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L'oeuvre de Michel El Baze: Les guerres du XXe siècle à travers les témoignages oraux   

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Adjudant Chef Larrieu
La vie à l’échelon

Guerre 1939-1945
la Campagne de Tunisie avec 8e Batterie du 67e R.A.A.


POSTFACE de Michel EL BAZE
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L’Adjudant Chef Larrieu illustre de quelques scènes le témoignage du Colonel Guy Fradin paru le mois dernier dans cette collection sous le titre "Des Aurès en Tunisie" A le lire nous ne pouvons que regretter qu’il ne s’étende pas davantage sur les événements quotidiens de la vie à l’échelon, pour notre plaisir, certes, mais aussi pour nous permettre d’entrer plus profondément dans l’intimité de ces canonniers qui ont fait la gloire de cette 8e Batterie du R.A.A. et ont participé à la victoire finale par leur sereine détermination au combat. The Adjudant Chief Larrieu illustrates some scenes of the testimony of the Colonel Guy Fradin appeared the last month in this collection under the title "From Aurès to Tunisia" To read it we can only regret he does not spread more on daily events of the life to the level, for our pleasure, indeed, but also to allow us to enter more deeply in the intimacy of these gunners that have made the glory of this 8th Battery of the R.A.A. and have participated in the final victory by their serene determination to the combat.  


PRÉFACE DU COLONEL GUY FRADIN
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"Si vous voulez avoir une armée, occupez vous d'abord de son ventre".

Turenne

Le récit des exploits de la 8e Batterie du 67e R.A.A pendant la Campagne de Tunisie serait gravement incomplet s'il ne faisait au travail quotidien de l'échelon la part qui lui revient. Ce travail obscur et indispensable à la vie de l'unité, était la condition sine qua non de l'efficacité et de l'existence même de cette dernière. Sans lui, le coup d'oeil du capitaine, le savoir faire du lieutenant, la virtuosité des pelotons de pièce et des transmetteurs, en un mot, la compétence et le dévouement de tout le personnel de la batterie de tir, n'auraient pas servi à grand chose. Pour s'exercer utilement, il leur fallait le ravitaillement en munitions, la cuisine, l'entretien des mulets et du matériel, les transports, les services de tous ordres qui maintenaient l'unité sur pied de guerre. Si l'échelon a parfaitement rempli toutes ses missions, c'est en grande partie du à l'action personnelle de l'Adjudant Chef Larrieu, qui a su dans des conditions souvent difficiles, maintenir la discipline, l'ardeur au travail et la bonne humeur dans cet ensemble hétéroclite. Nul mieux que lui n'était qualifié pour donner une idée de la vie à l'échelon pendant la Campagne. Voici quelques extraits de ses pittoresques souvenirs. The account of exploits of 8th Battery of 67th R.A.A during the Campaign of Tunisia would be gravely incomplete if it did not make to the daily work of the level leaves it that returns it. This indispensable and obscure work to the life of the unit, was the condition sine qua non of the efficiency and the even existence of this last. Without it, the quick look of the captain, to know it to make the lieutenant, the virtuosity of coin platoons and the ransmetteurs, in a word, the competence and the dedication of whole the personnel of the battery of fire, would not have served to great thing. To exert usefully, it was necessary them the supply in ammunitions, the kitchen, the maintenance of mules and the equipment, transportation, services of all orders that maintained the unit on foot of war.If the level has perfectly filled all its missions, it is largely to the personal action of the Adjudant Chief Larrieu, that has known in often difficult conditions, to maintain the discipline, the ardor to the work and the good mood in this heterogeneous totality. Null better that was not qualified him to give an idea of the life in the level during the Campaign. Here is some extract from his picturesque remember.

"occupy you first to its stomach.If you want to have an army," .

Turenne

 


Table                                     PREFACE_DU_COLONEL_GUY_FRADIN            POSTFACE_de_Michel_EL_BAZE


-Fin décembre 1942 Le passeur de déserteurs
-L'arrestation    
-Quelques figures pittoresques    
-L'adjudant chef rend la justice    
-Le "courage redoutable" de Pilato    
-Le Focke-wulf 190
-Frappe moi!.. frappe moi!..    
-La mort d'un homme    

 

 

 


Fin décembre 1942 - Le passeur de déserteurs 
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Depuis des jours et des jours il pleuvait sans arrêt, d'une pluie dense, égale, régulière comme le tic tac d'une pendule. Nous étions mal chaussés et les "guitounes" brûlées par le soleil des manoeuvres effectuées en plein été dans ce camp de désolation qu'est Télergma, avaient perdu leur imperméabilité. Les manteaux étaient devenus lourds comme des cuirasses. Les couvertures étaient humides. Les "raïtas" s'étaient tues et les Indigènes dont la patience et l'endurance sont pourtant des qualités ataviques, étaient tristes, voire inquiets. Nous étions placés là "en bouchon" sur les dernières pentes de la Grande Dorsale, entre Pichon et Ousseltia, blottis entre le Djebel Halfa et le Kef El Guitoune, attendant les réactions possibles de ceux d'en face. Nos "tire-boulettes" comme on a souvent appelé le 65 de montagne, étaient à l'appui direct d'un bataillon de tirailleurs algériens dont l'activité se bornait à quelques patrouilles de contact. Le ravitaillement était pauvre et son acheminement précaire était assuré par les modes de locomotion les plus divers depuis le camion jusqu'au "brêle" en passant par les archaïques fourgons et arabas. Le pain, peu abondant était souvent trempé, la viande de chèvre maigre et peu appétissante. Pois cassés le matin, lentilles le soir, étaient l'invariable plat de légumes. Encore fallait-il que le gars Hugot, qui était notre cuisinier, dépense des trésors d'astuces pour arriver à cuire sa tambouille dans les "muletières"! placées à l'abri illusoire d'un gourbi que le Cheick Ali, notabilité morale de la Région, avait bien voulu mettre à notre disposition. Au calme des premiers jours succéda bientôt une fiévreuse activité. Une section d'infanterie avait réussi à créer un "Haricot" en avant de la Sauvagère, une ferme qui se trouvait à 4 kms devant nous. Une section d'artillerie l'appuyait. Mais nos forces n’étaient pas suffisantes pour être en mesure de soutenir une action de quelque envergure et la diversion de harcèlement dût être abandonnée non sans quelques difficultés quand au décrochage. Au cours d'un ravitaillement de la pointe avancée en vivres et munitions la petite colonne se heurta à une patrouille ennemie qui tua deux hommes, trois mulets et réussit à faire plusieurs prisonniers. La nuit suivante, par une pluie battante les deux sections de pointe rejoignaient leurs unités quand elles furent prises à partie par une seconde patrouille embusquée sur leur passage. S'il n'y eut pas de "casse" proprement dite, les mulets, pris de panique, se dégagèrent des mains de leurs conducteurs et s'égaillèrent dans la nature emportant leur précieux chargement. Les deux pièces ainsi perdues furent récupérées le surlendemain au prix de subterfuges audacieux en raison de la surveillance constante de la région par l'ennemi. Le jour de Noël fut marqué par un sérieux accrochage d'Infanterie. Les Tirailleurs tenaient bon et nous tirions à 700 mètres. Au déclin du jour l'incident semblait être clos quand, tout à coup, plusieurs obus ennemis arrivèrent juste derrière la batterie sur le flanc du ravin dans lequel se trouvait l'échelon avancé. Je me portais immédiatement à ce point critique pour prendre toutes dispositions éventuelles et encourager par ma présence les conducteurs surpris. Zieu... eu... eu...plac! Zieu... eu ... eu... plac! Ah! l'énervante musique! au cours des séances d'hébertisme que nous pratiquions en garnison, je n'avais jamais exécuté d'aussi parfaits plat-ventre! Zieu... eu... plac! De la terre, des pierres me tombèrent sur le dos. Cette pluie était encore plus insupportable que l'autre. Quelques mètres plus bas le Brigadier Maazi s'inquiète: - Tu n'es pas blessé mon adjudant-chef? - Non! Ça va. - Et toi? - Ça va!. Mais deux conducteurs avaient abandonné leurs mulets et filaient comme des lièvres le long du ravin. Ils ne revinrent qu'au petit jour et je les reçus avec tous les honneurs dus à leur attitude. - Si vous recommencez je vous préviens que vous ne ferez pas plus de dix mètres; je vous descendrai comme des chiens! La nuit suivante mes deux lascars disparaissaient avec armes et bagages. C'étaient les premières défections. Quelques jours plus tard une autre désertion était signalée, puis une autre. Le moral était bas. On négociait le paquet de "Chebli" à 60 francs et toujours pas de courrier! Très rapidement le nombre de déserteurs se porta à 8.


L'arrestation                                                         Table

Le patron me dit que toute affaire cessante je dois m'employer à découvrir la filière par laquelle les déserteurs s'évanouissent dans la nature. Je parle de la question d'abord avec Lahssani et, de concert, nous l'abordons avec les conducteurs. Celui qui avait l'air le plus "attardé", Bachtouti, nous confie que lorsqu'ils vont faire boire les brêles, il y a un civil qui leur tient un curieux langage! - Les Allemands sont forts, ils vont vous massacrer comme en 40. Vous êtes mal armés, mal nourris, mal équipés, vous n'avez plus rien à vous mettre sur le dos et vos guitounes sont pourries. Si vous voulez, je vous emmène de l'autre côté des lignes et vous allez faire des tranchées à Tunis. Etc... Je m'assure auprès de Bachtouti qu'il est capable de reconnaître cet étrange recruteur. Sur son affirmation formelle, je lui adjoins un débrouillard, Karoui, à qui je donne 50 Frs, avec mission de partir dans la nature, de visiter tous les gourbis environnants en achetant à l'occasion de la kessera et des oeufs, jusqu'à ce que Bachtouti l'informe qu'il a repéré l’homme en question et son domicile. Dans l'après-midi mes deux éclaireurs rentrent et Karoui me rend l'argent en me disant: - Il n'y a pas d'huile, pas d'oeufs, mais départ pour l'Allemagne ce soir à sept heures. Les "déserteurs" doivent se présenter à la nuit tombante avec leurs fusils et leurs paquetages à un gourbi qu'il me désigne dans la plaine, caractéristique parce que d'un blanc éclatant. Conciliabule avec Lahssani: Deux pistes possibles pour, à partir du gourbi, se diriger vers les lignes ennemies. Il se postera sur l'une d'elles, armé d'un mousqueton et moi sur l'autre. Au sortir du gourbi, Karoui allumera une cigarette sur laquelle il tirera fort de façon à matérialiser la direction prise. C'est la piste de Lahssani que prennent les trois hommes. J'essaie de les rejoindre, mais la nuit est noire, je fais rouler des pierres et dans la mechta du fond, les chiens aboient. Je reviens donc prudemment sur mes pas et j'attends. Bachtouti, prétextant un besoin urgent prend quelques mètres d'avance sur le sentier. Le groupe est arrêté et Lahssani intervient: haut les mains. Le passeur essaie de s'enfuir, mais est retenu par Karoui qui lui dit: - Ne bougeons plus, sans ça il va nous tuer! - Il est seul réplique l'autre, tirez les premiers! Bref, notre homme est encadré et ramené à l'échelon. C'est là que le Maréchal de Logis Chef Salem procède à l'interrogatoire Rapidement, le passeur déclare se nommer Ali ben Amar, appartenir à la classe 38 et avoir servi au 62e R.A.A. à la Manouba. Il n'est qu'un membre d'une organisation dont le chef est un nommé Ali ben Meskine et qui travaille pour le compte des Allemands. Le chef touche 1000 francs par déserteur. Lui-même a touché 800 francs pour 5 déserteurs. Envoyé à la prévôté de la Division, il y renouvellera ses aveux sans difficulté.


Quelques figures pittoresques                                  Table
L'encadrement de l'échelon qui était sous mes ordres, comprenait des éléments très différents, de valeur très différente aussi. Mon bras droit était le Chef Lahssani (dit King Kong en raison de son faciès ingrat). Valeur sûre dans le rôle qui lui incombait. Il y avait le Maréchal des Logis Pilato, un joyeux Bônois au nez de boxeur qui contrastait avec une nature plutôt indolente et un caractère inexistant. C'est lui qui un jour me demanda pourquoi il n'aurait pas une citation. Et, comme je lui demandais s'il avait une idée du texte, prenant un ton très officiel, il commença: "Sous officier d'un courage redoutable..." Il ne put aller plus loin, éclata de rire, sachant bien que ni lui-même, ni moi ne risquions de nous leurrer sur le bien fondé de la pseudo citation. Non loin du bivouac, il y avait un gourbi cossu par rapport à ceux qui constituaient les mechtas environnantes. C'était la demeure du Cheikh Ali, un vieillard qui gardait une certaine verdeur sous une allure seigneuriale. Visage ascétique encadré par une belle barbe blanche, yeux bleus d'une grande bonté sous de profondes orbites, stature élancée, il ne manquait pas de "gueule" et était, en fait, une notabilité du coin. Il devint rapidement mon ami. Il parlait un arabe que je comprenais bien (Dieu sait si les dialectes sont différents) et nous nous entretenions souvent des choses de tous les jours, de l'influence du temps sur la récolte à venir, comme sur les calamités qu’entraînait la guerre. Nous avions l'un pour l'autre estime et considération. J'ai campé l'individu pour que l'on comprenne mieux l'influence de son intervention dans ce qui va suivre. J'ai dit par ailleurs comment nous arrivions à tuer le temps au cours de cette interminable attente: longues parties de belote avec Bridonneau, Mehault et un quatrième pris au hasard des disponibilités, alternant avec les séances de pansage, lavage du linge, incursions des conducteurs, toujours par deux, dans les mechtas voisines pour essayer d'améliorer l'ordinaire. Bridonneau "râlait" comme un voleur parce que je l'obligeais à relever périodiquement la ferrure des bêtes. Il n'avait pas de charbon et c'était donc à froid qu'il devait opérer, clamant que c'était du travail arabe, mais mettant tout son savoir et son application à le bien faire. Qualification oblige! Le Lieutenant Lochen nous rendait visite de temps à autre et comme nous lui demandions ce que serait "la suite des opérations", il répondait invariablement, énigmatique: - Attendez le 21 janvier. C'est une date très importante!" Le bec dans l’eau - au propre comme au figuré - perplexes et curieux, nous attendions! Johny Palmer alias Laroussi, apprivoisait la chèvre qui nous était échue dans le lot de viande sur pied reçu de l'Intendance et qui avait permis au capitaine, de boire du café au lait pendant quelques jours. Blanchette, le fidèle planton, trayait le lait de bon matin et améliorait ainsi sensiblement le jus du patron et le sien par la même occasion. Je dis bien pendant quelques jours, le temps que Laroussi repère l'aubaine. A partir de ce jour là ce fut son café... et celui de l’adjudant-chef (que Dieu me pardonne et le capitaine aussi!) qui furent améliorés. Blanchette était matinal. Laroussi le fut un peu plus que lui et notre brave sahraoui ne comprit jamais comment du jour au lendemain la chèvre était tarie. Le capitaine non plus d'ailleurs, qui posa la question au vétérinaire à l'occasion d'une visite de ce dernier. On palpa la source de la biquette et, le véto très sérieusement, déclara qu'elle semblait en lactation normale! Mais le mystère ne fut pas éclairci pour autant.


L'adjudant chef rend la justice                              Table
Un civil s'approcha du bivouac et demanda à me parler. Je le fis venir à moi et il m'expliqua dans ce dialecte que je comprenais bien: - Hier au soir, un de tes hommes est venu chez moi et m'a demandé du tabac. J'ai tenu un petit commerce d'épicerie pendant quelques années et je vendais aussi du tabac, mais c'est fini depuis longtemps et il ne me reste rien de ce que je vendais alors. Mais le soldat m'a menacé de son mousqueton, il est entré dans ma maison, a fouillé partout, m'a pris un pistolet que je tenais de mon père qui l'avait ramené de la guerre 14-18, il a pris de l'argent qu'il y avait dans l'armoire et il est parti. - Comment sais-tu que c'est un de mes hommes? - Je le connais bien de vue (bel oudjou), et je peux le reconnaître entre mille. D'ailleurs, si tu me crois pas parce que tu ne me connais pas, demande au Cheikh Ali; il était venu me rendre visite et se trouvait là. Le Cheikh Ali, c'était une référence irrécusable pour moi. Séance tenante, le Chef Lahssani rassembla les conducteurs par pièce. Le civil et moi passâmes les hommes en revue. - Tiens, c'est celui là! me dit-il devant Abderrazag qui ne broncha pas. - Tu es sûr de ne pas te tromper? - Sûr! Je dépêchais un canonnier auprès du Cheikh Ali, lui demandant de venir me rejoindre d'urgence. Je fis mettre le civil à l'écart, le dos tourné au centre du bivouac et dès que le cheikh arriva, je lui dis: - Tu connais cet homme? - Oui. J'étais chez lui hier au soir, quand… Ses dires concordaient parfaitement avec ceux du civil. Je l'invitai donc à reconnaitre l'intrus et lui aussi me désigna fermement Abderrazag. Je fis rompre; le cheikh repartit de son coté et le civil du sien. - Je te rappellerai, lui dis je en le quittant. Alors commença l'interrogatoire d'Abderrazag qui me déclara en préliminaire: - Je ne connais pas ce type là, je ne sais pas où il habite, je ne l'ai même jamais vu!" C’était formel, certes et l'attitude de l'accusé ne trahissait aucune inquiétude. Mais le civil avait été tout aussi affirmatif et le Cheikh Ali également. Une rafale de gifles, pas très appuyée mais très rapide, aurait du déclencher des aveux. Rien. Un air méprisant et résigné de la victime devant le bourreau. Je corsais la mise en scène et saisissant mon revolver je tirais une balle entre les pieds de l'accusé qui, loin de s'émouvoir me dit calmement: - Attends, mon Adjudant-chef, c'est pas la peine d'user des cartouches pour rien. Je vais chercher la hache et tu me coupes la tête. C'est pas moi! Il y avait de quoi ébranler la conviction la plus profonde et, en mon for intérieur, il y eut comme un flottement. Mais, tel le pape enseignant la religion aux fidèles, le Cheikh Ali ne pouvait ni me tromper, ni se tromper. C'est cette certitude qui me détermina à poursuivre l'interrogatoire. La violence étant restée sans effet, il fallait changer de tactique. Le jour baissait déjà et bientôt il ferait nuit. Or, la nuit porte conseil à tout le monde. Pourquoi pas à Abderrazag? Je me fis apporter une corde à fourrage avec laquelle je le ligotai à un tronc d'olivier, comme un saucisson. - Je reviendrai te voir demain matin, lui dis-je, tu auras peut-être quelque chose à me dire. Et le miracle s'accomplit! Un émissaire vint me trouver, moins d'un quart d'heure après: - Abderrazag te demande. - Demain matin. - Il te demande tout de suite, va mon Adjudant Chef! L'abcès était mûr, il fallait le percer. - Qu'est-ce que tu veux? - Détache moi. - Demain matin. - Eh non! maintenant. Je le détachai. Sans dire un mot il se dirigea vers un ravineau qui descendait en escalier. Je le suivis et comme le crépuscule était venu, afin de prévenir toute (mauvaise) réaction possible, j'avais dégainé. Il fit une trentaine de mètres, se baissa au pied d'un laurier rose, souleva une grosse pierre plate sous laquelle il ressortit… le pistolet de l'ancien commerçant! Je crois objectivement, que tout autre que moi aurait abandonné devant l'inefficacité du coup de revolver tiré à bout portant dans un moment d'exaltation feinte. J'avais gagné, mais quel cinéma! De deux maux, Abderrazag subit le moindre: il coucha "au tombeau" au lieu de rester attaché à un pilori de circonstance. Le Cheikh Ali vanta ma sagesse et ma justice. Le civil spolié me remercia avec effusion et les hommes de l'échelon éprouvèrent encore plus de considération pour moi. Sévère, mais juste, l'adjudant chef confirmait son image de marque!


Le "courage redoutable" de Pilato                           Table
Ça "ferraillait" dur depuis une bonne heure, en direction de la batterie de tir, lorsque Lahssani vint devant ma guitoune pour m'informer: - Le Lieutenant envoie le Brigadier-chef Pons avec son fusil mitrailleur pour la défense rapprochée de l'échelon. - Fais le grimper sur le rocher qui est au-dessus des mulets de la 4e pièce. - Et nous qu'est ce qu'on fait? - Rien. Comme d'habitude, on attend. Cette nuit là, Lahssani me désobéit: une heure plus tard, les mulets étaient bâtés, les chevaux sellés, les guitounes démontées, malgré une pluie battante. La psychose de l'encerclement avait gagné le personnel on ne sait trop ni pourquoi ni comment. Lahssani revint à la charge: - Mon Adjudant Chef, nous sommes cerclés! - Laisse qu'ils "sarclent"! Coups de feu et rafales crépitaient toujours devant. Le jour gris allait se lever. Alors Laroussi intervint: - Mon Adjudant Chef! tu t’lèv’ pas? - Non. Il pleut! - Eh comment? Tout le monde il est prêt à partir et toi tu restes là? Je passai un oeil par l'entrée de la guitoune (qui était une bâche de chariot modèle 1887!) et dans le jour naissant, je vis Pilato, à quelques mètres de moi, harnaché et casqué, adossé à un arbre, dégoulinant de pluie et de sueur, l'air lamentable. J'éclatai de rire - Oh! là! là! quel courage! Qu'est-ce que vous faites là? - J'attends les ordres. - Il n'y en a pas! Mais, venant de je ne sais où, peut-être de la Maison des Eaux, le patron passa en grandes enjambées, très calme. Il me dit simplement: - On va leur foutre sur la gueule à ces salopards! De fait, un quart d'heure après, deux ou trois salves éclatèrent et tout s’arrêta. Même la pluie! Laroussi s'affairait déjà à démonter ma guitoune. - Veux-tu laisser ça tranquille, idiot! Tu ne sais pas que nous couchons encore ici ce soir? Il crut que je plaisantais, mais refixa néanmoins piquets et tendeurs. L'alerte était bel et bien finie et nous passâmes là encore une bonne quinzaine en attendant sans doute le 21 janvier fatidique qui se produisit à peine quelques jours plus tard. Fidèle au rendez-vous d'information qu'il nous avait donné, le Lieutenant Lochen arriva et fut aussitôt entouré par tous les gradés de l'échelon. - Eh bien voilà, dit-il, vous ne vous souvenez pas qu'un 21 janvier comme celui-ci, mais en 1793, Louis XVI fut guillotiné? Et, dans une pirouette, il s'en alla. Déjà Pilato reprenait du poil de la bête. Il prétendait avoir fait preuve d'initiative dans la nuit dont je viens de parler plus haut. Lahssani ne voulut pas convenir que c'était lui qui avait donné l'ordre de lever le camp. Ça s'était fait tout seul! Sans doute un phénomène de télépathie provoqué par le trouillomètre.


Le Focke-wulf 190                                   
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Le brouillard ouate l'échelon. Calme plat. Je monte sur le Djebel Guitoune et au sommet le temps est clair. Deux avions passent dans le ciel, l'un poursuivant l'autre semble-t'il. Le premier a des cocardes tricolores. Anglais? Français? L'autre porte les croix noires de l'Allemagne. Il tire sur l'avion qui le précède, qui à ce moment là, fait une ressource extraordinaire, se retrouve à l'envers et en sens inverse de sa trajectoire initiale. L'Allemand continue sur sa lancée et maintenant se trouve être la cible de l'ami qui a bouclé son orbe... et tire... et touche. L'Allemand va s’écraser dans la plaine, explose et prend feu. Je vais essayer de le retrouver. Je retourne à l'échelon d'où je repars avec 3 hommes, en armes, et pelles et pioches. Je fais creuser une tombe que je garnis avec des morceaux de fuselage. Le corps de l'aviateur est placé dans cette sorte de cercueil. La tombe est refermée et une pale de l'hélice sera plantée dessus en guise de croix. Je fais remettre les fossoyeurs occasionnels en tenue de combattants, les aligne parallèlement à la tombe et leur fais présenter les armes. Je salue en observant une minute de silence. Le combattant ennemi, malheureux, a eu les honneurs qui lui étaient dus.



Frappe moi!.. frappe moi!..                                     Table
L'adjudant chef vient de surprendre des canonniers jouant aux cartes avec des tirailleurs d'une unité voisine. Tous s'enfuient sauf un tirailleur qui provoque l'adjudant chef... L'homme fit quelques pas rapides vers l’adjudant-chef devant lequel il se campa rageur et menaçant. L'autre, très calme, du moins en apparence, l’attendait de pied ferme. Le choc apparut inéluctable. - Tu n'as rien à faire ici! Retourne dans ton bivouac! - Même si le bon Dieu vient, je ne bougerai pas d'ici! Accompagnant ces paroles d'un geste de défi qui consista à remonter la main droite, l'index tendu, à quelques centimètres du visage de l'adjudant-chef, il était maintenant au paroxysme de la colère. Artilleurs et tirailleurs, se rapprochaient pour ne rien perdre de l'incident qui, ils le comprenaient bien ne pouvait se solder que par une violente empoignade. Au premier rang des spectateurs, il y avait Laroussi, dit Johny Palmer, cette crapule fieffée que l’adjudant-chef avait pris comme planton parce que les chefs de pièce n'en voulaient dans aucune des fonctions de l'équipe tant ils le savaient dangereux pour l'esprit de leurs hommes. Ah! on allait bien voir maintenant si le "patron" qui l'avait si souvent corrigé, allait se dégonfler ou accepter la bagarre avec ce gars qui semblait bien fait pour lui enlever d'un seul coup toute prétention de suprématie. Il restait partagé entre le sentiment d'admiration et de crainte que lui inspirait l'adjudant-chef et le désir de le voir se faire corriger à son tour et perdre ainsi l'ascendant qu'il avait sur eux tous. Les autres s'inquiétaient. L'un d'eux tenta timidement: - Tais-toi, c'est l'adjudant-chef! Mais l'autre s'était trop engagé pour se rétracter. Devant tous ses camarades, il ne pouvait céder sous peine de perdre sa réputation solidement établie de ''caïd'' de la compagnie. - Il n'y a pas d'adjudant-chef qui tienne! Clama t-il. En effet, il n'y avait plus que deux hommes en présence, décidés à défendre leur prestige. Prestige établi sur des bases bien différentes certes, mais auquel chacun d'eux tenait presque autant qu'à sa vie. Trop heureux de l'occasion qui lui était offerte d'affirmer sa force et le mépris de tout règlement, le tirailleur les yeux injectés de sang savourait à l'avance une victoire qu'il prévoyait facile et spectaculaire. Pensez donc! un adjudant-chef! Il allait lui dire de se mettre au garde à vous sans doute et de parler sur un ton moins élevé. Lui, n'obéirait pas bien entendu et tournerait en dérision les ordres qu'il n'avait pas à recevoir et les camarades verraient bien alors qu'il était toujours un grand seigneur. En fait, le spectacle ne dura que le temps d'un éclair. Sentant parfaitement qu'il n'aurait pas raison de son antagoniste autrement que par la force et l'idée de capituler malgré les conséquences possibles d'un tel acte ne l'effleurant même pas, l'adjudant-chef avança d'un pas, prit la distance. C'est alors que le tirailleur jetant à terre une brosse à laver et une serviette qu'il tenait dans sa main droite lui cria: - Frappe moi!.. Frappe moi!.. Sèche, fulgurante, parfaitement ajustée, la droite de l'adjudant-chef partit en crochet, fauchant implacablement le menton qui s'était tendu en un geste de défi. L'homme s'écroula comme une masse. Le beau caïd qui une seconde plus tôt affichait tant de morgue, n'était plus qu'un pauvre type, râlant, une loque. Il est difficile à un homme d'avoir le triomphe modeste. Et l'adjudant-chef qui avait pourtant conservé tout son sang froid ne put s’empêcher de demander à son adversaire: - Faut-il te servir la rince? Fouetté par le sarcasme le tirailleur réagit. Avisant une pierre il s'en saisit et se releva justement en direction de l'adjudant-chef. Ce fut sa perte définitive, un direct impeccable lui éclata l'arcade sourcilière lui ensanglantant le visage. C'était fini. Jonhy Palmer s'en allait déjà, la tête basse pour cacher une grimace qui était un sourire d’admiration muette. Oui, le caïd, le vrai, c'était bien le patron qui restait capable de mater n'importe quelle mauvaise tête. Les tirailleurs surpris par un dénouement aussi rapide entouraient leur camarade mais le sourire qu'ils arboraient reflétait plus d'ironie à l’égard du vaincu que la satisfaction du spectacle. Ranimé, vexé, furieux le tirailleur gesticulait maintenant, vociférant, jurant de se venger. On l'en dissuada, mais Jonhy Palmer ne dormit pas cette nuit-là. Assis au pied de la guitoune de l’adjudant-chef, il grilla cigarette sur cigarette jusqu'à l'aube; il gardait le patron, le caïd.

La mort d'un homme 
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Je vous interdis de poursuivre cette tentative; elle est vouée à l'échec et deviendrait dangereuse. Ainsi en avait décidé le lieutenant, officier de tir. Le Chef de Section restait perplexe. - Y a pas! Ça doit sortir, ne cessait-il de se répéter. - Eh! quoi? un incident de tir ridicule allait-il nous priver définitivement d'une pièce alors que nous étions déjà si pauvres en matériel? - Il faut que ça sorte. Cela devenait une obsession. Avec son entêtement de Breton, il ne pouvait concevoir que la loi reste à la matière inerte. - Je la sortirai! Pourtant tout ce qui raisonnablement pouvait être tenté pour extraire de l'âme cette cartouche récalcitrante, avait été tenté. Un renflement de la douille s'était opposé à son introduction complète. Les branches de l'extracteur ne pouvaient pas remplir leurs fonctions. Le refouloir évidé avait été forcé sur l'ogive de l'obus à grand renfort de coups de masse. L'évidement s'était ainsi éclaté et ses bords s'étant coincés entre l'ogive et l’âme, formaient maintenant corps avec l'ensemble. Le refouloir ne pouvait donc plus être retiré. Les choses en étaient là lorsque l'officier de tir intervint. Non, il ne fallait plus rien toucher. Le tube serait envoyé dans cet état au Parc où un personnel plus qualifié disposant de moyens appropriés le remettraient état de tirer. Alors fallait-il s'avouer vaincu? impuissant? Le Breton ruminait ce qui devenait pour lui sa vengeance. Il l'obligerait bien à sortir cette satanée cartouche!
La fièvre de la bagarre était tombée. Le Djebel Halfa conquis dans un élan irrésistible, la petite batterie d'artillerie de montagne, n'arrivait plus à garder le contact avec l'ennemi qui maintenant fuyait en désordre devant l'implacable poussée. On soufflait un peu en préparant d'autres plans, en attendant de nouveaux ordres. La campagne tirait à sa fin. Après un rude hiver de privations et de souffrances surmontées au prix d'une volonté farouche, d'une admirable abnégation, les premiers jours du printemps avaient vu nos premiers succès notables. Tout était oublié. Les longs mois sans courrier qui laissaient croire à une scission bien nette avec le reste du monde; les jours de faim où la viande de chèvre maigre exhalait une odeur de venaison douteuse; le pain mouillé mesuré en centimètre parce qu'il ne pouvait être pesé au gramme; l'envie de fumer un tabac qui n’arrivait pas; les nuits sans sommeil dans les couvertures humides; les longues marches sous la pluie, pieds nus dans la boue; l'ennemi agressif qui nous avait occasionné quelques blessés et fait des prisonniers. Le soleil avait effacé tout cela. Un jour, le courrier est arrivé. Un poste militaire de radio est venu s'installer à quelques centaines de mètres. Timidement, on est allé aux nouvelles. Les mines sont devenues réjouies: les Russes contre-attaquaient victorieusement, puis Tunis était, avec Bizerte, sur le point d'être investi. L'homme reprenait conscience de son état humain. Le ravitaillement s'était légèrement amélioré. Quelques paires de chaussures avaient pu arriver et être distribuées. L'offensive enfin avait permis de conclure que l’invincibilité de l'ennemi n'était qu'une légende. Maintenant on faisait le point tout en se protégeant d'incursions toujours possibles. Le Breton, lui, ne pensait qu'à une chose, ne voyait plus qu'une chose: il fallait à tout prix extraire cette cartouche! Le repas de midi terminé, la douceur de la température incitait au farniente. C'était le moment propice pour l'ultime tentative. Il ne se rappelait plus l'interdiction du lieutenant. Et puis pouvait-on lui interdire de prendre des dispositions pour continuer à assumer sa mission? Les servants, protégés de l'ardeur des rayons solaires par des toiles de tente en lambeaux, somnolaient en attendant le prochain tir. Notre homme alla trouver le chef de pièce et le convainquit qu'il devait l'aider. Une détonation ébranla l'air. Les servants sursautèrent. Ce n’était ni un "départ", ni une "arrivée", mais quelque chose de plus intense, de plus terrible, et on sentit aussitôt planer une atmosphère de drame. Du canon de montagne il ne restait que l’affût et l'essieu. Le tube avait sauté. Dans la poussière et la fumée qui entouraient ses restes comme pour les dissimuler, on aperçut enfin une forme humaine qui s'agitait à la manière d'un moulin à vent; c'était le chef de pièce. On se précipita. Le Breton gisait à terre, exsangue, avec déjà aux yeux ce cerne caractéristique que seule la mort impose à ceux qu'elle a choisis. On s'affaire auprès de lui, on s'affole même un peu - que faut-il faire? Aller chercher un brancard? Oui, il faut l'enlever de là. Lui, a déjà réalisé la gravité de son état. Il ne s'insurge pas, il est résigné. - Le chef de pièce est-il blessé?, demande-t-il, y a-t-il d'autres blessés? - Non et le chef de pièce est beaucoup moins gravement atteint que vous. - Occupez-vous donc de lui! Moi , ce n'est pas la peine, c'est trop tard, je suis foutu! En fait, il est terriblement déchiqueté. Les quatre membres brisés en plusieurs endroits, la pointe du menton arrachée, le bout de la langue coupée, de multiples éclats dans le ventre. Par une large plaie les intestins s'échappent. Les témoins sont à la fois pris d'horreur et d'admiration devant ce corps affreusement mutilé qui garde intactes son âme et sa raison. L’adjudant-chef s'approche de lui. Le pauvre regard mauve se porte sur lui et semble éprouver comme un soulagement. Il va se confier. - C'est de ma faute mon adjudant-chef, je n'aurais pas dû! - Il ne s'agit pas de cela; ne parlez pas, vous vous affaiblissez. - Aucune importance, c'est fini. - Mais non, mais non! Vous n’êtes plus tout neuf évidemment, mais on va vous retaper! - C'est inutile. Laissez-moi mourir en paix. L'adjudant-chef se penche sur lui, lui caresse doucement le visage, puis avec beaucoup de précaution lui rentre les viscères sans que le blessé ne réagisse. Le docteur va arriver. Un soldat s'approche. - Je suis prêtre, dit-il, voulez-vous me parler? Le moribond devient farouche. - Oui! Foutez le camp les autres! Alors il se confesse, puis demande à nouveau l'adjudant-chef. Il semble que sa présence lui soit un réconfort. L'issue pourtant n'est plus douteuse. - Donnez-moi votre portefeuille; on vous le volerait à l’hôpital. -Oui, prenez-le. -N'avez-vous rien de particulier à faire dire à votre femme? -Non! rien! Il n'a jamais été expansif. S'il a quelque chose à dire à sa femme, il le lui dira là haut. Le docteur est arrivé et constate l'état du blessé. - S'il n'a pas les intestins perforés, il s'en tirera peut-être. avec une constitution et un moral pareils, tout espoir est permis. Maintenant on le hisse sur un bât d'équipage. Il va parcourir six longs kms dans cette pénible position. On lui fera une transfusion de sang, on tentera tout pour le sauver. Rien n'y fera et dans la nuit cette âme d'airain volera vers son élection. La nouvelle était attendue et n'a surpris personne. Tous pourtant sont atterrés. Aucun recours n'est possible devant l'implacable fatalité. Mais quelle leçon a donné à tous ce petit Breton têtu et volontaire qui même devant la mort ne s'est pas laissé démonter! Il a préféré se soumettre. L'adjudant-chef ne dit rien. Les yeux fixés sur le Djebel, il semble méditer. En réalité, il prie. - Mon Dieu que Votre volonté soit faite. Accueillez ce héros obscur; il a bien gagné sa place auprès de Vous. Que Votre volonté soit faite et que lorsque mon tour viendra, elle me permette de me présenter à Vous aussi dignement que l'a fait ce vaillant soldat de France!

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