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Liste des 134 manuscrits   #Manuscrits                

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Sergent Marcel ROGER

136

Il était mon ami

Guerre 1939 - 1945

Nice - Avril 1995

Analyse du témoignage

Écriture : 1992 - Édition Mai 1995 - 32 pages

POSTFACE de Michel EL BAZE

Quand il écrit son témoignage en forme d'hommage à son ami, Marcel Roger vie encore dans le souvenir de sa rencontre exceptionnelle avec Jacques Corrèze qui fut son camarade de combat et d'évasion, son compagnon dans les épreuves de la Campagne de France et qui restera son ami, même après la découverte de son engagement politique dans La Cagoule qui le mena jusqu'à revêtir l'uniforme d'officier de la Wehrmacht pour volontairement combattre sur le front de l'Est aux côtés de ceux qui étaient alors nos ennemis. L'amitié mérite transcendance, qui ne l'a vérifié ! Race, religion, idéologie différentes, peu importe quand le coeur parle, celui-là reste toujours votre ami.
When he writes his testimony in form of homage to his friend, Marcel Roger life again in the souvenir of his exceptional encounter with Jacques Corrèze who was his combat comrade and escape, his companion in tests of the Campaign of France and that will remain his friend, even after the discovery of his political commitment in The Cowl that led him until to coat the uniform of officer of the Wehrmacht to voluntarily combat on the East Front to sides of these who were then our enemies. The friendship deserves transcendance, that has not verified it ! Race, religion, different ideology, it doesn't matter when the heart speaks, the latter remains always your friend.

La mémoire

La mémoire : seul bagage incessible

Jacques ATTALI

2 Septembre 1939, 11 heures. C'est la mobilisation générale. Je monte dans le train pour rejoindre mon unité de chars dans la région de Châlons sur Marne. Les Anglais viennent de déclarer la guerre à l'Allemagne. La France le fera à 17 heures. De Châlons nous échouons à Mourmelon où nous prenons possession de nos chars, des R.35 tout neufs. Après quelques jours de manoeuvre en groupe pour nous familiariser avec nos appareils, nous les embarquons sur des plates-formes à destination de l'Est. Nous arrivons en pleine nuit un peu en avant de Bitche, à moins de 5 kilomètres des lignes allemandes. Ce qu'on appellera par la suite "La drôle de guerre" commence pour nous. Nous pensions être engagés sur le champ; nous ne le serons que huit mois plus tard... De temps à autre des tirs d'artillerie passent au-dessus de nos têtes. Nous prenons vite l'habitude de ne plus nous en émouvoir. C'est la belle vie. Inaction et bonne chère... Mais l'hiver est rude. Lorsque nous sommes de garde, auprès de nos appareils, il nous est interdit de faire du feu, parce que trop près des lignes. Le seul moyen de nous réchauffer est de boire du schnaps. Nous en avons largement usé et même abusé... En Janvier, je vais dans ma famille en permission de détente de dix jours. Je constate que l'arrière aussi s'est installé dans la "drôle de guerre". Le premier Mars 1940, je suis nommé sergent avec toujours les mêmes fonctions de Chef de Char. Bénéficiant, je ne sais par quelle faveur spéciale de l'Administration militaire, du statut dit de "la solde mensuelle", je suis bien payé. (Quelque chose comme 1000 francs par mois, alors que le simple troufion doit recevoir dans les 50 centimes par jour). Une injustice flagrante, puisque nous sommes au même casse-pipes. Je décide que j'en profiterai sans débat de conscience, puisque "c'est le règlement"... Notre cagnotte au Mess, alimentée par les amendes pour retard aux repas, se gonfle démesurément. Nous envoyons une camionnette chercher un chargement de champagne dans la région de Reims. Nous faisons bombance presque chaque jour, et tout y est prétexte. Il nous arrive d'oublier la guerre, tellement nous sommes bien installés dans ce confort matériel et moral qui occulte les réalités de la situation. Nous arrivons à croire que les choses s'arrangeront et que nous n'aurons pas à nous battre. Le 8 Mai, seconde permission. Dans le train qui m'emmène vers Charleville j'ai l'occasion de rencontrer un industriel des Ardennes que je connais, mobilisé lui-même et lieutenant de réserve. Nous évoquons la situation. Il n'est pas douteux que l'atmosphère n'est plus la même. Tout porte à penser qu'un coup se prépare du côte allemand et que cela ne saurait tarder. J'arrive chez moi le 9 Mai. Il fait un temps splendide. Joies des retrouvailles, mitigées d'inquiétude, car la presse et les radios nous abreuvent d'informations, parfois contradictoires, et peu rassurantes, dont il faut faire le tri. Nous devons nous attendre à ce que demain ne soit pas comme hier. 10 Mai 40 7 heures du matin. Je m'éveille et ouvre la radio. L'attaque allemande a eu lieu à 5 heures dans la région de Sedan à quelques kilomètres de là... Je pense que je dois rejoindre mon corps immédiatement. Toutefois, dans la matinée la radio nous informe que pour éviter l'encombrement dans les gares, les permissionnaires ne sont appelés à rejoindre leur unité qu'en fonction de la date de leur titre de permission. En ce qui me concerne, je ne dois me présenter que le 12 Mai. Il me reste deux jours pour aviser. Ce sera vite fait, les Allemands avancent à toute allure. Le 12, ils ont percé à Sedan. Il faut partir sur l'heure. J'embarque ma famille dans ma voiture, direction Paris. La route est encombrée de gens qui évacuent avec toutes sortes de moyens de transport: autos, charrettes, voitures d'enfants, et même brouettes... Beaucoup de Belges... Peu avant Rethel nous sommes attaqués par des avions en piqué. Nous sautons dans le fossé à plusieurs reprises Nous arrivons sains et saufs à l'entrée de Reims. Là, l'encombrement est tel, qu'il serait illusoire de prétendre aller plus loin. Le délai dont je dispose pour regagner le front expire ce soir. Je réussis à mettre ma voiture dans un garage, évidemment sans garantie aucune de la retrouver un jour... Ma mère, ma femme et mon fils de cinq ans embarquent dans un train à destination des Deux-Sèvres, département refuge prescrit par les "Autorités". Pour ma part, je passe deux jours dans le train avant d'arriver à Bitche ou j'apprends que mon unité a fait route vers Saint-Dié dans les Vosges. À nouveau le train, et je retrouve enfin mes amis et mon char dans la plaine de Provenchères. Nous y resterons jusqu'au 19 Juin dans une inaction presque totale. Des avions ennemis nous survolent de temps à autre pour nous observer mais ne nous attaquent pas, mépris évident de nos vainqueurs qui sont à Paris depuis le 15 Juin. Je fais la connaissance d'un grand garçon brun, très sympathique, deuxième classe, qui vient d'arriver au 21ème bataillon auquel j'appartiens. Les présentations sont vite faites : Marcel Roger. Jacques Corrèze... Nous engageons la conversation et immédiatement j'ai le sentiment que cet homme n'est pas comme les autres. Nous formons un petit groupe de copains et nous discutons de la situation. Jacques Corrèze nous apprend qu'il vient d'être libéré de prison à sa demande pour remplir ses obligations militaires. Je connaissais un peu l'histoire de La Cagoule par la presse, mais à part le nom de Deloncle, mes idées étaient très vagues sur les protagonistes et les mobiles de ce mouvement, sauf qu'ils étaient farouchement anticommunistes. Dans les jours qui suivirent, Jacques et moi avons eu de longues conversations sur beaucoup de sujets, principalement politiques. Nous étions en accord sur l'essentiel, sauf toutefois sur certains aspects qui me paraissaient un peu expéditifs de l'action de ces hommes d'extrême droite. Cela n'altérait en rien nos liens de sympathie réciproque. Le 19 Juin au matin, ordre nous est donné de faire mouvement vers le col de Sainte Marie Aux Mines où nous avons à procéder à une opération de retardement... Suprême ironie... Retarder qui, retarder quoi ? La défaite ? Elle est consommée... Ce sera le baroud d'honneur... À quatre heures de l'après midi nous sommes en haut du col. Je mets mon char en position face à un layon qui, de la forêt, débouche dans une clairière près de la route. Nous entendons le bruit des armes automatiques sur le versant Est du col, et en déduisons que les Allemands sont en train de monter la colline et ne tarderont pas à apparaître dans le sous-bois. Déjà les fantassins autour de nos appareils refluent en désordre. D'un seul coup, c'est la ruée, une vingtaine de "Feldgrau" surgissent comme des diables. Pour ces hommes, la surprise est totale, ils ne s'attendaient certainement pas à se trouver avec leurs seules mitraillettes face à des chars... Nous en mettons une bonne moitié sur le carreau, les autres se retirent dans le sous-bois. Nous nous attendons à un deuxième assaut avec probablement plus de moyens. Mon mécanicien aux commandes, est nerveux et excité. Il veut traverser la route et entrer dans le sous-bois. C'est un très brave type, cultivateur dans le civil et que j'aime bien, mais je dois faire preuve de toute mon autorité pour le dissuader de commettre cette erreur qui risquerait de nous être fatale. Dans un taillis épais, un char devient aveugle et nous serions bons pour être attaques de près et incendies. Nous sommes en état de recevoir le second choc, mais rien ne vient. La nuit tombe, nous n'entendons plus que quelques tirs sporadiques qui semblent s'éloigner vers le Nord. La nuit se passe sans que nous ayons quitté notre char, mon compagnon et moi, sauf les quelques minutes indispensables pour satisfaire, vite fait, nos besoins naturels... Au lever du jour tout est relativement calme autour de nous, trop calme même, cela doit cacher quelque chose. Jacques Corrèze vient tout contre mon char, j'ouvre ma tourelle et nous échangeons nos impressions. Il me dit que pas mal de "Bouteillons" circulent, que l'armistice va être signé et que c'est pour cela que les Allemands n'insistent pas trop. Je ne le crois qu'à moitié. De fait, la journée se passe sans autre attaque, mais nous sommes obligés de rester vigilants dans nos appareils et le doigt sur la détente. Nous restons dans cette situation jusqu'au 23 Juin à l'aube. À ce moment, je reçois l'ordre de me déplacer en arrière sur la Route Nationale de Saint-Dié, par Wissembach, pour voir ce qui se passe, car le commandant pense que les Allemands sont en train de nous prendre en tenaille. Je fais évoluer mon char au milieu de la route afin d'avoir le meilleur champ visuel sur les bas côtés. À ma droite un talus et le bois très dense. À ma gauche le ravin. Nous avançons toujours lentement en observant avec attention sans arrêt notre environnement. Je fais pivoter continuellement ma tourelle de 180 degrés. À plusieurs reprises nous stoppons, coupons le moteur et écoutons. Rien que quelques bruits très lointains que nous ne pouvons identifier exactement. Nous reprenons notre marche. Je dis à mon mécanicien d'accélérer un peu. Nous arrivons à un virage assez accentué sur la droite, nous le dépassons et c'est alors qu'une formidable explosion se produit créant un énorme cratère juste devant nous. La route est coupée. Je pense que c'est une grosse pièce d'artillerie qui nous tire dessus et, que si le premier coup nous a manqués, le second pourrait bien être pour nous. Je donne l'ordre de faire demi-tour. Mon mécano, toujours très excité, courageux certes, mais qui ne maîtrisait pas bien ses nerfs, fait une fausse manoeuvre et met l'appareil dans une position extrêmement critique, prêt à basculer dans le ravin. J'ai eu beaucoup de peine à reprendre la situation en main. J'ai alors décidé que nous reviendrions à notre point de départ, tout en marche arrière. Inutile de dire qu'il nous a fallu du temps et que nous avons tendu le dos pendant tout le trajet... À l'arrivée, un lieutenant d'infanterie vient vers moi et me dit : -Ah ! Les cons ! Mes hommes étaient en place pour faire sauter la route qui venait d'être minée, dès l'apparition des blindés allemands. Ils ont pris votre char pour un "panzer" et ont réagi trop vite. À présent, nous sommes coincés !..." Ce n'était pourtant pas faute d'avoir des marques distinctives : d'énormes cocardes bleu blanc rouge sur l'avant et sur la tourelle. L'homme qui a manoeuvre la poignée et fait sauter la route était comme mon mécano : un peu trop nerveux. J'ai repris ma position face à la clairière dans l'attente d'un nouveau choc. Il n'y aura plus d'attaque d'infanterie mais un bombardement par des shrapnels pendant une heure. Impossible de quitter notre appareil. Un déluge de projectiles qui, sans nous atteindre directement, faisaient pleuvoir des milliers d'éclats sur notre blindage. On se fait vieux dans ces cas-là. 15 heures 30, le 23 Juin. Jacques Corrèze vient vers moi et me dit "qu'il sait" que l'armistice va être signe dans la journée. Comment le sait-il ? Mystère ! Le transistor n'existait pas... Probablement le "bouteillon"... 16 heures. Nous sommes dans un calme relatif mais extrêmement tendus et prêts à réagir. La lunette de mon char me donne un champ visuel sur la route de Sainte Marie Aux Mines jusqu'au premier virage à quelques deux cents mètres. Mon doigt ne quitte pas la détente de ma mitrailleuse. Tout à coup, je vois déboucher une voiture de liaison allemande qui avance lentement. À l'arrière deux officiers debout un drapeau blanc tendu à bout de bras. Si nous avions eu le sens de la cocasserie, nous aurions pu penser qu'ils venaient se rendre... Heureusement, personne n'a tiré de notre coté. Arrivés à portée de voix, les Allemands demandent à parler à notre officier le plus élevé en grade. Un commandant d'infanterie s'approche. Les Allemands lui disent : - La guerre est finie, le cessez-le-feu a sonnè et l'armistice est signè. Déposez les armes immédiatement. Notre malheureux commandant bredouille quelques mots pour tenter d'amorcer une discussion. Peine perdue, d'un geste impératif les Allemands balayent brutalement toute tentative de dialogue et disent : - Nous vous accordons une minute, passé ce délai, nous reprenons notre attaque avec tous les moyens appropriés. Notre Commandant capitule et donne ordre de déposer les armes. En quelques instants nous voyons s'élever un tas de fusils, mitrailleuses, revolvers et armes de toutes sortes. Moi, je fais démonter ma mitrailleuse et la partie mobile de mon canon de 37 qui viennent grossir le tas. Tout est consommé. Nous sommes prisonniers. Je m'avance avec mes camarades, immédiatement entourés par nos vainqueurs, mitraillettes au poing. Le conducteur de la voiture des parlementaires, un jeune "Feldgrau" s'approche de moi, désigne l'écusson épinglé sur ma veste de cuir et qui porte, oh! ironie, la devise : "Je passe", et me dit: - Was ist das ? (Qu'est-ce que c'est ?) - Gut schiessen ? (Bon tireur ?) J'ai dû marmonner quelque chose comme : "Non ! Qu'est-ce ça peut te foutre !..." Il était pourtant bien gentil et bien poli ce jeune homme, mais ce sont des situations ou l'urbanité n'est pas de mise. Jacques Corrèze et moi et quelques copains décidons de rester groupés dans la mesure du possible. Nous descendons, fortement encadrés vers Sainte Marie Aux Mines. Le long de la route, des ambulanciers ramassent les blessés et les morts. Nous leur avons donc causé quelques dégâts Médiocre consolation !... Arrivés dans la ville, nous sommes dirigés vers la piscine. Jacques et moi essayons d'envisager ce qui va se passer. Lui, décide de détruire tous ses papiers afin de pouvoir improviser, si nécessaire, une autre identité et une autre histoire s'il est interrogé. Bien que n'ayant pas les mêmes raisons que lui, je décide de faire de même. Nos papiers disparaissent, entraînés par la chasse d'eau des toilettes. Harassés, nous sombrons dans le sommeil, couchés à même le carrelage de la piscine. Le lendemain matin on nous embarque dans des wagons à charbon à ciel ouvert, serrés comme des harengs. Débarquement dans la plaine de Sélestat. Il fait très chaud et pas d'arbres pour nous abriter du soleil. Nous nous installons sans difficulté; la plaine est vaste et nous ne sommes guère plus d'un millier. Au réveil, le lendemain matin, nous sommes déjà plus de dix mille, et le jour d'après, trente mille... Rien à manger, que nos maigres, très maigres réserves que nous partageons. Nos vainqueurs font des efforts louables pour installer des "roulantes", et le troisième jour nous avons enfin un peu de riz que l'un d'entre nous va chercher dans une vieille boîte de conserve. Ni fourchette, ni cuiller, nous mangeons avec les doigts. Il y a cinq jours que nous sommes là, dans un état de saleté repoussante. Les Allemands font courir le bruit que nous allons être libérés (astuce bien connue pour calmer les velléités d'évasion). Pour eux, la guerre est finie. L'Angleterre sera vaincue dans moins de trois semaines, qu'auraient-ils à faire de deux millions de prisonniers ? Dans quelques jours nous serons emmenés à Strasbourg pour être libérés et rapatriés, par petits groupes dans nos familles... Les bobards habituels... La réalité sera tout autre ! Le 1er Juillet, départ d'un premier groupe de dix mille. Nous prenons la direction de Strasbourg en colonne par dix. La marche est épuisante. Nous, les tankistes, n'avons pas d'entraînement. À plusieurs reprises Jacques et moi nous nous effondrons sur le bas-côté de la route, vite rappelés à l'ordre par la sentinelle derrière nous. Une fois, j'essaye de faire la mauvaise tête et refuse de me relever. L'Allemand n'insiste pas et fait un signe à deux de ses collègues qui arrivent à bicyclette. Ils descendent et hurlent : - Los ! Los ! Je ne bouge pas. L'un d'eux décroche son fusil, l'arme, approche le canon de ma joue et tire une balle dans la terre. Je me suis relevé d'un bond comme mu par un ressort. Décidément, nous serons toujours des incompris. Courte étape à Erstein puis nous reprenons la route. La colonne s'est toutefois passablement distendue. Ce n'est plus le bon ordre du départ, J'observe que les sentinelles sont insuffisantes en nombre et sont à présent espacées d'une centaine de mètres. Nous traînons la patte de plus en plus. Arrivés à hauteur d'un sentier qui débouche à notre droite, un paysan dans la soixantaine apparaît une fourche sur l'épaule et se met à marcher prés de nous et nous parle. - Mes pauvres enfants, c'est bien triste ce qui vous arrive... et vous n'êtes pas au bout de vos peines... Ne croyez surtout pas que vous allez être libérés. Les Boches vous le font croire pour vous calmer. Non, vous êtes prisonniers et pour longtemps, car la guerre va durer et vous en baverez... J'ai fait celle de 14 et je sais de quoi je parle... Croyez-moi, saisissez la moindre occasion et évadez-vous avant de franchir la frontière... Car après ? Savait-il, ce brave Alsacien, qu'en nous mettant le moral à zéro, il nous sauvait sans doute la vie ? Aussitôt Jacques et moi nous concertons. Notre décision est prise en une minute. Nous appelons nos plus proches copains et, tout en marchant, tenons conciliabule. Sur la vingtaine de gars à qui nous racontons ce que nous a dit l'Alsacien, la plupart sont totalement opposés à notre projet. - Vous êtes fous !... Vous allez risquer de vous faire tuer, alors que nous allons rentrer pépère chez nous la semaine prochaine ! Jacques et moi sommes déterminés, cinq autres de nos camarades décident de nous suivre, quoique pour certains avec quelque réticence. Jacques et moi ne voulons pas faire pression et n'insistons pas. En fait, ce sera une chance pour nous que tout le groupe ne veuille pas nous imiter. Une évasion à sept c'est déjà beaucoup, mais concevable; à vingt cela devient une entreprise vouée à l'échec. Nous nous groupons tous les sept, bien serrés. Je conseille de nous tenir dans une position médiane entre les deux sentinelles qui évoluent à hauteur de notre groupe, une devant et l'autre derrière, et de marcher au plus prés du bas-côté de la route qui est bordée d'un fosse et d'attendre la meilleure opportunité, c'est-à-dire dès que nous longerons le taillis le plus épais. Quelques centaines de mètres plus loin, nous y sommes, nous repérons un taillis particulièrement touffu qui touche au fossé. Nous nous faisons signe, c'est là que nous allons foncer. Un coup d'oeil sur la sentinelle qui nous précède, un coup d'oeil à celle qui nous suit d'assez loin. C'est le moment. Je crois bien que le saut simultané que nous avons fait a duré le temps d'un éclair. Tête la première dans le taillis sans égard aux griffures ou écorchures, nous rampons sur une dizaine de mètres pour nous écarter de la route et nous ne bougeons plus. Nous sommes tous les sept aussi immobiles que des momies. Nous écoutons, le coeur battant à grands coups, craignant d'entendre les hurlements de nos gardes si nous avions été vus. Une minute, deux minutes, trois... rien ne se passe. Nous commençons à respirer mais ne bougeons toujours pas. Nous sommes dévorés par les moustiques, mais c'est bien le dernier de nos soucis... Nous restons ainsi pendant des heures. Le soleil se couche très tard, et nous voulons attendre que la nuit soit complète avant de nous relever. La colonne a maintenant dépassé l'endroit où nous nous trouvons. Nous n'entendons plus le martèlement de milliers de pas sur le macadam. De temps à autre nous percevons le bruit de moteur des motos et voitures qui sillonnent la route. Nous estimons que le danger immédiat a disparu. Nous sommes cependant loin d'être tirés d'affaire. Nous reprenons des forces et discutons à voix basse de ce que nous allons faire. Tout à coup, un bruit de branchages cassés et de pas se fait entendre tout près de nous. Nous ne voyons rien, tellement le taillis est épais. Nous sommes sur le qui-vive. Une voix étouffée appelle : - Vous êtes là ? N'ayez crainte, je viens vous aider ! Et qui voyons nous apparaître ? Notre brave paysan alsacien tenant un sac à la main et qui nous dit : - J'ai bien vu de loin que des hommes avaient sauté dans le fossé. Vous avez bien fait, mes enfants... Et il ouvre son sac et nous distribue pain, fromage, jambon... et deux bouteilles de vin. (Ne me demandez pas s'il s'agissait de Gewurstraminer ou de Riesling... Je n'en sais rien, mais quel réconfort il nous a apporté). Il est onze heures du soir, nous tenons toujours notre conseil de guerre. Il nous faut prendre des décisions et bien réfléchir car elles peuvent être lourdes de conséquences. La véritable aventure de fond commence. Jacques et moi faisons observer que nous ne devons en aucun cas rester groupés, ce serait aller à coup sûr à l'échec. Nous tombons d'accord pour former un groupe de trois et deux groupes de deux. Celui de trois est vite constitué par affinités. Deux autres font de même, et Jacques et moi restons ensemble, ce que nous souhaitions précisément. L'un d'entre nous avait sur lui une carte Michelin France entière. Nous nous repérons à la lumière d'une lampe de poche bien camouflée sous ma veste. Il n'y a pas à débattre longtemps, la seule direction à prendre, c'est plein Ouest... J'ai conservé la boussole de mon char. Nous essayons de trouver un repère dans la nature, aussi loin que possible et suffisamment visible. Nous nous souhaitons bonne chance de la manière vulgaire et bien connue, mais la plus efficace d'un "merde" bien senti. Jacques et moi partons les premiers. Il nous faut traverser la route. Il n'y a presque plus de circulation et la chose est facile. Nous allons bon train à travers champs, bois et taillis. Rien ne nous arrête. Nous traversons deux ou trois petites rivières, de l'eau jusqu'à la ceinture. Dès que nous voyons poindre l'aube nous décidons de nous cacher dans un bois parsemé de gros buissons où nous serons bien protégés de la vue et où nous pourrons dormir jusqu'à la nuit, car nous sommes absolument épuisés. Dès la nuit tombée nous reprenons notre marche, toujours plein Ouest. Jacques me fait observer que nous devrions obliquer un peu vers le Sud, car si les Allemands ont pris Paris, ils n'occupent certainement pas encore toute la France. (Nous ignorions évidemment qu'il y aurait une zone libre). De plus il connaît plusieurs personnes dans cette région du Doubs et de la Côte d'Or, et il est lui-même d'Auxerre. Notre itinéraire doit tenir compte de ce critère car nous aurons à coup sûr besoin d'aide. Ce n'est pas facile de conserver un axe de marche correct sans carte. C'est donc au pifomètre que nous marchons, nous fiant à la seule boussole, cap au 220/230... À Dieu va ! L'aube du quatrième jour va poindre, nous nous arrêtons à nouveau dans un petit bois au milieu d'une plaine récemment fauchée. Nous sombrons dans le sommeil. Quand nous nous réveillons, il est presque midi. Nous entendons des voix de femmes qui discutent entre elles en dialecte. Nous nous approchons doucement de la bordure du bois et voyons trois femmes en train de retourner les andains tout en discutant joyeusement. Jacques et moi tombons vite d'accord. Nous sommes toujours dans nos vêtements militaires, nous n'avons pas le choix. Il serait fou d'espérer arriver dans cette tenue au bout de notre randonnée. Il nous faut absolument trouver des vêtements civils. Nous pensons que notre risque est faible de prendre contact avec ces femmes qui nous paraissent bien honnêtes. L'attitude de notre Alsacien des jours précédents nous a mis en confiance. Ce n'est pas des Alsaciens que nous avons à nous méfier. Peu de temps après nous aurons l'occasion de le vérifier, alors que nous arrivons dans les Vosges... Nous sortons du bois. Surprise un peu craintive, mais vite dissipée des trois femmes. Nous expliquons notre situation, mais en était-il besoin ? Immédiatement les femmes se concertent en dialecte et nous disent : - Suivez-nous jusqu'à la ferme, nous verrons ce que nous pourrons faire. N'ayez crainte, il n'y a pas d'Allemands dans le village, du moins pour le moment... Arrivés à la ferme à quelques centaines de mètres, nous sommes accueillis par le grand-père, dans les quatre-vingts ans. Deux femmes s'affairent et nous préparent un repas, l'autre quitte la pièce et revient au bout d'un moment avec pantalons, vestes, chandails, casquettes. Nous nous équipons sans trop de problèmes de tailles. Finalement, ce n'est pas du dernier chic, mais notre look est tout à fait acceptable. Nous pouvons passer pour des ouvriers agricoles. Pour faire plus vrai, nous hériterons d'un râteau et d'une fourche. Nous quittons nos sauveurs à la nuit tombée, après force témoignages de reconnaissance, et... le coup de schnaps de l'adieu offert par le grand-père. Nos musettes sont pleines de pain, fromage, saucisson et bouteilles de vin. Braves gens, vous resterez dans nos coeurs à jamais... Nous marchons une grande partie de la nuit, nous traversons des vergers, les cerises ne manquent pas, nous chapardons sans trop de scrupules, estimant qu'il y a force majeure. Nous faisons à nouveau étape dans un bois, et décidons qu'à présent nous pourrons tenter de voyager de jour en évitant les grandes routes. Il y a dans les campagnes une quantité de petits chemins empruntés par les paysans pour aller à leurs champs. Cela nous convient parfaitement et colle tout à fait avec nos outils sur l'épaule. Il nous arrive d'en rigoler, car le moral est revenu, mais nous sommes conscients qu'il nous faut rester prudents. Nous marchons d'un bon pas dans un layon un peu encaissé, quand survient un gros orage. Tant pis, nous ne nous arrêtons pas. Il tombe véritablement des cordes. Nous courbons l'échine et ne regardons qu'à quelques mètres devant nous. Nous sommes au coude à coude, quand j'entends Jacques me dire mezza-voce mais très distinctement : - Ne tourne pas la tête, continue du même pas. Il y a deux "chleuhs" sous un buisson à droite. Je n'ai pas tourné la tête mais seulement les yeux. En effet, deux sentinelles sont debout essayant de s'abriter au mieux, le casque bien enfoncé et le col de la veste relèvé. Il m'a semblé que l'un avait fait l'amorce d'un geste pour saisir son fusil mais n'a pas donné suite. Nous continuons sans modifier notre allure. Les secondes passent lentement. Nous nous attendons à entendre le hurlement rauque habituel, dans un cas de ce genre : "Halt !! Rien ne se passe. Nous sommes à présent hors de leur vue. Ouf ! À ce moment là, j'avoue humblement que moi qui suis un parfait mécréant, je me suis pris à murmurer : "Merci mon Dieu de nous avoir envoyé cette pluie aussi abondante que salvatrice..." Nous approchons de Saint Dié que nous apercevons dans la vallée. Nous ignorons à peu près tout de la situation, et pensons que nous pourrons recueillir des informations auprès des villageois. Précisément, nous croisons un homme d'une cinquantaine d'années et l'abordons en confiance, forts de notre expérience passée chez les Alsaciens. Nous lui demandons s'il y a des Allemands à Saint Dié et dans les environs. Il nous observe un moment d'un air peu amène et nous dit : - Bien sûr que les Allemands sont à Saint-Dié. Vous êtes des évadés n'est-ce pas ? Ça saute aux yeux... - Oui, nous voudrions savoir par quels chemins nous pourrions rejoindre Dijon ou Auxerre sans trop de risques ? Brutalement, il nous dit: - Je vous conseille de vous rendre aux Allemands sans plus attendre, car s'ils vous prennent vous serez fusillés, et ajoute : Après tout, n'oubliez pas que vous avez perdu la guerre !... Nous avons rompu immédiatement avec cet individu du genre plutôt "collabo", et avons repris notre marche en prenant très au large de Saint Dié. Je suis convaincu que si nous n'avions pas été à l'écart de l'agglomération, ce "brave homme" aurait appelé la garde pour nous faire arrêter. Insondable âme humaine !... Nous n'aurons heureusement plus d'incidents de ce genre sur le reste du parcours. Jacques tient absolument à passer à Luxeuil les Bains où il a une amie, A.M.C., avocate de profession, qui habite Paris habituellement mais pour le moment est retirée dans la maison de famille. Elle nous reçoit à bras ouverts mais nous prévient : une partie de la maison a été réquisitionnée pour loger deux officiers allemands. Nous devrons nous faire très discrets et même jouer les "hommes invisibles". Nous passons notre première nuit dans un lit depuis bien longtemps. Dès l'aube nous reprenons notre chemin, toujours à l'écart des grands axes. Nous avons abandonné râteau et fourche. Nous avons appris par A.M.C. un certain nombre de choses dont nous ferons notre profit : 1er) - Les Allemands, tout à l'euphorie de leur victoire éclair, sont relativement peu agressifs et tentent même de faire ami-ami avec les Français. 2e) - Ils n'ont pas assez d'effectifs pour occuper immédiatement tout le territoire en profondeur. Il est question d'une zone dite libre (qui deviendra plus tard la zone "nono", non occupée) dont la ligne passerait à Dole. C'est cette direction que nous décidons de prendre, toujours en restant à l'écart de la grande circulation. Au plus, nous empruntons les chemins vicinaux. Nous arrivons à Dole dans la nuit. Jacques à des amis dans la ville. L'accueil est des plus cordial. La ligne de zone libre passe effectivement par le Doubs qui en est la frontière. Dans l'ignorance de l'attitude du gouvernement de Vichy, nous pensons naïvement que c'est en zone non occupée que nous serons définitivement hors d'affaire. Notre hôte n'est pas de cet avis et va chercher un de ses voisins qui a un laissez-passer permanent et qui circule librement entre les deux zones. Contrairement à ce que nous aurions pu penser, il nous dissuade de passer en zone "nono" : - Vous y serez soumis à toutes sortes de tracasseries, nous dit-il, peut-être mis dans un camp en attente de régulariser votre situation. Bref, il nous conseille de rester en zone occupée : - Pour le moment les Allemands sont relativement laxistes et vous risquez moins d'ennuis avec eux qu'avec les Français. Notre décision est prise : Nous resterons en zone occupée, d'autant plus que notre prochaine étape est Auxerre, berceau de famille de Jacques. Je ne sais pourquoi, après une longue discussion ou nous pesons le pour et le contre sur une balance de pharmacien, nous décidons de prendre le train. Une folie qui a failli nous coûter cher ! Nous prenons nos billets et montons dans un compartiment de deuxième classe ou se trouvent déjà deux personnes. Aucun problème jusqu'à Dijon, mais lorsque le train s'arrête, nous constatons qu'un contrôle important est placé sur le quai. Impossible de descendre de ce côté. Ce serait nous jeter dans la gueule du loup. Nous passons de l'autre côté du compartiment, et après avoir examiné les environs, nous descendons à contre-voie que nous longeons ensuite et réussissons à quitter les lieux sans avoir été repérés. Nous l'avons encore échappé belle. À Dijon, nous allons chez un ami de Jacques qui nous déconseille d'utiliser à nouveau le train. Il faut trouver autre chose. Il pense pouvoir nous procurer des bicyclettes pour le lendemain matin. Dès le lever du jour nous sautons sur nos vélos plus ou moins brinquebalants et grinçants. Nous ne sommes pas des champions mais nous faisons tout de même du quinze à vingt à l'heure. Arrivés à Auxerre, nous allons dans la maison de famille de Jacques. Il n'y a que la bonne, Madame Corrèze est absente, le père, lui, est mobilisé comme officier de réserve. Jacques prend immédiatement contact avec des personnes de sa connaissance, et apprend que nous pourrons partir pour Paris dès le lendemain matin avec un transporteur qui fait la navette entre Auxerre et la capitale pour approvisionner la région en produits pharmaceutiques. Le chauffeur accepte sans trop de réticence, malgré les risques auxquels il s'expose. Nous embarquons dans une camionnette dans laquelle a déjà pris place une dizaine de personnes installée sur les deux banquettes latérales. Ce sera notre chance. On nous fait une petite place et nous partons. Le chauffeur nous a avertis qu'il y aura un filtrage serré à Montereau, où les Allemands obligent les véhicules à pénétrer dans la cour d'un château dont ils doivent faire le tour, sans échappatoire possible au contrôle. Peu avant Montereau, les autres voyageurs, qui sont en règle, nous aident à nous glisser chacun sous une des banquettes et nous dissimulent avec leurs bagages posés devant eux. Nous écoutons, anxieux ce qui se passe. - Papiers ! Gut ! Une petite inspection sommaire et superficielle, et la voiture peut redémarrer. Nous refaisons surface et arrivons à Paris sans incident. Dans un bistrot, nous faisons le point mon ami et moi. Nous nous communiquons nos coordonnées, car nous allons nous séparer. Je sais qu'il sera chez Eugène Deloncle, et moi je vais rejoindre ma famille dans la région des Sables d'Olonne. Avant de prendre le train, je m'achète un costume décent, une chemise, des chaussures, (il n'y a pas encore de restrictions), enfin, j'ai assez bonne allure. Peu de monde dans le train et pratiquement pas de contrôle, c'est heureux car je n'ai strictement aucun papier sur moi. À l'arrivée, j'apprends que les réfugiés des Ardennes sont répartis dans quelques petits villages des environs, dont Velluire où je retrouve ma famille. Mon escapade est terminée, mais je ne suis pas encore tiré d'affaire. Si je veux me déplacer il me faut des papiers, et régulariser ma situation. Je suis obligé de me cacher dans la petite maison isolé qu'a trouvée ma femme. Un jour, le garde champêtre du village vient frapper à la porte et dit à ma femme: - Nous savons que votre mari est rentré. Il devrait se mettre en règle. Je lui conseille d'aller à la gendarmerie de Vix pour se faire démobiliser. Caché dans la pièce voisine, j'ai entendu la conversation. Ma femme nie que je sois de retour. Le garde champêtre n'en croit rien évidemment, et insiste en ajoutant : - Je vous assure qu'il ne risque absolument rien. Nous en restons là. Quelques jours plus tard, nouvelle démarche du garde champêtre qui insiste en renouvelant sa garantie que je ne risque rien. Je pense qu'il faut mettre fin à cette situation, je sors de ma cachette et parle au garde champêtre. Tout de suite, j'acquiers la conviction qu'il est sincère et qu'il n'y a pas de piège. Le lendemain matin, j'emprunte un vélo et pars pour Vix à une dizaine de kilomètres. J'entre dans la gendarmerie, pas très rassuré, à vrai dire, et ayant préparé un petit discours pour le cas où je subirais un interrogatoire un peu serré. J'avise le gendarme, penché sur ses papiers derrière le guichet, qui me demande sans presque lever la tête : - Qu'est-ce que vous voulez ? - Je voudrais être démobilisé. - Dans quelle unité étiez-vous ? Je lui donne les renseignements. - Bon... Il commence à remplir un papier, me demande encore quelques renseignements d'état civil et me tend la feuille en disant : - Signez ici et mettez vos empreintes... Je m'exécute. - Voilà, c'est fait, vous êtes en règle à présent ! Aucune autre question sur les circonstances qui m'amenaient à être en Vendée, rien... Je n'ai pas eu à raconter la moindre histoire inventée. Brave et intelligent gendarme qui avait parfaitement compris de quoi il retournait... Je sors et reprends ma bicyclette, quand le gendarme me rappelle : - Eh ! Vous ! Revenez !... Je m'approche, pas du tout rassuré. - Vous savez que vous avez droit à une prime de démobilisation... la trésorerie est ouverte, allez-y et vous recevrez mille francs. Décidément, les dieux étaient avec moi. Je reprends contact avec mes patrons de Charleville. La réponse me parvient de Courbevois où la Société s'est repliée et ou je rejoindrai mon poste fin Septembre. Je trouve à me loger à proximité. Dans les jours qui suivent, je téléphone à Jacques, et nous nous retrouvons dans un petit restaurant. Nous nous racontons nos mutuelles tribulations et ne nous quittons que tard le soir. Il doit m'inviter à venir passer une soirée chez Eugène Deloncle où il réside lui-même. J'accepte, et quelques jours plus tard je me retrouve dans le vaste et luxueux appartement du Chef de La Cagoule, rue Lesueur. Je ne m'étendrai pas à décrire le personnage, d'autres l'ont fait tout au long de nombreux ouvrages parus sur cette organisation qui se disait vouloir faire échec à la menace d'un putsch marxiste. Je ne livrerai donc ici que quelques impressions dominantes qui me restent en mémoire, malgré le temps écoulé. J'ai devant moi un homme puissant dans la cinquantaine, au profil d'empereur romain. Il a quelques traits qui rappellent Mussolini, peut-être par mimétisme. Sa poignée de main est d'une telle énergie, qu'il me broie littéralement les phalanges. Les yeux dans les yeux, il me questionne sur ce que je suis et ce que je fais. Puis, il aborde la politique et parle de l'Organisation. J'ai retenu que, sans chercher ouvertement à m'intégrer, il met l'accent sur la rigueur de la discipline à laquelle chaque membre est soumis, sans le moindre manquement. Il ajoute : - Avec ceux qui tenteraient de nous trahir, sachez que nous serions méchants, très méchants... Ses yeux jettent des flammes qui en disent long sur la rigueur de la sanction qui frapperait l'infortuné. Nous nous installons et faisons un bridge. Madame Deloncle, Mercédès, participe. Grande femme, brune, au physique agréable de type espagnol. La soirée se passe gentiment sans que la politique revienne sur le tapis À l'invitation de mon ami, je reviendrai encore deux ou trois fois chez Deloncle qui ne tentera à aucun moment de m'enrôler. Je n'ai sans doute pas le profil du parfait révolutionnaire, tel qu'il se le représente... Si c'est le cas, je m'en félicite. Nous nous reverrons encore de temps en temps, Jacques et moi, parfois avec deux de nos camarades d'évasion par lesquels nous apprenons avec soulagement que toute la bande a réussi l'aventure. Un soir, Jacques nous emmène au restaurant de "La Petite Chaise" qu'il connaît bien, et où l'on peut manger sans ticket. Les prix sont évidemment en rapport. C'est le moment où Paris manque de tout.L'hiver est arrivé et la vie est vraiment très dure. Mon ami nous apprend qu'il a monté un "bureau d'achat" dans les Champs Élysées. J'ai compris que son activité consiste à acheter pour le compte des Allemands tout ce qui est à vendre, qu'ils nous paient d'ailleurs avec notre propre argent, puisque nous leur baillons chaque jour quelques centaines de millions, au titre de la convention d'armistice. Jacques n'en fait pas mystère. Il m'invite à venir le voir à son bureau un de ces jours dans les Champs Élysées. J'en ai l'occasion peu de temps après, et je découvre une ruche bourdonnante, dans une agitation fébrile, bureaux encombrés, téléphones qui n'arrêtent pas de sonner, secrétaires qui courent dans les couloirs. Jacques me présente deux ou trois de ses associés, dont j'ai oublié les noms, mais qui sont certainement membres de l'Organisation C.S.A.R. Mon ami m'explique que dans la situation dans laquelle se trouve la France, le premier objectif c'est de survivre. La guerre est loin d'être finie et beaucoup de chose peuvent se passer que nous ne pouvons prévoir. Il pense qu'un jour les Allemands attaqueront la Russie, qu'elle sera vaincue et que le communisme mondial aura subi une éradication totale. C'est le but que se fixe son mouvement politique. - Et ensuite ? dis-je. - Une grande Europe sera constituée sous le leadership de l'Allemagne avec l'Italie, l'Espagne, et la France, qui devra s'intégrer bon gré mal gré. Une sorte de fédération sous régime semi-fasciste. Quant à la Russie, complètement démantelée et peuplée de "sous hommes", elle sera notre réserve d'esclaves pour toutes les tâches subalternes... En moi-même je pense : "Démentiel, absolument démentiel..." Je dis : - Tu oublies que pour l'instant l'Angleterre n'est pas vaincue et qu'elle pourrait bien constituer la pierre d'achoppement pour Hitler ? - Oui, mais dès que la Russie sera mise au pas, les Anglais feront un accord avec Hitler. Ils resteront politiquement en dehors de la grande Europe mais entretiendront des relations économiques privilégiées avec elle, et seront une ouverture vers l'Amérique. Je reste perplexe devant une telle certitude. Nous bavardons encore un moment en prenant un pot que nous sert une charmante hôtesse, puis je me retire. Nous sommes en Avril 1941. Le PDG de ma Société me confie une mission qui m'appelle dans le Sud des Ardennes, en vue de négocier le rachat d'épaves laissées par les combats de Mai et Juin 40. Je m'installe à Rethel. J'ai un très gros travail, sans cesse sur les routes, pas d'horaires, pas de repos ; une compensation, je gagne très bien ma vie. Je suis appelé souvent à Paris. Je ne manque jamais de prendre contact avec mon ami. Nous sommes à la fin de l'Été 41. On m'apprend qu'il est parti pour le front russe, au titre de la "Légion des Volontaires Français" (L.V.F.) Je tombe des nues... J'étais à mille lieues d'imaginer que son engagement politique irait jusque là. Des mois passent. Mon activité se poursuit jusqu'au milieu de 1942, date à laquelle je démissionne pour monter une S.A.R.L. avec un de mes amis ardennais. Nous obtenons la concession, pour tout le département, de marques de véhicules industriels et agricoles. Les affaires marchent. Je vais assez souvent à Paris, mais très pris par mes affaires, j'ai un peu perdu le contact avec Jacques, surtout que je le crois toujours à la L.V.F. Un jour cependant, c'est lui-même qui me répond au téléphone. Je viens à son bureau, qui est toujours au même endroit, et n'a pas cessé de fonctionner sous la direction de ses amis. Jacques m'explique que son engagement politique lui interdisait de se dérober à la croisade contre le bolchevisme. Cependant, tombé malade au bout de quelques mois, il a été rapatrié. Il me montre une de ses photos en uniforme d'officier allemand. J'ai un haut le corps. Il voit bien ma réaction. Il sourit et me dit : - T'en fais pas pour moi, mon vieux, je me tirerai toujours d'affaire. À de nombreuses reprises cette phrase de mon ami me reviendra en mémoire. Est-ce la manière et le ton dont il l'a prononcée, je ne sais, mais quelque chose me dit qu'il ne pouvait s'agir d'une simple boutade. Par la suite, des journalistes, des écrivains qui se sont penchés sur le "cas Jacques Corrèze" ont écrit qu'il aurait appartenu à des services d'espionnage alliés, peut-être même à l'I.S. britannique, et qu'il aurait eu sa carte à jouer dans le complot des généraux inspiré par l'Amiral Canaris. Je ne peux évidemment rien dire à ce sujet, car, si les faits sont réels, il ne m'en a jamais parlé ni laissé deviner une quelconque action de ce genre. Cela ne pourra étonner personne. Malgré la très grande amitié qui nous liait, chacun sait que le renseignement, autrement dit, l'espionnage, implique une forme d'action essentiellement clandestine, secrète et souterraine, qui impose une retenue de tous les instants. Il en allait tout autrement en ce qui concerne l'organisation, les hommes et les buts contre-révolutionnaires de La Cagoule, largement commentés par la presse, et sur lesquels, s'agissant du passé, Jacques pouvait me faire des confidences. En tout cas, je puis dire, avec certitude, que mon ami était incontestablement un fervent patriote. Le fait d'avoir appartenu à une organisation, dont le mobile était de faire échec aux forces marxistes en train de s'emparer de notre pays, en serait la preuve. Pour conclure, je dirai, sans pouvoir rien affirmer cependant, connaissant Jacques Corrèze comme je l'ai connu, que je suis convaincu que sa forte personnalité, son entregent, son courage de même que ses capacités à monter des combinaisons secrètes feraient que cette hypothèse n'est nullement invraisemblable. Je n'aurai plus jamais l'occasion de rencontrer Jacques. La dernière fois que je le verrai, ce sera au procès de La Cagoule, de loin, dans le box des accusés. Dès que j'ai appris que le procès venait de commencer, je me suis rendu au palais de Justice et j'ai demandé à voir son avocat. Après quelques difficultés, il me reçoit brièvement, pratiquement entre deux portes lors d'une interruption d'audience. Je lui expose que Jacques et moi avons fait la guerre côte à côte, et que je suis prêt à témoigner en sa faveur. Il me répond : - Ce ne sera pas nécessaire car la parfaite conduite au front de l'accusé n'est absolument pas mise en cause. Je lui ferai cependant part de votre démarche spontanée, ce qui ne manquera pas de lui apporter un réconfort. Je lui laisse mes coordonnées à toutes fins utiles. Par la suite, j'apprendrai la condamnation de mon ami. Je ne le reverrai plus jamais, sauf à la télévision, près d'un demi siècle plus tard dans des circonstances tout à fait imprévues et que je relate dans l'épilogue.

ÉPILOGUE

Voici brièvement racontée, l'aventure que j'ai vécue avec mon camarade de guerre, dont j'ignorais lorsque j'ai fait sa connaissance, son engagement et son action politiques. Nous avons sympathisé tout de suite car mes propres idées étaient orientées, comme les siennes, vers un refus total du communisme. Cependant, la base solide de notre amitié fut surtout scellée par nos aventures de guerre et singulièrement par celles de notre évasion. Le lecteur pourrait penser qu'une telle intimité avec cet homme, a, par la force des choses entraîné des confidences de sa part sur l'organisation de La Cagoule, les hommes qui la composaient et les actes qu'ils commirent. C'est vrai. Dans nos conversations à bâtons rompus, Jacques s'est livré bien davantage que je ne le dis sur des événements dont la presse d'alors s'est fait largement l'écho, et auxquels il a eu une participation, soit comme instigateur, soit comme acteur. Je ne me considère pas autorisé à en faire mention. Pour moi, me remémorant notre aventure commune, je ne la traite que sur le seul plan d'une amitié solide, forgée dans les périls que nous avons traverses, et cela sans la moindre arrière-pensée. Au début de Juin 91, la presse et la télévision font état d'un conflit entre un P.D.G. d'une Société filiale de l'Oréal et qui aurait été "démissionné", soi-disant victime d'une manoeuvre du P.D.G. de la branche américaine de la grande Société de cosmétiques, un certain Jacques Corrèze !... Je tombe des nues de retrouver ainsi mon vieux copain un demi-siècle plus tard. J'apprends qu'il est en traitement à l'Hôpital Américain de Neuilly. Ne pouvant l'avoir au téléphone, je lui envoie une lettre, et, oh ! surprise, le lendemain matin il m'appelle. Ce fut une vraie joie pour moi de l'entendre. Nous évoquons brièvement quelques souvenirs, puis il me dit qu'il est soigné pour un cancer du poumon, mais qu'il espère bien s'en sortir et qu'il a prévu de venir en convalescence en Juillet à Cannes ou il a un appartement. Il doit me téléphoner dès son arrivée et nous pourrons enfin nous revoir. Je m'en fais une joie infinie... Le 27 Juin, j'ai été absent de chez moi toute la matinée. Vers midi, je rentre à mon domicile. Ma femme me dit qu'elle vient d'apprendre par la radio que Jacques Corrèze est mort. C'est une affreuse nouvelle qui me touche au plus profond de moi-même.

C'est fini. il n'y aura pas de suite à notre histoire