Michel
El Baze
Né coiffé !..
La Délation
GUERRE 1939 -
1945
Captivité en
Allemagne et en France - Résistance
Nice - Janvier
1985
Analyse du
témoignage
Avant-Propos du
témoin
Le Grand
Bouleversement qu'a connu l'Europe pendant la
période de l'hégémonie nazie, n'a pas eu
d'équivalent dans l'Histoire de l'humanité. La
Grande Allemagne se bâtissait conformément aux
plans qu'Adolf Hitler exposait dans "Mein Kampf"
et les peuples, pour n'avoir su s'opposer à la
montée du nazisme, subissaient le joug allemand,
dans la douleur, dans l'affliction, dans le sang.
Les barbares tuaient les vaincus ou les emmenaient
en esclavage. Les Allemands, eux, inventèrent les
camps d'extermination et c'est ainsi que, par la
famine, par la hache, par la corde, par le feu ou
par le gaz, des millions d'êtres humains et plus
de deux millions d'enfants n'eurent aucune
possibilité d'échapper à leur implacable férocité.
Pour accomplir sa diabolique entreprise, Adolf
Hitler trouva partout des traîtres à leur pays,
des collaborateurs pour exécuter ses oeuvres. Mais
il vit aussi se dresser devant lui des élites qui,
les armes à la main ou les mains nues, firent face
à l'Ordre Nazi. Et l'on vit, dans ce pays de
France et ailleurs, en Pologne, en Suède, au
Danemark, en Tchécoslovaquie, en Hollande, en
Grèce, en Italie, en Belgique, en Yougoslavie, en
Bulgarie, en Russie, mais aussi en Allemagne même
et en Autriche, non seulement des groupes de
Résistants ou de Partisans se former, mais aussi
des réactions individuelles. Des Durand, des
Dupont, dirent "non" ! Des Müller, des Grüber,
dirent "nein" ! Et si tous ne constituèrent pas
des maquis ou des groupes organisés, partout, là
où les circonstances les emmenaient, ces héroïques
défenseurs du droit de vivre libre participèrent
par toutes sortes d'actions à l'affaiblissement de
la machine de guerre nazie. Et ce sont toutes ces
actions, les unes fameuses, les autres obscures
mais toutes glorieuses qui constituèrent la
Résistance, c'est-à-dire la lutte contre l'ordre
barbare, la lutte de l'homme pour que ses fils
n'aient pas honte d'appartenir à la race humaine.
Mais l'historien est-il en mesure de recueillir
tous les témoignages, tous les faits et de donner
à nos enfants toutes les pages de cette magnifique
Histoire de la Résistance ? Je ne le crois pas.
Car le Résistant authentique, c'est aussi et très
souvent celui qui, la paix revenue, a réintégré
son clan, sa famille et s'est enfermé dans le
silence. Vous ne connaîtrez pas les actes de
résistance de ma famille de Basse- Autriche qui se
taira par pudeur et aussi parce que, ce qui a été
fait par Amalia Fertner, par Hellen Mittendorfer,
leur a paru tellement naturel que, même la mort de
l'époux, dans les tortures de la prison de Vienne,
leur a toujours semblé irréelle. Vous ne
connaîtrez pas la douleur de notre amie Zwickl,
cette Viennoise dont le mari fut donné à manger
aux chiens de Mauthausen et qui continua la lutte
clandestine dans le Maquis urbain. Vous ne
connaîtrez pas l'abnégation de cet ingénieur dans
le camp de la mort de Buchenwald et les actions de
son épouse Hellen Schuster qui seule, la rage au
coeur, poursuivit le combat contre la bête
immonde. Et puis il y a eu aussi cette résistance
quotidienne des milliers de prisonniers de guerre
qui, là où ils étaient, comme ils le pouvaient,
patiemment mais avec constance et ténacité,
sabotaient tout ce qui tombait sous leurs mains
nues et cela, non seulement malgré la surveillance
de leurs gardiens mais aussi, souvent, en se
cachant de leurs propres camarades. Car, hélas !
Comme on le verra dans ce récit, le délateur
existait partout qui se justifiait par la défense
de son misérable intérêt propre, par le "pas
d'histoires" que j'ai si souvent entendu ou, plus
ignoble encore, par l'acceptation des théories
nazies ou l'affiliation aux "Cercles Pétain". Les
archives des camps apprendront peut-être aux
Historiens les faits de ceux qui agissaient dans
les Lager et dans les Kommandos. Les minutes du
Conseil de Guerre de Linz et de bien d'autres
villes allemandes leur diront peut-être leurs
hauts faits. La plupart d'entre eux restent muets.
Comme restent muets à jamais ceux qui ont été
arrêtés, détruits en emportant leurs secrets. Et
pourtant ! Les survivants de ces temps odieux, les
miraculés, ceux qui sont nés coiffés, ont un
dernier devoir à accomplir en léguant à leurs
enfants, à nos enfants, leur témoignage. Il faut
que notre exemple serve aux générations futures.
Qu'elles apprennent à dire "non". A résister à
toutes les oppressions, aux dogmes, aux outrances,
à toutes les atteintes à la dignité de l'Homme. Et
si la mort est promise au bout de l'aventure et
bien, qu'importe ! Qu'importe de mourir dans le
Combat pour l'Homme ! Dans l'affreux silence de la
nuit, quand le cauchemar me réveille, quand
s'imposent les angoisses et les palpitations, la
mémoire fait défiler devant mes yeux embués les
souvenirs à jamais gravés dans mon esprit
délirant. Je souffre de la souffrance de celles et
de ceux qui dans les camps de la mort ont tant
souffert. Je pleure sur les vieillards, les mères,
les enfants innocents livrés en holocauste au Gott
allemand. Et je sens bien alors combien mon
aventure est dérisoire puisque, moi, je vis.
The
great upheaval that shook Europe, during the
period of Nazi hegemony had no equivalent during
the whole history of mankind. Greater Germany was
raising according to the plans that Adolf Hitler
had exposed in "Mein Kampf", and the peoples, for
not being able to stand up to the rise of Nazism,
were suffering under German rule, with sorrow and
tears. The barbarians used to kill those they had
defeated or used to take them into slavery. The
Germans, as for them, invented the extermination
camps, and in that way, with starvation, axes,
ropes, fire, gas, millions of human beings, and
more than two millions of children had no way of
escaping their ruthless ferocity. In order to
accomplish his diabolical plans, Adolf Hitler
found everywhere people traitors to their
countries, collaborators, ready to carry out his
orders, but he also found elites who with weapons
or with their bare hands stood up to the Nazi
order. We saw in this country, in France, but
elsewhere, in Poland, in Sweden, in Denmark, in
Czechoslovakia, in Holland, in Greece, in Italy,
in Belgium, in Yugoslavia, in Bulgaria, in Russia,
but also in Germany, and in Austria not only group
of resistant, or partisans being formed but also
individual reactions. Some Durands and Duponts
said "Non" ! Some Müllers, Grubers said "Nein" !
And if not all of them formed some groups of
Maquisards, or organised groups, in every place
where circumstance would take them those heroic
defenders of the right to live a free life
contributed with all sorts of actions to the
weakening of the Nazi war machine. And all those
actions some famous, others unknown, but all of
them glorious made up the Resistance movement,
that is to say the fight against the Barbarian
order, the fight of man so that his sons need not
be ashamed of belonging to the human race. But is
the historian able to gather all the testimonies,
all the facts, and to give to our children all the
pages of this magnificent history of the
Resistance ? I do not think so. Because the actual
Resistant is also and very often, he who, once
peace was restored, returned to his clan, to his
family, and locked himself in silence. You will
not know of the Actions of Resistance of my family
in Lower Austria, who will keep quiet out of a
sense of modesty, and also because what was done
by Amalia Fertner, by Hellen Mittendorfer seemed
to them so normal that even the death of the
spouse under torture in the Vienna prison has
always seemed unreal to them. You will not know of
the sorrow of our friend, Zwickl, this Viennese
whose husband was given to the dogs of Mauthausen
to eat., and who continued to fight clandestinely
in the urban Resistance. You will not know of the
abnegation of this engineer in the death camp of
Buchenwald and of the actions of his spouse Hellen
Schuster who on her own, her heart seething with
anger continued the fight against the "loathsome
beast". And then there was the daily resistance of
thousands of war prisoners, who wherever they
were, and with whatever means they had, with
patience but also constance and tenacity, would
sabotage whatever would come across their bare
hands, and that despite the attention of the
warden, but very often hiding from their own
companions. Because, as we will see in this story,
the denouncer existed everywhere, who had his
justification in the defence of his own mean
interest, who was the "No trouble for me" type,
that I have heard so often, or worse still who
stood by the Nazi theories, or were members of the
"Cercle Pétain". The archives of the camps will
may be reveal to the historians, the actions of
those who were acting in the Lagers and in the
Commandos. The records of the war council in Linz,
and in may other German cities, will many reveal
their high deeds to them. Most of them remain
silent, as will remain silent forever, those who
were arrested, destroyed taking with them their
secret. And yet. The survivors of those gruesome
times, those miraculously alive, those who were
born under a lucky star, have a last duty to
accomplish, that of passing on their testimonies
to their children, our children. Our example must
be worthwhile for the coming generations. May they
learn how to say "No". May they resist all the
oppressions, dogmas, excesses, aggressions against
human dignity. And if death is promised at the end
of the adventure, so be it ! What is the
importance of dying fighting for mankind ! In the
horrible silence of the night, when nightmare
wakes me up, when anguishes and palpitations
overwhelm me, my memory displays in front of my
dimmed eyes, memories that are for ever graven on
my raving mind. I feel the same sufferings as the
one suffered by those men and women in the death
camps. I cry for the elderly, the mothers, the
innocent children offered as an holocaust to the
German Gott. And I then feel how trivial my
adventure is, since, I am alive....
Die
Menschheitsgeschichte verzeichnet keine ähnlich
großen Umwälzungen, wie die, die sich in Europa
durch das Hegemoniebestreben des 3. Reiches
abgespielt haben. Großdeutschland wurde genau nach
den Plänen aufgebaut, die Adolf Hitler in seinem
Buch "Mein Kampf" dargelegt hatte und die
verschiedenen Nationen, die sich dem Aufstieg der
Naziherrschaft nicht widersetzt hatten, mußten das
Joch der deutschen Eroberer erdulden, unter
Schmerzen und im Blutbad. Die Barbaren der
Völkerwanderungszeit töteten die Unterlegenen oder
führten sie als Slaven ab. Das deutsche Herrenvolk
nationalsozialistischer Prägung erfand die
Gaskammern und so wurden Millionen von Menschen
durch Hungersnot, durch das Beil, den Strick, das
Feuer, die Gaskammer umgebracht, darunter mehr als
2 Millionen Kinder, die keine Möglichkeit hatten
ihrer unerbittlichen Grausamkeit zu entkommen. Um
sein diabolisches Vorhaben auszuführen, fand
Hitler überall Landesverräter und Kollaborateure.
Aber uberall erhoben sich Widerstandskämpfer, die
besten ihres Volkes, die bewaffnet oder sogar mit
nackten Händen begannen sich dem Naziregime zu
widersetzen. In Frankreich sowie in Polen,
Schweden, Dänemark, Holland, Griechenland,
Italien, Belgien, Jugoslavien, Bulgarien,
Russland, in der Tschechoslovakei, aber selbst in
Deutschland und in Österreich bildeten sich nicht
nur organisierte Widerstandsgruppen, sondern auch
Einzelaktionen von einfachen Bürgern wurden
geführt. Die Durand und Dupont sagten "non"! Die
Müller und Gruber sagten "nein"! Und wenn sie auch
keine Untergrundorganisation bildeten, so nahmen
diese heroischen Verteidiger der Freiheit, da wo
sie das Schicksal hingestellt hatte, an den
verschiedenartigsten Aktionen teil, um die
deutsche Kriegsmaschinerie zu schwächen. Und alle
diese Aktionen, von denen einige berühmt wurden,
von denen die meisten anonym blieben, die aber
alle Heldentaten waren, bildeten die wahre
Geschichte der Resistance das heißt den Kampf
gegen die barbarische Unterdrückung. Der Kampf der
Menschheit, damit ihre Abkommen keine Scham
empfinden mussen der menschlichen Rasse
anzugehören. Ist nun der Historiker überhaupt in
der Lage alle Augenzeugenberichte zu sammeln, alle
historischen Fakten und à glorreiche Geschichte
der Resistance unseren Kindern zu hinterlassen?
Das glaube ich nicht. Denn der wahre
Widerstandskämpfer ist zumeist auch derjenige, der
mit Anbruch des Friedens in seine Familie
zurückgekehrt war und dann nichts mehr von seinen
Taten verlauten ließ. So würden sie nie etwas von
den Taten meiner Schwiegerfamilie in
Niederösterreich erfahren, die aus Diskretion
keine Zeugnisse ablegte auch deshalb weil ihnen
das Handeln von Amalia Fertner, von Ella
Mittendorfer selbstverständlich erschien, daß
selbst der Tod des Gatten in der Folterkammer in
Wien, ihnen immer irreal vorgekommen ist. Sie
wurden nie etwas von unserer Wiener Freundin
Zwickl hören, deren Ehemann in Mauthausen den
Hunden zum Fraß vorgeworfen wurde und die trotz
allem ihren Kampf weitergeführt hat. Sie würden
nichts von der Selbstlosigkeit jenes Ingenieurs im
Todeslager Buchenwald und von seiner Frau Helene
Schuster gehört haben, die unumstößlich, allein
ihren Kampf gegen die abscheuliche Monströsitat
weitergeführt hat. Und dann gab es noch den
täglichen Widerstand von Tausenden von Gefangenen,
die dort wo sie sich befanden und soweit es für
sie möglich war, mit Geduld und Durchhaltevermögen
alles was ihnen hier und da unter die Hände fiel
sabotierten und dies oft indem sie alles vor ihren
eigenen Kameraden geheim halten mußten. Denn
leider ! Wie wir es aus den Berichten entnehmen
können, gab es überall Denunzianten die ihr
Handeln im Hinblick auf ihr eigenes Wohl
rechtfertigten "nur keine Geschichten machen" wie
ich es so oft hörte, oder noch niedriger, die sich
den "Cercles Pétain" den petainistischen Verbänden
anschlossen und die nationalsozialistischen
Theorien übernahmen. Die Lagerarchive werden
vielleicht einmal den Historikern die Taten jener
erzählen, die in den Lagern und Kommandos ihre
Aktivitäten hatten. In den Akten des Linzer
Kriegsgerichtes, sowie in denen anderer deutscher
Städte sind ihre Heldentaten aufgezeichnet. Aber
die meisten von ihnen schweigen. Sowie auch jene
auf immer schweigen werden, die verhaftet und
umgebracht wurden und so ihre Geschichte mit in
den Tod nahmen. Trotz allem ! Die Überlebenden
jener entsetzlichen Zeit, diejenigen die wie durch
ein Wunder davongekommen sind, jene die mit einer
"Tarnkappe" geboren wurden, haben die Pflicht eine
letzte Aufgabe zu erfüllen, ihren
Augenzeugenbericht den nach folgenden Generationen
zu hinterlassen. Unsere Erfahrungen sollen ihnen
als Warnung dienen, damit sie "nein" sagen lernen.
Um alles Unterdrückung, allen Dogmen, aller
Maßlosigkeit, allen Übergriffen auf die
Menschenwürde Widerstand zu leisten. Und wenn
schon ! Selbst wenn der Tod am Ende des
Unternehmens steht !. Was macht es aus, im Kampf
für die Menschheit zu sterben ! Während der
entsetzlichen nächtlichen Stille, wenn mich ein
Alptraum weckt, wenn sich bedrückende Ängste und
Herzjagen einstellen, dann ziehen
Erinnerungsbilder vor meinen feuchten Augen auf,
Bilder die auf immer, wie ein Wahn in meinem
Gedächnis eingegraben sind. Ich durchleide die
Leiden all jener die in den Todeslagern soviel
gelitten haben. Ich beweine die Alten, die Mütter,
die unschuldigen Kinder, die dem deutschen Gott
als Opfer dargebracht wurden. Und dann spüre ich
wie äußerst unbedeutend meine eigenen Erlebnisse
sind, denn ich, ich lebe.
Postface de
Marie-Josée TORRE de BRAVURA
Les grandes
douleurs sont toujours muettes… Les grandes
émotions sont toujours (pardon, devraient être)
discrètes… Si le récit émeut, c'est à sa
discrétion qu'il le doit. Pas de phrases, pas de
mots ronflants, mais un récit par petites touches…
par petits riens… apparemment sans lien les uns
avec les autres. Apparemment seulement, car la
trame qui soutient toutes ces pages existe bien,
solide, forte, toujours là : l'émotion vraie,
celle qui vous fait mettre en avant les "franges"
et non pas le fond une pudeur qui ne supporte pas
les grands éclairages. A lire donc entre les
lignes ? Non à lire pour les lignes, vives,
rapides, pleines d'intérêt, d'anecdotes non
romancées… Mais à lire aussi avec "complicité",
complicité de sensibilité qui seule peut faire
ressentir tout ce que Michel El Baze n'a pas voulu
dire explicitement…
The
great sorrows are always silent...The great
emotions are always (sorry, should be) discreet.
If the story is moving, it is thanks to its
discretion. No big sentences, nor bombastic
words, but an account made up of little strokes,
of little bits and pieces... with no obvious
link between them. Only on the surface because
the frame that holds all those pages together
does exist, strong, solid, still present : the
true emotion, the one what makes us put forward
the fringes and not the substance, a modesty
that cannot stand glitter. To be read in between
the line, then ? No, to be read for the lines,
vivid, brief, full of interest and of plain
simple anecdotes.
But,
to be read also with "complicity", being
accomplice with sensitiveness, which is the only
way of making us feel everything that Michel El
baze has not wished to say explicitly.
Die
großen Leidenswege sind fast immer von Schweigen
umgeben. Die großen Gemütsregungen sind immer
zurückhaltend. Wenn diese Berichte uns anrühren,
so deshalb weil sie voller Zurückhaltung sind.
Keine großen Worte, aber kleine Einzelheiten,
fast wie es scheinen will, ohne rechten Bezug
miteinander. Aber nur anscheinend, denn der rote
Faden der alle Seiten durchzieht, ist immer da :
echtes Mitgefühl, das Randerlebnisse zum
Mittelpunkt hat und nicht die zentralen
Ereignisse, eine Zurückhaltung, die große
Beleuchtungen nicht verträgt. Muß man also
zwischen den Zeilen lesen ? Nein, sondern man
sollte es für das Geschriebene lesen, lebendig,
behend, interessant, wahre Anekdoten erzählt.
Aber man sollte es auch mit Teilnahme lesen,
mitfühlende Teilnahme die allein uns all das
fühlen läßt was Michel El Baze nicht genau hat
sagen wollen.
Papa, écris !…
Combien de fois Erna et moi avons entendu la
supplique de nos enfants quand nous évoquions pour
eux, les circonstances de nos rencontres en
Autriche nos prisons et nos retrouvailles sept
années plus tard à Alger. Mais les années
s'écoulaient sans que se manifeste ce déclic qui
vous fait prendre la plume, quand, un soir de
1980, nos chers amis Anne-Marie et Charles Ronchi
se montrèrent tellement captivés, se firent
tellement insistants que, rentrés chez nous tard
dans la nuit, nous jetions le titre de ce récit,
dont nous entreprenions aussitôt l'écriture en
faisant appel à nos seuls souvenirs. Huit jours
plus tard, nous mettions un point final au
manuscrit. Il nous est apparu ensuite que le récit
gagnerait à être conforté par quelques notes et
par la transcription des documents,
essentiellement la correspondance que nous
détenions. C'est ainsi, que nous entreprîmes plus
tard la composition du Livre II qui, outre
l'intérêt qu'il présente de replacer le lecteur
dans l'ambiance de l'époque, offre l'avantage de
confirmer et quelquefois d'infirmer, de préciser
ou compléter le produit brut de la Mémoire que
constitue le Livre I que nous dédions à nos
enfants et à nos petits enfants,
pour effacer
l'oubli.
Livre I - La
Mémoire
Avant-Guerre
Le monde ne peut
être gouverné que
par
l'exploitation de la peur
Ceux
qui commandent doivent savoir
qu'ils
ont le DROIT de commander
PARCE
QU'ILS APPARTIENNENT A UNE RACE SUPÉRIEURE.
Il
faut savoir MENTIR, TRAHIR, ASSASSINER même,
quand
la politique le requiert.
Avec
la sûreté d'un somnambule
je
suis tout droit la voie qui m'a été tracée par
DIEU.
La
race nordique a le DROIT de DOMINER le monde.
l'ALLEMAGNE
sera l'EUROPE ou l'ALLEMAGNE ne sera rien".
ADOLF
HITLER
"MEIN
KAMPF" - 1925
1939
Actualités
Pathé-Cinéma. Munich… Vienne… Des hommes traquent
des hommes dans les rues. Murs de boutiques
revêtues de l'inscription infamante "Jude".
Autodafés de livres. Poursuites, délations; c'est
l'Allemagne Nouvelle. Rome… Les fascistes
emboîtent le pas aux nazis. Images atroces: dans
les rues, dans l'indifférence générale, des hommes
font avaler de l'huile de ricin à d'autres hommes.
Et la France? Elle est grande, généreuse. Elle ne
pourra pas suivre l'exemple des barbares. Je le
sais. Mon père a toujours eu confiance en son
pays. Il a su m'inculquer son amour absolu pour sa
patrie, pour cette entité de rêve, pour cette
Métropole qu'il ne connaît pas mais qu'il vénère.
Le racisme n'a pu s'y implanter. Drumond a dû
venir en Algérie pour éditer "La Libre Parole" ce
journal dont j'ai vu des camarades se délecter
mais qui n'a eu aucun impact sur les Arabes avec
lesquels ma famille n'a jamais cessé d'avoir des
relations amicales, intimes, depuis des siècles,
depuis l'Espagne et plus chaleureuses encore en
Algérie depuis l'Inquisition. Bien sûr, il y a eu,
en 1936, le massacre des innocents de Constantine
dont je garde secrètement le souvenir dans un
album de l'horreur caché dans mon tiroir, mais le
danger n'est pas ici, la menace vient aujourd'hui
de l'Allemagne nazie. J'ai lu "Mein Kampf", étonné
de voir que le monde, que les gens autour de moi
restent indifférents devant le sort promis à la
France et à l'Europe. On n'aperçoit pas que
l'élimination des Juifs est le prétexte, le
prélude à l'asservissement général. Ces questions
me hantent. Les événements attendus sont proches.
Il faut faire quelque chose. Je milite depuis 1936
dans les Jeunesses Socialistes. Je défile dans les
rues - le poing levé - Ce n'est pas suffisant : il
faut se battre. Ma décision est prise :
j'abandonne ma préparation au Bac, mon rêve d'être
un jour médecin : je m'engage dans l'Armée
Française. Devant ma mère, je reste dur pour ne
pas succomber. Sa peine est immense. A mon père,
je rappelle qu'il est lui-même l'artisan de ma
décision. J'évoque la France, la guerre imminente.
Il signera son consentement et je sais qu'il me
bénit. Quelle arme choisir ? Je me présente au
Régiment qui me paraît le plus prestigieux : la
Cavalerie. Juste un regard dédaigneux, je suis
renvoyé. A-t-on jamais vu un Spahis Juif... ?
Allez donc voir les Zouaves!.. Les Chasseurs
d'Afrique ne veulent pas de moi. Aucun examen,
rien; mon nom suffit pour me repousser. Où aller ?
La Légion ? Impossible; je ne pourrai pas cacher
que je suis Français. La Coloniale m'accepte enfin
et je m'engage au 13ème Régiment de Tirailleurs
Sénégalais, à Alger. Je fais mes classes.
Affecté d'office
au Peloton des sous-officiers, le Lieutenant me
promet d'en sortir le premier et en effet, au
premier "virage", me voilà dehors, n'ayant pu
supporter la sottise du Caporal qui nous commande.
La Guerre
C'est seulement
quand on rassemblera toute notre énergie
pour
une explication définitive avec la
France…
qu'on pourra mettre un terme à la
lutte
interminable et essentiellement stérile
qui
nous oppose à la France; mais à la condition
que
l'Allemagne ne voit dans l'anéantissement de
la
France qu'un moyen de donner enfin à notre
peuple,
sur
un autre théâtre, toute l'extension dont il est
capable".
ADOLF
HITLER
"MEIN
KAMPF"
Je me réjouis
d'avoir devancé mes camarades, je serai sur le
front avant eux et partout je serai le plus jeune.
J'en suis fier. Volontaire pour la France, je
reste à Alger. Les semaines passent, je demande le
rapport du Capitaine. J'explique que je ne me suis
pas engagé pour rester ici mais pour combattre. Je
le dis vivement. On m'enlève mon ceinturon, les
lacets de mes chaussures : me voilà en prison.
Enfin, je suis muté à Oran où se forme un
Bataillon de Marche de Tirailleurs Sénégalais en
renfort pour la France. Le temps s'écoule et je ne
fais pas partie du premier convoi : alors,
j'interpelle le Colonel dans la cour de la
caserne. A huit pas, j'annonce clairement mon nom,
matricule… et je me retrouve en prison. Et c'est
la France ! Rivesaltes;. Camp de regroupement et
premières amères déceptions. Gamin parmi les
"vieux" - le plus jeune a 30 ans - tous mes
camarades sont réservistes. Un seul sujet de
discussion : le meilleur moyen pour rentrer chez
soi. Toutes les possibilités sont évoquées,
détaillées: blessure volontaire, désertion,
planque, être fait prisonnier. J'enrage ! Les
Vosges, 7ème Régiment d'Infanterie Coloniale. Je
suis volontaire pour le Corps-Franc. On se moque,
"il ne se passe rien ici", mais le Capitaine prend
note. Mai : La Somme. Premier et dur contact avec
les réalités de la guerre. … Bruits sourds et
intermittents des avions à Croix Gammée qui
bombardent nos positions devant Beauvais. Un
caniveau. Une buse. J'enfile mon corps, mais je
veux voir. Observateur de la Compagnie, je suis
favorisé puisque équipé d'un mousqueton au lieu du
lourd et encombrant fusil de mes camarades, plus
une binoculaire que je développe pour situer les
impacts des bombes. Étonnement ! Est-ce la terre
qui tremble ? Non. Ce sont mes mains, mes bras,
tout mon corps. Je ramène la binoculaire à sa
position courte. Je tremble toujours. Pourtant, je
n'ai pas peur. Je raisonne. Je plaisante : Tu
trembles, carcasse… Je tremble encore mais je
reste lucide. L'ordre d'attaque est pour dix
heures ce matin : objectif : déloger les
Allemands, dans le bois, en face. Depuis 8 heures,
notre artillerie a déclenché le tir. A l'abri dans
une futaie, nous nous écrasons au sol, la tête
contre un tronc, protégée par le casque, nos
avant-bras sur la nuque. Se faire tout petit pour
offrir moins de surface aux obus de 75 qui
pleuvant sur nous. Heureusement que beaucoup se
fichent dans les troncs sans exploser. A 10
heures, il faut y aller. Sifflet! En avant! Le
Capitaine, en tête, à terrain découvert, m'avoue
avoir triché de 5 minutes, comme en 14. Je le
suis. Je le devance par bonds. Je hurle mes
informations. Arrêt. La Compagnie ne suit plus.
Debout dans la mitraille, le Capitaine exhorte,
gueule, menace. Ça bouge enfin. Mon copain T… est
cloué au sol, paralysé par la peur, barbouillé de
bave, ses yeux me supplient. Où sont les
mitrailleurs? Où sont les tanks qui devaient nous
devancer? Dans chaque repli du terrain, un corps.
Mort? Planqué? … Et me voilà, moi-même dans une
fosse. Creusée par qui? Je contemple mon
mousqueton rouillé. Je revois l'élégant lieutenant
sénégalais à Alger, passant la revue des armes, en
gants blancs, me consignant, ce Dimanche, parce
que son petit doigt qu'il a fourré dans la culasse
est sale, qu'il dit. Dérision. Arme dérisoire
contre ce mur de feu qui nous colle ici. A quoi
bon tirer! Sur qui? … La nuit tombe. Je ne
comprends pas, j'ai dû dormir. Tout est calme,
beau. Des vallons, des bois. J'ai froid, je suis
seul, abandonné. Un aéroplane dans le ciel. Tout
petit, tout bas. Je suis heureux d'entendre le
bruit rassurant du moteur rompant l'énorme
silence. Je contemple et je comprends aux petites
poussières qui m'entourent que je suis sa cible.
De nouveau, le silence. Que faire? Où aller?
Soudain, un grondement fantastique: au loin, comme
sortie de terre, une multitude de chars qui
semblent se diriger vers moi. Je m'écrase au fond
de mon trou, pauvre loque! Maman! … Comment ai-je
retrouvé cette troupe qui marche dans la nuit? Ce
sont mes copains. Voici mon Capitaine. Lui doit
savoir où nous allons. Qu'importe! Je marche
affamé, épuisé. Je me réveille. Ai-je dormi? Non,
puisque je marche, inconscient automate dans un
cauchemar que vit l'autre, celui que je vois et
qui marche, qui marche, qui marche…
PRISONNIER
9 Juin 1940.
Journée splendide, clair soleil, chaleur divine
qui réconforte nos corps meurtris. Depuis des
jours, nous combattons autour de villes et de
villages aux noms qui chantent : Granviller,
Conty, Poix, Ouri, Buyon, Candor, Lagny, Écuvilly,
Lassigny… La veille, le Capitaine m'a proposé pour
la Croix de Guerre. Aujourd'hui, nous sommes
encerclés à Moreuil - la - Motte. Village
classique avec sa petite place, ses maisons
alentour, son église, son clocher. Le Capitaine me
demande d'aller chercher du secours pour le
Commandant gravement blessé, de voir ce qui se
passe et de lui rendre compte. Les Allemands sont
devant. Qui est derrière, dans cette direction?..
Je pars seul, mousqueton à l'épaule. Au sortir de
Moreuil;, sur une crête, au bord de la route, un
Lieutenant commande une section dont les
mitrailleuses sont pointées sur le village que
nous occupons. Je lui dis mon étonnement. Il
décide de m'accompagner avec un autre Officier. Je
marche avec précaution, le fusil en main: les
Officiers derrière moi augmentent la distance.
Tout à l'heure des détonations crépitaient. Les
Officiers m'avaient dit qu'une pièce non
identifiée était en position sur la route.
J'avance avec prudence. Maintenant tout est calme.
Pas un bruit, hormis les oiseaux que je ne me
lasse pas d'entendre depuis que je suis en France,
de même que je n'ai pas encore épuisé les joies
que me procurent ces paysages d'un vert que je ne
connaissais pas. La route monte. Au sommet de la
côte, un calvaire, immense croix de fer se
découpant sur le ciel bleu. J'avance. Je scrute.
Au loin, derrière, les Officiers sont plantés au
milieu de la route. Je continue et soudain, cinq,
six formes hurlantes se dressent au pied du
calvaire. Je me retourne et fais signe aux
Officiers à l'arrêt. J'avance, le fusil toujours
en main, mes yeux fixés, cloués sur la croix de
fer qui se dresse là-haut. Et puis ils viennent à
moi, me dépouillent de mon arme, de mon ceinturon,
me poussent rejoindre tout à côté quelques soldats
français. Ainsi me voici prisonnier. Je pense à
ceux de Rivesaltes qui souhaitaient cette infamie
pour sauver leur peau. Je suis calme, j'examine.
Tous ces soldats allemands sont jeunes, blonds,
beaux. Décontractés, propres. Je compare mes
bandes molletières à leurs bottes bien cirées.
Leur casque est auréolé de verdure. Étrange ! Et
leur uniforme est vert! Dans le pré, un Officier
caracole sur un magnifique cheval blanc, un
revolver en main. Un tirailleur sénégalais court,
l'Officier tire. L'énorme masse noire tombe. On
rit. Voilà un autre Sénégalais, je détourne les
yeux, ma tête éclate, je pleure. Je pleure sur ces
pages, mon frère, mon ami. Celui dont j'admirais
la force, l'innocence. Celui qui m'entraînait dans
ses danses le matin après l'exercice, le soir au
bivouac. Le soldat au courage tranquille pour qui
j'ai volé un jour des noix de cola pour le voir
heureux. C'est absurde, je ne comprends pas:
comment peut-on être beau, blond, sympathique et
cruel!
BOUCLIERS VIVANTS
Finis les jeux.
Ordre de nous rassembler. Nous voici, trente,
quarante prisonniers marchant sur une route, bien
encadrés, nous dirigeant sur Moreuil - la - Motte
où je sais ma Compagnie retranchée. Les
prisonniers marchent en tête. Derrière, les
Allemands, chacun armé d'un fusil-mitrailleur.
Nous approchons des premières maisons et soudain,
je comprends, je ralentis mon allure pour me
retrouver au dernier rang, juste pour entendre les
Allemands nous ordonner en français de lever les
bras et de crier aux camarades de se rendre. J'ai,
contre mon flanc, une mitraillette brûlante qui me
pousse en avant. Mes lèvres remuent : aucun son ne
sort. Je ne veux pas crier. C'est l'enfer.
Désemparé sur la place du village, je me plaque
contre un gros arbre, à l'opposé des maisons, des
caves, d'où jaillissent les rafales. Puis ce sont
les explosions des grenades allemandes lancées
dans les soupiraux, et d'un obusier, presque un
jouet, qui tire à bout portant dans les maisons et
l'afflux des camarades qui se rendent. J'ai gardé
mon sang-froid, maître de mes nerfs. Les Allemands
nous examinent. Un garçon de mon âge me regarde et
me dit : - Du bist Jude ! J'ai compris. Je lève
des yeux interrogateurs vers un copain qui a
entendu et qui me traduit. Je m'esclaffe, mais la
nuit suivante, avec un éclat de verre que j'ai
réussi à ramasser, j'arrache les pauvres poils du
collier de barbe que j'avais eu tant d'impatience
à voir pousser et qui me dénonçait.
LES PIEDS BLANCS
Que dire de la
longue marche de la colonne lamentable. J'ai lu
bien des récits. Aucun n'a traduit la honte, la
souffrance, la rage, le désespoir. L'effort
fantastique pour avancer d'un pas. Après chaque
pause, un impératif: me placer en tête de colonne
pour gagner ce peu d'avance qui me permettra de ne
pas me trouver parmi les traînards que l'équipe de
nettoyage abat. Combien j'ai vu de camarades tués
froidement, posément! J'ai l'impression, je sais
que je souffre plus que les autres. Je suis
maigre, sans réserves. Je ne sais pas reconnaître
un pissenlit. L'herbe est infecte. Je me réveille,
le matin, transi, ankylosé, que dis-je, paralysé;
incapable de faire un mouvement dans mon linceul
de verdure recouvert de rosée. Après l'étape de
Bapaume, j'abandonne. Je choisis la mort mais je
veux en jouir. Au prix d'un effort indicible, le
dernier, je remonte la colonne puis je m'allonge
sur le talus et me déchausse. Plaisir divin!
J'enlève les chiffons qui me servent de
chaussettes et contemple mes pieds, étonné! Ils
sont blancs, tout blancs, exsangues. Les camarades
défilent; un dernier regard: ils savent que c'est
fini pour moi. Je ferme les yeux. Je rêve… Autour
de moi, on s'affaire, on discute. Une ombre sur
mes paupières baissées, j'attends le coup
meurtrier, la délivrance. Le temps s'écoule; comme
il est doux de mourir! J'ouvre les yeux. Devant
moi, appuyé sur une bicyclette, méditatif, un
soldat allemand porteur d'un brassard de la Croix
- Rouge, qui semble fasciné par mes pieds, ces
pieds blancs qui l'intriguent. Arrive un porte
char. L'infirmier fait signe, palabre. Le temps de
m'agripper au fût d'un canon et c'est la route qui
s'ouvre, les arbres qui défilent, l'enivrement de
la vitesse, le vent qui cingle, la vie! A Cambrai,
dans une caserne où la colonne me rejoint le soir,
à l'infirmerie où je repose, je reçois la visite
de mon infirmier. Manifestement, pour lui, je suis
un cas. Il tâte, il palpe ces pieds qui m'ont
sauvé. Les sentinelles sont peu nombreuses, chaque
nuit, je pourrais facilement m'évader.
Pour aller où ?Je
ne trouve pas de réponse à cette question. Mes
compagnons qui sont de France sauraient où se
réfugier, pourtant ils ne tentent rien, espérant
la libération qui leur est promise tous les jours
pour le lendemain. Moi, dans ce pays, je me sens
dans un autre monde. Perdu ! Ces champs, ces
coteaux, ces bois, c'est l'inconnu. J'ai peur !
Cette troupe
dépenaillée est devenue ma famille.
Je reste !..
En Allemagne
"Eh bien ! Oui,
nous sommes des Barbares et
nous
voulons être des Barbares.
C'est
un titre d'honneur ! !".
ADOLF
HITLER
"MEIN
KAMPF "
Tout est propre,
ordonné, soigné. Nous sommes à Trèves, premier
camp de triage en Allemagne. Les prisonniers sont
alignés. On nous compte et recompte. Garde-à-vous
interminable. Deux civils nous passent en revue.
Ils examinent les visages. Un prisonnier Alsacien
recommande de les regarder droit dans les yeux
mais c'est, à l'évidence, le profil qui les
intéresse, bien sûr! Quelques camarades sortent
des rangs, en silence. Je suis pris au piège.
L'Aryen est presque sur moi, le Sémite, qu'il va
découvrir. Je reste calme, serein, puisque je suis
perdu et soudain mon camarade, sur ma droite,
pousse un cri de douleur, me frappe, c'est la
bagarre, la panique dans les rangs. Les gardes se
précipitent, les coups pleuvent, c'est la
confusion. La revue se poursuit mais sans mon ami,
ni moi-même, enfermés dans un réduit. Puisse Jules
Cayrol, mon condisciple du lycée d'Alger me
pardonner de lui avoir écrasé les orteils de mon
talon.
Il n'en connaîtra
jamais la raison.
En Autriche
"La Résistance
fut, à ses débuts, une
solitude,
une addition de solitaires".
Henri
Amouroux
Apostrophes
"
Novembre 1983 -
KREMS-GNEIXENDORF
Étendu dans le
noir, je cherche à placer mes jambes ankylosées.
Les corps allongés à même le wagon s'entremêlent,
s'entrecroisent, s'étouffent. La faim me torture.
A la distribution aujourd'hui, sur une voie
déserte, je n'ai pu obtenir qu'un quart de litre
de soupe, la contenance de ma boîte de conserves.
C'est ainsi depuis le début car je n'ai pas de
gamelle. J'ai froid. Depuis longtemps, j'ai
abandonné ma capote, trop lourde pour mes épaules.
Le train roule depuis des jours et des nuits
interminables vers une destination que nous
essayons en vain de deviner. Les plus forts se
sont immédiatement installés près de l'imposte et
peuvent respirer. Je les envie. "Chevaux en long
8". Nous sommes ici 75. Je n'entends qu'un seul
sujet de conversation : la bouffe ! Chacun décrit
soigneusement telle et telle recette, savoure, se
délecte. A chaque arrêt, nous pensons être
arrivés. Le long voyage se poursuit jusqu'enfin
une gare de triage, à l'écart. Nous savons depuis
la veille que nous sommes en Autriche. C'est la
joie : l'Autriche, Vienne. Nous avons la chance
d'aboutir sur cette terre, loin de la Prusse, en
pays ami. La colonne se forme. La campagne est
magnifique. Des coteaux, des vallons, des bois,
des vignes ! Quelques kilomètres de marche et nous
arrivons au camp de Gneixendorf où se trouvent
déjà des prisonniers Polonais et Belges qui nous
entourent, nous pressent de questions et nous
offrent du pain, des cigarettes, du chocolat
contre les montres, bagues et autres pauvres
objets échappés aux fouilles. Les transactions se
font entre deux baraques occupées par les Polonais
où se tient un souk en fin d'après-midi. Je n'ai
rien à donner, rien à recevoir. Mon seul souci est
de trouver une gamelle ou un récipient plus grand
que ma boîte de conserves pour bénéficier de la
ration normale de soupe et j'y parviens contre mon
portefeuille que l'on m'a laissé, vide de tous mes
papiers que j'ai jetés dès le premier jour de ma
captivité. Chaque jour, rassemblements et
comptages interminables. Les physionomistes civils
continuent de rechercher les Juifs parmi les
prisonniers. Sitôt détectés, ils sont rassemblés
dans une baraque spéciale, vers quel destin!
Quelques-uns se déclarent Juifs et sont
immédiatement séparés. Aucune solidarité visible.
La masse est indifférente. A chacun sa souffrance.
Le bruit court, depuis Trèves qu'après le
"nettoyage" seuls les Juifs seront gardés, les
autres vont être libérés. C'est une question de
jours. Alors !… Il me faut passer inaperçu. Je me
méfie de tous. J'appréhende la délation. Allongé
sur ma paillasse, je ne sors que pour les
rassemblements et pour la soupe. Aujourd'hui,
nouvelle revue. Les civils s'approchent, scrutent
les visages. C'est bientôt mon tour. Est-ce la fin
? Je regarde le soleil en face, les yeux grands
ouverts. Je tombe en arrière, je me convulse sur
le sol, le visage inondé de larmes, sali de bave
et de poussière. On s'écarte, on m'emmène, je me
débats. Infirmerie, piqûre… sauvé ! Il me faut
sortir de ce guêpier. Des Kommandos se forment
pour le travail. Je me porte volontaire. Avec 29
autres camarades, l'aventure commence.
HOHENBERG
Nous débarquons
dans un cirque entouré de montagnes. Misérable
troupe objet de la curiosité de tous : des enfants
à qui nous servons d'épouvantail, des Sections
d'Assaut en chemise noire, l'oeil triomphant, des
hommes en costume bizarre, des femmes… La baraque
qui nous accueille est un ancien atelier de
menuiserie. Huit mètres sur six, deux étages de
châlits, située dans l'arrière-cour de l'auberge
"Zum Rotten Hann" où nous allons prendre notre
premier repas. Serait-ce le paradis ? Voilà que
Frau Schweda, la bonne hôtesse, emplit nos
gamelles d'une sauce épaisse. Des pommes de terre,
de la viande ! J'avale, j'ingurgite ce goulasch
miraculeux. J'emmagasine cette nourriture
abondante, inattendue dont je crois mourir tant la
nuit qui suit sera pénible. Dès le lendemain, au
travail ! Nous sommes à la disposition de la
municipalité qui va nous employer à la réfection
et à l'entretien des chemins et des ponts de la
commune. Perché au sommet de la carrière, je
gratte la roche avec un pic pour en extraire
gravier et sable. La sentinelle, en bas, hurle. Je
suis le point de mire de ce fusil brandi. Laszlo
Steinberger, le Légionnaire - Interprète, traduit
: - Le zigo dit : "Tu chatouilles la pierre, il
faut frapper fort sinon c'est lui qui te frappe !"
Alors je m'efforce de donner l'apparence de cogner
dur, un oeil sur le garde. Nous sommes décidés,
avec quelques camarades de participer le moins
possible à l'effort de guerre allemand. Déjà se
dessine ce que j'appelle "le plan" et toute action
pour réduire et pour saboter notre production fait
partie du plan. Pour moi d'ailleurs, c'est
indispensable. D'une part, j'ai bien peu de forces
et aussi je n'ai jamais vu d'outils. Cette pelle à
laquelle je suis affecté, je ne sais pas m'en
servir. François Scagnelli se charge de
m'enseigner. D'un chantier à l'autre, je
m'endurcis. La première paie est une surprise.
Chacun perçoit quatre marks de camp pour le
travail d'une semaine. Moi, je perçois quatre
marks et vingt pfennigs. Les camarades étonnés
s'interrogent. L'explication demandée aux gardes
fait rire : en Allemagne, le pelleteur gaucher a
droit à une prime et je suis paraît-il gaucher !
Je cherche à comprendre et en effet je ne tiens
pas l'outil comme les autres pour la simple raison
que mon "professeur" s'est toujours placé face à
moi pour m'apprendre le maniement de la pelle et,
de ce fait, je l'ai imité mais à l'envers, ce qui
a formé un gaucher précieux pour faire équipe avec
un droitier pour le chargement des camions et des
wagons.
ANDERSBACH 13
La carrière est
une échancrure dans la montagne, au bord du
chemin. A droite, une ferme; à gauche, le torrent
Traisen : devant, un pré et au-delà, deux petites
maisons. De l'une d'elles, une fille paraît à une
fenêtre; ouvre, ferme, sort, rentre. Disparaît
longtemps. Reparaît ! Je rêve. Elle est blonde.
Belle. Apparition idéale, furtive, muette… et
tellement lointaine. Le Samedi après-midi,
j'obtiens des gardiens de me tenir, sous leur
surveillance, sous le porche du Kommando qui se
trouve au centre du village pour contempler le
spectacle de la rue. Je suis dépenaillé, noir. Je
sais qu'on m'appelle "der Neger" et que les mères
font peur à leurs enfants en me montrant du doigt.
La fille blonde passe et repasse, accompagnée
d'une copine très brune, rieuse. Je sens que je
l'intrigue. J'essaye d'attirer son attention. Je
passe ma main dans mes cheveux à chaque regard
dans ma direction et un jour, c'est le miracle :
elle aussi caresse sa chevelure blonde. Le contact
est établi. J'attends chaque Samedi avec angoisse.
Elle est devenue mon soutien. Ma raison de vivre.
Je commence à lire les affiches pour essayer de
déchiffrer cette langue qui me permettra peut-être
de communiquer avec elle. Chaque bout de journal
est analysé avec passion, ma connaissance de
l'anglais m'aide beaucoup. J'écoute ce qui se dit
avec attention. Je fais des efforts pour
comprendre et faire la différence entre le
dialecte autrichien et la langue écrite. Je sais
déjà former des phrases que je n'exprime pas,
parce que j'ai entendu dire que tous les Juifs
parlent allemand. Et puis un jour, Resel, que
j'aide à alimenter ses cochons, me montre
tellement d'amitié que je lui parle et c'est la
révélation. Dorénavant, chaque soir, en portant
les seaux de nourriture à la porcherie, je vais me
perfectionner dans la langue abhorrée avec le
secret espoir de parler un jour, ou bien d'écrire
à mon apparition. Un Samedi, nous sommes là, sous
le porche, où un gardien a bien voulu nous
accompagner moyennant quelques cigarettes. Je lui
raconte que nous, les nègres, nous avons certains
pouvoirs, notamment celui d'imposer notre volonté
à distance. Il rit. Je parie d'en donner une
preuve et lui propose de faire toucher sa
chevelure à cette fille blonde qui descend la rue,
là-bas. Subrepticement, je passe la main dans mes
cheveux, elle répond. J'exulte! Me voilà sacré
sorcier avec preuve et l'objet de beaucoup
d'attentions inquiètes par la suite. Nous prenons
maintenant nos repas au collège du village. La
cuisine est préparée par une très vieille femme,
Frau Biba. Reconnu le plus faible, j'obtiens de
lui servir de domestique. Je mange à ma faim.
Éplucher des pommes de terre n'est pas fatigant.
J'ai tout loisir de parler allemand. J'accompagne,
sans gardien,Frau Biba, pour ses achats dans le
village. Dans chaque magasin j'opère un
prélèvement. C'est formidable ! Et puis, un matin,
le miracle inattendu. Dans la cour de l'école,
séance de gymnastique par un groupe de jeunes
filles. Elle est là. J'entends son rire.
Explosion, éruption... Cascade argentine. Cristaux
qui s'entrechoquent et frappent mes oreilles
étonnées ! Musique divine qui soudain s'assoupit,
se réveille, éclate et s'éteint me laissant
anéanti, moi le prisonnier qui ose lever le
regard, qui ose tendre l'oreille vers ce qui est
si loin, vers l'impossible ! Par la fenêtre
ouverte, stupéfié, je la regarde venir vers nous.
Elle parle à Frau Biba. Je lui demande : - Comment
t'appelles-tu ? Elle me répond en riant : -
Margaret ! Et c'est déjà fini… Alors, j'écris à
"Margaret" un billet que je garde précieusement en
guettant l'occasion propice pour le lui passer et
cette occasion se présente un jour en traversant
le village encadrés de nos gardiens. Le billet
passe d'une main à l'autre et c'est finalement
François, le mieux placé, qui le lui glisse dans
la main. J'admire son courage ! Elle n'ignore pas
que toute relation avec un prisonnier est passible
d'emprisonnement. A notre porte, comme sur le
tableau d'affichage de la Mairie est placardé un
avis : Il est interdit de nous approcher, de nous
adresser la parole et il est même défendu de nous
considérer "comme les chiens de la maison". Et
nous nous rencontrons. Un soir, avant l'appel et
la fermeture de la porte par nos gardiens, elle
vient à ce premier rendez-vous, accompagnée de son
amie Hilda Grahamm. Nous sommes sur le tout petit
pont qui franchit le ruisseau. Je ne sais plus ce
que nous nous sommes dits mais le destin avait ce
jour-là décidé que nous serons liés dans la
souffrance, dans l'amour, pour la vie.
PREMIÈRE NEIGE
J'attends avec
curiosité la première neige annoncée.
On m'appelle.
Elle est là, déception! Ces flocons légers qui
volent, qui fondent dans la main ne m'enchantent
pas mais le lendemain je découvre un pays de rêve.
Dieu que c'est beau !L'hiver s'installe. J'envie
mes camarades qui commencent à recevoir des
lettres et des colis; moi, je ne reçois rien. Pas
encore. J'ai attendu, pour donner des nouvelles à
ma famille, qu'elle soit d'abord avertie par
l'intermédiaire des parents d'un copain du stalag
que j'ai changé mon identité et que dorénavant, je
m'appelle Le Baze. J'appréhende ma première lettre
; si le "El" paraît, je suis perdu, je le crois.
Mieux vaut me priver de gants, de chandails et de
chaussettes que de courir un risque. Ma première
lettre, plus tard, a été pour moi une rude
épreuve, grâce au ciel, ils avaient compris.
L'hiver est pénible. Le travail difficile. Armés
d'énormes pelles de bois, nous déblayons les rues.
Avec des francisques, nous débitons la glace d'un
étang pour emplir la chambre froide d'une auberge
qui la conservera jusqu'à l'été suivant. Par moins
33°, nous creusons des tombes dans le cimetière.
Ce jour-là, mon coeur s'est arrêté de battre, on
m'a étendu, frotté la poitrine avec de la neige
durcie. Revenu à moi dans la baraque, seul, je me
suis installé sur trois chaises, le visage devant
la porte du poêle ouverte et je me suis réveillé
la tête en feu. Je flambais. J'ai eu chaud !
INTERPRÈTE
Laszlo est
retourné au Stalag. F…, le Flamand qui parlait
toujours avec un air mystérieux aux gardiens et
dont j'avais si peur, est parti aussi pour être
libéré. Je me découvre, je deviens l'interprète du
Kommando et à ce titre je bénéficie de quelque
confiance. C'est maintenant moi qui, le Samedi,
visite avec un garde les commerçants du village
pour y acheter, avec les marks de camp quelques
denrées ou objets pour mes camarades. J'ai, en
main, un panier d'osier que j'emplis de mes achats
officiels. Le reste disparaît dans deux musettes
cachées sous la pèlerine que j'ai réussi à
obtenir. Je parle, je fais rire, on me fait
confiance. Tout le monde est tellement aimable.
Les villageois sont curieux de voir de près "le
fils du Cheikh" que je dis être. Je touche, je
soupèse, j'apprécie, je m'étonne et mes musettes
se remplissent. De retour à la baraque où l'on
m'attend toujours avec inquiétude. Le butin,
dûment inventorié, va enrichir le menu de la fête
traditionnelle du Samedi soir, après l'épouillage.
AUX MORTS
11 Novembre 1940.
11 heures 11. A mon cri : - "Aux morts, camarades
!", le Kommando, pelle ou pioche en main, s'est
figé, au garde-à-vous, immobile. Insensibles aux
hurlements des deux soldats qui nous gardent et
veulent mater cette "rébellion " ! Impassible sous
la piqûre de la baïonnette que le plus excité
pointe sur ma poitrine ! - Repos ! C'est fini.
ET COM SPIRITUTUO
Les deux aimables
Viennois qui nous gardaient ont été remplacés par
un Prussien et par un je ne sais quoi, tous deux
ignobles. Je sens que mon grand éclat de rire n'a
pas convaincu le soldat. Son "Du bist Jude" jeté,
sans que je m'y attende, devant mes camarades, m'a
fait pâlir. J'avais oublié le danger. Henri
Renard, notre homme de confiance, propose de lui
faire une démonstration, les autres approuvent en
riant. Je me déboutonne en criant que je vais
venger l'insulte. Je suis fou de rage. J'agrippe
le Prussien à la ceinture. Moi-même à moitié
défait, je tente de le déculotter. On accourt. On
me retient. Je me débats. De l'auberge qui sert de
quartier général à la Compagnie sortent des
soldats qui me maîtrisent. La confusion est
générale. Enfin, je comparais devant le Capitaine
à qui je déclare que je suis un soldat français
qui réagit quand on porte atteinte à son honneur
alors qu'il travaille pour le "Grand Reich
Allemand". J'en appelle au témoignage de
l'aubergiste, nazie du Parti Illégal, que je sais
être son amie. Je me sens mal, elle m'apporte de
l'eau et je sais que je suis sauvé car j'ai lu
souvent, dans ses yeux, une grande affection. Je
suis sûr qu'elle me défendra, cette nuit, contre
le Prussien. L'alerte a été chaude. Il me faut
faire quelque chose pour dissiper le malaise et
empêcher mes camarades de se poser des questions.
Nous avons été invités à deux reprises à
participer à la messe du Dimanche dans un coin de
l'église et bien entendu, je n'étais pas le moins
fervent. Cette faveur n'a pas été renouvelée
depuis un certain temps, on craint le contact avec
les civils. Ma suggestion à Henri Renard, notre
doyen, d'essayer d'obtenir un service spécial,
tous les Dimanche, est acceptée. La difficulté est
de rallier les copains à cette proposition, mais
finalement l'accord se fait. Le Secrétaire de la
Mairie demande au Curé de solliciter de nos
gardiens l'autorisation de nous consacrer une
messe spéciale à 11 heures tous les Dimanche dans
son église. Il obtient satisfaction. La clochette
en main, je sers la messe avec dévotion.
Traduisant l'Évangile à ma manière, avec des
allusions aux événements et à notre situation qui
rend mon interprétation, jamais choquante,
toujours amusante et en fin de messe, nous
chantons, à genoux, sur un air de cantique, ce
"Chant du Prisonnier" qui est parvenu jusqu'à nous
: "Dans l'cul, dans l'cul, Ils auront la victoire…
" sans qu'il ne soit jamais venu à l'esprit
d'aucun d'entre nous que ce put être un blasphème.
Quand, pour une raison inconnue, la messe est
supprimée, c'est moi qui réclame au nom des
copains. Les Protestants, nombreux à Hohenberg,
constatent qu'en effet, la France est catholique
et pratiquante.
VOLEUR
Il m'arrive de
rencontrer "Margaret" qui s'appelle en réalité
Erna Reiter, mais il n'est plus question de
risquer un geste ou un regard car le Prussien n'a
pas désarmé : il attend son heure. Dans cette
lutte, il est le plus fort parce qu'il détient la
vérité. Je rends de plus en plus de petits
services à Frau Schweda et à sa soeur Resel. Le
moment venu, j'aurai encore besoin de leur appui.
Je me plains à Resel. Je laisse entendre que le
garde puise dans les colis que nous recevons de
nos familles et qui sont réglementairement ouverts
et contrôlés par lui. Je demande, bien entendu,
une grande discrétion (!) car nous redoutons la
vengeance du Prussien… Puis, un certain Dimanche,
j'interpelle le garde dans sa petite chambre, les
copains accourent, des soldats se précipitent.
Frau Schweda et Resel, à leur fenêtre, regardent
intriguées. On me mène chez le Capitaine devant
lequel je refuse de parler. Le Prussien, par
contre est là, fou de rage que j'ai pu le traiter
de voleur. Devant l'insistance du Capitaine, je
dis ma peur et celle de mes camarades de subir la
vengeance du garde si je dis " la vérité " : sa
chambre est pleine d'objets qu'il nous vole mais
je ne peux pas le dire… Frau Schweda appelle le
Capitaine, ils s'entretiennent et ordre est donné
de fouiller la chambre du garde. Sous son matelas
sont découverts : tablettes de chocolat,
cigarettes, foie gras de Périgueux, sardines à
l'huile et autres conserves que j'avais eu une
peine infinie à subtiliser à mes camarades. Le
lendemain, le Prussien quittait la Compagnie.
AVEUGLE
Le "plan" exige
un effort minimum dans tous les domaines mais il
est évident qu'il ne faut pas pour autant se
reposer sur les camarades quand on a
collectivement la contrainte absolue de fournir un
travail déterminé ; il y a, à ce moment
spécifique, une obligation d'entraide à laquelle
nul ne doit se soustraire. Et c'est précisément ce
que ne veut pas admettre notre camarade D… : nous
décidons qu'il mérite une leçon. Demain Dimanche,
nous pourrons nous laisser aller au farniente sur
nos paillasses, mais pas trop tout de même
puisqu'il faudra tous participer au grand
nettoyage traditionnel et continuer de nous
épouiller. La lumière éteinte, c'est le noir
absolu. D… dort, paisible. Il ronfle, c'est le
moment ! Avec d'infinies précautions, tout le
monde se lève et, commence alors, le brouhaha
habituel à chaque réveil : l'un chante, l'autre
siffle, celui-là se dispute avec son copain. Rien
n'y fait, comme chaque matin, D… ne bouge pas. Le
bruit devient infernal, D… est chahuté, découvert,
viré de son lit, comme d'habitude. Va-t-il enfin
se réveiller, ouvrir les yeux ? La bacchanale
continue et tout d'un coup s'élève un cri, que
dis-je, un hurlement inhumain, un appel : - Maman
!… Je suis aveugle ! Enfin ! Le tour est joué. La
suite est confuse. Entre les uns qui veulent
continuer la farce et les autres qui le rassurent
mais ne peuvent le convaincre que par la lueur de
leur cigarette, D… est désemparé. Jusqu'à
l'arrivée des gardes, alertés par le bruit, qui
rétablissent le courant électrique, notre camarade
aura bien cru avoir perdu la vue.
RENCONTRES
De chantier en
chantier, bons à tout faire du village, nous
laissons partout la trace de notre passage : les
sapins que nous plantons dans la montagne ont
presque tous les racines coupées par la bêche
malhabile ; les piliers des ponts reposent sur des
assises de terre mélangée au béton ; les barrages
qui doivent réguler le débit des torrents ont peu
de chance de résister à la prochaine crue. Tous
nos efforts tendent à saboter ce que nous faisons,
c'est peu de chose, j'en suis conscient, mais
toutes ces petites actions nous permettent de
conserver bon moral. Je suis volontaire pour
toutes les corvées dans le quartier de Furthof où
j'ai des chances d'apercevoir Erna. Nous avons pu
échanger quelques mots deux fois sur le petit
pont, une autre fois sur la route de Reisalpe et
il y a eu cette rencontre au Gschwendt où elle
faisait du ski pendant que je charriais de gros
troncs d'arbres avec une corvée. A chaque fois,
quelques paroles maladroites malgré les gardiens
et vite la séparation pour des semaines. En
Décembre, je crois, la chance me sourit.
Volontaire pour aider à la manoeuvre de la pompe
qui doit vidanger les fosses d'aisances des
maisons de Furthof, j'espère que l'équipe sera
appelée chez elle. Je travaille avec un civil,
sans gardien. Nous passons tous les jours devant
sa maison. Je l'aperçois rarement et toujours
d'une manière furtive : je sens pourtant qu'elle
guette derrière ses fenêtres. Nous vidangeons tout
le quartier. J'actionne la pompe à bras tirée par
un cheval et un bœuf. Le chef installe les tuyaux.
Aspiration, remplissage ! et l'épandage se fait
dans les champs alentour. Partout, on nous offre
du thé avec du schnaps. On bavarde. Nous visitons
toutes les maisons ou presque, mais pas la sienne.
De retour au Kommando, je fais évidemment l'objet
de rires et quolibets.
SINGER FABRIC
Mauritius Zötl
est le patriarche du village, du moins apparaît-il
tel avec sa barbe imposante, son maintien
tranquille et sage, la bonté qui se dégage de sa
personne. Sa fonction : gardien de la prison
communale. Une cellule au rez-de-chaussée, bardée
de barreaux épais qu'il a lui-même forgés dans
l'atelier contigu. Il est aussi forgeron. A
l'étage, l'appartement qu'il partage avec Frau
Zötl et une pièce qui nous est dévolue dorénavant.
Sur deux étages de châlits, 20 prisonniers. Au
milieu de la pièce, juste à mes pieds, un gros
poêle à bois. Seulement quelques-uns d'entre nous
travaillent encore pour la municipalité, les
autres sont partagés en deux équipes : l'une, de
laquelle je fais partie, affectée à la "Singer
Fabric" à Inderbrück qui produit de la "laine de
bois", l'autre à l'usine de Furthof, très
important complexe de production de limes, câbles
et instruments manuels de précision. A la "Singer
Fabric", je suis d'abord employé à fournir un
ouvrier qui alimente une assez grosse machine
débitant le bois en très fines lamelles qui iront
remplir les paillasses des soldats allemands. Ces
machines sont délicates. Il faut en effet une mise
au point très précise des ciseaux pour obtenir un
rendement intéressant et un produit utilisable.
Avec Pierre Lespine, nous décidons d'intervenir et
nous étudions le problème qui se pose à nous.
Comment saboter sans risquer de nous faire prendre
? Cela nous demande des journées d'attention
d'autant que Pierre, tailleur d'habits et
moi-même, ignorons tout de la mécanique. Quelques
boulons desserrés ici et là mettent les machines
en panne pour quelques heures. Ce n'est pas
suffisant et la répétition du phénomène nous fait
courir des risques. Il faut tenter autre chose.
Tous les soirs, le gardien vient nous compter dans
notre chambre avant que Herr Zötl ferme la porte
de la maison. Son appartement est sur le même
palier et je remarque que la clef est toujours
déposée sur une desserte à portée de la main. Je
décide donc de la subtiliser et la confie à un
civil qui travaille à l'usine de Furthof, qui me
paraît appartenir à la Résistance Autrichienne, à
charge pour lui de la faire reproduire. Le temps
passe, la clef ne nous est pas rendue. Et
pourtant, en échange du service que je lui
demande, je lui ai donné en avance, la situation
exacte et la consistance de tous les postes de
défense antiaérienne que nous avions construit
dans la montagne autour du village. Alors, je
décide d'agir. La maison est bien fermée, mais la
porte donnant sur l'arrière est pourvue d'une
imposte. Avec l'aide de Pierre, de Barbé René et
la complicité tacite de mes camarades, je m'évade
par une nuit noire : nul, hormis Pierre, ne
connaît notre projet. J'ai toutes les peines à
trouver mon chemin. Revêtu de ma pèlerine qui
ressemble à celle que l'on porte communément dans
le pays, je marche bien au milieu de la route,
chantonnant un air de soldat et je salue d'un
sonore " Heil Hitler ! " deux rencontres
inopportunes. La fabrique est alimentée en énergie
électrique par une petite centrale hydraulique qui
lui est propre. Située à quelques centaines de
mètres du bâtiment principal, elle ne fait l'objet
d'aucune surveillance particulière, nous le
savons. C'est là le but de ma sortie. Longeant le
canal d'évacuation des eaux, me voilà à pied
d'oeuvre. Dans ma musette, du sable que je vide
soigneusement dans le carter qui renferme le
réducteur, opération que j'avais déjà expérimenté
avec succès quelques semaines auparavant, pour
mettre au repos la scierie de la gare à laquelle
j'avais été affecté pour un court séjour. De
retour à la maison, comme il m'est impossible d'y
pénétrer par l'imposte que Pierre a d'ailleurs
refermée, j'attends dans la nuit glacée. Je sais
que notre geôlier se lève à 5 heures et que son
premier soin est d'ouvrir la porte d'entrée. Cette
fois-ci, rien ne se passe. J'attends, inquiet. Le
garde arrive enfin qui vient chaque matin
surveiller notre lever et nous mener au travail.
Le temps pour lui de monter à l'étage et je suis
déjà déshabillé, défait, ébouriffé, sortant en
chantant des toilettes du rez-de-chaussée. Il a
senti quelque chose, c'est visible dans ses yeux.
A la fabrique, rien. Quelques chutes de tension
mais cela s'est déjà produit. Pierre respire, moi
aussi. L'inquiétude disparaît. Plusieurs jours
passent. Nous imaginons notre sable polissant les
engrenages. Nous attendons. Et puis je ne tiens
plus, c'est si facile. Je recommence : l'imposte,
le canal, la centrale. Je prends soin de ne pas
laisser de traces du sable que je vide dans le
carter et c'est le retour. Cette fois, Herr Zötl
ouvre la porte avant l'arrivée du garde et
manipule déjà ses lourds outils de forgeron.
J'entre vite dans ma paillasse d'où le garde
m'extrait en criant, l'heure venue, comme
d'habitude.
FURTHOF FABRIC
La fabrique de
laine de bois est fermée ; les machines sont
arrêtées. Le personnel range, nettoie, pendant
qu'on recherche la panne dans l'alternateur, les
transmissions, partout. Nous sommes affectés à
l'usine de "Furthof". Enfin j'ai ma clef. Je
comprends le retard : il a fallu la tailler dans
une pièce de métal massif. Le pêne est parfait. Le
tube un peu épais. L'embout d'une seule pièce mais
elle fonctionne. L'autre, l'original, je la glisse
sous la desserte où Frau Zötl finira bien par la
retrouver. Je soupçonne d'ailleurs qu'elle s'est
bien gardée d'avouer sa disparition. Elle n'aime
apparemment pas les ennuis. A l'usine, on est très
gentil avec moi et comme on sait que je souffre du
froid, nous sommes en Novembre 41, je suis désigné
pour aider le chauffeur responsable de l'immense
chaudière qui alimente toute l'usine en vapeur et
qui me donne des consignes très strictes : retirer
les scories, alimenter les fours à charbon en
surveillant l'appareillage qui indique le degré et
la pression. - "Pass auf !" Si tu charges trop, si
l'admission de l'air est trop importante, tout
peut sauter et c'est l'usine qui est kaput et nous
aussi ! Je comprends vite et bien. Mon travail est
"korect". Je suis "brav" J'ai sa confiance mais il
me faut agir rapidement si je veux éventuellement
prétendre que j'ai fauté par innocence. Je
travaille comme un forcené, avec application.
Déjà, il prend son temps pour casser la croûte,
savoure mes cigarettes. Se permet de sortir dans
la cour, converse avec ses copains. Va, vient,
bref, il a trouvé le nègre idéal et compétent. Et
vient le jour où il doit s'absenter. Il hésite :
le "Règlement". Je le rassure. Un dernier coup
d'oeil aux manomètres et le voilà dehors,
traversant la cour dans la direction des douches.
Alors vite j'ouvre les portes des deux foyers et
j'enfourne à grandes pelletées ce charbon, là, à
mes pieds. Les ventilateurs ronronnent, le brasier
gronde : C'est la fête. Il faut que ça saute, ça
va sauter ! De toutes manières, je suis foutu, je
ne pourrai pas toujours et encore échapper à la
délation qui me guette. Mon meilleur copain m'a
longuement retardé l'autre Samedi sous la douche.
Depuis, son attitude est bizarre. Je sais qu'il
parlera. Dimanche, à la messe, pendant
l'élévation, j'ai récité "Chemaar Israël" et j'ai
soutenu froidement le profond regard du Curé.
Pendant la communion, j'ai noté son hésitation.
J'enfourne avec rage. Il faut que ça saute. Et
c'est soudain le grand effondrement ! Herr Brahma
rentre, boucle les portes, arrête la ventilation,
ouvre des vannes. Dans le brouillard brûlant,
insupportable. Dans les brumes de l'enfer, je
plonge, anéanti. Tout est en ordre, tout va bien !
Le feu s'est emballé, et alors ? Je ne suis qu'un
prisonnier irresponsable. C'est toi le chef. Si tu
parles, je dis tout et les Allemands, la Gestapo,
ne te feront pas grâce, à toi, l'Autrichien !
Quelques jours plus tard, j'étais viré au service
de nettoiement de l'usine et à ce poste, je
pouvais à loisir puiser dans les caniveaux cette
pâte produite par l'usure des pierres meulières
dont tant d'engrenages ont souffert. Je nettoie,
j'observe. L'usine emploie des centaines
d'ouvriers qui s'affairent autour de dizaines de
machines, les unes primitives, les autres plus
modernes. La production est énorme. Chaque jour
des wagons entiers partent pour l'Allemagne,
l'Italie, le Japon avec des chargements de limes
surtout, de toutes sortes, de toutes grandeurs.
Avec les copains affectés à l'emballage des outils
et au chargement des wagons, nous relevons
minutieusement le contenu des colis et leur
destination et je remets ces renseignements
presque chaque jour à mon serrurier. Les tout
petits instruments m'intriguent par leurs formes
bizarres. Ils doivent être les plus précieux mais
je n'arrive pas à comprendre les explications qui
me sont données en réponse à mes questions ; en
tout cas, je sais que c'est à ceux-là que je dois
m'intéresser.
LA FRANCE LIBRE
J'écris un billet
à Erna pour lui demander de m'introduire dans sa
maison, une nuit. Erna refuse, sa mère accepte.
Cette fois, aussitôt après l'appel, la sortie est
facile. J'ai ma clef et René Barbé m'accompagne.
Nous sommes reçus par une femme admirable qui vit
seule avec sa fille, 17 ans, et son fils Freddy,
gamin de 8 ans, qui a le courage de braver tous
les interdits en m'ouvrant sa porte, et, nous le
sentons, son coeur. Nous l'appelons tout de suite
"Mutter". Nous avons apporté une boîte de
sardines, du chocolat, des dattes, fruits
inconnus. Nous bavardons et nous entendons pour la
première fois cette musique divine : "Pom Pom Pom
Pom … "C'est la France qui nous parle. La France
Libre dont nous apprenons l'existence, dont nous
écoutons la voix dans un silence religieux. Les
messages nous prouvent qu'existent des liens réels
entre la France Combattante et le pays asservi.
Nous écoutons les informations avec une émotion
indicible. C'est Dieu Le Père qui parle, c'est la
Vérité, c'est la Liberté. De retours vers minuit
dans notre prison, nos camarades écoutent avec
ferveur ces nouvelles venues de l'autre monde.
C'est l'espoir, la délivrance. Ce n'est donc pas
vrai. La France n'a pas capitulé puisque des voix
s'élèvent et parlent encore hauts et fiers au nom
du Pays éternel, au nom de la Patrie. Bien
entendu, dès le lendemain et il en sera ainsi
après chacune de nos sorties, nous diffuserons les
nouvelles recueillies. D'abord sceptiques, tous
ceux que nous approchons se rendent à l'évidence
en écoutant les émissions allemandes toujours en
retard sur nos propres informations. Nous tenons
là un instrument de propagande important dans ce
village perdu dans la neige, où tout se sait, où
tout se colporte sous le manteau, où les S.A.
écrasent de leur superbe les Autrichiens qui n'ont
pas voulu ça. Nous incitons à faire comme nous,
nous donnons les heures et longueurs d'onde si
bien qu'un beau matin… - Tout le monde debout,
raus ! La fouille est complète. Pas un pli de nos
vêtements qui ne soit inspecté, pas un recoin de
la chambre qui ne soit fouillé. On démonte tout,
on crève les paillasses… et la section repart
bredouille, sans le récepteur - radio qu'elle
était certaine d'y trouver. Dorénavant, nous nous
déclarons les serviteurs, les soldats du Général
De Gaulle qui, là-bas, au-delà des terres
barbares, a relevé le flambeau et nous crie : - La
France n'a pas perdu la guerre !
RÉSISTANCE
AUTRICHIENNE
Il me faut des
renseignements sur la marche de l'usine et
apprendre comment agir pour saboter au mieux la
production. Les prélèvements massifs des
instruments les plus petits, ces prélèvements que
j'opère dans le service d'expédition où je suis
maintenant employé ne suffisent pas. Mes sorties
nocturnes du Kommando s'intensifient. Autour de
Mutter se tient droite, volontaire, autoritaire,
Ella Mittendorfer dont le mari, militant
socialiste actif, croupit à Buchenwald depuis
1938. Il y a aussi Hellen Schuster qui souffre
avec dignité et qui continue le combat contre les
nazis qui lui ont pris son époux dont elle est
sans nouvelles, mort peut-être. J'apprends avec
émotion qu'entre autres missions qui leur sont
confiées depuis l'Anschluss et surtout depuis la
guerre, elles cachent des Juifs qui se terrent
chez elles ou qui transitent par leur réseau de
Résistance, à Vienne et ici-même. Fidèle à ce
principe que j'ai adopté dès le premier jour, je
n'avoue pas qui je suis. Non pas, dans ce cas, par
méfiance mais parce que si nous étions arrêtés, la
Gestapo ne pourra pas leur faire avouer ce qu'en
fait elles ignorent. Ce soir, je rentre au
Kommando satisfait. Je ne suis plus seul, des
civils, des femmes résistent aussi. Je me sens
soutenu. Me voilà sur le retour dans la nuit
noire, attentif, aux aguets. Il ne s'agit pas de
me faire attraper maintenant que ma mission est
tracée. Il est minuit. La maison est calme.
J'entre dans la chambre, les copains m'attendent,
inquiets, et m'apprennent que le garde, toujours
le même, a fait un contre-appel, a constaté mon
absence et qu'il est allé quérir les gendarmes.
Vite, ma décision est prise. Je ressors, referme
la porte et j'attends dehors, sur la route. Trois
silhouettes approchent, ce sont eux ! Je vais à
leur rencontre, interpelle le garde avec
véhémence, lui reprochant de m'avoir laissé
dehors, exprès, d'avoir bouclé la maison sachant
que j'étais dans l'appentis cherchant du bois pour
le poêle. Je le menace d'en informer le Capitaine.
Je me plaindrai ; il est en faute et il ira en
Russie. Les copains unanimes confirment : ils ont
bien essayé d'alerter le geôlier. J'ai bien essayé
moi-même de tambouriner à la porte, mais les Zötl
n'ont rien entendu. Est-ce ma faute à moi qui me
gèle par moins 15° sur la route depuis son
contre-appel à 23 heures, je le précise.
D'ailleurs, il m'a bien vu. Je lui ai dit ceci. Il
m'a répondu cela. Je suis furieux ! Les gendarmes
se demandent qui ils doivent croire mais je suis
là, n'est-ce pas, sans manteau, sans veste, dans
le froid glacial de cette nuit d'hiver ! Je lis
dans les yeux du garde, je vois à ses mâchoires
crispées qu'il ne me pardonnera jamais… A l'usine
dès 7 heures le matin, je chevauche mon madrier
bardé de fer qui me permet d'appuyer sur la meule
gigantesque la râpe que je façonne. J'ai les
fesses ensanglantées, les reins meurtris. Je
deviens dingue ! Voir cette roue tourner, tourner
; ces étincelles, les éclats, les salissures qui
me brûlent le visage. Il faut pourtant que je
tienne. C'est l'étape nécessaire pour parvenir aux
machines plus sophistiquées. Il faut que je me
fasse admettre dans l'atelier de trempage des
petits outils qui me fascinent et dont on prend
tant de soin. A la pose, j'interroge, je soudoie.
Les cigarettes me sont d'un grand secours. Je
reçois des colis et j'ai demandé à ma famille de
m'envoyer seulement de quoi fumer. Avec le tabac,
on peut tout obtenir. J'ai besoin d'aide, de
complicité. Les deux ouvriers qui m'ont été
désignés me fuient : sans doute pour ne pas se
compromettre ; ceux-là me paraissent d'ailleurs
les moins aimables. Il faut pourtant que j'entre
dans cet atelier ! C'est décidé, ce soir je vais
chez Erna. A neuf heures contre-appel. Formidable
! Je peux partir. Comme d'habitude, je marche au
milieu de la grande rue en fredonnant une chanson
de marche allemande. Il neige. Une ombre vient à
ma rencontre. Je prends l'initiative d'un "Heil
Hitler !" sonore et prêt à déguerpir à la moindre
réaction. Erna est là qui m'attend, qui m'espère.
Qui admire son prisonnier avec simplicité : qui
sait par les exemples autour d'elle où peuvent
mener ces rencontres et qui, quand même, persiste
à aimer. Mutter me donne les apaisements que je
souhaite. Assis devant la cuisinière essayant de
nous réchauffer un petit peu dans cette pièce qui
sue la glace par toutes les fentes de la porte,
j'ai de la peine à partir mais je bondis quand un
bruit se fait entendre dehors. On frappe. Sidérée,
Mutter ouvre à René qui articule péniblement qu'il
y a eu un nouveau contrôle et que "Grandes
Oreilles" est allé comme la fois précédente quérir
les gendarmes. O l'ami admirable ! Il faut
accomplir les trois kilomètres qui nous séparent
du Kommando avant que les policiers n'arrivent. Je
pense à Barbé, aux risques affrontés par amitié et
par devoir. Il vient de faire le trajet inverse en
courant, il lui faut le recommencer à mon allure.
Nous ne prenons aucune précaution sur la route, de
toute manière, on est fichus, alors on fonce.
Enfin la maison Zötl. J'ouvre. Dans la pièce les
copains sont là qui nous aident à nous
déshabiller. Tout le monde dans les paillasses. Le
temps passe, ils devraient être là depuis
longtemps. Rien. Les geôliers dorment. La maison
est silencieuse. Les voilà ! Dans la pièce, les
ronflements des 20 prisonniers s'amplifient. La
porte s'ouvre. Chuchotements, lumière. Je "dors"
profondément. Une poigne solide me secoue
brutalement. D'abord, je ne bronche pas, puis je
me réveille comme tous les matins en grognant, en
jurant, en criant ces grossièretés en dialecte
autrichien qui les font tant rire quand je les
prononce. Je feins l'ahurissement quand dans la
pièce je découvre le garde, bien sûr, aussi les
deux gendarmes de l'autre fois et encore un
troisième personnage, Herr Patch le bourgmestre de
Hohenberg. Alors, je ne comprends plus. - Dois-je
annoncer à mes camarades que la guerre est finie
ou quoi? Le maire me demande de m'habiller. Je
traduis à mes camarades : - Debout ! Habillez-vous
et en vitesse ! Tout le monde se lève. Dans la
petite pièce, c'est la panique, ça gueule. - Il y
a erreur, excusez-moi Herr Bürgermeister, moi ?
Seulement moi ? Pourquoi moi ? J'affronte les
questions avec l'aplomb de celui qui est fort de
sa vérité. - Le garde, bien sûr, il est venu, il
m'a parlé et la seconde fois ? Je l'ai bien vu, il
a même crié. J'étais aux toilettes ! - Ce n'est
pas vrai ! Il a inspecté la maison. - Mais puisque
nous avons parlé ! - C'était la première fois ! -
A l'appel ? - Non, au contre-appel. Et après ? -
Après, quoi ? Excédé, le maire qui depuis notre
arrivée à Hohenberg m'a toujours montré de la
sympathie, m'entraîne à l'écart et me dit : -
Michaël c'est ton intérêt, dis-moi, à moi seul, où
tu étais et rien ne t'arrivera, aie confiance en
moi ! C'est un père qui parle... Je vois le papa
de Inge et Carol, mignonnes, toujours aimables
parce qu'elles peuvent, elles, les filles du
maire, se permettre de me sourire sans risque. Je
me mets sous sa protection, je demande la
permission de tout dire, il lève le bras, "Heil
!", il me l'accorde. Alors je lui dis mes peines,
ma souffrance. Tout ce que mes camarades et
particulièrement moi-même nous subissons dans cet
enfer qu'est devenu le Kommando depuis
l'affectation de ce garde. Sa volonté de me nuire,
de me rendre malheureux alors qu'à mon travail,
partout, j'ai l'estime de tout le monde et que je
participe avec joie et ardeur à l'édification du
Grand Reich Allemand dans cette Autriche de
Marie-Thérèse, du Duc de Reichstadt, und… und… Et
puis le soldat est fou, voyez ses oreilles, voyez
ses yeux. Il en pleurerait, lui, le tendre,
l'Autrichien. Le S.A. le nazi du Parti Illégal.
Moi, j'ai peur mais il ne le voit pas. Le
brigadier qui m'interroge ensuite n'est pas un
sentimental. Je réponds : - Je ne peux pas dire du
mal d'un soldat Allemand, je ne peux pas dire
qu'il est fou, qu'il a des visions, ce serait
attenter à l'honneur de l'armée allemande toute
entière, cela je me refuse de le dire ! "Grandes
Oreilles" a le visage décomposé, un rictus affreux
lui gonfle les mâchoires, il écume et c'est
soudain la grande preuve quand il brandit mes
chaussures restées sur le poêle : elles sont
mouillées et ont laissé de larges traces humides
sur la plaque de fonte. - Et alors ! Avons-nous
assez de bois ? Nous n'avons pas allumé le feu ce
soir et on gèle ici, n'est-ce pas, camarades ?
Alors, s'élève une symphonie réconfortante de
bruit, d'onomatopées, de jurons, d'insultes,
d'obscénités, de grossièretés qui va crescendo.
Merci les copains. Exit les Chleus. On les a eu.
NOËL
Nous ne voulons
pas que Noël 1941 soit aussi triste que l'an
dernier, aussi depuis longtemps déjà, nous
prélevons dans chaque colis reçu de nos familles
ce qu'il y a de meilleur. Cachés sous un châlit se
trouvent, à l'abri des regards, des foies gras,
poulets confits et autres délices du Périgord que
fournit Pierre ; les dattes, les olives, les
figues d'Algérie. Un monceau de victuailles qui
s'enrichit chaque Samedi de mes vols chez Kasses,
Lackner, Patch, Danner. J'obtiens du Curé une
messe spéciale à 21 heures ce 24 Décembre et de
Herr Weichardt, le propriétaire de l'auberge "Zum
Zweilinden", où nous prenons maintenant nos repas,
la disposition du réfectoire pour un réveillon à
la française. Les deux gardiens sont là, bien sûr,
nostalgiques. Avant de passer à table, cette fois,
non plus à genoux, mais debout, nous braillons le
cantique que tout à l'heure, nous chantions avec
tellement de ferveur à l'église. Les sentinelles
au garde-à-vous essayent de comprendre. - Dans
l'cul ! Vasistas ? - Petite fenêtre, mon pote,
c'est là que tu l'auras ! A 4 heures, les Chleus
gisent repus, ivres morts. La porte, seule
ouverture de ce cagibi, est ouverte. Toute la
nuit, j'ai pensé à cette maison d'Andersbach où
Noël a dû être bien triste entre ces femmes
admirables que je respecte, que j'affectionne. A
Erna que j'aime. Mission est donnée aux autres :
en cas de réveil, le seul mot qui terrorise le
soldat Allemand : "Russland !". Et nous voilà dans
la nuit. Renard, Scagnelli, Barbé, Lespine, nos
poches, nos musettes emplies de victuailles bien
françaises, en route, sous la neige, pour jouer
les Père Noël. Nous serrons Mutter dans nos bras.
Nous allons dans leurs lits embrasser Hellen,
Ella, Freddy. Erna nous prépare vite le café, le
vrai dont elle découvre le parfum et c'est déjà la
pénible séparation, le retour, la fin du rêve. Il
est six heures.
LA TREMPE
L'atelier de
trempage est composé de deux salles contiguës.
Dans la première, une équipe charge des paniers de
centaines de petits instruments qui sont portés
dans un four à une température voisine de 1 000°.
Dans une seconde salle, deux ouvriers âgés,
précis, méticuleux, assez indolents d'ailleurs,
qui m'accueillent avec plaisir tant ils apprécient
mes cigarettes et l'aide que je leur apporte. Mon
travail est simple : il s'agit de plonger les
paniers dans des bacs circulaires peu profonds
emplis d'huile chaude. C'est la trempe. On m'a dit
qu'une température inférieure à 800° au moment de
la trempe ou qu'un refroidissement lent rend les
aciers fragiles. Je m'efforce en conséquence de
profiter des moments d'inattention de mes
collègues, soit pour retirer les paniers du bain
avant le moment prescrit, soit pour laisser
traîner les paniers entre les deux salles, soit
pour tremper par à-coups ou incomplètement les
instruments que je manipule. C'est facile et
exaltant. J'imagine le dentiste, le médecin sur le
front russe, le laborantin, le chercheur,
l'ouvrier qualifié cassant ses outils précieux. Au
fil des semaines, ce sont des tonnes d'instruments
plus ou moins utilisables qui sortent de
l'atelier. Je travaille avec ardeur, je bénéficie
de l'amitié des ouvriers et de la confiance de
l'ingénieur que je soupçonne cependant
d'appartenir au réseau. Pourvu que ça dure…
L'ARRESTATION
Depuis les
derniers événements, pour ne plus courir les
risques de contre-appel, j'ai décidé de sortir
dorénavant vers trois heures pour être de retour
avant six heures, avant l'arrivée des gardiens.
Avec une belle inconscience, je réveille Mutter,
Erna. Je passe ainsi les heures les plus douces de
ma captivité sans penser à aucun instant aux
risques que je leur fais courir. Ce soir,
pourtant, "Grandes Oreilles" a été tellement
aimable : il nous a enfermé vers vingt heures ;
revenu nous contrôler à 21 heures au moment où je
donnais à mes camarades la leçon d'allemand
quotidienne, il a assisté à mes explications et
m'a félicité de ma connaissance de l'allemand. Au
tableau noir, je commente la phrase : " Ich war
fort wann er angekommen ist " (J'étais parti quand
il est arrivé). Vers 22 heures, persuadé qu'il n'y
aurait pas de nouvel appel, je transgresse la
règle et je décide de partir avec Barbet car nous
avons cru comprendre que des contrôles à l'usine
avaient montré la mauvaise qualité des instruments
et il nous fallait savoir ce qu'il en était.
Dehors, il fait noir comme nulle part ailleurs.
Nous avons l'impression de marcher dans une vaste
tranchée. Sur les murs impressionnants formés des
déblais des neiges accumulées depuis les premières
chutes se répercutent les crissements de nos pas.
Nous allons, surveillant comme d'habitude la
moindre lueur, le moindre mouvement. Nous passons
devant la gendarmerie close, l'église tranquille,
imposante. Devant le Gasthaus "Zum Rotten Hann" où
sont logés les gardiens, je ralentis, j'inspecte,
pas de lumière. Tout est calme cette nuit du 20
Février 42. Mutter ouvre la porte comme si elle
m'attendait. Freddy dort. Erna nous rejoint.
J'ouvre la porte qui donne sur l'appentis qui est
notre issue de secours éventuelle. Nous bavardons,
tranquilles. J'évoque ma famille en Algérie. Je
raconte ce qu'est mon travail dans l'usine, mon
souhait de faire davantage encore. Mutter me
conseille, me tempère. Lorsque soudain, la porte
d'entrée vibre sous des poings furieux et une voix
gutturale hurle : - Polizei, auf machen ! Mutter
se lève, se colle contre la porte vibrante,
semblant la retenir, pendant que notre pèlerine à
la main, Barbé et moi nous précipitons vers
l'appentis pour tenter de nous sauver par
l'arrière de la maison adossée à la montagne,
comme prévu depuis longtemps. Deux gendarmes nous
ceinturent, nous nous rendons. Il est 23 heures
dix.
L'ENQUÊTE
Ce sont deux
gendarmes Autrichiens, Lechner et Weber qui nous
amènent, Mutter, Erna, Barbé et moi en file vers
le village. Rien alentour, le silence absolu.
Pourtant, je saurai plus tard qu'à notre
arrestation ont coopéré tous les membres de la
Section d'Assaut (S.A.) et toute la "Hitler
Jugend" (Jeunesse Hitlérienne) du village. Ayant
perdu notre trace lors de la poursuite dès notre
sortie du Kommando, ils sont allés nous rechercher
d'abord chez les Graham, ensuite à l'auberge
d'Hinterberg Teich. Je sais aussi qu'ils sont
venus à Andersbach sans conviction et qu'ils nous
y ont trouvé. Le chef me bouscule et me dit alors
qu'au passage du petit pont, sur le torrent, je
fais un écart pour y jeter ma fausse clef : -
Achtung schweine Jude ! - Attention, chien de
Juif, un pas à gauche ou à droite et je t'abats !.
L'autre est un gars du pays, plus passif, mais qui
a tout mon mépris pour laisser Freddy, 8 ans, le
fils de sa voisine, tout seul dans cette maison
isolée dans la nuit et la neige. Nous sommes
conduits chez le Docteur Ernst, nazi réputé pour
son fanatisme. Dans le vestibule, le chef me jette
méchant : - Schweine Jude ! Je reste lucide,
impassible. C'est mon tour. Le médecin manipule,
regarde. Il me regarde. Dans mes yeux, il peut
lire ma haine, mon mépris. Rien, pas un mot. Erna
et Mutter restent à la gendarmerie où elles vont
subir un interrogatoire et passer la nuit. Avec
Barbé, nous sommes enfermés dans la cellule par
Herr Zötl, le geôlier. Il est 4 heures. Notre
chance est de ne pas être séparé. Nous dressons un
plan de défense qui doit être simple pour que l'on
puisse s'y tenir, et crédible ; il est évident que
ce qui est venu immédiatement à l'esprit des
gendarmes, c'est qu'il s'agit d'une histoire
d'amour. La visite au médecin en est la preuve. De
plus, personne n'a prononcé le mot sabotage, tant
redouté. Barbé devra donc déclarer qu'il a
consenti par amitié à m'accompagner pour donner à
Erna un cours de français et qu'il s'agit de sa
première sortie. En aucun cas, il ne doit rajouter
un mot. J'écris un billet à Mutter lui conseillant
de dire que j'ai forcé sa porte pour la première
fois ce soir-là et qu'elle a été contrainte de
m'ouvrir par peur. Ce mot lui arrivera trop tard.
A huit heures, nous comparaissons devant le
Capitaine, mais fort d'une expérience antérieure à
Schrambach où j'avais été appelé à interpréter un
interrogatoire entre la Gestapo et un prisonnier
accusé du sabotage de la scierie qui l'employait,
je décide de me taire totalement devant quiconque.
A neuf heures, la Gestapo est là. Deux civils qui
m'interrogent gentiment. Ils veulent connaître mes
contacts, avoir des noms. Ils affirment que
moi-même, je ne risque rien : je suis un
prisonnier et ce que j'ai fait (quoi ?) est
normal, mais ils ont le devoir de rechercher les
civils, savoir qui je connais à la fabrique, à
l'usine, dans le village. Qui a saboté la centrale
électrique. Qui a saboté les machines. Pourquoi
suis-je allé chez Frau Fertner, etc... Je ne
réponds pas. J'attends la condamnation, ce : "Du
bist Jude !" qui mettra un point final à mon
destin. Lassés, ils abandonnent. A midi, escorté
d'une sentinelle, à l'auberge pour mon dernier
repas à Hohenberg, je vois Erna passer sur le
chemin derrière, escortée d'un gendarme, le fusil
sur l'épaule. On l'a conduite en prison, à Sankt
Pölten. Nous passons notre main dans nos cheveux,
c'est le dernier adieu ! Escortés d'un soldat,
Barbé et moi, nous prenons un peu plus tard le
train pour le stalag.
PRÉVENTION
La baraque
disciplinaire du Stalag XVII B à Kremsgeneixendorf
est, il me semble, la plus décontractée du camp.
Ici, pas de spleen, pas de regret. La majorité de
nos camarades sont des évadés repris. Il y a aussi
des réfractaires au travail et d'autres punis pour
y effectuer un plus ou moins long séjour. Une
minorité a été arrêtée pour sabotage ou pour des
"histoires de femmes". Je m'inscris dans cette
dernière catégorie, ce devrait être mon salut.
Pendant les quatre mois que dure l'instruction, je
fais la connaissance de l'aumônier du camp, un
soldat jeune et qui a pourtant une manie : il
prise et le tabac à priser est introuvable. Je
fais avec lui un marché qu'il accepte : je lui
confie toutes mes affaires : photos, médailles,
assiettes de bois, gobelet et autres petits
souvenirs, à charge pour lui de les adresser à ma
famille, à Alger, accompagnés de deux lettres
expliquant ma situation et demandant à mes parents
de s'intéresser à Erna si je disparaissais. Chose
extraordinaire ! Nous sommes en guerre et pourtant
mes deux colis arrivent et mes parents m'adressent
de nombreux paquets bourrés de tabac à priser
algérien qui enchantent mon Curé. Le Juge
d'Instruction Militaire n'est pas méchant, il fait
seulement son devoir. Lui fait son devoir, moi, je
fais l'idiot. Il m'explique que le dossier est
chargé, qu'on a découvert à la fonderie et à
l'usine des machines sabotées, des outils
inutilisables. Qui sont mes complices civils ? Et
puis, il y a mes visites chez les Fertner,
pourquoi ? Quelles ont été mes relations avec la
fille ? Je ne reconnais qu'une seule chose : avoir
visité cette maison pour la première fois et avoir
contraint ces femmes à me recevoir sous la menace.
Barbé m'a suivi par amitié, pour prendre l'air.
Finalement, l'acte d'accusation nous est notifié
par le Commandant du camp : "Attentat à la
sécurité du Grand Reich avec préméditation ou
inadvertance". J'ai gagné. Ce dernier mot doit
nous sauver. Barbé est réputé mon complice.
CONSEIL DE GUERRE
Le Conseil de
Guerre de Linz siège tout en haut du Palais de
Justice sous les combles. Nous sommes neuf, chacun
s'intéresse seulement à sa propre affaire. Je sais
qu'Erna doit venir, citée comme témoin à charge
parce qu'elle a dû avouer quelque chose que
j'ignore et que moi-même j'ai refusé de parler.
Willy Weichardt le boucher du village, soldat au
Stalag, m'a dit qu'elle était en prison. J'ai hâte
de la voir. Bientôt, elle arrive accompagnée de
Mutter, digne femme qui a couru tous les risques
simplement parce que c'est bien et qu'il faut
faire du bien. Je serre Erna dans mes bras : les
soldats s'interposent. Alors, je dicte mes
conditions : un garde sur la deuxième volée de
l'escalier, l'autre un oeil sur la serrure de la
porte de la salle d'audience. Si quelqu'un vient,
on fait signe, je reste tranquille. En cas de
refus, je m'évade et je les dénonce comme
complices et tous les deux iront en Russie. La
peur de la Russie est telle qu'ils s'inclinent et
les copains s'esclaffent de voir ce spectacle
insolite. Erna me raconte son calvaire. En prison
à Sankt Pölten avec des criminelles, des
Résistantes, elle a été condamnée par le Tribunal
Spécial (Sonder Gericht) du district à deux mois
de prison après avoir avoué deux visites dans sa
maison pour lui donner des cours de français et
aussi deux baisers. De plus, elle a été renvoyée
de l'école qui la formait au professorat de
gymnastique et ordre a été donné à la Jeunesse du
pays de ne plus lui adresser la parole, mais elle
doit travailler obligatoirement à l'usine de
Furthof. Sa mère a été relaxée parce que dans le
même temps, son fils tombait en Russie. Notre tour
arrive. Nous entrons dans la salle, le calot en
main, pour ne pas devoir saluer militairement le
tribunal qui siège sous le portrait d'Hitler. J'ai
revêtu une vareuse de marin que j'ai réussi à
emprunter à un camarade du Stalag. La marine
française est en ce moment à l'honneur, je le
sais, je vais me servir de cet atout et en effet,
la première question étonnée du Colonel-Président
est : - Vous êtes marin ? L'interprète traduit : -
Oui, Herr Oberst j'appartiens à l'Infanterie de
Marine que j'ai eu l'honneur de servir ! - Et
pourquoi n'avez-vous pas été libéré ? - Parce que
j'ai pensé mieux participer à l'édification du
Grand Reich Allemand en travaillant dans les
usines de Hohenberg où je découvre un peuple que
j'ignorais ! Le ton est donné ! L'interrogatoire
se poursuit. Pour bien jouer ma comédie, il faut y
mettre l'accent et l'interprète est lamentable. Je
demande au Président la permission de m'adresser
directement au tribunal sans interprète. - Vous
parlez allemand ? - Oui, j'ai cet honneur ! Un
militaire s'oppose. Qui est-ce ? C'est mon Avocat.
Alors, je m'étonne, je dis que je n'ai jamais vu
cet homme et je sollicite l'autorisation de lui
parler . Accordé. L'audience est suspendue. Le
Procureur se trémousse, là-haut sur son perchoir.
L'Avocat me dit qu'il faut conserver l'interprète
et tout avouer. Une seule question m'intéresse :
Combien ça coûte ? D'après mon dossier,
normalement, neuf années de prison. Avec de la
chance, six ! A la reprise, je fais une
déclaration : - C'est la tête haute que je me
présente et je n'ai pas peur de la justice
allemande parce qu'elle est composée de soldats,
et le soldat français et le soldat allemand sont
des hommes d'honneur. En conséquence, je n'ai pas
besoin d'intermédiaire entre les Officiers et
moi-même. Je récuse l'interprète et l'avocat !
Mouvements divers : accordé ! On en vient aux
faits. Erna et Mutter sont là. Barbé ne dit mot.
Nous avions convenu qu'il doit paraître
indifférent. - Partout où vous êtes passé, on a
relevé des sabotages. Le dossier donne des
détails. Des milliers d'instruments ont été
envoyés au rebut. Des machines ont été sabotées.
Expliquez-vous ! Je regarde Barbé, l'air ahuri, et
je lui explique en français ce qu'on me reproche.
Tout un discours à l'attention de l'interprète, on
ne sait jamais, et éventuellement du tribunal. Si
l'un d'eux comprend le français, ma comédie sera
payante. Plus je parle avec véhémence, plus Barbé
prend l'air absent. Midi vient de sonner. Le
Président s'impatiente, le Procureur s'indigne. Je
me tais. - Mais vous ne nierez pas que vous avez
été arrêté la nuit, chez Madame Fertner ? - Oui,
je sais qu'il est interdit d'avoir des relations
avec les civils Allemands, mais j'ai été
invinciblement attiré par le type de cette fille.
Regardez : la peau blanche, les cheveux presque
blancs, les yeux bleus. Dans mon pays, je n'ai
jamais eu l'occasion de peindre des anges ;
là-bas, toutes les filles sont brunes. Je voulais,
à mon retour de captivité, montrer à mes
compatriotes comment sont belles les Allemandes !
- Vous êtes peintre ? - Oui, portraitiste ! - Mais
vous l'avez embrassé deux fois, elle l'a avoué ! -
C'est exact. Oh ! à peine effleurée. Je ne l'ai
pas dit à l'instruction parce que je suis un homme
d'honneur mais je ne peux rien cacher au tribunal
! - Vous l'aimez ? - Oui, comme on aime les belles
choses, un beau paysage, une oeuvre d' art ! Erna
écoute, muette, sidérée. Le Procureur se lève. Je
ne comprends pas grand chose à ce qu'il dit mais à
voir son air méchant, son doigt qui pointe vers
nous, ce doit être terrible. Le Président me
demande de présenter ma défense. Je refuse, tout a
été dit . Je suis un soldat, j'ai confiance dans
le jugement des soldats. Pendant que le tribunal
délibère et que je rassure Erna et Mutter, je suis
violemment pris à partie par le Procureur qui est
resté dans la salle et qui m'ordonne de me taire.
Il s'agit d'un Officier supérieur. Pendant qu'il
hurle, tout le monde, avocat, greffier,
interprète, sentinelles, est au garde-à-vous,
terrorisé. Moi, je continue de parler à Erna sans
me préoccuper de lui jusqu'à ce que, perdant
patience, je lui demande moi aussi de se taire.
Les Juges reprennent place. Six mois de prison et
quatre mois à Barbé. Ai-je quelque chose à ajouter
? Oui, je demande que les deux mois de détention
en prévention soient mis en compte. On rit, c'est
tacitement accordé. Sur le palier qui sert de
salle d'attente, mes camarades, qui ont entendu
les éclats du Procureur, sont inquiets.
J'apparais, souriant. Personne ne veut me croire.
Six mois, ce n'est pas possible, la plus petite
peine prononcée ce jour-là est de trois ans, pour
rien. Mais moi aussi je n'ai rien fait ! En
quittant le tribunal, le Président et ses
assesseurs nous dépassent dans l'escalier. Ils
rient. Je lance : - Six mois de prison pour deux
baisers, ça fait cher l'unité ! C'est fini.
Je fais mes
adieux à Mutter, à Erna, le coeur serré.
En Pologne
Dire "NON ! "
C'est
résister.
C'est
aussi exister.
MAURICE
VILLERMET
"NICE-MATIN"
- Octobre 1983
GRUDZIADZ (
GRAUDENZ )
Nous sommes
quatre condamnés réputés dangereux encadrés par
deux gardes dans le compartiment réservé du train
qui nous emmène vers notre prison. J'ai posé mes
conditions : ou bien vous nous laissez tranquilles
et tout se passera gentiment ou bien vous nous
ennuyez et alors on s'évade, et c'est pour vous la
Russie. Nous avons affaire à des réservistes assez
âgés, cinquante ans peut-être, des soldats qui
comprennent vite et bien quand ils sentent le
danger. Pendant quatre jours, à travers
l'Autriche, l'Allemagne, la Pologne, nous
parcourons des centaines de kilomètres. Nous
connaîtrons les prisons de Passau, de Regensburg,
de Leipzig où nous ferons étape. Les villes
défilent : Potsdam, Charlottenburg, Landsberg,
Bromberg et enfin Grudziadz où nous débarquons le
8 Juin 1942 au soir. La première nuit dans la
forteresse me paraît être la plus atroce de ma
captivité. Enfermé dans une cellule, je suis
littéralement dévoré par les punaises. Avec les
poux, on compose, on s'habitue. Les punaises,
c'est autre chose. Il y en a des milliers. Mes
mains qui écrasent sont poisseuses, l'odeur est
infecte, insupportable ; et l'estomac qui déjà me
torture.
EN CELLULE
Comment raconter
la suite. Paradoxalement, c'est le Dimanche que je
redoute le plus. Imaginez, 42 heures enfermés dans
une cellule, six dans 4 m2, dans la pénombre ou le
noir absolu avec défense dans la journée de
s'étendre, avec pour toute sortie les toilettes à
six heures pendant 30 secondes, à midi la soupe
pendant 30 minutes, à minuit de nouveau les
toilettes pendant 30 secondes. 42 heures pendant
lesquelles on est seul avec sa faim, son
imagination, ses angoisses. 42 milliards
d'éternités. On rêve, on délire. On s'abrutit, on
sombre dans le néant, la folie. On regrette le
bagne d'hier, on souhaite le bagne du lendemain
qui, pourtant, va nous faire franchir un nouveau
pas vers la mort, mais au moins sous le ciel. Le
temps n'existe plus, arrêté, figé. C'est le
désespoir, la plongée dans l'infini, dans le trou
béant où rien ne vous arrête. On s'enfonce, on
tombe. La famille, l'amour, Erna. Rien. Il ne
reste rien. Dieu, où est-il ? Qui est-il celui qui
permet tant de misère ? Qui permet le rire, qui
donne la force au bourreau ?
"Dieu
bâtit à ses préférés une chambre qu'Il appela
Chagrin et Affliction et dont les murs étaient
Douleur ; il les y enferma et leurs dit : La clef
de votre porte est: Patientez !".
Patienter ! Tout
dans l'attitude, dans les yeux pieusement baissés
de Guillaume qui psalmodie, là, sa prière, montre
une patience infinie, soumission devant le destin
qui s'accomplit, respect de la volonté divine.
Guillaume ne connaît, certes pas, les termes de la
sourate qui chante à mes oreilles pendant que je
l'observe, que je l'envie, peut-être. Patience !
"Patience !", disait déjà le Christ avant le
Musulman : "Si on te frappe sur la joue droite…".
Patience ! Dieu est Grand ! Cinquante siècles
d'imprégnation judaïque depuis Adam et Ère nous
ont appris à plier, pour ensuite nous redresser.
Oui, mais… Pendant ce temps ! Accepter
l'humiliation, la souffrance, la déchéance parce
que c'est la Volonté de Dieu ? Et de quel dieu,
Mon Dieu ! A Celui-là, les poings serrés, la haine
au coeur, je gronde ma rage. Je Le renie. Et
j'admire le Veau d'Or. "Gott Mit Uns !". Heil !
J'ai pourtant toujours su, au fond de moi-même,
que je triompherais de tous ces tourments, que je
vaincrais l'impossible gageure. Que mon corps
restera vivant si mon esprit reste alerte. Comme
en détention, plus encore que depuis le début de
ma captivité, je fais des efforts douloureux pour
donner une nourriture à ma pensée. J'échafaude des
théories, mon esprit écrit des thèses, rectifiant,
raturant, remettant sans cesse en discussion les
thèmes que je me suis fixé. J'écris en allemand
gothique, en arabe, en anglais, des ouvrages et
des ouvrages qui défilent devant mes yeux fermés,
que je commente, que je discute, que je vois, que
je lis et qui me prouvent que je suis vivant, que
je tiendrai parce que mon esprit n'est pas avili.
Et puis, j'ai une confiance absolue en mon destin
: je sais que je suis né coiffé. Je sais qu'à
quatre ans, je suis mort et ressuscité par l'amour
de ma mère, devant les dix témoins rituels et les
Rabbins qui ont décidé de me donner le nouveau nom
de Prosper, celui justement de l'aïeul dont ma
mère avait eu la vision, cette nuit de mon agonie,
et qui lui avait ordonné de me faire revivre par
le rite antique. Et puis aussi, je sens encore sur
ma tête la main pesante de mon parrain aveugle,
grand savant talmudiste, Juste parmi les hommes,
qui me bénissait. Et puis surtout, je sais que
depuis maintenant deux années, par ses jeûnes deux
fois chaque semaine, ma mère intercède pour mon
nouveau Salut. Je vais passer 123 jours dans cette
géhenne et c'est un vrai miracle que j'en sois
sorti, diminué, anéanti et c'est encore un miracle
qu'aujourd'hui, je puisse écrire ces lignes, que
j'existe. Je lègue à mes enfants ce témoignage
qu'ils réclament depuis longtemps déjà, afin
qu'ils sachent d'où ils procèdent et ce que fut la
participation au combat de leur père et de leur
mère, de leur grand-mère, contre les barbares
nazis.
LE BAGNE
La journée
commence par un jeu dont les éclats résonnent dans
le couloir faiblement éclairé. A minuit, les
portes des cellules sont ouvertes à grand fracas
et les prisonniers renvoyés d'un garde à l'autre à
grands coups de bottes et de poings vers les
toilettes : l'aller-retour a duré une minute,
peut-être, mais le règlement a été observé et ils
ont tant ri. A trois heures, lever. Un quart de
litre de tisane et rassemblement dans la cour. On
compte, on recompte. Décidément, comme partout
ailleurs, les Allemands ne savent pas compter. On
forme les groupes. Selon l'humeur des gardes, ou
bien on fait de la gymnastique, du
"marche-marche", une espèce de parcours du
combattant, ou bien on attend nu dans le froid… A
cinq heures, départ. La forteresse est située, il
me semble, au centre de la ville. Les civils que
nous croisons, très nombreux, n'ont jamais un
regard d'amitié ou de compassion. On nous ignore.
Nous sommes des prisonniers-prisonniers, Français,
certes, et alors ! Où sont les Polonais ? Où est
la Pologne de nos livres d'Histoire, de mes
lectures ? Et cependant, il faut, surtout au
retour, vers 14 heures, il faut marcher raide,
tendre le jarret, avoir le pas alerte, vif,
dresser la tête, regarder droit devant soi.
Malheur à celui dont l'attitude ne plaît pas, il
recevra des coups de crosse dans les reins, des
coups de pied dans les chevilles et devra rendre
compte tout à l'heure sur le chantier ou ce soir
au cachot. Le chantier, le bagne, c'est simple :
c'est l'antre de la mort. En bas, au bord de la
Vistule ou d'un canal, je ne l'ai jamais su, des
wagonnets, bennes de un mètre cinquante de hauteur
sur une voie étroite. Chaque groupe de quatre
prend possession d'un engin qu'il doit pousser sur
deux, trois kilomètres peut-être, jusqu'au sommet
de la colline, ou plutôt de la falaise, à pic sur
le fleuve. Chaque mètre gagné sur la pente raide
est une épreuve pour nos corps affaiblis.
Impossible de mollir. La ronde infernale est
commencée et les sentinelles échelonnées sur le
parcours sont là pour veiller à la bonne distance,
à la bonne allure. Là-haut, les quatre extraient à
la pelle un tuf jaune, lourd. Il faut remplir
jusqu'à ce que la benne déborde et c'est le
retour, la descente vers la mort. Deux camarades
sont assis devant, sur le sable, les jambes
pendantes. Les autres sont debout, à l'arrière,
sur le châssis. Celui de droite, jamais moi, je
suis trop faible, tient dans sa main un long bâton
qu'il applique sur une roue: c'est le frein. Les
gardes aident à pousser avec un rire énorme. Leur
plaisir sera de précipiter les wagons au plus près
les uns des autres pour donner à leurs copains
disséminés le long de la voie la joie de voir le
premier descendre à une allure vertigineuse de
crainte de se voir écrasé par celui qui le talonne
qui, lui-même, tremble de subir le sort du
premier. Et c'est quelquefois l'accident : le
bâton casse, plus de frein, c'est la descente vers
la mort, le déraillement, la chute dans la Vistule
; le second va plus vite que le premier, c'est le
heurt, l'écrasement, les uns ont les reins broyés,
les autres, les jambes fracassées, ceux-là on ne
les revoit plus, mais du moins, nous ont-ils
permis de souffler un moment pendant qu'on enlève
les restes. Et c'est ainsi toute une longue
matinée : la montée de plus en plus pénible, la
descente de plus en plus folle. Peut-être la
délivrance ! Vers quatorze heures, de retour à la
forteresse, nous buvons avec avidité notre gamelle
de liquide, plus ou moins épais selon les jours et
nous recevons notre ration quotidienne : à chacun
cinquante grammes de pain et une tranche de
saucisson, ou bien une cuillerée de confiture de
betterave. Puis, rassemblement dans la cour : la
"pelote", la fouille, la "pelote" … Tout le monde
nu, les bras en croix et les chiourmes qui passent
et repassent, inspectent, palpent et ne trouvent
rien, et cependant…
RÉSISTANCE
ÉLECTRIQUE
Nous avons dû,
une fois de plus, faire halte en bordure d'un
champ de pommes de terre et, naturellement,
quelques tubercules, les plus petits, remplissent
nos poches. La fouille de ce jour est
particulièrement sévère, mais la paume des mains,
les aisselles, l'entrecuisse, parviennent à en
cacher quelques-uns. A minuit, c'est le lever
habituel : bousculade, toilettes, mais ce soir, au
lieu de nous permettre de réintégrer nos
paillasses, on nous plaque contre le mur du
couloir et on saccage nos cellules : c'est la
fouille. De deux cellules nous parviennent des
cris de douleur, des jurons comme seuls les
Allemands savent les hurler : deux gardiens sont
brûlés au visage ou aux mains. C'est la panique.
Ils cherchent à comprendre : comment sont entrées
dans les cellules ces gamelles remplies de patates
à moitié cuites qui se sont renversées sur eux?
Dans le couloir, les coups pleuvent jusqu'à
l'heure du rassemblement et jusqu'à ce qu'ils
aient enfin trouvé notre astuce qui consistait à
nous servir de nos plaques d'identité en guise de
résistance, suspendues à deux fils de fer branchés
sur le câble électrique traversant nos cellules.
Moi qui couchais sur le troisième châlit près du
plafond, j'écope d'une raclée qu'il serait vain de
qualifier et je suis jeté au cachot, réduit de un
tiers de mètre carré dans lequel je vais tenir
debout pendant quatre jours. Il faudra me traîner
par les bras le long des escaliers et des couloirs
pour me jeter dans ma cellule.
LA LOCOMOTRICE
Cette aventure
aura été finalement bénéfique. Réputé sujet à
surveiller, je suis affecté au chargement des
wagons en bas, au bord de la Vistule. Ces wagons
qu'une petite locomotive emporte sur la digue qui
se construit. Les gardiens me regardent avec une
certaine considération, se disent que je suis un
malin qu'il faut surveiller étroitement. Mes
autres camarades sont aussi des cas spéciaux. Je
ne bronche pas, je ne comprends pas. Depuis que je
suis rentré dans cette prison, je n'ai pas
prononcé un mot d'allemand, c'est trop dangereux.
Je n'ai pas de rapport avec mes camarades, sauf
celui qui est, et qui restera dans ma vie "mon"
ami. Celui qui sait, qui comprend, qui partage ma
souffrance et témoigne par sa présence que
l'humanité existe. La locomotive me fascine :
Noire et or, brillante. Le mécanicien est un
Polonais sympathique qui n'a rien dit quand je lui
ai volé son casse-croûte. Je le surveille pendant
le chargement. Je travaille toujours sur le
premier wagon. Il lui arrive d'abandonner sa
machine. Il arrive aussi aux gardes de relâcher
leur surveillance, de se rassembler, de bavarder.
Depuis des nuits, je rêve de sable et d'engrenage
et voilà que se présente le moment idéal. Une
inspection amène des Officiers sur le chantier. Le
Feldwebel commande un garde-à-vous général. Tout
le monde se fige, les soldats tournés vers leurs
supérieurs, le règlement exigeant qu'ils les
regardent droit dans les yeux. Je suis en bas,
comme toujours près de la locomotive. Henri
Arribaud, mon ami, mon complice, me couvre. Je
saute sur le palier et remplis de sable toutes les
ouvertures à portée de ma main. Il y a du sable
partout dans la cabine. Je sors, personne n'a rien
vu. - Geh ma ! Geh ma ! C'est la reprise. J'envoie
alors un grand coup de pelle dans la machine. Je
me fais engueuler, ça barde. Le mécanicien qui
découvre son bijou tout souillé est furieux. Nous
courbons l'échine, mais tellement heureux.
LA FAIM
La faim me
torture. Un acide ronge mon estomac. Ai-je le
droit de me plaindre, moi qui suis condamné à la
peine la plus courte ! Et pourtant, j'envie mes
camarades nouveaux venus qui arrivent en bonne
santé. Je me demande combien de mes camarades
condamnés à 6 ou 9 ans de forteresse pourront
sortir vivants de cet enfer. Il n'y aura pas
d'Amicale des Anciens de Graudenz ! Je ne saurais
dire combien de temps j'ai consacré à la
dégustation du contenu de ma gamelle pleine
d'escalopes nageant dans une sauce brune, épaisse,
moelleuse. Je mâche avec dévotion. J'accomplis le
rite. Je communie. Mon Dieu, comme c'est bon,
consistant et pourtant moelleux et tendre. Les
gardiens ont le sourire. Allons-nous, enfin,
recevoir la visite de la Croix-Rouge ? Est-ce vrai
que nous fêtons, nous aussi, l'anniversaire
d'Hitler ? Qu'importe. Cette gamelle miraculeuse
est la source de vie qui nous permettra de gagner
quelques jours d'existence de plus sur cette
terre. Je lèche ce que je peux. Mon doigt récure
soigneusement. Comme la vie est belle aujourd'hui
! Et Dieu soit loué qui a fait sortir les cèpes de
la terre. Dans la cour, la file des prisonniers
passe devant les poubelles de la cantine des
gardiens. Juste dessus, tentant, un amas de
déchets de poissons : je ne résiste pas, je plonge
la main, je m'empiffre, j'engloutis, j'étouffe. Il
a fallu deux gardes pour m'arracher à mes
immondices. Je suis puni, privé de soupe et de
pain, mais j'ai mâché quelque chose, j'ai
l'estomac lourd, je revis !… C'est aujourd'hui la
fête et je dispose justement d'un bout de papier
en cellule. Je me dépêche de sortir les deux
brosses indispensables. Avec mon éclat de verre,
je gratte la brosse à dents pour obtenir un petit
amas de copeaux, ensuite la brosse à chaussures
d'où jaillit l'étincelle de la pierre à briquet
qui y est dissimulée et vite, j'aspire à la
flamme. Bien sûr, la poudre de paille de ma
paillasse ne vaut pas l'armoise ou les fanes de
pommes de terre, mais là, au moins, la matière ne
manque pas.
LE COMMANDANT
Avant d'entrer
dans le bureau du Commandant de la Forteresse, qui
veut nous connaître "personnellement", on nous
ordonne de le regarder bien en face, dans les
yeux, à peine de cachot et de privation de
nourriture. La pièce est vaste : derrière le
bureau, un Officier majestueux, de blanc vêtu.
Nous sommes là une dizaine, raides. Il se lève et
nous passe en revue. Devant moi, il s'attarde et
me regarde à l'allemande, au fond des yeux. S'il y
lisait ma terreur profonde, c'en serait fini. Mes
yeux brûlent, ma haine jaillit, perce ses yeux
glauques, sans âme, les yeux du barbare que je
méprise. Il prend un peu de recul et nous dit : -
Savez-vous que la Forteresse a été construite par
Vauban ! Deux voix marmonnent dans le silence : -
Qui c'est çui-là ? L'autre : - Rien à foutre ! Il
est le patron de l'enfer. Graudenz...! ,dont le
seul nom fait frémir les condamnés militaires
allemands et les prisonniers français. Toute la
journée, l'immense cour centrale voit les
manoeuvres des prisonniers français criminels,
combattants volontaires en Russie, qui courent,
s'allongent sur le sol, se lèvent, courent jusqu'à
épuisement, commandés, injuriés sans relâche par
leurs camarades allemands. Pour eux, je ne ressens
aucune pitié : ce sont des traîtres, qu'ils
crèvent ! Dommage que nous n'ayons jamais eu
l'occasion de les huer. Installés dans une autre
aile, ils n'ont jamais été en contact avec nous.
Il y a aussi et surtout, des soldats allemands
condamnés pour crimes qui purgent ici leur peine.
On les tient aussi à l'écart. Je ne connais pas
leur régime, mais, apparemment, aucune de ces deux
catégories de prisonniers n'est astreinte au bagne
à l'extérieur. On sent ici que le souci premier
est notre dégradation par l'emploi de deux
méthodes : nourriture minimum, travail maximum
plus discipline implacable et isolement. Les
lettres, les colis de nos familles sont interdits.
La Croix-Rouge n'a pas le droit de nous visiter et
même, un jour, dans la rue, sous le porche
d'entrée de la prison, nous défilons devant un
groupe de civils habillés de noir, rigides,
graves. L'un d'eux a un oeil caché par un bandeau
noir ; on chuchote que ce sont des Français et que
le borgne serait Scapini, Secrétaire d'État chargé
des prisonniers, qui n'aurait pas été autorisé à
entrer dans la prison. Et alors ! Ils avaient
mille manières de nous manifester leur sympathie
et nous apporter leur réconfort. Lui, le "héros",
l'ami respecté des Allemands, pouvait obtenir
mieux que de rester planté là sous le porche à
nous regarder aller à la mort sans même le courage
d'un geste, d'un mot, ou d'une action.
CZERNEWITZ
Le 21 Juillet,
j'ai la chance de faire partie d'un groupe qui est
conduit à Czernewitz, un Kommando de la prison
installé dans quelques baraques, sur le sable, au
milieu d'une forêt. J'arrive là à la limite de mes
forces, en état second. La volonté qui m'animait
jusqu'à présent ne me sert à rien : la machine ne
répond plus et pourtant ce Kommando pourrait être
le paradis, comparé à la Forteresse, mais il me
faut un répit, me remonter. L'infirmerie est là,
tout à côté des cuisines, tentante, mais je sais
qu'on y entre seulement dans les cas extrêmes.
Arrive l'heure de la distribution de la soupe, le
moment que les prisonniers attendent avec
impatience. Un groupe d'Officiers est là en
inspection, je tends ma gamelle et au moment où la
louche approche, je tombe à la renverse :
hystérie, épilepsie, ce qu'on voudra ! Allongé sur
une paillasse, je me débats encore, maintenant
incapable de faire la différence entre la comédie
et la réalité. Je me défoule, je lutte contre ces
démons verts qui me maîtrisent : on me pique.
C'est merveilleux ! Je disparais… Quand je
m'éveille, ma gamelle de soupe est là, froide,
infecte. A chaque lampée, mon estomac se
contracte. L'odeur, le goût de pourri qu'on
perçoit peu quand la soupe est chaude me donne la
nausée. J'avale pourtant ce brouet. Il me faut
rester ici le plus longtemps possible, reprendre
un peu de force. Nous sommes le Samedi 1er Août,
j'ai choisi ce jour pour ne pas être considéré
comme réfractaire puisque, ni cet après-midi, ni
demain, les prisonniers ne travaillent. Le Lundi
matin, un médecin Allemand me considère ahuri : il
a devant lui deux yeux, un nez, et une bouche au
fond de boursouflures qu'il ne s'explique pas. Il
tâte, palpe, enfonce son doigt dans cette
baudruche vivante. Manifestement, je suis un cas,
je l'intéresse. Mon visage sera ainsi gonflé tous
les matins : le front, les joues surtout.
L'après-midi amène un mieux mais le lendemain, de
nouveau, l'enflure inexplicable. Je tiens ainsi
l'infirmier en haleine jusqu'au Vendredi suivant.
Il n'aura pas compris que chaque matin, je me
perçais les joues avec une épingle et qu'en
soufflant dans mon poing fermé, je répartissais
sur mon visage l'air qui gonflait ma peau. Ainsi
faisaient les Arabes chez nous pour écorcher les
moutons.
FORT 13
Le Jeudi 8
Octobre, je suis libéré. Un garde m'accompagne au
Stalag XX A Torun, baptisé Thorn par les
Allemands. Le lendemain, au Fort 13, hospitalisé.
Je partage la petite chambre d'un Anglais
sympathique cloué au lit par une fracture à la
jambe, mais il lui suffit d'étendre les mains pour
atteindre une multitude de petits paquets qui font
mes délices. Il est généreux. L'heure du thé est
divine : je revis les belles heures de ma jeunesse
en Angleterre. J'occupe le châlit supérieur. En
bas, de l'autre côté, mon ami. Nous dormons,
repus, paisibles, dans ce monde silencieux, chaud,
rassurant de l'hôpital militaire. Minuit ! Effaré,
j'ouvre les yeux, clignant sous le faisceau d'une
lampe électrique qui prétend explorer ma bouche,
mes oreilles. Une main me tâte, me découvre, je
serre les fesses ! La blouse blanche insiste. Le
combat est inégal : je me rends ! Aucun mot n'a
été prononcé. J'imagine le pire jusqu'à ce que mon
camarade soit à son tour visité. A son regard
interloqué, je réponds par mon doigt posé
alternativement sur ma bouche et sur ma tempe, je
le vois terrorisé. Nous ne comprenons cette scène
que le lendemain quand le Général passera les
malades en revue. Nos dossiers devaient être
incomplets.
MARIENBURG
Le camp est
classique : baraques, châlits, rassemblements
quotidiens, pointages. La nourriture distribuée
est insuffisante, mais tellement mieux qu'à
Graudenz. Cependant, à visiter les baraques, je me
rends compte que mes camarades sont parfaitement
organisés. Des groupes, des familles se
constituent, toujours autour du plus fort ou du
plus riche qui reçoit des colis et partage avec
les autres. Je sais que Henri, qui a quitté
Graudenz en Juillet, est dans le camp. Je le
recherche et un soir, je pénètre dans une baraque
et comme dans toutes les autres, je crie son nom.
Le voilà ! Maître incontesté d'une cour qui
s'empiffre. Immédiatement adopté, choyé, nourri de
tous les fonds de gamelles. Toute la baraque
m'entoure, prend à charge ce fantôme qu'il faut
ranimer. Je reprends des forces. C'est merveilleux
de sentir l'amitié, l'affection. De fumer autre
chose que la paille de Graudenz. De s'endormir
l'estomac lourd. De se sentir protégé !
DÉCOUVERT
Un gardien entre
et gueule mon nom, mon matricule. Je réponds, déjà
inquiet. Il est furieux : J'avais disparu de la
baraque à laquelle j'étais affecté pour
m'installer avec mes nouveaux amis. On me
cherchait partout pour me conduire au Commandant
du camp qui veut connaître "le dur" qui sort de
prison. Il y a là un Lieutenant, debout, l'air
sévère et un Sergent assis. Sur la table, une
carte : mon dossier. Au garde-à-vous, j'attends.
Le Lieutenant me toise et me lance : - Vous parlez
"l'hébrou" ? Je ne bronche pas. Je ne comprends
pas. J'interroge du regard le Sergent qui précise
: - Le Lieutenant demande si vous parlez hébreu !
La traque ne finira donc jamais ! Je reste froid,
dur, tendu. Je les fixe l'un et l'autre dans les
yeux pendant que s'entame un dialogue de fou. Un
combat contre la mort ou une nouvelle déportation.
- Non, je ne suis pas Juif, je suis Français,
Breton : Le Baze.... Mon père est Breton. Ma mère
? Française. Son origine ? Malte. Mon père est né
en Algérie. Son père à lui en Bretagne. La mère de
mon père est Espagnole. Son père à elle Italien et
il y a un Arabe quelque part, j'en suis sûr, mais
je ne peux pas préciser sa position dans ma
famille ! Je m'embrouille. Les autres ne suivent
plus. Je ne sais plus moi-même ce que je dis, mais
je le dis fermement, en français, avec aplomb et
toujours mon regard froid, franc, sans peur,
puisque tout est consommé. Le Sergent interroge le
Lieutenant qui acquiesce, note à l'encre rouge en
travers de ma carte un seul mot que je ne peux pas
lire et me renvoie. Je pars, furieux contre
moi-même. Je sens que j'aurais dû dire autre
chose. Ils n'ont rien compris à ma généalogie, moi
non plus. Une chose est certaine : ils ne
voulaient pas que je sois Breton et j'ai dû
abandonner, sur ma mère, sur les autres. J'ai été
lamentable. Qu'auront-ils retenu ? Mon petit
groupe est consterné. La décision est immédiate :
il faut sortir de ce camp, me porter volontaire
pour un Kommando et m'évader car il ne fait pas de
doute que j'ai été découvert et que bientôt je
serai amené ailleurs. Maurice Chabbate, Juif
d'Oran qui n'a jamais été reconnu, doit rester au
camp où il est en sûreté, Henri m'accompagnera
pour m'aider dans mon évasion. Ainsi, il quittera
sa quiétude dans le camp où il s'est fait mille
amis, où il se trouve à l'aise, bien installé,
pour m'accompagner et m'aider dans une nouvelle
aventure. Mon refus n'a aucun effet.
GDYNIA -
(GOTTENHAFEN )
Il y a peu de
volontaires pour le travail, aussi sommes-nous
tout de suite acceptés et nous partons vers
l'inconnu. Les conserves, le sucre, le chocolat
que nous avons emporté doivent nous permettre de
prendre le maquis immédiatement et rejoindre, qui
sait, la Résistance polonaise. Nous rêvons !… Nous
imaginons un petit village, une ferme et nous
débarquons à Gottenhafen, grand port sur la
Baltique à quelques kilomètres de Dantzig et dans
ce port, un bateau à l'ancre, le "Gravenstein"
dans lequel on nous enferme. Ce sera ainsi chaque
soir avec trois cents prisonniers et Médioni, un
Juif Algérois, que nous écartons immédiatement
pour ne pas le compromettre. Dans cette coque, il
n'existe pas de hublot, les écoutilles sont
gardées, l'air arrive par des tuyauteries, la
lumière est artificielle. Comment en sortir !
LE PORT
Nous sommes
affectés à une équipe qui travaille sur le port au
déchargement des péniches qui apportent toutes
sortes de marchandises en provenance de
l'arrière-pays et au chargement de denrées et
d'outillage sur les impressionnants bateaux de
guerre allemands. Il nous est facile de constater
que toute tentative d'évasion est impossible. Nous
sommes trop bien gardés. Les mariniers et les
dockers polonais que j'interroge me confirment
qu'ils sont eux-mêmes l'objet de surveillance
constante et qu'il ne leur est pas possible de
m'aider. Alors, avec Henri, nous décidons de leur
faire payer au plus cher la déportation que
j'attends car, bien entendu, il ne sera pas
difficile au Commandant du camp de retrouver ma
trace. Notre plan est simple : sabotage maximum.
Tout est bon. Les camarades qui forment l'équipe
sont tous coopératifs. J'ai annoncé qu'en cas de
pépin, je revendiquerais toutes les
responsabilités. Aucun ne connaît mes raisons
réelles mais tous me font confiance, surtout grâce
à Henri qui sait en imposer et qui me cautionne et
puis, nous sortons de Graudenz et ça, c'est une
référence ! Par ailleurs, je sais que je ne crains
rien des mariniers polonais, ni des ouvriers et
contremaîtres qui détournent la tête ou bien
s'écartent vite lorsque nous commettons une
action. Leur passivité se comprend. D'une part,
ils sont heureux de voir faire ce qu'eux-mêmes
souhaiteraient faire, d'autre part, être témoin,
c'est être complice et ils connaissent trop bien
les Allemands pour courir le moindre risque et
aussi, je ne manque pas de dire, qu'en cas de
délation, je n'hésiterais pas à les mettre dans le
bain. Mon arme principale, pour les péniches,
c'est toujours le sable. Je peux dire que pendant
ces semaines de folie, pas une seule péniche que
nous ayons déchargé ou chargé qui n'ait reçu dans
les carters sa ration de sable. La première fois,
j'ai demandé carrément à un mécanicien effaré où
se trouvait le meilleur endroit et d'ajouter
immédiatement : - Ou bien tu me montres tout de
suite, ou bien je répands ce sable et je dis que
c'est toi qui est le saboteur, de toutes manières,
si je tombe, tu tombes aussi ! Ensuite, c'est
devenu un jeu. Henri dirige la surveillance ; les
copains chantent ; quand l'un d'eux sifflote:
danger ! Moi, je ne risque rien. De toutes
manières, je suis fichu. Pendant le déchargement,
c'est la fête. Nous imaginons la tête des Polonais
quand ils dragueront, après la guerre, ce bassin
du port. Ils y trouveront de tout : aussi bien des
briques que des caisses et des caisses d'outils,
de machines, de n'importe quoi, de tout ce qui
nous tombe sous la main, pourvu que ce soit lourd.
Quant aux bateaux de guerre, ils embarquent aussi
des quantités incroyables de pommes de terre, de
tonneaux de concombres et de choux fermenté.
Combien de tonneaux avons-nous laissé s'écraser !
Les pommes de terre forment un tas, une montagne
impressionnante. Au milieu, une cheminée de bois
pour l'aération de la masse et le dégagement des
gaz de fermentation. Au pied des tas : un magma
puant. Dans chaque sac, nous incorporons plusieurs
pelles de pourriture. Nous imaginons la
fermentation en cours de route et la tête des
cambusiers ! Les machines, les engins petits et
gros, sont particulièrement soignés. Quand ils
sont apparents ou dans des caisses à claire-voie,
ils reçoivent leur dose de sable. Aucune caisse
qui ne soit choquée, cognée, heurtée, selon les
possibilités du moment. Comme disent les copains :
tout ce qui passe par nos mains porte la marque de
notre affection !
YOCHKA
Yochka n'a pas 20
ans. Petit, malingre - Volksdeutsch peut-être.
Dans ses yeux, on lit la détermination et la
sympathie. Dans cet univers où seuls les geôliers
ont le courage de nous regarder, il ose, lui. Et
le contact s'établit. Notre équipe est appelée
partout dans le port. Dès qu'un bateau s'amarre,
commencent les opérations de chargement auxquelles
nous aidons. Il n'est pas rare, non plus, de
monter à bord pour ranger, stocker toutes sortes
de caisses, de colis, de machines. Yochka est
exclu de ce travail : la circulation dans le port
lui est interdite comme, il nous semble, à
beaucoup de civils. Il est affecté au hangar qui
nous tient lieu de poste fixe où nous le
retrouvons presque chaque jour. Et c'est là que je
lui murmure le nom des navires qui arrivent, qui
partent ou qui ont disparu d'un quai. Le matériel
embarqué, débarqué et tout ce que nous avons vu ou
entendu, parfois des choses bizarres que je ne
comprends pas, mais qui font briller ses yeux.
C'EST FINI !
Le 1er Décembre à
15 heures, un soldat fait irruption sur le quai.
Rassemblement. - Matricule 28442. C'est moi ! Les
copains ne comprennent pas. Henri serre les
poings. Il sait, lui, que c'est fini pour moi.
Yochka s'éloigne. J'imagine qu'il ne rentrera pas
chez lui ce soir. A grandes enjambées, nous
rejoignons le bateau-prison. Le chef du Kommando,
devant lequel je comparais aussitôt, vérifie la
plaque d'identité que je porte au cou, donne des
ordres : mon train part à 17 h 30. Ne pas parler
au prisonnier, le surveiller attentivement,
l'empêcher d'avoir des contacts avec les
voyageurs. Je n'ai plus rien à perdre. Je parle
l'allemand le plus pur que je peux. Je forme un
discours. Les soldats, mes gardes sont étonnés. Je
veux savoir où on m'amène, pourquoi. Je n'obtiens
pour toute réponse que cette phrase que je ne
comprends pas : - Si tu n'as rien bouffé
(gefressen), tu n'as rien à craindre ! On
m'accorde cependant la permission de rassembler
mes affaires. Henri est de retour du travail. Je
distribue toutes mes petites choses. Là où je
vais, je n'ai besoin de rien. On s'embrasse. Je
pars les mains dans les poches et pendant que le
train roule dans la nuit, défilent, défilent,
défilent les scènes de la vie de celui-là qui
voulait être un héros et qui n'est qu'une pauvre
chose que l'on mène vers sa misérable destinée.
LES PIEDS-NOIRS
J'ai
l'impression, tout au long du voyage, que je n'ai
jamais été l'objet d'une surveillance aussi
étroite. Le garde refuse d'échanger le moindre
mot, il applique strictement ses consignes. Je me
venge en réclamant plusieurs fois les toilettes et
dans ce train bondé de civils, pour la plupart
Polonais, l'expédition n'est pas facile. A
Marienburg, nous cherchons notre chemin dans la
nuit et nous arrivons enfin devant un bâtiment qui
me paraît immense. Oui ! Je suis bien attendu dans
cet hôpital militaire, je suis le dernier.
Pressons ! A la douche, pendant que mes vêtements
sont jetés dans une étuve, je ne me cache plus. A
quoi bon ! Des couloirs, des escaliers, encore de
longs couloirs silencieux, lugubres, et l'on me
jette dans une salle où gisent neuf corps endormis
sur le sol. Ainsi, voilà mes nouveaux compagnons
d'infortune ! Voilà ceux avec qui je vais faire le
dernier voyage car j'ai pu comprendre qu'avant le
lever du jour, nous devons prendre un train pour
Berlin. Lumière ! Les gardes envahissent la pièce…
et je tombe dans les bras de Maurice, joyeux,
heureux de me retrouver. D'après lui, le train qui
nous attend doit nous conduire en France où nous
serons libérés. Maurice me donne des détails,
regrette l'absence de notre ami Henri. Il est fou
! Pour ma part, je fais le compte et lui demande
de rester calme. Il y a là six Juifs, dont un
Cohen, et trois non-Juifs, tous Algérois, plus un
Arabe. Alors ! Il faut plaindre les quatre
non-Juifs qui se trouvent embarqués dans cette
galère par erreur. Ils vont bientôt comprendre, si
ce n'est déjà fait, et nous les aiderons à dire
qu'ils ne sont pas Juifs, mais de grâce, pour
l'instant, ne pas attirer l'attention sur nous,
rester calme. Ce raisonnement n'ébranle pas la
confiance de Maurice, mais nous décidons de rester
attentifs et de prévoir la fuite. Nous voyageons
dans des compartiments de 3ème classe. Le Tunisien
est devenu mon ami. Son impassibilité me plaît.
Lui, ne se pose pas de questions. Il a confiance.
Ici ou là ! Je crois que c'est à Berlin que nous
embarquons dans les wagons à bestiaux que nous
connaissons bien. A chacune de nos étapes : Hall,
Frankfurt, Mannheim, le convoi s'agrandit de
nouveaux venus, puis nous franchissons la
frontière. C'est donc vrai ! La France !..
La France
FORBACH
Dans la caserne
qui accueille ce grand rassemblement de
Pieds-Noirs venus de tous les camps de la Grande
Allemagne, nous sommes mille. Déjà, le bruit court
que nos camarades ont demandé aux Allemands d'être
séparé des Juifs. Ma vieille crainte resurgit. On
voit se former des groupes : La ségrégation
commence. Dans ce milieu, mon "LE" est inutile,
risible. Une fois de plus, je me replie sur
moi-même, à l'écart de tout et de tous, aux
aguets. Je revois cette image qui a hanté ma
jeunesse. J'avais dix ans, peut-être moins, quand
une nuit, de ma fenêtre, j'admirais, venant du
bout de la rue Randon, une foule hurlante,
flambeaux en main qui escortait une calèche
découverte dans laquelle se prélassaient deux
messieurs. Le spectacle était beau, me fascinait.
Près de moi, ma mère, mon père, regardaient
silencieux. La foule joyeuse chantait, scandait
sur l'air des lampions : - A bas les Juifs ! A bas
les Juifs ! Ce jour-là, j'avais compris que mon
pays, le vrai, était celui que me chantait mon
père. Celui d'au-delà. Sa France. Ce pays dans
lequel j'étais maintenant pour y retrouver, oh
ironie, ceux dont les pères savaient si bien
s'amuser, la nuit, aux flambeaux ! Ah ! Si Henri
était là ! Lui seul aurait eu le courage de
foncer, d'appeler et même de contraindre à la
dignité nos camarades de combat ! Hélas ! Le sort
a voulu que lui, pourtant Pied-Noir authentique,
ait été oublié dans son Kommando.
SAINT-MÉDARD-EN-JALLES
Le convoi se
forme quand même et nous débarquons à
Saint-Médard-en-Jalles, non loin de Bordeaux, au
Front Stalag 221. Les jours passent ! Prostré sur
ma paillasse, de nouveau avec ma faim, mon estomac
qui me torture et le rêve, l'imagination en folie
qui me permet de survivre. Depuis longtemps, je ne
reçois ni courrier, ni colis d'Alger. Tout le
monde ici espère la visite de la Croix-Rouge,
l'appelle à son secours et quand, enfin, après de
nombreuses semaines d'espérance, une délégation
vient visiter le camp, elle nous apporte des
ballons et des gants de boxe. La huée est générale
!
LA DÉLATION
Les camarades
s'agitent. La libération attendue ne vient pas. On
chuchote que c'est à cause des Juifs, jusqu'en
Février 1943 où la nouvelle éclate qui met le camp
en délire. Le premier groupe de trente prisonniers
part aujourd'hui. Nos camarades sont libres, en
congé de captivité, mais devront travailler pour
la Kriegsmarine. Un second contingent est formé,
puis un troisième. Un autre encore. Les effectifs
sont divers, 10, 15, 20 ou plus. Les affectations
connues : Chantiers allemands, S.N.C.F.,
construction du mur de l'Atlantique, base
sous-marine, etc… L'effervescence est grande, la
joie immense. J'entends les camarades dresser des
plans, imaginer ce que sera leur vie civile…
J'écoute, amer, désabusé, dégoûté de ce monde. Dès
la formation du premier groupe, j'avais compris
que nous avions été dénoncés. Et, en effet, le
camp se vide : 500, 600, 700 prisonniers partent.
Parmi eux, pas un seul Juif, ni un Arabe. Nous
restons 300, avec 30 Arabes, à nous regarder, sans
une plainte, attendant notre sort, écoeurés,
ulcérés. La confirmation officielle nous est
bientôt donnée. Un matin, rassemblement général.
Le Commandant en personne est là, entouré de son
état-major. Il nous dit ceci :
- Pour
nous, soldats Allemands, vous êtes des soldats
Français. Vous avez combattu dans l'armée
française avec un uniforme français. Mais vos
camarades vous dénoncent. Ils nous ont donné la
liste de tous les Juifs du camp. Vous avez été
rassemblés des camps de toute l'Allemagne pour
être libéré par ordre du Grand Quartier Général du
Führer. Je suis obligé de lui en référer.
J'attends des ordres. Je vous demande de rester
calmes et de patienter !
Parmi nous, un
camarade de ma baraque, le seul chrétien, victime
sans doute d'une erreur ou, qui sait, d'une
vengeance, n'a pas bronché. Il n'a pas dit, et ne
dira jamais : "Moi, je ne suis pas comme les
autres". Il attend. Je l'admire ! Ainsi !… Pour le
Gouvernement de Pétain, je suis l'Étranger depuis
son abolition du décret Crémieux. Pour le Maire
d'Alger, je suis l'Étranger Juif inscrit sur les
listes spéciales de recensement. Pour mes
camarades de combat, je suis le Juif à livrer au
bourreau. Pour le Gouvernement Provisoire de la
France Libre, établi à Alger depuis déjà quatre
mois, je reste toujours le Juif Étranger. Et c'est
l'Allemand qui me reconnaît Français !…
ENQUÊTES
La file se forme
devant les bureaux. Un soldat me présente une
liste de noms et me demande de signer. En-tête, je
lis : "Je soussigné, déclare sur l'honneur ne pas
être Juif, de père, de mère, de grand-père…". Je
vois, sur la liste, des Lévy, des Cohen, qui sont
passés jusque là entre les mailles du filet et qui
sont venus se faire prendre en France, vendus par
des Français. "Sur l'honneur " !.. Je signe. Tout
le monde signe, sauf une dizaine de camarades qui
se proclament Juifs. Ceux-là sont rassemblés et
envoyés, nous dit-on, à Vesoul, vers quelle
destinée ! Est-ce là le courage ?… Nouvelle
enquête ; individuelle, cette fois. Chacun de nous
se présente devant un sous-officier qui tient en
main la fameuse carte : Le dossier du prisonnier.
Je peux, enfin, lire le mot écrit dans le travers,
en rouge, par le Sergent de Marienburg :
"Mischling". Bâtard, sang mêlé. Je comprends alors
ma chance incroyable. Tout ce que je dois au
Commandant Allemand et à son sous-officier qui,
m'ayant découvert Juif, là-bas à Marienburg, m'ont
déclaré "Mischling", sans aucun doute pour
m'incorporer au convoi déjà en projet. Ah ! S'ils
savaient que ce sont des Français qui entravent
leur générosité ! Je ne sais que répondre aux
questions qui me sont posées. Je ne me souviens
plus qui est quoi. Le père est Breton, c'est sûr,
mais les autres ? Sauf l'ancêtre Arabe, ils sont
tous chrétiens, Espagnols, Italiens, Maltais, je
mélange tout. Un dialogue de dingue s'engage entre
nous. Il me faut être ferme, mais ne pas le
prendre pour un imbécile, le ménager, d'autant
qu'il accomplit sa mission avec gentillesse,
patience, et, qu'apparemment, il veut m'aider.
Finalement, j'avoue avec honte mon ignorance : Ma
famille est tellement abâtardie que je ne sais
plus d'où je procède, je lui demande de prendre
pour bon ce qui est écrit sur la carte et c'est ce
qu'il fait.
LIBÉRÉS
Les journées
s'écoulent douloureuses. Comme je dispose de
cartes-lettres que je ne peux adresser à ma
famille, j'ai écrit à la Croix-Rouge à Bordeaux,
disant mon souhait de correspondre avec une
marraine de guerre. La réponse me parvient : elle
s'appelle Monique Videau et habite Bordeaux;. Fin
Mars, la nouvelle incroyable se répand : les
libérations reprennent. Les premiers Juifs sortent
du camp. Mais les entreprises qui travaillent pour
l'Occupant, demandeurs prioritaires de
main-d'oeuvre, sont saturées. Il nous faut
maintenant être réclamés individuellement par des
employeurs particuliers. Une chaîne d'entraide
s'organise aussitôt. Les premiers sortis
contactent les boulangers, les coiffeurs, les
tailleurs, les cordonniers bordelais qui viennent
alors au camp réclamer, qui un, qui plusieurs
prisonniers. Le camp se vide. Je demande à Monique
de m'aider. La réponse est immédiate. Elle vient
me visiter au camp : son père est industriel,
Président du Syndicat des Scieurs de la Gironde,
associé à son oncle, Président du Tribunal de
Commerce de Bordeaux;. Ils ont des contacts
réguliers avec la Kommandantur qui surveille leur
usine. Encore quelques jours et Monique vient
prendre livraison de son prisonnier. Devant les
barbelés, la voiture attend. Le chauffeur,
déférent, m'ouvre la portière. Que de tristesse
dans le regard de mes camarades dont la captivité
se prolongera encore quelques semaines, faute
d'employeurs ; que pensent les Arabes, parqués au
"Camp des Annamites" tout proche, qui ont vu
partir les chrétiens, qui voient partir les Juifs,
et qui resteront, eux, jusqu'à la fin !
BORDEAUX
Cours Aristide
Briand, je découvre le monde de mes lectures, le
rituel, la tradition. L'attente dans le petit
salon, puis le grand salon où je suis présenté à
la maîtresse de maison, à la famille. Madame est
servie ! J'occupe la place d'honneur, malhabile
quand la domestique me présente les plats. On est
pour moi plein d'indulgence et de bonté. Au
fumoir, entre hommes, on décide de mon avenir et
de mon installation : une mansarde est disponible
chez l'oncle Georges. Michel, le neveu, l'occupera
et me cédera son propre appartement. Impossible de
refuser : c'est sa manière à lui de payer son
tribut, lui que les circonstances ont empêché de
combattre pour son pays, et je travaillerai à
l'usine de Baccalan.
CROIX-ROUGE
Le bureau est
cossu. Le responsable qui siège majestueusement
daigne, enfin, me jeter un regard. Assez inquiet
tout de même, m'attendant au pire, pensant à ma
famille dont je suis sans nouvelles depuis de
longs mois, je présente ma convocation urgente,
reçue ce matin. … Et quand, enfin, on me conduit
dans un vaste entrepôt, qu'on demande ma signature
en échange d'un colis et que, dans le même temps,
je contemple des milliers d'exemplaires de ce même
colis entassés jusqu'à la verrière, tout là-haut,
ma colère éclate ! Cette noble institution aura
donc attendu, pour nous offrir quelques misérables
choses, que nous n'ayons plus faim, alors qu'à peu
de distance, dans la banlieue de cette ville, nous
avons, pendant des mois, espéré un secours qui
n'est jamais venu. Bien entendu, je n'accepte pas
le paquet qui n'est plus aujourd'hui essentiel. A
voir la mine de ces dames maintenant rassemblées,
je comprends qu'elles ne comprennent pas. Elles ne
comprendront jamais !
LA SCIERIE
Pour 7,50 Fr. de
l'heure, mon premier salaire dans la vie, je
charge et décharge des tonnes et des mètres cubes
de bois. Je fais de mon mieux pour satisfaire le
contremaître, mais il est évident que je m'épuise.
Huit jours plus tard, on m'affecte à une
dégauchisseuse. Mes camarades s'étonnent de mon
acharnement : j'ai une dette envers mes
bienfaiteurs, je rends comme je peux. On m'appelle
d'urgence au bureau. Les frères Videau essaient de
discuter avec deux Officiers Allemands qui, je le
constate, parlent très mal le français. Ils ont
besoin d'un interprète. Je comprends que toute la
production de l'usine est contrôlée par la
Kommandantur et doit être expédiée en Allemagne.
Les Allemands demandent l'augmentation des quotas,
les Videau souhaitent les réduire. Au centre de la
discussion, je traduis questions et réponses à ma
manière. Quand les Officiers partent, nous faisons
le point : en jouant sur les produits, j'ai réussi
à amener les quantités globales à fournir, en
dessous de ce qu'elles étaient avant leur arrivée.
Les patrons sont inquiets mais, bien entendu,
satisfaits, moi pas. Mon travail à la machine s'en
ressentira. Ce serait un comble que, libre, je
travaille pour l'ennemi ! J'avais repéré deux
énormes billes de bois exotique d'au moins un
mètre cinquante de diamètre, comme refuge éventuel
idéal en cas de bombardement. Ce jour arrive. Il
est midi. Les Américains détruisent le quartier de
Baccalan. La scierie est touchée. Mes billes de
bois ont disparu, volatilisées. Le petit muret qui
m'abritait est lézardé. Je me relève indemne !
LE COMPTOIR
Georges Videau
est aussi Président du Comptoir des Produits
Forestiers et de Scieries de la Gironde, organisme
sous la tutelle de la Conservation Générale des
Eaux et Forêts, chargé de contrôler et de gérer
les industries du bois du département. Au cours de
dîners en famille, on s'est aperçu que je pouvais
faire autre chose que de scier du bois. Me voilà
donc dans un bureau, propre, au chaud, à tracer
des lignes sur un papier blanc et Dieu sait si je
suis malhabile à la plume ! Le Directeur, Jean
Bidon, s'intéresse à moi. Un mois plus tard, il
démissionne pour diriger une entreprise privée. Je
le remplace. Un appartement. Des amis véritables.
Un travail intellectuel intéressant. Un titre. 4
000 francs par mois. Qu'espérer de plus ! Ma
nouvelle situation est importante. Tous les
scieurs et forestiers du département sont mes
obligés. Je gère et distribue notamment tous les
bons matières qui permettent la marche des
entreprises. Mon action est simple : réduire par
tous les moyens les attributions aux entreprises
dont la production est destinée à l'Allemagne et
faire pression sur les patrons pour qu'ils
sabotent leur rendement. Détourner le maximum de
bons matières et les distribuer aux industriels
qui acceptent d'embaucher ou de m'aider à cacher
des ouvriers réfractaires au travail obligatoire
en Allemagne ou qui me donnent de faux certificats
d'embauche. Le succès est immédiat. Je convoque.
Je reçois beaucoup de visites. J'explique comment
s'y prendre pour réduire ou détourner la
production. Je manipule les états qui indiquent la
physionomie des entreprises. Toute mon action
administrative tend à montrer une productivité de
la profession en dessous de ce qui était admis
jusque là, de manière à baisser les quotas imposés
aux industriels en faveur de l'Occupant. Les
réactions sont diverses. Je me montre ferme,
autoritaire. J'intimide. J'ai souvent, quand il le
faut, Maurice Guedj près de moi. L'oeil dur,
silencieux, il incarne la Résistance et la menace
latente des représailles possibles. On s'est
toujours plié. A ceux qui ont peur, je demande de
m'écrire une lettre officielle de refus pour,
éventuellement, démontrer leur bonne foi à la
Kommandantur, mais d'agir comme je le souhaite. Je
visite les scieries, toujours à l'improviste,
accompagné de Maurice et de Louis Chapron.
J'impressionne. Les certificats de travail, les
cartes d'immatriculation aux Assurances Sociales
me sont adressés ouvertement au Comptoir. J'agis
sans crainte, c'est la meilleure méthode. A la
moindre alerte, mon repli est assuré : mon bureau
a deux sorties. Je dors rarement chez moi. Deux
maisons toutes proches sont prêtes à m'accueillir
et Maurice assure la liaison avec le maquis des
Landes. De plus, j'ai, à Périgueux, une cache que
j'ai déjà utilisé en Février 1944 alors que je
craignais la vengeance de Henri Dupré, mis à
l'amende pour avoir fait réquisitionner deux
scieries au profit des Allemands. Amende
considérable qui a permis à Mme Leprince et à Mr
Petit de reconstituer leur matériel, et aussi à
mon informateur Bodin de continuer de me
renseigner. Ces quelques jours chez Mme Lespine
ont d'ailleurs été profitables. Non seulement nous
avons pu mettre au point avec ses amis le détail
de la production de fausses cartes d'identité qui
m'étaient nécessaires, mais aussi, nous avons
monté un réseau de prise en charge des Arabes
déserteurs enrôlés sous l'uniforme allemand,
cantonnés dans la région.
FÉLICIE
L'Inspecteur
Général des Eaux et Forêts, Tassion, dit Félicie,
dont je dépends est dans mon bureau, dans mon
fauteuil, comme il convient. Imposant, le regard
froid, il ne mâche pas ses mots : Il est
indispensable que je satisfasse aux obligations
légales, et que, sans délai, je présente un
certificat médical de tel médecin, attestant que
je ne suis pas circoncis ! C'est fini ! Une page
est tournée. J'explose ! Je crache toutes les
insultes, toutes les grossièretés apprises dans ma
jeunesse à Alger. Je crache ma haine pour les
Allemands, mon mépris pour les collaborateurs
immondes. Je refuse de me plier aux lois de
l'Occupant et lui intime l'ordre de sortir, en lui
jetant à la figure le Journal Officiel de l'État
français sur lequel je viens de découvrir le
décret de Pétain qui confirme l'attribution de ma
Croix de Guerre. Mes employées, déjà inquiètes de
cette visite inhabituelle pour un personnage de
son rang, sont atterrées. Il n'est pas revenu de
son émotion que je suis déjà dehors, fugitif
courant vers un abri. Il y a, chez le
collaborateur, le souci de plaire au maître, mais
aussi le besoin de ménager l'avenir. Le Président,
mon protecteur, à qui je rends compte de
l'affaire, en homme sage, intervient. Je me rends
à ses raisons, gardant pour plus tard ma
vengeance, sachant que je peux encore oeuvrer dans
ce milieu que je connais si bien maintenant. C'est
ainsi que je suis officiellement considéré comme
démissionnaire mais que, encore "par mesure de
bienveillance", un mois de traitement
supplémentaire m'est accordé.
LES PÈLERINES
On dit, chez les
Videau, que l'évêque cache chez lui le Grand
Rabbin de Bordeaux. Personne, autour de moi, ne
parle de l'embarquement auquel j'ai assisté
aujourd'hui, d'hommes, d'enfants et de femmes
devant ce qu'on m'a dit être la Synagogue de
Bordeaux. J'ai vu les grands camions bâchés, les
tout petits enfants gentiment hissés par les
policiers français en pèlerine. Je n'ai pas
entendu un cri, pas une plainte. "Écoute, Israël !
Adonaï, notre Seigneur Adonaï, est UN ! " Que
peut-il craindre, le Peuple Élu, le Peuple de
Dieu. De quel dieu ? Bordel !
LA BOURSE AUX
BOIS
Je ne veux pas
abandonner mon action auprès des industriels et
forestiers. Je veux continuer d'agir. Tous les
Mercredi se tient une bourse au bois au "Café de
l'Opéra". Là se retrouvent tous les industriels ou
leurs mandataires que j'ai bien connus pendant mon
passage au Comptoir. Mon action principale, dans
ce milieu, sera d'obtenir les certificats
d'embauche nécessaires à la couverture des
Résistants Urbains et aussi la prise en charge des
réfractaires au travail obligatoire en Allemagne
qu'il faut cacher dans les chantiers forestiers de
la Gironde et des Landes. Au S.T.O. se joignent
les Arabes que le réseau de Périgueux fait
déserter des camps de Libourne et alentours.
Moi-même, je possède une couverture. Je suis
officiellement Conseiller Technique
d'Exploitations Forestières. Les problèmes sont
résolus par l'action directe. A Marcheprime, à
Mont-de-Marsan, au Barp, ailleurs, nous sommes
contraints d'intervenir avec Maurice, toujours
prêt à m'épauler et aussi Brahim, que j'ai fait
sortir du camp des Annamites, petit, maigre, mais
redoutable et toujours disponible.
MÉRIGNAC
Dans le même
temps, sous l'identité de Mohamed Ben Ali, je suis
employé dans l'entreprise de Travaux Publics
"Finotto et Menuldo" qui est chargée de
l'entretien de l'aéroport de Mérignac. Déjà,
pendant mon séjour au Comptoir, avec l'aide de
Maurice et s'agissant de travaux exécutés pour
l'Occupant, nous avions pu obtenir de la
Kommandantur une recommandation qui nous avait
permis de faire libérer une dizaine d'Arabes,
toujours internés à Saint-Médard-en-Jalles. Nous
savions que nous pouvions nous fier à eux. A
partir du mois de Mai, par intermittence, je
m'intègre au groupe comme manoeuvre. Mon
laissez-passer me permet d'accéder à toutes les
installations. Les Allemands savent bien que nous
sommes une espèce inférieure incapable
d'intelligence et Maurice qui nous dirige est là
pour les en convaincre. Tout est bon à saboter :
Les cuves que nous réparons tiendront juste le
temps de la vérification. L'eau est devenue une
arme redoutable. On en met partout, quelquefois
trop, mais la région est marécageuse. Le sable,
soigneusement tamisé, reste l'arme idéale. Avec
quel soin nous le mélangeons à l'huile des bacs,
des fûts ! Pas un carter qui ne reçoive sa dose.
Quand un avion se pose et qu'on aide à son
ravitaillement, on y va carrément, on suppute le
temps qu'il pourra tenir en l'air. Les groupes
électrogènes ne tournent plus rond. Les pistes
pèlent. Les installations électriques sautent.
C'est facile, sans danger, on en profite !
LA LIBÉRATION
Les Allemands
font leurs valises. La Kommandantur de Bordeaux
est en effervescence. Le jour de gloire est arrivé
! Partis pour Mont-de-Marsan pour récupérer nos
armes cachées chez le Docteur Landret, les F.F.I.
arrêtent notre autobus, contrôlent les identités.
J'esquisse mon histoire, ils ne comprennent pas,
c'est trop compliqué, c'est même louche. Nous
n'insistons pas. De retour à Bordeaux, nous
décidons avec Maurice et un groupe d'ouvriers de
rejoindre la Résistance, pour voir, pour rire.
Bordeaux est envahi par des centaines et des
centaines d'hommes et de femmes habillés comme je
n'ai jamais vu : des brassards, des galons, des
drapeaux. Des véhicules bariolés qui foncent, des
banderoles. La fête ! Nous occupons sans problème
le bureau de Poste de Caudéran, puis nous entrons
en ville. Les Allemands sont partis. C'est fini !
Le patron est, nous dit-on, un Anglais chargé de
mission par Londres. Il occupe les bureaux du
Préfet et nous assurons sa garde quand arrive un
jeune homme, un Général que nous avons ordre de
refouler et c'est ce que nous faisons. Est-ce une
bonne action ?
IN FINE
Que faire
maintenant ? Les Comités de Libération qui
s'installent, les femmes tondues, les défilés, les
recherches, les enquêtes, les parades, les
règlements de compte, tout cela ne nous concerne
pas. Ce n'est pas notre problème. Nous avons fait
ce que nous croyions devoir faire, selon les
circonstances, quand il fallait le faire. Je me
sens soudain étranger dans cette ville. L'Occupant
parti, plus rien ne m'y attache.
Je rentre à la
maison.
Épilogue
CITATION:
Ce
n'est pas assez de compter les expériences,
il
les faut peser et assortir, et les avoir
digérées
et alambiquées pour en tirer les
raisons
et conclusions qu'elles portent.
MONTAIGNE
Essais,
III, VIII.
Et nous
nous mariâmes. Et nous eûmes beaucoup d'enfants.
Après sept années de séparation et de silence
depuis notre dernière entrevue devant le Conseil
de Guerre de Linz. Après que Erna, baptisée
protestante, se fut convertie à la religion
catholique qu'elle croyait être "ma" religion.
Avec un grand éclat de rire dans nos familles.
Avec beaucoup d'Amour, d'Estime et de Respect.
LIVRE II
Correspondance
Extraits des
documents édités dans
le
volume N° 131 de cette collection
Notes et
Documents:
À
TOUS PRIX RASSURER LES PARENTS
Aux Armées
17 Janvier 1940
Je plains… si…
est reconnu bon (pour le service armé) mais
j'estime quand même qu'il doit faire son devoir de
Français comme les autres. Il devrait être fier et
faire tout ce qui est en son pouvoir pour être
pris. N'est-ce pas ton avis papa ? Je sais que tu
penses comme moi.
27 Février 1940
… Dis-leur de
penser à tous ceux qui sont en ce moment et depuis
longtemps là-bas. Qui souffrent mais qui sont
contents quand même parce qu'ils défendent une
juste cause.
15 Mai 1940
Cet après-midi je
me trouve dans un pré paresseusement étendu sur
l'herbe et c'est de là et dans cette position que
je t'écris. Je suis ici depuis environ une heure
en observation. Mon travail n'est pas difficile.
Il me suffit d'ouvrir toutes grandes mes oreilles
et signaler l'apparition et le passage des boches
qui se font de plus en plus nombreux depuis
quelques jours. Jusqu'à présent un seul est passé
et la D.C.A. a fini de tirer. Il n'a pas été
descendu. Cependant il ne faut pas croire que les
journaux mentent en annonçant des appareils
abattus. Hier nous étions en manoeuvre quand les
boches nous ont survolé. Deux d'entre eux sont
tombés sous nos yeux. Je suis allé avec ma section
retrouver l'un d'eux. Il était dans un piètre
état, je t'assure… Pas beau à voir. Que veux-tu !
C'est la guerre ! Je n'ai pas pu prendre un
morceau en souvenir parce qu'il nous est défendu
d'en approcher à cause des bombes à retardement.
C'est dommage mais ce sera pour la prochaine fois.
2 Juin 1940
Aujourd'hui je
jouis d'un repos absolu. Cela ne m'était pas
arrivé depuis quinze jours. Je t'assure que ce
repos est bien mérité. Je t'expliquerai cela plus
tard. Je joins quelques photos des villages que
j'ai traversés mais qui ne sont plus du tout dans
cet état actuellement. J'espère que tu es aussi
contente que je le suis en ce moment.
3 Juin 1940
Dans une de ses
dernières lettres Germaine m'a dit ta généreuse
idée en faveur de la Défense Nationale. Je trouve
cette idée admirable et t'encourage à lui donner
application. Aujourd'hui je suis encore dans cette
maison que je vous décrivais hier et où j'ai passé
une nuit merveilleuse. Dormir entre deux draps,
dans un lit ! Tu te rends compte ? Il y avait bien
longtemps que pareille chose ne m'était arrivée…
Je dois te dire que je suis très estimé à la
section (de commandement) et que je mange tous les
jours avec les gradés dans une popote toujours
bien approvisionnée. Toutes ces provisions nous
les trouvons dans les maisons évacuées. Nous y
trouvons aussi du linge de toutes sortes qui nous
permet de nous changer.
HOHENBERG
13 Octobre 1940
… Et papa ?
Naturellement il doit dire que si je n'avais pas
été volontaire, je serais en ce moment à la
maison. Mais que veux-tu les voyages forment la
jeunesse et j'espère au retour ne plus être le
petit enfant que j'étais jusqu'alors…
13 Avril 1941
… La lettre de
Simon m'étonne. Il me félicite d'une chose que je
n'ai jamais eu ! Cela prouve que vous avez mal
interprété une de mes dernières lettres dans
laquelle je disais que le 5 Juin, à la demande du
chef de Bataillon j'ai été proposé par mon
capitaine avec une Citation laquelle n'est jamais
revenue, ayant été pris dans la matinée du 9.
Aujourd'hui cela m'est absolument indifférent.
TOUT VA BIEN
HOHENBERG - 15
Septembre 1940.
Je te réserve ma
première lettre. Je travaille, je suis payé et la
nourriture est suffisante maintenant que tout est
organisé. Aucune inquiétude quand à ma santé. Il
faut croire que je suis solide pour avoir supporté
ces épreuves. Je me porte très bien. Excusez-moi
de ne vous avoir jamais dit que j'étais en ligne.
Je voulais seulement vous épargner de vaines
inquiétudes.
HOHENBERG - 27
Octobre 1940.
… J'ai eu
dernièrement une capote autrichienne très chaude
et avec ma veste tchécoslovaque, mon pantalon
allemand vert et mon calot belge cela fait un
ensemble digne d'être photographié !
LA CRAINTE de
voir mon identité dévoilée.
ALGER - 31
Octobre 1941
… Comme tu es
l'aîné de 4 enfants, tu vas peut-être être libéré.
10 Août 1941
… Inutile de
faire des démarches quelconques. S'il y a quelque
chose à faire je le ferais d'ici. Je te remercie
cher papa pour vos bonnes pensées et vous en suis
très reconnaissant mais ne faites rien en mon Nom…
15 Août 1941
Ne faites rien en
ma faveur qui puisse me porter un préjudice
quelconque…
INNOVATION
HOHENBERG - 9
Février 1941
Je te présente la
dernière des innovations de ces messieurs : la
lettre-réponse… Les derniers froids ont été de -
33°, avec des chutes extraordinaires de neige…
Sans mes pieds à moitié gelés, je pourrais dire
n'avoir jamais été malade… Je suis ici en
villégiature et c'est tellement vrai que je mange
tous les jours au restaurant.
L'ESPOIR S'ENVOLE
HOHENBERG - 27
Juillet 1941
… Aujourd'hui,
jour anniversaire de mon arrivée dans ce village
je me propose de te donner quelques-unes de mes
impressions. Tu sais que ce qui compte pour tout
prisonnier c'est la libération. Le 9 Juin à 10
heures du matin j'étais fait prisonnier. Le
soir-même on parlait déjà de libération. L'espoir
engendré par cette idée, guidait et soutenait les
colonnes de captifs en route vers les camps
allemands. Un mois derrière les barbelés, un mois
consacré à des discussions idiotes, fantasques,
extraordinaires d'hommes au physique affaibli et
au moral vacillant. Un an ici, un an que "la
classe" nous est promise "bientôt, bientôt", nous
dit-on et nous attendons. Les jours passent,
l'espoir s'envole et le moral des plus faibles
chancelle malgré les efforts des plus jeunes,
toujours joyeux dont je suis. Tu me dis maman
d'espérer, j'espère mais avec la presque certitude
que cet espoir sera usé avant la libération ! Je
voudrais remplir dix pages sur ce sujet,
malheureusement …!
J'AI 22 ANS
HOHENBERG - 15
Août 1941
Vingt-deux ans !
Les copains ont fêté mon anniversaire : quelques
fleurs, de franches poignées de mains et beaucoup
de souhaits. Je veux saisir cette occasion pour
vous remercier, vous tous qui avez conservé mon
souvenir intact… en particulier toi papa et toi
maman à qui je dois tant, tant que je ne puis
évaluer la somme de tendresse et d'affection qui
vous revient. Semaine bien chargée avec un nouveau
chef de poste qui a complètement chambardé la
manière de vivre à laquelle nous étions habitués
depuis treize mois : restrictions, suppression des
quelques avantages que nous avions obtenu,
injures, menaces etc… etc… tout y est. En qualité
d'interprète je suis obligé d'entendre - le plus
souvent impassible - l'épanchement de ces colères
et de les traduire aux copains qui s'en moquent
éperdument. Mais tout passe sans que la dose de
patience s'émousse.
ENVOYEZ-MOI DES
BOUQUINS
HOHENBERG - 12
Octobre 1941
… Nous écrivons :
les copains à leurs femmes et moi à ma chère
maman. Je dois te dire que je suis le seul
célibataire et le plus jeune ; les autres de 26 à
39 ans pères de famille, ont beaucoup d'attention
pour moi en retour des services que je leur rends
comme interprète. On dit que mes progrès sont
considérables, la raison est que, n'ayant pas
perdu le goût de l'étude, je me suis intéressé à
cette langue difficile malgré le manque de livre
et de professeur. Je parle maintenant très
couramment et comme homme de confiance du
Kommando, ai réussi à obtenir beaucoup
d'avantages… Pour ces soirées d'hiver je voudrais
que tu m'envoies quelques bouquins : le Cid,
Esther, l'Avare, les Femmes Savantes, le Médecin
Malgré lui, le Malade Imaginaire etc… qui sont
dans ma bibliothèque. Nous avons ces derniers
temps travaillé sur les pistes que de violents
orages avaient déchiré. Travail pénible dans la
montagne à deux heures de marche d'ici. Dix heures
sur le chantier avec une demi-heure pour manger,
sur place évidemment !
NE PAS SOMBRER
Dès les premiers
jours de ma captivité, j'avais compris que je ne
résisterais pas aux épreuves qui nous étaient
imposées si l'esprit abandonnait le logis et je me
suis dès lors contraint à une intense gymnastique
intellectuelle. J'étais peu doué pour les
mathématiques, la philosophie menait à
l'introspection, donc à la dépression; l'étude des
langues me paraissait plus attrayante. Et c'est
ainsi que, exploitant toutes mes rencontres, je
noircissais des pages et des pages en serbe,
russe, polonais, arabe, anglais, espagnol, italien
et bien entendu en allemand dont j'avais adopté
l'écriture gothique parce que la plus difficile.
DANS L'CUL ILS
L'ONT DANS L'CUL !
Un jour Adolf se
mit en tête
De
vouloir être le Bon Dieu
Mais
dans le ciel les anges rouspètent
Et
avertissent le Roi des Cieux
Se
penchant d'un air vénérable
Il
dit en voyant l'avorton
Je
punirai ce misérable
En
lui jouant un tour de cochon
Et
dans le grand silence
Il
proclame la sentence
En
donnant le signal
De
ce chant triomphal.
Mais
un coin de la planète
Était
resté silencieux
Il
vit en inclinant la tête
Un
tas de prisonniers soucieux
Se
penchant d'un air vénérable
Il
dit voyons mes enfants
Je
punirai ce misérable
En
lui jouant un tour de cochon
Et
dans le grand silence
Il
prononce sa sentence
En
donnant le signal
De
ce chant triomphal.
REFRAIN:
Dans
le c… dans le c… ils auront la victoire
Ils
ont perdu toute espérance de gloire
Ils
sont foutus
Et
le monde en allégresse
Répète
avec nous sans cesse
Dans
le c… ils l'ont dans le c… !
MA GUERRE
RACONTÉE A MES PARENTS
HOHENBERG - 8
Janvier 1942
Il y aura demain
dix-neuf mois que je suis prisonnier. Pendant ces
dix-neuf longs mois, je n'ai jamais eu l'occasion
d'entreprendre une aussi longue lettre.
Aujourd'hui que cela m'est permis, je me demande
vraiment si je réussirai à transcrire d'une
manière convenable tout ce que je voudrais vous
dire. Vous savez que, aux temps heureux où j'étais
encore en France, écrire me plaisait beaucoup. Les
longues lettres que vous receviez de moi en
témoignent. Mais maintenant, avec la force de
l'habitude, je manie mieux la pioche que la plume
et lorsqu'il s'agit de vous écrire, je reste
souvent très longtemps, mon papier blanc devant
mes yeux, me demandant par où je vais commencer.
Mais ceci n'est pas grave et je réapprendrai très
vite, je l'espère, à noircir du papier. Vous êtes
très étonnés de lire cette lettre, n'est-ce pas ?
Je vais d'abord vous raconter son histoire ? Un
monsieur d'ici, très gentil dont j'ai fait
connaissance l'année dernière, doit se rendre à
Rouen pour rejoindre son poste. Là-bas habite la
femme d'un copain à qui il remettra cette lettre.
Cette femme fera tout pour la faire passer en zone
libre et de là, elle prendra le chemin de
l'Algérie, du moins je l'espère. J'ai l'intention,
ici, de vous raconter à peu près toute mon
histoire, telle que je l'ai vécue. Il ne faut pas
pleurer, ma chère maman, car tout ce qui va suivre
est du passé, bien fini et presque oublié. Duri a
dû déjà vous raconter que, volontaire à Oran avec
un renfort sénégalais, je quittais cette ville fin
Mars 1940 pour la France. Je vécus un mois entier
à Rivesaltes très impatient de monter en ligne, de
connaître cette vie du combattant à laquelle je
rêvais depuis longtemps. Rien à faire pour hâter
ce départ. Il fallait se résigner à attendre.
Affecté au 58ème Bataillon de Marche de
Tirailleurs Sénégalais, je quittais enfin le camp
pour la zone des armées. Là, encore une déception
! Nous étions dans les Vosges, loin de tout combat
et le Bataillon incorporé au 33ème Régiment
d'Infanterie Coloniale Mixte Sénégalais. Ma
fonction de toujours était observateur où je
montrais paraît-il, des qualités. Ces qualités, si
elles ont jamais existé, me firent pleurer de rage
car un jour, après certaines remontrances du
lieutenant que je n'acceptais pas avec le calme
voulu, je quittais mes chers Sénégalais et j'étais
de nouveau affecté au Groupe-Franc dans un
régiment d'Européens, le 7ème R.I.C. de Bordeaux :
régiment de réserve, composé en majorité d'hommes
de trente ans et plus. A peine arrivé à ma
nouvelle Compagnie, je posai ma demande au
capitaine tendant à être affecté au Groupe-Franc.
Cette demande me fut refusée et je repris ma
fonction d'observateur. Au début de Mai vient
enfin l'ordre d'embarquement. Je vais connaître
cette vie… Nous partons en chantant, ne doutant
pas un instant de la victoire de nos armes. Nous
débarquons à Beauvais sous un bombardement
infernal. Un de nos Bataillons est complètement
anéanti. Ce que fut cette campagne, je renonce à
l'écrire. Qu'il vous suffise de savoir que je me
suis aperçu au cours des jours suivants que la
guerre n'était vraiment pas un jeu de petites
filles. Le 25 du même mois, en position devant
Amiens nous attaquons : le capitaine est en tête
de sa Compagnie ; je le suis à deux mètres. Nous
avançons. L'ennemi se retire. Enfin et déjà
l'ordre d'arrêter, de prendre position. Que se
passe-t-il ? Les éléments de droite n'ont pas
réussi à percer et nous nous trouvons à
demi-encerclés. La bataille pour se dégager dure
tout l'après-midi. On tire à droite. On tire à
gauche. On tire devant ! L'aviation nous arrose et
même les "75", qui ne savent pas où nous sommes.
La nuit arrive et l'ordre de se replier aussi.
Très dur d'obéir, mais nous sommes militaires !
Cette journée coûtait à la Compagnie 60 % des
affectifs. Je n'avais rien ! La Providence m'avait
protégé. Le lendemain, le capitaine, sur la
demande du commandant, me propose avec cette
Citation : "Observateur intelligent et courageux,
a constamment renseigné son capitaine au cours de
l'attaque, même en se montrant". J'avais fait mon
devoir. Rien de plus. Cette Citation n'a
d'ailleurs jamais été officielle, n'a certainement
jamais dépassé le bureau du commandant, le temps
pressait et les affaires n'allaient pas. J'en
arrive à cette journée du 9 Juin. Nous combattions
alors dans le secteur : Candor, Lagny, Écuvilly,
Lassigny. Après des combats acharnés, l'ordre
arrive le 9 Juin au matin de nous replier,
d'abandonner la place et les cadavres. Les hommes
réclament au capitaine : pourquoi abandonner ?
L'ennemi a pourtant trouvé de la résistance ! Oui,
mais… Il faut fuir l'encerclement et nous sommes
débordés à droite et à gauche. Nous reprenons donc
la route. Mon cher papa Ne trouves-tu pas cette
entrée en matière bien longue ? J'ai envie de
déchirer cette feuille, mais, à la réflexion, je
ne le ferai pas. Il faut bien que vous sachiez
quelque chose si… on ne sait jamais… Je continue
donc. Nous sommes bloqués à Moreuil-la-Motte, dans
l'Oise. Impossible d'avancer. Cette fois-ci, c'est
bien l'encerclement. Chacun se défend comme il
peut, il s'agit de faire payer cher sa peau. Mais
le capitaine m'appelle : j'ai l'ordre d'aller
chercher du secours : le commandant et plusieurs
hommes râlent déjà, l'infirmerie est loin ou tout
près sur la route. Le capitaine n'en sait rien. Ce
n'est pourtant pas ma fonction ! Je suis
observateur et non agent de transmission… Oui mais
les autres sont fatigués et je suis le plus jeune
de la Compagnie. Je prends donc mon mousqueton, je
laisse là mes affaires et me voilà sur la
grand'route à la recherche des infirmiers. Il fait
chaud. La route monte. Il faut être prudent car
l'ennemi est nulle part et partout à la fois. Ça
tire de tous les côtés. Tout à coup. Sur la route,
deux lieutenants : - Que faites-vous là ! , me
demandent-ils. Je leur explique ma mission. - Vous
êtes fou mon ami, les autres sont là ! - Je dois
obéir aux ordres !… - A quatre cents mètres d'ici
se trouve une pièce en position sur la route. Nous
n'avons pas pu l'identifier. - Allons-y voir !
J'avance et vous ferai signe. Me voilà donc
reparti. A un certain tournant j'aperçois en effet
une pièce antichars. Français ou Allemand ? Rien
ne bouge. J'avance encore et, tout à coup, quatre
hommes surgissent de derrière le bouclier et me
mettent en joue. Ils crient quelque chose que je
ne comprends pas. Que faire ? Je reste planté là,
sur place, me demandant ce qui m'arrive puis je me
retourne et fais signe aux lieutenants de se
sauver. Les quatre fusils devant moi, à vingt
mètres peut-être s'énervent. Alors j'avance, mon
fusil à la main. Arrivé à leur hauteur je suis
désarmé et je rejoins un groupe de prisonniers du
matin. Plusieurs sont blessés, moi je n'ai rien.
Je suis seulement fatigué et j'ai faim. Tout ce
qui précède n'était pourtant rien et je n'avais
encore rien vu de la guerre. Ce qui va suivre va
vous édifier sur leurs méthodes de combat.
Rassemblés, nous étions une quarantaine qui, les
bras en l'air suivaient l'avance allemande mais
aucun ne se doutait de ce qui allait se passer.
Arrivés devant Moreuil-la-Motte, les Allemands
rencontrèrent une résistance très vive des nôtres
retranchés dans les maisons qui étaient autant de
forteresses. Savez-vous comment ils s'y sont pris
pour prendre le village ? Ils nous ont simplement
fait avancer, nous, prisonniers désarmés, les bras
en l'air et, se couvrant de notre corps, tiraient
sur nos camarades qui défendaient le village et
qui continuaient malgré tout à tirer. Plusieurs
"boucliers" tombèrent ainsi, tués ou blessés par
des armes françaises. Ce massacre dura une bonne
demi-heure qui me parut un siècle. Mais Dieu me
protégeait toujours et je sortis indemne de cette
boucherie. Les maisons se vidaient ! Le village se
rendait, les poings serrés, mais ne voulant plus,
Français, tuer des Français qui couvraient malgré
eux de leurs corps, boucliers vivants, des
Allemands. Ce fut ma dernière vision de la guerre
avant de prendre le chemin de la captivité. Je
m'excuse mon cher papa et auprès de toi aussi,
maman, de ne vous avoir jamais dit que je
combattais, que j'étais au front. J'avais toujours
le souci de ne pas vous faire de peine, de ne pas
vous inquiéter et si, aujourd'hui, je me suis
décidé à vous raconter tout cela, c'est parce que
tout est bien fini, que c'est déjà le passé sur
lequel ne reviennent que les souvenirs. Je renonce
à vous raconter les étapes qui nous menèrent en
Allemagne. Le froid, la nuit. La chaleur, le jour.
La fatigue et surtout la faim. Avoir faim est
quelque chose de terrible. Je sais maintenant que
les betteraves à vaches, dont les vaches même ne
veulent pas, sont savoureuses ; que le blé tendre
vaut le meilleur des gâteaux et que l'herbe des
champs a une double qualité : celle de calmer
l'estomac et de… vous faire courir chercher un
petit coin. Vous devez savoir, par ceux qui sont
revenus ce que fut la souffrance de ces
interminables colonnes de prisonniers errantes sur
les routes de France. J'embarquais à Ors, à 37 km
de Cambrai dans un wagon "chevaux 8, hommes 40",
où nous étions 75. J'étais pourtant heureux de
prendre ce train qui nous conduisit à Baurain, en
Belgique où je restais deux jours avant d'être
dirigé sur Trèves. A Trèves, je rencontrai un
grand copain du lycée, Jules Cayrol. Inutile de te
dire notre joie et c'est en sa compagnie que je
débarquai le 26 Juin à Krems-Gneixendorf, en
Autriche. Je restai à Krems jusqu'au 27 Juillet.
Pendant ce mois, je ne me suis jamais levé de ma
paillasse tellement j'étais faible. Nous ne
travaillions pas mais nous mangions si peu : un
seau de soupe pour vingt ! Volontaire pour
travailler, je quittai le camp et mon copain le 27
Juillet avec 29 autres camarades et je débarquai à
Hohenberg où devait commencer une toute autre vie.
P.S. Je continue mon
histoire sur une autre lettre pour éviter la
surcharge, j'espère que vous les recevrez toutes
les deux.
RETOUR A
GNEIXENDORF
En prévention -
23 Février 1942
La première
partie du roman se termine, me voilà de retour au
camp avec un copain que j'ai entraîné dans cette
aventure merveilleuse et triste. Après dix-neuf
mois d'absence, je retrouve avec le plaisir que tu
sais le palace des palaces où j'ai retrouvé un
Oranais qui aide beaucoup le néophyte que je suis.
La nourriture est saine et abondante mais il me
tarde de recevoir tous vos colis de vivres. … Te
raconter le genre de vie que l'on mène ici m'est
impossible, madame la censure en serait fâchée… La
première partie est terminée ce fut beau, c'est
maintenant le calvaire et l'attente de la deuxième
partie qui se jouera, je l'espère, chez nous. Elle
est enfermée malgré sa pureté, je le suis aussi et
nous attendons avec patience le jugement des
hommes.
LA FRANCHISE
GNEIXENDORF - 23
Mars 1942
J'espère que vous
n'allez pas me faire regretter l'accès de
franchise qui m'avait poussé à vous raconter mon
histoire ; mais voici, la lettre de Sauveur me
fait part de vos inquiétudes et de vos soucis.
Pourquoi tant vous inquiéter puisque je vous dis
que ce n'est pas grave. Vous aurais-je d'ailleurs
écris s'il en était autrement! Non, n'est-ce pas ?
Vous me connaissez assez pour cela. Alors !
Tout est
d'ailleurs à l'heure actuelle terminé et je me
trouve au camp où j'attends mon départ pour un
Kommando quelconque.Je ne parlerai donc plus de
cette affaire que lors de mon retour et vous dirai
sans réserve ce que j'ai fait, ce qu'elle a fait
pour moi et ce que nous pensons faire. En bons
parents vous nous comprendrez et nous aiderez. Tel
est notre plus ardent désir. Il ne nous reste plus
qu'à attendre, pour l'accomplissement de ces
souhaits, la fin de cette captivité qui m'est
profitable, je vous l'assure, puisque sans elle je
serais encore très probablement un gosse sans
raison, ce qui revient à dire que je réclame
aujourd'hui cette maturité qui vous convaincra que
j'agis en homme et non pas en gosse comme vous
seriez peut-être tentés de le croire. Ainsi tout
est dit. J'ai reçu les bouquins et c'est avec
plaisir que je me remets à potasser l'anglais et
l'arabe que j'avais beaucoup oubliés puisque
depuis longtemps je ne me consacrais qu'à
l'allemand… … L'approbation formelle de papa pour
la réalisation de mes projets d'avenir, je la lui
demanderai lorsque notre situation se sera
normalisée, si je serais à ce moment, capable de
tenir mes promesses et si la constance de mes
sentiments n'aura pas faibli, ce que je ne crois
pas mon cher frère, car tu sais ma facilité à
m'attacher aux choses que je sais pures et
sincères et qui par là se rapprochent,
s'harmonisent avec mon caractère. … Je passe mes
journées à lire et à potasser l'allemand…
GNEIXENDORF - 26
Avril 1942
… Ta lettre et
celle de Sauveur me fait regretter amèrement mon
accès de franchise. La pensée d'avoir, par ma très
grande faute occasionné de l'inquiétude à papa et
maman m'est insupportable et pourtant, que sont
ces quelques jours de prison d'ailleurs depuis
longtemps terminés. Croyez- vous que cela vaille
tous ces reproches et conseils de prudence. Non,
n'est- ce pas ? Alors, cessons là et n'en parlons
plus… Je m'attends à partir bientôt au travail,
j'espère bien tomber et ne plus vous demander
tant. Avez-vous reçu mes colis ? Et ces petits
souvenirs vous plaisent- ils ?
J'AI DÉCLARÉ…
HOHENBERG -
Vendredi 20 Février 1942
Lettre à Mutter
NOTE - Traduction
d'un billet écrit dans la prison municipale,
confié au soldat réserviste Pareda, enfant du
pays, Résistant socialiste autrichien. Parvenu à
Madame Fertner le lundi 23, trop tard pour qu'elle
suive mes recommandations.
Chère mère, J'ai
déclaré : j'ai rencontré Erna la semaine dernière
dans la rue avant son départ pour Vienne et, au
nom de tous mes camarades je lui ai demandé
d'acheter des dictionnaires. Je suis venu chez toi
pour prendre livraison de ces livres. Tu ne savais
rien de cela. Tu m'as ouvert la porte contre ta
volonté. Je suis entré dans la maison et tu m'as
menacé de me dénoncer si je venais chez toi une
seconde fois. Je n'ai pas vu Erna parce qu'elle
dormait déjà. Je venais bien entendu chez toi,
pour la première fois. Je n'ai autrement jamais
parlé à Erna, seulement salué. Je pars demain avec
Barbé pour Krems. Je t'écrirai ce que nous aurons
eu comme punition. Cela me fait peine, chère mère
et ma chérie que vous soyez punies. Mon amour pour
Erna deviendra encore plus fort et j'espère
qu'elle ne m'oubliera jamais. Je l'attends et elle
viendra sûrement à moi pour devenir mon épouse.
Ensemble nous serons très, très heureux et nous
oublierons bientôt ce mauvais et dur moment. Je
t'embrasse chère mère et je n'oublierai jamais tes
bontés.
Adieu ! Non au
revoir !Ne pleure pas pour nous.Soit fière que ta
fille soit pure.J'embrasse mon amour mille et
mille fois très tendrement.
Elle
ne doit jamais m'oublier.
Barbé vous salue toutes deux.Au revoir chère mère.
Au revoir Erna.Ton fils.
DÉCISION
9 AK 30/42
Dans la procédure
contre Ernestine Reiter de Andersbach pendant
l'instruction dans la prison du tribunal de
Sankt-Pölten, pour délit au § 54 de l'Ordonnance
pour la protection des Forces Armées est rejeté le
recours du 5.3.1942 de la prévenue contre la
décision de maintien en prison du 4.3.1942 prise
par le Juge d'Instruction du tribunal
exceptionnel.
Confirmé
Inspecteur
de la Justice
BILLET DE LEVÉE
D'ÉCROU
REITER Erna née
le 15/5/1923 à HOHENBERG a, par jugement du
tribunal régional de SANKT-PÖLTEN 12 VR 2001/42 en
vertu du § 4 des instructions pour la protection
des Forces Armées, été condamnée à une peine de
deux mois de prison prévention du 19.2.1942 - 23
heures jusqu'au 10 Avril 1942 - 9 h 45. Fin de la
peine : 19.4.42 - 18 h.
Administration de
la prison de SANKT-PÖLTEN (N.D.)
LE MENSONGE
GNEIXENDORF - 24
Avril 1942
Que dites-vous de
la manière dont je ments à mes parents dans mes
lettres? Vous devez me trouver cynique, n'est-ce
pas ? Mais ai-je le choix ? Puis-je leur raconter
que je suis passé le 24 devant un tribunal
militaire qui m'a condamné à six mois de
forteresse dans l'affaire que vous connaissez ?
Non, n'est-ce pas. Mes mensonges sont donc
excusables puisque je n'ai en vue que la
tranquillité de mes parents. Devant ce tribunal je
me suis défendu sans avoir besoin du concours de
l'interprète et de mon avocat. Inutile de vous
dire la joie avec laquelle j'ai revu la petite et
sa mère qui étaient présentes comme témoins. Elles
avaient d'ailleurs déjà été condamnées par un
tribunal civil respectivement à 2 mois et 3 mois
de prison. Résultat de leur témoignage et de ma
défense : six mois de prison moins ces deux mois
de prévention. Il ne me reste donc que quatre mois
à purger. Je vous avertirai de mon départ d'ici et
que j'expliquerai… par un nouveau mensonge à mes
parents. Le copain qui m'accompagnait a eu lui 4
mois moins la prévention et ce malgré tout ce que
j'ai pu dire pour lui. Vous me voyez très contents
de ces résultats qui ont dépassé en sens inverse
toutes mes prévisions. Mais vous-même, ne vous
chagrinez pas pour moi : je supporte ces épreuves
avec stoïcisme et avec toujours l'esprit serein.
Que de choses aurai-je à vous raconter à mon
retour ! et vous m'approuverez j'en suis certain.
GNEIXENDORF - 27
Mai 1942
… J'ai donc agi à
bon escient, tu en jugeras toi-même lorsqu'à mon
retour je te raconterai mon histoire et je suis
certain que papa et maman m'approuveront ou tout
au moins me comprendront. … Je ne vous envoie plus
d'étiquettes parce que mon départ en Kommando(!)
ne saurait plus tarder… ne m'expédier des colis
que lorsque je vous le dirai. C'est bien entendu :
plus de colis jusqu'à nouvel ordre.
Note -
Contrairement à mon récit, Barbé ne m'accompagnait
pas ce soir-là. C'est sa relation qui est exacte :
il assurait ma protection et c'est en le suivant
que les policiers m'ont appréhendé en même temps
que lui. Par ailleurs, Barbé fait état d'une
tentative d'évasion en gare de Sankt-Pölten,
événement que j'avais omis dans le récit.
LA FAIM, LE RÊVE,
LA FOLIE
GRAUDENZ - 5
Juillet 1942
… Ne vous étonnez
pas de ma nouvelle adresse… elle n'est d'ailleurs
que provisoire. Écrivez-moi par la Poste civile
sans affranchir… Je suis ici jusqu'au 8 Octobre,
le copain qui m'accompagne rejoint le camp le 8
Août… … Un bon moral est primordial, ne vous
inquiétez donc pas pour moi, j'affronterai bien
pire. L'essentiel est que Dieu vous garde en vie
et en bonne santé et que je vous retrouve ainsi.
Bientôt, espérons-le. … Ces lettres de 26 lignes
ne contiendront jamais tout ce que je vous raconte
pendant l'état semi-latent dans lequel je vis en
ces lieux de double captivité. Bien que je sois
loin de vous, vous êtes toujours présents en mon
esprit, vous êtes toujours là, en moi, comme moi
je suis en vous. Vous m'aidez comme auparavant, de
vos sages conseils et c'est vous qui m'insufflez
la force qui me permet de résister, malgré tout, à
tout. Je me rappelle tout ce que vous avez fait
pour moi, ce que vous faites encore et ce que vous
promettez de faire ; fils reconnaissant, je ne
sais comment vous remercier. Je ne puis que dire à
mes frères et soeurs ce que je me répète : "Aimez
papa, aimez maman, vous connaîtriez vraiment tout
ce que vous leur devez si vous souffriez de leur
absence ; ne connaissant pas ce mal aimez-les
doublement et surtout ne perdez pas une occasion
de leurs montrer cet amour filial par vos actes de
chaque jour". Comme je serai heureux, lorsqu'à mon
retour, je vous montrerai comme je vous aime,
comme nous nous aimons. Je vous ai demandé, dans
ma dernière lettre de conserver à mon intention,
des choses fortifiantes qui me permettront, à ma
sortie de prison, de reprendre tout ce que j'ai
perdu en poids. Dès réception de votre lettre vous
pourrez m'expédier vos colis à cette adresse :
2098/42 - 28442 Stalag XXA Thorn avec la mention
"faire suivre". Dois-je vous faire l'énumération
de tout ce à quoi je rêve depuis plusieurs mois ?
Il me faudra, en sortant d'ici, suivre au camp un
régime de récupération, c'est pourquoi je vous
demande tout ce qui est nécessaire pour reprendre
des forces : des figues sèches, riz, haricots,
lentilles, fèves, pois cassés, pois chiches, de
l'orge, du blé ou des flocons d'avoine ; des
farineux : farine, semoule, tapioca, fécule de
pomme de terre ; des pâtes, des potages, de la
moutarde, du poivre, des cornichons, des olives,
beaucoup d'oignons et d'ail. Du lait, du fromage,
des confitures, du sucre de raisin, du chocolat.
Des dattes et des figues et toutes autres denrées
qu'il vous est facile de vous procurer. N'importe
quoi, pourvu que cela se mange et donne des
forces. Des fruits secs : abricots, pruneaux etc.
Poivrons, tomates. Je vous demanderais même de
l'huile de foie de morue s'il vous est facile de
bien l'envelopper. J'ai une terrible envie de
couscous et de makroutes, et naturellement
beaucoup de cigarettes. Ne m'en voulez pas de
demander tant, j'ai eu plaisir à l'écrire, c'est
comme si je possédais déjà tout cela. J'en ai
l'eau à la bouche et mon imagination a trouvé dans
cette énumération de produits rares et tant
désirés de quoi se repaître aux dépens de mon
pauvre gésier tombé bien au-dessous de mes talons.
UN KOMMANDO UN
PEU SPÉCIAL !
GRAUDENZ - 14
Juillet 1942
… J'ai quitté
Krems le 5 Juin et suis arrivé ici le 8 après un
magnifique voyage de quatre jours à travers
l'Allemagne. Le nouveau Kommando où je me trouve
est un peu spécial en ce sens que je ne peux vous
écrire que toutes les 3 semaines mais vous pouvez,
en revanche, m'adresser toutes les lettres que
vous voudrez par la Poste civile et en franchise.
Voici ma nouvelle adresse : "M.L. Mle 4098/42
Wehrmachtsgefangnis - Graudenz - West Preussen
Deutschland". Écrivez-moi donc souvent et très
longuement puisque vous avez cet avantage… Je ne
dois rien vous dire sur la vie que l'on nous fait
mener ici… le moral est toujours le même,
c'est-à-dire excellent. Je souhaite et j'espère
que notre séparation, vous savez la supporter avec
le courage que je montre et puis, tout le monde
dit que tout sera réglé cette année, alors, encore
un tout petit peu de patience avant d'atteindre le
but, le bonheur…
ALGER - 10 Septembre 1942
… Je t'ai écris aussi sur papier libre comme tu
l'as demandé mais elle est retournée avec la
mention "retour à l'envoyeur" ainsi que plusieurs
autres lettres de la famille et de tes amis du
quartier. Je suis allé à la Poste me renseigner
mais il m'a été répondu que tu es mal renseigné,
qu'on accepte que les lettres de réponse. Quand
pourra-t-on t'envoyer des colis ? C'est dur, tu
sais, de manger à sa faim avec cette pensée que
d'autres en souffrent. Mais ici on a beaucoup
d'espoir…
TÉMOIGNAGE DE
LYSALEX
Extrait de "Ceux
de Graudenz". "Les mains nues face à l'Ordre Nazi.
La forteresse". (Cf le cédérom ou l'édition
écrite).
L'AMBASSADEUR
SCAPINI
Extrait du livre
de Lysalex. Pour moi, qui l'ai vu, cette visite a
eu lieu en Juin ou Juillet 1942. Il est peu
probable que l'ambassadeur soit revenu plus tard.
(Cf le cédérom ou l'édition écrite).
LIBÉRÉ DE PRISON
Thorn - Fort 13 -
Stalag XX A - Infirmerie - 11 Octobre 1942
Depuis trois
jours je respire librement et c'est l'estomac
satisfait pour la première fois depuis plusieurs
mois, que je vous écris aujourd'hui. Je suis
heureux, très heureux avec les (censuré = anglais)
nombreux dans cette forteresse…
12 Octobre 1942
… Je suis libéré
depuis Jeudi à 17 h 15. C'est une grande joie pour
moi de ne plus être en prison où j'ai eu beaucoup
d'impatience. Résultat : je suis en ce moment à
l'infirmerie du "Fort 13". Aucune maladie grave,
seulement les hémorroïdes qui me taquinent et un
peu d'anémie. La Croix-Rouge; française est très
pauvre mais les Anglais nous nourrissent d'une
manière convenable. Je mange constamment et je
dois me surveiller pour ne pas surcharger mon
estomac qui n'est plus habitué à tant fonctionner.
Je ne resterai pas longtemps ici. J'attends un
transport pour Marienburg, Stalag XX B. Je ne sais
pas encore si je retournerai à Krems. J'attends
vos colis avec moins d'impatience que vous le dit
ma dernière lettre. J'étais fou de vous demander
tant. Je m'en aperçois maintenant que je vois
normalement les choses. Excusez-moi et comprenez
cet état d'esprit passé… Il n'y a que des Anglais
dans ce fort. Les seuls Français sont les libérés
de prison qui attendent d'être une trentaine pour
composer un convoi…
LA VIE EST BELLE
ET PLEINE D'ESPOIR
Marienburg -
Stalag XX B - 16 Octobre 1942
Ma sortie de
prison a été pour moi une délivrance presque aussi
complète que sera mon entière libération. Très
bien reçu et habillé par les Anglais du Fort XIII
à Thorn, j'ai pu, en quelques jours, reprendre
suffisamment de forces pour retrouver la vie belle
et pleine d'espoir. Je ne retournerai plus en
Autriche. Dommage ! mais suis affecté au Stalag XX
B et sous le régime normal des prisonniers… Ici,
au camp, deux Algérois et un Oranais ayant connu
Graudenz et libérés depuis deux mois m'ont
accueilli en frères. Ils partagent avec moi, qui
n'ai encore rien, leurs colis et préparent des
plats fameux dont j'avais oublié le goût depuis
longtemps déjà…
SUR LA BALTIQUE
GLAUQUE ET SINISTRE
Gdynia - 24
Octobre 1942
… Mes dernières
lettres, écrites après ma sortie de prison du
Stalag XX A et du Stalag XX B ont certainement
rassuré papa et maman ; s'il en est ainsi, leur
but a été atteint et ma joie sera grande lorsque
j'apprendrai que maman ne pleure plus et que papa
voit en moi un homme qui, ayant souffert, garde
quand même un bon moral et a confiance en
l'avenir. Le plus dur est donc passé, oublié déjà
et je jouis de l'heure présente. Mais tu serais
bien étonné si tu savais d'où je t'écris : je n'ai
séjourné que quelques jours au camp où j'étais
d'ailleurs exempt de tout service. Un déplacement
de quelques heures m'a conduit ici où mes yeux
émerveillés ont vu et admirent encore la mer qui
me rappelle tant de beaux souvenirs. Ma demeure,
ou plutôt la demeure du Kommando est… un bateau
qui, ancré à quai roule et tangue gentiment au gré
de la Baltique glauque et sinistre. Je suis
installé dans la cale arrière avec l'ami d'Alger
qui m'a accueilli au camp et suivi ici : Henri
Aribaud. Le travail commencera lundi pour moi…
EN VÉRITÉ JE VOUS
LE DIS !…
Gdynia ;- Schiff
Gravenstein - A bord… - Mardi 3 Novembre 1942
(Au
moment où j'écrivais cette lettre prémonitoire,
j'ignorais que mon frère Sauveur et mon beau-frère
Roger Desmoulins étaient membres actifs du complot
qui préparait le débarquement des Alliés à Sidi
Feruch. Le coup d'Alger eut lieu dans la nuit du 7
au 8 Novembre. Ils furent tous deux décorés de la
Croix de Guerre....Et quarante jours plus tard,
j'étais rapatrié !...)
Quarante-trois
approche !… Mon coeur se serre… Vous serez encore
seuls ! L'année qui fuit inexorable devait nous
réunir avant que d'expirer ; sa fin est proche
hélas ! et c'est en vain que nous avons attendu
l'accomplissement de ses promesses. Devons-nous
pour cela jeter bas les armes et nous laisser
accabler par le désespoir ? Non ! Mille fois non !
Mes vénérés parents. Plus que jamais je vous
demande un sursaut de courage et de patience. En
vérité, je vous le dis : les sombres jours
s'estompent. À l'horizon se dissipe déjà l'épais
brouillard au travers duquel j'essayais de
transposer mon pays, et là-bas, dans le vieux port
de Marseille, se dresse majestueux et magnifique
le bateau du retour ; il tire sur ses amarres,
gémit, mais attendra parce que le temps n'est pas
loin. En attendant ce jour béni, pensez à moi, mes
chers parents, parlez de moi pour ne vous rappeler
que les jours heureux passés autour de la table
familiale. Je te conjure surtout maman d'éviter
les questions qui font mal : "Où est-il. Que
fait-il ? Que mange-t-il ?". Sachez que je suis
heureux de pouvoir faire chaque jour sur la
Baltique complice, honneur au "banquet du
prisonnier " et que l'absence de colis, devenant
une habitude, ne m'empêche pas d'être toujours
content. A l'occasion du Nouvel An, je vous dis
mon plus beau poème : "Je vous aime". Ma voix
traverse les frontières et son écho lointain
pénètre parmi vous tous pour vous crier :
"Courage, la fin est là, proche". Mon coeur s'unit
aux vôtres et mon esprit tendu vers vous, père,
mère, frères et soeurs vit votre vie. Votre fils
et frère qui se souvient, vous embrasse et vous
serre de toutes ses forces sur son coeur aimant.
HOSPITALISÉ
Marienburg - 7
Novembre 1942
… Savez-vous que
la dernière lettre reçue de la maison et que j'ai
sous les yeux date du 22 Juin ! Lorsque j'étais à
Graudenz j'avais espéré que vous profiteriez de la
permission qui vous était donnée de m'écrire par
la Poste civile. J'ai attendu en vain ce courrier…
Je sors aujourd'hui de l'hôpital avec plusieurs
jours de repos… Mon séjour ici n'aura pas été très
long et je n'ai subi aucune opération. En un mois
de régime normal, j'ai repris terriblement… 11
Novembre 1942 Le docteur
vient de passer et ne pense pas devoir m'opérer.
Je reste en observation. Plus longtemps je
resterai ici mieux cela sera… Je converse tous les
jours avec mon voisin de lit anglais qui n'avait
pas parlé sa langue depuis trois mois…
RÉGIME DE TERREUR
EN AFRIQUE DU NORD
Gdynia - 22
Novembre 1942
Ce n'est pas sans
inquiétude que j'ai lu les journaux de cette
semaine. Ces deux titres d'articles que j'ai sous
les yeux te feront comprendre mes alarmes :
"Régime de terreur en Afrique du Nord", "La famine
règne à Alger". Avec force détail, les
correspondants décrivent le débarquement des
Anglo-Américains et le régime de faveur et de
force qu'ils auraient institué là-bas. Les
habitants d'Alger sont en train de mourir
d'inanition. … J'ai, nous avons l'espoir que les
événements concourent ou concourront à rapprocher
la fin…
RAPATRIÉ!
Colmar - 16
Décembre 1942
Depuis longtemps,
je ne me suis adressé à toi. Cette fois-ci je le
fais, devines-tu d'où ? Non ! de France… Samedi,
arraché de mon travail, je reçus l'ordre, de
retour au Kommando, de faire mon bagage et de
prendre le premier train pour le camp. Là, sept
Nord-Africains m'attendaient et nous embarquâmes
de suite. Trois jours de voyage nous ont conduit
ici, au Stalag XII F où le convoi se forme car le
voyage n'est pas encore terminé.
SCÈNES DE LA VIE
AU CAMP DES ANNAMITES
SAINT-MÉDARD-EN-JALLES
- 24 Décembre 1942
… Me voici enfin
arrivé après plusieurs jours de voyage dans un
camp de Nord-Africains. Les copains me dissuadent
d'écrire ; ces lettres disent-ils, ne parviendront
pas à destination. Je ne vous enverrai plus
d'étiquettes, on dit ici qu'elles ne sont plus
nécessaires pour l'expédition des colis aux
prisonniers Nord-Africains… Bordeaux est à
quelques kilomètres à peine… Nous ne travaillons
pas. Je me lève un quart d'heure avant l'appel de
neuf heures et le soir je suis au lit dès sept
heures. J'utilise mes heures à me perfectionner en
anglais et en allemand… Je charge Germaine
d'écrire à l'adjudant Renard : que j'ai été libéré
le 8 Octobre, que j'ai travaillé à Dantzig, que je
me trouve maintenant en France, près de Bordeaux
et que je n'ai pas oublié et n'oublierai jamais
"Fleur Bleue" qu'il assurera de mon fidèle
souvenir.
23 Janvier 1943
… Le colis était
adressé au XX A : il a donc beaucoup voyagé… Je
vous ai déjà dis que nous sommes trois copains.
Hamed et Kalfon sont mes compagnons d'infortune.
Je suis le plus heureux des trois puisque c'est
moi qui le premier de l'équipe reçoit un colis.
Aussi mes remerciements sont-ils appuyés par eux
deux, et ensemble nous prions Dieu de vous bénir,
mes chers parents. Vous avez tant fait et vous
faites encore tant pour moi. Je ne peux que prier
Dieu de vous faire connaître le bonheur que je ne
peux, moi, vous dispenser. Je sais que vous avez
composé ce colis d'après ma dernière lettre de
prison. Combien de fois ai-je regretté ce papier
que j'écrivis dans un moment de faiblesse.
Pardonne-moi encore, ma chère maman d'avoir été la
cause de larmes versées. Je me croyais fort, et
j'étais faible et, lorsque je cherchais à vous
insuffler mon prétendu courage n'essayais-je pas
de m'encourager moi-même ? Enfin ! J'apprends tous
les jours à mépriser le corps, plus même,
j'éprouve une certaine jouissance dans la
souffrance. Je dis des bêtises, je crois. Je
devine que les gouttes et les comprimés vitaminés
sont un magnifique cadeau de ma très chère soeur
Yvette et d'Édouard. Remerciez-les, maman, comme
il convient. J'aurais eu besoin de ces produits
là-bas à Graudenz, mais maintenant je suis rétabli
et tout à fait normal ; je les conserve
précieusement pour d'autres temps. Ce soir, grâce
à vous, nous allons faire bombance. Hamed prépare
les pâtes avec le chocolat. J'ai un appétit
féroce. Je voudrais bien doubler la ration mais
"le cuistot" ne veut pas, il faut savoir être
économe. Un bon café et une job (pas un mégot)
termineront ce repas que je ne veux pas commencer
sans rendre grâce à Dieu et à vous, mes chers
parents. Je me jette entre vos bras comme un tout
petit garçon que je suis en réalité - vôtre
26 Janvier 1943
… J'écris très
souvent à la maison mais je ne reçois pas de
réponses depuis longtemps. J'ai bien peur que mes
lettres vous paraissent bien personnelles mais
comment ne pas parler de moi ? Ma préoccupation
n'est pas de me poser en martyr à plaindre ; je ne
cherche pas non plus à noircir simplement au
blanc-noir. J'essaye de vous raconter un peu ce
qu'est ma vie ici de façon que vous puissiez vous
représenter le camp. Je vous assure qu'on n'y est
pas malheureux !… La preuve : j'ai eu le plaisir
de recevoir Vendredi dernier la visite de la femme
d'un de mes amis du Kommando. Cette dame habite
Bordeaux à 4 km du camp… C'était la première fois
depuis trente-deux mois que je parlais à une
Française… N'oublie pas que la cigarette est
l'essentiel de notre vie ; c'est à elle qu'on
s'adresse lorsque notre esprit bat la campagne ;
c'est elle qui, faute d'autres stupéfiants, calme,
fait oublier et nous fait évader au-delà des
barbelés qui forment notre horizon… Un vent de
libération souffle !… A bientôt.
15 Février 1943
Je vais tâcher de
bien écrire… Mais c'est un effort bien grand pour
ma main que je ne réussis pas toujours à
maîtriser… Nous ne sommes plus des enfants mais
des hommes et ce n'est pas la pitié qu'il nous
faut mais du courage. Papa et maman devraient bien
comprendre cela. Je sais bien, malgré tout ce
qu'une certaine littérature a pu vous raconter,
que vous ignorez tout de notre vie de prisonnier.
Entre le paradis que certains se sont plus à
décrire et l'enfer annoncé par d'autres il y a
place pour une réalité que j'essaye de vous faire
deviner dans mes lettres. Ainsi, sais-tu de quoi
se compose mon bagage ? Mes nombreux voyages et
déplacements à travers l'Allemagne, surtout depuis
mon départ de Hohenberg m'ont appris à me
débarrasser d'une foule d'objets plus encombrants
qu'utiles. Je ne transporte ni musette, ni sacs ;
une modeste valise de 45 cm renferme toutes mes
affaires parmi lesquelles, les plus importantes
sont quelques bouquins dont je ne me
débarrasserais pas pour rien au monde… Tu vois
petite soeur que mon paquetage est bien réduit. Je
m'en contente et je ne veux pas l'augmenter pour
conserver dans mes déplacements futurs la liberté
de mes mouvements… Après la lecture de cette
lettre tu te dis avec raison qu'elle manque de
composition. Tu dois comprendre, petite soeur, que
je ne suis pas installé dans un bureau, au chaud,
tranquille et l'appétit satisfait.
1er Mars 1943
On me remet ce
papier à l'instant. Je ferme mon cahier et je
m'empresse de t'écrire. Après deux mois de
flottement, la vie au camp commence à s'organiser.
Des cours fonctionnent. Les langues sont à
l'honneur. Moi, j'apprends l'italien et
l'espagnol. J'ai l'habitude d'étudier, je n'ai
jamais délaissé les bouquins depuis les premiers
jours de ma captivité. Je commence à être de
nouveau capable "d'encaisser" les choses les plus
difficiles. Le moral a vaincu le physique. La
lutte qui avait débuté en Juin (1942) est terminée
et mes facultés d'assimilation sont aussi grandes
que par le passé. Je continue de donner mes cours
d'anglais. Nous travaillons, nous, en petit comité
et mes élèves font de grands progrès. Selon une
formule ancienne : "N'est homme que celui qui
connaît sept langues" et je veux être un homme.
Dimanche a été pour moi et notre groupe une
journée néfaste… Dimanche donc, nous avions sorti
de nos affaires tout ce que nous possédions : pas
grand chose, notre trésor, juge ; trois gousses
d'ail, un demi oignon, deux "Kubs", un grain de
margarine, une demie cuillerée de poivre, le reste
d'une boîte de singe, un demi-quart de haricots et
quatre macaronis. Je me proposais de confectionner
avec tout ça et deux portions de pain, un plat
succulent que nous aurions mangé le plus tard
possible de façon à pouvoir dormir pour une fois,
l'estomac satisfait. C'était moi le cuistot. Rien
n'alla : le vent soufflait trop fort, le bois
était vert, le bouteillon trop petit. Ma patience
vint à bout de tout mais, lorsque plusieurs heures
plus tard, je présentai la bouillie ainsi obtenue
aux copains, ils m'accablèrent de reproches : la
soupe était simplement trop salée et brûlée. Cela
ne fait rien, on se met à table, plein d'appétit
mais… ô rage, ô désespoir ! Un petit geste
maladroit a renversé la soupe qui s'étale
maintenant par terre sous nos yeux ahuris. C'est
ainsi que Dimanche dernier, le démon s'en mêlant,
nous dansâmes une fois de plus devant le buffet. …
Semaine animée au camp : il n'est question depuis
quelque temps que de libération. Les bouteillons
circulent tous les jours. Les esprits battent la
campagne. Inutile de te dire que je suis très
sceptique. J'ai tellement entendu de bobards
depuis les premiers jours de ma captivité que je
ne me fais plus d'illusions.
17 Mars 1942
… Je n'ai pas pu
manger la soupe de pois que j'ai confectionnée
hier, l'odeur et le goût de savon y étaient trop
marqués.
ÉVOCATION DE LA
DÉLATION
Lettre du 28 Juin
1943 de Maurice Chabbate, du Front Stalag 195 à
Onesse (Landes). … Tu m'annonçais une grande
nouvelle et je m'attendais à te voir ici un de ces
jours. Hélas ! Cent fois hélas ! J'ai dû en
déchanter depuis car j'ai eu l'occasion de voir et
de parler avec Noudedin qui m'a appris le
contrordre à cause de… Tu n'as vraiment pas de
chance, mon pauvre vieux !… Et toi, toujours
ensemble avec Hamed ?…
MONIQUE VIDEAU :
MON ANGE LIBÉRATEUR
7 Avril 1943
Après le départ
de ce matin, nous resterons à peine une centaine.
Je serai favorisé puisque je partirai
individuellement. J'attends d'une minute à l'autre
que l'on vienne me chercher. Monique m'a rendu
visite hier et m'a annoncé que son père s'occupe
activement de ma libération : je serai employé
chez lui. Dehors, je vous écrirai plus longuement.
Ma jeune marraine me charge de vous transmettre
ses respects.
OUDJ EL GHEIRE
EST ENFIN ARRIVÉ !
L'unique carte
jamais écrite par mon père du 30 Mars 1943 pour
m'annoncer la venue du Général De Gaulle à Alger
qui apportait "notre" libération, qui lui rendait
sa dignité après les règnes de Pétain, Darnand,
Giraud. (Cf le cédérom ou l'édition écrite).
UN INTERMÉDIAIRE
DÉVOUÉ
Lettre de F.
Duffillot du Stalag XII à mes parents.
- 6 Juin 1943
Cf. page 90/91 du
récit.
… Il y a environ
une quinzaine de jours, Bordeaux a subi un
bombardement, il y a (censuré). Nous n'avons eu
personne dans notre famille qui fut atteint. Seul
un entrepôt de bois de la maison de mon beau-père,
là où travaille Michel, a eu des assez gros dégâts
matériels. Michel est très content de son travail
qui n'est pas pénible et (je transcris sa lettre)
il a la joie, plusieurs fois par semaine, de
passer la soirée chez sa marraine ce qui le
retrempe dans une atmosphère familiale…
DES NOUVELLES
D'ERNA
Renard Henri -
Hohenberg 20 Juin 1943
Grande ma joie à
la lecture de ta lettre. Bien heureux aussi de te
savoir libéré. Tu as beaucoup souffert, c'est
justice… Vu Hernault, (Erna ) il (elle ) va bien,
son idéal renforcé par l'épreuve, digne, estimé de
tous, fier. C'est un noble caractère, sois fier
aussi de cet ami.
11 Juillet 1943
… Vu Hernault qui
va bien, lui aussi, celui que tu appelais "Fleur
Bleue". L'épreuve a renforcé son idéal, il
t'adresse ses vives amitiés, a reçu aussi tes
lettres. Quel modèle de fierté et de sincérité. Il
est digne de ton amitié…
DE MON COMPLICE
Barbé René -
Dantzig - 8 Août 1943
… Maintenant je
tiens le coup car ça a l'air de bien marcher pour
le moment et si ça peut continuer comme ça je
crois, mon cher Michel, que je ne tarderai plus à
revoir ma femme. Aujourd'hui vois-tu, c'est mon
premier anniversaire de ma sortie du grand château
( Graudenz ), où j'étais pour deux mois…
HENRI ARRIBAUD,
MON AMI, MON FRÈRE
(Toute relation
postale étant impossible entre la métropole et
Alger, j'avais imaginé de correspondre avec mes
parents par l'intermédiaire de Duffillot, captif
en Allemagne ; Renard en Autriche ; Barbé et
surtout Arribaud toujours prisonniers en Pologne.)
Lettres des 12
Juin - 12 Septembre
- 10 et 17
Octobre 1943 -
… La
mode actuelle veut que bien des choses se
fassent par correspondance ; nous, nous faisons
connaissance… Cela vous paraîtra pour le moins
original ! J'en suis, quand à moi,
délicieusement ravi puisque l'objet vous est
cher et m'était cher : il s'agit de Michel avec
qui j'étais lié d'une franche et sincère amitié
et qui m'a quitté au début de Décembre dernier
pour rejoindre la France comme rapatriable en
qualité de Nord-Africain. A mon grand regret et
nonobstant maintes démarches renouvelées, je
n'ai pu réussir à marcher sur sa trace.
Actuellement à Bordeaux (42 rue du Maréchal
Joffre) et libre entièrement, il m'écrit très
souvent… Empêché de correspondre avec l'Afrique
du Nord, il me prie de vous transmettre ses
pensées les plus chères… Je serai pour vous et
mon ancien camarade d'exil et de forteresse, un
intermédiaire dévoué.
JE RENTRE A LA
MAISON
Décidément
l'atmosphère de Bordeaux ne nous convenait plus!
Voici d'ailleurs ce qu'écrit Jacques Chaban-Delmas
page 40 de son ouvrage, "La Libération" :
"A Limoges, je
fus reçu plus que fraîchement. Quand on avait
annoncé l'arrivée du Général Chaban, muni des
pleins pouvoirs militaires, des discussions très
vives je l'appris ensuite, avaient eu lieu au sein
de l'État-major F.F.I. Elles tournaient autour de
la question de savoir quel genre de réception il
convenait de me réserver… A Bordeaux, c'était tout
simplement l'anarchie ; une vingtaine de colonels,
vrais ou faux, s'y disputaient les préséances et
l'autorité, quelques-uns à la tête de troupes
bigarrées dont certaines avaient une structure
toute militaire… alors que d'autres ressemblaient
davantage à des bandes armées. Je remis de l'ordre
dans tout cela, en rétablissant la hiérarchie des
pouvoirs militaires et repris le chemin de Paris…"
Avec Maurice
Guedj, donc, nous bouclons nos valises et nous
prenons le train, je devrais dire, les marchepieds
des trains, pour Marseille dans les conditions de
"confort" qui étaient celles du moment. "Les
sombres jours s'estompaient. Dans le vieux port de
Marseille se dressait majestueux et magnifique le
bateau du retour qui tirait sur ses amarres,
gémissait, mais nous attendait parce que le temps
était arrivé". (Cf. ma lettre du 3 Novembre 1942).
En fait il s'agissait d'un "Liberty Ship" qui
débarquait des troupes en provenance d'Algérie et
qui devait nous ramener là-bas. Ne doutant de
rien, nous allons d'un groupe à l'autre, cherchant
dans les collines… nos frères ! Guidés par notre
seule folle prémonition, alors que j'ignorais même
que Rolland fut engagé, nous les découvrons
finalement l'un dans une caserne de la Blancarde,
puis le capitaine Guedj quelque part dans la
ville, tous deux en route pour l'Alsace,
l'Allemagne, l'Autriche!
En mer… adossés à
la coque du "Liberty Ship" qui nous a accueilli,
seuls civils français, la marine américaine nous
gâte dans ce carré où nous déjeunons. Chaque coup
de canon résonne affreusement dans notre dos. Les
écoutilles sont fermées. On nous dit que nous
sommes l'objet d'une attaque par les sous-marins
allemands. Alors mangeons ! Ingurgitons le plus
vite possible. Avalons ce jambon, ces oeufs, cette
confiture qui nous permettront de tenir plus
longtemps dans l'eau si notre gilet de sauvetage
nous sauve de la noyade…
Oran est triste !
A Alger personne ne m'attend. Dans le tramway qui
mène à Saint-Eugène, le receveur demande à haute
voix qu'une place assise soit libérée pour "madame
" ! Ainsi, en quatre ans, la "Fatma" est devenue
une dame ! Les Tirailleurs Algériens auraient-ils
déjà obtenu pour les leurs la dignité que n'ont su
gagner leurs frères de 1870 et de 14/18 ? Pendant
les cinq années écoulées, j'ai appris combien il
était difficile d'appartenir à une minorité qui se
croyait intégrée, que l'autre montrait du doigt.
J'imagine une Algérie où il serait naturel
d'appeler, monsieur Mohamed, madame Fatima et ne
plus entendre : "Mon Arabe", "Ma Fatma " !…
La maison !…
Toujours autant de monde autour de ma mère
affairée. Pas de discours. Pas de questions. Pour
tous, l'essentiel est que je sois là. Mon père ne
montre rien : - Tu as fait ton devoir, c'est bien
! C'est tout. Et puis, avoir été prisonnier de
guerre, n'est pas glorieux. Le reste, sans
intérêt. Je me tais, comme d'habitude. Et puis
Rolland combat en Allemagne. Roger est en Italie.
Sauveur est là. Recherché par la police française
après "le coup d'Alger" le 7 Novembre 1942, il a
pu, après mille aventures, rejoindre les troupes
gaullistes en Tripolitaine et rentrer plus tard à
Alger protégé par les Français Libres.
Que faire,
qu'entreprendre dans cette ville où je n'ai plus
d'amis ; sans métier, sans but ? Trois mois ont
passé. La vie douce, étriquée, devient
insupportable. Je retourne en France.
RETOUR EN
MÉTROPOLE
A Bordeaux, à
Paris, j'erre seul, dépensant le pécule dont
m'avait doté mon père et je décide de retourner à
Alger… à bicyclette ! Parti de Paris, pendant
plusieurs semaines, je parcours le Val de Loire.
De Angers à Gien, pas un château n'échappe à ma
curiosité. La Vallée du Rhône. Aix-en-Provence. La
Côte d'Azur. Nice où je passe mes nuits sur les
galets des plages. Et pourquoi pas l'Italie ?
Pendant les trois mois que je consacre à la visite
de la péninsule et de la Sicile, je n'ai jamais
rencontré un touriste étranger. Nous sommes au
début d'Avril 1945 et c'est le plus souvent pour
moi seul que s'ouvrent les portes des musées ou
que s'écartent les rideaux des absides. De retour
à Nice dans les premiers jours de Novembre, le
froid est trop vif pour coucher sur les plages. Il
neige ! Mon vélo a été abandonné à Menton. Je suis
totalement démuni, alors, au lieu de lancer un
appel au secours à Alger, je décide de tenter une
expérience : la cloche . Le curé de l'église
"Saint-Étienne" me renvoie vers l'Asile de Nuit.
Cours Saléya, il est 17 heures, l'accueil commence
à 19 heures. J'attends à la porte, transi et je
passe une nuit au chaud, allongé sur un bat-flanc
qui me rappelle ma captivité. Le lendemain, je
teste l'Armée du Salut mais là, rien pour rien. Il
me faut d'abord éplucher des pommes de terre pour
la soupe que je ne peux avaler tellement l'odeur,
le goût est insupportable. Après déjeuner,
rassemblés autour du pianiste en uniforme, les
clochards chantent des cantiques. Celui qui refuse
de chanter devra quitter cette maison. Je pars.
Depuis mon départ de Paris, j'avais certes pédalé
mais aussi bien en France qu'en Italie je trouvais
souvent des camionneurs assez aimables pour nous
embarquer mon vélo et moi. Je rejoins Marseille en
auto-stop où j'échoue dans une synagogue sur la
route qui mène à Notre Dame de la Garde, car je
veux tester la solidarité juive. Là aussi, il est
nécessaire de participer à l'Office du soir, me
couvrir, me lever, m'asseoir, obéir au rite sous
l'oeil sévère de l'officiant. Après un
interrogatoire bienveillant, on m'installe dans un
hôtel proche et plus tard un billet de pont m'est
remis. J'embarque pour Alger non sans avoir, au
préalable, signé une reconnaissance de dette à la
communauté que je remboursai plus tard.
ALGER
Pendant quelques
mois, nous collaborons avec Sauveur à la fabrique
de passementerie de notre père auquel nous sommes
associés. Puis nous décidons de rompre, une fois
de plus, avec cette vie décidément trop monotone.
Le voyage vers la France est impossible. Le bateau
interdit aux civils. Qu'à cela ne tienne ! Avec la
complicité d'un copain de la D.S.T. nous
embarquons avec un détachement de soldats. Nos
faux papiers nous couvrent jusqu'à Sète. Là, il
nous faut échapper à l'encadrement de la police
militaire, mais la chance est avec nous.
PARIS
Sauveur a des
idées précises et des copains. Pigalle nous
fascine… comme clients. Les Champs-Élysées nous
intéressent… comme patrons. Alors nous achetons le
"Kit Kat Club", un cabaret de nuit tout bleu et
or, rue Quentin-Bauchart puis un beau restaurant
rue Jean Mermoz, "Le Camille". Notre "plateau" est
le plus beau du Paris de l'époque : Andrex, Pierre
Spierce; Jacqueline François fait ses débuts chez
nous. Notre client le plus prestigieux avec lequel
j'entreprends de longues discussions sur la
guerre, le racisme : Jean-Paul Sarthe. Pendant des
mois et des mois, nous menons un train d'enfer
épuisant pour nos santés, épuisant notre fortune
en visite chez nos confrères des Champs-Élysées et
de Pigalle, épuisant tous les plaisirs de la vie
parisienne telle que nous la rêvions.
1949
Dix années sont
passées depuis mon engagement chez les Tirailleurs
Sénégalais. Il est temps de me ranger, une fois de
plus, "je rentre à la maison".
ERNA
Depuis ma
libération en 1943, je n'ai jamais cessé de saisir
toutes occasions pour envoyer des billets, des
lettres à Erna sans cependant jamais recevoir de
réponse. Puis, J. Ducroux m'écrit avoir rencontré
Erna à Hohenberg. Elle m'attend !… Voilà donc le
temps venu de réaliser ma promesse. Nous
échangeons alors de longues correspondances et
nous entamons des démarches rendues difficiles par
l'Occupation Russe de l'Autriche. Le visa enfin
obtenu, nous convenons de nous retrouver à Paris
où je découvre une magnifique "Gretschen" dans un
accoutrement à la mode du moment en Autriche que
Rolland s'empresse de "parisianiser" avant de
rejoindre Alger où va s'accomplir notre destinée…
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