Magdeleine
Claudel
- Hubin
088
La ferme du Blanc
En Pays
Mossi
Avant
Guerre 1914 - 1918
Témoignage
Nice, Mars
1991
Analyse
du témoignage
La ferme
du Blanc
GUERRES Coloniales
Écriture
: 1967 - 110 Pages
1905 -
1907
Postface de Michel
El Baze
Magdeleine Hubin, née
Claudel, nous raconte sa merveilleuse aventure
quand à 22 ans, elle décide de suivre son époux en
Afrique occidentale pour vivre, pendant 2 années à
Mané, en pays Mossi, au milieu de populations qui
n'avaient jamais vu de femmes blanches jusqu'à son
apparition en 1905. Sont évoqués ses passages, ses
visites et ses séjours à Dakar, Mayes, Koulikoro,
Mopti, Nyamina, Fonssan, Charlotville, Goundaka,
Bandiagara, Bangasso, Koboro-Kindé, Ouahigonya,
Tiou, Bango, Ouagadougou, et tant d'autres étapes
en Gold Coast avant son retour en métropole en
Août 1907. Soixante années plus tard Magdeleine
regrette de n'être pas retourné dans ces pays où
elle a passé des moments si intenses et vers
lesquels son esprit et ses aspiration s'y
reportent toujours avec ferveur. Ce témoignage,
bien qu'il ne relate pas d'événements guerriers
trouve cependant sa place dans ce corpus parce
qu'il vient heureusement illustrer les pages que
son époux Georges Hubin consacre à ces contrées,
notamment dans le n°38 de notre recueil.
Avant-Propos de Monique Hubin
Le petit-fils de l'auteur:
Yves Lovera s'est rendu en voiture sur les lieux
mêmes où s'élevait "La Ferme du Blanc", à Mané,
(Burkina Fasso). 85 ans après, la tradition orale
avait bien fonctionné, le Moro Naba, le chef du
village et l'instituteur se "souvenaient" fort
bien du séjour effectué en 1905-1907 par ses
grands-parents et le conduisaient à l'endroit de
la concession où ils avaient séjourné. Il ne
restait que des ruines, mais quelques vestiges
encore. Les.baobabs avaient disparu, mais un
berger gardait avec la même nonchalance apparente
de beaux troupeaux de bovins. Il s'inquiétait même
du fait de savoir si le petit-fils n'allait pas
reconstruire la ferme ! Au village même, la vie
n'avait pas changé. Les rythmes sont immuables
depuis des siècles et la civilisation n'a pas
pénétré jusque là. Les femmes vont toujours au
puits et rapportent l'eau dans des récipients
divers sur leur tête, elles pilent le mil
inlassablement pour la nourriture de la famille,
les cases sont faites de la même terre séchée et
couvertes de torchis et les hommes ... vivent
paisiblement.! Yves fut reçu en grande pompe par
le Moro Naba devant lequel, comme depuis toujours,
le chef du village vint se prosterner, dans la
grande case des palabres et l'instituteur demanda
à Yves la faveur de posséder ce document écrit par
sa grand-mère et qui retrace ses deux années
d'Afrique près du village de Mané. Désormais, en
plus de la tradition orale, les gens du village
auront un témoignage écrit du passage apprécié de
ces Blancs venus de si loin et l'instituteur a
l'intention de faire faire des dictées à ses
élèves, de certains passages qu'il choisira dans
le manuscrit. Ainsi toute cette population pourra
se voir vivre d'après l'optique qu'avait d'elle,
la jeune Lorraine qui sut si bien s'occuper des
uns et des autres au cours de son séjour africain.
Préface de Monique Hubin
Alors que la période de
décolonisation touche à sa fin, que tous les
territoires africains occupés et mis en valeur par
la France retrouvent leur indépendance et essayent
de poursuivre l'oeuvre accomplie par les Français,
il pourra paraître intéressant de revivre
justement ces premiers instants de l'oeuvre
entreprise par de vaillants jeunes hommes et,
jeunes femmes qui avaient en eux un grand idéal.
Le récit de ce voyage en Afrique Occidentale se
situe au début du 20° siècle. Une jeune femme
Blanche, la première de sa race à pénétrer si
avant au coeur du Continent Africain, qui accepte
d'accompagner son mari au Mossi alors que rien ne
l'y avait plus ou moins préparée a certes fait
preuve d'un grand courage sans en avoir toujours
réellement conscience. Ma mère, Madame
Hubin-Claudel a écrit son récit bien des années
après ce séjour en Afrique, grâce aux notes
qu'elle avait prises et aux souvenirs
impérissables de cette période de sa vie. Nous
souhaitons que le lecteur trouve autant de plaisir
à parcourir ces immenses étendues au rythme de ce
temps déjà lointain et qui n'a plus rien de commun
avec le rythme actuel des voyages.
Table
De
Bordeaux à Mané près de Ouagadougou
Vers l'aventure 9
En
pirogue sur le Niger 11
Départ
pour la brousse 13
Découverte
de la brousse à pied et à cheval 16
Suite
du voyage en brousse 19
Accueils
chaleureux dans les différents villages 24
De
Bamgo à Ouagadougou 27
Réceptions
en pays Mossi 30
En
route pour Mané 33
Séjour à Mané, au centre du
Mossi
A la
recherche de notre future installation
définitive 39
Installation
provisoire, premières expériences 41
Premier
Noël au campement 43
Notre
Résidence Numéro 1 45
Construction
de notre résidence définitive
Première
solitude 49
La
vie quotidienne pendant le chantier.
Installation
à la Ferme des Mimosas,
dénommée
par les autochtones, la Ferme du Blanc 52
Arrivée
en fanfare de la saison des pluies.
Renaissance
de la terre. Pendaison de la crémaillère 56
Mise
en valeur de la Ferme et des troupeaux
Festivités
du 14 Juillet 1906 59
Voyage
de 4 mois pour la vente des troupeaux
Nouvelle
perspective de solitude 62
La
vie continue à la Ferme
Le
courrier y prend une place capitale 64
Le
temps des récoltes 67
Le
Rhamadan.
Les
grandes fêtes musulmanes à la mosquée de Mané 68
Réflexions
sur les possibilités d'implantation
des
Français en Afrique 71
Retour
de mon voyageur 74
Projets
d'exploitation 76
Préparatifs
du voyage vers la Gold Coast (Ghana actuel) 78
Retour par la Gold Coast
Adieux
au pays Mossi 81
Premières
étapes en colonie anglaise 83
Agréables
réceptions à Gambaka
et
passage difficile du troupeau, en montagne 85
Accueil
toujours très cordial au cours des différentes
étapes 88
Tentative
d'enlèvement par le Roi des Achantis 95
Fin
du voyage en forêt vierge,
Reprise
de contact avec la civilisation
Retour
vers la France 98
La mémoire
La
mémoire : seul bagage incessible
Jacques ATTALI
PREMIERE PARTIE
**
de
Bordeaux à Mané
près
de
Ouagadougou
(Mossi)
Vers
l'aventure
Rien ne me préparait à la
vie coloniale. Lorraine, fille de Lorrains,
j'allais entrer dans la vie sans savoir encore
exactement par quelle porte comme beaucoup de
jeunes filles du reste. En Novembre 1904, rentrant
chez mes parents, après un séjour de deux ans en
Bohème, je retrouvai un jeune homme de la
localité, vivant aux colonies depuis quelques dix
ans, en relation avec ma famille et cette
rencontre fixa ma destinée Nous nous plûmes
etc...(cliché consacré) et nous nous fiançâmes
avec, bien entendu, le consentement général. Mais
la situation ne laissait pas que d'être très
spéciale. Mon fiancé, colonial de goût et
d'expérience, n'était en France que pour quelques
mois, le temps de se retremper un peu et de
procéder à quelques arrangements lui permettant de
reprendre en plus large l'exploitation qu'il
venait d'amorcer au Mossi. Il avait, probablement
le premier qui l'ait jamais fait alors, commencé
le trafic du gros bétail entre le Mossi et la Gold
Coast, c'est-à-dire entre le pays producteur et le
pays consommateur, convoyant un troupeau de 300
têtes, depuis Ouagadougou jusque Koumassie sur un
parcours d'environ 80 jours, à travers des pays
peu connus encore et avait parfaitement réussi .
Il désirait reprendre cette affaire sur un plan un
peu plus large et plus régulier. Pendant nos
longues conversations, il m'avait initiée à cette
belle vie coloniale africaine, rude peut-être,
mais libre, vaste, indépendante, demandant à
chaque moment de l'initiative, de l'énergie, du
sang-froid, de l'assurance et tant d'autres
qualités. Bref, me sentant de taille, avec ce
compagnon que je voyais si sûr de lui, à affronter
toutes les difficultés énumérées, sans m'arrêter
au manque d'exemples (aucune femme européenne
n'ayant encore pénétré aussi loin), ni aux
scrupules légitimes de mon fiancé qui craignait
que ma détermination ne fût le résultat éphémère
des récits de sa vie coloniale, il fut décidé que
notre mariage aurait lieu sans tarder et que je
l'accompagnerais pour au moins son prochain séjour
en Afrique. A la vérité, si j'étais bien décidée,
je n'étais pas toujours très rassurée quant à
l'issue de cette expérience. Autour de moi, si
quelques personnes me félicitaient de montrer tant
de courage (sic), la plupart croyaient devoir
prendre des mines désolées pour ripoliner en noir
l'aspect qu'elles se faisaient de la vie à mener
si loin de tout: plus de parents, plus d'amis,
plus de relations, rien que des sauvages autour de
soi sans compter le soleil, la pluie diluvienne,
les bêtes féroces et que sais-je encore ?
Quelquefois, il m'arrivait d'être un peu anxieuse;
mais il suffisait que je fasse part de ces
craintes à mon fiancé pour que celui-ci, rien que
par son haussement d'épaules et son sourire
entendu fasse envoler bien vite toute hésitation.
"Puisque c'est décidé, me disait-il, allons-y
carrément. Je suis sûr de moi, de mon Afrique et
de mes Africains; sois sûre de toi et tout ira
bien". Et combien c'était vrai. Notre mariage se
fit au mois de Mai 1905. J'avais alors 22 ans et
jusqu'en Juillet, ce fut, pour moi, l'enchantement
des préparatifs de notre expédition. Car, si,
auparavant, les préparatifs de départ de mon mari
se bornaient à l'achat de quelque linge,
vêtements, chaussures le tout tenant dans deux
cantines et demandant une journée à peine, cette
fois il fallait nous procurer le nécessaire pour
un ménage pendant au moins deux ans.
Naturellement, il n'était pas question de meubles
(mon mari devait en faire faire là-bas); mais
enfin, il fallait du linge de corps, de table, de
toilette, de literie, des vêtements; des
ustensiles divers de route et de séjour, des
outils de tous corps de métier, quincaillerie,
ferrures etc...etc... en vue de la maison future à
édifier Mais mon mari savait parfaitement ce qu'il
fallait. Mon rôle consistait, sur ses indications,
à choisir les qualités, dimensions, quantités, en
ce qui concernait le ménage, le reste lui
incombant seul. Enfin, en Juillet, tout était
prêt. Nous avions préparé et réparti nos diverses
emplettes dans un certain nombre de caisses de
dimensions convenables et ne dépassant pas le
poids de 30 Kgs chacune et dans dix cantines
personnelles et numérotées, en plaquage de bois
recouvert de zinc totalement, défiant toutes les
pluies des tropiques et l'appétit des termites. Le
tout fut expédié pour être embarqué sur un bateau
faisant le service de Bordeaux à Saint-Louis
(Sénégal) pendant que personnellement, avec les
deux ou trois cantines indispensables, nous
prenions passage à bord de "L'Amazone" des
Messageries Maritimes, qui devait nous déposer à
Dakar. Le départ eut lieu de Bordeaux le 21
Juillet 1905. Je ne veux pas m'étendre sur ce
voyage qui, pour moi fut un ravissement, on le
comprendra aisément, mais qui est trop connu pour
que je le relate. Ce que je puis affirmer,
cependant, c'est que je partais sans crainte, sans
hésitation et aussi, sans inconscience. Voici, du
reste ce que j'écrivais à mes parents: "...Depuis
que j'avais revu Georges, mon plus vif désir était
de pouvoir partager sa vie un jour, peu importait
l'époque pourvu qu'elle arrivât. Dés le début, je
me suis placée en face de la réalité, ne me
faisant aucune illusion, sachant bien qu'à côté du
bonheur de vivre avec lui, je rencontrerais plus
d'un souci. Malgré tout, je n'ai pas hésité; je
pars heureuse et confiante: heureuse de lui
appartenir, confiante en Dieu, en lui et aussi en
moi-même. Arrivée à Dakar le 30 Juillet.
Débarquement, bagages, douane, hôtel. Impressions
nombreuses et tumultueuses devant la révélation
commençante de cette vie d'Afrique. La plus
violente, ou plutôt celle qui m'est restée la plus
vivace, c'est à l'hôtel, lorsque le garçon, un
nègre bien entendu, faisant le service de table,
glissait ses grandes mains nouées autour de moi,
pour prendre ou servir les plats et les
couverts.... Deux jours après, nous étions à
Saint-Louis, par le chemin de fer bien connu. Là,
nous pensions attendre quelques jours seulement
l'arrivée du cargo-boat portant nos caisses; mais
nous avions compté sans la barre. En effet, cette
année-là, elle fut impraticable. Cette barre qui,
contrairement à la barre de vagues du golfe de
Guinée, est une barre de fond produite par les
dépôts de sable accumulés d'un côté par le fleuve
Sénégal et de l'autre par la mer, n'a permis à
aucun cargo de faire escale à Saint- Louis. Force
fut de faire débarquer les cargaisons à Dakar pour
les acheminer lentement par fer jusque
Saint-Louis-Gare, puis de là par voitures attelées
de chevaux et de mules, jusqu'aux quais du fleuve
pour leur réembarquement, soit sur des vapeurs
fluviaux, soit sur des chalands. Aussi, étant
donné l'amoncellement des colis, nous avons dû
demeurer à Saint-Louis jusqu'au 27 Septembre, jour
où nous avons quitté avec un profond soulagement
cette ville-étuve pour nous rendre à Kayes, à bord
du fluvial "Le Bani", qui nous a amenés sans
encombre à destination le Dimanche 2 Octobre 1905.
Répétition de la cérémonie du débarquement des
colis, leur reconnaissance, leur transport à la
gare du chemin de fer et leur réexpédition pour
Koulikoro. Départ de Mayes le 6 Octobre et arrivée
à Koulikoro le lundi 10 après un voyage sans
incident et un court séjour à Bamako en passant.
Bien entendu, depuis Dakar mon carnet de route est
copieusement garni, tant sur le séjour à
Saint-Louis que sur le voyage jusqu'ici; mais je
ne crois pas qu'il soit bien utile d'en prendre
des extraits, ce parcours étant relativement bien
connu, en tout cas d'une extrême facilité à
accomplir. Au contraire, c'est à partir de
Koulikoro que le véritable voyage africain
commence.
En pirogue sur le Niger
Koulikoro, en effet, est le
point terminus du chemin de fer qui relie Kayes,
sur le Sénégal, au Niger et la tête de ligne de la
navigation sur ce grand et superbe fleuve
africain, un des plus grands du monde. L'idéal eût
été d'établir ce noeud d'importantes
communications à Bamako, à environ 55 Klms en
amont, Bamako, la grande ville centrale du
commerce et de l'Administration. Mais la nature ne
l'a pas permis car, à environ 30 Klms en aval de
cette dernière ville, le Niger est barré dans
toute sa largeur et sur une assez grande longueur,
par des amas de roches qui en retiennent les eaux
en saison sèche et qui provoquent, en saison des
pluies, des rapides aux remous dangeureux,
impraticables en l'état actuel a toute navigation
importante et suivie. Seuls, les pirogues et
quelques petits chalands peuvent se risquer au
passage et à condition qu'ils soient montés par
des piroguiers indigènes expérimentés. Ce barrage
est connu sous le nom de: Roches ou Rapides de
Soutuba ou Sotouba, nom du petit village le plus
proche, près de Toulimandiau. Donc, c'est de
Koulikoro que nous devions prendre la route
fluviale pour continuer notre voyage. A cette
époque, ce n'était encore qu'un village, le chemin
de fer venant à peine d'y atteindre. Nous avons
reçu l'aimable hospitalité du gérant d'un comptoir
colonial, Mr. Robert, qui a mis à notre
disposition sa salle à manger, sa véranda et... la
vaste cour de son comptoir. En effet, c'est tout
ce qu'il pouvait faire de mieux et c'est tout ce
que mon mari demandait, du reste, lui qui
connaissait la maison pour y avoir été gérant
lui-même cinq ans auparavant. Comme nous étions
arrivés dans la matinée, une fois ces arrangements
faits, pendant que je prenais contact avec les
alentours mon mari faisait le nécessaire pour le
débarquement de nos colis et leur transport dans
la cour de la factorerie. Puis, après le repas et
un brin de sieste sous la véranda en paillote, mon
mari me dit: - Mon petit, à partir de maintenant,
nous devons dire adieu aux dernières
manifestations pratiques de la civilisation. Nous
sommes destinés à vivre dans la brousse, qui
commence à quelques mètres d'ici, au bord de ce
fleuve. En conséquence, si tu le veux, nous allons
commencer de suite, nous aussi. Puisque nous
n'avons qu'une cour, nous allons l'habiter en y
installant notre tente, ce sera ta première leçon
de choses. J'étais pleine de bonne volonté amusée
et sérieuse en même temps. Depuis que j'étais sur
cette terre d'Afrique, je m'y étais déjà aguerrie
aux principales incommodités: le soleil, la
chaleur (deux choses bien distinctes quoique
découlant l'une de l'autre), les moustiques et
autres bestioles ennuyeuses; je distinguais
parfaitement les différences de physionomies des
indigènes des deux sexes, ce que je ne croyais
jamais pouvoir faire et j'avais hâte de me mettre
à l'oeuvre. Me trouvant dans le milieu africain,
avec des coloniaux véritables, je commençais à en
avoir la mentalité africaine, laissant au temps le
soin de m'en donner l'allure ou plutôt "l'allant",
l'aisance.... Donc, avec nos deux domestiques
noirs, Bala et Suleymann, que nous avions recrutés
à Kayes, mon mari fit sortir les ballots contenant
la tente carrée, nos lits "Picot", table et
chaises pliantes et on commença à monter notre
case de toile, ce qui ne fut pas long, bien que
j'aie été quelque peu empruntée, confondant les
cordeaux de tirage avec les haubans et autres
cordes qui, pour cette première fois n'étaient que
des cordages semblables. Une fois la tente montée,
j'y pénétrai avec l'impression heureuse que je
prenais possession de la brousse et figure
d'exploratrice: petit moment de vanité qu'on me
pardonnera. Ce fut ensuite le tour des lits qui,
montés en un tournemain, furent placés, avec leur
moustiquaire individuelle, de chaque côté de
l'intérieur de la tente, les chaises auprès. Nos
cantines d'usage courant près de la tête des lits,
formant tablettes, une lanterne à huile accrochée
au piquet central et notre domicile était
constitué et parfaitement confortable. J'étais
alors si heureuse que j'en devenais enfant,
désirant ardemment que la nuit arrivât vite pour y
loger véritablement: pensez, ce devait être mon
premier soir chez moi, en Afrique. Mais il fallait
bien passer le reste de la journée à quelques
arrangements; des effets et objets à prendre dans
les cantines et les caisses pour préparer les
bagages de route fluviale, de façon à ne pas avoir
à toucher aux autres avant notre arrivée à Mopti.
Puis quelques visites indispensables vers les 17
heures; et enfin, après le dîner qui se
prolongeait trop à mon gré, nous nous retirions
sous notre tente. Quelle joie pour moi et quelle
impression ineffaçable! Je touchais à tout,
essayais toutes sortes d'arrangements où pourtant
il n'y avait pas d'autre arrangement pratique que
celui que, par habitude, mon mari avait pris
d'emblée et auquel je suis revenue, d'ailleurs;
mais il fallait que je voie par moi-même, comme
une fillette joue avec le ménage que lui a apporté
Saint- Nicolas ou le Père Noël. Enfin on se mit au
lit, chacun dans le sien, lit véritable, avec
matelas, draps, oreillers, couvertures et, la
moustiquaire fermée, mon mari s'endormait
paisiblement tandis que mes pensées vagabondaient
à travers tout un monde fantastique que l'approche
et l'attente du sommeil me faisaient apparaître.
Le lendemain, on se mit à la recherche de moyens
de transport. Il y avait bien une vedette à vapeur
justement disponible en ce moment au port. C'était
un petit bateau appartenant à l'Administration,
destiné au transport du courrier de Tombouctou et
de certains fonctionnaires. Nous allâmes la voir;
mais il nous était impossible de l'utiliser. Les
cales, trop compartimentées ne permettaient pas de
recevoir tous nos colis, environ 200, les cabines
vraiment trop minuscules et le prix demandé trop
élevé. Et puis, à vrai dire, mon mari n'était pas
du tout partisan de ce moyen de locomotion. -
Vois-tu, me disait-il, ce chaudron-là est trop
moderne et pas assez. Trop, en ce sens qu'il
profane, pour ainsi dire, la majesté de ce beau
fleuve et pas assez parce qu'il n'offre rien en
compensation: exiguïté, inconfort, bruit infernal
et continu de la machine, chaleur de la chaudière,
fumée, vapeur, escarbilles, odeur rance de l'huile
et le reste; nous trouverons autre chose. En effet
il loua à Monsieur Robert, notre hôte, un grand
chaland en acier qui absorba aisément tous nos
colis et, pour nous deux, une grande pirogue en
acier également. Je n'étais nullement inquiète de
me confier à ce long, étroit fusiforme esquif, mon
mari l'ayant déjà pratiqué souvent et les
piroguiers devant le monter étant une équipe de
cinq Somonos éprouvés, bien connus de lui. (Les
Somonos sont les riverains pêcheurs du Niger,
connaissant et pratiquant le fleuve de puis de
longues générations). Pendant les opérations de
chargement, j'avais arboré la toilette de route
que je devais porter. Comme aucune mode ne pouvait
me guider, j'avais, sur les conseils de mon mari,
emporté ma garde-robe complète pour le
stationnement et, pour la route, j'avais fait
l'emplette à "La Belle Jardinière" de culottes
cyclistes comme on en portait alors: deux en toile
kaki, deux en toile blanche et une en lainage
beige. Ce fut cette dernière que j'arborai ce
jour-là, avec une bouse légère blanche, leggins,
badine et grand chapeau de feutre gris à larges
bords, recouvert de linon festonné, faisant comme
une ample charlotte. C'est toujours sur les
conseils de mon mari que je me servais de cette
coiffure, comme lui-même du reste, car il trouvait
avec raison, le casque trop rigide et mal commode.
Ce chapeau, au contraire, vaste, impénétrable aux
rais pernicieux du soleil et très souple, offrait
les mêmes avantages que le casque et il était plus
aisé à porter et aussi plus seyant à mon avis. Je
crois avoir fait quelque peu sensation lors de nos
visites à ces Messieurs de Koulikoro; mais cette
impression ne m'était pas désagréable; je trouvais
mon ombre à mon goût (à défaut de grand miroir et
me sentais à l'aise dans mes amples vêtements. Le
12 fut le jour du départ. Dans la matinée, mon
mari fit partir le chaland qui devait naviguer à
sa guise et nous rejoindre à Mopti. Nous fûmes de
nouveau reçus très aimablement par Monsieur de
Franco, capitaine de spahis et ses co-popotiers;
le déjeuner fut pris avec Monsieur Robert et, à
quatre heures de l'après-midi, accompagnés au
fleuve par tous ces Messieurs, nous montions dans
la pirogue toute parée et on poussait eu large.
Aussitôt, le courant nous prit et nous entraîna,
pendant que nous échangions les adieux. Nous
étions sur le Niger. A cette époque de l'année, le
grand fleuve était déjà en décrue, l'étal ayant
lieu en Août-Septembre, car la saison des pluies
était presque terminée . Néanmoins, la masse d'eau
charriée était encore considérable et le courant
très fort. Dès que nous fûmes au milieu, nous ne
formions qu'un point minuscule. J'avais la
sensation de notre extrême fragilité au centre de
cette masse mouvante et jaune, aux grosses volutes
courant rapidement dans le même sens. Bientôt
Koulikoro disparaissait et nous étions en pleine
brousse. C'est à ce moment qu'il me fallut faire
connaissance avec notre campement flottant. Dieu
que c'était étroit et me paraissait encombré.
Notre pirogue avait 10 mètres de longueur, 1m20 de
largeur au fond, 1m50 à la lisse et 0,75 de creux.
La moitié de la longueur, de chaque côté du
milieu, était couverte par une série d'arceaux de
bois, reliés entre eux et recouverts de paille,
elle-même recouverte d'une bâche, le tout formant
une espèce de tunnel. La hauteur totale depuis les
caillebotis du fond de la pirogue jusqu'au sommet
de ce tunnel n"étant guère que de 1m 30, il ne
nous était pas possible de nous tenir debout à
l'intérieur, d'autant moins que ce fond était
lui-même tapissé de nos cantines, panier à linge,
lits, table, chaises, caisses de popote et de
provisions. Malgré tout, c'était bien simple.
Lorsque nous voulions nous tenir à l'intérieur,
c'était presque toujours pour nous reposer lire,
écrire, manger ou dormir et, lorsque nous voulions
nous tenir debout, nous nous mettions en dehors,
soit à l'avant, soit à l'arrière, sur l'un des
deux quarts de le pirogue laissés libres pour la
manoeuvre des Somonos. Ces deux parties libres, en
outre, servaient, l'une à l'avant, de place pour
le mât, la vergue et la voile reposant sur le
dessus du tunnel et d'emplacement de la cuisine
que Bala devait confectionner pour les piroguiers,
l'autre à l'arrière, de pièce où les piroguiers
dormaient à tour de rôle, à même sur le plancher.
Nos deux domestiques, eux, avaient élu domicile
sur le tunnel même. J'avoue qu'il fallait être
expérimenté comme un Africain pour tirer parti,
comme le faisait mon mari, de cet espace très
restreint et je fus bien étonnée de m'y trouver
relativement à l'aise. Il fallait bien faire
quelques contorsions, quelques cabrioles pour
prendre telle ou telle position; mais, en somme,
c'était très amusant. Et puis, n'est-ce pas, nous
étions sur le Niger. Les Somonos avaient hissé la
voile et le courant aidant nous filions, nous
filions.... Vers 18 heures, cependant, première
halte le long de la rive, à l'abri de buissons:
menace de tornade qui ne fit que passer; reprise
de la route peu après. Puis, le repas étant prêt,
la table fut montée et mise, et, assise sur le
coin de mon lit, mon mari en face de moi, assis
sur le coin d'une cantine, nous faisions notre
petite dînette de brousse. Vous pouvez deviner
avec quelle joie elle fut faite: nous ne prîmes
même pas d'intérêt à l'annonce d'une nouvelle
tornade, vers 20 heures, tornade qui, du reste,
passa comme la précédente, sans se déclencher, ce
qui nous permit de continuer à voguer.
Départ pour la brousse
La nuit était devenue
splendide. C'était justement le premier jour de
pleine lune et le ciel, complètement dégagé des
nuages poussés plus loin, était d'une beauté
prenante, grandiose et impressionnante. Mon mari
m'en avait souvent parlé; moi-même en avais eu
quelqu'aperçu depuis mon arrivée en Afrique; mais
ce n'avait été qu'en saison des pluies et, il faut
aussi le dire, qu'à travers un paysage silhouetté
de constructions européennes, c'est-à-dire gâché.
Là, au contraire, en pleine nature (et quelle
nature) tous les éléments de la nuit
s'harmonisaient pour constituer un tout
merveilleux et, debout à l'avant de la pirogue,
nous restions muets d'admiration, communiant
ensemble avec cette céleste beauté dont depuis, je
n'ai jamais pu me rassasier et dont le souvenir me
hante encore. La voile, au-dessus et en arrière de
nous, bien gonflée nous pressait rapidement et
c'était une véritable volupté de se voir, de se
sentir glisser aussi légèrement sur ce ruban
mouvant qu'argentait l'astre cher à Pierrot,
pendant que, de partout, au loin, on entendait le
bruit assourdi mais bien distinct des tam-tam des
villages où les indigènes, dansant et chantant en
ronde, fêtaient probablement l'époque des récoltes
sans que, pour cela, la majesté du grand silence
nocturne en fût amoindrie. Pourtant il fallut se
coucher. Mon lit étant monté à demeure, on replia
la table et, à sa place, mon mari déploya sa
chaise longue sur laquelle il s'étendit, enveloppé
de ses couvertures sans souci des moustiques, peu
nombreux du reste et le sommeil nous emporta. Le
lendemain, à notre réveil, le patron nous dit
avoir marché toute la nuit à la même allure: nous
ne nous en étions pas aperçu. Ce fut la toilette
un peu mouvementée, vu l'exiguïté de la place,
puis je me mis à mon courrier. Nous avions reçu à
Koulikoro une volumineuse correspondance de France
qu'il fallait mettre à jour, autant que possible
et le moment était bien propice. Dépeignant à mes
parents notre installation en pirogue voici ce que
je leur disais: "...Quant
à l'intérieur, venez avec moi, je vais vous en
faire les honneurs. Tenez, passez par ici;
mettez votre pied gauche entre cette marmite
dont l'eau bout et le pied de ce Somino qui
dort; passez votre jambe droite au- dessus de
cette caisse, cramponnez vous au mât,
accroupissez-vous, baissez la tête fortement; un
mouvement tournant des reins, ramenez vos jambes
sur le couvercle de notre caisse de popote; là,
maintenant, lâchez le mât, il n'y a plus de
danger: gardez votre chapeau car il y a du
soleil. "Bien regardez: ça, ici, à droite, sont
nos deux seaux de zinc dont l'un contient des
bouteilles de vin, huile, miel, beurre, saindoux
(mais oui, du saindoux, du beurre, du miel en
bouteilles c'est la seule façon pratique de
conserver et de transporter ces matières rendues
liquides par la chaleur) - l'autre sert de
récipient à éponges pour le moment. "A côté, le
long de la paroi, nos chaises longues pliées;
tout autour, pendus aux barres transversales du
tunnel, un bidon, un fusil, mon chapeau, celui
de mon mari, deux serviettes, mon paletot de
molleton, une carabine, des chaussettes sales,
une chemise, une ombrelle, des bottes, une
cravache, un parapluie, une casquette et que
sais-je encore. Là, à côté, ma cantine; plus
loin, mon lit qui reste monté en permanence. Ce
qui flotte là- bas, au fond, c'est la
moustiquaire relevée. "A gauche, une caisse
d'ustensiles, surmontée d'une caisse de vin,
elle-même coiffée d'une caisse de journaux et
magazines. A côté en revenant par ici, le lit de
mon mari, plié et couvert de son enveloppe qui
le fait ressembler à un sac de pommes de terre.
Ensuite c'est mon panier à robes sur le dessus
duquel sont perchés un sac de riz, mes bas, un
pantalon, mon sac de voyage et celui de mon
compagnon, mes leggins, des numéros de
l'Illustration. "Ici, l'espace vide qui sert, le
jour, à pouvoir se retourner un peu et à dresser
la table pour la toilette, le courrier et les
repas et qui, la nuit, permet à mon époux de
dormir sur sa chaise longue que vous avez déjà
vue tout à l'heure...." Toute
cette journée se passa en correspondance,
lectures, bavardages, avec de fréquents intermèdes
lorsqu'on passait devant les village riverains.
C'était si amusant de regarder tous ces gens
vaquant tranquillement à leurs occupations
familières: les hommes, à leurs pirogues ou fumant
nonchalamment leur pipe; les femmes, puisant de
l'eau ou lavant le linge ou les ustensiles de
cuisine, les enfants s'ébattant dans le fleuve,
sans souci des crocodiles, tout ce monde nous
adressant au passage leurs souhaits de bon voyage.
A 8 heures, on passait à Nyamina, gros bourg sur
la rive gauche où on s'arrêtait jusque vers 9
heures. A 17 heures, on accostait à Fanson, pour
manger sur le rivage. Cet arrêt fut très
délassant. Il nous permit de nous étirer
convenablement en marchant et, à 20 heures nous
reprenions la route. Cette nuit était aussi
splendide que la précédente et nous en goûtions le
charme avec autant de recueillement. Ce charme fut
encore accentué, un peu après notre coucher, par
les chants de deux de nos Somonos. Ils avaient dû
revoir leur bien-aimée car, tout joyeux, ils
entonnèrent un de ces chants comme seuls les
Somonos en connaissent, lançant à gorge déployée
leur lente mélopée dont l'ampleur était décuplée
par l'écran liquide du fleuve, écran qui en
élargissait la portée à perte d'horizon, on aurait
cru. Je m'endormis enveloppée de cette mélodie
primitive et harmonieuse. Je sentais en mon âme
l'emprise mystérieuse et puissante de l'Afrique.
Cette nuit-là, à 3 h. nous accostions à Ségou,
grand centre indigène, chef lieu de cercle
administratif. Bien entendu, nous restions couchés
jusqu'au matin et, à une heure raisonnable,
commencions nos visites aux Européens: Monsieur
Gaillard, commerçant, le plus près du débarcadère;
Monsieur Carrier, Administrateur des Colonies; son
adjoint, monsieur Linières et Madame ainsi que
Monsieur Cazeau, receveur des Postes. Accueil
charmant, comme toujours dans la brousse
d'Afrique. Causé longuement avec Madame Linières,
la dernière française que je devais voir depuis
longtemps et qui allait ainsi devenir ma plus
proche voisine à plus de 800 Klm. de là. Départ à
14 h.1/2. A 16 h., arrêt par crainte de tornade:
fausse alerte. A 22 h., arrêt dans un petit
village riverain dont je n'ai pas noté le nom,
attirée que j'étais par le bruit assourdissant
d'un tam-tam que je désirais voir de tout près. Il
y avait un orchestre nombreux et bien monté car,
au fur et à mesure que nous approchions du lieu de
la ronde, nous avions les oreilles cassées par le
bruit de plus en plus éclatant des gongs ou
tambours de toutes tailles sur lesquels tapaient à
tout de bras et en un rythme étrange les griots
musiciens, accompagnant en mesure les toucheurs de
bala. Le bala est un instrument dans le genre des
petits pianos à marteau qu'on donne aux enfants,
mais de grande taille bien entendu, composé d'une
quinzaine ou d'une vingtaine de morceaux de bois
de longueur décroissante et de sonorité
différente, fixés sur deux supports transversaux,
la résonance étant donnée par autant de calebasses
que de notes, de tailles appropriées, en partie
recouvertes de peau tendue et fixées en dessous de
chaque note. Cet instrument se pose à terre et on
en joue en frappant les touches au moyen de deux
marteaux formés d'un manche en bois et d'une boule
de caoutchouc, chaque touche donnant un son. Les
griots en jouent avec un brio incomparable. Quand
il résonne, les indigènes frétillent et disent:
Bala fô (le bala parle) ce qui fait donner
couramment à l'instrument le nom de "balafon" par
les Européens. A notre approche, l'orchestre
redoubla de sonorité et les danseurs et danseuses
d'ardeur. Danses étranges et passionnées que je me
sens incapable de décrire. Joie véritable et
franchement montrée chez tous les acteurs et
spectateurs de la danse, ceux-ci soulignant et
accentuant le rythme de ceux-là en claquant des
mains en cadence et en chantant. La danse
commencée continua un bon moment encore puis,
probablement en notre honneur, on en reprit une
autre, ou, pour mieux dire, elle reprit sur un
autre air, l'air bien connu dans les pays bambaras
ou malindés, que l'on chante dans tous les
endroits ou vivent les Blancs. Oh, ce n'est pas
compliqué: quatre mesures répétées à l'infini,
jusqu'à saturation et quelques paroles, toujours
les mêmes ne changeant que le nom de la localité,
comme on pourra s'en rendre compte ci-après: A la
place de Bamako, on dit successivement: Toukoto,
Sikasso, Dioulasso, Ségou, Koulikoro, Kati, Kita
Bougouni, Djenné, Kouroussa, Tombouctou, Kandan,
etc...etc... Certainement, tel que c'est présenté
ici, c'est très plat, mais il n'en va pas de même
lorsque quelques centaines de femmes, fillettes,
enfants, entonnent cette mélopée accompagnant les
musiciens de l'orchestre qui se démènent comme des
furieux. Malheureusement, aucune plume n'est
capable de rendre le ton, l'entrain, le mouvement,
l'ampleur ni l'ensemble dans la splendeur argentée
de ces nuits africaines. C'est beau. Nous nous
plaisions si bien là que nous n'en repartions qu'à
3h. du matin, à la voile toujours. A 5 heures,
passage devant Sansanding, résidence du Fama
(grand dignitaire indigène), Mademba-Si, Chevalier
de la Légion d'Honneur, s'il vous plaît! A 9
heures, un grand vent s'éleva, soulevant de fortes
vagues imprimant à notre esquif un roulis trop
dangereux. Aussi, on s'arrêta dans un village de
Somonos où je fis une provision de poisson frais.
A 11 heures, le vent étant tombé, on repartit,
mais à la pagaie cette fois, la voile n'étant plus
d'aucun secours, jusque 21 heures. Ensuite, on
reprit la voile jusque minuit 1/2, heure de
l'arrêt dans un campement de pêcheurs sur la
berge. Le 16, départ à 5 heures; à 9 heures, arrêt
encore à cause du vent trop fort jusque 15 heures.
A ce moment, on put repartir en passant peu après
devant Diafarabé, sans nous y arrêter et marchant
toute la nuit. Au matin du 17, comme nous
approchions du confluent du Bani et du Niger, la
masse d'eau était telle à cet endroit que nous ne
voyions plus la rive opposée. Nous marchions à la
perche sur les terres inondées, couvertes de
roseaux et là, je fis pour la première fois
connaissance avec les nuages de moustiques. Quelle
musique insupportable et quel supplice de tous les
instants, de se sentir piquée partout à la fois,
malgré les vêtements. J'en serais devenue folle si
mon mari ne m'avait donné l'idée pourtant bien
simple, de ma fourrer sous ma moustiquaire. Mais
j'avais été tellement dévorée qu'il fallut me
frictionner par tout le corps avec de l'eau de
Cologne. Cependant, nous approchions. L'étendue
d'eau grandissait encore et vers 14 h.1/2, le chef
piroguier dit à mon mari: - Mopti bé yan (voilà
Mopti), en montrant au loin un point noir que je
voulus voir malgré les moustiques. Ceux-ci,
d'ailleurs, disparurent comme par enchantement;
C'est à dire que c'est nous qui les quittions;
abandonnant les roseaux, la pirogue fut lancée en
pleine eau, où les moustiques ne se tiennent pas,
pour traverser à la pagaie cette petite mer et
nous rapprocher de ce pont noir qui grossissait à
vue d'oeil. Au bout d'un moment, le patron demande
à mon mari: - Ka tarami? Mopti dougou ô Chéfo u
dougou? (Où veux-tu aller? Au village de Mopti ou
au village du chef?) - Ka tara chéfou dougou (Va
au village du chef). Et à 15 heures 1/2, nous
accostions la terre ferme, au milieu de pirogues
indigènes, amarrées et dansantes.
Découverte de la brousse à pied et à
cheval
- C'est ça, Mopti ?
demandai-je en sautant sur la berge, pendant que
nos piroguiers attachaient l'embarcation. - Oui et
non. Le village proprement dit de Mopti se trouve
là-bas, à environ 10 minutes de pirogue; mais ici,
c'est ce que les indigènes appellent "Chéfou
dougou", c'est à dire le village du chef, comme je
te le disais tout à l'heure ou, pour être plus
explicite, la résidence de Monsieur Morot,
colon-commerçant, ancien maréchal-des-logis chef
d'artillerie coloniale à qui nous allons demander
l'hospitalité. Comme il habitait déjà la contrée
lorsqu'il était encore à l'armée, il y est connu
sous la dénomination de son grade "chef" dont les
indigènes ont fait "chéfou" et sa demeure "chéfou
dougou". - Ah, très bien, je comprends maintenant.
Interpellant un des indigènes présents, nous
apprîmes que "chéfou" était à la maison et, en
effet, un des serviteurs accourait au même moment
pour nous inviter à monter. Passant au travers
d'une jolie cour ombragée d'arbres et égayée par
une nombreuse basse-cour, nous montions
effectivement au "tata", belle construction de
style indigène, en pisé, avec haute et grande
terrasse dominant le fleuve, aux murs crénelés et
dont l'habitation comportait un étage. Là, une
fois entrés, nous sommes reçus joyeusement par
Monsieur Mourot, étendu sur une chaise longue,
s'excusant de ne pouvoir se lever pour le moment,
cloué qu'il était par une attaque passagère de
rhumatismes. Tout heureux de nous recevoir, il
nous dit: - Mes amis, vous êtes chez vous; faites
ici comme bon vous semblera et surtout restez-moi
longtemps. C'était un homme de belle taille et de
belle prestance, de physionomie très sympathique,
éclairée par le reflet d'une grande urbanité,
d'une réelle cordialité et d'une aimable
franchise. Naturellement, on a bavardé. Puis,
comme nous désirions nous présenter, par
déférence, au Résident de Mopti, délégué de
l'Administrateur de Bandiagara, il nous fit armer
une de ses pirogues indigènes, nous promettant, à
moi surtout, au retour, de nous présenter sa
nombreuse famille. En dix minutes, après avoir
traversé de magnifiques rizières, la pirogue, en
bois cette fois, la pirogue authentique des
pêcheurs du Niger et du Bani, nous déposait à
Mopti-village, où nous étions reçus peu après par
le Résident, Monsieur Thoron de Laur, qui nous
souhaita la bienvenue et crut devoir me féliciter
de ma détermination à venir habiter l'intérieur de
L'Afrique et de la façon crâne avec laquelle je
venais de faire le voyage de Koulikoro. Je
remerciai, très confuse, car rien ne me laissait
l'impression que je venais de faire quelque chose
d'extraordinaire et nous retournions chez notre
hôte. Au retour, il me présenta à ses femmes.
Parfaitement ses femmes. Etant ici depuis huit ans
sans interruption aucune, colonial, africain de
prédilection, il en avait adopté les moeurs et les
coutumes, en partie du moins et, tel un grand chef
de case; il avait à ce moment six femmes
légitimes, légitimes à la mode indigène bien
entendu, et qu'il traitait comme telles suivant la
même mode. De ces femmes, il avait eu six enfants,
dont l'aîné était mort et dont il lui restait cinq
beaux petits mulâtres, bien vivants ma foi:
Charlot 4 ans et demi, René 2 ans 1/2, Louise 1 an
1/2 Rose et Henriette 4 mois; deux autres étaient
attendus dans quelques mois. Charlot, l'aîné était
son favori pour le moment; il jasait comme un
petit homme, parlait souvent de sa grand-mère
blanche et demandait, depuis que j'étais là si ce
n'était pas moi sa grand-mère. Bon petit bout! Je
l'embrasai de bon coeur et nous fûmes une paire
d'amis. C'est en son honneur que Monsieur Mourot
dénommait sa résidence Charlotville. Les femmes et
les enfants vivaient comme de coutume en pareil
cas, dans une aile de l'habitation à eux réservée:
une manière de harem; mais ces épouses, fidèles et
paraissant très heureuses, n'étaient pas sauvages
du tout Je les ai toutes vues et, sans pouvoir
tenir conversation, puisque je ne connaissais pas
leur langue, nous échangions force sourires et
gestes amicaux. C'était la première fois qu'il
m'était donné d'approcher un intérieur africain.
En ce qui concerne cette vie intime, je puis
m'exprimer ainsi, puisque c'était la copie exacte
de tous les autres intérieurs indigènes, de même
rang social à équivalence. Et, ma foi, j'ai trouvé
tout cela bien naturel, bien normal. Je me
souvenais qu'auparavant, lorsqu'il était questions
des moeurs orientales, avec leur polygamie, je
m'en faisais une toute autre idée. Mais , à ce
moment, je n'étais encore qu'une jeune fille bien
ignorante et, la conjugaison de mon initiation, de
l'accoutumance africaine commencée, l'ambiance, la
largeur et la liberté d'allure dont je goûtais la
bienfaisance et qui me donnait plus de largeur
d'idées et plus de compréhension, ne me faisaient
éprouver aucune gêne ni matérielle ni morale: il
me semblait que ce devait être ainsi. Et cela vous
avait une certaine allure de seigneurie féodale
orientale qui n'était pas sans charmes...
Charlotville, en ce moment, formait une île, le
débordement annuel du fleuve la séparant nettement
de toute autre terre; l'étendue d'eau couvrant la
terre ferme de saison sèche permettait, sur
celle-ci, de cultiver le riz en abondance. Cette
culture était faite par un nombreux personnel
indigène, logé dans un petit village bâti à
proximité de la résidence principale, sur une
autre petite éminence à laquelle on accédait par
un pont. Mourot faisait donc la culture, le
commerce des denrées du pays, louait des pirogues,
chassait et faisait chasser l'aigrette par une
troupe de chasseurs bien organisés, bref, menait
une vie active, saine, agréable et certainement
lucrative. Quelle différence avec la vie étriquée
que l'on est obligé de mener en France, même avec
de l'aisance et comme j'étais heureuse à la pensée
de vivre ainsi moi-même, dans quelques semaines,
le harem en moins cependant. Nous sommes restés à
Charlotville dix jours. Pendant ce temps, mon mari
avait reçu le grand chaland arrivé deux jours
après nous sans anicroche et fait débarquer les
colis. Il avait réorganisé, une fois de plus, nos
bagages personnels de route, route terrestre cette
fois, sorti nos selles, acheté et essayé deux
chevaux, deux belles bêtes du Macina, l'une qu'on
appela "Mopti", solide, un peu trapue, qu'il se
réservait et, pour moi, un superbe alezan aux
quatre balsanes blanches et qu'on appela "Chéfou".
Les anciens domestiques personnels de mon mari,
qu'il avait fait venir de Ouagadougou, capitale du
Mossi, où ils attendaient l'ordre de rallier,
étaient venus le rejoindre et, comme ils étaient
parfaitement au courant de la brousse, il leur
confiait le soin de faire transporter nos colis
sur la terre ferme, à Orogendé, à quelques
kilomètres, d'où nous devions prendre la route.
Pour moi, on confectionna un hamac portatif ou
plutôt une armature pour un des hamacs que nous
avions emportés avec nous, pour me servir de
véhicule pendant les heures de marche de nuit et,
aussi, pour me permettre de me reposer en cas de
fatigue occasionnée par le cheval ou tout autre
cause. Je n'avais pas encore fait d'équitation et,
pour une première fois, avoir 500 à 600 kilomètres
environ à parcourir, mon mari voulait prendre
toutes précautions utiles. Je devais monter à
califourchon et non en amazone, cette dernière
position, de l'avis général, est peut-être très
gracieuse, mais elle n'est nullement pratique pour
faire du chemin. La position normale est bien
préférable et d'ailleurs la femme peut tout aussi
bien la pratiquer que l'homme sans plus de gêne.
Je ne pouvais, malheureusement, prendre de leçons
préalables, nos chevaux étant à Orogendé et il
m'eut été impossible de toutes façons, de le faire
ici, sur cet îlot. J'avais hâte, cependant de
commencer l'épreuve. Entre temps, je faisais de la
correspondance, lisais, travaillais à de menus
ouvrages de broderies diverses, comme j'avais fait
à Saint-Louis et sur la pirogue, aux moments
vides, allais et venais au milieu des indigènes
qui me faisaient fête. Le temps passait bien vite
et, le 27 octobre, après avoir fait le plein de
nos provisions de route, nous partions: Mr.
Mourot, ses femmes, enfants, domestiques et nous,
avec notre suite, sur plusieurs grandes pirogues
pour aller à Orogendé où un déjeuner succulent,
mi-européen, mi- indigène nous attendait, préparé
par les soins de notre hôte qui voulait ne nous
quitter que le plus tard possible. Tous nos
porteurs étant prêts, environ 200, mon mari les
fit partir sous la direction de son fidèle Samba
Taraoré, un grand diable de Bambara déluré et
actif, pour aller nous attendre à environ 7
kilomètres plus loin, à Doundou, ainsi que Bala,
le cuisinier et Sulleymann, le boy, chargés de
tout préparer pour notre arrivée dans la soirée.
Le repas tout joyeux terminé, après la période de
la sieste passée à bavarder une dernière fois,
nous prenions définitivement congé de notre hôte
si aimable et, montant à cheval, nous nous
dirigions vers l'intérieur, seuls, avec seulement
les deux serviteurs éprouvés qu'avait conservés
mon mari pour la circonstance: Petit, de son vrai
nom Mamadi Diara et son frère, Tiémaran Diara, le
premier homme à tout faire et de toute confiance
et le second, palefrenier de tout repos. C'est
celui-ci qui était spécialement chargé de veiller
sur mes débuts d'amazone. Par prudence, je n'avais
pas mis d'éperons et mon installation sur la bête
ne fut pas trop maladroite, l'amour-propre aidant.
Comme pour plus de sécurité, il était convenu que
Tiémaran conduirait le cheval à la longe, ces
premiers moments se passèrent très bien et je me
sentais déjà solide lors de notre arrivée à
l'étape prévue, au village de Doundou où, en
effet, tout était préparé pour nous recevoir: il
était 16 h. 1/2. Je descendis du cheval sans
lourdeur, fière déjà de m'y être si bien tenue;
j'augurais bien du reste. Logé au campement
permanent des Européens de passage et passé une
bonne nuit. Le 28, à 4 heures, réveil général,
pliage des bagages, café chaud et, à 4 h. 1/2,
départ pour une étape de 20 kilomètres. Comme il
était très tôt, le jour n'étant pas encore venu et
la nuit étant sans lune, je m'installai, en
l'étrennant, dans le hamac. Ce hamac, du modèle de
la marine, avait été monté sur une grande perche
longitudinalement, reposant à chaque bout sur deux
fortes planches transversales à environ 2 mètres
25 l'une de l'autre et fortement liées à la
perche. Quatre hommes portaient aisément sur la
tête l'appareil habité: deux en avant et deux en
arrière. Pour m'y installer, ceux d'arrière
levaient leur bout, ceux d'avant baissaient le
leur, puis je m'allongeais dans le hamac tapissé
de couvertures, en rabattant d'autres sur moi; les
porteurs montaient ensemble la charge sur leur
tête, on déroulait la moustiquaire accrochée, elle
aussi, à chaque bout de la perche et je me
trouvais enfermée complètement. C'était également
la première fois que j'essayais ce genre de
locomotion et je dois avouer que je l'ai trouvé
très agréable. Encore à moitié endormie, enroulée
frileusement dans nos bonnes couvertures de laine,
je me laissais balancer moelleusement au rythme
régulier de la marche des porteurs et, fermant les
yeux, pouvais me figurer être une de ces belles
marquises paresseuse et languissantes d'autrefois.
Mais cette suggestion était de courte durée car le
bercement continu et doux de la marche me
replongeait dans mon sommeil qui n'avait été
qu'interrompu et je me laissais emporter en toute
confiance sur cette piste africaine, au milieu
d'une imposante troupe de nègres demi-nus et
odorants, chargés de nos colis, marchant bien
paisiblement à la queue-leu-leu et s'allongeant en
une longue théorie serpentant à travers la
brousse, pendant que le muphti du village, lançant
son vibrant appel à la prière, semblait appeler
sur nous la protection d'Allah.
Suite du voyage en brousse
Au jour, qui vient
brusquement à cette latitude, presqu'en même temps
que les premiers rayons du soleil, comme chacun
sait, je m'éveille et, pour me dégourdir et ne pas
me refroidir, je continue la route à pied, aux
cotés de mon compagnon descendu de cheval. Nous
marchons ainsi une bonne heure et, vers 7 heures,
en passant au village de Goundaka, où la caravane
se repose quelques minutes, j'escalade de nouveau
mon cheval. Mais celui-ci, d'humeur un peu
capricieuse ce matin-là, ne faisait qu'encenser.
Aussi, pour éviter une chute, Tiéraman lui brida
la tête comme on le fait aux chevaux de cirque et
le conduisit à la longe comme la veille jusqu'à
l'arrivée à Fiko, lieu de l'étape, à 20 kilomètres
du point de départ. Nous nous dirigeons vers le
campement où l'installation commence aussitôt.
Comme partout, sur les routes suivies par les
Blancs, ces campements édifiés par les soins de
l'Administration, sont construits par les
indigènes, dans le style du pays et offrent aux
passagers, ou sont censés offrir, tout le
nécessaire pour s'abriter, se loger en dehors de
l'agglomération des villages et être à peu près
tranquilles. Là, en arrivant, j'assistai,
intéressée, à l'installation que je n'avais pas
encore vu faire, me promettant d'y participer
également petit à petit, lorsque je serais devenue
plus experte. Les gens de mon mari étaient si bien
dressés et si habitués à la route, qu'en un clin
d'oeil, chacun sachant ce qu'il devait faire tout
était en place. En premier lieu, les chaises
longues, sur l'une desquelles je m'assis, la
table, les chaises étaient dépliées, l'eau dans
les seaux, cuvettes prêtes et aussi les
rafraîchissements. Puis ce fut le tour des lits,
auprès desquels les cantines se rangeaient
pratiquement, pendant qu'on apportait du bois, que
Bala commençait à faire son feu, que Tiémaran,
ayant dessellé les chevaux, partait à la récolte
de l'herbe et que les porteurs apportaient leurs
charges à Samba, qui les arrangeait méthodiquement
au dehors. Maintenant que nous étions en saison
sèche, nous ne risquions plus de les laisser
détériorer par la pluie. Tous ces gestes
différents s'accomplissaient tranquillement, sans
aucune fébrilité, avec le calme et la certitude
que donne l'habitude et je fus émerveillée, un
instant après, de me trouver tout à fait chez moi,
dans un milieu meublé comme par enchantement et
m'offrant tout le confort désirable en pareil cas.
J'aurais bien voulu m'occuper un peu de cuisine,
mais il n'y fallait pas songer. Seul un nègre peut
s'en arranger dans la brousse où le foyer est
constitué par quelques pierres et le feu fait de
tout bois. Je me contentai d'indiquer le menu,
tout simple, d'ailleurs. Peu après notre arrivée,
le chef du village nous envoya du miel pour les
chevaux, un poulet, du lait et des oeufs. Bala,
pendant la route, avait tué une perdrix et une
outarde; notre menu était donc tout indiqué: à
déjeuner: sardines, outarde rôtie et flan; à
dîner: la perdrix rôtie, serait réservée pour le
lendemain, pendant l'étape. Tout se passa suivant
l'ordre prévu. Sieste aux heures chaudes. Grand
tub dans une des cases du campement, les pieds sur
des paillassons repos-apéritif dans la cour à la
tombée du jour, dîner et ... sommeil. Dimanche 29
Octobre, départ à 3 heures du matin. Il faisait
très froid et nous devions nous emballer
sérieusement dans nos couvertures,mon mari sur mon
cheval, moi dans mon hamac que j'appréciais de
plus en plus et dans lequel je narguais les
moustiques, très nombreux ce jour-là. Quelle sale
engeance que ces moustiques! ces minuscules
bourreaux ne m'épargnaient pas une piqûre et je ne
savais pourquoi ils s'acharnaient ainsi sur moi,
quand ils laissaient mon mari tranquille sauf à
l'agacer avec leur musique zizillante. Bonne
route. Reprise du cheval au lever du jour, après
avoir mangé la perdrix et arrivée à 7 heures au
village de Kori-Kori, à 20 klm. Le campement se
trouve au pied d'un vaste rocher sur lequel est
bâti le village. Joli site, décoré de quelques
rôniers, grands palmiers dont la sève donne le vin
de palme et dont la noix donne, je crois, l'ivoire
végétal dont on se sert tant maintenant.
Installation comme la veille. Journée semblable.
Pas de gibier toutefois, mais nous avions du
poisson sec de Mopti, du riz, des pâtes, des
volailles. 30 Octobre, 4 h. 1/2 départ. Marche
normale. Cependant, cette fois, j'ai tenu à
conduire mon cheval moi-même avec les seules rênes
Tiémaran se tenant seulement à proximité en cas de
besoin et j'y suis parvenue parfaitement, tout
naturellement il me semblait. Même, à un moment
donné, arrivant devant un marigot, j'en ai fait la
traversée seule, guidant la bête à la descente de
la berge, restant crânement dessus pendant la
traversée de l 'eau et remontant la berge opposée
sans même me tenir au pommeau de la selle.
Décidément, je faisais de rapides progrès et les
félicitations de mon mari m'en rendaient fière. A
8 heures, nous arrivions à Bandiagara, capitale de
la province du Macina, chef-lieu de cercle
administratif et y faisions une entrée quelque peu
sensationnelle. Comme j'étais, à ma connaissance,
la première femme blanche qui pénétrait dans la
ville, une population grouillante se pressait sur
notre passage en jasant, criant, gesticulant,
riant, échangeant des impressions multiples qui me
sont demeurées parfaitement inconnues. Sur notre
passage, à gauche, se dressait une imposante
construction d'architecture indigène, soignée,
bâtie en pisé, à porte monumentale en ogive,
surmontée de clochetons aigus, coiffés chacun d'un
oeuf d'autruche fiché au bout d'une petite perche.
C'était le palais du roi du Macina, Agui-Bou,
personnage très réputé et très influent dans toute
la contrée, chevalier, lui aussi de la Légion
d'Honneur et ayant été reçu solennellement un
jour, par Monsieur Loubet. Tous ces dignitaire et
leur suite étaient massés en avant de leur porte,
mais restaient très dignes et très calmes, comme
il sied aux gens de cette importance. Enfin, nous
arrivions à la Résidence où nous étions reçus très
cordialement par l'Administrateur, Mr. Bonnassiès,
que nous avions déjà vu à son passage à Mopti,
pendant notre séjour dans ce poste entouré de ses
collaborateurs. Un logement nous fut donné dans
une case près de la Résidence, et après les
arrangements indispensables de l'arrivée, nous
étions priés à déjeuner avec ces Messieurs. Pour
la circonstance, j'avais délaissé le costume de
route pour une toilette toute féminine, dans
laquelle je n'eus pas moins de succès de curiosité
de la part des indigènes. Menu très alléchant:
sardines à l'huile, séchées et passées au gril,
pâté de fois gras, oeufs au jambon, beefsteaks aux
pêches, pomme de terre frites, salade, champagne,
café, liqueurs et cigarette générale. Aussi,
est-ce avec satisfaction que j'ai fait honneur à
tous ces plats qui me paraissaient d'autant plus
succulents que je n'y avais pas goûté de quelque
temps. Dans l'après-midi, petite déception à la
poste, où aucun courrier ne nous attendait. Je
devais me résigner à attendre jusque Ouagadougou
pour avoir des nouvelles de France. Par contre,
nous eûmes le plaisir d'aller rendre visite à un
autre commerçant-colon, camarade de mon mari,
Monsieur Nicod, qui, de même que Monsieur Mourot,
était installé ici depuis longtemps et y menait la
même vie orientale mais se contentant, à ce
moment, d'une seule femme indigène dans son harem.
Accueil charmant. Il aurait bien désiré nous
retenir à dîner, mais nous étions encore engagés
envers Monsieur Bonnassiès, aussi avons-nous dû
décliner l'invitation avec regrets. Le dîner à la
Résidence fut aussi fastueux que le déjeuner et à
21 heures, ces Messieurs nous accompagnaient à
notre logement pour nous faire leurs adieux, car
nous devions partir le lendemain de grand matin,
les arrangements ayant été rapidement pris pour le
changement de porteurs. J'étais moulue, ce
soir-là, après une pareille journée. Aussi, quand
vers 3 heures du matin, mon mari siffla le réveil
j'eus bien de la peine de me décider à me lever.
Ce mauvais moment dura peu et, à 4 heures, toute
la caravane était en route comme de coutume, moi
continuant mon sommeil dans mon hamac. Route un
peu dure à cause des cailloux; mais la difficulté
de la marche est largement compensée (pour nous du
moins) par le spectacle merveilleux qu'offre ce
qu'on appelle la falaise de Bandiagara. J'étais
enthousiasmée par le panorama grandiose que l'on
contemplait. Immenses coulées de lave, d'une
étendue infinie, coulées superposées et durcies
avant de s'être rejointes, s'interrompant
brusquement en ravins, pour reprendre un peu plus
loin, parsemées d'îlots de verdure. De loin en
loin, un mince filet d'eau claire coulant entre
deux déchiquetures, creusant le rocher pour
former, un peu plus bas, une petite nappe d'eau
miroitante. Il n'était pas possible de rester à
cheval dans ces ravins glissants; aussi
avions-nous mis pied à terre et faisions-nous la
route à pied, pendant que nos bonnes bêtes
suivaient tranquillement. La traversée de la
falaise dura 1 heure 1/2 et ce n'est qu'à 9 h.1/2
que nous atteignions le campement de Kani-Kombolé,
au pied des rochers à 25 Klms de Bandiagara. Très
mauvais campement, délabré, sale. Faute de mieux,
nous nous en contentions. Du reste, en cette
saison, nous n'avions guère besoin que d'un
couvert pour les heures chaudes, le reste du temps
étant passé dehors, y compris celui du sommeil. On
sortait les lits vers 17H. 1/2 et nous y passions
la nuit en toute confiance, n'ayant rien à
craindre de qui ou de quoi que ce soit. Peu après
notre arrivée, nous allions visiter le curieux
village des indigènes. Ce village est constitué
par une immense fissure de la falaise à pic,
fissure dont le sol est à une dizaine de mètres du
terrain environnant et dont le plafond, en
surplomb, s'élève en biseau à une bien plus grande
hauteur encore. Cette immense fissure est divisée
en compartiments forment des logements naturels,
ces compartiments restant en partie ouverts sur le
dehors. C'est très curieux et très pittoresque.
Seulement les habitants sont sales, dépenaillés et
pas beaux: ils paraissent être des dégénérés.
Quelle différence avec les Bambaras que j'avais
vus et les Mossis que j'allais voir. Le chef du
village, un tout vieux, rabougri, nous fait les
honneurs de la localité troglodyte, nous guidant,
pour monter dans la fissure, à travers un sentier
escarpé et coupé d'énormes cailloux auxquels nous
devons nous cramponner. Mais nous avions vite
assez de leur malpropreté. A la descente, nous
étant assis sur une grosse pierre le vieux
patriarche nous fit remise de quelques poules
étique contre quelque monnaie. Puis, intrigué par
ma présence, il me toucha le chapeau et les
cheveux que je portais flottants en route. N'ayant
jamais vu de femme blanche, peut-être se
figurait-il que ma coiffure faisait partie
intégrante de mon corps? Je l'ignore, mais c'est
fort possible. En tous cas, pour satisfaire sa
curiosité, j'enlevai un instant cet appareil qui
l'intriguait et ce furent alors des exclamations
sans fin et des contorsions les plus comiques.
Etant fatigués de la journée de la veille et de
l'étape du matin, nous nous hâtions vers le
campement où, après le déjeuner rapidement mis en
sécurité, nous nous allongions avec plaisir pour
réparer nos force par un bon sommeil, coupé
seulement vers le soir, par le dîner et repris de
plus belle en attendant le départ du lendemain.
Petits incidents de parcours
1er Novembre. Départ à 5
heures 1/2 seulement, après une bonne nuit
réparatrice et pour une petite étape. Le pays
change complètement d'aspect. De rocheux et raviné
qu'il était hier, il était devenu sablonneux et
peu onduleux: aussi, les cultures y étaient -elles
importantes et diverses. Ce matin-là, j'ai fait
l'étape entièrement à cheval . J'y suis bien
parvenue mais non pas sans émotion car, à peu près
à la moitié de la route, et jusqu'à l'étape, nous
attirions quantités de chevaux et juments en
liberté, ces dernières mettant ma monture, un
étalon très ardent, en bel état d'excitation. Il a
fallu reprendre la longe car je suis persuadée que
je n'aurais pas pu la mâter à moi seule. A 7
heures 1/2 nous arrivions au village de Bangasso
très grosse et riche agglomération, bâtie au
milieu d'immenses cultures . J'y ai remarqué
plusieurs mosquées en terre, signe de la présence
de plusieurs marabouts ou prêtres musulmans et de
grande ferveur envers la religion de Mohamet. Le
chef du village, un ancien spahi, est accouru
au-devant de nous pour nous offrir un logis, le
campement du village étant tombé en ruines et pas
encore reconstruit; mais vraiment, le logement
offert était bien misérable: une petite case
pleine de souris, de cancrelats et autres vilaines
bestioles, précédée d'une espèce de charmille en
paille pourrie et à peine haute de 1m.20.
Heureusement ce manque de confort était racheté
par un envoi important de vivres: deux poulets;
des oeufs, du lait, du beurre, un énorme paner
d'arachides fraîchement récoltées et du miel pour
les chevaux. Vers 10 H., comme nous nous
rafraîchissions, une procession passa, précédée
d'un tam-tam assourdissant. "Petit" nous dit que
c'était jour de baptême des garçons, qui se
rendaient à la case sacrée, pour cette cérémonie.
Intriguée, je demandai des explications à mon mari
qui me dit que, chez les musulmans, le baptême
consiste, pour les garçons de 10 à 12 ans, après
une courte période d'instruction religieuse et
d'exercices pieux, en la circoncision, après quoi
ils sont reconnus fidèles de l'église. Cela
équivaut donc à la conjugaison de notre baptême et
de notre première communion catholiques. - Et pour
les filles? - Ah, pour les filles, il n'y a rien.
Comme la femme est encore considérée comme un être
inférieur par l'islam, elle n'est pas admise à la
pratique de la religion: son seul maître sur
terre, c'est l'homme... Journée ordinaire de
séjour passée à de menus travaux d'aiguille,
lecture, quelques parties de jeu de dames,
jacquet. J'étais un peu "patraque". Le lendemain,
départ à 5 heures, route assez bonne; mais je
n'étais pas en train. Je me suis laissée porter en
hamac pendant deux bonnes heures. A 8 heures 45,
nous arrivions à Koborokindé à 19 Klms. Nous
faisions ainsi de petites étapes pour nous
entraîner, en vue de plusieurs grandes que nous
avions en perspective. Campement très mauvais
encore et rempli de vilaines vermines. Là, j'ai
été prise d'un accès de fièvre, le premier depuis
mon arrivée en Afrique. J'étais frissonnante, j'ai
vomi, j'avais la tête lourde, la bouche pâteuse et
de saveur fade, les reins et les genoux
douloureux. J'étais déprimée également au moral et
je voyais tout en noir, me figurant être à la
veille de catastrophes. - Mais non, me rassura mon
compagnon. Ce n'est que de la fièvre; tu commences
à t'impaluder, ça passera. Tu vas d'abord te
coucher, puis je vais te confectionner un grog
brûlant que tu avaleras avec quelques comprimés de
quinine et nous verrons ensuite. En effet, la
médication un peu énergique fit son effet. Peu
après, j'entrai en transpiration puis le calme
relatif revint peu à peu. Alors mon docteur me fit
boire le contenu d'une demi-bouteille de
champagne, presque d'un seul coup et, pour le
soir, tout était fini: seules mes oreilles étaient
un peu bourdonnantes, par l'effet de la quinine
que ne n'avais pas encore prise à si forte dose (O
gr 50). A la facilité avec laquelle j'ai surmonté
ce premier accès, je me suis rendu compte de
l'efficacité réelle du traitement préventif que
m'avait fait suivre mon guide en me faisant
prendre, comme lui-même du reste, un comprimé de O
gr 10 tous les jours. Grâce à cela, j'en fus
quitte pour une journée de malaise et me sentais
de force à affronter l'étape du lendemain, qui
devait être de 35 Klms. Pour être rendus à cette
nouvelle étape d'assez bonne heure, toute la
caravane était en route à 3 heures du matin.
Trajet monotone. Passé devant quelques villages
encore endormis et arrivée à 10 h. 1/2 au village
de Korc. J'étais quand même fatiguée des suites de
mon accès de la veille; mais enfin, nous étions
arrivés, c'était l'essentiel et, comme le
lendemain nous ne devions faire que 10 Klms, je ne
m'en effrayais pas. Par exemple, nous avons passé
une bien mauvaise nuit sous l'appentis de paille
servant de campement. Je n'avais pas voulu coucher
dehors pour ne pas m'exposer à me refroidir et je
n'y ai pas gagné, car toute la nuit, ce n'étaient
que chutes de lézards et autres sales bêtes du
même gabarit, vols de chauves-souris venant se
heurter et s'accrocher aux moustiquaires, sauts et
luttes de crapauds sur le sol, courses de souris,
bref, un sabbat infernal et écoeurant, ponctué par
le "ziziement" ininterrompu des moustiques. J'ai
été soulagée en entendant le sifflet du réveil ver
4h. 1/2 et en me levant pour aller faire un tour
auprès des feux allumés et prendre une tasse de
café chaud. Départ à 5 h. 1/2 et arrivée à Kiri à
7 h. 1/2. Petite étape de 10 Klms. Seulement comme
je le disais plus haut et faite à cheval d'une
seule traite. Ce matin-là, l'installation fut très
sommaire car on devait repartir le soir même pour
marcher toute la nuit. Nous avions devant nous 50
Klms. à franchir d'une seule traite à travers un
pays sans eau et, partant, sans village et il
était pour ainsi dire impossible de franchir cette
distance dans la journée où, de 10 h. à 16 h. le
soleil est trop ardent. On s'installa donc
sommairement. Bien d'intéressant au village que le
puits, profond de 60 à 70 mètres environ et
donnant de la belle eau claire et fraîche. A 15
h.1/2, mon mari ayant fait prendre de l'eau à tout
le monde, mit ses porteurs en route: ils devaient
marcher en avant et à leur guise sous la conduite
de Samba, sauf un pour prendre le dernier colis
composé de la table et des chaises que nous
gardions avec nous jusqu'au départ et les quatre
de mon hamac. La levée du camp eut lieu à 18
h.1/2, après l'absorption d'un poulet froid. Il
faisait déjà nuit, le ciel était pur mais presque
sombre, ce qui en rendait les étoiles plus
scintillantes, et plus marquée la fine trace en
coup d'ongle que laissait la lune naissante, très
bas sur l'horizon, trace qui disparut bientôt à
l'Ouest. Nous allions à cheval pendant deux heures
environ puis, pour changer, une heure à pied; mais
le sommeil commençait à se faire impérieux: je
repris le hamac pour une heure encore. Le temps
s'écoulait lentement. C'est dur une étape de nuit!
et aussi longue! Je n'en avais aucune idée
auparavant; il me fallait en faire l'expérience
pour m'en rendre compte. Les heures succédaient
aux heures, monotones, coupées seulement par les
courts arrêts de 5 ou 6 minutes et les changements
de mode de locomotion: du hamac, je reprenais le
cheval que je délaissais pour le footing,
reprenant le cheval pour revenir au hamac et ainsi
de suite. Nous avions bien essayé de causer; mais
sans entrain. Nous n'échangions que quelques
réflexions ou exclamations de circonstance, sans
pouvoir entamer un sujet que nous aurions pu
suivre. Vers minuit, nous passions du territoire
du cercle de Bandiagara (province de Macina) dans
celui de Ouahigouya (province du Mossi),
territoires nettement déterminés par la nature
elle-même, cette longue distance sans eau en était
une preuve, et dont la limite était marquée
administrativement par la fin, à cet endroit, du
chemin ou piste quelconque que nous suivions
depuis Bandiagara et le commencement d'une route
très belle, plane, large, propre, bordée de chaque
côté, par de petits fossés bien parallèles. Où la
négligence et l'indolence d'une administration
cessait, apparaissait l'initiative et l'esprit de
réalisation de la voisine. Aussi, est-ce avec un
regain d'ardeur que nous arpentions cette belle
route qui n'aurait pas été déplacée en France.
Cependant, à force d'absorber de la distance, nous
arrivions quand même au terme de cette étape car,
à 5h45, nous nous arrêtions définitivement au
village de Tiou, après avoir abattu nos 50 Klms.
Cette fois, nous étions dans un campement
magnifique, formé de 5 ou 6 cases rondes,
spacieuses, disposées en cercle, très bien faites
et couvertes en belle paille épaisse et bien
lissée. Ces cases étaient d'une propreté parfaite.
Le sol en était si nettement damé qu'on l'aurait
cru asphalté. Leur ouverture donnait ou prenait
sur la cour centrale, aussi bien damée que les
cases, formée par le mur de clôture reliant les
cases entre elles, mur par conséquent circulaire,
percé de la seule ouverture de l'entrée sur la
grande route. Cela formait comme une petite
propriété privée du plus bel effet. J'étais toute
heureuse de trouver un "home" si attrayant pour me
recevoir après cette longue nuit de route et
surtout après avoir goûté à ces réduits délabrés
et répugnants qui avaient jalonné notre route
jusqu'ici. J'eus là l'impression que je me
plairais bien dans ce pays Mossi qui se
manifestait à moi pour la première fois sous ce
jour si avantageux. Je ne me trompais pas. Nos
porteurs étaient déjà tous là; couchés dans tous
les sens autour du campement, à même le sol, sauf
quelques-uns accroupis auprès de grands feux de
tiges séchées de maïs qu'ils jetaient aux flammes
de temps à autre pour les entretenir. Nos lits
étaient montés; de l'eau dans les seaux. La table
et les chaises arrivant avec nous furent
installées séance tenante et, pendant que le café
chauffait, nous nous offrions d'abondantes
ablutions qui nous soulagèrent immédiatement. Le
café pris, nous nous reposions tout habillés, sauf
nos bottes, sur nos lits, mais sans nous endormir
-le sommeil, si impérieux en route, avait disparu-
en remettant à un peu plus tard l'excursion dans
ce village dont nous venions de traverser une
partie. Il nous paraissait immense, ce village,
bien peuplé et devoir possèder de grands troupeaux
de bovins, si nous en jugions par les nombreux et
lointains meuglements se répondant comme pour
saluer le jour levant, annoncé par une faible
lueur à l'Orient et les mille bruissements de la
reprise de la vie diurne.
Accueils chaleureux dans les
différents villages
Notre repos ne fut pas bien
long. Comme, certainement, la venue prochaine
d'une femme blanche était annoncée dans tout le
pays, car l'annonce de tout événement important -
et celui-là l'était, certes, pour les gens du
Mossi - se propage avec une rapidité inouïe dans
les pays soudanais, les habitants de Tiou nous
attendaient et, dès qu'ils surent que nous étions
arrivés au campement, ce fut à qui pourrait venir
me voir. Tout d'abord, il y eut quelques timides
badauds, passant assez loin du campement et
essayant d'apercevoir quelque chose; puis, vers
les 8 heures, les sons d'un violon et d'un tambour
annoncent une visite sérieuse. En effet, mon mari,
jetant un regard au dehors, aperçoit comme une
importante procession précédée des musiciens, se
dirigeant vers nos cases. Quelques minutes après,
tout ce monde se masse en rond auprès de la porte
d'entrée de la cour, s'assied, et, 'Petit" faisant
fonctions d'introducteur des ambassadeurs, nous
annonce l'arrivée de la femme Chef du village,
venue pour nous saluer. L'audience accordée, je
vois entrer une femme encore jeune, très bien
coiffée à la mode mossi, c'est-à-dire les cheveux
tressés en cimier de casque, une petite mèche
également tressée coupant le front et descendant
sur la base du nez, les cheveux des côtés de la
tête tressés aussi et dont les mèches finales
tirebouchonnaient sur les oreilles. Elle était
richement vêtue, portant plusieurs vêtements
amples que nous appelons "boubous" superposés, de
couleurs différentes d'étoffe du pays finement
tissée, brodés et soutachés d'arabesques, des
quantités de colliers pendant de son cou. Les
ailes de son nez étaient ornées chacune d'un
minuscule anneau d'argent; elle portait, tout le
long du lobe de ses oreilles une quinzaine de ces
minces anneaux d'argent massif qui dansaient
lourdement à chaque mouvement de sa tête. Ses
doigts étaient couverts de bagues de toutes formes
et grosseurs; ses biceps étaient entourés chacun
d'un gros bracelet d'argent d'au moins un
centimètre de coupe, ses poignets d'un plus mince
de même métal, tandis que ses chevilles s'ornaient
de larges anneaux de cuivre massif. Elle avait
vraiment grand air et portait sur elle, avec
dignité, tous les signes extérieurs de la
richesse, du commandement et, par conséquent de la
puissance. Après les saluts d'usage au Mossi (et
ces saluts sont nombreux, variés et compliqués,
comme il sera expliqué plus loin), elle dit
qu'elle était très heureuse de venir saluer une
femme blanche car elle n'en avait pas encore vue.
Elle avait déjà vu, dit-elle, quelques femmes des
Blancs, mais elles étaient toutes des noires,
tandis que, cette fois, c'était une vraie femme du
pays des Blancs qu'elle avait devant elle. Pour
ponctuer ses souhaits de bienvenue, elle fit
avancer ses cadeaux qui consistaient en: un mouton
vivant, une dizaine de poules et poulets du mil,
des arachides, une calebasse de lait frais une de
lait caillé, une de beurre, une de miel, des oeufs
et, pour les indigènes de notre suite, une
trentaine de grosses calebasses pleines de
nourriture appétissante. Pendant ce temps, la
foule s'était massée et, enhardie par la
cordialité de la réception, avait envahi la cour,
se pressait à la porte pour essayer de me mieux
voir et le reste était condensé en une masse
compacte au dehors. Après les remerciements, le
cérémonial du départ fut conforme à celui de
l'arrivée et la procession se reforma en sens
inverse, toujours précédé de la musiquette
d'étiquette. C'était vraiment très impressionnant,
tant comme scène locale que comme cérémonial et
surtout comme cordialité hospitalière que l'on
sentait parfaitement sincère. Après cela, ce fut
une audience continuelle qu'il fallut accorder aux
gens apportant quelque menue chose pour avoir le
prétexte de satisfaire leur curiosité. Ce fut
aussi jour de bombance pour notre personnel et nos
porteurs. Ils ne dédaignèrent pas les victuailles
apportées à leur intention et, en un rien de
temps, les récipients furent vidés entièrement. Le
mouton fut tué et dépecé et, après en avoir
prélevé quelques côtelettes, la cervelle, les
rognons et un gigot pour notre usage personnel, le
reste fut partagé entre nos gens qui en firent
leurs délices. L'après-midi, vers 16 heurs,
nouvelle visite de la princesse. Cette fois
c'était pour manifester, dit-elle, de nouveau son
plaisir et, en plus, pour nous souhaiter un bon
voyage et un bon séjour dans ce pays Mossi qui
était le sien et que nous devions également
habiter. En témoignage de sympathie, elle me fit
un cadeau dans des termes certainement excellents
en langage mossi, mais traduits de façon si
comique par Petit, que je ne résiste pas à la
tentation de les rapporter fidèlement: - Fatoumata
(c'était le nom de la dame) ti dit toi ti faire
bien content voir toi; ti faire cadeau toi d'ine
belle femme boeu ti faire encore marmisselle ti
pas gagné pitit comme mais ti gagné pitit dans son
ventre déjà. - Qu'est-ce qu'il veut bien dire,
dans ce charabia, demandai-je à mon mari, sérieux
et grave apparemment, pendant que j'avais une
folle envie de pouffer? - Il dit que Fatoumata te
fait cadeau d'une génisse pleine. - Comment as-tu
pu deviner cela dans ce baragouin impossible? -
C'est bien simple, tu vas voir: "ine femme boeuf"
c'est certainement une vache;"ti faire encore
marmisselle" qui est encore une demoiselle,
c'est-à-dire que c'est une génisse; "ti pas gagné
pitit encore" - qui n'a pas encore eu de veau: une
génisse quasiment vierge mais "ti gagné pitit dans
son ventre déjà" c'est une génisse qui est pleine
pour la première fois. Là-dessus, me voilà partie
à rire aux éclats à la grande joie de Fatoumata à
qui mon mari fait dire que: madame est si heureuse
de son cadeau qu'elle le manifeste visiblement. Ce
n'était certes pas le vrai motif de ma gaieté;
mais j'étais vraiment contente, surtout lorsque
Petit ajouta: - Fatoumata dire Madamou, quand
boeuf femme ti gagné son pitit ti gagné du leit
même temps; Madamou boire lait, son coeur ti
content bien pour Fatoumata. Ce que, cette fois,
j'ai parfaitement compris: En buvant le lait que
devait me donner cette génisse devenue laitière,
j'en serais reconnaissante en pensant que cette
douceur me viendrait de Fatoumata. Pour être
barbarement et pittoresquement exprimés, ces
sentiments n'en étaient pas moins charmants et
dénotaient une grande douceur de moeurs. J'en fus
très touchée et remerciai moi-même cette fois, en
allant près de Fatoumouta lui serrer les mains,
comme j'avais vu faire dans la journée par des
gens se rencontrant et lui dire ma reconnaissance
qu'elle pouvait certainement lire sur mes lèvres
et dans mes yeux, si elle n'en comprenait pas les
paroles. Cette scène cordiale prit fin sur une
ritournelle du violon et du tambour, qui
accompagnèrent leur maîtresse jusqu'au village où,
à force de décroître, leurs sons s'éteignirent
tout à fait. J'étais, je le répète, très touchée
de toutes ces diverses et multiples marques de
bienvenue et, l'âme toute légère, je songeais
qu'il ferait bon vivre au milieu d'une population
se présentant aussi sympathiquement. Décidément,
mon impression du matin se justifiait et c'est
avec une grande sérénité et un grand calme que je
m'endormais le soir, pour me préparer à l'étape du
lendemain. Tout ce que m'avait dit mon mari à ce
sujet non seulement se confirmait, mais était bien
en-dessous de ce que j'avais pu m'en figurer et de
la réalité telle que je la voyais, que je la
vivais: c'était comme une révélation. Aussi la
surprise que j'en éprouvais était des plus
agréable. On partit à 4 heures 1/2 pour l'étape
suivante, avec des porteurs allègres, ayant
l'estomac satisfait et à travers une partie de ce
grand village si riche, qui nous avait si bien
reçus. Nous pénétrions plus avant dans ce Mossi
qui s'annonçait si peuplé. Sur la route, nous
rejoignons un fils de la princesse Fatoumata, qui
nous attendait avec un serviteur et la génisse
promise, c'était réellement un beau cadeau. Après
salutations et renouvellement des voeux, ces gens
prirent la suite de notre convoi, devant conduire
eux-mêmes la jeune bête jusqu'à Mané, où elle
attendrait notre arrivée, dans un troupeau de la
localité. De Tiou à Bango, pendant les 20
kilomètres de route, nous avons marché constamment
au milieu des cultures ou déjà rentrées ou en
cours de récolte, cultures des plus diverses:
maïs, mil, gros et petit coton, indigo, arachides,
haricots etc... et au milieu d'immenses pâturages
où de nombreux troupeaux de bovins paissaient
paisiblement sous la garde de leurs bergers
peulhs. Les Peulhs, fort nombreux au Mossi, y
mènent, comme partout, la vie pastorale qui leur
est propre. Ce sont des éleveurs hors pair dans
ces contrées de l'Afrique qu'ils habitent et
parcourent, depuis la haute Egypte d'où ils sont
originaires, dit-on, jusqu'à la côte de Guinée et
celle du Sénégal, partout où le terrain et le
climat offrent des possibilités d'élevage de
bovins, le seul qu'ils pratiquent en principe,
avec l'élevage accessoire des chevaux dont ils ont
besoin et qu'ils savent monter à la perfection.
Ils ne sont pas noirs comme les autochtones mais
plutôt bronze clair, pâle même, avec le nez mince
et plutôt busqué et des lèvres pleines et bien
dessinées, non lippues comme celles des nègres.
Ils offrent de beaux types d'hommes et leurs
femmes sont séduisantes et même jolies, surtout
les jeunes, qui ne sont pas encore déformées ni
fanées par le travail et les maternités. A 8
heures 1/2, nous arrivions à Bango, gros village
aussi en partie peulh. Comme notre arrivée avait
été annoncée la veille, par un courrier spécial de
Fatoumata; nous y trouvions un campement aussi
propre que celui de Tiou, balayé de fond en
comble, fourni de paillassons légers pour former
tentures à toutes les ouvertures et, même, un
tapis sur le sol de la plus grande case que l'on
supposait être celle que nous choisirions. En
effet, c'est dans celle-là que nous nous sommes
installés, émerveillés de sa propreté et de
trouver prêt tout ce dont nous avions besoin
immédiatement. Dès notre arrivée, une trentaine de
jeunes filles, nues comme toutes jeunes filles de
là-bas, apportaient chacune une calebasse de
nourriture pour nos gens. Puis, aussitôt, le
défilé des curieux commença: il devait durer toute
la journée, comme la veille. Parmi nos visiteurs,
nous en avons eu deux de marque: des Grands du
pays, d'aussi bonne naissance l'un que l'autre,
mais ennemis. Le premier, Guibril, somptueusement
vêtu, montant un magnifique cheval richement
caparaçonné, arriva de Quahigouya où il avait été
prévenu, avec une quinzaine de cavaliers bien
montés, parmi lesquels quelques griots (musiciens
chargés de célébrer à grand tapage la renommée du
Chef). Guibril était chef de canton, c'est-à-dire
avait autorité conférée par l'Administration
Française de Ouahigouya et forcément admise par la
population indigène, sur une certaine étendue de
territoire, mais cette autorité n'était pas
acceptée de bon coeur par tous. Comme il régnait
sur un territoire très peuplé et très riche
Guibril était donc une manière de seigneur et il
se comportait du reste comme tel, suivant les
coutumes locales. Tout ce monde descendu de cheval
à la suite du chef vient s'installer dans la cour
du campement pour les salutations d'usage, les
souhaits de bienvenue et la remise des cadeaux
traditionnels: mouton, poulets, lait etc.... Un
peu après le départ de cette troupe, en arrive une
autre en tous points semblables à la première,
mais ayant à sa tête un autre seigneur: Saléré,
également de haute lignée indigène, qui aurait dû
être, d'après le droit mossi, chef de canton, mais
que, pour des raisons probablement convenables,
l'administration avait éliminé en faveur de
Guibril. D'où, deux clans bien nettement séparés
et suivis par la population selon les sympathies
ou les intérêts de chacun, vivant cependant en
paix, puisque sous la surveillance et l'autorité
françaises. Même cérémonial exactement et aussi
mêmes cadeaux. La dignité et la richesse et
l'orgueil de Saléré ne pouvaient moins faire que
ne faisait Guibril, la force seule en mettait les
manifestations au second rang. Néanmoins, en ce
qui nous concernait, ils ont été charmants l'un et
l'autre et même, se rendant probablement compte
qu'une française est l'égale de son mari,
c'est-à-dire qu'une blanche est l'égale d'un
blanc, leurs salutations s'adressaient
personnellement à moi après s'être adressées à mon
mari, ce qui ne se fait jamais pour les femmes
indigènes, à moins qu'elles ne soient, comme
Fatoumata, dignitaires à un titre quelconque.
Toute la journée, défilé ininterrompu des
visiteurs, comme je le disais plus haut, avec
afflux de cadeaux. Mon mari se trouvait embarrassé
de tous ces animaux qu'on nous offrait; il y avait
déjà plus de 80 poulets enfermés dans une case et
cinq ou six moutons que nous avons remis au
conducteur de ma génisse pour qu'il les convoie à
Mané également. Quant aux poulets, après en avoir
mis une demi-douzaine à part pour la route, mon
mari a confié les autres à un chef de case avec
mission de nous les faire porter à Mané dans des
cages faites en tiges de mil, à la mode du pays.
Depuis la veille, je m'étais livrée à une vraie
débauche de lait et laitage, moi qui en suis
friande et j'étais pleinement tranquillisée quant
au fond de ma subsistance future dans ce pays,
puisque j'étais assurée d'en trouver avec tant
d'abondance. Enfin le soir arriva qui nous libéra
des importuns et nous passions tranquillement la
soirée précédant le sommeil en devisant au clair
de lune et en songeant que, le lendemain, nous
devions arriver à Ouahigouya où nous reverrions
des Blancs; cette perspective ne m'enchantais pas.
Etais-je déjà devenue sauvage?
De Bamgo à Ouagadougou
Le mardi 7 Novembre, en
effet, nous partions de Bango à 4 heures 1/2 et
nous nous acheminions, comme de coutume, vers
Ouahigouya. Etant bien entraînée, maintenant, je
chevauchais constamment, ayant abandonné mon hamac
depuis Tiou, avec la ferme intention de ne plus
m'en servir: je ne considérais déjà plus ce mode
de locomotion comme digne de moi A 6 heures 45,
nous faisions la rencontre de Monsieur Rélhié,
Administrateur du Cercle, qui était venu jusque là
au-devant de nous pour nous recevoir, me présenter
ses souhaits de bienvenue et se rendre compte,
probablement, comment je me comportais en voyage
de brousse. Complètement édifié en voyant notre
paisible et normale caravane et ma bonne mine, il
crut devoir me féliciter sur mon courage, et mon
endurance etc... etc...Si, réellement, je ne
m'étais pas rendu compte qu'en somme je
n'accomplissais aucun tour de force, tellement
tout se passait aisément, j'aurais été tentée de
le croire, en recevant de telles félicitations,
qui avaient en outre, quelqu'allure officielle et
mondaine. Mais... Ainsi accompagnés, nous
franchissions gaiement les quelques kilomètres
restant à parcourir, en parlant de toutes choses,
de la France surtout, dont nous sortions à peine,
aux yeux d'un colonial ayant déjà deux ans de
séjour et, à 7 heures 45 nous nous arrêtions dans
la cour de la Résidence. Grande et belle bâtisse
coloniale en briques de terre séchées au soleil,
d'architecture quelque peu arabe, avec grande
véranda circulaire, le tout passé au lait de
chaux. Notre logement avait été préparé au
campement, en face et à quelque distance et nous y
trouvions tout le nécessaire pour les soins de
l'arrivée. Naturellement, nous avons été les
hôtes, ce jour là, de l'Administrateur qui nous a
présentés à ses collaborateurs, Messieurs Alphonsi
et Barrère. Comme nous devions changer de
porteurs, nous avons profité de cette circonstance
pour séjourner à Ouahigouya trois jours, pendant
lesquels je me suis entièrement reposée en
m'occupant des quelques soins urgents à donner aux
vêtements et aussi d'un peu de cuisine moins
hâtive. Nous avons eu encore beaucoup de visiteurs
indigènes dont un Congoroko, ancien chef déposé
par notre autorité et qui, envoyé en disgrâce à
Bamako pendant quelques années, y avait connu mon
mari. Naturellement, la rencontre a été cordiale
et, en signe de contentement, Gongoroko m'a
envoyé, lui aussi, une vache et son veau à titre
de cadeau, sans rien vouloir, en échange, que le
plaisir, a-t-il dit, de ma serrer la main,
satisfaction qu'il a reçue immédiatement. Notre
nouvelle équipe de porteurs étant prête, nous
quittions Ouahigouya le 10 après-midi, pour aller
coucher à Kourba- Bagaré, à 14 kilomètres
seulement, dans un aussi beau campement que les
jours précédents. Du reste, nous devions les
trouver tous, ces campements, entièrement remis à
neuf: tel avait été l'ordre de Monsieur Rélhié
lorsqu'il avait eu connaissance, bien avant notre
arrivée dans son cercle, qu'une blanche devait
emprunter cette route, attention délicate à
laquelle j'ai été très sensible. Le lendemain
grande étape. Départ à 3 heures pour arriver à 7
heures et 1/2 à Zindiguessé. Pendant la route,
deux de nos porteurs nous ont abandonnés, laissant
leur charge sur le bord de la route. Léger
incident. Les charges ont été reprises par nos
hommes et amenées sans encombre à l'étape où nous
n'avons séjourné que peu d'heures car, à 14 h.
nous levions le camp de nouveau pour aller le
reconstituer à Goursi, à 30 Klms du point de
départ du matin, où nous nous arrêtions à 16 h.
sans que j'aie été trop incommodée par la chaleur
à laquelle je commençais à m'habituer. L'étape
suivante fut faite de 2 heures du matin à 7 h.1/2,
pour franchir les 26 klms qui nous séparaient de
Yako, beau grand village commandé par un Naba
d'assez bonne renommée mais que nous n'avons vu
que très peu, car il était malade; malgré cela, il
avait tenu quant même à venir nous saluer. Là, une
bonne surprise nous attendait, sous forme d'un pli
postal qu'un porteur spécial nous remit, venant de
Bandiagara, d'où, aimablement, le receveur avait
tenu à nous le faire parvenir. Ce pli contenait
les lettres de France que j'attendais à Bandiagara
et que je n'avais pas eues. La joie de les
recevoir n'en fut pas diminuée, au contraire, et
de bons moments furent passés à les lire, ainsi
que les journaux les plus récents. Ils dataient
d'un mois mais, pour nous, ils étaient du jour.
Cependant, sur le soir, j'eus un petit mouvement
de fièvre dû probablement, à mon exposition au
soleil pendant l'étape de l'après-midi de la
veille. Grog, thé, quinine. Cela ne m'empêcha pas
de repartir le lendemain à 3 heures comme de
coutume, bien qu'avec la tête lourde, la bouche
pâteuse et un manque d'entrain caractéristique. A
8 heures, en passant à Bouré, nous nous arrêtions
une demi-heure pour me permettre d'absorber une
demi-bouteille de Champagne et un cachet de
quinine. Effet immédiat et remise en route jusque
Mia, à 27 klms. Rien d'autre intéressant en route.
Pays toujours aussi peuplé avec, cependant, des
espaces vides assez considérables entre les
villages, espaces à remplir plus tard, au fur et à
mesure de l'accroissement de la population. Le 14,
j'étais encore un peu fatiguée au moment du départ
quotidien, à 3 heures. mais la marche me fit du
bien et je sentais que j'allais progressivement
mieux. D'ailleurs, ce n'était pas grave, puisque
l'allure de notre convoi n'en était pas entravée.
A 6 heures, ce jour-là, belle et agréable
réception au passage à Niou, par le Naba du pays
qui me donna un mouton et avait fait préparer à
manger pour nos porteurs. Nous ne nous arrêtions
cependant pas là, à la grande désolation du Naba
qui aurait voulu nous garder et nous poussions
jusque Boussé, abattant ainsi 29 kilomètres ce
matin-là. Egalement bonne réception. Réellement,
c'était bien dans les moeurs des habitants de la
contrée de recevoir les hôtes avec amabilité. Le
soir, complètement remise, j'allais avec mon mari
faire, une promenade auprès d'un immense parc à
boeufs appartenant à un riche Peuhl. Ce parc, fait
simplement d'un grand cercle d'épines, n'était en
réalité qu'un lieu de rassemblement car ces
épines, séchées, ne constituaient pas une clôture
capable de contenir le bétail si la fantaisie lui
prenait de la franchir. Mais les bêtes, habituées
et calmes, y reposaient tranquillement en
ruminant, sous la garde de quelque bergers,
pendant que les femmes Peulhs faisaient la traite
des laitières mélangées au hasard parmi les autres
animaux. Le 15, nous partions à 3 heures 1/4 après
une bien bonne nuit de sommeil profond et calme,
pour aller déjeuner à Laye, à 20 klms de là.
Départ de nouveau à 14 heures pour nous arrêter à
16 heures 1/2 au village de Sabtangà, à 10
kilomètres seulement de Ouagadougou que nous
devions atteindre le lendemain. Par exemple, là,
nous avions à notre disposition un bien mauvais
campement; mais comme les nuits étaient
magnifiques dans cette période de pleine lune,
cela ne nous incommodait nullement. Nous étions
d'ailleurs près d'en avoir terminé avec cette vie
de nomades qui commençait à me peser un peu.
J'avais hâte, maintenant, de m'arrêter pour ne
plus me lever si tôt et surtout pour essayer de
mettre un peu d'ordre dans mes pensées qui à force
de s'emmagasiner sans échappatoire,
s'embrouillaient, me semblait-il. Enfin, le
lendemain, en partant à 4 heures 1/2, nous
arrivions à Ouagadougou à 8 heures. Capitale du
Mossi, c'est un gros centre indigène, résidence du
Moro-Naba ou seigneur des seigneurs mossis, titre
qui équivaudrait à celui du roi du Mossi et
naturellement, c'était aussi le chef-lieu
administratif et militaire de ce vaste territoire.
Le commandant, à cette époque, en était le
capitaine Lambert, en tournée de commandement au
moment de notre arrivée et remplacé, pendant son
absence, par le lieutenant Dégoutin qui nous
ménagea une tout aimable réception, nous
présentant à ces Messieurs de la Résidence:
Lieutenant Staub, Docteur Allard, Ceccaldi agent
spécial, Christiani, adjudant de tirailleurs,
Berger, receveur des Postes. La question de notre
logement ne se posait pas ici, car mon mari y
possédait une série de cases qu'il avait fait
construire pour son usage lors de son premier
séjour, l'année d'avant. Aussi, pendant que nous
étions retenus à la Résidence, nos porteurs
étaient-ils partis directement à ces cases sous la
conduite de nos gens qui allaient retrouver leurs
familles et préparer notre arrivée. Tous ces
Messieurs, avec qui nous venions de faire
connaissance, ne nous étaient pas entièrement
étrangers et ce fut une agréable surprise pour mon
mari de reconnaître en Monsieur Christiani, un
vieux camarade de régiment, lors de leur séjour
commun au Tonkin, en 1899 et pour moi, de voir, en
Monsieur Dégoutin (qui devait trouver une mort
glorieuse pendant la Grande Guerre), un Lorrain
comme nous, originaire du même arrondissement, le
fiancé d'une de mes amie de pension. Nous nous
promettions bien de cultiver nos souvenirs communs
un peu plus tard et, prenant congé de tous, nous
allions dans nos cases, peu éloignées, ou tout
était prêt, en effet, suivant l'habitude de nos
gens bien stylés et où nous attendaient tous les
membres de leurs familles, heureux de se retrouver
réunis, faisant fête à mon mari qu'ils revoyaient
après plus d'un an d'absence et à moi-même, qu'ils
adoptaient immédiatement, en me jurant fidélité,
attachement et dévouement. Ce serment avait une
réelle valeur, car ils en avaient prouvé la
sincérité en demeurant au service de mon mari
depuis 5 ans le suivant partout où il allait, sans
aucune hésitation ni défaillance, avec joie même.
J'étais heureuse d'être accueillie ainsi, chez
moi, pour ainsi dire, puis que ces cases étaient
notre propriété, si heureuse que le gros paquet de
nouvelles que nous recevions de la Poste fut
dégusté avec plus de bonheur encore qu'à un autre
moment. C'est ici que nous devions prendre notre
décision pour notre installation définitive et
nous projetions d'y demeurer quelque temps pour en
déterminer les meilleures conditions.
Réceptions en pays Mossi
Pour le premier jour de
notre séjour à Ouagadougou, nous avons prié ces
Messieurs du Poste de nous laisser notre liberté
en remettant leurs invitations aux jours suivants.
Nous désirions, en effet, nous reposer un peu tout
en procédant à une installation sommaire. Mais je
n'eus pas beaucoup de temps à moi ce jour-là,
malgré cela, car je dus satisfaire la curiosité
des femmes de nos gens d'abord et de bien d'autres
ensuite. Ouria, la grande Ouria, femme de Petit,
la première tint à me présenter ses salutations et
souhaits, amenant avec elle les femmes des autre
serviteurs et quelques amies. Elles firent une
inspection minutieuse de ma personne s'étonnant
surtout de mes cheveux que j'avais défaits.
Toutes, elles ont voulu les tâter, les caresser,
les flairer et poussaient des exclamations
admiratives et bien féminines, qui se résumaient
en : Madamou, ça beaucoup zoli, ça bon, etc... Je
fis la connaissance également des enfants, dont
deux étaient filleuls de mon mari et aussi de
Koundia, sa compagne noire, qu'il avait laissée
ici avant son retour en France l'année précédente.
Je savais depuis longtemps qu'elle existait, car
mon mari ne m'avait rien caché de son existence
intime et, depuis que j'étais au Soudan, voyant
tous ces Blancs que je rencontrais, vivre avec un
ou plusieurs compagnes indigènes, je me rendais
parfaitement compte qu'il ne pouvait en être
autrement. Dès les premiers moments, j'avais bien
eu quelques petits mouvements de jalousie; mais
comprenant de mieux en mieux la vie et ses
nécessités en général et la vie soudanaise en
particulier, c'était avec le calme le plus naturel
que, quelquefois, nous bavardions ensemble à ce
sujet, lorsque la conversation s'y aiguillait pour
un motif ou pour un autre. Curieuse, malgré tout,
lorsque je sus que Koundia était à Ouagadougou, je
tins à la voir et l'envoyai chercher par Ouria qui
me l'amena quelque instants après. Toute timide,
elle entra dans la case, me fit une belle
révérence et resta les yeux baissés un moment.
Elle était vraiment jolie, le teint clair de la
race peulh dont elle était, petite mais bien faite
et portant orgueilleusement une superbe poitrine.
Je la renvoyai au bout de quelques minutes avec un
cadeau et un sourire, satisfaite du bon goût de
mon mari et heureuse de constater que cette
épreuve, que je désirais et redoutais secrètement,
ne me laissait aucun malaise sentimental. Vers le
soir de ce premier jour, les Blancs vinrent nous
rendre visite et prendre l'apéritif de rigueur qui
fut servi dans des récipients les plus divers et
les plus disparates; mais ce détail, pour des
"broussards", n'avait aucune importance,
l'important, disaient ils, était de venir
présenter leurs hommages à la première Française
venue dans ce pays, événement marquant, auquel ils
étaient heureux et fiers de participer. On ne
pouvait être plus aimable. Comme toujours
jusqu'ici, ils me félicitaient de mon endurance et
même le docteur s'écriait, d'un air de surprise:
Mais, vous avez une mine superbe, madame! Petite
soirée bien agréable. Le lendemain et jours
suivants, nous fûmes reçus tout à tour à déjeuner
par ces Messieurs à leurs popotes respectives où,
immanquablement, au dessert, ils me présentaient
leurs compagnes, ce que toutes avaient d'ailleurs
demandé, parées de leurs plus beaux atours et de
tous leurs bijoux. Elle arrivaient, d'abord un peu
timides, puis, s'enhardissant, s'asseyaient
sagement sur des nattes et grignotaient les
desserts qui leur étaient distribués, en me
détaillant autant qu'elles le pouvaient. Bien
entendu, pendant tout mon séjour, j'avais repris
mon costume entièrement féminin, qui était examiné
par toutes les nègresses, élégantes et autres,
dont, parmi les premières, après les femmes des
Blancs, celles des tirailleurs dont une compagnie
occupait le "tata" ou enceinte fortifiée du Poste.
Ce tata était la première construction faite par
les Français à Ouagadougou; mais s'il était encore
commode comme magasin, il n'avait plus aucune
utilité, car le pays était absolument tranquille,
les natifs ayant définitivement accepté notre
occupation pacifique et, en somme profitable pour
eux. Les autres services du poste étaient
disséminés aux environs de ce tata: Résidence,
bureau, habitations des officiers, infirmerie,
bureau des postes et télégraphe etc..., le tout en
des constructions de briques de terre séchée,
rafraîchies et ventilées par des vérandas
circulaires et couvertes de paille. Quelques jours
après notre arrivée, le capitaine Lambert,
commandant du Cercle, rentra de tournée et nous
allâmes lui rendre nos devoirs de déférence. Il
fut charmant et nous promit de faire tout son
possible pour nous faciliter notre installation
définitive à Mané, grosse localité, située à trois
jours de marche au Nord de Ouagadougou, dont le
choix, fait par mon mari, lui parut judicieux pour
le but que nous poursuivions. Le lendemain de
l'arrivée du Capitaine Lambert, nous voyions
passer, à proximité de nos cases, une importante
troupe de cavaliers richement vêtus, ainsi que
leurs chevaux, précédés d'une dizaine de musiciens
et suivis d'une foule à pied. C'était le
"Moro-Naba", roi du Mossi, qui venait, lui aussi,
présenter ses devoirs au commandant du Cercle, son
suzerain. Visite toute protocolaire et, comme
telle, exigeant le cérémonial d'apparat auquel
tiennent beaucoup les chefs mossis. Avec la
permission du capitaine, nous allions, nous aussi,
mais un peu plus tard, rendre visite au Moro-Naba
en beaucoup plus simple équipage: nos chevaux, un
palefrenier et l'inévitable Petit comme
truchement. La résidence royale se trouvait à
environ 600 mètres de notre campement, au milieu,
quoique distincte, d'une multitude de cases
indigènes, logements des nombreux serviteurs et
esclaves (domestiques attachés à la maison) du
monarque et de ses principaux lieutenants. Notre
arrivée est signalée par quelques coups de gong du
veilleur extérieur permanent se tenant sous la
porte d'entrée. Aussitôt, deux ou trois
dignitaires, en vêtements plutôt sales, sortent et
viennent à notre rencontre pour s'enquérir, avec
force salutations, du but de notre visite.
Satisfaits, ils nous font entrer dans une cour,
puis traverser quelques cases où veillent des
noirs, puis nous introduisent dans une autre
grande case non fermée, genre de kiosque, en nous
disant d'attendre. Peu après, le tam-tam de
rigueur annonce l'arrivée du Moro-Naba qui,
précédé du coussin royal et suivi d'une vingtaine
de personnages, prend place sur une petite estrade
et s'assied sur le coussin déposé au bon endroit.
Alors tous les assistants s'assoient par terre,
dans le mutisme le plus complet. Ce monarque
n'était qu'un garçonnet, 15 ans environ, un des
fils du précédent, mort dans le courant de cette
année même et, naturellement sa jeunesse n'avait
rien d'imposant. Mon mari fait dire que, de
passage à Ouagadougou, pour aller nous installer à
Mané, nous avons cru bien faire en venant lui
rendre visite, à lui, le roi du Mossi et lui
présenter nos salutations en lui demandant qu'il
veuille bien user de son influence pour nous
faciliter notre installation. Ce fut avec beaucoup
de dignité qu'il accueillit nos souhaits et, sur
un signe tout son entourage se prosterna une
dizaine de fois, le front à terre, les coudes
également, en cadence et en prononçant des
salutations desquelles j'ai retenu surtout, pour
les avoir déjà entendues auparavant. - Nâba, nâba,
lâfi, lâfi, nâba-lâfi, bénéré-lâfi etc... Puis les
négresses apportèrent une grande calebasse rempli
de "dodo", bière indigène faite avec du mil
(sorgho) fermenté et, pour la circonstance,
renforcé de miel et de piment, dans laquelle
calebasse un grand dignitaire puisa avec une plus
petite, de la valeur d'un grand bol et présenta le
breuvage au roi non sans avoir, auparavant, avalé
quelques gorgées pour bien montrer à tous qu'il
était pur de tout mélange nocif. Le Naba prit
alors le récipient, en but une bonne rasade
pendant que tout son monde se prosternait de
nouveau avec empressement en faisant claquer les
doigts. Puis il fit passer le breuvage à mon mari
qui en but et à moi ensuite qui en fis autant,
toujours avec accompagnement de prosternations, de
lâfi, de nâba, de bénéré et de claquements de
doigts. Ensuite, le Moro-Naba nous fit dire qu'il
était heureux de voir que les Blancs commencaient
à venir habiter le Mossi, qu'il était encore plus
heureux de voir une femme blanche pour la première
fois et nous assura de son aide. La séance ayant
assez duré, mon mari et moi-même prîmes congé,
avec le même cérémonial qu'à l'arrivée et on nous
reconduisit en procession jusqu'à la porte,
escortés de tout le personnel masculin de service
et des regards des nombreuses femmes dont on
voyait passer les têtes par-dessus les murs. (Il
paraît que le Moro-Naba doit avoir un sérail
protocolaire de 300 femmes; mais je ne saurais
l'affirmer.) Flûtes, violons, tambours, gongs.
Nous reprenons nos chevaux et repartons chez nous,
en commentant le cérémonial de cette séance,
cérémonial quelque peu imposant tout de même, mais
qui ne m'impressionnait plus: j'en avais déjà
l'habitude. C'était une des manifestations de la
civilisation mossi, une des plus anciennes et des
plus avancées des pays noirs, que l'on fait
remonter à plus de six cents ans en arrière. Comme
je l'ai déjà dit, je crois, le pays mossi fut
alors organisé en provinces commandées chacune par
un puissant Naba, au-dessus desquels régnait le
Moro-Naba qui, devait demeurer obligatoirement à
Ouagadougou, qu'il ne devait jamais quitter sous
aucun prétexte. De même, trois Nabas provinciaux
ne devaient jamais venir à Ouagadougou, sous
peine, disaient les oracles, de mort dans le mois
pour l'un d'eux. Cette année là, l'oracle a eu
raison. Le Commandant du cercle ayant eu besoin de
faire comparaître devant lui le Naba de Yako, où
nous sommes passés, comme je l'ai relaté,
celui-ci, un des trois Nabas ne devant jamais
venir à Ouagadougou, après bien des hésitations et
des transes, a bien été obligé de se rendre à
l'appel obligatoire. Mais il en est reparti malade
(il l'était encore lors de notre passage) et un
mois ou deux après, le Naba mourait. Quelle est la
part de la coïncidence naturelle ou celle de la
nécessité de maintenir rigide la tradition
indigène? Nul ne le sait. En tous cas, le
Moro-Naba étant mort, l'administration française
nomme d'office le garçonnet actuel, un fils du
défunt, malgré les désirs pressants des autres
Nabas qui en auraient voulu un autre.
L'administration a dû penser qu'un jeune garçon
serait plus malléable et était bien suffisant,
puisque ses fonctions principales consistent à....
toucher sa liste civile que l'on dit très
confortable pour un nègre, même avec grand train à
mener. Un autre jour, nous sommes allés rendre
visite aux Pères Blancs, installés à quelque
distance de la Résidence. Les bâtiments de leur
mission n'étaient pas encore tous achevés.
L'église, cependant était terminée. C'était un
beau grand édifice, également en briques de terre
séchée, de belle apparence, que l'on voyait de
fort loin. Les Pères Blancs étaient là une
demi-douzaine, avec quelques frères pour les
travaux manuels extérieurs et intérieurs. Ils se
plaisaient bien au Mossi, bien qu'ils aient à se
plaindre des difficultés rencontrées pour remplir
leur mission religieuse auprès des indigènes dont
l'indifférence est indécrottable. Ils n'avaient
alors, me disaient-ils, qu'environ 500
catéchumènes répartis dans une vingtaine de
villages, tous gamins du reste dont ils n'avaient
aucune satisfaction. En effet, les Pères Blancs ne
pouvaient recruter des adeptes qu'en offrant aux
parents des enfants à baptiser, quelques cadeaux
et, comme ils n'étaient pas riches, ils
n'arrivaient pas à grossir ni surtout à maintenir
leurs effectifs, car, sans, cadeau, les petits
noirs ne voulaient pas goûter aux joies du
catéchisme. C'était d'ailleurs de la peine perdue
car s'ils recevaient quelqu'argent pour faire
baptiser catholiquement leurs enfants, les chefs
de famille en donnaient, au contraire, pour les
faire baptiser, par surcroît, soit par les
marabouts mahométans, soit par les autres prêtres
indigènes fétichistes. Les pères Blancs avaient
aussi un autre motif de déplorer leur peu de
succès. Le gouvernement de la Colonie venait
justement de leur retirer la subvention annuelle
qu'ils recevaient au titre de l'enseignement, sous
prétexte qu'ils n'enseignaient que le catéchisme
en français et des prières en latin. Cette mesure
était peut-être justifiée, mais le résultat est
qu'elle diminuait sensiblement les recettes de la
Mission. Néanmoins, les religieux continuaient du
mieux qu'ils pouvaient, se délassant de leurs
travaux spirituels par des travaux manuels et par
de bonnes parties de chasse. Une autre fois, nous
avons reçu la visite du Naba de Mané, que le
capitaine Lambert avait fait venir exprès pour
nous recommander à lui et à sa population et venir
prendre contact avec nous avant notre arrivée dans
sa province. Mêmes cérémonies que déjà décrites.
Le Naba était un homme fait, mais jeune encore,
très digne et d'aspect franc et sympathique,
malgré les larges balafres, attestant sa race, qui
lui rayaient horizontalement la face, d'une
oreille à l'autre. Il nous affirma que nous
serions bien reçus à Mané, que nous pourrions même
y finir nos jours de vieillesse si telle était
notre intention car, dit-il, il était très heureux
d'avoir, lui aussi un Blanc et surtout une blanche
tout près de lui pour lui porter bonheur. On ne
pouvait être plus aimable ni plus galant pour un
noir de la brousse qui, certainement, devait être
sincère, car le langage pommadé des salons
européens devait lui être inconnu. Bonne
impression. Cependant, les jours s'écoulaient,
occupés de diverses façons et le moment était venu
de partir pour notre destination définitive, cette
fois. Le troupeau que mon mari avait laissé ici
l'année précédente était en excellent état et
avait prospéré; nous l'avions dirigé sur Mané avec
un autre troupeau de nouvelles bêtes achetées sur
place par quelques bergers peulhs qui devaient
demeurer à notre service. Tous nos colis, sauf les
quelques indispensables, étaient arrivés là-bas
également et déposés au campement sous la garde de
Samba. Il ne nous restait plus qu'à prendre congé
de ces Messieurs du Cercle et des arrangements
avec le receveur des Postes pour nous faire suivre
et recevoir notre courrier. Cela fait, nous
bouclions nos bagages encore une fois et, le jeudi
30 novembre, nous nous mettions en route de
nouveau.
En route pour Mané
Ce jour-là, naturellement,
ne devait pas compter comme étape importante:
c'était seulement la mise en route. En effet, nous
avons dû passer une bonne partie de la matinée
avec ces Messieurs, déjeuner avec eux et prendre
congé définitif, ce qui n'allait pas sans
longueurs. Enfin, vers 14 heures, nous montons à
cheval et, après quelques attitudes pour
photographies qu'a prises Monsieur Ceccaldi, nous
mettions en marche de nouveau pour aller nous
arrêter en Tankoutou, à 8 klms. de là seulement
où, comme toujours en pareil cas, notre campement
était préparé par nos gens partis dans la matinée,
avec les bagages et toutes les familles. Ce
n'était donc qu'une promenade puisqu'à 15 heures
3/4 nous descendions de cheval pour nous étendre à
l'ombre. J'étais heureuse d'avoir repris la route.
Quinze jours de séjour à Ouagadougou avaient
amplement suffi à me reposer de mes étapes
précèdentes et je rentrais dans la brousse avec
une certaine ivresse même. Je dois avouer que
j'étais satisfaite de quitter ce petit centre
européen. Certes tous ces messieurs étaient
charmants, mais certains commençaient à l'être un
peu trop et je me rendais parfaitement compte que,
seule femme au milieu de ce petit groupe, j'aurais
certainement eu une existence fort troublée si
j'avais dû y demeurer normalement et constamment.
Oh, bien certainement, mes charmes ou prétendus
tels n'y étaient pour rien. Non, mais, jeune comme
je l'étais alors et étant la seule représentante
de la "Femme Française" je devenais pour tous ces
coloniaux, ardents, actifs, vigoureux, le point
d'attirance fatale, la matérialisation proche,
visible, vivante, de leurs aspirations intimes et
sentimentales. Certainement, ce n'était pas moi,
mon individualité qui les attirait ou les aurait
attirés, mais ce que je représentais: la femme de
leur race, de sang, de leur pays, semblable à leur
mère, leur soeur, leur fiancée et ce, avec
l'acuité du contraste entre moi et leurs compagnes
indigènes, êtres distants et inférieurs. Alors,
j'aurais eu trop souvent, pour une saine
tranquillité, des visites, oh en tout bien, tout
honneur, je veux le croire, mais bien gênantes.
Aussi, étais-je, dis-je, heureuse de ne pas avoir
à planter ma tente dans un centre européen et
cette première petite étape vers notre futur foyer
solitaire m'enchanta. (Qu'on ne croie pas à un
accès de "soudanite". J'écris maintenant, à plus
de vingt ans d'intervalle, ce qui est rapporté
ci-dessus tel que je l'ai écrit à l'époque et je
crois encore que ma réserve d'alors n'était pas
sans justification.) Le lendemain, comme pour les
étapes précédentes, départ à 3 heures du matin,
par une belle nuit claire mais sans lune à cette
heure et par un froid de plus en plus accentué.
Nous avons dû nous blottir à cheval, sous nos
couvertures jetées par-dessus nos têtes. Arrêt à 8
heures 1/2 au campement de Dinéré, Km 35, pour le
déjeuner. En route de nouveau à 12 heures 1/4 pour
atteindre, à 13 heures le village de Nabitenga, au
Km 43, où nous nous arrêtions pour la nuit. Nous
sommes sur la route qui conduit à Boussouma, gros
centre et résidence du Naba suzerain de celui de
Mané, que nous désirons voir avant de nous
installer. Cela nous allongera la route de deux ou
trois jours seulement, ce qui ne compte pas, au
Soudan. Le 2 Décembre, départ à 4 heures. En
passant à Binsiga, à 6 heures, au km 51, nous
croisons une caravane de 200 porteurs de bois et
paillassons pour le Centre de Ouagadougou. Un peu
plus loin, nous croisons de nouveau une autre
caravane de plus de 300 porteurs de même
chargement et destination, marchant en file
indienne et formant un long serpentin mouvant de
plus d'un kilomètre. Très pittoresque. A 8 heures,
au km 60, nous arrivions aux rives de la Volta
blanche, la grande rivière ou plutôt le grand
fleuve qui traverse le Mossi du Nord pour, après
s'être réuni à la Volta noire plus à l'Ouest,
former un magnifique fleuve qui traverse à son
tour la Gold Coast (colonie anglaise) avant de se
jeter dans la mer, dans le golfe de Guinée. Le
paysage est très joli à cet endroit. La large
dépression de terrain que forme la vallée est
couverte de verdure, d'arbres les plus variés et
des vestiges des immenses cultures rentrées depuis
quelques semaines. Nous traversons la rivière à
gué, sans descendre de cheval et, de l'autre côté,
nous mettons le pied sur le territoire du Naba de
Boussouma. Aussi, est-ce sans surprise qu'à cet
endroit nous trouvons un émissaire de celui-ci
nous attendant, avec une petite suite pour nous
souhaiter la bienvenue de la part de son maître et
le prévenir de notre arrivée pour le soir même.
Puis, au moment de repartir, une nouvelle troupe
arriva à cheval. C'est le chef du village tout
proche qui, à son tour, tient à nous saluer.
Enfin, nous repartons pour nous arrêter à 9 h. 1/2
au campement de Korsimoro, km 72. Là, nouvelle
délégation de Boussouma-Naba plus importante,
environ 40 cavaliers, parmi lesquels une douzaine
de notabilités. C'était jour de marché. Une foule
immense s'y pressait pour s'y approvisionner des
denrées en vente: toiles diverses, sel, céréales,
moutons, chèvres, boeufs, ânes, etc... etc... au
milieu de bruit des tam-tam, des cris, des rires,
des enchères et aussi des disputes. Les prix
pratiqués y étaient impressionnants de bon marché:
un beau boeuf s'obtenait facilement pour 15
francs; un mouton pour 2 francs, un poulet pour 2
sous, un gigot de mouton pour quelques centimes et
le tout à l'avenant. Après le déjeuner, nous
repartions à 13 heures 1/4 pour Boussouma, au km
83, que nous atteignions à 15 heures, après avoir
traversé une chaîne de montagnes assez difficiles,
mais offrant un magnifique panorama sur la vallée
générale de la Volta. D'après l'accueil que nous
avions reçu sur la route, nous nous attendions à
celui qui nous était réservé à Boussouma où le
Naba très riche et très puissant seigneur, tenait
à l'honneur de nous recevoir dignement. En effet,
une heure avant l'arrivée, nous étions attendus
par des groupes de cavaliers qui augmentaient au
fur et à mesure que nous approchions, si bien que
nous fîmes une entrée vraiment impressionnante
dans la localité, escortés de plus de 600
cavaliers et d'un plus grand nombre encore de
piétons, au milieu desquels je me sentais
parfaitement à l'aise, sans aucun sentiment de
crainte, d'insécurité ni d'inquiétude quelconque.
Conduits au campement, reluisant de propreté, nous
trouvions tout ce qu'il nous fallait en abondance:
d'énormes jarres remplies d'eau fraîche, des
calebasses de lait, de beurre et tout
l'assortiment de victuailles et provisions déjà
décrit. Nous étions bien les hôtes d'un prince.
Celui-ci, d'ailleurs, attendait certainement ce
moment de notre entrée car, aussitôt, le bruit
assourdissant d'un orchestre bien étoffé, de
tambours, gongs et violons, nous annonçait sa
venue. Sur un magnifique cheval noir, caparaçonné
d'argent, il se présente à nous. Bel homme, grand,
majestueux, tenant de race, la figure allongée, le
nez fin et bien fait, contrairement à celui de
tous les autres nègres, la peau fine, les mains
aristocratiques, il est vêtu de blanc, une écharpe
de velours rouge jetée négligemment sur une
épaule, une toque de même étoffe sur sa belle
tête. Il est accompagné d'une suite nombreuse, à
cheval également. Il met pied à terre, nous lui
tendons la main qu'il prend sans mot dire et
s'assied sur le coussin traditionnel pendant que
tout son entourage s'accroupit sur le sol et se
répand en lâfi, bénéré-lâfi etc... Alors, pendant
que, sans avoir l'air d'entendre, il se caresse le
bout de sa main fine tout en me détaillant, une
conversation s'engage entre petit et son premier
ministre, à voix basse. Après lui avoir fait dire
pourquoi nous étions de passage, mon mari lui fait
demander si nous pourrons aller le saluer à notre
tour, le lendemain dans sa demeure. Réponse,
traduite par Petit : - Le Naba il dire oui, ti
peux vinir, si lui pas crevé. - Crevé? Pourquoi? -
Quand ti parler lui, ou des choses qui vinir, ti
faut touzours mettre parole de Dieu. Il sait pas
si demain lui pas crevé, ça, c'est Dieu tout seul
qui connaît. Lui faire comme si lui rien entendre,
mais maintenant, il rentre dans son case et il
cherche dans son coeur tout quoi ti diré lui. La
cérémonie est terminée par l'arrivée de deux de
ses fils, gentils garçonnets dont l'un, ayant été
élevé chez les Pères Blancs de Ouagadougou, est
tout fier de prononcer quelques mots de français.
Libres, nous profitions de notre soirée pour nous
installer comme d'habitude, prendre un bon tub et
nous égayer à voir engloutir toute la mangeaille
apportée à leur intention, par nos gens et nos
porteurs, qui ne laissent que des calebasses bien
raclées et qui, bien repus, se mettent à sacrifier
les moutons et à les faire cuire à leur manière
primitive, pour les dévorer ensuite à belles
dents. Cet exercice a duré presque toute la nuit.
Le lendemain, grasse matinée, puisque la journée
devait se passer sur place. Puis, comme de
coutume, visites nombreuses des plus hardis et de
quelques intéressés. Enfin, vers 16 heures, comme
il avait été convenu la veille, un envoyé du Naba
nous fait dire que celui-ci était heureux de nous
recevoir. Nous nous rendons à l'invitation
accompagnés d'une foule compacte. De nombreux
coups de feu sont tirés à notre grand étonnement
car nous ne nous figurions pas être un motif
suffisant de réjouissance publique. Très
aimablement reçu par le Naba qui, cette fois, est
somptueusement vêtu, assis sous la case du trône
et sur le coussin de cérémonie, tenant à la main
un sceptre d'argent massif, garni d'amulettes de
toutes formes et de toutes provenances: une queue
d'hyène, un pompon rouge comme ceux de nos anciens
fantassins, une pochette en peau de serpent
contenant des clous de girofle, une clochette en
or, une oreille de singe, un pinceau de poils
d'éléphant et mille autres choses. Suivant le
protocole, le Naba est resté absolument immobile
et muet, la conversation n'ayant lieu qu'à voix
basse entre Petit et le premier ministre. Malgré
tout, nous avons connu la pensée du maître qui à
été traduite ainsi: - Le Naba ti dire toi lui
content beaucoup ti vinir dans son pays. Lui faire
tout quoi ti demanderas pour que ton coeur qui
content. Là-dessus, après la ronde du "dolo"
enrichi de miel, nous prîmes congé, accompagnés
par toute le foule de la domesticité, en longeant
les mur d'enceinte du haren, au faîte comme
crénelé par les nombreuses têtes curieuses des
femmes. De retour au campement, je fus surprise
d'y trouver, sur notre table, deux petits pots
artistiques contenant de l'huile fine parfumée au
girofle. C'était une attention de ces Dames du
Naba qui m'envoyaient, pour mon sage, un peu de
leur onguent de beauté. L'attention était
charmante; mais je n'ai pas cru devoir me servir
du dit onguent que j'ai donné aux femmes de nos
gens ravies de l'aubaine. Le 4 Décembre, à 3
heures du matin, nous partions pour notre dernière
étape. Le chemin rocailleux, serpente à travers la
chaîne de montagnes déjà traversée l'autre jour,
que nous traversons de nouveau par un col très
pittoresque, pour revenir dans la plaine immense
que forme la Volta et dans laquelle l'importante
agglomération de Mané se dessine et s'étend à
perte de vue, au milieu d'une brousse dense, au
sol ferrugineux et très fertile. Comme nous nous y
attendions, la cérémonie de l'avant-veille se
renouvelle avec le Naba de Mané, venu lui aussi,
au-devant de nous avec toute sa troupe, non moins
imposante et même augmentée d'un méhari blanc
monté. Arrêt, salutations, souhaits et, à 9 heures
1/2, nous arrivions au campement, amplement
approvisionné, où nous devions demeurer
provisoirement en attendant l'édification d'une
demeure plus confortable et plus personnelle. Nous
étions au but.
Deuxième partie
**
Séjour à
Mané,
au
centre de Mossi
A la
recherche de notre future installation
définitive
"Nous étions au but". Ainsi
ai-je terminé la relation de notre voyage jusque
Mané. Nous étions au but, c'est vrai, mais ce
n'était encore qu'un commencement. En effet, si
nos pérégrinations étaient terminées pour le
moment, nous avions à envisager, maintenant, notre
installation et l'organisation de l'exploitation
de gros bétail que mon mari avait ébauchée les
années précédentes. Le plus urgent était d'élever
une habitation légère et provisoire plus
confortable que les cases du campement où nous
venions de nous arrêter. Ce campement, comme tous
les autres, était parfait pour des passagers; mais
il n'offrait que de très maigres ressources pour
des sédentaires. D'ailleurs, il devait être rendu
à la destination. Ensuite, il nous resterait à
édifier la demeure définitive avec tout le confort
possible en pareilles circonstances et les
dépendances indispensables: écuries; étables;
porcherie, cours, parcs à bestiaux, logements du
personnel etc... Aussi, dès le lendemain de notre
arrivée, mon mari, après avoir avec moi reconnu
tous nos colis et constaté qu'il n'en manquait
aucun, partait il à la découverte, aux alentours,
pour chercher et trouver l'endroit propice à notre
futur établissement, qui devait être terminé pour
le mois de mai, avant le commencement de la saison
des pluies. Pendant ce temps, comme c'était
justement jour de marché, je me suis décidée à y
aller aux provisions et, aussi, pour prendre
contact avec la population environnante. Là, comme
partout ailleurs, j'obtins un grand succès de
curiosité. A mon arrivée, les tam-tam redoublèrent
de bruit et tous les présents, vendeurs et
acheteurs, quittèrent leurs occupations pour me
suivre en foule, avec force geste et exclamations.
Quelques-uns me précédaient, quitte à s'enfuir dès
que je me rapprochais d'eux. Les enfants jetaient
des cris assourdissants et certains même, se
couchaient à plat ventre pour mieux se rendre
compte, probablement, si j'avais des pieds et
comment je m'en servais. L'étonnement de tous fut
à son comble lorsque, rencontrant la grande Ouria
(la femme de Petit) avec sa fillette Mousso Koro,
je me suis arrêtée pour échanger quelques mots et
caresser la gamine, qui se laissait faire
gentiment. Ce fut alors une exclamation générale
formidable, soulignée des "you-you" des femmes.
Pourtant ce geste si simple a suffi pour amener
partout le calme et rendre tout ce monde à ses
occupations. En effet, voyant avec quel air
tranquille Ouria, une femme noire, conversait et
riait avec moi et sa fillette acceptait en
souriant mes caresses, tous et toutes ont été
rassurés sur nos futurs rapports et, en un
instant, le calme est revenu sur le marché:
j'étais adoptée. J'ai pu en faire le tour sans
aucune gêne, y procéder à mes petits achats, à
l'ébahissement des marchandes quand je comptais ma
monnaie de cauries dans leur langue. Il n'y eut
que les griots, avec leur assommante musique qui
n'ont cessé de me suivre, redoublant de cris et de
bruit lorsque je leur donnai quelque pièce croyant
m'en débarrasser. Somme toute, je suis rentrée au
campement enchantée de ce premier contact et
convaincue que je pourrais vivre en toute sécurité
au milieu de cette grouillante et paisible
population. Peu après mon retour, mon mari
rentrait aussi de son excursion, ayant déterminé
les emplacements de nos futurs édifices; le
provisoire et le définitif, demandant seulement
mon approbation. Cette approbation était donnée
d'avance, car j'étais bien trop inexpérimentée en
la matière; néanmoins, il tint à me montrer
comment et pourquoi il avait choisi ces endroits
et, l'après-midi nous montions à cheval avec
presque tout notre personnel, de qui mon mari
voulait avoir l'avis également. Nous partions
donc, traversant en biais une partie de l'immense
agglomération formant le village de Mané, passions
la Volta à gué, au passage de la route de
Ouagadougou et, à quelques centaines de mètres de
là, nous nous arrêtions sur la rive gauche d'un
petit marigot, délicieusement ombragé par de
majestueux cailcédrats, au milieu de champs de
coton et d'arbustes de toutes sortes, dont
beaucoup de karités. Là, dans une gentille
clairière, mon mari projetait de faire faire nos
cases provisoires. L'endroit était parfaitement
choisi à mon gré. Un peu plus loin, sur une
éminence ferrugineuses, un groupe d'énormes
baobabs se prélassait. C'était là que notre future
demeure définitive devait s'élever. Séance
tenante, nous nous y rendions tous. L'endroit
était également très agréable. Les baobabs
devaient encadrer notre ferme. De tous côtés, une
brousse dense, mais éloignée de quelque cent
mètres du plateau, couvrait le sol, brousse
composée d'épineux de toutes essences, dont
beaucoup de mimosas. Un bosquet plus touffu
poussait à l'Ouest. En face, à 300 mètres environ,
la large cuvette de la Volta Blanche commençait au
bas du monticule, y venant mourir en pente douce
et, de l'autre côté du fleuve, juste en face de
nous, à environ 2 klms. à vol d'oiseau, se
voyaient le campement et les cases du marché de
Mané. Ayant, bien entendu, donné mon entière
approbation, et nos gens n'ayant trouvé aucun
inconvénient d'ordre matériel ou naturel au choix
de ces emplacements, il fut définitivement décidé
de les adopter. En rentrant au campement, nous
nous rencontrions avec le Naba de Mané, venu, avec
le cérémonial habituel, nous rendre visite. Au
cours de celle-ci, il a dégusté, pour la première
fois, a-t-il affirmé, un verre d'absinthe qu'il a
trouvé fort à son goût et entendu, aussi pour la
première fois, quelques morceaux de musique et des
chansonnettes, sorti de notre phonographe déballé
de la veille. Je ne m'étends pas sur la surprise
et la joie de ces braves nègres en entendant cette
musique sortir d'une boite. C'était d'un comique
vraiment bien amusant. Profitant de cette visite,
mon mari parla du choix que vous venions de faire
de notre emplacement, choix approuvé également par
le naba et ses dignitaires et il fut convenu que,
dès le lendemain, des travailleurs viendraient
commencer à monter nos cases provisoires.
L'activité allait reprendre sous une autre forme.
En effet, le lendemain au matin, une trentaine de
beaux gaillards presque nus se présentaient, sous
la conduite du "Balaoun-Naba" (sorte de ministre
ou intendant), avec les quelques outils
nécessaires pour travailler la terre et couper de
la paille et des branchettes. Mon mari entraîna
tout ce monde à l'endroit reconnu la veille pour
leur tracer et piqueter les emplacements et il
n'en devait revenir que vers midi, me laissant le
soin, pendant ce temps, de mettre un peu d'ordre
dans nos colis. Ce n'était pas une mince affaire.
Tous ces colis, entassés pêle-mêle à leur arrivée,
encombraient entièrement la cour du campement. Il
me fallut, avec l'aide de deux de nos gens, les
trier, les classer et les ranger plus commodément.
Puis comme, en somme, nous étions à demeure, il me
fallut aussi sortir un plus grand nombre d'objets
nécessaires et pour cela, les rechercher dans
leurs caisses respectives: notamment ma machine à
coudre, que j'avais hâte de faire fonctionner pour
me remettre en contact avec les occupations
familiales délaissées depuis de longs mois. Je
sortis également des médicaments qui allaient
commencer à devenir nécessaires pour les petits
soins journaliers à donner à nos gens et à ceux du
village qui ne craindraient pas de venir les
demander. Déjà quelques ophtalmies demandaient à
être enrayées chez Petit et sa fillette
Mousso-Koro. Des coupures ou écorchures aussi
avaient à être suivies et je me faisais un devoir
en même temps qu'un plaisir de soulager ces gens
de ces petites misères. Je sortais également du
linge et des ustensiles de table et de cuisine
moins rudimentaires que ceux utilisés pendant la
route. J'avais à sortir et à revoir entièrement ma
garde-robe et tout notre linge de corps, entassés
depuis plusieurs mois dans nos cantines. Tout cela
demandait de l'aération et des soins. Bref,
j'avais devant moi de multiples occupations de mon
ressort. Aussi, notre emploi du temps, pendant ces
premières semaines fut-il aisément réglé. Je
devais voir à toutes ces choses, pendant que mon
mari surveillait les travaux de construction. Et
c'est ainsi qu'effectivement ces journées
passèrent avec comme distraction pour tous deux,
la chasse au petit gibier (poil ou plume) dans la
brousse proche et les promenades à cheval dans les
environs. C'est pendant ces promenades que j'ai pu
me rendre compte de la réelle importance de cette
énorme agglomération de cases familiales formant
le village de Mané, dont les limites se trouvent à
plusieurs kilomètres du centre, au milieu d'une
plaine fertile le long de la Volta et sur la rive
gauche.
Installation provisoire, premières
expériences
Les jours et les semaines
s'écoulaient, très vite, remplis par des travaux
de toutes sortes. Quoique toujours habitant le
campement, j'étais arrivée à m'y créer un "home"
acceptable et ne manquant pas de pittoresque, au
milieu de nos caisses, colis et de tous les objets
que j'en avais extraits. Nos gens, eux, logeaient
à proximité, dans des cases empruntées ou louées à
des Mossis voisins et venaient faire leur service
autour de moi. Notre troupeau, qui grossissait
tous les jours par les achats continuels
qu'effectuait mon mari, revenait tous les soirs
des pâturages et se groupait aussi à proximité, au
milieu d'une enceinte d'épines, gardée la nuit par
les bergers peulhs qui y entretenaient des feux.
Nos chevaux étaient au piquet et garantis du
soleil par des paillassons. Quant aux bourricots,
ils erraient toute la journée, suivant leur
fantaisie, les deux pieds de devant entravés et
serrés ensemble, par une corde, ce qui ne leur
permettait pas de s'éloigner beaucoup et qui leur
donnait un air comique, quand ils se déplaçaient,
certainement très gênés par ces liens. Mais, comme
c'est la manière habituelle de traiter ces braves
petites bêtes et qu'elles ne s'en portent pas plus
mal, on s'y était soumis d'autant plus facilement
que, de cette façon, point n'est besoin de
gardiens. Seul, un palefrenier, le soir, faisait
sa ronde et, en les pourchassant devant lui avec
patience, m'amenait les bêtes sautillantes et
dociles aux piquets préparés pour elle, où on les
attachait d'une autre manière, par un seul pied de
devant, en libérant l'autre. Tout cela se faisait
normalement, automatiquement, apathiquement même
pourrais-je dire et sans aucun incident. Si,
pourtant, une nuit, nous avons été réveillés par
un roulement sourd et continu et les cris de nos
gens: c'étaient les boeufs qui, pris d'une panique
par l'approche, probablement d'un fauve, se
sauvaient en bourrasque, après avoir piétiné et
franchi les épines du parc entraînant avec eux
chevaux et bourricots pris de peur également et,
eux aussi, arrachant leurs piquets ou cassant
leurs entraves. C'était la première fois que
j'étais témoin du fait, assez commun pourtant,
comme me l'avait annoncé mon mari et, malgré ce
qu'il m'en avait dit de rassurant, j'en étais
toute bouleversée. Dans cette nuit noire,
réveillée en sursaut, penser que nos bêtes se
sauvaient à la débandade dans la brousse infinie,
me faisait éprouver une impression désagréable
d'anxiété et, le dirai-je, de peur mystérieuse.
Cependant, nos gens étant tous partis, mon mari,
pour me rassurer, resta près de moi en me calmant
et m'affirmant que, sinon dans quelques heures, au
moins dans la matinée du lendemain, tous les
animaux seraient retrouvés et rentrés. J'eus beau
me demander comment on pourrait faire pour y
parvenir, je ne pouvais me le figurer et
cependant, en effet, le lendemain dans la matinée,
tous les chevaux et tous les bourricots étaient
revenus à leur place, Petit m'annonçait que les
bergers avaient également tous leurs bestiaux au
pâturage. J'étais heureuse de ce résultat bien
entendu, mais surtout émerveillée de la certitude
qu'avait mon mari de l'obtenir, pour ainsi dire à
heure précise, sans même se déranger ni encore
moins s'émouvoir. C'est, parait-il très normal,
très courant, ces fuites éperdues des troupeaux,
la nuit, fuites presque toujours provoquées par
l'approche d'un fauve quelconque: lion,
panthère... Mais les bergers peulhs, qui
connaissent leurs bêtes, savent parfaitement les
suivre, les retrouver, les calmer et les ramener,
même s'il leur faut faire 25 ou 30 klms, même si,
comme souvent cela se présente, le troupeau s'est
divisé en deux ou trois bandes. C'est que, dans un
troupeau, même de formation récente, les bêtes,
qui sont toujours en demi-liberté, se choisissent
immédiatement un chef, toujours le plus beau et le
plus fort taureau. Lorsqu'il y a plusieurs
taureaux de la même force, ceux-ci se battent
entre eux- et quelquefois en des combats terribles
et mortels- jusqu'à ce qu'il y en ait un gardant
la suprématie. Alors, en échange de ce privilège,
c'est ce taureau qui devient, en quelque sorte, le
conducteur ou le protecteur du troupeau au
pâturage et au parc, pour tout ce que ne voient ou
prévoient pas les bergers. Dès qu'il donne un
signal d'alarme, surtout la nuit, tous le suivent
et la bande apeurée ne s'arrête qu'à bout de
souffle ou devant un obstacle naturel important ou
lorsque le "chef" s'arrête lui-même. Alors, toute
la troupe se remet à brouter le plus
tranquillement du monde. Quelquefois, cependant,
plusieurs taureaux, après s'être battus
copieusement, renoncent à lutter davantage et,
quoique faisant partie de même troupeau, se
partagent l'influence sur les autres animaux,
suivant les sympathies de ceux-ci. C'est pourquoi,
dans un moment de panique, il y a quelquefois
scission de la horde en fuite, lorsque ces chefs
de groupe suivent des directions différentes et
ce, sans raison apparente. Mais, comme les bergers
le savent parfaitement, dès qu'ils ont retouvé le
troupeau, ou la partie principale s'il n'est pas
en entier, ils se mettent à la recherche de
l'autre ou des autres groupes avec la certitude
d'y trouver le nombre exact d'animaux en faisant
partie, sans défection aucune. C'est ce qui
s'était passé cette fois, comme de coutume et, par
la suite, j'ai pu me rendre compte maintes et
mainte foi de la simplicité du fait. Pour une
première fois, cependant, Dieu que j'étais
impressionnée. Les jours et les semaines,
disais-je passaient rapidement. Je faisais des
essais de cuisine avec notre cuisinier Bala, mais
sans grand enthousiasme car il fallait m'accroupir
tout le temps et faire tenir mes ustensiles en
équilibre sur trois pierres, en recevant force
fumée dans les yeux. Je préférais prendre des
leçons de langue Bambara, mossi et peulh, parlées
indifféremment dans la contrée, ou faire de la
couture. Je m'étais mise à confectionner des
vêtements de coupe indigène en beau velours de
couleur avec galon et passementerie d'argent, à
l'intention des Nabas des environs. Le premier
servi a été celui de Mané, naturellement, qui
reçut un superbe "boubou" de velours grenat
soutaché d'argent. Il en fut si satisfait qu'il
m'envoya en échange un superbe cheval et une paire
de vaches pleines. Entre temps, mon mari
s'occupait de ses achats, palabrant avec les
marchands, les bergers, les producteurs. Il
activait la construction de nos cases provisoires
où il était convenu que nous devions entrer vers
le premier Janvier. Je ne les connaissais pas
encore, ayant voulu m'en réserver la surprise
entière pour le bon moment et nous nous apprêtions
à fêter la Noël. Ce premier Noël africain, hélas,
devait se passer de toute autre façon que nous
l'avions souhaité. Le 24 Décembre au matin, mon
mari, parti à la chasse, revenait vers 10 heures
avec un petit lot de pintades tuées dans la
brousse proche. Comme il était en train de prendre
un tub rafraîchissant, sous une de nos tentes,
Petit arrive en courant et annonçant: - Masamou,
masamou; y en a ine blanc qui vini. - Quoi? que
dis-tu? - J'ti dira y en a ine blanc qui vini tout
d'souite. - Où ça? - Tiens, voulà son chival et
pouis son loui-même. En effet, en sortant de ma
case, je me trouve en présence d'un Européen que
je reconnais pour Monsieur Félhiué,
l'Administrateur du Cercle de Ouahigouya qui,
étant en tournée dans son cercle, dont la limite
est toute proche (55 klms) avait poussé jusqu'ici
pour nous faire une petite visite de voisinage.
Exclamations, salutations, échanges de nouvelles
etc.... Mon mari, prévenu, arrive, tout frais;
j'en profite pour lui confier notre hôte et me
sauve vivement faire quelque toilette. Tout en
m'habillant à la hâte, j'improvise un menu de
circonstance et, réconfortée par mon apparence
plus féminine et surtout plus européenne et la
certitude d'offrir un déjeuner convenable, je
revins auprès de ces messieurs, bavarder avec eux
avec plaisir. Déjeuner comme prévu; pour la
sieste, l'offre de nos tentes n'a pas de succès,
monsieur Rélhié ayant préféré l'ombre d'un arbre
voisin sous lequel il s'est étendu pour lire.
J'avais pour le dîner, arrêté un menu tout simple
tandis que je réservais plus d'abondance et de
recherche pour le réveillon: puisque nous avions
le plaisir inattendu de réveillonner avec un hôte
de passage, dans cette brousse, nous nous
promettions de fêter dignement ce double
événement. Mais...rien ne s'est passé suivant le
programme ainsi préétabli. Au moment de
l'apéritif; vers 17 heures 1/2, alors que tout
s'annonçait pour le mieux, les porteurs de
monsieur Réhlié arrivent avec quelques colis,
surveillés par un garde-cercle. Malheureusement,
ces colis étaient: la caisse de popote la caisse
de provisions et une de linge, alors que,
justement, ces caisses, inutiles ce jour-là,
auraient dû rester au campement précédent, suivant
les instructions pourtant précises et réitérées
données, tandis qu'il aurait fallu apporter les
deux caisses de papiers, livres, journaux. Ca,
c'était bien africain. Ne sachant plus au juste ce
qui leur avait été dit, les gens n'avaient pas
hésité à prendre les caisses de vivres, plus
utiles à leur sens, que n'importe quelles autres.
Quoiqu'il en soit, à cette vue, monsieur Rélhié
est devenu furieux et, pour punir ses gens de leur
bêtise, ordonné que tous repartiraient
immédiatement au point de départ, sans repos, sans
nourriture. Lui-même, s'excusant auprès de nous de
cet incident fâcheux et pour donner plus de poids
à son mécontentement, fit seller son cheval et à
18 heures, la petite caravane reprenait le chemin
du Nord pour ne s'arrêter qu'à 35 kilomètres plus
loin. J'avoue que j'étais toute désappointée, ne
sachant plus que faire: ou admirer la résolution
implacable de notre hôte, n'hésitant pas à
s'enfoncer dans la brousse cette nuit même, pour
une erreur en somme anodine de ses gens, ou
déplorer la perte de la petite fête que nous
avions projetée à son intention. Décontenancés
tous deux, mon mari et moi, nous n'avons fait
qu'effleurer le repas du soir et à 19 heures,
déçus, nous nous sommes couchés, laissant à
Morphée le soin de procéder, pour nous, à la
veillée de Noël. Par exemple; le lendemain, nous
comptions bien nous dédommager de notre
déconvenue, pensant que le Ciel nous devait tenir
compte, en un jour aussi important, de cette
déception imméritée. C'était encore une erreur.
Premier Noël au campement
Ce 25 Décembre, au réveil,
rien, dans la nature, ne marquait qu'un
anniversaire quelconque, important ou non, se
devait célébrer, rien n'indiquait que les hommes,
sur la terre, devaient se réjouir spécialement et
en choeur. Immuablement, le soleil, à sa brusque
apparition, balaya la nuit d'un bond, comme il
avait coutume de le faire depuis pas mal de temps,
probablement. C'était trop naturel et trop
régulier pour qu'on ait pu en déduire que, ce
jour-là, quelque chose d'extraordinaire devait se
passer ou se commémorer. En songeant à la fête de
Noël, j'ai éprouvé, à ce moment une impression
pénible: j'étais obligée de me rendre compte que
la Nature ne prenait pas le moins du monde souci
de cet anniversaire, si attendu et si fêté dans
notre Europe. Nos gens, comme à l'ordinaire, se
rendaient à leurs occupations journalières sans
préoccupation d'aucune sorte. Partout aux
alentours, autour des cases du village,
l'animation coutumière commençait sans plus de
hâte, sans plus de gestes. Aucun clocher ne
faisait retentir les joyeuses volées de ses
multiples cloches. Un jour comme les autres,
s'annonçait seulement, qui devait s'ajouter aux
autres déjà disparus et qui, comme les autres,
devait passer sans laisser de traces. Noël! Que de
souvenirs joyeux évoqués, pourtant, par ce mot que
je croyais magique. N'était-ce donc qu'illusion?
Malgré son prestigieux cortège, cette fête,
lumineuse sous d'autres cieux, des petits et des
grands, célébrée solennellement par des millions
d'êtres humains, ne serait-ce donc qu'une
convention comme... le calendrier, comme...
l'horloge, comme... beaucoup d'autres choses
encore? En tous cas, la Nature- (puis-je dire
Dieu, par équivalence?)- ne s'en préoccupait
guère, ce jour-là et j'ai eu la révélation qu'elle
ne devait pas autrement s'en occuper à n'importe
quelle époque. Je commençais à percevoir que ses
fonctions s'accomplissent imperturbablement en ses
rouages innombrables, impalpables, inconcevables,
mystérieux, dont nous ne sommes que des particules
négligeables pour Elle, pour Lui. Donc, sur notre
planète et sur notre point géographique ce matin-
là, nous deux seuls, mon mari et moi, avions un
anniversaire à célébrer,pour nous mettre à
l'unisson des Nôtres, pour nous relier à eux par
la pensée. Aussi, sans rien bouleverser dans notre
entourage, nous nous étions amusés à faire une
toilette d'apparat, moi recevant les hommages et
galanteries amusantes de mon mari qui ne pouvait
m'offrir d'autre cadeau. Pour l'apéritif de 11
heures, le phonographe nous prêtait gracieusement
le concours généreux de ses artistes
collaborateurs et le déjeuner s'absorbait ensuite
avec satisfaction. Il n'était composé, pour la
circonstance, que de produits de France en
conserve, solides et liquides. Sieste. Promenade
équestre vers le soir. Puis, nous promettant de
bien terminer ce jour de fête imaginaire, nous
rentrions au bercail avec un certain appétit. En
vue de jouir des lumières des 5 ou 6 lanternes
allumées avec intention et aussi pour avoir le
plaisir de m'en servir, j'avais sorti mon plus
beau service de table complet, qui semblait aussi
éblouissant (le croyais-je du moins ) que les
étoiles naissantes au-dessus de nous. Ne
mentionnons pas les moustiques ni les autres
insectes ailés et "zizillants" qui viennent
participer, sans aucune invitation, aux
manifestations lumineuses de ce genre. Avec une
certaine satisfaction, j'invite mon compagnon à
prendre place à table et je sonne pour le premier
service, ravie de voir apporter précieusement une
magnifique soupière argentée. Il n'a pas été long,
mon ravissement! A la première cuillerée, mon mari
s'exclame :- Pouah, qu'est-ce que cette horreur ?
Je palis, je trembles, veux me rendre compte par
moi-même et, en effet, je constate que le contenu
de ma belle soupière est une infection. Le boy,
Suleyman, interrogé, répond tranquillement: - Ca,
Madamou, y en a pintade qui commencé pourrrie, ça
pourquoi le soupe y en a pas bon. - Mais pourquoi
ne m'as-tu pas prévenue? - Ah, Madamou, moi y en a
faire boy seulement, moi y en pas faire cuisinier.
Haussant les épaules de dépit, je me précipite
vers la cuisine où, en effet, le cuisinier Bala
m'affirme, sans s'émouvoir le moins du monde, que
la pintade, tuée de la veille au matin, commençait
sérieusement à se gâter. - Et, ajoute-t-il, moi y
en a voir toi beaucoup zolie z'ord'hui, toi y en a
faire tam-tam blanc vic Moussié, moi pas vouloir
"merder" toi vic le soupe. Que dire? Evidemment;
si c'était Noël pour nous, rien ne l'indiquait aux
autres et j'aurais dû faire comme eux pour avoir
de meilleure soupe. Quoiqu'il en soit, cela a
suffi pour assombrir et même terminer brusquement
le repas si mal commencé. Sans toucher à la suite
pourtant succulente que je présentais, mon mari
s'est étendu sur sa chaise longue et j'ai dû, en
me lamentant, procéder à la desserte de tout ce
luxe qui n'avait pas servi. Mais, par exemple, la
leçon m'a bien servi et.... me sert encore à
l'occasion. Pour comble d'ironie l'ai-je pensé
alors dans mon désarroi, le muphti de la mosquée
proche se mit à clamer l'appel à la prière du
soir, comme chaque soir du reste, mais, le
croyais-je, avec un accent, une tonalité, une
conviction non encore remarqués. Allah akoubar,
Allah akoubar Allah il allah, Allah il Allah
Mohammed il rassoul Allah Allah sam, Allah salam
Allah akoubar la Illah, Il
Allah.................... ! Décidément, il me
semblait que quelques fibres de détachaient de moi
pour être remplacées diversement par d'autres.
Allah! Noël! Mohammed! Dieu?? La nuit, superbement
étoilée, m'offrant sa voûte magnifique, profonde,
insondable, m'emporta dans ses immensités, sans
rien me dévoiler d'ailleurs, mais me procurant,
ainsi qu'à mon mari, un réveil calme et souriant
le lendemain. Qu'était-ce en somme, ce matin-là,
que ce petit incident moi, qui, la veille, étais
tentée de le considérer comme une catastrophe ?
Allègrement, j'ai repris mes fonctions
quotidiennes. Il fallait recommencer l'emballage
sommaire de tout ce que j'avais sorti des colis,
en vue de leur transport à notre nouvelle
résidence. Mon mari m'annonçait que ce serait pour
bientôt et, en effet, le 30 Décembre était le jour
fixé pour le déménagement. Ce jour-là au matin,
une nuée de gens presque nus, que le "Balaoun-
Naba" nous présentait comme déménageurs,
s'abattait pacifiquement autour du campement.
Comme tout était prêt à les recevoir au nouvel
emplacement, mon mari en fit charger tout une
troupe qu'il précéda, me confiant le reste de la
besogne. Avec une pareille multitude, elle n'a pas
traîné, la besogne. En un clin d'oeil, tout ce qui
restait était attrapé par les plus zélés qui, une
fois leur chargement sur la tête, se sauvaient à
toute vitesse (dans la bonne direction) pour être
libérés plus rapidement. Mais les malins, il y en
a aussi parmi les plus primitifs des hommes,
attendaient la fin. Comme ils avaient pu se rendre
compte qu'ils étaient bien trop nombreux pour le
nombre de colis à transporter, même allégés et
dédoublés qu'ils voyaient, ils ont attendu que les
plus impatients soient partis, si bien que, quand
tout était presqu'enlevé, ils se sont précipités
sur les accessoires. C'est ainsi que deux
s'emparaient de chacun une de mes pantoufles, deux
autres de celles de mon mari, un de mon ombrelle,
d'autres d'un balai, d'une poêle à frire etc...
qu'ils portaient triomphalement sur leur tête,
comme s'il s'était agi d'un lourd colis et, les
plus fins des fins, de chacun un cheval ou un
bourricot sur lesquels ils sont montés. Au lieu de
porter un colis, ils se faisaient porter par le
colis. Trouve-t-on mieux en Europe? C'est au
milieu de l'équipage formé par ces malins,
équipage des plus pittoresques, que je me suis
mise en route, à cheval bien entendu, entourée de
mes serviteurs particuliers qui avaient fait
transporter, eux aussi, leurs bagages par la horde
précédente et escortée par les émissaires du Naba,
tenant à se rendre compte de la bonne exécution de
leur mission. La traversée de cette partie du
village n'a pas manqué d'être sensationnelle, les
gens, sur notre passage, me saluant
sympathiquement à leur manière et sans encombre,
j'arrivai au lieu de notre nouvelle résidence,
surprise d'y trouver un tel grouillement, au
milieu d'un tel petit village qui n'existait pas
quelques semaines auparavant.
Notre Résidence Numéro 1
Comme je le relatais
précédemment, je m'étais astreinte à ne pas suivre
les travaux d'aménagement de cette première et
éphémère résidence. Je voulais, depuis que je
commençais à vivre dans un monde de merveilles, me
procurer une sensation d'ensemble de plus: me
réserver la surprise complète et entière de cette
création. Je ne fus pas déçue, au contraire, quand
mon cheval trouant la brousse, m'arrêta devant le
petit village qui se trouvait devant moi, rempli
du monde des porteurs et de nos gens, pêle-mêle,
au milieu de la clairière. Mon mari m'attendait à
l'entrée de nos cases et m'en fit immédiatement
les honneurs. La demeure qui nous était destinée
était vaste et ainsi composée: Quatre cases rondes
aux quatre coins d'un carré, reliées deux à deux
par une espèce de hangar, une autre case ronde
dans le fond pour la cuisine, le tout construit en
terre "marchée" ou torchis et, bien entendu,
couvert en paille et formant une enceinte avec une
seule porte d'entrée. Voici à peu près le plan
rudimentaire de cet ensemble: Le côté gauche, en
entrant, devait être notre demeure personnelle;
sous la paillote rectangulaire, devait se trouver
notre salle à manger pouvant, suivant besoin,
servir aussi bien de salon de réception, bureau
etc... La première case ronde, à gauche, notre
chambre à coucher et la case du bout, notre
magasin à provisions. Le côté droit tout entier
était destiné à recevoir les autres colis et à
servir d'atelier à mon mari pour préparer tout ce
qu'il allait falloir pour l'édification de notre
construction définitive. Il devait; par la suite,
y déballer tous ses colis d'outils et de
différents matériaux, parmi lesquels les
principaux étaient: une scie à ruban marchant à
bras et à la pédale; tous les outils de menuiserie
et de charpente; une petite écrémeuse pour essais,
une petite presse à huile pour arachides etc....
En ce moment tout était encombré et les porteurs
n'attendaient que mon arrivée pour être libérés.
Ce fut fait séance tenante et toute cette foule se
mit à s'écouler rapidement, non sans force saluts.
Après leur départ, il ne restait plus que nos gens
qui commençaient déjà à s'installer dans les
nombreuses cases rondes toutes en paille, qui
avaient été construites aux abords et aux
alentours de notre paillote et dont quelques-unes
servaient d'écuries individuelles à nos chevaux.
Un parc pour nos bovins était également prêt et
devait leur servir le soir même, à la rentrée de
pâture. Le tout était confortable à souhait;
aussi, est-ce avec le plus grand plaisir que je
pris possession de ce campement et la direction de
mes services de ménagère. Il me fallut encore une
fois entreprendre le rangement de nos colis; mais
cette fois, ce fut bien plus facile. Mon mari
faisait mettre à droite ce qui lui revenait,
tandis que le reste entrait à gauche où j'aurais
tout le temps de m'en occuper petit à petit, au
fur et à mesure de mes besoins d'emménagement.
Dans ces conditions, le premier de l'an 1906 eut
une toute autre allure que le Noël précédent et
nous avons pu fêter l'avènement de cette nouvelle
année sans anicroche et avec la plus parfaite
joie. Ensuite, les journées furent amplement
remplies par les multiples travaux encombrant à
chacun de nous. Au bout de quelques jours, mon
"appartement" prenait tournure. De petits rideaux
égayaient les ouvertures qui servaient de
fenêtres; des tentures ornaient celles qui
servaient de portes. Nos lits "Picot" montés côte
à côte, s'abritaient sous une vaste moustiquaire
que je fabriquai, sous laquelle nous entrions
chacun de notre côté. La cuisine recevait aussi
mes soins. Les casseroles étaient pendues
régulièrement et comme, cette fois, le foyer se
trouvait à environ un mètre de terre et se
composait de trois ou quatre sillons formés de
briques séchées, je prenais plaisir à mettre,
quelquefois, la main à la pâte. Cette expression
me fait songer qu'elle n'était qu'une image car,
de la pâte, de la vraie pâte, je ne pouvais en
faire pour cause: nous n'avions pas de farine et
ne nous soucions pas de nous en procurer à
Ouagadougou, au magasin du Cercle qui, pourtant
nous en aurait cédé bien volontiers. Nous nous
passions complètement de pain, voilà tout, que
nous remplacions par du riz cuit à l'étuvée ou par
des "Ouosonofings" cuits à l'eau ou, aussi, par du
tô, pâtons à la mode indigène, faits avec de la
farine de mil ou sorghe et délicieux, ma foi. (Les
ouosonifings, dont parlé ci-dessus, sont de petits
tubercules légèrement teintés de bleu, rappelant
de très près nos pommes de terre. Leur nom, en
Bambara ou en Malinké, se décompose comme suit:
ouoso=igname; ni=petit; fing=noir, ce qui fait:
petit igname noir). J'avais aussi réouvert, mais
en beaucoup mieux, ma salle de consultation
médicale et, étant plus à l'aise pour donner les
soins et pour installer ma pharmacie, je recevais
et soignais mes patients et patientes de jour en
jour plus nombreux. Il en venait des villages
environnants, attirés par la renommée. J'étais, du
reste, très fière de ces succès et sans aucun
orgueil car, réellement, ce m'était très facile de
soigner et guérir les malades qui se présentaient.
Une pilule d'opium par-ci, quelques pastilles de
rhubarbe par-là, une dose d'huile de ricin, pas
mal de comprimés de quinine, de nombreuses lotions
pour les yeux, quelques distributions d'eau
boriquée bouillie pour les lavages à domicile,
comprimés d'eau blanche pour les foulures, lavage
des coupures et autres plaies similaires à l'eau
oxygénée, teinture d'iode sur des gorges, bref,
toute une médication facile à administrer, pour
des malaises faciles à diagnostiquer. Tous les
malades qui m'arrivaient étaient, il faut le dire
aussi, si pleins de confiance et si sûrs de ma
science que, je le crois sincèrement, cet état
était déjà presque suffisant pour les guérir
radicalement. Aussi, n'ai-je fait, dans ces
conditions, que des cures merveilleuses, ou qui
ont passé pour telles, ce qui revient au même.
Pendant que je m'occupais ainsi, mon mari, lui, ne
restait pas inactif non plus. En quelques jours,
il avait transformé la partie droite de notre
campement en un véritable atelier. Sa scie était
montée et marchait à merveille. Un établi de
menuisier était fabriqué et recevait tous les
outils nécessaires. L'écrémeuse, marchait bien
aussi, me donnait tous les jour une crème
excellente avec laquelle je faisais mon beurre et
des fromages divers. Toutes nos caisses, ou à peu
près, avaient été déclouées et leur bois
soigneusement préparé à d'autres usages. Parmi
ceux-ci, les premiers travaux qui furent entrepris
et réalisés, furent la confection de moules à
briques. Comme il entrait dans le plan de mon mari
de construire notre ferme en briques, il fallait,
nécessairement, pour avoir des briques faire des
moules. Aussi est-ce le premier travail qu'il
entreprit et en quelques jours, une quarantaine de
ces moules furent prêts, faits, comme je le
disais, avec les planches de nos caisses. Puis, il
fit une grande table fixe de salle à manger, de
petites tablettes pour la tête de nos lits, une
grande table de toilette des bancs, des tabourets,
des fauteuils et autres menus meubles utiles. Au
dehors, les gens défrichaient les broussailles et
faisaient une provision de bois de chauffage pour
la cuisine, pendant que quelques bûcherons
improvisés abattaient ou essayaient d'abattre
quelque uns des superbes "caïlcédrats" des
alentours en vue d'en faire des pièces de
charpente et des planches. Bref, nous nous
sentions déjà chez nous et avions organisé nos
journées de labeur en conséquence, labeur que nous
accomplissions tous deux avec joie, satisfaits
tous les soirs, du travail de la journée. Nos
nuits n'en étaient que meilleures. Comme nous
étions dans la période froide (relative), nous les
passions sous notre paillote-chambre à coucher,
sans le moindre souci. Quelquefois seulement,
elles étaient troublées par le ricanement sinistre
et lugubre, mais assez lointain cependant, de la
hyène venant rôder aux alentours ou par
l'intrusion d'un chacal effronté dans les
casseroles de notre cuisine. Mais ce n'étaient que
de petits incidents sans gravité, qui ne faisaient
que souligner notre sérénité. En somme, notre
petit centre était devenu une vraie ruche où
chacun avait sa tâche à remplir et que dirigeait
avec tranquillité mon mari, le premier travailleur
de tous, du matin au soir à quelque besogne
manuelle, commerciale, agricole ou intellectuelle.
C'est dans cet état qu'est venu nous trouver, un
jour, le 17 janvier pour être précise, le
capitaine Lambert, commandant le Cercle du Mossi,
arrivant de Ouagadougou en tournée d'inspection.
Il voulut bien s'arrêter chez nous et je me fis un
plaisir de le recevoir de mon mieux. Cette journée
passa très rapidement et très joyeusement pour
nous. Le capitaine, après le déjeuner et la
sieste, alla au village accompagné de toute la
suite du Naba venue le saluer et le chercher
jusque chez nous; il revint dîner le soir et se
remit en route à 23 heures par une nuit superbe,
pour aller plus loin, voulant, lui aussi, profiter
de la fraîcheur pour voyager. Cette aimable
diversion à notre solitude fut, pourtant gâtée par
un accident sérieux arrivé à un de nos gens: Bala,
le cuisinier après son service du déjeuner, voulut
aller se faire voir au village, lui aussi, et
monta justement mon cheval "Chéfou" sans aucune
autorisation. Malheureusement, en arrivant au
village, au triple galop, le cheval buta on ne
sait comment, roula à terre, entraînant son
cavalier qui fut relevé avec la jambe gauche
fracturée au-dessus de la cheville. On le
transporta sur des branchages à sa case où
j'essayai bien de réduire la fracture avec des
planchettes et d'adoucir la douleur avec des
compresses et des calmants. Mais le surlendemain,
voyant qu'un mieux ne se présentait pas et qu'au
contraire la fièvre empirait, mon mari prit le
parti d'envoyer un émissaire rapide au docteur de
Ouagadougou pour lui demander s'il voulait bien
venir ou qu'on lui envoie le blessé. Ce fut le
grand Samba Taraoré qui partit, avec la lettre
insérée dans la fente longitudinale d'une
branchette tenue à la main; vers six heures du
soir. Il nous revenait le lendemain à minuit
porteur de la réponse, après avoir fait, en 30
heures, deux fois le parcours de la distance de
Mané à Ouagadougou, soit 160 klm. environ. Quels
coureurs que ces hommes! Le docteur nous disait de
lui envoyer le blessé. Sans perdre un instant, on
décida de l'expédier sur le champ, pour qu'il
profite de la fraîcheur du reste de la nuit. On le
mit en hamac, que quatre hommes portèrent; on le
fit accompagner par notre palefrenier Tiémaran et
la petite troupe s'enfonça dans la nuit, les
quatre porteurs devant se relayer de village en
village. Cinq jours après, je sus, par Tiémaran,
de retour que tous s'était bien passé et que Bala
avait été remis entre les mains du docteur. J'en
fus soulagée. La période qui suivit fut marquée
par deux événements différents, peu importants par
eux-mêmes, mais qui ont fait époque dans mon
existence coloniale. Le premier de ces événements
fut l'ouverture de nos chantiers de briquetiers
coïncidant avec le tracé de notre future ferme.
Mon mari étant prêt et ayant pris des arrangements
avec le capitaine Lambert qui engagea les Nabas
des environs à nous fournir les travailleurs
moyennant salaire et nourriture bien entendu, les
premiers manoeuvres, presque nus, nous arrivèrent
un beau jour à une cinquantaine et, immédiatement,
des équipes furent formées sous la conduite de nos
gens. Une de ces équipes extrayait la terre
argileuse propre à faire les briques; une autre
était chargée de la corvée d'eau; une troisième,
d'aller dans la brousse couper de la paille et la
hacher assez menue pour la mélanger, comme liant,
à la terre; une quatrième, de faire la pâte de ces
briques en"marchant" ou piétinant, à la façon des
potiers, la terre arrosée d'eau et mélangée à la
menue paille. Enfin, les plus adroits de la bande
étaient préposés à la fabrication proprement dite
des briques, après avoir reçu, tour à tour, les
leçons de mon mari, leçons qu'ils comprirent assez
vite. Il est vrai que, pour ces remueurs de terre,
ce n'était pas difficile. Des manoeuvres
apportaient la pâte et le briquetier, ayant posé
son moule à terre, prenait de cette pâte ce qu'il
en fallait pour emplir le dit moule. Quelques
coups de presse ou "tapette" pour aplatir et
répartir également cette pâte dans le moule, un
coup de lissoir pour l'égaliser sur le dessus et,
le moule enlevé, le petit cube restait sur place
pendant que le briquetier recommençait l'opération
à dix centimètres plus loin. Ce chantier était
organisé au bord même de la Volta sur un grand
terrain bien lisse qu'on avait débarrassé, à cet
effet, de toute végétation et les briquetiers
travaillaient les uns à côté des autres en
suivant, chacun, la ligne tracée par les briques
qu'ils laissaient devant eux. Bien sûr, le premier
jour, ça n'allait pas tout seul; mais le second et
le troisième, les équipes commençaient à bien
saisir l'ensemble du mouvement et les travailleurs
à prendre goût à leur nouvelle besogne qu'ils
comprenaient mieux. Aussi, au bout d'une semaine,
ce n'était plus, pour mon mari, qu'un travail de
surveillance générale avec, en plus, le soin de
faire relever sur un des petits bouts, les briques
déjà faites et séchées d'un côté, pour les faire
sécher complètement, travail qui devait se faire
automatiquement tous les jours. Ces briques, une
fois bien sèches, étaient presque aussi dures que
celles que nous avons en Europe et, en tous cas,
parfaitement aptes à remplir le rôle auquel elles
étaient destinées, se maniant et se taillant
parfaitement. Il fallait, pour ce genre de
travail, une grande superficie de terrain libre,
mais Dieu merci, nous n'on marquions pas et, du
reste, l'emplacement des premières briques
devenant libre après leur transport en tas à
l'endroit où devait s'élever notre maison,
permettait d'autres opérations semblables. En même
temps, avec l'aide de Petit, mon mari avait
déterminé, mesuré et piqueté l'emplacement de
notre ferme. Elle devait être orientée: façade
principale au Nord, parallèle, presque, à la
Volta, à environ 300 mètres de la limite des
inondations; le grand axe de l'habitation
Est-Ouest, le pignon Est abrité par le groupe des
baobabs géants dont j'ai parlé précédemment, en
prévision des tornades qui ne manqueraient pas de
projeter avec violence, de ce côté, la pluie des
tropiques. Cet emplacement une fois piqueté, de
légères fondations avaient été creusées pour
supporter les murs, à environ 25 centimètres de
profondeur, ce qui était suffisant, puis, au fur
et à mesure que les briques étaient sèches, elles
étaient apportées et déposées en tas, le long des
futurs murs pour en faciliter la construction. Ces
premiers préparatifs faits, mon mari m'initia à
tous ces travaux, afin que je puisse le remplacer
pendant un déplacement de quelques jours qu'il
devait faire, pour aller régler quelques affaires
à Ouahigouya. Ce fut là le deuxième événement
prévu plus haut et non le moindre pour moi. J'en
étais anxieuse à l'avance et la pensée de me
trouver absolument seule au milieu de tous ces
gens et de tous ces travaux me serrait le coeur.
Certes, ces absences avaient été envisagées entre
nous, mais tant qu'elles n'avaient été que de la
perspective, je ne m'en formalisais pas beaucoup.
Cette fois, la première allait devenir effective
et je me demandais comment j'allais me comporter.
Je pris toutefois mon courage à deux mains, reçus
et retins le mieux possible les explications au
sujet des travaux et, le 1er Février, à 6 heures
du matin, je mettais mon compagnon à cheval pour
le départ. La veille au soir, nous avions préparé
ensemble ses petites affaires de route. Oh, pas
grand'chose car, pour une absence de si courte
durée et un voyage si peu long: 164 klms à l'aller
et autant au retour, un "Soudanais" de sa trempe
n'avait pas à s'embarrasser de grand bagage. Sur
sa selle, un hamac et un petit oreiller roulés par
devant; une grande couverture de laine roulée par
derrière; dans une des fontes, une demi- bouteille
de "Pernod"; dans l'autre, une demi-bouteille de
champagne; dans ses sacoches, cuiller, fourchette,
couteau, quelques petites boîtes de conserves, des
mouchoirs, une serviette, une éponge, de la
quinine et... c'est tout. Aucune autre provision,
mon voyageur devant, suivant sa coutume ancienne,
manger chez les indigènes la cuisine qu'il y
trouverait. C'est du reste la seule façon
pratique, au Soudan, de voyager vite, bien et
longtemps, n'étant embarrassé par aucun porteur et
étant certain de trouver sa nourriture sur la
route. A la seule condition, cependant, qu'on soit
très aguerri qu'on connaisse son Soudan à la
perfection, qu'on soit sobre, résistant et qu'on
accepte, sans répugnance, les plats les plus
divers et plus bizarres que peuvent fournir les
indigènes. Quoiqu'il en soit, mon mari, ainsi
paré, partit à cheval avec un seul palefrenier, à
cheval également bien entendu, nommé Cussmann,
mossi de naissance, très fidèle et débrouillard,
tout le reste de notre personnel restant à ma
disposition et... à ma charge. Les adieux ne
furent pas longs, extérieurement; mais si mon
compagnon s'en allait sans appréhensions, il n'en
était pas de même pour moi. Enfin, puisqu'il le
fallait, je pris le dessus, revins à la case pour
reprendre mon costume mi-masculin et pas ai toute
la journée dehors, à cheval moi aussi à aller d'un
chantier à l'autre, surveillant par-ci, redressant
par-là, bref, faisant de mon mieux pour que le
travail continu comme auparavant et, le soir, je
fus toute étonnée et tout heureuse d'avoir pris
tant de goût à l'action: je ne m'étais pour ainsi
dire par aperçue que j'étais seule. Ce ne fut que
pour le repas du soir et le commencement de la
nuit que la solitude commença à se faire sentir,
mais pour faire diversion, je me suis mise à
écrire, à lire, puis m'endormis paisiblement sans
le moindre cauchemar. Le lendemain et les jours
suivants, je repris mes fonctions de "maître", me
levant un peu avant 6 heures pour, à cette heure
exacte, faire retentir la brousse du sifflet de
commandement que m'avait laissé mon mari à cet
effet. A cet appel connu, les gens sans se
prévaloir aucunement de l'absence du "Blanc" ni de
son remplacement par une ‘ Blanche" reprenaient
leurs occupations de la veille et, peu après,
j'étais , moi aussi, au milieu d'eux. Tout mon
monde travaillait comme de coutume: les
briquetiers, qui faisaient une moyenne journalière
de 2000 pièces, en ont fait, sous ma direction,
2100 et même 2120 une fois. J'en étais contente et
le leur faisais dire, ce qui avait l'air de leur
plaire. J'allais aussi à la chasse aux environs,
espérant tirer une antilope, mais je n'ai pu
abattre que deux ou trois pintades et un lapin.
Enfin le 5 Février, vers 16 heures, j'aperçus, de
l'autre côté de la Volta, un cavalier blanc suivi
d'un noir, arrivant au galop, et à 16 heures 1/2,
mon mari s'arrêtait au seuil de la clairière, où
j'étais accourue au-devant de lui, avec une joie
sur laquelle il est superflu que je m'étende.
Comme il n'était pas encore tard, après quelques
minutes de repos et un rafraîchissement
nécessaires, il tint à venir avec moi faire un
tour sur les chantiers où je lui montrai avec
fierté que son absence n'avait nui en rien à leur
marche, ce qu'il constata avec une véritable joie,
non pas tant pour le travail fourni, mais pour la
façon magistrale-m'a-t-il dit- de l'avoir conduit
et fait exécuter. Si j'étais fière et heureuse de
ce compliment? Je le laisse à penser. Quant à lui,
mon voyageur, il ne paraissait pas plus fatigué
que s'il revenait d'une promenade. Et pourtant, il
venait d'abattre ses 328 kilomètres en cinq jours
d'absence, dont un de séjour à Ouahigouya et sur
des chevaux différents ce qui, paraît-il, est
encore plus rude, puisqu'on doit passer, sans
transition, de l'allure d'une bête à l'allure
inconnue et différente de la suivante. En effet,
pour aller aussi vite et aussi loin, ses propres
chevaux n'auraient pu résister. Aussi, s'était-il
arrangé sur sa route, pour changer de monture tous
les 30 ou 40 klms, à la manière de nos anciennes
postes et les ramenant, au retour, à tour de rôle
à leurs propriétaires respectifs. De cette façon,
on peut abattre du chemin; mais, comme je répète,
à condition d'être rudement aguerri, d'autant plus
qu'à cette allure, il n'est pas prudent de voyager
de nuit. Tout cela aidant, nous étions heureux
tous deux de notre revoir et je ne sais plus trop
lequel était le plus fier de l'autre. En tous cas,
cela me permit de bien augurer de la suite de
notre vie coloniale. Je venais de subir
gaillardement une autre épreuve et me sentais
beaucoup plus confiante en moi-même. Entre temps,
j'avais reçu différentes visites de gens des
villages voisins, en dehors de mes malades
habituels, notamment du Mané-Naba, venu avec sa
suite inévitable, voir comment je supportais mon
veuvage momentané et me saluer en partant à
Ouagadougou, où il se rendait auprès du capitaine.
Une lettre du docteur, également m'avisait qu'il
avait dû couper la jambe de Bama, juste au-dessous
du genou, des plaies anciennes ayant envenimé la
fracture et nécessité cette opération qui avait
parfaitement réussi. Le surlendemain de ce retour,
une autre caravane nous arrivait par la route de
Ouagadougou. C'étaient d'autres gens engagés par
mon mari, venant directement de Bobo-Dioulasso,
chef-lieu du pays bobo, à environ 25 étapes dans
le Sud- Ouest. Cette caravane, pleine de
pittoresque, était ainsi composée: Mamadou Ouélé,
un tout petit bonhomme, de mère Ouoloff, de père
Toucouleur, au teint du plus beau noir, aux traits
fins et sympathiques, ouvrait la marche à cheval.
Il était comiquement vêtu d'une ample redingote
noire, d'une culotte blanche, botté de jaune et
coiffé d'une magnifique chéchia rouge. Son fils
aîné, Tiémoro, était à califourchon sur le devant
de la selle. C'était le menuisier, accompagné de
sa femme, Fatimata, une Ouoloff, à cheval sur un
bourricot, portant son second fils, Yousouffou,
sur son dos, à la mode indigène. Moussa Cissé,
l'aide-menuisier, vêtu, lui d'une vieille tunique
de fantassin français, dénichée Dieu sait où,
d'une culotte jaune et coiffé d'un fez noir. Il
allait à pied, suivi de sa femme, juchée sur un
bourricot elle aussi. Puis trois autres Ouoloffs,
non encore connus de mon mari engagés par Mamadou
Ouélé comme maçons et enfin les porteurs de
bagages de cette petite troupe, porteurs venus
directement du pays bobo et en ayant parfaitement
les signes distinctifs dont le plus marquant est
le costume, composé simplement d'une ficelle
autour des reins, soutenant une bandelette
d'étoffe sale, de dix centimètres au plus de
largeur, leur passant entre les jambes juste pour
cacher, ou si l'on veut, pour souligner le sexe.
L'arrivée de la caravane fut une fête pour tous le
monde car les deux premiers, qui avaient été au
service de mon mari pendant cinq ans auparavant,
tant à Bamako qu'à Koulikoro qu'à Bobo-Dioulasso,
connaissaient presque tous nos gens déjà arrivés
avec nous à Mané, eux aussi au même service depuis
le même temps. Aussi furent-ils accueillis avec
les transports enfantins manifestés par les nègres
dans la jubilation et furent-ils installés,
questionnés, fêtés et rassasiés par tous avec
ampleur. Dès leur arrivée, on commença les
constructions. Mamadou Ouélé, prenant son service
le lendemain, fut chargé de tout le travail du
bois et, comme il connaissait son affaire, mon
mari n'eut qu'à lui donner quelques directives
générales. Puis il emmena avec lui les maçons et,
ce fut le cas de le dire, les mit au pied des murs
à monter: sur les trois, un seul savait a peu près
ce que pouvait être une truelle, un cordeau, un
niveau, une règle, un fil à plomb; quant aux deux
autres, c'étaient simplement des manoeuvres.
Néanmoins, les plans étaient tracés, les murs
piquetés et les fondations creusées, le travail
commença de suite sous la surveillance directe de
mon mari qui, lui aussi, se mit à la besogne en se
chargeant surtout de la rectitude des angles. Ce
fut alors une période de pleine activité où tous
les corps de métier étaient représentés, ou à peu
près, et où toute une foule s'agitait pour
confectionner une demeure digne d'une Blanche,
ainsi que le voulait mon seigneur et maître. Les
semaines qui suivirent furent ainsi pleinement
employées et, en dehors du travail qui avançait
normalement, des achats de bétail et autres mille
occupations diverses, rien de saillant ne se
présentait, sauf la capture et la fin d'un petit
caïman qui essayait de s'emparer d'un jeune veau
et que les bergers furent assez heureux de
capturer et de faire tuer par mon mari d'un coup
de fusil. La température devenait différente. Un
vent sec venant de l'Est, desséchait tout, gerçait
les joues, les lèvres et la peau des nègres qui
étaient obligés de se la frotter avec un corps
gras quelconque. Quelques gouttes d'eau tombaient
de temps en temps à de rares intervalles. On
sentait que le renouveau s'approchait, renouveau
qui s'appelle, dans cette contrée, la saison des
pluies. Il était vraiment temps, car l'herbe de la
brousse devenait rare et sèche et la Volta elle
même ne laissait plus couler qu'un mince ruisseau
d'eau au milieu de son large lit desséché. Pendant
cette période de travail intensif, les journées
passaient avec rapidité et rien de sensationnel ne
venait troubler le tran-tran établi. Nos ouvriers
divers étaient à leurs chantiers et les murs de
notre ferme montaient à vue d'oeil. Cela n'allait
pas toujours tout droit, cependant; mais avec de
la bonne volonté, de la patience, de la
persuasion, on y arrivait sans trop de tracas. Je
n'avais pas grand'chose à faire personnellement,
en dehors des occupations générales que j'ai
indiquées et, entre temps, je m'amusais à dresser
un jeune chien du pays, baptisé "Damou" par nos
gens parce qu'il m'appartenait (Damou, diminutif
de Madamou, Madame). J'avais aussi une gazelle
toute jeune, qui m'avait été apportée un jour par
un de nos bergers qui l'avait capturée dans la
brousse. Cette jolie bête fut bien vite
apprivoisée et, quoiqu'en liberté, elle se
trouvait toujours là à mon appel et faisait très
bon ménage avec le chien Damou et tout notre
entourage. Parmi mes malades, un jour on m'apporta
un grand diable de Mossi, la tête pleine de sang.
Quelques explications demandées me permirent de
savoir que le dit mossi, ayant bu passablement de
"dolo" (bière indigène), s'était pris de querelle
avec quelques autres buveurs et que ceux-ci lui
avaient octroyé des coups de couteau. En effet,
après avoir copieusement lavé la tête de mon
patient, je lui découvris cinq belles estafilades
sur le cuir chevelu et une entaille beaucoup plus
sérieuse au cou, sans gravité apparente cependant,
mais laissant voir, entre les lèvres béantes de la
plaie, les chairs et tendons de l'intérieur. Sans
trop m'émouvoir de tout ce sang qui coulait en
abondance et régulièrement, j'ai entrepris le
pansement de ces plaies (de belles plaies ma foi
et bien saines) en y introduisant de l'eau
oxygénée et de la teinture d'iode ensuite, sans
parvenir à faire seulement tressaillir le blessé
qui se laissait faire avec une docilité de statue.
Cependant, comme il avait perdu beaucoup de sang,
je le fis transporter, par ses camarades, sur un
brancard de fortune jusqu'à sa case, à quelques
kilomètres de là et, quelques jours après, je sus
que tout allait pour le mieux quand il revint pour
se faire panser et arranger de nouveau. Je ne l'ai
plus revu ensuite; cette deuxième séance,
probablement, l'avait guéri tout à fait. Je
m'amusais aussi avec les enfants de nos gens,
augmentés des deux petits de Madamou Ouélé,
charmants bambins très familiers et, malgré tout,
très réservés. Je leur confectionnais de petits
vêtements mi-européens mi- indigènes, qu'ils
portaient avec désinvolture, au grand plaisir des
parents. Entre temps, je surveillais plus
particulièrement l'aménagement de notre futur
jardin potager. Son emplacement avait été choisi
sur la rive gauche du marigot. Le terrain, en
pente douce, était un ancien champ de coton qui,
défriché, devait se prêter parfaitement au but
proposé, car le sol était composé de bonne terre
arable, profonde, et, tous les jours, on y
apportait le fumier de nos bêtes. Une clôture
était faite. On traçait les carrés et les allées
et sentiers correspondants et nous attendions les
premières pluies pour retourner la terre et
commencer nos semis, soit de pleine terre, soit de
replant. Quelques petites ondées nous arrivaient
bien de temps en temps, mais elles étaient si
courtes et si timides qu'elle laissaient plutôt
haletants les gens qui aspiraient à la grande
tombée. Je prenais plaisir, aussi, à suivre les
indigènes dans leurs travaux de récolte des
poissons dans le lit desséché de la Volta.
J'emploie le mot "récolte" car je n'en vois pas
d'autre plus exact pour dénommer l'opération à
laquelle se livraient les riverains. Comme je l'ai
déjà mentionné, à cette époque, la Volta ne
consistait plus qu'en un mince ruisseau au milieu
de son large lit. A cet endroit, ce lit pouvait
avoir, aux hautes eaux, 1500 à 1600 mètres de
largeur; conséquemment, cette largeur, presqu'en
totalité, ne formait plus alors, qu'une cuvette de
limon desséché et craquelé par le soleil. Mais,
avant de devenir sec, ce limon, au fur et à mesure
du retrait des eaux, se trouvait à l'état de boue
liquide et c'est dans cette boue qu'une espèce de
poissons se réfugiait tous les ans, à la même
époque, pour y passer le temps de l'hivernage à
eux assigné par la Nature. Ces poissons, de la
forme de nos têtards, mais d'une longueur de 10 à
15 centimètres et d'une grosseur en rapport, de
couleur foncée, portant deux barbillons ou barbue
molles de chaque côté de la gueule, s'enfoncent
donc dans la vase molle et y creusent un trou pour
y attendre la saison des pluies suivantes, époque
de leur résurrection aquatique. C'est donc un peu
avant cette saison humide que les indigènes font
leur récolte. Ils arrivent en bandes et, armés
d'un long et mince bâton, pointu d'un bout,
fichent ce bout par-ci par-là, en tous sens, à la
recherche des trous. Dès que le bâton s'enfonce
sans effort, ils reconnaissent à cet endroit, un
trou de poisson et, avec une petite pioche,
découvrent l'animal endormi qui, prestement passe
de son lieu de repos dans le sac du pêcheur
nouveau genre. Ces gens arrivent à en récolter
ainsi de grandes quantités dans une journée. La
récolte une fois faite, les poissons, sans autre
apprêt, sont installés sur des claies légères,
boucanes et enfilés en chapelets pour être ensuite
exposés au soleil qui achève de les sécher et de
les rendre parfaitement comestibles et marchands.
Il s'en fait, du reste, un grand commerce et une
grande consommation le long des rives de la Volta
et, pour ma part, j'en faisais entrer souvent dans
notre menu. Ils étaient savoureux, surtout
préparés à la mode indigène, avec l'arachide
pilée, des goumbos, du soumbara et autres
ingrédients aromatiques et pimentés. Quelquefois,
il se trouvait bien que certains sujets, pas très
bien fumés, contenaient de gros vers blancs que le
soleil avait fini par sécher dans le corps du
poisson; mais le tout étant bien pilé ensemble, on
ne s'apercevait que si on le voulait bien de ce
supplément. Je n'ai jamais voulu y faire
attention: ils n'en étaient pas plus mauvais.
J'assistais aussi, de temps à autre, à des scènes
de ménage. Aminata, la femme de notre palefrenier
Tiémaran, jolie fille n'était pas, paraît-il,
d'une fidélité à toute épreuve et il arrivait que,
après quelqu'incartade par trop criarde, son
seigneur et maître pourtant assez débonnaire, se
fâchait et lui administrait une magistrale volée,
ameutant ainsi le quartier des gens qui
augmentaient le tintamarre par leurs cris
d'encouragements et de protestations. Mais cela ne
durait jamais bien longtemps. Le lendemain,
généralement, tout était redevenu calme et
Aminata, plus souriante que jamais, reparaissait
au milieu de tout le monde comme si rien ne
s'était passé. Il n'en était pas de même avec la
femme de Moussa Gissé notre aide- menuisier.
Celui-ci, long et mince comme un bambou, avait une
femme, Aoua, (Eve) petite et boulotte qu'il
adorait aveuglément. Mais notre Aoua (Eve,
n'est-il pas aussi bien?) aimait assez faire
goûter la pomme à d'autres qu'à son Moussa et
alors, là aussi des scènes fréquentes
surgissaient. Moussa ne la frappait jamais.
Conscient de sa force prodigieuse, il ne pouvait
se résoudre à s'en servir contre son gracieux
petit bout de femme; mais, par exemple, il se
répandait en reproches amers et, souvent, la
chassait impitoyablement de sa case... jusqu'au
lendemain. Un jour, pourtant, poussé à bout, il
vint me demander une avance de 20 francs sur sa
paie pour payer à sa femme, qu'il répudiait
définitivement, le voyage jusqu'à Ouagadougou où,
pour lui, elle devait trouver tout ce qu'il lui
fallait pour commencer et continuer une nouvelle
existence. Les 20 francs donnés, il recruta un
Mossi des environs le chargea du bagage d'Aoua et
de la femme et, pour être plus sûr que tout était
rompu entre eux, se maria le même jour avec une
fille du petit village voisin, moyennant le
paiement aux parents d'un mouton et d'une chèvre.
Le nouveau ménage alla bien ainsi pendant quelques
jours; mais Aoua, en fille d'Eve qu'elle était,
n'avait pas dit son dernier mot. Au lieu de s'en
aller à Ouagadougou comme il était convenu, elle
s'était arrêtée au village proche et, perfide ou
maligne, avait demandé l'hospitalité justement aux
parents de la jeune épousée sa remplaçante,
attendant des jours meilleurs. Ceux-ci ne se
firent pas désirer longtemps. A son tour Moussa
apprenant que sa petite boulotte était si proche,
ne put résister au désir de la revoir et, un
soir,; laissant sa nouvelle compagne dans sa case,
il s'en fut retrouver l'autre qu'il ramena le
lendemain triomphalement. A partir de ce jour, il
fut bien heureux car, ayant deux femmes, il
entretenait entre elles un certain état de
jalousie qui assagit Aoua et le rendit beaucoup
plus tranquille. Les autres gens, eux, étaient
plus calmes et ne manifestaient guère que par
leurs danses et palabres des soirs de clair de
lune aux sons d'instruments variés et bizarres,
faits soit d'un roseau troué soit d'une calebasse
renversée, supportant un petit chevalet à une
corde, soit d'une plus grosse à trois cordes, soit
de tambourins de diverses sonorités. J'apprenais
tous les jours quelques mots nouveaux de bambara,
de mossi, de peulh et je parvenais à converser
tant bien que mal avec toutes ces femmes rieuses
et insouciantes. C'est ainsi que nous sommes
arrivés, au beau jour, exactement le 15 mai, au
moment de la prise de possession de notre vraie
demeure. Celle-ci était enfin terminée dans sa
partie principale tout au moins, c'est-à-dire
qu'il ne restait plus guère que quelques petites
dépendances à terminer, ce qui ne devait pas
demander plus d'une huitaine de jours encore. Tout
le reste était fini et habitable. Je ne veux pas
m'étendre sur tous les travaux divers que cette
construction avait nécessités, dont ceux de
maçonnerie avaient été faits presqu'en entier par
mon mari qui avait dû congédier, au bout de peu de
jours, ses maçons ouoloffs (ou soit-disant tels)
et se mettre lui-même à l'oeuvre en dressant
quelques indigènes de bonne volonté. Aussi, ce fut
avec un vrai bonheur que je secondai mon mari dans
le nouveau et dernier déménagement et refis un
autre emménagement. Mais, cette fois, c'était
beaucoup plus facile, car j'avais à ma disposition
de véritables pièces d'appartement et même des
meubles véritables que Mamadou Ouélé avait
fabriqués, en vrai menuisier qu'il était. D'abord,
un immense lit, dont le fond était constitué par
une grande et unique paillasse, très épaisse,
remplie de feuilles de maïs séchées, sur le dessus
de la quelle se côtoyaient deux beaux matelas en
kapok, ou soie végétale donnée par le fruit de
l'arbre connu sous le nom de fromager, que les
indigènes avaient été chargés de recueillir dans
la brousse à cette intention. Draps, couvertures
de laine, oreillers de kapok également bref,
j'avais là, en un seul groupe, deux beaux lits
véritables sous une moustiquaire plus vaste encore
que la précédente. Nous avions nos tables de nuit,
des tapis de rotin partout, une armoire à linge,
des pendoirs etc.. La salle de bains, attenante
d'un côté, permettait de se livrer à toutes les
ablutions désirables et, de l'autre côté, le
bureau invitait au travail. J'y avais aussi
installé ma machine à coudre. La salle à manger,
au milieu, presque complète, fut étrennée comme on
le pense, dès le premier soir, qui fut terminé par
une audition de tous nos disques de gramophone,
donnée du haut de la terrasse à tous ceux qui
purent ou voulurent l'entendre. Nous étions enfin
chez nous et, comme la brousse environnante était
composée en grande partie de mimosées, nous avons
baptisé notre domaine:La Ferme des Mimosas. Cette
date de prise de possession a été, pour ainsi
dire, providentielle car, le lendemain même,
éclatait la première tornade de l'année et, comme
de coutume, cette tornade a été formidable. Depuis
le matin, ce jour-là, il faisait une chaleur de
plus en plus lourde, suffocante; puis, peu à peu,
le ciel devenait livide, couleur de plomb et le
soleil ne laissait plus filtrer que des rayons
estompés et trop chauds. Aucun souffle d'air ne
refraîchissait l'atmosphère et un silence profond
régnait sur toute la nature environnante: on
sentait que quelque chose d'insolite se préparait;
les bêtes elles-mêmes étaient inquiètes. Tout à
coup, vers 15 heures, un énorme point noir se
dessine à l'horizon, dans l'Est, grossit, grossit
à vue d'oeil et, en un instant, le temps devient
sombre, couvert par de monstrueux nuages noirs
accourant très vite et très bas, se dirigeant vers
l'Ouest, pressés d'accomplir on ne sait quelle
tâche lugubre. Au même instant, un terrible vent
se met à souffler, soulevant une poussière
aveuglante, faisant claquer furieusement tout ce
qui n'est pas bien attaché, courbant tous les
arbres, même la cime des ventrus baobabs nos
voisins, avec un bruit apeurant de tempête. Puis,
presque sans transition, un formidable coup de
tonnerre éclate à la suite même d'un éclair
déchirant et voilà l'orage déchaîné. Dieu, quel
orage! Ceux que j'avais subis l'année précédente
n'étaient en rien comparables à celui-ci. D'abord,
je ne les avais subis qu'en pleine saison des
pluies, alors qu'ils n'avaient déjà plus leur
violence du début et puis leur souvenir était déjà
lointain. Tandis qu'après cette longue période de
saison sèche, de temps calme, brûlant, pur et
toujours ensoleillé, cette première manifestation,
toujours plus accentuée que les suivantes, me
parut réellement fantastique. En un rien de temps,
ce fut un chaos indescriptible des éléments
furieux, semant l'éprouvante partout. Les éclairs
fulgurants, les coups de tonnerre impressionnants,
le souffle puissant du vent, avec des reprises
angoissantes, accompagnaient dignement une pluie
vraiment diluvienne. Ce n'étaient pas des gouttes
d'eau qui tombaient, c'étaient les nuages mêmes
qui se déversaient sur nous en raies épaisses et
pressées, les reliant à la terre qui, en quelques
moments, fut inondée de partout. Ce déchaînement
tropical dura plus d'une heure, après quoi, les
nuages noirs étant allés se déverser ailleurs,
dans l'ouest, et le vent s'apaisant comme par
enchantement, le ciel redevint pur et le soleil
radieux, comme ravi de nous saluer de nouveau,
redonna aux alentours leur splendeur habituelle.
Impatiente de me rendre compte des effets de cette
tornade, j'entraînai mon mari à ma suite pour
explorer les environs et ce ne fut pas ans
surprise que, partout, je découvris des quantités
de branches cassées tapissant le sol. Descendant
d'abord jusqu'à l'emplacement de notre précédent
campement, quitté de la veille, je ne découvris,
là, qu'un amas de toitures et un enchevêtrement de
cases écrabouillées, plongées par leur base dans
l'eau bourbeuse et rugissante du marigot voisin,
enflé jusqu'au débordement et se hâtant de
déverser son trop plein dans le grand lit de la
Volta. Il était donc grand temps, pour nous,
d'être installés sur le haut du plateau, dans une
véritable maison car, où nous étions la veille, il
n'y avait plus que de l'eau, de la boue et des
ruines. N'ayant pu traverser ce marigot
tumultueux, nous sommes allés sur le bord de la
Volta et là, je constatai avec ébahissement que
toute la largeur de son lit était couverte de la
même eau bourbeuse et descendant avec rapidité.
Ainsi, il avait fallu à peine une heure pour
remplir le fond de cette immense cuvette. Ce
n'était certes encore qu'une couche d'eau
relativement mince, mais je me rendais ainsi
compte de la relation étroite entre l'importance
des pluies dans ce pays et la puissance des moyens
de leur écoulement, en songeant que, dans quelques
mois, le fleuve aurait trois ou quatre mètres
d'eau au moins sur toute sa largeur et sur tout
son parcours supérieur. La saison des pluies étant
commencée, le jardin potager fut entrepris en même
temps que le jardin d'agrément. La terre était
très douce à travailler; aussi, en quelques jours,
les premiers travaux étaient-ils accomplis. Dans
la campagne, tous les Mossis agriculteurs étaient
également au travail de la terre. Les terrains à
ensemencer cette année-là ayant été déterminés par
le conseil des anciens dans chaque village, on les
avait débarrassés de la végétation spontanée que
les quelques années de jachères précédentes y
avaient fait pousser. Puis, aussitôt cette
première tornade qui avait amolli le sol, les
premiers semis de maïs se faisaient avec ardeur et
les moyens primitifs habituels. Ces moyens ne sont
pas compliqués. Le cultivateur ne se donne pas la
peine de retourner son champ à la charrue ni
autrement et ce n'est certes pas là que le
fabuliste aurait pu inviter les enfants de son
laboureur à y venir découvrir le trésor dont il
parlait car, si, réellement le trésor de la
production s'y trouve également en principe, les
moyens pour l'obtenir sont bien légers. Il est
vrai que, pour des noirs, aux besoins limités, ils
sont bien suffisants. Donc, lorsqu'il s'agit de
semer une céréale, maïs, sorgho ou mil ou millet,
le cultivateur s'arme de la main droite d'un hoyau
à manche très court, au large fer et, de la main
droite d'une petite calebasse retenue au poignet
par une ficelle et remplie des semences voulues.
Puis il gratte un peu la terre avec son hoyau
(Daba, en langue Bambara), laisse tomber dans le
petit poquet ainsi obtenu quelques graines prises
dans la calebasse avec deux doigts et lancées
adroitement, repousse la terre sur les graines
avec un pied et continue ainsi jusqu'à ce qu'il se
décréte fatigué. Ce degré de fatigue est,
apparemment, ce qui limite la superficie du
terrain à ensemencer. En réalité, je suppose que
cette superficie est déterminée par des causes
plus sérieuses; mais, en apparence, à défaut de
bornes aux champs qui pourraient couvrir tout
l'espace libre jusqu'à l'horizon, on est tenté de
croire que la fantaisie seule détermine les
emblavements. Cependant, en dépit de l'apparence
rudimentaire et négligente de ces travaux
d'ensemencements, cela a suffi réellement pour
procurer jusqu'ici l'essentiel aux habitants qui,
n'ayant pas pour leurs récoltes, d'autres
débouchés que leur propre consommation, n'ont nul
besoin d'en augmenter l'importance. C'est donc par
le maïs que les indigènes ont commencé comme de
coutume, leurs travaux de culture. Puis, les
pluies, toujours sous forme de tornades au bruit
effarant se succédant, la mise au sol du sorgho,
du millet, du mil, des haricots, du coton et des
diverses autres plantes comestibles ou
industrielles, se poursuivit sans interruption.
Nous-mêmes, avions complété nos semis dans nos
potagers et, par la germination avancée des
premiers, étions presque certains d'obtenir
d'excellents résultats. Durant cette période de
semailles, nous avons reçu, un beau jour, un
émissaire du capitaine Lambert, nous remerciant de
l'invitation que nous lui avions faite de présider
à l'inauguration de notre ferme et nous avisant,
qu'acceptant avec enthousiasme, il se ferait un
plaisir de venir nous demander l'hospitalité très
prochainement. Par conséquent, j'avais donc en
perspective une mission de maîtresse de maison à
remplir. C'était peu de chose, en considérant
l'aisance avec laquelle on peut recevoir, même
dans le dénuement le plus complet, un ou plusieurs
"Broussards" de l'Afrique, surtout s'il s'agissait
de recevoir le capitaine, si simple et si
colonial. Néanmoins, comme il s'agissait de
"pendre la crémaillère à la Ferme des Mimosas, que
cette ferme était la première du genre depuis la
création de la terre dans ce pays Mossi; qu'elle
abritait sous son toit la première femme blanche
arrivée dans ce même pays depuis cette même
époque, probablement,; que la cérémonie devait
être présidée par le Commandant du Cercle,
c'est-à- dire par le représentant officiel de
notre France lointaine, la "folle du logis" (comme
a dit quelqu'un qui doit en être mort) s'agitait
et je ne savais quelles dispositions prendre pour
célébrer un tel événement. Heureusement comme
toujours, les conditions habituelles de la vie en
brousse ont tout arrangé à la perfection: je n'ai
eu qu'à m'en rendre compte après, à ma
satisfaction. Le 15 Juin au soir, un indigène
m'apporte un mot annonçant la visite attendue pour
le lendemain, le capitaine devant être accompagné
par son secrétaire, l'adjudant Christiani. - Oh
chic, dit mon mari à cette nouvelle. Je suis
heureux que le capitaine ait eu la bonne idée
d'amener avec lui ce vieux Christiani. Nous allons
évoquer bien des souvenirs communs. (Je rappelle
que ce monsieur avait été, vers 1898- 1900, un
compagnon de mon mari au Tonkin et en Chine.)
Moi... de me mettre à préparer le menu tant prévu
et déjà tant bouleversé. J'avais tout un magasin
de conserves à ma disposition, plus un canard
énorme justement tué du matin, plus un mouton
qu'on égorgea séance tenante, plus des volailles,
des oeufs etc... C'était vraiment trop: je ne
savais plus. Quoiqu'il en soit, le lendemain,
c'était un samedi mon mari partit à cheval avec la
suite assez imposante, ma foi, de tous ses gens à
cheval aussi, sur la route par laquelle devaient
venir nos hôtes et, vers 9 heures 1/2, toute la
troupe s'annonçait par les youyou des femmes et
leur agitation. Je m'apprêtai à être tant soit peu
protocolaire pour recevoir ces messieurs mais....
mes frais de mise en scène m'ont été laissés pour
compte. En effet, j'aperçus deux Blancs seulement,
mon mari et un autre, causant et riant, faisant,
bras dessus bras dessous, le tour de la ferme sans
s'occuper de mon émoi et j'en eu l'explication peu
après: Monsieur Christiani seul pouvait venir ce
jour-là, le capitaine étant retenu ailleurs et ne
devant venir que le lendemain. Faut-il dire vrai?
j'ai été tout de suite soulagée de cet impromptu
et c'est avec une cordialité sincère, se
ressentant de cette détente, que je reçus notre
"single" visiteur du jour qui ne m'intimidait pas
le moins du monde puisqu'il ne représentait pas le
"tralala" que je m'étais imaginé et, qu'au
contraire, c'était un "copain" de mon mari, que je
connaissais parfaitement, tant pour l'avoir déjà
vu Ouagadougou que pour en avoir entendu parler
maintes et maintes fois. Alors, tout a été
facilité pour moi. J'ai mis au rancart toutes les
cérémonieuses attitudes qu'il m'avait paru bon de
concevoir à cette occasion et ce fut entre vrais
camarades que la journée se passa. Elle se termina
seulement après minuit. Ah, par exemple, j'en ai
fait des voyages, en cette journée, avec ces deux
compagnons "globe trotters" qui m'ont conduite au
travers de leurs souvenirs très précis, dans les
paysages colorés des Indes, les merveilles de la
Cochinchine, la majesté de l'Annam, aux coutumes
si cérémonieuses, le luxuriant Tonkin, avec ses
forêts de bambous habitées par ses tigres
redoutés, l'énigmatique Chine et sa population
grouillante et que sais-je encore? Comme le tout a
été agrémenté d'une magistrale tornade, de franche
gaieté, de copieux repas, de musique et souligné
ensuite d'une nuit claire et parfumée, cette
première réception m'a tout à fait mise au point
pour celle du lendemain. Elle eut lieu,
d'ailleurs; comme prévu la veille, le capitaine
étant arrivé à 9 heures exactement et, comme il
s'est installé très simplement dans la chambre que
je lui avais préparée, se sentant chez lui
immédiatement (comme quiconque dans la brousse)
tout s'est passé exactement comme la veille, avec
un hôte intéressant de plus, voilà tout. Tout ce
que j'avais pu imaginer de protocolaire pour la
circonstance ne s'est nullement produit. Tel il
était venu une première fois, Monsieur Lambert,
tel il est revenu, sans plus. Seulement,
appréciant réellement le confortable de
l'habitation et félicitant sincèrement mon mari de
ces travaux, il a voulu en marquer le charme par
plus d'amabilité encore. J'ai fait de nouveaux
voyages, ce soir-là, en compagnie de ses souvenirs
mêlés à ceux de mon mari qui avait "bourlingué"
dans les mêmes parages, l'Algérie chaude et
voluptueuse, le Sud-Oranais, et le Sud-marocain,
arides, déserts, faméliques, assoiffants, mais
faiseurs d'hommes, premières marches du pays
d'Antinéa. Ou bien, embarquant à bord d'un
paquebot connu, traversant la Méditerranée par une
mer idéale, au bleu impressionnant, frôlant
l'Egypte, suivant les caprices du canal de Suez,
implacablement monotone, fendant la Mer Rouge aux
tempêtes furieuses et aux températures de
fournaise, visitant Obock, Djibouti, d'infernale
mémoire, tournant Guardafui, après avoir laissé
les Anglais se morfondre sur leur rocher d'Aden et
pénétrant dans l'Océan Indien pour aller me
réconforter sur les verdoyants rivages de
Zanzibar, ourlés de cocotiers géants, je me
trouvais tout d'un coup pénétrant dans la radieuse
baie de Nossi-Bé, une des îles Anjouan. Puis,
après avoir atterri à Tamatave, je parcourais
toujours portée par les souvenirs de mes
compagnons de table, une grande partie de la
grande Ile de Madagascar, en passant sur de
rapides et légères filanzanes, dans des localités
aux noms étranges, traversant des rivières
infestées de crocodiles, des forêts remplies de
singes grimaçants, de miasmes, de moustiques et de
fièvres, pour faire le tour de Tananarive, de son
"Zouma" animé et pour, enfin de compte, après
avoir traversé d'autres mers, essuyé quelques
naufrages, assisté à quelques autres aventures
plus ou moins tragiques, plus ou moins comiques
(celles-ci plus nombreuses que celles-là),
demander grâce et nous permettre à tous une bonne
nuit réparatrice. Le lendemain, départ de nos deux
hôtes, monsieur Christiani retournant à
Ouagadougou et le capitaine continuant sa tournée
dans le cercle. Celui-ci se déclara enchanté de la
réception, honoré du parrainage offert pour
l'inauguration de la première maison de colons
dans son cercle éloigné. A cette occasion, il m'a
fait don d'une cloche en bronze, faite et ornée
par des artistes fondeurs indigènes et portant en
exergue "Les Mimosas Juin 1906", objet que je
possède encore. Puis il s'éloigna de nous, après
nous avoir fait promettre formellement de venir
lui rendre sa visite à Ouagadougou pour le 14
Juillet suivant.
Mise en valeur de la Ferme et des
troupeaux
Festivités
du 14 Juillet 1906
Rien de particulier à
signaler pendant les quelques semaines qui
suivirent la visite du Capitaine Lambert. Comme
prévu, puisque la saison était propice, l'herbe
revenue, drue et succulente, offrait d'excellents
pâturages à nos bestiaux qui se chiffraient à
environ 400, répartis en plusieurs troupeaux
paissant chacun dans une zone déterminée et
rentrant le soir dans leurs parcs respectifs. Le
potager était devenu magnifique et déjà nous nous
régalions de ses premiers produits: radis roses;
salades, haricots verts petits pois,escomptant les
futures récoltes de tomates qui s'annonçaient
superbes et abondantes, carottes, navets, céleris,
choux et tant d'autres légumes d'Europe qui
poussaient à merveille. D'autres semis avaient été
faits des mêmes sortes pour en avoir une récolte
échelonnée le plus tard possible avant la saison
sèche prochaine. Nous avions également repiqué des
plants de bananiers venus de Ouagadougou, ainsi
que des pousses de goyaviers, des papayers, semé
des ricins qui, déjà, devenaient très beaux.
Egalement, un semis de "fromagers" nous promettait
une belle pépinière pour l'année suivante. Bref,
notre ferme prenait vraiment tournure. Le 11
Juillet, nous nous mettions en route pour
Ouagadougou où nous devions, comme promis,
assister aux fêtes du 14 Juillet, que le capitaine
voulait plus somptueuses que d'ordinaire à notre
intention. Etant devenue, à mon tour, une
"broussarde" presqu'accomplie, ce petit
déplacement ne me coûtait guère, au contraire. Le
cheval m'étant très familier, pour ainsi dire,
d'usage quotidien, il m'était indifférent d'en
faire en ligne droite sur un sentier plutôt qu'en
zig-zags dans la brousse des environs de notre
demeure. Cependant, je me réjouissais de
reprendre, pour quelques jours, la vie de nomade
et de me retrouver quelques instants au contact
d'autres Européens. Donc, le 11 Juillet, nous
quittions notre ferme à 6 heures du matin pour
nous arrêter à Zitinga, à environ 25 kilomètres,
dans le petit campement de paille de cette
localité. Le 12, en route à 5 h.1/2 pour aller
camper, cette fois, à Bagaré, à 28 klms. plus
loin. Enfin, le 13, nous arrivions à Ouagadougou
vers 9 heures, accompagnés de plusieurs Européens
venus au-devant de nous. Bien entendu, comme
d'usage, nous avons été accaparés par tout le
monde et avons dû, pour satisfaire chacun, arrêter
le programme de notre séjour. Inutile de préciser
que nous avons été reçus par tous, avec cordialité
et largesse, l'occasion aidant. Dès le soir de ce
jour, la fête du lendemain a été annoncée, suivant
la coutume, par des salves d'artillerie et par une
retraite aux flambeaux monstre, à laquelle
participaient tous les tirailleurs qui n'étaient
pas de service et une nuée de Mossis, tous munis
de torches noirs qui se démenaient en dansant,
chantant, hurlant, en un sabbat fantastique. Le
lendemain, revue des troupes très réussie et très
impressionnante. Dans ce lointain poste, on
sentait, malgré soi, par la majesté de la
cérémonie et la ferveur avec laquelle tous
l'accomplissaient, on sentait, dis-je, la présence
réelle de notre France, de sa force, de sa
puissance et de son rayonnement, qui permettaient
ainsi à une poignée des ses fils, de la
représenter, de la faire vivre avec éclat en un
point minuscule d'une immense contrée étrangère,
au milieu d'une population énorme, subjuguée par
cette puissance impressionnante émanant des
quelques Blancs Présents et dont, seule encore, je
représentais le sexe de perpétuité. Je me rendais
compte, surtout après la cérémonie toujours
émouvante du "Salut au Drapeau", que tous ces
indigènes devaient se dire entre eux ou en
eux-mêmes: c'est de femmes comme celle-ci que sont
venus tous les hommes pareils à ceux-ci et le
respect déférent qu'ils nous témoignaient
rejaillissait un peu sur moi. J'en étais émue aux
larmes. Après le déjeuner d'apparat, ce fut le
grand "event" cher à tout Africain; des courses de
toutes sortes, à pied, à bourricot, à cheval
etc... Comme ce spectacle devait avoir lieu sur un
grand terrain choisi à l'avance, à deux kilomètres
de la Résidence, nous partions tous à cheval et
arrivions en peloton compact et au galop au pied
des tribunes en paillotes où une nuée de
négrillons s'emparaient de nos montures pour les
conduire au calme à distance. Toutes les
notabilités indigènes étaient déjà rassemblées et
la fête débuta par le défilé grandiose de tous ces
chefs venus exprès des quatre coins du cercle,
accompagnés de leurs dignitaires, membres de leur
famille, serviteurs et autres gens formant leur
suite naturelle. C'était vraiment un spectacle
magnifique que cet écoulement ininterrompu de
cavaliers impeccables, vêtus de tissus de coupes
et de couleurs les plus variées, montant des
chevaux fringants aux riches caparaçons et
caracolant avec beaucoup de grâce et de science.
Après le défilé, les courses proprement dites
commencèrent; mais cette partie du spectacle dut
être remise au lendemain car une tornade menaçait,
qui s'annonçait sérieuse et nous obligea à revenir
prématurément pour nous mettre en sécurité. En
effet, à peine étions nous arrivés à la Résidence
que la furie des éléments se déchaîna et, pendant
une bonne heure, ce fut la trombe habituelle. Le
beau temps une fois revenu, la foule sortit de ses
abris et vint s'organiser, sur la grande place
d'arme, en ronde de danseurs où les indigènes,
hommes et femmes, s'en donnèrent tout la nuit
jusqu'au lendemain matin, sans discontinuer. Le 15
Juillet étant un dimanche, la fête continua tout
aussi animée que la veille et les courses
interrompues purent avoir lieu en entier à la
grande joie de tous et surtout des nombreux
gagnants. Le 16 fut, pour nous une journée de
repos et le 17, nous nous mettions de nouveau en
route pour le retour, mais en ne faisant, le
premier jour, que 8 kilomètres pour nous arrêter
juste avant la tombée de la nuit et d'une autre
tornade formidable qui dura, cette fois, presque
toute la nuit. Le lendemain au départ, nous étions
quelque peu anxieux au sujet du passage du marigot
de Lombila, qui devait être inabordable. En effet,
en y arrivant, nous constations qu'il était
démesurément enflé, de l'eau jusqu'aux bords qui
roulait précipitamment en flots jaunes et boueux.
Comment faire pour passer? Mon mari prit vite un
parti: il envoya prévenir le chef du village
proche de la situation en lui demandant de nous
envoyer une vingtaine d'hommes avec des
paillassons et des perches. Une heure après, la
troupe demandée arriva, armée des objets
nécessaires et, en un instant, un grand pavois fut
fabriqué avec les perches sur lesquelles les
paillassons furent étendus et amarrés. Puis, 8
hommes se mirent à l'eau, baissèrent le pavois
jusqu'au bord du marigot et, sur l'invitation de
mon mari, je m'y installai assise en tailleur, au
milieu. Aussitôt, les hommes s'emparèrent
adroitement de l'appareil ainsi chargé, le mirent
sur leur tête bien en équilibre et traversèrent
lentement et sûrement le marigot aux eaux
torrentueuses qui leur venaient jusqu'au menton et
me déposèrent délicatement sur la rive opposée,
sans seulement m'éclabousser de la moindre
gouttelette. Ils refirent la même opération pour
mon mari, qui avait jugé inutile de passer à
cheval à la nage, pour si peu, puis également pour
les bagages. Quant aux chevaux et à nos gens, ils
passèrent aisément dans l'eau sans dommage. Ce fut
le seul incident sur la route du retour et nous
rentrions à la Ferme des Mimosas le 20 Juillet
après de très petites étapes: nous n'étions pas
pressés. Ensuite nous reprîmes le programme
quotidien de nos occupations qui consistaient,
principalement, en attendant le déclin de la
saison des pluies et en dehors de la surveillance
normale des troupeaux, en soins ménagers et
médicaux pour ma part et en jardinage pour celle
de mon compagnon. Opérations qui se combinaient à
merveille et dont les résultats étaient appréciés
de plus en plus par les intéressés. Je dis, plus
haut, que nous attendions le déclin de la saison
des pluies. En effet, cette époque devait nous
permettre d'entrer dans une autre phase, prévue de
notre exploitation. Ce n'était pas suffisant, de
concentrer en un point nommé un certain nombre de
bovins: il fallait les vendre et, pour ce faire,
aller les présenter sur les marches propices où
les prix sont rémunérateurs, par la demande de la
consommation, l'impossibilité de les élever sur
les lieux mêmes et, en outre, la difficulté de les
y amener des pays de production. Etant donné les
lieux géographiques des grands centres
producteurs:Mossi et Macina, dans la boucle du
Niger, on ne pouvait guère, pour les débouchés, se
baser que sur les grands centres de consommation
constitués, d'une part, par les contrèes du
Sud-Ouest dont Bamako est le centre et, d'autre
part, par la région aurifère importante du pays
des "Achantis" en pleine forêt vierge, dans la
colonie anglaise de la Gold Coast. C'est cette
dernière qui avait jusqu'alors, la faveur
parfaitement justifiée de tous les toucheurs de
bestiaux du Niger: Touaregs, Haoussas, Mossis,
Peulhs, Djenninkés; Dioulas et autres, car 1°/ la
route qui y conduit est la plus directe, dans sa
direction exactement Nord-Sud; 2°/ le régime
anglais, malgré les droits de douane, est exempt
de tracasseries; 3°/ la population traversée,
malgré une réputation ancienne erronée et
surfaite, est parfaitement tranquille; même dans
la forêt; 4°/ la traversée de cette forêt vierge,
8 à 10 jours, quoique formant un obstacle sérieux,
mais connu, constitue précisément la prime à la
vente sur le marché aurifère et très commerçant de
Koumassie, capitale de la Gold Coast, où les
boeufs y arrivant se vendent immédiatement (à ce
moment- là, de 6 à 8 livres Sterling payées
comptant et en or), alors que nous les achetions
chez nous entre 15 et 40 francs; 5°/ en retour,
les vendeurs de boeufs pouvaient s'approvisionner
à bon compte et abondamment de chargements
impressionnants de noix de kola, fruit extrêmement
précieux partout en Afrique mais d'une vente plus
que facile dans les pays de retour: Mossi, Macina,
Bouctou et le désert au Nord de cette dernière
contrée, puisque ces noix, bien conditionnées et
bien conservées, servent, dans ces pays, soit de
monnaie d'échange, soit de cadeaux de choix, en
dehors même de leur valeur marchande appréciable.
Donc, il nous fallait, étant donné la connaissance
de ces faits, aller vendre nos bestiaux dans un
centre assez puissant de consommation. Mon mari
connaissait à merveille le débouché de la Gold
Coast pour l'avoir pratiqué avec succès sur un
troupeau de plus de 300 têtes en 1904. A première
vue, il n'y avait donc qu'à recommencer ou plutôt
qu'à continuer l'opération. Mais un obstacle,
imprévu alors, se présentait : moi-même.
Voyage de 4 mois
pour
la vente des troupeaux
Nouvelle
perspective de solitude
La séparation inévitable,
entre mon mari, chargé de cette opération et moi,
chargée de veiller à l'exploitation de notre ferme
pendant son absence, ne constituait pas, à
proprement parler, cet obstacle: c'était une
affaire entendue et j'étais parfaitement décidée à
faire face à cet événement; la suite l'a prouvé
d'ailleurs. Seulement pour que mon mari aille en
Gold Coast, il fallait abandonner tout espoir
d'être reliés ensemble par le trait d'union
indispensable de la correspondance postale et
télégraphique. Les deux colonies, quoique
limitrophes, n'avaient aucun contact de ce genre
et nos communications auraient dû être livrées aux
hasards les plus divers et, en tous cas, au temps.
Or si, précédemment, il était loisible à mon mari
célibataire de se déplacer avec une Moundia
quelconque où et quand bon lui semblait, pour le
temps qui pouvait lui paraître nécessaire, il ne
se considérait plus dans le même cas, maintenant
qu'il avait amené avec lui une femme de sa race.
Il s'en rendait responsable et ne se sentait plus
capable d'arpenter la brousse sans avoir la
certitude qu'une liaison constante et régulière
serait établie avec sa compagne, liaison qui
pouvait, en quelques heures, en quelques jours
tout au plus nous mettre en communication en cas
d'urgence toujours à prévoir. Donc, il fallait
abandonner la route de la Gold Coast malgré les
avantages commerciaux certains et pour ainsi dire
mathématiques à en tirer en fin d'expédition. De
quel côté se diriger? Deux débouchés s'offraient,
secondaires au point de vue commercial, mais
primaires tous deux au point de vue liaison entre
nous, raison prépondérante: 1°/ le Sud-Ouest,
c'est-à-dire vers Bamako; 2°/ le Dahomey, au
Sud-Est. Ces deux voies étaient parfaitement
connues de mon mari et, étant entièrement en
territoire français, offraient toutes deux toute
sécurité quant à nos communications personnelles.
Mais la région du Sud-Ouest ne paraissait pas
propice, à ce moment, au commerce du bétail,
alimentée qu'elle était déjà par le Fouta au Sud,
d'une part et les pâturages du Kaarta, du
Bélédégou et du Fouladougou au Nord, d'autre part.
Il ne restait donc que la voie du Dahomey, pays
pauvre en bétail et offrant la possibilité
d'amorcer un contact avec le Congo, par le port de
Kotonou. Ce fut donc vers cette région que
l'expédition future fut décidée et arrêtée
définitivement entre nous. La route à suivre avait
été parcourue, deux ans auparavant, par mon mari,
dans cette intention et soigneusement relevée et
repérée. Les postes des Blancs, échelonnés, y
étaient parfaitement organisés et le service
postal et télégraphique se faisait régulièrement.
Il ne restait que la part de l'inconnu au sujet de
la conduite d'un troupeau important dans ces
contrées; l'influence du climat un peu différent
et des éléments de nutrition sur des bovins en
nombre et, enfin, au sujet des possibilités
d'écoulement commercial de cette marchandise
animée. C'était important, sans doute, mais l'aléa
de cet inconnu était largement compensé par la
certitude que nous avions de demeurer en contact
permanent, à quelques jours près. Cette décision
étant ainsi prise, nous n'attendions plus que le
déclin de la saison des pluies pour la mettre à
exécution chacun en ce qui devait nous concerner.
Entre temps, nous dégustions avec une satisfaction
sans cesse accrue les produits de nos potagers,
qui devenaient de plus en plus abondants et
savoureux. Les tomates, pois verts, haricots verts
et tous autres légumes apparaissaient
journellement sur notre table en abondance et nos
gens en faisaient également leurs délices, soit en
les accommodant sensiblement à notre manière, soit
en les faisant entrer dans leurs plats coutumiers
qui s'en trouvaient rehaussés et améliorés. C'est
certainement grâce à ce régime très végétarien de
légumes toujours frais que nous avons dû conserver
une santé parfaite pendant tout notre séjour
là-bas. Cependant, à force de faire, le temps
passait très vite, trop vite à mon gré et nous
arrivions au commencement de Septembre. C'était le
moment propice pour se mettre en route. Les pluies
devaient encore tomber de temps en temps mais en
s'espaçant dans le temps et en s'atténuant dans la
quantité, ce qui permettait à l'herbe de se
maintenir verte et abondante encore pendant une
paire de mois et, ainsi, d'offrir au troupeau en
transhumance la possibilité de se sustenter
copieusement. A ce moment, mon mari préparait les
quelques bagages rudimentaires qu'il devait
emporter avec lui. Même pour un voyage qu'il
estimait devoir durer environ quatre mois, aller
et retour, il ne voulait pas s'encombrer; quelques
objets indispensables et sa connaissance de la
brousse lui suffisaient. Avant de s'éloigner pour
un aussi long temps, il tint à aller à Ouagadougou
rendre compte de cette absence au commandant de
Cercle et à tous les messieurs qui promirent,
d'enthousiasme, de veiller de loin (et même de
près à mon insu) sur moi. Il fit ce petit voyage
en un temps de galop: parti le 31 Août, il
rentrait à Mané le 3 Septembre vers 11 heures,
juste pour le déjeuner que je nous avais préparé,
escomptant sa rentrée pour cette heure connaissant
les distances et l'homme, je pouvais agir comme si
j'avais un indicateur "Chaix" entre les mains.
Enfin, le 6 Septembre fut le jour si anxieusement
prévu de notre grande séparation. La veille, tout
avait été réglé. Les animaux choisis pour la vente
et mis en seul groupe, exactement 325. Les bergers
peulhs désignés pour les conduire, les serviteurs
personnels de mon mari également désignés et
avertis parés pour ce voyage et heureux de faire
partie de l'expédition. Quel est l'indigène
soudanais qui n'est pas heureux de se déplacer,
surtout dans ces conditions de sécurité? Les
meilleurs des gens, c'est-à-dire les plus rassis,
mariés et pères de famille, les plus anciens par
conséquent, devaient rester avec moi. Ils avaient
reçu cette mission de confiance et en étaient
réellement très fiers. Ils méritaient d'ailleurs
cette confiance et pouvaient en être fier car,
avec eux et pendant les mois suivants de mon
veuvage momentané, je me suis sentie en parfaite
sécurité. Bref, tout étant prêt, ce matin-là, le
coup de trompe du départ fut donné. Oh! ce coup de
trompe! Il résonna puissamment aux alentours de la
ferme en émoi; mais il résonna bien plus fort
encore en mon coeur, malgré tout, angoissé.
C'était une trompe en cuivre nickelé, comme en
portent certains chasseurs européens, grande, de
forme courbe, avec une anche puissante et qui
était légendaire parmi nos gens, habitués à
l'entendre depuis plus de 5 ans, en route, alors
qu'en station le sifflet seul était employé. Cette
trompe était légendaire aussi parmi les
populations traversées précédemment par les
caravanes conduites par mon mari. Aussi
n'était-elle confiée, tel un talisman, qu'au
suivant immédiat du "Maître", à Petit en temps
ordinaire et pour ce voyage, à Ousmann, (Petit
devant demeurer auprès de moi), qui, comme
toujours, ne devait s'en servir qu'à bon escient
et sur un ordre ou un signe. Mais alors, c'était
un ordre impératif et général, comme un branle-
bas de combat mettant en mouvement et les gens et
les bêtes, celles-ci s'y habituant dès les
premiers jours et en comprenant parfaitement la
signification. Donc, à ce coup de trompe initial,
tous les gens, qui s'y attendaient vinrent prendre
leur place dans la caravane: ceux de l'expédition,
à leur rang et ceux qui les accompagnaient, un peu
partout. Les boeufs partirent d'abord, pour passer
la Volta au gué, à la nage sur une certaine
distance, les eaux étant très hautes. Le bétail
arrivé de l'autre côté sans encombre, ce fut le
tour des chevaux, des gens et des bagages. Enfin,
mon mari et moi prîmes place sur le radeau
confectionné pour traverser le fleuve avec plus de
facilité en cette saison et nous débarquâmes aussi
de l'autre côté. Ce fut là le moment des adieux
définitif pour ce voyage. J'avais le coeur bien
gros; mon mari aussi, peut-être; mais, devant
cette foule dont nous étions les chefs, il fallait
être dignes et c'est avec une dignité vraiment
africaine que nous nous séparâmes sur cette berge
un instant grouillante et peu après déserte. D'un
côté, la caravane s'éloignait vers l'Est et, de
l'autre, nous regagnions notre ferme, mes gens et
moi, en traversant de nouveau la Volta. Cette
rentrée à la maison me parut bien maussade, malgré
les manifestations bruyantes des gens qui y
revenaient avec moi; je sentais comme un poids sur
moi et ma tristesse aurait pu être grande si,
heureusement, une diversion amusante ne m'avait
été procurée. Vers le soir, un peu avant la tombée
du soleil, un bruit de dispute ma parvenait, puis
je n'entendis nommer par les chicaneurs. Voulant
savoir ce que ce que signifiait ce bruit, je me
rends à l'endroit de la dispute, près des cases
des bergers et, aussitôt, les gens me supplient de
trancher le différent. J'en était bien embarrassée
puisque je ne connaissais rien de l'affaire et que
tous voulaient me l'expliquer à la fois. A la fin,
ayant dû imposer un silence général et procéder
par interrogatoire, j'ai appris cette histoire
édifiante. Bengadi Sissoro, notre jardinier, avait
trouvé à son goût la femme Fatimata, du berger
Yoro. Il lui avait fait les déclarations d'usage
en pareil cas et, avec sa belle, il avait été
convenu, la veille, que, moyennant 10 cauries (un
peu plus de un centime de notre monnaie) ils
devaient aller ensemble, ce jour, cueillir un
bouquet de mimosas dans la brousse proche. C'était
jour de marché. Fatimata, pour être en fonds,
était entrée délibérément dans la case de Bengali
absent, avait pris les 10 cauries préparées à
l'avance dans une calebasse et s'était rendue sur
la place des échanges où elle avait converti
d'abord 5 cauries contre des bonbons au miel
qu'elle avait croqués et les 5 autres, contre de
la poudre d'antimoine de laquelle elle s'était
consciencieusement et coquettement cerné les yeux
pour les rendre plus attrayants. Puis, satisfaite,
probablement, elle était rentrée tout bonnement
dans sa case où Bengadi était venu lui rappeler sa
promesse. Mais la belle, se contentant de ses
emplettes, n'avait plus aucune envie de mimosas et
mon Bengadi, furieux, était venu faire des
reproches amers et tumultueux, non seulement à la
perfide, mais aussi à son Yoro de mari (rentrant
justement du pâturage avec les boeufs restants),
les adjurant tous les deux de lui restituer au
moins les 10 cauries ainsi subtilisés. C'est à ce
moment aigu de la dispute que j'avais entendu
prononcer mon nom, ces gens demandant mon
arbitrage. Connaissant l'histoire, j'étais bien
perplexe entre la facilité extrême de ces moeurs,
le peu de prix matériel attaché au bouquet de
mimosas (de part et d'autre) et la placidité du
mari, tout à fait calme malgré la présence de
presque toute la population restante du domaine.
J'étais curieuse de connaître le dénouement de
cette croustillante aventure. Enfin, comme il
fallait prendre un parti, j'en appelai à la
sentence de Yoro, qui me paraissait le plus
qualifié dans ce litige et, à mon ébahissement,
voici ce qu'il décida, sans aucune gêne: -
Fatimata, ayant fait une promesse et ayant croqué
les bonbons de miel, devait aller chercher, en
compagnie de Bengadi qui avait payé, le bouquet en
question; mais à condition que, lui, Yoro, le
mari, recevrait aussi pour sa part, 10 autres
cauries et... une pipe de tabac! Heureuses gens!
C'est sur cet incident plutôt comique que je
rentrai à la maison, seule mais déridée, pour
passer la première nuit de mon long veuvage, en
méditant sur la proportionnalité et la relativité
de toutes choses. Je devais, par la suite,
m'aguerrir bien davantage encore.
La vie continue à la Ferme
Le
courrier y prend une place capitale
Le lendemain de ce départ,
je me suis mise bravement à faire figure de
"chef". J'en avais fait l'apprentissage
précédemment comme je l'ai relaté et ces fonctions
me procuraient une saine diversion dans ma
solitude. Le temps passait très vite et, le soir,
avent de m'endormir, je consacrais quelques heures
à des notes, de la correspondance et surtout à la
lecture, pensant souvent, entre temps à mon
voyageur et attendant de lui la première lettre
avec une certaine impatience. Oh! j'étais sans
aucune inquiétude à son sujet. Malgré la caravane
imposante qu'il étais chargé de conduire à 1500
kilomètres d'ici, par étapes de 15 ou 25 klms
suivant les circonstances, je ne me faisais aucun
souci sur son sort, car il était bien l'homme de
la chose. Cependant, j'avais devant moi au moins
quatre mois de solitude et,dame, j'avais tout de
même quelqu'appréhension pour ce qui pouvait
survenir pendant ce temps, séparés comme nous
l'étions et ne pouvant guère avoir de contact, au
plus rapide, c'est-à-dire par le télégraphe et en
admettant que les transmissions se fissent
régulièrement, qu'en 8 jours en cas de besoin.
Mais... nous étions en Afrique et j'étais arrivée
à penser comme les indigènes: Allah akoubar, ce
que j'avais d'ailleurs appris depuis bien
longtemps: "Que la volonté de Dieu soit faite" et
ce que les poilus d'hier ont traduit par "t'en
fais pas". Enfin, le 20, je recevais, par un
cavalier, la première dépêche de mon voyageur qui
était arrivé sans encombre le 18 à Fada-N'Gourma,
pemier poste Nord du Dahomey, à 230 klms. de Mané
environ. Tout allait bien alors et il comptait
reprendre la brousse ce même jour 20. Pour moi,
cette première quinzaine s'était bien passée
également.Les jours s'écoulaient si rapidement que
j'en étais tout étonnée. Il est vrai qu'à côté des
occupations habituelles très nombreuses et des
distractions avec les femmes et les enfants du
personnel, l'imprévu ne manquait pas. C'est ainsi
qu'un soir, étant déjà au lit pour y lire plus
commodement, on frappe à ma porte. - Qui est là? -
C'est moi, Mamadou, avec Petit. - Bon, attendez,
je viens de suite. J'arrive dans le bureau et leur
demande le motif de cette visite tardive. - Voilà,
me dit Mamadou, un homme il vient d'arriver avec
son culotte tout déchirée. Il dit il vient de
Ouahigouya. Il dit il faire route avec trois
autres n'hommes et son femme et son bagage. Il dit
les Mossis ils attrapent eux, ils tué trois,
pendre son femme et lui sauvé. - Alors, ze viens
dire ça tout souite, pasque si je dis pas, moi y
en a pas moyen dormir la nouit. Je fais venir le
bonhomme qui se présente avec les yeux hagards,les
vêtements en désordre et qui raconte une histoire
à dormir debout. Pendant qu'il parlait
d'abondance, je remarquais que, pour avoir soutenu
une si terrible lutte (d'après se dires), il était
trop bien conservé; aussi, une fois qu'il eut
terminé son récit fantaisiste, je lui remis une
lettre pour le capitaine Lambert, relatant
l'affaire et l'envoyai la porter de suite. Puis,
le lendemain, par un de mes cavaliers, j'en
envoyai une autre au même dans laquelle je faisais
part de mes impressions sur cette affaire qui me
paraissait louche. Par retour, le capitaine me
remerciait et m'avisait qu'en effet,nous avions
affaire à un fou ou à un flibustier et qu'il se
chargeait du bonhomme. Je n'en ai jamais plus
entendu parler par la suite. Deux jours après,
nouvelle diversion. Je suis obligée de prononcer
le renvoi de la femme d'Allakosson, un apprenti
charpentier. Cette femme, une "Bobo", était une
vraie harpie vis-à-vis des autres femmes qu'elle
harcelait à chaque instant de ses coups de langue.
Les autres, bien entendu, répondaient et, le plus
souvent, en faisant allusion à la mode
vestimentaire des parents et des congénères de la
mégére, ce qui la mettait dans des rages folles.
On sait qu'en pays Bobo, les hommes s'habillent
simplement d'une ficelle et les femmes également.
Seulement, ces dernières, lorsqu'elles sont
mariées, portent, en plus, une touffe de feuilles
vertes en guise de feuille de vigne et, dans
certaines familles, les plus élégantes en portent
une deuxième touffe à l'opposé. Donc, ce soir-là,
après une dispute de chiffonnières j'ai dû lui
intimer l'ordre de déguerpir et d'aller loger où
elle voudrait, ne voulant plus la voir dans la
ferme. Cette exécution ramena la tranquillité.
Pour compenser, trois jours après, j'ai dû
présider la cérémonie du mariage d'un de nos
manoeuvres avec une femme Mossi de Boussouma et
accorder,comme d'usage, l'autorisation de faire
tam-tam toute la nuit. Entre temps, mes
consultations médicales étaient de plus en plus
suivies et les soins à donner, ainsi que les
pansements à faire, de plus en plus nombreux. Je
recevais également les encouragements de ces
Messieurs de Ouagadougu, très aimables pour moi,
me disant que la situation particulière où la
nécessité me plaçait n'en laissait aucun
indifférent et me faisant promettre de m'adresser
à eux en toute simplicité dès que j'aurais besoin
de la moindre des choses. Le capitaine me
demandait de le tenir au courant de ce qui
pourrait l'intéresser autour de moi et surtout de
lui donner des nouvelles de ma santé. Monsieur
Berger, le receveur des Postes, se mettait à mon
entière disposition pour tout le service du
courrier de France et surtout pour celui du
Dahomey, se chargeant de faire et de hâter les
liaisons postales et télégraphiques. Grâce à lui,
en effet, le contact avec mon mari à toujours été
constant quoiqu'intermittent; il n'y a eu aucun
"trou" dans la régularité de nos échanges de
nouvelles. C'était en ce moment surtout, que je
pouvais me rendre compte de l'importance, à ce
sujet, de la décision prise par mon mari d'aller
au Dahomy plustôt qu'en Gold Coast. C'est le 7
Octobre seulement que j'ai reçu sa première lettre
contenant une trentaine de pages, un vrai journal.
Ce même jour, je recevais aussi son télégramme du
1er, m'annonçant son passage à Diapaga à 430 klms
et la réception de mes premiers télégrammes et
lettres. Tout allait bien. Je ne crois pas pouvoir
copier ici, même en raccourci, ce que contenaient
ces pages. Il y avait de tout. Les moindres
incidents, les états d'âme s'y trouvaient relatés
et mêles. C'était pour moi un vrai bonheur de
déguster ces pages où grouillait une vie intense
et dans les quelles je prenais une si large place.
Si les incidents de la route étaient racontés avec
bonne humeur,avec humour même, ils n'étaient que
des incidents, puisque tout allait bien.
Cependant, à titre de documentation, je pense
pouvoir intéresser le lecteur en extrayant ces
quelques passages. ...Fada N'Gourma 18 Septembre
1906 Arrivé à Fada. Présente mes devoirs au
commandant de Cercle Monsieur Portes, qui me
reçoit d'une façon charmante et armé d'un accent
toulousain de la plus belle eau. Puis, vais voir
les autres Blancs de qui je reçois un accueil
aussi charmant et me dirige vers la case de la
Poste où Mr.Pinson, le receveur m'invite, de sa
grosse voix, à pénétrer. Le monsieur, tout barbu,
à peine vêtu; le seul vêtement réellement visible
étant un pantalon et un large et bon sourire
d'accueil. Il était à l'appareil du télégraphe. Je
me présente: Ah, c'est vous? dit-il. Il y a
quelques jours qu'on vous attend ici. Asseyez-vous
sur cette caisse. Je suis justement en
communication avec Berger, de Ouagadougou.
Attendez, je coupe mon "officiel" et je passe: -
H...vient d'arriver. - Hourrah, dites, répond-on à
l'autre bout, que courrier Mané arrive ici à
l'instant; lettre Madame H... disant tout bien
lettre pour son mari parti il y a cinq jours pour
Koupéla; si avez moi?? rédigez.... - Je prie de
passer: arrivé Fada bonne santé, tout bien
tendresse. - Bon, merci. Vais envoyer
immédiatement Mané. Souhaitez bonjour de tous et
bon voyage. Puis, après quelques instants de
conversation aimable et l'acceptation à déjeuner
pour le lendemain, je repasse devant une paillote
de laquelle j'avais entendu sortir des cris
furieux. Je me demandais qui on pouvait bien
égorger là-dedans ou bien s'il s'agissait de la
découverte d'une malversation dans la gérance des
cauries administratifs et n'osais m'y aventurer,
quand, me décidant malgré tout à pénétrer, je
m'arrêté, amusé, devant ce tableau. Monsieur
Portes, l'Administrateur, furieux, expliquait à 23
jeunes nègres tout nus, élèves sans doute de
l'école administrative de l'endroit, la règle, le
fonctionnement et les beautés du jeu de quilles.
Ce jeu avait été confectionné sur place, par un
forgeron du pays,qui avait réussi à sculpter, avec
son couteau, les 9 morceaux de bois du jeu pouvant
à la rigueur passer pour des quilles et trois
grosses boules à peu près carrées, le tout en beau
bois de caïlcédrat. Le maître, ayant jugé que cela
devait intéresser et instruire les élèves de son
école, voulait qu'ils deviennent fervents de ce
noble jeu et s'évertuait à leur enseigner des
finesses insoupçonnées. Mais les jeunes
"gourmantchés" (habitants du pays Gourma) n'y
mordaient guère. Alors, leur professeur de les
exciter, sans renoncer à son terrible accent qui
n'omettait aucune syllabe et même en ajoutait
passablement pour faire bon copte. - Eh,
angdouille, ce n'est pas comme cela que tu dois
langcer.Tiengs, regarde comme je fais, moi.
Veux-tu regarder, fi de p....? - Voilà, tu te mets
bieng en face, devangt le jeu, ta boule dangsta
maing, tu vises, tu langces bieng en pleing, comme
ça.... - Ah zut, je mangque. Eh bieng, je suis une
angdouille moi aussi. - Joue, toi, essepèce de
morpion et tâche de faire aussi bieng que moi.
Mais cela ne disait décidément rien aux gamins
noirs et, au bout d'un instant, le maître leur dit
qu'ils pouvaient lever la séance, n'étant pas
obligés, après tout, ajoute-t-il, de s'abrutir à
ce jeu. Le résultat a été immédiat. Deux secondes
après cette permission,nous restions seuls en
présence, monsieur Porte et moi riant de l'envolée
subite des moineaux noirs qui aimaient mieux
s'ébattre dans la brousse,pendant qu'in petto,
j'émettais quelques doutes sur l'efficacité de la
méthode employée pour apprendre notre langue à ces
jeunes indigènes. Nous sommes allés ensuite, faire
visité au roi du Gourma, nommé Batchandé,
personnage important par la tradition, mais
réellement peu intéressant quant à sa personne.
C'est un être repoussant, grand et gros, à chair
bouffie d'ennuque,laid comme le plus laid des
singes, les lèvres lippues et baveuses,
sale,malodorant, dents clairsemées et noires,
sourire ignoble de gros boudah chinois, râclant
toujours dans sa gorge quelque chose d'innommable,
de visqueux et d'abondant, qu'il expectore
bruyamment entre les mains ouvertes en cornet d'un
jeune nègre, aux bracelets de cuivre étincelants
qui, avec, on le jurerait, une satisfaction
évidente, mastique, tourne et frotte ce jet
visqueux entre ses deux mains jusqu'à
dessiccation, pour recommencer un instant après.
Pouah!
Le temps des récoltes
Tout en songeant à ce cher
compagnon et l'escortant par la pensée à travers
cette brousse dahoméenne que je me représentais si
parfaitement, je continuais à vivre au milieu de
mes gens et de mes multiples travaux. Les légumes
divers de mes jardins étaient de plus en plus
appréciés et dévorés et on commençait à préparer
les cases pour la rentrée des récoltes indigènes.
Le maïs avait depuis longtemps déjà donné ses
premiers épis laiteux, délicieux à déguster
lorsqu'on les fait simplement rôtir sur des
braises ardentes. Maintenant, les mil, sorgho,
millet étaient presque mûrs et on n'attendait plus
que la fin des pluies pour les sécher
définitivement, les récolter et les rentrer. Les
plants de tabac étaient de belle venue. Les
courges monstrueuses, dont l'enveloppe devait
servir de calebasses de contenances diverses,
étaient mûres. Les champs d'arachides promettaient
d'abondants produits et les cotonniers avaient des
gousses bien gonflées, faisant espérer une bonne
récolte de belle fibres blanches dans quelques
semaines. Je m'intéressais prodigieusement à toute
cette vie campagnarde et agricole, moi qui n'en
avais pas soupçonné la beauté en France où,
pourtant,le produits auraient dû m'être plus
familiers. Qu'importe. Je suivais avec intérêt la
préparation des noix de karité devant servir, un
peu plus tard, après cuisson légère dans des fours
et un moulage rudimentaire à la main, à la
confection du beurre végétal de ce nom, si répandu
dans le pays et dont j'usais moi aussi, après
l'avoir toutefois désodorisé au moyen de jets de
charbons pendant son ébullition. Je m'intéressais
également à la culture de l'indigo qui servait à
donner au coton filé par les femmes, ce beau bleu
si répandu dans les étoffes indigènes. Bref, je
devenais réellement soudanaise et commençais à
comprendre pourquoi les indigènes me considéraient
comme telle. Une femme de nos gens me disait un
jour, en sa langue bambara: - Toi, tu as un peau
blanche, parce que tu es fille de Dieu; mais tu as
le coeur noir comme le nôtre. Ce qui voulait dire
que, si ma naissance m'avait faite de race
blanche, race considérée par les nègres comme
privilégiée, J'étais animée de sentiments communs
à tous les humains, je comprenais parfaitement les
sentiments des nègres et me faisais parfaitement
comprendre d'eux dans ce sens. C'était pour moi un
hommage très sensible de la part de ces gens qui,
pour me le dire ainsi, dans leur langue imagée,
prouvaient qu'ils ne sont pas inaccessibles au
perfectionnement.
Le Rhamadan
les
grandes fêtes musulmanes à la mosquée de Mané
La nouvelle lune de ce mois
d'Octobre 1906 marquait le commencement du
"Rhamadam" ou carême des musulmans. Chacun sait
que ce carême doit durer une lune entière ou 28
jours environ, temps pendant lequel tout croyant
doit se recueillir et ne jamais toucher à un
aliment quelconque entre le lever et le coucher du
soleil. Ici, bien entendu, les quelques musulmans
de la ferme en suivaient régulièrement les rites
et Mamadou Ouélé se faisait toujours remarquer par
son zèle et sa contrition des plus sincères. De
temps en temps, nous parlions ensemble de
philosophie et de religions et ces conversations
étaient pour moi un plaisir et un enseignement.
Bien entendu, le langage de Mamadou restait
coloré; mais ses idées se dégageaient parfaitement
de son "sabir" compréhensible Entre autre, il me
disait qu'il ne faisait "salam" (la prière) que le
matin et le soir parce qu'il avait un travail à
effectuer. - Si j'avais pas besoin de travailler,
me disait-il, je prierais beaucoup plus; mais je
ne peux pas. Alors, je travaille pour Dieu en
pensant à Lui, puis je dis mon chapelet pendant
tous les moments libres. Il me demandait un jour
s'il était vrai que les prêtres catholiques ne se
mariaient pas. Sur mon affirmation, il me
répondit: - Ah, ça, c'est trop difficile pour moi.
Mais quand même je trouve ça pas bien. Nous
autres, nous disons: c'est pas bon, parceque Dieu
il faire tout le monde, les hommes et les femmes
pour il y a toujours des petits qui devient aussi
des n'hommes et des femmes et toujours comme ça.
Moi, je crois Dieu il est pas content si tout le
monde y marie pas. Mais, tout de même, les Blancs,
peut-être il a raison, c'est trop difficile. Une
autre fois, c'est de la Sainte Vierge que nous
parlions et de son fils Jésus-Christ (Miriam et
Yousouff, comme les musulmans les appellent). -
Oh, disait-il, Mirian c'était une très bon femme
qui connait toutes les lois. C'était aussi une
fille des Blancs et, tu sais, c'est les Blancs les
premiers n'hommes qui connait tout: les Arabes,
les Juifs, les Européens. Nous, quand nous voyons
un homme comme ça faire pas bien, nous peut pas
dire le loui: il brûle quand il est mort, pasque
nous savons pâs;peut-être nous croyons il faire
pas bien et c'est bien tout de même. - Les Blancs
y connaît tout, y peut lire coran, pisqu'y
commencer lire avant apprendre un métier. - Les
noirs, c'est toujours seulement comme les "boys"
des Blancs;c'est dieu qui veut ça.Mais tu sais,
moi je dis: les gens qui ont pas métier, qui dire
prière seulement, qui dit si tu donnes moi 25
francs je donne toi médicament pour tu brûles pas
quand tu es mort, ou pour guérir ton petit quand
il gagné maladie,moi je dis: c'est pas bon
manière..... Durant cette période, je reçus
successivement télégramme et courriers du Dahomey,
m'annonçant la bonne marche de l'expédition. Pas
d'accidents, rien que les incidents ordinaires: de
route, racontés avec force détails et toujours la
même bonne humeur, mais dont le récit serait
fastidieux ici. J'attendais toujours la visite du
lieutenant Dégoutin, retardé par sa tournée
d'inspection dans le Kipirsi(au Sud-d'Ouest de
Ouagadougou) Sur ces entrefaites, nous arrivions
au samedi 17 Novembre, jour de la nouvelle lune et
fin du Rhamadam. Un peu avant la tombée du soleil,
des milliers de gens attendaient,attentifs, le nez
en l'air, regardant vers l'Ouest l'apparition du
mince croissant de la jeune lune, chacun désirant
être le premier à donner le signal des pétarades
de circonstances. Moi-même, intéressée comme les
autres, je regardais consciencieusement avec des
verres teintés et, au moment même où, joyeuse, je
découvrais ce léger coup d'ongle dans le ciel pur,
un coup de fusil retentissait à mes oreilles:
Mamadou venait aussi de l'apercevoir et ce fut le
signal de la plus belle fusillade que j'aie jamais
entendue jusqu'alors; (Depuis, par exemple, j'ai
été servie plus abondamment, mais moins
pacifiquement). La fin du carême était marquée et
nous entrions dans la période des fêtes des pâques
musulmanes qui devaient se commencer, comme il est
d'usage partout et après un aussi long jeûne, par
des agapes aussi plantureuses et abondantes que
pouvaient le permettre les finances et les
ressources de chacun. Le lendemain, devait se
célébrer la grande fête religieuse. C'était un
dimanche et je donnai congé complet à tout mon
personnel. Dès le matin, les diverses corporations
se présentaient:menuisiers, manoeuvres, bergers,
palefreniers, jardiniers, boys, avec une certaine
cérémonie et vêtus de leurs plus beaux atours.
Petit, ayant tué un mouton, m'apportait un beau
gigot. Mamadou m'offrait un chapon dodu à souhait
et tous en choeur présentaient leurs meilleurs
souhaits de santé, de bonheurs, de bon voyage pour
mon mari et, à son retour, le plus beau fils qu'on
puisse désirer. J'ai eu, un peu plus tard, la
certitude que ce dernier souhait était celui de
toute la population environnante. Naturellement,
je reconnus toutes ces attentions par une
distribution de menues pièces de monnaie aux
différents groupes, de flacons d'odeur aux femmes,
de bonbons aux enfants et tout ce monde me
remercia et me quitta pour aller faire plus de
toilette encore. Un peu après, Mamadou vient me
dire: - Madamou, tu veux pas venir photographier
le grand Salam. Je fus navrée, mon appareil
n'était justement pas chargé. Mais,quand même, je
pris le parti d'y aller faire un tour. Comme
c'était la première fois que je pouvais assister à
une aussi imposante cérémonie,j'acceptai
l'invitation, la curiosité et la politique aidant.
Je fais une toilette toute blanche, coiffe ma
"charlotte" enfile des gants en prévision des
nombreuses poignées de main à distribuer et,grimpe
sur mon beau "chéfou", je prends la tête de la
troupe. Derrière moi, vient Mamadou Ouélé, vêtu de
deux ou trous boubous tout neufs, la tête ceinte
d'un magnifique turban en soie blanche pointillé
de noir. Il a juché Tiémoro, son gamin, sur le
devant de sa selle. Comme nous n'avions que des
domestiques..."très bien", plusieurs montent les
chevaux dont ils sont propriétaires; d'autres
montent tous ceux qui sont disponibles de nos
écuries. Deux de mes palefreniers, montés
également, se tenaient à leurs places
protocolaires. En tout, une dizaine de cavaliers
et autant de piétons tous très propres, dans leurs
grands boubous blancs, et coiffés soit de la
calotte de velours, soit de l'immense chapeau
pointu fait de paille tressée. Il était 8 heures
1/2. Beau temps un peu couvert, vent frais. En
somme promenade exquise. Nous arrivions près de la
mosquée de mané, où le chef marabout ne tarde pas
à nous rejoindre. Mamadou lui explique que j'ai
désiré assister à leur fête religieuse et,
paraissant très flatté de ce désir, il commence
ses généfluxions et s'excuse ensuite de nous
quitter pour aller revêtir ses vêtements
sacerdotaux. Pendant ce temps, on m'apporte un
coussin tout crasseux destiné à me servir de
siège: mais, avant que je ne m'en serve, Mamadou
se dépouille de son turban et m'arrange, avec ces
deux ustensiles un trône très confortable et très
propre. Inutile de spécifier que toute la
population musulmane se trouvait réunie autour de
nous, m'examinant des pieds à la tête avec,
chacun, un sourire aimable de vieille connaissance
qui ne ressemblait en rien à l'air épouvanté
qu'ils avaient eu l'année précédente, à mon
arrivée au village. Au bout d'un moment, le Grand
Prélat réapparaît, couvert d'un grand manteau de
molleton rouge sur un boubou blanc, la tête
entortillée dans un turban blanc, dont une partie
lui cache le visage. Il tient à la main une grande
canne d'ébène à pomme de cuivre et un de ses
diacres tient au-dessus de lui un grand parasol
blanc et rouge qui simule le dais. Tous les hommes
se groupent alors et, sur un ton de psaume,
commencent les invocations à Allah, Lui disant que
Lui seul est grand,puissant, qu'eux ne sont rien,
s'offrant à Lui avec tous leurs parents, amis,
ennemis, Le priant de leur pardonner leurs fautes
et de les bénir. Un instant après, un autre
marabout s'approche de moi et me demande de
prendre la tête du cortège ou procession qui doit
se rendre à l'endroit préparé pour la célébration
du Grand Office, à environ un kilomètre de là,
sous un immense banian. Prenant alors Tiémoro par
la main, suivie de tous mes gens, j'ouvre la
marche et le défilé se forme. D'abord, les
garçonnets, tous habillés convenablement et
coiffés de petits bonnets grecs ressemblant à de
petites béguines sans cordon; puis les hommes,
précédant, entourant et suivant le groupe des
prêtres et, à une bonne distance, les femmes puis
les fillettes toutes voilées de toile. Les femmes
ont teint un pagne de couleur foncée, assez long,
les fillettes, une ficelle autour des reins
soutient des quantités de bandelettes de toile
bleue, très longues, formant traîne et soulevant
un nuage de poussière sur leur passage. Ayant pris
mon pas ordinaire, toute notre maison et moi
arrivions sous l'arbre sacré un peu avant la
procession, ce qui me permit d'admirer tout cet
apparat. Enfin, tout le monde arrive également et
se place; Des gamins, faisant fonction d'enfants
de choeur, installent par terre des peaux de bêtes
pour les officiants. Au signal de ceux-ci, les
quelques trois mille musulmans présents se
prosternent avec un ensemble parfait et la grande
prière commence, psalmodiée et accompagnée des
mouvements rythmiques des croyants s'inclinant aux
strophes voulues, dans le plus impressionnant
recueillement. Ces gens, prosternés sous ce soleil
éblouissant, au milieu de cette belle nature,
produisaient un effet vraiment imposant et, en
ressentant là la même impression que dans nos
fêtes religieuses d'Europe, avec leurs chants et
leurs prières, j'étais convaincue, une fois de
plus, de l'unité dans l'idée qui préside, qui
plane, qui domine. Qu'importe que la prière se
dise en latin, en arabe, en hébreu, en français,
en Allemand, en Chinois ! On sent que c'est au
même être suprême qu'on s'adresse, qu'il s'appelle
Dieu, Gott, Allah ou Jéhovah: c'est le même,
c'est, comme disent les fakirs: ..."Branhm,
l'absolu, qui réside au fond de l'abîme obscur; le
Dieu sans rapport concevable avec l'univers
manifesté; Brahm l'essentiellement ineffable,
celui qui est au-delà de toute pensée, dont rien
ne peut être dit et qui ne s'exprime que par le
silence..." Les premières prières dites, le grand
marabout se lève et prononce un sermon en arabe
que je n'ai naturellement pas compris mais qu'il
termine en Mossi en disant qu'on va abréger la
cérémonie pour que "la petite femme blanche" ne
reste pas trop longtemps au soleil. Alors, enflant
la voix, il commande à tous de s'unir dans la plus
grande ferveur pour demander à Dieu de lui donner,
à cette petite femme blanche, un fils grand, fort,
beau, comme jamais encore on n'en a vu. Tous
aussitôt, se prosternant une fois de plus, font la
prière prescrite,qui, m'assure Mamadou, sera
sûrement exaucée. Je ne sais, pensai-je alors:
mais je fus extrêmement touchée de ce souhait
exprimé en masse par toute cette population, ce
qui me permettait d'en déduire que nous étions
parfaitement adoptés, mon mari et moi. Puis tout
le monde se leva: c'était fini. Nous enfourchons
nos chevaux et, après souhaits et remerciements
aux marabouts, un temps de galop nous ramenait à
la maison. Il était 11 heures et, comme le soleil
était dans toute son ardeur méridienne, je me
soulageais en me costumant plus légèrement. Le
reste de cette journée de fête se passait en
galopades, en cris et en rires des gens et, le
soir, par un tam-tam monstre, comprenant plus de
500 danseurs venus des villages environnants, sur
le terre-plein entourant la ferme, tam-tam qui
dura toute la nuit, naturellement. Malgré le bruit
infernal des clochettes et des tambourins, malgré
la présence de cette multitude auprès de moi, je
passai une fort bonne nuit, sans aucune
appréhension. Je savais n'avoir rien à craindre
et, d'ailleurs, pour me donner plus de sécurité
encore, Mamadou et Petit s'étaient installés en
veilleurs de nuit de chaque côté de la porte de ma
chambre, sous la véranda. Et voilà comment, sans y
être préparé le moins du monde, j'ai participé, en
la présidant même, à une des plus grandes fêtes
musulmanes. J'en ressens encore tout l'honneur et
toute la majesté. Un autre jour, j'ai dû soigner
une vache et un taureau atteints sérieusement de
ce que je reconnus, d'après mon ouvrage traitant
des bovins, pour être l'oestre. Ce sont des
tumeurs qui se forment dans les ouvertures
naturelles ou dans les blessures, à la suite de la
ponte d'une mouche appelée oestre. Les oeufs
déposés se changent en larves qui sont de gros
vers blancs rongeant la partie choisie pour leur
habitacle.Pour débarrasser la bête atteinte, il
suffit de faire mourir ces sales bestioles. Pour
cela, nous avons introduit dans l'anus de la vache
atteinte, une boule de beurre de karité puis,
pendant que les bergers maintenaient la bête,
Mamadou, à l'aide d'une vieille faucille chauffée
à blanc, pratiqua la cautérisation de la tumeur en
faisant rôtir et sortir quantité de ces vers
blancs. On recommença jusqu'à extinction complète
de la vermine et, le jour même, la vache se
reprenait à vivre normalement. Le taureau qui,
dans une bataille avec un de ses rivaux, s'était
cassé une corne, avait la même maladie dans cette
blessure. Mais pour le soigner, ça a été bien plus
difficile que pour la vache. J'ai dû m'en mêler.
Mon mari m'avait souvent dit qu'à l'occasion, la
présence d'une femme était acceptée par ces mâle
farouches. Aussi, une fois qu'il a été attrapé,
couché, entravé et maintenu solidement par 6
hommes, je l'ai caressé pendant que Mamadou
pratiquait la cautérisation nécessaire. Mais ce
taureau était tellement fort qu'à chaque instant,
nous nous attendions à le voir casser ses entraves
et à nous éventrer l'un ou l'autre, de fureur.
Cependant, mes caresses le maintenaient et le
calmaient visiblement et, une fois la poche vidée
des larves et cautérisée convenablement, je l'ai
lavée moi-même avec du sublimé en flattant le
patient de l'autre main. Il était alors doux comme
un mouton, ne soufflait plus et, quand on lui a
enlevé ses liens, il s'est relevé bien
tranquillement en me rendant mes caresses avec son
museau reconnaissant, à l'ébahissement des bergers
qui s'étaient écartés avec prudence et à
l'amusement de Mamadou qui dit, en riant: - C'est
nous deux qui soignent et qui, zustement, est les
plus petits. Une autre fois, ce fut le tour d'une
jument qui tomba malade; mais, comme elle était
assez âgée et paraissait sérieusement souffrir, il
n'y avait pas d'espoir de la sauver. Je voulus
l'abattre d'un coup de revolver dans l'oreille.
J'en fus dissuadée par nos gens. - ça pas bon, me
dit Madadou. - Pourquoi, puisqu'elle souffre,
cette bête? - Non, Madamou, ine cheval c'est comme
un homme, on doit pas tuer, jamais. - Mais
pourquoi, voyons, laisser souffrir une bête qui va
certainement crever? Il vaut mieux la tuer tout de
suite. - Oh Madamou, me répond Mamadou, ça, Dieu
il est pas content pasqu'ine cheval, c'est même
chose un homme. Tiens, si tu as une jument qui
gagne petit qui est un fils qui devient grand, tu
veux qu'elle fait encore un autre petit; mais il y
a pas cheval dans le village. Si tu lui donnes son
fils qui est grand, y veut pas faire, ni l'un ni
l'autre. C'est Dieu qui veut ça, c'est très bien,
c'est pour montrer aux gens que le cheval et
l'homme c'est même... Alors, je n'ai pas voulu
chagriner ces braves gens et j'ai dû enregistrer
la mort naturelle de cette jument quelques jour
après seulement. Ai-je mal fait ?
Réflexions
sur
les possibilités d'implantation des Français en
Afrique
Les jours, s'écoulant comme
à l'ordinaire, nous amenèrent au 2 Décembre. Ce
dimanhe matin-là, Petit vient m'annoncer que le
Naba venait de se rendre au village pour recevoir
un Blanc. Vite, pensant bien que ce Blanc devait
être le lieutenant Dégoutin, je faisais faire le
ménage plus soigneusement que d'habitude et seller
mon cheval pour aller au-devant de ce visiteur,
sur la route de Ouagadougou, quand de nouveau, on
me fait prévenir que le lieutenant (c'était lui,
en effet) se rend au campement par une autre
route. Ainsi fixée, j'élabore un menu convenable,
prends une tenue de cavalière (je ne puis dire
amazone) et, d'un temps de galop, me rend au
campement où je trouve, en effet, l'officier déjà
installé, "toiletté" et s'apprêtant à me venir
voir aux Mimosas. Prise de contact toute cordiale
et, de compagnie nous revenons à la maison
tranquillement, en devisant comme de vieux
camarades qui se retrouvent. Bien entendu, il me
demandait des nouvelles de l'absent, qui étaient
bonnes, des miennes, que je n'avais de peine à lui
donner puis, en descendant de cheval à l'arrivée,
nous faisons le tour de la propriété et de ses
dépendances qu'il a bien voulu trouver
"enchanteresses" (sic). - Qu'il doit faire bon
vivre dans votre petit coin, me disait-il souvent.
Et je sentais qu'il était sincère. Il m'apprend
que le capitaine, devant partir le mardi suivant
en tournée, lui avait donné la permission de venir
à Mané ce qui expliquait qu'il 'avait pas eu le
temps de prévenir, puisqu'il avait marché aussi
vite qu'un courrier. J'aimais mieux ainsi du
reste, sa visite n'était qui plus agréable.
Pendant, qu'à l'ombre confortable, il prenait
l'apéritif avec une lecture quelconque, je
m'esquivais pour échanger mon costume masculin
contre un autre un peu plus élégant et de mon
sexe, puis nous reprenions notre conversation
jusqu'au déjeuner qui fut dégusté lentement et
gaiement. Nous n'étions pas tout à fait étrangers
l'un à l'autre, comme je l'ai déjà dit. Il était
lui-même originaire d'une commune située à
quelques kilomètres de mon pays natal et familial
et je connaissais très bien sa fiancée. Les sujets
de conversation, tant généraux que personnels, ne
manquaient pas entre nous, par conséquent. Il
était sur le point de rentrer en France et
désireux de se marier à ce moment.- Mais,
disait-il, je ne crois pas pouvoir, ensuite
revenir aux colonies avec ma femme, car je ne suis
pas libre, comme vous, puisque je suis militaire
et j'avoue que je n'oserais pas m'engager dans la
même voie que vous deux. - Et pourquoi donc, lui
ai-je répondu? Vous êtes pourtant un colonial
aguerri, comme l'est mon mari et votre femme
pourrait tout aussi bien que moi aimer la vie
coloniale avec vous comme compagnon. - Oh, je ne
sais quant à elle; mais malgré votre exemple, que
j'ai sous les yeux depuis un an, je n'oserais pas
prendre pareille responsabilité. - Vous ne voulez
pas dire, cependant, que ce que fait une femme,
une autre ne peut pas le faire. - Non, en général;
mais je dis: oui, carrément dans mon cas
particulier. - Oh, croyez-vous? - C'est vrai,
dis-je, mon mari et moi avons un idéal;
c'est-à-dire qu'il l'a eu d'abord, cet idéal,
qu'il m'en a fait part lorsque nous étions
fiancés, que je l'ai fait mien en entier et que je
le mets en pratique avec une satisfaction toujours
plus grande; -Peut-on le connaître? - Voici. Vous
allez voir que ce n'est pas compliqué. Jusqu'à
présent, nos colonies, en général, et notre
Afrique Occidentale en particulier ne sont encore
que dans la période transitoire entre la conquête
et la mise en valeur. Celle-ci se développe de
plus en plus, c'est vrai je crois que le moment
est arrivé ou son organisation administrative doit
être surtout dirigée vers l'exploitation de plus
en plus intense de ses richesses. Mais il faut des
hommes choisis, beaucoup, et il en faudra bien
davantage encore. Il faudra donc, fatalement, leur
donner, à ces hommes, pour leur assurer une vie
plus normale, les moyens de vivre normalement,
c'est-à- dire de créer dans la Colonie un foyer
normal avec l'épouse de leur choix, de leur race,
qui voudra bien consentir à s'expatrier. Pour
cela, il faudra aux jeunes femmes, futures
coloniales, non seulement les instructions et les
indications livresques, mais aussi des exemple
réels, vécus, qu'on devra pouvoir présenter, pour
leur montrer que cette vie africaine peut être
vécue aisément par les femmes de notre pays et
vaincre leurs craintes superficielles et celles de
leurs proches. Jusqu'à présent, je crois que
l'exemple que je donne et ce, loin de tout centre
tant soit peu civilisé, à des milliers de
kilomètre de la côte, peut être réputé probant.
Mais ce n'est encore qu'une partie de notre idéal.
Poussant plus loin, si nous voulons, dans un temps
relativement court, quelque cinquante ans, par
exemple, arriver à mieux connaître les indigènes,
les mieux diriger et les éduquer suffisamment en
vue de la plus profitable des exploitations, tant
au moral qu'au matériel, si nous voulons, dis-je,
hâter cette assimilation, il faudra avoir, à ce
moment, un certain noyau de Français, issus de
Français, mais nés, élevés et devenus adultes dans
la colonie même, au milieu des indigènes,
connaissant d'instinct le pays, ses habitants, ses
langues et ses moeurs. Ces Français d'Afrique, à
leur tour, se mariant entre eux ou avec ceux ou
celles venus de la Métropole, continueront
l'oeuvre ainsi commencée et assureront à la
Colonie, en très peu de temps, une race de
compatriotes armés pour mettre réellement en
valeur l'immensité des richesses de ce pays,
répandues dans l'immensité de ses espaces. Et,
encore une fois, désirant mettre cet idéal en
pratique, voilà l'explication donnée; il faut un
commencement. Eh bien, nous, avec quelques autres
déjà disséminés dans cette A.O.F., nous
commençons, ou, du moins, nous tentons de
commencer. - Madame, me répond le lieutenant,
j'avoue humblement n'avoir jamais pensé à cela et
je m'incline profondément devant la signification
admirable et lointaine que vous savez donner aux
actes journaliers de votre existence, que l'on
peut croire rude, en imagination mais que vous
rendez, quand on vous voit à l'oeuvre au milieu de
cette population dense et diverse, si aisée que
l'on est tenté, en effet, de vous suivre
immédiatement et d'embrasser la même foi. - Eh
bien, mais, maintenant, rien ne vous en empêche,
vous surtout, un colonial accompli. - Oh si, mon
état de militaire, comme je vous le disais tout à
l'heure qui, par lui-même, me rend instable et,
depuis le temps que je l'exerce, m'a enlevé le
goût et la possibilité de toute initiative
d'indépendance. - Non, il ne faut ni dire ni
penser cela. Mais je comprends parfaitement que,
pour le moment, il n'y ait encore que peu de
personnes osant s'aventurer dans cette vie.
Quelques "têtes brûlées" comme on dit
vulgairement. Il n'empêche qu'il en faut pour
commencer. - Oui, c'est vrai. Mais c'est égal,
cela ne vous déçoit pas par avance, de savoir
pertinemment que vous ne verrez pas les résultats
de cette belle mission que vous vous êtes donnée.
- Pas du tout! Est-ce que celui qui plante un
arbre ou un verger ou une forêt est déçu à
l'avance en sachant qu'il n'en verra pas la
maturité, qu'il n'en goûtera pas les fruits? Non,
n'est-ce pas? il plante quand même, sachant que
d'autres en profiteront. - C'est exact; mais, en
somme, il ne s'agit pas, en ce cas, d'une race
d'hommes nouveaux à créer. Tout le monde peut
planter des arbres sans changer quoi que ce soit à
son existence. - c'est entendu. Pourtant, nous
avons l'exemple prodigieux de l'Algérie où, il n'y
a même pas 80 ans, aucun colon n'avait encore
pénétré, tandis qu'aujourd'hui, cet admirable pays
est peuplé de Français d'Algérie comme le sera
certainement un jour cette Afrique Occidentale. Il
a bien fallu commencer, cependant, là aussi? - Je
le reconnais. Mais, pour en revenir à ce qui nous
concerne particulièrement, il y a un gros aléa:
celui de la non-réussite, soit pour cause de
santé, soit même par une mort prématurée. -
Certes, cet aléa ne nous a pas échappé; nous
l'avons parfaitement inscrit dans notre programme.
- Vous avez été jusque là? Je comprends, au
besoin, que vous ayez accepté le risque de la non-
réussite de votre idéal, simplement à cause de la
santé, défaut d'acclimatation, éloignement de la
mère-patrie ou d'autres causes secondaires. Mais
la mort, toujours rôdant par ici, vous l'avez
envisagée et acceptée comme risque? - Bien
certainement, justement parce que la mort est
possible et même certaine partout et que cette
certitude ne doit jamais empêcher d'entreprendre
quoi que ce soit, puisque personne ne peut en
connaître l'échéance. - Pourtant, Madame, vous ne
pouvez nier que la vie africaine, comme la vôtre
surtout, est susceptible de hâter cette échéance
qui serait reculée, sans cela, vers de plus
lointaines limites? - Oui, certainement, mais ce
n'est là qu'une probabilité l'événement lui-même
nous est caché et son déclenchement n'est pas
entre nos mains: Allah Akoubar, entends-je crier
partout, dans toutes les langues. Et puis,
voyez-vous, je répète encore qu'il faut un
commencement. S'il y a non- réussite, pour une
cause ou pour une autre cette cause pourra être
évitée par une autre coloniale qui voudra et qui
pourra faire mieux et ainsi de suite. Le courant
sera ainsi amorcé et, l'émulation aidant, il sera
suivi et entraînera à sa suite les nombreuses
jeunes femmes qui ne pensent pas qu'à leur
toilette et à leurs charmes. - Madame, je suis
battu et convaincu. Il ne me reste plus qu'à vous
prier d'excuser ma pauvre mentalité de serviteur
et à gémir sur elle: je ne suis pas digne de
figurer à votre niveau.... Et il avait l'air si
sincèrement ému, ce brave Monsieur Dégoutin, que
nous avons parlé d'autres choses moins abstraites
et moins personnelles. Le soir, il ne voulut pas
accepter la chambre que je lui avais fait
préparer. - Merci, Madame; mais je dois aller au
campement. Croyez bien que ce n'est ni à cause de
vous ni à cause de moi-même; mais vous êtes seule
et la bienséance m'oblige à refuser, en le
regrettant bien, je vous l'assure, la couverture
de votre toit si hospitalier. Le lendemain, dans
la matinée, il repassait à la maison laissant ses
porteurs filer devant lui pour préparer son
campement à 30 klms sur la route du retour et il
se mit en route lui-même après le déjeuner. Cette
visite, dans ma solitude, m'avait fait grand
plaisir. Pendant ce temps, mon voyageur, que j'ai
l'air d'avoir quelque peu délaissé sur sa route,
était arrivé depuis quelques jours déjà à Kotonou,
capitale du Dahomey, terme de son voyage. Avant
d'y arriver, à Paouignan, terminus, à cette époque
du chemin de fer en construction venant de
Kotonou, il avait été rejoint par son jeune frère,
à qui il avait donné rendez-vous à cet endroit.
Mon beau-frère, en effet, ayant terminé son
service militaire en Septembre, s'était embarqué
presqu'aussitôt et comme il avait été convenu
entre les deux frères, ils s'étaient retrouvés au
point exact assigné: l'aîné venant du Nord avec
ses boeufs, le cadet venant du Sud les y attendre.
C'était également un "broussard", mon jeune
beau-frère épris de voyages et d'aventures lui
aussi. Séduit par les récits de son grand'frère,
il n'avait pas attendu sa majorité pour tâter de
la vie coloniale. A 18 ans à peine, il s'embarqua
une première fois pour Bamako, où se trouvait
alors son aîné non encore marié et restait deux
ans au Soudan, tenant comptoir à Bamako, achetant
des grains sur le Niger, où les riverains venaient
les accepter et les offrir, trafiquant sur le
caoutchouc et la poudre d'or en haute Guinée. Puis
il rentra en France juste pour faire son service
militaire obligatoire et, maintenant, il se
trouvait de nouveau sur la terre d'Afrique où il
pénétrait par une autre porte.
Retour de
mon voyageur
Sachant les deux frères
ensemble, j'attendais donc le retour de mon mari.
Ce retour s'est effectué plus tôt que je ne le
pensais. Ayant terminé la plus grosse part des
opérations et ayant laissé le reste aux soins de
son jeune frère, il m'avait télégraphié la date de
son départ pour Mané, pensant y être revenu pour
le 5 ou le 6 Janvier 1907. Comme je le connaissais
et le savais seul pour ce retour, je me préparais
à le recevoir pour le Nouvel An; mais à ma grande
joie, il a été encore plus vite que selon mes
prévisions. Le 24 Décembre, vers midi, un
remue-ménage insolite dans le personnel me fait
pressentir un événement. En effet, au moment où je
sortais sous la véranda, des cris se faisaient
entendre: - Madamou... Madamou...Missa li
vini...Missa li vini.... et, à l'instant même, mon
voyageur arrivait au galop de son cheval pour
s'arrêter tout contre moi, descendait rapidement
de sa monture et... nous tombions dans les bras
l'un de l'autre. Inutile d'essayer de relater ici
ce que furent les premières heures de cette
réunion. Tout lecteur peut se l'imaginer aisément.
Après les ablutions et le repas, sans vouloir nous
reposer autrement, nous faisions le tour complet
de la ferme et j'étais heureuse de constater le
contentement du maître, trouvant tout en état
normal et heureuse de constater que sa parfaite
santé lui permettait d'être aussi alerte. On
n'aurait jamais pu croire qu'il venait de
parcourir d'une traite, environ 900 kilomètres en
17 jours, dont 500 à pied en 12 jours, et 400 à
cheval en 5 jours. Mais il fallait bien que je me
rende à l'évidence, les dates et les faits étaient
là. Il avait été si vite qu'il avait dû "semer" en
route ses porteurs et même son palefrenier,
pourtant monté lui aussi, qui n'a rejoint que le
lendemain, médusé une fois de plus, par
l'endurance des Blancs dans son propre pays. Les
semaines qui suivirent furent consacrées aux
achats de bétail et à la réunion des bêtes en vue
de la formation d'un autre troupeau. Il y eut
encore quelques petites séparations entre nous à
cet effet; mais de 5 ou 6 jours seulement: elles
me semblaient insignifiantes. Entre temps, mon
beau-frère ayant terminé la liquidation du
troupeau du Dahomey nous annonçait son retour
qu'il devait accomplir tranquillement, n'ayant pas
de raisons spéciales d'aller vite et devant, au
contraire, ramener tout le personnel masculin et
féminin descendu d'ici avec le troupeau. Un beau
jour, un courrier spécial, tenant sa missive au
bout d'une baguette fendue, est venu nous annoncer
que notre voyageur devant arriver à Boussouma,
serait sur la route de Mané le lendemain.
Aussitôt, il est décidé que nous irons à sa
rencontre. Je donne des ordres à Petit, notre
cuisinier, pour qu'il nous prépare un bon
pot-au-feu de poulet, un rôti de canard etc... et,
le lendemain de bon matin, nous voilà en route,
sur nos chevaux bien reluisants, accompagnés de
Mamadou Ouélé et de plusieurs palefreniers, tous
montés. J'avais mis, je me souviens, une gentille
blouse de soie blanche, pensant être de retour
d'assez bonne heure. Mais, ne voyant personne sur
la route, nous continuons jusque... Boussouma, à
35 kilomètres, pour n'y voir personne au campement
en passant, mais juste pour assister à l'arrivée,
du côté opposé, de la caravane complète de mon
beau-frère, au milieu des cris, exclamations et
des tam-tam de la foule qui nous a englobés,
ensuite, dans la même farandole. Bien entendu,
nous nous sommes réjouis de ce revoir un peu
pittoresque; le courrier avait été trop vite et
nous était arrivé un jour trop tôt. Mais la
rencontre n'en a été que meilleure et, le soir,
nous nous remettions en route pour Mané où nous
comptions arriver assez tôt dans la nuit.
Malheureusement, la lune s'étant couchée assez
vite, nous nous sommes égarés dans les collines
sauvages et force nous fut de camper dans une
clairière où nous passâmes le reste de la nuit,
autour de feux de bois, d'épines, de roseaux, à
deviser sur tous les sujets et à nous défendre
continuellement contre une nuée de moustiques mis
en joue par tant de sang "blanc" à sucer. Enfin,
au petit jour, on s'est remis en marche et on
arrivait sans autre mal aux "Mimosas" vers 10
heures. Vivement, je saute à la cuisine et,
stupéfaite, je vois mon Petit, très calme,
surveillant le pot-au-feu commandé pour la veille.
- Comment, dis-je, il cuit depuis hier? - Oh non,
madamou, ça ine l'autre. - Et celui d'hier? - Trop
bon hier, pas bon 'jord'hui. Nous y en a mangé moi
faire l'aute même chose. - Mais comment savais-tu
que nous ne viendrions que ce matin ? - Oh moi y
en a bien connaisse toi partir Boussouma. Bien
savoir ton pitit frère li vini aussi. Moi
connaisse bien ti vini seulement vic loui
jord'hui. Que dire? J'étais enchantée; mes canards
étaient froids mais succulents et mon repas a été
en tous points réussi, comme il se le devait en
semblable circonstance. Seulement, de l'aventure,
j'avais les deux bras dans un état affreux. Si ma
blouse avait pu faire certain effet de toilette,
elle ne m'avait pas garantie du soleil qui,
pendant deux jours, s'était chargé de me cuire la
peau de belle façon. Je m'en suis ressentie
pendant trois semaines.
Projets d'exploitation
Nous étions ainsi arrivés au
20 Avril. Mon beau-frère, parti de Kotonou le 5
mars, avait donc mis 47 jours pour remonter depuis
la côte dahoméenne, avec tous les bagages, les
bergers et leurs femmes. C'était très raisonnable.
La liquidation totale du troupeau n'avait pas
donné tous les résultats commerciaux attendus:
longueur de la route, mauvais pâturages dans le
Sud, mauvais climat pour des bovins du Nord comme
les nôtres, absence de marché bien établi sur la
côte en ce qui concerne le bétail et, aussi, un
peu d'hostilité de la part de certains
fonctionnaires de l'Administration coloniale et de
certains commerçants "blancs" craignant la
concurrence. Par contre, mes deux voyageurs
rapportaient de sérieux renseignements sur les
pays traversés, au sujet des possibilités
merveilleuses de leur mise en exploitation
régulière, tant par la culture que par la récolte
des produits spontanés naturels. Ah, les beaux
projets qu'ils faisaient à eux deux! J'entendais
souvent, comme "leit motiv", parler de coton,
ricin, arachides, karité, kapok, sans compter les
céréales indigènes: riz, maïs, sorgho, ni les
bananes, ananas, goyaves, oranges, citrons, ni les
caoutchoucs, ni les fibres de raphia, d'aloès et
d'autres. Toute une organisation s'échafaudait,
pour entreprendre l'exploitation de ces précieuses
denrées qui, à l'heure actuelle sont devenues plus
précieuses encore. - Le coton, disait l'un, est le
textile essentiel dans le monde entier. Déjà
maintenant, il se fait rare et plus cher par
conséquent. Plus tard, étant donné l'augmentation
constante de la consommation, il deviendra un
produit aussi difficile à trouver que le
caoutchouc et les pays qui en seront les seuls
producteurs pourront tenir la dragée haute aux
autres, les bien plus nombreux, qui n'en sont que
les acheteurs, les transformateurs et les
consommateurs. - Oui, disait l'autre, et n'est-ce
pas inconcevable qu'ici, dans cette immense
Afrique Occidentale Française, où cette plante
pousse, pour ainsi dire, à l'état naturel, le
commerce fasse un chiffre d'affaires considérable
d'étoffes de cotonnades diverses avec les
indigènes, cotonnades venues, pour la plus grosse
part, d'Angleterre en tant qu'étoffe, mais en
réalité et en totalité d'Amérique en tant que
fibres? - Cependant, la superficie totale des
contrées d'A.O.F. susceptibles de fournir
abondamment le coton est de beaucoup supérieure à
celle cultivée en Amérique. Les fleuves et les
rivières ne manquent pas, soit pour l'irrigation,
soit pour le transport. La main-d'oeuvre ne manque
pas non plus. - Oui, mais on dit que c'est trop
loin; que les fibres du coton soudanais sont trop
courtes et que sais-je encore? - Et puis, il faut
des capitaux. C'est, je crois, le seul moyen de
réussir et nous savons, par expérience, qu'en
France, les capitaux, qui pourtant abondent,
préfèrent s'en aller chez les Russes, les Turcs,
les Allemands, les Patagons et les Iroquois. -
Est-ce qu'on n'a pas fait quelques essais,
pourtant, dans une station connue. - Oui, je
crois, dans un centre bien administratif, une
petite expérience a été tentée. On a forcé
administrativement les indigènes des alentours à
planter du coton. On l'a récolté
administrativement. Une petite égreneuse a tourné
gentiment, sagement, au ralenti en bonne
fonctionnaire. On a dépensé quelques centaines de
mille francs et on a envoyé en France environ 137
kilogrammes de fibres, décrétées mauvaises à
l'arrivée, accompagnées de 323 kilogrammes de
paperasses et rapports relatifs à cette opération
industrielle, pendant que l'Administrateur de
l'endroit ne savait que faire des monceaux de
graines qui empestaient la station en pourrissant.
- Hum, c'est bien Français. Si ce pays était entre
les mains des Anglais ou mieux, des Allemands, je
parie que, dans 5 ans, ils tireraient tout leur
coton d'ici. - Oui, mais! - Et pourtant, c'est une
question nationale au premier chef et les hommes,
les premiers hommes, ne manqueraient pas, pour se
mettre avec ardeur à l'oeuvre du début. - Voilà
encore un produit qui peut et doit se propager
dans ces contrées propices. On en trouve dans tous
les villages. Les indigènes n'en cultivent que
juste pour leur consommation, c'est entendu; mais
cela prouve que tout le pays peut en produire et
qu'il suffit d'ouvrir des débouchés à la vente,
pour que la production s'amplifie instantanément.
- De même pour le maïs. Tu te souviens, au
Dahomey, avec quelle ardeur les agents des
comptoirs allemands en faisaient la rafle? Je me
suis toujours demandé comment ils étaient arrivés
à s'assurer presqu'exclusivement l'achat de la
production de ces districts, au détriment du
commerce français. - Oh, les commerçants français
ne se soucient pas du tout du maïs, puisque
personne ne leur en demande. Tu penses bien qu'ils
ne sont pas plus bêtes que les Allemands.
Seulement, ceux-ci, sollicités par Hambourg, ayant
toutes les facilités de fret par leurs nombreux
cargos, ont beau jeu pour rafler tout le maïs
disponible, quitte, à la Colonie, la disette
arrivée, d'en importer d'ailleurs à grands frais.
- Cependant, Marseille, Bordeaux, sont bien plus
près que Hambourg et on peut tout aussi bien y
traiter cette céréale? - Certainement; mais,
dis-moi, combien as-tu de passages de navires
français à Kotonou, par exemple, dans un mois. -
Un ou deux, suivant les horaires fixés par
l'Administration française fidèlement respectés
par la ou les compagnies concessionnaires. - Bon.
Combien, dans le même temps, de bateaux Allemands
de la Woermann Linie principalement? - Cinq ou six
qui, je m'en suis rendu compte par moi-même,
s'arrêtent toujours, même pour une tonne ou deux,
dans n'importe quel port de la côte. - Et oui,
voilà la différence. Les bateaux français sont
postaux et subventionnés: donc, fonctionnaires et,
partant il se moquent bien du fret. Tandis que les
bateaux allemands, qui sont postaux aussi,
subventionnés certainement, sont commerçants avant
tout. Et il suffit, tu le sais bien, d'indiquer à
un agent allemand quelconque, d'une factorerie
quelconque, qu'il y a du fret de une ou deux
tonnes à prendre à tel ou tel port, pour que le
premier bateau de cette nationalité se fasse un
devoir de s'y arrêter pour le prendre. - C'est
vrai. Et cette assiduité commerciale, qui s'étend
à tous les ports de la côte, sans exception et qui
sont pour les quatre-cinquièmes français, permet
même aux fonctionnaires français de prendre
passage à leur bord, en payant moins cher, pour, y
étant mieux traités que sur nos bateaux, pouvoir
débarquer, sans majoration de prix de passage,
dans un port français quelconque, sur leur simple
demande: Bordeaux, La Palice, Cherbourg, Boulogne.
- C'est formidable de résultats pour ces
commerçants intelligents. C'est pourquoi ils nous
enlèvent nos bois, nos huiles, nos cocos et toutes
ces denrées précieuses, dont nous leur rachetons,
ensuite, les sous-produits fort chers. - C'est
comme pour le karité, le kapok, produits naturels
forestiers de toute l'A.O.F., très apte à
repeupler intensivement les endroits non propices
aux cultures des terres et dont les produits déjà
si recherchés et si faciles à obtenir,
fourniraient un appoint considérable aux
exportations ou aux usines de transformation que
l'on pourrait installer dans des centres comme
Bamako, Kayes, Konakry et autres. - C'est vrai,
tout cela est facilement possible. Mais il faut
surtout le vouloir, avec les capitaux suffisants
bien entendu, mais le vouloir. Malheureusement, je
crois bien que, justement, c'est le vouloir qui
manque en France, bien plus que les capitaux et
les hommes.
Préparatifs du voyage vers la Gold
Coast
(Ghana
actuel)
J'assistais, immensément
intéressée, à ces conversations, à ces projets,
qui se poursuivaient souvent très tard dans la
soirée, pendant les clairs de lune merveilleux et,
réellement, à présent que je connaissais le pays,
ses habitants, ses ressources, je partageais la
certitude de mes compagnons, ayant vu à l'oeuvre
des Français qui, comme eux, commençaient à
conquérir, bien modestement, cette grande Afrique
Occidentale Française, au point de vue économique;
Hélas, nous voici en 1927, 20 ans après cette
époque et tout est encore à l'état primitif. Dieu
sait pourtant, ce que nous aurions retiré de
ressources, d'indépendance nationale, si, à ce
moment, on avait voulu retenir ces quelques
pionniers d'avant-garde et leur faire commencer
l'oeuvre qui est encore à entreprendre. Trois fois
hélas! Enfin, pour en revenir à mon récit, nous
touchions à la date du départ de Mané, pour la
conduite d'un autre troupeau vers la gold Coast,
cette fois, convoyé également par mon mari que je
devais accompagner dans son long voyage, pour
rentrer en France ensuite, des circonstance m'y
appelant. Déjà, ce troupeau de 250 têtes, dûment
organisé, avait été envoyé en avant pour se
rendre, par petites étapes à Tenkodogon où il nous
attendrait tranquillement en broutant et se
reposant avant de reprendre le chemin de la
colonie anglaise.
Troisième
partie
Retour par
la Gold Coast
Adieux au pays Mossi
Tous nos préparatifs étaient
faits et mon beau-frère avait pris possession de
ses fonctions nouvelles de régisseur du domaine.
Nous étions donc prêts à partir le premier Mai. La
veille de ce jour, visite générale d'adieux de la
part des notables indigènes: le Naba de Mané, avec
toute sa cour de gala; par conséquent le chameau
blanc en était, a tenu à nous apporter ses
meilleurs voeux de bon voyage, nous assurant qu'il
était navré de notre départ mais qu'il espérait
bien vivre en aussi bon termes avec le "pitit
frère". Puis, ce fut le tour du grand chef Peulh
de la région, nous apportant une génisse pleine et
du beurre. Différents chefs des villages
environnants sont venus également et enfin, le
soir, tous nos gens, ceux que nous laissions,
hommes, femmes et enfants. Cet adieu fut vraiment
touchant, car tous ces êtres, avec nous depuis
deux ans au moins, nous étaient fort attachés et
ils étaient sincèrement émus en me quittant.
D'aucuns, même, avaient des larmes aux yeux. Moi
aussi du reste, j'étais émue. On ne passe pas
autant de temps dans ces contrées et ces
conditions spéciales, avec des indigènes si doux
et si fidèles, sans qu'un serrement de coeur ne
vous prenne au moment de les quitter. Bref, le 1er
Mai, nous partions, accompagnés de notre suite
habituelle de route et de mon beau-frère, en
prenant le chemin de Ouagadougou où nous tenions à
revoir le capitaine Lambert en passant. Les trois
étapes normales furent faites sans encombre et, à
Ouagadougou, nous recevions le meilleur accueil du
capitaine nous attendant, flanque, maintenant,
d'un nombreux personnel européen, civil cette fois
et nouvellement arrivé. C'étaient presque tous des
jeunes gens et novices. Ils n'avaient pas encore
acquis l'aisance qu'ils ont dû avoir plus tard et
se pâmaient d'horreur à l'énumération des plats
indigènes que nous dégustions tous les jours avec
satisfaction, chez nous, et en route, à la grande
joie du capitaine, vieux routier colonial qui
renchérissait encore. Deux jours de séjour, avec
visite, bien entendu, des nouveaux services et
agrandissements sérieux édifiés par
l'Administration et, le 5 à 4 heures du matin,
départ définitif, mon beau-frère retournant seul à
Mané et mon mari et moi nous dirigeant de
compagnie vers Tenkodogo, à 200 kilomètres
environ, le premier centre "blanc" sur notre route
et le dernier centre français. Cette première
étape fut une simple promenade: 18 klms seulement;
mais il faisait une chaleur étouffante, annonçant
certainement les premières tornades saisonnières.
Le 6, nous désirions partir de bonne heure. Mais,
nos porteurs nous ayant lâchés, il a fallu aller
en recruter d'autres au village. Nous sommes
partis quand même et sommes arrivés, vers 9
heures, après 24 klms de route, au grand village
de Kombissiguri, d'une longueur interminable et de
très grande richesse. A peine étions-nous
installés, qu'arrive un "Blanc" Monsieur Vidal,
Administrateur en mission, allant à Fada-N'Gourma,
le premier poste du Dahomey. Naturellement, étant
les premiers arrivés, nous l'invitons à déjeuner
en le priant d'apporter ses ustensiles de table,
comme il est coutume en voyage dans ces pays où on
se charge le moins possible et du strict
indispensable. Le soir, il nous rend la politesse
de la même façon et ce repas est interrompu par la
première tornade de l'année, aux démonstrations
lumineuses et sonores, terrifiantes, avec
accompagnement de trombes d'eau imposantes. Peu
s'en est fallu, cependant, que nous soyons rôtis
dans nos cases. Une belle indigène, la compagne
justement de Monsieur Vidal, ayant allumé du feu
le long d'une case, les braises, non encore
éteintes, se sont ravivées et envolées sous
l'action du vent et mirent le feu à la paille de
la toiture de notre belle salle à manger de
brousse. Heureusement, juste à cet instant, la
pluie a commencé à tomber avec tant de violence
que cet incendie a immédiatement avorté. Notre
compagnon n'en a pas moins sorti, de ses cantines,
une fiole de vieil armagnac à l'occasion de notre
pittoresque rencontre. Puis, le lendemain de grand
matin, nos deux caravanes se mettaient en route en
même temps et prenaient chacune une direction
différente, les buts à atteindre n'étant pas les
mêmes. L'air bien rafraîchi par la tornade de la
veille, était délicieux à respirer, sentant bon la
terre mouillée. Aussi, dès le lever du soleil,
voyait-on déjà les indigènes dans les champs,
préparer, en débroussaillant sommairement, les
toutes prochaines semailles. Les jours se
suivaient ainsi à parcourir ce beau et riche pays,
très peuplé, présentant des champs à perte de vue,
couvert de cases si nombreuses qu'on ne pouvait
distinguer la fin d'un village du commencement du
suivant. Il nous est bien arrivé quelques
mésaventures; mais de celles inhérentes à toutes
marches par étapes. Par exemple, une fois ou deux
encore, nos porteurs nous plantaient là, sans
aucun ménagement. Bien sûr, ce n'était pas
agréable. Cependant, le pays était tellement
peuplé, qu'avec l'aide de chaque Naba ou chef de
village, on en recrutait d'autres en une heure ou
deux, pour aller à l'étape suivante. D'autres
fois, on sortait d'un splendide campement, vaste,
bien propre, bien agréable, pour, au suivant,
entrer dans des cases sordides, pleines
d'immondices, de toiles d'araignées, de cancrelats
et autres bestioles aussi peu appétissantes. Nous
avions alors la ressource de nous installer sous
le premier arbre venu. Justement, une nuit,
endormis de la sorte, nous avons été réveillés
brusquement par une tornade soudaine qui nous a
obligés, malgré notre vive répugnance, d'entrer
dans une de ces infectes cases. Pour comble de
malheur, ce soir-là, il a fallu également y
insérer nos bagages et, durant cette opération,
nous avons été trempés plus que copieusement.
Alors, à la lueur d'un photophore, nous avons été
obligés de nous changer entièrement et je
frissonnais à la pensée qu'il pouvait me tomber
dans le dos ou dans les cheveux une de ces sales
bestioles qui devaient, sûrement se moquer de
nous. Bien entendu, il n'a plus été question de
dormir ensuite. Nous avons allumé du feu comme
nous avons pu, fait du thé et avons attendu
patiemment ainsi l'heure du départ. Le 10 Mai,
nous touchions le beau village de Tangaré, la
dernière étape avant Tankodogo. Là, le Naba, un
prince fort riche, est venu spontanément nous
saluer, accompagné de sa nombreuse cour, pas du
tout pouilleuse mais, au contraire, très bien
vêtue. Lui-même, richement habillé, avait
d'énormes bracelets d'argent massif aux bras et
aux poignets, de nombreuses bagues en or et en
argent et de belles boucles d'oreilles en mêmes
métaux. En un rien de temps, il nous avait fait
arranger tous nos bagages et apporter d'abondantes
provisions, par reconnaissance, disait-il, du bon
souvenir que lui avait laissé mon mari à son
passage, lors de son retour du Dahomey. Le
lendemain, 11 Mai, nous entrions de bonne heure à
Tenkodogo, poste commandé alors par le lieutenant
Goguelin. Celui-ci, à cette heure, était en route,
à la rencontre d'un administrateur; mais tout
était prévu pour nous recevoir et le sergent
Feutrier s'est acquitté de cette tâche très
gentiment. Peu de temps après, arrivaient en
cavalcade, le lieutenant Goguelin, accompagné de
messieurs Vidal et Portes, administrateurs.
Monsieur Vidal, allant à Fada-N'Gourma, chez
monsieur Portes et celui-ci ayant fait une partie
de la route à sa rencontre, ils avaient décidé de
pousser une pointe jusque Tenkodogo, pour visiter
le poste et ses habitants et, m'ont-ils dit, pour
avoir le plaisir de m'y rencontrer avant ma sortie
de la colonie française; C'était bien aimable à
eux. Le séjour dans ce poste fut délicieux, grâce
à l'entrain de tous ces messieurs qui avaient
vraiment l'air de me fêter un peu. Entre temps,
nous avions été reconnaître notre troupeau, arrivé
depuis une dizaine de jours et trouvé nos bonne
bêtes broutant bien sagement l'herbe nouvelle qui
commençait à pousser dru. Le 13, débandade
générale. Messieurs Vidal et Portes s'en allant à
Fada, monsieur Goguelin allant rejoindre le
capitaine Lambert pour une tournée d'impôts dans
le Sud-Ouest, et nous..... prenant franchement la
route du Sud, pour nous arrêter, ce jour-là, au
village de Bané, à 23 klms, vers 9 heures du
matin, tandis que le troupeau, ayant suivi en
broutant, y arrivait à 16 heures seulement.
Jusqu'alors, le pays traversé était nettement
mossi. Mais, à partir de Bané, la race changeait
incontestablement. C'était encore à peu près le
même vocable, cependant la consonance en était
différente et des mots différents y étaient déjà
mélangés. En effet, vers le Sud-Ouest, nous avions
les gens du Gourounsi, vers le Nord-Est et l'Est,
ceux du Gourmantché et, au Sud, nous nous
dirigions vers le pays des Boussangsés, limité
lui-même, par les montagnes qui le séparent du
Mampoursi au Sud-Ouest et du Mangou au Sud-Est;
L'aspect de la contrée différait aussi très
sensiblement. Au lieu des grosses plaines
encombrées de villages enchevêtrés, c'est la morne
brousse, avec quelques buissons de mimosées ou
autres épines, sans trace de vie humaine pendant
des heures. Nous sentions, nous voyions que nous
allions changer d'ambiance.
Premières étapes en colonie anglaise
Jeudi 16 Mai. Nous voici
arrivés à la frontière anglaise. Le village qui
s'y trouve s'appelle Badama et est encore situé en
territoire français, à 500 mètres à peine du
marigot frontière. Demain donc, nous entrerons
dans le pays administré par les Anglais. Cette
perspective ne m'inquiétait pas beaucoup, en ce
sens, que mon mari y étant déjà allé pour le même
motif, ne devait pas y être plus embarrassé
qu'auparavant. D'autre part, connaissant très bien
la galanterie et le respect anglais pour les
personnes de mon sexe, un peu froids peut-être,
mais devant être stimulés par le caractère sportif
de ma randonnée, je ne me faisais aucune crainte
de pénétrer plus avant dans l'intérieur. Mais,
comment dire? Il devait y avoir, demain, par la
simple traversée de ce marigot de rien du tout, un
nouveau changement de régime, une organisation
étrangère, superposée, en outre, au changement de
contrée. Plus de lien direct et national avec les
nôtres c'est-à-dire avec la France et,
involontairement, l'esprit travaillait. Qu'y
aurait-il au-delà? C'était peut-être puéril, ce
sentiment de ma part, que je n'ai pas dévoilé à
mon "broussard" de mari. Mais, qui ne l'a pas
éprouvé, en Europe même en face d'un poteau
frontière quelconque ou d'un douanier ne portant
pas l'uniforme de notre nationalité? Que le
lecteur m'excuse si je relate un état d'âme
d'alors aussi peu en rapport avec les réalités. Ne
suis-je pas Française, avec tout le bagage
sentimental qu'une telle affirmation comporte?
Cependant, cette journée s'est passée très
ordinairement. A défaut de tout campement, puisque
nous étions au point mort de notre voyage, nous
avions dressé notre tente auprès de maigres arbres
qui, malgré tout, formaient un ensemble suffisant
pour nous abriter du soleil. A chaque instant, de
nombreuses caravanes de bourricots animaient le
paysage de leurs longues théories serpentant à
travers la brousse, conduites par une foule de
noirs, les uns chargés de ballots comme les braves
petites bêtes qu'ils tenaient à la longe, les
autres allant librement. Les caravanes
appartenaient à des marchands indigènes qui, ayant
vendu leurs bestiaux vers Koumassie, remontaient
avec des charges de noix de kola destinées aux
fructueux échanges dans la région de Tombouctou,
Niamey et, plus loin, vers la Tripolitaine. Chaque
bête transporte ainsi environ 60 kilogrammes de
marchandises, réparties en deux ballots équilibrés
sur leur échine ouatée de coussins de kapok ou de
balles de riz. Quels bons serviteurs que ces
braves bourriques, marchant pour ainsi dire
seules, se nourrissant très simplement de ce
qu'elles trouvent et si résistantes à toutes les
fatigues que leurs maîtres leur imposent. La
veille de notre arrivée, des passagers avaient
dressé quelques huttes instantanées en paille.
Leurs successeurs, les trouvant occupées par nos
gens, se sont mis en mesure d'en dresser d'autres
sans plus de façon et, une demie-heure après, ce
campement de commerçants se trouvait augmenté
d'une dizaine de cases, suffisamment confortables
pour une nuit. Seulement, le temps, se mettant de
plus en plus à l'orage, nous avions pris la
précaution de dresser nos bagages sur le gros
cailloux, précaution efficace, car la nuit nous
amena une descente d'eau de première. Le 17, nous
arrivions à Bakou, immense village sur le
territoire anglais. Pour aller chez le Naba, nous
traversions la place du marché, très animée et
très bien comprise. Une foule grouillante se
pressait le long des petits compartiments des
cases des vendeurs au milieu des cris, des
réclamations et du bruit incessant de monstrueux
tam-tam. N'ayant pas trouvé de cases potables pour
nous loger, nous nous sommes établis en plein
marché, dans quelques compartiments inoccupés.
C'était assez confortable, mais combien
assourdissant. Cependant, nous nous sommes réjouis
du commerce environnant en général et de celui du
vêtement en particulier. Pour quelques cauries
(coquillages) une madame achetait deux superbes
touffes de feuilles fraîches destinées à être
suspendues très décemment par des ficelles
reinales obligatoires, l'une par devant, l'autre
par derrière. Et les affaires marchaient, car les
paquets de feuilles diminuaient très vite, pendant
que le nombre des élégantes augmentait avec la
même vitesse. Le 18, nous étions à Buidori, à 15
kilomètres seulement et le 19 à Kougouri, 20
kilomètres plus loin, étape signalée par la
présence du "jack" sur la case du chef de village
et l'arrivée de notre courrier spécial, venu de
Ouagadougou par Tenkodogo à notre suite grâce à
l'amabilité de monsieur Ceccaldi qui nous l'avait
promis. Quelle bonne aubaine! Le 20, pour partir
du village, pas de porteurs, le Naba déclarant ne
pas en avoir. Alors mon mari lui dit: - Ca va
bien. Tu sais que je suis passager pour aller plus
loin. Si tu ne me donnes pas de porteurs, je
resterai ici, je ne suis pas pressé; mais comme ce
sera de ta faute, eh bien, tu devras me nourrir
ainsi que mes gens et mes bêtes, tant que tu ne me
donneras pas les moyens de m'en aller. L'effet fut
rapide. Un demi-heure après, 30 superbes
gaillards, plus qu'il n'en fallait, se ruaient sur
nos bagages et, d'une allure folle, nous amenaient
au bord de la Volta Blanche, la même qui passe à
Mané, aux abords des "Mimosas". Mais, là le fleuve
n'a plus le même aspect. Large d'environ 300
mètres seulement, aux abords encaissés, presqu'à
sec en ce moment, nous ne le reconnaissions plus.
Sa traversée fut un jeu et, dans la matinée, nous
campions à Zouigoéri. Village de mêmes formes
apparentes qu'ailleurs. Seulement, ici, les
ouvertures des cases n'ont guère que cinquante
centimètres au carré ce qui fait qu'on est obligé
d'entrer en rampant... dans ses appartements. Et
encore, a-t-il fallu déployer des ruses d'apache
pour disputer ces... appartements aux volailles,
chiens, moutons, chèvres et autres animaux qui
s'obstinaient à ne pas nous céder la place. Nous
avons dû, même, déménager une dizaine de vieux
tam-tam reliques, qui encombraient justement le
coin que nous destinions à nos lits. Nous avons
cependant respecté les chapelets-gri-gris qui
pendaient de la toiture: il ne nous gênaient pas
le moins du monde. Par exemple, l'entrée était
magnifiquement décorée d'une douzaine de
squelettes de têtes d'hippopotames bien blanchies
par le temps, autant de cornes de buffles et
d'antilopes géantes et quelques grands crocodiles
parfaitement conservés. Cela avait de l'allure. Je
dois également relater que, ce jour-là, nous
étions tombés au milieu d'une cérémonie
religieuse. Sur un petit mur, un amas de plumes de
poulets blancs, de sang coagulé, de kolas
mastoquées et autres accessoires aussi
appétissants, le tout surmonté d'une belle paire
de cornes d'antilope, démontrait que là avait lieu
une cérémonie destinée certainement à conjurer les
mauvais sorts de l'endroit, soit à rendre propices
les dieux de la chasse. Un peu plus loin, sur un
fond de calebasse retournée, d'autres plumes
flottaient au vent, retenues par une colle de
sang. Au milieu de tout cela, le vieux sorcier,
habillé simplement de sa barbe blanche, était
vautré à terre, sur une peau de mouton, en ayant
l'air de contempler on ne sait quelle branche
d'arbre, ou quel coin du ciel ou, peut-être, rien
du tout. A notre approche, il nous lança un regard
qui aurait pu passer pour être plein d'extase,
mais qui nous a semblé bien stupide. Après tout,
c'est peut-être la même chose. Le 21, au matin,
nous partions comme d'habitude du campement en
question et, une heure après, nous nous trouvions
de nouveau devant la Volta, que nous recoupions
dans un angle droit qu'elle forme à cet endroit.
On est obligé de descendre de cheval à cause des
glissades possibles dans les cailloux et on passe
à peu près à pied sec. Aussitôt de l'autre côté,
nous nous trouvons au pied d'une chaîne de
montagnes à pic sur au moins 200 mètres de
hauteur. Nous en commençons l'ascension, ou plutôt
l'escalade, à pied, tirant les chevaux par la
bride et les excitant, sur des pentes d'au moins
60 à 70 degrés. C'est terrifiant car, à gauche,
c'est le ravin qui augmente de profondeur au fur
et à mesure qu'on monte et, à droite, c'est la
muraille rigide. Mais, une fois en haut, quel beau
spectacle! Tout le pays se développe à perte de
vue. Nous voyons distinctement les collines des
environs de Tenkodogo, le cours de la Volta,
déroulant ses méandres capricieux au milieu d'une
verdure géante et luxuriante. Seulement, une
inquiétude nous prend. Comment les boeufs vont-ils
pouvoir escalader cela? Mon mari laisse deux
hommes pour les attendre et rendre compte et nous
continuons notre chemin. Une heure après, nous
apercevons devant nous, sur une petite colline en
dos d'âne le village de Gambaka, rehaussé par les
grandes toitures en paille des constructions des
Européens. Nous voyons distinctement flotter le
drapeau anglais à la pointe d'un grand mât de
marine. Encore une demi-heure de marche à travers
un pays fertile, qu'on sent riche, au milieu de la
végétation vigoureuse des champs de sorgho et de
maïs tout garnis de leurs pousses qui avaient
déjà, à cette époque, 30 à 40 centimètres de
hauteur. Nous arrivons sur une petite place où
évoluent des escouades de soldats noirs, habillés
de kaki, pieds nus, jambières en drap kaki,
chéchia rouge ou bonnet vert. Nous nous dirigeons
vers un monsieur "Blanc" qui les commandait et,
descendant de cheval, mon mari nous présente:
Madame et Monsieur H........ - Aoh yes, bonn'jor
Médéme, bonn'jor monsieur. Vous volez vinir dedan
le maison de moa, pour prener le cocktail? Et nous
voilà, suivant ce monsieur qui nous dit être le
lieutenant Carthew (kaju:) Nous sommes à Gambaka,
pays anglais.
Agréables réceptions à Gambaka
et
passage difficile du troupeau, en montagne
Nous suivons donc notre hôte
dans sa grande case et, sous la véranda bien
conditionnée, meublée gentiment et confortablement
un boy couleur d'ébène nous sert le traditionnel
whisky and soda. Cet officier, par bonheur, savait
baragouiner quelque peu de français, si bien que
nous n'avions pas l'air trop bête les uns et les
autres. Mais quelle conversation décousue! Elle
était plutôt soutenue par force gestes destinés à
remplacer les mots absents ou qui s'obstinaient à
ne pas vouloir sortir. Un quart d'heure après,
arrive un grand diable d'homme roux, sec, long,
anguleux, aux jambes filiformes, aux grands bras,
aux dents larges et noircies par le tabac qui,
parlant aussi un peu de français, se présente:
lieutenant Stuart-Richardson. Il nous dit qu'il
est écossais bien sûr, un Stuart et qu'il a voyagé
un peu dans le monde, notamment pendant six mois
en Touraine, à Vouvray comme centre, pays du bon
vin blanc dont le souvenir agréable semble lui
être resté. Après quelques minutes de conversation
très cordiale, ces messieurs nous conduisent à la
grande case qu'ils nous destinent et où nos
bagages sont déjà arrivés et installés comme
d'habitude, ce qui est de suite remarqué par les
officiers disant: - Yes, vos boys très bons, vous
connaissez le camping perfectly. Une toilette un
peu plus recherchée et nous nous rendons chez
monsieur Carthew, qui nous avait priés à déjeuner
et où on nous présente en outre, le docteur de la
garnison, qui ne connaît pas un mot français, mais
possède une chevelure chanvreuse et des dents
formidables et parfaitement vilaines. C'est un
Irlandais, parait-il. Nous avions donc, réunis
devant nous, un échantillon de chaque partie du
royaume uni d'Albion. Cette fois, on nous sert,
comme apéritifs, des cocktails faits devant nous,
avec, je crois, du bitter, de l'angustura, du
piment pelé, des jaunes d'oeufs, de la
bénédictine, du cognac et, pour noyer, du
champagne autant qu'il en fallait pour remplir une
imposante gargoulette dont le contenu, bien
brassé, est servi dans de la verrerie rutilante.
Bigre, que c'était fort ! je me suis contentée
d'un petit échantillon de la mixture; mais il a
bien fallu que tout le contenu de la gargoulette
passe par le gosier de ces messieurs qui ne
faisaient nullement la grimace. Pour donner encore
plus de saveur à cette boisson.... chaleureuse, on
nous sert, sur un plateau d'argent, de minces
carrés de pain grillé revêtus d'une bonne couche
de purée d'anchois et surmontés d'une
olive....désossée. Ensuite, à table, surprise pour
moi de me trouver dans une véritable salle à
manger, ornée de fleurs, garnie de meubles
appropriés, dont la table supportait un couvert
impeccable et étincelant que je ne pensais
nullement trouver dans cette lointaine brousse, en
quittant le laissez-aller des installations
sommaires, quoique suffisantes, de nos
compatriotes. Autre surprise encore: alors que,
chez nous, les hommes sont correctement vêtus de
blanc, sanglés dans leurs tenues simples mais bien
nettes et bien boutonnées, nos hôtes, eux,
n'avaient rien changé à leur costume de
...travail: chemises en laine kaki, grade sur la
patte d'épaule, manches retroussées, col largement
ouvert, sans souci des...cheveux que d'aucuns
montraient sans vergogne par l'ouverture, leggins
et gros souliers jaunes copieusement ferrés. Ils
étaient ainsi très à l'aise et je sentais que ce
devait être la tenue normale. Je me suis rendu
compte, par la suite que c'était exact.
Naturellement, je n'ai manifesté aucune espèce
d'étonnement et nous avons dégusté avec plaisir et
entrain les mets, savoureux quoiqu'anglais, qu'on
nous a présentés, en buvant du thé, bien entendu,
puisque nous étions au lunch. Après ce déjeuner,
poursuivi en longueur pendant les heures chaudes,
nous sommes allés en choeur, faire une tournée
générale du poste, ou; comme toujours j'ai, en
qualité de femme blanche encore non vue, produit
le même effet: attroupements, exclamations,
bousculades etc.... au grand plaisir des Anglais
qui riaient de bon coeur en distribuant de
pacifiques coups de cravache à droite et à gauche
pour faire place. Entre temps, un de nos hommes
venait rendre compte que, après deux tentatives,
les boeufs n'avaient pu escalader la montagne.
C'était plus sérieux; mais mon mari donnait des
instructions pour qu'on laisse le troupeau en bas,
à se reposer. La tentative reprendrait le
lendemain ou le jour suivant. Ce même jour, à 19
h. 1/2, nous nous rendions chez le docteur qui,
cette fois, devait nous recevoir. Réception sous
la véranda, comme toujours, au milieu d'un luxe de
bouteilles et autres accessoires. On nous présente
alors un autre Anglais encore inconnu: lieutenant
Elkau, commandant le poste par intérim, le colonel
Walberston, chef de la Région, étant en tournée
d'inspection dans la brousse, qui sera navré,
m'assure monsieur Elkau, d'avoir manqué d'assister
à un aussi historique événement que le passage de
la première femme blanche dans ce pays, événement
qui figurera, ajoute-t-il, dans les archives
officielles du Poste. Ce monsieur Elkau ne connait
pas un mot de français non plus; mais il se trouve
qu'il parle un peu allemand, d'une façon
suffisante pour, de suite, m'accaparer et engager
une conversation très animée avec moi, qui suis
assez familiarisée avec cette langue l'ayant
apprise en Bohême. Nous passons ensuite dans la
salle à manger, au moins aussi somptueusement
arrangée que celle où nous avions été reçus le
matin, avec, en plus, l'effet des innombrables
bougies disposées à profusion et qui avaient l'air
de rappeler ce que nous nous figurons être le
faste lumineux d'antan. Cette fois, ces messieurs
avaient tous arboré la toilette du soir,
c'est-à-dire la grande tenue mondaine. Souliers
vernis, pantalon collant en satin noir, ceinture
de soie rouge, chemise blanche plastronnée,
faux-col rabattu cravate fantaisie et, sur le
tout, un vêtement qui m'a semblé être semblable à
un habit à queue sans queue, espèce de boléro en
drap noir, avec grand col rabattu descendant en
larges revers rouges vers la ceinture, quelque
manière de smoking d'uniforme. Sur les épaules,
étoiles de forme et couleur diverses, suivant le
grade et la fonction, les rubans de médailles
commémoratives sur le revers gauche. Messieurs
Carthew et S.Richardson portaient celles du
Transwaal et des Achantis; le docteur, je ne sais
trop et monsieur Elkau celle de Chine où il avait
servi pendant la guerre des Boxers. C'est
d'ailleurs là-bas qu'il avait appris l'Allemand
car il n'avait jamais séjourné en Allemagne et il
trouvait étrange que lui, Anglais, ayant appris
l'Allemand en Chine, pouvait se servir de cette
langue en Gold Coast africaine, pour converser
avec une Française ayant vécu en Bohème! Pendant
le repas, j'avais découvert, sur une étiquette de
chaise longue, le nom du docteur que je n'avais
pas retenu le matin: docteur Montgommery. Alors,
je demande si, par hasard, il ne serait pas
d'ancienne famille française, ce nom n'étant pas
anglais en lui faisant dire, avec autant
d'anglais, de français que d'allemand
qu'autrefois, un Montgommery avait tellement
éborgné un de nos rois que celui-ci en était mort.
Il nous répond modestement que, justement, il est
de cette famille et, comme preuve, il nous montre
le chaton de sa bague, lequel portait
effectivement les armes de ladite famille parmi
lesquelles figure une lance brisée. Alors, voilà
mes trois autres Anglais, qui ne le savaient pas,
de se lever avec ensemble et de porter un toast
chaleureux à Monsieur le Comte de Montgommery qui,
ma foi, était ravi. Lui aussi, a trouvé un peu
étrange d'être reconnu comme étant de souche
française, en Afrique. On peut penser qu'à cette
allure le dîner n'a rien eu de morne. Aussi, au
dessert, avec champagne naturellement, a-t-on
porté des toasts généraux: A la "first lady"
visitant Gambaka; A l'Angleterre, A la France, A
l'entente cordiale etc.... Voici le menu de ce
dîner. Il n'a rien de particulier comme
ordonnance, mais il est écrit à la machine, en
français, sur papier officiel et porte, au bas,
les signatures autographes des hôtes:
West African Frontier
ForcesGambaka
Gold
Coast Colony via Kumassi
MENU
Caviare
Consommé
à la wagadugu
Omelette
à la Gambaka
Poulet
au diable
Roastbeef
à l'Anglaise
Asperges
Crème
de café
Champignons
Café
- Liqueurs
Menu
of a dinner given by the active Commandant
Northern Territories Constabulary to Monsieur et
Madame H.ubin
Madame
Hubin being the first lady to visit Gambaka
Suivent
les signatures.
Le lendemain, par
exemple quel mal de tête! On parle bien souvent
des abus de boissons alcooliques auxquels se
livrent nos coloniaux; mais heureusement, ceux-ci
ne sont, sous ce rapport, que des demoiselles
auprès des coloniaux anglais. Je passerai sur la
suite des réceptions que, tour à tour, chacun de
ces Messieurs a cru devoir nous accorder dans
cette même note et je reviendrai à notre troupeau,
l'essentiel pour nous. Le premier jour, les boeufs
n'ont pas pu monter. Le lendemain, après une
tentative sous la direction de mon mari parti
exprès, il a été préférable de les laisser encore
au pied de la falaise. Ce ne fut que le troisième
jour qu'enfin on a réussi à faire escalader cette
falaise par le troupeau entier, qui a pu grimper
jusqu'au faîte, sauf cependant quatre bêtes qui,
ayant perdu pied, ont roulé au fond du ravin et se
sont tuées. Nous avons dû laisser les autres se
reposer pendant plusieurs jours en leur faisant
brouter l'herbe tendre et abondante des environs
et, le 26, mon mari les expédiait tout doucement
en avant, non sans avoir acquitté les droits de
douane qui étaient alors de un shilling par tête.
Ce soir-là, dernière réception de gala chez le
lieutenant Elkau, au nom du Colonel, réception
aussi... pimentée que les précédentes et dont je
me souviens être revenue très mal à mon aise. Il
faut que j'avoue, aussi, que j'avais des
espérances de maternité et, naturellement, mon
état aidant, l'estomac n'était pas tout à fait
équilibré. Enfin, le lendemain, 27 Mai, nous nous
mettions en route de nouveau, heureux d'avoir été
accueillis d'aussi cordiale façon, mais heureux
aussi de reprendre notre liberté et notre
simplicité de brousse. M. Elkau ayant eu
l'obligeance de nous donner un itinéraire exact à
suivre jusque Salaga, poste important, nous nous
enfoncions de nouveau dans le Sud avec toute notre
smalah.
West
African Frontier Forces
Gambaka
Dear Mrs. H... I send
you the itinerary from here to Salaga. The
distances are shown in hours and you can reckon
between 2 1/2 and 3 miles an hour. I have marked
off the day's marches that we take, but as some of
them are very long, you'll have better make them
shorter. There is a government rest - house at all
the places, I have shown as a day's march. I hope
you and Mr. H... are well Believe me, yours
sincerely:
Elkau
Traduction Chère Madame
Hubin Je vous envoie l'itinéraire d'ici jusque
Salaga. Les distances sont indiquées en heures et
vous pouvez compter entre 4 et 5 kilomètres par
heure. J'ai marqué spécialement les journées de
marche telles que nous les pratiquons; mais comme
quelques-unes d'entre elles sont très longues,
vous ferez mieux de les raccourcir. Il y a un
campement à tous les endroits que j'ai marqués
comme étapes. J'espère que vous allez bien ainsi
que Mr. Hubin Sincèrement à vous.
Accueil toujours très cordial au
cours des différentes étapes
Ce jour-là, nous nous sommes
arrêtés à Parégou, étant partis vers 10 heures
seulement, après les adieux définitifs et bien
contents de laisser en repos les whisky et même le
soda. Nous n'avions plus d'entrain et il nous a
fallu une bonne soupe faite avec une queue
d'iguane, tuée en chemin et des légumes du pays,
ignames, goumbo, haricots et pourpier, pour nous
refaire l'estomac. Le lendemain, entièrement
remis, par cette petite étape et un bon sommeil
réparateur, on était en route à 5 heures, dans le
frais du matin. Au milieu du parcours, nous nous
sommes installés sur un tronc d'arbre fraîchement
abattu par une tempête et nous y avons dégusté un
casse-croûte avec plaisir. Vers 9 heures, nous
arrivons à l'étape pour n'y trouver personne de
nos gens; ils étaient allés plus loin, à 5
kilomètres. Comme mon mari avait décidé qu'on
s'arrêterait ici, il a envoyé un palefrenier
rechercher notre monde, qui arrivait 1 heure 1/2
après, la marmite encore chaude. Les boeufs
suivaient bien, mangeaient de la bonne herbe
nouvelle et ne se ressentaient plus de la fatigue
causée par le mauvais passage de la montagne. Dans
5 ou 6 jours, nous comptions être à Tamalé, poste
"Blanc", ensuite à Salaga, autre poste avec la
perspective de traverser de nouveau la Volta
ensuite. Assez bon campement. Cependant, comme il
faisait un temps superbe, la nuit avec un ciel
d'une pureté rare à cette époque de l'année, un
clair de lune éclatant, nous avons été tentés et
avons voulu coucher dehors. Mais, si c'était très
bien avant de s'endormir, notre nuit a été ensuite
agitée à cause, justement de la lune, dont la
lumière acérée et implacable nous a troublés
constamment. Nous connaissions pourtant bien cet
effet; mais nous avions encore voulu nous laisser
aller au charme de ces splendeurs nocturnes. Nous
n'avons plus recommencé. Plus loin, dans un autre
campement, bien confortable cependant,nous avons
été inondés de nouveau. Ce soir-là, nous nous
étions couchés et endormis vers 20 heures quand, à
23 heures environ, un vacarme épouvantable nous
réveille en sursaut:la tornade subite, rapide et
monstrueuse. Vite, sans vêtements, nous sortons
des lits que nous plions précipitamment et les
mettons sur le dessus de nos cantines zinguées,
fourrant le plus possible de nos vêtements dedans
pour les préserver. La trombe s'abattait déjà avec
force et comme la couverture de la cas était en
simple sécot (paille tressée), nous recevions
autant d'eau que dehors. Accroupis et perchés
chacun sur une cantine, nous jetons vivement nos
pèlerines en caoutchouc sur nos têtes ayant ainsi
l'air de gigantesques éteignoirs lorsque nous nous
voyions à la lueur incessante des éclairs. Nous
avons dû passer deux heures dans cette position
peu agréable et fatigante. Aussi quelles crampes
avions-nous lorsque, la pluie cessant au dehors,
nous avons pu nous redresser et nous habiller un
peu. Mais nous n'étions pas encore sortis de
l'onde. Notre case se trouvait abritée sous un
immense fromager bien touffu. C'était très bien
pour le soleil; mais l'eau, emmagasinée par les
feuilles de cet arbre géant, continuait à
dégouliner chez nous comme une pluie véritable. Il
nous a fallu encore une demi-heure de patience
avant de pouvoir être libres. Pour comble de
malchance, nos boeufs s'étaient enfuis apeurés par
l'orage soudain. Nous avons dû passer le reste de
la nuit à leur recherche à leur rassemblement.
Heureusement c'était là une aventure habituelle et
nous avons continué notre chemin tranquillement,
personne ne manquant à l'appel. Ce même jour,
arrive à l'étape, en même temps que nous mais du
côté opposé, une immense caravane de porteurs et
de soldats. C'était le convoi accompagnant deux
officiers anglais: le docteur X, allant relever
Monsieur Montgommery et le capitaine Y remplaçant
le lieutenant Carthew. Très aimables et très
sympathiques, ces officiers, qui sont venus les
premiers se présenter. Le soir, vers 17 heures,
nous nous rendons dans leurs cases pour marquer la
politesse et nos tombons juste au moment où le
capitaine se rasait. Il avait la moitié de la
figure d'une netteté incomparable pendant que
l'autre était pleine de savon. Il ne s'est pas
démonté pour cela. Sans se soucier de ce masque,
bien obligatoire à ce moment, il nous a fait les
honneurs de sa case avec autant d'aisance que s'il
avait été revêtu de tous les grands cordons de
l'univers. Puis, les places prises, il a continué,
avec autant de simplicité, à se raser,
s'ablutionner, se pomponner devant nous et,
revenant prendre son siège un moment abandonné, il
nous a offert le premier sourire de sa belle face
toute neuve. Pour causer, par exemple, nous avons
dû recourir à un, autre mode que celui que nous
avions employé à Gambaka. Ces messieurs ne
savaient ni le français ni l'allemand, mais par
bonheur, ils parlaient la langue des Haoussas. Il
a donc suffi de dénicher; parmi leur suite, un
tirailleur houassa parlant le Bambara, ce qui fut
très facile et la conversation fut ainsi organisée
par le truchement de mon mari, parlant Bambara au
tirailleur qui répétait en Haoussa à l'Anglais et
inversement. On s'entendit très bien. Le jour
suivant, chacun prenait sa direction non sans
force salutations, compliments et promesses de
souvenirs. Le samedi 1er Juin, nous étions à
Diali, beau village où nous avons été étonnés de
trouver, ornant la case du chef; des morceaux de
faïence de toutes couleurs encastrés dans le
mortier. Ce fut la seule fois. Par suite de quelle
idée, certainement artistique et par quels moyens
ce chef a-t-il pu orner sa case de si européenne
façon? Mystère. Nous étions encore chez les
Mampoursis, dont le dialecte diffère très peu de
celui du Mossi. Avant l'arrivée des "Blancs", les
Mampoursis étaient très guerriers et, de ce fait,
ont eu beaucoup à souffrir des incursions de
Samory, l'Ami fameux qui a eu le tort de se
trouver, certain jour, en présence du Gouverneur
Militaire de Paris, le Général Gouraud, alors
lieutenant. On voyait encore très bien les traces
du passage de ce conquérant noir, par les ruines
des anciens villages, reconstruits un peu plus
loin. Maintenant, depuis la capture de ce grand
chef et l'arrivée des "Blancs", la tranquillité
régnait absolument et l'islam en profitait pour se
propager sérieusement, ce qui ne peut être un mal
dans ces contrées primitives,où cette religion
représente, malgré tout une civilisation bien
supérieure à celle des fétichistes. Et même, il
serait à souhaiter que ses progrès soient plus
rapides, car ils feraient disparaître cette mode
un peu trop primitive de s'habiller avec des
feuilles ou même avec une simple ficelle. Non que
ce soit choquant: un cheval ou une jument
portent-ils des feuilles? Mais enfin, le genre
humain est différent et... les marchands de
cotonnades y trouveraient leur compte. Oui mais...
nous retombons alors dans les questions
économiques et industrielles qui ne sont pas de ma
compétence surtout si elles doivent s'allier aux
questions religieuses ou philosophiques Passons.
Ensuite, nous entrons à Savélougou, dans les pays
des Dagombas, de souche Mossi également. C'est une
immense agglomération pouvant contenir de 5 à 6000
personnes et où on ne voit plus de feuilles comme
parures. Tout le monde est riche ici: aussi les
étoffes et les couleurs abondent. Lentement mais
sûrement, nous arrivons à Tamalé, le 4 Juin. Là,
nous sommes reçus par le capitaine Warden, que mon
mari avait connu à Kintampo, également en Gold
Coast en 1904. Vieilles connaissances. Donc, nous
nous sentons chez-nous d'autant plus que nous
avions reçu, la veille, en route, le petit mot
suivant:
Ed.
Warden
Lundi
3 Juin 1907
Cher Monsieur Hubin J'ai reçu avec plaisir votre
note m'apprenant que j'aurai la satisfaction de
vous rencontrer de nouveau, ainsi que votre femme.
Je compte que, pendant votre séjour à Tamalé, vous
vous considérez comme mes invités. Je vous
attendrai pour le déjeuner Mardi 4, à midi.
Sincèrement vôtre.
En dehors du capitaine,
il y avait deux autres blancs: Monsieur Roggers,
ingénieur - architecte et le docteur Gusche.
Réception très aimable et presqu'aussi fastueuse
qu'à Gambaka. Le lunch en question fut très réussi
et, le soir, nous étions priés de nouveau à
déguster le menu suivant:
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Crêpes roulées à la
confiture
|
|
|
|
|
In honour of Madame Hubin the first
white lady who has visited the district.
En
l'honneur de Madame Hubin la première femme
blanche ayant visité la contrée.
La gaieté était
également de la partie. Mais, par exemple, la
conversation était bien plus décousue qu'au poste
précédent car personne ne savait ni le français ni
l'allemand et le capitaine ne voulait pas
introduire un indigène pendant le repas.
Cependant, c'était assez pittoresque. Nous avions
chacun un dictionnaire français-anglais entre la
fourchette et le verre et, à chaque instant, il
était compulsé par l'un ou par l'autre, pour
trouver le mot principal devant mettre
l'interlocuteur sur la piste de l'idée à traduire.
Le Capitaine, essayant de se rappeler ses premiers
éléments de classe, était pénible à suivre.
Médémé, vous...no; mon, ton, son votre... no; mes
tes, ses, nos, vos, ...yes. Médéme, vos... what is
the name? (dictionnaire) Yes... boufs. Vos boufs
il trouvera.. No je trouverai, tu... ils
trouveront, yes, trouveront pas plenty... no;
plenty is English; what is the name?
(dictionnaire)yes, beaucoup...beaucoup de grass
(Damn, grass is English,) (dicitonnaire) oh yes:
Médéme, vos boufs ils trouveront pas beaucoup de
la herbage to-morrow, demain. Et ainsi de suite
tout le long du repas, pour tous les sujets de
conversation qui pouvaient se présenter. Pour
comble, ce repas, après le dessert et avant le
café, se termine par.une sardine bien huilée et un
os à moelle de pot au feu sur des croûtons de pain
grillé!! Je n'ai pas pu résister à ce régime et,
prétextant une lassitude,j'ai demandé la
permission de me retirer pour aller me soulager à
mon aise, rejointe deux heures après par mon mari
qui ne se ressentait de rien. Il est vrai que...
Le lendemain, repos et petits travaux au linge et
aux vêtements et l'après-midi, course en brousse
pour aller voir le caïman fétiche de l'endroit au
bord d'un marigot proche et, en revenant, Tam-tam
général sur la place d'armes. Comme partout c'est
un vacarme de tambours, de gongs et de cymbale.
Les femmes chantent et frappent dans leurs mains
pour scander la cadence, pendant qu'au milieu du
cercle formé par toute la troupe, une danseuse
s'agite à sa fantaisie. A un moment donné, une
deuxième danseuse entre dans le rond, pirouette
quelque peu et, ce faisant, va frapper avec le
sien le postérieur de la première que se tient
prête à cet office. Celle qui a reçu le coup de
tampon s'en retourne prendre place dans le rang et
celle qui l'a donné attend, en sautillant ou se
tordant, le coup de tampon de la suivante et cela
continue ainsi jusqu'à épuisement général. C'est à
peu près tout ce qu'il y avait de pittoresque
sauf, à certains moments, lorsque la rencontre
était un peu vigoureuse l'une des deux tamponnées
se trouvait les quatre..pagnes en l'air, à la
grande joie de toute l'assistance, y compris les
musiciens, qui tapaient un peu plus fort. Le 6
Juin nous étions à Changourani, le 7 à Yanté et le
8 nous couchions à Dongounkadi après avoir, ce
jour-là, coupé l'étape de 35 kilomètres à Debba.
Les boeufs y étaient déjà arrivés car ils étaient
partis un jour avant nous en prévision de cette
longue journée et nous devions être à Salaga le
lendemain. C'est ce qui s'est produit comme prévu.
Dans ce poste un seul blanc, le lieutenant
Berkeley, parlant très correctement le français:
il avait vécu très longtemps en Belgique
auparavant. Nous étions donc un peu plus à l'aise
pour causer et nous restions deux jours dans cette
localité pour faire reposer un peu nos bêtes et
nous reposer aussi Rien d'intéressant, Salaga,
très peuplé cependant. Les environs sont arides et
secs, l'eau est difficile à trouver. Nous étions
dans des pays de Gonyas, dont Salaga est la
capitale et un lieu de grand passage de
commerçants indigènes. On y parle à peu près
toutes les langues de l'Afrique Occidentale.
Monsieur Berkeley nous ayant fait fournir des
porteurs, nous nous préparions à partir, toujours
vers le Sud, pour le pays des Achantis et de la
forêt vierge. Mardi 11 Juin, encore un séjour à
Salaga, pour faire les provisions nécessaires en
vue de l'entrée en forêt, nous faisons partir le
troupeau l'après-midi, puis nous nous préparons à
partir le lendemain de bon matin. A minuit,
cependant, nous sommes réveillés par Samba le chef
berger: quelque chose d'anormal est arrivé,
certainement. En effet, le Samba nous dit que,
vers 21 heures, alors que toutes les bêtes
rassemblées reposaient tranquillement, deux lions
sont venus rôder et, semant la panique, ont fait
partir le troupeau affolé. Les bergers ont bien
couru derrière, main sans autre résultat que d'en
trouver seulement 35 qu'ils ramenaient à Salaga
tout doucement. Mon mari va les voir et, en effet,
les 35 boeufs avaient déjà repris placidement la
position du repos interrompu quelques heures
auparavant. Il a donc fallu aller à la recherche
des autres. Après bien des péripéties, nous les
avons découverts du côté opposé à celui d'où nous
les attendions, revenant tout tranquillement à
Salaga. Il ne manquait qu'une vache, probablement
prise par les épines et égorgée par les lions
ensuite. Nous ne nous en sommes pas préoccupés.
Pourquoi faire? Nous nous sommes mis en route
séance tenante, gens et bêtes, ayant à franchir 35
kilomètres, cette fois d'une seule traite. Quoique
sans eau et sans village sur la route, charmant
pays, bosquets magnifiques partout, habités par
des myriades d'oiseaux multicolores, chantant
joyeusement. Le 12 Juin, nous arrivons à Makongo,
où une case quelconque nous abrite et où nous
trouvons abondamment les provisions nécessaires
pour tout notre monde, même des mets indigènes
cuits, ce qui nous a dispensé de faire de la
cuisine, le tout arrosé de vin de palme
fraîchement récolté et délicieux. Nous commencions
à entrer dans une contrée plus équatoriale et la
végétation, différente et plus vigoureuse,
comprenait déjà de nombreux palmiers d'essences
diverses, dont quelques-uns donnent justement ce
vin dont il est parlé et qui n'est, en somme, que
la sève abondante, sucrée et crépitante de ces
gigantesques plumeaux, que les indigènes savent
récolter dans des calebasses spéciales. Cette
boisson, alcoolisée légèrement, est délicieuse à
absorber car toujours limpide, fraîche et de
saveur agréable. Le 13, on s'est mis en route de
bonne heure et on s'est arrête sur la rive gauche
de la Volta à 7 heures. A cet endroit, elle est
large comme au moins deux fois la Seine à Paris
et, profonde, à cette époque, de quatre mètres en
moyenne. Nous n'étions encore qu'au commencement
de la période des crues, ce qui explique que,
malgré cette profondeur sérieuse, le niveau
n'atteignait encore que le fond de la cuvette
formée par les berges profondes et à pic,
dénotant, en plein étiage, au moins 10 mètres de
fond. Il faut dire aussi qu'en cet endroit, le
fleuve est complet, en ce sens qu'en amont, les
deux branches principales se sont réunies: la
Volta Blanche descendant du Mossi et la Volta
Noire, encore plus longue, descendant du pays
Bobo, en passant par le Dafina, le Samo, le Lobi
et, pendant des centaines de kilomètres, servant
de frontière entre la Côte d'Ivoire Française et
la Gold Coast Anglaise. Ces deux branches
principales, entraînant les eaux par leurs
nombreux affluents, de tout le pays septentrional
sur des milliers de kilomètres, arrivent à former
un fleuve vraiment imposant, aux eaux rapides et
limoneuses et sa traversée ne manque pas d'être un
problème assez angoissant quand on a avec soi un
important troupeau et une suite assez nombreuse. A
cette même place, deux ans auparavant, un
Français, venant de Ouahigouya, dans le Yatenga, a
eu des déboires avec son troupeau. Il s'y était
présenté, il est vrai, pendant la pleine saison
des hautes eaux. Un courant terrible roulait des
eaux bourbeuses du fleuve. Il a mis 6 jours,
parait-il, pour le traverser après bien des
tentatives et a perdu de nombreuses bêtes, tant
entraînées par le courant trop violent que noyées
ou mortes d'épuisement ensuite. Effrayée par ce
souvenir et par l'apparence insurmontable de la
difficulté, je ne pus m'empêcher de dire à mon
compagnon: - Crois-tu y arriver? N'es-tu pas
inquiet? Moi, j'ai peur. - Non, mon petit, me
répond-il tranquillement. Je ne suis pas inquiet.
C'est une opération que je connais. Je suis
évidemment préoccupé; mais je vois parfaitement
toute notre suite et nous même de l'autre côté. -
Mais comment vas-tu faire? - Laisse donc. Arrange
toi confortablement sous ces arbres propices. Tu
assisteras à la partie que nous allons jouer et,
lorsque ce sera ton tour de passer, je viendrai te
prendre. A ce moment-là, tu n'y verras qu'une
partie de plaisir. Sur un appel de mon mari, une
pirogue arrive. Après quelques paroles échangées
avec le piroguier, celui-ci se met à appeler de
spéciale façon et, d'un seul coup, une dizaine
d'autres pirogues, invisibles jusque là, se
mettent à venir vers nous avec célérité. A ce
moment, la manoeuvre se dessine. Le premier convoi
a pris tous les bagages, les femmes, les porteurs,
le chien, les selles etc... A 8 heures, tout ce
poids mort était passé sur la rive droite sans
encombre. Au retour des piroguiers, ça a été le
tour des ânes et des chevaux, une bête par
pirogue, l'animal à la nage, soutenu par le licol
passé en outre sous la ganache pour lui permettre
de s'appuyer et de respirer aisément. Traversée
sans incident. Puis ce fut le tour du troupeau, le
gros morceau, opération que j'attendais en
tremblant et pourtant j'étais déjà bien rassurée
par les deux passages successifs précédents.
N'importe, je n'étais pas tranquille. Voici
comment cela fut fait. Une première pirogue, avec
un berger, partait en avant poussant à la nage les
trois vaches les plus âgées du troupeau dont l'une
avait un veau retenu avec nous. Ces trois bêtes
atterrissaient doucement de l'autre côté avec le
berger chargé, au moment propice, de les faire
meugler. Pendant ce temps, le troupeau en entier
était rassemblé près du bord et pouvait assister à
la traversée des trois vaches en question. Au
moment où celles-ci atterrissaient en face, les
piroguiers et les bergers étant préparés de notre
côté, toutes les bêtes furent poussées à l'eau,
les taureaux en avant, le veau dont parlé plus
haut avec un berger sur une pirogue et voilà toute
la horde au fleuve, dans le dispositif suivant,
adopté pour la circonstance. Une pirogue de tête
avec trois autres vaches et un berger; Tout le
troupeau pêle-mêle à la suite, une pirogue, sans
berger, en amont, sur flanc droit, Une pirogue et
un berger avec le veau en aval, sur le flanc
gauche, Et une pirogue de queue en arrière,
portant mon mari. Tout ce mouvement fut exécuté,
pour ainsi dire, brusquement, avec force cris,
claquements de langue, beuglements et, en un clin
d'oeil, le dispositif prévu était devenu parfait.
Une fois à l'eau, toutes les bêtes,
instinctivement s'apaisaient et, par une réaction
naturelle, suivaient le mouvement indiqué par
l'encadrement organisé, étant en outre attirées
vers l'autre rive par les appels des trois vaches
déjà arrivées, qui remplissaient
consciencieusement la tâche qui leur était
dévolue, sous les excitations du berger. Traversée
naturellement un peu moutonneuse, à cause des
remous, des résistances, des fantaisies etc...
mais disciplinée quand même dans l'ensemble, à tel
point que tout cet appareil est arrivé au complet
de l'autre côté, les bêtes tellement tranquilles
qu'elles se mirent à brouter immédiatement. Une
seule perte à déplorer à ce passage: un jeune
boeuf récalcitrant a rompu la ligne des pirogues,
malgré les efforts consciencieux des piroguiers
et, retournant en arrière, s'est enfoncé dans la
brousse. Malgré les recherches pourtant sérieuses
qu'on a fait faire ensuite, on n'a pu le
retrouver: lions? fatigue? chasseurs? Savons pas.
Mais c'était tellement peu de chose, par
comparaison avec les risques, que, quand ce fut
mon tour de monter en pirogue avec mon compagnon,
revenu me chercher spécialement avec quatre
piroguiers, je m'embarquai avec enthousiasme et
pris un plaisir intense à cette traversée que mon
mari fit faire en vitesse pour essayer de battre
les records (aurait-on dit) de Suresnes ou
d'Oxford. C'est ce que voulaient certainement
dire, en nous félicitant de manoeuvrer, les deux
officiers anglais qui commandaient le poste de
Yégi, à quelques centaines de mètres du fleuve,
attirés qu'ils étaient sur la berge, par l'annonce
de cet événement et de notre arrivée un peu
sensationnels. Il y avait un capitaine et un
docteur, plus vilains l'un que l'autre mais très
aimables et qui nous ont reçus de charmante façon,
mettant, à la mode anglaise habituelle, les petits
plats dans les grands. Sans nous attarder à Yégi,
nous continuions notre route le lendemain, par une
étape de trois heures seulement, au milieu d'un
paysage des plus enchanteurs. Campement sous de
grands arbres, au milieu de caravaniers indigènes
nombreux et bien pacifiques et nuit délicieuse,
sans tornade, passée dans nos hamacs suspendus
entre les branches fleuries et se balançant
mollement. Ah! si on pouvait toujours vivre ainsi!
Le 15, arrivée à Prang, où on commence à
reconnaître les Achantis, pus ou métissés, qui ont
quitté la forêt et se sont répandus un peu
au-delà, à titre de transition. Le 16, entrée à
Attaboubou, gros village composé surtout de
haoussas qui s'y sont groupés et ont constitué un
important centre commercial indigène, servant de
transit entre la forêt au Sud et les pays ouverts
au Nord. Pays excessivement fertile: maïs, sorgho,
ignames, manioc, canne à sucre, bananes à foison
et, venus d'un peu plus au Sud, et tout à fait
frais, des ananas en abondance. Quelle délicieuse
sensation que la dégustation de ces fruits juteux,
fraisés et framboisés en même temps, quand on a
bien chaud et bien soif! Nous devions entrer le
lendemain dans la région des bosquets, vestiges
précurseurs de la haute futaie.
Tentative d'enlèvement par le Roi des
Achantis
Partis à 5 heures 1/2, nous
arrivions vers 8 heures à Fatida. Petite étape et
petit village enfoui au milieu d'un de ces
bosquets. En réalité, ceux-ci sont des parties,
laissées intactes, de la grande forêt proche que,
dans la suite des temps, les indigènes sont
parvenus, malgré leurs outils primitifs, à
grignoter pour conquérir de meilleures terres à
cultiver. Celui dans lequel nous nous trouvions à
ce moment, peut bien avoir 3 à 4 kilomètres de
diamètre, précédé et suivi par des espaces libres
d'arbres mais surchargés de cultures tropicales et
équatoriales. Le genre de construction des cases a
changé. Plus de huttes rondes en terre et paille;
mais des cases rectangulaires en bambou tressé ou
en nervures de feuilles géantes, serties au
torchis et, comme ouverture, des feuilles de
palmiers du plus bel effet. Enfin, le
surlendemain, nous! pénétrions en forêt véritable.
La veille, nous avons arrêté notre campement dans
un centre charmant duquel, un peu plus loin, on
voyait une ligne sombre et impressionnante barrer
l'horizon. Il me tardait de connaître ce qu'il y
avait au-delà. Aussi, est-ce avec l'esprit tendu
que, suivant mon mari amusé, je me suis enfoncée
dans ces profondeurs sombres qui devaient me
révéler toutes les splendeurs végétales dont
j'avais lu tant de descriptions et dont j'avais
tant entendu parler depuis que j'étais sur la
terre d'Afrique. Mon imagination, auparavant,
s'était donné libre cours mais, à vrai dire, elle
n'avait pu me donner autant de satisfaction que la
réalité même. Que c'était beau! Je jouissais
d'autant mieux du spectacle que nous allions à
pied, les chevaux, blessés sur le dos par la
selle, étant tenus en main derrière nous. Le
brouillard du matin, d'abord, étendait sur toute
la lisière comme un voile de dentelle laissant des
traînées plus ou moins denses. Puis, l'ombre
constante, le demi-jour perpétuel du sous bois, si
touffu qu'il est impossible de distinguer la cime
des arbres et encore moins le soleil, recherché
avec avidité par toutes ces cimes dont les troncs
se pressent en- dessous. Le sentier, impraticable
à deux personnes de front, serpente au milieu de
tous ces fûts, à la fantaisie de ses méandres et,
suivant les nécessités, contourne à droite ou à
gauche les énormes troncs renversés et impossibles
à escalader, pour reprendre ensuite, la direction
générale primitive. Partout, ce n'étaient que
lianes, monstrueuses ou délicates, s'enchevêtrant
en écheveaux emmêlés et reliant entre elles les
branches énormes des arbres, non sans étouffer les
jeunes pousses qu'elles enserrent dans leurs
noeuds. Chants d'oiseaux innombrables et, de temps
en temps, cris de singes en troupeaux, sautillant
sur les lianes, grignotant les baies sauvages et
faisant d'horribles grimaces aux passants qu'ils
reconnaissent inoffensifs pour eux. Des histoires
de gorilles et de chimpanzés me revenaient bien à
l'esprit; mais comment en être effrayée, au milieu
du calme général de cette nature magnifique et des
gens qui la parcouraient? Au bas d'une longue
descente caillouteuse, nous rencontrons des
marchandes ambulantes, offrant aux voyageurs, des
galettes de maïs, des tronçons de canne à sucre,
des bananes et des ananas, et aussi, du riz cuit
avec, en sus, de la sauce chaude et très pimentée.
Nous avons goûté à tout cela avec plaisir et
réconfort et une heure et demie après, nous
arrivions au gîte du jour, petit village dans
l'ombre des grands arbres et au milieu de champs
d'ananas que j'estimais à perte de vue, tant
toutes ces feuilles grasses et piquantes se
mariaient si bien avec les fonds de bananiers et
de palmiers que, vraiment, on aurait pu croire que
ça ne finissait pas. Dans l'après-midi, nous
n'avons pas pu nous empêché d'aller vagabonder à
notre fantaisie, aux abords de ce petit village en
suivant, naturellement, les sentiers qui,
invariablement, nous conduisaient à de minuscules
clairières, abattis plutôt, dans lesquelles
poussait abondamment tout ce que les indigènes
avaient confié à ce sol plein d'humus, humide et
chaud à souhait. Le 20 Juin, toujours en forêt
bien entendu, puisque nous ne devions plus la
quitter qu'à la côte du golfe de Guinée,
changement de décor ou plutôt de régime. Une
chaleur d'étuve nous alourdissait et d'énormes
nuages bas venaient se traîner si bas qu'ils
pénétraient dans la forêt engloutissant le faîte
des plus grands arbres, assombrissant encore le
chemin déjà sombre et déversant inlassablement
leur condensation en plus répartie et resservie
par les myriades de feuilles formant voûte
compacte au-dessus de nous. Nous n'aurions pas pu
dire de quelle façon nous étions le plus mouillés:
ou par notre transpiration, abondante et obsédante
ou par l'humidité extérieure, qui n'était pas la
pluie comme on a coutume de connaître, mais plutôt
un bain entier de vapeur d'eau en suspens que l'on
fendait à chaque pas. Nous sommes ainsi arrivés au
village de Mampon où nous avons la surprise de
trouver, au milieu de l'agglomération ordinaire
des cases, une vraie maison européenne, en pierres
et tuiles, vers laquelle nous nous dirigeons
instinctivement et où nous sommes reçus par un
dignitaire noir, d'assez bonne mine, ma foi, qui
nous désigne, comme notre logement du jour, deux
belles chambres du premier étage, nues mais
confortables et agrémentées d'un balcon. Je me
réjouissais de cette belle halte après la matinée
fatigante que nous venions de passer, mais mon
mari restait soucieux. - Qu'y a-t-il donc? - Je ne
sais pas. L'absence de "Blancs" dans cette maison
ne me dit rien qui vaille et l'attitude générale
des indigènes du lieu, à notre arrivée, m'inquiète
un peu. - Pourquoi? Je n'ai rien vu d'anormal. -
Peut-être. Cependant, je n'aime pas cet endroit.
Je veillerai. N'ayant rien remarqué, j'attribuais
ce pessimisme à la dépression compréhensible
découlant de la température exécrable et je me
réjouissais au contraire, d'être logée
luxueusement par comparaison, bien entendu,
m'imaginant être ici chez moi, au milieu de cette
riche nature. Une partie de la journée se passe
comme à l'ordinaire. Vers 15 heures, un émissaire,
le majordome du matin, demande si les "Blancs"
veulent bien recevoir le "Roi". - Un roi ici? me
dit mon mari: qu'est-ce que c'est que cette farce?
- Oui, entendu, amène ton roi, qu'on le voie.
Quelques minutes après, violes, flûtes et un
majestueux noir se présente, nous disant être
heureux d'abriter chez lui des "Blancs" dont une
femme. Il avait déjà aperçu, dit-il, à divers
intervalle une ou deux femmes blanches à
Koumassie; mais il n'avait pas encore eu le
bonheur d'en approcher une d'aussi prés
etc...etc..; Un tas de babioles, traduites deux
fois qu'il nous débite et que mon mari ne m'a
répétées que plus tard. A ce moment-là il s'est
contenté de me dire qu'il ne perdrait pas de vue
le personnage qui, avec ses regards en dessous, ne
cessait de me lorgner en lançant des éclairs
inquiétants. Je ne m'en étais pas aperçue.
L'entrevue se termine enfin et, après notre frugal
repas du soir, nous prenons le repos habituel.
Nous n'avons pas pu fermer l'oeil de la nuit. Vers
les 21 heures, des coups de tam-tam répétés se
firent entendre dans le village et, d'heure en
heure, ils devenaient plus étoffés et plus
assourdissants. Au bout d'un moment, mon mari se
lève, s'habille prend son revolver qu'il met sous
son oreiller et me dit, tranquillement, en se
recouchant: - Mon petit, tu feras bien de
t'habiller complètement comme pour le départ et de
te recoucher ensuite. - Qu'y a-t-il donc? - Je ne
sais. Ce tam-tam n'est pas celui d'une danse,
c'est le tam- tam de guerre. Tu te rends bien
compte qu'aucun cri n'est poussé; donc les femmes
du village ne sont plus là. - Alors, il y a du
danger? - Je n'en sais rien en ce qui nous
concerne personnellement, mais sûrement, il y a
mobilisation des hommes seuls. Attendons. Toute la
nuit, ce vacarme, pour ainsi dire muet, a duré et,
le lendemain matin, à l'heure habituelle, nous
procédons comme à l'ordinaire pour notre départ.
On serre les bagages, on les descend dans l'unique
rue du village et je fais amener les chevaux
sellés comme d'habitude. Au moment où nous
descendons nous-mêmes, au milieu de nos colis et
de nos porteurs, nous sommes immédiatement
entourés par une multitude de jeunes hommes,
peints en guerre, avec lances, arcs, carquois et
flèches, qui forment un cercle compact et épais de
plusieurs rangs autour de nous. Mon mari demande:
- Petit, qu'y a-t-il donc ce matin? - Ah! Missié,
y a pas bon. - Enfin pourquoi ce rassemblement;
après le tam-tam de cette nuit? - Sais pas.
Pét'ette le roi y dira toi. Au même moment le dit
roi s'avance, pénètre dans l'intérieur du cercle
formé par ses gens, à toucher nos bagages et
commence une série de récriminations d'autant plus
longue qu'il faut passer par deux organes pour les
interpréter. Il en ressortait nettement qu'il
exigeait de nous, pour nous permettre d'aller plus
loin, une rançon d'importance, exorbitante, qui
équivalait, en somme, à une espérance de conflit,
qui lui aurait permis, à lui, le roi de la forêt,
de confisquer notre troupeau nos gens et
nous-mêmes, dont je devais sans doute, dans son
esprit, représenter la plus savoureuse part.
Heureusement, mon mari ne s'est pas démonté. Plus
les menaces augmentaient d'intensité, plus il
conservait son calme. A un moment plus palpitant
que les autres, il tire de sa poche...son tabac,
son cahier de feuilles et roule une cigarette
lentement en disant, en langue bambara à nos gens
qui se trouvaient derrière le cercle, angoissés
comme nous: - Attention! Allez chercher les
boeufs. Amenez le tout doucement prés d'ici, deux
bergers en avant et vous tous au milieu et
derrière. Quand je sifflerai, vous exciterez les
bêtes et vous les ferez charger au galop. Petit
fera partir les porteurs et les bagages au milieu
et vous verrez que tout ira bien. Cela se passa
comme prévu. Fumant sa cigarette tranquillement,
essayant de parlementer encore avec le "roi" dont
les guerriers se resserraient de plus en plus, il
guettait l'arrivée lente des premiers boeufs. Au
moment voulu, il lance brusquement un coup de
sifflet strident et, aussitôt, nos gens, qui
avaient compris la manoeuvre, de pousser des cris
gutturaux pour exciter le troupeau qui, sans
hésiter, devancé par les deux bergers, se met à
charger en masse. Ah!, ce fut une belle panique!
La rue unique étant bordée de cases et le troupeau
se pressant en se resserrant contre elle, il y eut
une débandade immédiate et générale des fameux
Achantis si arrogant quelques secondes auparavant.
- Vite, me dit mon mari, monte à cheval et suis
les porteurs avec Petit, au milieu des boeufs qui
te connaissent. Tu continueras à leur allure
jusque dans la forêt où personne ne viendra plus.
Je te suivrai et te rejoindrai. D'un saut me voilà
en selle et je me laisse emporter par le flot des
cornes innombrables et protectrices ayant fait
place nette et pénétrant ensuite dans les
sous-bois où tout s'est apaisé, les bêtes ne
pouvant aller qu'à la queue-leu-leu. Je fus
rejointe, une demi-heure après, par mon compagnon,
à cheval également, riant du bon tour qu'il venait
de jouer au singe- monarque, en lui enlevant de si
leste façon les proies qu'il pouvait convoiter et,
en outre, lui cinglant la figure d'un maître coup
de cravache lorsque le dit "roi", rempli de rage,
vociférant d'horribles menaces, vint mettre la
main sur la croupe de la monture de mon mari,
fermant la marche comme il se devait. Je ne me
suis vraiment rendu compte et du danger réel et de
la façon dont il a été évité, qu'une fois en
sécurité et après les explications nécessaires.
Heureusement pour moi et peut-être pour tout le
monde car, au moment même de l'action, si j'en
avais connu la gravite, il est bien possible que
ne n'aie pas pu me tenir aussi calmement que je
l'avais fait et alors... Quoiqu'il en soit, nous
entrions à Koumassi le 25 Juin, sans autre
incident digne d'être noté, que les incidents
normaux de la route: marigots, lianes, troncs
d'arbres, moustiques, serpents et mille petites
choses aussi courantes.
Fin du voyage en forêt vierge,
reprise
de contact avec la civilisation
et
retour vers la France
Oui, nous étions au but
commercial de notre expédition. Pendant la route,
en brousse ouverte, nous avions perdu quelques
bêtes, par fatigue; mais dans la forêt, tous les
jours nous avions à enregistrer la perte de un,
deux ou même trois boeufs. Ce n'est pas anormal,
parait-il. En effet, dans cette contrée, aucun
herbivore ne peut vivre normalement: manque
d'herbages, de soleil, d'espace et en outre, la
présence endémique de la mouche "tsé-tsé"
redoutable, à elle seule, plus que tout le reste
réuni. Aussi, n'y a-t-il plus de gibier, partant,
plus de fauve, mais aussi n'y a-t-il plus
possibilité d'élevage d'animaux domestiques. C'est
pourquoi les habitants de la forêt sont si friands
de viande et, lorsqu'on saura que Koumassi
représente le centre d'un pays de mines d'or
intensivement exploitées, on se rendra compte du
mouvement intense de translation de viande de
boucherie entre les pays producteurs du Nord,
Yatenga, Macina etc... et cette région de
consommateurs recevant de gros salaires. Donc, les
animaux importés subissent les atteintes néfastes
de tous ces ennemis coalisés, dont la "tsé-tsé"
est le plus redoutable et dont les effets sont
plus violents et plus certains quand le bétail est
déjà fatigué pas 50, 60 ou même 10 jours de route
à travers des contrées, climats et herbages
différents. J'avais toujours le même serrement de
coeur lorsque je voyais une bête sur le point de
succomber. Conservant l'oeil vif et l'allure
générale normale un dodelinement de la tête était
un indice à peu près certain. Sans rien changer à
son aspect extérieur, l'animal remarqué ainsi
tombait d'un seul coup sur le flanc et, sans
pouvoir faire aucune réaction, mourait en une
heure ou deux, sur place, sans avoir l'air de
souffrir autrement. Bien entendu, chaque fois
qu'une de ces bêtes tombait, et qu'on pouvait le
faire, on la saignait et on essayait d'en vendre
immédiatement la viande, très consommable, et la
peau; mais, cela ne valait que la certitude de ne
pas laisser de charogne sur la route ou, encore,
de ne pas avoir l'air de se laisser gruger par les
indigènes qui, sachant et guettant, se ruent en
masse dévergondée vers toute bête abandonnée. La
question de prestige se fait sentir...même là.
Mais ce sont des détails de notre route que je
note parce qu'ils sont vécus, mais qui, comme me
l'expliquait mon mari ne représentaient qu'un
chapitre des frais généraux de l'opération. En
débouchant de la forêt pour pénétrer dans
Koumassie du côté d'où nous venions, nous entrons
dans une agglomération de cases tellement dense
que je ne puis rien y voir que du monde noir
grouillant. Mon mari se dirige vers un coin connu
de lui d'où, immédiatement, sort le chef de la
maison qui nous reçoit très cordialement. C'était
un Houassa, riche marchand de bestiaux, ayant déjà
fait des affaires précédemment avec notre firme et
qui met sa maison à notre entière disposition, du
moins la partie réservée aux hôtes car, en bon
musulman convaincu, il garde jalousement celle qui
abrite son intimité . Il se charge de toute notre
suite y compris bergers et bêtes et, libres de ce
côté, je me mets tranquillement à mon aise pendant
que mon compagnon, après de hâtives ablutions, se
dirige vers le centre de la ville pour demander
audience à Monsieur le Major Green commandant la
Place et le District, connu de lui et qui, sachant
notre arrivée prochaine, nous avait fait réserver
une maison européenne entière. Mon mari, après
m'avoir indiqué ladite demeure provisoire, part de
nouveau à ses affaires et je me suis chargée de
faire transporter tous nos bagages dans cette
habitation qui me semblait princière quoique nue:
il y avait un étage avec bel escalier, balcon,
portes, fenêtre (avec des vitres), bref, tout un
luxe que je ne connaissais plus depuis deux ans
presque. J'organise le campement là-dedans comme
d'habitude et le lendemain après une bonne nuit
réparatrice, je prends un plaisir intense à aller
faire, accompagnée de deux ou trois de nos gens,
mes provisions sur le marché et dans les magasins
le bordant. Malgré le peu d'anglais que je
possédais alors, je me suis parfaitement tirée
d'affaire et rapportai toute une collection de
choses perdue de vue depuis longtemps: pain, vin;
bière, confitures, que sais-je encore, Dans
l'après-midi, je me rendais à la Résidence pour y
présenter nos chevaux au Major Green, qui désirait
les acheter et là, je fis connaissance de Madame,
une magnifique brune très aimable qui me
renouvelle une invitation à dîner pour le
lendemain. Je fais affaire avec le Major pour nos
chevaux pendant que mon mari, de son côté, vendait
ses boeufs aux enchères sur le marché affecté à
cet usage. En rentrant à la maison, je reçois une
autre visite: un superbe vieillard, à grande barbe
blanche, qui me dit, dans un français très pur: -
Excusez-moi, madame, je suis Monsieur Ramseyer,
missionnaire de la mission de Bâle. Nous avons
appris que des Français étaient arrivés et je
viens vous présenter mes hommages. Aussitôt la
conversation s'engage, qui m'a bien intéressée. Ce
brave Père est arrivé à Koumassie il y avait alors
quarante ans, avec sa jeune femme, tous deux venus
pour évangéliser les indigènes et créer des écoles
et des hôpitaux. Au moment de la révolte des
Achantis, ils ont été faits prisonniers tous les
deux et retenus captifs dans la forêt pendant
quatre ans. Leur premier enfant, âgé de quelques
mois y est mort de faim. Pendant leur captivité,
ils ont eu deux autres enfants encore vivants et
évangélisant également. Il me racontait tout ce
qu'ils avaient souffert pendant ce dur esclavage
et leurs efforts constants ensuite pour fonder et
agrandir leur mission, devenue très prospère, avec
une dizaine de missionnaires et leurs femmes,
disséminés dans la forêt et de nombreux comptoirs
commerciaux annexes, dont le principal se trouvait
à quelques pas de nous où il nous invite à nous
rendre le soir-même. Je n'avait garde de manquer
pareille occasion de me trouver dans un milieu
protestant aussi bien organisé et, à l'heure dite,
nous entrions à la factorerie. D'abord reçus par
le R.P. Ramseyer, madame Bauer, dame missionnaire
et messieurs Brugger et Rahm, gérants civils des
comptoirs, nous causons bien entendu de nos
expériences mutuelles. Toutes ces personnes, de
nationalité suisse, parlaient à la perfection le
français, l'anglais et l'allemand. Aussi, était-ce
un plaisir de pouvoir converser sans dictionnaire
et autrement qu'avec des gestes et des grimaces.
Ce que j'ai retenu d'intéressant, en particulier,
c'est leur organisation. Ces missions, à fonds et
à buts communs, ont cependant deux parties bien
distinctes et se soutenant l'une l'autre. La
première partie, religieuse, comprend les
missionnaires, hommes et femmes, les
institutrices, les infirmières et tout ce
personnel est subventionné, matériellement, autant
qu'il le faut, par les ressources de la deuxième
partie qui, elle, est uniquement commerciale. Au
fur et à mesure que les missionnaires pénétrent en
avant, ils établissent un comptoir géré par un
civil de la Mission; inversement, quand, dans une
région propice, on fonde d'abord un comptoir
commercial, immédiatement une Mission religieuse
suit. C'est très ingénieux, très pratique, pas
plus immoral qu'autre chose et ce système, qui
dispense des quêtes innombrables ressemblant à de
la mendicité que l'on pratique dans d'autres
religions, rapporte, au contraire de larges
bénéfices. En évangélisant, les Pères ou Soeurs
invitent les indigènes à s'habiller décemment,
c'est-à-dire à acheter des étoffes que les
factoreries fournissent volontiers et indiquent
également à ces dernières quels sont les produits
du pays à acheter en retour pour l'exportation,
fournissant ainsi aux indigènes l'argent
nécessaire à leurs achats. Ainsi le temporel et le
spirituel, en s'alliant étroitement, enrichissent
les uns et les autres; Le lendemain, soirée de
gala chez le major Green, entouré de plusieurs
notabilités de la ville. Très gênant, par exemple,
ce premier contact avec l'apparat européen déjà
oublié. Dans la brousse, c'était pittoresque; mais
là, avec tous ces officiels anglais, c'était
plutôt assommant. Le jour suivant, déjeuner chez
le docteur White avec sa femme qui, au dessert,
fume la pipe (parfaitement) comme un vieux
troupier. Ensuite, nous avons assisté à une grande
partie de polo jouée par les officiers de la
garnison. Pendant ce temps, mon mari avait liquidé
tout son troupeau contre du comptant en livres
d'or et nous nous préparions à repartir. Déjà
notre ticket était retenu pour le chemin de fer
qui relie Koumassie à la côte, par trois convois
hebdomadaires, dans chaque sens. Le lendemain 7
Juillet, nous partons à 6 heures 1/2 du matin, par
un temps charmant et roulons toute la journée dans
un compartiment bien compris, bien aéré, au milieu
de l'incessante forêt coupée seulement ça et là
par les trouées des villages ou stations du chemin
de fer et aussi par celles plus importantes,
nécessitées par l'exploitation des mines d'or
abondantes et en plein rendement. Ce me paraissait
être un étrange spectacle que ces constructions
industrielles crachant, fumant, vrombissant au
milieu de cette forêt vierge, après le calme
constant de la nature dans lequel nous venions de
vivre deux années. Le soir, arrivée à Sekondi,
port de la côte d'où nous devions partir le
lendemain. Reçu très aimablement, par le
lieutenant Palmers, encore une connaissance de mon
mari, nous passions presque toute la nuit avec lui
et ses camarades qui voulaient, disaient-ils,
marquer ainsi leur admiration pour la performance
accomplie, au milieu du centre africain, par "the
first white lady" (votre servante), visitant ces
contrées. Le 8 donc, après les démarches
nécessaires pour notre passage, nous nous
embarquons vers midi dans de grandes barcasses en
acier, manoeuvrées par une douzaine de "crewmen",
mariniers indigènes qui, par une mer assez
houleuse, nous firent franchir la barre, toujours
dangereuse,sans autre dommage que des sauts
formidables de la crête au creux des vagues
énormes et profondes et inversement, jusqu'aux
flancs du navire, ancré au large, qui attendait
les passagers et les marchandises à embarquer. Cet
embarquement aussi fut pittoresque. Comme l'état
de la mer ne permettait pas aux barcasses de
s'amarrer le long du bord, elles étaient
constamment maintenues auprès par une manoeuvre
incessante des avirons et, pour monter sur le
navire, nous avons dû nous installer
individuellement au fond d'un vaste panier pendu
au bout d'un filin, qu'un mât de charge soutenait
et dirigeait et qu'un treuil faisait monter, nous
suspendant ainsi, en tourniquant, au-dessus des
flots jusqu'à l'arrivée sur le pont. Peu de temps
après l'hélice se met à tourner, lentement
d'abord, puis plus vite et, le cap ayant été mis
dans la bonne direction, nous quittons la terre
d'Afrique pour la France. Nous étions à bord d'un
paquebot anglais, de la ligne Elder- Dempster and
C° de Liverpool, qui nous y conduisit sans
encombre en faisant escale à Grand-Bassam en Côte
d'Ivoire Française, Monrovia en Libéria, à
Free-Town en Sierra Leone, Konakry en Guinée
Française, Las Palmas aux Iles Canaries et
Plymouth en Angleterre. De Liverpool en France, ce
ne fut qu'un jeu, en passant par Londres et, le
premier Août 1907, nous rejoignions notre point de
départ initial, après deux ans d'absence et
exactement trois mois de route de retour. Si les
circonstances de l'existence m'ont empêchée de
retourner dans ces pays où j'ai passé de si
intenses moments, mon esprit et mes aspirations
s'y reportent toujours avec ferveur et si nous
n'avons pas pu accomplir entièrement l'oeuvre
ébauchée, si nous n'avons pas pu parvenir au but
tracé primitivement, nous nous consolons
volontiers en sachant que d'autres que nous s'y
acheminent et, mieux, que nos enfants, élevés dans
ces idées et orientés vers ce but, pourront
reprendre notre suite, sans crainte et avec plus
de volonté, encore de ténacité et de bonheur. |