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L'oeuvre de Michel El Baze: Les guerres du XXe siècle à travers les témoignages oraux   










Jean L'Hostis

Un capitaine du Groupe de Commandos d'Afrique

Le Groupe de Commandos d'Afrique est l'Unité des Forces Alliées qui la première a foulé le sol de France. 15 Août 1944

Je débarque en Provence

GUERRE 1939 / 1945





AVERTISSEMENT DU TÉMOIN

Ce présent et modeste essai historique est strictement limité à l'action militaire menée par le Groupe de Commandos d'Afrique dans le cadre des opérations du débarquement des Alliés en Provence. J'ai trop le souci de la vérité pour ne pas ajouter que, durant cette nuit du 14 au 15 août 1944, trois autres opérations connexes furent déclenchées. 1°/ Celle du Groupe Naval d'Assaut, une unité d'élite de la marine de guerre française commandée par le Capitaine de Frégate Sériot, qui prit pied à Le Trayas, en bordure du massif de l'Esterel, à un peu moins de six kilomètres au S-S.O de Théoule-sur-mer. Sa mission, à l'est de la zone du débarquement, était identique à la nôtre, côté ouest. Elle échoua tristement: ce fut une hémorragie causée par un immense champ de mines. Quatre-vingt dix pour cent de pertes à cette attaque manquée, une effroyable hécatombe. 2°/ Celle de la lère Special Service Force USA de la 7ème Armée sur les Iles du Levant et de Port-Cros. Menée par d'intrépides G.I. aux ordres du Colonel A. Walker, l'entreprise, pourtant osée, réussit bien. 3°/ Enfin, celle de la Division Aéroportée Special Force USA aux ordres du Brigadier-Général R.T. Frederick, en partie déposée par planeurs à l'intérieur des terres, au delà du Massif des Maures, au nord est et à l'ouest de Le Muy dans une région vallonnée autour de La Motte située à sept kilomètres au S.E. de Draguignan. Cette grande unité de couverture, chargée de la protection de la Zone nord du débarquement, remplit admirablement sa mission.
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POSTFACE DE MAURICE MOUCHAN

Maire-Adjoint de Nice

JOUR J... D DAY... Le premier jour, celui duquel tout dépend. Le plus émouvant aussi pour les acteurs de cette épopée et pour son narrateur, Jean L'Hostis. Jean L'Hostis raconte simplement, mais intensément, les premiers instants de la grande aventure de la Libération de la France par ses enfants venus d'Afrique et réunis sous la bannière des Commandos d'Afrique. Ils s'appelaient eux-mêmes les "Volontaires" et tous l'étaient sans réticence.Ils avaient combattu en Corse, lors de la prise de l'île d'Elbe laissant nombre des leurs sur leur chemin et maintenant ils découvrent les côtes de Provence, la terre de France, avec l'émotion que ressentirent tous leurs frères d'Armes en cette circonstance. Pour Jean L'Hostis, c'était l'aboutissement de quatre années de combat, d'abord clandestin après l'humiliation de la retraite de 1940, puis au grand jour, au sein de ces Commandos d'Afrique si chers à son coeur. Combat clandestin qu'il relate dans un autre ouvrage de la même collection sous le titre "1940-1942 : Ma participation à la Résistance en Algérie", et qui aboutit au débarquement allié du 8 Novembre 1942, connu sous le nom d"'Opération Torch". Ce grand patriote nous fait partager les espoirs et les audaces des "Volontaires". Nous les suivons dans leur progression, nous souffrons avec eux, nous pleurons leurs morts et clamons leur enthousiasme au soir de ce 15 Août 1944 quand, tous les objectifs atteints, ils font liaison avec les troupes alliées engagées sur leurs traces. Grand et valeureux patriote, mon Ami Jean L'Hostis, Intrépide et intraitable sur le chapitre de l'honneur et prêt à braver tous les dangers pour l'indépendance de la Patrie et sa grandeur! Aujourd'hui retiré à Megève, Jean L'Hostis nous laisse ses mémoires. Puissiez-vous, ami lecteur, y trouver la flamme qui animait ces soldats de notre belle et puissante Armée d'Afrique venus rejoindre les Résistants de l'Intérieur avec les Français Libres pour rendre son honneur à notre vieux et cher Pays. Merci, mon cher Jean, de ce récit viril et exaltant à la gloire de tes frères d'Armes: les Commandos d'Afrique.
DAY J... D DAY... The first day, that of which whole depends. The most moving also for actors of this epic and for his narrator, Jean L'Hostis. Jean L'Hostis tells simply, but intensely, the first instants of the great adventure of the Liberation of France by his come children from Africa and unite under the banner of Commandos of Africa. They were called themselves the "Volunteers" and all it were without reticence.They had combatted in Corsica, during the plug of the island of Elbe leaving number them their on their path and now they discover coasts of Provence, the earth of France, with the emotion that felt all their brothers of Arms in this circumstance. For Jean L'Hostis, it was the four outcome years of combat, first clandestine after the humiliation of the retirement of 1940, then to the great day, within these Commandos of Africa so expensive to his heart. Clandestine combat that he relates in an other work of the same collection under the title "1940-1942 : My participation to the Resistance in Algeria", and that ends to the landing allied 8 November 1942, known under the name of "Operation Torch". This great patriot us suitable share hopes and audacity of the "Volunteers". We follow them in their progression, we suffer with them, we cry their dead and protest their enthusiasm to the evening of this 15 August 1944 when, all reach objectives, they make connection with allied troops committed on their traces. Great and valorous patriot, my Friend Jean L'Hostis, Intrepid and intractable on chapter of the honor and loan for brave all dangers for the independence of the Homeland and its magnitude ! Today pulled to Megève, Jean L'Hostis leaves us his memories. Can you, reader friend, to find there the flame that animated these soldiers of our beautiful and powerful Army of Africa come to rejoin Resistants of the Interior with Free French to render its honor to our old and dear Country . Thank you, my dear Jean, this account viril and exalting to the glory of your brothers of Arms : Commandos
 of Africa.


Table


Avertissement au lecteur



15 août - Jour D. 0800 G.M.T.- L'Opération ANVIL, dans une minute exactement, va se déclencher.

14 août!   

L'Opération Anvil est en marche.
 

A 22H18 exactement
Rassemblés sur un front large de près de quarante miles, ils changeront de cap et, pratiquement invulnérables aux coups de l'ennemi, se dirigeront droit vers la côte d'Azur, sur leurs objectifs.

Dix-sept heures

Dix-sept heures vingt-cinq

Vingt-deux heures dix

15 Août
Revenons à la ribambelle de L.C.A. qui se dirigent vers la côte et dans l'un desquels, avec le colonel, je suis.

Une heure vingt 23

Une heure vingt-cinq 23

Une heure trente 23

Il est exactement une heure quarante du matin 24

Il est bientôt trois heures du matin 29

L'aube commence à poindre 29

Dix heures du matin 29

A onze heures 30

Le lendemain 16 août 32
Depuis hier au soir, en moins de vingt-quatre heures, nous avons gagné notre première bataille sur le sol de France.

A dix-sept heures 32

A dix-huit heures 32





La mémoire



15 août - Jour D.: 0800 G.M.T.; c'est l'heure H.

L'Opération ANVIL, dans une minute exactement,

va se déclencher.

Le VIème Corps USA de la VIIème armée débarque sur les côtes de Provence: - A Cavalaire et Saint-Tropez la 3ème D.I. USA conduite par le Général O'Daniel et, immédiatement à sa suite, le Combat Command blindé de la 1ère D.B. française. - A Sainte-Maxime la 45ème D.I. USA conduite par le Général Eagles. - A Fréjus et Saint-Raphaël la 36ème D.I. USA conduite par le Général Dahlquist. Le général Harold George Alexander commandant en chef les forces alliées en Méditerranée a confié la mission suivante au Lieutenant-colonel Régis Bouvet commandant le groupe de Commandos d'Afrique . 1°/ Débarquer dans le voisinage du Cap Nègre sous le couvert de l'obscurité durant la nuit du Jour D-1 au Jour D. 2°/ Détruire les défenses du Cap Nègre. 3°/ Bloquer la route côtière aux abords du Cap Nègre. 4°/ S'emparer de la hauteur située à 3kms 200 au nord du Cap Nègre. 5°/ Protéger le flanc gauche des grandes unités alliées durant leur assaut . Je ne suis pas en mesure de reproduire littéralement l'ordre d'opération du Lieutenant-colonel Bouvet. De mémoire je me suis efforcé de le traduire fidèlement. 

1 - A 01,00 G.M.T.:

1°/ Le Capitaine Ducournau , avec soixante-dix volontaires de son Commando, sera déposé au pied du Cap Nègre. Il en détruira les défenses. Aussitôt fait, il se portera sur la route côtière dont il interdira l'accès à l'ennemi. 2°/ Le Commandant Rigaud sera déposé aussi près que possible de la plage du Rayol. Il sera doté d'une lampe torche suffisamment puissante et équipée d'une lentille convexe de couleur verte. Dès son arrivée, dissimulé dans une anfractuosité, il émettra des signaux clignotants dans la direction du convoi de L.C.A. qui fait route sur le Rayol. Le colonel, commentant ses instructions, a recommandé à Rigaud de ne balayer la mer que sur une plage étroite de quelques degrés de part et d'autre de l'axe connu que suivront les chalands. De cette manière - et c'est moi qui le note en passant - le pilote de chacun des L.C.A. qui, à présent, se dirigent vers la côte, captera nécessairement ces signaux, vérifiera ainsi qu'il tient le cap et, dans le cas contraire, pourra le corriger. Le colonel, en chargeant Rigaud de cette mission audacieuse, savait ce qu'il faisait. Celui-ci avait une propriété de plaisance à Croix-Valmer, dans le fond de la baie de Cavalaire. En sorte que, pour ce poilu de 14, évadé de France, qui avait largement dépassé la quarantaine, les rivages de cette partie du littoral méditerranéen lui étaient familiers; il en connaissait le relief sur le bout des doigts. Il faut croire à la guigne; puisée dans l'arsenal des astuces de guerre, cette opération, en effet, pourtant bien montée, par un coup imprévu avortera. Nous en expliquerons les raisons dans les pages suivantes. 

II - A 01,10 G.M.T.

Deux équipes de neuf hommes du ler Commando, conduites, l'une par l'Adjudant-chef Texier, l'autre par le Sergent-chef du Bellocq, seront respectivement déposées aux pointes ouest et est de la baie du Rayol. Mission: détruire à l'explosif les deux casemates qui flanquent la plage. Assurer pendant son débarquement la protection du groupe de Commandos. Pour leur permettre d'aborder le rivage dans les meilleures conditions, à partir d'une heure du matin, un faisceau vert balayera le bord de la plage de façon intermittente. Ni l'un ni l'autre ne seront en mesure de remplir leur mission telle qu'elle leur avait été définie. Elle tournera mal pour l'équipe de Texier; par contre celle de du Bellocq s'en sortira bien. Je reviendrai sur cette tragique mésaventure. 

III - A OI.30 G.M.T.

1°/ Seront déposés sur la plage du Rayol avec le colonel, le Commando de Commandement et le service des Transmissions auquel il est rattaché, la partie du ler Commando qui n'est pas engagée, les 2ème et 3ème Commandos, le Commando d'accompagnement et les services de santé, soit un peu plus de six cents hommes. 2°/ Aussitôt débarqué, le 3ème Commando, aux ordres du capitaine Bonnard, se portera sur la route intérieure au nord du Cap Nègre vers la Môle, et la verrouillera.
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Maintenant que les choses sont claires, il me faut, avant de poursuivre, commencer par le commencement.
Près de sept cent cinquante hommes, tel est l'effectif du groupe de Commandos d'Afrique. Gradés et soldats sont issus de toutes les classes sociales, les uns à l'allure distinguée d'intellectuels, d'autres aux manières moins élégantes qui, ayant appris de bonne heure les brutalités de la vie, ne sont pas des enfants de choeur. Seuls des volontaires sont recrutés, Français d'Afrique du Nord et de la métropole, ceux-ci, pour la plupart, des évadés; des Algériens, des Marocains; des étrangers aussi, "républicains espagnols", Allemands, Belges, trois Russes blancs enfin, dont le Lieutenant Andronickoff, le plus charmant des garçons, qui trouva la mort dans un stupide accident de la route. Tous sont soumis, chaque jour, à un entraînement intensif qui comprend notamment le difficile parcours du combattant, des tirs rasants à balles réelles et, naturellement, des exercices de débarquement. Le colonel exigeait beaucoup de la troupe. Mais, bien qu'il ne fût point un sentimental, il était humain. Aussi, pendant ses visites sur le terrain, il n'oubliait pas de rappeler que si tel ou tel volontaire craquait au cours d'une opération, il devait, sans rougir de honte, solliciter le colonel de le recevoir directement et seul à seul. Sans plus, et avec la discrétion nécessaire, il serait muté dans une autre unité combattante de son choix autant que peut se faire. Je demeure convaincu que c'était bien ainsi. Ceux qui ont été au feu savent, qu'avoir du courage au combat, cela veut dire être capable de dominer la peur, cette peur que nous avons tous eue mais qui vient après coup. Le Groupe de Commandos d'Afrique, après la conquête de l'Ile d'Elbe à laquelle il a brillamment participé, est envoyé en Italie via Porto-Veccio en Corse, sur la côte S.E.

Le 13 juillet

il débarque dans le port de Civitaveccia, au nord de Rome. Le lendemain, au Vatican, sa Sainteté le pape Pie XII lui accorde une audience privée, le bénit et son fanion aussi qui porte sur l'une de ses faces, brodées en lettres d'or, notre devise: SANS PITIÉ. J'ai cependant l'honnêteté de dire que notre porte-drapeau avait eu le soin de présenter l'autre face au Saint-père. Peut-être s'en était-il aperçu, mais en ce cas, il ferma les yeux. Depuis trois bonnes semaines notre unité tient garnison, si je puis ainsi dire, à Agropoli ravissante station balnéaire blottie dans une échancrure de la côte ouest, à l'extrémité sud du golfe de Salerne.

Dans les derniers jours de juillet trois jolis navires jettent l'ancre dans cette petite baie, le Prince David, le Prince Albert 1er et Princess Béatrix, battant respectivement pavillon canadien britannique et hollandais. Le commandement allié, qui a pour nous des intentions délicates, les y a mis à notre disposition. Le hasard aurait-il si bien fait les choses? trois bateaux de plaisance! Et si nous allions partir en croisière? Mon oeil! Dès le lendemain matin le groupe de Commandos embarque, réparti entre les trois navires, dans une composition qui, désormais, demeurera toujours la même. Presque chaque vingt-quatre heures, de jour comme de nuit, l'entraînement intensif à terre alternant avec les exercices en mer, les trois bâtiments s'enfoncent dans le golfe, puis, lentement, se rapprochent du littoral qui est à pic. Sur le pont supérieur de chacun d'eux, sept L.C.A. sont alignés. Dans chaque chaland, toujours dans le même ordre, trente-six hommes prennent place, douze à califourchon sur un banc central, disposé longitudinalement, douze assis, le dos au bordage, sur chacune des deux banquettes de côté. A l'aide d'un treuil les L.C.A. sont hissés puis déplacés horizontalement à l'extérieur du navire. Ensuite, par l'intermédiaire d'un dispositif accouplé à l'appareil de levage, on engage dans chacune des poulies d'un couple de portemanteaux l'un des deux câbles soutenant l'embarcation qui, dès lors, sera mécaniquement déposée en mer, et sans à-coups. Maintenant, parvenus à quelques mètres des rives escarpées, nous nous jetons à l'eau et allons nous livrer à un exercice qui simule une descente sur la côte. Tous systématiquement, commenceront donc par un bain forcé. Il sera ensuite, quelquefois agrémenté de pitonnages obligés pour franchir des passages et toujours de folles escalades de rochers. Le commandant Ruyssen; a pris en mains le groupe de Commandos. Notre colonel, en effet, passe le plus clair de son temps à Naples au quartier du général commandant en chef des forces alliées en Méditerranée. Celui-ci, à chacun des briefings qu'il tient à son P.C. opérationnel, assisté du Général Patch, réunit les officiers des différentes armes qui, dans la phase en cours de préparation de la vaste offensive désormais imminente, étant directement concernés, ont des ordres à recevoir, mais aussi leur mot à dire. Seuls assistent donc à ces réunions les militaires, officiers ou pas, qui, au stade de l'opération que l'on y étudie, auront une responsabilité déterminée à assumer. Dans ce lieu retiré, discret et sévèrement gardé, ne pénètre pas qui veut. Ce n'est pas le grade qui en conditionne l'accès, mais la fonction dans le plan de bataille. Ainsi, par exemple, le Capitaine Fernand Fabius qui figure au tableau des effectifs du Groupe de Commandos sous le sigle T.Q.M. est spécialement chargé des impedimenta. En tant que tel, il est appelé, de même que notre colonel, à participer à Naples de façon régulière à ces réunions au plus haut niveau, parcequ'elles rentrent dans le cadre de ses attributions. C'est ainsi qu'à l'État-major d'Alexander, Fabius et Bouvet à fortiori sont accrédités X.O. c'est à dire sont titulaires d'une carte nominative et numérotée donnant accès à ce qui est appelé le double secret. Ce laissez-passer leur permettait de prendre connaissance de certains documents secrets, d'une part; de l'autre, de pénétrer dans les salles strictement interdites à tout autre militaire, et quel que soit son grade, notamment dans celle des opérations, dite la Mosaic; d'y consulter, sur d'immenses panneaux fixés aux murs, des photographies aériennes et des cartes renseignées des côtes de Provence; d'y admirer enfin - le mot n'est pas trop fort - un ensemble de plans en relief et en couleurs, façonnés dans du caoutchouc mousse, de la zone comprise entre le Lavandou et Cannes, découpés par régions en tranches verticales, le tout disposé sur une longue table, chacune à sa place. Ainsi Fabius était- il au courant de beaucoup de choses.
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Arrivé à ce point de mon récit je ne résiste pas à l'envie de conter l'amusante anecdote suivante.
Notre colonel avait une sacrée caboche. Sa conception toute personnelle du respect de l'ordre hiérarchique vis à vis de ses supérieurs était bien connue de tous. Pas méchant, toujours râleur et jamais content, il supportait mal d'être subordonné à quiconque. Même avec le Général de Lattre de Tassigny, son chef à l'échelon le plus élevé, Bouvet ruait parfois dans les brancards. Ils eurent ensemble des mots comme des enfants qui font une scène; mais ils avaient de l'estime l'un pour l'autre; aussi se rabibochaient-ils toujours. Le plaisir des disputes, dirai-je calquant Musset, n'est-il pas de faire la paix? Dans l'opération Anvil, le commandant du groupe de Commandos d'Afrique, ès qualités, était directement subordonné au Général Alexander et à lui seul, de qui il recevait par conséquent les ordres, sans intermédiaire aucun. A ce titre, il figurait sur la liste des destinataires de l'ordre de bataille signé par le Général Alexander. De sorte que le Lieutenant-colonel Bouvet, à son extrême satisfaction, et le Général de Lattre de Tassigny, commandant l'armée B, lui aussi le subordonné du commandant en chef des forces alliées en Méditerranée, étaient-ils traités sur un pied d'égalité. Bouvet, la grosse tête, n'avait jamais tant espéré; vous ne pouvez imaginer à quel point il jubilait. Le jeune Sous-lieutenant Guy Bonin chef de la section des Transmissions du Commando de Commandement, prit part, lui aussi, dans la mesure où il était concerné aux travaux de certaines de ces grandes réunions où, j'ajoute, tous les participants, étaient mis au secret. Cette manière de faire était assurément intelligente et elle se révéla efficace à tous les égards. Je ne l'avais jamais vue pratiquer dans l'armée française. J'en ajoute une autre, et elle est de taille: la mission et la zone dans laquelle le colonel l'accomplira lui ayant été fixées, il lui appartiendra, et sous sa propre responsabilité, d'y choisir le point de débarquement de son unité. Après une reconnaissance aérienne, à bord d'un avion mis à sa disposition par le haut commandement, il opta pour la plage du Rayol, dans une crique aux bords difficile d'accès. Pourquoi?: Eh bien! Tout simplement, m'expliquera t il plus tard, parce que, plus le rivage est escarpé moins nous aurons de risques de tomber sur un os, comprenez par là, sur les Fridolins. Il avait vu juste. Pour compléter cette entrée en matière, il m'a paru enfin intéressant de signaler au lecteur, que notre colonel était destinataire d'une reproduction de la maquette qui, dans la salle des opérations, représentait la zone dans laquelle nous allions débarquer. Le 13 août, ainsi que nous allons le voir, le colonel pourra présenter cette petite merveille d'une précision étonnante aux officiers et chefs de section qui, dans la nuit du surlendemain, auront à se porter sur les objectifs qu'il va leur assigner. Ainsi, de visu, pourront-ils se rendre compte de la forme, des plis et des accidents de terrain et leur sera-t-il épargné de le composer dans leur imagination, à partir de la lecture un peu rebutante d'une carte d'état-major et de ses courbes de niveau.
Après cette digression que le lecteur jugera peut-être bien longue, je reprends ici mon récit dans l'ordre chronologique.
Le 12 août, comme à l'accoutumée, dans le même ordre que celui des jours précédents, le groupe de Commandos d'Afrique s'embarque sur les trois paquebots; il est cinq heures du soir. Tous, sauf quelques uns d'entre nous s'imaginent qu'il s'agit de la rituelle promenade en mer. Les trois paquebots, sans préavis, prennent aujourd'hui le large. Mais chacun a peine à croire encore que cette fois, enfin on y va pour de bon. La veille tous les bagages pourtant avaient été bouclés et stockés, les munitions et les rations embarquées, les cantonnements chez l'habitant vidés, les bivouacs démontés. Mais n'était-ce point une nouvelle feinte? On n'était pas à une intoxication près. Ainsi depuis plusieurs jours, des rumeurs savamment colportées laissaient entendre que nous débarquerions sur l'une de ces belles plages dont la Yougoslavie foisonne. A la vitesse de croisière, l'Italie à tribord, les trois bateaux filent droit sur le sud de la Corse. C'est maintenant certain; adieu Agropoli! Le lendemain, au petit matin, ils franchissent les bouches de Bonifaccio et, en début d'après-midi, jettent l'ancre à Propriano, au fond du golfe de Valinco Dans la rade mouillent une trentaine de bâtiments de guerre dont deux croiseurs légers, le .Didot et le Gleaves, l'Augusta, un croiseur lourd battant pavillon du contre-amiral américain Davidson, cinq vedettes rapides du type R.T., numérotées 206, 208, 210, 212 et 218. Nous bivouaquons sous le couvert d'une plantation de pins qui fleurent la résine, à proximité immédiate d'une plage au sable fin. Nous y sommes parqués derrière des barbelés avec défense d'en sortir. Le voudrions nous que nous ne le pourrions pas, même les plus durs d'entre nous: des Rangers qui ne badinent pas, veillent sur nous.
En cette fin d'après-midi du
 13 août notre colonel, après avoir longuement conféré à bord de l'Augusta avec le Contre-amiral Davidson, est enfin autorisé à nous divulguer le secret. Il ordonne de faire le rassemblement. A deux pas du rivage, sur la plage, nous faisons cercle autour de lui. Les mains appuyées sur la paume de sa célèbre canne que certains de nos volontaires connaissent bien, le corps légèrement penché en avant dans une position qui lui est coutumière, le colonel fouille du regard chacun de nous. Garde-à-vous!, s'écrie-t-il, et c'est dans un profond silence qu'il annonce la grande nouvelle tant de fois espérée et toujours différée:
"Nous allons avoir l'honneur d'être les premiers à débarquer en France, notre pays. Je tiens, vis à vis de vous, la promesse que je vous ai faite Staouéli je suis sûr que vous tiendrez la vôtre. Ce sera dur, très dur; j'exigerai beaucoup de vous; je ne tolérerai aucune défaillance...".
Puis ayant donné ses dernières instructions, des recommandations sur la conduite que, désormais, chacun doit observer, il conclut: "demain, à dix heures, nous embarquerons à destination de la France. Des hourras et des applaudissements retentissent frénétiquement. Il appelle un certain nombre d'officiers et chefs de section; "suivez-moi " leur dit-il. A eux, qui doivent l'étudier pour leur plus grand profit, il va présenter la précieuse maquette dont j'ai déjà parlé et, en même temps, définir à chacun sa mission.
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14 août!
Voici le grand jour arrivé. Devant un autel improvisé face à la mer, de bonne heure nous entendons la messe dite par notre jeune et si compréhensif aumônier Di Méglio, curé de Douéra beaucoup d'entre-nous reçoivent la communion. Dix heures précises. Chacune des trois parties de l'effectif du groupe de Commandos d'Afrique, les mêmes que celles qui se présentaient à Agropoli avant le départ en mer, et dans le même ordre, est rangée le long de "son bateau", sur lequel, pour les hommes qui vont le prendre, tous les objets sont devenus familiers. En silence et en ordre parfait, la troupe et les cadres montent à bord. Chacun prend place à l'endroit qu'il connaît bien pour l'avoir occupée si souvent pendant près d'un mois. Le colonel, une partie de son état-major, moi-même et mes deux adjoints les Sous-lieutenants Bonin et Hubert, embarquent à leur tour, et sur le "Prince David". Nous sommes parés. Escorté de l'escadre dont le commandant est le Contre amiral Davidson, notre convoi, lentement, gagne la haute mer. La Méditerranée, sans houle, est bleue comme le ciel. Les reflets chatoyants du soleil déjà haut au-dessus de l'horizon reposent ma vue; il fait un temps splendide. Appuyé au bastingage sur le pont supérieur, je rêve aux merveilleuses rives de Provence, un coin de ma patrie. A bord on n'entend plus que le bruit du remous et le sourd frémissement des diesels. Sans manifester la moindre nervosité, des marins à la démarche chaloupée passent, allant à leur poste de travail pour y effectuer leurs opérations de routine. Il est déjà midi; un coup de gong annonce le déjeuner. Dans une somptueuse salle à manger, autour de fauteuils élégants sont disposées des tables où, sur des nappes damassées, brillent des couverts d'argent et des verres en cristal. De jeunes matelots, en veste blanche, nous servent un excellent repas. C'est ahurissant!; nous sommes en guerre et je crois être en voyage d'agrément. Ébloui, me voici songeant à des lendemains enchanteurs. Sans doute est-ce ce luxe fou qui me fait divaguer. Sur l'instant j'éprouve un sentiment de bien être qui me jette dans le ravissement, une impression d'entière sécurité. Mais brusquement, je ne sais trop pourquoi, une sensation d'angoisse m'envahit. Me suis-je dégrisé de cette sorte d'engouement?. En tous cas, je sais maintenant que cet état d'euphorie ne peut plus durer longtemps. Dès le début de l'après-midi, loin, bien loin, presqu'à la ligne d'horizon, à dos, des navires arrivent et se dirigent vers nous.
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L'Opération Anvil est en marche.
Le cuirassé français La Lorraine, battant pavillon du Capitaine de Vaisseau Rue, vient de rejoindre l'escadre. Bientôt, sur la mer immense voguent une bonne centaine de bateaux, rangés en files, certains surmontés d'un ballon captif en vue de se prémunir contre les attaques aériennes en piqué. Sur les deux flancs du convoi, des navires de guerre de toutes catégories assurent notre protection. A partir d'un porte-avions, objet d'une surveillance constante et attentive, et qui ferme la marche, des appareils décollent, escadrille après escadrille, passent comme des bolides au-dessus de nos têtes crachant du feu, filent vers le N-O, disparaissent, puis reviennent en force; montent, descendent remontent encore et, avec une maîtrise absolue, recommencent leurs prouesses. Quelques avions de reconnaissance apparaissent, volant à une altitude plus haute que celle de leurs démons de frères; bien sages et ronronnant, ils décrivent autour du convoi des ronds s'agrandissant jusqu'à perte de vue, puis nonchalamment, comme s'ils étaient les maîtres du ciel, rebroussent chemin et repartent, poursuivant leur mission; nul répit, nulle relâche. Eux aussi veillent. Des vedettes rapides sillonnent la grande bleue en quête de sous-marins de la Kriegsmarine. A une vitesse folle à l'intérieur du convoi, rasant tels ou tels bateaux, elles éclaboussent en passant les hommes qui, à bord, accoudés aux garde-fous, contemplent émerveillés, cet incroyable carrousel. La force navale qui nous assiste, sûre de sa supériorité, avance majestueuse et puissante. Quel spectacle éblouissant que ce rassemblement extraordinaire de navires de transports de troupes et de sa redoutable escorte militaire. Il rassénère mon esprit et me remplit d'orgueil; c'est fantastique!. Maintenant je n'ai peur de rien, nous arriverons à bon port; nous nous battrons et nous gagnerons. Et nous ne sommes pourtant qu'à la tête d'une fabuleuse flotte de douze cents navires de guerre, de transports de troupes et d'une escadre de porte-avions qui, disséminés dans les ports italiens, ont appareillé il y a quarante-huit heures. Depuis que la nuit est venue ils convergent vers un point fixé, en pleine Méditerranée.


A 22H18 exactement
. Rassemblés sur un front large de près de quarante miles, ils changeront de cap et, pratiquement invulnérables aux coups de l'ennemi, se dirigeront droit vers la côte d'Azur, sur leurs objectifs.
Pour moi, cette journée et cette nuit en pleine Méditerranée ont été les plus belles de ma vie. Ceux qui vont tomber le long du chemin qui portera notre drapeau jusqu'aux bords du Danube assurément ne les reverront plus et aussi, bien sûr, ceux d'entre nous qui s'en sortiront. Je souhaite à nos enfants et petits enfants qu'elles leur soient pareillement épargnées. Si prodigieux qu'ait été ce défilé de bateaux et d'avions, si belles qu'aient été les douze heures inoubliables passées à bord du Prince David sur une mer magnifique qui semblait être notre complice, je ne voudrais, à aucun prix, qu'il fût donné à nos descendants, et jusqu'à la consommation des siècles, de vivre ces moments pourtant inestimables auxquels nous avons eu le singulier privilège d'être associés.
Dix-sept heures; branle-bas de combat. Voici enfin venu le moment où notre colonel va devoir s'acquitter de la mission dont il rêve depuis plus de trois mois. En quelques minutes les hommes d'équipage, en tenue de combat et casqués, ont occupé leur poste; pas la moindre fièvre; pas la moindre agitation. Les ponts se vident. Mis en état d'alerte, les Commandos calmement, sans se bousculer, descendent dans les carrés qui, nous le savons, leur ont été affectés, s'affairent à préparer leurs équipements et fourbissent leurs armes. Pourvu de mon fourniment, le porte-cartes en bandoulière, le colt, dans son étui fixé au ceinturon, le casque américain sous le bras, je m'achemine vers la salle à manger. J'aurais voulu m'y asseoir pour goûter, avant l'ultime départ, le charme de la solitude. Mais que s'est-il passé?; je ne m'y retrouve plus. Les tables et les fauteuils ont disparu; les hublots ont leurs rideaux tirés. Des lits pliants sont faits, alignés le long de trois des murs de la salle à manger, l'un à l'opposé de l'entrée, l'autre donnant sur sa droite, le troisième sur sa gauche, mais en partie seulement, à partir du fond de la pièce. Dans le coin libre de ce mur, derrière un rideau mobile en matière plastique, un bloc opératoire, déjà est en place, toubibs en blouse blanche, prêts à opérer. Au milieu de la salle, sur une table recouverte d'une toile blanche, des boites de matériel sanitaire et tout le saint-frusquin. Dix-sept heures vingt-cinq. Le contre-amiral Davidson; adresse au colonel Bouvet le message radio suivant qui nous est diffusé par haut-parleur:
"Prince David to Colonel Bouvet. The officers and men of the allied navies are proud to be associated with you and the group of Commandos in this battle towards the liberation of France. May God bless you and keep you.

Rear admiral Davidson"

"Prince David.; Au colonel Bouvet. Les officiers et les hommes des forces navales alliées sont fiers d'être associés avec vous et le Groupe de Commandos dans cette bataille pour la libération de la France. Que Dieu vous bénisse et vous garde.

Contre-Amiral Davidson".


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Le visage impassible, notre colonel, dans l'instant fait transmettre là dépêche aux commandants du Prince Albert et de Princess Béatrix; à leur tour ils le communiquent par les voix des haut-parleurs aux unités des Commandos qui sont à leur bord. S'appuyant au bastingage, Bouvet, bloc-notes à la main un tremblement nerveux saccadant son écriture, rédige aussitôt sa réponse au courant de la plume. C'est fait. Je suis auprès de lui. Son regard se porte sur moi tandis que la forme de son menton en galoche s'accentue au-dessous de ses lèvres minces et plates. Mâchoires resserrées pour ne point laisser apparaître son émotion, il me tend son papier avec sa franche brusquerie. Le texte, naturellement écrit en français, est court. Sa facture me plaît; je le trouve excellent et, sachant que je puis me le permettre, je le lui dis. C'est seulement alors que j'aperçois deux petites larmes fugitives embuer la prunelle de ses yeux. En voici le texte, reproduit fidèlement:Vingt-deux heures dix: Un avertisseur sonore se met à hurler. C'est l'heure de la mise à la mer. Sur trois bateaux étales, tous feux éteints, nous nous trouvons au large, à l'est de l'Ile du Levant; la nuit est noire. Par groupes tels qu'ils ont été constitués à Agropoli, et dans le même ordre, les Commandos avancent comme des automates à la file indienne, montent en silence, sans se tromper, jusqu'à leurs L.C.A. respectifs. Point n'a été besoin de crier un seul ordre; aucun accroc; chacun sait ce qu'il a à faire, connaît parfaitement la place qu'il doit occuper sur son embarcation et le chemin à parcourir, pour avoir tant de fois répété cet exercice. Au moyen des bossoirs, et de la manière que j'ai déjà expliquée, les L.C.A. sont largués en douceur le long des bordages de la coque. Au fur et à mesure qu'ils sont mis à l'eau et libérés de leur système d'asservissement, ils se mettent à tourner autour de nos trois bâtiments en vue de leur rassemblement, ce qui va demander un certain temps. Un amusant manège se forme et s'agrandit par de nouveaux L.C.A. qui viennent régulièrement s'y glisser. Enfin, les voici tous réunis; ils font la ronde. Dernière opération: Chaque L.C.A. va maintenant y prendre la place que le chef de la manoeuvre lui a fixée. Le déplacement d'un certain nombre de chalands, les uns par rapport aux autres, a été nécessaire; ça y est; c'est fait. Le convoi, lentement se déploie. En route pour les côtes de Provence; à Dieu vat. Quelle heure peut-il être?; je ne sais plus au juste. Onze heures et demie du soir?; peut-être un peu plus tard. La flottille de dix huit L.C.A. qui avance sur six rangées de trois unités chacune a pris sensiblement la direction N.O. La mer est d'un calme plat et la nuit étoilée est sans lune. Trois L.C.A. nous ont devancés. A vingt et une heure trente ils ont été déposés en mer à partir du Princess Béatrix. Deux d'entre eux ont embarqué les soixante-dix volontaires de la lère Section de Choc du ler Commando, dans le premier son commandant, le Capitaine Ducournau, avec trente-cinq hommes, dans le second l'un de ses jeunes adjoints, le Sous lieutenant Jeannerot, avec l'autre moitié. Le troisième a emporté deux équipes de neuf hommes chacune, celle de l'Adjudant chef Texier et celle du Sergent-chef du Bellocq, que nous abandonnons momentanément pour ne pas rompre la cohérence de notre récit. Les deux chalands, ayant à bord la section de Ducournau et qui viennent de réduire la vitesse à moins d'un mile de la côte, sont maintenant presqu'étales. Ils sont arrivés au point censé être l'intersection de deux traits tirés sur une carte d'état-major de la région, et à partir duquel, mettant le cap plein nord, ils devraient, en quelques minutes, toucher la pointe du Cap Nègre. Le capitaine s'est immédiatement rendu compte qu'il se trouve nettement à l'ouest de ce point dont les coordonnées avaient été pourtant soigneusement relevées. Ducournau a en effet la chance de connaître parfaitement le coin et aux Commandos on sait tous que la nature l'a pourvu d'une mémoire prodigieuse. Au cours d'un stage qu'il effectuait peu avant la guerre dans la marine nationale, étrange coïncidence, il participa à des manoeuvres navales dans la zone du littoral comprise entre Toulon et Saint-Raphaël. Mais je pense que, de toutes façons, il eût retrouvé son chemin en moins de deux, grâce à son sens inné de l'orientation que je lui enviais tant, moi qui n'en avais pas du tout. D'une intelligence supérieure, esprit brillant et rapide, il a su en imposer à l'officier de marine britannique qui se trouve à bord. Celui-ci se laisse facilement convaincre; il reconnaît avoir commis une erreur de navigation: effectivement, dit-il, l'objectif est sur sa droite. L'ordre tombe: Le bateau fait volte face sur lui-même, sa poupe maintenant tournant le dos à la direction que, jusqu'ici, il a empruntée. Après avoir ainsi parcouru un demi mile marin environ, il reprend son itinéraire, modifie son cap et, cette fois, file droit sur l'objectif fixé. Pour regagner le temps perdu, le pilote à la barre pousse un peu son moteur. A une heure pile, le retard rattrapé, Ducournau et ses trente-cinq volontaires accostent à l'extrémité arrière de la face est du Cap Nègre. Il vient de s'apercevoir que le second L.C.A., celui de Jeannerot, n'est pas derrière lui. Dans la nuit, il a disparu. Qu'a-t-il bien pu se passer? L'obstination stupide d'un pilote anglais est la cause de ce grave mécompte. Nous en reparlerons plus loin. Le capitaine ne se laisse pas déconcerter facilement. Pas question de rebrousser chemin pour aller à la recherche de son second L.C.A.; l'obscurité est profonde. Il n'aurait aucune chance de le retrouver. Et puis, le temps presse. Ducournau décide donc d'engager l'opération avec seulement la moitié de l'effectif prévu. C'est de la folie, dira-t-on; il espère bien que non. L'audace, quand on a confiance en soi, paye toujours et, de fait, il va magnifiquement réussir son coup de main. Ses hommes ne sont-ils pas aujourd'hui de hardis alpinistes chevronnés? Il est sûr d'eux, il a le génie de la manoeuvre militaire; il est confiant en son étoile. Alors il s'est déjà mis dans la tête que, pour mener à bien ce dangereux coup de main, il vaut mieux l'entreprendre avec trente-cinq hommes plutôt que de le faire avec soixante-dix. Aussitôt dit aussitôt fait. A voix basse, celle du patron qui sait se faire obéir, il appelle les hommes à le suivre. Le capitaine, des deux mains s'agrippe au bord du rocher et, avec une souplesse de chat, se met à escalader les pentes abruptes de l'impressionnant promontoire qui, dans la nuit, l'est encore davantage. Les trente-cinq homme ne se font pas prier. Ils se ruent sur la falaise, les uns mitraillette ou fusil lance-grenades et musette de grenade en bandoulière, les autres avec un fardeau de quelque trente kilos d'explosifs sur le dos. Plus de cent mètres à grimper; cent mètres presqu'à la verticale. Le dernier croissant de lune n'est pas encore levé; les frisés n'ont rien vu. L'avance à pas feutrés et silencieuse, est terriblement harassante. Les hommes sont en nage mais retiennent leur souffle. Pas le moindre petit morceau de pierre qui ait roulé dans la mer: les frisés n'ont toujours rien entendu. C'est le sergent Daboussy et ses deux éclaireurs qui, au prix d'efforts inouïs, parviendront les premiers au sommet du pic et cela sans attirer l'attention du poste de garde: A pas de loup le sous-officier a cherché et trouvé son point d'ancrage. Il y fixe l'un des bouts du long et solide cordage de chanvre qu'il tient enroulé autour de son cou. Il le laisse se dérouler le long de la paroi.. Une vingtaine de mètres plus bas, l'autre bout aboutit à un large rebord que sont en train de rallier les volontaires, l'increvable Ducournau toujours à leur tête. Ici, le capitaine saisit l'extrémité du filin qui est peint en blanc; comme tous les hommes, il est chaussé de souliers dont les semelles en caoutchouc sont à crampons. S'aidant des deux pieds, il pousse et se hisse à la force du poignet sur le haut du promontoire où Daboussy, arc-bouté des talons à un escarpement du rocher, lui empoigne la main, le tire de toutes ses forces et le dépose à plat-ventre en bordure de la crête du cap. Ainsi est fait pour chacun des hommes qui maintenant sont allongés comme l'est leur capitaine; la tête ramassée, immobiles et silencieux ils écoutent de leurs deux oreilles. Pas le moindre bruit. Il fait nuit et ces messieurs, semblent faire la grasse matinée, c'est un comble! Il faut en profiter et maintenant aller très vite. Ducournau bondit et c'est le grand spectacle. Des cris perçants, un vacarme épouvantable; des rafales de mitraillettes, des grenades qui éclatent de toutes parts. Les hommes sur un terrain labouré par les bombes que n'ont cessé de lâcher des escadrilles de bombardiers américains, depuis plus d'une semaine, courent, tombent et se relèvent, ouvrent des passages au milieu de réseaux de barbelés, dégagent à coup de pieds les chevaux de frise. Mais voici les Allemands qui enfin alertés, se jettent à présent dans la bataille. C'est une immense clameur; ils hurlent de rage; les balles sifflent de tous côtés; leurs fameuses grenades à manche valsent. Trop tard; la surprise a été totale. Ducournau et ses hommes ont franchi la caponnière. Maintenant ils se ruent sur la redoute protégeant les batteries de 155, laquelle a été sommairement reconstruite à la suite des récents bombardements aériens, investissent l'ouvrage et le prennent d'assaut. A l'intérieur trois canons qu'il faut absolument détruire en vitesse. Pour les Commandos, ce n'est pas une difficulté; six volontaires, par groupe de deux, en ont eu vite raison: dans la bouche de chacune des pièces d'artillerie ils introduisent un système explosif comportant un dispositif réglable de mise à feu automatique, et appelé bengalore. Le temps de se planquer: une énorme déflagration qui fait tout sauter. L'ouvrage est emporté, du moins ce qui en reste. Le capitaine allemand et ceux de ses hommes qui ne sont pas touchés ont levé les mains. Vingt morts et des blessés chez l'ennemi; seulement deux blessés chez nous. Il est une heure quarante-cinq du matin. A l'instant même, le gros du Groupe de Commandos, soit un peu plus de six cents hommes, débarque sur la côte. Il est en retard et le colonel, qui a minuté son affaire, un moment a cru au pire. Nous expliquerons un peu plus loin les raisons de cette déconvenue. Ducournau ne perd pas de temps. A la hauteur du Cap Nègre, il dispose ses hommes, en formation de combat, de part et d'autre de la route côtière qu'il s'emploie activement à verrouiller. Il brisera, l'une après l'autre, deux contre-attaques de la Wehrmacht. Pas un pouce de terrain n'aura été cédé quand, deux heures plus tard, arriveront à la rescousse les 2ème et 3ème sections du ler Commando, conduites respectivement par le Sous-lieutenant Maury et le Lieutenant Chochon, suivies du Commando d'accompagnement mené par le capitaine Farret. Sur le L.C.A. qui, je le rappelle, transporte les équipes de Texier et de du Bellocq, ont aussi embarqué, le Commandant Rigaud et son pilote Johnson, un enseigne de vaisseau américain. Celui-ci a emporté un surf-boat, minuscule embarcation dont le moteur ne fait aucun bruit. Mis à l'eau à un peu plus d'un mile de la côte et les deux officiers transbordés, le petit bateau, glissant sur l'eau, file droit sur un coin de la plage du Rayol, où comme on le sait, ils devraient être déposés à une heure du matin. Hélas!, trois fois hélas!; ainsi que nous l'expliquerons plus loin, l'entreprise, qui, certes, était pleine d'audace et dangereuse fera fiasco. Mais ce ne fut point de la faute de Rigaud, et c'est pourquoi peut-être, les desseins impénétrables de la divine providence l'épargneront: il en sortira vivant. Le colonel avait pourtant bien monté son coup et, pour ma part, je n'avais vu, dans cette opération, qu'une seule ombre au tableau. Sur le Prince David, je fis part au colonel de mes appréhensions. Je craignais, comme c'était le cas chaque jour et à tout instant, que Rigaud, au cours de sa mission, ne fût pris de violentes quintes de toux qui lui déchiraient la gorge. Elles paraissaient être si douloureuses, qu'à moi aussi, elles faisaient mal. Mes inquiétudes à son sujet, firent sourire Bouvet qui n'avait pas ce genre d'état d'âme. A chacune des opérations auxquelles avait participé Rigaud, me dit-il, celle de Pianosa entre autres, ces fameuses quintes disparaissaient comme par enchantement. Et c'était vrai: mes camarades et moi en attestons des Dieux. Alors pourquoi devrais-je m'inquiéter? Pourquoi cette nuit n'en serait-il pas de même?. Peut-être; mais je ne le sus évidemment pas, ni le lendemain non plus car, après que nous eûmes réussi notre affaire, que nous allions livrer bataille, Rigaud n'était pas là. Pourquoi? nous le saurons bientôt. Ce que je puis seulement dire maintenant c'est que dans la matinée du surlendemain, quand nous ayant retrouvés, je l'aperçus accourir au-devant du colonel, il toussait encore et souffrait comme un damné.
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Revenons à la ribambelle de L.C.A. qui se dirigent vers la côte et dans l'un desquels, avec le colonel, je suis.
La flottille, bien ordonnée, à ma guise avance avec une lenteur excessive. En fendant l'eau mollement, le ventre de notre embarcation profonde et ras eau, provoque un léger continu et lancinant clapotis au milieu de la nuit silencieuse; il m'agace et me fait soupirer. Comme ses semblables, elle est pourvue de deux toits de protection latéraux, la partie centrale étant à ciel ouvert; les volontaires qui y sont entassés et accroupis, ont peine à remuer les jambes. La consigne selon laquelle il est interdit de se tenir debout me paraît superflue; elle l'est en tous cas, pour les hommes qui occupent les deux bancs de côté. Quant à ceux qui sont à cheval sur le banc central, et j'y suis le premier, sur l'avant, ils tâcheront d'obéir. Le colonel est à l'arrière, dans la partie en plein air réservée au pilote, au mécanicien et à l'officier de liaison. De temps à autre, furtivement, je réussis à me hausser sur la pointe des pieds et mes yeux dilatés scrutent l'horizon. A tous les coups je crois apercevoir la terre; je dois avoir des hallucinations.

Une heure vingt.
Encore rien. Dans dix minutes nous devrions avoir atteint la plage, prêts à débarquer. Aucun signal lumineux. Le colonel s'inquiète; il craint que nous ne soyons pas tout à fait dans la bonne direction et que nous ne prenions une dérive sur bâbord. Une heure vingt-cinq. Toujours rien. Le colonel, qui commence à s'énerver, s'agite et se met à rouspéter contre l'officier canadien qui tient la barre. Celui-ci n'en peut rien; discipliné il exécute les ordres qu'il a reçus et, imperturbable, maintient le cap. C'est précisément ce que ne comprend pas le colonel qui, exaspéré, jure maintenant et tempête. "Nom de nom!" bougonne-t-il "le capitaine est bien maître à bord après Dieu; eh bien! qui donc, sinon moi, est le capitaine? "Hélas ce n'est pas lui le capitaine et il enrage de ne point pouvoir l'être. Je n'ai évidemment pas fait le point; je n'ai donc rien à dire. Alors vogue la galère! La dernière phrase du message de l'amiral me revient à l'esprit "May God bless you and keep you". Oui, Dieu nous protégera.

Une heure trente.

C'est l'heure; je ne vois encore rien venir. A mon tour je commence à m'inquiéter. Y a-t-il eu erreur de navigation? Le colonel aurait-il raison?; et, dans ce cas, serait-ce la faute de ces jeunes commandants de marine frais émoulus d'écoles de la marine marchande qui n'auraient pas encore obtenu leur brevet de capitaine au long cours?. Oui mais, aucun d'entre ces pilotes n'a encore aperçu les signaux clignotants verts convenus. Ni moi non plus à qui, trichant avec la consigne, de la place que j'occupe ils ne pouvaient échapper. Par conséquent, après m'être torturé l'esprit, je conclus que, s'il y a eu bavure, elle ne devrait pas être entièrement imputée aux marins; bientôt j'allais être conforté dans mon raisonnement. J'étais plongé dans mes réflexions quand, l'attention cependant en éveil, relevant le nez je vis apparaître devant moi, au loin, une énorme masse noire confuse. Cette fois, me dis-je, j'en suis sûr; c'est la terre, et voici que tout d'un coup, le relief de la côte se dessine et se précise avec une rapidité stupéfiante. le rivage se rapproche. Je le vois parfaitement bien maintenant; il est là, à quelques encablures. Toc!; ça y est, nous venons de toucher le bord d'une plage.

Il est exactement une heure quarante du matin.
Nous sommes dix minutes en retard sur l'horaire fixé. J'entends crisser le sable sur le fond du chaland qui, brusquement s'arrête, drossé au rivage. Son panneau avant s'efface. En moins de deux minutes nous avons tous mis pied à terre. Je ploie le genou, me signe et serre dans ma main libre une poignée de terre française. J'ai peine à retenir mes larmes. Pas un de nous ne s'est mouillé, même les chaussettes. Le sable qui est sec ne colle pas à nos godillots. Pas de casemates; c'est étrange. Deux canons de 57 font partie de nos bagages. Ils ont été embarqués dans un L.C.A. duquel a été sorti le banc central. Oh! hisse; quatre des huit grands et solides gaillards qui ont accompagné les engins antichar, les tirent à la suite l'un de l'autre, avec un cordage et les voici, sur leurs deux roues, patinant dans le sable. Jusqu'à présent l'ennemi n'a pas réagi. Aucun bruit; mais un silence qui pèse. Où diable avons-nous été déposés? Ce n'est pas le Rayol affirme le colonel qui est resté interloqué. Il n'a pas le temps d'en dire plus: des fusées à parachute éclatent sur notre gauche, vers l'ouest, illuminent fugitivement le ciel puis l'obscurité, pour un temps, redevient totale. Et le feu d'artifice recommence. "Oust!, sortons d'ici et que ça saute" tonne le colonel contre les hommes qui, à sa guise, ne dégagent pas la plage assez vite. Pourtant, les volontaires n'ont pas perdu de temps. Avec leur pince à découper, ils ont littéralement haché les rangées de barbelés qui, à deux pas devant nous, embarrassaient la plage. Brandissant sa canne que dans la nuit personne ne voit bien sûr, le colonel maintenant rugit: "Bande de dégonflés, qu'attendez-vous pour avancer, bon sang de bon sang; que font les gradés?". C'est au moment où nous finissions de dégager la plage, que surgit en arrière de celle-ci, à gauche, au pied du sentier que nous devions prendre, une planchette en bois, fixée à un piquet enfoncé dans le sable, sur la face de laquelle, côté terre, était peinte en noir une tête de mort entre deux tibias croisés avec, en-dessous l'aimable avertissement "ACHTUNG MINEN". Lors de notre passage sur la plage, il ne s'était produit aucune explosion. Nous venions de traverser un champ de mines truqué; un miracle! Décidément le colonel avait la baraka. Que Dieu soit loué, et merci messieurs les Allemands. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, quelque six cents hommes ont escaladé une petite falaise haute d'une centaine de pieds, quatre des huit hommes qui en ont la charge tirant sur le cordage de chacun des canons de 57 soulevé sur l'arrière avec la poigne des quatre autres; puis ont traversé sans encombre la voie de chemin de fer étroite, bien qu'au moment où ils la traversaient, un tir de mitrailleuse se déclenchait dans leur direction, mais à l'estime forcément, ensuite la départementale 559; ils ont enfin disparu dans l'illusoire couvert d'arbres rabougris, rongés par le soleil, d'où s'élevait une tiède odeur qui, par intermittence, sentait le roussi.
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Ici revient à ma mémoire une anecdote spécifiquement militaire et je ne résiste pas à l'envie de la raconter.
Nous nous apprêtions, après avoir traversé la voie ferrée, à franchir la route côtière lorsque, brusquement, l'humeur prit le colonel d'appeler Grosset, adjudant-chef, porte fanion de notre unité. Nous savions tous que Bouvet ne supportait pas d'attendre. Aussi, avant de courir vers le patron, notre brave sous-officier, dut-il confier son précieux oriflamme à Bonin qui se trouvait à ses côtés. Selon la tradition militaire celui-ci, dès lors, va devoir franchir le premier, drapeau en tête la dite route côtière. C'est bien évidemment, avec fierté et aussi avec beaucoup d'émotion qu'il va s'acquitter de son insigne devoir; l'honneur exige. A quelque temps de là, Bonin m'avoua que lorsqu'il avançait sur la voie départementale pour la franchir, n'étant pas bien rassuré, il dut rassembler tout son courage. L'étrange et profond silence de la nuit l'impressionnait, l'angoissait presque. Dans l'obscurité totale, ne distinguant que peu à peu les obstacles, il craignit, un moment, d'être pris sous le feu d'une arme automatique tirant d'un quelconque blockhaus qu'il ne voyait évidemment pas, mais dont la présence apparente hantait son esprit. Parvenu au Mont Biscarre, le jeune sous-lieutenant rendit l'étendard portant notre fameuse devise à son détenteur désigné qui ne tardera guère à y arriver lui aussi. Le contact radiophonique avec l'escadre est établi sur-le-champ au moyen d'un poste S.C.R. 284. Dans cette première phase de la bataille, point n'est besoin de chiffrer les messages; ils seront simplement codés. Une seule exigence, celle-ci impérative et qui est possible: ils doivent être courts. A cet effet il a été établi un système de symboles simples qui permettent de représenter et de transmettre des informations essentielles et urgentes. Grâce à notre section de Transmissions que dirige Bonin, devenu orfèvre en la matière, les services de l'Amiral Davidson vont pouvoir suivre le P.C. de notre colonel, tout le long de son déplacement jusqu'à son arrivée sur le Mont Biscarre. Par ailleurs, nos liaisons radio avec le P.C. de chaque Commando, celles qui assurent les liaisons à l'intérieur de chacun d'eux, fonctionnent parfaitement. Le colonel et sa suite ne savent toujours pas exactement où ils sont. Il faut s'en sortir. Ruyssen vient de déplier sa carte d'état-major. Sa lampe torche qu'il allume, mais dont il a pris soin, de sa main libre, d'obturer en partie la lumière, éclaire à présent, sur cette carte, la zone côtière autour du Rayol. Il a vite fait le point: Nous avons débarqué, à près de deux kilomètres à l'ouest de celle-ci, sur la plage du Canadel. Que s'est-il passé? C'est curieux. Le surf-boat a, également, abordé le rivage à plus de trois kilomètres à l'ouest du Rayol et sur des rochers. Rigaud et Johnson se sont eux aussi perdus; ils ne reconnaissent plus leur chemin, hésitent, bourlinguent sur la droite, puis sur la gauche du littoral. Leur fragile canoë ne cesse de drosser les contreforts du Massif des Maures dont les pentes abruptes plongent dans la Méditerranée. Ainsi s'exposent-ils, à chaque instant, au danger de se trouver nez à nez avec une quelconque patrouille allemande longeant la côte et dont les hommes ne manqueraient pas de flinguer nos deux amis égarés. L'on comprend combien ils puissent être inquiets. Après avoir tâtonné le long de la côte pendant près de soixante minutes sans retrouver leur chemin, brusquement Rigaud reconnaît le Rayol. Il fait un signe à son compagnon; un coup de barre à gauche et le surf-boat, moteur coupé, s'engrave sur la plage. Il est deux heures du matin. Rigaud ne perd pas une seconde; il saute à terre et se précipite. Le voici arrivé dans l'endroit qu'il connaît bien, dissimulé derrière un rocher. Il sort de sa housse imperméable sa lampe torche, la dirige vers le sol pour l'essayer discrètement; elle fonctionne. Aussitôt il commence à transmettre des signaux lumineux dans la forme qui lui a été prescrite. C'est doublement inutile: il y a vingt minutes que le Groupe de Commandos a été déposé, et pas sur la plage du Rayol, mais sur celle du Canadel, à près de deux kilomètres à l'ouest. Soyons justes: Le convoi des L.C.A. avait légèrement dérivé. Mais, en tout état de cause si, ainsi que convenu, les signaux de reconnaissance avaient été émis au voisinage du Rayol à partir de l'heure fixée, c'est à dire une heure du matin, les marins canadiens qui tenaient la barre, les eussent forcément aperçus et n'auraient pas manquer de rectifier le cap. Une heure d'angoisse. Rigaud et Johnson ont attendu en vain le convoi qui n'apparaît toujours pas. Et puis le commandant qui, dès son arrivée, avait d'abord à baliser le bord de la plage afin d'orienter Texier et du Bellocq, ne les a point vus non plus. En désespoir de cause Johnson et Rigaud décident de quitter ce coin, qui, d'un moment à l'autre, peut devenir malsain. Tirant la corde du surf-boat échoué sur le rivage, ils le mettent à la mer, embarquent et prennent le large. Cette fois on peut dire que la chance va leur sourire. Le moteur s'est arrêté brusquement; le petit bateau frêle comme une porcelaine, traîné comme un fétu, est ballotté au gré des flots, risquant de chavirer. Par chance, cette nuit la Méditerranée est d'un calme plat. La batterie d'accus serait-elle à plat?; sans doute, et Johnson est en train de bricoler pour en avoir le coeur net, quand Rigaud aperçoit, à quelques brasses devant lui, un L.C.A. qui se dirige vers l'est. Il en prévient aussitôt son compagnon et tous deux, criant de toutes leurs forces, arrivent à attirer l'attention de l'équipage qui recueille à son bord les deux naufragés. Johnson remercie ses hôtes et s'explique avec eux. Je ne sais rien de plus sinon que Rigaud, un peu amer, débarquera à Cavalaire dans la matinée avec la 3ème D.I. USA. Décidément nous jouons de malheur. Si Rigaud n'a pas retrouvé Texier et du Bellocq au Rayol, c'est que ni l'un ni l'autre n'étaient au rendez-vous à l'heure fixée. Curieusement leur L.C.A., qui devait s'arrêter en un point situé à moins d'un mile de la côte, face au Rayol et y transborder chacune des deux équipes sur un rubber-boat de dix places, lui aussi a fortement dérivé. En fait, c'est près d'un mile à l'ouest de ce point que cette opération a été effectuée. Naturellement les pagayeurs, tirant des deux côtés avec la même force, pensent qu'ils dirigent chacun leur embarcation pneumatique comme il faut, c'est-à-dire plein nord. Toutefois du Bellocq, un beau gars de la côte d'Armor, qui a le sens de la navigation, veille au grain; il s'est rendu compte de l'erreur probable commise par le pilote du L.C.A. et va réussir, en partie, à rectifier le cap. En fait son rubber-boat abordera le rivage en un endroit escarpé, entre le Rayol et le Canadel, nettement à l'ouest de l'objectif qui lui a été fixé. Mais cela, du Bellocq, ne pouvait évidemment pas le savoir. A la tête de ses hommes il escalade la falaise schisteuse; fondé à croire qu'il se trouve à droite du point où il aurait dû toucher la côte, il prend donc la direction sur sa gauche et effectue aussitôt un mouvement en garde. Au débouché d'un ravin qu'il empruntait, et sans qu'il soit question, dans ce récit, de rentrer davantage dans le détail, il découvre en face de lui une position ennemie, à cinq cents mètres environ, à l'intérieur des terres, retranchée derrière un réseau de barbelés. Sur l'ordre de du Bellocq, le Sergent Guillaume s'empresse, en le cisaillant, d'y faire une brèche, par laquelle, sans plus attendre, toute l'équipe s'infiltre dans le dispositif de l'adversaire, une unité de l'ordre de 150 à 180 hommes, m'a-t-il été précisé par l'intéressé lui-même. Celui-ci agit avec détermination et sans hésitation: il contourne l'obstacle puis l'attaque à la grenade. La formation dont il veut faire son affaire, composée d'ailleurs d'éléments composites, des Arméniens entre autres, réagit, tiraille et s'accroche au terrain. Après de sérieux affrontements que l'obscurité ne facilite pas, l'ennemi, harcelé de toutes parts, et déconcerté aussi par la surprise, va enfin se débander. Sans le savoir dans l'instant, du Bellocq vient de réussir un coup de maître: il a nettoyé le côté est de la plage du Canadel et ainsi protégé le flanc droit de notre Groupe de Commandos qui, avec le colonel, allait être déposé par erreur sur celle-ci, au lieu de l'être sur celle du Rayol. Tout est bien qui finit bien. Par une nuit sans lune il fallut alors que la valeureuse équipe du sergent-chef traversât avec précaution une zone inconnue, peut-être pleine d'embûches, des mines notamment. Aussi du Bellocq et ses hommes qui, cherchant à se dissimuler, empruntent le maquis, n'arriveront-ils à la hauteur du Canadel qu'à trois heures un quart du matin. Depuis bientôt quatre heures le colonel et le Commando de Commandement, à couvert de l'ennemi dans le Massif des Maures, grimpent vers le Mont Biscarre. Sa mission étant désormais terminée, du Bellocq, on verra comment, y ralliera le P.C.Texier, médusé s'aperçoit que son rubber-boat vient d'accoster en plein milieu de la face est d'un haut promontoire qui se dresse au pied de son embarcation; il l'a aussitôt identifié: c'est le Cap Nègre. "Bigre, se dit-il, je suis bien loin du Rayol ". Qu'importe, il fait contre mauvaise fortune bon coeur et rassure ses hommes qui, d'ailleurs, sont à sa dévotion. S'armant de courage, de l'eau jusqu'aux genoux, tous se hissent à la force du poignet sur la paroi d'une avancée du cap, à laquelle, par bonheur, aboutit un sentier montant. A la suite de leur chef, les uns derrière les autres, ils se mettent prudemment à gravir cet étroit chemin qui dévale à pic. Il est si raide que les hommes, sont obligés de se cramponner pour ne pas glisser dangereusement. Crapahutant depuis un bon moment, ils se cassent le nez contre une barrière de barbelés qu'ils cisaillent en deux coups de cuiller à pot. A peine l'ont-ils franchie qu'ils buttent sur des abattis; ils manoeuvrent et évitent l'obstacle, craignant qu'il ne soit piégé. Ils s'apprêtent à déboucher sur un sentier - celui des Douaniers m'apprendra Bonin - que protègent des pierres effilées, aussi m'a-t-il dit une batterie de lance- flammes à déclenchement automatique, et qui, solidement tenu par les Allemands, va se révéler meurtrier: effectivement, soudain, une volée de grenades éclate, tandis que des pistolets mitrailleurs crépitent. Texier est touché à mort. Il bascule tombe et roule de rocher en rocher, jusque dans le creux de l'un d'eux. Il est à l'agonie. Sans le moindre gémissement de douleur, avec un grand courage, il va rendre l'âme. Tout près de lui ses hommes, certains légèrement blessés, abasourdis et le souffle coupé, se retiennent désespérément au bord d'une paroi de rocher; ils ne lâcheront prise qu'après la fin de la fusillade. Silencieuse et sereine la nuit reprend son cours. Par une ironie du sort Texier, militaire de carrière, venait de dépasser l'âge de la retraite; blessé grièvement en Tunisie et réformé, il allait être démobilisé. Ainsi donc, cette marche forcée sur le Rayol, que d'ailleurs, à cause du temps perdu, Texier ne pouvait plus prétendre rejoindre à l'heure fixée, avait tourné tragiquement. Mais je me demande, certes attristé, si ce violent accrochage n'avait pas eu l'effet salutaire d'une diversion qui aurait fixé, sur le point ou il se produisait, l'attention du poste allemand de surveillance affecté à la défense de l'ouvrage du Cap Nègre, lequel à quelque soixante mètres plus haut, tombait d'aplomb sur Texier et son équipe. Dans ce cas, mais hélas! au prix du sacrifice de l'un de nos meilleurs sous-officiers, elle aurait facilité l'opération qui, menée par Ducournau, était en route en ce moment même. Et Jeannerot, qu'est-il devenu ? A l'heure qu'il est, personne ne le sait. Son L.C.A., conformément à l'ordre reçu, suivait donc celui de Ducournau à partir duquel l'officier anglais dont j'ai parlé, dirigeait les deux embarcations vers la pointe du Cap Nègre. Comme son capitaine, Jeannerot s'était rendu compte, lui aussi, que son chaland naviguait nettement à l'ouest de l'objectif fixé, et il héla celui qui le précédait. Personne ne l'entendit. Sans doute est-ce alors, au moment où le premier L.C.A. s'apprêtait à faire demi-tour, que le pilote du second, pour un instant très court, le perdit de vue. Le fait de le voir maintenant avancer, tournant le dos au promontoire, jeta la confusion dans son esprit, mais pas dans celui de Jeannerot qui avait compris ce qui se passait. Bref, son pilote s'imagina que le premier L.C.A. ralliait Princess Béatrix, après avoir débarqué Ducournau avec ses volontaires au pied du Cap Nègre. Le marin anglais crut donc qu'il se dirigeait bien vers son objectif et Jeannerot, malgré ses objurgations, ne réussit pas à l'en dissuader. Bête et discipliné, le pilote refusa de changer de cap. Alors ce qui devait arriver arriva. Quelques minutes après, le L.C.A. s'achoppait à un rocher, échouant en plein dispositif ennemi sur la petite crique de la Fossette tandis qu'il aurait dû, à environ quatre kilomètres plus à l'est, accoster le Cap Nègre. Le bruit du choc du bateau sur le rocher a-t-il attiré l'attention d'une sentinelle? toujours est-il qu'une première fusée éclairante éclate, puis une seconde. Un tir nourri de mitrailleuse, bien ajusté, se déclenche. Le panneau de sortie qui est coincé n'est qu'entrouvert. Un ronflement de moteur, une marche arrière de quelques mètres et un volontaire réussit à abaisser la porte avant qui s'était bloquée. Deux mètres d'eau; dix mètres à franchir; les hommes se jettent à la mer, s'agrippant aux pentes hérissées de la calanque et, se défilant, rocher après rocher, ils n'atteindront la terre ferme qu'après une demi-heure d'efforts désespérés. Jeannerot a dû plonger; sa montre-bracelet que pourtant du water-proof protège, s'est arrêtée à OH43. Jusqu'à présent, il n'y a pas eu de casse. Le chef de section veut aller vite et, en première urgence, tâcher de se mettre à l'abri en lieu sûr. Les trente-cinq volontaires, à la suite du sous-lieutenant, escaladent une falaise, traversent une voie de chemin de fer à voie étroite sur une corniche qui surplombe la mer, le long du littoral, à la hauteur d'Aiguebelle puis la route côtière. La section s'enfonce enfin dans le massif des Maures et, sous le couvert d'arbres ratatinés, relativement protégée, de la broussaille jusqu'aux genoux, prend la direction du N.E.; Jeannerot qui entend rejoindre son capitaine le plus tôt possible, a l'intention d'aborder le Cap Nègre par le nord. La section progresse durant toute la nuit, ne s'accordant qu'un quart d'heure de repos. A cinq heures le jour se lève; les hommes sont à bout de force; ils ne sentent plus leurs jambes. Il faut qu'ils se reposent, décide Jeannerot qui fait mettre en place un cordon de guetteurs autour de sa section étendue à même le sol. En quelques minutes, tout ce monde, épuisé, dort à poings fermés. Le sommeil de cette poignée de volontaires courageux n'est qu'une pause, comme celle où s'abandonnent les soldats entre deux longues marches épuisantes. Trois heures de répit et l'on se remet en route, le jeune sous-lieutenant qu'a égaré la nuit, cherchant à nouveau son chemin. Il est midi quand sont envoyés vers le Cap Nègre l'Adjudant-chef Allery et le volontaire Lomonaco. Leur mission: retrouver le Capitaine Ducournau, reconnaître un passage au travers duquel la section pourra s'infiltrer et se porter vers lui. Plusieurs heures d'attente; Lomonaco, enfin arrive; le débarquement a réussi. La joie est sur tous les visages mais il serait imprudent de la manifester bruyamment. En route en vitesse et en silence. Un accrochage quand-même et qui sera sérieux: deux morts chez nous et quatre blessés, mais aucun d'eux ne l'est grièvement. Ils ne seront pas abandonnés. A l9H30, à la tête de sa section, les blessés étendus sur des civières improvisées, Jeannerot se présentera à son capitaine. Il pleure de rage; depuis une heure et demie les combats ont cessé. La première manche est gagnée.
Revenons à nos moutons.

Il est bientôt trois heures du matin.
Plus un seul volontaire des Commandos aux approches du littoral. Les L.C.A. ont regagné le large et rallié l'escadre en haute mer. Comme nous le savons, sur le Cap Nègre font route les sections du ler Commando qui, n'ayant pas encore été engagées, vont à la rencontre de leur chef; le Capitaine Farret à la tête du Commando d'accompagnement, et je n'oublie pas les deux canons de 57 qui ferment la marche. De leur côté le Colonel et son état major, le Commando de commandement avec son Capitaine Aquilina, prenant d'abord la direction plein nord, puis celle du N.O. gravissent les pentes sud du Massif des Maures. Munis chacun de deux gourdes d'eau en bandoulière, l'arme à la main, nous avançons péniblement, obligés que nous sommes d'emprunter des sentiers caillouteux, et souvent à peine dessinés. Par endroits ceux-ci sont à ce point encombrés de broussailles diverses qu'il faut, jouant des coudes et parfois de la canne, se frayer un chemin. L'aube commence à poindre, il fait déjà chaud. La gorge sèche, suant et peinant comme des damnés, nous grimpons toujours. Mes deux bidons d'eau sont épuisés; de ma vie je n'ai jamais eu tant soif. Encore au moins quatre heures de marche. Je n'en peux plus d'essoufflement et me sens très fatigué. A ma plus grande honte je crains que mes forces ne me lâchent et que je ne puisse aller jusqu'au bout. Pour le moment Ruyssen et moi marchons côte à côte; nous avons le même âge. Il a servi dans la Légion Étrangère et pour moi, il représente le modèle de l'endurance d'un homme trié pour l'infanterie d'élite. Portant mon regard sur lui il semble que, absorbé dans une douce rêverie, il prolonge une promenade au-delà de la nuit. Eh bien! non; "il est crevé" me dit-il en soufflant. Je me frotte les mains; ce grand marcheur, pense-je, n'est donc pas plus solide que moi et je conclus que je le suis par conséquent, autant que lui. Du coup, tout revigoré je prends mon courage à deux mains et poursuis gaillardement la montée qui me paraît moins dure. Un arrêt cependant. Providentiellement, l'un de nous vient de découvrir une résurgence. Qu'elles étaient bonnes ces quelques gorgées d'eau fraîche puisées dans le creux de la main, sous un soleil de plomb. Le Colonel survient; il est furieux. Va-t-il nous en déloger?. Il y semble décidé mais se ravise au dernier moment. Personne n'est surpris; nous connaissons tous son caractère aux violents contrastes. "Pressez-vous, nous dit-il, ne nous attardons pas, encore un effort, nous arrivons. En route mes p'tits gars ".

Dix heures du matin.
 
Nous sommes enfin sur le sommet du Mont Biscarre; le colonel y installe son P.C. Je n'ai rien à envier à Ruyssen; il est aussi éreinté que je le suis moi-même. Nous y avait précédé, arrivé entre huit heures et huit heures trente, un détachement précurseur du Commando de Commandement composé d'une partie de la section des Transmissions avec Bonin, des Marocains de Giuseppi et des républicains Espagnols. Assis auprès de mon colonel, j'observe ses réactions. Il écoute de toutes ses oreilles et a l'air attentif. "Pourvu que ces salauds, me dit-il brusquement, ne foutent pas le feu au maquis". J'avoue que, pas un instant, cette idée ne m'était venue à l'esprit ni sans doute à celui des Allemands non plus, puisque rien n'a cramé. Il m'arrive d'y songer encore quelquefois; assurément ce jour-là, nous n'aurions pu compter sur les pompiers.
A onze heures
, au chronomètre, passent au-dessus de nos têtes, escortés d'une escadrille de chasse, deux avions américains qui larguent aux alentours des containers munis chacun d'un parachute. Puis les pilotes nous saluent en inclinant à gauche puis à droite les ailes de leur appareil, pour disparaître enfin derrière un rideau de fumée. Le colonel se félicite de la ponctualité avec laquelle ils accomplissent leur mission et nous affirme qu'il s'agit de blocs de glace qui tombent du ciel. Nous avions sous la main une trentaine de prisonniers qui se présentèrent immédiatement à nous comme ramasseurs de ces providentiels caissons parachutés. Nous nous précipitons; dans les premiers, des obus de mortier 81; notre patron aurait-il monté un canular?. Eh! bien, non; bon nombre d'entre eux contiennent effectivement de longues barres de glace qui, une heure auparavant étaient encore dans les glacières du porte-avions. En dix minutes à peine, nous les avions brisées en mille morceaux que nous avalâmes comme des sauvages; notre soif insatiable, enfin étanchée, nous pouvions voir venir. C'est par radio, sur 1'ordre de Bouvet, que nous les réclamâmes, en sus des munitions qui, elles, avaient été programmées. J'en profite pour ajouter que, par radio aussi, nous avions demandé à la US Navy d'intervenir d'extrême urgence auprès de l'aviation américaine. En effet, une escadrille de chasseurs-bombardiers frappés de l'étoile des États Unis, ayant par erreur légèrement dépassé la limite est de sa zone d'intervention, venait, en ne lui causant heureusement que des pertes légères, de lâcher un chapelet de bombes à la hauteur de la section du Lieutenant Fauchois. Celle-ci, déployée au-delà du Cap Nègre, vers Cavalière entrait, au moment même, en contact avec un élément de renfort allemand arrivant de l'ouest, par la route côtière. Il sera dix heures et demie quand du Bellocq, suivi de ses neuf hommes, se présentera au colonel à son P.C. du Mont Biscarre. Comme à onze heures, tout autour doivent être parachutés des lots d'obus de mortiers de 81, le sergent chef, jusqu'à ce moment-là, demeurera sur place où il se tiendra à la disposition du colonel. Aussitôt les projectiles récupérés, du Bellocq devra se porter de toute urgence sur le Cap Nègre à la tête de son équipe qu'il chargera d'en emporter le plus possible; Bouvet, avec raison, craint que Ducournau ne soit à court de munitions. Lorsque, les yeux lourds de sommeil, du Bellocq arrive du côté de la départementale 559, à proximité immédiate du Cap Nègre, le ler Commando est engagé; il doit faire face à une puissante contre-attaque allemande mettant en ligne une unité dont l'effectif est de l'ordre de celui d'un bataillon. Les dix nouveaux venus, au bruit du canon qui les a tous ragaillardis, se jettent dans la mêlée et, prêtant main-forte à leurs camarades, participent aux violents combats qui sont en cours. L'ennemi sera contenu, puis repoussé avec de lourdes pertes. Le reste, battant en retraite, sera anéanti par les tirs d'artillerie, nourris et remarquablement précis, du cuirassé La Lorraine. A sept heures ce matin la section de reconnaissance du Lieutenant Girardon du 3ème Commando, aux ordres du Capitaine Bonnard, empruntant la départementale 27 à partir du Canadel, a atteint la nationale 98, à un peu moins d'un kilomètre à l'est de la Môle qui, je le rappelle, est l'objectif fixé. La lère section de choc, conduite par le Sous-lieutenant de Castelnau, celle d'appui direct par le Sous-lieutenant Blondeau et une section d'accompagnement qui les renforce, y arrivent vers une heure et demie. Bonnard installe son P.C. à quelque cinquante pas au S.E. de l'embranchement des deux voies, la Nationale 98 et la Départementale 27, sous le couvert d'un maigre boqueteau d'arbustes au feuillage épars. L'ensemble de l'unité, sauf la 2ème Section de Choc du Lieutenant Angles Dauriac, a emprunté de nuit cette départementale, en lacet, longue de douze kilomètres, qui tout le long de son parcours décrit d'interminables sinuosités. A deux cent soixante sept mètres d'altitude, elle franchit le Col du Canadel où quelques accrochages se produisirent, au cours desquels se distingua l'Adjudant Rodière dont la patrouille ramena les premiers prisonniers. Neuf heures: La totalité du 3ème Commando a atteint la Môle; la 2ème Section de Choc, après avoir nettoyé militairement les abords du Canadel, progressant à travers un maquis touffu où se mêlaient les arbrisseaux rameux et les lianes épineuses de la ronce, vient en effet de rejoindre son unité. Bonnard, pour se garder contre une incursion ennemie toujours possible, a pris sur lui, fort à propos, de pousser vers le nord la section de Girardon et, vers l'est, celle de Royère. Une bonne quarantaine de prisonniers ont été faits; pour mieux dire, ils ont été cueillis dans la cour d'une ferme où, torse nu, ils s'offraient, en pleine canicule, une rafraîchissante ablution. Dix heures et demie: Un vrombissement de moteur. C'est un avion de reconnaissance frappé aux couleurs américaines qui, arrivant par l'est, passe au-dessus de la zone occupée par le 3ème Commando. Une semonce de deux courtes rafales de mitrailleuse; Bonnard a compris. De son P.C. il hurle: "Mettez à feu une grenade fumigène jaune". Des grenades de ce type, portant sur leur corps une pastille peinte de la même couleur que celle de la fumée qu'elles dégagent quand on libère celle-ci, ont été notamment distribuées sur le Prince David à chacune des sections du 3ème Commando. Le Caporal Maëstracci, qui se trouve à proximité du P.C. sur la nationale 98, en détient une mais il n'a pas prêté attention à la couleur du dessin en forme de petit disque et, je ne sais pourquoi, pense qu'il est noir. Rapidement il vérifie: il est jaune. D'un coup sec il fait sauter le bouchon allumeur de sa grenade. Cette couleur est l'un des signes conventionnels alliés de reconnaissance. L'appareil vire, décrit une large courbe, revient sur la Môle survole la nationale 98 tandis qu'à la croisée de celle-ci et de la départementale 27, son pilote, par une série de battements d'ailes, fait savoir qu'il a reconnu une unité amie. Poussant alors ses moteurs, il file vers le S.E.; en un clin d'oeil il a disparu. Avant l'aurore le 2ème Commando, aux ordres du Capitaine Thorel, a achevé le ratissage du Rayol jusque dans ses moindres coins. Rien, plus un Allemand. Ils ont tous déguerpi; où et comment?. Mystère et boule de gomme. Jusqu'à nouvel ordre le 2ème Commando doit demeurer sur place, assurer nos arrières et s'opposer au passage d'éléments isolés de la Wehrmacht qui, venant de la région de Cavalaire-sur-Mer, où débarque la 3ème D.I. USA, tenteraient de se porter vers l'ouest, au delà du Rayol. Les ordres qu'à cet égard, le colonel a donnés sont impitoyables: pas de palabres inutiles; se rendre ou mourir, telle est la loi de la guerre. Cette mission sera de courte durée. Bien que mon récit se termine à la fin de la journée du 15 août, il me faut ici ajouter quelques mots. Fidèle à la mémoire de mon ami Thorel, je les lui dois. 

Le lendemain 16 août.

Au cours de la matinée, les 2ème et 3ème Commandos ont rejoint celui de Ducournau. Obéissant aux impulsions de notre colonel qui ne comprend pas qu'il faudrait accorder un peu de repos à ses hommes, l'ensemble du groupe avance vers le Lavandou le long des pentes du Massif des Maures dans un maquis quasi inextricable. Il est vrai qu'à mi-chemin du Lavandou et du Cap Nègre, au bord de la route côtière, à la hauteur de la petite crique de la Fossette où nous arrivons, est installée en position de tir, une redoutable batterie de canons de marine protégée par des chevaux de frise et que, il faut le dire à la décharge du colonel, il a mission de détruire sans délai. Bouvet, par radio, rend compte et se dit prêt à attaquer. Dans la minute qui suit, un violent bombardement naval, en quelques instants ébranle l'ouvrage. Il vient de cesser; c'est l'heure: Le capitaine Thorel à la tête de son Commando, son inséparable ordonnance musulman, Mohamed Ben M' Bark, à ses côtés; donne l'assaut de l'ouvrage. Ils s'effondrent mortellement blessés l'un et l'autre. Aujourd'hui ils reposent côte à côte à l'endroit même où ils sont tombés au champ d'honneur. Autour d'un enclos sacré enfermant la croix et le croissant réconciliés, la population du Lavandou reconnaissante vient se recueillir chaque 15 août, rassemblée derrière le fanion des Commandos.
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Depuis hier au soir, en moins de vingt-quatre heures, nous avons gagné notre première bataille sur le sol de France.
Je n'oublie pas mes transmetteurs. Ils ne se sont pas battus avec un fusil mais avec un appareil radio à l'oreille assurant un service essentiel, celui des Transmissions sans lequel on ne peut, dans la guerre d'aujourd'hui, commander une manoeuvre. Pas un seul instant les liaisons radio à l'intérieur de chaque Commando ni celles avec le P.C. du colonel, pas plus que celles de celui-ci avec l'US Navy, n'ont été défaillantes. Chapeau bas! Notre unité de choc, chacun à sa place, a parfaitement rempli sa mission et il est légitime que nous en soyons fiers. Rappelons le: "de l'honneur qui nous est fait, nous sommes sûrs d'en être dignes". Tel était la fin du message adressé par notre colonel au Vice-amiral Davidson. L'engagement passé entre les deux chefs, avait été intégralement tenu grâce aux volontaires du Groupe de Commandos d'Afrique dont rien ne put résister à l'élan. D'abord nous avions assuré la protection et maintenant ouvert la voie aux premières grandes unités alliées qui arrivent en force. A dix-sept heures. Le Capitaine Bonnard et ses volontaires, délirant de joie, accueillent au carrefour de la Môle le premier élément blindé de la 3ème D.I. USA. A dix-huit heures. Les capitaines Ducournau et Farret, au milieu de leurs hommes en liesse, et le jeune lieutenant américain chef d'un deuxième escadron de chars de la même grande unité se congratulent longuement. Nous avons perdu douze volontaires; le nombre de nos blessés est de l'ordre de cinquante. Les Allemands ont laissé sur le terrain trois cents morts au moins et, entre nos mains, sept cents prisonniers. Dans la ville du Rayol-Canadel-sur-Mer, sur le bord de la route côtière, un peu en retrait, à droite en allant vers le Lavandou, treize des nôtres dorment du dernier sommeil. Dans leurs tombes alignées, entretenues par la municipalité avec une indicible ferveur grâce à la constante et diligente attention d'un grand ami des Commandos, le maire Etienne Gola et que, de plus, des mains anonymes fleurissent tout le long des années qui passent, nos camarades de combat reposent, fraternellement unis pour l'éternité. Ils sont morts au champ d'honneur. Souvenons-nous. Et c'est pourquoi j'ai tenu à faire figurer ici leurs noms dont la liste a été établie dans l'ordre où leurs tombes sont placées de la gauche vers la droite. Douze de ces volontaires, dont trois musulmans, sont tombés le 15 août 1944. Le sergent Gaston Vallauri, un enfant du pays qui figure en dernier sur cette liste, est mort en Allemagne fin avril 1945, quelques jours par conséquent avant la capitulation du 3ème Reich à Reims. Il s'était engagé dans notre unité aussitôt après le débarquement avec une détermination bien arrêtée, au milieu de l'allégresse générale:

TEXIER Noël

MOYET Jean

GUILLEMOT Eugène

POUSSARD Serge

BEAULIER Pierre

JOUVENCEAU Marcel

PANCRAZI Jacques

BEN ACHENHOU Ghouti

AKSOURI Miloud

ABDESSALEM Ben Ali

LEMAIRE André

NARDEUX René

VALLAURI Gaston

Adjudant-chef

Sergent

Sergent-chef

Deuxième classe

Deuxième classe

Deuxième classe

Deuxième classe

Caporal

Deuxième classe

Sergent

Deuxième classe

Deuxième classe

Sergent

J'eus l'occasion récemment d'avoir un entretien avec le maire, Monsieur Etienne Gola. Il m'expliqua les péripéties invraisemblables de son inflexible combat contre l'Administration et qui aboutirent au maintien des treize sépultures à l'endroit où les dépouilles mortelles de nos camarades sont aujourd'hui déposées. Elles y furent transférées deux ou trois années après la fin de la guerre. Les corps, dès le 15 août au soir, avaient d'abord été déposés avec une attention recueillie dans un vieux garage désaffecté où ils furent inhumés deux jours plus tard. C'est lorsque sera aménagée la nécropole nationale du Canadel dont l'un des murs se trouvait être mitoyen avec ce garage maintenant disparu, que les restes exhumés seront acheminés, au cours d'une cérémonie solennelle, vers leurs tombes actuelles. Doué d'une ténacité à toute épreuve, Monsieur le maire m'a assuré qu'elles y demeureraient définitivement. Le Groupe de Commandos d'Afrique lui en est infiniment reconnaissant et, en son nom, je lui dis toute ma gratitude. En dehors de la ville, vers Toulon, à quelques centaines de mètres plus loin, sur la même route côtière, à gauche, dressée au haut d'une côte en un point qui domine la mer, une stèle, dépouillée de tout ornement hormis notre écusson gravé au burin sur la pierre, rappelle l'exploit des sept cent cinquante volontaires de 1944:
"Passant souviens-toi des Volontaires du Groupe de Commandos d'Afrique débarqués les premiers le 15 août 1944 à minuit et dont les corps jalonnent sur cette terre de Provence le chemin de la Libération".


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