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Magdeleine

Claudel - Hubin

088

La ferme du Blanc

En Pays Mossi

Avant Guerre 1914 - 1918

Témoignage

Nice, Mars 1991

Analyse du témoignage

La ferme du Blanc

GUERRES Coloniales

Écriture : 1967 - 110 Pages

1905 - 1907

Postface de Michel El Baze

Magdeleine Hubin, née Claudel, nous raconte sa merveilleuse aventure quand à 22 ans, elle décide de suivre son époux en Afrique occidentale pour vivre, pendant 2 années à Mané, en pays Mossi, au milieu de populations qui n'avaient jamais vu de femmes blanches jusqu'à son apparition en 1905. Sont évoqués ses passages, ses visites et ses séjours à Dakar, Mayes, Koulikoro, Mopti, Nyamina, Fonssan, Charlotville, Goundaka, Bandiagara, Bangasso, Koboro-Kindé, Ouahigonya, Tiou, Bango, Ouagadougou, et tant d'autres étapes en Gold Coast avant son retour en métropole en Août 1907. Soixante années plus tard Magdeleine regrette de n'être pas retourné dans ces pays où elle a passé des moments si intenses et vers lesquels son esprit et ses aspiration s'y reportent toujours avec ferveur. Ce témoignage, bien qu'il ne relate pas d'événements guerriers trouve cependant sa place dans ce corpus parce qu'il vient heureusement illustrer les pages que son époux Georges Hubin consacre à ces contrées, notamment dans le n°38 de notre recueil.

Avant-Propos de Monique Hubin

Le petit-fils de l'auteur: Yves Lovera s'est rendu en voiture sur les lieux mêmes où s'élevait "La Ferme du Blanc", à Mané, (Burkina Fasso). 85 ans après, la tradition orale avait bien fonctionné, le Moro Naba, le chef du village et l'instituteur se "souvenaient" fort bien du séjour effectué en 1905-1907 par ses grands-parents et le conduisaient à l'endroit de la concession où ils avaient séjourné. Il ne restait que des ruines, mais quelques vestiges encore. Les.baobabs avaient disparu, mais un berger gardait avec la même nonchalance apparente de beaux troupeaux de bovins. Il s'inquiétait même du fait de savoir si le petit-fils n'allait pas reconstruire la ferme ! Au village même, la vie n'avait pas changé. Les rythmes sont immuables depuis des siècles et la civilisation n'a pas pénétré jusque là. Les femmes vont toujours au puits et rapportent l'eau dans des récipients divers sur leur tête, elles pilent le mil inlassablement pour la nourriture de la famille, les cases sont faites de la même terre séchée et couvertes de torchis et les hommes ... vivent paisiblement.! Yves fut reçu en grande pompe par le Moro Naba devant lequel, comme depuis toujours, le chef du village vint se prosterner, dans la grande case des palabres et l'instituteur demanda à Yves la faveur de posséder ce document écrit par sa grand-mère et qui retrace ses deux années d'Afrique près du village de Mané. Désormais, en plus de la tradition orale, les gens du village auront un témoignage écrit du passage apprécié de ces Blancs venus de si loin et l'instituteur a l'intention de faire faire des dictées à ses élèves, de certains passages qu'il choisira dans le manuscrit. Ainsi toute cette population pourra se voir vivre d'après l'optique qu'avait d'elle, la jeune Lorraine qui sut si bien s'occuper des uns et des autres au cours de son séjour africain.

Préface de Monique Hubin

Alors que la période de décolonisation touche à sa fin, que tous les territoires africains occupés et mis en valeur par la France retrouvent leur indépendance et essayent de poursuivre l'oeuvre accomplie par les Français, il pourra paraître intéressant de revivre justement ces premiers instants de l'oeuvre entreprise par de vaillants jeunes hommes et, jeunes femmes qui avaient en eux un grand idéal. Le récit de ce voyage en Afrique Occidentale se situe au début du 20° siècle. Une jeune femme Blanche, la première de sa race à pénétrer si avant au coeur du Continent Africain, qui accepte d'accompagner son mari au Mossi alors que rien ne l'y avait plus ou moins préparée a certes fait preuve d'un grand courage sans en avoir toujours réellement conscience. Ma mère, Madame Hubin-Claudel a écrit son récit bien des années après ce séjour en Afrique, grâce aux notes qu'elle avait prises et aux souvenirs impérissables de cette période de sa vie. Nous souhaitons que le lecteur trouve autant de plaisir à parcourir ces immenses étendues au rythme de ce temps déjà lointain et qui n'a plus rien de commun avec le rythme actuel des voyages.

Table

De Bordeaux à Mané près de Ouagadougou

Vers l'aventure 9

En pirogue sur le Niger 11

Départ pour la brousse 13

Découverte de la brousse à pied et à cheval 16

Suite du voyage en brousse 19

Accueils chaleureux dans les différents villages 24

De Bamgo à Ouagadougou 27

Réceptions en pays Mossi 30

En route pour Mané 33

Séjour à Mané, au centre du Mossi

A la recherche de notre future installation définitive 39

Installation provisoire, premières expériences 41

Premier Noël au campement 43

Notre Résidence Numéro 1 45

Construction de notre résidence définitive

Première solitude 49

La vie quotidienne pendant le chantier.

Installation à la Ferme des Mimosas,

dénommée par les autochtones, la Ferme du Blanc 52

Arrivée en fanfare de la saison des pluies.

Renaissance de la terre. Pendaison de la crémaillère 56

Mise en valeur de la Ferme et des troupeaux

Festivités du 14 Juillet 1906 59

Voyage de 4 mois pour la vente des troupeaux

Nouvelle perspective de solitude 62

La vie continue à la Ferme

Le courrier y prend une place capitale 64

Le temps des récoltes 67

Le Rhamadan.

Les grandes fêtes musulmanes à la mosquée de Mané 68

Réflexions sur les possibilités d'implantation

des Français en Afrique 71

Retour de mon voyageur 74

Projets d'exploitation 76

Préparatifs du voyage vers la Gold Coast (Ghana actuel) 78

Retour par la Gold Coast

Adieux au pays Mossi 81

Premières étapes en colonie anglaise 83

Agréables réceptions à Gambaka

et passage difficile du troupeau, en montagne 85

Accueil toujours très cordial au cours des différentes étapes 88

Tentative d'enlèvement par le Roi des Achantis 95

Fin du voyage en forêt vierge,

Reprise de contact avec la civilisation

Retour vers la France 98

La mémoire

La mémoire : seul bagage incessible

Jacques ATTALI

PREMIERE PARTIE

**

de Bordeaux à Mané

près de

Ouagadougou (Mossi)

Vers l'aventure

Rien ne me préparait à la vie coloniale. Lorraine, fille de Lorrains, j'allais entrer dans la vie sans savoir encore exactement par quelle porte comme beaucoup de jeunes filles du reste. En Novembre 1904, rentrant chez mes parents, après un séjour de deux ans en Bohème, je retrouvai un jeune homme de la localité, vivant aux colonies depuis quelques dix ans, en relation avec ma famille et cette rencontre fixa ma destinée Nous nous plûmes etc...(cliché consacré) et nous nous fiançâmes avec, bien entendu, le consentement général. Mais la situation ne laissait pas que d'être très spéciale. Mon fiancé, colonial de goût et d'expérience, n'était en France que pour quelques mois, le temps de se retremper un peu et de procéder à quelques arrangements lui permettant de reprendre en plus large l'exploitation qu'il venait d'amorcer au Mossi. Il avait, probablement le premier qui l'ait jamais fait alors, commencé le trafic du gros bétail entre le Mossi et la Gold Coast, c'est-à-dire entre le pays producteur et le pays consommateur, convoyant un troupeau de 300 têtes, depuis Ouagadougou jusque Koumassie sur un parcours d'environ 80 jours, à travers des pays peu connus encore et avait parfaitement réussi . Il désirait reprendre cette affaire sur un plan un peu plus large et plus régulier. Pendant nos longues conversations, il m'avait initiée à cette belle vie coloniale africaine, rude peut-être, mais libre, vaste, indépendante, demandant à chaque moment de l'initiative, de l'énergie, du sang-froid, de l'assurance et tant d'autres qualités. Bref, me sentant de taille, avec ce compagnon que je voyais si sûr de lui, à affronter toutes les difficultés énumérées, sans m'arrêter au manque d'exemples (aucune femme européenne n'ayant encore pénétré aussi loin), ni aux scrupules légitimes de mon fiancé qui craignait que ma détermination ne fût le résultat éphémère des récits de sa vie coloniale, il fut décidé que notre mariage aurait lieu sans tarder et que je l'accompagnerais pour au moins son prochain séjour en Afrique. A la vérité, si j'étais bien décidée, je n'étais pas toujours très rassurée quant à l'issue de cette expérience. Autour de moi, si quelques personnes me félicitaient de montrer tant de courage (sic), la plupart croyaient devoir prendre des mines désolées pour ripoliner en noir l'aspect qu'elles se faisaient de la vie à mener si loin de tout: plus de parents, plus d'amis, plus de relations, rien que des sauvages autour de soi sans compter le soleil, la pluie diluvienne, les bêtes féroces et que sais-je encore ? Quelquefois, il m'arrivait d'être un peu anxieuse; mais il suffisait que je fasse part de ces craintes à mon fiancé pour que celui-ci, rien que par son haussement d'épaules et son sourire entendu fasse envoler bien vite toute hésitation. "Puisque c'est décidé, me disait-il, allons-y carrément. Je suis sûr de moi, de mon Afrique et de mes Africains; sois sûre de toi et tout ira bien". Et combien c'était vrai. Notre mariage se fit au mois de Mai 1905. J'avais alors 22 ans et jusqu'en Juillet, ce fut, pour moi, l'enchantement des préparatifs de notre expédition. Car, si, auparavant, les préparatifs de départ de mon mari se bornaient à l'achat de quelque linge, vêtements, chaussures le tout tenant dans deux cantines et demandant une journée à peine, cette fois il fallait nous procurer le nécessaire pour un ménage pendant au moins deux ans. Naturellement, il n'était pas question de meubles (mon mari devait en faire faire là-bas); mais enfin, il fallait du linge de corps, de table, de toilette, de literie, des vêtements; des ustensiles divers de route et de séjour, des outils de tous corps de métier, quincaillerie, ferrures etc...etc... en vue de la maison future à édifier Mais mon mari savait parfaitement ce qu'il fallait. Mon rôle consistait, sur ses indications, à choisir les qualités, dimensions, quantités, en ce qui concernait le ménage, le reste lui incombant seul. Enfin, en Juillet, tout était prêt. Nous avions préparé et réparti nos diverses emplettes dans un certain nombre de caisses de dimensions convenables et ne dépassant pas le poids de 30 Kgs chacune et dans dix cantines personnelles et numérotées, en plaquage de bois recouvert de zinc totalement, défiant toutes les pluies des tropiques et l'appétit des termites. Le tout fut expédié pour être embarqué sur un bateau faisant le service de Bordeaux à Saint-Louis (Sénégal) pendant que personnellement, avec les deux ou trois cantines indispensables, nous prenions passage à bord de "L'Amazone" des Messageries Maritimes, qui devait nous déposer à Dakar. Le départ eut lieu de Bordeaux le 21 Juillet 1905. Je ne veux pas m'étendre sur ce voyage qui, pour moi fut un ravissement, on le comprendra aisément, mais qui est trop connu pour que je le relate. Ce que je puis affirmer, cependant, c'est que je partais sans crainte, sans hésitation et aussi, sans inconscience. Voici, du reste ce que j'écrivais à mes parents: "...Depuis que j'avais revu Georges, mon plus vif désir était de pouvoir partager sa vie un jour, peu importait l'époque pourvu qu'elle arrivât. Dés le début, je me suis placée en face de la réalité, ne me faisant aucune illusion, sachant bien qu'à côté du bonheur de vivre avec lui, je rencontrerais plus d'un souci. Malgré tout, je n'ai pas hésité; je pars heureuse et confiante: heureuse de lui appartenir, confiante en Dieu, en lui et aussi en moi-même. Arrivée à Dakar le 30 Juillet. Débarquement, bagages, douane, hôtel. Impressions nombreuses et tumultueuses devant la révélation commençante de cette vie d'Afrique. La plus violente, ou plutôt celle qui m'est restée la plus vivace, c'est à l'hôtel, lorsque le garçon, un nègre bien entendu, faisant le service de table, glissait ses grandes mains nouées autour de moi, pour prendre ou servir les plats et les couverts.... Deux jours après, nous étions à Saint-Louis, par le chemin de fer bien connu. Là, nous pensions attendre quelques jours seulement l'arrivée du cargo-boat portant nos caisses; mais nous avions compté sans la barre. En effet, cette année-là, elle fut impraticable. Cette barre qui, contrairement à la barre de vagues du golfe de Guinée, est une barre de fond produite par les dépôts de sable accumulés d'un côté par le fleuve Sénégal et de l'autre par la mer, n'a permis à aucun cargo de faire escale à Saint- Louis. Force fut de faire débarquer les cargaisons à Dakar pour les acheminer lentement par fer jusque Saint-Louis-Gare, puis de là par voitures attelées de chevaux et de mules, jusqu'aux quais du fleuve pour leur réembarquement, soit sur des vapeurs fluviaux, soit sur des chalands. Aussi, étant donné l'amoncellement des colis, nous avons dû demeurer à Saint-Louis jusqu'au 27 Septembre, jour où nous avons quitté avec un profond soulagement cette ville-étuve pour nous rendre à Kayes, à bord du fluvial "Le Bani", qui nous a amenés sans encombre à destination le Dimanche 2 Octobre 1905. Répétition de la cérémonie du débarquement des colis, leur reconnaissance, leur transport à la gare du chemin de fer et leur réexpédition pour Koulikoro. Départ de Mayes le 6 Octobre et arrivée à Koulikoro le lundi 10 après un voyage sans incident et un court séjour à Bamako en passant. Bien entendu, depuis Dakar mon carnet de route est copieusement garni, tant sur le séjour à Saint-Louis que sur le voyage jusqu'ici; mais je ne crois pas qu'il soit bien utile d'en prendre des extraits, ce parcours étant relativement bien connu, en tout cas d'une extrême facilité à accomplir. Au contraire, c'est à partir de Koulikoro que le véritable voyage africain commence.

En pirogue sur le Niger

Koulikoro, en effet, est le point terminus du chemin de fer qui relie Kayes, sur le Sénégal, au Niger et la tête de ligne de la navigation sur ce grand et superbe fleuve africain, un des plus grands du monde. L'idéal eût été d'établir ce noeud d'importantes communications à Bamako, à environ 55 Klms en amont, Bamako, la grande ville centrale du commerce et de l'Administration. Mais la nature ne l'a pas permis car, à environ 30 Klms en aval de cette dernière ville, le Niger est barré dans toute sa largeur et sur une assez grande longueur, par des amas de roches qui en retiennent les eaux en saison sèche et qui provoquent, en saison des pluies, des rapides aux remous dangeureux, impraticables en l'état actuel a toute navigation importante et suivie. Seuls, les pirogues et quelques petits chalands peuvent se risquer au passage et à condition qu'ils soient montés par des piroguiers indigènes expérimentés. Ce barrage est connu sous le nom de: Roches ou Rapides de Soutuba ou Sotouba, nom du petit village le plus proche, près de Toulimandiau. Donc, c'est de Koulikoro que nous devions prendre la route fluviale pour continuer notre voyage. A cette époque, ce n'était encore qu'un village, le chemin de fer venant à peine d'y atteindre. Nous avons reçu l'aimable hospitalité du gérant d'un comptoir colonial, Mr. Robert, qui a mis à notre disposition sa salle à manger, sa véranda et... la vaste cour de son comptoir. En effet, c'est tout ce qu'il pouvait faire de mieux et c'est tout ce que mon mari demandait, du reste, lui qui connaissait la maison pour y avoir été gérant lui-même cinq ans auparavant. Comme nous étions arrivés dans la matinée, une fois ces arrangements faits, pendant que je prenais contact avec les alentours mon mari faisait le nécessaire pour le débarquement de nos colis et leur transport dans la cour de la factorerie. Puis, après le repas et un brin de sieste sous la véranda en paillote, mon mari me dit: - Mon petit, à partir de maintenant, nous devons dire adieu aux dernières manifestations pratiques de la civilisation. Nous sommes destinés à vivre dans la brousse, qui commence à quelques mètres d'ici, au bord de ce fleuve. En conséquence, si tu le veux, nous allons commencer de suite, nous aussi. Puisque nous n'avons qu'une cour, nous allons l'habiter en y installant notre tente, ce sera ta première leçon de choses. J'étais pleine de bonne volonté amusée et sérieuse en même temps. Depuis que j'étais sur cette terre d'Afrique, je m'y étais déjà aguerrie aux principales incommodités: le soleil, la chaleur (deux choses bien distinctes quoique découlant l'une de l'autre), les moustiques et autres bestioles ennuyeuses; je distinguais parfaitement les différences de physionomies des indigènes des deux sexes, ce que je ne croyais jamais pouvoir faire et j'avais hâte de me mettre à l'oeuvre. Me trouvant dans le milieu africain, avec des coloniaux véritables, je commençais à en avoir la mentalité africaine, laissant au temps le soin de m'en donner l'allure ou plutôt "l'allant", l'aisance.... Donc, avec nos deux domestiques noirs, Bala et Suleymann, que nous avions recrutés à Kayes, mon mari fit sortir les ballots contenant la tente carrée, nos lits "Picot", table et chaises pliantes et on commença à monter notre case de toile, ce qui ne fut pas long, bien que j'aie été quelque peu empruntée, confondant les cordeaux de tirage avec les haubans et autres cordes qui, pour cette première fois n'étaient que des cordages semblables. Une fois la tente montée, j'y pénétrai avec l'impression heureuse que je prenais possession de la brousse et figure d'exploratrice: petit moment de vanité qu'on me pardonnera. Ce fut ensuite le tour des lits qui, montés en un tournemain, furent placés, avec leur moustiquaire individuelle, de chaque côté de l'intérieur de la tente, les chaises auprès. Nos cantines d'usage courant près de la tête des lits, formant tablettes, une lanterne à huile accrochée au piquet central et notre domicile était constitué et parfaitement confortable. J'étais alors si heureuse que j'en devenais enfant, désirant ardemment que la nuit arrivât vite pour y loger véritablement: pensez, ce devait être mon premier soir chez moi, en Afrique. Mais il fallait bien passer le reste de la journée à quelques arrangements; des effets et objets à prendre dans les cantines et les caisses pour préparer les bagages de route fluviale, de façon à ne pas avoir à toucher aux autres avant notre arrivée à Mopti. Puis quelques visites indispensables vers les 17 heures; et enfin, après le dîner qui se prolongeait trop à mon gré, nous nous retirions sous notre tente. Quelle joie pour moi et quelle impression ineffaçable! Je touchais à tout, essayais toutes sortes d'arrangements où pourtant il n'y avait pas d'autre arrangement pratique que celui que, par habitude, mon mari avait pris d'emblée et auquel je suis revenue, d'ailleurs; mais il fallait que je voie par moi-même, comme une fillette joue avec le ménage que lui a apporté Saint- Nicolas ou le Père Noël. Enfin on se mit au lit, chacun dans le sien, lit véritable, avec matelas, draps, oreillers, couvertures et, la moustiquaire fermée, mon mari s'endormait paisiblement tandis que mes pensées vagabondaient à travers tout un monde fantastique que l'approche et l'attente du sommeil me faisaient apparaître. Le lendemain, on se mit à la recherche de moyens de transport. Il y avait bien une vedette à vapeur justement disponible en ce moment au port. C'était un petit bateau appartenant à l'Administration, destiné au transport du courrier de Tombouctou et de certains fonctionnaires. Nous allâmes la voir; mais il nous était impossible de l'utiliser. Les cales, trop compartimentées ne permettaient pas de recevoir tous nos colis, environ 200, les cabines vraiment trop minuscules et le prix demandé trop élevé. Et puis, à vrai dire, mon mari n'était pas du tout partisan de ce moyen de locomotion. - Vois-tu, me disait-il, ce chaudron-là est trop moderne et pas assez. Trop, en ce sens qu'il profane, pour ainsi dire, la majesté de ce beau fleuve et pas assez parce qu'il n'offre rien en compensation: exiguïté, inconfort, bruit infernal et continu de la machine, chaleur de la chaudière, fumée, vapeur, escarbilles, odeur rance de l'huile et le reste; nous trouverons autre chose. En effet il loua à Monsieur Robert, notre hôte, un grand chaland en acier qui absorba aisément tous nos colis et, pour nous deux, une grande pirogue en acier également. Je n'étais nullement inquiète de me confier à ce long, étroit fusiforme esquif, mon mari l'ayant déjà pratiqué souvent et les piroguiers devant le monter étant une équipe de cinq Somonos éprouvés, bien connus de lui. (Les Somonos sont les riverains pêcheurs du Niger, connaissant et pratiquant le fleuve de puis de longues générations). Pendant les opérations de chargement, j'avais arboré la toilette de route que je devais porter. Comme aucune mode ne pouvait me guider, j'avais, sur les conseils de mon mari, emporté ma garde-robe complète pour le stationnement et, pour la route, j'avais fait l'emplette à "La Belle Jardinière" de culottes cyclistes comme on en portait alors: deux en toile kaki, deux en toile blanche et une en lainage beige. Ce fut cette dernière que j'arborai ce jour-là, avec une bouse légère blanche, leggins, badine et grand chapeau de feutre gris à larges bords, recouvert de linon festonné, faisant comme une ample charlotte. C'est toujours sur les conseils de mon mari que je me servais de cette coiffure, comme lui-même du reste, car il trouvait avec raison, le casque trop rigide et mal commode. Ce chapeau, au contraire, vaste, impénétrable aux rais pernicieux du soleil et très souple, offrait les mêmes avantages que le casque et il était plus aisé à porter et aussi plus seyant à mon avis. Je crois avoir fait quelque peu sensation lors de nos visites à ces Messieurs de Koulikoro; mais cette impression ne m'était pas désagréable; je trouvais mon ombre à mon goût (à défaut de grand miroir et me sentais à l'aise dans mes amples vêtements. Le 12 fut le jour du départ. Dans la matinée, mon mari fit partir le chaland qui devait naviguer à sa guise et nous rejoindre à Mopti. Nous fûmes de nouveau reçus très aimablement par Monsieur de Franco, capitaine de spahis et ses co-popotiers; le déjeuner fut pris avec Monsieur Robert et, à quatre heures de l'après-midi, accompagnés au fleuve par tous ces Messieurs, nous montions dans la pirogue toute parée et on poussait eu large. Aussitôt, le courant nous prit et nous entraîna, pendant que nous échangions les adieux. Nous étions sur le Niger. A cette époque de l'année, le grand fleuve était déjà en décrue, l'étal ayant lieu en Août-Septembre, car la saison des pluies était presque terminée . Néanmoins, la masse d'eau charriée était encore considérable et le courant très fort. Dès que nous fûmes au milieu, nous ne formions qu'un point minuscule. J'avais la sensation de notre extrême fragilité au centre de cette masse mouvante et jaune, aux grosses volutes courant rapidement dans le même sens. Bientôt Koulikoro disparaissait et nous étions en pleine brousse. C'est à ce moment qu'il me fallut faire connaissance avec notre campement flottant. Dieu que c'était étroit et me paraissait encombré. Notre pirogue avait 10 mètres de longueur, 1m20 de largeur au fond, 1m50 à la lisse et 0,75 de creux. La moitié de la longueur, de chaque côté du milieu, était couverte par une série d'arceaux de bois, reliés entre eux et recouverts de paille, elle-même recouverte d'une bâche, le tout formant une espèce de tunnel. La hauteur totale depuis les caillebotis du fond de la pirogue jusqu'au sommet de ce tunnel n"étant guère que de 1m 30, il ne nous était pas possible de nous tenir debout à l'intérieur, d'autant moins que ce fond était lui-même tapissé de nos cantines, panier à linge, lits, table, chaises, caisses de popote et de provisions. Malgré tout, c'était bien simple. Lorsque nous voulions nous tenir à l'intérieur, c'était presque toujours pour nous reposer lire, écrire, manger ou dormir et, lorsque nous voulions nous tenir debout, nous nous mettions en dehors, soit à l'avant, soit à l'arrière, sur l'un des deux quarts de le pirogue laissés libres pour la manoeuvre des Somonos. Ces deux parties libres, en outre, servaient, l'une à l'avant, de place pour le mât, la vergue et la voile reposant sur le dessus du tunnel et d'emplacement de la cuisine que Bala devait confectionner pour les piroguiers, l'autre à l'arrière, de pièce où les piroguiers dormaient à tour de rôle, à même sur le plancher. Nos deux domestiques, eux, avaient élu domicile sur le tunnel même. J'avoue qu'il fallait être expérimenté comme un Africain pour tirer parti, comme le faisait mon mari, de cet espace très restreint et je fus bien étonnée de m'y trouver relativement à l'aise. Il fallait bien faire quelques contorsions, quelques cabrioles pour prendre telle ou telle position; mais, en somme, c'était très amusant. Et puis, n'est-ce pas, nous étions sur le Niger. Les Somonos avaient hissé la voile et le courant aidant nous filions, nous filions.... Vers 18 heures, cependant, première halte le long de la rive, à l'abri de buissons: menace de tornade qui ne fit que passer; reprise de la route peu après. Puis, le repas étant prêt, la table fut montée et mise, et, assise sur le coin de mon lit, mon mari en face de moi, assis sur le coin d'une cantine, nous faisions notre petite dînette de brousse. Vous pouvez deviner avec quelle joie elle fut faite: nous ne prîmes même pas d'intérêt à l'annonce d'une nouvelle tornade, vers 20 heures, tornade qui, du reste, passa comme la précédente, sans se déclencher, ce qui nous permit de continuer à voguer.

Départ pour la brousse

La nuit était devenue splendide. C'était justement le premier jour de pleine lune et le ciel, complètement dégagé des nuages poussés plus loin, était d'une beauté prenante, grandiose et impressionnante. Mon mari m'en avait souvent parlé; moi-même en avais eu quelqu'aperçu depuis mon arrivée en Afrique; mais ce n'avait été qu'en saison des pluies et, il faut aussi le dire, qu'à travers un paysage silhouetté de constructions européennes, c'est-à-dire gâché. Là, au contraire, en pleine nature (et quelle nature) tous les éléments de la nuit s'harmonisaient pour constituer un tout merveilleux et, debout à l'avant de la pirogue, nous restions muets d'admiration, communiant ensemble avec cette céleste beauté dont depuis, je n'ai jamais pu me rassasier et dont le souvenir me hante encore. La voile, au-dessus et en arrière de nous, bien gonflée nous pressait rapidement et c'était une véritable volupté de se voir, de se sentir glisser aussi légèrement sur ce ruban mouvant qu'argentait l'astre cher à Pierrot, pendant que, de partout, au loin, on entendait le bruit assourdi mais bien distinct des tam-tam des villages où les indigènes, dansant et chantant en ronde, fêtaient probablement l'époque des récoltes sans que, pour cela, la majesté du grand silence nocturne en fût amoindrie. Pourtant il fallut se coucher. Mon lit étant monté à demeure, on replia la table et, à sa place, mon mari déploya sa chaise longue sur laquelle il s'étendit, enveloppé de ses couvertures sans souci des moustiques, peu nombreux du reste et le sommeil nous emporta. Le lendemain, à notre réveil, le patron nous dit avoir marché toute la nuit à la même allure: nous ne nous en étions pas aperçu. Ce fut la toilette un peu mouvementée, vu l'exiguïté de la place, puis je me mis à mon courrier. Nous avions reçu à Koulikoro une volumineuse correspondance de France qu'il fallait mettre à jour, autant que possible et le moment était bien propice. Dépeignant à mes parents notre installation en pirogue voici ce que je leur disais: "...Quant à l'intérieur, venez avec moi, je vais vous en faire les honneurs. Tenez, passez par ici; mettez votre pied gauche entre cette marmite dont l'eau bout et le pied de ce Somino qui dort; passez votre jambe droite au- dessus de cette caisse, cramponnez vous au mât, accroupissez-vous, baissez la tête fortement; un mouvement tournant des reins, ramenez vos jambes sur le couvercle de notre caisse de popote; là, maintenant, lâchez le mât, il n'y a plus de danger: gardez votre chapeau car il y a du soleil. "Bien regardez: ça, ici, à droite, sont nos deux seaux de zinc dont l'un contient des bouteilles de vin, huile, miel, beurre, saindoux (mais oui, du saindoux, du beurre, du miel en bouteilles c'est la seule façon pratique de conserver et de transporter ces matières rendues liquides par la chaleur) - l'autre sert de récipient à éponges pour le moment. "A côté, le long de la paroi, nos chaises longues pliées; tout autour, pendus aux barres transversales du tunnel, un bidon, un fusil, mon chapeau, celui de mon mari, deux serviettes, mon paletot de molleton, une carabine, des chaussettes sales, une chemise, une ombrelle, des bottes, une cravache, un parapluie, une casquette et que sais-je encore. Là, à côté, ma cantine; plus loin, mon lit qui reste monté en permanence. Ce qui flotte là- bas, au fond, c'est la moustiquaire relevée. "A gauche, une caisse d'ustensiles, surmontée d'une caisse de vin, elle-même coiffée d'une caisse de journaux et magazines. A côté en revenant par ici, le lit de mon mari, plié et couvert de son enveloppe qui le fait ressembler à un sac de pommes de terre. Ensuite c'est mon panier à robes sur le dessus duquel sont perchés un sac de riz, mes bas, un pantalon, mon sac de voyage et celui de mon compagnon, mes leggins, des numéros de l'Illustration. "Ici, l'espace vide qui sert, le jour, à pouvoir se retourner un peu et à dresser la table pour la toilette, le courrier et les repas et qui, la nuit, permet à mon époux de dormir sur sa chaise longue que vous avez déjà vue tout à l'heure...." Toute cette journée se passa en correspondance, lectures, bavardages, avec de fréquents intermèdes lorsqu'on passait devant les village riverains. C'était si amusant de regarder tous ces gens vaquant tranquillement à leurs occupations familières: les hommes, à leurs pirogues ou fumant nonchalamment leur pipe; les femmes, puisant de l'eau ou lavant le linge ou les ustensiles de cuisine, les enfants s'ébattant dans le fleuve, sans souci des crocodiles, tout ce monde nous adressant au passage leurs souhaits de bon voyage. A 8 heures, on passait à Nyamina, gros bourg sur la rive gauche où on s'arrêtait jusque vers 9 heures. A 17 heures, on accostait à Fanson, pour manger sur le rivage. Cet arrêt fut très délassant. Il nous permit de nous étirer convenablement en marchant et, à 20 heures nous reprenions la route. Cette nuit était aussi splendide que la précédente et nous en goûtions le charme avec autant de recueillement. Ce charme fut encore accentué, un peu après notre coucher, par les chants de deux de nos Somonos. Ils avaient dû revoir leur bien-aimée car, tout joyeux, ils entonnèrent un de ces chants comme seuls les Somonos en connaissent, lançant à gorge déployée leur lente mélopée dont l'ampleur était décuplée par l'écran liquide du fleuve, écran qui en élargissait la portée à perte d'horizon, on aurait cru. Je m'endormis enveloppée de cette mélodie primitive et harmonieuse. Je sentais en mon âme l'emprise mystérieuse et puissante de l'Afrique. Cette nuit-là, à 3 h. nous accostions à Ségou, grand centre indigène, chef lieu de cercle administratif. Bien entendu, nous restions couchés jusqu'au matin et, à une heure raisonnable, commencions nos visites aux Européens: Monsieur Gaillard, commerçant, le plus près du débarcadère; Monsieur Carrier, Administrateur des Colonies; son adjoint, monsieur Linières et Madame ainsi que Monsieur Cazeau, receveur des Postes. Accueil charmant, comme toujours dans la brousse d'Afrique. Causé longuement avec Madame Linières, la dernière française que je devais voir depuis longtemps et qui allait ainsi devenir ma plus proche voisine à plus de 800 Klm. de là. Départ à 14 h.1/2. A 16 h., arrêt par crainte de tornade: fausse alerte. A 22 h., arrêt dans un petit village riverain dont je n'ai pas noté le nom, attirée que j'étais par le bruit assourdissant d'un tam-tam que je désirais voir de tout près. Il y avait un orchestre nombreux et bien monté car, au fur et à mesure que nous approchions du lieu de la ronde, nous avions les oreilles cassées par le bruit de plus en plus éclatant des gongs ou tambours de toutes tailles sur lesquels tapaient à tout de bras et en un rythme étrange les griots musiciens, accompagnant en mesure les toucheurs de bala. Le bala est un instrument dans le genre des petits pianos à marteau qu'on donne aux enfants, mais de grande taille bien entendu, composé d'une quinzaine ou d'une vingtaine de morceaux de bois de longueur décroissante et de sonorité différente, fixés sur deux supports transversaux, la résonance étant donnée par autant de calebasses que de notes, de tailles appropriées, en partie recouvertes de peau tendue et fixées en dessous de chaque note. Cet instrument se pose à terre et on en joue en frappant les touches au moyen de deux marteaux formés d'un manche en bois et d'une boule de caoutchouc, chaque touche donnant un son. Les griots en jouent avec un brio incomparable. Quand il résonne, les indigènes frétillent et disent: Bala fô (le bala parle) ce qui fait donner couramment à l'instrument le nom de "balafon" par les Européens. A notre approche, l'orchestre redoubla de sonorité et les danseurs et danseuses d'ardeur. Danses étranges et passionnées que je me sens incapable de décrire. Joie véritable et franchement montrée chez tous les acteurs et spectateurs de la danse, ceux-ci soulignant et accentuant le rythme de ceux-là en claquant des mains en cadence et en chantant. La danse commencée continua un bon moment encore puis, probablement en notre honneur, on en reprit une autre, ou, pour mieux dire, elle reprit sur un autre air, l'air bien connu dans les pays bambaras ou malindés, que l'on chante dans tous les endroits ou vivent les Blancs. Oh, ce n'est pas compliqué: quatre mesures répétées à l'infini, jusqu'à saturation et quelques paroles, toujours les mêmes ne changeant que le nom de la localité, comme on pourra s'en rendre compte ci-après: A la place de Bamako, on dit successivement: Toukoto, Sikasso, Dioulasso, Ségou, Koulikoro, Kati, Kita Bougouni, Djenné, Kouroussa, Tombouctou, Kandan, etc...etc... Certainement, tel que c'est présenté ici, c'est très plat, mais il n'en va pas de même lorsque quelques centaines de femmes, fillettes, enfants, entonnent cette mélopée accompagnant les musiciens de l'orchestre qui se démènent comme des furieux. Malheureusement, aucune plume n'est capable de rendre le ton, l'entrain, le mouvement, l'ampleur ni l'ensemble dans la splendeur argentée de ces nuits africaines. C'est beau. Nous nous plaisions si bien là que nous n'en repartions qu'à 3h. du matin, à la voile toujours. A 5 heures, passage devant Sansanding, résidence du Fama (grand dignitaire indigène), Mademba-Si, Chevalier de la Légion d'Honneur, s'il vous plaît! A 9 heures, un grand vent s'éleva, soulevant de fortes vagues imprimant à notre esquif un roulis trop dangereux. Aussi, on s'arrêta dans un village de Somonos où je fis une provision de poisson frais. A 11 heures, le vent étant tombé, on repartit, mais à la pagaie cette fois, la voile n'étant plus d'aucun secours, jusque 21 heures. Ensuite, on reprit la voile jusque minuit 1/2, heure de l'arrêt dans un campement de pêcheurs sur la berge. Le 16, départ à 5 heures; à 9 heures, arrêt encore à cause du vent trop fort jusque 15 heures. A ce moment, on put repartir en passant peu après devant Diafarabé, sans nous y arrêter et marchant toute la nuit. Au matin du 17, comme nous approchions du confluent du Bani et du Niger, la masse d'eau était telle à cet endroit que nous ne voyions plus la rive opposée. Nous marchions à la perche sur les terres inondées, couvertes de roseaux et là, je fis pour la première fois connaissance avec les nuages de moustiques. Quelle musique insupportable et quel supplice de tous les instants, de se sentir piquée partout à la fois, malgré les vêtements. J'en serais devenue folle si mon mari ne m'avait donné l'idée pourtant bien simple, de ma fourrer sous ma moustiquaire. Mais j'avais été tellement dévorée qu'il fallut me frictionner par tout le corps avec de l'eau de Cologne. Cependant, nous approchions. L'étendue d'eau grandissait encore et vers 14 h.1/2, le chef piroguier dit à mon mari: - Mopti bé yan (voilà Mopti), en montrant au loin un point noir que je voulus voir malgré les moustiques. Ceux-ci, d'ailleurs, disparurent comme par enchantement; C'est à dire que c'est nous qui les quittions; abandonnant les roseaux, la pirogue fut lancée en pleine eau, où les moustiques ne se tiennent pas, pour traverser à la pagaie cette petite mer et nous rapprocher de ce pont noir qui grossissait à vue d'oeil. Au bout d'un moment, le patron demande à mon mari: - Ka tarami? Mopti dougou ô Chéfo u dougou? (Où veux-tu aller? Au village de Mopti ou au village du chef?) - Ka tara chéfou dougou (Va au village du chef). Et à 15 heures 1/2, nous accostions la terre ferme, au milieu de pirogues indigènes, amarrées et dansantes.

Découverte de la brousse à pied et à cheval

- C'est ça, Mopti ? demandai-je en sautant sur la berge, pendant que nos piroguiers attachaient l'embarcation. - Oui et non. Le village proprement dit de Mopti se trouve là-bas, à environ 10 minutes de pirogue; mais ici, c'est ce que les indigènes appellent "Chéfou dougou", c'est à dire le village du chef, comme je te le disais tout à l'heure ou, pour être plus explicite, la résidence de Monsieur Morot, colon-commerçant, ancien maréchal-des-logis chef d'artillerie coloniale à qui nous allons demander l'hospitalité. Comme il habitait déjà la contrée lorsqu'il était encore à l'armée, il y est connu sous la dénomination de son grade "chef" dont les indigènes ont fait "chéfou" et sa demeure "chéfou dougou". - Ah, très bien, je comprends maintenant. Interpellant un des indigènes présents, nous apprîmes que "chéfou" était à la maison et, en effet, un des serviteurs accourait au même moment pour nous inviter à monter. Passant au travers d'une jolie cour ombragée d'arbres et égayée par une nombreuse basse-cour, nous montions effectivement au "tata", belle construction de style indigène, en pisé, avec haute et grande terrasse dominant le fleuve, aux murs crénelés et dont l'habitation comportait un étage. Là, une fois entrés, nous sommes reçus joyeusement par Monsieur Mourot, étendu sur une chaise longue, s'excusant de ne pouvoir se lever pour le moment, cloué qu'il était par une attaque passagère de rhumatismes. Tout heureux de nous recevoir, il nous dit: - Mes amis, vous êtes chez vous; faites ici comme bon vous semblera et surtout restez-moi longtemps. C'était un homme de belle taille et de belle prestance, de physionomie très sympathique, éclairée par le reflet d'une grande urbanité, d'une réelle cordialité et d'une aimable franchise. Naturellement, on a bavardé. Puis, comme nous désirions nous présenter, par déférence, au Résident de Mopti, délégué de l'Administrateur de Bandiagara, il nous fit armer une de ses pirogues indigènes, nous promettant, à moi surtout, au retour, de nous présenter sa nombreuse famille. En dix minutes, après avoir traversé de magnifiques rizières, la pirogue, en bois cette fois, la pirogue authentique des pêcheurs du Niger et du Bani, nous déposait à Mopti-village, où nous étions reçus peu après par le Résident, Monsieur Thoron de Laur, qui nous souhaita la bienvenue et crut devoir me féliciter de ma détermination à venir habiter l'intérieur de L'Afrique et de la façon crâne avec laquelle je venais de faire le voyage de Koulikoro. Je remerciai, très confuse, car rien ne me laissait l'impression que je venais de faire quelque chose d'extraordinaire et nous retournions chez notre hôte. Au retour, il me présenta à ses femmes. Parfaitement ses femmes. Etant ici depuis huit ans sans interruption aucune, colonial, africain de prédilection, il en avait adopté les moeurs et les coutumes, en partie du moins et, tel un grand chef de case; il avait à ce moment six femmes légitimes, légitimes à la mode indigène bien entendu, et qu'il traitait comme telles suivant la même mode. De ces femmes, il avait eu six enfants, dont l'aîné était mort et dont il lui restait cinq beaux petits mulâtres, bien vivants ma foi: Charlot 4 ans et demi, René 2 ans 1/2, Louise 1 an 1/2 Rose et Henriette 4 mois; deux autres étaient attendus dans quelques mois. Charlot, l'aîné était son favori pour le moment; il jasait comme un petit homme, parlait souvent de sa grand-mère blanche et demandait, depuis que j'étais là si ce n'était pas moi sa grand-mère. Bon petit bout! Je l'embrasai de bon coeur et nous fûmes une paire d'amis. C'est en son honneur que Monsieur Mourot dénommait sa résidence Charlotville. Les femmes et les enfants vivaient comme de coutume en pareil cas, dans une aile de l'habitation à eux réservée: une manière de harem; mais ces épouses, fidèles et paraissant très heureuses, n'étaient pas sauvages du tout Je les ai toutes vues et, sans pouvoir tenir conversation, puisque je ne connaissais pas leur langue, nous échangions force sourires et gestes amicaux. C'était la première fois qu'il m'était donné d'approcher un intérieur africain. En ce qui concerne cette vie intime, je puis m'exprimer ainsi, puisque c'était la copie exacte de tous les autres intérieurs indigènes, de même rang social à équivalence. Et, ma foi, j'ai trouvé tout cela bien naturel, bien normal. Je me souvenais qu'auparavant, lorsqu'il était questions des moeurs orientales, avec leur polygamie, je m'en faisais une toute autre idée. Mais , à ce moment, je n'étais encore qu'une jeune fille bien ignorante et, la conjugaison de mon initiation, de l'accoutumance africaine commencée, l'ambiance, la largeur et la liberté d'allure dont je goûtais la bienfaisance et qui me donnait plus de largeur d'idées et plus de compréhension, ne me faisaient éprouver aucune gêne ni matérielle ni morale: il me semblait que ce devait être ainsi. Et cela vous avait une certaine allure de seigneurie féodale orientale qui n'était pas sans charmes... Charlotville, en ce moment, formait une île, le débordement annuel du fleuve la séparant nettement de toute autre terre; l'étendue d'eau couvrant la terre ferme de saison sèche permettait, sur celle-ci, de cultiver le riz en abondance. Cette culture était faite par un nombreux personnel indigène, logé dans un petit village bâti à proximité de la résidence principale, sur une autre petite éminence à laquelle on accédait par un pont. Mourot faisait donc la culture, le commerce des denrées du pays, louait des pirogues, chassait et faisait chasser l'aigrette par une troupe de chasseurs bien organisés, bref, menait une vie active, saine, agréable et certainement lucrative. Quelle différence avec la vie étriquée que l'on est obligé de mener en France, même avec de l'aisance et comme j'étais heureuse à la pensée de vivre ainsi moi-même, dans quelques semaines, le harem en moins cependant. Nous sommes restés à Charlotville dix jours. Pendant ce temps, mon mari avait reçu le grand chaland arrivé deux jours après nous sans anicroche et fait débarquer les colis. Il avait réorganisé, une fois de plus, nos bagages personnels de route, route terrestre cette fois, sorti nos selles, acheté et essayé deux chevaux, deux belles bêtes du Macina, l'une qu'on appela "Mopti", solide, un peu trapue, qu'il se réservait et, pour moi, un superbe alezan aux quatre balsanes blanches et qu'on appela "Chéfou". Les anciens domestiques personnels de mon mari, qu'il avait fait venir de Ouagadougou, capitale du Mossi, où ils attendaient l'ordre de rallier, étaient venus le rejoindre et, comme ils étaient parfaitement au courant de la brousse, il leur confiait le soin de faire transporter nos colis sur la terre ferme, à Orogendé, à quelques kilomètres, d'où nous devions prendre la route. Pour moi, on confectionna un hamac portatif ou plutôt une armature pour un des hamacs que nous avions emportés avec nous, pour me servir de véhicule pendant les heures de marche de nuit et, aussi, pour me permettre de me reposer en cas de fatigue occasionnée par le cheval ou tout autre cause. Je n'avais pas encore fait d'équitation et, pour une première fois, avoir 500 à 600 kilomètres environ à parcourir, mon mari voulait prendre toutes précautions utiles. Je devais monter à califourchon et non en amazone, cette dernière position, de l'avis général, est peut-être très gracieuse, mais elle n'est nullement pratique pour faire du chemin. La position normale est bien préférable et d'ailleurs la femme peut tout aussi bien la pratiquer que l'homme sans plus de gêne. Je ne pouvais, malheureusement, prendre de leçons préalables, nos chevaux étant à Orogendé et il m'eut été impossible de toutes façons, de le faire ici, sur cet îlot. J'avais hâte, cependant de commencer l'épreuve. Entre temps, je faisais de la correspondance, lisais, travaillais à de menus ouvrages de broderies diverses, comme j'avais fait à Saint-Louis et sur la pirogue, aux moments vides, allais et venais au milieu des indigènes qui me faisaient fête. Le temps passait bien vite et, le 27 octobre, après avoir fait le plein de nos provisions de route, nous partions: Mr. Mourot, ses femmes, enfants, domestiques et nous, avec notre suite, sur plusieurs grandes pirogues pour aller à Orogendé où un déjeuner succulent, mi-européen, mi- indigène nous attendait, préparé par les soins de notre hôte qui voulait ne nous quitter que le plus tard possible. Tous nos porteurs étant prêts, environ 200, mon mari les fit partir sous la direction de son fidèle Samba Taraoré, un grand diable de Bambara déluré et actif, pour aller nous attendre à environ 7 kilomètres plus loin, à Doundou, ainsi que Bala, le cuisinier et Sulleymann, le boy, chargés de tout préparer pour notre arrivée dans la soirée. Le repas tout joyeux terminé, après la période de la sieste passée à bavarder une dernière fois, nous prenions définitivement congé de notre hôte si aimable et, montant à cheval, nous nous dirigions vers l'intérieur, seuls, avec seulement les deux serviteurs éprouvés qu'avait conservés mon mari pour la circonstance: Petit, de son vrai nom Mamadi Diara et son frère, Tiémaran Diara, le premier homme à tout faire et de toute confiance et le second, palefrenier de tout repos. C'est celui-ci qui était spécialement chargé de veiller sur mes débuts d'amazone. Par prudence, je n'avais pas mis d'éperons et mon installation sur la bête ne fut pas trop maladroite, l'amour-propre aidant. Comme pour plus de sécurité, il était convenu que Tiémaran conduirait le cheval à la longe, ces premiers moments se passèrent très bien et je me sentais déjà solide lors de notre arrivée à l'étape prévue, au village de Doundou où, en effet, tout était préparé pour nous recevoir: il était 16 h. 1/2. Je descendis du cheval sans lourdeur, fière déjà de m'y être si bien tenue; j'augurais bien du reste. Logé au campement permanent des Européens de passage et passé une bonne nuit. Le 28, à 4 heures, réveil général, pliage des bagages, café chaud et, à 4 h. 1/2, départ pour une étape de 20 kilomètres. Comme il était très tôt, le jour n'étant pas encore venu et la nuit étant sans lune, je m'installai, en l'étrennant, dans le hamac. Ce hamac, du modèle de la marine, avait été monté sur une grande perche longitudinalement, reposant à chaque bout sur deux fortes planches transversales à environ 2 mètres 25 l'une de l'autre et fortement liées à la perche. Quatre hommes portaient aisément sur la tête l'appareil habité: deux en avant et deux en arrière. Pour m'y installer, ceux d'arrière levaient leur bout, ceux d'avant baissaient le leur, puis je m'allongeais dans le hamac tapissé de couvertures, en rabattant d'autres sur moi; les porteurs montaient ensemble la charge sur leur tête, on déroulait la moustiquaire accrochée, elle aussi, à chaque bout de la perche et je me trouvais enfermée complètement. C'était également la première fois que j'essayais ce genre de locomotion et je dois avouer que je l'ai trouvé très agréable. Encore à moitié endormie, enroulée frileusement dans nos bonnes couvertures de laine, je me laissais balancer moelleusement au rythme régulier de la marche des porteurs et, fermant les yeux, pouvais me figurer être une de ces belles marquises paresseuse et languissantes d'autrefois. Mais cette suggestion était de courte durée car le bercement continu et doux de la marche me replongeait dans mon sommeil qui n'avait été qu'interrompu et je me laissais emporter en toute confiance sur cette piste africaine, au milieu d'une imposante troupe de nègres demi-nus et odorants, chargés de nos colis, marchant bien paisiblement à la queue-leu-leu et s'allongeant en une longue théorie serpentant à travers la brousse, pendant que le muphti du village, lançant son vibrant appel à la prière, semblait appeler sur nous la protection d'Allah.

Suite du voyage en brousse

Au jour, qui vient brusquement à cette latitude, presqu'en même temps que les premiers rayons du soleil, comme chacun sait, je m'éveille et, pour me dégourdir et ne pas me refroidir, je continue la route à pied, aux cotés de mon compagnon descendu de cheval. Nous marchons ainsi une bonne heure et, vers 7 heures, en passant au village de Goundaka, où la caravane se repose quelques minutes, j'escalade de nouveau mon cheval. Mais celui-ci, d'humeur un peu capricieuse ce matin-là, ne faisait qu'encenser. Aussi, pour éviter une chute, Tiéraman lui brida la tête comme on le fait aux chevaux de cirque et le conduisit à la longe comme la veille jusqu'à l'arrivée à Fiko, lieu de l'étape, à 20 kilomètres du point de départ. Nous nous dirigeons vers le campement où l'installation commence aussitôt. Comme partout, sur les routes suivies par les Blancs, ces campements édifiés par les soins de l'Administration, sont construits par les indigènes, dans le style du pays et offrent aux passagers, ou sont censés offrir, tout le nécessaire pour s'abriter, se loger en dehors de l'agglomération des villages et être à peu près tranquilles. Là, en arrivant, j'assistai, intéressée, à l'installation que je n'avais pas encore vu faire, me promettant d'y participer également petit à petit, lorsque je serais devenue plus experte. Les gens de mon mari étaient si bien dressés et si habitués à la route, qu'en un clin d'oeil, chacun sachant ce qu'il devait faire tout était en place. En premier lieu, les chaises longues, sur l'une desquelles je m'assis, la table, les chaises étaient dépliées, l'eau dans les seaux, cuvettes prêtes et aussi les rafraîchissements. Puis ce fut le tour des lits, auprès desquels les cantines se rangeaient pratiquement, pendant qu'on apportait du bois, que Bala commençait à faire son feu, que Tiémaran, ayant dessellé les chevaux, partait à la récolte de l'herbe et que les porteurs apportaient leurs charges à Samba, qui les arrangeait méthodiquement au dehors. Maintenant que nous étions en saison sèche, nous ne risquions plus de les laisser détériorer par la pluie. Tous ces gestes différents s'accomplissaient tranquillement, sans aucune fébrilité, avec le calme et la certitude que donne l'habitude et je fus émerveillée, un instant après, de me trouver tout à fait chez moi, dans un milieu meublé comme par enchantement et m'offrant tout le confort désirable en pareil cas. J'aurais bien voulu m'occuper un peu de cuisine, mais il n'y fallait pas songer. Seul un nègre peut s'en arranger dans la brousse où le foyer est constitué par quelques pierres et le feu fait de tout bois. Je me contentai d'indiquer le menu, tout simple, d'ailleurs. Peu après notre arrivée, le chef du village nous envoya du miel pour les chevaux, un poulet, du lait et des oeufs. Bala, pendant la route, avait tué une perdrix et une outarde; notre menu était donc tout indiqué: à déjeuner: sardines, outarde rôtie et flan; à dîner: la perdrix rôtie, serait réservée pour le lendemain, pendant l'étape. Tout se passa suivant l'ordre prévu. Sieste aux heures chaudes. Grand tub dans une des cases du campement, les pieds sur des paillassons repos-apéritif dans la cour à la tombée du jour, dîner et ... sommeil. Dimanche 29 Octobre, départ à 3 heures du matin. Il faisait très froid et nous devions nous emballer sérieusement dans nos couvertures,mon mari sur mon cheval, moi dans mon hamac que j'appréciais de plus en plus et dans lequel je narguais les moustiques, très nombreux ce jour-là. Quelle sale engeance que ces moustiques! ces minuscules bourreaux ne m'épargnaient pas une piqûre et je ne savais pourquoi ils s'acharnaient ainsi sur moi, quand ils laissaient mon mari tranquille sauf à l'agacer avec leur musique zizillante. Bonne route. Reprise du cheval au lever du jour, après avoir mangé la perdrix et arrivée à 7 heures au village de Kori-Kori, à 20 klm. Le campement se trouve au pied d'un vaste rocher sur lequel est bâti le village. Joli site, décoré de quelques rôniers, grands palmiers dont la sève donne le vin de palme et dont la noix donne, je crois, l'ivoire végétal dont on se sert tant maintenant. Installation comme la veille. Journée semblable. Pas de gibier toutefois, mais nous avions du poisson sec de Mopti, du riz, des pâtes, des volailles. 30 Octobre, 4 h. 1/2 départ. Marche normale. Cependant, cette fois, j'ai tenu à conduire mon cheval moi-même avec les seules rênes Tiémaran se tenant seulement à proximité en cas de besoin et j'y suis parvenue parfaitement, tout naturellement il me semblait. Même, à un moment donné, arrivant devant un marigot, j'en ai fait la traversée seule, guidant la bête à la descente de la berge, restant crânement dessus pendant la traversée de l 'eau et remontant la berge opposée sans même me tenir au pommeau de la selle. Décidément, je faisais de rapides progrès et les félicitations de mon mari m'en rendaient fière. A 8 heures, nous arrivions à Bandiagara, capitale de la province du Macina, chef-lieu de cercle administratif et y faisions une entrée quelque peu sensationnelle. Comme j'étais, à ma connaissance, la première femme blanche qui pénétrait dans la ville, une population grouillante se pressait sur notre passage en jasant, criant, gesticulant, riant, échangeant des impressions multiples qui me sont demeurées parfaitement inconnues. Sur notre passage, à gauche, se dressait une imposante construction d'architecture indigène, soignée, bâtie en pisé, à porte monumentale en ogive, surmontée de clochetons aigus, coiffés chacun d'un oeuf d'autruche fiché au bout d'une petite perche. C'était le palais du roi du Macina, Agui-Bou, personnage très réputé et très influent dans toute la contrée, chevalier, lui aussi de la Légion d'Honneur et ayant été reçu solennellement un jour, par Monsieur Loubet. Tous ces dignitaire et leur suite étaient massés en avant de leur porte, mais restaient très dignes et très calmes, comme il sied aux gens de cette importance. Enfin, nous arrivions à la Résidence où nous étions reçus très cordialement par l'Administrateur, Mr. Bonnassiès, que nous avions déjà vu à son passage à Mopti, pendant notre séjour dans ce poste entouré de ses collaborateurs. Un logement nous fut donné dans une case près de la Résidence, et après les arrangements indispensables de l'arrivée, nous étions priés à déjeuner avec ces Messieurs. Pour la circonstance, j'avais délaissé le costume de route pour une toilette toute féminine, dans laquelle je n'eus pas moins de succès de curiosité de la part des indigènes. Menu très alléchant: sardines à l'huile, séchées et passées au gril, pâté de fois gras, oeufs au jambon, beefsteaks aux pêches, pomme de terre frites, salade, champagne, café, liqueurs et cigarette générale. Aussi, est-ce avec satisfaction que j'ai fait honneur à tous ces plats qui me paraissaient d'autant plus succulents que je n'y avais pas goûté de quelque temps. Dans l'après-midi, petite déception à la poste, où aucun courrier ne nous attendait. Je devais me résigner à attendre jusque Ouagadougou pour avoir des nouvelles de France. Par contre, nous eûmes le plaisir d'aller rendre visite à un autre commerçant-colon, camarade de mon mari, Monsieur Nicod, qui, de même que Monsieur Mourot, était installé ici depuis longtemps et y menait la même vie orientale mais se contentant, à ce moment, d'une seule femme indigène dans son harem. Accueil charmant. Il aurait bien désiré nous retenir à dîner, mais nous étions encore engagés envers Monsieur Bonnassiès, aussi avons-nous dû décliner l'invitation avec regrets. Le dîner à la Résidence fut aussi fastueux que le déjeuner et à 21 heures, ces Messieurs nous accompagnaient à notre logement pour nous faire leurs adieux, car nous devions partir le lendemain de grand matin, les arrangements ayant été rapidement pris pour le changement de porteurs. J'étais moulue, ce soir-là, après une pareille journée. Aussi, quand vers 3 heures du matin, mon mari siffla le réveil j'eus bien de la peine de me décider à me lever. Ce mauvais moment dura peu et, à 4 heures, toute la caravane était en route comme de coutume, moi continuant mon sommeil dans mon hamac. Route un peu dure à cause des cailloux; mais la difficulté de la marche est largement compensée (pour nous du moins) par le spectacle merveilleux qu'offre ce qu'on appelle la falaise de Bandiagara. J'étais enthousiasmée par le panorama grandiose que l'on contemplait. Immenses coulées de lave, d'une étendue infinie, coulées superposées et durcies avant de s'être rejointes, s'interrompant brusquement en ravins, pour reprendre un peu plus loin, parsemées d'îlots de verdure. De loin en loin, un mince filet d'eau claire coulant entre deux déchiquetures, creusant le rocher pour former, un peu plus bas, une petite nappe d'eau miroitante. Il n'était pas possible de rester à cheval dans ces ravins glissants; aussi avions-nous mis pied à terre et faisions-nous la route à pied, pendant que nos bonnes bêtes suivaient tranquillement. La traversée de la falaise dura 1 heure 1/2 et ce n'est qu'à 9 h.1/2 que nous atteignions le campement de Kani-Kombolé, au pied des rochers à 25 Klms de Bandiagara. Très mauvais campement, délabré, sale. Faute de mieux, nous nous en contentions. Du reste, en cette saison, nous n'avions guère besoin que d'un couvert pour les heures chaudes, le reste du temps étant passé dehors, y compris celui du sommeil. On sortait les lits vers 17H. 1/2 et nous y passions la nuit en toute confiance, n'ayant rien à craindre de qui ou de quoi que ce soit. Peu après notre arrivée, nous allions visiter le curieux village des indigènes. Ce village est constitué par une immense fissure de la falaise à pic, fissure dont le sol est à une dizaine de mètres du terrain environnant et dont le plafond, en surplomb, s'élève en biseau à une bien plus grande hauteur encore. Cette immense fissure est divisée en compartiments forment des logements naturels, ces compartiments restant en partie ouverts sur le dehors. C'est très curieux et très pittoresque. Seulement les habitants sont sales, dépenaillés et pas beaux: ils paraissent être des dégénérés. Quelle différence avec les Bambaras que j'avais vus et les Mossis que j'allais voir. Le chef du village, un tout vieux, rabougri, nous fait les honneurs de la localité troglodyte, nous guidant, pour monter dans la fissure, à travers un sentier escarpé et coupé d'énormes cailloux auxquels nous devons nous cramponner. Mais nous avions vite assez de leur malpropreté. A la descente, nous étant assis sur une grosse pierre le vieux patriarche nous fit remise de quelques poules étique contre quelque monnaie. Puis, intrigué par ma présence, il me toucha le chapeau et les cheveux que je portais flottants en route. N'ayant jamais vu de femme blanche, peut-être se figurait-il que ma coiffure faisait partie intégrante de mon corps? Je l'ignore, mais c'est fort possible. En tous cas, pour satisfaire sa curiosité, j'enlevai un instant cet appareil qui l'intriguait et ce furent alors des exclamations sans fin et des contorsions les plus comiques. Etant fatigués de la journée de la veille et de l'étape du matin, nous nous hâtions vers le campement où, après le déjeuner rapidement mis en sécurité, nous nous allongions avec plaisir pour réparer nos force par un bon sommeil, coupé seulement vers le soir, par le dîner et repris de plus belle en attendant le départ du lendemain.

Petits incidents de parcours

1er Novembre. Départ à 5 heures 1/2 seulement, après une bonne nuit réparatrice et pour une petite étape. Le pays change complètement d'aspect. De rocheux et raviné qu'il était hier, il était devenu sablonneux et peu onduleux: aussi, les cultures y étaient -elles importantes et diverses. Ce matin-là, j'ai fait l'étape entièrement à cheval . J'y suis bien parvenue mais non pas sans émotion car, à peu près à la moitié de la route, et jusqu'à l'étape, nous attirions quantités de chevaux et juments en liberté, ces dernières mettant ma monture, un étalon très ardent, en bel état d'excitation. Il a fallu reprendre la longe car je suis persuadée que je n'aurais pas pu la mâter à moi seule. A 7 heures 1/2 nous arrivions au village de Bangasso très grosse et riche agglomération, bâtie au milieu d'immenses cultures . J'y ai remarqué plusieurs mosquées en terre, signe de la présence de plusieurs marabouts ou prêtres musulmans et de grande ferveur envers la religion de Mohamet. Le chef du village, un ancien spahi, est accouru au-devant de nous pour nous offrir un logis, le campement du village étant tombé en ruines et pas encore reconstruit; mais vraiment, le logement offert était bien misérable: une petite case pleine de souris, de cancrelats et autres vilaines bestioles, précédée d'une espèce de charmille en paille pourrie et à peine haute de 1m.20. Heureusement ce manque de confort était racheté par un envoi important de vivres: deux poulets; des oeufs, du lait, du beurre, un énorme paner d'arachides fraîchement récoltées et du miel pour les chevaux. Vers 10 H., comme nous nous rafraîchissions, une procession passa, précédée d'un tam-tam assourdissant. "Petit" nous dit que c'était jour de baptême des garçons, qui se rendaient à la case sacrée, pour cette cérémonie. Intriguée, je demandai des explications à mon mari qui me dit que, chez les musulmans, le baptême consiste, pour les garçons de 10 à 12 ans, après une courte période d'instruction religieuse et d'exercices pieux, en la circoncision, après quoi ils sont reconnus fidèles de l'église. Cela équivaut donc à la conjugaison de notre baptême et de notre première communion catholiques. - Et pour les filles? - Ah, pour les filles, il n'y a rien. Comme la femme est encore considérée comme un être inférieur par l'islam, elle n'est pas admise à la pratique de la religion: son seul maître sur terre, c'est l'homme... Journée ordinaire de séjour passée à de menus travaux d'aiguille, lecture, quelques parties de jeu de dames, jacquet. J'étais un peu "patraque". Le lendemain, départ à 5 heures, route assez bonne; mais je n'étais pas en train. Je me suis laissée porter en hamac pendant deux bonnes heures. A 8 heures 45, nous arrivions à Koborokindé à 19 Klms. Nous faisions ainsi de petites étapes pour nous entraîner, en vue de plusieurs grandes que nous avions en perspective. Campement très mauvais encore et rempli de vilaines vermines. Là, j'ai été prise d'un accès de fièvre, le premier depuis mon arrivée en Afrique. J'étais frissonnante, j'ai vomi, j'avais la tête lourde, la bouche pâteuse et de saveur fade, les reins et les genoux douloureux. J'étais déprimée également au moral et je voyais tout en noir, me figurant être à la veille de catastrophes. - Mais non, me rassura mon compagnon. Ce n'est que de la fièvre; tu commences à t'impaluder, ça passera. Tu vas d'abord te coucher, puis je vais te confectionner un grog brûlant que tu avaleras avec quelques comprimés de quinine et nous verrons ensuite. En effet, la médication un peu énergique fit son effet. Peu après, j'entrai en transpiration puis le calme relatif revint peu à peu. Alors mon docteur me fit boire le contenu d'une demi-bouteille de champagne, presque d'un seul coup et, pour le soir, tout était fini: seules mes oreilles étaient un peu bourdonnantes, par l'effet de la quinine que ne n'avais pas encore prise à si forte dose (O gr 50). A la facilité avec laquelle j'ai surmonté ce premier accès, je me suis rendu compte de l'efficacité réelle du traitement préventif que m'avait fait suivre mon guide en me faisant prendre, comme lui-même du reste, un comprimé de O gr 10 tous les jours. Grâce à cela, j'en fus quitte pour une journée de malaise et me sentais de force à affronter l'étape du lendemain, qui devait être de 35 Klms. Pour être rendus à cette nouvelle étape d'assez bonne heure, toute la caravane était en route à 3 heures du matin. Trajet monotone. Passé devant quelques villages encore endormis et arrivée à 10 h. 1/2 au village de Korc. J'étais quand même fatiguée des suites de mon accès de la veille; mais enfin, nous étions arrivés, c'était l'essentiel et, comme le lendemain nous ne devions faire que 10 Klms, je ne m'en effrayais pas. Par exemple, nous avons passé une bien mauvaise nuit sous l'appentis de paille servant de campement. Je n'avais pas voulu coucher dehors pour ne pas m'exposer à me refroidir et je n'y ai pas gagné, car toute la nuit, ce n'étaient que chutes de lézards et autres sales bêtes du même gabarit, vols de chauves-souris venant se heurter et s'accrocher aux moustiquaires, sauts et luttes de crapauds sur le sol, courses de souris, bref, un sabbat infernal et écoeurant, ponctué par le "ziziement" ininterrompu des moustiques. J'ai été soulagée en entendant le sifflet du réveil ver 4h. 1/2 et en me levant pour aller faire un tour auprès des feux allumés et prendre une tasse de café chaud. Départ à 5 h. 1/2 et arrivée à Kiri à 7 h. 1/2. Petite étape de 10 Klms. Seulement comme je le disais plus haut et faite à cheval d'une seule traite. Ce matin-là, l'installation fut très sommaire car on devait repartir le soir même pour marcher toute la nuit. Nous avions devant nous 50 Klms. à franchir d'une seule traite à travers un pays sans eau et, partant, sans village et il était pour ainsi dire impossible de franchir cette distance dans la journée où, de 10 h. à 16 h. le soleil est trop ardent. On s'installa donc sommairement. Bien d'intéressant au village que le puits, profond de 60 à 70 mètres environ et donnant de la belle eau claire et fraîche. A 15 h.1/2, mon mari ayant fait prendre de l'eau à tout le monde, mit ses porteurs en route: ils devaient marcher en avant et à leur guise sous la conduite de Samba, sauf un pour prendre le dernier colis composé de la table et des chaises que nous gardions avec nous jusqu'au départ et les quatre de mon hamac. La levée du camp eut lieu à 18 h.1/2, après l'absorption d'un poulet froid. Il faisait déjà nuit, le ciel était pur mais presque sombre, ce qui en rendait les étoiles plus scintillantes, et plus marquée la fine trace en coup d'ongle que laissait la lune naissante, très bas sur l'horizon, trace qui disparut bientôt à l'Ouest. Nous allions à cheval pendant deux heures environ puis, pour changer, une heure à pied; mais le sommeil commençait à se faire impérieux: je repris le hamac pour une heure encore. Le temps s'écoulait lentement. C'est dur une étape de nuit! et aussi longue! Je n'en avais aucune idée auparavant; il me fallait en faire l'expérience pour m'en rendre compte. Les heures succédaient aux heures, monotones, coupées seulement par les courts arrêts de 5 ou 6 minutes et les changements de mode de locomotion: du hamac, je reprenais le cheval que je délaissais pour le footing, reprenant le cheval pour revenir au hamac et ainsi de suite. Nous avions bien essayé de causer; mais sans entrain. Nous n'échangions que quelques réflexions ou exclamations de circonstance, sans pouvoir entamer un sujet que nous aurions pu suivre. Vers minuit, nous passions du territoire du cercle de Bandiagara (province de Macina) dans celui de Ouahigouya (province du Mossi), territoires nettement déterminés par la nature elle-même, cette longue distance sans eau en était une preuve, et dont la limite était marquée administrativement par la fin, à cet endroit, du chemin ou piste quelconque que nous suivions depuis Bandiagara et le commencement d'une route très belle, plane, large, propre, bordée de chaque côté, par de petits fossés bien parallèles. Où la négligence et l'indolence d'une administration cessait, apparaissait l'initiative et l'esprit de réalisation de la voisine. Aussi, est-ce avec un regain d'ardeur que nous arpentions cette belle route qui n'aurait pas été déplacée en France. Cependant, à force d'absorber de la distance, nous arrivions quand même au terme de cette étape car, à 5h45, nous nous arrêtions définitivement au village de Tiou, après avoir abattu nos 50 Klms. Cette fois, nous étions dans un campement magnifique, formé de 5 ou 6 cases rondes, spacieuses, disposées en cercle, très bien faites et couvertes en belle paille épaisse et bien lissée. Ces cases étaient d'une propreté parfaite. Le sol en était si nettement damé qu'on l'aurait cru asphalté. Leur ouverture donnait ou prenait sur la cour centrale, aussi bien damée que les cases, formée par le mur de clôture reliant les cases entre elles, mur par conséquent circulaire, percé de la seule ouverture de l'entrée sur la grande route. Cela formait comme une petite propriété privée du plus bel effet. J'étais toute heureuse de trouver un "home" si attrayant pour me recevoir après cette longue nuit de route et surtout après avoir goûté à ces réduits délabrés et répugnants qui avaient jalonné notre route jusqu'ici. J'eus là l'impression que je me plairais bien dans ce pays Mossi qui se manifestait à moi pour la première fois sous ce jour si avantageux. Je ne me trompais pas. Nos porteurs étaient déjà tous là; couchés dans tous les sens autour du campement, à même le sol, sauf quelques-uns accroupis auprès de grands feux de tiges séchées de maïs qu'ils jetaient aux flammes de temps à autre pour les entretenir. Nos lits étaient montés; de l'eau dans les seaux. La table et les chaises arrivant avec nous furent installées séance tenante et, pendant que le café chauffait, nous nous offrions d'abondantes ablutions qui nous soulagèrent immédiatement. Le café pris, nous nous reposions tout habillés, sauf nos bottes, sur nos lits, mais sans nous endormir -le sommeil, si impérieux en route, avait disparu- en remettant à un peu plus tard l'excursion dans ce village dont nous venions de traverser une partie. Il nous paraissait immense, ce village, bien peuplé et devoir possèder de grands troupeaux de bovins, si nous en jugions par les nombreux et lointains meuglements se répondant comme pour saluer le jour levant, annoncé par une faible lueur à l'Orient et les mille bruissements de la reprise de la vie diurne.

Accueils chaleureux dans les différents villages

Notre repos ne fut pas bien long. Comme, certainement, la venue prochaine d'une femme blanche était annoncée dans tout le pays, car l'annonce de tout événement important - et celui-là l'était, certes, pour les gens du Mossi - se propage avec une rapidité inouïe dans les pays soudanais, les habitants de Tiou nous attendaient et, dès qu'ils surent que nous étions arrivés au campement, ce fut à qui pourrait venir me voir. Tout d'abord, il y eut quelques timides badauds, passant assez loin du campement et essayant d'apercevoir quelque chose; puis, vers les 8 heures, les sons d'un violon et d'un tambour annoncent une visite sérieuse. En effet, mon mari, jetant un regard au dehors, aperçoit comme une importante procession précédée des musiciens, se dirigeant vers nos cases. Quelques minutes après, tout ce monde se masse en rond auprès de la porte d'entrée de la cour, s'assied, et, 'Petit" faisant fonctions d'introducteur des ambassadeurs, nous annonce l'arrivée de la femme Chef du village, venue pour nous saluer. L'audience accordée, je vois entrer une femme encore jeune, très bien coiffée à la mode mossi, c'est-à-dire les cheveux tressés en cimier de casque, une petite mèche également tressée coupant le front et descendant sur la base du nez, les cheveux des côtés de la tête tressés aussi et dont les mèches finales tirebouchonnaient sur les oreilles. Elle était richement vêtue, portant plusieurs vêtements amples que nous appelons "boubous" superposés, de couleurs différentes d'étoffe du pays finement tissée, brodés et soutachés d'arabesques, des quantités de colliers pendant de son cou. Les ailes de son nez étaient ornées chacune d'un minuscule anneau d'argent; elle portait, tout le long du lobe de ses oreilles une quinzaine de ces minces anneaux d'argent massif qui dansaient lourdement à chaque mouvement de sa tête. Ses doigts étaient couverts de bagues de toutes formes et grosseurs; ses biceps étaient entourés chacun d'un gros bracelet d'argent d'au moins un centimètre de coupe, ses poignets d'un plus mince de même métal, tandis que ses chevilles s'ornaient de larges anneaux de cuivre massif. Elle avait vraiment grand air et portait sur elle, avec dignité, tous les signes extérieurs de la richesse, du commandement et, par conséquent de la puissance. Après les saluts d'usage au Mossi (et ces saluts sont nombreux, variés et compliqués, comme il sera expliqué plus loin), elle dit qu'elle était très heureuse de venir saluer une femme blanche car elle n'en avait pas encore vue. Elle avait déjà vu, dit-elle, quelques femmes des Blancs, mais elles étaient toutes des noires, tandis que, cette fois, c'était une vraie femme du pays des Blancs qu'elle avait devant elle. Pour ponctuer ses souhaits de bienvenue, elle fit avancer ses cadeaux qui consistaient en: un mouton vivant, une dizaine de poules et poulets du mil, des arachides, une calebasse de lait frais une de lait caillé, une de beurre, une de miel, des oeufs et, pour les indigènes de notre suite, une trentaine de grosses calebasses pleines de nourriture appétissante. Pendant ce temps, la foule s'était massée et, enhardie par la cordialité de la réception, avait envahi la cour, se pressait à la porte pour essayer de me mieux voir et le reste était condensé en une masse compacte au dehors. Après les remerciements, le cérémonial du départ fut conforme à celui de l'arrivée et la procession se reforma en sens inverse, toujours précédé de la musiquette d'étiquette. C'était vraiment très impressionnant, tant comme scène locale que comme cérémonial et surtout comme cordialité hospitalière que l'on sentait parfaitement sincère. Après cela, ce fut une audience continuelle qu'il fallut accorder aux gens apportant quelque menue chose pour avoir le prétexte de satisfaire leur curiosité. Ce fut aussi jour de bombance pour notre personnel et nos porteurs. Ils ne dédaignèrent pas les victuailles apportées à leur intention et, en un rien de temps, les récipients furent vidés entièrement. Le mouton fut tué et dépecé et, après en avoir prélevé quelques côtelettes, la cervelle, les rognons et un gigot pour notre usage personnel, le reste fut partagé entre nos gens qui en firent leurs délices. L'après-midi, vers 16 heurs, nouvelle visite de la princesse. Cette fois c'était pour manifester, dit-elle, de nouveau son plaisir et, en plus, pour nous souhaiter un bon voyage et un bon séjour dans ce pays Mossi qui était le sien et que nous devions également habiter. En témoignage de sympathie, elle me fit un cadeau dans des termes certainement excellents en langage mossi, mais traduits de façon si comique par Petit, que je ne résiste pas à la tentation de les rapporter fidèlement: - Fatoumata (c'était le nom de la dame) ti dit toi ti faire bien content voir toi; ti faire cadeau toi d'ine belle femme boeu ti faire encore marmisselle ti pas gagné pitit comme mais ti gagné pitit dans son ventre déjà. - Qu'est-ce qu'il veut bien dire, dans ce charabia, demandai-je à mon mari, sérieux et grave apparemment, pendant que j'avais une folle envie de pouffer? - Il dit que Fatoumata te fait cadeau d'une génisse pleine. - Comment as-tu pu deviner cela dans ce baragouin impossible? - C'est bien simple, tu vas voir: "ine femme boeuf" c'est certainement une vache;"ti faire encore marmisselle" qui est encore une demoiselle, c'est-à-dire que c'est une génisse; "ti pas gagné pitit encore" - qui n'a pas encore eu de veau: une génisse quasiment vierge mais "ti gagné pitit dans son ventre déjà" c'est une génisse qui est pleine pour la première fois. Là-dessus, me voilà partie à rire aux éclats à la grande joie de Fatoumata à qui mon mari fait dire que: madame est si heureuse de son cadeau qu'elle le manifeste visiblement. Ce n'était certes pas le vrai motif de ma gaieté; mais j'étais vraiment contente, surtout lorsque Petit ajouta: - Fatoumata dire Madamou, quand boeuf femme ti gagné son pitit ti gagné du leit même temps; Madamou boire lait, son coeur ti content bien pour Fatoumata. Ce que, cette fois, j'ai parfaitement compris: En buvant le lait que devait me donner cette génisse devenue laitière, j'en serais reconnaissante en pensant que cette douceur me viendrait de Fatoumata. Pour être barbarement et pittoresquement exprimés, ces sentiments n'en étaient pas moins charmants et dénotaient une grande douceur de moeurs. J'en fus très touchée et remerciai moi-même cette fois, en allant près de Fatoumouta lui serrer les mains, comme j'avais vu faire dans la journée par des gens se rencontrant et lui dire ma reconnaissance qu'elle pouvait certainement lire sur mes lèvres et dans mes yeux, si elle n'en comprenait pas les paroles. Cette scène cordiale prit fin sur une ritournelle du violon et du tambour, qui accompagnèrent leur maîtresse jusqu'au village où, à force de décroître, leurs sons s'éteignirent tout à fait. J'étais, je le répète, très touchée de toutes ces diverses et multiples marques de bienvenue et, l'âme toute légère, je songeais qu'il ferait bon vivre au milieu d'une population se présentant aussi sympathiquement. Décidément, mon impression du matin se justifiait et c'est avec une grande sérénité et un grand calme que je m'endormais le soir, pour me préparer à l'étape du lendemain. Tout ce que m'avait dit mon mari à ce sujet non seulement se confirmait, mais était bien en-dessous de ce que j'avais pu m'en figurer et de la réalité telle que je la voyais, que je la vivais: c'était comme une révélation. Aussi la surprise que j'en éprouvais était des plus agréable. On partit à 4 heures 1/2 pour l'étape suivante, avec des porteurs allègres, ayant l'estomac satisfait et à travers une partie de ce grand village si riche, qui nous avait si bien reçus. Nous pénétrions plus avant dans ce Mossi qui s'annonçait si peuplé. Sur la route, nous rejoignons un fils de la princesse Fatoumata, qui nous attendait avec un serviteur et la génisse promise, c'était réellement un beau cadeau. Après salutations et renouvellement des voeux, ces gens prirent la suite de notre convoi, devant conduire eux-mêmes la jeune bête jusqu'à Mané, où elle attendrait notre arrivée, dans un troupeau de la localité. De Tiou à Bango, pendant les 20 kilomètres de route, nous avons marché constamment au milieu des cultures ou déjà rentrées ou en cours de récolte, cultures des plus diverses: maïs, mil, gros et petit coton, indigo, arachides, haricots etc... et au milieu d'immenses pâturages où de nombreux troupeaux de bovins paissaient paisiblement sous la garde de leurs bergers peulhs. Les Peulhs, fort nombreux au Mossi, y mènent, comme partout, la vie pastorale qui leur est propre. Ce sont des éleveurs hors pair dans ces contrées de l'Afrique qu'ils habitent et parcourent, depuis la haute Egypte d'où ils sont originaires, dit-on, jusqu'à la côte de Guinée et celle du Sénégal, partout où le terrain et le climat offrent des possibilités d'élevage de bovins, le seul qu'ils pratiquent en principe, avec l'élevage accessoire des chevaux dont ils ont besoin et qu'ils savent monter à la perfection. Ils ne sont pas noirs comme les autochtones mais plutôt bronze clair, pâle même, avec le nez mince et plutôt busqué et des lèvres pleines et bien dessinées, non lippues comme celles des nègres. Ils offrent de beaux types d'hommes et leurs femmes sont séduisantes et même jolies, surtout les jeunes, qui ne sont pas encore déformées ni fanées par le travail et les maternités. A 8 heures 1/2, nous arrivions à Bango, gros village aussi en partie peulh. Comme notre arrivée avait été annoncée la veille, par un courrier spécial de Fatoumata; nous y trouvions un campement aussi propre que celui de Tiou, balayé de fond en comble, fourni de paillassons légers pour former tentures à toutes les ouvertures et, même, un tapis sur le sol de la plus grande case que l'on supposait être celle que nous choisirions. En effet, c'est dans celle-là que nous nous sommes installés, émerveillés de sa propreté et de trouver prêt tout ce dont nous avions besoin immédiatement. Dès notre arrivée, une trentaine de jeunes filles, nues comme toutes jeunes filles de là-bas, apportaient chacune une calebasse de nourriture pour nos gens. Puis, aussitôt, le défilé des curieux commença: il devait durer toute la journée, comme la veille. Parmi nos visiteurs, nous en avons eu deux de marque: des Grands du pays, d'aussi bonne naissance l'un que l'autre, mais ennemis. Le premier, Guibril, somptueusement vêtu, montant un magnifique cheval richement caparaçonné, arriva de Quahigouya où il avait été prévenu, avec une quinzaine de cavaliers bien montés, parmi lesquels quelques griots (musiciens chargés de célébrer à grand tapage la renommée du Chef). Guibril était chef de canton, c'est-à-dire avait autorité conférée par l'Administration Française de Ouahigouya et forcément admise par la population indigène, sur une certaine étendue de territoire, mais cette autorité n'était pas acceptée de bon coeur par tous. Comme il régnait sur un territoire très peuplé et très riche Guibril était donc une manière de seigneur et il se comportait du reste comme tel, suivant les coutumes locales. Tout ce monde descendu de cheval à la suite du chef vient s'installer dans la cour du campement pour les salutations d'usage, les souhaits de bienvenue et la remise des cadeaux traditionnels: mouton, poulets, lait etc.... Un peu après le départ de cette troupe, en arrive une autre en tous points semblables à la première, mais ayant à sa tête un autre seigneur: Saléré, également de haute lignée indigène, qui aurait dû être, d'après le droit mossi, chef de canton, mais que, pour des raisons probablement convenables, l'administration avait éliminé en faveur de Guibril. D'où, deux clans bien nettement séparés et suivis par la population selon les sympathies ou les intérêts de chacun, vivant cependant en paix, puisque sous la surveillance et l'autorité françaises. Même cérémonial exactement et aussi mêmes cadeaux. La dignité et la richesse et l'orgueil de Saléré ne pouvaient moins faire que ne faisait Guibril, la force seule en mettait les manifestations au second rang. Néanmoins, en ce qui nous concernait, ils ont été charmants l'un et l'autre et même, se rendant probablement compte qu'une française est l'égale de son mari, c'est-à-dire qu'une blanche est l'égale d'un blanc, leurs salutations s'adressaient personnellement à moi après s'être adressées à mon mari, ce qui ne se fait jamais pour les femmes indigènes, à moins qu'elles ne soient, comme Fatoumata, dignitaires à un titre quelconque. Toute la journée, défilé ininterrompu des visiteurs, comme je le disais plus haut, avec afflux de cadeaux. Mon mari se trouvait embarrassé de tous ces animaux qu'on nous offrait; il y avait déjà plus de 80 poulets enfermés dans une case et cinq ou six moutons que nous avons remis au conducteur de ma génisse pour qu'il les convoie à Mané également. Quant aux poulets, après en avoir mis une demi-douzaine à part pour la route, mon mari a confié les autres à un chef de case avec mission de nous les faire porter à Mané dans des cages faites en tiges de mil, à la mode du pays. Depuis la veille, je m'étais livrée à une vraie débauche de lait et laitage, moi qui en suis friande et j'étais pleinement tranquillisée quant au fond de ma subsistance future dans ce pays, puisque j'étais assurée d'en trouver avec tant d'abondance. Enfin le soir arriva qui nous libéra des importuns et nous passions tranquillement la soirée précédant le sommeil en devisant au clair de lune et en songeant que, le lendemain, nous devions arriver à Ouahigouya où nous reverrions des Blancs; cette perspective ne m'enchantais pas. Etais-je déjà devenue sauvage?

De Bamgo à Ouagadougou

Le mardi 7 Novembre, en effet, nous partions de Bango à 4 heures 1/2 et nous nous acheminions, comme de coutume, vers Ouahigouya. Etant bien entraînée, maintenant, je chevauchais constamment, ayant abandonné mon hamac depuis Tiou, avec la ferme intention de ne plus m'en servir: je ne considérais déjà plus ce mode de locomotion comme digne de moi A 6 heures 45, nous faisions la rencontre de Monsieur Rélhié, Administrateur du Cercle, qui était venu jusque là au-devant de nous pour nous recevoir, me présenter ses souhaits de bienvenue et se rendre compte, probablement, comment je me comportais en voyage de brousse. Complètement édifié en voyant notre paisible et normale caravane et ma bonne mine, il crut devoir me féliciter sur mon courage, et mon endurance etc... etc...Si, réellement, je ne m'étais pas rendu compte qu'en somme je n'accomplissais aucun tour de force, tellement tout se passait aisément, j'aurais été tentée de le croire, en recevant de telles félicitations, qui avaient en outre, quelqu'allure officielle et mondaine. Mais... Ainsi accompagnés, nous franchissions gaiement les quelques kilomètres restant à parcourir, en parlant de toutes choses, de la France surtout, dont nous sortions à peine, aux yeux d'un colonial ayant déjà deux ans de séjour et, à 7 heures 45 nous nous arrêtions dans la cour de la Résidence. Grande et belle bâtisse coloniale en briques de terre séchées au soleil, d'architecture quelque peu arabe, avec grande véranda circulaire, le tout passé au lait de chaux. Notre logement avait été préparé au campement, en face et à quelque distance et nous y trouvions tout le nécessaire pour les soins de l'arrivée. Naturellement, nous avons été les hôtes, ce jour là, de l'Administrateur qui nous a présentés à ses collaborateurs, Messieurs Alphonsi et Barrère. Comme nous devions changer de porteurs, nous avons profité de cette circonstance pour séjourner à Ouahigouya trois jours, pendant lesquels je me suis entièrement reposée en m'occupant des quelques soins urgents à donner aux vêtements et aussi d'un peu de cuisine moins hâtive. Nous avons eu encore beaucoup de visiteurs indigènes dont un Congoroko, ancien chef déposé par notre autorité et qui, envoyé en disgrâce à Bamako pendant quelques années, y avait connu mon mari. Naturellement, la rencontre a été cordiale et, en signe de contentement, Gongoroko m'a envoyé, lui aussi, une vache et son veau à titre de cadeau, sans rien vouloir, en échange, que le plaisir, a-t-il dit, de ma serrer la main, satisfaction qu'il a reçue immédiatement. Notre nouvelle équipe de porteurs étant prête, nous quittions Ouahigouya le 10 après-midi, pour aller coucher à Kourba- Bagaré, à 14 kilomètres seulement, dans un aussi beau campement que les jours précédents. Du reste, nous devions les trouver tous, ces campements, entièrement remis à neuf: tel avait été l'ordre de Monsieur Rélhié lorsqu'il avait eu connaissance, bien avant notre arrivée dans son cercle, qu'une blanche devait emprunter cette route, attention délicate à laquelle j'ai été très sensible. Le lendemain grande étape. Départ à 3 heures pour arriver à 7 heures et 1/2 à Zindiguessé. Pendant la route, deux de nos porteurs nous ont abandonnés, laissant leur charge sur le bord de la route. Léger incident. Les charges ont été reprises par nos hommes et amenées sans encombre à l'étape où nous n'avons séjourné que peu d'heures car, à 14 h. nous levions le camp de nouveau pour aller le reconstituer à Goursi, à 30 Klms du point de départ du matin, où nous nous arrêtions à 16 h. sans que j'aie été trop incommodée par la chaleur à laquelle je commençais à m'habituer. L'étape suivante fut faite de 2 heures du matin à 7 h.1/2, pour franchir les 26 klms qui nous séparaient de Yako, beau grand village commandé par un Naba d'assez bonne renommée mais que nous n'avons vu que très peu, car il était malade; malgré cela, il avait tenu quant même à venir nous saluer. Là, une bonne surprise nous attendait, sous forme d'un pli postal qu'un porteur spécial nous remit, venant de Bandiagara, d'où, aimablement, le receveur avait tenu à nous le faire parvenir. Ce pli contenait les lettres de France que j'attendais à Bandiagara et que je n'avais pas eues. La joie de les recevoir n'en fut pas diminuée, au contraire, et de bons moments furent passés à les lire, ainsi que les journaux les plus récents. Ils dataient d'un mois mais, pour nous, ils étaient du jour. Cependant, sur le soir, j'eus un petit mouvement de fièvre dû probablement, à mon exposition au soleil pendant l'étape de l'après-midi de la veille. Grog, thé, quinine. Cela ne m'empêcha pas de repartir le lendemain à 3 heures comme de coutume, bien qu'avec la tête lourde, la bouche pâteuse et un manque d'entrain caractéristique. A 8 heures, en passant à Bouré, nous nous arrêtions une demi-heure pour me permettre d'absorber une demi-bouteille de Champagne et un cachet de quinine. Effet immédiat et remise en route jusque Mia, à 27 klms. Rien d'autre intéressant en route. Pays toujours aussi peuplé avec, cependant, des espaces vides assez considérables entre les villages, espaces à remplir plus tard, au fur et à mesure de l'accroissement de la population. Le 14, j'étais encore un peu fatiguée au moment du départ quotidien, à 3 heures. mais la marche me fit du bien et je sentais que j'allais progressivement mieux. D'ailleurs, ce n'était pas grave, puisque l'allure de notre convoi n'en était pas entravée. A 6 heures, ce jour-là, belle et agréable réception au passage à Niou, par le Naba du pays qui me donna un mouton et avait fait préparer à manger pour nos porteurs. Nous ne nous arrêtions cependant pas là, à la grande désolation du Naba qui aurait voulu nous garder et nous poussions jusque Boussé, abattant ainsi 29 kilomètres ce matin-là. Egalement bonne réception. Réellement, c'était bien dans les moeurs des habitants de la contrée de recevoir les hôtes avec amabilité. Le soir, complètement remise, j'allais avec mon mari faire, une promenade auprès d'un immense parc à boeufs appartenant à un riche Peuhl. Ce parc, fait simplement d'un grand cercle d'épines, n'était en réalité qu'un lieu de rassemblement car ces épines, séchées, ne constituaient pas une clôture capable de contenir le bétail si la fantaisie lui prenait de la franchir. Mais les bêtes, habituées et calmes, y reposaient tranquillement en ruminant, sous la garde de quelque bergers, pendant que les femmes Peulhs faisaient la traite des laitières mélangées au hasard parmi les autres animaux. Le 15, nous partions à 3 heures 1/4 après une bien bonne nuit de sommeil profond et calme, pour aller déjeuner à Laye, à 20 klms de là. Départ de nouveau à 14 heures pour nous arrêter à 16 heures 1/2 au village de Sabtangà, à 10 kilomètres seulement de Ouagadougou que nous devions atteindre le lendemain. Par exemple, là, nous avions à notre disposition un bien mauvais campement; mais comme les nuits étaient magnifiques dans cette période de pleine lune, cela ne nous incommodait nullement. Nous étions d'ailleurs près d'en avoir terminé avec cette vie de nomades qui commençait à me peser un peu. J'avais hâte, maintenant, de m'arrêter pour ne plus me lever si tôt et surtout pour essayer de mettre un peu d'ordre dans mes pensées qui à force de s'emmagasiner sans échappatoire, s'embrouillaient, me semblait-il. Enfin, le lendemain, en partant à 4 heures 1/2, nous arrivions à Ouagadougou à 8 heures. Capitale du Mossi, c'est un gros centre indigène, résidence du Moro-Naba ou seigneur des seigneurs mossis, titre qui équivaudrait à celui du roi du Mossi et naturellement, c'était aussi le chef-lieu administratif et militaire de ce vaste territoire. Le commandant, à cette époque, en était le capitaine Lambert, en tournée de commandement au moment de notre arrivée et remplacé, pendant son absence, par le lieutenant Dégoutin qui nous ménagea une tout aimable réception, nous présentant à ces Messieurs de la Résidence: Lieutenant Staub, Docteur Allard, Ceccaldi agent spécial, Christiani, adjudant de tirailleurs, Berger, receveur des Postes. La question de notre logement ne se posait pas ici, car mon mari y possédait une série de cases qu'il avait fait construire pour son usage lors de son premier séjour, l'année d'avant. Aussi, pendant que nous étions retenus à la Résidence, nos porteurs étaient-ils partis directement à ces cases sous la conduite de nos gens qui allaient retrouver leurs familles et préparer notre arrivée. Tous ces Messieurs, avec qui nous venions de faire connaissance, ne nous étaient pas entièrement étrangers et ce fut une agréable surprise pour mon mari de reconnaître en Monsieur Christiani, un vieux camarade de régiment, lors de leur séjour commun au Tonkin, en 1899 et pour moi, de voir, en Monsieur Dégoutin (qui devait trouver une mort glorieuse pendant la Grande Guerre), un Lorrain comme nous, originaire du même arrondissement, le fiancé d'une de mes amie de pension. Nous nous promettions bien de cultiver nos souvenirs communs un peu plus tard et, prenant congé de tous, nous allions dans nos cases, peu éloignées, ou tout était prêt, en effet, suivant l'habitude de nos gens bien stylés et où nous attendaient tous les membres de leurs familles, heureux de se retrouver réunis, faisant fête à mon mari qu'ils revoyaient après plus d'un an d'absence et à moi-même, qu'ils adoptaient immédiatement, en me jurant fidélité, attachement et dévouement. Ce serment avait une réelle valeur, car ils en avaient prouvé la sincérité en demeurant au service de mon mari depuis 5 ans le suivant partout où il allait, sans aucune hésitation ni défaillance, avec joie même. J'étais heureuse d'être accueillie ainsi, chez moi, pour ainsi dire, puis que ces cases étaient notre propriété, si heureuse que le gros paquet de nouvelles que nous recevions de la Poste fut dégusté avec plus de bonheur encore qu'à un autre moment. C'est ici que nous devions prendre notre décision pour notre installation définitive et nous projetions d'y demeurer quelque temps pour en déterminer les meilleures conditions.

Réceptions en pays Mossi

Pour le premier jour de notre séjour à Ouagadougou, nous avons prié ces Messieurs du Poste de nous laisser notre liberté en remettant leurs invitations aux jours suivants. Nous désirions, en effet, nous reposer un peu tout en procédant à une installation sommaire. Mais je n'eus pas beaucoup de temps à moi ce jour-là, malgré cela, car je dus satisfaire la curiosité des femmes de nos gens d'abord et de bien d'autres ensuite. Ouria, la grande Ouria, femme de Petit, la première tint à me présenter ses salutations et souhaits, amenant avec elle les femmes des autre serviteurs et quelques amies. Elles firent une inspection minutieuse de ma personne s'étonnant surtout de mes cheveux que j'avais défaits. Toutes, elles ont voulu les tâter, les caresser, les flairer et poussaient des exclamations admiratives et bien féminines, qui se résumaient en : Madamou, ça beaucoup zoli, ça bon, etc... Je fis la connaissance également des enfants, dont deux étaient filleuls de mon mari et aussi de Koundia, sa compagne noire, qu'il avait laissée ici avant son retour en France l'année précédente. Je savais depuis longtemps qu'elle existait, car mon mari ne m'avait rien caché de son existence intime et, depuis que j'étais au Soudan, voyant tous ces Blancs que je rencontrais, vivre avec un ou plusieurs compagnes indigènes, je me rendais parfaitement compte qu'il ne pouvait en être autrement. Dès les premiers moments, j'avais bien eu quelques petits mouvements de jalousie; mais comprenant de mieux en mieux la vie et ses nécessités en général et la vie soudanaise en particulier, c'était avec le calme le plus naturel que, quelquefois, nous bavardions ensemble à ce sujet, lorsque la conversation s'y aiguillait pour un motif ou pour un autre. Curieuse, malgré tout, lorsque je sus que Koundia était à Ouagadougou, je tins à la voir et l'envoyai chercher par Ouria qui me l'amena quelque instants après. Toute timide, elle entra dans la case, me fit une belle révérence et resta les yeux baissés un moment. Elle était vraiment jolie, le teint clair de la race peulh dont elle était, petite mais bien faite et portant orgueilleusement une superbe poitrine. Je la renvoyai au bout de quelques minutes avec un cadeau et un sourire, satisfaite du bon goût de mon mari et heureuse de constater que cette épreuve, que je désirais et redoutais secrètement, ne me laissait aucun malaise sentimental. Vers le soir de ce premier jour, les Blancs vinrent nous rendre visite et prendre l'apéritif de rigueur qui fut servi dans des récipients les plus divers et les plus disparates; mais ce détail, pour des "broussards", n'avait aucune importance, l'important, disaient ils, était de venir présenter leurs hommages à la première Française venue dans ce pays, événement marquant, auquel ils étaient heureux et fiers de participer. On ne pouvait être plus aimable. Comme toujours jusqu'ici, ils me félicitaient de mon endurance et même le docteur s'écriait, d'un air de surprise: Mais, vous avez une mine superbe, madame! Petite soirée bien agréable. Le lendemain et jours suivants, nous fûmes reçus tout à tour à déjeuner par ces Messieurs à leurs popotes respectives où, immanquablement, au dessert, ils me présentaient leurs compagnes, ce que toutes avaient d'ailleurs demandé, parées de leurs plus beaux atours et de tous leurs bijoux. Elle arrivaient, d'abord un peu timides, puis, s'enhardissant, s'asseyaient sagement sur des nattes et grignotaient les desserts qui leur étaient distribués, en me détaillant autant qu'elles le pouvaient. Bien entendu, pendant tout mon séjour, j'avais repris mon costume entièrement féminin, qui était examiné par toutes les nègresses, élégantes et autres, dont, parmi les premières, après les femmes des Blancs, celles des tirailleurs dont une compagnie occupait le "tata" ou enceinte fortifiée du Poste. Ce tata était la première construction faite par les Français à Ouagadougou; mais s'il était encore commode comme magasin, il n'avait plus aucune utilité, car le pays était absolument tranquille, les natifs ayant définitivement accepté notre occupation pacifique et, en somme profitable pour eux. Les autres services du poste étaient disséminés aux environs de ce tata: Résidence, bureau, habitations des officiers, infirmerie, bureau des postes et télégraphe etc..., le tout en des constructions de briques de terre séchée, rafraîchies et ventilées par des vérandas circulaires et couvertes de paille. Quelques jours après notre arrivée, le capitaine Lambert, commandant du Cercle, rentra de tournée et nous allâmes lui rendre nos devoirs de déférence. Il fut charmant et nous promit de faire tout son possible pour nous faciliter notre installation définitive à Mané, grosse localité, située à trois jours de marche au Nord de Ouagadougou, dont le choix, fait par mon mari, lui parut judicieux pour le but que nous poursuivions. Le lendemain de l'arrivée du Capitaine Lambert, nous voyions passer, à proximité de nos cases, une importante troupe de cavaliers richement vêtus, ainsi que leurs chevaux, précédés d'une dizaine de musiciens et suivis d'une foule à pied. C'était le "Moro-Naba", roi du Mossi, qui venait, lui aussi, présenter ses devoirs au commandant du Cercle, son suzerain. Visite toute protocolaire et, comme telle, exigeant le cérémonial d'apparat auquel tiennent beaucoup les chefs mossis. Avec la permission du capitaine, nous allions, nous aussi, mais un peu plus tard, rendre visite au Moro-Naba en beaucoup plus simple équipage: nos chevaux, un palefrenier et l'inévitable Petit comme truchement. La résidence royale se trouvait à environ 600 mètres de notre campement, au milieu, quoique distincte, d'une multitude de cases indigènes, logements des nombreux serviteurs et esclaves (domestiques attachés à la maison) du monarque et de ses principaux lieutenants. Notre arrivée est signalée par quelques coups de gong du veilleur extérieur permanent se tenant sous la porte d'entrée. Aussitôt, deux ou trois dignitaires, en vêtements plutôt sales, sortent et viennent à notre rencontre pour s'enquérir, avec force salutations, du but de notre visite. Satisfaits, ils nous font entrer dans une cour, puis traverser quelques cases où veillent des noirs, puis nous introduisent dans une autre grande case non fermée, genre de kiosque, en nous disant d'attendre. Peu après, le tam-tam de rigueur annonce l'arrivée du Moro-Naba qui, précédé du coussin royal et suivi d'une vingtaine de personnages, prend place sur une petite estrade et s'assied sur le coussin déposé au bon endroit. Alors tous les assistants s'assoient par terre, dans le mutisme le plus complet. Ce monarque n'était qu'un garçonnet, 15 ans environ, un des fils du précédent, mort dans le courant de cette année même et, naturellement sa jeunesse n'avait rien d'imposant. Mon mari fait dire que, de passage à Ouagadougou, pour aller nous installer à Mané, nous avons cru bien faire en venant lui rendre visite, à lui, le roi du Mossi et lui présenter nos salutations en lui demandant qu'il veuille bien user de son influence pour nous faciliter notre installation. Ce fut avec beaucoup de dignité qu'il accueillit nos souhaits et, sur un signe tout son entourage se prosterna une dizaine de fois, le front à terre, les coudes également, en cadence et en prononçant des salutations desquelles j'ai retenu surtout, pour les avoir déjà entendues auparavant. - Nâba, nâba, lâfi, lâfi, nâba-lâfi, bénéré-lâfi etc... Puis les négresses apportèrent une grande calebasse rempli de "dodo", bière indigène faite avec du mil (sorgho) fermenté et, pour la circonstance, renforcé de miel et de piment, dans laquelle calebasse un grand dignitaire puisa avec une plus petite, de la valeur d'un grand bol et présenta le breuvage au roi non sans avoir, auparavant, avalé quelques gorgées pour bien montrer à tous qu'il était pur de tout mélange nocif. Le Naba prit alors le récipient, en but une bonne rasade pendant que tout son monde se prosternait de nouveau avec empressement en faisant claquer les doigts. Puis il fit passer le breuvage à mon mari qui en but et à moi ensuite qui en fis autant, toujours avec accompagnement de prosternations, de lâfi, de nâba, de bénéré et de claquements de doigts. Ensuite, le Moro-Naba nous fit dire qu'il était heureux de voir que les Blancs commencaient à venir habiter le Mossi, qu'il était encore plus heureux de voir une femme blanche pour la première fois et nous assura de son aide. La séance ayant assez duré, mon mari et moi-même prîmes congé, avec le même cérémonial qu'à l'arrivée et on nous reconduisit en procession jusqu'à la porte, escortés de tout le personnel masculin de service et des regards des nombreuses femmes dont on voyait passer les têtes par-dessus les murs. (Il paraît que le Moro-Naba doit avoir un sérail protocolaire de 300 femmes; mais je ne saurais l'affirmer.) Flûtes, violons, tambours, gongs. Nous reprenons nos chevaux et repartons chez nous, en commentant le cérémonial de cette séance, cérémonial quelque peu imposant tout de même, mais qui ne m'impressionnait plus: j'en avais déjà l'habitude. C'était une des manifestations de la civilisation mossi, une des plus anciennes et des plus avancées des pays noirs, que l'on fait remonter à plus de six cents ans en arrière. Comme je l'ai déjà dit, je crois, le pays mossi fut alors organisé en provinces commandées chacune par un puissant Naba, au-dessus desquels régnait le Moro-Naba qui, devait demeurer obligatoirement à Ouagadougou, qu'il ne devait jamais quitter sous aucun prétexte. De même, trois Nabas provinciaux ne devaient jamais venir à Ouagadougou, sous peine, disaient les oracles, de mort dans le mois pour l'un d'eux. Cette année là, l'oracle a eu raison. Le Commandant du cercle ayant eu besoin de faire comparaître devant lui le Naba de Yako, où nous sommes passés, comme je l'ai relaté, celui-ci, un des trois Nabas ne devant jamais venir à Ouagadougou, après bien des hésitations et des transes, a bien été obligé de se rendre à l'appel obligatoire. Mais il en est reparti malade (il l'était encore lors de notre passage) et un mois ou deux après, le Naba mourait. Quelle est la part de la coïncidence naturelle ou celle de la nécessité de maintenir rigide la tradition indigène? Nul ne le sait. En tous cas, le Moro-Naba étant mort, l'administration française nomme d'office le garçonnet actuel, un fils du défunt, malgré les désirs pressants des autres Nabas qui en auraient voulu un autre. L'administration a dû penser qu'un jeune garçon serait plus malléable et était bien suffisant, puisque ses fonctions principales consistent à.... toucher sa liste civile que l'on dit très confortable pour un nègre, même avec grand train à mener. Un autre jour, nous sommes allés rendre visite aux Pères Blancs, installés à quelque distance de la Résidence. Les bâtiments de leur mission n'étaient pas encore tous achevés. L'église, cependant était terminée. C'était un beau grand édifice, également en briques de terre séchée, de belle apparence, que l'on voyait de fort loin. Les Pères Blancs étaient là une demi-douzaine, avec quelques frères pour les travaux manuels extérieurs et intérieurs. Ils se plaisaient bien au Mossi, bien qu'ils aient à se plaindre des difficultés rencontrées pour remplir leur mission religieuse auprès des indigènes dont l'indifférence est indécrottable. Ils n'avaient alors, me disaient-ils, qu'environ 500 catéchumènes répartis dans une vingtaine de villages, tous gamins du reste dont ils n'avaient aucune satisfaction. En effet, les Pères Blancs ne pouvaient recruter des adeptes qu'en offrant aux parents des enfants à baptiser, quelques cadeaux et, comme ils n'étaient pas riches, ils n'arrivaient pas à grossir ni surtout à maintenir leurs effectifs, car, sans, cadeau, les petits noirs ne voulaient pas goûter aux joies du catéchisme. C'était d'ailleurs de la peine perdue car s'ils recevaient quelqu'argent pour faire baptiser catholiquement leurs enfants, les chefs de famille en donnaient, au contraire, pour les faire baptiser, par surcroît, soit par les marabouts mahométans, soit par les autres prêtres indigènes fétichistes. Les pères Blancs avaient aussi un autre motif de déplorer leur peu de succès. Le gouvernement de la Colonie venait justement de leur retirer la subvention annuelle qu'ils recevaient au titre de l'enseignement, sous prétexte qu'ils n'enseignaient que le catéchisme en français et des prières en latin. Cette mesure était peut-être justifiée, mais le résultat est qu'elle diminuait sensiblement les recettes de la Mission. Néanmoins, les religieux continuaient du mieux qu'ils pouvaient, se délassant de leurs travaux spirituels par des travaux manuels et par de bonnes parties de chasse. Une autre fois, nous avons reçu la visite du Naba de Mané, que le capitaine Lambert avait fait venir exprès pour nous recommander à lui et à sa population et venir prendre contact avec nous avant notre arrivée dans sa province. Mêmes cérémonies que déjà décrites. Le Naba était un homme fait, mais jeune encore, très digne et d'aspect franc et sympathique, malgré les larges balafres, attestant sa race, qui lui rayaient horizontalement la face, d'une oreille à l'autre. Il nous affirma que nous serions bien reçus à Mané, que nous pourrions même y finir nos jours de vieillesse si telle était notre intention car, dit-il, il était très heureux d'avoir, lui aussi un Blanc et surtout une blanche tout près de lui pour lui porter bonheur. On ne pouvait être plus aimable ni plus galant pour un noir de la brousse qui, certainement, devait être sincère, car le langage pommadé des salons européens devait lui être inconnu. Bonne impression. Cependant, les jours s'écoulaient, occupés de diverses façons et le moment était venu de partir pour notre destination définitive, cette fois. Le troupeau que mon mari avait laissé ici l'année précédente était en excellent état et avait prospéré; nous l'avions dirigé sur Mané avec un autre troupeau de nouvelles bêtes achetées sur place par quelques bergers peulhs qui devaient demeurer à notre service. Tous nos colis, sauf les quelques indispensables, étaient arrivés là-bas également et déposés au campement sous la garde de Samba. Il ne nous restait plus qu'à prendre congé de ces Messieurs du Cercle et des arrangements avec le receveur des Postes pour nous faire suivre et recevoir notre courrier. Cela fait, nous bouclions nos bagages encore une fois et, le jeudi 30 novembre, nous nous mettions en route de nouveau.

En route pour Mané

Ce jour-là, naturellement, ne devait pas compter comme étape importante: c'était seulement la mise en route. En effet, nous avons dû passer une bonne partie de la matinée avec ces Messieurs, déjeuner avec eux et prendre congé définitif, ce qui n'allait pas sans longueurs. Enfin, vers 14 heures, nous montons à cheval et, après quelques attitudes pour photographies qu'a prises Monsieur Ceccaldi, nous mettions en marche de nouveau pour aller nous arrêter en Tankoutou, à 8 klms. de là seulement où, comme toujours en pareil cas, notre campement était préparé par nos gens partis dans la matinée, avec les bagages et toutes les familles. Ce n'était donc qu'une promenade puisqu'à 15 heures 3/4 nous descendions de cheval pour nous étendre à l'ombre. J'étais heureuse d'avoir repris la route. Quinze jours de séjour à Ouagadougou avaient amplement suffi à me reposer de mes étapes précèdentes et je rentrais dans la brousse avec une certaine ivresse même. Je dois avouer que j'étais satisfaite de quitter ce petit centre européen. Certes tous ces messieurs étaient charmants, mais certains commençaient à l'être un peu trop et je me rendais parfaitement compte que, seule femme au milieu de ce petit groupe, j'aurais certainement eu une existence fort troublée si j'avais dû y demeurer normalement et constamment. Oh, bien certainement, mes charmes ou prétendus tels n'y étaient pour rien. Non, mais, jeune comme je l'étais alors et étant la seule représentante de la "Femme Française" je devenais pour tous ces coloniaux, ardents, actifs, vigoureux, le point d'attirance fatale, la matérialisation proche, visible, vivante, de leurs aspirations intimes et sentimentales. Certainement, ce n'était pas moi, mon individualité qui les attirait ou les aurait attirés, mais ce que je représentais: la femme de leur race, de sang, de leur pays, semblable à leur mère, leur soeur, leur fiancée et ce, avec l'acuité du contraste entre moi et leurs compagnes indigènes, êtres distants et inférieurs. Alors, j'aurais eu trop souvent, pour une saine tranquillité, des visites, oh en tout bien, tout honneur, je veux le croire, mais bien gênantes. Aussi, étais-je, dis-je, heureuse de ne pas avoir à planter ma tente dans un centre européen et cette première petite étape vers notre futur foyer solitaire m'enchanta. (Qu'on ne croie pas à un accès de "soudanite". J'écris maintenant, à plus de vingt ans d'intervalle, ce qui est rapporté ci-dessus tel que je l'ai écrit à l'époque et je crois encore que ma réserve d'alors n'était pas sans justification.) Le lendemain, comme pour les étapes précédentes, départ à 3 heures du matin, par une belle nuit claire mais sans lune à cette heure et par un froid de plus en plus accentué. Nous avons dû nous blottir à cheval, sous nos couvertures jetées par-dessus nos têtes. Arrêt à 8 heures 1/2 au campement de Dinéré, Km 35, pour le déjeuner. En route de nouveau à 12 heures 1/4 pour atteindre, à 13 heures le village de Nabitenga, au Km 43, où nous nous arrêtions pour la nuit. Nous sommes sur la route qui conduit à Boussouma, gros centre et résidence du Naba suzerain de celui de Mané, que nous désirons voir avant de nous installer. Cela nous allongera la route de deux ou trois jours seulement, ce qui ne compte pas, au Soudan. Le 2 Décembre, départ à 4 heures. En passant à Binsiga, à 6 heures, au km 51, nous croisons une caravane de 200 porteurs de bois et paillassons pour le Centre de Ouagadougou. Un peu plus loin, nous croisons de nouveau une autre caravane de plus de 300 porteurs de même chargement et destination, marchant en file indienne et formant un long serpentin mouvant de plus d'un kilomètre. Très pittoresque. A 8 heures, au km 60, nous arrivions aux rives de la Volta blanche, la grande rivière ou plutôt le grand fleuve qui traverse le Mossi du Nord pour, après s'être réuni à la Volta noire plus à l'Ouest, former un magnifique fleuve qui traverse à son tour la Gold Coast (colonie anglaise) avant de se jeter dans la mer, dans le golfe de Guinée. Le paysage est très joli à cet endroit. La large dépression de terrain que forme la vallée est couverte de verdure, d'arbres les plus variés et des vestiges des immenses cultures rentrées depuis quelques semaines. Nous traversons la rivière à gué, sans descendre de cheval et, de l'autre côté, nous mettons le pied sur le territoire du Naba de Boussouma. Aussi, est-ce sans surprise qu'à cet endroit nous trouvons un émissaire de celui-ci nous attendant, avec une petite suite pour nous souhaiter la bienvenue de la part de son maître et le prévenir de notre arrivée pour le soir même. Puis, au moment de repartir, une nouvelle troupe arriva à cheval. C'est le chef du village tout proche qui, à son tour, tient à nous saluer. Enfin, nous repartons pour nous arrêter à 9 h. 1/2 au campement de Korsimoro, km 72. Là, nouvelle délégation de Boussouma-Naba plus importante, environ 40 cavaliers, parmi lesquels une douzaine de notabilités. C'était jour de marché. Une foule immense s'y pressait pour s'y approvisionner des denrées en vente: toiles diverses, sel, céréales, moutons, chèvres, boeufs, ânes, etc... etc... au milieu de bruit des tam-tam, des cris, des rires, des enchères et aussi des disputes. Les prix pratiqués y étaient impressionnants de bon marché: un beau boeuf s'obtenait facilement pour 15 francs; un mouton pour 2 francs, un poulet pour 2 sous, un gigot de mouton pour quelques centimes et le tout à l'avenant. Après le déjeuner, nous repartions à 13 heures 1/4 pour Boussouma, au km 83, que nous atteignions à 15 heures, après avoir traversé une chaîne de montagnes assez difficiles, mais offrant un magnifique panorama sur la vallée générale de la Volta. D'après l'accueil que nous avions reçu sur la route, nous nous attendions à celui qui nous était réservé à Boussouma où le Naba très riche et très puissant seigneur, tenait à l'honneur de nous recevoir dignement. En effet, une heure avant l'arrivée, nous étions attendus par des groupes de cavaliers qui augmentaient au fur et à mesure que nous approchions, si bien que nous fîmes une entrée vraiment impressionnante dans la localité, escortés de plus de 600 cavaliers et d'un plus grand nombre encore de piétons, au milieu desquels je me sentais parfaitement à l'aise, sans aucun sentiment de crainte, d'insécurité ni d'inquiétude quelconque. Conduits au campement, reluisant de propreté, nous trouvions tout ce qu'il nous fallait en abondance: d'énormes jarres remplies d'eau fraîche, des calebasses de lait, de beurre et tout l'assortiment de victuailles et provisions déjà décrit. Nous étions bien les hôtes d'un prince. Celui-ci, d'ailleurs, attendait certainement ce moment de notre entrée car, aussitôt, le bruit assourdissant d'un orchestre bien étoffé, de tambours, gongs et violons, nous annonçait sa venue. Sur un magnifique cheval noir, caparaçonné d'argent, il se présente à nous. Bel homme, grand, majestueux, tenant de race, la figure allongée, le nez fin et bien fait, contrairement à celui de tous les autres nègres, la peau fine, les mains aristocratiques, il est vêtu de blanc, une écharpe de velours rouge jetée négligemment sur une épaule, une toque de même étoffe sur sa belle tête. Il est accompagné d'une suite nombreuse, à cheval également. Il met pied à terre, nous lui tendons la main qu'il prend sans mot dire et s'assied sur le coussin traditionnel pendant que tout son entourage s'accroupit sur le sol et se répand en lâfi, bénéré-lâfi etc... Alors, pendant que, sans avoir l'air d'entendre, il se caresse le bout de sa main fine tout en me détaillant, une conversation s'engage entre petit et son premier ministre, à voix basse. Après lui avoir fait dire pourquoi nous étions de passage, mon mari lui fait demander si nous pourrons aller le saluer à notre tour, le lendemain dans sa demeure. Réponse, traduite par Petit : - Le Naba il dire oui, ti peux vinir, si lui pas crevé. - Crevé? Pourquoi? - Quand ti parler lui, ou des choses qui vinir, ti faut touzours mettre parole de Dieu. Il sait pas si demain lui pas crevé, ça, c'est Dieu tout seul qui connaît. Lui faire comme si lui rien entendre, mais maintenant, il rentre dans son case et il cherche dans son coeur tout quoi ti diré lui. La cérémonie est terminée par l'arrivée de deux de ses fils, gentils garçonnets dont l'un, ayant été élevé chez les Pères Blancs de Ouagadougou, est tout fier de prononcer quelques mots de français. Libres, nous profitions de notre soirée pour nous installer comme d'habitude, prendre un bon tub et nous égayer à voir engloutir toute la mangeaille apportée à leur intention, par nos gens et nos porteurs, qui ne laissent que des calebasses bien raclées et qui, bien repus, se mettent à sacrifier les moutons et à les faire cuire à leur manière primitive, pour les dévorer ensuite à belles dents. Cet exercice a duré presque toute la nuit. Le lendemain, grasse matinée, puisque la journée devait se passer sur place. Puis, comme de coutume, visites nombreuses des plus hardis et de quelques intéressés. Enfin, vers 16 heures, comme il avait été convenu la veille, un envoyé du Naba nous fait dire que celui-ci était heureux de nous recevoir. Nous nous rendons à l'invitation accompagnés d'une foule compacte. De nombreux coups de feu sont tirés à notre grand étonnement car nous ne nous figurions pas être un motif suffisant de réjouissance publique. Très aimablement reçu par le Naba qui, cette fois, est somptueusement vêtu, assis sous la case du trône et sur le coussin de cérémonie, tenant à la main un sceptre d'argent massif, garni d'amulettes de toutes formes et de toutes provenances: une queue d'hyène, un pompon rouge comme ceux de nos anciens fantassins, une pochette en peau de serpent contenant des clous de girofle, une clochette en or, une oreille de singe, un pinceau de poils d'éléphant et mille autres choses. Suivant le protocole, le Naba est resté absolument immobile et muet, la conversation n'ayant lieu qu'à voix basse entre Petit et le premier ministre. Malgré tout, nous avons connu la pensée du maître qui à été traduite ainsi: - Le Naba ti dire toi lui content beaucoup ti vinir dans son pays. Lui faire tout quoi ti demanderas pour que ton coeur qui content. Là-dessus, après la ronde du "dolo" enrichi de miel, nous prîmes congé, accompagnés par toute le foule de la domesticité, en longeant les mur d'enceinte du haren, au faîte comme crénelé par les nombreuses têtes curieuses des femmes. De retour au campement, je fus surprise d'y trouver, sur notre table, deux petits pots artistiques contenant de l'huile fine parfumée au girofle. C'était une attention de ces Dames du Naba qui m'envoyaient, pour mon sage, un peu de leur onguent de beauté. L'attention était charmante; mais je n'ai pas cru devoir me servir du dit onguent que j'ai donné aux femmes de nos gens ravies de l'aubaine. Le 4 Décembre, à 3 heures du matin, nous partions pour notre dernière étape. Le chemin rocailleux, serpente à travers la chaîne de montagnes déjà traversée l'autre jour, que nous traversons de nouveau par un col très pittoresque, pour revenir dans la plaine immense que forme la Volta et dans laquelle l'importante agglomération de Mané se dessine et s'étend à perte de vue, au milieu d'une brousse dense, au sol ferrugineux et très fertile. Comme nous nous y attendions, la cérémonie de l'avant-veille se renouvelle avec le Naba de Mané, venu lui aussi, au-devant de nous avec toute sa troupe, non moins imposante et même augmentée d'un méhari blanc monté. Arrêt, salutations, souhaits et, à 9 heures 1/2, nous arrivions au campement, amplement approvisionné, où nous devions demeurer provisoirement en attendant l'édification d'une demeure plus confortable et plus personnelle. Nous étions au but.

Deuxième partie

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Séjour à Mané,

au centre de Mossi

A la recherche de notre future installation définitive

"Nous étions au but". Ainsi ai-je terminé la relation de notre voyage jusque Mané. Nous étions au but, c'est vrai, mais ce n'était encore qu'un commencement. En effet, si nos pérégrinations étaient terminées pour le moment, nous avions à envisager, maintenant, notre installation et l'organisation de l'exploitation de gros bétail que mon mari avait ébauchée les années précédentes. Le plus urgent était d'élever une habitation légère et provisoire plus confortable que les cases du campement où nous venions de nous arrêter. Ce campement, comme tous les autres, était parfait pour des passagers; mais il n'offrait que de très maigres ressources pour des sédentaires. D'ailleurs, il devait être rendu à la destination. Ensuite, il nous resterait à édifier la demeure définitive avec tout le confort possible en pareilles circonstances et les dépendances indispensables: écuries; étables; porcherie, cours, parcs à bestiaux, logements du personnel etc... Aussi, dès le lendemain de notre arrivée, mon mari, après avoir avec moi reconnu tous nos colis et constaté qu'il n'en manquait aucun, partait il à la découverte, aux alentours, pour chercher et trouver l'endroit propice à notre futur établissement, qui devait être terminé pour le mois de mai, avant le commencement de la saison des pluies. Pendant ce temps, comme c'était justement jour de marché, je me suis décidée à y aller aux provisions et, aussi, pour prendre contact avec la population environnante. Là, comme partout ailleurs, j'obtins un grand succès de curiosité. A mon arrivée, les tam-tam redoublèrent de bruit et tous les présents, vendeurs et acheteurs, quittèrent leurs occupations pour me suivre en foule, avec force geste et exclamations. Quelques-uns me précédaient, quitte à s'enfuir dès que je me rapprochais d'eux. Les enfants jetaient des cris assourdissants et certains même, se couchaient à plat ventre pour mieux se rendre compte, probablement, si j'avais des pieds et comment je m'en servais. L'étonnement de tous fut à son comble lorsque, rencontrant la grande Ouria (la femme de Petit) avec sa fillette Mousso Koro, je me suis arrêtée pour échanger quelques mots et caresser la gamine, qui se laissait faire gentiment. Ce fut alors une exclamation générale formidable, soulignée des "you-you" des femmes. Pourtant ce geste si simple a suffi pour amener partout le calme et rendre tout ce monde à ses occupations. En effet, voyant avec quel air tranquille Ouria, une femme noire, conversait et riait avec moi et sa fillette acceptait en souriant mes caresses, tous et toutes ont été rassurés sur nos futurs rapports et, en un instant, le calme est revenu sur le marché: j'étais adoptée. J'ai pu en faire le tour sans aucune gêne, y procéder à mes petits achats, à l'ébahissement des marchandes quand je comptais ma monnaie de cauries dans leur langue. Il n'y eut que les griots, avec leur assommante musique qui n'ont cessé de me suivre, redoublant de cris et de bruit lorsque je leur donnai quelque pièce croyant m'en débarrasser. Somme toute, je suis rentrée au campement enchantée de ce premier contact et convaincue que je pourrais vivre en toute sécurité au milieu de cette grouillante et paisible population. Peu après mon retour, mon mari rentrait aussi de son excursion, ayant déterminé les emplacements de nos futurs édifices; le provisoire et le définitif, demandant seulement mon approbation. Cette approbation était donnée d'avance, car j'étais bien trop inexpérimentée en la matière; néanmoins, il tint à me montrer comment et pourquoi il avait choisi ces endroits et, l'après-midi nous montions à cheval avec presque tout notre personnel, de qui mon mari voulait avoir l'avis également. Nous partions donc, traversant en biais une partie de l'immense agglomération formant le village de Mané, passions la Volta à gué, au passage de la route de Ouagadougou et, à quelques centaines de mètres de là, nous nous arrêtions sur la rive gauche d'un petit marigot, délicieusement ombragé par de majestueux cailcédrats, au milieu de champs de coton et d'arbustes de toutes sortes, dont beaucoup de karités. Là, dans une gentille clairière, mon mari projetait de faire faire nos cases provisoires. L'endroit était parfaitement choisi à mon gré. Un peu plus loin, sur une éminence ferrugineuses, un groupe d'énormes baobabs se prélassait. C'était là que notre future demeure définitive devait s'élever. Séance tenante, nous nous y rendions tous. L'endroit était également très agréable. Les baobabs devaient encadrer notre ferme. De tous côtés, une brousse dense, mais éloignée de quelque cent mètres du plateau, couvrait le sol, brousse composée d'épineux de toutes essences, dont beaucoup de mimosas. Un bosquet plus touffu poussait à l'Ouest. En face, à 300 mètres environ, la large cuvette de la Volta Blanche commençait au bas du monticule, y venant mourir en pente douce et, de l'autre côté du fleuve, juste en face de nous, à environ 2 klms. à vol d'oiseau, se voyaient le campement et les cases du marché de Mané. Ayant, bien entendu, donné mon entière approbation, et nos gens n'ayant trouvé aucun inconvénient d'ordre matériel ou naturel au choix de ces emplacements, il fut définitivement décidé de les adopter. En rentrant au campement, nous nous rencontrions avec le Naba de Mané, venu, avec le cérémonial habituel, nous rendre visite. Au cours de celle-ci, il a dégusté, pour la première fois, a-t-il affirmé, un verre d'absinthe qu'il a trouvé fort à son goût et entendu, aussi pour la première fois, quelques morceaux de musique et des chansonnettes, sorti de notre phonographe déballé de la veille. Je ne m'étends pas sur la surprise et la joie de ces braves nègres en entendant cette musique sortir d'une boite. C'était d'un comique vraiment bien amusant. Profitant de cette visite, mon mari parla du choix que vous venions de faire de notre emplacement, choix approuvé également par le naba et ses dignitaires et il fut convenu que, dès le lendemain, des travailleurs viendraient commencer à monter nos cases provisoires. L'activité allait reprendre sous une autre forme. En effet, le lendemain au matin, une trentaine de beaux gaillards presque nus se présentaient, sous la conduite du "Balaoun-Naba" (sorte de ministre ou intendant), avec les quelques outils nécessaires pour travailler la terre et couper de la paille et des branchettes. Mon mari entraîna tout ce monde à l'endroit reconnu la veille pour leur tracer et piqueter les emplacements et il n'en devait revenir que vers midi, me laissant le soin, pendant ce temps, de mettre un peu d'ordre dans nos colis. Ce n'était pas une mince affaire. Tous ces colis, entassés pêle-mêle à leur arrivée, encombraient entièrement la cour du campement. Il me fallut, avec l'aide de deux de nos gens, les trier, les classer et les ranger plus commodément. Puis comme, en somme, nous étions à demeure, il me fallut aussi sortir un plus grand nombre d'objets nécessaires et pour cela, les rechercher dans leurs caisses respectives: notamment ma machine à coudre, que j'avais hâte de faire fonctionner pour me remettre en contact avec les occupations familiales délaissées depuis de longs mois. Je sortis également des médicaments qui allaient commencer à devenir nécessaires pour les petits soins journaliers à donner à nos gens et à ceux du village qui ne craindraient pas de venir les demander. Déjà quelques ophtalmies demandaient à être enrayées chez Petit et sa fillette Mousso-Koro. Des coupures ou écorchures aussi avaient à être suivies et je me faisais un devoir en même temps qu'un plaisir de soulager ces gens de ces petites misères. Je sortais également du linge et des ustensiles de table et de cuisine moins rudimentaires que ceux utilisés pendant la route. J'avais à sortir et à revoir entièrement ma garde-robe et tout notre linge de corps, entassés depuis plusieurs mois dans nos cantines. Tout cela demandait de l'aération et des soins. Bref, j'avais devant moi de multiples occupations de mon ressort. Aussi, notre emploi du temps, pendant ces premières semaines fut-il aisément réglé. Je devais voir à toutes ces choses, pendant que mon mari surveillait les travaux de construction. Et c'est ainsi qu'effectivement ces journées passèrent avec comme distraction pour tous deux, la chasse au petit gibier (poil ou plume) dans la brousse proche et les promenades à cheval dans les environs. C'est pendant ces promenades que j'ai pu me rendre compte de la réelle importance de cette énorme agglomération de cases familiales formant le village de Mané, dont les limites se trouvent à plusieurs kilomètres du centre, au milieu d'une plaine fertile le long de la Volta et sur la rive gauche.

Installation provisoire, premières expériences

Les jours et les semaines s'écoulaient, très vite, remplis par des travaux de toutes sortes. Quoique toujours habitant le campement, j'étais arrivée à m'y créer un "home" acceptable et ne manquant pas de pittoresque, au milieu de nos caisses, colis et de tous les objets que j'en avais extraits. Nos gens, eux, logeaient à proximité, dans des cases empruntées ou louées à des Mossis voisins et venaient faire leur service autour de moi. Notre troupeau, qui grossissait tous les jours par les achats continuels qu'effectuait mon mari, revenait tous les soirs des pâturages et se groupait aussi à proximité, au milieu d'une enceinte d'épines, gardée la nuit par les bergers peulhs qui y entretenaient des feux. Nos chevaux étaient au piquet et garantis du soleil par des paillassons. Quant aux bourricots, ils erraient toute la journée, suivant leur fantaisie, les deux pieds de devant entravés et serrés ensemble, par une corde, ce qui ne leur permettait pas de s'éloigner beaucoup et qui leur donnait un air comique, quand ils se déplaçaient, certainement très gênés par ces liens. Mais, comme c'est la manière habituelle de traiter ces braves petites bêtes et qu'elles ne s'en portent pas plus mal, on s'y était soumis d'autant plus facilement que, de cette façon, point n'est besoin de gardiens. Seul, un palefrenier, le soir, faisait sa ronde et, en les pourchassant devant lui avec patience, m'amenait les bêtes sautillantes et dociles aux piquets préparés pour elle, où on les attachait d'une autre manière, par un seul pied de devant, en libérant l'autre. Tout cela se faisait normalement, automatiquement, apathiquement même pourrais-je dire et sans aucun incident. Si, pourtant, une nuit, nous avons été réveillés par un roulement sourd et continu et les cris de nos gens: c'étaient les boeufs qui, pris d'une panique par l'approche, probablement d'un fauve, se sauvaient en bourrasque, après avoir piétiné et franchi les épines du parc entraînant avec eux chevaux et bourricots pris de peur également et, eux aussi, arrachant leurs piquets ou cassant leurs entraves. C'était la première fois que j'étais témoin du fait, assez commun pourtant, comme me l'avait annoncé mon mari et, malgré ce qu'il m'en avait dit de rassurant, j'en étais toute bouleversée. Dans cette nuit noire, réveillée en sursaut, penser que nos bêtes se sauvaient à la débandade dans la brousse infinie, me faisait éprouver une impression désagréable d'anxiété et, le dirai-je, de peur mystérieuse. Cependant, nos gens étant tous partis, mon mari, pour me rassurer, resta près de moi en me calmant et m'affirmant que, sinon dans quelques heures, au moins dans la matinée du lendemain, tous les animaux seraient retrouvés et rentrés. J'eus beau me demander comment on pourrait faire pour y parvenir, je ne pouvais me le figurer et cependant, en effet, le lendemain dans la matinée, tous les chevaux et tous les bourricots étaient revenus à leur place, Petit m'annonçait que les bergers avaient également tous leurs bestiaux au pâturage. J'étais heureuse de ce résultat bien entendu, mais surtout émerveillée de la certitude qu'avait mon mari de l'obtenir, pour ainsi dire à heure précise, sans même se déranger ni encore moins s'émouvoir. C'est, parait-il très normal, très courant, ces fuites éperdues des troupeaux, la nuit, fuites presque toujours provoquées par l'approche d'un fauve quelconque: lion, panthère... Mais les bergers peulhs, qui connaissent leurs bêtes, savent parfaitement les suivre, les retrouver, les calmer et les ramener, même s'il leur faut faire 25 ou 30 klms, même si, comme souvent cela se présente, le troupeau s'est divisé en deux ou trois bandes. C'est que, dans un troupeau, même de formation récente, les bêtes, qui sont toujours en demi-liberté, se choisissent immédiatement un chef, toujours le plus beau et le plus fort taureau. Lorsqu'il y a plusieurs taureaux de la même force, ceux-ci se battent entre eux- et quelquefois en des combats terribles et mortels- jusqu'à ce qu'il y en ait un gardant la suprématie. Alors, en échange de ce privilège, c'est ce taureau qui devient, en quelque sorte, le conducteur ou le protecteur du troupeau au pâturage et au parc, pour tout ce que ne voient ou prévoient pas les bergers. Dès qu'il donne un signal d'alarme, surtout la nuit, tous le suivent et la bande apeurée ne s'arrête qu'à bout de souffle ou devant un obstacle naturel important ou lorsque le "chef" s'arrête lui-même. Alors, toute la troupe se remet à brouter le plus tranquillement du monde. Quelquefois, cependant, plusieurs taureaux, après s'être battus copieusement, renoncent à lutter davantage et, quoique faisant partie de même troupeau, se partagent l'influence sur les autres animaux, suivant les sympathies de ceux-ci. C'est pourquoi, dans un moment de panique, il y a quelquefois scission de la horde en fuite, lorsque ces chefs de groupe suivent des directions différentes et ce, sans raison apparente. Mais, comme les bergers le savent parfaitement, dès qu'ils ont retouvé le troupeau, ou la partie principale s'il n'est pas en entier, ils se mettent à la recherche de l'autre ou des autres groupes avec la certitude d'y trouver le nombre exact d'animaux en faisant partie, sans défection aucune. C'est ce qui s'était passé cette fois, comme de coutume et, par la suite, j'ai pu me rendre compte maintes et mainte foi de la simplicité du fait. Pour une première fois, cependant, Dieu que j'étais impressionnée. Les jours et les semaines, disais-je passaient rapidement. Je faisais des essais de cuisine avec notre cuisinier Bala, mais sans grand enthousiasme car il fallait m'accroupir tout le temps et faire tenir mes ustensiles en équilibre sur trois pierres, en recevant force fumée dans les yeux. Je préférais prendre des leçons de langue Bambara, mossi et peulh, parlées indifféremment dans la contrée, ou faire de la couture. Je m'étais mise à confectionner des vêtements de coupe indigène en beau velours de couleur avec galon et passementerie d'argent, à l'intention des Nabas des environs. Le premier servi a été celui de Mané, naturellement, qui reçut un superbe "boubou" de velours grenat soutaché d'argent. Il en fut si satisfait qu'il m'envoya en échange un superbe cheval et une paire de vaches pleines. Entre temps, mon mari s'occupait de ses achats, palabrant avec les marchands, les bergers, les producteurs. Il activait la construction de nos cases provisoires où il était convenu que nous devions entrer vers le premier Janvier. Je ne les connaissais pas encore, ayant voulu m'en réserver la surprise entière pour le bon moment et nous nous apprêtions à fêter la Noël. Ce premier Noël africain, hélas, devait se passer de toute autre façon que nous l'avions souhaité. Le 24 Décembre au matin, mon mari, parti à la chasse, revenait vers 10 heures avec un petit lot de pintades tuées dans la brousse proche. Comme il était en train de prendre un tub rafraîchissant, sous une de nos tentes, Petit arrive en courant et annonçant: - Masamou, masamou; y en a ine blanc qui vini. - Quoi? que dis-tu? - J'ti dira y en a ine blanc qui vini tout d'souite. - Où ça? - Tiens, voulà son chival et pouis son loui-même. En effet, en sortant de ma case, je me trouve en présence d'un Européen que je reconnais pour Monsieur Félhiué, l'Administrateur du Cercle de Ouahigouya qui, étant en tournée dans son cercle, dont la limite est toute proche (55 klms) avait poussé jusqu'ici pour nous faire une petite visite de voisinage. Exclamations, salutations, échanges de nouvelles etc.... Mon mari, prévenu, arrive, tout frais; j'en profite pour lui confier notre hôte et me sauve vivement faire quelque toilette. Tout en m'habillant à la hâte, j'improvise un menu de circonstance et, réconfortée par mon apparence plus féminine et surtout plus européenne et la certitude d'offrir un déjeuner convenable, je revins auprès de ces messieurs, bavarder avec eux avec plaisir. Déjeuner comme prévu; pour la sieste, l'offre de nos tentes n'a pas de succès, monsieur Rélhié ayant préféré l'ombre d'un arbre voisin sous lequel il s'est étendu pour lire. J'avais pour le dîner, arrêté un menu tout simple tandis que je réservais plus d'abondance et de recherche pour le réveillon: puisque nous avions le plaisir inattendu de réveillonner avec un hôte de passage, dans cette brousse, nous nous promettions de fêter dignement ce double événement. Mais...rien ne s'est passé suivant le programme ainsi préétabli. Au moment de l'apéritif; vers 17 heures 1/2, alors que tout s'annonçait pour le mieux, les porteurs de monsieur Réhlié arrivent avec quelques colis, surveillés par un garde-cercle. Malheureusement, ces colis étaient: la caisse de popote la caisse de provisions et une de linge, alors que, justement, ces caisses, inutiles ce jour-là, auraient dû rester au campement précédent, suivant les instructions pourtant précises et réitérées données, tandis qu'il aurait fallu apporter les deux caisses de papiers, livres, journaux. Ca, c'était bien africain. Ne sachant plus au juste ce qui leur avait été dit, les gens n'avaient pas hésité à prendre les caisses de vivres, plus utiles à leur sens, que n'importe quelles autres. Quoiqu'il en soit, à cette vue, monsieur Rélhié est devenu furieux et, pour punir ses gens de leur bêtise, ordonné que tous repartiraient immédiatement au point de départ, sans repos, sans nourriture. Lui-même, s'excusant auprès de nous de cet incident fâcheux et pour donner plus de poids à son mécontentement, fit seller son cheval et à 18 heures, la petite caravane reprenait le chemin du Nord pour ne s'arrêter qu'à 35 kilomètres plus loin. J'avoue que j'étais toute désappointée, ne sachant plus que faire: ou admirer la résolution implacable de notre hôte, n'hésitant pas à s'enfoncer dans la brousse cette nuit même, pour une erreur en somme anodine de ses gens, ou déplorer la perte de la petite fête que nous avions projetée à son intention. Décontenancés tous deux, mon mari et moi, nous n'avons fait qu'effleurer le repas du soir et à 19 heures, déçus, nous nous sommes couchés, laissant à Morphée le soin de procéder, pour nous, à la veillée de Noël. Par exemple; le lendemain, nous comptions bien nous dédommager de notre déconvenue, pensant que le Ciel nous devait tenir compte, en un jour aussi important, de cette déception imméritée. C'était encore une erreur.

Premier Noël au campement

Ce 25 Décembre, au réveil, rien, dans la nature, ne marquait qu'un anniversaire quelconque, important ou non, se devait célébrer, rien n'indiquait que les hommes, sur la terre, devaient se réjouir spécialement et en choeur. Immuablement, le soleil, à sa brusque apparition, balaya la nuit d'un bond, comme il avait coutume de le faire depuis pas mal de temps, probablement. C'était trop naturel et trop régulier pour qu'on ait pu en déduire que, ce jour-là, quelque chose d'extraordinaire devait se passer ou se commémorer. En songeant à la fête de Noël, j'ai éprouvé, à ce moment une impression pénible: j'étais obligée de me rendre compte que la Nature ne prenait pas le moins du monde souci de cet anniversaire, si attendu et si fêté dans notre Europe. Nos gens, comme à l'ordinaire, se rendaient à leurs occupations journalières sans préoccupation d'aucune sorte. Partout aux alentours, autour des cases du village, l'animation coutumière commençait sans plus de hâte, sans plus de gestes. Aucun clocher ne faisait retentir les joyeuses volées de ses multiples cloches. Un jour comme les autres, s'annonçait seulement, qui devait s'ajouter aux autres déjà disparus et qui, comme les autres, devait passer sans laisser de traces. Noël! Que de souvenirs joyeux évoqués, pourtant, par ce mot que je croyais magique. N'était-ce donc qu'illusion? Malgré son prestigieux cortège, cette fête, lumineuse sous d'autres cieux, des petits et des grands, célébrée solennellement par des millions d'êtres humains, ne serait-ce donc qu'une convention comme... le calendrier, comme... l'horloge, comme... beaucoup d'autres choses encore? En tous cas, la Nature- (puis-je dire Dieu, par équivalence?)- ne s'en préoccupait guère, ce jour-là et j'ai eu la révélation qu'elle ne devait pas autrement s'en occuper à n'importe quelle époque. Je commençais à percevoir que ses fonctions s'accomplissent imperturbablement en ses rouages innombrables, impalpables, inconcevables, mystérieux, dont nous ne sommes que des particules négligeables pour Elle, pour Lui. Donc, sur notre planète et sur notre point géographique ce matin- là, nous deux seuls, mon mari et moi, avions un anniversaire à célébrer,pour nous mettre à l'unisson des Nôtres, pour nous relier à eux par la pensée. Aussi, sans rien bouleverser dans notre entourage, nous nous étions amusés à faire une toilette d'apparat, moi recevant les hommages et galanteries amusantes de mon mari qui ne pouvait m'offrir d'autre cadeau. Pour l'apéritif de 11 heures, le phonographe nous prêtait gracieusement le concours généreux de ses artistes collaborateurs et le déjeuner s'absorbait ensuite avec satisfaction. Il n'était composé, pour la circonstance, que de produits de France en conserve, solides et liquides. Sieste. Promenade équestre vers le soir. Puis, nous promettant de bien terminer ce jour de fête imaginaire, nous rentrions au bercail avec un certain appétit. En vue de jouir des lumières des 5 ou 6 lanternes allumées avec intention et aussi pour avoir le plaisir de m'en servir, j'avais sorti mon plus beau service de table complet, qui semblait aussi éblouissant (le croyais-je du moins ) que les étoiles naissantes au-dessus de nous. Ne mentionnons pas les moustiques ni les autres insectes ailés et "zizillants" qui viennent participer, sans aucune invitation, aux manifestations lumineuses de ce genre. Avec une certaine satisfaction, j'invite mon compagnon à prendre place à table et je sonne pour le premier service, ravie de voir apporter précieusement une magnifique soupière argentée. Il n'a pas été long, mon ravissement! A la première cuillerée, mon mari s'exclame :- Pouah, qu'est-ce que cette horreur ? Je palis, je trembles, veux me rendre compte par moi-même et, en effet, je constate que le contenu de ma belle soupière est une infection. Le boy, Suleyman, interrogé, répond tranquillement: - Ca, Madamou, y en a pintade qui commencé pourrrie, ça pourquoi le soupe y en a pas bon. - Mais pourquoi ne m'as-tu pas prévenue? - Ah, Madamou, moi y en a faire boy seulement, moi y en pas faire cuisinier. Haussant les épaules de dépit, je me précipite vers la cuisine où, en effet, le cuisinier Bala m'affirme, sans s'émouvoir le moins du monde, que la pintade, tuée de la veille au matin, commençait sérieusement à se gâter. - Et, ajoute-t-il, moi y en a voir toi beaucoup zolie z'ord'hui, toi y en a faire tam-tam blanc vic Moussié, moi pas vouloir "merder" toi vic le soupe. Que dire? Evidemment; si c'était Noël pour nous, rien ne l'indiquait aux autres et j'aurais dû faire comme eux pour avoir de meilleure soupe. Quoiqu'il en soit, cela a suffi pour assombrir et même terminer brusquement le repas si mal commencé. Sans toucher à la suite pourtant succulente que je présentais, mon mari s'est étendu sur sa chaise longue et j'ai dû, en me lamentant, procéder à la desserte de tout ce luxe qui n'avait pas servi. Mais, par exemple, la leçon m'a bien servi et.... me sert encore à l'occasion. Pour comble d'ironie l'ai-je pensé alors dans mon désarroi, le muphti de la mosquée proche se mit à clamer l'appel à la prière du soir, comme chaque soir du reste, mais, le croyais-je, avec un accent, une tonalité, une conviction non encore remarqués. Allah akoubar, Allah akoubar Allah il allah, Allah il Allah Mohammed il rassoul Allah Allah sam, Allah salam Allah akoubar la Illah, Il Allah.................... ! Décidément, il me semblait que quelques fibres de détachaient de moi pour être remplacées diversement par d'autres. Allah! Noël! Mohammed! Dieu?? La nuit, superbement étoilée, m'offrant sa voûte magnifique, profonde, insondable, m'emporta dans ses immensités, sans rien me dévoiler d'ailleurs, mais me procurant, ainsi qu'à mon mari, un réveil calme et souriant le lendemain. Qu'était-ce en somme, ce matin-là, que ce petit incident moi, qui, la veille, étais tentée de le considérer comme une catastrophe ? Allègrement, j'ai repris mes fonctions quotidiennes. Il fallait recommencer l'emballage sommaire de tout ce que j'avais sorti des colis, en vue de leur transport à notre nouvelle résidence. Mon mari m'annonçait que ce serait pour bientôt et, en effet, le 30 Décembre était le jour fixé pour le déménagement. Ce jour-là au matin, une nuée de gens presque nus, que le "Balaoun- Naba" nous présentait comme déménageurs, s'abattait pacifiquement autour du campement. Comme tout était prêt à les recevoir au nouvel emplacement, mon mari en fit charger tout une troupe qu'il précéda, me confiant le reste de la besogne. Avec une pareille multitude, elle n'a pas traîné, la besogne. En un clin d'oeil, tout ce qui restait était attrapé par les plus zélés qui, une fois leur chargement sur la tête, se sauvaient à toute vitesse (dans la bonne direction) pour être libérés plus rapidement. Mais les malins, il y en a aussi parmi les plus primitifs des hommes, attendaient la fin. Comme ils avaient pu se rendre compte qu'ils étaient bien trop nombreux pour le nombre de colis à transporter, même allégés et dédoublés qu'ils voyaient, ils ont attendu que les plus impatients soient partis, si bien que, quand tout était presqu'enlevé, ils se sont précipités sur les accessoires. C'est ainsi que deux s'emparaient de chacun une de mes pantoufles, deux autres de celles de mon mari, un de mon ombrelle, d'autres d'un balai, d'une poêle à frire etc... qu'ils portaient triomphalement sur leur tête, comme s'il s'était agi d'un lourd colis et, les plus fins des fins, de chacun un cheval ou un bourricot sur lesquels ils sont montés. Au lieu de porter un colis, ils se faisaient porter par le colis. Trouve-t-on mieux en Europe? C'est au milieu de l'équipage formé par ces malins, équipage des plus pittoresques, que je me suis mise en route, à cheval bien entendu, entourée de mes serviteurs particuliers qui avaient fait transporter, eux aussi, leurs bagages par la horde précédente et escortée par les émissaires du Naba, tenant à se rendre compte de la bonne exécution de leur mission. La traversée de cette partie du village n'a pas manqué d'être sensationnelle, les gens, sur notre passage, me saluant sympathiquement à leur manière et sans encombre, j'arrivai au lieu de notre nouvelle résidence, surprise d'y trouver un tel grouillement, au milieu d'un tel petit village qui n'existait pas quelques semaines auparavant.

Notre Résidence Numéro 1

Comme je le relatais précédemment, je m'étais astreinte à ne pas suivre les travaux d'aménagement de cette première et éphémère résidence. Je voulais, depuis que je commençais à vivre dans un monde de merveilles, me procurer une sensation d'ensemble de plus: me réserver la surprise complète et entière de cette création. Je ne fus pas déçue, au contraire, quand mon cheval trouant la brousse, m'arrêta devant le petit village qui se trouvait devant moi, rempli du monde des porteurs et de nos gens, pêle-mêle, au milieu de la clairière. Mon mari m'attendait à l'entrée de nos cases et m'en fit immédiatement les honneurs. La demeure qui nous était destinée était vaste et ainsi composée: Quatre cases rondes aux quatre coins d'un carré, reliées deux à deux par une espèce de hangar, une autre case ronde dans le fond pour la cuisine, le tout construit en terre "marchée" ou torchis et, bien entendu, couvert en paille et formant une enceinte avec une seule porte d'entrée. Voici à peu près le plan rudimentaire de cet ensemble: Le côté gauche, en entrant, devait être notre demeure personnelle; sous la paillote rectangulaire, devait se trouver notre salle à manger pouvant, suivant besoin, servir aussi bien de salon de réception, bureau etc... La première case ronde, à gauche, notre chambre à coucher et la case du bout, notre magasin à provisions. Le côté droit tout entier était destiné à recevoir les autres colis et à servir d'atelier à mon mari pour préparer tout ce qu'il allait falloir pour l'édification de notre construction définitive. Il devait; par la suite, y déballer tous ses colis d'outils et de différents matériaux, parmi lesquels les principaux étaient: une scie à ruban marchant à bras et à la pédale; tous les outils de menuiserie et de charpente; une petite écrémeuse pour essais, une petite presse à huile pour arachides etc.... En ce moment tout était encombré et les porteurs n'attendaient que mon arrivée pour être libérés. Ce fut fait séance tenante et toute cette foule se mit à s'écouler rapidement, non sans force saluts. Après leur départ, il ne restait plus que nos gens qui commençaient déjà à s'installer dans les nombreuses cases rondes toutes en paille, qui avaient été construites aux abords et aux alentours de notre paillote et dont quelques-unes servaient d'écuries individuelles à nos chevaux. Un parc pour nos bovins était également prêt et devait leur servir le soir même, à la rentrée de pâture. Le tout était confortable à souhait; aussi, est-ce avec le plus grand plaisir que je pris possession de ce campement et la direction de mes services de ménagère. Il me fallut encore une fois entreprendre le rangement de nos colis; mais cette fois, ce fut bien plus facile. Mon mari faisait mettre à droite ce qui lui revenait, tandis que le reste entrait à gauche où j'aurais tout le temps de m'en occuper petit à petit, au fur et à mesure de mes besoins d'emménagement. Dans ces conditions, le premier de l'an 1906 eut une toute autre allure que le Noël précédent et nous avons pu fêter l'avènement de cette nouvelle année sans anicroche et avec la plus parfaite joie. Ensuite, les journées furent amplement remplies par les multiples travaux encombrant à chacun de nous. Au bout de quelques jours, mon "appartement" prenait tournure. De petits rideaux égayaient les ouvertures qui servaient de fenêtres; des tentures ornaient celles qui servaient de portes. Nos lits "Picot" montés côte à côte, s'abritaient sous une vaste moustiquaire que je fabriquai, sous laquelle nous entrions chacun de notre côté. La cuisine recevait aussi mes soins. Les casseroles étaient pendues régulièrement et comme, cette fois, le foyer se trouvait à environ un mètre de terre et se composait de trois ou quatre sillons formés de briques séchées, je prenais plaisir à mettre, quelquefois, la main à la pâte. Cette expression me fait songer qu'elle n'était qu'une image car, de la pâte, de la vraie pâte, je ne pouvais en faire pour cause: nous n'avions pas de farine et ne nous soucions pas de nous en procurer à Ouagadougou, au magasin du Cercle qui, pourtant nous en aurait cédé bien volontiers. Nous nous passions complètement de pain, voilà tout, que nous remplacions par du riz cuit à l'étuvée ou par des "Ouosonofings" cuits à l'eau ou, aussi, par du tô, pâtons à la mode indigène, faits avec de la farine de mil ou sorghe et délicieux, ma foi. (Les ouosonifings, dont parlé ci-dessus, sont de petits tubercules légèrement teintés de bleu, rappelant de très près nos pommes de terre. Leur nom, en Bambara ou en Malinké, se décompose comme suit: ouoso=igname; ni=petit; fing=noir, ce qui fait: petit igname noir). J'avais aussi réouvert, mais en beaucoup mieux, ma salle de consultation médicale et, étant plus à l'aise pour donner les soins et pour installer ma pharmacie, je recevais et soignais mes patients et patientes de jour en jour plus nombreux. Il en venait des villages environnants, attirés par la renommée. J'étais, du reste, très fière de ces succès et sans aucun orgueil car, réellement, ce m'était très facile de soigner et guérir les malades qui se présentaient. Une pilule d'opium par-ci, quelques pastilles de rhubarbe par-là, une dose d'huile de ricin, pas mal de comprimés de quinine, de nombreuses lotions pour les yeux, quelques distributions d'eau boriquée bouillie pour les lavages à domicile, comprimés d'eau blanche pour les foulures, lavage des coupures et autres plaies similaires à l'eau oxygénée, teinture d'iode sur des gorges, bref, toute une médication facile à administrer, pour des malaises faciles à diagnostiquer. Tous les malades qui m'arrivaient étaient, il faut le dire aussi, si pleins de confiance et si sûrs de ma science que, je le crois sincèrement, cet état était déjà presque suffisant pour les guérir radicalement. Aussi, n'ai-je fait, dans ces conditions, que des cures merveilleuses, ou qui ont passé pour telles, ce qui revient au même. Pendant que je m'occupais ainsi, mon mari, lui, ne restait pas inactif non plus. En quelques jours, il avait transformé la partie droite de notre campement en un véritable atelier. Sa scie était montée et marchait à merveille. Un établi de menuisier était fabriqué et recevait tous les outils nécessaires. L'écrémeuse, marchait bien aussi, me donnait tous les jour une crème excellente avec laquelle je faisais mon beurre et des fromages divers. Toutes nos caisses, ou à peu près, avaient été déclouées et leur bois soigneusement préparé à d'autres usages. Parmi ceux-ci, les premiers travaux qui furent entrepris et réalisés, furent la confection de moules à briques. Comme il entrait dans le plan de mon mari de construire notre ferme en briques, il fallait, nécessairement, pour avoir des briques faire des moules. Aussi est-ce le premier travail qu'il entreprit et en quelques jours, une quarantaine de ces moules furent prêts, faits, comme je le disais, avec les planches de nos caisses. Puis, il fit une grande table fixe de salle à manger, de petites tablettes pour la tête de nos lits, une grande table de toilette des bancs, des tabourets, des fauteuils et autres menus meubles utiles. Au dehors, les gens défrichaient les broussailles et faisaient une provision de bois de chauffage pour la cuisine, pendant que quelques bûcherons improvisés abattaient ou essayaient d'abattre quelque uns des superbes "caïlcédrats" des alentours en vue d'en faire des pièces de charpente et des planches. Bref, nous nous sentions déjà chez nous et avions organisé nos journées de labeur en conséquence, labeur que nous accomplissions tous deux avec joie, satisfaits tous les soirs, du travail de la journée. Nos nuits n'en étaient que meilleures. Comme nous étions dans la période froide (relative), nous les passions sous notre paillote-chambre à coucher, sans le moindre souci. Quelquefois seulement, elles étaient troublées par le ricanement sinistre et lugubre, mais assez lointain cependant, de la hyène venant rôder aux alentours ou par l'intrusion d'un chacal effronté dans les casseroles de notre cuisine. Mais ce n'étaient que de petits incidents sans gravité, qui ne faisaient que souligner notre sérénité. En somme, notre petit centre était devenu une vraie ruche où chacun avait sa tâche à remplir et que dirigeait avec tranquillité mon mari, le premier travailleur de tous, du matin au soir à quelque besogne manuelle, commerciale, agricole ou intellectuelle. C'est dans cet état qu'est venu nous trouver, un jour, le 17 janvier pour être précise, le capitaine Lambert, commandant le Cercle du Mossi, arrivant de Ouagadougou en tournée d'inspection. Il voulut bien s'arrêter chez nous et je me fis un plaisir de le recevoir de mon mieux. Cette journée passa très rapidement et très joyeusement pour nous. Le capitaine, après le déjeuner et la sieste, alla au village accompagné de toute la suite du Naba venue le saluer et le chercher jusque chez nous; il revint dîner le soir et se remit en route à 23 heures par une nuit superbe, pour aller plus loin, voulant, lui aussi, profiter de la fraîcheur pour voyager. Cette aimable diversion à notre solitude fut, pourtant gâtée par un accident sérieux arrivé à un de nos gens: Bala, le cuisinier après son service du déjeuner, voulut aller se faire voir au village, lui aussi, et monta justement mon cheval "Chéfou" sans aucune autorisation. Malheureusement, en arrivant au village, au triple galop, le cheval buta on ne sait comment, roula à terre, entraînant son cavalier qui fut relevé avec la jambe gauche fracturée au-dessus de la cheville. On le transporta sur des branchages à sa case où j'essayai bien de réduire la fracture avec des planchettes et d'adoucir la douleur avec des compresses et des calmants. Mais le surlendemain, voyant qu'un mieux ne se présentait pas et qu'au contraire la fièvre empirait, mon mari prit le parti d'envoyer un émissaire rapide au docteur de Ouagadougou pour lui demander s'il voulait bien venir ou qu'on lui envoie le blessé. Ce fut le grand Samba Taraoré qui partit, avec la lettre insérée dans la fente longitudinale d'une branchette tenue à la main; vers six heures du soir. Il nous revenait le lendemain à minuit porteur de la réponse, après avoir fait, en 30 heures, deux fois le parcours de la distance de Mané à Ouagadougou, soit 160 klm. environ. Quels coureurs que ces hommes! Le docteur nous disait de lui envoyer le blessé. Sans perdre un instant, on décida de l'expédier sur le champ, pour qu'il profite de la fraîcheur du reste de la nuit. On le mit en hamac, que quatre hommes portèrent; on le fit accompagner par notre palefrenier Tiémaran et la petite troupe s'enfonça dans la nuit, les quatre porteurs devant se relayer de village en village. Cinq jours après, je sus, par Tiémaran, de retour que tous s'était bien passé et que Bala avait été remis entre les mains du docteur. J'en fus soulagée. La période qui suivit fut marquée par deux événements différents, peu importants par eux-mêmes, mais qui ont fait époque dans mon existence coloniale. Le premier de ces événements fut l'ouverture de nos chantiers de briquetiers coïncidant avec le tracé de notre future ferme. Mon mari étant prêt et ayant pris des arrangements avec le capitaine Lambert qui engagea les Nabas des environs à nous fournir les travailleurs moyennant salaire et nourriture bien entendu, les premiers manoeuvres, presque nus, nous arrivèrent un beau jour à une cinquantaine et, immédiatement, des équipes furent formées sous la conduite de nos gens. Une de ces équipes extrayait la terre argileuse propre à faire les briques; une autre était chargée de la corvée d'eau; une troisième, d'aller dans la brousse couper de la paille et la hacher assez menue pour la mélanger, comme liant, à la terre; une quatrième, de faire la pâte de ces briques en"marchant" ou piétinant, à la façon des potiers, la terre arrosée d'eau et mélangée à la menue paille. Enfin, les plus adroits de la bande étaient préposés à la fabrication proprement dite des briques, après avoir reçu, tour à tour, les leçons de mon mari, leçons qu'ils comprirent assez vite. Il est vrai que, pour ces remueurs de terre, ce n'était pas difficile. Des manoeuvres apportaient la pâte et le briquetier, ayant posé son moule à terre, prenait de cette pâte ce qu'il en fallait pour emplir le dit moule. Quelques coups de presse ou "tapette" pour aplatir et répartir également cette pâte dans le moule, un coup de lissoir pour l'égaliser sur le dessus et, le moule enlevé, le petit cube restait sur place pendant que le briquetier recommençait l'opération à dix centimètres plus loin. Ce chantier était organisé au bord même de la Volta sur un grand terrain bien lisse qu'on avait débarrassé, à cet effet, de toute végétation et les briquetiers travaillaient les uns à côté des autres en suivant, chacun, la ligne tracée par les briques qu'ils laissaient devant eux. Bien sûr, le premier jour, ça n'allait pas tout seul; mais le second et le troisième, les équipes commençaient à bien saisir l'ensemble du mouvement et les travailleurs à prendre goût à leur nouvelle besogne qu'ils comprenaient mieux. Aussi, au bout d'une semaine, ce n'était plus, pour mon mari, qu'un travail de surveillance générale avec, en plus, le soin de faire relever sur un des petits bouts, les briques déjà faites et séchées d'un côté, pour les faire sécher complètement, travail qui devait se faire automatiquement tous les jours. Ces briques, une fois bien sèches, étaient presque aussi dures que celles que nous avons en Europe et, en tous cas, parfaitement aptes à remplir le rôle auquel elles étaient destinées, se maniant et se taillant parfaitement. Il fallait, pour ce genre de travail, une grande superficie de terrain libre, mais Dieu merci, nous n'on marquions pas et, du reste, l'emplacement des premières briques devenant libre après leur transport en tas à l'endroit où devait s'élever notre maison, permettait d'autres opérations semblables. En même temps, avec l'aide de Petit, mon mari avait déterminé, mesuré et piqueté l'emplacement de notre ferme. Elle devait être orientée: façade principale au Nord, parallèle, presque, à la Volta, à environ 300 mètres de la limite des inondations; le grand axe de l'habitation Est-Ouest, le pignon Est abrité par le groupe des baobabs géants dont j'ai parlé précédemment, en prévision des tornades qui ne manqueraient pas de projeter avec violence, de ce côté, la pluie des tropiques. Cet emplacement une fois piqueté, de légères fondations avaient été creusées pour supporter les murs, à environ 25 centimètres de profondeur, ce qui était suffisant, puis, au fur et à mesure que les briques étaient sèches, elles étaient apportées et déposées en tas, le long des futurs murs pour en faciliter la construction. Ces premiers préparatifs faits, mon mari m'initia à tous ces travaux, afin que je puisse le remplacer pendant un déplacement de quelques jours qu'il devait faire, pour aller régler quelques affaires à Ouahigouya. Ce fut là le deuxième événement prévu plus haut et non le moindre pour moi. J'en étais anxieuse à l'avance et la pensée de me trouver absolument seule au milieu de tous ces gens et de tous ces travaux me serrait le coeur. Certes, ces absences avaient été envisagées entre nous, mais tant qu'elles n'avaient été que de la perspective, je ne m'en formalisais pas beaucoup. Cette fois, la première allait devenir effective et je me demandais comment j'allais me comporter. Je pris toutefois mon courage à deux mains, reçus et retins le mieux possible les explications au sujet des travaux et, le 1er Février, à 6 heures du matin, je mettais mon compagnon à cheval pour le départ. La veille au soir, nous avions préparé ensemble ses petites affaires de route. Oh, pas grand'chose car, pour une absence de si courte durée et un voyage si peu long: 164 klms à l'aller et autant au retour, un "Soudanais" de sa trempe n'avait pas à s'embarrasser de grand bagage. Sur sa selle, un hamac et un petit oreiller roulés par devant; une grande couverture de laine roulée par derrière; dans une des fontes, une demi- bouteille de "Pernod"; dans l'autre, une demi-bouteille de champagne; dans ses sacoches, cuiller, fourchette, couteau, quelques petites boîtes de conserves, des mouchoirs, une serviette, une éponge, de la quinine et... c'est tout. Aucune autre provision, mon voyageur devant, suivant sa coutume ancienne, manger chez les indigènes la cuisine qu'il y trouverait. C'est du reste la seule façon pratique, au Soudan, de voyager vite, bien et longtemps, n'étant embarrassé par aucun porteur et étant certain de trouver sa nourriture sur la route. A la seule condition, cependant, qu'on soit très aguerri qu'on connaisse son Soudan à la perfection, qu'on soit sobre, résistant et qu'on accepte, sans répugnance, les plats les plus divers et plus bizarres que peuvent fournir les indigènes. Quoiqu'il en soit, mon mari, ainsi paré, partit à cheval avec un seul palefrenier, à cheval également bien entendu, nommé Cussmann, mossi de naissance, très fidèle et débrouillard, tout le reste de notre personnel restant à ma disposition et... à ma charge. Les adieux ne furent pas longs, extérieurement; mais si mon compagnon s'en allait sans appréhensions, il n'en était pas de même pour moi. Enfin, puisqu'il le fallait, je pris le dessus, revins à la case pour reprendre mon costume mi-masculin et pas ai toute la journée dehors, à cheval moi aussi à aller d'un chantier à l'autre, surveillant par-ci, redressant par-là, bref, faisant de mon mieux pour que le travail continu comme auparavant et, le soir, je fus toute étonnée et tout heureuse d'avoir pris tant de goût à l'action: je ne m'étais pour ainsi dire par aperçue que j'étais seule. Ce ne fut que pour le repas du soir et le commencement de la nuit que la solitude commença à se faire sentir, mais pour faire diversion, je me suis mise à écrire, à lire, puis m'endormis paisiblement sans le moindre cauchemar. Le lendemain et les jours suivants, je repris mes fonctions de "maître", me levant un peu avant 6 heures pour, à cette heure exacte, faire retentir la brousse du sifflet de commandement que m'avait laissé mon mari à cet effet. A cet appel connu, les gens sans se prévaloir aucunement de l'absence du "Blanc" ni de son remplacement par une ‘ Blanche" reprenaient leurs occupations de la veille et, peu après, j'étais , moi aussi, au milieu d'eux. Tout mon monde travaillait comme de coutume: les briquetiers, qui faisaient une moyenne journalière de 2000 pièces, en ont fait, sous ma direction, 2100 et même 2120 une fois. J'en étais contente et le leur faisais dire, ce qui avait l'air de leur plaire. J'allais aussi à la chasse aux environs, espérant tirer une antilope, mais je n'ai pu abattre que deux ou trois pintades et un lapin. Enfin le 5 Février, vers 16 heures, j'aperçus, de l'autre côté de la Volta, un cavalier blanc suivi d'un noir, arrivant au galop, et à 16 heures 1/2, mon mari s'arrêtait au seuil de la clairière, où j'étais accourue au-devant de lui, avec une joie sur laquelle il est superflu que je m'étende. Comme il n'était pas encore tard, après quelques minutes de repos et un rafraîchissement nécessaires, il tint à venir avec moi faire un tour sur les chantiers où je lui montrai avec fierté que son absence n'avait nui en rien à leur marche, ce qu'il constata avec une véritable joie, non pas tant pour le travail fourni, mais pour la façon magistrale-m'a-t-il dit- de l'avoir conduit et fait exécuter. Si j'étais fière et heureuse de ce compliment? Je le laisse à penser. Quant à lui, mon voyageur, il ne paraissait pas plus fatigué que s'il revenait d'une promenade. Et pourtant, il venait d'abattre ses 328 kilomètres en cinq jours d'absence, dont un de séjour à Ouahigouya et sur des chevaux différents ce qui, paraît-il, est encore plus rude, puisqu'on doit passer, sans transition, de l'allure d'une bête à l'allure inconnue et différente de la suivante. En effet, pour aller aussi vite et aussi loin, ses propres chevaux n'auraient pu résister. Aussi, s'était-il arrangé sur sa route, pour changer de monture tous les 30 ou 40 klms, à la manière de nos anciennes postes et les ramenant, au retour, à tour de rôle à leurs propriétaires respectifs. De cette façon, on peut abattre du chemin; mais, comme je répète, à condition d'être rudement aguerri, d'autant plus qu'à cette allure, il n'est pas prudent de voyager de nuit. Tout cela aidant, nous étions heureux tous deux de notre revoir et je ne sais plus trop lequel était le plus fier de l'autre. En tous cas, cela me permit de bien augurer de la suite de notre vie coloniale. Je venais de subir gaillardement une autre épreuve et me sentais beaucoup plus confiante en moi-même. Entre temps, j'avais reçu différentes visites de gens des villages voisins, en dehors de mes malades habituels, notamment du Mané-Naba, venu avec sa suite inévitable, voir comment je supportais mon veuvage momentané et me saluer en partant à Ouagadougou, où il se rendait auprès du capitaine. Une lettre du docteur, également m'avisait qu'il avait dû couper la jambe de Bama, juste au-dessous du genou, des plaies anciennes ayant envenimé la fracture et nécessité cette opération qui avait parfaitement réussi. Le surlendemain de ce retour, une autre caravane nous arrivait par la route de Ouagadougou. C'étaient d'autres gens engagés par mon mari, venant directement de Bobo-Dioulasso, chef-lieu du pays bobo, à environ 25 étapes dans le Sud- Ouest. Cette caravane, pleine de pittoresque, était ainsi composée: Mamadou Ouélé, un tout petit bonhomme, de mère Ouoloff, de père Toucouleur, au teint du plus beau noir, aux traits fins et sympathiques, ouvrait la marche à cheval. Il était comiquement vêtu d'une ample redingote noire, d'une culotte blanche, botté de jaune et coiffé d'une magnifique chéchia rouge. Son fils aîné, Tiémoro, était à califourchon sur le devant de la selle. C'était le menuisier, accompagné de sa femme, Fatimata, une Ouoloff, à cheval sur un bourricot, portant son second fils, Yousouffou, sur son dos, à la mode indigène. Moussa Cissé, l'aide-menuisier, vêtu, lui d'une vieille tunique de fantassin français, dénichée Dieu sait où, d'une culotte jaune et coiffé d'un fez noir. Il allait à pied, suivi de sa femme, juchée sur un bourricot elle aussi. Puis trois autres Ouoloffs, non encore connus de mon mari engagés par Mamadou Ouélé comme maçons et enfin les porteurs de bagages de cette petite troupe, porteurs venus directement du pays bobo et en ayant parfaitement les signes distinctifs dont le plus marquant est le costume, composé simplement d'une ficelle autour des reins, soutenant une bandelette d'étoffe sale, de dix centimètres au plus de largeur, leur passant entre les jambes juste pour cacher, ou si l'on veut, pour souligner le sexe. L'arrivée de la caravane fut une fête pour tous le monde car les deux premiers, qui avaient été au service de mon mari pendant cinq ans auparavant, tant à Bamako qu'à Koulikoro qu'à Bobo-Dioulasso, connaissaient presque tous nos gens déjà arrivés avec nous à Mané, eux aussi au même service depuis le même temps. Aussi furent-ils accueillis avec les transports enfantins manifestés par les nègres dans la jubilation et furent-ils installés, questionnés, fêtés et rassasiés par tous avec ampleur. Dès leur arrivée, on commença les constructions. Mamadou Ouélé, prenant son service le lendemain, fut chargé de tout le travail du bois et, comme il connaissait son affaire, mon mari n'eut qu'à lui donner quelques directives générales. Puis il emmena avec lui les maçons et, ce fut le cas de le dire, les mit au pied des murs à monter: sur les trois, un seul savait a peu près ce que pouvait être une truelle, un cordeau, un niveau, une règle, un fil à plomb; quant aux deux autres, c'étaient simplement des manoeuvres. Néanmoins, les plans étaient tracés, les murs piquetés et les fondations creusées, le travail commença de suite sous la surveillance directe de mon mari qui, lui aussi, se mit à la besogne en se chargeant surtout de la rectitude des angles. Ce fut alors une période de pleine activité où tous les corps de métier étaient représentés, ou à peu près, et où toute une foule s'agitait pour confectionner une demeure digne d'une Blanche, ainsi que le voulait mon seigneur et maître. Les semaines qui suivirent furent ainsi pleinement employées et, en dehors du travail qui avançait normalement, des achats de bétail et autres mille occupations diverses, rien de saillant ne se présentait, sauf la capture et la fin d'un petit caïman qui essayait de s'emparer d'un jeune veau et que les bergers furent assez heureux de capturer et de faire tuer par mon mari d'un coup de fusil. La température devenait différente. Un vent sec venant de l'Est, desséchait tout, gerçait les joues, les lèvres et la peau des nègres qui étaient obligés de se la frotter avec un corps gras quelconque. Quelques gouttes d'eau tombaient de temps en temps à de rares intervalles. On sentait que le renouveau s'approchait, renouveau qui s'appelle, dans cette contrée, la saison des pluies. Il était vraiment temps, car l'herbe de la brousse devenait rare et sèche et la Volta elle même ne laissait plus couler qu'un mince ruisseau d'eau au milieu de son large lit desséché. Pendant cette période de travail intensif, les journées passaient avec rapidité et rien de sensationnel ne venait troubler le tran-tran établi. Nos ouvriers divers étaient à leurs chantiers et les murs de notre ferme montaient à vue d'oeil. Cela n'allait pas toujours tout droit, cependant; mais avec de la bonne volonté, de la patience, de la persuasion, on y arrivait sans trop de tracas. Je n'avais pas grand'chose à faire personnellement, en dehors des occupations générales que j'ai indiquées et, entre temps, je m'amusais à dresser un jeune chien du pays, baptisé "Damou" par nos gens parce qu'il m'appartenait (Damou, diminutif de Madamou, Madame). J'avais aussi une gazelle toute jeune, qui m'avait été apportée un jour par un de nos bergers qui l'avait capturée dans la brousse. Cette jolie bête fut bien vite apprivoisée et, quoiqu'en liberté, elle se trouvait toujours là à mon appel et faisait très bon ménage avec le chien Damou et tout notre entourage. Parmi mes malades, un jour on m'apporta un grand diable de Mossi, la tête pleine de sang. Quelques explications demandées me permirent de savoir que le dit mossi, ayant bu passablement de "dolo" (bière indigène), s'était pris de querelle avec quelques autres buveurs et que ceux-ci lui avaient octroyé des coups de couteau. En effet, après avoir copieusement lavé la tête de mon patient, je lui découvris cinq belles estafilades sur le cuir chevelu et une entaille beaucoup plus sérieuse au cou, sans gravité apparente cependant, mais laissant voir, entre les lèvres béantes de la plaie, les chairs et tendons de l'intérieur. Sans trop m'émouvoir de tout ce sang qui coulait en abondance et régulièrement, j'ai entrepris le pansement de ces plaies (de belles plaies ma foi et bien saines) en y introduisant de l'eau oxygénée et de la teinture d'iode ensuite, sans parvenir à faire seulement tressaillir le blessé qui se laissait faire avec une docilité de statue. Cependant, comme il avait perdu beaucoup de sang, je le fis transporter, par ses camarades, sur un brancard de fortune jusqu'à sa case, à quelques kilomètres de là et, quelques jours après, je sus que tout allait pour le mieux quand il revint pour se faire panser et arranger de nouveau. Je ne l'ai plus revu ensuite; cette deuxième séance, probablement, l'avait guéri tout à fait. Je m'amusais aussi avec les enfants de nos gens, augmentés des deux petits de Madamou Ouélé, charmants bambins très familiers et, malgré tout, très réservés. Je leur confectionnais de petits vêtements mi-européens mi- indigènes, qu'ils portaient avec désinvolture, au grand plaisir des parents. Entre temps, je surveillais plus particulièrement l'aménagement de notre futur jardin potager. Son emplacement avait été choisi sur la rive gauche du marigot. Le terrain, en pente douce, était un ancien champ de coton qui, défriché, devait se prêter parfaitement au but proposé, car le sol était composé de bonne terre arable, profonde, et, tous les jours, on y apportait le fumier de nos bêtes. Une clôture était faite. On traçait les carrés et les allées et sentiers correspondants et nous attendions les premières pluies pour retourner la terre et commencer nos semis, soit de pleine terre, soit de replant. Quelques petites ondées nous arrivaient bien de temps en temps, mais elles étaient si courtes et si timides qu'elle laissaient plutôt haletants les gens qui aspiraient à la grande tombée. Je prenais plaisir, aussi, à suivre les indigènes dans leurs travaux de récolte des poissons dans le lit desséché de la Volta. J'emploie le mot "récolte" car je n'en vois pas d'autre plus exact pour dénommer l'opération à laquelle se livraient les riverains. Comme je l'ai déjà mentionné, à cette époque, la Volta ne consistait plus qu'en un mince ruisseau au milieu de son large lit. A cet endroit, ce lit pouvait avoir, aux hautes eaux, 1500 à 1600 mètres de largeur; conséquemment, cette largeur, presqu'en totalité, ne formait plus alors, qu'une cuvette de limon desséché et craquelé par le soleil. Mais, avant de devenir sec, ce limon, au fur et à mesure du retrait des eaux, se trouvait à l'état de boue liquide et c'est dans cette boue qu'une espèce de poissons se réfugiait tous les ans, à la même époque, pour y passer le temps de l'hivernage à eux assigné par la Nature. Ces poissons, de la forme de nos têtards, mais d'une longueur de 10 à 15 centimètres et d'une grosseur en rapport, de couleur foncée, portant deux barbillons ou barbue molles de chaque côté de la gueule, s'enfoncent donc dans la vase molle et y creusent un trou pour y attendre la saison des pluies suivantes, époque de leur résurrection aquatique. C'est donc un peu avant cette saison humide que les indigènes font leur récolte. Ils arrivent en bandes et, armés d'un long et mince bâton, pointu d'un bout, fichent ce bout par-ci par-là, en tous sens, à la recherche des trous. Dès que le bâton s'enfonce sans effort, ils reconnaissent à cet endroit, un trou de poisson et, avec une petite pioche, découvrent l'animal endormi qui, prestement passe de son lieu de repos dans le sac du pêcheur nouveau genre. Ces gens arrivent à en récolter ainsi de grandes quantités dans une journée. La récolte une fois faite, les poissons, sans autre apprêt, sont installés sur des claies légères, boucanes et enfilés en chapelets pour être ensuite exposés au soleil qui achève de les sécher et de les rendre parfaitement comestibles et marchands. Il s'en fait, du reste, un grand commerce et une grande consommation le long des rives de la Volta et, pour ma part, j'en faisais entrer souvent dans notre menu. Ils étaient savoureux, surtout préparés à la mode indigène, avec l'arachide pilée, des goumbos, du soumbara et autres ingrédients aromatiques et pimentés. Quelquefois, il se trouvait bien que certains sujets, pas très bien fumés, contenaient de gros vers blancs que le soleil avait fini par sécher dans le corps du poisson; mais le tout étant bien pilé ensemble, on ne s'apercevait que si on le voulait bien de ce supplément. Je n'ai jamais voulu y faire attention: ils n'en étaient pas plus mauvais. J'assistais aussi, de temps à autre, à des scènes de ménage. Aminata, la femme de notre palefrenier Tiémaran, jolie fille n'était pas, paraît-il, d'une fidélité à toute épreuve et il arrivait que, après quelqu'incartade par trop criarde, son seigneur et maître pourtant assez débonnaire, se fâchait et lui administrait une magistrale volée, ameutant ainsi le quartier des gens qui augmentaient le tintamarre par leurs cris d'encouragements et de protestations. Mais cela ne durait jamais bien longtemps. Le lendemain, généralement, tout était redevenu calme et Aminata, plus souriante que jamais, reparaissait au milieu de tout le monde comme si rien ne s'était passé. Il n'en était pas de même avec la femme de Moussa Gissé notre aide- menuisier. Celui-ci, long et mince comme un bambou, avait une femme, Aoua, (Eve) petite et boulotte qu'il adorait aveuglément. Mais notre Aoua (Eve, n'est-il pas aussi bien?) aimait assez faire goûter la pomme à d'autres qu'à son Moussa et alors, là aussi des scènes fréquentes surgissaient. Moussa ne la frappait jamais. Conscient de sa force prodigieuse, il ne pouvait se résoudre à s'en servir contre son gracieux petit bout de femme; mais, par exemple, il se répandait en reproches amers et, souvent, la chassait impitoyablement de sa case... jusqu'au lendemain. Un jour, pourtant, poussé à bout, il vint me demander une avance de 20 francs sur sa paie pour payer à sa femme, qu'il répudiait définitivement, le voyage jusqu'à Ouagadougou où, pour lui, elle devait trouver tout ce qu'il lui fallait pour commencer et continuer une nouvelle existence. Les 20 francs donnés, il recruta un Mossi des environs le chargea du bagage d'Aoua et de la femme et, pour être plus sûr que tout était rompu entre eux, se maria le même jour avec une fille du petit village voisin, moyennant le paiement aux parents d'un mouton et d'une chèvre. Le nouveau ménage alla bien ainsi pendant quelques jours; mais Aoua, en fille d'Eve qu'elle était, n'avait pas dit son dernier mot. Au lieu de s'en aller à Ouagadougou comme il était convenu, elle s'était arrêtée au village proche et, perfide ou maligne, avait demandé l'hospitalité justement aux parents de la jeune épousée sa remplaçante, attendant des jours meilleurs. Ceux-ci ne se firent pas désirer longtemps. A son tour Moussa apprenant que sa petite boulotte était si proche, ne put résister au désir de la revoir et, un soir,; laissant sa nouvelle compagne dans sa case, il s'en fut retrouver l'autre qu'il ramena le lendemain triomphalement. A partir de ce jour, il fut bien heureux car, ayant deux femmes, il entretenait entre elles un certain état de jalousie qui assagit Aoua et le rendit beaucoup plus tranquille. Les autres gens, eux, étaient plus calmes et ne manifestaient guère que par leurs danses et palabres des soirs de clair de lune aux sons d'instruments variés et bizarres, faits soit d'un roseau troué soit d'une calebasse renversée, supportant un petit chevalet à une corde, soit d'une plus grosse à trois cordes, soit de tambourins de diverses sonorités. J'apprenais tous les jours quelques mots nouveaux de bambara, de mossi, de peulh et je parvenais à converser tant bien que mal avec toutes ces femmes rieuses et insouciantes. C'est ainsi que nous sommes arrivés, au beau jour, exactement le 15 mai, au moment de la prise de possession de notre vraie demeure. Celle-ci était enfin terminée dans sa partie principale tout au moins, c'est-à-dire qu'il ne restait plus guère que quelques petites dépendances à terminer, ce qui ne devait pas demander plus d'une huitaine de jours encore. Tout le reste était fini et habitable. Je ne veux pas m'étendre sur tous les travaux divers que cette construction avait nécessités, dont ceux de maçonnerie avaient été faits presqu'en entier par mon mari qui avait dû congédier, au bout de peu de jours, ses maçons ouoloffs (ou soit-disant tels) et se mettre lui-même à l'oeuvre en dressant quelques indigènes de bonne volonté. Aussi, ce fut avec un vrai bonheur que je secondai mon mari dans le nouveau et dernier déménagement et refis un autre emménagement. Mais, cette fois, c'était beaucoup plus facile, car j'avais à ma disposition de véritables pièces d'appartement et même des meubles véritables que Mamadou Ouélé avait fabriqués, en vrai menuisier qu'il était. D'abord, un immense lit, dont le fond était constitué par une grande et unique paillasse, très épaisse, remplie de feuilles de maïs séchées, sur le dessus de la quelle se côtoyaient deux beaux matelas en kapok, ou soie végétale donnée par le fruit de l'arbre connu sous le nom de fromager, que les indigènes avaient été chargés de recueillir dans la brousse à cette intention. Draps, couvertures de laine, oreillers de kapok également bref, j'avais là, en un seul groupe, deux beaux lits véritables sous une moustiquaire plus vaste encore que la précédente. Nous avions nos tables de nuit, des tapis de rotin partout, une armoire à linge, des pendoirs etc.. La salle de bains, attenante d'un côté, permettait de se livrer à toutes les ablutions désirables et, de l'autre côté, le bureau invitait au travail. J'y avais aussi installé ma machine à coudre. La salle à manger, au milieu, presque complète, fut étrennée comme on le pense, dès le premier soir, qui fut terminé par une audition de tous nos disques de gramophone, donnée du haut de la terrasse à tous ceux qui purent ou voulurent l'entendre. Nous étions enfin chez nous et, comme la brousse environnante était composée en grande partie de mimosées, nous avons baptisé notre domaine:La Ferme des Mimosas. Cette date de prise de possession a été, pour ainsi dire, providentielle car, le lendemain même, éclatait la première tornade de l'année et, comme de coutume, cette tornade a été formidable. Depuis le matin, ce jour-là, il faisait une chaleur de plus en plus lourde, suffocante; puis, peu à peu, le ciel devenait livide, couleur de plomb et le soleil ne laissait plus filtrer que des rayons estompés et trop chauds. Aucun souffle d'air ne refraîchissait l'atmosphère et un silence profond régnait sur toute la nature environnante: on sentait que quelque chose d'insolite se préparait; les bêtes elles-mêmes étaient inquiètes. Tout à coup, vers 15 heures, un énorme point noir se dessine à l'horizon, dans l'Est, grossit, grossit à vue d'oeil et, en un instant, le temps devient sombre, couvert par de monstrueux nuages noirs accourant très vite et très bas, se dirigeant vers l'Ouest, pressés d'accomplir on ne sait quelle tâche lugubre. Au même instant, un terrible vent se met à souffler, soulevant une poussière aveuglante, faisant claquer furieusement tout ce qui n'est pas bien attaché, courbant tous les arbres, même la cime des ventrus baobabs nos voisins, avec un bruit apeurant de tempête. Puis, presque sans transition, un formidable coup de tonnerre éclate à la suite même d'un éclair déchirant et voilà l'orage déchaîné. Dieu, quel orage! Ceux que j'avais subis l'année précédente n'étaient en rien comparables à celui-ci. D'abord, je ne les avais subis qu'en pleine saison des pluies, alors qu'ils n'avaient déjà plus leur violence du début et puis leur souvenir était déjà lointain. Tandis qu'après cette longue période de saison sèche, de temps calme, brûlant, pur et toujours ensoleillé, cette première manifestation, toujours plus accentuée que les suivantes, me parut réellement fantastique. En un rien de temps, ce fut un chaos indescriptible des éléments furieux, semant l'éprouvante partout. Les éclairs fulgurants, les coups de tonnerre impressionnants, le souffle puissant du vent, avec des reprises angoissantes, accompagnaient dignement une pluie vraiment diluvienne. Ce n'étaient pas des gouttes d'eau qui tombaient, c'étaient les nuages mêmes qui se déversaient sur nous en raies épaisses et pressées, les reliant à la terre qui, en quelques moments, fut inondée de partout. Ce déchaînement tropical dura plus d'une heure, après quoi, les nuages noirs étant allés se déverser ailleurs, dans l'ouest, et le vent s'apaisant comme par enchantement, le ciel redevint pur et le soleil radieux, comme ravi de nous saluer de nouveau, redonna aux alentours leur splendeur habituelle. Impatiente de me rendre compte des effets de cette tornade, j'entraînai mon mari à ma suite pour explorer les environs et ce ne fut pas ans surprise que, partout, je découvris des quantités de branches cassées tapissant le sol. Descendant d'abord jusqu'à l'emplacement de notre précédent campement, quitté de la veille, je ne découvris, là, qu'un amas de toitures et un enchevêtrement de cases écrabouillées, plongées par leur base dans l'eau bourbeuse et rugissante du marigot voisin, enflé jusqu'au débordement et se hâtant de déverser son trop plein dans le grand lit de la Volta. Il était donc grand temps, pour nous, d'être installés sur le haut du plateau, dans une véritable maison car, où nous étions la veille, il n'y avait plus que de l'eau, de la boue et des ruines. N'ayant pu traverser ce marigot tumultueux, nous sommes allés sur le bord de la Volta et là, je constatai avec ébahissement que toute la largeur de son lit était couverte de la même eau bourbeuse et descendant avec rapidité. Ainsi, il avait fallu à peine une heure pour remplir le fond de cette immense cuvette. Ce n'était certes encore qu'une couche d'eau relativement mince, mais je me rendais ainsi compte de la relation étroite entre l'importance des pluies dans ce pays et la puissance des moyens de leur écoulement, en songeant que, dans quelques mois, le fleuve aurait trois ou quatre mètres d'eau au moins sur toute sa largeur et sur tout son parcours supérieur. La saison des pluies étant commencée, le jardin potager fut entrepris en même temps que le jardin d'agrément. La terre était très douce à travailler; aussi, en quelques jours, les premiers travaux étaient-ils accomplis. Dans la campagne, tous les Mossis agriculteurs étaient également au travail de la terre. Les terrains à ensemencer cette année-là ayant été déterminés par le conseil des anciens dans chaque village, on les avait débarrassés de la végétation spontanée que les quelques années de jachères précédentes y avaient fait pousser. Puis, aussitôt cette première tornade qui avait amolli le sol, les premiers semis de maïs se faisaient avec ardeur et les moyens primitifs habituels. Ces moyens ne sont pas compliqués. Le cultivateur ne se donne pas la peine de retourner son champ à la charrue ni autrement et ce n'est certes pas là que le fabuliste aurait pu inviter les enfants de son laboureur à y venir découvrir le trésor dont il parlait car, si, réellement le trésor de la production s'y trouve également en principe, les moyens pour l'obtenir sont bien légers. Il est vrai que, pour des noirs, aux besoins limités, ils sont bien suffisants. Donc, lorsqu'il s'agit de semer une céréale, maïs, sorgho ou mil ou millet, le cultivateur s'arme de la main droite d'un hoyau à manche très court, au large fer et, de la main droite d'une petite calebasse retenue au poignet par une ficelle et remplie des semences voulues. Puis il gratte un peu la terre avec son hoyau (Daba, en langue Bambara), laisse tomber dans le petit poquet ainsi obtenu quelques graines prises dans la calebasse avec deux doigts et lancées adroitement, repousse la terre sur les graines avec un pied et continue ainsi jusqu'à ce qu'il se décréte fatigué. Ce degré de fatigue est, apparemment, ce qui limite la superficie du terrain à ensemencer. En réalité, je suppose que cette superficie est déterminée par des causes plus sérieuses; mais, en apparence, à défaut de bornes aux champs qui pourraient couvrir tout l'espace libre jusqu'à l'horizon, on est tenté de croire que la fantaisie seule détermine les emblavements. Cependant, en dépit de l'apparence rudimentaire et négligente de ces travaux d'ensemencements, cela a suffi réellement pour procurer jusqu'ici l'essentiel aux habitants qui, n'ayant pas pour leurs récoltes, d'autres débouchés que leur propre consommation, n'ont nul besoin d'en augmenter l'importance. C'est donc par le maïs que les indigènes ont commencé comme de coutume, leurs travaux de culture. Puis, les pluies, toujours sous forme de tornades au bruit effarant se succédant, la mise au sol du sorgho, du millet, du mil, des haricots, du coton et des diverses autres plantes comestibles ou industrielles, se poursuivit sans interruption. Nous-mêmes, avions complété nos semis dans nos potagers et, par la germination avancée des premiers, étions presque certains d'obtenir d'excellents résultats. Durant cette période de semailles, nous avons reçu, un beau jour, un émissaire du capitaine Lambert, nous remerciant de l'invitation que nous lui avions faite de présider à l'inauguration de notre ferme et nous avisant, qu'acceptant avec enthousiasme, il se ferait un plaisir de venir nous demander l'hospitalité très prochainement. Par conséquent, j'avais donc en perspective une mission de maîtresse de maison à remplir. C'était peu de chose, en considérant l'aisance avec laquelle on peut recevoir, même dans le dénuement le plus complet, un ou plusieurs "Broussards" de l'Afrique, surtout s'il s'agissait de recevoir le capitaine, si simple et si colonial. Néanmoins, comme il s'agissait de "pendre la crémaillère à la Ferme des Mimosas, que cette ferme était la première du genre depuis la création de la terre dans ce pays Mossi; qu'elle abritait sous son toit la première femme blanche arrivée dans ce même pays depuis cette même époque, probablement,; que la cérémonie devait être présidée par le Commandant du Cercle, c'est-à- dire par le représentant officiel de notre France lointaine, la "folle du logis" (comme a dit quelqu'un qui doit en être mort) s'agitait et je ne savais quelles dispositions prendre pour célébrer un tel événement. Heureusement comme toujours, les conditions habituelles de la vie en brousse ont tout arrangé à la perfection: je n'ai eu qu'à m'en rendre compte après, à ma satisfaction. Le 15 Juin au soir, un indigène m'apporte un mot annonçant la visite attendue pour le lendemain, le capitaine devant être accompagné par son secrétaire, l'adjudant Christiani. - Oh chic, dit mon mari à cette nouvelle. Je suis heureux que le capitaine ait eu la bonne idée d'amener avec lui ce vieux Christiani. Nous allons évoquer bien des souvenirs communs. (Je rappelle que ce monsieur avait été, vers 1898- 1900, un compagnon de mon mari au Tonkin et en Chine.) Moi... de me mettre à préparer le menu tant prévu et déjà tant bouleversé. J'avais tout un magasin de conserves à ma disposition, plus un canard énorme justement tué du matin, plus un mouton qu'on égorgea séance tenante, plus des volailles, des oeufs etc... C'était vraiment trop: je ne savais plus. Quoiqu'il en soit, le lendemain, c'était un samedi mon mari partit à cheval avec la suite assez imposante, ma foi, de tous ses gens à cheval aussi, sur la route par laquelle devaient venir nos hôtes et, vers 9 heures 1/2, toute la troupe s'annonçait par les youyou des femmes et leur agitation. Je m'apprêtai à être tant soit peu protocolaire pour recevoir ces messieurs mais.... mes frais de mise en scène m'ont été laissés pour compte. En effet, j'aperçus deux Blancs seulement, mon mari et un autre, causant et riant, faisant, bras dessus bras dessous, le tour de la ferme sans s'occuper de mon émoi et j'en eu l'explication peu après: Monsieur Christiani seul pouvait venir ce jour-là, le capitaine étant retenu ailleurs et ne devant venir que le lendemain. Faut-il dire vrai? j'ai été tout de suite soulagée de cet impromptu et c'est avec une cordialité sincère, se ressentant de cette détente, que je reçus notre "single" visiteur du jour qui ne m'intimidait pas le moins du monde puisqu'il ne représentait pas le "tralala" que je m'étais imaginé et, qu'au contraire, c'était un "copain" de mon mari, que je connaissais parfaitement, tant pour l'avoir déjà vu Ouagadougou que pour en avoir entendu parler maintes et maintes fois. Alors, tout a été facilité pour moi. J'ai mis au rancart toutes les cérémonieuses attitudes qu'il m'avait paru bon de concevoir à cette occasion et ce fut entre vrais camarades que la journée se passa. Elle se termina seulement après minuit. Ah, par exemple, j'en ai fait des voyages, en cette journée, avec ces deux compagnons "globe trotters" qui m'ont conduite au travers de leurs souvenirs très précis, dans les paysages colorés des Indes, les merveilles de la Cochinchine, la majesté de l'Annam, aux coutumes si cérémonieuses, le luxuriant Tonkin, avec ses forêts de bambous habitées par ses tigres redoutés, l'énigmatique Chine et sa population grouillante et que sais-je encore? Comme le tout a été agrémenté d'une magistrale tornade, de franche gaieté, de copieux repas, de musique et souligné ensuite d'une nuit claire et parfumée, cette première réception m'a tout à fait mise au point pour celle du lendemain. Elle eut lieu, d'ailleurs; comme prévu la veille, le capitaine étant arrivé à 9 heures exactement et, comme il s'est installé très simplement dans la chambre que je lui avais préparée, se sentant chez lui immédiatement (comme quiconque dans la brousse) tout s'est passé exactement comme la veille, avec un hôte intéressant de plus, voilà tout. Tout ce que j'avais pu imaginer de protocolaire pour la circonstance ne s'est nullement produit. Tel il était venu une première fois, Monsieur Lambert, tel il est revenu, sans plus. Seulement, appréciant réellement le confortable de l'habitation et félicitant sincèrement mon mari de ces travaux, il a voulu en marquer le charme par plus d'amabilité encore. J'ai fait de nouveaux voyages, ce soir-là, en compagnie de ses souvenirs mêlés à ceux de mon mari qui avait "bourlingué" dans les mêmes parages, l'Algérie chaude et voluptueuse, le Sud-Oranais, et le Sud-marocain, arides, déserts, faméliques, assoiffants, mais faiseurs d'hommes, premières marches du pays d'Antinéa. Ou bien, embarquant à bord d'un paquebot connu, traversant la Méditerranée par une mer idéale, au bleu impressionnant, frôlant l'Egypte, suivant les caprices du canal de Suez, implacablement monotone, fendant la Mer Rouge aux tempêtes furieuses et aux températures de fournaise, visitant Obock, Djibouti, d'infernale mémoire, tournant Guardafui, après avoir laissé les Anglais se morfondre sur leur rocher d'Aden et pénétrant dans l'Océan Indien pour aller me réconforter sur les verdoyants rivages de Zanzibar, ourlés de cocotiers géants, je me trouvais tout d'un coup pénétrant dans la radieuse baie de Nossi-Bé, une des îles Anjouan. Puis, après avoir atterri à Tamatave, je parcourais toujours portée par les souvenirs de mes compagnons de table, une grande partie de la grande Ile de Madagascar, en passant sur de rapides et légères filanzanes, dans des localités aux noms étranges, traversant des rivières infestées de crocodiles, des forêts remplies de singes grimaçants, de miasmes, de moustiques et de fièvres, pour faire le tour de Tananarive, de son "Zouma" animé et pour, enfin de compte, après avoir traversé d'autres mers, essuyé quelques naufrages, assisté à quelques autres aventures plus ou moins tragiques, plus ou moins comiques (celles-ci plus nombreuses que celles-là), demander grâce et nous permettre à tous une bonne nuit réparatrice. Le lendemain, départ de nos deux hôtes, monsieur Christiani retournant à Ouagadougou et le capitaine continuant sa tournée dans le cercle. Celui-ci se déclara enchanté de la réception, honoré du parrainage offert pour l'inauguration de la première maison de colons dans son cercle éloigné. A cette occasion, il m'a fait don d'une cloche en bronze, faite et ornée par des artistes fondeurs indigènes et portant en exergue "Les Mimosas Juin 1906", objet que je possède encore. Puis il s'éloigna de nous, après nous avoir fait promettre formellement de venir lui rendre sa visite à Ouagadougou pour le 14 Juillet suivant.

Mise en valeur de la Ferme et des troupeaux

Festivités du 14 Juillet 1906

Rien de particulier à signaler pendant les quelques semaines qui suivirent la visite du Capitaine Lambert. Comme prévu, puisque la saison était propice, l'herbe revenue, drue et succulente, offrait d'excellents pâturages à nos bestiaux qui se chiffraient à environ 400, répartis en plusieurs troupeaux paissant chacun dans une zone déterminée et rentrant le soir dans leurs parcs respectifs. Le potager était devenu magnifique et déjà nous nous régalions de ses premiers produits: radis roses; salades, haricots verts petits pois,escomptant les futures récoltes de tomates qui s'annonçaient superbes et abondantes, carottes, navets, céleris, choux et tant d'autres légumes d'Europe qui poussaient à merveille. D'autres semis avaient été faits des mêmes sortes pour en avoir une récolte échelonnée le plus tard possible avant la saison sèche prochaine. Nous avions également repiqué des plants de bananiers venus de Ouagadougou, ainsi que des pousses de goyaviers, des papayers, semé des ricins qui, déjà, devenaient très beaux. Egalement, un semis de "fromagers" nous promettait une belle pépinière pour l'année suivante. Bref, notre ferme prenait vraiment tournure. Le 11 Juillet, nous nous mettions en route pour Ouagadougou où nous devions, comme promis, assister aux fêtes du 14 Juillet, que le capitaine voulait plus somptueuses que d'ordinaire à notre intention. Etant devenue, à mon tour, une "broussarde" presqu'accomplie, ce petit déplacement ne me coûtait guère, au contraire. Le cheval m'étant très familier, pour ainsi dire, d'usage quotidien, il m'était indifférent d'en faire en ligne droite sur un sentier plutôt qu'en zig-zags dans la brousse des environs de notre demeure. Cependant, je me réjouissais de reprendre, pour quelques jours, la vie de nomade et de me retrouver quelques instants au contact d'autres Européens. Donc, le 11 Juillet, nous quittions notre ferme à 6 heures du matin pour nous arrêter à Zitinga, à environ 25 kilomètres, dans le petit campement de paille de cette localité. Le 12, en route à 5 h.1/2 pour aller camper, cette fois, à Bagaré, à 28 klms. plus loin. Enfin, le 13, nous arrivions à Ouagadougou vers 9 heures, accompagnés de plusieurs Européens venus au-devant de nous. Bien entendu, comme d'usage, nous avons été accaparés par tout le monde et avons dû, pour satisfaire chacun, arrêter le programme de notre séjour. Inutile de préciser que nous avons été reçus par tous, avec cordialité et largesse, l'occasion aidant. Dès le soir de ce jour, la fête du lendemain a été annoncée, suivant la coutume, par des salves d'artillerie et par une retraite aux flambeaux monstre, à laquelle participaient tous les tirailleurs qui n'étaient pas de service et une nuée de Mossis, tous munis de torches noirs qui se démenaient en dansant, chantant, hurlant, en un sabbat fantastique. Le lendemain, revue des troupes très réussie et très impressionnante. Dans ce lointain poste, on sentait, malgré soi, par la majesté de la cérémonie et la ferveur avec laquelle tous l'accomplissaient, on sentait, dis-je, la présence réelle de notre France, de sa force, de sa puissance et de son rayonnement, qui permettaient ainsi à une poignée des ses fils, de la représenter, de la faire vivre avec éclat en un point minuscule d'une immense contrée étrangère, au milieu d'une population énorme, subjuguée par cette puissance impressionnante émanant des quelques Blancs Présents et dont, seule encore, je représentais le sexe de perpétuité. Je me rendais compte, surtout après la cérémonie toujours émouvante du "Salut au Drapeau", que tous ces indigènes devaient se dire entre eux ou en eux-mêmes: c'est de femmes comme celle-ci que sont venus tous les hommes pareils à ceux-ci et le respect déférent qu'ils nous témoignaient rejaillissait un peu sur moi. J'en étais émue aux larmes. Après le déjeuner d'apparat, ce fut le grand "event" cher à tout Africain; des courses de toutes sortes, à pied, à bourricot, à cheval etc... Comme ce spectacle devait avoir lieu sur un grand terrain choisi à l'avance, à deux kilomètres de la Résidence, nous partions tous à cheval et arrivions en peloton compact et au galop au pied des tribunes en paillotes où une nuée de négrillons s'emparaient de nos montures pour les conduire au calme à distance. Toutes les notabilités indigènes étaient déjà rassemblées et la fête débuta par le défilé grandiose de tous ces chefs venus exprès des quatre coins du cercle, accompagnés de leurs dignitaires, membres de leur famille, serviteurs et autres gens formant leur suite naturelle. C'était vraiment un spectacle magnifique que cet écoulement ininterrompu de cavaliers impeccables, vêtus de tissus de coupes et de couleurs les plus variées, montant des chevaux fringants aux riches caparaçons et caracolant avec beaucoup de grâce et de science. Après le défilé, les courses proprement dites commencèrent; mais cette partie du spectacle dut être remise au lendemain car une tornade menaçait, qui s'annonçait sérieuse et nous obligea à revenir prématurément pour nous mettre en sécurité. En effet, à peine étions nous arrivés à la Résidence que la furie des éléments se déchaîna et, pendant une bonne heure, ce fut la trombe habituelle. Le beau temps une fois revenu, la foule sortit de ses abris et vint s'organiser, sur la grande place d'arme, en ronde de danseurs où les indigènes, hommes et femmes, s'en donnèrent tout la nuit jusqu'au lendemain matin, sans discontinuer. Le 15 Juillet étant un dimanche, la fête continua tout aussi animée que la veille et les courses interrompues purent avoir lieu en entier à la grande joie de tous et surtout des nombreux gagnants. Le 16 fut, pour nous une journée de repos et le 17, nous nous mettions de nouveau en route pour le retour, mais en ne faisant, le premier jour, que 8 kilomètres pour nous arrêter juste avant la tombée de la nuit et d'une autre tornade formidable qui dura, cette fois, presque toute la nuit. Le lendemain au départ, nous étions quelque peu anxieux au sujet du passage du marigot de Lombila, qui devait être inabordable. En effet, en y arrivant, nous constations qu'il était démesurément enflé, de l'eau jusqu'aux bords qui roulait précipitamment en flots jaunes et boueux. Comment faire pour passer? Mon mari prit vite un parti: il envoya prévenir le chef du village proche de la situation en lui demandant de nous envoyer une vingtaine d'hommes avec des paillassons et des perches. Une heure après, la troupe demandée arriva, armée des objets nécessaires et, en un instant, un grand pavois fut fabriqué avec les perches sur lesquelles les paillassons furent étendus et amarrés. Puis, 8 hommes se mirent à l'eau, baissèrent le pavois jusqu'au bord du marigot et, sur l'invitation de mon mari, je m'y installai assise en tailleur, au milieu. Aussitôt, les hommes s'emparèrent adroitement de l'appareil ainsi chargé, le mirent sur leur tête bien en équilibre et traversèrent lentement et sûrement le marigot aux eaux torrentueuses qui leur venaient jusqu'au menton et me déposèrent délicatement sur la rive opposée, sans seulement m'éclabousser de la moindre gouttelette. Ils refirent la même opération pour mon mari, qui avait jugé inutile de passer à cheval à la nage, pour si peu, puis également pour les bagages. Quant aux chevaux et à nos gens, ils passèrent aisément dans l'eau sans dommage. Ce fut le seul incident sur la route du retour et nous rentrions à la Ferme des Mimosas le 20 Juillet après de très petites étapes: nous n'étions pas pressés. Ensuite nous reprîmes le programme quotidien de nos occupations qui consistaient, principalement, en attendant le déclin de la saison des pluies et en dehors de la surveillance normale des troupeaux, en soins ménagers et médicaux pour ma part et en jardinage pour celle de mon compagnon. Opérations qui se combinaient à merveille et dont les résultats étaient appréciés de plus en plus par les intéressés. Je dis, plus haut, que nous attendions le déclin de la saison des pluies. En effet, cette époque devait nous permettre d'entrer dans une autre phase, prévue de notre exploitation. Ce n'était pas suffisant, de concentrer en un point nommé un certain nombre de bovins: il fallait les vendre et, pour ce faire, aller les présenter sur les marches propices où les prix sont rémunérateurs, par la demande de la consommation, l'impossibilité de les élever sur les lieux mêmes et, en outre, la difficulté de les y amener des pays de production. Etant donné les lieux géographiques des grands centres producteurs:Mossi et Macina, dans la boucle du Niger, on ne pouvait guère, pour les débouchés, se baser que sur les grands centres de consommation constitués, d'une part, par les contrèes du Sud-Ouest dont Bamako est le centre et, d'autre part, par la région aurifère importante du pays des "Achantis" en pleine forêt vierge, dans la colonie anglaise de la Gold Coast. C'est cette dernière qui avait jusqu'alors, la faveur parfaitement justifiée de tous les toucheurs de bestiaux du Niger: Touaregs, Haoussas, Mossis, Peulhs, Djenninkés; Dioulas et autres, car 1°/ la route qui y conduit est la plus directe, dans sa direction exactement Nord-Sud; 2°/ le régime anglais, malgré les droits de douane, est exempt de tracasseries; 3°/ la population traversée, malgré une réputation ancienne erronée et surfaite, est parfaitement tranquille; même dans la forêt; 4°/ la traversée de cette forêt vierge, 8 à 10 jours, quoique formant un obstacle sérieux, mais connu, constitue précisément la prime à la vente sur le marché aurifère et très commerçant de Koumassie, capitale de la Gold Coast, où les boeufs y arrivant se vendent immédiatement (à ce moment- là, de 6 à 8 livres Sterling payées comptant et en or), alors que nous les achetions chez nous entre 15 et 40 francs; 5°/ en retour, les vendeurs de boeufs pouvaient s'approvisionner à bon compte et abondamment de chargements impressionnants de noix de kola, fruit extrêmement précieux partout en Afrique mais d'une vente plus que facile dans les pays de retour: Mossi, Macina, Bouctou et le désert au Nord de cette dernière contrée, puisque ces noix, bien conditionnées et bien conservées, servent, dans ces pays, soit de monnaie d'échange, soit de cadeaux de choix, en dehors même de leur valeur marchande appréciable. Donc, il nous fallait, étant donné la connaissance de ces faits, aller vendre nos bestiaux dans un centre assez puissant de consommation. Mon mari connaissait à merveille le débouché de la Gold Coast pour l'avoir pratiqué avec succès sur un troupeau de plus de 300 têtes en 1904. A première vue, il n'y avait donc qu'à recommencer ou plutôt qu'à continuer l'opération. Mais un obstacle, imprévu alors, se présentait : moi-même.

Voyage de 4 mois

pour la vente des troupeaux

Nouvelle perspective de solitude

La séparation inévitable, entre mon mari, chargé de cette opération et moi, chargée de veiller à l'exploitation de notre ferme pendant son absence, ne constituait pas, à proprement parler, cet obstacle: c'était une affaire entendue et j'étais parfaitement décidée à faire face à cet événement; la suite l'a prouvé d'ailleurs. Seulement pour que mon mari aille en Gold Coast, il fallait abandonner tout espoir d'être reliés ensemble par le trait d'union indispensable de la correspondance postale et télégraphique. Les deux colonies, quoique limitrophes, n'avaient aucun contact de ce genre et nos communications auraient dû être livrées aux hasards les plus divers et, en tous cas, au temps. Or si, précédemment, il était loisible à mon mari célibataire de se déplacer avec une Moundia quelconque où et quand bon lui semblait, pour le temps qui pouvait lui paraître nécessaire, il ne se considérait plus dans le même cas, maintenant qu'il avait amené avec lui une femme de sa race. Il s'en rendait responsable et ne se sentait plus capable d'arpenter la brousse sans avoir la certitude qu'une liaison constante et régulière serait établie avec sa compagne, liaison qui pouvait, en quelques heures, en quelques jours tout au plus nous mettre en communication en cas d'urgence toujours à prévoir. Donc, il fallait abandonner la route de la Gold Coast malgré les avantages commerciaux certains et pour ainsi dire mathématiques à en tirer en fin d'expédition. De quel côté se diriger? Deux débouchés s'offraient, secondaires au point de vue commercial, mais primaires tous deux au point de vue liaison entre nous, raison prépondérante: 1°/ le Sud-Ouest, c'est-à-dire vers Bamako; 2°/ le Dahomey, au Sud-Est. Ces deux voies étaient parfaitement connues de mon mari et, étant entièrement en territoire français, offraient toutes deux toute sécurité quant à nos communications personnelles. Mais la région du Sud-Ouest ne paraissait pas propice, à ce moment, au commerce du bétail, alimentée qu'elle était déjà par le Fouta au Sud, d'une part et les pâturages du Kaarta, du Bélédégou et du Fouladougou au Nord, d'autre part. Il ne restait donc que la voie du Dahomey, pays pauvre en bétail et offrant la possibilité d'amorcer un contact avec le Congo, par le port de Kotonou. Ce fut donc vers cette région que l'expédition future fut décidée et arrêtée définitivement entre nous. La route à suivre avait été parcourue, deux ans auparavant, par mon mari, dans cette intention et soigneusement relevée et repérée. Les postes des Blancs, échelonnés, y étaient parfaitement organisés et le service postal et télégraphique se faisait régulièrement. Il ne restait que la part de l'inconnu au sujet de la conduite d'un troupeau important dans ces contrées; l'influence du climat un peu différent et des éléments de nutrition sur des bovins en nombre et, enfin, au sujet des possibilités d'écoulement commercial de cette marchandise animée. C'était important, sans doute, mais l'aléa de cet inconnu était largement compensé par la certitude que nous avions de demeurer en contact permanent, à quelques jours près. Cette décision étant ainsi prise, nous n'attendions plus que le déclin de la saison des pluies pour la mettre à exécution chacun en ce qui devait nous concerner. Entre temps, nous dégustions avec une satisfaction sans cesse accrue les produits de nos potagers, qui devenaient de plus en plus abondants et savoureux. Les tomates, pois verts, haricots verts et tous autres légumes apparaissaient journellement sur notre table en abondance et nos gens en faisaient également leurs délices, soit en les accommodant sensiblement à notre manière, soit en les faisant entrer dans leurs plats coutumiers qui s'en trouvaient rehaussés et améliorés. C'est certainement grâce à ce régime très végétarien de légumes toujours frais que nous avons dû conserver une santé parfaite pendant tout notre séjour là-bas. Cependant, à force de faire, le temps passait très vite, trop vite à mon gré et nous arrivions au commencement de Septembre. C'était le moment propice pour se mettre en route. Les pluies devaient encore tomber de temps en temps mais en s'espaçant dans le temps et en s'atténuant dans la quantité, ce qui permettait à l'herbe de se maintenir verte et abondante encore pendant une paire de mois et, ainsi, d'offrir au troupeau en transhumance la possibilité de se sustenter copieusement. A ce moment, mon mari préparait les quelques bagages rudimentaires qu'il devait emporter avec lui. Même pour un voyage qu'il estimait devoir durer environ quatre mois, aller et retour, il ne voulait pas s'encombrer; quelques objets indispensables et sa connaissance de la brousse lui suffisaient. Avant de s'éloigner pour un aussi long temps, il tint à aller à Ouagadougou rendre compte de cette absence au commandant de Cercle et à tous les messieurs qui promirent, d'enthousiasme, de veiller de loin (et même de près à mon insu) sur moi. Il fit ce petit voyage en un temps de galop: parti le 31 Août, il rentrait à Mané le 3 Septembre vers 11 heures, juste pour le déjeuner que je nous avais préparé, escomptant sa rentrée pour cette heure connaissant les distances et l'homme, je pouvais agir comme si j'avais un indicateur "Chaix" entre les mains. Enfin, le 6 Septembre fut le jour si anxieusement prévu de notre grande séparation. La veille, tout avait été réglé. Les animaux choisis pour la vente et mis en seul groupe, exactement 325. Les bergers peulhs désignés pour les conduire, les serviteurs personnels de mon mari également désignés et avertis parés pour ce voyage et heureux de faire partie de l'expédition. Quel est l'indigène soudanais qui n'est pas heureux de se déplacer, surtout dans ces conditions de sécurité? Les meilleurs des gens, c'est-à-dire les plus rassis, mariés et pères de famille, les plus anciens par conséquent, devaient rester avec moi. Ils avaient reçu cette mission de confiance et en étaient réellement très fiers. Ils méritaient d'ailleurs cette confiance et pouvaient en être fier car, avec eux et pendant les mois suivants de mon veuvage momentané, je me suis sentie en parfaite sécurité. Bref, tout étant prêt, ce matin-là, le coup de trompe du départ fut donné. Oh! ce coup de trompe! Il résonna puissamment aux alentours de la ferme en émoi; mais il résonna bien plus fort encore en mon coeur, malgré tout, angoissé. C'était une trompe en cuivre nickelé, comme en portent certains chasseurs européens, grande, de forme courbe, avec une anche puissante et qui était légendaire parmi nos gens, habitués à l'entendre depuis plus de 5 ans, en route, alors qu'en station le sifflet seul était employé. Cette trompe était légendaire aussi parmi les populations traversées précédemment par les caravanes conduites par mon mari. Aussi n'était-elle confiée, tel un talisman, qu'au suivant immédiat du "Maître", à Petit en temps ordinaire et pour ce voyage, à Ousmann, (Petit devant demeurer auprès de moi), qui, comme toujours, ne devait s'en servir qu'à bon escient et sur un ordre ou un signe. Mais alors, c'était un ordre impératif et général, comme un branle- bas de combat mettant en mouvement et les gens et les bêtes, celles-ci s'y habituant dès les premiers jours et en comprenant parfaitement la signification. Donc, à ce coup de trompe initial, tous les gens, qui s'y attendaient vinrent prendre leur place dans la caravane: ceux de l'expédition, à leur rang et ceux qui les accompagnaient, un peu partout. Les boeufs partirent d'abord, pour passer la Volta au gué, à la nage sur une certaine distance, les eaux étant très hautes. Le bétail arrivé de l'autre côté sans encombre, ce fut le tour des chevaux, des gens et des bagages. Enfin, mon mari et moi prîmes place sur le radeau confectionné pour traverser le fleuve avec plus de facilité en cette saison et nous débarquâmes aussi de l'autre côté. Ce fut là le moment des adieux définitif pour ce voyage. J'avais le coeur bien gros; mon mari aussi, peut-être; mais, devant cette foule dont nous étions les chefs, il fallait être dignes et c'est avec une dignité vraiment africaine que nous nous séparâmes sur cette berge un instant grouillante et peu après déserte. D'un côté, la caravane s'éloignait vers l'Est et, de l'autre, nous regagnions notre ferme, mes gens et moi, en traversant de nouveau la Volta. Cette rentrée à la maison me parut bien maussade, malgré les manifestations bruyantes des gens qui y revenaient avec moi; je sentais comme un poids sur moi et ma tristesse aurait pu être grande si, heureusement, une diversion amusante ne m'avait été procurée. Vers le soir, un peu avant la tombée du soleil, un bruit de dispute ma parvenait, puis je n'entendis nommer par les chicaneurs. Voulant savoir ce que ce que signifiait ce bruit, je me rends à l'endroit de la dispute, près des cases des bergers et, aussitôt, les gens me supplient de trancher le différent. J'en était bien embarrassée puisque je ne connaissais rien de l'affaire et que tous voulaient me l'expliquer à la fois. A la fin, ayant dû imposer un silence général et procéder par interrogatoire, j'ai appris cette histoire édifiante. Bengadi Sissoro, notre jardinier, avait trouvé à son goût la femme Fatimata, du berger Yoro. Il lui avait fait les déclarations d'usage en pareil cas et, avec sa belle, il avait été convenu, la veille, que, moyennant 10 cauries (un peu plus de un centime de notre monnaie) ils devaient aller ensemble, ce jour, cueillir un bouquet de mimosas dans la brousse proche. C'était jour de marché. Fatimata, pour être en fonds, était entrée délibérément dans la case de Bengali absent, avait pris les 10 cauries préparées à l'avance dans une calebasse et s'était rendue sur la place des échanges où elle avait converti d'abord 5 cauries contre des bonbons au miel qu'elle avait croqués et les 5 autres, contre de la poudre d'antimoine de laquelle elle s'était consciencieusement et coquettement cerné les yeux pour les rendre plus attrayants. Puis, satisfaite, probablement, elle était rentrée tout bonnement dans sa case où Bengadi était venu lui rappeler sa promesse. Mais la belle, se contentant de ses emplettes, n'avait plus aucune envie de mimosas et mon Bengadi, furieux, était venu faire des reproches amers et tumultueux, non seulement à la perfide, mais aussi à son Yoro de mari (rentrant justement du pâturage avec les boeufs restants), les adjurant tous les deux de lui restituer au moins les 10 cauries ainsi subtilisés. C'est à ce moment aigu de la dispute que j'avais entendu prononcer mon nom, ces gens demandant mon arbitrage. Connaissant l'histoire, j'étais bien perplexe entre la facilité extrême de ces moeurs, le peu de prix matériel attaché au bouquet de mimosas (de part et d'autre) et la placidité du mari, tout à fait calme malgré la présence de presque toute la population restante du domaine. J'étais curieuse de connaître le dénouement de cette croustillante aventure. Enfin, comme il fallait prendre un parti, j'en appelai à la sentence de Yoro, qui me paraissait le plus qualifié dans ce litige et, à mon ébahissement, voici ce qu'il décida, sans aucune gêne: - Fatimata, ayant fait une promesse et ayant croqué les bonbons de miel, devait aller chercher, en compagnie de Bengadi qui avait payé, le bouquet en question; mais à condition que, lui, Yoro, le mari, recevrait aussi pour sa part, 10 autres cauries et... une pipe de tabac! Heureuses gens! C'est sur cet incident plutôt comique que je rentrai à la maison, seule mais déridée, pour passer la première nuit de mon long veuvage, en méditant sur la proportionnalité et la relativité de toutes choses. Je devais, par la suite, m'aguerrir bien davantage encore.

La vie continue à la Ferme

Le courrier y prend une place capitale

Le lendemain de ce départ, je me suis mise bravement à faire figure de "chef". J'en avais fait l'apprentissage précédemment comme je l'ai relaté et ces fonctions me procuraient une saine diversion dans ma solitude. Le temps passait très vite et, le soir, avent de m'endormir, je consacrais quelques heures à des notes, de la correspondance et surtout à la lecture, pensant souvent, entre temps à mon voyageur et attendant de lui la première lettre avec une certaine impatience. Oh! j'étais sans aucune inquiétude à son sujet. Malgré la caravane imposante qu'il étais chargé de conduire à 1500 kilomètres d'ici, par étapes de 15 ou 25 klms suivant les circonstances, je ne me faisais aucun souci sur son sort, car il était bien l'homme de la chose. Cependant, j'avais devant moi au moins quatre mois de solitude et,dame, j'avais tout de même quelqu'appréhension pour ce qui pouvait survenir pendant ce temps, séparés comme nous l'étions et ne pouvant guère avoir de contact, au plus rapide, c'est-à-dire par le télégraphe et en admettant que les transmissions se fissent régulièrement, qu'en 8 jours en cas de besoin. Mais... nous étions en Afrique et j'étais arrivée à penser comme les indigènes: Allah akoubar, ce que j'avais d'ailleurs appris depuis bien longtemps: "Que la volonté de Dieu soit faite" et ce que les poilus d'hier ont traduit par "t'en fais pas". Enfin, le 20, je recevais, par un cavalier, la première dépêche de mon voyageur qui était arrivé sans encombre le 18 à Fada-N'Gourma, pemier poste Nord du Dahomey, à 230 klms. de Mané environ. Tout allait bien alors et il comptait reprendre la brousse ce même jour 20. Pour moi, cette première quinzaine s'était bien passée également.Les jours s'écoulaient si rapidement que j'en étais tout étonnée. Il est vrai qu'à côté des occupations habituelles très nombreuses et des distractions avec les femmes et les enfants du personnel, l'imprévu ne manquait pas. C'est ainsi qu'un soir, étant déjà au lit pour y lire plus commodement, on frappe à ma porte. - Qui est là? - C'est moi, Mamadou, avec Petit. - Bon, attendez, je viens de suite. J'arrive dans le bureau et leur demande le motif de cette visite tardive. - Voilà, me dit Mamadou, un homme il vient d'arriver avec son culotte tout déchirée. Il dit il vient de Ouahigouya. Il dit il faire route avec trois autres n'hommes et son femme et son bagage. Il dit les Mossis ils attrapent eux, ils tué trois, pendre son femme et lui sauvé. - Alors, ze viens dire ça tout souite, pasque si je dis pas, moi y en a pas moyen dormir la nouit. Je fais venir le bonhomme qui se présente avec les yeux hagards,les vêtements en désordre et qui raconte une histoire à dormir debout. Pendant qu'il parlait d'abondance, je remarquais que, pour avoir soutenu une si terrible lutte (d'après se dires), il était trop bien conservé; aussi, une fois qu'il eut terminé son récit fantaisiste, je lui remis une lettre pour le capitaine Lambert, relatant l'affaire et l'envoyai la porter de suite. Puis, le lendemain, par un de mes cavaliers, j'en envoyai une autre au même dans laquelle je faisais part de mes impressions sur cette affaire qui me paraissait louche. Par retour, le capitaine me remerciait et m'avisait qu'en effet,nous avions affaire à un fou ou à un flibustier et qu'il se chargeait du bonhomme. Je n'en ai jamais plus entendu parler par la suite. Deux jours après, nouvelle diversion. Je suis obligée de prononcer le renvoi de la femme d'Allakosson, un apprenti charpentier. Cette femme, une "Bobo", était une vraie harpie vis-à-vis des autres femmes qu'elle harcelait à chaque instant de ses coups de langue. Les autres, bien entendu, répondaient et, le plus souvent, en faisant allusion à la mode vestimentaire des parents et des congénères de la mégére, ce qui la mettait dans des rages folles. On sait qu'en pays Bobo, les hommes s'habillent simplement d'une ficelle et les femmes également. Seulement, ces dernières, lorsqu'elles sont mariées, portent, en plus, une touffe de feuilles vertes en guise de feuille de vigne et, dans certaines familles, les plus élégantes en portent une deuxième touffe à l'opposé. Donc, ce soir-là, après une dispute de chiffonnières j'ai dû lui intimer l'ordre de déguerpir et d'aller loger où elle voudrait, ne voulant plus la voir dans la ferme. Cette exécution ramena la tranquillité. Pour compenser, trois jours après, j'ai dû présider la cérémonie du mariage d'un de nos manoeuvres avec une femme Mossi de Boussouma et accorder,comme d'usage, l'autorisation de faire tam-tam toute la nuit. Entre temps, mes consultations médicales étaient de plus en plus suivies et les soins à donner, ainsi que les pansements à faire, de plus en plus nombreux. Je recevais également les encouragements de ces Messieurs de Ouagadougu, très aimables pour moi, me disant que la situation particulière où la nécessité me plaçait n'en laissait aucun indifférent et me faisant promettre de m'adresser à eux en toute simplicité dès que j'aurais besoin de la moindre des choses. Le capitaine me demandait de le tenir au courant de ce qui pourrait l'intéresser autour de moi et surtout de lui donner des nouvelles de ma santé. Monsieur Berger, le receveur des Postes, se mettait à mon entière disposition pour tout le service du courrier de France et surtout pour celui du Dahomey, se chargeant de faire et de hâter les liaisons postales et télégraphiques. Grâce à lui, en effet, le contact avec mon mari à toujours été constant quoiqu'intermittent; il n'y a eu aucun "trou" dans la régularité de nos échanges de nouvelles. C'était en ce moment surtout, que je pouvais me rendre compte de l'importance, à ce sujet, de la décision prise par mon mari d'aller au Dahomy plustôt qu'en Gold Coast. C'est le 7 Octobre seulement que j'ai reçu sa première lettre contenant une trentaine de pages, un vrai journal. Ce même jour, je recevais aussi son télégramme du 1er, m'annonçant son passage à Diapaga à 430 klms et la réception de mes premiers télégrammes et lettres. Tout allait bien. Je ne crois pas pouvoir copier ici, même en raccourci, ce que contenaient ces pages. Il y avait de tout. Les moindres incidents, les états d'âme s'y trouvaient relatés et mêles. C'était pour moi un vrai bonheur de déguster ces pages où grouillait une vie intense et dans les quelles je prenais une si large place. Si les incidents de la route étaient racontés avec bonne humeur,avec humour même, ils n'étaient que des incidents, puisque tout allait bien. Cependant, à titre de documentation, je pense pouvoir intéresser le lecteur en extrayant ces quelques passages. ...Fada N'Gourma 18 Septembre 1906 Arrivé à Fada. Présente mes devoirs au commandant de Cercle Monsieur Portes, qui me reçoit d'une façon charmante et armé d'un accent toulousain de la plus belle eau. Puis, vais voir les autres Blancs de qui je reçois un accueil aussi charmant et me dirige vers la case de la Poste où Mr.Pinson, le receveur m'invite, de sa grosse voix, à pénétrer. Le monsieur, tout barbu, à peine vêtu; le seul vêtement réellement visible étant un pantalon et un large et bon sourire d'accueil. Il était à l'appareil du télégraphe. Je me présente: Ah, c'est vous? dit-il. Il y a quelques jours qu'on vous attend ici. Asseyez-vous sur cette caisse. Je suis justement en communication avec Berger, de Ouagadougou. Attendez, je coupe mon "officiel" et je passe: - H...vient d'arriver. - Hourrah, dites, répond-on à l'autre bout, que courrier Mané arrive ici à l'instant; lettre Madame H... disant tout bien lettre pour son mari parti il y a cinq jours pour Koupéla; si avez moi?? rédigez.... - Je prie de passer: arrivé Fada bonne santé, tout bien tendresse. - Bon, merci. Vais envoyer immédiatement Mané. Souhaitez bonjour de tous et bon voyage. Puis, après quelques instants de conversation aimable et l'acceptation à déjeuner pour le lendemain, je repasse devant une paillote de laquelle j'avais entendu sortir des cris furieux. Je me demandais qui on pouvait bien égorger là-dedans ou bien s'il s'agissait de la découverte d'une malversation dans la gérance des cauries administratifs et n'osais m'y aventurer, quand, me décidant malgré tout à pénétrer, je m'arrêté, amusé, devant ce tableau. Monsieur Portes, l'Administrateur, furieux, expliquait à 23 jeunes nègres tout nus, élèves sans doute de l'école administrative de l'endroit, la règle, le fonctionnement et les beautés du jeu de quilles. Ce jeu avait été confectionné sur place, par un forgeron du pays,qui avait réussi à sculpter, avec son couteau, les 9 morceaux de bois du jeu pouvant à la rigueur passer pour des quilles et trois grosses boules à peu près carrées, le tout en beau bois de caïlcédrat. Le maître, ayant jugé que cela devait intéresser et instruire les élèves de son école, voulait qu'ils deviennent fervents de ce noble jeu et s'évertuait à leur enseigner des finesses insoupçonnées. Mais les jeunes "gourmantchés" (habitants du pays Gourma) n'y mordaient guère. Alors, leur professeur de les exciter, sans renoncer à son terrible accent qui n'omettait aucune syllabe et même en ajoutait passablement pour faire bon copte. - Eh, angdouille, ce n'est pas comme cela que tu dois langcer.Tiengs, regarde comme je fais, moi. Veux-tu regarder, fi de p....? - Voilà, tu te mets bieng en face, devangt le jeu, ta boule dangsta maing, tu vises, tu langces bieng en pleing, comme ça.... - Ah zut, je mangque. Eh bieng, je suis une angdouille moi aussi. - Joue, toi, essepèce de morpion et tâche de faire aussi bieng que moi. Mais cela ne disait décidément rien aux gamins noirs et, au bout d'un instant, le maître leur dit qu'ils pouvaient lever la séance, n'étant pas obligés, après tout, ajoute-t-il, de s'abrutir à ce jeu. Le résultat a été immédiat. Deux secondes après cette permission,nous restions seuls en présence, monsieur Porte et moi riant de l'envolée subite des moineaux noirs qui aimaient mieux s'ébattre dans la brousse,pendant qu'in petto, j'émettais quelques doutes sur l'efficacité de la méthode employée pour apprendre notre langue à ces jeunes indigènes. Nous sommes allés ensuite, faire visité au roi du Gourma, nommé Batchandé, personnage important par la tradition, mais réellement peu intéressant quant à sa personne. C'est un être repoussant, grand et gros, à chair bouffie d'ennuque,laid comme le plus laid des singes, les lèvres lippues et baveuses, sale,malodorant, dents clairsemées et noires, sourire ignoble de gros boudah chinois, râclant toujours dans sa gorge quelque chose d'innommable, de visqueux et d'abondant, qu'il expectore bruyamment entre les mains ouvertes en cornet d'un jeune nègre, aux bracelets de cuivre étincelants qui, avec, on le jurerait, une satisfaction évidente, mastique, tourne et frotte ce jet visqueux entre ses deux mains jusqu'à dessiccation, pour recommencer un instant après. Pouah!

Le temps des récoltes

Tout en songeant à ce cher compagnon et l'escortant par la pensée à travers cette brousse dahoméenne que je me représentais si parfaitement, je continuais à vivre au milieu de mes gens et de mes multiples travaux. Les légumes divers de mes jardins étaient de plus en plus appréciés et dévorés et on commençait à préparer les cases pour la rentrée des récoltes indigènes. Le maïs avait depuis longtemps déjà donné ses premiers épis laiteux, délicieux à déguster lorsqu'on les fait simplement rôtir sur des braises ardentes. Maintenant, les mil, sorgho, millet étaient presque mûrs et on n'attendait plus que la fin des pluies pour les sécher définitivement, les récolter et les rentrer. Les plants de tabac étaient de belle venue. Les courges monstrueuses, dont l'enveloppe devait servir de calebasses de contenances diverses, étaient mûres. Les champs d'arachides promettaient d'abondants produits et les cotonniers avaient des gousses bien gonflées, faisant espérer une bonne récolte de belle fibres blanches dans quelques semaines. Je m'intéressais prodigieusement à toute cette vie campagnarde et agricole, moi qui n'en avais pas soupçonné la beauté en France où, pourtant,le produits auraient dû m'être plus familiers. Qu'importe. Je suivais avec intérêt la préparation des noix de karité devant servir, un peu plus tard, après cuisson légère dans des fours et un moulage rudimentaire à la main, à la confection du beurre végétal de ce nom, si répandu dans le pays et dont j'usais moi aussi, après l'avoir toutefois désodorisé au moyen de jets de charbons pendant son ébullition. Je m'intéressais également à la culture de l'indigo qui servait à donner au coton filé par les femmes, ce beau bleu si répandu dans les étoffes indigènes. Bref, je devenais réellement soudanaise et commençais à comprendre pourquoi les indigènes me considéraient comme telle. Une femme de nos gens me disait un jour, en sa langue bambara: - Toi, tu as un peau blanche, parce que tu es fille de Dieu; mais tu as le coeur noir comme le nôtre. Ce qui voulait dire que, si ma naissance m'avait faite de race blanche, race considérée par les nègres comme privilégiée, J'étais animée de sentiments communs à tous les humains, je comprenais parfaitement les sentiments des nègres et me faisais parfaitement comprendre d'eux dans ce sens. C'était pour moi un hommage très sensible de la part de ces gens qui, pour me le dire ainsi, dans leur langue imagée, prouvaient qu'ils ne sont pas inaccessibles au perfectionnement.

Le Rhamadan

les grandes fêtes musulmanes à la mosquée de Mané

La nouvelle lune de ce mois d'Octobre 1906 marquait le commencement du "Rhamadam" ou carême des musulmans. Chacun sait que ce carême doit durer une lune entière ou 28 jours environ, temps pendant lequel tout croyant doit se recueillir et ne jamais toucher à un aliment quelconque entre le lever et le coucher du soleil. Ici, bien entendu, les quelques musulmans de la ferme en suivaient régulièrement les rites et Mamadou Ouélé se faisait toujours remarquer par son zèle et sa contrition des plus sincères. De temps en temps, nous parlions ensemble de philosophie et de religions et ces conversations étaient pour moi un plaisir et un enseignement. Bien entendu, le langage de Mamadou restait coloré; mais ses idées se dégageaient parfaitement de son "sabir" compréhensible Entre autre, il me disait qu'il ne faisait "salam" (la prière) que le matin et le soir parce qu'il avait un travail à effectuer. - Si j'avais pas besoin de travailler, me disait-il, je prierais beaucoup plus; mais je ne peux pas. Alors, je travaille pour Dieu en pensant à Lui, puis je dis mon chapelet pendant tous les moments libres. Il me demandait un jour s'il était vrai que les prêtres catholiques ne se mariaient pas. Sur mon affirmation, il me répondit: - Ah, ça, c'est trop difficile pour moi. Mais quand même je trouve ça pas bien. Nous autres, nous disons: c'est pas bon, parceque Dieu il faire tout le monde, les hommes et les femmes pour il y a toujours des petits qui devient aussi des n'hommes et des femmes et toujours comme ça. Moi, je crois Dieu il est pas content si tout le monde y marie pas. Mais, tout de même, les Blancs, peut-être il a raison, c'est trop difficile. Une autre fois, c'est de la Sainte Vierge que nous parlions et de son fils Jésus-Christ (Miriam et Yousouff, comme les musulmans les appellent). - Oh, disait-il, Mirian c'était une très bon femme qui connait toutes les lois. C'était aussi une fille des Blancs et, tu sais, c'est les Blancs les premiers n'hommes qui connait tout: les Arabes, les Juifs, les Européens. Nous, quand nous voyons un homme comme ça faire pas bien, nous peut pas dire le loui: il brûle quand il est mort, pasque nous savons pâs;peut-être nous croyons il faire pas bien et c'est bien tout de même. - Les Blancs y connaît tout, y peut lire coran, pisqu'y commencer lire avant apprendre un métier. - Les noirs, c'est toujours seulement comme les "boys" des Blancs;c'est dieu qui veut ça.Mais tu sais, moi je dis: les gens qui ont pas métier, qui dire prière seulement, qui dit si tu donnes moi 25 francs je donne toi médicament pour tu brûles pas quand tu es mort, ou pour guérir ton petit quand il gagné maladie,moi je dis: c'est pas bon manière..... Durant cette période, je reçus successivement télégramme et courriers du Dahomey, m'annonçant la bonne marche de l'expédition. Pas d'accidents, rien que les incidents ordinaires: de route, racontés avec force détails et toujours la même bonne humeur, mais dont le récit serait fastidieux ici. J'attendais toujours la visite du lieutenant Dégoutin, retardé par sa tournée d'inspection dans le Kipirsi(au Sud-d'Ouest de Ouagadougou) Sur ces entrefaites, nous arrivions au samedi 17 Novembre, jour de la nouvelle lune et fin du Rhamadam. Un peu avant la tombée du soleil, des milliers de gens attendaient,attentifs, le nez en l'air, regardant vers l'Ouest l'apparition du mince croissant de la jeune lune, chacun désirant être le premier à donner le signal des pétarades de circonstances. Moi-même, intéressée comme les autres, je regardais consciencieusement avec des verres teintés et, au moment même où, joyeuse, je découvrais ce léger coup d'ongle dans le ciel pur, un coup de fusil retentissait à mes oreilles: Mamadou venait aussi de l'apercevoir et ce fut le signal de la plus belle fusillade que j'aie jamais entendue jusqu'alors; (Depuis, par exemple, j'ai été servie plus abondamment, mais moins pacifiquement). La fin du carême était marquée et nous entrions dans la période des fêtes des pâques musulmanes qui devaient se commencer, comme il est d'usage partout et après un aussi long jeûne, par des agapes aussi plantureuses et abondantes que pouvaient le permettre les finances et les ressources de chacun. Le lendemain, devait se célébrer la grande fête religieuse. C'était un dimanche et je donnai congé complet à tout mon personnel. Dès le matin, les diverses corporations se présentaient:menuisiers, manoeuvres, bergers, palefreniers, jardiniers, boys, avec une certaine cérémonie et vêtus de leurs plus beaux atours. Petit, ayant tué un mouton, m'apportait un beau gigot. Mamadou m'offrait un chapon dodu à souhait et tous en choeur présentaient leurs meilleurs souhaits de santé, de bonheurs, de bon voyage pour mon mari et, à son retour, le plus beau fils qu'on puisse désirer. J'ai eu, un peu plus tard, la certitude que ce dernier souhait était celui de toute la population environnante. Naturellement, je reconnus toutes ces attentions par une distribution de menues pièces de monnaie aux différents groupes, de flacons d'odeur aux femmes, de bonbons aux enfants et tout ce monde me remercia et me quitta pour aller faire plus de toilette encore. Un peu après, Mamadou vient me dire: - Madamou, tu veux pas venir photographier le grand Salam. Je fus navrée, mon appareil n'était justement pas chargé. Mais,quand même, je pris le parti d'y aller faire un tour. Comme c'était la première fois que je pouvais assister à une aussi imposante cérémonie,j'acceptai l'invitation, la curiosité et la politique aidant. Je fais une toilette toute blanche, coiffe ma "charlotte" enfile des gants en prévision des nombreuses poignées de main à distribuer et,grimpe sur mon beau "chéfou", je prends la tête de la troupe. Derrière moi, vient Mamadou Ouélé, vêtu de deux ou trous boubous tout neufs, la tête ceinte d'un magnifique turban en soie blanche pointillé de noir. Il a juché Tiémoro, son gamin, sur le devant de sa selle. Comme nous n'avions que des domestiques..."très bien", plusieurs montent les chevaux dont ils sont propriétaires; d'autres montent tous ceux qui sont disponibles de nos écuries. Deux de mes palefreniers, montés également, se tenaient à leurs places protocolaires. En tout, une dizaine de cavaliers et autant de piétons tous très propres, dans leurs grands boubous blancs, et coiffés soit de la calotte de velours, soit de l'immense chapeau pointu fait de paille tressée. Il était 8 heures 1/2. Beau temps un peu couvert, vent frais. En somme promenade exquise. Nous arrivions près de la mosquée de mané, où le chef marabout ne tarde pas à nous rejoindre. Mamadou lui explique que j'ai désiré assister à leur fête religieuse et, paraissant très flatté de ce désir, il commence ses généfluxions et s'excuse ensuite de nous quitter pour aller revêtir ses vêtements sacerdotaux. Pendant ce temps, on m'apporte un coussin tout crasseux destiné à me servir de siège: mais, avant que je ne m'en serve, Mamadou se dépouille de son turban et m'arrange, avec ces deux ustensiles un trône très confortable et très propre. Inutile de spécifier que toute la population musulmane se trouvait réunie autour de nous, m'examinant des pieds à la tête avec, chacun, un sourire aimable de vieille connaissance qui ne ressemblait en rien à l'air épouvanté qu'ils avaient eu l'année précédente, à mon arrivée au village. Au bout d'un moment, le Grand Prélat réapparaît, couvert d'un grand manteau de molleton rouge sur un boubou blanc, la tête entortillée dans un turban blanc, dont une partie lui cache le visage. Il tient à la main une grande canne d'ébène à pomme de cuivre et un de ses diacres tient au-dessus de lui un grand parasol blanc et rouge qui simule le dais. Tous les hommes se groupent alors et, sur un ton de psaume, commencent les invocations à Allah, Lui disant que Lui seul est grand,puissant, qu'eux ne sont rien, s'offrant à Lui avec tous leurs parents, amis, ennemis, Le priant de leur pardonner leurs fautes et de les bénir. Un instant après, un autre marabout s'approche de moi et me demande de prendre la tête du cortège ou procession qui doit se rendre à l'endroit préparé pour la célébration du Grand Office, à environ un kilomètre de là, sous un immense banian. Prenant alors Tiémoro par la main, suivie de tous mes gens, j'ouvre la marche et le défilé se forme. D'abord, les garçonnets, tous habillés convenablement et coiffés de petits bonnets grecs ressemblant à de petites béguines sans cordon; puis les hommes, précédant, entourant et suivant le groupe des prêtres et, à une bonne distance, les femmes puis les fillettes toutes voilées de toile. Les femmes ont teint un pagne de couleur foncée, assez long, les fillettes, une ficelle autour des reins soutient des quantités de bandelettes de toile bleue, très longues, formant traîne et soulevant un nuage de poussière sur leur passage. Ayant pris mon pas ordinaire, toute notre maison et moi arrivions sous l'arbre sacré un peu avant la procession, ce qui me permit d'admirer tout cet apparat. Enfin, tout le monde arrive également et se place; Des gamins, faisant fonction d'enfants de choeur, installent par terre des peaux de bêtes pour les officiants. Au signal de ceux-ci, les quelques trois mille musulmans présents se prosternent avec un ensemble parfait et la grande prière commence, psalmodiée et accompagnée des mouvements rythmiques des croyants s'inclinant aux strophes voulues, dans le plus impressionnant recueillement. Ces gens, prosternés sous ce soleil éblouissant, au milieu de cette belle nature, produisaient un effet vraiment imposant et, en ressentant là la même impression que dans nos fêtes religieuses d'Europe, avec leurs chants et leurs prières, j'étais convaincue, une fois de plus, de l'unité dans l'idée qui préside, qui plane, qui domine. Qu'importe que la prière se dise en latin, en arabe, en hébreu, en français, en Allemand, en Chinois ! On sent que c'est au même être suprême qu'on s'adresse, qu'il s'appelle Dieu, Gott, Allah ou Jéhovah: c'est le même, c'est, comme disent les fakirs: ..."Branhm, l'absolu, qui réside au fond de l'abîme obscur; le Dieu sans rapport concevable avec l'univers manifesté; Brahm l'essentiellement ineffable, celui qui est au-delà de toute pensée, dont rien ne peut être dit et qui ne s'exprime que par le silence..." Les premières prières dites, le grand marabout se lève et prononce un sermon en arabe que je n'ai naturellement pas compris mais qu'il termine en Mossi en disant qu'on va abréger la cérémonie pour que "la petite femme blanche" ne reste pas trop longtemps au soleil. Alors, enflant la voix, il commande à tous de s'unir dans la plus grande ferveur pour demander à Dieu de lui donner, à cette petite femme blanche, un fils grand, fort, beau, comme jamais encore on n'en a vu. Tous aussitôt, se prosternant une fois de plus, font la prière prescrite,qui, m'assure Mamadou, sera sûrement exaucée. Je ne sais, pensai-je alors: mais je fus extrêmement touchée de ce souhait exprimé en masse par toute cette population, ce qui me permettait d'en déduire que nous étions parfaitement adoptés, mon mari et moi. Puis tout le monde se leva: c'était fini. Nous enfourchons nos chevaux et, après souhaits et remerciements aux marabouts, un temps de galop nous ramenait à la maison. Il était 11 heures et, comme le soleil était dans toute son ardeur méridienne, je me soulageais en me costumant plus légèrement. Le reste de cette journée de fête se passait en galopades, en cris et en rires des gens et, le soir, par un tam-tam monstre, comprenant plus de 500 danseurs venus des villages environnants, sur le terre-plein entourant la ferme, tam-tam qui dura toute la nuit, naturellement. Malgré le bruit infernal des clochettes et des tambourins, malgré la présence de cette multitude auprès de moi, je passai une fort bonne nuit, sans aucune appréhension. Je savais n'avoir rien à craindre et, d'ailleurs, pour me donner plus de sécurité encore, Mamadou et Petit s'étaient installés en veilleurs de nuit de chaque côté de la porte de ma chambre, sous la véranda. Et voilà comment, sans y être préparé le moins du monde, j'ai participé, en la présidant même, à une des plus grandes fêtes musulmanes. J'en ressens encore tout l'honneur et toute la majesté. Un autre jour, j'ai dû soigner une vache et un taureau atteints sérieusement de ce que je reconnus, d'après mon ouvrage traitant des bovins, pour être l'oestre. Ce sont des tumeurs qui se forment dans les ouvertures naturelles ou dans les blessures, à la suite de la ponte d'une mouche appelée oestre. Les oeufs déposés se changent en larves qui sont de gros vers blancs rongeant la partie choisie pour leur habitacle.Pour débarrasser la bête atteinte, il suffit de faire mourir ces sales bestioles. Pour cela, nous avons introduit dans l'anus de la vache atteinte, une boule de beurre de karité puis, pendant que les bergers maintenaient la bête, Mamadou, à l'aide d'une vieille faucille chauffée à blanc, pratiqua la cautérisation de la tumeur en faisant rôtir et sortir quantité de ces vers blancs. On recommença jusqu'à extinction complète de la vermine et, le jour même, la vache se reprenait à vivre normalement. Le taureau qui, dans une bataille avec un de ses rivaux, s'était cassé une corne, avait la même maladie dans cette blessure. Mais pour le soigner, ça a été bien plus difficile que pour la vache. J'ai dû m'en mêler. Mon mari m'avait souvent dit qu'à l'occasion, la présence d'une femme était acceptée par ces mâle farouches. Aussi, une fois qu'il a été attrapé, couché, entravé et maintenu solidement par 6 hommes, je l'ai caressé pendant que Mamadou pratiquait la cautérisation nécessaire. Mais ce taureau était tellement fort qu'à chaque instant, nous nous attendions à le voir casser ses entraves et à nous éventrer l'un ou l'autre, de fureur. Cependant, mes caresses le maintenaient et le calmaient visiblement et, une fois la poche vidée des larves et cautérisée convenablement, je l'ai lavée moi-même avec du sublimé en flattant le patient de l'autre main. Il était alors doux comme un mouton, ne soufflait plus et, quand on lui a enlevé ses liens, il s'est relevé bien tranquillement en me rendant mes caresses avec son museau reconnaissant, à l'ébahissement des bergers qui s'étaient écartés avec prudence et à l'amusement de Mamadou qui dit, en riant: - C'est nous deux qui soignent et qui, zustement, est les plus petits. Une autre fois, ce fut le tour d'une jument qui tomba malade; mais, comme elle était assez âgée et paraissait sérieusement souffrir, il n'y avait pas d'espoir de la sauver. Je voulus l'abattre d'un coup de revolver dans l'oreille. J'en fus dissuadée par nos gens. - ça pas bon, me dit Madadou. - Pourquoi, puisqu'elle souffre, cette bête? - Non, Madamou, ine cheval c'est comme un homme, on doit pas tuer, jamais. - Mais pourquoi, voyons, laisser souffrir une bête qui va certainement crever? Il vaut mieux la tuer tout de suite. - Oh Madamou, me répond Mamadou, ça, Dieu il est pas content pasqu'ine cheval, c'est même chose un homme. Tiens, si tu as une jument qui gagne petit qui est un fils qui devient grand, tu veux qu'elle fait encore un autre petit; mais il y a pas cheval dans le village. Si tu lui donnes son fils qui est grand, y veut pas faire, ni l'un ni l'autre. C'est Dieu qui veut ça, c'est très bien, c'est pour montrer aux gens que le cheval et l'homme c'est même... Alors, je n'ai pas voulu chagriner ces braves gens et j'ai dû enregistrer la mort naturelle de cette jument quelques jour après seulement. Ai-je mal fait ?

Réflexions

sur les possibilités d'implantation des Français en Afrique

Les jours, s'écoulant comme à l'ordinaire, nous amenèrent au 2 Décembre. Ce dimanhe matin-là, Petit vient m'annoncer que le Naba venait de se rendre au village pour recevoir un Blanc. Vite, pensant bien que ce Blanc devait être le lieutenant Dégoutin, je faisais faire le ménage plus soigneusement que d'habitude et seller mon cheval pour aller au-devant de ce visiteur, sur la route de Ouagadougou, quand de nouveau, on me fait prévenir que le lieutenant (c'était lui, en effet) se rend au campement par une autre route. Ainsi fixée, j'élabore un menu convenable, prends une tenue de cavalière (je ne puis dire amazone) et, d'un temps de galop, me rend au campement où je trouve, en effet, l'officier déjà installé, "toiletté" et s'apprêtant à me venir voir aux Mimosas. Prise de contact toute cordiale et, de compagnie nous revenons à la maison tranquillement, en devisant comme de vieux camarades qui se retrouvent. Bien entendu, il me demandait des nouvelles de l'absent, qui étaient bonnes, des miennes, que je n'avais de peine à lui donner puis, en descendant de cheval à l'arrivée, nous faisons le tour de la propriété et de ses dépendances qu'il a bien voulu trouver "enchanteresses" (sic). - Qu'il doit faire bon vivre dans votre petit coin, me disait-il souvent. Et je sentais qu'il était sincère. Il m'apprend que le capitaine, devant partir le mardi suivant en tournée, lui avait donné la permission de venir à Mané ce qui expliquait qu'il 'avait pas eu le temps de prévenir, puisqu'il avait marché aussi vite qu'un courrier. J'aimais mieux ainsi du reste, sa visite n'était qui plus agréable. Pendant, qu'à l'ombre confortable, il prenait l'apéritif avec une lecture quelconque, je m'esquivais pour échanger mon costume masculin contre un autre un peu plus élégant et de mon sexe, puis nous reprenions notre conversation jusqu'au déjeuner qui fut dégusté lentement et gaiement. Nous n'étions pas tout à fait étrangers l'un à l'autre, comme je l'ai déjà dit. Il était lui-même originaire d'une commune située à quelques kilomètres de mon pays natal et familial et je connaissais très bien sa fiancée. Les sujets de conversation, tant généraux que personnels, ne manquaient pas entre nous, par conséquent. Il était sur le point de rentrer en France et désireux de se marier à ce moment.- Mais, disait-il, je ne crois pas pouvoir, ensuite revenir aux colonies avec ma femme, car je ne suis pas libre, comme vous, puisque je suis militaire et j'avoue que je n'oserais pas m'engager dans la même voie que vous deux. - Et pourquoi donc, lui ai-je répondu? Vous êtes pourtant un colonial aguerri, comme l'est mon mari et votre femme pourrait tout aussi bien que moi aimer la vie coloniale avec vous comme compagnon. - Oh, je ne sais quant à elle; mais malgré votre exemple, que j'ai sous les yeux depuis un an, je n'oserais pas prendre pareille responsabilité. - Vous ne voulez pas dire, cependant, que ce que fait une femme, une autre ne peut pas le faire. - Non, en général; mais je dis: oui, carrément dans mon cas particulier. - Oh, croyez-vous? - C'est vrai, dis-je, mon mari et moi avons un idéal; c'est-à-dire qu'il l'a eu d'abord, cet idéal, qu'il m'en a fait part lorsque nous étions fiancés, que je l'ai fait mien en entier et que je le mets en pratique avec une satisfaction toujours plus grande; -Peut-on le connaître? - Voici. Vous allez voir que ce n'est pas compliqué. Jusqu'à présent, nos colonies, en général, et notre Afrique Occidentale en particulier ne sont encore que dans la période transitoire entre la conquête et la mise en valeur. Celle-ci se développe de plus en plus, c'est vrai je crois que le moment est arrivé ou son organisation administrative doit être surtout dirigée vers l'exploitation de plus en plus intense de ses richesses. Mais il faut des hommes choisis, beaucoup, et il en faudra bien davantage encore. Il faudra donc, fatalement, leur donner, à ces hommes, pour leur assurer une vie plus normale, les moyens de vivre normalement, c'est-à- dire de créer dans la Colonie un foyer normal avec l'épouse de leur choix, de leur race, qui voudra bien consentir à s'expatrier. Pour cela, il faudra aux jeunes femmes, futures coloniales, non seulement les instructions et les indications livresques, mais aussi des exemple réels, vécus, qu'on devra pouvoir présenter, pour leur montrer que cette vie africaine peut être vécue aisément par les femmes de notre pays et vaincre leurs craintes superficielles et celles de leurs proches. Jusqu'à présent, je crois que l'exemple que je donne et ce, loin de tout centre tant soit peu civilisé, à des milliers de kilomètre de la côte, peut être réputé probant. Mais ce n'est encore qu'une partie de notre idéal. Poussant plus loin, si nous voulons, dans un temps relativement court, quelque cinquante ans, par exemple, arriver à mieux connaître les indigènes, les mieux diriger et les éduquer suffisamment en vue de la plus profitable des exploitations, tant au moral qu'au matériel, si nous voulons, dis-je, hâter cette assimilation, il faudra avoir, à ce moment, un certain noyau de Français, issus de Français, mais nés, élevés et devenus adultes dans la colonie même, au milieu des indigènes, connaissant d'instinct le pays, ses habitants, ses langues et ses moeurs. Ces Français d'Afrique, à leur tour, se mariant entre eux ou avec ceux ou celles venus de la Métropole, continueront l'oeuvre ainsi commencée et assureront à la Colonie, en très peu de temps, une race de compatriotes armés pour mettre réellement en valeur l'immensité des richesses de ce pays, répandues dans l'immensité de ses espaces. Et, encore une fois, désirant mettre cet idéal en pratique, voilà l'explication donnée; il faut un commencement. Eh bien, nous, avec quelques autres déjà disséminés dans cette A.O.F., nous commençons, ou, du moins, nous tentons de commencer. - Madame, me répond le lieutenant, j'avoue humblement n'avoir jamais pensé à cela et je m'incline profondément devant la signification admirable et lointaine que vous savez donner aux actes journaliers de votre existence, que l'on peut croire rude, en imagination mais que vous rendez, quand on vous voit à l'oeuvre au milieu de cette population dense et diverse, si aisée que l'on est tenté, en effet, de vous suivre immédiatement et d'embrasser la même foi. - Eh bien, mais, maintenant, rien ne vous en empêche, vous surtout, un colonial accompli. - Oh si, mon état de militaire, comme je vous le disais tout à l'heure qui, par lui-même, me rend instable et, depuis le temps que je l'exerce, m'a enlevé le goût et la possibilité de toute initiative d'indépendance. - Non, il ne faut ni dire ni penser cela. Mais je comprends parfaitement que, pour le moment, il n'y ait encore que peu de personnes osant s'aventurer dans cette vie. Quelques "têtes brûlées" comme on dit vulgairement. Il n'empêche qu'il en faut pour commencer. - Oui, c'est vrai. Mais c'est égal, cela ne vous déçoit pas par avance, de savoir pertinemment que vous ne verrez pas les résultats de cette belle mission que vous vous êtes donnée. - Pas du tout! Est-ce que celui qui plante un arbre ou un verger ou une forêt est déçu à l'avance en sachant qu'il n'en verra pas la maturité, qu'il n'en goûtera pas les fruits? Non, n'est-ce pas? il plante quand même, sachant que d'autres en profiteront. - C'est exact; mais, en somme, il ne s'agit pas, en ce cas, d'une race d'hommes nouveaux à créer. Tout le monde peut planter des arbres sans changer quoi que ce soit à son existence. - c'est entendu. Pourtant, nous avons l'exemple prodigieux de l'Algérie où, il n'y a même pas 80 ans, aucun colon n'avait encore pénétré, tandis qu'aujourd'hui, cet admirable pays est peuplé de Français d'Algérie comme le sera certainement un jour cette Afrique Occidentale. Il a bien fallu commencer, cependant, là aussi? - Je le reconnais. Mais, pour en revenir à ce qui nous concerne particulièrement, il y a un gros aléa: celui de la non-réussite, soit pour cause de santé, soit même par une mort prématurée. - Certes, cet aléa ne nous a pas échappé; nous l'avons parfaitement inscrit dans notre programme. - Vous avez été jusque là? Je comprends, au besoin, que vous ayez accepté le risque de la non- réussite de votre idéal, simplement à cause de la santé, défaut d'acclimatation, éloignement de la mère-patrie ou d'autres causes secondaires. Mais la mort, toujours rôdant par ici, vous l'avez envisagée et acceptée comme risque? - Bien certainement, justement parce que la mort est possible et même certaine partout et que cette certitude ne doit jamais empêcher d'entreprendre quoi que ce soit, puisque personne ne peut en connaître l'échéance. - Pourtant, Madame, vous ne pouvez nier que la vie africaine, comme la vôtre surtout, est susceptible de hâter cette échéance qui serait reculée, sans cela, vers de plus lointaines limites? - Oui, certainement, mais ce n'est là qu'une probabilité l'événement lui-même nous est caché et son déclenchement n'est pas entre nos mains: Allah Akoubar, entends-je crier partout, dans toutes les langues. Et puis, voyez-vous, je répète encore qu'il faut un commencement. S'il y a non- réussite, pour une cause ou pour une autre cette cause pourra être évitée par une autre coloniale qui voudra et qui pourra faire mieux et ainsi de suite. Le courant sera ainsi amorcé et, l'émulation aidant, il sera suivi et entraînera à sa suite les nombreuses jeunes femmes qui ne pensent pas qu'à leur toilette et à leurs charmes. - Madame, je suis battu et convaincu. Il ne me reste plus qu'à vous prier d'excuser ma pauvre mentalité de serviteur et à gémir sur elle: je ne suis pas digne de figurer à votre niveau.... Et il avait l'air si sincèrement ému, ce brave Monsieur Dégoutin, que nous avons parlé d'autres choses moins abstraites et moins personnelles. Le soir, il ne voulut pas accepter la chambre que je lui avais fait préparer. - Merci, Madame; mais je dois aller au campement. Croyez bien que ce n'est ni à cause de vous ni à cause de moi-même; mais vous êtes seule et la bienséance m'oblige à refuser, en le regrettant bien, je vous l'assure, la couverture de votre toit si hospitalier. Le lendemain, dans la matinée, il repassait à la maison laissant ses porteurs filer devant lui pour préparer son campement à 30 klms sur la route du retour et il se mit en route lui-même après le déjeuner. Cette visite, dans ma solitude, m'avait fait grand plaisir. Pendant ce temps, mon voyageur, que j'ai l'air d'avoir quelque peu délaissé sur sa route, était arrivé depuis quelques jours déjà à Kotonou, capitale du Dahomey, terme de son voyage. Avant d'y arriver, à Paouignan, terminus, à cette époque du chemin de fer en construction venant de Kotonou, il avait été rejoint par son jeune frère, à qui il avait donné rendez-vous à cet endroit. Mon beau-frère, en effet, ayant terminé son service militaire en Septembre, s'était embarqué presqu'aussitôt et comme il avait été convenu entre les deux frères, ils s'étaient retrouvés au point exact assigné: l'aîné venant du Nord avec ses boeufs, le cadet venant du Sud les y attendre. C'était également un "broussard", mon jeune beau-frère épris de voyages et d'aventures lui aussi. Séduit par les récits de son grand'frère, il n'avait pas attendu sa majorité pour tâter de la vie coloniale. A 18 ans à peine, il s'embarqua une première fois pour Bamako, où se trouvait alors son aîné non encore marié et restait deux ans au Soudan, tenant comptoir à Bamako, achetant des grains sur le Niger, où les riverains venaient les accepter et les offrir, trafiquant sur le caoutchouc et la poudre d'or en haute Guinée. Puis il rentra en France juste pour faire son service militaire obligatoire et, maintenant, il se trouvait de nouveau sur la terre d'Afrique où il pénétrait par une autre porte.

Retour de mon voyageur

Sachant les deux frères ensemble, j'attendais donc le retour de mon mari. Ce retour s'est effectué plus tôt que je ne le pensais. Ayant terminé la plus grosse part des opérations et ayant laissé le reste aux soins de son jeune frère, il m'avait télégraphié la date de son départ pour Mané, pensant y être revenu pour le 5 ou le 6 Janvier 1907. Comme je le connaissais et le savais seul pour ce retour, je me préparais à le recevoir pour le Nouvel An; mais à ma grande joie, il a été encore plus vite que selon mes prévisions. Le 24 Décembre, vers midi, un remue-ménage insolite dans le personnel me fait pressentir un événement. En effet, au moment où je sortais sous la véranda, des cris se faisaient entendre: - Madamou... Madamou...Missa li vini...Missa li vini.... et, à l'instant même, mon voyageur arrivait au galop de son cheval pour s'arrêter tout contre moi, descendait rapidement de sa monture et... nous tombions dans les bras l'un de l'autre. Inutile d'essayer de relater ici ce que furent les premières heures de cette réunion. Tout lecteur peut se l'imaginer aisément. Après les ablutions et le repas, sans vouloir nous reposer autrement, nous faisions le tour complet de la ferme et j'étais heureuse de constater le contentement du maître, trouvant tout en état normal et heureuse de constater que sa parfaite santé lui permettait d'être aussi alerte. On n'aurait jamais pu croire qu'il venait de parcourir d'une traite, environ 900 kilomètres en 17 jours, dont 500 à pied en 12 jours, et 400 à cheval en 5 jours. Mais il fallait bien que je me rende à l'évidence, les dates et les faits étaient là. Il avait été si vite qu'il avait dû "semer" en route ses porteurs et même son palefrenier, pourtant monté lui aussi, qui n'a rejoint que le lendemain, médusé une fois de plus, par l'endurance des Blancs dans son propre pays. Les semaines qui suivirent furent consacrées aux achats de bétail et à la réunion des bêtes en vue de la formation d'un autre troupeau. Il y eut encore quelques petites séparations entre nous à cet effet; mais de 5 ou 6 jours seulement: elles me semblaient insignifiantes. Entre temps, mon beau-frère ayant terminé la liquidation du troupeau du Dahomey nous annonçait son retour qu'il devait accomplir tranquillement, n'ayant pas de raisons spéciales d'aller vite et devant, au contraire, ramener tout le personnel masculin et féminin descendu d'ici avec le troupeau. Un beau jour, un courrier spécial, tenant sa missive au bout d'une baguette fendue, est venu nous annoncer que notre voyageur devant arriver à Boussouma, serait sur la route de Mané le lendemain. Aussitôt, il est décidé que nous irons à sa rencontre. Je donne des ordres à Petit, notre cuisinier, pour qu'il nous prépare un bon pot-au-feu de poulet, un rôti de canard etc... et, le lendemain de bon matin, nous voilà en route, sur nos chevaux bien reluisants, accompagnés de Mamadou Ouélé et de plusieurs palefreniers, tous montés. J'avais mis, je me souviens, une gentille blouse de soie blanche, pensant être de retour d'assez bonne heure. Mais, ne voyant personne sur la route, nous continuons jusque... Boussouma, à 35 kilomètres, pour n'y voir personne au campement en passant, mais juste pour assister à l'arrivée, du côté opposé, de la caravane complète de mon beau-frère, au milieu des cris, exclamations et des tam-tam de la foule qui nous a englobés, ensuite, dans la même farandole. Bien entendu, nous nous sommes réjouis de ce revoir un peu pittoresque; le courrier avait été trop vite et nous était arrivé un jour trop tôt. Mais la rencontre n'en a été que meilleure et, le soir, nous nous remettions en route pour Mané où nous comptions arriver assez tôt dans la nuit. Malheureusement, la lune s'étant couchée assez vite, nous nous sommes égarés dans les collines sauvages et force nous fut de camper dans une clairière où nous passâmes le reste de la nuit, autour de feux de bois, d'épines, de roseaux, à deviser sur tous les sujets et à nous défendre continuellement contre une nuée de moustiques mis en joue par tant de sang "blanc" à sucer. Enfin, au petit jour, on s'est remis en marche et on arrivait sans autre mal aux "Mimosas" vers 10 heures. Vivement, je saute à la cuisine et, stupéfaite, je vois mon Petit, très calme, surveillant le pot-au-feu commandé pour la veille. - Comment, dis-je, il cuit depuis hier? - Oh non, madamou, ça ine l'autre. - Et celui d'hier? - Trop bon hier, pas bon 'jord'hui. Nous y en a mangé moi faire l'aute même chose. - Mais comment savais-tu que nous ne viendrions que ce matin ? - Oh moi y en a bien connaisse toi partir Boussouma. Bien savoir ton pitit frère li vini aussi. Moi connaisse bien ti vini seulement vic loui jord'hui. Que dire? J'étais enchantée; mes canards étaient froids mais succulents et mon repas a été en tous points réussi, comme il se le devait en semblable circonstance. Seulement, de l'aventure, j'avais les deux bras dans un état affreux. Si ma blouse avait pu faire certain effet de toilette, elle ne m'avait pas garantie du soleil qui, pendant deux jours, s'était chargé de me cuire la peau de belle façon. Je m'en suis ressentie pendant trois semaines.

Projets d'exploitation

Nous étions ainsi arrivés au 20 Avril. Mon beau-frère, parti de Kotonou le 5 mars, avait donc mis 47 jours pour remonter depuis la côte dahoméenne, avec tous les bagages, les bergers et leurs femmes. C'était très raisonnable. La liquidation totale du troupeau n'avait pas donné tous les résultats commerciaux attendus: longueur de la route, mauvais pâturages dans le Sud, mauvais climat pour des bovins du Nord comme les nôtres, absence de marché bien établi sur la côte en ce qui concerne le bétail et, aussi, un peu d'hostilité de la part de certains fonctionnaires de l'Administration coloniale et de certains commerçants "blancs" craignant la concurrence. Par contre, mes deux voyageurs rapportaient de sérieux renseignements sur les pays traversés, au sujet des possibilités merveilleuses de leur mise en exploitation régulière, tant par la culture que par la récolte des produits spontanés naturels. Ah, les beaux projets qu'ils faisaient à eux deux! J'entendais souvent, comme "leit motiv", parler de coton, ricin, arachides, karité, kapok, sans compter les céréales indigènes: riz, maïs, sorgho, ni les bananes, ananas, goyaves, oranges, citrons, ni les caoutchoucs, ni les fibres de raphia, d'aloès et d'autres. Toute une organisation s'échafaudait, pour entreprendre l'exploitation de ces précieuses denrées qui, à l'heure actuelle sont devenues plus précieuses encore. - Le coton, disait l'un, est le textile essentiel dans le monde entier. Déjà maintenant, il se fait rare et plus cher par conséquent. Plus tard, étant donné l'augmentation constante de la consommation, il deviendra un produit aussi difficile à trouver que le caoutchouc et les pays qui en seront les seuls producteurs pourront tenir la dragée haute aux autres, les bien plus nombreux, qui n'en sont que les acheteurs, les transformateurs et les consommateurs. - Oui, disait l'autre, et n'est-ce pas inconcevable qu'ici, dans cette immense Afrique Occidentale Française, où cette plante pousse, pour ainsi dire, à l'état naturel, le commerce fasse un chiffre d'affaires considérable d'étoffes de cotonnades diverses avec les indigènes, cotonnades venues, pour la plus grosse part, d'Angleterre en tant qu'étoffe, mais en réalité et en totalité d'Amérique en tant que fibres? - Cependant, la superficie totale des contrées d'A.O.F. susceptibles de fournir abondamment le coton est de beaucoup supérieure à celle cultivée en Amérique. Les fleuves et les rivières ne manquent pas, soit pour l'irrigation, soit pour le transport. La main-d'oeuvre ne manque pas non plus. - Oui, mais on dit que c'est trop loin; que les fibres du coton soudanais sont trop courtes et que sais-je encore? - Et puis, il faut des capitaux. C'est, je crois, le seul moyen de réussir et nous savons, par expérience, qu'en France, les capitaux, qui pourtant abondent, préfèrent s'en aller chez les Russes, les Turcs, les Allemands, les Patagons et les Iroquois. - Est-ce qu'on n'a pas fait quelques essais, pourtant, dans une station connue. - Oui, je crois, dans un centre bien administratif, une petite expérience a été tentée. On a forcé administrativement les indigènes des alentours à planter du coton. On l'a récolté administrativement. Une petite égreneuse a tourné gentiment, sagement, au ralenti en bonne fonctionnaire. On a dépensé quelques centaines de mille francs et on a envoyé en France environ 137 kilogrammes de fibres, décrétées mauvaises à l'arrivée, accompagnées de 323 kilogrammes de paperasses et rapports relatifs à cette opération industrielle, pendant que l'Administrateur de l'endroit ne savait que faire des monceaux de graines qui empestaient la station en pourrissant. - Hum, c'est bien Français. Si ce pays était entre les mains des Anglais ou mieux, des Allemands, je parie que, dans 5 ans, ils tireraient tout leur coton d'ici. - Oui, mais! - Et pourtant, c'est une question nationale au premier chef et les hommes, les premiers hommes, ne manqueraient pas, pour se mettre avec ardeur à l'oeuvre du début. - Voilà encore un produit qui peut et doit se propager dans ces contrées propices. On en trouve dans tous les villages. Les indigènes n'en cultivent que juste pour leur consommation, c'est entendu; mais cela prouve que tout le pays peut en produire et qu'il suffit d'ouvrir des débouchés à la vente, pour que la production s'amplifie instantanément. - De même pour le maïs. Tu te souviens, au Dahomey, avec quelle ardeur les agents des comptoirs allemands en faisaient la rafle? Je me suis toujours demandé comment ils étaient arrivés à s'assurer presqu'exclusivement l'achat de la production de ces districts, au détriment du commerce français. - Oh, les commerçants français ne se soucient pas du tout du maïs, puisque personne ne leur en demande. Tu penses bien qu'ils ne sont pas plus bêtes que les Allemands. Seulement, ceux-ci, sollicités par Hambourg, ayant toutes les facilités de fret par leurs nombreux cargos, ont beau jeu pour rafler tout le maïs disponible, quitte, à la Colonie, la disette arrivée, d'en importer d'ailleurs à grands frais. - Cependant, Marseille, Bordeaux, sont bien plus près que Hambourg et on peut tout aussi bien y traiter cette céréale? - Certainement; mais, dis-moi, combien as-tu de passages de navires français à Kotonou, par exemple, dans un mois. - Un ou deux, suivant les horaires fixés par l'Administration française fidèlement respectés par la ou les compagnies concessionnaires. - Bon. Combien, dans le même temps, de bateaux Allemands de la Woermann Linie principalement? - Cinq ou six qui, je m'en suis rendu compte par moi-même, s'arrêtent toujours, même pour une tonne ou deux, dans n'importe quel port de la côte. - Et oui, voilà la différence. Les bateaux français sont postaux et subventionnés: donc, fonctionnaires et, partant il se moquent bien du fret. Tandis que les bateaux allemands, qui sont postaux aussi, subventionnés certainement, sont commerçants avant tout. Et il suffit, tu le sais bien, d'indiquer à un agent allemand quelconque, d'une factorerie quelconque, qu'il y a du fret de une ou deux tonnes à prendre à tel ou tel port, pour que le premier bateau de cette nationalité se fasse un devoir de s'y arrêter pour le prendre. - C'est vrai. Et cette assiduité commerciale, qui s'étend à tous les ports de la côte, sans exception et qui sont pour les quatre-cinquièmes français, permet même aux fonctionnaires français de prendre passage à leur bord, en payant moins cher, pour, y étant mieux traités que sur nos bateaux, pouvoir débarquer, sans majoration de prix de passage, dans un port français quelconque, sur leur simple demande: Bordeaux, La Palice, Cherbourg, Boulogne. - C'est formidable de résultats pour ces commerçants intelligents. C'est pourquoi ils nous enlèvent nos bois, nos huiles, nos cocos et toutes ces denrées précieuses, dont nous leur rachetons, ensuite, les sous-produits fort chers. - C'est comme pour le karité, le kapok, produits naturels forestiers de toute l'A.O.F., très apte à repeupler intensivement les endroits non propices aux cultures des terres et dont les produits déjà si recherchés et si faciles à obtenir, fourniraient un appoint considérable aux exportations ou aux usines de transformation que l'on pourrait installer dans des centres comme Bamako, Kayes, Konakry et autres. - C'est vrai, tout cela est facilement possible. Mais il faut surtout le vouloir, avec les capitaux suffisants bien entendu, mais le vouloir. Malheureusement, je crois bien que, justement, c'est le vouloir qui manque en France, bien plus que les capitaux et les hommes.

Préparatifs du voyage vers la Gold Coast

(Ghana actuel)

J'assistais, immensément intéressée, à ces conversations, à ces projets, qui se poursuivaient souvent très tard dans la soirée, pendant les clairs de lune merveilleux et, réellement, à présent que je connaissais le pays, ses habitants, ses ressources, je partageais la certitude de mes compagnons, ayant vu à l'oeuvre des Français qui, comme eux, commençaient à conquérir, bien modestement, cette grande Afrique Occidentale Française, au point de vue économique; Hélas, nous voici en 1927, 20 ans après cette époque et tout est encore à l'état primitif. Dieu sait pourtant, ce que nous aurions retiré de ressources, d'indépendance nationale, si, à ce moment, on avait voulu retenir ces quelques pionniers d'avant-garde et leur faire commencer l'oeuvre qui est encore à entreprendre. Trois fois hélas! Enfin, pour en revenir à mon récit, nous touchions à la date du départ de Mané, pour la conduite d'un autre troupeau vers la gold Coast, cette fois, convoyé également par mon mari que je devais accompagner dans son long voyage, pour rentrer en France ensuite, des circonstance m'y appelant. Déjà, ce troupeau de 250 têtes, dûment organisé, avait été envoyé en avant pour se rendre, par petites étapes à Tenkodogon où il nous attendrait tranquillement en broutant et se reposant avant de reprendre le chemin de la colonie anglaise.

Troisième partie

Retour par la Gold Coast

Adieux au pays Mossi

Tous nos préparatifs étaient faits et mon beau-frère avait pris possession de ses fonctions nouvelles de régisseur du domaine. Nous étions donc prêts à partir le premier Mai. La veille de ce jour, visite générale d'adieux de la part des notables indigènes: le Naba de Mané, avec toute sa cour de gala; par conséquent le chameau blanc en était, a tenu à nous apporter ses meilleurs voeux de bon voyage, nous assurant qu'il était navré de notre départ mais qu'il espérait bien vivre en aussi bon termes avec le "pitit frère". Puis, ce fut le tour du grand chef Peulh de la région, nous apportant une génisse pleine et du beurre. Différents chefs des villages environnants sont venus également et enfin, le soir, tous nos gens, ceux que nous laissions, hommes, femmes et enfants. Cet adieu fut vraiment touchant, car tous ces êtres, avec nous depuis deux ans au moins, nous étaient fort attachés et ils étaient sincèrement émus en me quittant. D'aucuns, même, avaient des larmes aux yeux. Moi aussi du reste, j'étais émue. On ne passe pas autant de temps dans ces contrées et ces conditions spéciales, avec des indigènes si doux et si fidèles, sans qu'un serrement de coeur ne vous prenne au moment de les quitter. Bref, le 1er Mai, nous partions, accompagnés de notre suite habituelle de route et de mon beau-frère, en prenant le chemin de Ouagadougou où nous tenions à revoir le capitaine Lambert en passant. Les trois étapes normales furent faites sans encombre et, à Ouagadougou, nous recevions le meilleur accueil du capitaine nous attendant, flanque, maintenant, d'un nombreux personnel européen, civil cette fois et nouvellement arrivé. C'étaient presque tous des jeunes gens et novices. Ils n'avaient pas encore acquis l'aisance qu'ils ont dû avoir plus tard et se pâmaient d'horreur à l'énumération des plats indigènes que nous dégustions tous les jours avec satisfaction, chez nous, et en route, à la grande joie du capitaine, vieux routier colonial qui renchérissait encore. Deux jours de séjour, avec visite, bien entendu, des nouveaux services et agrandissements sérieux édifiés par l'Administration et, le 5 à 4 heures du matin, départ définitif, mon beau-frère retournant seul à Mané et mon mari et moi nous dirigeant de compagnie vers Tenkodogo, à 200 kilomètres environ, le premier centre "blanc" sur notre route et le dernier centre français. Cette première étape fut une simple promenade: 18 klms seulement; mais il faisait une chaleur étouffante, annonçant certainement les premières tornades saisonnières. Le 6, nous désirions partir de bonne heure. Mais, nos porteurs nous ayant lâchés, il a fallu aller en recruter d'autres au village. Nous sommes partis quand même et sommes arrivés, vers 9 heures, après 24 klms de route, au grand village de Kombissiguri, d'une longueur interminable et de très grande richesse. A peine étions-nous installés, qu'arrive un "Blanc" Monsieur Vidal, Administrateur en mission, allant à Fada-N'Gourma, le premier poste du Dahomey. Naturellement, étant les premiers arrivés, nous l'invitons à déjeuner en le priant d'apporter ses ustensiles de table, comme il est coutume en voyage dans ces pays où on se charge le moins possible et du strict indispensable. Le soir, il nous rend la politesse de la même façon et ce repas est interrompu par la première tornade de l'année, aux démonstrations lumineuses et sonores, terrifiantes, avec accompagnement de trombes d'eau imposantes. Peu s'en est fallu, cependant, que nous soyons rôtis dans nos cases. Une belle indigène, la compagne justement de Monsieur Vidal, ayant allumé du feu le long d'une case, les braises, non encore éteintes, se sont ravivées et envolées sous l'action du vent et mirent le feu à la paille de la toiture de notre belle salle à manger de brousse. Heureusement, juste à cet instant, la pluie a commencé à tomber avec tant de violence que cet incendie a immédiatement avorté. Notre compagnon n'en a pas moins sorti, de ses cantines, une fiole de vieil armagnac à l'occasion de notre pittoresque rencontre. Puis, le lendemain de grand matin, nos deux caravanes se mettaient en route en même temps et prenaient chacune une direction différente, les buts à atteindre n'étant pas les mêmes. L'air bien rafraîchi par la tornade de la veille, était délicieux à respirer, sentant bon la terre mouillée. Aussi, dès le lever du soleil, voyait-on déjà les indigènes dans les champs, préparer, en débroussaillant sommairement, les toutes prochaines semailles. Les jours se suivaient ainsi à parcourir ce beau et riche pays, très peuplé, présentant des champs à perte de vue, couvert de cases si nombreuses qu'on ne pouvait distinguer la fin d'un village du commencement du suivant. Il nous est bien arrivé quelques mésaventures; mais de celles inhérentes à toutes marches par étapes. Par exemple, une fois ou deux encore, nos porteurs nous plantaient là, sans aucun ménagement. Bien sûr, ce n'était pas agréable. Cependant, le pays était tellement peuplé, qu'avec l'aide de chaque Naba ou chef de village, on en recrutait d'autres en une heure ou deux, pour aller à l'étape suivante. D'autres fois, on sortait d'un splendide campement, vaste, bien propre, bien agréable, pour, au suivant, entrer dans des cases sordides, pleines d'immondices, de toiles d'araignées, de cancrelats et autres bestioles aussi peu appétissantes. Nous avions alors la ressource de nous installer sous le premier arbre venu. Justement, une nuit, endormis de la sorte, nous avons été réveillés brusquement par une tornade soudaine qui nous a obligés, malgré notre vive répugnance, d'entrer dans une de ces infectes cases. Pour comble de malheur, ce soir-là, il a fallu également y insérer nos bagages et, durant cette opération, nous avons été trempés plus que copieusement. Alors, à la lueur d'un photophore, nous avons été obligés de nous changer entièrement et je frissonnais à la pensée qu'il pouvait me tomber dans le dos ou dans les cheveux une de ces sales bestioles qui devaient, sûrement se moquer de nous. Bien entendu, il n'a plus été question de dormir ensuite. Nous avons allumé du feu comme nous avons pu, fait du thé et avons attendu patiemment ainsi l'heure du départ. Le 10 Mai, nous touchions le beau village de Tangaré, la dernière étape avant Tankodogo. Là, le Naba, un prince fort riche, est venu spontanément nous saluer, accompagné de sa nombreuse cour, pas du tout pouilleuse mais, au contraire, très bien vêtue. Lui-même, richement habillé, avait d'énormes bracelets d'argent massif aux bras et aux poignets, de nombreuses bagues en or et en argent et de belles boucles d'oreilles en mêmes métaux. En un rien de temps, il nous avait fait arranger tous nos bagages et apporter d'abondantes provisions, par reconnaissance, disait-il, du bon souvenir que lui avait laissé mon mari à son passage, lors de son retour du Dahomey. Le lendemain, 11 Mai, nous entrions de bonne heure à Tenkodogo, poste commandé alors par le lieutenant Goguelin. Celui-ci, à cette heure, était en route, à la rencontre d'un administrateur; mais tout était prévu pour nous recevoir et le sergent Feutrier s'est acquitté de cette tâche très gentiment. Peu de temps après, arrivaient en cavalcade, le lieutenant Goguelin, accompagné de messieurs Vidal et Portes, administrateurs. Monsieur Vidal, allant à Fada-N'Gourma, chez monsieur Portes et celui-ci ayant fait une partie de la route à sa rencontre, ils avaient décidé de pousser une pointe jusque Tenkodogo, pour visiter le poste et ses habitants et, m'ont-ils dit, pour avoir le plaisir de m'y rencontrer avant ma sortie de la colonie française; C'était bien aimable à eux. Le séjour dans ce poste fut délicieux, grâce à l'entrain de tous ces messieurs qui avaient vraiment l'air de me fêter un peu. Entre temps, nous avions été reconnaître notre troupeau, arrivé depuis une dizaine de jours et trouvé nos bonne bêtes broutant bien sagement l'herbe nouvelle qui commençait à pousser dru. Le 13, débandade générale. Messieurs Vidal et Portes s'en allant à Fada, monsieur Goguelin allant rejoindre le capitaine Lambert pour une tournée d'impôts dans le Sud-Ouest, et nous..... prenant franchement la route du Sud, pour nous arrêter, ce jour-là, au village de Bané, à 23 klms, vers 9 heures du matin, tandis que le troupeau, ayant suivi en broutant, y arrivait à 16 heures seulement. Jusqu'alors, le pays traversé était nettement mossi. Mais, à partir de Bané, la race changeait incontestablement. C'était encore à peu près le même vocable, cependant la consonance en était différente et des mots différents y étaient déjà mélangés. En effet, vers le Sud-Ouest, nous avions les gens du Gourounsi, vers le Nord-Est et l'Est, ceux du Gourmantché et, au Sud, nous nous dirigions vers le pays des Boussangsés, limité lui-même, par les montagnes qui le séparent du Mampoursi au Sud-Ouest et du Mangou au Sud-Est; L'aspect de la contrée différait aussi très sensiblement. Au lieu des grosses plaines encombrées de villages enchevêtrés, c'est la morne brousse, avec quelques buissons de mimosées ou autres épines, sans trace de vie humaine pendant des heures. Nous sentions, nous voyions que nous allions changer d'ambiance.

Premières étapes en colonie anglaise

Jeudi 16 Mai. Nous voici arrivés à la frontière anglaise. Le village qui s'y trouve s'appelle Badama et est encore situé en territoire français, à 500 mètres à peine du marigot frontière. Demain donc, nous entrerons dans le pays administré par les Anglais. Cette perspective ne m'inquiétait pas beaucoup, en ce sens, que mon mari y étant déjà allé pour le même motif, ne devait pas y être plus embarrassé qu'auparavant. D'autre part, connaissant très bien la galanterie et le respect anglais pour les personnes de mon sexe, un peu froids peut-être, mais devant être stimulés par le caractère sportif de ma randonnée, je ne me faisais aucune crainte de pénétrer plus avant dans l'intérieur. Mais, comment dire? Il devait y avoir, demain, par la simple traversée de ce marigot de rien du tout, un nouveau changement de régime, une organisation étrangère, superposée, en outre, au changement de contrée. Plus de lien direct et national avec les nôtres c'est-à-dire avec la France et, involontairement, l'esprit travaillait. Qu'y aurait-il au-delà? C'était peut-être puéril, ce sentiment de ma part, que je n'ai pas dévoilé à mon "broussard" de mari. Mais, qui ne l'a pas éprouvé, en Europe même en face d'un poteau frontière quelconque ou d'un douanier ne portant pas l'uniforme de notre nationalité? Que le lecteur m'excuse si je relate un état d'âme d'alors aussi peu en rapport avec les réalités. Ne suis-je pas Française, avec tout le bagage sentimental qu'une telle affirmation comporte? Cependant, cette journée s'est passée très ordinairement. A défaut de tout campement, puisque nous étions au point mort de notre voyage, nous avions dressé notre tente auprès de maigres arbres qui, malgré tout, formaient un ensemble suffisant pour nous abriter du soleil. A chaque instant, de nombreuses caravanes de bourricots animaient le paysage de leurs longues théories serpentant à travers la brousse, conduites par une foule de noirs, les uns chargés de ballots comme les braves petites bêtes qu'ils tenaient à la longe, les autres allant librement. Les caravanes appartenaient à des marchands indigènes qui, ayant vendu leurs bestiaux vers Koumassie, remontaient avec des charges de noix de kola destinées aux fructueux échanges dans la région de Tombouctou, Niamey et, plus loin, vers la Tripolitaine. Chaque bête transporte ainsi environ 60 kilogrammes de marchandises, réparties en deux ballots équilibrés sur leur échine ouatée de coussins de kapok ou de balles de riz. Quels bons serviteurs que ces braves bourriques, marchant pour ainsi dire seules, se nourrissant très simplement de ce qu'elles trouvent et si résistantes à toutes les fatigues que leurs maîtres leur imposent. La veille de notre arrivée, des passagers avaient dressé quelques huttes instantanées en paille. Leurs successeurs, les trouvant occupées par nos gens, se sont mis en mesure d'en dresser d'autres sans plus de façon et, une demie-heure après, ce campement de commerçants se trouvait augmenté d'une dizaine de cases, suffisamment confortables pour une nuit. Seulement, le temps, se mettant de plus en plus à l'orage, nous avions pris la précaution de dresser nos bagages sur le gros cailloux, précaution efficace, car la nuit nous amena une descente d'eau de première. Le 17, nous arrivions à Bakou, immense village sur le territoire anglais. Pour aller chez le Naba, nous traversions la place du marché, très animée et très bien comprise. Une foule grouillante se pressait le long des petits compartiments des cases des vendeurs au milieu des cris, des réclamations et du bruit incessant de monstrueux tam-tam. N'ayant pas trouvé de cases potables pour nous loger, nous nous sommes établis en plein marché, dans quelques compartiments inoccupés. C'était assez confortable, mais combien assourdissant. Cependant, nous nous sommes réjouis du commerce environnant en général et de celui du vêtement en particulier. Pour quelques cauries (coquillages) une madame achetait deux superbes touffes de feuilles fraîches destinées à être suspendues très décemment par des ficelles reinales obligatoires, l'une par devant, l'autre par derrière. Et les affaires marchaient, car les paquets de feuilles diminuaient très vite, pendant que le nombre des élégantes augmentait avec la même vitesse. Le 18, nous étions à Buidori, à 15 kilomètres seulement et le 19 à Kougouri, 20 kilomètres plus loin, étape signalée par la présence du "jack" sur la case du chef de village et l'arrivée de notre courrier spécial, venu de Ouagadougou par Tenkodogo à notre suite grâce à l'amabilité de monsieur Ceccaldi qui nous l'avait promis. Quelle bonne aubaine! Le 20, pour partir du village, pas de porteurs, le Naba déclarant ne pas en avoir. Alors mon mari lui dit: - Ca va bien. Tu sais que je suis passager pour aller plus loin. Si tu ne me donnes pas de porteurs, je resterai ici, je ne suis pas pressé; mais comme ce sera de ta faute, eh bien, tu devras me nourrir ainsi que mes gens et mes bêtes, tant que tu ne me donneras pas les moyens de m'en aller. L'effet fut rapide. Un demi-heure après, 30 superbes gaillards, plus qu'il n'en fallait, se ruaient sur nos bagages et, d'une allure folle, nous amenaient au bord de la Volta Blanche, la même qui passe à Mané, aux abords des "Mimosas". Mais, là le fleuve n'a plus le même aspect. Large d'environ 300 mètres seulement, aux abords encaissés, presqu'à sec en ce moment, nous ne le reconnaissions plus. Sa traversée fut un jeu et, dans la matinée, nous campions à Zouigoéri. Village de mêmes formes apparentes qu'ailleurs. Seulement, ici, les ouvertures des cases n'ont guère que cinquante centimètres au carré ce qui fait qu'on est obligé d'entrer en rampant... dans ses appartements. Et encore, a-t-il fallu déployer des ruses d'apache pour disputer ces... appartements aux volailles, chiens, moutons, chèvres et autres animaux qui s'obstinaient à ne pas nous céder la place. Nous avons dû, même, déménager une dizaine de vieux tam-tam reliques, qui encombraient justement le coin que nous destinions à nos lits. Nous avons cependant respecté les chapelets-gri-gris qui pendaient de la toiture: il ne nous gênaient pas le moins du monde. Par exemple, l'entrée était magnifiquement décorée d'une douzaine de squelettes de têtes d'hippopotames bien blanchies par le temps, autant de cornes de buffles et d'antilopes géantes et quelques grands crocodiles parfaitement conservés. Cela avait de l'allure. Je dois également relater que, ce jour-là, nous étions tombés au milieu d'une cérémonie religieuse. Sur un petit mur, un amas de plumes de poulets blancs, de sang coagulé, de kolas mastoquées et autres accessoires aussi appétissants, le tout surmonté d'une belle paire de cornes d'antilope, démontrait que là avait lieu une cérémonie destinée certainement à conjurer les mauvais sorts de l'endroit, soit à rendre propices les dieux de la chasse. Un peu plus loin, sur un fond de calebasse retournée, d'autres plumes flottaient au vent, retenues par une colle de sang. Au milieu de tout cela, le vieux sorcier, habillé simplement de sa barbe blanche, était vautré à terre, sur une peau de mouton, en ayant l'air de contempler on ne sait quelle branche d'arbre, ou quel coin du ciel ou, peut-être, rien du tout. A notre approche, il nous lança un regard qui aurait pu passer pour être plein d'extase, mais qui nous a semblé bien stupide. Après tout, c'est peut-être la même chose. Le 21, au matin, nous partions comme d'habitude du campement en question et, une heure après, nous nous trouvions de nouveau devant la Volta, que nous recoupions dans un angle droit qu'elle forme à cet endroit. On est obligé de descendre de cheval à cause des glissades possibles dans les cailloux et on passe à peu près à pied sec. Aussitôt de l'autre côté, nous nous trouvons au pied d'une chaîne de montagnes à pic sur au moins 200 mètres de hauteur. Nous en commençons l'ascension, ou plutôt l'escalade, à pied, tirant les chevaux par la bride et les excitant, sur des pentes d'au moins 60 à 70 degrés. C'est terrifiant car, à gauche, c'est le ravin qui augmente de profondeur au fur et à mesure qu'on monte et, à droite, c'est la muraille rigide. Mais, une fois en haut, quel beau spectacle! Tout le pays se développe à perte de vue. Nous voyons distinctement les collines des environs de Tenkodogo, le cours de la Volta, déroulant ses méandres capricieux au milieu d'une verdure géante et luxuriante. Seulement, une inquiétude nous prend. Comment les boeufs vont-ils pouvoir escalader cela? Mon mari laisse deux hommes pour les attendre et rendre compte et nous continuons notre chemin. Une heure après, nous apercevons devant nous, sur une petite colline en dos d'âne le village de Gambaka, rehaussé par les grandes toitures en paille des constructions des Européens. Nous voyons distinctement flotter le drapeau anglais à la pointe d'un grand mât de marine. Encore une demi-heure de marche à travers un pays fertile, qu'on sent riche, au milieu de la végétation vigoureuse des champs de sorgho et de maïs tout garnis de leurs pousses qui avaient déjà, à cette époque, 30 à 40 centimètres de hauteur. Nous arrivons sur une petite place où évoluent des escouades de soldats noirs, habillés de kaki, pieds nus, jambières en drap kaki, chéchia rouge ou bonnet vert. Nous nous dirigeons vers un monsieur "Blanc" qui les commandait et, descendant de cheval, mon mari nous présente: Madame et Monsieur H........ - Aoh yes, bonn'jor Médéme, bonn'jor monsieur. Vous volez vinir dedan le maison de moa, pour prener le cocktail? Et nous voilà, suivant ce monsieur qui nous dit être le lieutenant Carthew (kaju:) Nous sommes à Gambaka, pays anglais.

Agréables réceptions à Gambaka

et passage difficile du troupeau, en montagne

Nous suivons donc notre hôte dans sa grande case et, sous la véranda bien conditionnée, meublée gentiment et confortablement un boy couleur d'ébène nous sert le traditionnel whisky and soda. Cet officier, par bonheur, savait baragouiner quelque peu de français, si bien que nous n'avions pas l'air trop bête les uns et les autres. Mais quelle conversation décousue! Elle était plutôt soutenue par force gestes destinés à remplacer les mots absents ou qui s'obstinaient à ne pas vouloir sortir. Un quart d'heure après, arrive un grand diable d'homme roux, sec, long, anguleux, aux jambes filiformes, aux grands bras, aux dents larges et noircies par le tabac qui, parlant aussi un peu de français, se présente: lieutenant Stuart-Richardson. Il nous dit qu'il est écossais bien sûr, un Stuart et qu'il a voyagé un peu dans le monde, notamment pendant six mois en Touraine, à Vouvray comme centre, pays du bon vin blanc dont le souvenir agréable semble lui être resté. Après quelques minutes de conversation très cordiale, ces messieurs nous conduisent à la grande case qu'ils nous destinent et où nos bagages sont déjà arrivés et installés comme d'habitude, ce qui est de suite remarqué par les officiers disant: - Yes, vos boys très bons, vous connaissez le camping perfectly. Une toilette un peu plus recherchée et nous nous rendons chez monsieur Carthew, qui nous avait priés à déjeuner et où on nous présente en outre, le docteur de la garnison, qui ne connaît pas un mot français, mais possède une chevelure chanvreuse et des dents formidables et parfaitement vilaines. C'est un Irlandais, parait-il. Nous avions donc, réunis devant nous, un échantillon de chaque partie du royaume uni d'Albion. Cette fois, on nous sert, comme apéritifs, des cocktails faits devant nous, avec, je crois, du bitter, de l'angustura, du piment pelé, des jaunes d'oeufs, de la bénédictine, du cognac et, pour noyer, du champagne autant qu'il en fallait pour remplir une imposante gargoulette dont le contenu, bien brassé, est servi dans de la verrerie rutilante. Bigre, que c'était fort ! je me suis contentée d'un petit échantillon de la mixture; mais il a bien fallu que tout le contenu de la gargoulette passe par le gosier de ces messieurs qui ne faisaient nullement la grimace. Pour donner encore plus de saveur à cette boisson.... chaleureuse, on nous sert, sur un plateau d'argent, de minces carrés de pain grillé revêtus d'une bonne couche de purée d'anchois et surmontés d'une olive....désossée. Ensuite, à table, surprise pour moi de me trouver dans une véritable salle à manger, ornée de fleurs, garnie de meubles appropriés, dont la table supportait un couvert impeccable et étincelant que je ne pensais nullement trouver dans cette lointaine brousse, en quittant le laissez-aller des installations sommaires, quoique suffisantes, de nos compatriotes. Autre surprise encore: alors que, chez nous, les hommes sont correctement vêtus de blanc, sanglés dans leurs tenues simples mais bien nettes et bien boutonnées, nos hôtes, eux, n'avaient rien changé à leur costume de ...travail: chemises en laine kaki, grade sur la patte d'épaule, manches retroussées, col largement ouvert, sans souci des...cheveux que d'aucuns montraient sans vergogne par l'ouverture, leggins et gros souliers jaunes copieusement ferrés. Ils étaient ainsi très à l'aise et je sentais que ce devait être la tenue normale. Je me suis rendu compte, par la suite que c'était exact. Naturellement, je n'ai manifesté aucune espèce d'étonnement et nous avons dégusté avec plaisir et entrain les mets, savoureux quoiqu'anglais, qu'on nous a présentés, en buvant du thé, bien entendu, puisque nous étions au lunch. Après ce déjeuner, poursuivi en longueur pendant les heures chaudes, nous sommes allés en choeur, faire une tournée générale du poste, ou; comme toujours j'ai, en qualité de femme blanche encore non vue, produit le même effet: attroupements, exclamations, bousculades etc.... au grand plaisir des Anglais qui riaient de bon coeur en distribuant de pacifiques coups de cravache à droite et à gauche pour faire place. Entre temps, un de nos hommes venait rendre compte que, après deux tentatives, les boeufs n'avaient pu escalader la montagne. C'était plus sérieux; mais mon mari donnait des instructions pour qu'on laisse le troupeau en bas, à se reposer. La tentative reprendrait le lendemain ou le jour suivant. Ce même jour, à 19 h. 1/2, nous nous rendions chez le docteur qui, cette fois, devait nous recevoir. Réception sous la véranda, comme toujours, au milieu d'un luxe de bouteilles et autres accessoires. On nous présente alors un autre Anglais encore inconnu: lieutenant Elkau, commandant le poste par intérim, le colonel Walberston, chef de la Région, étant en tournée d'inspection dans la brousse, qui sera navré, m'assure monsieur Elkau, d'avoir manqué d'assister à un aussi historique événement que le passage de la première femme blanche dans ce pays, événement qui figurera, ajoute-t-il, dans les archives officielles du Poste. Ce monsieur Elkau ne connait pas un mot de français non plus; mais il se trouve qu'il parle un peu allemand, d'une façon suffisante pour, de suite, m'accaparer et engager une conversation très animée avec moi, qui suis assez familiarisée avec cette langue l'ayant apprise en Bohême. Nous passons ensuite dans la salle à manger, au moins aussi somptueusement arrangée que celle où nous avions été reçus le matin, avec, en plus, l'effet des innombrables bougies disposées à profusion et qui avaient l'air de rappeler ce que nous nous figurons être le faste lumineux d'antan. Cette fois, ces messieurs avaient tous arboré la toilette du soir, c'est-à-dire la grande tenue mondaine. Souliers vernis, pantalon collant en satin noir, ceinture de soie rouge, chemise blanche plastronnée, faux-col rabattu cravate fantaisie et, sur le tout, un vêtement qui m'a semblé être semblable à un habit à queue sans queue, espèce de boléro en drap noir, avec grand col rabattu descendant en larges revers rouges vers la ceinture, quelque manière de smoking d'uniforme. Sur les épaules, étoiles de forme et couleur diverses, suivant le grade et la fonction, les rubans de médailles commémoratives sur le revers gauche. Messieurs Carthew et S.Richardson portaient celles du Transwaal et des Achantis; le docteur, je ne sais trop et monsieur Elkau celle de Chine où il avait servi pendant la guerre des Boxers. C'est d'ailleurs là-bas qu'il avait appris l'Allemand car il n'avait jamais séjourné en Allemagne et il trouvait étrange que lui, Anglais, ayant appris l'Allemand en Chine, pouvait se servir de cette langue en Gold Coast africaine, pour converser avec une Française ayant vécu en Bohème! Pendant le repas, j'avais découvert, sur une étiquette de chaise longue, le nom du docteur que je n'avais pas retenu le matin: docteur Montgommery. Alors, je demande si, par hasard, il ne serait pas d'ancienne famille française, ce nom n'étant pas anglais en lui faisant dire, avec autant d'anglais, de français que d'allemand qu'autrefois, un Montgommery avait tellement éborgné un de nos rois que celui-ci en était mort. Il nous répond modestement que, justement, il est de cette famille et, comme preuve, il nous montre le chaton de sa bague, lequel portait effectivement les armes de ladite famille parmi lesquelles figure une lance brisée. Alors, voilà mes trois autres Anglais, qui ne le savaient pas, de se lever avec ensemble et de porter un toast chaleureux à Monsieur le Comte de Montgommery qui, ma foi, était ravi. Lui aussi, a trouvé un peu étrange d'être reconnu comme étant de souche française, en Afrique. On peut penser qu'à cette allure le dîner n'a rien eu de morne. Aussi, au dessert, avec champagne naturellement, a-t-on porté des toasts généraux: A la "first lady" visitant Gambaka; A l'Angleterre, A la France, A l'entente cordiale etc.... Voici le menu de ce dîner. Il n'a rien de particulier comme ordonnance, mais il est écrit à la machine, en français, sur papier officiel et porte, au bas, les signatures autographes des hôtes:

West African Frontier ForcesGambaka

Gold Coast Colony via Kumassi

MENU

Caviare

Consommé à la wagadugu

Omelette à la Gambaka

Poulet au diable

Roastbeef à l'Anglaise

Asperges

Crème de café

Champignons

Café - Liqueurs

Menu of a dinner given by the active Commandant Northern Territories Constabulary to Monsieur et Madame H.ubin

Madame Hubin being the first lady to visit Gambaka

Suivent les signatures.

Le lendemain, par exemple quel mal de tête! On parle bien souvent des abus de boissons alcooliques auxquels se livrent nos coloniaux; mais heureusement, ceux-ci ne sont, sous ce rapport, que des demoiselles auprès des coloniaux anglais. Je passerai sur la suite des réceptions que, tour à tour, chacun de ces Messieurs a cru devoir nous accorder dans cette même note et je reviendrai à notre troupeau, l'essentiel pour nous. Le premier jour, les boeufs n'ont pas pu monter. Le lendemain, après une tentative sous la direction de mon mari parti exprès, il a été préférable de les laisser encore au pied de la falaise. Ce ne fut que le troisième jour qu'enfin on a réussi à faire escalader cette falaise par le troupeau entier, qui a pu grimper jusqu'au faîte, sauf cependant quatre bêtes qui, ayant perdu pied, ont roulé au fond du ravin et se sont tuées. Nous avons dû laisser les autres se reposer pendant plusieurs jours en leur faisant brouter l'herbe tendre et abondante des environs et, le 26, mon mari les expédiait tout doucement en avant, non sans avoir acquitté les droits de douane qui étaient alors de un shilling par tête. Ce soir-là, dernière réception de gala chez le lieutenant Elkau, au nom du Colonel, réception aussi... pimentée que les précédentes et dont je me souviens être revenue très mal à mon aise. Il faut que j'avoue, aussi, que j'avais des espérances de maternité et, naturellement, mon état aidant, l'estomac n'était pas tout à fait équilibré. Enfin, le lendemain, 27 Mai, nous nous mettions en route de nouveau, heureux d'avoir été accueillis d'aussi cordiale façon, mais heureux aussi de reprendre notre liberté et notre simplicité de brousse. M. Elkau ayant eu l'obligeance de nous donner un itinéraire exact à suivre jusque Salaga, poste important, nous nous enfoncions de nouveau dans le Sud avec toute notre smalah.

West African Frontier Forces

Gambaka

Dear Mrs. H... I send you the itinerary from here to Salaga. The distances are shown in hours and you can reckon between 2 1/2 and 3 miles an hour. I have marked off the day's marches that we take, but as some of them are very long, you'll have better make them shorter. There is a government rest - house at all the places, I have shown as a day's march. I hope you and Mr. H... are well Believe me, yours sincerely:

Elkau

Traduction Chère Madame Hubin Je vous envoie l'itinéraire d'ici jusque Salaga. Les distances sont indiquées en heures et vous pouvez compter entre 4 et 5 kilomètres par heure. J'ai marqué spécialement les journées de marche telles que nous les pratiquons; mais comme quelques-unes d'entre elles sont très longues, vous ferez mieux de les raccourcir. Il y a un campement à tous les endroits que j'ai marqués comme étapes. J'espère que vous allez bien ainsi que Mr. Hubin Sincèrement à vous.

Accueil toujours très cordial au cours des différentes étapes

Ce jour-là, nous nous sommes arrêtés à Parégou, étant partis vers 10 heures seulement, après les adieux définitifs et bien contents de laisser en repos les whisky et même le soda. Nous n'avions plus d'entrain et il nous a fallu une bonne soupe faite avec une queue d'iguane, tuée en chemin et des légumes du pays, ignames, goumbo, haricots et pourpier, pour nous refaire l'estomac. Le lendemain, entièrement remis, par cette petite étape et un bon sommeil réparateur, on était en route à 5 heures, dans le frais du matin. Au milieu du parcours, nous nous sommes installés sur un tronc d'arbre fraîchement abattu par une tempête et nous y avons dégusté un casse-croûte avec plaisir. Vers 9 heures, nous arrivons à l'étape pour n'y trouver personne de nos gens; ils étaient allés plus loin, à 5 kilomètres. Comme mon mari avait décidé qu'on s'arrêterait ici, il a envoyé un palefrenier rechercher notre monde, qui arrivait 1 heure 1/2 après, la marmite encore chaude. Les boeufs suivaient bien, mangeaient de la bonne herbe nouvelle et ne se ressentaient plus de la fatigue causée par le mauvais passage de la montagne. Dans 5 ou 6 jours, nous comptions être à Tamalé, poste "Blanc", ensuite à Salaga, autre poste avec la perspective de traverser de nouveau la Volta ensuite. Assez bon campement. Cependant, comme il faisait un temps superbe, la nuit avec un ciel d'une pureté rare à cette époque de l'année, un clair de lune éclatant, nous avons été tentés et avons voulu coucher dehors. Mais, si c'était très bien avant de s'endormir, notre nuit a été ensuite agitée à cause, justement de la lune, dont la lumière acérée et implacable nous a troublés constamment. Nous connaissions pourtant bien cet effet; mais nous avions encore voulu nous laisser aller au charme de ces splendeurs nocturnes. Nous n'avons plus recommencé. Plus loin, dans un autre campement, bien confortable cependant,nous avons été inondés de nouveau. Ce soir-là, nous nous étions couchés et endormis vers 20 heures quand, à 23 heures environ, un vacarme épouvantable nous réveille en sursaut:la tornade subite, rapide et monstrueuse. Vite, sans vêtements, nous sortons des lits que nous plions précipitamment et les mettons sur le dessus de nos cantines zinguées, fourrant le plus possible de nos vêtements dedans pour les préserver. La trombe s'abattait déjà avec force et comme la couverture de la cas était en simple sécot (paille tressée), nous recevions autant d'eau que dehors. Accroupis et perchés chacun sur une cantine, nous jetons vivement nos pèlerines en caoutchouc sur nos têtes ayant ainsi l'air de gigantesques éteignoirs lorsque nous nous voyions à la lueur incessante des éclairs. Nous avons dû passer deux heures dans cette position peu agréable et fatigante. Aussi quelles crampes avions-nous lorsque, la pluie cessant au dehors, nous avons pu nous redresser et nous habiller un peu. Mais nous n'étions pas encore sortis de l'onde. Notre case se trouvait abritée sous un immense fromager bien touffu. C'était très bien pour le soleil; mais l'eau, emmagasinée par les feuilles de cet arbre géant, continuait à dégouliner chez nous comme une pluie véritable. Il nous a fallu encore une demi-heure de patience avant de pouvoir être libres. Pour comble de malchance, nos boeufs s'étaient enfuis apeurés par l'orage soudain. Nous avons dû passer le reste de la nuit à leur recherche à leur rassemblement. Heureusement c'était là une aventure habituelle et nous avons continué notre chemin tranquillement, personne ne manquant à l'appel. Ce même jour, arrive à l'étape, en même temps que nous mais du côté opposé, une immense caravane de porteurs et de soldats. C'était le convoi accompagnant deux officiers anglais: le docteur X, allant relever Monsieur Montgommery et le capitaine Y remplaçant le lieutenant Carthew. Très aimables et très sympathiques, ces officiers, qui sont venus les premiers se présenter. Le soir, vers 17 heures, nous nous rendons dans leurs cases pour marquer la politesse et nos tombons juste au moment où le capitaine se rasait. Il avait la moitié de la figure d'une netteté incomparable pendant que l'autre était pleine de savon. Il ne s'est pas démonté pour cela. Sans se soucier de ce masque, bien obligatoire à ce moment, il nous a fait les honneurs de sa case avec autant d'aisance que s'il avait été revêtu de tous les grands cordons de l'univers. Puis, les places prises, il a continué, avec autant de simplicité, à se raser, s'ablutionner, se pomponner devant nous et, revenant prendre son siège un moment abandonné, il nous a offert le premier sourire de sa belle face toute neuve. Pour causer, par exemple, nous avons dû recourir à un, autre mode que celui que nous avions employé à Gambaka. Ces messieurs ne savaient ni le français ni l'allemand, mais par bonheur, ils parlaient la langue des Haoussas. Il a donc suffi de dénicher; parmi leur suite, un tirailleur houassa parlant le Bambara, ce qui fut très facile et la conversation fut ainsi organisée par le truchement de mon mari, parlant Bambara au tirailleur qui répétait en Haoussa à l'Anglais et inversement. On s'entendit très bien. Le jour suivant, chacun prenait sa direction non sans force salutations, compliments et promesses de souvenirs. Le samedi 1er Juin, nous étions à Diali, beau village où nous avons été étonnés de trouver, ornant la case du chef; des morceaux de faïence de toutes couleurs encastrés dans le mortier. Ce fut la seule fois. Par suite de quelle idée, certainement artistique et par quels moyens ce chef a-t-il pu orner sa case de si européenne façon? Mystère. Nous étions encore chez les Mampoursis, dont le dialecte diffère très peu de celui du Mossi. Avant l'arrivée des "Blancs", les Mampoursis étaient très guerriers et, de ce fait, ont eu beaucoup à souffrir des incursions de Samory, l'Ami fameux qui a eu le tort de se trouver, certain jour, en présence du Gouverneur Militaire de Paris, le Général Gouraud, alors lieutenant. On voyait encore très bien les traces du passage de ce conquérant noir, par les ruines des anciens villages, reconstruits un peu plus loin. Maintenant, depuis la capture de ce grand chef et l'arrivée des "Blancs", la tranquillité régnait absolument et l'islam en profitait pour se propager sérieusement, ce qui ne peut être un mal dans ces contrées primitives,où cette religion représente, malgré tout une civilisation bien supérieure à celle des fétichistes. Et même, il serait à souhaiter que ses progrès soient plus rapides, car ils feraient disparaître cette mode un peu trop primitive de s'habiller avec des feuilles ou même avec une simple ficelle. Non que ce soit choquant: un cheval ou une jument portent-ils des feuilles? Mais enfin, le genre humain est différent et... les marchands de cotonnades y trouveraient leur compte. Oui mais... nous retombons alors dans les questions économiques et industrielles qui ne sont pas de ma compétence surtout si elles doivent s'allier aux questions religieuses ou philosophiques Passons. Ensuite, nous entrons à Savélougou, dans les pays des Dagombas, de souche Mossi également. C'est une immense agglomération pouvant contenir de 5 à 6000 personnes et où on ne voit plus de feuilles comme parures. Tout le monde est riche ici: aussi les étoffes et les couleurs abondent. Lentement mais sûrement, nous arrivons à Tamalé, le 4 Juin. Là, nous sommes reçus par le capitaine Warden, que mon mari avait connu à Kintampo, également en Gold Coast en 1904. Vieilles connaissances. Donc, nous nous sentons chez-nous d'autant plus que nous avions reçu, la veille, en route, le petit mot suivant:

Ed. Warden

Lundi 3 Juin 1907

Cher Monsieur Hubin J'ai reçu avec plaisir votre note m'apprenant que j'aurai la satisfaction de vous rencontrer de nouveau, ainsi que votre femme. Je compte que, pendant votre séjour à Tamalé, vous vous considérez comme mes invités. Je vous attendrai pour le déjeuner Mardi 4, à midi. Sincèrement vôtre.
En dehors du capitaine, il y avait deux autres blancs: Monsieur Roggers, ingénieur - architecte et le docteur Gusche. Réception très aimable et presqu'aussi fastueuse qu'à Gambaka. Le lunch en question fut très réussi et, le soir, nous étions priés de nouveau à déguster le menu suivant:

K.J.K.

Hors-d'oeuvres

Soup

Potage

Fish kicking with rice

Poisson au riz

Beefsteak

Bifteck

Roast chicken and tongue

Poulet rôti et langue

Jam role

Crêpes roulées à la confiture

Sardine and toast

Sardines sur canapé

Coffee

Café

In honour of Madame Hubin the first white lady who has visited the district.

En l'honneur de Madame Hubin la première femme blanche ayant visité la contrée.
La gaieté était également de la partie. Mais, par exemple, la conversation était bien plus décousue qu'au poste précédent car personne ne savait ni le français ni l'allemand et le capitaine ne voulait pas introduire un indigène pendant le repas. Cependant, c'était assez pittoresque. Nous avions chacun un dictionnaire français-anglais entre la fourchette et le verre et, à chaque instant, il était compulsé par l'un ou par l'autre, pour trouver le mot principal devant mettre l'interlocuteur sur la piste de l'idée à traduire. Le Capitaine, essayant de se rappeler ses premiers éléments de classe, était pénible à suivre. Médémé, vous...no; mon, ton, son votre... no; mes tes, ses, nos, vos, ...yes. Médéme, vos... what is the name? (dictionnaire) Yes... boufs. Vos boufs il trouvera.. No je trouverai, tu... ils trouveront, yes, trouveront pas plenty... no; plenty is English; what is the name? (dictionnaire)yes, beaucoup...beaucoup de grass (Damn, grass is English,) (dicitonnaire) oh yes: Médéme, vos boufs ils trouveront pas beaucoup de la herbage to-morrow, demain. Et ainsi de suite tout le long du repas, pour tous les sujets de conversation qui pouvaient se présenter. Pour comble, ce repas, après le dessert et avant le café, se termine par.une sardine bien huilée et un os à moelle de pot au feu sur des croûtons de pain grillé!! Je n'ai pas pu résister à ce régime et, prétextant une lassitude,j'ai demandé la permission de me retirer pour aller me soulager à mon aise, rejointe deux heures après par mon mari qui ne se ressentait de rien. Il est vrai que... Le lendemain, repos et petits travaux au linge et aux vêtements et l'après-midi, course en brousse pour aller voir le caïman fétiche de l'endroit au bord d'un marigot proche et, en revenant, Tam-tam général sur la place d'armes. Comme partout c'est un vacarme de tambours, de gongs et de cymbale. Les femmes chantent et frappent dans leurs mains pour scander la cadence, pendant qu'au milieu du cercle formé par toute la troupe, une danseuse s'agite à sa fantaisie. A un moment donné, une deuxième danseuse entre dans le rond, pirouette quelque peu et, ce faisant, va frapper avec le sien le postérieur de la première que se tient prête à cet office. Celle qui a reçu le coup de tampon s'en retourne prendre place dans le rang et celle qui l'a donné attend, en sautillant ou se tordant, le coup de tampon de la suivante et cela continue ainsi jusqu'à épuisement général. C'est à peu près tout ce qu'il y avait de pittoresque sauf, à certains moments, lorsque la rencontre était un peu vigoureuse l'une des deux tamponnées se trouvait les quatre..pagnes en l'air, à la grande joie de toute l'assistance, y compris les musiciens, qui tapaient un peu plus fort. Le 6 Juin nous étions à Changourani, le 7 à Yanté et le 8 nous couchions à Dongounkadi après avoir, ce jour-là, coupé l'étape de 35 kilomètres à Debba. Les boeufs y étaient déjà arrivés car ils étaient partis un jour avant nous en prévision de cette longue journée et nous devions être à Salaga le lendemain. C'est ce qui s'est produit comme prévu. Dans ce poste un seul blanc, le lieutenant Berkeley, parlant très correctement le français: il avait vécu très longtemps en Belgique auparavant. Nous étions donc un peu plus à l'aise pour causer et nous restions deux jours dans cette localité pour faire reposer un peu nos bêtes et nous reposer aussi Rien d'intéressant, Salaga, très peuplé cependant. Les environs sont arides et secs, l'eau est difficile à trouver. Nous étions dans des pays de Gonyas, dont Salaga est la capitale et un lieu de grand passage de commerçants indigènes. On y parle à peu près toutes les langues de l'Afrique Occidentale. Monsieur Berkeley nous ayant fait fournir des porteurs, nous nous préparions à partir, toujours vers le Sud, pour le pays des Achantis et de la forêt vierge. Mardi 11 Juin, encore un séjour à Salaga, pour faire les provisions nécessaires en vue de l'entrée en forêt, nous faisons partir le troupeau l'après-midi, puis nous nous préparons à partir le lendemain de bon matin. A minuit, cependant, nous sommes réveillés par Samba le chef berger: quelque chose d'anormal est arrivé, certainement. En effet, le Samba nous dit que, vers 21 heures, alors que toutes les bêtes rassemblées reposaient tranquillement, deux lions sont venus rôder et, semant la panique, ont fait partir le troupeau affolé. Les bergers ont bien couru derrière, main sans autre résultat que d'en trouver seulement 35 qu'ils ramenaient à Salaga tout doucement. Mon mari va les voir et, en effet, les 35 boeufs avaient déjà repris placidement la position du repos interrompu quelques heures auparavant. Il a donc fallu aller à la recherche des autres. Après bien des péripéties, nous les avons découverts du côté opposé à celui d'où nous les attendions, revenant tout tranquillement à Salaga. Il ne manquait qu'une vache, probablement prise par les épines et égorgée par les lions ensuite. Nous ne nous en sommes pas préoccupés. Pourquoi faire? Nous nous sommes mis en route séance tenante, gens et bêtes, ayant à franchir 35 kilomètres, cette fois d'une seule traite. Quoique sans eau et sans village sur la route, charmant pays, bosquets magnifiques partout, habités par des myriades d'oiseaux multicolores, chantant joyeusement. Le 12 Juin, nous arrivons à Makongo, où une case quelconque nous abrite et où nous trouvons abondamment les provisions nécessaires pour tout notre monde, même des mets indigènes cuits, ce qui nous a dispensé de faire de la cuisine, le tout arrosé de vin de palme fraîchement récolté et délicieux. Nous commencions à entrer dans une contrée plus équatoriale et la végétation, différente et plus vigoureuse, comprenait déjà de nombreux palmiers d'essences diverses, dont quelques-uns donnent justement ce vin dont il est parlé et qui n'est, en somme, que la sève abondante, sucrée et crépitante de ces gigantesques plumeaux, que les indigènes savent récolter dans des calebasses spéciales. Cette boisson, alcoolisée légèrement, est délicieuse à absorber car toujours limpide, fraîche et de saveur agréable. Le 13, on s'est mis en route de bonne heure et on s'est arrête sur la rive gauche de la Volta à 7 heures. A cet endroit, elle est large comme au moins deux fois la Seine à Paris et, profonde, à cette époque, de quatre mètres en moyenne. Nous n'étions encore qu'au commencement de la période des crues, ce qui explique que, malgré cette profondeur sérieuse, le niveau n'atteignait encore que le fond de la cuvette formée par les berges profondes et à pic, dénotant, en plein étiage, au moins 10 mètres de fond. Il faut dire aussi qu'en cet endroit, le fleuve est complet, en ce sens qu'en amont, les deux branches principales se sont réunies: la Volta Blanche descendant du Mossi et la Volta Noire, encore plus longue, descendant du pays Bobo, en passant par le Dafina, le Samo, le Lobi et, pendant des centaines de kilomètres, servant de frontière entre la Côte d'Ivoire Française et la Gold Coast Anglaise. Ces deux branches principales, entraînant les eaux par leurs nombreux affluents, de tout le pays septentrional sur des milliers de kilomètres, arrivent à former un fleuve vraiment imposant, aux eaux rapides et limoneuses et sa traversée ne manque pas d'être un problème assez angoissant quand on a avec soi un important troupeau et une suite assez nombreuse. A cette même place, deux ans auparavant, un Français, venant de Ouahigouya, dans le Yatenga, a eu des déboires avec son troupeau. Il s'y était présenté, il est vrai, pendant la pleine saison des hautes eaux. Un courant terrible roulait des eaux bourbeuses du fleuve. Il a mis 6 jours, parait-il, pour le traverser après bien des tentatives et a perdu de nombreuses bêtes, tant entraînées par le courant trop violent que noyées ou mortes d'épuisement ensuite. Effrayée par ce souvenir et par l'apparence insurmontable de la difficulté, je ne pus m'empêcher de dire à mon compagnon: - Crois-tu y arriver? N'es-tu pas inquiet? Moi, j'ai peur. - Non, mon petit, me répond-il tranquillement. Je ne suis pas inquiet. C'est une opération que je connais. Je suis évidemment préoccupé; mais je vois parfaitement toute notre suite et nous même de l'autre côté. - Mais comment vas-tu faire? - Laisse donc. Arrange toi confortablement sous ces arbres propices. Tu assisteras à la partie que nous allons jouer et, lorsque ce sera ton tour de passer, je viendrai te prendre. A ce moment-là, tu n'y verras qu'une partie de plaisir. Sur un appel de mon mari, une pirogue arrive. Après quelques paroles échangées avec le piroguier, celui-ci se met à appeler de spéciale façon et, d'un seul coup, une dizaine d'autres pirogues, invisibles jusque là, se mettent à venir vers nous avec célérité. A ce moment, la manoeuvre se dessine. Le premier convoi a pris tous les bagages, les femmes, les porteurs, le chien, les selles etc... A 8 heures, tout ce poids mort était passé sur la rive droite sans encombre. Au retour des piroguiers, ça a été le tour des ânes et des chevaux, une bête par pirogue, l'animal à la nage, soutenu par le licol passé en outre sous la ganache pour lui permettre de s'appuyer et de respirer aisément. Traversée sans incident. Puis ce fut le tour du troupeau, le gros morceau, opération que j'attendais en tremblant et pourtant j'étais déjà bien rassurée par les deux passages successifs précédents. N'importe, je n'étais pas tranquille. Voici comment cela fut fait. Une première pirogue, avec un berger, partait en avant poussant à la nage les trois vaches les plus âgées du troupeau dont l'une avait un veau retenu avec nous. Ces trois bêtes atterrissaient doucement de l'autre côté avec le berger chargé, au moment propice, de les faire meugler. Pendant ce temps, le troupeau en entier était rassemblé près du bord et pouvait assister à la traversée des trois vaches en question. Au moment où celles-ci atterrissaient en face, les piroguiers et les bergers étant préparés de notre côté, toutes les bêtes furent poussées à l'eau, les taureaux en avant, le veau dont parlé plus haut avec un berger sur une pirogue et voilà toute la horde au fleuve, dans le dispositif suivant, adopté pour la circonstance. Une pirogue de tête avec trois autres vaches et un berger; Tout le troupeau pêle-mêle à la suite, une pirogue, sans berger, en amont, sur flanc droit, Une pirogue et un berger avec le veau en aval, sur le flanc gauche, Et une pirogue de queue en arrière, portant mon mari. Tout ce mouvement fut exécuté, pour ainsi dire, brusquement, avec force cris, claquements de langue, beuglements et, en un clin d'oeil, le dispositif prévu était devenu parfait. Une fois à l'eau, toutes les bêtes, instinctivement s'apaisaient et, par une réaction naturelle, suivaient le mouvement indiqué par l'encadrement organisé, étant en outre attirées vers l'autre rive par les appels des trois vaches déjà arrivées, qui remplissaient consciencieusement la tâche qui leur était dévolue, sous les excitations du berger. Traversée naturellement un peu moutonneuse, à cause des remous, des résistances, des fantaisies etc... mais disciplinée quand même dans l'ensemble, à tel point que tout cet appareil est arrivé au complet de l'autre côté, les bêtes tellement tranquilles qu'elles se mirent à brouter immédiatement. Une seule perte à déplorer à ce passage: un jeune boeuf récalcitrant a rompu la ligne des pirogues, malgré les efforts consciencieux des piroguiers et, retournant en arrière, s'est enfoncé dans la brousse. Malgré les recherches pourtant sérieuses qu'on a fait faire ensuite, on n'a pu le retrouver: lions? fatigue? chasseurs? Savons pas. Mais c'était tellement peu de chose, par comparaison avec les risques, que, quand ce fut mon tour de monter en pirogue avec mon compagnon, revenu me chercher spécialement avec quatre piroguiers, je m'embarquai avec enthousiasme et pris un plaisir intense à cette traversée que mon mari fit faire en vitesse pour essayer de battre les records (aurait-on dit) de Suresnes ou d'Oxford. C'est ce que voulaient certainement dire, en nous félicitant de manoeuvrer, les deux officiers anglais qui commandaient le poste de Yégi, à quelques centaines de mètres du fleuve, attirés qu'ils étaient sur la berge, par l'annonce de cet événement et de notre arrivée un peu sensationnels. Il y avait un capitaine et un docteur, plus vilains l'un que l'autre mais très aimables et qui nous ont reçus de charmante façon, mettant, à la mode anglaise habituelle, les petits plats dans les grands. Sans nous attarder à Yégi, nous continuions notre route le lendemain, par une étape de trois heures seulement, au milieu d'un paysage des plus enchanteurs. Campement sous de grands arbres, au milieu de caravaniers indigènes nombreux et bien pacifiques et nuit délicieuse, sans tornade, passée dans nos hamacs suspendus entre les branches fleuries et se balançant mollement. Ah! si on pouvait toujours vivre ainsi! Le 15, arrivée à Prang, où on commence à reconnaître les Achantis, pus ou métissés, qui ont quitté la forêt et se sont répandus un peu au-delà, à titre de transition. Le 16, entrée à Attaboubou, gros village composé surtout de haoussas qui s'y sont groupés et ont constitué un important centre commercial indigène, servant de transit entre la forêt au Sud et les pays ouverts au Nord. Pays excessivement fertile: maïs, sorgho, ignames, manioc, canne à sucre, bananes à foison et, venus d'un peu plus au Sud, et tout à fait frais, des ananas en abondance. Quelle délicieuse sensation que la dégustation de ces fruits juteux, fraisés et framboisés en même temps, quand on a bien chaud et bien soif! Nous devions entrer le lendemain dans la région des bosquets, vestiges précurseurs de la haute futaie.

Tentative d'enlèvement par le Roi des Achantis

Partis à 5 heures 1/2, nous arrivions vers 8 heures à Fatida. Petite étape et petit village enfoui au milieu d'un de ces bosquets. En réalité, ceux-ci sont des parties, laissées intactes, de la grande forêt proche que, dans la suite des temps, les indigènes sont parvenus, malgré leurs outils primitifs, à grignoter pour conquérir de meilleures terres à cultiver. Celui dans lequel nous nous trouvions à ce moment, peut bien avoir 3 à 4 kilomètres de diamètre, précédé et suivi par des espaces libres d'arbres mais surchargés de cultures tropicales et équatoriales. Le genre de construction des cases a changé. Plus de huttes rondes en terre et paille; mais des cases rectangulaires en bambou tressé ou en nervures de feuilles géantes, serties au torchis et, comme ouverture, des feuilles de palmiers du plus bel effet. Enfin, le surlendemain, nous! pénétrions en forêt véritable. La veille, nous avons arrêté notre campement dans un centre charmant duquel, un peu plus loin, on voyait une ligne sombre et impressionnante barrer l'horizon. Il me tardait de connaître ce qu'il y avait au-delà. Aussi, est-ce avec l'esprit tendu que, suivant mon mari amusé, je me suis enfoncée dans ces profondeurs sombres qui devaient me révéler toutes les splendeurs végétales dont j'avais lu tant de descriptions et dont j'avais tant entendu parler depuis que j'étais sur la terre d'Afrique. Mon imagination, auparavant, s'était donné libre cours mais, à vrai dire, elle n'avait pu me donner autant de satisfaction que la réalité même. Que c'était beau! Je jouissais d'autant mieux du spectacle que nous allions à pied, les chevaux, blessés sur le dos par la selle, étant tenus en main derrière nous. Le brouillard du matin, d'abord, étendait sur toute la lisière comme un voile de dentelle laissant des traînées plus ou moins denses. Puis, l'ombre constante, le demi-jour perpétuel du sous bois, si touffu qu'il est impossible de distinguer la cime des arbres et encore moins le soleil, recherché avec avidité par toutes ces cimes dont les troncs se pressent en- dessous. Le sentier, impraticable à deux personnes de front, serpente au milieu de tous ces fûts, à la fantaisie de ses méandres et, suivant les nécessités, contourne à droite ou à gauche les énormes troncs renversés et impossibles à escalader, pour reprendre ensuite, la direction générale primitive. Partout, ce n'étaient que lianes, monstrueuses ou délicates, s'enchevêtrant en écheveaux emmêlés et reliant entre elles les branches énormes des arbres, non sans étouffer les jeunes pousses qu'elles enserrent dans leurs noeuds. Chants d'oiseaux innombrables et, de temps en temps, cris de singes en troupeaux, sautillant sur les lianes, grignotant les baies sauvages et faisant d'horribles grimaces aux passants qu'ils reconnaissent inoffensifs pour eux. Des histoires de gorilles et de chimpanzés me revenaient bien à l'esprit; mais comment en être effrayée, au milieu du calme général de cette nature magnifique et des gens qui la parcouraient? Au bas d'une longue descente caillouteuse, nous rencontrons des marchandes ambulantes, offrant aux voyageurs, des galettes de maïs, des tronçons de canne à sucre, des bananes et des ananas, et aussi, du riz cuit avec, en sus, de la sauce chaude et très pimentée. Nous avons goûté à tout cela avec plaisir et réconfort et une heure et demie après, nous arrivions au gîte du jour, petit village dans l'ombre des grands arbres et au milieu de champs d'ananas que j'estimais à perte de vue, tant toutes ces feuilles grasses et piquantes se mariaient si bien avec les fonds de bananiers et de palmiers que, vraiment, on aurait pu croire que ça ne finissait pas. Dans l'après-midi, nous n'avons pas pu nous empêché d'aller vagabonder à notre fantaisie, aux abords de ce petit village en suivant, naturellement, les sentiers qui, invariablement, nous conduisaient à de minuscules clairières, abattis plutôt, dans lesquelles poussait abondamment tout ce que les indigènes avaient confié à ce sol plein d'humus, humide et chaud à souhait. Le 20 Juin, toujours en forêt bien entendu, puisque nous ne devions plus la quitter qu'à la côte du golfe de Guinée, changement de décor ou plutôt de régime. Une chaleur d'étuve nous alourdissait et d'énormes nuages bas venaient se traîner si bas qu'ils pénétraient dans la forêt engloutissant le faîte des plus grands arbres, assombrissant encore le chemin déjà sombre et déversant inlassablement leur condensation en plus répartie et resservie par les myriades de feuilles formant voûte compacte au-dessus de nous. Nous n'aurions pas pu dire de quelle façon nous étions le plus mouillés: ou par notre transpiration, abondante et obsédante ou par l'humidité extérieure, qui n'était pas la pluie comme on a coutume de connaître, mais plutôt un bain entier de vapeur d'eau en suspens que l'on fendait à chaque pas. Nous sommes ainsi arrivés au village de Mampon où nous avons la surprise de trouver, au milieu de l'agglomération ordinaire des cases, une vraie maison européenne, en pierres et tuiles, vers laquelle nous nous dirigeons instinctivement et où nous sommes reçus par un dignitaire noir, d'assez bonne mine, ma foi, qui nous désigne, comme notre logement du jour, deux belles chambres du premier étage, nues mais confortables et agrémentées d'un balcon. Je me réjouissais de cette belle halte après la matinée fatigante que nous venions de passer, mais mon mari restait soucieux. - Qu'y a-t-il donc? - Je ne sais pas. L'absence de "Blancs" dans cette maison ne me dit rien qui vaille et l'attitude générale des indigènes du lieu, à notre arrivée, m'inquiète un peu. - Pourquoi? Je n'ai rien vu d'anormal. - Peut-être. Cependant, je n'aime pas cet endroit. Je veillerai. N'ayant rien remarqué, j'attribuais ce pessimisme à la dépression compréhensible découlant de la température exécrable et je me réjouissais au contraire, d'être logée luxueusement par comparaison, bien entendu, m'imaginant être ici chez moi, au milieu de cette riche nature. Une partie de la journée se passe comme à l'ordinaire. Vers 15 heures, un émissaire, le majordome du matin, demande si les "Blancs" veulent bien recevoir le "Roi". - Un roi ici? me dit mon mari: qu'est-ce que c'est que cette farce? - Oui, entendu, amène ton roi, qu'on le voie. Quelques minutes après, violes, flûtes et un majestueux noir se présente, nous disant être heureux d'abriter chez lui des "Blancs" dont une femme. Il avait déjà aperçu, dit-il, à divers intervalle une ou deux femmes blanches à Koumassie; mais il n'avait pas encore eu le bonheur d'en approcher une d'aussi prés etc...etc..; Un tas de babioles, traduites deux fois qu'il nous débite et que mon mari ne m'a répétées que plus tard. A ce moment-là il s'est contenté de me dire qu'il ne perdrait pas de vue le personnage qui, avec ses regards en dessous, ne cessait de me lorgner en lançant des éclairs inquiétants. Je ne m'en étais pas aperçue. L'entrevue se termine enfin et, après notre frugal repas du soir, nous prenons le repos habituel. Nous n'avons pas pu fermer l'oeil de la nuit. Vers les 21 heures, des coups de tam-tam répétés se firent entendre dans le village et, d'heure en heure, ils devenaient plus étoffés et plus assourdissants. Au bout d'un moment, mon mari se lève, s'habille prend son revolver qu'il met sous son oreiller et me dit, tranquillement, en se recouchant: - Mon petit, tu feras bien de t'habiller complètement comme pour le départ et de te recoucher ensuite. - Qu'y a-t-il donc? - Je ne sais. Ce tam-tam n'est pas celui d'une danse, c'est le tam- tam de guerre. Tu te rends bien compte qu'aucun cri n'est poussé; donc les femmes du village ne sont plus là. - Alors, il y a du danger? - Je n'en sais rien en ce qui nous concerne personnellement, mais sûrement, il y a mobilisation des hommes seuls. Attendons. Toute la nuit, ce vacarme, pour ainsi dire muet, a duré et, le lendemain matin, à l'heure habituelle, nous procédons comme à l'ordinaire pour notre départ. On serre les bagages, on les descend dans l'unique rue du village et je fais amener les chevaux sellés comme d'habitude. Au moment où nous descendons nous-mêmes, au milieu de nos colis et de nos porteurs, nous sommes immédiatement entourés par une multitude de jeunes hommes, peints en guerre, avec lances, arcs, carquois et flèches, qui forment un cercle compact et épais de plusieurs rangs autour de nous. Mon mari demande: - Petit, qu'y a-t-il donc ce matin? - Ah! Missié, y a pas bon. - Enfin pourquoi ce rassemblement; après le tam-tam de cette nuit? - Sais pas. Pét'ette le roi y dira toi. Au même moment le dit roi s'avance, pénètre dans l'intérieur du cercle formé par ses gens, à toucher nos bagages et commence une série de récriminations d'autant plus longue qu'il faut passer par deux organes pour les interpréter. Il en ressortait nettement qu'il exigeait de nous, pour nous permettre d'aller plus loin, une rançon d'importance, exorbitante, qui équivalait, en somme, à une espérance de conflit, qui lui aurait permis, à lui, le roi de la forêt, de confisquer notre troupeau nos gens et nous-mêmes, dont je devais sans doute, dans son esprit, représenter la plus savoureuse part. Heureusement, mon mari ne s'est pas démonté. Plus les menaces augmentaient d'intensité, plus il conservait son calme. A un moment plus palpitant que les autres, il tire de sa poche...son tabac, son cahier de feuilles et roule une cigarette lentement en disant, en langue bambara à nos gens qui se trouvaient derrière le cercle, angoissés comme nous: - Attention! Allez chercher les boeufs. Amenez le tout doucement prés d'ici, deux bergers en avant et vous tous au milieu et derrière. Quand je sifflerai, vous exciterez les bêtes et vous les ferez charger au galop. Petit fera partir les porteurs et les bagages au milieu et vous verrez que tout ira bien. Cela se passa comme prévu. Fumant sa cigarette tranquillement, essayant de parlementer encore avec le "roi" dont les guerriers se resserraient de plus en plus, il guettait l'arrivée lente des premiers boeufs. Au moment voulu, il lance brusquement un coup de sifflet strident et, aussitôt, nos gens, qui avaient compris la manoeuvre, de pousser des cris gutturaux pour exciter le troupeau qui, sans hésiter, devancé par les deux bergers, se met à charger en masse. Ah!, ce fut une belle panique! La rue unique étant bordée de cases et le troupeau se pressant en se resserrant contre elle, il y eut une débandade immédiate et générale des fameux Achantis si arrogant quelques secondes auparavant. - Vite, me dit mon mari, monte à cheval et suis les porteurs avec Petit, au milieu des boeufs qui te connaissent. Tu continueras à leur allure jusque dans la forêt où personne ne viendra plus. Je te suivrai et te rejoindrai. D'un saut me voilà en selle et je me laisse emporter par le flot des cornes innombrables et protectrices ayant fait place nette et pénétrant ensuite dans les sous-bois où tout s'est apaisé, les bêtes ne pouvant aller qu'à la queue-leu-leu. Je fus rejointe, une demi-heure après, par mon compagnon, à cheval également, riant du bon tour qu'il venait de jouer au singe- monarque, en lui enlevant de si leste façon les proies qu'il pouvait convoiter et, en outre, lui cinglant la figure d'un maître coup de cravache lorsque le dit "roi", rempli de rage, vociférant d'horribles menaces, vint mettre la main sur la croupe de la monture de mon mari, fermant la marche comme il se devait. Je ne me suis vraiment rendu compte et du danger réel et de la façon dont il a été évité, qu'une fois en sécurité et après les explications nécessaires. Heureusement pour moi et peut-être pour tout le monde car, au moment même de l'action, si j'en avais connu la gravite, il est bien possible que ne n'aie pas pu me tenir aussi calmement que je l'avais fait et alors... Quoiqu'il en soit, nous entrions à Koumassi le 25 Juin, sans autre incident digne d'être noté, que les incidents normaux de la route: marigots, lianes, troncs d'arbres, moustiques, serpents et mille petites choses aussi courantes.

Fin du voyage en forêt vierge,

reprise de contact avec la civilisation

et retour vers la France

Oui, nous étions au but commercial de notre expédition. Pendant la route, en brousse ouverte, nous avions perdu quelques bêtes, par fatigue; mais dans la forêt, tous les jours nous avions à enregistrer la perte de un, deux ou même trois boeufs. Ce n'est pas anormal, parait-il. En effet, dans cette contrée, aucun herbivore ne peut vivre normalement: manque d'herbages, de soleil, d'espace et en outre, la présence endémique de la mouche "tsé-tsé" redoutable, à elle seule, plus que tout le reste réuni. Aussi, n'y a-t-il plus de gibier, partant, plus de fauve, mais aussi n'y a-t-il plus possibilité d'élevage d'animaux domestiques. C'est pourquoi les habitants de la forêt sont si friands de viande et, lorsqu'on saura que Koumassi représente le centre d'un pays de mines d'or intensivement exploitées, on se rendra compte du mouvement intense de translation de viande de boucherie entre les pays producteurs du Nord, Yatenga, Macina etc... et cette région de consommateurs recevant de gros salaires. Donc, les animaux importés subissent les atteintes néfastes de tous ces ennemis coalisés, dont la "tsé-tsé" est le plus redoutable et dont les effets sont plus violents et plus certains quand le bétail est déjà fatigué pas 50, 60 ou même 10 jours de route à travers des contrées, climats et herbages différents. J'avais toujours le même serrement de coeur lorsque je voyais une bête sur le point de succomber. Conservant l'oeil vif et l'allure générale normale un dodelinement de la tête était un indice à peu près certain. Sans rien changer à son aspect extérieur, l'animal remarqué ainsi tombait d'un seul coup sur le flanc et, sans pouvoir faire aucune réaction, mourait en une heure ou deux, sur place, sans avoir l'air de souffrir autrement. Bien entendu, chaque fois qu'une de ces bêtes tombait, et qu'on pouvait le faire, on la saignait et on essayait d'en vendre immédiatement la viande, très consommable, et la peau; mais, cela ne valait que la certitude de ne pas laisser de charogne sur la route ou, encore, de ne pas avoir l'air de se laisser gruger par les indigènes qui, sachant et guettant, se ruent en masse dévergondée vers toute bête abandonnée. La question de prestige se fait sentir...même là. Mais ce sont des détails de notre route que je note parce qu'ils sont vécus, mais qui, comme me l'expliquait mon mari ne représentaient qu'un chapitre des frais généraux de l'opération. En débouchant de la forêt pour pénétrer dans Koumassie du côté d'où nous venions, nous entrons dans une agglomération de cases tellement dense que je ne puis rien y voir que du monde noir grouillant. Mon mari se dirige vers un coin connu de lui d'où, immédiatement, sort le chef de la maison qui nous reçoit très cordialement. C'était un Houassa, riche marchand de bestiaux, ayant déjà fait des affaires précédemment avec notre firme et qui met sa maison à notre entière disposition, du moins la partie réservée aux hôtes car, en bon musulman convaincu, il garde jalousement celle qui abrite son intimité . Il se charge de toute notre suite y compris bergers et bêtes et, libres de ce côté, je me mets tranquillement à mon aise pendant que mon compagnon, après de hâtives ablutions, se dirige vers le centre de la ville pour demander audience à Monsieur le Major Green commandant la Place et le District, connu de lui et qui, sachant notre arrivée prochaine, nous avait fait réserver une maison européenne entière. Mon mari, après m'avoir indiqué ladite demeure provisoire, part de nouveau à ses affaires et je me suis chargée de faire transporter tous nos bagages dans cette habitation qui me semblait princière quoique nue: il y avait un étage avec bel escalier, balcon, portes, fenêtre (avec des vitres), bref, tout un luxe que je ne connaissais plus depuis deux ans presque. J'organise le campement là-dedans comme d'habitude et le lendemain après une bonne nuit réparatrice, je prends un plaisir intense à aller faire, accompagnée de deux ou trois de nos gens, mes provisions sur le marché et dans les magasins le bordant. Malgré le peu d'anglais que je possédais alors, je me suis parfaitement tirée d'affaire et rapportai toute une collection de choses perdue de vue depuis longtemps: pain, vin; bière, confitures, que sais-je encore, Dans l'après-midi, je me rendais à la Résidence pour y présenter nos chevaux au Major Green, qui désirait les acheter et là, je fis connaissance de Madame, une magnifique brune très aimable qui me renouvelle une invitation à dîner pour le lendemain. Je fais affaire avec le Major pour nos chevaux pendant que mon mari, de son côté, vendait ses boeufs aux enchères sur le marché affecté à cet usage. En rentrant à la maison, je reçois une autre visite: un superbe vieillard, à grande barbe blanche, qui me dit, dans un français très pur: - Excusez-moi, madame, je suis Monsieur Ramseyer, missionnaire de la mission de Bâle. Nous avons appris que des Français étaient arrivés et je viens vous présenter mes hommages. Aussitôt la conversation s'engage, qui m'a bien intéressée. Ce brave Père est arrivé à Koumassie il y avait alors quarante ans, avec sa jeune femme, tous deux venus pour évangéliser les indigènes et créer des écoles et des hôpitaux. Au moment de la révolte des Achantis, ils ont été faits prisonniers tous les deux et retenus captifs dans la forêt pendant quatre ans. Leur premier enfant, âgé de quelques mois y est mort de faim. Pendant leur captivité, ils ont eu deux autres enfants encore vivants et évangélisant également. Il me racontait tout ce qu'ils avaient souffert pendant ce dur esclavage et leurs efforts constants ensuite pour fonder et agrandir leur mission, devenue très prospère, avec une dizaine de missionnaires et leurs femmes, disséminés dans la forêt et de nombreux comptoirs commerciaux annexes, dont le principal se trouvait à quelques pas de nous où il nous invite à nous rendre le soir-même. Je n'avait garde de manquer pareille occasion de me trouver dans un milieu protestant aussi bien organisé et, à l'heure dite, nous entrions à la factorerie. D'abord reçus par le R.P. Ramseyer, madame Bauer, dame missionnaire et messieurs Brugger et Rahm, gérants civils des comptoirs, nous causons bien entendu de nos expériences mutuelles. Toutes ces personnes, de nationalité suisse, parlaient à la perfection le français, l'anglais et l'allemand. Aussi, était-ce un plaisir de pouvoir converser sans dictionnaire et autrement qu'avec des gestes et des grimaces. Ce que j'ai retenu d'intéressant, en particulier, c'est leur organisation. Ces missions, à fonds et à buts communs, ont cependant deux parties bien distinctes et se soutenant l'une l'autre. La première partie, religieuse, comprend les missionnaires, hommes et femmes, les institutrices, les infirmières et tout ce personnel est subventionné, matériellement, autant qu'il le faut, par les ressources de la deuxième partie qui, elle, est uniquement commerciale. Au fur et à mesure que les missionnaires pénétrent en avant, ils établissent un comptoir géré par un civil de la Mission; inversement, quand, dans une région propice, on fonde d'abord un comptoir commercial, immédiatement une Mission religieuse suit. C'est très ingénieux, très pratique, pas plus immoral qu'autre chose et ce système, qui dispense des quêtes innombrables ressemblant à de la mendicité que l'on pratique dans d'autres religions, rapporte, au contraire de larges bénéfices. En évangélisant, les Pères ou Soeurs invitent les indigènes à s'habiller décemment, c'est-à-dire à acheter des étoffes que les factoreries fournissent volontiers et indiquent également à ces dernières quels sont les produits du pays à acheter en retour pour l'exportation, fournissant ainsi aux indigènes l'argent nécessaire à leurs achats. Ainsi le temporel et le spirituel, en s'alliant étroitement, enrichissent les uns et les autres; Le lendemain, soirée de gala chez le major Green, entouré de plusieurs notabilités de la ville. Très gênant, par exemple, ce premier contact avec l'apparat européen déjà oublié. Dans la brousse, c'était pittoresque; mais là, avec tous ces officiels anglais, c'était plutôt assommant. Le jour suivant, déjeuner chez le docteur White avec sa femme qui, au dessert, fume la pipe (parfaitement) comme un vieux troupier. Ensuite, nous avons assisté à une grande partie de polo jouée par les officiers de la garnison. Pendant ce temps, mon mari avait liquidé tout son troupeau contre du comptant en livres d'or et nous nous préparions à repartir. Déjà notre ticket était retenu pour le chemin de fer qui relie Koumassie à la côte, par trois convois hebdomadaires, dans chaque sens. Le lendemain 7 Juillet, nous partons à 6 heures 1/2 du matin, par un temps charmant et roulons toute la journée dans un compartiment bien compris, bien aéré, au milieu de l'incessante forêt coupée seulement ça et là par les trouées des villages ou stations du chemin de fer et aussi par celles plus importantes, nécessitées par l'exploitation des mines d'or abondantes et en plein rendement. Ce me paraissait être un étrange spectacle que ces constructions industrielles crachant, fumant, vrombissant au milieu de cette forêt vierge, après le calme constant de la nature dans lequel nous venions de vivre deux années. Le soir, arrivée à Sekondi, port de la côte d'où nous devions partir le lendemain. Reçu très aimablement, par le lieutenant Palmers, encore une connaissance de mon mari, nous passions presque toute la nuit avec lui et ses camarades qui voulaient, disaient-ils, marquer ainsi leur admiration pour la performance accomplie, au milieu du centre africain, par "the first white lady" (votre servante), visitant ces contrées. Le 8 donc, après les démarches nécessaires pour notre passage, nous nous embarquons vers midi dans de grandes barcasses en acier, manoeuvrées par une douzaine de "crewmen", mariniers indigènes qui, par une mer assez houleuse, nous firent franchir la barre, toujours dangereuse,sans autre dommage que des sauts formidables de la crête au creux des vagues énormes et profondes et inversement, jusqu'aux flancs du navire, ancré au large, qui attendait les passagers et les marchandises à embarquer. Cet embarquement aussi fut pittoresque. Comme l'état de la mer ne permettait pas aux barcasses de s'amarrer le long du bord, elles étaient constamment maintenues auprès par une manoeuvre incessante des avirons et, pour monter sur le navire, nous avons dû nous installer individuellement au fond d'un vaste panier pendu au bout d'un filin, qu'un mât de charge soutenait et dirigeait et qu'un treuil faisait monter, nous suspendant ainsi, en tourniquant, au-dessus des flots jusqu'à l'arrivée sur le pont. Peu de temps après l'hélice se met à tourner, lentement d'abord, puis plus vite et, le cap ayant été mis dans la bonne direction, nous quittons la terre d'Afrique pour la France. Nous étions à bord d'un paquebot anglais, de la ligne Elder- Dempster and C° de Liverpool, qui nous y conduisit sans encombre en faisant escale à Grand-Bassam en Côte d'Ivoire Française, Monrovia en Libéria, à Free-Town en Sierra Leone, Konakry en Guinée Française, Las Palmas aux Iles Canaries et Plymouth en Angleterre. De Liverpool en France, ce ne fut qu'un jeu, en passant par Londres et, le premier Août 1907, nous rejoignions notre point de départ initial, après deux ans d'absence et exactement trois mois de route de retour. Si les circonstances de l'existence m'ont empêchée de retourner dans ces pays où j'ai passé de si intenses moments, mon esprit et mes aspirations s'y reportent toujours avec ferveur et si nous n'avons pas pu accomplir entièrement l'oeuvre ébauchée, si nous n'avons pas pu parvenir au but tracé primitivement, nous nous consolons volontiers en sachant que d'autres que nous s'y acheminent et, mieux, que nos enfants, élevés dans ces idées et orientés vers ce but, pourront reprendre notre suite, sans crainte et avec plus de volonté, encore de ténacité et de bonheur.