GUILLON Denis
**
049
IL A NEIGÉ
SUR MES 20 ANS
Évadé de
France, parachuté en France
Déporté
en Allemagne
Résistance
Guerre 1939 - 1945
Nice
-Janvier 1988
Analyse
du témoignage
Écriture : 1985 - 226
pages
PRÉFACE
de René JANÇON
Commissaire Principal aux
Renseignements Généraux
Un de mes amis avait
coutume de dire, lorsqu'il voulait préciser sa
pensée ou donner de la force à un argument : "Je connais la
puissance des mots et la
valeur des termes". Personnellement,
je ne crois pas qu'aucun mot puisse traduire
exactement les drames de la guerre puis l'horreur
des instants que nous avons vécus dans les Camps
de Concentration, les fameux "Konzert" nazis. La
radio, puis les postes de télévision ont parlé et
montré des images de reportages sur les camps de
Buchenwald, Mathausen ou d'Auschwitz de nombreux
journalistes et reporters ont publié de courts
récits sur la vie des déportés. Quelques-uns de
ceux-ci ont fait des déclarations à la presse. Les
autres ont narré leur "vie" à leurs amis et
connaissances. Qui, n'ayant pas vécu ces instants
tragiques, n'a pas pensé que l'auteur ou le
narrateur exagérait son récit ? L'auditeur
accusait l'orateur de vouloir faire du roman ou du
cinéma. Alors, que dire de l'aventure qui fut
celle de Denis Guillon : après l'exode sur les
routes mitraillées et bombardées, après une
"échappée" vers l'Angleterre et l'École de
Commandos Spéciaux de sabotage britannique, après
son parachutage et sa vie de jeune résistant en
France occupée, jusqu'à son arrestation par la
Gestapo, son emprisonnement et enfin sa
déportation, qu'il finit dignement par une évasion
de la colonne de repli des rescapés devant la
poussée des Armées Alliées… avec la cruauté des
gardiens SS… Il a réalisé, dans son livre, un
condensé d'une vie de jeune homme perturbée par la
guerre et il l'achève par un exposé sur la vie
concentrationnaire. Les commissions interalliées
et surtout américaines, voulaient à peine croire à
la véracité des rapports que nous, survivants,
leurs présentions. Pourtant, conduites sur les
lieux, elles ont pu se rendre compte, à la façon
de Saint Thomas, que Dante n'avait été qu'un bien
faible précurseur ! L'amoncellement des cadavres
qu'elles ont pu voir, n'était qu'un reliquat de ce
que fut notre petit enfer quotidien. Plus de 80 %
de nos compagnons n'ont pas revu cette France
qu'ils ont tant espérée. Leurs beaux projets ne
seront jamais réalisés. Ces hommes, ainsi que
leurs camarades miraculeusement survivants, ont
tous terriblement souffert. Un nouvel Homère
tentera peut-être, un jour, d'écrire l'Iliade et
l'Odyssée 1939-1945 ? Il lui en faudrait en
composer une pour chacun d'entre nous, tant nos
souffrances ont été particulières, bien que
supportées en commun. Il serait également
nécessaire que M les académiciens activent la mise
en circulation de mots très imagés dans ce qui
peut traduire l'horreur dans ce que le théâtre
Shakespearien classe parmi "l'horrible" et le
"terrible". Ceci explique pourquoi je demande à
qui lira ces mémoires, O combien fragmentaires, de
les considérer comme un "minimum". Je voudrais que
tous ceux qui sont appelés à venir dans les
troupes d'occupation en Allemagne apprennent ainsi
la façon dont nous ont traités les hommes de main
des Hitler, Goering, Goebbels et Himmler. Il
serait nécessaire également de faire lire de tels
rapports à tous ceux qui ont donné leur appui ou
tout simplement leur consentement aux exactions
que nous avons subies, ou même au régime qui nous
les a infligées. Le lecteur trouvera, dans cet
ouvrage, les impressions notées au coup par coup
par un jeune, résistant puis déporté. De nombreux
livres ont déjà été écrits sur un thème semblable.
Aucun, jusqu'à présent, ne reflète avec autant
d'exacte simplicité la vie au jour le jour et
l'état d'esprit des résistants et déportés. Á
tous, il donnera une petite idée de ce qu'était
l'occupation et la "Kultur" nazie Que dire de
notre jeune ami ? Qu'il est revenu de toutes ces
épreuves insensées, dramatiques, blessé
profondément dans sa chair, mais ayant gardé la
simplicité de "celui qui a eu la chance d'être un
témoin survivant !" Qu'il a conservé, malgré
toutes les souffrances physiques et morales
supportées, une humilité, le cran de ceux qui ont
connu le meilleur et le pire dans une jeune
existence. Pour le situer : Á son retour de
captivité et après six années de Sanatorium
militaire en Forêt Noire, il avait installé, chez
ses parents, un petit chemin de fer mécanique
qu'il faisait fonctionner, de temps en temps,
devant les gosses de son quartier. Ses yeux
brillaient de joie et de bonté… c'était aussi
l'une des rares fois où il mettait genoux à terre
devant quelqu'un... Les années ont passé et nous
nous trouvons en état de guerre larvée et de
terrorisme international. Les "grands" de ce monde
parlementent autour du tapis vert. Plutôt que de
chercher à établir une paix solide et durable,
chacun veut assurer ses positions géographiques,
politiques, en vue d'un prochain conflit !
Question de suprématie ? Pour nous. Les déportés
des Camps de Concentration. Ce terme est synonyme
de brimades, de privation de liberté, de
souffrances et d'abus de pouvoir. Nous nous
refusons de nous faire les complices de
tortionnaires quels qu'ils soient, d'où qu'ils
viennent ! Pourquoi la liberté est-elle si
difficile à conserver, à gagner ou à reconquérir
et pourquoi faut-il toujours combattre pour elle ?
One of
my friend used to say when he wanted to make his
point more precise or give more weight to a
statement : "I know the power of words and the
value of statements". Personally I do not think
that any word can render exactly the tragedies of
war nor the horror of the moments we went through
in the concentration camps, the famous Nazi
"Konzert". The radio, then television talked about
and showed pictures of reports from the camps of
Buchenwald, Mathausen, and Auschwitz, numerous
journalists published short accounts about the
life of deportees. Some of the latter made some
statements to the press. The others told the story
of their lives to their friends and kins. Who, not
having gone through those tragic moments, did not
think that the author or the narrator was
exaggerating. The listener would accuse the orator
of making up the story. So, what can we say about
the adventure which was that of Denis Guillon :
after fleeing on the bombed and machine gunned
roads, after escaping to England and the school of
British special commandos for sabotaging, after
his parachute landing, and his life as a young
resistance soldier in occupied France, until his
arrest by the Gestapo, his time in jail, and
eventually his deportation which he ended with
dignity with an escape from the pull back column
of the survivors in from of the allied
armies...with the cruelty of the S.S. jailers. He
realised in his book a summary of the live of a
young man disturbed by war and he ends it with an
essay about life in a concentration camp. The
Inter Allied Commissions and most of all the
American ones, could hardly believe in the
veracity of the reports that we, the survivors,
were showing to them, yet taking them to the very
sites, They could see for themselves in the same
way as St Thomas did, that Dante was only a feeble
forerunner !! The heaps of corpses that they saw,
were only a remain of the daily inferno we went
through. More than 80% of our companions never saw
that France they longed for so much. Their
beautiful projects will never come into being.
Those men along with their companions miraculously
alive, all suffered tremendously. A new Homer will
perhaps try one day to write a new "Iliad and
Odyssey of 1939/1945 ? He would have to write one
for each of us, so unique our sufferings have
been, although we suffered them in common. It
would also be necessary for the academicians to
speed up the common use of very descriptive words
to describe the horror in what the Shakespearean
theatre considers as horrible and terrible. This
is the reason why I ask whoever reads those
memories which are so fragmentary to consider them
as a minimum account. I would like all those who
are called to serve in the occupying forces in
Germany to be aware in that way, of the way in
which we were treated by the men of Hitler,
Goering, Goebbels, and Himmler. It would be
necessary to have those reports read by all those
who supported or gave their consent to the
brutalities we were subjected to or even to the
regime that inflicted them upon us. The reader
will find in this book the feelings written down
sporadically by a young man, first a resistant
then a deportee. Numerous books were already
written on that similar subject. None up to now
reflects with so much accuracy and simplicity the
day to day life of the resistants and the
deportees. To everybody it will give an idea of
what the occupation and the Nazi "Kulture" was.
What can we say about our young friend ? That he
came back from all those senseless and tragical
adventures, deeply wounded in his flesh but having
kept the simplicity of "He who was lucky enough to
be a surviving witness" ! That he kept, despite
all the physical and moral sufferings he went
through, a humility the courage of those who have
known the best and the worst in a young life. To
describe him :. After his return from captivity
and six years in the military sanatorium in the
Black Forest, he had installed in his parents
house a small mechanical train that he was
operating from time to time in front of the kids
of the neighbourhood. His eyes were beaming with
joy and bounty... It was also one of the rare
occasions when he would kneel down in front of
somebody. Years have gone by and we are now in a
state of latent war, and of international
terrorism. The big ones of this world talk seated
around a green carpet. Rather than trying to
establish a durable and lasting peace, each one
tries to secure its political and geographical
positions in case of a new conflict ! A matter of
supremacy ?? For us. The deportees from the
concentration camp. This expression is a synonym
for persecution, for depravation of freedom, of
sufferings, of abuse of power. We do not want to
be the accomplices of torturers whoever they are
and wherever they come from ! Why is freedom so
difficult to keep, to win, or to reconquer and why
do we always have to fight for it ?
POSTFACE de Michel EL BAZE
Élève du lycée "Charlemagne"
à Paris, Denis Guillon a 14 ans quand il subit la
honte de l'Occupation allemande. Alors, avec ses
copains, après quelques actions de sabotage, il
"emprunte" un kayak au Tréport et rame vers
l'Angleterre. Recueilli en mer, engagé dans le
"Special Air Service" britannique, il est
parachuté en France pour une action de sabotage
spécifique puis rentre à la maison, à Alfortville
où il poursuit ses actions avant d'être arrêté et
déporté. Il subit alors la cruauté nazie à
Ellrich, Günzerode, Nordhausen jusqu'en Avril 1945
quand, évadé de la cohorte des déportés errant sur
les routes du Harz, il rejoint enfin les troupes
américaines avec lesquels il participera plus tard
à la recherche des criminels de guerre. Jeunes
gens qui lirez ce témoignage, vous ferez le
serment de prendre exemple sur Denis Guillon,
votre camarade, si par malheur notre Pays devait
"du même joug subir l'oppression"
Prière
Je m'adresse à Vous, mon
Dieu, car Vous me donnez ce qu'on ne peut
obtenir que de soi.
Donnez-moi, mon
Dieu, ce qui Vous reste.
Donnez-moi ce
qu'on ne Vous demande jamais.
Je ne Vous
demande pas le repos, ni la tranquillité, ni celle
de l'âme, ni celle du corps.
Je ne Vous
demande pas la richesse, ni le succès, ni même la
santé : Tout ça, mon Dieu, on Vous le demande
tellement que Vous ne devez plus en avoir.
Donnez-moi, mon
Dieu, ce qui Vous reste, donnez-moi ce que l'on
Vous refuse. Je veux l'insécurité et l'inquiétude,
je veux la tourmente et la bagarre, et que Vous me
les donniez, mon Dieu, définitivement, que je sois
sûr de les avoir toujours, car je n'aurai pas
toujours le courage de Vous les demander.
Donnez-moi, mon
Dieu, ce qui Vous reste. Donnez-moi ce dont les
autres ne veulent pas ; mais donnez-moi aussi le
courage, et la force, et la foi. Car Vous êtes le
seul à donner ce qu'on ne peut tenir que de soi.
Prière
écrite par André ZIRNHEL,
Officier
SAS, tué en LYBIE,
le
17 Juillet 1942.
SOMMAIRE
*
**
LIVRE I
LA
MEMOIRE
LA GUERRE DE 194O
DITE " LA DROLE DE GUERRE "
- Au mois de Mai 5
- Baroud
d'honneur : " Les dernières cartouches " 6
- L'exode 9
- A MONTRICHARD,
sur le CHER 13
- Halte à
BLERE-LA-CROIX 14
- Mon cher papa !
15
- L'arrivée des
Allemands 16
- A propos de "
39-4O " : mettons les choses au point ! 18
- Pour certains
on cesse de " voir rouge " 2O
- Pour d'autres :
un " poing ", c'est tout !… 21
- Un petit
avant-goût de " cravache " 22
- La FRANCE
malade : traitement au VICHY 23
- " Ambiance
parisienne " 24
- Réactions 27
- Les études "
perturbées " 28
- Notre premier
acte de Résistance 29
- Les
balbutiements de la presse clandestine et autres
actions… 3O
- HITLER
s'attaque à l'U.R.S.S. 32
- Les " mal aimés
" 33
- 7 Juin 1942 :
le début du massacre des innocents 34
- PHOTO - A
PARIS, dans le métro, en Janvier 1944 35
- Se procurer des
armes contre l'Occupant 36
- La milice de
DARNAND à PARIS 37
- L'attaque
manquée contre les garde-voies et communications
39
- " Nos "
aviateurs américains 42
- Le sabotage des
wagons-citernes d'essence d'avions
- La Troupe
Théâtrale des Anciens Elèves de " VICTOR HUGO " 44
EVADE
DE FRANCE EN GRANDE-BRETAGNE
- Façon de " faire la manche " ou "
tais-toi et rames ! " 47
- L'Ecole de
Sabotage britannique 49
- Les joyeux
petits Ecossais (sans kilt) 51
- Les
apprentis-sorciers 52
- Un
gentleman-farmer pas content du tout ! 55
- De RINGWAY où
fleurissent les " pépins "
- ECOSSE : plaies
et bosses, ou " play " et boss… 57
- On se fait
passer un savon… 61
- PHOTO - Jeep en
position de largage sous un short-stirling
(ANGLETERRE -
Octobre 1943) 63
- PHOTO - Largage
de Jeep : essai concluant
(ANGLETERRE -
Octobre 1943) 64
RETOUR
EN FRANCE !…
- Le grand saut 66
- La fuite à
travers le quadrillage allemand 68
- BLERE : on l'a
échappé belle !… 69
- La "
reconversion " dans le civil et la reprise de
contact avec l'O.C.M. 7O
- Les corolles de
l'espoir
- Traction-avant
et… en avant les émotions ! 72
- Où je conjugue
un heureux temps de " vacances " et la Résistance
dans le MIDI 76
- Changement de "
musique " 79
- " MEIN KAMPF "
ou le delirium tremens des nazis 8O
- Réflexions sur
la dictature 82
- Uniformes
feldgrau… et imprudence de jeunesse ! 83
- PHOTO 84
- Le gars des
Chantiers de Jeunesse
- Grenadage 85
- Sabotage de "
transfo " d'intérêt stratégique
- Le terrible
bombardement meurtrier du 31.12.1943 86
- Et le grain de
sable se glisse dans la machine 87
- Une bien
curieuse coïncidence 88
- PHOTO - Rémy
CARON et Denis GUILLON en 1944 89
- Les secouristes
de la CROIX-ROUGE sont repérés ! 9O
- Première
arrestation de groupe à ALFORTVILLE 91
- Arrestation
manquée 92
- "
L'interrogatoire " 93
- La prison de
FRESNES, Cellule 141, 3ème Division, 1er étage 96
- Encore un
carreau d' cassé… 97
- Garder le moral
à tout prix ! 98
- CROQUIS -
Prison de FRESNES - 3 Avril 1944
- Courage… On les
aura !… Un jour ? 99
- La baraka… Mais
par-dessus tout : la peur ! 1OO
- Un petit rayon
d'espoir
- Le départ pour
COMPIEGNE 1O1
- Au camp " A "
1O2
- Les
inconscients 1O3
- L'étrange
copain qui revenait de " RAWA-RUSKA "… 1O4
"
TRANSPORT " VERS L'ALLEMAGNE
- CROQUIS
- Départ de COMPIEGNE pour les convois de
déportation 1O5
- Le train de
cauchemar 1O6
- La seconde nuit
11O
- Le troisième
jour 111
- CROQUIS -
BUCHENWALD. L'usine GUSTLAV 112
BUCHENWALD
- CROQUIS 113
- L'arrivée à
BUCHENWALD 114
- BUCHENWALD - Le
14 Mai 1944 au soir
- CROQUIS -. La
tonte de l'arrivée - 14 Mai 1944 116
- CROQUIS - . La
douche après la désinfection de l'arrivée - 117
- CROQUIS - . La
série des piqûres, au camp de quarantaine 118
- CROQUIS - La
corvée de soupe 119
- CROQUIS - .
Arbeitstatistick. A quatre heures du matin.
Avant l'appel
pour le départ au travail de terrassement. 12O
- CROQUIS - . Les
morts et les fours crématoires.
Le ramassage
journalier par le Sonderkommando.
- CROQUIS -
GÜNZERODE. Le Kommando IV A arrivant au chantier
121
- La corvée de "
cailloux ".
- PHOTO - Avril
1945. Restes humains dans un des fours crématoires
de BUCHENWALD.
122
ELLRICH
- CROQUIS - ELLRICH. Bagarre pour
le rabiot de soupe entre Polonais et
Ukrainiens. 123
- Départ pour
ELLRICH 124
- ELLRICH 125
- PHOTO - ELLRICH
- 14 AVRIL 1945 -
Détenus brûlés
vifs au lance-flammes par les SS
avant leur départ
précipité. 127
- PHOTO - 14
AVRIL 1945 - ELLRICH -
Détenus "
invalides " laissés au camp lors de l'évacuation
devant
les Alliés, et
mitraillés par les SS…
GÜNZERODE
- CROQUIS - Le Kommando IV A part
au travail. (Dans le ciel, l'avion
porteur décollant
du terrain de NORDHAUSEN) 128
- CROQUIS -
PUTZLINGEN - Les feuillées sur le chantier 13O
- Notre travail
d'esclaves 131
- Du courrier de
FRANCE 132
- A NORDHAUSEN
133
- L'étrange "
supplice du tabac " 134
- Un clin d'oeil
de chaleur humaine, ou le " rampant " de la
Luftwaffe 135
- CROQUIS -
Travail du mois d'Août 1944 (sentinelles de la
Luftwaffe)
- Travail aux
alentours de DORA 136
- CROQUIS -
Travail de terrassement en remblai et déblai !
- " L'accident "
138
- Nouvelles de
PARIS et nos déboires de la " soupe "
- CROQUIS -
GÜNZERODE. L'appel du soir. 14O
- … Et les SS
sont revenus
- Travail, Kapos
et sévices gratuits… 142
- Le 11 Novembre
1944 143
- Pluies… et le "
libraire " 144
- Il nous donne
un peu de pain 145
- Moral, tu en
prends un coup 146
- Enfin, les "
meisters " civils ont été compatissants…
- " L'évadé " 148
- CROQUIS
- CROQUIS -
Travail de terrassement sous la neige (- 28 °) aux
environs
de Noël 1944 149
- - 28°C… Tu
trembles carcasse ! 15O
- La mort au
chantier
- La faim et la
maladie 151
- CROQUIS - La
pause de midi dans la baraque du chantier, par -
28°.
(Sur le poêle,
des rondelles de rutabagas) 152
- Carrousel
aérien 153
- Et toujours des
deuils 154
- Noël 1944
- CROQUIS -
GÜNZERODE. Soirée au camp. 155
- Les Boches se
rebiffent : l'offensive ratée des ARDENNES
- Niemals
vergessen. (Ne jamais oublier). 156
- Les avions de
l'espoir 157
- CROQUIS -
FEVRIER/MARS 1945 - Attaques aériennes contre les
locomotives
devant l'entrée de l'usine souterraine de DORA
(NIEDERSACHSWERFEN)
où l'on fabriquait les V1 et V2. 158
- Le dégel… Mais
la gadoue ! 159
- CROQUIS -
Travail de terrassement sous un déluge de pluie
glaciale.
Novembre 1944.
- Et le spectre
de la dysenterie.
- La "
desinfektion " 16O
- CROQUIS -
Novembre 1944 - Bain de crésyl, en plein hiver !…
- CROQUIS -
GÜNZERODE. Contrôle des poux. 161
- Le spectre de
la contagion.
- Ça y est, ils
plient les genoux ! 162
- Et Georges
REYNAL nous dit : " Nous serons les premiers
Occupants ". 163
- Et de plus en
plus : la faim.
- Nos pauvres
morts… si près de la fin ! 164
- Arbeit !
Travail !
- Des cris, des
larmes… 165
- CROQUIS -
FROMENTIN Jean - LAIGNEAU Robert
- CHAPERT
Philippe - MARECHAL Jean.
RETOUR
A ELLRICH
- CROQUIS -
MENIGOZ - LE FLOCH - MAIRE René. 166
- Et plus
torturés que nous : les Juifs !… 167
- L'apparition de
la Wolksturm. 168
- L'anniversaire
de mon arrestation. 169
- Promesses… puis
menaces.
- La première
évacuation. 17O
- Pas de dimanche
pour les attaques aériennes !…
LE
GRAND EXODE DES CAMPS
- CROQUIS - L'exode, sur les routes
du HARZ, avec mitraillages d'avions,
les traînards
abattus… par les SS ! 171
- Le massacre des
SS. Cruauté jusqu'au bout ! 172
- Marchons…
Marchons… 173
- Marches… ou
crèves ! 174
- Notre évasion
dans la nuit noire.
- Une journée à
suspense… 176
- Pas et
faux-pas…
- Bêtement
capturés ! 178
- Juifs ou pas
Juifs ?… Communistes ou pas communistes ? 179
-
Notre " guerre " des tranchées.
LIBERTE
! LIBERTE CHERIE !…
- CROQUIS - Avril 1945. Libération
des camps. 181
- Liberté oui,
mais pas pour tous ! 183
- L'envol vers la
FRANCE. 184
- Sanatorium : je
retourne en ALLEMAGNE.
- L'espérance,
les passions humaines et la guerre qui n'en finit
pas
dans le monde…
185
- CROQUIS
- 19 Avril 1945… 39 kg.85O !…
LIVRE
II
NOTES et DOCUMENTS
- Le chant des Marais. 188
- La prière des
parachutistes S.A.S. 189
- PHOTO - En
Avril 1945, les troupes britanniques
libèrent
BERGEN-BELSEN.
On oblige les SS
à sortir, sans masque ni gants, les cadavres des
fosses
communes, afin de
leur faire des sépultures décentes. 193
- PHOTO 194
- PHOTO -
Grandeur et décadence des soldats hitlériens.
AVRIL 1945 195
- PHOTO - AVRIL
1945 : le retour des choses 196
- Pour servir à
une meilleure notion de notre
Résistance et de
l'aide de nos Alliés 197
- Cocktails
MOLOTOV 198
- Relevés du
système de direction des fusées V2 199
- CROQUIS du
système de direction des fusées V2 2OO
- PHOTO - 1948.
En FORET-NOIRE, à BADENWEILER,
Denis GUILLON
dans le bureau du commissaire DUPRAT
(Recherche des
criminels de guerre). 2O4
- CROQUIS -
Certificat de validation. 2O6
- PHOTOCOPIE -
Attestation. 2O7
- PHOTOCOPIE -
Attestation O.C.M. 2O8
- PHOTOCOPIES -
Carte de Combattant Volontaire de la Résistance -
Carte du
Combattant. 21O
- PHOTOCOPIE -
Carte de Déporté Résistant 211
- Hommage de la
Nation 213
- Croix du
Combattant Volontaire 1939-1945 214
- Médaille de la
Résistance Française 215
- Ordre National
de la Légion d'Honneur 216
- PHOTO - Denis
GUILLON reçoit la Légion d'Honneur 218
- Médaille
Militaire 219
- Citation à
l'Ordre du Corps d'Armée 22O
- La Croix de
Guerre 221
La
mémoire
C'est étrange. Ce livre est
un livre de Comptes. Une suite de relevés
bancaires. Un JOURNAL, comme on dit en termes de
comptabilité. Je le commence à la page 18, parce
que les premières pages ont été remplies de
l'écriture d'un homme, inconnu de moi. Je sais
cependant son nom : Un jour, à CANNES, une très
belle propriété devait être démolie pour faire
place à un immeuble moderne. En ayant été averti
par l'entreprise chargée des travaux de
démolition, j'ai pu visiter cette belle demeure,
d'un style appartenant au passé somptueux des
beaux jours 1900 de la vogue de CANNES. Tout était
à détruire, même les superbes plantes de jardin
dominant la mer. Et donc il était encore possible
de récupérer des fragments utiles de cette maison
cossue : vitraux, fers forgés de rampes
d'escaliers, marbres de cheminées, même cette
grille de protection de porte d'entrée qui orne
maintenant la façade du bureau de notre maison.
Mais, au tragique de cette disparition d'un beau
domaine fait pour le rêve, la tranquillité et la
beauté de la vue sur cette baie si vantée où les
Iles de Lérins mettent deux tâches de verdure
sombre, se mêlait un autre sentiment de
destruction familiale, d'un drame humain brutal et
inconcevable. D'après les quelques documents
abandonnés dans ces grandes pièces vides de
meubles, la vie de cette famille avait prospérée
jusqu'à la guerre mondiale de 1939-1945. Tout le
prouvait : photographies, cartes postales envoyées
des coins les plus divers du monde entier,
dépliants fanés de croisières en paquebots,
lettres d'affaires familiales, quelques diplômes
aussi et des livres de compte comme celui-ci. Et,
brutalement, plus rien qu'une vaste maison vidée
de ses meubles, vidée de ses occupants, saignée à
blanc Dernière constatation : des morceaux de
scellés, portant l'aigle et la croix gammée,
prouvaient que l'ignoble, l'irréparable avait été
accompli. D'un seul coup, comme un cyclone,
l'infernale poigne de la GESTAPO avait emporté
corps et biens…… Et pour moi, j'étais trop bien
placé pour ne pas ressentir l'horreur qu'avait dû
être cet instant, l'ayant vécu dans d'autres lieux
et dans d'autres circonstances, mais avec la même
violence, la même impression satanique d'irréel
mais aussi d'irréparable Tragiques instants d'un
passé de guerre si marqué dans ma chair et dans
mon âme Alors peut-être faut-il en reparler, en
témoin, non pas pour ranimer je ne sais quelles
passions, quelle haine, mais surtout en souvenir
de ces souvenirs qui, peut-être, empêcheront des
millions de massacrés d'être définitivement
oubliés, anéantis malgré eux par la folie
meurtrière d'une époque assez exceptionnelle dans
les âges de l'Humanité ` Pour eux Pas de croix,
pas de cénotaphe, pas de sépulture connue, si
misérable, si abandonnée soit-elle. Rien qu'un peu
de cendres au vent et une maudite fumée fugitive
dans le ciel d'un cauchemar voulu par des hommes,
pour des hommes, au fond d'un de ces camps
d'extermination qui nous furent révélés seulement
à la fin de la guerre. On ne voudrait plus penser
que cela ait pu exister, ni que cela puisse être
encore une réalité journalière dans quelques
parties de ce globe terrestre, à l'heure des
avions long-courriers à réaction, à l'heure des
Clubs Méditerranée, à l'heure des stations de
sports d'hiver, à l'heure de la Protection de la
Nature, à l'heure des dangers de la Pollution
Atmosphérique, à l'heure des Rendez-vous
Artistiques Internationaux, des Midem et autres
Festivals du Cinéma, à l'heure des plus belles
poitrines nues de Miami ou de la Côte d'Azur, à
l'heure du rendez-vous des Cosmonautes sur la
Lune, et les Étoiles… Lorsque nous avons, rares
survivants, été libérés par les armées alliées des
Américains, des Russes, des Anglais, des Belges,
des Hollandais et des Français, nous étions
unanimes, dans l'amalgame des prisonniers capturés
dans toute l'Europe (notre INTERNATIONALE des
CAMPS, la vraie !) à penser et à veiller, à
échanger nos observations et établir un contrôle
moral quasi permanent, pour que jamais plus un
être humain sur cette terre ne subisse la
déchéance, la promiscuité, l'humiliation, la
souffrance, la soif, la faim, la vermine, les
inventions sadiques des gardiens de camps de
concentration. En somme ne plus tolérer qu'une
nation, qu'un peuple, qu'un parti ou qu'une secte
religieuse aient en possession cette arme absolue
qu'est l'Arbitraire d'une Police Politique. Que
quiconque prenne connaissance de l'existence d'un
de ces lieux maudits d'anéantissement de la
personnalité humaine, en avertisse solennellement
le Monde entier ! Que chacun rejette de la
communauté ceux qui sont encore capables de
vouloir, ou simplement de tolérer, d'admettre, ou
de feindre l'indifférence devant de telles
méthodes de destruction de l'Individu Car c'est
une offense impardonnable aux DROITS de l'HOMME et
du CITOYEN. Car c'est s'avilir que de penser
atteindre et conserver le POUVOIR par de tels
moyens sur une ou plusieurs Nations et prétendre
en menacer les voisines pour imposer ses vues, ses
" convictions " politiques ou religieuses. C'est
la forme la plus ignoble du FANATISME. C'est la
négation de la VIE ! Au contraire, si certains
spectacles offerts par les professionnels des
Élections sont lamentables, du moins la pluralité
des étiquettes politiques, des religions, donc des
Croyances, sont un signe vital de Bonne Santé
Morale dans un pays comme la FRANCE, puisque la
Raison, l'Esprit, la Critique, la Discussion y ont
leurs droits d'existence. C'est l'ESPOIR qui fait
vivre et non la Résignation à l'uniformité terne
d'un Parti Unique, et donc DICTATORIAL. Était
voulue la citation de DANTE qui ornait les
frontons de nos lieux de supplice : "Toi qui
entres ici, perds toute Espérance " !… N'oublions
pas que le Droit de Grève est un droit
incontestable, mais le Droit au Travail aussi !
Qu'un Homme Noir ou Jaune n'a pas voulu cette
distinction raciale et qu'il en, éprouve des
sentiments, souffre et meurt comme un " Blanc ".
Et qu'à plus forte raison les opinions politiques
peuvent être tout à fait opposées, mais
respectables si elles sont sincères et ne visent
pas à l'endoctrinement forcé des ses
interlocuteurs. " Chacun voit midi à sa porte "
disait le vieux dicton populaire. C'est une sage
et saine constatation. Et chacun peut observer le
mode de vie qu'il lui plaît d'avoir, à la
condition importante qu'il n'empiète pas sur la
liberté de vivre et de penser d'autrui. Ce sont,
je le sais, des clichés archi connus, mais qui
prennent de plus en plus de sens, au fur et à
mesure des événements mondiaux depuis la fin de ce
qui fut appelé " La Seconde Guerre Mondiale ". On
a un peu trop tendance à négliger la TOLÉRANCE, et
c'est pourtant une des vertus essentielles des
règles de savoir-vivre en bons voisinage.
La GUERRE DE 1940
DITE
"LA
DROLE DE GUERRE"
AU MOIS DE
MAI Pas très loin de VONK, dans les Ardennes
: Une chaleur comme il n'est pas permis en ce mois
de MAI 1940 "Alerte ! les Chars ! les Chars ! "
Cavalcade, dos courbés, et autour des quelques
canons de 75, assez bien camouflés, les soldats se
préparent à affronter la terrible menace qui se
précise. Les silhouettes des tanks allemands
progressent lentement, moteurs grondants, masses
d'acier imposantes et les chenilles crissent. Leur
allure précautionneuse laisse deviner une
infanterie d'accompagnement. - " Cette fois, c'est
la fin "… pensent les jeunes hommes qui tentent le
denier affrontement. Pourtant ils ont
magnifiquement tenu, malgré les pertes importantes
et peu ou pas de ravitaillement, encore moins de
renfort On parvient quand même à entendre les tirs
saccadés des mitrailleuses au milieu des
explosions d'obus qui se succèdent sans arrêt.
Obus, mortiers, grenades, bombes d'avions, tout se
mêle en un ample tonnerre. Dans la fumée dense des
combats et des écrans de brouillard artificiel
lancés par les assaillants, on entr'aperçoit des
cavalcades furtives entre les engins blindés qui
approchent Dissimulée au mieux possible dans des
trous individuels, l'infanterie française attend,
l'arme au poing. Dans le secteur qui nous est
décrit, un sergent dirige ses hommes avec courage
et efficacité Les tanks approchent davantage.
Derrière viennent les Panzer-Grenadiers et les SS,
troupes d'assaut spéciales du FURHER allemand. En
tenue légère voire en short, bras de chemise
retroussés, casqués et bottés, ils avancent par
petits groupes décidés, bien pourvus en armes
légères automatiques. Beaucoup chantent : ils ont
une foi énorme en leur invincibilité. L'assaut
sanglant contre la POLOGNE fut irrésistible, et on
s'est distingués de part et d'autre, entre deux
armées complices bien d'accord pour faire de ce
pays un charnier effroyable, malgré l'héroïque et
désespérée résistance de l'armée polonaise
surclassée en armement, submergée de deux côtés à
la fois : à l'Ouest les hordes germaniques sous
l'étendard rouge d'Adolf HITLER et à l'Est, leurs
complices russes, rangés sous la bannière
également rouge du camarade Joseph STALINE. Après
les blâmes timides de la Société des Nations
(l'ONU de l'époque) l'ANGLETERRE et la FRANCE
étaient tardivement rentrées en lice, peu
préparées à l'affrontement. Maintenant c'est la
curée. Les tanks nazis reçoivent le soutien aérien
des formations de Stukas, alignés par dizaines et
plongeant, comme à l'exercice, dans le hurlement
lugubre de leurs sirènes dans une absence complète
de Défense Contre Avions. La Chasse française est
annihilée depuis longtemps : des avions, des
pilotes, mais une incroyable gabegie, les moteurs
flambant neufs sabotés en usine, des ordres et des
contrordres ahurissants. Et des entassements de
matériel non livré à temps, mais dont les armées
allemandes prendront livraison intacts dans les
entrepôts ou les docks portuaires, au fur et à
mesure de leur avance irrésistible. Ce qui m'avait
frappé d'étonnement, fin 1938 et en 1939 (et cela
est resté gravé dans mes souvenirs d'adolescence
comme un malaise), c'était le sapement moral
entrepris en FRANCE à cette époque. Je me souviens
de ces délégations d'hommes et de femmes faisant
du porte-à-porte dans les immeubles et tendant une
pétition (à signer en face de son nom, la liste
des locataires étant préparée à l'avance) :Telle était la teneur
générale de ce mot d'ordre diffusé à l'échelon
national. Pendant ce temps, le camarade prolétaire
nazi réarmait à outrance. Et sous prétexte de
protéger les minorités allemandes, il réclamait et
annexait des territoires, occupait la
TCHÉCOSLOVAQUIE. On entendait à la radio les
discours ponctués de hurlements hystériques de
leur vénéré dictateur et les acclamations énormes
du bon peuple ouvrier allemand : SIEG HEIL ! SIEG
HEIL ! SIEG HEIL ! Et les accords
germano-soviétiques, avec la poignée de mains
célèbre dans les journaux du ministre des Affaires
Étrangères allemand et de STALINE, scellèrent leur
complicité et l'écrasement de la nation polonaise.
Tout le monde ne pouvait, en temps de guerre,
déserter son régiment et le 6 Octobre 1939,
rejoindre alors l'alliée de notre ennemi fasciste.
Certaine personnalité, éminente tête de file d'un
Parti qui se veut irréprochable défenseur du
Prolétariat, le fit. En toute modestie…… Oh !
Maurice THOREZ ! Le temps est passé, un grand
voile pudique s'est abattu en douceur…… Glissons
mortels, n'appuyons pas le caca n'est pas loin de
la surface hypocritement propre des apparences. O
ignoble jeu de la Politique !… BAROUD
D'HONNEUR : "LES DERNIÈRES CARTOUCHES" Lorsque les premiers chars arrivent sur
les positions avancées françaises, les artilleurs
sont prêts, autour de leurs pièces pointées en tir
tendu : plateau zéro et tambour cent. Les
chenilles grincent, écrasant les arbustes,
aplatissant les buissons, cassant les clôtures
encore debout par endroits. Ils arrivent presque
aux positions individuelles des fantassins. Alors
les canons de 75, rageurs, tirent leurs derniers
obus, rapides, précis. Une tourelle de tank
s'envole littéralement dans un tourbillon de
fumée. Un char tourne en rond, désemparé, une
chenille fracassée. Un autre se volatilise en une
grande flamme orangée. Des tankistes évacuent
leurs engins touchés à mort, se roulant par terre,
leurs tenues enflammées. Encore une fois le piège
fonctionnait. Mais bientôt on n'aura plus de
munitions. Simultanément l'infanterie sort de ses
trous en hurlant. Le sergent entraîne ses hommes,
pistolet au poing, grenade de l'autre. Et dans les
cris de ces homme déchaînés, il y a la rage, la
peur et le désespoir aussi. C'est le dernier
combat : un Baroud d'Honneur. Sur les ondes,
depuis déjà plusieurs jours, un vieux Maréchal de
FRANCE a annoncé au Pays la triste nouvelle :
l'ARMISTICE était signée. Pour ces courageux
soldats de la dernière bataille il n'y avait plus
de secours à attendre. Dans les hautes tiges d'un
champ de blé, des soldats se battent au corps à
corps, impitoyables. Encore d'autres groupes
sortent de terre et foncent, baïonnette au canon.
Stupéfiés, et encore pour cette dernière fois, les
Allemands ont stoppé leur progression et essaient
d'organiser une défense sur le terrain. Un soldat
amorce une grenade à manche, d'autres suivent. Nos
fantassins arrivent sur les positions précaires de
mitrailleuses hâtivement mises en batterie. Les
baïonnettes viennent, très vite, menaçantes.
Terribles regards de ces hommes chargeant pour
l'ultime fois, n'acceptant pas la défaite ! La
charge atteint les rangs allemands, furieusement.
Les grenades tombent et éclatent, dispersant leurs
éclats mortels alentour, sans discernement dans le
tas. Des panzers-grenadiers balaient les
assaillants avec leurs mitraillettes. A coups de
crosses, de tête, de genoux et de pieds,
l'infanterie des deux camps forme une mêlée
délirante. Le Sergent engage un combat singulier
avec un grand gaillard et se dégage en tirant deux
coups de pistolet. Ralliant quelques hommes, il se
porte au secours d'un groupe mal en point. Une
grenade à manche roule à ses pieds. Lueur
fulgurante. Détonation assourdissante. Criblé
d'éclats, sa mâchoire inférieure fracassée, le
Sergent fait encore deux pas, emporté par son élan
et s'écroule Les tanks à croix noire se remettent
de leur surprise et, les renforts aidant, ils
s'appliquent à démolir l'artillerie qui leur a
infligé des pertes sensibles. Ils avancent,
balayant le terrain méthodiquement. La ligne de
feu est déplacée et on entend plus loin un
accrochage violent. Ici, les déflagrations
s'espacent. Le nettoyage de la position conquise a
commencé, posément. D'autant plus précis que
l'aviation française n'existe plus. La violence
des combats s'éloigne. Le soleil commence à
descendre sur l'horizon enfumé. Dans le grand
champ de blé saccagé, les morts et les blessés,
souvent emmêlés, gisent. Le Sergent râle
doucement. Dans son délire, il revoit sa femme,
une belle Anglaise, douce, à qui il a fait
découvrir la FRANCE. Il lui parle, mêlant le
français au britannique... La FRANCE, des petits
restaurants, où elle avait fait connaissance avec
le civet de lapin, les cuisses de grenouilles, les
escargots de BOURGOGNE. La FRANCE des petits bals
de quartier avec leurs habitués. La FRANCE des
musées et des châteaux. La capitale de la FRANCE
et aussi les routes dévoilant des paysages si
changeants. Passionné de moto, il lui avait fait
parcourir le pays en tous sens... Cette fois, où
ils avaient dérapé sur la route enneigée qui va de
CANNES à GRENOBLE et qu'on surnomme " ROUTE
NAPOLÉON ", ils avaient percuté un grand mur de
neige fraîche, et tout ce qu'il aperçut ensuite de
sa femme étaient des pieds qui s'agitaient. Il
l'avait tirée à lui et, assis tous les deux dans
la neige, ils avaient ri aux éclats, heureux de
leur Jeunesse, de leur Audace, de leur Amour. La
Vie s'annonçait alors magnifique !... ...Des
bottes s'approchent avec précaution. Un Hauptmann
S.S. descend de sa " Wolkswagen ". Pantalon de
cheval à ailerons de requin, bottes de cuir souple
avec une grenade à manche dans la tige, il dirige
son équipe de tueurs. Visage hautain, quoique
tendu, sous sa casquette cassée et un peu
inclinée, la tête de mort argentée luisant au
soleil couchant, il avance lentement, détaillant
les gisants. Les SS, venus derrière les troupes de
choc, ratissent consciencieusement, mais avec
prudence encore, le champ de bataille, pour y
attraper les survivants. Toute leur rage et les
instants de panique passés se lisent sur leurs
faciès : eux, corps d'élite du bien-aimé maître
absolu du Grand Reich Allemand, ont subi la honte
! Depuis huit jours passés que l'Armistice était
proclamé, ils piétinaient, furieux, fatigués et
crasseux, devant ces rescapés d'une Armée
Française taillée en pièces, partout ailleurs. Ils
étaient arrêtés dans leur griserie de conquêtes
par des hommes non moins fatigués, crasseux et
furieux qu'eux-mêmes, mais qui étaient résolus à
se battre jusqu'à l'épuisement, jusqu'à la Mort
s'il le fallait parce qu'ils refusaient la défaite
! Et la leçon fut si mal admise, l'orgueil
germanique tellement choqué, la bataille tellement
incertaine dans sa sauvagerie désespérée que le
Grand Quartier Général du FÜHRER enquêta et,
pendant longtemps, se livra à des reconstitutions,
en fit un thème de manoeuvre célèbre. La plus
funeste conséquence fut pour les vaincus : l'ordre
vint, sans appel, d'achever tous les blessés ! Et
des hommes, jeunes, en pleine possession de leurs
moyens physiques et de leurs facultés mentales
vont tuer en série, posément appuyer avec
indifférence sur la gâchette, sans rater une seule
fois leur coup, parce que tel a été l'ordre reçu
'VAE VICTIS !... ...Les bottes s'arrêtent près du
corps du Sergent. Le vainqueur contemple le blessé
qui râle et divague en anglais. Après un rauque
appel, d'autres soldats approchent, saisissent le
blessé par les bras et les jambes, le jettent avec
d'autres sur le plateau d'un camion. Tous les
hommes ainsi ramassés, vivants, blessés plus ou
moins grièvement ou morts, sont rassemblés à
l'entrée du village. Là, des officiers, en
casquette crânement posées sur des têtes
arrogantes, font des commentaires sur la fin des
combats et prennent des photos ou des films.
Lorsque leur curiosité est enfin apaisée, ils
hurlent des ordres. Une colonne de prisonniers
part sur la route, vers l'EST, étroitement
encadrée par des sentinelles attentives. Les coups
de crosses et les gueulements incompréhensibles
sont éloquents de menaces. Un flot de voitures et
d'engins de guerre, de toute sorte, s'écoule
lentement, en un roulement sourd. Une poussière
âcre voltige encore. Le Sergent délire toujours,
ensanglanté. Un peloton spécial de SS se penche
sur les blessés. Et les coups de feu claquent.
Dérisoires détonations espacées après les fracas
assourdissants de la bataille. Mais ils effraient
et alertent les rares habitants de VONK, qui se
risquent à regarder discrètement, entre les
lambeaux de volets, témoins horrifiés. Bruits de
pelles à présent ! On enterre à la hâte les
victimes de ce carnage dans des trous d'obus
voisins, sans aucune marque distincte : les
témoins de la Honte étaient supprimés. Les SS
partaient en chantant, tels les HUNS Le jeune
Sergent était dans le nombre des massacrés C'était
le plus jeune frère de mon père, mon oncle
Père-Noël, celui qui enchanta ma prime jeunesse
par ses cadeaux merveilleux, celui qui était pour
moi comme un frère aîné. Eugène GUILLON, mort pour
la FRANCE, à vingt-huit ans. L'EXODE A peu près à la même époque, c'est-à-dire
en Juin 1940, j'avais 14 ans. Mes joies, mes
ennuis, mes peines, ma VIE en quelque sorte : tout
cela prend tournure en moi avec la guerre comme
toile de fond ! Jusque là, j'étais l'enfant unique
et choyé d'un couple attentif. Après mes très
jeunes années d'École Maternelle, puis de
Communale, à l'École " VICTOR HUGO " à
ALFORTVILLE, j'étais entré au Lycée " CHARLEMAGNE
" à PARIS. Dans ma petite tête, il y avait un
grand projet : devenir Médecin De déclinaisons en
thèmes et versions, le Latin entrait en moi, en
attendant mieux. Et brutalement, ce furent les
années troublées de la Guerre d'Espagne, qui vit
la défaite écrasante de la République Espagnole et
l'avènement de la dictature de FRANCO, aidé dans
sa conquête du pouvoir par les armées et le
matériel de l'ALLEMAGNE et de l'ITALIE. Et, plus
près de nous, ce fut la Mobilisation Générale. On
parlait d'un sujet inconnu pour moi : la GUERRE Un
nommé ADOLF HITLER enrôlait le peuple allemand Je
me présente à l'examen du Certificat d'Études que
mes parents, prévoyants, ont tenu à me faire
passer, malgré mon ambition de continuer les
Classes " A " du Lycée " CHARLEMAGNE ". A ma
surprise, et il faut le reconnaître, à ma Fierté,
je suis reçu Premier du Canton de CHARENTON Qu'il
me soit permis d'adresser ici un vibrant hommage à
un couple d'instituteurs, comme on en fait
rarement : il s'agit de Monsieur et Madame
LESOUPLE qui furent, en leur temps, les promoteurs
actifs, infatigables, de nombreuses listes de
reçus aux examens du Certificat d'Études pour la
seule École Communale " VICTOR HUGO " à
ALFORTVILLE Encore, maintenant, nombreux sont les
anciens élèves qui parlent d'eux comme des êtres
d'exception, tant pour leur compréhension, leur
patience que leur dévouement aux élèves qui
passèrent - si j'ose dire - entre leurs mains Nous
habitons donc ALFORTVILLE, au confluent de la
SEINE et de la MARNE. Banlieue active, très proche
du Bois de VINCENNES et de son Parc Zoologique.
Étirée entre la SEINE et la voie de chemin de fer
P.L.M. (PARIS - LYON - MÉDITERRANÉE) : on y trouve
une importante colonie d'Arméniens fort
sympathiques et dont beaucoup sont tailleurs ou
travaillent en confection Puis vient la guerre
déclarée à l'ALLEMAGNE, après l'entrée de ses
troupes sur le territoire de notre alliée
Polonaise. Les gens affluent des régions
frontalières, pris de panique ; à croire que,
d'instinct, chacun eut voulu fuir les quatre
années d'Occupation Allemande à venir Le drame
commence pour les Civils de la région
parisienne.Nous sommes repliés " à MONTGERON :
petite bourgade bordant la Forêt de SENART, où mes
parents ont un petit cottage La forêt voisine est
mon amie. les ans, jusqu'à présent, on y vient aux
vacances scolaires. Je fortifie mes jeunes muscles
et développe à l'extrême le sens de l'orientation,
mon ouïe, ma vue, ainsi que la faculté de
camouflage. Qualités dont je n'allais pas tarder à
faire bon usage, par suite de l'orientation
imprévue du cours de mon existence ! Chère Forêt
de SENART ! Chers petits copains ! Vous, les
Roland GAMBLIN, Roland JACOB, Robert PINARD, Henri
FAIVRE, Serge DUFOUR, René LAYA et j'en oublie !
`Vous, les Peaux-Rouges ou les cow-boys qui
guerroyiez pour la sauvegarde d'un village de
huttes de branchages dans la sapinière du "
Premier Garde " Forestier ! Que d'autres petits
cow-boys et d'autres Indiens des villages voisins
venaient tenter de détruire... Quand ce n'était
pas nous qui partions sur le sentier de la guerre,
en expédition punitive, parcourant parfois jusqu'à
dix kilomètres aller et retour en forêt profonde,
au milieu des fougères ou dans la bruyère d'où
s'exhalait le bon parfum de la cire des abeilles
sauvages. Chère Forêt de SENART ! Je vous dois
sans doute beaucoup ! Car sans ces embuscades, ces
fuites éperdues au travers des taillis, vos leçons
de patience, d'endurance et d'observation,
peut-être ne serais-je, à présent, qu'un fantôme
pour vous hanter, à la recherche d'une époque
révolue qui m'est chère : mon enfance heureuse !
Et l'exode des populations, cet affolement
collectif, cette panique de fourmilière dérangée
entraîne tout en passant, bouleverse ce petit
monde à nous, les gosses de ces temps tragiques.
Il fait de nous des " Gamins-Hommes " : une race à
part, incompréhensible aux adultes d'alors Nous
nous adaptons à l'imprévisible, mêlant les débris
de nos rêves de cow-boys aux débris de la réalité
qui s'effrite. Introduisant la fiction dans le
réel de ce chaos, le saisissant parfois mieux que
nos parents, parce qu'il y a ce côté d'aventure
qui rejoint les situations abracadabrantes dont on
rêvait, faisait nos jeux au temps du règne de la
Forêt sereine, au sein de la Paix Un jour de Juin
1940, toute la région parisienne baigne dans la
suie, la fumée des incendies de citernes d'essence
et d'obus fumigènes, noyant la clarté du soleil,
pendant que les troupes allemandes arrivent à la
SEINE, du côté de ROUEN. Un de mes oncles, Jules
FURNON, trop âgé pour être mobilisé et qui a connu
la captivité en ALLEMAGNE, fait prisonnier pendant
la guerre 1914-1918, vient nous chercher pour nous
évacuer vers le SUD, au hasard de la route. On
entasse dans sa voiture à marchepieds - une
puissante " RENAULT " de l'époque - une foule de
paquets variés, ma grand-mère maternelle
paralysée, maman, ma cousine ODETTE dont le mari
est dans les Blindés, sa fille CLAUDETTE encore
dans ses langes, sa grand-mère maternelle et
naturellement mon oncle, comme conducteur. Je suis
nommé d'office guetteur aérien et me cramponne sur
le marchepieds, nez en l'air. Sur les ailes de la
voiture sont installés des paquets ; sur son toit
se trouve un matelas épais, censé protéger des
mitraillages possibles... Devant nous : d'autres
voitures, des centaines d'engins à perte de vue !
Et des gens qui vont à pieds, avec des baluchons,
des brouettes, des voitures d'enfants, que sais-je
encore Derrière nous : le même spectacle navrant !
Papa est prêt, sur sa moto, à rejoindre une
lointaine affectation de territorial (après avoir
fait la guerre 1914-1918), mais il doit prendre la
même route que nous et nous retrouver
théoriquement à BLERE-LA-CROIX dans
l'Indre-et-Loire, où nous sommes attendus par de
fidèles amis : les MUSEUX et les MOREAU. `Un ciel
superbe, avec de méchants avions qui rôdent et
jouent à faire des morts dans cette misérable
fourmilière, des trous sanglants à coups de bombes
et de mitrailleuses, tranquillement, comme à
l'exercice, nullement gênés par la Chasse
Française annihilée. Quand même, de temps en
temps, un jeune homme ailé, un héros, un Paladin
obstiné à défendre son peuple meurtri et désarmé,
monte en flèche dans l'azur, à bord de son
Chasseur solitaire. Il engage un combat inégal,
avec furie et courage désespéré qu'on sent dans
son acte. Il abat parfois un ou deux de ces
oiseaux sinistres et finit en flammes, pour aller
se ficher dans un champ. Il meurt dans sa
carlingue enfoncée en terre, comme pour rendre au
sol de FRANCE ce hardi combattant que la Gloire du
Ciel refuse de combler. Et les spectateurs
impuissants ont les dents serrées, le regard dur.
Ils s'obstinent à fuir, fuir le Malheur que ce
présage annonce, marchant droit devant eux. un
Monstre de terreur, créé de toutes pièces par les
Hommes, ricane. La RESPONSABILITÉ de l'avènement
au pouvoir d'Adolf HITLER : ils la portent tous
sur leurs épaules ! TOUS les Allemands qui l'ont
aidé à prendre le pouvoir et le reste du MONDE qui
l'a regardé, contemplé, sans broncher : l'Annexion
de l'AUTRICHE, de la TCHÉCOSLOVAQUIE, puis
l'écrasement de la POLOGNE sur deux fronts par
l'Allemagne Nationale Socialiste et son alliée,
d'alors, la Russie Socialiste Soviétique, qui se
la partagent ! Maintenant que la guerre est là,
proche d'eux, autour d'eux, ils réalisent à grande
peine qu'elle puisse les toucher, les asservir,
les écraser. Pourtant, jusqu'à présent, les
adultes d'alors étaient informés des progrès du
Monstre. Mais, entre les communiqués de la Radio,
écoutés à table, les hors-d'oeuvre, le fromage,
les coups de massue qu'ils encaissaient à présent
: il y avait eu le temps de l'incrédulité, de
l'aveuglement, de la veulerie du confort
quotidien. Maintenant, à son tour, la FRANCE
subissait l'effondrement, criait ou pleurait sous
les coups du monstre Nazi. L'empire d'HITLER
s'agrandissait : sa soif de conquêtes ne
s'assouvirait jamais ! La nuit, nous couchons au
hasard de la halte : dans la paille d'une grange
(s'il restait de la place), ou bien dans une
meule. On s'arrache les rares provisions trouvées
au petit bonheur la chance dans un magasin
d'épicerie, encore ouvert. Le pain est un luxe et
les prix montent. On voit même des paysans faire
payer l'eau, qu'on tire d'un puits douteux. Je me
rappelle très bien ce fond de seau où il y avait
des quantités de petits vers rouges frétillants
!... Les vaches !... Ce genre de vie nomade, où il
faut guetter, être à l'affût de tout, se
débrouiller pour vivre, vieillit mon âme
prodigieusement vite. Je me trouve confronté à une
Vie dépouillée des plus élémentaires convenances.
Qu'ils sont loin d'être mis en pratique les cours
d'Instruction Civique du Lycée ou de l'École
Communale ! C'est au plus opportuniste, au plus
vif, au plus fort de remporter la course au
logement et à la nourriture. ll y a des actes
d'abnégation, d'héroïsme autour de moi. Mais il y
a aussi, et surtout, la découverte d'exemples
humains de bassesse, d'égoïsme. Si bien que je
deviens jeune loup pour aider les miens : la
famille, cellule de la société humaine, reste la
seule valable à mes yeux. Les autres sont ce
qu'ils montrent : bravoure, honnêteté, faiblesse,
peur, injustice. Et il est grand le cortège des
peureux, pleurnichards, voleurs, retors, sournois.
Quel chaos que ces adultes livrés au hasard des
chemins ! Aux nombreux arrêts, j'allais fureter
auprès des autos accidentées ou en panne, versées
dans les fossés, afin de permettre aux fuyard de
continuer leur route, poussant le flot épais des
réfugiés, péniblement, vers nulle part... On
avance de mille mètres en une demi-heure ! C'est
le moment de chercher à récupérer de l'essence
dans les voitures abandonnées au fossé. Puis les
avions reviennent et c'est la débandade à travers
champs. Beaucoup restent sur place, ne voulant pas
se faire voler un colis et se croyant à l'abri,
simplement en s'allongeant sous les voitures.
Après le bombardement, en général très court mais
aussi très meurtrier , hélas ! Tout le monde se
hèle, bat le rappel et on repart pour un bond en
avant, un tout petit peu plus rapide, jusqu'au
prochain embouteillage. Seuls les morts restent,
enterrés sur place à la hâte. Dans quelques
automobiles renversées, je trouve des outils, des
victuailles et surtout de l'essence. Besoin vital
pour nous, le précieux carburant devenant
introuvable et pour cause ! Mon oncle et moi,
armés d'une mèche à forer et d'un tuyau de
caoutchouc, pipons l'essence, avalant un peu de ce
mauvais breuvage. Ce petit jeu nous vaudra, ainsi
que par la quantité d'oeufs durs mangés et ceux
gobés au hasard des nids de poules découverts dans
la paille des granges, une magistrale jaunisse.
Heureusement ce fut après coup, en revenant de ces
quelques jours de folie collective passée A
MONTRICHARD, SUR LE CHER Devant nous, les STUKAS ont procédé à un
féroce bombardement. La fumée s'élève encore de
partout lorsque nous entrons en ville. Sur une
grande place, un convoi militaire était là :
écrasé, broyé, anéanti, fumant et brûlant. Les
civils, mêlés forcément à la troupe, ont subi leur
part de pertes sanglantes. La place de la ville
est parsemée de cratères béants, de carcasses de
voitures tordues, de cadavres. Nous nous arrêtons.
Des camions militaires anglais passent dans
l'autre sens, avec chacun une mitrailleuse dressée
vers le ciel. Des guetteurs casqués fouillent
l'air de leurs jumelles. Les pompiers locaux
s'affairent à déblayer la ferraille tordue d'où
s'échappe de la fumée, de l'essence, du sang en
traînées. Des dossiers, cartes d'État-major,
équipements, armes, aliments, pain, casques,
valises éventrées jonchent le sol. Je me baisse
pour ramasser un casque anglais et un calot de
soldat français : le calot par enfantillage, pour
ressembler à un soldat. Le casque, par précaution,
en cas de reprise des bombardements. En
assujettissant le casque sur ma tête, mon regard
remonte dans les arbres bordant la place. Et ce
que je vois dans les hautes branches me laisse
frappé de stupeur et de pitié, à la fois : un
cadavre y est accroché, plié en deux sur une
fourche, comme une vulgaire poupée de son. Et tout
autour, en guirlandes sanguinolentes, éparpillées
aux autres branches, il y a des intestins. Je suis
atterré mais, surtout, j'ai une impression de
chagrin et de colère Plus loin, au lavoir, où je
pense me laver un peu, le ruisseau qui s'y jette
est rouge, rouge d'un sang abondamment versé. Par
endroits, les cratères de torpilles d'avions se
touchent presque. m'approche d'une voiture pliée
en deux. A l'intérieur, au milieu d'objets
pulvérisés, se trouve un cadavre de jeune soldat,
paraissant dormir, avec seulement du sang qui lui
coule du nez et des oreilles. A côté, un panier
d'oeufs durs et une bouteille de rhum,
miraculeusement, bêtement intacts ! Soudain, les
sirènes d'alarme mugissent ! Les pompiers se
mettent à donner de grands coups de sifflets et
les gens s'enfuient en tout sens. Nous redémarrons
et allons en bordure du CHER nous abriter, à plat
ventre, au long de la rivière. Dans l'herbe bien
drue, des insectes déambulent. Une brise venue de
l'eau agite les brindilles. CLAUDETTE, le bébé,
babille gentiment. On se croirait à mille lieues
de tout ce gâchis ! Mais rien ne se produisit. Les
bombardiers allemands vont vers un autre jeu de
massacre. Nous reprenons la route et, au quatrième
jour, arrivons enfin à BLERE. J'ai la grande joie
de retrouver papa, parti à motocyclette bien après
nous et, bien entendu, arrivé avant, ayant eu plus
de facilités pour se faufiler entre les obstacles,
roulant parfois dans l'herbe. Il commençait à
s'inquiéter sérieusement et c'est avec un vif
soulagement qu'il nous accueille, ainsi que nos
amis. HALTE A
BLERE-LA-CROIX A BLERE-LA-CROIX, une fois passés le pont
sur le CHER, on trouve un village fébrile,
surpeuplé de réfugiés et aussi de soldats,
cantonnés au petit bonheur la chance.
Principalement des Belges et des
Chasseurs-à-pieds. Des mitrailleuses sont en
batterie le long de la berge, le pont est miné et
deux petits canons antichars pointés vers le Nord.
Les réjouissances à venir menacent d'être
corsées... Les deux fils des amis de mes parents
sont là. Leur père est le Directeur de l'Hospice
des Vieillards de LEVALLOIS-PERRET. Un excellent
homme, actuellement mobilisé sur place. GUY est
l'aîné : seize ans ; MARC est encore petit et
reste le plus souvent sous la surveillance des
femmes ; leur grand-mère maternelle, d'un âge
avancé, perd la mémoire du temps et du réel : ce
qui la rend très comique à nous, jeunes garçons,
car elle nous imagine simplement arrivés impromptu
en vacances. - Alors, vous êtes de passage à BLERE
? Comme c'est gentil à vous d'être venus me voir
!... Dites, les petits, soyez gentils et allez me
chercher le journal - Mais, Grand-mère, il n'y a
plus de journal ! C'est la guerre ! répondons-nous
abruptement, ravis, inconscients du dramatique de
la situation. - La guerre ?... avec les Prussiens
sans doute encore ! Bah ! Ils n'arriveront pas
jusqu'à PARIS et ce sera vite fini ! En fait de
PARIS, on entendait des coups de canon, en
direction de TOURS. Nous logeons, papa, mon oncle
et moi, dans le grenier mansardé d'une maison
voisine, dans l'Impasse de la COURTILLE. Les
voisins, les MOREAU, sont d'une réelle
gentillesse, très complaisants, serviables et rien
ne vient gâter les rapports de bon voisinage, au
contraire ! Papa a la chance de dénicher le
dernier litre d'huile (d'olives) chez un épicier
du village, qui le lui vend à prix d'or, pour
l'époque. Inutile de dire toutes les
recommandations faites aux femmes chargées de la
cuisine, concernant l'économie de ce précieux
assaisonnement de salades... Mon oncle et mon père
se mettent à enfouir l'essence, au préalable
recueillie dans deux lessiveuses bien fermées,
ainsi que les pièces essentielles du moteur de
l'auto. Ainsi, ils pensent en éviter le vol ou la
réquisition abusive. Et, cependant, ils
travaillent ferme à creuser leur cachette. Le
précieux litre d'huile, qu'on avait bien
recommandé d'utiliser avec parcimonie, cuit
allègrement des frites, que la Grand-mère, à la
mémoire de lièvre, nous a préparées, se
réjouissant une fois de plus " de nous avoir près
d'elle en vacances ".
- Oh ! Et ces enfants ! Ils sont
vraiment insouciants : ils n'ont pas encore
été me chercher le journal !...
MON CHER
PAPA ! Quelques jours après, en fin de matinée,
mon père et mon oncle sont partis se baigner à la
plage municipale, située après le pont, en amont
du CHER. Soudain, je vois, horrifié, arriver deux
bombardiers allemands en rase-mottes et deux
fuseaux noirs se détacher de leur ventre. Les
explosions sont assourdissantes... Je me sens
glacé lorsque des gens passent en courant et
crient : - Le pont ! Ils ont bombardé le pont ! Et
c'est tombé en plein sur la plage ! Au galop, je
pars vers la rivière proche, où j'imagine papa et
mon oncle réduits en bouillie... Avec quelle joie,
soudain, ils surgissent devant moi, très souriants
et ils ont vite fait de me réconforter. Mon Dieu,
que j'ai eu peur ! Faites que je conserve
longtemps encore mon père, l'être qui est à mes
yeux le plus juste, le plus bon, le plus loyal des
hommes ! L'année, auparavant, nous étions partis
tous les deux à motocyclette faire le circuit des
châteaux de la LOIRE. C'était ma récompense pour
ma réussite au Certificat d'Études. Et nous avions
découvert ce merveilleux " Jardin de la FRANCE ".
Nous avions déjeuné, en tête-à-tête, dans de
petites auberges fleuries. Nous avions supporté
ensemble les quelques averses orageuses qui
remplissaient nos chaussures d'eau. Avec
ravissement, je suivais l'auteur de mes jours, en
écoutant ses commentaires. A dix-huit ans, il
avait été appelé sous les drapeaux, pendant la
guerre 1914-1918, au 19ème Bataillon de Chasseurs
à Pieds. Il avait eu son baptême du feu au "
CHEMIN DES DAMES ". Il me racontait sa guerre :
VERDUN, GRIVESNES, la Vallée de l'AILETTE non pas
en insistant sur les coups d'éclat et sur les
actions héroïques, mais en mettant l'accent sur la
misère du soldat, sur la boue, la stagnation dans
les tranchées qu'arrosaient des déluges d'obus. Le
froid, la peur, les poux, les rats, la soupe qui
arrivait froide ou pleine de terre ; les nuits
interminables où on devait rester tapis dans un
trou d'obus, entre les lignes, au hasard d'une
patrouille malchanceuse qui s'était faite repérer.
Là, on devait faire silence, figés, immobiles, aux
aguets. Soulageant les besoins naturels sous soi
ou sur le cadavre d'un copain qu'il ne peut être
question de remuer... Parfois, pour ajouter à
l'horreur, on entendait les appels angoissés et,
de plus en plus faibles, d'un blessé qu'on ne
pouvait aller secourir, pris dans le réseau de
barbelés des Allemands. Et leurs guetteurs, à eux,
qui lançaient des fusées éclairantes et
mitraillaient... Ensuite les bouts de tranchées
conquises, effondrées, truffées de pièges, minées
; les colonnes de relève, avec un ravitaillement
qui arrivait froid ou terreux, à cause
d'innombrables plongeons que les hommes de corvée
devaient faire sous les volées d'obus... Et
peut-être cet homme, mon père, qui avait eu sa
triste part, pouvait être massacré sous mes yeux,
dans cette nouvelle guerre qu'il n'avait pas
souhaité et avait cru impossible, grâce au
sacrifice sanglant de sa génération : des
centaines de milliers de morts. Jeunesse
transformée en chair à canons pour " que l'on ne
revoie plus jamais ça ". Jeunesse qui portait
témoignage éloquent d'horreur, en ces listes
impitoyables des " Morts au Champ d'Honneur " que
la plus modeste des communes de FRANCE arbore sur
les marbres de ces effrayants Monuments aux Morts. L'ARRIVÉE
DES ALLEMANDS En pleine nuit, un terrible vacarme se
produisit : le pont saute ! Tacatac des
mitrailleuses. Et puis, soudain, l'air vibre. Des
sifflements et des séries d'explosions se
rapprochent : les obus tombent sur BLERE.
L'hôpital est touché. A côté d'une maison voisine,
les clapiers à lapins flambent. Dans les lueurs de
l'incendie, Grand-mère MUSEUX, en chemise de nuit,
est là, à regarder sans comprendre, au milieux des
éclatements... Au matin, nous entendons des bruits
sur la route. Une nuée de soldats cyclistes
Allemands arrive. Un de ces soldats m'interpelle.
Je m'approche sans comprendre ce qu'il crie. D'un
geste rageur, il fait voler le calot de soldat
Français que j'ai sur la tête, accompagnant cela
d'une gifle magistrale. Je boue intérieurement,
nullement effrayé, mais écoeuré par cet acte
gratuit vis-à-vis d'un enfant. Je n'ai même pas de
larmes aux yeux. Mes poings se serrent
instinctivement. Il gueule encore un peu dans sa
langue de sauvage et, puis, il va rejoindre ses
camarades de combat. Ceux-ci sont occupés à
sortir, à grands coups de bottes aux fesses deux
blessés légers, qui dormaient profondément dans la
paille d'une remise. Ils en sortent ahuris, les
yeux encore lourds de sommeil et de fièvre, les
mains en l'air. Une auto découverte est arrêtée
sur le bord de la route. Des badauds ont vite fait
de l'entourer en silence. Un jeune Officier
Allemand brandit une carte et pérore en un
français assez correct : Pour la FRANCE, la guerre
est finie. Vous avez perdu ! Demain, ce sera
l'ANGLETERRE... dans quinze jours à LONDRES !...
Pourquoi ne pas retourner à PARIS ? A PARIS tout
remarche, même le métro !... Cependant, il se
passe quelque chose : les soldats ont découvert la
moto de mon père. Ils s'en emparent, mais les
bougies manquent... sage précaution. Alors,
pistolet au poing, ils somment mon père de les
leur remettre, menaçants. Nous allons trouver
l'Officier charmant, de tout à l'heure : - Ach !
Que voulez-vous, c'est la guerre ! Aujourd'hui,
vous perdez votre moto ; demain, ils perdront
peut-être la vie !... Alors qu'ils continuent à
pérorer, je file à la cuisine et me fais remettre
quelques morceaux de sucre. Je m'approche de la
moto, avec laquelle nous avons passé de si belles
vacances de paix. Rapidement, je dévisse le
bouchon du réservoir et glisse le sucre dedans. Je
rebouche en vitesse. La mort dans l'âme, papa
montre où sont placées les vitesses. Bientôt deux
soldats s'en vont avec... Je souhaite qu'ils
n'aillent pas bien loin ! Magnanime, l'Officier
nous fait remettre deux bicyclettes : une pour GUY
et une pour moi. Quant à mon père, il " hérite "
d'une vieille pétrolette qu'il faut faire partir
en pédalant vigoureusement. Et c'est dans cet
équipage que nous faisons notre retour vers PARIS,
après des adieux touchants, non sans avoir entendu
à la radio l'annonce de la demande d'Armistice,
faite par le Maréchal PETAIN. Papa nous entraîne à
tour de rôle, GUY et moi. Nous passons des ponts
de bateaux. Dans ORLÉANS, à l'entrée d'un pont, un
chasseur français DEWOITINE est posé sur le
ventre, en piteux état. Des chevaux morts gisent
un peu partout, les pattes raidies, le ventre
gonflé, au milieu des débris de leurs attelages.
Des croix de bois sont plantées sur des tombes
provisoires, creusées à même les trottoirs. La
Cathédrale a l'air d'avoir particulièrement
souffert et il est interdit de s'en approcher.
Dans la campagne, nous trouvons des chars français
" SOMUA " détruits. Leur blindage a l'air pourtant
très épais, à en juger par les nombreux impacts
d'obus perforants qui n'ont pas tous réussi à
percer la carapace. Par contre, nombre de tanks
allemands détruits sont littéralement crevés comme
des écumoires. A entendre les propos des gens, on
parle de blindages volontairement réduits au
profit de la vitesse. A PITHIVIERS, mes yeux
découvrent un bien triste spectacle : parqués
derrière des barbelés, des centaines de soldats
français prisonniers nous tendent leurs bidons,
nous réclament et nous supplient de leur fournir
de l'eau. J'en prends une dizaine et GUY aussi.
Nous les remplissons à la première maison venue.
Les sentinelles ne bougent pas. Mais lorsque nous
faisons mine de recommencer une autre
distribution, elles nous intiment l'ordre de filer
en hurlant, suivant leur habitude, mitraillettes
pointées sur nous Je suis profondément bouleversé
et ma rage monte ! Ensuite, c'est un périple assez
pénible pour rejoindre la capitale : je suis pris
de violentes coliques hépatiques. C'est le début
d'une forte jaunisse qui me laissera alité
longtemps. A PROPOS
DE " 39-40 " : METTONS LES CHOSES AU POINT ! Pour une grande majorité de Français, la
" drôle de guerre " 1939-1940 fut surtout synonyme
de grande pétaudière, dont l'apothéose fut la
débâcle de Juin 1940. Certes, le moral n'y était
pas et pour cause : miné de l'intérieur par la
propagande concertée et défaitiste des admirateurs
de l'Ordre Rouge Nazi (Parti Totalitaire
Impérialiste de Droite) et ceux de l'Ordre Rouge
International Communiste (Parti Totalitaire
Colonialiste de Gauche) ; tiraillé entre ces deux
tendances alors alliées, ce moral ne fut pas
relevé par l'énorme travail de sabotage économique
et militaire qui résulta du " PACTE
GERMANO-SOVIETIQUE ". On vit des Compagnies sur le
pied de guerre se rendre dans des villages à six
motocyclistes allemands. Spectacle dégradant s'il
en fut et qui n'était pas là le fait des seuls
Officiers qui, à cette époque, portaient à tort et
à travers le mauvais exemple, paraît-il. Des
incapables, disait-on ! Puis, on eut le témoignage
de ces servants de mitrailleuses ou de canons qui
recevaient presque méthodiquement des munitions
non conformes au calibre de leurs armes ou hors
d'usage. Beau travail de sape qui porta ses fruits
d'amertume Ne parlons des doléances des aviateurs
que pour mémoire, eux qui réussirent, surclassés
par les appareils modernes allemands, à totaliser
l'élégant chiffre de mille et neuf victoires
aériennes entre le 8 Septembre 1939 et le 24 Juin
1940, pendant cette courte mais dure bataille
inégale ! Certains, abattus en plein ciel, se
firent tuer en fantassins - le fusil à la main -
alors que rien ne les y obligeait, sinon l'honneur
et le refus de lever les bras. Citons en exemple
la mort du Lieutenant HOUZE, du groupe de Chasse
2/5, tué en combattant avec les troupes au sol, le
6 Juin 1940, après avoir sauté en parachute.
Cependant, aux usines FARMAN, à
BOULOGNE-BILLANCOURT, des moteurs d'avion étaient
sabotés, de telle sorte que l'appareil explosait
en l'air, entraînant la mort du pilote. Arrêtés,
les communistes Roger et Marcel RAMBAUD et Maurice
LEBEAU sont condamnés à mort le 27 Mai 1940 par le
3ème Tribunal Militaire de PARIS et fusillés en
Juin 1940, au fort du HA, près de BORDEAUX.
Camarades prolétaires Français ! Sabotez dans les
usines d'armement ! Refusez de vous battre pour
l'ANGLETERRE et le grand capital. Crosses en l'air
devant nos camarades prolétaires Allemands !...
Ceux de SAINT-CYR et les cadets du " CADRE NOIR "
de SAUMUR firent une guerre plus qu'honorable,
dans le haut exemple de leur sacrifice librement
consenti. Allez donc parler de " drôle de guerre "
aux familles de nos 92 000 tués en trois semaines
de combats désespérés, de nos 120 000 blessés,
invalides, définitifs pour beaucoup Et il y eut "
quand même " quatorze de nos Généraux qui
moururent, non pas derrière un bureau
d'État-major, mais à la tête de leurs troupes !
N'en déplaise à ceux qui ricanent sans savoir, ou
qui ne veulent surtout pas le savoir, bornés,
obtus, bêtement limités à leurs mots d'ordre
politiques ! Mémoire courte ou oubli volontaire ?
En Mars 1935, le Parti Communiste qui se dit
Français (?) publie la déclaration suivante, en
bon " combattant de la paix " qu'il est déjà et
sera toujours (quand cela sert les intérêts du
Communisme International et UNIQUEMENT ses
intérêts ! —" Le Parti Communiste est l'ennemi
irréductible de la Défense Nationale. Il demande à
tous les camarades militants de multiplier leurs
efforts contre le Service de deux ans, contre
notre ennemi essentiel : le militarisme français
Fin de citation En même temps, à la Chambre des
Députés, on remarque l'intervention de
l'exemplaire Maurice THOREZ qui clame son
patriotisme courageux - Pas un sou pour le Service
Militaire ! Nous invitons tous nos adhérents à
pénétrer dans l'armée, afin d'y accomplir la
besogne de la Classe Ouvrière, qui est de
désagréger cette armée ! Journal Officiel).
L'Histoire sera décidément pleine de répétitions.
Pendant ces belles envolées patriotiques, les
tankistes allemands, démunis et surveillés par le
" TRAITE DE VERSAILLES " s'entraînent sur des
chars russes, aux environs de KIEV notamment. Les
futurs Cadres de la GESTAPO prennent des leçons de
Police Politique Répressive avec les spécialistes
de la GUEPEOU. Curieuse paix ! Drôle de moeurs !
Jolie mentalité Il est vrai qu'on ne peut pas
recevoir les ordres du dictateur Joseph STALINE,
allié du dictateur Adolf HITLER : saboter dans les
usines d'armements (ce qui entraîna la mort ou la
captivité de centaines de milliers d'hommes),
chanter l'Internationale et prétendre être
Français Champions de lancées de la potée d'émeri
dans les moteurs toutes catégories, nos camarades
du Parti furent donc les premiers à résister... si
on oublie de préciser contre qui. Par contre, on
oublie qu'individuellement des membres du Parti
Communiste ont laissé parler leurs sentiments
patriotiques, déchirant et jetant virtuellement, à
la face des saboteurs de l'Unité Nationale, les
morceaux de leur Carte d'adhérents. Preuve
d'indépendance, du libre choix d'être Français,
avant tout. Ce qui les fera éjecter comme
indésirables au Parti. Ainsi, au moment de la
signature du Pacte Germano-Soviétique, cinq
députés communistes donnèrent leur démission, avec
une lettre ouverte, claire et nette Ce furent MM.
Gustave SAUSSOT et Paul LABRADOU (de la DORDOGNE
), Jules FOURRIER et Marcel BROUT (de PARIS) et
Gilbert DECLERCQ (du Nord) : - Nous condamnons le
Pacte Germano-Soviétique qui a permis l'agression
nazie contre la POLOGNE. Nous condamnons ceux,
qui, au mépris des intérêts français, n'ont pas
voulu ou n'ont pas pu se désolidariser de
l'orientation nouvelle du Parti et de la politique
stalinienne ! Fin de citation. POUR
CERTAINS ON CESSE DE "VOIR ROUGE " De par cet exemple courageux s'ensuivit
une réaction en chaîne et seize autres députés
suivront l'exemple de ces premiers. Il s'agit de
MM. René NICOD (de l'AIN), Marcel CAPRON
(d'ALFORTVILLE), Emile JOURDAN (de l'ALLIER),
Lucienne ROUX (du Nord), Emile FOUCHARD (de
SEINE-ET-MARNE), Fernand VALAT (du GARD), Alfred
DAUL (de STRASBOURG), Roger BENESON (de PROVINS),
Sulpice SERVEZ (de VALENCIENNES), Adrien LANGUMIER
(de PARIS), André PARSAL (de SAINT-MAUR), Darius
Le CORRE (de CORBEIL), Maurice HINEL (de
CLICHY-LEVALLOIS), Armand PILLOT (de PARIS), Léon
PIGINNIER (député-maire de MALAKOFF), Marcel
GITTON (de PANTIN) et d'un sénateur de la SEINE
Jean-Marie CLAMAMUS Maurice NAILE, maire de
CLICHY, se suicidera avec sa femme, lors de
l'entrée des troupes allemandes dans PARIS
Quelques communistes sincères, sans se séparer
vraiment du Parti, commencèrent très tôt à militer
dans une résistance contre l'envahisseur
camarade-prolétaire Allemand. Le Parti saura
utiliser leur prestige plus tard, quand le vent
aura retourné les vestes, mais ne leur pardonnera
jamais entièrement cette marque d'indiscipline,
vis-à-vis des mots d'ordre du Parti, ni cette
leçon de patriotisme : tels Pierre HERVÉ, Georges
GUINGOUIN et Auguste LECOEUR La discipline rigide
et l'obéissance aveugle aux mots d'ordre du Parti
n'avaient pas été respectées ! En attendant,
devant le défaitisme et le sabotage systématique
des forces de la Nation, mis en pratique alors par
les communistes " Français " : le Gouvernement,
présidé par Édouard DALADIER, réagit brutalement
en promulguant des lois d'exception et en
prononçant des sanctions collectives Le 1er
Octobre 1939, en vertu de l'état de siège, puis
des pleins pouvoirs votés par le Parlement, à
DALADIER, pour la durée des hostilités, fut
promulgué un décret portant dissolution des
organisations communistes, avec perquisition au
Siège du Parti, à PARIS. Le 18 Novembre 1939,
c'est un autre décret, relatif aux mesures
administratives d'internement, pouvant êtres
prises à l'égard des individus dangereux pour la
défense de la Patrie, la Sécurité Nationale ou
Publique Le 20 Janvier 1940, une loi - beaucoup
plus grave encore - prononçait en bloc la
déchéance des membres du Parti Communiste,
investis de mandats électoraux et n'ayant pas
encore rompu, à cette date, avec la 3ème
Internationale Ce fut, soi dit en passant, sur ce
précédent que s'appuiera le prochain Régime de
PETAIN pour se retourner contre toute la
Résistance et créer une Police Politique de "
lutte contre les menées antinationales "... POUR
D'AUTRES : UN " POING ", C'EST TOUT !... Lorsque surviendra la défaite de nos
armées, si douloureusement ressentie au coeur de
chacun des Français, on lira cette étonnante
déclaration des communistes " Français ",
fanfaronnant avec cynisme - Les communistes
saluent la victoire des États Prolétariens sur les
pays capitalistes. Ouvrier Français, fraternise
avec le soldat Allemand qui a triomphé des forces
impérialistes et qui poursuit une politique de
pacification européenne, en défendant la
conclusion heureuse du Pacte d'Amitié
Germano-Soviétique et, ainsi, créant les
conditions d'une paix durable à laquelle les
travailleurs aspirent ! Fin de citation. On croit
rêver devant tant de satisfaction bêlante à voir
la FRANCE à genoux devant les armées Mais on ira
beaucoup plus loin, déjà à l'époque d'avant le
renversement des alliances et des mots d'ordre
stéréotypés du plus grand Parti mystificateur du
monde, au moment même de l'entrée des avant-gardes
allemandes dans PARIS : la Radio Soviétique, si
bien informée (et pour cause !), donne aux
militants parisiens le mot d'ordre suivant : ne
pas quitter la capitale quoi qu'il arrive et faire
vivement reparaître l'HUMANITÉ, ce qui placerait
les troupes d'Occupation devant le fait accompli.
En vertu de ces consignes indiscutables, Maurice
TREAND, membre du Comité Central du Parti et
responsable de la formation des Cadres, rentre à
PARIS, venant de LILLE où il a appris que le
Quotidien communiste " LA VOIX DU PEUPLE " est
imprimé et paraît librement à BRUXELLES, avec la
bénédiction des Autorités d'Occupation Il envoie
en mission deux militantes du Parti Mmes GINOLLIN
et SCHRODT auprès de la Kommandantur von Gross
Paris. Par une curieuse coïncidence, le Général de
GAULLE lance un pathétique appel à la FRANCE LIBRE
et à la RÉSISTANCE, tandis que ces charmantes
dames-patronnesses rencontraient le Herr
Lieutenant WEBER, chargé du Service de Presse, qui
se déclare enchanté et demande même que l'HUMANITÉ
reparaisse au plus tôt. Moment historique, chargé
d'émotion dont on parlera longtemps dans les Isbas
Parisiennes. Claquements de talons de bottes :
HEIL HITLER et HEIL STALINE !!! Et on se quitte,
enchantés les uns des autres. Mais si ! Mais si !
Et Gott Mitt Uns !... Sans plus tarder, la
rédaction de l'HUMANITÉ est mobilisée. On
s'affaire pour la bonne cause. L'imprimeur "
d'avant tout ça " - Monsieur DANGON - est mis sur
le pied de guerre par Madame GINOLIN qui lui verse
un " acompte " de cinquante mille francs de
l'époque (mazette ! ce que ces clandestins
disposaient de fonds secrets, malgré tant de
déboires apparents... capitalistes !). Le 20 Juin
1940, au soir, Mmes SCHRODT et GINOLIN contactent,
tout près de la station de métro " SAINT-MARTIN ",
Monsieur TREAND leur remet (sous le manteau si on
ose dire !) la copie pour l'impression du premier
numéro de la résurrection. Manque de pot !
Appliquant toujours la loi, avec une conscience
paisible dont elle ne se départira pas, tout au
long des années de guerre et d'Occupation et
nonobstant les changements de Régime : voilà que
la Police Parisienne effectue une rafle et arrête
les trois militants à 20 h 30. Fouillés, on trouve
sur eux les preuves indiscutables de l'action,
menée pour la parution de l'HUMANITÉ. En vertu des
décrets d'Août et Septembre 1939, qui
interdisaient l'existence légale d'un Parti
Communiste sur le sol français (donc de l'HUMANITÉ
rédigée en langue française), les policiers les
inculpent et les écrouent le 22 Juin. Sur
intervention rapide et ferme des Autorités
d'Occupation allemandes, ils seront libérés trois
jours après, la tête haute, très dignes, forts de
cette protection agissante des camarades nazis.
Sortant à peine de prison, Maurice TREAND, aidé
par un autre membre du Comité Central, Jean
CATELAS et un Avocat du Parti, Robert FOISSIN,
rédige une motion à l'adresse du Conseiller
d'État, Monsieur TURNER. On va voir ce qu'on va
voir : Nous, communistes ! Avons été les seuls à
nous dresser contre la guerre, à demander la paix
à une heure où il y avait quelque danger à le
faire... l'HUMANITÉ, publiée par nous, se fixerait
pour tâche de poursuivre une politique de
pacification européenne et de défendre la
conclusion bénéfique d'un pacte d'amitié
Germano-Soviétique. Et ainsi créerait les
conditions d'une paix durable ! Fermez le ban !...
On ne peut être plus satisfait de sa trahison au
bénéfice des deux drapeaux rouges lors alliés, en
toute tranquillité de conscience. Braves
saboteurs, braves déserteurs, braves dénigreurs de
tous les pays : unissez-vous ! Cette lettre est
portée à son destinataire, le 27 Juin 1940,
transmise au Gouverneur Militaire de PARIS, qui en
reste comme deux ronds de frites. Finalement, le
Gouvernement de VICHY installera son État Français
et les pourparlers en resteront là. Le 1er Juillet
commenceront à apparaître les numéros "
clandestins " de l'HUMANITÉ, sous la neutralité
bienveillante, mais la surveillance attentive des
Services de la propagande allemande. UN PETIT
AVANT-GOÛT DE "CRAVACHE" Déjà, l'Occupant nazi commence à
s'organiser et à s'installer solidement. On
promulgue un décret confisquant toutes les armes
de chasse ou de tir, avec menaces d'emprisonnement
ou de condamnation à mort pour les contrevenants.
Et, pour prouver que le ridicule commence à tuer
sérieusement, on a tout de suite un avant-goût des
joies de la collaboration à venir. Témoin, cette
affiche qui dénote d'un manque d'humour total ou
d'un humour noir de forme totalitaire nous
échappant toujours.
BORDEAUX,
le 27 Août 1940
Le
STADTKOMMANDANT.
LA FRANCE
MALADE : TRAITEMENT AU VICHY Ça y était ! La FRANCE, accablée par
l'exode et la défaite de Juin 1940, coupée en deux
par une frontière entre une zone dite " occupée "
et une zone dite " libre " (ou non occupée ) où un
vieillard, à la voix chevrotante, anesthésiait les
bonnes volontés La FRANCE découvrait la face
cachée de cette armée allemande si " KORRECTE ".
La mascarade grand-guignolesque était commencée !
Notre débris de gloire maréchalesque, au lieu de
s'oublier dans un asile de vieillards, rabâchait à
la radio que les Français avaient mérité leur sort
et qu'il leur fallait subir la loi du plus fort, "
dans l'honneur et dans la dignité ". Navrant
exemple que cette antique gloire nationale,
prêchant la mortification, nous serinant qu'il
nous avait fait don de sa personne et que nous
avions la mémoire courte. En réalité, sous une
apparente bonne volonté, l'ancien Chef glorieux,
trop vieux, se faisait manoeuvrer par une clique
dont Pierre LAVAL allait être un des tristes
échantillons. Et VICHY, capitale provisoire de
l'État Français, sera le symbole de l'attentisme,
la veulerie, voire de l'opportunisme, pendant plus
de quatre années de guerre. On y apprit bien plus
à gaspiller des énergies qui ne demandaient que le
bon exemple pour combattre un ennemi implanté
fermement sur le sol de la FRANCE. Ce fut un beau
gâchis qui amena jusqu'à la sinistre Milice de
Joseph DARNAND lancée contre les maquisards, en
passant par l'autorisation de la création d'une
Légion des Volontaires Français, contre le
bolchevisme, où de nombreux idéalistes se
fourvoyèrent et y moururent dans un combat d'une
utilité pratique et douteuse. Enfin, le comble fut
l'apparition de la WAFFEN SS FRANÇAISE, imbue de
sa prétendue mystique supérieure européenne de
l'homme blanc. Mais des actes individuels de
Résistance se font connaître. Beaucoup seront
fondus dans l'anonymat définitif d'une fosse
commune. On connaît néanmoins quelques noms : Sera
fusillé le 6 Juillet 1940, Étienne CHAVANNE, pour
avoir cisaillé, le 20 Juin, les câbles
téléphoniques reliant l'aérodrome de BOOS à la
Kommandantur de ROUEN Sera fusillé le 3 Septembre
1940, à ÉPINAL, Louis LALLIER, pour sabotage des
transmissions de la WEHRMACHT Sera fusillé le 7
Septembre 1940, à ROYAN, Pierre ROCHE, pour les
mêmes actes de Résistance. " AMBIANCE
PARISIENNE " " Ach ! PARISS !... " C'est épatant de
voir combien les Parisiens ont l'air d'ignorer ces
chats-bottés qui promènent leur morgue insolente,
bras tendus, mains levées, talons claquant sur les
grands boulevards. Nous sommes envahis sous l'ère
du drapeau rouge à croix gammée. On leur a trouvé
quelques appellations curieuses, suivant l'humeur
du moment et le quartier où ils évoluent : les "
Verts-de-Gris ", les " Doryphores ", les "
Choucroutman", les " Frisés" , les " Fridolins ",
voire les " Frizous " mais, surtout, les " Chleus
". Pour l'ancien combattant de 14-18, ce sera
toujours les Boches ou, tout simplement pour les
Français bien soumis, bien collaborateurs : les
Allemands. Le quartier de l'Étoile est devenu un
petit Reich bien pensant, avec une densité de
quatre Doryphores au mètre de trottoir. Leurs
Services Féminins sont surnommés : les " Gretchen
" ou les " Souris Grises ", à cause de leur
uniforme gris-souris. Ou bien très crûment : les "
P.P.O. " (paillasses pour Officiers). Par
là-dessus, une floraison de drapeaux rouges à
croix gammée et un tas de petites barrières
blanches, obligeant à des détours devant tous les
hôtels, cinémas, restaurants réquisitionnés pour
la soldatesque occupante. Quant aux nombreux
cinémas, laissés aux files de spectateurs français
: ils nous font avaler du " Hans ALBERS " à
longueur de semaines, avec les inévitables
actualités allemandes de propagande. On voit la
tête blonde aux yeux fades de cet acteur Hans
ALBERS partout : côté pair, côté impair, au "
CESAR " comme au " NORMANDIE " et ça continue
comme cela jusqu'aux grands boulevards. LUNA-PARK
a rouvert ses portes et accueille de façon
mélangée les civils comme les militaires. Mais la
fraternisation s'arrête là. On rencontre, dans
toutes les fameuses artères de la capitale, une
quantité " kolossale " d'Officiers très dignes,
gantés, souvent " stick sous le bras ", du moins
avec le monocle et l'estafilade fameuse des duels
à l'épée, chère aux traditions estudiantines des
cadets de l'armée germanique. Ils sont là,
martelant les trottoirs de leurs bottes
étincelantes, caracolant avec, au bras,
d'insignifiantes poupées entretenues dont les
ongles rouges crochus agrippent, au passage, un
nombre respectable de billets de la
REICHKREDITKASSE. Ca fait marcher le commerce,
avec le Mark d'occupation à vingt francs, au cours
du change imposé avec toute la courtoisie
persuasive de ces messieurs. C'est la razzia,
organisée sur une grande échelle de tout ce qui
est encore trouvable, en ce début d'Occupation.
Des aigrefins s'organisent pour fournir aux
Allemands toutes marchandises possibles et
imaginables. Sur les boulevards, pleins de monde,
la chaussure en porc, triple semelle, genre "
marché noir ", trinque avec les bottes souples en
cuir-de-Russie des fringants militaires de la
Feldkommandantur von Gross Paris. Oui, mais le "
Gross Paris " : qu'en pense-t-il ? Le " Gross
Paris " mène son petit train de vie très ralenti,
très freiné. Il fonctionne avec ses tickets
d'alimentation, ses bons de costume en fibre de
bois. Avec ses semelles de bois articulées
(dernier cri !), son porte-monnaie vite aplati,
dans lequel il manque toujours six francs pour en
faire dix. Il va, tant bien que mal, avec sa carte
de décades de bûches roulées dans un peu de tabac
et son litre de vin par personne et par mois. Il
traîne son boulet d'occupé, dégoûté d'entendre
parler Chleuh autour de lui, écoeuré par
l'inflation de la vie et scandalisé par les
magnats du trafic, les champions du
dessous-de-table, vautrés ostensiblement aux
terrasses des cafés célèbres avec leurs maîtres,
qu'ils prennent pour leurs complices. Le " Gross
Paris " gueule, une fois rentré chez lui et
flanque de grands coups de poing sur la triste
table, qui n'en peut, mais désertée par la bonne
cuisine d'antan... Il jure que si ça continue, il
ne travaillera plus pour des " haricots " (en
l'occurrence un kilogramme de rutabagas avec le
ticket " DZ " du mois de Mai)... et il repart à
son usine, parce qu'il y a les gosses en train de
piailler et qu'il faut leur dénicher une boîte de
lait condensé par-ci, un peu de beurre par-là, du
sucre ailleurs. Et c'est très, très cher puisque
très, très rare : les quelques stocks ont été
accaparés par des commerçants prévoyants, avisés,
rusés et sans scrupules. Ce sera l'origine de
curieuses fortunes, faites en quatre ans, d'une
aristocratie du marché noir, de la dynastie des
B.O.F. (beurre-oeufs-fromages)... ce qui n'exclut
nullement les bouchers, charcutiers, chevillards
ou éleveurs : opportunistes de cette époque. Le "
Gross Paris " entre chez le commerçant, le " vrai
", celui qui sait apprécier la situation et joue
sur le velours d'une sorte de bourse alimentaire,
dont les gagnants firent fortune et se retirèrent
des affaires en moins de quatre ans avec château
et chasse, en SOLOGNE ou ailleurs. Et comme
beaucoup avaient prévu les futurs " retours de
manivelle ", ils avaient " aidé " deux ou trois
persécutés (Israélites ou échappés du Travail
Obligatoire en ALLEMAGNE). Ce qui leur valut un
Certificat de Virginité, comme bons apôtres d'une
certaine forme de " résistance " et peu d'ennuis à
la Libération, sauf peut-être avec un FISC encore
tâtonnant, quelque peu muselé par les appuis
occultes, auxquels ces grands personnages avaient
su se ménager à temps ! Bref ! " Du bon gâteau !
De tout repos ! "… bâti avec la FAIM du peuple de
FRANCE! Donc, le " Gross Paris " entre chez ce
petit roi du commerce noir : tout de suite son
allure humble, son petit cabas à provisions l'a
classé, dans la tête du " brave trafiquant " : la
pauvre pomme, le minable qui n'a pas gros, lui, à
mettre dans la lessiveuse sucrée (qui a tendance à
remplacer le coffre-fort de l'exploiteur !) -
Qu'est-ce que ça sera ?... - Je voudrais… - Y en a
plus ! J'ai vendu le dernier ce matin ! Avec cela,
on est tout de suite servi et la politesse,
par-dessus le marché (noir). On s'en moque de la
politesse due au chaland, puisqu'on vend cent
fois, mille fois plus en arrière-boutique et, de
préférence, hors des heures d'ouverture. Il y a "
la queue " : cette file de pauvres gens, qui
attendent patiemment parfois des heures, bien
avant l'accrochage de l'ardoise où sera mentionné
le nombre de tickets honorés : " AUJOURD'HUI : 250
grammes de viande avec le ticket Ab de Septembre.
Plus de beurre. Un demi-litre de lait aux tickets
J1 et J2 ". Le Dimanche, on va quand même au
cinéma. Les bals sont interdits sévèrement, ainsi
que la réunion publique de plus de trois
personnes. Encore la queue ! Forcément, ce n'est
pas une habitude à perdre ! Installé dans son
fauteuil, on assiste aux actualités allemandes, en
langue française, dans une salle éclairée, sous la
surveillance de trois ou quatre Gardiens de la
Paix, par crainte de chahut, de manifestations
hostiles : ce qui n'empêche pas les coups de
sifflet, les quolibets, les quintes de toux
brusquement provoquées par l'apparition d'un
Philippe PETAIN à tête de vieux marcheur, serrant
la main à un digne représentant du Recrutement
Allemand pour le TRAVAIL VOLONTAIRE EN ALLEMAGNE.
Le bon, le généreux vieillard promet, qu'en
échange d'une main-d'oeuvre souhaitée dans les
usines du vainqueur, on verra rentrer l'équivalent
en hommes prisonniers... Ignoble chantage dont
personne n'est dupe !... ou si peu... On nous
montre aussi le faciès matois d'un Pierre LAVAL,
sournois au possible, moustachu comme un brave
bougnat auvergnat. Puis, les ténors de la Droite
Collaborationniste : Marcel DEAT, à faciès de
brute ; un Jacques DORIOT, caméléon, ayant calqué
les allures conquérantes et martiales des
Doryphores, ses nouveaux amis. Coiffant le tout,
voici le grand patron : un Adolf HITLER gueulant,
gesticulant, éructant devant un micro. Ce sont
ceux-là les vrais meneurs de jeu, actionnant les
petites ficelles du pantin vétuste qui fut, en son
temps, Maréchal de FRANCE pour sa conduite à la
guerre 1914-1918. Que vient-il faire en cette
galère : la Grande EUROPE des grands
dessous-de-table ?… A la sortie du spectacle, on
reprend le métro, bondé, noir d'un monde mêlé,
tassé, pressé… sauf en première classe où la
soldatesque nazie et les Bons Français
Collaborateurs se côtoient, fraternisent, font
assaut de courtoisie, de Haute Kulture ! Dans les
stations, sur les murs réservés aux panneaux
habituellement remplis d'annonces publicitaires
commerciales, on se heurte aux grandes affiches,
débordantes de naïve rouerie : FINIE LA MISÈRE
(tiens ! Y a-t-il donc de la misère à être occupés
? ) PAPA TRAVAILLE EN ALLEMAGNE ". Ou bien cet
index gigantesque, tendu vers le public, sur fond
noir: TU RETROUVERAS TES CAMARADES EUROPÉENS DANS
LES WAFFEN SS Mais les plus éloquentes, moins
menteuses, plus brutales, celle qui rappellent aux
convenances, à la réalité de l'Occupation, sont
les affiches jaunes, cernées de noir, où les noms
des fusillés surgissent, hurlant comme un appel
aux armes. Ailleurs, c'est la dure mise à prix (en
monnaie de singe du Grand Quartier Général
Allemand, à PARIS), réclamant la capture des "
terroristes " ci-dessus, décrits et nommés. Là !
Pas d'hypocrisie : " Une récompense de … Francs à
qui permettra la capture des terroristes suivants
(ici, les noms ou noms d'emprunt et signalement).
Une discrétion totale sera assurée à
l'informateur, conscient de son devoir ". Par
là-dessus, les hommes - si activement recherchés -
sont taxés de TERRORISTES
JUDEO-ANGLO-FRANCS-MACONS et même de GAULLISTES,
suprême injure. Quelquefois, à ce genre
d'affiches, est ajouté en grand format des
reproductions photographiques des méfaits
reprochés : train déraillé, cadavre de membre de
la GESTAPO Française exécuté, dépôt de l'armée
allemande incendié. Un véritable exemple à suivre
! RÉACTIONS Alors, le " Gross Paris " pense que tout
n'est peut-être pas perdu, que tous n'ont pas une
mentalité d'esclaves. Il pense à ce qu'il a
entendu à la B.B.C. (la Radio de LONDRES) lorsque
parvint l'appel du Général de GAULLE : - La FRANCE
a perdu une bataille, mais elle n'a pas perdu la
guerre !… Et, comme tant d'autres, cet anonyme
attend son heure. Son heure, elle viendra un peu
plus tôt, un peu plus tard, au hasard : ce sera le
vieux copain d'enfance, le prisonnier évadé, ou
bien le camarade d'usine ou de lycée, qui le
sondera et, après diverses discussions destinées à
bien se reconnaître entre " Bons Français ", "
VRAIS Patriotes ", le mettra en rapport avec un
petit groupe agissant anonyme, ce Monsieur-là,
entrera tout à coup dans le Cercle très fermé des
" Ennemis de la Sûreté de l'État Français ". Il
nuira au " Rapprochement Franco-Allemand Nazi ",
proportionnellement à ses moyens d'action.
regardera d'un autre air ces Miliciens Français,
chargés de la répression du " banditisme " et tous
ces braves Agents de la Police de VICHY, qui
cernent souvent les cinémas, cafés, stations de
métro pour demander les papiers et, même, vous
fouiller ! Et il aura sa petite idée devant leurs
boutons d'uniformes à francisque, leur air
arrogant et hargneux de chiens serviles de
l'Occupant nazi Simple rouage, mais solide maillon
de la chaîne de la Résistance Française, il
contribuera à la lutte contre l'asservissement
fasciste PARIS et sa banlieue a ses Collaborateurs
notoires, sa petite pègre de traîtres, ses lâches
dénonciateurs, ses lettres anonymes. Mais, dans
l'ensemble, la population, si elle n'est pas
Résistante (et beaucoup s'en faut !) reste passive
et neutre : ce qui nous sert bien . LES ÉTUDES
" PERTURBÉES "Quant à nous, jeunes de l'époque, moins
de vingt ans, à peine rentrés de l'exode pour
retrouver les Cours Complémentaires, allons passer
notre examen du Brevet Élémentaire. Classe
turbulente de jeunes gens, énervés par les alertes
aériennes et par leur expérience du " baptême du
feu " sous les attaques des " STUKAS " à un âge où
tout marque, s'imprime dans notre fraîche
sensibilité. Classe de bons garçons, un peu
indépendants, très chahuteurs, mais au coeur fier,
avec un bon esprit d'équipe. Du premier au dernier
de la classe règne un accord, une harmonie qu'on
comprendra quand on saura que nous sommes unis par
le danger collectif. Nous sommes contre l'Occupant
! Au début, c'est une forme de jeu à l'échelle des
événements actuels, puis ça prend corps. Il y aura
un encadrement par de plus " vieux ", par les
grands frères de nos copains de classe et, puis,
le noyautage par un réseau ou un autre mouvement,
trop heureux de recruter, même au prix de certains
risques de bavardages, d'indiscrétions. Nous
faisons, sur le plan " Études ", une classe ni
meilleure ni pire que d'autres. Mais nous
retenions, surtout de nos Cours, ce qui pouvait
nous servir, avec la complicité paternelle de nos
Professeurs : le Cours sur la préparation de la
nitroglycérine est suivi par tous, très
attentivement ; ainsi que les manipulations et
exercices pratiques la concernant. Le sodium,
aussi, nous intéressera. Ou bien notre Professeur
d'Histoire, Monsieur PETITPAIN, ex-capitaine
d'Infanterie, profite d'un récit de bataille de
chars romains contre les barbares, pour faire
dévier le Cours sur la Technique moderne du combat
de rue, avec description de la confection d'une
bombe incendiaire artisanale à essence (Cocktail
Molotov)… Curieuses coïncidences ou occasions de
nous faire un petit Cours de Préparation
Militaire, sans avoir l'air d'y toucher, au
tableau noir vite effacé, sauf dans nos jeunes
cerveaux ! Pendant les jours de congé, nous
partons en bande sous les prétextes plausibles de
saines randonnées, en forêt, ou bien en tournées
de " Théâtre des Jeunes ". C'est très bien vu des
Autorités bien pensantes, très paternellement
penchées sur le cas de la " Jeune Europe " de
demain… Et là, dans nos déplacements, nous avons
le choix : repérage des batteries de DCA
allemandes autour des localités de lointaine
banlieue, des dépôts d'essence ou de parcs de
camions réquisitionnés. Contacts aussi avec les
autres étudiants des villes ou villages, pendant
ces tournées théâtrales. Nous rejetons de notre
répertoire tout drame pour ne jouer que du "
COURTELINE " ou du " FEYDEAU ". L'époque était
assez morose comme ça, sans que nos loisirs se
mettent dans le ton ! Quant aux randonnées en
forêt, elles partent de la remarque faite au
retour d'exode, à savoir que bien des Unités en
déroute avaient littéralement semé leurs armes et
munitions, partout dans les bois. Nous ramassons
tout ce qui traîne et pouvons transporter :
carabines, fusils, mousquetons, trois
fusils-mitrailleurs avec des caisses de cartouches
et chargeurs, sans compter les grenades. Certaines
fois, nous étions presque bredouilles mais, en
persévérant dans nos recherches, on arrivait à
constituer un bon stock à répartir soigneusement
et discrètement. Ainsi, à leur insu, beaucoup de
parents d'élèves, possédant une maison de
campagne, une villa, détiennent un petit arsenal.
Par le plus grand des hasards de la guerre (par le
courage aussi de ceux d'entre nous qui furent
arrêtés par la suite !), RIEN ne fut jamais
découvert jusqu'à leur mise au grand jour, au
moment des combats pour la Libération de PARIS.
Dans les prises de contact, que nous avons
périodiquement avec nos Cadres, on s'est inquiété
de l'extrême turbulence des jeunes adeptes,
débordant d'enthousiasme, qui composent le
Groupe-Franc dont j'ai à partager la
responsabilité avec mes camarades Camille DEVOREST
et Robert PRETAT. Il nous est répondu qu'il vaut
mieux voir leur impatience d'agir se traduire par
des farces scolaires que par des actes
irréfléchis, pouvant amener la découverte, par la
GESTAPO ou par la Police Spéciale de VICHY, de nos
Groupes-Francs. Mais l'insouciante gaieté s'efface
devant les mots d'ordre, les consignes. Il faut
voir les visages rieurs devenir graves et
attentifs, lors de la préparation d'un attentat.
Nous nous doutons que, si nous sommes pris, le
châtiment sera terrible. Mais nous n'hésitons
guère. Je sais que cela fait un peu " Pompier ",
mais pensons que le sort de la FRANCE repose
beaucoup sur sa jeunesse, puisque nos soldats sont
prisonniers pour la majorité de nos aînés. Nous
nous devons de les remplacer dans le combat contre
l'Occupant. De cela, nous avons conscience et le
voulons, de toute notre Foi en la Liberté ! Nous
apportons le sang frais de la jeune FRANCE ! NOTRE
PREMIER ACTE DE RÉSISTANCENous avons remarqué, tout au long de la
Route Nationale qui borde la forêt de SENART
depuis MONTGERON, en direction de MELUN, que
l'armée allemande a posé un gros câble de
communications téléphoniques, à même le fossé. Par
endroits, il y a des plots de jonction qui
semblent être en Bakélite et en Duralumin. Aussi,
nous décidons de détruire ce câble en deux
endroits. Non pas pour la durée de la coupure -
qui est réparable en deux jours - mais afin de
créer un climat d'insécurité et obliger les
Allemands à mettre du monde en surveillance, tout
au long du parcours de ce câble. Ca représente un
nombre respectable de kilomètres à contrôler. Au
jour choisi, nous formons deux petits groupes de
quatre jeunes gens et prenons des sentiers
forestiers, connus de nous seuls pour approcher la
route, sans nous faire remarquer. Souvenir du
temps peu lointain où on jouait aux cow-boys et
aux Indiens ! Nous nous dirigeons, sans
hésitation, vers les deux endroits choisis pour la
rupture des lignes téléphoniques. Il ne faut pas
perdre de vue que cette plaisanterie est passible
de la peine de mort, selon les affiches des
Autorités d'Occupation. Aussi, ce n'est pas un jeu
d'enfants, mais une action de guerre que nous
allons commettre. Nous avons emporté des chiffons
et un bidon d'essence. Une fois arrivés à
proximité de la Route Nationale, nous mettons deux
guetteurs: un pour chaque sens de la route et les
deux autres passent à l'action. En moins d'une
minute, un paquet de chiffons entoure les
connexions du câble et nous aspergeons le tout
d'essence, en abondance. Une allumette et tout
flambe, dégageant une fumée noire, inévitable.
Nous ne nous attardons pas sur les lieux de notre
action de sabotage et repartons vivement pour
parcourir, en sens inverse, les quelques
kilomètres qui nous ramènent à MONTGERON, au
travers du maquis de broussailles et de fougères
très hautes, que nous connaissons si bien
(n'est-ce pas Roland GAMBLIN, Roland JACOB et René
LAYA ?) et qui croissent à profusion, parmi les
arbres de haute futaie comme les chênes, les
hêtres et les sapins. LES
BALBUTIEMENTS DE LA PRESSE CLANDESTINE ET AUTRES
ACTIONS. Parmi nos petites activités du Jeudi
figure, en bonne place, la rédaction et le tirage
sur " RONEO " de tracts, appelant la population à
résister et donnant un éditorial basé sur les
nouvelles reçues par la B.B.C. A cette tâche s'est
particulièrement dévoué Robert GUEDET, dont le
père était Directeur d'École Primaire, à
ALFORTVILLE et qui avait gardé une machine à
polycopier, alors que ceci était formellement
interdit par l'Occupant. Une fois le texte tapé en
stencil, on tournait la manivelle de la " RONEO "
à tour de rôle et établissions un tirage d'à peu
près cinq cents tracts. Ceux-ci étaient répartis
en petits paquets, parmi nos amis, et distribués
soit de main en main aux personnes sûres, soit
déposés dans les boîtes aux lettres. Nous en
collions aussi quelques-uns sur les affiches de
propagande allemande, en droit de réponse. C'était
un commencement, en attendant l'impression de
véritables journaux clandestins, grâce à l'un
d'entre nous dont le père était imprimeur et
Résistant - Jacques GAROUFALAKIS - et qui fut l'un
des promoteurs de la création et de la diffusion
du journal " RÉSISTANCE " sur PARIS et sa banlieue
quant aux vingt premiers numéros, je crois L'hiver
de guerre est là, sans charbon ou presque, avec
ses pluies glaciales, ses brouillards épais. Les
petits vieux vont, courbés sur leur canne,
grelottants, vers la " Soupe Populaire " que "
L'Entraide d'Hiver du Maréchal " leur octroie.
Maigre pitance ! Un bouillon qui a au moins le
mérite d'être chaud, un semblant de repas de
guerre. Nos anciens ont, après une vie de travail
acharné, tout juste droit de mourir discrètement,
épuisés par les restrictions à un âge où les
petites gâteries, le coin du feu sont des choses
défendues, rigoureusement interdites parce que
c'est la guerre. Vers dix-sept heures, dans
l'obscurité totale, nous formons une équipe de
huit jeunes gens et notre objectif est le " Bureau
de Placement pour le Travail en Allemagne " dont
nous devons saccager la vitrine. Exercice facile
de protestation, qui est plus spectaculaire que
dangereux. Mais, du point de vue moral, c'est une
bonne chose vis-à-vis de la population. Cette
officine du " Volontariat en Allemagne " est
située près de la boutique des cycles " RINGEVAL
", à MAISONS-ALFORT. Nous venons pour briser ses
vitrines et mettre le feu, grâce à un Cocktail
Molotov. Alors les dossiers, ou ce qu'il en reste,
sont transférés à CHARENTON, sur la Place des
Écoles, dans une ancienne Banque réquisitionnée.
Nous leur laissons une semaine de répit pour
l'installation et un soir, crac ! les carreaux
redescendent. A nouveau, devant notre saccage
menaçant, les dossiers reprennent un autre chemin.
Nous opérerons ainsi jusque dans PARIS, Rue de
Vaugirard. Et nous recommençons, malgré les
patrouilles de policiers. Nous recommencerons huit
fois de suite et, en définitive, tout sera
reclassé à PARIS, sur les grands boulevards.
Autant de mois de perdus pour le recensement des
jeunes, destinés à partir en ALLEMAGNE ! Sans
compter que ça en fait réfléchir plus d'un ! Notre
petit groupe chemine doucement. Les mains sont
enfoncées dans les poches, les revers des
pardessus sont relevés sur la nuque. Ce n'est pas
une allure en rapport avec nos occupations, mais
simplement la conséquence du froid mordant qui
sévit en ce moment. De petits nuages de vapeur
montent de notre nez et nous évitons de parler
pour ne pas avaler le brouillard. On ne voit pas à
plus de quatre mètres de distance. Nous enfonçons
dans de la ouate, les silhouettes des rares
passants se dessinent brusquement et s'estompent
tout aussitôt, fantomatiques, mangés par cette
masse de vapeur d'eau, myriades de gouttelettes en
suspension dans l'air. Les boutiques forment de
petits halos de lumière, à peine perceptibles. Les
saucisses du barrage antiaérien de la " FLAK "
(D.C.A. allemande) sont invisibles. De près, en
passant à côté du poste allemand, installé
au-dessus de la gare, près du pont de chemin de
fer : nous distinguons à peine un filin qui
s'élance, raidi, vers le ciel invisible. Cela fait
penser à la corde que les fakirs dressent en
l'air, lors de leurs séances d'hallucinations
collectives. Nous franchissons le pont, au-dessus
des voies, et longeons les grilles du Parc
Municipal de MAISONS-ALFORT. La Mairie est gardée
par des Agents de Police qui battent la semelle,
en grillant une " GAULOISE " de leur décade. Le
carrefour de l'Avenue de la République et de la
Rue Jean Jaurès est désert. Nous nous distribuons
les rôles : - Toi, MAURICE ! Tu restes là et tu
siffleras une chanson s'il arrive quelqu'un. Vous
! Vous restez ensemble pour l'action. En cas
d'accrochage, éparpillez-vous deux par deux… Toi,
ROGER! Tu vas remonter au-dessus de chez "
RINGEVAL ", le long du marché et tu avertiras
également en cas de surprise… Dans trois minutes,
tout doit être fini. Vous rentrez chez vous après.
Compris? Allons-y ! L'horloge de la vieille église
sonne tristement la demi. On la devine à la masse
d'ombre, qui s'efforce de trouer le brouillard.
Sur le trottoir de gauche, en remontant l'Avenue,
une boucherie est ouverte. Deux clientes bavardent
avec le commerçant qui taille, contre remise de
tickets, des tranches de viande épaisses comme des
feuilles de papier à cigarettes. Signe des temps…
Doucement, nous approchons de la devanture visée.
Nous avons amené des morceaux de pavés, empruntés
à un chantier d'ALFORTVILLE, plus la
traditionnelle bouteille d'essence, enveloppée de
chiffons. C'est CAMILLE qui la porte. Dans la
vitrine, un panneau illustré de nombreuses
photographies, vante les joies du travail dans les
usines du REICH : - Je vais leur en foutre, moi,
des " Finie la misère, papa travaille en
ALLEMAGNE" ! grogne JULIEN, qui fait tandem avec
moi. Un signal bref et, de face, à quatre mètres,
à la limite de visibilité dans ce brouillard, nos
pavés voltigent, traversent la vitrine qui éclate
dans un vacarme cristallin. Le panneau de
propagande a fait deux tours sur lui-même et
disparaît à l'intérieur. La lumière s'est éteinte.
Par contre, la bouteille d'essence atterrit à
l'intérieur et explose dans une vive flamme
orangée. Ca flambe joyeusement ! La porte de côté
s'ouvre et un grand gaillard se lance à nos
trousses. JULIEN et moi partons en courant devant
lui et nous filons par la Rue PARMENTIER.
L'individu nous suit et je l'entends venir en
vociférant. Nous tournons brusquement dans le
passage IMBERDIS, qui doit nous ramener dans la
Rue Jean JAURES, plus loin que la Mairie. En
virant, je me suis raccroché de la main droite au
pan de mur : réflexe qui m'est venu du temps peu
lointain où je jouais encore à " chat " dans la
cour de mon école. Je me plaque contre le ciment
de la façade. L'homme passe, en soufflant comme un
taureau. Maintenant, il court sus à JULIEN, mais
je suis derrière lui, les rôles peuvent changer Je
vois mon camarade qui ralentit, jusqu'à sentir le
bout des doigts de son poursuivant toucher son
épaule. Alors, brutalement, il s'accroupit net.
L'autre décrit une superbe trajectoire et
s'aplatit durement au sol. Sa tête a tapé sur les
pavés et ça a fait un drôle de bruit… Nous nous
penchons sur lui. Il bouge à peine, étendu de tout
son long, sur le sol. Ca t'apprendra à t'occuper
de tes oignons ! lance JULIEN, en guise d'oraison.
Nous détalons, passons en-dessous la gare par le
souterrain, réservé aux piétons et, bientôt,
rentrons chez nous, fort satisfaits de notre
équipée. Encore des semaines de perdues pour le
recensement des jeunes Deux ou trois jours après,
une pancarte, apposée sur les planches, obstruant
la vitrine, annonce Les Bureaux de l'Office de
Placement pour le Travail en Allemagne sont
transférés Place des Écoles à CHARENTON ". Merci
pour le renseignement, on ira !… HITLER
S'ATTAQUE A L'U.R.S.S. Coup de tonnerre ! A l'aube du 22 Juin
1941, HITLER déclenche la plus formidable
offensive terrestre de cette guerre. Ses armées
attaquent la RUSSIE. Le Pacte Germano-Soviétique
devient un chiffon de papier. 3 000 000 d'hommes,
750 000 chevaux, 600 000 camions, 3 580 chars et 7
184 canons, le tout protégé par 3 flottes
aériennes de 1 830 avions. Tels sont les
prodigieux moyens rassemblés par l'ALLEMAGNE nazie
dès les premiers jours de la guerre à l'EST. Aux
grandes percées, succèdent les gigantesques
batailles d'encerclement, où succombent des
millions de soldats Russes. Des centaines de
milliers de prisonniers, aussi, qu'on mène vers
l'arrière, à pieds, dans des conditions
effroyables de pénurie. Les hommes succombent
comme des mouches. Un Général allemand propose de
marquer les prisonniers au fer rouge, comme du
bétail… Les bandes d'actualité allemandes, les
communiqués à la radio font état de victoires
incroyables, de destructions " kolossales " de
matériel… D'un seul coup, la majorité des
communistes de FRANCE entre dans la Résistance.
Plus d'équivoque ! L'ennemi est commun et
clairement désigné : LUTTONS CONTRE LES ARMÉES
NAZIES ! CONTRE LE HIDEUX FASCISME ! ENNEMI DU
PROLÉTARIAT ! HITLER contre STALINE : match au "
finish " !… LES " MAL
AIMES " Ils sont quelques centaines de la "
LÉGION DES VOLONTAIRES FRANÇAIS CONTRE LE
BOLCHEVISME " : " L.V.F. " comme on dit. Venus des
casernes de VERSAILLES, ils prétendent défiler
tranquillement dans PARIS avant de partir pour le
Front de l'EST. Mais voilà qu'entre la Place de la
République et la Porte Saint-Martin, ils ont la
malencontreuse idée de vouloir " arroser ça " et
de s'en prendre à deux consommateurs : anciens
combattants de l'autre grande guerre, dont la
boutonnière s'orne de quelques décorations bien
méritées. Le prétexte vient de ce qu'ils ne se
sont pas découverts au passage de leur drapeau, à
eux, habillés en soldats allemands. La foule des
badauds entoure bientôt le lieu de l'incident et
reçoit en pleine figure, comme un crachat,
l'écusson tricolore, voisinant avec l'aigle et la
croix gammée. Les pots de fleurs de la terrasse du
café s'envolent, animés par des mains courroucées
et s'en vont coiffer quelques-uns de ces crânes de
" volontaires ". Il y a une bagarre générale qui
prend de l'ampleur et gagne la rue. C'est un beau
spectacle : des femmes s'en prennent à l'un de ces
" légionnaires " et le laissent inanimé sur le
bitume, tenue en loque, griffé, piétiné, sanglant.
Ca prend un petit air de révolte, qui met du baume
au coeur et du vague à l'âme, si on se prend à
songer aux jours où l'insurrection éclatera Les
Parisiens, présents, sentent l'atavisme de leurs
ancêtres-les- révolutionnaires, les défenseurs des
barricades - leur monter à la gorge et ils crient
leur dégoût, ils l'extériorisent et la preuve en
est dans les objets-projectiles qui pleuvent sur
les uniformes verts. Un grand nombre jonche le
sol, lamentables, ou fuient de leurs grosses
bottes vers les couloirs, les rues adjacentes.
Quelques authentiques soldats allemands se rangent
prudemment à l'intérieur des bars et délaissent
leurs futurs compagnons d'armes. Ils ont tendance
à considérer cela comme une affaire de famille à
régler entre Français. Des Agents de Police
accourent et se mettent à matraquer les
antagonistes, sans distinction. Un des membres de
la " L.V.F. " résiste sur les marches du Théâtre "
SAINT-ANTOINE ", armé d'un bâton blanc, arraché à
un Représentant de l'Ordre, bien mal en point. Un
inconnu, sous prétexte de lui prodiguer les
premiers soins, le soulage de son pistolet
réglementaire. Bientôt, le légionnaire,
récalcitrant, est mis hors de combat, atteint par
une bouteille, vigoureusement lancée. Au milieu de
la foule, un groupe " L.V.F. " fond sous les
attaques de ses assaillants, des passants
inoffensifs, il y a cinq minutes et déchaînés, à
présent. Un des rescapés s'élance, baïonnette
haute, sur un homme vêtu d'un imperméable gris.
L'autre plonge vivement une main dans sa poche et
en sort un revolver. Le " L.V.F. " s'écroule et
l'homme disparaît dans la foule. Soudain, une
voiture de l'armée allemande arrive. Quelques
Feldgendarm descendent et tirent une rafale de
mitraillette en l'air. Comme par enchantement, le
calme revient et les émeutiers se retirent le plus
prestement possible. Il ne reste rien, sinon
quelques éclopés au milieu des débris de verres,
de fragments de pots de terre et, par endroit, des
fleurs piétinées. Des flaques de sang, aussi,
jonchent le sol. Comme une traînée de poudre
enflammée, la nouvelle se répand dans tout PARIS
et sa banlieue. Les gens en parlent comme d'une
défaite nazie, les yeux brillants, un sourire en
coin, en se frottant les mains. Car c'est une
petite victoire à eux, les brimés, abrutis de
VERBOTEN. Et c'est bon signe ! 7 JUIN
1942 : LE DÉBUT DU MASSACRE DES INNOCENTS Sommes-nous vraiment au XXème siècle ?
Nos camarades d'école, qui ont le malheur d'être
de souche Juive, sont soumis au port d'une large
étoile de David, jaune, avec le mot " JUIF " au
centre, en noir. Cette étoile doit être cousue de
façon apparente sur les vêtements… D'ailleurs,
c'est une mesure infamante qui touche tous les
Israélites de FRANCE occupée ! Aussitôt, nous
confectionnons des étoiles jaunes à six branches,
sur lesquelles sont inscrits ces mots : "
SOMMES-NOUS AU XXème SIÈCLE ? ". Nous ne les
porterons qu'une journée ; un avertissement des
Autorités Allemandes, ayant menacé de rafler tous
les étudiants qui se solidariseraient avec les
Juifs. Du 16 au 18 Juillet 1942, c'est une rafle
monstre des familles Israélites, dans toute la
Zone Occupée et, principalement, à PARIS où on
voit des files de camions, d'autobus, gardés par
des policiers français, en uniforme ou des
Garde-mobiles, transporter ces malheureux,
entassés, vers les camps d'internement
provisoires. Le Vélodrome d'Hiver a été transformé
en camp de transit. DRANCY reste le centre
d'internement principal. Après, ce seront les "
transports " par trains entiers de wagons à
bestiaux, plombés vers l'EST, l'inconnu… AUSCHWITZ
ou MAIDANEK, les chambres à gaz et les fours
crématoires… mais tout cela, nous ne le saurons
que plus tard, après la Libération et la fin de la
guerre en EUROPE. D'ailleurs, bon nombre de ces
malheureux ont préféré le suicide, plutôt que
l'arrestation et l'inconnu qui suit… Dans notre
Rue, une mère de famille s'est jetée par la
fenêtre du troisième étage, avec ses enfants. La
bête immonde nazie gronde, découvrant son vrai
visage : celui d'un démon insatiable de cruauté !
A PARIS, DANS LE MÉTRO, EN JANVIER 1944. Affluence
de "CHLEUS" qu'on doit pousser énergiquement pour
pouvoir monter dans les wagons archi-combles. SE
PROCURER DES ARMES CONTRE L'OCCUPANT Les gars, j'ai un tuyau sûr ! Il faut que
vous m'accompagniez Jeudi après-midi! Et Roland,
notre agent de liaison du Groupe-Franc de la
Porte-Dorée, nous explique comment, par pur
hasard, il est entré en relation avec un jeune
homme, habitant son quartier. Lequel a besoin
d'argent et veut vendre cinq pistolets
automatiques, trouvés dans le Bois de Vincennes.
Combien en veut-il ? - Huit cents balles par "
soufflant "… - Non mais des fois ! Il " les voit
voler ", ton bonhomme ! Et où va-t-on trouver tout
ce fric ? - Les copains, j'ai une idée ! ,dit
Maurice FRUGIER. Je connais un type qui vend des
cigarettes belges à quarante francs le paquet. On
les revendrait soixante… - Et puis, on fera un
appel au peuple ! ajoute Georges PLISSIER. Maman
me donnera bien deux cents balles si je sais
baratiner ! - En tout cas, après demain, c'est
court ! , rétorque Maurice ANDRÉ. Enfin, on y
arrivera peut-être en s'y mettant tous… Le
lendemain, Mercredi en fin d'après-midi, on fait
les comptes : Maurice BAUDIERE a mille francs. Il
a chipé un litre d'huile à la cave de ses parents
épiciers et l'a revendu à des voisins. Camille
DEVOREST apporte quatre cents francs, prélevés sur
ses " fonds de détresse ", destinés à prendre un
billet de chemin de fer pour la province, si le
groupe est grillé. Robert GUEDET donne cinq cents
francs : produit de la vente d'une réserve de
chocolat. Enfin, nous réunissons trois mille deux
cents francs, au total, sur les quatre mille
demandés. On se regarde, embarrassés. Et puis,
après tout, s'il n'est pas content, il n'aura qu'à
porter plainte ! grogne Robert PRETAT, indigné et
qui a sa petite idée. Jeudi, à quatorze heures
précises, nous nous retrouvons à la Porte-Dorée. A
l'angle du Boulevard Soult et de la Rue du Colonel
Oudot, un jeune homme attend. Accompagné de
Roland, je m'approche. Mes camarades restent pour
le moment à distance, prêts à intervenir en cas de
danger. Après une rapide présentation (où les noms
ne sont pas prononcés), nous pénétrons dans une
cour minuscule, un hangar très sombre. Tout le
groupe est entré, sauf un qui fait le guet,
dehors. L'autre nous tend les armes et quelques
cartouches. Nous sommes réunis en cercle. Robert
PRETAT introduit une balle dans le canon d'un
pistolet bleu-acier, l'air innocent. Je tends
l'argent au jeune homme, qui compte les billets… -
Mais… - Y a pas de mais ! réplique Robert. L'autre
n'insiste pas. Il n'a qu'à regarder les yeux de
mon compagnon et le trou noir du pistolet, braqué
sur lui. Nous sortons, après avoir réparti notre
léger armement. Le métro nous absorbe. Nous
roulons vers CHARENTON-ECOLES. Entassés dans un
compartiment, nous côtoyons des soldats allemands
qui vont certainement au Fort de CHARENTON. Et
soudain, je retrouve Liliane D., sac en
bandoulière, qui vient de chercher son " AUSWEIS "
aux bureaux allemands, situés derrière la
MADELEINE, afin d'aller passer ses vacances à
AVIGNON, où se trouve sa famille. Nous bavardons
gentiment, pendant que les copains se racontent
les dernières histoires drôles. La rame de métro
stoppe au terminus de CHARENTON-ECOLES, dans un
bruit d'air comprimé. Nous nous engageons dans le
couloir de sortie. - Vingt-deux, les flics ! ,
souffle Maurice BAUDIERE, placé en avant-garde et
qui revient sur ses pas, dans le coude du couloir
de sortie. Aussitôt, nous nous arrêtons et
entourons Liliane, que nous mettons rapidement au
courant. - Passez-moi vos joujoux ! Je les mets
dans mon sac, il est assez grand. Ne vous en
faites pas ! , propose calmement mon amie.
Aussitôt dit, aussitôt fait ! Forçant un peu la
note, enlacés, Liliane et moi approchons du cordon
d'Agents de Police, qui palpent sommairement les
vêtements des passants. Nos deux coeurs battent
très fort. Je la regarde intensément, en lui
serrant la taille de mon bras. - Jeunesse,
jeunesse ! chantonne aimablement le Brigadier, qui
nous laisse passer. Liliane le considère d'un air
de candide innocence et moi, je souris jaune… Une
fois à l'air libre, nous soupirons et nous nous
embrassons fougueusement. Le hasard a tout de même
bien fait les choses ! Ca n'a l'air de rien, mais
nous étions passibles de la peine de mort pour
port d'armes de guerre… et ce n'est pas à cinq,
avec une poignée ridicule de cartouches que nous
aurions fait le poids !
- Et dire qu'on a acheté le droit de se
faire casser la gueule ! , conclut Camille
DEVOREST.
LA MILICE
DE DARNAND A PARIS Au Carrefour de CHATEAUDUN, installé dans
les locaux du Parti Communiste (entré dans la
clandestinité) trône le Siège de la MILICE de
Joseph DARNAND. Barrières blanches, pâles voyous
vêtus de bleu marine, baudrier et revolver à la
ceinture, béret sur l'oreille avec le sigle de la
Milice, ils gardent l'immeuble. Ce qui fait mal,
c'est de voir les sentinelles, debout devant la
porte d'entrée, parader avec une mitraillette "
STEN " de parachutage sous le bras. Armes saisies
chez des Résistants dénoncés ou au cours d'une
opération contre un Maquis. Mais ce n'est pas la
sécurité pour autant ! Il leur est arrivé déjà
que, suivant la méthode classique, une traction
avant Citroën ralentisse devant l'entrée de leur
repaire, pendant qu'une rafale abattait la
sentinelle. Justement, Jean GLOAGUEN, Julien
DAVEAU et moi sommes allés à la séance d'un cinéma
du Boulevard Montmartre et subissons la présence,
à nos côtés d'un de ces Miliciens, qu'on envoie en
expédition, contre les Maquisards de nos
montagnes. Ce sont ceux qui massacrent les
réfractaires du " S.T.O. " (Service du Travail
Obligatoire en Allemagne), trouvés dans les fermes
isolées et dans les bois de nos campagnes. Ce sont
ceux qui torturent avec raffinement d'autres
Français, leurs frères, en les pendant aux arbres
par les pieds, après leur avoir crevé les yeux. Ce
sont ceux qui singent les allures des soldats
d'Adolf HITLER et qui en sont fiers !… C'est
heureusement une minorité, mais une minorité
agissante et très nuisible, ayant pleins pouvoirs
du Gouvernement de VICHY. Celui-là doit avoir à
peu près notre âge, un peu plus vieux peut-être,
mais guère plus de deux à trois ans. Il nous toise
du regard, le menton en avant, les lèvres
mauvaises. Mais ce qui le rend sympathique à mon
ami Jean, c'est le pistolet automatique qu'il
porte, avec ostentation, à son côté droit. Au
cours de la projection du film, Jean se penche
vers moi et me glisse dans l'oreille : - On
devrait lui emboîter le pas à la sortie et on
trouvera bien le moyen de le désarmer ?…Sa voix
est douce, insinuante, tentatrice. J'acquiesce à
son invite. Nous mettons Julien dans la confidence
et attendons patiemment le mot " FIN " qui
s'inscrira sur l'écran. Nerveux, je tapote des
doigts sur mon genou. Jean ne perd pas le Milicien
de l'oeil et jette, de temps en temps, des regards
furtifs sur le bel étui qui reluit dans la
pénombre. Jamais représentation cinématographique
ne nous a paru aussi longue La salle s'éclaire,
c'est la fin. Nous sortons sur les talons de la
jeune valetaille nazie. Nous voici à l'angle de la
Rue Montmartre où il s'engage. Gauche, droite,
gauche, droite, je suis le maître de PARIS, je
fais trembler la FRANCE " semble dire le pas
crâneur de ce petit crétin arrogant. —" Gauche,
droite, gauche, droite, nous sommes les godasses
anonymes qui meurent d'envie de te botter les
fesses et nous te réservons un tour à notre façon
" rétorquent nos chaussures " nationales ".
Justement, notre très prochaine victime tourne à
droite, dans la Rue Saint-Marc. Personne… Nous
hâtons le pas et rattrapons le Milicien. Sans y
penser, en un éclair, je me jette sur lui. D'un
bras, je lui entoure le cou et serre, le coude
plié sur sa pomme d'Adam. De l'autre bras, je
tiens son poignet droit, mes doigts crispés autour
de sa manche. Je serre fortement. Julien lui
envoie un solide coup de poing au creux de
l'estomac. Jean le déleste de son pistolet,
pendant qu'il se débat de plus en plus mollement.
Je le lâche brusquement. Il s'affaisse, flasque,
en gémissant, pas brillant du tout. Nous nous
éloignons en courant et, après quelques détours,
reprenons un pas normal pour nous engouffrer dans
le métro, mêlés à la foule des voyageurs. Nous
roulons, silencieux et pensifs. Un instant, nos
yeux se sont rencontrés : ils ont la même petite
lueur de triomphe et nous nous sourions avec une
grande amitié. - Beau film, hein ? Charmant
après-midi… L'ATTAQUE
MANQUEE CONTRE LES GARDE-VOIES ET COMMUNICATIONS Venant de la Place de la Mairie à ma
rencontre, Edouard VENTURA, dit " Doudou " pour
les filles, marche à petites enjambées et
m'adresse un signe amical de la main. Sa chevelure
brune dépeignée, les poils de sa barbe mal rasés,
sa cravate fripée (depuis toujours) et dont il
desserre juste le noeud pour l'ôter ou la remettre
à son cou : tout dénote un esprit bohème. Juste
ses yeux en éveil contrastent avec le
laisser-aller général de sa tenue. Il est pion
dans un lycée.m'aborde en souriant - Tiens !
Dis-donc, Denis, j'ai à te parler ! dit-il en me
serrant la main. Viens prendre l'apéritif au Café
des Ecoles ! Nous tournons à notre droite dans la
Rue Victor Hugo. Les platanes, à l'écorce pelée,
nous accueillent sous leur frondaison verdoyante.
Les maisons alignent leurs façades mornes aux
volets de bois. De gens, endimanchés, sortent des
couloirs. C'est le jour du marché et la Rue de
Villeneuve est barrée à toute circulation, sauf
aux piétons. Les commerçants les plus divers, les
camelots ont installé leurs éventaires en pleine
chaussée. Les gens s'apostrophent, se saluent, se
disputent aussi, parfois. Une femme enceinte
promène son abdomen proéminent, au milieu de la
foule, un sac à provisions, accroché à son bras,
ses cartes d'alimentation à la main. Ses yeux,
cernés de fatigue, cherchent parmi les étalages
quelque chose qui vienne améliorer le menu trop
ordinaire de rutabagas, carottes fibreuses et
autres saloperies à l'honneur, en ces temps de
misère. Nous nous enfonçons dans les remous de la
foule bigarrée. Nous voici devant le Café-Tabac.
Nous entrons. Une dizaine de personnes pérorent à
la fois autour du comptoir : un Boucher, au
tablier tout maculé de sang ; un Agent de Police
et quelques autres habitués du Dimanche matin. La
patronne sert les apéritifs (c'est le jour AVEC
alcool !), les verres se choquent et les bouches,
après un court silence, reprennent leur brouhaha.
Nous nous asseyons à une table éloignée des
oreilles indiscrètes. Doudou commande les " apéros
" et se penche vers moi : - Un boulot épatant et
un butin appréciable ! C'est du tout cuit… Il me
conta ses tribulations de Garde-Voies et
Communications (G.V.C.), désigné d'office pour
surveiller la voie ferrée du P.L.M. (PARIS-LYON -
MEDITERRANEE). - Tu sais ! Une fois passé le Pont
de CHARENTON, sur le même trottoir que le cinéma,
tu tournes à droite, le long du canal. Il y a la
Poste, puis un garage… Y es-tu ? Bon ! Eh bien,
c'est juste à côté qu'ils ont installé leur
bureau. On est encadrés par des G.M.R.
(Gardes-Mobiles de Réserve). Je peux savoir les
heures des relèves. Tiens ! D'ailleurs, je t'ai
préparé un petit topo ! Doudou sort un croquis de
la poche de son veston : feuillet arraché à son
calepin de rendez-vous, car il donne aussi des
leçons de mathématiques. - Il y a une petite porte
en fer qui mène à une petite cour. A gauche, le
bureau. A droite, le garage des vélos. Au fond,
une maison locative… Dans cette pièce, il y a un
petit dortoir. Ici, il y a une grande armoire.
C'est là-dedans qu'ils entreposent les armes :
fusils " MAS 36 ", un " F.M. ", quelques
pistolets. Le bureau du Chef, avec le téléphone
qui se trouve là, contre le mur - Ca va ! Il n'y
aura qu'à tirer sur les écouteurs pour tout
arracher. Combien seront-ils ? -- Environ une
dizaine, dont je serai. Quand vous entrerez, je
lèverai les mains en l'air… il n'y a rien de plus
contagieux que l'exemple. Naturellement, vous
m'attachez comme les autres. Mettez des masques
et, si possible, des habits que vous ne mettrez
plus ensuite ! Je crois que le mieux serait un
Samedi, vers dix heures du soir, avant la sortie
des cinémas. Nous bavardons encore un peu de
choses et d'autres. Je range soigneusement le
feuillet, puis nous sortons. Je prends congé de
mon précieux indicateur et retourne me mêler à la
foule. Dans ma tête, j'imagine la scène et me
répète, mentalement, les renseignements : - La
porte en fer, la cour, un bureau… le dortoir… le
téléphone à arracher… le placard aux armes… les
types ficelés et mon équipe masquée qui fait main
basse sur le petit arsenal… il n'y a plus qu'à
prévenir les copains et à effectuer une petite
reconnaissance des lieux… Je me frotte les mains
d'avance. - Bonjour ! Monsieur le songeur ! A quoi
penses-tu ? - LILIANE ! Comment vas-tu ? LILY est
devant moi, avec son bon sourire, ses yeux
expressifs, ses cheveux noirs de provençale. Elle
porte dans ses bras une gerbe de roses rouges.
Vraiment, elle n'a pas changé et est toujours
aussi jolie. J'oublie qu'elle va, actuellement,
rejoindre son fiancé. Oh ! Les jolies roses ! Dis,
Lilou, donnes-m'en une, s'il te plaît - Tiens !
Prends ce bouton à peine ouvert, elle durera plus
longtemps. Au revoir ! Je suis pressée, je déjeune
chez mes futurs beaux-parents… Je reste sur place
à la regarder partir, légère, gracieuse. Et je
tiens stupidement le bouton de rose entre mes
doigts. Aïe ! Je me suis piqué. Je contemple ces
pétales, encore fripés et resserrés dans leur
petite gaine verte. Bientôt, ils prendront leur
essor, s'épanouiront en pleine maturité, faneront
et tomberont un à un. C'est drôle, c'est à moi que
je pense. C'est à ma vie, encore dans son début, à
mes aspirations, mes luttes, la révolte de mon
jeune coeur devant les injustices, la tyrannie,
l'oppression. Elle me paraît soudain d'une
fragilité insoupçonnée - cette vie - à laquelle
j'aspire. Elle perd de sa saveur parce que LILIANE
ne m'a pas compris, parce qu'elle court maintenant
(non ! elle vole) au-devant de celui qui sera son
mari. Je hausse les épaules. - Arrivé au bord du
trottoir, lentement, je relâche mes doigts. La
fleur fragile a chu dans l'eau du ruisseau qui
l'entraîne, la bouscule, l'emporte
irrésistiblement. Elle cède et disparaît,
engloutie par l'égout, l'oubliette, le néant où se
fondent toutes les choses qui sont les déchets de
l'humanité. Quand tu auras fini d'être utile,
quand ton coeur cessera de battre, tu retourneras
au néant, ce grand point d'interrogation de
toujours. Edouard VENTURA nous a donné les
derniers renseignements, concernant le mouvement
des patrouilles. Nous avons fait appel à un
renfort d'effectif, grâce aux amis du Groupe-Franc
de la Porte-Dorée. Le jour J est venu pour nous.
Nous alignons, à douze, six pistolets dont deux
6,35. Le reste de " l'armement " se partage entre
des poignards de camping et des matraques, de
fabrication artisanale. Nous avons une " puissance
de feu de vingt cartouches à tirer au total… Mais,
nous avons la foi et l'élan de la jeunesse. Et du
courage à revendre. Il fait nuit noire lorsque
nous atteignons le Pont de CHARENTON. Par chance,
le couvre-feu est à minuit car il n'y a pas eu
d'attentat, ces temps-ci. Il y a une séance de
cinéma en soirée. Nous marchons tranquillement.
Nous nous présentons, bientôt, en face de la
petite grille sur cour où sont installés les
"G.M.R.", afin de bien repérer les lieux car, avec
l'occultation des réverbères par la Défense
Passive, on n'y voit guère à vingt pas. Ensuite,
nous traversons la Rue et descendons l'escalier,
qui nous mène au quai du canal. Nous nous
accroupissons dans l'herbe, en attendant les dix
heures fatidiques et chacun vérifie son petit
matériel. On a amené aussi de la ficelle. Bref !
On n'attend plus que le moment d'entrer en action.
Dix heures. On se lève, remonte l'escalier de
pierre et traverse la Rue plongée dans l'obscurité
la plus totale. Heureusement, car on a mis des
loups, ce qui semblerait des plus suspects… La
petite grille est poussée, sans grincement. -
Attention à la marche ! Faites passer ! , chuchote
Camille DEVOREST, qui est en tête. Evidemment, le
cinquième, à passer dans la cour, trébuche et
manque de s'étaler. On rit silencieusement, un peu
énervés. Robert PRETAT passe à droite, au hangar à
vélos, et crève des pneus. Une seule lumière
brille dans le poste de garde, à travers la vitre
dépolie. Jean GLOAGUEN pose la main sur la poignée
de la porte et la tourne doucement. Clic !… Un
petit bruit sec et c'est tout. Fermé à clef !!!
C'est le grain de sable dans le rouage de la
machine, l'imprévisible !… On reflue rapidement et
on se retrouve sur le quai du canal. Accroupis, on
commente à voix basse l'évènement. Pour conclure,
il ne nous reste plus qu'à rentrer chacun chez
soi. Nous sommes déçus et restons là, à
tergiverser quand, soudain, mon index appuie
malencontreusement sur la détente de mon pistolet
et c'est la détonation. Heureusement que mon arme
est inclinée vers le sol, mais je crois que
Robert, accroupi en face de moi, a eu chaud !
Maintenant, nous nous éparpillons et détalons dans
l'obscurité. Au lieu de tourner pour traverser le
Pont de CHARENTON, nous traversons le Carrefour et
continuons le long du quai jusqu'aux Passerelles
d'ALFORTVILLE que nous empruntons. De l'autre
côté, Julien DAVEAU nous attend avec la
camionnette de l'épicerie où il est employé et qui
devait transporter notre butin, en lieu sûr. Sa
déception rejoint la nôtre et il ronchonne : - Ah
! Ce Doudou ! Il nous la copiera avec ses tuyaux
sûrs !… " NOS "
AVIATEURS AMERICAINS Raymond BENOIT est le maillon d'une
chaîne d'évasion vers l'ESPAGNE d'aviateurs
Alliés, victimes de la " FLAK " allemande ou de la
Chasse, tombés en parachute et qui ont eu la
chance d'être recueillis par des mains amies. Il
est installé comme Opticien dans la Rue de
Villeneuve, à ALFORTVILLE et dispose, dans la cour
intérieure de l'immeuble, d'un petit pavillon.
C'est notre aîné de dix ans,et il est animé d'un
grand courage et même d'une audace, qui en fait
l'un de nos Chefs les plus écoutés et les plus
suivis, car il ne se contente pas de donner ordres
ou conseils, mais il agit avec nous. Partageant
nos actions, c'est un excellent meneur d'hommes.
Lui et le Docteur COLLE sont deux des principaux
animateurs de notre Région. Or, en début de
soirée, gros émoi : deux aviateurs, cachés par
Raymond pour quelques jours, ont disparu avec une
jeune femme - agent de liaison - en qui Raymond et
sa femme ont toute confiance. Ce sont deux grands
gaillards, typiquement Américains, ne parlant pas
un mot de français, pleins de taches de rousseur…
Bref ! Ils ne passent pas inaperçus. Nous
sillonnons les Rues, sans les retrouver, et notre
inquiétude dure trois bonnes heures quand ils
réapparaissent, décontractés et avouent avoir
entraîné leur ange gardien au cinéma de la Rue du
Pont d'Ivry, par désoeuvrement. On peut dire que
la chance sourit aux innocents car ils auraient pu
tomber sur un contrôle d'identité, à la sortie du
spectacle, chose assez banale par les temps qui
courent ! LE
SABOTAGE DES WAGONS-CITERNES D'ESSENCE D'AVIONS Mais, l'escapade de nos deux protégés "
de passage " ne nous empêche pas de nous livrer à
d'autres occupations plus dangereuses. Ainsi,
profitant des brouillards de l'automne, nous
allons avoir l'occasion de nous servir de nos "
clams " : ces bombes à retardement, fortement
aimantées, que nous avons reçues à l'occasion d'un
parachutage d'armes. Nous les surnommons des "
morpions ", à cause de leur forte adhérence sur
toute paroi métallique. Sur renseignement de
cheminots, faisant partie de la Résistance, nous
apprenons qu'un important train d'essence d'avions
fait une halte prolongée, en dehors de la gare de
MAISONS-ALFORT, sur une voie proche du chemin
parallèle aux voies et qui s'appelle "CHEMIN
LATTERAL". Bien entendu, ce train est gardé, mais
ce n'est pas insurmontable si nous nous y prenons
bien, avec prudence et, avec le brouillard, comme
allié. Nous emplissons des musettes de grosse
toile avec les " morpions " que nous destinons au
sabotage des wagons-citernes et partons à travers
la nappe de brouillard, vers dix-huit heures, en
pleine obscurité. Comme c'est la période des
heures de sortie des usines, nous passerons ainsi
inaperçus et notre petit groupe de six hommes
chemine tranquillement, jusqu'aux abords des
voies. Nous ne distinguons pour ainsi dire rien
d'un trottoir à l'autre. Il faut bien préciser
qu'à l'avance, nous avons réglé nos " clams " sur
le retardement de soixante heures (marque " BLEUE
"), ce qui déclenchera une série d'explosions,
alors que le train sera bien loin d'ici. Nous nous
approchons de la petite palissade, en éléments de
ciments peints en blanc, qui sépare la Rue des
ballasts du chemin de fer. Avec prudence, nous
envoyons un guetteur voir ce qui se passe à chaque
extrémité du convoi. Il se trouve que les
sentinelles, non seulement ne sont pas nombreuses,
mais qu'elles disposent d'un wagon de Première
Classe, chauffé et éclairé. Comme il ne s'est
jamais rien passé dans ce secteur jusque là, qu'il
fait humide et brumeux, les hommes de garde
limitent leur faction à faire, de temps en temps,
les cent pas le long du train. Ils restent plus
volontiers à fumer et à bavarder dans leur
compartiment douillet. Ceci constaté, nous
quittons notre position accroupie le long de la
palissade que nous franchissons sans peine et en
silence, toujours entourés du coton blanc de
brouillard. Nous nous aplatissons dans l'herbe
rare, qui borde le cailloutis des voies et
attendons, la main sur la musette et l'autre sur
le pistolet automatique. Au bout d'un bon moment,
après avoir vu passer les silhouettes estompées
par le brouillard de deux sentinelles, bavardant
entre elles et ayant fait l'aller-et-retour le
long des wagons, nous jugeons l'instant favorable
et bondissons vers le train. Nous passons sous les
wagons, courbés en deux et plaçons nos " morpions
" sur la paroi inférieure des citernes, entre les
longerons métalliques de support. Aussitôt, nous
ressurgissons de sous le train, quittons les voies
et franchissons la barrière de ciment pour nous
retrouver dans la Rue. Nous passons sur le
trottoir opposé et, ainsi, invisibles, nous nous
éloignons de la voie ferrée. - Beau feu
d'artifice, en perspective ! , dit Rémy CARON,
hilare. - Sans compter que ça évitera un
bombardement risqué, où la population trinque
toujours ! , conclut Raymond BENOIT, avec raison. LA TROUPE
THEATRALE DES ANCIENS ELEVES DE " VICTOR HUGO " Il est six heures du matin, à la gare de
MAISONS-ALFORT, un beau Dimanche de printemps
L'air est frais, le soleil se lève, gaillard, et
les saucisses de la " FLAK " prennent des teintes
rose-bonbons dans le ciel clair La troupe
théâtrale des Anciens Elèves de l'Ecole " VICTOR
HUGO ", à ALFORTVILLE, va donner une
représentation à la Salle des Fêtes de
RIS-ORANGIS. En cortège, nous avons atteint la
station de chemin de fer, derrière la petite
remorque où est posée la malle aux accessoires,
d'où André LACHAU a tiré un crâne, indispensable à
la représentation non pas d'HAMLET, mais du sketch
" RONCEVAUX, RONCEVAUX ". Notre joyeuse équipée
s'ébauche sur un semblant d'enterrement comique.
Les billets pris et la charrette, dûment
enregistrée, nous attendons sur le quai. Le train
ne tarde pas à s'annoncer et entre en gare.
Sifflement strident, jet de vapeur, freins qui
grincent. Les portières claquent et les wagons
sont pris d'assaut par notre bande hurlante. C'est
la récréation entre les coups durs… On s'installe
avec nos valises, les indispensables casse-croûtes
et les taquineries d'usage. Edouard VENTURA,
surnommé " Doudou ", commence à entamer ses
intarissables histoires gauloises. C'est le
boute-en-train (c'est le cas de le dire !) de la
bande et sa verve est éblouissante de trouvailles
inattendues. Au demeurant, c'est un des meilleurs
garçons, qui existent. Il a un faible pour le bon
" picrate ". Son grand plaisir est d'avoir, sur sa
table, quelques bonnes bouteilles de derrière les
fagots. On lui a pardonné ses " tuyaux " d'agent
de renseignement occasionnel et qui ont fait long
feu… Dans le compartiment voisin, le jeune
orchestre s'excite la verve sur des refrains gais
et, en bruit de fond, les roues des wagons cognent
en cadence, à chaque joint de rail. Le paysage
défile lentement, les gros plans passent
rapidement alors que les lointains s'étirent
doucement, au fur et à mesure de notre avance.
Voici VILLENEUVE-PRAIRIE avec ses innombrables
voies de triage, ses ateliers, sa salle d'attente
en bois. Puis, c'est VILLENEUVE-TRIAGE et
VILLENEUVE-SAINT-GEORGES qui prend un air
conséquent avec sa gare importante, ses quais d'où
on découvre la SEINE. Des péniches déchargent ou
embarquent du ciment, sable, peut-être pour le Mur
de l'ATLANTIQUE Nous dépassons successivement
DRAVEIL, puis JUVISY et, enfin, nous arrivons à
RIS-ORANGIS, où nous attend une Délégation de la
Municipalité. Nous débarquons notre chariot et
gravissons une côte assez dure, bordée de
pavillons coquets. Après une bonne marche
apéritive de vingt minutes, nous faisons halte à
la Salle des Fêtes Bien vite familiarisés avec les
lieux, nous nous mettons en quête d'un petit
restaurant pour le repas de midi, qui ne va pas
tarder car le temps passe vite. Joyeux banquet de
convives endiablés, je me rappelle ton ambiance
sympathique ! Chacun y va de ses coups de
fourchette allègres, jeunes affamés de vie,
assoiffés de liberté, oubliant pour quelques
instants l'Occupation, la guerre. Pourtant, une
sirène retentit au loin. Le temps est clair,
propice à un raid de bombardement. Nous
découvrons, de la baie vitrée contre laquelle nous
sommes installés, un panorama sur la Vallée de la
SEINE, avec son pont détruit en Juin 1940 et
reconstruit depuis peu. Il y a là, en bas, une
baignade où j'ai fait mes débuts de natation.
Mignonne petite plage moderne, avec ses bords de
ciment blanc et son plongeoir en tubes d'acier
coudés. C'est là que j'ai bu mes premières tasses
d'eau saumâtre, sous l'oeil amusé de mon père.
Nous y venions à bicyclette, depuis MONTGERON, où
nous passions nos vacances d'été. Mais voilà la
Salle des Fêtes Les gens sont venus nombreux
assister au spectacle et les artistes amateurs ont
le trac. C'est normal ! Cependant, tout se passe
bien. Le duo Robert BRENON et Robert GIPPA
rivalise de talent et " THEODORE CHERCHE DES
ALLUMETTES " aura droit à quelques mots d'esprit
supplémentaires, bien placés. Nos deux compères
sont en verve d'humour et, parfois, ils répriment
avec peine une hilarité contagieuse, qui a gagné
le public et dont ils ressentent eux-mêmes les
effets. Le rire devient une arme à double
tranchant, boomerang et, malgré les répétitions
fastidieuses que nous avons suivies mot à mot,
nous sommes gagnés par tant d'extravagance
inoffensive. Bref ! C'est un excellent après-midi
et, avant de repartir, nous distribuons une bonne
quantité de tracts apportés par la même occasion,
aux jeunes de RIS-ORANGIS qui promettent de les
diffuser dans leur commune.
EVADE DE FRANCE
EN
GRANDE BRETAGNE
FACON DE "
FAIRE LA MANCHE " OU " TAIS-TOI ET RAMES ! " C'est l'été Bientôt mon anniversaire Et
c'est Rémy CARON qui va déclencher la plus
farfelue des aventures, la plus risquée aussi, en
me disant soudain Mais, j'y pense ! Chez l'oncle
ARSENE, au TREPORT, il y a un kayak ponté à deux
places, qui ne demande qu'à servir… Alors,
qu'est-ce qu'on attend pour tenter de faire la
belle et rejoindre l'ANGLETERRE ?… En huit jours,
tout est décidé Nous faisons des demandes d' "
AUSWEIS " au titre de lycéens en vacances
scolaires. Vu notre jeune âge, accentué par le
port de culottes courtes mises en évidence pour
l'occasion, nous obtenons un séjour de quinze
jours au TREPORT, en zone côtière, sans chercher à
comprendre d'où nous tombe cette aubaine. Et puis,
le temps de faire la queue pour les réservations
de chemin de fer, de faire nos adieux "
temporaires " à nos familles, nous voici embarqués
pour la plus folle équipée. Après une journée de
voyage sans histoire, à part les contrôles de
Police allemande dans un train, surtout rempli de
permissionnaires de la WEHRMACHT et de la
KRIEGSMARINE, nous débarquons au TREPORT dans une
ambiance moitié vacances moitié guerre, soleil au
rendez-vous. L'oncle ARSENE accueille son neveu
REMY, avec beaucoup de gentillesse et je pense à
l'insouciance de la jeunesse, nous qui nous
apprêtons à lui causer des émotions fortes.
Retraité de la Marine, il habite une maison, juste
sur les quais et, au rez-de-chaussée, dans le
garage nous apparaît le fameux kayak ponté deux
places, recouvert d'épaisse toile imperméable gris
sale. Les pagaies sont là. On a amené une boussole
lumineuse. Bref ! Il ne nous reste plus qu'à tâter
le terrain, côté surveillance portuaire, et à nous
de jouer, en toute décontraction, avec
l'inconscience, la fougue des néophytes qui ne
doutent de rien. Aux innocents les mains pleines
!… Le soir du 10 Août, deux jours après mon
anniversaire dignement fêté, à marée haute, on
entrebâille nuitamment la porte du garage, après
avoir laissé un court message d'adieu au tonton…
qui aura à se débrouiller avec les familles, à
mots couverts. Triste corvée que nous lui laissons
là ! Pas un chat !… Pourvu que ça dure ! On
attrape l'engin aux deux extrémités et on se
glisse sur les quais en direction de la flotte. Au
moment où nous arrivons près d'un empilement de
casiers de pêcheurs, les sirènes d'alarme se
mettent à hurler. On se tasse prudemment entre les
casiers et les caisses. On attend un peu que
l'émoi se tasse. Apparemment, tout le monde civil
se tient coi. Quant aux militaires, ils sont tous
partis cavaler se mettre à couvert dans leurs
bunkers, en bons soldats bien disciplinés. La "
FLAK " tonne, des moteurs grondent dans le ciel.
Ni une ni deux ! Hop ! L'escalier glissant mène à
l'eau. Nous embarquons le mieux possible et on
s'éloigne en longeant les barques de pêche
arrimées à quai. Puis, dans la nuit noire, nous
prenons la direction de la jetée, frôlant les
pilotis. Enfin, c'est la mer qui nous reçoit. Par
chance, le vent est insignifiant et l'eau calme, à
part quelques vagues. Nous avons pensé à bien nous
couvrir et, sous nos anoraks, portons un gros
pull-over. Nous pagayons fermement et nous voilà
partis vers l'inconnu de l'aventure, en jeunes
inconscients que nous sommes. Et vogue la galère !
A nous la MANCHE… …Trois heures plus tard. Nous
sommes trempés comme une soupe, les mains raides
de froid tenant malaisément les pagaies doubles et
la cadence n'est plus la même. Nous dérivons sans
doute au gré des courants et pour dire où nous
sommes et où nous nous dirigeons, c'est le
mystère. Essayez de vous flanquer à l'eau dans la
nuit, sur un frêle esquif, en pleine mer, sans
aucun point de repère et vous me direz si vous ne
paniquez pas un tantinet, même sous l'éclairage
argenté de la lune qui a consenti à se lever. Le
temps passe… Une éternité ! Nous percevons les
grisailles d'un tout petit jour. Et, puis,
soudain, droit devant nous, un projecteur s'allume
et balaie les flots. Il s'éteint. Un ronflement de
moteur va en s'intensifiant. La lumière vive
rejaillit… Il s'agit probablement d'un bateau de
surveillance… En tout cas, nous sommes épuisés et,
pour nous, tout est mieux que de risquer de mourir
en pleine mer. Résignés, nous sommes pris dans le
faisceau lumineux. Je crois que je vais m'évanouir
de fatigue. Le bateau est là. Des mains nous
empoignent, on est hissés à bord. Une fois ma
conscience retrouvée, je tourne un peu de l'oeil
et suis enroulé dans des couvertures. Un grand
marin, costaud, me tend une tasse de thé et parle.
Mon Dieu ! Il parle et c'est de l'anglais. C'est
pas vrai ! C'est pas possible ! On a réussi
l'impensable parce qu'une vedette britannique
recherchait des aviateurs tombés en mer et qu'elle
nous est tombée droit dessus par le plus grand des
miracles ! Bref ! Une conclusion heureuse à un
voyage insensé. On pourra brûler un cierge à
Saint-Farfelu!… Je vous passe le voyage, le
débarquement à PORTSMOUTH, les premiers
interrogatoires très courtois et les poignées de
mains de félicitations. Puis, deux Officiers de
Renseignement nous prennent en charge, après une
bonne journée de repos et nous allons, par le
train, sous leur escorte bienveillante, jusqu'à ce
collège réquisitionné et dénommé " PATRIOTIC
SCHOOL " où nous sommes hébergés, en attendant
d'avoir statué sur notre cas. Là, nous côtoyons le
meilleur et le pire, parmi nos compagnons de
détention préventive. J'ai le sentiment qu'il y a
ici des cas pas tellement clairs et qu'un filtrage
sévère doit avoir lieu. J'ai heureusement en tête
l'adresse de mon correspondant anglais de lycée et
on me charge d'écrire une lettre anodine pour
l'identification d'écriture, sans doute. Nous
sommes également photographiés. Le temps passe
lentement entre les jeux de dames et les échecs,
et puis finalement nous sommes convoqués devant un
petit aréopage d'officiers qui nous congratulent
surtout. Et nous nous voyons offrir le choix de
notre destination finale : soit le dépôt des
Forces Françaises Libres où nous irons rejoindre
l'école des Cadets, soit l'entraînement secret des
Commandos Spéciaux Anglais, mais là, pour prendre
immédiatement le plus court chemin vers le Baroud.
Comme vous le pensez bien nous optons pour la
bagarre, ardents de combattre le plus tôt
possible. Nous avons triché sur nos dates de
naissance et nous nous donnons dix-huit et
dix-neuf ans, sans que cela ait l'air de choquer
quiconque. On nous demande de changer de nom afin
d'épargner des désagréments à nos familles. C'est
ainsi que je deviens Serge MICHEL. Et nous voilà
en route pour la rude école de guerre des
Commandos, répartis discrètement par petits
groupes rejoignant les centres d'entraînement. L'ÉCOLE DE
SABOTAGE BRITANNIQUE Alan CHALLEN fait vraiment le poids parmi
nous. Grand, mince, le teint pâle, les yeux gris
bleus, une terrible moustache R.A.F. et par-dessus
tout un calme, un flegme exemplaire. Instructeur
anglais, parlant un peu le français, il nous
enseigne pour l'instant les subtilités de diverses
charges explosives. Comme sa connaissance de la
langue française est suffisante pour participer
vraiment à nos conversations, il s'initie même à
l'argot. Ce qui, grâce à son accent britannique
inimitable, son humour particulier et son
sang-froid inné, le rend très sympathique à nos
yeux. Nous avons, nous les élèves, insistons bien
là-dessus, entre 16 et 26 ans. Lui en a 28 et un
sang-froid extraordinaire. Il lui en faut à
revendre, non seulement pour tripoter des engins
composés de matières hautement détonantes, mais
encore pour rester à nos côtés lors des exercices
pratiques, où nous tâtonnons encore, en néophytes.
Nous avons de quoi tester nos explosifs : les
carcasses de quatre tanks déclassés, deux gros
trucs, ainsi que des sections de plaques de
blindage et autres rails ou pylônes métalliques en
tout genre. Tout cela est remplacé dès que besoin
s'en fait sentir. - Well
!… Maintenant garçons, je vais tenter de vous
apprendre à vous servir d'un nouveau truc
capable de tout faire sauter et vous avec, si
vous êtes un peu distraits, ne l'oubliez pas ! Il
sort d'une sacoche de toile plusieurs objets, gros
comme une montre de voyage : la montre de chevet
qu'on pose sur la table de nuit et qui se referme,
formant étui de protection avec son socle rabattu.
Mais si le volume de ses " trucs " fait penser à
des réveils de voyage, c'est certainement plus
dangereux à manipuler. Il se dirige vers une
carcasse de camion et nous le suivons, sur un
signe de sa main. Nous l'entourons. Il a laissé la
sacoche à " trucs " assez loin dans un repli de
terrain. A présent il s'accroupit et commente : -
Vous voyez, garçons, ce petit bout de métal qui
dépasse, là, sur le dessus. Bon. L'emploi est
simple et le résultat nettement, euh… terrific…
alors quand je donnerai un coup de pouce sur la
patte de l'engin, vous et moi nous allons courir
comme jamais sur cinquante mètres, nous jeter à
terre et prier de ne pas recevoir un morceau
trop gros de ce Bedford. Pas de questions ? La
conférence ce sera après. Ready ? On
se presse à ses côtés, les genoux pliés, le dos
cassé, les bras prêts au départ du sprint, tout en
le regardant faire. Il pose l'engin le long d'une
roue avant, côté intérieur. - Je
presse sur le bouton quand je dirai GO ! Et pas
de traînards please. Je ne tiens pas à passer
cette belle journée à éponger par terre tout
autour. Compris ? Alors… GO ! On
vole. Ça galope à perdre haleine. Mon coeur cogne,
c'est parti pour le sprint ! L'explosion a lieu
quand on eut franchi environ soixante bons mètres
et contourné une butée de terre : grondement
fracassant qui se propage jusqu'à nous et nous
plaque au sol comme un jeu de quilles. J'ai
l'impression qu'il y aura des roulés-boulés qui
vont finir en foulures ou fractures. Une pluie de
terre, de pierres, de métal s'abat sur nous, sur
nos casques et assez loin alentour. On est sonnés
et les oreilles font mal. Après nous être secoués,
on se relève et on regarde : - Oh
! Pas possible ! C'est quoi ce machin-là ? Ben
mon vieux faut pas rater son coup au signal du
starter ! Tu parles d'un pet ! - Ouais, mais
dis-donc, mate un peu le camion : un vrai coup
de marteau-pilon qu'il a dégusté ! Des confettis
il en reste !…Les pauvres débris du camion
fument encore. A part le châssis tordu et les
quatre moyeux de roues, il n'en reste rien, mais
rien de reconnaissable. Tout est volatilisé,
sectionné, broyé. Brossant son battle-dress avec
des revers de main soigneux, Alan se relève avec
nous et nous regarde. Dans son visage à la
moustache typiquement britannique il n'y a que ses
yeux qui brillent de malice et il lance d'un air
négligent : -
Naturellement j'aurais pu mettre un… comment
vous dites… ah oui… un petit poil de mieux au
retardement. Mais où aurait été l'intérêt du
jeu, n'est-ce pas ?… Ahuris
on se regarde, puis on se déride petit à petit. Et
cela finit dans un grand rire joyeux de gosses que
nous sommes. - On
devrait être habitués, mais le lieutenant nous
possédera toujours ! Il est gonflé notre British
! - Et ta soeur ? Jusqu'au jour où il se gourera
d'un petit chouïa et on partira tous ensemble en
poussières, c'est tout vu ! - Oui, dit
MARCEL doctement, en imitant l'instructeur, mais
il faut bien intéresser la partie, n'est-ce pas
? Toute l'équipe se remet
à rire de bon coeur, avec force bourrades. Il n'y
a pas à dire, on forme un groupe solide, franc et
notre camaraderie sera indestructible. -
Well ! Si vous le voulez bien, je vais essayer
de faire entrer des notions instructives dans
vos petits crânes épais et pleins d'eau, comme
dit notre camarade REMY. On
s'assoit autour de lui en demi-cercle dans
l'herbe. Alan a récupéré sa sacoche et tient dans
sa main gauche une de ces petites bombes
miniaturisées, mais dont nous venons d'avoir une
idée de la puissance dévastatrice. -
Voilà ! Découvert il y a peu de temps,
l'explosif qui a permis ce show très
convainquant est, sur bien des points, supérieur
au plastic. C'est du Perchlorohydrazinate de
plomb. Comme l'armée l'a jugé d'un emploi
délicat dans la manipulation par ses précieux
soldats, elle en a interdit l'emploi.
Strictement. Comme vous le savez, nous sommes
des gentlemen d'une espèce disons un peu
spéciale. Et nous avons eu un stock de ce
produit terriblement explosif à titre
expérimental, bien entendu… Là,
Alan fait une pose en lissant sa moustache drue et
il nous regarde à tour de rôle, sérieux comme un
pape en train de faire une bulle, si le pape
pouvait être Britannique et humoriste à froid
comme Alan. -
Et, comme vous le savez, notre caractère tout
spécialement discipliné nous interdira de jouer
avec la consigne. Aussi, après que vous vous
serez familiarisés avec ce machin-là, on
détruira tout le stock… entièrement ! Temps
d'arrêt. On doit avoir des mines interloquées. Et
c'est alors qu'il poursuit, toujours aussi froid
et calme : - On
le détruira complètement, oui garçons, je le
promets… Mais comme l'armée ne m'a pas laissé
d'instructions assez précises là-dessus, je
propose qu'on bousille tout cet explosif du
diable en le distribuant utilement parmi le
matériel à Adolf, n'est-ce pas le meilleur, non
? Un hurrah tonitruant lui
répond et nous ne contenons plus notre joie. On se
bourre les épaules de claques et de coups de
poing, en riant. Alan lève une main, paume
ouverte, haute au-dessus de lui. Le chahut se
calme. Il va parler : - Le
Perchlorohydrazinate de plomb est une damnée
saloperie d'explosif. Le plus dangereux du
monde. Alors attention : UN GRAMME, je répète,
un gramme, sera suffisant pour vous arracher une
main ! A bon entendeur salut ! Nous
sommes tout de même assez sérieux pour comprendre
la gravité de l'avertissement et nous essaierons
d'en tenir compte. Heureusement que nous avons été
quand même choisis, sélectionnés, parmi les
candidats les plus équilibrés aux Commandos
Spéciaux de Sabotage. Sinon l'École d'Entraînement
ne serait plus qu'un champ de ruines. Et avec tout
ce qui nous passe entre les mains, il y aurait de
quoi faire frémir père et mère. Mais ils sont si
loin de nous qu'ils ne peuvent imaginer ce que
leurs fils apprennent à faire. Et c'est beaucoup
mieux ainsi. O FRANCE, si tu voyais ce que font
tes gosses !… LES JOYEUX
PETITS ÉCOSSAIS (SANS KILT) L'ÉCOSSE est coupée par le canal
calédonien, lequel part d'INVERNESS, au nord-est,
et aboutit à OBAN, au sud-est. Ce système de
canaux inclut le LOCH-NESS (bien connu pour son
monstre inconnu), le LOCH OICH, le LOCH LOCHY et
le LOCH LINNHE. Tout cela est relié les uns aux
autres par des tas d'écluses sur la plus grande
partie du trajet. Nous visitons FORT AUGUSTUS,
FOYERS, WHITE BRIDGE. Presque tout au long, les
montagnes plongent verticalement dans l'eau, pour
peu s'en faut, et semblent faire une succession de
hauts murs de verdure, écrasant les lochs étirés
et étroits. Bien entendu l'été est très court,
mais par contre les pluies de printemps et
d'automne, plus la neige en hiver font de ces
paysages grandioses un site tout ce qu'il y a de
rébarbatif et… fatigant lorsqu'on vous y largue
avec tout le barda et cinquante kilomètres à faire
par jour, pendant tout l'entraînement d'approche
d'objectifs à la carte et à la boussole. Pour
commencer, on se lève par un petit matin frisquet.
Après une sobre toilette à l'eau glaciale, on
ingurgite le thé brûlant, le porridge et les oeufs
au bacon. Bien entendu ce petit déjeuner ne fait
pas l'unanimité, des voix exprimant d'autres
souhaits… On entend souvent parler de " jus "
noir, de gnole, de sauciflard ou de rillettes, le
tout accompagné d'un picrate rouquin… Mais si on
s'y fait, on est nourris confortablement. Il y a
toujours des irréductibles. Par contre le scotch
rallie tous les suffrages. Pas le thé… Question de
palais sans doute ? Quoique on trouve dans le
nombre deux ou trois inconditionnels obsédés par
le souvenir du petit calva ou de la goutte de
terroir. Mais on peut songer que c'est par pur
chauvinisme car nos jeunes compagnons n'ont pas la
tête du dégustateur de petits verres. Piliers de
rugby, on veut bien en trouver, mais piliers de
bistrots, c'est autre chose. On démarre dans la
journée par un passage au gymnase. Sorte de
baraquement-hangar où se balancent des sacs de
sable pour attaques à main nue, au poignard ou à
la baïonnette. Sur un côté il y a une série de
mannequins, avec des uniformes allemands de
diverses armes. Les têtes sont en bois et les
oreilles sont représentées par des cercles de
caoutchouc tendre. Un facétieux a même dessiné un
monocle sur l'un d'eux. Ici l'instructeur est un
bel athlète, et s'il est de taille relativement
normale, il impose ses un mètre soixante-quinze,
avec tout le respect que nous lui portons, grâce à
une musculature bien taillée et une vivacité dans
ses mouvements qui surprend plus d'un costaud, ou
qui croyait l'être. Mais sa spécialité, ses
spécialités plutôt, sortent du cadre normal de
l'éducation physique. Tout ce qu'on apprend ici
sert à casser, à briser, à désarmer, à tuer avec
le minimum de gestes et une précision clinique. -
Approchez, ils ne mordent pas, dit
GEORGES, avec un geste du pouce vers les
mannequins. Maintenant
répétons la leçon d'hier. A toi REMY et tape
aussi sec que tu pourras sans laisser
d'ecchymose. Il faut, je le répète, avoir les
paumes des mains bien tendues. Allons-y ! REMY
s'approche de la silhouette et soudain ses mains
se plaquent sur les oreilles postiches. Vlan ! -
C'est bien. Au suivant. Vous connaissez le
principe : les vibrations provoquées par le choc
des paumes sur l'orifice des conduits auditifs
entraînent la rupture des tympans. Si vous tapez
assez fort, il y a risque d'hémorragie cérébrale
!… enchaîne doctement GEORGES avec pas plus
d'émotion que ça. Pendant
que les coups pleuvent, je regarde notre
instructeur. Il est entièrement attentif aux
progrès de ses élèves, faisant observer les
défauts dans les gestes d'attaque. Absolument
froid, insensible, comme si des suites de son
enseignement ne dépendait autre chose que la
délivrance d'un diplôme académique. Je le trouvais
inhumain. Mais n'anticipons pas. J'allais côtoyer
plus tard des monstres, des vrais, dans leur
morgue germanique et dans leur pays… LES
APPRENTIS SORCIERS Le soir, on nous dispense une longue
série de cours de chimie. - Il
faut absolument qu'à partir de produits trouvés
sur place, vous puissiez être capables, sans
attirer l'attention, de fabriquer toutes sortes
d'explosifs que vous emploierez, à défaut de
ravitaillement par air. - Moi, si tu veux mon
avis, me confie REMY, je
te propose deux strapontins au second rang…
derrière un large dos. Parce que si ça continue,
il y aura de la cervelle sur les murs… Le
professeur, un docte gentleman à lunettes, en
blouse blanche, verse avec précaution un liquide
clair sur une sorte de bloc pâteux, couleur terre
de Sienne ocrée, posé sur du papier filtre. Ce
papier, étant posé sur une éprouvette fait son
office et des gouttes teintées tombent dans le
récipient final. - On
délaie d'abord à l'alcool. C'est fait… Well ! On
verse aussi sur la pâte cette fiole d'éther. Le
précipité ainsi obtenu devient du Tri-Iodure
d'Azote. Il prend alors le
précipité et le met dans un flacon qu'il finit de
remplir avec encore un peu d'éther. Il nous
présente la fiole à bout de bras. -
Voilà un nouveau-né qu'a une sale petite gueule.
C'est du Tri-Iodure de machin-chouette, mais moi
je toucherai pas à cet avorton pour rien au
monde, maugrée REMY. Le
professeur cambre sa taille et, une main sur la
hanche, l'autre bras toujours présentant la petite
bouteille, il émet une sorte de gloussement
distrait et conclue : - Regardez
bien ceci… Tant que c'est humide, on ne risque
rien. Mais une fois débouché le flacon, l'éther
s'évapore, et une fois sec… alors un moustique
le fera exploser rien qu'en se posant dessus. Les
cours de chimie ont lieu sur quatre semaines, en
soirée comme je l'ai déjà mentionné. Inutile de
dire que nous employons aussi nos journées à de
savantes gymnastiques de close-combat et à des
tirs en de multiples positions. Je ne m'étendrai
pas sur ces cours. Il y a des choses qui resteront
entre nous, du moins je l'espère. Ce ne sont pas
des leçons à transmettre sans danger aux enfants
ou aux futurs petits-enfants. Mais vrai, c'est
démentiel ce qu'on arrive à faire comme cocktails
détonants avec de simples produits employés
communément dans le commerce, notamment chez les
coiffeurs, les droguistes et autres pharmaciens.
Et puis on a droit, pour parachever le cours, à
une série de questions posées sur le tas ; si je
puis dire, en plein parcours du combattant, entre
deux poses haletantes. -
REMY ! - Hein ? Quoi ? - Ne faites pas l'idiot
et répondez correctement, please ! Question :
Dynamite Gomme ? Réponse ? - Nitro = O,5.
Fulmicoton = 5. Nitrate d'Ammonium = 59,5.
Poudre Noire = 6. Oxalate d'Ammonium = 5. Euh… REMY
quête mon regard. Des doigts je sale un steack
imaginaire. Rapide clin d'oeil de mon pote et il
termine brillamment son exposé : -
Euh… Chlorure de sodium = 19,5… Pfff ! Marre !
Je suis lessivé. Non seulement on nous traîne
parmi les lochs, mais on va nous faire avoir une
hernie au cerveau. Après les lochs écossais, il
y aura les loques humaines ! râle
REMY en s'affalant dans l'herbe. -
Qui ça qu'est une loque ? demande
MARCEL qui, visiblement, sort de son nuage,
quelque peu dépassé par les événements. -
Nous, pardi ! réplique
REMY. On rigole franchement, mais nous sommes
vites interrompus par le moniteur qui sonde un
autre copain : - Composé
de Nitrate d'Ammonium ? Et un peu de calme je
vous prie. Laissez son cerveau tourner rond au
moins à celui-là. - Bon, bon, voilà !… Ben,
Nitrate d'Ammonium = 63,5. Puis fleur de soufre
= 2. Ensuite charbon de bois pulvérisé = 18,5.
Là un sulfate d'ammonium = 7,5. De la fl… de
l'eau = 1. Et pour terminer, un de ces petits
sulfate de cuivre = 7,5 dont vous me direz des
nouvelles ! déclame notre
camarade, badin en diable. Éclats de rire,
évidemment. -
Shut-up bloody guys ! Et vous, arrêtez de faire
le clown. D'ailleurs voici le sergent, il me
semble. Bon courage les enfants ! On
repart dans la nature, au petit trot, interrompu
de pas rapides, qui caractérise la marche des
commandos en opération. Ça souffle un peu, ça
s'ébroue mais tout le monde est là, on suit la
cadence. Le sergent-instructeur est d'ailleurs
devant, harnaché comme nous, supportant les mêmes
épreuves. Les officiers aussi sont toujours
devant. Eux ne disent jamais : " En avant ! ",
mais plus naturellement : " Suivez-moi ! ". Avec
des hommes de cette trempe on fera trembler même
les fameux SS ! On monte une colline d'un vert
tendre. Et ne serait-ce cette petite pluie fine,
on serait presque partants pour un pique-nique. On
a mis nos capuchons de vestes camouflées et, ma
foi, on a un peu de la grenouille, que les Anglais
nous accusent de manger avec délice presque à tous
les repas. Ça grimpe avec entrain, sauf les deux
porteurs de F.M. BREN restés un peu en arrière,
mais c'est normal, la charge est là qui fait
souffler. Bientôt nous arrivons au sommet arrondi.
Et là, nous avons devant nos yeux un paysage
sauvage et grandiose. A perte de vue des vallons
et des collines verdoyantes. En bas, à nos pieds,
à environ trois kilomètres, un village et deux
chemins pierreux qui serpentent jusqu'à se perdre
dans les lointains. Plus près, toujours au-dessous
de nous, un boqueteau qui se situe à six-cents
mètres. Et tout là-haut, un ciel empli de nuages
lourds, gris plombé et blanchâtres. Pendant que
mon groupe souffle un peu, une autre formation
prépare quatre mortiers de " 60 " un peu en
retrait du sommet. On s'est répartis sur la crête
et j'entends un brouhaha et des rires. Je me
relève et m'approche. C'est REMY qui fait son
cirque au milieu de copains hilares. Partant des
recommandations de notre professeur en explosifs,
il a imaginé une petite suite à sa manière : - En
somme, les potes, je me vois en FRANCE, dans une
bonne petite ville de Province, un jour de
marché de préférence. Là,
une pause. Il se redresse et mime : -
Bling ! Bling !… La porte de la boutique, vous
pigez ?Puis très aimable : -
Bonjour madame ! Serait-ce un effet de votre
bonté que de me procurer quelques bricoles ? Là
il change de place et minaude : La marchande : - Mais
bien entendu, monsieur, que puis-je faire pour
votre service ? . REMY,
sortant un imaginaire calepin de sa poche de veste
: - Voyons, voyons…
deux-cents grammes de sucre en poudre, un
demi-litre de glycérine, un kilo de charbon de
bois, dix-sept gouttes d'acide nitrique fumant,
trente-cinq grammes de chlorate de potasse, un
litre d'Eau de Javel, trois comprimés
d'aspirine, un flacon d'eau oxygénée à trente
volumes, une boîte de pâté de foie pur porc et
une bouteille de rosé d'Anjou, s'il vous plaît
madame… La marchande : -
Voilà monsieur. Faut-il vous l'envelopper ?
C'est peut-être pour un cadeau? REMY
: - Oui, c'est pour
faire sauter la Kommandantur qui fait le coin de
la place, vous voyez d'ici ?… On
s'esclaffe alentour et il faut dire qu'à notre
âge, il n'en faut pas beaucoup pour nous mettre en
joie. UN GENTLEMAN-FARMER PAS
CONTENT DU TOUT ! Mais un coup de sifflet impératif nous
rappelle à l'ordre. Nous passons à l'exercice
délicat qui consiste à apprendre à se servir de
mortiers sans appareil de visée. Là, l'astuce
repose sur la tenue des jambes et l'équilibre du
corps, l'évaluation étant donnée par le coup
d'oeil attentif. On repère un arbrisseau à environ
quatre-cents mètres, qui servira de point de
réglage de tir. L'instructeur inspecte
soigneusement les alentours à la jumelle et, coup
après coup, les petites torpilles à ailettes
d'exercice partent répandre un nuage de plâtre
dans le paysage. Tout va bien, jusqu'au tour de
REMY. Là, après un envol rapide, le projectile va
éclater un tout petit peu plus loin que
l'arbrisseau de repérage. Une gerbe d'eau monte,
suivie d'un meuglement. Et une paire de vaches
part au galop de derrière un monticule, où se
situe très probablement une mare, ou un abreuvoir.
Comme nous dominons nettement le paysage, nous
sommes tout de même un peu surpris de n'avoir rien
remarqué. L'instructeur marmonne et réinspecte les
environs avec ses jumelles. Quant à REMY, il reste
planté là, à côté du tube, l'air pas plus ennuyé
pour autant. - Un
peu plus, on becquetait de la barbaque bien
fraîche, z'avez vu les gars ? Soudain
de notre droite, toujours au-dessous de nous,
arrive à grandes enjambées une espèce de grand
escogriffe en kilt. Il vient se planter devant
REMY et te lui passe un long discours, en gueulant
à tue-tête, écarlate de colère. Comme le patois du
coin n'est pas notre fort et que, d'ailleurs REMY
ne fait habituellement pas de frais pour
progresser dans sa connaissance de la langue
anglaise, ça a l'air de le laisser froid comme
tout. Par contre, il lance à la dérobée de furtifs
coups d'oeil dirigés tantôt derrière l'épaule
gauche, puis derrière l'épaule droite du type. A
la fin, le paysan écossais finit par s'en
apercevoir, se retourne, ne voit rien, puis
demande à l'instructeur ce que REMY peut bien
chercher derrière son dos ? Le sergent traduit la
question et REMY, sans se démonter, d'expliquer : -
Ben quoi, comme cézigue a l'air vachement
nerveux, je cherche les deux infirmiers en
blouse blanche qu'on voit toujours arriver en
cavalant dans ces cas-là, quoi… Rouge comme
une tomate, l'instructeur a visiblement répondu au
type par une échappatoire bredouillée qui ne le
satisfait pas, puisqu'il exige que cet homme soit
puni. Puis après un dernier regard furibond,
l'Écossais repart dans la direction de ses vaches.
Alors seulement on éclate de rire. GILBERT n'est
pas le dernier et MARCEL non plus qui déclare,
entre deux hoquets, qu'il a failli bouffer son
béret pour ne pas éclater plus tôt. DE RINGWAY
OU FLEURISSENT LES " PÉPINS " Les stages succèdent aux stages et nous
formons des ateliers de huit hommes. On passe de
la pratique du poste émetteur-récepteur à la
radiobalise pour parachutages ou atterrissages de
nuit, puis au repérage sur cartes, marches à la
boussole, pour tâter du microfilm et de
l'observation visuelle aux jumelles. Notons pour
mémoire les cours de secourisme, qui
contrebalancent ceux des prises de close-combat.
On agrémente le tout d'un stage d'école de
conduite tous véhicules, y compris allemands et
italiens. Nous pratiquons également le ski, la
natation et l'aviron. Passons sur les codes et
décodages de messages et tout l'art du " piano "
qui reste du domaine de quelques amateurs très
doués. Et puis des moniteurs, que l'on soupçonne "
diplômés " de curieux collèges, nous enseignent
l'art et la manière de grimper après un mur ou une
façade. On apprend aussi à se servir d'un banal
journal pour en faire une arme défensive ou
offensive selon le cas. Nous nous divertissons
également en apprenant à ouvrir une paire de
menottes, à sauter d'un camion roulant à cinquante
kilomètres à l'heure, à se dégager d'une voiture
où nous sommes censés être assis à l'arrière entre
deux policiers. Juste une note en passant sur
l'utilisation d'acide pour la rupture d'un câble
téléphonique, concurremment à son sectionnement
pur et simple. Et une multitude d'autres petites
choses encore. Par exemple : où une épingle à
cheveu et un pardessus, roulé de façon adéquate,
jouent un rôle dans le sabotage d'un aiguillage de
voie ferrée et dans l'arrêt de service d'une porte
d'écluse. Depuis, en lisant l'actualité, je reste
rêveur et amusé devant les exploits des mouvements
extrémistes tellement pris au sérieux !… Mais nous
venons au chapitre de notre peur et de notre
courage. Je veux parler de l'école de
parachutisme. L'épreuve majuscule… ! Dieu sait si
nous nous sommes lancés dans des roulés-boulés,
dans des sauts du haut de murs impressionnants,
contorsionnés au bout de sangles figurant le
harnais et suspentes d'un parachute réglementaire,
sous des coupoles de hangars gracieusement mis à
notre disposition par la R.A.F. et ses zélés
moniteurs. Tout cela pour rouler un jour, sanglés
et casqués, dans un camion Bedford et se
retrouver, là, au pied du mur, si j'ose m'exprimer
ainsi. Car il n'y a de mur à franchir que celui de
notre sainte trouille, de notre appréhension, que
d'aucuns essaient de camoufler sous un air
détaché… et un teint blême. - La
voilà cette fichue saucisse ! essaie de
gouailler REMY, ah si je tenais l'inventeur de
ce damné jeu de cons !… Il
me dévisage et murmure : -
Pas besoin de miroir pour mater ma frime. Je te
regarde et je me vois… tu m'as compris ! Une
cacahuète dans le derrière et j'en tire un litre
d'huile… Je souris jaune…
mais je souris. La nacelle est là, retenue au sol
par un câble enroulé sur un treuil électrique. Une
petite échelle, quelques pas à faire et on y est.
Le moniteur attend, équipé comme nous. Un
officier-instructeur, pourvu d'un mégaphone,
arpente l'herbe grasse. En retrait, discrète mais
bien visible, stationne une ambulance. Pas
tellement emballant… Installés, au long des quatre
côtés d'armature tubulaire entoilée, nous
cramponnons la rambarde. Au centre du plancher :
un trou rond. Le vide… Bzing ! Le treuil démarre
et nous décollons verticalement. Passons sur le
petit
speech-de-bienvenue-à-bord-pas-mal-merci-et-vous…
et que le mousqueton s'accroche solidement à un
filin métallique… et que, bien entendu, il ne peut
rien arriver de fâcheux… et que tout est prévu
sinon au cas (très improbable) où le pépin ne
fonctionnerait pas, nous aurions le droit d'aller
engueuler le chef- magasinier et de nous en faire
offrir un autre (chatouilles-moi que je rigole)…
mais, please, vérifiez chacun le dos du sac de son
voisin… et bla-bla-bla… Parce que, si tu savais,
mon vieux, que ce que tu racontes, on le connaît
déjà par coeur mais que, en outre, ce que tu peux
dire et redire nous entre par une oreille et nous
sort par l'autre en même temps que notre coeur
fait des loopings et voudrait nous ressortir par
la bouche. Parce que ça grimpe dur. Oh la la !
Qu'il est petit le zig au haut-parleur. Maman, je
n'aurais jamais dû quitter le bord rassurant de ta
jupe. Redresses-toi quoi, t'es un homme bon sang
de bonsoir ou une lavette ?… Et s'il y avait
alerte et un con de MESSERSCHMIDT farceur qui
vienne faire un carton sur ce stupide ballon tout
saucissonné ? Tu parles d'une rigolade qu'il
pourrait se payer le pilote Il pourrait peut-être
même s'offrir le luxe de faire un cercle au
ralenti autour de la nacelle et nous adresser un
signe amical de la main, avant de virer pour
revenir assaisonner ce truc idiotement balancé au
bout d'une corde. Mutin en diable qu'il pourrait
être, le joyeux fridolin farceur. Et nous, on
aurait l'air de quoi, je vous le demande ? De
crêpes bien aplaties sur le bon sol de la bonne
vieille ANGLETERRE. -
Arrête de gamberger, rouspète REMY en me
balançant un coup de coude dans l'estomac, que
j'ai bien fragile à l'heure présente. Si
tu crois que je n'ai pas le trouillomètre à
zéro… Fallait choisir l'ascenseur des GALERIES
LAFAYETTE, mon petit père. Maintenant il est
trop tard pour reprendre ses billes. D'ailleurs
je crois qu'on arrive ! Effectivement,
on stoppe dans un grand sursaut et la nacelle se
balance lentement. Le sol est là, en bas, bien net
et immobile. Atroce !… Le dispatcher nous fait un
topo de la situation présente : un à un, nous
irons, sur son signal, nous asseoir les fesses au
bord du trou béant qui centre la nacelle, les
mains bien serrées de chaque côté du cerclage. Une
main devant les yeux, il nous compte trois et,
d'une détente, on plonge les pieds en avant. -
Pour un jeu de cons, c'est bien un jeu de cons, râle
REMY qui n'ose même plus me regarder. Peur
réciproque. Je ne desserre pas les dents. L'un
après l'autre les copains sautent et les corolles
s'ouvrent en-dessous. Et c'est mon tour. Vlan ! Je
me cale au bord du trou et je cramponne ferme le
montant circulaire. Notre moniteur s'accroupit un
peu et ONE, TWO… la main que je regarde
intensément. Je ne vois qu'elle. THREE, GO !… la
main s'abaisse et je me détends d'un coup. Chute
inouïe qui paraît longue, longue, et une secousse
énorme accompagnée d'un claquement. Ça y est, le
pépin s'est ouvert. Je saisis les suspentes avant
et je lève la tête. Il est beau mon parachute, je
plane, c'est chouette ! Ouf ! Jambes bien en
place, les bottes de saut bien rapprochées je
descends vite. L'herbe monte, monte. Je glisse un
peu en biais mais quand le sol est là, je tends
bien les jambes en avant et je me laisse bouler
sur le côté. C'est gagné ! Nous ferons nos deux
sauts de nacelle réglementaires avec deux fois la
même peur au ventre. Et puis huit sauts en whitley
avant d'être confirmés brevetés. Boîtes roulantes
à deux moteurs, ces avions lents sont connus des
habitants de la région, car RINGWAY, placé
sensiblement entre SHIEFFIELD et MANCHESTER est un
camp de stage de sauts très fréquenté : Anglais,
Français, Belges, Norvégiens, Polonais, même des
Mexicains et des Brésiliens y feront leurs
classes, avant les Américains, dans une saine
compétition sportive. Cela n'ira malgré tout pas
sans quelques bagarres homériques, chaque stick de
chaque nation rivalisant d'audace pour faire le
temps de saut le plus bref possible. Quelques
accidents aussi, mais peu de mortels, du moins à
notre connaissance. Tout près, il y a un lac où
nous nous baignons parfois. ÉCOSSE :
PLAIES ET BOSSES, OU " PLAY " ET BOSS… Et nous retournons en ÉCOSSE, cette fois
disséminés dans de belles propriétés mises à la
disposition du gouvernement britannique par des
lords fortunés mais très patriotes, aux environs
de WHITE-BRIDGE et CANNISH. Là, tout ce que nous
apprenons tend vers le sabotage mais aussi sur le
renseignement. Et nos instructeurs nous inculquent
vraiment des notions ahurissantes pour le commun
des mortels. Leçons d'anatomie où nous apprenons à
déceler les points vitaux d'un corps humain.
Leçons de chimie : écriture spéciale qui
n'apparaît qu'avec certains réactifs.
Microphotographie : un petit appareil très
perfectionné, avec une chaînette sur son côté,
permettant de photographier des documents de façon
très nette. Simplement en gardant soigneusement la
distance entre l'objectif et le papier à
reproduire, grâce à la longueur calculée de la
petite chaîne, on obtient des clichés parfaitement
lisibles, après agrandissement. Repérage sur
cartes touristiques, genre MICHELIN, d'objectifs à
signaler. Cartographie et guidage à la boussole ou
aux étoiles. Exercices d'entraînement de la
mémoire visuelle et du sens de l'orientation. Tir
instinctif des deux mains où mon coup d'oeil,
assez exceptionnel, me classe parmi les premiers.
Et puis acquérir l'art de parler pour ne rien
dire, tout en amenant la conversation de manière à
ce que l'interlocuteur donne, sans s'en rendre
compte, les éléments utiles d'un puzzle aidant à
reconstituer sa façon de vivre, ses fonctions et
ses points faibles. Des cours de psychologie
appliquée nous sont donnés très soigneusement.
Comme nous avons été triés selon nos coefficients
d'intelligence et d'instruction, nous réalisons
bien vite que nous devenons des êtres assez à
part, tant sur le plan forme physique que sur le
plan intellectuel. Nous devenons aptes à nous
adapter à tous les milieux et donc à faire face à
toutes les situations où nos missions nous
entraîneront. Notre lieutenant ALAN pense aussi à
nos distractions et, comme nous avons une
autonomie de base, non pas secrète, mais disons
très discrète, nous usons entre nous d'une
discipline librement consentie. Nos sorties sont
rares mais, ce qu'il appelle " le soupape de
sûreté " provoque parfois des retours à la base en
passant par un poste de policiers militaires fort
courroucés et choqués. Il nous récupère alors avec
sa diplomatie toute personnelle, ce qui, pour un
Britannique est très, mais très particulier. A
croire que, si nous recevons une instruction et un
armement anglais, il subit, lui, par notre côté
très français de système D, une sorte de phénomène
d'osmose à notre contact. Son flegme et son humour
bien de chez lui font le reste. C'est là,
l'entente cordiale, dont on nous a tant parlé
avant-guerre, réalisée. Un capitaine de la M.P.
(Military Police) le reçoit, sur convocation par
téléphone, un petit matin frisquet et grisailleux.
Entré dans son bureau, après s'être fait annoncer
par le sergent-planton de service, il se fige dans
un garde-à-vous d'autant plus impeccable qu'il se
fiche du flic et de son grade. Il le salue avec
exagération, faisant vibrer son avant-bras et sa
main comme un automate. - Ah
vous voilà ! Cela fait une heure que je vous
attends, fait le capitaine
en l'examinant de la tête aux pieds. -
Excusez-moi, sir, mais vous savez ce que c'est…
le service avant tout, des consignes à donner… répond
ALAN, fort détaché. -
Vous ne recevez pas les notes du Règlement
Militaire chez vous ? Il faut croire que non,
sans quoi vous vous présenteriez avec la tenue
de sortie prescrite au… - C'est jour de repos
pour mon cantonnement, mon capitaine, coupe
ALAN, toujours figé dans son garde-à-vous trop
respectueux. Et comme vous m'avez convoqué sur
l'heure, j'ai cru bon venir au plus vite dans
cette tenue, si négligée soit-elle. En
disant cela, ALAN ne peut s'empêcher d'avoir une
lueur d'amusement dans le regard. Le capitaine en
devient tout rouge brique, si tant est que le ton
des murs de briques apparentes puisse être
imitable. Il se lève brusquement en serrant les
poings sur le bord de son bureau, respirant
bruyamment et mordant sa superbe moustache. Puis,
ayant présenté tous les symptômes d'un homme qui
va éclater de colère, il fait un effort pour se
contenir et soupire avant de se rasseoir. -
Hum ! Passons ! Mais si j'ai pris la peine de
vous convoquer, voulez-vous prendre la peine,
vous, de tourner votre regard vers votre droite,
please. Nous sommes là,
huit gars alignés contre le mur, dans un état
quelque peu vaseux, le battle-dress en désordre et
déchiré, l'oeil au beurre noir pour trois d'entre
nous, le nez saignant, un poignet démis, des
lèvres tuméfiées. Mais tous l'oeil distrait par
l'agencement du plafond, l'air très éloigné du
sujet… un ange passe, porteur de gants de boxe et
d'une serviette éponge… -
C'est à vous " ça " ? demande
dédaigneusement le capitaine de police en
désignant d'un pouce notre alignement penaud. - Je
crains que oui, sir, fait ALAN, l'air
attristé. - C'est
tout ce que vous trouvez à dire ? - Well ! C'est
bien mon équipe de " tueurs ", ironise le
lieutenant qui nous regarde cette fois d'un oeil
critique. Un vent froid semble se lever qui nous
fait frissonner. Il a l'air un tantinet fumace,
notre patron, pas heureux de recevoir un savon à
cause de nous. Le capitaine se lève et marche
lentement devant nous, les mains derrière le dos,
la tête penchée en avant. -
Vous êtes arrivés à la ville hier au soir pour
passer votre permission de détente, est-ce exact
? MARCEL, le plus âgé de
nous, rompu aux subtilités du service militaire,
fait un pas en avant, avec la remontée des genoux
et le garde-à-vous : tout ce qu'il y a de plus
réglementairement britannique. -
Sergent DUFOUR, du SPECIAL AIR SERVICE, sous les
ordres du lieutenant CHALLEN au rapport. C'est
exact, sir ! ALAN retient
difficilement une envie de rire. Mais, comme il
est bien élevé, il tressaille juste un peu des
muscles abdominaux, selon le
sacro-sainte-rule-britannia. -
Well ! Veuillez rapporter à votre lieutenant le
triste emploi du temps de votre soirée et de
votre nuit ! MARCEL tourne
les yeux vers CHALLEN et en le regardant bien en
face, lui sort : - On
a fait les guignols, Sir… Le
lieutenant ne bronche pas et attend la suite. - On
avait des " ronds ", enfin, je veux dire des
livres ! , commente
MARCEL. Alors, j'ai proposé
aux copains de faire un dégagement au mess de
passage. Eux n'étaient pas tellement emballés,
j'ai dû insister… - Pas vrai, sir ! On était
tous partants ! lance
REMY. - Shut-up, GUY ! interrompt
le lieutenant. Un seul récitant me suffit pour le
moment… REMY a un léger haussement d'épaules,
comme s'il entendait s'être résigné au pire, en
pauvre petit être incompris et brimé. MARCEL
reprend, triste comme un croûton de pain oublié
derrière un buffet. - Manque
de pot ! C'était pas le jour pour nous autres.
Paraît que c'était celui des " pisse-copies " et
de l'intendance… Je veux dire des types des
bureaux. Les " naphtalinards ", quoi !… - Le
capitaine avait compris, coupe
CHALLEN. Continues ! - Mais,
il y avait une pancarte à l'entrée !précise
le capitaine de police. Seulement,
ces messieurs ne savent peut-être pas lire ?… -
On l'a vu, parole, sir ! Elle était au-dessus de
la porte, à au moins deux mètres cinquante de
hauteur. Alors nous, forcément, on est rentré
quand même, regardant plutôt les frangines… -
Laissez-moi deviner ! coupe
ALAN. Oui ! Je vois très
bien la scène. Des soldats sont venus vous
trouver et vous ont demandé de sortir, n'est-ce
pas ?… Et comme la " musique " vous gênait, vous
n'avez pas compris et vous vous êtes installés
comme chez vous, décontractés, relax ? - Comme
si vous y étiez, sir ! Vous êtes formidables,
vous alors ! sort GILBERT,
avec un air de profond émerveillement. -
Ouais ! Même qu'à un moment, je buvais ma bière,
tranquille, et voilà-t-il pas que deux
énergumènes de la Police Militaire… mande
pardon, sir… s'amènent et m'attrapent chacun par
un bras ! , rétorque REMY
qui refait surface. - Et
alors, vous vous êtes levés et vous êtes sortis
gentiment ?susurre le lieutenant, au bord
d'une sérieuse envie de rigoler. -
Ben, pas tout à fait ! C'est eux qui sont sortis
les premiers… - Par la vitre… dit
MARCEL. - Sans compter un
troisième écroulé dans le piano ! précise
REMY… Et puis après, on
n'a plus très bien compris. Ça s'est mis à
valser de tous les côtés. C'était le vrai cirque
infernal. - Et pour finir, il y a une pleine
voiture de brutes de la Police Militaire qui
s'est amenée avec leurs matraques, sauf votre
respect, sir ! termine
MARCEL, toujours figé au rapport. On a
fait ce qu'on a pu et voilà… Le
capitaine passe une main fébrile sur son visage,
souffle comme un phoque, s'asseoit et constate : -
Mon âge et mon grade m'autorisent à vous dire
que vos hommes se conduisent comme des barbares.
Et en attendant la suite à donner à cette
affaire, voulez-vous, lieutenant, prendre
connaissance de ce rapport !ALAN tend le
bras, examine les papiers et lit pensivement à
haute voix : -
Attitude injurieuse… insultes et gestes
grossiers envers les représentants de
l'autorité… coups et blessures… projection de
verrerie… bris de glace… rébellion contre la
Police Militaire… chants obscènes… Le
capitaine de la Police Militaire se cale dans son
fauteuil, dévisage CHALLEN avec sévérité et
demande : - Et of course (bien
sûr), d'ici ce soir, votre colonel va demander
par téléphone à votre général de faire libérer
ces individus. Et je recevrai demain matin
l'ordre écrit de les relâcher. N'est-il pas vrai
? - Non, sir ! déclare
ALAN posément. -
Sans blague ! Aurait-il enfin compris que le
paternalisme ne paie pas ? Paternel,
le vieux ? pense CHALLEN, on voit bien que tu n'as
jamais fichu les pieds au S.A.S., mon bonhomme !…
Il met la main à la poche intérieure de sa veste
et en sort un pli fermé qu'il présente au
capitaine. -
What is that ? (Quoi
encore ?) - L'ordre
d'élargissement de mon stick, sir ! On
pourrait entendre voler un porte-monnaie, comme le
disait Pierre DAC. Le policier va faire une
attaque, il n'est plus rouge, mais violet. Il
respire par saccades, en roulant des yeux
furibonds. Puis, il finit par articuler : -
Votre colonel commande son régiment de S.A.S.,
c'est une chose indiscutable. Mais, jusqu'à plus
ample information, je pense que c'est au général
commandant ce secteur de l'armée britannique à
me donner cet ordre ! Et personne d'autre ! -
Entièrement d'accord avec vous ! Ouvrez le
message, sir, vous verrez que c'est bien lui qui
l'a signé et que c'est bien vous le destinataire
! Du coup, le capitaine
devient blanc en lisant l'ordre d'élargissement.
Il eut un gros soupir du genre " type qui est
dépassé par les événements " et dit : -
Well ! Puisque c'est ainsi, vous pouvez emmener
vos sauvages ! Sans un mot
de plus, le lieutenant salue réglementairement en
tout point et nous fait signe de sortir. Nous
saluons à tour de rôle et effectuons notre
demi-tour prévu au quart de poil. Ouf ! On
respire. La taule, très peu pour nous ! D'un
mouvement de la main, le capitaine retient
CHALLEN, sur le point de prendre congé : - Ce
serait dans le civil, vos bandits passeraient
devant un tribunal. Et le verdict serait sévère
! - A voir, sir ! Pour cela, il faudrait un
motif valable et bien établi. Cette
fois, le capitaine explose. C'est trop fort ! Il
crie, levé comme un diable de sa boîte : - So
what ! Alors, pour vous, la démolition d'un
Centre de Distractions pour Militaires, c'est
une peccadille ? Le
lieutenant fait un petit sourire condescendant et,
avec beaucoup de flegme, il rétorque : - Je
suis responsable de mes hommes, soit. Ils
forment une équipe irréprochable. Les derniers
que je puisse imaginer, déclenchant une bagarre.
Ce sont des gars posés, calmes et intelligents.
Pas des voyous. Non, pour moi ! Et je le
mentionnerai dans mon compte-rendu auprès de mon
colonel, il s'agit forcément d'une provocation.
Et là, poussés à bout avec le " super
entraînement " qu'ils pratiquent… évidemment…
c'est tout simplement de la légitime défense !
Mes respects, sir ! Asphyxié
le capitaine ! Effondré, K.O. dans son fauteuil !
Et quand il recouvre ses esprits, nous sommes
loin. ON SE FAIT
PASSER UN SAVON… - Mon lieutenant, je ne
sais comment vous… CHALLEN
toise MARCEL du regard, coupant net ses tentatives
de politesse. Nous sommes de retour à la base et
notre instructeur nous réunit dans son bureau. Il
extrait une cigarette de son paquet, l'allume
soigneusement, pose l'allumette dans le cendrier,
s'adosse contre la carte de la Région qui tapisse
le mur et commence le " lavage du linge sale en
famille " : -
Parlons un peu de… votre tournée des Grands Ducs,
comme vous dites en FRANCE. Et pas de " baratin ",
please ! (s'il vous plaît !). - Je prends tout sur
moi, Sir ! affirme le Sergent MARCEL, très "
Bourgeois de Calais ", la corde au cou, en chemise
et pieds nus… - Non ! Pas ça,
voulez-vous ? Bien sûr, ça a de la "gueule" ton "
cinéma " : le sergent au grand coeur qui couvre
ses hommes. Le gars dont on se souviendra aux
veillées, quand grand-papa racontera ses campagnes
à ses petits enfants. On n'est pas devant les
bobbies. Ici, on est entre nous ! Du
regard, il nous dévisage tour à tour et lâche un
jet de fumée : - Je vois cela
très simplement… Vous avez votre solde, vous allez
prendre un peu l'air dans les rues du patelin. Et
puis, tiens, de la musique ! Si on entrait ? Quoi
de plus naturel, my boys ! (mes amis !) Allons-y
gaiement ! ALAN
tire pensivement sur sa cigarette. GILBERT, d'un
seul coup, se lance : - Et là, on s'est
heurtés… - Durement, à ce qu'il apparaît ! insiste
ALAN en fixant le joli cocard de GILBERT. - A des
snobinards des bureaux de l'Etat-Major qui
prétendaient que nous n'avions rien à faire là et
qui ne voulaient pas qu'on danse avec… - Avec
leurs girls-friends (copines) ?… n'est-ce pas ? GILBERT
acquiesce en silence, les paumes des mains
tournées en haut. - Et qui a
déclenché la bagarre ? - Nous ! fait-on
comme un seul homme… très " Choeur des Vierges "…
REMY se dandine un peu sur place et explique : - Faut pas croire
que c'est à cause des souris qu'on s'est cognés,
non ! - C'est pourquoi, alors ? - Ben ! Ils nous
ont traité de " petits protégés ", de " planqués
", quoi ! Vu qu'on fait toujours bande à part…
ajoutant que des Commandos comme nous, ils en
faisaient un tous les matins, alors… - Alors, ça a
choqué votre sensibilité. Je comprends… fait
le Lieutenant, l'air pénétré. Et vous avez
foncé dans le tas !… - Oui ! C'est à peu
près cela ! confirme
REMY. Seulement, ils
avaient averti les "flics" et, alors qu'on
partait, on a eu les " poulets " sur le dos ! - Je
fonçais vers la sortie ! explique
MAURICE, le plus petit de nous tous, et il y a un
grand qui m'a cogné salement la tête… - Avec son
ventre ! précise
REMY. - La brute ! s'indigne
ALAN qui daigne sourire. Mais, en
attendant, si je me fiche éperdument des
jérémiades de la Police Militaire, si j'aime que
mes hommes soient solidaires, il y a une chose
inadmissible dans tout ça ! - Qu'on se soit fait
"pincer" ? fait
GILBERT, penaud. - Oh non ! Que
vous soyez marqués à ce point ! C'est pas la peine
qu'on vous donne les meilleurs instructeurs de "
close-combat ", qu'on vous envoie en salle de
gymnastique aussi souvent cultiver vos réflexes
pour revenir d'un simple accrochage avec des
gueules pareilles. Et ça, je ne l'admettrai jamais
! Nous
nous regardons mutuellement, drôlement gênés.
CHALLEN jette sa cigarette d'une chiquenaude et
nous déclare : - Bon ! Pour moi,
l'incident est clos. Il n'y a pas de punitions ici
et vous le savez : on sort de chez nous, couverts
de décorations… ou les pieds devant. Vous pouvez
disposer
- Eh ben, conclut REMY, à
bien réfléchir, on croulera sous le poids des
médailles et on se fera une raison !
RETOUR EN FRANCE
LE GRAND SAUT Nous avons étudié notre objectif sur
maquette et sur photos de reconnaissance aérienne.
Nous avons répété et répété nos tâches respectives
jusqu'à parfaite entente de synchronisation. Et
maintenant nous volons vers le but à atteindre :
il s'agit de faire sauter un énorme dépôt de
bombes d'avions, près de LOCHES, dans
l'INDRE-ET-LOIRE. Ce dépôt est camouflé dans les
souterrains d'une exploitation de champignons de
PARIS, réquisitionnés pour la circonstance par la
LUFTWAFFE. Nous sommes le 8 février 1943. Le
Short-Stirling trace sa voie dans la nuit claire
et pour éviter d'être repéré, il est intégré à une
vague de bombardiers en mission. Nous sommes seize
dans la carlingue. Ça nous change des WHITLEY
d'entraînement où nous trouvions difficilement de
la place pour huit !.. serrés comme sardines en
boîte. Pas de comité de réception, c'est une
mission " BLIND ". Je tâte mon Kitbag, contenant
mes armes et explosifs. Ce n'est pas le moment de
le laisser là, ou de le larguer sans être fixé.
Mentalement je me remémore la manoeuvre qui
consiste à tirer sur une petite ficelle, de
manière à ce que le Kitbag ne soit plus attaché à
la jambe. Puis, quand il ne tient plus que par la
ceinture, il ne reste plus qu'à le faire descendre
doucement en laissant filer petit à petit la
longue corde au bout de laquelle il se tient
suspendu. Nous avons des gueules terribles avec
nos casques, le visage noirci au bouchon brûlé. En
tout cas notre équipe de saboteurs a un moral
d'acier. Brusquement une lampe rouge s'allume : "
Action-Station !" hurle le
dispatcher. Nous nous levons et nous nous alignons
l'un derrière l'autre, le mousqueton d'accrochage
de la Static Line fermement maintenu dans la main
droite, de façon à le faire courir au long du
câble d'acier qui le soutient. Et c'est la lampe
verte qui s'allume à son tour. GO ! Nous filons un
train d'enfer et nous sautons dans la trappe l'un
après l'autre. On pourrait même dire l'un sur
l'autre, tant la cadence est folle. Les
claquements des Static Line se succèdent
rapidement. Vlouf ! happé par le trou noir, je
plonge dans le vide pour ces quelques secondes de
hérissement de peur qui précèdent la secousse
brutale de l'ouverture du parachute. Maintenant il
s'agit d'atterrir dans les meilleures conditions.
Pas question de rater la mission pour une cheville
foulée !… J'ai l'impression que nous avons été
largués très en-dessous de trois cents mètres
d'altitude, tant la terre s'approche vite. A la
clarté de la lune je peux distinguer le sol qui a
l'air assez dégagé, sauf quelques arbres et
buissons. Il s'agit de tomber autant que possible
en espace découvert et c'est gagné. Le Kitbag me
précède dans la descente. Bientôt la terre se
rapproche et je joins les jambes le mieux
possible. Choc d'atterrissage, roulé-boulé et
freinage. Puis vite se débarrasser du harnais. Les
deux lanières passant sous les cuisses et celles
de sous les bras se rejoignent sur la poitrine en
un assemblage simple qu'il suffit de tourner un
quart de tour et de frapper d'un coup sec pour que
le harnais se libère. Ramassage de la voilure et
un tour d'horizon pour apercevoir quelques ombres
qui s'agitent identiquement alentour. Je dégage
mon étui de toile, dégainant mon colt et je pars
en reconnaissance. Ah ! voici deux amis
britanniques, puis nous nous regroupons petit à
petit, à coups de brefs signaux consistant à
imiter le cri de la chouette. Reste la corvée qui
consiste à cacher les parachutes en les enterrant
dans un fossé recouvert de buissons et de feuilles
mortes. Une petite route se montre à nous et, sur
une borne kilométrique, nous pouvons constater que
nous sommes à moins de cinq kilomètres de
l'objectif ce qui peut être considéré comme un
score honnête de la part du navigateur. La marche
s'effectue bon train dans un silence total. L'air
est calme et les senteurs de la nuit fleurent bon
les bois de mon enfance, lorsque je jouais aux
Indiens dans la Forêt de SENART, à MONTGERON. REMY
et moi sommes les deux seuls Français du groupe de
combat, nos camarades ayant été affectés à
d'autres objectifs ou missions individuelles. Nous
sommes en quelque sorte les interprètes auprès de
la population. Après une bonne heure de marche à
travers la campagne, nous arrivons sur notre
objectif. Nous nous étalons par terre et observons
à la jumelle. Droit devant nous s'étend une large
bande découverte, traversée par un chemin.
Remontant insensiblement, le terrain forme alors
une colline au flanc de laquelle se trouve
l'entrée du tunnel. Juste devant, il y a une
barrière de chevaux de frise qui interdit l'accès
direct par la route, sauf par une barrière de bois
amovible et un poste de garde. Puis quelques
baraquements de bois entourés de sacs de sable à
mi hauteur. Ensuite et plus près de l'entrée du
tunnel se trouve une sorte de blockaus, lequel se
révèle à l'observation minutieuse être un char,
dont seule la tourelle dépasse de l'amoncellement
de sacs de sable. Il y a deux sentinelles visibles
qui se croisent dans leur tour de garde, évaluée à
cent mètres tout au long des chevaux de frise.
L'herbe est assez haute pour tenter une approche
en rampant. Nos deux fusils-mitrailleurs BREN MK
II sont mis en batterie à moins de cent cinquante
mètres des bâtiments, qui doivent être des
dortoirs pour les hommes de troupe. Et nous nous
déployons dans la nature, de chaque côté de la
voie d'accès. Arrêt couché au milieu de la
prairie. Nous préparons nos charges d'explosifs et
nous vérifions l'allumage des crayons à
retardement, en écrasant le tube de cuivre rouge à
la bande ROUGE indiquant trente minutes de
retardement. Ensuite, il nous suffit d'enlever la
goupille de sécurité et l'engin est en état de
fonctionnement. Nous avons d'ailleurs le choix,
selon les bandes indicatrices.
Bande NOIRE indique un retardement
de 10 minutes (environ) Bande
ROUGE......................................................
30 minutes Bande
BLANCHE.................................................
2 heures Bande
VERTE......................................................
6 heures Bande
JAUNE......................................................
12 heures Bande
BLEUE.......................................................
30 heures
Quatre hommes vont
neutraliser les sentinelles apparentes. Alors nous
fonçons par la barrière d'arrêt des véhicules et
le poste de garde. Nous sommes pratiquement à
trente mètres de l'entrée du tunnel, qui est
éclairé intérieurement, protégé par un filet de
camouflage. Nous courons comme des fous, lâchant
une rafale de STEN dans le poste de garde, plus
une grenade GAMMON au plastique. Bruit infernal
des détonations et des armes diverses. Cavalcade
rapide jusqu'au tunnel. Le char, qui a sa tourelle
ouverte, se voit gratifié d'une grenade GAMMON à
l'intérieur, lancée de main de maître comme au
basket. Là, autour de nous et loin vers
l'intérieur, sous bâches, sont alignées des
centaines de torpilles. Une sirène donne l'alarme.
Des coups de sifflet se font entendre. Loin dans
le tunnel des hommes s'agitent et viennent à notre
rencontre. Nous glissons nos pains de plastique un
peu au petit bonheur la chance, mais autant que
possible bien cachés entre les bombes d'avions.
Cette fois la riposte s'organise. Comme nous
ressortons, après n'être restés que quelques
secondes dans le tunnel, entre deux cavalcades,
nous sommes accueillis par des rafales de
mitraillettes. Nous tiraillons à la hanche, en
huit horizontal, comme à l'instruction, par
courtes rafales. Des copains lancent des grenades
défensives. Explosions. Fumée dense. Cris divers.
Et, toujours sur notre lancée, nous tentons de
nous éloigner de ce coin devenu malsain. Des
ombres galopent dans tous les sens, d'autres
tombent. Il est très difficile de s'y reconnaître.
REMY colle à moi et nous nous retrouvons, courant
à perdre haleine, dans la prairie où nos deux F.M.
BREN ouvrent le feu pour nous couvrir, ce qui
tempère un peu l'ardeur des poursuivants s'il y en
a. Puis nous éclatons, comme prévu, en petits
groupes de deux ou trois. REMY que j'ai suivi des
yeux tant bien que mal reste avec moi. Nous nous
débarrassons de nos STEN aux chargeurs vides, de
nos casques, gardant nos Colt et notre poignard.
Et nous courons toujours, droit devant nous,
fouettés par des branches basses ou des buissons.
Il y a certainement beaucoup de pertes, car il y
avait des corps par terre. Mais dans ces cas-là on
ne perd pas son temps à vérifier si c'est ami ou
ennemi. LA FUITE A
TRAVERS LE QUADRILLAGE ALLEMAND Mes poumons font un bruit de soufflet de
forge. Nous traversons des buissons épineux sans
hésitation, nous dirigeant vers l'Ouest. Il semble
que personne ne nous talonne de près. Le sacrifice
des deux servants de F.M. n'aura pas été vain. Par
contre la région va devenir drôlement malsaine
sous peu et nous doutons pouvoir rejoindre le
point de ralliement prévu pour le rapatriement par
avion des survivants. Dans ce cas il a été prévu
que nous tentions notre chance à la frontière
espagnole… mais c'est bien loin !… D'un seul coup
un grondement formidable retentit : ça y est, le
dépôt saute. Nous allons être le gibier préféré de
tous les SS et autres Gestapo ! Nous marchons à
présent au pas de commando alterné avec un temps
de pas de gymnastique. Complètement paumés, les
deux gars ! Nous évitons des hameaux et villages
où les chiens pourraient donner l'alerte. Et nous
marchons, nous marchons… A l'aube, nous nous
arrêtons dans une futaie et nous nous affalons
dans un taillis épais. Je crois que nous nous
endormons presque aussitôt. Réveillé au milieu de
la matinée, si j'en crois ma montre, nous
ressentons une soif ardente. Avec précaution nous
explorons les environs et nous trouvons une petite
mare où nous buvons avidement. Puis, sous le
couvert des frondaisons, nous reprenons notre
progression, prudente cette fois, afin de tâcher
de nous orienter un peu. De loin, nous voyons des
gens dans les champs, et puis une ou deux
automobiles sur une route que nous nous gardons
bien de rejoindre. Notre progression continue au
hasard et soudain, au détour d'un chemin de terre,
nous tombons sur un civil qui charge du bois dans
une camionnette à gazogène. Nous jouons le tout
pour le tout et nous nous présentons en français,
au grand ébahissement de l'homme. La cinquantaine
d'années, moustachu, il ne peut que bredouiller : - Ah
! la la ! mes p'tits gars, quelle histoire,
quelle histoire ! Vous allez vous faire fusiller
si vous êtes pris… Enfin
il consent à nous emmener dans son chargement de
bois jusqu'à sa ferme. Là, il nous fait entrer et
nous donne du pain et du beurre. Sa femme pleure
d'émotion : - Si
jeunots ! Si c'est pas une misère cette guerre
!… Elle nous confectionne
une belle omelette à laquelle nous faisons
honneur, en l'arrosant d'un petit vin de pays. Et
arrive un copain du fermier qui livre de la viande
de boucherie. Il est sympathique et, en parlant,
il cite BLERE dans la conversation. Moi je saisis
la balle au bond et lui demande s'il y a
possibilité de nous y emmener. Il veut bien nous
transporter, mais pas avant après-demain, jusqu'à
BLERE où, depuis l'Exode de Juin 1940, je connais
une famille de braves gens. Nous nous couchons
dans la haute paille d'une grange et nous nous
endormons comme des souches. Le lendemain matin,
après un substantiel café-ersatz au vrai lait,
trempé de solides tartines, nous pouvons faire
notre toilette, ce qui n'était pas du luxe.
Ensuite il nous est proposé des vêtements civils
que nous acceptons bien volontiers. La journée se
passe tranquillement. Nous évitons de nous montrer
mais il ne vient d'ailleurs personne. Et c'est
notre seconde nuit tranquille. Cette fois-ci c'est
le matin du petit jour frisquet, où nous sommes
réveillés par le fermier et son copain le
transporteur de viande. Après des adieux émus,
nous embarquons dans le camion à gazogène et nous
roulons par de petites routes que connaît bien le
conducteur. Nous nous arrêtons deux fois dans de
petits patelins où l'homme décharge des quartiers
de viande chez le boucher ou le charcutier. Et
dans l'après-midi, nous arrivons à BLERE. BLERE : ON
L'A ECHAPPE BELLE !… L'accueil de la famille MOREAU est
indescriptible tant ils semblent contents de nous
aider à nous cacher et de jouer un bon tour aux
Chleus. Ils ont la gentillesse de ne pas nous
séparer dans deux cachettes distinctes et nous
avons un grand lit de milieu dans une chambre
spacieuse. Dans les jours suivants, un photographe
nous tire le portrait et on nous munit de fausses
cartes d'identité ainsi que d'un certificat
communal d'étudiants requis agricoles. Comme nous
avons manqué le lieu de ramassage par avion et que
nous avons l'existence de liens familiaux à PARIS,
il est convenu que le plus sage serait de rentrer
dans nos foyers et de… voir venir en contactant la
Résistance où nous avons des attaches. Et, un beau
jour, nous prenons le train pour la capitale, le
plus décontractés possible, désarmés donc
désarmants. Nous ne risquons rien, même d'une
fouille minutieuse. Evidemment nous enrageons au
fond de nous-mêmes de couper si court notre
aventure dans les commandos, mais qui sait ce
qu'il adviendra ? Et puis nous avons un radio à
PARIS, qui pourra peut-être nous remettre sur la
voie du rapatriement ? LA "
RECONVERSION " DANS LE CIVIL ET LA REPRISE DE
CONTACT AVEC L'O.C.M. Les années ont passé. Il y a maintenant
trente-six ans de cela, mais jamais je n'oublierai
la montée de l'escalier chez mes parents, deux
marches par deux marches selon mon habitude, le
coeur gonflé d'émotion et de joie. La porte qui
s'ouvre et maman ! Maman qui me serre dans ses
bras et qui pleure de joie. Nous nous expliquons
en détail. L'oncle ARSENE avait bien joué son rôle
de messager de catastrophe et, depuis, on
s'interrogeait sur notre devenir. Mais j'étais là,
un peu honteux du chagrin que j'avais causé, de
l'inquiétude aussi. Mais la fierté d'avoir fait
quelque chose d'utile et d'avoir un peu vengé la
mort de mon jeune oncle EUGENE, tué en Juin 1940,
à l'âge de vingt-huit ans. Maman a téléphoné au
Gaz de Paris, où travaille papa et il arrive,
toujours aussi droit, les yeux dans les yeux,
toujours aussi bon et accueillant. Les yeux un peu
humides, mais maître de lui, rayonnant de sa joie
d'homme qui reconnaît son petit, prêt au pardon,
admirable de compréhension. Bien entendu, je ne
puis retourner au lycée, ça poserait trop de
complications. Mais grâce à mon oncle MARC, je
trouve une place de courtier en publicité chez
monsieur FELIX VITRY. Bureaux situés au coeur de
PARIS, à l'entresol au-dessus du milk-bar du métro
MONTMARTRE. Sa secrétaire est une femme affable
dont le mari est dans les Forces Françaises
Libres, aussi sympathisons-nous rapidement.
L'ambiance est bonne. Nous travaillons à établir
la publicité journalistique de beaucoup de
cabarets, salles de spectacles et des cirques
d'HIVER et MEDRANO. Naturellement je renoue le
contact avec les anciens camarades de l'école
VICTOR HUGO à ALFORTVILLE et, sous couvert de
l'Association des Anciens Elèves, nous remontons
un groupe de résistance. Je recontacte RAYMOND
BENOIT et JACQUES GAROUFALAKIS, l'un des
imprimeurs du journal clandestin " RESISTANCE ".
Cela me permet de prendre langue avec le radio
ROBIN qui passe nos indicatifs à LONDRES. La
réponse est claire : faire de la résistance,
chercher des terrains de parachutage, recruter, en
un mot militer sur place pour la libération du
territoire. Je reprends donc du service au sein de
l'O.C.M. (Organisation Civile et Militaire). Et
nous coopérons avec les jeunes communistes qui ne
sont pas d'accord avec leurs aînés. LES
COROLLES DE L'ESPOIR Nous avons repéré un vaste champ inculte,
entouré de petits bois, entre MILLY et
MALESHERBES. Après l'avoir mesuré, répertorié sur
une carte MICHELIN nous lui avons donné le nom de
code de CRICKET. Notre radio a transmis les
coordonnées à LONDRES qui, après vérification l'a
accepté et homologué. Un fermier des environs,
sympathisant, se charge de camoufler le matériel
en attendant sa distribution. On est allés jusqu'à
construire un double mur de fond de grange pour
faire une cachette sûre, bien préparée à l'avance,
sans improvisation de dernière minute. On en a eu
le temps pendant les longues semaines d'attente.
Une phrase lancée sur les ondes nous invitait à
nous tenir prêts pour les deux jours à venir.
Attente anxieuse où chacun ronge son frein, puis
c'est le grand soir : " Le CRICKET est un jeu
passionnant ". Nous répétons " le CRICKET est un
jeu passionnant ". Cette fois c'est sérieux et
deux avions vont venir larguer leur chargement
cette nuit. Surexcitation des esprits. Joie de se
sentir épaulés. Dès la tombée du jour nous
investissons les lieux et disposons tout d'abord
des sentinelles armées sur le pourtour et
principalement aux abords du petit chemin d'accès
empierré. Le fermier a amené deux grandes
charrettes attelées de chevaux vigoureux.
Rassemblés nous sommes vingt, tant résistants
locaux que parisiens. Nous préparons le balisage
de la zone de largage (D.Z. : Drop Zone) avec des
bidons de pétrole répartis en lisière aux quatre
coins. Puis trois puissantes torches électriques
rouges qui, braquées sur le ciel en direction des
avions, leur donneront le sens du vent. Enfin une
torche au centre du terrain enverra l'indicatif
soit la lettre C en morse : _ .
_ . (trait, point, trait,
point). Tout ce monde pour réceptionner un envoi
qui sera non seulement le bienvenu, mais remontera
le moral des hommes à cent pour cent. Vers minuit
et demi un grondement se rapproche : des avions
arrivent ! Vite nous allumons les balises et le
triangle isocèle des lampes indiquant la direction
du vent. Ils sont sur nous ! Vite le signal en
morse répété et répété vers le ciel. Ce sont eux.
Ils font un tour et reviennent bien dans l'axe du
terrain, descendant au maximum, dans un tonnerre
de moteurs. Un feu rouge s'allume dans le ciel
sous l'ombre d'un avion. Et c'est l'éclatement des
corolles des parachutes. Le bruit s'éloigne. C'est
largué ! - Ça y est ! je vois
les pépins ! jubile REMY. Planquez
vos pieds, que ça pèse lourd les pochettes
surprises !…Avec un bruit lourd les
containers prennent contact avec le sol. On se
précipite et on désarrache les toiles, en les
séparant des tubes au moyen de pinces
universelles. Puis, les containers pesant en gros
deux cents kilos, à quatre, les hommes les portent
vers les charrettes où ils sont hissés. Fouettes
cocher ! la récolte s'est faite sans trop de mal,
tout ce qui est tombé du ciel a atteint
l'objectif, sauf un, en bout de terrain, qui s'est
empêtré dans les épineux. On le récupère en
dernier. Les containers mesurent 1,80 m de long
sur 40 cm de diamètre. Chacun est muni sur les
côtés de quatre poignées pour en faciliter le
transport. Sur le container sont fixées une pelle
et une pioche afin de permettre de l'enterrer sur
place dans le cas où on ne pourrait le cacher
ailleurs immédiatement. Sur chaque cylindre est
collé un papier indiquant le nombre de containers
parachutés, afin qu'aucun ne s'égare. Ce nombre
est indiqué de la manière suivante : ( 6-P2 )
signifiant six containers et deux paquets. Dans
les paquets on trouvait parfois des pull overs,
des cigarettes Players, des chaussures, des
médicaments, des boîte de conserve et du chocolat.
Chaque container est formé par un groupe de cinq
cellules égales, unie les unes aux autres par des
fermoirs dans le genre de ceux des malles d'autos.
Chaque élément porte en outre des bretelles pour
permettre le transport à dos d'hommes. La partie
supérieure du container est munie d'un système
d'attache qui relie le cylindre aux cordons du
parachute. La partie inférieure porte un épais
amortisseur en caoutchouc mousse. Chaque cellule
est marquée par une lettre et un numéro qui
indiquent son contenu en principe, sauf erreur à
l'emballage… En principe il suffit toujours de
demander le type de containers désirés pour
obtenir le matériel dont on a besoin. Exemple, on
demande un envoi de 2 H2 et 3 H3 pour recevoir
deux containers du type H2 et trois du type H3.
Dans les containers du type C on trouvait deux
fusils-mitrailleurs BREN, 2 000 balles et des
chargeurs de rechange - deux fusils anti-chars -
neuf fusils et 1 350 balles. Et du ravitaillement
(C 12). Nous voici donc à la tête d'un armement et
d'explosifs qui vont renforcer notre action dans
une large part. Il est passé le temps où nous
partions en mission de sabotage avec un pistolet
de 7,65 et 3 cartouches, un pistolet 6,35 et 5
cartouches, deux couteaux de camping et autres
matraques, comme en 1941 par exemple. Notre chahut
sur la zone de parachutage n'a pas duré plus d'une
demi-heure et tout est rentré dans l'ordre. Le
calme règne à nouveau sur la campagne. Nous
rentrons à PARIS en trois voitures espacées dans
la matinée, après une substantielle collation à la
ferme amie. Restera à effectuer la répartition du
butin entre les Groupes-Francs. TRACTION-AVANT
ET… EN AVANT LES EMOTIONS ! - Tiens
! j'ai pensé que ça pourrait toujours servir… Et
DUDULE, le mécano dévoué, tend à RAYMOND une
superbe francisque tricolore en papier. C'est
l'insigne officiel des personnalités de " l'Etat
Français " vichyssois. -
Pas bête ton truc ! Colle-moi ça sur le coin du
pare-brise de la voiture. On va en imposer ! La
voiture, c'est une CITROEN quinze chevaux, six
cylindres. Son repaire c'est un garage proche de
la place DAUMESNIL à PARIS. Démarrage au quart de
tour, virages sur les chapeaux de roues, grondant
de toute sa force mécanique elle accomplit les
exploits qu'on lui demande sans broncher. Bien
sûr, DUDULE en a un peu trafiqué le moulin comme
il dit, et son moteur est un tantinet gonflé.
Entretenue avec des soins attentifs par le
garagiste et ses mécanos, elle est un peu notre
mère-poule. Elle doit garantir notre réussite et
notre retour à chaque mission. Quand le
Groupe-Franc part en expédition, elle commence à
ronronner, moteur au ralenti et on la flatte, au
passage, de la main comme une grosse chatte noire
à la robe brillante. C'est un geste superstitieux
mais aussi un peu de camaraderie. On l'a surnommée
" la Tigresse " et, ma foi, elle en a un peu sa
cruauté, avec son arsenal : une mitraillette STEN,
quatre chargeurs, deux grenades défensives, un
Colt. Le tout pour chacun de ses cinq occupants
habituels : deux à l'avant et trois à l'arrière.
Quant à son ravitaillement en essence, cela tient
à la fois du miracle et aussi des risques pris par
quelques-uns d'entre nous. En effet, presqu'au
confluent de la SEINE et de la MARNE, existent
d'importants dépôts de carburant de la Société
DESMARET Frères, actuellement réquisitionnés et
occupés par l'armée allemande. Mais si les civils
qui y travaillent sont contrôlés, si l'approche
des énormes réservoirs est interdite, une sorte
d'inconséquence fait que le côté du fleuve où sont
amarrées les péniches est juste surveillé par deux
sentinelles, très éloignées l'une de l'autre.
Alors, la nuit, en traversant en barque, on
atteint le flanc d'une des péniches-réservoirs.
Par un jeu de vannes et de siphonage nous avons de
temps à autre une bonne avance d'essence. Bien sûr
il ne faut pas se faire prendre à ce petit jeu là.
Et lorsque ça arrivera un soir, les Allemands
seront si persuadés qu'il s'agit de trafiquants du
marché noir, et donc de voleurs coupables d'un
délit de droit commun, qu'ils emprisonneront les
trois fautifs, lesquels eurent la chance d'être
libérés en même temps que la capitale. Donc la
Tigresse démarre, passe la place DAUMESNIL et file
sur la route, quittant PARIS par la Porte-Dorée.
C'est le Bois de Vincennes qui l'accueille avec
ses sous-bois reposants, ses couples d'amoureux et
ses vieux suiveurs de toujours. Bientôt c'est
VINCENNES. Le Fort est empli de troupes et de
matériel. On y fusille parfois dans ses fossés, au
petit jour et nous passons ces lieux avec une
pointe d'angoisse. La route dégagée défile à toute
allure sous les roues de la traction avant. On
aura tout le temps de penser après… Premier
barrage : des gendarmes français en quête de
trafiquants ou de rares voitures volées. En
principe, on ne risque pas grand chose sinon le
stupide entêtement d'un fonctionnaire trop zélé,
car il y a une sorte " d'antenne " entre les
militaires en uniforme et nous. Bien souvent, ils
ont glissé, sans appuyer, un coup d'oeil sur
l'AUSWEIS du véhicule et nous ont laissé partir,
conscients du cas ambigu, mais ne voulant pas
approfondir. Il faut dire que les polices
multiples de ce temps exceptionnel utilisent
toutes ce genre de véhicule, y compris la Milice
et la Gestapo. Alors, pour y retrouver ses petits
!… Au ralenti, la voiture s'approche de la
chicane. Les Représentants de l'Autorité, la seule
encore légalement représentée à nos yeux, ont
l'oeil rivé sur cette sacrée FRANCISQUE tricolore,
arme à double tranchant comme chacun le sait, bien
en vue sur le pare-brise. Un salut du brigadier et
nous repartons lentement, soulagés de n'avoir pas
à nous entretuer bêtement, car point n'est
question d'aller expliquer nos actes en ces temps
de lutte clandestine. A l'intérieur, une fois le
barrage franchi et les mains ôtées de sur les
armes, nous nous amusons franchement. C'est la
détente nerveuse. - Dis
donc, t'as vu un peu les pandores, ils ont dû
nous prendre pour des inspecteurs de la Brigade
Spéciale (Menées
Anti-Nationales ou Anti-Terroristes). - Ça
vaut mieux que de tomber sur un gland qui aurait
voulu approfondir… Carton pour carton, je
préfère carrément cartonner sur les Chleus ! - Ou,
à la rigueur, sur quelques petites salopes de la
Milice ! Et la balade
continue, sur la route poussiéreuse, avec le
soleil qui tape en plein. On quitte la grande
banlieue et l'on dépasse des villages, des fermes.
Puis on bifurque dans un chemin d'intérêt
communal. Arrêt devant une maison paisible, dans
une petite rue bordée de cottages. Nous descendons
de voiture. Un homme d'une quarantaine d'années
nous accueille simplement. Nous nous restaurons
rapidement d'une omelette aux pommes de terre.
L'intérieur de la maison est modeste, mais
plaisant, on sent qu'on y vit bien, en bonne
entente. Un chat est pelotonné sur le rebord d'une
fenêtre, entre deux pots de fleurs. Je m'approche
doucement et il lève vers moi des yeux dorés qu'il
ferme à demi lorsque la paume de ma main atteint
sa tête. Je le caresse et il ronronne. Un carillon
WESTMINSTER égrène ses sons. Sur un buffet il y a
un cadre avec des photos : un couple où je
reconnais notre hôte, au bord de la mer, avec des
falaises, probablement de MERS-LES-BAINS. Et un
jeune homme, leur fils, qui est prisonnier de
guerre. En peu de temps, on charge une caisse de
grenades et des pains de plastic et des
détonateurs. Et la Tigresse reprend la route.
Seulement cette fois l'itinéraire est changé,
histoire de varier un peu le parcours et ainsi
éviter de nous faire remarquer deux fois par les
mêmes chemins. La route vire, s'engage au milieu
de vastes prairies où les coquelicots mettent leur
rouge-vif en touches multiples. Là-bas, une petite
baraque, un pied-à-terre pour Parisien amateur de
jardinage, risque un oeil par-dessus une haie
d'aubépine. Un réservoir d'eau escalade le ciel,
sur ses longues échasses de ciment armé, histoire
de donner un coup de tête à un nuage qui passe par
là, en quête d'un autre nuage solitaire. Avec les
mois, et plus les attaques de l'aviation alliée
s'intensifieront il faudra nous méfier de ces
citernes d'eau bétonnées, sur lesquelles les "
rampants " de la LUFTWAFFE installeront des
observatoires et souvent des nids de
mitrailleuses. Ou, si la citerne est assez
importante, ces petits canons quadruplés à tir
rapide, efficaces contre les passages d'avions à
basse altitude. De petits bosquets, deux vaches
tachées de noir sur fond blanc, et une grande
descente s'annonce en face, où l'automobile
plonge. En-dessous, une bourgade assez conséquente
avec ses maisons qui paressent au soleil, un
clocher gris où palpitent les coeurs d'airain de
quelques cloches impatientes et muettes, mais
prêtes à carillonner pour le Grand Jour, celui de
l'Insurrection Nationale. -
Merde ! un barrage de Chleus !… Les
visages pâlissent. On arme les mitraillettes.
Claquement sec des culasses. -
Baissez les armes pour l'instant, mais
tenez-vous prêts, ordonne
RAYMOND qui tient son Colt sous un journal plié.
Et les feldgendarmes, sanglés dans leur tenue
gris-vert, la plaque de police leur barrant la
poitrine, au bout de leurs chaînettes, casqués,
attendent la CITROEN qui ralentit, ralentit. - Il
y a juste la place de passer entre les deux
charrettes disposées en chicane, observe
ANDRE le conducteur, entre ses dents. - Vas-y
quand même. De chaque côté
des portières aux vitres maintenant baissées
s'avancent deux soldats qui se penchent. Alors,
c'est la prière mentale à la voiture qui répond
par une ruée en avant, dans le rugissement de ses
quinze chevaux. Coup d'accélérateur auquel répond
un coup de sifflet. Une rafale part sèchement,
stimulant le véhicule qui bondit, s'envole
littéralement. Ça gueule méchamment derrière nous.
La glace arrière est cassée et c'est la riposte,
le tonnerre assourdissant de la " machine à
effacer le sourire " d'un copain situé à côté de
moi. Les douilles sautent. Une odeur de cordite
brûlée emplit nos narines. Le conducteur a du mal
à tenir le volant et pour cause : un pneu arrière
est crevé. BOUM ! au barrage, loin derrière, une
explosion a retenti. - C'est
moi, dit JEANNOT, je
leur ai laissé glisser un citron au démarrage… Virage
à droite, virage à gauche, un portail ouvert en
grand. Virage très sec dans un hurlement de pneus
maltraités. La voiture s'engouffre en coup de vent
sur le gravier d'une grande cour. Arrêt brutal
dans un nuage de poussière. Les portières
s'ouvrent à la volée. Deux des occupants se
précipitent au grand portail, mitraillette à la
main et le ferment, s'appuyant dessus, le coeur
battant. Soixante secondes après, trois
motocyclistes passent en trombe… - Vous
avez vu où on est ? En plein dans un couvent ! Exactement,
c'est dans la cour intérieure d'une abbaye que la
Tigresse est venue se terrer, tel un animal aux
abois. Tout autour de nous, des bâtiments sévères,
avec des baies vitrées derrière lesquelles règne
un silence de tombeau. Là-haut, dans le ciel
indifférent, roulent des nuages blancs qui
prennent des airs de mouton égarés. Un grand
Christ sur sa croix, aussi grand que nature,
penche sa tête de supplicié. Nous nous taisons,
impressionnés par cet oasis de paix, venu sans
transition après ce déchaînement de violence. A
présent on s'affaire autour du pneu lamentablement
aplati. On change la roue. Nous nous sentons
épiés, mais nulle impression hostile n'habite ces
lieux de prière. Personne ne se montre. Nous
parlons peu et à voix basse. De temps en temps un
cliquetis d'outil, pendant que nous changeons la
roue. Le cric est bientôt remis en place. Nous
nous efforçons de ne pas penser à ce qui aurait pu
se produire si les munitions du coffre arrière
avaient été touchées !… - Et
si ça avait pété, on n'aurait plus mal aux dents
à l'heure qu'il est ! philosophe
un ami. En attendant, si on
fumait une petite Anglaise ?… C'est
la détente. Le tabac dégage son arôme
caractéristique. Paradoxe de ces acheminements
d'armes et munitions, que de trouver, au milieu
des colis dangereux, une attention touchante comme
ces boîtes de fer rondes contenant cinquante
cigarettes PLAYERS NAVY CUT, avec du chocolat, des
bonbons. Nous nous détendons progressivement. - Après
la guerre, je m'achèterai un bistrot au bord
d'une grande route. - Ouais, et tu serviras des
demis aux touristes en MERCEDES, peut-être les
mêmes que ceux qui nous recherchent en ce moment
? - Et alors ? La paix c'est la paix. Et le
client c'est le client, pas vrai ? - Moi j'irai
me reposer dans les Gorges du Tarn où je connais
un petit coin pas cher. A moi la pêche à la
ligne ! - Demain, dit
RAYMOND, il faut que j'aille
Rue des Archives, chercher des verres de
lunettes et des montures. - Tiens, je vais
justement dans le même quartier, on y va
ensemble ?JEANNOT, lui, tire une longue
goulée de sa cigarette, relève la tête et souffle
la fumée bleue vers le ciel. Puis il regarde le
mégot qu'il tient entre ses doigts et sourit
doucement. Puis, nonchalamment appuyé à la
carrosserie, il déclare avec humour : - Eh
bien, après cette foutue guerre, quand je
promènerai une souris à la campagne dans ma
bagnole, je trouverai le parcours trop calme…
Quelque chose me manquera… - Tu parles, CHARLES
!… C'est drôle, on se sent
en sécurité. L'accrochage passé, le danger écarté
momentanément, et ça y est, l'esprit se calme et
on pense à tout autre chose qu'à la guerre… Ce
n'est pas de la forfanterie, c'est une réaction
instinctive contre le mal, contre la peur. Et
c'est tout naturellement qu'on se laisse glisser
mollement contre les coussins de la voiture.
Rêvasser, puisqu'il n'y a pas d'autre chose à
faire avant que nos poursuivants se lassent.
Insensiblement la nuit approche et les bruits
extérieurs se font plus espacés, plus feutrés.
L'air est calme. Un chien aboie au loin et tout
rentre dans le silence. Depuis l'irruption de
notre voiture dans ce domaine retiré, personne
n'est apparu, on n'a senti aucune présence. Une
impression d'isolement l'idée de vivre en vase
clos, loin du monde extérieur pénètre les intrus
que nous sommes. On se sent l'envie de parler à
voix basse, comme dans les églises et marcher à
pas feutrés. -
C'est pas tout ça, on va déguerpir ! Les Chleus
doivent nous chercher plus loin maintenant. En
faisant bien gaffe, on devrait passer ?… - Et ma
femme qui m'attend pour dîner… qu'est-ce que je
vais me faire passer comme engueulade !…,
plaisante MAURICE ANDRE. Le charme est rompu,
l'envoûtement cesse. On rit doucement, ça soulage
de l'impression pénible de claustration ressentie
jusque-là. -
JESUS, pardonne-nous notre intrusion. Maintenant
nous allons quitter ce refuge. Le cirque est
derrière ce lourd portail. Nous y retournons
encore, il le faut. Et
c'est le départ prudent. ROGER a fait faire
demi-tour à la Tigresse, pendant que nous ouvrons
lentement les battants de bois, le doigt sur la
détente, l'oreille attentive, l'oeil scrutant les
coins d'ombre. Par deux, nous allons à droite et à
gauche de la porte faire une reconnaissance
furtive. Rien. Nous embarquons en voltige, après
avoir repoussé le portail qui claque avec un bruit
sourd. Maintenant c'est la grand'route, les arbres
qui passent à vive allure dans le souffle frais du
soir. La lune se penche pour mieux éclairer notre
route. Les voies ferrées toutes proches luisent,
rubans d'acier polis par des milliards de
frottements de boggies. PARIS approche. PARIS est
là, somnolent, sans éclairage ou si rares, avec
ses rondes d'agents cyclistes et ses chefs d'ilots
de la Défense Passive qui sifflent à chaque
lumière trouant l'obscurité. La place DAUMESNIL
dort, du rez-de-chaussée au toit de ses immeubles.
Un pochard titube en ronchonnant et se flanque
dans une poubelle. Où a-t-il bien pu dénicher le
vin grisant, le bon pinard qui déserte les caves ?
Peut-être a-t-il échangé une garniture de cheminée
en cuivre contre ce vin dont il est ivre, selon
les appels à l'aide aux vignerons pour sulfater
leurs plants ? En tout cas voilà une cuite qui a
dû lui revenir cher !… Le garage. Ouf ! on en est
encore revenu de nos randonnées sauvages. Un
relent d'huile de graissage, d'essence, vous prend
à la gorge après tant d'air pur. Le patron sort de
table et vient serrer les mains : -
Alors ça a marché ? Je commençais à me faire du
mourron ! Tenez, dites donc vous ne savez pas ce
qu'on m'a dit tout à l'heure ? Non ? Eh bien,
ceux-là qui se baladent avec leur FRANCISQUE,
ils n'y couperont pas à la Libération!… Marrant,
hein ? OU JE
CONJUGUE UN HEUREUX TEMPS DE "VACANCES" ET LA
RESISTANCE DANS LE MIDI Curieux paradoxe en ces temps de guerre :
mes parents et moi recevons la visite à PARIS de
mes oncle et tante, ANTOINE COCCHI, qui possèdent
un petit hôtel-restaurant " LES IRIS ", boulevard
CARNOT à CANNES. Ignorant tout de mes activités,
ils m'invitent bien gentiment à venir passer mes
vacances estivales chez eux, du 15 août au 15
septembre 1943. Classiques formalités pour obtenir
l'AUSWEIS d'usage, encore que purement pour la
forme, la zone dite " libre " étant occupée depuis
un bout de temps. Et me voici dans le rapide.
Côtoiement forcé avec les dignes Représentants des
Forces d'Occupation. Contrôle à l'ancienne ligne
de démarcation et nous pénétrons dans la zone sud,
dite " libre " où les Allemands se sont installés
depuis le 11 novembre 1942, provoquant le
sabordage de la Flotte Française de TOULON, le 27
novembre de la même année. Et après une nuit de
chemin de fer, voici la Côte Méditerranéenne,
occupée par l'armée italienne. C'est la première
fois que je viens dans cette belle contrée. Le
train roule souvent au ralenti et l'on peut
entendre les cigales qui bruissent dans l'air
chaud ensoleillé. De temps à autre, on passe à
côté de postes de garde-voies, tenus par des
soldats italiens ahuris de chaleur. CANNES : Sa gare, avec sa verrière teintée de bleu
Défense Passive. Charmant accueil de la part de
mes oncle et tante qui sont venus me chercher à la
descente du train. J'ouvre des yeux émerveillés
devant les palmiers du boulevard CARNOT, alternant
avec des platanes. Les flics de la circulation
sont en chemise bleue et portent le casque
colonial. Peu de voitures, mais un monde fou et
des bicyclettes en pagaie. Pas d'Allemands, du
moins apparemment. C'est la Zone d'Occupation
italienne et je vois mes premiers ridicules
chapeaux à plumes de mousquetaires que certaines
unités arborent fièrement… Il n'y a pas de quoi
vraiment, quand on pense à la tripotée qu'ils ont
pris à la frontière en juin 1940 !… Sacrés
Bersagliers, vous êtes bien mignons tout de même.
Ça change du trop sérieux rigorisme teuton de la
zone occupée… Ça se passe d'ailleurs un peu en
famille, cette drôle d'occupation, car ils sont
tous un peu parents, un peu cousins de la cuisse
gauche et tout le monde se comprend, fraternise en
toute innocence. D'autant plus que multiples sont
les familles italiennes qui ont fait souche dans
cette belle région de la FRANCE et qui ont un ou
plusieurs parents dans l'armée italienne. Donc, de
prime abord, pour un Parisien comme moi, aucun
rapport entre la dureté des Occupants nazis et la
mandoline de l'Occupant " spaghetti ". D'ailleurs
les plages sont libres, les voiliers circulent sur
l'azur des flots. Le sable regorge de monde et on
se baigne en toute promiscuité, occupants comme
occupés. Et, en maillots de bain, je vous jure que
vous ne faites pas la différence entre le beau
brun bronzé baigneur italien et le brun beau
bronzé baigneur provençal. Il faut une certaine
accoutumance pour distinguer ceux qui parlent
italien et ceux qui parlent le provençal, pour des
oreilles parisiennes surtout. Juste si vous
entendez parler français : alors, là, carrément ce
sont des réfugiés fortunés soit Lorrains ou
Alsaciens, soit Israélites. Location de canoës, de
pédalos, de petits voiliers même. Avec ce sable
chaud ces palmiers et l'odeur de l'Ambre Solaire,
vous vous sentez à mille lieues de la guerre… Il y
a bien sûr le revers de la médaille : la " Police
Secrète Italienne " agit comme une autre Gestapo,
mais comparativement elle arrête moins de monde.
Et puis les prisons italiennes ne sont pas les
prisons allemandes, et c'est tant mieux ! Les
camps d'internement non plus d'ailleurs, avec
visite autorisée hebdomadaire et colis à volonté.
Je suis piégé par la splendeur du soleil, par la
beauté du paysage, par la gentillesse et l'accent
chantant des méridionaux. Et puis… par l'amour …!
De la fenêtre de ma chambre, située juste
au-dessus de l'entrée du restaurant, je guette une
bicyclette et une silhouette tout de blanc vêtue.
Sur le boulevard CARNOT, l'alternance des palmiers
et des platanes offre une touche exotique à la
caresse de la brise chaude. Les pins maritimes
flamboient au soleil ardent et la mer s'étale,
grande paresseuse qui vient baigner les roches
rouges de l'ESTEREL. De petites voiles font taches
claires sur ce bleu lumineux qui se confond avec
le ciel si pur. Je respire profondément : je suis
heureux. La voilà ! Mon coeur bat plus fort. Elle
monte l'escalier et frappe doucement à la porte.
Un bras mignon pousse le battant qui s'ouvre sur
le beau visage rayonnant de NICKY. J'ai contre moi
celle que j'aime tant, celle à qui je donne aussi
tant d'inquiétude et qui, en revanche, n'a que du
bonheur à me prodiguer. La petite main de MONIQUE
vient caresser mon visage et ses lèvres se tendent
vers le baiser d'accueil, les baisers que nous
échangeons. Nous nous aimons,… jamais cela ne
finira… … nous nous sommes connus ici, au
restaurant " LES IRIS " où elle vient souvent
déjeuner avec ses parents. Ce sont des Parisiens
d'origine israélite qui se sont réfugiés à CANNES.
Notre âge commun, notre jeunesse nous ont
rapproché et nous allons toujours à la plage
ensemble. Et nous avons échangé quelques
confidences, ayant bien vite reconnu que nous
étions du même bord : des jeunes en lutte contre
l'absurdité de la guerre, contre les exactions de
l'Occupant nazi. Mon premier souci (et le sien) a
été de me procurer une arme. Ayant remarqué que
les officiers italiens se déshabillaient dans les
mêmes cabines de plage que tout le monde, j'ai
vite repéré que les cabines de bois sans fond ne
joignaient pas, et de loin, le mur du parapet de
la Croisette Donc, un après-midi, en arrivant à la
plage avec NICKY, j'attends quelques minutes le
temps de repérer deux magnifiques jeunes officiers
venant se baigner et flirter bien sûr. Je nous
fais donner la cabine suivante et je laisse NICKY
se changer. Pendant ce temps, mes deux compères en
bonne fortune ressortent en slip de bain et
rejoignent sur le sable deux demoiselles peu
farouches. MONIQUE sort de la cabine en tenue de
bain et j'y pénètre à mon tour. Rapidement j'ouvre
le sac de plage de ma compagne et j'y prends sa
petite glace de maquillage. Je passe alors le bras
précautionneusement dans l'interstice des montants
arrière de cabines, afin de voir dans celle des
Italiens. Personne. Je replie le bras et je tâte
les uniformes accrochés aux patères. Un ceinturon
que je suis des doigts et voilà l'étui à pistolet.
Je l'ouvre de deux doigts et j'extirpe l'arme que
je ramène vers moi. C'est un bon BERETTA 9 mm. Il
me faut le chargeur de rechange. Je repars en
exploration, tâtonnant sur le côté de l'étui et je
pêche le chargeur convoité. Maintenant il ne faut
pas moisir ici. Rangeant ma prise dans le sac de
plage, je ressors et prétexte un début
d'insolation avec maux de tête pour rentrer. NICKY
ne comprend pas ce changement d'attitude, mais
elle me suit volontiers. Un peu plus loin dans la
rue, je lui explique ce que j'ai fait et nous
partons d'un bon pas vers ma chambre.
Naturellement elle me traite de grand fou
imprudent, mais son sourire dément ses propos.
Nous en sommes quittes pour changer de plage et
voilà tout. Et puis il y a les longues promenades
en canoë, longeant la côte et repérant ainsi les
quelques ouvrages défensifs plus ou moins
camouflés, que je pointe sur une carte MICHELIN.
Par le biais de notre radio ROBIN, j'ai eu une
filière de renseignements à communiquer par LYON,
où j'ai un correspondant à qui j'envoie mes
observations. Il fait transmettre ces
renseignements à LONDRES par courrier de l'air, et
cela va grossir les autres annotations d'autres
agents qui, comme moi, envoient leur courrier et
permettent des recoupements fort appréciables. On
ne dira jamais assez l'immense courage des pilotes
de LYSANDERS, ces petits avions monomoteurs qui
atterrissent dans des champs répertoriés à
l'avance et y ramassent le courrier et quelquefois
une personnalité ou deux. Volant le plus souvent à
très basse altitude, de nuit, ils risquent la
collision avec les lignes à haute tension. Ce sont
des hommes admirables !CHANGEMENT
DE " MUSIQUE " Le 8 septembre 1943.
Coup de tonnerre : l'ITALIE capitule sans
condition. Le Maréchal BADOGLIO ordonne aux Forces
Italiennes de cesser le combat contre les Alliés,
mais de résister " à toute autre attaque ". Et
nous voyons d'un seul coup la Côte d'Azur se vider
des soldats italiens à pleins camions, à pleins
trains, aux cris de : "La guerre
est finie, on rentre à la maison ! ".
Bien entendu, quelques unités traînent un peu et
occupent encore, à CANNES, le Grand Hôtel et
l'Hôtel GRANDE-BRETAGNE. En déménageant, les
soldats italiens distribuent à la population
civile des denrées fort appréciées : riz, café,
parmesan. Atmosphère de fin de kermesse qui,
hélas, finit mal. En une journée et une nuit, pas
plus,des colonnes allemandes arrivent à marche
forcée et prennent position de nuit. Le lendemain,
l'Hôtel GRANDE-BRETAGNE se réveille ceinturé de
chevaux de frise en fils de fer barbelé, avec
sentinelles et mitrailleuses pointées.
D'occupants, nos pauvres Italiens retardataires
deviennent prisonniers de guerre en deux temps et
trois mouvements. Le lycée CARNOT est aussi
ceinturé de barbelés, ainsi que le square, et
devient un camp de ramassage. La chasse aux
retardataires est menée bon train et plus d'un
regrettera de n'être pas partis deux jours plus
tôt… A la gare de CANNES quelques wagons de
marchandises de l'armée italienne stationnent
toujours et deux entêtés troufions continuent à
distribuer à la population les vivres de l'armée "
avant le grand départ ". Une section d'Allemands
descend sur les quais et ils tirent d'autorité sur
les deux pauvres bougres. Ce n'est plus du tout la
même musique avec ces messieurs les Chleus ! En un
clin d'oeil les pancartes " VERBOTEN " et "
ACHTUNG MINEN " fleurissent le long des plages où
déjà se déroulent les chevaux de frise. Finies les
baignades et les régates de voiliers. Le bord de
mer est déclaré Zone Interdite. Naturellement la
chasse aux Juifs repart de plus belle… NICKY est
en danger de mort avec sa famille. Rapidement et
discrètement ils prennent des billets de chemin de
fer et partent, nantis de faux papiers, vers
BOURG-SAINT-MAURICE, en HAUTE-SAVOIE… Adieu ma
jolie blonde MONIQUE G. ! Mon amour, mon bel amour
s'en va. J'ai le coeur gros. D'ailleurs je ne vais
pas tarder de rentrer à PARIS. L'entr'acte de ces
vacances inattendues est un rêve qui se termine
brutalement. Tout est fragile et imprévu en temps
de guerre. Mais cette séparation fait mal… Enfin,
pourvu qu'ils trouvent à bien se cacher d'ici la
fin de la guerre !… Adieu mon soleil de vacances… " MEIN
KAMPF " OU LE DELIRIUM TREMENS DES NAZIS Les documents émanant d'ADOLF HITLER et
de toute l'emprise tentaculaire de ses
innombrables Ministères, Services Administratifs,
Q.G. d'Armées, Polices, Gestapo portent tous
l'insigne de souveraineté absolue : cet aigle aux
ailes déployées, tenant entre ses serres une
couronne de lauriers, avec en son centre la Croix
Gammée, la SVASTIKA, ce sigle fétiche du
dictateur. Et toutes ses ordonnances, toutes ses
décisions, fussent-elles les plus bénignes comme
les plus impitoyables, commencent par cette phrase
pompeuse : "AU NOM DU PEUPLE ALLEMAND, JE
DECIDE… " Au nom du peuple
!… alors, si vraiment tout ce qui s'accomplit
d'horrible, d'irréparable, aussi bien contre les
propres enfants de l'ALLEMAGNE que contre le reste
de l'humanité, est fait au nom du peuple, donc
avec son assentiment servile, béat, alors
l'ALLEMAGNE aura consenti des crimes en une
culpabilité qu'il lui sera bien difficile de
jamais expier. Et le nazisme (Parti National
Socialiste) forme-type de dictature, parti unique
muselant un vaste pays, le soumettant pieds et
poings liés à l'arbitraire, aux décisions
administratives bêtes et méchantes des
planifications, aux vagues d'arrestations "
politiques ", aux nivellements dans la masse, aux
répressions aveugles et sanglantes, n'aura pas
suffi comme exemple ! Dès l'école, les enfants
sont endoctrinés systématiquement. L'uniforme est
déjà là : la chemise brune ou kaki, le poignard du
parti au côté. L'exercice militaire, le pas de
parade ou " pas de l'oie " aussi. Il y aura des
survivances après guerre et on retrouvera
ailleurs, dans d'autres nations, d'étranges
similitudes dans l'enseignement, puis dans l'armée
avec ses commissaires politiques, puis dans le
travail avec son syndicat unique, dans la vie
quotidienne et dans le système policier politique.
Ce qu'il y a de dangereux dans ces chemises brunes
ou kakis, dotées de colifichets divers, c'est que
leur théorie est essentiellement négative. Ces
fanatiques sont acharnés à la destruction des
institutions nationales de chaque pays où ils sont
implantés, ou bien où ils s'infiltrent et sapent,
avec l'air patelin de leurs politiciens de façade
cachant le système totalitaire. Mais ils ne
proposent, à part d'utopiques discours, aucun
programme concevable sérieusement pour remplacer
ce qu'ils souhaitent annihiler. A part ces fameux
plans sur cinq ou dix ans qui, basés sur des
chiffres semés sur beau papier à emblème, ne
tiennent compte ni des défaillances humaines ("m'en
fous,… veux pas le savoir ! "
ça ne vous rappelle rien, en cherchant dans vos
souvenirs de caserne ?), ni des calamités
naturelles (orages, grêle, épidémies, sécheresse
persistante, gels imprévus), ni à plus forte
raison des fluctuations du système monétaire
mondial, ni de la loi de l'offre et de la demande.
Les résultats ne peuvent être que totalement
théoriques et soumis aux jeux du hasard. La totale
gabegie par la totale bureaucratie : écrasante,
stupide, bornée, inhumaine, donc inflexible et
cruelle. On ne peut que frémir aux projets de "
MEIN KAMPF " : instaurer dans toute l'EUROPE une
dictature, un parti unique, une police politique
avec ses camps de concentration. (Et il y en a
encore qui caressent les mêmes ambitions, qui
rêvent à une emprise totalitaire européenne, et
pourquoi pas mondiale ?… dominer les gestes,
museler la pensée à l'échelle mondiale !). En fait
c'est de l'anarchie qui se croit organisée, donc
capable. On a vu : "Donnez-moi dix ans
et vous ne reconnaîtrez plus votre patrie "
(A. HITLER). Effectivement on ne reconnaît plus la
patrie, nantie de conseillers techniques étranges
autant qu'étrangers, d'un drapeau couleur de sang,
d'une unique pensée vouée au culte de la
personnalité, d'un maître-livre-catéchisme, d'un "
pays-frère ". Il est vrai qu'alors on ne choisit
plus ses amis et encore moins son frère!…
Evidemment on soigne le décorum. Les
manifestations " spontanées " de fidélité au
régime, savamment orchestrées en coulisse par un
maître-chorégraphe (toujours la technique !), ont
cette ampleur qui impressionnent la population et
calment les récalcitrants. Population déjà
conditionnée à être un spectateur fidèle, à
acclamations rythmées, gigantesque claque vouée à
sensibiliser la pellicule des reportages de
propagande. Mais c'est artificiel ! On peut tout
promettre et tout faire faire à une foule
assemblée, en la galvanisant avec des mots bien
scandés, rien que des mots. Et comme la population
est enrégimentée depuis l'enfance, on lui fait
admettre de ne plus penser, de ne plus agir que
sur ordres, en automate fanatisé. Le catéchisme du
parti (national socialiste, s'il vous plaît… et
s'il ne vous plaît pas, allez donc faire un tour
dans les hôpitaux psychiatriques ou dans les camps
de concentration qui ne manquent surtout pas !…)
est rabâché jusqu'à plus soif, soit à l'école,
soit à l'usine, soit dans l'armée qui est une
force, LA FORCE gigantesque du parti. On voit, les
jours de repos scolaires, des enfants de dix à
douze ans parader au pas de l'oie, mitraillette en
sautoir, casqués, montant une " Garde d'Honneur "
devant les édifices publics, les mausolées aux
glorieux innovateurs du système totalitaire, les
statues déifiant les têtes de file du Parti, les
portraits géants des chefs de file de ce Parti
tentaculaire, unique : " LE MEILLEUR " il en va de
soi !… " Merci, ô Chef génialement inspiré : ta
lessive lave plus rouge ! Grâce à toi j'ai la
cadence productrice intensive et la médaille d'or
des héros du travail sur mon cercueil. Tu es le
plus beau, le plus intelligent (la preuve : tu
penses pour moi !), le plus protecteur, le plus
génial. Grâce à toi, je fonce, poitrine bombée,
dans la bataille et tu me suis… des yeux, par la
pensée. Mais je peux mourir (mais surtout ne pas
être fait prisonnier, surtout pas, car le tarif
est de dix ans de camp de concentration ! Car le
soldat du Parti ne recule pas, meurt debout à son
poste. La lâcheté du prisonnier levant les bras ne
l'inspire pas, n'est même pas concevable !…) ma
famille recevra un faire-part avec ces mots : " le
FÜHRER VOUS REMERCIE ". Amen… REFLEXIONS
SUR LA DICTATURE Cette main-mise sur la prime-jeunesse est
peut-être ce qu'il y a de plus inquiétant, à la
bêtise, à l'abrutissement, à l'asservissement par
le lavage de cerveau. L'uniforme et l'uniformité
de la vie vont de pairs ! Plus de sentiments
individualistes, plus de pensée personnelle, plus
de nuance : MARCHE OU CREVE ! Car ce qui n'est pas
avec moi est contre moi ! Un beau drapeau rouge à
croix gammée, et EN AVANT ! Et au pas ! Pour
beaucoup, il faut le remarquer, c'est aussi
l'idéal de la facilité, puisque tout sera mâché,
pré-digéré, ordonné. Ne pas avoir à penser et se
laisser guider est une solution de paresse
intellectuelle, dénotant un manque d'imagination
qui séduit beaucoup d'esprits fragiles ou
simplets. Se laisser guider, avoir l'impression de
ne pas avoir de responsabilité individuelle dans
les actes collectifs, voilà qui est facile et qui
entraîne loin !… Ce n'est pas mon cerveau qui a
commandé à mon doigt d'appuyer sur la détente de
l'arme qu'on m'a prêtée : c'est le parti ! et
quand une balle de fusil est partie, c'est bien
partie !… C'est sans doute une des raisons pour
laquelle la caserne de " temps de paix ",
l'enrégimentement, les " volontaires d'office "
pour les plus basses corvées, l'adjudant-chef de
carrière, ou le capitaine ambitieux d'un quatrième
galon, ne m'auraient pas plu. Faire la guerre pour
libérer son pays de l'occupation armée d'une
puissance étrangère est une chose qui va de soi.
Etre et rester militaire jusqu'à se laisser
enrégimenter dans le " civil " par l'appareil
politique d'un parti, en est une autre, trop
orientée, donc trop dangereuse. Et aussi trop
insipide dans son abrutissement collectif. L'être
humain pensant, donc usant de son droit de
raisonnement ou de critique, peut avoir ses
colères, ses défauts, ses faiblesses, mais aussi
de la TOLERANCE pour autrui. Un système aussi
froidement impersonnel que le collectivisme d'Etat
n'a pas plus d'âme qu'une machine. Un rouage
grince ou s'use, on s'en débarrasse et on le
remplace par un autre, sans faire de sentiment. La
machine humaine est une antithèse née de cette
sorte de monstre qu'est le parti unique,
omnipotent, omniprésent, implacable de froideur.
Et à part ses ordres indiscutables, irrévocables,
il n'y a PAS DE PARDON. On devient vite " traître
au peuple ", lequel bêle avec le troupeau, mais
n'a pas voix au chapitre, contrairement à ce qu'on
veut lui laisser croire. La musique et les paroles
sont fournies. Malheur à qui chante faux ! Tu n'as
qu'à suivre sur ton livre, élève studieux, du bout
de ton doigt. Les Conseils d'Ateliers ou d'Usines,
les meetings, les " Tribunaux du Peuple ", sont là
pour donner le ton, par l'inflexibilité du CREDO,
des lois édictées par le parti. Au besoin on fera
un peu de spectacle de grand guignol en châtiant
publiquement quiconque ose émettre une objection,
même et surtout sensée, vite traitée de
déviationnisme dégradant. Le choix de la punition
diffère peu, quelle que soit la " faute " :
l'asile psychiatrique, l'emprisonnement sans
jugement, la déportation atroce ou la balle dans
la nuque purement et simplement. " SUIS-NOUS
AVEUGLEMENT ". Et tu auras ta récompense dans les
honneurs insignes du Parti, au Comité Directeur
duquel tu pourras entrer, dûment parrainé, si tu
es capable d'obéissance aveugle. " MON HONNEUR EST
MA FIDELITE " : telle est la devise des troupes
d'élite du Parti. Les Waffen SS montrent l'exemple
de l'obéissance jusqu'à la mort. Et le livre du
Parti est catégorique : plus de patrie, plus de
frontières, un seul drapeau rouge, un seul sigle :
la SVASTIKA. Et un seul maître aussi qui saura te
châtier ou te récompenser selon ton zèle, et pas
souvent selon tes mérites… On enseignera la langue
unique, pour mieux niveler les êtres et contrôler
la pensée dans les régions conquises. Au besoin,
on enverra tout un peuple hors de ses frontières,
loin dans une autre contrée où la langue-maîtresse
est seule admise et pratiquée. En une seule
génération cette langue sera adoptée puisque seule
admise et apprise à l'école. On repartagera les
nations en provinces, en groupes ethniques divisés
afin de démembrer les peuples et pouvoir donner,
en récompense aux zélés serviteurs du Parti, des
places de " Gouverneurs ". Donc, si tu deviens
inconditionnellement un membre esclave du Parti,
il se pourra que le Conseil Suprême te confie un
de ces districts à gérer. Là, tu seras le
seigneur, dans une vraie puissance féodale
retrouvée. Ce sera le nouveau MOYEN-AGE : le
progrès ! (MEIN KAMPF dixit !). Et le droit de
grève sera interdit comme dans la nation-mère : la
subtilité provient de ce que le Parti " offre "
les usines et l'effort des travailleurs à la
nation. Et que la grève, paralysant l'économie du
pays, affame les travailleurs. On devient vite, à
ce petit jeu là, un infâme saboteur, un traître au
peuple ! Qu'il y ait encore des imitateurs dépasse
mon entendement d'ancien déporté à BUCHENWALD ! Ou
alors des millions de combattants pour la LIBERTE,
des millions de camarades sont morts pour RIEN. Ou
alors les jeunes sont politiquement mal informés
et aveuglés par les slogans et les belles phrases
creuses. Et c'est lamentablement tragique. Parce
qu'on débouchera sur le même fanatisme que celui
des Jeunesses Hitlériennes : le même pas de l'oie,
les mêmes mots d'ordre abrutissants, la même
saoulerie collective… au bénéfice de chefs
d'orchestre cyniques !
UNIFORMES FELDGRAU… ET IMPRUDENCE DE
JEUNESSE !
ALFORTVILLE " possède " une
maison close, située en bas de la rue VERON, et
bien naturellement elle est fréquentée par les
soldats allemands de passage qui se ravitaillent
en conserves de viande, à la fabrique d'un Italien
installé rue VOLTAIRE. Aussi n'est-il pas rare
qu'un camion de la WEHRMACHT stationne dans la rue
VERON, devant l'établissement de " PLAISIR ". Nous
avons décidé d'en dévaliser un. Après avoir noté
la fréquence des arrêts, nous nous postons à
proximité, avec la camionnette de JULIEN DAVEAU
qui se range cul à cul derrière un de ces camions
dont les occupants sont entrés dans le bar de la
maison accueillante. Deux de nos amis restent en
surveillance et, à quatre, nous soulevons la bâche
arrière de la ridelle et nous grimpons à
l'intérieur du camion non gardé… même pas un
regard entre les rideaux du bar ce qui prouve bien
que les soldats, tout à leur plaisir, ne se
soucient guère de leur véhicule. Confiance mal
placée : la preuve !… Il y a des caisses en bois,
peintes en vert, avec des références cabalistiques
incompréhensibles ?… Nous n'entrons pas dans le
détail et nous attrapons une caisse par les
poignées latérales. Elle est assez lourde. Nous
nous hâtons de la mettre sur le plateau de la
camionnette de JULIEN, puis nous en saisissons une
autre qui subit le même sort. Ne voulant pas trop
" tenter le diable ", nous arrêtons là notre vol.
Nous repartons vite et nous allons dans le garage
de la camionnette où nous déchargeons nos prises
de guerre. En ouvrant les caisses, quelle n'est
pas notre surprise d'y trouver des uniformes
feldgrau… - Bonne prise, s'exclame JULIEN, cela
nous permettra de nous déguiser et d'établir des
barrages fictifs sur les routes secondaires où
nous allons chercher des parachutages ! Et
d'essayer les uniformes, et de s'esclaffer en nous
regardant mutuellement… Naturellement l'idée fut
mise à l'épreuve, et nous réaliserons des barrages
de sécurité assez convainquants à l'avenir. En
attendant, profitant d'un séjour dans les bois, où
nous avons creusé des caches bien camouflées, nous
faisons une chose très imprudente : nous prenons
une photographie du Groupe-Franc, dont la moitié
est habillée de vert-de-gris. Heureusement jamais
les sbires de la GESTAPO ne purent s'en saisir… Et
je la retrouverai plus tard, en revenant des camps
de concentration. Il faut dire que nous étions
jeunes et quelque peu inconscients de certaines
imprudences. LE GARS
DES CHANTIERS DE LA JEUNESSE MAURICE JOURDE est un grand gaillard,
bien charpenté, et au demeurant un agréable
compagnon. Je suis tout éberlué de le rencontrer,
déambulant, hilare, dans les rues d'ALFORTVILLE,
habillé de pied en cap en uniforme britannique… !
-Que veux-tu, j'ai rencontré dans
la campagne, lors d'un récent déplacement un
soldat anglais évadé. Comme il parlait un peu le
français, il tentait de gagner la frontière
espagnole. Ayant constaté que nous étions de la
même taille je lui ai échangé nos habits, ainsi
il passera mieux inaperçu… -Oui,
mais toi, maintenant, on te remarque dans le
paysage… -Pas
tant que tu peux le croire. Beaucoup de gens
m'arrêtent et me demandent si je suis bien
nourri et si je me plais à mon Chantier de
Jeunesse. N'importe comment, je ne vais pas
pousser la plaisanterie plus longtemps et je
vais me remettre en civil. Il
n'empêche qu'il ne passe pas inaperçu ce jour-là à
ALFORTVILLE ! GRENADAGE C'est le soir. Nous avons décidé de
secouer un peu le calme qui endort le Soldatenheim
du pont de CHARENTON. C'est un restaurant
réquisitionné avec son hôtel, juste au coin de la
chaussée, côté rive gauche de la MARNE. La rue qui
longe le quai, partant du pont, descend en pente
raide et nous en profitons pour mettre notre
programme au point. Nous sommes quatre à
bicyclette, dont un porteur d'une grenade
quadrillée. Tous les quatre nous sommes armés de
pistolets 9 mm de parachutage, en cas de nécessité
cela servira à couvrir notre retraite. Sur la
façade du restaurant qui fait face à la MARNE, il
y a une vaste baie vitrée, juste au début de la
descente de la rue qui longe le quai. C'est notre
objectif. Il est l'heure des sorties d'usine et
c'est bientôt l'hiver, nous faisons de petits
nuages à chaque respiration. Bientôt les rues
seront remplies de vélos semblables aux nôtres,
c'est-à-dire avec un phare réduit à une simple
fente de un centimètre de large, le garde-boue
arrière peint en blanc sur la moitié inférieure,
et une plaque d'immatriculation à lettres noires
sur fond jaune. Notre parfaite connaissance du
dédale des petites rues permet théoriquement une
retraite facile. Nous arrivons dans le noir,
venant du pont et nous tournons à gauche pour
passer devant la baie vitrée, éclairée, du
restaurant. Nous ralentissons alors et le copain
chargé de la grenade défensive nous précède. Il
s'arrête, juste le temps de dégoupiller son engin
et d'une grande envolée du bras, il le jette
contre le vitrage qui cède avec fracas. Nous
partons alors pour un sprint échevelé dans la
descente. BOUM ! Derrière nous retentit
l'explosion et nous pédalons à toute vitesse.
Puis, sur le plat, nous nous engageons dans les
petites rues et nous nous mêlons à la circulation
cycliste. Apparemment nous avons réussi sans être
immédiatement poursuivis, donc nous sommes saufs.
Nous rentrons bientôt à ALFORTVILLE sans encombre.
Mission accomplie. SABOTAGE
DE " TRANSFO " D'INTERET STRATEGIQUE Le poste de transformateur-électrique que
nous visons, alimente les usines de VITRY et IVRY
et notamment la S.K.F. (roulements à billes, si
utiles pour les véhicules, chars d'assaut et
avions). Naturellement il est gardé et entouré
d'un haut grillage dont les piquets sont garnis,
en haut, de fils de fer barbelés courant tout le
long de la clôture. De plus, des lampes éclairent
de place en place. JEAN GLOAGUEN, ROBERT PRETAT et
MAURICE BEAUDIERE rampent avec moi dans l'herbe
mouillée, en direction d'un angle de l'enceinte
grillagée. Nous disposons chacun d'un pistolet 9
mm de parachutage, de deux grenades défensives. De
plus nous sommes chargés de pains de plastic, avec
les détonateurs mis en place et de mèche lente de
couleur blanche, ce qui est complètement absurde
car cela se repère facilement, même la nuit !… Un
regard à droite et à gauche et nous nous
attaquons, à la pince coupante, au bas du grillage
d'enceinte. Le bruit de sectionnement des mailles
semble claquer bien sèchement à nos oreilles et
nous en avons le coeur qui bat… Entre deux tours
de ronde, selon notre observation, nous nous
glissons dans l'ouverture étroite pratiquée dans
ce grillage et là, courbés, nous avançons le plus
vite possible. Enfin nous sommes à pied d'oeuvre,
c'est-à-dire au pied des engins électriques
formant des monoblocs et d'où partent des câbles.
Nous fixons vivement, mais soigneusement, les
charges explosives avec du chatterton noir,
toujours sur le qui-vive. J'oublie de préciser
qu'à l'extérieur de l'ouvrage, nous avons un
groupe de six amis qui sont chargés de faire
diversion, le cas échéant… Mais tout semble calme.
Nous allumons le cordon de mèche lente qui nous
donne cinq minutes de battement, puis nous nous
retirons aussi vite que nous nous sommes
introduits dans la place. Nous rejoignons nos
camarades et nous nous fondons dans l'obscurité.
Arrivés à trois cents mètres de là, nous nous
arrêtons et nous observons… Le poste de garde
laisse filtrer une lumière, mais rien ne bouge qui
paraisse susceptible de découvrir, pour le moment,
les traces de notre effraction… Et soudain ça
explose, des gerbes de flammes s'élancent vers le
ciel. Une sirène retentit. Nous partons alors en
courant vers les deux voitures qui nous attendent
et nous démarrons sur les chapeaux de roues.
Encore un sabotage qui retardera l'effort de
guerre ennemi pour un temps assez court, soit,
mais qui laisse planer une menace constante sur
les nerfs des occupants. Nous rejoignons le garage
et ensuite nous nous séparons, satisfaits de notre
mission menée à bien. Je rentre chez mes parents
juste avant l'heure du couvre-feu, retrouvant
l'ambiance familiale chère à mon coeur. Bien sûr
nous vivons une époque extraordinaire et je prie
le Ciel que maman et papa ne connaissent que
beaucoup plus tard les " exploits " guerriers de
leur jeune fils, afin que rien ne les atteigne !…
Je ne me doutais pas de la suite…
LE TERRIBLE BOMBARDEMENT MEURTRIER DU
31.12.1943
Il fait un temps splendide
et le soleil hivernal resplendit dans le ciel
bleu. L'air est vif. Nous sommes le 31 décembre
1943. Soudain, en pleine matinée alerte aux avions
Alliés ! Les sirènes parisiennes ululent
lugubrement, bientôt suivies du grondement, allant
en s'amplifiant, des vagues de bombardiers. Je
suis au bureau, boulevard MONTMARTRE. De la rue,
on peut voir les points brillants de dizaines et
de dizaines de forteresses volantes, entourées par
les petits nuages noirs de la FLAK. L'artillerie
antiaérienne allemande est déchaînée. Là-haut, à
plus de huit mille mètres d'altitude, les
formations d'appareils américains défilent en
paquets serrés, suivies des longues traînées
blanches de condensation des moteurs dans le froid
de l'hiver. Ça a l'air d'être sérieusement pour la
région parisienne. Et c'est le lourd roulement du
tapis de bombes qui explosent, au sud-est de
PARIS, semble-t-il. Je pense à mes parents et, à
tout hasard, je téléphone au commissariat de
CHARENTON, sachant qu'ils dominent la cuvette
formée par la réunion de la SEINE et de la MARNE.
Un agent me répond que tout le secteur
d'IVRY-ALFORTVILLE est sous la fumée des
explosions et que les communications sont
d'ailleurs coupées avec ces deux cités ou-vrières…
Il semblerait que c'est l'usine de la S.K.F.
(roulements à billes) qui est visée. Ce qui ne me
rassure pas, car on connaît la tactique de
l'U.S.A.-AIR FORCE : pour ne pas risquer de
manquer l'objectif, ils commencent à lancer leur
tapis de bombes deux kilomètres avant, pour
terminer deux kilomètres après… sur autant de
largeur de tir… Je demande à monsieur VITRY
l'autorisation de partir plus tôt et je prends
bien vite le métro jusqu'à CHARENTON-ECOLES, ce
qui me fait une bonne demi-heure de trajet. Je
sors du métro et, arrivé à la passerelle du chemin
de fer, au-dessus de la gare, j'ai un coup d'oeil
sur le secteur : effectivement des fumées
s'élèvent de partout. Je prends les passerelles
d'ALFORTVILLE, au-dessus du canal et de la MARNE
et j'arrive au bas de la rue VERON qui est très
longue. Partout on piétine dans le verre brisé,
des fils électriques traînent à terre. Le souffle
des explosions s'est fait sentir jusque là, en
rive droite de la SEINE, alors que les usines de
la S.K.F. sont en rive gauche… Bien vite, j'arrive
à la maison qui semble intacte. Maman est là, donc
tout va bien de ce côté. Mais que j'ai eu peur
pour elle, avec la masse voisine des deux énormes
gazomètres qu'un chapelet de bombes a encadrés,
sans dommage, heureusement. C'est que nous
habitons juste en face de l'entrée de l'usine à
gaz, objectif ô combien vulnérable. Je vais faire
un rapide tour jusqu'à la SEINE. Là, tout le
quartier a été sévèrement touché et les maisons
d'habitations éventrées se suivent. Un nuage de
poussière de plâtre et de plumes d'édredons
voltige au-dessus de ce désastre. Des conduites
d'eau éventrées fusent en geysers. Un homme gît,
là, sur le trottoir, décapité, dans une large mare
de sang. Je suis vraiment atterré de tant de
dégâts et de tant de victimes… et encore, la
plupart des ouvriers sont à leur travail. En
pleine nuit cela aurait été bien pire !
Naturellement, nous nous réunissons dans la soirée
avec mes camarades. Et nous ne pouvons que faire
un constat douloureux d'impuissance devant tant de
destructions parmi la population civile. I.l faut
dire que la masse d'habitation encastre les
usines. Tout est imbriqué, car rien n'a été prévu
pour éloigner les maisons des industries. Au
contraire ! Car, en temps de paix, il est bien
agréable de n'avoir pas loin à aller pour se
rendre sur les lieux de son travail… Un
contremaître S.K.F. de nos amis, LE GOFF, fait son
rapport et déclare " grosso modo " l'usine touchée
à quinze pour cent !… Nous allons envoyer une
vacation radio bien sévère et nous commençons à
caresser le projet de faire sauter l'usine S.K.F.
par nos propres moyens, afin d'éviter le retour
d'un tel écrasement de la population civile,
inévitable dans ce contexte de l'imbrication
ateliers-habitations. Nous allons faire le
recensement de nos moyens en explosifs. Avec des
complicités dans la place et la population
préparée psychologiquement, ce n'est pas
impossible. Il ne nous reste plus qu'à faire
remonter sur PARIS un gros stock d'explosifs et de
matériel de parachutage, notamment du cordon
instantané, des crayons allumeurs, des clams.
C'est ce à quoi nous allons nous occuper pendant
tout le mois de janvier 1944. ET LE
GRAIN DE SABLE SE GLISSE DANS LA MACHINE Et voici février 1944. Nos camarades des
ex-A.J. (Auberges de la Jeunesse, d'obédience
communiste) font un bon travail de leur côté. Nous
coopérons souvent en bons termes. Les jeunes
communistes ne sont pas complexés par le jeu
politique compliqué de leurs aînés. Ils font de la
Résistance en français avant tout ! Ils se sont
surtout spécialisés, dans le secteur, par de
nombreuses distributions et affichage de tracts,
et par des prises de parole dans les cinémas, ce
qui exige des équipes de protection bien armées et
fournies en armes facilement camouflables. Aussi
font-ils, comme nous, de la récupération d'armes
individuelles. Notamment en attaquant les agents
de police rentrant chez eux, afin de les soulager
de leur pistolet réglementaire. Pour cela, ils
nous empruntent de temps à autre un pistolet ou un
Colt à barillet ou deux. Ce jour-là étant un
dimanche matin, jour de marché, on frappe à la
porte. Se présentent deux jeunes gens, un que je
connais très bien comme AJiste et un inconnu.
Celui-ci m'est présenté sous le pseudonyme de
PATRICK. Un peu plus âgé que la moyenne d'entre
nous, le visage sérieux. Il désire le prêt d'un
revolver afin de désarmer un policier dont il
connaît les habitudes, paraît-il. N'ayant pas
d'arme cachée à la maison de mes parents, je les
emmène jusque devant l'immeuble où les parents de
mon camarade DANIEL DAGORNE tiennent une boutique
de Cours des Halles. En quelques mots je mets
DANIEL au courant et il va dans l'arrière-cour
dans le hangar à cageots de légumes de ses
parents, où est caché un revolver. Il le glisse
sous son pull-over, dans la ceinture de son
pantalon et il revient. Il passe la tête par la
porte cochère du corridor de l'immeuble et nous
hèle. Nous entrons dans le couloir et nous
refermons la porte de la rue. Là, dans la pénombre
de l'escalier, l'arme change rapidement de mains.
Nous ressortons et nous nous séparons d'ailleurs
assez rapidement, après avoir pris congé d'une
rapide poignée de mains. Je ne sais définir
pourquoi, mais d'instinct, à partir de cette
minute je n'ai pas confiance en ce PATRICK. J'en
reparlerai avec DANIEL qui a la même impression de
malaise. D'accord, c'est un inconnu, nouveau venu
dans le secteur. Mais il nous a été présenté par
un ami, qui en répond au nom de son parti… alors,
peut-être sommes-nous seulement méfiants parce que
c'est la première fois qu'on le rencontre?… UNE BIEN
CURIEUSE COINCIDENCE Un peu plus tard, cette première prise de
contact a une suite. Le dénommé PATRICK vient me
chercher, seul cette fois, afin de me proposer un
autre marché, après m'avoir rendu l'arme comme
convenu. Il souhaite, pour son groupe, avoir
quelques fusils pour compléter l'armement de
combat, en prévision d'un futur débarquement des
Alliés. On en parle, il est vrai, de plus en plus,
de ce débarquement libérateur et d'une levée en
masse des volontaires de la Résistance pour le
jour J ! PATRICK voudrait que je lui présente
quelques amis de mon groupe et il insiste pour
savoir combien nous sommes… afin de faire du bon
travail ensemble. J'élude ses questions et remet à
plus tard ce genre de réunion. Après tout, nous ne
sommes pas dans un salon mondain. En attendant,
nous prenons rendez-vous une fin d'après-midi, au
coin de la place de la Mairie et de la rue de
l'Eglise.
(Cf édition écrite)
Rémy
CARON et Denis GUILLON en 1944
Ce que je ne lui dis
pas, c'est que j'ai choisi cet endroit parce que,
premièrement, on peut y arriver ou en partir par
plusieurs directions et que, deuxièmement, c'est
dans les dessous de la scène du patronage
catholique qu'est caché un dépôt d'armes, dont un
camarade, ROGER, est responsable. N'étant pas
baptisé, je ne fréquente pas ce patronage mais,
dans mon Groupe-Franc, j'ai quelques amis qui en
font partie. Non seulement pour y jouer des pièces
de théâtre, mais aussi pour sa fameuse équipe de
basket, la St Charles d'ALFORTVILLE plusieurs fois
championne de FRANCE, donc de grande renommée
sportive. ROGER, qui s'occupe plus
particulièrement de la machinerie, décors et
éclairages de scène, a aménagé une cachette dans
la partie réservée à l'Electricité de Plateau : "
Défense d'entrer. Danger de mort "… De plus, il
habite rue Louis Blanc, face à l'intersection avec
la rue de l'Eglise et a, de ses fenêtres, toute la
rue à sa vue jusqu'à la place de la Mairie, peu
éloignée d'ailleurs, la rue de l'Eglise étant
assez courte. Un autre ami, et non pas des
moindres, y habite aussi, il s'agit de CAMILLE
DEVOREST, mon brillant second, un garçon très
courageux. Donc, juste un peu avant l'heure du
rendez-vous avec PATRICK (qui doit venir avec une
voiture et des copains afin d'emmener le lot
d'armes) nous passons par la rue Louis Blanc
chercher ROGER qui détient les clés de la salle du
patronage. Celui-ci nous reçoit très ému. Il nous
dit de monter avec lui au premier étage et là, de
la fenêtre de sa chambre, nous voyons nettement
trois hommes, en imperméable et chapeau mou, faire
les cent pas au coin de la place de la Mairie et
de la rue de l'Eglise. Mais pas de PATRICK. La
distance étant à peine de deux cents mètres, on ne
pourrait pas ne pas l'apercevoir ! Alarmés, nous
envoyons l'un de nous faire un crochet par la rue
de Villeneuve, jusqu'à l'autre coin de la place de
la Mairie. Il a tôt fait de revenir, tout pâle :
pas de PATRICK, mais une traction-avant de la
police allemande qui est arrêtée le long du
square. Nous annulons alors l'opération et nous
nous dispersons. Le lendemain, visite à domicile
de PATRICK qui déclare n'avoir pas pu arriver tout
à fait à l'heure à cause d'ennuis de moteur, mais
qui soutient être arrivé dix minutes après nous et
n'avoir rien remarqué d'anormal… Je décide alors
de m'en tenir là et d'espacer mes relations avec
ce garçon. Il y a des coïncidences malheureuses,
alors n'insistons pas jusqu'à ce qu'elles
deviennent tragiques ! LES
SECOURISTES DE LA CROIX-ROUGE SONT REPERES! Quelque temps après, nous apprenons qu'en
raison des bombardements qui peuvent se reproduire
sur le secteur IVRY-ALFORTVILLE-MAISONS-ALFORT, le
Centre de Jeunesse du Maréchal PETAIN ouvre
également un Centre de Secouristes de la
CROIX-ROUGE Française. Nous y adhérons en masse et
passons des cours de premiers soins d'urgence à
donner aux blessés. Ce n'est pas inutile, et en
même temps cela donne droit à un brassard de
Secouriste CROIX-ROUGE ainsi qu'à un
laissez-passer pendant les heures de couvre-feu…
Intéressant, n'est-ce pas ? Et qui voyons-nous
débarquer là : le fameux PATRICK suivi de ses
copains des A.J. Autant dire tout de suite que je
les avais mis au courant de mes constatations et
qu'ils sont assez grands pour veiller sur
eux-mêmes, suivant le bon principe qu'un homme
averti en vaut deux. Les jeunes Ajistes prétendent
qu'à l'épreuve PATRICK se montre à première vue
honnête, courageux dans l'action et, qui plus est,
jeune père de famille, ce qui attendrit plus d'un.
Mais le jeu devient bien dangereux… Le Centre des
Jeunes du Maréchal PETAIN est installé près de la
place JEAN JAURES, rue de Villeneuve, dans une
ancienne banque réquisitionnée. Il offre un alibi
de première grandeur à nos réunions de jeunes. Les
pétainistes forment juste un petit noyau, mais
c'est nous autres " Secouristes " qui les
noyautons à présent. Et c'est ainsi que nous avons
un Centre Officiel, ce qui est un comble de
l'ironie pour des jeunes aux activités plutôt
clandestines ! Dans la salle de réunion trône le
portrait géant du noble vieillard, et cela
n'enlève rien au sérieux que nous mettons à suivre
nos cours de Secourisme, jusqu'à obtention du
diplôme. Puis un jour, je trouve dans la boîte aux
lettres un avis d'avoir à me présenter à la
mairie, bureau de monsieur FREY, adjoint au Maire,
chargé des Jeunesses Pétainistes, " pour affaire
me concernant "… J'en avise mes amis et CAMILLE
DEVOREST est convoqué le même jour que moi et à la
même heure. Nous nous rendons ensemble à la
convocation, non sans gardes du corps postés aux
alentours de la mairie, on ne sait jamais… Reçus à
l'heure par sa Secrétaire, nous nous trouvons en
face de Mr FREY qui nous déclare sans ambages
qu'il est au courant de nos activités et qu'il se
peut que nous soyons le jouet d'illusions
entretenues par des aînés criminels qui se servent
de nous à des fins partisanes. Comme nous jouons
un peu trop les demeurés, l'adjoint au Maire sort
de son bureau une feuille dactylographiée et nous
la lit. Nous découvrons avec horreur que la
plupart des noms cités sont effectivement ceux de
nos copains, mais qu'aussi la liste cerne de près
l'effectif AJiste du Centre des Secouristes de la
CROIX-ROUGE. Il conclut en nous demandant de bien
réfléchir, car notre destin est entre ses mains et
qu'il souhaite que nous abandonnions nos
criminelles activités, incompatibles avec le
rapprochement franco-allemand et l'Europe
Nouvelle. En tout cas, si nous persistons, il nous
dit être indignes d'être " Secouristes du Maréchal
" et, en ce cas, de démissionner. CAMILLE se lève
alors et jette : -
Français avant tout, je préfère donner ma
démission tout de suite ! Je
me lève aussi, l'entretien a tourné court, nous
sortons sans être inquiétés pour le moment. Une
fois réunis, nous décidons d'alerter LONDRES par
radio et signaler le danger, afin de lui faire
donner au moins un sérieux avertissement. En fait
d'avertissement sérieux, le matin du 21 mars 1944,
jour du printemps, la Radio de Paris annonce que
l'adjoint au Maire FREY, de la mairie
d'ALFORTVILLE, a été exécuté par des terroristes
que l'on recherche activement. PREMIERE
ARRESTATION DE GROUPE A ALFORTVILLE Au Centre CROIX-ROUGE, les Secouristes se
réunissent. Ce n'est pas notre jour, aussi ceux de
mon Groupe-Franc n'y figurent pas… et c'est une
chance ! En pleine séance, on entend un roulement
sourd de camions qui stopent devant la banque
réquisitionnée. Du premier sortent des soldats
allemands qui cernent la portion de rue comprise
entre la place JEAN JAURES et le Centre du
Maréchal PETAIN. Du second véhicule descendent
trois policiers en civil de la Gestapo, dont un
interprète, tenant une liste à la main. Ils
entrent dans la salle de réunion et procèdent à un
appel nominatif. Ceux qui font partie
effectivement des Jeunes du Maréchal sont alignés
contre un mur. Les autres, c'est-à-dire les
ex-Ajistes, sont dirigés vers les camions et
embarqués de force, solidement encadrés par les
soldats allemands. Ainsi ce sont une vingtaine de
garçons et filles qui sont arrêtés par la Gestapo.
Ma mémoire me trahit quand aux noms de tous ceux
qui furent pris ce jour-là, mais il y eut
notamment les frères MULLE, ROGER LALY, MIREILLE
KINNEN, ALPHONSE DEHEDIN, PAULETTE (dont je ne me
souviens pas du nom) et j'en passe. La nouvelle
fait vite le tour d'ALFORTVILLE et j'en suis avisé
dans la soirée par un ancien camarade d'école.
Vraiment cela nous consterne et nous craignons
pour la suite… ARRESTATION
MANQUEE Le samedi matin 1er
avril 1944. Au bureau Bd MONTMARTRE, le
matin, je suis appelé au téléphone par maman qui
m'appelle d'un café. D'une voix transformée par
l'émotion, elle m'annonce " qu'elle a eu de la
visite pour moi "… Je comprends à demi-mots qu'il
est temps de disparaître. J'explique carrément mon
cas à monsieur VITRY et je fais mes adieux à mon
jeune patron si compréhensif et à sa secrétaire si
sympathique. Mon intention est d'aller trouver mon
père à son travail au GAZ de Paris, rue CONDORCET.
Je descends les marches de l'entresol et, quand
j'arrive dans le large couloir d'entrée, je croise
deux individus en gabardine et feutre mou qui
montent l'escalier menant au bureau de PUBLICITE
ARTISTIQUE. Vivement je me glisse dans la rue,
puis dans le Métropolitain. Ce fut une matinée
épique et un peu une histoire de fous : j'arrive
aux bureaux du GAZ de Paris et j'explique la
situation à papa. Puis nous prenons le chemin
d'ALFORTVILLE, pas fiers ni l'un ni l'autre. Ce
faisant, les agents de la Gestapo, qui avaient
demandé à maman l'adresse de mon travail et ne m'y
trouvant pas, repartent à fond de train à
ALFORTVILLE et demandent l'adresse de travail du
père. Ils repartent à PARIS et, naturellement n'y
trouvent plus personne. Grosse colère !… Entre
temps, papa et moi sommes arrivés par le métro à
la maison et nous emmenons maman rue Marcel
Sembat, chez des amis marbriers qui nous proposent
de nous cacher un peu, le temps de trouver une
solution. La Gestapo, revenue à notre domicile et
peut-être dans l'intention d'arrêter maman en
otage, se casse le nez devant la porte fermée.
Toute la famille a disparu… et pourtant pas loin…
à cent mètres à peine ! Ce petit jeu nous a mené
jusqu'à midi passé et là, l'absurde rejoint le
réel : ces messieurs de la Gestapo observent la
trêve du week-end… ! Ils laissent sur la porte un
mot m'enjoignant de me constituer prisonnier le
lundi 3 avril à 9 heures du matin à leurs bureaux
de la rue des Saussaies, sinon ils prendront mon
père comme otage. - Dimanche 2 AVRIL 1944 :
Nous avons tourné et retourné le problème dans
tous les sens. Il est évident que papa, s'il
disparaît dans la nature, perd sa place au GAZ
tant que dureront les hostilités : donc plus
d'argent pour vivre ! D'autre part, nous n'avons
pas d'avance et Dieu sait combien de temps il
faudra encore jouer les fugitifs, avant une
Libération qui n'est encore que problématique. Et
où aller sans compromettre personne, à trois ?
Aucune solution immédiate ne se présente et ça
urge !… Argent, retraite sûre, faux papiers, carte
d'alimentation, quel casse-tête ! Papa, mon grand
bonhomme de père, tu as eu ta part de souffrances,
tu as eu ta grande guerre 1914-1918… Je ne te vois
pas maintenant être encore emprisonné à ma place,
par-dessus le marché !… Maman, toi, tu n'y
survivrais pas et ce n'est pas la place d'une
mère… Il ne me reste donc plus qu'à prendre mes
responsabilités en homme. Advienne que pourra,
c'est décidé, demain je me constituerai
prisonnier. - LUNDI 3 AVRIL : MA
REDDITION-RESIGNATION Papa a tenu à m'accompagner.
Nous prenons le métro et, stupeur, j'y rencontre
le dénommé PATRICK, pas perturbé pour deux sous,
relax sur son siège de métro. Je l'interroge : -
Comment ? Tu n'as pas été arrêté avec les autres
? - Eh bien non, car je suis arrivé un peu en
retard et, quand j'ai vu l'attroupement, j'ai
fait vite demi tour. Voilà… Décidément
ce garçon est l'heureux bénéficiaire de curieuses
coïncidences et il n'a même pas l'air de se
soucier de changer d'air. Naturellement je ne lui
révèle pas où je me rends ce matin… Il descend à
une station de correspondance et c'est tout.
Préoccupé, je n'attache qu'une minime importance à
cette rencontre. Ce que je joue ce matin c'est ma
liberté, c'est peut-être ma vie ! Il fait beau
dans les rues lorsque nous arrivons dans le
quartier de la rue des Saussaies. Un grand drapeau
noir frappé du sigle S.S. en blanc argenté orne le
fronton de l'entrée. Sentinelles casquées et
armées bien sûr. Une allée et venue de voitures,
de civils affairés, c'est un centre d'opérations
très actif que nous découvrons. A un guichet
d'accueil et de renseignements, je tends ma
convocation. On me demande ma carte d'identité et
on me la garde. Un planton va nous accompagner
papa et moi dans les étages. Une porte de bureau
où le soldat frappe. Un grand gaillard en civil
passe la tête, puis il vient dans le couloir à
notre rencontre. Il m'attrape par un bras.
J'embrasse vivement papa. Celui-ci fait mine
d'entrer avec moi. -
Non monsieur ! Votre fils seulement nous
intéresse. - Quand le reverrai-je ? - Peut-être
ce soir, peut-être jamais… Maintenant partez ! Et
nous sommes séparés. Je suis poussé dans la pièce
où se trouve un autre civil, assis devant un
bureau. On me fouille soigneusement. Innocent que
je suis j'ai apporté ma gamelle pour le repas de
midi. Elle est visitée aussi. Et cela les fait
beaucoup rire… Puis on me pousse dans une petite
pièce attenante en me disant d'attendre. Il y a là
une jeune fille qui m'est inconnue et elle me
demande doucement pourquoi je me trouve là ? Je
lui réponds que je n'en sais rien. Elle n'insiste
pas. Nous restons silencieux à attendre. En
examinant discrètement ma compagne, je me fais la
réflexion que, pour une prisonnière, elle est un
peu trop bien habillée, nette, avec des bas et des
chaussures de ville impeccables. Alors je me méfie
un peu plus et je me tais. La porte s'ouvre. La
jeune fille est appelée. Un petit moment après
c'est mon tour… " L'INTERROGATOIRE
" A partir de là, j'entre dans le premier
cercle de l'enfer nazi. On me demande si je parle
et comprends l'allemand. Sans réfléchir, je
réponds que non, je n'ai appris que l'anglais à
l'école. Cela me vaut une énorme gifle qui me
sonne la tête. Et puis c'est l'interrogatoire
d'identité. Je me tiens debout devant le bureau.
Un homme tape à la machine, un autre est assis, un
troisième debout à mes côtés fait l'interprète. Je
remarque dans un coin de la pièce un amoncellement
de tracts et une mitraillette STEN appuyée au mur.
Sûrement le résultat d'une perquisition. Et
soudain on entre dans le vif du sujet. On me
demande si je connais les auteurs du meurtre de
l'adjoint au Maire FREY. Sur ma réponse négative,
je reçois une volée de coups dont un qui me démet
presque la mâchoire. J'en garderai toute ma vie
les séquelles. Je titube un peu, groggy… Puis le
type assis au bureau se lève et s'avance vers moi. -
Retires ta veste et ton pull-over, me
dit-il. Il prend un nerf de boeuf qui traîne sur
le bureau et s'en frappe l'intérieur de la main en
cadence. Il continue : -
Maintenant il est inutile de nier. Nous avons
arrêté un nommé PATRICK, il y a déjà une semaine
et il a tout raconté. Tu as un complice nommé
DANIEL DAGORNE. Avec lui, vous avez remis un
revolver SMITH & WESSON au dénommé PATRICK
dans le couloir de la maison DAGORNE, un
dimanche matin, jour de marché, exact ? Et
machinalement je commence à réaliser tout ce qu'il
y a eu de louche dans le comportement de ce nommé
PATRICK. Alors je réalise qu'il est inutile de
nier ce fait et j'avoue, complètement dépassé.
J'essaie de minimiser en affirmant que l'arme
était hors d'usage et ne pouvait servir qu'à
effrayer… Je n'aurais pas dû avouer cela…
Détention d'armes… Peine de mort… Une grêle de
coups interrompt mon discours. Comme d'instinct je
me pare, l'autre policier me retient par un bras
qu'il coince sèchement. J'ai le dos en feu et ne
peux retenir des gémissements. Et puis il y a une
petite trêve et on me lit une liste de noms qui
sont tous ceux de mes camarades. Seulement, ce que
les flics allemands ne pouvaient prévoir, c'est
qu'il s'agit aussi de la liste quasi-complète de
la dernière classe du cours complémentaires à être
inscrits sur les registres de l'Association
Amicale des Anciens Elèves. Donc je reconnais
"bien connaître " tous ces jeunes gens,
obligatoirement mais en tant que camarades d'école
uniquement ! Flottement… J'insiste là dessus et
bizarrement ils ne persévèrent pas dans cette
voie. Mais ils remettent çà avec des questions sur
la Résistance et notamment quels sont les chefs
qui nous encadrent. Là,je joue carrément l'idiot
et je ne démords pas de mon système : -
Nous sommes des étudiants, sans plus, et notre
résistance est un mouvement politique anti-nazi. Cela
déclenche une crise de rage folle et je suis
injurié en allemand, les hurlements de ces
messieurs sont ponctués de coups violents et
notamment je reçois un coup de crosse de pistolet
à gauche du front qui m'ouvre la peau. Je me mets
à saigner comme un boeuf. J'ai peur, je l'avoue
humblement, je crève de trouille et cependant je
me rends compte que, vue ma jeunesse, ils n'ont
pas grand chose contre moi et ne considèrent pas
comme du gibier important. Je suis classé étudiant
faisant parti d'un groupe autonome de résistants,
sans plus. Seul mon aveu concernant le revolver
est dangereux pour moi ! Heureusement qu'ils ne
connaissent pas le dixième de la vérité sur mon
compte… Curieusement, tout ce qu'ils semblent
savoir, mais alors là avec certitude provient de
l'époque où j'ai été mis en relation avec ce
PATRICK… Ainsi on arrive à mettre sur le tapis
l'histoire de la livraison du fusils heureusement
ratée. Là, je nie farouchement. Je sais que je
serais fusillé s'ils avaient une certitude. Et la
grêle de coups continue. Je me démène tellement
qu'ils me passent les menottes par dessous un
tabouret et ainsi je suis appuyé sur le ventre,
offrant mon dos aux coups de trique. Là, çà ne va
plus du tout et je hurle tant que çà peut. Cela ne
change rien mais çà soulage ! Du coup, on me met
le capuchon de la machine à écrire autour de la
tête que l'un de mes tortionnaires enserre entre
mes cuisses. Et ils tapent, ils tapent, et
j'étouffe sous ma cagoule improvisée. Alors,
perdant la tête, affolé, je mords à pleine dents,
à travers le tissus, la cuisse de mon bourreau. Il
me lâche en jurant et je pars au sol, à moitié
évanoui. Lorsque je reprends mes sens, c'est pour
m'apercevoir qu'on m'a enlevé le capuchon, mais en
revanche, à tant recevoir des coups de trique sur
les fesse mon sphincter anal n'a plus joué son
rôle et j'ai fait dans mon pantalon. Ils se
moquent de moi et se bouchent le nez. On me traîne
dans le couloir à une salle d'eau où je me nettoie
tant bien que mal. Et je retourne au bureau des
supplices, trempé, saignant et meurtri, la chemise
et le pantalon déchirés. Et çà remet çà ! Cette
fois, en finale, on me réinterroge à propos des
meurtriers de FREY. Je nie farouchement connaître
quiconque. Le chef de mes tortionnaires allume un
cigare et donne un ordre. On m'enserre les bras.
Il me prend la main gauche et, soudain, il appui
le bout incandescent de son cigare sur mon
poignet. C'est atroce. La brûlure me fait crier :
Maman ! Ils ricanent et toujours ils s'expriment
en allemand. Je suis ahuri de coups, hébété,
sonné. Je m'évanouis à nouveau et tombe sur le
sol… Et j'urine du sang… Lorsque je reprend
connaissance un policier s'agenouille auprès de
moi avec un SMITH & WESSON à la main et me
l'applique sur la tempe. Il a un air qui n'augure
rien de bon. -
C'est tout ce que vous méritez vous autres, les
terroristes ! me dit il.
Je ferme les yeux et j'adresse fermement une
dernière pensée à mes parents. Rien ne se produit.
On me relève et on m'asseoit devant le bureau. - Signes
ici, me dit le chef en
m'indiquant le bas d'une page dactylographiée. Je
tente de lire et je m'aperçois que le texte est
rédigé en allemand. Je m'en étonne et affirme ne
pas pouvoir comprendre. - Ça
ne fait rien, signes quand même ou on remet çà ! J'appose
un paraphe très fantaisiste et très tremblé sans
doute. Il me semble qu'il y a des heures que je
suis ici. Je suis vidé, sans force. Ma seule
consolation est de n'avoir pas divulgué un seul
nom utile à mes bourreaux. On me fait alors
descendre un escalier, on passe dans la cour
d'entrée et là on me propulse dans une grande
salle où il y a un peu de paille et… quelques
détenus comme moi, en piteux état. On attend
longtemps. Puis arrive un fourgon cellulaire
escorté d'une RENAULT de la police parisienne. Ces
deux véhicules sont occupés par des agents de
police en uniforme, mitraillette STEN au poing,
menaçants, prêts à tirer au moindre prétexte. On
nous donne l'ordre de monter dans le fourgon
cellulaire où nous sommes bouclés à un par
alvéole. Puis nous démarrons, suivis de la
RENAULT, et c'est la traversée de PARIS jusqu'à la
prison de FRESNES. LA PRISON
DE FRESNES, CELLULE 141, 3ème DIVISION, 1er
ETAGE : On sent que l'accueil à la prison est
routinier. Après avoir vidé tout ce qui est au
fond de mes poches, puis bracelet-montre, lacets
de chaussures et cravate, on est inscrit sur un
registre. On nous donne deux couvertures, une
gamelle, une assiette en fer et une cuillère. On
nous prend nos empreintes aussi. Et nous marchons,
sous escorte allemande cette fois ci, à travers un
dédale de couloirs et nous nous arrêtons au rez de
chaussée d'un bâtiment où nous sommes mis à trois
par cellule. Cellules d'attente en prévision de
notre classement par catégorie : Politiques,
résistants, otages. Je tombe sur deux grands
gaillards d'aviateurs américains, encore en tenue
de vol. L'un d'eux à ses bottes de vol à la main
et il marche sur ses pansements. En effet, ils
sont tombés en montagne, dans la neige et il a les
orteils gelés. De sous ses bandes de gaze qui lui
montent à mi-mollets, il extrait un petit paquet
d'allumettes plates et un paquet de CAMEL où il en
reste deux ou trois. Nous fumons la même cigarette
à trois et c'est un geste de camaraderie qui me
touche beaucoup, après l'épreuve que je viens de
surmonter rue des Saussaies. Je n'arrive pas à
comprendre pourquoi ces deux aviateurs, qui ne
parlent pas un mot de français, ni d'allemand
d'ailleurs, se trouvent embarqués dans la même
galère que nous, car ils ne sont manifestement pas
en mission d'espionnage. Alors pourquoi ne
sont-ils pas dirigés sur un camp de prisonniers? A
force de questions je finis par comprendre, malgré
leur accent nasillard très prononcé qu'ils ont été
hébergés par des fermiers et qu'ils n'ont pas été
découverts tout de suite. Veut-on leur faire payer
le geste généreux de quelques Français courageux ?
Nous restons longtemps à attendre. L'après midi
passe. Soudain des bruits de clés et on nous
ouvre. - Laissez les
affaires ! allez à la douche ! vite !
déshabillez vite ! Tout
nus, nous parcourons une vingtaine de mètres et
nous nous trouvons agglomérés à une file d'attente
devant les douches. Avec stupeur, j'aperçois
DANIEL DAGORNE. Vite nous nous serrons la main et
nous résumons notre journée. Plus jeune que moi,
il a été arrêté à l'école VICTOR HUGO directement
ce matin, puis le cirque identique… Nous comparons
nos dos et, du cou aux fesses, ce ne sont que
stries jaunes, bleues, marrons. Les deux aviateurs
sont écoeurés par les traces de ce traitement
sauvage et sont très impressionnés par notre jeune
âge et le traitement qu'on nous a fait subir. En
résumé, il se trouve que nous avons été interrogés
sur les mêmes points et que nous avons fait à peu
de choses près les mêmes déclarations et répondu
non aux mêmes questions. En tout cas, et nous en
sommes fiers, nous sommes les deux seuls à être
arrêtés de notre groupe. Et pas un ne sera
inquiété par la suite ! En sortant des douches,
nous sommes séparés. Je me rhabille et je prends
congé de mes deux compagnons américains. On
m'emmène à la 3ème division B, cellule 141, 1er
étage. Un mur de planches sépare les travées de
cellules et, derrière, se trouve le quartier des
femmes. J'ai le temps de voir que DANIEL est "
hébergé " sur la travée en face de la mienne. Nous
sommes au secret, c'est-à-dire tout seul avec
interdiction de communication avec quiconque. La
porte se ferme dans un silence impressionnant. ENCORE UN
CARREAU D' CASSE… Vivre ainsi, en vase clos, sans pouvoir
parler avec quiconque, sans lecture, est
démoralisant au possible. Aussi c'est avec plaisir
que, chaque matin, avec le " café ", je reçois
quatre bouts de journal pour les W.C. Suivant les
jours je tombe sur un article à peu près complet,
ou sur les petites annonces. En tout cas, je lis
tout avec avidité, de la première à la dernière
ligne. Le mobilier est sommaire. En face de la
porte, munie d'un judas et d'un petit guichet pour
recevoir la nourriture, il y a la fenêtre, dont
les vitres sont brouillées. Ce qui empêche de voir
à l'extérieur. Le lit est à gauche en entrant. A
droite, juste au coin de la porte, il y a une
cuvette de W.C. avec un robinet. Plus loin, sur le
même mur, se trouve une tablette fixée dans le
ciment et qui est complétée par un tabouret fixé
avec une chaîne. A gauche de la porte, en entrant,
il y a une petite étagère où l'on pose la gamelle.
Quand la nuit tombe, c'est sinistre. J'oublie
qu'on n'a pas le droit de s'allonger sur le lit
pendant la journée, juste s'asseoir est toléré.
Une ampoule nue pend du plafond, très haut. Mais
il y a une distraction prohibée et qu'on a vite
fait de découvrir, c'est le " téléphone ". En
effet, il y a une plaque percée de trous dans le
mur où se trouve l'étagère et ça communique avec
l'étage au-dessus. En montant sur le lit, on peut
entendre quelques phrases banales échangées à la
hâte : " Qui es-tu ? D'où
es-tu ? Depuis combien de temps es-tu arrêté ?
Quelles sont les dernières nouvelles ? ". Il
faut faire très attention à ne pas se faire
prendre à ce petit jeu là, car les gardiens
allemands circulent sur les passerelles avec des
semelles de feutre. Ils arrivent à pas de loup et
brusquement ils soulèvent le judas et vous
observent. En théorie, toute la journée on doit se
trouver assis ou debout, en train de marcher de la
porte à la fenêtre. Le soir, au couvre-feu, les
vêtements doivent être pliés soigneusement sur le
tabouret, bien en vue. Si une inspection se
présente et qu'on ouvre la porte pour entrer on
doit se précipiter le long de la fenêtre et se
figer au garde-à-vous. Au matin, le geôlier de
service, en général toujours le même, vient passer
son inspection. C'est un homme de forte
corpulence, portant un gros étui à pistolet sur le
ventre, des binocles à monture dorée sur le nez,
un crayon sur l'oreille et des cheveux
grisonnants. Sa manie, c'est de faire reluire le
parquet avec le dos du manche de la balayette à
W.C., ce qui occupe un sacré bout de temps ! On
l'appelle SCHMIDT. Il a un oeil de lynx.
Justement, à l'aide d'une épingle à nourrice,
cachée dans mes cheveux, j'ai décollé un coin de
carreau un peu fêlé. Comme le vide laissé par le
mastic n'est pas suffisant pour risquer un oeil à
l'extérieur, j'y ai introduit le manche de ma
cuillère et j'ai, en pesant, agrandi la fêlure.
Première distraction, première tracasserie. Donc,
ce matin-là, SCHMIDT ouvre avec fracas la porte de
ma cellule. Je me précipite au garde-à-vous, collé
à la fenêtre. Tout de suite ses binocles furètent
dans tous les coins. Cet animal remarque tout : un
peu de poussière sur l'étagère, une petite flaque
d'eau sur le plancher vers les W.C. Mais, cette
fois, ses binocles fixent étrangement la fenêtre
clouée. Et mon SCHMIDT s'approche des carreaux,
arrive à celui que j'ai trafiqué. Il tâte la
fêlure et revient vers moi. Vraiment ses binocles
ont l'air de me soupçonner. Voilà qu'il se met à
me crier sous le nez des mots gutturaux, et comme
je ne comprends visiblement pas, il ponctue ses
déjections salivaires d'une maîtresse paire de
gifles et d'un bon coup de genou dans le ventre.
Le tout supporté au garde-à-vous, sans mot dire.
Et un vitrier accompagné d'un garde est venu
remplacer le verre fêlé. GARDER LE
MORAL A TOUT PRIX ! Cela fait trop triste ces grands murs
blancs. Et partout mon regard ne rencontre que les
dégradations informes causées par d'anciens
détenus, surtout des séries de sept petits bâtons
représentant la semaine écoulée, bref ce n'est pas
la joie. Quelques initiales gravées dans le mur.
Je ne possède ni ceinture, ni lacets à mes
souliers, ni couteau, ni fourchette et encore
moins de crayon, moi qui adore dessiner ! Le seul
miroir en ma possession est la gamelle de " jus "
du matin et de l'après-midi. Il me faut trouver un
dérivatif. Je remarque, à force de la manier pour
rien, nerveusement, pour m'occuper un moment, que
ma cuillère laisse une belle marque noire
ressemblant à du crayon, lorsque je la frotte
contre le mur. Eurêka ! Aussitôt au travail. Et
d'une main réjouie j'esquisse une face hilare, un
corps en partie masqué par un accordéon et enfin
les bras et les jambes d'un jeune musicien dansant
au son de son instrument. Là, maintenant,
attendons la réaction du dogue… Le dogue vient.
J'entends tourner la clé dans la serrure et me
mets au garde-à-vous de rigueur. Ses binocles
s'orientent automatiquement vers le mur, au-dessus
de mon lit. Je me retiens pour ne pas me
précipiter au-devant des fameux binocles qui, ma
foi, semblent prêts à choir de stupeur. Pourtant
SCHMIDT m'avait méticuleusement fouillé lors de
mon admission en ce domicile forcé. Et, de
nouveau, les binocles se font soupçonneux. SCHMIDT
avance vers moi ses grosses pattes d'ours velu et
me prend mon veston. Couture après couture, il
passe en revue le vêtement. Puis c'est le tour de
mon pantalon, mon pull-over, ma chemise, mon
maillot de corps, enfin mon slip… " Bizarre "
semble dire ce gros pansu. Et, en désespoir de
cause, il se met à inspecter ma paillasse et les
petits trous faits dans les murs. Tu perds ton
temps, mon cher, pendant que, sur la tablette, ma
cuillère semble briller de malice lorsque je lui
jette un regard en coin. Et, ce jour-là, j'en suis
quitte pour une simple gifle qui m'envoie heurter
de la tête le mur souillé. Ce n'est pas fini.
Maintenant j'inscris noir sur blanc toute une
gamme en DO et un proverbe : " Tout vient à point
à qui sait attendre ". Mais SCHMIDT me surveille
de près. Ce gros lourdeau arrive à pas qu'il veut
faire les plus légers possibles, mais non point si
feutrés que je ne perçoive pas quelques
craquements réguliers sur la passerelle de
l'étage. Je me tiens assis au bord du lit, les
coudes sur les cuisses, avec un air profondément
absorbé. Le judas s'ouvre vivement et un oeil
auréolé d'un binocle paraît. Non content de cet
espionnage, SCHMIDT entre à nouveau et je le vois
nettement passer du pâle au rouge. C'est trop fort
! Se jouer d'un gardien de prison, et allemand
s'il-vous-plaît, pendant que sur le " côté couloir
" de ma porte est apposée une petite fiche rouge.
Il s'avance vers moi et me brandit sous le nez un
poing frémissant en déblatérant des mots rauques.
Tu n'as pas l'air commode aujourd'hui, mon vieux
SCHMIDT. Mais si tu savais comme je m'ennuie entre
ces quatre murs !… Cette fois j'ai compris le mot
" mitard ". C'est ce qui m'attend si une
inscription s'ajoute à celles déjà faites. Bon.
Compris ? Hum… Il part en claquant la porte et en
la verrouillant à grand fracas. J'entends ses
bottes s'éloigner. -
Allons-y ! La dernière ! Et
du manche de ma cuillère allègre, je trace en
lettres capitales : " VIVE LA FRANCE ". COURAGE…
ON LES AURA !… UN JOUR ? Ce soir, je ne peux pas dormir. Dehors,
en plein ciel, des centaines et des centaines de
moteurs d'avions grondent dans la nuit claire. Le
coeur du prisonnier bat plus vite lorsqu'il se
sent une consolation, une force qui s'occupe de
lui. Je pense aux camarades de la lutte
clandestine qui complotent avec la même ardeur. A
l'heure qu'il est, ils attendent les parachutages
d'armes et d'explosifs qui permettent un rendement
dévastateur plus puissant, à mesure que les mois
s'écoulent en actions contre l'ennemi, cet ennemi
nazi dont, malheureusement, j'allais bientôt
visiter l'antre démoniaque. L'espoir monte en mon
âme et, de ma couchette, j'adresse une fervente
pensée à tous mes camarades de combat encore
libres. La FLAK crache, rageuse et les éclats
retombent drus sur les murs de la prison de
FRESNES. La ronde passe et, une à une, les
cellules sont allumées un instant, afin d'observer
par le judas le repos du captif. Les soldats de
garde arrivent à ma cellule et allument. Je dresse
alors négligemment la tête et je leur baille au
nez : - Bonsoir messieurs. La
lumière a disparu. Et, là-haut, les avions
continuent à passer et leur ronronnement lourd est
plein de menaces pour l'Allemand. Je songe à mes
camarades d'ANGLETERRE, les compagnons du Général
DE GAULLE, qui doivent à présent ne plus être loin
du bond en avant libérateur. Je revois l'activité
incessante et le matériel qui s'accumule dans
toutes les régions d'ANGLETERRE. Et j'oublie pour
un instant que je suis réduit à l'impuissance
entre les murs épais de la prison de FRESNES. LA BARAKA…
MAIS PAR-DESSUS TOUT : LA PEUR ! Les jours s'écoulent lentement, trop
lentement à mon gré. Seul, dans le silence absolu,
mon esprit travaille. J'ai peur de retourner aux
chambres de torture de la Gestapo. J'ai la hantise
d'un " complément d'enquête". Et puis aussi il y a
eu une nuit terrible où, dans les cellules
avoisinantes j'ai entendu les serrures s'ouvrir,
les portes claquer, les cris de détresse, de rage
impuissante des condamnés à mort que l'on embarque
pour le dernier voyage. Les Allemands ont ouvert
une cellule sur trois, apprendra-t-on chez le
coiffeur de la prison, comme otages en
représailles à un attentat… Je suis tombé dans un
intervalle… Maman, j'ai eu peur ! Peur de cette
peur viscérale qui vient d'instinct face à la mort
et que doivent ressentir les animaux que l'on mène
à l'abattoir. Oh ! cette MARSEILLAISE chantée avec
émotion à travers les couloirs et reprise dans
chaque cellule, ce qu'elle fait mal à entendre !…
Il y a bien, chaque matin, un joyeux camarade qui,
d'une fenêtre proche, à un autre étage, lance un
sonore cocorico et salue de ces mots le jour
naissant " Courage,
on les aura, les Boches ! ".
Il y a bien aussi ce farceur qui s'amuse à faire
aboyer les chiens en imitant les gueulements d'une
chienne en chasse. Il y a bien aussi un captif qui
nous conseille, prudemment, à chaque alerte, de ne
pas circuler sur les voies publiques et de gagner
l'abri le plus proche. Mais il y a, au-dessus de
ma tête, un homme dont j'entends résonner les pas,
qui tourne en rond, sans cesse, comme un fauve en
cage. Il y a les cris du jeune martyr qui appelle
" maman "
et qui, lorsqu'on vient le chercher pour le mener
au poteau d'exécution, supplie : - Je
ne veux pas mourir, je n'ai même pas seize ans ! Il
y a la voix d'une femme qui, presque chaque soir,
nous donne la liste hélas trop longue, des
fusillés et de ceux qui partent vers l'inconnu des
camps de concentration en ALLEMAGNE. Et si nous
mentons à nous-mêmes, si nous essayons de nous
distraire un peu, il nous reste en tête un point
angoissant : quel sera mon sort ? Comment cela
va-t-il se présenter pour moi ? ? … Et dans les
couloirs de la prison s'éloigne la MARSEILLAISE,
le chant d'adieu de ceux qui vont mourir sous les
balles d'un peloton d'exécution nazi. UN PETIT
RAYON D'ESPOIR L'aumônier allemand de la prison est
venu. Il parle à peu près bien le français. Il
parle de confiance, de résignation un peu,
d'espoir en un avenir meilleur. Où ? Ici bas, ou
bien dans une vie future ? Si je dois être
fusillé, je préfèrerais mourir les armes à la
main, mais pas crever sans défense ! En partant,
il m'a laissé un petit livre distribué par
l'Aumônerie Française des Prisonniers de Guerre.
Je le lis avidement. Mais la FOI, comment a-t-on
la FOI ? D'où nous vient-elle ? Les Allemands
portent bien, eux, gravés sur leur ceinturon, les
mots : " Dieu est avec nous "… alors ? Et puis, un
matin, un événement se produit : On ouvre ma
cellule et je reçois un paquet de friandises,
envoyé par mes parents. Tout a été ouvert mais
rien n'a été pris. Je pleure doucement de
reconnaissance et d'amour filial. Je ne suis plus
seul, oublié dans ce cachot. La cellule familiale
m'a retrouvé. J'en suis tout encouragé. Il faut
croire, croire en l'avenir. Que j'ai hâte de
quitter ce lieu clos pour aller dans un camp ! Car
mon optimisme me soutient, j'aurai ce sursis, je
connaîtrai à nouveau le contact d'autres gens, de
mes semblables. Je veux y croire. Maman, papa, je
ne suis qu'un pauvre petit prisonnier parmi tant
d'autres, mais vous n'aurez pas à rougir de moi,
j'ai fait mon devoir et ce que je subis là n'a
rien d'infâmant. Notre sacrifice à DANIEL DAGORNE
et à moi-même, aura permis aux camarades de
continuer la lutte sans être inquiétés. Ils
détruiront l'usine de la S.K.F., n'est-ce pas LE
GOFF et RAYMOND BENOIT ? Ils continueront à
imprimer leurs journaux clandestins, n'est-ce pas
JACQUES GAROUFALAKIS, imprimeur alfortvillais
d'une vingtaine de numéros du journal " RESISTANCE
" ? Ils participeront aux combats pour la
libération de PARIS, n'est-ce pas ROBERT PRETAT,
SERGE MALTZMACHER, MAURICE ANDRE, et j'en passe…
Les jeunes ne failliront pas à leur devoir
d'hommes !LE DEPART
POUR COMPIEGNE C'est l'aube du 26
AVRIL 1944. Une clé tourne dans la serrure
de ma porte qui s'ouvre en grand. Apparaît un
gradé, liste en main, qui épelle mon nom. -
Les affaires avec vous, dans le couloir !…
Transport ! Je sors sur la
passerelle de l'étage. Nous sommes assez nombreux
à être ainsi levés brutalement et on ne réagit pas
encore. Un ordre et nous nous mettons à descendre
l'escalier de fer. On nous rassemble au
rez-de-chaussée. Nous sommes quatre-vingts. A nos
pieds un maigre baluchon fait d'un reste de colis.
J'ai mon manteau sur le dos. Et j'ai la joie de
retrouver DANIEL DAGORNE qui fait partie du lot.
Alignés par quatre nous attendons un moment. Puis,
soudain, arrivent douze soldats en armes et un
sous-officier… C'est plutôt de sinistre augure,
mais en nous bizarrement, on n'y croit pas : il
n'y a pas la peur bestiale des matins
d'exécutions. On nous encadre et nous traversons
des couloirs pour atterrir au Greffe où l'on nous
restitue ceinture, cravate, lacets de chaussures,
bracelets-montre, chaînettes et médailles de cou
ou autres babioles et même les portefeuilles, mais
sans la carte d'identité, laissée pour ma part au
bureau d'entrée de la rue des Saussaies. Puis on
sort dans une grande cour fermée de trois côtés
par de hauts murs de pierre et d'un quatrième par
un vaste portail en fer à double vantail. Un ordre
sec et on nous oblige à nous aligner le nez contre
le mur, les uns à côté des autres. Un autre ordre
et les soldats font claquer les culasses de leurs
armes. On n'en mène pas large… Je prends la main
de DANIEL et je la serre. Nous ne pouvons pas
prononcer une parole. Un temps mort et puis on
entend un bruit de portail qui s'ouvre et un
ronflement de moteur puissant. Bientôt on nous
ordonne de nous retourner et nous avons devant
nous deux grands autocars. A l'avant et à
l'arrière sont assis des soldats SS italiens,
armés de STEN… ! Nous prenons place. Et nous
quittons FRESNES par les rues ensoleillées. On en
prend plein les yeux, après cette période de
claustration. PARIS ! PARIS ensoleillé, des gens
qui marchent sur les trottoirs pleins de monde,
des jeunes à bicyclette, libres d'aller et venir à
leur guise. L'autocar ne va pas très vite. Des
gens nous regardent et ne semblent pas comprendre.
Nous aurions tant voulu courir, fuir la menace qui
pèse sur nos vies. Pour un peu, nous aurions crié
notre malheur à ces inconnus, appelé au secours,
au mépris de notre sauvegarde, face aux
mitraillettes prêtes à accomplir leur oeuvre de
mort. Et nous retournons rue des Saussaies. Les
deux autocars plongent dans le garage en sous-sol
et font le plein d'essence. Nous parlons aux
Italiens SS et quelle n'est pas notre surprise que
de les entendre nous répondre en excellent
français. Ils sont originaires de familles
italiennes installées dans la région parisienne et
donc ils ont fréquenté nos écoles. Ahurissant !
Ecoeurant ! Salauds ! Nous repartons et nous
quittons PARIS par la route du BOURGET, et nous
traversons les campagnes renaissantes sous le
printemps. Et voici la forêt. La nature nous
semble magnifique après être restés cloîtrés dans
nos cellules. Oh ! Courir à travers champs ! Se
cacher dans la forêt ! Mais nous sommes très bien
gardés malgré la langue commune que nous parlons,
les sentinelles et nous ! Les frères latins sont
de faux-frères ! Et nous arrivons à COMPIEGNE. A
gauche de la route est érigée une très haute
palissade de planches, couronnée de barbelés. Des
miradors où veillent des sentinelles. Nous
arrivons au FRONTSTALAG 122, casernes de
ROYAL-LIEU, où je reçois le matricule 33876, gravé
sur une plaque de fer avec une ficelle qu'on se
passe autour du cou. AU CAMP "
A " Le camp de ROYAL-LIEU est divisé en
quatre parties. Dans le premier, c'est le camp A,
où l'on trouve des Résistants mais aussi des
droits-communs du marché noir, quelques souteneurs
plus ou moins gestapistes en rupture de contrat
ainsi que des otages civils, tels des bouchers,
des fermiers, des notaires ou des Maires de
villages parfois, ramassés lors d'opérations
contre des maquis. On trouve aussi des Espagnols
de l'Armée Républicaine. C'est très hétéroclite.
Au fond, c'est le camp C, où sont rassemblés les
Communistes Résistants ou otages politiques. Ce
camp est un modèle de discipline intérieure
préconisée par les responsables du parti
emprisonnés, dans la ligne pure et dure ! Au fond,
encore, est un petit camp occupé seulement lors
des départs prévus pour l'ALLEMAGNE : c'est
l'isoloir avant la grande inconnue des camps
nazis. Enfin, quatrième partie : un camp de
prisonniers de guerre hindous. Et la vision de ces
casernements grouillants de vies bigarrées, le
grand air de l'immense place d'appel, un ciel
magnifique, redonnent à ma tête un délicieux
repos. Mes yeux renaissent après avoir été emmurés
dans cette cellule blanche et froide. Et pouvoir
parler avec d'autres détenus constitue un
excellent dérivatif. Venus de toutes les prisons
de FRANCE, les captifs reprennent ici le goût des
distractions. Jeux de cartes et jeux d'échecs
fleurissent, les pions, roi, dame, tours et
cavaliers modelés en mie de pain. Installé avec
des moyens rudimentaires, le " PETIT CASINO " du
camp donne deux fois par semaine, le samedi et le
dimanche après-midi, de petits spectacles de
variétés fort agréables, où l'humour et la
critique ne perdent pas leurs droits, malgré une
forte censure appliquée par la Direction allemande
du camp. Nous avons aussi des " responsables " de
chambrées et un doyen, qui sont censés instaurer
un semblant de discipline dans ce camp A. Nous
logeons par châlits d'un étage, dans nos chambrées
décorées de caricatures, de dessins naïfs ou bien
exprimés avec la finesse du professionnel. Et
partout, dans les bâtiments comme dans l'immense
cour, professeurs de collèges, journalistes,
docteurs en médecine, avocats, ouvriers, petits
artisans, paysans, échangent leur point de vue,
discutent de leurs conditions de vie
d'avant-guerre. Et bien des différends
s'aplanissent, bien des opinions se modifient,
bien des idées s'éclairent d'un jour nouveau. La
grande fraternité se fait, car les prisonniers ont
compris, dans la quasi-totalité, qu'ils allaient
avoir à lutter au coude à coude contre un régime
de vie carcérale encore inconnu, dans des
tourments qu'il s'agira d'amoindrir en restant
solidaires, en se souvenant que nous sommes d'une
seule nation : la FRANCE et que nous devons
fraterniser devant le danger commun. Au point de
vue ravitaillement c'est lamentable. Et nous avons
faim à longueur de journées. Par contre, les
otages raflés ont droit de recevoir de fastueuses
valises de ravitaillement dont, pour la plupart,
ils se goinfrent entre eux devant leurs camarades
de chambrée, sans partager. Et il n'est pas rare
d'en trouver un ou deux vomissant dans le couloir.
Ils sont abjects d'égoïsme. Alors que, exemplaires
de dévouement, les Espagnols, internés depuis la
fin de la guerre d'ESPAGNE… font des rafles aux
cuisines allemandes où ils sont employés et
distribuent, aux vieillards et aux plus jeunes
d'entre nous (les J3), la nourriture qu'ils volent
à leurs risques et périls. J'ai réussi à
m'introduire dans la petite équipe qui s'occupe de
la bonne marche du " PETIT CASINO " et ma fonction
de " décorateur " m'amène à tracer à la craie (les
moyens sont extrêmement limités !) sur des cartons
noirs d'occultation de fenêtres les mille et une
petites choses de la vie parisienne, sans oublier
les principaux monuments. Il y a un journaliste,
BOURDET, qui nous dirige et monte les spectacles
de chansonniers. Il y a même deux frères, du JURA,
qui font un très bon numéro de main à main. Et
puis, en extérieur, les Basques montent des
corridas factices, avec une chaise qu'un des
exécutants tient les pieds en avant et qui figure
le taureau. A côté, les Hindous prisonniers de
guerre, que nous voyons au travers de barbelés,
nous régalent de leur bizarre musique, mélopées
prenantes qui nous enveloppent d'une douce
rêverie, état d'âme agréable à qui s'ennuie.LES
INCONSCIENTS Un jour, un officier arrive avec une
liste de douze otages civils, considérés comme les
plus inoffensifs sans doute, pour les emmener en
ville faire une corvée. Il s'agit de niveler un
trottoir devant un Soldatenheim. Voilà donc nos
douze gaillards partis, pelle ou pioche sur
l'épaule… A la tombée de la nuit, gros brouhaha,
les voici de retour. Et on apprend leur aventure :
ils ont travaillé toute la journée, nourris le
midi, et leurs sentinelles faisaient de fréquentes
stations au bar. Ce qui fait que, l'alcool aidant,
ils se retrouvèrent seuls dans le soir tombant.
Bien " embêtés ", ils se rassemblèrent dans
COMPIEGNE et reprirent le chemin du camp, sans
pelles ni pioches. Naturellement, les sentinelles,
relevées, voyant arriver ce groupe de civils dans
la grisaille de fin de journée, leur intimèrent
l'ordre de s'arrêter et de faire demi-tour
vivement, avant les sommations d'usage. Et nos
gros ballots d'insister et d'agiter leurs plaques
de détenus, jusqu'à l'arrivée d'un gradé qui,
comprenant enfin la situation, s'empressa de leur
faire réintégrer leurs pénates… Jamais douze
ahuris ne furent baptisés de tant de noms
d'oiseaux et j'en passe… - Seulement, confiait
l'un d'eux, moi
j'ai deux valises ici, avec trois costumes,
alors s'évader sans les emporter, ça jamais !… Vraiment
on côtoie de tout et le côté péquenot endimanché
de l'histoire nous est resté en travers de la
gorge. Ce n'est pas à nous, prisonniers Résistants
ou communistes, ou les deux à la fois, que l'on
offrirait une pareille occasion de s'enfuir !… L'ETRANGE
COPAIN QUI REVENAIT DE "RAWA-RUSKA"… Il y a cependant eu des détenus qui
eurent une chance : ils avaient creusé un tunnel
en partant du sous-sol du baraquement servant de
salle-des-colis et ils sont sortis dans les champs
avoisinants. Mais le tunnel ne servit qu'une fois,
car peu de temps après son édification, un engin
agricole passa dessus et s'effondra. L'alerte fut
naturellement donnée… et là se termine l'histoire
du tunnel. Ceci se passa avant mon arrivée au
camp. Et puis le 11
MAI 1944. Une longue liste de partants est
lue. Les visages sont devenus soucieux. Fouillé,
démuni d'argent et de couteaux, le bétail humain
est parqué dans les deux bâtiments isolés et
sévèrement gardés, qui constituent la dernière
étape avant l'ALLEMAGNE. Là, pas de lits,
seulement un peu de paille par terre et nous
sommes entassés comme on ne peut l'imaginer ! La
nuit est longue et des groupes se forment :
examinant, supputant les probabilités d'accueil en
ALLEMAGNE, dans de sombres forteresses selon les
uns, ou dans des camps analogues à celui de
COMPIEGNE, selon les autres… Tous nous sommes
d'accord pour penser qu'ils nous feront travailler
durement. C'est alors qu'émerge de parmi nous un
curieux homme qui porte, et nous montre, une
grande croix en tatouage sur la poitrine,
surmontée des mots : " RAWA-RUSKA ". Il nous
explique qu'il est un prisonnier de guerre
récidiviste de l'évasion et que ce nom est celui
d'un camp de représailles. Il nous dit pas mal de
choses sur les conditions de vie, ou plutôt de
survie dans un pareil endroit. Cela nous douche un
peu. Un cheminot détenu nous explique que nous
serons embarqués en train de wagons de
marchandises plombés. Et que le meilleur endroit
pour tenter de s'échapper sera la rampe de
BAR-LE-DUC où le train doit ralentir
considérablement. Bref, nous passons une journée
agitée et, bien qu'inquiets, nous souhaitons
mettre le plus de kilomètres possible entre les
interrogatoires de la Gestapo et nous.
"Transport"
vers
l'Allemagne
LE TRAIN DE CAUCHEMAR Le 12
MAI 1944 au matin. Nous
sommes rassemblés sur la grande place d'appel, en
colonne par cinq, à environ deux mille hommes
d'effectif, camp C compris. Le " transport " est
prêt. Nous sommes encore fouillés et nous touchons
une boule de pain moisie (de l'armée française !)
et un saucisson très sec et très épicé. La colonne
quitte le camp de ROYAL-LIEU, encadrée
militairement. Tous les deux mètres un SS casqué,
doigt sur la détente et des grenades à manche dans
les bottes. Nous longeons le camp sur la gauche et
ensuite nous côtoyons l'OISE dont les eaux calmes
reflètent le soleil. Il fait un temps orageux et
la lourde atmosphère est pénible. Nos gardiens
sont nerveux et les coups de crosse accompagnent
leurs hurlements. Arrivés près de la gare de
COMPIEGNE, nous dépassons des familles de
prisonniers et nos yeux cherchent à reconnaître un
visage, une silhouette aimée parmi ces mamans, ces
femmes qui pleurent sur notre passage. De temps en
temps les SS les bousculent lorsqu'une de ces
malheureuses reconnaît son fils ou son mari et
veut l'embrasser une dernière fois. On dirait
d'ailleurs que tout COMPIEGNE est en deuil, car
sur notre passage les portes et les fenêtres sont
fermées. Furtivement, on aperçoit, derrière un
rideau, une ombre qui guette et fait parfois un
geste de la main. Nous accédons au quai où est
rangé un long train de wagons de marchandises,
avec des wagons plate-forme à mitrailleuse lourde
par intervalles. On nous fait ranger en face de
chaque wagon et un officier, assisté d'un
interprète, nous harangue : -
Vous partez travailler en ALLEMAGNE. C'est la
condition de votre rachat. N'essayez surtout pas
de vous évader en cours de route. Ce serait la
mort pour les fuyards et aussi pour ceux du
wagon qui n'auraient pas donné l'alerte aux
vigies. D'autre part vos familles seraient alors
inquiétées. Et là, sur le
quai, les coups de triques, de crosse, pleuvent
pour faire monter les hommes dans ces wagons
fermés (40 hommes - 8 chevaux en long). Notre
troupe s'entasse dans la chaleur étouffante à
l'intérieur de ce train, escaladant les
marche-pieds, stimulés par les coups de matraques.
Les portes sont fermées et cadenassées. Nous
sommes entassés à cent hommes, voire cent vingt,
dans un wagon de bois presque hermétiquement clos,
aux parois surchauffées par l'attente au soleil.
Et nous restons là un temps assez long, déjà pris
par l'angoisse de ce voyage infernal. C'est un
triste spectacle : impossible de s'asseoir ni de
s'allonger. On se croirait, si ce n'était la
tinette prévue (gros bidon de fer), dans le métro
aux pires heures d'affluence. Debout, serrés les
uns contre les autres, nous commençons par
transpirer, puis nous quittons manteaux et
vestons, bien vite piétinés. Avec DANIEL, nous
avons un coin sous le vasistas à lamelles à peine
entrouvertes et sur lesquelles on a cloué du
barbelé. Tout à coup le train se met en route. Une
puissante MARSEILLAISE retentit, suivie de : - Ce
n'est qu'un au revoir mes frères Oui
nous nous reverrons… Nous sommes bousculés par les
secousses du trajet, renversés les uns sur les
autres par des arrêts brusques incompréhensibles.
En passant dans les gares, nous jetons des
messages griffonnés à la hâte : dernières pensées
à la famille, expression de la FOI en l'AVENIR qui
ne faiblit pas. Nous sommes semblables à des
marins enfermés dans la coque d'un submersible en
détresse et qui agonisent pendant des heures, sans
perdre l'espoir insensé de l'arrivée des secours
avant l'asphyxie totale. La chaleur orageuse,
lourde, commence à agir. L'air, déjà suffoquant de
par les conditions extérieures météorologiques, ne
se renouvelle pas ou si peu, entre les rares
volets dits " d'aération ", en bouts de wagon.
Petit à petit les habits tombent et nous sommes
torse nu. Mais une chose surprenante se produit,
qui distrait pour un temps notre angoisse : malgré
la fouille soignée, pratiquée à notre égard avec
minutie par les feldgendarmes de COMPIEGNE,
quelques-uns d'entre nous ont réussi à cacher un
canif, voire un couteau-scie. Nous formons un
petit groupe et décidons d'attaquer la paroi du
wagon, entre deux longerons. Le travail commence,
travail de rongeurs et nous nous relayons pour
entamer la paroi de notre prison roulante. Nous ne
voulons pas périr étouffés et assoiffés dans ces
caveaux de bois trépidants. Nous préférons risquer
la mort par évasion que finir dans ce train ou
bien mourir quelque part en ALLEMAGNE. Car,
instinctivement, nous comprenons que nul égard ne
nous sera accordé : le pire nous attend ! Par leur
attitude enfin dénuée d'hypocrisie depuis que nous
roulons, cadenassés, vers l'inconnu, les SS nous
démontrent clairement quel est le sort réservé aux
patriotes prisonniers : " ETRE EXTERMINES PAR TOUS
LES MOYENS " !… Soudain des cris jaillissent, des
protestations. AHURISSANT ! Ce sont des
Communistes des " Vieux-de-la-Vieille " qui
prétendent nous empêcher cette tentative
d'évasion, arguant qu' " ils
n'ont pas reçu d'ordre ou d'instructions de la
Direction du P.C. quant à une quelconque évasion
"… Effarant ! Nous nous
bagarrons entre nous, prisonniers de la même
galère, pour une question de " DISCIPLINE DE PARTI
"… Finalement nous les neutralisons avec des
cravates et foulards, et nous les faisons
surveiller afin qu'ils n'alertent pas nos
gardiens. Nous nous relayons dans notre travail
exténuant, car nous respirons si mal, vite trempés
de sueur et haletants. Il nous faut tailler dans
le bois, de façon que la coupe ne soit pas visible
de l'extérieur, mais suffisante pour faire céder
les planches sous une forte pression. A mesure que
nous avançons dans notre tâche, un de nos
camarades masque, au fur et à mesure, le trait de
découpage avec de la mie de pain pétrie et salie
dans nos mains. Les plus éprouvés d'entre nous
commencent à ressentir des malaises. Sans crier
gare, un homme s'effondre, risquant d'être
piétiné. On le relève et on le gifle jusqu'à ce
qu'il reprenne connaissance. Et c'est à un autre !
Il faut veiller constamment autour de soi, serrés
comme jamais dans le métro aux heures d'affluence.
Le convoi roule dans le soir qui descend. Des
cheminots connaissant bien le parcours, détenus
comme nous pour actions de sabotages, nous ont
prévenu qu'à la nuit, d'après la vitesse à
laquelle nous roulons, le train allait devoir
attaquer la forte rampe avant BAR-LE-DUC. Ce qui
devrait faire baisser l'allure aux environs de
cinquante kilomètres à l'heure. Fiévreusement,
nous préparons notre tentative de fuite. Nous nous
enroulons dans nos habits ramassés tant bien que
mal et dans nos couvertures que nous avions eu la
permission d'emporter en sautoir, afin de risquer
le saut, car le panneau est suffisamment entamé.
Il ne manque plus que l'instant propice et un bon
coup d'épaule ! En attendant, nous nous
recueillons… Sainte-Trouille, priez pour nous… Ça
ressemble étrangement à un gros lâcher de
commando-parachutistes. Mais là le sol est très
près, que nous voyons défiler en premier plan, au
travers de la fente de la porte coulissante, si
bien cadenassée. Et des récriminations montent,
émanant des plus vieux, qui prétendent qu'ils ne
feront pas le saut et que nous les exposons ainsi
aux représailles des SS !… et aussi nos familles
!… En tout cas, la majeure partie d'entre nous est
d'accord pour risquer le tout pour le tout.
Attendons simplement que la nuit vienne bientôt…
Evidemment l'imagination galope : les obstacles
imprévisibles, tel des bornes ou des signaux, ou
bien des potelets en bordure de voie nous
effrayent terriblement. Pas question de faire un
roulé-boulé correct avec l'appréhension de sauter
au moment où surgira un pont, un poste de signaux,
un mur peut-être ?… Alors on s'en remet à la
CHANCE, prêts à se pousser mutuellement dans le
dos, pour vaincre les hésitations dernières. Mais,
du wagon précédent, deux ombres se sont glissées.
Un de nos guetteurs les a vus aux volets
d'aération. Les imprudents ! Il est trop tôt
encore, il ne fait pas assez nuit ! Et puis ils
sont du côté de la voie contraire. Ils se sont
jetés par là en pensant sans doute que, vu le
risque, ce côté doit être moins surveillé par les
sentinelles des guérites de vigie ? La seconde
suivante une horrible vision dilate nos yeux : un
train lancé comme un bolide nous a croisés… Nous
ne saurons jamais si le dieu hasard leur a été
clément ?… Cette fois, c'est vers le remblai que
nous voyons distinctement une forme qui jaillit,
rebondit à terre, roule, se redresse et disparaît
de notre champ de vision. Mon dieu, il est
vraiment trop tôt, le train roule encore à trop
grande allure et la clarté est bien suffisante
pour que nos gardiens les voient !… En voici un
autre, puis encore un qui saute ! Soudain le train
s'arrête pile, nous jetant brutalement les uns
contre les autres. Les mitrailleuses lourdes
installées sur les wagons plate-forme, tirent par
saccades ; tandis que des projecteurs puissants
s'allument. Des soldats crient. Des mitraillettes
crépitent. Des ombres courent le long du ballast
et à travers champs. Les évadés ont battu tous les
records de sprint, se débarrassant, aussitôt à
terre, de tous leurs effets encombrants. Nous
sommes arrêtés juste à l'entrée d'une tranchée. Un
fugitif gravit la pente, se redresse au sommet et
retombe en arrière en ouvrant les bras. Il gémit.
Les SS se précipitent sur lui, le secouent le
tapent à coups de bottes, voulant lui faire dire
de quel wagon il s'est échappé. Puis un coup de
feu isolé claque. Plus rien ne geint. Des ordres
sont hurlés. Les soldats se répartissent au long
du train et entreprennent de sonder les parois des
wagons, à coups de crosse de fusils. On marche
même sur le toit. Tension nerveuse intense. Nous
nous arc-boutons contre la paroi entamée, tandis
que les chocs des crosses résonnent. Un SS paraît
à l'un des volets, y introduit le canon d'une
mitraillette, en demandant qu'on lui dise
franchement si on a endommagé notre wagon. Et cela
en excellent français. Apeurés, nous attendons la
rafale. Nous nous jetons les uns sur les autres,
dans une effroyable mêlée de rugby. Enfin on lui
répond par des négations que l'on souhaiterait
très convaincantes et il s'en va en maugréant.
Quelle ignoble frousse, mes enfants, que se sentir
parqués dans un espace aussi réduit, à la merci
d'une gâchette nerveuse et dans l'impossibilité de
s'en protéger ! Ils ont enfin fini par découvrir
le trou pratiqué dans le véhicule précédent, entre
les montants de fer, au-dessus des tampons. Ils
font sortir tous les occupants, les obligent à se
dénuder entièrement et à enterrer dans le remblai
le ou les évadés repris et abattus. Puis ils les
mettent en queue du train, en surcharge dans un
autre wagon où ne se trouvaient, nous
l'apprendrons plus tard à l'arrivée, " seulement
qu'une soixantaine de détenus ", dont un infirme
et un mourant, blessé par projectiles dans le
ventre au moment de son arrestation ! Le train
repart. Toujours ce temps orageux. Des projecteurs
balaient sans cesse le convoi. Et c'est alors que
la soif fait son apparition sournoise, puis
s'accentue et arrache les muqueuses. Torse nu, la
sueur coulant en filets sur les peaux moites, nous
devons rester debout, tantôt sur une jambe, tantôt
sur l'autre, appuyés d'une main, pour ceux qui la
touchent, à la paroi chaude et trépidante. Le
contact involontaire de nos épidermes nous irrite
et nos nerfs font mal. Bien sûr nous libérons nos
" prisonniers de la politique "… A chacun des
arrêts, nous demandons de l'eau, de plus en plus
suppliants, mais en vain !… Au contraire, cela
semble amuser nos bourreaux qui font exprès de
nous ignorer quand ils se régalent, sur le quai
des gares, de bouteilles de bière ou d'eau
minérale, sous nos yeux, béatement ! C'est
infernal !… Le jour revient et nous roulons
toujours en plein soleil, à petite vitesse, garés
quelquefois deux heures au milieu de voies de
triage, entre deux rames de wagons, sans air. Je
commence à sentir mes tempes m'élancer
douloureusement et je tombe en syncope, tassé sur
moi-même entre les corps de mes voisins. On me
saisit par les cheveux, on m'administre quelques
claques, on me desserre la mâchoire bloquée sur ma
langue enflée. Les hommes s'agitent, fourmis
emprisonnées, panier de crabes. Les cerveaux
chavirent. Les plus volontaires perdent leurs
forces morales et les autres ne sont plus que des
loques bestiales. Dans ce chaos, deux hommes
surnagent cependant plus longtemps, tous deux
dressés au centre du wagon. Ils se relaient avec
ténacité pour brandir une soutane qu'ils font
tournoyer à bout de bras, au-dessus des têtes,
comme un grand ventilateur de fortune. Ils forcent
l'admiration par leur cran et nous nous
souviendrons toujours de ce représentant d'un
Syndicat Ouvrier uni fraternellement à un prêtre
catholique pour ce geste généreux ! Au-delà des
querelles de partis, au-delà des religions,
au-delà de toutes les polémiques stériles, ces
deux militants donnaient toutes leurs forces à la
communauté des Patriotes Résistants. Ils étaient
comme le symbole vivant de l'UNION des FRANÇAIS !…
Il ne me semble pas possible que les rescapés
d'une pareille aventure puissent oublier cette
leçon ?… Combien les simagrées des politiciens
professionnels de la " belle parole " doivent leur
sembler ridiculement puérils après cela ! Lors
d'un arrêt en ALSACE, un peu d'eau circule dans le
wagon. Elle nous est fournie rapidement à l'aide
du manchon de toile qui sert à réapprovisionner le
réservoir des locomotives. Ce sont des employés
alsaciens qui ont fléchi nos sentinelles. A l'aide
de canettes de bière vides et de litres de vin,
ils nous font passer la valeur d'un demi-quart
d'eau par tête. Spectacle répugnant et
insupportable que de voir certains hommes, affolés
par la soif, se jeter sur la part des plus
faibles, des malades, pour boire avec des yeux
étranges, sans vie, dilatés, et des grognements de
bêtes. Malgré l'intervention des plus
raisonnables, il est pratiquement impossible,
faute de se mouvoir librement, d'empêcher ces abus
criminels. L'avilissement, la dégradation de
l'homme, voulue, organisée par les SS est en
marche !… Nous passons la frontière. Dans un
vacarme de coups de tampons, le convoi s'arrête.
Et là, l'incroyable s'accomplit. On ouvre une
porte coulissante du wagon et un grand gendarme,
armé d'un pistolet et d'une énorme trique, monte à
bord. Et là, c'est l'impensable ! Il nous oblige à
nous tasser dans le tiers du wagon, écrasés,
étouffés, et il entreprend de nous compter en nous
faisant passer un par un à coups de trique dans le
troisième tiers. C'est un instant de grande
panique et nous sommes comme frappés de folie pour
quelques minutes. Puis la porte est refermée sur
nous. L'appel est fait… LA SECONDE
NUIT … Et le train roule toujours. La seconde
nuit s'écoule au milieu d'un spectacle effarant.
Je ne sais si nul peintre au monde arrivera un
jour à reproduire en un tableau, cette vision
poignante d'horreur et de folie. Un nouveau "
RADEAU DE LA MEDUSE ". Tous les faibles qui sont
tombés sur le plancher ne se relèvent plus,
asphyxiés par le gaz carbonique, qui monte peu à
peu en augmentant de densité. Il est tout juste
possible de survivre à genoux. Au-dessous c'est la
mort ! Dans le noir, nous nous employons à relever
les moins atteints, faisant effort sur nous-mêmes,
car nos forces nous trahissent. Nous les portons
en-dessous des ouvertures où nous les maintenons
pour quelques minutes, frappant leurs joues afin
de les ranimer. Je me sens fléchir subitement, je
glisse, je plane, une étrange torpeur m'envahit…
Je rêve… Je suis libre, de nouveau à PARIS et je
marche au long d'une rue, décidé. Dans la nuit où
de rares lampadaires jettent des lueurs diffuses,
voilés par la Défense Passive, je me guide, je
cherche une maison que je n'ai crainte d'oublier
ma vie entière. C'est celle de cet ignoble adjoint
au Maire de notre commune de banlieue parisienne,
qui a envoyé de nombreux camarades à la mort dans
les camps d'extermination nazis. Je refais les
mêmes gestes que notre commando reçut l'ordre de
faire, je me souviens, le 21 du mois de MARS 1944,
jour du printemps. Je pénètre dans le couloir, je
gravis les escaliers, j'ouvre une porte et ma main
sort de ma poche, armée d'un pistolet. Dans mon
hallucination, dans ce rêve, je ne tremble pas.
L'homme est là, il est en compagnie de PATRICK et
ils sursautent à ma vue comme à celle d'un
spectre. Car là, comme dans la réalité, ils
n'avaient pas imaginé que quelques-uns d'entre
nous auraient pu s'échapper, ne fut-ce que pour un
temps (puisque nous fûmes arrêtés, DANIEL DAGORNE
et moi, le 3 AVRIL 1944). Je dois porter sur mon
visage les stigmates de toutes les tortures
endurées par leur faute et les traces de mon
voyage dantesque. Ils s'appuient au mur de leurs
mains qui tremblent et qui palpent
instinctivement, à la recherche d'une vaine issue.
Je marque un temps d'hésitation et alors je me
souviens : la terrible Gestapo, les listes qu'ils
lui ont fournies, un corps de jeune fille, mon
agent de liaison, MIREILLE KINNEN, affreusement
torturé, une trique qui frappe ma chair et puis
mes camarades agonisant dans un de ces wagons
cadenassés… Et mon doigt presse sur la détente,
rageur. Je tire jusqu'à épuisement du chargeur :
deux traîtres ont payé leur dette… … Je me
retrouve près d'un volet d'aération, les tempes
serrées comme dans un étau, les yeux révulsés, la
langue retournée dans la bouche enflée, les lèvres
noires, les oreilles bourdonnantes, la tête
ballottée par les solides gifles de DANIEL. Enfin,
après un long moment, je me sens capable de tenir
accroché aux petits barreaux horizontaux et de
rester debout, hébété. Une terreur folle m'envahit
: on va tous périr ainsi. Ce voyage n'a pas de fin
logique. Je crois sombrer dans la démence. Un
terrible effort de volonté me remet d'aplomb mais
je ne peux m'empêcher de sangloter, ce qui calme
un peu mes nerfs. Nous avons mal aux reins, en
plus, maintenant. Non loin, un homme est devenu
fou et se précipite en hurlant sur un malade, lui
plantant les dents dans la gorge pour boire son
sang !… Il est maîtrisé avec peine et ligoté avec
des cache-nez, des cravates, toujours dans la
position verticale… Un autre lève la tête vers le
toit du wagon et hurle comme un loup. Il hurlera
comme cela toute la nuit. Quelques asphyxiés sont
piétinés. Tiendrons-nous jusqu'au bout ? LE
TROISIEME JOUR Le troisième jour est entamé. Et nous
roulons toujours, ou bien nous sommes laissés en
voie de garage pendant des heures, laissant passer
des convois de troupes, des trains sanitaires.
Quand cela va-t-il finir ?… Et, où nous mène-t-on
?… L'air manque presque totalement. Des râles
partent de tous les côtés. Les visages sont
étrangement creusés. La chaleur est harassante et
les supplications n'amènent pas cette eau que nous
désirons ardemment, ni l'air extérieur qui nous
attire, les narines ouvertes, la bouche béante et
desséchée. Un comble à notre torture : nous
entrons dans une région boisée, montagneuse. Et,
lors d'un de ces inexplicables arrêts, nous nous
trouvons stoppés devant le spectacle intenable
d'un petit torrent qui ruisselle à flanc de
montagne, cascadant gaiement entre les sapins
verts. C'est le signal de la folie. Une voix
commande des boissons rafraîchissantes à un
invisible barman. Le pauvre fou est assommé
impitoyablement à coups de poings, pour faire
cesser ce supplice de l'imagination… Mais un autre
a déboutonné son pantalon, il emplit un quart avec
de l'urine et… il boit ! Un grand nombre d'hommes
l'imitent et avalent le chaud liquide, rouge d'une
fièvre de trois jours, empli des toxines les plus
terribles. Tant pis, j'essaie à mon tour, mais la
première gorgée me brûle, je ne peux plus boire,
c'est au-dessus de ma volonté. Nous arrosons
d'urine notre linge de corps, que nous glissons
dehors par les interstices des volets de fer et
que nous appliquons, une fois rafraîchi par le
vent de la vitesse, sur notre visage, sur notre
torse. Au début, une sensation de fraîcheur
agréable nous redonne un peu de vie. Mais pas pour
longtemps, car cela se transforme à la longue en
de vifs picotements des pores irrités par l'urine.
C'est insoutenable, d'autant plus que notre air
déjà rare et vicié, dégage maintenant une forte
odeur d'ammoniac… Nous nous rendons compte que
nous ne tiendrons pas plus d'une autre nuit dans
ce mélange de gaz carbonique, d'ammoniac et avec
l'intense chaleur. Au cours de l'après-midi du 14
MAI 1944, le convoi s'arrête dans une grande gare
: c'est WEIMAR. Et nous attendons là de longues,
d'interminables heures, en plein soleil, dans nos
wagons macabres. Enfin, au déclin du soleil, nous
roulons au ralenti au travers d'une vaste forêt de
sapins. Et nous apercevons des êtres étranges,
occupés à des travaux de terrassement, ou sciant
des troncs d'arbres. Ils sont vêtus d'un curieux
pyjama à rayures verticales alternées, bleues et
blanches… Ils ont le crâne rasé… avec une espèce
de calot rond, fait de ce même tissu à rayures…
BUCHENWALD
L'ARRIVEE A BUCHENWALD Le convoi s'arrête brusquement. Nous
entendons les portes voisines s'ouvrir, des ordres
gutturaux, un grand piétinement de troupeau, des
coups de feu et aussi de la musique. C'est
tellement mystérieux que nous nous taisons,
attentifs. … Soudain la porte s'ouvre à grands
fracas, une bouffée d'air frais nous arrive
brutalement et il faut sauter aussitôt sur un quai
cimenté, en contrebas, la trique accompagnant nos
sauts pénibles, frappant les têtes blanches, les
nuques ridées, sans égard, à toute volée ! Je
saute vivement à mon tour. Je trébuche comme un
homme ivre. L'air vif, embaumé par la bonne odeur
des sapins, emplit d'un coup mes poumons. J'ouvre
largement la bouche, j'aspire avec délice, j'avale
l'air, je m'en gargarise. Mes yeux regardent
l'immensité du décor, la vaste et belle forêt. Et
je suis là, rompu de fatigue, en rang par cinq
avec mes compagnons de voyage encore vivants. Je
suis torse nu, tête nue, juste possesseur du
pantalon kaki, qui me fut donné à COMPIEGNE et de
mes chaussures. De jeunes SS, sanglés dans un
blouson-veste de cuir noir, la tête de mort argent
sur fond noir et le sigle SS au col, casqués, nous
encadrent, armés et une solide trique à la main.
Certains tiennent des chiens en laisse. Sur un
monticule voisin, une sorte d'Etat-Major nous
contemple, avec des commentaires et des sourires
entendus. Quelques officiers prennent des photos
ou nous filment. Derrière moi, un soldat saisit un
malade allongé dans un wagon. Il le prend par les
chevilles et le tire violemment au dehors. Un choc
affreux et la tête de cet infortuné camarade
éclate sur le ciment du quai. Un fou saute d'un
wagon, passe entre les tampons et part, au hasard,
à travers les voies, en monologuant. Un coup de
feu claque. Il tombe, puis essaie de se relever.
Un second coup de fusil l'atteint. Il se couche,
son corps tressaille encore un peu. Le tireur
courageux s'esclaffe bruyamment, tandis que ses
acolytes le félicitent pour ce haut fait d'armes…
Sur le quai, un homme âgé est étendu. Il est mort.
C'est son fils qui est penché sur lui et qui
pleure. Alors un SS survient, approche le canon de
son fusil de la tête du jeune homme ainsi
agenouillé, et il tire froidement. Un ordre bref
et notre colonne se met en marche, les plus
faibles maintenus par les autres. Notre terrible
voyage prend fin. Nous entrons dans l'univers
concentrationnaire. BUCHENWALD
- LE 14 MAI 1944 AU SOIR Tout ici est étrangement mêlé : la beauté
du paysage, la menaçante force des gardes armés et
casqués, les parterres de pensées disposées au
long de l'avenue qui mène à la grille d'entrée du
camp de BUCHENWALD, avec un petit ZOO, les
hurlements hystériques des sentinelles, la musique
wagnérienne que diffusent de nombreux
hauts-parleurs. Nous passons devant une série de
coquettes villas où logent les familles des
gardiens, lesquelles nous regardent passer sans un
geste. Puis, brutalement, nous longeons un
effarant monceau de chaussures de toutes formes et
de toutes provenances, formant une gigantesque
pyramide qui atteindrait le deuxième étage d'un
immeuble. Nouvelle halte, face à l'entrée,
hérissée de projecteurs, de mitrailleuses, avec
cette phrase en fer fogé gothique inscrite sur le
fronton de la grille d'entrée : " ARBEIT MACHT
FREI "… le travail rend libre… Nous franchissons
la grille coulissante, comptés au passage. Nous
longeons alors une sorte d'usine de menuiserie,
sur notre droite, vers les douches. Nous
stationnons, toujours en rang par cinq, dans une
cour immense. Des détenus, prédécesseurs de notre
convoi, nous apportent de grands baquets de bois,
remplis d'eau. Nous nous jetons dessus dans une
pagaille indescriptible, les uns la tête la
première, les autres buvant dans leurs mains, qui
dans un chapeau, qui dans une chaussure. Le
précieux liquide coule avec volupté dans nos
gorges enfiévrées. C'est très frais, c'est bon !…
l'eau ne tarde pas à se troubler, mais nous
buvons, insatiables, à grandes gorgées, avec des
grognements de satisfaction animale… Le soir tombe
rapidement. Nous sommes comptés et recomptés,
toujours par rangées de cinq, selon la méthode
allemande. Des projecteurs s'allument, surmontant
un enchevêtrement de poteaux garnis d'isolateurs
en porcelaine, lesquels supportent des fils de fer
barbelés électrifiés. D'autres projecteurs,
mobiles ceux-là, balaient l'immense place d'appel,
du haut des miradors, puis s'éteignent, pour se
rallumer brusquement un peu plus loin, créant des
zones d'ombre intense, devenant soudain des taches
éclatantes de lumière crue. Cela agit sur les
nerfs, rendant l'ambiance du camp menaçante,
imprévisible. Ajoutés à cela, des hurlements, des
ordres gueulés jaillissent d'un peu partout,
auxquels on ne comprend rien ! Des miradors de
béton pointent vers nous leurs mitrailleuses. Des
chiens-loups, spécialement dressés, circulent à
petite allure dans des couloirs aménagés entre des
rangées de barbelés. Des casques, des armes
luisent. Autour de nous on s'agite beaucoup. Des
ombres vont et viennent. On demande des
interprètes. Des appels, des cris, des silences se
succèdent. Sonnés, on se tait, on regarde et on
écoute de tous nos sens alertés. Nous sommes
victimes d'un infernal cauchemar. C'est irréel. Il
fait nuit noire quand nous entrons dans une salle
où tous nos vêtements, tous les bijoux, toutes les
montres, toutes les bagues, tous les stylos, tous
les portefeuilles, nous sont enlevés. Ainsi que
les fameuses valises des otages qui croyaient à un
régime de faveur… La comédie se pimente d'un
inventaire méticuleux, marché de dupes, que nous
devons signer. Mais une autre surprise nous
attend. Nous ressortons dans les ténèbres pour
pénétrer dans une autre salle, brillamment
éclairée, aux murs garnis de petits carreaux
émaillés blancs… C'est l'antre des " friseurs ".
Des détenus spécialisés, en blouse blanche, armés
de puissantes tondeuses électriques, officient.
Stupeur ! Nous sommes privés de TOUT système
pileux, soigneusement récupéré après tonte, pour
un usage industriel. Adieu les cheveux, les
moustaches conquérantes, les barbes vénérables,
les poitrines velues, les jambes frisées, les
sexes poilus. TOUT Y PASSE !… Et nous en rions
stupidement, abasourdis. Puis on nous dirige vers
un autre bâtiment, situé un peu plus loin, après
ce qui nous semble être d'immenses cuisines. On
passe devant un curieux grand arbre, absolument
dénudé, noirci et qui est appelé " le chêne de
Goethe ". La légende court que l'ALLEMAGNE sera
vaincue le jour où ce chêne sera abattu. Ouvrons
ici une petite parenthèse. Les derniers jours de
l'effondrement des forces militaires allemandes,
peu de temps avant que le camp de BUCHENWALD se
libère, l'usine attenante, qui fabriquait et
montait des crosses de fusils, fut bombardée par
l'aviation américaine. Il y eut des victimes et
des dégâts dans le camp, mais surtout dans les
logements SS et à leur caserne. Et la plus étrange
coïncidence voulut que la prédiction se réalisa :
le vieil arbre de Goethe fut à la fois brûlé et
abattu par les explosions des bombes d'avions. La
réalité confirme et dépasse parfois la fiction !…
Nous voici dans le bâtiment des douches. Nous
sommes obligés de plonger complètement, en
immersion, dans une large cuve de ciment contenant
un puissant désinfectant à base de CRESYL puis,
suffocants, toussants, crachants, nous passons
sous une bienfaisante douche. Ce fut,
empressons-nous bien de le préciser, l'unique bain
et la seule sollicitude d'hygiène corporelle de
toute notre captivité !… Sur les murs, des
affiches passe-partout, représentant un pou
agrandi avec ce slogan : " Ein Lose dein TODT "…
(Un pou, ta mort…). Ensuite, nouvelle galopade
dans le plus simple appareil, vers
l'EFFEKTEN-KAMMER, traduisez : distribution
d'uniformes pénitentiaires. Nous touchons alors un
caleçon à petites rayures bleues, une chemise
idem, un pantalon rayé verticalement de bleu et de
blanc, un petit pull-over, et une veste
pareillement rayée. Enfin une capote, toujours
rayée, et qui est légère : le tissu a l'air d'être
de la fibre de bois ?… N'oublions pas les "
chaussures ", semelles de bois recouvertes de
morceaux de tissus bariolés, très inconfortables.
Nous passons au photographe et à "
l'ARBEIT-STATISTIK " où l'on donne les
renseignements concernant l'état-civil, puis nos "
spécialités "… Afin de ne pas aider l'ennemi, il
faut voir la foule de jeunes ouvriers se déclarant
étudiants, ainsi que les hommes qui se prétendent
manoeuvres sans spécialité… Après avoir donné nos
empreintes, nous recevons deux petites bandes
blanches de tissu où nous devons marquer au
crayon-encre notre matricule, et deux triangles
rouges marqués d'un F (comme Français) à coudre
sur la poitrine, à gauche et sur la jambe du
pantalon, à droite au-dessus de la poche. C'est
ainsi que je deviens le matricule 51.186.KLB. Puis
on nous guide, au travers d'un dédale d'enceintes,
de couloirs de barbelés, de chicanes, jusqu'à de
grandes tentes militaires, installées à la hâte.
Nous devrons y loger " provisoirement " à cinq
cents personnes pour une superficie de cent quatre
mètres carrés ! ! ! Ereintantes nuits, emboîtés
comme des sardines, couchés sur un lit de branches
de sapins, une couverture par homme et DEFENSE DE
SORTIR sous peine de mort par bastonnade de la
part des vigiles… Nous sommes, paraît-il, en
quarantaine d'observation. Quarantaine
obligatoire, pour les risques d'épidémie. Nous
sommes situés en bas du petit camp, avec
interdiction de nous promener dans le grand camp !
Nous avons une grande place d'appel. De nombreux
camarades meurent ici des suites de notre voyage,
épuisés. Beaucoup auront du mal à s'en remettre,
restant stupides, hébétés, hagards. Les furoncles
poussent en masse. Ce qui permet à un grand
escogriffe allemand, porteur d'un brassard de la
CROIX-ROUGE, appelé pompeusement " Herr DOKTOR ",
de tailler allègrement dans les chairs, à vif,
pour débrider les abcès, avec une ravissante paire
de ciseaux de couturière, qu'il essuie placidement
après un morceau de papier WC, entre chaque
patient !… Et ils sont nombreux !… Un matin, nous
revoilà en colonne par cinq, le torse nu, à nous
demander ce qui nous attend ? Cinq " infirmiers ",
ou présumés tels, nous injectent sous le sein
droit une dose approximative d'un liquide
indéfini, sans autre forme d'explication. D'après
les toubibs détenus, les " vrais ", il s'agirait
d'un vaccin contre les épidémies, tel le typhus.
Ce qui nous étonne profondément c'est la qualité
et même la quantité de la soupe que nous touchons.
Par rapport à la prison ou à COMPIEGNE, c'est
parfait. Mais ça ne devait pas durer trop
longtemps. On nous retapait, afin qu'un jour
prochain, sans crier gare, on trie les plus forts
pour les envoyer aux travaux les plus pénibles.
Nous subissons même un examen radioscopique : il
fallait une sélection impitoyable et nous nous en
doutions. Les malades, ou ceux jugés trop débiles
furent alors triés à nouveau et envoyés, soit au
block 46, réservé aux " cobayes ", soit dans une
baraque d'invalides, rationnés, et dont le sort
est plus qu'incertain… Ces malheureux devaient
servir de sujets d'expériences
pseudo-chirurgicales et en innovations médicales.
Par exemple on tira une balle de mitrailleuse
d'avion dans le corps de certains, au même endroit
rigoureusement, méticuleusement. On laissait alors
un blessé mourir sans soins avec les observations
des signes cliniques les plus rigoureusement
consignées. Un autre patient était, lui,
anesthésié et opéré d'une certaine manière. On
expérimenta certainement l'hibernation. Pour
d'autres, ce furent des expériences sur les effets
des brûlures au phosphore. On équipa certains de
ces malheureux comme un pilote d'avion de chasse
et ils durent essayer de résister à des accidents
de vol, tels la perte en haute altitude du masque
à oxygène, les chutes de pression atmosphérique
brutales… Ou bien on en trempa dans une cuve d'eau
glacée, afin de voir combien d'heures un homme
perdu en mer, l'hiver, peut survivre et quand
doit-on abandonner les recherches. Et le four
crématoire achevait de tuer les " inutiles ",
après une injection directe de BENZINE dans le
coeur… La fumée de la sinistre cheminée carrée du
four crématoire ne cessait jamais de rouler ses
volutes pestilentielles dans un ciel sans oiseau
!… C'était là une véritable usine aux
sous-produits multiples car, ici, tout est
exploité rationnellement, scientifiquement, même
la mort. LA CORVEE
DE " CAILLOUX " De temps en temps, afin de ne pas
rouiller dans le farniente de la quarantaine, nous
sommes appelés, comptés, mis en rang par cinq et
on nous emmène à la carrière de pierres. Nous
sortons alors du grand camp par la porte
principale, puis nous le longeons à droite. Nous
passons près d'une esplanade où des SS
s'entraînent au maniement d'armes. Puis nous
atteignons une crête, point culminant d'où nous
avons une vue splendide sur une large vallée où
circulent des véhicules et un train, tout petits
dans ce grandiose décor. On nous fait descendre
alors les marches mal taillées et nous arrivons à
la carrière. Des centaines de détenus y
travaillent à l'extraction de blocs de pierre. Là,
nous devons prendre chacun sur une épaule une
pierre d'environ une bonne vingtaine de kilos. Et
gare aux resquilleurs, tabassés d'importance et
surchargés à mort ! Et nous remontons l'escalier,
stimulés par les gueulements des sentinelles, des
Kapos et autres Vorarbeiters, quand ce n'est pas à
coups de gummi sorte de trique en caoutchouc
durci. Nous refaisons le chemin en sens inverse et
nous lâchons notre chargement au fond du grand
camp, au bout d'une des avenues empierrées qui
desservent les blocks-dortoirs en construction
dure.
ELLRICH
DEPART
POUR ELLRICH Et puis, un jour, le 6 JUIN 1944. Nous
apprenons, je ne sais par quelle radio-pirate ou
indiscrétion, que les Alliés ont débarqué en
NORMANDIE. Et, ce jour mémorable entre tous, nous
sommes alignés à la gare du camp et nous partons
en " transport " pour la ville d'ELLRICH, située à
une vingtaine de kilomètres de NORDHAUSEN, gros
centre ferroviaire et industriel au sud du massif
montagneux du HARZ, en THURINGE. Je suis séparé de
DANIEL DAGORNE qui part dans un autre groupe. Là,
il faut ouvrir une parenthèse et bien expliquer
dans quelles conditions est établie la liste des
numéros matricules de ceux qui sont fichés pour un
" transport ". Si la garde du camp de BUCHENWALD
est assurée par les SS " Tête de Mort ", il se
trouve que l'organisation interne est entièrement
aux mains des détenus : cuisines, effekten-kammer
(stocks des vêtements), stubendienst (détenus
privilégiés chargés de la bonne tenue des blocks,
dolmetcher (interprètes), Vorarbeiters
(contremaîtres de travail), et KAPOS (chef de
kommandos de travail ou de blocks). Tout ce petit
monde, et surtout l'ARBEIT-STATISTIK (bureau
chargé de noter les spécialités ou compétences de
travail des détenus, et donc chargé d'établir les
listes de départs en " transports "). Or, il se
trouve que tout ce petit monde à part est composé
exclusivement de membres du Parti Communiste de
tous les pays européens… alors il leur est facile
de trafiquer les listes des partants en fonction
de la " dureté " du kommando demandant des
esclaves. Et ils ne se privent pas de changer les
numéros des partants par des numéros de détenus
non-communistes, autant que faire se peut,
lorsqu'il s'agit du départ vers un camp réputé
pour sa dureté… Evidemment, s'ils privilégient les
cadres ou futurs cadres du PARTI en prévision des
" lendemains qui chanteront " et leur fournissent
des " planques " relatives : travail en usine,
donc à l'abri des intempéries, avec un toit sur la
tête, ils épargnent un peu moins les militants de
la " base ", considérée comme menu-fretin, et
qu'ils épargnent seulement lorsqu'ils ont de la
marge de manoeuvre dans le nombre de matricules
demandés. Nos " prisonniers de la politique du
parti ", rescapés comme nous du voyage vers
BUCHENWALD, ont eu de la rancune tenace et ne se
sont pas faits faute de nous signaler " aux bons
soins " de la Direction Communiste Intérieure !
Aussi ne sommes-nous pas autrement surpris de nous
voir choisis " en priorité " dans une liste de
TRANSPORT pour le camp d'ELLRICH, renommé pour sa
mortalité élevée et le travail en plein air, par
tous les temps, aux fins de réaliser une ligne de
voie ferrée reliant directement le camp voisin de
DORA (tunnels où sont assemblés les V1 et les V2)
à la ligne de chemin de fer reliant NORDHAUSEN à
KASSEL. Nous tenons ces renseignements
confidentiels de quelques secrétaires de
l'ARBEIT-STATISTICK indiscrets, c'est-à-dire pas
tout à fait achetés par le Parti. Il a été donc
demandé deux mille hommes pour ce convoi qui doit
partir le 6 JUIN 1944 au matin. C'est donc par un
jour, mémorable entre tous, que nous quittons
BUCHENWALD ce grand centre de triage livrant les
quantités d'hommes (Stuck) aux demandes des
entreprises industrielles civiles, ou militaires. ELLRICH Le convoi se fait sans histoire cette
fois. Nous sommes répartis à cinquante par wagon,
avec une porte ouverte où sont assises deux
sentinelles qui discutent gravement, pendant que
nous commentons en large et en travers " LA "
nouvelle du jour. Le moral est au beau fixe. Nous
arrivons en gare d'ELLRICH après une petite
journée de voyage, détendus et curieux de voir où
nous allons aboutir. Nous débarquons et, aussitôt
mis en rang par cinq, nous défilons à travers la
ville, quoique nous ayons aperçu un camp important
de zébrés, juste à la gare. Encadrés de nos
sentinelles, fusil sous le bras, nous sommes
dirigés à la sortie nord de la ville, dans une des
plus belles artères, jusqu'à un ancien Théâtre
Municipal. C'est là que nous échouons. Quatre
miradors flanquent un quadrilatère formé de
barbelés et où est inclu un petit parc ombragé,
sur l'arrière des bâtiments. Nous sommes deux
mille prisonniers, dont à peu près cinq cents
Français, la majorité se composant, par ordre
d'importance, de Polonais, de Russes Ukrainiens,
de Yougoslaves et de Tchécoslovaques, sans oublier
un petit nombre de Belges et de Hollandais. A neuf
kilomètres de notre petit camp se trouve le grand
camp de DORA, usine souterraine entièrement
creusée par les déportés, au prix de terribles
pertes. Là sont assemblées les pièces qui
constituent les fameuses fusées dévastatrices,
nommées V1 et V2. Sa gare et le nom géographique
est NIEDERSACHSWERFEN. On nous divise en sections,
ou KOMMANDOS de travail. Nos chefs, ou " KAPOS "
sont recrutés parmi les détenus allemands et
polonais. Ce sont, pour la plupart d'anciens
souteneurs, criminels de droit commun, escrocs,
pédérastes notoires. Ce sont surtout ceux-là qui
réussirent à survivre à des douze ou quinze années
de bagnes nazis… Les autres, les détenus
politiques, opposants de HITLER, avaient été
particulièrement " traités " et décimés par les SS
du fou dangereux… Exceptionnellement ils finirent
par s'imposer dans les grands camps, comme à
BUCHENWALD où les " politiques ", c'est-à-dire les
communistes, je le répète, avaient la majorité des
postes d'importance. Ce qui mena hélas à certains
abus, car il leur était facile de changer les noms
des listes des partants pour un kommando pénible,
comme les mines de sel par exemple, et soustraire
de ces listes leurs sympathisants… au détriment
des autres résistants… Inutile de dire que nos
KAPOS, pour conserver leur place de faveur,
pouvoir voler sur nos rations, trafiquer avec les
rares denrées du camp et ne pas travailler, nous
brutalisent et poussent la cadence de rendement !…
Ils sont d'ailleurs aidés en cela par des
contremaîtres, ou VORARBEITERS, qui nous stimulent
au travail incessant, dur, d'édification d'une
voie ferrée, que nous devons fournir de six heures
du matin à la tombée de la nuit. Et encore nous
sommes levés à grands coups de sifflet à quatre
heures du matin, pour descendre à l'appel, dans la
cour, par tous les temps. Cet appel dure plus
d'une heure, immobiles au garde-à-vous, qu'il
pleuve ou qu'il neige ! Nous sommes pris en charge
par l'entreprise KRAUSE ; laquelle a pour tâche de
construire une voie ferrée d'intérêt stratégique
qui doit joindre, presque en ligne droite,
l'importante ville de KASSEL à celle de
NORDHAUSEN, sans oublier la dérivation du camp de
DORA. Notre chantier s'étend sur trente
kilomètres, de NORDHAUSEN à PÜTZLINGEN, un hameau.
Et nous perçons les collines, nous comblons les
vallons, nous bâtissons les ponts et les conduites
d'écoulement, nous posons les rails et nous
chargeons le ballast, tout au long du trajet qui
nous est imparti. Le soir, après avoir travaillé
douze heures en moyenne, avec une légère pause
d'une demi-heure à midi, pendant laquelle nous
avons le loisir de regarder nos sentinelles et nos
KAPOS casser la croûte, nous rentrons au camp. Les
plus éloignés reviennent par le train de chantier,
les autres à pieds au pas cadencé. Une fois
rentrés au camp, nous subissons l'appel, d'une
durée variable selon l'humeur primesautière de nos
gardiens, puis nous touchons alors gros comme le
poing d'un pain serré, noir, où entrent la sciure
de bois et la fécule de pomme de terre. Puis vingt
grammes de margarine synthétique et un litre de
bouillon chaud où nagent QUELQUEFOIS de petits
morceaux de navets ou de rutabagas. Ceci pour
tenir jusqu'au lendemain soir, au retour d'une
nouvelle journée de douze heures, par tous les
temps, mal vêtus de nos tenues rayées en fibre de
bois, mal chaussés de claquettes à semelle rigide
en bois, rafistolées de fil de fer qui nous
blessent les pieds. Pour couronner le tout, nous
sommes à la merci de l'humeur changeante de nos
KAPOS allemands ou polonais. Nous souffrons même
plus de la part de ces détenus favorisés,
jouissant du droit absolu de vie ou de mort à
notre égard, que d'exactions rares venant de nos
sentinelles, lesquelles se contentent en général
de nous garder à vue et de nous signaler aux "
bons soins " de nos KAPOS et autres VORARBEITERS.
Gunzerode
**
Nos travaux nous obligeant à parcourir
une distance qui est jugée, par les Autorités,
dispendieuse, tant par notre transport quotidien
que par la perte de temps appréciable, on crée à
notre usage un petit camp-satellite d'ELLRICH, au
hameau de GÜNZERODE. C'est une grande bergerie
désaffectée et réquisitionnée, qui nous abrite.
Nous sommes là à peu près un millier d'hommes,
parqués comme des bêtes. Des châlits à cinq
niveaux emplissent entièrement le premier étage.
En bas aussi, une grande partie de la place est
transformée en dortoir à cinq étages. Au fond, à
gauche, est créé un coin pour deux gros
autoclaves. C'est la " cuisine ". A droite, et au
fond également, l'abreuvoir à moutons est restauré
et institué " lavabos ", pour respecter les règles
de l'hygiène corporelle. Grosse farce qui ne nous
empêche pas, rapidement, d'être couverts de poux
voraces, à la venue d'un " transport " de renfort
non désinfecté… Au fond du rez-de-chaussée
également sont installés les deux " friseurs " qui
nous rasent deux fois la semaine. Ce qui laisse
une belle peau blanche par rapport à la crasse
accumulée sur le restant du visage… Nous sommes
placés derrière les bâtiments importants d'une
belle ferme. On entoure ce petit camp de poteaux
et de barbelés, un mirador à chaque coin de
grosses lampes au sommet de chaque poteau. Un
poste de garde à l'entrée, une maison située hors
des barbelés permet le logement des sentinelles,
et nous pendons la crémaillère… Au début, cela
nous semble une amélioration sensible à notre
misérable condition de " détenus politiques " (à
triangle rouge). Mais nous devons déchanter bien
vite car les restrictions se firent sévères, au
fur et à mesure que nous entrions dans l'hiver, et
que les armées allemandes subirent des défaites et
les civils des bombardements quasi-journaliers.
Nous étions certes un peu oubliés des grands
camps, mais pour l'organisation du ravitaillement
aussi !… Enfin, il nous fallait subir et tenter de
TENIR ! Notre moral est heureusement bon, du moins
tant que les beaux jours durent. En tout cas, une
chose est certaine : que ce soit à ELLRICH, où
notre camp est en pleine ville, ou bien ici à
GÜNZERODE, où les maisons paysannes nous entourent
nul Allemand ne pourra nier l'existence des camps
de concentration. Il y en a partout ! Et, tous les
jours, matin et soir, nous défilons dans la grande
rue, soit pour aller au travail, soit pour en
revenir !… D'ailleurs, le dimanche matin, les
HITLER JUGENDS qui vont et reviennent de leurs
exercices, ne se font pas faute de faire mine de
nous balancer leurs grenades en bois. Ils nous
contemplent comme des fauves derrière les grilles
d'un zoo et les commentaires vont bon train : - Regarde-moi
ces petits cons ! C'est qu'ils nous tireraient
dessus si on les laissait faire ! Ah elle est
belle la jeunesse à DODOLF !… - Laissez-moi
sortir seulement dix minutes, et vous verrez un
peu si je me gênerais pour en déculotter
quelques-uns et te leur flanquer une de ces
fessées ! Des familles
entières défilent devant les barbelés et nos
passages " en rang par cinq ", solidement encadrés
par les SS, sont toujours suivis par une foule
attentive venue contempler leurs esclaves. C'est à
ces occasions que les Russes se lancent dans leurs
chansons de marche. Et on peut dire qu'avec "La
Madelon ", on ne fait " pas le poids " ! Eux, ils
font vibrer les carreaux avec leurs chorales à
huit voix. C'est magnifique d'enthousiasme, de
beauté virile. Et aussi nous ne pouvons nous
empêcher de nous taire et d'écouter, en marquant
la cadence. Il y a dans leur chant une poésie, un
élan qui entraîne les foules. C'est beau, même si
on ne comprend pas les paroles. Malgré le langage
qui nous sépare, nous entrons de plein-pieds en
communion spirituelle avec eux lorsqu'ils chantent
ainsi. C'est presque liturgique. Et ils
entretiennent notre moral par leurs chants… Quels
dommage qu'ils ont, chez eux aussi, des camps de
concentration. On en a parlé dans le sabir des
camps, c'est monstrueux et aussi aberrant que les
camps nazis… Au paradis des travailleurs !… PAS DE
CONTESTATAIRES AUX MOTS D'ORDRE DU PARTI UNIQUE !…
Incroyable ! Et, le pire, c'est que lorsque les
Russes chantent, les Allemands semblent contents :
du moment que çà chante bien, qu'on marche bien au
pas, ils sont fiers de nous comme s'ils nous
avaient eux même appris ces choeurs. Peu importe
si c'est " le chant des partisans ", ou celui des
"Tankistes", peu importe si ça gronde d'espoir ou
de revanche. Ça chante beau et fort, c'est ce qui
importe!
PUTZLINGEN - Les feuillées
sur le chantier
NOTRE TRAVAIL D'ESCLAVES
Le jour commence à peine à
blanchir un coin du ciel, où clignotent encore les
étoiles. Dans la cour, alignés par cinq, rangés
par Kommandos distincts les bagnards sont comptés.
Il fait frais et les dos frissonnent. C'est que le
demi litre d'ersatz de café chaud est loin. Cela
fait bientôt une heure et demie que nous sommes
là, sur nos jambes déjà fatiguées, à patienter.
Mais nous avons compris qu'il nous faudra toujours
avoir de la patience. Un ordre… Le garde-à-vous :
on se découvre. Le SS, sous-chef du camp, a enfin
terminé l'appel. Tout le monde est là. Peu à peu,
les kommandos s'ébranlent au pas et sortent du
camp. Les galoches de bois martèlent le pavé des
rues. Il va faire beau et chaud aujourd'hui. Nous
partons pour la station de NIEDERSACHSWERFEN, gare
située vis-à-vis du tunnel de DORA. Dans les
wagons, la plupart somnolent, fatigués des
journées précédentes, n'ayant pas un repos
suffisant. Les sentinelles regardent le paysage et
discutent avec le KAPO… Il fait meilleur ici, pour
eux, que sur le front de l'EST ou même qu'en
NORMANDIE !… Notre KAPO est un dénommé " FRANZ ",
athlète de taille moyenne, le regard d'un bleu
cruel, le visage buriné par un lourd passé de
bagnes, des mains de brute. Comme il s'est bâti
une réputation de tueur, il est bien vu des
sentinelles et il garde ses cheveux, frisés à
souhait, d'un beau blond. Cela fait huit ans qu'il
est dans les bagnes allemands. A l'entendre, les
débuts n'ont pas été roses mais, maintenant il se
rattrape et, ce qu'il a enduré, il le fait endurer
aux autres. Bien entendu, il ne peut pas sentir
les Français ; des gens qui ne savent pas fournir
un effort, qui mettent de la mauvaise volonté à
travailler, bref des vauriens dont il ne faut pas
compter pour obtenir du rendement. De plus ils
supportent tous les coups sans pour cela augmenter
la cadence… Et, en cela, il n'aurait pas pu
changer en nous l'esprit de résistance passive.
Alors, de temps en temps, la rage l'attrape. Il
hurle, il bondit sur le plus proche Français et
lui administre une correction bien sentie. Les
sentinelles s'esclaffent, ricanent en secouant
leurs ventres bien garnis. Et les autres détenus
baissent les paupières afin de masquer la flamme
fauve qui durcit leurs yeux. Et les poings se
serrent un peu plus fort sur le manche de pelle ou
de pioche. Gare à la libération des camps !… Il y
aura des comptes à rendre, et… expéditifs ! En
pleine journée, nous sommes pris à partie par une
formation de bombardiers alliés qui arrosent la
voie, en partant de la gare de triage de
NORDHAUSEN. Nous voyons la terre se soulever au
loin, dans un grondement sourd et puis ça se
rapproche et bientôt c'est sur nous. Nous nous
aplatissons là où nous nous trouvons. Les rails
voltigent dangereusement. Les explosions nous
secouent tandis que les sentinelles ont lâché leur
fusil pour courir plus vite et s'éloigner le plus
possible en criant… Un chasseur descend et "
exécute " la locomotive de notre rame de wagons
plate-forme chargés de déblais. Des douilles
brûlantes tombent autour de nous : du beau cuivre
rouge ! Nous sommes un peu sonnés mais notre moral
est remonté d'un seul coup au plus haut point.
L'orage passe… Nos gardes reviennent en discutant
vivement entre eux. En tout cas, ceux-là n'auront
pas mérité la croix de fer. Il est certain que
cela change des vraies troupes combattantes. Nos
petits planqués sont de belles poules mouillées et
nous en rions ouvertement. Bilan : un long tronçon
de voie est à refaire, dont un aiguillage. La
journée tire à sa fin. " Une de moins en attendant
la classe " comme disent certains camarades. Après
avoir enduré les rayons cuisants du soleil, les
mauvais traitements du KAPO et de ses
VORARBEITERS, les injures et les lourdes
plaisanteries des sentinelles, il nous faut
retourner à la petite gare, au pas cadencé, la
poussière formant des plaques sur notre peau,
sillonnée par la sueur qui ruisselle. Nous avons
déblayé le mieux possible toute la journée et nous
sommes bien las ! Bien entendu, la locomotive de
remplacement se fait attendre et nous sommes de
retour au camp vers huit heures du soir. Nous
avons droit à l'inévitable appel, qui se complique
toujours, à croire qu'ils ne savent pas compter…
Puis nous faisons la queue pour toucher notre
pitance. Nous assistons ensuite à la bagarre pour
le " rabiot de soupe ", car il est inutile et
dégradant de s'en mêler pour y ramasser un mauvais
coup plutôt qu'autre chose de plus substantiel.
Les Polonais et les Ukrainiens sont des champions
pour cela ! Les triques des KAPOS frappent leurs
dos, sans arriver à mettre un peu d'ordre dans la
bousculade des affamés qui cherchent à se
supplanter et à se voler les uns les autres. DU
COURRIER DE FRANCE Au moment de se coucher sur nos
paillasses, à l'intérieur de nos niches
superposées, on appelle quelques noms… Il y a du
courrier ! Le seul et unique de ma captivité ! Je
ne rêve pas : je suis sur la liste et mes
camarades me font parvenir une enveloppe où je
reconnais l'écriture de mon père. Quelle joie plus
grande que de se sentir rattaché à la terre de
FRANCE par ce petit rectangle de papier reçu par
la poste, après tant de semaines, tant de mois de
dur silence ! L'enveloppe est libellée par papa.
La lettre est de la main de maman. Ainsi je sais
qu'ils sont vivants tous les deux. Tout un coin de
ce ciel d'orage se déchire et le bleu limpide du
bonheur apparaît, lueur d'affection de paix et
d'amour. O rêves d'un retour à la vie passée,
rêves combien déchirants dans ce pays de travaux
forcés : rêves, hantise… Le lien consolant du
courrier venu de FRANCE a rapporté en moi la
confiance et le courage nécessaire à l'attente
pénible du jour de grâce : la LIBERTE. Car tous
ici nous avons l'espoir de retrouver un jour nos
foyers. Et pourtant j'ai l'impression de n'avoir
jamais vécu autre part qu'ici, au milieu de ce
décor hostile et que tout mon passé n'est
qu'imagination. Il faut avoir subi cette
claustration brutale pour réaliser le malheur qui
atteint psychiquement le prisonnier des bagnes
hitlériens. Toute la campagne, toutes les villes
traversées lors de nos déplacements journaliers ne
donnent pas le repos de l'âme. Elles sont vues au
travers d'une vision de fils de fer barbelés et de
raies bleues et blanches qui entourent le captif
constamment. L'air même est dur à respirer, car il
n'apporte pas les doux parfums de la liberté. On
ne peut abandonner le difficile présent, on ne
peut s'évader un moment de la réalité atroce, de
nos forces défaillantes, du corps qui maigrit de
jour en jour par les privations. On ne peut éviter
les sévices, qui mettent notre tête au supplice,
de nos gardiens qui nous harcèlent de leurs
injures de leurs coups ajoutés à ceux des KAPOS et
aux intempéries. La tension continuelle de nos
nerfs surmenés nous empêche d'être vraiment maître
de notre moral. Quand viendra-t-il le temps où je
pourrai marcher sur les routes, seul, sans un
fusil accompagnant mes moindres gestes ? Quand
viendra-t-il le temps où j'aurai le droit de
m'asseoir quand je le désire afin de reposer mes
jambes brisées par la fatigue ? Quand viendra-t-il
le temps où je n'entendrai plus les sons étranges
qui heurtent mes oreilles et qui ajoutent, par
leur incompréhension, à l'abrutissement de la
fatigue ? Quand viendra-t-il le temps où du linge
enfin propre et renouvelé n'irritera plus ma peau
brûlante ? Quand mes yeux reverront-ils la FRANCE,
quand reverront-ils la VIE ? Quand ?… A
NORDHAUSEN Nous sommes à la gare de triage de
NORDHAUSEN. Le temps est splendide et le soleil se
fait sentir. Répartis par équipes de six hommes,
nous grimpons sur les wagons à quai et nous en
déchargeons l'anthracite et les briquettes de
charbon destinées à la locomotive de chantier.
Très rapidement, nous sommes couverts de sueur et
nous abandonnons veste et chemise. Les torses nus
ruissellent. La poussière de charbon vole partout
et pénètre nos narines, nos yeux, et même craque
sous les dents. A la pause de midi, nous demandons
aux sentinelles de nous mener à une fontaine, afin
de faire partir le plus gros de cette crasse noire
qui fait croûte et irrite les pores de la peau. Il
nous est répondu un " NEIN ! " qui n'engage pas à
insister. Alors c'est un concert de jurons d'où il
ressort principalement que les Chleus auraient
plus besoin de se laver que nous, depuis le temps
qu'ils sont dans la merde et qu'ils n'en sortiront
jamais, au contraire !… Voilà le sous-chef du
camp, un lieutenant de SS encore très jeune,
boitant d'une blessure de guerre (un des rares !…)
qui le fait se servir d'une canne pour marcher. Il
interroge visiblement les sentinelles et il donne
un ordre. Les gardiens nous emmènent alors par
petits groupes, à tour de rôle, aux douches
situées dans la rotonde aux locomotives. Nous
passons le long d'un grand silo en béton armé,
puis devant un camp de " Travailleurs Libres " où
les Français présents restent muets comme des
carpes lorsque nous leur demandons les nouvelles.
Sans doute ont-il peur de représailles s'ils nous
adressent la parole ? Il n'y a que les prisonniers
de guerre rencontrés qui échangent volontiers
quelques mots avec nous, lorsqu'on en croise.
Enfin nous traversons des voies pour pénétrer sous
la vaste coupole où sont révisées les locomotives…
En sortant de la douche, le gardien prend un ton
de bonhomie pour nous demander si ça va mieux ? Un
camarade lui répond : -
Nous on est comme les amoureux : un peu d'eau
pure et de ciel bleu et ça va ! Et
tous de rire. Le soldat nous regarde avec
ahurissement et il émet cette observation : -
Les Français, pas beaucoup travailler, bon moral
et toujours rire… pourquoi ? Le
même camarade ouvre la bouche pour répondre mais,
au même instant, les sirènes de la gare se mettent
à hurler au point de nous assourdir. Vivement,
nous sommes rassemblés et emmenés au pas de course
vers la campagne toute proche puisque nous sommes
au sortir de la ville. Nous marchons dix bonnes
minutes et déjà les grondements des escadrilles
s'amplifient. Le chef des sentinelles nous fait
allonger en bordure d'une route ombragée, juste
dans le fossé finissant un champ de pommes de
terre. Nous ne perdons pas notre temps et nous
grattons les pieds pour en tirer les précieux
tubercules. Là-haut les avions scintillent et les
petits chasseurs tournent et virent au-dessous des
formations serrées de bombardiers. Plusieurs
vagues sont déjà passées. Mais en voici une,
beaucoup plus basse, précédée de quelques
chasseurs. Soudain, plusieurs fusées rouges
s'allument juste au-dessus de la ville. Les
Allemands égaillés dans la campagne crient et
gesticulent. La vague arrive et c'est le bruit
crispant des sifflements des torpilles. Nous nous
faisons tout petits et nous regardons avec des
yeux étincelants. Un grondement de tonnerre et un
gros nuage noir monte en s'épaississant : quelque
chose crépite et de longues flammes surgissent
dans le ciel. C'est l'aérodrome qui a été touché,
apprend-on peu après par des prisonniers de guerre
Français. Le camarade des douches s'approche alors
du gardien qui nous y avait conduit et lui dit : -
C'est pour çà que nous avons toujours un bon
moral !… L'autre ne répond
rien, mais il lève la main et la laisse retomber
en poussant un " ach "
résigné. Dans le ciel, les oiseaux de mort
s'éloignent, d'un vol puissant, et de leurs
moteurs monte un grondement qui dure longtemps
après leur passage, longtemps, comme un formidable
défi ! L'ETRANGE
" SUPPLICE DU TABAC " Il est un paradoxe très important dans
notre condition de " zébrés " : en effet, si nos
rations alimentaires sont calculées au plus bas,
il se trouve que, par contre, nous touchons très
ponctuellement notre " DECADE " de cigarettes et
de tabac à chiquer !… Bien entendu, je vois là un
moyen d'échange très appréciable, en cédant ma
ration à un vieux Kapo, bien inoffensif, WILLEM,
vieux détenu politique allemand qui, en tant que
tel (et de sa qualité de Kapo) bénéficie d'une
nourriture assez abondante et variée, avec
possibilité de se ravitailler à l'importante
ferme, qui jouxte notre petit camp de GÜNZERODE.
Aussi me donne-t-il, en échange des " MACHORKA "
et du tabac à chiquer, des morceaux de pain
appréciables et quelquefois un seau de belles
pommes de terre bouillies, que je partage.
Plusieurs camarades font comme moi, mais il existe
hélas des fumeurs invétérés qui, en sens
contraire, vont jusqu'à troquer leur part vitale
de pain de la journée pour quelques cigarettes !…
Notre bon ami, le Docteur JEAN BERTHEOL est
malheureusement du nombre… Nous essayons bien de
le raisonner, mais sa passion du tabac est la plus
forte !… Et bon nombre d'autres détenus, esclaves
de leur passion, se priveront du strict nécessaire
vital, s'affaiblissant au fil des mois… et ce fut
même mortel pour beaucoup lorsque l'hiver terrible
fut venu. Comme tous mes amis, j'ai toujours faim,
plus ou moins selon mes petits échanges. Mais la "
décade " ne dure pas, et les autres jours il faut
se contenter du litre théorique de soupe claire
dans la gamelle, accompagné de morceau de pain (
en général gros comme le poing ) sur lequel on
vous alloue un petit bâton de margarine
synthétique ( tirée, paraît-il de la houille ).
Aussi, je fus tenté de garder un morceau de
chique, parce que des camarades m'ont certifié que
cela calmait les tiraillements d'estomac dus à la
faim permanente… L'expérience ne fut pas
concluante : je mâchais et, au début, c'est un
goût de réglisse qui fait saliver. Alors arrive le
goût acre du tabac noir qui emplit la bouche.
Evidemment j'en avale maladroitement et là, un
vertige me saisit, puis une envie de vomir. Je
recrache vivement ma chique ! Et je me jure bien
de ne plus recommencer ! Décidément, tout aura été
expérimenté pour nous affaiblir de toutes les
manières. Mais il faut reconnaître que, pour un
grand fumeur invétéré, la tentation est très
forte. Se priver de nourriture et fumer, ou bien
ne pas fumer et tenter de survivre en mangeant la
ration chichement allouée. Toute la question est
là. Alors sachons résister à un petit plaisir ! UN CLIN
D'OEIL DE CHALEUR HUMAINE, OU LE " RAMPANT " DE
LA LUFTWAFFE Une chaleur lourde nous étreint. La soif,
sur le chantier, ne peut être étanchée, alors nous
haletons. Le soleil tape dur en cet été
continental… rien de comparable avec le beau temps
de CANNES, où j'étais, il y a à peu près un an.
C'est mon anniversaire. Nous sommes là, torse nu,
à nous griller la peau, juchés sur des wagons,
pleins de déblais provenant de bombardements.
Déblais que nous répartissons à la pelle et à la
pioche pour agrandir le remblai de la voie ferrée
que nous construisons, avec ses ponts à couler en
béton, ses collines à raser à l'aide des pelles
mécaniques SKODA. Et le petit train, de chantier
qui ravitaille en sable, gravier, ciment. Le wagon
sur lequel je suis, avec d'autres camarades, est
plein de platras, mais aussi j'y découvre un plein
carton de feuilles blanches, un peu salies mais
utiles pour prendre des notes et des croquis que
je me promets de ramener au retour à la liberté.
Car j'y crois ! Nous y croyons tous que cet enfer
ne sera que passager et qu'un jour nous rentrerons
chez nous ! A noter qu'il y a un changement dans
la garde : les SS habituels ont été remplacés par
des " rampants " de la LUFTWAFFE. Ce sont de
jeunes recrues qui, pour la plupart, s'occupent,
pendant leur temps de garde, à potasser des livres
d'étudiants. Cela durera deux mois, jusqu'à fin
septembre, et nous en sentons la différence ! Sauf
tentatives d'évasion, ces soldats ne s'intéressent
qu'à leurs études. Mieux, l'un d'entre eux
demande, un jour, si l'un de nous parle anglais,
afin d'échanger quelques propos dans cette langue,
qu'il étudie. Il s'appelle HELMAR KRUPP, et est
toute sympathie avec nous. Il ne cache pas qu'il
juge notre attitude de " résistants " comme étant
un devoir pour des gens dont le pays est envahi et
asservi. Il déclare penser qu'il agirait de même
si cela était le cas pour lui. Tout ceci étant des
propos échangés entre " quatre z'yeux ",
évidemment, et sans autre témoin à proximité.
Mieux : la petite locomotive de chantier devant
être ravitaillée en eau assez souvent, il y a un
point d'eau, avec une pompe à bras, branchée sur
une petite rivière proche. Un long tuyau raccorde
ce captage à une citerne placée en bordure de
voie. Alors il désigne quatre hommes, dont je
suis, pour aller pomper de temps en temps à la
rivière. Là, il y a une ferme… Alors il va trouver
les civils et achète des oeufs et du pain frais
qu'il nous ramène et partage avec nous. Le Kapo,
le vieux, WILLEM, se désintéresse de la question,
moyennant une part pour lui et nous passons là
quelques journées fort reposantes, avec juste
quelques pompages de temps en temps. TRAVAIL
AUX ALENTOURS DE DORA Cela fait plusieurs jours que nous
débarquons à la petite gare de NIEDERSACHSWERFEN,
attenante à DORA, pour y travailler à l'extérieur
des tunnels. En effet, nous creusons des tranchées
pour y enfouir un gros tuyau d'adduction d'eau.
Nous franchissons le passage-à-niveau et là, nous
croisons deux camions-plateaux sur lesquels sont
juchés des prisonniers italiens. Puis nous
longeons l'enceinte barbelée, avec ses porcelaines
isolantes, ce qui, pour nous " connaisseurs ",
signifie que la clôture est électrifiée. Notre
chantier est bientôt là. Nous ouvrons un grand
coffre de bois d'où nous sortons les pelles et
pioches. Au boulot ! Nous tapons fermement dans un
sous-sol caillouteux qui nous donne bien de la
peine à creuser. Heureusement, par ces temps de
grande chaleur, il y a, juste à côté, un petit
ruisseau où nous avons le droit de nous
désaltérer. Mais nos efforts ne nous avancent
guère, car vraiment c'est de la rocaille ! Aussi
les " MEISTERS " décident-ils de faire sauter des
charges de dynamite. Mine de rien, nous
enfouissons dans les trous de mines des charges
bien supérieures au besoin présent, le tout relié
par fil électrique à la boîte de commande de
détonateur. Ce sont des copains spécialistes du "
GENIE " qui se sont offerts pour ce travail, avec
une idée derrière la tête : donner assez de
puissance aux explosions pour que des blocs de
roches s'envolent assez haut dans l'air, jusqu'à
toucher la ligne à haute tension qui passe juste
au-dessus… C'est risqué et puni de mort pour
sabotage, mais nous tentons le coup. Vrrraoum ! ça
vole haut. Pour exaucer nos désirs, des blocs vont
frapper les câbles électriques qui se mettent à se
balancer et qui, soudain, se touchent. Cela
produit une immense lueur bleutée, ainsi qu'une
forte détonation, et l'un des câbles va jusqu'à se
rompre et tombe à terre en se tortillant !…
Inutile de dire que nous sommes assez loin pour
jouir du spectacle. Les Kapos hurlent, les
MEISTERS lâchent des imprécations, bref la
confusion est à son comble… Il y aura une enquête
de faite par des officiers-artificiers, mais
heureusement pour nous, ils concluent à un fait du
hasard et nous n'en entendrons plus parler.
Quelques jours après, nous sommes dirigés vers la
partie Nord-Est de DORA, là où est située la
sortie principale des wagons-plate-forme chargés
de V2, recouverts de bâches et sans cône
d'explosif (qui est monté ailleurs). Nous devons
élargir la clôture du camp dans cette partie-là.
Aussi nous transportons, sur nos épaules bien
fatiguées, des poteaux en forme de potence, en
béton armé, et que nous devons planter, cimenter
dans le sol, à intervalles réguliers, lesquels
seront garnis de fils de fer barbelés électrifiés.
Naturellement, comme nous sommes aux alentours
immédiats du grand camp de DORA, non seulement
nous avons nos propres sentinelles qui, par ces
beaux jours d'été sont des soldats " rampants " de
la LUFTWAFFE, et qui nous flanquent une paix
royale ( ah ! si nous n'avions pas sur le dos les
Kapos et les Vorarbeiters toujours pareils à eux
mêmes, c'est à dire hargneux et ayant le coup de
trique facile, ce serait supportable ! ), mais
nous avons les SS de DORA qui sont accompagnés de
chiens-loups, réputés féroces…et là, çà ne rigole
pas ! Bien souvent, ils viennent s'occuper de
nous, en nous distribuant des coups de gueule,
mais aussi des coups de triques ou de crosses… Là
se situe un fait significatif de leur fanatisme
borné : un de nos copain alsacien, passe à côté
d'un des chiens, assis sur son arrière-train, lui
parle doucement en allemand, approche prudemment
une main caressante sur sa tête. Le chien accepte
la brève caresse sans sourciller. Alors, d'un
coup, son maître SS accourt, flanque un grand coup
de pied dans les fesses de notre ami, se met à
injurier son chien. Puis brusquement, il sort son
pistolet et tire une balle en pleine tête de la
pauvre bête, jugée sans doute coupable de " haute
trahison " ! Nous sommes atterrés de tant de
stupidité, mais nous retournons bien vite à notre
besogne, soucieux de nous faire oublier… "
L'ACCIDENT " Il fait terriblement chaud, aussi à la
pause de midi, nous nous glissons sous les wagons
des trains immobilisés des V 2, sur la voie de
raccordement à la ligne principale, bien à
l'ombre. Nos sentinelles de la LUFTWAFE en font
autant, et nous bavardons paisiblement, en
attendant la reprise du travail, dans une heure.
Soudain, la rame de wagons sous lesquels nous
sommes, se met en route sans crier gare. Un
hurlement : un de nos camarades se fait broyer la
main par une roue !… et au même instant une
sentinelle s'emberlificote avec la bretelle de son
fusil, qui se coince sous une roue !… Nous les
tirons vivement tous deux hors de leur périlleuse
position. Le fusil de la sentinelle est plié en
deux… et la main de notre ami est presque
sectionnée… il est emmené soit disant vers
l'infirmerie de DORA : nous n'aurons plus jamais
de ses nouvelles… Inutile de dire que nos
sentinelles sont allées dire " deux mots " au
conducteur du train, lequel jure ses grands Dieux
qu'il ne nous avait pas vus… Petits drames qui
nous consternent, mais il nous faut continuer à
travailler les jours suivants à l'extension de
l'enceinte de DORA. Nous ne serons pas fâchés de
quitter ce chantier, pour aller à la gare de
triage de NORDHAUSEN où nous déchargeons des
wagons de sables, sacs de ciment et gravier, que
nous rechargeons sur des camions. Ces matériaux
seront utilisés à bâtir les ouvrages d'art de
notre ligne de voie ferrée stratégique en cours de
réalisation.
NOUVELLES DE PARIS ET
NOS DEBOIRES DE LA "SOUPE"
Vers la fin du mois d'août,
nous apprenons que PARIS est libéré ! Nous en
sommes heureux et lorsque nous reformons les
rangs, " par cinq ", nous marchons cette fois-ci
de bonne humeur, au pas cadencé et nous entonnons
une Marseillaise vibrante, suivie d'une chanson "
gauloise ", apprise auprès des prisonniers de
guerre, rencontrés au centre des voies de triage
de wagons de NORDHAUSEN : Dans l'cul, dans l'cul,
Ils auront la victoire ! Ils ont perdu Toute
espérance de gloire ! Ils sont foutus Et le monde
dans l'allégresse Répète avec nous sans cesse Ils
l'ont dans l'cul, dans l'cul ! C'est pas terrible,
mais ça soulage et les kilomètres paraissent moins
durs à parcourir. PARIS est libéré !… et cela nous
fait plaisir, et cela nous regonfle le moral !
Nous avons cueilli, en bordure de route, des
coquelicots, des marguerites et des bleuets. Cela
nous fait les trois couleurs nationale que nous
brandissons fièrement à bout de bras. On croise
deux charrettes de paysans, chargées de sacs de
pommes de terre, sur lesquels sont juchées des
jeunes Polonaises. Hellées par leurs compatriotes,
répartis dans nos rangs, elles ont le geste inouï
de nous jeter un sac, qui disparaît bien vite,
ainsi que son contenu distribué à la va-vite entre
tous ceux qui ont été près du point d'impact. Nos
Kapos gueulent mais…trop tard, le larcin est
consommé. Nos sentinelles de la LUFTWAFFE rigolent
et laissent faire. Toujours ça de pris ! … PARIS
!… quelle joie ! Et lorsque nous rentrerons… à peu
près un an après, nous découvrirons avec une
stupeur goguenarde le nombre, la multitude des
FFI, FTP, RIF à brassards frappés de la Croix de
Lorraine, les Résistants de la dernière heure… et
nos flics arborant la fourragère rouge de la
Légion d'Honneur !… braves parmi les braves… et
nous, nous circulerons avec notre carte d'identité
provisoire de "Rapatriés ", perdus dans la masse
de ces braves gens, en attendant notre prise en
charge d'hôpital ou de sanatorium… C'est la vie !
En attendant nous trimons, affamés, nous repassant
des recettes de plats régionaux, assoiffés aussi à
tel point que, maintes fois, je grimpe sur le
tender de la locomotive amenant le train de wagons
de déblais, afin de puiser dans ma gamelle de
l'eau aux reflets irisés d'huile lourde… Et puis
nous portons, à six, les sections de rails que
nous apportent les camions de l'entreprise de
travaux publics KRAUSE ( de NORDHAUSEN )…
Evidemment les camions s'arrêtent assez loin sur
la route qui longe le chantier et donc en bas du
remblai. Alors nous prenons le rail sur nos
maigres épaules, sans souci des différences de
taille pouvant exister entre les six forçats, et
nous devons monter, gravir le talus très raide,
sous les gueulements des Kapos et Vorarbeiter et
les coups de triques. Par moment, nous sommes qu'à
trois ou quatre à retenir ce lourd fardeau, à
cause des dénivellations, et ça nous fait mal à en
crever ! Et il faut redescendre et recommencer,
toute une journée… Ensuite nous rentrons au camp.
Là nous attendons dans la cour l'appel du soir,
puis nous recevons dans notre " miska " (gamelle)
la ration de soupe claire, le morceau de pain
noir, gros comme à peine le poing, avec un petit
bâton de margarine synthétique. Nous devons alors
gravir, dans le noir, l'escalier de bois qui mène
à nos couchettes superposées à cinq étages. Là,
nous attendons, à mi-parcours, de sournois
"petits" rusés qui nous bousculent violemment dans
le but de tenter de nous dérober notre quignon de
pain…bagarre où les plus faibles trébuchent,
tombent, renversent leur gamelle de soupe et
laissent échapper leur bout de pain…qui n'est pas
perdu pour tout le monde…c'est ce qu'on appelle "
organiser " (voler) ! Alors nous établissons, pour
les démunis, une " soupe-solidarité " : chacun
leur verse au passage une cuillerée de soupe.
C'est du "communisme" appliqué à cette situation
concentrationnaire, où la loi du plus fort règne.
Et nous nous écroulons sur nos paillasses de
fibres de bois, crevés de fatigue, ayant vite
avalé notre ration, sur laquelle nous devrons
vivre jusqu'au lendemain soir !… L'aube arrive,
que nous avons l'impression d'avoir à peine fermé
l'oeil et ce sont les coups de sifflet de l'appel
du petit jour, et nous repartons vers le chantier…
C'est l'ETE continental, il fait très chaud, il
fait faim, il fait soif, et nous allons vers les
mauvais jours, inexorablement, en caressant
l'ESPOIR que nous serons un jour LIBRES !… Les
bombardiers continuent à passer en vagues
grondantes, étincelant dans le soleil… ESPOIR … ET LES
SS SONT REVENUSC'est le mois d'octobre. Les SS sont
revenus nous garder, adieu les gars tranquilles de
l'aviation… Ce dimanche 29 octobre est un jour de
repos, parmi tant de dimanches où nous sommes
partis travailler dans la froidure du jour qui se
lève tête lasse, moins bien traités que les
animaux des fermes avoisinantes. Les travaux
avancent lentement mais sûrement. Un détail
pénible : même au mois d'octobre nous manquons
d'eau à notre petit camp de GÜNZERODE, car la
bergerie n'est alimentée que par un puits et elle
ne nous parvient qu'au moyen d'une pompe actionnée
à la main et ladite pompe est souvent détraquée.
Hier encore, nous nous sommes levés comme à
l'habitude, au coup de sifflet strident du chef de
block, le gros " PAUL " et notre longue colonne
est partie sur les routes mauvaises, vers la boue
pénétrante des chantiers échelonnés le long de
cette voie ferrée en construction. Nos pauvres
pieds, trempés dès les premiers pas, nus dans des
morceaux de galoches que ne porterait pas un
clochard, font souffrir. Les premières engelures
pincent douloureusement les chairs boueuses. La
pluie fine tombe, pénétrante, et les dos
ruissellent, percés par le vent glacial. Le ciel
est d'un gris plombé et les nuages passent
rapidement, bas, chassés par les rafales de vent.
Que peut faire contre les intempéries cette pauvre
veste fine en fibre de bois, non doublée ? Et le
maigre tricot, et la chemise rapiécée et déchirée.
Et ce pantalon, frère de la veste, troué et
souillé. Et ce caleçon qui, jadis, fut long : que
peuvent-ils pour nous ? Il faut vraiment un moral
d'acier pour tenir sans broncher dans un tel état
de misère. Qu'ils sont fiers, mes camarades,
serrant les dents sous les coups et les rafales de
pluie, tremblants sous le froid humide. Qu'ils
sont nobles, avec leurs yeux de Français
confiants, avec leur front plissé, durci dans la
volonté de tenir. Comme je les aime, mes frères de
malheur avec leurs propos pleins de cette franche
gaieté du titi parisien ou du provençal. Aucun ne
regrette d'avoir tout sacrifié pour combattre
l'ennemi nazi dont ils connaissent à présent les
horreurs de son repaire. Comme elle est grande
leur place de Martyrs de la Résistance. Nous
pelletons dans la boue, afin de remplir des
wagonnets qu'il faut pousser et vider dans le
remblai… tout un jour, et puis un autre jour… sans
fin. Le soir, nous revenons dans la nuit tombante
et il me semble retourner aux temps reculés des
mendiants de la Cour des Miracles accourant, en
cohortes boiteuses et geignantes, vers la soupe
distribuée avec parcimonie par les seigneurs. Les
lumières du camp nous paraissent comme un havre
momentané, plein de nos rêves et de nos projets
d'avenir échangés sur nos paillasses, roulés
frileusement dans notre unique couverture, des
tiraillements à l'estomac. Et nos affaires
trempées ne pourront pas sécher d'ici le lendemain
matin. Il faudra les enfiler mouillées et froides…
Il n'y a qu'un instant pendant lequel nous vivons
un peu : c'est le soir, après la distribution de
la soupe et du pain. Là un peu de chaleur humaine
s'établit : nous parlons entre nous, un toit sur
la tête, c'est déjà beaucoup. Le jour, nous vivons
dans une inconscience perpétuelle, absents, sans
autre préoccupation que de faire fuir les heures.
Debouts, dans la terre détrempée, la pelle ou la
pioche entre les mains, nous aspergeant
mutuellement à chaque mouvement d'outil, nous ne
pouvons faire autre chose que penser, penser sans
cesse et parler entre nous, en maniant nos outils,
sans repos, du lever du jour à la tombée de la
nuit. Nous parlons du foyer, des choses que l'on
ne connaît plus ici, de recettes de cuisine plus
délicieuses les unes que les autres… supplice de
tantale ! Il est défendu de parler pendant le
travail, mais les gardes ne peuvent être partout à
la fois et nous ne pouvons nous empêcher de
causer, les uns d'une pâtisserie chère à la maman,
les autres de leur métier, d'autres enfin des
soucis de famille. Supplice infernal dont nous
aimons nous inquiéter, insouciants de nous
tracasser un peu plus, tellement cela ressemble à
des aveux que l'on confie, le coeur lourd, comme
si cela pouvait nous soulager. Beaucoup d'entre
nous ont fait leur service militaire outre-mer, et
ils nous racontent des pays fabuleux, se vantent
aussi un peu de leurs prouesses amoureuses. Cela
met un peu de gaieté dans notre coeur et le rêve
repousse la hideur du présent. Mais c'est le soir
que, sous la lampe, assis autour des longues
tables, nous pensons revivre entre camarades, dans
le peu de chaleur d'un poêle unique. Là, nous
retrouvons l'atmosphère de fraternité des
compagnons de la Résistance et la gaieté des
propos de quelques-uns réchauffe le coeur des
autres. C'est là que je trouve le peu de temps
nécessaire à écrire une sorte de " journal " : il
est si dur de passer des mois sans pouvoir
distraire sa pensée sur un livre quelconque écrit
en français. Et j'essaie de me distraire
intellectuellement en écrivant, en dessinant des
caricatures sur des feuillets ou carnets volés aux
bureaux de chantier des entreprises qui nous
emploient sans vergogne. Je songe à conserver ces
notes éparses qui resteront la trace tangible de
cette terrible époque passée loin de notre jolie
terre de FRANCE, dans la souffrance et la fatigue
continuelles. Et ces notes, si elles échappent à
la destruction, je veux les garder le long de ma
vie durant, car elles auront été les compagnes de
misère de ma jeune âme. Elles m'auront servi en
confidentes sympathiques, pendant des jours
angoissants, si longs… si longs… TRAVAIL,
KAPOS ET SEVICES GRATUITS… Nous venons de rentrer d'une journée de
travail des plus pénibles : non seulement il a plu
sans arrêt, mais nous avons dû manier des
traverses et des rails toute la journée. Nous
sommes écroulés de fatigue. Les vêtements trempés,
les pieds enduits d'une épaisse couche de boue,
nous sommes toujours en rang par cinq, pour
l'appel et pour attendre de pouvoir rentrer à
l'abri toucher notre ration de soupe et de pain.
La cour est un plan d'eau et les projecteurs se
reflètent dans les mares d'eau. En général, nous
en avons pour une bonne demi-heure avant d'être
autorisés à pénétrer à l'abri et être servis.
Lorsque le temps est au beau, ce n'est qu'une
légère attente. Mais là, c'est un prétexte à des
brimades sans nombre : les zébrés, transis, se
pressent en une masse compacte et désordonnée vers
la porte d'entrée, après l'appel. Alors le
commandant SS et les Kapos se précipitent dans la
mêlée, frappant sans discernement, afin de nous
remettre en rang. Puis ils nous obligent à rester
plantés là un quart d'heure supplémentaire. Ça
gronde dans les rangs, mais que pouvons-nous faire
d'autre que de prendre notre mal en patience…
LUDWIG, un Polonais de vingt-cinq ans, est un Kapo
passé maître dans l'art de brutaliser les détenus.
Très grand, d'une puissante musculature, des
cheveux bruns, c'est le type du beau garçon, mais
aussi de la belle brute. Justement, ce soir, il y
a mêlée : LUDWIG paraît à la porte de la bergerie.
Il crie des ordres en polonais et en allemand,
mais nous sommes trempés jusqu'aux os, aussi
personne ne bronche pour se remettre en ordre.
Entassés le long du bâtiment sous la maigre
protection de la bordure du toit, nous attendons
impatiemment que le flot humain se soit un peu
écoulé à l'intérieur pour entrer à notre tour.
Alors LUDWIG se précipite. Il envoie de violents
coups de pied aux premiers détenus qui se trouvent
près de la porte et, brandissant un tabouret, il
le lance de toutes ses forces dans notre groupe.
Un Français le reçoit en pleine tête et s'écroule
assommé. Voyant cela, un Polonais injurie le KAPO.
Celui-ci reprend alors le tabouret, attrape le
délinquant par la veste et le frappe à tours de
bras jusqu'à ce que son corps ne tressaille plus.
Encore une proie pour le four crématoire !… Se
redressant de toute sa taille, dont il est fier,
LUDWIG jette à l'entourage un regard de défi. Mais
nous ne bougeons point : nous enregistrons, car
nous savons bien qu'un KAPO est tabou et qu'il est
autorisé par les SS à tuer pour un quelconque
motif. A de multiples occasions, journellement,
nous sommes témoins de sévices analogues. C'est
surtout à l'appel, le matin : un pauvre vieux,
perclus de douleurs, se traîne lamentablement. Il
s'approche du " LAGER ALTESTER " (le plus vieux du
camp - un Allemand détenu depuis dix ans pour
sabotage dans l'usine où il était employé). Il le
prie de le laisser au camp pour la journée… Avec
un ricanement méchant, l'autre attrape le
vieillard par les épaules et le projette
brutalement. L'homme tombe. Alors il se précipite
sur lui et lui envoie des coups de pied dans les
côtes. Il le saisit par un bras et le traîne dans
la boue, jusqu'à ce qu'il soit au milieu de son
kommando. Et, le laissant là, il s'en retourne en
éclatant de rire. Ce monstre, cette bête que l'on
nomme " Lager Altester " et qui est responsable à
l'intérieur du camp, après des années
d'internement et de souffrances morales, voilà ce
qu'il est capable de faire. Il est soigné comme un
rentier. Il mange à sa faim. Il est habillé à sa
fantaisie, il reste au chaud. Et il martyrise ses
semblables, bagnards comme lui, mais qui sont,
eux, traités pire que des bêtes de somme.
Seulement lui, il est quand même de la " Race
Supérieure ", il est empreint de " Haute Kulture
Germanique ". Pour tout dire il est et il reste
Allemand. " Tort ou raison, c'est ma patrie ! "… LE 11
NOVEMBRE 1944 La neige tombe, fine, et la boue du sol
augmente impitoyablement. Le remblai du chemin de
fer nous élève au-dessus de la plaine et nous
sommes offerts, le ventre vide, mal vêtus, aux
morsures de la bise qui souffle, hargneuse,
insensible aux injures et aux reproches de mes
camarades. Nous avons été autorisés à porter la
capote, mais c'est illusoire comme protection
contre l'humidité et le froid conjugués. Un malade
gémit, plié en deux sur sa pelle. Nos interprètes
ont osé demander aux sentinelles de le mettre à
l'abri dans la baraque des contremaîtres civils.
Rien à faire ! Et, accompagné d'une bordée
d'injures, l'ordre est donné de rester là à
encadrer notre malade, plantés dans la boue, à
attendre les wagonnets de terre pour les basculer
et tenter, au prix d'efforts inouïs, d'égaliser
les mottes. Et nous sommes le 11 novembre 1944… Je
songe et mon regard se perd au travers du voile
blanc qui tombe du ciel et estompe le contour des
choses… Onze heures ont sonné au clocher voisin et
ces onze coups de cloche m'ont pénétré comme ce
froid mordant qui brûle le visage et rend
insensibles les pieds et les mains. L'Armistice…
La suspension des hostilités, l'arrêt de cette
hécatombe de morts, le retour des prisonniers…
Est-ce possible qu'un pareil bonheur ne nous soit
pas encore arrivé ? Cela arrivera-t-il trop tard
?… Je suis perdu dans mes souvenirs de famille et
je revois très bien mes parents. Je vois aussi ma
petite chambre et mon piano. Et, sur mon piano
fermé, triste, je vois ma photographie souriante
que doit souvent regarder maman. Comme tu as
changé, grand enfant. Qui te reconnaîtrait avec
ton crâne rasé, ton visage aux traits crispés, aux
yeux fatigués, dans ta crasse sordide ? Qui te
reconnaîtrait sous cet uniforme infamant de
bagnard, ces loques immondes qui ne te protègent
même pas du froid ? Non ! Il ne faudrait pas que
tes chers parents te voient, puissent t'imaginer
seulement, car ils auraient trop de peine. Souffre
en silence de ce froid cuisant. Souffre en serrant
les dents lors des longues marches avec ces
galoches de bois qui t'ouvrent les pieds. Souffre
en retenant tes larmes de rage lorsque tu es brimé
par des hommes cruels. Souffre du manque
d'hygiène. Mais que tes chers parents ne
connaissent pas ta vie pénible, pour ne pas les
faire souffrir eux aussi. Tu as changé avec
l'apprentissage de la douleur, tu as appris à
supporter les sévices d'autres hommes, la rage au
coeur, dans une apparente résignation. Mais que le
jour arrive de la liberté retrouvée !… C'est le 11
novembre 1944. Le malade a chancelé. Il s'abat
dans la boue et nous nous précipitons. Un homme
agonise qui ne reverra plus sa famille, ses
enfants chéris. Et nous pensons que là-bas, en
FRANCE, des délateurs, des traîtres ou simplement
des collaborateurs à ce régime hitlérien, se font
oublier et jouissent d'une tranquille liberté.
Alors notre regard se fait dur et notre bouche se
serre. C'est pour cela qu'il faudra tenir et
revenir demander des comptes et venger nos morts
!… Mais sans doute arriverons-nous trop tard,
quand ces messieurs seront tous blanchis, après
quelques minimes ennuis à la Libération ?… PLUIES… ET
LE " LIBRAIRE " Le chantier est plus détrempé que jamais.
Nous enfonçons plus haut que les chevilles dans
l'eau glacée, la neige qui fond dans la journée et
se reforme aussitôt la nuit suivante. Le remblai
est une fondrière contre laquelle nous disputons
nos lambeaux de chaussettes russes, nos restants
de galoches, lesquelles menacent de rester
enlisées dans cette boue glaciale et visqueuse qui
écoeure. Le paysage est glauque, comme vu à
travers de l'eau marécageuse. Le ciel est sale et
les nuages y vont bas, courbés vers la terre,
accrochés aux collines où ils s'effilochent,
poussés par un vent violent qui nous transit. Les
vêtements collent à la peau et nous sentons la
pluie pénétrer jusqu'à nos corps affaiblis. Tout
est triste, maussade, hargneux, c'est vraiment
l'image de l'ALLEMAGNE nazie telle que le conçoit
le prisonnier dans son intellect. LUCIEN CLOT est
un de mes jeunes camarades, déjà marié et père de
famille. C'est l'un de mes habituels coéquipiers
au kommando chargé spécialement de l'édification
du remblai. Il a habité la banlieue de PARIS,
comme moi, et juste la commune voisine, IVRY. Sa
mère tenait le stand de frites et sandwichs à la
baignade du PORT-A-L'ANGLAIS, sur la SEINE. Quand
nous rentrerons (car nous ne désespérons pas) nous
irons nous voir et nous évoquerons ces journées
mortelles où nous restons plantés là, dans la
boue, essayant à peine de décoller la terre de
dessus nos pelles, insultés par le temps, insultés
par les sentinelles, les surveillants civils ou
contremaîtres et par les Kapos. Il n'y a vraiment
que nos yeux et notre bouche qui ne font pas
partie de cet ensemble de désolation. - Et
dire que ma femme, elle croit que je m'amuse !…
gouaille LUCIEN en souriant. Et nous voilà partis
à rire, rire malgré tout. Nous parlons de nos
communes, des bords de la SEINE, des promenades en
barques, des petits bals-musette des bords de la
MARNE… " LE CHALAND FLEURI ", le " POISSON VIVANT
", chez DUCHE, les " SEPT ARBRES ", le " MOULIN
BRULE "… tout un festival de trilles d'accordéons
et de gaieté. Nous parlons surtout de nos foyers,
du temps où nous écoutions la radio près du feu.
Nous nous transportons par la pensée vers ces
lieux où nous fûmes heureux, avec l'envie
d'oublier le monde environnant, de vivre notre
rêve… Malheureusement, c'est toujours dans ces
moments-là qu'arrive le petit train de chantier,
avec ses wagonnets ruisselants d'eau, qu'il faut
basculer le plus vite possible, au milieu des
injures renouvelées des Kapos, Vorarbeiter et des
imprécations des civils de l'entreprise KRAUSE. La
terre colle partout. Elle adhère aux parois des
bennes métalliques, elle est sur les bras, sur les
jambes, sur les visages, elle nous attire par les
pieds et nous lui réservons nos épithètes les plus
vertes. LUCIEN CLOT et moi, nous n'arrivons à
bavarder avec un peu de calme que lorsque nous
sommes placés en fin de chantier, vers la dernière
sentinelle. C'est un vieux soldat, un "
territorial ", et vraiment on se demande quel fond
de tiroir a été raclé pour l'amener ici. Il est
libraire dans le " civil ", à BERLIN, mais nous en
sommes à nous demander s'il se rappellera son
adresse et s'il retrouvera au moins l'emplacement
de sa boutique… Tous, au kommando, nous l'appelons
" le libraire ". Il arpente le terrain du matin au
soir et, de temps à autre, s'approche de nous
quand il nous voit bavarder : - Ah
! Français, toujours parler politique, toujours
propagande !… Tu parles !
On préfère les souvenirs tout simples de la vie
quotidienne en FRANCE ! Alors, histoire de me
faire plaisir, LUCIEN lui demande, narquois : -
C'est beau la FRANCE, hein ?… Car
on est sûr du résultat. Pour la centième fois au
moins, le soldat ouvre béatement la bouche et ses
yeux s'arrondissent dans une expression de
complète exaltation. LUCIEN me pousse du coude et
cligne de l'oeil : - Ça
y est, il va encore nous débiter sa salade ! Et
l'autre d'exploser, lyrique : -
Ach, Ja, la FRANCE est belle ! Ach PARISS ! "
PARISER ZEITUNG ", " PARIS-SOIR " le FIGARO ",
le " MATIN ", " L'HUMANITE ", VICTOR HUGO,
ALFRED DE MUSSET, la TOUR-EIFFEL, le PARC DES
PRINCES, CARNERA, LAPEBIE, GEORGES CARPENTIER,
TINO ROSSI, MONTMARTRE, le DROCADERO, les
CHAMPS-ELYSEES… Ach ! oui ! la FRANCE est belle
! Et le voilà parti à
travers le chantier en déclamant la " MARSEILLAISE
" dans un français écorché vif. Nous nous plions
en deux sur nos outils, secoués par une crise de
rire. C'est peut-être la seule sentinelle dont la
venue n'est pas désagréable. -
Entre nous, me confie
LUCIEN, il y en a que la
guerre n'arrange pas ! Et
nous remuons un peu nos pelles embourbées en riant
sourdement, comme si la terre était aussi dans
notre gorge pour empêcher les sons de fuser
clairs. IL NOUS
DONNE UN PEU DE PAIN Ce matin, il ne pleut plus. Mais un vent
violent et froid nous glace dans nos défroques
humides des averses de ces derniers jours. Par
malheur, LUCIEN et moi, nous sommes placés juste
au plus haut de la butte qu'il s'agit de lisser,
en une pente calculée par des équerres de bois. En
dessous de nous, la pelleteuse mécanique " SKODA "
entame la colline dans le fracas assourdissant du
moteur diesel et des chaînes de la benne. Les
morsures du vent nous crispent les muscles des
omoplates et nous font mal aux reins. Aussi, nous
nous remuons au maximum. De temps à autre, lorsque
nous ne sentons plus nos mains, nous lâchons les
manches de nos outils pour battre des bras, ce qui
donne l'impression, de loin, d'un échange de
signaux à bras entre marins en détresse. Nous
n'arrêtons pas pour cela de discuter " cuisine "
car le vent froid nous creuse et l'heure de la
soupe est encore lointaine. Et, au fil des heures,
nous échangeons des recettes variées, nos petits
plats préférés et toutes sortes de gâteaux
succulents… La salive nous en vient plein la
bouche… et nous déglutissons comme deux idiots,
inconscients de la torture morale que nous nous
infligeons. Nos yeux brillent, fixant au loin un
mirage fascinateur. Mais, petit à petit, la
conversation tombe, mon regard est distrait se
détourne, attiré de plus en plus par " le libraire
", assis sous son abri de chaume. Le soldat a posé
son fusil à côté de lui et, sortant un pain de sa
sacoche, il se met à tartiner de la margarine sur
quelques tranches épaisses de pain. J'oublie les
plats succulents dont nous parlions il y a
quelques instants, pour ne plus fixer que ces
tranches de pain de guerre, gris noirâtre, à pâte
serrée. Je salive énormément. Soudain, je regarde
LUCIEN qui, lui aussi, a suivi mon regard et
déglutit, appuyé sur sa pelle. Alors nous nous
regardons et nous baissons la tête en attaquant
rageusement le tas de terre à déblayer. Puis, au
bout d'un instant, nous nous surprenons
mutuellement à contempler malgré nous le gardien
qui goûte à petites bouchées, tranquillement. D'un
regard à la dérobée, le soldat s'est aperçu de
notre manège. Alors, il découpe lentement un
morceau de pain assez épais, y étale de la
margarine, pose le tout sur l'herbe, vers nous, et
s'en va. D'un coup d'oeil, nous nous mettons
d'accord. LUCIEN se saisit de la tartine et
revient à sa place. Sans hésiter, il la rompt en
deux morceaux et m'en tend un. Je le prends et
nous avalons rapidement, sans commentaire… Nous
n'avons plus parlé de cela, mais d'un regard, nous
nous sommes compris : nous étions amis à jamais. MORAL, TU
EN PRENDS UN COUP J'ai marché dans les rangs avec mes
camarades, j'ai travaillé dans la boue des
chantiers avec eux, je suis revenu tous les soirs
au camp parmi mes compagnons et cela, longtemps
après que ces mauvaises galoches de bois et de
toile m'eurent emporté le coup de pied et les
talons. Puis, un jour je n'ai pu marcher sans
tomber, épuisé par mes blessures envenimées,
fiévreux, à bout de résistance. J'ai été reconnu "
invalide " pour quelques jours. Me voici
maintenant allongé sur ma paillasse, depuis trois
jours. Ce sont les premiers jours de décembre. Et
il faudra reprendre le travail bientôt, trop tôt,
avant que les plaies ne soient cicatrisées. Du
lever du jour au coucher, il me faudra continuer à
endurer la station debout permanente, par tous les
temps… Je suis là, écoutant le bruit des machines
du chantier le plus proche, regardant cet étrange
dortoir presque vide. Quelle impression de
détresse me pénètre ? Je rêve de ma chambre si
gaie où maman doit souvent avoir le coeur serré
devant mon lit bien fait, trop vide sans le
captif, son fils. J'y fermerais volontiers les
yeux dans le bonheur de la vie familiale. Je suis
triste, je m'ennuie de ceux que j'aime de toute ma
jeune âme. Je suis ici, perdu dans la misère de
mes semblables et nos épreuves sont parfois bien
dures à supporter pour ma jeune sensibilité. Je me
rappelle avec angoisse ce jour si proche où j'ai
dû aller pieds nus dans la boue glacée et la
neige, mes souliers s'étant brisés. Et ces larmes
de désespoir qui m'ont coulé sur les joues lorsque
je fus admis à la cabane à outils érigée sur le
chantier. Faudra-t-il que pareille chose se
reproduise ? Cela ne finira donc pas avant ?
ENFIN, LES " MEISTERS " CIVILS ONT
ETE COMPATISSANTS…
Seulement mon répit aura été
de courte durée, car la journée s'achève et il
nous faut rejoindre le camp, soit six kilomètres à
faire à pieds ! En colonne par cinq, nous avançons
sur la route gelée. Mes pieds endurent mille
misères, nus sur cette neige, sur ces plaques
verglacées et j'avance avec souffrance : un pas,
encore un pas, encore un… les SS se moquent de moi
et l'un d'eux me fait signe, par gestes, qu'on va
me couper les pieds, hilare, ricanant. Je pleure
de rage et de douleur. Le ciel nuageux est
étrangement baigné d'une lueur verdâtre, là où
l'on devine que se couche le soleil, là vers
l'Ouest, vers la FRANCE. Je souffre en serrant les
dents. Ma bouche se remplit soudain de salive,
puis je vois une myriade de points lumineux… Je
sens que je vais m'évanouir… Je chancelle… Alors,
de chaque côté de moi, un compagnon de misère
passe mon bras sur ses épaules. On me soutient. -
Fais pas le con, courage mon vieux ! Et
après plus d'une heure de cette marche-calvaire,
nous arrivons enfin au camp. Là, il me faut
patienter encore le temps de l'appel, piétinant
sur place, mes pieds insensibles. A croire que je
ne ressens plus rien… Nous rentrons à l'intérieur
du bâtiment, après avoir tendu au passage notre
gamelle pour notre misérable soupe du soir. On
m'étend et le docteur BERTHEOL frictionne mes
pieds ensanglantés, les masse, et cela me
réconforte. Un camarade m'offre une paire de
chaussettes russes, sorte de triangle de tissus
qui enveloppent les pieds… Un Kapo m'amène une
paire de galoches prises sur un mort et me les
jette presque à la figure. -
Demain, travail, pas malade !grogne-t-il.
Nous, prisonniers des bagnes nazis, n'avons pas
connu les épisodes meurtriers des batailles qui se
déroulent aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest. Mais
nous subissons les horreurs gratuites de nos
semblables : surveillants ou dirigeants civils.
Nous connaissons la boue des champs détrempés, les
marches dans la neige sans chaussures dignes de ce
nom. Nous sentons le froid mordre la peau comme un
serpent, les averses glaciales percer les
vêtements insignifiants et causer des maladies
meurtrières. Oui, nous endurons tout cela, des
jeunes gens de moins de vingt ans aux vieillards
blanchis, dont les rides s'augmentent au fur et à
mesure des mois, comme ces statues dont les traits
sont rongés par les intempéries. Nous endurons
cela avec un minimum de nourriture dans l'estomac,
même pas le minimum de survie. Nous sommes sales,
couverts de poux, malades, blessés, sans
véritables soins. Parfois une larme lourde nous
échappe et le cauchemar continue, les jours se
suivent, apportant le même cortège de maux, les
mêmes imprécations et la même résignation. Cela
est tellement devenu la vie quotidienne qu'il ne
nous vient même pas à l'esprit que la mort
pourrait mettre fin à notre torture. Nous
existons, c'est tout. Il nous arrive de ne plus
penser à aucune issue possible autre que
l'extinction par misère physiologique… Pourtant il
faut que cela finisse un jour ! Les hommes ne vont
pas toujours s'entretuer ? Il n'y aura pas
éternellement des déportés politiques à faire
mourir à petit feu parce qu'un régime inhumain les
tient sous sa griffe ? Si nous revenons, il ne
faudra plus supporter ces camps de concentration
dans aucun pays au monde ! Aucun système politique
n'excuse cette horreur !… Ici, l'on a nettement
l'impression d'avoir quitté la vie depuis le jour
de son arrestation par la police politique nazie.
Nous sommes entrés dans un monde de cauchemar, le
monde des prisons, des ténèbres, des fils de fer
barbelés, des tortures et des cris. Nos larmes
n'émeuvent personne. Le système concentrationnaire
broie toute sensibilité et avilit l'individu. Que
sont devenus tous mes frères de misère épuisés par
l'effort et l'insuffisance de nourriture ? Ils ont
disparu, mangés par le feu, cadavres anonymes,
numéros que l'on oublie, effacés sur la longue
liste des prisonniers politiques. Tous subissent
le même sort : Français, Belges, Hollandais,
Luxembourgeois, Danois, Norvégiens, Allemands,
Autrichiens, Tchécoslovaques, Yougoslaves,
Hongrois, Polonais, Russes, et j'en oublie ! Nous
sommes les captifs dont se nourrit le monstre
concentrationnaire. Au camp de la gare à ELLRICH,
les camarades n'ont même plus de vêtements
présentables et restent enroulés dans leur unique
couverture, à grelotter. Naturellement, comme ils
ne peuvent plus produire de travail, ils sont
rationnés. La dysenterie s'y est répandue de façon
terrifiante et il meurt, en moyenne, une vingtaine
d'hommes par jour. Nous autres, à GÜNZERODE,
n'avons plus de rechange. Nos tenues sont tout ce
qu'il y a de plus usées et trouées. Et nous
n'avons rien pour les raccommoder. Les poux se
sont mis à pulluler. Même pas moyen d'avoir l'eau
nécessaire à un peu de toilette, même pas de "
café " à volonté pour se désaltérer, juste le
nécessaire pour ne pas avoir trop soif… En plein
hiver… Alors nous suçons de la neige. Le soir, il
nous arrive très souvent de manger dans le noir,
faute d'électricité, à cause des alertes. Et nous
avons tout juste chaud dans le dortoir, faute de
charbon, après avoir passé des heures mortelles à
grelotter sur le terrain gelé, pour une cadence de
travail quasi nulle… Nous nous rassemblons pour
l'appel dans l'obscurité la plus complète. Le chef
de camp passe entre les rangs pour nous compter,
muni d'une lampe électrique de poche… La neige
nous arrive par rafales et nous la voyons qui
scintille dans le rayon de lumière. Dans les
rangs, les faces sont creuses, les yeux sont
souvent gonflés de poches : beaucoup d'entre nous
font de l'oedème. Les dos sont pliés et les
omoplates font mal, les muscles sont contractés
dans leur lutte contre le froid. " L'EVADE
" Cependant, aujourd'hui, tous les détenus
ont l'esprit occupé par la vue d'un groupe de
soldats placés à l'entrée du camp et qui préparent
quelque chose. Le commandant prend la parole et
nos interprètes traduisent. Il y a quelques jours,
un groupe de Polonais qui travaillaient à la voie
ferrée, près d'un hameau, envoyaient l'un des
leurs chercher un sac de ciment dans un abri placé
près d'une ferme. Le prisonnier réussit à passer
inaperçu des sentinelles et disparut. Aujourd'hui,
il a été repris et le commandant met un point
d'honneur à nous déclarer que c'est lui qui l'a
repris. Il faut dire que le malheureux n'avait pas
été loin : il avait trouvé des patates dans l'auge
des cochons, s'en était goinfré avec avidité et
s'était endormi dans la porcherie… Afin de nous
montrer quel sort est réservé aux évadés, il
ordonne de le pendre devant nous. L'homme est
blessé par balle. Il saigne et ses vêtements
s'imbibent de son sang. Il est bientôt hissé au
portique d'entrée du camp et son cadavre pend.
Bientôt la neige blanchit sa tête et ses épaules.
Et devant notre camarade exécuté nous devons
passer tête haute pour aller travailler. Car je
retourne au travail. On m'a trouvé des claquettes
de remplacement et, en avant !… La journée sera
longue et nous n'avons pas envie de discuter. Les
pensées sont ailleurs, vers le mort que l'on
imagine, emporté maintenant au camp
d'ELLRICH-GARE, traîné pendant neuf kilomètres sur
une petite charrette, par quatre camarades, dans
la neige qui s'épaissit, sur la route qui passe à
travers bois. Et les rires des sentinelles
fuseront jusqu'au retour, tout au long du
parcours, en voyant l'air grave que prennent ces
hommes pour accomplir la sinistre promenade. Il
n'y a plus de tracteur, car il n'y a plus de
mazout… Arrivés au camp d'ELLRICH ils se verront
forcés de déshabiller entièrement le corps, puis
de le jeter sur la pile de cadavres attendant leur
tour dans l'antichambre du four crématoire… Ses
cendres serviront d'engrais pour les champs. De
notre côté, nous ne sentons plus le froid. Nous
nous retenons pour ne pas bondir de rage, non pas
impuissants contre ces piètres soldats, mais
certains de succomber sous le nombre si la révolte
se déclenchait et, aussi, devant la distance à
parcourir à travers un pays inconnu pour rejoindre
les troupes alliées. - 28°C…
TU TREMBLES CARCASSE !Le chantier est recouvert d'une épaisse
couche de neige que nous devons déblayer pour
atteindre le sol gelé à plus d'un mètre de
profondeur. Il y a moins 28 degrés centigrades au
thermomètre des civils, protégés par leur cabane.
Les pelleteuses mécaniques ont cassé leurs câbles
en essayant d'arracher la couche de terre gelée.
Aussi devons-nous creuser, devant les machines,
des trous à l'aide de barres à mines. Bourrés
d'explosifs, ces trous sont reliés par un fil
électrique et l'explosion soulève le sol où se
forment des blocs de terre glacée. Alors les
pelleteuses s'emparent de ces blocs disloqués, les
déposent dans les wagonnets que nous poussons tout
au long de la voie, jusqu'à l'endroit choisi pour
le déversement. Nous protégeons nos pauvres mains
au moyen de morceaux de sacs à patates. La neige
tourbillonne et la bise glaciale nous courbe,
pliés en deux, bien exposés aux rafales sur ce
remblai qui domine la plaine. Nous cherchons une
vague protection en poussant les wagonnets de
biais, mais le vent s'engouffre par-dessous la
benne et nous atteint quand même. LA MORT AU
CHANTIER Derrière la pelleteuse mécanique est
employé un bagnard pour égaliser le terrain et
caler les chenilles de l'engin, au fur et à mesure
qu'il progresse. C'est un Ukrainien. Aujourd'hui
il est distrait, songeur. Nous savons ce que c'est
: un coup de cafard ; mais on réagit vite
habituellement. La pelleteuse, énorme mastodonte,
décrit une demi-circonférence afin de charger les
wagonnets placés à sa droite. A chaque chargement,
le contrepoids et la cabine de l'opérateur vont
frapper le talus. L'homme placé à l'arrière doit
se reculer et se baisser en même temps que le
mouvement de rotation de l'engin, afin de ne pas
être coincé contre la butte de terre. Mais il est
absent. Il a été frappé par la sinistre exécution
de ce matin… Comment ne peut-il pas voir la
pelleteuse qui, après avoir arraché de ses dents
puissantes un gros bloc gelé, accomplit rapidement
son demi-tour mécanique ? Nous assistons de loin
au drame. A quoi bon appeler ? Le fracas du moteur
couvrira nos voix… Et l'homme se trouve
brutalement enlevé de sa place. Il est coincé
soudainement entre le talon de la pelleteuse
arrivé à toute vitesse et le talus. Il hurle. Nous
nous précipitons en gesticulant. Le mécanicien
civil a stoppé. Il est descendu de sa cabine et il
crie admonestant la victime. Nous le regardons et
nous haussons les épaules. Un homme gît sur le bas
du talus, dans une énorme flaque de sang qui va en
s'élargissant. Il a les deux cuisses et le bassin
broyés et ses jambes tiennent à peine. Il est
pâle, ses yeux se ferment, mais il ne s'évanouit
pas. Il gémit doucement en cherchant, de ses mains
après ses jambes, à se rendre compte de la gravité
de sa blessure. Nous le garrottons tant bien que
mal et une civière est improvisée. Nous le
transportons vers le camp, lentement et son sang
tombe en pluie de gouttelettes qui rougissent dans
la neige. Ses narines se pincent, il est de plus
en plus blanc et ses mains, teintées de sang se
relâchent. Sa poitrine se lève et il soupire
profondément, comme s'il s'était débarrassé d'un
grand poids. Sa vie de bagnard est achevée. Il est
mort. LA FAIM ET LA MALADIELa fin de l'année approche. Deux de mes
camarades, nommés respectivement RICHARD et
PIGUET, sont employés à la forge de l'entreprise
KRAUSE. Ils réparent les moteurs de camions et des
locomotives de chantier. Ce sont peut-être les
meilleurs boute-en-train du camp. Ce jour, ils
m'ont promis de me régaler d'un morceau de viande,
accompagné d'oignons et d'un roux de farine, tout
cela, bien entendu, subtilisé à la cantine de
l'entreprise. Les voici au travail, seuls dans
l'atelier bruyant du ronflement de la forge. Les
sentinelles sont en dehors à discuter entre elles.
Entre un petit chien, une véritable boule fauve,
et nos deux compères lui tendent un morceau de
pain. Le jeune toutou, grassouillet, hume l'appât
d'un museau dédaigneux et reçoit, en même temps,
un grand coup de marteau sur la tête. Le dépecer,
le découper et le mettre à mijoter dans un grand
seau à confitures, c'est l'affaire d'un moment
pour mes deux affamés. La peau et les déchets sont
jetés aux cabinets. Et le soir, de retour au camp,
je me suis régalé d'un morceau de ragoût bien
gras… Nous sommes si affamés que nous rêvons la
nuit de festins pantagruéliques. Et les veinards
qui ont pu trouver un hérisson, ne perdent pas
l'occasion de calmer pour un temps leur estomac
qui crie famine. Les chats sont devenus
quasi-introuvables dans la région. Un autre jour,
un wagonnet de pommes de terre gelées avait été
versé dans le remblai, venant de la cuisine des
SS. Une forte odeur de décomposition montait de
ces patates, mais nous ne nous sommes pas laissés
impressionner. Vite, nous les ramassons et nous
les portons au poêle installé dans la cabane
destinée au court repos de midi. Desséchées sur le
feu, les pommes de terre gelées sont réparties
également entre la trentaine de Français que nous
sommes à ce kommando. Nous en avons mangé pendant
une semaine. Que risquons-nous ? A peu près tous,
nous sommes atteints de dysenterie et tous nous
mourons de faim. Alors nous calmons nos crampes
d'estomac par tous les comestibles qui nous
tombent sous la main, avariés ou non, en se
remettant entre les mains de la Providence pour ce
qu'il en adviendra… Maintenant, il ne se passe pas
cinq jours sans que l'un d'entre nous ne décède,
affaibli par le manque de nourriture et terrassé
par la dysenterie. Lorsque j'ai commencé à saigner
par les selles, notre copain le docteur BERTHEOL
n'a rien pu faire d'autre, le pauvre manquant de
tout médicament, que de me conseiller de faire
brûler du bois et d'en croquer le charbon. Ce qui,
tout en restant à peu près à la diète pendant une
semaine, m'a soulagé tout de même. Le brave
docteur semble s'être débarrassé de sa passion du
tabac. Dès que la dysenterie s'aggrave, on est bon
pour le box aménagé au camp, afin d'y isoler les
malades pour tâcher d'éviter la propagation du
mal… Entourés de fils de fer barbelés, les lits
sont inaccessibles et les contaminés sont à la
diète sévère. Malgré cela, une fouille a été faite
et l'on a trouvé des morceaux de betteraves
fourragères, des patates gelées que les détenus
mangent crues. On meurt littéralement de faim. La
majorité d'entre nous ne pèse pas plus de quarante
à quarante-deux kilos. Des squelettes décharnés,
des fantômes d'hommes remplacent les musculatures
vigoureuses d'antan. Seul, le regard est toujours
clair, confiant. Les yeux brillent, fiévreux mais
tenaces dans la volonté de tenir au maximum. Et
ces " morts-vivants " travaillent sous la menace,
sous les coups et les intempéries. Où il fallait
deux hommes pour pousser un wagonnet dans le froid
cinglant de l'hiver, nous mettons à six et nous
arrivons péniblement à faire trois voyages dans la
journée, de la pelleteuse au point de
déchargement, soit deux bons kilomètres, en
soufflant, les jambes molles, des vertiges faisant
tourner les objets autour de soi. En ces instants,
nous restons cramponnés au rebord du wagonnet,
incapables de faire autre chose que d'attendre que
çà se passe. Rien n'y peut changer, ni les cris,
ni les menaces, ni les coups de trique. Nous
sommes à bout et nous sommes prêts de crever…
Crever, soit, mais les armes à la main !… hélas…
L'ALLEMAGNE, à présent, arrive à peine à donner un
minimum de ravitaillement à son peuple. Alors, que
voulez-vous qu'il nous reste, à nous, déchets de
l'humanité, nous, les " sous-hommes "…
La pause de midi dans la
barraque du chantier, par -28°
(Sur
le poêle, des rondelles de rutabagas)
cf
édition écrite
CARROUSEL
AERIEN Dans la journée, les sirènes donnent le
signal de l'alerte aérienne immédiate toutes les
heures ou peu s'en faut. Et, dans la nuit, elles
hurlent pareillement. Mais c'est un son bien doux
à nos oreilles. Bientôt un grondement formidable
emplit l'air, couvre les bruits du chantier.
L'aviation Alliée paraît. Les avions brillent au
soleil, même pas camouflés. On les distingue
nettement : les quadrimoteurs, en formations
serrées et les petits chasseurs, pareils à des
comètes, tracent dans le ciel d'hiver des raies de
condensation blanches. Et ils avancent
impitoyablement ; ils nous apportent le témoignage
que la lutte est menée inexorablement contre le
nazisme. Nos sentinelles sont inquiètes et
cherchent du regard un abri éventuel. Les
chasseurs allemands de l'aérodrome de NORDHAUSEN,
où est basée une école de chasse, ne se portent
pas au-devant des escadrilles ennemies, mais
tournent en rase-mottes, s'éparpillent dans toutes
les directions en attendant la fin de l'alerte. Et
nous comptons huit cents appareils alliés
au-dessus de nos têtes, sans compter les groupes
qui passent trop loin et que nous ne distinguons
pas nettement. Soudain, un vacarme assourdissant
emplit nos oreilles. Trois chasseurs anglais
passent au-dessus de nous, à trente mètres
d'altitude. Ils agitent leurs ailes comme un
salut. Nos visages s'illuminent et nos coeurs
battent joyeusement. Au fond du déblai, à plat
ventre dans la neige boueuse, gisent nos
sentinelles, tremblantes. Et le spectacle continue
: huit avions allemands cherchent à fuir et les
chasseurs britanniques les poursuivent. Trois des
chasseurs allemands quittent le groupe et l'un des
Anglais les pourchasse. Alors un crépitement de
tonnerre jaillit de ce chasseur à cocardes. Un
nazi perd de l'altitude et percute sur la voie
ferrée dans le nuage épais d'une explosion. Les
deux autres filent, au ras des arbres, entre les
collines. Une autre rafale et l'un d'eux explose
en l'air, les morceaux volent. Nous trépignons,
nous applaudissons comme au théâtre. Le dernier
ennemi vire serré et revient vers nous. Alors
l'autre avion s'élève brutalement et pique dessus
à pleins gaz, penché sur une aile. Le "
MESSERSCHMITT " arrive à toute allure sur nous,
passe en trombe et le chasseur anglais vient à son
tour. Il déclenche son tir juste au-dessus. On ne
s'entend plus. Des douilles tombent sur le sol.
Là-bas, à huit cents mètres dans la campagne, des
débris fument de-ci de-là. Le vainqueur s'élève un
peu et poursuit sa patrouille de chasse libre
par-dessus les vallons, comme un épervier. Et nous
pensons que, ce soir, des pilotes reviendront en
terre de FRANCE en rapportant les preuves de la
mission accomplie. Tandis que là, en ALLEMAGNE,
des usines sont anéanties, des villes flambent
comme ils ont fait flamber COVENTRY et des
carcasses d'avions impuissants gisent dans les
champs, donnant à nos coeurs un réconfort moral.
Que ne sommes-nous là-bas, dans les lignes du
front, à combattre l'ennemi en face, avec rage,
avec furie… Comme nous regrettons à cet instant
d'être là, impuissants, à épuiser inutilement nos
forces. ET
TOUJOURS DES DEUILS Le coup de sifflet de l'appel a retenti.
Rapidement, nous nous levons, la tête lasse,
machinalement. Il fait encore nuit. Couchés hier
soir avec la faim qui crispe l'estomac, nous nous
réveillons avec les mêmes impressions
douloureuses. Alignés dans la cour, nous attendons
le signal du départ pour le chantier. Le
commandant SS passe le long des rangs, suivi du
Lager Altester qui chiffre sur son carnet. L'appel
est enfin terminé. Les kommandos sont prêts à
sortir du camp. Un prisonnier s'effondre, à bout
de forces. Qu'en faire ? Le Lager Altester
s'égosille car les Chleus ne savent pas parler,
ils ne savent que gueuler : -
Les chiffres sont faits pour la journée. Il a
été porté tel nombre de bagnards au kommando IV
A, il doit donc y en avoir autant à rentrer ce
soir ! Alors, nous nous
chargeons du moribond. A tour de rôle, nous le
portons sur nos épaules et cela pendant plusieurs
kilomètres, jusqu'au bout de chantier qui nous est
imparti. Là, nous le déposons à sa place de
travail… Il est d'ailleurs mort en cours de route…
Nous accomplissons sa part de labeur et la nôtre
bien entendu. Puis, le soir, nous le ramenons
péniblement au camp, harassés, courbatus. Le Lager
Altester est content : pas de complications, pas
de rectification à faire sur le compte journalier.
Les chiffres des sortants et des entrants sont
rigoureusement exacts. NOEL 1944 C'est NOEL, journée de repos complet pour
les bagnards. Il fait un beau soleil, sans vent et
la neige brille, jetant des feux multicolores.
Dans la cour, quelques camarades se promènent pour
se réchauffer derrière les barbelés givrés,
cependant qu'en face, contraste pénible, des
bambins s'amusent à patiner, à quatre mètres de
ces fils de fer barbelés, sur la route du camp. Un
vieil instituteur du JURA est là, immobile, à
regarder ces enfants roses et turbulents. Derrière
ses lunettes, ses yeux rêvent à d'autres enfants.
C'est un des jours, les Fêtes de Famille, où le
moral est au plus bas. Jour où l'on remue ses doux
souvenirs, ses soucis familiaux, en face de la
dure et décevante réalité. Pour ne pas changer
revoici les membres de la Jeunesse Hitlérienne qui
reviennent de faire de l'entraînement militaire.
Ils promènent à bout de bras leurs grenades en
bois. Ils s'arrêtent devant nous, leurs visages se
font haineux et ils font mine de nous lancer leurs
engins… Joyeux NOEL !… Nous les regardons et nous
haussons les épaules en ébauchant un petit sourire
de commisération. Souvent nous les rencontrons, en
allant ou en revenant du travail. Et, toujours, ce
sont des injures et des menaces qu'ils nous
adressent, quand ce n'est pas un caillou ou des
immondices. Et les gens les soutiennent, ricanent
en les voyant faire. Au loin, les sirènes
résonnent éperdument. Les civils disparaissent
alors et les jeunes hitlériens aussi. Braves… mais
pas téméraires ! Les avions alliés se promènent et
leurs sillons blancs s'entrecroisent en tout sens
dans l'azur. Peu de défense antiaérienne, aucune
opposition de la chasse allemande. Sont-ils
bourrés à ce point des belles phrases de la
propagande à GOEBBELS qu'ils ne se rendent pas
compte de l'évidente suprématie des Alliés et
qu'ils sont eux-mêmes à zéro ? Croient-ils donc si
forts aux " armes secrètes", dernier argument du
régime nazi qui s'écroule ? Le soir tombe sur
cette journée de trêve. Les Polonais ont formé des
choeurs et ils chantent des cantiques de NOEL
slave, si empreints de nostalgie, de mélancolie.
Nous, les Français, avons essayé de faire un
semblant de cabaret de chansonniers. La soirée se
passe calmement. Je suis allé me coucher et
j'écoute la musique des chorales polonaises et
russes. Je songe à mon enfance, à mon arbre de
NOEL, à toutes les douceurs de cette fête
familiale. Je m'endors insensiblement et mes
parents ont toutes mes pensées en ce soir de paix…
LES BOCHES SE REBIFFENT : L'OFFENSIVE
RATEE DES ARDENNES
Les kommandos entrent un par
un dans la nuit froide et les têtes nues défilent
sous la lumière du projecteur de la porte. Appel
classique, c'est-à-dire que nous passons une bonne
demi-heure à nous geler sur place, au
garde-à-vous. Aussitôt les hommes rentrés, c'est
un brouhaha semblable à la rumeur d'un champ de
foire ou aux cris d'une cour d'école. Ce soir, les
langues vont bon train et les esprits sont
échauffés : toute la journée, les Kapos et même
les sentinelles, ranimés d'une ardeur nouvelle,
ont rivalisé de brutalité. Et nous avons appris
par les journaux allemands qu'ils se sont
empressés de nous montrer, la " grande nouvelle "
: une offensive allemande se développe dans les
ARDENNES. Les civils du chantier se redressent et
bombent le torse. Ils se revoient déjà à PARIS… !
Quelques camarades sentent leurs convictions
s'ébranler et cela se traduit par quelques
réflexions désabusées : - Eh
bien ! On n'est pas près de rentrer… - On va y
crever dans ce sale bled !… - Ah ! les vaches !
ils n'arrêteront pas de si tôt… Mais
un homme, un des plus chics garçons, l'un des plus
effacés, demande un peu de silence. Il prend la
parole. Il sait trouver les mots qu'il faut pour
présenter la situation avec clairvoyance. Nous
faisons cercle autour de lui et les yeux brillent,
fixés sur cette bouche qui s'anime et fait
renaître avec force l'espoir défaillant. L'orateur
improvisé parle calmement, presque avec une
douceur paternelle et il nous réchauffe le coeur.
Il nous démontre combien cette tentative n'est
qu'un dernier soubresaut de la bête nazie qui ne
veut pas mourir et il nous fait sentir la
puissance écrasante de nos alliés. C'est fini.
Notre bon camarade JANÇON a parlé. Mais maintenant
le doute est chassé et les petits groupes
retournent à leurs paillasses, rassérénés, comme
de grands enfants. Chaque soir, il prendra
l'habitude de commenter les nouvelles et, juché
sur un tabouret, notre ami nous donnera son
optimisme raisonné. Nous l'écoutons comme si
c'était le relais des ondes venues de FRANCE, et
il ne se trompera pas. Chaque événement prévu se
réalisera bientôt, nous en sommes sûrs. Nos yeux,
accrochés à ses lèvres, voient les chars franchir
les obstacles, marchant en avant avec les
fantassins, prenant les villes d'assaut. Et l'on
s'endort, dans nos rêves d'emmurés, pleins
d'espoir en la LIBERTE. NIEMALS
VERGESSEN (NE JAMAIS OUBLIER) Et encore une journée qui se termine,
malgré tout l'acharnement que met le vent à nous
harceler de ses glaciales morsures. Le coup de
sifflet de fin de chantier me surprend aux côtés
de LUCIEN CLOT et de ROBERT LAIGNEAU, juste comme
nous venons de ramener notre wagonnet vide pour le
recharger à nouveau de blocs de terre gelée. Nous
nous mettons péniblement en rangs pour revenir à
pieds pendant six kilomètres, face au vent…
Courbés en deux, emboîtés les uns derrière les
autres, nous arrachons nos pieds à la neige pour
les renfoncer plus loin, le visage crispé, des
cristaux de buée autour de nos cache-cols
improvisés dans de la toile à sac ou un fragment
d'une couverture volée aux civils du chantier et
vivement partagée. LUCIEN arrive encore à
plaisanter et il enchaîne, d'une voix
volontairement encore plus grelottante : " Le
vent souffle dans la ramure Entends-tu son doux
murmure… ". Derrière nous,
un remue-ménage. Notre camarade PROUX s'est
effondré. Malade depuis quelques jours, sa
dysenterie et son état de faiblesse n'ont pas été
reconnus. Il a le délire et des camarades le
porteront jusqu'au camp, à tour de rôle. Je crois
qu'il avait un tout petit garçon ?… Nous l'avons
couché sur sa paillasse et veillé un peu. Il ne
semble pas reprendre toute sa connaissance. Et, le
lendemain matin, il est mort. Nous l'avons
descendu en bas, au rez-de-chaussée. Debout, au
garde-à-vous, nous avons dû assister à son
déshabillage. Et son corps décharné a été glissé à
l'intérieur du réservoir supplémentaire qu'un
avion de chasse américain a laissé tomber
récemment près du camp. Dans ce cercueil
improvisé, il voyagera, les pieds dépassant un
peu, sur la petite charrette qui l'emmène au grand
camp d'ELLRICH. Et lorsqu'il passe sous la poterne
de notre camp pour prendre la route, traîné par
quatre camarades accompagnés d'un Kapo trop
heureux de l'occasion pour aller voir ses petits
copains d'ELLRICH, nous serrons les poings et nous
murmurons entre nos dents : -
Nous ne t'oublierons pas. Tu seras vengé !Car,
nous pensons qu'en rentrant nous aurons des
droits, que l'on nous donnera tout l'appui
nécessaire pour faire justice et venger nos morts.
Serait-il possible qu'il en soit autrement. Ceux
de VICHY, ceux de la Collaboration, de la
délation, pourraient-ils encore avoir des
protections ? NON ! Nous ne le pensons pas, ou
alors tout serait à recommencer… Lundi
5 février 1945. C'est
enfin le dégel tant attendu… nous travaillons à
profiler le remblai sur la voie ferrée, avec du
soleil. Nous ressentons une immense lassitude, les
nerfs se décontractant après ce long hiver où ils
restèrent crispés dans nos hardes trop minces.
Mais nous éprouvons aussi un soulagement certain
de ne plus trembler sans cesse. Le travail vaut ce
qu'il vaut : accrochés au profil du remblai, nous
nettoyons à la pioche et à la pelle les parties
non profilées selon les équerres de bois
appropriées, que les Meister nous ont apportées.
La terre et la roche ainsi éliminées sont
recueillies en bas de pente par des équipes qui
emplissent les wagonnets. Ceux-ci sont alors
poussés jusqu'au déblai et versés dans les
endroits assignés. Soleil, tu es là, bien timide
encore, mais on te voit. Jamais plus je n'aimerai
la neige, je crois bien… partir vers les rivages
ensoleillés de CANNES ou de SAINT-RAPHAEL je m'y
vois déjà… un coup de coude de mon voisin me remet
au travail et m'évite un coup de trique du
Vorarbeiter qui s'amenait en hypocrite. Pas de
dégel ni de trêve dans le moral de ces fumiers la
! - Joue pas au con,
on a la bonne place à présent. Va pas te faire
repasser à cinq minutes de la fin du match ! gouaille
mon ami LUCIEN CLOT. On sourit à cette évocation
qui est très proche de la réalité. Encore faut-il
tenir jusque-là… pourvu que l'on ne nous fasse pas
jouer les prolongations ? La journée tire à sa fin
et les petits kommandos se rejoignent dans la cour
de notre célèbre bergerie de GÜNZERODE. Nous
sommes au coeur du village, derrière la rue
principale qui mène, à l'Ouest vers PUTZLINGEN et
SCHIEDUNGEN, et à l'Est vers KLEIN-WECHSUNGEN,
HESSERODE et NORDHAUSEN. En bavardant entre les
groupes attendant l'appel et la soupe du soir, une
rumeur prend consistance. Il paraît que notre ami
FRANÇOIS ESTRIVILLE, entrepreneur à PERPIGNAN
serait mort aujourd'hui ?… LES AVIONS
DE L'ESPOIR Mardi 6 février 1945. Nous
sommes à nouveau sur le remblai et nous voyons
passer un convoi de wagons sanitaires transportant
des blessés venant du front de l'Est. Notre
travail se fignole toujours, avec un petit vent
frisquet, les pieds dans la boue, mais la tête au
soleil. Des équipes ont amené des voies toutes
neuves qu'elles ont posé sur notre tracé
rectiligne. Et puis, un peu plus tard, vient une
locomotive tractant quelques wagons plats, chargés
de pierraille, aux fins d'essai de la nouvelle
portion de voie ferrée. Nous, on observe tout cela
du coin de l'oeil, quand, soudain, sans alerte,
brutalement, arrivent dans un tonnerre de moteurs
huit chasseurs britanniques qui piquent sur le
convoi. On reçoit autour de nous des douilles de
cuivre brûlantes, éjectées à basse altitude.
Inutile de dire que nous nous faisons très plats
dans la boue. Quant aux sentinelles affolées,
elles fuient en tout sens, et certaines
abandonnent même leur fusil. Toujours le même
spectacle de courage face à l'ennemi… La
locomotive d'essai lâche un énorme jet de vapeur,
dans un sifflement aigu. Elle est touchée à mort.
Les huit avions passent et repassent deux ou trois
fois et enfin, ils s'alignent en file indienne en
suivant notre chantier et nous saluent d'un
battement de leurs ailes avant de disparaître vers
l'Ouest. - On dirait qu'on
est connus, plaisante
LUCIEN CLOT, ça
fait tout de même plaisir. Mais la prochaine
fois, faudrait pouvoir leur dire de nous
balancer des colis, ou alors d'atterrir et de
nous enlever… C'est pas notre bande de
peigne-culs de sentinelles à la noix qui
pourrait y changer grand chose ! Regarde-les,
les pauvres chéris, ils sont verts comme leur
caleçon, sans doute ! La
locomotive est criblée d'obus et de balles de
mitrailleuses. Le tender est couché sur un côté,
en porte-à-faux sur le ballast. Et dessus, on peut
encore y lire en belles lettres gothiques blanches
sur fond noir : " Räder mussen rollen für den Sieg
! " (les roues doivent rouler pour la victoire Les
débris fument. Les Allemands s'agitent autour. LE DEGEL…
MAIS LA GADOUE ! Mercredi 7 février 1945. C'est
bien le dégel, mais c'est aussi le déluge ! Il
pleut à plein ciel et nous sommes dans la boue à
mi-jambes, transis, noyés, désespérés. Et ce qui
devait arriver, arrive à nouveau à mes pauvres
chaussures de bois qui lâchent. Et du cloaque où
je retire mes pieds, je reste pieds nus ! Mes
nerfs en prennent un coup et je me mets à pleurer
en sanglots. Déconcerté un civil me fait entrer
dans leurs baraque de chantier. Je rentrerai au
camp à pieds nus ce soir. Mais d'ici la fin de
cette journée, nous serons quarante-trois dans le
même cas… on n'en peut plus de souffrir !…Vendredi 9 février 1945.
Donc, depuis hier, nous formons un groupe de
chômeurs et dans la journée la dysenterie ouvre
l'attaque. Deux jeunes compagnons meurent. Il
s'agit de LEON TALMANT de HASNON-NORD et de VICTOR
ROUX de BELLEVILLE-SUR-SAONE. Ils sont morts
brutalement, épuisés, dans notre crasse, nos poux,
notre dénuement et dans notre merde répandue un
peu partout, car la dysenterie n'est guère
contrôlable. Et, pendant ce temps, des bombardiers
alliés sont passés sans discontinuer de 9 heures
du matin à 16 heures. On parle d'une offensive à
l'Ouest. En tout cas, nos sentinelles n'ont pas le
moral… ET LE SPECTRE DE LA
DYSENTERIE Samedi 10 février 1945. Nous
sommes quarante-cinq va-nu-pieds. On nous a
aménagé un box de châlits à cinq niveaux, au
rez-de-chaussée de la bergerie. Les Stubendienst
HOECK et CHRISTIAN, un Polonais, ont l'air bien
disposés et nous offrent un rabiot de soupe que
nous nous hâtons d'engloutir. Nous passons notre
temps à dormir, à parler un peu entre nous,
allongés sur nos maigres paillasses, à rêvasser
dans un état de demi-veille. Et la nuit vient.
Soudain, en plein sommeil, je ressens
d'inquiétantes coliques et je me hâte de descendre
de mon perchoir, au troisième étage. Horrible
détail, au fur et à mesure que je lève et descends
les jambes, je ne puis contrôler un flot chiasseux
qui m'englue les mollets. La panique me prend. Si
c'est le typhus, je suis fichu. En quelques jours
je vais me vider. Je fonce aux latrines de la cour
où je reste un bon moment, sous la surveillance du
gardien du mirador, lequel m'a pris dans son
projecteur à l'aller comme au retour. Après il
faudra que je me déshabille entièrement et que
j'essaie de laver pantalon et chemise. En
attendant, je mets une couverture sur mes épaules
nues. Me voici " musulman " ; ce terme désignant
ceux qui n'ont plus rien à se mettre et sont donc
inaptes au travail. Danger ! On a eu l'exemple
d'un ramassage de musulmans sous prétexte de les
renvoyer en convoi vers un grand camp, aux fins de
rééquipement… et qui n'ont jamais reparu ni donné
signe de vie. Les fours crématoires ne sont pas
qu'une image dans le décor !… LA "
DESINFEKTION " Dimanche 11 février 1945. Arrive
dans la cour le camion autoclave de l'équipe de
désinfection avec deux toubibs, dont un Belge.
Selon le processus " habituel " : hop ! tous à
poil. Sans égard pour les dos couverts de
furoncles, de plaies purulentes, pour les
organismes déficients, nous devons nous immerger
entièrement, par-dessus la tête, dans un grand bac
empli de CRESYL à haute concentration. Pendant ce
temps, nos vêtements sont arrosés abondamment
d'une projection de vaporisateur empli, lui aussi
de CRESYL, puis ensuite ils prennent le chemin de
l'autoclave. Quand nous ressortons de la cuve,
nous devons grimper au pas de course au premier
étage, ouvert de toutes ses larges fenêtres. Nous
grelottons avec ensemble en attendant la sortie de
nos loques de l'autoclave. Mais ce n'est pas tout.
" ON " en a profité pour humidifier aussi les
paillasses, les retourner complètement et voler le
peu d'objets personnels que nous arrivons à
acquérir par des prodiges d'ingéniosité. Par
chance, je retrouve ma boîte en fer contenant mes
feuillets de notes. Par contre, tous les couteaux
fabriqués à la forge avec des aciers de bêches par
PIGUET et RICHARD ont disparu. On aura droit à un
petit speech du Lager Altester à propos de "
couteaux à tuer le monde " avec menaces de
représailles si on en retrouve d'autres. Au fond,
les Kapos et les soldats avaient sans doute
l'intuition que c'était surtout pour se défendre
désespérément au cas où… mais n'y pensons pas
trop. Par contre, O surprise, un camion a porté du
linge propre, que nous enfilons avec plaisir… mais
comme les paillasses ont juste été aspergées au
CRESYL et non passées à l'autoclave, la nuit nous
ramène nos poux, avec de furieuses démangeaisons…
Nous sombrons tout de même dans le sommeil. LE SPECTRE
DE LA CONTAGIONLundi 12 février 1945. La
Commission de Contrôle Médical se fait comprendre
: il faut nous soigner pour éviter de flanquer la
dysenterie et peut-être le typhus à toute la
région. Pour cela, on va nous faire des
prélèvements de matières et de sang aux fins
d'analyses. Puis des piqûres… Alors là, gros tollé
dans nos rangs ! : on dit ça à un chien et on le
pique, c'est connu !… Alors le docteur belge se
pique le premier devant nous. Nous y passons tous,
y compris les sentinelles. Et puis on nous met à
la diète complète, ce qui n'est pas le plus
difficile dans notre cas. Je reçois, ainsi que
tout le monde, des cachets. Le toubib du camp, le
sympathique docteur BERTHEOL, me fait calciner
deux bouts de sapin et je les croque. C'est tout
ce qui est en son pouvoir, hélas… Et, de plus,
lui, fumeur invétéré, je n'ai pas une seule
cigarette à lui donner pour ses soins bénévoles.
Les chiasseux et les dysentériques reconnus sont
encagés ensemble dans le box aux barbelés. Bonne
nuit ! ÇA Y EST, ILS PLIENT LES
GENOUX ! Mercredi 14 février 1945. Toujours
enfermés. On nous distribue seulement deux minces
tranches de pain calciné. Par contre, la diarrhée
s'est arrêtée. Nous apprenons, de source
indéterminée, que l'armée française aurait passé
le RHIN à WESEL ? On parle aussi de la prise
imminente de BRESLAU. Mardi 20 février
1945. Toujours
au camp. Il pleut par intermittence mais cela
n'empêche pas les avions américains de passer en
rase-mottes et de détruire, dans un mitraillage
infernal, quelques véhicules imprudemment mis en
circulation le jour. La nuit, des colonnes tentent
leur chance, quoiqu'il arrive que des avions
emploient des fusées éclairantes et là, c'est
l'hallali. D'ailleurs, au moindre signal d'alerte
(quand il y en a) ou au moindre avion signalé,
toute vie cesse sur les routes. Les soldats sont
hagards, nerveusement épuisés. Il n'y a encore que
nos pourritures de gardiens pour avoir encore
l'oeil frais et le teint rose… en dehors des
alertes bien sûr. Le mercredi 21, puis le vendredi
23 suivant, deux Polonais meurent subitement. Samedi 24 février
1945. Et
pour la première fois, ça y est, nous contemplons
des colonnes de réfugiés civils sur les routes.
Vélos, tricycles, chevaux, charrette à bras. C'est
vraiment la fin de la Grande Illusion Allemande et
nous, qui avons connu l'exode en FRANCE, y
retrouvons les mêmes stigmates de misère,
désarroi, peur et panique. Courage, ils plient ! !
! Dimanche
25 février 1945. Pas
possible, quelque chose a évolué ? On nous sert
une soupe d'orge et de lard excellente. Il est
vrai qu'on entend nettement le canon à l'Ouest, en
plus des bombardements et mitraillages incessants.
Et, en ce dimanche, personne ne nous inquiète.
Tout le monde parle par petits groupes. Lundi 26 février
1945. Il
pleut assez fort pour que nous entendions taper
l'eau sur les tôles du toit, malgré nos
bavardages. Brutalement, l'un de nous s'écroule et
meurt. Il s'agit de LAROCHE, de DREUX,
quarante-sept ans. Nous formons une haie
d'honneur, figés au garde-à-vous et saluant
militairement le corps de notre camarade qui
passe, porté par quatre copains. A chaque fois, et
malgré que cela nous soit interdit, nous faisons
cette bien modeste cérémonie, car nous savons que
nous ne retrouverons jamais ses restes. Il ira sur
DORA ou BUCHENWALD pour y être incinéré. Pour
l'instant, il est déposé au long d'un mur, vers la
sortie, enveloppé dans un grand sac de pommes de
terre. Le camion de ravitaillement, ou le
tracteur, le prendront, s'ils le peuvent, à
présent que tout mouvement sur la route est
dangereux. Il ira d'abord à ELLRICH. ET GEORGES REYNAL NOUS
DIT : " NOUS SERONS LES PREMIERS OCCUPANTS " Mercredi 28 février 1945 Hier
soir, il a fait une violente tempête de vent, ce
qui ne m'a pas empêché de sombrer dans un sommeil
profond, pendant lequel je me suis fait voler ma
ration de pain, pourtant cachée dans un bout de
toile, sous ma tête. Et pendant cette même nuit,
un autre Français est mort. Il s'agit de LOUIS
MATHIEU, de CHARCHILLA, dans le JURA. On répète
notre cérémonie simple mais poignante, à
l'étonnement des détenus d'autres nationalités qui
nous déclarent : - Si vous aviez
deux ou trois ans de camp, ou plus, vous n'y
feriez plus attention… Ce
sur quoi, notre ami GEORGES REYNAL improvise un
thème bien senti sur la Dignité de l'Homme : - Et
souvenez-vous, mes chers amis, que nous
représentons la FRANCE, même ici, surtout ici, où
tout est tenté pour nous avilir et nous faire
déchoir. Et rappelez-vous que nous serons, un jour
prochain, les premières troupes d'Occupation dans
cette ALLEMAGNE effondrée, après avoir tant
insulté, méprisé, déprécié la valeur des vies
humaines, au nom d'une tyrannie, le nazisme ! Ce
fut un grand soir, un soir où nous nous sentions
solidaires, responsables du maintien de quelque
chose de beau : la FRANCE ! Contre tout dédain,
contre toute dépréciation, car nous la portions en
nous, notre patrie. Nous étions parmi ses preux,
ses chevaliers, mais aussi ses héros sans fanfare,
que l'on retrouve partout où la FRANCE a été
menacée, sur tous les champs de bataille, tous ces
champs d'honneur où l'on ne s'est pas posé d'autre
question que de maintenir la FRANCE ! Et nous
avons fini la soirée en criant, du haut de notre
misère : VIVE LA FRANCE ! ET DE PLUS
EN PLUS : LA FAIM Vendredi 2 mars 1945. Toujours
au camp, parmi les convalescents, chose qui paraît
incroyable à qui se rappelle que, passé trois
jours en SHÖNNUNG, c'était la mort qui guettait,
en nous rejetant parmi les inutiles… On nous
annonce toutefois que, par suite des difficultés
de ravitaillement par camion, les pains de l'armée
(1 800 grammes) seront dorénavant à partager à
six, avec 20 grammes de margarine synthétique.
Aussitôt se créent de petites balances
rudimentaires, faites d'un bras de bois, supporté
en son milieu par une petite ficelle passant dans
un trou. A chaque extrémité pendent deux bouts de
ficelle terminés par une fiche de bois que l'on
enfonce dans la tartine. L'équilibre se répartit
aux deux extrémités en ajoutant ou en retirant une
mince lamelle de pain. L'opération est suivie avec
attention par six affamés… NOS PAUVRES MORTS… SI
PRES DE LA FIN ! Samedi 3 mars 1945. Cette
nuit, la neige a refait son apparition et un autre
de nos amis est décédé : MARC PERRIN-DUC des
BOUCHOUX, dans le JURA. Nous apprenons que nous
serons peut-être évacués sur DORA, où des convois
ferroviaires se formeraient ? En attendant les
alertes succèdent aux alertes. Dimanche 4 mars
1945. Nous
perdons encore un des nôtres, XAVIER BRAULT de
RIAILLE dans la LOIRE Inférieure, 21 ans. Et nous
avons la tristesse d'apprendre aussi qu'à ELLRICH
est décédé JEAN FROMANTIN de
CHAMPAGNE-SUR-VINGEANNE (COTE-D'OR). Lundi 5 mars
1945. Toujours
au camp, mais on parle de nous occuper dès demain…
D'après des tuyaux invraisemblables,
KREFEL-DUISBOURG et COLOGNE seraient aux mains des
armées alliées ? Et toujours des avions, des
alertes, des grondements sourds au lointain.
Serait-ce le canon ? ARBEIT ! TRAVAIL
! Mardi 6 mars 1945. - Ça y est, ils
ont trouvé le moyen de nous faire trimer jusqu'au
bout, ces salauds-là ! - Non ! tu débloques, ils
ne vont pas encore nous faire travailler ? Coups
de sifflet, en rang par cinq dans la cour d'appel
et on repart avec pelles et pioches, dans le
kommando de PIECK. On gratte un peu la boue, mais
dans l'ensemble la journée se passe calmement, car
il y a du souci qui flotte dans l'air, du côté de
nos gardiens. Mercredi 7 mars
1945. Nous
travaillons toujours dans cette sacrée gadoue et
nous devons ramener deux copains accrochés à nos
épaules. Ils meurent au camp. Ils se nomment
CLAUDINE JACQUET, 44 ans, de CLERMONT-FERRAND et
ANDRE DEBENOIST, 38 ans, de BOURGES (CHER). Cette
fois nous sentons tous que nos forces déclinent.
Nous sommes au bout du rouleau et le tas de
squelettes ambulants que nous formons n'aura
bientôt plus que la peau sur les os… si on tient… Jeudi 8, vendredi
9, samedi 10. Un
vent violent s'est mis de la partie et on en
souffre, debouts sur ce terrain détrempé où nos
efforts sont vains pour extraire quelques
cuillerées de boue liquide et la bouger pour rien
!… Mais on est occupé à quelque chose, tout est là
dans la logique allemande ! DES CRIS, DES LARMES…Dimanche 11 mars 1945. Repos.
Comme hier, le camion de soupe n'a pas pu passer à
cause des alertes aériennes (ou bien il s'est
répandu au tapis, mitraillé, mais cela on ne nous
le dira pas). Les Kapos et les sentinelles sont
allés à la grande ferme voisine et ont
réquisitionné deux veaux, qui sont tués pour faire
une soupe de secours dans les autoclaves du camp.
La boule de pain à trois est la bienvenue… Mercredi 14 mars
1945. Depuis
dimanche, je suis à nouveau au camp comme malade,
ayant eu une diarrhée alarmante. Je me suis fait
encore voler mon pain cette nuit. Un Polonais est
mort et puis notre camarade HAMON, travaillant au
chemin de fer du MANS (41 ans). Et soudain ça
bouge, ça crie, ça discute dur et ça s'engueule
ferme aussi. Il y a du limogeage dans l'air…
L'intendant est viré, le commandant SS aussi qui
part au front, ainsi que le médecin des SS. Les
hommes du Kommando d'entretien du camp sont
changés (coiffeurs, tailleurs, valets de chambre,
cuisiniers) et c'est PIECK qui devient intendant.
Ce Hollandais est assez juste et, ma foi, c'est un
bien pour tous. On parle de combats à BERLIN ?…
Invraisemblable… Nous perdons encore un frère,
c'est JEAN-BAPTISTE DUBAN, de MONTCEAU-LES-MINES,
mort ce soir après la distribution de soupe. Jusqu'au jeudi 22
mars 1945. Au
camp, pas de travail à l'extérieur. On nous fait
un rappel de vaccin. Alertes aériennes
incessantes. KOBLENZ, LUDWIGSHAFFEN, STETTIN,
MAYENCE seraient tombées
Retour à Ellrich
**
Vendredi 23 mars 1945. Drôle
de réveil ! Des camions entrent en marche arrière
sur la place d'appel et les soldats débarquent
deux mitrailleuses légères, des caisses de
grenades, deux lance-flammes, des fusils
automatiques… L'inquiétude nous gagne et nous
envisageons une tentative d'extermination sur
place. Et d'un seul coup on est rassemblés et
embarqués sur les camions, sous bonne escorte,
jusqu'à notre base d'ELLRICH-THEATRE. Il fait une
journée splendide et nous traversons les villages
de MAUDERODE et GUDGRALEBEN à toute allure,
craignant sans cesse une attaque aérienne.
Personne sur les routes, sauf un ou deux motards
de liaison, peu enclins à s'arrêter pour admirer
le paysage de printemps, fort beau, si ce n'était
notre situation de " touristes privilégiés ". Au
camp d'ELLRICH nous retrouvons de vieux copains,
nous nous comptons aussi entre survivants. Et des
petits comités se reforment entre gens de même
région ou par affinités sociales. ET PLUS TORTURES QUE
NOUS: LES JUIFS !... Mercredi 28 mars 1945. Jusqu'à
ce jour, rien ne bouge, sinon que nous sommes
enfermés à l'intérieur du camp, paisibles, si nos
estomacs ne criaient pas famine… Et arrivent
cent-quarante malheureux Juifs, survivants d'un
grand convoi parti à pieds, il y a des semaines,
depuis les camps de POLOGNE. Et nous, pouilleux,
décharnés, fatigués à l'extrême, nous contemplons
cent-quarante déchets humains squelettiques, dont
on se demande quelle est la volonté qui les fait
encore tenir debouts ? Mais cela n'est rien, car
en plus leurs SS personnels les harcèlent. Alignés
au cordeau, ils reçoivent une pluie de coups de
triques pour une oreille ou un bout d'épaule
dépassant du rang. Ignoble spectacle qui gêne même
nos propres sentinelles, pourtant pas des anges de
bonté ! Enfin, après une bonne heure de
tracasseries sans nom, on leur fout la paix et ils
bivouaquent dans la cour du camp. Et, soudain,
j'entends, en français, un de ces pauvres bougres
demander : - Y a-t-il un
gars d'ALFORTVILLE, par hasard, parmi les
Parisiens ?… - Bon dieu, oui ! il y a moi. Et je
serre la main d'un garçon de mon âge, qui est l'un
des fils d'un grand marchand de meubles, dont les
magasins ont leurs vitrines sur la rue de
VILLENEUVE et principalement rue du Pont d'Ivry,
là où s'arrêtent les autobus. De son frère, il n'a
plus aucune nouvelle. Enfin on est contents de
parler un peu du patelin et on échange nos
adresses pour nous retrouver " après cela ". (Nous
ne nous reverrons plus jamais !). Coups de
sifflets. En rang pour l'appel du soir. Mon rang
est juste à côté de la première rangée du convoi
des Juifs, l'intervalle servant de passage à
l'officier qui nous compte, badine en main, tapant
un petit coup sur l'épaule du premier de rangées
de cinq hommes. Soudain un petit objet brillant
tombe à mes pieds. Le SS s'avance de son pas
assuré, fait craquer ses bottes bien lustrées en
se baissant et il ramasse une petite croix de
métal. Brandie aussitôt entre pouce et index, il
la présente vers les Juifs en hurlant : - A qui est cette
croix, Donnerwether ! Nous
savons tous qu' il n'attend qu' une chose : qu' un
Juif avoue détenir ce symbole chrétien et il sera
massacré, lynché sur place… Alors je m' entends
dire : - C'est moi qui
l'ai faite tomber, Herr Haupsturmfürher. Le SS
hésite, me fouille du regard. Je ne baisse pas les
yeux. Il balance encore son bras et me tend la
croix : - Tiens,
Franzose. Interdit çà ! Idiot ! Et il
s'éloigne en comptant toujours… Ouf ! J'ai les
genoux qui tremblent. Je serre fort la petite
croix dans le creux de ma main. Je la garde, je la
garderai tout au long de ma vie, en souvenir d'un
Juif inconnu qui a eu une soirée de répit ce
jour-là. Cadeau peut-être d'un aumônier militaire,
petit morceau d'acier noirci avec un CHRIST
stylisé, filiforme, un peut à notre image… MERCI.
Le lendemain matin, après l'appel, le restant du
convoi des Juifs reprend la route pour une
destination inconnue… Dimanche 1er
avril 1945. Grand
réveil en fanfare cette nuit. Des avions ont
mitraillé avec insistance la gare et ses abords.
Certainement des convois de troupes qui
stationnaient là. L'APPARITION
DE LA WOLKSTURM Lundi 2 avril 1945. Les
alertes sont continuelles. Nous sommes brusquement
convoqués pour un appel à quatre heures du matin :
l'ordonnance polonaise du commandant s'est évadée.
Il ne sera pas repris, mais nous perdrons de
bonnes heures de sommeil ce qui ne nous arrange
pas, car nous avons dans l'idée que nous serons
évacués un jour prochain. Et, pour cela, il nous
faudra un minimum de forces. Dans l'après-midi,
les rares kommandos de travail encore à
l'extérieur rentrent précipitamment. Nous voyons
alors apparaître des civils, très vieux ou tout
jeunes, portant un brassard et armés qui, d'un
fusil, qui d'un Panzerfaust. C'est le " Wolksturm
" ou Milice Locale. - Ça
sent la débâcle les gars, ça y est ! Ils font
donner les vétérans et les mouflets, raille
un ancien légionnaire qui observe ces curieux
soldats de la dernière heure, en train de monter
une chicane sur la route du bord du lac qui côtoie
le camp. Il faut dire que, si on compte sur ces
ultimes réserves pour arrêter la formidable
puissance mécanisée des armées alliées, c'est que
vraiment on joue la carte désespérée du va-tout ! L'ANNIVERSAIRE DE MON
ARRESTATION Mardi 3 avril 1945. C'est
le jour anniversaire de mon arrestation à PARIS.
Il pleut mais cela n'empêche pas les avions de
chasse de venir faire du rase-mottes autour du
camp et même d'aligner de si près la rangée EST
des miradors, qu'une sentinelle, affolée, s'est
jetée dans le vide. Elle a les deux jambes
brisées. D'après les dires du camionneur qui
ravitaille encore de temps en temps notre camp,
les Américains seraient à une cinquantaine de
kilomètres d'ELLRICH ! Allons, du cran ! J'aurai
bouclé la boucle ! Mercredi 4 avril
1945. Il
paraît que les Américains sont à GÜNZERODE depuis
ce matin. En tout cas, de cette direction,
arrivent des troupes nettement en débandade,
sales, harassés, pas rasés, par petits groupes,
sans officiers. On voit passer de rares camions
couverts de branchages. Dans la soirée, nous
ressentons des grondements continus et une énorme
quantité de bombardiers se dirige sur NORDHAUSEN.
Et nous avons l'impression d'un fort tremblement
de terre. Tout tressaute pendant de longs
instants. Et toute la nuit du jeudi 5 avril ce
sera pareil. Une immense lueur d'incendie rougeoie
dans le ciel. C'est d'autant plus grave que la
ville de NORDHAUSEN avait été pratiquement
épargnée pendant toute la guerre, sauf l'aérodrome
et le quartier de la gare de triage. Et que les
habitants ne devaient plus y croire… Destin… PROMESSES…
PUIS MENACES Jeudi 5 avril 1945. Le
commandant d'ELLRICH nous réunit sur la place
d'appel pour nous tenir un discours, d'où il
ressort, de ses paroles rassurantes, qu'il nous
promet la vie sauve si nous ne tentons rien pour
nous révolter. Il affirme nous garder pour
tranquilliser la population et nous remettre
ensuite aux troupes d'Occupations Alliées. Au
fond, ce serait la solution qui sauverait la
plupart des rescapés de l'hiver, même et surtout
les malades ! Mais en fin d'après-midi nous voyons
arriver un cortège de civils avec drapeaux et
orphéon municipal et le Burgermeister demande à
parlementer avec le commandant. Au bout d'une
bonne heure de palabres, nous sommes à nouveau
convoqués pour nous entendre dire que la
population civile craint les pillages et autres
exactions de la part des détenus une fois libérés
et qu'elle exige que nous soyons évacués… ou
exterminés ! C'est très gentil de leur part. - Tas
de salauds, si on s'en sort, on reviendra vous
dire deux mots ! telle est
l'imprécation de HENRI AYME, dit " Pitche ", qui
termine sa phrase par son inévitable cri de guerre
: - La quille, bon
dieu ! LA PREMIERE EVACUATION Vendredi 6 avril 1945. Dans
la nuit, tous les hommes malades, invalides, sont
évacués précipitamment par la voie ferrée. Nous
restons environ quatre-cent cinquante hommes au
camp, de toutes nationalités. On dit que le tunnel
de DORA a sauté dans la nuit. En attendant notre
imminent départ pour la course à pieds, on nous
gave avec les réserves de nourriture qu'on ne
pourra emmener. On touche le pain à quatre, le
matin, avec de la margarine. Le midi nous est
servi deux litres de soupe. Le soir, on a deux
kilos de patates, si bien qu'on passe son temps à
bâfrer par petits groupes. J'allais dire par
petites tables, mais ce n'est tout de même pas
prévu au programme. Comme il refait beau, on peut
s'asseoir par terre dans la cour et bavarder entre
nous. On commence à envisager sérieusement à
profiter de l'évacuation à pieds pour constituer
de petits groupes d'évasion et tenter de rejoindre
les Alliés avant extermination. Car nous ne
faisons guère d'illusions sur les chances de
survie d'une colonne d'exode de détenus… PAS DE DIMANCHE POUR LES
ATTAQUES AERIENNES !… Dimanche 8 avril 1945. Hier
a été calme et nous avons continué notre régime de
suralimentation pendant toute la journée. Ce
dimanche matin, alors que nous errons désoeuvrés
dans la cour, nous avons vu passer en trombe, sur
la route principale, une colonne de
camions-citernes d'essence. Et ça n'a pas tardé :
les suivant à la trace, deux chasseurs américains
sont descendus en piqué et, dans un mitraillage
infernal, ils ont enflammé deux véhicules. Les
autres ont tenté de se camoufler en prenant, au
bout du lac, un chemin bordé de hauts sapins et un
peu escarpé entre deux collines. Les chasseurs ont
fait un grand tour d'inspection du site, puis ils
ont réduit leur vitesse, ont viré sur l'aile et se
sont engagés de profil dans les frondaisons. Un
court mitraillage, une reprise des moteurs
d'avions et une intense fumée noire est sortie de
ce chemin creux. Ces avions de chasse ont pris la
peine de repasser au-dessus de nous et de nous
saluer d'un battement caractéristique de leurs
ailes. On vibrait de joie, en silence bien sûr,
car ils représentaient les forces libres en marche
vers nous. Et elles étaient certainement très
proches car le canon est nettement audible, le
soir surtout. Les sentinelles vont, tête basse…
Vers midi, branle-bas de combat : un groupe de
détenus part en précurseur. Nous restons donc
trois-cent cinquante hommes au camp, dont soixante
Français.
Le grand exode des camps
**
Manquent une
disaine de pages
du
10 au 16 Avril 1945
Consultez
l'édition écrite
Liberté
Liberté
chérie
**
Mardi 17 avril 1945 Il
fait à peine jour lorsqu'on ouvre notre porte et
un sous-officier SS s'introduit dans notre hangar.
Il nous explique qu'il est Sarrois, habitant
presqu'en face de STRASBOURG, qu'il n'a rien
contre les Français. Aussi vient-il nous prévenir
que nous cherchions refuge ailleurs, car bientôt
son unité a l'ordre de décrocher et le lieutenant
tient à ce qu'on nous fusille avant de partir.
MOREAU et lui échangent leurs adresses. Nous, nous
restons dans l'expectative, car le geste du
sous-officier SS est peut-être humanitaire, mais
il vient en point final d'une carrière bien
remplie dans les Waffen SS… alors on peut se
demander combien en a-t-il fusillé de pauvres gens
avant de venir nous faire sa bonne action, sa B.A.
comme on dit chez les Boys-Scouts ? Combien de
crimes pour un geste final de bon sens et de
garantie pour l'avenir ? Il s'en va et nous filons
discrètement demander asile aux femmes de la
maison. Celles-ci acceptent de nous cacher dans
leur cave à charbon. Soudainement il tombe une
avalanche d'obus et on entend courir dehors, des
coups de sifflets et aussi l'éclatemennt
caractéristique de grenades. Les femmes sont
réfugiées dans la première grande cave. On entend
des grincements de chenilles de chars, très
distinctement. Tout à coup, les femmes crient…
Nous ramassons des bouteilles vides qui
s'entassent dans un coin, bien décidés à nous
défendre, même symboliquement. La porte de notre
réduit s'ouvre avec violence et apparaît un grand
gaillard, le doigt sur la gâchette de sa THOMPSON…
Ebloui par la clarté du jour, il nous distingue
mal dans l'obscurité relative de la cave, aussi
nous fait-il sortir les mains sur la tête. Une
fois à l'extérieur, lui et ses compagnons rient et
nous donnent des tapes sur les épaules : - La guerre est
finie pour vous ! VOUS ETES LIBRES ! C'est
ahurissant de soudaineté. Nous qui avions pensé à
des embrassades, à des larmes au coin des yeux,
nous restons plantés là, frappés de stupeur
heureuse, incapables de sortir un son, ivres de
bonheur, sonnés K.O. debouts. C'est un instant
inimaginable de soudaine joie. Une jeep-radio
survient et on signale notre découverte et l'état
dans lequel nous nous trouvons. Première des
choses : on nous fait quitter nos loques de
bagnards et les femmes nous préparent un grand
bain dans des bassines d'eau chaude. Les soldats
américains apportent du savon désinfectant. Puis
on nous remet un trousseau de linge militaire
américain, pris dans les cantines des chars qui
sont embusqués là, à quelques mètres, leurs canons
pointés sur la rue desservant la gare. Ensuite, on
nous demande de patienter un petit peu, en
attendant la venue d'un officier-interprète qui
fera un procès-verbal de notre délivrance, avec
tous les renseignements utiles concernant la
marche de notre colonne d'évacuation dans l'espoir
d'arriver assez vite pour sauver d'autres
camarades. Moi qui parle anglais, je suis muet
d'émotion. Et c'est l'afflux de cadeaux : des tas
de boîtes de conserves, des rations de l'armée,
des cigarettes, du chewing-gum, des bouteilles
dont deux de vin de BOURGOGNE : " en souvenir de
la FRANCE ", nous sont-elles remises
cérémonieusement. Les bruits du combat s'éloignent
vers le NORD. Des camarades Russes et Polonais de
notre convoi se présentent, eux aussi cachés dans
la ville et nous nous congratulons. Nous allons
être pris en main, soignés, dorlotés, trop choyés
peut-être car nos intestins résistent mal à tant
de bonnes choses, après tant de privations… Et le
lendemain matin, notre joie sera encore plus
complète : nous voyons arriver, sur une superbe
motocyclette, un grand escogriffe habillé à la
tyrolienne, un petit chapeau vert avec plume et
blaireau crânement posé sur sa tête. C'est notre
ami ROGER RICHARD, bien vivant, qui se cacha dans
les fourrés, puis fut recueilli par des paysans.
Ainsi notre évasion du " vendredi treize "
s'est-elle terminée gagnante pour nous sept, à
cent pour cent ! Et que la vie s'ouvre à nous. Et
que le cauchemar s'estompe ! LIBERTE
OUI, MAIS PAS POUR TOUS ! De nous sept, seul XAVIER PIGUET reste
avec moi à HASSELFELDE, au camp des " ex "
prisonniers de guerre. Les cinq autres ont préféré
partir pour rejoindre NORDHAUSEN par leurs propres
moyens. Une semaine après notre libération, nous
sommes sensiblement en état de nous occuper d'une
tâche que nous avions à coeur d'accomplir.
Parcourant en jeep, avec quelques soldats de la
RED ONE DIVISION (qui débarqua en NORMANDIE le 6
juin 1944), la région alentour de nos ex-camps,
nous réussissons à mettre la main sur quelques-uns
de nos bourreaux et non pas des moindres. Après
une poursuite en automobile des plus mouvementées,
nous avons la chance d'abattre le Kapo FRANZ. Dans
la petite ville de HASSELFELDE nous exécutons le
Kapo LUDWIG. Puis, à ELLRICH, les Kapos OSCAR et
JOSEPH sont mis à mort également. Volontaires,
nous combattons, dans les opérations de nettoyage,
avec les soldats américains. Avec acharnement,
nous nous sommes employés à détruire les points
d'appui des SS. Et, l'oeil sur le viseur de nos
fusils-mitrailleurs, pendant que les uniformes
verts à parements noirs sont fauchés devant nous
par nos balles vengeresses, nous songeons à tous
ceux qui ne reverront plus notre patrie. La rage
au coeur, nous combattons dans ces derniers jours
de la guerre en EUROPE. Nous sommes à la limite
des secteurs américains et soviétiques et nos amis
Russes, après des adieux touchants, sont remis aux
autorités de leur pays. Aussitôt ils sont
enchaînés et encadrés " manu militari "… … Nous
nous souvenons de ce qu'ils nous avaient dit
auparavant, et pour eux la longue route du GOULAG
commence, car un soldat soviétique n'a pas le
droit de se rendre. Et s'il est fait prisonnier et
réussit à survivre, " c'est qu'il a collaboré avec
l'ennemi "… Conception fanatique d'un régime
totalitaire. " Contre nous, de la tyrannie,
L'étendard sanglant est levé… " Et le temps passe.
Enfin l'Armistice est signé le 8 mai 1945. HITLER
est mort, brûlé à l'entrée de son bunker de
BERLIN. Nous traversons le massif montagneux du
HARZ, toujours avec les soldats de la RED ONE
DIVISION qui nous emmènent, avec les prisonniers
de guerre français, au terrain d'aviation
d'HILDESHEIM, dans la région de HANOVRE. Là nous
sommes logés sous des tentes de l'armée et nous
attendons le rapatriement. L'ENVOL
VERS LA FRANCE Et le 28 Mai 1945, nous nous envolons à
bord d'un DAKOTA, à destination de
PARIS-LE-BOURGET. Le temps est passablement
orageux et il y a des trous d'air. Aussi
sommes-nous un petit peu écoeurés et contents
d'atterrir. Pour nous accueillir, un détachement
de l'Armée de l'Air nous rend les honneurs.
Instant émouvant de retrouvailles avec la terre de
FRANCE. Puis nous sommes convoyés par autobus
jusqu'à PARIS, où nous sommes réunis à l'hôtel
LUTETIA. Là nous passons devant une Commission
d'Enquête Militaire, à seule fin de dépister les "
faux déportés ". Et nous avons droit à une visite
médicale. On me trouve un point de pleurésie et
c'est inscrit sur ma fiche de rapatriement
sanitaire. Enfin, j'ai la permission de téléphoner
et je préviens mon oncle Marc GOROUBEN, marié à
une soeur de papa, ma tante JEANNE, et qui est
joaillier à PARIS. Il prévient papa et j'ai
l'immense bonheur de les voir soudain devant moi
tous les deux. Nous pleurons de joie… Vite nous
prenons le métro et me revoici montant les
escaliers de notre appartement, pour me jeter dans
les bras de maman. La famille est à nouveau
réunie, nous avons enfin le temps de respirer
librement et de revivre. Je retrouve mes camarades
avec plaisir. Rémy CARON est là, et il va
m'entraîner à de fameuses sorties. Raymond BENOIT
est revenu du camp de LANGESTEIN, arrêté après
avoir participé à la destruction de l'usine de la
SKF. Daniel DAGORNE est revenu, Lucien CLOT, ainsi
que Roger LALY. Nous comptons nos disparus et nous
faisons le point avec nos amis des Auberges de la
Jeunesse. Ce qui nous amène à réunir un faisceau
de présomptions défavorables à l'encontre du
dénommé PATRICK… lequel sera jugé devant le
Deuxième Tribunal Militaire de PARIS. Mais des
appuis politiques de dernière heure se mettent en
marche. Confiants dans la justice de notre pays,
nous n'avons même pas pris d'Avocat. Nous ne
serons même pas tous cités à témoigner… et il est
acquitté… au bénéfice du doute. Il faut dire qu'il
a fini par échouer à LYON, au moment des combats
pour la Libération et là, il a réussi à décrocher
une Citation élogieuse pour bonne conduite sous le
feu. Son Avocat jouera cette carte avec brio. Les
morts des A.J. ont disparu bel et bien pour rien…
mais ils resteront dans notre souvenir jusqu'à
notre fin.SANATORIUM
: JE RETOURNE EN ALLEMAGNE Pour terminer le tout, je vois mon état
de santé se dégrader brusquement et je dois partir
en Sanatorium Militaire, en Forêt Noire, dans la
zone d'occupation de la Première Armée Française.
J'y resterai six ans, en deux séjours consécutifs,
dans ce grand hôpital militaire " BIR-HAKEIM " (SP
58452 - BPM 517 A) où je me fais baptiser, le 27
février 1948, par Monseigneur PICARD DE LA
VACQUERIE Aumônier Général des Troupes
d'Occupation. D'ailleurs Roger LALY viendra y
faire aussi un séjour, mais plus court. Là, entre
deux opérations pulmonaires, nous faisons
connaissance avec une autre face de l'ALLEMAGNE :
celle d'un pays très agréable à visiter, avec
d'admirables sites, notamment les sources du
DANUBE et le lac de CONSTANCE. L'ESPERANCE,
LES PASSIONS HUMAINES ET LA GUERRE QUI N'EN
FINIT PAS DANS LE MONDE… Puis le temps passe et d'autres guerres
surviennent qui ne nous concernent plus en tant
que participants, étant réformés définitif N°1,
mais qui nous inquiètent quant à la sagesse des
hommes. Notre temps passé dans une " armée
étrangère " ne nous a naturellement pas été compté
et mon ami Rémy CARON vient à OFFENBURG faire ses
classes et, comme il me l'écrit " apprendre à
tirer au fusil et à lancer des grenades "… Le
partage de l'EUROPE, en attendant celui du MONDE,
se fait entre deux blocs d'intérêts : l'EST et
l'OUEST, chacun ayant ses bonnes raisons de croire
détenir le bon droit… C'est la course aux
armements qui recommence, avec une nette tendance
à envisager le " NUCLEAIRE " comme arme de
dissuasion… Papa, tu as fait " ta " grande guerre
en pensant que JAMAIS PLUS tes enfants ne
reverraient un tel massacre. On a hélas revu… Moi,
il ne me reste même pas l'ESPERANCE que mes
enfants ne revoient pas les camps de
concentration, puisque ce système pénal de
répression politique existe TOUJOURS, malgré le "
SERMENT DE BUCHENWALD ". L'U.R.S.S., pays du
prolétariat, donne hélas l'exemple en érigeant les
GOULAGS à la hauteur d'une institution nationale,
alors qu'elle voudrait, dans les autres pays, se
présenter en championne des Libertés et du respect
des Droits de l'Homme !… J'ai honte pour le P.C.
Comme le chante Pierre PERRET : " Tant que le
GOULAG ne sera pas transformé en DISNEYLAND "…
l'avenir des hommes restera bien menacé !
GRASSE - Mai 1986
En
pensant à mes deux enfants:
CORINNE
et DIDIER,
et
à MICHELE -
Quel
sera leur avenir ?...
"Le plus grand outrage
que l'on puisse faire à la VERITE est de la
connaître et en même temps de l'abandonner et de
l'oublier" BOSSUET
Livre II
Notes et
Documents
Cf le CD
**
LE CHANT
DES MARAIS
Oeuvre d'un déporté inconnu,
sans
doute l'un des premiers du système
concentrationnaire nazi.
" Loin vers l'infini
s'étendent De grands prés marécageux. Pas un seul
oiseau ne chante Dans ces arbres secs et creux.
REFRAIN " O terre de détresse Où nous devons sans
cesse Piocher… piocher. " Dans ce camp morne et
sauvage Entouré de fil de fer, Il nous semble
vivre en cage Au milieu d'un grand désert. REFRAIN
" A midi la cloche nous rassemble : Triste repas
de reclus… Alors nous parlons ensemble Des choses
qu'on ne voit plus. REFRAIN " Bruit de pas et
bruit des armes, Sentinelles jour et nuit. Et du
sang, des cris, des larmes, La mort pour celui qui
fuit. REFRAIN Mais un jour, dans notre vie, Le
Printemps refleurira. Liberté, liberté chérie, Je
dirai : tu es à moi ! REFRAIN O Terre enfin libre
Où nous pourrons revivre, Aimer… Aimer !
LA PRIERE DES
PARACHUTISTES S.A.S.
Je m'adresse à Vous, Mon
Dieu, car Vous me donnez ce qu'on ne peut obtenir
que de soi. Donnez-moi, Mon Dieu, ce qui Vous
reste. Donnez-moi ce qu'on ne Vous demande jamais.
Je ne Vous demande pas le repos, ni la
tranquillité, ni celle de l'âme, ni celle du
corps. Je ne Vous demande pas la richesse, ni le
succès, ni même la santé : tout ça, Mon Dieu, on
Vous le demande tellement que Vous ne devez plus
en avoir. Donnez-moi, Mon Dieu, ce qui Vous reste.
Donnez-moi ce que l'on Vous refuse. Je veux
l'insécurité et l'inquiétude, je veux la tourmente
et la bagarre, et que Vous me les donniez, Mon
Dieu, définitivement, que je sois sûr de les avoir
toujours, car je n'aurai pas toujours le courage
de Vous les demander. Donnez-moi, Mon Dieu, ce qui
Vous reste. Donnez-moi ce dont les autres ne
veulent pas ; mais donnez-moi aussi le courage, et
la force, et la foi. Car Vous êtes le seul à
donner ce qu'on ne peut tenir que de soi.
Prière écrite par
André ZIRNHEL,
officier
S.A.S., tué en LYBIE,
le
17 Juillet 1942.
POUR
SERVIR A UNE MEILLEURE NOTION
DE
NOTRE RESISTANCE ET DE L'AIDE
DE
NOS ALLIES
1°)
Utilisation du matériel reçu par containers :
Quatre sortes
d'explosifs sont utilisés : A - le PLASTIQUE, de
couleur jaune ou noire, en cartouches de 12O g ; B
- le " 8O8 ", en cartouches de 12O grammes
également ; C - la GELIGNITE, brunâtre, en
cartouches de 24O grammes ; D - l'AMMONAL, noir,
en cartouches étanches. - Une cartouche de
plastique, utilisée sur l'essieu avant d'une
voiture ou d'un camion, ou dans la queue d'un
avion. - Forer un trou dans une briquette de
charbon de locomotive, où l'on introduit du
plastique, un détonateur et un allumeur. La
briquette, introduite dans le foyer d'une
chaudière de locomotive, explosera en démolissant
le foyer et en provoquant des fentes dans la
chaudière. - Deux cartouches de plastique,
modelées en un anneau de 15 cm de diamètre
extérieur perforeront une plaque d'acier doux de
15 mm d'épaisseur. Le diamètre du trou formé sera
d'environ 16 cm. - Une pareille charge placée sur
la paroi d'un réservoir important de carburant
(wagon-citerne par exemple), ou à l'extérieur d'un
transformateur électrique, les détruiront. - En
façonnant les cartouches en un bloc modelé
rectangulaire de 1OO/5O/3O mm, elles couperont un
rail de chemin de fer. - Enfoncées dans un tube
d'acier, elles détruiront une station émettrice de
T.S.F. - 3 cartouches seront utilisées contre des
machines ou de l'outillage d'usine. - Contre les
automobiles blindées et les chars, employer des
charges supérieures en sachant que 1O cartouches
perforent une tôle blindée de 6 à 7 cm
d'épaisseur. * CLAMS :
engins explosifs aimantés dont certains étaient
insubmersibles et utilisés contre les péniches en
fer. Explosion après un retardement de : 6 heures
(ROUGE) - 6O heures (BLEU CLAIR) et huit jours
(VIOLET).
2°)
Pour les terrains de parachutages ou
atterrissages d'agents :
Les équipes de réception
étaient au minimum de 1O à 12 hommes. Le terrain
choisi devant être un espace dégagé représentant
au moins un carré de 4OO mètres de côté, pouvant
toutefois être coupé de haies ou parsemé de
quelques arbres et pas absolument plat. Une fois
le terrain choisi, on transmettait son emplacement
en ayant établi des points de repère sur Carte
MICHELIN, en notant les coordonnées en Est et
Nord, la distance en millimètres (sur la carte) de
la préfecture ou de la sous-préfecture la plus
proche. Indiquer le nombre et la référence des
containers qu'il serait possible d'y larguer (de 7
à 15 selon les moyens dont on dispose pour le
transport et le camouflage du matériel). Exemple :
ARMA - carte 77 - 25 EST 3,2O - 65 NORD 49,6O - 15
mm LYON - 15 T. Un message confirmatif était émis
sous forme de phrase convenue, à 13 h 3O ou à 19 h
3O, et répété à 21 h 15 ou 21 h 3O, ce qui
confirmait l'opération. Trois lampes rouges
étaient allumées à 8O ou 9O mètres de distance les
unes des autres au milieu du terrain, formant un
triangle isocèle indiquant la direction du vent.
Le chef d'équipe de réception donnait, avec une
lampe blanche, le signal morse connu de lui seul
et de son adjoint. L'avion répondait par un feu
rouge et larguait son chargement en décrivant un
ou deux cercles à 2OO ou 15O mètres du sol.
3°)
Pour les atterrissages d'avion :
Pour les atterrissages
d'avion (LYSANDER), il fallait trouver un terrain
plat d'au moins 8OO mètres de longueur. Une fois
atterri, l'avion ne restait que huit ou neuf
minutes au maximum, le temps de faire son
demi-tour pour se replacer dans le vent,
transborder les passagers (un ou deux) et
décharger le matériel ou le courrier.
*
**
COCKTAILS MOLOTOV
:
Verser dans une
bouteille de verre de l'acide sulfurique très
concentré (environ un quart du contenu, puis finir
de remplir à l'essence. Boucher. Puis coller,
autour de la bouteille, un papier dans lequel vous
avez collé des cristaux - du côté du verre - de
chlorate de potassium. Quand vous lancez la
bouteille, celle-ci se brise, l'essence se répand,
et vous avez toujours un morceau de chlorate de
potassium qui vient au contact de l'acide
sulfurique. Alors la réaction fait tout flamber.
Ces
relevés du système de direction des fusées V2
ont été établis clandestinement
par Mr
Guy MORAND - déporté à DORA
(44 271) s
'il
avait été pris, un seul châtiment :
la
PENDAISON…
Son acte
courageux a permis de mettre au point un subtil
SABOTAGE (sur 9 3OO engins - 1/4 fonctionna… !).Il est un fait étrange
que, peut-être, l'HISTOIRE approfondira un jour,
mais il est surprenant que les nazis aient confié
à des équipes de déportés la construction de ses
engins secrets, type V1 ou surtout V2, même si ce
travail fut placé sous la surveillance
d'ingénieurs allemands, lesquels supervisaient
l'assemblage des pièces… que ce soit sur la grande
base d'essais de PEENEMUNDE, sur la BALTIQUE, ou
bien dans les tunnels de DORA, il y eut TOUJOURS
des volontaires pour saboter, le plus souvent
possible, les câblages et autres détails des
pièces qui constituaient l'essentiel du montage
des fusées. Bien entendu, il y eut des
arrestations qui furent suvis de pendaisons… mais
cela n'arrêta pas les tentatives de sabotage !
Tant et si bien que, pour les sinistres V2, qui
volaient à la vitesse du son, et qui furent
dirigés essentiellement sur le territoire
britannique, causant de sérieux dégâts et
victimes, ces actes courageux des déportés
saboteurs furent si efficaces qu'il fut établi
que, sur 9 3OO engins lancés UN QUART seulement
fonctionnèrent normalement et atteignirent leurs
cibles… les autres se perdirent dans la mer,
explosèrent en vol, ou retournèrent vers leur base
de lancement, au grand dommage des nazis ! Nous
devons saluer ici la mémoire de ceux qui
participèrent à ces actes de courage humain et
surtout celle de ceux qui furent surpris et
pendus… GLOIRE A CES HEROS DE L'OMBRE !
cf
l'édition écrite
1948 En FORET-NOIRE, à
BADENWEILER, Denis GUILLON dans le bureau du
commissaire DUPRAT (Recherche des criminels de
guerre). Denis GUILLON reçoit la Légion d'Honneur
au cours d'une pris d'armes, à CANNES, le 11
Novembre 1961. A ses côtés, le sergent-chef KOCH.
Grandeur et décadences des soldats hitlériens
AVRIL 1945 AVRIL 1945 : le retour des choses En
Avril 1945, les troupes britanniques libèrent
BERGEN-BELSEN. On oblige les SS à sortir, sans
masque ni gants, les cadavres des fosses communes,
afin de leur faire des sépultures individuelles
décentes.
17
Avril 1945.....39 Kg,850 !
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