Sergent
Marcel ROGER
136
Il était
mon ami
Guerre
1939 - 1945
Nice
- Avril 1995
Analyse du témoignage
Écriture : 1992 - Édition
Mai 1995 - 32 pages
POSTFACE
de Michel EL BAZE
Quand il écrit son témoignage en forme
d'hommage à son ami, Marcel Roger vie encore dans
le souvenir de sa rencontre exceptionnelle avec
Jacques Corrèze qui fut son camarade de combat et
d'évasion, son compagnon dans les épreuves de la
Campagne de France et qui restera son ami, même
après la découverte de son engagement politique
dans La Cagoule qui le mena jusqu'à revêtir
l'uniforme d'officier de la Wehrmacht pour
volontairement combattre sur le front de l'Est aux
côtés de ceux qui étaient alors nos ennemis. L'amitié mérite transcendance, qui ne l'a
vérifié ! Race, religion, idéologie différentes,
peu importe quand le coeur parle, celui-là reste
toujours votre ami.
When he writes his
testimony in form of homage to his friend,
Marcel Roger life again in the souvenir of his
exceptional encounter with Jacques Corrèze who
was his combat comrade and escape, his companion
in tests of the Campaign of France and that will
remain his friend, even after the discovery of
his political commitment in The Cowl that led
him until to coat the uniform of officer of the
Wehrmacht to voluntarily combat on the East
Front to sides of these who were then our
enemies. The friendship deserves
transcendance, that has not verified it ! Race,
religion, different ideology, it doesn't matter
when the heart speaks, the latter remains always
your friend.
La mémoire
La mémoire : seul bagage incessible
Jacques ATTALI
2
Septembre 1939, 11 heures. C'est la mobilisation générale. Je monte
dans le train pour rejoindre mon unité de chars
dans la région de Châlons sur Marne. Les Anglais
viennent de déclarer la guerre à l'Allemagne. La
France le fera à 17 heures. De Châlons nous
échouons à Mourmelon où nous prenons possession de
nos chars, des R.35 tout neufs. Après quelques
jours de manoeuvre en groupe pour nous
familiariser avec nos appareils, nous les
embarquons sur des plates-formes à destination de
l'Est. Nous arrivons en pleine nuit un peu en
avant de Bitche, à moins de 5 kilomètres des
lignes allemandes. Ce qu'on appellera par la suite
"La drôle de guerre" commence pour nous. Nous
pensions être engagés sur le champ; nous ne le
serons que huit mois plus tard... De temps à autre des tirs d'artillerie
passent au-dessus de nos têtes. Nous prenons vite
l'habitude de ne plus nous en émouvoir. C'est la
belle vie. Inaction et bonne chère... Mais l'hiver
est rude. Lorsque nous sommes de garde, auprès de
nos appareils, il nous est interdit de faire du
feu, parce que trop près des lignes. Le seul moyen
de nous réchauffer est de boire du schnaps. Nous
en avons largement usé et même abusé... En Janvier, je vais dans ma famille en
permission de détente de dix jours. Je constate
que l'arrière aussi s'est installé dans la "drôle
de guerre". Le premier Mars 1940, je suis nommé
sergent avec toujours les mêmes fonctions de Chef
de Char. Bénéficiant, je ne sais par quelle faveur
spéciale de l'Administration militaire, du statut
dit de "la solde mensuelle", je suis bien payé.
(Quelque chose comme 1000 francs par mois, alors
que le simple troufion doit recevoir dans les 50
centimes par jour). Une injustice flagrante,
puisque nous sommes au même casse-pipes. Je décide
que j'en profiterai sans débat de conscience,
puisque "c'est le règlement"... Notre cagnotte au
Mess, alimentée par les amendes pour retard aux
repas, se gonfle démesurément. Nous envoyons une
camionnette chercher un chargement de champagne
dans la région de Reims. Nous faisons bombance
presque chaque jour, et tout y est prétexte. Il
nous arrive d'oublier la guerre, tellement nous
sommes bien installés dans ce confort matériel et
moral qui occulte les réalités de la situation.
Nous arrivons à croire que les choses
s'arrangeront et que nous n'aurons pas à nous
battre. Le 8 Mai, seconde permission. Dans le
train qui m'emmène vers Charleville j'ai
l'occasion de rencontrer un industriel des
Ardennes que je connais, mobilisé lui-même et
lieutenant de réserve. Nous évoquons la situation.
Il n'est pas douteux que l'atmosphère n'est plus
la même. Tout porte à penser qu'un coup se prépare
du côte allemand et que cela ne saurait tarder. J'arrive chez moi le 9 Mai. Il fait un
temps splendide. Joies des retrouvailles, mitigées
d'inquiétude, car la presse et les radios nous
abreuvent d'informations, parfois contradictoires,
et peu rassurantes, dont il faut faire le tri.
Nous devons nous attendre à ce que demain ne soit
pas comme hier. 10 Mai 40 7 heures du matin. Je m'éveille
et ouvre la radio. L'attaque allemande a eu lieu à
5 heures dans la région de Sedan à quelques
kilomètres de là... Je pense que je dois rejoindre
mon corps immédiatement. Toutefois, dans la
matinée la radio nous informe que pour éviter
l'encombrement dans les gares, les
permissionnaires ne sont appelés à rejoindre leur
unité qu'en fonction de la date de leur titre de
permission. En ce qui me concerne, je ne dois me
présenter que le 12 Mai. Il me reste deux jours
pour aviser. Ce sera vite fait, les Allemands
avancent à toute allure. Le 12, ils ont percé à Sedan. Il faut
partir sur l'heure. J'embarque ma famille dans ma
voiture, direction Paris. La route est encombrée
de gens qui évacuent avec toutes sortes de moyens
de transport: autos, charrettes, voitures
d'enfants, et même brouettes... Beaucoup de
Belges... Peu avant Rethel nous sommes attaqués
par des avions en piqué. Nous sautons dans le
fossé à plusieurs reprises Nous arrivons sains et
saufs à l'entrée de Reims. Là, l'encombrement est
tel, qu'il serait illusoire de prétendre aller
plus loin. Le délai dont je dispose pour regagner
le front expire ce soir. Je réussis à mettre ma
voiture dans un garage, évidemment sans garantie
aucune de la retrouver un jour... Ma mère, ma
femme et mon fils de cinq ans embarquent dans un
train à destination des Deux-Sèvres, département
refuge prescrit par les "Autorités". Pour ma part,
je passe deux jours dans le train avant d'arriver
à Bitche ou j'apprends que mon unité a fait route
vers Saint-Dié dans les Vosges. À nouveau le
train, et je retrouve enfin mes amis et mon char
dans la plaine de Provenchères. Nous y resterons
jusqu'au 19 Juin dans une inaction presque totale.
Des avions ennemis nous survolent de temps à autre
pour nous observer mais ne nous attaquent pas,
mépris évident de nos vainqueurs qui sont à Paris
depuis le 15 Juin. Je fais la connaissance d'un grand garçon
brun, très sympathique, deuxième classe, qui vient
d'arriver au 21ème bataillon auquel j'appartiens.
Les présentations sont vite faites : Marcel Roger.
Jacques Corrèze... Nous engageons la conversation
et immédiatement j'ai le sentiment que cet homme
n'est pas comme les autres. Nous formons un petit
groupe de copains et nous discutons de la
situation. Jacques Corrèze nous apprend qu'il
vient d'être libéré de prison à sa demande pour
remplir ses obligations militaires. Je connaissais
un peu l'histoire de La Cagoule par la presse,
mais à part le nom de Deloncle, mes idées étaient
très vagues sur les protagonistes et les mobiles
de ce mouvement, sauf qu'ils étaient farouchement
anticommunistes. Dans les jours qui suivirent,
Jacques et moi avons eu de longues conversations
sur beaucoup de sujets, principalement politiques.
Nous étions en accord sur l'essentiel, sauf
toutefois sur certains aspects qui me paraissaient
un peu expéditifs de l'action de ces hommes
d'extrême droite. Cela n'altérait en rien nos
liens de sympathie réciproque. Le 19 Juin au matin, ordre nous est donné
de faire mouvement vers le col de Sainte Marie Aux
Mines où nous avons à procéder à une opération de
retardement... Suprême ironie... Retarder qui,
retarder quoi ? La défaite ? Elle est consommée...
Ce sera le baroud d'honneur... À quatre heures de
l'après midi nous sommes en haut du col. Je mets
mon char en position face à un layon qui, de la
forêt, débouche dans une clairière près de la
route. Nous entendons le bruit des armes
automatiques sur le versant Est du col, et en
déduisons que les Allemands sont en train de
monter la colline et ne tarderont pas à apparaître
dans le sous-bois. Déjà les fantassins autour de
nos appareils refluent en désordre. D'un seul
coup, c'est la ruée, une vingtaine de "Feldgrau"
surgissent comme des diables. Pour ces hommes, la
surprise est totale, ils ne s'attendaient
certainement pas à se trouver avec leurs seules
mitraillettes face à des chars... Nous en mettons
une bonne moitié sur le carreau, les autres se
retirent dans le sous-bois. Nous nous attendons à
un deuxième assaut avec probablement plus de
moyens. Mon mécanicien aux commandes, est nerveux
et excité. Il veut traverser la route et entrer
dans le sous-bois. C'est un très brave type,
cultivateur dans le civil et que j'aime bien, mais
je dois faire preuve de toute mon autorité pour le
dissuader de commettre cette erreur qui risquerait
de nous être fatale. Dans un taillis épais, un
char devient aveugle et nous serions bons pour
être attaques de près et incendies. Nous sommes en
état de recevoir le second choc, mais rien ne
vient. La nuit tombe, nous n'entendons plus que
quelques tirs sporadiques qui semblent s'éloigner
vers le Nord. La nuit se passe sans que nous ayons
quitté notre char, mon compagnon et moi, sauf les
quelques minutes indispensables pour satisfaire,
vite fait, nos besoins naturels... Au lever du jour tout est relativement
calme autour de nous, trop calme même, cela doit
cacher quelque chose. Jacques Corrèze vient tout
contre mon char, j'ouvre ma tourelle et nous
échangeons nos impressions. Il me dit que pas mal
de "Bouteillons" circulent, que l'armistice va
être signé et que c'est pour cela que les
Allemands n'insistent pas trop. Je ne le crois
qu'à moitié. De fait, la journée se passe sans
autre attaque, mais nous sommes obligés de rester
vigilants dans nos appareils et le doigt sur la
détente. Nous restons dans cette situation
jusqu'au 23 Juin à l'aube. À ce moment, je reçois
l'ordre de me déplacer en arrière sur la Route
Nationale de Saint-Dié, par Wissembach, pour voir
ce qui se passe, car le commandant pense que les
Allemands sont en train de nous prendre en
tenaille. Je fais évoluer mon char au milieu de la
route afin d'avoir le meilleur champ visuel sur
les bas côtés. À ma droite un talus et le bois
très dense. À ma gauche le ravin. Nous avançons
toujours lentement en observant avec attention
sans arrêt notre environnement. Je fais pivoter
continuellement ma tourelle de 180 degrés. À
plusieurs reprises nous stoppons, coupons le
moteur et écoutons. Rien que quelques bruits très
lointains que nous ne pouvons identifier
exactement. Nous reprenons notre marche. Je dis à
mon mécanicien d'accélérer un peu. Nous arrivons à
un virage assez accentué sur la droite, nous le
dépassons et c'est alors qu'une formidable
explosion se produit créant un énorme cratère
juste devant nous. La route est coupée. Je pense
que c'est une grosse pièce d'artillerie qui nous
tire dessus et, que si le premier coup nous a
manqués, le second pourrait bien être pour nous.
Je donne l'ordre de faire demi-tour. Mon mécano,
toujours très excité, courageux certes, mais qui
ne maîtrisait pas bien ses nerfs, fait une fausse
manoeuvre et met l'appareil dans une position
extrêmement critique, prêt à basculer dans le
ravin. J'ai eu beaucoup de peine à reprendre la
situation en main. J'ai alors décidé que nous
reviendrions à notre point de départ, tout en
marche arrière. Inutile de dire qu'il nous a fallu
du temps et que nous avons tendu le dos pendant
tout le trajet... À l'arrivée, un lieutenant d'infanterie
vient vers moi et me dit : -Ah ! Les cons ! Mes
hommes étaient en place pour faire sauter la route
qui venait d'être minée, dès l'apparition des
blindés allemands. Ils ont pris votre char pour un
"panzer" et ont réagi trop vite. À présent, nous
sommes coincés !..." Ce n'était pourtant pas faute
d'avoir des marques distinctives : d'énormes
cocardes bleu blanc rouge sur l'avant et sur la
tourelle. L'homme qui a manoeuvre la poignée et
fait sauter la route était comme mon mécano : un
peu trop nerveux. J'ai repris ma position face à la
clairière dans l'attente d'un nouveau choc. Il n'y
aura plus d'attaque d'infanterie mais un
bombardement par des shrapnels pendant une heure.
Impossible de quitter notre appareil. Un déluge de
projectiles qui, sans nous atteindre directement,
faisaient pleuvoir des milliers d'éclats sur notre
blindage. On se fait vieux dans ces cas-là. 15 heures 30, le 23 Juin. Jacques Corrèze
vient vers moi et me dit "qu'il sait" que
l'armistice va être signe dans la journée. Comment
le sait-il ? Mystère ! Le transistor n'existait
pas... Probablement le "bouteillon"... 16 heures. Nous sommes dans un calme
relatif mais extrêmement tendus et prêts à réagir.
La lunette de mon char me donne un champ visuel
sur la route de Sainte Marie Aux Mines jusqu'au
premier virage à quelques deux cents mètres. Mon
doigt ne quitte pas la détente de ma mitrailleuse.
Tout à coup, je vois déboucher une voiture de
liaison allemande qui avance lentement. À
l'arrière deux officiers debout un drapeau blanc
tendu à bout de bras. Si nous avions eu le sens de
la cocasserie, nous aurions pu penser qu'ils
venaient se rendre... Heureusement, personne n'a
tiré de notre coté. Arrivés à portée de voix, les
Allemands demandent à parler à notre officier le
plus élevé en grade. Un commandant d'infanterie
s'approche. Les Allemands lui disent : - La guerre
est finie, le cessez-le-feu a sonnè et l'armistice
est signè. Déposez les armes immédiatement. Notre
malheureux commandant bredouille quelques mots
pour tenter d'amorcer une discussion. Peine
perdue, d'un geste impératif les Allemands
balayent brutalement toute tentative de dialogue
et disent : - Nous vous accordons une minute,
passé ce délai, nous reprenons notre attaque avec
tous les moyens appropriés. Notre Commandant
capitule et donne ordre de déposer les armes. En
quelques instants nous voyons s'élever un tas de
fusils, mitrailleuses, revolvers et armes de
toutes sortes. Moi, je fais démonter ma
mitrailleuse et la partie mobile de mon canon de
37 qui viennent grossir le tas. Tout est consommé.
Nous sommes prisonniers. Je m'avance avec mes
camarades, immédiatement entourés par nos
vainqueurs, mitraillettes au poing. Le conducteur
de la voiture des parlementaires, un jeune
"Feldgrau" s'approche de moi, désigne l'écusson
épinglé sur ma veste de cuir et qui porte, oh!
ironie, la devise : "Je passe", et me dit: - Was
ist das ? (Qu'est-ce que c'est ?) - Gut schiessen
? (Bon tireur ?) J'ai dû marmonner quelque chose
comme : "Non ! Qu'est-ce ça peut te foutre !..."
Il était pourtant bien gentil et bien poli ce
jeune homme, mais ce sont des situations ou
l'urbanité n'est pas de mise. Jacques Corrèze et moi et quelques
copains décidons de rester groupés dans la mesure
du possible. Nous descendons, fortement encadrés
vers Sainte Marie Aux Mines. Le long de la route,
des ambulanciers ramassent les blessés et les
morts. Nous leur avons donc causé quelques dégâts
Médiocre consolation !... Arrivés dans la ville, nous sommes
dirigés vers la piscine. Jacques et moi essayons
d'envisager ce qui va se passer. Lui, décide de
détruire tous ses papiers afin de pouvoir
improviser, si nécessaire, une autre identité et
une autre histoire s'il est interrogé. Bien que
n'ayant pas les mêmes raisons que lui, je décide
de faire de même. Nos papiers disparaissent,
entraînés par la chasse d'eau des toilettes.
Harassés, nous sombrons dans le sommeil, couchés à
même le carrelage de la piscine. Le lendemain matin on nous embarque dans
des wagons à charbon à ciel ouvert, serrés comme
des harengs. Débarquement dans la plaine de
Sélestat. Il fait très chaud et pas d'arbres pour
nous abriter du soleil. Nous nous installons sans
difficulté; la plaine est vaste et nous ne sommes
guère plus d'un millier. Au réveil, le lendemain
matin, nous sommes déjà plus de dix mille, et le
jour d'après, trente mille... Rien à manger, que
nos maigres, très maigres réserves que nous
partageons. Nos vainqueurs font des efforts
louables pour installer des "roulantes", et le
troisième jour nous avons enfin un peu de riz que
l'un d'entre nous va chercher dans une vieille
boîte de conserve. Ni fourchette, ni cuiller, nous
mangeons avec les doigts. Il y a cinq jours que
nous sommes là, dans un état de saleté
repoussante. Les Allemands font courir le bruit
que nous allons être libérés (astuce bien connue
pour calmer les velléités d'évasion). Pour eux, la
guerre est finie. L'Angleterre sera vaincue dans
moins de trois semaines, qu'auraient-ils à faire
de deux millions de prisonniers ? Dans quelques
jours nous serons emmenés à Strasbourg pour être
libérés et rapatriés, par petits groupes dans nos
familles... Les bobards habituels... La réalité
sera tout autre ! Le 1er Juillet, départ d'un premier
groupe de dix mille. Nous prenons la direction de
Strasbourg en colonne par dix. La marche est
épuisante. Nous, les tankistes, n'avons pas
d'entraînement. À plusieurs reprises Jacques et
moi nous nous effondrons sur le bas-côté de la
route, vite rappelés à l'ordre par la sentinelle
derrière nous. Une fois, j'essaye de faire la
mauvaise tête et refuse de me relever. L'Allemand
n'insiste pas et fait un signe à deux de ses
collègues qui arrivent à bicyclette. Ils
descendent et hurlent : - Los ! Los ! Je ne bouge
pas. L'un d'eux décroche son fusil, l'arme,
approche le canon de ma joue et tire une balle
dans la terre. Je me suis relevé d'un bond comme
mu par un ressort. Décidément, nous serons
toujours des incompris. Courte étape à Erstein puis nous
reprenons la route. La colonne s'est toutefois
passablement distendue. Ce n'est plus le bon ordre
du départ, J'observe que les sentinelles sont
insuffisantes en nombre et sont à présent espacées
d'une centaine de mètres. Nous traînons la patte
de plus en plus. Arrivés à hauteur d'un sentier
qui débouche à notre droite, un paysan dans la
soixantaine apparaît une fourche sur l'épaule et
se met à marcher prés de nous et nous parle. - Mes
pauvres enfants, c'est bien triste ce qui vous
arrive... et vous n'êtes pas au bout de vos
peines... Ne croyez surtout pas que vous allez
être libérés. Les Boches vous le font croire pour
vous calmer. Non, vous êtes prisonniers et pour
longtemps, car la guerre va durer et vous en
baverez... J'ai fait celle de 14 et je sais de
quoi je parle... Croyez-moi, saisissez la moindre
occasion et évadez-vous avant de franchir la
frontière... Car après ? Savait-il, ce brave
Alsacien, qu'en nous mettant le moral à zéro, il
nous sauvait sans doute la vie ? Aussitôt Jacques
et moi nous concertons. Notre décision est prise
en une minute. Nous appelons nos plus proches
copains et, tout en marchant, tenons conciliabule.
Sur la vingtaine de gars à qui nous racontons ce
que nous a dit l'Alsacien, la plupart sont
totalement opposés à notre projet. - Vous êtes
fous !... Vous allez risquer de vous faire tuer,
alors que nous allons rentrer pépère chez nous la
semaine prochaine ! Jacques et moi sommes
déterminés, cinq autres de nos camarades décident
de nous suivre, quoique pour certains avec quelque
réticence. Jacques et moi ne voulons pas faire
pression et n'insistons pas. En fait, ce sera une
chance pour nous que tout le groupe ne veuille pas
nous imiter. Une évasion à sept c'est déjà
beaucoup, mais concevable; à vingt cela devient
une entreprise vouée à l'échec. Nous nous groupons
tous les sept, bien serrés. Je conseille de nous
tenir dans une position médiane entre les deux
sentinelles qui évoluent à hauteur de notre
groupe, une devant et l'autre derrière, et de
marcher au plus prés du bas-côté de la route qui
est bordée d'un fosse et d'attendre la meilleure
opportunité, c'est-à-dire dès que nous longerons
le taillis le plus épais. Quelques centaines de
mètres plus loin, nous y sommes, nous repérons un
taillis particulièrement touffu qui touche au
fossé. Nous nous faisons signe, c'est là que nous
allons foncer. Un coup d'oeil sur la sentinelle
qui nous précède, un coup d'oeil à celle qui nous
suit d'assez loin. C'est le moment. Je crois bien
que le saut simultané que nous avons fait a duré
le temps d'un éclair. Tête la première dans le
taillis sans égard aux griffures ou écorchures,
nous rampons sur une dizaine de mètres pour nous
écarter de la route et nous ne bougeons plus. Nous
sommes tous les sept aussi immobiles que des
momies. Nous écoutons, le coeur battant à grands
coups, craignant d'entendre les hurlements de nos
gardes si nous avions été vus. Une minute, deux
minutes, trois... rien ne se passe. Nous
commençons à respirer mais ne bougeons toujours
pas. Nous sommes dévorés par les moustiques, mais
c'est bien le dernier de nos soucis... Nous
restons ainsi pendant des heures. Le soleil se
couche très tard, et nous voulons attendre que la
nuit soit complète avant de nous relever. La
colonne a maintenant dépassé l'endroit où nous
nous trouvons. Nous n'entendons plus le
martèlement de milliers de pas sur le macadam. De
temps à autre nous percevons le bruit de moteur
des motos et voitures qui sillonnent la route.
Nous estimons que le danger immédiat a disparu.
Nous sommes cependant loin d'être tirés d'affaire.
Nous reprenons des forces et discutons à voix
basse de ce que nous allons faire. Tout à coup, un
bruit de branchages cassés et de pas se fait
entendre tout près de nous. Nous ne voyons rien,
tellement le taillis est épais. Nous sommes sur le
qui-vive. Une voix étouffée appelle : - Vous êtes
là ? N'ayez crainte, je viens vous aider ! Et qui
voyons nous apparaître ? Notre brave paysan
alsacien tenant un sac à la main et qui nous dit :
- J'ai bien vu de loin que des hommes avaient
sauté dans le fossé. Vous avez bien fait, mes
enfants... Et il ouvre son sac et nous distribue
pain, fromage, jambon... et deux bouteilles de
vin. (Ne me demandez pas s'il s'agissait de
Gewurstraminer ou de Riesling... Je n'en sais
rien, mais quel réconfort il nous a apporté). Il est onze heures du soir, nous tenons
toujours notre conseil de guerre. Il nous faut
prendre des décisions et bien réfléchir car elles
peuvent être lourdes de conséquences. La véritable
aventure de fond commence. Jacques et moi faisons
observer que nous ne devons en aucun cas rester
groupés, ce serait aller à coup sûr à l'échec.
Nous tombons d'accord pour former un groupe de
trois et deux groupes de deux. Celui de trois est
vite constitué par affinités. Deux autres font de
même, et Jacques et moi restons ensemble, ce que
nous souhaitions précisément. L'un d'entre nous
avait sur lui une carte Michelin France entière.
Nous nous repérons à la lumière d'une lampe de
poche bien camouflée sous ma veste. Il n'y a pas à
débattre longtemps, la seule direction à prendre,
c'est plein Ouest... J'ai conservé la boussole de
mon char. Nous essayons de trouver un repère dans
la nature, aussi loin que possible et suffisamment
visible. Nous nous souhaitons bonne chance de la
manière vulgaire et bien connue, mais la plus
efficace d'un "merde" bien senti. Jacques et moi partons les premiers. Il
nous faut traverser la route. Il n'y a presque
plus de circulation et la chose est facile. Nous
allons bon train à travers champs, bois et
taillis. Rien ne nous arrête. Nous traversons deux
ou trois petites rivières, de l'eau jusqu'à la
ceinture. Dès que nous voyons poindre l'aube nous
décidons de nous cacher dans un bois parsemé de
gros buissons où nous serons bien protégés de la
vue et où nous pourrons dormir jusqu'à la nuit,
car nous sommes absolument épuisés. Dès la nuit
tombée nous reprenons notre marche, toujours plein
Ouest. Jacques me fait observer que nous devrions
obliquer un peu vers le Sud, car si les Allemands
ont pris Paris, ils n'occupent certainement pas
encore toute la France. (Nous ignorions évidemment
qu'il y aurait une zone libre). De plus il connaît
plusieurs personnes dans cette région du Doubs et
de la Côte d'Or, et il est lui-même d'Auxerre.
Notre itinéraire doit tenir compte de ce critère
car nous aurons à coup sûr besoin d'aide. Ce n'est
pas facile de conserver un axe de marche correct
sans carte. C'est donc au pifomètre que nous
marchons, nous fiant à la seule boussole, cap au
220/230... À Dieu va ! L'aube du quatrième jour va poindre, nous
nous arrêtons à nouveau dans un petit bois au
milieu d'une plaine récemment fauchée. Nous
sombrons dans le sommeil. Quand nous nous
réveillons, il est presque midi. Nous entendons
des voix de femmes qui discutent entre elles en
dialecte. Nous nous approchons doucement de la
bordure du bois et voyons trois femmes en train de
retourner les andains tout en discutant
joyeusement. Jacques et moi tombons vite d'accord.
Nous sommes toujours dans nos vêtements
militaires, nous n'avons pas le choix. Il serait
fou d'espérer arriver dans cette tenue au bout de
notre randonnée. Il nous faut absolument trouver
des vêtements civils. Nous pensons que notre
risque est faible de prendre contact avec ces
femmes qui nous paraissent bien honnêtes.
L'attitude de notre Alsacien des jours précédents
nous a mis en confiance. Ce n'est pas des
Alsaciens que nous avons à nous méfier. Peu de
temps après nous aurons l'occasion de le vérifier,
alors que nous arrivons dans les Vosges... Nous
sortons du bois. Surprise un peu craintive, mais
vite dissipée des trois femmes. Nous expliquons
notre situation, mais en était-il besoin ?
Immédiatement les femmes se concertent en dialecte
et nous disent : - Suivez-nous jusqu'à la ferme,
nous verrons ce que nous pourrons faire. N'ayez
crainte, il n'y a pas d'Allemands dans le village,
du moins pour le moment... Arrivés à la ferme à
quelques centaines de mètres, nous sommes
accueillis par le grand-père, dans les
quatre-vingts ans. Deux femmes s'affairent et nous
préparent un repas, l'autre quitte la pièce et
revient au bout d'un moment avec pantalons,
vestes, chandails, casquettes. Nous nous équipons
sans trop de problèmes de tailles. Finalement, ce
n'est pas du dernier chic, mais notre look est
tout à fait acceptable. Nous pouvons passer pour
des ouvriers agricoles. Pour faire plus vrai, nous
hériterons d'un râteau et d'une fourche. Nous
quittons nos sauveurs à la nuit tombée, après
force témoignages de reconnaissance, et... le coup
de schnaps de l'adieu offert par le grand-père.
Nos musettes sont pleines de pain, fromage,
saucisson et bouteilles de vin. Braves gens, vous
resterez dans nos coeurs à jamais... Nous marchons une grande partie de la
nuit, nous traversons des vergers, les cerises ne
manquent pas, nous chapardons sans trop de
scrupules, estimant qu'il y a force majeure. Nous
faisons à nouveau étape dans un bois, et décidons
qu'à présent nous pourrons tenter de voyager de
jour en évitant les grandes routes. Il y a dans
les campagnes une quantité de petits chemins
empruntés par les paysans pour aller à leurs
champs. Cela nous convient parfaitement et colle
tout à fait avec nos outils sur l'épaule. Il nous
arrive d'en rigoler, car le moral est revenu, mais
nous sommes conscients qu'il nous faut rester
prudents. Nous marchons d'un bon pas dans un layon
un peu encaissé, quand survient un gros orage.
Tant pis, nous ne nous arrêtons pas. Il tombe
véritablement des cordes. Nous courbons l'échine
et ne regardons qu'à quelques mètres devant nous.
Nous sommes au coude à coude, quand j'entends
Jacques me dire mezza-voce mais très distinctement
: - Ne tourne pas la tête, continue du même pas.
Il y a deux "chleuhs" sous un buisson à droite. Je
n'ai pas tourné la tête mais seulement les yeux.
En effet, deux sentinelles sont debout essayant de
s'abriter au mieux, le casque bien enfoncé et le
col de la veste relèvé. Il m'a semblé que l'un
avait fait l'amorce d'un geste pour saisir son
fusil mais n'a pas donné suite. Nous continuons
sans modifier notre allure. Les secondes passent
lentement. Nous nous attendons à entendre le
hurlement rauque habituel, dans un cas de ce genre
: "Halt !! Rien ne se passe. Nous sommes à présent
hors de leur vue. Ouf ! À ce moment là, j'avoue
humblement que moi qui suis un parfait mécréant,
je me suis pris à murmurer : "Merci mon Dieu de
nous avoir envoyé cette pluie aussi abondante que
salvatrice..." Nous approchons de Saint Dié que nous
apercevons dans la vallée. Nous ignorons à peu
près tout de la situation, et pensons que nous
pourrons recueillir des informations auprès des
villageois. Précisément, nous croisons un homme
d'une cinquantaine d'années et l'abordons en
confiance, forts de notre expérience passée chez
les Alsaciens. Nous lui demandons s'il y a des
Allemands à Saint Dié et dans les environs. Il
nous observe un moment d'un air peu amène et nous
dit : - Bien sûr que les Allemands sont à
Saint-Dié. Vous êtes des évadés n'est-ce pas ? Ça
saute aux yeux... - Oui, nous voudrions savoir par
quels chemins nous pourrions rejoindre Dijon ou
Auxerre sans trop de risques ? Brutalement, il
nous dit: - Je vous conseille de vous rendre aux
Allemands sans plus attendre, car s'ils vous
prennent vous serez fusillés, et ajoute : Après
tout, n'oubliez pas que vous avez perdu la guerre
!... Nous avons rompu immédiatement avec cet
individu du genre plutôt "collabo", et avons
repris notre marche en prenant très au large de
Saint Dié. Je suis convaincu que si nous n'avions
pas été à l'écart de l'agglomération, ce "brave
homme" aurait appelé la garde pour nous faire
arrêter. Insondable âme humaine !... Nous n'aurons
heureusement plus d'incidents de ce genre sur le
reste du parcours. Jacques tient absolument à passer à
Luxeuil les Bains où il a une amie, A.M.C.,
avocate de profession, qui habite Paris
habituellement mais pour le moment est retirée
dans la maison de famille. Elle nous reçoit à bras
ouverts mais nous prévient : une partie de la
maison a été réquisitionnée pour loger deux
officiers allemands. Nous devrons nous faire très
discrets et même jouer les "hommes invisibles".
Nous passons notre première nuit dans un lit
depuis bien longtemps. Dès l'aube nous reprenons
notre chemin, toujours à l'écart des grands axes.
Nous avons abandonné râteau et fourche. Nous avons
appris par A.M.C. un certain nombre de choses dont
nous ferons notre profit : 1er) - Les Allemands,
tout à l'euphorie de leur victoire éclair, sont
relativement peu agressifs et tentent même de
faire ami-ami avec les Français. 2e) - Ils n'ont
pas assez d'effectifs pour occuper immédiatement
tout le territoire en profondeur. Il est question
d'une zone dite libre (qui deviendra plus tard la
zone "nono", non occupée) dont la ligne passerait
à Dole. C'est cette direction que nous décidons de
prendre, toujours en restant à l'écart de la
grande circulation. Au plus, nous empruntons les
chemins vicinaux. Nous arrivons à Dole dans la nuit.
Jacques à des amis dans la ville. L'accueil est
des plus cordial. La ligne de zone libre passe
effectivement par le Doubs qui en est la
frontière. Dans l'ignorance de l'attitude du
gouvernement de Vichy, nous pensons naïvement que
c'est en zone non occupée que nous serons
définitivement hors d'affaire. Notre hôte n'est
pas de cet avis et va chercher un de ses voisins
qui a un laissez-passer permanent et qui circule
librement entre les deux zones. Contrairement à ce
que nous aurions pu penser, il nous dissuade de
passer en zone "nono" : - Vous y serez soumis à
toutes sortes de tracasseries, nous dit-il,
peut-être mis dans un camp en attente de
régulariser votre situation. Bref, il nous
conseille de rester en zone occupée : - Pour le
moment les Allemands sont relativement laxistes et
vous risquez moins d'ennuis avec eux qu'avec les
Français. Notre décision est prise : Nous resterons
en zone occupée, d'autant plus que notre prochaine
étape est Auxerre, berceau de famille de Jacques.
Je ne sais pourquoi, après une longue discussion
ou nous pesons le pour et le contre sur une
balance de pharmacien, nous décidons de prendre le
train. Une folie qui a failli nous coûter cher !
Nous prenons nos billets et montons dans un
compartiment de deuxième classe ou se trouvent
déjà deux personnes. Aucun problème jusqu'à Dijon,
mais lorsque le train s'arrête, nous constatons
qu'un contrôle important est placé sur le quai.
Impossible de descendre de ce côté. Ce serait nous
jeter dans la gueule du loup. Nous passons de
l'autre côté du compartiment, et après avoir
examiné les environs, nous descendons à
contre-voie que nous longeons ensuite et
réussissons à quitter les lieux sans avoir été
repérés. Nous l'avons encore échappé belle. À Dijon, nous allons chez un ami de
Jacques qui nous déconseille d'utiliser à nouveau
le train. Il faut trouver autre chose. Il pense
pouvoir nous procurer des bicyclettes pour le
lendemain matin. Dès le lever du jour nous sautons
sur nos vélos plus ou moins brinquebalants et
grinçants. Nous ne sommes pas des champions mais
nous faisons tout de même du quinze à vingt à
l'heure. Arrivés à Auxerre, nous allons dans la
maison de famille de Jacques. Il n'y a que la
bonne, Madame Corrèze est absente, le père, lui,
est mobilisé comme officier de réserve. Jacques
prend immédiatement contact avec des personnes de
sa connaissance, et apprend que nous pourrons
partir pour Paris dès le lendemain matin avec un
transporteur qui fait la navette entre Auxerre et
la capitale pour approvisionner la région en
produits pharmaceutiques. Le chauffeur accepte
sans trop de réticence, malgré les risques
auxquels il s'expose. Nous embarquons dans une camionnette dans
laquelle a déjà pris place une dizaine de
personnes installée sur les deux banquettes
latérales. Ce sera notre chance. On nous fait une
petite place et nous partons. Le chauffeur nous a
avertis qu'il y aura un filtrage serré à
Montereau, où les Allemands obligent les véhicules
à pénétrer dans la cour d'un château dont ils
doivent faire le tour, sans échappatoire possible
au contrôle. Peu avant Montereau, les autres
voyageurs, qui sont en règle, nous aident à nous
glisser chacun sous une des banquettes et nous
dissimulent avec leurs bagages posés devant eux.
Nous écoutons, anxieux ce qui se passe. - Papiers
! Gut ! Une petite inspection sommaire et
superficielle, et la voiture peut redémarrer. Nous
refaisons surface et arrivons à Paris sans
incident. Dans un bistrot, nous faisons le point
mon ami et moi. Nous nous communiquons nos
coordonnées, car nous allons nous séparer. Je sais
qu'il sera chez Eugène Deloncle, et moi je vais
rejoindre ma famille dans la région des Sables
d'Olonne. Avant de prendre le train, je m'achète
un costume décent, une chemise, des chaussures,
(il n'y a pas encore de restrictions), enfin, j'ai
assez bonne allure. Peu de monde dans le train et
pratiquement pas de contrôle, c'est heureux car je
n'ai strictement aucun papier sur moi. À
l'arrivée, j'apprends que les réfugiés des
Ardennes sont répartis dans quelques petits
villages des environs, dont Velluire où je
retrouve ma famille. Mon escapade est terminée,
mais je ne suis pas encore tiré d'affaire. Si je
veux me déplacer il me faut des papiers, et
régulariser ma situation. Je suis obligé de me
cacher dans la petite maison isolé qu'a trouvée ma
femme. Un jour, le garde champêtre du village
vient frapper à la porte et dit à ma femme: - Nous
savons que votre mari est rentré. Il devrait se
mettre en règle. Je lui conseille d'aller à la
gendarmerie de Vix pour se faire démobiliser.
Caché dans la pièce voisine, j'ai entendu la
conversation. Ma femme nie que je sois de retour.
Le garde champêtre n'en croit rien évidemment, et
insiste en ajoutant : - Je vous assure qu'il ne
risque absolument rien. Nous en restons là.
Quelques jours plus tard, nouvelle démarche du
garde champêtre qui insiste en renouvelant sa
garantie que je ne risque rien. Je pense qu'il
faut mettre fin à cette situation, je sors de ma
cachette et parle au garde champêtre. Tout de
suite, j'acquiers la conviction qu'il est sincère
et qu'il n'y a pas de piège. Le lendemain matin, j'emprunte un vélo et
pars pour Vix à une dizaine de kilomètres. J'entre
dans la gendarmerie, pas très rassuré, à vrai
dire, et ayant préparé un petit discours pour le
cas où je subirais un interrogatoire un peu serré.
J'avise le gendarme, penché sur ses papiers
derrière le guichet, qui me demande sans presque
lever la tête : - Qu'est-ce que vous voulez ? - Je
voudrais être démobilisé. - Dans quelle unité
étiez-vous ? Je lui donne les renseignements. -
Bon... Il commence à remplir un papier, me demande
encore quelques renseignements d'état civil et me
tend la feuille en disant : - Signez ici et mettez
vos empreintes... Je m'exécute. - Voilà, c'est
fait, vous êtes en règle à présent ! Aucune autre
question sur les circonstances qui m'amenaient à
être en Vendée, rien... Je n'ai pas eu à raconter
la moindre histoire inventée. Brave et intelligent
gendarme qui avait parfaitement compris de quoi il
retournait... Je sors et reprends ma bicyclette,
quand le gendarme me rappelle : - Eh ! Vous !
Revenez !... Je m'approche, pas du tout rassuré. -
Vous savez que vous avez droit à une prime de
démobilisation... la trésorerie est ouverte,
allez-y et vous recevrez mille francs. Décidément,
les dieux étaient avec moi. Je reprends contact avec mes patrons de
Charleville. La réponse me parvient de Courbevois
où la Société s'est repliée et ou je rejoindrai
mon poste fin Septembre. Je trouve à me loger à
proximité. Dans les jours qui suivent, je
téléphone à Jacques, et nous nous retrouvons dans
un petit restaurant. Nous nous racontons nos
mutuelles tribulations et ne nous quittons que
tard le soir. Il doit m'inviter à venir passer une
soirée chez Eugène Deloncle où il réside lui-même.
J'accepte, et quelques jours plus tard je me
retrouve dans le vaste et luxueux appartement du
Chef de La Cagoule, rue Lesueur. Je ne m'étendrai
pas à décrire le personnage, d'autres l'ont fait
tout au long de nombreux ouvrages parus sur cette
organisation qui se disait vouloir faire échec à
la menace d'un putsch marxiste. Je ne livrerai
donc ici que quelques impressions dominantes qui
me restent en mémoire, malgré le temps écoulé.
J'ai devant moi un homme puissant dans la
cinquantaine, au profil d'empereur romain. Il a
quelques traits qui rappellent Mussolini,
peut-être par mimétisme. Sa poignée de main est
d'une telle énergie, qu'il me broie littéralement
les phalanges. Les yeux dans les yeux, il me
questionne sur ce que je suis et ce que je fais.
Puis, il aborde la politique et parle de
l'Organisation. J'ai retenu que, sans chercher
ouvertement à m'intégrer, il met l'accent sur la
rigueur de la discipline à laquelle chaque membre
est soumis, sans le moindre manquement. Il ajoute
: - Avec ceux qui tenteraient de nous trahir,
sachez que nous serions méchants, très méchants...
Ses yeux jettent des flammes qui en disent long
sur la rigueur de la sanction qui frapperait
l'infortuné. Nous nous installons et faisons un
bridge. Madame Deloncle, Mercédès, participe.
Grande femme, brune, au physique agréable de type
espagnol. La soirée se passe gentiment sans que la
politique revienne sur le tapis À l'invitation de
mon ami, je reviendrai encore deux ou trois fois
chez Deloncle qui ne tentera à aucun moment de
m'enrôler. Je n'ai sans doute pas le profil du
parfait révolutionnaire, tel qu'il se le
représente... Si c'est le cas, je m'en félicite. Nous nous reverrons encore de temps en
temps, Jacques et moi, parfois avec deux de nos
camarades d'évasion par lesquels nous apprenons
avec soulagement que toute la bande a réussi
l'aventure. Un soir, Jacques nous emmène au
restaurant de "La Petite Chaise" qu'il connaît
bien, et où l'on peut manger sans ticket. Les prix
sont évidemment en rapport. C'est le moment où
Paris manque de tout.L'hiver est arrivé et la vie est vraiment
très dure. Mon ami nous apprend qu'il a monté un
"bureau d'achat" dans les Champs Élysées. J'ai
compris que son activité consiste à acheter pour
le compte des Allemands tout ce qui est à vendre,
qu'ils nous paient d'ailleurs avec notre propre
argent, puisque nous leur baillons chaque jour
quelques centaines de millions, au titre de la
convention d'armistice. Jacques n'en fait pas
mystère. Il m'invite à venir le voir à son bureau
un de ces jours dans les Champs Élysées. J'en ai
l'occasion peu de temps après, et je découvre une
ruche bourdonnante, dans une agitation fébrile,
bureaux encombrés, téléphones qui n'arrêtent pas
de sonner, secrétaires qui courent dans les
couloirs. Jacques me présente deux ou trois de ses
associés, dont j'ai oublié les noms, mais qui sont
certainement membres de l'Organisation C.S.A.R.
Mon ami m'explique que dans la situation dans
laquelle se trouve la France, le premier objectif
c'est de survivre. La guerre est loin d'être finie
et beaucoup de chose peuvent se passer que nous ne
pouvons prévoir. Il pense qu'un jour les Allemands
attaqueront la Russie, qu'elle sera vaincue et que
le communisme mondial aura subi une éradication
totale. C'est le but que se fixe son mouvement
politique. - Et ensuite ? dis-je. - Une grande
Europe sera constituée sous le leadership de
l'Allemagne avec l'Italie, l'Espagne, et la
France, qui devra s'intégrer bon gré mal gré. Une
sorte de fédération sous régime semi-fasciste.
Quant à la Russie, complètement démantelée et
peuplée de "sous
hommes", elle sera notre
réserve d'esclaves pour toutes les tâches
subalternes... En moi-même je pense : "Démentiel,
absolument démentiel..." Je dis : - Tu oublies que
pour l'instant l'Angleterre n'est pas vaincue et
qu'elle pourrait bien constituer la pierre
d'achoppement pour Hitler ? - Oui, mais dès que la
Russie sera mise au pas, les Anglais feront un
accord avec Hitler. Ils resteront politiquement en
dehors de la grande Europe mais entretiendront des
relations économiques privilégiées avec elle, et
seront une ouverture vers l'Amérique. Je reste
perplexe devant une telle certitude. Nous
bavardons encore un moment en prenant un pot que
nous sert une charmante hôtesse, puis je me
retire. Nous sommes en Avril 1941. Le PDG de ma
Société me confie une mission qui m'appelle dans
le Sud des Ardennes, en vue de négocier le rachat
d'épaves laissées par les combats de Mai et Juin
40. Je m'installe à Rethel. J'ai un très gros
travail, sans cesse sur les routes, pas
d'horaires, pas de repos ; une compensation, je
gagne très bien ma vie. Je suis appelé souvent à
Paris. Je ne manque jamais de prendre contact avec
mon ami. Nous sommes à la fin de l'Été 41. On
m'apprend qu'il est parti pour le front russe, au
titre de la "Légion des Volontaires Français"
(L.V.F.) Je tombe des nues... J'étais à mille
lieues d'imaginer que son engagement politique
irait jusque là. Des mois passent. Mon activité se
poursuit jusqu'au milieu de 1942, date à laquelle
je démissionne pour monter une S.A.R.L. avec un de
mes amis ardennais. Nous obtenons la concession,
pour tout le département, de marques de véhicules
industriels et agricoles. Les affaires marchent.
Je vais assez souvent à Paris, mais très pris par
mes affaires, j'ai un peu perdu le contact avec
Jacques, surtout que je le crois toujours à la
L.V.F. Un jour cependant, c'est lui-même qui me
répond au téléphone. Je viens à son bureau, qui
est toujours au même endroit, et n'a pas cessé de
fonctionner sous la direction de ses amis. Jacques
m'explique que son engagement politique lui
interdisait de se dérober à la croisade contre le
bolchevisme. Cependant, tombé malade au bout de
quelques mois, il a été rapatrié. Il me montre une
de ses photos en uniforme d'officier allemand.
J'ai un haut le corps. Il voit bien ma réaction.
Il sourit et me dit : - T'en fais pas pour moi,
mon vieux, je me tirerai toujours d'affaire. À de
nombreuses reprises cette phrase de mon ami me
reviendra en mémoire. Est-ce la manière et le ton
dont il l'a prononcée, je ne sais, mais quelque
chose me dit qu'il ne pouvait s'agir d'une simple
boutade. Par la suite, des journalistes, des
écrivains qui se sont penchés sur le "cas Jacques
Corrèze" ont écrit qu'il aurait appartenu à des
services d'espionnage alliés, peut-être même à
l'I.S. britannique, et qu'il aurait eu sa carte à
jouer dans le complot des généraux inspiré par
l'Amiral Canaris. Je ne peux évidemment rien dire
à ce sujet, car, si les faits sont réels, il ne
m'en a jamais parlé ni laissé deviner une
quelconque action de ce genre. Cela ne pourra
étonner personne. Malgré la très grande amitié qui
nous liait, chacun sait que le renseignement,
autrement dit, l'espionnage, implique une forme
d'action essentiellement clandestine, secrète et
souterraine, qui impose une retenue de tous les
instants. Il en allait tout autrement en ce qui
concerne l'organisation, les hommes et les buts
contre-révolutionnaires de La Cagoule, largement
commentés par la presse, et sur lesquels,
s'agissant du passé, Jacques pouvait me faire des
confidences. En tout cas, je puis dire, avec
certitude, que mon ami était incontestablement un
fervent patriote. Le fait d'avoir appartenu à une
organisation, dont le mobile était de faire échec
aux forces marxistes en train de s'emparer de
notre pays, en serait la preuve. Pour conclure, je
dirai, sans pouvoir rien affirmer cependant,
connaissant Jacques Corrèze comme je l'ai connu,
que je suis convaincu que sa forte personnalité,
son entregent, son courage de même que ses
capacités à monter des combinaisons secrètes
feraient que cette hypothèse n'est nullement
invraisemblable. Je n'aurai plus jamais l'occasion de
rencontrer Jacques. La dernière fois que je le
verrai, ce sera au procès de La Cagoule, de
loin, dans le box des accusés. Dès que j'ai appris
que le procès venait de commencer, je me suis
rendu au palais de Justice et j'ai demandé à voir
son avocat. Après quelques difficultés, il me
reçoit brièvement, pratiquement entre deux portes
lors d'une interruption d'audience. Je lui expose
que Jacques et moi avons fait la guerre côte à
côte, et que je suis prêt à témoigner en sa
faveur. Il me répond : - Ce ne sera pas nécessaire
car la parfaite conduite au front de l'accusé
n'est absolument pas mise en cause. Je lui ferai
cependant part de votre démarche spontanée, ce qui
ne manquera pas de lui apporter un réconfort. Je
lui laisse mes coordonnées à toutes fins utiles.
Par la suite, j'apprendrai la condamnation de mon
ami. Je ne le reverrai plus jamais, sauf à la
télévision, près d'un demi siècle plus tard dans
des circonstances tout à fait imprévues et que je
relate dans l'épilogue.
ÉPILOGUE
Voici brièvement racontée, l'aventure que
j'ai vécue avec mon camarade de guerre, dont
j'ignorais lorsque j'ai fait sa connaissance, son
engagement et son action politiques. Nous avons
sympathisé tout de suite car mes propres idées
étaient orientées, comme les siennes, vers un
refus total du communisme. Cependant, la base
solide de notre amitié fut surtout scellée par nos
aventures de guerre et singulièrement par celles
de notre évasion. Le lecteur pourrait penser
qu'une telle intimité avec cet homme, a, par la
force des choses entraîné des confidences de sa
part sur l'organisation de La Cagoule, les
hommes qui la composaient et les actes qu'ils
commirent. C'est vrai. Dans nos conversations à
bâtons rompus, Jacques s'est livré bien davantage
que je ne le dis sur des événements dont la presse
d'alors s'est fait largement l'écho, et auxquels
il a eu une participation, soit comme instigateur,
soit comme acteur. Je ne me considère pas autorisé
à en faire mention. Pour moi, me remémorant notre
aventure commune, je ne la traite que sur le seul
plan d'une amitié solide, forgée dans les périls
que nous avons traverses, et cela sans la moindre
arrière-pensée. Au début de Juin 91, la presse et la
télévision font état d'un conflit entre un P.D.G.
d'une Société filiale de l'Oréal et qui aurait été
"démissionné", soi-disant victime d'une manoeuvre
du P.D.G. de la branche américaine de la grande
Société de cosmétiques, un certain Jacques Corrèze
!... Je tombe des nues de retrouver ainsi mon
vieux copain un demi-siècle plus tard. J'apprends
qu'il est en traitement à l'Hôpital Américain de
Neuilly. Ne pouvant l'avoir au téléphone, je lui
envoie une lettre, et, oh ! surprise, le lendemain
matin il m'appelle. Ce fut une vraie joie pour moi
de l'entendre. Nous évoquons brièvement quelques
souvenirs, puis il me dit qu'il est soigné pour un
cancer du poumon, mais qu'il espère bien s'en
sortir et qu'il a prévu de venir en convalescence
en Juillet à Cannes ou il a un appartement. Il
doit me téléphoner dès son arrivée et nous
pourrons enfin nous revoir. Je m'en fais une joie
infinie... Le 27 Juin, j'ai été absent de chez moi
toute la matinée. Vers midi, je rentre à mon
domicile. Ma femme me dit qu'elle vient
d'apprendre par la radio que Jacques Corrèze est
mort. C'est une affreuse nouvelle qui me touche au
plus profond de moi-même.
C'est fini. il n'y aura
pas de suite à notre histoire
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