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Liste des 134 manuscrits   #Manuscrits                

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GUILLON Denis

**

049

IL A NEIGÉ SUR MES 20 ANS

Évadé de France, parachuté en France

Déporté en Allemagne

Résistance

Guerre 1939 - 1945

Nice -Janvier 1988

Analyse du témoignage

Écriture : 1985 - 226 pages

PRÉFACE de René JANÇON

Commissaire Principal aux Renseignements Généraux

Un de mes amis avait coutume de dire, lorsqu'il voulait préciser sa pensée ou donner de la force à un argument : "Je connais la puissance des mots et la valeur des termes". Personnellement, je ne crois pas qu'aucun mot puisse traduire exactement les drames de la guerre puis l'horreur des instants que nous avons vécus dans les Camps de Concentration, les fameux "Konzert" nazis. La radio, puis les postes de télévision ont parlé et montré des images de reportages sur les camps de Buchenwald, Mathausen ou d'Auschwitz de nombreux journalistes et reporters ont publié de courts récits sur la vie des déportés. Quelques-uns de ceux-ci ont fait des déclarations à la presse. Les autres ont narré leur "vie" à leurs amis et connaissances. Qui, n'ayant pas vécu ces instants tragiques, n'a pas pensé que l'auteur ou le narrateur exagérait son récit ? L'auditeur accusait l'orateur de vouloir faire du roman ou du cinéma. Alors, que dire de l'aventure qui fut celle de Denis Guillon : après l'exode sur les routes mitraillées et bombardées, après une "échappée" vers l'Angleterre et l'École de Commandos Spéciaux de sabotage britannique, après son parachutage et sa vie de jeune résistant en France occupée, jusqu'à son arrestation par la Gestapo, son emprisonnement et enfin sa déportation, qu'il finit dignement par une évasion de la colonne de repli des rescapés devant la poussée des Armées Alliées… avec la cruauté des gardiens SS… Il a réalisé, dans son livre, un condensé d'une vie de jeune homme perturbée par la guerre et il l'achève par un exposé sur la vie concentrationnaire. Les commissions interalliées et surtout américaines, voulaient à peine croire à la véracité des rapports que nous, survivants, leurs présentions. Pourtant, conduites sur les lieux, elles ont pu se rendre compte, à la façon de Saint Thomas, que Dante n'avait été qu'un bien faible précurseur ! L'amoncellement des cadavres qu'elles ont pu voir, n'était qu'un reliquat de ce que fut notre petit enfer quotidien. Plus de 80 % de nos compagnons n'ont pas revu cette France qu'ils ont tant espérée. Leurs beaux projets ne seront jamais réalisés. Ces hommes, ainsi que leurs camarades miraculeusement survivants, ont tous terriblement souffert. Un nouvel Homère tentera peut-être, un jour, d'écrire l'Iliade et l'Odyssée 1939-1945 ? Il lui en faudrait en composer une pour chacun d'entre nous, tant nos souffrances ont été particulières, bien que supportées en commun. Il serait également nécessaire que M les académiciens activent la mise en circulation de mots très imagés dans ce qui peut traduire l'horreur dans ce que le théâtre Shakespearien classe parmi "l'horrible" et le "terrible". Ceci explique pourquoi je demande à qui lira ces mémoires, O combien fragmentaires, de les considérer comme un "minimum". Je voudrais que tous ceux qui sont appelés à venir dans les troupes d'occupation en Allemagne apprennent ainsi la façon dont nous ont traités les hommes de main des Hitler, Goering, Goebbels et Himmler. Il serait nécessaire également de faire lire de tels rapports à tous ceux qui ont donné leur appui ou tout simplement leur consentement aux exactions que nous avons subies, ou même au régime qui nous les a infligées. Le lecteur trouvera, dans cet ouvrage, les impressions notées au coup par coup par un jeune, résistant puis déporté. De nombreux livres ont déjà été écrits sur un thème semblable. Aucun, jusqu'à présent, ne reflète avec autant d'exacte simplicité la vie au jour le jour et l'état d'esprit des résistants et déportés. Á tous, il donnera une petite idée de ce qu'était l'occupation et la "Kultur" nazie Que dire de notre jeune ami ? Qu'il est revenu de toutes ces épreuves insensées, dramatiques, blessé profondément dans sa chair, mais ayant gardé la simplicité de "celui qui a eu la chance d'être un témoin survivant !" Qu'il a conservé, malgré toutes les souffrances physiques et morales supportées, une humilité, le cran de ceux qui ont connu le meilleur et le pire dans une jeune existence. Pour le situer : Á son retour de captivité et après six années de Sanatorium militaire en Forêt Noire, il avait installé, chez ses parents, un petit chemin de fer mécanique qu'il faisait fonctionner, de temps en temps, devant les gosses de son quartier. Ses yeux brillaient de joie et de bonté… c'était aussi l'une des rares fois où il mettait genoux à terre devant quelqu'un... Les années ont passé et nous nous trouvons en état de guerre larvée et de terrorisme international. Les "grands" de ce monde parlementent autour du tapis vert. Plutôt que de chercher à établir une paix solide et durable, chacun veut assurer ses positions géographiques, politiques, en vue d'un prochain conflit ! Question de suprématie ? Pour nous. Les déportés des Camps de Concentration. Ce terme est synonyme de brimades, de privation de liberté, de souffrances et d'abus de pouvoir. Nous nous refusons de nous faire les complices de tortionnaires quels qu'ils soient, d'où qu'ils viennent ! Pourquoi la liberté est-elle si difficile à conserver, à gagner ou à reconquérir et pourquoi faut-il toujours combattre pour elle ?
One of my friend used to say when he wanted to make his point more precise or give more weight to a statement : "I know the power of words and the value of statements". Personally I do not think that any word can render exactly the tragedies of war nor the horror of the moments we went through in the concentration camps, the famous Nazi "Konzert". The radio, then television talked about and showed pictures of reports from the camps of Buchenwald, Mathausen, and Auschwitz, numerous journalists published short accounts about the life of deportees. Some of the latter made some statements to the press. The others told the story of their lives to their friends and kins. Who, not having gone through those tragic moments, did not think that the author or the narrator was exaggerating. The listener would accuse the orator of making up the story. So, what can we say about the adventure which was that of Denis Guillon : after fleeing on the bombed and machine gunned roads, after escaping to England and the school of British special commandos for sabotaging, after his parachute landing, and his life as a young resistance soldier in occupied France, until his arrest by the Gestapo, his time in jail, and eventually his deportation which he ended with dignity with an escape from the pull back column of the survivors in from of the allied armies...with the cruelty of the S.S. jailers. He realised in his book a summary of the live of a young man disturbed by war and he ends it with an essay about life in a concentration camp. The Inter Allied Commissions and most of all the American ones, could hardly believe in the veracity of the reports that we, the survivors, were showing to them, yet taking them to the very sites, They could see for themselves in the same way as St Thomas did, that Dante was only a feeble forerunner !! The heaps of corpses that they saw, were only a remain of the daily inferno we went through. More than 80% of our companions never saw that France they longed for so much. Their beautiful projects will never come into being. Those men along with their companions miraculously alive, all suffered tremendously. A new Homer will perhaps try one day to write a new "Iliad and Odyssey of 1939/1945 ? He would have to write one for each of us, so unique our sufferings have been, although we suffered them in common. It would also be necessary for the academicians to speed up the common use of very descriptive words to describe the horror in what the Shakespearean theatre considers as horrible and terrible. This is the reason why I ask whoever reads those memories which are so fragmentary to consider them as a minimum account. I would like all those who are called to serve in the occupying forces in Germany to be aware in that way, of the way in which we were treated by the men of Hitler, Goering, Goebbels, and Himmler. It would be necessary to have those reports read by all those who supported or gave their consent to the brutalities we were subjected to or even to the regime that inflicted them upon us. The reader will find in this book the feelings written down sporadically by a young man, first a resistant then a deportee. Numerous books were already written on that similar subject. None up to now reflects with so much accuracy and simplicity the day to day life of the resistants and the deportees. To everybody it will give an idea of what the occupation and the Nazi "Kulture" was. What can we say about our young friend ? That he came back from all those senseless and tragical adventures, deeply wounded in his flesh but having kept the simplicity of "He who was lucky enough to be a surviving witness" ! That he kept, despite all the physical and moral sufferings he went through, a humility the courage of those who have known the best and the worst in a young life. To describe him :. After his return from captivity and six years in the military sanatorium in the Black Forest, he had installed in his parents house a small mechanical train that he was operating from time to time in front of the kids of the neighbourhood. His eyes were beaming with joy and bounty... It was also one of the rare occasions when he would kneel down in front of somebody. Years have gone by and we are now in a state of latent war, and of international terrorism. The big ones of this world talk seated around a green carpet. Rather than trying to establish a durable and lasting peace, each one tries to secure its political and geographical positions in case of a new conflict ! A matter of supremacy ?? For us. The deportees from the concentration camp. This expression is a synonym for persecution, for depravation of freedom, of sufferings, of abuse of power. We do not want to be the accomplices of torturers whoever they are and wherever they come from ! Why is freedom so difficult to keep, to win, or to reconquer and why do we always have to fight for it ?

POSTFACE de Michel EL BAZE

Élève du lycée "Charlemagne" à Paris, Denis Guillon a 14 ans quand il subit la honte de l'Occupation allemande. Alors, avec ses copains, après quelques actions de sabotage, il "emprunte" un kayak au Tréport et rame vers l'Angleterre. Recueilli en mer, engagé dans le "Special Air Service" britannique, il est parachuté en France pour une action de sabotage spécifique puis rentre à la maison, à Alfortville où il poursuit ses actions avant d'être arrêté et déporté. Il subit alors la cruauté nazie à Ellrich, Günzerode, Nordhausen jusqu'en Avril 1945 quand, évadé de la cohorte des déportés errant sur les routes du Harz, il rejoint enfin les troupes américaines avec lesquels il participera plus tard à la recherche des criminels de guerre. Jeunes gens qui lirez ce témoignage, vous ferez le serment de prendre exemple sur Denis Guillon, votre camarade, si par malheur notre Pays devait "du même joug subir l'oppression"

Prière

Je m'adresse à Vous, mon Dieu, car Vous me donnez ce qu'on ne peut obtenir que de soi.

Donnez-moi, mon Dieu, ce qui Vous reste.

Donnez-moi ce qu'on ne Vous demande jamais.

Je ne Vous demande pas le repos, ni la tranquillité, ni celle de l'âme, ni celle du corps.

Je ne Vous demande pas la richesse, ni le succès, ni même la santé : Tout ça, mon Dieu, on Vous le demande tellement que Vous ne devez plus en avoir.

Donnez-moi, mon Dieu, ce qui Vous reste, donnez-moi ce que l'on Vous refuse. Je veux l'insécurité et l'inquiétude, je veux la tourmente et la bagarre, et que Vous me les donniez, mon Dieu, définitivement, que je sois sûr de les avoir toujours, car je n'aurai pas toujours le courage de Vous les demander.

Donnez-moi, mon Dieu, ce qui Vous reste. Donnez-moi ce dont les autres ne veulent pas ; mais donnez-moi aussi le courage, et la force, et la foi. Car Vous êtes le seul à donner ce qu'on ne peut tenir que de soi.

Prière écrite par André ZIRNHEL,

Officier SAS, tué en LYBIE,

le 17 Juillet 1942.

SOMMAIRE

*

**

LIVRE I

LA MEMOIRE

LA GUERRE DE 194O DITE " LA DROLE DE GUERRE "

- Au mois de Mai 5

- Baroud d'honneur : " Les dernières cartouches " 6

- L'exode 9

- A MONTRICHARD, sur le CHER 13

- Halte à BLERE-LA-CROIX 14

- Mon cher papa ! 15

- L'arrivée des Allemands 16

- A propos de " 39-4O " : mettons les choses au point ! 18

- Pour certains on cesse de " voir rouge " 2O

- Pour d'autres : un " poing ", c'est tout !… 21

- Un petit avant-goût de " cravache " 22

- La FRANCE malade : traitement au VICHY 23

- " Ambiance parisienne " 24

- Réactions 27

- Les études " perturbées " 28

- Notre premier acte de Résistance 29

- Les balbutiements de la presse clandestine et autres actions… 3O

- HITLER s'attaque à l'U.R.S.S. 32

- Les " mal aimés " 33

- 7 Juin 1942 : le début du massacre des innocents 34

- PHOTO - A PARIS, dans le métro, en Janvier 1944 35

- Se procurer des armes contre l'Occupant 36

- La milice de DARNAND à PARIS 37

- L'attaque manquée contre les garde-voies et communications 39

- " Nos " aviateurs américains 42

- Le sabotage des wagons-citernes d'essence d'avions

- La Troupe Théâtrale des Anciens Elèves de " VICTOR HUGO " 44

EVADE DE FRANCE EN GRANDE-BRETAGNE

- Façon de " faire la manche " ou " tais-toi et rames ! " 47

- L'Ecole de Sabotage britannique 49

- Les joyeux petits Ecossais (sans kilt) 51

- Les apprentis-sorciers 52

- Un gentleman-farmer pas content du tout ! 55

- De RINGWAY où fleurissent les " pépins "

- ECOSSE : plaies et bosses, ou " play " et boss… 57

- On se fait passer un savon… 61

- PHOTO - Jeep en position de largage sous un short-stirling

(ANGLETERRE - Octobre 1943) 63

- PHOTO - Largage de Jeep : essai concluant

(ANGLETERRE - Octobre 1943) 64

RETOUR EN FRANCE !…

- Le grand saut 66

- La fuite à travers le quadrillage allemand 68

- BLERE : on l'a échappé belle !… 69

- La " reconversion " dans le civil et la reprise de contact avec l'O.C.M. 7O

- Les corolles de l'espoir

- Traction-avant et… en avant les émotions ! 72

- Où je conjugue un heureux temps de " vacances " et la Résistance

dans le MIDI 76

- Changement de " musique " 79

- " MEIN KAMPF " ou le delirium tremens des nazis 8O

- Réflexions sur la dictature 82

- Uniformes feldgrau… et imprudence de jeunesse ! 83

- PHOTO 84

- Le gars des Chantiers de Jeunesse

- Grenadage 85

- Sabotage de " transfo " d'intérêt stratégique

- Le terrible bombardement meurtrier du 31.12.1943 86

- Et le grain de sable se glisse dans la machine 87

- Une bien curieuse coïncidence 88

- PHOTO - Rémy CARON et Denis GUILLON en 1944 89

- Les secouristes de la CROIX-ROUGE sont repérés ! 9O

- Première arrestation de groupe à ALFORTVILLE 91

- Arrestation manquée 92

- " L'interrogatoire " 93

- La prison de FRESNES, Cellule 141, 3ème Division, 1er étage 96

- Encore un carreau d' cassé… 97

- Garder le moral à tout prix ! 98

- CROQUIS - Prison de FRESNES - 3 Avril 1944

- Courage… On les aura !… Un jour ? 99

- La baraka… Mais par-dessus tout : la peur ! 1OO

- Un petit rayon d'espoir

- Le départ pour COMPIEGNE 1O1

- Au camp " A " 1O2

- Les inconscients 1O3

- L'étrange copain qui revenait de " RAWA-RUSKA "… 1O4

" TRANSPORT " VERS L'ALLEMAGNE

- CROQUIS - Départ de COMPIEGNE pour les convois de déportation 1O5

- Le train de cauchemar 1O6

- La seconde nuit 11O

- Le troisième jour 111

- CROQUIS - BUCHENWALD. L'usine GUSTLAV 112

BUCHENWALD

- CROQUIS 113

- L'arrivée à BUCHENWALD 114

- BUCHENWALD - Le 14 Mai 1944 au soir

- CROQUIS -. La tonte de l'arrivée - 14 Mai 1944 116

- CROQUIS - . La douche après la désinfection de l'arrivée - 117

- CROQUIS - . La série des piqûres, au camp de quarantaine 118

- CROQUIS - La corvée de soupe 119

- CROQUIS - . Arbeitstatistick. A quatre heures du matin.

Avant l'appel pour le départ au travail de terrassement. 12O

- CROQUIS - . Les morts et les fours crématoires.

Le ramassage journalier par le Sonderkommando.

- CROQUIS - GÜNZERODE. Le Kommando IV A arrivant au chantier 121

- La corvée de " cailloux ".

- PHOTO - Avril 1945. Restes humains dans un des fours crématoires

de BUCHENWALD. 122

ELLRICH

- CROQUIS - ELLRICH. Bagarre pour le rabiot de soupe entre Polonais et

Ukrainiens. 123

- Départ pour ELLRICH 124

- ELLRICH 125

- PHOTO - ELLRICH - 14 AVRIL 1945 -

Détenus brûlés vifs au lance-flammes par les SS

avant leur départ précipité. 127

- PHOTO - 14 AVRIL 1945 - ELLRICH -

Détenus " invalides " laissés au camp lors de l'évacuation devant

les Alliés, et mitraillés par les SS…

GÜNZERODE

- CROQUIS - Le Kommando IV A part au travail. (Dans le ciel, l'avion

porteur décollant du terrain de NORDHAUSEN) 128

- CROQUIS - PUTZLINGEN - Les feuillées sur le chantier 13O

- Notre travail d'esclaves 131

- Du courrier de FRANCE 132

- A NORDHAUSEN 133

- L'étrange " supplice du tabac " 134

- Un clin d'oeil de chaleur humaine, ou le " rampant " de la Luftwaffe 135

- CROQUIS - Travail du mois d'Août 1944 (sentinelles de la Luftwaffe)

- Travail aux alentours de DORA 136

- CROQUIS - Travail de terrassement en remblai et déblai !

- " L'accident " 138

- Nouvelles de PARIS et nos déboires de la " soupe "

- CROQUIS - GÜNZERODE. L'appel du soir. 14O

- … Et les SS sont revenus

- Travail, Kapos et sévices gratuits… 142

- Le 11 Novembre 1944 143

- Pluies… et le " libraire " 144

- Il nous donne un peu de pain 145

- Moral, tu en prends un coup 146

- Enfin, les " meisters " civils ont été compatissants…

- " L'évadé " 148

- CROQUIS

- CROQUIS - Travail de terrassement sous la neige (- 28 °) aux environs

de Noël 1944 149

- - 28°C… Tu trembles carcasse ! 15O

- La mort au chantier

- La faim et la maladie 151

- CROQUIS - La pause de midi dans la baraque du chantier, par - 28°.

(Sur le poêle, des rondelles de rutabagas) 152

- Carrousel aérien 153

- Et toujours des deuils 154

- Noël 1944

- CROQUIS - GÜNZERODE. Soirée au camp. 155

- Les Boches se rebiffent : l'offensive ratée des ARDENNES

- Niemals vergessen. (Ne jamais oublier). 156

- Les avions de l'espoir 157

- CROQUIS - FEVRIER/MARS 1945 - Attaques aériennes contre les

locomotives devant l'entrée de l'usine souterraine de DORA

(NIEDERSACHSWERFEN) où l'on fabriquait les V1 et V2. 158

- Le dégel… Mais la gadoue ! 159

- CROQUIS - Travail de terrassement sous un déluge de pluie glaciale.

Novembre 1944.

- Et le spectre de la dysenterie.

- La " desinfektion " 16O

- CROQUIS - Novembre 1944 - Bain de crésyl, en plein hiver !…

- CROQUIS - GÜNZERODE. Contrôle des poux. 161

- Le spectre de la contagion.

- Ça y est, ils plient les genoux ! 162

- Et Georges REYNAL nous dit : " Nous serons les premiers

Occupants ". 163

- Et de plus en plus : la faim.

- Nos pauvres morts… si près de la fin ! 164

- Arbeit ! Travail !

- Des cris, des larmes… 165

- CROQUIS - FROMENTIN Jean - LAIGNEAU Robert

- CHAPERT Philippe - MARECHAL Jean.

RETOUR A ELLRICH

- CROQUIS - MENIGOZ - LE FLOCH - MAIRE René. 166

- Et plus torturés que nous : les Juifs !… 167

- L'apparition de la Wolksturm. 168

- L'anniversaire de mon arrestation. 169

- Promesses… puis menaces.

- La première évacuation. 17O

- Pas de dimanche pour les attaques aériennes !…

LE GRAND EXODE DES CAMPS

- CROQUIS - L'exode, sur les routes du HARZ, avec mitraillages d'avions,

les traînards abattus… par les SS ! 171

- Le massacre des SS. Cruauté jusqu'au bout ! 172

- Marchons… Marchons… 173

- Marches… ou crèves ! 174

- Notre évasion dans la nuit noire.

- Une journée à suspense… 176

- Pas et faux-pas…

- Bêtement capturés ! 178

- Juifs ou pas Juifs ?… Communistes ou pas communistes ? 179

- Notre " guerre " des tranchées.

LIBERTE ! LIBERTE CHERIE !…

- CROQUIS - Avril 1945. Libération des camps. 181

- Liberté oui, mais pas pour tous ! 183

- L'envol vers la FRANCE. 184

- Sanatorium : je retourne en ALLEMAGNE.

- L'espérance, les passions humaines et la guerre qui n'en finit pas

dans le monde… 185

- CROQUIS - 19 Avril 1945… 39 kg.85O !…

LIVRE II

NOTES et DOCUMENTS

- Le chant des Marais. 188

- La prière des parachutistes S.A.S. 189

- PHOTO - En Avril 1945, les troupes britanniques

libèrent BERGEN-BELSEN.

On oblige les SS à sortir, sans masque ni gants, les cadavres des fosses

communes, afin de leur faire des sépultures décentes. 193

- PHOTO 194

- PHOTO - Grandeur et décadence des soldats hitlériens. AVRIL 1945 195

- PHOTO - AVRIL 1945 : le retour des choses 196

- Pour servir à une meilleure notion de notre

Résistance et de l'aide de nos Alliés 197

- Cocktails MOLOTOV 198

- Relevés du système de direction des fusées V2 199

- CROQUIS du système de direction des fusées V2 2OO

- PHOTO - 1948. En FORET-NOIRE, à BADENWEILER,

Denis GUILLON dans le bureau du commissaire DUPRAT

(Recherche des criminels de guerre). 2O4

- CROQUIS - Certificat de validation. 2O6

- PHOTOCOPIE - Attestation. 2O7

- PHOTOCOPIE - Attestation O.C.M. 2O8

- PHOTOCOPIES - Carte de Combattant Volontaire de la Résistance -

Carte du Combattant. 21O

- PHOTOCOPIE - Carte de Déporté Résistant 211

- Hommage de la Nation 213

- Croix du Combattant Volontaire 1939-1945 214

- Médaille de la Résistance Française 215

- Ordre National de la Légion d'Honneur 216

- PHOTO - Denis GUILLON reçoit la Légion d'Honneur 218

- Médaille Militaire 219

- Citation à l'Ordre du Corps d'Armée 22O

- La Croix de Guerre 221

La mémoire

C'est étrange. Ce livre est un livre de Comptes. Une suite de relevés bancaires. Un JOURNAL, comme on dit en termes de comptabilité. Je le commence à la page 18, parce que les premières pages ont été remplies de l'écriture d'un homme, inconnu de moi. Je sais cependant son nom : Un jour, à CANNES, une très belle propriété devait être démolie pour faire place à un immeuble moderne. En ayant été averti par l'entreprise chargée des travaux de démolition, j'ai pu visiter cette belle demeure, d'un style appartenant au passé somptueux des beaux jours 1900 de la vogue de CANNES. Tout était à détruire, même les superbes plantes de jardin dominant la mer. Et donc il était encore possible de récupérer des fragments utiles de cette maison cossue : vitraux, fers forgés de rampes d'escaliers, marbres de cheminées, même cette grille de protection de porte d'entrée qui orne maintenant la façade du bureau de notre maison. Mais, au tragique de cette disparition d'un beau domaine fait pour le rêve, la tranquillité et la beauté de la vue sur cette baie si vantée où les Iles de Lérins mettent deux tâches de verdure sombre, se mêlait un autre sentiment de destruction familiale, d'un drame humain brutal et inconcevable. D'après les quelques documents abandonnés dans ces grandes pièces vides de meubles, la vie de cette famille avait prospérée jusqu'à la guerre mondiale de 1939-1945. Tout le prouvait : photographies, cartes postales envoyées des coins les plus divers du monde entier, dépliants fanés de croisières en paquebots, lettres d'affaires familiales, quelques diplômes aussi et des livres de compte comme celui-ci. Et, brutalement, plus rien qu'une vaste maison vidée de ses meubles, vidée de ses occupants, saignée à blanc Dernière constatation : des morceaux de scellés, portant l'aigle et la croix gammée, prouvaient que l'ignoble, l'irréparable avait été accompli. D'un seul coup, comme un cyclone, l'infernale poigne de la GESTAPO avait emporté corps et biens…… Et pour moi, j'étais trop bien placé pour ne pas ressentir l'horreur qu'avait dû être cet instant, l'ayant vécu dans d'autres lieux et dans d'autres circonstances, mais avec la même violence, la même impression satanique d'irréel mais aussi d'irréparable Tragiques instants d'un passé de guerre si marqué dans ma chair et dans mon âme Alors peut-être faut-il en reparler, en témoin, non pas pour ranimer je ne sais quelles passions, quelle haine, mais surtout en souvenir de ces souvenirs qui, peut-être, empêcheront des millions de massacrés d'être définitivement oubliés, anéantis malgré eux par la folie meurtrière d'une époque assez exceptionnelle dans les âges de l'Humanité ` Pour eux Pas de croix, pas de cénotaphe, pas de sépulture connue, si misérable, si abandonnée soit-elle. Rien qu'un peu de cendres au vent et une maudite fumée fugitive dans le ciel d'un cauchemar voulu par des hommes, pour des hommes, au fond d'un de ces camps d'extermination qui nous furent révélés seulement à la fin de la guerre. On ne voudrait plus penser que cela ait pu exister, ni que cela puisse être encore une réalité journalière dans quelques parties de ce globe terrestre, à l'heure des avions long-courriers à réaction, à l'heure des Clubs Méditerranée, à l'heure des stations de sports d'hiver, à l'heure de la Protection de la Nature, à l'heure des dangers de la Pollution Atmosphérique, à l'heure des Rendez-vous Artistiques Internationaux, des Midem et autres Festivals du Cinéma, à l'heure des plus belles poitrines nues de Miami ou de la Côte d'Azur, à l'heure du rendez-vous des Cosmonautes sur la Lune, et les Étoiles… Lorsque nous avons, rares survivants, été libérés par les armées alliées des Américains, des Russes, des Anglais, des Belges, des Hollandais et des Français, nous étions unanimes, dans l'amalgame des prisonniers capturés dans toute l'Europe (notre INTERNATIONALE des CAMPS, la vraie !) à penser et à veiller, à échanger nos observations et établir un contrôle moral quasi permanent, pour que jamais plus un être humain sur cette terre ne subisse la déchéance, la promiscuité, l'humiliation, la souffrance, la soif, la faim, la vermine, les inventions sadiques des gardiens de camps de concentration. En somme ne plus tolérer qu'une nation, qu'un peuple, qu'un parti ou qu'une secte religieuse aient en possession cette arme absolue qu'est l'Arbitraire d'une Police Politique. Que quiconque prenne connaissance de l'existence d'un de ces lieux maudits d'anéantissement de la personnalité humaine, en avertisse solennellement le Monde entier ! Que chacun rejette de la communauté ceux qui sont encore capables de vouloir, ou simplement de tolérer, d'admettre, ou de feindre l'indifférence devant de telles méthodes de destruction de l'Individu Car c'est une offense impardonnable aux DROITS de l'HOMME et du CITOYEN. Car c'est s'avilir que de penser atteindre et conserver le POUVOIR par de tels moyens sur une ou plusieurs Nations et prétendre en menacer les voisines pour imposer ses vues, ses " convictions " politiques ou religieuses. C'est la forme la plus ignoble du FANATISME. C'est la négation de la VIE ! Au contraire, si certains spectacles offerts par les professionnels des Élections sont lamentables, du moins la pluralité des étiquettes politiques, des religions, donc des Croyances, sont un signe vital de Bonne Santé Morale dans un pays comme la FRANCE, puisque la Raison, l'Esprit, la Critique, la Discussion y ont leurs droits d'existence. C'est l'ESPOIR qui fait vivre et non la Résignation à l'uniformité terne d'un Parti Unique, et donc DICTATORIAL. Était voulue la citation de DANTE qui ornait les frontons de nos lieux de supplice : "Toi qui entres ici, perds toute Espérance " !… N'oublions pas que le Droit de Grève est un droit incontestable, mais le Droit au Travail aussi ! Qu'un Homme Noir ou Jaune n'a pas voulu cette distinction raciale et qu'il en, éprouve des sentiments, souffre et meurt comme un " Blanc ". Et qu'à plus forte raison les opinions politiques peuvent être tout à fait opposées, mais respectables si elles sont sincères et ne visent pas à l'endoctrinement forcé des ses interlocuteurs. " Chacun voit midi à sa porte " disait le vieux dicton populaire. C'est une sage et saine constatation. Et chacun peut observer le mode de vie qu'il lui plaît d'avoir, à la condition importante qu'il n'empiète pas sur la liberté de vivre et de penser d'autrui. Ce sont, je le sais, des clichés archi connus, mais qui prennent de plus en plus de sens, au fur et à mesure des événements mondiaux depuis la fin de ce qui fut appelé " La Seconde Guerre Mondiale ". On a un peu trop tendance à négliger la TOLÉRANCE, et c'est pourtant une des vertus essentielles des règles de savoir-vivre en bons voisinage.

La GUERRE DE 1940

DITE

"LA DROLE DE GUERRE"

AU MOIS DE MAI Pas très loin de VONK, dans les Ardennes : Une chaleur comme il n'est pas permis en ce mois de MAI 1940 "Alerte ! les Chars ! les Chars ! " Cavalcade, dos courbés, et autour des quelques canons de 75, assez bien camouflés, les soldats se préparent à affronter la terrible menace qui se précise. Les silhouettes des tanks allemands progressent lentement, moteurs grondants, masses d'acier imposantes et les chenilles crissent. Leur allure précautionneuse laisse deviner une infanterie d'accompagnement. - " Cette fois, c'est la fin "… pensent les jeunes hommes qui tentent le denier affrontement. Pourtant ils ont magnifiquement tenu, malgré les pertes importantes et peu ou pas de ravitaillement, encore moins de renfort On parvient quand même à entendre les tirs saccadés des mitrailleuses au milieu des explosions d'obus qui se succèdent sans arrêt. Obus, mortiers, grenades, bombes d'avions, tout se mêle en un ample tonnerre. Dans la fumée dense des combats et des écrans de brouillard artificiel lancés par les assaillants, on entr'aperçoit des cavalcades furtives entre les engins blindés qui approchent Dissimulée au mieux possible dans des trous individuels, l'infanterie française attend, l'arme au poing. Dans le secteur qui nous est décrit, un sergent dirige ses hommes avec courage et efficacité Les tanks approchent davantage. Derrière viennent les Panzer-Grenadiers et les SS, troupes d'assaut spéciales du FURHER allemand. En tenue légère voire en short, bras de chemise retroussés, casqués et bottés, ils avancent par petits groupes décidés, bien pourvus en armes légères automatiques. Beaucoup chantent : ils ont une foi énorme en leur invincibilité. L'assaut sanglant contre la POLOGNE fut irrésistible, et on s'est distingués de part et d'autre, entre deux armées complices bien d'accord pour faire de ce pays un charnier effroyable, malgré l'héroïque et désespérée résistance de l'armée polonaise surclassée en armement, submergée de deux côtés à la fois : à l'Ouest les hordes germaniques sous l'étendard rouge d'Adolf HITLER et à l'Est, leurs complices russes, rangés sous la bannière également rouge du camarade Joseph STALINE. Après les blâmes timides de la Société des Nations (l'ONU de l'époque) l'ANGLETERRE et la FRANCE étaient tardivement rentrées en lice, peu préparées à l'affrontement. Maintenant c'est la curée. Les tanks nazis reçoivent le soutien aérien des formations de Stukas, alignés par dizaines et plongeant, comme à l'exercice, dans le hurlement lugubre de leurs sirènes dans une absence complète de Défense Contre Avions. La Chasse française est annihilée depuis longtemps : des avions, des pilotes, mais une incroyable gabegie, les moteurs flambant neufs sabotés en usine, des ordres et des contrordres ahurissants. Et des entassements de matériel non livré à temps, mais dont les armées allemandes prendront livraison intacts dans les entrepôts ou les docks portuaires, au fur et à mesure de leur avance irrésistible. Ce qui m'avait frappé d'étonnement, fin 1938 et en 1939 (et cela est resté gravé dans mes souvenirs d'adolescence comme un malaise), c'était le sapement moral entrepris en FRANCE à cette époque. Je me souviens de ces délégations d'hommes et de femmes faisant du porte-à-porte dans les immeubles et tendant une pétition (à signer en face de son nom, la liste des locataires étant préparée à l'avance) :Telle était la teneur générale de ce mot d'ordre diffusé à l'échelon national. Pendant ce temps, le camarade prolétaire nazi réarmait à outrance. Et sous prétexte de protéger les minorités allemandes, il réclamait et annexait des territoires, occupait la TCHÉCOSLOVAQUIE. On entendait à la radio les discours ponctués de hurlements hystériques de leur vénéré dictateur et les acclamations énormes du bon peuple ouvrier allemand : SIEG HEIL ! SIEG HEIL ! SIEG HEIL ! Et les accords germano-soviétiques, avec la poignée de mains célèbre dans les journaux du ministre des Affaires Étrangères allemand et de STALINE, scellèrent leur complicité et l'écrasement de la nation polonaise. Tout le monde ne pouvait, en temps de guerre, déserter son régiment et le 6 Octobre 1939, rejoindre alors l'alliée de notre ennemi fasciste. Certaine personnalité, éminente tête de file d'un Parti qui se veut irréprochable défenseur du Prolétariat, le fit. En toute modestie…… Oh ! Maurice THOREZ ! Le temps est passé, un grand voile pudique s'est abattu en douceur…… Glissons mortels, n'appuyons pas le caca n'est pas loin de la surface hypocritement propre des apparences. O ignoble jeu de la Politique !… BAROUD D'HONNEUR : "LES DERNIÈRES CARTOUCHES" Lorsque les premiers chars arrivent sur les positions avancées françaises, les artilleurs sont prêts, autour de leurs pièces pointées en tir tendu : plateau zéro et tambour cent. Les chenilles grincent, écrasant les arbustes, aplatissant les buissons, cassant les clôtures encore debout par endroits. Ils arrivent presque aux positions individuelles des fantassins. Alors les canons de 75, rageurs, tirent leurs derniers obus, rapides, précis. Une tourelle de tank s'envole littéralement dans un tourbillon de fumée. Un char tourne en rond, désemparé, une chenille fracassée. Un autre se volatilise en une grande flamme orangée. Des tankistes évacuent leurs engins touchés à mort, se roulant par terre, leurs tenues enflammées. Encore une fois le piège fonctionnait. Mais bientôt on n'aura plus de munitions. Simultanément l'infanterie sort de ses trous en hurlant. Le sergent entraîne ses hommes, pistolet au poing, grenade de l'autre. Et dans les cris de ces homme déchaînés, il y a la rage, la peur et le désespoir aussi. C'est le dernier combat : un Baroud d'Honneur. Sur les ondes, depuis déjà plusieurs jours, un vieux Maréchal de FRANCE a annoncé au Pays la triste nouvelle : l'ARMISTICE était signée. Pour ces courageux soldats de la dernière bataille il n'y avait plus de secours à attendre. Dans les hautes tiges d'un champ de blé, des soldats se battent au corps à corps, impitoyables. Encore d'autres groupes sortent de terre et foncent, baïonnette au canon. Stupéfiés, et encore pour cette dernière fois, les Allemands ont stoppé leur progression et essaient d'organiser une défense sur le terrain. Un soldat amorce une grenade à manche, d'autres suivent. Nos fantassins arrivent sur les positions précaires de mitrailleuses hâtivement mises en batterie. Les baïonnettes viennent, très vite, menaçantes. Terribles regards de ces hommes chargeant pour l'ultime fois, n'acceptant pas la défaite ! La charge atteint les rangs allemands, furieusement. Les grenades tombent et éclatent, dispersant leurs éclats mortels alentour, sans discernement dans le tas. Des panzers-grenadiers balaient les assaillants avec leurs mitraillettes. A coups de crosses, de tête, de genoux et de pieds, l'infanterie des deux camps forme une mêlée délirante. Le Sergent engage un combat singulier avec un grand gaillard et se dégage en tirant deux coups de pistolet. Ralliant quelques hommes, il se porte au secours d'un groupe mal en point. Une grenade à manche roule à ses pieds. Lueur fulgurante. Détonation assourdissante. Criblé d'éclats, sa mâchoire inférieure fracassée, le Sergent fait encore deux pas, emporté par son élan et s'écroule Les tanks à croix noire se remettent de leur surprise et, les renforts aidant, ils s'appliquent à démolir l'artillerie qui leur a infligé des pertes sensibles. Ils avancent, balayant le terrain méthodiquement. La ligne de feu est déplacée et on entend plus loin un accrochage violent. Ici, les déflagrations s'espacent. Le nettoyage de la position conquise a commencé, posément. D'autant plus précis que l'aviation française n'existe plus. La violence des combats s'éloigne. Le soleil commence à descendre sur l'horizon enfumé. Dans le grand champ de blé saccagé, les morts et les blessés, souvent emmêlés, gisent. Le Sergent râle doucement. Dans son délire, il revoit sa femme, une belle Anglaise, douce, à qui il a fait découvrir la FRANCE. Il lui parle, mêlant le français au britannique... La FRANCE, des petits restaurants, où elle avait fait connaissance avec le civet de lapin, les cuisses de grenouilles, les escargots de BOURGOGNE. La FRANCE des petits bals de quartier avec leurs habitués. La FRANCE des musées et des châteaux. La capitale de la FRANCE et aussi les routes dévoilant des paysages si changeants. Passionné de moto, il lui avait fait parcourir le pays en tous sens... Cette fois, où ils avaient dérapé sur la route enneigée qui va de CANNES à GRENOBLE et qu'on surnomme " ROUTE NAPOLÉON ", ils avaient percuté un grand mur de neige fraîche, et tout ce qu'il aperçut ensuite de sa femme étaient des pieds qui s'agitaient. Il l'avait tirée à lui et, assis tous les deux dans la neige, ils avaient ri aux éclats, heureux de leur Jeunesse, de leur Audace, de leur Amour. La Vie s'annonçait alors magnifique !... ...Des bottes s'approchent avec précaution. Un Hauptmann S.S. descend de sa " Wolkswagen ". Pantalon de cheval à ailerons de requin, bottes de cuir souple avec une grenade à manche dans la tige, il dirige son équipe de tueurs. Visage hautain, quoique tendu, sous sa casquette cassée et un peu inclinée, la tête de mort argentée luisant au soleil couchant, il avance lentement, détaillant les gisants. Les SS, venus derrière les troupes de choc, ratissent consciencieusement, mais avec prudence encore, le champ de bataille, pour y attraper les survivants. Toute leur rage et les instants de panique passés se lisent sur leurs faciès : eux, corps d'élite du bien-aimé maître absolu du Grand Reich Allemand, ont subi la honte ! Depuis huit jours passés que l'Armistice était proclamé, ils piétinaient, furieux, fatigués et crasseux, devant ces rescapés d'une Armée Française taillée en pièces, partout ailleurs. Ils étaient arrêtés dans leur griserie de conquêtes par des hommes non moins fatigués, crasseux et furieux qu'eux-mêmes, mais qui étaient résolus à se battre jusqu'à l'épuisement, jusqu'à la Mort s'il le fallait parce qu'ils refusaient la défaite ! Et la leçon fut si mal admise, l'orgueil germanique tellement choqué, la bataille tellement incertaine dans sa sauvagerie désespérée que le Grand Quartier Général du FÜHRER enquêta et, pendant longtemps, se livra à des reconstitutions, en fit un thème de manoeuvre célèbre. La plus funeste conséquence fut pour les vaincus : l'ordre vint, sans appel, d'achever tous les blessés ! Et des hommes, jeunes, en pleine possession de leurs moyens physiques et de leurs facultés mentales vont tuer en série, posément appuyer avec indifférence sur la gâchette, sans rater une seule fois leur coup, parce que tel a été l'ordre reçu 'VAE VICTIS !... ...Les bottes s'arrêtent près du corps du Sergent. Le vainqueur contemple le blessé qui râle et divague en anglais. Après un rauque appel, d'autres soldats approchent, saisissent le blessé par les bras et les jambes, le jettent avec d'autres sur le plateau d'un camion. Tous les hommes ainsi ramassés, vivants, blessés plus ou moins grièvement ou morts, sont rassemblés à l'entrée du village. Là, des officiers, en casquette crânement posées sur des têtes arrogantes, font des commentaires sur la fin des combats et prennent des photos ou des films. Lorsque leur curiosité est enfin apaisée, ils hurlent des ordres. Une colonne de prisonniers part sur la route, vers l'EST, étroitement encadrée par des sentinelles attentives. Les coups de crosses et les gueulements incompréhensibles sont éloquents de menaces. Un flot de voitures et d'engins de guerre, de toute sorte, s'écoule lentement, en un roulement sourd. Une poussière âcre voltige encore. Le Sergent délire toujours, ensanglanté. Un peloton spécial de SS se penche sur les blessés. Et les coups de feu claquent. Dérisoires détonations espacées après les fracas assourdissants de la bataille. Mais ils effraient et alertent les rares habitants de VONK, qui se risquent à regarder discrètement, entre les lambeaux de volets, témoins horrifiés. Bruits de pelles à présent ! On enterre à la hâte les victimes de ce carnage dans des trous d'obus voisins, sans aucune marque distincte : les témoins de la Honte étaient supprimés. Les SS partaient en chantant, tels les HUNS Le jeune Sergent était dans le nombre des massacrés C'était le plus jeune frère de mon père, mon oncle Père-Noël, celui qui enchanta ma prime jeunesse par ses cadeaux merveilleux, celui qui était pour moi comme un frère aîné. Eugène GUILLON, mort pour la FRANCE, à vingt-huit ans. L'EXODE A peu près à la même époque, c'est-à-dire en Juin 1940, j'avais 14 ans. Mes joies, mes ennuis, mes peines, ma VIE en quelque sorte : tout cela prend tournure en moi avec la guerre comme toile de fond ! Jusque là, j'étais l'enfant unique et choyé d'un couple attentif. Après mes très jeunes années d'École Maternelle, puis de Communale, à l'École " VICTOR HUGO " à ALFORTVILLE, j'étais entré au Lycée " CHARLEMAGNE " à PARIS. Dans ma petite tête, il y avait un grand projet : devenir Médecin De déclinaisons en thèmes et versions, le Latin entrait en moi, en attendant mieux. Et brutalement, ce furent les années troublées de la Guerre d'Espagne, qui vit la défaite écrasante de la République Espagnole et l'avènement de la dictature de FRANCO, aidé dans sa conquête du pouvoir par les armées et le matériel de l'ALLEMAGNE et de l'ITALIE. Et, plus près de nous, ce fut la Mobilisation Générale. On parlait d'un sujet inconnu pour moi : la GUERRE Un nommé ADOLF HITLER enrôlait le peuple allemand Je me présente à l'examen du Certificat d'Études que mes parents, prévoyants, ont tenu à me faire passer, malgré mon ambition de continuer les Classes " A " du Lycée " CHARLEMAGNE ". A ma surprise, et il faut le reconnaître, à ma Fierté, je suis reçu Premier du Canton de CHARENTON Qu'il me soit permis d'adresser ici un vibrant hommage à un couple d'instituteurs, comme on en fait rarement : il s'agit de Monsieur et Madame LESOUPLE qui furent, en leur temps, les promoteurs actifs, infatigables, de nombreuses listes de reçus aux examens du Certificat d'Études pour la seule École Communale " VICTOR HUGO " à ALFORTVILLE Encore, maintenant, nombreux sont les anciens élèves qui parlent d'eux comme des êtres d'exception, tant pour leur compréhension, leur patience que leur dévouement aux élèves qui passèrent - si j'ose dire - entre leurs mains Nous habitons donc ALFORTVILLE, au confluent de la SEINE et de la MARNE. Banlieue active, très proche du Bois de VINCENNES et de son Parc Zoologique. Étirée entre la SEINE et la voie de chemin de fer P.L.M. (PARIS - LYON - MÉDITERRANÉE) : on y trouve une importante colonie d'Arméniens fort sympathiques et dont beaucoup sont tailleurs ou travaillent en confection Puis vient la guerre déclarée à l'ALLEMAGNE, après l'entrée de ses troupes sur le territoire de notre alliée Polonaise. Les gens affluent des régions frontalières, pris de panique ; à croire que, d'instinct, chacun eut voulu fuir les quatre années d'Occupation Allemande à venir Le drame commence pour les Civils de la région parisienne.Nous sommes repliés " à MONTGERON : petite bourgade bordant la Forêt de SENART, où mes parents ont un petit cottage La forêt voisine est mon amie. les ans, jusqu'à présent, on y vient aux vacances scolaires. Je fortifie mes jeunes muscles et développe à l'extrême le sens de l'orientation, mon ouïe, ma vue, ainsi que la faculté de camouflage. Qualités dont je n'allais pas tarder à faire bon usage, par suite de l'orientation imprévue du cours de mon existence ! Chère Forêt de SENART ! Chers petits copains ! Vous, les Roland GAMBLIN, Roland JACOB, Robert PINARD, Henri FAIVRE, Serge DUFOUR, René LAYA et j'en oublie ! `Vous, les Peaux-Rouges ou les cow-boys qui guerroyiez pour la sauvegarde d'un village de huttes de branchages dans la sapinière du " Premier Garde " Forestier ! Que d'autres petits cow-boys et d'autres Indiens des villages voisins venaient tenter de détruire... Quand ce n'était pas nous qui partions sur le sentier de la guerre, en expédition punitive, parcourant parfois jusqu'à dix kilomètres aller et retour en forêt profonde, au milieu des fougères ou dans la bruyère d'où s'exhalait le bon parfum de la cire des abeilles sauvages. Chère Forêt de SENART ! Je vous dois sans doute beaucoup ! Car sans ces embuscades, ces fuites éperdues au travers des taillis, vos leçons de patience, d'endurance et d'observation, peut-être ne serais-je, à présent, qu'un fantôme pour vous hanter, à la recherche d'une époque révolue qui m'est chère : mon enfance heureuse ! Et l'exode des populations, cet affolement collectif, cette panique de fourmilière dérangée entraîne tout en passant, bouleverse ce petit monde à nous, les gosses de ces temps tragiques. Il fait de nous des " Gamins-Hommes " : une race à part, incompréhensible aux adultes d'alors Nous nous adaptons à l'imprévisible, mêlant les débris de nos rêves de cow-boys aux débris de la réalité qui s'effrite. Introduisant la fiction dans le réel de ce chaos, le saisissant parfois mieux que nos parents, parce qu'il y a ce côté d'aventure qui rejoint les situations abracadabrantes dont on rêvait, faisait nos jeux au temps du règne de la Forêt sereine, au sein de la Paix Un jour de Juin 1940, toute la région parisienne baigne dans la suie, la fumée des incendies de citernes d'essence et d'obus fumigènes, noyant la clarté du soleil, pendant que les troupes allemandes arrivent à la SEINE, du côté de ROUEN. Un de mes oncles, Jules FURNON, trop âgé pour être mobilisé et qui a connu la captivité en ALLEMAGNE, fait prisonnier pendant la guerre 1914-1918, vient nous chercher pour nous évacuer vers le SUD, au hasard de la route. On entasse dans sa voiture à marchepieds - une puissante " RENAULT " de l'époque - une foule de paquets variés, ma grand-mère maternelle paralysée, maman, ma cousine ODETTE dont le mari est dans les Blindés, sa fille CLAUDETTE encore dans ses langes, sa grand-mère maternelle et naturellement mon oncle, comme conducteur. Je suis nommé d'office guetteur aérien et me cramponne sur le marchepieds, nez en l'air. Sur les ailes de la voiture sont installés des paquets ; sur son toit se trouve un matelas épais, censé protéger des mitraillages possibles... Devant nous : d'autres voitures, des centaines d'engins à perte de vue ! Et des gens qui vont à pieds, avec des baluchons, des brouettes, des voitures d'enfants, que sais-je encore Derrière nous : le même spectacle navrant ! Papa est prêt, sur sa moto, à rejoindre une lointaine affectation de territorial (après avoir fait la guerre 1914-1918), mais il doit prendre la même route que nous et nous retrouver théoriquement à BLERE-LA-CROIX dans l'Indre-et-Loire, où nous sommes attendus par de fidèles amis : les MUSEUX et les MOREAU. `Un ciel superbe, avec de méchants avions qui rôdent et jouent à faire des morts dans cette misérable fourmilière, des trous sanglants à coups de bombes et de mitrailleuses, tranquillement, comme à l'exercice, nullement gênés par la Chasse Française annihilée. Quand même, de temps en temps, un jeune homme ailé, un héros, un Paladin obstiné à défendre son peuple meurtri et désarmé, monte en flèche dans l'azur, à bord de son Chasseur solitaire. Il engage un combat inégal, avec furie et courage désespéré qu'on sent dans son acte. Il abat parfois un ou deux de ces oiseaux sinistres et finit en flammes, pour aller se ficher dans un champ. Il meurt dans sa carlingue enfoncée en terre, comme pour rendre au sol de FRANCE ce hardi combattant que la Gloire du Ciel refuse de combler. Et les spectateurs impuissants ont les dents serrées, le regard dur. Ils s'obstinent à fuir, fuir le Malheur que ce présage annonce, marchant droit devant eux. un Monstre de terreur, créé de toutes pièces par les Hommes, ricane. La RESPONSABILITÉ de l'avènement au pouvoir d'Adolf HITLER : ils la portent tous sur leurs épaules ! TOUS les Allemands qui l'ont aidé à prendre le pouvoir et le reste du MONDE qui l'a regardé, contemplé, sans broncher : l'Annexion de l'AUTRICHE, de la TCHÉCOSLOVAQUIE, puis l'écrasement de la POLOGNE sur deux fronts par l'Allemagne Nationale Socialiste et son alliée, d'alors, la Russie Socialiste Soviétique, qui se la partagent ! Maintenant que la guerre est là, proche d'eux, autour d'eux, ils réalisent à grande peine qu'elle puisse les toucher, les asservir, les écraser. Pourtant, jusqu'à présent, les adultes d'alors étaient informés des progrès du Monstre. Mais, entre les communiqués de la Radio, écoutés à table, les hors-d'oeuvre, le fromage, les coups de massue qu'ils encaissaient à présent : il y avait eu le temps de l'incrédulité, de l'aveuglement, de la veulerie du confort quotidien. Maintenant, à son tour, la FRANCE subissait l'effondrement, criait ou pleurait sous les coups du monstre Nazi. L'empire d'HITLER s'agrandissait : sa soif de conquêtes ne s'assouvirait jamais ! La nuit, nous couchons au hasard de la halte : dans la paille d'une grange (s'il restait de la place), ou bien dans une meule. On s'arrache les rares provisions trouvées au petit bonheur la chance dans un magasin d'épicerie, encore ouvert. Le pain est un luxe et les prix montent. On voit même des paysans faire payer l'eau, qu'on tire d'un puits douteux. Je me rappelle très bien ce fond de seau où il y avait des quantités de petits vers rouges frétillants !... Les vaches !... Ce genre de vie nomade, où il faut guetter, être à l'affût de tout, se débrouiller pour vivre, vieillit mon âme prodigieusement vite. Je me trouve confronté à une Vie dépouillée des plus élémentaires convenances. Qu'ils sont loin d'être mis en pratique les cours d'Instruction Civique du Lycée ou de l'École Communale ! C'est au plus opportuniste, au plus vif, au plus fort de remporter la course au logement et à la nourriture. ll y a des actes d'abnégation, d'héroïsme autour de moi. Mais il y a aussi, et surtout, la découverte d'exemples humains de bassesse, d'égoïsme. Si bien que je deviens jeune loup pour aider les miens : la famille, cellule de la société humaine, reste la seule valable à mes yeux. Les autres sont ce qu'ils montrent : bravoure, honnêteté, faiblesse, peur, injustice. Et il est grand le cortège des peureux, pleurnichards, voleurs, retors, sournois. Quel chaos que ces adultes livrés au hasard des chemins ! Aux nombreux arrêts, j'allais fureter auprès des autos accidentées ou en panne, versées dans les fossés, afin de permettre aux fuyard de continuer leur route, poussant le flot épais des réfugiés, péniblement, vers nulle part... On avance de mille mètres en une demi-heure ! C'est le moment de chercher à récupérer de l'essence dans les voitures abandonnées au fossé. Puis les avions reviennent et c'est la débandade à travers champs. Beaucoup restent sur place, ne voulant pas se faire voler un colis et se croyant à l'abri, simplement en s'allongeant sous les voitures. Après le bombardement, en général très court mais aussi très meurtrier , hélas ! Tout le monde se hèle, bat le rappel et on repart pour un bond en avant, un tout petit peu plus rapide, jusqu'au prochain embouteillage. Seuls les morts restent, enterrés sur place à la hâte. Dans quelques automobiles renversées, je trouve des outils, des victuailles et surtout de l'essence. Besoin vital pour nous, le précieux carburant devenant introuvable et pour cause ! Mon oncle et moi, armés d'une mèche à forer et d'un tuyau de caoutchouc, pipons l'essence, avalant un peu de ce mauvais breuvage. Ce petit jeu nous vaudra, ainsi que par la quantité d'oeufs durs mangés et ceux gobés au hasard des nids de poules découverts dans la paille des granges, une magistrale jaunisse. Heureusement ce fut après coup, en revenant de ces quelques jours de folie collective passée A MONTRICHARD, SUR LE CHER Devant nous, les STUKAS ont procédé à un féroce bombardement. La fumée s'élève encore de partout lorsque nous entrons en ville. Sur une grande place, un convoi militaire était là : écrasé, broyé, anéanti, fumant et brûlant. Les civils, mêlés forcément à la troupe, ont subi leur part de pertes sanglantes. La place de la ville est parsemée de cratères béants, de carcasses de voitures tordues, de cadavres. Nous nous arrêtons. Des camions militaires anglais passent dans l'autre sens, avec chacun une mitrailleuse dressée vers le ciel. Des guetteurs casqués fouillent l'air de leurs jumelles. Les pompiers locaux s'affairent à déblayer la ferraille tordue d'où s'échappe de la fumée, de l'essence, du sang en traînées. Des dossiers, cartes d'État-major, équipements, armes, aliments, pain, casques, valises éventrées jonchent le sol. Je me baisse pour ramasser un casque anglais et un calot de soldat français : le calot par enfantillage, pour ressembler à un soldat. Le casque, par précaution, en cas de reprise des bombardements. En assujettissant le casque sur ma tête, mon regard remonte dans les arbres bordant la place. Et ce que je vois dans les hautes branches me laisse frappé de stupeur et de pitié, à la fois : un cadavre y est accroché, plié en deux sur une fourche, comme une vulgaire poupée de son. Et tout autour, en guirlandes sanguinolentes, éparpillées aux autres branches, il y a des intestins. Je suis atterré mais, surtout, j'ai une impression de chagrin et de colère Plus loin, au lavoir, où je pense me laver un peu, le ruisseau qui s'y jette est rouge, rouge d'un sang abondamment versé. Par endroits, les cratères de torpilles d'avions se touchent presque. m'approche d'une voiture pliée en deux. A l'intérieur, au milieu d'objets pulvérisés, se trouve un cadavre de jeune soldat, paraissant dormir, avec seulement du sang qui lui coule du nez et des oreilles. A côté, un panier d'oeufs durs et une bouteille de rhum, miraculeusement, bêtement intacts ! Soudain, les sirènes d'alarme mugissent ! Les pompiers se mettent à donner de grands coups de sifflets et les gens s'enfuient en tout sens. Nous redémarrons et allons en bordure du CHER nous abriter, à plat ventre, au long de la rivière. Dans l'herbe bien drue, des insectes déambulent. Une brise venue de l'eau agite les brindilles. CLAUDETTE, le bébé, babille gentiment. On se croirait à mille lieues de tout ce gâchis ! Mais rien ne se produisit. Les bombardiers allemands vont vers un autre jeu de massacre. Nous reprenons la route et, au quatrième jour, arrivons enfin à BLERE. J'ai la grande joie de retrouver papa, parti à motocyclette bien après nous et, bien entendu, arrivé avant, ayant eu plus de facilités pour se faufiler entre les obstacles, roulant parfois dans l'herbe. Il commençait à s'inquiéter sérieusement et c'est avec un vif soulagement qu'il nous accueille, ainsi que nos amis. HALTE A BLERE-LA-CROIX A BLERE-LA-CROIX, une fois passés le pont sur le CHER, on trouve un village fébrile, surpeuplé de réfugiés et aussi de soldats, cantonnés au petit bonheur la chance. Principalement des Belges et des Chasseurs-à-pieds. Des mitrailleuses sont en batterie le long de la berge, le pont est miné et deux petits canons antichars pointés vers le Nord. Les réjouissances à venir menacent d'être corsées... Les deux fils des amis de mes parents sont là. Leur père est le Directeur de l'Hospice des Vieillards de LEVALLOIS-PERRET. Un excellent homme, actuellement mobilisé sur place. GUY est l'aîné : seize ans ; MARC est encore petit et reste le plus souvent sous la surveillance des femmes ; leur grand-mère maternelle, d'un âge avancé, perd la mémoire du temps et du réel : ce qui la rend très comique à nous, jeunes garçons, car elle nous imagine simplement arrivés impromptu en vacances. - Alors, vous êtes de passage à BLERE ? Comme c'est gentil à vous d'être venus me voir !... Dites, les petits, soyez gentils et allez me chercher le journal - Mais, Grand-mère, il n'y a plus de journal ! C'est la guerre ! répondons-nous abruptement, ravis, inconscients du dramatique de la situation. - La guerre ?... avec les Prussiens sans doute encore ! Bah ! Ils n'arriveront pas jusqu'à PARIS et ce sera vite fini ! En fait de PARIS, on entendait des coups de canon, en direction de TOURS. Nous logeons, papa, mon oncle et moi, dans le grenier mansardé d'une maison voisine, dans l'Impasse de la COURTILLE. Les voisins, les MOREAU, sont d'une réelle gentillesse, très complaisants, serviables et rien ne vient gâter les rapports de bon voisinage, au contraire ! Papa a la chance de dénicher le dernier litre d'huile (d'olives) chez un épicier du village, qui le lui vend à prix d'or, pour l'époque. Inutile de dire toutes les recommandations faites aux femmes chargées de la cuisine, concernant l'économie de ce précieux assaisonnement de salades... Mon oncle et mon père se mettent à enfouir l'essence, au préalable recueillie dans deux lessiveuses bien fermées, ainsi que les pièces essentielles du moteur de l'auto. Ainsi, ils pensent en éviter le vol ou la réquisition abusive. Et, cependant, ils travaillent ferme à creuser leur cachette. Le précieux litre d'huile, qu'on avait bien recommandé d'utiliser avec parcimonie, cuit allègrement des frites, que la Grand-mère, à la mémoire de lièvre, nous a préparées, se réjouissant une fois de plus " de nous avoir près d'elle en vacances ".
  • Oh ! Et ces enfants ! Ils sont vraiment insouciants : ils n'ont pas encore été me chercher le journal !...
MON CHER PAPA ! Quelques jours après, en fin de matinée, mon père et mon oncle sont partis se baigner à la plage municipale, située après le pont, en amont du CHER. Soudain, je vois, horrifié, arriver deux bombardiers allemands en rase-mottes et deux fuseaux noirs se détacher de leur ventre. Les explosions sont assourdissantes... Je me sens glacé lorsque des gens passent en courant et crient : - Le pont ! Ils ont bombardé le pont ! Et c'est tombé en plein sur la plage ! Au galop, je pars vers la rivière proche, où j'imagine papa et mon oncle réduits en bouillie... Avec quelle joie, soudain, ils surgissent devant moi, très souriants et ils ont vite fait de me réconforter. Mon Dieu, que j'ai eu peur ! Faites que je conserve longtemps encore mon père, l'être qui est à mes yeux le plus juste, le plus bon, le plus loyal des hommes ! L'année, auparavant, nous étions partis tous les deux à motocyclette faire le circuit des châteaux de la LOIRE. C'était ma récompense pour ma réussite au Certificat d'Études. Et nous avions découvert ce merveilleux " Jardin de la FRANCE ". Nous avions déjeuné, en tête-à-tête, dans de petites auberges fleuries. Nous avions supporté ensemble les quelques averses orageuses qui remplissaient nos chaussures d'eau. Avec ravissement, je suivais l'auteur de mes jours, en écoutant ses commentaires. A dix-huit ans, il avait été appelé sous les drapeaux, pendant la guerre 1914-1918, au 19ème Bataillon de Chasseurs à Pieds. Il avait eu son baptême du feu au " CHEMIN DES DAMES ". Il me racontait sa guerre : VERDUN, GRIVESNES, la Vallée de l'AILETTE non pas en insistant sur les coups d'éclat et sur les actions héroïques, mais en mettant l'accent sur la misère du soldat, sur la boue, la stagnation dans les tranchées qu'arrosaient des déluges d'obus. Le froid, la peur, les poux, les rats, la soupe qui arrivait froide ou pleine de terre ; les nuits interminables où on devait rester tapis dans un trou d'obus, entre les lignes, au hasard d'une patrouille malchanceuse qui s'était faite repérer. Là, on devait faire silence, figés, immobiles, aux aguets. Soulageant les besoins naturels sous soi ou sur le cadavre d'un copain qu'il ne peut être question de remuer... Parfois, pour ajouter à l'horreur, on entendait les appels angoissés et, de plus en plus faibles, d'un blessé qu'on ne pouvait aller secourir, pris dans le réseau de barbelés des Allemands. Et leurs guetteurs, à eux, qui lançaient des fusées éclairantes et mitraillaient... Ensuite les bouts de tranchées conquises, effondrées, truffées de pièges, minées ; les colonnes de relève, avec un ravitaillement qui arrivait froid ou terreux, à cause d'innombrables plongeons que les hommes de corvée devaient faire sous les volées d'obus... Et peut-être cet homme, mon père, qui avait eu sa triste part, pouvait être massacré sous mes yeux, dans cette nouvelle guerre qu'il n'avait pas souhaité et avait cru impossible, grâce au sacrifice sanglant de sa génération : des centaines de milliers de morts. Jeunesse transformée en chair à canons pour " que l'on ne revoie plus jamais ça ". Jeunesse qui portait témoignage éloquent d'horreur, en ces listes impitoyables des " Morts au Champ d'Honneur " que la plus modeste des communes de FRANCE arbore sur les marbres de ces effrayants Monuments aux Morts. L'ARRIVÉE DES ALLEMANDS En pleine nuit, un terrible vacarme se produisit : le pont saute ! Tacatac des mitrailleuses. Et puis, soudain, l'air vibre. Des sifflements et des séries d'explosions se rapprochent : les obus tombent sur BLERE. L'hôpital est touché. A côté d'une maison voisine, les clapiers à lapins flambent. Dans les lueurs de l'incendie, Grand-mère MUSEUX, en chemise de nuit, est là, à regarder sans comprendre, au milieux des éclatements... Au matin, nous entendons des bruits sur la route. Une nuée de soldats cyclistes Allemands arrive. Un de ces soldats m'interpelle. Je m'approche sans comprendre ce qu'il crie. D'un geste rageur, il fait voler le calot de soldat Français que j'ai sur la tête, accompagnant cela d'une gifle magistrale. Je boue intérieurement, nullement effrayé, mais écoeuré par cet acte gratuit vis-à-vis d'un enfant. Je n'ai même pas de larmes aux yeux. Mes poings se serrent instinctivement. Il gueule encore un peu dans sa langue de sauvage et, puis, il va rejoindre ses camarades de combat. Ceux-ci sont occupés à sortir, à grands coups de bottes aux fesses deux blessés légers, qui dormaient profondément dans la paille d'une remise. Ils en sortent ahuris, les yeux encore lourds de sommeil et de fièvre, les mains en l'air. Une auto découverte est arrêtée sur le bord de la route. Des badauds ont vite fait de l'entourer en silence. Un jeune Officier Allemand brandit une carte et pérore en un français assez correct : Pour la FRANCE, la guerre est finie. Vous avez perdu ! Demain, ce sera l'ANGLETERRE... dans quinze jours à LONDRES !... Pourquoi ne pas retourner à PARIS ? A PARIS tout remarche, même le métro !... Cependant, il se passe quelque chose : les soldats ont découvert la moto de mon père. Ils s'en emparent, mais les bougies manquent... sage précaution. Alors, pistolet au poing, ils somment mon père de les leur remettre, menaçants. Nous allons trouver l'Officier charmant, de tout à l'heure : - Ach ! Que voulez-vous, c'est la guerre ! Aujourd'hui, vous perdez votre moto ; demain, ils perdront peut-être la vie !... Alors qu'ils continuent à pérorer, je file à la cuisine et me fais remettre quelques morceaux de sucre. Je m'approche de la moto, avec laquelle nous avons passé de si belles vacances de paix. Rapidement, je dévisse le bouchon du réservoir et glisse le sucre dedans. Je rebouche en vitesse. La mort dans l'âme, papa montre où sont placées les vitesses. Bientôt deux soldats s'en vont avec... Je souhaite qu'ils n'aillent pas bien loin ! Magnanime, l'Officier nous fait remettre deux bicyclettes : une pour GUY et une pour moi. Quant à mon père, il " hérite " d'une vieille pétrolette qu'il faut faire partir en pédalant vigoureusement. Et c'est dans cet équipage que nous faisons notre retour vers PARIS, après des adieux touchants, non sans avoir entendu à la radio l'annonce de la demande d'Armistice, faite par le Maréchal PETAIN. Papa nous entraîne à tour de rôle, GUY et moi. Nous passons des ponts de bateaux. Dans ORLÉANS, à l'entrée d'un pont, un chasseur français DEWOITINE est posé sur le ventre, en piteux état. Des chevaux morts gisent un peu partout, les pattes raidies, le ventre gonflé, au milieu des débris de leurs attelages. Des croix de bois sont plantées sur des tombes provisoires, creusées à même les trottoirs. La Cathédrale a l'air d'avoir particulièrement souffert et il est interdit de s'en approcher. Dans la campagne, nous trouvons des chars français " SOMUA " détruits. Leur blindage a l'air pourtant très épais, à en juger par les nombreux impacts d'obus perforants qui n'ont pas tous réussi à percer la carapace. Par contre, nombre de tanks allemands détruits sont littéralement crevés comme des écumoires. A entendre les propos des gens, on parle de blindages volontairement réduits au profit de la vitesse. A PITHIVIERS, mes yeux découvrent un bien triste spectacle : parqués derrière des barbelés, des centaines de soldats français prisonniers nous tendent leurs bidons, nous réclament et nous supplient de leur fournir de l'eau. J'en prends une dizaine et GUY aussi. Nous les remplissons à la première maison venue. Les sentinelles ne bougent pas. Mais lorsque nous faisons mine de recommencer une autre distribution, elles nous intiment l'ordre de filer en hurlant, suivant leur habitude, mitraillettes pointées sur nous Je suis profondément bouleversé et ma rage monte ! Ensuite, c'est un périple assez pénible pour rejoindre la capitale : je suis pris de violentes coliques hépatiques. C'est le début d'une forte jaunisse qui me laissera alité longtemps. A PROPOS DE " 39-40 " : METTONS LES CHOSES AU POINT ! Pour une grande majorité de Français, la " drôle de guerre " 1939-1940 fut surtout synonyme de grande pétaudière, dont l'apothéose fut la débâcle de Juin 1940. Certes, le moral n'y était pas et pour cause : miné de l'intérieur par la propagande concertée et défaitiste des admirateurs de l'Ordre Rouge Nazi (Parti Totalitaire Impérialiste de Droite) et ceux de l'Ordre Rouge International Communiste (Parti Totalitaire Colonialiste de Gauche) ; tiraillé entre ces deux tendances alors alliées, ce moral ne fut pas relevé par l'énorme travail de sabotage économique et militaire qui résulta du " PACTE GERMANO-SOVIETIQUE ". On vit des Compagnies sur le pied de guerre se rendre dans des villages à six motocyclistes allemands. Spectacle dégradant s'il en fut et qui n'était pas là le fait des seuls Officiers qui, à cette époque, portaient à tort et à travers le mauvais exemple, paraît-il. Des incapables, disait-on ! Puis, on eut le témoignage de ces servants de mitrailleuses ou de canons qui recevaient presque méthodiquement des munitions non conformes au calibre de leurs armes ou hors d'usage. Beau travail de sape qui porta ses fruits d'amertume Ne parlons des doléances des aviateurs que pour mémoire, eux qui réussirent, surclassés par les appareils modernes allemands, à totaliser l'élégant chiffre de mille et neuf victoires aériennes entre le 8 Septembre 1939 et le 24 Juin 1940, pendant cette courte mais dure bataille inégale ! Certains, abattus en plein ciel, se firent tuer en fantassins - le fusil à la main - alors que rien ne les y obligeait, sinon l'honneur et le refus de lever les bras. Citons en exemple la mort du Lieutenant HOUZE, du groupe de Chasse 2/5, tué en combattant avec les troupes au sol, le 6 Juin 1940, après avoir sauté en parachute. Cependant, aux usines FARMAN, à BOULOGNE-BILLANCOURT, des moteurs d'avion étaient sabotés, de telle sorte que l'appareil explosait en l'air, entraînant la mort du pilote. Arrêtés, les communistes Roger et Marcel RAMBAUD et Maurice LEBEAU sont condamnés à mort le 27 Mai 1940 par le 3ème Tribunal Militaire de PARIS et fusillés en Juin 1940, au fort du HA, près de BORDEAUX. Camarades prolétaires Français ! Sabotez dans les usines d'armement ! Refusez de vous battre pour l'ANGLETERRE et le grand capital. Crosses en l'air devant nos camarades prolétaires Allemands !... Ceux de SAINT-CYR et les cadets du " CADRE NOIR " de SAUMUR firent une guerre plus qu'honorable, dans le haut exemple de leur sacrifice librement consenti. Allez donc parler de " drôle de guerre " aux familles de nos 92 000 tués en trois semaines de combats désespérés, de nos 120 000 blessés, invalides, définitifs pour beaucoup Et il y eut " quand même " quatorze de nos Généraux qui moururent, non pas derrière un bureau d'État-major, mais à la tête de leurs troupes ! N'en déplaise à ceux qui ricanent sans savoir, ou qui ne veulent surtout pas le savoir, bornés, obtus, bêtement limités à leurs mots d'ordre politiques ! Mémoire courte ou oubli volontaire ? En Mars 1935, le Parti Communiste qui se dit Français (?) publie la déclaration suivante, en bon " combattant de la paix " qu'il est déjà et sera toujours (quand cela sert les intérêts du Communisme International et UNIQUEMENT ses intérêts ! —" Le Parti Communiste est l'ennemi irréductible de la Défense Nationale. Il demande à tous les camarades militants de multiplier leurs efforts contre le Service de deux ans, contre notre ennemi essentiel : le militarisme français Fin de citation En même temps, à la Chambre des Députés, on remarque l'intervention de l'exemplaire Maurice THOREZ qui clame son patriotisme courageux - Pas un sou pour le Service Militaire ! Nous invitons tous nos adhérents à pénétrer dans l'armée, afin d'y accomplir la besogne de la Classe Ouvrière, qui est de désagréger cette armée ! Journal Officiel). L'Histoire sera décidément pleine de répétitions. Pendant ces belles envolées patriotiques, les tankistes allemands, démunis et surveillés par le " TRAITE DE VERSAILLES " s'entraînent sur des chars russes, aux environs de KIEV notamment. Les futurs Cadres de la GESTAPO prennent des leçons de Police Politique Répressive avec les spécialistes de la GUEPEOU. Curieuse paix ! Drôle de moeurs ! Jolie mentalité Il est vrai qu'on ne peut pas recevoir les ordres du dictateur Joseph STALINE, allié du dictateur Adolf HITLER : saboter dans les usines d'armements (ce qui entraîna la mort ou la captivité de centaines de milliers d'hommes), chanter l'Internationale et prétendre être Français Champions de lancées de la potée d'émeri dans les moteurs toutes catégories, nos camarades du Parti furent donc les premiers à résister... si on oublie de préciser contre qui. Par contre, on oublie qu'individuellement des membres du Parti Communiste ont laissé parler leurs sentiments patriotiques, déchirant et jetant virtuellement, à la face des saboteurs de l'Unité Nationale, les morceaux de leur Carte d'adhérents. Preuve d'indépendance, du libre choix d'être Français, avant tout. Ce qui les fera éjecter comme indésirables au Parti. Ainsi, au moment de la signature du Pacte Germano-Soviétique, cinq députés communistes donnèrent leur démission, avec une lettre ouverte, claire et nette Ce furent MM. Gustave SAUSSOT et Paul LABRADOU (de la DORDOGNE ), Jules FOURRIER et Marcel BROUT (de PARIS) et Gilbert DECLERCQ (du Nord) : - Nous condamnons le Pacte Germano-Soviétique qui a permis l'agression nazie contre la POLOGNE. Nous condamnons ceux, qui, au mépris des intérêts français, n'ont pas voulu ou n'ont pas pu se désolidariser de l'orientation nouvelle du Parti et de la politique stalinienne ! Fin de citation. POUR CERTAINS ON CESSE DE "VOIR ROUGE " De par cet exemple courageux s'ensuivit une réaction en chaîne et seize autres députés suivront l'exemple de ces premiers. Il s'agit de MM. René NICOD (de l'AIN), Marcel CAPRON (d'ALFORTVILLE), Emile JOURDAN (de l'ALLIER), Lucienne ROUX (du Nord), Emile FOUCHARD (de SEINE-ET-MARNE), Fernand VALAT (du GARD), Alfred DAUL (de STRASBOURG), Roger BENESON (de PROVINS), Sulpice SERVEZ (de VALENCIENNES), Adrien LANGUMIER (de PARIS), André PARSAL (de SAINT-MAUR), Darius Le CORRE (de CORBEIL), Maurice HINEL (de CLICHY-LEVALLOIS), Armand PILLOT (de PARIS), Léon PIGINNIER (député-maire de MALAKOFF), Marcel GITTON (de PANTIN) et d'un sénateur de la SEINE Jean-Marie CLAMAMUS Maurice NAILE, maire de CLICHY, se suicidera avec sa femme, lors de l'entrée des troupes allemandes dans PARIS Quelques communistes sincères, sans se séparer vraiment du Parti, commencèrent très tôt à militer dans une résistance contre l'envahisseur camarade-prolétaire Allemand. Le Parti saura utiliser leur prestige plus tard, quand le vent aura retourné les vestes, mais ne leur pardonnera jamais entièrement cette marque d'indiscipline, vis-à-vis des mots d'ordre du Parti, ni cette leçon de patriotisme : tels Pierre HERVÉ, Georges GUINGOUIN et Auguste LECOEUR La discipline rigide et l'obéissance aveugle aux mots d'ordre du Parti n'avaient pas été respectées ! En attendant, devant le défaitisme et le sabotage systématique des forces de la Nation, mis en pratique alors par les communistes " Français " : le Gouvernement, présidé par Édouard DALADIER, réagit brutalement en promulguant des lois d'exception et en prononçant des sanctions collectives Le 1er Octobre 1939, en vertu de l'état de siège, puis des pleins pouvoirs votés par le Parlement, à DALADIER, pour la durée des hostilités, fut promulgué un décret portant dissolution des organisations communistes, avec perquisition au Siège du Parti, à PARIS. Le 18 Novembre 1939, c'est un autre décret, relatif aux mesures administratives d'internement, pouvant êtres prises à l'égard des individus dangereux pour la défense de la Patrie, la Sécurité Nationale ou Publique Le 20 Janvier 1940, une loi - beaucoup plus grave encore - prononçait en bloc la déchéance des membres du Parti Communiste, investis de mandats électoraux et n'ayant pas encore rompu, à cette date, avec la 3ème Internationale Ce fut, soi dit en passant, sur ce précédent que s'appuiera le prochain Régime de PETAIN pour se retourner contre toute la Résistance et créer une Police Politique de " lutte contre les menées antinationales "... POUR D'AUTRES : UN " POING ", C'EST TOUT !... Lorsque surviendra la défaite de nos armées, si douloureusement ressentie au coeur de chacun des Français, on lira cette étonnante déclaration des communistes " Français ", fanfaronnant avec cynisme - Les communistes saluent la victoire des États Prolétariens sur les pays capitalistes. Ouvrier Français, fraternise avec le soldat Allemand qui a triomphé des forces impérialistes et qui poursuit une politique de pacification européenne, en défendant la conclusion heureuse du Pacte d'Amitié Germano-Soviétique et, ainsi, créant les conditions d'une paix durable à laquelle les travailleurs aspirent ! Fin de citation. On croit rêver devant tant de satisfaction bêlante à voir la FRANCE à genoux devant les armées Mais on ira beaucoup plus loin, déjà à l'époque d'avant le renversement des alliances et des mots d'ordre stéréotypés du plus grand Parti mystificateur du monde, au moment même de l'entrée des avant-gardes allemandes dans PARIS : la Radio Soviétique, si bien informée (et pour cause !), donne aux militants parisiens le mot d'ordre suivant : ne pas quitter la capitale quoi qu'il arrive et faire vivement reparaître l'HUMANITÉ, ce qui placerait les troupes d'Occupation devant le fait accompli. En vertu de ces consignes indiscutables, Maurice TREAND, membre du Comité Central du Parti et responsable de la formation des Cadres, rentre à PARIS, venant de LILLE où il a appris que le Quotidien communiste " LA VOIX DU PEUPLE " est imprimé et paraît librement à BRUXELLES, avec la bénédiction des Autorités d'Occupation Il envoie en mission deux militantes du Parti Mmes GINOLLIN et SCHRODT auprès de la Kommandantur von Gross Paris. Par une curieuse coïncidence, le Général de GAULLE lance un pathétique appel à la FRANCE LIBRE et à la RÉSISTANCE, tandis que ces charmantes dames-patronnesses rencontraient le Herr Lieutenant WEBER, chargé du Service de Presse, qui se déclare enchanté et demande même que l'HUMANITÉ reparaisse au plus tôt. Moment historique, chargé d'émotion dont on parlera longtemps dans les Isbas Parisiennes. Claquements de talons de bottes : HEIL HITLER et HEIL STALINE !!! Et on se quitte, enchantés les uns des autres. Mais si ! Mais si ! Et Gott Mitt Uns !... Sans plus tarder, la rédaction de l'HUMANITÉ est mobilisée. On s'affaire pour la bonne cause. L'imprimeur " d'avant tout ça " - Monsieur DANGON - est mis sur le pied de guerre par Madame GINOLIN qui lui verse un " acompte " de cinquante mille francs de l'époque (mazette ! ce que ces clandestins disposaient de fonds secrets, malgré tant de déboires apparents... capitalistes !). Le 20 Juin 1940, au soir, Mmes SCHRODT et GINOLIN contactent, tout près de la station de métro " SAINT-MARTIN ", Monsieur TREAND leur remet (sous le manteau si on ose dire !) la copie pour l'impression du premier numéro de la résurrection. Manque de pot ! Appliquant toujours la loi, avec une conscience paisible dont elle ne se départira pas, tout au long des années de guerre et d'Occupation et nonobstant les changements de Régime : voilà que la Police Parisienne effectue une rafle et arrête les trois militants à 20 h 30. Fouillés, on trouve sur eux les preuves indiscutables de l'action, menée pour la parution de l'HUMANITÉ. En vertu des décrets d'Août et Septembre 1939, qui interdisaient l'existence légale d'un Parti Communiste sur le sol français (donc de l'HUMANITÉ rédigée en langue française), les policiers les inculpent et les écrouent le 22 Juin. Sur intervention rapide et ferme des Autorités d'Occupation allemandes, ils seront libérés trois jours après, la tête haute, très dignes, forts de cette protection agissante des camarades nazis. Sortant à peine de prison, Maurice TREAND, aidé par un autre membre du Comité Central, Jean CATELAS et un Avocat du Parti, Robert FOISSIN, rédige une motion à l'adresse du Conseiller d'État, Monsieur TURNER. On va voir ce qu'on va voir : Nous, communistes ! Avons été les seuls à nous dresser contre la guerre, à demander la paix à une heure où il y avait quelque danger à le faire... l'HUMANITÉ, publiée par nous, se fixerait pour tâche de poursuivre une politique de pacification européenne et de défendre la conclusion bénéfique d'un pacte d'amitié Germano-Soviétique. Et ainsi créerait les conditions d'une paix durable ! Fermez le ban !... On ne peut être plus satisfait de sa trahison au bénéfice des deux drapeaux rouges lors alliés, en toute tranquillité de conscience. Braves saboteurs, braves déserteurs, braves dénigreurs de tous les pays : unissez-vous ! Cette lettre est portée à son destinataire, le 27 Juin 1940, transmise au Gouverneur Militaire de PARIS, qui en reste comme deux ronds de frites. Finalement, le Gouvernement de VICHY installera son État Français et les pourparlers en resteront là. Le 1er Juillet commenceront à apparaître les numéros " clandestins " de l'HUMANITÉ, sous la neutralité bienveillante, mais la surveillance attentive des Services de la propagande allemande. UN PETIT AVANT-GOÛT DE "CRAVACHE" Déjà, l'Occupant nazi commence à s'organiser et à s'installer solidement. On promulgue un décret confisquant toutes les armes de chasse ou de tir, avec menaces d'emprisonnement ou de condamnation à mort pour les contrevenants. Et, pour prouver que le ridicule commence à tuer sérieusement, on a tout de suite un avant-goût des joies de la collaboration à venir. Témoin, cette affiche qui dénote d'un manque d'humour total ou d'un humour noir de forme totalitaire nous échappant toujours.

BORDEAUX, le 27 Août 1940

Le STADTKOMMANDANT.

LA FRANCE MALADE : TRAITEMENT AU VICHY Ça y était ! La FRANCE, accablée par l'exode et la défaite de Juin 1940, coupée en deux par une frontière entre une zone dite " occupée " et une zone dite " libre " (ou non occupée ) où un vieillard, à la voix chevrotante, anesthésiait les bonnes volontés La FRANCE découvrait la face cachée de cette armée allemande si " KORRECTE ". La mascarade grand-guignolesque était commencée ! Notre débris de gloire maréchalesque, au lieu de s'oublier dans un asile de vieillards, rabâchait à la radio que les Français avaient mérité leur sort et qu'il leur fallait subir la loi du plus fort, " dans l'honneur et dans la dignité ". Navrant exemple que cette antique gloire nationale, prêchant la mortification, nous serinant qu'il nous avait fait don de sa personne et que nous avions la mémoire courte. En réalité, sous une apparente bonne volonté, l'ancien Chef glorieux, trop vieux, se faisait manoeuvrer par une clique dont Pierre LAVAL allait être un des tristes échantillons. Et VICHY, capitale provisoire de l'État Français, sera le symbole de l'attentisme, la veulerie, voire de l'opportunisme, pendant plus de quatre années de guerre. On y apprit bien plus à gaspiller des énergies qui ne demandaient que le bon exemple pour combattre un ennemi implanté fermement sur le sol de la FRANCE. Ce fut un beau gâchis qui amena jusqu'à la sinistre Milice de Joseph DARNAND lancée contre les maquisards, en passant par l'autorisation de la création d'une Légion des Volontaires Français, contre le bolchevisme, où de nombreux idéalistes se fourvoyèrent et y moururent dans un combat d'une utilité pratique et douteuse. Enfin, le comble fut l'apparition de la WAFFEN SS FRANÇAISE, imbue de sa prétendue mystique supérieure européenne de l'homme blanc. Mais des actes individuels de Résistance se font connaître. Beaucoup seront fondus dans l'anonymat définitif d'une fosse commune. On connaît néanmoins quelques noms : Sera fusillé le 6 Juillet 1940, Étienne CHAVANNE, pour avoir cisaillé, le 20 Juin, les câbles téléphoniques reliant l'aérodrome de BOOS à la Kommandantur de ROUEN Sera fusillé le 3 Septembre 1940, à ÉPINAL, Louis LALLIER, pour sabotage des transmissions de la WEHRMACHT Sera fusillé le 7 Septembre 1940, à ROYAN, Pierre ROCHE, pour les mêmes actes de Résistance. " AMBIANCE PARISIENNE " " Ach ! PARISS !... " C'est épatant de voir combien les Parisiens ont l'air d'ignorer ces chats-bottés qui promènent leur morgue insolente, bras tendus, mains levées, talons claquant sur les grands boulevards. Nous sommes envahis sous l'ère du drapeau rouge à croix gammée. On leur a trouvé quelques appellations curieuses, suivant l'humeur du moment et le quartier où ils évoluent : les " Verts-de-Gris ", les " Doryphores ", les " Choucroutman", les " Frisés" , les " Fridolins ", voire les " Frizous " mais, surtout, les " Chleus ". Pour l'ancien combattant de 14-18, ce sera toujours les Boches ou, tout simplement pour les Français bien soumis, bien collaborateurs : les Allemands. Le quartier de l'Étoile est devenu un petit Reich bien pensant, avec une densité de quatre Doryphores au mètre de trottoir. Leurs Services Féminins sont surnommés : les " Gretchen " ou les " Souris Grises ", à cause de leur uniforme gris-souris. Ou bien très crûment : les " P.P.O. " (paillasses pour Officiers). Par là-dessus, une floraison de drapeaux rouges à croix gammée et un tas de petites barrières blanches, obligeant à des détours devant tous les hôtels, cinémas, restaurants réquisitionnés pour la soldatesque occupante. Quant aux nombreux cinémas, laissés aux files de spectateurs français : ils nous font avaler du " Hans ALBERS " à longueur de semaines, avec les inévitables actualités allemandes de propagande. On voit la tête blonde aux yeux fades de cet acteur Hans ALBERS partout : côté pair, côté impair, au " CESAR " comme au " NORMANDIE " et ça continue comme cela jusqu'aux grands boulevards. LUNA-PARK a rouvert ses portes et accueille de façon mélangée les civils comme les militaires. Mais la fraternisation s'arrête là. On rencontre, dans toutes les fameuses artères de la capitale, une quantité " kolossale " d'Officiers très dignes, gantés, souvent " stick sous le bras ", du moins avec le monocle et l'estafilade fameuse des duels à l'épée, chère aux traditions estudiantines des cadets de l'armée germanique. Ils sont là, martelant les trottoirs de leurs bottes étincelantes, caracolant avec, au bras, d'insignifiantes poupées entretenues dont les ongles rouges crochus agrippent, au passage, un nombre respectable de billets de la REICHKREDITKASSE. Ca fait marcher le commerce, avec le Mark d'occupation à vingt francs, au cours du change imposé avec toute la courtoisie persuasive de ces messieurs. C'est la razzia, organisée sur une grande échelle de tout ce qui est encore trouvable, en ce début d'Occupation. Des aigrefins s'organisent pour fournir aux Allemands toutes marchandises possibles et imaginables. Sur les boulevards, pleins de monde, la chaussure en porc, triple semelle, genre " marché noir ", trinque avec les bottes souples en cuir-de-Russie des fringants militaires de la Feldkommandantur von Gross Paris. Oui, mais le " Gross Paris " : qu'en pense-t-il ? Le " Gross Paris " mène son petit train de vie très ralenti, très freiné. Il fonctionne avec ses tickets d'alimentation, ses bons de costume en fibre de bois. Avec ses semelles de bois articulées (dernier cri !), son porte-monnaie vite aplati, dans lequel il manque toujours six francs pour en faire dix. Il va, tant bien que mal, avec sa carte de décades de bûches roulées dans un peu de tabac et son litre de vin par personne et par mois. Il traîne son boulet d'occupé, dégoûté d'entendre parler Chleuh autour de lui, écoeuré par l'inflation de la vie et scandalisé par les magnats du trafic, les champions du dessous-de-table, vautrés ostensiblement aux terrasses des cafés célèbres avec leurs maîtres, qu'ils prennent pour leurs complices. Le " Gross Paris " gueule, une fois rentré chez lui et flanque de grands coups de poing sur la triste table, qui n'en peut, mais désertée par la bonne cuisine d'antan... Il jure que si ça continue, il ne travaillera plus pour des " haricots " (en l'occurrence un kilogramme de rutabagas avec le ticket " DZ " du mois de Mai)... et il repart à son usine, parce qu'il y a les gosses en train de piailler et qu'il faut leur dénicher une boîte de lait condensé par-ci, un peu de beurre par-là, du sucre ailleurs. Et c'est très, très cher puisque très, très rare : les quelques stocks ont été accaparés par des commerçants prévoyants, avisés, rusés et sans scrupules. Ce sera l'origine de curieuses fortunes, faites en quatre ans, d'une aristocratie du marché noir, de la dynastie des B.O.F. (beurre-oeufs-fromages)... ce qui n'exclut nullement les bouchers, charcutiers, chevillards ou éleveurs : opportunistes de cette époque. Le " Gross Paris " entre chez le commerçant, le " vrai ", celui qui sait apprécier la situation et joue sur le velours d'une sorte de bourse alimentaire, dont les gagnants firent fortune et se retirèrent des affaires en moins de quatre ans avec château et chasse, en SOLOGNE ou ailleurs. Et comme beaucoup avaient prévu les futurs " retours de manivelle ", ils avaient " aidé " deux ou trois persécutés (Israélites ou échappés du Travail Obligatoire en ALLEMAGNE). Ce qui leur valut un Certificat de Virginité, comme bons apôtres d'une certaine forme de " résistance " et peu d'ennuis à la Libération, sauf peut-être avec un FISC encore tâtonnant, quelque peu muselé par les appuis occultes, auxquels ces grands personnages avaient su se ménager à temps ! Bref ! " Du bon gâteau ! De tout repos ! "… bâti avec la FAIM du peuple de FRANCE! Donc, le " Gross Paris " entre chez ce petit roi du commerce noir : tout de suite son allure humble, son petit cabas à provisions l'a classé, dans la tête du " brave trafiquant " : la pauvre pomme, le minable qui n'a pas gros, lui, à mettre dans la lessiveuse sucrée (qui a tendance à remplacer le coffre-fort de l'exploiteur !) - Qu'est-ce que ça sera ?... - Je voudrais… - Y en a plus ! J'ai vendu le dernier ce matin ! Avec cela, on est tout de suite servi et la politesse, par-dessus le marché (noir). On s'en moque de la politesse due au chaland, puisqu'on vend cent fois, mille fois plus en arrière-boutique et, de préférence, hors des heures d'ouverture. Il y a " la queue " : cette file de pauvres gens, qui attendent patiemment parfois des heures, bien avant l'accrochage de l'ardoise où sera mentionné le nombre de tickets honorés : " AUJOURD'HUI : 250 grammes de viande avec le ticket Ab de Septembre. Plus de beurre. Un demi-litre de lait aux tickets J1 et J2 ". Le Dimanche, on va quand même au cinéma. Les bals sont interdits sévèrement, ainsi que la réunion publique de plus de trois personnes. Encore la queue ! Forcément, ce n'est pas une habitude à perdre ! Installé dans son fauteuil, on assiste aux actualités allemandes, en langue française, dans une salle éclairée, sous la surveillance de trois ou quatre Gardiens de la Paix, par crainte de chahut, de manifestations hostiles : ce qui n'empêche pas les coups de sifflet, les quolibets, les quintes de toux brusquement provoquées par l'apparition d'un Philippe PETAIN à tête de vieux marcheur, serrant la main à un digne représentant du Recrutement Allemand pour le TRAVAIL VOLONTAIRE EN ALLEMAGNE. Le bon, le généreux vieillard promet, qu'en échange d'une main-d'oeuvre souhaitée dans les usines du vainqueur, on verra rentrer l'équivalent en hommes prisonniers... Ignoble chantage dont personne n'est dupe !... ou si peu... On nous montre aussi le faciès matois d'un Pierre LAVAL, sournois au possible, moustachu comme un brave bougnat auvergnat. Puis, les ténors de la Droite Collaborationniste : Marcel DEAT, à faciès de brute ; un Jacques DORIOT, caméléon, ayant calqué les allures conquérantes et martiales des Doryphores, ses nouveaux amis. Coiffant le tout, voici le grand patron : un Adolf HITLER gueulant, gesticulant, éructant devant un micro. Ce sont ceux-là les vrais meneurs de jeu, actionnant les petites ficelles du pantin vétuste qui fut, en son temps, Maréchal de FRANCE pour sa conduite à la guerre 1914-1918. Que vient-il faire en cette galère : la Grande EUROPE des grands dessous-de-table ?… A la sortie du spectacle, on reprend le métro, bondé, noir d'un monde mêlé, tassé, pressé… sauf en première classe où la soldatesque nazie et les Bons Français Collaborateurs se côtoient, fraternisent, font assaut de courtoisie, de Haute Kulture ! Dans les stations, sur les murs réservés aux panneaux habituellement remplis d'annonces publicitaires commerciales, on se heurte aux grandes affiches, débordantes de naïve rouerie : FINIE LA MISÈRE (tiens ! Y a-t-il donc de la misère à être occupés ? ) PAPA TRAVAILLE EN ALLEMAGNE ". Ou bien cet index gigantesque, tendu vers le public, sur fond noir: TU RETROUVERAS TES CAMARADES EUROPÉENS DANS LES WAFFEN SS Mais les plus éloquentes, moins menteuses, plus brutales, celle qui rappellent aux convenances, à la réalité de l'Occupation, sont les affiches jaunes, cernées de noir, où les noms des fusillés surgissent, hurlant comme un appel aux armes. Ailleurs, c'est la dure mise à prix (en monnaie de singe du Grand Quartier Général Allemand, à PARIS), réclamant la capture des " terroristes " ci-dessus, décrits et nommés. Là ! Pas d'hypocrisie : " Une récompense de … Francs à qui permettra la capture des terroristes suivants (ici, les noms ou noms d'emprunt et signalement). Une discrétion totale sera assurée à l'informateur, conscient de son devoir ". Par là-dessus, les hommes - si activement recherchés - sont taxés de TERRORISTES JUDEO-ANGLO-FRANCS-MACONS et même de GAULLISTES, suprême injure. Quelquefois, à ce genre d'affiches, est ajouté en grand format des reproductions photographiques des méfaits reprochés : train déraillé, cadavre de membre de la GESTAPO Française exécuté, dépôt de l'armée allemande incendié. Un véritable exemple à suivre ! RÉACTIONS Alors, le " Gross Paris " pense que tout n'est peut-être pas perdu, que tous n'ont pas une mentalité d'esclaves. Il pense à ce qu'il a entendu à la B.B.C. (la Radio de LONDRES) lorsque parvint l'appel du Général de GAULLE : - La FRANCE a perdu une bataille, mais elle n'a pas perdu la guerre !… Et, comme tant d'autres, cet anonyme attend son heure. Son heure, elle viendra un peu plus tôt, un peu plus tard, au hasard : ce sera le vieux copain d'enfance, le prisonnier évadé, ou bien le camarade d'usine ou de lycée, qui le sondera et, après diverses discussions destinées à bien se reconnaître entre " Bons Français ", " VRAIS Patriotes ", le mettra en rapport avec un petit groupe agissant anonyme, ce Monsieur-là, entrera tout à coup dans le Cercle très fermé des " Ennemis de la Sûreté de l'État Français ". Il nuira au " Rapprochement Franco-Allemand Nazi ", proportionnellement à ses moyens d'action. regardera d'un autre air ces Miliciens Français, chargés de la répression du " banditisme " et tous ces braves Agents de la Police de VICHY, qui cernent souvent les cinémas, cafés, stations de métro pour demander les papiers et, même, vous fouiller ! Et il aura sa petite idée devant leurs boutons d'uniformes à francisque, leur air arrogant et hargneux de chiens serviles de l'Occupant nazi Simple rouage, mais solide maillon de la chaîne de la Résistance Française, il contribuera à la lutte contre l'asservissement fasciste PARIS et sa banlieue a ses Collaborateurs notoires, sa petite pègre de traîtres, ses lâches dénonciateurs, ses lettres anonymes. Mais, dans l'ensemble, la population, si elle n'est pas Résistante (et beaucoup s'en faut !) reste passive et neutre : ce qui nous sert bien . LES ÉTUDES " PERTURBÉES "Quant à nous, jeunes de l'époque, moins de vingt ans, à peine rentrés de l'exode pour retrouver les Cours Complémentaires, allons passer notre examen du Brevet Élémentaire. Classe turbulente de jeunes gens, énervés par les alertes aériennes et par leur expérience du " baptême du feu " sous les attaques des " STUKAS " à un âge où tout marque, s'imprime dans notre fraîche sensibilité. Classe de bons garçons, un peu indépendants, très chahuteurs, mais au coeur fier, avec un bon esprit d'équipe. Du premier au dernier de la classe règne un accord, une harmonie qu'on comprendra quand on saura que nous sommes unis par le danger collectif. Nous sommes contre l'Occupant ! Au début, c'est une forme de jeu à l'échelle des événements actuels, puis ça prend corps. Il y aura un encadrement par de plus " vieux ", par les grands frères de nos copains de classe et, puis, le noyautage par un réseau ou un autre mouvement, trop heureux de recruter, même au prix de certains risques de bavardages, d'indiscrétions. Nous faisons, sur le plan " Études ", une classe ni meilleure ni pire que d'autres. Mais nous retenions, surtout de nos Cours, ce qui pouvait nous servir, avec la complicité paternelle de nos Professeurs : le Cours sur la préparation de la nitroglycérine est suivi par tous, très attentivement ; ainsi que les manipulations et exercices pratiques la concernant. Le sodium, aussi, nous intéressera. Ou bien notre Professeur d'Histoire, Monsieur PETITPAIN, ex-capitaine d'Infanterie, profite d'un récit de bataille de chars romains contre les barbares, pour faire dévier le Cours sur la Technique moderne du combat de rue, avec description de la confection d'une bombe incendiaire artisanale à essence (Cocktail Molotov)… Curieuses coïncidences ou occasions de nous faire un petit Cours de Préparation Militaire, sans avoir l'air d'y toucher, au tableau noir vite effacé, sauf dans nos jeunes cerveaux ! Pendant les jours de congé, nous partons en bande sous les prétextes plausibles de saines randonnées, en forêt, ou bien en tournées de " Théâtre des Jeunes ". C'est très bien vu des Autorités bien pensantes, très paternellement penchées sur le cas de la " Jeune Europe " de demain… Et là, dans nos déplacements, nous avons le choix : repérage des batteries de DCA allemandes autour des localités de lointaine banlieue, des dépôts d'essence ou de parcs de camions réquisitionnés. Contacts aussi avec les autres étudiants des villes ou villages, pendant ces tournées théâtrales. Nous rejetons de notre répertoire tout drame pour ne jouer que du " COURTELINE " ou du " FEYDEAU ". L'époque était assez morose comme ça, sans que nos loisirs se mettent dans le ton ! Quant aux randonnées en forêt, elles partent de la remarque faite au retour d'exode, à savoir que bien des Unités en déroute avaient littéralement semé leurs armes et munitions, partout dans les bois. Nous ramassons tout ce qui traîne et pouvons transporter : carabines, fusils, mousquetons, trois fusils-mitrailleurs avec des caisses de cartouches et chargeurs, sans compter les grenades. Certaines fois, nous étions presque bredouilles mais, en persévérant dans nos recherches, on arrivait à constituer un bon stock à répartir soigneusement et discrètement. Ainsi, à leur insu, beaucoup de parents d'élèves, possédant une maison de campagne, une villa, détiennent un petit arsenal. Par le plus grand des hasards de la guerre (par le courage aussi de ceux d'entre nous qui furent arrêtés par la suite !), RIEN ne fut jamais découvert jusqu'à leur mise au grand jour, au moment des combats pour la Libération de PARIS. Dans les prises de contact, que nous avons périodiquement avec nos Cadres, on s'est inquiété de l'extrême turbulence des jeunes adeptes, débordant d'enthousiasme, qui composent le Groupe-Franc dont j'ai à partager la responsabilité avec mes camarades Camille DEVOREST et Robert PRETAT. Il nous est répondu qu'il vaut mieux voir leur impatience d'agir se traduire par des farces scolaires que par des actes irréfléchis, pouvant amener la découverte, par la GESTAPO ou par la Police Spéciale de VICHY, de nos Groupes-Francs. Mais l'insouciante gaieté s'efface devant les mots d'ordre, les consignes. Il faut voir les visages rieurs devenir graves et attentifs, lors de la préparation d'un attentat. Nous nous doutons que, si nous sommes pris, le châtiment sera terrible. Mais nous n'hésitons guère. Je sais que cela fait un peu " Pompier ", mais pensons que le sort de la FRANCE repose beaucoup sur sa jeunesse, puisque nos soldats sont prisonniers pour la majorité de nos aînés. Nous nous devons de les remplacer dans le combat contre l'Occupant. De cela, nous avons conscience et le voulons, de toute notre Foi en la Liberté ! Nous apportons le sang frais de la jeune FRANCE ! NOTRE PREMIER ACTE DE RÉSISTANCENous avons remarqué, tout au long de la Route Nationale qui borde la forêt de SENART depuis MONTGERON, en direction de MELUN, que l'armée allemande a posé un gros câble de communications téléphoniques, à même le fossé. Par endroits, il y a des plots de jonction qui semblent être en Bakélite et en Duralumin. Aussi, nous décidons de détruire ce câble en deux endroits. Non pas pour la durée de la coupure - qui est réparable en deux jours - mais afin de créer un climat d'insécurité et obliger les Allemands à mettre du monde en surveillance, tout au long du parcours de ce câble. Ca représente un nombre respectable de kilomètres à contrôler. Au jour choisi, nous formons deux petits groupes de quatre jeunes gens et prenons des sentiers forestiers, connus de nous seuls pour approcher la route, sans nous faire remarquer. Souvenir du temps peu lointain où on jouait aux cow-boys et aux Indiens ! Nous nous dirigeons, sans hésitation, vers les deux endroits choisis pour la rupture des lignes téléphoniques. Il ne faut pas perdre de vue que cette plaisanterie est passible de la peine de mort, selon les affiches des Autorités d'Occupation. Aussi, ce n'est pas un jeu d'enfants, mais une action de guerre que nous allons commettre. Nous avons emporté des chiffons et un bidon d'essence. Une fois arrivés à proximité de la Route Nationale, nous mettons deux guetteurs: un pour chaque sens de la route et les deux autres passent à l'action. En moins d'une minute, un paquet de chiffons entoure les connexions du câble et nous aspergeons le tout d'essence, en abondance. Une allumette et tout flambe, dégageant une fumée noire, inévitable. Nous ne nous attardons pas sur les lieux de notre action de sabotage et repartons vivement pour parcourir, en sens inverse, les quelques kilomètres qui nous ramènent à MONTGERON, au travers du maquis de broussailles et de fougères très hautes, que nous connaissons si bien (n'est-ce pas Roland GAMBLIN, Roland JACOB et René LAYA ?) et qui croissent à profusion, parmi les arbres de haute futaie comme les chênes, les hêtres et les sapins. LES BALBUTIEMENTS DE LA PRESSE CLANDESTINE ET AUTRES ACTIONS. Parmi nos petites activités du Jeudi figure, en bonne place, la rédaction et le tirage sur " RONEO " de tracts, appelant la population à résister et donnant un éditorial basé sur les nouvelles reçues par la B.B.C. A cette tâche s'est particulièrement dévoué Robert GUEDET, dont le père était Directeur d'École Primaire, à ALFORTVILLE et qui avait gardé une machine à polycopier, alors que ceci était formellement interdit par l'Occupant. Une fois le texte tapé en stencil, on tournait la manivelle de la " RONEO " à tour de rôle et établissions un tirage d'à peu près cinq cents tracts. Ceux-ci étaient répartis en petits paquets, parmi nos amis, et distribués soit de main en main aux personnes sûres, soit déposés dans les boîtes aux lettres. Nous en collions aussi quelques-uns sur les affiches de propagande allemande, en droit de réponse. C'était un commencement, en attendant l'impression de véritables journaux clandestins, grâce à l'un d'entre nous dont le père était imprimeur et Résistant - Jacques GAROUFALAKIS - et qui fut l'un des promoteurs de la création et de la diffusion du journal " RÉSISTANCE " sur PARIS et sa banlieue quant aux vingt premiers numéros, je crois L'hiver de guerre est là, sans charbon ou presque, avec ses pluies glaciales, ses brouillards épais. Les petits vieux vont, courbés sur leur canne, grelottants, vers la " Soupe Populaire " que " L'Entraide d'Hiver du Maréchal " leur octroie. Maigre pitance ! Un bouillon qui a au moins le mérite d'être chaud, un semblant de repas de guerre. Nos anciens ont, après une vie de travail acharné, tout juste droit de mourir discrètement, épuisés par les restrictions à un âge où les petites gâteries, le coin du feu sont des choses défendues, rigoureusement interdites parce que c'est la guerre. Vers dix-sept heures, dans l'obscurité totale, nous formons une équipe de huit jeunes gens et notre objectif est le " Bureau de Placement pour le Travail en Allemagne " dont nous devons saccager la vitrine. Exercice facile de protestation, qui est plus spectaculaire que dangereux. Mais, du point de vue moral, c'est une bonne chose vis-à-vis de la population. Cette officine du " Volontariat en Allemagne " est située près de la boutique des cycles " RINGEVAL ", à MAISONS-ALFORT. Nous venons pour briser ses vitrines et mettre le feu, grâce à un Cocktail Molotov. Alors les dossiers, ou ce qu'il en reste, sont transférés à CHARENTON, sur la Place des Écoles, dans une ancienne Banque réquisitionnée. Nous leur laissons une semaine de répit pour l'installation et un soir, crac ! les carreaux redescendent. A nouveau, devant notre saccage menaçant, les dossiers reprennent un autre chemin. Nous opérerons ainsi jusque dans PARIS, Rue de Vaugirard. Et nous recommençons, malgré les patrouilles de policiers. Nous recommencerons huit fois de suite et, en définitive, tout sera reclassé à PARIS, sur les grands boulevards. Autant de mois de perdus pour le recensement des jeunes, destinés à partir en ALLEMAGNE ! Sans compter que ça en fait réfléchir plus d'un ! Notre petit groupe chemine doucement. Les mains sont enfoncées dans les poches, les revers des pardessus sont relevés sur la nuque. Ce n'est pas une allure en rapport avec nos occupations, mais simplement la conséquence du froid mordant qui sévit en ce moment. De petits nuages de vapeur montent de notre nez et nous évitons de parler pour ne pas avaler le brouillard. On ne voit pas à plus de quatre mètres de distance. Nous enfonçons dans de la ouate, les silhouettes des rares passants se dessinent brusquement et s'estompent tout aussitôt, fantomatiques, mangés par cette masse de vapeur d'eau, myriades de gouttelettes en suspension dans l'air. Les boutiques forment de petits halos de lumière, à peine perceptibles. Les saucisses du barrage antiaérien de la " FLAK " (D.C.A. allemande) sont invisibles. De près, en passant à côté du poste allemand, installé au-dessus de la gare, près du pont de chemin de fer : nous distinguons à peine un filin qui s'élance, raidi, vers le ciel invisible. Cela fait penser à la corde que les fakirs dressent en l'air, lors de leurs séances d'hallucinations collectives. Nous franchissons le pont, au-dessus des voies, et longeons les grilles du Parc Municipal de MAISONS-ALFORT. La Mairie est gardée par des Agents de Police qui battent la semelle, en grillant une " GAULOISE " de leur décade. Le carrefour de l'Avenue de la République et de la Rue Jean Jaurès est désert. Nous nous distribuons les rôles : - Toi, MAURICE ! Tu restes là et tu siffleras une chanson s'il arrive quelqu'un. Vous ! Vous restez ensemble pour l'action. En cas d'accrochage, éparpillez-vous deux par deux… Toi, ROGER! Tu vas remonter au-dessus de chez " RINGEVAL ", le long du marché et tu avertiras également en cas de surprise… Dans trois minutes, tout doit être fini. Vous rentrez chez vous après. Compris? Allons-y ! L'horloge de la vieille église sonne tristement la demi. On la devine à la masse d'ombre, qui s'efforce de trouer le brouillard. Sur le trottoir de gauche, en remontant l'Avenue, une boucherie est ouverte. Deux clientes bavardent avec le commerçant qui taille, contre remise de tickets, des tranches de viande épaisses comme des feuilles de papier à cigarettes. Signe des temps… Doucement, nous approchons de la devanture visée. Nous avons amené des morceaux de pavés, empruntés à un chantier d'ALFORTVILLE, plus la traditionnelle bouteille d'essence, enveloppée de chiffons. C'est CAMILLE qui la porte. Dans la vitrine, un panneau illustré de nombreuses photographies, vante les joies du travail dans les usines du REICH : - Je vais leur en foutre, moi, des " Finie la misère, papa travaille en ALLEMAGNE" ! grogne JULIEN, qui fait tandem avec moi. Un signal bref et, de face, à quatre mètres, à la limite de visibilité dans ce brouillard, nos pavés voltigent, traversent la vitrine qui éclate dans un vacarme cristallin. Le panneau de propagande a fait deux tours sur lui-même et disparaît à l'intérieur. La lumière s'est éteinte. Par contre, la bouteille d'essence atterrit à l'intérieur et explose dans une vive flamme orangée. Ca flambe joyeusement ! La porte de côté s'ouvre et un grand gaillard se lance à nos trousses. JULIEN et moi partons en courant devant lui et nous filons par la Rue PARMENTIER. L'individu nous suit et je l'entends venir en vociférant. Nous tournons brusquement dans le passage IMBERDIS, qui doit nous ramener dans la Rue Jean JAURES, plus loin que la Mairie. En virant, je me suis raccroché de la main droite au pan de mur : réflexe qui m'est venu du temps peu lointain où je jouais encore à " chat " dans la cour de mon école. Je me plaque contre le ciment de la façade. L'homme passe, en soufflant comme un taureau. Maintenant, il court sus à JULIEN, mais je suis derrière lui, les rôles peuvent changer Je vois mon camarade qui ralentit, jusqu'à sentir le bout des doigts de son poursuivant toucher son épaule. Alors, brutalement, il s'accroupit net. L'autre décrit une superbe trajectoire et s'aplatit durement au sol. Sa tête a tapé sur les pavés et ça a fait un drôle de bruit… Nous nous penchons sur lui. Il bouge à peine, étendu de tout son long, sur le sol. Ca t'apprendra à t'occuper de tes oignons ! lance JULIEN, en guise d'oraison. Nous détalons, passons en-dessous la gare par le souterrain, réservé aux piétons et, bientôt, rentrons chez nous, fort satisfaits de notre équipée. Encore des semaines de perdues pour le recensement des jeunes Deux ou trois jours après, une pancarte, apposée sur les planches, obstruant la vitrine, annonce Les Bureaux de l'Office de Placement pour le Travail en Allemagne sont transférés Place des Écoles à CHARENTON ". Merci pour le renseignement, on ira !… HITLER S'ATTAQUE A L'U.R.S.S. Coup de tonnerre ! A l'aube du 22 Juin 1941, HITLER déclenche la plus formidable offensive terrestre de cette guerre. Ses armées attaquent la RUSSIE. Le Pacte Germano-Soviétique devient un chiffon de papier. 3 000 000 d'hommes, 750 000 chevaux, 600 000 camions, 3 580 chars et 7 184 canons, le tout protégé par 3 flottes aériennes de 1 830 avions. Tels sont les prodigieux moyens rassemblés par l'ALLEMAGNE nazie dès les premiers jours de la guerre à l'EST. Aux grandes percées, succèdent les gigantesques batailles d'encerclement, où succombent des millions de soldats Russes. Des centaines de milliers de prisonniers, aussi, qu'on mène vers l'arrière, à pieds, dans des conditions effroyables de pénurie. Les hommes succombent comme des mouches. Un Général allemand propose de marquer les prisonniers au fer rouge, comme du bétail… Les bandes d'actualité allemandes, les communiqués à la radio font état de victoires incroyables, de destructions " kolossales " de matériel… D'un seul coup, la majorité des communistes de FRANCE entre dans la Résistance. Plus d'équivoque ! L'ennemi est commun et clairement désigné : LUTTONS CONTRE LES ARMÉES NAZIES ! CONTRE LE HIDEUX FASCISME ! ENNEMI DU PROLÉTARIAT ! HITLER contre STALINE : match au " finish " !… LES " MAL AIMES " Ils sont quelques centaines de la " LÉGION DES VOLONTAIRES FRANÇAIS CONTRE LE BOLCHEVISME " : " L.V.F. " comme on dit. Venus des casernes de VERSAILLES, ils prétendent défiler tranquillement dans PARIS avant de partir pour le Front de l'EST. Mais voilà qu'entre la Place de la République et la Porte Saint-Martin, ils ont la malencontreuse idée de vouloir " arroser ça " et de s'en prendre à deux consommateurs : anciens combattants de l'autre grande guerre, dont la boutonnière s'orne de quelques décorations bien méritées. Le prétexte vient de ce qu'ils ne se sont pas découverts au passage de leur drapeau, à eux, habillés en soldats allemands. La foule des badauds entoure bientôt le lieu de l'incident et reçoit en pleine figure, comme un crachat, l'écusson tricolore, voisinant avec l'aigle et la croix gammée. Les pots de fleurs de la terrasse du café s'envolent, animés par des mains courroucées et s'en vont coiffer quelques-uns de ces crânes de " volontaires ". Il y a une bagarre générale qui prend de l'ampleur et gagne la rue. C'est un beau spectacle : des femmes s'en prennent à l'un de ces " légionnaires " et le laissent inanimé sur le bitume, tenue en loque, griffé, piétiné, sanglant. Ca prend un petit air de révolte, qui met du baume au coeur et du vague à l'âme, si on se prend à songer aux jours où l'insurrection éclatera Les Parisiens, présents, sentent l'atavisme de leurs ancêtres-les- révolutionnaires, les défenseurs des barricades - leur monter à la gorge et ils crient leur dégoût, ils l'extériorisent et la preuve en est dans les objets-projectiles qui pleuvent sur les uniformes verts. Un grand nombre jonche le sol, lamentables, ou fuient de leurs grosses bottes vers les couloirs, les rues adjacentes. Quelques authentiques soldats allemands se rangent prudemment à l'intérieur des bars et délaissent leurs futurs compagnons d'armes. Ils ont tendance à considérer cela comme une affaire de famille à régler entre Français. Des Agents de Police accourent et se mettent à matraquer les antagonistes, sans distinction. Un des membres de la " L.V.F. " résiste sur les marches du Théâtre " SAINT-ANTOINE ", armé d'un bâton blanc, arraché à un Représentant de l'Ordre, bien mal en point. Un inconnu, sous prétexte de lui prodiguer les premiers soins, le soulage de son pistolet réglementaire. Bientôt, le légionnaire, récalcitrant, est mis hors de combat, atteint par une bouteille, vigoureusement lancée. Au milieu de la foule, un groupe " L.V.F. " fond sous les attaques de ses assaillants, des passants inoffensifs, il y a cinq minutes et déchaînés, à présent. Un des rescapés s'élance, baïonnette haute, sur un homme vêtu d'un imperméable gris. L'autre plonge vivement une main dans sa poche et en sort un revolver. Le " L.V.F. " s'écroule et l'homme disparaît dans la foule. Soudain, une voiture de l'armée allemande arrive. Quelques Feldgendarm descendent et tirent une rafale de mitraillette en l'air. Comme par enchantement, le calme revient et les émeutiers se retirent le plus prestement possible. Il ne reste rien, sinon quelques éclopés au milieu des débris de verres, de fragments de pots de terre et, par endroit, des fleurs piétinées. Des flaques de sang, aussi, jonchent le sol. Comme une traînée de poudre enflammée, la nouvelle se répand dans tout PARIS et sa banlieue. Les gens en parlent comme d'une défaite nazie, les yeux brillants, un sourire en coin, en se frottant les mains. Car c'est une petite victoire à eux, les brimés, abrutis de VERBOTEN. Et c'est bon signe ! 7 JUIN 1942 : LE DÉBUT DU MASSACRE DES INNOCENTS Sommes-nous vraiment au XXème siècle ? Nos camarades d'école, qui ont le malheur d'être de souche Juive, sont soumis au port d'une large étoile de David, jaune, avec le mot " JUIF " au centre, en noir. Cette étoile doit être cousue de façon apparente sur les vêtements… D'ailleurs, c'est une mesure infamante qui touche tous les Israélites de FRANCE occupée ! Aussitôt, nous confectionnons des étoiles jaunes à six branches, sur lesquelles sont inscrits ces mots : " SOMMES-NOUS AU XXème SIÈCLE ? ". Nous ne les porterons qu'une journée ; un avertissement des Autorités Allemandes, ayant menacé de rafler tous les étudiants qui se solidariseraient avec les Juifs. Du 16 au 18 Juillet 1942, c'est une rafle monstre des familles Israélites, dans toute la Zone Occupée et, principalement, à PARIS où on voit des files de camions, d'autobus, gardés par des policiers français, en uniforme ou des Garde-mobiles, transporter ces malheureux, entassés, vers les camps d'internement provisoires. Le Vélodrome d'Hiver a été transformé en camp de transit. DRANCY reste le centre d'internement principal. Après, ce seront les " transports " par trains entiers de wagons à bestiaux, plombés vers l'EST, l'inconnu… AUSCHWITZ ou MAIDANEK, les chambres à gaz et les fours crématoires… mais tout cela, nous ne le saurons que plus tard, après la Libération et la fin de la guerre en EUROPE. D'ailleurs, bon nombre de ces malheureux ont préféré le suicide, plutôt que l'arrestation et l'inconnu qui suit… Dans notre Rue, une mère de famille s'est jetée par la fenêtre du troisième étage, avec ses enfants. La bête immonde nazie gronde, découvrant son vrai visage : celui d'un démon insatiable de cruauté ! A PARIS, DANS LE MÉTRO, EN JANVIER 1944. Affluence de "CHLEUS" qu'on doit pousser énergiquement pour pouvoir monter dans les wagons archi-combles. SE PROCURER DES ARMES CONTRE L'OCCUPANT Les gars, j'ai un tuyau sûr ! Il faut que vous m'accompagniez Jeudi après-midi! Et Roland, notre agent de liaison du Groupe-Franc de la Porte-Dorée, nous explique comment, par pur hasard, il est entré en relation avec un jeune homme, habitant son quartier. Lequel a besoin d'argent et veut vendre cinq pistolets automatiques, trouvés dans le Bois de Vincennes. Combien en veut-il ? - Huit cents balles par " soufflant "… - Non mais des fois ! Il " les voit voler ", ton bonhomme ! Et où va-t-on trouver tout ce fric ? - Les copains, j'ai une idée ! ,dit Maurice FRUGIER. Je connais un type qui vend des cigarettes belges à quarante francs le paquet. On les revendrait soixante… - Et puis, on fera un appel au peuple ! ajoute Georges PLISSIER. Maman me donnera bien deux cents balles si je sais baratiner ! - En tout cas, après demain, c'est court ! , rétorque Maurice ANDRÉ. Enfin, on y arrivera peut-être en s'y mettant tous… Le lendemain, Mercredi en fin d'après-midi, on fait les comptes : Maurice BAUDIERE a mille francs. Il a chipé un litre d'huile à la cave de ses parents épiciers et l'a revendu à des voisins. Camille DEVOREST apporte quatre cents francs, prélevés sur ses " fonds de détresse ", destinés à prendre un billet de chemin de fer pour la province, si le groupe est grillé. Robert GUEDET donne cinq cents francs : produit de la vente d'une réserve de chocolat. Enfin, nous réunissons trois mille deux cents francs, au total, sur les quatre mille demandés. On se regarde, embarrassés. Et puis, après tout, s'il n'est pas content, il n'aura qu'à porter plainte ! grogne Robert PRETAT, indigné et qui a sa petite idée. Jeudi, à quatorze heures précises, nous nous retrouvons à la Porte-Dorée. A l'angle du Boulevard Soult et de la Rue du Colonel Oudot, un jeune homme attend. Accompagné de Roland, je m'approche. Mes camarades restent pour le moment à distance, prêts à intervenir en cas de danger. Après une rapide présentation (où les noms ne sont pas prononcés), nous pénétrons dans une cour minuscule, un hangar très sombre. Tout le groupe est entré, sauf un qui fait le guet, dehors. L'autre nous tend les armes et quelques cartouches. Nous sommes réunis en cercle.  Robert PRETAT introduit une balle dans le canon d'un pistolet bleu-acier, l'air innocent. Je tends l'argent au jeune homme, qui compte les billets… - Mais… - Y a pas de mais ! réplique Robert. L'autre n'insiste pas. Il n'a qu'à regarder les yeux de mon compagnon et le trou noir du pistolet, braqué sur lui. Nous sortons, après avoir réparti notre léger armement. Le métro nous absorbe. Nous roulons vers CHARENTON-ECOLES. Entassés dans un compartiment, nous côtoyons des soldats allemands qui vont certainement au Fort de CHARENTON. Et soudain, je retrouve Liliane D., sac en bandoulière, qui vient de chercher son " AUSWEIS " aux bureaux allemands, situés derrière la MADELEINE, afin d'aller passer ses vacances à AVIGNON, où se trouve sa famille. Nous bavardons gentiment, pendant que les copains se racontent les dernières histoires drôles. La rame de métro stoppe au terminus de CHARENTON-ECOLES, dans un bruit d'air comprimé. Nous nous engageons dans le couloir de sortie. - Vingt-deux, les flics ! , souffle Maurice BAUDIERE, placé en avant-garde et qui revient sur ses pas, dans le coude du couloir de sortie. Aussitôt, nous nous arrêtons et entourons Liliane, que nous mettons rapidement au courant. - Passez-moi vos joujoux ! Je les mets dans mon sac, il est assez grand. Ne vous en faites pas ! , propose calmement mon amie. Aussitôt dit, aussitôt fait ! Forçant un peu la note, enlacés, Liliane et moi approchons du cordon d'Agents de Police, qui palpent sommairement les vêtements des passants. Nos deux coeurs battent très fort. Je la regarde intensément, en lui serrant la taille de mon bras. - Jeunesse, jeunesse ! chantonne aimablement le Brigadier, qui nous laisse passer. Liliane le considère d'un air de candide innocence et moi, je souris jaune… Une fois à l'air libre, nous soupirons et nous nous embrassons fougueusement. Le hasard a tout de même bien fait les choses ! Ca n'a l'air de rien, mais nous étions passibles de la peine de mort pour port d'armes de guerre… et ce n'est pas à cinq, avec une poignée ridicule de cartouches que nous aurions fait le poids !
  • Et dire qu'on a acheté le droit de se faire casser la gueule ! , conclut Camille DEVOREST.
LA MILICE DE DARNAND A PARIS Au Carrefour de CHATEAUDUN, installé dans les locaux du Parti Communiste (entré dans la clandestinité) trône le Siège de la MILICE de Joseph DARNAND. Barrières blanches, pâles voyous vêtus de bleu marine, baudrier et revolver à la ceinture, béret sur l'oreille avec le sigle de la Milice, ils gardent l'immeuble. Ce qui fait mal, c'est de voir les sentinelles, debout devant la porte d'entrée, parader avec une mitraillette " STEN " de parachutage sous le bras. Armes saisies chez des Résistants dénoncés ou au cours d'une opération contre un Maquis. Mais ce n'est pas la sécurité pour autant ! Il leur est arrivé déjà que, suivant la méthode classique, une traction avant Citroën ralentisse devant l'entrée de leur repaire, pendant qu'une rafale abattait la sentinelle. Justement, Jean GLOAGUEN, Julien DAVEAU et moi sommes allés à la séance d'un cinéma du Boulevard Montmartre et subissons la présence, à nos côtés d'un de ces Miliciens, qu'on envoie en expédition, contre les Maquisards de nos montagnes. Ce sont ceux qui massacrent les réfractaires du " S.T.O. " (Service du Travail Obligatoire en Allemagne), trouvés dans les fermes isolées et dans les bois de nos campagnes. Ce sont ceux qui torturent avec raffinement d'autres Français, leurs frères, en les pendant aux arbres par les pieds, après leur avoir crevé les yeux. Ce sont ceux qui singent les allures des soldats d'Adolf HITLER et qui en sont fiers !… C'est heureusement une minorité, mais une minorité agissante et très nuisible, ayant pleins pouvoirs du Gouvernement de VICHY. Celui-là doit avoir à peu près notre âge, un peu plus vieux peut-être, mais guère plus de deux à trois ans. Il nous toise du regard, le menton en avant, les lèvres mauvaises. Mais ce qui le rend sympathique à mon ami Jean, c'est le pistolet automatique qu'il porte, avec ostentation, à son côté droit. Au cours de la projection du film, Jean se penche vers moi et me glisse dans l'oreille : - On devrait lui emboîter le pas à la sortie et on trouvera bien le moyen de le désarmer ?…Sa voix est douce, insinuante, tentatrice. J'acquiesce à son invite. Nous mettons Julien dans la confidence et attendons patiemment le mot " FIN " qui s'inscrira sur l'écran. Nerveux, je tapote des doigts sur mon genou. Jean ne perd pas le Milicien de l'oeil et jette, de temps en temps, des regards furtifs sur le bel étui qui reluit dans la pénombre. Jamais représentation cinématographique ne nous a paru aussi longue La salle s'éclaire, c'est la fin. Nous sortons sur les talons de la jeune valetaille nazie. Nous voici à l'angle de la Rue Montmartre où il s'engage. Gauche, droite, gauche, droite, je suis le maître de PARIS, je fais trembler la FRANCE " semble dire le pas crâneur de ce petit crétin arrogant. —" Gauche, droite, gauche, droite, nous sommes les godasses anonymes qui meurent d'envie de te botter les fesses et nous te réservons un tour à notre façon " rétorquent nos chaussures " nationales ". Justement, notre très prochaine victime tourne à droite, dans la Rue Saint-Marc. Personne… Nous hâtons le pas et rattrapons le Milicien. Sans y penser, en un éclair, je me jette sur lui. D'un bras, je lui entoure le cou et serre, le coude plié sur sa pomme d'Adam. De l'autre bras, je tiens son poignet droit, mes doigts crispés autour de sa manche. Je serre fortement. Julien lui envoie un solide coup de poing au creux de l'estomac. Jean le déleste de son pistolet, pendant qu'il se débat de plus en plus mollement. Je le lâche brusquement. Il s'affaisse, flasque, en gémissant, pas brillant du tout. Nous nous éloignons en courant et, après quelques détours, reprenons un pas normal pour nous engouffrer dans le métro, mêlés à la foule des voyageurs. Nous roulons, silencieux et pensifs. Un instant, nos yeux se sont rencontrés : ils ont la même petite lueur de triomphe et nous nous sourions avec une grande amitié. - Beau film, hein ? Charmant après-midi… L'ATTAQUE MANQUEE CONTRE LES GARDE-VOIES ET COMMUNICATIONS Venant de la Place de la Mairie à ma rencontre, Edouard VENTURA, dit " Doudou " pour les filles, marche à petites enjambées et m'adresse un signe amical de la main. Sa chevelure brune dépeignée, les poils de sa barbe mal rasés, sa cravate fripée (depuis toujours) et dont il desserre juste le noeud pour l'ôter ou la remettre à son cou : tout dénote un esprit bohème. Juste ses yeux en éveil contrastent avec le laisser-aller général de sa tenue. Il est pion dans un lycée.m'aborde en souriant - Tiens ! Dis-donc, Denis, j'ai à te parler ! dit-il en me serrant la main. Viens prendre l'apéritif au Café des Ecoles ! Nous tournons à notre droite dans la Rue Victor Hugo. Les platanes, à l'écorce pelée, nous accueillent sous leur frondaison verdoyante. Les maisons alignent leurs façades mornes aux volets de bois. De gens, endimanchés, sortent des couloirs. C'est le jour du marché et la Rue de Villeneuve est barrée à toute circulation, sauf aux piétons. Les commerçants les plus divers, les camelots ont installé leurs éventaires en pleine chaussée. Les gens s'apostrophent, se saluent, se disputent aussi, parfois. Une femme enceinte promène son abdomen proéminent, au milieu de la foule, un sac à provisions, accroché à son bras, ses cartes d'alimentation à la main. Ses yeux, cernés de fatigue, cherchent parmi les étalages quelque chose qui vienne améliorer le menu trop ordinaire de rutabagas, carottes fibreuses et autres saloperies à l'honneur, en ces temps de misère. Nous nous enfonçons dans les remous de la foule bigarrée. Nous voici devant le Café-Tabac. Nous entrons. Une dizaine de personnes pérorent à la fois autour du comptoir : un Boucher, au tablier tout maculé de sang ; un Agent de Police et quelques autres habitués du Dimanche matin. La patronne sert les apéritifs (c'est le jour AVEC alcool !), les verres se choquent et les bouches, après un court silence, reprennent leur brouhaha. Nous nous asseyons à une table éloignée des oreilles indiscrètes. Doudou commande les " apéros " et se penche vers moi : - Un boulot épatant et un butin appréciable ! C'est du tout cuit… Il me conta ses tribulations de Garde-Voies et Communications (G.V.C.), désigné d'office pour surveiller la voie ferrée du P.L.M. (PARIS-LYON - MEDITERRANEE). - Tu sais ! Une fois passé le Pont de CHARENTON, sur le même trottoir que le cinéma, tu tournes à droite, le long du canal. Il y a la Poste, puis un garage… Y es-tu ? Bon ! Eh bien, c'est juste à côté qu'ils ont installé leur bureau. On est encadrés par des G.M.R. (Gardes-Mobiles de Réserve). Je peux savoir les heures des relèves. Tiens ! D'ailleurs, je t'ai préparé un petit topo ! Doudou sort un croquis de la poche de son veston : feuillet arraché à son calepin de rendez-vous, car il donne aussi des leçons de mathématiques. - Il y a une petite porte en fer qui mène à une petite cour. A gauche, le bureau. A droite, le garage des vélos. Au fond, une maison locative… Dans cette pièce, il y a un petit dortoir. Ici, il y a une grande armoire. C'est là-dedans qu'ils entreposent les armes : fusils " MAS 36 ", un " F.M. ", quelques pistolets. Le bureau du Chef, avec le téléphone qui se trouve là, contre le mur - Ca va ! Il n'y aura qu'à tirer sur les écouteurs pour tout arracher. Combien seront-ils ? -- Environ une dizaine, dont je serai. Quand vous entrerez, je lèverai les mains en l'air… il n'y a rien de plus contagieux que l'exemple. Naturellement, vous m'attachez comme les autres. Mettez des masques et, si possible, des habits que vous ne mettrez plus ensuite ! Je crois que le mieux serait un Samedi, vers dix heures du soir, avant la sortie des cinémas. Nous bavardons encore un peu de choses et d'autres. Je range soigneusement le feuillet, puis nous sortons. Je prends congé de mon précieux indicateur et retourne me mêler à la foule. Dans ma tête, j'imagine la scène et me répète, mentalement, les renseignements : - La porte en fer, la cour, un bureau… le dortoir… le téléphone à arracher… le placard aux armes… les types ficelés et mon équipe masquée qui fait main basse sur le petit arsenal… il n'y a plus qu'à prévenir les copains et à effectuer une petite reconnaissance des lieux… Je me frotte les mains d'avance. - Bonjour ! Monsieur le songeur ! A quoi penses-tu ? - LILIANE ! Comment vas-tu ? LILY est devant moi, avec son bon sourire, ses yeux expressifs, ses cheveux noirs de provençale. Elle porte dans ses bras une gerbe de roses rouges. Vraiment, elle n'a pas changé et est toujours aussi jolie. J'oublie qu'elle va, actuellement, rejoindre son fiancé. Oh ! Les jolies roses ! Dis, Lilou, donnes-m'en une, s'il te plaît - Tiens ! Prends ce bouton à peine ouvert, elle durera plus longtemps. Au revoir ! Je suis pressée, je déjeune chez mes futurs beaux-parents… Je reste sur place à la regarder partir, légère, gracieuse. Et je tiens stupidement le bouton de rose entre mes doigts. Aïe ! Je me suis piqué. Je contemple ces pétales, encore fripés et resserrés dans leur petite gaine verte. Bientôt, ils prendront leur essor, s'épanouiront en pleine maturité, faneront et tomberont un à un. C'est drôle, c'est à moi que je pense. C'est à ma vie, encore dans son début, à mes aspirations, mes luttes, la révolte de mon jeune coeur devant les injustices, la tyrannie, l'oppression. Elle me paraît soudain d'une fragilité insoupçonnée - cette vie - à laquelle j'aspire. Elle perd de sa saveur parce que LILIANE ne m'a pas compris, parce qu'elle court maintenant (non ! elle vole) au-devant de celui qui sera son mari. Je hausse les épaules. - Arrivé au bord du trottoir, lentement, je relâche mes doigts. La fleur fragile a chu dans l'eau du ruisseau qui l'entraîne, la bouscule, l'emporte irrésistiblement. Elle cède et disparaît, engloutie par l'égout, l'oubliette, le néant où se fondent toutes les choses qui sont les déchets de l'humanité. Quand tu auras fini d'être utile, quand ton coeur cessera de battre, tu retourneras au néant, ce grand point d'interrogation de toujours. Edouard VENTURA nous a donné les derniers renseignements, concernant le mouvement des patrouilles. Nous avons fait appel à un renfort d'effectif, grâce aux amis du Groupe-Franc de la Porte-Dorée. Le jour J est venu pour nous. Nous alignons, à douze, six pistolets dont deux 6,35. Le reste de " l'armement " se partage entre des poignards de camping et des matraques, de fabrication artisanale. Nous avons une " puissance de feu de vingt cartouches à tirer au total… Mais, nous avons la foi et l'élan de la jeunesse. Et du courage à revendre. Il fait nuit noire lorsque nous atteignons le Pont de CHARENTON. Par chance, le couvre-feu est à minuit car il n'y a pas eu d'attentat, ces temps-ci. Il y a une séance de cinéma en soirée. Nous marchons tranquillement. Nous nous présentons, bientôt, en face de la petite grille sur cour où sont installés les "G.M.R.", afin de bien repérer les lieux car, avec l'occultation des réverbères par la Défense Passive, on n'y voit guère à vingt pas. Ensuite, nous traversons la Rue et descendons l'escalier, qui nous mène au quai du canal. Nous nous accroupissons dans l'herbe, en attendant les dix heures fatidiques et chacun vérifie son petit matériel. On a amené aussi de la ficelle. Bref ! On n'attend plus que le moment d'entrer en action. Dix heures. On se lève, remonte l'escalier de pierre et traverse la Rue plongée dans l'obscurité la plus totale. Heureusement, car on a mis des loups, ce qui semblerait des plus suspects… La petite grille est poussée, sans grincement. - Attention à la marche ! Faites passer ! , chuchote Camille DEVOREST, qui est en tête. Evidemment, le cinquième, à passer dans la cour, trébuche et manque de s'étaler. On rit silencieusement, un peu énervés. Robert PRETAT passe à droite, au hangar à vélos, et crève des pneus. Une seule lumière brille dans le poste de garde, à travers la vitre dépolie. Jean GLOAGUEN pose la main sur la poignée de la porte et la tourne doucement. Clic !… Un petit bruit sec et c'est tout. Fermé à clef !!! C'est le grain de sable dans le rouage de la machine, l'imprévisible !… On reflue rapidement et on se retrouve sur le quai du canal. Accroupis, on commente à voix basse l'évènement. Pour conclure, il ne nous reste plus qu'à rentrer chacun chez soi. Nous sommes déçus et restons là, à tergiverser quand, soudain, mon index appuie malencontreusement sur la détente de mon pistolet et c'est la détonation. Heureusement que mon arme est inclinée vers le sol, mais je crois que Robert, accroupi en face de moi, a eu chaud ! Maintenant, nous nous éparpillons et détalons dans l'obscurité. Au lieu de tourner pour traverser le Pont de CHARENTON, nous traversons le Carrefour et continuons le long du quai jusqu'aux Passerelles d'ALFORTVILLE que nous empruntons. De l'autre côté, Julien DAVEAU nous attend avec la camionnette de l'épicerie où il est employé et qui devait transporter notre butin, en lieu sûr. Sa déception rejoint la nôtre et il ronchonne : - Ah ! Ce Doudou ! Il nous la copiera avec ses tuyaux sûrs !… " NOS " AVIATEURS AMERICAINS Raymond BENOIT est le maillon d'une chaîne d'évasion vers l'ESPAGNE d'aviateurs Alliés, victimes de la " FLAK " allemande ou de la Chasse, tombés en parachute et qui ont eu la chance d'être recueillis par des mains amies. Il est installé comme Opticien dans la Rue de Villeneuve, à ALFORTVILLE et dispose, dans la cour intérieure de l'immeuble, d'un petit pavillon. C'est notre aîné de dix ans,et il est animé d'un grand courage et même d'une audace, qui en fait l'un de nos Chefs les plus écoutés et les plus suivis, car il ne se contente pas de donner ordres ou conseils, mais il agit avec nous. Partageant nos actions, c'est un excellent meneur d'hommes. Lui et le Docteur COLLE sont deux des principaux animateurs de notre Région. Or, en début de soirée, gros émoi : deux aviateurs, cachés par Raymond pour quelques jours, ont disparu avec une jeune femme - agent de liaison - en qui Raymond et sa femme ont toute confiance. Ce sont deux grands gaillards, typiquement Américains, ne parlant pas un mot de français, pleins de taches de rousseur… Bref ! Ils ne passent pas inaperçus. Nous sillonnons les Rues, sans les retrouver, et notre inquiétude dure trois bonnes heures quand ils réapparaissent, décontractés et avouent avoir entraîné leur ange gardien au cinéma de la Rue du Pont d'Ivry, par désoeuvrement. On peut dire que la chance sourit aux innocents car ils auraient pu tomber sur un contrôle d'identité, à la sortie du spectacle, chose assez banale par les temps qui courent ! LE SABOTAGE DES WAGONS-CITERNES D'ESSENCE D'AVIONS Mais, l'escapade de nos deux protégés " de passage " ne nous empêche pas de nous livrer à d'autres occupations plus dangereuses. Ainsi, profitant des brouillards de l'automne, nous allons avoir l'occasion de nous servir de nos " clams " : ces bombes à retardement, fortement aimantées, que nous avons reçues à l'occasion d'un parachutage d'armes. Nous les surnommons des " morpions ", à cause de leur forte adhérence sur toute paroi métallique. Sur renseignement de cheminots, faisant partie de la Résistance, nous apprenons qu'un important train d'essence d'avions fait une halte prolongée, en dehors de la gare de MAISONS-ALFORT, sur une voie proche du chemin parallèle aux voies et qui s'appelle "CHEMIN LATTERAL". Bien entendu, ce train est gardé, mais ce n'est pas insurmontable si nous nous y prenons bien, avec prudence et, avec le brouillard, comme allié. Nous emplissons des musettes de grosse toile avec les " morpions " que nous destinons au sabotage des wagons-citernes et partons à travers la nappe de brouillard, vers dix-huit heures, en pleine obscurité. Comme c'est la période des heures de sortie des usines, nous passerons ainsi inaperçus et notre petit groupe de six hommes chemine tranquillement, jusqu'aux abords des voies. Nous ne distinguons pour ainsi dire rien d'un trottoir à l'autre. Il faut bien préciser qu'à l'avance, nous avons réglé nos " clams " sur le retardement de soixante heures (marque " BLEUE "), ce qui déclenchera une série d'explosions, alors que le train sera bien loin d'ici. Nous nous approchons de la petite palissade, en éléments de ciments peints en blanc, qui sépare la Rue des ballasts du chemin de fer. Avec prudence, nous envoyons un guetteur voir ce qui se passe à chaque extrémité du convoi. Il se trouve que les sentinelles, non seulement ne sont pas nombreuses, mais qu'elles disposent d'un wagon de Première Classe, chauffé et éclairé. Comme il ne s'est jamais rien passé dans ce secteur jusque là, qu'il fait humide et brumeux, les hommes de garde limitent leur faction à faire, de temps en temps, les cent pas le long du train. Ils restent plus volontiers à fumer et à bavarder dans leur compartiment douillet. Ceci constaté, nous quittons notre position accroupie le long de la palissade que nous franchissons sans peine et en silence, toujours entourés du coton blanc de brouillard. Nous nous aplatissons dans l'herbe rare, qui borde le cailloutis des voies et attendons, la main sur la musette et l'autre sur le pistolet automatique. Au bout d'un bon moment, après avoir vu passer les silhouettes estompées par le brouillard de deux sentinelles, bavardant entre elles et ayant fait l'aller-et-retour le long des wagons, nous jugeons l'instant favorable et bondissons vers le train. Nous passons sous les wagons, courbés en deux et plaçons nos " morpions " sur la paroi inférieure des citernes, entre les longerons métalliques de support. Aussitôt, nous ressurgissons de sous le train, quittons les voies et franchissons la barrière de ciment pour nous retrouver dans la Rue. Nous passons sur le trottoir opposé et, ainsi, invisibles, nous nous éloignons de la voie ferrée. - Beau feu d'artifice, en perspective ! , dit Rémy CARON, hilare. - Sans compter que ça évitera un bombardement risqué, où la population trinque toujours ! , conclut Raymond BENOIT, avec raison. LA TROUPE THEATRALE DES ANCIENS ELEVES DE " VICTOR HUGO " Il est six heures du matin, à la gare de MAISONS-ALFORT, un beau Dimanche de printemps L'air est frais, le soleil se lève, gaillard, et les saucisses de la " FLAK " prennent des teintes rose-bonbons dans le ciel clair La troupe théâtrale des Anciens Elèves de l'Ecole " VICTOR HUGO ", à ALFORTVILLE, va donner une représentation à la Salle des Fêtes de RIS-ORANGIS. En cortège, nous avons atteint la station de chemin de fer, derrière la petite remorque où est posée la malle aux accessoires, d'où André LACHAU a tiré un crâne, indispensable à la représentation non pas d'HAMLET, mais du sketch " RONCEVAUX, RONCEVAUX ". Notre joyeuse équipée s'ébauche sur un semblant d'enterrement comique. Les billets pris et la charrette, dûment enregistrée, nous attendons sur le quai. Le train ne tarde pas à s'annoncer et entre en gare. Sifflement strident, jet de vapeur, freins qui grincent. Les portières claquent et les wagons sont pris d'assaut par notre bande hurlante. C'est la récréation entre les coups durs… On s'installe avec nos valises, les indispensables casse-croûtes et les taquineries d'usage. Edouard VENTURA, surnommé " Doudou ", commence à entamer ses intarissables histoires gauloises. C'est le boute-en-train (c'est le cas de le dire !) de la bande et sa verve est éblouissante de trouvailles inattendues. Au demeurant, c'est un des meilleurs garçons, qui existent. Il a un faible pour le bon " picrate ". Son grand plaisir est d'avoir, sur sa table, quelques bonnes bouteilles de derrière les fagots. On lui a pardonné ses " tuyaux " d'agent de renseignement occasionnel et qui ont fait long feu… Dans le compartiment voisin, le jeune orchestre s'excite la verve sur des refrains gais et, en bruit de fond, les roues des wagons cognent en cadence, à chaque joint de rail. Le paysage défile lentement, les gros plans passent rapidement alors que les lointains s'étirent doucement, au fur et à mesure de notre avance. Voici VILLENEUVE-PRAIRIE avec ses innombrables voies de triage, ses ateliers, sa salle d'attente en bois. Puis, c'est VILLENEUVE-TRIAGE et VILLENEUVE-SAINT-GEORGES qui prend un air conséquent avec sa gare importante, ses quais d'où on découvre la SEINE. Des péniches déchargent ou embarquent du ciment, sable, peut-être pour le Mur de l'ATLANTIQUE Nous dépassons successivement DRAVEIL, puis JUVISY et, enfin, nous arrivons à RIS-ORANGIS, où nous attend une Délégation de la Municipalité. Nous débarquons notre chariot et gravissons une côte assez dure, bordée de pavillons coquets. Après une bonne marche apéritive de vingt minutes, nous faisons halte à la Salle des Fêtes Bien vite familiarisés avec les lieux, nous nous mettons en quête d'un petit restaurant pour le repas de midi, qui ne va pas tarder car le temps passe vite. Joyeux banquet de convives endiablés, je me rappelle ton ambiance sympathique ! Chacun y va de ses coups de fourchette allègres, jeunes affamés de vie, assoiffés de liberté, oubliant pour quelques instants l'Occupation, la guerre. Pourtant, une sirène retentit au loin. Le temps est clair, propice à un raid de bombardement. Nous découvrons, de la baie vitrée contre laquelle nous sommes installés, un panorama sur la Vallée de la SEINE, avec son pont détruit en Juin 1940 et reconstruit depuis peu. Il y a là, en bas, une baignade où j'ai fait mes débuts de natation. Mignonne petite plage moderne, avec ses bords de ciment blanc et son plongeoir en tubes d'acier coudés. C'est là que j'ai bu mes premières tasses d'eau saumâtre, sous l'oeil amusé de mon père. Nous y venions à bicyclette, depuis MONTGERON, où nous passions nos vacances d'été. Mais voilà la Salle des Fêtes Les gens sont venus nombreux assister au spectacle et les artistes amateurs ont le trac. C'est normal ! Cependant, tout se passe bien. Le duo Robert BRENON et Robert GIPPA rivalise de talent et " THEODORE CHERCHE DES ALLUMETTES " aura droit à quelques mots d'esprit supplémentaires, bien placés. Nos deux compères sont en verve d'humour et, parfois, ils répriment avec peine une hilarité contagieuse, qui a gagné le public et dont ils ressentent eux-mêmes les effets. Le rire devient une arme à double tranchant, boomerang et, malgré les répétitions fastidieuses que nous avons suivies mot à mot, nous sommes gagnés par tant d'extravagance inoffensive. Bref ! C'est un excellent après-midi et, avant de repartir, nous distribuons une bonne quantité de tracts apportés par la même occasion, aux jeunes de RIS-ORANGIS qui promettent de les diffuser dans leur commune.

EVADE DE FRANCE

EN GRANDE BRETAGNE

FACON DE " FAIRE LA MANCHE " OU " TAIS-TOI ET RAMES ! " C'est l'été Bientôt mon anniversaire Et c'est Rémy CARON qui va déclencher la plus farfelue des aventures, la plus risquée aussi, en me disant soudain Mais, j'y pense ! Chez l'oncle ARSENE, au TREPORT, il y a un kayak ponté à deux places, qui ne demande qu'à servir… Alors, qu'est-ce qu'on attend pour tenter de faire la belle et rejoindre l'ANGLETERRE ?… En huit jours, tout est décidé Nous faisons des demandes d' " AUSWEIS " au titre de lycéens en vacances scolaires. Vu notre jeune âge, accentué par le port de culottes courtes mises en évidence pour l'occasion, nous obtenons un séjour de quinze jours au TREPORT, en zone côtière, sans chercher à comprendre d'où nous tombe cette aubaine. Et puis, le temps de faire la queue pour les réservations de chemin de fer, de faire nos adieux " temporaires " à nos familles, nous voici embarqués pour la plus folle équipée. Après une journée de voyage sans histoire, à part les contrôles de Police allemande dans un train, surtout rempli de permissionnaires de la WEHRMACHT et de la KRIEGSMARINE, nous débarquons au TREPORT dans une ambiance moitié vacances moitié guerre, soleil au rendez-vous. L'oncle ARSENE accueille son neveu REMY, avec beaucoup de gentillesse et je pense à l'insouciance de la jeunesse, nous qui nous apprêtons à lui causer des émotions fortes. Retraité de la Marine, il habite une maison, juste sur les quais et, au rez-de-chaussée, dans le garage nous apparaît le fameux kayak ponté deux places, recouvert d'épaisse toile imperméable gris sale. Les pagaies sont là. On a amené une boussole lumineuse. Bref ! Il ne nous reste plus qu'à tâter le terrain, côté surveillance portuaire, et à nous de jouer, en toute décontraction, avec l'inconscience, la fougue des néophytes qui ne doutent de rien. Aux innocents les mains pleines !… Le soir du 10 Août, deux jours après mon anniversaire dignement fêté, à marée haute, on entrebâille nuitamment la porte du garage, après avoir laissé un court message d'adieu au tonton… qui aura à se débrouiller avec les familles, à mots couverts. Triste corvée que nous lui laissons là ! Pas un chat !… Pourvu que ça dure ! On attrape l'engin aux deux extrémités et on se glisse sur les quais en direction de la flotte. Au moment où nous arrivons près d'un empilement de casiers de pêcheurs, les sirènes d'alarme se mettent à hurler. On se tasse prudemment entre les casiers et les caisses. On attend un peu que l'émoi se tasse. Apparemment, tout le monde civil se tient coi. Quant aux militaires, ils sont tous partis cavaler se mettre à couvert dans leurs bunkers, en bons soldats bien disciplinés. La " FLAK " tonne, des moteurs grondent dans le ciel. Ni une ni deux ! Hop ! L'escalier glissant mène à l'eau. Nous embarquons le mieux possible et on s'éloigne en longeant les barques de pêche arrimées à quai. Puis, dans la nuit noire, nous prenons la direction de la jetée, frôlant les pilotis. Enfin, c'est la mer qui nous reçoit. Par chance, le vent est insignifiant et l'eau calme, à part quelques vagues. Nous avons pensé à bien nous couvrir et, sous nos anoraks, portons un gros pull-over. Nous pagayons fermement et nous voilà partis vers l'inconnu de l'aventure, en jeunes inconscients que nous sommes. Et vogue la galère ! A nous la MANCHE… …Trois heures plus tard. Nous sommes trempés comme une soupe, les mains raides de froid tenant malaisément les pagaies doubles et la cadence n'est plus la même. Nous dérivons sans doute au gré des courants et pour dire où nous sommes et où nous nous dirigeons, c'est le mystère. Essayez de vous flanquer à l'eau dans la nuit, sur un frêle esquif, en pleine mer, sans aucun point de repère et vous me direz si vous ne paniquez pas un tantinet, même sous l'éclairage argenté de la lune qui a consenti à se lever. Le temps passe… Une éternité ! Nous percevons les grisailles d'un tout petit jour. Et, puis, soudain, droit devant nous, un projecteur s'allume et balaie les flots. Il s'éteint. Un ronflement de moteur va en s'intensifiant. La lumière vive rejaillit… Il s'agit probablement d'un bateau de surveillance… En tout cas, nous sommes épuisés et, pour nous, tout est mieux que de risquer de mourir en pleine mer. Résignés, nous sommes pris dans le faisceau lumineux. Je crois que je vais m'évanouir de fatigue. Le bateau est là. Des mains nous empoignent, on est hissés à bord. Une fois ma conscience retrouvée, je tourne un peu de l'oeil et suis enroulé dans des couvertures. Un grand marin, costaud, me tend une tasse de thé et parle. Mon Dieu ! Il parle et c'est de l'anglais. C'est pas vrai ! C'est pas possible ! On a réussi l'impensable parce qu'une vedette britannique recherchait des aviateurs tombés en mer et qu'elle nous est tombée droit dessus par le plus grand des miracles ! Bref ! Une conclusion heureuse à un voyage insensé. On pourra brûler un cierge à Saint-Farfelu!… Je vous passe le voyage, le débarquement à PORTSMOUTH, les premiers interrogatoires très courtois et les poignées de mains de félicitations. Puis, deux Officiers de Renseignement nous prennent en charge, après une bonne journée de repos et nous allons, par le train, sous leur escorte bienveillante, jusqu'à ce collège réquisitionné et dénommé " PATRIOTIC SCHOOL " où nous sommes hébergés, en attendant d'avoir statué sur notre cas. Là, nous côtoyons le meilleur et le pire, parmi nos compagnons de détention préventive. J'ai le sentiment qu'il y a ici des cas pas tellement clairs et qu'un filtrage sévère doit avoir lieu. J'ai heureusement en tête l'adresse de mon correspondant anglais de lycée et on me charge d'écrire une lettre anodine pour l'identification d'écriture, sans doute. Nous sommes également photographiés. Le temps passe lentement entre les jeux de dames et les échecs, et puis finalement nous sommes convoqués devant un petit aréopage d'officiers qui nous congratulent surtout. Et nous nous voyons offrir le choix de notre destination finale : soit le dépôt des Forces Françaises Libres où nous irons rejoindre l'école des Cadets, soit l'entraînement secret des Commandos Spéciaux Anglais, mais là, pour prendre immédiatement le plus court chemin vers le Baroud. Comme vous le pensez bien nous optons pour la bagarre, ardents de combattre le plus tôt possible. Nous avons triché sur nos dates de naissance et nous nous donnons dix-huit et dix-neuf ans, sans que cela ait l'air de choquer quiconque. On nous demande de changer de nom afin d'épargner des désagréments à nos familles. C'est ainsi que je deviens Serge MICHEL. Et nous voilà en route pour la rude école de guerre des Commandos, répartis discrètement par petits groupes rejoignant les centres d'entraînement. L'ÉCOLE DE SABOTAGE BRITANNIQUE Alan CHALLEN fait vraiment le poids parmi nous. Grand, mince, le teint pâle, les yeux gris bleus, une terrible moustache R.A.F. et par-dessus tout un calme, un flegme exemplaire. Instructeur anglais, parlant un peu le français, il nous enseigne pour l'instant les subtilités de diverses charges explosives. Comme sa connaissance de la langue française est suffisante pour participer vraiment à nos conversations, il s'initie même à l'argot. Ce qui, grâce à son accent britannique inimitable, son humour particulier et son sang-froid inné, le rend très sympathique à nos yeux. Nous avons, nous les élèves, insistons bien là-dessus, entre 16 et 26 ans. Lui en a 28 et un sang-froid extraordinaire. Il lui en faut à revendre, non seulement pour tripoter des engins composés de matières hautement détonantes, mais encore pour rester à nos côtés lors des exercices pratiques, où nous tâtonnons encore, en néophytes. Nous avons de quoi tester nos explosifs : les carcasses de quatre tanks déclassés, deux gros trucs, ainsi que des sections de plaques de blindage et autres rails ou pylônes métalliques en tout genre. Tout cela est remplacé dès que besoin s'en fait sentir. - Well !… Maintenant garçons, je vais tenter de vous apprendre à vous servir d'un nouveau truc capable de tout faire sauter et vous avec, si vous êtes un peu distraits, ne l'oubliez pas ! Il sort d'une sacoche de toile plusieurs objets, gros comme une montre de voyage : la montre de chevet qu'on pose sur la table de nuit et qui se referme, formant étui de protection avec son socle rabattu. Mais si le volume de ses " trucs " fait penser à des réveils de voyage, c'est certainement plus dangereux à manipuler. Il se dirige vers une carcasse de camion et nous le suivons, sur un signe de sa main. Nous l'entourons. Il a laissé la sacoche à " trucs " assez loin dans un repli de terrain. A présent il s'accroupit et commente : - Vous voyez, garçons, ce petit bout de métal qui dépasse, là, sur le dessus. Bon. L'emploi est simple et le résultat nettement, euh… terrific… alors quand je donnerai un coup de pouce sur la patte de l'engin, vous et moi nous allons courir comme jamais sur cinquante mètres, nous jeter à terre et prier de ne pas recevoir un morceau trop gros de ce Bedford. Pas de questions ? La conférence ce sera après. Ready ? On se presse à ses côtés, les genoux pliés, le dos cassé, les bras prêts au départ du sprint, tout en le regardant faire. Il pose l'engin le long d'une roue avant, côté intérieur. - Je presse sur le bouton quand je dirai GO ! Et pas de traînards please. Je ne tiens pas à passer cette belle journée à éponger par terre tout autour. Compris ? Alors… GO ! On vole. Ça galope à perdre haleine. Mon coeur cogne, c'est parti pour le sprint ! L'explosion a lieu quand on eut franchi environ soixante bons mètres et contourné une butée de terre : grondement fracassant qui se propage jusqu'à nous et nous plaque au sol comme un jeu de quilles. J'ai l'impression qu'il y aura des roulés-boulés qui vont finir en foulures ou fractures. Une pluie de terre, de pierres, de métal s'abat sur nous, sur nos casques et assez loin alentour. On est sonnés et les oreilles font mal. Après nous être secoués, on se relève et on regarde : - Oh ! Pas possible ! C'est quoi ce machin-là ? Ben mon vieux faut pas rater son coup au signal du starter ! Tu parles d'un pet ! - Ouais, mais dis-donc, mate un peu le camion : un vrai coup de marteau-pilon qu'il a dégusté ! Des confettis il en reste !…Les pauvres débris du camion fument encore. A part le châssis tordu et les quatre moyeux de roues, il n'en reste rien, mais rien de reconnaissable. Tout est volatilisé, sectionné, broyé. Brossant son battle-dress avec des revers de main soigneux, Alan se relève avec nous et nous regarde. Dans son visage à la moustache typiquement britannique il n'y a que ses yeux qui brillent de malice et il lance d'un air négligent : - Naturellement j'aurais pu mettre un… comment vous dites… ah oui… un petit poil de mieux au retardement. Mais où aurait été l'intérêt du jeu, n'est-ce pas ?… Ahuris on se regarde, puis on se déride petit à petit. Et cela finit dans un grand rire joyeux de gosses que nous sommes. - On devrait être habitués, mais le lieutenant nous possédera toujours ! Il est gonflé notre British ! - Et ta soeur ? Jusqu'au jour où il se gourera d'un petit chouïa et on partira tous ensemble en poussières, c'est tout vu ! - Oui, dit MARCEL doctement, en imitant l'instructeur, mais il faut bien intéresser la partie, n'est-ce pas ? Toute l'équipe se remet à rire de bon coeur, avec force bourrades. Il n'y a pas à dire, on forme un groupe solide, franc et notre camaraderie sera indestructible. - Well ! Si vous le voulez bien, je vais essayer de faire entrer des notions instructives dans vos petits crânes épais et pleins d'eau, comme dit notre camarade REMY. On s'assoit autour de lui en demi-cercle dans l'herbe. Alan a récupéré sa sacoche et tient dans sa main gauche une de ces petites bombes miniaturisées, mais dont nous venons d'avoir une idée de la puissance dévastatrice. - Voilà ! Découvert il y a peu de temps, l'explosif qui a permis ce show très convainquant est, sur bien des points, supérieur au plastic. C'est du Perchlorohydrazinate de plomb. Comme l'armée l'a jugé d'un emploi délicat dans la manipulation par ses précieux soldats, elle en a interdit l'emploi. Strictement. Comme vous le savez, nous sommes des gentlemen d'une espèce disons un peu spéciale. Et nous avons eu un stock de ce produit terriblement explosif à titre expérimental, bien entendu… Là, Alan fait une pose en lissant sa moustache drue et il nous regarde à tour de rôle, sérieux comme un pape en train de faire une bulle, si le pape pouvait être Britannique et humoriste à froid comme Alan. - Et, comme vous le savez, notre caractère tout spécialement discipliné nous interdira de jouer avec la consigne. Aussi, après que vous vous serez familiarisés avec ce machin-là, on détruira tout le stock… entièrement ! Temps d'arrêt. On doit avoir des mines interloquées. Et c'est alors qu'il poursuit, toujours aussi froid et calme : - On le détruira complètement, oui garçons, je le promets… Mais comme l'armée ne m'a pas laissé d'instructions assez précises là-dessus, je propose qu'on bousille tout cet explosif du diable en le distribuant utilement parmi le matériel à Adolf, n'est-ce pas le meilleur, non ? Un hurrah tonitruant lui répond et nous ne contenons plus notre joie. On se bourre les épaules de claques et de coups de poing, en riant. Alan lève une main, paume ouverte, haute au-dessus de lui. Le chahut se calme. Il va parler : - Le Perchlorohydrazinate de plomb est une damnée saloperie d'explosif. Le plus dangereux du monde. Alors attention : UN GRAMME, je répète, un gramme, sera suffisant pour vous arracher une main ! A bon entendeur salut ! Nous sommes tout de même assez sérieux pour comprendre la gravité de l'avertissement et nous essaierons d'en tenir compte. Heureusement que nous avons été quand même choisis, sélectionnés, parmi les candidats les plus équilibrés aux Commandos Spéciaux de Sabotage. Sinon l'École d'Entraînement ne serait plus qu'un champ de ruines. Et avec tout ce qui nous passe entre les mains, il y aurait de quoi faire frémir père et mère. Mais ils sont si loin de nous qu'ils ne peuvent imaginer ce que leurs fils apprennent à faire. Et c'est beaucoup mieux ainsi. O FRANCE, si tu voyais ce que font tes gosses !… LES JOYEUX PETITS ÉCOSSAIS (SANS KILT) L'ÉCOSSE est coupée par le canal calédonien, lequel part d'INVERNESS, au nord-est, et aboutit à OBAN, au sud-est. Ce système de canaux inclut le LOCH-NESS (bien connu pour son monstre inconnu), le LOCH OICH, le LOCH LOCHY et le LOCH LINNHE. Tout cela est relié les uns aux autres par des tas d'écluses sur la plus grande partie du trajet. Nous visitons FORT AUGUSTUS, FOYERS, WHITE BRIDGE. Presque tout au long, les montagnes plongent verticalement dans l'eau, pour peu s'en faut, et semblent faire une succession de hauts murs de verdure, écrasant les lochs étirés et étroits. Bien entendu l'été est très court, mais par contre les pluies de printemps et d'automne, plus la neige en hiver font de ces paysages grandioses un site tout ce qu'il y a de rébarbatif et… fatigant lorsqu'on vous y largue avec tout le barda et cinquante kilomètres à faire par jour, pendant tout l'entraînement d'approche d'objectifs à la carte et à la boussole. Pour commencer, on se lève par un petit matin frisquet. Après une sobre toilette à l'eau glaciale, on ingurgite le thé brûlant, le porridge et les oeufs au bacon. Bien entendu ce petit déjeuner ne fait pas l'unanimité, des voix exprimant d'autres souhaits… On entend souvent parler de " jus " noir, de gnole, de sauciflard ou de rillettes, le tout accompagné d'un picrate rouquin… Mais si on s'y fait, on est nourris confortablement. Il y a toujours des irréductibles. Par contre le scotch rallie tous les suffrages. Pas le thé… Question de palais sans doute ? Quoique on trouve dans le nombre deux ou trois inconditionnels obsédés par le souvenir du petit calva ou de la goutte de terroir. Mais on peut songer que c'est par pur chauvinisme car nos jeunes compagnons n'ont pas la tête du dégustateur de petits verres. Piliers de rugby, on veut bien en trouver, mais piliers de bistrots, c'est autre chose. On démarre dans la journée par un passage au gymnase. Sorte de baraquement-hangar où se balancent des sacs de sable pour attaques à main nue, au poignard ou à la baïonnette. Sur un côté il y a une série de mannequins, avec des uniformes allemands de diverses armes. Les têtes sont en bois et les oreilles sont représentées par des cercles de caoutchouc tendre. Un facétieux a même dessiné un monocle sur l'un d'eux. Ici l'instructeur est un bel athlète, et s'il est de taille relativement normale, il impose ses un mètre soixante-quinze, avec tout le respect que nous lui portons, grâce à une musculature bien taillée et une vivacité dans ses mouvements qui surprend plus d'un costaud, ou qui croyait l'être. Mais sa spécialité, ses spécialités plutôt, sortent du cadre normal de l'éducation physique. Tout ce qu'on apprend ici sert à casser, à briser, à désarmer, à tuer avec le minimum de gestes et une précision clinique. - Approchez, ils ne mordent pas, dit GEORGES, avec un geste du pouce vers les mannequins. Maintenant répétons la leçon d'hier. A toi REMY et tape aussi sec que tu pourras sans laisser d'ecchymose. Il faut, je le répète, avoir les paumes des mains bien tendues. Allons-y ! REMY s'approche de la silhouette et soudain ses mains se plaquent sur les oreilles postiches. Vlan ! - C'est bien. Au suivant. Vous connaissez le principe : les vibrations provoquées par le choc des paumes sur l'orifice des conduits auditifs entraînent la rupture des tympans. Si vous tapez assez fort, il y a risque d'hémorragie cérébrale !… enchaîne doctement GEORGES avec pas plus d'émotion que ça. Pendant que les coups pleuvent, je regarde notre instructeur. Il est entièrement attentif aux progrès de ses élèves, faisant observer les défauts dans les gestes d'attaque. Absolument froid, insensible, comme si des suites de son enseignement ne dépendait autre chose que la délivrance d'un diplôme académique. Je le trouvais inhumain. Mais n'anticipons pas. J'allais côtoyer plus tard des monstres, des vrais, dans leur morgue germanique et dans leur pays… LES APPRENTIS SORCIERS Le soir, on nous dispense une longue série de cours de chimie. - Il faut absolument qu'à partir de produits trouvés sur place, vous puissiez être capables, sans attirer l'attention, de fabriquer toutes sortes d'explosifs que vous emploierez, à défaut de ravitaillement par air. - Moi, si tu veux mon avis, me confie REMY, je te propose deux strapontins au second rang… derrière un large dos. Parce que si ça continue, il y aura de la cervelle sur les murs… Le professeur, un docte gentleman à lunettes, en blouse blanche, verse avec précaution un liquide clair sur une sorte de bloc pâteux, couleur terre de Sienne ocrée, posé sur du papier filtre. Ce papier, étant posé sur une éprouvette fait son office et des gouttes teintées tombent dans le récipient final. - On délaie d'abord à l'alcool. C'est fait… Well ! On verse aussi sur la pâte cette fiole d'éther. Le précipité ainsi obtenu devient du Tri-Iodure d'Azote. Il prend alors le précipité et le met dans un flacon qu'il finit de remplir avec encore un peu d'éther. Il nous présente la fiole à bout de bras. - Voilà un nouveau-né qu'a une sale petite gueule. C'est du Tri-Iodure de machin-chouette, mais moi je toucherai pas à cet avorton pour rien au monde, maugrée REMY. Le professeur cambre sa taille et, une main sur la hanche, l'autre bras toujours présentant la petite bouteille, il émet une sorte de gloussement distrait et conclue : - Regardez bien ceci… Tant que c'est humide, on ne risque rien. Mais une fois débouché le flacon, l'éther s'évapore, et une fois sec… alors un moustique le fera exploser rien qu'en se posant dessus. Les cours de chimie ont lieu sur quatre semaines, en soirée comme je l'ai déjà mentionné. Inutile de dire que nous employons aussi nos journées à de savantes gymnastiques de close-combat et à des tirs en de multiples positions. Je ne m'étendrai pas sur ces cours. Il y a des choses qui resteront entre nous, du moins je l'espère. Ce ne sont pas des leçons à transmettre sans danger aux enfants ou aux futurs petits-enfants. Mais vrai, c'est démentiel ce qu'on arrive à faire comme cocktails détonants avec de simples produits employés communément dans le commerce, notamment chez les coiffeurs, les droguistes et autres pharmaciens. Et puis on a droit, pour parachever le cours, à une série de questions posées sur le tas ; si je puis dire, en plein parcours du combattant, entre deux poses haletantes. - REMY ! - Hein ? Quoi ? - Ne faites pas l'idiot et répondez correctement, please ! Question : Dynamite Gomme ? Réponse ? - Nitro = O,5. Fulmicoton = 5. Nitrate d'Ammonium = 59,5. Poudre Noire = 6. Oxalate d'Ammonium = 5. Euh… REMY quête mon regard. Des doigts je sale un steack imaginaire. Rapide clin d'oeil de mon pote et il termine brillamment son exposé : - Euh… Chlorure de sodium = 19,5… Pfff ! Marre ! Je suis lessivé. Non seulement on nous traîne parmi les lochs, mais on va nous faire avoir une hernie au cerveau. Après les lochs écossais, il y aura les loques humaines ! râle REMY en s'affalant dans l'herbe. - Qui ça qu'est une loque ? demande MARCEL qui, visiblement, sort de son nuage, quelque peu dépassé par les événements. - Nous, pardi ! réplique REMY. On rigole franchement, mais nous sommes vites interrompus par le moniteur qui sonde un autre copain : - Composé de Nitrate d'Ammonium ? Et un peu de calme je vous prie. Laissez son cerveau tourner rond au moins à celui-là. - Bon, bon, voilà !… Ben, Nitrate d'Ammonium = 63,5. Puis fleur de soufre = 2. Ensuite charbon de bois pulvérisé = 18,5. Là un sulfate d'ammonium = 7,5. De la fl… de l'eau = 1. Et pour terminer, un de ces petits sulfate de cuivre = 7,5 dont vous me direz des nouvelles ! déclame notre camarade, badin en diable. Éclats de rire, évidemment. - Shut-up bloody guys ! Et vous, arrêtez de faire le clown. D'ailleurs voici le sergent, il me semble. Bon courage les enfants ! On repart dans la nature, au petit trot, interrompu de pas rapides, qui caractérise la marche des commandos en opération. Ça souffle un peu, ça s'ébroue mais tout le monde est là, on suit la cadence. Le sergent-instructeur est d'ailleurs devant, harnaché comme nous, supportant les mêmes épreuves. Les officiers aussi sont toujours devant. Eux ne disent jamais : " En avant ! ", mais plus naturellement : " Suivez-moi ! ". Avec des hommes de cette trempe on fera trembler même les fameux SS ! On monte une colline d'un vert tendre. Et ne serait-ce cette petite pluie fine, on serait presque partants pour un pique-nique. On a mis nos capuchons de vestes camouflées et, ma foi, on a un peu de la grenouille, que les Anglais nous accusent de manger avec délice presque à tous les repas. Ça grimpe avec entrain, sauf les deux porteurs de F.M. BREN restés un peu en arrière, mais c'est normal, la charge est là qui fait souffler. Bientôt nous arrivons au sommet arrondi. Et là, nous avons devant nos yeux un paysage sauvage et grandiose. A perte de vue des vallons et des collines verdoyantes. En bas, à nos pieds, à environ trois kilomètres, un village et deux chemins pierreux qui serpentent jusqu'à se perdre dans les lointains. Plus près, toujours au-dessous de nous, un boqueteau qui se situe à six-cents mètres. Et tout là-haut, un ciel empli de nuages lourds, gris plombé et blanchâtres. Pendant que mon groupe souffle un peu, une autre formation prépare quatre mortiers de " 60 " un peu en retrait du sommet. On s'est répartis sur la crête et j'entends un brouhaha et des rires. Je me relève et m'approche. C'est REMY qui fait son cirque au milieu de copains hilares. Partant des recommandations de notre professeur en explosifs, il a imaginé une petite suite à sa manière : - En somme, les potes, je me vois en FRANCE, dans une bonne petite ville de Province, un jour de marché de préférence. Là, une pause. Il se redresse et mime : - Bling ! Bling !… La porte de la boutique, vous pigez ?Puis très aimable : - Bonjour madame ! Serait-ce un effet de votre bonté que de me procurer quelques bricoles ? Là il change de place et minaude : La marchande : - Mais bien entendu, monsieur, que puis-je faire pour votre service ? . REMY, sortant un imaginaire calepin de sa poche de veste : - Voyons, voyons… deux-cents grammes de sucre en poudre, un demi-litre de glycérine, un kilo de charbon de bois, dix-sept gouttes d'acide nitrique fumant, trente-cinq grammes de chlorate de potasse, un litre d'Eau de Javel, trois comprimés d'aspirine, un flacon d'eau oxygénée à trente volumes, une boîte de pâté de foie pur porc et une bouteille de rosé d'Anjou, s'il vous plaît madame… La marchande : - Voilà monsieur. Faut-il vous l'envelopper ? C'est peut-être pour un cadeau? REMY : - Oui, c'est pour faire sauter la Kommandantur qui fait le coin de la place, vous voyez d'ici ?… On s'esclaffe alentour et il faut dire qu'à notre âge, il n'en faut pas beaucoup pour nous mettre en joie. UN GENTLEMAN-FARMER PAS CONTENT DU TOUT ! Mais un coup de sifflet impératif nous rappelle à l'ordre. Nous passons à l'exercice délicat qui consiste à apprendre à se servir de mortiers sans appareil de visée. Là, l'astuce repose sur la tenue des jambes et l'équilibre du corps, l'évaluation étant donnée par le coup d'oeil attentif. On repère un arbrisseau à environ quatre-cents mètres, qui servira de point de réglage de tir. L'instructeur inspecte soigneusement les alentours à la jumelle et, coup après coup, les petites torpilles à ailettes d'exercice partent répandre un nuage de plâtre dans le paysage. Tout va bien, jusqu'au tour de REMY. Là, après un envol rapide, le projectile va éclater un tout petit peu plus loin que l'arbrisseau de repérage. Une gerbe d'eau monte, suivie d'un meuglement. Et une paire de vaches part au galop de derrière un monticule, où se situe très probablement une mare, ou un abreuvoir. Comme nous dominons nettement le paysage, nous sommes tout de même un peu surpris de n'avoir rien remarqué. L'instructeur marmonne et réinspecte les environs avec ses jumelles. Quant à REMY, il reste planté là, à côté du tube, l'air pas plus ennuyé pour autant. - Un peu plus, on becquetait de la barbaque bien fraîche, z'avez vu les gars ? Soudain de notre droite, toujours au-dessous de nous, arrive à grandes enjambées une espèce de grand escogriffe en kilt. Il vient se planter devant REMY et te lui passe un long discours, en gueulant à tue-tête, écarlate de colère. Comme le patois du coin n'est pas notre fort et que, d'ailleurs REMY ne fait habituellement pas de frais pour progresser dans sa connaissance de la langue anglaise, ça a l'air de le laisser froid comme tout. Par contre, il lance à la dérobée de furtifs coups d'oeil dirigés tantôt derrière l'épaule gauche, puis derrière l'épaule droite du type. A la fin, le paysan écossais finit par s'en apercevoir, se retourne, ne voit rien, puis demande à l'instructeur ce que REMY peut bien chercher derrière son dos ? Le sergent traduit la question et REMY, sans se démonter, d'expliquer : - Ben quoi, comme cézigue a l'air vachement nerveux, je cherche les deux infirmiers en blouse blanche qu'on voit toujours arriver en cavalant dans ces cas-là, quoi… Rouge comme une tomate, l'instructeur a visiblement répondu au type par une échappatoire bredouillée qui ne le satisfait pas, puisqu'il exige que cet homme soit puni. Puis après un dernier regard furibond, l'Écossais repart dans la direction de ses vaches. Alors seulement on éclate de rire. GILBERT n'est pas le dernier et MARCEL non plus qui déclare, entre deux hoquets, qu'il a failli bouffer son béret pour ne pas éclater plus tôt. DE RINGWAY OU FLEURISSENT LES " PÉPINS " Les stages succèdent aux stages et nous formons des ateliers de huit hommes. On passe de la pratique du poste émetteur-récepteur à la radiobalise pour parachutages ou atterrissages de nuit, puis au repérage sur cartes, marches à la boussole, pour tâter du microfilm et de l'observation visuelle aux jumelles. Notons pour mémoire les cours de secourisme, qui contrebalancent ceux des prises de close-combat. On agrémente le tout d'un stage d'école de conduite tous véhicules, y compris allemands et italiens. Nous pratiquons également le ski, la natation et l'aviron. Passons sur les codes et décodages de messages et tout l'art du " piano " qui reste du domaine de quelques amateurs très doués. Et puis des moniteurs, que l'on soupçonne " diplômés " de curieux collèges, nous enseignent l'art et la manière de grimper après un mur ou une façade. On apprend aussi à se servir d'un banal journal pour en faire une arme défensive ou offensive selon le cas. Nous nous divertissons également en apprenant à ouvrir une paire de menottes, à sauter d'un camion roulant à cinquante kilomètres à l'heure, à se dégager d'une voiture où nous sommes censés être assis à l'arrière entre deux policiers. Juste une note en passant sur l'utilisation d'acide pour la rupture d'un câble téléphonique, concurremment à son sectionnement pur et simple. Et une multitude d'autres petites choses encore. Par exemple : où une épingle à cheveu et un pardessus, roulé de façon adéquate, jouent un rôle dans le sabotage d'un aiguillage de voie ferrée et dans l'arrêt de service d'une porte d'écluse. Depuis, en lisant l'actualité, je reste rêveur et amusé devant les exploits des mouvements extrémistes tellement pris au sérieux !… Mais nous venons au chapitre de notre peur et de notre courage. Je veux parler de l'école de parachutisme. L'épreuve majuscule… ! Dieu sait si nous nous sommes lancés dans des roulés-boulés, dans des sauts du haut de murs impressionnants, contorsionnés au bout de sangles figurant le harnais et suspentes d'un parachute réglementaire, sous des coupoles de hangars gracieusement mis à notre disposition par la R.A.F. et ses zélés moniteurs. Tout cela pour rouler un jour, sanglés et casqués, dans un camion Bedford et se retrouver, là, au pied du mur, si j'ose m'exprimer ainsi. Car il n'y a de mur à franchir que celui de notre sainte trouille, de notre appréhension, que d'aucuns essaient de camoufler sous un air détaché… et un teint blême. - La voilà cette fichue saucisse ! essaie de gouailler REMY, ah si je tenais l'inventeur de ce damné jeu de cons !… Il me dévisage et murmure : - Pas besoin de miroir pour mater ma frime. Je te regarde et je me vois… tu m'as compris ! Une cacahuète dans le derrière et j'en tire un litre d'huile… Je souris jaune… mais je souris. La nacelle est là, retenue au sol par un câble enroulé sur un treuil électrique. Une petite échelle, quelques pas à faire et on y est. Le moniteur attend, équipé comme nous. Un officier-instructeur, pourvu d'un mégaphone, arpente l'herbe grasse. En retrait, discrète mais bien visible, stationne une ambulance. Pas tellement emballant… Installés, au long des quatre côtés d'armature tubulaire entoilée, nous cramponnons la rambarde. Au centre du plancher : un trou rond. Le vide… Bzing ! Le treuil démarre et nous décollons verticalement. Passons sur le petit speech-de-bienvenue-à-bord-pas-mal-merci-et-vous… et que le mousqueton s'accroche solidement à un filin métallique… et que, bien entendu, il ne peut rien arriver de fâcheux… et que tout est prévu sinon au cas (très improbable) où le pépin ne fonctionnerait pas, nous aurions le droit d'aller engueuler le chef- magasinier et de nous en faire offrir un autre (chatouilles-moi que je rigole)… mais, please, vérifiez chacun le dos du sac de son voisin… et bla-bla-bla… Parce que, si tu savais, mon vieux, que ce que tu racontes, on le connaît déjà par coeur mais que, en outre, ce que tu peux dire et redire nous entre par une oreille et nous sort par l'autre en même temps que notre coeur fait des loopings et voudrait nous ressortir par la bouche. Parce que ça grimpe dur. Oh la la ! Qu'il est petit le zig au haut-parleur. Maman, je n'aurais jamais dû quitter le bord rassurant de ta jupe. Redresses-toi quoi, t'es un homme bon sang de bonsoir ou une lavette ?… Et s'il y avait alerte et un con de MESSERSCHMIDT farceur qui vienne faire un carton sur ce stupide ballon tout saucissonné ? Tu parles d'une rigolade qu'il pourrait se payer le pilote Il pourrait peut-être même s'offrir le luxe de faire un cercle au ralenti autour de la nacelle et nous adresser un signe amical de la main, avant de virer pour revenir assaisonner ce truc idiotement balancé au bout d'une corde. Mutin en diable qu'il pourrait être, le joyeux fridolin farceur. Et nous, on aurait l'air de quoi, je vous le demande ? De crêpes bien aplaties sur le bon sol de la bonne vieille ANGLETERRE. - Arrête de gamberger, rouspète REMY en me balançant un coup de coude dans l'estomac, que j'ai bien fragile à l'heure présente. Si tu crois que je n'ai pas le trouillomètre à zéro… Fallait choisir l'ascenseur des GALERIES LAFAYETTE, mon petit père. Maintenant il est trop tard pour reprendre ses billes. D'ailleurs je crois qu'on arrive ! Effectivement, on stoppe dans un grand sursaut et la nacelle se balance lentement. Le sol est là, en bas, bien net et immobile. Atroce !… Le dispatcher nous fait un topo de la situation présente : un à un, nous irons, sur son signal, nous asseoir les fesses au bord du trou béant qui centre la nacelle, les mains bien serrées de chaque côté du cerclage. Une main devant les yeux, il nous compte trois et, d'une détente, on plonge les pieds en avant. - Pour un jeu de cons, c'est bien un jeu de cons, râle REMY qui n'ose même plus me regarder. Peur réciproque. Je ne desserre pas les dents. L'un après l'autre les copains sautent et les corolles s'ouvrent en-dessous. Et c'est mon tour. Vlan ! Je me cale au bord du trou et je cramponne ferme le montant circulaire. Notre moniteur s'accroupit un peu et ONE, TWO… la main que je regarde intensément. Je ne vois qu'elle. THREE, GO !… la main s'abaisse et je me détends d'un coup. Chute inouïe qui paraît longue, longue, et une secousse énorme accompagnée d'un claquement. Ça y est, le pépin s'est ouvert. Je saisis les suspentes avant et je lève la tête. Il est beau mon parachute, je plane, c'est chouette ! Ouf ! Jambes bien en place, les bottes de saut bien rapprochées je descends vite. L'herbe monte, monte. Je glisse un peu en biais mais quand le sol est là, je tends bien les jambes en avant et je me laisse bouler sur le côté. C'est gagné ! Nous ferons nos deux sauts de nacelle réglementaires avec deux fois la même peur au ventre. Et puis huit sauts en whitley avant d'être confirmés brevetés. Boîtes roulantes à deux moteurs, ces avions lents sont connus des habitants de la région, car RINGWAY, placé sensiblement entre SHIEFFIELD et MANCHESTER est un camp de stage de sauts très fréquenté : Anglais, Français, Belges, Norvégiens, Polonais, même des Mexicains et des Brésiliens y feront leurs classes, avant les Américains, dans une saine compétition sportive. Cela n'ira malgré tout pas sans quelques bagarres homériques, chaque stick de chaque nation rivalisant d'audace pour faire le temps de saut le plus bref possible. Quelques accidents aussi, mais peu de mortels, du moins à notre connaissance. Tout près, il y a un lac où nous nous baignons parfois. ÉCOSSE : PLAIES ET BOSSES, OU " PLAY " ET BOSS… Et nous retournons en ÉCOSSE, cette fois disséminés dans de belles propriétés mises à la disposition du gouvernement britannique par des lords fortunés mais très patriotes, aux environs de WHITE-BRIDGE et CANNISH. Là, tout ce que nous apprenons tend vers le sabotage mais aussi sur le renseignement. Et nos instructeurs nous inculquent vraiment des notions ahurissantes pour le commun des mortels. Leçons d'anatomie où nous apprenons à déceler les points vitaux d'un corps humain. Leçons de chimie : écriture spéciale qui n'apparaît qu'avec certains réactifs. Microphotographie : un petit appareil très perfectionné, avec une chaînette sur son côté, permettant de photographier des documents de façon très nette. Simplement en gardant soigneusement la distance entre l'objectif et le papier à reproduire, grâce à la longueur calculée de la petite chaîne, on obtient des clichés parfaitement lisibles, après agrandissement. Repérage sur cartes touristiques, genre MICHELIN, d'objectifs à signaler. Cartographie et guidage à la boussole ou aux étoiles. Exercices d'entraînement de la mémoire visuelle et du sens de l'orientation. Tir instinctif des deux mains où mon coup d'oeil, assez exceptionnel, me classe parmi les premiers. Et puis acquérir l'art de parler pour ne rien dire, tout en amenant la conversation de manière à ce que l'interlocuteur donne, sans s'en rendre compte, les éléments utiles d'un puzzle aidant à reconstituer sa façon de vivre, ses fonctions et ses points faibles. Des cours de psychologie appliquée nous sont donnés très soigneusement. Comme nous avons été triés selon nos coefficients d'intelligence et d'instruction, nous réalisons bien vite que nous devenons des êtres assez à part, tant sur le plan forme physique que sur le plan intellectuel. Nous devenons aptes à nous adapter à tous les milieux et donc à faire face à toutes les situations où nos missions nous entraîneront. Notre lieutenant ALAN pense aussi à nos distractions et, comme nous avons une autonomie de base, non pas secrète, mais disons très discrète, nous usons entre nous d'une discipline librement consentie. Nos sorties sont rares mais, ce qu'il appelle " le soupape de sûreté " provoque parfois des retours à la base en passant par un poste de policiers militaires fort courroucés et choqués. Il nous récupère alors avec sa diplomatie toute personnelle, ce qui, pour un Britannique est très, mais très particulier. A croire que, si nous recevons une instruction et un armement anglais, il subit, lui, par notre côté très français de système D, une sorte de phénomène d'osmose à notre contact. Son flegme et son humour bien de chez lui font le reste. C'est là, l'entente cordiale, dont on nous a tant parlé avant-guerre, réalisée. Un capitaine de la M.P. (Military Police) le reçoit, sur convocation par téléphone, un petit matin frisquet et grisailleux. Entré dans son bureau, après s'être fait annoncer par le sergent-planton de service, il se fige dans un garde-à-vous d'autant plus impeccable qu'il se fiche du flic et de son grade. Il le salue avec exagération, faisant vibrer son avant-bras et sa main comme un automate. - Ah vous voilà ! Cela fait une heure que je vous attends, fait le capitaine en l'examinant de la tête aux pieds. - Excusez-moi, sir, mais vous savez ce que c'est… le service avant tout, des consignes à donner… répond ALAN, fort détaché. - Vous ne recevez pas les notes du Règlement Militaire chez vous ? Il faut croire que non, sans quoi vous vous présenteriez avec la tenue de sortie prescrite au… - C'est jour de repos pour mon cantonnement, mon capitaine, coupe ALAN, toujours figé dans son garde-à-vous trop respectueux. Et comme vous m'avez convoqué sur l'heure, j'ai cru bon venir au plus vite dans cette tenue, si négligée soit-elle. En disant cela, ALAN ne peut s'empêcher d'avoir une lueur d'amusement dans le regard. Le capitaine en devient tout rouge brique, si tant est que le ton des murs de briques apparentes puisse être imitable. Il se lève brusquement en serrant les poings sur le bord de son bureau, respirant bruyamment et mordant sa superbe moustache. Puis, ayant présenté tous les symptômes d'un homme qui va éclater de colère, il fait un effort pour se contenir et soupire avant de se rasseoir. - Hum ! Passons ! Mais si j'ai pris la peine de vous convoquer, voulez-vous prendre la peine, vous, de tourner votre regard vers votre droite, please. Nous sommes là, huit gars alignés contre le mur, dans un état quelque peu vaseux, le battle-dress en désordre et déchiré, l'oeil au beurre noir pour trois d'entre nous, le nez saignant, un poignet démis, des lèvres tuméfiées. Mais tous l'oeil distrait par l'agencement du plafond, l'air très éloigné du sujet… un ange passe, porteur de gants de boxe et d'une serviette éponge… - C'est à vous " ça " ? demande dédaigneusement le capitaine de police en désignant d'un pouce notre alignement penaud. - Je crains que oui, sir, fait ALAN, l'air attristé. - C'est tout ce que vous trouvez à dire ? - Well ! C'est bien mon équipe de " tueurs ", ironise le lieutenant qui nous regarde cette fois d'un oeil critique. Un vent froid semble se lever qui nous fait frissonner. Il a l'air un tantinet fumace, notre patron, pas heureux de recevoir un savon à cause de nous. Le capitaine se lève et marche lentement devant nous, les mains derrière le dos, la tête penchée en avant. - Vous êtes arrivés à la ville hier au soir pour passer votre permission de détente, est-ce exact ? MARCEL, le plus âgé de nous, rompu aux subtilités du service militaire, fait un pas en avant, avec la remontée des genoux et le garde-à-vous : tout ce qu'il y a de plus réglementairement britannique. - Sergent DUFOUR, du SPECIAL AIR SERVICE, sous les ordres du lieutenant CHALLEN au rapport. C'est exact, sir ! ALAN retient difficilement une envie de rire. Mais, comme il est bien élevé, il tressaille juste un peu des muscles abdominaux, selon le sacro-sainte-rule-britannia. - Well ! Veuillez rapporter à votre lieutenant le triste emploi du temps de votre soirée et de votre nuit ! MARCEL tourne les yeux vers CHALLEN et en le regardant bien en face, lui sort : - On a fait les guignols, Sir… Le lieutenant ne bronche pas et attend la suite. - On avait des " ronds ", enfin, je veux dire des livres ! , commente MARCEL. Alors, j'ai proposé aux copains de faire un dégagement au mess de passage. Eux n'étaient pas tellement emballés, j'ai dû insister… - Pas vrai, sir ! On était tous partants ! lance REMY. - Shut-up, GUY ! interrompt le lieutenant. Un seul récitant me suffit pour le moment… REMY a un léger haussement d'épaules, comme s'il entendait s'être résigné au pire, en pauvre petit être incompris et brimé. MARCEL reprend, triste comme un croûton de pain oublié derrière un buffet. - Manque de pot ! C'était pas le jour pour nous autres. Paraît que c'était celui des " pisse-copies " et de l'intendance… Je veux dire des types des bureaux. Les " naphtalinards ", quoi !… - Le capitaine avait compris, coupe CHALLEN. Continues ! - Mais, il y avait une pancarte à l'entrée !précise le capitaine de police. Seulement, ces messieurs ne savent peut-être pas lire ?… - On l'a vu, parole, sir ! Elle était au-dessus de la porte, à au moins deux mètres cinquante de hauteur. Alors nous, forcément, on est rentré quand même, regardant plutôt les frangines… - Laissez-moi deviner ! coupe ALAN. Oui ! Je vois très bien la scène. Des soldats sont venus vous trouver et vous ont demandé de sortir, n'est-ce pas ?… Et comme la " musique " vous gênait, vous n'avez pas compris et vous vous êtes installés comme chez vous, décontractés, relax ? - Comme si vous y étiez, sir ! Vous êtes formidables, vous alors ! sort GILBERT, avec un air de profond émerveillement. - Ouais ! Même qu'à un moment, je buvais ma bière, tranquille, et voilà-t-il pas que deux énergumènes de la Police Militaire… mande pardon, sir… s'amènent et m'attrapent chacun par un bras ! , rétorque REMY qui refait surface. - Et alors, vous vous êtes levés et vous êtes sortis gentiment ?susurre le lieutenant, au bord d'une sérieuse envie de rigoler. - Ben, pas tout à fait ! C'est eux qui sont sortis les premiers… - Par la vitre… dit MARCEL. - Sans compter un troisième écroulé dans le piano ! précise REMY… Et puis après, on n'a plus très bien compris. Ça s'est mis à valser de tous les côtés. C'était le vrai cirque infernal. - Et pour finir, il y a une pleine voiture de brutes de la Police Militaire qui s'est amenée avec leurs matraques, sauf votre respect, sir ! termine MARCEL, toujours figé au rapport. On a fait ce qu'on a pu et voilà… Le capitaine passe une main fébrile sur son visage, souffle comme un phoque, s'asseoit et constate : - Mon âge et mon grade m'autorisent à vous dire que vos hommes se conduisent comme des barbares. Et en attendant la suite à donner à cette affaire, voulez-vous, lieutenant, prendre connaissance de ce rapport !ALAN tend le bras, examine les papiers et lit pensivement à haute voix : - Attitude injurieuse… insultes et gestes grossiers envers les représentants de l'autorité… coups et blessures… projection de verrerie… bris de glace… rébellion contre la Police Militaire… chants obscènes… Le capitaine de la Police Militaire se cale dans son fauteuil, dévisage CHALLEN avec sévérité et demande : - Et of course (bien sûr), d'ici ce soir, votre colonel va demander par téléphone à votre général de faire libérer ces individus. Et je recevrai demain matin l'ordre écrit de les relâcher. N'est-il pas vrai ? - Non, sir ! déclare ALAN posément. - Sans blague ! Aurait-il enfin compris que le paternalisme ne paie pas ? Paternel, le vieux ? pense CHALLEN, on voit bien que tu n'as jamais fichu les pieds au S.A.S., mon bonhomme !… Il met la main à la poche intérieure de sa veste et en sort un pli fermé qu'il présente au capitaine. - What is that ? (Quoi encore ?) - L'ordre d'élargissement de mon stick, sir ! On pourrait entendre voler un porte-monnaie, comme le disait Pierre DAC. Le policier va faire une attaque, il n'est plus rouge, mais violet. Il respire par saccades, en roulant des yeux furibonds. Puis, il finit par articuler : - Votre colonel commande son régiment de S.A.S., c'est une chose indiscutable. Mais, jusqu'à plus ample information, je pense que c'est au général commandant ce secteur de l'armée britannique à me donner cet ordre ! Et personne d'autre ! - Entièrement d'accord avec vous ! Ouvrez le message, sir, vous verrez que c'est bien lui qui l'a signé et que c'est bien vous le destinataire ! Du coup, le capitaine devient blanc en lisant l'ordre d'élargissement. Il eut un gros soupir du genre " type qui est dépassé par les événements " et dit : - Well ! Puisque c'est ainsi, vous pouvez emmener vos sauvages ! Sans un mot de plus, le lieutenant salue réglementairement en tout point et nous fait signe de sortir. Nous saluons à tour de rôle et effectuons notre demi-tour prévu au quart de poil. Ouf ! On respire. La taule, très peu pour nous ! D'un mouvement de la main, le capitaine retient CHALLEN, sur le point de prendre congé : - Ce serait dans le civil, vos bandits passeraient devant un tribunal. Et le verdict serait sévère ! - A voir, sir ! Pour cela, il faudrait un motif valable et bien établi. Cette fois, le capitaine explose. C'est trop fort ! Il crie, levé comme un diable de sa boîte : - So what ! Alors, pour vous, la démolition d'un Centre de Distractions pour Militaires, c'est une peccadille ? Le lieutenant fait un petit sourire condescendant et, avec beaucoup de flegme, il rétorque : - Je suis responsable de mes hommes, soit. Ils forment une équipe irréprochable. Les derniers que je puisse imaginer, déclenchant une bagarre. Ce sont des gars posés, calmes et intelligents. Pas des voyous. Non, pour moi ! Et je le mentionnerai dans mon compte-rendu auprès de mon colonel, il s'agit forcément d'une provocation. Et là, poussés à bout avec le " super entraînement " qu'ils pratiquent… évidemment… c'est tout simplement de la légitime défense ! Mes respects, sir ! Asphyxié le capitaine ! Effondré, K.O. dans son fauteuil ! Et quand il recouvre ses esprits, nous sommes loin. ON SE FAIT PASSER UN SAVON… - Mon lieutenant, je ne sais comment vous… CHALLEN toise MARCEL du regard, coupant net ses tentatives de politesse. Nous sommes de retour à la base et notre instructeur nous réunit dans son bureau. Il extrait une cigarette de son paquet, l'allume soigneusement, pose l'allumette dans le cendrier, s'adosse contre la carte de la Région qui tapisse le mur et commence le " lavage du linge sale en famille " : - Parlons un peu de… votre tournée des Grands Ducs, comme vous dites en FRANCE. Et pas de " baratin ", please ! (s'il vous plaît !). - Je prends tout sur moi, Sir ! affirme le Sergent MARCEL, très " Bourgeois de Calais ", la corde au cou, en chemise et pieds nus… - Non ! Pas ça, voulez-vous ? Bien sûr, ça a de la "gueule" ton " cinéma " : le sergent au grand coeur qui couvre ses hommes. Le gars dont on se souviendra aux veillées, quand grand-papa racontera ses campagnes à ses petits enfants. On n'est pas devant les bobbies. Ici, on est entre nous ! Du regard, il nous dévisage tour à tour et lâche un jet de fumée : - Je vois cela très simplement… Vous avez votre solde, vous allez prendre un peu l'air dans les rues du patelin. Et puis, tiens, de la musique ! Si on entrait ? Quoi de plus naturel, my boys ! (mes amis !) Allons-y gaiement ! ALAN tire pensivement sur sa cigarette. GILBERT, d'un seul coup, se lance : - Et là, on s'est heurtés… - Durement, à ce qu'il apparaît ! insiste ALAN en fixant le joli cocard de GILBERT. - A des snobinards des bureaux de l'Etat-Major qui prétendaient que nous n'avions rien à faire là et qui ne voulaient pas qu'on danse avec… - Avec leurs girls-friends (copines) ?… n'est-ce pas ? GILBERT acquiesce en silence, les paumes des mains tournées en haut. - Et qui a déclenché la bagarre ? - Nous ! fait-on comme un seul homme… très " Choeur des Vierges "… REMY se dandine un peu sur place et explique : - Faut pas croire que c'est à cause des souris qu'on s'est cognés, non ! - C'est pourquoi, alors ? - Ben ! Ils nous ont traité de " petits protégés ", de " planqués ", quoi ! Vu qu'on fait toujours bande à part… ajoutant que des Commandos comme nous, ils en faisaient un tous les matins, alors… - Alors, ça a choqué votre sensibilité. Je comprends… fait le Lieutenant, l'air pénétré. Et vous avez foncé dans le tas !… - Oui ! C'est à peu près cela ! confirme REMY. Seulement, ils avaient averti les "flics" et, alors qu'on partait, on a eu les " poulets " sur le dos ! - Je fonçais vers la sortie ! explique MAURICE, le plus petit de nous tous, et il y a un grand qui m'a cogné salement la tête… - Avec son ventre ! précise REMY. - La brute ! s'indigne ALAN qui daigne sourire. Mais, en attendant, si je me fiche éperdument des jérémiades de la Police Militaire, si j'aime que mes hommes soient solidaires, il y a une chose inadmissible dans tout ça ! - Qu'on se soit fait "pincer" ? fait GILBERT, penaud. - Oh non ! Que vous soyez marqués à ce point ! C'est pas la peine qu'on vous donne les meilleurs instructeurs de " close-combat ", qu'on vous envoie en salle de gymnastique aussi souvent cultiver vos réflexes pour revenir d'un simple accrochage avec des gueules pareilles. Et ça, je ne l'admettrai jamais ! Nous nous regardons mutuellement, drôlement gênés. CHALLEN jette sa cigarette d'une chiquenaude et nous déclare : - Bon ! Pour moi, l'incident est clos. Il n'y a pas de punitions ici et vous le savez : on sort de chez nous, couverts de décorations… ou les pieds devant. Vous pouvez disposer
  • Eh ben, conclut REMY, à bien réfléchir, on croulera sous le poids des médailles et on se fera une raison !

RETOUR EN FRANCE

LE GRAND SAUT Nous avons étudié notre objectif sur maquette et sur photos de reconnaissance aérienne. Nous avons répété et répété nos tâches respectives jusqu'à parfaite entente de synchronisation. Et maintenant nous volons vers le but à atteindre : il s'agit de faire sauter un énorme dépôt de bombes d'avions, près de LOCHES, dans l'INDRE-ET-LOIRE. Ce dépôt est camouflé dans les souterrains d'une exploitation de champignons de PARIS, réquisitionnés pour la circonstance par la LUFTWAFFE. Nous sommes le 8 février 1943. Le Short-Stirling trace sa voie dans la nuit claire et pour éviter d'être repéré, il est intégré à une vague de bombardiers en mission. Nous sommes seize dans la carlingue. Ça nous change des WHITLEY d'entraînement où nous trouvions difficilement de la place pour huit !.. serrés comme sardines en boîte. Pas de comité de réception, c'est une mission " BLIND ". Je tâte mon Kitbag, contenant mes armes et explosifs. Ce n'est pas le moment de le laisser là, ou de le larguer sans être fixé. Mentalement je me remémore la manoeuvre qui consiste à tirer sur une petite ficelle, de manière à ce que le Kitbag ne soit plus attaché à la jambe. Puis, quand il ne tient plus que par la ceinture, il ne reste plus qu'à le faire descendre doucement en laissant filer petit à petit la longue corde au bout de laquelle il se tient suspendu. Nous avons des gueules terribles avec nos casques, le visage noirci au bouchon brûlé. En tout cas notre équipe de saboteurs a un moral d'acier. Brusquement une lampe rouge s'allume : " Action-Station !" hurle le dispatcher. Nous nous levons et nous nous alignons l'un derrière l'autre, le mousqueton d'accrochage de la Static Line fermement maintenu dans la main droite, de façon à le faire courir au long du câble d'acier qui le soutient. Et c'est la lampe verte qui s'allume à son tour. GO ! Nous filons un train d'enfer et nous sautons dans la trappe l'un après l'autre. On pourrait même dire l'un sur l'autre, tant la cadence est folle. Les claquements des Static Line se succèdent rapidement. Vlouf ! happé par le trou noir, je plonge dans le vide pour ces quelques secondes de hérissement de peur qui précèdent la secousse brutale de l'ouverture du parachute. Maintenant il s'agit d'atterrir dans les meilleures conditions. Pas question de rater la mission pour une cheville foulée !… J'ai l'impression que nous avons été largués très en-dessous de trois cents mètres d'altitude, tant la terre s'approche vite. A la clarté de la lune je peux distinguer le sol qui a l'air assez dégagé, sauf quelques arbres et buissons. Il s'agit de tomber autant que possible en espace découvert et c'est gagné. Le Kitbag me précède dans la descente. Bientôt la terre se rapproche et je joins les jambes le mieux possible. Choc d'atterrissage, roulé-boulé et freinage. Puis vite se débarrasser du harnais. Les deux lanières passant sous les cuisses et celles de sous les bras se rejoignent sur la poitrine en un assemblage simple qu'il suffit de tourner un quart de tour et de frapper d'un coup sec pour que le harnais se libère. Ramassage de la voilure et un tour d'horizon pour apercevoir quelques ombres qui s'agitent identiquement alentour. Je dégage mon étui de toile, dégainant mon colt et je pars en reconnaissance. Ah ! voici deux amis britanniques, puis nous nous regroupons petit à petit, à coups de brefs signaux consistant à imiter le cri de la chouette. Reste la corvée qui consiste à cacher les parachutes en les enterrant dans un fossé recouvert de buissons et de feuilles mortes. Une petite route se montre à nous et, sur une borne kilométrique, nous pouvons constater que nous sommes à moins de cinq kilomètres de l'objectif ce qui peut être considéré comme un score honnête de la part du navigateur. La marche s'effectue bon train dans un silence total. L'air est calme et les senteurs de la nuit fleurent bon les bois de mon enfance, lorsque je jouais aux Indiens dans la Forêt de SENART, à MONTGERON. REMY et moi sommes les deux seuls Français du groupe de combat, nos camarades ayant été affectés à d'autres objectifs ou missions individuelles. Nous sommes en quelque sorte les interprètes auprès de la population. Après une bonne heure de marche à travers la campagne, nous arrivons sur notre objectif. Nous nous étalons par terre et observons à la jumelle. Droit devant nous s'étend une large bande découverte, traversée par un chemin. Remontant insensiblement, le terrain forme alors une colline au flanc de laquelle se trouve l'entrée du tunnel. Juste devant, il y a une barrière de chevaux de frise qui interdit l'accès direct par la route, sauf par une barrière de bois amovible et un poste de garde. Puis quelques baraquements de bois entourés de sacs de sable à mi hauteur. Ensuite et plus près de l'entrée du tunnel se trouve une sorte de blockaus, lequel se révèle à l'observation minutieuse être un char, dont seule la tourelle dépasse de l'amoncellement de sacs de sable. Il y a deux sentinelles visibles qui se croisent dans leur tour de garde, évaluée à cent mètres tout au long des chevaux de frise. L'herbe est assez haute pour tenter une approche en rampant. Nos deux fusils-mitrailleurs BREN MK II sont mis en batterie à moins de cent cinquante mètres des bâtiments, qui doivent être des dortoirs pour les hommes de troupe. Et nous nous déployons dans la nature, de chaque côté de la voie d'accès. Arrêt couché au milieu de la prairie. Nous préparons nos charges d'explosifs et nous vérifions l'allumage des crayons à retardement, en écrasant le tube de cuivre rouge à la bande ROUGE indiquant trente minutes de retardement. Ensuite, il nous suffit d'enlever la goupille de sécurité et l'engin est en état de fonctionnement. Nous avons d'ailleurs le choix, selon les bandes indicatrices.
Bande NOIRE indique un retardement de 10 minutes (environ) Bande ROUGE...................................................... 30 minutes Bande BLANCHE................................................. 2 heures Bande VERTE...................................................... 6 heures Bande JAUNE...................................................... 12 heures Bande BLEUE....................................................... 30 heures
Quatre hommes vont neutraliser les sentinelles apparentes. Alors nous fonçons par la barrière d'arrêt des véhicules et le poste de garde. Nous sommes pratiquement à trente mètres de l'entrée du tunnel, qui est éclairé intérieurement, protégé par un filet de camouflage. Nous courons comme des fous, lâchant une rafale de STEN dans le poste de garde, plus une grenade GAMMON au plastique. Bruit infernal des détonations et des armes diverses. Cavalcade rapide jusqu'au tunnel. Le char, qui a sa tourelle ouverte, se voit gratifié d'une grenade GAMMON à l'intérieur, lancée de main de maître comme au basket. Là, autour de nous et loin vers l'intérieur, sous bâches, sont alignées des centaines de torpilles. Une sirène donne l'alarme. Des coups de sifflet se font entendre. Loin dans le tunnel des hommes s'agitent et viennent à notre rencontre. Nous glissons nos pains de plastique un peu au petit bonheur la chance, mais autant que possible bien cachés entre les bombes d'avions. Cette fois la riposte s'organise. Comme nous ressortons, après n'être restés que quelques secondes dans le tunnel, entre deux cavalcades, nous sommes accueillis par des rafales de mitraillettes. Nous tiraillons à la hanche, en huit horizontal, comme à l'instruction, par courtes rafales. Des copains lancent des grenades défensives. Explosions. Fumée dense. Cris divers. Et, toujours sur notre lancée, nous tentons de nous éloigner de ce coin devenu malsain. Des ombres galopent dans tous les sens, d'autres tombent. Il est très difficile de s'y reconnaître. REMY colle à moi et nous nous retrouvons, courant à perdre haleine, dans la prairie où nos deux F.M. BREN ouvrent le feu pour nous couvrir, ce qui tempère un peu l'ardeur des poursuivants s'il y en a. Puis nous éclatons, comme prévu, en petits groupes de deux ou trois. REMY que j'ai suivi des yeux tant bien que mal reste avec moi. Nous nous débarrassons de nos STEN aux chargeurs vides, de nos casques, gardant nos Colt et notre poignard. Et nous courons toujours, droit devant nous, fouettés par des branches basses ou des buissons. Il y a certainement beaucoup de pertes, car il y avait des corps par terre. Mais dans ces cas-là on ne perd pas son temps à vérifier si c'est ami ou ennemi. LA FUITE A TRAVERS LE QUADRILLAGE ALLEMAND Mes poumons font un bruit de soufflet de forge. Nous traversons des buissons épineux sans hésitation, nous dirigeant vers l'Ouest. Il semble que personne ne nous talonne de près. Le sacrifice des deux servants de F.M. n'aura pas été vain. Par contre la région va devenir drôlement malsaine sous peu et nous doutons pouvoir rejoindre le point de ralliement prévu pour le rapatriement par avion des survivants. Dans ce cas il a été prévu que nous tentions notre chance à la frontière espagnole… mais c'est bien loin !… D'un seul coup un grondement formidable retentit : ça y est, le dépôt saute. Nous allons être le gibier préféré de tous les SS et autres Gestapo ! Nous marchons à présent au pas de commando alterné avec un temps de pas de gymnastique. Complètement paumés, les deux gars ! Nous évitons des hameaux et villages où les chiens pourraient donner l'alerte. Et nous marchons, nous marchons… A l'aube, nous nous arrêtons dans une futaie et nous nous affalons dans un taillis épais. Je crois que nous nous endormons presque aussitôt. Réveillé au milieu de la matinée, si j'en crois ma montre, nous ressentons une soif ardente. Avec précaution nous explorons les environs et nous trouvons une petite mare où nous buvons avidement. Puis, sous le couvert des frondaisons, nous reprenons notre progression, prudente cette fois, afin de tâcher de nous orienter un peu. De loin, nous voyons des gens dans les champs, et puis une ou deux automobiles sur une route que nous nous gardons bien de rejoindre. Notre progression continue au hasard et soudain, au détour d'un chemin de terre, nous tombons sur un civil qui charge du bois dans une camionnette à gazogène. Nous jouons le tout pour le tout et nous nous présentons en français, au grand ébahissement de l'homme. La cinquantaine d'années, moustachu, il ne peut que bredouiller : - Ah ! la la ! mes p'tits gars, quelle histoire, quelle histoire ! Vous allez vous faire fusiller si vous êtes pris… Enfin il consent à nous emmener dans son chargement de bois jusqu'à sa ferme. Là, il nous fait entrer et nous donne du pain et du beurre. Sa femme pleure d'émotion : - Si jeunots ! Si c'est pas une misère cette guerre !… Elle nous confectionne une belle omelette à laquelle nous faisons honneur, en l'arrosant d'un petit vin de pays. Et arrive un copain du fermier qui livre de la viande de boucherie. Il est sympathique et, en parlant, il cite BLERE dans la conversation. Moi je saisis la balle au bond et lui demande s'il y a possibilité de nous y emmener. Il veut bien nous transporter, mais pas avant après-demain, jusqu'à BLERE où, depuis l'Exode de Juin 1940, je connais une famille de braves gens. Nous nous couchons dans la haute paille d'une grange et nous nous endormons comme des souches. Le lendemain matin, après un substantiel café-ersatz au vrai lait, trempé de solides tartines, nous pouvons faire notre toilette, ce qui n'était pas du luxe. Ensuite il nous est proposé des vêtements civils que nous acceptons bien volontiers. La journée se passe tranquillement. Nous évitons de nous montrer mais il ne vient d'ailleurs personne. Et c'est notre seconde nuit tranquille. Cette fois-ci c'est le matin du petit jour frisquet, où nous sommes réveillés par le fermier et son copain le transporteur de viande. Après des adieux émus, nous embarquons dans le camion à gazogène et nous roulons par de petites routes que connaît bien le conducteur. Nous nous arrêtons deux fois dans de petits patelins où l'homme décharge des quartiers de viande chez le boucher ou le charcutier. Et dans l'après-midi, nous arrivons à BLERE. BLERE : ON L'A ECHAPPE BELLE !… L'accueil de la famille MOREAU est indescriptible tant ils semblent contents de nous aider à nous cacher et de jouer un bon tour aux Chleus. Ils ont la gentillesse de ne pas nous séparer dans deux cachettes distinctes et nous avons un grand lit de milieu dans une chambre spacieuse. Dans les jours suivants, un photographe nous tire le portrait et on nous munit de fausses cartes d'identité ainsi que d'un certificat communal d'étudiants requis agricoles. Comme nous avons manqué le lieu de ramassage par avion et que nous avons l'existence de liens familiaux à PARIS, il est convenu que le plus sage serait de rentrer dans nos foyers et de… voir venir en contactant la Résistance où nous avons des attaches. Et, un beau jour, nous prenons le train pour la capitale, le plus décontractés possible, désarmés donc désarmants. Nous ne risquons rien, même d'une fouille minutieuse. Evidemment nous enrageons au fond de nous-mêmes de couper si court notre aventure dans les commandos, mais qui sait ce qu'il adviendra ? Et puis nous avons un radio à PARIS, qui pourra peut-être nous remettre sur la voie du rapatriement ? LA " RECONVERSION " DANS LE CIVIL ET LA REPRISE DE CONTACT AVEC L'O.C.M. Les années ont passé. Il y a maintenant trente-six ans de cela, mais jamais je n'oublierai la montée de l'escalier chez mes parents, deux marches par deux marches selon mon habitude, le coeur gonflé d'émotion et de joie. La porte qui s'ouvre et maman ! Maman qui me serre dans ses bras et qui pleure de joie. Nous nous expliquons en détail. L'oncle ARSENE avait bien joué son rôle de messager de catastrophe et, depuis, on s'interrogeait sur notre devenir. Mais j'étais là, un peu honteux du chagrin que j'avais causé, de l'inquiétude aussi. Mais la fierté d'avoir fait quelque chose d'utile et d'avoir un peu vengé la mort de mon jeune oncle EUGENE, tué en Juin 1940, à l'âge de vingt-huit ans. Maman a téléphoné au Gaz de Paris, où travaille papa et il arrive, toujours aussi droit, les yeux dans les yeux, toujours aussi bon et accueillant. Les yeux un peu humides, mais maître de lui, rayonnant de sa joie d'homme qui reconnaît son petit, prêt au pardon, admirable de compréhension. Bien entendu, je ne puis retourner au lycée, ça poserait trop de complications. Mais grâce à mon oncle MARC, je trouve une place de courtier en publicité chez monsieur FELIX VITRY. Bureaux situés au coeur de PARIS, à l'entresol au-dessus du milk-bar du métro MONTMARTRE. Sa secrétaire est une femme affable dont le mari est dans les Forces Françaises Libres, aussi sympathisons-nous rapidement. L'ambiance est bonne. Nous travaillons à établir la publicité journalistique de beaucoup de cabarets, salles de spectacles et des cirques d'HIVER et MEDRANO. Naturellement je renoue le contact avec les anciens camarades de l'école VICTOR HUGO à ALFORTVILLE et, sous couvert de l'Association des Anciens Elèves, nous remontons un groupe de résistance. Je recontacte RAYMOND BENOIT et JACQUES GAROUFALAKIS, l'un des imprimeurs du journal clandestin " RESISTANCE ". Cela me permet de prendre langue avec le radio ROBIN qui passe nos indicatifs à LONDRES. La réponse est claire : faire de la résistance, chercher des terrains de parachutage, recruter, en un mot militer sur place pour la libération du territoire. Je reprends donc du service au sein de l'O.C.M. (Organisation Civile et Militaire). Et nous coopérons avec les jeunes communistes qui ne sont pas d'accord avec leurs aînés. LES COROLLES DE L'ESPOIR Nous avons repéré un vaste champ inculte, entouré de petits bois, entre MILLY et MALESHERBES. Après l'avoir mesuré, répertorié sur une carte MICHELIN nous lui avons donné le nom de code de CRICKET. Notre radio a transmis les coordonnées à LONDRES qui, après vérification l'a accepté et homologué. Un fermier des environs, sympathisant, se charge de camoufler le matériel en attendant sa distribution. On est allés jusqu'à construire un double mur de fond de grange pour faire une cachette sûre, bien préparée à l'avance, sans improvisation de dernière minute. On en a eu le temps pendant les longues semaines d'attente. Une phrase lancée sur les ondes nous invitait à nous tenir prêts pour les deux jours à venir. Attente anxieuse où chacun ronge son frein, puis c'est le grand soir : " Le CRICKET est un jeu passionnant ". Nous répétons " le CRICKET est un jeu passionnant ". Cette fois c'est sérieux et deux avions vont venir larguer leur chargement cette nuit. Surexcitation des esprits. Joie de se sentir épaulés. Dès la tombée du jour nous investissons les lieux et disposons tout d'abord des sentinelles armées sur le pourtour et principalement aux abords du petit chemin d'accès empierré. Le fermier a amené deux grandes charrettes attelées de chevaux vigoureux. Rassemblés nous sommes vingt, tant résistants locaux que parisiens. Nous préparons le balisage de la zone de largage (D.Z. : Drop Zone) avec des bidons de pétrole répartis en lisière aux quatre coins. Puis trois puissantes torches électriques rouges qui, braquées sur le ciel en direction des avions, leur donneront le sens du vent. Enfin une torche au centre du terrain enverra l'indicatif soit la lettre C en morse : _ . _ . (trait, point, trait, point). Tout ce monde pour réceptionner un envoi qui sera non seulement le bienvenu, mais remontera le moral des hommes à cent pour cent. Vers minuit et demi un grondement se rapproche : des avions arrivent ! Vite nous allumons les balises et le triangle isocèle des lampes indiquant la direction du vent. Ils sont sur nous ! Vite le signal en morse répété et répété vers le ciel. Ce sont eux. Ils font un tour et reviennent bien dans l'axe du terrain, descendant au maximum, dans un tonnerre de moteurs. Un feu rouge s'allume dans le ciel sous l'ombre d'un avion. Et c'est l'éclatement des corolles des parachutes. Le bruit s'éloigne. C'est largué ! - Ça y est ! je vois les pépins ! jubile REMY. Planquez vos pieds, que ça pèse lourd les pochettes surprises !…Avec un bruit lourd les containers prennent contact avec le sol. On se précipite et on désarrache les toiles, en les séparant des tubes au moyen de pinces universelles. Puis, les containers pesant en gros deux cents kilos, à quatre, les hommes les portent vers les charrettes où ils sont hissés. Fouettes cocher ! la récolte s'est faite sans trop de mal, tout ce qui est tombé du ciel a atteint l'objectif, sauf un, en bout de terrain, qui s'est empêtré dans les épineux. On le récupère en dernier. Les containers mesurent 1,80 m de long sur 40 cm de diamètre. Chacun est muni sur les côtés de quatre poignées pour en faciliter le transport. Sur le container sont fixées une pelle et une pioche afin de permettre de l'enterrer sur place dans le cas où on ne pourrait le cacher ailleurs immédiatement. Sur chaque cylindre est collé un papier indiquant le nombre de containers parachutés, afin qu'aucun ne s'égare. Ce nombre est indiqué de la manière suivante : ( 6-P2 ) signifiant six containers et deux paquets. Dans les paquets on trouvait parfois des pull overs, des cigarettes Players, des chaussures, des médicaments, des boîte de conserve et du chocolat. Chaque container est formé par un groupe de cinq cellules égales, unie les unes aux autres par des fermoirs dans le genre de ceux des malles d'autos. Chaque élément porte en outre des bretelles pour permettre le transport à dos d'hommes. La partie supérieure du container est munie d'un système d'attache qui relie le cylindre aux cordons du parachute. La partie inférieure porte un épais amortisseur en caoutchouc mousse. Chaque cellule est marquée par une lettre et un numéro qui indiquent son contenu en principe, sauf erreur à l'emballage… En principe il suffit toujours de demander le type de containers désirés pour obtenir le matériel dont on a besoin. Exemple, on demande un envoi de 2 H2 et 3 H3 pour recevoir deux containers du type H2 et trois du type H3. Dans les containers du type C on trouvait deux fusils-mitrailleurs BREN, 2 000 balles et des chargeurs de rechange - deux fusils anti-chars - neuf fusils et 1 350 balles. Et du ravitaillement (C 12). Nous voici donc à la tête d'un armement et d'explosifs qui vont renforcer notre action dans une large part. Il est passé le temps où nous partions en mission de sabotage avec un pistolet de 7,65 et 3 cartouches, un pistolet 6,35 et 5 cartouches, deux couteaux de camping et autres matraques, comme en 1941 par exemple. Notre chahut sur la zone de parachutage n'a pas duré plus d'une demi-heure et tout est rentré dans l'ordre. Le calme règne à nouveau sur la campagne. Nous rentrons à PARIS en trois voitures espacées dans la matinée, après une substantielle collation à la ferme amie. Restera à effectuer la répartition du butin entre les Groupes-Francs. TRACTION-AVANT ET… EN AVANT LES EMOTIONS ! - Tiens ! j'ai pensé que ça pourrait toujours servir… Et DUDULE, le mécano dévoué, tend à RAYMOND une superbe francisque tricolore en papier. C'est l'insigne officiel des personnalités de " l'Etat Français " vichyssois. - Pas bête ton truc ! Colle-moi ça sur le coin du pare-brise de la voiture. On va en imposer ! La voiture, c'est une CITROEN quinze chevaux, six cylindres. Son repaire c'est un garage proche de la place DAUMESNIL à PARIS. Démarrage au quart de tour, virages sur les chapeaux de roues, grondant de toute sa force mécanique elle accomplit les exploits qu'on lui demande sans broncher. Bien sûr, DUDULE en a un peu trafiqué le moulin comme il dit, et son moteur est un tantinet gonflé. Entretenue avec des soins attentifs par le garagiste et ses mécanos, elle est un peu notre mère-poule. Elle doit garantir notre réussite et notre retour à chaque mission. Quand le Groupe-Franc part en expédition, elle commence à ronronner, moteur au ralenti et on la flatte, au passage, de la main comme une grosse chatte noire à la robe brillante. C'est un geste superstitieux mais aussi un peu de camaraderie. On l'a surnommée " la Tigresse " et, ma foi, elle en a un peu sa cruauté, avec son arsenal : une mitraillette STEN, quatre chargeurs, deux grenades défensives, un Colt. Le tout pour chacun de ses cinq occupants habituels : deux à l'avant et trois à l'arrière. Quant à son ravitaillement en essence, cela tient à la fois du miracle et aussi des risques pris par quelques-uns d'entre nous. En effet, presqu'au confluent de la SEINE et de la MARNE, existent d'importants dépôts de carburant de la Société DESMARET Frères, actuellement réquisitionnés et occupés par l'armée allemande. Mais si les civils qui y travaillent sont contrôlés, si l'approche des énormes réservoirs est interdite, une sorte d'inconséquence fait que le côté du fleuve où sont amarrées les péniches est juste surveillé par deux sentinelles, très éloignées l'une de l'autre. Alors, la nuit, en traversant en barque, on atteint le flanc d'une des péniches-réservoirs. Par un jeu de vannes et de siphonage nous avons de temps à autre une bonne avance d'essence. Bien sûr il ne faut pas se faire prendre à ce petit jeu là. Et lorsque ça arrivera un soir, les Allemands seront si persuadés qu'il s'agit de trafiquants du marché noir, et donc de voleurs coupables d'un délit de droit commun, qu'ils emprisonneront les trois fautifs, lesquels eurent la chance d'être libérés en même temps que la capitale. Donc la Tigresse démarre, passe la place DAUMESNIL et file sur la route, quittant PARIS par la Porte-Dorée. C'est le Bois de Vincennes qui l'accueille avec ses sous-bois reposants, ses couples d'amoureux et ses vieux suiveurs de toujours. Bientôt c'est VINCENNES. Le Fort est empli de troupes et de matériel. On y fusille parfois dans ses fossés, au petit jour et nous passons ces lieux avec une pointe d'angoisse. La route dégagée défile à toute allure sous les roues de la traction avant. On aura tout le temps de penser après… Premier barrage : des gendarmes français en quête de trafiquants ou de rares voitures volées. En principe, on ne risque pas grand chose sinon le stupide entêtement d'un fonctionnaire trop zélé, car il y a une sorte " d'antenne " entre les militaires en uniforme et nous. Bien souvent, ils ont glissé, sans appuyer, un coup d'oeil sur l'AUSWEIS du véhicule et nous ont laissé partir, conscients du cas ambigu, mais ne voulant pas approfondir. Il faut dire que les polices multiples de ce temps exceptionnel utilisent toutes ce genre de véhicule, y compris la Milice et la Gestapo. Alors, pour y retrouver ses petits !… Au ralenti, la voiture s'approche de la chicane. Les Représentants de l'Autorité, la seule encore légalement représentée à nos yeux, ont l'oeil rivé sur cette sacrée FRANCISQUE tricolore, arme à double tranchant comme chacun le sait, bien en vue sur le pare-brise. Un salut du brigadier et nous repartons lentement, soulagés de n'avoir pas à nous entretuer bêtement, car point n'est question d'aller expliquer nos actes en ces temps de lutte clandestine. A l'intérieur, une fois le barrage franchi et les mains ôtées de sur les armes, nous nous amusons franchement. C'est la détente nerveuse. - Dis donc, t'as vu un peu les pandores, ils ont dû nous prendre pour des inspecteurs de la Brigade Spéciale (Menées Anti-Nationales ou Anti-Terroristes). - Ça vaut mieux que de tomber sur un gland qui aurait voulu approfondir… Carton pour carton, je préfère carrément cartonner sur les Chleus ! - Ou, à la rigueur, sur quelques petites salopes de la Milice ! Et la balade continue, sur la route poussiéreuse, avec le soleil qui tape en plein. On quitte la grande banlieue et l'on dépasse des villages, des fermes. Puis on bifurque dans un chemin d'intérêt communal. Arrêt devant une maison paisible, dans une petite rue bordée de cottages. Nous descendons de voiture. Un homme d'une quarantaine d'années nous accueille simplement. Nous nous restaurons rapidement d'une omelette aux pommes de terre. L'intérieur de la maison est modeste, mais plaisant, on sent qu'on y vit bien, en bonne entente. Un chat est pelotonné sur le rebord d'une fenêtre, entre deux pots de fleurs. Je m'approche doucement et il lève vers moi des yeux dorés qu'il ferme à demi lorsque la paume de ma main atteint sa tête. Je le caresse et il ronronne. Un carillon WESTMINSTER égrène ses sons. Sur un buffet il y a un cadre avec des photos : un couple où je reconnais notre hôte, au bord de la mer, avec des falaises, probablement de MERS-LES-BAINS. Et un jeune homme, leur fils, qui est prisonnier de guerre. En peu de temps, on charge une caisse de grenades et des pains de plastic et des détonateurs. Et la Tigresse reprend la route. Seulement cette fois l'itinéraire est changé, histoire de varier un peu le parcours et ainsi éviter de nous faire remarquer deux fois par les mêmes chemins. La route vire, s'engage au milieu de vastes prairies où les coquelicots mettent leur rouge-vif en touches multiples. Là-bas, une petite baraque, un pied-à-terre pour Parisien amateur de jardinage, risque un oeil par-dessus une haie d'aubépine. Un réservoir d'eau escalade le ciel, sur ses longues échasses de ciment armé, histoire de donner un coup de tête à un nuage qui passe par là, en quête d'un autre nuage solitaire. Avec les mois, et plus les attaques de l'aviation alliée s'intensifieront il faudra nous méfier de ces citernes d'eau bétonnées, sur lesquelles les " rampants " de la LUFTWAFFE installeront des observatoires et souvent des nids de mitrailleuses. Ou, si la citerne est assez importante, ces petits canons quadruplés à tir rapide, efficaces contre les passages d'avions à basse altitude. De petits bosquets, deux vaches tachées de noir sur fond blanc, et une grande descente s'annonce en face, où l'automobile plonge. En-dessous, une bourgade assez conséquente avec ses maisons qui paressent au soleil, un clocher gris où palpitent les coeurs d'airain de quelques cloches impatientes et muettes, mais prêtes à carillonner pour le Grand Jour, celui de l'Insurrection Nationale. - Merde ! un barrage de Chleus !… Les visages pâlissent. On arme les mitraillettes. Claquement sec des culasses. - Baissez les armes pour l'instant, mais tenez-vous prêts, ordonne RAYMOND qui tient son Colt sous un journal plié. Et les feldgendarmes, sanglés dans leur tenue gris-vert, la plaque de police leur barrant la poitrine, au bout de leurs chaînettes, casqués, attendent la CITROEN qui ralentit, ralentit. - Il y a juste la place de passer entre les deux charrettes disposées en chicane, observe ANDRE le conducteur, entre ses dents. - Vas-y quand même. De chaque côté des portières aux vitres maintenant baissées s'avancent deux soldats qui se penchent. Alors, c'est la prière mentale à la voiture qui répond par une ruée en avant, dans le rugissement de ses quinze chevaux. Coup d'accélérateur auquel répond un coup de sifflet. Une rafale part sèchement, stimulant le véhicule qui bondit, s'envole littéralement. Ça gueule méchamment derrière nous. La glace arrière est cassée et c'est la riposte, le tonnerre assourdissant de la " machine à effacer le sourire " d'un copain situé à côté de moi. Les douilles sautent. Une odeur de cordite brûlée emplit nos narines. Le conducteur a du mal à tenir le volant et pour cause : un pneu arrière est crevé. BOUM ! au barrage, loin derrière, une explosion a retenti. - C'est moi, dit JEANNOT, je leur ai laissé glisser un citron au démarrage… Virage à droite, virage à gauche, un portail ouvert en grand. Virage très sec dans un hurlement de pneus maltraités. La voiture s'engouffre en coup de vent sur le gravier d'une grande cour. Arrêt brutal dans un nuage de poussière. Les portières s'ouvrent à la volée. Deux des occupants se précipitent au grand portail, mitraillette à la main et le ferment, s'appuyant dessus, le coeur battant. Soixante secondes après, trois motocyclistes passent en trombe… - Vous avez vu où on est ? En plein dans un couvent ! Exactement, c'est dans la cour intérieure d'une abbaye que la Tigresse est venue se terrer, tel un animal aux abois. Tout autour de nous, des bâtiments sévères, avec des baies vitrées derrière lesquelles règne un silence de tombeau. Là-haut, dans le ciel indifférent, roulent des nuages blancs qui prennent des airs de mouton égarés. Un grand Christ sur sa croix, aussi grand que nature, penche sa tête de supplicié. Nous nous taisons, impressionnés par cet oasis de paix, venu sans transition après ce déchaînement de violence. A présent on s'affaire autour du pneu lamentablement aplati. On change la roue. Nous nous sentons épiés, mais nulle impression hostile n'habite ces lieux de prière. Personne ne se montre. Nous parlons peu et à voix basse. De temps en temps un cliquetis d'outil, pendant que nous changeons la roue. Le cric est bientôt remis en place. Nous nous efforçons de ne pas penser à ce qui aurait pu se produire si les munitions du coffre arrière avaient été touchées !… - Et si ça avait pété, on n'aurait plus mal aux dents à l'heure qu'il est ! philosophe un ami. En attendant, si on fumait une petite Anglaise ?… C'est la détente. Le tabac dégage son arôme caractéristique. Paradoxe de ces acheminements d'armes et munitions, que de trouver, au milieu des colis dangereux, une attention touchante comme ces boîtes de fer rondes contenant cinquante cigarettes PLAYERS NAVY CUT, avec du chocolat, des bonbons. Nous nous détendons progressivement. - Après la guerre, je m'achèterai un bistrot au bord d'une grande route. - Ouais, et tu serviras des demis aux touristes en MERCEDES, peut-être les mêmes que ceux qui nous recherchent en ce moment ? - Et alors ? La paix c'est la paix. Et le client c'est le client, pas vrai ? - Moi j'irai me reposer dans les Gorges du Tarn où je connais un petit coin pas cher. A moi la pêche à la ligne ! - Demain, dit RAYMOND, il faut que j'aille Rue des Archives, chercher des verres de lunettes et des montures. - Tiens, je vais justement dans le même quartier, on y va ensemble ?JEANNOT, lui, tire une longue goulée de sa cigarette, relève la tête et souffle la fumée bleue vers le ciel. Puis il regarde le mégot qu'il tient entre ses doigts et sourit doucement. Puis, nonchalamment appuyé à la carrosserie, il déclare avec humour : - Eh bien, après cette foutue guerre, quand je promènerai une souris à la campagne dans ma bagnole, je trouverai le parcours trop calme… Quelque chose me manquera… - Tu parles, CHARLES !… C'est drôle, on se sent en sécurité. L'accrochage passé, le danger écarté momentanément, et ça y est, l'esprit se calme et on pense à tout autre chose qu'à la guerre… Ce n'est pas de la forfanterie, c'est une réaction instinctive contre le mal, contre la peur. Et c'est tout naturellement qu'on se laisse glisser mollement contre les coussins de la voiture. Rêvasser, puisqu'il n'y a pas d'autre chose à faire avant que nos poursuivants se lassent. Insensiblement la nuit approche et les bruits extérieurs se font plus espacés, plus feutrés. L'air est calme. Un chien aboie au loin et tout rentre dans le silence. Depuis l'irruption de notre voiture dans ce domaine retiré, personne n'est apparu, on n'a senti aucune présence. Une impression d'isolement l'idée de vivre en vase clos, loin du monde extérieur pénètre les intrus que nous sommes. On se sent l'envie de parler à voix basse, comme dans les églises et marcher à pas feutrés. - C'est pas tout ça, on va déguerpir ! Les Chleus doivent nous chercher plus loin maintenant. En faisant bien gaffe, on devrait passer ?… - Et ma femme qui m'attend pour dîner… qu'est-ce que je vais me faire passer comme engueulade !…, plaisante MAURICE ANDRE. Le charme est rompu, l'envoûtement cesse. On rit doucement, ça soulage de l'impression pénible de claustration ressentie jusque-là. - JESUS, pardonne-nous notre intrusion. Maintenant nous allons quitter ce refuge. Le cirque est derrière ce lourd portail. Nous y retournons encore, il le faut. Et c'est le départ prudent. ROGER a fait faire demi-tour à la Tigresse, pendant que nous ouvrons lentement les battants de bois, le doigt sur la détente, l'oreille attentive, l'oeil scrutant les coins d'ombre. Par deux, nous allons à droite et à gauche de la porte faire une reconnaissance furtive. Rien. Nous embarquons en voltige, après avoir repoussé le portail qui claque avec un bruit sourd. Maintenant c'est la grand'route, les arbres qui passent à vive allure dans le souffle frais du soir. La lune se penche pour mieux éclairer notre route. Les voies ferrées toutes proches luisent, rubans d'acier polis par des milliards de frottements de boggies. PARIS approche. PARIS est là, somnolent, sans éclairage ou si rares, avec ses rondes d'agents cyclistes et ses chefs d'ilots de la Défense Passive qui sifflent à chaque lumière trouant l'obscurité. La place DAUMESNIL dort, du rez-de-chaussée au toit de ses immeubles. Un pochard titube en ronchonnant et se flanque dans une poubelle. Où a-t-il bien pu dénicher le vin grisant, le bon pinard qui déserte les caves ? Peut-être a-t-il échangé une garniture de cheminée en cuivre contre ce vin dont il est ivre, selon les appels à l'aide aux vignerons pour sulfater leurs plants ? En tout cas voilà une cuite qui a dû lui revenir cher !… Le garage. Ouf ! on en est encore revenu de nos randonnées sauvages. Un relent d'huile de graissage, d'essence, vous prend à la gorge après tant d'air pur. Le patron sort de table et vient serrer les mains : - Alors ça a marché ? Je commençais à me faire du mourron ! Tenez, dites donc vous ne savez pas ce qu'on m'a dit tout à l'heure ? Non ? Eh bien, ceux-là qui se baladent avec leur FRANCISQUE, ils n'y couperont pas à la Libération!… Marrant, hein ? OU JE CONJUGUE UN HEUREUX TEMPS DE "VACANCES" ET LA RESISTANCE DANS LE MIDI Curieux paradoxe en ces temps de guerre : mes parents et moi recevons la visite à PARIS de mes oncle et tante, ANTOINE COCCHI, qui possèdent un petit hôtel-restaurant " LES IRIS ", boulevard CARNOT à CANNES. Ignorant tout de mes activités, ils m'invitent bien gentiment à venir passer mes vacances estivales chez eux, du 15 août au 15 septembre 1943. Classiques formalités pour obtenir l'AUSWEIS d'usage, encore que purement pour la forme, la zone dite " libre " étant occupée depuis un bout de temps. Et me voici dans le rapide. Côtoiement forcé avec les dignes Représentants des Forces d'Occupation. Contrôle à l'ancienne ligne de démarcation et nous pénétrons dans la zone sud, dite " libre " où les Allemands se sont installés depuis le 11 novembre 1942, provoquant le sabordage de la Flotte Française de TOULON, le 27 novembre de la même année. Et après une nuit de chemin de fer, voici la Côte Méditerranéenne, occupée par l'armée italienne. C'est la première fois que je viens dans cette belle contrée. Le train roule souvent au ralenti et l'on peut entendre les cigales qui bruissent dans l'air chaud ensoleillé. De temps à autre, on passe à côté de postes de garde-voies, tenus par des soldats italiens ahuris de chaleur. CANNES : Sa gare, avec sa verrière teintée de bleu Défense Passive. Charmant accueil de la part de mes oncle et tante qui sont venus me chercher à la descente du train. J'ouvre des yeux émerveillés devant les palmiers du boulevard CARNOT, alternant avec des platanes. Les flics de la circulation sont en chemise bleue et portent le casque colonial. Peu de voitures, mais un monde fou et des bicyclettes en pagaie. Pas d'Allemands, du moins apparemment. C'est la Zone d'Occupation italienne et je vois mes premiers ridicules chapeaux à plumes de mousquetaires que certaines unités arborent fièrement… Il n'y a pas de quoi vraiment, quand on pense à la tripotée qu'ils ont pris à la frontière en juin 1940 !… Sacrés Bersagliers, vous êtes bien mignons tout de même. Ça change du trop sérieux rigorisme teuton de la zone occupée… Ça se passe d'ailleurs un peu en famille, cette drôle d'occupation, car ils sont tous un peu parents, un peu cousins de la cuisse gauche et tout le monde se comprend, fraternise en toute innocence. D'autant plus que multiples sont les familles italiennes qui ont fait souche dans cette belle région de la FRANCE et qui ont un ou plusieurs parents dans l'armée italienne. Donc, de prime abord, pour un Parisien comme moi, aucun rapport entre la dureté des Occupants nazis et la mandoline de l'Occupant " spaghetti ". D'ailleurs les plages sont libres, les voiliers circulent sur l'azur des flots. Le sable regorge de monde et on se baigne en toute promiscuité, occupants comme occupés. Et, en maillots de bain, je vous jure que vous ne faites pas la différence entre le beau brun bronzé baigneur italien et le brun beau bronzé baigneur provençal. Il faut une certaine accoutumance pour distinguer ceux qui parlent italien et ceux qui parlent le provençal, pour des oreilles parisiennes surtout. Juste si vous entendez parler français : alors, là, carrément ce sont des réfugiés fortunés soit Lorrains ou Alsaciens, soit Israélites. Location de canoës, de pédalos, de petits voiliers même. Avec ce sable chaud ces palmiers et l'odeur de l'Ambre Solaire, vous vous sentez à mille lieues de la guerre… Il y a bien sûr le revers de la médaille : la " Police Secrète Italienne " agit comme une autre Gestapo, mais comparativement elle arrête moins de monde. Et puis les prisons italiennes ne sont pas les prisons allemandes, et c'est tant mieux ! Les camps d'internement non plus d'ailleurs, avec visite autorisée hebdomadaire et colis à volonté. Je suis piégé par la splendeur du soleil, par la beauté du paysage, par la gentillesse et l'accent chantant des méridionaux. Et puis… par l'amour …! De la fenêtre de ma chambre, située juste au-dessus de l'entrée du restaurant, je guette une bicyclette et une silhouette tout de blanc vêtue. Sur le boulevard CARNOT, l'alternance des palmiers et des platanes offre une touche exotique à la caresse de la brise chaude. Les pins maritimes flamboient au soleil ardent et la mer s'étale, grande paresseuse qui vient baigner les roches rouges de l'ESTEREL. De petites voiles font taches claires sur ce bleu lumineux qui se confond avec le ciel si pur. Je respire profondément : je suis heureux. La voilà ! Mon coeur bat plus fort. Elle monte l'escalier et frappe doucement à la porte. Un bras mignon pousse le battant qui s'ouvre sur le beau visage rayonnant de NICKY. J'ai contre moi celle que j'aime tant, celle à qui je donne aussi tant d'inquiétude et qui, en revanche, n'a que du bonheur à me prodiguer. La petite main de MONIQUE vient caresser mon visage et ses lèvres se tendent vers le baiser d'accueil, les baisers que nous échangeons. Nous nous aimons,… jamais cela ne finira… … nous nous sommes connus ici, au restaurant " LES IRIS " où elle vient souvent déjeuner avec ses parents. Ce sont des Parisiens d'origine israélite qui se sont réfugiés à CANNES. Notre âge commun, notre jeunesse nous ont rapproché et nous allons toujours à la plage ensemble. Et nous avons échangé quelques confidences, ayant bien vite reconnu que nous étions du même bord : des jeunes en lutte contre l'absurdité de la guerre, contre les exactions de l'Occupant nazi. Mon premier souci (et le sien) a été de me procurer une arme. Ayant remarqué que les officiers italiens se déshabillaient dans les mêmes cabines de plage que tout le monde, j'ai vite repéré que les cabines de bois sans fond ne joignaient pas, et de loin, le mur du parapet de la Croisette Donc, un après-midi, en arrivant à la plage avec NICKY, j'attends quelques minutes le temps de repérer deux magnifiques jeunes officiers venant se baigner et flirter bien sûr. Je nous fais donner la cabine suivante et je laisse NICKY se changer. Pendant ce temps, mes deux compères en bonne fortune ressortent en slip de bain et rejoignent sur le sable deux demoiselles peu farouches. MONIQUE sort de la cabine en tenue de bain et j'y pénètre à mon tour. Rapidement j'ouvre le sac de plage de ma compagne et j'y prends sa petite glace de maquillage. Je passe alors le bras précautionneusement dans l'interstice des montants arrière de cabines, afin de voir dans celle des Italiens. Personne. Je replie le bras et je tâte les uniformes accrochés aux patères. Un ceinturon que je suis des doigts et voilà l'étui à pistolet. Je l'ouvre de deux doigts et j'extirpe l'arme que je ramène vers moi. C'est un bon BERETTA 9 mm. Il me faut le chargeur de rechange. Je repars en exploration, tâtonnant sur le côté de l'étui et je pêche le chargeur convoité. Maintenant il ne faut pas moisir ici. Rangeant ma prise dans le sac de plage, je ressors et prétexte un début d'insolation avec maux de tête pour rentrer. NICKY ne comprend pas ce changement d'attitude, mais elle me suit volontiers. Un peu plus loin dans la rue, je lui explique ce que j'ai fait et nous partons d'un bon pas vers ma chambre. Naturellement elle me traite de grand fou imprudent, mais son sourire dément ses propos. Nous en sommes quittes pour changer de plage et voilà tout. Et puis il y a les longues promenades en canoë, longeant la côte et repérant ainsi les quelques ouvrages défensifs plus ou moins camouflés, que je pointe sur une carte MICHELIN. Par le biais de notre radio ROBIN, j'ai eu une filière de renseignements à communiquer par LYON, où j'ai un correspondant à qui j'envoie mes observations. Il fait transmettre ces renseignements à LONDRES par courrier de l'air, et cela va grossir les autres annotations d'autres agents qui, comme moi, envoient leur courrier et permettent des recoupements fort appréciables. On ne dira jamais assez l'immense courage des pilotes de LYSANDERS, ces petits avions monomoteurs qui atterrissent dans des champs répertoriés à l'avance et y ramassent le courrier et quelquefois une personnalité ou deux. Volant le plus souvent à très basse altitude, de nuit, ils risquent la collision avec les lignes à haute tension. Ce sont des hommes admirables !CHANGEMENT DE " MUSIQUE " Le 8 septembre 1943. Coup de tonnerre : l'ITALIE capitule sans condition. Le Maréchal BADOGLIO ordonne aux Forces Italiennes de cesser le combat contre les Alliés, mais de résister " à toute autre attaque ". Et nous voyons d'un seul coup la Côte d'Azur se vider des soldats italiens à pleins camions, à pleins trains, aux cris de : "La guerre est finie, on rentre à la maison ! ". Bien entendu, quelques unités traînent un peu et occupent encore, à CANNES, le Grand Hôtel et l'Hôtel GRANDE-BRETAGNE. En déménageant, les soldats italiens distribuent à la population civile des denrées fort appréciées : riz, café, parmesan. Atmosphère de fin de kermesse qui, hélas, finit mal. En une journée et une nuit, pas plus,des colonnes allemandes arrivent à marche forcée et prennent position de nuit. Le lendemain, l'Hôtel GRANDE-BRETAGNE se réveille ceinturé de chevaux de frise en fils de fer barbelé, avec sentinelles et mitrailleuses pointées. D'occupants, nos pauvres Italiens retardataires deviennent prisonniers de guerre en deux temps et trois mouvements. Le lycée CARNOT est aussi ceinturé de barbelés, ainsi que le square, et devient un camp de ramassage. La chasse aux retardataires est menée bon train et plus d'un regrettera de n'être pas partis deux jours plus tôt… A la gare de CANNES quelques wagons de marchandises de l'armée italienne stationnent toujours et deux entêtés troufions continuent à distribuer à la population les vivres de l'armée " avant le grand départ ". Une section d'Allemands descend sur les quais et ils tirent d'autorité sur les deux pauvres bougres. Ce n'est plus du tout la même musique avec ces messieurs les Chleus ! En un clin d'oeil les pancartes " VERBOTEN " et " ACHTUNG MINEN " fleurissent le long des plages où déjà se déroulent les chevaux de frise. Finies les baignades et les régates de voiliers. Le bord de mer est déclaré Zone Interdite. Naturellement la chasse aux Juifs repart de plus belle… NICKY est en danger de mort avec sa famille. Rapidement et discrètement ils prennent des billets de chemin de fer et partent, nantis de faux papiers, vers BOURG-SAINT-MAURICE, en HAUTE-SAVOIE… Adieu ma jolie blonde MONIQUE G. ! Mon amour, mon bel amour s'en va. J'ai le coeur gros. D'ailleurs je ne vais pas tarder de rentrer à PARIS. L'entr'acte de ces vacances inattendues est un rêve qui se termine brutalement. Tout est fragile et imprévu en temps de guerre. Mais cette séparation fait mal… Enfin, pourvu qu'ils trouvent à bien se cacher d'ici la fin de la guerre !… Adieu mon soleil de vacances… " MEIN KAMPF " OU LE DELIRIUM TREMENS DES NAZIS Les documents émanant d'ADOLF HITLER et de toute l'emprise tentaculaire de ses innombrables Ministères, Services Administratifs, Q.G. d'Armées, Polices, Gestapo portent tous l'insigne de souveraineté absolue : cet aigle aux ailes déployées, tenant entre ses serres une couronne de lauriers, avec en son centre la Croix Gammée, la SVASTIKA, ce sigle fétiche du dictateur. Et toutes ses ordonnances, toutes ses décisions, fussent-elles les plus bénignes comme les plus impitoyables, commencent par cette phrase pompeuse : "AU NOM DU PEUPLE ALLEMAND, JE DECIDE… " Au nom du peuple !… alors, si vraiment tout ce qui s'accomplit d'horrible, d'irréparable, aussi bien contre les propres enfants de l'ALLEMAGNE que contre le reste de l'humanité, est fait au nom du peuple, donc avec son assentiment servile, béat, alors l'ALLEMAGNE aura consenti des crimes en une culpabilité qu'il lui sera bien difficile de jamais expier. Et le nazisme (Parti National Socialiste) forme-type de dictature, parti unique muselant un vaste pays, le soumettant pieds et poings liés à l'arbitraire, aux décisions administratives bêtes et méchantes des planifications, aux vagues d'arrestations " politiques ", aux nivellements dans la masse, aux répressions aveugles et sanglantes, n'aura pas suffi comme exemple ! Dès l'école, les enfants sont endoctrinés systématiquement. L'uniforme est déjà là : la chemise brune ou kaki, le poignard du parti au côté. L'exercice militaire, le pas de parade ou " pas de l'oie " aussi. Il y aura des survivances après guerre et on retrouvera ailleurs, dans d'autres nations, d'étranges similitudes dans l'enseignement, puis dans l'armée avec ses commissaires politiques, puis dans le travail avec son syndicat unique, dans la vie quotidienne et dans le système policier politique. Ce qu'il y a de dangereux dans ces chemises brunes ou kakis, dotées de colifichets divers, c'est que leur théorie est essentiellement négative. Ces fanatiques sont acharnés à la destruction des institutions nationales de chaque pays où ils sont implantés, ou bien où ils s'infiltrent et sapent, avec l'air patelin de leurs politiciens de façade cachant le système totalitaire. Mais ils ne proposent, à part d'utopiques discours, aucun programme concevable sérieusement pour remplacer ce qu'ils souhaitent annihiler. A part ces fameux plans sur cinq ou dix ans qui, basés sur des chiffres semés sur beau papier à emblème, ne tiennent compte ni des défaillances humaines ("m'en fous,… veux pas le savoir ! " ça ne vous rappelle rien, en cherchant dans vos souvenirs de caserne ?), ni des calamités naturelles (orages, grêle, épidémies, sécheresse persistante, gels imprévus), ni à plus forte raison des fluctuations du système monétaire mondial, ni de la loi de l'offre et de la demande. Les résultats ne peuvent être que totalement théoriques et soumis aux jeux du hasard. La totale gabegie par la totale bureaucratie : écrasante, stupide, bornée, inhumaine, donc inflexible et cruelle. On ne peut que frémir aux projets de " MEIN KAMPF " : instaurer dans toute l'EUROPE une dictature, un parti unique, une police politique avec ses camps de concentration. (Et il y en a encore qui caressent les mêmes ambitions, qui rêvent à une emprise totalitaire européenne, et pourquoi pas mondiale ?… dominer les gestes, museler la pensée à l'échelle mondiale !). En fait c'est de l'anarchie qui se croit organisée, donc capable. On a vu : "Donnez-moi dix ans et vous ne reconnaîtrez plus votre patrie " (A. HITLER). Effectivement on ne reconnaît plus la patrie, nantie de conseillers techniques étranges autant qu'étrangers, d'un drapeau couleur de sang, d'une unique pensée vouée au culte de la personnalité, d'un maître-livre-catéchisme, d'un " pays-frère ". Il est vrai qu'alors on ne choisit plus ses amis et encore moins son frère!… Evidemment on soigne le décorum. Les manifestations " spontanées " de fidélité au régime, savamment orchestrées en coulisse par un maître-chorégraphe (toujours la technique !), ont cette ampleur qui impressionnent la population et calment les récalcitrants. Population déjà conditionnée à être un spectateur fidèle, à acclamations rythmées, gigantesque claque vouée à sensibiliser la pellicule des reportages de propagande. Mais c'est artificiel ! On peut tout promettre et tout faire faire à une foule assemblée, en la galvanisant avec des mots bien scandés, rien que des mots. Et comme la population est enrégimentée depuis l'enfance, on lui fait admettre de ne plus penser, de ne plus agir que sur ordres, en automate fanatisé. Le catéchisme du parti (national socialiste, s'il vous plaît… et s'il ne vous plaît pas, allez donc faire un tour dans les hôpitaux psychiatriques ou dans les camps de concentration qui ne manquent surtout pas !…) est rabâché jusqu'à plus soif, soit à l'école, soit à l'usine, soit dans l'armée qui est une force, LA FORCE gigantesque du parti. On voit, les jours de repos scolaires, des enfants de dix à douze ans parader au pas de l'oie, mitraillette en sautoir, casqués, montant une " Garde d'Honneur " devant les édifices publics, les mausolées aux glorieux innovateurs du système totalitaire, les statues déifiant les têtes de file du Parti, les portraits géants des chefs de file de ce Parti tentaculaire, unique : " LE MEILLEUR " il en va de soi !… " Merci, ô Chef génialement inspiré : ta lessive lave plus rouge ! Grâce à toi j'ai la cadence productrice intensive et la médaille d'or des héros du travail sur mon cercueil. Tu es le plus beau, le plus intelligent (la preuve : tu penses pour moi !), le plus protecteur, le plus génial. Grâce à toi, je fonce, poitrine bombée, dans la bataille et tu me suis… des yeux, par la pensée. Mais je peux mourir (mais surtout ne pas être fait prisonnier, surtout pas, car le tarif est de dix ans de camp de concentration ! Car le soldat du Parti ne recule pas, meurt debout à son poste. La lâcheté du prisonnier levant les bras ne l'inspire pas, n'est même pas concevable !…) ma famille recevra un faire-part avec ces mots : " le FÜHRER VOUS REMERCIE ". Amen… REFLEXIONS SUR LA DICTATURE Cette main-mise sur la prime-jeunesse est peut-être ce qu'il y a de plus inquiétant, à la bêtise, à l'abrutissement, à l'asservissement par le lavage de cerveau. L'uniforme et l'uniformité de la vie vont de pairs ! Plus de sentiments individualistes, plus de pensée personnelle, plus de nuance : MARCHE OU CREVE ! Car ce qui n'est pas avec moi est contre moi ! Un beau drapeau rouge à croix gammée, et EN AVANT ! Et au pas ! Pour beaucoup, il faut le remarquer, c'est aussi l'idéal de la facilité, puisque tout sera mâché, pré-digéré, ordonné. Ne pas avoir à penser et se laisser guider est une solution de paresse intellectuelle, dénotant un manque d'imagination qui séduit beaucoup d'esprits fragiles ou simplets. Se laisser guider, avoir l'impression de ne pas avoir de responsabilité individuelle dans les actes collectifs, voilà qui est facile et qui entraîne loin !… Ce n'est pas mon cerveau qui a commandé à mon doigt d'appuyer sur la détente de l'arme qu'on m'a prêtée : c'est le parti ! et quand une balle de fusil est partie, c'est bien partie !… C'est sans doute une des raisons pour laquelle la caserne de " temps de paix ", l'enrégimentement, les " volontaires d'office " pour les plus basses corvées, l'adjudant-chef de carrière, ou le capitaine ambitieux d'un quatrième galon, ne m'auraient pas plu. Faire la guerre pour libérer son pays de l'occupation armée d'une puissance étrangère est une chose qui va de soi. Etre et rester militaire jusqu'à se laisser enrégimenter dans le " civil " par l'appareil politique d'un parti, en est une autre, trop orientée, donc trop dangereuse. Et aussi trop insipide dans son abrutissement collectif. L'être humain pensant, donc usant de son droit de raisonnement ou de critique, peut avoir ses colères, ses défauts, ses faiblesses, mais aussi de la TOLERANCE pour autrui. Un système aussi froidement impersonnel que le collectivisme d'Etat n'a pas plus d'âme qu'une machine. Un rouage grince ou s'use, on s'en débarrasse et on le remplace par un autre, sans faire de sentiment. La machine humaine est une antithèse née de cette sorte de monstre qu'est le parti unique, omnipotent, omniprésent, implacable de froideur. Et à part ses ordres indiscutables, irrévocables, il n'y a PAS DE PARDON. On devient vite " traître au peuple ", lequel bêle avec le troupeau, mais n'a pas voix au chapitre, contrairement à ce qu'on veut lui laisser croire. La musique et les paroles sont fournies. Malheur à qui chante faux ! Tu n'as qu'à suivre sur ton livre, élève studieux, du bout de ton doigt. Les Conseils d'Ateliers ou d'Usines, les meetings, les " Tribunaux du Peuple ", sont là pour donner le ton, par l'inflexibilité du CREDO, des lois édictées par le parti. Au besoin on fera un peu de spectacle de grand guignol en châtiant publiquement quiconque ose émettre une objection, même et surtout sensée, vite traitée de déviationnisme dégradant. Le choix de la punition diffère peu, quelle que soit la " faute " : l'asile psychiatrique, l'emprisonnement sans jugement, la déportation atroce ou la balle dans la nuque purement et simplement. " SUIS-NOUS AVEUGLEMENT ". Et tu auras ta récompense dans les honneurs insignes du Parti, au Comité Directeur duquel tu pourras entrer, dûment parrainé, si tu es capable d'obéissance aveugle. " MON HONNEUR EST MA FIDELITE " : telle est la devise des troupes d'élite du Parti. Les Waffen SS montrent l'exemple de l'obéissance jusqu'à la mort. Et le livre du Parti est catégorique : plus de patrie, plus de frontières, un seul drapeau rouge, un seul sigle : la SVASTIKA. Et un seul maître aussi qui saura te châtier ou te récompenser selon ton zèle, et pas souvent selon tes mérites… On enseignera la langue unique, pour mieux niveler les êtres et contrôler la pensée dans les régions conquises. Au besoin, on enverra tout un peuple hors de ses frontières, loin dans une autre contrée où la langue-maîtresse est seule admise et pratiquée. En une seule génération cette langue sera adoptée puisque seule admise et apprise à l'école. On repartagera les nations en provinces, en groupes ethniques divisés afin de démembrer les peuples et pouvoir donner, en récompense aux zélés serviteurs du Parti, des places de " Gouverneurs ". Donc, si tu deviens inconditionnellement un membre esclave du Parti, il se pourra que le Conseil Suprême te confie un de ces districts à gérer. Là, tu seras le seigneur, dans une vraie puissance féodale retrouvée. Ce sera le nouveau MOYEN-AGE : le progrès ! (MEIN KAMPF dixit !). Et le droit de grève sera interdit comme dans la nation-mère : la subtilité provient de ce que le Parti " offre " les usines et l'effort des travailleurs à la nation. Et que la grève, paralysant l'économie du pays, affame les travailleurs. On devient vite, à ce petit jeu là, un infâme saboteur, un traître au peuple ! Qu'il y ait encore des imitateurs dépasse mon entendement d'ancien déporté à BUCHENWALD ! Ou alors des millions de combattants pour la LIBERTE, des millions de camarades sont morts pour RIEN. Ou alors les jeunes sont politiquement mal informés et aveuglés par les slogans et les belles phrases creuses. Et c'est lamentablement tragique. Parce qu'on débouchera sur le même fanatisme que celui des Jeunesses Hitlériennes : le même pas de l'oie, les mêmes mots d'ordre abrutissants, la même saoulerie collective… au bénéfice de chefs d'orchestre cyniques !

UNIFORMES FELDGRAU… ET IMPRUDENCE DE JEUNESSE !

ALFORTVILLE " possède " une maison close, située en bas de la rue VERON, et bien naturellement elle est fréquentée par les soldats allemands de passage qui se ravitaillent en conserves de viande, à la fabrique d'un Italien installé rue VOLTAIRE. Aussi n'est-il pas rare qu'un camion de la WEHRMACHT stationne dans la rue VERON, devant l'établissement de " PLAISIR ". Nous avons décidé d'en dévaliser un. Après avoir noté la fréquence des arrêts, nous nous postons à proximité, avec la camionnette de JULIEN DAVEAU qui se range cul à cul derrière un de ces camions dont les occupants sont entrés dans le bar de la maison accueillante. Deux de nos amis restent en surveillance et, à quatre, nous soulevons la bâche arrière de la ridelle et nous grimpons à l'intérieur du camion non gardé… même pas un regard entre les rideaux du bar ce qui prouve bien que les soldats, tout à leur plaisir, ne se soucient guère de leur véhicule. Confiance mal placée : la preuve !… Il y a des caisses en bois, peintes en vert, avec des références cabalistiques incompréhensibles ?… Nous n'entrons pas dans le détail et nous attrapons une caisse par les poignées latérales. Elle est assez lourde. Nous nous hâtons de la mettre sur le plateau de la camionnette de JULIEN, puis nous en saisissons une autre qui subit le même sort. Ne voulant pas trop " tenter le diable ", nous arrêtons là notre vol. Nous repartons vite et nous allons dans le garage de la camionnette où nous déchargeons nos prises de guerre. En ouvrant les caisses, quelle n'est pas notre surprise d'y trouver des uniformes feldgrau… - Bonne prise, s'exclame JULIEN, cela nous permettra de nous déguiser et d'établir des barrages fictifs sur les routes secondaires où nous allons chercher des parachutages ! Et d'essayer les uniformes, et de s'esclaffer en nous regardant mutuellement… Naturellement l'idée fut mise à l'épreuve, et nous réaliserons des barrages de sécurité assez convainquants à l'avenir. En attendant, profitant d'un séjour dans les bois, où nous avons creusé des caches bien camouflées, nous faisons une chose très imprudente : nous prenons une photographie du Groupe-Franc, dont la moitié est habillée de vert-de-gris. Heureusement jamais les sbires de la GESTAPO ne purent s'en saisir… Et je la retrouverai plus tard, en revenant des camps de concentration. Il faut dire que nous étions jeunes et quelque peu inconscients de certaines imprudences. LE GARS DES CHANTIERS DE LA JEUNESSE MAURICE JOURDE est un grand gaillard, bien charpenté, et au demeurant un agréable compagnon. Je suis tout éberlué de le rencontrer, déambulant, hilare, dans les rues d'ALFORTVILLE, habillé de pied en cap en uniforme britannique… ! -Que veux-tu, j'ai rencontré dans la campagne, lors d'un récent déplacement un soldat anglais évadé. Comme il parlait un peu le français, il tentait de gagner la frontière espagnole. Ayant constaté que nous étions de la même taille je lui ai échangé nos habits, ainsi il passera mieux inaperçu… -Oui, mais toi, maintenant, on te remarque dans le paysage… -Pas tant que tu peux le croire. Beaucoup de gens m'arrêtent et me demandent si je suis bien nourri et si je me plais à mon Chantier de Jeunesse. N'importe comment, je ne vais pas pousser la plaisanterie plus longtemps et je vais me remettre en civil. Il n'empêche qu'il ne passe pas inaperçu ce jour-là à ALFORTVILLE ! GRENADAGE C'est le soir. Nous avons décidé de secouer un peu le calme qui endort le Soldatenheim du pont de CHARENTON. C'est un restaurant réquisitionné avec son hôtel, juste au coin de la chaussée, côté rive gauche de la MARNE. La rue qui longe le quai, partant du pont, descend en pente raide et nous en profitons pour mettre notre programme au point. Nous sommes quatre à bicyclette, dont un porteur d'une grenade quadrillée. Tous les quatre nous sommes armés de pistolets 9 mm de parachutage, en cas de nécessité cela servira à couvrir notre retraite. Sur la façade du restaurant qui fait face à la MARNE, il y a une vaste baie vitrée, juste au début de la descente de la rue qui longe le quai. C'est notre objectif. Il est l'heure des sorties d'usine et c'est bientôt l'hiver, nous faisons de petits nuages à chaque respiration. Bientôt les rues seront remplies de vélos semblables aux nôtres, c'est-à-dire avec un phare réduit à une simple fente de un centimètre de large, le garde-boue arrière peint en blanc sur la moitié inférieure, et une plaque d'immatriculation à lettres noires sur fond jaune. Notre parfaite connaissance du dédale des petites rues permet théoriquement une retraite facile. Nous arrivons dans le noir, venant du pont et nous tournons à gauche pour passer devant la baie vitrée, éclairée, du restaurant. Nous ralentissons alors et le copain chargé de la grenade défensive nous précède. Il s'arrête, juste le temps de dégoupiller son engin et d'une grande envolée du bras, il le jette contre le vitrage qui cède avec fracas. Nous partons alors pour un sprint échevelé dans la descente. BOUM ! Derrière nous retentit l'explosion et nous pédalons à toute vitesse. Puis, sur le plat, nous nous engageons dans les petites rues et nous nous mêlons à la circulation cycliste. Apparemment nous avons réussi sans être immédiatement poursuivis, donc nous sommes saufs. Nous rentrons bientôt à ALFORTVILLE sans encombre. Mission accomplie. SABOTAGE DE " TRANSFO " D'INTERET STRATEGIQUE Le poste de transformateur-électrique que nous visons, alimente les usines de VITRY et IVRY et notamment la S.K.F. (roulements à billes, si utiles pour les véhicules, chars d'assaut et avions). Naturellement il est gardé et entouré d'un haut grillage dont les piquets sont garnis, en haut, de fils de fer barbelés courant tout le long de la clôture. De plus, des lampes éclairent de place en place. JEAN GLOAGUEN, ROBERT PRETAT et MAURICE BEAUDIERE rampent avec moi dans l'herbe mouillée, en direction d'un angle de l'enceinte grillagée. Nous disposons chacun d'un pistolet 9 mm de parachutage, de deux grenades défensives. De plus nous sommes chargés de pains de plastic, avec les détonateurs mis en place et de mèche lente de couleur blanche, ce qui est complètement absurde car cela se repère facilement, même la nuit !… Un regard à droite et à gauche et nous nous attaquons, à la pince coupante, au bas du grillage d'enceinte. Le bruit de sectionnement des mailles semble claquer bien sèchement à nos oreilles et nous en avons le coeur qui bat… Entre deux tours de ronde, selon notre observation, nous nous glissons dans l'ouverture étroite pratiquée dans ce grillage et là, courbés, nous avançons le plus vite possible. Enfin nous sommes à pied d'oeuvre, c'est-à-dire au pied des engins électriques formant des monoblocs et d'où partent des câbles. Nous fixons vivement, mais soigneusement, les charges explosives avec du chatterton noir, toujours sur le qui-vive. J'oublie de préciser qu'à l'extérieur de l'ouvrage, nous avons un groupe de six amis qui sont chargés de faire diversion, le cas échéant… Mais tout semble calme. Nous allumons le cordon de mèche lente qui nous donne cinq minutes de battement, puis nous nous retirons aussi vite que nous nous sommes introduits dans la place. Nous rejoignons nos camarades et nous nous fondons dans l'obscurité. Arrivés à trois cents mètres de là, nous nous arrêtons et nous observons… Le poste de garde laisse filtrer une lumière, mais rien ne bouge qui paraisse susceptible de découvrir, pour le moment, les traces de notre effraction… Et soudain ça explose, des gerbes de flammes s'élancent vers le ciel. Une sirène retentit. Nous partons alors en courant vers les deux voitures qui nous attendent et nous démarrons sur les chapeaux de roues. Encore un sabotage qui retardera l'effort de guerre ennemi pour un temps assez court, soit, mais qui laisse planer une menace constante sur les nerfs des occupants. Nous rejoignons le garage et ensuite nous nous séparons, satisfaits de notre mission menée à bien. Je rentre chez mes parents juste avant l'heure du couvre-feu, retrouvant l'ambiance familiale chère à mon coeur. Bien sûr nous vivons une époque extraordinaire et je prie le Ciel que maman et papa ne connaissent que beaucoup plus tard les " exploits " guerriers de leur jeune fils, afin que rien ne les atteigne !… Je ne me doutais pas de la suite…

LE TERRIBLE BOMBARDEMENT MEURTRIER DU 31.12.1943

Il fait un temps splendide et le soleil hivernal resplendit dans le ciel bleu. L'air est vif. Nous sommes le 31 décembre 1943. Soudain, en pleine matinée alerte aux avions Alliés ! Les sirènes parisiennes ululent lugubrement, bientôt suivies du grondement, allant en s'amplifiant, des vagues de bombardiers. Je suis au bureau, boulevard MONTMARTRE. De la rue, on peut voir les points brillants de dizaines et de dizaines de forteresses volantes, entourées par les petits nuages noirs de la FLAK. L'artillerie antiaérienne allemande est déchaînée. Là-haut, à plus de huit mille mètres d'altitude, les formations d'appareils américains défilent en paquets serrés, suivies des longues traînées blanches de condensation des moteurs dans le froid de l'hiver. Ça a l'air d'être sérieusement pour la région parisienne. Et c'est le lourd roulement du tapis de bombes qui explosent, au sud-est de PARIS, semble-t-il. Je pense à mes parents et, à tout hasard, je téléphone au commissariat de CHARENTON, sachant qu'ils dominent la cuvette formée par la réunion de la SEINE et de la MARNE. Un agent me répond que tout le secteur d'IVRY-ALFORTVILLE est sous la fumée des explosions et que les communications sont d'ailleurs coupées avec ces deux cités ou-vrières… Il semblerait que c'est l'usine de la S.K.F. (roulements à billes) qui est visée. Ce qui ne me rassure pas, car on connaît la tactique de l'U.S.A.-AIR FORCE : pour ne pas risquer de manquer l'objectif, ils commencent à lancer leur tapis de bombes deux kilomètres avant, pour terminer deux kilomètres après… sur autant de largeur de tir… Je demande à monsieur VITRY l'autorisation de partir plus tôt et je prends bien vite le métro jusqu'à CHARENTON-ECOLES, ce qui me fait une bonne demi-heure de trajet. Je sors du métro et, arrivé à la passerelle du chemin de fer, au-dessus de la gare, j'ai un coup d'oeil sur le secteur : effectivement des fumées s'élèvent de partout. Je prends les passerelles d'ALFORTVILLE, au-dessus du canal et de la MARNE et j'arrive au bas de la rue VERON qui est très longue. Partout on piétine dans le verre brisé, des fils électriques traînent à terre. Le souffle des explosions s'est fait sentir jusque là, en rive droite de la SEINE, alors que les usines de la S.K.F. sont en rive gauche… Bien vite, j'arrive à la maison qui semble intacte. Maman est là, donc tout va bien de ce côté. Mais que j'ai eu peur pour elle, avec la masse voisine des deux énormes gazomètres qu'un chapelet de bombes a encadrés, sans dommage, heureusement. C'est que nous habitons juste en face de l'entrée de l'usine à gaz, objectif ô combien vulnérable. Je vais faire un rapide tour jusqu'à la SEINE. Là, tout le quartier a été sévèrement touché et les maisons d'habitations éventrées se suivent. Un nuage de poussière de plâtre et de plumes d'édredons voltige au-dessus de ce désastre. Des conduites d'eau éventrées fusent en geysers. Un homme gît, là, sur le trottoir, décapité, dans une large mare de sang. Je suis vraiment atterré de tant de dégâts et de tant de victimes… et encore, la plupart des ouvriers sont à leur travail. En pleine nuit cela aurait été bien pire ! Naturellement, nous nous réunissons dans la soirée avec mes camarades. Et nous ne pouvons que faire un constat douloureux d'impuissance devant tant de destructions parmi la population civile. I.l faut dire que la masse d'habitation encastre les usines. Tout est imbriqué, car rien n'a été prévu pour éloigner les maisons des industries. Au contraire ! Car, en temps de paix, il est bien agréable de n'avoir pas loin à aller pour se rendre sur les lieux de son travail… Un contremaître S.K.F. de nos amis, LE GOFF, fait son rapport et déclare " grosso modo " l'usine touchée à quinze pour cent !… Nous allons envoyer une vacation radio bien sévère et nous commençons à caresser le projet de faire sauter l'usine S.K.F. par nos propres moyens, afin d'éviter le retour d'un tel écrasement de la population civile, inévitable dans ce contexte de l'imbrication ateliers-habitations. Nous allons faire le recensement de nos moyens en explosifs. Avec des complicités dans la place et la population préparée psychologiquement, ce n'est pas impossible. Il ne nous reste plus qu'à faire remonter sur PARIS un gros stock d'explosifs et de matériel de parachutage, notamment du cordon instantané, des crayons allumeurs, des clams. C'est ce à quoi nous allons nous occuper pendant tout le mois de janvier 1944. ET LE GRAIN DE SABLE SE GLISSE DANS LA MACHINE Et voici février 1944. Nos camarades des ex-A.J. (Auberges de la Jeunesse, d'obédience communiste) font un bon travail de leur côté. Nous coopérons souvent en bons termes. Les jeunes communistes ne sont pas complexés par le jeu politique compliqué de leurs aînés. Ils font de la Résistance en français avant tout ! Ils se sont surtout spécialisés, dans le secteur, par de nombreuses distributions et affichage de tracts, et par des prises de parole dans les cinémas, ce qui exige des équipes de protection bien armées et fournies en armes facilement camouflables. Aussi font-ils, comme nous, de la récupération d'armes individuelles. Notamment en attaquant les agents de police rentrant chez eux, afin de les soulager de leur pistolet réglementaire. Pour cela, ils nous empruntent de temps à autre un pistolet ou un Colt à barillet ou deux. Ce jour-là étant un dimanche matin, jour de marché, on frappe à la porte. Se présentent deux jeunes gens, un que je connais très bien comme AJiste et un inconnu. Celui-ci m'est présenté sous le pseudonyme de PATRICK. Un peu plus âgé que la moyenne d'entre nous, le visage sérieux. Il désire le prêt d'un revolver afin de désarmer un policier dont il connaît les habitudes, paraît-il. N'ayant pas d'arme cachée à la maison de mes parents, je les emmène jusque devant l'immeuble où les parents de mon camarade DANIEL DAGORNE tiennent une boutique de Cours des Halles. En quelques mots je mets DANIEL au courant et il va dans l'arrière-cour dans le hangar à cageots de légumes de ses parents, où est caché un revolver. Il le glisse sous son pull-over, dans la ceinture de son pantalon et il revient. Il passe la tête par la porte cochère du corridor de l'immeuble et nous hèle. Nous entrons dans le couloir et nous refermons la porte de la rue. Là, dans la pénombre de l'escalier, l'arme change rapidement de mains. Nous ressortons et nous nous séparons d'ailleurs assez rapidement, après avoir pris congé d'une rapide poignée de mains. Je ne sais définir pourquoi, mais d'instinct, à partir de cette minute je n'ai pas confiance en ce PATRICK. J'en reparlerai avec DANIEL qui a la même impression de malaise. D'accord, c'est un inconnu, nouveau venu dans le secteur. Mais il nous a été présenté par un ami, qui en répond au nom de son parti… alors, peut-être sommes-nous seulement méfiants parce que c'est la première fois qu'on le rencontre?… UNE BIEN CURIEUSE COINCIDENCE Un peu plus tard, cette première prise de contact a une suite. Le dénommé PATRICK vient me chercher, seul cette fois, afin de me proposer un autre marché, après m'avoir rendu l'arme comme convenu. Il souhaite, pour son groupe, avoir quelques fusils pour compléter l'armement de combat, en prévision d'un futur débarquement des Alliés. On en parle, il est vrai, de plus en plus, de ce débarquement libérateur et d'une levée en masse des volontaires de la Résistance pour le jour J ! PATRICK voudrait que je lui présente quelques amis de mon groupe et il insiste pour savoir combien nous sommes… afin de faire du bon travail ensemble. J'élude ses questions et remet à plus tard ce genre de réunion. Après tout, nous ne sommes pas dans un salon mondain. En attendant, nous prenons rendez-vous une fin d'après-midi, au coin de la place de la Mairie et de la rue de l'Eglise.

(Cf édition écrite)

Rémy CARON et Denis GUILLON en 1944

Ce que je ne lui dis pas, c'est que j'ai choisi cet endroit parce que, premièrement, on peut y arriver ou en partir par plusieurs directions et que, deuxièmement, c'est dans les dessous de la scène du patronage catholique qu'est caché un dépôt d'armes, dont un camarade, ROGER, est responsable. N'étant pas baptisé, je ne fréquente pas ce patronage mais, dans mon Groupe-Franc, j'ai quelques amis qui en font partie. Non seulement pour y jouer des pièces de théâtre, mais aussi pour sa fameuse équipe de basket, la St Charles d'ALFORTVILLE plusieurs fois championne de FRANCE, donc de grande renommée sportive. ROGER, qui s'occupe plus particulièrement de la machinerie, décors et éclairages de scène, a aménagé une cachette dans la partie réservée à l'Electricité de Plateau : " Défense d'entrer. Danger de mort "… De plus, il habite rue Louis Blanc, face à l'intersection avec la rue de l'Eglise et a, de ses fenêtres, toute la rue à sa vue jusqu'à la place de la Mairie, peu éloignée d'ailleurs, la rue de l'Eglise étant assez courte. Un autre ami, et non pas des moindres, y habite aussi, il s'agit de CAMILLE DEVOREST, mon brillant second, un garçon très courageux. Donc, juste un peu avant l'heure du rendez-vous avec PATRICK (qui doit venir avec une voiture et des copains afin d'emmener le lot d'armes) nous passons par la rue Louis Blanc chercher ROGER qui détient les clés de la salle du patronage. Celui-ci nous reçoit très ému. Il nous dit de monter avec lui au premier étage et là, de la fenêtre de sa chambre, nous voyons nettement trois hommes, en imperméable et chapeau mou, faire les cent pas au coin de la place de la Mairie et de la rue de l'Eglise. Mais pas de PATRICK. La distance étant à peine de deux cents mètres, on ne pourrait pas ne pas l'apercevoir ! Alarmés, nous envoyons l'un de nous faire un crochet par la rue de Villeneuve, jusqu'à l'autre coin de la place de la Mairie. Il a tôt fait de revenir, tout pâle : pas de PATRICK, mais une traction-avant de la police allemande qui est arrêtée le long du square. Nous annulons alors l'opération et nous nous dispersons. Le lendemain, visite à domicile de PATRICK qui déclare n'avoir pas pu arriver tout à fait à l'heure à cause d'ennuis de moteur, mais qui soutient être arrivé dix minutes après nous et n'avoir rien remarqué d'anormal… Je décide alors de m'en tenir là et d'espacer mes relations avec ce garçon. Il y a des coïncidences malheureuses, alors n'insistons pas jusqu'à ce qu'elles deviennent tragiques ! LES SECOURISTES DE LA CROIX-ROUGE SONT REPERES! Quelque temps après, nous apprenons qu'en raison des bombardements qui peuvent se reproduire sur le secteur IVRY-ALFORTVILLE-MAISONS-ALFORT, le Centre de Jeunesse du Maréchal PETAIN ouvre également un Centre de Secouristes de la CROIX-ROUGE Française. Nous y adhérons en masse et passons des cours de premiers soins d'urgence à donner aux blessés. Ce n'est pas inutile, et en même temps cela donne droit à un brassard de Secouriste CROIX-ROUGE ainsi qu'à un laissez-passer pendant les heures de couvre-feu… Intéressant, n'est-ce pas ? Et qui voyons-nous débarquer là : le fameux PATRICK suivi de ses copains des A.J. Autant dire tout de suite que je les avais mis au courant de mes constatations et qu'ils sont assez grands pour veiller sur eux-mêmes, suivant le bon principe qu'un homme averti en vaut deux. Les jeunes Ajistes prétendent qu'à l'épreuve PATRICK se montre à première vue honnête, courageux dans l'action et, qui plus est, jeune père de famille, ce qui attendrit plus d'un. Mais le jeu devient bien dangereux… Le Centre des Jeunes du Maréchal PETAIN est installé près de la place JEAN JAURES, rue de Villeneuve, dans une ancienne banque réquisitionnée. Il offre un alibi de première grandeur à nos réunions de jeunes. Les pétainistes forment juste un petit noyau, mais c'est nous autres " Secouristes " qui les noyautons à présent. Et c'est ainsi que nous avons un Centre Officiel, ce qui est un comble de l'ironie pour des jeunes aux activités plutôt clandestines ! Dans la salle de réunion trône le portrait géant du noble vieillard, et cela n'enlève rien au sérieux que nous mettons à suivre nos cours de Secourisme, jusqu'à obtention du diplôme. Puis un jour, je trouve dans la boîte aux lettres un avis d'avoir à me présenter à la mairie, bureau de monsieur FREY, adjoint au Maire, chargé des Jeunesses Pétainistes, " pour affaire me concernant "… J'en avise mes amis et CAMILLE DEVOREST est convoqué le même jour que moi et à la même heure. Nous nous rendons ensemble à la convocation, non sans gardes du corps postés aux alentours de la mairie, on ne sait jamais… Reçus à l'heure par sa Secrétaire, nous nous trouvons en face de Mr FREY qui nous déclare sans ambages qu'il est au courant de nos activités et qu'il se peut que nous soyons le jouet d'illusions entretenues par des aînés criminels qui se servent de nous à des fins partisanes. Comme nous jouons un peu trop les demeurés, l'adjoint au Maire sort de son bureau une feuille dactylographiée et nous la lit. Nous découvrons avec horreur que la plupart des noms cités sont effectivement ceux de nos copains, mais qu'aussi la liste cerne de près l'effectif AJiste du Centre des Secouristes de la CROIX-ROUGE. Il conclut en nous demandant de bien réfléchir, car notre destin est entre ses mains et qu'il souhaite que nous abandonnions nos criminelles activités, incompatibles avec le rapprochement franco-allemand et l'Europe Nouvelle. En tout cas, si nous persistons, il nous dit être indignes d'être " Secouristes du Maréchal " et, en ce cas, de démissionner. CAMILLE se lève alors et jette : - Français avant tout, je préfère donner ma démission tout de suite ! Je me lève aussi, l'entretien a tourné court, nous sortons sans être inquiétés pour le moment. Une fois réunis, nous décidons d'alerter LONDRES par radio et signaler le danger, afin de lui faire donner au moins un sérieux avertissement. En fait d'avertissement sérieux, le matin du 21 mars 1944, jour du printemps, la Radio de Paris annonce que l'adjoint au Maire FREY, de la mairie d'ALFORTVILLE, a été exécuté par des terroristes que l'on recherche activement. PREMIERE ARRESTATION DE GROUPE A ALFORTVILLE Au Centre CROIX-ROUGE, les Secouristes se réunissent. Ce n'est pas notre jour, aussi ceux de mon Groupe-Franc n'y figurent pas… et c'est une chance ! En pleine séance, on entend un roulement sourd de camions qui stopent devant la banque réquisitionnée. Du premier sortent des soldats allemands qui cernent la portion de rue comprise entre la place JEAN JAURES et le Centre du Maréchal PETAIN. Du second véhicule descendent trois policiers en civil de la Gestapo, dont un interprète, tenant une liste à la main. Ils entrent dans la salle de réunion et procèdent à un appel nominatif. Ceux qui font partie effectivement des Jeunes du Maréchal sont alignés contre un mur. Les autres, c'est-à-dire les ex-Ajistes, sont dirigés vers les camions et embarqués de force, solidement encadrés par les soldats allemands. Ainsi ce sont une vingtaine de garçons et filles qui sont arrêtés par la Gestapo. Ma mémoire me trahit quand aux noms de tous ceux qui furent pris ce jour-là, mais il y eut notamment les frères MULLE, ROGER LALY, MIREILLE KINNEN, ALPHONSE DEHEDIN, PAULETTE (dont je ne me souviens pas du nom) et j'en passe. La nouvelle fait vite le tour d'ALFORTVILLE et j'en suis avisé dans la soirée par un ancien camarade d'école. Vraiment cela nous consterne et nous craignons pour la suite… ARRESTATION MANQUEE Le samedi matin 1er avril 1944. Au bureau Bd MONTMARTRE, le matin, je suis appelé au téléphone par maman qui m'appelle d'un café. D'une voix transformée par l'émotion, elle m'annonce " qu'elle a eu de la visite pour moi "… Je comprends à demi-mots qu'il est temps de disparaître. J'explique carrément mon cas à monsieur VITRY et je fais mes adieux à mon jeune patron si compréhensif et à sa secrétaire si sympathique. Mon intention est d'aller trouver mon père à son travail au GAZ de Paris, rue CONDORCET. Je descends les marches de l'entresol et, quand j'arrive dans le large couloir d'entrée, je croise deux individus en gabardine et feutre mou qui montent l'escalier menant au bureau de PUBLICITE ARTISTIQUE. Vivement je me glisse dans la rue, puis dans le Métropolitain. Ce fut une matinée épique et un peu une histoire de fous : j'arrive aux bureaux du GAZ de Paris et j'explique la situation à papa. Puis nous prenons le chemin d'ALFORTVILLE, pas fiers ni l'un ni l'autre. Ce faisant, les agents de la Gestapo, qui avaient demandé à maman l'adresse de mon travail et ne m'y trouvant pas, repartent à fond de train à ALFORTVILLE et demandent l'adresse de travail du père. Ils repartent à PARIS et, naturellement n'y trouvent plus personne. Grosse colère !… Entre temps, papa et moi sommes arrivés par le métro à la maison et nous emmenons maman rue Marcel Sembat, chez des amis marbriers qui nous proposent de nous cacher un peu, le temps de trouver une solution. La Gestapo, revenue à notre domicile et peut-être dans l'intention d'arrêter maman en otage, se casse le nez devant la porte fermée. Toute la famille a disparu… et pourtant pas loin… à cent mètres à peine ! Ce petit jeu nous a mené jusqu'à midi passé et là, l'absurde rejoint le réel : ces messieurs de la Gestapo observent la trêve du week-end… ! Ils laissent sur la porte un mot m'enjoignant de me constituer prisonnier le lundi 3 avril à 9 heures du matin à leurs bureaux de la rue des Saussaies, sinon ils prendront mon père comme otage. - Dimanche 2 AVRIL 1944 : Nous avons tourné et retourné le problème dans tous les sens. Il est évident que papa, s'il disparaît dans la nature, perd sa place au GAZ tant que dureront les hostilités : donc plus d'argent pour vivre ! D'autre part, nous n'avons pas d'avance et Dieu sait combien de temps il faudra encore jouer les fugitifs, avant une Libération qui n'est encore que problématique. Et où aller sans compromettre personne, à trois ? Aucune solution immédiate ne se présente et ça urge !… Argent, retraite sûre, faux papiers, carte d'alimentation, quel casse-tête ! Papa, mon grand bonhomme de père, tu as eu ta part de souffrances, tu as eu ta grande guerre 1914-1918… Je ne te vois pas maintenant être encore emprisonné à ma place, par-dessus le marché !… Maman, toi, tu n'y survivrais pas et ce n'est pas la place d'une mère… Il ne me reste donc plus qu'à prendre mes responsabilités en homme. Advienne que pourra, c'est décidé, demain je me constituerai prisonnier. - LUNDI 3 AVRIL : MA REDDITION-RESIGNATION Papa a tenu à m'accompagner. Nous prenons le métro et, stupeur, j'y rencontre le dénommé PATRICK, pas perturbé pour deux sous, relax sur son siège de métro. Je l'interroge : - Comment ? Tu n'as pas été arrêté avec les autres ? - Eh bien non, car je suis arrivé un peu en retard et, quand j'ai vu l'attroupement, j'ai fait vite demi tour. Voilà… Décidément ce garçon est l'heureux bénéficiaire de curieuses coïncidences et il n'a même pas l'air de se soucier de changer d'air. Naturellement je ne lui révèle pas où je me rends ce matin… Il descend à une station de correspondance et c'est tout. Préoccupé, je n'attache qu'une minime importance à cette rencontre. Ce que je joue ce matin c'est ma liberté, c'est peut-être ma vie ! Il fait beau dans les rues lorsque nous arrivons dans le quartier de la rue des Saussaies. Un grand drapeau noir frappé du sigle S.S. en blanc argenté orne le fronton de l'entrée. Sentinelles casquées et armées bien sûr. Une allée et venue de voitures, de civils affairés, c'est un centre d'opérations très actif que nous découvrons. A un guichet d'accueil et de renseignements, je tends ma convocation. On me demande ma carte d'identité et on me la garde. Un planton va nous accompagner papa et moi dans les étages. Une porte de bureau où le soldat frappe. Un grand gaillard en civil passe la tête, puis il vient dans le couloir à notre rencontre. Il m'attrape par un bras. J'embrasse vivement papa. Celui-ci fait mine d'entrer avec moi. - Non monsieur ! Votre fils seulement nous intéresse. - Quand le reverrai-je ? - Peut-être ce soir, peut-être jamais… Maintenant partez ! Et nous sommes séparés. Je suis poussé dans la pièce où se trouve un autre civil, assis devant un bureau. On me fouille soigneusement. Innocent que je suis j'ai apporté ma gamelle pour le repas de midi. Elle est visitée aussi. Et cela les fait beaucoup rire… Puis on me pousse dans une petite pièce attenante en me disant d'attendre. Il y a là une jeune fille qui m'est inconnue et elle me demande doucement pourquoi je me trouve là ? Je lui réponds que je n'en sais rien. Elle n'insiste pas. Nous restons silencieux à attendre. En examinant discrètement ma compagne, je me fais la réflexion que, pour une prisonnière, elle est un peu trop bien habillée, nette, avec des bas et des chaussures de ville impeccables. Alors je me méfie un peu plus et je me tais. La porte s'ouvre. La jeune fille est appelée. Un petit moment après c'est mon tour… " L'INTERROGATOIRE " A partir de là, j'entre dans le premier cercle de l'enfer nazi. On me demande si je parle et comprends l'allemand. Sans réfléchir, je réponds que non, je n'ai appris que l'anglais à l'école. Cela me vaut une énorme gifle qui me sonne la tête. Et puis c'est l'interrogatoire d'identité. Je me tiens debout devant le bureau. Un homme tape à la machine, un autre est assis, un troisième debout à mes côtés fait l'interprète. Je remarque dans un coin de la pièce un amoncellement de tracts et une mitraillette STEN appuyée au mur. Sûrement le résultat d'une perquisition. Et soudain on entre dans le vif du sujet. On me demande si je connais les auteurs du meurtre de l'adjoint au Maire FREY. Sur ma réponse négative, je reçois une volée de coups dont un qui me démet presque la mâchoire. J'en garderai toute ma vie les séquelles. Je titube un peu, groggy… Puis le type assis au bureau se lève et s'avance vers moi. - Retires ta veste et ton pull-over, me dit-il. Il prend un nerf de boeuf qui traîne sur le bureau et s'en frappe l'intérieur de la main en cadence. Il continue : - Maintenant il est inutile de nier. Nous avons arrêté un nommé PATRICK, il y a déjà une semaine et il a tout raconté. Tu as un complice nommé DANIEL DAGORNE. Avec lui, vous avez remis un revolver SMITH & WESSON au dénommé PATRICK dans le couloir de la maison DAGORNE, un dimanche matin, jour de marché, exact ? Et machinalement je commence à réaliser tout ce qu'il y a eu de louche dans le comportement de ce nommé PATRICK. Alors je réalise qu'il est inutile de nier ce fait et j'avoue, complètement dépassé. J'essaie de minimiser en affirmant que l'arme était hors d'usage et ne pouvait servir qu'à effrayer… Je n'aurais pas dû avouer cela… Détention d'armes… Peine de mort… Une grêle de coups interrompt mon discours. Comme d'instinct je me pare, l'autre policier me retient par un bras qu'il coince sèchement. J'ai le dos en feu et ne peux retenir des gémissements. Et puis il y a une petite trêve et on me lit une liste de noms qui sont tous ceux de mes camarades. Seulement, ce que les flics allemands ne pouvaient prévoir, c'est qu'il s'agit aussi de la liste quasi-complète de la dernière classe du cours complémentaires à être inscrits sur les registres de l'Association Amicale des Anciens Elèves. Donc je reconnais "bien connaître " tous ces jeunes gens, obligatoirement mais en tant que camarades d'école uniquement ! Flottement… J'insiste là dessus et bizarrement ils ne persévèrent pas dans cette voie. Mais ils remettent çà avec des questions sur la Résistance et notamment quels sont les chefs qui nous encadrent. Là,je joue carrément l'idiot et je ne démords pas de mon système : - Nous sommes des étudiants, sans plus, et notre résistance est un mouvement politique anti-nazi. Cela déclenche une crise de rage folle et je suis injurié en allemand, les hurlements de ces messieurs sont ponctués de coups violents et notamment je reçois un coup de crosse de pistolet à gauche du front qui m'ouvre la peau. Je me mets à saigner comme un boeuf. J'ai peur, je l'avoue humblement, je crève de trouille et cependant je me rends compte que, vue ma jeunesse, ils n'ont pas grand chose contre moi et ne considèrent pas comme du gibier important. Je suis classé étudiant faisant parti d'un groupe autonome de résistants, sans plus. Seul mon aveu concernant le revolver est dangereux pour moi ! Heureusement qu'ils ne connaissent pas le dixième de la vérité sur mon compte… Curieusement, tout ce qu'ils semblent savoir, mais alors là avec certitude provient de l'époque où j'ai été mis en relation avec ce PATRICK… Ainsi on arrive à mettre sur le tapis l'histoire de la livraison du fusils heureusement ratée. Là, je nie farouchement. Je sais que je serais fusillé s'ils avaient une certitude. Et la grêle de coups continue. Je me démène tellement qu'ils me passent les menottes par dessous un tabouret et ainsi je suis appuyé sur le ventre, offrant mon dos aux coups de trique. Là, çà ne va plus du tout et je hurle tant que çà peut. Cela ne change rien mais çà soulage ! Du coup, on me met le capuchon de la machine à écrire autour de la tête que l'un de mes tortionnaires enserre entre mes cuisses. Et ils tapent, ils tapent, et j'étouffe sous ma cagoule improvisée. Alors, perdant la tête, affolé, je mords à pleine dents, à travers le tissus, la cuisse de mon bourreau. Il me lâche en jurant et je pars au sol, à moitié évanoui. Lorsque je reprends mes sens, c'est pour m'apercevoir qu'on m'a enlevé le capuchon, mais en revanche, à tant recevoir des coups de trique sur les fesse mon sphincter anal n'a plus joué son rôle et j'ai fait dans mon pantalon. Ils se moquent de moi et se bouchent le nez. On me traîne dans le couloir à une salle d'eau où je me nettoie tant bien que mal. Et je retourne au bureau des supplices, trempé, saignant et meurtri, la chemise et le pantalon déchirés. Et çà remet çà ! Cette fois, en finale, on me réinterroge à propos des meurtriers de FREY. Je nie farouchement connaître quiconque. Le chef de mes tortionnaires allume un cigare et donne un ordre. On m'enserre les bras. Il me prend la main gauche et, soudain, il appui le bout incandescent de son cigare sur mon poignet. C'est atroce. La brûlure me fait crier : Maman ! Ils ricanent et toujours ils s'expriment en allemand. Je suis ahuri de coups, hébété, sonné. Je m'évanouis à nouveau et tombe sur le sol… Et j'urine du sang… Lorsque je reprend connaissance un policier s'agenouille auprès de moi avec un SMITH & WESSON à la main et me l'applique sur la tempe. Il a un air qui n'augure rien de bon. - C'est tout ce que vous méritez vous autres, les terroristes ! me dit il. Je ferme les yeux et j'adresse fermement une dernière pensée à mes parents. Rien ne se produit. On me relève et on m'asseoit devant le bureau. - Signes ici, me dit le chef en m'indiquant le bas d'une page dactylographiée. Je tente de lire et je m'aperçois que le texte est rédigé en allemand. Je m'en étonne et affirme ne pas pouvoir comprendre. - Ça ne fait rien, signes quand même ou on remet çà ! J'appose un paraphe très fantaisiste et très tremblé sans doute. Il me semble qu'il y a des heures que je suis ici. Je suis vidé, sans force. Ma seule consolation est de n'avoir pas divulgué un seul nom utile à mes bourreaux. On me fait alors descendre un escalier, on passe dans la cour d'entrée et là on me propulse dans une grande salle où il y a un peu de paille et… quelques détenus comme moi, en piteux état. On attend longtemps. Puis arrive un fourgon cellulaire escorté d'une RENAULT de la police parisienne. Ces deux véhicules sont occupés par des agents de police en uniforme, mitraillette STEN au poing, menaçants, prêts à tirer au moindre prétexte. On nous donne l'ordre de monter dans le fourgon cellulaire où nous sommes bouclés à un par alvéole. Puis nous démarrons, suivis de la RENAULT, et c'est la traversée de PARIS jusqu'à la prison de FRESNES. LA PRISON DE FRESNES, CELLULE 141, 3ème DIVISION, 1er ETAGE : On sent que l'accueil à la prison est routinier. Après avoir vidé tout ce qui est au fond de mes poches, puis bracelet-montre, lacets de chaussures et cravate, on est inscrit sur un registre. On nous donne deux couvertures, une gamelle, une assiette en fer et une cuillère. On nous prend nos empreintes aussi. Et nous marchons, sous escorte allemande cette fois ci, à travers un dédale de couloirs et nous nous arrêtons au rez de chaussée d'un bâtiment où nous sommes mis à trois par cellule. Cellules d'attente en prévision de notre classement par catégorie : Politiques, résistants, otages. Je tombe sur deux grands gaillards d'aviateurs américains, encore en tenue de vol. L'un d'eux à ses bottes de vol à la main et il marche sur ses pansements. En effet, ils sont tombés en montagne, dans la neige et il a les orteils gelés. De sous ses bandes de gaze qui lui montent à mi-mollets, il extrait un petit paquet d'allumettes plates et un paquet de CAMEL où il en reste deux ou trois. Nous fumons la même cigarette à trois et c'est un geste de camaraderie qui me touche beaucoup, après l'épreuve que je viens de surmonter rue des Saussaies. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi ces deux aviateurs, qui ne parlent pas un mot de français, ni d'allemand d'ailleurs, se trouvent embarqués dans la même galère que nous, car ils ne sont manifestement pas en mission d'espionnage. Alors pourquoi ne sont-ils pas dirigés sur un camp de prisonniers? A force de questions je finis par comprendre, malgré leur accent nasillard très prononcé qu'ils ont été hébergés par des fermiers et qu'ils n'ont pas été découverts tout de suite. Veut-on leur faire payer le geste généreux de quelques Français courageux ? Nous restons longtemps à attendre. L'après midi passe. Soudain des bruits de clés et on nous ouvre. - Laissez les affaires ! allez à la douche ! vite ! déshabillez vite ! Tout nus, nous parcourons une vingtaine de mètres et nous nous trouvons agglomérés à une file d'attente devant les douches. Avec stupeur, j'aperçois DANIEL DAGORNE. Vite nous nous serrons la main et nous résumons notre journée. Plus jeune que moi, il a été arrêté à l'école VICTOR HUGO directement ce matin, puis le cirque identique… Nous comparons nos dos et, du cou aux fesses, ce ne sont que stries jaunes, bleues, marrons. Les deux aviateurs sont écoeurés par les traces de ce traitement sauvage et sont très impressionnés par notre jeune âge et le traitement qu'on nous a fait subir. En résumé, il se trouve que nous avons été interrogés sur les mêmes points et que nous avons fait à peu de choses près les mêmes déclarations et répondu non aux mêmes questions. En tout cas, et nous en sommes fiers, nous sommes les deux seuls à être arrêtés de notre groupe. Et pas un ne sera inquiété par la suite ! En sortant des douches, nous sommes séparés. Je me rhabille et je prends congé de mes deux compagnons américains. On m'emmène à la 3ème division B, cellule 141, 1er étage. Un mur de planches sépare les travées de cellules et, derrière, se trouve le quartier des femmes. J'ai le temps de voir que DANIEL est " hébergé " sur la travée en face de la mienne. Nous sommes au secret, c'est-à-dire tout seul avec interdiction de communication avec quiconque. La porte se ferme dans un silence impressionnant. ENCORE UN CARREAU D' CASSE… Vivre ainsi, en vase clos, sans pouvoir parler avec quiconque, sans lecture, est démoralisant au possible. Aussi c'est avec plaisir que, chaque matin, avec le " café ", je reçois quatre bouts de journal pour les W.C. Suivant les jours je tombe sur un article à peu près complet, ou sur les petites annonces. En tout cas, je lis tout avec avidité, de la première à la dernière ligne. Le mobilier est sommaire. En face de la porte, munie d'un judas et d'un petit guichet pour recevoir la nourriture, il y a la fenêtre, dont les vitres sont brouillées. Ce qui empêche de voir à l'extérieur. Le lit est à gauche en entrant. A droite, juste au coin de la porte, il y a une cuvette de W.C. avec un robinet. Plus loin, sur le même mur, se trouve une tablette fixée dans le ciment et qui est complétée par un tabouret fixé avec une chaîne. A gauche de la porte, en entrant, il y a une petite étagère où l'on pose la gamelle. Quand la nuit tombe, c'est sinistre. J'oublie qu'on n'a pas le droit de s'allonger sur le lit pendant la journée, juste s'asseoir est toléré. Une ampoule nue pend du plafond, très haut. Mais il y a une distraction prohibée et qu'on a vite fait de découvrir, c'est le " téléphone ". En effet, il y a une plaque percée de trous dans le mur où se trouve l'étagère et ça communique avec l'étage au-dessus. En montant sur le lit, on peut entendre quelques phrases banales échangées à la hâte : " Qui es-tu ? D'où es-tu ? Depuis combien de temps es-tu arrêté ? Quelles sont les dernières nouvelles ? ". Il faut faire très attention à ne pas se faire prendre à ce petit jeu là, car les gardiens allemands circulent sur les passerelles avec des semelles de feutre. Ils arrivent à pas de loup et brusquement ils soulèvent le judas et vous observent. En théorie, toute la journée on doit se trouver assis ou debout, en train de marcher de la porte à la fenêtre. Le soir, au couvre-feu, les vêtements doivent être pliés soigneusement sur le tabouret, bien en vue. Si une inspection se présente et qu'on ouvre la porte pour entrer on doit se précipiter le long de la fenêtre et se figer au garde-à-vous. Au matin, le geôlier de service, en général toujours le même, vient passer son inspection. C'est un homme de forte corpulence, portant un gros étui à pistolet sur le ventre, des binocles à monture dorée sur le nez, un crayon sur l'oreille et des cheveux grisonnants. Sa manie, c'est de faire reluire le parquet avec le dos du manche de la balayette à W.C., ce qui occupe un sacré bout de temps ! On l'appelle SCHMIDT. Il a un oeil de lynx. Justement, à l'aide d'une épingle à nourrice, cachée dans mes cheveux, j'ai décollé un coin de carreau un peu fêlé. Comme le vide laissé par le mastic n'est pas suffisant pour risquer un oeil à l'extérieur, j'y ai introduit le manche de ma cuillère et j'ai, en pesant, agrandi la fêlure. Première distraction, première tracasserie. Donc, ce matin-là, SCHMIDT ouvre avec fracas la porte de ma cellule. Je me précipite au garde-à-vous, collé à la fenêtre. Tout de suite ses binocles furètent dans tous les coins. Cet animal remarque tout : un peu de poussière sur l'étagère, une petite flaque d'eau sur le plancher vers les W.C. Mais, cette fois, ses binocles fixent étrangement la fenêtre clouée. Et mon SCHMIDT s'approche des carreaux, arrive à celui que j'ai trafiqué. Il tâte la fêlure et revient vers moi. Vraiment ses binocles ont l'air de me soupçonner. Voilà qu'il se met à me crier sous le nez des mots gutturaux, et comme je ne comprends visiblement pas, il ponctue ses déjections salivaires d'une maîtresse paire de gifles et d'un bon coup de genou dans le ventre. Le tout supporté au garde-à-vous, sans mot dire. Et un vitrier accompagné d'un garde est venu remplacer le verre fêlé. GARDER LE MORAL A TOUT PRIX ! Cela fait trop triste ces grands murs blancs. Et partout mon regard ne rencontre que les dégradations informes causées par d'anciens détenus, surtout des séries de sept petits bâtons représentant la semaine écoulée, bref ce n'est pas la joie. Quelques initiales gravées dans le mur. Je ne possède ni ceinture, ni lacets à mes souliers, ni couteau, ni fourchette et encore moins de crayon, moi qui adore dessiner ! Le seul miroir en ma possession est la gamelle de " jus " du matin et de l'après-midi. Il me faut trouver un dérivatif. Je remarque, à force de la manier pour rien, nerveusement, pour m'occuper un moment, que ma cuillère laisse une belle marque noire ressemblant à du crayon, lorsque je la frotte contre le mur. Eurêka ! Aussitôt au travail. Et d'une main réjouie j'esquisse une face hilare, un corps en partie masqué par un accordéon et enfin les bras et les jambes d'un jeune musicien dansant au son de son instrument. Là, maintenant, attendons la réaction du dogue… Le dogue vient. J'entends tourner la clé dans la serrure et me mets au garde-à-vous de rigueur. Ses binocles s'orientent automatiquement vers le mur, au-dessus de mon lit. Je me retiens pour ne pas me précipiter au-devant des fameux binocles qui, ma foi, semblent prêts à choir de stupeur. Pourtant SCHMIDT m'avait méticuleusement fouillé lors de mon admission en ce domicile forcé. Et, de nouveau, les binocles se font soupçonneux. SCHMIDT avance vers moi ses grosses pattes d'ours velu et me prend mon veston. Couture après couture, il passe en revue le vêtement. Puis c'est le tour de mon pantalon, mon pull-over, ma chemise, mon maillot de corps, enfin mon slip… " Bizarre " semble dire ce gros pansu. Et, en désespoir de cause, il se met à inspecter ma paillasse et les petits trous faits dans les murs. Tu perds ton temps, mon cher, pendant que, sur la tablette, ma cuillère semble briller de malice lorsque je lui jette un regard en coin. Et, ce jour-là, j'en suis quitte pour une simple gifle qui m'envoie heurter de la tête le mur souillé. Ce n'est pas fini. Maintenant j'inscris noir sur blanc toute une gamme en DO et un proverbe : " Tout vient à point à qui sait attendre ". Mais SCHMIDT me surveille de près. Ce gros lourdeau arrive à pas qu'il veut faire les plus légers possibles, mais non point si feutrés que je ne perçoive pas quelques craquements réguliers sur la passerelle de l'étage. Je me tiens assis au bord du lit, les coudes sur les cuisses, avec un air profondément absorbé. Le judas s'ouvre vivement et un oeil auréolé d'un binocle paraît. Non content de cet espionnage, SCHMIDT entre à nouveau et je le vois nettement passer du pâle au rouge. C'est trop fort ! Se jouer d'un gardien de prison, et allemand s'il-vous-plaît, pendant que sur le " côté couloir " de ma porte est apposée une petite fiche rouge. Il s'avance vers moi et me brandit sous le nez un poing frémissant en déblatérant des mots rauques. Tu n'as pas l'air commode aujourd'hui, mon vieux SCHMIDT. Mais si tu savais comme je m'ennuie entre ces quatre murs !… Cette fois j'ai compris le mot " mitard ". C'est ce qui m'attend si une inscription s'ajoute à celles déjà faites. Bon. Compris ? Hum… Il part en claquant la porte et en la verrouillant à grand fracas. J'entends ses bottes s'éloigner. - Allons-y ! La dernière ! Et du manche de ma cuillère allègre, je trace en lettres capitales : " VIVE LA FRANCE ". COURAGE… ON LES AURA !… UN JOUR ? Ce soir, je ne peux pas dormir. Dehors, en plein ciel, des centaines et des centaines de moteurs d'avions grondent dans la nuit claire. Le coeur du prisonnier bat plus vite lorsqu'il se sent une consolation, une force qui s'occupe de lui. Je pense aux camarades de la lutte clandestine qui complotent avec la même ardeur. A l'heure qu'il est, ils attendent les parachutages d'armes et d'explosifs qui permettent un rendement dévastateur plus puissant, à mesure que les mois s'écoulent en actions contre l'ennemi, cet ennemi nazi dont, malheureusement, j'allais bientôt visiter l'antre démoniaque. L'espoir monte en mon âme et, de ma couchette, j'adresse une fervente pensée à tous mes camarades de combat encore libres. La FLAK crache, rageuse et les éclats retombent drus sur les murs de la prison de FRESNES. La ronde passe et, une à une, les cellules sont allumées un instant, afin d'observer par le judas le repos du captif. Les soldats de garde arrivent à ma cellule et allument. Je dresse alors négligemment la tête et je leur baille au nez : - Bonsoir messieurs. La lumière a disparu. Et, là-haut, les avions continuent à passer et leur ronronnement lourd est plein de menaces pour l'Allemand. Je songe à mes camarades d'ANGLETERRE, les compagnons du Général DE GAULLE, qui doivent à présent ne plus être loin du bond en avant libérateur. Je revois l'activité incessante et le matériel qui s'accumule dans toutes les régions d'ANGLETERRE. Et j'oublie pour un instant que je suis réduit à l'impuissance entre les murs épais de la prison de FRESNES. LA BARAKA… MAIS PAR-DESSUS TOUT : LA PEUR ! Les jours s'écoulent lentement, trop lentement à mon gré. Seul, dans le silence absolu, mon esprit travaille. J'ai peur de retourner aux chambres de torture de la Gestapo. J'ai la hantise d'un " complément d'enquête". Et puis aussi il y a eu une nuit terrible où, dans les cellules avoisinantes j'ai entendu les serrures s'ouvrir, les portes claquer, les cris de détresse, de rage impuissante des condamnés à mort que l'on embarque pour le dernier voyage. Les Allemands ont ouvert une cellule sur trois, apprendra-t-on chez le coiffeur de la prison, comme otages en représailles à un attentat… Je suis tombé dans un intervalle… Maman, j'ai eu peur ! Peur de cette peur viscérale qui vient d'instinct face à la mort et que doivent ressentir les animaux que l'on mène à l'abattoir. Oh ! cette MARSEILLAISE chantée avec émotion à travers les couloirs et reprise dans chaque cellule, ce qu'elle fait mal à entendre !… Il y a bien, chaque matin, un joyeux camarade qui, d'une fenêtre proche, à un autre étage, lance un sonore cocorico et salue de ces mots le jour naissant " Courage, on les aura, les Boches ! ". Il y a bien aussi ce farceur qui s'amuse à faire aboyer les chiens en imitant les gueulements d'une chienne en chasse. Il y a bien aussi un captif qui nous conseille, prudemment, à chaque alerte, de ne pas circuler sur les voies publiques et de gagner l'abri le plus proche. Mais il y a, au-dessus de ma tête, un homme dont j'entends résonner les pas, qui tourne en rond, sans cesse, comme un fauve en cage. Il y a les cris du jeune martyr qui appelle " maman " et qui, lorsqu'on vient le chercher pour le mener au poteau d'exécution, supplie : - Je ne veux pas mourir, je n'ai même pas seize ans ! Il y a la voix d'une femme qui, presque chaque soir, nous donne la liste hélas trop longue, des fusillés et de ceux qui partent vers l'inconnu des camps de concentration en ALLEMAGNE. Et si nous mentons à nous-mêmes, si nous essayons de nous distraire un peu, il nous reste en tête un point angoissant : quel sera mon sort ? Comment cela va-t-il se présenter pour moi ? ? … Et dans les couloirs de la prison s'éloigne la MARSEILLAISE, le chant d'adieu de ceux qui vont mourir sous les balles d'un peloton d'exécution nazi. UN PETIT RAYON D'ESPOIR L'aumônier allemand de la prison est venu. Il parle à peu près bien le français. Il parle de confiance, de résignation un peu, d'espoir en un avenir meilleur. Où ? Ici bas, ou bien dans une vie future ? Si je dois être fusillé, je préfèrerais mourir les armes à la main, mais pas crever sans défense ! En partant, il m'a laissé un petit livre distribué par l'Aumônerie Française des Prisonniers de Guerre. Je le lis avidement. Mais la FOI, comment a-t-on la FOI ? D'où nous vient-elle ? Les Allemands portent bien, eux, gravés sur leur ceinturon, les mots : " Dieu est avec nous "… alors ? Et puis, un matin, un événement se produit : On ouvre ma cellule et je reçois un paquet de friandises, envoyé par mes parents. Tout a été ouvert mais rien n'a été pris. Je pleure doucement de reconnaissance et d'amour filial. Je ne suis plus seul, oublié dans ce cachot. La cellule familiale m'a retrouvé. J'en suis tout encouragé. Il faut croire, croire en l'avenir. Que j'ai hâte de quitter ce lieu clos pour aller dans un camp ! Car mon optimisme me soutient, j'aurai ce sursis, je connaîtrai à nouveau le contact d'autres gens, de mes semblables. Je veux y croire. Maman, papa, je ne suis qu'un pauvre petit prisonnier parmi tant d'autres, mais vous n'aurez pas à rougir de moi, j'ai fait mon devoir et ce que je subis là n'a rien d'infâmant. Notre sacrifice à DANIEL DAGORNE et à moi-même, aura permis aux camarades de continuer la lutte sans être inquiétés. Ils détruiront l'usine de la S.K.F., n'est-ce pas LE GOFF et RAYMOND BENOIT ? Ils continueront à imprimer leurs journaux clandestins, n'est-ce pas JACQUES GAROUFALAKIS, imprimeur alfortvillais d'une vingtaine de numéros du journal " RESISTANCE " ? Ils participeront aux combats pour la libération de PARIS, n'est-ce pas ROBERT PRETAT, SERGE MALTZMACHER, MAURICE ANDRE, et j'en passe… Les jeunes ne failliront pas à leur devoir d'hommes !LE DEPART POUR COMPIEGNE C'est l'aube du 26 AVRIL 1944. Une clé tourne dans la serrure de ma porte qui s'ouvre en grand. Apparaît un gradé, liste en main, qui épelle mon nom. - Les affaires avec vous, dans le couloir !… Transport ! Je sors sur la passerelle de l'étage. Nous sommes assez nombreux à être ainsi levés brutalement et on ne réagit pas encore. Un ordre et nous nous mettons à descendre l'escalier de fer. On nous rassemble au rez-de-chaussée. Nous sommes quatre-vingts. A nos pieds un maigre baluchon fait d'un reste de colis. J'ai mon manteau sur le dos. Et j'ai la joie de retrouver DANIEL DAGORNE qui fait partie du lot. Alignés par quatre nous attendons un moment. Puis, soudain, arrivent douze soldats en armes et un sous-officier… C'est plutôt de sinistre augure, mais en nous bizarrement, on n'y croit pas : il n'y a pas la peur bestiale des matins d'exécutions. On nous encadre et nous traversons des couloirs pour atterrir au Greffe où l'on nous restitue ceinture, cravate, lacets de chaussures, bracelets-montre, chaînettes et médailles de cou ou autres babioles et même les portefeuilles, mais sans la carte d'identité, laissée pour ma part au bureau d'entrée de la rue des Saussaies. Puis on sort dans une grande cour fermée de trois côtés par de hauts murs de pierre et d'un quatrième par un vaste portail en fer à double vantail. Un ordre sec et on nous oblige à nous aligner le nez contre le mur, les uns à côté des autres. Un autre ordre et les soldats font claquer les culasses de leurs armes. On n'en mène pas large… Je prends la main de DANIEL et je la serre. Nous ne pouvons pas prononcer une parole. Un temps mort et puis on entend un bruit de portail qui s'ouvre et un ronflement de moteur puissant. Bientôt on nous ordonne de nous retourner et nous avons devant nous deux grands autocars. A l'avant et à l'arrière sont assis des soldats SS italiens, armés de STEN… ! Nous prenons place. Et nous quittons FRESNES par les rues ensoleillées. On en prend plein les yeux, après cette période de claustration. PARIS ! PARIS ensoleillé, des gens qui marchent sur les trottoirs pleins de monde, des jeunes à bicyclette, libres d'aller et venir à leur guise. L'autocar ne va pas très vite. Des gens nous regardent et ne semblent pas comprendre. Nous aurions tant voulu courir, fuir la menace qui pèse sur nos vies. Pour un peu, nous aurions crié notre malheur à ces inconnus, appelé au secours, au mépris de notre sauvegarde, face aux mitraillettes prêtes à accomplir leur oeuvre de mort. Et nous retournons rue des Saussaies. Les deux autocars plongent dans le garage en sous-sol et font le plein d'essence. Nous parlons aux Italiens SS et quelle n'est pas notre surprise que de les entendre nous répondre en excellent français. Ils sont originaires de familles italiennes installées dans la région parisienne et donc ils ont fréquenté nos écoles. Ahurissant ! Ecoeurant ! Salauds ! Nous repartons et nous quittons PARIS par la route du BOURGET, et nous traversons les campagnes renaissantes sous le printemps. Et voici la forêt. La nature nous semble magnifique après être restés cloîtrés dans nos cellules. Oh ! Courir à travers champs ! Se cacher dans la forêt ! Mais nous sommes très bien gardés malgré la langue commune que nous parlons, les sentinelles et nous ! Les frères latins sont de faux-frères ! Et nous arrivons à COMPIEGNE. A gauche de la route est érigée une très haute palissade de planches, couronnée de barbelés. Des miradors où veillent des sentinelles. Nous arrivons au FRONTSTALAG 122, casernes de ROYAL-LIEU, où je reçois le matricule 33876, gravé sur une plaque de fer avec une ficelle qu'on se passe autour du cou. AU CAMP " A " Le camp de ROYAL-LIEU est divisé en quatre parties. Dans le premier, c'est le camp A, où l'on trouve des Résistants mais aussi des droits-communs du marché noir, quelques souteneurs plus ou moins gestapistes en rupture de contrat ainsi que des otages civils, tels des bouchers, des fermiers, des notaires ou des Maires de villages parfois, ramassés lors d'opérations contre des maquis. On trouve aussi des Espagnols de l'Armée Républicaine. C'est très hétéroclite. Au fond, c'est le camp C, où sont rassemblés les Communistes Résistants ou otages politiques. Ce camp est un modèle de discipline intérieure préconisée par les responsables du parti emprisonnés, dans la ligne pure et dure ! Au fond, encore, est un petit camp occupé seulement lors des départs prévus pour l'ALLEMAGNE : c'est l'isoloir avant la grande inconnue des camps nazis. Enfin, quatrième partie : un camp de prisonniers de guerre hindous. Et la vision de ces casernements grouillants de vies bigarrées, le grand air de l'immense place d'appel, un ciel magnifique, redonnent à ma tête un délicieux repos. Mes yeux renaissent après avoir été emmurés dans cette cellule blanche et froide. Et pouvoir parler avec d'autres détenus constitue un excellent dérivatif. Venus de toutes les prisons de FRANCE, les captifs reprennent ici le goût des distractions. Jeux de cartes et jeux d'échecs fleurissent, les pions, roi, dame, tours et cavaliers modelés en mie de pain. Installé avec des moyens rudimentaires, le " PETIT CASINO " du camp donne deux fois par semaine, le samedi et le dimanche après-midi, de petits spectacles de variétés fort agréables, où l'humour et la critique ne perdent pas leurs droits, malgré une forte censure appliquée par la Direction allemande du camp. Nous avons aussi des " responsables " de chambrées et un doyen, qui sont censés instaurer un semblant de discipline dans ce camp A. Nous logeons par châlits d'un étage, dans nos chambrées décorées de caricatures, de dessins naïfs ou bien exprimés avec la finesse du professionnel. Et partout, dans les bâtiments comme dans l'immense cour, professeurs de collèges, journalistes, docteurs en médecine, avocats, ouvriers, petits artisans, paysans, échangent leur point de vue, discutent de leurs conditions de vie d'avant-guerre. Et bien des différends s'aplanissent, bien des opinions se modifient, bien des idées s'éclairent d'un jour nouveau. La grande fraternité se fait, car les prisonniers ont compris, dans la quasi-totalité, qu'ils allaient avoir à lutter au coude à coude contre un régime de vie carcérale encore inconnu, dans des tourments qu'il s'agira d'amoindrir en restant solidaires, en se souvenant que nous sommes d'une seule nation : la FRANCE et que nous devons fraterniser devant le danger commun. Au point de vue ravitaillement c'est lamentable. Et nous avons faim à longueur de journées. Par contre, les otages raflés ont droit de recevoir de fastueuses valises de ravitaillement dont, pour la plupart, ils se goinfrent entre eux devant leurs camarades de chambrée, sans partager. Et il n'est pas rare d'en trouver un ou deux vomissant dans le couloir. Ils sont abjects d'égoïsme. Alors que, exemplaires de dévouement, les Espagnols, internés depuis la fin de la guerre d'ESPAGNE… font des rafles aux cuisines allemandes où ils sont employés et distribuent, aux vieillards et aux plus jeunes d'entre nous (les J3), la nourriture qu'ils volent à leurs risques et périls. J'ai réussi à m'introduire dans la petite équipe qui s'occupe de la bonne marche du " PETIT CASINO " et ma fonction de " décorateur " m'amène à tracer à la craie (les moyens sont extrêmement limités !) sur des cartons noirs d'occultation de fenêtres les mille et une petites choses de la vie parisienne, sans oublier les principaux monuments. Il y a un journaliste, BOURDET, qui nous dirige et monte les spectacles de chansonniers. Il y a même deux frères, du JURA, qui font un très bon numéro de main à main. Et puis, en extérieur, les Basques montent des corridas factices, avec une chaise qu'un des exécutants tient les pieds en avant et qui figure le taureau. A côté, les Hindous prisonniers de guerre, que nous voyons au travers de barbelés, nous régalent de leur bizarre musique, mélopées prenantes qui nous enveloppent d'une douce rêverie, état d'âme agréable à qui s'ennuie.LES INCONSCIENTS Un jour, un officier arrive avec une liste de douze otages civils, considérés comme les plus inoffensifs sans doute, pour les emmener en ville faire une corvée. Il s'agit de niveler un trottoir devant un Soldatenheim. Voilà donc nos douze gaillards partis, pelle ou pioche sur l'épaule… A la tombée de la nuit, gros brouhaha, les voici de retour. Et on apprend leur aventure : ils ont travaillé toute la journée, nourris le midi, et leurs sentinelles faisaient de fréquentes stations au bar. Ce qui fait que, l'alcool aidant, ils se retrouvèrent seuls dans le soir tombant. Bien " embêtés ", ils se rassemblèrent dans COMPIEGNE et reprirent le chemin du camp, sans pelles ni pioches. Naturellement, les sentinelles, relevées, voyant arriver ce groupe de civils dans la grisaille de fin de journée, leur intimèrent l'ordre de s'arrêter et de faire demi-tour vivement, avant les sommations d'usage. Et nos gros ballots d'insister et d'agiter leurs plaques de détenus, jusqu'à l'arrivée d'un gradé qui, comprenant enfin la situation, s'empressa de leur faire réintégrer leurs pénates… Jamais douze ahuris ne furent baptisés de tant de noms d'oiseaux et j'en passe… - Seulement, confiait l'un d'eux, moi j'ai deux valises ici, avec trois costumes, alors s'évader sans les emporter, ça jamais !… Vraiment on côtoie de tout et le côté péquenot endimanché de l'histoire nous est resté en travers de la gorge. Ce n'est pas à nous, prisonniers Résistants ou communistes, ou les deux à la fois, que l'on offrirait une pareille occasion de s'enfuir !… L'ETRANGE COPAIN QUI REVENAIT DE "RAWA-RUSKA"… Il y a cependant eu des détenus qui eurent une chance : ils avaient creusé un tunnel en partant du sous-sol du baraquement servant de salle-des-colis et ils sont sortis dans les champs avoisinants. Mais le tunnel ne servit qu'une fois, car peu de temps après son édification, un engin agricole passa dessus et s'effondra. L'alerte fut naturellement donnée… et là se termine l'histoire du tunnel. Ceci se passa avant mon arrivée au camp. Et puis le 11 MAI 1944. Une longue liste de partants est lue. Les visages sont devenus soucieux. Fouillé, démuni d'argent et de couteaux, le bétail humain est parqué dans les deux bâtiments isolés et sévèrement gardés, qui constituent la dernière étape avant l'ALLEMAGNE. Là, pas de lits, seulement un peu de paille par terre et nous sommes entassés comme on ne peut l'imaginer ! La nuit est longue et des groupes se forment : examinant, supputant les probabilités d'accueil en ALLEMAGNE, dans de sombres forteresses selon les uns, ou dans des camps analogues à celui de COMPIEGNE, selon les autres… Tous nous sommes d'accord pour penser qu'ils nous feront travailler durement. C'est alors qu'émerge de parmi nous un curieux homme qui porte, et nous montre, une grande croix en tatouage sur la poitrine, surmontée des mots : " RAWA-RUSKA ". Il nous explique qu'il est un prisonnier de guerre récidiviste de l'évasion et que ce nom est celui d'un camp de représailles. Il nous dit pas mal de choses sur les conditions de vie, ou plutôt de survie dans un pareil endroit. Cela nous douche un peu. Un cheminot détenu nous explique que nous serons embarqués en train de wagons de marchandises plombés. Et que le meilleur endroit pour tenter de s'échapper sera la rampe de BAR-LE-DUC où le train doit ralentir considérablement. Bref, nous passons une journée agitée et, bien qu'inquiets, nous souhaitons mettre le plus de kilomètres possible entre les interrogatoires de la Gestapo et nous.

"Transport"

vers l'Allemagne

LE TRAIN DE CAUCHEMAR Le 12 MAI 1944 au matin. Nous sommes rassemblés sur la grande place d'appel, en colonne par cinq, à environ deux mille hommes d'effectif, camp C compris. Le " transport " est prêt. Nous sommes encore fouillés et nous touchons une boule de pain moisie (de l'armée française !) et un saucisson très sec et très épicé. La colonne quitte le camp de ROYAL-LIEU, encadrée militairement. Tous les deux mètres un SS casqué, doigt sur la détente et des grenades à manche dans les bottes. Nous longeons le camp sur la gauche et ensuite nous côtoyons l'OISE dont les eaux calmes reflètent le soleil. Il fait un temps orageux et la lourde atmosphère est pénible. Nos gardiens sont nerveux et les coups de crosse accompagnent leurs hurlements. Arrivés près de la gare de COMPIEGNE, nous dépassons des familles de prisonniers et nos yeux cherchent à reconnaître un visage, une silhouette aimée parmi ces mamans, ces femmes qui pleurent sur notre passage. De temps en temps les SS les bousculent lorsqu'une de ces malheureuses reconnaît son fils ou son mari et veut l'embrasser une dernière fois. On dirait d'ailleurs que tout COMPIEGNE est en deuil, car sur notre passage les portes et les fenêtres sont fermées. Furtivement, on aperçoit, derrière un rideau, une ombre qui guette et fait parfois un geste de la main. Nous accédons au quai où est rangé un long train de wagons de marchandises, avec des wagons plate-forme à mitrailleuse lourde par intervalles. On nous fait ranger en face de chaque wagon et un officier, assisté d'un interprète, nous harangue : - Vous partez travailler en ALLEMAGNE. C'est la condition de votre rachat. N'essayez surtout pas de vous évader en cours de route. Ce serait la mort pour les fuyards et aussi pour ceux du wagon qui n'auraient pas donné l'alerte aux vigies. D'autre part vos familles seraient alors inquiétées. Et là, sur le quai, les coups de triques, de crosse, pleuvent pour faire monter les hommes dans ces wagons fermés (40 hommes - 8 chevaux en long). Notre troupe s'entasse dans la chaleur étouffante à l'intérieur de ce train, escaladant les marche-pieds, stimulés par les coups de matraques. Les portes sont fermées et cadenassées. Nous sommes entassés à cent hommes, voire cent vingt, dans un wagon de bois presque hermétiquement clos, aux parois surchauffées par l'attente au soleil. Et nous restons là un temps assez long, déjà pris par l'angoisse de ce voyage infernal. C'est un triste spectacle : impossible de s'asseoir ni de s'allonger. On se croirait, si ce n'était la tinette prévue (gros bidon de fer), dans le métro aux pires heures d'affluence. Debout, serrés les uns contre les autres, nous commençons par transpirer, puis nous quittons manteaux et vestons, bien vite piétinés. Avec DANIEL, nous avons un coin sous le vasistas à lamelles à peine entrouvertes et sur lesquelles on a cloué du barbelé. Tout à coup le train se met en route. Une puissante MARSEILLAISE retentit, suivie de : - Ce n'est qu'un au revoir mes frères Oui nous nous reverrons… Nous sommes bousculés par les secousses du trajet, renversés les uns sur les autres par des arrêts brusques incompréhensibles. En passant dans les gares, nous jetons des messages griffonnés à la hâte : dernières pensées à la famille, expression de la FOI en l'AVENIR qui ne faiblit pas. Nous sommes semblables à des marins enfermés dans la coque d'un submersible en détresse et qui agonisent pendant des heures, sans perdre l'espoir insensé de l'arrivée des secours avant l'asphyxie totale. La chaleur orageuse, lourde, commence à agir. L'air, déjà suffoquant de par les conditions extérieures météorologiques, ne se renouvelle pas ou si peu, entre les rares volets dits " d'aération ", en bouts de wagon. Petit à petit les habits tombent et nous sommes torse nu. Mais une chose surprenante se produit, qui distrait pour un temps notre angoisse : malgré la fouille soignée, pratiquée à notre égard avec minutie par les feldgendarmes de COMPIEGNE, quelques-uns d'entre nous ont réussi à cacher un canif, voire un couteau-scie. Nous formons un petit groupe et décidons d'attaquer la paroi du wagon, entre deux longerons. Le travail commence, travail de rongeurs et nous nous relayons pour entamer la paroi de notre prison roulante. Nous ne voulons pas périr étouffés et assoiffés dans ces caveaux de bois trépidants. Nous préférons risquer la mort par évasion que finir dans ce train ou bien mourir quelque part en ALLEMAGNE. Car, instinctivement, nous comprenons que nul égard ne nous sera accordé : le pire nous attend ! Par leur attitude enfin dénuée d'hypocrisie depuis que nous roulons, cadenassés, vers l'inconnu, les SS nous démontrent clairement quel est le sort réservé aux patriotes prisonniers : " ETRE EXTERMINES PAR TOUS LES MOYENS " !… Soudain des cris jaillissent, des protestations. AHURISSANT ! Ce sont des Communistes des " Vieux-de-la-Vieille " qui prétendent nous empêcher cette tentative d'évasion, arguant qu' " ils n'ont pas reçu d'ordre ou d'instructions de la Direction du P.C. quant à une quelconque évasion "… Effarant ! Nous nous bagarrons entre nous, prisonniers de la même galère, pour une question de " DISCIPLINE DE PARTI "… Finalement nous les neutralisons avec des cravates et foulards, et nous les faisons surveiller afin qu'ils n'alertent pas nos gardiens. Nous nous relayons dans notre travail exténuant, car nous respirons si mal, vite trempés de sueur et haletants. Il nous faut tailler dans le bois, de façon que la coupe ne soit pas visible de l'extérieur, mais suffisante pour faire céder les planches sous une forte pression. A mesure que nous avançons dans notre tâche, un de nos camarades masque, au fur et à mesure, le trait de découpage avec de la mie de pain pétrie et salie dans nos mains. Les plus éprouvés d'entre nous commencent à ressentir des malaises. Sans crier gare, un homme s'effondre, risquant d'être piétiné. On le relève et on le gifle jusqu'à ce qu'il reprenne connaissance. Et c'est à un autre ! Il faut veiller constamment autour de soi, serrés comme jamais dans le métro aux heures d'affluence. Le convoi roule dans le soir qui descend. Des cheminots connaissant bien le parcours, détenus comme nous pour actions de sabotages, nous ont prévenu qu'à la nuit, d'après la vitesse à laquelle nous roulons, le train allait devoir attaquer la forte rampe avant BAR-LE-DUC. Ce qui devrait faire baisser l'allure aux environs de cinquante kilomètres à l'heure. Fiévreusement, nous préparons notre tentative de fuite. Nous nous enroulons dans nos habits ramassés tant bien que mal et dans nos couvertures que nous avions eu la permission d'emporter en sautoir, afin de risquer le saut, car le panneau est suffisamment entamé. Il ne manque plus que l'instant propice et un bon coup d'épaule ! En attendant, nous nous recueillons… Sainte-Trouille, priez pour nous… Ça ressemble étrangement à un gros lâcher de commando-parachutistes. Mais là le sol est très près, que nous voyons défiler en premier plan, au travers de la fente de la porte coulissante, si bien cadenassée. Et des récriminations montent, émanant des plus vieux, qui prétendent qu'ils ne feront pas le saut et que nous les exposons ainsi aux représailles des SS !… et aussi nos familles !… En tout cas, la majeure partie d'entre nous est d'accord pour risquer le tout pour le tout. Attendons simplement que la nuit vienne bientôt… Evidemment l'imagination galope : les obstacles imprévisibles, tel des bornes ou des signaux, ou bien des potelets en bordure de voie nous effrayent terriblement. Pas question de faire un roulé-boulé correct avec l'appréhension de sauter au moment où surgira un pont, un poste de signaux, un mur peut-être ?… Alors on s'en remet à la CHANCE, prêts à se pousser mutuellement dans le dos, pour vaincre les hésitations dernières. Mais, du wagon précédent, deux ombres se sont glissées. Un de nos guetteurs les a vus aux volets d'aération. Les imprudents ! Il est trop tôt encore, il ne fait pas assez nuit ! Et puis ils sont du côté de la voie contraire. Ils se sont jetés par là en pensant sans doute que, vu le risque, ce côté doit être moins surveillé par les sentinelles des guérites de vigie ? La seconde suivante une horrible vision dilate nos yeux : un train lancé comme un bolide nous a croisés… Nous ne saurons jamais si le dieu hasard leur a été clément ?… Cette fois, c'est vers le remblai que nous voyons distinctement une forme qui jaillit, rebondit à terre, roule, se redresse et disparaît de notre champ de vision. Mon dieu, il est vraiment trop tôt, le train roule encore à trop grande allure et la clarté est bien suffisante pour que nos gardiens les voient !… En voici un autre, puis encore un qui saute ! Soudain le train s'arrête pile, nous jetant brutalement les uns contre les autres. Les mitrailleuses lourdes installées sur les wagons plate-forme, tirent par saccades ; tandis que des projecteurs puissants s'allument. Des soldats crient. Des mitraillettes crépitent. Des ombres courent le long du ballast et à travers champs. Les évadés ont battu tous les records de sprint, se débarrassant, aussitôt à terre, de tous leurs effets encombrants. Nous sommes arrêtés juste à l'entrée d'une tranchée. Un fugitif gravit la pente, se redresse au sommet et retombe en arrière en ouvrant les bras. Il gémit. Les SS se précipitent sur lui, le secouent le tapent à coups de bottes, voulant lui faire dire de quel wagon il s'est échappé. Puis un coup de feu isolé claque. Plus rien ne geint. Des ordres sont hurlés. Les soldats se répartissent au long du train et entreprennent de sonder les parois des wagons, à coups de crosse de fusils. On marche même sur le toit. Tension nerveuse intense. Nous nous arc-boutons contre la paroi entamée, tandis que les chocs des crosses résonnent. Un SS paraît à l'un des volets, y introduit le canon d'une mitraillette, en demandant qu'on lui dise franchement si on a endommagé notre wagon. Et cela en excellent français. Apeurés, nous attendons la rafale. Nous nous jetons les uns sur les autres, dans une effroyable mêlée de rugby. Enfin on lui répond par des négations que l'on souhaiterait très convaincantes et il s'en va en maugréant. Quelle ignoble frousse, mes enfants, que se sentir parqués dans un espace aussi réduit, à la merci d'une gâchette nerveuse et dans l'impossibilité de s'en protéger ! Ils ont enfin fini par découvrir le trou pratiqué dans le véhicule précédent, entre les montants de fer, au-dessus des tampons. Ils font sortir tous les occupants, les obligent à se dénuder entièrement et à enterrer dans le remblai le ou les évadés repris et abattus. Puis ils les mettent en queue du train, en surcharge dans un autre wagon où ne se trouvaient, nous l'apprendrons plus tard à l'arrivée, " seulement qu'une soixantaine de détenus ", dont un infirme et un mourant, blessé par projectiles dans le ventre au moment de son arrestation ! Le train repart. Toujours ce temps orageux. Des projecteurs balaient sans cesse le convoi. Et c'est alors que la soif fait son apparition sournoise, puis s'accentue et arrache les muqueuses. Torse nu, la sueur coulant en filets sur les peaux moites, nous devons rester debout, tantôt sur une jambe, tantôt sur l'autre, appuyés d'une main, pour ceux qui la touchent, à la paroi chaude et trépidante. Le contact involontaire de nos épidermes nous irrite et nos nerfs font mal. Bien sûr nous libérons nos " prisonniers de la politique "… A chacun des arrêts, nous demandons de l'eau, de plus en plus suppliants, mais en vain !… Au contraire, cela semble amuser nos bourreaux qui font exprès de nous ignorer quand ils se régalent, sur le quai des gares, de bouteilles de bière ou d'eau minérale, sous nos yeux, béatement ! C'est infernal !… Le jour revient et nous roulons toujours en plein soleil, à petite vitesse, garés quelquefois deux heures au milieu de voies de triage, entre deux rames de wagons, sans air. Je commence à sentir mes tempes m'élancer douloureusement et je tombe en syncope, tassé sur moi-même entre les corps de mes voisins. On me saisit par les cheveux, on m'administre quelques claques, on me desserre la mâchoire bloquée sur ma langue enflée. Les hommes s'agitent, fourmis emprisonnées, panier de crabes. Les cerveaux chavirent. Les plus volontaires perdent leurs forces morales et les autres ne sont plus que des loques bestiales. Dans ce chaos, deux hommes surnagent cependant plus longtemps, tous deux dressés au centre du wagon. Ils se relaient avec ténacité pour brandir une soutane qu'ils font tournoyer à bout de bras, au-dessus des têtes, comme un grand ventilateur de fortune. Ils forcent l'admiration par leur cran et nous nous souviendrons toujours de ce représentant d'un Syndicat Ouvrier uni fraternellement à un prêtre catholique pour ce geste généreux ! Au-delà des querelles de partis, au-delà des religions, au-delà de toutes les polémiques stériles, ces deux militants donnaient toutes leurs forces à la communauté des Patriotes Résistants. Ils étaient comme le symbole vivant de l'UNION des FRANÇAIS !… Il ne me semble pas possible que les rescapés d'une pareille aventure puissent oublier cette leçon ?… Combien les simagrées des politiciens professionnels de la " belle parole " doivent leur sembler ridiculement puérils après cela ! Lors d'un arrêt en ALSACE, un peu d'eau circule dans le wagon. Elle nous est fournie rapidement à l'aide du manchon de toile qui sert à réapprovisionner le réservoir des locomotives. Ce sont des employés alsaciens qui ont fléchi nos sentinelles. A l'aide de canettes de bière vides et de litres de vin, ils nous font passer la valeur d'un demi-quart d'eau par tête. Spectacle répugnant et insupportable que de voir certains hommes, affolés par la soif, se jeter sur la part des plus faibles, des malades, pour boire avec des yeux étranges, sans vie, dilatés, et des grognements de bêtes. Malgré l'intervention des plus raisonnables, il est pratiquement impossible, faute de se mouvoir librement, d'empêcher ces abus criminels. L'avilissement, la dégradation de l'homme, voulue, organisée par les SS est en marche !… Nous passons la frontière. Dans un vacarme de coups de tampons, le convoi s'arrête. Et là, l'incroyable s'accomplit. On ouvre une porte coulissante du wagon et un grand gendarme, armé d'un pistolet et d'une énorme trique, monte à bord. Et là, c'est l'impensable ! Il nous oblige à nous tasser dans le tiers du wagon, écrasés, étouffés, et il entreprend de nous compter en nous faisant passer un par un à coups de trique dans le troisième tiers. C'est un instant de grande panique et nous sommes comme frappés de folie pour quelques minutes. Puis la porte est refermée sur nous. L'appel est fait… LA SECONDE NUIT … Et le train roule toujours. La seconde nuit s'écoule au milieu d'un spectacle effarant. Je ne sais si nul peintre au monde arrivera un jour à reproduire en un tableau, cette vision poignante d'horreur et de folie. Un nouveau " RADEAU DE LA MEDUSE ". Tous les faibles qui sont tombés sur le plancher ne se relèvent plus, asphyxiés par le gaz carbonique, qui monte peu à peu en augmentant de densité. Il est tout juste possible de survivre à genoux. Au-dessous c'est la mort ! Dans le noir, nous nous employons à relever les moins atteints, faisant effort sur nous-mêmes, car nos forces nous trahissent. Nous les portons en-dessous des ouvertures où nous les maintenons pour quelques minutes, frappant leurs joues afin de les ranimer. Je me sens fléchir subitement, je glisse, je plane, une étrange torpeur m'envahit… Je rêve… Je suis libre, de nouveau à PARIS et je marche au long d'une rue, décidé. Dans la nuit où de rares lampadaires jettent des lueurs diffuses, voilés par la Défense Passive, je me guide, je cherche une maison que je n'ai crainte d'oublier ma vie entière. C'est celle de cet ignoble adjoint au Maire de notre commune de banlieue parisienne, qui a envoyé de nombreux camarades à la mort dans les camps d'extermination nazis. Je refais les mêmes gestes que notre commando reçut l'ordre de faire, je me souviens, le 21 du mois de MARS 1944, jour du printemps. Je pénètre dans le couloir, je gravis les escaliers, j'ouvre une porte et ma main sort de ma poche, armée d'un pistolet. Dans mon hallucination, dans ce rêve, je ne tremble pas. L'homme est là, il est en compagnie de PATRICK et ils sursautent à ma vue comme à celle d'un spectre. Car là, comme dans la réalité, ils n'avaient pas imaginé que quelques-uns d'entre nous auraient pu s'échapper, ne fut-ce que pour un temps (puisque nous fûmes arrêtés, DANIEL DAGORNE et moi, le 3 AVRIL 1944). Je dois porter sur mon visage les stigmates de toutes les tortures endurées par leur faute et les traces de mon voyage dantesque. Ils s'appuient au mur de leurs mains qui tremblent et qui palpent instinctivement, à la recherche d'une vaine issue. Je marque un temps d'hésitation et alors je me souviens : la terrible Gestapo, les listes qu'ils lui ont fournies, un corps de jeune fille, mon agent de liaison, MIREILLE KINNEN, affreusement torturé, une trique qui frappe ma chair et puis mes camarades agonisant dans un de ces wagons cadenassés… Et mon doigt presse sur la détente, rageur. Je tire jusqu'à épuisement du chargeur : deux traîtres ont payé leur dette… … Je me retrouve près d'un volet d'aération, les tempes serrées comme dans un étau, les yeux révulsés, la langue retournée dans la bouche enflée, les lèvres noires, les oreilles bourdonnantes, la tête ballottée par les solides gifles de DANIEL. Enfin, après un long moment, je me sens capable de tenir accroché aux petits barreaux horizontaux et de rester debout, hébété. Une terreur folle m'envahit : on va tous périr ainsi. Ce voyage n'a pas de fin logique. Je crois sombrer dans la démence. Un terrible effort de volonté me remet d'aplomb mais je ne peux m'empêcher de sangloter, ce qui calme un peu mes nerfs. Nous avons mal aux reins, en plus, maintenant. Non loin, un homme est devenu fou et se précipite en hurlant sur un malade, lui plantant les dents dans la gorge pour boire son sang !… Il est maîtrisé avec peine et ligoté avec des cache-nez, des cravates, toujours dans la position verticale… Un autre lève la tête vers le toit du wagon et hurle comme un loup. Il hurlera comme cela toute la nuit. Quelques asphyxiés sont piétinés. Tiendrons-nous jusqu'au bout ? LE TROISIEME JOUR Le troisième jour est entamé. Et nous roulons toujours, ou bien nous sommes laissés en voie de garage pendant des heures, laissant passer des convois de troupes, des trains sanitaires. Quand cela va-t-il finir ?… Et, où nous mène-t-on ?… L'air manque presque totalement. Des râles partent de tous les côtés. Les visages sont étrangement creusés. La chaleur est harassante et les supplications n'amènent pas cette eau que nous désirons ardemment, ni l'air extérieur qui nous attire, les narines ouvertes, la bouche béante et desséchée. Un comble à notre torture : nous entrons dans une région boisée, montagneuse. Et, lors d'un de ces inexplicables arrêts, nous nous trouvons stoppés devant le spectacle intenable d'un petit torrent qui ruisselle à flanc de montagne, cascadant gaiement entre les sapins verts. C'est le signal de la folie. Une voix commande des boissons rafraîchissantes à un invisible barman. Le pauvre fou est assommé impitoyablement à coups de poings, pour faire cesser ce supplice de l'imagination… Mais un autre a déboutonné son pantalon, il emplit un quart avec de l'urine et… il boit ! Un grand nombre d'hommes l'imitent et avalent le chaud liquide, rouge d'une fièvre de trois jours, empli des toxines les plus terribles. Tant pis, j'essaie à mon tour, mais la première gorgée me brûle, je ne peux plus boire, c'est au-dessus de ma volonté. Nous arrosons d'urine notre linge de corps, que nous glissons dehors par les interstices des volets de fer et que nous appliquons, une fois rafraîchi par le vent de la vitesse, sur notre visage, sur notre torse. Au début, une sensation de fraîcheur agréable nous redonne un peu de vie. Mais pas pour longtemps, car cela se transforme à la longue en de vifs picotements des pores irrités par l'urine. C'est insoutenable, d'autant plus que notre air déjà rare et vicié, dégage maintenant une forte odeur d'ammoniac… Nous nous rendons compte que nous ne tiendrons pas plus d'une autre nuit dans ce mélange de gaz carbonique, d'ammoniac et avec l'intense chaleur. Au cours de l'après-midi du 14 MAI 1944, le convoi s'arrête dans une grande gare : c'est WEIMAR. Et nous attendons là de longues, d'interminables heures, en plein soleil, dans nos wagons macabres. Enfin, au déclin du soleil, nous roulons au ralenti au travers d'une vaste forêt de sapins. Et nous apercevons des êtres étranges, occupés à des travaux de terrassement, ou sciant des troncs d'arbres. Ils sont vêtus d'un curieux pyjama à rayures verticales alternées, bleues et blanches… Ils ont le crâne rasé… avec une espèce de calot rond, fait de ce même tissu à rayures…

BUCHENWALD

L'ARRIVEE A BUCHENWALD Le convoi s'arrête brusquement. Nous entendons les portes voisines s'ouvrir, des ordres gutturaux, un grand piétinement de troupeau, des coups de feu et aussi de la musique. C'est tellement mystérieux que nous nous taisons, attentifs. … Soudain la porte s'ouvre à grands fracas, une bouffée d'air frais nous arrive brutalement et il faut sauter aussitôt sur un quai cimenté, en contrebas, la trique accompagnant nos sauts pénibles, frappant les têtes blanches, les nuques ridées, sans égard, à toute volée ! Je saute vivement à mon tour. Je trébuche comme un homme ivre. L'air vif, embaumé par la bonne odeur des sapins, emplit d'un coup mes poumons. J'ouvre largement la bouche, j'aspire avec délice, j'avale l'air, je m'en gargarise. Mes yeux regardent l'immensité du décor, la vaste et belle forêt. Et je suis là, rompu de fatigue, en rang par cinq avec mes compagnons de voyage encore vivants. Je suis torse nu, tête nue, juste possesseur du pantalon kaki, qui me fut donné à COMPIEGNE et de mes chaussures. De jeunes SS, sanglés dans un blouson-veste de cuir noir, la tête de mort argent sur fond noir et le sigle SS au col, casqués, nous encadrent, armés et une solide trique à la main. Certains tiennent des chiens en laisse. Sur un monticule voisin, une sorte d'Etat-Major nous contemple, avec des commentaires et des sourires entendus. Quelques officiers prennent des photos ou nous filment. Derrière moi, un soldat saisit un malade allongé dans un wagon. Il le prend par les chevilles et le tire violemment au dehors. Un choc affreux et la tête de cet infortuné camarade éclate sur le ciment du quai. Un fou saute d'un wagon, passe entre les tampons et part, au hasard, à travers les voies, en monologuant. Un coup de feu claque. Il tombe, puis essaie de se relever. Un second coup de fusil l'atteint. Il se couche, son corps tressaille encore un peu. Le tireur courageux s'esclaffe bruyamment, tandis que ses acolytes le félicitent pour ce haut fait d'armes… Sur le quai, un homme âgé est étendu. Il est mort. C'est son fils qui est penché sur lui et qui pleure. Alors un SS survient, approche le canon de son fusil de la tête du jeune homme ainsi agenouillé, et il tire froidement. Un ordre bref et notre colonne se met en marche, les plus faibles maintenus par les autres. Notre terrible voyage prend fin. Nous entrons dans l'univers concentrationnaire. BUCHENWALD - LE 14 MAI 1944 AU SOIR Tout ici est étrangement mêlé : la beauté du paysage, la menaçante force des gardes armés et casqués, les parterres de pensées disposées au long de l'avenue qui mène à la grille d'entrée du camp de BUCHENWALD, avec un petit ZOO, les hurlements hystériques des sentinelles, la musique wagnérienne que diffusent de nombreux hauts-parleurs. Nous passons devant une série de coquettes villas où logent les familles des gardiens, lesquelles nous regardent passer sans un geste. Puis, brutalement, nous longeons un effarant monceau de chaussures de toutes formes et de toutes provenances, formant une gigantesque pyramide qui atteindrait le deuxième étage d'un immeuble. Nouvelle halte, face à l'entrée, hérissée de projecteurs, de mitrailleuses, avec cette phrase en fer fogé gothique inscrite sur le fronton de la grille d'entrée : " ARBEIT MACHT FREI "… le travail rend libre… Nous franchissons la grille coulissante, comptés au passage. Nous longeons alors une sorte d'usine de menuiserie, sur notre droite, vers les douches. Nous stationnons, toujours en rang par cinq, dans une cour immense. Des détenus, prédécesseurs de notre convoi, nous apportent de grands baquets de bois, remplis d'eau. Nous nous jetons dessus dans une pagaille indescriptible, les uns la tête la première, les autres buvant dans leurs mains, qui dans un chapeau, qui dans une chaussure. Le précieux liquide coule avec volupté dans nos gorges enfiévrées. C'est très frais, c'est bon !… l'eau ne tarde pas à se troubler, mais nous buvons, insatiables, à grandes gorgées, avec des grognements de satisfaction animale… Le soir tombe rapidement. Nous sommes comptés et recomptés, toujours par rangées de cinq, selon la méthode allemande. Des projecteurs s'allument, surmontant un enchevêtrement de poteaux garnis d'isolateurs en porcelaine, lesquels supportent des fils de fer barbelés électrifiés. D'autres projecteurs, mobiles ceux-là, balaient l'immense place d'appel, du haut des miradors, puis s'éteignent, pour se rallumer brusquement un peu plus loin, créant des zones d'ombre intense, devenant soudain des taches éclatantes de lumière crue. Cela agit sur les nerfs, rendant l'ambiance du camp menaçante, imprévisible. Ajoutés à cela, des hurlements, des ordres gueulés jaillissent d'un peu partout, auxquels on ne comprend rien ! Des miradors de béton pointent vers nous leurs mitrailleuses. Des chiens-loups, spécialement dressés, circulent à petite allure dans des couloirs aménagés entre des rangées de barbelés. Des casques, des armes luisent. Autour de nous on s'agite beaucoup. Des ombres vont et viennent. On demande des interprètes. Des appels, des cris, des silences se succèdent. Sonnés, on se tait, on regarde et on écoute de tous nos sens alertés. Nous sommes victimes d'un infernal cauchemar. C'est irréel. Il fait nuit noire quand nous entrons dans une salle où tous nos vêtements, tous les bijoux, toutes les montres, toutes les bagues, tous les stylos, tous les portefeuilles, nous sont enlevés. Ainsi que les fameuses valises des otages qui croyaient à un régime de faveur… La comédie se pimente d'un inventaire méticuleux, marché de dupes, que nous devons signer. Mais une autre surprise nous attend. Nous ressortons dans les ténèbres pour pénétrer dans une autre salle, brillamment éclairée, aux murs garnis de petits carreaux émaillés blancs… C'est l'antre des " friseurs ". Des détenus spécialisés, en blouse blanche, armés de puissantes tondeuses électriques, officient. Stupeur ! Nous sommes privés de TOUT système pileux, soigneusement récupéré après tonte, pour un usage industriel. Adieu les cheveux, les moustaches conquérantes, les barbes vénérables, les poitrines velues, les jambes frisées, les sexes poilus. TOUT Y PASSE !… Et nous en rions stupidement, abasourdis. Puis on nous dirige vers un autre bâtiment, situé un peu plus loin, après ce qui nous semble être d'immenses cuisines. On passe devant un curieux grand arbre, absolument dénudé, noirci et qui est appelé " le chêne de Goethe ". La légende court que l'ALLEMAGNE sera vaincue le jour où ce chêne sera abattu. Ouvrons ici une petite parenthèse. Les derniers jours de l'effondrement des forces militaires allemandes, peu de temps avant que le camp de BUCHENWALD se libère, l'usine attenante, qui fabriquait et montait des crosses de fusils, fut bombardée par l'aviation américaine. Il y eut des victimes et des dégâts dans le camp, mais surtout dans les logements SS et à leur caserne. Et la plus étrange coïncidence voulut que la prédiction se réalisa : le vieil arbre de Goethe fut à la fois brûlé et abattu par les explosions des bombes d'avions. La réalité confirme et dépasse parfois la fiction !… Nous voici dans le bâtiment des douches. Nous sommes obligés de plonger complètement, en immersion, dans une large cuve de ciment contenant un puissant désinfectant à base de CRESYL puis, suffocants, toussants, crachants, nous passons sous une bienfaisante douche. Ce fut, empressons-nous bien de le préciser, l'unique bain et la seule sollicitude d'hygiène corporelle de toute notre captivité !… Sur les murs, des affiches passe-partout, représentant un pou agrandi avec ce slogan : " Ein Lose dein TODT "… (Un pou, ta mort…). Ensuite, nouvelle galopade dans le plus simple appareil, vers l'EFFEKTEN-KAMMER, traduisez : distribution d'uniformes pénitentiaires. Nous touchons alors un caleçon à petites rayures bleues, une chemise idem, un pantalon rayé verticalement de bleu et de blanc, un petit pull-over, et une veste pareillement rayée. Enfin une capote, toujours rayée, et qui est légère : le tissu a l'air d'être de la fibre de bois ?… N'oublions pas les " chaussures ", semelles de bois recouvertes de morceaux de tissus bariolés, très inconfortables. Nous passons au photographe et à " l'ARBEIT-STATISTIK " où l'on donne les renseignements concernant l'état-civil, puis nos " spécialités "… Afin de ne pas aider l'ennemi, il faut voir la foule de jeunes ouvriers se déclarant étudiants, ainsi que les hommes qui se prétendent manoeuvres sans spécialité… Après avoir donné nos empreintes, nous recevons deux petites bandes blanches de tissu où nous devons marquer au crayon-encre notre matricule, et deux triangles rouges marqués d'un F (comme Français) à coudre sur la poitrine, à gauche et sur la jambe du pantalon, à droite au-dessus de la poche. C'est ainsi que je deviens le matricule 51.186.KLB. Puis on nous guide, au travers d'un dédale d'enceintes, de couloirs de barbelés, de chicanes, jusqu'à de grandes tentes militaires, installées à la hâte. Nous devrons y loger " provisoirement " à cinq cents personnes pour une superficie de cent quatre mètres carrés ! ! ! Ereintantes nuits, emboîtés comme des sardines, couchés sur un lit de branches de sapins, une couverture par homme et DEFENSE DE SORTIR sous peine de mort par bastonnade de la part des vigiles… Nous sommes, paraît-il, en quarantaine d'observation. Quarantaine obligatoire, pour les risques d'épidémie. Nous sommes situés en bas du petit camp, avec interdiction de nous promener dans le grand camp ! Nous avons une grande place d'appel. De nombreux camarades meurent ici des suites de notre voyage, épuisés. Beaucoup auront du mal à s'en remettre, restant stupides, hébétés, hagards. Les furoncles poussent en masse. Ce qui permet à un grand escogriffe allemand, porteur d'un brassard de la CROIX-ROUGE, appelé pompeusement " Herr DOKTOR ", de tailler allègrement dans les chairs, à vif, pour débrider les abcès, avec une ravissante paire de ciseaux de couturière, qu'il essuie placidement après un morceau de papier WC, entre chaque patient !… Et ils sont nombreux !… Un matin, nous revoilà en colonne par cinq, le torse nu, à nous demander ce qui nous attend ? Cinq " infirmiers ", ou présumés tels, nous injectent sous le sein droit une dose approximative d'un liquide indéfini, sans autre forme d'explication. D'après les toubibs détenus, les " vrais ", il s'agirait d'un vaccin contre les épidémies, tel le typhus. Ce qui nous étonne profondément c'est la qualité et même la quantité de la soupe que nous touchons. Par rapport à la prison ou à COMPIEGNE, c'est parfait. Mais ça ne devait pas durer trop longtemps. On nous retapait, afin qu'un jour prochain, sans crier gare, on trie les plus forts pour les envoyer aux travaux les plus pénibles. Nous subissons même un examen radioscopique : il fallait une sélection impitoyable et nous nous en doutions. Les malades, ou ceux jugés trop débiles furent alors triés à nouveau et envoyés, soit au block 46, réservé aux " cobayes ", soit dans une baraque d'invalides, rationnés, et dont le sort est plus qu'incertain… Ces malheureux devaient servir de sujets d'expériences pseudo-chirurgicales et en innovations médicales. Par exemple on tira une balle de mitrailleuse d'avion dans le corps de certains, au même endroit rigoureusement, méticuleusement. On laissait alors un blessé mourir sans soins avec les observations des signes cliniques les plus rigoureusement consignées. Un autre patient était, lui, anesthésié et opéré d'une certaine manière. On expérimenta certainement l'hibernation. Pour d'autres, ce furent des expériences sur les effets des brûlures au phosphore. On équipa certains de ces malheureux comme un pilote d'avion de chasse et ils durent essayer de résister à des accidents de vol, tels la perte en haute altitude du masque à oxygène, les chutes de pression atmosphérique brutales… Ou bien on en trempa dans une cuve d'eau glacée, afin de voir combien d'heures un homme perdu en mer, l'hiver, peut survivre et quand doit-on abandonner les recherches. Et le four crématoire achevait de tuer les " inutiles ", après une injection directe de BENZINE dans le coeur… La fumée de la sinistre cheminée carrée du four crématoire ne cessait jamais de rouler ses volutes pestilentielles dans un ciel sans oiseau !… C'était là une véritable usine aux sous-produits multiples car, ici, tout est exploité rationnellement, scientifiquement, même la mort. LA CORVEE DE " CAILLOUX " De temps en temps, afin de ne pas rouiller dans le farniente de la quarantaine, nous sommes appelés, comptés, mis en rang par cinq et on nous emmène à la carrière de pierres. Nous sortons alors du grand camp par la porte principale, puis nous le longeons à droite. Nous passons près d'une esplanade où des SS s'entraînent au maniement d'armes. Puis nous atteignons une crête, point culminant d'où nous avons une vue splendide sur une large vallée où circulent des véhicules et un train, tout petits dans ce grandiose décor. On nous fait descendre alors les marches mal taillées et nous arrivons à la carrière. Des centaines de détenus y travaillent à l'extraction de blocs de pierre. Là, nous devons prendre chacun sur une épaule une pierre d'environ une bonne vingtaine de kilos. Et gare aux resquilleurs, tabassés d'importance et surchargés à mort ! Et nous remontons l'escalier, stimulés par les gueulements des sentinelles, des Kapos et autres Vorarbeiters, quand ce n'est pas à coups de gummi sorte de trique en caoutchouc durci. Nous refaisons le chemin en sens inverse et nous lâchons notre chargement au fond du grand camp, au bout d'une des avenues empierrées qui desservent les blocks-dortoirs en construction dure.

ELLRICH

DEPART POUR ELLRICH Et puis, un jour, le 6 JUIN 1944. Nous apprenons, je ne sais par quelle radio-pirate ou indiscrétion, que les Alliés ont débarqué en NORMANDIE. Et, ce jour mémorable entre tous, nous sommes alignés à la gare du camp et nous partons en " transport " pour la ville d'ELLRICH, située à une vingtaine de kilomètres de NORDHAUSEN, gros centre ferroviaire et industriel au sud du massif montagneux du HARZ, en THURINGE. Je suis séparé de DANIEL DAGORNE qui part dans un autre groupe. Là, il faut ouvrir une parenthèse et bien expliquer dans quelles conditions est établie la liste des numéros matricules de ceux qui sont fichés pour un " transport ". Si la garde du camp de BUCHENWALD est assurée par les SS " Tête de Mort ", il se trouve que l'organisation interne est entièrement aux mains des détenus : cuisines, effekten-kammer (stocks des vêtements), stubendienst (détenus privilégiés chargés de la bonne tenue des blocks, dolmetcher (interprètes), Vorarbeiters (contremaîtres de travail), et KAPOS (chef de kommandos de travail ou de blocks). Tout ce petit monde, et surtout l'ARBEIT-STATISTIK (bureau chargé de noter les spécialités ou compétences de travail des détenus, et donc chargé d'établir les listes de départs en " transports "). Or, il se trouve que tout ce petit monde à part est composé exclusivement de membres du Parti Communiste de tous les pays européens… alors il leur est facile de trafiquer les listes des partants en fonction de la " dureté " du kommando demandant des esclaves. Et ils ne se privent pas de changer les numéros des partants par des numéros de détenus non-communistes, autant que faire se peut, lorsqu'il s'agit du départ vers un camp réputé pour sa dureté… Evidemment, s'ils privilégient les cadres ou futurs cadres du PARTI en prévision des " lendemains qui chanteront " et leur fournissent des " planques " relatives : travail en usine, donc à l'abri des intempéries, avec un toit sur la tête, ils épargnent un peu moins les militants de la " base ", considérée comme menu-fretin, et qu'ils épargnent seulement lorsqu'ils ont de la marge de manoeuvre dans le nombre de matricules demandés. Nos " prisonniers de la politique du parti ", rescapés comme nous du voyage vers BUCHENWALD, ont eu de la rancune tenace et ne se sont pas faits faute de nous signaler " aux bons soins " de la Direction Communiste Intérieure ! Aussi ne sommes-nous pas autrement surpris de nous voir choisis " en priorité " dans une liste de TRANSPORT pour le camp d'ELLRICH, renommé pour sa mortalité élevée et le travail en plein air, par tous les temps, aux fins de réaliser une ligne de voie ferrée reliant directement le camp voisin de DORA (tunnels où sont assemblés les V1 et les V2) à la ligne de chemin de fer reliant NORDHAUSEN à KASSEL. Nous tenons ces renseignements confidentiels de quelques secrétaires de l'ARBEIT-STATISTICK indiscrets, c'est-à-dire pas tout à fait achetés par le Parti. Il a été donc demandé deux mille hommes pour ce convoi qui doit partir le 6 JUIN 1944 au matin. C'est donc par un jour, mémorable entre tous, que nous quittons BUCHENWALD ce grand centre de triage livrant les quantités d'hommes (Stuck) aux demandes des entreprises industrielles civiles, ou militaires. ELLRICH Le convoi se fait sans histoire cette fois. Nous sommes répartis à cinquante par wagon, avec une porte ouverte où sont assises deux sentinelles qui discutent gravement, pendant que nous commentons en large et en travers " LA " nouvelle du jour. Le moral est au beau fixe. Nous arrivons en gare d'ELLRICH après une petite journée de voyage, détendus et curieux de voir où nous allons aboutir. Nous débarquons et, aussitôt mis en rang par cinq, nous défilons à travers la ville, quoique nous ayons aperçu un camp important de zébrés, juste à la gare. Encadrés de nos sentinelles, fusil sous le bras, nous sommes dirigés à la sortie nord de la ville, dans une des plus belles artères, jusqu'à un ancien Théâtre Municipal. C'est là que nous échouons. Quatre miradors flanquent un quadrilatère formé de barbelés et où est inclu un petit parc ombragé, sur l'arrière des bâtiments. Nous sommes deux mille prisonniers, dont à peu près cinq cents Français, la majorité se composant, par ordre d'importance, de Polonais, de Russes Ukrainiens, de Yougoslaves et de Tchécoslovaques, sans oublier un petit nombre de Belges et de Hollandais. A neuf kilomètres de notre petit camp se trouve le grand camp de DORA, usine souterraine entièrement creusée par les déportés, au prix de terribles pertes. Là sont assemblées les pièces qui constituent les fameuses fusées dévastatrices, nommées V1 et V2. Sa gare et le nom géographique est NIEDERSACHSWERFEN. On nous divise en sections, ou KOMMANDOS de travail. Nos chefs, ou " KAPOS " sont recrutés parmi les détenus allemands et polonais. Ce sont, pour la plupart d'anciens souteneurs, criminels de droit commun, escrocs, pédérastes notoires. Ce sont surtout ceux-là qui réussirent à survivre à des douze ou quinze années de bagnes nazis… Les autres, les détenus politiques, opposants de HITLER, avaient été particulièrement " traités " et décimés par les SS du fou dangereux… Exceptionnellement ils finirent par s'imposer dans les grands camps, comme à BUCHENWALD où les " politiques ", c'est-à-dire les communistes, je le répète, avaient la majorité des postes d'importance. Ce qui mena hélas à certains abus, car il leur était facile de changer les noms des listes des partants pour un kommando pénible, comme les mines de sel par exemple, et soustraire de ces listes leurs sympathisants… au détriment des autres résistants… Inutile de dire que nos KAPOS, pour conserver leur place de faveur, pouvoir voler sur nos rations, trafiquer avec les rares denrées du camp et ne pas travailler, nous brutalisent et poussent la cadence de rendement !… Ils sont d'ailleurs aidés en cela par des contremaîtres, ou VORARBEITERS, qui nous stimulent au travail incessant, dur, d'édification d'une voie ferrée, que nous devons fournir de six heures du matin à la tombée de la nuit. Et encore nous sommes levés à grands coups de sifflet à quatre heures du matin, pour descendre à l'appel, dans la cour, par tous les temps. Cet appel dure plus d'une heure, immobiles au garde-à-vous, qu'il pleuve ou qu'il neige ! Nous sommes pris en charge par l'entreprise KRAUSE ; laquelle a pour tâche de construire une voie ferrée d'intérêt stratégique qui doit joindre, presque en ligne droite, l'importante ville de KASSEL à celle de NORDHAUSEN, sans oublier la dérivation du camp de DORA. Notre chantier s'étend sur trente kilomètres, de NORDHAUSEN à PÜTZLINGEN, un hameau. Et nous perçons les collines, nous comblons les vallons, nous bâtissons les ponts et les conduites d'écoulement, nous posons les rails et nous chargeons le ballast, tout au long du trajet qui nous est imparti. Le soir, après avoir travaillé douze heures en moyenne, avec une légère pause d'une demi-heure à midi, pendant laquelle nous avons le loisir de regarder nos sentinelles et nos KAPOS casser la croûte, nous rentrons au camp. Les plus éloignés reviennent par le train de chantier, les autres à pieds au pas cadencé. Une fois rentrés au camp, nous subissons l'appel, d'une durée variable selon l'humeur primesautière de nos gardiens, puis nous touchons alors gros comme le poing d'un pain serré, noir, où entrent la sciure de bois et la fécule de pomme de terre. Puis vingt grammes de margarine synthétique et un litre de bouillon chaud où nagent QUELQUEFOIS de petits morceaux de navets ou de rutabagas. Ceci pour tenir jusqu'au lendemain soir, au retour d'une nouvelle journée de douze heures, par tous les temps, mal vêtus de nos tenues rayées en fibre de bois, mal chaussés de claquettes à semelle rigide en bois, rafistolées de fil de fer qui nous blessent les pieds. Pour couronner le tout, nous sommes à la merci de l'humeur changeante de nos KAPOS allemands ou polonais. Nous souffrons même plus de la part de ces détenus favorisés, jouissant du droit absolu de vie ou de mort à notre égard, que d'exactions rares venant de nos sentinelles, lesquelles se contentent en général de nous garder à vue et de nous signaler aux " bons soins " de nos KAPOS et autres VORARBEITERS.

Gunzerode

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Nos travaux nous obligeant à parcourir une distance qui est jugée, par les Autorités, dispendieuse, tant par notre transport quotidien que par la perte de temps appréciable, on crée à notre usage un petit camp-satellite d'ELLRICH, au hameau de GÜNZERODE. C'est une grande bergerie désaffectée et réquisitionnée, qui nous abrite. Nous sommes là à peu près un millier d'hommes, parqués comme des bêtes. Des châlits à cinq niveaux emplissent entièrement le premier étage. En bas aussi, une grande partie de la place est transformée en dortoir à cinq étages. Au fond, à gauche, est créé un coin pour deux gros autoclaves. C'est la " cuisine ". A droite, et au fond également, l'abreuvoir à moutons est restauré et institué " lavabos ", pour respecter les règles de l'hygiène corporelle. Grosse farce qui ne nous empêche pas, rapidement, d'être couverts de poux voraces, à la venue d'un " transport " de renfort non désinfecté… Au fond du rez-de-chaussée également sont installés les deux " friseurs " qui nous rasent deux fois la semaine. Ce qui laisse une belle peau blanche par rapport à la crasse accumulée sur le restant du visage… Nous sommes placés derrière les bâtiments importants d'une belle ferme. On entoure ce petit camp de poteaux et de barbelés, un mirador à chaque coin de grosses lampes au sommet de chaque poteau. Un poste de garde à l'entrée, une maison située hors des barbelés permet le logement des sentinelles, et nous pendons la crémaillère… Au début, cela nous semble une amélioration sensible à notre misérable condition de " détenus politiques " (à triangle rouge). Mais nous devons déchanter bien vite car les restrictions se firent sévères, au fur et à mesure que nous entrions dans l'hiver, et que les armées allemandes subirent des défaites et les civils des bombardements quasi-journaliers. Nous étions certes un peu oubliés des grands camps, mais pour l'organisation du ravitaillement aussi !… Enfin, il nous fallait subir et tenter de TENIR ! Notre moral est heureusement bon, du moins tant que les beaux jours durent. En tout cas, une chose est certaine : que ce soit à ELLRICH, où notre camp est en pleine ville, ou bien ici à GÜNZERODE, où les maisons paysannes nous entourent nul Allemand ne pourra nier l'existence des camps de concentration. Il y en a partout ! Et, tous les jours, matin et soir, nous défilons dans la grande rue, soit pour aller au travail, soit pour en revenir !… D'ailleurs, le dimanche matin, les HITLER JUGENDS qui vont et reviennent de leurs exercices, ne se font pas faute de faire mine de nous balancer leurs grenades en bois. Ils nous contemplent comme des fauves derrière les grilles d'un zoo et les commentaires vont bon train : - Regarde-moi ces petits cons ! C'est qu'ils nous tireraient dessus si on les laissait faire ! Ah elle est belle la jeunesse à DODOLF !… - Laissez-moi sortir seulement dix minutes, et vous verrez un peu si je me gênerais pour en déculotter quelques-uns et te leur flanquer une de ces fessées ! Des familles entières défilent devant les barbelés et nos passages " en rang par cinq ", solidement encadrés par les SS, sont toujours suivis par une foule attentive venue contempler leurs esclaves. C'est à ces occasions que les Russes se lancent dans leurs chansons de marche. Et on peut dire qu'avec "La Madelon ", on ne fait " pas le poids " ! Eux, ils font vibrer les carreaux avec leurs chorales à huit voix. C'est magnifique d'enthousiasme, de beauté virile. Et aussi nous ne pouvons nous empêcher de nous taire et d'écouter, en marquant la cadence. Il y a dans leur chant une poésie, un élan qui entraîne les foules. C'est beau, même si on ne comprend pas les paroles. Malgré le langage qui nous sépare, nous entrons de plein-pieds en communion spirituelle avec eux lorsqu'ils chantent ainsi. C'est presque liturgique. Et ils entretiennent notre moral par leurs chants… Quels dommage qu'ils ont, chez eux aussi, des camps de concentration. On en a parlé dans le sabir des camps, c'est monstrueux et aussi aberrant que les camps nazis… Au paradis des travailleurs !… PAS DE CONTESTATAIRES AUX MOTS D'ORDRE DU PARTI UNIQUE !… Incroyable ! Et, le pire, c'est que lorsque les Russes chantent, les Allemands semblent contents : du moment que çà chante bien, qu'on marche bien au pas, ils sont fiers de nous comme s'ils nous avaient eux même appris ces choeurs. Peu importe si c'est " le chant des partisans ", ou celui des "Tankistes", peu importe si ça gronde d'espoir ou de revanche. Ça chante beau et fort, c'est ce qui importe!

PUTZLINGEN - Les feuillées sur le chantier

NOTRE TRAVAIL D'ESCLAVES

Le jour commence à peine à blanchir un coin du ciel, où clignotent encore les étoiles. Dans la cour, alignés par cinq, rangés par Kommandos distincts les bagnards sont comptés. Il fait frais et les dos frissonnent. C'est que le demi litre d'ersatz de café chaud est loin. Cela fait bientôt une heure et demie que nous sommes là, sur nos jambes déjà fatiguées, à patienter. Mais nous avons compris qu'il nous faudra toujours avoir de la patience. Un ordre… Le garde-à-vous : on se découvre. Le SS, sous-chef du camp, a enfin terminé l'appel. Tout le monde est là. Peu à peu, les kommandos s'ébranlent au pas et sortent du camp. Les galoches de bois martèlent le pavé des rues. Il va faire beau et chaud aujourd'hui. Nous partons pour la station de NIEDERSACHSWERFEN, gare située vis-à-vis du tunnel de DORA. Dans les wagons, la plupart somnolent, fatigués des journées précédentes, n'ayant pas un repos suffisant. Les sentinelles regardent le paysage et discutent avec le KAPO… Il fait meilleur ici, pour eux, que sur le front de l'EST ou même qu'en NORMANDIE !… Notre KAPO est un dénommé " FRANZ ", athlète de taille moyenne, le regard d'un bleu cruel, le visage buriné par un lourd passé de bagnes, des mains de brute. Comme il s'est bâti une réputation de tueur, il est bien vu des sentinelles et il garde ses cheveux, frisés à souhait, d'un beau blond. Cela fait huit ans qu'il est dans les bagnes allemands. A l'entendre, les débuts n'ont pas été roses mais, maintenant il se rattrape et, ce qu'il a enduré, il le fait endurer aux autres. Bien entendu, il ne peut pas sentir les Français ; des gens qui ne savent pas fournir un effort, qui mettent de la mauvaise volonté à travailler, bref des vauriens dont il ne faut pas compter pour obtenir du rendement. De plus ils supportent tous les coups sans pour cela augmenter la cadence… Et, en cela, il n'aurait pas pu changer en nous l'esprit de résistance passive. Alors, de temps en temps, la rage l'attrape. Il hurle, il bondit sur le plus proche Français et lui administre une correction bien sentie. Les sentinelles s'esclaffent, ricanent en secouant leurs ventres bien garnis. Et les autres détenus baissent les paupières afin de masquer la flamme fauve qui durcit leurs yeux. Et les poings se serrent un peu plus fort sur le manche de pelle ou de pioche. Gare à la libération des camps !… Il y aura des comptes à rendre, et… expéditifs ! En pleine journée, nous sommes pris à partie par une formation de bombardiers alliés qui arrosent la voie, en partant de la gare de triage de NORDHAUSEN. Nous voyons la terre se soulever au loin, dans un grondement sourd et puis ça se rapproche et bientôt c'est sur nous. Nous nous aplatissons là où nous nous trouvons. Les rails voltigent dangereusement. Les explosions nous secouent tandis que les sentinelles ont lâché leur fusil pour courir plus vite et s'éloigner le plus possible en criant… Un chasseur descend et " exécute " la locomotive de notre rame de wagons plate-forme chargés de déblais. Des douilles brûlantes tombent autour de nous : du beau cuivre rouge ! Nous sommes un peu sonnés mais notre moral est remonté d'un seul coup au plus haut point. L'orage passe… Nos gardes reviennent en discutant vivement entre eux. En tout cas, ceux-là n'auront pas mérité la croix de fer. Il est certain que cela change des vraies troupes combattantes. Nos petits planqués sont de belles poules mouillées et nous en rions ouvertement. Bilan : un long tronçon de voie est à refaire, dont un aiguillage. La journée tire à sa fin. " Une de moins en attendant la classe " comme disent certains camarades. Après avoir enduré les rayons cuisants du soleil, les mauvais traitements du KAPO et de ses VORARBEITERS, les injures et les lourdes plaisanteries des sentinelles, il nous faut retourner à la petite gare, au pas cadencé, la poussière formant des plaques sur notre peau, sillonnée par la sueur qui ruisselle. Nous avons déblayé le mieux possible toute la journée et nous sommes bien las ! Bien entendu, la locomotive de remplacement se fait attendre et nous sommes de retour au camp vers huit heures du soir. Nous avons droit à l'inévitable appel, qui se complique toujours, à croire qu'ils ne savent pas compter… Puis nous faisons la queue pour toucher notre pitance. Nous assistons ensuite à la bagarre pour le " rabiot de soupe ", car il est inutile et dégradant de s'en mêler pour y ramasser un mauvais coup plutôt qu'autre chose de plus substantiel. Les Polonais et les Ukrainiens sont des champions pour cela ! Les triques des KAPOS frappent leurs dos, sans arriver à mettre un peu d'ordre dans la bousculade des affamés qui cherchent à se supplanter et à se voler les uns les autres. DU COURRIER DE FRANCE Au moment de se coucher sur nos paillasses, à l'intérieur de nos niches superposées, on appelle quelques noms… Il y a du courrier ! Le seul et unique de ma captivité ! Je ne rêve pas : je suis sur la liste et mes camarades me font parvenir une enveloppe où je reconnais l'écriture de mon père. Quelle joie plus grande que de se sentir rattaché à la terre de FRANCE par ce petit rectangle de papier reçu par la poste, après tant de semaines, tant de mois de dur silence ! L'enveloppe est libellée par papa. La lettre est de la main de maman. Ainsi je sais qu'ils sont vivants tous les deux. Tout un coin de ce ciel d'orage se déchire et le bleu limpide du bonheur apparaît, lueur d'affection de paix et d'amour. O rêves d'un retour à la vie passée, rêves combien déchirants dans ce pays de travaux forcés : rêves, hantise… Le lien consolant du courrier venu de FRANCE a rapporté en moi la confiance et le courage nécessaire à l'attente pénible du jour de grâce : la LIBERTE. Car tous ici nous avons l'espoir de retrouver un jour nos foyers. Et pourtant j'ai l'impression de n'avoir jamais vécu autre part qu'ici, au milieu de ce décor hostile et que tout mon passé n'est qu'imagination. Il faut avoir subi cette claustration brutale pour réaliser le malheur qui atteint psychiquement le prisonnier des bagnes hitlériens. Toute la campagne, toutes les villes traversées lors de nos déplacements journaliers ne donnent pas le repos de l'âme. Elles sont vues au travers d'une vision de fils de fer barbelés et de raies bleues et blanches qui entourent le captif constamment. L'air même est dur à respirer, car il n'apporte pas les doux parfums de la liberté. On ne peut abandonner le difficile présent, on ne peut s'évader un moment de la réalité atroce, de nos forces défaillantes, du corps qui maigrit de jour en jour par les privations. On ne peut éviter les sévices, qui mettent notre tête au supplice, de nos gardiens qui nous harcèlent de leurs injures de leurs coups ajoutés à ceux des KAPOS et aux intempéries. La tension continuelle de nos nerfs surmenés nous empêche d'être vraiment maître de notre moral. Quand viendra-t-il le temps où je pourrai marcher sur les routes, seul, sans un fusil accompagnant mes moindres gestes ? Quand viendra-t-il le temps où j'aurai le droit de m'asseoir quand je le désire afin de reposer mes jambes brisées par la fatigue ? Quand viendra-t-il le temps où je n'entendrai plus les sons étranges qui heurtent mes oreilles et qui ajoutent, par leur incompréhension, à l'abrutissement de la fatigue ? Quand viendra-t-il le temps où du linge enfin propre et renouvelé n'irritera plus ma peau brûlante ? Quand mes yeux reverront-ils la FRANCE, quand reverront-ils la VIE ? Quand ?… A NORDHAUSEN Nous sommes à la gare de triage de NORDHAUSEN. Le temps est splendide et le soleil se fait sentir. Répartis par équipes de six hommes, nous grimpons sur les wagons à quai et nous en déchargeons l'anthracite et les briquettes de charbon destinées à la locomotive de chantier. Très rapidement, nous sommes couverts de sueur et nous abandonnons veste et chemise. Les torses nus ruissellent. La poussière de charbon vole partout et pénètre nos narines, nos yeux, et même craque sous les dents. A la pause de midi, nous demandons aux sentinelles de nous mener à une fontaine, afin de faire partir le plus gros de cette crasse noire qui fait croûte et irrite les pores de la peau. Il nous est répondu un " NEIN ! " qui n'engage pas à insister. Alors c'est un concert de jurons d'où il ressort principalement que les Chleus auraient plus besoin de se laver que nous, depuis le temps qu'ils sont dans la merde et qu'ils n'en sortiront jamais, au contraire !… Voilà le sous-chef du camp, un lieutenant de SS encore très jeune, boitant d'une blessure de guerre (un des rares !…) qui le fait se servir d'une canne pour marcher. Il interroge visiblement les sentinelles et il donne un ordre. Les gardiens nous emmènent alors par petits groupes, à tour de rôle, aux douches situées dans la rotonde aux locomotives. Nous passons le long d'un grand silo en béton armé, puis devant un camp de " Travailleurs Libres " où les Français présents restent muets comme des carpes lorsque nous leur demandons les nouvelles. Sans doute ont-il peur de représailles s'ils nous adressent la parole ? Il n'y a que les prisonniers de guerre rencontrés qui échangent volontiers quelques mots avec nous, lorsqu'on en croise. Enfin nous traversons des voies pour pénétrer sous la vaste coupole où sont révisées les locomotives… En sortant de la douche, le gardien prend un ton de bonhomie pour nous demander si ça va mieux ? Un camarade lui répond : - Nous on est comme les amoureux : un peu d'eau pure et de ciel bleu et ça va ! Et tous de rire. Le soldat nous regarde avec ahurissement et il émet cette observation : - Les Français, pas beaucoup travailler, bon moral et toujours rire… pourquoi ? Le même camarade ouvre la bouche pour répondre mais, au même instant, les sirènes de la gare se mettent à hurler au point de nous assourdir. Vivement, nous sommes rassemblés et emmenés au pas de course vers la campagne toute proche puisque nous sommes au sortir de la ville. Nous marchons dix bonnes minutes et déjà les grondements des escadrilles s'amplifient. Le chef des sentinelles nous fait allonger en bordure d'une route ombragée, juste dans le fossé finissant un champ de pommes de terre. Nous ne perdons pas notre temps et nous grattons les pieds pour en tirer les précieux tubercules. Là-haut les avions scintillent et les petits chasseurs tournent et virent au-dessous des formations serrées de bombardiers. Plusieurs vagues sont déjà passées. Mais en voici une, beaucoup plus basse, précédée de quelques chasseurs. Soudain, plusieurs fusées rouges s'allument juste au-dessus de la ville. Les Allemands égaillés dans la campagne crient et gesticulent. La vague arrive et c'est le bruit crispant des sifflements des torpilles. Nous nous faisons tout petits et nous regardons avec des yeux étincelants. Un grondement de tonnerre et un gros nuage noir monte en s'épaississant : quelque chose crépite et de longues flammes surgissent dans le ciel. C'est l'aérodrome qui a été touché, apprend-on peu après par des prisonniers de guerre Français. Le camarade des douches s'approche alors du gardien qui nous y avait conduit et lui dit : - C'est pour çà que nous avons toujours un bon moral !… L'autre ne répond rien, mais il lève la main et la laisse retomber en poussant un " ach " résigné. Dans le ciel, les oiseaux de mort s'éloignent, d'un vol puissant, et de leurs moteurs monte un grondement qui dure longtemps après leur passage, longtemps, comme un formidable défi ! L'ETRANGE " SUPPLICE DU TABAC " Il est un paradoxe très important dans notre condition de " zébrés " : en effet, si nos rations alimentaires sont calculées au plus bas, il se trouve que, par contre, nous touchons très ponctuellement notre " DECADE " de cigarettes et de tabac à chiquer !… Bien entendu, je vois là un moyen d'échange très appréciable, en cédant ma ration à un vieux Kapo, bien inoffensif, WILLEM, vieux détenu politique allemand qui, en tant que tel (et de sa qualité de Kapo) bénéficie d'une nourriture assez abondante et variée, avec possibilité de se ravitailler à l'importante ferme, qui jouxte notre petit camp de GÜNZERODE. Aussi me donne-t-il, en échange des " MACHORKA " et du tabac à chiquer, des morceaux de pain appréciables et quelquefois un seau de belles pommes de terre bouillies, que je partage. Plusieurs camarades font comme moi, mais il existe hélas des fumeurs invétérés qui, en sens contraire, vont jusqu'à troquer leur part vitale de pain de la journée pour quelques cigarettes !… Notre bon ami, le Docteur JEAN BERTHEOL est malheureusement du nombre… Nous essayons bien de le raisonner, mais sa passion du tabac est la plus forte !… Et bon nombre d'autres détenus, esclaves de leur passion, se priveront du strict nécessaire vital, s'affaiblissant au fil des mois… et ce fut même mortel pour beaucoup lorsque l'hiver terrible fut venu. Comme tous mes amis, j'ai toujours faim, plus ou moins selon mes petits échanges. Mais la " décade " ne dure pas, et les autres jours il faut se contenter du litre théorique de soupe claire dans la gamelle, accompagné de morceau de pain ( en général gros comme le poing ) sur lequel on vous alloue un petit bâton de margarine synthétique ( tirée, paraît-il de la houille ). Aussi, je fus tenté de garder un morceau de chique, parce que des camarades m'ont certifié que cela calmait les tiraillements d'estomac dus à la faim permanente… L'expérience ne fut pas concluante : je mâchais et, au début, c'est un goût de réglisse qui fait saliver. Alors arrive le goût acre du tabac noir qui emplit la bouche. Evidemment j'en avale maladroitement et là, un vertige me saisit, puis une envie de vomir. Je recrache vivement ma chique ! Et je me jure bien de ne plus recommencer ! Décidément, tout aura été expérimenté pour nous affaiblir de toutes les manières. Mais il faut reconnaître que, pour un grand fumeur invétéré, la tentation est très forte. Se priver de nourriture et fumer, ou bien ne pas fumer et tenter de survivre en mangeant la ration chichement allouée. Toute la question est là. Alors sachons résister à un petit plaisir ! UN CLIN D'OEIL DE CHALEUR HUMAINE, OU LE " RAMPANT " DE LA LUFTWAFFE Une chaleur lourde nous étreint. La soif, sur le chantier, ne peut être étanchée, alors nous haletons. Le soleil tape dur en cet été continental… rien de comparable avec le beau temps de CANNES, où j'étais, il y a à peu près un an. C'est mon anniversaire. Nous sommes là, torse nu, à nous griller la peau, juchés sur des wagons, pleins de déblais provenant de bombardements. Déblais que nous répartissons à la pelle et à la pioche pour agrandir le remblai de la voie ferrée que nous construisons, avec ses ponts à couler en béton, ses collines à raser à l'aide des pelles mécaniques SKODA. Et le petit train, de chantier qui ravitaille en sable, gravier, ciment. Le wagon sur lequel je suis, avec d'autres camarades, est plein de platras, mais aussi j'y découvre un plein carton de feuilles blanches, un peu salies mais utiles pour prendre des notes et des croquis que je me promets de ramener au retour à la liberté. Car j'y crois ! Nous y croyons tous que cet enfer ne sera que passager et qu'un jour nous rentrerons chez nous ! A noter qu'il y a un changement dans la garde : les SS habituels ont été remplacés par des " rampants " de la LUFTWAFFE. Ce sont de jeunes recrues qui, pour la plupart, s'occupent, pendant leur temps de garde, à potasser des livres d'étudiants. Cela durera deux mois, jusqu'à fin septembre, et nous en sentons la différence ! Sauf tentatives d'évasion, ces soldats ne s'intéressent qu'à leurs études. Mieux, l'un d'entre eux demande, un jour, si l'un de nous parle anglais, afin d'échanger quelques propos dans cette langue, qu'il étudie. Il s'appelle HELMAR KRUPP, et est toute sympathie avec nous. Il ne cache pas qu'il juge notre attitude de " résistants " comme étant un devoir pour des gens dont le pays est envahi et asservi. Il déclare penser qu'il agirait de même si cela était le cas pour lui. Tout ceci étant des propos échangés entre " quatre z'yeux ", évidemment, et sans autre témoin à proximité. Mieux : la petite locomotive de chantier devant être ravitaillée en eau assez souvent, il y a un point d'eau, avec une pompe à bras, branchée sur une petite rivière proche. Un long tuyau raccorde ce captage à une citerne placée en bordure de voie. Alors il désigne quatre hommes, dont je suis, pour aller pomper de temps en temps à la rivière. Là, il y a une ferme… Alors il va trouver les civils et achète des oeufs et du pain frais qu'il nous ramène et partage avec nous. Le Kapo, le vieux, WILLEM, se désintéresse de la question, moyennant une part pour lui et nous passons là quelques journées fort reposantes, avec juste quelques pompages de temps en temps. TRAVAIL AUX ALENTOURS DE DORA Cela fait plusieurs jours que nous débarquons à la petite gare de NIEDERSACHSWERFEN, attenante à DORA, pour y travailler à l'extérieur des tunnels. En effet, nous creusons des tranchées pour y enfouir un gros tuyau d'adduction d'eau. Nous franchissons le passage-à-niveau et là, nous croisons deux camions-plateaux sur lesquels sont juchés des prisonniers italiens. Puis nous longeons l'enceinte barbelée, avec ses porcelaines isolantes, ce qui, pour nous " connaisseurs ", signifie que la clôture est électrifiée. Notre chantier est bientôt là. Nous ouvrons un grand coffre de bois d'où nous sortons les pelles et pioches. Au boulot ! Nous tapons fermement dans un sous-sol caillouteux qui nous donne bien de la peine à creuser. Heureusement, par ces temps de grande chaleur, il y a, juste à côté, un petit ruisseau où nous avons le droit de nous désaltérer. Mais nos efforts ne nous avancent guère, car vraiment c'est de la rocaille ! Aussi les " MEISTERS " décident-ils de faire sauter des charges de dynamite. Mine de rien, nous enfouissons dans les trous de mines des charges bien supérieures au besoin présent, le tout relié par fil électrique à la boîte de commande de détonateur. Ce sont des copains spécialistes du " GENIE " qui se sont offerts pour ce travail, avec une idée derrière la tête : donner assez de puissance aux explosions pour que des blocs de roches s'envolent assez haut dans l'air, jusqu'à toucher la ligne à haute tension qui passe juste au-dessus… C'est risqué et puni de mort pour sabotage, mais nous tentons le coup. Vrrraoum ! ça vole haut. Pour exaucer nos désirs, des blocs vont frapper les câbles électriques qui se mettent à se balancer et qui, soudain, se touchent. Cela produit une immense lueur bleutée, ainsi qu'une forte détonation, et l'un des câbles va jusqu'à se rompre et tombe à terre en se tortillant !… Inutile de dire que nous sommes assez loin pour jouir du spectacle. Les Kapos hurlent, les MEISTERS lâchent des imprécations, bref la confusion est à son comble… Il y aura une enquête de faite par des officiers-artificiers, mais heureusement pour nous, ils concluent à un fait du hasard et nous n'en entendrons plus parler. Quelques jours après, nous sommes dirigés vers la partie Nord-Est de DORA, là où est située la sortie principale des wagons-plate-forme chargés de V2, recouverts de bâches et sans cône d'explosif (qui est monté ailleurs). Nous devons élargir la clôture du camp dans cette partie-là. Aussi nous transportons, sur nos épaules bien fatiguées, des poteaux en forme de potence, en béton armé, et que nous devons planter, cimenter dans le sol, à intervalles réguliers, lesquels seront garnis de fils de fer barbelés électrifiés. Naturellement, comme nous sommes aux alentours immédiats du grand camp de DORA, non seulement nous avons nos propres sentinelles qui, par ces beaux jours d'été sont des soldats " rampants " de la LUFTWAFFE, et qui nous flanquent une paix royale ( ah ! si nous n'avions pas sur le dos les Kapos et les Vorarbeiters toujours pareils à eux mêmes, c'est à dire hargneux et ayant le coup de trique facile, ce serait supportable ! ), mais nous avons les SS de DORA qui sont accompagnés de chiens-loups, réputés féroces…et là, çà ne rigole pas ! Bien souvent, ils viennent s'occuper de nous, en nous distribuant des coups de gueule, mais aussi des coups de triques ou de crosses… Là se situe un fait significatif de leur fanatisme borné : un de nos copain alsacien, passe à côté d'un des chiens, assis sur son arrière-train, lui parle doucement en allemand, approche prudemment une main caressante sur sa tête. Le chien accepte la brève caresse sans sourciller. Alors, d'un coup, son maître SS accourt, flanque un grand coup de pied dans les fesses de notre ami, se met à injurier son chien. Puis brusquement, il sort son pistolet et tire une balle en pleine tête de la pauvre bête, jugée sans doute coupable de " haute trahison " ! Nous sommes atterrés de tant de stupidité, mais nous retournons bien vite à notre besogne, soucieux de nous faire oublier… " L'ACCIDENT " Il fait terriblement chaud, aussi à la pause de midi, nous nous glissons sous les wagons des trains immobilisés des V 2, sur la voie de raccordement à la ligne principale, bien à l'ombre. Nos sentinelles de la LUFTWAFE en font autant, et nous bavardons paisiblement, en attendant la reprise du travail, dans une heure. Soudain, la rame de wagons sous lesquels nous sommes, se met en route sans crier gare. Un hurlement : un de nos camarades se fait broyer la main par une roue !… et au même instant une sentinelle s'emberlificote avec la bretelle de son fusil, qui se coince sous une roue !… Nous les tirons vivement tous deux hors de leur périlleuse position. Le fusil de la sentinelle est plié en deux… et la main de notre ami est presque sectionnée… il est emmené soit disant vers l'infirmerie de DORA : nous n'aurons plus jamais de ses nouvelles… Inutile de dire que nos sentinelles sont allées dire " deux mots " au conducteur du train, lequel jure ses grands Dieux qu'il ne nous avait pas vus… Petits drames qui nous consternent, mais il nous faut continuer à travailler les jours suivants à l'extension de l'enceinte de DORA. Nous ne serons pas fâchés de quitter ce chantier, pour aller à la gare de triage de NORDHAUSEN où nous déchargeons des wagons de sables, sacs de ciment et gravier, que nous rechargeons sur des camions. Ces matériaux seront utilisés à bâtir les ouvrages d'art de notre ligne de voie ferrée stratégique en cours de réalisation.

NOUVELLES DE PARIS ET NOS DEBOIRES DE LA "SOUPE"

Vers la fin du mois d'août, nous apprenons que PARIS est libéré ! Nous en sommes heureux et lorsque nous reformons les rangs, " par cinq ", nous marchons cette fois-ci de bonne humeur, au pas cadencé et nous entonnons une Marseillaise vibrante, suivie d'une chanson " gauloise ", apprise auprès des prisonniers de guerre, rencontrés au centre des voies de triage de wagons de NORDHAUSEN : Dans l'cul, dans l'cul, Ils auront la victoire ! Ils ont perdu Toute espérance de gloire ! Ils sont foutus Et le monde dans l'allégresse Répète avec nous sans cesse Ils l'ont dans l'cul, dans l'cul ! C'est pas terrible, mais ça soulage et les kilomètres paraissent moins durs à parcourir. PARIS est libéré !… et cela nous fait plaisir, et cela nous regonfle le moral ! Nous avons cueilli, en bordure de route, des coquelicots, des marguerites et des bleuets. Cela nous fait les trois couleurs nationale que nous brandissons fièrement à bout de bras. On croise deux charrettes de paysans, chargées de sacs de pommes de terre, sur lesquels sont juchées des jeunes Polonaises. Hellées par leurs compatriotes, répartis dans nos rangs, elles ont le geste inouï de nous jeter un sac, qui disparaît bien vite, ainsi que son contenu distribué à la va-vite entre tous ceux qui ont été près du point d'impact. Nos Kapos gueulent mais…trop tard, le larcin est consommé. Nos sentinelles de la LUFTWAFFE rigolent et laissent faire. Toujours ça de pris ! … PARIS !… quelle joie ! Et lorsque nous rentrerons… à peu près un an après, nous découvrirons avec une stupeur goguenarde le nombre, la multitude des FFI, FTP, RIF à brassards frappés de la Croix de Lorraine, les Résistants de la dernière heure… et nos flics arborant la fourragère rouge de la Légion d'Honneur !… braves parmi les braves… et nous, nous circulerons avec notre carte d'identité provisoire de "Rapatriés ", perdus dans la masse de ces braves gens, en attendant notre prise en charge d'hôpital ou de sanatorium… C'est la vie ! En attendant nous trimons, affamés, nous repassant des recettes de plats régionaux, assoiffés aussi à tel point que, maintes fois, je grimpe sur le tender de la locomotive amenant le train de wagons de déblais, afin de puiser dans ma gamelle de l'eau aux reflets irisés d'huile lourde… Et puis nous portons, à six, les sections de rails que nous apportent les camions de l'entreprise de travaux publics KRAUSE ( de NORDHAUSEN )… Evidemment les camions s'arrêtent assez loin sur la route qui longe le chantier et donc en bas du remblai. Alors nous prenons le rail sur nos maigres épaules, sans souci des différences de taille pouvant exister entre les six forçats, et nous devons monter, gravir le talus très raide, sous les gueulements des Kapos et Vorarbeiter et les coups de triques. Par moment, nous sommes qu'à trois ou quatre à retenir ce lourd fardeau, à cause des dénivellations, et ça nous fait mal à en crever ! Et il faut redescendre et recommencer, toute une journée… Ensuite nous rentrons au camp. Là nous attendons dans la cour l'appel du soir, puis nous recevons dans notre " miska " (gamelle) la ration de soupe claire, le morceau de pain noir, gros comme à peine le poing, avec un petit bâton de margarine synthétique. Nous devons alors gravir, dans le noir, l'escalier de bois qui mène à nos couchettes superposées à cinq étages. Là, nous attendons, à mi-parcours, de sournois "petits" rusés qui nous bousculent violemment dans le but de tenter de nous dérober notre quignon de pain…bagarre où les plus faibles trébuchent, tombent, renversent leur gamelle de soupe et laissent échapper leur bout de pain…qui n'est pas perdu pour tout le monde…c'est ce qu'on appelle " organiser " (voler) ! Alors nous établissons, pour les démunis, une " soupe-solidarité " : chacun leur verse au passage une cuillerée de soupe. C'est du "communisme" appliqué à cette situation concentrationnaire, où la loi du plus fort règne. Et nous nous écroulons sur nos paillasses de fibres de bois, crevés de fatigue, ayant vite avalé notre ration, sur laquelle nous devrons vivre jusqu'au lendemain soir !… L'aube arrive, que nous avons l'impression d'avoir à peine fermé l'oeil et ce sont les coups de sifflet de l'appel du petit jour, et nous repartons vers le chantier… C'est l'ETE continental, il fait très chaud, il fait faim, il fait soif, et nous allons vers les mauvais jours, inexorablement, en caressant l'ESPOIR que nous serons un jour LIBRES !… Les bombardiers continuent à passer en vagues grondantes, étincelant dans le soleil… ESPOIR … ET LES SS SONT REVENUSC'est le mois d'octobre. Les SS sont revenus nous garder, adieu les gars tranquilles de l'aviation… Ce dimanche 29 octobre est un jour de repos, parmi tant de dimanches où nous sommes partis travailler dans la froidure du jour qui se lève tête lasse, moins bien traités que les animaux des fermes avoisinantes. Les travaux avancent lentement mais sûrement. Un détail pénible : même au mois d'octobre nous manquons d'eau à notre petit camp de GÜNZERODE, car la bergerie n'est alimentée que par un puits et elle ne nous parvient qu'au moyen d'une pompe actionnée à la main et ladite pompe est souvent détraquée. Hier encore, nous nous sommes levés comme à l'habitude, au coup de sifflet strident du chef de block, le gros " PAUL " et notre longue colonne est partie sur les routes mauvaises, vers la boue pénétrante des chantiers échelonnés le long de cette voie ferrée en construction. Nos pauvres pieds, trempés dès les premiers pas, nus dans des morceaux de galoches que ne porterait pas un clochard, font souffrir. Les premières engelures pincent douloureusement les chairs boueuses. La pluie fine tombe, pénétrante, et les dos ruissellent, percés par le vent glacial. Le ciel est d'un gris plombé et les nuages passent rapidement, bas, chassés par les rafales de vent. Que peut faire contre les intempéries cette pauvre veste fine en fibre de bois, non doublée ? Et le maigre tricot, et la chemise rapiécée et déchirée. Et ce pantalon, frère de la veste, troué et souillé. Et ce caleçon qui, jadis, fut long : que peuvent-ils pour nous ? Il faut vraiment un moral d'acier pour tenir sans broncher dans un tel état de misère. Qu'ils sont fiers, mes camarades, serrant les dents sous les coups et les rafales de pluie, tremblants sous le froid humide. Qu'ils sont nobles, avec leurs yeux de Français confiants, avec leur front plissé, durci dans la volonté de tenir. Comme je les aime, mes frères de malheur avec leurs propos pleins de cette franche gaieté du titi parisien ou du provençal. Aucun ne regrette d'avoir tout sacrifié pour combattre l'ennemi nazi dont ils connaissent à présent les horreurs de son repaire. Comme elle est grande leur place de Martyrs de la Résistance. Nous pelletons dans la boue, afin de remplir des wagonnets qu'il faut pousser et vider dans le remblai… tout un jour, et puis un autre jour… sans fin. Le soir, nous revenons dans la nuit tombante et il me semble retourner aux temps reculés des mendiants de la Cour des Miracles accourant, en cohortes boiteuses et geignantes, vers la soupe distribuée avec parcimonie par les seigneurs. Les lumières du camp nous paraissent comme un havre momentané, plein de nos rêves et de nos projets d'avenir échangés sur nos paillasses, roulés frileusement dans notre unique couverture, des tiraillements à l'estomac. Et nos affaires trempées ne pourront pas sécher d'ici le lendemain matin. Il faudra les enfiler mouillées et froides… Il n'y a qu'un instant pendant lequel nous vivons un peu : c'est le soir, après la distribution de la soupe et du pain. Là un peu de chaleur humaine s'établit : nous parlons entre nous, un toit sur la tête, c'est déjà beaucoup. Le jour, nous vivons dans une inconscience perpétuelle, absents, sans autre préoccupation que de faire fuir les heures. Debouts, dans la terre détrempée, la pelle ou la pioche entre les mains, nous aspergeant mutuellement à chaque mouvement d'outil, nous ne pouvons faire autre chose que penser, penser sans cesse et parler entre nous, en maniant nos outils, sans repos, du lever du jour à la tombée de la nuit. Nous parlons du foyer, des choses que l'on ne connaît plus ici, de recettes de cuisine plus délicieuses les unes que les autres… supplice de tantale ! Il est défendu de parler pendant le travail, mais les gardes ne peuvent être partout à la fois et nous ne pouvons nous empêcher de causer, les uns d'une pâtisserie chère à la maman, les autres de leur métier, d'autres enfin des soucis de famille. Supplice infernal dont nous aimons nous inquiéter, insouciants de nous tracasser un peu plus, tellement cela ressemble à des aveux que l'on confie, le coeur lourd, comme si cela pouvait nous soulager. Beaucoup d'entre nous ont fait leur service militaire outre-mer, et ils nous racontent des pays fabuleux, se vantent aussi un peu de leurs prouesses amoureuses. Cela met un peu de gaieté dans notre coeur et le rêve repousse la hideur du présent. Mais c'est le soir que, sous la lampe, assis autour des longues tables, nous pensons revivre entre camarades, dans le peu de chaleur d'un poêle unique. Là, nous retrouvons l'atmosphère de fraternité des compagnons de la Résistance et la gaieté des propos de quelques-uns réchauffe le coeur des autres. C'est là que je trouve le peu de temps nécessaire à écrire une sorte de " journal " : il est si dur de passer des mois sans pouvoir distraire sa pensée sur un livre quelconque écrit en français. Et j'essaie de me distraire intellectuellement en écrivant, en dessinant des caricatures sur des feuillets ou carnets volés aux bureaux de chantier des entreprises qui nous emploient sans vergogne. Je songe à conserver ces notes éparses qui resteront la trace tangible de cette terrible époque passée loin de notre jolie terre de FRANCE, dans la souffrance et la fatigue continuelles. Et ces notes, si elles échappent à la destruction, je veux les garder le long de ma vie durant, car elles auront été les compagnes de misère de ma jeune âme. Elles m'auront servi en confidentes sympathiques, pendant des jours angoissants, si longs… si longs… TRAVAIL, KAPOS ET SEVICES GRATUITS… Nous venons de rentrer d'une journée de travail des plus pénibles : non seulement il a plu sans arrêt, mais nous avons dû manier des traverses et des rails toute la journée. Nous sommes écroulés de fatigue. Les vêtements trempés, les pieds enduits d'une épaisse couche de boue, nous sommes toujours en rang par cinq, pour l'appel et pour attendre de pouvoir rentrer à l'abri toucher notre ration de soupe et de pain. La cour est un plan d'eau et les projecteurs se reflètent dans les mares d'eau. En général, nous en avons pour une bonne demi-heure avant d'être autorisés à pénétrer à l'abri et être servis. Lorsque le temps est au beau, ce n'est qu'une légère attente. Mais là, c'est un prétexte à des brimades sans nombre : les zébrés, transis, se pressent en une masse compacte et désordonnée vers la porte d'entrée, après l'appel. Alors le commandant SS et les Kapos se précipitent dans la mêlée, frappant sans discernement, afin de nous remettre en rang. Puis ils nous obligent à rester plantés là un quart d'heure supplémentaire. Ça gronde dans les rangs, mais que pouvons-nous faire d'autre que de prendre notre mal en patience… LUDWIG, un Polonais de vingt-cinq ans, est un Kapo passé maître dans l'art de brutaliser les détenus. Très grand, d'une puissante musculature, des cheveux bruns, c'est le type du beau garçon, mais aussi de la belle brute. Justement, ce soir, il y a mêlée : LUDWIG paraît à la porte de la bergerie. Il crie des ordres en polonais et en allemand, mais nous sommes trempés jusqu'aux os, aussi personne ne bronche pour se remettre en ordre. Entassés le long du bâtiment sous la maigre protection de la bordure du toit, nous attendons impatiemment que le flot humain se soit un peu écoulé à l'intérieur pour entrer à notre tour. Alors LUDWIG se précipite. Il envoie de violents coups de pied aux premiers détenus qui se trouvent près de la porte et, brandissant un tabouret, il le lance de toutes ses forces dans notre groupe. Un Français le reçoit en pleine tête et s'écroule assommé. Voyant cela, un Polonais injurie le KAPO. Celui-ci reprend alors le tabouret, attrape le délinquant par la veste et le frappe à tours de bras jusqu'à ce que son corps ne tressaille plus. Encore une proie pour le four crématoire !… Se redressant de toute sa taille, dont il est fier, LUDWIG jette à l'entourage un regard de défi. Mais nous ne bougeons point : nous enregistrons, car nous savons bien qu'un KAPO est tabou et qu'il est autorisé par les SS à tuer pour un quelconque motif. A de multiples occasions, journellement, nous sommes témoins de sévices analogues. C'est surtout à l'appel, le matin : un pauvre vieux, perclus de douleurs, se traîne lamentablement. Il s'approche du " LAGER ALTESTER " (le plus vieux du camp - un Allemand détenu depuis dix ans pour sabotage dans l'usine où il était employé). Il le prie de le laisser au camp pour la journée… Avec un ricanement méchant, l'autre attrape le vieillard par les épaules et le projette brutalement. L'homme tombe. Alors il se précipite sur lui et lui envoie des coups de pied dans les côtes. Il le saisit par un bras et le traîne dans la boue, jusqu'à ce qu'il soit au milieu de son kommando. Et, le laissant là, il s'en retourne en éclatant de rire. Ce monstre, cette bête que l'on nomme " Lager Altester " et qui est responsable à l'intérieur du camp, après des années d'internement et de souffrances morales, voilà ce qu'il est capable de faire. Il est soigné comme un rentier. Il mange à sa faim. Il est habillé à sa fantaisie, il reste au chaud. Et il martyrise ses semblables, bagnards comme lui, mais qui sont, eux, traités pire que des bêtes de somme. Seulement lui, il est quand même de la " Race Supérieure ", il est empreint de " Haute Kulture Germanique ". Pour tout dire il est et il reste Allemand. " Tort ou raison, c'est ma patrie ! "… LE 11 NOVEMBRE 1944 La neige tombe, fine, et la boue du sol augmente impitoyablement. Le remblai du chemin de fer nous élève au-dessus de la plaine et nous sommes offerts, le ventre vide, mal vêtus, aux morsures de la bise qui souffle, hargneuse, insensible aux injures et aux reproches de mes camarades. Nous avons été autorisés à porter la capote, mais c'est illusoire comme protection contre l'humidité et le froid conjugués. Un malade gémit, plié en deux sur sa pelle. Nos interprètes ont osé demander aux sentinelles de le mettre à l'abri dans la baraque des contremaîtres civils. Rien à faire ! Et, accompagné d'une bordée d'injures, l'ordre est donné de rester là à encadrer notre malade, plantés dans la boue, à attendre les wagonnets de terre pour les basculer et tenter, au prix d'efforts inouïs, d'égaliser les mottes. Et nous sommes le 11 novembre 1944… Je songe et mon regard se perd au travers du voile blanc qui tombe du ciel et estompe le contour des choses… Onze heures ont sonné au clocher voisin et ces onze coups de cloche m'ont pénétré comme ce froid mordant qui brûle le visage et rend insensibles les pieds et les mains. L'Armistice… La suspension des hostilités, l'arrêt de cette hécatombe de morts, le retour des prisonniers… Est-ce possible qu'un pareil bonheur ne nous soit pas encore arrivé ? Cela arrivera-t-il trop tard ?… Je suis perdu dans mes souvenirs de famille et je revois très bien mes parents. Je vois aussi ma petite chambre et mon piano. Et, sur mon piano fermé, triste, je vois ma photographie souriante que doit souvent regarder maman. Comme tu as changé, grand enfant. Qui te reconnaîtrait avec ton crâne rasé, ton visage aux traits crispés, aux yeux fatigués, dans ta crasse sordide ? Qui te reconnaîtrait sous cet uniforme infamant de bagnard, ces loques immondes qui ne te protègent même pas du froid ? Non ! Il ne faudrait pas que tes chers parents te voient, puissent t'imaginer seulement, car ils auraient trop de peine. Souffre en silence de ce froid cuisant. Souffre en serrant les dents lors des longues marches avec ces galoches de bois qui t'ouvrent les pieds. Souffre en retenant tes larmes de rage lorsque tu es brimé par des hommes cruels. Souffre du manque d'hygiène. Mais que tes chers parents ne connaissent pas ta vie pénible, pour ne pas les faire souffrir eux aussi. Tu as changé avec l'apprentissage de la douleur, tu as appris à supporter les sévices d'autres hommes, la rage au coeur, dans une apparente résignation. Mais que le jour arrive de la liberté retrouvée !… C'est le 11 novembre 1944. Le malade a chancelé. Il s'abat dans la boue et nous nous précipitons. Un homme agonise qui ne reverra plus sa famille, ses enfants chéris. Et nous pensons que là-bas, en FRANCE, des délateurs, des traîtres ou simplement des collaborateurs à ce régime hitlérien, se font oublier et jouissent d'une tranquille liberté. Alors notre regard se fait dur et notre bouche se serre. C'est pour cela qu'il faudra tenir et revenir demander des comptes et venger nos morts !… Mais sans doute arriverons-nous trop tard, quand ces messieurs seront tous blanchis, après quelques minimes ennuis à la Libération ?… PLUIES… ET LE " LIBRAIRE " Le chantier est plus détrempé que jamais. Nous enfonçons plus haut que les chevilles dans l'eau glacée, la neige qui fond dans la journée et se reforme aussitôt la nuit suivante. Le remblai est une fondrière contre laquelle nous disputons nos lambeaux de chaussettes russes, nos restants de galoches, lesquelles menacent de rester enlisées dans cette boue glaciale et visqueuse qui écoeure. Le paysage est glauque, comme vu à travers de l'eau marécageuse. Le ciel est sale et les nuages y vont bas, courbés vers la terre, accrochés aux collines où ils s'effilochent, poussés par un vent violent qui nous transit. Les vêtements collent à la peau et nous sentons la pluie pénétrer jusqu'à nos corps affaiblis. Tout est triste, maussade, hargneux, c'est vraiment l'image de l'ALLEMAGNE nazie telle que le conçoit le prisonnier dans son intellect. LUCIEN CLOT est un de mes jeunes camarades, déjà marié et père de famille. C'est l'un de mes habituels coéquipiers au kommando chargé spécialement de l'édification du remblai. Il a habité la banlieue de PARIS, comme moi, et juste la commune voisine, IVRY. Sa mère tenait le stand de frites et sandwichs à la baignade du PORT-A-L'ANGLAIS, sur la SEINE. Quand nous rentrerons (car nous ne désespérons pas) nous irons nous voir et nous évoquerons ces journées mortelles où nous restons plantés là, dans la boue, essayant à peine de décoller la terre de dessus nos pelles, insultés par le temps, insultés par les sentinelles, les surveillants civils ou contremaîtres et par les Kapos. Il n'y a vraiment que nos yeux et notre bouche qui ne font pas partie de cet ensemble de désolation. - Et dire que ma femme, elle croit que je m'amuse !… gouaille LUCIEN en souriant. Et nous voilà partis à rire, rire malgré tout. Nous parlons de nos communes, des bords de la SEINE, des promenades en barques, des petits bals-musette des bords de la MARNE… " LE CHALAND FLEURI ", le " POISSON VIVANT ", chez DUCHE, les " SEPT ARBRES ", le " MOULIN BRULE "… tout un festival de trilles d'accordéons et de gaieté. Nous parlons surtout de nos foyers, du temps où nous écoutions la radio près du feu. Nous nous transportons par la pensée vers ces lieux où nous fûmes heureux, avec l'envie d'oublier le monde environnant, de vivre notre rêve… Malheureusement, c'est toujours dans ces moments-là qu'arrive le petit train de chantier, avec ses wagonnets ruisselants d'eau, qu'il faut basculer le plus vite possible, au milieu des injures renouvelées des Kapos, Vorarbeiter et des imprécations des civils de l'entreprise KRAUSE. La terre colle partout. Elle adhère aux parois des bennes métalliques, elle est sur les bras, sur les jambes, sur les visages, elle nous attire par les pieds et nous lui réservons nos épithètes les plus vertes. LUCIEN CLOT et moi, nous n'arrivons à bavarder avec un peu de calme que lorsque nous sommes placés en fin de chantier, vers la dernière sentinelle. C'est un vieux soldat, un " territorial ", et vraiment on se demande quel fond de tiroir a été raclé pour l'amener ici. Il est libraire dans le " civil ", à BERLIN, mais nous en sommes à nous demander s'il se rappellera son adresse et s'il retrouvera au moins l'emplacement de sa boutique… Tous, au kommando, nous l'appelons " le libraire ". Il arpente le terrain du matin au soir et, de temps à autre, s'approche de nous quand il nous voit bavarder : - Ah ! Français, toujours parler politique, toujours propagande !… Tu parles ! On préfère les souvenirs tout simples de la vie quotidienne en FRANCE ! Alors, histoire de me faire plaisir, LUCIEN lui demande, narquois : - C'est beau la FRANCE, hein ?… Car on est sûr du résultat. Pour la centième fois au moins, le soldat ouvre béatement la bouche et ses yeux s'arrondissent dans une expression de complète exaltation. LUCIEN me pousse du coude et cligne de l'oeil : - Ça y est, il va encore nous débiter sa salade ! Et l'autre d'exploser, lyrique : - Ach, Ja, la FRANCE est belle ! Ach PARISS ! " PARISER ZEITUNG ", " PARIS-SOIR " le FIGARO ", le " MATIN ", " L'HUMANITE ", VICTOR HUGO, ALFRED DE MUSSET, la TOUR-EIFFEL, le PARC DES PRINCES, CARNERA, LAPEBIE, GEORGES CARPENTIER, TINO ROSSI, MONTMARTRE, le DROCADERO, les CHAMPS-ELYSEES… Ach ! oui ! la FRANCE est belle ! Et le voilà parti à travers le chantier en déclamant la " MARSEILLAISE " dans un français écorché vif. Nous nous plions en deux sur nos outils, secoués par une crise de rire. C'est peut-être la seule sentinelle dont la venue n'est pas désagréable. - Entre nous, me confie LUCIEN, il y en a que la guerre n'arrange pas ! Et nous remuons un peu nos pelles embourbées en riant sourdement, comme si la terre était aussi dans notre gorge pour empêcher les sons de fuser clairs. IL NOUS DONNE UN PEU DE PAIN Ce matin, il ne pleut plus. Mais un vent violent et froid nous glace dans nos défroques humides des averses de ces derniers jours. Par malheur, LUCIEN et moi, nous sommes placés juste au plus haut de la butte qu'il s'agit de lisser, en une pente calculée par des équerres de bois. En dessous de nous, la pelleteuse mécanique " SKODA " entame la colline dans le fracas assourdissant du moteur diesel et des chaînes de la benne. Les morsures du vent nous crispent les muscles des omoplates et nous font mal aux reins. Aussi, nous nous remuons au maximum. De temps à autre, lorsque nous ne sentons plus nos mains, nous lâchons les manches de nos outils pour battre des bras, ce qui donne l'impression, de loin, d'un échange de signaux à bras entre marins en détresse. Nous n'arrêtons pas pour cela de discuter " cuisine " car le vent froid nous creuse et l'heure de la soupe est encore lointaine. Et, au fil des heures, nous échangeons des recettes variées, nos petits plats préférés et toutes sortes de gâteaux succulents… La salive nous en vient plein la bouche… et nous déglutissons comme deux idiots, inconscients de la torture morale que nous nous infligeons. Nos yeux brillent, fixant au loin un mirage fascinateur. Mais, petit à petit, la conversation tombe, mon regard est distrait se détourne, attiré de plus en plus par " le libraire ", assis sous son abri de chaume. Le soldat a posé son fusil à côté de lui et, sortant un pain de sa sacoche, il se met à tartiner de la margarine sur quelques tranches épaisses de pain. J'oublie les plats succulents dont nous parlions il y a quelques instants, pour ne plus fixer que ces tranches de pain de guerre, gris noirâtre, à pâte serrée. Je salive énormément. Soudain, je regarde LUCIEN qui, lui aussi, a suivi mon regard et déglutit, appuyé sur sa pelle. Alors nous nous regardons et nous baissons la tête en attaquant rageusement le tas de terre à déblayer. Puis, au bout d'un instant, nous nous surprenons mutuellement à contempler malgré nous le gardien qui goûte à petites bouchées, tranquillement. D'un regard à la dérobée, le soldat s'est aperçu de notre manège. Alors, il découpe lentement un morceau de pain assez épais, y étale de la margarine, pose le tout sur l'herbe, vers nous, et s'en va. D'un coup d'oeil, nous nous mettons d'accord. LUCIEN se saisit de la tartine et revient à sa place. Sans hésiter, il la rompt en deux morceaux et m'en tend un. Je le prends et nous avalons rapidement, sans commentaire… Nous n'avons plus parlé de cela, mais d'un regard, nous nous sommes compris : nous étions amis à jamais. MORAL, TU EN PRENDS UN COUP J'ai marché dans les rangs avec mes camarades, j'ai travaillé dans la boue des chantiers avec eux, je suis revenu tous les soirs au camp parmi mes compagnons et cela, longtemps après que ces mauvaises galoches de bois et de toile m'eurent emporté le coup de pied et les talons. Puis, un jour je n'ai pu marcher sans tomber, épuisé par mes blessures envenimées, fiévreux, à bout de résistance. J'ai été reconnu " invalide " pour quelques jours. Me voici maintenant allongé sur ma paillasse, depuis trois jours. Ce sont les premiers jours de décembre. Et il faudra reprendre le travail bientôt, trop tôt, avant que les plaies ne soient cicatrisées. Du lever du jour au coucher, il me faudra continuer à endurer la station debout permanente, par tous les temps… Je suis là, écoutant le bruit des machines du chantier le plus proche, regardant cet étrange dortoir presque vide. Quelle impression de détresse me pénètre ? Je rêve de ma chambre si gaie où maman doit souvent avoir le coeur serré devant mon lit bien fait, trop vide sans le captif, son fils. J'y fermerais volontiers les yeux dans le bonheur de la vie familiale. Je suis triste, je m'ennuie de ceux que j'aime de toute ma jeune âme. Je suis ici, perdu dans la misère de mes semblables et nos épreuves sont parfois bien dures à supporter pour ma jeune sensibilité. Je me rappelle avec angoisse ce jour si proche où j'ai dû aller pieds nus dans la boue glacée et la neige, mes souliers s'étant brisés. Et ces larmes de désespoir qui m'ont coulé sur les joues lorsque je fus admis à la cabane à outils érigée sur le chantier. Faudra-t-il que pareille chose se reproduise ? Cela ne finira donc pas avant ?

ENFIN, LES " MEISTERS " CIVILS ONT ETE COMPATISSANTS…

Seulement mon répit aura été de courte durée, car la journée s'achève et il nous faut rejoindre le camp, soit six kilomètres à faire à pieds ! En colonne par cinq, nous avançons sur la route gelée. Mes pieds endurent mille misères, nus sur cette neige, sur ces plaques verglacées et j'avance avec souffrance : un pas, encore un pas, encore un… les SS se moquent de moi et l'un d'eux me fait signe, par gestes, qu'on va me couper les pieds, hilare, ricanant. Je pleure de rage et de douleur. Le ciel nuageux est étrangement baigné d'une lueur verdâtre, là où l'on devine que se couche le soleil, là vers l'Ouest, vers la FRANCE. Je souffre en serrant les dents. Ma bouche se remplit soudain de salive, puis je vois une myriade de points lumineux… Je sens que je vais m'évanouir… Je chancelle… Alors, de chaque côté de moi, un compagnon de misère passe mon bras sur ses épaules. On me soutient. - Fais pas le con, courage mon vieux ! Et après plus d'une heure de cette marche-calvaire, nous arrivons enfin au camp. Là, il me faut patienter encore le temps de l'appel, piétinant sur place, mes pieds insensibles. A croire que je ne ressens plus rien… Nous rentrons à l'intérieur du bâtiment, après avoir tendu au passage notre gamelle pour notre misérable soupe du soir. On m'étend et le docteur BERTHEOL frictionne mes pieds ensanglantés, les masse, et cela me réconforte. Un camarade m'offre une paire de chaussettes russes, sorte de triangle de tissus qui enveloppent les pieds… Un Kapo m'amène une paire de galoches prises sur un mort et me les jette presque à la figure. - Demain, travail, pas malade !grogne-t-il. Nous, prisonniers des bagnes nazis, n'avons pas connu les épisodes meurtriers des batailles qui se déroulent aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest. Mais nous subissons les horreurs gratuites de nos semblables : surveillants ou dirigeants civils. Nous connaissons la boue des champs détrempés, les marches dans la neige sans chaussures dignes de ce nom. Nous sentons le froid mordre la peau comme un serpent, les averses glaciales percer les vêtements insignifiants et causer des maladies meurtrières. Oui, nous endurons tout cela, des jeunes gens de moins de vingt ans aux vieillards blanchis, dont les rides s'augmentent au fur et à mesure des mois, comme ces statues dont les traits sont rongés par les intempéries. Nous endurons cela avec un minimum de nourriture dans l'estomac, même pas le minimum de survie. Nous sommes sales, couverts de poux, malades, blessés, sans véritables soins. Parfois une larme lourde nous échappe et le cauchemar continue, les jours se suivent, apportant le même cortège de maux, les mêmes imprécations et la même résignation. Cela est tellement devenu la vie quotidienne qu'il ne nous vient même pas à l'esprit que la mort pourrait mettre fin à notre torture. Nous existons, c'est tout. Il nous arrive de ne plus penser à aucune issue possible autre que l'extinction par misère physiologique… Pourtant il faut que cela finisse un jour ! Les hommes ne vont pas toujours s'entretuer ? Il n'y aura pas éternellement des déportés politiques à faire mourir à petit feu parce qu'un régime inhumain les tient sous sa griffe ? Si nous revenons, il ne faudra plus supporter ces camps de concentration dans aucun pays au monde ! Aucun système politique n'excuse cette horreur !… Ici, l'on a nettement l'impression d'avoir quitté la vie depuis le jour de son arrestation par la police politique nazie. Nous sommes entrés dans un monde de cauchemar, le monde des prisons, des ténèbres, des fils de fer barbelés, des tortures et des cris. Nos larmes n'émeuvent personne. Le système concentrationnaire broie toute sensibilité et avilit l'individu. Que sont devenus tous mes frères de misère épuisés par l'effort et l'insuffisance de nourriture ? Ils ont disparu, mangés par le feu, cadavres anonymes, numéros que l'on oublie, effacés sur la longue liste des prisonniers politiques. Tous subissent le même sort : Français, Belges, Hollandais, Luxembourgeois, Danois, Norvégiens, Allemands, Autrichiens, Tchécoslovaques, Yougoslaves, Hongrois, Polonais, Russes, et j'en oublie ! Nous sommes les captifs dont se nourrit le monstre concentrationnaire. Au camp de la gare à ELLRICH, les camarades n'ont même plus de vêtements présentables et restent enroulés dans leur unique couverture, à grelotter. Naturellement, comme ils ne peuvent plus produire de travail, ils sont rationnés. La dysenterie s'y est répandue de façon terrifiante et il meurt, en moyenne, une vingtaine d'hommes par jour. Nous autres, à GÜNZERODE, n'avons plus de rechange. Nos tenues sont tout ce qu'il y a de plus usées et trouées. Et nous n'avons rien pour les raccommoder. Les poux se sont mis à pulluler. Même pas moyen d'avoir l'eau nécessaire à un peu de toilette, même pas de " café " à volonté pour se désaltérer, juste le nécessaire pour ne pas avoir trop soif… En plein hiver… Alors nous suçons de la neige. Le soir, il nous arrive très souvent de manger dans le noir, faute d'électricité, à cause des alertes. Et nous avons tout juste chaud dans le dortoir, faute de charbon, après avoir passé des heures mortelles à grelotter sur le terrain gelé, pour une cadence de travail quasi nulle… Nous nous rassemblons pour l'appel dans l'obscurité la plus complète. Le chef de camp passe entre les rangs pour nous compter, muni d'une lampe électrique de poche… La neige nous arrive par rafales et nous la voyons qui scintille dans le rayon de lumière. Dans les rangs, les faces sont creuses, les yeux sont souvent gonflés de poches : beaucoup d'entre nous font de l'oedème. Les dos sont pliés et les omoplates font mal, les muscles sont contractés dans leur lutte contre le froid. " L'EVADE " Cependant, aujourd'hui, tous les détenus ont l'esprit occupé par la vue d'un groupe de soldats placés à l'entrée du camp et qui préparent quelque chose. Le commandant prend la parole et nos interprètes traduisent. Il y a quelques jours, un groupe de Polonais qui travaillaient à la voie ferrée, près d'un hameau, envoyaient l'un des leurs chercher un sac de ciment dans un abri placé près d'une ferme. Le prisonnier réussit à passer inaperçu des sentinelles et disparut. Aujourd'hui, il a été repris et le commandant met un point d'honneur à nous déclarer que c'est lui qui l'a repris. Il faut dire que le malheureux n'avait pas été loin : il avait trouvé des patates dans l'auge des cochons, s'en était goinfré avec avidité et s'était endormi dans la porcherie… Afin de nous montrer quel sort est réservé aux évadés, il ordonne de le pendre devant nous. L'homme est blessé par balle. Il saigne et ses vêtements s'imbibent de son sang. Il est bientôt hissé au portique d'entrée du camp et son cadavre pend. Bientôt la neige blanchit sa tête et ses épaules. Et devant notre camarade exécuté nous devons passer tête haute pour aller travailler. Car je retourne au travail. On m'a trouvé des claquettes de remplacement et, en avant !… La journée sera longue et nous n'avons pas envie de discuter. Les pensées sont ailleurs, vers le mort que l'on imagine, emporté maintenant au camp d'ELLRICH-GARE, traîné pendant neuf kilomètres sur une petite charrette, par quatre camarades, dans la neige qui s'épaissit, sur la route qui passe à travers bois. Et les rires des sentinelles fuseront jusqu'au retour, tout au long du parcours, en voyant l'air grave que prennent ces hommes pour accomplir la sinistre promenade. Il n'y a plus de tracteur, car il n'y a plus de mazout… Arrivés au camp d'ELLRICH ils se verront forcés de déshabiller entièrement le corps, puis de le jeter sur la pile de cadavres attendant leur tour dans l'antichambre du four crématoire… Ses cendres serviront d'engrais pour les champs. De notre côté, nous ne sentons plus le froid. Nous nous retenons pour ne pas bondir de rage, non pas impuissants contre ces piètres soldats, mais certains de succomber sous le nombre si la révolte se déclenchait et, aussi, devant la distance à parcourir à travers un pays inconnu pour rejoindre les troupes alliées. - 28°C… TU TREMBLES CARCASSE !Le chantier est recouvert d'une épaisse couche de neige que nous devons déblayer pour atteindre le sol gelé à plus d'un mètre de profondeur. Il y a moins 28 degrés centigrades au thermomètre des civils, protégés par leur cabane. Les pelleteuses mécaniques ont cassé leurs câbles en essayant d'arracher la couche de terre gelée. Aussi devons-nous creuser, devant les machines, des trous à l'aide de barres à mines. Bourrés d'explosifs, ces trous sont reliés par un fil électrique et l'explosion soulève le sol où se forment des blocs de terre glacée. Alors les pelleteuses s'emparent de ces blocs disloqués, les déposent dans les wagonnets que nous poussons tout au long de la voie, jusqu'à l'endroit choisi pour le déversement. Nous protégeons nos pauvres mains au moyen de morceaux de sacs à patates. La neige tourbillonne et la bise glaciale nous courbe, pliés en deux, bien exposés aux rafales sur ce remblai qui domine la plaine. Nous cherchons une vague protection en poussant les wagonnets de biais, mais le vent s'engouffre par-dessous la benne et nous atteint quand même. LA MORT AU CHANTIER Derrière la pelleteuse mécanique est employé un bagnard pour égaliser le terrain et caler les chenilles de l'engin, au fur et à mesure qu'il progresse. C'est un Ukrainien. Aujourd'hui il est distrait, songeur. Nous savons ce que c'est : un coup de cafard ; mais on réagit vite habituellement. La pelleteuse, énorme mastodonte, décrit une demi-circonférence afin de charger les wagonnets placés à sa droite. A chaque chargement, le contrepoids et la cabine de l'opérateur vont frapper le talus. L'homme placé à l'arrière doit se reculer et se baisser en même temps que le mouvement de rotation de l'engin, afin de ne pas être coincé contre la butte de terre. Mais il est absent. Il a été frappé par la sinistre exécution de ce matin… Comment ne peut-il pas voir la pelleteuse qui, après avoir arraché de ses dents puissantes un gros bloc gelé, accomplit rapidement son demi-tour mécanique ? Nous assistons de loin au drame. A quoi bon appeler ? Le fracas du moteur couvrira nos voix… Et l'homme se trouve brutalement enlevé de sa place. Il est coincé soudainement entre le talon de la pelleteuse arrivé à toute vitesse et le talus. Il hurle. Nous nous précipitons en gesticulant. Le mécanicien civil a stoppé. Il est descendu de sa cabine et il crie admonestant la victime. Nous le regardons et nous haussons les épaules. Un homme gît sur le bas du talus, dans une énorme flaque de sang qui va en s'élargissant. Il a les deux cuisses et le bassin broyés et ses jambes tiennent à peine. Il est pâle, ses yeux se ferment, mais il ne s'évanouit pas. Il gémit doucement en cherchant, de ses mains après ses jambes, à se rendre compte de la gravité de sa blessure. Nous le garrottons tant bien que mal et une civière est improvisée. Nous le transportons vers le camp, lentement et son sang tombe en pluie de gouttelettes qui rougissent dans la neige. Ses narines se pincent, il est de plus en plus blanc et ses mains, teintées de sang se relâchent. Sa poitrine se lève et il soupire profondément, comme s'il s'était débarrassé d'un grand poids. Sa vie de bagnard est achevée. Il est mort. LA FAIM ET LA MALADIELa fin de l'année approche. Deux de mes camarades, nommés respectivement RICHARD et PIGUET, sont employés à la forge de l'entreprise KRAUSE. Ils réparent les moteurs de camions et des locomotives de chantier. Ce sont peut-être les meilleurs boute-en-train du camp. Ce jour, ils m'ont promis de me régaler d'un morceau de viande, accompagné d'oignons et d'un roux de farine, tout cela, bien entendu, subtilisé à la cantine de l'entreprise. Les voici au travail, seuls dans l'atelier bruyant du ronflement de la forge. Les sentinelles sont en dehors à discuter entre elles. Entre un petit chien, une véritable boule fauve, et nos deux compères lui tendent un morceau de pain. Le jeune toutou, grassouillet, hume l'appât d'un museau dédaigneux et reçoit, en même temps, un grand coup de marteau sur la tête. Le dépecer, le découper et le mettre à mijoter dans un grand seau à confitures, c'est l'affaire d'un moment pour mes deux affamés. La peau et les déchets sont jetés aux cabinets. Et le soir, de retour au camp, je me suis régalé d'un morceau de ragoût bien gras… Nous sommes si affamés que nous rêvons la nuit de festins pantagruéliques. Et les veinards qui ont pu trouver un hérisson, ne perdent pas l'occasion de calmer pour un temps leur estomac qui crie famine. Les chats sont devenus quasi-introuvables dans la région. Un autre jour, un wagonnet de pommes de terre gelées avait été versé dans le remblai, venant de la cuisine des SS. Une forte odeur de décomposition montait de ces patates, mais nous ne nous sommes pas laissés impressionner. Vite, nous les ramassons et nous les portons au poêle installé dans la cabane destinée au court repos de midi. Desséchées sur le feu, les pommes de terre gelées sont réparties également entre la trentaine de Français que nous sommes à ce kommando. Nous en avons mangé pendant une semaine. Que risquons-nous ? A peu près tous, nous sommes atteints de dysenterie et tous nous mourons de faim. Alors nous calmons nos crampes d'estomac par tous les comestibles qui nous tombent sous la main, avariés ou non, en se remettant entre les mains de la Providence pour ce qu'il en adviendra… Maintenant, il ne se passe pas cinq jours sans que l'un d'entre nous ne décède, affaibli par le manque de nourriture et terrassé par la dysenterie. Lorsque j'ai commencé à saigner par les selles, notre copain le docteur BERTHEOL n'a rien pu faire d'autre, le pauvre manquant de tout médicament, que de me conseiller de faire brûler du bois et d'en croquer le charbon. Ce qui, tout en restant à peu près à la diète pendant une semaine, m'a soulagé tout de même. Le brave docteur semble s'être débarrassé de sa passion du tabac. Dès que la dysenterie s'aggrave, on est bon pour le box aménagé au camp, afin d'y isoler les malades pour tâcher d'éviter la propagation du mal… Entourés de fils de fer barbelés, les lits sont inaccessibles et les contaminés sont à la diète sévère. Malgré cela, une fouille a été faite et l'on a trouvé des morceaux de betteraves fourragères, des patates gelées que les détenus mangent crues. On meurt littéralement de faim. La majorité d'entre nous ne pèse pas plus de quarante à quarante-deux kilos. Des squelettes décharnés, des fantômes d'hommes remplacent les musculatures vigoureuses d'antan. Seul, le regard est toujours clair, confiant. Les yeux brillent, fiévreux mais tenaces dans la volonté de tenir au maximum. Et ces " morts-vivants " travaillent sous la menace, sous les coups et les intempéries. Où il fallait deux hommes pour pousser un wagonnet dans le froid cinglant de l'hiver, nous mettons à six et nous arrivons péniblement à faire trois voyages dans la journée, de la pelleteuse au point de déchargement, soit deux bons kilomètres, en soufflant, les jambes molles, des vertiges faisant tourner les objets autour de soi. En ces instants, nous restons cramponnés au rebord du wagonnet, incapables de faire autre chose que d'attendre que çà se passe. Rien n'y peut changer, ni les cris, ni les menaces, ni les coups de trique. Nous sommes à bout et nous sommes prêts de crever… Crever, soit, mais les armes à la main !… hélas… L'ALLEMAGNE, à présent, arrive à peine à donner un minimum de ravitaillement à son peuple. Alors, que voulez-vous qu'il nous reste, à nous, déchets de l'humanité, nous, les " sous-hommes "…

La pause de midi dans la barraque du chantier, par -28°

(Sur le poêle, des rondelles de rutabagas)

cf édition écrite

CARROUSEL AERIEN Dans la journée, les sirènes donnent le signal de l'alerte aérienne immédiate toutes les heures ou peu s'en faut. Et, dans la nuit, elles hurlent pareillement. Mais c'est un son bien doux à nos oreilles. Bientôt un grondement formidable emplit l'air, couvre les bruits du chantier. L'aviation Alliée paraît. Les avions brillent au soleil, même pas camouflés. On les distingue nettement : les quadrimoteurs, en formations serrées et les petits chasseurs, pareils à des comètes, tracent dans le ciel d'hiver des raies de condensation blanches. Et ils avancent impitoyablement ; ils nous apportent le témoignage que la lutte est menée inexorablement contre le nazisme. Nos sentinelles sont inquiètes et cherchent du regard un abri éventuel. Les chasseurs allemands de l'aérodrome de NORDHAUSEN, où est basée une école de chasse, ne se portent pas au-devant des escadrilles ennemies, mais tournent en rase-mottes, s'éparpillent dans toutes les directions en attendant la fin de l'alerte. Et nous comptons huit cents appareils alliés au-dessus de nos têtes, sans compter les groupes qui passent trop loin et que nous ne distinguons pas nettement. Soudain, un vacarme assourdissant emplit nos oreilles. Trois chasseurs anglais passent au-dessus de nous, à trente mètres d'altitude. Ils agitent leurs ailes comme un salut. Nos visages s'illuminent et nos coeurs battent joyeusement. Au fond du déblai, à plat ventre dans la neige boueuse, gisent nos sentinelles, tremblantes. Et le spectacle continue : huit avions allemands cherchent à fuir et les chasseurs britanniques les poursuivent. Trois des chasseurs allemands quittent le groupe et l'un des Anglais les pourchasse. Alors un crépitement de tonnerre jaillit de ce chasseur à cocardes. Un nazi perd de l'altitude et percute sur la voie ferrée dans le nuage épais d'une explosion. Les deux autres filent, au ras des arbres, entre les collines. Une autre rafale et l'un d'eux explose en l'air, les morceaux volent. Nous trépignons, nous applaudissons comme au théâtre. Le dernier ennemi vire serré et revient vers nous. Alors l'autre avion s'élève brutalement et pique dessus à pleins gaz, penché sur une aile. Le " MESSERSCHMITT " arrive à toute allure sur nous, passe en trombe et le chasseur anglais vient à son tour. Il déclenche son tir juste au-dessus. On ne s'entend plus. Des douilles tombent sur le sol. Là-bas, à huit cents mètres dans la campagne, des débris fument de-ci de-là. Le vainqueur s'élève un peu et poursuit sa patrouille de chasse libre par-dessus les vallons, comme un épervier. Et nous pensons que, ce soir, des pilotes reviendront en terre de FRANCE en rapportant les preuves de la mission accomplie. Tandis que là, en ALLEMAGNE, des usines sont anéanties, des villes flambent comme ils ont fait flamber COVENTRY et des carcasses d'avions impuissants gisent dans les champs, donnant à nos coeurs un réconfort moral. Que ne sommes-nous là-bas, dans les lignes du front, à combattre l'ennemi en face, avec rage, avec furie… Comme nous regrettons à cet instant d'être là, impuissants, à épuiser inutilement nos forces. ET TOUJOURS DES DEUILS Le coup de sifflet de l'appel a retenti. Rapidement, nous nous levons, la tête lasse, machinalement. Il fait encore nuit. Couchés hier soir avec la faim qui crispe l'estomac, nous nous réveillons avec les mêmes impressions douloureuses. Alignés dans la cour, nous attendons le signal du départ pour le chantier. Le commandant SS passe le long des rangs, suivi du Lager Altester qui chiffre sur son carnet. L'appel est enfin terminé. Les kommandos sont prêts à sortir du camp. Un prisonnier s'effondre, à bout de forces. Qu'en faire ? Le Lager Altester s'égosille car les Chleus ne savent pas parler, ils ne savent que gueuler : - Les chiffres sont faits pour la journée. Il a été porté tel nombre de bagnards au kommando IV A, il doit donc y en avoir autant à rentrer ce soir ! Alors, nous nous chargeons du moribond. A tour de rôle, nous le portons sur nos épaules et cela pendant plusieurs kilomètres, jusqu'au bout de chantier qui nous est imparti. Là, nous le déposons à sa place de travail… Il est d'ailleurs mort en cours de route… Nous accomplissons sa part de labeur et la nôtre bien entendu. Puis, le soir, nous le ramenons péniblement au camp, harassés, courbatus. Le Lager Altester est content : pas de complications, pas de rectification à faire sur le compte journalier. Les chiffres des sortants et des entrants sont rigoureusement exacts. NOEL 1944 C'est NOEL, journée de repos complet pour les bagnards. Il fait un beau soleil, sans vent et la neige brille, jetant des feux multicolores. Dans la cour, quelques camarades se promènent pour se réchauffer derrière les barbelés givrés, cependant qu'en face, contraste pénible, des bambins s'amusent à patiner, à quatre mètres de ces fils de fer barbelés, sur la route du camp. Un vieil instituteur du JURA est là, immobile, à regarder ces enfants roses et turbulents. Derrière ses lunettes, ses yeux rêvent à d'autres enfants. C'est un des jours, les Fêtes de Famille, où le moral est au plus bas. Jour où l'on remue ses doux souvenirs, ses soucis familiaux, en face de la dure et décevante réalité. Pour ne pas changer revoici les membres de la Jeunesse Hitlérienne qui reviennent de faire de l'entraînement militaire. Ils promènent à bout de bras leurs grenades en bois. Ils s'arrêtent devant nous, leurs visages se font haineux et ils font mine de nous lancer leurs engins… Joyeux NOEL !… Nous les regardons et nous haussons les épaules en ébauchant un petit sourire de commisération. Souvent nous les rencontrons, en allant ou en revenant du travail. Et, toujours, ce sont des injures et des menaces qu'ils nous adressent, quand ce n'est pas un caillou ou des immondices. Et les gens les soutiennent, ricanent en les voyant faire. Au loin, les sirènes résonnent éperdument. Les civils disparaissent alors et les jeunes hitlériens aussi. Braves… mais pas téméraires ! Les avions alliés se promènent et leurs sillons blancs s'entrecroisent en tout sens dans l'azur. Peu de défense antiaérienne, aucune opposition de la chasse allemande. Sont-ils bourrés à ce point des belles phrases de la propagande à GOEBBELS qu'ils ne se rendent pas compte de l'évidente suprématie des Alliés et qu'ils sont eux-mêmes à zéro ? Croient-ils donc si forts aux " armes secrètes", dernier argument du régime nazi qui s'écroule ? Le soir tombe sur cette journée de trêve. Les Polonais ont formé des choeurs et ils chantent des cantiques de NOEL slave, si empreints de nostalgie, de mélancolie. Nous, les Français, avons essayé de faire un semblant de cabaret de chansonniers. La soirée se passe calmement. Je suis allé me coucher et j'écoute la musique des chorales polonaises et russes. Je songe à mon enfance, à mon arbre de NOEL, à toutes les douceurs de cette fête familiale. Je m'endors insensiblement et mes parents ont toutes mes pensées en ce soir de paix…

LES BOCHES SE REBIFFENT : L'OFFENSIVE RATEE DES ARDENNES

Les kommandos entrent un par un dans la nuit froide et les têtes nues défilent sous la lumière du projecteur de la porte. Appel classique, c'est-à-dire que nous passons une bonne demi-heure à nous geler sur place, au garde-à-vous. Aussitôt les hommes rentrés, c'est un brouhaha semblable à la rumeur d'un champ de foire ou aux cris d'une cour d'école. Ce soir, les langues vont bon train et les esprits sont échauffés : toute la journée, les Kapos et même les sentinelles, ranimés d'une ardeur nouvelle, ont rivalisé de brutalité. Et nous avons appris par les journaux allemands qu'ils se sont empressés de nous montrer, la " grande nouvelle " : une offensive allemande se développe dans les ARDENNES. Les civils du chantier se redressent et bombent le torse. Ils se revoient déjà à PARIS… ! Quelques camarades sentent leurs convictions s'ébranler et cela se traduit par quelques réflexions désabusées : - Eh bien ! On n'est pas près de rentrer… - On va y crever dans ce sale bled !… - Ah ! les vaches ! ils n'arrêteront pas de si tôt… Mais un homme, un des plus chics garçons, l'un des plus effacés, demande un peu de silence. Il prend la parole. Il sait trouver les mots qu'il faut pour présenter la situation avec clairvoyance. Nous faisons cercle autour de lui et les yeux brillent, fixés sur cette bouche qui s'anime et fait renaître avec force l'espoir défaillant. L'orateur improvisé parle calmement, presque avec une douceur paternelle et il nous réchauffe le coeur. Il nous démontre combien cette tentative n'est qu'un dernier soubresaut de la bête nazie qui ne veut pas mourir et il nous fait sentir la puissance écrasante de nos alliés. C'est fini. Notre bon camarade JANÇON a parlé. Mais maintenant le doute est chassé et les petits groupes retournent à leurs paillasses, rassérénés, comme de grands enfants. Chaque soir, il prendra l'habitude de commenter les nouvelles et, juché sur un tabouret, notre ami nous donnera son optimisme raisonné. Nous l'écoutons comme si c'était le relais des ondes venues de FRANCE, et il ne se trompera pas. Chaque événement prévu se réalisera bientôt, nous en sommes sûrs. Nos yeux, accrochés à ses lèvres, voient les chars franchir les obstacles, marchant en avant avec les fantassins, prenant les villes d'assaut. Et l'on s'endort, dans nos rêves d'emmurés, pleins d'espoir en la LIBERTE. NIEMALS VERGESSEN (NE JAMAIS OUBLIER) Et encore une journée qui se termine, malgré tout l'acharnement que met le vent à nous harceler de ses glaciales morsures. Le coup de sifflet de fin de chantier me surprend aux côtés de LUCIEN CLOT et de ROBERT LAIGNEAU, juste comme nous venons de ramener notre wagonnet vide pour le recharger à nouveau de blocs de terre gelée. Nous nous mettons péniblement en rangs pour revenir à pieds pendant six kilomètres, face au vent… Courbés en deux, emboîtés les uns derrière les autres, nous arrachons nos pieds à la neige pour les renfoncer plus loin, le visage crispé, des cristaux de buée autour de nos cache-cols improvisés dans de la toile à sac ou un fragment d'une couverture volée aux civils du chantier et vivement partagée. LUCIEN arrive encore à plaisanter et il enchaîne, d'une voix volontairement encore plus grelottante : " Le vent souffle dans la ramure Entends-tu son doux murmure… ". Derrière nous, un remue-ménage. Notre camarade PROUX s'est effondré. Malade depuis quelques jours, sa dysenterie et son état de faiblesse n'ont pas été reconnus. Il a le délire et des camarades le porteront jusqu'au camp, à tour de rôle. Je crois qu'il avait un tout petit garçon ?… Nous l'avons couché sur sa paillasse et veillé un peu. Il ne semble pas reprendre toute sa connaissance. Et, le lendemain matin, il est mort. Nous l'avons descendu en bas, au rez-de-chaussée. Debout, au garde-à-vous, nous avons dû assister à son déshabillage. Et son corps décharné a été glissé à l'intérieur du réservoir supplémentaire qu'un avion de chasse américain a laissé tomber récemment près du camp. Dans ce cercueil improvisé, il voyagera, les pieds dépassant un peu, sur la petite charrette qui l'emmène au grand camp d'ELLRICH. Et lorsqu'il passe sous la poterne de notre camp pour prendre la route, traîné par quatre camarades accompagnés d'un Kapo trop heureux de l'occasion pour aller voir ses petits copains d'ELLRICH, nous serrons les poings et nous murmurons entre nos dents : - Nous ne t'oublierons pas. Tu seras vengé !Car, nous pensons qu'en rentrant nous aurons des droits, que l'on nous donnera tout l'appui nécessaire pour faire justice et venger nos morts. Serait-il possible qu'il en soit autrement. Ceux de VICHY, ceux de la Collaboration, de la délation, pourraient-ils encore avoir des protections ? NON ! Nous ne le pensons pas, ou alors tout serait à recommencer… Lundi 5 février 1945. C'est enfin le dégel tant attendu… nous travaillons à profiler le remblai sur la voie ferrée, avec du soleil. Nous ressentons une immense lassitude, les nerfs se décontractant après ce long hiver où ils restèrent crispés dans nos hardes trop minces. Mais nous éprouvons aussi un soulagement certain de ne plus trembler sans cesse. Le travail vaut ce qu'il vaut : accrochés au profil du remblai, nous nettoyons à la pioche et à la pelle les parties non profilées selon les équerres de bois appropriées, que les Meister nous ont apportées. La terre et la roche ainsi éliminées sont recueillies en bas de pente par des équipes qui emplissent les wagonnets. Ceux-ci sont alors poussés jusqu'au déblai et versés dans les endroits assignés. Soleil, tu es là, bien timide encore, mais on te voit. Jamais plus je n'aimerai la neige, je crois bien… partir vers les rivages ensoleillés de CANNES ou de SAINT-RAPHAEL je m'y vois déjà… un coup de coude de mon voisin me remet au travail et m'évite un coup de trique du Vorarbeiter qui s'amenait en hypocrite. Pas de dégel ni de trêve dans le moral de ces fumiers la ! - Joue pas au con, on a la bonne place à présent. Va pas te faire repasser à cinq minutes de la fin du match ! gouaille mon ami LUCIEN CLOT. On sourit à cette évocation qui est très proche de la réalité. Encore faut-il tenir jusque-là… pourvu que l'on ne nous fasse pas jouer les prolongations ? La journée tire à sa fin et les petits kommandos se rejoignent dans la cour de notre célèbre bergerie de GÜNZERODE. Nous sommes au coeur du village, derrière la rue principale qui mène, à l'Ouest vers PUTZLINGEN et SCHIEDUNGEN, et à l'Est vers KLEIN-WECHSUNGEN, HESSERODE et NORDHAUSEN. En bavardant entre les groupes attendant l'appel et la soupe du soir, une rumeur prend consistance. Il paraît que notre ami FRANÇOIS ESTRIVILLE, entrepreneur à PERPIGNAN serait mort aujourd'hui ?… LES AVIONS DE L'ESPOIR Mardi 6 février 1945. Nous sommes à nouveau sur le remblai et nous voyons passer un convoi de wagons sanitaires transportant des blessés venant du front de l'Est. Notre travail se fignole toujours, avec un petit vent frisquet, les pieds dans la boue, mais la tête au soleil. Des équipes ont amené des voies toutes neuves qu'elles ont posé sur notre tracé rectiligne. Et puis, un peu plus tard, vient une locomotive tractant quelques wagons plats, chargés de pierraille, aux fins d'essai de la nouvelle portion de voie ferrée. Nous, on observe tout cela du coin de l'oeil, quand, soudain, sans alerte, brutalement, arrivent dans un tonnerre de moteurs huit chasseurs britanniques qui piquent sur le convoi. On reçoit autour de nous des douilles de cuivre brûlantes, éjectées à basse altitude. Inutile de dire que nous nous faisons très plats dans la boue. Quant aux sentinelles affolées, elles fuient en tout sens, et certaines abandonnent même leur fusil. Toujours le même spectacle de courage face à l'ennemi… La locomotive d'essai lâche un énorme jet de vapeur, dans un sifflement aigu. Elle est touchée à mort. Les huit avions passent et repassent deux ou trois fois et enfin, ils s'alignent en file indienne en suivant notre chantier et nous saluent d'un battement de leurs ailes avant de disparaître vers l'Ouest. - On dirait qu'on est connus, plaisante LUCIEN CLOT, ça fait tout de même plaisir. Mais la prochaine fois, faudrait pouvoir leur dire de nous balancer des colis, ou alors d'atterrir et de nous enlever… C'est pas notre bande de peigne-culs de sentinelles à la noix qui pourrait y changer grand chose ! Regarde-les, les pauvres chéris, ils sont verts comme leur caleçon, sans doute ! La locomotive est criblée d'obus et de balles de mitrailleuses. Le tender est couché sur un côté, en porte-à-faux sur le ballast. Et dessus, on peut encore y lire en belles lettres gothiques blanches sur fond noir : " Räder mussen rollen für den Sieg ! " (les roues doivent rouler pour la victoire Les débris fument. Les Allemands s'agitent autour. LE DEGEL… MAIS LA GADOUE ! Mercredi 7 février 1945. C'est bien le dégel, mais c'est aussi le déluge ! Il pleut à plein ciel et nous sommes dans la boue à mi-jambes, transis, noyés, désespérés. Et ce qui devait arriver, arrive à nouveau à mes pauvres chaussures de bois qui lâchent. Et du cloaque où je retire mes pieds, je reste pieds nus ! Mes nerfs en prennent un coup et je me mets à pleurer en sanglots. Déconcerté un civil me fait entrer dans leurs baraque de chantier. Je rentrerai au camp à pieds nus ce soir. Mais d'ici la fin de cette journée, nous serons quarante-trois dans le même cas… on n'en peut plus de souffrir !…Vendredi 9 février 1945. Donc, depuis hier, nous formons un groupe de chômeurs et dans la journée la dysenterie ouvre l'attaque. Deux jeunes compagnons meurent. Il s'agit de LEON TALMANT de HASNON-NORD et de VICTOR ROUX de BELLEVILLE-SUR-SAONE. Ils sont morts brutalement, épuisés, dans notre crasse, nos poux, notre dénuement et dans notre merde répandue un peu partout, car la dysenterie n'est guère contrôlable. Et, pendant ce temps, des bombardiers alliés sont passés sans discontinuer de 9 heures du matin à 16 heures. On parle d'une offensive à l'Ouest. En tout cas, nos sentinelles n'ont pas le moral… ET LE SPECTRE DE LA DYSENTERIE Samedi 10 février 1945. Nous sommes quarante-cinq va-nu-pieds. On nous a aménagé un box de châlits à cinq niveaux, au rez-de-chaussée de la bergerie. Les Stubendienst HOECK et CHRISTIAN, un Polonais, ont l'air bien disposés et nous offrent un rabiot de soupe que nous nous hâtons d'engloutir. Nous passons notre temps à dormir, à parler un peu entre nous, allongés sur nos maigres paillasses, à rêvasser dans un état de demi-veille. Et la nuit vient. Soudain, en plein sommeil, je ressens d'inquiétantes coliques et je me hâte de descendre de mon perchoir, au troisième étage. Horrible détail, au fur et à mesure que je lève et descends les jambes, je ne puis contrôler un flot chiasseux qui m'englue les mollets. La panique me prend. Si c'est le typhus, je suis fichu. En quelques jours je vais me vider. Je fonce aux latrines de la cour où je reste un bon moment, sous la surveillance du gardien du mirador, lequel m'a pris dans son projecteur à l'aller comme au retour. Après il faudra que je me déshabille entièrement et que j'essaie de laver pantalon et chemise. En attendant, je mets une couverture sur mes épaules nues. Me voici " musulman " ; ce terme désignant ceux qui n'ont plus rien à se mettre et sont donc inaptes au travail. Danger ! On a eu l'exemple d'un ramassage de musulmans sous prétexte de les renvoyer en convoi vers un grand camp, aux fins de rééquipement… et qui n'ont jamais reparu ni donné signe de vie. Les fours crématoires ne sont pas qu'une image dans le décor !… LA " DESINFEKTION " Dimanche 11 février 1945. Arrive dans la cour le camion autoclave de l'équipe de désinfection avec deux toubibs, dont un Belge. Selon le processus " habituel " : hop ! tous à poil. Sans égard pour les dos couverts de furoncles, de plaies purulentes, pour les organismes déficients, nous devons nous immerger entièrement, par-dessus la tête, dans un grand bac empli de CRESYL à haute concentration. Pendant ce temps, nos vêtements sont arrosés abondamment d'une projection de vaporisateur empli, lui aussi de CRESYL, puis ensuite ils prennent le chemin de l'autoclave. Quand nous ressortons de la cuve, nous devons grimper au pas de course au premier étage, ouvert de toutes ses larges fenêtres. Nous grelottons avec ensemble en attendant la sortie de nos loques de l'autoclave. Mais ce n'est pas tout. " ON " en a profité pour humidifier aussi les paillasses, les retourner complètement et voler le peu d'objets personnels que nous arrivons à acquérir par des prodiges d'ingéniosité. Par chance, je retrouve ma boîte en fer contenant mes feuillets de notes. Par contre, tous les couteaux fabriqués à la forge avec des aciers de bêches par PIGUET et RICHARD ont disparu. On aura droit à un petit speech du Lager Altester à propos de " couteaux à tuer le monde " avec menaces de représailles si on en retrouve d'autres. Au fond, les Kapos et les soldats avaient sans doute l'intuition que c'était surtout pour se défendre désespérément au cas où… mais n'y pensons pas trop. Par contre, O surprise, un camion a porté du linge propre, que nous enfilons avec plaisir… mais comme les paillasses ont juste été aspergées au CRESYL et non passées à l'autoclave, la nuit nous ramène nos poux, avec de furieuses démangeaisons… Nous sombrons tout de même dans le sommeil. LE SPECTRE DE LA CONTAGIONLundi 12 février 1945. La Commission de Contrôle Médical se fait comprendre : il faut nous soigner pour éviter de flanquer la dysenterie et peut-être le typhus à toute la région. Pour cela, on va nous faire des prélèvements de matières et de sang aux fins d'analyses. Puis des piqûres… Alors là, gros tollé dans nos rangs ! : on dit ça à un chien et on le pique, c'est connu !… Alors le docteur belge se pique le premier devant nous. Nous y passons tous, y compris les sentinelles. Et puis on nous met à la diète complète, ce qui n'est pas le plus difficile dans notre cas. Je reçois, ainsi que tout le monde, des cachets. Le toubib du camp, le sympathique docteur BERTHEOL, me fait calciner deux bouts de sapin et je les croque. C'est tout ce qui est en son pouvoir, hélas… Et, de plus, lui, fumeur invétéré, je n'ai pas une seule cigarette à lui donner pour ses soins bénévoles. Les chiasseux et les dysentériques reconnus sont encagés ensemble dans le box aux barbelés. Bonne nuit ! ÇA Y EST, ILS PLIENT LES GENOUX ! Mercredi 14 février 1945. Toujours enfermés. On nous distribue seulement deux minces tranches de pain calciné. Par contre, la diarrhée s'est arrêtée. Nous apprenons, de source indéterminée, que l'armée française aurait passé le RHIN à WESEL ? On parle aussi de la prise imminente de BRESLAU. Mardi 20 février 1945. Toujours au camp. Il pleut par intermittence mais cela n'empêche pas les avions américains de passer en rase-mottes et de détruire, dans un mitraillage infernal, quelques véhicules imprudemment mis en circulation le jour. La nuit, des colonnes tentent leur chance, quoiqu'il arrive que des avions emploient des fusées éclairantes et là, c'est l'hallali. D'ailleurs, au moindre signal d'alerte (quand il y en a) ou au moindre avion signalé, toute vie cesse sur les routes. Les soldats sont hagards, nerveusement épuisés. Il n'y a encore que nos pourritures de gardiens pour avoir encore l'oeil frais et le teint rose… en dehors des alertes bien sûr. Le mercredi 21, puis le vendredi 23 suivant, deux Polonais meurent subitement. Samedi 24 février 1945. Et pour la première fois, ça y est, nous contemplons des colonnes de réfugiés civils sur les routes. Vélos, tricycles, chevaux, charrette à bras. C'est vraiment la fin de la Grande Illusion Allemande et nous, qui avons connu l'exode en FRANCE, y retrouvons les mêmes stigmates de misère, désarroi, peur et panique. Courage, ils plient ! ! ! Dimanche 25 février 1945. Pas possible, quelque chose a évolué ? On nous sert une soupe d'orge et de lard excellente. Il est vrai qu'on entend nettement le canon à l'Ouest, en plus des bombardements et mitraillages incessants. Et, en ce dimanche, personne ne nous inquiète. Tout le monde parle par petits groupes. Lundi 26 février 1945. Il pleut assez fort pour que nous entendions taper l'eau sur les tôles du toit, malgré nos bavardages. Brutalement, l'un de nous s'écroule et meurt. Il s'agit de LAROCHE, de DREUX, quarante-sept ans. Nous formons une haie d'honneur, figés au garde-à-vous et saluant militairement le corps de notre camarade qui passe, porté par quatre copains. A chaque fois, et malgré que cela nous soit interdit, nous faisons cette bien modeste cérémonie, car nous savons que nous ne retrouverons jamais ses restes. Il ira sur DORA ou BUCHENWALD pour y être incinéré. Pour l'instant, il est déposé au long d'un mur, vers la sortie, enveloppé dans un grand sac de pommes de terre. Le camion de ravitaillement, ou le tracteur, le prendront, s'ils le peuvent, à présent que tout mouvement sur la route est dangereux. Il ira d'abord à ELLRICH. ET GEORGES REYNAL NOUS DIT : " NOUS SERONS LES PREMIERS OCCUPANTS " Mercredi 28 février 1945 Hier soir, il a fait une violente tempête de vent, ce qui ne m'a pas empêché de sombrer dans un sommeil profond, pendant lequel je me suis fait voler ma ration de pain, pourtant cachée dans un bout de toile, sous ma tête. Et pendant cette même nuit, un autre Français est mort. Il s'agit de LOUIS MATHIEU, de CHARCHILLA, dans le JURA. On répète notre cérémonie simple mais poignante, à l'étonnement des détenus d'autres nationalités qui nous déclarent : - Si vous aviez deux ou trois ans de camp, ou plus, vous n'y feriez plus attention… Ce sur quoi, notre ami GEORGES REYNAL improvise un thème bien senti sur la Dignité de l'Homme : - Et souvenez-vous, mes chers amis, que nous représentons la FRANCE, même ici, surtout ici, où tout est tenté pour nous avilir et nous faire déchoir. Et rappelez-vous que nous serons, un jour prochain, les premières troupes d'Occupation dans cette ALLEMAGNE effondrée, après avoir tant insulté, méprisé, déprécié la valeur des vies humaines, au nom d'une tyrannie, le nazisme ! Ce fut un grand soir, un soir où nous nous sentions solidaires, responsables du maintien de quelque chose de beau : la FRANCE ! Contre tout dédain, contre toute dépréciation, car nous la portions en nous, notre patrie. Nous étions parmi ses preux, ses chevaliers, mais aussi ses héros sans fanfare, que l'on retrouve partout où la FRANCE a été menacée, sur tous les champs de bataille, tous ces champs d'honneur où l'on ne s'est pas posé d'autre question que de maintenir la FRANCE ! Et nous avons fini la soirée en criant, du haut de notre misère : VIVE LA FRANCE ! ET DE PLUS EN PLUS : LA FAIM Vendredi 2 mars 1945. Toujours au camp, parmi les convalescents, chose qui paraît incroyable à qui se rappelle que, passé trois jours en SHÖNNUNG, c'était la mort qui guettait, en nous rejetant parmi les inutiles… On nous annonce toutefois que, par suite des difficultés de ravitaillement par camion, les pains de l'armée (1 800 grammes) seront dorénavant à partager à six, avec 20 grammes de margarine synthétique. Aussitôt se créent de petites balances rudimentaires, faites d'un bras de bois, supporté en son milieu par une petite ficelle passant dans un trou. A chaque extrémité pendent deux bouts de ficelle terminés par une fiche de bois que l'on enfonce dans la tartine. L'équilibre se répartit aux deux extrémités en ajoutant ou en retirant une mince lamelle de pain. L'opération est suivie avec attention par six affamés… NOS PAUVRES MORTS… SI PRES DE LA FIN ! Samedi 3 mars 1945. Cette nuit, la neige a refait son apparition et un autre de nos amis est décédé : MARC PERRIN-DUC des BOUCHOUX, dans le JURA. Nous apprenons que nous serons peut-être évacués sur DORA, où des convois ferroviaires se formeraient ? En attendant les alertes succèdent aux alertes. Dimanche 4 mars 1945. Nous perdons encore un des nôtres, XAVIER BRAULT de RIAILLE dans la LOIRE Inférieure, 21 ans. Et nous avons la tristesse d'apprendre aussi qu'à ELLRICH est décédé JEAN FROMANTIN de CHAMPAGNE-SUR-VINGEANNE (COTE-D'OR). Lundi 5 mars 1945. Toujours au camp, mais on parle de nous occuper dès demain… D'après des tuyaux invraisemblables, KREFEL-DUISBOURG et COLOGNE seraient aux mains des armées alliées ? Et toujours des avions, des alertes, des grondements sourds au lointain. Serait-ce le canon ? ARBEIT ! TRAVAIL ! Mardi 6 mars 1945. - Ça y est, ils ont trouvé le moyen de nous faire trimer jusqu'au bout, ces salauds-là ! - Non ! tu débloques, ils ne vont pas encore nous faire travailler ? Coups de sifflet, en rang par cinq dans la cour d'appel et on repart avec pelles et pioches, dans le kommando de PIECK. On gratte un peu la boue, mais dans l'ensemble la journée se passe calmement, car il y a du souci qui flotte dans l'air, du côté de nos gardiens. Mercredi 7 mars 1945. Nous travaillons toujours dans cette sacrée gadoue et nous devons ramener deux copains accrochés à nos épaules. Ils meurent au camp. Ils se nomment CLAUDINE JACQUET, 44 ans, de CLERMONT-FERRAND et ANDRE DEBENOIST, 38 ans, de BOURGES (CHER). Cette fois nous sentons tous que nos forces déclinent. Nous sommes au bout du rouleau et le tas de squelettes ambulants que nous formons n'aura bientôt plus que la peau sur les os… si on tient… Jeudi 8, vendredi 9, samedi 10. Un vent violent s'est mis de la partie et on en souffre, debouts sur ce terrain détrempé où nos efforts sont vains pour extraire quelques cuillerées de boue liquide et la bouger pour rien !… Mais on est occupé à quelque chose, tout est là dans la logique allemande ! DES CRIS, DES LARMES…Dimanche 11 mars 1945. Repos. Comme hier, le camion de soupe n'a pas pu passer à cause des alertes aériennes (ou bien il s'est répandu au tapis, mitraillé, mais cela on ne nous le dira pas). Les Kapos et les sentinelles sont allés à la grande ferme voisine et ont réquisitionné deux veaux, qui sont tués pour faire une soupe de secours dans les autoclaves du camp. La boule de pain à trois est la bienvenue… Mercredi 14 mars 1945. Depuis dimanche, je suis à nouveau au camp comme malade, ayant eu une diarrhée alarmante. Je me suis fait encore voler mon pain cette nuit. Un Polonais est mort et puis notre camarade HAMON, travaillant au chemin de fer du MANS (41 ans). Et soudain ça bouge, ça crie, ça discute dur et ça s'engueule ferme aussi. Il y a du limogeage dans l'air… L'intendant est viré, le commandant SS aussi qui part au front, ainsi que le médecin des SS. Les hommes du Kommando d'entretien du camp sont changés (coiffeurs, tailleurs, valets de chambre, cuisiniers) et c'est PIECK qui devient intendant. Ce Hollandais est assez juste et, ma foi, c'est un bien pour tous. On parle de combats à BERLIN ?… Invraisemblable… Nous perdons encore un frère, c'est JEAN-BAPTISTE DUBAN, de MONTCEAU-LES-MINES, mort ce soir après la distribution de soupe. Jusqu'au jeudi 22 mars 1945. Au camp, pas de travail à l'extérieur. On nous fait un rappel de vaccin. Alertes aériennes incessantes. KOBLENZ, LUDWIGSHAFFEN, STETTIN, MAYENCE seraient tombées

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Vendredi 23 mars 1945. Drôle de réveil ! Des camions entrent en marche arrière sur la place d'appel et les soldats débarquent deux mitrailleuses légères, des caisses de grenades, deux lance-flammes, des fusils automatiques… L'inquiétude nous gagne et nous envisageons une tentative d'extermination sur place. Et d'un seul coup on est rassemblés et embarqués sur les camions, sous bonne escorte, jusqu'à notre base d'ELLRICH-THEATRE. Il fait une journée splendide et nous traversons les villages de MAUDERODE et GUDGRALEBEN à toute allure, craignant sans cesse une attaque aérienne. Personne sur les routes, sauf un ou deux motards de liaison, peu enclins à s'arrêter pour admirer le paysage de printemps, fort beau, si ce n'était notre situation de " touristes privilégiés ". Au camp d'ELLRICH nous retrouvons de vieux copains, nous nous comptons aussi entre survivants. Et des petits comités se reforment entre gens de même région ou par affinités sociales. ET PLUS TORTURES QUE NOUS: LES JUIFS !... Mercredi 28 mars 1945. Jusqu'à ce jour, rien ne bouge, sinon que nous sommes enfermés à l'intérieur du camp, paisibles, si nos estomacs ne criaient pas famine… Et arrivent cent-quarante malheureux Juifs, survivants d'un grand convoi parti à pieds, il y a des semaines, depuis les camps de POLOGNE. Et nous, pouilleux, décharnés, fatigués à l'extrême, nous contemplons cent-quarante déchets humains squelettiques, dont on se demande quelle est la volonté qui les fait encore tenir debouts ? Mais cela n'est rien, car en plus leurs SS personnels les harcèlent. Alignés au cordeau, ils reçoivent une pluie de coups de triques pour une oreille ou un bout d'épaule dépassant du rang. Ignoble spectacle qui gêne même nos propres sentinelles, pourtant pas des anges de bonté ! Enfin, après une bonne heure de tracasseries sans nom, on leur fout la paix et ils bivouaquent dans la cour du camp. Et, soudain, j'entends, en français, un de ces pauvres bougres demander : - Y a-t-il un gars d'ALFORTVILLE, par hasard, parmi les Parisiens ?… - Bon dieu, oui ! il y a moi. Et je serre la main d'un garçon de mon âge, qui est l'un des fils d'un grand marchand de meubles, dont les magasins ont leurs vitrines sur la rue de VILLENEUVE et principalement rue du Pont d'Ivry, là où s'arrêtent les autobus. De son frère, il n'a plus aucune nouvelle. Enfin on est contents de parler un peu du patelin et on échange nos adresses pour nous retrouver " après cela ". (Nous ne nous reverrons plus jamais !). Coups de sifflets. En rang pour l'appel du soir. Mon rang est juste à côté de la première rangée du convoi des Juifs, l'intervalle servant de passage à l'officier qui nous compte, badine en main, tapant un petit coup sur l'épaule du premier de rangées de cinq hommes. Soudain un petit objet brillant tombe à mes pieds. Le SS s'avance de son pas assuré, fait craquer ses bottes bien lustrées en se baissant et il ramasse une petite croix de métal. Brandie aussitôt entre pouce et index, il la présente vers les Juifs en hurlant : - A qui est cette croix, Donnerwether ! Nous savons tous qu' il n'attend qu' une chose : qu' un Juif avoue détenir ce symbole chrétien et il sera massacré, lynché sur place… Alors je m' entends dire : - C'est moi qui l'ai faite tomber, Herr Haupsturmfürher. Le SS hésite, me fouille du regard. Je ne baisse pas les yeux. Il balance encore son bras et me tend la croix : - Tiens, Franzose. Interdit çà ! Idiot ! Et il s'éloigne en comptant toujours… Ouf ! J'ai les genoux qui tremblent. Je serre fort la petite croix dans le creux de ma main. Je la garde, je la garderai tout au long de ma vie, en souvenir d'un Juif inconnu qui a eu une soirée de répit ce jour-là. Cadeau peut-être d'un aumônier militaire, petit morceau d'acier noirci avec un CHRIST stylisé, filiforme, un peut à notre image… MERCI. Le lendemain matin, après l'appel, le restant du convoi des Juifs reprend la route pour une destination inconnue… Dimanche 1er avril 1945. Grand réveil en fanfare cette nuit. Des avions ont mitraillé avec insistance la gare et ses abords. Certainement des convois de troupes qui stationnaient là. L'APPARITION DE LA WOLKSTURM Lundi 2 avril 1945. Les alertes sont continuelles. Nous sommes brusquement convoqués pour un appel à quatre heures du matin : l'ordonnance polonaise du commandant s'est évadée. Il ne sera pas repris, mais nous perdrons de bonnes heures de sommeil ce qui ne nous arrange pas, car nous avons dans l'idée que nous serons évacués un jour prochain. Et, pour cela, il nous faudra un minimum de forces. Dans l'après-midi, les rares kommandos de travail encore à l'extérieur rentrent précipitamment. Nous voyons alors apparaître des civils, très vieux ou tout jeunes, portant un brassard et armés qui, d'un fusil, qui d'un Panzerfaust. C'est le " Wolksturm " ou Milice Locale. - Ça sent la débâcle les gars, ça y est ! Ils font donner les vétérans et les mouflets, raille un ancien légionnaire qui observe ces curieux soldats de la dernière heure, en train de monter une chicane sur la route du bord du lac qui côtoie le camp. Il faut dire que, si on compte sur ces ultimes réserves pour arrêter la formidable puissance mécanisée des armées alliées, c'est que vraiment on joue la carte désespérée du va-tout ! L'ANNIVERSAIRE DE MON ARRESTATION Mardi 3 avril 1945. C'est le jour anniversaire de mon arrestation à PARIS. Il pleut mais cela n'empêche pas les avions de chasse de venir faire du rase-mottes autour du camp et même d'aligner de si près la rangée EST des miradors, qu'une sentinelle, affolée, s'est jetée dans le vide. Elle a les deux jambes brisées. D'après les dires du camionneur qui ravitaille encore de temps en temps notre camp, les Américains seraient à une cinquantaine de kilomètres d'ELLRICH ! Allons, du cran ! J'aurai bouclé la boucle ! Mercredi 4 avril 1945. Il paraît que les Américains sont à GÜNZERODE depuis ce matin. En tout cas, de cette direction, arrivent des troupes nettement en débandade, sales, harassés, pas rasés, par petits groupes, sans officiers. On voit passer de rares camions couverts de branchages. Dans la soirée, nous ressentons des grondements continus et une énorme quantité de bombardiers se dirige sur NORDHAUSEN. Et nous avons l'impression d'un fort tremblement de terre. Tout tressaute pendant de longs instants. Et toute la nuit du jeudi 5 avril ce sera pareil. Une immense lueur d'incendie rougeoie dans le ciel. C'est d'autant plus grave que la ville de NORDHAUSEN avait été pratiquement épargnée pendant toute la guerre, sauf l'aérodrome et le quartier de la gare de triage. Et que les habitants ne devaient plus y croire… Destin… PROMESSES… PUIS MENACES Jeudi 5 avril 1945. Le commandant d'ELLRICH nous réunit sur la place d'appel pour nous tenir un discours, d'où il ressort, de ses paroles rassurantes, qu'il nous promet la vie sauve si nous ne tentons rien pour nous révolter. Il affirme nous garder pour tranquilliser la population et nous remettre ensuite aux troupes d'Occupations Alliées. Au fond, ce serait la solution qui sauverait la plupart des rescapés de l'hiver, même et surtout les malades ! Mais en fin d'après-midi nous voyons arriver un cortège de civils avec drapeaux et orphéon municipal et le Burgermeister demande à parlementer avec le commandant. Au bout d'une bonne heure de palabres, nous sommes à nouveau convoqués pour nous entendre dire que la population civile craint les pillages et autres exactions de la part des détenus une fois libérés et qu'elle exige que nous soyons évacués… ou exterminés ! C'est très gentil de leur part. - Tas de salauds, si on s'en sort, on reviendra vous dire deux mots ! telle est l'imprécation de HENRI AYME, dit " Pitche ", qui termine sa phrase par son inévitable cri de guerre : - La quille, bon dieu ! LA PREMIERE EVACUATION Vendredi 6 avril 1945. Dans la nuit, tous les hommes malades, invalides, sont évacués précipitamment par la voie ferrée. Nous restons environ quatre-cent cinquante hommes au camp, de toutes nationalités. On dit que le tunnel de DORA a sauté dans la nuit. En attendant notre imminent départ pour la course à pieds, on nous gave avec les réserves de nourriture qu'on ne pourra emmener. On touche le pain à quatre, le matin, avec de la margarine. Le midi nous est servi deux litres de soupe. Le soir, on a deux kilos de patates, si bien qu'on passe son temps à bâfrer par petits groupes. J'allais dire par petites tables, mais ce n'est tout de même pas prévu au programme. Comme il refait beau, on peut s'asseoir par terre dans la cour et bavarder entre nous. On commence à envisager sérieusement à profiter de l'évacuation à pieds pour constituer de petits groupes d'évasion et tenter de rejoindre les Alliés avant extermination. Car nous ne faisons guère d'illusions sur les chances de survie d'une colonne d'exode de détenus… PAS DE DIMANCHE POUR LES ATTAQUES AERIENNES !… Dimanche 8 avril 1945. Hier a été calme et nous avons continué notre régime de suralimentation pendant toute la journée. Ce dimanche matin, alors que nous errons désoeuvrés dans la cour, nous avons vu passer en trombe, sur la route principale, une colonne de camions-citernes d'essence. Et ça n'a pas tardé : les suivant à la trace, deux chasseurs américains sont descendus en piqué et, dans un mitraillage infernal, ils ont enflammé deux véhicules. Les autres ont tenté de se camoufler en prenant, au bout du lac, un chemin bordé de hauts sapins et un peu escarpé entre deux collines. Les chasseurs ont fait un grand tour d'inspection du site, puis ils ont réduit leur vitesse, ont viré sur l'aile et se sont engagés de profil dans les frondaisons. Un court mitraillage, une reprise des moteurs d'avions et une intense fumée noire est sortie de ce chemin creux. Ces avions de chasse ont pris la peine de repasser au-dessus de nous et de nous saluer d'un battement caractéristique de leurs ailes. On vibrait de joie, en silence bien sûr, car ils représentaient les forces libres en marche vers nous. Et elles étaient certainement très proches car le canon est nettement audible, le soir surtout. Les sentinelles vont, tête basse… Vers midi, branle-bas de combat : un groupe de détenus part en précurseur. Nous restons donc trois-cent cinquante hommes au camp, dont soixante Français.

Le grand exode des camps

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Manquent une disaine de pages

du 10 au 16 Avril 1945

Consultez l'édition écrite

Liberté

Liberté chérie

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Mardi 17 avril 1945 Il fait à peine jour lorsqu'on ouvre notre porte et un sous-officier SS s'introduit dans notre hangar. Il nous explique qu'il est Sarrois, habitant presqu'en face de STRASBOURG, qu'il n'a rien contre les Français. Aussi vient-il nous prévenir que nous cherchions refuge ailleurs, car bientôt son unité a l'ordre de décrocher et le lieutenant tient à ce qu'on nous fusille avant de partir. MOREAU et lui échangent leurs adresses. Nous, nous restons dans l'expectative, car le geste du sous-officier SS est peut-être humanitaire, mais il vient en point final d'une carrière bien remplie dans les Waffen SS… alors on peut se demander combien en a-t-il fusillé de pauvres gens avant de venir nous faire sa bonne action, sa B.A. comme on dit chez les Boys-Scouts ? Combien de crimes pour un geste final de bon sens et de garantie pour l'avenir ? Il s'en va et nous filons discrètement demander asile aux femmes de la maison. Celles-ci acceptent de nous cacher dans leur cave à charbon. Soudainement il tombe une avalanche d'obus et on entend courir dehors, des coups de sifflets et aussi l'éclatemennt caractéristique de grenades. Les femmes sont réfugiées dans la première grande cave. On entend des grincements de chenilles de chars, très distinctement. Tout à coup, les femmes crient… Nous ramassons des bouteilles vides qui s'entassent dans un coin, bien décidés à nous défendre, même symboliquement. La porte de notre réduit s'ouvre avec violence et apparaît un grand gaillard, le doigt sur la gâchette de sa THOMPSON… Ebloui par la clarté du jour, il nous distingue mal dans l'obscurité relative de la cave, aussi nous fait-il sortir les mains sur la tête. Une fois à l'extérieur, lui et ses compagnons rient et nous donnent des tapes sur les épaules : - La guerre est finie pour vous ! VOUS ETES LIBRES ! C'est ahurissant de soudaineté. Nous qui avions pensé à des embrassades, à des larmes au coin des yeux, nous restons plantés là, frappés de stupeur heureuse, incapables de sortir un son, ivres de bonheur, sonnés K.O. debouts. C'est un instant inimaginable de soudaine joie. Une jeep-radio survient et on signale notre découverte et l'état dans lequel nous nous trouvons. Première des choses : on nous fait quitter nos loques de bagnards et les femmes nous préparent un grand bain dans des bassines d'eau chaude. Les soldats américains apportent du savon désinfectant. Puis on nous remet un trousseau de linge militaire américain, pris dans les cantines des chars qui sont embusqués là, à quelques mètres, leurs canons pointés sur la rue desservant la gare. Ensuite, on nous demande de patienter un petit peu, en attendant la venue d'un officier-interprète qui fera un procès-verbal de notre délivrance, avec tous les renseignements utiles concernant la marche de notre colonne d'évacuation dans l'espoir d'arriver assez vite pour sauver d'autres camarades. Moi qui parle anglais, je suis muet d'émotion. Et c'est l'afflux de cadeaux : des tas de boîtes de conserves, des rations de l'armée, des cigarettes, du chewing-gum, des bouteilles dont deux de vin de BOURGOGNE : " en souvenir de la FRANCE ", nous sont-elles remises cérémonieusement. Les bruits du combat s'éloignent vers le NORD. Des camarades Russes et Polonais de notre convoi se présentent, eux aussi cachés dans la ville et nous nous congratulons. Nous allons être pris en main, soignés, dorlotés, trop choyés peut-être car nos intestins résistent mal à tant de bonnes choses, après tant de privations… Et le lendemain matin, notre joie sera encore plus complète : nous voyons arriver, sur une superbe motocyclette, un grand escogriffe habillé à la tyrolienne, un petit chapeau vert avec plume et blaireau crânement posé sur sa tête. C'est notre ami ROGER RICHARD, bien vivant, qui se cacha dans les fourrés, puis fut recueilli par des paysans. Ainsi notre évasion du " vendredi treize " s'est-elle terminée gagnante pour nous sept, à cent pour cent ! Et que la vie s'ouvre à nous. Et que le cauchemar s'estompe ! LIBERTE OUI, MAIS PAS POUR TOUS ! De nous sept, seul XAVIER PIGUET reste avec moi à HASSELFELDE, au camp des " ex " prisonniers de guerre. Les cinq autres ont préféré partir pour rejoindre NORDHAUSEN par leurs propres moyens. Une semaine après notre libération, nous sommes sensiblement en état de nous occuper d'une tâche que nous avions à coeur d'accomplir. Parcourant en jeep, avec quelques soldats de la RED ONE DIVISION (qui débarqua en NORMANDIE le 6 juin 1944), la région alentour de nos ex-camps, nous réussissons à mettre la main sur quelques-uns de nos bourreaux et non pas des moindres. Après une poursuite en automobile des plus mouvementées, nous avons la chance d'abattre le Kapo FRANZ. Dans la petite ville de HASSELFELDE nous exécutons le Kapo LUDWIG. Puis, à ELLRICH, les Kapos OSCAR et JOSEPH sont mis à mort également. Volontaires, nous combattons, dans les opérations de nettoyage, avec les soldats américains. Avec acharnement, nous nous sommes employés à détruire les points d'appui des SS. Et, l'oeil sur le viseur de nos fusils-mitrailleurs, pendant que les uniformes verts à parements noirs sont fauchés devant nous par nos balles vengeresses, nous songeons à tous ceux qui ne reverront plus notre patrie. La rage au coeur, nous combattons dans ces derniers jours de la guerre en EUROPE. Nous sommes à la limite des secteurs américains et soviétiques et nos amis Russes, après des adieux touchants, sont remis aux autorités de leur pays. Aussitôt ils sont enchaînés et encadrés " manu militari "… … Nous nous souvenons de ce qu'ils nous avaient dit auparavant, et pour eux la longue route du GOULAG commence, car un soldat soviétique n'a pas le droit de se rendre. Et s'il est fait prisonnier et réussit à survivre, " c'est qu'il a collaboré avec l'ennemi "… Conception fanatique d'un régime totalitaire. " Contre nous, de la tyrannie, L'étendard sanglant est levé… " Et le temps passe. Enfin l'Armistice est signé le 8 mai 1945. HITLER est mort, brûlé à l'entrée de son bunker de BERLIN. Nous traversons le massif montagneux du HARZ, toujours avec les soldats de la RED ONE DIVISION qui nous emmènent, avec les prisonniers de guerre français, au terrain d'aviation d'HILDESHEIM, dans la région de HANOVRE. Là nous sommes logés sous des tentes de l'armée et nous attendons le rapatriement. L'ENVOL VERS LA FRANCE Et le 28 Mai 1945, nous nous envolons à bord d'un DAKOTA, à destination de PARIS-LE-BOURGET. Le temps est passablement orageux et il y a des trous d'air. Aussi sommes-nous un petit peu écoeurés et contents d'atterrir. Pour nous accueillir, un détachement de l'Armée de l'Air nous rend les honneurs. Instant émouvant de retrouvailles avec la terre de FRANCE. Puis nous sommes convoyés par autobus jusqu'à PARIS, où nous sommes réunis à l'hôtel LUTETIA. Là nous passons devant une Commission d'Enquête Militaire, à seule fin de dépister les " faux déportés ". Et nous avons droit à une visite médicale. On me trouve un point de pleurésie et c'est inscrit sur ma fiche de rapatriement sanitaire. Enfin, j'ai la permission de téléphoner et je préviens mon oncle Marc GOROUBEN, marié à une soeur de papa, ma tante JEANNE, et qui est joaillier à PARIS. Il prévient papa et j'ai l'immense bonheur de les voir soudain devant moi tous les deux. Nous pleurons de joie… Vite nous prenons le métro et me revoici montant les escaliers de notre appartement, pour me jeter dans les bras de maman. La famille est à nouveau réunie, nous avons enfin le temps de respirer librement et de revivre. Je retrouve mes camarades avec plaisir. Rémy CARON est là, et il va m'entraîner à de fameuses sorties. Raymond BENOIT est revenu du camp de LANGESTEIN, arrêté après avoir participé à la destruction de l'usine de la SKF. Daniel DAGORNE est revenu, Lucien CLOT, ainsi que Roger LALY. Nous comptons nos disparus et nous faisons le point avec nos amis des Auberges de la Jeunesse. Ce qui nous amène à réunir un faisceau de présomptions défavorables à l'encontre du dénommé PATRICK… lequel sera jugé devant le Deuxième Tribunal Militaire de PARIS. Mais des appuis politiques de dernière heure se mettent en marche. Confiants dans la justice de notre pays, nous n'avons même pas pris d'Avocat. Nous ne serons même pas tous cités à témoigner… et il est acquitté… au bénéfice du doute. Il faut dire qu'il a fini par échouer à LYON, au moment des combats pour la Libération et là, il a réussi à décrocher une Citation élogieuse pour bonne conduite sous le feu. Son Avocat jouera cette carte avec brio. Les morts des A.J. ont disparu bel et bien pour rien… mais ils resteront dans notre souvenir jusqu'à notre fin.SANATORIUM : JE RETOURNE EN ALLEMAGNE Pour terminer le tout, je vois mon état de santé se dégrader brusquement et je dois partir en Sanatorium Militaire, en Forêt Noire, dans la zone d'occupation de la Première Armée Française. J'y resterai six ans, en deux séjours consécutifs, dans ce grand hôpital militaire " BIR-HAKEIM " (SP 58452 - BPM 517 A) où je me fais baptiser, le 27 février 1948, par Monseigneur PICARD DE LA VACQUERIE Aumônier Général des Troupes d'Occupation. D'ailleurs Roger LALY viendra y faire aussi un séjour, mais plus court. Là, entre deux opérations pulmonaires, nous faisons connaissance avec une autre face de l'ALLEMAGNE : celle d'un pays très agréable à visiter, avec d'admirables sites, notamment les sources du DANUBE et le lac de CONSTANCE. L'ESPERANCE, LES PASSIONS HUMAINES ET LA GUERRE QUI N'EN FINIT PAS DANS LE MONDE… Puis le temps passe et d'autres guerres surviennent qui ne nous concernent plus en tant que participants, étant réformés définitif N°1, mais qui nous inquiètent quant à la sagesse des hommes. Notre temps passé dans une " armée étrangère " ne nous a naturellement pas été compté et mon ami Rémy CARON vient à OFFENBURG faire ses classes et, comme il me l'écrit " apprendre à tirer au fusil et à lancer des grenades "… Le partage de l'EUROPE, en attendant celui du MONDE, se fait entre deux blocs d'intérêts : l'EST et l'OUEST, chacun ayant ses bonnes raisons de croire détenir le bon droit… C'est la course aux armements qui recommence, avec une nette tendance à envisager le " NUCLEAIRE " comme arme de dissuasion… Papa, tu as fait " ta " grande guerre en pensant que JAMAIS PLUS tes enfants ne reverraient un tel massacre. On a hélas revu… Moi, il ne me reste même pas l'ESPERANCE que mes enfants ne revoient pas les camps de concentration, puisque ce système pénal de répression politique existe TOUJOURS, malgré le " SERMENT DE BUCHENWALD ". L'U.R.S.S., pays du prolétariat, donne hélas l'exemple en érigeant les GOULAGS à la hauteur d'une institution nationale, alors qu'elle voudrait, dans les autres pays, se présenter en championne des Libertés et du respect des Droits de l'Homme !… J'ai honte pour le P.C. Comme le chante Pierre PERRET : " Tant que le GOULAG ne sera pas transformé en DISNEYLAND "… l'avenir des hommes restera bien menacé !

GRASSE - Mai 1986

En pensant à mes deux enfants:

CORINNE et DIDIER,

et à MICHELE -

Quel sera leur avenir ?...

"Le plus grand outrage que l'on puisse faire à la VERITE est de la connaître et en même temps de l'abandonner et de l'oublier" BOSSUET

Livre II

Notes et Documents

Cf le CD

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LE CHANT DES MARAIS

Oeuvre d'un déporté inconnu,

sans doute l'un des premiers du système concentrationnaire nazi.

" Loin vers l'infini s'étendent De grands prés marécageux. Pas un seul oiseau ne chante Dans ces arbres secs et creux. REFRAIN " O terre de détresse Où nous devons sans cesse Piocher… piocher. " Dans ce camp morne et sauvage Entouré de fil de fer, Il nous semble vivre en cage Au milieu d'un grand désert. REFRAIN " A midi la cloche nous rassemble : Triste repas de reclus… Alors nous parlons ensemble Des choses qu'on ne voit plus. REFRAIN " Bruit de pas et bruit des armes, Sentinelles jour et nuit. Et du sang, des cris, des larmes, La mort pour celui qui fuit. REFRAIN Mais un jour, dans notre vie, Le Printemps refleurira. Liberté, liberté chérie, Je dirai : tu es à moi ! REFRAIN O Terre enfin libre Où nous pourrons revivre, Aimer… Aimer !

LA PRIERE DES PARACHUTISTES S.A.S.

Je m'adresse à Vous, Mon Dieu, car Vous me donnez ce qu'on ne peut obtenir que de soi. Donnez-moi, Mon Dieu, ce qui Vous reste. Donnez-moi ce qu'on ne Vous demande jamais. Je ne Vous demande pas le repos, ni la tranquillité, ni celle de l'âme, ni celle du corps. Je ne Vous demande pas la richesse, ni le succès, ni même la santé : tout ça, Mon Dieu, on Vous le demande tellement que Vous ne devez plus en avoir. Donnez-moi, Mon Dieu, ce qui Vous reste. Donnez-moi ce que l'on Vous refuse. Je veux l'insécurité et l'inquiétude, je veux la tourmente et la bagarre, et que Vous me les donniez, Mon Dieu, définitivement, que je sois sûr de les avoir toujours, car je n'aurai pas toujours le courage de Vous les demander. Donnez-moi, Mon Dieu, ce qui Vous reste. Donnez-moi ce dont les autres ne veulent pas ; mais donnez-moi aussi le courage, et la force, et la foi. Car Vous êtes le seul à donner ce qu'on ne peut tenir que de soi.

Prière écrite par André ZIRNHEL,

officier S.A.S., tué en LYBIE,

le 17 Juillet 1942.

POUR SERVIR A UNE MEILLEURE NOTION

DE NOTRE RESISTANCE ET DE L'AIDE

DE NOS ALLIES

1°) Utilisation du matériel reçu par containers :

Quatre sortes d'explosifs sont utilisés : A - le PLASTIQUE, de couleur jaune ou noire, en cartouches de 12O g ; B - le " 8O8 ", en cartouches de 12O grammes également ; C - la GELIGNITE, brunâtre, en cartouches de 24O grammes ; D - l'AMMONAL, noir, en cartouches étanches. - Une cartouche de plastique, utilisée sur l'essieu avant d'une voiture ou d'un camion, ou dans la queue d'un avion. - Forer un trou dans une briquette de charbon de locomotive, où l'on introduit du plastique, un détonateur et un allumeur. La briquette, introduite dans le foyer d'une chaudière de locomotive, explosera en démolissant le foyer et en provoquant des fentes dans la chaudière. - Deux cartouches de plastique, modelées en un anneau de 15 cm de diamètre extérieur perforeront une plaque d'acier doux de 15 mm d'épaisseur. Le diamètre du trou formé sera d'environ 16 cm. - Une pareille charge placée sur la paroi d'un réservoir important de carburant (wagon-citerne par exemple), ou à l'extérieur d'un transformateur électrique, les détruiront. - En façonnant les cartouches en un bloc modelé rectangulaire de 1OO/5O/3O mm, elles couperont un rail de chemin de fer. - Enfoncées dans un tube d'acier, elles détruiront une station émettrice de T.S.F. - 3 cartouches seront utilisées contre des machines ou de l'outillage d'usine. - Contre les automobiles blindées et les chars, employer des charges supérieures en sachant que 1O cartouches perforent une tôle blindée de 6 à 7 cm d'épaisseur. * CLAMS : engins explosifs aimantés dont certains étaient insubmersibles et utilisés contre les péniches en fer. Explosion après un retardement de : 6 heures (ROUGE) - 6O heures (BLEU CLAIR) et huit jours (VIOLET).

2°) Pour les terrains de parachutages ou atterrissages d'agents :

Les équipes de réception étaient au minimum de 1O à 12 hommes. Le terrain choisi devant être un espace dégagé représentant au moins un carré de 4OO mètres de côté, pouvant toutefois être coupé de haies ou parsemé de quelques arbres et pas absolument plat. Une fois le terrain choisi, on transmettait son emplacement en ayant établi des points de repère sur Carte MICHELIN, en notant les coordonnées en Est et Nord, la distance en millimètres (sur la carte) de la préfecture ou de la sous-préfecture la plus proche. Indiquer le nombre et la référence des containers qu'il serait possible d'y larguer (de 7 à 15 selon les moyens dont on dispose pour le transport et le camouflage du matériel). Exemple : ARMA - carte 77 - 25 EST 3,2O - 65 NORD 49,6O - 15 mm LYON - 15 T. Un message confirmatif était émis sous forme de phrase convenue, à 13 h 3O ou à 19 h 3O, et répété à 21 h 15 ou 21 h 3O, ce qui confirmait l'opération. Trois lampes rouges étaient allumées à 8O ou 9O mètres de distance les unes des autres au milieu du terrain, formant un triangle isocèle indiquant la direction du vent. Le chef d'équipe de réception donnait, avec une lampe blanche, le signal morse connu de lui seul et de son adjoint. L'avion répondait par un feu rouge et larguait son chargement en décrivant un ou deux cercles à 2OO ou 15O mètres du sol.

3°) Pour les atterrissages d'avion :

Pour les atterrissages d'avion (LYSANDER), il fallait trouver un terrain plat d'au moins 8OO mètres de longueur. Une fois atterri, l'avion ne restait que huit ou neuf minutes au maximum, le temps de faire son demi-tour pour se replacer dans le vent, transborder les passagers (un ou deux) et décharger le matériel ou le courrier.

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COCKTAILS MOLOTOV :

Verser dans une bouteille de verre de l'acide sulfurique très concentré (environ un quart du contenu, puis finir de remplir à l'essence. Boucher. Puis coller, autour de la bouteille, un papier dans lequel vous avez collé des cristaux - du côté du verre - de chlorate de potassium. Quand vous lancez la bouteille, celle-ci se brise, l'essence se répand, et vous avez toujours un morceau de chlorate de potassium qui vient au contact de l'acide sulfurique. Alors la réaction fait tout flamber.

Ces relevés du système de direction des fusées V2 ont été établis clandestinement

par Mr Guy MORAND - déporté à DORA (44 271) s

'il avait été pris, un seul châtiment :

la PENDAISON…

Son acte courageux a permis de mettre au point un subtil SABOTAGE (sur 9 3OO engins - 1/4 fonctionna… !).Il est un fait étrange que, peut-être, l'HISTOIRE approfondira un jour, mais il est surprenant que les nazis aient confié à des équipes de déportés la construction de ses engins secrets, type V1 ou surtout V2, même si ce travail fut placé sous la surveillance d'ingénieurs allemands, lesquels supervisaient l'assemblage des pièces… que ce soit sur la grande base d'essais de PEENEMUNDE, sur la BALTIQUE, ou bien dans les tunnels de DORA, il y eut TOUJOURS des volontaires pour saboter, le plus souvent possible, les câblages et autres détails des pièces qui constituaient l'essentiel du montage des fusées. Bien entendu, il y eut des arrestations qui furent suvis de pendaisons… mais cela n'arrêta pas les tentatives de sabotage ! Tant et si bien que, pour les sinistres V2, qui volaient à la vitesse du son, et qui furent dirigés essentiellement sur le territoire britannique, causant de sérieux dégâts et victimes, ces actes courageux des déportés saboteurs furent si efficaces qu'il fut établi que, sur 9 3OO engins lancés UN QUART seulement fonctionnèrent normalement et atteignirent leurs cibles… les autres se perdirent dans la mer, explosèrent en vol, ou retournèrent vers leur base de lancement, au grand dommage des nazis ! Nous devons saluer ici la mémoire de ceux qui participèrent à ces actes de courage humain et surtout celle de ceux qui furent surpris et pendus… GLOIRE A CES HEROS DE L'OMBRE !

cf l'édition écrite

1948 En FORET-NOIRE, à BADENWEILER, Denis GUILLON dans le bureau du commissaire DUPRAT (Recherche des criminels de guerre). Denis GUILLON reçoit la Légion d'Honneur au cours d'une pris d'armes, à CANNES, le 11 Novembre 1961. A ses côtés, le sergent-chef KOCH. Grandeur et décadences des soldats hitlériens AVRIL 1945 AVRIL 1945 : le retour des choses En Avril 1945, les troupes britanniques libèrent BERGEN-BELSEN. On oblige les SS à sortir, sans masque ni gants, les cadavres des fosses communes, afin de leur faire des sépultures individuelles décentes.

17 Avril 1945.....39 Kg,850 !