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                 DOCUMENTS  
                   Index historique ElBAZE  corpus                                                        
Liste des 134 manuscrits   #Manuscrits                

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Michel El Baze
Né coiffé !..
La Délation
GUERRE 1939 - 1945
Captivité en Allemagne et en France - Résistance
Nice - Janvier 1985
Analyse du témoignage
Avant-Propos du témoin
Le Grand Bouleversement qu'a connu l'Europe pendant la période de l'hégémonie nazie, n'a pas eu d'équivalent dans l'Histoire de l'humanité. La Grande Allemagne se bâtissait conformément aux plans qu'Adolf Hitler exposait dans "Mein Kampf" et les peuples, pour n'avoir su s'opposer à la montée du nazisme, subissaient le joug allemand, dans la douleur, dans l'affliction, dans le sang. Les barbares tuaient les vaincus ou les emmenaient en esclavage. Les Allemands, eux, inventèrent les camps d'extermination et c'est ainsi que, par la famine, par la hache, par la corde, par le feu ou par le gaz, des millions d'êtres humains et plus de deux millions d'enfants n'eurent aucune possibilité d'échapper à leur implacable férocité. Pour accomplir sa diabolique entreprise, Adolf Hitler trouva partout des traîtres à leur pays, des collaborateurs pour exécuter ses oeuvres. Mais il vit aussi se dresser devant lui des élites qui, les armes à la main ou les mains nues, firent face à l'Ordre Nazi. Et l'on vit, dans ce pays de France et ailleurs, en Pologne, en Suède, au Danemark, en Tchécoslovaquie, en Hollande, en Grèce, en Italie, en Belgique, en Yougoslavie, en Bulgarie, en Russie, mais aussi en Allemagne même et en Autriche, non seulement des groupes de Résistants ou de Partisans se former, mais aussi des réactions individuelles. Des Durand, des Dupont, dirent "non" ! Des Müller, des Grüber, dirent "nein" ! Et si tous ne constituèrent pas des maquis ou des groupes organisés, partout, là où les circonstances les emmenaient, ces héroïques défenseurs du droit de vivre libre participèrent par toutes sortes d'actions à l'affaiblissement de la machine de guerre nazie. Et ce sont toutes ces actions, les unes fameuses, les autres obscures mais toutes glorieuses qui constituèrent la Résistance, c'est-à-dire la lutte contre l'ordre barbare, la lutte de l'homme pour que ses fils n'aient pas honte d'appartenir à la race humaine. Mais l'historien est-il en mesure de recueillir tous les témoignages, tous les faits et de donner à nos enfants toutes les pages de cette magnifique Histoire de la Résistance ? Je ne le crois pas. Car le Résistant authentique, c'est aussi et très souvent celui qui, la paix revenue, a réintégré son clan, sa famille et s'est enfermé dans le silence. Vous ne connaîtrez pas les actes de résistance de ma famille de Basse- Autriche qui se taira par pudeur et aussi parce que, ce qui a été fait par Amalia Fertner, par Hellen Mittendorfer, leur a paru tellement naturel que, même la mort de l'époux, dans les tortures de la prison de Vienne, leur a toujours semblé irréelle. Vous ne connaîtrez pas la douleur de notre amie Zwickl, cette Viennoise dont le mari fut donné à manger aux chiens de Mauthausen et qui continua la lutte clandestine dans le Maquis urbain. Vous ne connaîtrez pas l'abnégation de cet ingénieur dans le camp de la mort de Buchenwald et les actions de son épouse Hellen Schuster qui seule, la rage au coeur, poursuivit le combat contre la bête immonde. Et puis il y a eu aussi cette résistance quotidienne des milliers de prisonniers de guerre qui, là où ils étaient, comme ils le pouvaient, patiemment mais avec constance et ténacité, sabotaient tout ce qui tombait sous leurs mains nues et cela, non seulement malgré la surveillance de leurs gardiens mais aussi, souvent, en se cachant de leurs propres camarades. Car, hélas ! Comme on le verra dans ce récit, le délateur existait partout qui se justifiait par la défense de son misérable intérêt propre, par le "pas d'histoires" que j'ai si souvent entendu ou, plus ignoble encore, par l'acceptation des théories nazies ou l'affiliation aux "Cercles Pétain". Les archives des camps apprendront peut-être aux Historiens les faits de ceux qui agissaient dans les Lager et dans les Kommandos. Les minutes du Conseil de Guerre de Linz et de bien d'autres villes allemandes leur diront peut-être leurs hauts faits. La plupart d'entre eux restent muets. Comme restent muets à jamais ceux qui ont été arrêtés, détruits en emportant leurs secrets. Et pourtant ! Les survivants de ces temps odieux, les miraculés, ceux qui sont nés coiffés, ont un dernier devoir à accomplir en léguant à leurs enfants, à nos enfants, leur témoignage. Il faut que notre exemple serve aux générations futures. Qu'elles apprennent à dire "non". A résister à toutes les oppressions, aux dogmes, aux outrances, à toutes les atteintes à la dignité de l'Homme. Et si la mort est promise au bout de l'aventure et bien, qu'importe ! Qu'importe de mourir dans le Combat pour l'Homme ! Dans l'affreux silence de la nuit, quand le cauchemar me réveille, quand s'imposent les angoisses et les palpitations, la mémoire fait défiler devant mes yeux embués les souvenirs à jamais gravés dans mon esprit délirant. Je souffre de la souffrance de celles et de ceux qui dans les camps de la mort ont tant souffert. Je pleure sur les vieillards, les mères, les enfants innocents livrés en holocauste au Gott allemand. Et je sens bien alors combien mon aventure est dérisoire puisque, moi, je vis.
The great upheaval that shook Europe, during the period of Nazi hegemony had no equivalent during the whole history of mankind. Greater Germany was raising according to the plans that Adolf Hitler had exposed in "Mein Kampf", and the peoples, for not being able to stand up to the rise of Nazism, were suffering under German rule, with sorrow and tears. The barbarians used to kill those they had defeated or used to take them into slavery. The Germans, as for them, invented the extermination camps, and in that way, with starvation, axes, ropes, fire, gas, millions of human beings, and more than two millions of children had no way of escaping their ruthless ferocity. In order to accomplish his diabolical plans, Adolf Hitler found everywhere people traitors to their countries, collaborators, ready to carry out his orders, but he also found elites who with weapons or with their bare hands stood up to the Nazi order. We saw in this country, in France, but elsewhere, in Poland, in Sweden, in Denmark, in Czechoslovakia, in Holland, in Greece, in Italy, in Belgium, in Yugoslavia, in Bulgaria, in Russia, but also in Germany, and in Austria not only group of resistant, or partisans being formed but also individual reactions. Some Durands and Duponts said "Non" ! Some Müllers, Grubers said "Nein" ! And if not all of them formed some groups of Maquisards, or organised groups, in every place where circumstance would take them those heroic defenders of the right to live a free life contributed with all sorts of actions to the weakening of the Nazi war machine. And all those actions some famous, others unknown, but all of them glorious made up the Resistance movement, that is to say the fight against the Barbarian order, the fight of man so that his sons need not be ashamed of belonging to the human race. But is the historian able to gather all the testimonies, all the facts, and to give to our children all the pages of this magnificent history of the Resistance ? I do not think so. Because the actual Resistant is also and very often, he who, once peace was restored, returned to his clan, to his family, and locked himself in silence. You will not know of the Actions of Resistance of my family in Lower Austria, who will keep quiet out of a sense of modesty, and also because what was done by Amalia Fertner, by Hellen Mittendorfer seemed to them so normal that even the death of the spouse under torture in the Vienna prison has always seemed unreal to them. You will not know of the sorrow of our friend, Zwickl, this Viennese whose husband was given to the dogs of Mauthausen to eat., and who continued to fight clandestinely in the urban Resistance. You will not know of the abnegation of this engineer in the death camp of Buchenwald and of the actions of his spouse Hellen Schuster who on her own, her heart seething with anger continued the fight against the "loathsome beast". And then there was the daily resistance of thousands of war prisoners, who wherever they were, and with whatever means they had, with patience but also constance and tenacity, would sabotage whatever would come across their bare hands, and that despite the attention of the warden, but very often hiding from their own companions. Because, as we will see in this story, the denouncer existed everywhere, who had his justification in the defence of his own mean interest, who was the "No trouble for me" type, that I have heard so often, or worse still who stood by the Nazi theories, or were members of the "Cercle Pétain". The archives of the camps will may be reveal to the historians, the actions of those who were acting in the Lagers and in the Commandos. The records of the war council in Linz, and in may other German cities, will many reveal their high deeds to them. Most of them remain silent, as will remain silent forever, those who were arrested, destroyed taking with them their secret. And yet. The survivors of those gruesome times, those miraculously alive, those who were born under a lucky star, have a last duty to accomplish, that of passing on their testimonies to their children, our children. Our example must be worthwhile for the coming generations. May they learn how to say "No". May they resist all the oppressions, dogmas, excesses, aggressions against human dignity. And if death is promised at the end of the adventure, so be it ! What is the importance of dying fighting for mankind ! In the horrible silence of the night, when nightmare wakes me up, when anguishes and palpitations overwhelm me, my memory displays in front of my dimmed eyes, memories that are for ever graven on my raving mind. I feel the same sufferings as the one suffered by those men and women in the death camps. I cry for the elderly, the mothers, the innocent children offered as an holocaust to the German Gott. And I then feel how trivial my adventure is, since, I am alive....
Die Menschheitsgeschichte verzeichnet keine ähnlich großen Umwälzungen, wie die, die sich in Europa durch das Hegemoniebestreben des 3. Reiches abgespielt haben. Großdeutschland wurde genau nach den Plänen aufgebaut, die Adolf Hitler in seinem Buch "Mein Kampf" dargelegt hatte und die verschiedenen Nationen, die sich dem Aufstieg der Naziherrschaft nicht widersetzt hatten, mußten das Joch der deutschen Eroberer erdulden, unter Schmerzen und im Blutbad. Die Barbaren der Völkerwanderungszeit töteten die Unterlegenen oder führten sie als Slaven ab. Das deutsche Herrenvolk nationalsozialistischer Prägung erfand die Gaskammern und so wurden Millionen von Menschen durch Hungersnot, durch das Beil, den Strick, das Feuer, die Gaskammer umgebracht, darunter mehr als 2 Millionen Kinder, die keine Möglichkeit hatten ihrer unerbittlichen Grausamkeit zu entkommen. Um sein diabolisches Vorhaben auszuführen, fand Hitler überall Landesverräter und Kollaborateure. Aber uberall erhoben sich Widerstandskämpfer, die besten ihres Volkes, die bewaffnet oder sogar mit nackten Händen begannen sich dem Naziregime zu widersetzen. In Frankreich sowie in Polen, Schweden, Dänemark, Holland, Griechenland, Italien, Belgien, Jugoslavien, Bulgarien, Russland, in der Tschechoslovakei, aber selbst in Deutschland und in Österreich bildeten sich nicht nur organisierte Widerstandsgruppen, sondern auch Einzelaktionen von einfachen Bürgern wurden geführt. Die Durand und Dupont sagten "non"! Die Müller und Gruber sagten "nein"! Und wenn sie auch keine Untergrundorganisation bildeten, so nahmen diese heroischen Verteidiger der Freiheit, da wo sie das Schicksal hingestellt hatte, an den verschiedenartigsten Aktionen teil, um die deutsche Kriegsmaschinerie zu schwächen. Und alle diese Aktionen, von denen einige berühmt wurden, von denen die meisten anonym blieben, die aber alle Heldentaten waren, bildeten die wahre Geschichte der Resistance das heißt den Kampf gegen die barbarische Unterdrückung. Der Kampf der Menschheit, damit ihre Abkommen keine Scham empfinden mussen der menschlichen Rasse anzugehören. Ist nun der Historiker überhaupt in der Lage alle Augenzeugenberichte zu sammeln, alle historischen Fakten und à glorreiche Geschichte der Resistance unseren Kindern zu hinterlassen? Das glaube ich nicht. Denn der wahre Widerstandskämpfer ist zumeist auch derjenige, der mit Anbruch des Friedens in seine Familie zurückgekehrt war und dann nichts mehr von seinen Taten verlauten ließ. So würden sie nie etwas von den Taten meiner Schwiegerfamilie in Niederösterreich erfahren, die aus Diskretion keine Zeugnisse ablegte auch deshalb weil ihnen das Handeln von Amalia Fertner, von Ella Mittendorfer selbstverständlich erschien, daß selbst der Tod des Gatten in der Folterkammer in Wien, ihnen immer irreal vorgekommen ist. Sie wurden nie etwas von unserer Wiener Freundin Zwickl hören, deren Ehemann in Mauthausen den Hunden zum Fraß vorgeworfen wurde und die trotz allem ihren Kampf weitergeführt hat. Sie würden nichts von der Selbstlosigkeit jenes Ingenieurs im Todeslager Buchenwald und von seiner Frau Helene Schuster gehört haben, die unumstößlich, allein ihren Kampf gegen die abscheuliche Monströsitat weitergeführt hat. Und dann gab es noch den täglichen Widerstand von Tausenden von Gefangenen, die dort wo sie sich befanden und soweit es für sie möglich war, mit Geduld und Durchhaltevermögen alles was ihnen hier und da unter die Hände fiel sabotierten und dies oft indem sie alles vor ihren eigenen Kameraden geheim halten mußten. Denn leider ! Wie wir es aus den Berichten entnehmen können, gab es überall Denunzianten die ihr Handeln im Hinblick auf ihr eigenes Wohl rechtfertigten "nur keine Geschichten machen" wie ich es so oft hörte, oder noch niedriger, die sich den "Cercles Pétain" den petainistischen Verbänden anschlossen und die nationalsozialistischen Theorien übernahmen. Die Lagerarchive werden vielleicht einmal den Historikern die Taten jener erzählen, die in den Lagern und Kommandos ihre Aktivitäten hatten. In den Akten des Linzer Kriegsgerichtes, sowie in denen anderer deutscher Städte sind ihre Heldentaten aufgezeichnet. Aber die meisten von ihnen schweigen. Sowie auch jene auf immer schweigen werden, die verhaftet und umgebracht wurden und so ihre Geschichte mit in den Tod nahmen. Trotz allem ! Die Überlebenden jener entsetzlichen Zeit, diejenigen die wie durch ein Wunder davongekommen sind, jene die mit einer "Tarnkappe" geboren wurden, haben die Pflicht eine letzte Aufgabe zu erfüllen, ihren Augenzeugenbericht den nach folgenden Generationen zu hinterlassen. Unsere Erfahrungen sollen ihnen als Warnung dienen, damit sie "nein" sagen lernen. Um alles Unterdrückung, allen Dogmen, aller Maßlosigkeit, allen Übergriffen auf die Menschenwürde Widerstand zu leisten. Und wenn schon ! Selbst wenn der Tod am Ende des Unternehmens steht !. Was macht es aus, im Kampf für die Menschheit zu sterben ! Während der entsetzlichen nächtlichen Stille, wenn mich ein Alptraum weckt, wenn sich bedrückende Ängste und Herzjagen einstellen, dann ziehen Erinnerungsbilder vor meinen feuchten Augen auf, Bilder die auf immer, wie ein Wahn in meinem Gedächnis eingegraben sind. Ich durchleide die Leiden all jener die in den Todeslagern soviel gelitten haben. Ich beweine die Alten, die Mütter, die unschuldigen Kinder, die dem deutschen Gott als Opfer dargebracht wurden. Und dann spüre ich wie äußerst unbedeutend meine eigenen Erlebnisse sind, denn ich, ich lebe.
Postface de Marie-Josée TORRE de BRAVURA
Les grandes douleurs sont toujours muettes… Les grandes émotions sont toujours (pardon, devraient être) discrètes… Si le récit émeut, c'est à sa discrétion qu'il le doit. Pas de phrases, pas de mots ronflants, mais un récit par petites touches… par petits riens… apparemment sans lien les uns avec les autres. Apparemment seulement, car la trame qui soutient toutes ces pages existe bien, solide, forte, toujours là : l'émotion vraie, celle qui vous fait mettre en avant les "franges" et non pas le fond une pudeur qui ne supporte pas les grands éclairages. A lire donc entre les lignes ? Non à lire pour les lignes, vives, rapides, pleines d'intérêt, d'anecdotes non romancées… Mais à lire aussi avec "complicité", complicité de sensibilité qui seule peut faire ressentir tout ce que Michel El Baze n'a pas voulu dire explicitement…
The great sorrows are always silent...The great emotions are always (sorry, should be) discreet. If the story is moving, it is thanks to its discretion. No big sentences, nor bombastic words, but an account made up of little strokes, of little bits and pieces... with no obvious link between them. Only on the surface because the frame that holds all those pages together does exist, strong, solid, still present : the true emotion, the one what makes us put forward the fringes and not the substance, a modesty that cannot stand glitter. To be read in between the line, then ? No, to be read for the lines, vivid, brief, full of interest and of plain simple anecdotes.
But, to be read also with "complicity", being accomplice with sensitiveness, which is the only way of making us feel everything that Michel El baze has not wished to say explicitly.
Die großen Leidenswege sind fast immer von Schweigen umgeben. Die großen Gemütsregungen sind immer zurückhaltend. Wenn diese Berichte uns anrühren, so deshalb weil sie voller Zurückhaltung sind. Keine großen Worte, aber kleine Einzelheiten, fast wie es scheinen will, ohne rechten Bezug miteinander. Aber nur anscheinend, denn der rote Faden der alle Seiten durchzieht, ist immer da : echtes Mitgefühl, das Randerlebnisse zum Mittelpunkt hat und nicht die zentralen Ereignisse, eine Zurückhaltung, die große Beleuchtungen nicht verträgt. Muß man also zwischen den Zeilen lesen ? Nein, sondern man sollte es für das Geschriebene lesen, lebendig, behend, interessant, wahre Anekdoten erzählt. Aber man sollte es auch mit Teilnahme lesen, mitfühlende Teilnahme die allein uns all das fühlen läßt was Michel El Baze nicht genau hat sagen wollen.
Papa, écris !… Combien de fois Erna et moi avons entendu la supplique de nos enfants quand nous évoquions pour eux, les circonstances de nos rencontres en Autriche nos prisons et nos retrouvailles sept années plus tard à Alger. Mais les années s'écoulaient sans que se manifeste ce déclic qui vous fait prendre la plume, quand, un soir de 1980, nos chers amis Anne-Marie et Charles Ronchi se montrèrent tellement captivés, se firent tellement insistants que, rentrés chez nous tard dans la nuit, nous jetions le titre de ce récit, dont nous entreprenions aussitôt l'écriture en faisant appel à nos seuls souvenirs. Huit jours plus tard, nous mettions un point final au manuscrit. Il nous est apparu ensuite que le récit gagnerait à être conforté par quelques notes et par la transcription des documents, essentiellement la correspondance que nous détenions. C'est ainsi, que nous entreprîmes plus tard la composition du Livre II qui, outre l'intérêt qu'il présente de replacer le lecteur dans l'ambiance de l'époque, offre l'avantage de confirmer et quelquefois d'infirmer, de préciser ou compléter le produit brut de la Mémoire que constitue le Livre I que nous dédions à nos enfants et à nos petits enfants,
pour effacer l'oubli.
Livre I - La Mémoire
Avant-Guerre
Le monde ne peut être gouverné que

par l'exploitation de la peur

Ceux qui commandent doivent savoir

qu'ils ont le DROIT de commander

PARCE QU'ILS APPARTIENNENT A UNE RACE SUPÉRIEURE.

Il faut savoir MENTIR, TRAHIR, ASSASSINER même,

quand la politique le requiert.

Avec la sûreté d'un somnambule

je suis tout droit la voie qui m'a été tracée par DIEU.

La race nordique a le DROIT de DOMINER le monde.

l'ALLEMAGNE sera l'EUROPE ou l'ALLEMAGNE ne sera rien".

ADOLF HITLER

"MEIN KAMPF" - 1925

1939
Actualités Pathé-Cinéma. Munich… Vienne… Des hommes traquent des hommes dans les rues. Murs de boutiques revêtues de l'inscription infamante "Jude". Autodafés de livres. Poursuites, délations; c'est l'Allemagne Nouvelle. Rome… Les fascistes emboîtent le pas aux nazis. Images atroces: dans les rues, dans l'indifférence générale, des hommes font avaler de l'huile de ricin à d'autres hommes. Et la France? Elle est grande, généreuse. Elle ne pourra pas suivre l'exemple des barbares. Je le sais. Mon père a toujours eu confiance en son pays. Il a su m'inculquer son amour absolu pour sa patrie, pour cette entité de rêve, pour cette Métropole qu'il ne connaît pas mais qu'il vénère. Le racisme n'a pu s'y implanter. Drumond a dû venir en Algérie pour éditer "La Libre Parole" ce journal dont j'ai vu des camarades se délecter mais qui n'a eu aucun impact sur les Arabes avec lesquels ma famille n'a jamais cessé d'avoir des relations amicales, intimes, depuis des siècles, depuis l'Espagne et plus chaleureuses encore en Algérie depuis l'Inquisition. Bien sûr, il y a eu, en 1936, le massacre des innocents de Constantine dont je garde secrètement le souvenir dans un album de l'horreur caché dans mon tiroir, mais le danger n'est pas ici, la menace vient aujourd'hui de l'Allemagne nazie. J'ai lu "Mein Kampf", étonné de voir que le monde, que les gens autour de moi restent indifférents devant le sort promis à la France et à l'Europe. On n'aperçoit pas que l'élimination des Juifs est le prétexte, le prélude à l'asservissement général. Ces questions me hantent. Les événements attendus sont proches. Il faut faire quelque chose. Je milite depuis 1936 dans les Jeunesses Socialistes. Je défile dans les rues - le poing levé - Ce n'est pas suffisant : il faut se battre. Ma décision est prise : j'abandonne ma préparation au Bac, mon rêve d'être un jour médecin : je m'engage dans l'Armée Française. Devant ma mère, je reste dur pour ne pas succomber. Sa peine est immense. A mon père, je rappelle qu'il est lui-même l'artisan de ma décision. J'évoque la France, la guerre imminente. Il signera son consentement et je sais qu'il me bénit. Quelle arme choisir ? Je me présente au Régiment qui me paraît le plus prestigieux : la Cavalerie. Juste un regard dédaigneux, je suis renvoyé. A-t-on jamais vu un Spahis Juif... ? Allez donc voir les Zouaves!.. Les Chasseurs d'Afrique ne veulent pas de moi. Aucun examen, rien; mon nom suffit pour me repousser. Où aller ? La Légion ? Impossible; je ne pourrai pas cacher que je suis Français. La Coloniale m'accepte enfin et je m'engage au 13ème Régiment de Tirailleurs Sénégalais, à Alger. Je fais mes classes.
Affecté d'office au Peloton des sous-officiers, le Lieutenant me promet d'en sortir le premier et en effet, au premier "virage", me voilà dehors, n'ayant pu supporter la sottise du Caporal qui nous commande.
La Guerre
C'est seulement quand on rassemblera toute notre énergie

pour une explication définitive avec la

France… qu'on pourra mettre un terme à la

lutte interminable et essentiellement stérile

qui nous oppose à la France; mais à la condition

que l'Allemagne ne voit dans l'anéantissement de

la France qu'un moyen de donner enfin à notre peuple,

sur un autre théâtre, toute l'extension dont il est capable".

ADOLF HITLER

"MEIN KAMPF"

Je me réjouis d'avoir devancé mes camarades, je serai sur le front avant eux et partout je serai le plus jeune. J'en suis fier. Volontaire pour la France, je reste à Alger. Les semaines passent, je demande le rapport du Capitaine. J'explique que je ne me suis pas engagé pour rester ici mais pour combattre. Je le dis vivement. On m'enlève mon ceinturon, les lacets de mes chaussures : me voilà en prison. Enfin, je suis muté à Oran où se forme un Bataillon de Marche de Tirailleurs Sénégalais en renfort pour la France. Le temps s'écoule et je ne fais pas partie du premier convoi : alors, j'interpelle le Colonel dans la cour de la caserne. A huit pas, j'annonce clairement mon nom, matricule… et je me retrouve en prison. Et c'est la France ! Rivesaltes;. Camp de regroupement et premières amères déceptions. Gamin parmi les "vieux" - le plus jeune a 30 ans - tous mes camarades sont réservistes. Un seul sujet de discussion : le meilleur moyen pour rentrer chez soi. Toutes les possibilités sont évoquées, détaillées: blessure volontaire, désertion, planque, être fait prisonnier. J'enrage ! Les Vosges, 7ème Régiment d'Infanterie Coloniale. Je suis volontaire pour le Corps-Franc. On se moque, "il ne se passe rien ici", mais le Capitaine prend note. Mai : La Somme. Premier et dur contact avec les réalités de la guerre. … Bruits sourds et intermittents des avions à Croix Gammée qui bombardent nos positions devant Beauvais. Un caniveau. Une buse. J'enfile mon corps, mais je veux voir. Observateur de la Compagnie, je suis favorisé puisque équipé d'un mousqueton au lieu du lourd et encombrant fusil de mes camarades, plus une binoculaire que je développe pour situer les impacts des bombes. Étonnement ! Est-ce la terre qui tremble ? Non. Ce sont mes mains, mes bras, tout mon corps. Je ramène la binoculaire à sa position courte. Je tremble toujours. Pourtant, je n'ai pas peur. Je raisonne. Je plaisante : Tu trembles, carcasse… Je tremble encore mais je reste lucide. L'ordre d'attaque est pour dix heures ce matin : objectif : déloger les Allemands, dans le bois, en face. Depuis 8 heures, notre artillerie a déclenché le tir. A l'abri dans une futaie, nous nous écrasons au sol, la tête contre un tronc, protégée par le casque, nos avant-bras sur la nuque. Se faire tout petit pour offrir moins de surface aux obus de 75 qui pleuvant sur nous. Heureusement que beaucoup se fichent dans les troncs sans exploser. A 10 heures, il faut y aller. Sifflet! En avant! Le Capitaine, en tête, à terrain découvert, m'avoue avoir triché de 5 minutes, comme en 14. Je le suis. Je le devance par bonds. Je hurle mes informations. Arrêt. La Compagnie ne suit plus. Debout dans la mitraille, le Capitaine exhorte, gueule, menace. Ça bouge enfin. Mon copain T… est cloué au sol, paralysé par la peur, barbouillé de bave, ses yeux me supplient. Où sont les mitrailleurs? Où sont les tanks qui devaient nous devancer? Dans chaque repli du terrain, un corps. Mort? Planqué? … Et me voilà, moi-même dans une fosse. Creusée par qui? Je contemple mon mousqueton rouillé. Je revois l'élégant lieutenant sénégalais à Alger, passant la revue des armes, en gants blancs, me consignant, ce Dimanche, parce que son petit doigt qu'il a fourré dans la culasse est sale, qu'il dit. Dérision. Arme dérisoire contre ce mur de feu qui nous colle ici. A quoi bon tirer! Sur qui? … La nuit tombe. Je ne comprends pas, j'ai dû dormir. Tout est calme, beau. Des vallons, des bois. J'ai froid, je suis seul, abandonné. Un aéroplane dans le ciel. Tout petit, tout bas. Je suis heureux d'entendre le bruit rassurant du moteur rompant l'énorme silence. Je contemple et je comprends aux petites poussières qui m'entourent que je suis sa cible. De nouveau, le silence. Que faire? Où aller? Soudain, un grondement fantastique: au loin, comme sortie de terre, une multitude de chars qui semblent se diriger vers moi. Je m'écrase au fond de mon trou, pauvre loque! Maman! … Comment ai-je retrouvé cette troupe qui marche dans la nuit? Ce sont mes copains. Voici mon Capitaine. Lui doit savoir où nous allons. Qu'importe! Je marche affamé, épuisé. Je me réveille. Ai-je dormi? Non, puisque je marche, inconscient automate dans un cauchemar que vit l'autre, celui que je vois et qui marche, qui marche, qui marche…
PRISONNIER
9 Juin 1940. Journée splendide, clair soleil, chaleur divine qui réconforte nos corps meurtris. Depuis des jours, nous combattons autour de villes et de villages aux noms qui chantent : Granviller, Conty, Poix, Ouri, Buyon, Candor, Lagny, Écuvilly, Lassigny… La veille, le Capitaine m'a proposé pour la Croix de Guerre. Aujourd'hui, nous sommes encerclés à Moreuil - la - Motte. Village classique avec sa petite place, ses maisons alentour, son église, son clocher. Le Capitaine me demande d'aller chercher du secours pour le Commandant gravement blessé, de voir ce qui se passe et de lui rendre compte. Les Allemands sont devant. Qui est derrière, dans cette direction?.. Je pars seul, mousqueton à l'épaule. Au sortir de Moreuil;, sur une crête, au bord de la route, un Lieutenant commande une section dont les mitrailleuses sont pointées sur le village que nous occupons. Je lui dis mon étonnement. Il décide de m'accompagner avec un autre Officier. Je marche avec précaution, le fusil en main: les Officiers derrière moi augmentent la distance. Tout à l'heure des détonations crépitaient. Les Officiers m'avaient dit qu'une pièce non identifiée était en position sur la route. J'avance avec prudence. Maintenant tout est calme. Pas un bruit, hormis les oiseaux que je ne me lasse pas d'entendre depuis que je suis en France, de même que je n'ai pas encore épuisé les joies que me procurent ces paysages d'un vert que je ne connaissais pas. La route monte. Au sommet de la côte, un calvaire, immense croix de fer se découpant sur le ciel bleu. J'avance. Je scrute. Au loin, derrière, les Officiers sont plantés au milieu de la route. Je continue et soudain, cinq, six formes hurlantes se dressent au pied du calvaire. Je me retourne et fais signe aux Officiers à l'arrêt. J'avance, le fusil toujours en main, mes yeux fixés, cloués sur la croix de fer qui se dresse là-haut. Et puis ils viennent à moi, me dépouillent de mon arme, de mon ceinturon, me poussent rejoindre tout à côté quelques soldats français. Ainsi me voici prisonnier. Je pense à ceux de Rivesaltes qui souhaitaient cette infamie pour sauver leur peau. Je suis calme, j'examine. Tous ces soldats allemands sont jeunes, blonds, beaux. Décontractés, propres. Je compare mes bandes molletières à leurs bottes bien cirées. Leur casque est auréolé de verdure. Étrange ! Et leur uniforme est vert! Dans le pré, un Officier caracole sur un magnifique cheval blanc, un revolver en main. Un tirailleur sénégalais court, l'Officier tire. L'énorme masse noire tombe. On rit. Voilà un autre Sénégalais, je détourne les yeux, ma tête éclate, je pleure. Je pleure sur ces pages, mon frère, mon ami. Celui dont j'admirais la force, l'innocence. Celui qui m'entraînait dans ses danses le matin après l'exercice, le soir au bivouac. Le soldat au courage tranquille pour qui j'ai volé un jour des noix de cola pour le voir heureux. C'est absurde, je ne comprends pas: comment peut-on être beau, blond, sympathique et cruel!
BOUCLIERS VIVANTS
Finis les jeux. Ordre de nous rassembler. Nous voici, trente, quarante prisonniers marchant sur une route, bien encadrés, nous dirigeant sur Moreuil - la - Motte où je sais ma Compagnie retranchée. Les prisonniers marchent en tête. Derrière, les Allemands, chacun armé d'un fusil-mitrailleur. Nous approchons des premières maisons et soudain, je comprends, je ralentis mon allure pour me retrouver au dernier rang, juste pour entendre les Allemands nous ordonner en français de lever les bras et de crier aux camarades de se rendre. J'ai, contre mon flanc, une mitraillette brûlante qui me pousse en avant. Mes lèvres remuent : aucun son ne sort. Je ne veux pas crier. C'est l'enfer. Désemparé sur la place du village, je me plaque contre un gros arbre, à l'opposé des maisons, des caves, d'où jaillissent les rafales. Puis ce sont les explosions des grenades allemandes lancées dans les soupiraux, et d'un obusier, presque un jouet, qui tire à bout portant dans les maisons et l'afflux des camarades qui se rendent. J'ai gardé mon sang-froid, maître de mes nerfs. Les Allemands nous examinent. Un garçon de mon âge me regarde et me dit : - Du bist Jude ! J'ai compris. Je lève des yeux interrogateurs vers un copain qui a entendu et qui me traduit. Je m'esclaffe, mais la nuit suivante, avec un éclat de verre que j'ai réussi à ramasser, j'arrache les pauvres poils du collier de barbe que j'avais eu tant d'impatience à voir pousser et qui me dénonçait.
LES PIEDS BLANCS
Que dire de la longue marche de la colonne lamentable. J'ai lu bien des récits. Aucun n'a traduit la honte, la souffrance, la rage, le désespoir. L'effort fantastique pour avancer d'un pas. Après chaque pause, un impératif: me placer en tête de colonne pour gagner ce peu d'avance qui me permettra de ne pas me trouver parmi les traînards que l'équipe de nettoyage abat. Combien j'ai vu de camarades tués froidement, posément! J'ai l'impression, je sais que je souffre plus que les autres. Je suis maigre, sans réserves. Je ne sais pas reconnaître un pissenlit. L'herbe est infecte. Je me réveille, le matin, transi, ankylosé, que dis-je, paralysé; incapable de faire un mouvement dans mon linceul de verdure recouvert de rosée. Après l'étape de Bapaume, j'abandonne. Je choisis la mort mais je veux en jouir. Au prix d'un effort indicible, le dernier, je remonte la colonne puis je m'allonge sur le talus et me déchausse. Plaisir divin! J'enlève les chiffons qui me servent de chaussettes et contemple mes pieds, étonné! Ils sont blancs, tout blancs, exsangues. Les camarades défilent; un dernier regard: ils savent que c'est fini pour moi. Je ferme les yeux. Je rêve… Autour de moi, on s'affaire, on discute. Une ombre sur mes paupières baissées, j'attends le coup meurtrier, la délivrance. Le temps s'écoule; comme il est doux de mourir! J'ouvre les yeux. Devant moi, appuyé sur une bicyclette, méditatif, un soldat allemand porteur d'un brassard de la Croix - Rouge, qui semble fasciné par mes pieds, ces pieds blancs qui l'intriguent. Arrive un porte char. L'infirmier fait signe, palabre. Le temps de m'agripper au fût d'un canon et c'est la route qui s'ouvre, les arbres qui défilent, l'enivrement de la vitesse, le vent qui cingle, la vie! A Cambrai, dans une caserne où la colonne me rejoint le soir, à l'infirmerie où je repose, je reçois la visite de mon infirmier. Manifestement, pour lui, je suis un cas. Il tâte, il palpe ces pieds qui m'ont sauvé. Les sentinelles sont peu nombreuses, chaque nuit, je pourrais facilement m'évader.
Pour aller où ?Je ne trouve pas de réponse à cette question. Mes compagnons qui sont de France sauraient où se réfugier, pourtant ils ne tentent rien, espérant la libération qui leur est promise tous les jours pour le lendemain. Moi, dans ce pays, je me sens dans un autre monde. Perdu ! Ces champs, ces coteaux, ces bois, c'est l'inconnu. J'ai peur !
Cette troupe dépenaillée est devenue ma famille.
Je reste !..
En Allemagne
"Eh bien ! Oui, nous sommes des Barbares et

nous voulons être des Barbares.

C'est un titre d'honneur ! !".

ADOLF HITLER

"MEIN KAMPF "

Tout est propre, ordonné, soigné. Nous sommes à Trèves, premier camp de triage en Allemagne. Les prisonniers sont alignés. On nous compte et recompte. Garde-à-vous interminable. Deux civils nous passent en revue. Ils examinent les visages. Un prisonnier Alsacien recommande de les regarder droit dans les yeux mais c'est, à l'évidence, le profil qui les intéresse, bien sûr! Quelques camarades sortent des rangs, en silence. Je suis pris au piège. L'Aryen est presque sur moi, le Sémite, qu'il va découvrir. Je reste calme, serein, puisque je suis perdu et soudain mon camarade, sur ma droite, pousse un cri de douleur, me frappe, c'est la bagarre, la panique dans les rangs. Les gardes se précipitent, les coups pleuvent, c'est la confusion. La revue se poursuit mais sans mon ami, ni moi-même, enfermés dans un réduit. Puisse Jules Cayrol, mon condisciple du lycée d'Alger me pardonner de lui avoir écrasé les orteils de mon talon.
Il n'en connaîtra jamais la raison.
En Autriche
"La Résistance fut, à ses débuts, une

solitude, une addition de solitaires".

Henri Amouroux

Apostrophes "

Novembre 1983 - KREMS-GNEIXENDORF
Étendu dans le noir, je cherche à placer mes jambes ankylosées. Les corps allongés à même le wagon s'entremêlent, s'entrecroisent, s'étouffent. La faim me torture. A la distribution aujourd'hui, sur une voie déserte, je n'ai pu obtenir qu'un quart de litre de soupe, la contenance de ma boîte de conserves. C'est ainsi depuis le début car je n'ai pas de gamelle. J'ai froid. Depuis longtemps, j'ai abandonné ma capote, trop lourde pour mes épaules. Le train roule depuis des jours et des nuits interminables vers une destination que nous essayons en vain de deviner. Les plus forts se sont immédiatement installés près de l'imposte et peuvent respirer. Je les envie. "Chevaux en long 8". Nous sommes ici 75. Je n'entends qu'un seul sujet de conversation : la bouffe ! Chacun décrit soigneusement telle et telle recette, savoure, se délecte. A chaque arrêt, nous pensons être arrivés. Le long voyage se poursuit jusqu'enfin une gare de triage, à l'écart. Nous savons depuis la veille que nous sommes en Autriche. C'est la joie : l'Autriche, Vienne. Nous avons la chance d'aboutir sur cette terre, loin de la Prusse, en pays ami. La colonne se forme. La campagne est magnifique. Des coteaux, des vallons, des bois, des vignes ! Quelques kilomètres de marche et nous arrivons au camp de Gneixendorf où se trouvent déjà des prisonniers Polonais et Belges qui nous entourent, nous pressent de questions et nous offrent du pain, des cigarettes, du chocolat contre les montres, bagues et autres pauvres objets échappés aux fouilles. Les transactions se font entre deux baraques occupées par les Polonais où se tient un souk en fin d'après-midi. Je n'ai rien à donner, rien à recevoir. Mon seul souci est de trouver une gamelle ou un récipient plus grand que ma boîte de conserves pour bénéficier de la ration normale de soupe et j'y parviens contre mon portefeuille que l'on m'a laissé, vide de tous mes papiers que j'ai jetés dès le premier jour de ma captivité. Chaque jour, rassemblements et comptages interminables. Les physionomistes civils continuent de rechercher les Juifs parmi les prisonniers. Sitôt détectés, ils sont rassemblés dans une baraque spéciale, vers quel destin! Quelques-uns se déclarent Juifs et sont immédiatement séparés. Aucune solidarité visible. La masse est indifférente. A chacun sa souffrance. Le bruit court, depuis Trèves qu'après le "nettoyage" seuls les Juifs seront gardés, les autres vont être libérés. C'est une question de jours. Alors !… Il me faut passer inaperçu. Je me méfie de tous. J'appréhende la délation. Allongé sur ma paillasse, je ne sors que pour les rassemblements et pour la soupe. Aujourd'hui, nouvelle revue. Les civils s'approchent, scrutent les visages. C'est bientôt mon tour. Est-ce la fin ? Je regarde le soleil en face, les yeux grands ouverts. Je tombe en arrière, je me convulse sur le sol, le visage inondé de larmes, sali de bave et de poussière. On s'écarte, on m'emmène, je me débats. Infirmerie, piqûre… sauvé ! Il me faut sortir de ce guêpier. Des Kommandos se forment pour le travail. Je me porte volontaire. Avec 29 autres camarades, l'aventure commence.
HOHENBERG
Nous débarquons dans un cirque entouré de montagnes. Misérable troupe objet de la curiosité de tous : des enfants à qui nous servons d'épouvantail, des Sections d'Assaut en chemise noire, l'oeil triomphant, des hommes en costume bizarre, des femmes… La baraque qui nous accueille est un ancien atelier de menuiserie. Huit mètres sur six, deux étages de châlits, située dans l'arrière-cour de l'auberge "Zum Rotten Hann" où nous allons prendre notre premier repas. Serait-ce le paradis ? Voilà que Frau Schweda, la bonne hôtesse, emplit nos gamelles d'une sauce épaisse. Des pommes de terre, de la viande ! J'avale, j'ingurgite ce goulasch miraculeux. J'emmagasine cette nourriture abondante, inattendue dont je crois mourir tant la nuit qui suit sera pénible. Dès le lendemain, au travail ! Nous sommes à la disposition de la municipalité qui va nous employer à la réfection et à l'entretien des chemins et des ponts de la commune. Perché au sommet de la carrière, je gratte la roche avec un pic pour en extraire gravier et sable. La sentinelle, en bas, hurle. Je suis le point de mire de ce fusil brandi. Laszlo Steinberger, le Légionnaire - Interprète, traduit : - Le zigo dit : "Tu chatouilles la pierre, il faut frapper fort sinon c'est lui qui te frappe !" Alors je m'efforce de donner l'apparence de cogner dur, un oeil sur le garde. Nous sommes décidés, avec quelques camarades de participer le moins possible à l'effort de guerre allemand. Déjà se dessine ce que j'appelle "le plan" et toute action pour réduire et pour saboter notre production fait partie du plan. Pour moi d'ailleurs, c'est indispensable. D'une part, j'ai bien peu de forces et aussi je n'ai jamais vu d'outils. Cette pelle à laquelle je suis affecté, je ne sais pas m'en servir. François Scagnelli se charge de m'enseigner. D'un chantier à l'autre, je m'endurcis. La première paie est une surprise. Chacun perçoit quatre marks de camp pour le travail d'une semaine. Moi, je perçois quatre marks et vingt pfennigs. Les camarades étonnés s'interrogent. L'explication demandée aux gardes fait rire : en Allemagne, le pelleteur gaucher a droit à une prime et je suis paraît-il gaucher ! Je cherche à comprendre et en effet je ne tiens pas l'outil comme les autres pour la simple raison que mon "professeur" s'est toujours placé face à moi pour m'apprendre le maniement de la pelle et, de ce fait, je l'ai imité mais à l'envers, ce qui a formé un gaucher précieux pour faire équipe avec un droitier pour le chargement des camions et des wagons.
ANDERSBACH 13
La carrière est une échancrure dans la montagne, au bord du chemin. A droite, une ferme; à gauche, le torrent Traisen : devant, un pré et au-delà, deux petites maisons. De l'une d'elles, une fille paraît à une fenêtre; ouvre, ferme, sort, rentre. Disparaît longtemps. Reparaît ! Je rêve. Elle est blonde. Belle. Apparition idéale, furtive, muette… et tellement lointaine. Le Samedi après-midi, j'obtiens des gardiens de me tenir, sous leur surveillance, sous le porche du Kommando qui se trouve au centre du village pour contempler le spectacle de la rue. Je suis dépenaillé, noir. Je sais qu'on m'appelle "der Neger" et que les mères font peur à leurs enfants en me montrant du doigt. La fille blonde passe et repasse, accompagnée d'une copine très brune, rieuse. Je sens que je l'intrigue. J'essaye d'attirer son attention. Je passe ma main dans mes cheveux à chaque regard dans ma direction et un jour, c'est le miracle : elle aussi caresse sa chevelure blonde. Le contact est établi. J'attends chaque Samedi avec angoisse. Elle est devenue mon soutien. Ma raison de vivre. Je commence à lire les affiches pour essayer de déchiffrer cette langue qui me permettra peut-être de communiquer avec elle. Chaque bout de journal est analysé avec passion, ma connaissance de l'anglais m'aide beaucoup. J'écoute ce qui se dit avec attention. Je fais des efforts pour comprendre et faire la différence entre le dialecte autrichien et la langue écrite. Je sais déjà former des phrases que je n'exprime pas, parce que j'ai entendu dire que tous les Juifs parlent allemand. Et puis un jour, Resel, que j'aide à alimenter ses cochons, me montre tellement d'amitié que je lui parle et c'est la révélation. Dorénavant, chaque soir, en portant les seaux de nourriture à la porcherie, je vais me perfectionner dans la langue abhorrée avec le secret espoir de parler un jour, ou bien d'écrire à mon apparition. Un Samedi, nous sommes là, sous le porche, où un gardien a bien voulu nous accompagner moyennant quelques cigarettes. Je lui raconte que nous, les nègres, nous avons certains pouvoirs, notamment celui d'imposer notre volonté à distance. Il rit. Je parie d'en donner une preuve et lui propose de faire toucher sa chevelure à cette fille blonde qui descend la rue, là-bas. Subrepticement, je passe la main dans mes cheveux, elle répond. J'exulte! Me voilà sacré sorcier avec preuve et l'objet de beaucoup d'attentions inquiètes par la suite. Nous prenons maintenant nos repas au collège du village. La cuisine est préparée par une très vieille femme, Frau Biba. Reconnu le plus faible, j'obtiens de lui servir de domestique. Je mange à ma faim. Éplucher des pommes de terre n'est pas fatigant. J'ai tout loisir de parler allemand. J'accompagne, sans gardien,Frau Biba, pour ses achats dans le village. Dans chaque magasin j'opère un prélèvement. C'est formidable ! Et puis, un matin, le miracle inattendu. Dans la cour de l'école, séance de gymnastique par un groupe de jeunes filles. Elle est là. J'entends son rire. Explosion, éruption... Cascade argentine. Cristaux qui s'entrechoquent et frappent mes oreilles étonnées ! Musique divine qui soudain s'assoupit, se réveille, éclate et s'éteint me laissant anéanti, moi le prisonnier qui ose lever le regard, qui ose tendre l'oreille vers ce qui est si loin, vers l'impossible ! Par la fenêtre ouverte, stupéfié, je la regarde venir vers nous. Elle parle à Frau Biba. Je lui demande : - Comment t'appelles-tu ? Elle me répond en riant : - Margaret ! Et c'est déjà fini… Alors, j'écris à "Margaret" un billet que je garde précieusement en guettant l'occasion propice pour le lui passer et cette occasion se présente un jour en traversant le village encadrés de nos gardiens. Le billet passe d'une main à l'autre et c'est finalement François, le mieux placé, qui le lui glisse dans la main. J'admire son courage ! Elle n'ignore pas que toute relation avec un prisonnier est passible d'emprisonnement. A notre porte, comme sur le tableau d'affichage de la Mairie est placardé un avis : Il est interdit de nous approcher, de nous adresser la parole et il est même défendu de nous considérer "comme les chiens de la maison". Et nous nous rencontrons. Un soir, avant l'appel et la fermeture de la porte par nos gardiens, elle vient à ce premier rendez-vous, accompagnée de son amie Hilda Grahamm. Nous sommes sur le tout petit pont qui franchit le ruisseau. Je ne sais plus ce que nous nous sommes dits mais le destin avait ce jour-là décidé que nous serons liés dans la souffrance, dans l'amour, pour la vie.
PREMIÈRE NEIGE
J'attends avec curiosité la première neige annoncée.
On m'appelle. Elle est là, déception! Ces flocons légers qui volent, qui fondent dans la main ne m'enchantent pas mais le lendemain je découvre un pays de rêve. Dieu que c'est beau !L'hiver s'installe. J'envie mes camarades qui commencent à recevoir des lettres et des colis; moi, je ne reçois rien. Pas encore. J'ai attendu, pour donner des nouvelles à ma famille, qu'elle soit d'abord avertie par l'intermédiaire des parents d'un copain du stalag que j'ai changé mon identité et que dorénavant, je m'appelle Le Baze. J'appréhende ma première lettre ; si le "El" paraît, je suis perdu, je le crois. Mieux vaut me priver de gants, de chandails et de chaussettes que de courir un risque. Ma première lettre, plus tard, a été pour moi une rude épreuve, grâce au ciel, ils avaient compris. L'hiver est pénible. Le travail difficile. Armés d'énormes pelles de bois, nous déblayons les rues. Avec des francisques, nous débitons la glace d'un étang pour emplir la chambre froide d'une auberge qui la conservera jusqu'à l'été suivant. Par moins 33°, nous creusons des tombes dans le cimetière. Ce jour-là, mon coeur s'est arrêté de battre, on m'a étendu, frotté la poitrine avec de la neige durcie. Revenu à moi dans la baraque, seul, je me suis installé sur trois chaises, le visage devant la porte du poêle ouverte et je me suis réveillé la tête en feu. Je flambais. J'ai eu chaud !
INTERPRÈTE
Laszlo est retourné au Stalag. F…, le Flamand qui parlait toujours avec un air mystérieux aux gardiens et dont j'avais si peur, est parti aussi pour être libéré. Je me découvre, je deviens l'interprète du Kommando et à ce titre je bénéficie de quelque confiance. C'est maintenant moi qui, le Samedi, visite avec un garde les commerçants du village pour y acheter, avec les marks de camp quelques denrées ou objets pour mes camarades. J'ai, en main, un panier d'osier que j'emplis de mes achats officiels. Le reste disparaît dans deux musettes cachées sous la pèlerine que j'ai réussi à obtenir. Je parle, je fais rire, on me fait confiance. Tout le monde est tellement aimable. Les villageois sont curieux de voir de près "le fils du Cheikh" que je dis être. Je touche, je soupèse, j'apprécie, je m'étonne et mes musettes se remplissent. De retour à la baraque où l'on m'attend toujours avec inquiétude. Le butin, dûment inventorié, va enrichir le menu de la fête traditionnelle du Samedi soir, après l'épouillage.
AUX MORTS
11 Novembre 1940. 11 heures 11. A mon cri : - "Aux morts, camarades !", le Kommando, pelle ou pioche en main, s'est figé, au garde-à-vous, immobile. Insensibles aux hurlements des deux soldats qui nous gardent et veulent mater cette "rébellion " ! Impassible sous la piqûre de la baïonnette que le plus excité pointe sur ma poitrine ! - Repos ! C'est fini.
ET COM SPIRITUTUO
Les deux aimables Viennois qui nous gardaient ont été remplacés par un Prussien et par un je ne sais quoi, tous deux ignobles. Je sens que mon grand éclat de rire n'a pas convaincu le soldat. Son "Du bist Jude" jeté, sans que je m'y attende, devant mes camarades, m'a fait pâlir. J'avais oublié le danger. Henri Renard, notre homme de confiance, propose de lui faire une démonstration, les autres approuvent en riant. Je me déboutonne en criant que je vais venger l'insulte. Je suis fou de rage. J'agrippe le Prussien à la ceinture. Moi-même à moitié défait, je tente de le déculotter. On accourt. On me retient. Je me débats. De l'auberge qui sert de quartier général à la Compagnie sortent des soldats qui me maîtrisent. La confusion est générale. Enfin, je comparais devant le Capitaine à qui je déclare que je suis un soldat français qui réagit quand on porte atteinte à son honneur alors qu'il travaille pour le "Grand Reich Allemand". J'en appelle au témoignage de l'aubergiste, nazie du Parti Illégal, que je sais être son amie. Je me sens mal, elle m'apporte de l'eau et je sais que je suis sauvé car j'ai lu souvent, dans ses yeux, une grande affection. Je suis sûr qu'elle me défendra, cette nuit, contre le Prussien. L'alerte a été chaude. Il me faut faire quelque chose pour dissiper le malaise et empêcher mes camarades de se poser des questions. Nous avons été invités à deux reprises à participer à la messe du Dimanche dans un coin de l'église et bien entendu, je n'étais pas le moins fervent. Cette faveur n'a pas été renouvelée depuis un certain temps, on craint le contact avec les civils. Ma suggestion à Henri Renard, notre doyen, d'essayer d'obtenir un service spécial, tous les Dimanche, est acceptée. La difficulté est de rallier les copains à cette proposition, mais finalement l'accord se fait. Le Secrétaire de la Mairie demande au Curé de solliciter de nos gardiens l'autorisation de nous consacrer une messe spéciale à 11 heures tous les Dimanche dans son église. Il obtient satisfaction. La clochette en main, je sers la messe avec dévotion. Traduisant l'Évangile à ma manière, avec des allusions aux événements et à notre situation qui rend mon interprétation, jamais choquante, toujours amusante et en fin de messe, nous chantons, à genoux, sur un air de cantique, ce "Chant du Prisonnier" qui est parvenu jusqu'à nous : "Dans l'cul, dans l'cul, Ils auront la victoire… " sans qu'il ne soit jamais venu à l'esprit d'aucun d'entre nous que ce put être un blasphème. Quand, pour une raison inconnue, la messe est supprimée, c'est moi qui réclame au nom des copains. Les Protestants, nombreux à Hohenberg, constatent qu'en effet, la France est catholique et pratiquante.
VOLEUR
Il m'arrive de rencontrer "Margaret" qui s'appelle en réalité Erna Reiter, mais il n'est plus question de risquer un geste ou un regard car le Prussien n'a pas désarmé : il attend son heure. Dans cette lutte, il est le plus fort parce qu'il détient la vérité. Je rends de plus en plus de petits services à Frau Schweda et à sa soeur Resel. Le moment venu, j'aurai encore besoin de leur appui. Je me plains à Resel. Je laisse entendre que le garde puise dans les colis que nous recevons de nos familles et qui sont réglementairement ouverts et contrôlés par lui. Je demande, bien entendu, une grande discrétion (!) car nous redoutons la vengeance du Prussien… Puis, un certain Dimanche, j'interpelle le garde dans sa petite chambre, les copains accourent, des soldats se précipitent. Frau Schweda et Resel, à leur fenêtre, regardent intriguées. On me mène chez le Capitaine devant lequel je refuse de parler. Le Prussien, par contre est là, fou de rage que j'ai pu le traiter de voleur. Devant l'insistance du Capitaine, je dis ma peur et celle de mes camarades de subir la vengeance du garde si je dis " la vérité " : sa chambre est pleine d'objets qu'il nous vole mais je ne peux pas le dire… Frau Schweda appelle le Capitaine, ils s'entretiennent et ordre est donné de fouiller la chambre du garde. Sous son matelas sont découverts : tablettes de chocolat, cigarettes, foie gras de Périgueux, sardines à l'huile et autres conserves que j'avais eu une peine infinie à subtiliser à mes camarades. Le lendemain, le Prussien quittait la Compagnie.
AVEUGLE
Le "plan" exige un effort minimum dans tous les domaines mais il est évident qu'il ne faut pas pour autant se reposer sur les camarades quand on a collectivement la contrainte absolue de fournir un travail déterminé ; il y a, à ce moment spécifique, une obligation d'entraide à laquelle nul ne doit se soustraire. Et c'est précisément ce que ne veut pas admettre notre camarade D… : nous décidons qu'il mérite une leçon. Demain Dimanche, nous pourrons nous laisser aller au farniente sur nos paillasses, mais pas trop tout de même puisqu'il faudra tous participer au grand nettoyage traditionnel et continuer de nous épouiller. La lumière éteinte, c'est le noir absolu. D… dort, paisible. Il ronfle, c'est le moment ! Avec d'infinies précautions, tout le monde se lève et, commence alors, le brouhaha habituel à chaque réveil : l'un chante, l'autre siffle, celui-là se dispute avec son copain. Rien n'y fait, comme chaque matin, D… ne bouge pas. Le bruit devient infernal, D… est chahuté, découvert, viré de son lit, comme d'habitude. Va-t-il enfin se réveiller, ouvrir les yeux ? La bacchanale continue et tout d'un coup s'élève un cri, que dis-je, un hurlement inhumain, un appel : - Maman !… Je suis aveugle ! Enfin ! Le tour est joué. La suite est confuse. Entre les uns qui veulent continuer la farce et les autres qui le rassurent mais ne peuvent le convaincre que par la lueur de leur cigarette, D… est désemparé. Jusqu'à l'arrivée des gardes, alertés par le bruit, qui rétablissent le courant électrique, notre camarade aura bien cru avoir perdu la vue.
RENCONTRES
De chantier en chantier, bons à tout faire du village, nous laissons partout la trace de notre passage : les sapins que nous plantons dans la montagne ont presque tous les racines coupées par la bêche malhabile ; les piliers des ponts reposent sur des assises de terre mélangée au béton ; les barrages qui doivent réguler le débit des torrents ont peu de chance de résister à la prochaine crue. Tous nos efforts tendent à saboter ce que nous faisons, c'est peu de chose, j'en suis conscient, mais toutes ces petites actions nous permettent de conserver bon moral. Je suis volontaire pour toutes les corvées dans le quartier de Furthof où j'ai des chances d'apercevoir Erna. Nous avons pu échanger quelques mots deux fois sur le petit pont, une autre fois sur la route de Reisalpe et il y a eu cette rencontre au Gschwendt où elle faisait du ski pendant que je charriais de gros troncs d'arbres avec une corvée. A chaque fois, quelques paroles maladroites malgré les gardiens et vite la séparation pour des semaines. En Décembre, je crois, la chance me sourit. Volontaire pour aider à la manoeuvre de la pompe qui doit vidanger les fosses d'aisances des maisons de Furthof, j'espère que l'équipe sera appelée chez elle. Je travaille avec un civil, sans gardien. Nous passons tous les jours devant sa maison. Je l'aperçois rarement et toujours d'une manière furtive : je sens pourtant qu'elle guette derrière ses fenêtres. Nous vidangeons tout le quartier. J'actionne la pompe à bras tirée par un cheval et un bœuf. Le chef installe les tuyaux. Aspiration, remplissage ! et l'épandage se fait dans les champs alentour. Partout, on nous offre du thé avec du schnaps. On bavarde. Nous visitons toutes les maisons ou presque, mais pas la sienne. De retour au Kommando, je fais évidemment l'objet de rires et quolibets.
SINGER FABRIC
Mauritius Zötl est le patriarche du village, du moins apparaît-il tel avec sa barbe imposante, son maintien tranquille et sage, la bonté qui se dégage de sa personne. Sa fonction : gardien de la prison communale. Une cellule au rez-de-chaussée, bardée de barreaux épais qu'il a lui-même forgés dans l'atelier contigu. Il est aussi forgeron. A l'étage, l'appartement qu'il partage avec Frau Zötl et une pièce qui nous est dévolue dorénavant. Sur deux étages de châlits, 20 prisonniers. Au milieu de la pièce, juste à mes pieds, un gros poêle à bois. Seulement quelques-uns d'entre nous travaillent encore pour la municipalité, les autres sont partagés en deux équipes : l'une, de laquelle je fais partie, affectée à la "Singer Fabric" à Inderbrück qui produit de la "laine de bois", l'autre à l'usine de Furthof, très important complexe de production de limes, câbles et instruments manuels de précision. A la "Singer Fabric", je suis d'abord employé à fournir un ouvrier qui alimente une assez grosse machine débitant le bois en très fines lamelles qui iront remplir les paillasses des soldats allemands. Ces machines sont délicates. Il faut en effet une mise au point très précise des ciseaux pour obtenir un rendement intéressant et un produit utilisable. Avec Pierre Lespine, nous décidons d'intervenir et nous étudions le problème qui se pose à nous. Comment saboter sans risquer de nous faire prendre ? Cela nous demande des journées d'attention d'autant que Pierre, tailleur d'habits et moi-même, ignorons tout de la mécanique. Quelques boulons desserrés ici et là mettent les machines en panne pour quelques heures. Ce n'est pas suffisant et la répétition du phénomène nous fait courir des risques. Il faut tenter autre chose. Tous les soirs, le gardien vient nous compter dans notre chambre avant que Herr Zötl ferme la porte de la maison. Son appartement est sur le même palier et je remarque que la clef est toujours déposée sur une desserte à portée de la main. Je décide donc de la subtiliser et la confie à un civil qui travaille à l'usine de Furthof, qui me paraît appartenir à la Résistance Autrichienne, à charge pour lui de la faire reproduire. Le temps passe, la clef ne nous est pas rendue. Et pourtant, en échange du service que je lui demande, je lui ai donné en avance, la situation exacte et la consistance de tous les postes de défense antiaérienne que nous avions construit dans la montagne autour du village. Alors, je décide d'agir. La maison est bien fermée, mais la porte donnant sur l'arrière est pourvue d'une imposte. Avec l'aide de Pierre, de Barbé René et la complicité tacite de mes camarades, je m'évade par une nuit noire : nul, hormis Pierre, ne connaît notre projet. J'ai toutes les peines à trouver mon chemin. Revêtu de ma pèlerine qui ressemble à celle que l'on porte communément dans le pays, je marche bien au milieu de la route, chantonnant un air de soldat et je salue d'un sonore " Heil Hitler ! " deux rencontres inopportunes. La fabrique est alimentée en énergie électrique par une petite centrale hydraulique qui lui est propre. Située à quelques centaines de mètres du bâtiment principal, elle ne fait l'objet d'aucune surveillance particulière, nous le savons. C'est là le but de ma sortie. Longeant le canal d'évacuation des eaux, me voilà à pied d'oeuvre. Dans ma musette, du sable que je vide soigneusement dans le carter qui renferme le réducteur, opération que j'avais déjà expérimenté avec succès quelques semaines auparavant, pour mettre au repos la scierie de la gare à laquelle j'avais été affecté pour un court séjour. De retour à la maison, comme il m'est impossible d'y pénétrer par l'imposte que Pierre a d'ailleurs refermée, j'attends dans la nuit glacée. Je sais que notre geôlier se lève à 5 heures et que son premier soin est d'ouvrir la porte d'entrée. Cette fois-ci, rien ne se passe. J'attends, inquiet. Le garde arrive enfin qui vient chaque matin surveiller notre lever et nous mener au travail. Le temps pour lui de monter à l'étage et je suis déjà déshabillé, défait, ébouriffé, sortant en chantant des toilettes du rez-de-chaussée. Il a senti quelque chose, c'est visible dans ses yeux. A la fabrique, rien. Quelques chutes de tension mais cela s'est déjà produit. Pierre respire, moi aussi. L'inquiétude disparaît. Plusieurs jours passent. Nous imaginons notre sable polissant les engrenages. Nous attendons. Et puis je ne tiens plus, c'est si facile. Je recommence : l'imposte, le canal, la centrale. Je prends soin de ne pas laisser de traces du sable que je vide dans le carter et c'est le retour. Cette fois, Herr Zötl ouvre la porte avant l'arrivée du garde et manipule déjà ses lourds outils de forgeron. J'entre vite dans ma paillasse d'où le garde m'extrait en criant, l'heure venue, comme d'habitude.
FURTHOF FABRIC
La fabrique de laine de bois est fermée ; les machines sont arrêtées. Le personnel range, nettoie, pendant qu'on recherche la panne dans l'alternateur, les transmissions, partout. Nous sommes affectés à l'usine de "Furthof". Enfin j'ai ma clef. Je comprends le retard : il a fallu la tailler dans une pièce de métal massif. Le pêne est parfait. Le tube un peu épais. L'embout d'une seule pièce mais elle fonctionne. L'autre, l'original, je la glisse sous la desserte où Frau Zötl finira bien par la retrouver. Je soupçonne d'ailleurs qu'elle s'est bien gardée d'avouer sa disparition. Elle n'aime apparemment pas les ennuis. A l'usine, on est très gentil avec moi et comme on sait que je souffre du froid, nous sommes en Novembre 41, je suis désigné pour aider le chauffeur responsable de l'immense chaudière qui alimente toute l'usine en vapeur et qui me donne des consignes très strictes : retirer les scories, alimenter les fours à charbon en surveillant l'appareillage qui indique le degré et la pression. - "Pass auf !" Si tu charges trop, si l'admission de l'air est trop importante, tout peut sauter et c'est l'usine qui est kaput et nous aussi ! Je comprends vite et bien. Mon travail est "korect". Je suis "brav" J'ai sa confiance mais il me faut agir rapidement si je veux éventuellement prétendre que j'ai fauté par innocence. Je travaille comme un forcené, avec application. Déjà, il prend son temps pour casser la croûte, savoure mes cigarettes. Se permet de sortir dans la cour, converse avec ses copains. Va, vient, bref, il a trouvé le nègre idéal et compétent. Et vient le jour où il doit s'absenter. Il hésite : le "Règlement". Je le rassure. Un dernier coup d'oeil aux manomètres et le voilà dehors, traversant la cour dans la direction des douches. Alors vite j'ouvre les portes des deux foyers et j'enfourne à grandes pelletées ce charbon, là, à mes pieds. Les ventilateurs ronronnent, le brasier gronde : C'est la fête. Il faut que ça saute, ça va sauter ! De toutes manières, je suis foutu, je ne pourrai pas toujours et encore échapper à la délation qui me guette. Mon meilleur copain m'a longuement retardé l'autre Samedi sous la douche. Depuis, son attitude est bizarre. Je sais qu'il parlera. Dimanche, à la messe, pendant l'élévation, j'ai récité "Chemaar Israël" et j'ai soutenu froidement le profond regard du Curé. Pendant la communion, j'ai noté son hésitation. J'enfourne avec rage. Il faut que ça saute. Et c'est soudain le grand effondrement ! Herr Brahma rentre, boucle les portes, arrête la ventilation, ouvre des vannes. Dans le brouillard brûlant, insupportable. Dans les brumes de l'enfer, je plonge, anéanti. Tout est en ordre, tout va bien ! Le feu s'est emballé, et alors ? Je ne suis qu'un prisonnier irresponsable. C'est toi le chef. Si tu parles, je dis tout et les Allemands, la Gestapo, ne te feront pas grâce, à toi, l'Autrichien ! Quelques jours plus tard, j'étais viré au service de nettoiement de l'usine et à ce poste, je pouvais à loisir puiser dans les caniveaux cette pâte produite par l'usure des pierres meulières dont tant d'engrenages ont souffert. Je nettoie, j'observe. L'usine emploie des centaines d'ouvriers qui s'affairent autour de dizaines de machines, les unes primitives, les autres plus modernes. La production est énorme. Chaque jour des wagons entiers partent pour l'Allemagne, l'Italie, le Japon avec des chargements de limes surtout, de toutes sortes, de toutes grandeurs. Avec les copains affectés à l'emballage des outils et au chargement des wagons, nous relevons minutieusement le contenu des colis et leur destination et je remets ces renseignements presque chaque jour à mon serrurier. Les tout petits instruments m'intriguent par leurs formes bizarres. Ils doivent être les plus précieux mais je n'arrive pas à comprendre les explications qui me sont données en réponse à mes questions ; en tout cas, je sais que c'est à ceux-là que je dois m'intéresser.
LA FRANCE LIBRE
J'écris un billet à Erna pour lui demander de m'introduire dans sa maison, une nuit. Erna refuse, sa mère accepte. Cette fois, aussitôt après l'appel, la sortie est facile. J'ai ma clef et René Barbé m'accompagne. Nous sommes reçus par une femme admirable qui vit seule avec sa fille, 17 ans, et son fils Freddy, gamin de 8 ans, qui a le courage de braver tous les interdits en m'ouvrant sa porte, et, nous le sentons, son coeur. Nous l'appelons tout de suite "Mutter". Nous avons apporté une boîte de sardines, du chocolat, des dattes, fruits inconnus. Nous bavardons et nous entendons pour la première fois cette musique divine : "Pom Pom Pom Pom … "C'est la France qui nous parle. La France Libre dont nous apprenons l'existence, dont nous écoutons la voix dans un silence religieux. Les messages nous prouvent qu'existent des liens réels entre la France Combattante et le pays asservi. Nous écoutons les informations avec une émotion indicible. C'est Dieu Le Père qui parle, c'est la Vérité, c'est la Liberté. De retours vers minuit dans notre prison, nos camarades écoutent avec ferveur ces nouvelles venues de l'autre monde. C'est l'espoir, la délivrance. Ce n'est donc pas vrai. La France n'a pas capitulé puisque des voix s'élèvent et parlent encore hauts et fiers au nom du Pays éternel, au nom de la Patrie. Bien entendu, dès le lendemain et il en sera ainsi après chacune de nos sorties, nous diffuserons les nouvelles recueillies. D'abord sceptiques, tous ceux que nous approchons se rendent à l'évidence en écoutant les émissions allemandes toujours en retard sur nos propres informations. Nous tenons là un instrument de propagande important dans ce village perdu dans la neige, où tout se sait, où tout se colporte sous le manteau, où les S.A. écrasent de leur superbe les Autrichiens qui n'ont pas voulu ça. Nous incitons à faire comme nous, nous donnons les heures et longueurs d'onde si bien qu'un beau matin… - Tout le monde debout, raus ! La fouille est complète. Pas un pli de nos vêtements qui ne soit inspecté, pas un recoin de la chambre qui ne soit fouillé. On démonte tout, on crève les paillasses… et la section repart bredouille, sans le récepteur - radio qu'elle était certaine d'y trouver. Dorénavant, nous nous déclarons les serviteurs, les soldats du Général De Gaulle qui, là-bas, au-delà des terres barbares, a relevé le flambeau et nous crie : - La France n'a pas perdu la guerre !
RÉSISTANCE AUTRICHIENNE
Il me faut des renseignements sur la marche de l'usine et apprendre comment agir pour saboter au mieux la production. Les prélèvements massifs des instruments les plus petits, ces prélèvements que j'opère dans le service d'expédition où je suis maintenant employé ne suffisent pas. Mes sorties nocturnes du Kommando s'intensifient. Autour de Mutter se tient droite, volontaire, autoritaire, Ella Mittendorfer dont le mari, militant socialiste actif, croupit à Buchenwald depuis 1938. Il y a aussi Hellen Schuster qui souffre avec dignité et qui continue le combat contre les nazis qui lui ont pris son époux dont elle est sans nouvelles, mort peut-être. J'apprends avec émotion qu'entre autres missions qui leur sont confiées depuis l'Anschluss et surtout depuis la guerre, elles cachent des Juifs qui se terrent chez elles ou qui transitent par leur réseau de Résistance, à Vienne et ici-même. Fidèle à ce principe que j'ai adopté dès le premier jour, je n'avoue pas qui je suis. Non pas, dans ce cas, par méfiance mais parce que si nous étions arrêtés, la Gestapo ne pourra pas leur faire avouer ce qu'en fait elles ignorent. Ce soir, je rentre au Kommando satisfait. Je ne suis plus seul, des civils, des femmes résistent aussi. Je me sens soutenu. Me voilà sur le retour dans la nuit noire, attentif, aux aguets. Il ne s'agit pas de me faire attraper maintenant que ma mission est tracée. Il est minuit. La maison est calme. J'entre dans la chambre, les copains m'attendent, inquiets, et m'apprennent que le garde, toujours le même, a fait un contre-appel, a constaté mon absence et qu'il est allé quérir les gendarmes. Vite, ma décision est prise. Je ressors, referme la porte et j'attends dehors, sur la route. Trois silhouettes approchent, ce sont eux ! Je vais à leur rencontre, interpelle le garde avec véhémence, lui reprochant de m'avoir laissé dehors, exprès, d'avoir bouclé la maison sachant que j'étais dans l'appentis cherchant du bois pour le poêle. Je le menace d'en informer le Capitaine. Je me plaindrai ; il est en faute et il ira en Russie. Les copains unanimes confirment : ils ont bien essayé d'alerter le geôlier. J'ai bien essayé moi-même de tambouriner à la porte, mais les Zötl n'ont rien entendu. Est-ce ma faute à moi qui me gèle par moins 15° sur la route depuis son contre-appel à 23 heures, je le précise. D'ailleurs, il m'a bien vu. Je lui ai dit ceci. Il m'a répondu cela. Je suis furieux ! Les gendarmes se demandent qui ils doivent croire mais je suis là, n'est-ce pas, sans manteau, sans veste, dans le froid glacial de cette nuit d'hiver ! Je lis dans les yeux du garde, je vois à ses mâchoires crispées qu'il ne me pardonnera jamais… A l'usine dès 7 heures le matin, je chevauche mon madrier bardé de fer qui me permet d'appuyer sur la meule gigantesque la râpe que je façonne. J'ai les fesses ensanglantées, les reins meurtris. Je deviens dingue ! Voir cette roue tourner, tourner ; ces étincelles, les éclats, les salissures qui me brûlent le visage. Il faut pourtant que je tienne. C'est l'étape nécessaire pour parvenir aux machines plus sophistiquées. Il faut que je me fasse admettre dans l'atelier de trempage des petits outils qui me fascinent et dont on prend tant de soin. A la pose, j'interroge, je soudoie. Les cigarettes me sont d'un grand secours. Je reçois des colis et j'ai demandé à ma famille de m'envoyer seulement de quoi fumer. Avec le tabac, on peut tout obtenir. J'ai besoin d'aide, de complicité. Les deux ouvriers qui m'ont été désignés me fuient : sans doute pour ne pas se compromettre ; ceux-là me paraissent d'ailleurs les moins aimables. Il faut pourtant que j'entre dans cet atelier ! C'est décidé, ce soir je vais chez Erna. A neuf heures contre-appel. Formidable ! Je peux partir. Comme d'habitude, je marche au milieu de la grande rue en fredonnant une chanson de marche allemande. Il neige. Une ombre vient à ma rencontre. Je prends l'initiative d'un "Heil Hitler !" sonore et prêt à déguerpir à la moindre réaction. Erna est là qui m'attend, qui m'espère. Qui admire son prisonnier avec simplicité : qui sait par les exemples autour d'elle où peuvent mener ces rencontres et qui, quand même, persiste à aimer. Mutter me donne les apaisements que je souhaite. Assis devant la cuisinière essayant de nous réchauffer un petit peu dans cette pièce qui sue la glace par toutes les fentes de la porte, j'ai de la peine à partir mais je bondis quand un bruit se fait entendre dehors. On frappe. Sidérée, Mutter ouvre à René qui articule péniblement qu'il y a eu un nouveau contrôle et que "Grandes Oreilles" est allé comme la fois précédente quérir les gendarmes. O l'ami admirable ! Il faut accomplir les trois kilomètres qui nous séparent du Kommando avant que les policiers n'arrivent. Je pense à Barbé, aux risques affrontés par amitié et par devoir. Il vient de faire le trajet inverse en courant, il lui faut le recommencer à mon allure. Nous ne prenons aucune précaution sur la route, de toute manière, on est fichus, alors on fonce. Enfin la maison Zötl. J'ouvre. Dans la pièce les copains sont là qui nous aident à nous déshabiller. Tout le monde dans les paillasses. Le temps passe, ils devraient être là depuis longtemps. Rien. Les geôliers dorment. La maison est silencieuse. Les voilà ! Dans la pièce, les ronflements des 20 prisonniers s'amplifient. La porte s'ouvre. Chuchotements, lumière. Je "dors" profondément. Une poigne solide me secoue brutalement. D'abord, je ne bronche pas, puis je me réveille comme tous les matins en grognant, en jurant, en criant ces grossièretés en dialecte autrichien qui les font tant rire quand je les prononce. Je feins l'ahurissement quand dans la pièce je découvre le garde, bien sûr, aussi les deux gendarmes de l'autre fois et encore un troisième personnage, Herr Patch le bourgmestre de Hohenberg. Alors, je ne comprends plus. - Dois-je annoncer à mes camarades que la guerre est finie ou quoi? Le maire me demande de m'habiller. Je traduis à mes camarades : - Debout ! Habillez-vous et en vitesse ! Tout le monde se lève. Dans la petite pièce, c'est la panique, ça gueule. - Il y a erreur, excusez-moi Herr Bürgermeister, moi ? Seulement moi ? Pourquoi moi ? J'affronte les questions avec l'aplomb de celui qui est fort de sa vérité. - Le garde, bien sûr, il est venu, il m'a parlé et la seconde fois ? Je l'ai bien vu, il a même crié. J'étais aux toilettes ! - Ce n'est pas vrai ! Il a inspecté la maison. - Mais puisque nous avons parlé ! - C'était la première fois ! - A l'appel ? - Non, au contre-appel. Et après ? - Après, quoi ? Excédé, le maire qui depuis notre arrivée à Hohenberg m'a toujours montré de la sympathie, m'entraîne à l'écart et me dit : - Michaël c'est ton intérêt, dis-moi, à moi seul, où tu étais et rien ne t'arrivera, aie confiance en moi ! C'est un père qui parle... Je vois le papa de Inge et Carol, mignonnes, toujours aimables parce qu'elles peuvent, elles, les filles du maire, se permettre de me sourire sans risque. Je me mets sous sa protection, je demande la permission de tout dire, il lève le bras, "Heil !", il me l'accorde. Alors je lui dis mes peines, ma souffrance. Tout ce que mes camarades et particulièrement moi-même nous subissons dans cet enfer qu'est devenu le Kommando depuis l'affectation de ce garde. Sa volonté de me nuire, de me rendre malheureux alors qu'à mon travail, partout, j'ai l'estime de tout le monde et que je participe avec joie et ardeur à l'édification du Grand Reich Allemand dans cette Autriche de Marie-Thérèse, du Duc de Reichstadt, und… und… Et puis le soldat est fou, voyez ses oreilles, voyez ses yeux. Il en pleurerait, lui, le tendre, l'Autrichien. Le S.A. le nazi du Parti Illégal. Moi, j'ai peur mais il ne le voit pas. Le brigadier qui m'interroge ensuite n'est pas un sentimental. Je réponds : - Je ne peux pas dire du mal d'un soldat Allemand, je ne peux pas dire qu'il est fou, qu'il a des visions, ce serait attenter à l'honneur de l'armée allemande toute entière, cela je me refuse de le dire ! "Grandes Oreilles" a le visage décomposé, un rictus affreux lui gonfle les mâchoires, il écume et c'est soudain la grande preuve quand il brandit mes chaussures restées sur le poêle : elles sont mouillées et ont laissé de larges traces humides sur la plaque de fonte. - Et alors ! Avons-nous assez de bois ? Nous n'avons pas allumé le feu ce soir et on gèle ici, n'est-ce pas, camarades ? Alors, s'élève une symphonie réconfortante de bruit, d'onomatopées, de jurons, d'insultes, d'obscénités, de grossièretés qui va crescendo. Merci les copains. Exit les Chleus. On les a eu.
NOËL
Nous ne voulons pas que Noël 1941 soit aussi triste que l'an dernier, aussi depuis longtemps déjà, nous prélevons dans chaque colis reçu de nos familles ce qu'il y a de meilleur. Cachés sous un châlit se trouvent, à l'abri des regards, des foies gras, poulets confits et autres délices du Périgord que fournit Pierre ; les dattes, les olives, les figues d'Algérie. Un monceau de victuailles qui s'enrichit chaque Samedi de mes vols chez Kasses, Lackner, Patch, Danner. J'obtiens du Curé une messe spéciale à 21 heures ce 24 Décembre et de Herr Weichardt, le propriétaire de l'auberge "Zum Zweilinden", où nous prenons maintenant nos repas, la disposition du réfectoire pour un réveillon à la française. Les deux gardiens sont là, bien sûr, nostalgiques. Avant de passer à table, cette fois, non plus à genoux, mais debout, nous braillons le cantique que tout à l'heure, nous chantions avec tellement de ferveur à l'église. Les sentinelles au garde-à-vous essayent de comprendre. - Dans l'cul ! Vasistas ? - Petite fenêtre, mon pote, c'est là que tu l'auras ! A 4 heures, les Chleus gisent repus, ivres morts. La porte, seule ouverture de ce cagibi, est ouverte. Toute la nuit, j'ai pensé à cette maison d'Andersbach où Noël a dû être bien triste entre ces femmes admirables que je respecte, que j'affectionne. A Erna que j'aime. Mission est donnée aux autres : en cas de réveil, le seul mot qui terrorise le soldat Allemand : "Russland !". Et nous voilà dans la nuit. Renard, Scagnelli, Barbé, Lespine, nos poches, nos musettes emplies de victuailles bien françaises, en route, sous la neige, pour jouer les Père Noël. Nous serrons Mutter dans nos bras. Nous allons dans leurs lits embrasser Hellen, Ella, Freddy. Erna nous prépare vite le café, le vrai dont elle découvre le parfum et c'est déjà la pénible séparation, le retour, la fin du rêve. Il est six heures.
LA TREMPE
L'atelier de trempage est composé de deux salles contiguës. Dans la première, une équipe charge des paniers de centaines de petits instruments qui sont portés dans un four à une température voisine de 1 000°. Dans une seconde salle, deux ouvriers âgés, précis, méticuleux, assez indolents d'ailleurs, qui m'accueillent avec plaisir tant ils apprécient mes cigarettes et l'aide que je leur apporte. Mon travail est simple : il s'agit de plonger les paniers dans des bacs circulaires peu profonds emplis d'huile chaude. C'est la trempe. On m'a dit qu'une température inférieure à 800° au moment de la trempe ou qu'un refroidissement lent rend les aciers fragiles. Je m'efforce en conséquence de profiter des moments d'inattention de mes collègues, soit pour retirer les paniers du bain avant le moment prescrit, soit pour laisser traîner les paniers entre les deux salles, soit pour tremper par à-coups ou incomplètement les instruments que je manipule. C'est facile et exaltant. J'imagine le dentiste, le médecin sur le front russe, le laborantin, le chercheur, l'ouvrier qualifié cassant ses outils précieux. Au fil des semaines, ce sont des tonnes d'instruments plus ou moins utilisables qui sortent de l'atelier. Je travaille avec ardeur, je bénéficie de l'amitié des ouvriers et de la confiance de l'ingénieur que je soupçonne cependant d'appartenir au réseau. Pourvu que ça dure…
L'ARRESTATION
Depuis les derniers événements, pour ne plus courir les risques de contre-appel, j'ai décidé de sortir dorénavant vers trois heures pour être de retour avant six heures, avant l'arrivée des gardiens. Avec une belle inconscience, je réveille Mutter, Erna. Je passe ainsi les heures les plus douces de ma captivité sans penser à aucun instant aux risques que je leur fais courir. Ce soir, pourtant, "Grandes Oreilles" a été tellement aimable : il nous a enfermé vers vingt heures ; revenu nous contrôler à 21 heures au moment où je donnais à mes camarades la leçon d'allemand quotidienne, il a assisté à mes explications et m'a félicité de ma connaissance de l'allemand. Au tableau noir, je commente la phrase : " Ich war fort wann er angekommen ist " (J'étais parti quand il est arrivé). Vers 22 heures, persuadé qu'il n'y aurait pas de nouvel appel, je transgresse la règle et je décide de partir avec Barbet car nous avons cru comprendre que des contrôles à l'usine avaient montré la mauvaise qualité des instruments et il nous fallait savoir ce qu'il en était. Dehors, il fait noir comme nulle part ailleurs. Nous avons l'impression de marcher dans une vaste tranchée. Sur les murs impressionnants formés des déblais des neiges accumulées depuis les premières chutes se répercutent les crissements de nos pas. Nous allons, surveillant comme d'habitude la moindre lueur, le moindre mouvement. Nous passons devant la gendarmerie close, l'église tranquille, imposante. Devant le Gasthaus "Zum Rotten Hann" où sont logés les gardiens, je ralentis, j'inspecte, pas de lumière. Tout est calme cette nuit du 20 Février 42. Mutter ouvre la porte comme si elle m'attendait. Freddy dort. Erna nous rejoint. J'ouvre la porte qui donne sur l'appentis qui est notre issue de secours éventuelle. Nous bavardons, tranquilles. J'évoque ma famille en Algérie. Je raconte ce qu'est mon travail dans l'usine, mon souhait de faire davantage encore. Mutter me conseille, me tempère. Lorsque soudain, la porte d'entrée vibre sous des poings furieux et une voix gutturale hurle : - Polizei, auf machen ! Mutter se lève, se colle contre la porte vibrante, semblant la retenir, pendant que notre pèlerine à la main, Barbé et moi nous précipitons vers l'appentis pour tenter de nous sauver par l'arrière de la maison adossée à la montagne, comme prévu depuis longtemps. Deux gendarmes nous ceinturent, nous nous rendons. Il est 23 heures dix.
L'ENQUÊTE
Ce sont deux gendarmes Autrichiens, Lechner et Weber qui nous amènent, Mutter, Erna, Barbé et moi en file vers le village. Rien alentour, le silence absolu. Pourtant, je saurai plus tard qu'à notre arrestation ont coopéré tous les membres de la Section d'Assaut (S.A.) et toute la "Hitler Jugend" (Jeunesse Hitlérienne) du village. Ayant perdu notre trace lors de la poursuite dès notre sortie du Kommando, ils sont allés nous rechercher d'abord chez les Graham, ensuite à l'auberge d'Hinterberg Teich. Je sais aussi qu'ils sont venus à Andersbach sans conviction et qu'ils nous y ont trouvé. Le chef me bouscule et me dit alors qu'au passage du petit pont, sur le torrent, je fais un écart pour y jeter ma fausse clef : - Achtung schweine Jude ! - Attention, chien de Juif, un pas à gauche ou à droite et je t'abats !. L'autre est un gars du pays, plus passif, mais qui a tout mon mépris pour laisser Freddy, 8 ans, le fils de sa voisine, tout seul dans cette maison isolée dans la nuit et la neige. Nous sommes conduits chez le Docteur Ernst, nazi réputé pour son fanatisme. Dans le vestibule, le chef me jette méchant : - Schweine Jude ! Je reste lucide, impassible. C'est mon tour. Le médecin manipule, regarde. Il me regarde. Dans mes yeux, il peut lire ma haine, mon mépris. Rien, pas un mot. Erna et Mutter restent à la gendarmerie où elles vont subir un interrogatoire et passer la nuit. Avec Barbé, nous sommes enfermés dans la cellule par Herr Zötl, le geôlier. Il est 4 heures. Notre chance est de ne pas être séparé. Nous dressons un plan de défense qui doit être simple pour que l'on puisse s'y tenir, et crédible ; il est évident que ce qui est venu immédiatement à l'esprit des gendarmes, c'est qu'il s'agit d'une histoire d'amour. La visite au médecin en est la preuve. De plus, personne n'a prononcé le mot sabotage, tant redouté. Barbé devra donc déclarer qu'il a consenti par amitié à m'accompagner pour donner à Erna un cours de français et qu'il s'agit de sa première sortie. En aucun cas, il ne doit rajouter un mot. J'écris un billet à Mutter lui conseillant de dire que j'ai forcé sa porte pour la première fois ce soir-là et qu'elle a été contrainte de m'ouvrir par peur. Ce mot lui arrivera trop tard. A huit heures, nous comparaissons devant le Capitaine, mais fort d'une expérience antérieure à Schrambach où j'avais été appelé à interpréter un interrogatoire entre la Gestapo et un prisonnier accusé du sabotage de la scierie qui l'employait, je décide de me taire totalement devant quiconque. A neuf heures, la Gestapo est là. Deux civils qui m'interrogent gentiment. Ils veulent connaître mes contacts, avoir des noms. Ils affirment que moi-même, je ne risque rien : je suis un prisonnier et ce que j'ai fait (quoi ?) est normal, mais ils ont le devoir de rechercher les civils, savoir qui je connais à la fabrique, à l'usine, dans le village. Qui a saboté la centrale électrique. Qui a saboté les machines. Pourquoi suis-je allé chez Frau Fertner, etc... Je ne réponds pas. J'attends la condamnation, ce : "Du bist Jude !" qui mettra un point final à mon destin. Lassés, ils abandonnent. A midi, escorté d'une sentinelle, à l'auberge pour mon dernier repas à Hohenberg, je vois Erna passer sur le chemin derrière, escortée d'un gendarme, le fusil sur l'épaule. On l'a conduite en prison, à Sankt Pölten. Nous passons notre main dans nos cheveux, c'est le dernier adieu ! Escortés d'un soldat, Barbé et moi, nous prenons un peu plus tard le train pour le stalag.
PRÉVENTION
La baraque disciplinaire du Stalag XVII B à Kremsgeneixendorf est, il me semble, la plus décontractée du camp. Ici, pas de spleen, pas de regret. La majorité de nos camarades sont des évadés repris. Il y a aussi des réfractaires au travail et d'autres punis pour y effectuer un plus ou moins long séjour. Une minorité a été arrêtée pour sabotage ou pour des "histoires de femmes". Je m'inscris dans cette dernière catégorie, ce devrait être mon salut. Pendant les quatre mois que dure l'instruction, je fais la connaissance de l'aumônier du camp, un soldat jeune et qui a pourtant une manie : il prise et le tabac à priser est introuvable. Je fais avec lui un marché qu'il accepte : je lui confie toutes mes affaires : photos, médailles, assiettes de bois, gobelet et autres petits souvenirs, à charge pour lui de les adresser à ma famille, à Alger, accompagnés de deux lettres expliquant ma situation et demandant à mes parents de s'intéresser à Erna si je disparaissais. Chose extraordinaire ! Nous sommes en guerre et pourtant mes deux colis arrivent et mes parents m'adressent de nombreux paquets bourrés de tabac à priser algérien qui enchantent mon Curé. Le Juge d'Instruction Militaire n'est pas méchant, il fait seulement son devoir. Lui fait son devoir, moi, je fais l'idiot. Il m'explique que le dossier est chargé, qu'on a découvert à la fonderie et à l'usine des machines sabotées, des outils inutilisables. Qui sont mes complices civils ? Et puis, il y a mes visites chez les Fertner, pourquoi ? Quelles ont été mes relations avec la fille ? Je ne reconnais qu'une seule chose : avoir visité cette maison pour la première fois et avoir contraint ces femmes à me recevoir sous la menace. Barbé m'a suivi par amitié, pour prendre l'air. Finalement, l'acte d'accusation nous est notifié par le Commandant du camp : "Attentat à la sécurité du Grand Reich avec préméditation ou inadvertance". J'ai gagné. Ce dernier mot doit nous sauver. Barbé est réputé mon complice.
CONSEIL DE GUERRE
Le Conseil de Guerre de Linz siège tout en haut du Palais de Justice sous les combles. Nous sommes neuf, chacun s'intéresse seulement à sa propre affaire. Je sais qu'Erna doit venir, citée comme témoin à charge parce qu'elle a dû avouer quelque chose que j'ignore et que moi-même j'ai refusé de parler. Willy Weichardt le boucher du village, soldat au Stalag, m'a dit qu'elle était en prison. J'ai hâte de la voir. Bientôt, elle arrive accompagnée de Mutter, digne femme qui a couru tous les risques simplement parce que c'est bien et qu'il faut faire du bien. Je serre Erna dans mes bras : les soldats s'interposent. Alors, je dicte mes conditions : un garde sur la deuxième volée de l'escalier, l'autre un oeil sur la serrure de la porte de la salle d'audience. Si quelqu'un vient, on fait signe, je reste tranquille. En cas de refus, je m'évade et je les dénonce comme complices et tous les deux iront en Russie. La peur de la Russie est telle qu'ils s'inclinent et les copains s'esclaffent de voir ce spectacle insolite. Erna me raconte son calvaire. En prison à Sankt Pölten avec des criminelles, des Résistantes, elle a été condamnée par le Tribunal Spécial (Sonder Gericht) du district à deux mois de prison après avoir avoué deux visites dans sa maison pour lui donner des cours de français et aussi deux baisers. De plus, elle a été renvoyée de l'école qui la formait au professorat de gymnastique et ordre a été donné à la Jeunesse du pays de ne plus lui adresser la parole, mais elle doit travailler obligatoirement à l'usine de Furthof. Sa mère a été relaxée parce que dans le même temps, son fils tombait en Russie. Notre tour arrive. Nous entrons dans la salle, le calot en main, pour ne pas devoir saluer militairement le tribunal qui siège sous le portrait d'Hitler. J'ai revêtu une vareuse de marin que j'ai réussi à emprunter à un camarade du Stalag. La marine française est en ce moment à l'honneur, je le sais, je vais me servir de cet atout et en effet, la première question étonnée du Colonel-Président est : - Vous êtes marin ? L'interprète traduit : - Oui, Herr Oberst j'appartiens à l'Infanterie de Marine que j'ai eu l'honneur de servir ! - Et pourquoi n'avez-vous pas été libéré ? - Parce que j'ai pensé mieux participer à l'édification du Grand Reich Allemand en travaillant dans les usines de Hohenberg où je découvre un peuple que j'ignorais ! Le ton est donné ! L'interrogatoire se poursuit. Pour bien jouer ma comédie, il faut y mettre l'accent et l'interprète est lamentable. Je demande au Président la permission de m'adresser directement au tribunal sans interprète. - Vous parlez allemand ? - Oui, j'ai cet honneur ! Un militaire s'oppose. Qui est-ce ? C'est mon Avocat. Alors, je m'étonne, je dis que je n'ai jamais vu cet homme et je sollicite l'autorisation de lui parler . Accordé. L'audience est suspendue. Le Procureur se trémousse, là-haut sur son perchoir. L'Avocat me dit qu'il faut conserver l'interprète et tout avouer. Une seule question m'intéresse : Combien ça coûte ? D'après mon dossier, normalement, neuf années de prison. Avec de la chance, six ! A la reprise, je fais une déclaration : - C'est la tête haute que je me présente et je n'ai pas peur de la justice allemande parce qu'elle est composée de soldats, et le soldat français et le soldat allemand sont des hommes d'honneur. En conséquence, je n'ai pas besoin d'intermédiaire entre les Officiers et moi-même. Je récuse l'interprète et l'avocat ! Mouvements divers : accordé ! On en vient aux faits. Erna et Mutter sont là. Barbé ne dit mot. Nous avions convenu qu'il doit paraître indifférent. - Partout où vous êtes passé, on a relevé des sabotages. Le dossier donne des détails. Des milliers d'instruments ont été envoyés au rebut. Des machines ont été sabotées. Expliquez-vous ! Je regarde Barbé, l'air ahuri, et je lui explique en français ce qu'on me reproche. Tout un discours à l'attention de l'interprète, on ne sait jamais, et éventuellement du tribunal. Si l'un d'eux comprend le français, ma comédie sera payante. Plus je parle avec véhémence, plus Barbé prend l'air absent. Midi vient de sonner. Le Président s'impatiente, le Procureur s'indigne. Je me tais. - Mais vous ne nierez pas que vous avez été arrêté la nuit, chez Madame Fertner ? - Oui, je sais qu'il est interdit d'avoir des relations avec les civils Allemands, mais j'ai été invinciblement attiré par le type de cette fille. Regardez : la peau blanche, les cheveux presque blancs, les yeux bleus. Dans mon pays, je n'ai jamais eu l'occasion de peindre des anges ; là-bas, toutes les filles sont brunes. Je voulais, à mon retour de captivité, montrer à mes compatriotes comment sont belles les Allemandes ! - Vous êtes peintre ? - Oui, portraitiste ! - Mais vous l'avez embrassé deux fois, elle l'a avoué ! - C'est exact. Oh ! à peine effleurée. Je ne l'ai pas dit à l'instruction parce que je suis un homme d'honneur mais je ne peux rien cacher au tribunal ! - Vous l'aimez ? - Oui, comme on aime les belles choses, un beau paysage, une oeuvre d' art ! Erna écoute, muette, sidérée. Le Procureur se lève. Je ne comprends pas grand chose à ce qu'il dit mais à voir son air méchant, son doigt qui pointe vers nous, ce doit être terrible. Le Président me demande de présenter ma défense. Je refuse, tout a été dit . Je suis un soldat, j'ai confiance dans le jugement des soldats. Pendant que le tribunal délibère et que je rassure Erna et Mutter, je suis violemment pris à partie par le Procureur qui est resté dans la salle et qui m'ordonne de me taire. Il s'agit d'un Officier supérieur. Pendant qu'il hurle, tout le monde, avocat, greffier, interprète, sentinelles, est au garde-à-vous, terrorisé. Moi, je continue de parler à Erna sans me préoccuper de lui jusqu'à ce que, perdant patience, je lui demande moi aussi de se taire. Les Juges reprennent place. Six mois de prison et quatre mois à Barbé. Ai-je quelque chose à ajouter ? Oui, je demande que les deux mois de détention en prévention soient mis en compte. On rit, c'est tacitement accordé. Sur le palier qui sert de salle d'attente, mes camarades, qui ont entendu les éclats du Procureur, sont inquiets. J'apparais, souriant. Personne ne veut me croire. Six mois, ce n'est pas possible, la plus petite peine prononcée ce jour-là est de trois ans, pour rien. Mais moi aussi je n'ai rien fait ! En quittant le tribunal, le Président et ses assesseurs nous dépassent dans l'escalier. Ils rient. Je lance : - Six mois de prison pour deux baisers, ça fait cher l'unité ! C'est fini.
Je fais mes adieux à Mutter, à Erna, le coeur serré.
En Pologne
Dire "NON ! "

C'est résister.

C'est aussi exister.

MAURICE VILLERMET

"NICE-MATIN" - Octobre 1983

GRUDZIADZ ( GRAUDENZ )
Nous sommes quatre condamnés réputés dangereux encadrés par deux gardes dans le compartiment réservé du train qui nous emmène vers notre prison. J'ai posé mes conditions : ou bien vous nous laissez tranquilles et tout se passera gentiment ou bien vous nous ennuyez et alors on s'évade, et c'est pour vous la Russie. Nous avons affaire à des réservistes assez âgés, cinquante ans peut-être, des soldats qui comprennent vite et bien quand ils sentent le danger. Pendant quatre jours, à travers l'Autriche, l'Allemagne, la Pologne, nous parcourons des centaines de kilomètres. Nous connaîtrons les prisons de Passau, de Regensburg, de Leipzig où nous ferons étape. Les villes défilent : Potsdam, Charlottenburg, Landsberg, Bromberg et enfin Grudziadz où nous débarquons le 8 Juin 1942 au soir. La première nuit dans la forteresse me paraît être la plus atroce de ma captivité. Enfermé dans une cellule, je suis littéralement dévoré par les punaises. Avec les poux, on compose, on s'habitue. Les punaises, c'est autre chose. Il y en a des milliers. Mes mains qui écrasent sont poisseuses, l'odeur est infecte, insupportable ; et l'estomac qui déjà me torture.
EN CELLULE
Comment raconter la suite. Paradoxalement, c'est le Dimanche que je redoute le plus. Imaginez, 42 heures enfermés dans une cellule, six dans 4 m2, dans la pénombre ou le noir absolu avec défense dans la journée de s'étendre, avec pour toute sortie les toilettes à six heures pendant 30 secondes, à midi la soupe pendant 30 minutes, à minuit de nouveau les toilettes pendant 30 secondes. 42 heures pendant lesquelles on est seul avec sa faim, son imagination, ses angoisses. 42 milliards d'éternités. On rêve, on délire. On s'abrutit, on sombre dans le néant, la folie. On regrette le bagne d'hier, on souhaite le bagne du lendemain qui, pourtant, va nous faire franchir un nouveau pas vers la mort, mais au moins sous le ciel. Le temps n'existe plus, arrêté, figé. C'est le désespoir, la plongée dans l'infini, dans le trou béant où rien ne vous arrête. On s'enfonce, on tombe. La famille, l'amour, Erna. Rien. Il ne reste rien. Dieu, où est-il ? Qui est-il celui qui permet tant de misère ? Qui permet le rire, qui donne la force au bourreau ?
"Dieu bâtit à ses préférés une chambre qu'Il appela Chagrin et Affliction et dont les murs étaient Douleur ; il les y enferma et leurs dit : La clef de votre porte est: Patientez !".
Patienter ! Tout dans l'attitude, dans les yeux pieusement baissés de Guillaume qui psalmodie, là, sa prière, montre une patience infinie, soumission devant le destin qui s'accomplit, respect de la volonté divine. Guillaume ne connaît, certes pas, les termes de la sourate qui chante à mes oreilles pendant que je l'observe, que je l'envie, peut-être. Patience ! "Patience !", disait déjà le Christ avant le Musulman : "Si on te frappe sur la joue droite…". Patience ! Dieu est Grand ! Cinquante siècles d'imprégnation judaïque depuis Adam et Ère nous ont appris à plier, pour ensuite nous redresser. Oui, mais… Pendant ce temps ! Accepter l'humiliation, la souffrance, la déchéance parce que c'est la Volonté de Dieu ? Et de quel dieu, Mon Dieu ! A Celui-là, les poings serrés, la haine au coeur, je gronde ma rage. Je Le renie. Et j'admire le Veau d'Or. "Gott Mit Uns !". Heil ! J'ai pourtant toujours su, au fond de moi-même, que je triompherais de tous ces tourments, que je vaincrais l'impossible gageure. Que mon corps restera vivant si mon esprit reste alerte. Comme en détention, plus encore que depuis le début de ma captivité, je fais des efforts douloureux pour donner une nourriture à ma pensée. J'échafaude des théories, mon esprit écrit des thèses, rectifiant, raturant, remettant sans cesse en discussion les thèmes que je me suis fixé. J'écris en allemand gothique, en arabe, en anglais, des ouvrages et des ouvrages qui défilent devant mes yeux fermés, que je commente, que je discute, que je vois, que je lis et qui me prouvent que je suis vivant, que je tiendrai parce que mon esprit n'est pas avili. Et puis, j'ai une confiance absolue en mon destin : je sais que je suis né coiffé. Je sais qu'à quatre ans, je suis mort et ressuscité par l'amour de ma mère, devant les dix témoins rituels et les Rabbins qui ont décidé de me donner le nouveau nom de Prosper, celui justement de l'aïeul dont ma mère avait eu la vision, cette nuit de mon agonie, et qui lui avait ordonné de me faire revivre par le rite antique. Et puis aussi, je sens encore sur ma tête la main pesante de mon parrain aveugle, grand savant talmudiste, Juste parmi les hommes, qui me bénissait. Et puis surtout, je sais que depuis maintenant deux années, par ses jeûnes deux fois chaque semaine, ma mère intercède pour mon nouveau Salut. Je vais passer 123 jours dans cette géhenne et c'est un vrai miracle que j'en sois sorti, diminué, anéanti et c'est encore un miracle qu'aujourd'hui, je puisse écrire ces lignes, que j'existe. Je lègue à mes enfants ce témoignage qu'ils réclament depuis longtemps déjà, afin qu'ils sachent d'où ils procèdent et ce que fut la participation au combat de leur père et de leur mère, de leur grand-mère, contre les barbares nazis.
LE BAGNE
La journée commence par un jeu dont les éclats résonnent dans le couloir faiblement éclairé. A minuit, les portes des cellules sont ouvertes à grand fracas et les prisonniers renvoyés d'un garde à l'autre à grands coups de bottes et de poings vers les toilettes : l'aller-retour a duré une minute, peut-être, mais le règlement a été observé et ils ont tant ri. A trois heures, lever. Un quart de litre de tisane et rassemblement dans la cour. On compte, on recompte. Décidément, comme partout ailleurs, les Allemands ne savent pas compter. On forme les groupes. Selon l'humeur des gardes, ou bien on fait de la gymnastique, du "marche-marche", une espèce de parcours du combattant, ou bien on attend nu dans le froid… A cinq heures, départ. La forteresse est située, il me semble, au centre de la ville. Les civils que nous croisons, très nombreux, n'ont jamais un regard d'amitié ou de compassion. On nous ignore. Nous sommes des prisonniers-prisonniers, Français, certes, et alors ! Où sont les Polonais ? Où est la Pologne de nos livres d'Histoire, de mes lectures ? Et cependant, il faut, surtout au retour, vers 14 heures, il faut marcher raide, tendre le jarret, avoir le pas alerte, vif, dresser la tête, regarder droit devant soi. Malheur à celui dont l'attitude ne plaît pas, il recevra des coups de crosse dans les reins, des coups de pied dans les chevilles et devra rendre compte tout à l'heure sur le chantier ou ce soir au cachot. Le chantier, le bagne, c'est simple : c'est l'antre de la mort. En bas, au bord de la Vistule ou d'un canal, je ne l'ai jamais su, des wagonnets, bennes de un mètre cinquante de hauteur sur une voie étroite. Chaque groupe de quatre prend possession d'un engin qu'il doit pousser sur deux, trois kilomètres peut-être, jusqu'au sommet de la colline, ou plutôt de la falaise, à pic sur le fleuve. Chaque mètre gagné sur la pente raide est une épreuve pour nos corps affaiblis. Impossible de mollir. La ronde infernale est commencée et les sentinelles échelonnées sur le parcours sont là pour veiller à la bonne distance, à la bonne allure. Là-haut, les quatre extraient à la pelle un tuf jaune, lourd. Il faut remplir jusqu'à ce que la benne déborde et c'est le retour, la descente vers la mort. Deux camarades sont assis devant, sur le sable, les jambes pendantes. Les autres sont debout, à l'arrière, sur le châssis. Celui de droite, jamais moi, je suis trop faible, tient dans sa main un long bâton qu'il applique sur une roue: c'est le frein. Les gardes aident à pousser avec un rire énorme. Leur plaisir sera de précipiter les wagons au plus près les uns des autres pour donner à leurs copains disséminés le long de la voie la joie de voir le premier descendre à une allure vertigineuse de crainte de se voir écrasé par celui qui le talonne qui, lui-même, tremble de subir le sort du premier. Et c'est quelquefois l'accident : le bâton casse, plus de frein, c'est la descente vers la mort, le déraillement, la chute dans la Vistule ; le second va plus vite que le premier, c'est le heurt, l'écrasement, les uns ont les reins broyés, les autres, les jambes fracassées, ceux-là on ne les revoit plus, mais du moins, nous ont-ils permis de souffler un moment pendant qu'on enlève les restes. Et c'est ainsi toute une longue matinée : la montée de plus en plus pénible, la descente de plus en plus folle. Peut-être la délivrance ! Vers quatorze heures, de retour à la forteresse, nous buvons avec avidité notre gamelle de liquide, plus ou moins épais selon les jours et nous recevons notre ration quotidienne : à chacun cinquante grammes de pain et une tranche de saucisson, ou bien une cuillerée de confiture de betterave. Puis, rassemblement dans la cour : la "pelote", la fouille, la "pelote" … Tout le monde nu, les bras en croix et les chiourmes qui passent et repassent, inspectent, palpent et ne trouvent rien, et cependant…
RÉSISTANCE ÉLECTRIQUE
Nous avons dû, une fois de plus, faire halte en bordure d'un champ de pommes de terre et, naturellement, quelques tubercules, les plus petits, remplissent nos poches. La fouille de ce jour est particulièrement sévère, mais la paume des mains, les aisselles, l'entrecuisse, parviennent à en cacher quelques-uns. A minuit, c'est le lever habituel : bousculade, toilettes, mais ce soir, au lieu de nous permettre de réintégrer nos paillasses, on nous plaque contre le mur du couloir et on saccage nos cellules : c'est la fouille. De deux cellules nous parviennent des cris de douleur, des jurons comme seuls les Allemands savent les hurler : deux gardiens sont brûlés au visage ou aux mains. C'est la panique. Ils cherchent à comprendre : comment sont entrées dans les cellules ces gamelles remplies de patates à moitié cuites qui se sont renversées sur eux? Dans le couloir, les coups pleuvent jusqu'à l'heure du rassemblement et jusqu'à ce qu'ils aient enfin trouvé notre astuce qui consistait à nous servir de nos plaques d'identité en guise de résistance, suspendues à deux fils de fer branchés sur le câble électrique traversant nos cellules. Moi qui couchais sur le troisième châlit près du plafond, j'écope d'une raclée qu'il serait vain de qualifier et je suis jeté au cachot, réduit de un tiers de mètre carré dans lequel je vais tenir debout pendant quatre jours. Il faudra me traîner par les bras le long des escaliers et des couloirs pour me jeter dans ma cellule.
LA LOCOMOTRICE
Cette aventure aura été finalement bénéfique. Réputé sujet à surveiller, je suis affecté au chargement des wagons en bas, au bord de la Vistule. Ces wagons qu'une petite locomotive emporte sur la digue qui se construit. Les gardiens me regardent avec une certaine considération, se disent que je suis un malin qu'il faut surveiller étroitement. Mes autres camarades sont aussi des cas spéciaux. Je ne bronche pas, je ne comprends pas. Depuis que je suis rentré dans cette prison, je n'ai pas prononcé un mot d'allemand, c'est trop dangereux. Je n'ai pas de rapport avec mes camarades, sauf celui qui est, et qui restera dans ma vie "mon" ami. Celui qui sait, qui comprend, qui partage ma souffrance et témoigne par sa présence que l'humanité existe. La locomotive me fascine : Noire et or, brillante. Le mécanicien est un Polonais sympathique qui n'a rien dit quand je lui ai volé son casse-croûte. Je le surveille pendant le chargement. Je travaille toujours sur le premier wagon. Il lui arrive d'abandonner sa machine. Il arrive aussi aux gardes de relâcher leur surveillance, de se rassembler, de bavarder. Depuis des nuits, je rêve de sable et d'engrenage et voilà que se présente le moment idéal. Une inspection amène des Officiers sur le chantier. Le Feldwebel commande un garde-à-vous général. Tout le monde se fige, les soldats tournés vers leurs supérieurs, le règlement exigeant qu'ils les regardent droit dans les yeux. Je suis en bas, comme toujours près de la locomotive. Henri Arribaud, mon ami, mon complice, me couvre. Je saute sur le palier et remplis de sable toutes les ouvertures à portée de ma main. Il y a du sable partout dans la cabine. Je sors, personne n'a rien vu. - Geh ma ! Geh ma ! C'est la reprise. J'envoie alors un grand coup de pelle dans la machine. Je me fais engueuler, ça barde. Le mécanicien qui découvre son bijou tout souillé est furieux. Nous courbons l'échine, mais tellement heureux.
LA FAIM
La faim me torture. Un acide ronge mon estomac. Ai-je le droit de me plaindre, moi qui suis condamné à la peine la plus courte ! Et pourtant, j'envie mes camarades nouveaux venus qui arrivent en bonne santé. Je me demande combien de mes camarades condamnés à 6 ou 9 ans de forteresse pourront sortir vivants de cet enfer. Il n'y aura pas d'Amicale des Anciens de Graudenz ! Je ne saurais dire combien de temps j'ai consacré à la dégustation du contenu de ma gamelle pleine d'escalopes nageant dans une sauce brune, épaisse, moelleuse. Je mâche avec dévotion. J'accomplis le rite. Je communie. Mon Dieu, comme c'est bon, consistant et pourtant moelleux et tendre. Les gardiens ont le sourire. Allons-nous, enfin, recevoir la visite de la Croix-Rouge ? Est-ce vrai que nous fêtons, nous aussi, l'anniversaire d'Hitler ? Qu'importe. Cette gamelle miraculeuse est la source de vie qui nous permettra de gagner quelques jours d'existence de plus sur cette terre. Je lèche ce que je peux. Mon doigt récure soigneusement. Comme la vie est belle aujourd'hui ! Et Dieu soit loué qui a fait sortir les cèpes de la terre. Dans la cour, la file des prisonniers passe devant les poubelles de la cantine des gardiens. Juste dessus, tentant, un amas de déchets de poissons : je ne résiste pas, je plonge la main, je m'empiffre, j'engloutis, j'étouffe. Il a fallu deux gardes pour m'arracher à mes immondices. Je suis puni, privé de soupe et de pain, mais j'ai mâché quelque chose, j'ai l'estomac lourd, je revis !… C'est aujourd'hui la fête et je dispose justement d'un bout de papier en cellule. Je me dépêche de sortir les deux brosses indispensables. Avec mon éclat de verre, je gratte la brosse à dents pour obtenir un petit amas de copeaux, ensuite la brosse à chaussures d'où jaillit l'étincelle de la pierre à briquet qui y est dissimulée et vite, j'aspire à la flamme. Bien sûr, la poudre de paille de ma paillasse ne vaut pas l'armoise ou les fanes de pommes de terre, mais là, au moins, la matière ne manque pas.
LE COMMANDANT
Avant d'entrer dans le bureau du Commandant de la Forteresse, qui veut nous connaître "personnellement", on nous ordonne de le regarder bien en face, dans les yeux, à peine de cachot et de privation de nourriture. La pièce est vaste : derrière le bureau, un Officier majestueux, de blanc vêtu. Nous sommes là une dizaine, raides. Il se lève et nous passe en revue. Devant moi, il s'attarde et me regarde à l'allemande, au fond des yeux. S'il y lisait ma terreur profonde, c'en serait fini. Mes yeux brûlent, ma haine jaillit, perce ses yeux glauques, sans âme, les yeux du barbare que je méprise. Il prend un peu de recul et nous dit : - Savez-vous que la Forteresse a été construite par Vauban ! Deux voix marmonnent dans le silence : - Qui c'est çui-là ? L'autre : - Rien à foutre ! Il est le patron de l'enfer. Graudenz...! ,dont le seul nom fait frémir les condamnés militaires allemands et les prisonniers français. Toute la journée, l'immense cour centrale voit les manoeuvres des prisonniers français criminels, combattants volontaires en Russie, qui courent, s'allongent sur le sol, se lèvent, courent jusqu'à épuisement, commandés, injuriés sans relâche par leurs camarades allemands. Pour eux, je ne ressens aucune pitié : ce sont des traîtres, qu'ils crèvent ! Dommage que nous n'ayons jamais eu l'occasion de les huer. Installés dans une autre aile, ils n'ont jamais été en contact avec nous. Il y a aussi et surtout, des soldats allemands condamnés pour crimes qui purgent ici leur peine. On les tient aussi à l'écart. Je ne connais pas leur régime, mais, apparemment, aucune de ces deux catégories de prisonniers n'est astreinte au bagne à l'extérieur. On sent ici que le souci premier est notre dégradation par l'emploi de deux méthodes : nourriture minimum, travail maximum plus discipline implacable et isolement. Les lettres, les colis de nos familles sont interdits. La Croix-Rouge n'a pas le droit de nous visiter et même, un jour, dans la rue, sous le porche d'entrée de la prison, nous défilons devant un groupe de civils habillés de noir, rigides, graves. L'un d'eux a un oeil caché par un bandeau noir ; on chuchote que ce sont des Français et que le borgne serait Scapini, Secrétaire d'État chargé des prisonniers, qui n'aurait pas été autorisé à entrer dans la prison. Et alors ! Ils avaient mille manières de nous manifester leur sympathie et nous apporter leur réconfort. Lui, le "héros", l'ami respecté des Allemands, pouvait obtenir mieux que de rester planté là sous le porche à nous regarder aller à la mort sans même le courage d'un geste, d'un mot, ou d'une action.
CZERNEWITZ
Le 21 Juillet, j'ai la chance de faire partie d'un groupe qui est conduit à Czernewitz, un Kommando de la prison installé dans quelques baraques, sur le sable, au milieu d'une forêt. J'arrive là à la limite de mes forces, en état second. La volonté qui m'animait jusqu'à présent ne me sert à rien : la machine ne répond plus et pourtant ce Kommando pourrait être le paradis, comparé à la Forteresse, mais il me faut un répit, me remonter. L'infirmerie est là, tout à côté des cuisines, tentante, mais je sais qu'on y entre seulement dans les cas extrêmes. Arrive l'heure de la distribution de la soupe, le moment que les prisonniers attendent avec impatience. Un groupe d'Officiers est là en inspection, je tends ma gamelle et au moment où la louche approche, je tombe à la renverse : hystérie, épilepsie, ce qu'on voudra ! Allongé sur une paillasse, je me débats encore, maintenant incapable de faire la différence entre la comédie et la réalité. Je me défoule, je lutte contre ces démons verts qui me maîtrisent : on me pique. C'est merveilleux ! Je disparais… Quand je m'éveille, ma gamelle de soupe est là, froide, infecte. A chaque lampée, mon estomac se contracte. L'odeur, le goût de pourri qu'on perçoit peu quand la soupe est chaude me donne la nausée. J'avale pourtant ce brouet. Il me faut rester ici le plus longtemps possible, reprendre un peu de force. Nous sommes le Samedi 1er Août, j'ai choisi ce jour pour ne pas être considéré comme réfractaire puisque, ni cet après-midi, ni demain, les prisonniers ne travaillent. Le Lundi matin, un médecin Allemand me considère ahuri : il a devant lui deux yeux, un nez, et une bouche au fond de boursouflures qu'il ne s'explique pas. Il tâte, palpe, enfonce son doigt dans cette baudruche vivante. Manifestement, je suis un cas, je l'intéresse. Mon visage sera ainsi gonflé tous les matins : le front, les joues surtout. L'après-midi amène un mieux mais le lendemain, de nouveau, l'enflure inexplicable. Je tiens ainsi l'infirmier en haleine jusqu'au Vendredi suivant. Il n'aura pas compris que chaque matin, je me perçais les joues avec une épingle et qu'en soufflant dans mon poing fermé, je répartissais sur mon visage l'air qui gonflait ma peau. Ainsi faisaient les Arabes chez nous pour écorcher les moutons.
FORT 13
Le Jeudi 8 Octobre, je suis libéré. Un garde m'accompagne au Stalag XX A Torun, baptisé Thorn par les Allemands. Le lendemain, au Fort 13, hospitalisé. Je partage la petite chambre d'un Anglais sympathique cloué au lit par une fracture à la jambe, mais il lui suffit d'étendre les mains pour atteindre une multitude de petits paquets qui font mes délices. Il est généreux. L'heure du thé est divine : je revis les belles heures de ma jeunesse en Angleterre. J'occupe le châlit supérieur. En bas, de l'autre côté, mon ami. Nous dormons, repus, paisibles, dans ce monde silencieux, chaud, rassurant de l'hôpital militaire. Minuit ! Effaré, j'ouvre les yeux, clignant sous le faisceau d'une lampe électrique qui prétend explorer ma bouche, mes oreilles. Une main me tâte, me découvre, je serre les fesses ! La blouse blanche insiste. Le combat est inégal : je me rends ! Aucun mot n'a été prononcé. J'imagine le pire jusqu'à ce que mon camarade soit à son tour visité. A son regard interloqué, je réponds par mon doigt posé alternativement sur ma bouche et sur ma tempe, je le vois terrorisé. Nous ne comprenons cette scène que le lendemain quand le Général passera les malades en revue. Nos dossiers devaient être incomplets.
MARIENBURG
Le camp est classique : baraques, châlits, rassemblements quotidiens, pointages. La nourriture distribuée est insuffisante, mais tellement mieux qu'à Graudenz. Cependant, à visiter les baraques, je me rends compte que mes camarades sont parfaitement organisés. Des groupes, des familles se constituent, toujours autour du plus fort ou du plus riche qui reçoit des colis et partage avec les autres. Je sais que Henri, qui a quitté Graudenz en Juillet, est dans le camp. Je le recherche et un soir, je pénètre dans une baraque et comme dans toutes les autres, je crie son nom. Le voilà ! Maître incontesté d'une cour qui s'empiffre. Immédiatement adopté, choyé, nourri de tous les fonds de gamelles. Toute la baraque m'entoure, prend à charge ce fantôme qu'il faut ranimer. Je reprends des forces. C'est merveilleux de sentir l'amitié, l'affection. De fumer autre chose que la paille de Graudenz. De s'endormir l'estomac lourd. De se sentir protégé !
DÉCOUVERT
Un gardien entre et gueule mon nom, mon matricule. Je réponds, déjà inquiet. Il est furieux : J'avais disparu de la baraque à laquelle j'étais affecté pour m'installer avec mes nouveaux amis. On me cherchait partout pour me conduire au Commandant du camp qui veut connaître "le dur" qui sort de prison. Il y a là un Lieutenant, debout, l'air sévère et un Sergent assis. Sur la table, une carte : mon dossier. Au garde-à-vous, j'attends. Le Lieutenant me toise et me lance : - Vous parlez "l'hébrou" ? Je ne bronche pas. Je ne comprends pas. J'interroge du regard le Sergent qui précise : - Le Lieutenant demande si vous parlez hébreu ! La traque ne finira donc jamais ! Je reste froid, dur, tendu. Je les fixe l'un et l'autre dans les yeux pendant que s'entame un dialogue de fou. Un combat contre la mort ou une nouvelle déportation. - Non, je ne suis pas Juif, je suis Français, Breton : Le Baze.... Mon père est Breton. Ma mère ? Française. Son origine ? Malte. Mon père est né en Algérie. Son père à lui en Bretagne. La mère de mon père est Espagnole. Son père à elle Italien et il y a un Arabe quelque part, j'en suis sûr, mais je ne peux pas préciser sa position dans ma famille ! Je m'embrouille. Les autres ne suivent plus. Je ne sais plus moi-même ce que je dis, mais je le dis fermement, en français, avec aplomb et toujours mon regard froid, franc, sans peur, puisque tout est consommé. Le Sergent interroge le Lieutenant qui acquiesce, note à l'encre rouge en travers de ma carte un seul mot que je ne peux pas lire et me renvoie. Je pars, furieux contre moi-même. Je sens que j'aurais dû dire autre chose. Ils n'ont rien compris à ma généalogie, moi non plus. Une chose est certaine : ils ne voulaient pas que je sois Breton et j'ai dû abandonner, sur ma mère, sur les autres. J'ai été lamentable. Qu'auront-ils retenu ? Mon petit groupe est consterné. La décision est immédiate : il faut sortir de ce camp, me porter volontaire pour un Kommando et m'évader car il ne fait pas de doute que j'ai été découvert et que bientôt je serai amené ailleurs. Maurice Chabbate, Juif d'Oran qui n'a jamais été reconnu, doit rester au camp où il est en sûreté, Henri m'accompagnera pour m'aider dans mon évasion. Ainsi, il quittera sa quiétude dans le camp où il s'est fait mille amis, où il se trouve à l'aise, bien installé, pour m'accompagner et m'aider dans une nouvelle aventure. Mon refus n'a aucun effet.
GDYNIA - (GOTTENHAFEN )
Il y a peu de volontaires pour le travail, aussi sommes-nous tout de suite acceptés et nous partons vers l'inconnu. Les conserves, le sucre, le chocolat que nous avons emporté doivent nous permettre de prendre le maquis immédiatement et rejoindre, qui sait, la Résistance polonaise. Nous rêvons !… Nous imaginons un petit village, une ferme et nous débarquons à Gottenhafen, grand port sur la Baltique à quelques kilomètres de Dantzig et dans ce port, un bateau à l'ancre, le "Gravenstein" dans lequel on nous enferme. Ce sera ainsi chaque soir avec trois cents prisonniers et Médioni, un Juif Algérois, que nous écartons immédiatement pour ne pas le compromettre. Dans cette coque, il n'existe pas de hublot, les écoutilles sont gardées, l'air arrive par des tuyauteries, la lumière est artificielle. Comment en sortir !
LE PORT
Nous sommes affectés à une équipe qui travaille sur le port au déchargement des péniches qui apportent toutes sortes de marchandises en provenance de l'arrière-pays et au chargement de denrées et d'outillage sur les impressionnants bateaux de guerre allemands. Il nous est facile de constater que toute tentative d'évasion est impossible. Nous sommes trop bien gardés. Les mariniers et les dockers polonais que j'interroge me confirment qu'ils sont eux-mêmes l'objet de surveillance constante et qu'il ne leur est pas possible de m'aider. Alors, avec Henri, nous décidons de leur faire payer au plus cher la déportation que j'attends car, bien entendu, il ne sera pas difficile au Commandant du camp de retrouver ma trace. Notre plan est simple : sabotage maximum. Tout est bon. Les camarades qui forment l'équipe sont tous coopératifs. J'ai annoncé qu'en cas de pépin, je revendiquerais toutes les responsabilités. Aucun ne connaît mes raisons réelles mais tous me font confiance, surtout grâce à Henri qui sait en imposer et qui me cautionne et puis, nous sortons de Graudenz et ça, c'est une référence ! Par ailleurs, je sais que je ne crains rien des mariniers polonais, ni des ouvriers et contremaîtres qui détournent la tête ou bien s'écartent vite lorsque nous commettons une action. Leur passivité se comprend. D'une part, ils sont heureux de voir faire ce qu'eux-mêmes souhaiteraient faire, d'autre part, être témoin, c'est être complice et ils connaissent trop bien les Allemands pour courir le moindre risque et aussi, je ne manque pas de dire, qu'en cas de délation, je n'hésiterais pas à les mettre dans le bain. Mon arme principale, pour les péniches, c'est toujours le sable. Je peux dire que pendant ces semaines de folie, pas une seule péniche que nous ayons déchargé ou chargé qui n'ait reçu dans les carters sa ration de sable. La première fois, j'ai demandé carrément à un mécanicien effaré où se trouvait le meilleur endroit et d'ajouter immédiatement : - Ou bien tu me montres tout de suite, ou bien je répands ce sable et je dis que c'est toi qui est le saboteur, de toutes manières, si je tombe, tu tombes aussi ! Ensuite, c'est devenu un jeu. Henri dirige la surveillance ; les copains chantent ; quand l'un d'eux sifflote: danger ! Moi, je ne risque rien. De toutes manières, je suis fichu. Pendant le déchargement, c'est la fête. Nous imaginons la tête des Polonais quand ils dragueront, après la guerre, ce bassin du port. Ils y trouveront de tout : aussi bien des briques que des caisses et des caisses d'outils, de machines, de n'importe quoi, de tout ce qui nous tombe sous la main, pourvu que ce soit lourd. Quant aux bateaux de guerre, ils embarquent aussi des quantités incroyables de pommes de terre, de tonneaux de concombres et de choux fermenté. Combien de tonneaux avons-nous laissé s'écraser ! Les pommes de terre forment un tas, une montagne impressionnante. Au milieu, une cheminée de bois pour l'aération de la masse et le dégagement des gaz de fermentation. Au pied des tas : un magma puant. Dans chaque sac, nous incorporons plusieurs pelles de pourriture. Nous imaginons la fermentation en cours de route et la tête des cambusiers ! Les machines, les engins petits et gros, sont particulièrement soignés. Quand ils sont apparents ou dans des caisses à claire-voie, ils reçoivent leur dose de sable. Aucune caisse qui ne soit choquée, cognée, heurtée, selon les possibilités du moment. Comme disent les copains : tout ce qui passe par nos mains porte la marque de notre affection !
YOCHKA
Yochka n'a pas 20 ans. Petit, malingre - Volksdeutsch peut-être. Dans ses yeux, on lit la détermination et la sympathie. Dans cet univers où seuls les geôliers ont le courage de nous regarder, il ose, lui. Et le contact s'établit. Notre équipe est appelée partout dans le port. Dès qu'un bateau s'amarre, commencent les opérations de chargement auxquelles nous aidons. Il n'est pas rare, non plus, de monter à bord pour ranger, stocker toutes sortes de caisses, de colis, de machines. Yochka est exclu de ce travail : la circulation dans le port lui est interdite comme, il nous semble, à beaucoup de civils. Il est affecté au hangar qui nous tient lieu de poste fixe où nous le retrouvons presque chaque jour. Et c'est là que je lui murmure le nom des navires qui arrivent, qui partent ou qui ont disparu d'un quai. Le matériel embarqué, débarqué et tout ce que nous avons vu ou entendu, parfois des choses bizarres que je ne comprends pas, mais qui font briller ses yeux.
C'EST FINI !
Le 1er Décembre à 15 heures, un soldat fait irruption sur le quai. Rassemblement. - Matricule 28442. C'est moi ! Les copains ne comprennent pas. Henri serre les poings. Il sait, lui, que c'est fini pour moi. Yochka s'éloigne. J'imagine qu'il ne rentrera pas chez lui ce soir. A grandes enjambées, nous rejoignons le bateau-prison. Le chef du Kommando, devant lequel je comparais aussitôt, vérifie la plaque d'identité que je porte au cou, donne des ordres : mon train part à 17 h 30. Ne pas parler au prisonnier, le surveiller attentivement, l'empêcher d'avoir des contacts avec les voyageurs. Je n'ai plus rien à perdre. Je parle l'allemand le plus pur que je peux. Je forme un discours. Les soldats, mes gardes sont étonnés. Je veux savoir où on m'amène, pourquoi. Je n'obtiens pour toute réponse que cette phrase que je ne comprends pas : - Si tu n'as rien bouffé (gefressen), tu n'as rien à craindre ! On m'accorde cependant la permission de rassembler mes affaires. Henri est de retour du travail. Je distribue toutes mes petites choses. Là où je vais, je n'ai besoin de rien. On s'embrasse. Je pars les mains dans les poches et pendant que le train roule dans la nuit, défilent, défilent, défilent les scènes de la vie de celui-là qui voulait être un héros et qui n'est qu'une pauvre chose que l'on mène vers sa misérable destinée.
LES PIEDS-NOIRS
J'ai l'impression, tout au long du voyage, que je n'ai jamais été l'objet d'une surveillance aussi étroite. Le garde refuse d'échanger le moindre mot, il applique strictement ses consignes. Je me venge en réclamant plusieurs fois les toilettes et dans ce train bondé de civils, pour la plupart Polonais, l'expédition n'est pas facile. A Marienburg, nous cherchons notre chemin dans la nuit et nous arrivons enfin devant un bâtiment qui me paraît immense. Oui ! Je suis bien attendu dans cet hôpital militaire, je suis le dernier. Pressons ! A la douche, pendant que mes vêtements sont jetés dans une étuve, je ne me cache plus. A quoi bon ! Des couloirs, des escaliers, encore de longs couloirs silencieux, lugubres, et l'on me jette dans une salle où gisent neuf corps endormis sur le sol. Ainsi, voilà mes nouveaux compagnons d'infortune ! Voilà ceux avec qui je vais faire le dernier voyage car j'ai pu comprendre qu'avant le lever du jour, nous devons prendre un train pour Berlin. Lumière ! Les gardes envahissent la pièce… et je tombe dans les bras de Maurice, joyeux, heureux de me retrouver. D'après lui, le train qui nous attend doit nous conduire en France où nous serons libérés. Maurice me donne des détails, regrette l'absence de notre ami Henri. Il est fou ! Pour ma part, je fais le compte et lui demande de rester calme. Il y a là six Juifs, dont un Cohen, et trois non-Juifs, tous Algérois, plus un Arabe. Alors ! Il faut plaindre les quatre non-Juifs qui se trouvent embarqués dans cette galère par erreur. Ils vont bientôt comprendre, si ce n'est déjà fait, et nous les aiderons à dire qu'ils ne sont pas Juifs, mais de grâce, pour l'instant, ne pas attirer l'attention sur nous, rester calme. Ce raisonnement n'ébranle pas la confiance de Maurice, mais nous décidons de rester attentifs et de prévoir la fuite. Nous voyageons dans des compartiments de 3ème classe. Le Tunisien est devenu mon ami. Son impassibilité me plaît. Lui, ne se pose pas de questions. Il a confiance. Ici ou là ! Je crois que c'est à Berlin que nous embarquons dans les wagons à bestiaux que nous connaissons bien. A chacune de nos étapes : Hall, Frankfurt, Mannheim, le convoi s'agrandit de nouveaux venus, puis nous franchissons la frontière. C'est donc vrai ! La France !..
La France
FORBACH
Dans la caserne qui accueille ce grand rassemblement de Pieds-Noirs venus de tous les camps de la Grande Allemagne, nous sommes mille. Déjà, le bruit court que nos camarades ont demandé aux Allemands d'être séparé des Juifs. Ma vieille crainte resurgit. On voit se former des groupes : La ségrégation commence. Dans ce milieu, mon "LE" est inutile, risible. Une fois de plus, je me replie sur moi-même, à l'écart de tout et de tous, aux aguets. Je revois cette image qui a hanté ma jeunesse. J'avais dix ans, peut-être moins, quand une nuit, de ma fenêtre, j'admirais, venant du bout de la rue Randon, une foule hurlante, flambeaux en main qui escortait une calèche découverte dans laquelle se prélassaient deux messieurs. Le spectacle était beau, me fascinait. Près de moi, ma mère, mon père, regardaient silencieux. La foule joyeuse chantait, scandait sur l'air des lampions : - A bas les Juifs ! A bas les Juifs ! Ce jour-là, j'avais compris que mon pays, le vrai, était celui que me chantait mon père. Celui d'au-delà. Sa France. Ce pays dans lequel j'étais maintenant pour y retrouver, oh ironie, ceux dont les pères savaient si bien s'amuser, la nuit, aux flambeaux ! Ah ! Si Henri était là ! Lui seul aurait eu le courage de foncer, d'appeler et même de contraindre à la dignité nos camarades de combat ! Hélas ! Le sort a voulu que lui, pourtant Pied-Noir authentique, ait été oublié dans son Kommando.
SAINT-MÉDARD-EN-JALLES
Le convoi se forme quand même et nous débarquons à Saint-Médard-en-Jalles, non loin de Bordeaux, au Front Stalag 221. Les jours passent ! Prostré sur ma paillasse, de nouveau avec ma faim, mon estomac qui me torture et le rêve, l'imagination en folie qui me permet de survivre. Depuis longtemps, je ne reçois ni courrier, ni colis d'Alger. Tout le monde ici espère la visite de la Croix-Rouge, l'appelle à son secours et quand, enfin, après de nombreuses semaines d'espérance, une délégation vient visiter le camp, elle nous apporte des ballons et des gants de boxe. La huée est générale !
LA DÉLATION
Les camarades s'agitent. La libération attendue ne vient pas. On chuchote que c'est à cause des Juifs, jusqu'en Février 1943 où la nouvelle éclate qui met le camp en délire. Le premier groupe de trente prisonniers part aujourd'hui. Nos camarades sont libres, en congé de captivité, mais devront travailler pour la Kriegsmarine. Un second contingent est formé, puis un troisième. Un autre encore. Les effectifs sont divers, 10, 15, 20 ou plus. Les affectations connues : Chantiers allemands, S.N.C.F., construction du mur de l'Atlantique, base sous-marine, etc… L'effervescence est grande, la joie immense. J'entends les camarades dresser des plans, imaginer ce que sera leur vie civile… J'écoute, amer, désabusé, dégoûté de ce monde. Dès la formation du premier groupe, j'avais compris que nous avions été dénoncés. Et, en effet, le camp se vide : 500, 600, 700 prisonniers partent. Parmi eux, pas un seul Juif, ni un Arabe. Nous restons 300, avec 30 Arabes, à nous regarder, sans une plainte, attendant notre sort, écoeurés, ulcérés. La confirmation officielle nous est bientôt donnée. Un matin, rassemblement général. Le Commandant en personne est là, entouré de son état-major. Il nous dit ceci :
- Pour nous, soldats Allemands, vous êtes des soldats Français. Vous avez combattu dans l'armée française avec un uniforme français. Mais vos camarades vous dénoncent. Ils nous ont donné la liste de tous les Juifs du camp. Vous avez été rassemblés des camps de toute l'Allemagne pour être libéré par ordre du Grand Quartier Général du Führer. Je suis obligé de lui en référer. J'attends des ordres. Je vous demande de rester calmes et de patienter !
Parmi nous, un camarade de ma baraque, le seul chrétien, victime sans doute d'une erreur ou, qui sait, d'une vengeance, n'a pas bronché. Il n'a pas dit, et ne dira jamais : "Moi, je ne suis pas comme les autres". Il attend. Je l'admire ! Ainsi !… Pour le Gouvernement de Pétain, je suis l'Étranger depuis son abolition du décret Crémieux. Pour le Maire d'Alger, je suis l'Étranger Juif inscrit sur les listes spéciales de recensement. Pour mes camarades de combat, je suis le Juif à livrer au bourreau. Pour le Gouvernement Provisoire de la France Libre, établi à Alger depuis déjà quatre mois, je reste toujours le Juif Étranger. Et c'est l'Allemand qui me reconnaît Français !…
ENQUÊTES
La file se forme devant les bureaux. Un soldat me présente une liste de noms et me demande de signer. En-tête, je lis : "Je soussigné, déclare sur l'honneur ne pas être Juif, de père, de mère, de grand-père…". Je vois, sur la liste, des Lévy, des Cohen, qui sont passés jusque là entre les mailles du filet et qui sont venus se faire prendre en France, vendus par des Français. "Sur l'honneur " !.. Je signe. Tout le monde signe, sauf une dizaine de camarades qui se proclament Juifs. Ceux-là sont rassemblés et envoyés, nous dit-on, à Vesoul, vers quelle destinée ! Est-ce là le courage ?… Nouvelle enquête ; individuelle, cette fois. Chacun de nous se présente devant un sous-officier qui tient en main la fameuse carte : Le dossier du prisonnier. Je peux, enfin, lire le mot écrit dans le travers, en rouge, par le Sergent de Marienburg : "Mischling". Bâtard, sang mêlé. Je comprends alors ma chance incroyable. Tout ce que je dois au Commandant Allemand et à son sous-officier qui, m'ayant découvert Juif, là-bas à Marienburg, m'ont déclaré "Mischling", sans aucun doute pour m'incorporer au convoi déjà en projet. Ah ! S'ils savaient que ce sont des Français qui entravent leur générosité ! Je ne sais que répondre aux questions qui me sont posées. Je ne me souviens plus qui est quoi. Le père est Breton, c'est sûr, mais les autres ? Sauf l'ancêtre Arabe, ils sont tous chrétiens, Espagnols, Italiens, Maltais, je mélange tout. Un dialogue de dingue s'engage entre nous. Il me faut être ferme, mais ne pas le prendre pour un imbécile, le ménager, d'autant qu'il accomplit sa mission avec gentillesse, patience, et, qu'apparemment, il veut m'aider. Finalement, j'avoue avec honte mon ignorance : Ma famille est tellement abâtardie que je ne sais plus d'où je procède, je lui demande de prendre pour bon ce qui est écrit sur la carte et c'est ce qu'il fait.
LIBÉRÉS
Les journées s'écoulent douloureuses. Comme je dispose de cartes-lettres que je ne peux adresser à ma famille, j'ai écrit à la Croix-Rouge à Bordeaux, disant mon souhait de correspondre avec une marraine de guerre. La réponse me parvient : elle s'appelle Monique Videau et habite Bordeaux;. Fin Mars, la nouvelle incroyable se répand : les libérations reprennent. Les premiers Juifs sortent du camp. Mais les entreprises qui travaillent pour l'Occupant, demandeurs prioritaires de main-d'oeuvre, sont saturées. Il nous faut maintenant être réclamés individuellement par des employeurs particuliers. Une chaîne d'entraide s'organise aussitôt. Les premiers sortis contactent les boulangers, les coiffeurs, les tailleurs, les cordonniers bordelais qui viennent alors au camp réclamer, qui un, qui plusieurs prisonniers. Le camp se vide. Je demande à Monique de m'aider. La réponse est immédiate. Elle vient me visiter au camp : son père est industriel, Président du Syndicat des Scieurs de la Gironde, associé à son oncle, Président du Tribunal de Commerce de Bordeaux;. Ils ont des contacts réguliers avec la Kommandantur qui surveille leur usine. Encore quelques jours et Monique vient prendre livraison de son prisonnier. Devant les barbelés, la voiture attend. Le chauffeur, déférent, m'ouvre la portière. Que de tristesse dans le regard de mes camarades dont la captivité se prolongera encore quelques semaines, faute d'employeurs ; que pensent les Arabes, parqués au "Camp des Annamites" tout proche, qui ont vu partir les chrétiens, qui voient partir les Juifs, et qui resteront, eux, jusqu'à la fin !
BORDEAUX
Cours Aristide Briand, je découvre le monde de mes lectures, le rituel, la tradition. L'attente dans le petit salon, puis le grand salon où je suis présenté à la maîtresse de maison, à la famille. Madame est servie ! J'occupe la place d'honneur, malhabile quand la domestique me présente les plats. On est pour moi plein d'indulgence et de bonté. Au fumoir, entre hommes, on décide de mon avenir et de mon installation : une mansarde est disponible chez l'oncle Georges. Michel, le neveu, l'occupera et me cédera son propre appartement. Impossible de refuser : c'est sa manière à lui de payer son tribut, lui que les circonstances ont empêché de combattre pour son pays, et je travaillerai à l'usine de Baccalan.
CROIX-ROUGE
Le bureau est cossu. Le responsable qui siège majestueusement daigne, enfin, me jeter un regard. Assez inquiet tout de même, m'attendant au pire, pensant à ma famille dont je suis sans nouvelles depuis de longs mois, je présente ma convocation urgente, reçue ce matin. … Et quand, enfin, on me conduit dans un vaste entrepôt, qu'on demande ma signature en échange d'un colis et que, dans le même temps, je contemple des milliers d'exemplaires de ce même colis entassés jusqu'à la verrière, tout là-haut, ma colère éclate ! Cette noble institution aura donc attendu, pour nous offrir quelques misérables choses, que nous n'ayons plus faim, alors qu'à peu de distance, dans la banlieue de cette ville, nous avons, pendant des mois, espéré un secours qui n'est jamais venu. Bien entendu, je n'accepte pas le paquet qui n'est plus aujourd'hui essentiel. A voir la mine de ces dames maintenant rassemblées, je comprends qu'elles ne comprennent pas. Elles ne comprendront jamais !
LA SCIERIE
Pour 7,50 Fr. de l'heure, mon premier salaire dans la vie, je charge et décharge des tonnes et des mètres cubes de bois. Je fais de mon mieux pour satisfaire le contremaître, mais il est évident que je m'épuise. Huit jours plus tard, on m'affecte à une dégauchisseuse. Mes camarades s'étonnent de mon acharnement : j'ai une dette envers mes bienfaiteurs, je rends comme je peux. On m'appelle d'urgence au bureau. Les frères Videau essaient de discuter avec deux Officiers Allemands qui, je le constate, parlent très mal le français. Ils ont besoin d'un interprète. Je comprends que toute la production de l'usine est contrôlée par la Kommandantur et doit être expédiée en Allemagne. Les Allemands demandent l'augmentation des quotas, les Videau souhaitent les réduire. Au centre de la discussion, je traduis questions et réponses à ma manière. Quand les Officiers partent, nous faisons le point : en jouant sur les produits, j'ai réussi à amener les quantités globales à fournir, en dessous de ce qu'elles étaient avant leur arrivée. Les patrons sont inquiets mais, bien entendu, satisfaits, moi pas. Mon travail à la machine s'en ressentira. Ce serait un comble que, libre, je travaille pour l'ennemi ! J'avais repéré deux énormes billes de bois exotique d'au moins un mètre cinquante de diamètre, comme refuge éventuel idéal en cas de bombardement. Ce jour arrive. Il est midi. Les Américains détruisent le quartier de Baccalan. La scierie est touchée. Mes billes de bois ont disparu, volatilisées. Le petit muret qui m'abritait est lézardé. Je me relève indemne !
LE COMPTOIR
Georges Videau est aussi Président du Comptoir des Produits Forestiers et de Scieries de la Gironde, organisme sous la tutelle de la Conservation Générale des Eaux et Forêts, chargé de contrôler et de gérer les industries du bois du département. Au cours de dîners en famille, on s'est aperçu que je pouvais faire autre chose que de scier du bois. Me voilà donc dans un bureau, propre, au chaud, à tracer des lignes sur un papier blanc et Dieu sait si je suis malhabile à la plume ! Le Directeur, Jean Bidon, s'intéresse à moi. Un mois plus tard, il démissionne pour diriger une entreprise privée. Je le remplace. Un appartement. Des amis véritables. Un travail intellectuel intéressant. Un titre. 4 000 francs par mois. Qu'espérer de plus ! Ma nouvelle situation est importante. Tous les scieurs et forestiers du département sont mes obligés. Je gère et distribue notamment tous les bons matières qui permettent la marche des entreprises. Mon action est simple : réduire par tous les moyens les attributions aux entreprises dont la production est destinée à l'Allemagne et faire pression sur les patrons pour qu'ils sabotent leur rendement. Détourner le maximum de bons matières et les distribuer aux industriels qui acceptent d'embaucher ou de m'aider à cacher des ouvriers réfractaires au travail obligatoire en Allemagne ou qui me donnent de faux certificats d'embauche. Le succès est immédiat. Je convoque. Je reçois beaucoup de visites. J'explique comment s'y prendre pour réduire ou détourner la production. Je manipule les états qui indiquent la physionomie des entreprises. Toute mon action administrative tend à montrer une productivité de la profession en dessous de ce qui était admis jusque là, de manière à baisser les quotas imposés aux industriels en faveur de l'Occupant. Les réactions sont diverses. Je me montre ferme, autoritaire. J'intimide. J'ai souvent, quand il le faut, Maurice Guedj près de moi. L'oeil dur, silencieux, il incarne la Résistance et la menace latente des représailles possibles. On s'est toujours plié. A ceux qui ont peur, je demande de m'écrire une lettre officielle de refus pour, éventuellement, démontrer leur bonne foi à la Kommandantur, mais d'agir comme je le souhaite. Je visite les scieries, toujours à l'improviste, accompagné de Maurice et de Louis Chapron. J'impressionne. Les certificats de travail, les cartes d'immatriculation aux Assurances Sociales me sont adressés ouvertement au Comptoir. J'agis sans crainte, c'est la meilleure méthode. A la moindre alerte, mon repli est assuré : mon bureau a deux sorties. Je dors rarement chez moi. Deux maisons toutes proches sont prêtes à m'accueillir et Maurice assure la liaison avec le maquis des Landes. De plus, j'ai, à Périgueux, une cache que j'ai déjà utilisé en Février 1944 alors que je craignais la vengeance de Henri Dupré, mis à l'amende pour avoir fait réquisitionner deux scieries au profit des Allemands. Amende considérable qui a permis à Mme Leprince et à Mr Petit de reconstituer leur matériel, et aussi à mon informateur Bodin de continuer de me renseigner. Ces quelques jours chez Mme Lespine ont d'ailleurs été profitables. Non seulement nous avons pu mettre au point avec ses amis le détail de la production de fausses cartes d'identité qui m'étaient nécessaires, mais aussi, nous avons monté un réseau de prise en charge des Arabes déserteurs enrôlés sous l'uniforme allemand, cantonnés dans la région.
FÉLICIE
L'Inspecteur Général des Eaux et Forêts, Tassion, dit Félicie, dont je dépends est dans mon bureau, dans mon fauteuil, comme il convient. Imposant, le regard froid, il ne mâche pas ses mots : Il est indispensable que je satisfasse aux obligations légales, et que, sans délai, je présente un certificat médical de tel médecin, attestant que je ne suis pas circoncis ! C'est fini ! Une page est tournée. J'explose ! Je crache toutes les insultes, toutes les grossièretés apprises dans ma jeunesse à Alger. Je crache ma haine pour les Allemands, mon mépris pour les collaborateurs immondes. Je refuse de me plier aux lois de l'Occupant et lui intime l'ordre de sortir, en lui jetant à la figure le Journal Officiel de l'État français sur lequel je viens de découvrir le décret de Pétain qui confirme l'attribution de ma Croix de Guerre. Mes employées, déjà inquiètes de cette visite inhabituelle pour un personnage de son rang, sont atterrées. Il n'est pas revenu de son émotion que je suis déjà dehors, fugitif courant vers un abri. Il y a, chez le collaborateur, le souci de plaire au maître, mais aussi le besoin de ménager l'avenir. Le Président, mon protecteur, à qui je rends compte de l'affaire, en homme sage, intervient. Je me rends à ses raisons, gardant pour plus tard ma vengeance, sachant que je peux encore oeuvrer dans ce milieu que je connais si bien maintenant. C'est ainsi que je suis officiellement considéré comme démissionnaire mais que, encore "par mesure de bienveillance", un mois de traitement supplémentaire m'est accordé.
LES PÈLERINES
On dit, chez les Videau, que l'évêque cache chez lui le Grand Rabbin de Bordeaux. Personne, autour de moi, ne parle de l'embarquement auquel j'ai assisté aujourd'hui, d'hommes, d'enfants et de femmes devant ce qu'on m'a dit être la Synagogue de Bordeaux. J'ai vu les grands camions bâchés, les tout petits enfants gentiment hissés par les policiers français en pèlerine. Je n'ai pas entendu un cri, pas une plainte. "Écoute, Israël ! Adonaï, notre Seigneur Adonaï, est UN ! " Que peut-il craindre, le Peuple Élu, le Peuple de Dieu. De quel dieu ? Bordel !
LA BOURSE AUX BOIS
Je ne veux pas abandonner mon action auprès des industriels et forestiers. Je veux continuer d'agir. Tous les Mercredi se tient une bourse au bois au "Café de l'Opéra". Là se retrouvent tous les industriels ou leurs mandataires que j'ai bien connus pendant mon passage au Comptoir. Mon action principale, dans ce milieu, sera d'obtenir les certificats d'embauche nécessaires à la couverture des Résistants Urbains et aussi la prise en charge des réfractaires au travail obligatoire en Allemagne qu'il faut cacher dans les chantiers forestiers de la Gironde et des Landes. Au S.T.O. se joignent les Arabes que le réseau de Périgueux fait déserter des camps de Libourne et alentours. Moi-même, je possède une couverture. Je suis officiellement Conseiller Technique d'Exploitations Forestières. Les problèmes sont résolus par l'action directe. A Marcheprime, à Mont-de-Marsan, au Barp, ailleurs, nous sommes contraints d'intervenir avec Maurice, toujours prêt à m'épauler et aussi Brahim, que j'ai fait sortir du camp des Annamites, petit, maigre, mais redoutable et toujours disponible.
MÉRIGNAC
Dans le même temps, sous l'identité de Mohamed Ben Ali, je suis employé dans l'entreprise de Travaux Publics "Finotto et Menuldo" qui est chargée de l'entretien de l'aéroport de Mérignac. Déjà, pendant mon séjour au Comptoir, avec l'aide de Maurice et s'agissant de travaux exécutés pour l'Occupant, nous avions pu obtenir de la Kommandantur une recommandation qui nous avait permis de faire libérer une dizaine d'Arabes, toujours internés à Saint-Médard-en-Jalles. Nous savions que nous pouvions nous fier à eux. A partir du mois de Mai, par intermittence, je m'intègre au groupe comme manoeuvre. Mon laissez-passer me permet d'accéder à toutes les installations. Les Allemands savent bien que nous sommes une espèce inférieure incapable d'intelligence et Maurice qui nous dirige est là pour les en convaincre. Tout est bon à saboter : Les cuves que nous réparons tiendront juste le temps de la vérification. L'eau est devenue une arme redoutable. On en met partout, quelquefois trop, mais la région est marécageuse. Le sable, soigneusement tamisé, reste l'arme idéale. Avec quel soin nous le mélangeons à l'huile des bacs, des fûts ! Pas un carter qui ne reçoive sa dose. Quand un avion se pose et qu'on aide à son ravitaillement, on y va carrément, on suppute le temps qu'il pourra tenir en l'air. Les groupes électrogènes ne tournent plus rond. Les pistes pèlent. Les installations électriques sautent. C'est facile, sans danger, on en profite !
LA LIBÉRATION
Les Allemands font leurs valises. La Kommandantur de Bordeaux est en effervescence. Le jour de gloire est arrivé ! Partis pour Mont-de-Marsan pour récupérer nos armes cachées chez le Docteur Landret, les F.F.I. arrêtent notre autobus, contrôlent les identités. J'esquisse mon histoire, ils ne comprennent pas, c'est trop compliqué, c'est même louche. Nous n'insistons pas. De retour à Bordeaux, nous décidons avec Maurice et un groupe d'ouvriers de rejoindre la Résistance, pour voir, pour rire. Bordeaux est envahi par des centaines et des centaines d'hommes et de femmes habillés comme je n'ai jamais vu : des brassards, des galons, des drapeaux. Des véhicules bariolés qui foncent, des banderoles. La fête ! Nous occupons sans problème le bureau de Poste de Caudéran, puis nous entrons en ville. Les Allemands sont partis. C'est fini ! Le patron est, nous dit-on, un Anglais chargé de mission par Londres. Il occupe les bureaux du Préfet et nous assurons sa garde quand arrive un jeune homme, un Général que nous avons ordre de refouler et c'est ce que nous faisons. Est-ce une bonne action ?
IN FINE
Que faire maintenant ? Les Comités de Libération qui s'installent, les femmes tondues, les défilés, les recherches, les enquêtes, les parades, les règlements de compte, tout cela ne nous concerne pas. Ce n'est pas notre problème. Nous avons fait ce que nous croyions devoir faire, selon les circonstances, quand il fallait le faire. Je me sens soudain étranger dans cette ville. L'Occupant parti, plus rien ne m'y attache.
Je rentre à la maison.
Épilogue
CITATION:

Ce n'est pas assez de compter les expériences,

il les faut peser et assortir, et les avoir

digérées et alambiquées pour en tirer les

raisons et conclusions qu'elles portent.

MONTAIGNE

Essais, III, VIII.

Et nous nous mariâmes. Et nous eûmes beaucoup d'enfants. Après sept années de séparation et de silence depuis notre dernière entrevue devant le Conseil de Guerre de Linz. Après que Erna, baptisée protestante, se fut convertie à la religion catholique qu'elle croyait être "ma" religion. Avec un grand éclat de rire dans nos familles. Avec beaucoup d'Amour, d'Estime et de Respect.
LIVRE II
Correspondance
Extraits des documents édités dans

le volume N° 131 de cette collection

Notes et Documents:

À TOUS PRIX RASSURER LES PARENTS

Aux Armées
17 Janvier 1940
Je plains… si… est reconnu bon (pour le service armé) mais j'estime quand même qu'il doit faire son devoir de Français comme les autres. Il devrait être fier et faire tout ce qui est en son pouvoir pour être pris. N'est-ce pas ton avis papa ? Je sais que tu penses comme moi.
27 Février 1940
… Dis-leur de penser à tous ceux qui sont en ce moment et depuis longtemps là-bas. Qui souffrent mais qui sont contents quand même parce qu'ils défendent une juste cause.
15 Mai 1940
Cet après-midi je me trouve dans un pré paresseusement étendu sur l'herbe et c'est de là et dans cette position que je t'écris. Je suis ici depuis environ une heure en observation. Mon travail n'est pas difficile. Il me suffit d'ouvrir toutes grandes mes oreilles et signaler l'apparition et le passage des boches qui se font de plus en plus nombreux depuis quelques jours. Jusqu'à présent un seul est passé et la D.C.A. a fini de tirer. Il n'a pas été descendu. Cependant il ne faut pas croire que les journaux mentent en annonçant des appareils abattus. Hier nous étions en manoeuvre quand les boches nous ont survolé. Deux d'entre eux sont tombés sous nos yeux. Je suis allé avec ma section retrouver l'un d'eux. Il était dans un piètre état, je t'assure… Pas beau à voir. Que veux-tu ! C'est la guerre ! Je n'ai pas pu prendre un morceau en souvenir parce qu'il nous est défendu d'en approcher à cause des bombes à retardement. C'est dommage mais ce sera pour la prochaine fois.
2 Juin 1940
Aujourd'hui je jouis d'un repos absolu. Cela ne m'était pas arrivé depuis quinze jours. Je t'assure que ce repos est bien mérité. Je t'expliquerai cela plus tard. Je joins quelques photos des villages que j'ai traversés mais qui ne sont plus du tout dans cet état actuellement. J'espère que tu es aussi contente que je le suis en ce moment.
3 Juin 1940
Dans une de ses dernières lettres Germaine m'a dit ta généreuse idée en faveur de la Défense Nationale. Je trouve cette idée admirable et t'encourage à lui donner application. Aujourd'hui je suis encore dans cette maison que je vous décrivais hier et où j'ai passé une nuit merveilleuse. Dormir entre deux draps, dans un lit ! Tu te rends compte ? Il y avait bien longtemps que pareille chose ne m'était arrivée… Je dois te dire que je suis très estimé à la section (de commandement) et que je mange tous les jours avec les gradés dans une popote toujours bien approvisionnée. Toutes ces provisions nous les trouvons dans les maisons évacuées. Nous y trouvons aussi du linge de toutes sortes qui nous permet de nous changer.
HOHENBERG
13 Octobre 1940
… Et papa ? Naturellement il doit dire que si je n'avais pas été volontaire, je serais en ce moment à la maison. Mais que veux-tu les voyages forment la jeunesse et j'espère au retour ne plus être le petit enfant que j'étais jusqu'alors…
13 Avril 1941
… La lettre de Simon m'étonne. Il me félicite d'une chose que je n'ai jamais eu ! Cela prouve que vous avez mal interprété une de mes dernières lettres dans laquelle je disais que le 5 Juin, à la demande du chef de Bataillon j'ai été proposé par mon capitaine avec une Citation laquelle n'est jamais revenue, ayant été pris dans la matinée du 9. Aujourd'hui cela m'est absolument indifférent.
TOUT VA BIEN
HOHENBERG - 15 Septembre 1940.
Je te réserve ma première lettre. Je travaille, je suis payé et la nourriture est suffisante maintenant que tout est organisé. Aucune inquiétude quand à ma santé. Il faut croire que je suis solide pour avoir supporté ces épreuves. Je me porte très bien. Excusez-moi de ne vous avoir jamais dit que j'étais en ligne. Je voulais seulement vous épargner de vaines inquiétudes.
HOHENBERG - 27 Octobre 1940.
… J'ai eu dernièrement une capote autrichienne très chaude et avec ma veste tchécoslovaque, mon pantalon allemand vert et mon calot belge cela fait un ensemble digne d'être photographié !
LA CRAINTE de voir mon identité dévoilée.
ALGER - 31 Octobre 1941
… Comme tu es l'aîné de 4 enfants, tu vas peut-être être libéré.
10 Août 1941
… Inutile de faire des démarches quelconques. S'il y a quelque chose à faire je le ferais d'ici. Je te remercie cher papa pour vos bonnes pensées et vous en suis très reconnaissant mais ne faites rien en mon Nom…
15 Août 1941
Ne faites rien en ma faveur qui puisse me porter un préjudice quelconque…
INNOVATION
HOHENBERG - 9 Février 1941
Je te présente la dernière des innovations de ces messieurs : la lettre-réponse… Les derniers froids ont été de - 33°, avec des chutes extraordinaires de neige… Sans mes pieds à moitié gelés, je pourrais dire n'avoir jamais été malade… Je suis ici en villégiature et c'est tellement vrai que je mange tous les jours au restaurant.
L'ESPOIR S'ENVOLE
HOHENBERG - 27 Juillet 1941
… Aujourd'hui, jour anniversaire de mon arrivée dans ce village je me propose de te donner quelques-unes de mes impressions. Tu sais que ce qui compte pour tout prisonnier c'est la libération. Le 9 Juin à 10 heures du matin j'étais fait prisonnier. Le soir-même on parlait déjà de libération. L'espoir engendré par cette idée, guidait et soutenait les colonnes de captifs en route vers les camps allemands. Un mois derrière les barbelés, un mois consacré à des discussions idiotes, fantasques, extraordinaires d'hommes au physique affaibli et au moral vacillant. Un an ici, un an que "la classe" nous est promise "bientôt, bientôt", nous dit-on et nous attendons. Les jours passent, l'espoir s'envole et le moral des plus faibles chancelle malgré les efforts des plus jeunes, toujours joyeux dont je suis. Tu me dis maman d'espérer, j'espère mais avec la presque certitude que cet espoir sera usé avant la libération ! Je voudrais remplir dix pages sur ce sujet, malheureusement …!
J'AI 22 ANS
HOHENBERG - 15 Août 1941
Vingt-deux ans ! Les copains ont fêté mon anniversaire : quelques fleurs, de franches poignées de mains et beaucoup de souhaits. Je veux saisir cette occasion pour vous remercier, vous tous qui avez conservé mon souvenir intact… en particulier toi papa et toi maman à qui je dois tant, tant que je ne puis évaluer la somme de tendresse et d'affection qui vous revient. Semaine bien chargée avec un nouveau chef de poste qui a complètement chambardé la manière de vivre à laquelle nous étions habitués depuis treize mois : restrictions, suppression des quelques avantages que nous avions obtenu, injures, menaces etc… etc… tout y est. En qualité d'interprète je suis obligé d'entendre - le plus souvent impassible - l'épanchement de ces colères et de les traduire aux copains qui s'en moquent éperdument. Mais tout passe sans que la dose de patience s'émousse.
ENVOYEZ-MOI DES BOUQUINS
HOHENBERG - 12 Octobre 1941
… Nous écrivons : les copains à leurs femmes et moi à ma chère maman. Je dois te dire que je suis le seul célibataire et le plus jeune ; les autres de 26 à 39 ans pères de famille, ont beaucoup d'attention pour moi en retour des services que je leur rends comme interprète. On dit que mes progrès sont considérables, la raison est que, n'ayant pas perdu le goût de l'étude, je me suis intéressé à cette langue difficile malgré le manque de livre et de professeur. Je parle maintenant très couramment et comme homme de confiance du Kommando, ai réussi à obtenir beaucoup d'avantages… Pour ces soirées d'hiver je voudrais que tu m'envoies quelques bouquins : le Cid, Esther, l'Avare, les Femmes Savantes, le Médecin Malgré lui, le Malade Imaginaire etc… qui sont dans ma bibliothèque. Nous avons ces derniers temps travaillé sur les pistes que de violents orages avaient déchiré. Travail pénible dans la montagne à deux heures de marche d'ici. Dix heures sur le chantier avec une demi-heure pour manger, sur place évidemment !
NE PAS SOMBRER
Dès les premiers jours de ma captivité, j'avais compris que je ne résisterais pas aux épreuves qui nous étaient imposées si l'esprit abandonnait le logis et je me suis dès lors contraint à une intense gymnastique intellectuelle. J'étais peu doué pour les mathématiques, la philosophie menait à l'introspection, donc à la dépression; l'étude des langues me paraissait plus attrayante. Et c'est ainsi que, exploitant toutes mes rencontres, je noircissais des pages et des pages en serbe, russe, polonais, arabe, anglais, espagnol, italien et bien entendu en allemand dont j'avais adopté l'écriture gothique parce que la plus difficile.
DANS L'CUL ILS L'ONT DANS L'CUL !
Un jour Adolf se mit en tête

De vouloir être le Bon Dieu

Mais dans le ciel les anges rouspètent

Et avertissent le Roi des Cieux

Se penchant d'un air vénérable

Il dit en voyant l'avorton

Je punirai ce misérable

En lui jouant un tour de cochon

Et dans le grand silence

Il proclame la sentence

En donnant le signal

De ce chant triomphal.

Mais un coin de la planète

Était resté silencieux

Il vit en inclinant la tête

Un tas de prisonniers soucieux

Se penchant d'un air vénérable

Il dit voyons mes enfants

Je punirai ce misérable

En lui jouant un tour de cochon

Et dans le grand silence

Il prononce sa sentence

En donnant le signal

De ce chant triomphal.

REFRAIN:

Dans le c… dans le c… ils auront la victoire

Ils ont perdu toute espérance de gloire

Ils sont foutus

Et le monde en allégresse

Répète avec nous sans cesse

Dans le c… ils l'ont dans le c… !

MA GUERRE RACONTÉE A MES PARENTS
HOHENBERG - 8 Janvier 1942
Il y aura demain dix-neuf mois que je suis prisonnier. Pendant ces dix-neuf longs mois, je n'ai jamais eu l'occasion d'entreprendre une aussi longue lettre. Aujourd'hui que cela m'est permis, je me demande vraiment si je réussirai à transcrire d'une manière convenable tout ce que je voudrais vous dire. Vous savez que, aux temps heureux où j'étais encore en France, écrire me plaisait beaucoup. Les longues lettres que vous receviez de moi en témoignent. Mais maintenant, avec la force de l'habitude, je manie mieux la pioche que la plume et lorsqu'il s'agit de vous écrire, je reste souvent très longtemps, mon papier blanc devant mes yeux, me demandant par où je vais commencer. Mais ceci n'est pas grave et je réapprendrai très vite, je l'espère, à noircir du papier. Vous êtes très étonnés de lire cette lettre, n'est-ce pas ? Je vais d'abord vous raconter son histoire ? Un monsieur d'ici, très gentil dont j'ai fait connaissance l'année dernière, doit se rendre à Rouen pour rejoindre son poste. Là-bas habite la femme d'un copain à qui il remettra cette lettre. Cette femme fera tout pour la faire passer en zone libre et de là, elle prendra le chemin de l'Algérie, du moins je l'espère. J'ai l'intention, ici, de vous raconter à peu près toute mon histoire, telle que je l'ai vécue. Il ne faut pas pleurer, ma chère maman, car tout ce qui va suivre est du passé, bien fini et presque oublié. Duri a dû déjà vous raconter que, volontaire à Oran avec un renfort sénégalais, je quittais cette ville fin Mars 1940 pour la France. Je vécus un mois entier à Rivesaltes très impatient de monter en ligne, de connaître cette vie du combattant à laquelle je rêvais depuis longtemps. Rien à faire pour hâter ce départ. Il fallait se résigner à attendre. Affecté au 58ème Bataillon de Marche de Tirailleurs Sénégalais, je quittais enfin le camp pour la zone des armées. Là, encore une déception ! Nous étions dans les Vosges, loin de tout combat et le Bataillon incorporé au 33ème Régiment d'Infanterie Coloniale Mixte Sénégalais. Ma fonction de toujours était observateur où je montrais paraît-il, des qualités. Ces qualités, si elles ont jamais existé, me firent pleurer de rage car un jour, après certaines remontrances du lieutenant que je n'acceptais pas avec le calme voulu, je quittais mes chers Sénégalais et j'étais de nouveau affecté au Groupe-Franc dans un régiment d'Européens, le 7ème R.I.C. de Bordeaux : régiment de réserve, composé en majorité d'hommes de trente ans et plus. A peine arrivé à ma nouvelle Compagnie, je posai ma demande au capitaine tendant à être affecté au Groupe-Franc. Cette demande me fut refusée et je repris ma fonction d'observateur. Au début de Mai vient enfin l'ordre d'embarquement. Je vais connaître cette vie… Nous partons en chantant, ne doutant pas un instant de la victoire de nos armes. Nous débarquons à Beauvais sous un bombardement infernal. Un de nos Bataillons est complètement anéanti. Ce que fut cette campagne, je renonce à l'écrire. Qu'il vous suffise de savoir que je me suis aperçu au cours des jours suivants que la guerre n'était vraiment pas un jeu de petites filles. Le 25 du même mois, en position devant Amiens nous attaquons : le capitaine est en tête de sa Compagnie ; je le suis à deux mètres. Nous avançons. L'ennemi se retire. Enfin et déjà l'ordre d'arrêter, de prendre position. Que se passe-t-il ? Les éléments de droite n'ont pas réussi à percer et nous nous trouvons à demi-encerclés. La bataille pour se dégager dure tout l'après-midi. On tire à droite. On tire à gauche. On tire devant ! L'aviation nous arrose et même les "75", qui ne savent pas où nous sommes. La nuit arrive et l'ordre de se replier aussi. Très dur d'obéir, mais nous sommes militaires ! Cette journée coûtait à la Compagnie 60 % des affectifs. Je n'avais rien ! La Providence m'avait protégé. Le lendemain, le capitaine, sur la demande du commandant, me propose avec cette Citation : "Observateur intelligent et courageux, a constamment renseigné son capitaine au cours de l'attaque, même en se montrant". J'avais fait mon devoir. Rien de plus. Cette Citation n'a d'ailleurs jamais été officielle, n'a certainement jamais dépassé le bureau du commandant, le temps pressait et les affaires n'allaient pas. J'en arrive à cette journée du 9 Juin. Nous combattions alors dans le secteur : Candor, Lagny, Écuvilly, Lassigny. Après des combats acharnés, l'ordre arrive le 9 Juin au matin de nous replier, d'abandonner la place et les cadavres. Les hommes réclament au capitaine : pourquoi abandonner ? L'ennemi a pourtant trouvé de la résistance ! Oui, mais… Il faut fuir l'encerclement et nous sommes débordés à droite et à gauche. Nous reprenons donc la route. Mon cher papa Ne trouves-tu pas cette entrée en matière bien longue ? J'ai envie de déchirer cette feuille, mais, à la réflexion, je ne le ferai pas. Il faut bien que vous sachiez quelque chose si… on ne sait jamais… Je continue donc. Nous sommes bloqués à Moreuil-la-Motte, dans l'Oise. Impossible d'avancer. Cette fois-ci, c'est bien l'encerclement. Chacun se défend comme il peut, il s'agit de faire payer cher sa peau. Mais le capitaine m'appelle : j'ai l'ordre d'aller chercher du secours : le commandant et plusieurs hommes râlent déjà, l'infirmerie est loin ou tout près sur la route. Le capitaine n'en sait rien. Ce n'est pourtant pas ma fonction ! Je suis observateur et non agent de transmission… Oui mais les autres sont fatigués et je suis le plus jeune de la Compagnie. Je prends donc mon mousqueton, je laisse là mes affaires et me voilà sur la grand'route à la recherche des infirmiers. Il fait chaud. La route monte. Il faut être prudent car l'ennemi est nulle part et partout à la fois. Ça tire de tous les côtés. Tout à coup. Sur la route, deux lieutenants : - Que faites-vous là ! , me demandent-ils. Je leur explique ma mission. - Vous êtes fou mon ami, les autres sont là ! - Je dois obéir aux ordres !… - A quatre cents mètres d'ici se trouve une pièce en position sur la route. Nous n'avons pas pu l'identifier. - Allons-y voir ! J'avance et vous ferai signe. Me voilà donc reparti. A un certain tournant j'aperçois en effet une pièce antichars. Français ou Allemand ? Rien ne bouge. J'avance encore et, tout à coup, quatre hommes surgissent de derrière le bouclier et me mettent en joue. Ils crient quelque chose que je ne comprends pas. Que faire ? Je reste planté là, sur place, me demandant ce qui m'arrive puis je me retourne et fais signe aux lieutenants de se sauver. Les quatre fusils devant moi, à vingt mètres peut-être s'énervent. Alors j'avance, mon fusil à la main. Arrivé à leur hauteur je suis désarmé et je rejoins un groupe de prisonniers du matin. Plusieurs sont blessés, moi je n'ai rien. Je suis seulement fatigué et j'ai faim. Tout ce qui précède n'était pourtant rien et je n'avais encore rien vu de la guerre. Ce qui va suivre va vous édifier sur leurs méthodes de combat. Rassemblés, nous étions une quarantaine qui, les bras en l'air suivaient l'avance allemande mais aucun ne se doutait de ce qui allait se passer. Arrivés devant Moreuil-la-Motte, les Allemands rencontrèrent une résistance très vive des nôtres retranchés dans les maisons qui étaient autant de forteresses. Savez-vous comment ils s'y sont pris pour prendre le village ? Ils nous ont simplement fait avancer, nous, prisonniers désarmés, les bras en l'air et, se couvrant de notre corps, tiraient sur nos camarades qui défendaient le village et qui continuaient malgré tout à tirer. Plusieurs "boucliers" tombèrent ainsi, tués ou blessés par des armes françaises. Ce massacre dura une bonne demi-heure qui me parut un siècle. Mais Dieu me protégeait toujours et je sortis indemne de cette boucherie. Les maisons se vidaient ! Le village se rendait, les poings serrés, mais ne voulant plus, Français, tuer des Français qui couvraient malgré eux de leurs corps, boucliers vivants, des Allemands. Ce fut ma dernière vision de la guerre avant de prendre le chemin de la captivité. Je m'excuse mon cher papa et auprès de toi aussi, maman, de ne vous avoir jamais dit que je combattais, que j'étais au front. J'avais toujours le souci de ne pas vous faire de peine, de ne pas vous inquiéter et si, aujourd'hui, je me suis décidé à vous raconter tout cela, c'est parce que tout est bien fini, que c'est déjà le passé sur lequel ne reviennent que les souvenirs. Je renonce à vous raconter les étapes qui nous menèrent en Allemagne. Le froid, la nuit. La chaleur, le jour. La fatigue et surtout la faim. Avoir faim est quelque chose de terrible. Je sais maintenant que les betteraves à vaches, dont les vaches même ne veulent pas, sont savoureuses ; que le blé tendre vaut le meilleur des gâteaux et que l'herbe des champs a une double qualité : celle de calmer l'estomac et de… vous faire courir chercher un petit coin. Vous devez savoir, par ceux qui sont revenus ce que fut la souffrance de ces interminables colonnes de prisonniers errantes sur les routes de France. J'embarquais à Ors, à 37 km de Cambrai dans un wagon "chevaux 8, hommes 40", où nous étions 75. J'étais pourtant heureux de prendre ce train qui nous conduisit à Baurain, en Belgique où je restais deux jours avant d'être dirigé sur Trèves. A Trèves, je rencontrai un grand copain du lycée, Jules Cayrol. Inutile de te dire notre joie et c'est en sa compagnie que je débarquai le 26 Juin à Krems-Gneixendorf, en Autriche. Je restai à Krems jusqu'au 27 Juillet. Pendant ce mois, je ne me suis jamais levé de ma paillasse tellement j'étais faible. Nous ne travaillions pas mais nous mangions si peu : un seau de soupe pour vingt ! Volontaire pour travailler, je quittai le camp et mon copain le 27 Juillet avec 29 autres camarades et je débarquai à Hohenberg où devait commencer une toute autre vie.
P.S. Je continue mon histoire sur une autre lettre pour éviter la surcharge, j'espère que vous les recevrez toutes les deux.
RETOUR A GNEIXENDORF
En prévention - 23 Février 1942
La première partie du roman se termine, me voilà de retour au camp avec un copain que j'ai entraîné dans cette aventure merveilleuse et triste. Après dix-neuf mois d'absence, je retrouve avec le plaisir que tu sais le palace des palaces où j'ai retrouvé un Oranais qui aide beaucoup le néophyte que je suis. La nourriture est saine et abondante mais il me tarde de recevoir tous vos colis de vivres. … Te raconter le genre de vie que l'on mène ici m'est impossible, madame la censure en serait fâchée… La première partie est terminée ce fut beau, c'est maintenant le calvaire et l'attente de la deuxième partie qui se jouera, je l'espère, chez nous. Elle est enfermée malgré sa pureté, je le suis aussi et nous attendons avec patience le jugement des hommes.
LA FRANCHISE
GNEIXENDORF - 23 Mars 1942
J'espère que vous n'allez pas me faire regretter l'accès de franchise qui m'avait poussé à vous raconter mon histoire ; mais voici, la lettre de Sauveur me fait part de vos inquiétudes et de vos soucis. Pourquoi tant vous inquiéter puisque je vous dis que ce n'est pas grave. Vous aurais-je d'ailleurs écris s'il en était autrement! Non, n'est-ce pas ? Vous me connaissez assez pour cela. Alors !
Tout est d'ailleurs à l'heure actuelle terminé et je me trouve au camp où j'attends mon départ pour un Kommando quelconque.Je ne parlerai donc plus de cette affaire que lors de mon retour et vous dirai sans réserve ce que j'ai fait, ce qu'elle a fait pour moi et ce que nous pensons faire. En bons parents vous nous comprendrez et nous aiderez. Tel est notre plus ardent désir. Il ne nous reste plus qu'à attendre, pour l'accomplissement de ces souhaits, la fin de cette captivité qui m'est profitable, je vous l'assure, puisque sans elle je serais encore très probablement un gosse sans raison, ce qui revient à dire que je réclame aujourd'hui cette maturité qui vous convaincra que j'agis en homme et non pas en gosse comme vous seriez peut-être tentés de le croire. Ainsi tout est dit. J'ai reçu les bouquins et c'est avec plaisir que je me remets à potasser l'anglais et l'arabe que j'avais beaucoup oubliés puisque depuis longtemps je ne me consacrais qu'à l'allemand… … L'approbation formelle de papa pour la réalisation de mes projets d'avenir, je la lui demanderai lorsque notre situation se sera normalisée, si je serais à ce moment, capable de tenir mes promesses et si la constance de mes sentiments n'aura pas faibli, ce que je ne crois pas mon cher frère, car tu sais ma facilité à m'attacher aux choses que je sais pures et sincères et qui par là se rapprochent, s'harmonisent avec mon caractère. … Je passe mes journées à lire et à potasser l'allemand…
GNEIXENDORF - 26 Avril 1942
… Ta lettre et celle de Sauveur me fait regretter amèrement mon accès de franchise. La pensée d'avoir, par ma très grande faute occasionné de l'inquiétude à papa et maman m'est insupportable et pourtant, que sont ces quelques jours de prison d'ailleurs depuis longtemps terminés. Croyez- vous que cela vaille tous ces reproches et conseils de prudence. Non, n'est- ce pas ? Alors, cessons là et n'en parlons plus… Je m'attends à partir bientôt au travail, j'espère bien tomber et ne plus vous demander tant. Avez-vous reçu mes colis ? Et ces petits souvenirs vous plaisent- ils ?
J'AI DÉCLARÉ…
HOHENBERG - Vendredi 20 Février 1942
Lettre à Mutter
NOTE - Traduction d'un billet écrit dans la prison municipale, confié au soldat réserviste Pareda, enfant du pays, Résistant socialiste autrichien. Parvenu à Madame Fertner le lundi 23, trop tard pour qu'elle suive mes recommandations.
Chère mère, J'ai déclaré : j'ai rencontré Erna la semaine dernière dans la rue avant son départ pour Vienne et, au nom de tous mes camarades je lui ai demandé d'acheter des dictionnaires. Je suis venu chez toi pour prendre livraison de ces livres. Tu ne savais rien de cela. Tu m'as ouvert la porte contre ta volonté. Je suis entré dans la maison et tu m'as menacé de me dénoncer si je venais chez toi une seconde fois. Je n'ai pas vu Erna parce qu'elle dormait déjà. Je venais bien entendu chez toi, pour la première fois. Je n'ai autrement jamais parlé à Erna, seulement salué. Je pars demain avec Barbé pour Krems. Je t'écrirai ce que nous aurons eu comme punition. Cela me fait peine, chère mère et ma chérie que vous soyez punies. Mon amour pour Erna deviendra encore plus fort et j'espère qu'elle ne m'oubliera jamais. Je l'attends et elle viendra sûrement à moi pour devenir mon épouse. Ensemble nous serons très, très heureux et nous oublierons bientôt ce mauvais et dur moment. Je t'embrasse chère mère et je n'oublierai jamais tes bontés.
Adieu ! Non au revoir !Ne pleure pas pour nous.Soit fière que ta fille soit pure.J'embrasse mon amour mille et mille fois très tendrement.

Elle ne doit jamais m'oublier.

Barbé vous salue toutes deux.Au revoir chère mère. Au revoir Erna.Ton fils.
DÉCISION
9 AK 30/42
Dans la procédure contre Ernestine Reiter de Andersbach pendant l'instruction dans la prison du tribunal de Sankt-Pölten, pour délit au § 54 de l'Ordonnance pour la protection des Forces Armées est rejeté le recours du 5.3.1942 de la prévenue contre la décision de maintien en prison du 4.3.1942 prise par le Juge d'Instruction du tribunal exceptionnel.
Confirmé

Inspecteur de la Justice

BILLET DE LEVÉE D'ÉCROU
REITER Erna née le 15/5/1923 à HOHENBERG a, par jugement du tribunal régional de SANKT-PÖLTEN 12 VR 2001/42 en vertu du § 4 des instructions pour la protection des Forces Armées, été condamnée à une peine de deux mois de prison prévention du 19.2.1942 - 23 heures jusqu'au 10 Avril 1942 - 9 h 45. Fin de la peine : 19.4.42 - 18 h.
Administration de la prison de SANKT-PÖLTEN (N.D.)
LE MENSONGE
GNEIXENDORF - 24 Avril 1942
Que dites-vous de la manière dont je ments à mes parents dans mes lettres? Vous devez me trouver cynique, n'est-ce pas ? Mais ai-je le choix ? Puis-je leur raconter que je suis passé le 24 devant un tribunal militaire qui m'a condamné à six mois de forteresse dans l'affaire que vous connaissez ? Non, n'est-ce pas. Mes mensonges sont donc excusables puisque je n'ai en vue que la tranquillité de mes parents. Devant ce tribunal je me suis défendu sans avoir besoin du concours de l'interprète et de mon avocat. Inutile de vous dire la joie avec laquelle j'ai revu la petite et sa mère qui étaient présentes comme témoins. Elles avaient d'ailleurs déjà été condamnées par un tribunal civil respectivement à 2 mois et 3 mois de prison. Résultat de leur témoignage et de ma défense : six mois de prison moins ces deux mois de prévention. Il ne me reste donc que quatre mois à purger. Je vous avertirai de mon départ d'ici et que j'expliquerai… par un nouveau mensonge à mes parents. Le copain qui m'accompagnait a eu lui 4 mois moins la prévention et ce malgré tout ce que j'ai pu dire pour lui. Vous me voyez très contents de ces résultats qui ont dépassé en sens inverse toutes mes prévisions. Mais vous-même, ne vous chagrinez pas pour moi : je supporte ces épreuves avec stoïcisme et avec toujours l'esprit serein. Que de choses aurai-je à vous raconter à mon retour ! et vous m'approuverez j'en suis certain.
GNEIXENDORF - 27 Mai 1942
… J'ai donc agi à bon escient, tu en jugeras toi-même lorsqu'à mon retour je te raconterai mon histoire et je suis certain que papa et maman m'approuveront ou tout au moins me comprendront. … Je ne vous envoie plus d'étiquettes parce que mon départ en Kommando(!) ne saurait plus tarder… ne m'expédier des colis que lorsque je vous le dirai. C'est bien entendu : plus de colis jusqu'à nouvel ordre.
Note - Contrairement à mon récit, Barbé ne m'accompagnait pas ce soir-là. C'est sa relation qui est exacte : il assurait ma protection et c'est en le suivant que les policiers m'ont appréhendé en même temps que lui. Par ailleurs, Barbé fait état d'une tentative d'évasion en gare de Sankt-Pölten, événement que j'avais omis dans le récit.
LA FAIM, LE RÊVE, LA FOLIE
GRAUDENZ - 5 Juillet 1942
… Ne vous étonnez pas de ma nouvelle adresse… elle n'est d'ailleurs que provisoire. Écrivez-moi par la Poste civile sans affranchir… Je suis ici jusqu'au 8 Octobre, le copain qui m'accompagne rejoint le camp le 8 Août… … Un bon moral est primordial, ne vous inquiétez donc pas pour moi, j'affronterai bien pire. L'essentiel est que Dieu vous garde en vie et en bonne santé et que je vous retrouve ainsi. Bientôt, espérons-le. … Ces lettres de 26 lignes ne contiendront jamais tout ce que je vous raconte pendant l'état semi-latent dans lequel je vis en ces lieux de double captivité. Bien que je sois loin de vous, vous êtes toujours présents en mon esprit, vous êtes toujours là, en moi, comme moi je suis en vous. Vous m'aidez comme auparavant, de vos sages conseils et c'est vous qui m'insufflez la force qui me permet de résister, malgré tout, à tout. Je me rappelle tout ce que vous avez fait pour moi, ce que vous faites encore et ce que vous promettez de faire ; fils reconnaissant, je ne sais comment vous remercier. Je ne puis que dire à mes frères et soeurs ce que je me répète : "Aimez papa, aimez maman, vous connaîtriez vraiment tout ce que vous leur devez si vous souffriez de leur absence ; ne connaissant pas ce mal aimez-les doublement et surtout ne perdez pas une occasion de leurs montrer cet amour filial par vos actes de chaque jour". Comme je serai heureux, lorsqu'à mon retour, je vous montrerai comme je vous aime, comme nous nous aimons. Je vous ai demandé, dans ma dernière lettre de conserver à mon intention, des choses fortifiantes qui me permettront, à ma sortie de prison, de reprendre tout ce que j'ai perdu en poids. Dès réception de votre lettre vous pourrez m'expédier vos colis à cette adresse : 2098/42 - 28442 Stalag XXA Thorn avec la mention "faire suivre". Dois-je vous faire l'énumération de tout ce à quoi je rêve depuis plusieurs mois ? Il me faudra, en sortant d'ici, suivre au camp un régime de récupération, c'est pourquoi je vous demande tout ce qui est nécessaire pour reprendre des forces : des figues sèches, riz, haricots, lentilles, fèves, pois cassés, pois chiches, de l'orge, du blé ou des flocons d'avoine ; des farineux : farine, semoule, tapioca, fécule de pomme de terre ; des pâtes, des potages, de la moutarde, du poivre, des cornichons, des olives, beaucoup d'oignons et d'ail. Du lait, du fromage, des confitures, du sucre de raisin, du chocolat. Des dattes et des figues et toutes autres denrées qu'il vous est facile de vous procurer. N'importe quoi, pourvu que cela se mange et donne des forces. Des fruits secs : abricots, pruneaux etc. Poivrons, tomates. Je vous demanderais même de l'huile de foie de morue s'il vous est facile de bien l'envelopper. J'ai une terrible envie de couscous et de makroutes, et naturellement beaucoup de cigarettes. Ne m'en voulez pas de demander tant, j'ai eu plaisir à l'écrire, c'est comme si je possédais déjà tout cela. J'en ai l'eau à la bouche et mon imagination a trouvé dans cette énumération de produits rares et tant désirés de quoi se repaître aux dépens de mon pauvre gésier tombé bien au-dessous de mes talons.
UN KOMMANDO UN PEU SPÉCIAL !
GRAUDENZ - 14 Juillet 1942
… J'ai quitté Krems le 5 Juin et suis arrivé ici le 8 après un magnifique voyage de quatre jours à travers l'Allemagne. Le nouveau Kommando où je me trouve est un peu spécial en ce sens que je ne peux vous écrire que toutes les 3 semaines mais vous pouvez, en revanche, m'adresser toutes les lettres que vous voudrez par la Poste civile et en franchise. Voici ma nouvelle adresse : "M.L. Mle 4098/42 Wehrmachtsgefangnis - Graudenz - West Preussen Deutschland". Écrivez-moi donc souvent et très longuement puisque vous avez cet avantage… Je ne dois rien vous dire sur la vie que l'on nous fait mener ici… le moral est toujours le même, c'est-à-dire excellent. Je souhaite et j'espère que notre séparation, vous savez la supporter avec le courage que je montre et puis, tout le monde dit que tout sera réglé cette année, alors, encore un tout petit peu de patience avant d'atteindre le but, le bonheur…
ALGER - 10 Septembre 1942
… Je t'ai écris aussi sur papier libre comme tu l'as demandé mais elle est retournée avec la mention "retour à l'envoyeur" ainsi que plusieurs autres lettres de la famille et de tes amis du quartier. Je suis allé à la Poste me renseigner mais il m'a été répondu que tu es mal renseigné, qu'on accepte que les lettres de réponse. Quand pourra-t-on t'envoyer des colis ? C'est dur, tu sais, de manger à sa faim avec cette pensée que d'autres en souffrent. Mais ici on a beaucoup d'espoir…
TÉMOIGNAGE DE LYSALEX
Extrait de "Ceux de Graudenz". "Les mains nues face à l'Ordre Nazi. La forteresse". (Cf le cédérom ou l'édition écrite).
L'AMBASSADEUR SCAPINI
Extrait du livre de Lysalex. Pour moi, qui l'ai vu, cette visite a eu lieu en Juin ou Juillet 1942. Il est peu probable que l'ambassadeur soit revenu plus tard. (Cf le cédérom ou l'édition écrite).
LIBÉRÉ DE PRISON
Thorn - Fort 13 - Stalag XX A - Infirmerie - 11 Octobre 1942
Depuis trois jours je respire librement et c'est l'estomac satisfait pour la première fois depuis plusieurs mois, que je vous écris aujourd'hui. Je suis heureux, très heureux avec les (censuré = anglais) nombreux dans cette forteresse…
12 Octobre 1942
… Je suis libéré depuis Jeudi à 17 h 15. C'est une grande joie pour moi de ne plus être en prison où j'ai eu beaucoup d'impatience. Résultat : je suis en ce moment à l'infirmerie du "Fort 13". Aucune maladie grave, seulement les hémorroïdes qui me taquinent et un peu d'anémie. La Croix-Rouge; française est très pauvre mais les Anglais nous nourrissent d'une manière convenable. Je mange constamment et je dois me surveiller pour ne pas surcharger mon estomac qui n'est plus habitué à tant fonctionner. Je ne resterai pas longtemps ici. J'attends un transport pour Marienburg, Stalag XX B. Je ne sais pas encore si je retournerai à Krems. J'attends vos colis avec moins d'impatience que vous le dit ma dernière lettre. J'étais fou de vous demander tant. Je m'en aperçois maintenant que je vois normalement les choses. Excusez-moi et comprenez cet état d'esprit passé… Il n'y a que des Anglais dans ce fort. Les seuls Français sont les libérés de prison qui attendent d'être une trentaine pour composer un convoi…
LA VIE EST BELLE ET PLEINE D'ESPOIR
Marienburg - Stalag XX B - 16 Octobre 1942
Ma sortie de prison a été pour moi une délivrance presque aussi complète que sera mon entière libération. Très bien reçu et habillé par les Anglais du Fort XIII à Thorn, j'ai pu, en quelques jours, reprendre suffisamment de forces pour retrouver la vie belle et pleine d'espoir. Je ne retournerai plus en Autriche. Dommage ! mais suis affecté au Stalag XX B et sous le régime normal des prisonniers… Ici, au camp, deux Algérois et un Oranais ayant connu Graudenz et libérés depuis deux mois m'ont accueilli en frères. Ils partagent avec moi, qui n'ai encore rien, leurs colis et préparent des plats fameux dont j'avais oublié le goût depuis longtemps déjà…
SUR LA BALTIQUE GLAUQUE ET SINISTRE
Gdynia - 24 Octobre 1942
… Mes dernières lettres, écrites après ma sortie de prison du Stalag XX A et du Stalag XX B ont certainement rassuré papa et maman ; s'il en est ainsi, leur but a été atteint et ma joie sera grande lorsque j'apprendrai que maman ne pleure plus et que papa voit en moi un homme qui, ayant souffert, garde quand même un bon moral et a confiance en l'avenir. Le plus dur est donc passé, oublié déjà et je jouis de l'heure présente. Mais tu serais bien étonné si tu savais d'où je t'écris : je n'ai séjourné que quelques jours au camp où j'étais d'ailleurs exempt de tout service. Un déplacement de quelques heures m'a conduit ici où mes yeux émerveillés ont vu et admirent encore la mer qui me rappelle tant de beaux souvenirs. Ma demeure, ou plutôt la demeure du Kommando est… un bateau qui, ancré à quai roule et tangue gentiment au gré de la Baltique glauque et sinistre. Je suis installé dans la cale arrière avec l'ami d'Alger qui m'a accueilli au camp et suivi ici : Henri Aribaud. Le travail commencera lundi pour moi…
EN VÉRITÉ JE VOUS LE DIS !…
Gdynia ;- Schiff Gravenstein - A bord… - Mardi 3 Novembre 1942
(Au moment où j'écrivais cette lettre prémonitoire, j'ignorais que mon frère Sauveur et mon beau-frère Roger Desmoulins étaient membres actifs du complot qui préparait le débarquement des Alliés à Sidi Feruch. Le coup d'Alger eut lieu dans la nuit du 7 au 8 Novembre. Ils furent tous deux décorés de la Croix de Guerre....Et quarante jours plus tard, j'étais rapatrié !...)
Quarante-trois approche !… Mon coeur se serre… Vous serez encore seuls ! L'année qui fuit inexorable devait nous réunir avant que d'expirer ; sa fin est proche hélas ! et c'est en vain que nous avons attendu l'accomplissement de ses promesses. Devons-nous pour cela jeter bas les armes et nous laisser accabler par le désespoir ? Non ! Mille fois non ! Mes vénérés parents. Plus que jamais je vous demande un sursaut de courage et de patience. En vérité, je vous le dis : les sombres jours s'estompent. À l'horizon se dissipe déjà l'épais brouillard au travers duquel j'essayais de transposer mon pays, et là-bas, dans le vieux port de Marseille, se dresse majestueux et magnifique le bateau du retour ; il tire sur ses amarres, gémit, mais attendra parce que le temps n'est pas loin. En attendant ce jour béni, pensez à moi, mes chers parents, parlez de moi pour ne vous rappeler que les jours heureux passés autour de la table familiale. Je te conjure surtout maman d'éviter les questions qui font mal : "Où est-il. Que fait-il ? Que mange-t-il ?". Sachez que je suis heureux de pouvoir faire chaque jour sur la Baltique complice, honneur au "banquet du prisonnier " et que l'absence de colis, devenant une habitude, ne m'empêche pas d'être toujours content. A l'occasion du Nouvel An, je vous dis mon plus beau poème : "Je vous aime". Ma voix traverse les frontières et son écho lointain pénètre parmi vous tous pour vous crier : "Courage, la fin est là, proche". Mon coeur s'unit aux vôtres et mon esprit tendu vers vous, père, mère, frères et soeurs vit votre vie. Votre fils et frère qui se souvient, vous embrasse et vous serre de toutes ses forces sur son coeur aimant.
HOSPITALISÉ
Marienburg - 7 Novembre 1942
… Savez-vous que la dernière lettre reçue de la maison et que j'ai sous les yeux date du 22 Juin ! Lorsque j'étais à Graudenz j'avais espéré que vous profiteriez de la permission qui vous était donnée de m'écrire par la Poste civile. J'ai attendu en vain ce courrier… Je sors aujourd'hui de l'hôpital avec plusieurs jours de repos… Mon séjour ici n'aura pas été très long et je n'ai subi aucune opération. En un mois de régime normal, j'ai repris terriblement… 11 Novembre 1942 Le docteur vient de passer et ne pense pas devoir m'opérer. Je reste en observation. Plus longtemps je resterai ici mieux cela sera… Je converse tous les jours avec mon voisin de lit anglais qui n'avait pas parlé sa langue depuis trois mois…
RÉGIME DE TERREUR EN AFRIQUE DU NORD
Gdynia - 22 Novembre 1942
Ce n'est pas sans inquiétude que j'ai lu les journaux de cette semaine. Ces deux titres d'articles que j'ai sous les yeux te feront comprendre mes alarmes : "Régime de terreur en Afrique du Nord", "La famine règne à Alger". Avec force détail, les correspondants décrivent le débarquement des Anglo-Américains et le régime de faveur et de force qu'ils auraient institué là-bas. Les habitants d'Alger sont en train de mourir d'inanition. … J'ai, nous avons l'espoir que les événements concourent ou concourront à rapprocher la fin…
RAPATRIÉ!
Colmar - 16 Décembre 1942
Depuis longtemps, je ne me suis adressé à toi. Cette fois-ci je le fais, devines-tu d'où ? Non ! de France… Samedi, arraché de mon travail, je reçus l'ordre, de retour au Kommando, de faire mon bagage et de prendre le premier train pour le camp. Là, sept Nord-Africains m'attendaient et nous embarquâmes de suite. Trois jours de voyage nous ont conduit ici, au Stalag XII F où le convoi se forme car le voyage n'est pas encore terminé.
SCÈNES DE LA VIE AU CAMP DES ANNAMITES
SAINT-MÉDARD-EN-JALLES - 24 Décembre 1942
… Me voici enfin arrivé après plusieurs jours de voyage dans un camp de Nord-Africains. Les copains me dissuadent d'écrire ; ces lettres disent-ils, ne parviendront pas à destination. Je ne vous enverrai plus d'étiquettes, on dit ici qu'elles ne sont plus nécessaires pour l'expédition des colis aux prisonniers Nord-Africains… Bordeaux est à quelques kilomètres à peine… Nous ne travaillons pas. Je me lève un quart d'heure avant l'appel de neuf heures et le soir je suis au lit dès sept heures. J'utilise mes heures à me perfectionner en anglais et en allemand… Je charge Germaine d'écrire à l'adjudant Renard : que j'ai été libéré le 8 Octobre, que j'ai travaillé à Dantzig, que je me trouve maintenant en France, près de Bordeaux et que je n'ai pas oublié et n'oublierai jamais "Fleur Bleue" qu'il assurera de mon fidèle souvenir.
23 Janvier 1943
… Le colis était adressé au XX A : il a donc beaucoup voyagé… Je vous ai déjà dis que nous sommes trois copains. Hamed et Kalfon sont mes compagnons d'infortune. Je suis le plus heureux des trois puisque c'est moi qui le premier de l'équipe reçoit un colis. Aussi mes remerciements sont-ils appuyés par eux deux, et ensemble nous prions Dieu de vous bénir, mes chers parents. Vous avez tant fait et vous faites encore tant pour moi. Je ne peux que prier Dieu de vous faire connaître le bonheur que je ne peux, moi, vous dispenser. Je sais que vous avez composé ce colis d'après ma dernière lettre de prison. Combien de fois ai-je regretté ce papier que j'écrivis dans un moment de faiblesse. Pardonne-moi encore, ma chère maman d'avoir été la cause de larmes versées. Je me croyais fort, et j'étais faible et, lorsque je cherchais à vous insuffler mon prétendu courage n'essayais-je pas de m'encourager moi-même ? Enfin ! J'apprends tous les jours à mépriser le corps, plus même, j'éprouve une certaine jouissance dans la souffrance. Je dis des bêtises, je crois. Je devine que les gouttes et les comprimés vitaminés sont un magnifique cadeau de ma très chère soeur Yvette et d'Édouard. Remerciez-les, maman, comme il convient. J'aurais eu besoin de ces produits là-bas à Graudenz, mais maintenant je suis rétabli et tout à fait normal ; je les conserve précieusement pour d'autres temps. Ce soir, grâce à vous, nous allons faire bombance. Hamed prépare les pâtes avec le chocolat. J'ai un appétit féroce. Je voudrais bien doubler la ration mais "le cuistot" ne veut pas, il faut savoir être économe. Un bon café et une job (pas un mégot) termineront ce repas que je ne veux pas commencer sans rendre grâce à Dieu et à vous, mes chers parents. Je me jette entre vos bras comme un tout petit garçon que je suis en réalité - vôtre
26 Janvier 1943
… J'écris très souvent à la maison mais je ne reçois pas de réponses depuis longtemps. J'ai bien peur que mes lettres vous paraissent bien personnelles mais comment ne pas parler de moi ? Ma préoccupation n'est pas de me poser en martyr à plaindre ; je ne cherche pas non plus à noircir simplement au blanc-noir. J'essaye de vous raconter un peu ce qu'est ma vie ici de façon que vous puissiez vous représenter le camp. Je vous assure qu'on n'y est pas malheureux !… La preuve : j'ai eu le plaisir de recevoir Vendredi dernier la visite de la femme d'un de mes amis du Kommando. Cette dame habite Bordeaux à 4 km du camp… C'était la première fois depuis trente-deux mois que je parlais à une Française… N'oublie pas que la cigarette est l'essentiel de notre vie ; c'est à elle qu'on s'adresse lorsque notre esprit bat la campagne ; c'est elle qui, faute d'autres stupéfiants, calme, fait oublier et nous fait évader au-delà des barbelés qui forment notre horizon… Un vent de libération souffle !… A bientôt.
15 Février 1943
Je vais tâcher de bien écrire… Mais c'est un effort bien grand pour ma main que je ne réussis pas toujours à maîtriser… Nous ne sommes plus des enfants mais des hommes et ce n'est pas la pitié qu'il nous faut mais du courage. Papa et maman devraient bien comprendre cela. Je sais bien, malgré tout ce qu'une certaine littérature a pu vous raconter, que vous ignorez tout de notre vie de prisonnier. Entre le paradis que certains se sont plus à décrire et l'enfer annoncé par d'autres il y a place pour une réalité que j'essaye de vous faire deviner dans mes lettres. Ainsi, sais-tu de quoi se compose mon bagage ? Mes nombreux voyages et déplacements à travers l'Allemagne, surtout depuis mon départ de Hohenberg m'ont appris à me débarrasser d'une foule d'objets plus encombrants qu'utiles. Je ne transporte ni musette, ni sacs ; une modeste valise de 45 cm renferme toutes mes affaires parmi lesquelles, les plus importantes sont quelques bouquins dont je ne me débarrasserais pas pour rien au monde… Tu vois petite soeur que mon paquetage est bien réduit. Je m'en contente et je ne veux pas l'augmenter pour conserver dans mes déplacements futurs la liberté de mes mouvements… Après la lecture de cette lettre tu te dis avec raison qu'elle manque de composition. Tu dois comprendre, petite soeur, que je ne suis pas installé dans un bureau, au chaud, tranquille et l'appétit satisfait.
1er Mars 1943
On me remet ce papier à l'instant. Je ferme mon cahier et je m'empresse de t'écrire. Après deux mois de flottement, la vie au camp commence à s'organiser. Des cours fonctionnent. Les langues sont à l'honneur. Moi, j'apprends l'italien et l'espagnol. J'ai l'habitude d'étudier, je n'ai jamais délaissé les bouquins depuis les premiers jours de ma captivité. Je commence à être de nouveau capable "d'encaisser" les choses les plus difficiles. Le moral a vaincu le physique. La lutte qui avait débuté en Juin (1942) est terminée et mes facultés d'assimilation sont aussi grandes que par le passé. Je continue de donner mes cours d'anglais. Nous travaillons, nous, en petit comité et mes élèves font de grands progrès. Selon une formule ancienne : "N'est homme que celui qui connaît sept langues" et je veux être un homme. Dimanche a été pour moi et notre groupe une journée néfaste… Dimanche donc, nous avions sorti de nos affaires tout ce que nous possédions : pas grand chose, notre trésor, juge ; trois gousses d'ail, un demi oignon, deux "Kubs", un grain de margarine, une demie cuillerée de poivre, le reste d'une boîte de singe, un demi-quart de haricots et quatre macaronis. Je me proposais de confectionner avec tout ça et deux portions de pain, un plat succulent que nous aurions mangé le plus tard possible de façon à pouvoir dormir pour une fois, l'estomac satisfait. C'était moi le cuistot. Rien n'alla : le vent soufflait trop fort, le bois était vert, le bouteillon trop petit. Ma patience vint à bout de tout mais, lorsque plusieurs heures plus tard, je présentai la bouillie ainsi obtenue aux copains, ils m'accablèrent de reproches : la soupe était simplement trop salée et brûlée. Cela ne fait rien, on se met à table, plein d'appétit mais… ô rage, ô désespoir ! Un petit geste maladroit a renversé la soupe qui s'étale maintenant par terre sous nos yeux ahuris. C'est ainsi que Dimanche dernier, le démon s'en mêlant, nous dansâmes une fois de plus devant le buffet. … Semaine animée au camp : il n'est question depuis quelque temps que de libération. Les bouteillons circulent tous les jours. Les esprits battent la campagne. Inutile de te dire que je suis très sceptique. J'ai tellement entendu de bobards depuis les premiers jours de ma captivité que je ne me fais plus d'illusions.
17 Mars 1942
… Je n'ai pas pu manger la soupe de pois que j'ai confectionnée hier, l'odeur et le goût de savon y étaient trop marqués.
ÉVOCATION DE LA DÉLATION
Lettre du 28 Juin 1943 de Maurice Chabbate, du Front Stalag 195 à Onesse (Landes). … Tu m'annonçais une grande nouvelle et je m'attendais à te voir ici un de ces jours. Hélas ! Cent fois hélas ! J'ai dû en déchanter depuis car j'ai eu l'occasion de voir et de parler avec Noudedin qui m'a appris le contrordre à cause de… Tu n'as vraiment pas de chance, mon pauvre vieux !… Et toi, toujours ensemble avec Hamed ?…
MONIQUE VIDEAU : MON ANGE LIBÉRATEUR
7 Avril 1943
Après le départ de ce matin, nous resterons à peine une centaine. Je serai favorisé puisque je partirai individuellement. J'attends d'une minute à l'autre que l'on vienne me chercher. Monique m'a rendu visite hier et m'a annoncé que son père s'occupe activement de ma libération : je serai employé chez lui. Dehors, je vous écrirai plus longuement. Ma jeune marraine me charge de vous transmettre ses respects.
OUDJ EL GHEIRE EST ENFIN ARRIVÉ !
L'unique carte jamais écrite par mon père du 30 Mars 1943 pour m'annoncer la venue du Général De Gaulle à Alger qui apportait "notre" libération, qui lui rendait sa dignité après les règnes de Pétain, Darnand, Giraud. (Cf le cédérom ou l'édition écrite).
UN INTERMÉDIAIRE DÉVOUÉ
Lettre de F. Duffillot du Stalag XII à mes parents.
- 6 Juin 1943

Cf. page 90/91 du récit.

… Il y a environ une quinzaine de jours, Bordeaux a subi un bombardement, il y a (censuré). Nous n'avons eu personne dans notre famille qui fut atteint. Seul un entrepôt de bois de la maison de mon beau-père, là où travaille Michel, a eu des assez gros dégâts matériels. Michel est très content de son travail qui n'est pas pénible et (je transcris sa lettre) il a la joie, plusieurs fois par semaine, de passer la soirée chez sa marraine ce qui le retrempe dans une atmosphère familiale…
DES NOUVELLES D'ERNA
Renard Henri - Hohenberg 20 Juin 1943
Grande ma joie à la lecture de ta lettre. Bien heureux aussi de te savoir libéré. Tu as beaucoup souffert, c'est justice… Vu Hernault, (Erna ) il (elle ) va bien, son idéal renforcé par l'épreuve, digne, estimé de tous, fier. C'est un noble caractère, sois fier aussi de cet ami.
11 Juillet 1943
… Vu Hernault qui va bien, lui aussi, celui que tu appelais "Fleur Bleue". L'épreuve a renforcé son idéal, il t'adresse ses vives amitiés, a reçu aussi tes lettres. Quel modèle de fierté et de sincérité. Il est digne de ton amitié…
DE MON COMPLICE
Barbé René - Dantzig - 8 Août 1943
… Maintenant je tiens le coup car ça a l'air de bien marcher pour le moment et si ça peut continuer comme ça je crois, mon cher Michel, que je ne tarderai plus à revoir ma femme. Aujourd'hui vois-tu, c'est mon premier anniversaire de ma sortie du grand château ( Graudenz ), où j'étais pour deux mois…
HENRI ARRIBAUD, MON AMI, MON FRÈRE
(Toute relation postale étant impossible entre la métropole et Alger, j'avais imaginé de correspondre avec mes parents par l'intermédiaire de Duffillot, captif en Allemagne ; Renard en Autriche ; Barbé et surtout Arribaud toujours prisonniers en Pologne.)
Lettres des 12 Juin - 12 Septembre
- 10 et 17 Octobre 1943 -

… La mode actuelle veut que bien des choses se fassent par correspondance ; nous, nous faisons connaissance… Cela vous paraîtra pour le moins original ! J'en suis, quand à moi, délicieusement ravi puisque l'objet vous est cher et m'était cher : il s'agit de Michel avec qui j'étais lié d'une franche et sincère amitié et qui m'a quitté au début de Décembre dernier pour rejoindre la France comme rapatriable en qualité de Nord-Africain. A mon grand regret et nonobstant maintes démarches renouvelées, je n'ai pu réussir à marcher sur sa trace. Actuellement à Bordeaux (42 rue du Maréchal Joffre) et libre entièrement, il m'écrit très souvent… Empêché de correspondre avec l'Afrique du Nord, il me prie de vous transmettre ses pensées les plus chères… Je serai pour vous et mon ancien camarade d'exil et de forteresse, un intermédiaire dévoué.

JE RENTRE A LA MAISON
Décidément l'atmosphère de Bordeaux ne nous convenait plus! Voici d'ailleurs ce qu'écrit Jacques Chaban-Delmas page 40 de son ouvrage, "La Libération" :
"A Limoges, je fus reçu plus que fraîchement. Quand on avait annoncé l'arrivée du Général Chaban, muni des pleins pouvoirs militaires, des discussions très vives je l'appris ensuite, avaient eu lieu au sein de l'État-major F.F.I. Elles tournaient autour de la question de savoir quel genre de réception il convenait de me réserver… A Bordeaux, c'était tout simplement l'anarchie ; une vingtaine de colonels, vrais ou faux, s'y disputaient les préséances et l'autorité, quelques-uns à la tête de troupes bigarrées dont certaines avaient une structure toute militaire… alors que d'autres ressemblaient davantage à des bandes armées. Je remis de l'ordre dans tout cela, en rétablissant la hiérarchie des pouvoirs militaires et repris le chemin de Paris…"
Avec Maurice Guedj, donc, nous bouclons nos valises et nous prenons le train, je devrais dire, les marchepieds des trains, pour Marseille dans les conditions de "confort" qui étaient celles du moment. "Les sombres jours s'estompaient. Dans le vieux port de Marseille se dressait majestueux et magnifique le bateau du retour qui tirait sur ses amarres, gémissait, mais nous attendait parce que le temps était arrivé". (Cf. ma lettre du 3 Novembre 1942). En fait il s'agissait d'un "Liberty Ship" qui débarquait des troupes en provenance d'Algérie et qui devait nous ramener là-bas. Ne doutant de rien, nous allons d'un groupe à l'autre, cherchant dans les collines… nos frères ! Guidés par notre seule folle prémonition, alors que j'ignorais même que Rolland fut engagé, nous les découvrons finalement l'un dans une caserne de la Blancarde, puis le capitaine Guedj quelque part dans la ville, tous deux en route pour l'Alsace, l'Allemagne, l'Autriche!
En mer… adossés à la coque du "Liberty Ship" qui nous a accueilli, seuls civils français, la marine américaine nous gâte dans ce carré où nous déjeunons. Chaque coup de canon résonne affreusement dans notre dos. Les écoutilles sont fermées. On nous dit que nous sommes l'objet d'une attaque par les sous-marins allemands. Alors mangeons ! Ingurgitons le plus vite possible. Avalons ce jambon, ces oeufs, cette confiture qui nous permettront de tenir plus longtemps dans l'eau si notre gilet de sauvetage nous sauve de la noyade…
Oran est triste ! A Alger personne ne m'attend. Dans le tramway qui mène à Saint-Eugène, le receveur demande à haute voix qu'une place assise soit libérée pour "madame " ! Ainsi, en quatre ans, la "Fatma" est devenue une dame ! Les Tirailleurs Algériens auraient-ils déjà obtenu pour les leurs la dignité que n'ont su gagner leurs frères de 1870 et de 14/18 ? Pendant les cinq années écoulées, j'ai appris combien il était difficile d'appartenir à une minorité qui se croyait intégrée, que l'autre montrait du doigt. J'imagine une Algérie où il serait naturel d'appeler, monsieur Mohamed, madame Fatima et ne plus entendre : "Mon Arabe", "Ma Fatma " !…
La maison !… Toujours autant de monde autour de ma mère affairée. Pas de discours. Pas de questions. Pour tous, l'essentiel est que je sois là. Mon père ne montre rien : - Tu as fait ton devoir, c'est bien ! C'est tout. Et puis, avoir été prisonnier de guerre, n'est pas glorieux. Le reste, sans intérêt. Je me tais, comme d'habitude. Et puis Rolland combat en Allemagne. Roger est en Italie. Sauveur est là. Recherché par la police française après "le coup d'Alger" le 7 Novembre 1942, il a pu, après mille aventures, rejoindre les troupes gaullistes en Tripolitaine et rentrer plus tard à Alger protégé par les Français Libres.
Que faire, qu'entreprendre dans cette ville où je n'ai plus d'amis ; sans métier, sans but ? Trois mois ont passé. La vie douce, étriquée, devient insupportable. Je retourne en France.
RETOUR EN MÉTROPOLE
A Bordeaux, à Paris, j'erre seul, dépensant le pécule dont m'avait doté mon père et je décide de retourner à Alger… à bicyclette ! Parti de Paris, pendant plusieurs semaines, je parcours le Val de Loire. De Angers à Gien, pas un château n'échappe à ma curiosité. La Vallée du Rhône. Aix-en-Provence. La Côte d'Azur. Nice où je passe mes nuits sur les galets des plages. Et pourquoi pas l'Italie ? Pendant les trois mois que je consacre à la visite de la péninsule et de la Sicile, je n'ai jamais rencontré un touriste étranger. Nous sommes au début d'Avril 1945 et c'est le plus souvent pour moi seul que s'ouvrent les portes des musées ou que s'écartent les rideaux des absides. De retour à Nice dans les premiers jours de Novembre, le froid est trop vif pour coucher sur les plages. Il neige ! Mon vélo a été abandonné à Menton. Je suis totalement démuni, alors, au lieu de lancer un appel au secours à Alger, je décide de tenter une expérience : la cloche . Le curé de l'église "Saint-Étienne" me renvoie vers l'Asile de Nuit. Cours Saléya, il est 17 heures, l'accueil commence à 19 heures. J'attends à la porte, transi et je passe une nuit au chaud, allongé sur un bat-flanc qui me rappelle ma captivité. Le lendemain, je teste l'Armée du Salut mais là, rien pour rien. Il me faut d'abord éplucher des pommes de terre pour la soupe que je ne peux avaler tellement l'odeur, le goût est insupportable. Après déjeuner, rassemblés autour du pianiste en uniforme, les clochards chantent des cantiques. Celui qui refuse de chanter devra quitter cette maison. Je pars. Depuis mon départ de Paris, j'avais certes pédalé mais aussi bien en France qu'en Italie je trouvais souvent des camionneurs assez aimables pour nous embarquer mon vélo et moi. Je rejoins Marseille en auto-stop où j'échoue dans une synagogue sur la route qui mène à Notre Dame de la Garde, car je veux tester la solidarité juive. Là aussi, il est nécessaire de participer à l'Office du soir, me couvrir, me lever, m'asseoir, obéir au rite sous l'oeil sévère de l'officiant. Après un interrogatoire bienveillant, on m'installe dans un hôtel proche et plus tard un billet de pont m'est remis. J'embarque pour Alger non sans avoir, au préalable, signé une reconnaissance de dette à la communauté que je remboursai plus tard.
ALGER
Pendant quelques mois, nous collaborons avec Sauveur à la fabrique de passementerie de notre père auquel nous sommes associés. Puis nous décidons de rompre, une fois de plus, avec cette vie décidément trop monotone. Le voyage vers la France est impossible. Le bateau interdit aux civils. Qu'à cela ne tienne ! Avec la complicité d'un copain de la D.S.T. nous embarquons avec un détachement de soldats. Nos faux papiers nous couvrent jusqu'à Sète. Là, il nous faut échapper à l'encadrement de la police militaire, mais la chance est avec nous.
PARIS
Sauveur a des idées précises et des copains. Pigalle nous fascine… comme clients. Les Champs-Élysées nous intéressent… comme patrons. Alors nous achetons le "Kit Kat Club", un cabaret de nuit tout bleu et or, rue Quentin-Bauchart puis un beau restaurant rue Jean Mermoz, "Le Camille". Notre "plateau" est le plus beau du Paris de l'époque : Andrex, Pierre Spierce; Jacqueline François fait ses débuts chez nous. Notre client le plus prestigieux avec lequel j'entreprends de longues discussions sur la guerre, le racisme : Jean-Paul Sarthe. Pendant des mois et des mois, nous menons un train d'enfer épuisant pour nos santés, épuisant notre fortune en visite chez nos confrères des Champs-Élysées et de Pigalle, épuisant tous les plaisirs de la vie parisienne telle que nous la rêvions.
1949
Dix années sont passées depuis mon engagement chez les Tirailleurs Sénégalais. Il est temps de me ranger, une fois de plus, "je rentre à la maison".
ERNA
Depuis ma libération en 1943, je n'ai jamais cessé de saisir toutes occasions pour envoyer des billets, des lettres à Erna sans cependant jamais recevoir de réponse. Puis, J. Ducroux m'écrit avoir rencontré Erna à Hohenberg. Elle m'attend !… Voilà donc le temps venu de réaliser ma promesse. Nous échangeons alors de longues correspondances et nous entamons des démarches rendues difficiles par l'Occupation Russe de l'Autriche. Le visa enfin obtenu, nous convenons de nous retrouver à Paris où je découvre une magnifique "Gretschen" dans un accoutrement à la mode du moment en Autriche que Rolland s'empresse de "parisianiser" avant de rejoindre Alger où va s'accomplir notre destinée…