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Liste des 134 manuscrits   #Manuscrits                

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GABRIEL MAZIER

alias Capitaine François

100

Un officier d'occasion

dans le Haut Pays niçois

Guerre 1939 / 1945

Nice - Mars 1992

Analyse du témoignage

Résistance ;dans le haut pays niçois

Écriture : 1989 - 115 Pages

Avant propos du témoin

J'ai beaucoup hésité à écrire ce récit : tant de choses ont déjà été écrites sur la Résistance et par des gens bien mieux informés que moi : si je me décide cependant, c'est pour un certain nombre de raisons que je voudrais vous faire partager. Tout d'abord pour satisfaire ceux qui m'ont aidé pendant cette période troublée, et qui m'ont demandé de le faire : ils étaient peu nombreux, ils le sont de moins en moins et pour ceux qui restent je sais qu'ils seront heureux de revivre à travers ce récit quelques moments exaltants de leur jeunesse courageuse. Ensuite, il y a l'envie de faire connaître aux plus jeunes ce qu'a été cette période de l'histoire de notre région qui fait maintenant partie de notre patrimoine à tous. Je crois, enfin, pourquoi ne pas le dire, qu'un moment arrive un jour dans la vie d'un homme, où il veut, sans doute par besoin, faire son propre bilan. Pour beaucoup de ceux que j'ai connus à cette époque, la Résistance a apporté les grades, les honneurs, l'argent rien de tout cela pour moi, et pourtant je suis satisfait d'avoir accompli ce que vous allez lire. A tort ou à raison, vous jugerez...

PrÉsentation du Docteur Gaston Bernard

On a beaucoup épilogué sur la réalité de l'appui apporté par la Résistante intérieure aux armées alliées au cours de la dernière guerre. Le déroulement des opérations qui suivirent le débarquement en Provence du 15 août 1944 illustre pourtant de façon éclatante l'efficacité de cet appui, aussi bien la rapidité de la progression alliée vers le Nord que la libération anticipée de Nice et de la quasi totalité des Alpes Maritimes. C'est à l'action d'agents intrépides comme "cet officier d'occasion" que le Haut Pays Niçois dut d'être libéré avec plusieurs mois d'avance sur les plans alliés. C'est grâce à l'implantation des maquis, que ces Résistants organisèrent dans nos montagnes, que les troupes libératrices purent avancer si vite le long de la route des Alpes vers Grenoble, Lyon puis Dijon. C'est à l'action de ses semblables dans les réseaux urbains, que Nice fut purgée, intacte, de ses occupants, le 28 août 1944, moins de deux semaines après le débarquement du Dramont. Le récit que vous allez lire ne prétend pourtant pas à la justification stratégique : il raconte simplement au jour le jour, la vie d'un agent français parachuté en Provence fin 1943, pour préparer le débarquement au Sud et la reconquête de la France occupée. Cet agent, qui fut l'une des grandes figures, pourtant méconnue, de la Résistance dans le Haut Pays Niçois avait fait parler de lui sous le nom de guerre de "Capitaine François". Celui qui fut son chef à l'époque, le Général J. Lecuyer, dit Sapin, a bien voulu préfacer ces souvenirs.
One has a lot epilogue on the reality of the support brought by the interior resistant to armies allied in the course of the last war. The operations that followed the landing in Provence of 15 August 1944 illustrates nevertheless vivid manner the efficiency of this support, the rapidity of the progression allied to the North as well as the anticipated liberation of Nice and the quasi totality of Maritimes Alpes. It is to the action of intrepid agents as this "officer of opportunity" that the High Country Niçois had to be liberated with several months of advance on plans allied. It is thanks to the implantation of the maquis, that these Resistants organized in our mountains, that liberating troops could advance so rapidly the long of the road of Alpes to Grenoble, Lyon then Dijon. It is to the action of its similar in urban systems, that Nice was purged, intact, its occupants, 28 August 1944, less of two weeks after the landing of the Dramont. The account that you are going to read does not claim nevertheless to the strategic justification : it tells simply to the day the day, the life of a French agent parachuted in Provence in end 1943, to prepare the landing to the South and the reconquest of France occupied. This agent, that was one the great figures, nevertheless misunderstood, the Resistance in the High Country Niçois had made speak it under the war name of "Captain François". This who was his chief in the period, the General J. Lecuyer, tells "Sapin", has well wanted to preface these souvenirs.

PRÉFACE DU GÉNÉRAL J. LÉCUYER, ALIAS SAPIN

Les circonstances ont voulu que pendant les heures et les années sombres de l'occupation, j'ai rencontré des hommes et des femmes sortant du commun, mais j'affirme qu'aucun -ou aucune- n'arrivait au niveau de François (c'est sous ce nom que j'ai connu l'auteur du récit qui suit) pour le courage, l'audace et l'efficacité qu'il montrait en toutes circonstances, et la confiance qu'il inspirait (au moins à ceux qui étaient de son côté !!). Son rayonnement était tel que ceux qu'il recrutait le suivaient "les yeux fermés", sûrs qu'ils étaient, qu'avec lui, on " s'en sortirait " toujours. Certes, comme tous les combattants et les chefs exceptionnels, il était "rugueux", difficile à " manipuler", toujours à l'extrême limite du raisonnable - quand ce n'était pas nettement au delà ! - mais inspirant une telle confiance à ses hommes que le déraisonnable devenait possible... et se réalisait. Je peux affirmer que les pages qu'il a écrites sont l'expression de l'exacte vérité, sans forfanterie, sans exagération, malgré leur caractère parfois irréel ! J'ajoute que par modestie il n'a même pas tout dit ! Bravo François ! Je t'ai retrouvé à toutes les pages !
Circumstances have wanted that during hours and years of the sink occupation, I have met men and women exiting the common, but I assert that none arrived to the level François (it is under this name that I have known the author of the account that follows) for the courage, the audacity and the efficiency that he would show in all circumstances, and the confidence that he inspired (at least to these they were his side !!). His radiation was such that these that he recruited followed him closed eyes, sure that they were, that with him, one in would exit always. Indeed, as all combatants and exceptional chiefs, he was rugged, difficult for manipulate, always to the extreme limits the reasonable - when this was not clearly to far ! - but inspiring a such confidence to his men that the unreasonable became possible... and realized. I can assert that pages that he has written are the expression of the exact truth, without forfanterie, without exaggeration, despite their sometimes unreal character ! I add that by modesty he has not even all tells ! Bravo François! I have found you to all pages !

POSTFACE de M. Charles GINésy

Président du Conseil Général des Alpes-Maritimes

Sénateur-Maire de Péone-Valberg

Après un demi-siècle, Monsieur Gabriel Mazier témoigne. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? La réponse se résume en trois mots : pudeur, message, souvenir : - Pudeur, car l'auteur est un modeste. Il appartient à cette race d'"hommes tranquilles" que les circonstances transforment en héros. Il a le sentiment de n'avoir fait que son devoir. Il ne pense pas que son comportement mérite d'être mis en lumière. Il est discret de nature... et c'est tout à son honneur. - Message, car les enseignements du passé demeurent d'actualité. Le temps s'écoule, mais l'Histoire encourage à la réflexion. Il est donc utile de rappeler et d'expliquer, afin que l'expérience serve. - Souvenir, car les nombreux camarades de combat, qui ont sacrifié leur vie pour leur Pays, ont droit à la considération des autres. Les anciens ne les oublient pas. Les jeunes comprendront mieux le prix de la Paix, sa fragilité et ses exigences. Ils seront reconnaissants à leurs aînés. Grand merci à Gabriel Mazier d'avoir franchi le pas. Il m'offre l'occasion de rappeler son rôle héroïque, sous le nom de "Capitaine François". Après un entraînement intensif à la guerre secrète, en Afrique du Nord, au sein du célèbre "Bataillon de choc du Commandant Gambiez", il est parachuté en Provence fin 1943. C'est un chef dans toute l'acception du terme, "rugueux", mais subjuguant ses hommes qui le suivent les yeux fermés. Grâce à "cet officier d'occasion ", le Haut Pays Niçois est libéré avec plusieurs mois d'avance sur les plans alliés. Gabriel Mazier, avec beaucoup de pudeur, nous fournit un exemple. Simplement, mais indéniablement, il donne une leçon de patriotisme et de courage. Il engage à la vigilance. Ainsi, il continue à se battre pour la France: la plume est sa nouvelle arme. Il a compris, avec Platon, que "ce sont les Hommes, et non les pierres, qui font le rempart de la Cité".
After a half-century, Sir Gabriel Mazier testifies. Why to have waited so long ? The reply summarizes in three words: modesty, message, souvenir : - Modesty, because the author is a modest. he belongs to this tranquil man race that circumstances transform in hero. He has the sentiment to have made only his duty. He does not think that his behavior deserves to be put in light. He is discrete of nature... and that is all to his honor. - Message, because enseignements of the past reside current events. The time flows, but the History encourages the reflection. It is therefore useful to remind and to explain, in order that the experience serves. - Souvenir, because the numerous comrades of combat, that have sacrificed their life for their Country, have straight to the consideration of others. The ancient do not forget them. Youths will understand better the price of the Peace, its fragility and its demands. They will be grateful to their old. Great thank you to Gabriel Mazier to have crossed. He offers me the opportunity to remind his heroic role, under the name of Captain François. After an intensive training to the secret war, in North Africa, in the breast of the famous Battalion of shock of the Commander Gambiez, he is parachuted in Provence at the end of 1943. He is a chief in all the meaning of the term, rugged, but subjugating his men that follow him eyes closed. Thanks to this "officer of opportunity", the High Country Niçois is liberated with several months of advance on plans allied. Gabriel Mazier, with a lot of modesty, provides us an example. Simply, but undeniably, he gives a patriotism and courage lesson. He commits to the vigilance. Thus, he continues to fight for France : the feather is his new arm. It has understood, with Platon, that this are Men, and non stones, that make the rampart of the City.

TABLE

PREFACES 9

Avant propos 11

L'entraînement à la guerre secrète 12

LE PREMIER "CHOC" 12

LES "FAUSSES BARBES" 13

ENTRAINEMENT AU SABOTAGE 14

DES PARTENAIRES D'ENTRAINEMENT

INVOLONTAIRES 14

APPRENDRE A TUER 15

"COLLABORATEURS" 15

ENTRAINEMENT AU SAUT EN PARACHUTE 16

"Joseph CABOT" 17

L'APPRENTISSAGE DES TRANSMISSIONS 17

L'ATTENTE DU DEPART 18

Le brevet de parachutiste

décerné à Gabriel Mazier 21

Parachutage en métropole

et premières opérations dans la Drôme 22

ARRIVEE A DIEULEFIT 23

BRACONNAGE ET CHAMPIGNONS

POUR SURVIVRE 24

MISSIONS DELICATES 25

JE FAIS DERAILLER UN TRAIN MILITAIRE 25

UN DERAILLEMENT MANQUE 27

Installation à Puget Théniers 32

LA RENCONTRE D'UN ANCIEN CAMARADE

ME CONDUIT A PUGET-THENIERS 32

RETOUR DANS LA DROME

POUR "LIQUIDATION" 33

RETOUR ET INSTALLATION

A PUGET-THENIERS 34

LES LIAISONS RADIO AVEC ALGER 35

ARRETE PAR ERREUR ET POUR PEU DE TEMPS 36

PREMIER PARACHUTAGE

AU PLATEAU DE DINA 16 JANVIER 1944 36

JE NE SUIS PAS SEUL A ORGANISER DES PARACHUTAGES DINA 38

LA REUNION DE COORDINATION DE SAPIN 39

HERCULE 40

RECRUTEMENT, ENTRETIEN,

INSTRUCTION DU MAQUIS 40

IMPRUDENCE ET DENONCIATION 41

La guerre des embuscades 48

L'ATTAQUE SURPRISE DE NOTRE REFUGE 48

REPLI STRATEGIQUE ET MORT DE CABOT 49

A LA RECHERCHE D'UN ABRI 49

AU LIEU DE M'AIDER ON ME CHASSE

ET ON ME DENONCE 50

ENFIN, DES BRAVES GENS! 51

LE MAQUIS DE COLMARS-LES-ALPES 53

BARCELONNETTE 54

ENLEVEMENT IMPROVISE 55

EXECUTIONS SOMMAIRES A SAINT-ANDRE 56

L'ASSASSINAT COLLECTIF DE

ST JULIEN DU VERDON 57

In Memoriam! - LES FUSILLES

DE ST JULIEN DU VERDON - 11 juin 1944) 57

Du maquis de Beuil à la libération

de Puget-Théniers 65

DESTRUCTION DU PONT DU PRA D'ASTIER 66

DEMINAGE VERS VALBERG 66

DESTRUCTION DU PONT DE BERTHEOU

- 8 JUILLET 1944 67

DES SORTES DE COURS MARTIALES 68

EXECUTION D'UN MOUCHARD 69

REDDITION DE PUGET-THENIERS 70

Dernières opérations 79

LE BANCAIRON 79

NETTOYAGE EN AVAL DE LA MESCLA

- LA BATAILLE DE LEVENS 81

EPILOGUE 85

Documents 86

La mémoire

La mémoire : seul bagage incessible

Jacques ATTALI

CHAPITRE PREMIER

L'entraînement

à la guerre secrète

La campagne de Tunisie s'achevait. Nous étions en Mai 1943, les troupes de Montgomery avaient rejoint les Américains débarqués au Maroc et à Oran en Novembre précédent. Les Allemands et les Italiens quittaient l'Afrique du Nord. J'avais participé avec les Corps Francs d'Afrique à la libération de Bizerte et n'avais plus qu'une idée, celle de prendre part, au plus tôt, à la reconquête de la Métropole que j'avais quittée en 1941. J'avais appris que le Général Giraud;mettait sur pied, à Alger, une unité spéciale destinée à préparer le terrain au futur débarquement et je m'étais aussitôt porté volontaire. Comme ancien de la Garde Républicaine et parce que j'avais eu la chance de pouvoir me distinguer dans les combats de Tunisie, j'obtins sans trop de mal l'autorisation de mes chefs et rejoignis Alger. Le Général Giraud, qui voulait connaître personnellement chacune de ses recrues, m'avait reçu brièvement à son PC au Palais d'Eté.

LE PREMIER "CHOC"

La constitution de cette unité spéciale appelée "Premier Bataillon de Choc" avait été confiée au Commandant Gambiez, venu de France par l'Espagne; le recrutement en était hétéroclite, du 2ème classe au capitaine en passant par les spécialistes sous-officiers les plus divers. Tous, bien entendu, étaient volontaires. L'appellation "Bataillon" ne doit pas faire illusion : elle n'était là que pour l'administration. L'instruction qu'on nous y dispensait n'avait pas grand chose à voir avec celle du soldat de base. On y enseignait l'art de s'infiltrer au milieu des troupes ennemies, celui du sabotage des voies de chemin de fer, l'élimination en silence des sentinelles, le judo et le close-combat. Le parachute était roi, l'éducation physique poussée au plus haut niveau, le parcours du combattant au menu de tous les jours. On y apprenait à manier les explosifs les plus variés et à tirer vite avec toutes sortes d'armes. L'expérience que j'avais acquise précédemment me valut d'être choisi comme instructeur après quelques jours, puis, très vite, on m'affecta au Service de Renseignements et d'Action, plus connu sous le nom de "Fausses-Barbes", qui était rattaché au B.C.R.A. (Bureau Central de Renseignements et d'Action) organisme de la France libre installé à Londres en octobre 1943, puis disposant d'une antenne à Alger dès 1944. Il eut la charge de coordonner et d'équiper la Résistance Française. LES "FAUSSES BARBES" Aux "Fausses-Barbes", l'entraînement prit une intensité exceptionnelle. Nous étions bouclés dans un ancien camping, "Le Club des Pins", en bordure de la route qui va d'Alger à Cherchell, près de Sidi Ferruch;et de Staouéli. Il y avait là, comme au Premier Choc, un assortiment de volontaires venus de tous les horizons, des combattants de toutes les armes et de toutes les unités qui avaient été dissoutes après les combats de Tunisie. L'instruction nous était donnée par des spécialistes alliés, anglais pour le sabotage et le combat rapproché à l'arme blanche, américains pour le saut en parachute et le maniement des armes de toutes natures, y compris des armes allemandes que nous allions être amenés à rencontrer sur nos futurs terrains d'opérations. Le sabotage des locomotives nous avait été enseigné au cours d'un stage spécialisé à Sainte-Barbe du Tlélat: nous étions capables, à la fin, de pousser la pression d'une chaudière et de manoeuvrer une machine en marche avant ou arrière, de la lancer sur un convoi pour le faire dérailler ou encore de l'aiguiller sur une voie de garage pour la détruire. Nous avions également appris à manoeuvrer les différents types de motrices diesel, notamment les michelines. Pour les avions, nous avions aussi fait un stage spécialisé, au camp d'aviation d'Oran, a Sénia, où on nous avait appris à mettre en route un moteur de Messerschmidt et à faire décoller un avion pour en sauter en parachute s'il fallait s'échapper rapidement d'un territoire ennemi. L'attaque des sentinelles et l'élimination silencieuse des gêneurs faisaient l'objet d'un entraînement particulièrement poussé: tous les jours nous nous exercions sur des mannequins de façon à obtenir le maximum de rapidité dans l'exécution des coups de poignard ou de tranchet, des manchettes ou des coups de pied. Quand le travail sur mannequins était au point, nous nous entraînions entre nous, ce qui n'allait pas, bien entendu, sans provoquer quelques accidents tant nous y mettions d'ardeur. Je me souviens de celui survenu à mon ami Blanc;dont j'avais brisé une clavicule en ripostant à un étranglement, de celui aussi arrivé au Capitaine Teri parce qu'il avait gardé une seconde de trop une grenade d'exercice dans la main droite qui fut arrachée : ce patriote de grand courage devait d'ailleurs perdre, un peu plus tard, une jambe dans les combats des Ardennes. Ces grenades d'exercice, un instructeur Anglais nous avait appris à les fabriquer: il suffisait d'une noix de plastic dans laquelle on plaçait un détonateur relié à une mèche lente de 10 cm qui brûlait en 10 secondes, le tout enrobé de Chatterton : la mise à feu s'effectuait à l'aide d'un allumeur à friction sur un simple frottoir de boîte d'allumettes; ces engins étaient, en principe, inoffensifs, tympans mis à part, car ne projetant aucun éclat métallique : il fallait pourtant éviter de les garder trop longtemps en main!ENTRAINEMENT AU SABOTAGE Nous nous entraînions aussi beaucoup aux combats à l'arme blanche et au lancer du poignard où nous étions devenus assez adroits car il nous fallait réussir 80 % des lancers pour avoir droit à la permission de spectacle à Alger. Je doit dire que, par la suite, je ne me suis jamais servi du jet de poignard en combat réel car c'est une chose de le faire à l'exercice quant on en a 25 dans son carquois et une autre de lancer la seule que l'on possède pour stopper un adversaire déterminé à vous tuer! Nos instructeurs tenaient souvent le rôle de l'ennemi à abattre: ils assuraient, par exemple, la garde d'un pont ou d'un bâtiment que nous devions fictivement détruire; il fallait, pour cela, d'abord les réduire au silence; nos poignards de bois étaient enduits d'un colorant qui laissait des traces sur nos "victimes" et la convention voulait que celles-ci, si elles étaient atteintes à un endroit vital, ne devaient pas donner l'alerte; plus rarement, l'attaque se faisait à l'arme à feu qui était alors chargée à blanc. Ces sentinelles attaquées se défendaient bien entendu avec acharnement: elles disposaient notamment de matraques de la M.P. (Military Police, Police Militaire des Armées Alliées) également enduites de colorant traceur, ce qui permettait de décider, après le combat, de qui l'avait gagné. La destruction des bâtiments était simulée par des feux de bengale et le vol de documents "secrets" par l'apposition d'étiquettes dans leur cachette supposée, fond de tiroir ou intérieur de porte. Avec le temps, notre entraînement prit une tournure plus réaliste et on nous demanda d'opérer sur des personnels non avertis, à l'Etat-Major d'Alger, par exemple, qui était cantonné à l'Hôtel Aletti ou encore au camp d'aviation d'Oran... ou dans divers P C. Nous opérions alors en civil, comme l'auraient fait des agents ennemis: on nous débarquait sur le Côte, seuls ou par deux, en un point plus ou moins éloigné de l'objectif; il m'est arrivé, par exemple, d'être largué, en pleine nuit, avec mon radio, à cinquante kilomètres d'Alger que nous avons dû ensuite rallier en auto-stop, chargé de l'équipement radio nécessaire aux liaisons prévues: cette fois là, nous nous étions installés dans un appartement à louer, tout près de la caserne d'Orléans et du centre de détection des émetteurs clandestins, qui ne nous a jamais détectés; nous n'étions quand même pas très tranquilles, craignant toujours de voir arriver les agents de la Défense du Territoire alertés par nos activités de ravitaillement ou par notre consommation d'électricité. Une autre fois, au cours d'une opération nocturne simulant le sabotage d'avions au sol à l'aérodrome d'Oran, je manquais être pris par une patrouille dont le faisceau d'une torche passa à moins d'un mètre de moi, alors que je rampais sous l'aile d'un avion pour coller mon étiquette sur un réservoir. Les responsables de la surveillance des appareils reçurent le lendemain un sérieux savon car leur négligence aurait pu avoir des conséquences très sérieuses si le sabotage avait été réel. Je suppose que le Service de Garde en tira les conséquences. DES PARTENAIRES D'ENTRAINEMENT INVOLONTAIRES Bien sûr, nous avions sur nous un pli cacheté, indiquant notre mission et notre identité, qui pouvait être ouvert par un officier supérieur, mais de telles missions étaient pourtant extrêmement dangereuses car le personnel de protection était armé et parfaitement en droit de nous tirer dessus. Le danger, je dois le dire, ne nous arrêtait pas; nous avions même mis au point, entre nous, des expéditions "privées" pour lesquelles les indigènes de la Casbah nous servaient de partenaires involontaires. A plusieurs, souvent à trois, nous "empruntions" une voiture de l'Armée que nous remettions en place après usage et nous allions à Bal-el-Oued où nous simulions l'ivresse dans des ruelles mal famées: l'un de nous laissait dépasser un portefeuille de sa poche, ce qui attirait immanquablement l'attention d'un quelconque voyou qui ne tardait pas à subtiliser le portefeuille après nous avoir abordés pour offrir ses services: c'était alors le moment d'agir et toute la gamme de notre entraînement y passait: judo, close-combat, savate, et tant mieux s'il y avait de la résistance! Nous nous défoulions ainsi tout en améliorant notre entraînement: nous apprenions à mieux apprécier la force d'un coup ou l'efficacité d'une prise. Comme nous portions l'uniforme de l'Armée Américaine, la Military Police finit par se montrer curieuse et entreprit de nous identifier; ce n'est que d'extrême justesse que nous échappâmes, un jour à l'embuscade qu'elle nous avait tendue, en filant à bord d'une de ses voitures. Il y eut une enquête qui n'aboutit jamais car, officiellement, nous y avions eu la prudence, tout à notre souci d'être de bons agents, de sortir clandestinement à travers une brèche de barbelés!

APPRENDRE A TUER

Il fallait aussi nous apprendre à tuer. Pour cela nos instructeurs nous demandaient d'attraper des chats errants que nous devions étrangler ou assommer, si possible sans nous faire griffer, ce qui n'était pas facile; j'avais imaginé d'utiliser des morceaux de filets de pêche comme on en trouvait facilement sur les quais du port à Alger: je les tendais en travers d'une ruelle et les copains servaient de rabatteurs; ensuite on mettait le chat dans un sac qu'on tapait contre un mur jusqu'à ce qu'il ne donne plus signe de vie. Nous arrivions ainsi en une soirée à en tuer plusieurs dont nous alignions les cadavres devant la porte de notre instructeur qui n'a jamais compris comment nous faisions pour lui présenter des mains indemnes d'égratignures. Avec les moutons que nous devions égorger, c'était plus facile, et en plus nous pouvions les faire rôtir et les manger."COLLABORATEURS" On nous demanda même, vers la fin de notre entraînement de passer à la pratique de guerre et de supprimer des collaborateurs notoires, qu'on ne pouvait, pour une raison ou une autre, faire passer en jugement. On nous donnait le nom et l'adresse ainsi qu'un Colt 45 ou un poignard, selon le cas, pour les exécuter. Bien entendu, nous étions libres de refuser et ceux qui acceptaient n'allaient pas toujours au bout de leur mission, car il arrivait qu'on leur enjoigne en cours de route de revenir immédiatement au camp: mais ceux-là avaient prouvé leur détermination et étaient réellement prêts à tout. Nous étions entraînés au tir avec toutes les armes possibles et très intensivement au tir instinctif au pistolet: nous le pratiquions dans des salles spécialement aménagées qui étaient plongées dans une obscurité totale: un bref éclair lumineux nous permettait seulement d'apercevoir l'objectif, une tête à une fenêtre, par exemple et il fallait tirer aussitôt. Nous pratiquions encore des épreuves d'endurance, de longues marches sur des sentiers de montagne, où nous devions porter de lourdes charges comme celles que nous aurions plus tard à transporter lorsque nous serions en France occupée et qu'il nous faudrait mettre en sûreté, par exemple, les armes et les équipements parachutés. Nous apprenions aussi de cette façon, à mieux apprécier les efforts que nous pourrions exiger de ceux que nous recruterions pour ce travail.

ENTRAINEMENT AU SAUT EN PARACHUTE

L'entraînement parachutiste se poursuivait parallèlement: outre la séance quotidienne de pliage des parachutes, il y avait ce que nous appelions "la roulette" et qui consistait à descendre, accrochés à une poulie, le long d'un filin tendu obliquement du sommet d'un arbre, où l'on grimpait par une échelle, jusqu'au sol; au coup de sifflet, il fallait lâcher la poulie et se laisser tomber en pleine vitesse pour atterrir en roulé-boulé, avant, arrière ou latéral. Un bon tiers d'entre nous se fit des entorses et, pour ma part, quelques jours avant mon premier saut d'avion, je me luxai les deux épaules en me prenant maladroitement les pieds dans une racine : quelques massages et des compresses chaudes me permirent quand même d'être en forme pour le grand jour. Le premier saut en parachute, quelle aventure! Nous étions dix-sept ce jour-là, bien décidés à impressionner ceux qui nous observaient du sol: nos instructeurs, le toubib et les infirmiers, mais aussi l'Etat-Major et une bonne partie de la garnison américaine. Au moment du saut, au signal de l'un d'entre nous, nous avons entonné, tous ensemble, "Les couilles de mon grand-père..." et ces dix sept braillards, gueulant en choeur, à trois-quatre cents mètres en l'air, impressionnèrent beaucoup les spectateurs; un officier américain prit même un porte-voix pour nous crier "Very good, Frenchies!". Le soir, nous étions reçus par les Américains et ce baptême du parachute fut particulièrement réussi: ils avaient reconstitué la cabine d'un avions de transport avec la porte de saut, et il nous fallait "sauter" plusieurs fois: comme à chaque fois nous devions ingurgiter un verre de whisky ou de muscadet, je laisse à penser dans quel état nous étions en fin de soirée! Je n'ai jamais su, en ce qui me concerne, comment je me suis retrouvé le lendemain, enroulé dans ma moustiquaire avec un mal de crâne carabiné et une solide gueule de bois. Il me fallut pourtant bien participer à la séance de "décrassage" quotidienne, y compris le plongeons de quatre mètres dans la piscine et les cent mètres de nage libre. Les sauts se poursuivirent, soit en automatique, c'est-à-dire à ouverture commandée de l'avion par une sangle, soit en sauts libres où nous déclenchions l'ouverture à une altitude convenue. Nous n'avions pas de parachute ventral de réserve et l'un de nos instructeurs anglais se tua sous nos yeux parce que son parachute s'était mis en torche mais ce fut le seul pépin pendant tout notre entraînement, même s'il y eut aussi une jambe cassée et plusieurs entorses de la cheville ; ceux qui en étaient victimes étaient d'ailleurs au désespoir car cela retardait leur départ en mission. Les sauts de nuit étaient les plus impressionnants. Ils nous mettaient dans les conditions de saut que nous rencontrerions en mission. Le balisage au sol reproduisait celui que nous aurions à mettre en place pour nos réceptions de parachutage futurs; trois feux en ligne et un quatrième perpendiculaire à l'un des bouts, chacun distant de cinquante mètres, l'ensemble formant un "L" dont le petit côté indiquait à l'avion sa direction de dégagement. Un opérateur au sol muni d'une lampe électrique, envoyait en morse une lettre convenue d'avance avec l'équipage, "R" par exemple, point, trait, point. Le largage des colis ou du passager n'était effectué qu'après identification du code. "Joseph CABOT"C'est pendant cette période de saut en conditions réelles qu'on nous demanda, à chacun, de choisir un opérateur-radio qui serait notre équipier. Ces opérateurs suivaient un entraînement spécialisé parallèle au nôtre et nous les rencontrions aux repas et aux moments de détente. J'avais déjà sympathisé avec un garçon de 22 ans, venu des Chantiers de Jeunesse et qui avait fait l'Ecole des Arts et Métiers d'Aix-en-Provence. Il était très compétent et le stage de radio qu'il suivait lui paraissait facile. Il s'appelait Joseph Cabot;et nous étions très vite devenus amis: au point qu'il refusa de partir avec un autre lorsqu'une petite infection due à un éclat reçu à la cheville en Tunisie me valut quelques jours d'hôpital. Je lui avait appris à braconner et il m'accompagnait lorsque j'allais poser des collets dans le périmètre du camp ou pêcher à la grenade au bord de mer, vers trois-quatre heures du matin; la technique consistait alors, après avoir appâté avec des restes de la cuisine, à jeter à l'eau une grenade d'exercice lestée d'une pierre; ensuite, en une vingtaine de plongées, nous remontions plusieurs kilos de poisson qui amélioraient l'ordinaire. Ces petites expéditions nous avaient appris à nous connaître et nous étions devenus inséparables. Nous avons donc effectué ensemble le stage dit "de sécurité" qui avait lieu dans un camp désaffecté des "Chantiers de Jeunesse", à Chréa, près de Blida; l'un des objectifs était d'accroître la cohérence de ces équipes de deux, tout en les entraînant à la vie dans la clandestinité. Nous avions déjà adopté nos noms de guerre et nous apprîmes à oublier les vrais. On nous apprit aussi à nous déplacer de nuit à la boussole, dans les bois, à nous guider sur les étoiles, à connaître les heures où se levait la lune et la durée des périodes où sa lumière pourrait nous guider sur des sentiers difficiles: il fallait connaître les lunaisons à l'avance de façon à établir nos itinéraires et profiter au maximum de l'éclairage de la lune. Pour bien entrer ces connaissances dans nos têtes, on nous posait des colles du type: "A 19 heures, la lune est au premier jour de son dernier quartier, de quelle durée d'éclairage disposez-vous jusqu'au matin ? Même question pour le jour d'après ?".L'APPRENTISSAGE DES TRANSMISSIONS Nous apprenions aussi à nous grimer, à porter de fausses barbes, et plus seulement au figuré, des perruques, des moustaches, à simuler la surdité, la boiterie, à déjouer une filature, à reconnaître un individu signalé en observant le lobe de son oreille (les Anglais utilisent la photographie de l'oreille autant que les empreintes digitales). Nous apprenions le "chiffre", les différentes techniques de codage et de décodage des messages que nous aurions à utiliser; c'était au chef de l'équipe parachutée que revenaient ces opérations, le radio, lui ne transmettait que des messages codés où seuls apparaissaient en clair l'adresse du destinataire et les groupes de lettres de début et de fin de message. Ceci prenait beaucoup de temps et nous obligeait parfois à conserver sur nous des documents qui, en opération, pourraient être compromettants; on nous apprit donc à rédiger au plus court les messages pour l'organisation de parachutages; nous répétions les formules pour parvenir à les transmettre de plus en plus vite et limiter ainsi le risque de se faire repérer par les radiogoniomètres ennemis. L'ATTENTE DU DÉPART Vint le moment où nous fûmes mis en "alerte permanente"; nous devions être prêts à partir dans la journée pour notre mission en France occupée. Il y eut de nombreuses fausses alertes avant le vrai départ. Pour certaines d'entre elles, même, on laissait l'exercice se poursuivre jusqu'à nous faire installer dans l'avion, parachute sur le dos, paquetage au complet, armes et bagages, avant de nous annoncer que le départ était remis et que nous rentrions au camp. Ces faux-départs, je l'appris par la suite, étaient destinés à éprouver notre discrétion car le secret du voyage devait être gardé jusqu'au bout et j'ai connu un type qui a été renvoyé dans son Unité d'origine pour avoir parlé à ses parents de son prochain départ pour la Métropole. J'avais dû, pour ce départ, prendre quelques dispositions personnelles. Ma solde serait remise à l'un de mes oncles qui habitait Cherchell;et qui la verserait sur un carnet de Caisse d'Epargne à mon nom. Mes deux fils, René et Marius, âgés de 10 et 6 ans, seraient pris en charge par l'Armée Anglaise. On m'avait promis qu'en cas de malheur ils seraient élevés en Angleterre et recevraient chacun 500 livres à leur majorité. L'Armée Française, elle, ne leur garantissait que le montant symbolique de la pension de "Fils de Tué", et encore j'avais dû marchander! Bref, toutes ces dispositions dûment enregistrées devant notaire et sur papier timbré, j'était prêt à la grande aventure.

CHAPITRE II

Parachutage en métropole et premières opérations

dans la Drôme

L'aventure devait commencer dans la nuit du 20 au 21 octobre 1943. Nous avions embarqué, Cabot et moi, seuls passagers d'un bimoteur Halifax, où nous attendions l'ordre d'avoir à débarquer comme c'en était devenu l'habitude, avec le retour au cantonnement, la restitution de notre argent français, de notre beau petit Colt 32, avec la remise en magasin du parachute, de la boussole de poche et de tout l'équipement. Au lieu de cela, les moteurs se mirent à vrombir et l'un de nos instructeurs, le Major Searl, monta dans la cabine pour nous annoncer qu'il nous accompagnait une dernière fois, mais que là nous sauterions sans lui. Le temps d'échanger un regard avec Cabot et l'avion roulait déjà sur la piste puis décollait vers le Nord, en direction de la France occupée. L'avion changeait constamment de cap pour tromper les écoutes radio de l'ennemi: nous volions tantôt vers l'Ouest et Gibraltar, tantôt vers Marseille ou Gênes et ce fut à l'Ouest de Toulon finalement, que nous avons atteint la côte. Nous avions une envie folle de fumer car nous avions dû, avant de partir, nous débarrasser de nos cigarettes américaines par élémentaire prudence. Nous nous tenions, Cabot et moi, accroupis au bord de la trappe de saut: c'était nouveau pour nous car jusqu'alors, à l'entraînement sur les bimoteurs Douglas, nous sautions sur le côté par la porte d'embarquement. Nous attendions le feu vert, mais l'attente se prolongeait: le pilote ne repérait pas les signaux prévus au sol et repartait vers la mer pour refaire le point à partir d'une grande ville identifiable. Nous survolions à nouveau Toulon où la D.C.A. ennemie nous repéra et nous prit à parti. Ce fut un beau feu d'artifice, mais les impacts sur la paroi de la cabine nous disaient que nous étions un peu trop dans leur ligne de mire; une explosion plus forte suivie d'une violente lueur nous apprit que l'avion avait été atteint; il se mit à tanguer et à faire du saute-mouton. Le moteur gauche, je l'appris plus tard, avait été touché de plein fouet par un obus de 37, le mécanicien avait pu couper à temps son alimentation pour éviter le feu. Le pilote réussissait, tant bien que mal à rétablir l'équilibre ; nous volions au ras des vagues que nous pouvions apercevoir assis au bord de la trappe de saut. Il avait tout de même fallu larguer par celle-ci tout ce qui n'était pas indispensable pour pouvoir reprendre le cap avec une altitude suffisante: c'est ainsi que nous avons perdu nos valises, nos vêtements de rechange et les documents qui devaient nous permettre de justifier, une fois débarqués, de notre identité d'emprunt. Heureusement, on avait pu conserver les trois tonnes de matériel destiné à nos amis au sol de même que les réservoirs d'aile. Et puis nous étions toujours vivants et l'avion, après un large virage en mer, pouvait reprendre le cap de Dieulefit;dans la Drôme;où nous étions attendus. Toute cette alerte s'était déroulée dans le calme et l'équipage avait appliqué comme à l'exercice les consignes de sécurité. Le Major Searl avait pris la peine de nous rassurer par des paroles encourageantes pour notre mission et vers trois heures du matin, nous atteignions finalement l'endroit prévu pour notre parachutage, un plateau de 1 350 mètres d'altitude, huit kilomètres à l'est de Dieulefit. Nous étions à nouveau accroupis au bord de la trappe de saut, Cabot;d'un côté, moi de l'autre, regardant vers l'arrière, avec entre nous ce trou noir d'un peu plus d'un mètre de diamètre, au fond duquel 500 mètres plus bas se devinait le pays où nous étions attendus. Au feu vert, je m'appuyai énergiquement des deux mains au rebord de la trappe et poussai vers le trou pour éviter d'accrocher le gros sac dorsal du parachute. Je me retrouvai, tournoyant dans l'air froid de la nuit puis une brusque secousse m'avertit que mon parachute venait de s'ouvrir. Au sol, la lumière d'une explosion m'apprit que le parachute d'un des containers apportant les explosifs n'avait pas fonctionné. Je réalisai aussi que ma descente m'éloignait du plateau où nous avions rendez-vous: le vent m'entraînait le long d'une vallée où alternaient les champs et les petits bois et j'était déjà bien au dessous de l'altitude prévue: peut-être cela, d'ailleurs, m'avait-il sauvé la vie car l'avion nous avait largué bien bas et j'aurais fort bien pu m'écraser en prenant contact plus haut sur le plateau. J'atterris à la limite d'une petite clairière et eus beaucoup de mal à décrocher ma voilure de l'arbre où elle s'était accrochée; je la camouflai de mon mieux avec mon harnais et ma belle combinaison de saut en faisant tomber dessus un vieux pan de muraille qui se trouvait aux environs. Il me fallait maintenant rejoindre le comité de réception en remontant sur le plateau: j'y mis plus d'une heure et fus accueilli par un "Halte, Haut les mains!" de l'une des sentinelles qui surveillaient les abords du lieu de parachutage. Apparemment l'équipe ne s'attendait pas à voir débarquer un civil chaussé de souliers de ville, au beau milieu de leur travail de récupération. Ils ne connaissaient pas "Edouard" avec qui j'avais rendez-vous et je crus bien faire de crier son nom pour l'appeler; cela me valu un bon coup de canon de mitraillette dans les côtes car la consigne était au silence. Edouard;ne tarda pas à se montrer et nous pûmes nous serrer la main; il n'avait pas fait connaître son pseudo d'Alger à ses amis: il avait quitté l'entraînement un mois avant moi et c'était sa première "réception". Je dois dire qu'il eut du mal à me reconnaître: j'avais reçu, avant de partir, un coup de cep de vigne sur le visage au cours d'une bagarre avec des arabes à Staouéli: ça me faisait un superbe cocard à l'oeil droit, qui, ajouté au feutre civil posé de travers sur ma tête, me rendait très différent du militaire qu'il avait connu. Une fois réunis, nous avons cherché Cabot: personne ne savait où était passé mon radio et il fallut partir sans lui.

ARRIVÉE A DIEULEFIT

Edouard;, qui était le chef de l'expédition, renvoya chacun chez soi ou à son travail à Dieulefit. La plupart rentrèrent à vélo, quelques-uns à pied et moi dans une vieille camionnette censée rouler pour le meunier du pays. Elle transportait des sacs de son où nous avions camouflé quelques armes du parachutage, des Sten en particulier, pour montrer aux copains qu'elles étaient bien arrivées. Le trajet se déroula sans incident et nous nous sommes retrouvés chez l'ancien Maire du pays, Monsieur V... qui dirigeait le Groupe des Résistants de Dieulefit. J'eus la bonne surprise d'y voir Cabot, mon radio disparu, attablé devant une énorme tranche de jambon: il était venu à pied depuis l'endroit où il avait atterri poussé par le vent, une vallée en contrebas du plateau prévu, comme cela m'était arrivé. Au lieu de remonter, il avait jugé plus expéditif de rejoindre Dieulefit en suivant tranquillement la route. Il s'était fait reconnaître en utilisant le mot de passe. Inutile de dire que la soirée qui suivit cette longue journée donna lieu à des réjouissances dignement arrosées; Cabot et moi étions les héros du jour, chacun voulut nous inviter, qui à dîner, qui à déjeuner, ce qui donna lieu pendant quelques jours à un va et vient qui aurait pu finir par nous faire repérer; heureusement, ce pays ne comptait pas le moindre mouchard, ce que je devais aussi vérifier plus tard. Le Maire en exercice, pourtant choisi par Vichy se tint toujours lui-même de notre côté. BRACONNAGE ET CHAMPIGNONS POUR SURVIVRE Les jours suivants, je commençai mes reconnaissances dans les environs à la recherche de terrains possibles de parachutage; j'avais emprunté une paire de bottes, une vieille veste de chasse et une casquette et je passai mes journées à parcourir les bois et les collines. Je ne tardai pas à découvrir que la région était fort giboyeuse; il y avait notamment beaucoup de lapins de garenne et cela me donna, en ces temps de restriction, l'idée d'en faire le commerce; car il devenait urgent de reconstituer, pour mon radio et moi-même la garde-robe que nous avions perdue en mer. A défaut de tickets de textile, il nous fallait au moins avoir de l'argent pour ces achats. L'idée m'en était venue lorsque, dans le grenier de mon hôte, j'avais trouvé quelques "bourses", ces filets que l'on place aux sorties des terriers avant d'y introduire un furet; dans un pays occupé, où les armes à feu étaient interdites, ce type de chasse me parut la meilleure solution. Mon hôte réussit à me procurer un furet que je payai deux mille francs, ce qui se révéla un excellent placement; les nombreux lapins de garenne que j'attrapai de cette manière me fournirent une appréciable monnaie d'échange, avec laquelle je pus même m'acheter une bicyclette. Le lait nécessaire à la nourriture du furet m'était donné par les chèvres de la petite ferme où j'étais hébergé; tous les matins je partais à l'aventure muni d'un sac et d'un panier pour les champignons que je trouvais en chemin. Avec cet attirail, je passais un peu partout sans trop attirer l'attention; de temps en temps, des amis m'accompagnaient qui connaissaient la région et m'indiquaient les endroits où trouver de nouveaux terriers; nous en profitions, bien entendu, pour repérer les caches possibles où se réfugier, dans le cas où les Allemands ou la Milice procéderaient à un ratissage systématique. Parfois, nous rencontrions d'autres chercheurs de champignons ou des gens qui relevaient leurs pièges; un modèle de piège très utilisé dans la région pour les oiseaux était la "lèche": cela consiste en une pierre plate tenue en équilibre par un système de trois bâtonnets que la grive fait tomber, s'assommant du même coup, en voulant picorer l'appât qui est dessous. Certains paysans du coin posaient jusqu'à cinquante de ces "lèches". Ces sorties me permettaient de garder la forme et d'offrir souvent à mes hôtes le plat de résistance de leur repas, ceci sans jeu de mot. Une fois, je dus passer deux nuits à la belle étoile pour attendre que mon furet ressorte, car il s'était endormi après avoir saigné un lapin. Il les attrapait en leur sautant à la tête et je l'avais appelé "Tape à l'Oeil". Il était extrêmement combatif et les lapins se précipitaient souvent dans les bourses avec mon furet encore accroché à leurs flancs, des griffes et des dents. Je le regrettai beaucoup quand je dus quitter Dieulefit. La liaison radio avec Alger fonctionnait parfaitement grâce à la compétence de mon ami Cabot et nous exécutions régulièrement les missions dont on nous chargeait: organisation de parachutages de matériel sur les plateaux des environs, mise à l'abri des armes, groupées selon leur type et avec leurs munitions, sabotages, livraisons d'armes aux maquis voisins: le tout dans l'attente du jour, tant espéré, où nous passerions à l'action les armes à la main. Dans nos messages, les lieux de parachutages, étaient localisés d'après la Carte Michelin, procédé simple et efficace que les Allemands n'ont jamais découvert: on envoyait par exemple le message suivant: "Arma Mich. 8h. Grasse R comme Raoul. 26-7 Sud Grasse Pforzheim - La burne criait comme un sourd - 30 une fois - 3 heures - B comme Bernard." Le premier mot situait la région retenue pour la réception des armes (arma) ou des hommes (homo), la localisation du terrain était indiquée d'après la distance et la direction: les coordonnées de l'endroit étaient précisées par une lettre (pour le parallèle) et un chiffre (pour le méridien); pour tromper les écoutes ennemies, mon alphabet personnel commençait à "L" et l'enchaînement de mes chiffres à "11", le terrain était désigné par un nom de ville allemande et la phrase en code était celle qui passerait à 19 heures dans les messages "personnels" de la B.B.C. le soir, juste avant le parachutage; enfin les chiffres de la fin du message indiquaient le nombre de colis attendus et s'il y avait un ou plusieurs containers. Une fois le message passé sur la B.B.C., il nous restait environ trois heures pour nous rendre au terrain et le baliser; c'était parfois un peu court pour réunir l'équipe de réception, sortir discrètement du village et porter au terrain les moyens de balisage. MISSIONS DELICATES Parachutages mis à part, nous n'avions pas grand chose à faire; quelques missions ponctuelles que nous donnait Alger;rompaient seules les quasi-vacances que nous passions, Cabot et moi, dans les environs de Dieulefit. Des messages nous parvenaient concernant des personnages suspects ou des traîtres à surveiller tel celui-ci: "A titre renseignement, vous signalons qu'ancien international de football Alexandre V... dit Alex, repris de justice, est agent de la Gestapo. Est considéré comme dangereux par suite relations avec milieu sportif région Sud. Les agents placés à proximité doivent veiller à son exécution". Une autre fois, je fus directement alerté au sujet d'un officier retraité de l'Armée Française, employé aux archives de la Préfecture de Marseille; son travail lui permettait de repérer les officiers, comme lui à la retraite, absents de leur domicile et suspectés à ce titre, d'avoir pris le maquis: il les faisait arrêter à leur retour chez eux et bon nombre furent déportés, plusieurs torturés et exécutés. Le traître le fut également: on le retrouva étranglé dans son fauteuil de la Préfecture: j'avais trouvé une tenue de Garde Républicain auprès d'un de mes anciens camarades, j'avais même le portefeuille pour les documents confidentiels et l'équipement réglementaire, du pistolet au képi; ainsi déguisé je pouvais entrer et sortir à ma guise de la Préfecture; au bout de trois jours, j'avais trouvé mon client et profitais d'un moment où il était seul dans son bureau pour le faire passer de vie à trépas; je sortis ensuite sans être inquiété le moins du monde.

JE FAIS DERAILLER UN TRAIN MILITAIRE

D'autres missions suivirent: le déraillement d'un train de permissionnaires allemands que j'organisai vaut la peine d'être raconté. Ce train devait se rendre de Valence à Marseille et le message qui fixait ma mission disait: "Veiller à la destruction avec les moyens à votre disposition". Je mis très peu de temps à réunir le matériel nécessaire qui tenait facilement dans une musette: un demi kilo de plastic, deux mètres de cordon détonant, deux allumeurs électriques, un rouleau de Chatterton, une pile et trente mètres de fil électrique double, au total le volume de deux kilos de sucre. Je me rendis à Valence;en train, ma musette au fond d'un vieux sac à provisions où j'avais rajouté des pommes de terre et deux raves. A Valence, j'arrivai sans difficulté à l'endroit que j'avais prévu pour le sabotage et y camouflai mon matériel. Je me préoccupai ensuite de connaître l'heure à laquelle passerait le train: pas question bien sûr de m'adresser à la gare. Je pris contact avec l'un de nos correspondants sur place qui accepta de faire le guet et de me prévenir lorsque le convoi arriverait. Comme ces trains restaient habituellement une demi-heure en gare avant de repartir, je devais avoir le temps, avec le vélo qu'il m'avait prêté, d'atteindre l'endroit de l'embuscade et de monter mon installation. J'avais eu l'occasion, au cours de mes reconnaissances, de lier amitié avec un vieux bonhomme chargé de la garde de ces voies que j'avais amadoué avec quelques cigarettes. Par chance, il était de garde lorsqu'on me prévint de l'entrée de mon train en gare: il était sans méfiance et je l'endormis d'une manchette bien appliquée, ce qui lui éviterait plus tard des questions indiscrètes sur les circonstances du sabotage et sur sa propre responsabilité dans l'événement. Je le ligotai, le bâillonnai, puis installai mon dispositif à quelques dizaines de mètre de sa cabine. J'avais décidé de m'en tenir au procédé le plus simple: faire sauter un mètre de rail à l'entrée d'une courbe pour faire dérailler le train qui, à cet endroit, était lancé à soixante à l'heure. L'élément important était que, dix mètres plus loin, le train devait franchir un pont surplombant une petite route. Les fils du détonateur passaient sous le rail et rejoignaient à vingt mètres de là la murette d'un aqueduc qui devait me servir d'abri. Tout se passa comme je l'avais prévu, l'explosion enlevant un bon morceau de rail au moment où la locomotive allait s'engager sur le pont, la fit basculer sur la route en contre bas, entraînant avec elle quatre des cinq wagons remplis de permissionnaires allemands. Les autres wagons se couchèrent sur la voie et se chevauchèrent: ce fut une belle catastrophe! Je ne m'attardai quand même pas à contempler la réussite de mon guet-apens. Je récupérai le fil du détonateur, le jetai en boule dans un puisard de l'aqueduc et me dirigeai ensuite vers les débris du train pour voir les dégâts de plus près. Les vieux wagons de bois qui composaient le convoi s'étaient brisés et les fragments de planches avaient agi comme autant d'épées tranchantes transperçant les corps, morts et blessés confondus, la vision était terrible. Entre-temps, la nuit était tombée et les seules lueurs émanaient de la loco renversée dont le foyer commençait à mettre le feu aux wagons. C'est alors que je me pris malencontreusement le pied dans un fil de signalisation des voies, je tombai de tout mon long et mes mains plongèrent dans le corps d'un Allemand que l'accident avait pratiquement coupé en deux. La sensation fut effroyable, mes mains que je portai machinalement au visage étaient chaudes et gluantes et j'eus envie de vomir. Je ne tardai pas, pourtant, à réaliser que je tenais là la façon la plus simple de quitter les lieux sans me faire suspecter. Je me barbouillai de sang de plus belle, de la tête aux pieds, retroussant même mon pantalon pour m'enduire les jambes et je restai immobile, non sans pousser des gémissements quand j'entendais bouger autour de moi. Des sauveteurs finirent par arriver et je fus mis sur une civière avec mille précautions. J'entendais mes brancardiers qui disaient: "Doucement, c'est un Français!". Avec d'autres blessés qui, eux étaient inconscients, on m'emmena à l'hôpital où on me laissa dans le hall d'entrée. Apercevant alors l'inscription "Toilettes", je me levai, repliai ma civière et me dirigeai en boitillant vers cet endroit. J'y trouvai de l'eau, du salon, bref de quoi me nettoyer. Trois minutes plus tard, j'étais transformé, assez présentable en tous cas pour pouvoir quitter l'hôpital par la grande porte où, dans le va-et-vient des arrivées d'ambulances je passai inaperçu. Il faisait grand jour lorsque j'arrivai chez mon complice d'où je rejoignis ensuite Dieulefit, la tête encore pleine des péripéties de cette nuit d'horreur. Les Allemands annoncèrent que l'accident avait fait trois cent soixante et une victimes, tuées ou blessées, et j'étais content du bilan. Le plus dur pour moi fut de taire mon rôle dans cette affaire quand on évoqua devant moi ce sabotage et que mes amis m'interrogeaient sur ce que j'avais bien pu faire pendant les quatre jours où je les avais quittés. UN DÉRAILLEMENT MANQUÉ Je participai peu de temps après, avec cinq camarades à un autre déraillement aux abords, cette fois, de la gare de Montélimar: il s'agissait d'un convoi transportant du matériel, mais il fallait essayer de ne pas atteindre les cheminots français qui conduisaient la locomotive; dans la catastrophe de Valence, le mécanicien, le chauffeur et même le chef de train avaient été tués et l'opinion publique s'en était émue d'autant plus qu'il nous était impossible d'expliquer notre geste et les difficultés qu'il créait à l'ennemi. Les Allemands ne se privaient pas, eux, de condamner bruyamment les terroristes assassins, suivis par la radio et la presse de Vichy. Aussi, voulions-nous essayer à Montélimar, de faire dérailler le train sans détruire la loco: nos charges de plastic avaient été disposées sur plus de cent mètres de rail; l'explosion eut bien lieu après le passage de la loco, mais le résultat fut décevant et seuls deux wagons déraillèrent. L'accident causa quand même un mort de notre côté, un jeune type de vingt quatre ans qui avait voulu observer l'explosion et fut tué net par les projections de ballast. Il fallut déguerpir en vitesse en portant notre malheureux camarade, mais les Allemands étaient sur leurs gardes et passaient, accompagnés de chiens, la région au peigne fin. Ils fouillaient toutes les maisons et mirent le feu à trois d'entre elles proches du lieu de l'attentat, dont les occupants furent arrêtés. Il devenait dangereux dans ces conditions de transporter le corps et nous le cachâmes provisoirement dans une carrière voisine, sous des éboulis. Le retour à Dieulefit, où on nous croyait perdus, dura une bonne semaine; entre-temps nous avions quand même pu faire transporter le corps de notre ami et le faire enterrer décemment. Cela n'avait d'ailleurs pas été sans mal et j'avais dû menacer tant le carrier qui avait fait le transport que le fossoyeur pour obtenir qu'ils nous aident. Nous avions tous assisté à la mise en terre, la gorge serrée, puis nous nous étions séparés en convenant de garder le secret sur cette mort, car il fallait éviter que les parents de ce jeune soient arrêtés. Ils ne furent informés que quelques mois plus tard, au moment de la Libération. Pendant mon absence, mon radio avait reçu d'Alger un message me concernant qui, une fois déchiffré disait à peu près ceci: "Même mission. Vous demandons vous installer dans le Var, les Basses-Alpes ou les Alpes-Maritimes. Félicitations. Bon travail". Dès le lendemain, c'était le 12 décembre 1943, je pris le train pour Nice. J'étais maintenant muni de tous les papiers nécessaires: cartes de travail, tickets d'alimentation et d'habillement, tous fournis par la Résistance. Ce voyage restait tout de même un risque car il y avait de nombreux contrôles, et je portais mon inséparable petit Colt. J'étais vêtu d'une magnifique canadienne faite par un petit fourreur de Montélimar avec les peaux des lapins que j'avais attrapés. Tout se passa sans incident, et je débarquai peu après sur la Côte, ma petite valise à la main.

CHAPITRE III

Installation à

Puget Théniers

A Nice, je savais où aller: on m'avait donné l'adresse d'un petit hôtel tenu par quelqu'un de Montélimar que connaissait un de mes amis et qui servait de boite aux lettres. Il s'agissait d'une brave dame qui put me loger dans une chambre de bonne, un peu à l'écart, et me demanda seulement de ne pas me faire remarquer, notamment la nuit, car les Allemands surveillaient l'endroit qui servait d'hôtel de passe à beaucoup de leurs compatriotes. Je dus me faire aussi discret que possible et tout se passa bien.

LA RENCONTRE D'UN ANCIEN CAMARADE ME CONDUIT A PUGET-THENIERS

Je devais pourtant trouver un point de chute moins exposé. Le bord de mer et la zone frontière étaient à éviter ce qui ne me laissait guère de choix dans le département. Le destin, une fois de plus, vint à mon aide: je tombai dans une rue de Nice, sur un de mes anciens camarades de la Garde Républicaine, nommé Terraillon, que je n'avais pas revu, et pour cause, depuis 1941. Il me salua de mon vrai nom, mais je mis un doigt sur mes lèvres pour l'inciter à la prudence. Je l'entraînai dans un bistrot tout proche où j'avais vu fréquenter des gendarmes; j'appris qu'il était affecté à la Brigade de Puget-Théniers, à soixante kilomètres de Nice, puis, à la question qu'il me posa à son tour, sur ce que je devenais, je décidai à lui dire la vérité. "Je descends du ciel". Je le vis pâlir, il se leva pour partir, mais je le retins par la manche et l'obligeai à se rasseoir pour m'écouter: "Tout d'abord, lui dis-je il est trop tard pour te dégonfler. Tu peux me dénoncer, mais fais attention, écoute bien ce que je vais dire au téléphone" et là dessus, je composai un numéro bidon et dis quelques mots à mon interlocuteur de hasard qui dut être bien étonné. "Allo Marcel, c'est Maurice, je te signale la rencontre d'un vieux camarade, Terraillon qui est gendarme à Puget-Théniers et à qui je dois rendre visite demain"; ce pauvre Terraillon était devenu blême, et je le tranquillisai en l'assurant que je n'avais nulle envie de le compromettre, mais que j'avais besoin de pouvoir me recommander de lui, en sa qualité de chef de la Brigade de Puget-Théniers, au cas où je serais l'objet d'un contrôle dans le train qui reliait Nice à cette ville. Nous finîmes par convenir qu'avant tout voyage sur cette ligne, je l'avertirai par téléphone du déplacement envisagé. Le lieu de mon installation venait donc, grâce à ce pauvre Terraillon de se décider fortuitement. Je quittai mon "camarade" bien décidé à lui rendre visite dès le lendemain. Je dois dire que malgré ses réticences initiales, il devint par la suite un bon résistant, sans pour autant prendre une part active aux opérations; peut-être s'était-il senti trop "mouillé" pour rester neutre ? Il faut dire que dans la Gendarmerie aux ordres de Vichy, nombreux étaient ceux qui se refusèrent à prendre parti, et cela jusqu'au dénouement; il y eut heureusement des exceptions: à Dieulefit, par exemple, la brigade au complet était de notre côté et quand elle procédait, la nuit à des contrôles routiers, c'était pour nous avertir des opérations organisées contre nous par la Gestapo. Je partis donc pour Puget-Théniers;par le "Train du Sud" et y arrivai sans incident: j'avais trouvé un alibi à ce voyage, j'étais à la recherche de coupe de bois de chauffage à acheter pour en organiser l'exploitation, le transport et la vente. C'est sous cette couverture que j'entamai mes contacts dans les cafés de Puget-Théniers, puis au restaurant chez Madame Corporandy, qui malgré les restrictions, put me servir du jambon et de la tome du pays avec du pain et quelques olives. Tout en mangeant, je remarquai quatre hommes qui discutaient à la table voisine. Quoiqu'à voix basse et en provençal, je compris qu'ils parlaient de moi et s'interrogeaient sur les raisons de ma présence (j'appris par la suite qu'ils me croyaient un agent de la Gestapo); comme l'un deux restait seul à la fin du repas, je lui offris un café qu'il accepta; j'en profitai pour lui dire qu'il me semblait que lui et ses amis parlaient inconsidérément et qu'ils risquaient de graves ennuis, ce à quoi il me répondit que c'était là leur manière de protester contre la vie que l'occupation leur faisait mener et que si l'occasion s'en présentait, ils n'hésiteraient pas à combattre les armes à la main; ils n'avaient encore que des couteaux, mais ils s'en seraient servis contre moi si j'avais fait mine de vouloir les contrôler; je lui dis, en lui montrant mon colt et deux grenades que j'avais sur moi, que je pouvais arranger la question de l'armement ; je lui expliquai que j'étais en réalité à Puget-Théniers pour constituer un groupe de réception de parachutages et il m'offrit ses services pour recruter avec un ami la douzaine d'hommes nécessaire. Je fis bientôt connaissance de cet ami: il s'appelait Casimiri, était Corse, et m'assura que lui et sa famille se mettraient entièrement à ma disposition; il ajouta qu'il n'hésiterait pas à me faire la peau s'il découvrait que je lui avais menti.

RETOUR DANS LA DROME POUR "LIQUIDATION"

Les chose se présentaient donc bien pour ma mission dans les Alpes-Maritimes et je devais maintenant compléter mon organisation: il fallait que je retourne à Nice résilier ma chambre et aussi que je revienne quelques jours dans la Drôme pour arranger le déménagement de notre radio et ramener du matériel. J'annonçai donc à mes nouveaux amis que je devais m'absenter une dizaine de jours, mais que je serai de retour pour Noël et que je leur montrerai alors les armes et les explosifs dont je pouvais disposer. Ils étaient quand même un peu inquiets de s'être engagés si ouvertement devant quelqu'un dont ils ne savaient rien; de mon côté, il me fallait bien leur faire confiance mais je craignais qu'ils n'aient la langue trop longue et ne trahissent mes fonctions clandestines; aussi, je leur dis, comme à Terraillon que mon réseau était au courant de mes contacts à Puget-Théniers et qu'ils avaient, par conséquent, intérêt à ne rien dire. Nous nous sommes séparés dans ce contexte de dissuasion réciproque et l'un de mes nouveaux amis, qui était garagiste, voulut bien m'emmener à Nice dans sa camionnette à gazogène. J'y réglai mes affaires à l'hôtel puis repartis pour Montélimar par le train de nuit; le voyage s'effectua sans ennui malgré deux contrôles dont l'un par la Feldgendarmerie: comme je me tenais dans le couloir, j'étais allé chaque fois à leur rencontre en présentant mon billet et personne ne me demanda autre chose. A mon arrivée à Dieulefit, je constatai une certaine agitation chez mes amis; Edouard;m'en donna la raison: ils avaient arrêté quatre de leurs nouvelles recrues qu'ils suspectaient ne pas être francs du collier et on attendait impatiemment mon avis sur la conduite à tenir. Ces types, des jeunes de 20-25 ans, s'étaient présentés un mois et demi plus tôt, pour servir dans la Résistance et on les avait acceptés mais, quelques temps après, on avait signalé des vols dans la région, à la Caisse d'Epargne de Dieulefit, puis à l'usine de tissage; là on avait volé des pièces de drap que les hommes d'Edouard avaient fini par découvrir, cachées dans une grange; une embuscade y avait été tendue et deux de nos nouvelles recrues s'y étaient fait prendre; leur interrogatoire avait fait découvrir qu'eux et leurs camarades n'étaient nullement des jeunes Français résistants, mais des Allemands qui avaient étudié en France pour trois d'entre eux et un type de la Milice pour le quatrième. Ils avaient été envoyés rejoindre le maquis dans le but de le discréditer en commettant des vols et diverses exactions; ils devaient aussi, bien sûr, renseigner la Gestapo sur nos plans d'action. Un tribunal avait été constitué, qui les avait jugés et condamnés à mort, mais il fallait les exécuter! C'est à ce moment que j'arrivai à Dieulefit: on discutait beaucoup de la méthode à utiliser, s'il fallait ou non informer la population, s'il fallait un ou plusieurs pelotons d'exécution etc... etc... Je proposai que l'on tire au sort ceux d'entre nous qui feraient office de bourreau: on le fit à pile ou face et Edouard et moi fûmes désignés. Des fosses avaient été creusées au fond d'une écurie: les condamnés furent amenés, un à un, les yeux bandés au bord de la fosse où on les fit s'agenouiller avant de leur tirer chacun une balle de pistolet dans la nuque, ils ne dirent mot. Nos gars assistèrent dix par dix, pour l'exemple, à chacune de ces quatre exécutions. Ce terrible devoir accompli, nous avons bu quelques bouteilles pour essayer d'effacer, l'espace d'une soirée, les souvenirs de cette tragédie. A quelques jours de là, nous perdîmes l'un des nôtres, Angal victime de ses bavardages; il avait raconté à la fille des gens qui l'hébergeaient qu'il était un parachutiste en mission et toutes sortes d'histoires concernant notre activité; il avait dû ensuite s'absenter trois semaines pour raison de service et la fille, se croyant abandonnée, avait tout raconté à son entourage; il y avait là malheureusement un mouchard qui s'empressa d'informer la Gestapo et notre héros fut cueilli à son retour. Il mourut en déportation. Comme nous ignorions s'il avait parlé sous la torture après avoir été arrêté et qu'il connaissait notre code radio, cette arrestation hâta notre départ à Cabot et à moi.

RETOUR ET INSTALLATION A PUGET-THENIERS

Sachant que je devais partir un camarade de Montélimar, ancien International de Rugby, nommé P... me proposa de nous emmener avec la voiture à gazogène qu'il possédait. Il fit le "plein" de charbon de bois pour le kilométrage que je lui avais annoncé (mais sans lui dire notre destination); un de ses amis, fils de l'ancien Maire de Montélimar, Meunier, nous accompagnait: c'est lui qui avait obtenu l'indispensable Ausweiss où figuraient nos noms d'emprunt: nous étions censés être des acheteurs de bois et de bétail pour les troupes d'occupation. Le voyage se passa sans incident; il y eut bien un contrôle de routine près de Draguignan, mais nos papiers en règle nous valurent le salut des gendarmes. Le soir, nous arrivions à Puget-Théniers où j'étais de retour, comme promis, pour Noël. Cabot avait été largué en route, un peu avant; il valait mieux que nous n'ayons pas l'air de nous connaître: il se présenterait comme un étudiant en mauvaise santé venu à Puget-Théniers pour trouver le bon air et une nourriture plus riche que ne l'offrait la ville. Les derniers épisodes de notre vie clandestine dans la Drôme m'avaient rendu plus prudent que jamais: la plus petite indiscrétion risquait de mettre en péril l'ensemble de notre organisation. Personne n'est sûr de pouvoir tenir sous la torture: il fallait donc en dire le moins possible et être prêt à ne jamais se laisser capturer vivant; pour ma part, j'avais toujours à portée de main les armes et les grenades pour riposter à une attaque surprise; l'avenir montra à quel point j'avais raison. Cabot trouva, avec mon aide, à se faire héberger au hameau de Léouvé, à quelques kilomètres de Puget-Théniers, dans la montagne, par la famille Daniel, dont le père était des nôtres. En ce qui me concerne, je logeai à Puget-Théniers chez Madame Corporandi qui, tout le temps que dura mon séjour, veilla avec sa fille Thalie, à ce que je ne manque de rien et prit soin de moi lorsque je dus garder la chambre pour une bronchite, puis à la suite d'un accident de moto (je m'était endormi après plusieurs nuits de veille); c'est elle qui fit venir le docteur Rebufel qui me soigna sans poser de questions. Grâce à ces deux femmes courageuses j'eus toujours, en outre, une bonne bouteille à disposition pour garder le moral. Comme nous devions nous rencontrer assez souvent nous avions mis au point un système de correspondance avec échange de messages codés dans des boites de pastilles Valda que nous cachions près d'une borne kilométrique: l'échange de messages avait lieu deux fois par semaine. J'achetai en outre pour mes déplacements une moto Gnôme-Rhône d'occasion; elle devait me servir notamment au transport des batteries d'accus destinées à l'alimentation des postes radio que nous utilisions pour les liaisons avec Alger. LES LIAISONS RADIO AVEC ALGER Nous aurions pu fonctionner sur le courant du secteur, mais cela risquait de nous trahir car les services de repérage radiogonio allemands utilisaient des coupures de courant sélectives pendant une émission pour en localiser l'origine, et dans l'heure qui suivait, des voitures équipées de radio-goniomètres venaient patrouiller dans le coin et par recoupement, déterminaient la position de l'émetteur clandestin. L'alimentation par batterie leur compliquait le travail, d'autant que nous émettions, alternativement, depuis des endroits différents; j'avais trois postes émetteurs-récepteurs qu'on pouvait facilement camoufler et dont je changeais souvent l'emplacement: il m'est arrivé d'en avoir un à Léouvé, le second à Entrevaux et le troisième à Sallagriffon, dans le Haut-Esteron. On peut imaginer ce que cette dispersion et ces changements continuels d'emplacements nous imposaient comme trajets! Il n'était pas toujours possible, ni prudent, d'utiliser la moto et nous avons souvent dû, Cabot et moi, faire des marches de plusieurs heures dans la nuit... lestés d'une batterie dans le sac à dos et d'une ou plusieurs pommes de terre bouillies dans l'estomac, pour être à l'écoute au rendez-vous de la vacation de huit heures. Parfois, nous devions même marcher toute la nuit et mon pauvre Cabot n'était pas souvent à la fête. La recharge de ces batteries était assurée par les frères Joseph et Louis Casalengo, garagistes à Puget-Théniers; ils s'arrangeaient pour que j'aie toujours des batteries chargées à proximité des lieux d'émission. Nos activités finirent cependant par alerter les Allemands, et vers la mi-avril, Alger nous informa de la présence de voitures de repérage gonio et je dus prendre des mesures en vue de leur interception au cas où l'une d'elles se présenterait aux environs de Puget-Théniers;: nous avions leur signalement et j'installai deux postes d'observation à Plan-du-Var et à Entrevaux, qui devaient me prévenir par le central téléphonique de Puget-Théniers qui était avec nous: je pouvais ainsi leur tendre une embuscade dans le quart d'heure suivant. Cet ensemble de précautions porta ses fruits et, jusqu'à la mort de Cabot, aucune émission ne dut être annulée.

ARRETE PAR ERREUR ET POUR PEU DE TEMPS

Mais il ne suffisait pas d'échanger des messages avec Alger: je devais aussi, bien entendu effectuer les missions qui m'étaient demandées; parfois, pour cela, je devais quitter mes montagnes, pas toujours sans risque, comme on va le voir. Le 14 janvier, un radio d'Alger me demande de contacter une dame D... "Villa Solange Mariel, rue de Liège, au Cannet. Mot de passe: vous venez de la part de John connu comme Arsène, alias Valentin et ami de Fred". Il s'agissait de dire à cette dame que nous acceptions sa collaboration sur la recommandation de deux de ses amis John et Fred. Contact pris et nos affaires réglées, j'étais allé à Nice terminer la soirée; il était dix heures et je me promenai tranquillement Avenue de la Victoire lorsque je fus repéré par une patrouille mixte: Gestapo - Police Française, à qui ma tête ne revenait pas. Les deux policiers français m'emmenaient au Commissariat pour contrôle d'identité lorsque, heureusement, profitant d'une ruelle obscure, un peu avant la rue Gioffredo, je pus me débarrasser d'eux: deux coups de manchette les endormirent dans leur pèlerine: il n'était pas question de risquer un examen approfondi de mes faux papiers, et à l'époque, avec mon entraînement au close-combat, c'était un jeu pour moi, les mains libres, de me débarrasser des deux hommes trop confiants. J'en profitais pour leur prendre leurs pistolets. J'appris par la suite, que j'avais été arrêté par erreur car je ressemblais à un homme recherché par la Gestapo. Deux jours plus tard, je regagnai mon P.C. par le train du Sud, en évitant quand même de le prendre à la gare qui était surveillée, et en descendant aussi, un peu avant Puget-Théniers. PREMIER PARACHUTAGE AU PLATEAU DE DINA 16 JANVIER 1944 Bien entendu, il fallait aussi mettre sur pied les comités de réception pour les parachutages d'hommes et de matériel, prévoir les cachettes pour le stockage des armes, les planques pour le personnel, la nourriture, les papiers, etc.. Cela nécessitait des quantités de contacts dans la région et donc de nombreux déplacements: nous n'avions certes pas le temps de nous ennuyer. Dès janvier 1944, j'étais en mesure d'organiser mon premier parachutage de matériel: j'avais choisi un terrain plat de 300 mètres sur 100, situé en pleine montagne, sur le plateau de Dina, il fallait compter deux bonnes heures de marche pour s'y rendre, de jour, par un sentier muletier; pour le trajet de nuit par clair de lune, je comptais deux heures et demi. Cela nous laissait tout juste le temps du balisage après l'émission B.B.C. de 19 heures qui diffusait le message annonçant l'opération. Le balisage prenait du temps: il fallait compter les pas, orienter le "L" de réception, placer les brûlots et les allumer, préparer les brûlots de rechange etc... sans compter les patrouilles à organiser pour dépister une embuscade toujours possible aux abords du terrain. Cela s'était produit dans un maquis de Haute-Savoie, où tous les Résistants venus pour le parachutage avaient été tués (les hommes parachutés, par contre, s'étaient tirés d'affaire pour avoir atterri hors du terrain prévu!). Le premier parachutage sur Dina eut lieu dans la nuit du 16 au 17 janvier 1944; à 19 heures le message attendu était passé par la B.B.C. "Les Français parlent aux Français... Messages personnels... J'adore la dinde et la pièce de pogne..." Nous l'avions choisi avec les amis de Dieulefit et je leur avais promis que ce serait le premier message que j'enverrai; eux aussi devaient être à l'écoute. A Puget-Théniers, la douzaine de gars de mon "Comité de Réception" se réunit en silence à l'entrée du cimetière, ils étaient prêts à m'accompagner sans savoir où, mais ils ne voulaient pas que je sois armé; j'acceptai de laisser mon petit Colt et nous partîmes, moi devant; la lune était presque à son dernier quartier, le ciel était clair, le trajet dura deux heures trois-quarts. Arrivés en haut, je demandai qu'on réveille le berger propriétaire du terrain, Salvatico, pour qu'il soit lui aussi dans le bain. Vers 23 heures, le balisage était en place et les lampes de signalisation prêtes à l'emploi lorsque nous entendîmes, vers le Sud, le bruit d'un moteur de Halifax: quand j'estimai qu'il était à 500 mètres de nous, je commençai les signaux lumineux de reconnaissance, la lettre "R" en morse, que j'étais, avec le pilote, le seul à connaître; point - trait - point; je continuait jusqu'à ce qu'il réponde; après quoi, l'avion qui volait au dessus de nous à environ 500 mètres, effectua un large virage à droite au dessus du Var, puis revint vers nous pour larguer sur mon balisage, dont le petit côté du "L" lui indiquait, vers l'Ouest, sa direction de sortie. Ce fut absolument parfait, les neuf containers d'armes, de munitions et d'explosifs arrivèrent à bon port, quelques colis mis à part qui tombèrent une centaine de mètres trop loin; les hommes étaient émerveillés de voir s'épanouir les corolles des parachutes, d'entendre claquer l'ouverture des voilures, quelques uns pourtant avaient un peu peur de recevoir un colis sur la tête. L'avion revenait au dessus du terrain qu'il éclairait de ses phares pour un dernier salut et reprenait la direction du Sud, vers Blida, d'où il venait. J'eus une pensée émue pour ces braves équipages de la R.A.F., tous volontaires pour ces missions de ravitaillement des F.F.I. et dont beaucoup ne revenaient pas. Il fallait maintenant organiser le stockage de tout ce matériel et les heures qui suivirent furent occupées à creuser des fosses dans la bergerie sous le fumier des moutons, pour y enfouir les containers; non sans en avoir fait l'inventaire et retiré les armes et le matériel dont nous avions besoin tout de suite. Je n'avais pas eu à insister, après le succès de cette livraison, pour récupérer mon Colt 32. Il n'y eut pas, comme nous le craignions, de patrouilles allemandes pour nous déranger dans notre travail. Bref, tout se passa le mieux du monde et notre courte absence de Puget-Théniers ne fut pas trop remarquée. Bien entendu, je demandai une discrétion absolue: les hommes devaient s'abstenir de tout bavardage ou vantardise d'avoir participé à l'opération; y compris de bavardages en famille, avec les enfants ouvrant grandes leurs oreilles et racontant tout ça à l'école; d'autant que j'étais un peu leur Zorro et qu'ils seraient tout fiers de raconter mes exploits, s'ils en entendaient parler. Je n'oubliais pas que nous étions constamment sous la menace d'une dénonciation et ce premier parachutage dans la région n'allait pas manquer de mobiliser les Allemands et les mouchards qui les renseignaient, notamment parmi les Italiens fascistes, nombreux à cette époque à Puget-Théniers. Il fallait aussi se méfier de tout le monde et j'étais armé en permanence: outre mon petit Colt, que je portais dans une poche intérieure spéciale de mon pantalon, sur l'aine droite; j'avais toujours, pendue à l'épaule, une musette garnie de trois grenades, de deux chargeurs de rechange pour le pistolet et d'une bombe Gammon à ceux qui me questionnaient sur le contenu, je répondais que c'était mon casse-croûte pour les chantiers car je jouais toujours au marchand de bois de chauffage et le camion-plateau que j'avais acheté, stationnait souvent sur la place. Les gendarmes, chapitrés, je suppose, par mon ami Terraillon avaient admis ma présence, mais il valait quand même mieux ne pas leur donner l'occasion d'intervenir.

JE NE SUIS PAS SEUL A ORGANISER DES PARACHUTAGES

SUR DINA

Les choses se compliquèrent lorsque je découvris que je n'étais pas le seul à utiliser le plateau de Dina pour des parachutages. C'était la conséquence de la rivalité qui opposait les différents mouvements de Résistance, tant à Londres qu'à Alger ou en Métropole, mais les retombées sur le terrain furent catastrophiques. Voici comment je découvris le pot-aux-roses: J'avais entendu dans la nuit, les passages répétés d'un avion au dessus de Puget et, au matin, je cherchais à me renseigner quand j'aperçus une magnifique paire de brodequins de l'armée Anglaise aux pieds d'un homme que je ne connaissais pas; je m'arrangeai pour le coincer dans l'arrière boutique du coiffeur et lui enfonçai mon Colt dans les côtes: il ne fit pas de difficultés pour admettre qu'il était un Résistant et que ses souliers provenaient bien du récent parachutage. Je le laissai partir, bien décidé à ne plus demander de parachutages sur Dina. Les Allemands n'avaient pas non plus perdu de temps: le même jour, ils étaient sur le plateau, découvraient le matériel parachuté, tuaient l'un des gars qui le gardait et réquisitionnaient quarante types de Puget-Théniers et des environs avec des mulets pour descendre le tout, plusieurs tonnes, à Rigaud, où attendaient leurs camions. Ce fut une grave perte et un échec pour l'ensemble de la Résistance dans la Région. On découvrit que l'argent parachuté (on a parlé de trois millions) avait aussi disparu mais que les Allemands n'y étaient pour rien: selon toutes probabilités, c'était un membre peu délicat du Comité de Réception qui l'avait détourné à son profit. Un de ces "réceptionnaires" fut d'ailleurs fusillé peu après par les Allemands pour avoir été trouvé porteur de souliers neufs provenant du parachutage. L'argent disparu ne fut pas perdu pour tout le monde et, si la Résistance locale n'en vit pas la couleur, on peut penser qu'il dût être "recyclé" avec profit.

LA RÉUNION DE COORDINATION DE SAPIN

Cette suite d'embrouilles montrait la nécessité d'une coordination des différents mouvements de Résistance dans la région. Je reçus, sur ces entrefaites, une invitation à me rendre à Nice à une réunion de "Responsables" prévue à cette effet. Elle émanait d'un chef régional de l'ORA que je ne connaissais pas et m'était transmise par un Capitaine Régis qui, venant de Digne, n'avait rien trouvé de mieux pour me contacter que de questionner la gendarmerie de Puget-Théniers. Il connaissait cependant notre phrase de reconnaissance "Angèle et Marie sont les filles d'un ami"; réponse: "Je les connais" et finit par me trouver: il m'indiqua le motif et les coordonnées du rendez-vous. Des contacts radio avec Alger me confirmèrent que tout était en ordre et je me rendis quelques jours plus tard à cette convocation. Le rendez-vous était au 2 de la rue de Russie, deuxième étage, fin février. La réunion avait pour but de mettre de l'ordre entre les différents mouvements de Résistance des Alpes-Maritimes (MUR, ORA, F.T.P., etc...) Sapin représentait l'ORA et je compris qu'il faudrait passer par lui à l'avenir pour se procurer les armes, munitions et explosifs dont j'avais besoin: il n'avait pas l'air plus à l'aise que moi au milieu de cette fine équipe. La plupart des assistants étaient des politiques plus que de véritables combattants; j'étais le seul à être venu armé et c'est tout juste si on ne me demanda pas de laisser mon Colt au vestiaire; ils étaient tous en règle avec la Loi, vrais papiers, alibis indestructibles et position assise: je savais, moi, que si j'étais pris, les raisons de me fusiller ne manqueraient pas: terroriste, espion parachuté, trafiquant d'armes, saboteur... Je ne me sentais pas à ma place et je filai dès que je le pus; j'avais dû quand même accepter de mettre mon installation radio à la disposition de Sapin pour l'ensemble des communications de la Région Sud (ORA/R2) ce qui devait par la suite nous donner, à Cabot et à moi, un travail considérable: dans les deux mois qui suivirent plus de 150 messages furent échangés (voir annexe ) qui concernaient parfois des équipes installées très loin de nous, à Marseille, Aix-en-Provence ou parfois même Toulouse. On convint que les liaisons avec Sapin s'effectueraient par le Central téléphonique de Puget-Théniers où j'avais des complicités, et je repris le premier train pour mes montagnes, bien décidé à n'en plus redescendre. Je recommençai, dès mon retour, mes prospections à la recherche de nouveaux terrains de parachutage: celui qui était à proximité de Roquesteron, "Torino" en code, fut servi dès les jours suivants à la suite du message personnel: "Ce soir, il y aura battue au sanglier, soyez au rendez-vous". D'autres suivirent. HERCULE Peu après arriva d'Alger "Hercule", vêtu comme un prince, qui m'avait été annoncé par message radio; il était là, me dit-il, pour essayer de coordonner sur place (encore un!) les activités des différents groupes de Résistance mais sa mission fut écourtée par un message du 26 mars signé Constant qui annonçait l'arrestation d'un de ses correspondants et lui enjoignait de rentrer à Alger via l'Espagne. On annonçait, en même temps, la suspension temporaire de tout parachutage; ainsi disparut Hercule dont le court séjour fut marqué d'imprudences qui mirent en danger notre sécurité. Notre vie à Cabot et à moi, pendant la période qui suivit fut extrêmement occupée; mise à part l'organisation continuelle de parachutages sur des terrains qu'il fallait reconnaître, faire homologuer sur un nom de code, puis équiper d'un Comité Local de Réception, nous faisions donc office de Central Radio pour les liaisons de la région Sud avec Alger et Londres; de plus, je devais penser à recruter les hommes nécessaires aux opérations prévues au moment du débarquement tant attendu. RECRUTEMENT, ENTRETIEN, INSTRUCTION DU MAQUIS Ce n'était pas facile à l'époque, de trouver des jeunes susceptibles de devenir rapidement des combattants aguerris. Heureusement, il y avait le S.T.O. (Service du Travail Obligatoire créé en 1941): lorsque j'apprenais qu'un jeune était convoqué pour le travail obligatoire en Allemagne, j'allais voir ses parents et tentais de les convaincre qu'il valait mieux pour leur fils rester dans les maquis de la région, quitte à être hors la Loi, que de partir en Allemagne, avec le risque de périr sous les bombardements. Beaucoup se laissaient convaincre. Mais ce n'était pas tout de recruter les hommes; il fallait ensuite les héberger, les nourrir, les entraîner. La nourriture surtout posait des problèmes. J'arrivais bien à trouver chez les cultivateurs des environs quelques oeufs, des pommes de terre, des lentilles ou des haricots, mais pour la viande il fallait l'acheter au marché noir des abattages clandestins et les éleveurs nous la vendaient au prix fort. L'argent manquait souvent pour payer tous ces achats et mes demandes à Alger restaient sans suite. Pour le pain, j'avais convaincu deux boulangers de Puget, Marius Autran et Emile Raybaud de me fournir chaque nuit, quelques miches. Je devais passer les prendre vers trois-quatre heures du matin avec un grand sac que je portais ensuite à la sortie du village, dans une cachette où une corvée venait les chercher. De temps à autre, j'avais des cartes de pain que je donnais à mes fournisseurs: je les achetais à Nice chez une boulangère dont je tairai le nom, qui me vendait 900 francs la carte de faux tickets (et qui eut le culot, à la Libération, de me demander une attestation de Résistance!). Un qui m'aida vraiment fut l'Inspecteur chargé des réquisitions Jules C...; il passait dans les hameaux et prélevait pour nous la dîme sur ces réquisitions, alors qu'il aurait pu comme beaucoup d'autres, la vendre au marché noir. Il fallait aussi que je m'occupe de l'hébergement de mon radio et cela aussi coûtait: en général 20 francs par jour après de longues discussions et sous condition qu'il aide au travail des champs. Je devais enfin penser à l'instruction de mes recrues pour l'utilisation des armes et des explosifs: cela non plus n'était pas facile, car le jour chacun avait son travail et la nuit ce n'était possible que si l'épouse était d'accord; pour cela il fallait la mettre dans le secret et tout le monde à Puget finissait par être au courant de nos activités, ce qui ne laissait pas de m'inquiéter, mais comment faire autrement ? Ces dames voulaient profiter de l'aubaine des parachutages qui pensaient-elles, devaient m'apporter à profusion, le chocolat, les conserves et les cigarettes, sans compter la toile des parachutes si utile pour faire des culottes, des chemisiers et autres combinaisons. Je freinais au maximum ces demandes qui pouvaient nous trahir, mais il fallait bien de temps en temps, lâcher du lest!

IMPRUDENCE ET DÉNONCIATION

Sans compter que les femmes de nos recrues avaient parfois l'impression que notre clandestinité était une sorte de jeu qui ne devait pas faire négliger, par leur mari, les tâches domestiques plus immédiates. L'une d'elles fut même, ainsi, indirectement responsable de l'arrestation du sien: elle avait obtenu de lui qu'il revienne à la maison pour labourer un lopin de terre et y planter des pommes de terre: il avait gardé sur lui une grenade et un Colt qu'une voisine lui vit cacher: il fut dénoncé, on l'arrêta avec dix autres le 29 avril, mais lui seul fut emmené par la Gestapo à Nice, à l'Hôtel Ermitage, où il fut torturé, mais ne parla pas, selon le témoignage d'un voisin de cellule qui le vit revenir des interrogatoires, mains sanglantes et ongles arrachés; il devait mourir le 11 juin, fusillé avec d'autres résistants à St Julien du Verdon, en dépit des assurances qu'un ami, Inspecteur de Police, avait données à sa femme. Il s'appelait Nonce Casimiri et avait été mon premier contact à mon arrivée à Puget-Théniers. Les dénonciations, maintenant que nous devenions plus nombreux dans la région, commençaient à devenir une sérieuse menace pour notre sécurité. Il y avait à l'époque à Puget-Théniers une importante colonie Italienne, encore dominée par l'idéologie fasciste, dont les espions étaient très actifs pour renseigner la Gestapo sur nos faits et gestes. L'administration française s'en mêlait aussi en procédant à des contrôles fiscaux chez les commerçants suspectés d'approvisionner le maquis, ce qui valut notamment des ennuis à un ami résistant, Monsieur Grac qui tenait une quincaillerie. Je trouvai amusant d'évoquer ces mesures dans un message personnel à la B.B.C. pour un parachutage: "Le contrôleur n'a pas trouvé les comptes en règles". Compte-tenu de ce climat de méfiance, l'arrestation de Casimiri me décida à faire prendre le maquis à mon groupe; je connaissais les moyens employés par la Gestapo pour confesser ses prisonniers et personne ne pouvait être sûr que notre ami, qui savait tout sur nos activités, saurait leur résister: la prudence imposait de disparaître de Puget-Théniers. Nous nous sommes installés sur la rive droite du Var, 3 km en aval environ, au quartier du Breuil: de là nous pouvions continuer à suivre ce qui se passait à Puget et la maison de Casimiri nous servait de poste avancé, ses volets fermés ne s'ouvrant qu'en cas de visites dangereuses, soit-disant pour donner le jour au salon où on les faisait entrer. Nous avions prévenu Alger des risques de dénonciation et d'actions offensives des Allemands: fin avril un de nos derniers messages disait "le 29 avril, opération menée contre nous par 200 G.M.R. et Police d'Etat a amené l'arrestation de Casimiri. Recherches sont activement poussées pour nous et poste émetteur dans la région. Sommes à l'abri pour quelques jours. Boîte Casimiri annulée: confirmer. A suivre. Adieu". Notre dernier message fut envoyé par Cabot le 1er mai. "Prévenons Perpendiculaire" Sommes définitivement brûlés. Attendons urgence vos instructions par R.D.D. Sommes victimes de dénonciation anonyme. Ne désespérons pas de connaître auteur. Amitiés". Et ce fut la catastrophe du 3 mai 1944.

CHAPITRE IV

La guerre des embuscades

Le 2 mai, tard dans la soirée, je quittai notre refuge pour descendre à Puget-Théniers assurer le ravitaillement en pain: j'avais distribué tout ce qui me restait à la douzaine de jeunes gens qui constituaient, en deux cantonnements, mon petit maquis et il fallait réapprovisionner. Je prévins que je ne rentrerai qu'au petit matin et installai un tour de garde. A mon arrivée au village, les rues étaient désertes, mais une porte qui se ferma sur mon passage m'avertit que les choses n'étaient pas comme d'habitude: je redoublai d'attention et de prudence: aux amis que j'allais rencontrer, je mentis même délibérément en leur disant que notre groupe allait quitter le pays devenu maintenant trop dangereux. Je ne m'attardai pas et, les pains dans mon grand sac à dos, je repris aussitôt la route: il était quand même quatre heures du matin quand je passai le pont sur le Var, mon Colt dans la main droite, une torche dans l'autre. L'ATTAQUE SURPRISE DE NOTRE REFUGEJ'avais à peine fait cent mètres qu'un bruit m'alerta: la torche que je braquai découvrit un gendarme, un chef que je connaissais et qui était plutôt de notre côté: il parut surpris de me voir, rengaina son arme et m'assura qu'il n'était là que pour nous prévenir d'une possible offensive des Allemands: je lui répondis que c'était parfaitement inutile car nous étions sur nos gardes et l'engageai à rentrer chez lui plutôt que de se compromettre inutilement au milieu de la nuit, et en uniforme, avec le risque de se faire descendre par l'un des nôtres qui aurait la détente facile. Je ne sais pas s'il suivit mon conseil; pour moi, je repris ma route, mais n'allai pas loin; entendant à nouveau du bruit, je plongeai sur le bas côté et ma torche éclaira... un superbe hérisson en quête de nourriture; un coup de pied le fait mettre en boule et je l'emporte dans ma musette bien décidé à en faire un bon civet. J'arrivai bientôt à la masure qui nous servait de refuge: tout allait bien, ma sentinelle était en faction: elle avait aperçu à deux reprises les lumières de ma torche, je lui racontai mes rencontres et pour m'amuser un peu je posai le hérisson à côté d'un gars qui dormait, riant à l'avance de sa tête au réveil, puis me couchai et ne tardai pas à m'endormir. Tout d'un coup, à moitié réveillé par les promenades du hérisson dans la paille où nous couchions, j'entendis du bruit dans la cave au dessous, où nous avions entreposé le contenu du dernier parachutage: on parlait Français avec un accent d'outre-Rhin: "Foilà les armes! Où sont les hommes ? Parlez vite schnell". Celui qu'on interrogeait devait être ma sentinelle qui s'était endormie. Nous étions certainement encerclés par les Boches; je bousculai Cabot pour le réveiller, non sans avoir mis la main sur la bouche; je lui mimai un casque à pointe sur la tête pour lui faire comprendre que nous avions des visiteurs, mais déjà, on frappait brutalement à la porte: "Ouvrez, Police, sortez les mains en l'air...". Sans réveiller les trois autres qui, couchés, ne risquaient pas trop d'être touchés, je fis signe à Cabot d'ouvrir la porte et lançai deux grenades, une de chaque côté, sur les types de la Gestapo qui ouvraient le feu; ils filèrent sans demander leur reste. J'allai ensuite à la fenêtre d'où je vis monter vers nous des gendarmes accompagnés d'hommes en civil qui avaient l'air de diriger l'opération: la Gestapo. C'est sur eux que je commençai à tirer à la Sten: un premier agent s'écroula, son pistolet à la main, un second qui lui portait secours s'affaissa à son tour en hurlant. Un des gendarmes français en uniforme, que j'avais évité de toucher, prit ses jambes à son cou en direction du village, peut-être pour chercher du renfort. L'alerte était provisoirement passée.REPLI STRATÉGIQUE ET MORT DE CABOT Il n'était pas question de résister sur place: nous ignorions les effectifs de l'attaquant et les réserves dont il disposait; j'ordonnai donc à mes gars de me suivre en n'emportant que l'essentiel et m'engageai sur le sentier qui vers l'Est menait à un bois voisin, non sans avoir au préalable mitraillé les fourrés environnants. Cabot suivait puis trois autres. Je dus m'arrêter un moment et fis passer Cabot devant: mon pistolet avait glissé de ma poche trouée dans le bas de ma culotte "de golf" et je devais le récupérer. Cabot portait en vrac, dans ses bras, avec nos archives, son pistolet, une grenade défensive dégoupillée et une bombe Gammon à percussion: elle lui échappa alors qu'il venait de passer devant moi et explosa dans ses pieds; mon pauvre radio fut projeté à plusieurs mètres en l'air avant de retomber dans mes bras, déchiqueté, ses vêtements en lambeaux. La grenade américaine dégoupillée qu'il tenait l'instant d'avant, roulait sur le sentier, je plongeai sur le côté, mais ne pus éviter d'être atteint: Cabot, lui, était bien mort, couché sur le dos et regardant le ciel de son regard sans vie, je lui fermai les yeux, des yeux de vingt trois ans, recouvris son visage d'un mouchoir, puis le fouillai rapidement pour emporter dans ma musette son pistolet et les documents qu'il portait. Les trois autres, pensant à une attaque, s'étaient enfuis. Je retournai m'embusquer quelques mètres en arrière prêt à intercepter les poursuivants éventuels: je craignais surtout que la Gestapo ne nous prenne en chasse avec des chiens: mais ils ne devaient pas en avoir et rien ne se passa. La rapidité et l'efficacité de la riposte avaient visiblement découragé nos adversaires. Je cachai tant bien que mal la dépouille de mon pauvre ami sous un éboulis et commençai à camoufler ce que je ne pouvais emmener quand, d'un coup, je fus pris de nausées, vomis et perdis connaissance. A LA RECHERCHE D'UN ABRI J'émergeai de mon évanouissement une heure et demi plus tard et me trouvai pissant dans mon pantalon sans pouvoir m'arrêter; j'avais très mal à la poitrine et du sang mêlé de bulles s'écoulait de mon sein droit, l'oeil du même côté était douloureux, mais j'étais bien décidé à m'en sortir; de là où j'étais, je voyais la route de Digne à Nice, le long du Var et les ponts qui étaient gardés: il fallait pourtant que je traverse si je voulais trouver du secours et brouiller ma piste. Je m'allégeai au maximum, ne gardant que mon petit Colt avec trois chargeurs de rechange, deux grenades plus le Herstal de mon pauvre Cabot. Je camouflai la mitraillette Sten sous de grosses pierres ainsi que les chargeurs en repérant bien l'endroit où je la laissais; puis, tantôt marchant, tantôt me laissant glisser dans les fourrés et les éboulis, je me rapprochai du fleuve. J'y arrivai seulement le soir après toute une journée de souffrance; je pus enfin boire et me baigner le visage: j'avais la fièvre, mon oeil coulait toujours, ma poitrine aussi, je sentais ma figure toute tuméfiée. Peu à peu, je parvins à me dévêtir, je mis mes affaires dans les jambes de mon pantalon que je fermai aux deux bouts et je me laissai aller dans l'eau; elle était froide, car provenant de la fonte des neiges; je trouvai une branche d'arbre pour m'aider à flotter et commençai la traversée; j'étais à environ 150 mètres en aval du pont du Fraget;. Je tremblais de froid et de fièvre, mais je finis par arriver de l'autre côté et réussis à grimper la rive qui était abrupte à cet endroit. Je me rhabillai, non sans m'être frotté d'herbes pour me sécher et me réchauffer un peu, puis traversai la route. Je reconnus peu après une petite ferme où j'étais passé la veille de l'attaque et où on m'avait vendu une oie. Les deux femmes qui m'ouvrirent la porte furent effrayées à ma vue: il faut dire que je ne devais pas être beau à voir, avec mon oeil sanguinolent, mon visage criblé d'éclats, tout couvert de sang séché et mes vêtements trempés. Pour cette raison et aussi parce qu'elles avaient peur des représailles si elles m'accueillaient, elles me refusèrent même l'abri où elles gardaient deux chèvres. En les quittant, je leur dis que je cherchais à rejoindre Nice pour égarer les recherches au cas où on reviendrait les interroger car elles l'avaient déjà été à mon sujet selon ce qu'elles me dirent. On leur avait aussi enlevé leur poste de radio. Je connaissais, non loin de là, une grange dont la porte était toujours ouverte. Je m'y rendis aussi vite que je le pus pour passer la nuit; à l'étage il y avait du foin dont je me recouvris et je m'endormis aussitôt. L'ouverture de la porte me réveilla; c'était le propriétaire qui venait prendre du foin: en le voyant armé d'une fourche à trois dents, je préférai ne pas courir de risques et je sortis de ma cachette en exhibant mon pistolet et en lui demandant de lâcher sa fourche. Il ne fut pas plus surpris que ça: "on vous croyait vers chez les Magnan" me dit-il; ce qui montrait qu'il avait parlé aux voisines: il me confirma que les Allemands me cherchaient, qu'ils surveillaient tous les hameaux des environs et ne doutaient pas de finir par me prendre.

AU LIEU DE M'AIDER ON ME CHASSE ET ON ME DÉNONCE

Je lui racontai mon histoire, mais quand je lui demandai d'aller récupérer le portefeuille de Cabot;que j'avais oublié dans sa veste, il refusa catégoriquement, craignant qu'on ne le vit. Je n'insistai pas, lui racontai, comme aux deux femmes, que je devais rentrer à Nice et que je comptais passer le fleuve au moyen du câble qui servait, un peu en aval, à transporter le bois de chauffage. Bien me prit de ne pas me confier à lui car il s'empressa, dès mon départ, d'envoyer sa femme à Puget-Théniers raconter aux Allemands ce que je venais de lui dire: des patrouilles furent envoyées qui fouillèrent les environs sans me découvrir; je n'étais pourtant pas allé loin, et je restai tout l'après-midi allongé dans un champ de haute luzerne, à vingt mètres parfois de ceux qui me cherchaient. Heureusement qu'ils n'avaient pas de chiens. J'attendis la nuit pour reprendre ma progression à la recherche de soins et de nourriture; j'empruntai des voies impossibles, évitant les sentiers connus et les routes qui étaient gardées; je marchai une grande partie de la nuit, me dirigeant vers Puget-Rostang;par le collet des Aubrics (voir photo page précédente); je pensais trouver de l'aide chez des gens qui nous prêtaient leurs ânes pour le transport du matériel parachuté. Quand j'arrivai chez eux, je vis par les fentes des volets d'où filtrait de la lumière quatre braves G.M.R. qui jouaient à la belote et je décidai d'attendre le propriétaire à l'écurie où il ne manquerait pas de venir soigner ses bêtes au matin. Je passai la nuit couché dans la paille près d'un des bourricots qui me communiquait un peu de sa chaleur; quand son maître vint le chercher pour l'amener à l'abreuvoir, je lui saisis le poignet en lui fermant la bouche de l'autre main; je crus qu'il allait s'évanouir de frayeur à ma vue; quand il eut récupéré, il me proposa d'aller me réfugier dans une petite ferme qu'il avait à l'écart du village où il me promit de m'apporter à manger dans la matinée. Je fis semblant d'accepter, sachant d'avance, à son attitude, qu'il me laisserait tomber dès qu'il le pourrait, tant sa trouille était intense. Je décidai alors de monter à Auvare, un village perché dans la montagne, au dessus de Puget-Rostang, où habitait un certain Marius Astier qui, quelques semaines avant, m'avait abordé à la foire de Puget-Théniers pour me dire: "Je sais ce que vous faites alors, en cas de besoin, vous pouvez m'adresser des gens qui auraient à se cacher quelques jours, on trouvera toujours à leur donner à manger". A quoi j'avais répondu, car nous étions dans un café plein de monde, que je ne comprenais pas à quoi il faisait allusion, mais que je ne l'en remerciais pas moins de son offre. Il me paraissait maintenant tout indiqué pour me recueillir et j'arrivais chez lui, le soir du 5 mai, soixante heures environ après avoir été blessé. Quand il vint m'ouvrir, je vis son visage se décomposer; je n'ai jamais vu, depuis, blêmir un homme aussi vite. "J'ai des enfants me dit-il, vous devez partir, on vous recherche de partout". Je lui rappelai l'offre qu'il m'avait faite, mais rien n'y fit; il refusa même de me donner l'assiette de soupe aux choux dont je sentais la bonne odeur et qui m'était si nécessaire. ENFIN, DES BRAVES GENS! Je repartis donc et allai quitter le village lorsque j'entendis qu'on m'appelait: c'était l'institutrice, Raymonde Peyron, qui ayant entendu la conversation, me dit qu'elle avait honte pour son voisin et me donna du lait chaud: elle entama même un jambon pour m'en donner un morceau à emporter et me fit cadeau d'une bouteille d'alcool rhumé apporté par son mari qui était membre d'un réseau F.T.P.; elle me guida ensuite jusqu'au départ du chemin de la Croix et m'indiqua la route à suivre pour rejoindre, de l'autre côté de la Roudoule, au Villars-la-Croix, la maison du médecin général Martin, militaire à la retraite, qui, elle en était sûre, pourrait me soigner et m'héberger le temps nécessaire. J'espérais seulement que le pont suspendu qui enjambait les gorges ne serait pas gardé. Il ne l'était pas et j'arrivai vers minuit chez ce médecin qui me reçut à bras ouverts, examina mes blessures, pansa les plaies apparentes et mit sa maison à ma disposition, bref me redonna courage. Je profitai de son offre et partis me coucher, mais au petit matin, je filai en douce car je ne voulais pas qu'il eût le moindre ennui à cause de moi. Je redescendis dans la vallée, repassai en sens inverse le pont suspendu et allai à Léouvé chez Denis Fournier, qui avait hébergé Cabot et connaissait déjà la triste nouvelle: je lui racontai la suite à mi-voix; de son côté, il m'apprit que les trois gars qui m'avaient abandonné au moment des explosions avaient été aperçu dans les environs. Il m'indiqua le chemin qu'ils avaient pris et je partis à leur recherche; je les trouvai, en milieu de journée, dans une grange de la Mayola où ils étaient allés dans l'espoir que Salvatico, le berger du plateau de Dina, leur donnerait quelque chose à manger; ils étaient tranquillement en train de bavarder et mon apparition leur causa une grande frayeur car ils pensaient que j'avais été tué, comme Cabot, par les explosions qu'ils attribuaient d'ailleurs à des grenades lancées par les Boches. J'avais, tout le long du chemin, pensé à ce que je leur dirai quand je les aurai trouvés, mais le seul reproche que je pouvais leur faire était d'avoir eu la trouille: je leur en fis honte et leur dis combien il était important, au combat, de pouvoir compter sur ses camarades surtout lorsqu'on était blessé. Là dessus nous avons organisé un méchoui avec un mouton que nous avait procuré Salvatico (je lui donnai 150 francs) et que je tuai; le mouton tué, nous le fîmes rôtir devant le feu, enfilé sur une branche de mélèze, et arrosé sans arrêt d'un peu d'eau salée que nous passions avec la queue du mouton au bout d'une baguette de noisetier; malgré l'absence de vin et de fourchettes, ce fut un inoubliable festin. J'en profitai pour remonter le moral de mes jeunes qui se demandaient quand finirait, pour eux, cette vie de hors-la-Loi: je leur rappelai la promesse qui m'avait été faite, que l'été 1944 verrait la fin de l'épreuve pour la France occupée. C'étaient de braves gosses et ils étaient à nouveau prêts maintenant à reprendre le combat. Salvatico avait prévenu nos amis dans la vallée que j'étais sain et sauf et nous sommes restés chez lui les deux jours suivants où les restes de mouton furent mis à toutes les sauces, parfois agrémentés de haricots blancs ou de pommes de terre. La nuit, le froid nous engourdissait encore car il n'y avait pas beaucoup de paille dans la bergerie que nous partagions avec une centaine de moutons, séparés d'eux seulement par une barrière de bois; nous étions envahis par leur odeur et par leurs bêlements, ils s'agitaient tout le nuit, entrechoquaient leurs cornes, les femelles mettaient bas, un beau vacarme au milieu duquel il nous fallait arriver à dormir car les prochaines journées pouvaient être pleines de mauvaises surprises. Les chiens, qui nous gardaient avec le troupeau, aboyaient aussi sans arrêt, contre les bêtes qui tentaient de s'attaquer aux moutons, les renards, les belettes... Nous avions un tour de garde que nous passions à écouter, la nuit, les bruits des vallées environnantes; dans la journée, nous faisions des reconnaissances pour déceler un éventuel encerclement et explorer les sentiers de repli. Je comptais quand même que nos amis d'en bas, au courant de notre situation, nous préviendraient en cas d'alerte. Il fallait aussi penser à reprendre nos activités. J'envisageai de me rendre de l'autre côté du Var, vers Entrevaux, chez les frères Fagès qui m'avaient offert l'asile dans leur propriété quelques semaines auparavant. J'y avais même fait un essai de transmission radio, mais la haute chaîne de montagne qui dominait l'endroit au Sud ne laissait passer aucune émission et j'avais dû y renoncer. Pour se réfugier, par contre, c'était l'idéal: l'accès à la propriété était très difficile, les bois tout proches offraient de bons refuges et, de plus, on pouvait de là-bas surveiller la route Nice-Digne et déceler toute activité anormale. Je décidai donc de quitter le plateau de Dina (nous étions le 10 mai) et conseillai à mes jeunes d'en faire autant: bien m'en prit d'ailleurs car, le lendemain de notre départ, la bergerie de Salvatico;fut fouillée, puis incendiée. Une fois de plus, j'avais été trahi. La police était venu perquisitionner dans ma chambre à Puget-Théniers, mais elle ne trouva pas grand chose à se mettre sous la dent, si ce n'est ma veste en peaux de lapins qu'on aperçut ensuite à diverses reprises à Nice, sur les épaules de l'un des Inspecteurs de police venus perquisitionner. Je me rendis à Entrevaux. Je passai quelques jours chez les frères Fagès à poursuivre ma convalescence: c'étaient des purs qui se dépensaient sans compter pour la bonne cause: je les revois encore, dans leur cuisine, en train de moudre du blé mêlé d'orge, dans une sorte de grand moulin à café, pour donner à leur bouillon de betterave un peu plus de consistance. Nous mangions des escargots, mais le sel manquait et c'était plutôt dur à avaler: heureusement, je savais braconner et en quelques jours je réussis à prendre trois beaux lièvres au collet qui furent les bienvenus sur notre table. Je reprenais tout doucement l'entraînement physique et les contacts avec la Résistance: la mort de Cabot et la perte de notre matériel radio me privaient des liaisons avec Alger, mais je réussis à envoyer des émissaires à l'Etat-Major Résistance Régional qui venait de s'installer à la maison forestière de Ratery, à l'Est de Colmars-les-Alpes, sur la route du Col de Champs. Le "Commandant Sapin", qui le dirigeait, me fit savoir qu'il était heureux de me savoir vivant et qu'il comptait que je reprendrais bientôt du service; ça ne traîna pas: très vite, on me demanda de rejoindre le maquis qui fonctionnait là-bas entre Colmars et le lac d'Allos;sous les ordres d'un ancien élève de Sapin à Saint-Cyr, qui se faisait appeler Bertrand.LE MAQUIS DE COLMARS-LES-ALPES J'y arrivai début juin et entrepris aussitôt d'étoffer ses effectifs. Je réussis notamment à recruter tous les gendarmes de Colmars ce qui nous donna un encadrement précieux pour les jeunes réfractaires du S.T.O. et ce maquis devint rapidement un petit centre d'instruction réputé. J'entraînai les jeunes au tir et à l'utilisation d'explosifs; pour ceux-ci j'avais du mal à recruter des volontaires; la destruction des ponts et des voies de communication était pourtant capitale pour notre action, mais les jeunes préféraient les armes: je me souvient encore d'un message que m'avait fait parvenir Malherbe qui était le chef de l'O.R.A. pour les Alpes Maritimes, au dos d'un billet de la loterie nationale: "envoyez-nous des armes, nous n'avons que faire des explosifs". Le moment venu, il n'y aurait que moi dans la région pour faire sauter les ponts. J'avais reconnu à proximité un beau terrain de parachutage au Col des Champs avec plusieurs accès et facile à défendre ou à évacuer en cas d'alerte; les liaisons avec les villes, Nice, Digne ou Barcelonnette;n'étaient pas difficiles. Alger nous envoya deux spécialistes radio dont Alexandre qui avait "travaillé" dans le Vaucluse et dans les Bouches-du-Rhône avant d'être affecté chez nous et l'action reprit comme je l'avais menée avant les événements de début mai: nous préparions notre revanche. Un jour où je voulais donner une leçon de prudence à nos gendarmes, je m'approchai silencieusement de la gendarmerie de Colmars, et y pénétrai brusquement l'arme au poing; il y avait là, outre le chef et deux gendarmes que je connaissais, et à qui je fis la leçon, un gars en civil qui s'enfuit à mon entrée en sautant par la fenêtre: je demandai qui il était, et j'appris que c'était un sous-officier pilote d'aviation qui s'était trouvé en permission en France au moment du débarquement allié d'Afrique du Nord, en novembre 1942 et qui se planquait depuis; il pouvait faire mon affaire et je demandai au chef de le faire revenir: il s'appelait Robert Lagoute et fut vite d'accord pour aider le maquis; il fut convenu qu'il resterait à Colmars dans sa famille, et que je lui transmettrai les consignes par la Gendarmerie. Le système devait très bien fonctionner. Il y avait souvent beaucoup de monde au P.C. de Sapin, la plupart étaient de jeunes sous-lieutenants, ses anciens élèves de Saint-Cyr: trois d'entre eux étaient venus avec lui de Marseille pour constituer son Etat-Major (Carlin, Betemps et Granier): on y trouvait aussi les chefs des maquis des environs: Davin, de l'Ubaye, Silve et Dautremer, de Seyne-les-Alpes, Bourdilleau, de Colmars. Une fille, Nicole Chauvet servait de "chiffreuse" et on voyait parfois la fiancée de Silve qui habitait Seyne. Cela faisait beaucoup de monde à nourrir, mais mettait de l'animation au camp. BARCELONNETTE Nous étions encore à Ratery lorsqu'on apprit les détails de la mort tragique vers le 18 juin, du Commissaire de Police, Geay, de Barcelonnette, qui avait largement participé à la Résistance lorsque nous y étions; il n'avait pas voulu nous suivre lors du coup de main des Allemands sur la ville, désirant continuer à assumer ses fonctions. Arrêté par la Gestapo sur dénonciation d'un résident Italien, dont on verra plus loin qu'il expia son acte, nous n'en avions plus de nouvelles lorsque, repassant par Barcelonnette au début août le fossoyeur du cimetière nous fit savoir qu'il était mort après avoir été torturé; je fis exhumer le cadavre pour en être sûr: les dix ongles avaient été arrachés et les yeux crevés, mais on en a eu la preuve par la suite, il n'avait pas parlé. Il avait été fusillé avec quelques autres dans la cour du Lycée où une plaque rappelle ce sacrifice. Il faut saluer de pareils héros. Ceci me rappelle d'autres épisodes qui eurent lieu dans l'Ubaye au moment du coup de main allemand sur Barcelonnette: quelques jours avant, alors que je me rendais à Entrevaux;en voiture et que je dévalai une côte, moteur coupé pour économiser l'essence, nous étions tombés nez-à-nez avec deux Allemands à moto armés de fusils; je fus le premier à réagir, tirant sur eux avec le Colt, mais je les manquai: ceci n'empêcha pas le chef de jeter son fusil et d'ordonner à son acolyte d'en faire autant; nous avions maintenant deux prisonniers qu'il s'agissait de mettre en lieu sûr, et je les fis emmener à la Gendarmerie de Barcelonnette avec l'idée de m'en servir de monnaie d'échange, le moment venu. Le lendemain matin, venant les interroger et les trouvant menottes aux poignets, j'engueulai les gendarmes qui avaient agi au mépris des lois de la guerre qui veulent qu'on n'enchaîne jamais un prisonnier en uniforme. Le sous-officier allemand qui comprenait le français me remercia de mon intervention et m'apprit, du même coup, que leurs troupes venues de Gap;s'apprêtaient à occuper Barcelonnette: j'en avertis Sapin;pour qu'il prenne ses dispositions et donnai l'ordre aux gendarmes d'avoir à remettre leurs prisonniers au premier officier allemand qui entrerait en ville, ce qui fut fait. (en fait, ils furent remis à l'Etat-Major allemand qui s'était installé à l'Hôtel du Nord); mais nos prisonniers avaient raconté l'histoire des menottes et le commandant allemand de la place donna immédiatement l'ordre de libérer les quinze à vingt suspects qui avaient été arrêtés sur la dénonciation du même Italien, responsable de la mort de Geay. ENLÈVEMENT IMPROVISÉ Les Allemands occupaient encore Barcelonnette;lorsque j'appris que deux des nôtres se trouvaient encore à l'hôpital et risquaient des représailles; ils avaient eu, Granier dit Nicole, une blessure à l'aine, l'autre Dautremer dit Dauge, le bras droit déchiqueté qu'il avait fallu désarticuler à l'épaule. Je décidai de les enlever de l'hôpital: je réquisitionnai un cheval et une charrette que je chargeai de sacs de paille et, avec un copain sûr, bien armés tous les deux, hue cocotte! Mais grosse déception: l'un de nos blessés, Nicole, s'était déjà envolé avec l'aide d'une infirmière qu'il connaissait bien, et l'autre Dauge, bien soigné aussi par sa future femme, préféra se conformer à l'avis de son médecin qui craignait une hémorragie et refusa catégoriquement qu'on le transporte. J'avais bonne mine! Ne voulant quand même pas avoir organisé l'expédition pour rien, je me rendis chez le mouchard Italien dont on m'avait donné l'adresse; je le trouvai allongé sur son lit à l'heure de la sieste; il n'eut pas le temps de saisir son pistolet tant mon entrée avait été brutale; je résistai à l'envie de le descendre, car je voulais qu'il soit jugé. Il fut bâillonné et ligoté en un tour de main, puis ramené au P.C. de Ratery au milieu des sacs de paille. Il fut régulièrement jugé le lendemain selon la loi martiale et condamné à mort par quatre voix sur cinq: il avait pu être défendu par un homme intègre qui avait essayé d'atténuer sa responsabilité en accusant les gouvernements totalitaires d'encourager la délation pour se maintenir au pouvoir. Il fut fusillé, muni des derniers sacrements, après avoir signé ses aveux, par un peloton de maquisards. Celui qui le commandait me demanda de lui prêter mon Colt pour le coup de grâce. Entre-temps, le débarquement allié avait eu lieu le 6 juin en Normandie, et la guérilla généralisée avait été déclenchée dans toute la région R2 par le message "Méfiez-vous du Toréador" qui voulait dire "Allez-y sans vous préoccuper du reste". Nous étions d'accord avec le principe: encore fallait-il ne rien abandonner de notre prudence car l'ennemi se montrerait maintenant acculé et sans pitié.

EXÉCUTIONS SOMMAIRES A SAINT-ANDRE

Début juin, j'avais dû me rendre à Avignon avec trois complices pour enlever à l'hôpital (décidément!) deux de nos amis, André et sa femme, qui risquaient d'y être arrêtés. Tout se passa sans difficulté jusqu'au moment de franchir le barrage allemand qui contrôlait la sortie de la ville: nous l'avions passé le matin, sans histoire, mais au retour, avec deux passagers en plus, la sentinelle se montra intriguée et curieuse; voyant la tournure que prenaient les événements, je m'arrangeai, en accélérant, pour faire le plus de fumée possible, puis avec un bel ensemble, nous avons jeté chacun par notre vitre une grenade américaine: j'entendis crier "Achtung!" et je démarrai en trombe: nous étions déjà à bonne distance quand elles explosèrent. Nous sortîmes de la ville sans autre histoire et prîmes la route d'Apt. Le soir, via Manosque, nous étions à Vinon-sur-Verdon;où nous attendait le produit d'un parachutage destiné aux Alpes-Maritimes dont il fallait organiser le transport. Le lendemain matin, nous reprenions la route de Barcelonnette et en fin de matinée, nous étions à Saint-André-les -Alpes: un autre barrage, celui-ci fait de troncs d'arbres en travers de la route, nous attendait, mais il avait été mis en place par les maquisards du coin qui prenaient leurs précautions. Ils avaient eu la veille, nous dirent-ils, une petite escarmouche qui leur avait valu de faire deux prisonniers, actuellement gardés au frais à la gendarmerie du village. Les Résistants de la région étaient commandés par un ancien élève de Sapin à Saint-Cyr, Jean-Louis V., chef d'une compagnie de F.T.P. et d'une intrépidité inouïe, quoique un peu "craqué" comme le montre la suite. Il tint absolument à fêter notre passage et nous offrit un bon repas; nous parlâmes de choses et d'autres puis, me rappelant les prisonniers qu'il avait faits la veille, et sachant que Sapin en avait besoin comme monnaie d'échange, je lui demandai s'il accepterait de nous les confier: il me fit une réponse vague puis quitta la table en me disant qu'il en avait pour un quart d'heure; il revint, en effet, rapidement avec une bonne bouteille qu'il nous fit déguster; puis vint l'heure du départ et je reparlai des prisonniers à Jean-Louis en soulignant le prix qu'y accordait Sapin; il me répondit froidement: "Tu les trouveras à la gendarmerie, ils sont raides, je les ai nettoyés", et il ajouta "Tu diras à Sapin que, s'il a besoin de prisonniers il les fasse lui-même, moi j'ai assumé les miens". Je le traitai de salaud, alors il dégaina son pistolet et me dit: "Répète!"; je vis dans ses yeux qu'il était prêt à tuer et lui tournai le dos: je l'entendis encore me dire: "Fous le camp, fondu ou je te crève"; c'était moi pourtant qui lui avais appris à se servir des explosifs et le pistolet dont il m'avait menacé était le Colt que je lui avais remis quelques jours avant; il m'avait même parlé du fils qu'il attendait; mais c'était un paranoïaque et rien ne devait résister à son orgueil (peut-être aussi avions-nous tous un peu trop bu, et supportait-il particulièrement mal l'alcool!). Il trouva, en tout cas, peu après, une mort à son image: il était à moto le 5 juillet dans les lacets qui, du col des Robines, descendent sur Barrême, quand il aperçut une colonne allemande qui montait: il aurait eu tout le temps de faire demi-tour: au lieu de cela, il se mit en embuscade à un virage avec son équipier et ouvrit le feu le premier; il réussit à faire une vingtaine de victimes, mais il fût finalement atteint lui aussi et achevé à la baïonnette: ce sont des Allemands que nous avions capturés qui nous racontèrent l'histoire quelques temps après. Certains parleront d'une mort héroïque: je dis moi que ce fut un suicide inutile, à ne pas donner en exemple: on ne court pas au devant de la mort quand on peut encore être utile à une équipe. L'ASSASSINAT COLLECTIF DE ST JULIEN DU VERDONNotre récit de la fin des deux prisonniers allemands à Saint-André jeta la consternation à l'Etat-Major de Sapin où le commandant de la zone Sud pour l'ORA, le colonel Zeller, effectuait une visite d'inspection. Nous étions le 10 juin, le débarquement de Normandie était en train de réussir et les Allemands bien décidés à nettoyer leurs arrières: notre rôle à nous, était de gêner au maximum les mouvements de leurs troupes; nous y réussîmes en interrompant la route Nice-Digne par la destruction du Pont-de-Gueydan; l'embuscade avait tué onze Allemands; leur riposte ne se fit pas attendre: neuf otages furent tirés de la prison de Nice dans la nuit du 10 au 11 juin; on leur demanda d'emporter leurs affaires et leurs papiers en leur racontant qu'ils allaient être libérés; ils furent embarqués dans une camionnette et un petit convoi prit la route de Castellane. Arrivé à Saint-Julien du Verdon, le convoi s'arrêta, on les fit débarquer dans un petit champ au bord de la route et on les abattit, tous les neuf à la mitraillette alors qu'ils s'enfuyaient en courant, croyaient-ils, vers la liberté...

In Memoriam!

LES FUSILLES DE ST JULIEN DU VERDON

(11 juin 1944)

-Adam Jacques, 23 ans, étudiant, Nice - AUBE Césaire, 17 ans, lycéen, Nice - BARDO Georges, 48 ans, agent d'assurances, Nice - CAMPAN Gilbert, 17 ans, lycéen, Nice - CASIMIRI Nonce, 45 ans, agent P.T.T., Puget-Théniers - DEMONCEAU Roger, 18 ans, lycéen, Nice - GALLO Francis, 18 ans, lycéen, Nice - MAGNAN Aimé, 30 ans) cultivateurs
  • MAGNAN Roger, 21 ans) Puget-Théniers
Le détail de cette horrible exécution m'a été raconté par le curé Isnard dont l'église était proche, et qui se rendit sur les lieux, alerté par les rafales de mitraillettes; deux des victimes avaient survécu quelques heures et il avait pu les faire porter dans son église; c'était Adam, un F.T.P. des Basses-Alpes étudiant à Nice, et l'un des frères Magnan, Aimé, l'autre Roger avait été tué sur le coup. Ils déclarèrent au curé que ceux qui les avaient exécutés n'étaient pas des Allemands, mais des miliciens déguisés qui parlaient français entre eux. Je venais d'arriver à Colmars quand, par le téléphone arabe, on nous informa de ce drame, et je vins aussitôt à Saint-Julien pour tenter d'identifier les victimes; il fallut d'abord les exhumer et les laver car on avait hâtivement recouvert les corps de terre: nous pleurions de rage et de douleur en le faisant; il y avait là trois de mes hommes: Nonce Casimiri;qui avait été arrêté le 29 avril à Puget-Théniers, et les deux frères Magnan Aimé et Roger, également de Puget-Théniers. Il y avait Adam que j'avais connu lorsqu'il était venu prendre livraison à Puget-Rostang, du matériel qui avait été parachuté pour son maquis sur Dina, une belle nuit d'avril. Leur groupe était dirigé par un lieutenant à la retraite nommé Antomarchi. Il y avait aussi cinq élèves du Lycée Masséna de Nice qui avaient décidé un jour de rejoindre la Résistance du côté de Levens mais qui, n'ayant aucune adresse, avaient fini par revenir et s'étaient fait intercepter au retour. Les deux autres étaient des otages que je ne connaissais pas, mais qui ne méritaient pas non plus une pareille mort. Le curé Isnard;prévint les familles et je retournai à mon poste à Colmars, bien décidé à ne pas laisser ces morts impunies: j'avais avec moi des parents proches des victimes, le fils de Casimiri et un frère Magnan; leur douleur était immense et ils auraient été capables, à ce moment, d'exercer les vengeances les plus atroces: on ne devait malheureusement jamais identifier (ou vouloir identifier ?) les assassins qui, plus de quarante ans après, n'ont toujours pas reçu leur châtiment! Quel que soit le prix dont il fallait les payer, les sabotages des voies de communication de l'ennemi devaient pourtant continuer: il fallait interdire aux Allemands d'amener leurs renforts vers le Nord et la route Digne-Nice était un des axes qu'ils utilisaient: nous devions donc la rendre impraticable; nous devions aussi penser à interdire l'accès de nos refuges de la montagne; les mois de juin et juillet furent occupés à réaliser ces objectifs.

CHAPITRE V

Du maquis de Beuil

à la libération

de Puget-Théniers

Nous nous étions implantés dans le quadrilatère que limitent les vallées du haut Verdon, du moyen Var et de la Vésubie; la plupart des localités de la périphérie étaient encore aux mains des Allemands, mais ils n'osaient pas s'aventurer dans les montagnes: il faut dire que, faute de pouvoir amener du matériel lourd, ce qui nécessitait la maîtrise de routes difficiles pour les camions, ils en étaient réduits à envoyer, sur les sentiers, des colonnes, très vulnérables, de fantassins: il aurait, en effet, suffit d'atteindre le premier de la file avec un bon Mauser à lunette pour arrêter leur progression, car ils devaient redescendre le blessé avant de continuer, comme ils le faisaient toujours quand l'un des leurs était blessé en début d'opération. Le risque, pour nous, était de nous laisser encercler, et nous devions, pour l'éviter, être constamment en alerte. Nos liaisons sur le terrain laissaient malheureusement beaucoup à désirer: faute de téléphone de campagne et les lignes des P.T.T. étant constamment surveillées, il fallait utiliser des estafettes à pied ce qui, bien sûr, ralentissait notre vitesse de manoeuvre. La vie sur les hauteurs était quand même plus facile pour nous que ne l'avait été celle des vallées, que ce soit à Puget-Théniers ou à Barcelonnette; nos terrains de parachutage étaient relativement peu menacés: nous en avions au Col des Champs, au Lac d'Allos, au plateau de Dina;près de Puget-Théniers et, plus tard, au plateau de Saint-Jean Baptiste près du Beuil. Vers la mi-juillet, je fus envoyé de Ratery vers la région de Beuil-Valberg, avec la mission de contrôler les voies d'accès du Var moyen et de la route Digne-Nice vers les plateaux du Haut-Pays, par les vallées du Cians, de Daluis, de la Tinée;et de la Vésubie. J'arrivai le 14 juillet dans mon nouveau secteur où je fus reçu à bras ouverts: les gens avaient entendu parler de moi à la suite des événements de début mai à Puget-Théniers et je n'eus pas de peine à recruter la trentaine de volontaires qu'il me fallait pour les opérations prévues. Il faut dire que la victoire, qui paraissait proche, accroissait le zèle des paysans: Guillaumes avait fêté le matin "son premier 14 juillet d'après guerre", un peu tôt d'ailleurs car les Allemands allaient y revenir. Je m'installai avec mon P.C. à l'Hôtel du Cians sur la proposition du propriétaire, dont les quatre fils d'ailleurs voulurent aussi s'engager à mes côtés.DESTRUCTION DU PONT DU PRA D'ASTIER Le travail commença très vite: il fallait, avant tout, compléter notre système de défense en faisant sauter à nouveau le Pont du Pra d'Astier, sur le Cians, que j'avais détruit une première fois en juin, mais que les Allemands avaient, depuis, fait réparer: ils avaient fait poser des poutres en bois par une équipe locale requise d'office et ils surveillaient ce pont maintenant jour et nuit à partir d'un poste de garde installé dans la seule maison du coin. Je m'étais rendu compte qu'ils tiraient au mortier sur tout mouvement suspect, déclenchant régulièrement des avalanches de pierres, ce qui rendait l'approche du pont singulièrement dangereuse. Une nuit où la lune était à son dernier quartier, je pris six volontaires équipés d'un armement léger, j'emportai des explosifs et des grenades incendiaires et nous partîmes vers le Pra d'Astier, déchaussés pour ne faire aucun bruit. Arrivés à proximité du pont, Nino, un de mes hommes s'approcha silencieusement de la sentinelle qui le gardait et nous en débarrassa d'un coup de dague; je plaçai alors mes cartouches de plastic contre les piliers de bois du pont, munies de deux détonateurs à retardement, l'un de 15 minutes, l'autre en recours de 30 minutes. J'ajoutai pour le spectacle une bombe incendiaire éclairante. Le poste de garde allemand était cent mètres plus bas. Nous nous repliâmes sans plus de bruit qu'à l'arrivée, en remontant quelques lacets de route jusqu'à un point d'où nous pouvions voir le pont et nous attendîmes l'explosion, dans ce fond de vallée, fut fantastique: des débris vinrent tomber jusque près de nous, l'incendie se déclencha aussitôt, sa lueur était aveuglante en raison du magnésium de la grenade éclairante. Les Allemands réveillés en sursaut sortirent en courant: leurs silhouettes se découpaient en ombre chinoise, mais nous étions trop loin pour les atteindre avec les Sten. Nous nous sommes rechaussés, et à neuf heures du matin, nous étions de retour à Beuil: l'expédition avait duré douze heures. A Beuil, ce furent les embrassades, l'orgueil du succès, on nous fêta en héros, et chacun aurait voulu avoir participé à l'opération. Je pus quand même me reposer un peu avant le repas de midi (au cours duquel on nous servit du ragoût de mouton aux lentilles), mais mon après-midi allait être très occupé, car j'avais prévu de m'occuper d'un champ de mines que l'ennemi avait installé sur la route, au dessous de Valberg et qui empêchait toute circulation entre Beuil et cette station. DEMINAGE VERS VALBERG Je m'y rendis aussitôt fini le déjeuner. Le champ comportait quatorze mines, neuf "Tellerminen" (mines plates en forme d'assiettes) et cinq mines "Vélo", ces dernières particulièrement sensibles car surmontées d'un petit champignon d'où le percuteur se libérait au moindre choc, passage d'un piéton ou d'un animal; il fallait pour les désamorcer, replacer une goupille pour fixer le détonateur; en guise de goupilles, j'utilisai des épingles de sûreté, mais il me fallut tout l'après-midi pour venir à bout de ces cinq mines "Vélo". Je négligeai provisoirement les "Tellerminen" destinées aux véhicules et qui n'étaient dangereuses qu'à partir d'une pression de trois cents kilos; il y avait, alors, rupture d'une goupille en alliage étain-plomb qui libérait le détonateur. J'avais placé quelques hommes sur les hauteurs environnantes pour empêcher qu'on approche: les autres étaient à proximité pour me voir opérer et me montrer qu'ils n'avaient pas peur. Je commençai à frotter le bout de mes doigts sur un rocher, longuement, pour leur donner la sensibilité maximum. Je vérifiai ensuite que mes vêtements ne risquaient pas de me gêner ou d'accrocher quoi que ce soit, que les lacets de mes souliers ne traînaient pas. J'accrochai alors des ficelles aux barbelés qui délimitaient le champ de mines de façon à matérialiser des couloirs de la largeur de mes épaules, que je devais parcourir en rampant d'une extrémité à l'autre: il y avait dix couloirs pour les cinq mètres de large que faisait la route. Puis je commençai mon exercice de reptation qui me prit une bonne partie de l'après-midi, refixant les détonateurs des mines "Vélo" à l'aide de mes épingles de sûreté, à mesure que j'en rencontrai. Chaque fois, j'expliquais aux assistants ce que je faisais. A la fin, je me relevai et me promenai de long en large sur le champ de mines où restaient encore les neuf "Tellerminen": j'avais vu notre instructeur anglais le faire lors de notre entraînement au "Club des Pins" à Staouéli;: apparemment ma démonstration n'avait pas rassuré l'assistance qui me croyait devenu fou et s'était mise à plat ventre dans le fossé, verte de trouille. J'ouvris une discrète chicane dans le barrage de barbelés pour me permettre de passer à pied. Je l'utilisai dès le lendemain pour me rendre à Daluis sur une moto qu'on avait mise à me disposition: nous avons quand même fait attention à ne pas passer sur les "Tellerminen". DESTRUCTION DU PONT DE BERTHEOU - 8 JUILLET 1944 On m'avait, en effet, fait savoir qu'on comptait sur moi pour détruire le pont de Daluis (en fait le pont de Berthéou), situé dans une épingle à cheveux, entre Daluis et l'embranchement de la route de Villeplane); un commando était déjà sur place à contrôler les abords. Il ne me restait que trois kilos d'explosifs que je répartis en trois paquets disposés sur la clé de voûte de l'arche centrale dans des trous que j'avais fait creuser. Avant la mise à feu, je m'assurai que tous ceux qui étaient sur la rive opposée avaient été avertis qu'on allait détruire le pont, et j'avais fait placer de grosses pierres en travers de la route pour dissuader d'éventuels automobilistes de poursuivre leur route. Je reliai mes charges avec du cordon détonnant et fixai à la dernière un mètre de cordon Bickford que j'allumai. J'avais 100 secondes pour aller me mettre à l'abri en hurlant: "Couchez-vous, ça brûle!" Le travail fut parfait, la brèche mesurait onze mètres et l'arche centrale avait été coupée à ses deux extrémités, à l'aplomb des deux piliers. Au moment où nous allions quitter les lieux, un bruit de moteur nous avertit de l'approche du petit car qui faisait le service Nice-Valberg et qui arrivait de Nice. On cria aux voyageurs et au chauffeur de descendre et de nous rejoindre par le fond du ravin. J'envoyai un motocycliste à Guillaumes pour essayer de trouver un moyen de transport pour tout ce monde; en attendant, je fis procéder à un contrôle d'identité des passagers. J'étais assis sur un rocher un peu au dessus et je supervisai les opérations lorsque je m'aperçus qu'une femme et une fillette avaient échappé au contrôle. Je demandai sa carte à cette passagère, son lieu de naissance me frappa car Mur-de-Barrez dans l'Aveyron n'est pas une grande ville et j'y suis né. Son nom de femme mariée, Madame Edekins;ne me disait rien; je crus d'abord à un faux, puis je découvris que c'était une cousine de ma mère dont j'avais entendu parler, mais que je n'avais jamais vue. Je lui dis qui j'étais et je me promis d'aller la voir le soir même à son chalet de Valberg. J'y rencontrai son fils, Paul, sorti major de Centrale et qui cherchait à entrer dans un maquis; sa mère me le confia et il fut engagé aussitôt. Je les quittai très tard et rentrai à Beuil;malgré le couvre-feu qu'en tant que patron du coin, j'aurais dû respecter. Sapin me demanda peu après d'organiser dans mon secteur, que j'avais maintenant bien en mains, l'installation de l'Etat-Major de la région R2 qu'il dirigeait pour l'ORA (Organisation de Résistance de l'Armée); je dus pour cela réquisitionner toutes les bergeries et granges des environs de Beuil, Valberg et Péone. La vie continuait autour de nous et il y avait dans les hôtels de Valberg plusieurs couples d'estivants venus de Nice respirer le bon air de la montagne et complètement indifférents à nos activités. Nous avions vu arriver des personnes à garder à vue comme la femme et la fille d'Agnelli, le Maire collaborateur de Guillaumes, que nous voulions juger. DES SORTES DE COURS MARTIALES Tout ce monde devait être nourri et mes hommes passaient leurs nuits à parcourir les villages de la région à la recherche d'un difficile ravitaillement qu'il fallait ensuite rapporter à dos d'hommes lorsque les ânes ou les mules faisaient défaut. Ces déplacements nous donnaient parfois l'occasion de mettre la main sur des suspects; c'est ainsi que mes hommes arrêtèrent une épicière de Touët, la veuve Ribuot, qui avait été surprise téléphonant à son gendre, milicien, des renseignements confidentiels sur l'emplacement de maquis, nos effectifs, notre armement et le nom de tous les imprudents qui, chez nous, n'avaient pas cru nécessaire de prendre un nom de guerre. Je l'avais déjà interpellée quelques jours avant, mais avais dû la relâcher faute de preuves; cette fois, le doute n'était plus permis et nous pûmes montrer que son gendre Gegoff, milicien, était en relation avec "Willy", l'homme de la Gestapo à Puget-Théniers, qui avait tant cherché à me capturer; outre son magasin à Touët, elle faisait aussi l'épicerie ambulante, parcourant la région avec une charrette à âne et personne ne se méfiait d'elle. Nous avions réuni maintenant assez de témoignages pour un procès en règle et elle fut amenée aux Amignons où nous gardions aussi la famille Agnelli; la procès pourtant n'eut jamais lieu: la veuve Ribuot devait passer mystérieusement (?) de vie à trépas dans la nuit qui suivit son arrestation. Il y eut plusieurs autres cas de ce genre, mais je veillai personnellement chaque fois à ce que les accusations soient bien étayées par des témoignages et à ce que les accusés aient droit à une véritable défense avant un jugement impartial; des sortes de Cours Martiales furent instituées dans ce but: elles nous permettaient de donner une suite légale aux plaintes et aux accusations qui nous parvenaient, maintenant que nous représentions dans la région l'autorité de la République. Le premier en date de ces procès d'exception fut celui d'un nommé Campana, de Guillaumes, qui nous avait été amené par quelques-uns de ses concitoyens; ceux-ci l'accusaient d'écrire des lettres de dénonciation mettant en cause aussi bien les jeunes réfractaires au S.T.O. que les commerçants qui approvisionnaient le maquis. Le dénonciateur avait été piégé avec la complicité d'un postier, la boîte aux lettres où la nuit il postait ses dénonciations était régulièrement vidée avant qu'il vienne et ses lettres recopiées avec leur adresse avant de les laisser partir. Notre tribunal avait donc toutes les preuves de ces dénonciations et l'accusé fut condamné à mort malgré les plaidoiries de deux avocats qui avaient accepté de le défendre, un maquisard père de famille comme l'accusé et un représentant de la population de Guillaumes. Il fit des aveux complets. EXÉCUTION D'UN MOUCHARD J'avais accepté que le curé de Valberg l'assiste dans ses derniers moments, mais je n'avais pas pensé qu'il viendrait le matin de l'exécution comme en procession, accompagné d'enfants de choeur en surplis blanc dont l'un portant un crucifix aussi haut que lui et d'une foule de paroissiens. Cette manifestation politico-religieuse me parut déplacée et je me dépêchai d'en terminer: je demandai un volontaire pour former le peloton d'exécution et le commander: ce fut un sous-officier de réserve, Siméoni, qui recruta à son tour six volontaires et l'exécution eut lieu dans des conditions dites "réglementaires". Campana mourut les yeux fixés sur le crucifix. Le chef du peloton m'emprunta mon pistolet pour le coup de grâce. Le supplicié fut ensuite porté en terre par les mêmes qui l'avaient exécuté. On l'enterra à l'entrée du cimetière de Beuil pour frapper les imaginations et montrer la détermination des Responsables de la Résistance Locale. J'ai toujours regretté que l'enfant de choeur qui portait la croix ne l'ait pas brandie devant le peloton d'exécution en demandant la grâce du condamné: il l'aurait probablement obtenue, et l'image d'une église charitable y aurait certainement gagné, mais c'était trop demander à un enfant, et ni le curé, ni aucun des assistants n'en avait eu le courage. Le même jour dans l'après-midi (c'était le 20 ou 21 juillet), je dus retourner dans les gorges de Daluis où une de nos patrouilles avait été prise à partie par deux mitrailleuses que les Allemands avaient installées en surplomb du pont que nous avions détruit vers le Col de Roua. Il y avait eu deux blessés dont l'un n'avait pas pu se replier, il était resté étendu immobile, entre deux tunnels et on pensait qu'il était peut-être mort, on ne savait que faire et on m'attendait pour prendre une décision. De Beuil, je me fis conduire sur les lieux à moto par Siméoni, le même sous-officier qui venait de commander le peloton d'exécution. Nous descendîmes à fond de train. Arrivés dans les gorges, il y avait sous le dernier tunnel encore abrité, quelques camarades qui palabraient sur les mesures à prendre. Je les traitai de dégonflés de laisser ce pauvre type au milieu de la route, à quoi ils répondirent: "Tu ne vois pas qu'il est mort!". J'avais une excellente paire de jumelles et j'observai le blessé: je reconnus mon ami, le sous-lieutenant Pyra (de Bois-Fleury); du sang s'écoulait d'une blessure à la gorge; je pouvais voir son oeil droit ce qui me donna une idée: j'appelai Pyra et lui criai: "Pyra, si tu m'entends, ferme les yeux et ouvre les aussitôt", ce qu'il fit: il était donc vivant et tout-à-fait conscient, mais il fallait le soigner d'urgence; j'avais le nécessaire sur la moto, mais encore fallait-il le sortir de là, et les Allemands continuaient, de temps en temps, à lâcher des rafales de mitrailleuse entre les deux tunnels. Pyra, lui, était protégé par un angle mort, je décidai de le traîner jusqu'au tunnel suivant et l'en informai: "Nous allons te sortir de là en te tirant vers l'autre tunnel, d'accord ? Si oui, tu fermes les yeux" ce qu'il fit à nouveau. Alors Siméoni et moi avons pris notre élan, couru jusqu'à Pyra, l'avons saisi aux épaules par son treillis et avons réussi à atteindre l'autre tunnel en moins de dix secondes. Ceux qui nous regardaient applaudirent au résultat. Je donnai aussitôt à boire à Pyra et tamponnai tant bien que mal la blessure qu'il avait au cou. Apparemment, la rafale n'avait atteint ni l'artère, ni les vertèbres. Je désinfectai la plaie au marc du pays et appliquai un pansement compressif. Pyra avait perdu beaucoup de sang, et à l'importance de la flaque sur le sol, j'évaluai l'hémorragie à un litre environ: il n'était donc pas en état de courir avec nous, et je décidai d'attendre la nuit pour revenir; j'en informai ceux qui nous attendaient et leur demandai aussi de faire venir une camionnette pour ramener le blessé. Ainsi fut fait, et la nuit tombée, je chargeai Pyra sur mes épaules à la manière des pompiers, Siméoni restant en réserve, prêt à le tirer en courant si j'étais tombé. Tout se passa bien: Pyra fut placé sur une civière, recouvert d'une couverture et emmené en lieu sûr en camionnette. Je ne devais le revoir qu'à la fin de l'année 1945, à son départ pour l'Indochine où il servit comme Officier de Cavalerie. RÉDDITION DE PUGET-THENIERS Vint le débarquement en Provence du 15 août 1944. Les Allemands envoyaient des renforts et plus que jamais la Résistance devait interdire les passages routiers stratégiques. Sur la grande route des Alpes qui menait de Digne à la mer, Puget-Théniers constituait un point d'appui de l'ennemi et ordre me fut donné, avec mon ami "Rodolphe" qui avait en charge l'ensemble des vallées du haut-pays, de nous emparer de cette petite ville. Il y avait là une garnison allemande d'une trentaine d'hommes surveillés par un type de la Gestapo nommé Willy dont j'ai parlé plus haut. Je connaissais bien Puget-Théniers pour y avoir pratiquement passé les six premiers mois de l'année; j'avais sur place de nombreux amis qui ne demandaient qu'à nous aider: l'un deux, le boulanger, Francis Autran grâce à qui j'avais pu, naguère approvisionner mon maquis cultivait tranquillement son jardin à la Roche d'Abeille; à notre arrivée: on convint qu'il retournerait à Puget-Théniers pour avertir nos amis d'avoir à faire courir le bruit que la ville était complètement encerclée par les maquisards; il devait aussi trouver un volontaire pour annoncer aux Allemands que nous leur laisserions la vie sauve s'ils déposaient les armes. Nous comptions que la récente nouvelle du débarquement (nous étions le 16 août) les convaincrait de la vanité de toute résistance. Ainsi fut fait et Francis s'acquitta fort bien de sa mission: c'est Cagnoni, un lieutenant des Eaux et Forêts qui alla expliquer la situation à l'officier qui commandait la petite garnison; il s'était fait accompagner par un ami, Gaby Fabre, qui intervint à temps, pour désarmer un soldat qui faisait mine de résister. Il ne fallut pas longtemps pour persuader les autres qu'il valait mieux se rendre. Entre-temps, nous étions descendus au Planet;et les deux gradés vinrent au devant de nous, sur la route de Nice, pour discuter de leur reddition: toute la garnison, vingt huit hommes, dont beaucoup de Polonais enrôlés de force, se rendit ce jour là à mon ancien, le commandant Rodolphe, alias de Lestang Labrousse. Les prisonniers furent désarmés, mais on laissa leur pistolet aux deux gradés; on parqua tout le monde dans la grande salle du restaurant Rancurel où ils avaient déjà installé leurs quartiers; des sentinelles furent placées à toutes les issues de la ville, le central téléphonique occupé et la population invitée à nous livrer au plus tôt Willy, l'homme de la Gestapo qui devait se cacher quelque part; on ne devait malheureusement pas mettre la main dessus, car l'hôtelière chez qui il logeait, Mme Corporandi en avait une telle peur, qu'elle lui avait facilité la fuite et se refusa à nous fournir aucun renseignement sur la façon dont il avait quitté la ville. C'est elle, d'ailleurs, qui s'était opposée par crainte de représailles, au cours des derniers mois, à ce qu'on tente quoi que ce soit contre lui. Même sans la capture de Willy, l'atmosphère à Puget-Théniers était à l'allégresse: tous se retrouvaient, naturellement, du côté des vainqueurs du jour et se sentaient l'âme résistante. On en profitait, il est vrai, pour régler des querelles personnelles et une partie de la population accusait l'autre de collaboration. Les dénonciations furent innombrables et je dus calmer le jeu en exigeant des dépositions écrites et signées adressées au Procureur de la République, ce qui donna à réfléchir. Les gendarmes de la Brigade, dont le comportement n'avait pas toujours été sans ambiguïté, furent laissés en observation. J'avais personnellement gardé une grande méfiance à l'égard de certains d'entre eux que je soupçonnais d'avoir guidé les Allemands lors de l'attaque de notre refuge, au début mai, puis de leur avoir livré du matériel entreposé dans une cave où je faisais l'instruction de mes jeunes recrues, mais je n'avais pas suffisamment de preuves et le moment des règlements de comptes n'était pas encore arrivé; mieux valait, pour l'instant, feindre l'harmonie d'une population toute entière rangée derrière ses libérateurs; et puis, j'aurais tellement préféré à l'époque, croire que chacun avait fait son devoir! L'Eglise, elle, ne se souciait pas trop de réunir des preuves pour décréter que cette libération, obtenue le lendemain de la fête de l'Assomption, était une manifestation de l'amour que portait la Mère de Dieu à la Ville de Puget-Théniers. Un pèlerinage solennel fut organisé en l'honneur de Notre Dame de la Roudoule et il se renouvelle depuis, chaque année au 15 août au sanctuaire érigé à cette intention sur la route qui monte, derrière Puget-Théniers vers les Gorges de la Roudoule. Qui se souvenait, ce 16 août 1944, que le pauvre Joseph Cabot, mon radio, mon ami, s'était vu refuser l'accès de sa dépouille à l'Eglise paroissiale, qu'on ne lui avait pas accordé le moindre linceul et qu'il avait été enseveli, tout nu, entre quatre planches mal jointes, par les cantonniers municipaux, le 5 mai de cette même année ?

Les victimes de la résistance

dans la région de Puget-Théniers

- BONNET Jean, 73 ans, cultivateur, exécuté à la Penne le 3 mai 1944 - CABOT Joseph, 27 ans, ingénieur, mort le 3 mai 1944, près de Puget-Théniers (le radio de "François") - CHARVINFélicien, 25 ans, cultivateur, exécuté à la Penne le 3 mai 1944 - MASSIERA Albert, 33 ans, cultivateur, exécuté à Rigaud le 17 juillet 1944 - MASSIERA Julien, 27 ans, bûcheron, exécuté à Puget-Rostang le 4 avril 1944

CHAPITRE VI

Dernières opérations

et retour à

la guerre en uniforme

Une fois acquise la libération de Puget-Théniers, qui consolidait celle déjà obtenue dans le Haut-Var et le pays de Beuil, il fallait mettre à profit notre victoire pour hâter le nettoyage de l'arrière-pays et aider, si possible, à la libération de Nice. LE BANCAIRON Le nettoyage des vallées fut fait dans les deux jours suivants: le 17 août la petite garnison (40 hommes) de Saint-Martin Vésubie se rendait au groupe Foatta et le 18 août, c'était le tour de celle de l'usine hydro-électrique du Bancairon dans la Basse-Tinée. Les Allemands de la Tinée;s'y étaient regroupés pour mieux résister au harcèlement des maquis; c'était une garnison hétérogène composée de gardes-frontières et des effectifs des petits postes de la Haute-Tinée qui s'y étaient repliés. D'après mes informations, ils étaient peu désireux de se battre maintenant que les Alliés avaient débarqué en Provence. Néanmoins, placés comme ils l'étaient, à une quinzaine de kilomètres de la Mescla, ces Allemands empêchaient toute liaison par la vallée et il fallait bien les neutraliser. Sapin me demanda de m'en occuper et, dès le 16 août, des tireurs étaient postés sur les hauteurs alentours pour les encercler et s'opposer à tout repli. Je me rendis sur place le 18 août, accompagné d'un gendarme en uniforme arborant deux fanions tricolores sur les ailes. René Giauffret;suivait dans sa "traction" avec quelques uns de mes hommes, solidement armés, dont l'un, un alsacien, Jean Bottin, dit "Siméoni" pour me servir d'interprète. J'étais bien décidé à obtenir la reddition plutôt que de risquer des morts inutiles par une attaque en force. Arrivés aux grilles de l'usine, je descendis de voiture, enlevai ostensiblement mon pistolet que je jetai sur le siège avant pendant que les deux sentinelles braquaient leurs fusils-mitrailleurs. Je leur demandai, avec l'aide de mon "interprète" de prévenir leurs officiers que je désirais discuter les conditions d'une reddition. Le message fut transmis et après une demi-heure qu'ils passèrent, je suppose, à décider de la conduite à tenir, les trois officiers responsables de la garnison sortirent de l'usine pour me dire qu'ils étaient, effectivement, prêts à se rendre mais qu'ils ne le feraient qu'à des officiers alliés en uniforme. Il fallait que j'en réfère à Sapin et je demandai à René Giauffret de me ramener à Puget-Théniers. Un gendarme restait en otage. Je pus convaincre Sapin, à peine revenu de son expédition chez les Américains qu'il était allé informer des zones que nous contrôlions: il viendrait au Bancairon;recevoir la reddition. Elle eut lieu le lendemain, 19 août. Sapin s'était revêtu d'un semblant d'uniforme, composé d'un pantalon et d'une chemise kaki provenant d'un parachutage, auxquels il avait ajouté des galons de commandant. Il arriva dans la voiture de René Giauffret qui emportait trois volontaires armés: "Mimi" Mariucci, Gabriel Fabre;et Gamet. Leur voiture avait eu un pneu et l'aile avant perforés par balle à Malaussène en revenant à Puget-Théniers la veille. Les autocars de Cadopi avaient été réquisitionnés pour ramener les prisonniers. Le protocole de reddition fut signé par les trois officier allemands: leur honneur était sauf, s'étant rendus, croyaient-ils à un officier des troupes régulières, débarquées peu avant, même si la vue de nos véhicules de transport pût ensuite leur laisser quelques doutes! La garnison rendue comportait, outre les officiers, 78 sous-officiers et soldats, plus 6 chiens policiers. Nous héritions aussi de plusieurs tonnes de vivres, cadeau particulièrement apprécié en cette période de vaches maigres, sans compter les armes et les munitions. Les officiers gardèrent leur pistolet comme le stipule la Convention de Genève. Nos prisonniers furent embarqués dans les autocars emmenés à cet effet et, par la Mescla et la vallée du Var, emmenés d'abord à Puget-Théniers pour que la population puisse prendre part à notre fierté, puis à Beuil où ils rejoignirent ceux que nous avions faits le 15 août à Puget-Théniers. Je me souviens qu'à l'arrêt que nous avions fait à Touêt sur Var, pour fêter notre succès à l'Hôtel Paul, un courageux client de l'établissement se proposa de "descendre tous ces salauds à la mitraillette": à ma réponse qu'il y avait mieux à faire avec les Allemands qui n'étaient pas encore prisonniers et qu'il aurait sa mitraillette s'il venait avec nous, il disparut sans insister. C'était une époque où l'on prenait vite la mesure du véritable courage. NETTOYAGE EN AVAL DE LA MESCLA — LA BATAILLE DE LEVENS Une fois obtenue la reddition du Bancairon, il restait encore d'importants secteurs de résistance allemande aux environs de Levens qui visaient à protéger les voies de repli possibles de l'occupant par la Vésubie, la Ligurie et le Piémont;qu'ils tenaient encore. La nuit suivant leur reddition au Bancairon, ils avaient fait sauter une autre usine hydro-électronique au Plan du Var. Pour moi, je reçus instruction de nettoyer la vallée jusqu'à Saint-Martin du Var. L'objectif était double: 1° Eviter la destruction du pont Charles-Albert, par lequel pouvaient arriver les Américains (les autres ponts avaient déjà été tous détruits: ceux de Saint-Laurent et de la Manda;l'avaient été conjointement par les Allemands et par la Résistance. Quant au pont Durandy, au confluant de la Vésubie, nous l'avions fait sauter auparavant pour protéger notre réduit) 2° S'opposer à l'envoi de renforts allemands sur Levens et la Roquette;par la vallée du Var: ces villages avaient été libérés ainsi que Saint-Martin-du Var par les F.T.P. le 17 août. Le premier objectif fut atteint sans difficulté et je fis une dizaine de prisonniers en nettoyant Saint-Martin-du-Var et en interceptant un peloton cycliste des Waffen SS qui patrouillait aux environs du pont Charles-Albert. J'eus moins de chance avec la tentative sur Levens. La Résistance occupait Plan-du-Var depuis le 15 août et Malherbe y avait installé son P.C.; nous avions même posté une sentinelle en uniforme allemand à l'entrée du pont (détruit) sur la Vésubie pour dissuader les Allemands qui tenaient encore le cimetière de Levens au dessus de nous, de nous tirer à la mitrailleuse: il s'agissait d'un alsacien incorporé de force dans la Wehrmacht et que "Rodolphe" le chef du maquis de Beuil avait adopté. Je patrouillai la région en camionnette, mais le coin était loin d'être tranquille car les Allemands préparaient leur contre-attaque vers la Roquette et Levens. J'en fis d'ailleurs l'expérience car, au cours d'une de ces patrouilles "motorisées", notre camionnette fut prise sous le tir et mon cousin Edekins fut grièvement touché à la cuisse et au bras: je dus pendant près d'une heure, comprimer l'artère fémorale de mes deux pouces en attendant qu'on vienne nous secourir. Sur ces entrefaites, le groupe Rodolphe auquel j'étais rattaché, fut chargé d'appuyer la Résistance locale pour chasser définitivement les Allemands de Levens; notre attaque sur la Roquette;et Levens commença dans la nuit du 24 au 25 août. J'étais chargé de contrôler le débouché du sentier qui monte du Plan du Var et j'avais derrière mon groupe une compagnie des F.F.I. pour assurer mon repli. Nous commençions à explorer le terrain sur les hauteurs; j'avais laissé passer sans les tirer deux allemands en side-car lorsque Noël Cadopi que j'avais envoyé en estafette à un de mes adjoints, Rossi le garde-forestier, se trouva nez-à-nez avec une patrouille ennemie: sa mitraillette s'enraya et il était à deux doigts d'être proprement fusillé lorsque je pus le délivrer en les prenant à revers et en descendant la demi-douzaine d'Allemands de la patrouille; ceci à la mitraillette, une Mauser puissante et précise que j'avais récupérée au Bancairon. Nous eûmes moins de chance quelques minutes après: la compagnie qui devait assurer nos arrières s'était repliée sans crier gare et nous sommes tombés inopinément sur un autre groupe d'Allemands: le secteur qui contrôlait le début du chemin vers Plan du Var en grouillait littéralement. Nous ne pûmes nous échapper qu'en sautant dans les fourrés qui bordaient le chemin et en essayant, tant bien que mal de nous éloigner de ce point chaud. Certains membres de mon équipe restèrent cachés toute la journée sans bouger, entendant les Allemands à leur recherche; les autres purent descendre vers la Vésubie par la falaise, s'aidant à l'occasion de leurs ceinturons mis bout à bout; c'est au cours de cette descente que Lucien se blessa grièvement: sa fracture de la colonne vertébrale devait entraîner sa mort quelques années plus tard. Nous avons fini par nous regrouper à Plan-du-Var pendant que les Américains qui étaient arrivés entre-temps sur l'autre rive, bombardaient les positions allemandes que nous avions vainement attaquées, et dont Malherbe leur avait indiqué l'emplacement. Suivit une brève période d'accalmie au cours de laquelle pourtant, l'Hôtel Cassini, qui nous hébergeait, fut très endommagé par l'explosion d'une grenade Gammon maladroitement manipulée par un jeune médecin du groupe Lorrain. Le récit du Sous-lieutenant Cavenago André, dans le livre de Sapin "Méfiez-vous du Toréador" (page 350) décrit fidèlement cet accident: "Nous sommes dans la fameuse salle à manger où Sedan, un jeune médecin de la compagnie Lorrain manipule une grenade Gammon en expliquant que, du moment où le capuchon n'est pas dévissé et que la tresse qui entoure le col n'est pas déroulée, le percuteur ne peut pas agir et on peut taper dessus "comme on veut". Je suis en train de lui dire: "Méfiez-vous, Toubib, avec ces engins, il ne faut pas s'amuser..." lorsque Lorrain vient me chercher en me demandant de l'accompagner pour ramener quelques fûts d'essences. Nous partons dans une traction avant et nous sommes à peine parvenus au Pont Durandy, à quelques cent mètres de l'Hôtel, qu'une violente explosion retentit. Demi-tour immédiat. "A l'hôtel, le spectacle est atroce, du sang partout, le médecin déchiqueté, Dubeau, Merlin, blessés sont évacués sur l'hôpital de Puget-Théniers, ainsi que Imbert et Bacle. Je demeurais le seul responsable de la zone Tinée-Vésubie.

ÉPILOGUE

Le lendemain, 27 août 1944, au soir, les Américains franchissaient le Var sur un pont de fortune à Saint-Laurent. Les Résistants avaient définitivement libéré Levens et l'insurrection éclatait à Nice qui était libérée le lendemain par ses propres efforts. Sapin installait son Etat-Major à l'Hôtel Atlantic. Je ne l'y avais pas suivi, préférant d'abord récupérer les quatre hommes que j'avais laissés au dessous de Plan-du-Var, puis, lorsqu'ils nous eurent rejoints, poursuivre avec mon groupe les actions de harcèlement contre les Allemands réfugiés dans la Haute-Vésubie et qui étaient en train de préparer un réduit frontalier autour de l'Authion;(qu'ils tiendront jusqu'en avril 1945). Je dus, malgré tout, rejoindre Grasse pour faire fonction d'instructeur dans le centre que Sapin avait organisé pour les éléments hétéroclites qui nous rejoignaient maintenant chaque jour ou nous avaient rejoints ces dernières semaines. Sapin voulait en former des "Bataillons Réguliers" qui, plus tard, seraient intégrés à l'armée De Lattre de Tassigny. Granier, Tilly et Dautremer étaient instructeurs avec moi. L'aventure était terminée. Le métier militaire reprenait ses droits. J'avais été nommé Lieutenant "deux galons" et ma nomination figurait au Journal Officiel de la République. On m'affecta au 141e régiment d'infanterie à Aubagne, puis à Digne où je fis à nouveau fonction d'instructeur de tir et de minage-déminage. Je fus ensuite muté à Marseille comme responsable de la Compagnie nourricière du 141e et finalement à Strasbourg au Régiment des "Diables Rouges" où je restai jusqu'à ma nomination de Capitaine et mon départ en Indochine, le 1er juillet 1951. Je ne le savais pas encore, mais ces trois galons allaient être mon bâton de maréchal. La grande aventure avait duré moins de deux ans... mais quelles années! Elles avaient marqué ma vie à jamais et il faut bien dire que les habitudes de cette vie libre et dangereuse que j'avais acquises n'étaient peut-être pas la meilleure préparation à mon intégration dans la hiérarchie militaire. Peu importe. Je m'étais bien amusé!