues, car ici, toute la hiérarchie se sert d'abord largement. Chaque block est un bâtiment en bois de 25 mètres sur 10 ne formant qu'une seule pièce sans fenêtre. L'aération se fait par des vasistas de 40 x 20, situés sur le toit. Les bat-flanc ou alcôves se trouvent le long des parois latérales. L'allée centrale est très large. Il n'y a pas d'installation sanitaire à l'intérieur et celles de l'extérieur sont plus que rudimentaires.
L'immensité du camp fait que nous ne voyons plus de soldats. Rien que des détenus comme nous, des étrangers qui nous rudoient bien. Tout à l'heure, l'on nous a traduit en nous montrant la grosse cheminée que l'on voit de loin: ici, on entre par la porte et on sort par la cheminée. Il s'agit de celle du four crématoire. Ce genre d'humour noir me fait frissonner. De la première pièce, où nous avons été enfermés, nous sortons à poils. Par groupes d'une vingtaine, nous sommes introduits dans la salle de tonte du bétail. Là, des coiffeurs (peut-être ?), équipés de tondeuses électriques nous attendent et nous font monter sur des tabourets. Conception bizarre du travail, ils commencent leur travail par le bas, c'est-à-dire par les pieds et montent progressivement jusqu'au crâne. Cela ne se passe pas sans dommages. Il y a des couilles sanguinolentes. Nous sortons tondus comme des oeufs pour arriver dans une salle de douches collective. Deux hommes pour une douche qui nous arrose alternativement d'eau chaude ou glacée. Puis il y a un trempage obligatoire dans une espèce de grande baignoire contenant un désinfectant. Tout le corps doit y tremper, tête comprise. Le liquide nous pique aux yeux et nous sortons de là à tâtons. On nous distribue une serviette minuscule, type mouchoir de poche, pour deux. Quand mon voisin me la donne, j'ai compris, il ne me reste qu'à attendre que je sois sec, ce qui sera vite fait du reste car sans arrêt on entend crier "Schnell !" et qu'on nous pousse à courir toujours plus vite dans des couloirs et pièces successives, alimentées par de bons courants d'air. Au passage, un S.S. nous inspecte. Il faut ouvrir la bouche. C'est pour vérifier si rien n'est dissimulé ou s'il n'y a pas de dent en or, auquel cas, elle serait extraite pour la récupération du métal. Il faut également lever les bras, se retourner et écarter l'anus, pour voir si rien n'a été caché. A Quelques mètres du soldat, un détenu Allemand est assis sur un tabouret. Il a près de lui un petit seau qui ferait penser à un seau de peinture, dans lequel trempe un pinceau. En réalité, il contient un liquide désinfectant qui vous pique terriblement. On vous badigeonne le dessous des bras, les bas ventre et il faut de nouveau se retourner pour en avoir un coup dans la raie du cul. Ca vous fait plus grimacer que rigoler. Vanaret, un copain qui connaît quelques mots d'Allemand, appris pendant qu'il était en occupation après la guerre 14-18, dans la Ruhr, demande au "préposé" de ne pas lui passer le pinceau au derrière parce qu'il a des hémorroïdes. L'autre fait mine d'accepter, mais dés que le premier a fait quelques mètres, il court derrière et lui badigeonne un grand coup bien arrosé, ce qui fera dire plus tard par mon ami Gaston: "tu as vu Vanaret, il courait en sautillant comme une danseuse. On aurait dit un petit rat de l'opéra..." Puis, nous arrivons à un endroit appelé je crois "Effecten Kammers". C'est le Centre d'Habillement. Tous à la queue-leu-leu, c'est le cas de le dire… On nous jette au passage de chacun, d'abord une chemise, puis un pantalon et un veston, sans naturellement tenir compte de la grandeur et de la stature de chacun. Cela serait d'un comique irrésistible, si l'endroit n'était pas sinistre. Nous nous croirions affublés pour une grande mascarade. Ma chemise me descend jusqu'aux mollets. Je l'ai échangé avec un copain contre une plus courte et Dieu sait si j'ai fait une bêtise. Au moins celle-là m'eut tenu un peu plus chaud l'hiver… J'ai un pantalon gris avec un énorme ventre. Deux comme moi y entreraient facilement. Quand au veston, il est noir avec un carré découpé dans le dos, carré sur lequel est cousu un morceau de tissu rayé, couleur bagnard. Nantis de cette tenue, nous sommes allés au Service Anthropométrique. Interrogatoire par du personnel de bureau, des déportés comme nous, qui semblent travailler dans une immense usine. Celui qui m'interroge est Polonais. Il a un P, lettre en noir sur le centre d'un triangle rouge cousu sur le côté gauche de sa veste, parle un français impeccable, me fait décliner mon identité et demande les causes de mon arrestation. Je fais l'imbécile et lui dis que je ne sais pas, que j'ai été pris dans la rue par hasard… Puis nous recevons un matricule. Mon n°: 69.150. A l'appui on nous donne également un triangle rouge, avec au centre la lettre F en noir. Il nous faudra coudre ces deux pièces, côté du coeur. Ensuite, c'est la belle photo, celle pour laquelle aujourd'hui, je donnerai de l'or. Crâne rasé, grand numéro sous le menton, je devais être très réussi… Ces formalités accomplies, nous fîmes connaissance du lieu et de ses coutumes. L'apprentissage serait long, tant le lieu et les coutumes sont étranges. Nous avons quitté la grande salle et traversé le camp en passant des voies d'accès souvent fermées par des portes grillagées, gardées par des détenus. Cela nous laisse à penser qu'il y a plusieurs camps dans le même. Nous ne voyons que rarement des S.S. Nous sommes conduits dans la partie appelée "Petit Camp". Au passage, nous croisons des cadavres ambulants qui font peur à voir. Leurs yeux immenses semblent sortir de leur face et nous nous demandons pourquoi ces gars traînent dehors de-ci de-là. Dans le grand camp, les baraques sont en dur, ici, elles sont en bois. Je suis affecté au block 51 ou 52 (je ne sais plus). C'est une baraque comme les autres, étagée de nids de poules. Bat-flanc superposés sur trois ou quatre étages. Légère inclinaison de chacun. Paillasse tissée de ficelle de papier et garnie de quelques copeaux de bois… Nombre d'hommes par bat-flanc, 7 à 9 sur une longueur approximative de trois mètres. Il y a une très large allée centrale, les bat-flanc sont de chaque côté. Personne ne peut rester dans l'allée. Il faut toujours être dans son trou où l'on ne peut rester assis. Il n'y a pas assez de hauteur. Nous avons une couverture. A St Sulpice, nous étions 600 pour le camp entier, ici, nous sommes 600 par baraque. Vers midi, nous avons touché une soupe. Et quelle soupe, elle nous a semblé formidable après ces jours de jeûne. L'ennui, c'est que, même la soupe est accompagnée de "Schnell (" Vite ! ") et même pour manger, il faut faire vite. Il n'y a pas assez de gamelles et il faut les vider rapidement, afin qu'elles puissent servir à d'autres. Pas question de les rincer évidemment. Nos gamelles ressemblent à de petites bassines rouges en émaillé. LA HARGNE DES POLACKS Les gars qui crient "Schnell !" sont des Stubendienst (sortes de balayeurs de blocks, distributeurs de ravitaillement et de coups de gourdins, pour faire régner l'ordre nouveau sans doute). Mon brave copain Pépé est le premier de notre groupe à subir leur hargne. Comme ces gueulards braillent en allemand, (bien qu'ils soient Polonais) et que nous n'y comprenons rien, ils ont gueulé: - Alle Männer ins block ! Ça veut dire: "Tous les hommes dans leur "trou " !". Ça n'a pas été assez vite à leur gré, et chacun avec leur "gummi", espèce de tuyau de caoutchouc à bout renforcé de morceau de bois ou de fer, ils tapent à qui mieux mieux. Comme Pépé, bien qu'infirme en a pris un coup, un autre copain s'est avancé pour le protéger. Mal lui en prit, ils lui sont tombés dessus à bras raccourcis, et vas-y que je te bastonne. Nous ne comprenons décidément rien au système concentrationnaire et regardons stupéfaits. Les types qui nous tapent dessus de si bon coeur sont Polonais et ont le triangle rouge. Ils sont donc politiques. Par conséquent, nous devrions être frères de misère… Braves Polonais va ! Comme c'est heureux de se trouver en aussi bonne camaraderie… Ils sont supervisés par un Kamarade Allemand (triangle rouge), qui est le chef de block. Gras et repu, ce dernier a sa petite guitoune en planches au centre du block, côté gauche. Il ne semble pas emmerdant. Pourquoi le serait-il du reste, puisque ses subalternes le sont pour lui. NOS DÉCOUVERTES Ici, il n'y a qu'une soupe par jour et le pain est distribué à un horaire différent de celle-ci. L'appel a lieu à côté du block (pour le petit camp). Nous devons nous placer par carrés de 10 x 10. Il faut fixer la nuque du gars qui est devant soi, car le S.S. qui vient compter ne veut voir qu'une tête. Devant moi, il y a un petit gars de Thonon en Haute-Savoie. Il est petit, trapu et racé. Sa tête dépasse un peu de côté. Le S.S. s'est déplacé pour lui administrer une claque magistrale. L'appel dure en général très longtemps, car les comptes sont souvent faux et il faut attendre que ces messieurs aient trouvé leur erreur. Celui-ci terminé, nous avons droit de rester un peu dehors près du block. Pendant ce temps, il faut nous débrouiller pour vidanger notre corps, car personne ne peut sortir la nuit. Il y a des Lagerschutz. Ceux-ci font des rondes pour assurer la discipline et la faire comprendre à coups de gourdins. Bien que nous soyons encore morts de fatigue des suites de notre long et épuisant voyage, nous ne réussissons pourtant pas à dormir. Les baraques sont infestées de puces et je me demande vraiment pourquoi on a mis tant de volonté à vouloir nous désinfecter à notre entrée au camp. Le matin, le réveil est à cinq heures. Les braillards entrent en jeu, crient à tue-tête. - Aufstehen ! et le vacarme commence. Un peu plus tard, nouvelle gueulante: - Alle für kafé On a au moins compris café. Un bruit de bouteillon est là pour nous le confirmer… Il s'agit en fait d'un liquide marron qui n'a rien du café, mais c'est chaud et le matin, ça gargarise. Après cela, c'est le rassemblement pour les lavabos. Il fait froid le matin tôt, malgré ce beau mois d'Août. Il faut dire que nous nous étions habitués au beau climat du Sud de la France, tandis que le camp de Buchenwald, déjà bien à l'Est est en plus en altitude. Aux lavabos, ici comme ailleurs, il faut faire vite. Les autres attendent leur tour. Nous n'avons ni savon, ni serviette. C'est encore une sorte de duperie inexplicable. Nous sommes donc vite lavés… Un coin sert ici de chambre froide. Les cadavres de la nuit dernière, des blocks environnants sont entreposés ici. Tous sont squelettiques et ont sur mon moral une néfaste influence. Tout à l'heure, ils seront chargés pêle-mêle sur une petite charrette à deux roues et conduits aux fours crématoires. A chaque porte des lavabos, il y a aussi des matraqueurs. Ici, ce sont des Russes qui nous crient un charabia mi russe, mi allemand que nous ne comprenons guère. Par contre, tout le monde comprend ce que veulent dire leurs coups de triques. Si nous voulons les éviter, il faut courir vite. Et encore, comme ceux-ci tombent un peu au hasard… A la sortie de cette course, je me retrouve près d'un copain Lyonnais, Vamuret, qui est communiste. J'insiste bien sur le mot copain, afin que ceux qui me lisent ne me croient pas de mauvaise foi. Pour moi, c'est un copain, comme j'en ai du reste d'autres dans le même Parti ou dans d'autres Partis. Je lui dis: - Mon vieux, tu as vu les Russes… - Oui… mais ce sont des Ukrainiens… - Moi je veux bien, mais Polonais, Allemands, Russes, Ukrainiens, du moment qu'ils ont le triangle rouge des "politiques" comme nous, je ne vois pas pour quelle raison ils nous bastonnent, alors que nous sommes sensés être ici pour la même cause et le même but… Au bout de quelques jours, j'en comprends mieux les raisons. Je me rends compte qu'ici, on défend surtout son ravitaillement qui, par le biais, aide à sauver sa peau et qu'il ne faut pas trop en ces lieux, chercher la bonne conscience… Quelques jours se sont écoulés depuis notre arrivée, quand subitement, se sont déclarés chez moi et chez bien d'autres, de sérieux ennuis intestinaux, dont l'origine devait sans doute remonter à la trop grande absorption d'eau glacée le matin de notre entrée au camp. Jusque là heureusement, pas de travail, seulement quelquefois un tour à la carrière de pierres, près du camp. Il nous faut aller à un endroit déterminé, choisir une pierre chacun et la transporter en un autre endroit désigné. Ceux qui en prennent une trop petite sont punis. Ici, les soldats supervisent la manoeuvre. C'est en ces lieux qu'ils jettent parfois leur calot hors des limites autorisées aux déportés et ordonnent à l'un des nôtres d'aller le chercher. Une fois hors de l'enceinte, ils font un carton sur notre homme. Lors de leur déposition, ils déclareront avoir tué un détenu qui tentait de s'évader. Cela leur donne parfois une courte permission… Comment pourrions-nous nous évader crâne rasé, chaussé de claques en bois et vêtus de notre tenue carnavalesque ? De plus, dans une règle générale, nous ne parlons pas la langue indigène, le camp est entouré de forêts dans lesquelles sont implantées des baraques de S.S. et de niches de chiens dressés à nous pourchasser. LA COURANTE ET LES LATRINES Mes intestins me font mal. Je vais de plus en plus souvent aux toilettes. Les dits lieux sont, sous un endroit couvert, une fosse rectangulaire en ciment, de deux à trois mètres sur un mètre vingt environ, entourée d'un petit mur de 50 cm. Plus exactement, je devrais dire surmontée d'un petit mur qui nous sert à poser les cuisses. Une longue barre ronde au centre sur toute la longueur nous permet d'y appuyer le dos, à moins qu'elle ne soit là que pour nous éviter de tomber à la renverse. Assis côte à côte et dos à dos, je me rends compte, venant ici de plus en plus souvent, que mon cas n'est pas unique. Nous sommes trop souvent les mêmes à chier en choeur. Au fur et à mesure des jours qui passent, après le liquide est venu le sang. Tous les matins, nous avons un Docteur Français qui passe dans notre block. Plusieurs fois de suite, il n'a rien eu d'autre à me recommander que la diète absolue, jusqu'au jour où il a enfin pu me donner un peu de poudre blanche qu'il appelle du "plâtre" et devrait permettre de durcir les selles. J'ai abandonné la soupe, mais pas le pain. J'ai peur d'avoir trop besoin de mes forces à l'avenir. Le plâtre ne s'avère pas suffisant pour arrêter ma courante. Avec celle-ci, ma fièvre augmente. Le toubib m'a donné son thermomètre: 39°9. J'ai le moral à zéro. Je crève de soif. Pépé m'a apporté de la boisson que Gaston refuse que je boive. Je pense à ma mère. Il ne faudrait pas que je crève ici car elle ne s'en remettrait jamais et puis j'ai 21 ans et je ne veux pas crever. Je dis crever, parce qu'ici on ne meurt pas… Pour aller aux chiottes, je commence à m'accrocher. Je sens bien que je me vide. Il y a aussi le problème du papier. Personne n'en a pour se torcher. Heureusement le coiffeur du block m'en a donné un peu. Enfin est arrivé le miracle qui m'a sans doute sauvé. Avec le pain, on nous a distribué des rutabagas et des oignons crus. Pour ma part, j'ai reçu des oignons. On nous a dit que le block à côté avait reçu de l'ail. Quelqu'un a suggéré d'essayer d'en obtenir à mon intention, l'ail étant paraît-il très bon pour l'intestin. Kunz, un Alsacien qui était dans mon wagon est venu du block voisin avec sa ration d'ail qu'il détestait. Je lui ai donné ma part d'oignons… J'ai mordu l'ail à pleines dents. Tout y a passé avec mon quignon de pain. Le miracle a commencé à se produire le lendemain. Ma dysenterie a diminué peu à peu et la fièvre est tombée. Je me suis mis à remanger la soupe et moral et santé me sont revenus. Pourvu que ça dure. Il faut que je revois les miens et ma douce France. Pour le moment, nous ne sommes pas encore astreints au travail. Heureusement, car je me rends compte que mon pantalon est encore bien plus grand que lorsque je suis arrivé. Mes intestins ont dû faire fondre le peu de graisse que je possède. Pépé m'a trouvé une ficelle en guise de ceinture. Belle affaire, car depuis notre arrivée, je marchais en me tenant le haut du pantalon. Il n'y avait qu'aux latrines que cela me donnait un avantage. Il était plus vite descendu. LA FOSSE A MERDE Jusqu'ici, les jours se sont écoulés identiques, mais ce matin, rassemblement pour une importante corvée. Qui, des anciens ne se souvient de la journée de merde.... Nous ne savions pas ce qu'elle serait, mais elle fut terrible. Il nous faut, dans le bas du petit camp, près d'un immense bassin, transporter de grands baquets de merde qui serviront à engraisser les jardins S.S. Ce travail est mené rondement à un rythme très accéléré. Pieds nus dans nos claques retenues sur nos pieds par une simple lanière de toile, nous sommes souvent déséquilibrés par cette néfaste chaussure que certains perdent dans la boue de merde où nous pataugeons. Obsession pour celui qui arrive à cette perte, car Dieu sait si on lui en donnera un jour une autre. Nous rentrons au block le soir, vidés, exténués et porteurs d'une odeur nauséabonde. Quel merdier… et dire qu'il nous faut encore subir l'appel. Pendant l'appel, le chef de block crie à l'arrivée du S.S. pour nous faire mettre au garde-à-vous à la manière allemande. Il faut claquer les talons. Même chose pour le calot. - Mutsen ab ! Il faut l'ôter et le faire claquer sur le revers du pantalon. Tous en choeur et en un seul bruit. Pas de bavure surtout. Au départ du S.S.: - Mutsen auf ! Et nous remettons notre couvre-chef. Nous avons dormi comme des souches, nullement incommodés par notre parfum merdier, ni même par les puces. Au fond, ce sont peut-être elles qui ont été incommodées. Ironie sans doute de nos geôliers, ou machiavélisme, dans chaque block, il y a un diffuseur de radio qui marche quelquefois le soir. C'est ainsi que nous avons par des interprètes le résultat des nouvelles relatives à la situation militaire. Communiqués brefs où l'ennemi joue sur les mots pour cacher ses défaites. LES COMÉDIES Vers le 20 Août, nous avons été autorisés à envoyer chez nous une carte imprimée sur laquelle nous n'avons rien à ajouter. Cela simplifie tout. Peu importe du reste, puisque le temps qu'elle fasse son chemin, à part l'Alsace et les Vosges, le reste de la France sera libéré. Mes parents ne sauront donc pas où je suis et cela ne pourra rien changer… Pendant la quinzaine passée au camp, nous avons reçu 9 piqûres que nous faisaient des gars ressemblant vaguement à des infirmiers, ce qui ne veut pas dire qu'ils le fussent pour autant. Ils nous piquent en série, par rangs de cinq, sans jamais désinfecter leurs aiguilles et hors toutes règles d'hygiène la plus élémentaire. Un matin, nous avons eu aussi une espèce de scène de grand cirque. Les Stubendienst ont crié comme chaque jour:- Alle weg ! pour nous faire sortir. Puis un S.S. en état d'ivresse est intervenu, revolver au poing, mettant l'un ou l'autre en joue, hurlant, vociférant, arrachant des gars du haut des "nids de poule" jusqu'au plancher. Bref, il a fait mieux que les Stubendienst. En un éclair, le block s'est vidé. Une fois de plus, mon copain Gaston a trouvé de quoi nous faire rire dans ce moment pénible. Il n'a rien perdu de sa verve marseillaise. Il me dit en désignant un type qui habituellement marche avec des béquilles: - Tu as vu, la peur fait sortir le courage. Celui-là, il a oublié ses béquilles à l'intérieur. Il était devant moi pour sortir, j'ai cru qu'il prenait le départ d'un cent mètres !… Je ne dirai jamais assez l'apport moral que m'a donné Gaston Ordioni pendant toute ma détention. En toutes occasions, dans les circonstances les plus pénibles, voire dramatiques, il a toujours trouvé le mot pour rire. RASSEMBLEMENT POUR UN "TRANSPORT" Le 22 Août, à l'appel du matin, on appelle certains gars, ou plutôt, on crie leurs numéros dans plusieurs langues. Ces numéros sont souvent répétés, car il est très difficile de se mettre, si je puis dire, dans la peau d'un numéro et je suis du lot de ceux qu'il faut appeler plusieurs fois avant que je ne réalise qu'il s'agit bien de moi. Ici, toute personnalité étant disparue au gré de la chance ou du hasard, celui qui n'est rien aujourd'hui peut être quelqu'un demain et vice-versa. Nous avons été emmenés au bureau du travail l' "Arbeit Statistik" et désignés pour un Kommando sans savoir le lieu ni le genre. Nous avons reçu d'autres habits, des pyjamas rayés cette fois, dans le genre invariable de tous les bagnes. Le mien est à peu près à ma taille. Il me faut toujours néanmoins la ficelle pour le pantalon. Mon copain Gaston est du lot, mais pas Pépé (Pédurand Roger). L'après-midi, nous sommes rassemblés, comptés et recomptés comme toujours sortis du camp sous bonne escorte et embarqués à proximité dans des wagons à bestiaux. Notre convoi se compose de 500 détenus ainsi répartis: - Deux-cent-soixante-neuf "politiques" ou Résistants Français, immatriculés dans les 69 000. - Douze Kapos et Vorarbeiters. Hiérarchie du camp. - Deux-cent-vingts droit-communs Français, immatriculés dans les 60 000, catalogués "politiques" par erreur et manque d'information des Autorités du camp, par conséquent, portant comme nous le triangle rouge, alors qu'ils devraient en réalité porter le triangle vert, qui qualifie les détenus de cette catégorie. - Quinze détenus viendront grossir nos rangs début Octobre et 77 début Février. Balkaniques, Slaves, peu intéressants en majorité. Les chefs du Kommando sont des détenus, suppôt des S.S. Allemands et Polonais. Ils portent tous le triangle rouge. Dès le départ du train, nous constatons immédiatement dans notre wagon une séparation très nette en deux clans. Les 60 000 viennent du camp de Fort-Barrault dans le Dauphiné et la majorité des 69 000 sont des copains qui étaient avec moi à St Sulpice. Les autres sont des politiques de la prison St Michel de Toulouse. S'il y a à présent des loups dans la bergerie, il faudra veiller… Ce train doit ressembler à chaque convoi de déportés, mais contrairement à celui de notre arrivée à Buchenwald, il n'y a pas de wagons S.S. intercalés. Ils doivent moins craindre les évasions et se contentent de deux sentinelles à chaque porte ouverte de wagon. C'est l'après-midi, il y a du soleil et la porte restera ouverte jusqu'au soir. Dieu merci, nous n'avons pas été rudoyés pour embarquer. J'admire la belle campagne qui défile sous nos yeux. Où es-tu liberté, liberté chérie ?… NOS GARDIENS J'observe aussi les sentinelles en essayant de les analyser. Ce sont deux vieux soldats qui doivent avoir environ la soixantaine. Ils ont probablement fait la guerre 14-18. L'un est brun, de taille moyenne, il a une grosse moustache noire. L'autre, petit blond rouquin, a sur son visage un air de bonhomie enfantine qui contraste avec son collègue. Au bout de deux ou trois heures de route, ce dernier sans doute fatigué, s'est assis à la porte du wagon, jambes pendantes à l'extérieur. Les deux hommes se parlent peu. Ils ont bien la tête de mort sur le calot, mais pas l'uniforme de S.S. Sont-ils vraiment S.S. et comment se peut-il que des gens de cet âge, s'ils le sont, se soient laissés aller à le devenir ? Le petit qui s'est assis est visiblement gêné par son fusil. Au bout d'un certain temps, il se lève, va le déposer contre la porte derrière lui et revient s'asseoir près de son comparse toujours debout. C'est alors qu'ils ont entre eux une vive altercation. Je comprends que le premier n'est pas du tout satisfait du comportement du second qui s'est défait de son arme. D'après ce que je vois par les gestes du petit blond rouquin, il a l'air de dire que tout ceci n'a pas d'importance et qu'il ne peut rien arriver. L'autre a beau insister, il ne revient pas sur sa décision et laisse son fusil derrière lui. Il n'y avait qu'un geste à faire pour nous en saisir. D'un bond, nous serions au centre du wagon, seul endroit où nous n'avons pas le droit de demeurer. Nous sommes parqués dans le fond à chaque extrémité. Les 60000 à gauche et les 69000 à droite. En supposant que nous nous rendions maîtres de ces deux sentinelles, où irions-nous ?… Il faudrait d'abord quitter le train, être tous d'accord pour faire la belle (ce qui n'est pas certain), parler allemand. Nous ne saurions où nous réfugier. La France je le répète est loin et notre tenue pour le moins bizarre… La capture après évasion, c'est la pendaison… Les portes du wagon se sont refermées avec la fraîcheur du soir. Au bout d'un moment, les sentinelles se sont allongées comme nous, pour se reposer. Nous avons roulé jusqu'au lendemain après-midi vers seize heures, sans jamais savoir où nous allions et sans deviner où nous passions. Nous fûmes débarqués de nos wagons dans une gare appelée Weferlingen. Nous avons marché environ quatre km. Pendant ce parcours, une nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre. Nous allions travailler dans une mine de sel. Les chemins que nous empruntons sont déserts. Il est vraisemblable qu'on nous fait prendre des raccourcis. Les environs sont très boisés. QUATRIÈME CAMP : LE KOMMANDO GAZELLE Vers dix-sept heures, nous arrivons au camp de notre Kommando, situé à l'orée d'un bois avec les baraques S.S. dans le fond. Comme à Buchenwald, c'est désertique. Pas la moindre chaumière, rien, absolument rien autour de nous. Le camp est petit. Comme toujours, poste de garde à l'entrée, enceinte de grillage et de barbelés, chemin de ronde, miradors et chevaux de frise. Le camp vient juste d'être construit et il n'y a pas de blocks pour manger et dormir. Seules quatre grandes tentes de cirque et un peu de paille pour notre couche pourvoiront à nous abriter. Nous recevons chacun une couverture. Elle est si fine qu'on voit le jour au travers. Une fois de plus, nous sommes assoiffés et le camp n'est pas alimenté en eau. Pas non plus de "latrines". Le soir, on nous a amené de je ne sais où, des bouteillons de soupe et une gamelle genre petite bassine, comme à Buchenwald, ainsi qu'une cuillère. Le tout comme toujours, en nombre insuffisant. Là-dessus, nous nous sommes couchés et la fatigue du voyage aidant, nous avons dormi tout notre saoul. Particulièrement ce jour qui venait de s'écouler avait contribué à me regonfler. Un grand soldat brun, aussi un de 14-18 a dit à un copain qui "parle un peu de la main gauche ": - Américain in Paris. Noch zwei Monate, Krieg und es fertig. Du in Frankreich zurück ! (- Les Américains sont à Paris. Encore deux mois et la guerre est finie. Toi en France retourné) Mais qui sont donc ces soldats ? De vrais S.S. ou simplement des vieux à qui l'on a donné l'insigne pour nous effrayer. C'était le 23 Août 1944,. Nous étions dans la merde, mais Paris était libéré et il était vraisemblable que la guerre ne durerait plus. Comment voulez-vous qu'après pareille nouvelle, je ne dormis pas tout mon saoul, sous la deuxième tente du camp. Le premier réveil du Kommando n'eut pas lieu aussi tôt qu'à Buchenwald. Sans doute voulut-on nous laisser un peu plus de sommeil réparateur. Il n'y eut pas de "Für kaffe alle". Rien, absolument rien. Nous fûmes dans le courant de la matinée, rassemblés et comptés. Les chefs S.S. sont venus nous passer en revue. Ce sont deux Adjudants. L'un est très grand, type armoire à glace, parle notre langue et peut avoir dans les 55 ans. L'autre est petit, rondelet et porte lunettes. Il s'appelle Fuchs (Renard) et a le regard rusé qui sied à ce nom. Peut-être est-il légèrement plus âgé que le premier ? Près d'eux, les entourant servilement, il y a cette saloperie hiérarchique de l'intérieur du camp. Le Lager-Altester (chef de camp, un Allemand nommé Otto, avec ses Kapos: Karl, Walter et un autre Karl. Puis trois Kapos Polonais et trois Vorarbeiters (contremaîtres au travail) et enfin, un Tchèque, chef du Revier (infirmerie). Tous portent le triangle rouge des politiques. Nous avons Dieu merci, un docteur Français. La première chose demandée: des interprètes. Il s'en présente cinq, tous Alsaciens. Trois sont retenus d'emblée. Tous trois gars du milieu… Max, Marcel et Robert. Notre pauvre Alsace, pays qu'au gré des guerres on accommode à la sauce française ou allemande n'aura pas en eux de bien dignes représentants. Le premier, pas foncièrement méchant, mais qui, gagné peu à peu par l'ambiance, cognera avec les Kapos. Le deuxième est sans doute celui des trois qui a le moins cogné, bien qu'il ne soit pas sorti de l'aventure blanc comme neige. C'est bizarre, il a en lui quelque chose de distingué. Le troisième est petit, trapu et bon cogneur. Max et Robert ont un Christ tatoué sur la poitrine avec cette inscription: "Tu as eu soif, moi aussi". Sans doute un souvenir des Bataillons d'Afrique que la plupart des 60 000 ont connu. Un quatrième larron sera retenu pour une fonction mal définie. C'est "Georgette" , pour les intimes. Un pédéraste qui ne dut jamais travailler et dont les seigneurs détenus se servirent pour épancher leurs besoins sexuels, car dans cette pourriture des camps, il y eut toujours des gras et repus éprouvant naturellement des besoins de femmes qu'ils rassasiaient en de vils plaisirs frelatés, abusant même parfois pour ce faire, de leur toute puissance dominatrice. Il y eut ensuite la formation des Kommandos divers. Cela se passa un peu comme à l'armée. Les gars se ruaient en nombre à chaque appel laissant espérer une planque quelconque. Il fallut parfois en refouler vingt et n'en retenir qu'un. Je pense en particulier au moment où l'on a demandé un électricien pour s'occuper de l'installation sommaire du camp, ou encore à la demande de cuisiniers. Ce fut comme la ruée vers l'or lorsqu'on demanda des cultivateurs. C'était malheureusement pour un Kommando de terrassement… Finalement, le gros de la troupe est resté. Quatre-cents gars environ. On nous a dit: - Vous, vous irez à la mine ! J'étais du nombre. Il y avait deux Kommandos de terrassement, appelés Khajus et Spinler, le petit Kommando des cuisines et le gros de la mine. Un petit nombre de gars restait pour des travaux divers à l'intérieur du camp. Otto avait même choisi un boy qui parlait un peu allemand. Un nommé Albert qui venait de la prison St Michel à Toulouse. Il y eut aussi un groupe de quatre Lager-Schutz (Police intérieure). Quelques autres furent désignés pour creuser tout de suite une fosse d'aisances, dans le même style que celle du petit camp de Buchenwald, mais plus rudimentaire. Pas d'abri, à tous vents et tous regards. Un grand trou, sans maçonnerie, un piquet à chaque extrémité et une longue barre posée dessus pour nous permettre d'y mettre les cuisses. Naturellement, comme à Buchenwald, personne n'a de papier. Quand cette fosse fut pleine, à quelque temps de là, on la combla et une autre fut creusée un peu plus loin. Le premier midi, on nous servit une soupe et du pain, puis on laissa aller se reposer l'équipe de nuit dont j'étais. (18 heures à 6 heures). Vers la fin de l'après-midi, on nous amena enfin une petite citerne d'eau sur une charrette de cultivateur. Ce fut la ruée pour étancher notre soif. Un souvenir récent me commanda pourtant d'être sage. Je bus donc modérément. Mes intestins semblaient avoir retrouvé un fonctionnement à peu près normal. J'allais à la selle au maximum quatre fois par jour, ce qui était peu comparativement au temps de mes gros ennuis. L'eau m'amenait à me demander comment ferions-nous notre toilette… sans eau ? LA MINE Nous sommes partis à la mine le soir. Celle-ci comprenait quatre Kommandos. Deux de jour et deux de nuit. L'un s'appelait Charpau, l'autre Minen. Pas de différence dans le travail. Charpau était entre 4 et 500 mètres, Minen entre 5 et 600 sous terre. La mine était à plusieurs km et le parcours ajoutait encore de la fatigue à un travail qui durait 12 heures. La descente au fond s'effectuait par de grands ascenseurs. En général, nos gardiens nous abandonnaient à l'entrée de ceux-ci, sûrs que de la mine, nous ne pouvions nous échapper. Il n'y avait d'autre issue que la voie des ascenseurs. Nous étions alors livrés à la discipline des Kapos, Vorarbeiters et tenez-vous bien, Meisters civils Allemands (contremaîtres de la mine), qui comme les premiers, nous matraquaient de bon coeur. Tout un monde formé de prisonniers de guerre Français, de civils Allemands, de requis du S.T.O., ou de volontaires du travail en Allemagne, nous côtoyaient ainsi au fond, travaillant eux, sur des machines-outils dans de vastes salles creusées par nous et formant une immense usine souterraine à l'abri de toutes attaques aériennes. Presque tout Allemand aujourd'hui prétend avoir ignoré l'existence de camps de concentration. Les premiers même sont sans doute les Meisters qui nous caressaient de la Schlag, en gueulant: - Schnell ! Arbeit ! Los ! Après quelques instants de descente dans l'ascenseur, un "plouc" se faisait sentir dans les oreilles, causé par la pression atmosphérique. Nous nous habituions assez vite à cela. A l'arrivée en bas, nous étions cueillis par groupes de quatre et envoyés dans les galeries. Au fond de celles-ci, travaillaient des civils Allemands, au marteau piqueur, portant masque, car le sel voltigeait en poussière. Ils touchaient paraît-il, un litre de lait par jour, à cause de la nocivité de leur métier. Les longs couloirs par lesquels nous nous rendions sur les lieux de notre travail étaient éclairés à l'électricité. Scintillant sous chaque lampe, le sel avait des reflets multicolores. Rien n'était boisé. Tout tenait sans coffrage. A proximité de chaque veine, il y avait un couloir central où circulait sur rails, un petit tracteur tirant les wagonnets chargés de sel. A gauche et à droite, se trouvaient d'autres couloirs donnant accès à d'immenses salles ou à de plus petites que nous devions agrandir. Quand les Autorités compétentes les trouvaient suffisamment grandes, il fallait en refaire d'autres qui elles aussi serviraient d'usine après avoir été garnies de machines-outils. Dans les galeries où nous sommes astreints au travail, nous devons derrière les marteaux-piqueurs, ramasser le sel à la pelle et remplir des wagonnets. Lorsqu'ils sont pleins, il faut les pousser dans les divers couloirs pour les amener au couloir central, d'où ils seront tractés lorsqu'ils seront en nombre suffisant. Voici donc une explication sommaire du genre de travail, qui pénible dès le début, devint rapidement intenable pour des gens sous-alimentés et manquant constamment de sommeil. Il y avait d'abord le dérèglement des équipes, qui par semaines alternatives étaient une fois de jour, une fois de nuit. Aux douze heures de travail, s'ajoutait le temps du rassemblement et de la route. Une heure pour aller, autant pour revenir. En rentrant au camp il y avait l'appel et la distribution des rations. Cela prenait encore 1 heure, 1 h. 1/2. Il restait par conséquent bien peu de temps pour dormir et les plus vigoureux d'entre nous furent à ce régime, bien vite affaiblis. Le sel ronge tout. Les claques qui nous chaussent ne résistent pas longtemps. Les plaies ne guérissent pas sur les pieds meurtris. Pas moyen de tirer au flanc au travail, car ces salauds de Meisters civils, en parfait accord avec nos Kapos et Vorarbeiters nous astreignent un nombre fixe de wagonnets par 12 heures. Quand, à quatre nous avons terminé la charge d'un wagonnet, le pousser devrait être un plaisir. Hélas, les rails sont recouverts par le sel. Tout est rouillé, rongé, et en fait, les rails ne servent qu'à guider. Le sel s'écrase sous le poids de la charge que nous poussons. A chaque sortie de couloir, il y a une plaque tournante en surélévation, qui sert à changer de direction. Cette plaque est la hantise de tous les mineurs. Il faut à cet endroit, fournir un effort pour pousser notre wagon sur la plaque et presque aussitôt l'arrêter pour l'immobiliser au centre de celle-ci, afin qu'il ne bascule pas de l'autre côté avant de le faire tourner. En cas de culbute, le travail est double, car non seulement, il faut remettre le wagonnet sur rails, mais en plus, il faut recharger le sel renversé. Si l'opération réussit sans que nous soyons vus, il ne nous reste qu'à pousser la charge vers le couloir central. Dans le cas contraire, le Meister se fait un malin plaisir de venir, au gré de sa fantaisie, administrer quelques bons coups de Schlag. Il y en a un qui excelle en la matière, c'est celui que nous avons baptisé Bouledogue, à cause de sa bouille et de ses gutturales gueulantes. CES PUTAINS DE POLACKS Dans le monde concentrationnaire, un tas de facteurs inattendus font que vous ayez ou non de la chance. Une chance qui, indirectement peut vous sauver, ou une malchance, qui à terme plus ou moins rapproché, vous fera crever. Pour la répartition du travail, vous êtes souvent tributaires de l'équipe avec laquelle vous tombez, c'est-à-dire que si vos coéquipiers sont réguliers, travailleurs ou tire-au-flanc, valides ou déjà diminués. S'ils sont Français, Politiques ou Résistants, très bien. S'ils sont droit-communs, c'est déjà moins bien. Si vous êtes par exemple seul avec trois Russes ou pire, trois Polonais, c'est terrible. Ils vous en font baver pendant les 12 heures en vous laissant tout le boulot et en disant toujours aux Kapos et Meisters que c'est vous qui ne foutez rien. Comme ils parlent, à l'inverse des Français, presque tous un allemand petit nègre ils se débrouillent pour que les coups pleuvent sur nous. Témoin cette anecdote arrivée à mon copain Gaston. Par le jeu du hasard, il est envoyé en galerie avec trois Polonais, qui commencent par lui laisser tout le boulot. Une chance, il n'y avait pas longtemps que nous étions arrivés et Gaston était encore taillé comme un mur. De plus, il n'est pas manchot. Lorsque le wagonnet arrive à la plaque tournante, tout le monde pousse vers l'avant, mais personne ne se précipite (hors lui) pour le retenir, les Polonais espèrent qu'à lui seul, le Franzuski y pourvoira. Naturellement, le wagonnet se renverse. Le Meister arrive en braillant et va chercher son gummi pour le matraquage. Quand ils le voient arriver l'un des Polonais essaie de parlementer et répète souvent le mot Franzuski. Quand Gaston comprend que le Meister arrive vers lui pour le battre il fonce sur le Polonais et lui allonge un direct à la mâchoire. L'autre tombe malencontreusement, frappe de la tête sur le rail et le voilà K.O. pour un moment. Gaston croyait qu'il était mort. Quand au Meister, sans doute interloqué de cette scène inattendue pour une fois, il n'a frappé personne. Il a dû comprendre que pour s'être défendu de la sorte, le Français devait être dans son droit. Les Polonais sont restés cois. La leçon a fait son effet. CHARPENTIER Au début de notre séjour dans le Kommando, quelqu'un, sans doute notre toubib, qui a voulu avoir une liste avec noms et matricules de tous, bien que cela soit interdit, a fait installer quelques tables rudimentaires avec un scribouillard derrière chacune, à qui nous avons décliné nos adresse et identité. Celui qui est assis à la table où je passe est un 60 000. Il est plutôt grassouillet et a une bonne bouille… Il est Lager-Schutz. Sa planque ne doit pas le fatiguer. Il me questionne. Quand je lui donne mon lieu de naissance, il sursaute. - Comment, tu es de Wattrelos ? Je suis né à Roubaix ! Nous conversons un moment. Déjà il me parle du tabac belge qu'il fraudait dans sa jeunesse. Il s'appelle Charpentier et va devenir pour moi une espèce de personnage légendaire. Souvent il fait partie des distributeurs de soupe et chaque fois, il me fait signe d'aller vers lui. Ma ration en est sérieusement agrémentée. Fonds de bouteillons correspondent à soupe épaisse et parfois, il y a deux louches au lieu d'une. Des droits communs, c'est un des seuls avec qui je sympathise. C'est un personnage assez prenant. Il a toujours des histoires rocambolesques. Il peut avoir 35 ou 40 ans. Il me fait ses confidences et me raconte même avec force détails, ses cambriolages. Il me parle de la maison d'un capitaine de l'armée belge en garnison à Tournai, qu'il passa au peigne fin. Une autre fois, il m'explique à quel point il a pu un jour avoir peur, lorsqu'il s'est trouvé dans la semi-obscurité, face à un autre homme, en haut d'un escalier. Revolver au poing, il a hésité à tirer. Bien lui en prit, car il se trouvait devant une grande glace qui reflétait sa propre silhouette. On m'a volé ma gamelle. C'est un drame. Pas de gamelle, pas de soupe… Je vais voir Charpentier et lui explique. Il me dit: - T'en fais pas, je vais t'en avoir une autre ! Effectivement, peu de temps après, il m'en apporte une. Je le remercie et lui demande qui la lui a donnée. Il s'en va en éclatant de rire… Je suis encore crédule. Il l'a tout simplement volée à quelqu'un. Mon apprentissage de concentrationnaire reste entièrement à faire. Je n'ai encore rien compris dans cette jungle. LES VOLEURS La difficile vie communautaire entre races ne se comprenant guère vient ajouter un peu plus de souffrance à chacun, ainsi du reste que le mélange avec des "droits communs". Au bout de très peu de temps, nous nous rendons compte qu'il est impossible de garder quoi que ce soit. Des clans s'organisent pour mieux voler. Il faut donc manger notre ravitaillement dès que nous le touchons, une fois par jour, sans espérer pouvoir garder un morceau de pain pour le lendemain. Nous mangeons donc une fois par 24 heures. Même en pratiquant de la sorte, il y a des gars qui se font voler. J'ai vu un soir un type, qui amoureusement, coupait son pain en tranches, avec l'intention d'y étendre sa margarine. (Nous en touchons deux bâtons comme mon index par semaine). Un gars éteint exprès la lumière. Qui ? Personne n'a rien vu. Tout le monde crie: - Lumière !… Le temps que quelqu'un la rétablisse et notre gars n'a plus de pain. Qui est-ce ? Tout le monde et personne… Ici, c'est un véritable drame de perdre ou plutôt de se faire voler tout ou partie de la ration quotidienne. Nous en avons si peu, que cela peut en coûter la vie. Un jour où je me trouvais par hasard au Revier (infirmerie), il y avait un pauvre gars de la Loire qui pleurait comme un gosse en contant la mésaventure qui venait de lui arriver. Il était rentré dans son block gamelle de soupe en mains. Des types l'attendaient derrière la porte. Ils lui ont mis une couverture sur la tête, le temps que l'autre essaie de se dépatouiller et hop, plus de soupe. Le pire est que ceux qui s'organisent pour faire des coups pareils, choisissent délibérément leur victime, sachant très bien qu'ils ont affaire à un type dont la déchéance physique va de pair avec la déchéance morale. Nous Français, Politiques ou Résistants, sommes en nombre trop infime pour pouvoir intervenir contre tous les abus du camp et sommes obligés de constater avec une certaine passivité, en essayant seulement de faire bloc pour mieux défendre notre clan, ce qui a pour effet de réduire quand même le nombre d'actions des droits communs à notre encontre. MA CHANCE Au mois de Novembre, j'ai eu un coup de pot qui m'a sans doute sauvé la vie: Je suis d'équipe de nuit et peu après notre retour, Albert, le boy du Lager-Altester arrive dans notre bloc et demande un coiffeur. Fils de coiffeur, presque né dans un salon de coiffure, il serait surprenant que je n'y tâte pas un peu. Les copains le savent et me poussent à me présenter. Jusqu'ici, tous ceux qui ont postulé à ce poste où il faut surtout savoir raser n'ont pas fait l'affaire et se sont faits vider au bout de quelque temps. Le Lager-Altester me dit: - Du bist Friseur ! Je comprends, je dis: - Ja ! Il s'assied et se caressant le menton, me dit: - Rasieren ! Quand j'ai terminé, il discute avec les Kapos et le chef des cuisines, Tadevsz un rouge Polonais, une crapule grassouillette qui bat copieusement les Français pour un oui ou un non. Dans la conversation, le mot "gut" revient souvent. Chacun de ces messieurs se fait raser et quand j'ai fini, le Lager-Altester me demande où je travaille. Je réponds: - Nertsich Minen ! Il me dit: - Jetzt fertig, Arbeit hier, Friseur ! (- Maintenant fini, travail ici, coiffeur !). Je crois que c'est à cela que je dois la vie, car je n'aurais certainement pas résisté aux longs mois et au dur labeur de la mine. Bien que subissant le même régime alimentaire que les autres, j'eus à partir de ce jour, l'immense privilège de faire un travail beaucoup moins pénible et d'éviter les coups de trique. C'est ici comme à l'armée, en général, on n'emmerde pas les corps de métier. L'APPENDICITE Avec cette planque m'est échue une corvée dont je me serai fort bien passée. Je suis du nombre de ceux qui doivent aller au jus le matin et suis obligé pour ce faire, de me lever une heure avant le départ des mineurs. Mes intestins ne sont pas encore parfaits et c'est dans ces moments que je ressens une douleur dans le bas-ventre, côté droit. Surtout en portant les bouteillons. Au bout de quelques jours, la douleur augmente de fréquence, et je commence à penser qu'il se pourrait que ce soit l'appendicite. Je l'ai dit, notre toubib est Français. Il est de Charlieu. Il fait ce qu'il peut, mais ne peut grand chose, compte tenu des moyens très limités qui lui sont octroyés. Parfois, il a un peu de sulfamides et pour les plaies, des pansements de papier. Il est supervisé dans sa tâche par un Tchèque rouge (Karl), régnant en toute puissance comme chef incontesté du Revier. Il n'est pas docteur, peut-être même n'est-il que manoeuvre dans le civil, mais son Parti l'a planqué là et il y fait la pluie ou le beau temps. Sa longue cohabitation avec des Français dans d'autres Kommandos, fait qu'il parle un peu notre langue. Il sait surtout dire: "Spèce de con !…". Cela constitue pour lui le summum de ses plaisanteries en français. Il n'est pas foncièrement méchant, mais appartient néanmoins à la race des seigneurs du camp et sait le rappeler à l'occasion. Je finis par me rendre à l'infirmerie pour faire part de mes craintes à notre toubib. Il me fait allonger sur un banc et descendre le pantalon. Il appuie au bon endroit. Un "Aie !" strident révèle une affirmation. - Tu as raison mon vieux, c'est l'appendicite ! - Que dois-je faire toubib ? - Rien, essaie de la garder, sinon tu seras rapatrié sur Buchenwald et là-bas c'est la boucherie. Ce sont peut-être des maçons qui vont t'opérer ! Et il me révèle un chiffre que j'ai oublié, mais qui était incroyable, du nombre de types qui sont morts avant que ne réussisse enfin la première opération. Types qu'en plus on opérait sans anesthésie, des mains d'un maçon ou manoeuvre quelconque. J'ai pu Dieu merci garder mon appendice, mais pendant plus d'un mois, je n'ai pu marcher que voûté. Quand je me redressais, on eut dit que l'on m'arrachait les entrailles. AU FIL DES JOURSDe temps en temps, le soir, quelqu'un crie: - Une chanson ! Quelques-uns dont les voix valent la peine d'être entendues, chantent une chanson à tour de rôle. Oui, dans toute cette puanteur, il nous reste parfois encore le courage de chanter avant de nous endormir. Je revois le petit Russe de 13 ans qui travaille aux pluches et qui chante chaque fois les deux mêmes chansons. "Tatum batum batum ba…" ou "Tsing ganeska okao kaoca tsing ganeskao kao ka tsing ganeskao kao ca tsinganes kacha… "J'entends encore Auguste Tabaries qui chantait" J'ai pleuré sur tes pas, en murmurant tout bas…" et un autre qui chantait "la Paloma" dont les Allemands raffolent particulièrement. Au travers de ces chansons, il y a le rêve et le rêve, c'est la douce France et le bonheur perdu. Charpentier vient me voir chaque soir. Il a perdu sa bonne planque et vogue de Kommando en Kommando au gré du vent, mais surtout à la recherche de jours meilleurs. Il a maigri et a perdu son large sourire. Maintenant qu'il fait très froid, il parle de descendre à la mine. Il y a comme ça un tas de gars qui essaient toujours de se glisser dans l'un ou l'autre petit Kommando extérieur, croyant toujours trouver une amélioration de leur sort. Hélas, tous les Kommandos se ressemblent et ceux qui ont vraiment une planque dans l'un ou l'autre s'y accrochent. Pas de danger qu'ils laissent prendre leur place. En Novembre a commencé la construction d'un block en dur, le premier, en parpaings agglomérés. Une triple chance. 1°) Des copains entrent dans le Kommando des maçons, entr'autres, Sinoquet et Zizi de Chadeleuf. Ce n'est peut-être pas le rêve, mais c'est quand même préférable à la mine. 2°) Les premiers logés auront moins froid la nuit. 3°) Nous pourrons récupérer le papier des sacs de ciment. Il nous tiendra chaud à la poitrine et nous aurons de quoi nous torcher, car si nous n'avons toujours pas d'installation d'eau, nous n'avons pas non plus de papier. Le block terminé en premier était au bout du camp et fut d'emblée réservé aux mineurs qui couchaient à deux par étage de châlits prévus pour un. Je fus parmi les occupants du second block. Quand au troisième, Dieu merci, nous n'eûmes pas le temps de le terminer. En attente de mon block, je me revois en tous cas sous ces grandes tentes sans portes où s'engouffrait le vent glacé soulevant les toiles qui en retombant, faisaient un flac bruyant sur les mats de soutiens. Certaines nuits me sont parues interminables, à cause du froid qui nous glaçait le dos, comme si on nous versait de l'eau… Depuis, la dysenterie a fait bien des ravages. Je pense en particulier à quelques Savoyards bâtis comme des murs au départ et qui sont morts vidés, comme de vrais squelettes, n'ayant à la fin plus assez de force pour se lever de leur couche au moment de leur colique. C'est terrible. Je couche près du Revier, dont nous ne sommes séparés que par une sommaire palissade de bois et j'entends bien les plaintes des mourants que je peux voir par les fentes, entre les planches. On dirait des gémissements de nourrissons qui n'ont pas la force de crier. Notre copain Diebold a été rapatrié sur Buchenwald. Il était très gros et semblait avoir une santé de fer, pourtant, comme il a des douleurs abdominales dont le toubib ne décèle pas, ou ne veut pas dévoiler l'origine, il l'a fait retourner au grand camp, d'où il ne reviendra jamais… Notre toubib a réussi à faire nommer deux Lager-Schutz français à la place de deux droits communs. Le marchandage a été difficile, mais pour nos Kapos, le fait que nos deux gars soient bien bâtis incline en leur faveur. Dix minutes après avoir été choisi, le plus grand des deux, un superbe garçon brun appelé Garigue a une syncope et tombe raide quelques instants. Il assumera ses fonctions très peu de temps. Sa sélection eut lieu trop tard. Sa jeunesse (il a 22 ans) ne suffira pas à lui faire remonter la pente. Miné par la tuberculose, toujours fiévreux, il finira par entrer définitivement au Revier. Ce Revier, quand il me faut y aller, j'en suis malade d'avance. Il y règne une odeur caractéristique de pourriture et d'antichambre de la mort, dont le souvenir me lève encore le coeur. Pourtant, là aussi vit un petit copain, Loulou, qui est bien heureux de son sort, depuis que le Docteur l'a gardé là comme infirmier. L'odeur, il ne la sent plus et préfère de loin son sort à beaucoup d'autres. On l'a ramené un jour de la mine en pleine crise d'appendicite. Il se roulait par terre. Comme à moi, le Docteur a conseillé d'essayer de ne pas retourner au grand camp. Quand la fièvre fut tombée, il l'a gardé comme infirmier. Comme vous voyez, la chance tient à bien peu de choses. Mon copain Gaston a été choisi en remplacement de Garigue pour la planque de Lager-Schutz. J'en suis plus qu'heureux, car il a sérieusement fondu depuis quelques mois. La mine vide les gars en un clin d'oeil. De notre "transport", c'est le Kommando le plus dur. Parmi les personnages puants de notre camp, nous avons un type qui sert de boy aux Kapos et leur clique. Il se dit Tchèque, mais je le crois plutôt Juif-Allemand naturalisé Français. Il s'appelle Éric et a le physique craché d'Éric von Strohem. De plus, il en a les intonations lorsqu'il parle français. Sa connaissance de plusieurs langues en fait un parfait valet que ses maîtres n'hésitent pas à mettre à contribution. Il n'hésiterait pas à vendre et faire châtier n'importe qui pour garder sa place. C'est la parfaite sombre crapule dont on ne connaîtra jamais exactement les raisons qui l'ont amené ici. Ironie du sort, un jour, à la grande satisfaction de chacun, l'Adjudant S.S. au pied duquel il se tenait au garde-à-vous, répondant toujours par des "Jawoll" obéissants, l'a puni. Il est resté une journée à genoux, les bras en l'air. Le malheur de l'un fait le secret bonheur du commun de la troupe. LES BASTONNADES Il se produit parfois des scènes dantesques dans le camp et l'autre jour, ayant comme tous les concentrationnaires, le flair aiguisé pour tout ce qui est à absorber, j'avais trouvé que le coin des Kapos et leur suite, sentait le schnaps. Je ne me suis point trompé. Des circonstances révélatrices me l'ont confirmé. A la mine, ils ont des contacts avec des civils et se livrent à toutes sortes de trafics sur notre dos pour obtenir le superflu qui leur manque, notamment alcool et tabac. Ils trichent à la distribution des vivres et avec ce qu'ils nous volent peuvent se satisfaire. La nuit, ils jouent aux cartes et se saoulent. Depuis un moment, il y avait de fréquents vols de couvertures qui disparaissaient sans qu'on les retrouvât jamais. Les hommes volés déclaraient que cela s'était passé pendant qu'ils étaient au travail. Jamais on ne trouvait, ni ne cherchait les coupables, pour une raison bien simple, c'est que les voleurs faisaient partie de la hiérarchie du camp. Je vous parlais du vol de ration alimentaire, mais un vol de couverture c'est presque aussi important, car il faut pouvoir dormir la nuit. Le corps manquant de calories est déjà en lutte constante le jour. Il est absolument nécessaire de pouvoir récupérer la nuit en ayant (presque) chaud. Les Kapos ayant sans doute un jour été mis en demeure par les S.S. de leur rendre des comptes sur ces vols, un matin, c'est le grand cinéma. Au départ du Kommando des mineurs, tout le monde est fouillé, sachant pertinemment comme nous n'avons qu'une chemise et une veste, que certains enroulent leur couverture autour du corps pour avoir plus chaud sur le chemin du travail. (Ce n'est plus le cas à la mine, car à 600 mètres sous terre, il ne fait pas froid). Ils piquent donc quelques gars qui, puisqu'il leur faut des voleurs, seront tout désignés. Le soir au retour de la mine, c'est la grande corrida. Ils sont mis à part, privés de ration quotidienne et la bastonnade commence dans mon bloc. Les seigneurs s'en donnent à coeur joie. A tour de rôle, ils boxent ces malheureux sans défense qui hurlent de douleur. Lorsqu'ils sont à peu près inanimés, commence une nouvelle mise en scène. Des cordes sont attachées en haut des poteaux qui soutiennent la toile de tente, puis on dit aux gars d'avouer leur vol, sinon ce sera la pendaison. Pour les intimider, on va chercher le "curé", personnage étrange arrivé avec les droits communs, qui devait être autrefois dans un quelconque Ordre Ecclésiastique et a été arrêté pour avoir quêté au profit des prisonniers de guerre et conservé pour lui les fonds recueillis. Il a décidément tous les défauts, car en plus, il paraît qu'il est pédéraste. Bref, c'est le curé qui va confesser les futurs pendus. Comme ceux-ci nient toujours, les coups redoublent. Au bout d'un moment ce sont les supplications avant la pendaison. Les cordes sont prêtes, les tabourets aussi… D'un seul coup, obscurité totale, panne de courant. Les vieux Posten qui étaient de garde cette nuit-là ont dû avoir pitié en entendant hurler ces malheureux. En coupant la lumière, ils ont indirectement influencé les Kapos qui n'ont pas osé accomplir leur forfait. ÇA BARDE POUR LES KAPOSToute cette affaire de couvertures a eu sur notre Kommando une circonstance favorable. L'Adjudant S.S. a dû faire une petite enquête et a mis le nez dans cette histoire. Il a sans doute volontairement laissé tasser l'affaire et une nuit a fait irruption par surprise dans la tanière des Kapos. Ils ont été pris sur le fait en train de fumer, boire du schnaps et jouer aux cartes pour de l'argent, c'est-à-dire, tout ce qu'on ne trouve pas dans les camps et qui provient automatiquement de la mine et par le biais d'un trafic. Ça a gueulé comme les Allemands savent le faire. Il y eut des ordres impératifs et des "Jawoll" serviles en réponse. Bruits de bottes qui partent, puis silence de mort. Nous voyons bien à la tête des Kapos les jours qui suivent, qu'ils sont dans leurs petits souliers… Le Dimanche qui suit, lors du rassemblement pour les changements d'équipes, notre hiérarchie a toujours la mine austère. On sent qu'il se trame quelque chose, mais quoi ? Il était question que le Lager-Altester Otto serait cassé. Son adjoint Karl, la plus sinistre brute du Kommando cria ce jour-là les ordres de garde-à-vous etc. à l'arrivée des S.S. Pour nous, l'accession de ce tortionnaire (dont la bouche même révèle un rictus de furie), au rang de chef de camp, serait la pire des choses et ne ferait qu'augmenter nos souffrances. C'est alors que se produisit le coup de Trafalgar auquel personne ne s'attendait et qu'aucun Kommando de Buchenwald ne connut jamais sans doute. L'Adjudant S.S. s'avança dans les rangs vers un Français ayant à peu près la cinquantaine, nommé Rouquier, marchand de vin en gros dans le Sud-Ouest de la France et le désigna comme chef de camp, lui adjoignant Charles Kommer, ingénieur des Eaux et Forêts, ancien Officier Français d'origine Alsacienne comme interprète. Le premier travaillait à un Kommando de terrasse, le deuxième faisait partie du Kommando des pluches aux cuisines. Tous deux étaient des 69000. Les Kapos conservèrent néanmoins leurs privilèges. Ils furent doucereux pendant quelque temps, puis la nature reprenant ses droits, leur hargne réapparut peu à peu, pourtant, plus jamais elle n'atteignit le paroxysme du passé. Au camp, les coups plurent moins et il n'y eut en principe plus qu'au travail, loin du chef de camp que la haute volée exerçât encore ses sévices sur les malheureux. NOËL 1944 Aux environs de Noël, aucune information ne nous était parvenue concernant la contre-attaque de von Runstedt sur le front des Ardennes belges. Nous ignorions donc Dieu merci, le succès allemand de ce combat. La nuit de Noël, au risque d'en perdre la vie, il en fallait moins que cela pour déplaire à nos seigneurs, nous avons mangé dans la baraque des mineurs de nuit, le chat d'Otto. A cette époque, il était encore Lager-Altester. Cette crapule avait trouvé le moyen d'avoir un chat et l'engraissait en prélevant sur nos maigres rations. Par un juste retour des choses, le chat nous a nourri et j'ai gardé de ce repas, un souvenir bien plus marquant que du meilleur festin fait dans la vie courante. Nous avions ce soir-là, touché des patates en robe des champs, avec de la goulache (fait rare) et un bâton de margarine (grandeur de l'index). Nous avons fait frire lapin et patates dans la gamelle. Cela plus la goulache, c'était presque un repas à s'en faire péter la ceinture (de ficelle). Je crois que ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, je suis allé me coucher l'estomac bien garni. Nous étions quatre bénéficiaires de ce larcin qui eut pu nous coûter la vie. Ce même soir, notre toubib a dû intervenir pour interdire au curé de dire la messe. Il avait déjà préparé tout un théâtre ce curé du diable. Quand la nouvelle de la percée des Ardennes nous parvient, elle nous tombe dessus comme une masse. Nous qui nous demandons toujours pourquoi les Alliés mettent si longtemps à passer le Rhin… Cela ne nous remonte pas le moral. Certains jours, je me demande si cela finira à temps. S'il ne sera pas trop tard pour la majorité des nôtres. LE BON CHIEN DU S.S. Vers fin Janvier, début Février, une nouvelle chance d'amélioration de l'ordinaire m'est offerte. Le chef S.S. a fait l'acquisition d'un grand chien berger comme ceux qui nous traquaient à Buchenwald. Un jour, nous avons entendu un coup de feu… Je n'ai rien vu, mais le Kommando des cuisines était présent. Le maître a donné un ordre à son chien, mais celui-ci lui a sauté à la face. Il a eu le temps d'esquisser du bras, un geste protecteur, mais néanmoins mordu, a dégainé son revolver et tué net la bête. Brave chien-chien. Pour une fois, c'en était peut-être un qui voulait se ranger de notre côté. Belle aubaine en tous cas, car le chien resté là par terre a été ramassé par un Kommando et ramené au camp. Le toubib l'a dépecé et fait cuire. La nuit, quelqu'un m'éveille discrètement. C'est Loulou l'infirmier. Il m'apporte un morceau de chien de l'épaisseur de deux doigts et large de quatre sur quatre. Je n'ai pas attendu la ration du lendemain pour l'agrémenter. J'ai mangé tout de suite. Dans mon estomac au moins, je suis sûr qu'on ne me le volera. RUDESSE DE L'HIVERIl fait très froid à présent. Les gars qui travaillent au dehors sont transis. La neige est apparue. Comme nous n'avons toujours pas d'eau au Kommando, ceux qui en ont le courage se frottent un peu à la neige. Nous entendons au loin passer les chevaux dont les grelots tintent. Ils tirent sans doute un ou des traîneaux. Du camp, nous ne distinguons pas assez la route qui passe au loin. Cette vision à laquelle je rêve poétiquement serait sans doute belle à voir et contrasterait avec nos conditions… Le droit de chasse étant plus restreint en Allemagne qu'en France, le gibier y est plus nombreux. Les biches que la neige a dû affamer viennent traîner autour du camp en quête de nourriture. Plus particulièrement aux alentours des cuisines et des baraques S.S. qui se trouvent à l'orée de la forêt. Il y a parmi nous un spécialiste du braconnage qui dit: - Si seulement j'avais une nuit de liberté pour mettre des collets, demain nous mangerions du gibier à la broche ! Rêverie éphémère qui ne fait qu'aiguiser nos appétits… CHARPENTIER, MON AMI Les visites de Charpentier se raréfient depuis qu'il est au Kommando de la mine. Trop fatigué lorsqu'il rentre, il se couche tout de suite. Maintenant qu'il n'a plus froid au travail, il a de plus en plus faim. Dehors, il arrivait toujours à rapiner quelque chose, car c'est un rusé. Quand il était en prison centrale, il crevait lentement. Comme la taule était encore sous administration française, il a avalé une cuillère. Il a bien fallu alors le faire hospitaliser afin de l'opérer. Sa convalescence lui a permis de reprendre du poil de la bête, car le régime hospitalier est quand même bien supérieur à celui des prisons. Pendant la guerre civile espagnole, il recrutait des volontaires à Paris pour l'Armée Républicaine. Ce n'était pas par idéal, il l'avoue, mais pour la paie. Puis un jour, on l'a invité à accompagner un convoi jusqu'en Espagne. Sans qu'il puisse expliquer comment, ni pourquoi, il s'est trouvé lui aussi "volontaire" dans les Brigades. Telle est sa version du moins. C'est ainsi qu'il explique la blessure qu'il a eu et qui lui fait jeter une jambe qui semble molle un peu à la manière de quelqu'un qui aurait eu une paraplégie… L'HYGIÈNE Je suis depuis peu, logé dans un block en dur. Le deuxième et le dernier construit. Nous y sommes mieux et avons beaucoup moins froid la nuit. Nous couchons dans des châlits superposés. Il n'y en a pas assez et comme les mineurs, nous sommes deux par étage. Une chance, le compagnon de lit qui m'est échu est un très brave type. Il est Yougoslave. Les Yougoslaves se sont en général bien tenus dans les camps et comme les Italiens, nos frères Latins, se sont bien entendus avec les Français. Celui-ci parle italien. Nous couchons tête bêche pour gagner de la place. Je le vois et l'entends encore. Chaque soir après s'être mis en place pour la nuit, il lève un peu la tête, me regarde et demande: - Va bene ? Je réponds: - Oui ! Oui ! Il termine alors d'un air satisfait en disant: - Ah ! Buone notche ! A ses gentillesses, il a en plus la qualité d'être comme moi, relativement propre. J'ajoute relativement, car pour arriver à se laver, il faut y mettre plus que de l'acharnement. Notre Kommando est toujours sans eau. Cinq, six, ou dix fois au maximum entre Août et Avril, on nous a amené une citerne contenant au plus 2 000 litres, c'est tout. Pour un Kommando de 500 gars, pendant 8 mois, faites le compte. Parfois, luxe suprême, les soldats nous font sortir par petits groupes et nous accompagnent au fossé voisin, dont l'eau coule assez propre, mais c'est très rare. Comme nous sommes gelés, personne ne se déshabille. Nous n'avons du reste pas de savon non plus. Personne n'en a et jamais on ne nous en distribuera… Il paraît pourtant qu'à Buchenwald on en fabrique avec la graisse humaine, s'il est vrai qu'il reste encore de la graisse à ceux qui crèvent dans le monde concentrationnaire, lorsqu'on les passe au four. Rendus à une vie normale, toutes ces choses sont difficilement assimilables à ceux qui n'ont pas connu… C'est sans doute pour cette raison que les rescapés concentrationnaires constitueront toujours un monde plus ou moins à part et ne se comprendront jamais qu'entre eux. La plupart parleront peu du passé, de peur, même en restant au-dessous de la vérité, d'être pris quand même pour des "épateurs". Et pourtant, en neuf mois, nous avons changé une fois de chemise. Aussi, la majorité des copains sont-ils infestés de vermine contre laquelle personne ne peut rien d'autre qu'essayer de l'écraser entre les doigts. La chasse aux poux se fait en général le soir, au moment de se coucher. Assis sur les châlits, les plus volontaires cherchent à diminuer le nombre de ceux qu'on a baptisé: les mies de pain mécaniques. Ils sont très gros les salauds et on dirait presque qu'ils ont la Croix Gammée sur le dos. J'insiste sur le fait que, ce sont parmi nous, ceux qui sont physiquement et moralement les mieux conservés, qui luttent encore contre cette vermine, car pour la majorité des mineurs, ceux-ci rentrent dans un tel état, qu'il n'est plus pour eux question de penser ni de lutter. Une seule chose les obsède: manger et dormir pour pouvoir survivre. Conséquence directe de leur état, par abaissement des réflexes beaucoup pissent au lit la nuit. Ce qui n'arrange rien pour personne et spécialement pour le voisin d'à côté et ceux du dessous. Je commence aussi un beau jour à me gratter. Je fais une inspection. Pas d'erreur, j'ai des poux. Comme je vais souvent à l'infirmerie, je m'en confie au Docteur. Il me dit: - Bon, j'ai un produit appelé Mitigal contre la gale, à base de soufre. C'est gras et onctueux, mais peu importe, tu remettras ta chemise dès application sur la peau. Attention surtout pas de publicité, j'en ai très peu et dois en conserver ici absolument ! Bien content, je me trouve débarrassé des poux pour un bon moment. CHARPENTIER SE DÉBROUILLE Un Dimanche après-midi, lors des changements d'équipe de mine, les soldats font demander deux volontaires pour scier du bois. Ils auront une soupe supplémentaire. Un moment s'écoule avant que des gars sortent des rangs. Il faut analyser le geste et chercher à savoir si le jeu en vaut la chandelle, et si les calories supplémentaires de la soupe ne seront pas absorbées par un trop dur labeur. Je suis stupéfait de voir sortir Charpentier et un vieil Alsacien, l'aîné d'entre nous. Il a 80 ans. Il est là pour avoir trop bu. Quand il était saoul, il battait sa femme. Cette dernière, sans doute d'une intelligence limitée l'a un jour donné aux Allemands avec un beau mensonge à l'appui. Il s'est fait embarquer et elle croit sans doute être vengée à jamais. Elle se trompe bel et bien, car son ivrogne de mari a une santé de fer et s'en tirera. Les deux hommes reviendront deux heures après leur volontariat. Je vais voir Charpentier pour lui demander s'il est satisfait. Je n'ai pas le temps de lui poser la question. Un large sourire éclaire sa face et il me dit: - J'ai réussi, j'ai eu ma soupe là-bas, épaisse comme au bon vieux temps. J'ai même glané un morceau de pain !… Il avait aussi glané autre chose, c'est une idée dans sa grosse tête, et il la fera mûrir toute la nuit… Le lendemain matin, à la formation des Kommandos, Charpentier se glisse de l'un à l'autre pour ne pas partir. Le dernier qui passe la porte étant celui des cuisines, formé d'une dizaine de gars qui ne donnerait leur place à personne et pour cause: ils vont dans une annexe des cuisines où ils font les pluches. C'est presque le paradis de notre enfer. Le minimum vital assuré. Là, la soupe est épaisse et il y a souvent du rab. Les gars sont aussi presque au chaud. C'est du moins à l'abri des intempéries et l'on travaille assis. Il faut faire les pluches nécessaires, c'est tout. On ne les emmerde pas, si le travail est fait. On ne lésine pas non plus si les légumes ne sont pas parfaitement épluchés. Il faut seulement veiller à ce que les pelures soient fines. Le Posten crie: - Küche Kommando ! Et les hommes marchent vers le portail de sortie. Là, il les compte au passage, les arrête et crie: - Ein Man zu viel ! (- Un homme de trop !). En effet, il y en a un de plus que les autres jours et ça ne passe pas. L'homme en question, c'est mon Charpentier, qui est en queue du peloton. Chacun se retourne pour voir qui est derrière et lorsque la dizaine d'hommes découvre que c'est Charpentier, tous le désignent du doigt: - C'est lui !… On retrouve la jungle. Cette jungle où chacun défend son os, lutte avec acharnement pour conserver le moindre privilège qui sera peut-être sa seule chance de survie, chance à laquelle on s'accroche éperdument, tant pis pour celui qui n'y a pas accès… Alors, Charpentier est bousculé, poussé hors des rangs afin de l'en chasser plus rapidement. Mais ce dernier ne désarme pas. Il crie: - Je dois aller avec vous. C'est Fuchs, l'Adjudant S.S. qui m'a dit hier que je devais aller pour nettoyer autour des baraques de soldats… (Tout est naturellement entièrement faux). Il ajoute: - … Il faut enlever la boue et balayer ! Notre ami Kommer sert d'interprète et traduit en allemand au Posten qui est un peu décontenancé. Pour un Allemand, un ordre est un ordre et il doit sans doute se demander s'il faut ou non demander confirmation à l'Adjudant et courir le risque d'une engueulade. Charpentier se remet dans les rangs et passe avec la file indienne. Le Posten se dit qu'il y a bien un homme de trop, mais on en tiendra compte lors du comptage du retour. LA MALADIE = LA MORT J'ai encore vu mourir quelques gars ces derniers temps. L'un est mort d'un phlegmon à la gorge. Pourquoi a-t-il fallu qu'il attrape cela ici ? Le pauvre s'est vu partir, sans que personne puisse rien pour lui. Il est mort étouffé… Les 3/4 des gars commencent maintenant à enfler. Ils ont l'oedème qui leur fait des jambes énormes, dont la peau finit par craquer, laissant couler un liquide comme de l'eau. Cela n'exempte personne du travail. Marche ou crève… Le Père Carrier est mort d'une crise d'urémie. Ils étaient deux les Carrier, le père et le fils. Des Savoyards taillés dans le roc. Je l'ai vu peu avant sa mort au Revier. Il délirait, les yeux hagards, sans que là encore, le Docteur puisse y faire quelque chose. LES CONTACTS EXTÉRIEURS Le peu de nouvelles que nous avons nous viennent de la mine, par l'intermédiaire des prisonniers de guerre et de S.T.O. Français. Nous les recevons du reste au compte-gouttes, car leur mentalité est mauvaise, ou alors, ils sont tous crétins. Dès les premiers contacts à la mine, ils nous ont regardé avec des airs de mépris et nous ont dit en se fichant de nous: - Ah ! C'est vous les terroristes, les affameurs de la France ! Cela nous attriste de voir que ces gars n'ont rien compris et subissent l'influence pan germanique qui leur est diffusée par un journal imprimé en français et s'appelle "La Gazette de Nancy". L'opinion des S.T.O. n'est guère meilleure, il est vrai que les meilleurs des requis n'ont pas rejoint et sont en France comme réfractaires ou maquisards. Ils risquent leur peau pendant que les premiers gagnent de l'argent et produisent pour la grande Allemagne… A part les bombardements qui touchent tout le monde, et leur vie en camp, ils ont le statut d'un travailleur Allemand, sortent en liberté et pour qui le veut, couchent avec les Allemandes… UN PHLEGMON Paul Marroni, un petit copain de Paris a aussi des ennuis côté santé. Il a une fièvre de cheval et le toubib qui lui décèle un phlegmon à la fesse, le fait entrer au Revier. Une chance que ce soit à la fesse, car ici, suivant l'endroit, on en crève. Après un jour ou deux, comme rien n'apparaît en surface, le Docteur décide d'employer les grands moyens. Les seuls hélas qui soient à sa portée. Je suis des quatre copains qu'il fait appeler. Une casserole d'eau bout sur l'unique poêle de ce qu'on appelle l'infirmerie. Marroni est étendu sur un banc. A quatre, nous lui tenons chacun un bras ou une jambe. Le Docteur trempe un linge dans l'eau bouillante et l'applique pendant un moment sur le phlegmon pour le faire mûrir. L'application est renouvelée plusieurs fois. Marroni se débat et hurle de douleur. Quelques jours plus tard, le toubib nous a appelé de nouveau et l'opération a eu lieu sur un banc comme précédemment. A nouveau, nous avons emprisonné chaque membre de notre camarade, car il faut vous dire qu'en fait de bistouri, le toubib a un bien triste outil. L'abcès crevé, la fièvre tombera progressivement, mais huit jours plus tard, j'ai vu la plaie béante dans laquelle on enfonçait des mètres et des mètres de bande de papier pour en extraire le pus. Encore un copain qui devra la vie au Docteur Robert… MAURICE LE ROUQUIN C'est vrai qu'il est roux et pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il s'appelle Schwartz, noir en Allemand. Il a l'accent du Titi parisien et essaie de faire rire un peu en blaguant sur le compte de sa belle-mère. Je le soupçonne du reste un peu de vouloir égaler mon copain Gaston qui lui, avec son accent marseillais nous dit par exemple: fan de pute... si elle me voyait là la belle-mère, elle se paierait une drôle de bosse de rigolade... Nous en déduisons que les rapports entre eux ne devaient pas être au beau fixe. Quoiqu'il en soit, Maurice le rouquin est sympathique. Il traîne misérablement d'un Kommando à l'autre, cherchant toujours un sort plus favorable. Il a quelques notions d'Allemand. Très vague... Un jour, un des deux kapos Karl, le meilleur, signale qu'il recherche un interprète pour son kommando. Son interprète précédent était un Belge, nommé Adamski, pelletier à Bruxelles qui parle facilement six ou sept langues, mais est trop discret. Ici, il faut toujours gueuler. De plus, il a une pleurésie et vient de rentrer au revier. Heureusement, il reverra quand même la Belgique... Je pousse donc le rouquin à se présenter. Il y va et est admis. Malgré ses faibles connaissances, il finira la guerre avec sa planque. Le kapo gueule, Maurice ne comprend qu'à moitié, mais il fait comme lui, il gueule en Français: faites pas les cons les gars, travaillez un peu ou faites semblant, vous voyez bien que Karl se fâche. Comme ce dernier ne comprend rien non plus au français, il est content son interprète est parfait... BONS KOMMANDOSIl me semble que cet hiver ne finira jamais. Après la neige, il tombe à présent une fine pluie glaciale. Cinq fois je me suis fait cueillir sur la place d'appel le matin, pour aller en Kommando externe. La chance m'a souri chaque fois. Je suis plutôt bien tombé. La première fois les Kapos ont gueulé: - Kommando Banhof ! (- La gare !). Je me suis senti bousculé et hop, j'étais dans les rangs. Nous partons sentinelles derrière comme toujours. Nous ne sommes qu'une quinzaine. La marche dure une petite heure, par des chemins peu fréquentés. Nous avons seulement rencontré des enfants, une dizaine, qui à notre vue, se sont couchés dans des fossés, ont craché en notre direction, nous ont lancé des cailloux et fait le geste de nous tirer dessus. Je crois qu'ils seraient cruels envers nous. Si notre sort était entre leurs mains, notre vie compterait bien peu. Nous atteignons une voie de chemin de fer et la longeons jusqu'à 500 mètres de la gare. A gauche des voies principales, il y a de petites voies avec des wagonnets comme ceux de la mine et des tas de sable de rivière. Jusqu'ici, le Kapo ne nous emmerde pas. Nous rejoignons un civil Allemand, petit, vêtu à l'allemande, coiffé d'une casquette à deux boutons sur le devant, permettant de rabattre les côtés sur les oreilles. (Si seulement nous en avions des pareilles…). Il doit avoir environ 60 ans, nous apporte des pelles et nous fait comprendre par gestes, qu'il faut charger les wagonnets et les pousser plus loin. On ne nous force pas, comme à la mine, à un rythme rapide et s'il ne tombait pas une pluie glaciale, ce serait parfait. C'est fou ce que notre tenue absorbe bien l'eau. En un clin d'oeil de temps, nous sommes trempés jusqu'aux os. Fait rarissime, le midi, nous avons une pause d'une 1/2 heure et pouvons nous abriter sous quelques tôles. Le S.S. est un peu en retrait et le civil a offert une cigarette au Kapo avec qui il bavarde. Près de nous, deux fois il a jeté un grand mégot, sans doute à notre intention. Des mains habiles se sont précipitées. Le mégot est passé de bouche en bouche et n'a pas fait, c'est le cas de le dire, long feu. Je ne fumais pas avant d'entrer dans les camps, mais depuis que j'y suis, le peu d'occasions qui m'aient été offertes, je ne les ai jamais laissées passer. C'est sans doute par désir de savourer ce qui est devenu quasi-impossible. A la reprise du travail, l'après-midi, le civil s'est arrêté près de moi. (Il paraît que j'ai encore l'air d'un gosse). Il m'a dit: - Wie alt bist du ? (- Quel âge as-tu ?). - Ich bin ein und zwanzig Jahre alt. (- J'ai 21 ans !). Il m'examine à nouveau, marque un temps de réflexion et m'invite à le suivre. Il m'emmène vers une espèce de cabane en planches qui, un peu plus loin, sert à abriter des outils. Avant d'entrer, il questionne: - Warum bist du im Lager ? (- Pourquoi es-tu au camp Dans un allemand petit nègre, avec force gestes à la clef, j'essaie de lui expliquer que j'étais dans le Sud de la France, mes parents dans le Nord, j'ai voulu aller les rejoindre, mais il y avait une frontière entre les deux zones. N'ayant pas d'Ausweiss, les soldats m'ont arrêté. Il doit me croire sur parole car il a l'air consterné et d'un geste repoussant de la main, il me dit: - Ach Krieg nicht gut immer für Kapitalist ! (- Guerre pas bon, toujours pour capitaliste !). Je suppose qu'il le pense sincèrement. Toujours est-il, qu'il me donne une grosse burette à huile et me montre comment graisser toutes les roues des wagonnets. Je suis donc planqué pour le reste de la journée. Comme l'hiver, le soir tombe vite, les Kommandos autres que la mine ont en général l'avantage de ne pas travailler douze heures par jour, donc de rentrer au camp un peu plus tôt. Le lendemain, lorsqu'on crie "Kommando Banhof !", volontairement je traîne pour me faire piquer. Ça ne rate pas, me voici embarqué. Au fur et à mesure de la route, nous nous rendons compte que nous ne prenons pas la même direction qu'hier. Ce matin, contrairement à la veille, le ciel est clair et je me demande même si, une fois le jour complètement levé, nous n'aurons pas un peu de soleil. Nous nous arrêtons sur des voies de chemin de fer, près d'une usine autour de laquelle rien ne bouge. Le S.S. qui nous garde aujourd'hui est relativement jeune et il gueule. La journée fut longue, pas de répit. Nous avons dû travailler sans arrêt sur la voie. Une seule satisfaction. Même deux. Il y a eu deux alertes. Deux petites formations aériennes sont venues nous survoler à basse altitude. Nous avons été ravis de voir le S.S. se planquer et s'écraser littéralement par terre en gueulant que nous devions quitter le travail et en faire autant. Il a gueulé plus fort encore en voyant que, non seulement nous ne nous pressions pas, mais qu'en plus, nous mettions de l'insistance à regarder les avions. Ce qu'il ignore sans doute, c'est que nous les souhaitons ces bombardements, sans même savoir ce qui pourrait nous arriver… Mais ce serait tellement bon de voir les Allemands déguster quelques bombes qui iraient par exemple s'écraser sur l'usine près de nous. La journée fut dure, quoique encore rien de comparable avec la mine. Le jour suivant, je ne tiens plus à retourner à la gare et essaie de ne pas trop me montrer à la formation des Kommandos. Manque de pot, c'est le Kapo lui-même qui me désigne. Pas moyen d'y couper. Nous ne sommes que huit, qui croyons retourner de nouveau aux voies de chemin de fer, mais au bout du chemin qui prolonge la sortie du camp, il y a un camion. Sur ordre nous y montons et nous voici, roulant par de petits chemins où passeraient difficilement deux voitures. Dans cette région, les routes sont bordées de pruniers et les branches que tape souvent l'avant-haut du camion découvert sur l'arrière, passent au ras de nos têtes. Ce n'est pas le moment de nous lever et c'est bien dommage que ce ne soit pas le temps des prunes. Dommage ou heureux… Dommage pour l'intestin ou heureux pour les vitamines. Nous arrivons dans un bois. Le camion s'arrête près de baraquements peuplés de tout un monde de travailleurs libres. Des femmes en majeure partie. En majorité des Polonaises qui nous regardent un peu hébétées d'abord, mais se ressaisissent rapidement et viennent gaiement deviser avec notre gardien. Elles ont l'air un peu vulgaire et je comprends rapidement que ces camps sont loin d'être un haut lieu de moralité. Nous ne les intéressons pas. Il est vrai que nous sommes miteux, que nous ne pouvons rien leur donner et qu'elles ne nous intéressent du reste pas non plus… Ici, il faut charger et décharger des bois qui serviront à monter d'autres baraques. Nous avons l'impression que tout ce qui se fait en Allemagne l'est comme si la guerre devait durer toujours. Cette journée fut encore moins pénible que la veille. Pas trop pressés, pas de coups non plus, nous n'avons eu qu'à lutter contre le froid. Je n'ai plus été ramassé pendant un moment pour des Kommandos extérieurs, puis, un matin, bien après le départ des gars au travail, un Kapo entre dans mon block. Il veut quatre gars et je suis du nombre. Nous arrivons à la porte du camp où un civil assez vieux nous y attend ainsi que notre ange gardien, que je reconnais. C'est le petit blond rouquin qui s'était assis dans le train sans son fusil, quand nous arrivions au Kommando. Nous n'avons même pas de Kapo avec nous et à condition que le civil ne se montre pas emmerdant, nous aurons peut-être une très bonne journée. Nous marchons environ 4 km et nous trouvons dans un petit village appelé: Walbeck. Nous sommes presque enthousiasmés d'avoir revu des maisons, des rideaux aux fenêtres… et parlons de tout ce monde auquel nous n'appartenons plus et que las, le cerveau imagine encore si peu… Nous traversons tout le village avant d'entrer dans la cour d'une ferme, dont le civil venu nous chercher est le patron. Nous sommes enfermés dans une remise où, assis sur de vieilles caisses, nous grattons des betteraves. Le travail n'est pas pénible. A midi, oh ! satisfaction suprême, la fermière vient avec une grande marmite de soupe qu'elle nous distribue à pleines louches. Heureusement que nous n'abandonnons jamais nos gamelles. Nous les traînons partout. C'est d'abord une sécurité contre le vol… Quelle soupe, onctueuse, pleine de patates. Il y a même des morceaux de viande. Bref, un repas formidable auquel nous ne nous attendions certes pas. L'après-midi, deux présences féminines nous rendent plus optimistes encore, quoiqu'elles nous aient été amenées par la fille de la maison, l'air austère, toute de noir vêtue. Les deux femmes, deux Polonaises doivent travailler avec nous. Sans doute une mère et sa fille, qui doivent être servantes dans la maison. Incontestablement, la journée est bonne et le moral à la rigolade. Il y a un copain qui prétend (je n'ai pas vérifié), que la fille, assise comme nous, sur une caisse, en face de lui, n'a plus pour son regard, de secret d'anatomie… Cela me rappelle une circonstance identique dans une autre ferme en Mai 1940 et je me mets à rêver que c'était bon tout ça… Cette journée nous a semblé presque courte et le soir, non seulement nous avons réussi à voler des pommes de terre que nous avons mises dans nos poches et que personne ne verra, grâce à la nuit tombante, mais en plus, la fermière, dans la cour avant notre départ, nous a distribué à chacun une grosse tartine bourrée de fromage blanc. Sur le chemin du retour au camp, je pensais que cette journée serait sans doute la meilleure durant mon séjour forcé dans ce satané pays. Je ne pensais pas qu'un sort plus favorable m'attendrait le lendemain. Le matin, à la même heure que la veille, on ramasse quatre types qui partent pour le même Kommando, sans que j'aie le temps de réaliser. Je me dis "Merde ! J'ai laissé passer la chance en n'étant pas assez perspicace !". Quelques minutes plus tard, je vois revenir le soldat avec les quatre types sur la place d'appel. Il parle avec un interprète qui gueule qu'il lui faut les quatre mêmes gars qu'hier. Il crie à nouveau: - Qui était avec lui hier ? Vous parlez d'une aubaine. Nous nous précipitons tous quatre et nous voici sur la route, marchant vers Walbeck. Arrivés à la ferme, le patron vient nous voir et nous explique que le travail est tout différent d'hier. Il a fait bouillir les betteraves au milieu de la cour. Il y a à côté, un grand pressoir qui nous servira à extraire le sucre de betterave. J'apprends ici, que cela s'appelle de la mélasse. Le travail n'est guère fatigant. Dans le courant de la matinée, le fermier m'appelle à part et à trois, sentinelle comprise, (il a l'air d'un petit marrant notre gardien) nous nous rendons derrière un bâtiment de la ferme, près d'un silo de betteraves et d'un grand chariot. Le patron me donne une grande fourche et me fait signe de charger. Il devise avec mon ange gardien et je comprends rapidement que je fais les frais de la conversation. Il questionne: - Quel âge as-tu ? (Je me dis: "Tiens encore un intrigué, il me pose les mêmes questions que le petit vieux de la gare "). Pourquoi es-tu au camp ? Etc. etc. Je fais les mêmes réponses que l'autre jour et tous deux semblent me regarder avec une certaine pitié. Puis c'est le soldat qui demande: - Wo wohnst du in Frankreich ? (- Où habites-tu en France ?). Je réponds Roubaix, près de Lille, dans le Nord. Si je disais Wattrelos il ne connaîtrait certainement pas. A ma grande stupéfaction, tout heureux il me dit: - Ah ! Tram électrique "Roubaix-Tourcoing", Boulevard de la République !… Et voilà mon soldat rajeuni et tout heureux de m'expliquer qu'il avait séjourné à Roubaix Rue de Lille pendant la guerre 14-18 et ce pour quelque temps. Le patron de la ferme avait été lui aussi en Occupation dans le Nord. Les voilà donc partis en grande conversation à laquelle ils me mêlent de temps à autre. Pendant ce temps, je me repose… Ils sont tellement heureux de parler du passé, que le patron sort de sa poche, des cigares, en offre à la sentinelle et lui demande s'il peut m'en offrir un. L'autre acquiesce d'un souriant "natürlich" et je crois rêver. Me voici fumant le cigare en leur compagnie. Ce cigare n'est pas bon du reste, on dirait des feuilles d'arbre séchées, mais peu importe, ça fait de la fumée et ça crée une ambiance de détente. Le vieux soldat va jusqu'à m'expliquer qu'il est tailleur d'habits à Dresde, que sa ville est très bombardée et qu'il est très content que son fils unique âgé de 27 ans, soit prisonnier en Amérique. Il ajoute qu'il en reçoit des nouvelles par la Suisse et que celui-ci ne manque de rien. Je suis soufflé. Je me demande décidément ce que sont exactement ces vieux soldats qui n'ont rien des S.S. que nous connaissons. Vers midi, la fille du fermier vient nous chercher. Cette fois c'est encore plus incroyable. Elle nous amène dans une pièce où il y a une table, des chaises et quatre assiettes avec couverts. Nous croyons rêver. Comme un sauvage arrivant de la jungle, tout émerveillé, je passe ma main dans le creux de mon assiette. Je ne me rappelais plus que ce fut doux et lisse à ce point. La fille nous a apporté de la soupe (et quelle soupe), a laissé la marmite et la louche sur la table et nous avons pu nous servir à notre gré… La sentinelle est allée manger à la table des fermiers et par sécurité sans doute, nous fûmes quand même enfermés à clef dans la remise où nous étions. Nous aurions presque eu le temps de faire la sieste après le repas. Avec l'estomac plein, cela eût été de pair. L'après-midi fut vite terminé. Nous n'avons plus eu accès à la réserve de patates, donc plus de resquille possible. Par contre, comme la veille en quittant la ferme, nous avons eu droit à la tartine et au fromage blanc pour retourner au camp. Le lendemain se déroula le même processus. Le soldat voulut les mêmes quatre gars. Je souhaitai que cela ne prit jamais fin. L'après-midi, la fille de la ferme me chargea de deux seaux de mélasse, en prit également deux et m'invita à la suivre dans une maison voisine où il fallut vider les seaux dans une baignoire. A nouveau, dans cette maison, je fis les frais de la conversation. Entre les deux femmes cette fois. Elles finissent par me poser elles aussi la question rituelle. - Pourquoi êtes-vous dans un camp ? A ma réponse, elles ont aussi l'air d'éprouver de la pitié, me font asseoir et la maîtresse de maison me donne une tartine avec de la mélasse. A la conversation qu'elles ont ensuite ensemble, je comprends qu'elles parlent de la guerre. Je m'enhardis et demande à la plus jeune la raison pour laquelle elle est toute de noir vêtue. Elle me répond qu'à 22 ans, elle est déjà veuve. Son mari a été tué en Russie. Je me dis que s'il ressemblait à ses frères d'armes que j'ai vu en France, cela lui a fait les pieds, mais j'ai bien soin de cacher mes sentiments et feins de prendre un air consterné. L'autre femme qui a deux enfants m'annonce que son mari est Officier, qu'il était en France, mais qu'elle n'en a plus de nouvelles depuis que les Américains y sont. Ces circonstances sont évidemment fâcheuses pour elles, mais elles n'imaginent certainement pas le comportement de leurs époux en pays conquis. LA MACHINE HUMAINE Nous sommes rentrés au camp avec, comme d'habitude, notre tartine du soir. Nous quittâmes la ferme à jamais, il n'y eut plus de beaux lendemains… Février et Mars parurent terriblement longs. La faim tenaillait de plus en plus. Presque tous les gars avaient de l'oedème. Beaucoup de mineurs n'étaient que des cadavres ambulants. En rentrant du travail, quelques-uns tombaient parfois d'inanition dès la porte du camp franchie. Ce devait être la volonté qui les aidait à marcher jusque-là. Nous les ramassions, allions les étendre sur leur paillasse où ils dormaient comme des bêtes épuisées. Le soir à leur réveil, ils mangeaient leur ration et repartaient en automates pour leur pénible labeur. DESSERTS ET PLATS CUISINÉS Dans tous les coins, on n'entendait plus parler que de manger. Les plats et desserts les plus raffinés étaient imaginés. Chacun y mettait du sien en ajoutant de-ci de-là, un peu de sucre, de farine, de lait et de beurre. C'est tout juste si on n'avait pas d'explications sur les odeurs de cuisson. Tous ces confectionneurs de plats ne faisaient en fait qu'augmenter leur supplice et je pense que la plupart d'entre eux répudiaient à la maison à faire quoi que ce soit se rapportant à l'art culinaire. Le cerveau devenu amorphe ne travaillait plus que pour trois choses: manger, dormir et tenir. Et l'homme, animal puissant par sa volonté, trouvait la force incroyable de résister, de résister à un régime qui aurait depuis longtemps fait crever une bête. LE DOMPTEUR Une des dernières visions dantesques de l'hiver fut un numéro imaginé par le plus bestial des Kapos: Karl. Il a paraît-il surpris un gars de Carcassonne, droit commun, à voler. Dans une des grandes tentes qui nous servaient de dortoir les premiers mois, il charge le gars d'un sac de terre, prône au centre de la tente avec fouet en main et, comme un dompteur, fait tourner le type qui doit courir avec son sac sur l'épaule. Quand le dompteur est fatigué, il s'arrête, puis recommence un peu plus tard. C'est un cirque infernal pour ce supplicié. Son calvaire a duré trois jours et trois nuits. Pendant ces dernières, il doit rester debout sous la tente battue à tous vents. La séance prit fin lorsque le gars eut les pieds gelés. Il fut plus tard rapatrié sur le grand camp, c'est-à-dire Buchenwald. LE RÊVE Chacun a paraît-il en ces lieux, son idéal. Celui-ci se rapporte toujours à l'illusion que nous pourrions être libres, en France, sans plus rien désirer. Pour moi, je pense à mon costume beige. C'est un beau tissu fil à fil en pur peigné qui est resté en France. Je me dis toujours que lorsque j'aurai mon costume sur le dos et que je serai assis à la terrasse d'un bar de la Canebière, il ne me manquera plus rien. J'aurais atteint le summum de tout ce que je peux désirer. Dieu sait combien j'aime mes parents, pourtant, un peu à la fois, j'y pense moins. Mon cerveau marche au ralenti… En cette fin Mars très ensoleillée à l'annonce de l'offensive Alliée, certains commencent à échanger des adresses. J'ai un jour un trou de mémoire tel, qu'il me faut me concentrer afin de me rappeler le n° de ma maison. Je meurs pourtant du désir d'y être. LA DISETTE Le Français étant d'une rare débrouillardise, nous avons maintenant du papier. Pas en quantité, mais enfin, de petits bouts de papier et un crayon qui passe de l'un à l'autre. Pour les couteaux, c'est pareil. Comme nous n'en avons pas, les manches des cuillères tranchent maintenant à merveille. L'ennui, c'est qu'il n'y a vraiment plus grand chose à couper. Depuis deux mois, la boule de pain est à partager en sept au lieu de cinq précédemment et la ration de soupe a été réduite d'un quart. A ce train-là, si la guerre dure encore un mois ou un mois et 1/2, nous aurons des morts en quantité. Je fais des calculs de probabilité. Cela ferait 50 % en perte sûre. Les gars de la mine en particulier ne tiennent plus debout. CHANGEMENT DE CADRES Depuis le début de notre Kommando, un Scharfürher S.S. terrible vient souvent passer quelques jours chez les soldats. Ce doit être lui qui supervise tout ce qui se passe ici, chez les détenus comme chez leurs gardiens. Efficacement il rend sans doute compte à la Direction de Buchenwald du comportement des soldats à notre égard. Sans savoir comment cela se passe dans d'autres Kommandos, je crois que nous aurions pu tomber beaucoup plus mal puisque les soldats dans leur majorité ne nous emmerdent pas et mieux ne nous brutalisent pas. (Les Kapos sont bien pires). Le grand Adjudant semble même parfois prendre plaisir à parler l'italien ou le français qu'il connaît parfaitement avec certains des nôtres. C'est sans doute ces raisons qui font en ce mois de Mars, qu'un beau matin, nous nous retrouvons avec une nouvelle Direction S.S. Nos deux anciens juteux, Fuchs le plus mauvais et l'autre qui l'était bien moins, ont été déplacés, sans doute par mesure disciplinaire. C'est un Capitaine et un autre Adjudant S.S. qui les remplacent. Le dernier a l'air terrible. L'autre, quoique plus hautain a les caractéristiques d'un chef dont le visage ne laisse pas deviner les pensées. Ce changement ne nous rend guère optimistes à un moment où nous sentons que notre destin se jouera à brève échéance. Les Kapos se sentent plus hardis depuis cette nouvelle Direction qui, espèrent-ils leur rendra peut-être toutes leurs prérogatives. Pourtant, l'offensive russe ne connaît plus de trêve. Celle des Alliés à l'Ouest est en marche. Donc, d'un côté ou de l'autre, si nous ne mourons pas, il faut bien espérer que notre calvaire verra sa fin avec l'arrivée de nos libérateurs.CHARPENTIER CUISINIER Il y a belle lurette que Charpentier fait partie intégrante du Kommando des cuisines… Dès sa première journée dans ce dernier, il a formidablement manoeuvré. Sans prendre la place d'un autre, il s'est créé un poste pour lui seul. Poste qui, à l'usage a dû se révéler utile puisqu'il a été adopté et que personne parmi les soldats n'a jamais cherché à comprendre pourquoi ce type était là, jugeant sans doute que s'il y était, c'est que quelqu'un l'y avait placé et qu'il devait bien y avoir une raison… Il m'a conté sa première journée. Arrivé sur les lieux, il a pris quelques branches d'un fagot de bois qui sert à allumer les fourneaux des cuisines et s'est confectionné un balai rudimentaire. Il a tourné toute la journée autour des baraques S.S., le balai tantôt sur l'épaule, tantôt à la main, balayant un peu à son gré, de-ci de-là. Il a eu la même soupe que les "plucheurs"… Au bout de quelques jours, il a trouvé une pelle à charbon. Il lui a ajouté un long manche. Le voici donc nanti de deux outils importants… Plus tard encore, les soldats se sont habitués à sa tête sympathique et toujours souriante. Ils l'ont baptisé Jumbo, sans doute à cause de cette jambe qu'il jette en avant. Ils lui ont donné un meilleur balai, lui ont demandé de balayer l'entrée de leurs baraques. De l'entrée à l'intérieur il n'y avait pas loin. Pour Charpentier et sa bonhomie, le pas a été vite franchi. Un peu à la fois, il a ajouté des cordes à son arc… Maintenant, il allume les poêles des soldats, qui lui demandent également de laver leur linge. Cela s'agrémente de savon et le savon, personne au Kommando n'en a jamais touché le moindre morceau… Il grossit à vue d'oeil et fait engraisser également quelques gars, car il vide les fonds de gamelles des soldats avant de les nettoyer. Il a récupéré un tas de boîtes de conserves qu'il remplit amoureusement et passe la porte d'entrée du camp le soir avec la veste sur les épaules afin de mieux camoufler son ravitaillement dessous. Inutile de vous préciser, que les bénéficiaires de cette aubaine ne demandent même pas de qui sont ces restes délicieux. Ils seraient plutôt prêts à se battre si quelqu'un voulait les leur prendre. Charpentier ramène même parfois des mégots. Ceux qui ont la chance d'en tirer une bouffée aspirent profondément la fumée et ferment les yeux comme pour mieux ressentir l'ivresse du tabac. De bouche à bouche, la cigarette ne fait jamais long feu. LES TATOUÉS Les nouveaux chefs S.S. ont fait une visite des blocks. L'Adjudant est toujours ganté de noir. Il paraît que c'est pour dissimuler ses tatouages. C'est possible, car parmi les droits communs qui sont avec nous, il y a beaucoup de tatoués et l'autre jour, il en a fait déshabiller quelques-uns pour voir. Entr'autres, un gars qui a un magnifique oasis tunisien en couleurs sur le dos. S'il était arrivé plus tôt à Buchenwald, il aurait certainement fini en peau d'abat-jour pour la "Chienne de Buchenwald", femme du chef de camp S.S., qui les collectionne… En dehors de ces beaux dessins, il y a des gars qui ont en tatouage une multitude d'imbécillités quelconques. Des "Pauvre Bébert" sur le cou "Pas de chance "sur le front, des coeurs percés sur les bras, avec des épithètes comme "A ma Nini pour la vie", ou des serpents autour du corps finissant à la tête du noeud avec au bas du ventre cette inscription: "Au bonheur des dames". J'en passe et des meilleures… Bell, boxeur Marseillais a les pieds nickelés dans le dos". Ceci vous donne un aperçu du monde qui peuple notre Kommando dans une proportion de 50 % environ, ce qui rend notre vie toujours de plus en plus difficile au fur et à mesure qu'augmentent nos misères quotidiennes. LA PRÉ-LIBÉRATION Mais j'en reviens à nos nouveaux chefs de garde. Au début, la discipline s'est durcie. C'est probablement l'histoire de l'instituteur à qui l'on donne une nouvelle classe et qui montre les dents à la manière d'un animal féroce, afin d'affermir sa position et de calmer d'emblée les plus rebelles. On parle aussi de mesures d'hygiène, mais en fait rien ne changera et ceux qui ont encore le courage de se laver devront continuer de se frotter le museau avec le jus mi-clair, mi-noirâtre du matin. Pour le Règlement du camp et la discipline, ce sera pareil. Le relâchement s'effectuera peu à peu pour revenir aux habitudes passées. Le Capitaine S.S. parle très bien le français et a l'air de prendre plaisir à interpeller les gars dans notre langue. Aurait-il un faible pour les Français ou serait-ce la tournure prise par la guerre qui l'inciterait à modifier sa position et se préparer ainsi une planche de salut ? Car cette fois, c'est certain, les Russes ont dépassé les frontières d'où fuient paraît-il les populations. Quand aux forces conjuguées occidentales, des bruits divers nous laissent à penser que l'offensive à l'Ouest est toute proche, si elle n'est déjà entamée. Où en est exactement tout ceci ? Nous n'en savons rien mais il règne un climat d'énervement et d'incertitude, tant dans nos rangs que dans ceux de nos gardiens. Au début d'Avril. Alors que nous sentions que devraient bientôt prendre fin nos souffrances, nous commencions tous à craindre que la mine devienne notre tombeau. Il suffirait que l'on nous y enfermât et qu'on fasse tout sauter avec nous. Il ne faudrait qu'un fou fanatique pour transmettre pareil ordre et quelques subalternes zélés pour l'exécuter, car j'ai l'impression que beaucoup d'Allemands ont perdu toute initiative personnelle et ne sont plus que robots habitués à obéir sans chercher tellement à comprendre les conséquences et la portée de leurs actes. Voilà donc pour le moment, une de nos principales préoccupations quotidiennes. Nous avons bénéficié fin Mars, début Avril d'un temps exceptionnellement beau. Le soleil nous a dardé de ses chauds rayons. Parmi ceux qui en ont encore le courage et la force, quelques-uns se traînent quand ils ont quelques instants de répit pour s'y exposer. Je revois un 69 000 de la prison St Michel à Toulouse, qui tient debout par miracle et dont les poux courent sur sa veste. Il n'a même plus un geste pour les chasser. C'était ses derniers jours de soleil. Il est mort quelques jours plus tard, comme tous nos morts, squelettique et vidé de toute substance. Plusieurs fois récemment, nous avons dû quitter la place pendant l'appel, à cause d'avions qui volaient si bas, que les soldats ont intimé l'ordre de rentrer dans les blocks. Peut-être pas par mesure humanitaire envers nous, mais plutôt afin que cela leur permette d'aller se planquer. Une fois de plus nous avons souhaité sans crainte un bombardement qui n'a pas eu lieu. Nous sentons de plus en plus, de part et d'autre, grandir l'anxiété. Le Dimanche 8 Avril. La Direction du camp nous fait dire que nous devons préparer nos affaires dans la perspective d'un départ. Nous sommes tous démoralisés, car nous nous demandons dans quel enfer pouvons-nous encore être conduits, alors qu'on chuchote que les Américains sont proches. Nos bagages sont vite faits, puisqu'ils ne se composent que de deux éléments principaux: couverture et gamelle constituant les deux choses vitales. Puis commence pour nous une attente fiévreuse… L'après-midi, appel sur la place. Le Capitaine S.S. et quelques sous-fifres s'amènent avec un civil qui est paraît-il Docteur. Nous passons un à un devant ce dernier qui juge à l'oeil ceux qui sont capables de marcher ou non. Les uns sont parqués à droite, les autres à gauche. Les inaptes sont en nombre infime parmi lesquels ô ironie, on remarque quelques notabilités du monde concentrationnaire et en tout premier lieu, le gros et gras Polonais Tadecsz, chef des cuisines qui tapait si bien les Français à coups de pieds et de poings pour un morceau de rutabaga gelé volé au passage, puis son grand copain appelé Andrew, Polonais rouge lui aussi, qui était Schreiber au bureau S.S. et faisait ses comptes-rendus en collaboration étroite avec le Scharfürher S.S. le plus dur du Kommando, ce qui signifie qu'il faisait la pluie et le beau temps dans le camp. On les verra ensuite allongés au Revier comme des malades… La nuit est arrivée et nous étions toujours là. Le lendemain matin, pas d'appel de Kommandos. L'ordre est réitéré de nous tenir prêts à partir et éventuellement à recevoir une ration de pain. Pourtant cette journée s'est terminée sans que rien de neuf ne vienne nous concerner et le ravitaillement a été distribué comme à l'ordinaire. Des nouvelles circulent dans le camp, venues de je ne sais où, ni par quel miracle. On dit que les Américains sont à Kassel et les Français à Stuttgart. Indirectement, je repense au traître Français qui parlait à "Radio-Stuttgart" en 39-40 et donnait souvent des précisions sur notre armée. Précisions qui hélas, s'avéraient souvent exactes. Je crois que Kassel doit être sur la route de Buchenwald en venant de l'Ouest. Pendant ces temps de loisirs, chacun se repose. Pour la première fois il n'y a pas de travail et les mineurs plus que quiconque en profitent pour dormir tout leur saoul comme jamais ils ne l'ont pu depuis que nous sommes ici. Le Mardi. Nous attendons toujours, mais avec une distribution de ravitaillement de plus en plus maigre, ce qui ne fait que croître le nombre de compositeurs de recettes culinaires… Parfois au loin, des grondements sourds nous font penser à quelque bombardement. Les avions passent nombreux et ceux du champ d'aviation d'Helmsted, à 3 km de notre camp, disparaissent dès l'apparition de leurs ennemis. En nombre inférieur, ils regagnent sans doute leur base en vitesse pour pouvoir se planquer plutôt que d'être pris en chasse. Le Mercredi se passe idem. C'est toujours autant de gagné et pendant ce temps, nos forces ne s'amenuisent pas sur les routes. Le Jeudi matin, toujours rien de neuf. Par contre, l'après-midi, nous entendons tonner le canon et les S.S. semblent en grand mouvement près de leurs baraques. Nous sommes au comble de l'angoisse, car le remue-ménage semble d'importance. Que fera-t-on de nous ? Les soldats qui relèvent la garde sont venus cette fois sans insigne sur leurs habits militaires. Il n'y a plus aucune marque distinctive de S.S. Même la tête de mort a disparu des casquettes. Enfin, vers 16 heures, Capitaine en tête, arrive au camp une délégation de quelques soldats. Ils se rendent au block du chef de camp Français où couche également la hiérarchie crapuleuse du camp et leur dit à peu près ceci: - Messieurs, les Américains seront ici dans quelques heures. Nous nous éloignons dans les bois. Un conseil: ne bougez pas, il y va de votre sécurité ! Là-dessus, il invite la clique des Kapos et acolytes à partir avec eux. Il va sans dire que parmi eux il y a quelques Français qui, n'ayant rien à se reprocher, ne partent pas. Par contre, il n'y a plus aucun Allemand ni Polonais. Les soldats Allemands n'ont pas voulu laisser leurs valets entre nos mains. Il ne nous reste qu'à regarder partir cette vermine en nous demandant si nous rêvons… Ce pourri de Polonais chef des cuisines qui était soi-disant malade court comme un lapin… Tant de malheurs, d'horreurs, de bestialités se sont abattus sur nous depuis ces années de guerre, que nous demeurons amorphes. La crainte plane encore et nous nous demandons si un tir nourri venu des bois environnants ne va pas nous ajuster. LIBERTÉ CHÉRIE !.. Vers 18 h 30, nous entendons au loin un bruit sourd qui fait penser à un important convoi passant sur une route. Quelques-uns s'enhardissent à monter sur le toit des blocks. Je suis du nombre et distingue dans ce beau soir clair qu'effectivement, une colonne soulève des nuages de poussière sur son passage. C'est assez loin de nous et perplexes, nous nous demandons s'il s'agit bien des nôtres. Des responsables ont été nommés parmi nous. Notre chef de camp Rouquier qui demeure en place, ainsi que Charles Kommer, mon ami Gaston et quelques autres, car il faudra bien que le camp continue de manger ou plutôt recommence à manger vraiment. Une équipe est allée aux cuisines et a trouvé un petit stock de ravitaillement S.S. Parmi celui-ci, du miel (c'est fou), qui sera distribué en complément du pain. Vers 19 heures, assis sur mon châlit, je l'étale amoureusement sur mon pain, quand un gars ouvre brutalement la porte et crie tout essoufflé: - Ils sont là les gars ! Je sors en courant comme un fou et après avoir tourné la première tente en toile qui nous hébergeait au début de notre arrivée, là où la vue est dégagée, je vois, au bas du petit chemin qui mène à l'entrée du camp, une voiture blindée arrêtée. Nous ne sommes encore que quelques-uns ici, les premiers avertis en fait, et je revois le Docteur Robert qui saute en criant et gesticulant devant la porte grillagée de barbelés. Il faut une voix derrière nous pour crier:... - Mais ouvrez bande de cons ! ...Pour que nous réalisions que nous sommes libres et qu'il n'y a plus qu'une porte à ouvrir… Cents à deux-cents mètres nous séparent du chemin où se trouve la voiture et j'ai dû avoir des ailes pour les parcourir. Comme des fous, nous avons sauté au cou de ces Américains (ils doivent avoir attrapé nos poux). Nous leur avons serré chaleureusement les mains avec des merci qui n'en finissaient pas. Un Officier Allemand d'aviation était assis dans la voiture et, carte d'état-major en mains, aidait nos libérateurs à s'orienter. Le prenant pour un Américain aussi, il y avait autant de merci pour lui que pour eux. Pour nos poux, c'était normal que nous lui en donnions. Ils lui revenaient de droit puisque nous les avions acquis dans son pays. Il essayait de nous montrer les hommes du bord avec un geste voulant dire qu'il n'était pour rien dans notre libération. La voiture blindée est restée environ une demi-heure et a communiqué par radio la position de notre camp. La nuit tombait, nous sommes rentrés dans nos blocks où pour la première fois depuis si longtemps, nous allions nous coucher pleins d'allégresse. Pour très mal dormir du reste… Ce qui fut le plus beau jour de ma vie était en même temps la date anniversaire de la naissance de ma chère maman qui m'a tant donné et que j'ai tant fait pleurer…, jour aussi de la mort du Président Roosevelt, mais cela, personne au camp ne le savait pour le moment. Je fus éveillé très tôt le lendemain matin. Il régnait une telle effervescence dans le camp… Des gars avaient dû se lever bien avant l'aube, en quête de ravitaillement et l'un d'eux était déjà rentré au camp avec une brouette de sucre roux, comme s'il voulait encore stocker. Cela venait de la brasserie de Weferlingen, village voisin. Le sucre était à la portée de tout le monde, car les Allemands avaient fait sauter la brasserie. Comme beaucoup d'autres, j'y suis allé et me suis goinfré de sucre que c'en était écoeurant, mais manger était si bon… Je revois encore un 60000 nommé Redares affalé sur son sac de sucre. Il en avait tellement mangé que la bave lui en dégoulinait… Avec mon copain Machenaud d'Annecy, nous sommes rentrés au camp vers midi. Tous deux, nous nous étions contentés de bourrer nos poches de sucre, qu'en fin de compte je n'ai plus pu manger. Pour en avoir trop absorbé, j'en ai été dégoûté pendant plus d'un mois. Le problème de ravitaillement restant donc entier, l'après-midi, il a été décidé de former une équipe qui s'en occuperait et essaierait d'établir des contacts avec les Autorités américaines, que nous ne voyons toujours pas. C'était une armée en pleine conquête et par conséquent, en mouvement. On dit bien "l'intendance suivra "… mais il fallait l'attendre et nos estomacs étaient impatients. Des besoins impératifs d'ordre commençaient également à se poser et l'on sentait bien que si nous laissions quelques gars se vouer à tous leurs instincts, ce serait vite l'anarchie, que Résistants et Politiques, ne voulions absolument pas. Nous tenions à montrer à la population environnante que nous n'étions ni "gross Bandit, ni Kriminel" comme ils l'avaient cru. Il fallut aussi organiser une garde près des baraques S.S. avec les armes qu'ils avaient abandonné (quelques mitraillettes et mousquetons), car ces baraques contenaient notre maigre pitance du moment, qu'il nous fallait préserver jalousement, car des S.T.O. et travailleurs libres avaient tenté de nous la voler la nuit précédente. Je fus du reste de garde cette nuit-là, avec mon copain Manu, d'Alès. Le Docteur Robert s'est évertué à trouver un mât qu'il a fait dresser sur la place d'appel, et un drapeau français confectionné avec les moyens de fortune a été hissé. Peu de jours après notre libération, un contact sérieux a enfin été établi entre Américains et nous, lesquels ont délégué à nos responsables le droit de réquisitionner, moyennant signature de bons, que fermiers et autres auraient à se faire rembourser chez le Burgmeister (Maire). Nous commençons à bien manger. Du riz, du porc etc. Le lendemain matin, le Docteur demande que nous nous réunissions sur la place d'appel. Nous mettons notre drapeau en berne pour la mort de Roosevelt et observons une minute de silence pour ceux qui nous ont quitté à jamais. Nous entonnons enfin une vibrante "Marseillaise", chantée comme jamais je ne le fis. J'en ai les cheveux qui se dressent sur la tête. Puis le Docteur invite chacun à une discipline exemplaire et dit que nous avons trop mangé ces derniers jours, que nous devons réhabituer progressivement notre corps à une nourriture riche si nous ne voulons pas en crever. Allez donc faire comprendre ceci à la plupart d'entre nous. Le proverbe dit bien "Ventre affamé n'a pas d'oreille "… Quelques réponses fusent, criées par quelques imbéciles. - Ta gueule salaud t'as jamais eu faim !… C'est du reste faux, car notre toubib a connu d'autres Kommandos où il était parmi les seuls Français et Dieu sait si en pareil cas on nous en faisait baver. Hélas ses prédictions ne tardent pas de se réaliser. Les dysenteries reprennent (pas la mienne) et comme nous ne pouvons toujours pas être soignés, nous avons encore des morts à déplorer. De temps en temps, je vais faire un tour au Revier avec mon copain Manu. Le Docteur a l'espoir d'un rapatriement rapide de quelques grands malades par avion, mais il me dit hélas, que certains ne sont même plus transportables. Mon brave Adams, un Belge polyglotte, (7 langues si mes souvenirs sont exacts) sera de la première catégorie, c'est-à-dire transportable, mais notre ami Garigue est hélas de la deuxième. Pour lui, la libération est venue un peu tard. Il faut lui mettre en bouche les cuillerées de soupe, car il n'a plus la force de manger seul. Il en absorbe quelques-unes que lui donne Manu, puis, fait signe non de la tête. Manu insiste encore vainement. Ce pauvre garçon qui était si bel athlète n'est plus qu'un squelette. Nous partons en lui promettant de revenir le lendemain et sommes honteux d'être valides en voyant couler les larmes sur ses joues. Nous nous doutons bien ce qu'il peut penser: je suis là, arrivé au bout du calvaire et je suis foutu… Le lendemain, il sera dirigé sans espoir vers un hôpital proche. Ce grand corps pèse au plus 35 kg. Malgré les Conseils de Discipline, certains laissent percer leurs instincts. Labedoule est allé de nuit cambrioler le poulailler du gendarme de Walbeck (village voisin), pour qui il a travaillé quelquefois en Kommando. Ce doit être pour satisfaire sa rancoeur personnelle, puisqu'il paraît que les gars qui travaillaient pour ce dernier étaient, non pas bien, mais mieux traités qu'ailleurs en général… Il est rentré au camp à l'aube, les poules accrochées tout autour de la ceinture. L'acte n'a pas été prisé de nos responsables qui parlent de sanctions. C'est alors que l'autre propose un marchandage: - Si vous me foutez la paix, je vous dis où se cache le Lager-Altester Otto. Je l'ai vu ce matin ! (Muhs Otto matricule 29970 triangle rouge). LA VENGEANCE C'était vrai. Il se cachait dans un petit baraquement, sorte d'abri d'outillage du Kommando Klajus. Pourquoi diable ce type qui avait à présent tout à craindre de nous n'était-il pas parti plus loin quand il avait filé avec les S.S. ? Une femme était à la base. Ces ordures de Kapos avaient en effet des rapports à la mine avec les civils. A Labedoule, (surnom du gars), il avait demandé de lui faire venir Albert, (son ex-boy), vers les 6 heures du matin, le plus discrètement possible. L'aubaine était d'importance. En lieu et place d'Albert, ils y sont allés quelques-uns, ont frappé discrètement à la porte… - Was ist das ? - Albert ! Otto a ouvert et il a été fait au saut du lit. Il s'est trouvé devant une mitraillette braquée par mon ami Gaston. Il avait, à notre contact, appris quelques mots de français et il a dit: - Pitié ! La pitié n'existait plus pour nous. Les souvenirs étaient trop récents. Après la première rafale, il a été achevé par une balle de revolver à la tempe. Au moins là, nous sommes sûrs que justice a été faite… CHIENS SANS COLLIERS Nos responsables ont trouvé un camion encore en assez bon état et une vieille conduite intérieure Opel. Grâce à cela, ils pourront rayonner dans la région et réquisitionner ce qui nous manque le plus. Ils ont repéré un important magasin d'habillement. En ce qui me concerne, le plus important était d'avoir des sous-vêtements et des chaussures. Je suis comblé. J'ai fait peau neuve. Avec du savon, je suis allé me laver entièrement au ruisseau. C'est froid, mais quel bien-être j'éprouve après cela. Quand à mon costume rayé, je l'ai nettoyé du mieux que j'ai pu et comme je suis fier de le porter, je le réendosse. J'ai même refait mon numéro matricule qui commençait à pâlir. Chance supplémentaire, comme je n'ai pas eu la tête rasée depuis quelques mois, je suis presque présentable. Avec quelques copains, je vais souvent me promener à Walbeck, village distant de 3 à 4 km du camp. Au cours de nos promenades, chacun de nous ressent la même impression: nous nous retournons tous les cinquante mètres comme un animal regardant si le maître est bien derrière lui… Mais non, il n'y a plus de S.S. mousqueton sur l'épaule et nous devons nous maîtriser pour ne pas courir, car la liberté nous donne envie d'avaler des kilomètres, comme pour nous prouver que désormais plus rien ne pourrait nous arrêter. LES BASSESSES DES VAINCUS A Walbeck, je me sens comblé d'orgueil en me promenant, sachant d'avance que les regards des habitants se poseront sur nous. Alors, je pense tout bas: "Eh oui ! Messieurs dames ! Votre Führer voulait notre disparition, mais voyez-vous, nous ne sommes pas tous morts. Les Français peuvent à présent vous regarder tête haute. Vous êtes vaincus et bien vaincus. C'est votre tour de baisser la vôtre". Toutes ces idées semblent faire circuler en moi un sang nouveau. Je jubile du reste en constatant que les Allemands ont la trouille et s'avilissent bien davantage que le Français devant l'Occupant. Il ne suffit que de regarder chaque habitation pour s'en rendre compte. La fenêtre du premier a le drapeau blanc et la porte du rez-de-chaussée reste entrouverte. Les Américains ne doivent jamais avoir autant obtenu de la race féminine qu'en ce pays. La porte entrouverte l'est probablement par peur, mais aussi pour montrer au vainqueur qu'il est le maître absolu et qu'en conséquence, rien ne peut lui être refusé… Cela contraste avec l'arrivée de l'Allemand en France. Ce dernier avait trouvé la quasi totalité de portes et fenêtres fermées, comme un signe de deuil. Quand aux femmes Françaises qui se sont données à l'Occupant, ce n'était en général que des professionnelles ou presque. Pour l'instant cela nous fait plaisir de constater, que dans ce pays qui entendait en imposer au monde entier, la moralité est bien plus basse que chez nous. Même envers nous, qui dans notre majorité avons l'air bien miteux, personne n'oserait rien refuser… Dans l'ensemble, nous ne demandons du reste rien. Il y a des groupes de S.T.O. et travailleurs volontaires de tous pays qui pillent en règle. Nous, rien ! Nous ne sommes plus dans la course et il semble que tout ce qu'on pourrait nous donner ou que nous pourrions prendre aurait bien peu de valeur comparativement à la liberté et notre joie de revivre. Nous étions descendus si profondément dans l'enfer et avons eu tant de chance d'en sortir, que tout le reste ne compte plus. DES ex-SERVILES Il y a tellement de vols et pillages, que le Burgmeister (Maire) du village voisin se rendant compte que nous n'y participions pas, (nous avons mis en garde le groupe des 60 000, que nous ne tolérerions ni vols ni pillages sans prendre des sanctions immédiates), se risque un jour à demander notre assistance. Puisque nous avons des armes, nous pourrions faire la police dans le village… Ce à quoi il lui est vertement répondu: - Il y a quelques jours encore, nous étions considérés par son peuple comme gross bandits, Kriminels, il serait trop facile que nous devenions subitement les bons samaritains. Débrouillez-vous, ce sont vos affaires et nous ne voulons pas être vos protecteurs ! Ce Burgmeister a pourtant obtenu gain de cause près des prisonniers de guerre Français qui ont accepté de bon coeur. Certains circulent à présent fusil sur l'épaule. L'un d'eux a même eu le toupet l'autre jour tandis que nous nous promenions, de nous demander où nous allions. Vous parlez d'une rigolade. Nous l'avons entouré, lui avons ri au nez et sommes naturellement partis où nous voulions. Dernièrement, nous avons cru rêver… Nous avons vu trois gars travaillant dans un champ et portant calots de l'armée française. D'abord, nous avions cru qu'ils fauchaient quelque chose, mais non, ils travaillaient bel et bien. Stupéfaits, nous leur avons dit: - Comment ! Vous ne savez pas que c'est fini ? Vous n'avez pas vu les Américains ? Ils ont répondu: - Si ! - Eh bien alors, vous travaillez encore pour les Chleuhs ? - Ben si on ne le fait pas, qui le fera ? Ils n'ont personne… Nous croyons rêver, ces gars n'ont décidément rien compris… Et dire que certains se posent aujourd'hui en martyrs… Il y a décidément sur terre deux catégories de gens, ceux qui sont nés pour donner des coups de pieds dans le cul et ceux qui sont faits pour les recevoir. NOS RICHESSES Au camp, en une semaine de temps, nous nous sommes fort bien organisés. Sur le plan nourriture, c'est très copieux. Nous avons même du vin qui nous est distribué en quantité minime aux heures des repas. (Seulement et à juste raison). Il ne nous en manque pourtant pas, puisque les Américains viennent chez nous pour en boire. Les bouteilles sont étiquetées: "Französische Wine für die Waffen S.S.". A notre santé messieurs. Juste retour des choses que ce vin nous revienne. Cette petite réserve a été décrochée par nos responsables au champ d'aviation d'Helmstedt. MES CONTACTS AVEC LES RICAINS Les soldats Américains m'enthousiasment. Il me reste quelques notions d'anglais et je me suis fait un copain parmi eux. Ils jouent et rient comme des petits fous. Parfois, quand ils sont au centre d'un groupe de civils, des femmes en particulier, ils s'amusent à tirer en l'air pour entendre leurs cris, et leurs rires la surprise de la peur passée. Cris et rires de vierges folles ou d'amoureuses délaissées car on a la certitude qu'il n'y a plus dans ce pays que des vieux ou des gosses et que la gent féminine a des années de penchants inassouvis à combler. Avec mon copain l'Américain, j'ai mes entrées dans une maison réquisitionnée. Je fais donc un peu à la fois, la découverte de leurs accessoires. Tout ce qui les concerne semble avoir été étudié scrupuleusement et je découvre avec stupéfaction à quel point le standing du soldat est élevé tant au point de vue vestimentaire qu'alimentaire. Je reçois souvent des rations K et mes yeux s'écarquillent à l'ouverture de chaque nouvelle boîte. Rien n'y manque. Biscuits salés, sucrés, fromage, café, sucre en poudre, capote anglaise, papier hygiénique, chewing-gum, chocolat et petit paquet de 5 cigarettes. Oh ! Ces cigarettes américaines et leur arôme. Je crois que toute ma vie je ne les verrai et respirerai, sans revoir en rêve les Jeep desquelles les soldats nous en lançaient au passage. Je n'ai pas encore rencontré un Américain parlant allemand, pourtant tous savent déjà demander les faveurs d'une femme. Dans les termes les plus crus évidemment, mais peu leur importe puisque le résultat est probant. LES BELLES CAPTURES L'autre jour, je suis allé voir Otto dans sa baraque de Klajus Il commençait à verdir et depuis, des Allemands ont dû s'occuper de sa sépulture. Nos responsables ont fait aux yeux de tous, une prise de choix bien plus importante. Ils ont retrouvé à une vingtaine de km, le sinistre et cynique Kapo Karl, qu'ils ont ramené au camp. Le voici donc parmi ses propres victimes. Dès sa rentrée, il a été battu comme plâtre et il a fallu l'intervention de certains pour éviter le lynchage. Il est à présent agenouillé, pieds et poings liés, dans mon block. La pendaison est prévue pour demain et il le sait. Certains lui font une visite en passant, pour se délecter du plaisir de lui cracher au visage. Pendant ce temps, avec des moyens de fortune, d'autres dehors rôtissent une biche à la broche. Le rêve des mauvais jours est devenu heureuse réalité. J'en ai mangé un morceau. C'est bon, mais en un autre temps de disette, j'ai davantage apprécié les morceaux de chat et de chien… Karl a été pendu dans la forêt. Il a eu du cran. Il a demandé une cigarette, a tiré quelques bouffées, refusé qu'on lui passe la corde au cou, l'a fait lui-même et s'est jeté dans le vide. La clique des Kapos, Vorarbeiters et autres matraqueurs ne doit pas être loin et la nouvelle de cette vengeance contre deux de leurs frères a dû les apeurer, tant et si bien qu'ils s'en sont confiés aux Américains et que, sans doute crus sur parole, on voit, par un bel après-midi, entrer au camp sous bonne escorte cette ordure de Polonais, ancien chef des cuisines. Ce pourri a réussi en trouvant des Polono-Américains à se faire passer pour un saint en faisant admettre que nous ne sommes que des crapules. Les Amerlos viennent chercher nos armes. Nous avons beau discuter, rien n'y fait. Je suis écoeuré en pensant aujourd'hui que ses acolytes et lui possèdent peut-être actuellement un rôle politique en Pologne où ils sont sans doute considérés comme héros du Parti et du pays, j'en suis malade… De la hiérarchie des tortionnaires détenus, seuls deux membres qui n'avaient rien à se reprocher sont demeurés parmi nous. Un Officier Russe qui travaillait aux cuisines, le grand Peter qui était un type formidable et un Kapo Allemand nommé Walter. Pas un Polonais n'est resté. Ils ont tous été trop abjects. Quelques vengeances ont bien dû s'opérer envers ceux qui n'avaient pas tout à fait la conscience tranquille, mais aucune de celles-ci ne fut jamais officialisée. Les corps disparurent comme par enchantement. UNE CONQUÊTE ET UN PHLEGMON Je continue chaque jour mes promenades quotidiennes et ai fait une conquête féminine. Pas encore tellement par besoin, mais d'abord pour me rendre compte que je suis toujours moi-même et pas plus vilain qu'avant. Cette conquête va du reste s'avérer profitable. Depuis quelques jours, je suis fiévreux et souffre des environs de la cheville gauche. Je n'ai plus d'appétit et me décide d'aller voir notre toubib, qui me dit: - Tu vas faire un phlegmon ou un superbe anthrax ! Nous n'avons toujours rien pour nous soigner et cela m'inquiète un peu. Je suis donc cloué au camp puisque je ne peux plus marcher. La fièvre me donne soif et j'ai peur d'absorber de l'eau. Je me décide donc à envoyer un copain au village, prévenir que je suis malade et que je voudrais du lait. J'ai peur de voir s'estomper mes forces et préférerais étancher ma soif avec du lait. Ma conquête est mordue. Elle se tape au minimum 6 km à pieds chaque matin pour m'apporter un litre de lait et deux oeufs frais. Je reste ainsi quelques jours, puis le Docteur décide de jouer du bistouri, quoique rien n'apparaisse en surface. Cette fois, c'est moi que l'on tient sur le banc. Sous la cheville, on m'a fait une ouverture de la longueur de mes lèvres avec toujours le même bistouri qui ne coupe pas, mais le soulagement fut presque immédiat dès l'épanchement du pus. Le lendemain, l'appétit me revient et je veux de suite pouvoir ressortir du camp. Mon copain Machenaud me donne une paire de pantoufles qui devrait me permettre de remarcher assez rapidement. J'ai une telle soif de liberté, que je suis toujours avide d'espace… Chaque matin, je vais faire nettoyer la plaie qui est du reste belle, compte tenu des moyens rudimentaires à notre disposition pour soigner favorablement. LE CHEMIN DU RETOUR Un matin grisâtre, le soleil nous ayant quitté pour la première fois depuis près d'un mois, je pars avec l'intention de faire ma promenade quotidienne et croise à la sortie du camp, des soldats Belges. Comme c'est drôle, je n'en avais pas vu depuis 1939. Ils m'interrogent: - Où allez-vous ? - Promener… - Eh bien, n'y allez pas, les Américains viennent vous chercher dans une heure pour vous rapatrier ! - Nous rapatrier ? Pas possible ! Eh oui, le moment était arrivé. Je sortais subitement de l'euphorie dans laquelle j'avais vécu depuis le 12 Avril, pour penser subitement que depuis Juillet 1944, mes parents ne savaient pas ce que j'étais devenu, puisqu'aucune nouvelle à ce jour, n'avait pu leur être transmise. Je suis donc rentré au camp pour prévenir les copains et me préparer. Ingratitude sans nom, j'ai cru ne pas avoir le temps de prévenir Lena ma conquête et n'avais jamais noté son adresse. Une heure plus tard, les Américains arrivaient avec des semi-remorques très inconfortables sur lesquels on chargeait 60 hommes. Pour moi, une fois de plus, j'ai eu du pot. Le chauffeur de "mon" camion a vu que je boitillais, je lui ai dit quelques mots en anglais et il m'a tout de suite fait monter près de lui à l'avant, m'a donné des conserves et des cigarettes. En attendant le départ, comme de vrais cow-boys, les soldats sont allés s'amuser au bord de la route. Ils tirent au pistolet sur de vieilles boîtes de conserves ou de vieilles bouteilles. Je vous l'ai dit, ils ressemblent à de grands gosses. Une chance pour la plupart d'entre nous que le voyage ne fut pas long. Il n'a duré qu'une bonne heure pour une distance de 30 km environ, par de petites routes qui ne permettaient guère la rapidité. Nous avons été débarqués à la gare d'Obiesfeld où nous devrons attendre quelques heures le train qu'on nous destine. Avec mon copain Manu, nous mangeons le contenu d'une boîte de conserves que nous trouvons délicieux. Le toubib me cueille au passage et me dis: - Viens ! J'ai trouvé une voiture et ai fait hospitaliser quelques gars que j'ai jugés trop mal en point pour accomplir un voyage qui sera sans doute long encore et inconfortable. Nous allons en profiter pour vérifier ta plaie avant le départ et te faire panser correctement ! On pousse la vieille auto qui n'a d'autre moyen pour la mise en marche et nous voici en route pour l'hosto. Pour la première fois, une infirmière me nettoie la plaie à l'éther. Ça pique, mais une fois pansé, j'ai de suite éprouvé une impression de bien-être. Quelques heures plus tard, nous roulions dans un wagon à bestiaux (encore), mais cette fois, ils étaient nombreux et nous disposions de trop de place. Après quelques heures de route, nous comprenions la raison de notre rapatriement tardif (à notre gré). Il n'y avait partout que ruines et les soldats Américains eux-mêmes étaient affairés sur les voies. Le temps s'étant franchement gâté, j'eus tout au long du retour, le regret de n'avoir pas, comme certains, pris une longue capote militaire allemande, car je fus transi. Je les revoyais au champ d'aviation d'Helmstedt. Il y en avait de magnifiques, toutes fourrées de mouton et fin prêtes pour la Campagne de Russie. Je le répète, je n'avais eu envie de rien, la liberté me suffisait… seul le froid me donnait quelque regret. Comme l'avait prévu le Docteur, le voyage de retour fut assez long. Le wagon qui suit le nôtre est peuplé de droits communs. Au cours d'un des nombreux arrêts de notre train, nous étions côte à côte à un important matériel américain. Ce doit être l'Intendance qui suit la troupe. Les salauds qui sont derrière nous ont fauché une caisse sur ce train. Je suis outré de penser que des salopards puissent voler ceux qui nous ont libéré. Je me console assez vite, car un peu plus loin, lorsqu'ils l'ont ouverte, ils ont été bien déçus. Elle ne contenait que du papier hygiénique. Enfin, un matin nous atteignons le Rhin, après avoir eu la satisfaction de voir au loin, des villes rasées, comme Brünswick ou Hanovre. Nous trouvons en effet que c'est un juste retour des choses, par conséquent les malheurs des Allemands ne nous émeuvent guère. Un long pont provisoire enjambe le Rhin. Avant de l'atteindre, nous croisons des soldats Anglais. Les premiers que je revois depuis 1940. Je leur ai crié quelques mots et j'ai entendu: - It's French… Quelques boîtes de conserves ont été lancées dans notre wagon. Il faut ajouter que notre train amuse beaucoup les soldats, car des copains ont pendu à la porte de leur wagon une tête de cochon, sous laquelle ils ont écrit à la craie blanche: Hitler. Je regarde à présent couler l'eau rapide du Rhin sous ce pont fragile, monté sur pilotis de bois, probablement par le Génie Militaire. L'eau en coulant contre ces pilotis s'élève en grosses vagues écumantes et bruyantes, faisant presque peur. Nous roulons plus lentement qu'au pas d'homme et en regardant vers le bas, je me dis que maintenant que nous sommes prêts de rentrer chez nous, ce ne serait pas le moment de faire le grand saut… Peu après le passage du Rhin, nous passons la frontière hollandaise. Je crois qu'à ce moment précis où nous quittions la terre allemande, où nous avions connu tant de misère et de souffrance, nombre d'entre nous ont dû se jurer de ne jamais y remettre les pieds. La campagne hollandaise est verte et riante. Les petites maisons sympathiques et bien entretenues ressemblent à des images. Souvent les habitants en sortent, pour, de loin, nous saluer de la main. Le premier arrêt du train en terre amie a lieu à Maastrich où l'on nous interdit de descendre, l'arrêt prévu étant trop limité. Cela me fait râler car il y a un train sanitaire juste en face du nôtre et comme la plaie de ma cheville me fait un peu mal, je voudrais enfin pouvoir faire changer le pansement. J'hésite longtemps, trop longtemps, puis comme nous ne partons pas aussi vite que prévu, je me rends quand même près d'un wagon ouvert. Je trouve un Américain avec lequel j'essaie de m'expliquer, un peu par le langage et beaucoup par les gestes. Quand il semble enfin m'avoir compris… Merde, le train démarre. Je n'insiste pas, cours et saute dans mon wagon. Ouf ! C'était bien juste… LA BELGIQUE Notre traversée sur le sol hollandais a été courte. Nous nous sommes très vite trouvés en Belgique. Ah ! la Belgique. Ici, on parle notre langue et les ovations fusent immédiatement de toutes parts. Pourtant, nous n'avions encore rien vu. Celui qui n'est pas passé par Liège, la cité ardente très vieille France, ne peut rien imaginer. L'accueil fut ici incomparable. De partout les gens accourent avec des tasses, du café chaud, du pain, blanc comme du lait, des cigarettes, des "Vive la France !", des "Vive De Gaulle !". Mes cheveux se dressent sur ma tête. J'ai vu une vieille dame de laquelle je me souviendrai toujours, s'arrêter à chaque wagon de notre convoi, pour serrer la main de chacun d'entre nous en disant: - Merci monsieur ! Merci de tout ce que vous avez fait pour nous !… (Cela serre la gorge). Un accueil comme celui de Liège, je ne l'ai pas connu en France. L'arrêt en gare fut long et j'eus le temps d'aller me faire panser à la Croix-Rouge de secours. Pendant que j'y étais, une infirmière avait été envoyée au wagon à mon intention. L'Américain de Hollande avait été plus que consciencieux. Il avait relevé le n° du wagon et téléphoné à Liège… J'en fus stupéfait. En face de notre train, il y a, à l'arrêt un train en partance pour Bruxelles dont la distance est à peine à 100 km de chez moi. En banlieue, à Berchem-Sainte-Agathe, j'y ai des amis très sincères. J'hésite: j'y va, j'y va-t-y pas ? Les copains me disent: - N'y vas pas, tu ne pourras pas te justifier si on te demande d' où tu sors, tu seras trop seul. Ensemble, le problème n'est pas le même. Nous pouvons témoigner l'un pour l'autre ! Je me laisse convaincre et me dis: "Je vais écrire un mot en vitesse et donner la lettre à quelqu'un qui part pour Bruxelles". Je me procure papier, crayon et j'écris: "Suis en assez bonne santé, retour d'un Kommando de Buchenwald". Je n'ai pas le temps d'en dire davantage, notre train démarre. Sans conviction, je fais quand même l'enveloppe et en fin de compte, je trouve encore un employé de chemin de fer au bout du quai. Je lui donne en disant: - A votre bon soin monsieur ! Excusez-moi, je n'ai pas de timbre… Avec un large sourire: - Soyez sans crainte monsieur, ce sera fait avec le plus grand plaisir ! Notre train s'arrête encore à Namur et là aussi l'accueil est très chaleureux, bien qu'il fasse nuit. Avant cela, au passage d'une petite gare, un ami Belge nous a quitté: Beckmann. Il était tout bonnement arrivé chez lui… Nous avons lentement traversé les Ardennes. Il tombe une petite pluie glaciale et nous sommes tous frigos. Ah ! Si je l'avais cette capote… LA FRANCE Le Vendredi 4 Mai en fin d'après-midi, nous atteignons la France. Premier arrêt et descente générale à Longuyon. Un haut-parleur diffuse l'hymne national, suivi de: "Nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried". Nous l'avons fait en effet, mais avec 6 années de retard et avec au préalable une défaite qui nous fit traverser la France en courant jusqu'aux Pyrénées. Ici, l'accueil de la population est très froid. Je dirai même glacé. Presque personne pour nous accueillir. Où es-tu Liège… ? Nous sommes introduits au Centre des Rapatriés où des A.F.A.T. nous interrogent avec gentillesse et remplissent des imprimés nous concernant. Ici s'opère le tri entre les 60 et 69 000. Nous obtenons une Carte de Rapatrié qui nous servira de bon de transport jusqu'au domicile et un billet de mille francs. Moi, j'en ai deux. J'ai fait une touche avec mon A.F.A.T. qui me dit: - Je n'en ai pas le droit, mais je vais quand même vous en donner mille de plus. Ils sont pris sur l'argent que ramènent les travailleurs libres ! Je lui réponds: - C'est très bien, continuez, vous ne leur en prendrez jamais assez ! Après cela, nous passons devant un Major une visite sommaire. - Tout va bien ? - Oui !… Nous nous garderions bien de dire que quelque chose ne va pas. Maintenant l'objectif de chacun est de rentrer chez soi. Plus question d'encourir le risque d'une hospitalisation pour une quelconque maladie fut-elle grave. Nous sommes trop près du but. Nous sommes restaurés et il est déjà tard lorsque toutes ces formalités sont terminées. Un copain de Douai nommé Sinoquet a trouvé une combine pour pouvoir partir ce soir, grâce à ses relations de cheminot. Il m'invite à l'accompagner, mais je refuse. Je suis trop las. J'ai un grand besoin de sommeil. Ma nuit est pourtant mauvaise. La grande fatigue, l'énervement, tout contribue à ce que je ne trouve pas le sommeil. Au départ d'Obiesfeld, les Américains nous ont désinfecté au D.J.T. à l'aide de pompes. Il paraît qu'ici, il y a des bestioles. Cela me tracasse car je ne voudrais pas en ramener chez moi. Sacrées bestioles, j'en avais pourtant bien l'habitude… Le lendemain, je monte dans un train en direction de Valenciennes où il me faudra changer pour Lille. Les trains n'avaient pas encore repris leur rythme normal de circulation, mais c'était heureusement en compartiment "voyageurs" que j'allais accomplir le dernier parcours de mon long périple. A Valenciennes, il y a plus d'une heure de battement entre les deux trains. Je sors de la gare, m'aventure dans un café et majestueusement, commande un vin blanc. Je n'en avais pas bu depuis si longtemps… heureusement que les verres sont petits, sinon, je crois que deux eurent suffi à me tourner la tête. - Combien monsieur ? - Cinq francs ! Et tout bas de me dire: - C'est bien cher ! - Et les cigarettes, combien ? - Ah ! Là, il faut des tickets monsieur !… - Ah ! Encore des tickets ? Et l'essence, y a-t-il de l'essence ? Les voitures peuvent-elles rouler normalement ? - Non ! Il faut une autorisation… Mince, moi qui me voyais déjà au volant de la Novaquatre de papa, voiture qui avait plusieurs fois peuplé mes rêves en concentration. Je roulais sur la route d'Ostende, comme avant la guerre… Le réveil était brutal et me rendait immédiatement à la triste réalité. Je me surpris tout à coup à rêver tout éveillé. Oh ! Raymond, reviens sur terre, ce soir tu seras chez toi. Je planais et j'étais loin. Je me demandais presque ce que je faisais dans ce bistrot. On me rendit la monnaie et je commençais à penser que depuis 1942, bien de l'eau avait coulé sous les ponts et que je n'étais certainement plus dans la course, mais que ce n'était qu'une question de patience. Je suis monté dans le train de Lille où je me sens plus seul que jamais. J'ai quitté les copains à Longuyon. Ils étaient presque tous Sudistes et alors que je devrais être plus qu'heureux, ce vide autour de moi m'attriste. Ces années vécues ensemble nous ont attachés l'un à l'autre pour toujours, car nous venons d'un monde qui n'appartiendra jamais qu'à nous. Arrivé en gare de Lille, il n'y a pas de correspondance prochaine pour Roubaix. Il me faudra donc prendre un tramway Mongy. Que cette gare me semble triste. Pas la moindre chaleur enthousiaste de la part de la population. Moi qui ramenais un petit drapeau tricolore à la main, je me sens tout à coup l'air bête et le dépose discrètement dans un coin en descendant la rue de la gare. Pourtant, si vous saviez, vous qui passez près de moi sans même avoir l'air de me voir, ce qu'il représentait pour moi le drapeau de la France. Comme je viens de rater un tramway et que j'ai soif, j'ai le temps de me désaltérer au bar Chagnot, sur le coin en face de l'arrêt départ. Trois jolies filles sont assises à une table près de la mienne. Quand j'appelle le garçon pour payer, il me dit - C'est fait monsieur, la table à côté a réglé ! Enfin, un geste de sympathie. C'était si peu et cela m'a tant touché. Je remercie en sortant. LA MAISON A Roubaix, j'ai pris le tramway B, direction Wattrelos. Une dame assise devant moi m'interroge avec un accent flamand. Elle manifeste d'abord son mécontentement à l'idée qu'on ne m'ait donné un autre costume. Ce à quoi je rétorque que je tiens essentiellement à celui-ci plus qu'à tout autre. Puis elle me dit: - Et d'où qu'te restes mon garçon ? - Au Quartier du Laboureur, dans la Rue Carnot ! - T'es pas le garçon de la coiffeuse ? - Si ! - Mon Dieu qu'ta maman va êt' contente, parce qu'elle pleure souvent ! Elle est descendue devant moi à l'arrêt, a couru jusque chez moi, a ouvert la porte en criant: - Madame ! Ton garçon y est là… En un clin d'oeil de temps, j'ai vu les clientes sortir du Salon de Coiffure, peignoir et serviette sur le dos et je suis tombé dans les bras qui me chérissaient. Depuis une heure, mes parents savaient que j'étais en vie, sans en connaître davantage. La révélation de l'horreur des camps de concentration par radio, presse et cinéma les avait mis dans une angoisse épouvantable, mais ils avaient reçu un télégramme fleuri de mes amis de Bruxelles, ainsi libellé: "Sommes plus qu'heureux retour Raymond, félicitations". Ils me croyaient donc en Belgique. J'étais rentré à la maison vers 18 heures et la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Mon père se sentant ce jour, la forme d'un champion cycliste, alla conter la bonne nouvelle à toute la famille. Le défilé de visites à la maison dura jusque 23 heures. Je ne sentais pas la fatigue et vivais sur les nerfs. Parmi tous ces visiteurs, il y avait un tas de vieilles connaissances qui m'appelaient par mon prénom, mais il me fallait, dès leur départ, demander à mes parents qui ils étaient. J'avais passé cinq années hors du milieu familial, de plus mon cerveau amorphe avait perdu l'habitude de penser à autre chose qu'à la soupe, au sommeil et à la planque en attente d'une libération incertaine. Vers 21 heures, je me suis senti rassuré sur le sort de ma personne, car le télégramme envoyé la veille de Longuyon arrivait enfin, ainsi libellé: "Suis en bonne santé, arrivée imminente…". J'ai eu un sommeil bien agité et n'ai pu en fin de compte dormir dans un lit. Il a fallu me mettre un matelas par terre, vieille habitude dont je fus long à me défaire. En un laps de temps très court, j'ai pris beaucoup de poids et ai dormi presque jour et nuit. Je dormais après le petit déjeuner et encore après le déjeuner jusque 16 heures au moins. J'aurai presque dormi 24 heures sur 24, conséquence sans doute d'une relaxation totale du système nerveux après une longue fatigue accumulée.

QUELQUES RÉFLEXIONS

J'ai eu grâce à mes parents, la chance de pouvoir me reposer longtemps. Un peu à la fois, j'ai appris le déchet qu'il y avait eu parmi mes copains dans d'autres Kommandos. Le bilan fut très lourd. Je pense à mon pauvre Pépé qui, de Paris a envoyé chez lui le télégramme "type" comme le mien et qui a été immédiatement hospitalisé pour typhus. Ses parents l'ont vainement attendu après réception du dit télégramme. Mon brave Léon n'a pas connu l'Allemagne. Il est tombé au combat dans un maquis après son évasion de Sisteron et a été porté disparu. Grâce à la jeunesse, grande richesse sur cette terre, j'ai peu à peu repris ma place dans le monde. Pourtant parmi les déportés je me trouve bien. Ensemble, nous pouvons parler du passé. Seulement ensemble, car celui qui n'a pas vécu dans ce monde concentrationnaire ne pourra jamais se l'imaginer. Il restera toujours au-dessous de la vérité. Parfois, j'entends des gens parler de leur difficulté de se ravitailler pendant la guerre. Afin que leurs petits soucis quotidiens finissent au plus tôt, ils ont souhaité que vienne la Libération, mais presque tous l'ont fait les pieds bien au chaud dans leurs pantoufles, sans vouloir en aucun cas prendre le risque d'engager leur quiétude habituelle. En pareil cas, je préfère me boucher les oreilles et ne rien répondre. Plusieurs fois, j'ai traversé la France en long ou en large et cherché à retrouver des visages du passé. J'ai quelquefois réussi dans mes recherches et en pareil cas, nous tombions dans les bras l'un de l'autre, en dehors de toute idéologie politique. Et pourtant, parmi tous ceux que j'eus aimé revoir, j'aurais surtout aimé pouvoir dire ce que je pensais à ceux qui se sont élevés contre une évasion massive du camp de St Sulpice-La-Pointe et qui eux, en tant que responsables de Partis sont revenus du périple, car l'organisation politique du camp de Buchenwald s'est occupée de leur procurer des postes leur permettant de survivre. Un jour pourtant, j'ai revu l'un d'eux qui, afin de couper court à toute discussion, a fait d'abord semblant de ne pas me reconnaître, alors que nous avions vécu 18 mois côte à côte et m'a dit qu'après tout ce qu'il avait vu, il ne se rappelait de rien (sic). Je me suis remémoré alors la phrase de mon Douberlay., de Lyon qui disait: - Nos responsables auront des comptes à rendre en rentrant ! Ils ne les ont jamais rendu et il a dû être bien déçu… J'ai revu mon copain Cavar, un Auvergnat. Il a essayé de m'expliquer pourquoi notre Kommando fut bon. (Probablement le fut-il). Un responsable de son Parti dont je préfère taire le nom, en contact étroit avec l'organisation politique de Buchenwald, nous y a envoyé exprès… Je n'ai pas compris qui pouvait essayer de nous faire gober pareille propagande, ou plutôt j'ai trop compris, car je me demande pourquoi on a laissé crever au Kommando Leo une partie des plus beaux jeunes de St Sulpice, alors qu'on a mis dans notre Kommando, dirigé par des Kapos infâmes sous étiquette rouge, les 3/4 des droits communs Français qui venaient de Fort Barraud. C'était sans doute pour les épargner. Laissez-moi rire… Notre Kommando devait bel et bien être un enfer. Notre facteur chance fut d'avoir des vieux soldats pour nous garder, lesquels dans leur grande majorité nous ont foutu une paix royale.

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Trente années sont passées. Je suis retourné en Allemagne plusieurs fois dans les deux zones. J'étais parti plein d'orgueil, prêt à piquer pour vexer à la moindre occasion, mais n'ai en fin de compte piqué personne. Le temps apaise bien des choses et je me suis trouvé désarmé. Presque chaque fois, j'ai été en contact avec des Allemands qui aimaient la France et les Français. Ils donnaient du pain à manger aux cygnes des lacs dans les jardins publics et je me suis demandé si ces Allemands étaient les mêmes que pendant la guerre… Pourtant, il ne peut y avoir d'erreur, ils étaient bien tous pour Hitler. Il ne suffit que de voir sur de vieilles bandes d'actualité les ovations qu'ils lui faisaient. Alors, j'ai fait mon examen de conscience. Mes dires ont même offusqué certains de mes camarades déportés, dont un lieutenant-colonel en particulier. Et si j'avais été Allemand… ? Cela m'eût fort étonné que je fusse un jour tortionnaire, mais, né dans ce pays, aimant le pays comme j'aime le mien, il est plus que probable que j'aurais aimé celui-là. Pris à la base, (en 1933 j'avais 10 ans) il n'y aurait sans doute eu aucune raison que je ne sois influencé néfastement par la propagande bien orchestrée de Goebbels. Cela eut suffi à faire de moi au moins un parfait soldat de la Wehrmacht… Dans chaque pays totalitaire se prétendant de telle ou telle doctrine, la jeunesse qu'on tient bien en main épouse forcément les idées qu'on lui inculque. Une génération suffit pour en faire un outil terrible. Le Français n'est pas exempt de l'infection d'une propagande. Rappelez-vous combien nous avons cru en Daladier et Raynaud… Le comble de l'oubli est en outre d'avoir supporté, qu'après une défaite aussi cuisante que celle de 1940, nous ayons admis que de tels hommes puissent encore faire surface en scène politique. N'est-ce pas un comble d'intoxication morale ? Avec une génération, on peut tout faire ou tout effacer, du moins, le faire avec celle qui suit. Si vous parlez nazisme en Allemagne chacun tombe du ciel parce qu'il ne connaît pratiquement pas. Il y avait bien quelques fous, dont le plus grand fut Hitler, mais… les camps de concentration, jamais ils n'en avaient entendu parler avant la fin de la guerre. Ils les connaissaient pourtant parfaitement, car parmi les civils qui nous côtoyaient en permanence dans presque tous les Kommandos, certains poussaient le cynisme à nous caresser de la "Schlag" ou d'un quelconque éventail à bourrique. La seule excuse qui puisse plaider en leur faveur dans un nombre quand même limité, est que quand ils ont vraiment ouvert les yeux, c'était trop tard. La terreur était déjà trop bien installée dans le pays. Alors, pour ne pas être du côté des terrorisés et martyrisés, ils ont préféré garder les yeux clos sur les malheurs des autres, se trouvant mieux du côté du manche que du côté de la cognée. Des nazis, il y en a toujours et ce, dans les deux Allemagne. Il faut pourtant tirer un coup de chapeau à ceux qui ont fait de Buchenwald le plus haut lieu du souvenir du monde concentrationnaire, dont le Français en particulier était la race la plus mal vue de ce monde. Nous n'étions pourtant pas responsables de la lâcheté de nos dirigeants qui n'avaient pas respecté nos Traités depuis 1938. Les Espagnols nous reprochaient notre neutralité pendant leur guerre civile, ce en quoi ils avaient raison, car il était en effet, comme je le dis précédemment, anormal de laisser au Sud pyrénéen, s'installer un régime fasciste, tandis qu'Hitler et Mussolini avaient pris une action positive pour favoriser la mise en place de ce système. Ils nous reprochaient ensuite l'accueil qu'ils avaient eu en France après leur défaite et en particulier leur internement dans des conditions déplorables. C'était hélas aussi justifié… Quand aux autres, je pense aux Tchèques ou Polonais par exemple, ils nous reprochaient d'avoir manqué à nos Traités. Eux aussi avaient raison, mais de là à nous faire subir des sévices, il y a un monde, parce qu'en fait, ils auraient pu nous considérer pour irresponsables, puisque nous étions entrés dans la lutte et par le biais étions devenus leurs frères de misère. Bref, le Français était plus bousculé que quiconque. Maintenant, je sais combien il doit être difficile pour celui qui n'a pas été concentrationnaire, de mesurer toutes les horreurs montrées parfois encore sur quelque bande cinématographique. Rien n'est hélas exagéré, car cela dépassait toute imagination. Les statistiques donnent les chiffres de 38 000 déportés Français rentrés sur 238 000 environ. Par conséquent personne n'a le droit de vouloir s'approprier notre titre de "déporté". Il n'appartient qu'aux seuls concentrationnaires et il n'y a pas de confusion possible avec un S.T.O. qui travaillait en Allemagne avec une certaine liberté, qui gagnait un salaire dont il envoyait une partie chez lui et qui bénéficiait parfois de permissions. Au risque d'en déplaire parfois à mes meilleurs copains, j'affirme ma volonté la plus sincère d'un rapprochement franco-allemand. Je suis fervent partisan des jumelages, car j'espère que la multiplicité des amitiés nouées doit servir notre jeunesse et faciliter pour les générations futures, les échanges culturels où se discutent les points de vue, permettant du même coup de placer l'amitié et la compréhension des peuples au-dessus de tout. Nous ne pouvons nous aimer si nous ne nous connaissons pas et à l'ancien ennemi vaincu qui sait venir à moi et me tendre la main, je tends la mienne, car moi à sa place, je n'aurais pu le faire… et j'ose espérer, que même parmi certains êtres qui ont pu s'égarer et à qui la guerre a fait commettre quelque saloperie, certains quelque 25 ans après, font peut-être sauter des petits enfants sur leurs genoux et pensent que cette horrible guerre les avait rendu fous, au point qu'ils ont du mal à imaginer que ce fut bien eux qui commirent de tels actes. La haine ne peut engendrer que la haine… Pour mon compte personnel, la seule conservée s'adresse aux traîtres. A ceux qui trahissaient en mesurant parfaitement la portée de leurs actes comme aux autres qui l'ont fait par imbécillité, quoique ces derniers aient une faible circonstance atténuante, compte tenu de leur perméabilité à la néfaste propagande de Vichy. Je le répète et ceci est valable pour la vie sous l'Occupation comme pour la vie dans les camps, il vaut mieux être châtié par l'ennemi que par ses frères. Il eût mieux valu, après le triste abandon de notre 3ème République, que nous ayions en France un Gauleiter, plutôt qu'un Maréchal de France qui a induit le peuple en erreur, lui qui disait pourtant: - Je haïs les mensonges qui vous ont fait tant de mal… Sans lui, la France pouvait continuer la lutte avec notre armée d'Afrique qui était restée intacte, ainsi que notre superbe marine. Quand à l'intérieur, une occupation complète du pays eut mis tous les Français sur un pied d'égalité… Nous aurions pu aussi mesurer notre Police à sa juste valeur, au lieu de nous trouver devant des demi-teintes, ménageant chèvres et choux en attendant de voir par où pencherait finalement la balance, ceci à quelques exceptions près. Il est cynique aujourd'hui, de lire parfois dans le journal, l'éloge de tel ou tel policier à l'occasion de son départ en retraite, surtout lorsque celui-ci a l'inconscience d'oser avouer qu'il est entré dans la Police en 1941, 42, 43, 44… Comment également peut-on imaginer que Pétain et sa clique, se réclamant Gouvernement de la France, avaient des camps d'internement et prisons, gardés et administrés par un système policier français, dans lesquels on emprisonnait: Résistants, communistes ou Juifs avant de les remettre à l'ennemi. Comment ce Gouvernement osait-il prétendre agir dans l'intérêt de la France et duper ainsi une partie du peuple. Dans les camps, il y aurait du reste beaucoup à dire aussi sur ceux qui, sous couvert d'adoucir tant soi peu le système concentrationnaire ont ravi le pouvoir interne des camps aux droits communs, les triangles verts, mais qui ont dû supporter du même coup, la responsabilité de sélection qui s'effectuait lors de la désignation ou la répartition dans de bons ou mauvais Kommandos. Sachant du même coup dès le départ de chacun, ceux qui avaient des chances de s'en tirer et ceux qui n'en avaient pas, hasard et facteur chance exclus évidemment. Il est bien certain que les Kapos qui matraquaient, de quelque nationalité qu'ils soient, le faisaient bien pour les S.S. Au travers des années, j'ai conservé la plus grande admiration pour le Général De Gaulle. Sans lui, la France n'aurait jamais plus été ce qu'elle est. Ralliés à lui, les F.F.L. furent les premiers artisans de cette grande oeuvre. La lutte fût âpre, car personne ne nous fit de cadeau, même parmi ceux qui se disaient nos Alliés. Je suis resté idéaliste et pense par exemple que si j'étais israélite, je serais en Israël… Je ne prononcerai pas pourtant le serment d'un homme célèbre: et s'il était à refaire, je referai le même chemin… J'en referai sans doute une partie, mais je referai tout différemment. Et maintenant, si quelqu'un me posait la question: "Que fallait-il pour sortir vivant du monde concentrationnaire ?", je répondrais à peu près ceci: mis à part ceux qui ont eu la chance d'être protégés par leur Parti, il ne restait pour les autres que le hasard. Le hasard qui mettait ou non sur notre route, une chance à saisir au bon moment, c'est-à-dire, au moment où l'état physique et moral permettait d'être suffisamment perspicace pour ne pas la laisser échapper. En analysant par exemple les chances de mon Kommando, la plus grande fut d'avoir pour nous garder, de vieux soldats qui ne nous battaient jamais. Nous avons souffert beaucoup plus des Kapos Allemands et Polonais que des soldats. Il ne faut pas pour autant dissocier le fait que le grand responsable reste le système S.S. créateur de ce genre de répression. Il fallait aussi un physique dans les normes. Être trop grand ou trop petit, c'était risquer la fantaisie d'un quelconque seigneur. Une bonne bouille bien sympathique vous faisait éviter bien des désagréments. Je connais des cas de déportés qui ont passé ensemble à peu près tout leur séjour concentrationnaire et qui se sont trouvés presque à la fin, séparés par la fantaisie d'un tri. L'un a été mis sur la file de gauche, l'autre sur celle de droite. Ils ne se sont jamais revus… L'un est rentré, l'autre pas. J'ai participé à des pèlerinages à Buchenwald. J'ai vu des Français tomber dans les bras d'anciens Kapos Allemands. Je n'ai pas bien compris… Il est possible que parmi eux il y en ait eu quelques-uns assez charitables pour nous venir en aide, mais moi, je ne les ai jamais vus. Quand à la solidarité de la gamelle, je n'ai assisté que trois ou quatre fois à une collecte de soupe. Je dois ajouter qu'il fallait à ceux qui la faisaient, alors qu'elle était au profit des autres, beaucoup de cran, car croyez-moi, ceux qui enlevaient une cuillerée de leur soupe ne l'enlevaient pas sans une grimace qui en disait long… et je ne parle pas de ceux qui ne la soustrayaient pas. En concentration, une cuillère de soupe, ce pouvait être la survie et dans la jungle de la plupart des Kommandos, il était difficile de demander à des squelettes ambulants de prélever de leur ration pour d'autres, fussent-ils plus squelettiques encore… car il s'agissait bien de la jungle. Je garde parmi mes souvenirs, celui des bouteillons de soupe que l'on jetait en pâture aux détenus lorsqu'ils avaient été vidés et sur lesquels les affamés se jetaient en se battant pour y plonger la tête afin de lécher le tour et le fond. Têtes qui ressortaient gluantes de jus. Je pense également que ces bouteillons, il fallait aller les chercher aux cuisines, que les cuisines étaient loin, qu'il y avait forcément des pauses en route, car c'était lourd et qu'un jour un jeune affamé qui avait mon âge, profitant de la pause, avait subtilisé quelques morceaux de rutabagas. Son vol avait été vu de loin et en rentrant au camp, ce fut le spectacle des 25 coups de "Schlag" sur les fesses nues. On posait par terre un petit banc et le puni devait s'étendre dessus à plat ventre, pour que les fesses soient bien "rebondies". Chaque fois que cela arrivait, par réflexe nerveux, le malheureux avait déjà fait dans son pantalon. Quand au Kapo, il se délectait d'avance du plaisir sadique qu'il éprouverait en frappant. Voilà tous les genres de souvenirs que je garde des Kapos et je ne peux dire autre chose que ce que j'ai vécu ou ressenti. Le jeune et beau Willie Seifert, Kapo de l'Arbeitstatistik frappait sauvagement tout interné qui essayait de se soustraire à une heure de travail au profit des S.S. Il faisait une bonne paire d'amis avec Reschke, le Lager-Altester de Buchenwald et même avec Jonas, le chef des Lager-Schutz qui caressait si bien les Français de sa "Schlag". Le Kapo Ernt Busse, chef suprême du Revier, gras et repu, partageait les rations destinées aux malades d'abord avec ses amis. Quoique menuisier il avait un pouvoir discrétionnaire sur plus de 20 médecins authentiques ou chirurgiens et désignait les cobayes destinés au block 46 où opérait le Kapo Dietzch. Otto Kipp, deuxième Kapo du Revier avait son nom sinistrement attaché à la création du block d'extermination "A la piquée", installé en Décembre 1944 où 10 000 détenus trouvèrent la mort en trois mois. Stéphan Heimann Kapo également était particulièrement craint pour sa cruauté. Wilhelm Wolff, Kapo de l'Effecten Kammer fournissait cinq à six costumes de rechange chauds à ses amis, pendant que les Français mourraient de froid sur la place d'appel avec leur seule veste zébrée en tissu léger. Karl Gortig, Kapo de la cantine S.S. entretenait les meilleures relations avec ces derniers, au point d'obtenir des permissions pour se rendre dans sa famille. Voilà pour les plus grands chefs, mais derrière eux, il y avait encore toute une faune subalterne: Stubendienst, Vorarbeiter, Schreiber etc. qui semait la terreur partout et toute cette clique a pu malheureusement prendre le large au moment de la Libération, avec bien entendu, la complicité des S.S. Alors, pour mon compte personnel, qu'on ne vienne pas me parler de ces voyous. Voyous qui, malheureusement ont, postérieurement à notre libération occupé des postes importants dans l'Allemagne de l'Est. Ils étaient respectivement: Willie Seifert, commandant en second de la police allemande qui comptait près de 400.000 Policiers. Reschke, chef de la police de la zone russe de Berlin. Son confident privé, son ancien mouchard, criminel vert Jonas, chef de la police de l'État de Thuringe. Ernst Busse, menuisier de son état, préfet de l'État de Thuringe. Otto Kipp, préfet de Saxe. Stéphan Heimann, chef de la propagande du parti unifié en Thuringe. Wilhelm Wolmff, ministre de la Kultur de l'État de Thuringe. Karl Gortig, chef du parti communiste et de la propagande unifiée de Saxe.

Notes et documents

LES NOTES D'ÉCOUTE

Les Américains, les Anglais, recommandaient d'écouter leurs émissions et d'en prendre note au maximum. Entr'autres sur 15 mètres: Columbia 14, 17, 20 et 22 h 15 Cincinnati, toutes les heures à la 1/2. Enfin Londres, sur 1500, 235, 261, 41, 31 et 25 mètres à 21 h 15. En voici quelques unes. Préparation et responsabilité de la guerre. L'Etat major allemand est le seul qui possède une section économique et une section politique. C'est lui et lui seul qui choisit les dirigeants de l'Allemagne et les manoeuvre à son gré. L'ordre est donné à ces dirigeants de prendre en apparence toutes les responsabilités pour qu'en cas d'échec, ils soient seuls objet de la haine générale.

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Le Kaiser ne mit pas une heure en 1918 pour obéir au télégramme d'Hidenburg lui ordonnant de fuir.

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Ludendorf, auteur en 1923 du livre "la guerre totale" fût le précepteur d'hitler, lequel n'a fait que copier dans "Mein Kampf" les instructions de l'Etat major.

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L'Allemagne a dit un auteur, n'est pas une nation qui a une armée. C'est une armée qui s'est assimilée au peuple.

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Les jeunes gens et jeunes filles sont réunis dans des camps de vacances mixtes, "la force par la joie". Tel en est le titre exact. Là, on leur fait des cours sur la fécondation de la femme, pour le bien de l'Etat. De ces camps, des filles de 15 ans reviennent parfois enceintes. Elles entrent alors dans des écoles spéciales où on exalte le rôle de la mère qui donne son enfant à la patrie. Des prières sont prononcées où le führer est honoré comme un Dieu. L'enfant né est un enfant de l'Etat. Sa mère est renvoyée dans un monde d'exaltés, vers d'autres fécondations. L'Etat élevera ses enfants, les manuels scolaires les mèneront à une vie dont le service militaire et la guerre seront l'épanouissement. La phrase est d'Adolf Hitler: si la femme, plutôt la fillette met au monde un enfant tant soit peu délicat ou déficient, on stérilise la coupable et on la rejette vers une vie mutilée.

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L'Etat major japonais a copié ces méthodes. Il les a même perfectionnées. Chaque soldat suit des cours économiques et politiques. Sur toutes les matières, il possède la théorie d'utilisation militaire, c'est à dire le moyen le plus rapide et le plus "correct" en apparence pour piller et ruiner l'économie et la politique du pays conquis.

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Ces méthodes furent mises en action en Allemagne dès 1933, sous le ministère Von Papen-Hitler, Hidenburg étant président, l'Etat Major demeurant leur maître. Alors qu'en 1934, le ministère de la guerre français (Maréchal Pétain) passe seulement commande de 7 tanks en tout dans l'année.

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Qui a voulu la guerre...

NOTE D'ÉCOUTE N° 3

Balance des forces Un expert Américain fournit les chiffres suivants sérieusement contrôlés. Effectifs en présence d'hommes mobilisés des:

CAMPS ALLIES


CAMPS DE L'AXE


ETATS UNIS

26.000.000

ALLEMAGNE

11.700.000

RUSSIE

23.000.000

ITALIE

8.000.000

ANGLETERRE

5.000.000

JAPON

10.000.000

DOMINIONS (minimum)

30.000.000



CHINE

15.000.000



TOTAL

99.000.000

TOTAL

27.700.000

On doit dire que tous les hommes de l'axe sont actuellement en armes, tandis qu'une partie seulement des forces Alliées est sous les drapeaux, mais les pertes doivent être en ligne de compte. Au 21 mars 1942, les Russes peuvent avoir perdu au maximum 8.000.000 hommes, tués, blessés ou prisonniers. Selon les experts, les Allemands ont perdus 5 à 600.000 hommes en moyenne par mois depuis le début du conflit, soit 5.000.000 d'hommes au 21 mars. Ils en avouent moins d'un tiers. L'Italie a peu perdu mais vaut peu. L'Angleterre a ses forces presque intactes. En Europe, la balance des forces effectivement armées est donc la suivante, pertes déduites équitablement.

ALLIES


AXE


RUSSIE

15.000.000

ALLEMAGNE

6.300.000

ANGLETERRE

5.000.000

ITALIE

6.000.000

TOTAL

20.000.000

TOTAL

12.300.000

Au point de vue pétrole, les ressources annuelles sont entamées très strictement pour chaque camp à :

ALLIES


AXE


ETATS UNIS

170

ALLEMAGNE

4

VENEZUELA

27

ROUMANIE

7


5



RUSSIE

27



TOTAL

229 millions de tonnes

TOTAL

11 millions de tonnes de pétrole synthétique

Consommation mensuelle allemande observée en Russie en hiver, au minimum 1.500.000 tonnes, ce qui fait pour ce seul front, une consommation annuelle de 18 millions de tonnes. La valeur en huile des pétroles roumains est très faible. Celle des synthétiques est nulle. Calculez le prix des prochaines opérations allemandes en hommes, en pétrole et concluez. Ne pas oublier que les meilleurs troupes allemandes spécialisées, aviation et chars sont partiellement détruites et difficilement remplaçables.

NOTE D'ÉCOUTE N° 9

LE TRAVAIL ET LA GUERRE AUX U.S.A. Trente neuf millions de travailleurs, hommes et femmes sont employés dans les usines et chantiers affectés à la défense nationale. Ces travailleurs vivent sous le régime de la loi de 40 heures. En période de guerre, les heures supplémentaires sont largement admises par les syndicats et payées à un tarif relevé de 50 %. Des commissions paritaires sont crées dans toutes les entreprises où les représentants des ouvriers et ceux des patrons, arbitrés par un fonctionnaires d'Etat, recherchent le moyen d'améliorer le rendement des entreprises. Les solutions des uns et des autres abondent et des solutions ingénieuses accélèrent la production, tout en réduisant les prix de revient. Les ouvriers, dans leurs loisirs, s'attaquent aux ferrailles des cimetières automobiles. Il y a assez de ferraille aux U.S.A; dit un président de syndicat pour alimenter les hauts fourneaux américains jusqu'à la fin de la guerre. Comparez ces conditions avec celles du travail en Allemagne. EN ALLEMAGNE L'armée allemande, mobilisée intégralement, comprenait 12 millions d'hommes en chiffre rond, dont environ 4 millions d'ouvriers "affectés spéciaux", travaillant pour la guerre. Les pertes allemandes en tués, blessés et prisonniers s'élèvent environ à 6 millions d'hommes. L'Allemagne a envoyé au front une grande partie de ses ouvriers et a importé de gré ou de force, 4 millions de travailleurs étrangers, Italiens, Polonais, Français, Belges, Hollandais etc... Ces ouvriers, on pourrait dire ces esclaves, ne sont bien entendu, protégés par aucun syndicat et livrés à la discrétion des maîtres. Ce qui reste d'ouvriers et d'ouvrières germaniques dans les usines n'est pas mieux traités. Un de leur chef a pour maxime: une heure de loisir est une heure de trahison. On utilise les femmes, les tout jeunes gens, les infirmes et même les aveugles. Quant aux salaires et à l'alimentation, on sait ce qu'ils valent... Comparez ces deux forces: d'un côté, 39 millions d'êtres qui travaillent librement et choisissent leur ouvrage, bien nourris, respectés. De l'autre, 6 millions d'esclaves, mal nourris, bombardés, maltraités... Concluez...

NOTE D'ÉCOUTE N° 22

M.Summer Welles a fait tenir le 13 avril, à l'adresse de l'ambassadeur de Vichy à Washington, une note précisant la politique des Etats Unis. A l'égard de la France. Elle répondait à deux questions du gouvernement du gouvernement de Vichy qui demandait au gouvernement des Etats Unis de déclarer publiquement que la nomination d'un Consul Général américain auprès des forces Françaises Libres de Brazzaville n'avait pas une signification politique et ne devait pas être interprètée comme une diminution des droits de la France sur ces territoires. M. Summer Welles déclare que son gouvernement trouvait là une occasion appropriée et bienvenue de préciser sa politique à l'égard de la France. Il rappelle que les anciennes relations des Etats Unis étaient d'amitiés et de confiance plus qu'ordinaires. Liberté, Egalité, Fraternité, ces principes proclamés par la République Française ont été la base de toute la vie Nationale des Etats Unis. Il n'y a pas 25 ans, nos armées combattaient côte à côte le même agresseur impitoyable qui a une fois de plus envahi la France. Le gouvernement des Etats Unis reconnait la souveraineté du peuple français sur tous ses territoires d'outre mer et sa métropole et espère à nouveau, voir cette souveraineté s'exercer en toute indépendance, mais cela n'est possible qu'après la destruction complète du régime criminel, comme celui de l'Allemagne et des dictatures qui s'y sont ralliés. Le fait est bien connu du peuple français entier et même de la poignée de traîtres, qui, au mépris des hautes traditions françaises de liberté, ont traité sordidement de manière abjecte, de prostituer leur patrie à ce régime allemand qui ne veut que l'asservissement de la France. M.Summer Welles rappelle les conditions de l'occupation de la France de l'armistice et aussi la compréhension du gouvernement américain à l'égard des difficultés rencontrées. Une partie des territoires d'outre mer sont restés sous la juridiction de Vichy. Une autre partie est sous la juridiction effective d'autorités françaises qui ne reconnaissent pas le gouvernement de Vichy, mais qui se battent de toutes leurs forces aux côtés des nations Unis pour la libération de leur pays. Cette situation prévaut dans l'Afrique Equatoriale française et au Cameroun. Par conséquent, jusqu'à la victoire des Etats Unis, qui permettra au peuple français de retrouver sa pleine souveraineté sur tout son empire et la maîtrise de son destin, les Etats Unis continueront de se faire représenter des autorités françaises exerçant effectivement leur juridiction sur les territoires d'outre mer. Les Allemands ont tenté maintes fois par leurs mensonges de semer le doute en France contre l'amitié éprouvée et traditionnelle de l'Amérique. Cet effort a échoué et il échouera encore, car le peuple français peut avoir la certitude qu'après notre victoire, tous ses territoires et tous ses droits lui seront rendus.

NOTE D'ÉCOUTE N° 26

CONSIGNES D'ACTIONS. La force de l'Allemagne, c'est que notre haine pour elle ne sait pas s'exprimer. Pouvez-vous consacrer une heure dans la lutte? Si vous le faîtes chaque jour chacun, notre tyran sera vite désorienté. Choisissez pour agir, suivant votre tempérament, l'une quelconque des recettes suivantes. Pour démolir la machine de propagande. Vous croyez que l'Allemagne dépenserait des millions en radio et journaux si votre opinion ne comptait pas pour elle? Démontrez lui chaque jour qu'elle a raté son coup. En voici les moyens. 1°/ N'achetez aucun journal français ou allemand. 2°/ Chaque fois que dans un salon d'attente vous trouvez un journal, faîtes une croix gammée dessus. 3°/ Transcrivez des notes d'écoute pour vos amis si vous avez un appareil radio. Laissez de côte les informations dont l'actualité vieillit vite, mais notez les chroniques documentaires des postes d'émission anglais et américains Si vous ne connaissez pas la sténo, notez les chiffres et indications principales. Copiez et faîtes recopier cela pour vos amis. A chaque discours officiel de propagande, répondez par lettres courtes aux ministres, aux préfets. Dîtes leur que vous savez que c'est le Boche qui vous affame. Citez des exemples précis de réquisitions allemandes. Signez d'un nom inventé et ne mettez aucune adresse. Si chaque français envoyait ainsi trois lettres par jour aux autorités qui l'oppriment, à la radio qui lui ment, aux journaux qui le trompent, l'effet serait énorme sur l'envahisseur. Qui n'a pas le temps d'écrire trois fois dix lignes par jour? Pour démolir la machine policière. le meilleur agent de la Gestapo, c'est la faim a dit Hitler. Répondez lui en gagnant la bataille du ravitaillement. Vous devez tricher, truquer, cachez, multiplier encore plus les associations du système D et mettre en commun tickets et denrées que l'on peut se procurer à la campagne. Ces petites associations entre citadins et campagnards doivent être secrètes et bien organisées. Le Français est inventif. Qu'il ne se lasse pas d'agir et qu'il le fasse avec générosité vis à vis de ceux qui sont moins bien placés. Pour démolir la machine de guerre. Espionnez les Allemands, les Italiens, notez tout ce que vous apprenez sur eux, sur leur nourriture, sur leurs transports, leurs déplacements d'unités. Transmettez le à des amis sûrs. Faîtes ainsi la chaîne des informations qui détruira les secrets de la Wermacht et de la Gestapo. Faîtes la chaîne. Informations, protestations, ravitaillement, voici les premiers mots d'ordre. D'autres suivront... Préparez vous à recevoir les libérateurs en coordonnant vos efforts, afin d'éviter un désordre qui servirait l'Allemagne Ne dîtes pas que ces recettes sont simplistes. Les millions d'actes hostiles paralysent l'ennemi. Les notes d'écoute et bientôt les instructions de ce qu'il faudra faire en plus.

NOTE D'ÉCOUTE N° 30

Vous avez reçu, le jour anniversaire de votre désastre militaire, un message aussi pénible à entendre, que les conditions de l'armistice qui ont été singulièrement dépassées. Rappelez-vous à cette occasion de ce que valurent les promesses allemandes. Dans ces conditions d'armistice, il n'était question, ni de ligne de démarcation, ni des réquisitions du blé, du vin etc... ni de l'expulsion des Alsaciens Lorrains. Vous avez donc l'occasion chaque jour, de voir ce que vaut une promesse allemande. Mais on nous parle aujourd'hui d'Europe à reconstruire, d'un socialisme qui régnera. On vous invite à une relève sacrée. Lisez donc attentivement ces mensonges des maîtres fourbes de l'Allemagne perpétuellement la même. Le 1er septembre 1919, soit moins d'un an après la défaite allemande, alors qu'on pouvait croire le socialisme allemand libéré des chaînes du militarisme, le Général Von Lutwitz adressait au ministre de la Reichwer, les recommandations suivantes: 1°/ La suppression du chômage avec le précepte suivant: quiconque ne travaille pas ne doit pas manger. Cela doit être remis en vigueur comme auparavant. 2°/ Toutes les grèves politiques et économiques doivent être rigoureusement interdites. Sa lettre se terminait en 1919 par ces mots: aujourd'hui comme hier, l'armée allemande doit être le fondement de la puissance de l'Etat. Voilà le pays du véritable socialisme défini... Il n'a pas changé... Le servirez-vous? Lisez et méditez encore ceci: la guerre et la paix sont deux activités qui tendent vers des mêmes buts par des moyens différents. C'est signé Clausewitz, l'âme du grand Etat Major allemand... sous Napoléon. Et hier, Hitler disait encore: la faim est le meilleur agent de la Gestapo. Voilà l'ordre nouveau que Laval vous invite à servir. Comme le dit Roosevelt: ce n'est pas l'ordre et ce n'est pas nouveau.

QUELQUES MISSIONS A PARTIR DE SEPTEMBRE 1942

(Je n'ai plus retrouvé trace des précédentes)



Mardi 1er :

Mercredi 2 :

Couché à l'Hôtel de la Poste.

Jeudi 3:

Préparatifs en vue opération parachutage. Achat matériel.

A Marseille jusqu'au lundi 7.

Mardi 8:

Achat deux indicateurs Chaix. Mission à Cannes et retour.

Mercredi 9

au vendredi 11:

A Marseille.

Samedi 12:

Aller retour Marseille-Cannes. Entretien avec Carte.

Dimanche 13:

Mission à Cannes, retour le 14.

Mardi 15:

Idem, retour le 16.

Jeudi 17:

Achat cartes état major. Etude de terrains.

A Marseille jusqu'au mardi 22.

Mercredi 23:

Marseille-Cannes.

Jeudi 24:

Cannes-Marseille, Marseille-Orange. Valréas.

Samedi 26:

Retour Marseille.

Lundi 28:

Marseille-Cannes et retour.

Octobre.

Lundi 5:

En car à Cassis, puis Cassis-Cannes.

Mardi 6:

Retour Cannes-Marseille.

Mercredi 7:

Contacts divers à Marseille.

Jeudi 8:

Expédition deux vélos en gare de Toulouse.

En mission dans les environs jusqu'au

Mercredi 14:

Départ pour Cassis et expédition de trois vélos.

Jeudi 15:

Retour Marseille. Missions en ville. Fourniture avirons pour opération Port-Miou.

Vendredi 16:

Couché hôtel. Chambre commune Claude Dauphin et sa soeur.

Samedi 17:

Journée en leur compagnie.

Dimanche 18:

Idem.

Lundi 19:

Cassis-Antibes. Couché Hôtel Terminus.

Mardi 20:

Retour Cassis, puis Marseille.

Mercredi 21:

Mission à Arles.

Jeudi 22:

Arles-Marseille. Rendez-vous avec la Radio Julien.

Vendredi 23:

Rendez-vous au Noailles avec un courrier d'Antibes. En mission à Marseille jusqu'au 1er novembre.

Novembre


Dimanche 1er :

Marseille-Antibes. Couché Hôtel Terminus

Lundi 2:

Retour Marseille.

Mardi 3 Mercredi 4:

Marseille-Arles. Accompagne deux agents au retour à Marseille, plus quatre personnes au car pour Cassis.

Jeudi 5:

Achat fausse carte d'identité.

Marseille-Antibes. Couche Hôtel Terminus.

Vendredi 6:

Antibes-Marseille. Rendez-vous avec Valette

Samedi 7:

Achat de cartes Michelin. Marseille-Antibes et retour.

Dimanche 8:

Opération Port-Miou. Après débarquement, accompagne agent anglais dans maison amie quartier St Loup à Marseille. Du 8 au

Samedi 14:

Missions chaudes dans Marseille nouvellement occupée.

Dimanche 15:

Marseille-Cannes.

Lundi 16:

Cannes-Marseille.

Mardi 17:

Marseille-Arles. Contacté le Général Chambe. Amené ce dernier jusqu'à Antibes, où nous avons été intercepté au petit matin par policiers français en civil. Fuite au petit matin.

Mercredi 18:

Présentation Chambe chez Frager à Cannes.

Jeudi 19:

Retour Marseille.

Vendredi 20:

Marseille-Montélimar. Vérifié terrains propices à parachutage.

Dimanche 22:

Montélimar-Marseille.

Lundi 23:

Marseille-Cannes et retour.

Mardi 24:

Marseille-Montélimar.

Mercredi 25:

Montélimar-Marseille. A Marseille jusqu'au 7 décembre.

Décembre


Lundi 7 :

Marseille-Arles et retour.

Mardi 8:

Marseille-Arles.

Mercredi 9:

Arles-Marseille.

Jeudi 10:

Resté à Marseille.

Vendredi 11:

Marseille-Arles. Transport poste émetteur.

Samedi 12:

Arles-Marseille. Du 12 au

Dimanche 20:

Mission à Marseille. Alertes chaudes. Couche chaque nuit dans différents hôtels borgnes. Contacts avec P'tit Louis (Dujardin), proche de Frager à Cannes.

Lundi 21:

Mission à Aix en Provence avec Gaston Ordioni.

Contacts avec la famille Lejeune.

Mardi 22:

Aix-Marseille. Contacts avec le Belge Vanel.

A Marseille jusqu'au 25.

Samedi 26:

Marseille-Arles et retour.

Dimanche 27:

En mission à Marseille et Aix. Contacts avec Mireille de la famille Lejeune.

Pas retrouvé trace des missions du 27 décembre 1942 au 12 janvier 1943, date de mon arrestation, à part une mission à Cannes, aller-retour le dimanche 10 janvier. Les missions à Cannes étaient toujours relatives à des contacts avec Carte, (père de Danièle Delorme, nom de cinéma), Frager, ou Peter Churchill. Ces contacts étaient presque toujours établis par l'intermédiaire de Louis Dujardin, né à Liège en Belgique. Liège, cité ardente, la ville la plus française de Belgique.

Statistique:

Convoi des 69 000 arrivés à Buchenwald le 6 Août 1944, venant de St Sulpice la Pointe (Tarn) et de la prison St Michel de Toulouse. Nombre de détenus : 1 160 au départ. Morts en route : 80. Rescapés libérés : 55, 2 %. Décédés pendant la détention : 46,8 %.