FUSSINGER Gérald
052
ON
M'APPELLAIT... FUFU !
GUERRE
1939-1945
NICE
- Décembre 1987
Analyse du témoignage
Ecriture : 1987 - 450
pages
051 - Tome
I - Guerre et captivité 052 - Tome
II - Sur le chemin de la Rédemption
On ne devrait jamais écrire ses
souvenirs.
La
pensée est comme une eau claire sur un fond
vaseux. Si vous preniez un bâton et que vous
l'agitiez dans le dépôt, vous verriez alors
l'eau se troubler, se salir !
C'est
cela qui se passe en moi. Quand, pendant 3
heures j'ai remué cette fange que sont mes
souvenirs, je me retrouve l'esprit pertubé !
Alors,
je viens m'installer dans mon fauteuil et
j'écoute une cassette de grande musique.
La
nuit tombe doucement et, le regard perdu dans
l'immensité du ciel, j'attends que la vase se
repose et que, limpide l'eau s'écoule à nouveau.
Je
sais maintenant que j'irais jusqu'au bout et que
je souffrirais encore. N'est-ce pas en effet le
prix à payer de mes erreurs.
Allez
FUFU, écris, écris toujours.
Parmi
la foule, il y en a bien qui te comprendront,
qui t'aimeront !
N'est-ce
pas ce que tu as toujours cherché ?
L'amour,
l'amitié !
29 JANVIER 1987
Je me suis réveillé ce matin, maussade, fatigué.
Depuis plusieurs jours je suis seul à la maison,
ma femme étant partie garder mes petits enfants,
pendant que ma fille et son mari sont aux sports
d'hiver. Comme chaque soir avant de m'endormir,
j'ai rassemblé dans ma mémoire les faits qui
feront la matière de mes feuillets du lendemain.
Et ce matin, des scrupules m'ont envahit. Ne
devrais-je pas laisser les morts enterrer les
morts. J'ai envie d'abandonner. Qui puis-je
interesser avec des souvenirs vieux de 45 ans. Les
gens qui me connaissent et peut-être m'estiment
vont me juger, en bien ou en mal. Si je continue
ma relation certaines scènes vont choquer la
morale si ce n'est déjà fait. Ai-je le droit de
tout dire, j'hésite encore. Il me faut réfléchir.
Je repose ma plume. Je viens de laisser passer une
heure en partie, en écoutant les informations à la
télé. JEAN CLAUDE KILLY vient de démissionner,
même pour le sport l'entente ne règne pas. Et puis
la droite, la gauche, le terrorisme, la drogue, le
LIBAN, l'IRAN, l'AFGANISTAN, les otages ! J'ai
éteint mon poste. Je me suis fait un café
expresso, j'ai regardé mon petit appartement
confortable, mon fauteuil préféré, mes livres.
Dehors le temps à 16° d'écart avec l'Est. Pourquoi
ne suis-je pas totalement heureux. Est-ce à cause
des casseroles que je trimballe derrière moi
depuis tant d'années ? Qui suis-je ? Qu'ai-je été
réellement ? Une ordure, une brute, un saint, un
héros, une pauvre cloche,un cabotin? Peut-être
tout cela en des heures différentes. Mon Dieu, que
la vie est difficile à vivre ! Ça y est . J'ai
regardé mon cahier, Repris mon stylo. Au diable
les états d'âme !. Allez FUFU, pour la postérité.
Raconte ! Raconte ta guerre !...
Table
**
PREFACE................................................
...................... ...8
EN GUISE
D'INTRODUCTION 11
LE SERVICE MILITAIRE 14
LA DROLE DE GUERRE 33
LA GUERRE - LA
BATAILLE 57
EN CAPTIVITE 69
LIVRE II
AK 791 - MOSBERG
112
SUR LE CHEMIN DE
LA REDEMPTION
Un jour parmi
dix-sept 129
Qu'il est long le
chemin qui mène à toi... 140
LIBERTE !
ENFIN LIBRES ! -
LE DERNIER JOUR 150
LA VIE SOUS
L'OCCUPATION 157
LIVRE
II
Documents................................................178
N'accepter de subir que pour
espérer !
Espérer
pour agir !
Tel
est le chemin de la liberté.
LA Mémoire
La
mémoire : seul bagage incessible
Jacques ATTALI
AK 791 -
MOSBERG
**
.c.SUR
LE CHEMIN DE LA REDEMPTION
Voyant que l'on prenait la direction de
MOSBERG, petit village voisin de WOLFERSWEILER, je
fus un peu rassuré. Il n'y avait pas de gare dans
ce bled. Je marchais comme un automate, refoulant
mes sanglots, mon accordéon brinquebalant
ridiculement à mon coté. J'avais un poids énorme
sur la poitrine. Etait-il possible de souffrir
autant pour une fille. Pourquoi étais-je si
sensible au souvenir des heures que je venais de
vivre ? Pourquoi n'avais-je pu une dernière fois
lui crier mon amour ? J'aurais pu me détruire, je
l'aurais fait. Je me répugnais profondément. A mes
yeux aucune excuse à ma conduite. J'étais devenu
un salaud doublé d'un imbécile et tous les
malheurs qui désormais pourraient m'accabler
seraient mérités. Je devais attaquer le chemin de
la rédemption. Apprendre à souffrir sans murmurer.
Mea culpa, mea culpa.. C'est dans cet état
d'esprit que nous atteignîmes le village. En
passant devant une maison, le gardien m'indiqua le
Kommando, je m'en serais douté à voir les fenêtres
grillagées. A l'avant dernière maison du hameau,
il s'arrêta et frappa à la porte. Une grosse
matrone à la face répugnante vint ouvrir et le
gardien lui parla en me montrant. Elle appela
alors :"KARL, KARL ". Un avorton nanti d'une paire
de moustache à la HITLER apparut et fit le salut
nazi. La vieille me désignant lui dit : -"notre
gefang ". Son visage s'éclaira "enfin" s'écria
t-il "depuis le temps que j'en avais demandé un".
Le marché aux esclaves avait repris pour moi, mais
je me sentais devenir indifférent à ce qui
m'arrivait. Je sentais dans ma poitrine une bête
qui me rongeait le coeur. Je regardais d'un air
absent ces gens qui avaient tous les droits sur
moi et avec lesquels j'allais devoir vivre. Ma
pensée ne serais jamais avec eux, je le sentais.
Le wachman prit congé en me disant, -"à ce soir"
et j'attendis les ordres de mon nouveau chef qui,
immédiatement, me fis voir ce qu'il attendait de
moi. Il avait une dizaine de vaches, deux juments
et, de l'autre côté de la rue, un hangar où il
m'indiqua les W.C. Des ruches se voyaient
également dans un pré, sis derrière le hangar. Il
y avait bien sur l'inévitable cochon comme dans
toutes ferme qui se respectait. C'était vraiment
ce que l'on appelle vulgairement un merdeux que
mon nouveau chef. Agé d'environ 45 ans, haut comme
trois pommes, il était tout en nerfs. Il me
commandait sèchement et il m'expliqua qu'il avait
fait la guerre contre nous et que grâce à HITLER,
les Allemands avaient pris une belle revanche. -
Vergeltung, du verstenden ! Et, en riant il me
disait : - Frankreich kaput. Français, bras en
l'air En disant cela, il levait les deux bras en
me regardant avec une joie sadique. Il complétait
sa démonstration en m'affirmant que les Allemands
ne levaient pas les bras, ils se battaient avec
courage. Je dus me retenir pour ne pas lui foutre
mon poing sur la gueule. Ça commençais bien.
J'attendis midi facilement car, je n'avais pas
faim. C'est à l'heure du repas que je fis la
connaissance des autres membres de la tribu.
D'abord la femme, une pauvre créature d'une
quarantaine d'année, déformée par le travail.
Ensuite le grand père, tout menu, qui avait du
passer toute sa vie sous la férule de son gros tas
de viande. Puis les enfants, JULIUS 17 ans, qui
marchait à grande enjambées pliant le genou à
chaque pas comme s'il avait été monté sur
ressorts. Sa caractéristique était d'avoir
continuellement sous le nez une morve verte qu'il
remontait en reniflant. KURT 10 ans et HELGA 6 ans
étaient mignons et me regardaient en souriant.
Comme j'adorais les gosses cela me consola un peu
du reste de l'environnement. Il y avait aussi un
teckel surnommé BALI qui devint vite mon copain.
Je souffris beaucoup lors de mon premier repas
pris en leur compagnie. La grand-mère posait le
plat sur la table et chacun tapait dedans avec sa
propre cuillère, la léchant avant de se servir une
seconde fois. J'avais JULIUS et sa morve à côté de
moi et, pourtant blindés par tous les spectacles
auquels j'avais été confronté, je ne pouvais
empécher mon coeur de se soulever. Au contact de
mes anciens patrons, j'étais redevenu civilisé et
délicat, il allait falloir que je prenne de
nouvelles habitudes. Le travail ne différait pas
de celui que j'avais appris, mais le chef me fit
voir une scie circulaire et me dit que dorénavant
je serai chargé de couper le bois. De retour au
camp, le soir, je fis la connaissance de mes
nouveaux collègues mais je répondis évasivement à
toutes leurs questions. Je choisis un des lits
vacants au fond d'une pièce servant de dortoir et,
toujours haut perché, je m'allongeai pour
réfléchir. Je me sentais las, vidé moralement et
malade. En deux jours ma vie s'était transformée
si rapidement que mon esprit n'avait pas eu le
temps de s'adapter. Il me tardait que la nuit
vienne pour pleurer en silence. Voyant que je
n'étais pas disposé à faire des discours, un gars
m'avait quand même demandé chez qui j'étais tombé.
"Chez BAÜM". Ils avaient alors tous rigolé et le
collègue m'avait expliqué que j'étais chez le plus
nazi et le plus vache du patelin. -"Il ne peut
nous sentir ", avait-il précisé et je lui répondis
que je m'en était aperçu et que pour moi la guerre
allait sans doute reprendre. Vers les 11 heures du
soir de violentes coliques me firent me tordre de
douleurs sur ma couche. Je résistais le plus
longtemps possible mais je dus me lever en hâte :
Où était la tinette ? Je reveillais doucement un
prisonnier : - La tinette, où est la tinette ? -
Il n'y en a pas ! ! - Alors, comment faites-vous ?
- On pisse par la fenêtre ! - Et pour le reste ? -
On serre les fesses jusqu'au matin. J'étais
catastrophé. Je me rendis alors à la porte que je
martelais de mes poings appelant : "wachman,
wachman ", mais nous étions au premier étage et
les gardiens occupaient le rez de chaussée. Ils
restèrent sourds à mes appels angoissés. Par
contre, quelques gars réveillés commencèrent à
m'insulter : - Eh le nouveau, ferme ta gueule,
laisse-nous pioncer. C'est pas possible. Qu'est-ce
qu'ils nous ont envoyé... Souffrant atrocément, je
revins dans le noir vers ma couche. Que faire ? Me
lacher là au pied de mon lit. J'étais terriblement
angoissé et, ne pouvant plus résister, je saisis
une de mes chaussures basses et, me la collant aux
fesse, je me soulageais dedans. Quand elle fut
pleine, j'en fit autant avec l'autre en espérant
que mes douleurs allaient se calmer. Je me tenais
vers la fenêtre que j'avais ouvert en grand. Les
gars écrasés de fatigue s'étaient endormis,
heureusement pour leur odorat. Moi, je restais
debout, sali moralement et physiquement, ayant
conscience de ma déchéance. Quand les coliques
revinrent, je dus vider mes chaussures par la
fenêtre. Au petit jour, que j'attendais avec
impatience, dès que le gardien eut ouvert la
porte, je bondis, mes chaussures à la main vers la
pompe situé dans une pièce au rez de chaussée. Je
lavais tout à grande eau, mes chaussures et mon
corps souillé. J'avais du linge propre lavé par ma
petite MARIA et, en peu de temps j'étais redevenu
présentable. Les gefang ne me firent aucun
reproche, à peine quelques petites plaisanteries
subtiles en usage dans les corps de garde. je
partis à mon travail dans l'état d'esprit et avec
les forces que vous pouvez imaginer. La journée
s'écoula lentement, le temps avait perdu de sa
valeur, les heures étaient mortelles et cette
satanée bête, dans ma poitrine, continuait à me
ronger ! Je pense avoir connu de sales moments
dans mon existence, mais ce que j'ai vécu à cette
époque, moralement, était à la limite du
supportable. Je sais maintenant que le chagrin
peut vous pousser au suicide et ceux qui le font
ne sont pas forcément des gens faibles. Toutes les
forces qui me restaient étaient tendues vers un
seul but. Me ressaisir, refaire surface. Survivre,
m'adapter à ces gens, à cette nouvelle vie et
d'abord, faire le ménage en moi. Retrouver la
propreté, la sérénité. La première chose que je
ferais sera de faire comprendre à ma fiancée que
je n'étais pas digne d'elle, de la confiance
qu'elle avait mise en moi. Je ne pourrais rien lui
avouer car les lettres étant censurées, j'aurais
signé ma condamnation et celle de MARIA.
Progressivement je lui dirai que le temps avait
effacé son souvenir, détruit notre amour. Il y
avait 4 ans qu'elle m'attendait. Moralement je ne
me sentais plus le droit de gacher sa jeunesse. Je
m'excuserais de n'avoir pas réussi mon évasion
qui, si elle avait abouti aurait changé le cours
de nos existences. En lui demandant pardon, je lui
dirai un adieu définitif. Au Kommando, petit à
petit je fis la connaissance des gars bien soudés
entre eux, à part deux Basques qui faisaient bande
à part. Il y avait des Bretons, des Normands, un
Auvergnat, des Vosgiens. Moi, j'étais le seul de
mon coin. Deux jours après mon arrivée, un gardien
vint me trouver pour me demander d'être
interprète. A mes objections, lui certifiant que
je ne maitrisais pas suffisament sa langue il me
répondit : -Je suis Silésien et, comme toi je
parle le "Hochdeutch" pas comme eux, ces paysans !
J'en conclus que chez eux, comme chez nous, des
antinomies existaient dans un même peuple. A la
ferme ce n'était pas la joie. La grosse salope qui
pissait debout dans l'écurie, comme une vache,
régentait tout. Elle cognait sur sa belle fille
encouragée par le mari et son petit fils. Le pépé
un peu gateux s'occupait des abeilles, et je
n'avais jamais vu un garçon aussi con que JULIUS,
qui révait d'être tankiste pour tout démolir quand
il serait soldat. Quand au chef, il ne jurait que
par HITLER et m'obligeait à écouter la radio quand
son idole parlait pour annoncer les victoires sur
les Russes ou les dégâts causés par les
sous-marins. J'étais là sur une chaise écoutant
l'autre braillard, pendant que mon patron, l'oeil
fixé sur moi, exultant, me gueulait : -"Alles
kaput ". En moi-même je pensais -"Pauvre con,
attends l'hiver, tu vas voir tes vedettes, si
elles vont avoir froid aux pieds ". Non content de
maltraiter sa femme, mon patron tapait sur ses
juments qui rabattaient leurs oreilles quand elles
le voyaient arriver et le surveillaient du coin de
l'oeil. Les coups de fouets, les coups de pieds
dans le ventre pleuvaient drus. J'avais une envie
folle d'écraser ce morpion. Quand je pénétrais
dans l'écurie pour soigner les chevaux, je me
méfiais de la grande jument au pelage roux qui ne
faisait pas de différence entre les humains.
J'avais voulu l'apprivoiser, mal m'en avait pris
car elle me mordit violemment le sein et je dus
lui balancer une droite sur le museau pour qu'elle
me lache. J'avais peur quand je passais derrière
elle. Avez-vous vu l'oeil d'un cheval qui vous
surveille, c'est terrifiant. Un jour, elle réussit
à me mettre un coup de sabot dans le ventre qui
m'envoya rouler au fond de l'écurie. Vingt
centimètres plus bas c'était les bijoux de famille
qui auraient dérouillés. il est vrai que pour ce
qu'ils me servaient ! ! Quand j'étais chez mon
brave petit père WELSCH, les chevaux étaient mes
amis. Principalement une belle jument que je
montais à cru me tenant à sa crinière. J'étais si
fier quand ainsi, je traversais le village, disant
bonjour de droite de gauche comme si j'avais été
en territoire ami. Mes camarades me demandèrent un
jour d'être leur homme de confiance. Je me fis un
peu tirer l'oreille car cela impliquait pas mal de
contraintes. Et ayant demandé à ma mère de
m'envoyer uniquement des livres achetés avec
l'argent que je lui faisait parvenir, je
préférais, ma journée terminée, lire BALZAC,
GOETHE, GEORGE SAND. La comédie humaine me
passionnait et l'âme de WERTHER m'habitait. Etre
interprète plus chef de Kommando c'était peut être
un honneur, mais cela me prenait trop de temps. A
chaque instant les gars venaient m'exposer leurs
problèmes, leurs litiges. Certains me demandaient
de rédiger leurs lettres. Ainsi, un petit Normand
que j'avais baptisé BOUBOULE me fit part un jour
de son embarras. Son voisin de lit lui avait
trouvé une marraine en la personne de sa nièce et
cette dernière lui ayant écrit il me demanda de
répondre pour lui. Comme j'estimais beaucoup ce
jeune prisonnier, calme, sérieux, et sympathique,
j'acceptai. Et pour ce copain, je commençai une
correspondance qui devint vite amoureuse. Mon
coeur blessé savait évoquer la nostalgie, le désir
d'avoir au pays un être à chérir. Je me rendais
bien compte que c'était une escroquerie, BOUBOULE
recopiant intégralement mes lettres. Mais mon
copain, de retour au pays, épousa DENISE et ma
bonne action fut ainsi récompensée. Il y avait
parmi nous un gefang baptisé JOSEPH mais que nous
appelions le vieux ou l'ancêtre car il avait au
moins 45 ans. Il se marrait tout le temps et nous
lui demandions souvent de nous raconter ses
démélés avec son patron qui était le propriétaire
d'un magnifique taureau auquel les paysans
amenaient leurs vaches pour la saillie. Un soir,
JOSEPH rentra hilare et nous nous demandâmes ce
qu'il avait encore bien pu faire à son fritz.
Alors, en se marrant il nous expliqua que son
travail consistant à guider la verge du taureau
dans le vagin de la vache, aujourd'hui, pour
s'amuser, il avait, comme il disait, changé
d'étage. La vache sodomisée s'était brusquement
écartée et le taureau avait déchargé dans les
courants d'air, cependant que le chef de JOSEPH
courait dans la cour, levant les bras au ciel en
criant :- "sabotage, sabotage ! ". Mais JOSEPH
n'avait pas son pareil pour s'excuser et se faire
pardonner. Une autre fois, il nous raconta que la
chatte de la maison étant en chaleur, il avait
enveloppé le bout d'une allumette avec un petit
morceau d'étoffe et il s'était amusé à la faire
jouir, -"Si vous l'aviez vu tortiller son petit
cul en miaulant" précisait-il. Et, comme des
débiles que nous étions devenus nous rigolions en
nous tapant sur les cuisses. Un autre jour un
camarade revint avec un rongeur qu'il avait
capturé, un loir je crois me souvenir. JOSEPH
n'étant pas là, le gars colla le petit animal dans
la paillasse du vieux et nous attendîmes
impatiemment l'heure du coucher pour nous marrer.
A 9 heures, JOSEPH enfin allongé, nous attendîmes
la réaction. Au bout d'une demi heure, inquiet de
son silence un gars posa la question : - JOSEPH,
tu ne sens rien ? Seul un grognement répondit.
Nous attendîmes encore un peu puis un prisonnier
lacha le morceau : -"il y a un loir dans ton lit !
L'ancêtre se leva d'un bond et dans l'obscurité se
mit à chercher à tatons. Il ne trouva rien, alors,
tous le Kommando inquiet fut debout et se lança
dans la recherche sans plus de succés. Personne ne
découvrit ce pauvre animal, sans doute enchanté
d'avoir trouvé un endroit confortable pour
hiberner. Et ce soir-là notre bande d'attardés eut
bien du mal à trouver le sommeil. C'était la
nouvelle version de l'arroseur arrosé ! Un jour
que j'étais allé dans les bois avec mon merdeux,
j'eus l'occasion de rire un bon coup à son
détriment. La patronne nous avait remis des oeufs
durs pour le repas de midi. Assis sur une souche,
je regardais mon chef casser les oeufs sur son
genou. Pour le premier tout se passa bien, mais
pour le deuxième, ma pauvre patronne s'était
trompée et avait mis un oeuf frais. Si vous aviez
vu et surtout entendu mon singe lorsque l'oeuf
s'écrasa sur son genou, moi je rigolais en me
tenant les cotes, mais lui, vexé de s'être donné
en spectacle se démenait et jurait comme un
diable. Le soir en rentrant la pauvre femme eut
droit à une dérouillée mémorable ce qui me fit
moins rire. Dans l'après midi, j'avais tué une
vipère ( ce que je ne ferais plus maintenant) et
l'avais mise dans ma poche. En arrivant au
Kommando, je repérais quatre gefang entrain de
taper la belote. Saisissant mon reptile je le
jetais sur la table. Comme un seul homme Les
4quatre gars se dressèrent saisis de frayeur, et
moi tel un idiot de village, je rigolais
entrainant les autres dans ma joie débile. Oui,
vraiment je devenais drôlement con... Les moissons
étaient terminées; les foins, le regain engrangés,
les pommes de terre et les betteraves rentrées. Il
restait à nettoyer le matériel, à s'occuper de
divers travaux à la ferme. Il faisait trop froid
dans cette région pour faire des semailles de
froment en automne le blé n'aurait pas résisté,
seul le seigle était ensemencé. Il y avait dans la
cuisine un four, où deux fois par mois le pain
était cuit et j'adorais le manger frais... Chez
mon ancien patron, chaque samedi MARIA et sa
patronne confectionnaient de nombreuses tartes et
gateaux et c'était notre seul repas. C'était
traditionnel, original et délicieux. Mais, chez
mes nazis, je n'ai jamais eu droit au dessert, et
j'ai à ce sujet une petite anecdote à vous conter.
Un dimanche matin alors que j'étais dans la
cuisine, j'avais aperçu incidemment, par la porte
de la salle à manger entr'ouverte, un gateau genre
crème renversée. La vieille avait saisi mon regard
et s'était empressé de refermer la porte. Je
décidais de m'amuser un peu et quand l'heure du
repas arriva, je me mis à table nonchalement,
contrairement à mon habitude où j'expédiais les
repas en vitesse pour rejoindre au plus tôt mes
copains. Je lambinais, je discutais et ils ne
tenaient plus en place, surtout les plus jeunes.
Enfin, quand j'estimais que le jeu avait assez
duré, je me levais et prenant mes affaires dans le
couloir, je fis semblant de sortir. Des pas
précipités se firent entendre en direction de la
salle à manger. Lorsque je jugeais avoir
suffisament attendu pour qu'ils aient attaqué le
dessert, je revins sur mes pas, ouvris la porte de
la cuisine et, ironiquement je leur souhaitai bon
appétit. J'aurais voulu que vous soyez avec moi
pour voir leur gueule. Le dimanche suivant ils
n'attendirent pas mon départ pour mettre le
dessert et m'offrir ce qu'ils appelaient du
pudding. Je me levais alors pour regarder de plus
près et prenant un air dégouté je fis "pouah,
gélatine" et je leur expliquai avec une mine
appropriée que j'avais travaillé chez KARL EWALD
et que la gélatine était fabriquée avec de vieux
os et des peaux pourries. Puis je partis en
sifflotant. Comme vous le voyez, je faisais tout
pour entretenir une ambiance de rêve. C'est
pourquoi quand, à l'entrée de l'hiver, il fut
question dans le village de former un Kommando de
bucherons je me portais volontaire. Mon patron
m'expliqua que je n'y était pas obligé car il
avait du travail pour l'hiver. Il me savait
bricoleur, je savais réparer les chaussures, faire
de la maçonnerie, souder etc... seuls les
cultivateurs ayant de petites exploitations
prétaient ou plutôt louaient leurs prisonniers,
mais je ne voulu pas rester et j'attendis avec
impatience que débute le chantier. L'hiver
s'annonçait rude une fois de plus et, quand le
froid s'installa, mes patrons, plutôt que de
traverser la rue pour aller au W.C. prirent
l'habitude de faire leurs besoins avec les vaches.
Une étable c'est chaud, mais moi, quand j'arrivais
pour faire la litière, enlever le fumier, j'étais
saisi de dégoût à voir toutes ces merdes fumantes.
De la bouse de vache d'accord, mais leurs étrons
jamais, et délibéremment je les laissais sur place
enlevant délicatement la paille se trouvant
autour. Au bout de deux jours cela sentait
vraiment bon et comme la cuisine donnait sur
l'étable par un petit couloir les effluves
parfumés venaient délicatement agrémenter les
odeurs de cette cuisine. Bien que moi aussi
concerné, j'éprouvais une joie sadique à voir
leurs gueules furibardes. Le troisième jour
j'avais gagné, les colombins avaient disparu et
moi je me considérais comme l'égal de GANDHI.
Enfin les futurs bûcherons furent rassemblés et on
nous distribua des haches au fer étroit, très
différentes des haches françaises, des scies et
des passe-partout car à cette époque les
tronçonneuses n'existaient pas encore. Ayant vendu
mes chaussures-tinettes à un camarade et ayant usé
les autres, les Allemands m'avaient procuré des
sabots de bois sous lesquels j'avais cloué des
morceaux de pneus. Ça allait très bien pour vaquer
à des petits travaux mais cela devenait pénible
pour une longue marche. Les paysans français de
mon kommando me certifiaient que chez eux ils ne
marchaient qu'avec cela, et ils me disaient qu'en
hiver je n'aurais pas froid aux pieds. Sous la
conduite d'un garde forestier très gentil, nous
arrivâmes dans une grande forêt ou des hètres
géants allaient être nos victimes. L'armée
allemande avait besoin de ce précieux bois dur et
solide. Des équipes de deux hommes furent formées
et un robuste campagnard de la Haute Loire me
demanda pour équipier. J'acceptai avec joie car
JEAN COUHARD, un colosse âgé d'une quarantaine
d'années, avait toute ma sympathie. Il me parlait
souvent de sa femme, de sa petite fille qu'il
connaissait à peine, de ses abeilles et de leurs
mœurs. Son rude bon sens m'était précieux et
j'écoutais ses conseils. Il connaissait le travail
du bois et m'initiait à la technique de
l'abattage. J'aimais cogner comme une brute sur
les géants qu'il fallait abattre. Nous n'avons
jamais fait de fausses manœuvres JEAN et moi et
les arbres s'écroulaient avec fracas, là où nous
l'avions voulu. Les travaux relevant du passe
partout exigent une entente parfaite entre les
deux équipiers, mais avec JEAN il n'y avait aucun
problème. Je m'abrutissais dans ce boulot car je
voulais oublier mon passé récent. MARIA était
toujours présente en moi mais j'avais décidé de
tirer un trait sur cette merveilleuse histoire
d'amour et je m'évertuais à chasser cet adorable
fantôme de mes pensées. La vie continuait. Bien
sûr je me rendais compte que nous œuvrions pour
nos ennemis mais je me sentais tellement revivre
au sein de la nature que j'en oubliais un peu la
guerre. Il fallait avant tout que je me refasse
une santé morale pour retrouver mon identité. Nous
n'étions pas vraiment surveillés car seul le garde
forestier restait avec nous. Il s'occupait
d'affuter nos scies, nos haches. Il était très
discret et se servait de moi comme interprète.
Parfois un ou deux bûcherons allemands se
joignaient à notre groupe et c'est justement l'un
deux qui provoqua un accident. Un gentil Breton
nommé YVES LEGUEN était son équipier. Ils venaient
d'abattre un arbre et avaient commencé à le
tronçonner au passe. L'outil, arrivé au dernier
tiers de la coupe se coinça car l'arbre était en
porte à faux. Prenant un coin en fer, ils
tentèrent d'écarter le passage de la scie, mais le
coin aux trois quarts engagé n'avait pas libéré le
passe. C'est alors qu'YVES voulant regarder sous
l'arbre se pencha en posant sa main sur le coin.
Pendant ce temps l'Allemand avait levé sa masse
qui retomba violement sur la main de mon copain.
YVES poussa un grand cri et se releva hébété,
regardant sa main disloquée, ses doigts se
relevant à l'équerre. Le spectacle était
insoutenable, je bondis alors sur le sac contenant
les coins le vidait et j'entourai vivement le bras
de mon ami, soustrayant à sa vue son membre broyé.
Je ne laissai pas YVES à son désespoir,
m'efforçant de détourner sa pensée de l'effroyable
réalité, car pour moi l'amputation ne faisait
aucun doute. Je lui disais : - Veinard, tu vas
retourner au pays, la guerre est terminée pour
toi. Et puis un peu blagueur. - Je sais bien que
ta patronne va te regretter, elle qui est au petit
soin pour son Franzose. Mais rien ne vaut une
bonne Bretonne, n'est-ce pas ? Il dut repartir à
pied et ne dut qu'à son énergie de Breton, de ne
pas défaillir en route. Tous les copains pensaient
eux aussi qu'on allait lui couper la main, mais le
chirurgien qui l'opéra eut à cœur de lui sauver
tous ses doigts. Quand le gardien nous transmit
cette bonne nouvelle, j'en fus extrêmement heureux
car je venais de perdre un de ceux que
j'appréciais le plus dans notre kommando. Puis
l'hiver s'installa, d'abord insidieusement, avec
ses pluies glaciales qui rendaient pénible notre
travail. Les troncs rendus glissants devenaient
dangereux et nous étions toujours sur nos gardes.
Le midi nous nous réunissions autour d'un immense
feu et nous sortions les gamelles qu'avant notre
départ nous allions chercher chez notre paysan qui
devait toujours nous nourrir. En général c'était
dégueulasse mais assez copieux et c'était le
principal. Une nuit la neige se mit à tomber et
cela dura plusieurs jours. Nous ne pouvions plus
nous rendre dans les bois et le village fut isolé.
Sur l'ordre du Burgermeister, un matin, la
population fut rassemblée et toutes les personnes
valides, femmes, enfants compris furent munies de
pelles et entreprirent de libérer le village de
son isolement. Et dans chaque pays il en était
ainsi depuis l'avènement du Troisième Reich.
C'était une illustration d'une forme de
collectivisme qui en l'occurence était efficace.
C'est ainsi que le chemin de la forêt fut dégagé
et nous pûmes reprendre notre travail. Il nous
fallut enlever la neige autour de chaque tronc et
mes sabots se remplissaient souvent mais la paille
m'empêchait d'avoir froid. Malheureusement le
thermomètre se mit à descendre pour atteindre le
record de moins 32°. Je vis alors des biches
mortes de froid, les pattes prises dans la neige
gelée, les lapins mangeaient l'écorce des arbres
et les oiseaux venaient s'installer près de notre
grand feu et l'un deux moins farouche ou peut-être
plus affamé vint manger dans ma main. C'était
abominable de nous faire travailler dans ces
conditions. J'enveloppais mes mains dans de vieux
chiffons, protégeant mon corps comme je le
pouvais. Ma mère m'avait fait parvenir un de mes
pull-over mais c'était insuffisant. Mes oreilles
gelèrent et si vous les regardez maintenant, vous
vous appercevrez qu'elles sont par endroits
légèrement échancrés. Les petis morceaux qui
manquent sont restés dans cette forêt où avec le
stoïcisme engendré par le remord j'avais entrepris
le chemin de ma rédemption. Tout doit se payer,
tout doit se mériter m'avait dit MICHEL. Nous
tapions comme des sourds pour faire entrer nos
haches dans le bois gelé et cela résonnait
douloureusement dans nos membres tétanisés par le
froid. J'ai vu le fer d'une hache voler en éclat
sous l'impact. Parfois un arbre à moitié scié
s'ouvrait en deux risquant de nous tuer car dans
la neige nous ne pouvions fuir rapidement. Si nous
avions le malheur de récriminer, les Allemands
nous répondaient : - Allez donc voir nos soldats
en RUSSIE ! Il est vrai qu'ils avaient froid aux
pieds nos fiers conquérants. Les rares
permissionnaires que nous vîmes étaient effrayés à
l'idée de retourner dans leur enfer. L'un deux
préféra se suicider. Un autre paradait avec
d'immenses bottes en feutre que les Russes
enfilaient sur leurs autres bottes. Ainsi équipé
les Popofs n'avaient pas froid et tout de blanc
vétus venaient silencieusement égorger les
sentinelles Schleu. Nous espérions tous une proche
Bérézina. Les Allemands toujours à cours de main
d'œuvre avaient réquisitionné des femmes Russes
qu'ils plaçaient dans les fermes. C'était de
robustes femelles qui gardaient leurs distances
avec les Français. Seul l'un des notres, sans
doute Ukrainien d'origine, pouvait converser avec
elles, qui avaient conservé toute leur foi en la
victoire de leur pays. Ce camarade s'appelait
IGNACE MARJACK, n'avait aucune famille, ne
recevait jamais rien et j'aurai l'occasion de vous
reparler de lui. Et Noël arriva. Le troisième loin
des miens. Je ne correspondais pratiquement plus
qu'avec ma mère, ayant préparé doucement LYDIE à
la rupture. j'avais rayé les femmes de mes pensées
et doucement la plaie de mon cœur se refermait. Je
lisais le plus possible, je me perfectionnais en
Allemand mais n'ayant aucune base solide et seul,
ce n'était pas facile. Der, Die, Das, Des, les
verbes à la fin des phrases, cela dépassait
parfois ma logique de Français, mais il fallait
absolument que j'occupe mes pensées. Le soir,
enfoui sous les couvertures que j'avais
réquisitionnées dans l'écurie, je me posais des
questions sur DIEU. Si l'homme est le responsable
de ses malheurs, pourquoi DIEU ne l'a-t-il pas
fait vraiment à son image ? Pourquoi cette misère
? Pourquoi tous ces animaux qui souffrent ?
Pourquoi, Pourquoi ? ? 47 ans après je n'ai
toujours pas trouvé la réponse. DIEU n'est-ce pas
en nous même que nous devons le chercher ? Et je
finissais par m'endormir du sommeil du primitif
que j'étais redevenu. Je réussis à convaincre mes
camarades de marquer le coup à Noël. Nous mîmes
tout en commun et nous pûmes nous procurer de la
bière. Notre kommando était composé de trois
pièces, la première donnant sur l'escalier
contenait le poêle, une grande table et des bancs.
La deuxième et celle du fond servaient de dortoir.
Mon lit était dans la dernière et bien que
couchant dans le lit du haut, j'avais en tant que
responsable, droit à une table de nuit où je
rangeais mes papiers. Nous avions décoré avec les
moyens du bord et nous passâmes à table en ayant
une pensée émue pour nos familles. Les deux
Basques, malgré ma prière n'avaient pas voulu se
joindre à nous. C'étaient pourtant de bons copains
qui souffraient des mêmes maux que nous, mais ils
tenaient à afficher leur différence et l'un d'eux
m'avait peiné en me disant qu'il ne s'était pas
vraiment senti concerné par la guerre. Quand je
lui avait objecté que parmi nous il y avait des
Bretons, des Normands, un Parisien, un Auvergnat
mais que tous avant tout nous étions Français, il
m'avait répondu : - Oui mais nous on est Basques.
Maintenant, je sais ce qu'il voulait me faire
comprendre. Dans le courant de janvier, je me
décidai, la mort dans l'âme à rompre
définitivement avec ma petite fiancée que j'avais
préparé à cette éventualité. Quand je pensais à
elle, le remord m'envahissait. J'avais tout gaché
pour un amour impossible mais je n'étais pas un
tricheur. Je me voulais une conscience propre.
Curieusement, dans la semaine je reçu une lettre
de ma petite LYDIE. Nos courriers s'étaient
croisés et cette lettre était une lettre de
rupture. Elle m'écrivait que j'avais beaucoup
changé et elle se doutait qu'un événement que je
ne pouvais lui avouer était à la base de ma
transformation. Elle connaissait maintenant un
gentil garçon qui travaillait avec elle et me
demandait pardon en me disant qu'attendre plus
longtemps était au-dessus de ses forces et me
disait adieu en me souhaitant bonne chance. J'eus
beaucoup de peine à maîtriser mon émotion à la
lecture de cette lettre mais je ne pouvais que
répéter Mea Culpa. Je pensais alors à MICHEL et à
ses enseignements et je serrais les dents en
acceptant mon sort. Quand le redoux arriva, la
neige qui avait atteint une couche de 60
centimètres avec par endroit d'énormes congères,
en fondant, rendit notre tache impossible et mon
paysan m'employa à divers travaux. Je passais mon
temps à faire des balais, je vérifiais
l'outillage, je grattais les vaches, je sciais du
bois. Je me rendais compte que je n'étais plus
dans mon état normal. Quelque chose s'était brisé
en moi. Je menais une vie imbécile et je ne
faisais rien pour en sortir. Les esclaves de
l'ancien temps devaient avoir cette mentalité, ils
acceptaient leur sort comme chose inéductable.
Comment en étais-je arrivé là? Moi qui avais
parfois rêvé d'être SPARTACUS. Je me souviens d'un
jour, alors que mon patron et son fils étaient
installés sur le chariot, moi marchant derrière,
je m'étais revu accompagnant le drapeau de mon
régiment marchant fièrement en compagnie de ces
anciens combattants de 14 - 18. Et maintenant
marchant comme une pauvre cloche derrière deux
nazis que j'aurais pu étrangler comme le petit
chat que j'avais du supprimer au début des
hostilités, je ne savais plus que retenir des
larmes de honte que je sentais prêtes à jaillir de
mes yeux. Enfin la nature repris ses droits. La
neige avait fondu formant de véritables torrents.
Nous reprîmes le chemin des champs et nous fîmes
de réjouissantes découvertes. Les avions alliés
que nous entendions parfois passer haut dans le
ciel avaient jeté des prospectus destinés à saper
le moral des Schleu où l'on voyait la statue d'un
soldat allemand momifiée par le gel. Son nom et
son adresse figuraient sur le prospectus ainsi que
d'autres nom et, malgré la barbarie de la chose,
cela nous réjouissait. Il était défendu de les
ramasser, mais nous nous faisions un plaisir de
les mettre dans notre poche et de les laisser
tomber dans les rues du village. C'est bon pour le
moral, aurions-nous pu chanter. Mais ces démons
fanatisés avaient repris l'offensive en RUSSIE, et
le journal "Nazionalblatt ", seul journal officiel
autorisé dans ce charmant pays de liberté, faisait
état de leurs victoires. Mais, à vrai dire, la
seule page qui nous interessait vraiment était la
page nécrologique "für sein Fürher, sein Volk,
sein Vaterland, in Russland gefallen" suivait le
nom de ce pauvre type qui était allé pourrir
là-bas pour son cher Adolph, et les listes
s'allongeant, les sourires revenaient parmi nous.
Les vrais nouvelles avaient du mal à filtrer. Nous
avions un journal pour prisonniers qui nous
parlait de PETAIN, de SCAPINI, de relève, et
moi-même, parfois, je me laissais prendre à leur
propagande. On nous répétait tellement que nous
avions perdu la guerre par la faute des autres,
les vendus de la 3ème république. Heureusement
qu'en contre partie, nous avions entendu parler
d'un général qui lui n'avait pas baissé les bras.
Il s'appelait DE GAULLE et, depuis LONDRES avait
lancé un appel à la résistance à l'oppresseur. Le
salut de CHURCHILL la main esquissant le V de la
victoire était devenu un signe d'espoir. Ayant
croisé un jour un groupe de prisonniers d'un autre
Kommando, ceux ci m'avaient discrètement fait le V
de la victoire et, heureux je leur avait répondu.
Enfin une petite lueur d'espoir dans la nuit de la
désespérance. Quand le patron sortit ses chevaux
après le long hivernage, ceux-ci absolument rendu
fous par le grand air retrouvé partirent au galop
dans les rues du village. Avec mon nabot, nous
courrions derrière et nous eûmes un mal fou à les
rattraper et à les ramener. Sans les laisser
souffler, il leur colla le harnai sur le dos et
les attela. Au bout de peu de temps, les pauvres
bêtes à cours d'entrainement donnèrent des signes
d'essoufflement. Alors le fouet fit son apparition
et mon cher avorton s'en donna à coeur joie. Quand
ses juments réintégrèrent l'écurie, couvertes
d'écume, elles tremblaient de tous leurs membres
et le même cirque se reproduisit dans les jours
qui suivirent. Les harnais avaient entamé le cuir
des chevaux et de voir cet harnachement frotter
sur ces plaies me révoltait. Mais lorsque je voulu
intervenir, mon patron me dit gentiment "halts
Maul" ce qui, traduit en bon français signifie
"ferme ta gueule ", et je la fermais. Combien de
temps pourrais-je encore me contenir ? Avec le
printemps revenu de durs travaux nous attendaient.
Les plus pénibles concernaient le repiquage des
betteraves qui, d'abord semées dans le jardin
étaient arrachées à l'état de plant pour être
replantées dans les champs préalablement fumés.
Deux ou trois familles étaient mobilisées pour ce
travail harassant. Le chef traçait un sillon à la
charrue devant les travailleurs répartis sur toute
la longueur du champ, et derrière lui, après avoir
fait un trou dans la terre meuble avec son doigt,
chacun déposait un plant et, respectant un certain
espace, poursuivait cette manoeuvre jusqu'au
travail de son voisin, pour ensuite revenir à sa
place initiale. Pour ce faire, il fallait vraiment
que le sol soit détrempé et les plants humidifiés
et les paysans attendaient les pluies du printemps
pour procéder à cette opération. Eux avait des
imperméables et du linge de rechange. Quant à
nous, le matin, nous remettions nos effets
mouillés et reprenions en maugréant le chemin des
champs. Pourtant je retrouvais mon sourire et je
racontais des histoires pour distraire mes
copains. J'imitais HITLER avec ma mèche rabattue
sur les yeux et des moustaches dessinées avec un
bouchon brûlé. Un jour que je faisais mon numéro,
le bras levé et gueulant "Alle kaput", tournant
pour une fois le dos à la porte. Je vis
brusquement les rires se figer. Me retournant, je
vis le gardien hilare me faire le salut hitlérien
en gueulant à son tour "Heil HITLER". Par chance,
j'étais tombé sur le brave Silésien qui se
contenta de rire avec nous. Une autre fois je
racontai une histoire invraisemblable. Etant parti
dans les bois avec mon patron muni de son fusil,
nous avions entendu un grand bruit dans un buisson
où une paire de cornes apparut. Mon patron lacha
ses deux coups, les cornes étaient toujours là.
Alors il m'envoya en reconnaissance et ce fut
alors un combat terrible d'où je resorti couvert
de bave. Je voyais les copains suspendus à mes
lèvres, je gardais le silence ménageant le
suspense. Enfin l'un d'eux plus pressé me posa la
question: - Qu'est-ce que c'était ? Quand je
lachai la réponse : - Un escargot, ce fut un
concert d'exclamations où je cru comprendre qu'on
me traitait de con. Mais on avait bien ri au
dépens de celui qui m'avait interrogé. Une autre
fois, je mis tous les prisonniers dans le coup
pour faire une farce à l'un de nous qui affichait
parfois des airs supérieurs. Je leur dis : - Je
vais vous poser une question idiote et vous ferez
semblant de chercher la réponse. Quand je vous la
donnerai, vous rigolerez très fort comme si
c'était une grosse et bonne plaisanterie. Bien
entendu ma victime n'était pas au courant. Et le
soir, jugeant le moment opportun, j'interpellai
mes collègues. - Hé les gars, j'ai une colle à
vous poser. Pourquoi les escargots aiment-ils la
salade ? Je me marrais de voir comment ils
jouaient le jeu. Ils auraient tous pu poser pour
RODIN. Au bout d'un moment je continuai. - Vous ne
trouvez pas, vous voulez savoir la réponse ? -
Oui, oui… - Eh bien parce que GRETA GARBO. Et tous
de s'esclaffer en disant : - Elle est bien bonne
celle là, parce que GRETA GARBO, je la retiendrai.
Evidemment notre érudit ne riait pas. Il répétait
parce que GRET A GARBO, parce que GRE TA GAR BO.
Alors j'envoyais le bouchon un peu plus loin en
m'adressant à lui : - Elle est bonne celle-là ! Et
bien sûr, en hésitant quand même un peu, il me
répondait : - Oui, elle est bonne, drôlement
bonne. A voir sa tête les gars n'avaient plus
besoin de se forcer. Le lendemain au réveil je
lançai : - Pourquoi les escargots aiment-ils la
salade ? et le chœur de me répondre : - Parce que
GRETA GARBO. Et tout le monde de se marrer alors
que l'autre se torturait l'esprit, se demandant
pourquoi il n'arrivait pas à piger l'astuce.
Quand, ayant trouvé que la plaisanterie avait
assez durée, je le mis au courant, lui disant
qu'il n'y avait rien à comprendre. Il me répondit
que lui avait compris une chose : c'est que
j'étais encore plus con qu'il ne l'avait pensé.
Mais il ne me tint pas rigueur de ma plaisanterie.
N'est-il pas dit quelque part. "Heureux les
pauvres d'esprit, le royaume des cieux leur
appartient ". Je devais être propriétaire d'un
sacré territoire, là-haut. Bien certainement je ne
suis pas l'inventeur de ces plaisanteries que
j'avais récolté au hasard de mes tribulations. Je
sentais revenir en moi, ces forces que la nature
diffuse à la sortie de l'hiver et je savais que je
ne pourrais résister longtemps à cette solitude
morale à laquelle je m'étais volontairement
condamné. Un jour, je décidai d'envoyer une petite
lettre amicale à LUCETTE ma marraine de guerre,
que j'avais laissé sans nouvelles depuis le début
de ma captivité. Je lui expliquais que j'avais
rompu avec ma fiancée et je lui demandais, comme
une faveur, l'autorisation de lui écrire de temps
à autre. Elle me répondit par une lettre sibylline
où je crus discerner comme un appel à mes
sentiments d'amitié assez tendre que j'avais
toujours manifesté à son égard. Je répondis avec
prudence, mais de confidence en confidence,
j'acquis bientôt la conviction que ma marraine
pensait à moi avec un peu plus d'amitié que son
rôle ne l'exigeait et doucement je me laissai
prendre au jeu, lui laissant le soin de refermer
la plaie mal cicatrisée de mon cœur. Je me remis à
espérer, à croire en un avenir dont je serai le
maître. Cesser de subir, oser de nouveau. Depuis
quelques temps, nous avions un nouveau gardien
très jeune qui venait souvent parmi nous discuter
en employant notre charabia franco-allemand.
Devant lui nous ne nous génions guère et nous
disions tout haut ce que nous pensions des Frisés.
Un soir qu'il était parmi nous, il s'empara de mon
accordéon et à notre grande stupéfaction se mit à
jouer des airs français, que nous avions tous en
mémoire. Il s'amusait follement à regarder nos
mines puis soudain, s'adressant à
l'assemblée venue l'écouter, il s'écria avec
l'accent de BELLEVILLE : - Bande de cons, ça vous
en bouche un coin, hein, si j'étais vache, il y en
a quelques-uns ici qui se retrouveraient en taule.
Nous avions du mal à reprendre nos esprits, puis
les questions fusèrent. - Qui es-tu ? Français,
Allemand ? - Qu'est-ce que cela peut vous foutre,
fut sa réponse et il précisa : - Que cela vous
serve de leçon à l'avenir. Le lendemain il avait
disparu. C'était sans doute un espion venu
s'enquérir de l'état d'esprit des prisonniers,
savoir si une évasion ne se préparait pas. Pour
nos opinions il avait été servi, pour le reste il
était passé un peu tôt. A la ferme mon dégoût
allait croissant. Une vache et un porc avaient été
égorgés dans la grange par un boucher amateur et
ces pauvres bêtes mises en conserves et salées.
C'était normal dans le cadre des activités de la
ferme. Ce qui l'était moins, c'était que l'on
m'obligea à tenir ces animaux pendant que le
boucher œuvrait et moi qui ne pouvais voir
souffrir une bête, j'étais servi. Ces brutes se
moquaient éperdument de cette souffrance qu''ils
provoquaient et la famille assistait à ce massacre
avec des mines réjouies qui en disaient long sur
leur mentalité. Par contre, j'avais la certitude
que j'aurais pu sans répugnance regarder mon chef
prendre la place du cochon. Je l'aurais même tenu
avec plaisir. A quelques temps de là, se déroula
une scène dont l'épilogue contribua à améliorer
nos relations. Avec une famille voisine, nous
étions dans un champ appartenant à mon chef,
occupés à je ne me souviens plus quel travail. Il
y avait là avec nous, mon camarade ROBERT FORAIN,
notre coiffeur, soit en tout une dizaine de
personnes. Le temps s'écoulait, le soir arrivait
et il n'était toujours pas question d'aller à la
soupe. Mon chef ne songeait pas à nous libérer et
je sentais la moutarde me monter au nez. Je
retrouvais la "pêche" et c'était bon signe. A moi
Spartacus. A un moment donné j'interpellai mon
camarade : - ROBERT, on laisse tomber ! Il me
regarda surpris en me disant : - Tu es fou. Alors
tout en travaillant je tentai de le convaincre que
nous n'étions pas des esclaves, mais des
prisonniers de guerre protégés par une convention
que les Allemands avaient signée. Mais il avait
peur des conséquences que cela pourraient
entrainer et refusa de me suivre. Je décidai alors
d'agir seul et ramassant ma veste, restée au bout
du champ, je pris la direction du camp. D'un coup
d'œil je regardais les paysans qui me voyant
partir s'étaient relevés et j'entendis courir
derrière moi. J'attendis que l'on me saisisse la
veste pour me retourner. Le nabot était devant
moi, ivre de fureur. - Où vas-tu ? Arbeit schnell…
et il me montrait le champ ! Je me contentais de
hausser les épaules et je repris mon chemin. Alors
ramassant une grosse pierre il vint se mettre
devant moi et la brandissant au-dessus de ma tête
fit mine de me frapper. Je me contentais de le
fixer dans les yeux avec toute la dureté, toute la
violence contenue qu'il y avait en moi. Il
éructait, m'envoyant avec ses gros mots des
postillons plein la figure. Je m'essuyais avec ma
manche en lui disant : - Si vous continuez à "zu
mir begiessen" je vais aller chercher un
parapluie. Puis je lui tournai le dos et je
continuai mon chemin. J' étais content de moi et
de nouveau je me parlais en m'appelant
affectueusement FUFU ! Bravo vieille noix, tu te
retrouves enfin. J'espère que tu vas continuer
ainsi, tu redeviens un homme, c'est pas trop tôt.
Au fil de ce récit vous avez dû vous rendre compte
que j'étais une sacrée tête de lard et quand
j'avais une idée dans le crâne, bonne ou mauvaise,
il fallait que j'aille jusqu'au bout. Alors que je
marchais dans la rue, mon patron, juché sur un
vélo, me dépassa à toute vitesse, me menaçant au
passage. Mais j'étais d'un calme olympien. Quand
j'arrivai au kommando, je le vis en grande
discussion avec le wachmann, le Silésien, celui
qui ne les portait pas dans son cœur. Je dus les
écarter pour pénétrer à l'intérieur de notre hôtel
4 étoiles et je montai calmement les escaliers
pour rejoindre ma couche ou j'attendis la suite
des évènements. Peu de temps après le gardien vint
me rejoindre en rigolant ! - Tu as bien fait, me
dit-il, ils exagèrent un peu trop, ces paysans !
Cela n'alla pas plus loin. Et c'est pour retrouver
ma bonne petite ambiance familiale que le
lendemain je retournai à la ferme. Peu de temps
après cet évènement nos gardiens furent relevés.
Parmi les deux nouveaux, je fis la connaissance
d'un sombre alcoolique qui me prit immédiatement
dans son colimateur. Mon paysan avait su le
flatter dans le sens du poil et dans les jours qui
suivirent il fut toujours sur mon dos me cherchant
des noises. Un soir qu'il avait bu plus que de
coutûme, il vint m'asticoter et n'y tenant plus je
l'envoyais paître vertement. Qu'avais-je fais là
!!. Il n'attendait que cela et sortant sa
baïonnette il me saisit à la gorge et me coucha
sur le lit, m'appuyant la pointe de son arme sur
le cou, et me criant : - Ordure je vais te tuer.
Comme dans toutes les grandes occasions de ma vie
je reçu ma surdose d'adrénaline et le fixant dans
les yeux, je lui criai : - Ein Franzose hat kein
Angst, niemals. ( un Français n'a pas peur, jamais
). Mes copains atterrés regardaient cette scène,
pensant que j'étais cuit mais mon ange gardien
veillait et un "Achtung" retentissant stoppa le
bras de mon ivrogne. Devant la porte un
sous-officier se tenait et s'approcha en regardant
ce tableau que nous offrions le wachmann et moi
car nous n'avions pas changé de position. Le sous
officier me regarda longuement avant de s'exclamer
: - Es ist noch er ! C'est encore lui.! En ce
personnage je venais de reconnaitre le gardien qui
lors de mon angine m'avait menacé avec son fusil.
Il avait, depuis, pris du galon et pour mon
malheur j'étais retombé sous sa coupe. Il me fit
comprendre que les fortes têtes, il en faisait son
affaire et il partit en disant : - Je vais
m'occuper de toi. Ce soir-là j'eus du mal à
trouver le sommeil, me demandant comment cela
allait finir pour moi. Evidemment mon dossier
devait s'épaissir et pendant quelques jours je
retombai dans un état dépressif où je pensais à la
mort comme une délivrance. Je crois sincèrement
que ce sont les lettres de LUCETTE où elle
m'avouait enfin son amour, malgré sa crainte de me
trouver un peu volage qui me sauvèrent. Comment
lui faire comprendre que toute ma vie j'avais révé
d'un amour unique et paisible. Le sort en avait
décidé autrement nous ballotant comme des bouchons
sur des flots déchaînés. J'étais un sentimental
qui se cachait sous un masque ironique. N'avais-je
pas fait un poème au printemps alors que la pluie
qui tombait m'avait rendu mélancolique. Je
m'adressais à une inconnue, une femme qu'un jour
je rencontrerais et je vous livre ces quelques
lignes. Des larmes de pluie ruissellent Sur le
visage de la terre Les sautes de vent modèlent
L'âpre relief de la mer. Et ma pensée vagabonde En
des cieux plus cléments Où la douceur abonde Où
nous sommes amants. Du haut de notre vertige Nous
contemplons la terre Les peines qui l'afflige Les
furies de la mer. Et nue contre mon corps Fière de
notre destin Tu oublieras la mort Nous oublierons
demain. Etant persuadé que j'avais enfin trouvé
cette femme que j'aimerai toute une vie, il
fallait que je m'évade. J'avais reçu une photo que
je portais toujours sur mon coeur. Je la regardais
souvent me fortifiant dans la pensée qu'il me
fallait agir pour retrouver cette femme que
j'avais aimé et désiré sans espoir quand j'avais
18 ans. Six longues années s'étaient écoulées
depuis ce temps béni et nous avions muris tous les
deux. Il ne manquait plus, pour me faire agir, que
le choc qui déclancherait le ressort que
patiemment je remontais en moi. Nous avions fait
les foins sur l'ordre du Burgermeister. Tout le
village, comme pour la neige, était mobilisé. Nul
ne fauchait individuellement. Au jour dit nous
partîmes dans les prés et la faux à la main un
cultivateur ouvrit la marche, que nous suivîmes
sur ses talons, chacun traçant un rayon régulier,
aussitôt suivi par un autre faucheur qui faisait
de même, et c'était un beau spectacle que de voir
les faux se lever au rythme imposé par le premier
qui était toujours un bon faucheur. Pas question
d'arrêter le mouvement, car vous aviez derrière
vous la faux du suivant sur vos talons. Mais les
mauvais faucheurs n'étaient pas admis dans ce
cirque si efficace. Une fois seulement il y eu une
interruption provoquée par un paysan ayant planté
sa faux dans un nid d'abeilles. Ce fut une fuite
éperdue, seul mon copain JEAN COUHARD était resté
me tenant par la main. En souriant il me dit : -
Te sauve pas on va se régaler - Tu es fou JEAN on
va se faire piquer - Non ce sont des abeilles
sauvages, inoffensives Et sous les yeux des Schleu
surpris et effarés, repliés à grande distance,
JEAN plongea sa main dans le nid et en retira un
gâteau de miel qu'il partagea en deux. Et le cul
dans l'herbe, environné d'une nuée d'abeilles
sauvages et courroucées nous dégustâmes gentiment
ce délicieux dessert. Puis nous allâmes rejoindre
les autres qui avaient décidé de changer de
secteur. Qu'avaient donc ces Franzosen qui se
faisaient respecter des abeilles. Simplement la
science de mon ami JEAN, mais cela ils ne le
surent jamais. Nous avions encore changé de
gardiens. Le front russe était exigeant et de plus
en plus meurtrier. Un de nos nouveaux wachman
était un gros costaud qui dans le civil édifiait
des cheminées d'usine. Comme j'étais l'interprète
il venait parfois discuter avec moi et c'est ainsi
qu'un soir j'appris l'existence d'un camp de
prisonniers Russe à BAUMOLDER, petite bourgade
voisine. En riant le gardien me dit : - Ce ne sont
pas des gens civilisés car le matin, quand on
relève les cadavres de ceux qui sont morts dans la
nuit, il manque des morceaux deviande. Ecoeuré je
lui avait lancé à la face "Unmenschen" c'est à
dire "inhumain". il m'avait répondu par un regard
effrayant et était parti sans rien me dire. Le
lendemain matin alors que j'étais seul,
déshabillé, entrain de faire ma toilette, dans le
local où était situé la pompe, il vint me
rejoindre et me balança un grand coup de bottes et
quelques coups de poing en criant : - Schwein !
Unmenschen ! pass auf !.. Je courbai l'échine sous
les coups en pensant: "Toi fumier je t'aurai, je
t'enverrai crever en RUSSIE". Un soir, prenant mon
courrier j'éprouvais un choc au coeur. Une lettre
de ma mère m'annonçait que mon copain ROLAND lui
avait envoyé une lettre de CLERMONT-FERRAND où il
s'était réfugié. Ainsi il avait remis ça et avait
réussi pendant que moi je m'endormais dans les
délices d'un amour insensé. En une seconde ma
résolution fut prise. J'irais le rejoindre. Le
ressort qu'il y avait en moi venait brusquement de
se détendre. J'ouvris la porte du Kommando en
gueulant : - Les gars, je fous le camp, il me faut
deux volontaires pour tenter le coup avec moi !
Spontanément BOUBOULE le petit normand pour qui
j'écrivais vint vers moi et me dit : - FUFU si tu
pars, je te suis, je te fais confiance J'étais ému
et je le remerciais vivement mais il me fallait un
autre gars et les candidatures ce soir-là
brillèrent par leur absence. Pourtant le lendemain
PIERRE MIREY un robuste chemineau de CAEN vint me
demander des précisions avant de se décider. Je
lui dit : - En premier lieu il me faut fabriquer
une boussole et pour cela il me faut une dynamo de
vélo, il faut également une carte, du
ravitaillement, un peu d'argent et ensuite à
pieds, à travers les fo rêts, les plaines, marcher
de nuit, dormir le jour, traverser la ligne
SIEGFRIED, la ligne MAGINOT, les rivières,
franchir les VOSGES, éviter tous les pièges tendus
par les Allemands avant d'arriver à la ligne de
démarcation dont le franchissement est, paraît-il,
très dangereux. Voilà en gros ce qui nous attend.
Te sens-tu capable d'affronter ces épreuves ? A
cela il me répondit laconiquement : - Je vais
réfléchir Quant à GEORGES TAUVEL dit BOUBOULE il
ne se posait pas de questions. Il me disait : - Si
tu crois avoir une chance, ça doit être vrai. Tu
pourras toujours compter sur moi. Brave petit gars
simple et courageux. j'avais envie de l'embrasser
mais on m'aurais pris pour une pédale. La nuit qui
suivi cette décision, me vit me relever et
m'approcher de la fenêtre. Les mains accrochées
aux barreaux je scrutais la nuit, attentif aux
mille bruits de la nature et l'angoisse me montait
à la gorge. J'allais me remettre en question. Ma
vie changerait quelque soit l'issue de la
tentative. Si j'étais repris je savais que cette
fois la note à payer serait salée, mais j'étais
décidé. Je retrouvais enfin ma dignité d'homme et
cela à mes yeux était important et, quand je
m'adressais à moi-même, m'appelant FUFU, je savais
qu'il me suffirait de me dire "tu vas faire cela"
pour être certain de tout mettre en oeuvre pour
faire aboutir ma décision. J'avais enfin pris le
chemin de ma résurrection. Nous apprîmes que le
général GIRAUD s'était évadé d'une forteresse et
qu'à la suite de cet exploit les Allemands, vexés,
renforçaient la garde des frontières et je me
doutais que notre évasion serait plus difficile.
Les armées allemandes avaient amorcé leur marche
vers STALINGRAD mais les Russes résistaient
vaillamment et faisaient des prisonniers. A la
suite d'une nouvelle altercation avec mon chef
celui-ci me dit: - Vas voir en RUSSIE, comment
sont traités nos prisonniers. Je le regardais
ironiquement et levant les bras je lui répondit :
- Parce que les Allemands aussi font cela ? Il me
foudroya du regard. S'il avait osé il me serait
rentré dans le chou mais il se méfiait de mes
réactions et une fois de plus il s'écrasa. En peu
de temps un camarade me procura une dynamo dont je
récupérai l'aimant, puis je passai à la flamme une
lame de rasoir mécanique pour la détremper. Quand
elle fut devenue malléable je découpai une
aiguille de boussole dans laquelle je perçai un
petit trou pour y sertir un bouton pression.
Ensuite je me procurai une petite pointe que
j'enfonçai dans un petit morceau de bois rond de
la grosseur d'un bouchon d'étui de savon à barbe.
A l'aide de mon aimant je chargeai mon aiguille
d'un pôle positif et un négatif et cela terminé je
fis un essai. Ça marchait au poil. Merci mes
camarades de prison de m'avoir appris ce truc. Je
comptais sur ce bidule pour me ramener dans mon
cher pays. Je décidai également mon ami JEAN
COUHARD à me céder sa carte. Il m'avait confirmé
qu'il ne s'évaderait jamais s'estimant trop vieux
pour tenter l'aventure. Il me restait à me
procurer une montre ! Parmi nos gardiens il y
avait un jeune gars porté sur la bière. Comme il
nous était permis d'en acheter avec nos marks de
camp, j'en fis venir un petit tonnelet. Ayant
vendu mon accordéon j'étais relativement aisé.
J'invitai le wachman à trinquer avec moi et je le
fis boire tout en discutant. Quand je vis qu'il
était à point pour une transaction je lui parlai
de sa montre qui me faisait envie. - Je te
l'achète un bon prix, même un très bon prix, si tu
veux. Il résista mollement puis finit par céder.
C'était une montre de gousset bon marché mais qui
me permettrait de m'orienter en cas de défaillance
de ma boussole. Le lendemain le gardien
m'interrogea : - C'est pas toi qui as ma montre,
je ne te l'ai pas vendue hier soir ? Je pris mon
air stupide pour lui dire qu'à part mon mal de
crâne je n'avais aucun souvenir de ce qui s'était
passé la veille. Il pouvait toujours se faire
foutre. La montre était maintenant en lieu sûr.
Chaque soir je faisais un briefing avec mes futurs
équipiers. Je faisais le point des acquits,
j'entretenais leur moral et je leur demandais
d'économiser les vivres. A ce sujet j'avais établi
un premier plan que je ne pus mener à bien. Sous
la pièce où je dormais était située la réserve de
vivres du Kommando car nos colis étaient mis sous
clés et nous devions demander ce que nous voulions
chaque jour. Cela pour éviter justement les
évasions. Certains gardiens se permettaient même
de percer les boîtes de conserve pour nous éviter
de les stocker. Comme je disposais d'une table de
nuit, j'avais pensé qu'en sciant le plancher et en
perçant le plafond sous ce meuble je pourrais
ainsi accéder aux vivres et partir par la fenêtre
non grillagée de la réserve. C'était risqué mais
réalisable et en partant de nuit cela nous
réservait une marge de sécurité appréciable.
J'empruntais donc un couteau scie à un camarade et
je me mis au travail. Un de mes équipiers s'était
muni de la scie du Kommando et installé près du
poêle coupait du bois, pour soi disant faire une
réserve pour l'hiver et l'autre futur évadé
faisait le guet vers la porte. J'eus bien vite
terminé et je poussai une exclamation de dépit car
une poutrelle métallique passait juste sous le
trou que je venais de faire. Je réajustai les
planches coupées, camouflai les traces de la scie
et remis ma table de nuit en place. Il n'était pas
question de couper les gros barreaux des fenêtres.
Les gardiens les vérifiaient sachant bien que
s'ils laissaient un gefang s'échapper ils étaient
bons pour la RUSSIE. Il ne restait plus qu'une
solution, partir de chez nos paysans en se
ralliant ensuite en un lieu de rendez-vous que
j'indiquerais au dernier moment. Nous étions fin
juillet. Je décidai, après avoir étudié les phases
de la lune, la longueur des nuits, les
possibilités de ravitaillement en fruits, de
choisir la date du 18 septembre, à 9 h du soir,
pour la grande aventure. Je recommandai à mes
compagnons de s'entraîner aux efforts physiques,
de marcher derrière les attelages, plutôt que de
monter dans les carrioles etc. Je voulais mettre
tous les atouts de notre côté. Avec BOUBOULE, à
poil dans la salle d'eau, nous nous balancions de
grands seaux d'eau froide sur le corps en rigolant
comme des gosses. Il y eut même un tournoi de
lutte où je me retrouvai en finale contre un gars
des Hautes-Alpes, pas méchant pour deux sous mais
fort comme un turc. 67 Kgs contre 100 Kgs,
personne ne pariait pour moi. Quand nous fûmes
face à face et que l'on nous enjoignit de
commencer le combat, je bondis sur lui et lui
attrapai le bras droit que je tordis violemment en
lui faisant ce qu'en lutte on appelle une clé. Mon
bras gauche engagé sous son bras replié derrière
lui et faisant levier, je forçais comme un damné.
Il tomba à genoux et se mit à crier : - Assassin,
sauvage, brute ! Je lui dis : - Tu abandonnes ? -
Oui, oui ! Alors je libérai son bras devenu
douloureux et qu'il se mit à frotter en murmurant
: - Ce n'est pas possible qu'il y ait sur terre de
pareils sauvages ! Je lui rétorquai : - Ne te
plains pas car dans une vraie bagarre je t'aurais
saisi par les cheveux avec ma main droite et mon
genou t'aurait écrasé le nez ! Tout le monde
rigolait et je tins à lui faire la leçon : -
Vois-tu être fort, c'est bien, être malin, c'est
encore mieux. Si tu m'avais empoigné avec tes
grosses pattes, tu m'aurais aplati comme une
merde. - Je n'ai pas voulu courir ce risque, c'est
pourquoi je t'ai immobilisé le bras ! Mais devant
une bonne bière son ressentiment se dissipa et
comme c'était vraiment un bon gars, il prit le
parti d'en rire aussi. J'avais encore un grave
problème à résoudre. Je n'avais plus de chaussures
et je ne pouvais partir en sabots. Comment faire ?
Après avoir réfléchi longuement je décidai de me
faire opérer les pieds. Mes sabots m'avaient abîmé
la plante de mes pauvres "panards" et j'avais
ramassé des cors qui étaient parfois douloureux.
Je me mis alors à boîter, traînant loin derrière
mon patron qui rouspétait sans arrêt car nous
étions en plein travail. Je lui fis remarquer que
j'avais des difficultés pour me déplacer et que je
voulais aller au Lazaret et qu'il me fallait des
chaussures. Il me répondit, bien sur, qu'ils n'en
avaient même pas pour eux. - Ne vous plaignez pas
si je me traine ou faites-moi soigner. Le gardien
consulté fut d'accord pour m'accorder une journée
et m'emmener à l'hôpital de BIRKENFELD. Lui ne
voyait que l'occasion d'une balade. Il fallait
aller prendre le train à quelques kms de là et
nous partîmes un matin tous les deux, moi trainant
la patte le plus possible, en direction de la gare
où nous prîmes le train pour BIRKENFELD. Arrivé au
Lazaret je fus admis dans une salle de soins où un
infirmier vint s'informer de ce qui nous amenait.
Mis au courant, il me fit déchausser et allonger
sur la table prévue à cet effet. Il regarda
longuement mes pieds et dit au gardien : - Je vais
m'en occuper moi-même ! Il me nettoya avec un
désinfectant et s'emparant d'un bistouri et d'une
pince il entreprit de m'extirper tous les cors qui
m'empêchaient de marcher. Il travaillait sans
m'avoir anesthésié les pieds, incisant autour du
cor et arrachant brutalement ce dernier avec la
pince. Il me regardait avec une joie sadique, sans
doute en pensant à ses copains en train de crever
dans la plaine du DON, lancés dans l'impossible
conquête de STALINGRAD. Mais je serrais les dents,
la sueur au front. Je ne laissai échapper aucune
plainte car cela leur aurait causé trop de
plaisir. Quand ce fut terminé il me laissa mettre
mes chiffons sur mes pieds ensanglantés. Je ne le
remerciai pas, pensant déjà au calvaire qui
m'attendait sur le chemin du retour. J'avais
atrocement mal en posant le pied par terre mais ma
volonté m'aidait à dépasser ma souffrance car je
voulais m'évader. Le plus terrible à subir furent
les Kms séparant la gare de mon Kommando. Je
marchais doucement et le gardien comprenait ma
douleur en ne manifestant pas son impatience.
Arrivé au camp, je quittai mes chiffons
ensanglantés et je passai longuement mes pieds
sous l'eau froide de la pompe pour ensuite les
envelopper dans du linge à peu près propre. La
nuit m'apporta son réconfort et le matin me vit
reprendre mon calvaire. Arrivé chez mon nazi je me
déchaussai et je lui fis voir ce que j'avais subi
en lui confirmant que s'il ne me trouvait pas une
paire de vieilles godasses que je pourrais
réparer, je refuserais le travail. Sachant que
j'étais homme à tenir mes promesses il se
débrouilla pour me procurer de vieilles chaussures
ayant appartenues à son neveu. Mon coeur
bondissait de joie dans ma poitrine, j'allais
pouvoir foutre le camp. Avec patience je refis
toutes les coutures de ces godasses un peu
grandes. Avec du cuir de récupération je renforçai
les semelles et même mon patron trouva que j'avais
fait un travail admirable. Aussi incroyable que
cela puisse paraître mes plaies s'étaient
cicatrisées rapidement. Il est vrai que je m'en
occupais, de mes arpions, eau fraîche, massages.
Je leur parlais gentiment et bêtement : - Qui
c'est qui va aller se promener au clair de lune,
qui c'est qui va bientôt revoir la FRANCE, c'est
vous mes petits cocos mais faudra pas faire les
cons, hein !. Mes copains devaient me prendre pour
le nouvel idiot du village. Et puis un soir, à mon
retour, un coup de tonnerre ébranla le Kommando.
Le wachman monteur de cheminée, la brute
m'attendait dans la première pièce. A mon arrivée
il bondit sur moi et me prenant à la gorge il me
dit ces paroles terribles : - Tu veux t'évader le
18 septembre. Je te préviens ce sera ta mort car
où que tu ailles, je te retrouverai et je te
tuerai de mes propres mains. Mon petit cinéma se
mit à tourner à toute vitesse dans ma tête il
fallait réfléchir vite. Qui avait trahi ? Il me
fallait savoir. Lorsqu'il me relâcha je pris mon
air stupide et lui demandai qui avait pu lui dire
pareille ânerie ! - Un de tes camarades l'a écrit
chez lui et sa lettre est revenue. Mais il ne
voulu pas me dire qui avait fait cette faute
impardonnable. Il me dit encore : - Je sais que tu
es un rebelle, à partir d'aujourd'hui il y aura
toujours quelqu'un pour t'accompagner. Lorsqu'il
fut parti j'apostrophai mes camarades : - Quel est
l'enfant de salaud qui m'a trahi ? Vous savez tous
que nos lettres sont lues. A partir d'aujourd'hui
je ne serai plus votre homme de confiance et je
vais donner ma démission d'interprète. Vous vous
démerderez avec les Schleu. Un silence géné fut la
seule réponse et le traitre ne se manifesta pas.
Mes futurs camarades d'évasions étaient consternés
et BOUBOULE ne savait que répéter : - C'est foutu,
si je tenais le con qui nous a vendu. J'allais
m'allonger sur ma paillasse et j'envisageais la
conduite à tenir. Pour moi il n'était plus
question de reculer. Je me relevai et alla trouver
mes deux compagnons que j'entraînai dans un coin
où je leur dit ceci - Les Allemands nous attendent
le 18 on va les baiser en partant le 17. Pas un
mot à quiconque désormais, les consignes sont
maintenues. BOUBOULE fut tout de suite d'accord et
retrouva son sourire par contre MIREY était
hésitant mais enfin il partagea mon point de vue
et j'allais me coucher rassuré. Effectivement, les
jours qui suivirent me virent avec continuellement
un ange gardien sur mes talons. J'étais devenu
l'ennemi public no 1 surtout que fidèle à ma
promesse, je n'étais plus interprète. Quand le
gardien, monteur de cheminée, m'avait parlé, je
n'avais pas répondu. Comme il insistait j'avais
dit : - Nicht verstanden. Incrédule il m'avait
posé pour la 3ème fois une question qui obtint la
même réponse : - Je ne comprends pas. Alors il
m'avait balancé une pêche en me disant : - Et ça
tu comprends. Mais comme je m'attendais à sa
réaction son poing partit dans les courants d'air.
Alors il se mit à gueuler si fort et si vite que
là vraiment je ne comprenais rien sinon qu'il
avait l'air faché après moi. Mais je crois vous
l'avoir déjà dit j'étais une tête de lard et la
situation qui suivit me fit beaucoup rire car
personne ne parlait Allemand à part quelques mots
à usage courant employés avec les paysans. Celui
qui fut choisi pour me remplacer était le plus
jeune du Kommando, un camarade qui un jour nous
avait fait voir une photo de sa fiancée, qu'il
venait de recevoir, en nous disant : - C'est
drôle, elle était mince quand je la fréquentais.
Elle a l'air d'avoir drolement profité. Ils ne
souffrent pas de restriction en FRANCE. Quelques
temps plus tard, sa mère l'avertissait que sa
fiancée avait retrouvé sa minceur en mettant au
monde un superbe bébé. Comme il n'avait pas vu sa
chérie depuis trois ans, il se mit à croire aux
miracles. Mais ce n'est pas à ce sujet qu'il me
fit rire, c'est dans sa fonction d'interprète : le
wachman s'adressait à lui, parlant lentement
JEANNOT, c'était son diminutif, faisait un effort
pour comprendre puis embarrassé se tournait vers
moi, m'interrogeait : - Qu'est-ce qu'il dit ? Je
haussais les épaules en répondant à chaque fois :
- Je n'en ai rien à foutre ! et j'éprouvais une
joie sadique à regarder leur mimique. Il était
temps que je parte car soit au camp, soit à la
ferme j'étais devenu le bien aimé. Je pouvais tout
juste aller pisser sans témoins. Enfin le grand
jour arriva. Dès le réveil je me sentis en forme,
décidé. J'étais fait pour l'action et tout
baignait dans l'huile. Cachés dans l'écurie,
j'avais carte, boussole, argent. Mon copain MIREY
dont la ferme, la dernière du village, était
située à 100 m de celle de mon patron, avait mon
ravitaillement et une bouteille d'eau. BOUBOULE
avait ses vivres personnelles. J'avais fixé le
rendez vous pour 9 h 00, dernier délai, au pied
d'une croix à trois cents mètres de la sortie du
village. Mon plan était d'oublier ma veste dans
l'écurie au moment du repas du soir, d'aller la
chercher au moment de partir, de prendre carte,
argent, boussole du passage, de traverser la
grange, de pénétrer dans une vieille soue à
cochon, dont la porte condamnée ne résisterait pas
à un coup d'épaule. Cela je m'en étais assuré,
quant à la qualité du bois, et de sortir ainsi sur
les derrières de la maison. Cela me laissait peu
de répit avant d'être découvert mais c'était la
seule solution. Je travaillai calmement une grande
partie de la journée quand dans l'après midi je
rencontrai MIREY la mine défaite qui m'avoua avoir
peur et il me supplia : - Viens me chercher à la
ferme ! - Mais tu es fou. PIERROT, tu veux me
faire piquer Il insista encore jusqu'à ce que je
lui dise d'accord. - Mais ne fais pas le con, tu
as mon ravito. Tu n'es pas surveillé toi,
attends-moi derrière ta maison, à tout à l'heure.
Mais le doute était en moi : - Et BOUBOULE ?
Viendrait-il ? Plus que jamais j'étais sur mes
gardes. Si près de l'action je sentais le fauve
revenir en moi, tous mes sens exacerbés par
l'imminence du danger. Au repas du soir le patron
discuta avec son fils. Il lui disait : - Je crois
que GERALD a compris, il ne s'évadera pas, ce
n'est plus la peine de l'accompagner. Mon coeur
bondit d'allégresse à ces propos mais une petite
voix se fit entendre en moi et elle me disait : -
Sois pas con FUFU, il cherche encore à te baiser.
Fais comme tu as prévu. Effectivement, je réalisai
mon plan à la lettre. Faisant une fausse sortie
dans le couloir je revins en disant : - J'ai
oublié ma veste dans l'écurie ! Je les regardai
tous une dernière fois en murmurant pour moi seul
: "adieu bande de cons" et calmement je pénétrai
dans l'écurie où j'enfilai ma veste, récupérai mon
matériel caché sous la paille, traversai la
grange, pénétrai dans la soue à cochons et d'un
coup d'épaule, fis sauter la porte. J'étais libre
! ! Enfin presque. En courant j'allai derrière la
ferme où travaillait MIREY et allongé sur le sol,
j'imitai le cri de la chouette, mais rien ne me
répondit. J'attendis cinq minutes, anxieusement
car mes paysans devaient se lancer à mes trousses,
ne m'ayant pas vu revenir de l'écurie. Puis je
courus jusqu'au calvaire espérant avoir été
devancé. Mais il n'y avait personne et allongé
dans le fossé, inquiet, je me mis à compter les
minutes. Soudain, un bruit de pas sur la route.
Qui était-ce ? MIREY, BOUBOULE, les Allemands. Je
fis entendre le cri de la chouette auquel un
"tchu, tchu" précipité me répondit, une vraie
locomotive. Deux secondes après BOUBOULE était
allongé à mes côtés, haletant, me disant : "J'ai
dû ramper sous le nez de mes patrons et j'ai
drôlement eu peur ". Moi j'étais heureux, j'avais
mon petit copain à mes côtés et ça c'était du sûr,
croyez-moi. Je lui fis part de ma conversation
avec MIREY et il me dit qu'il avait remarqué sa
trouille. Ce salaud, il va nous laisser tomber.
Viens, on fout le camp. Non BOUBOULE. J'ai dit : -
9 h 00 pas avant, suppose qu'il vienne et ne nous
trouve pas. Il faut attendre. - Mais on va avoir
tout le monde au cul ! - T'en fais pas, la nuit
est là, la lune pas encore levée et on ne va pas
prendre la direction du sud tout de suite. On va
courir jusqu'a minuit et après on marchera
normalement. Mes yeux habitués à l'obscurité me
permettaient de déchiffrer ma montre. Je demandai
à BOUBOULE ce qu'il avait comme ravitaillement.
Pour deux ce n'était pas terrible et je lui dis: -
Il faut que ça fasse 4 jours. C'est le temps que
je compte mettre pour parvenir en LORRAINE après
nous serons aidés. J'avais emmené avec moi un
calepin et un crayon. Je pensais noter de mémoire
tous les incidents, les routes, les villages, les
rivières et chaque matin je ferais le point en
prenant des notes et en essayant de nous situer
sur la carte. Ayant conservé ces papiers, mieux
qu'un récit, ils vous feront revivre nos premiers
jours de fuite, vous diront aussi que j'ai retardé
malgré le danger, notre départ d'un quart d'heure,
espérant toujours voir arriver notre lâche
camarade qui, je le sus par la suite, rentra
tranquillement au kommando et dégusta mes vivres
dans les jours qui suivirent.La nuit qui va suivre
nous a vu aller à la limite de la souffrance et du
découragement. Et pourtant elle restera pour moi
un des souvenirs où il me fut prouvé que même au
bout de la désespérance, alors que vous croyez que
tout est perdu, la Providence peut venir à votre
secours. Cette nuit a fait l'objet d'un récit
qu'un soir de cafard j'avais écrit pour marquer
sur le papier ces heures que je ne pouvais chasser
de mon esprit. A l'origine, je n'ai pas eu la
prétention d'écrire une anecdote destinée à être
publiée, je me suis contenté de raconter, sans
fioritures, une aventure vécue, un épisode de
cette merveilleuse histoire qu'est une évasion.
Pour vous je vais le reprendre et avec vous
revivre cette nuit de cauchemar. Si c'était un
roman il serait plus que banal. Quelques
expressions pourront vous choquer elles font
partie du récit, les supprimer seraient une
atteinte à la vérité. Il nous fallu 17 jours pour
parvenir au terme de nos souffrances 17 jours de
pleurs, d'espoir, de joie, 17 jours d'aventures.
Un jour
parmi
dix-sept
Il pouvait être 6 h du soir. L'orage se
déclencha. De gris qu'il était le ciel devint noir
et la pluie se mit à tomber drue et serrée. A de
rares intervalles, les éclairs zébraient les nues,
pénétrant de leur blanche lueur jusqu'au plus
touffu du bois où s'étaient réfugiés les deux
hommes. Que faisaient-ils dans ce bois, à cette
heure et sous la pluie. Un habitant de la région
ne s'y serait certes pas trompé à voir leur
accoutrement. L'un assez grand portait avec
certain souci decoquetterie une tenue kakie,
anglaise sans doute, composée d'un blouson serré à
la taille et d'une culotte longue dont le bas
était ajusté dans de petites guêtres de forte
toile de couleur claire. Des souliers éculés et
tout percés témoignaient d'un usage plus que forcé
dans une arme dont le seul mode de locomotion est
le "train onze". Des souliers de biffin à n'en pas
douter. L'ensemble était complété par un calot
posé crânement sur le côté gauche de la tête. Cet
homme avait les traits pâles et tirés, le visage
marqué par la fatigue et les privations. Un pli
soucieux barrait son front et toute sa physionomie
exprimait le découragement. Pourtant il avait
l'air énergique et sa position devait être bien
mauvaise pour qu'un tel souci apparaisse sur son
visage. Quel âge pouvait-il avoir 23 ou 24 ans à
peu près. Son compagnon paraissait plus âgé de 3
ou 4 années. Pourtant une personne curieuse qui
aurait pu les questionner aurait été surprise de
constater que le premier nommé était l'aîné d'un
printemps et venait d'attaquer bravement sa 24ème
année. Le second personnage de cette histoire
était petit, trapu, rouge de visage et noir de
poil. Il paraissait jouir d'une santé éclatante et
semblait moins marqué par la fatigue que son
camarade. Il était vêtu d'une vareuse empruntée à
l'armée belge, une de ces vestes kakies à
nombreuses poches et si pratique. Un pantalon de
même étoffe abritait de courtes et solides cuisses
et venait s'emmagasiner à 25 cm du tronc dans des
housseaux de cuir noir qui depuis bien longtemps
n'avaient pas vu le cirage. Une solide paire de
brodequins à semelle très épaisse attestait que
cet homme avait su mieux se débrouiller que son
compagnon avant d'entreprendre son aventure. Sous
le calot, posé sur sa tête, sans aucun souci,
sinon celui de la protéger d'un refroidissement,
on pouvait voir à l'expression du visage que tout
ne marchait pas comme sur des roulettes. Il
regardait obstinément en l'air en grommelant : -
Vache de flotte, va ! A ce moment la pluie se mit
à redoubler et avec elle les jurons. "Quelle
chiotte, quelle poisse" ! Le passant ne s'y fut
plus trompé. Il s'agissait de deux Français deux
soldats, deux prisonniers. Que faisaient-ils à 25
km de l'ancienne frontière allemande ? Pour le
savoir il suffit de reporter notre lecteur à
quelques jours de là, dans un kommando situé à
l'est de TREVES. Nous allons résumer succinctement
les faits pour vous permettre de mieux comprendre
ce récit. C'était un soir comme tous les autres
soirs. Les prisonniers revenaient du travail et en
passant devant le bureau du gardien, prenaient le
courrier qui leur était destiné. L'un d'eux, le
premier personnage de ce récit venait justement de
recevoir une carte et il interrompait à chaque
instant sa lecture par de brèves exclamations. "Ah
le veinard, ah le cocu. Sacré Roland, il a
réussi". Puis d'un seul coup, pris d'une crise de
folie il s'écria: - Je fous le camp, qui c'est qui
s'barre avec moi. Et quelque temps après c'était
le départ, l'évasion avec tous ses risques et
l'espoir de la réussite, cet espoir qui soutient
les prisonniers et leur permet d'accomplir des
exploits. A la suite de nombreuses aventures et
maints déboires ils en étaient arrivés à ce point
où commence notre récit. - Y a pas de bon sang, il
faut qu'on trouve une planque, s'écria le plus
grand, celui qui avait décidé de l'entreprise. Et
de ramasser tous deux leurs affaires en continuant
de ronchonner. Oh ce fut vite fait. Pour le plus
grand que nous appellerons désormais FUFU puisque
c'est ainsi que le prénommait son compagnon le
barda se composait d'un sac de toile primitivement
destiné à contenir de la farine et transformé en
sac tyrolien avec de vieilles ficelles et de bouts
de courroie. Le second n'était embarrassé que de
deux musettes dont l'une bien plate avait sans
doute dû contenir les vivres. Ils jetèrent un coup
d'oeil sur quelques carottes qui traînaient à
leurs pieds et FUFU dit en s'adressant à son
compagnon : - Si tu as encore faim, BOUBOULE, te
gêne pas ! BOUBOULE, sans rien répondre ramassa
une carotte et après l'avoir sommairement essuyée
sur sa manche, l'ingurgita en deux bouchées. Puis,
les équipements chargés, ce fut le départ. Il
s'agissait surtout de trouver un abri et ce dans
le plus bref délai car la pluie maintenant
traversait la voûte épaisse formée par les sapins
et menaçait de rendre nos amis semblables à deux
rescapés d'un naufrage en mer. Ils s'élevèrent,
d'abord le petit suivant le plus grand qui
semblait être le guide, puis hésitèrent en voyant
un sentier régulièrement entretenu. Mais la
décision fut vite prise, un coup d'oeil à droite,
un coup d'oeil à gauche, personne, en avant et de
continuer leur route. Après 300 mètres environ de
montée, ils devinrent plus circonspects. Le
terrain était foulé de nombreux pas, le bois était
plus clair et on apercevait un peu plus haut un
monticule entouré de barbelés. Une casemate de la
ligne siegfried. Etait-elle gardée ? là était le
hic et il s'agissait d'être prudent. La pluie est
mauvaise conseillère. Il y avait là-haut un abri,
alors nos deux amis n'hésitèrent pas et
franchirent en se courbant les derniers mètres qui
les séparaient du fortin. Quelle joie, quelle
délivrance, l'endroit était désert. Là, à gauche,
l'entrée de la casemate, la porte en est fermée,
mais devant il y a une tranchée et dans cette
tranchée un petit recoin où l'on ne sera pas trop
mal, et là, à terre que voient-ils donc qui les
rendent si joyeux. Du papier goudronné. En deux
minutes, un toit fut posé, un abri assuré. Et
voilà nos deux gars, serrés l'un contre l'autre,
recroquevillés sur eux-mêmes et faisant leur
possible pour éviter les quelques gouttes d'eau
qui passent au travers de la mince toiture. FUFU a
retiré de son sac une vieille pelisse garnie d'un
col de fourrure mangée aux mites et l'a posée sur
leurs genoux. Il l'avait prise la veille sur un
épouvantail à moineaux et se flatte aujourd'hui de
sa trouvaille. Au bout d'un moment il rompit le
silence que seul, venait troubler le bruit de
l'eau tombant toujours aussi drue. - Mon vieux
BOUBOULE, nous voilà mal partis. Si cette flotte
continue à tomber nous ne pourrons pas démarrer et
nous n'avons plus qu'un jour de vivres. J'ai fait
le point sur la carte et je crois savoir où nous
sommes. Sauf erreur de ma part, si nous pouvons
marcher cette nuit, nous serons en LORRAINE demain
au petit jour et certainement sauvés. Mais nous
avons encore la BLIES à traverser. Si Dieu ne nous
abandonne pas. Suivi en enfer, nous réussirons. Il
le faut, ce serait trop bête de se faire reprendre
après quatre nuits de liberté. Ainsi parlait FUFU,
et BOUBOULE se contentait d'approuver. Un drôle de
gars, ce BOUBOULE, un Normand peu bavard et
vieilli avant l'âge, mais tenace aussi et qui ne
craignait pas les kilomètres. Il avait une foi
aveugle en son camarade et l'aurait, je crois,
suivi en enfer. Depuis quelque temps déjà la pluie
se faisait moins violente et l'on apercevait dans
le ciel quelques trouées bleues. Les nuages
filaient bas et à une allure vertigineuse. Depuis
longtemps déjà le tonnerre s'était tu. BOUBOULE
hasarda timidement sa tête hors de l'abri et toute
sa face s'éclaira d'un large sourire. "J'crois
bien que ça va se tasser !" dit-il à son ami et
aussitôt de sortir et de s'étirer, le peu de
confort de la cache lui ayant laissé les reins
tout endoloris. FUFU plus sage attendit encore
quelques minutes et sortit lui aussi en se
frictionnant les reins. - Bon Dieu de bon Dieu,
quelle vie de chiens vivement que ça finisse !
C'était son habitude. Il gueulait toujours après
la vie et ne trouvait rien de plus beau qu'elle.
Toute sa jeunesse avait été bercée de romans
d'aventures et il était aujourd'hui dans son
élément. Il ne voulait voir que le côté le plus
beau de ses péripéties et ronchonnait après toutes
ces petites choses, ces petites souffrances, ces
mille petits détails qu'un auteur oublie de
mentionner dans son livre : une branche qui vous
cingle l'oeil et vous rend borgne pendant 2 h,
l'arbre qu'on encadre dans l'obscurité et le
souvenir qu'emporte votre nez de la collision,
etc. C'était un exalté qui retrouvait tout son
sang-froid dans l'action et qui se fatiguait plus
la journée à attendre dans un bois que la nuit à
arpenter les plaines et les forêts peuplées de
danger. Aussi n'avait-il pratiquement pas fermé
l'oeil depuis le départ à l'encontre de son
compagnon qui aurait dormi sur un canon en action.
On était en Septembre et la nuit venait assez
tard. Ils durent attendre 20 h avant de se
remettre en route. Après avoir consulté sa montre
précieusement enfermée dans une boîte métallique,
le verre s'étant cassé dans une chute dès la
première nuit, FUFU donna le signal du départ. La
nuit n'était pas encore complètement descendue et
l'oeil pouvait distinguer les objets d'assez loin.
Sac et musettes solidement arrimés dans le dos,
nos deux amis prirent en sens inverse le chemin
parcouru dans les sapins et après quelques minutes
de marche parvinrent au bas de la rapide descente,
à l'orée du bois. Un chemin en contrebas longeait
les arbres et avant de s'y laisser glisser, nos
évadés jetèrent un coup d'oeil circulaire sur le
paysage. On devinait à droite un village dont les
murs blancs faisaient contraste avec le fond
sombre des collines environnantes. Droit devant,
la plaine, une plaine vallonnée qui s'élevait en
direction du Sud. A gauche des bois encore. Aucun
bruit ne troublait la sérénité du lieu, si ce
n'est quelques aboiements de chiens, là-bas, dans
les fermes. Mais c'était assez loin et nullement
dangereux. Nos deux gaillards descendirent dans le
chemin, prenant bien garde de ne pas faire de
bruit et s'engagèrent dans la plaine. Des jurons
étouffés se firent entendre. - Quelle chiotte,
disait FUFU. J'ai déjà les pieds à la sauce. - Mon
vieux, ça c'est pas le pot. On va en baver ! !
-C'est aussi mon avis ! Cette conversation se
faisait à voix basse, comme s'ils avaient craint
une oreille indiscrète dans le voisinage, et il en
était ainsi depuis le départ. C'était naturel,
instinctif, ces hommes étaient constamment sur le
qui-vive et observaient les règles de la prudence
la plus absolue. FUFU disait souvent à son
compagnon : "Vivement qu'on soit libres que je
puisse gueuler un bon coup ". Ils se souvenaient
tous deux d'une étape précédente où ils avaient
failli se faire prendre pour un toussotement
malencontreux mal étouffé. Ils avançaient d'un bon
pas, aussi vite que le permettait l'état du
terrain et ils ne semblaient plus fatigués.
L'herbe étant humide bien vite pantalons et
chaussures furent détrempés. Une ouïe fine eut
entendu le plouf plouf que faisaient les
chaussures à chaque pas des pauvres gars. Au bout
de dix minutes de marche, ils s'arrêtèrent,
prêtant l'oreille, puis marchèrent en direction
d'un murmure que seule une oreille exercée et
attentive pouvait percevoir. De l'eau était là,
coulant presque goutte à goutte d'une
anfractuosité de rocher. De l'eau que l'on
pourrait recueillir dans un quart, de l'eau que
l'on pourrait boire, quelle aubaine. Car aussi
paradoxal que cela puisse paraître, FUFU et
BOUBOULE trempés des pieds jusqu'aux genoux, la
veste humide, crevaient de soif. Ils n'avaient pu
se procurer un récipient, au départ, et force leur
était d'atteindre un point d'eau pour se
désaltérer. Ornières, ruisseaux, sources, ils
avaient bu n'importe quelle flotte. Que de fois
avaient-ils maudit la nature de terrains trop
arides ou l'attente trop longue de la nuit qui
tardait à venir, la nuit qui permettait de boire,
de trouver de l'eau fraîche qui revigorait le
corps, la langue desséchée par l'effort et calmait
la brûlure des yeux gonflés d'insomnie. BOUBOULE
tira son quart de sa musette et le tendit à la
source qui s'égouttait plutôt qu'elle ne coulait.
Enfin le récipient fut plein et en moins de deux
ingurgité. Quel soupir de satisfaction poussa
notre ami.! FUFU à son tour imita son ami. Il but,
lui, à petites gorgées se délectant à chaque
rasade. Mal lui en prit, car l'eau ayant eu le
temps de se déposer, la dernière gorgée fut une
lampée de sable. - Saloperie, Bon Dieu de merde,
etc, fut le refrain habituel qui salua cette
nouvelle mésaventure. Bah on ne meurt pas pour si
peu et puis l'heure n'était plus aux lamentations
et FUFU avait autre chose à faire. Il venait de
sortir son mouchoir et il tirait de ce dernier,
avec mille précautions, un petit instrument dont
un profane eut été bien embarrassé de dire le nom.
C'était, composé d'un couvercle d'étui de savon à
barbe, d'une rondelle de bois, d'un bout d'épingle
et d'une aiguille taillée dans une lame de rasoir
mécanique, une boussole bien primitive il est
vrai. Le verre se trouvait avec, mais il n'était
pas ajusté, car il ne permettait pas de lire
correctement la nuit. C'est à cet engin que nos
amis devaient de ne pas s'écarter de la bonne
route. Elle leur donnait d'ailleurs bien du souci
car elle n'était pas toujours disposée à tourner
et il fallait parfois que FUFU la secoue, la tape
légèrement sur sa paume pour que la lame aimantée
prenne la direction supposée Nord. Il est vrai
qu'il y avait d'autres points de repère. La lune
par exemple. C'est surtout avec elle que FUFU se
dirigeait. Il l'avait bien étudiée et il
corrigeait son angle de marche au fur et à mesure
que le temps s'écoulait. La carte ne servait en
principe que la journée. De mémoire la nuit on
notait certains détails et le lendemain on faisait
un point approximatif. Sachant par exemple qu'à 10
h on avait traversé une grande route, qu'a 1 h on
avait laissé une assez grosse agglomération à
notre droite etc… On cherchait le lendemain, sur
la carte, quel village se trouvait à environ 12
kms d'une grande route traversée et on avait à peu
près le chemin parcouru. La lune ce soir était de
sortie et la visibilité mauvaise. Heureusement que
les deux côtés de l'aiguille n'étaient pas
biseautés de même façon permettant de se
renseigner au toucher. FUFU s'orienta donc et
constata que le vent venait d'Ouest, indication
précieuse et qui lui servirait. Il dit tout joyeux
à BOUBOULE : - Renifle vieux frère on sent déjà
l'air de FRANCE dans 8 ou 9 h on sera chez nous.
C'est vrai qu'il y a cette satanée BLIES à
traverser. C'était leur souci à tous deux et elle
les avait déjà bien retardés. Ils l'avaient
traversée dans une précédente étape et FUFU avait
été tout surpris de la retrouver sur sa route. Ils
avaient mais en vain tenté de la passer de
nouveau. Indécis, perdu FUFU avait alors décidé de
gagner les bois et d'attendre le jour qui
permettrait de lire la carte. Il avait cette fois
bien étudié son plan et il était à peu près sûr de
la direction à prendre. Ils repartirent donc, plus
gonflés que jamais, tournant presque le dos au
vent, c'est-à-dire en direction de l'Est. Ils
tenaient en effet à rencontrer au plus tôt l'objet
de leur inquiétude. Ils s'arrêtaient de temps à
autre pour écouter, prêtant l'oreille, soit pour
s'assurer de la bonne direction. Seul le vent qui
bruissait dans les buissons donnait un semblant de
vie au morne paysage que traversaient nos évadés.
Après s'être élevés ainsi pendant une heure ils
arrivèrent au point culminant de l'ondulation
herbeuse où venait de s'accomplir la première
partie de l'étape. Le terrain descendait alors en
une déclivité plus rapide que nos deux lascars
eurent bien vite parcourue. Les difficultés
commencèrent en bas. Il y avait en effet une route
à traverser avant d'arriver sur une voie ferrée,
le cauchemar de BOUBOULE, et après seulement se
trouvait la BLIES. L'opération qui consistait à
traverser la route n'était pas dangereuse. On
s'approchait prudemment, on écoutait et hop au
galop et sur la pointe des pieds. Tout se passa
très bien. La voie ferrée était là, tout près.
Tapis dans les buissons, nos deux gaillards, toute
ouïe, toutes oreilles se mirent à observer le
terrain à parcourir. Ainsi que je vous l'ai déjà
dit la lune ce soir était masquée par de vilains
cumulus. Par bonheur, la voute n'en était par
moment pas très épaisse et une pâle clarté
filtrait au travers des nues qui parfois même
poussaient l'obligeance jusqu'à laisser entre eux
un espace suffisant pour permettre à Dame-Lune de
jeter un coup d'oeil à sa voisine, la terre. On
pouvait alors distinguer plus nettement la ligne
de chemin de fer signalée au loin vers le Sud par
de petites lueurs fixes, des signaux ou des postes
de garde aux abords d'un village. On entendait les
plaques de signalisation et les fils grincer au
vent. Là-bas, vers le village, une sonnette
grelottait dans la nuit. Pas d'autres bruits, rien
d'anormal. En avant, mais avec prudence, courbés,
nos deux amis s'avancèrent, tout le corps en éveil
près à la fuite ou à la résistance. Un fossé assez
profond et broussailleux longeait la voie. Très
peu d'eau, tout va bien. FUFU en tête, nos deux
gars sont maintenant sur le talus de la ligne. Ils
arrivèrent enfin au faîte et prudemment jetèrent
un coup d'oeil. Tout paraissait normal. -
Attention BOUBOULE, il y a des fils. - Oui, oui,
murmura BOUBOULE. - Fais pas comme hier, tint
encore à préciser FUFU qui malgré la situation ne
put s'empêcher de sourire en se remémorant la nuit
précédente. Ils avaient traversé cette même ligne
entre un poste et une gare. Comme ce soir FUFU
avait averti son compagnon : - Attention aux fils
! - Oui, oui, et au même instant, bring, bring les
deux pieds dans le réseau et les signaux qui
sonnaient la ferraille. Un frisson avait parcouru
l'échine de FUFU. - Oh c'que t'es con, fais
attention aux autres. - Oui, oui, et rebelote
bring, bring, ding, ding, les panneaux. Cela avait
provoqué une fuite éperdue qui s'était terminée
par un magnifique plat ventre dans un champ de
betteraves et une crise de fou rire une fois le
danger écarté. Mais BOUBOULE cette fois écarquilla
bien les yeux et tout se passa sans incident. La
ligne traversée, un autre fossé semblable au
premier fut franchi et ce fut la plaine, humide,
spongieuse qui laissait deviner la proximité de
l'eau… En effet, quelques centaines de mètres plus
loin, nos amis arrivèrent sur les bords de la
BLIES. Force leur fut de s'arrêter avant de
prendre une décision. Ils se regardaient
embarrassés. Pour un os cela en était un. La
rivière avait à cet endroit une largeur
approximative de 20 mètres. Les eaux presque
dormantes attestaient une assez grande profondeur.
Ici impossible de passer, une seule solution
s'offrait à nos amis, suivre le cours d'eau en
priant Dieu de leur faire découvrir un endroit
guéable ou un pont. Longeant la rive droite de la
BLIES ils continuèrent leur marche. Le vent avait
faibli et seules quelques rides frissonnaient
encore à la surface des eaux, leur donnant un
semblant de vie et la faisant paraître moins
sinistre. Qu'y-a-t-il en effet de plus lugubre que
des eaux dormantes, noires et sans fond, quand
vous êtes à minuit dans un pays où tout vous est
hostile et que la pensée de la mort, depuis
bientôt une semaine, habite votre crâne et vous
fait voir du danger même où il n'y en a pas. Rien
ne pouvait déplaire d'avantage à nos amis. Ils
durent bientôt ralentir leur marche et prêter
d'avantage encore attention à ce qui se passait
alentour. Un village se trouvait sur la droite.
Circonstance heureuse la BLIES semblait s'en
éloigner légèrement. Ils arrivèrent bientôt en vue
d'une route et, Dieu merci, un pont traversait le
cours d'eau. Courbés en deux ils arrivèrent à
hauteur de la route et prêtèrent l'oreille. Pas de
bruit, le pont ne devait pas être gardé. - Tu es
prêt BOUBOULE… - Oui… - Allez, à fond…! Grand
dieu, qu'il paraissait long et comme il résonnait
sous chaque pas. Enfin ils arrivèrent au bout.
Vite, dans les herbes à droite. Ouf la BLIES était
traversée. Ils en pleuraient de joie et ne
pouvaient s'empêcher d'extérioriser leur bonheur.
- Chouette BOUBOULE, c'que j'suis content. - Ah
mon vieux, on les aura, répondit l'interpellé,
tiens, comme ça et de taper la paume de sa main
sur son autre main refermée en un geste que la
bienséance m'empêche ici de traduire (écrit en
1943. Maintenant j'aurais écrit : "Ils l'ont dans
le cul "). Autre époque autres moeurs. Il en
gloussait l'ami BOUBOULE et il en poussait des :
"Ah vieux frère, ça y est ! ! ". Hélas, s'ils
avaient su !.. Ils se trouvaient dans une plaine
marécageuse, coupée de fondrières, de plaques
d'eau, de ruisselets et ils durent, dès les
premiers pas effectués sur ce terrain, utiliser
des planches qui se trouvaient sur les trous. La
progression ne se faisait pas sans difficultés. A
gauche se trouvaient des montagnes dont la masse
sombre se détachait vaguement dans l'obscurité. A
droite était la BLIES. Il fallait obligatoirement
continuer droit devant soi. C'était la seule route
envisageable. Les émotions donnent soif et nos
évadés en firent l'expérience. Ils durent à
plusieurs reprises prélever de l'eau dans les
trous qu'ils trouvaient à chacun de leur pas.
C'était une eau fade et croupie mais qui coulait
quand même additionnée de sucre. A la guerre comme
à la guerre, au diable les microbes, si tout
continuait à bien aller. Ce serait bientôt le
repos, la bonne nourriture, l'espoir était là. Ils
arrivèrent bientôt sur un village qu'il fallut
traverser, ce qui fut relativement facile. Ce pays
était divisé en deux parties, reliées entre elles
par une rue où sur une centaine de mètres une
seule maison était bâtie. Nos deux lascars
s'approchèrent lentement, avec leur prudence
habituelle et observèrent. Une auto passa, tous
phares allumés, mais il eut fallu un oeil averti
pour deviner nos compagnons collés au sol. Ils se
préparaient à bondir quand des pas se firent
entendre sur la route. Retenant leur souffle, ils
virent passer à deux pas d'eux une personne qui
était loin de se douter de l'émotion qu'elle
provoquait. Quand elle se fut éloignée, ils
passèrent sans rencontrer d'autres difficultés. Le
vent s'était calmé et le ciel s'était un peu
éclairci, ce qui permettait de distinguer les
environs. Nos amis longeaient maintenant les
dernières maisons du village et furent bientôt sur
un terrain recouvert de mâchefer. Des tas de
charbons leur barraient la roue, une usine se
devinait tout près. L'endroit était dangereux et
il s'agissait d'en sortir au plus vite.
Heureusement que les chiens étaient rares en
ALLEMAGNE. Ils eurent encore une route à traverser
et bientôt ce furent des terres labourées, des
champs de betteraves et de pommes de terre qu'ils
eurent à parcourir. Le sol était lourd et la
marche difficile. La direction empruntée était
Sud, Sud-Est et FUFU s'évertuait à respecter la
ligne droite. Ils ne tenaient en effet aucun
compte des chemins qu'ils pouvaient rencontrer au
cours de leurs pérégrinations. Ils ne
contournaient que les obstacles vraiment
infranchissables ou par trop dangereux. Les
clôtures en barbelés, les haies, les petits
ruisseaux, tout était traversé au plus direct car
la nuit ne facilite pas l'orientation. Jusqu'à
présent cette méthode s'était montrée excellente
et il n'y avait aucune raison de ne pas continuer
à agir ainsi. Ils marchèrent ainsi pendant près de
deux heures ayant eu une seule difficulté pour
franchir une petite rivière, à proximité d'un
hameau. Ils traversèrent sur un petit pont de
pierre, dans un jardin où ils eurent soin de
prendre quelques légumes au passage. (Je me
souviens que nous étions passés sous une fenêtre
entrebâillée qui nous permit d'entendre de sonores
ronflements, "dormez en paix les petits, FUFU
veille sur votre sommeil."). Vers une heure du
matin FUFU, qui marchait le nez au vent, le regard
fixé sur un petit carré de ciel clair juste en
face de lui, poussa un cri de joie. Ils étaient au
pied d'une colline qu'il leur fallait gravir. La
confiance était en eux, tout marchait à merveille
et la fatigue n'avait plus prise sur nos amis. -
Regarde BOUBOULE ! Dieu nous indique la route !
Une étoile filante venait de traverser le ciel,
juste en direction de la FRANCE. Depuis leur
départ nos évadés s'étaient mis sous la protection
de Dieu et FUFU l'athée, même pas baptisé, FUFU
qui n'avait dans sa jeunesse jamais fait une
prière, plus peut-être que BOUBOULE, pourtant
Normand, avait une foi absolue en la Providence.
Il avait la certitude de réussir, et plus que sur
ses moyens intellectuels et physiques, il comptait
sur l'aide de Dieu. Il avait sans doute raison car
toujours la chance fut avec lui durant son long
voyage. Le terrain que parcouraient maintenant nos
évadés était vallonné, herbeux, parsemé de
boqueteaux et coupé de chemins. Le ciel était
clair, sauf à l'Ouest où une grande bande noire
annonçait encore de la pluie ce qui rendait FUFU
soucieux. Si le beau temps pouvait durer jusqu'à
l'aube peut-être trouveraient-ils un abri sûr qui
leur permettrait de finir la nuit et de prendre du
repos. Brusquement il leur fut interdit de
continuer leur route. Une barrière se dressait
devant eux, un grillage haut de trois mètres suivi
de quelques rangées moins élevées de barbelés et
là, devant leur nez, une pancarte ainsi rédigée :
"Achtung ! Minengefahr ! "."Attention danger mines
". Le coup fut rude pour eux et ils se perdirent
en conjectures. La ligne Siegfried ou la
frontière? - Cela prouve que nous sommes sur la
bonne route, mais comment passer ? A ton avis
BOUBOULE qu'allons-nous faire ? Escalader ou bien
voir s'il n'y a pas une chicane quelque part ? -
Ben, j'sais pas moi. Qu'est-ce que tu veux faire ?
- Hum ! Escalader, on risque de se faire sauter la
gueule ! Contourner jusqu'à une route, on risque
de tomber sur un passage gardé. C'est moche. Bah !
Longeons toujours un peu sur la gauche et si on ne
trouve rien d'ici un quart d'heure on escaladera.
Ce qui fut dit fut fait et comble de chance après
quelques minutes de marche, la route était libre.
Ils foncèrent dans la plaine qui s'ouvrait devant
eux, heureux d'avoir échappé à un nouveau danger.
Ils remarquèrent quelques trous sur l'origine
desquels ils ne pouvaient se tromper. Bien que
vieux de deux années et tapissés d'herbe ils
reconnurent des trous d'obus dans ces excavations,
"Certainement du 155!", disait FUFU qui se
souvenait en avoir balancé aux Schleus avec la
complicité de braves artilleurs. Allons il y avait
du bon et on serait bientôt en LORRAINE. Ainsi
pensaient-ils et avec juste raison. Mais… Le
paysage changea encore d'aspect et ils
parcoururent de nouveau des terrains labourés
fraîchement, quelques champs de pommes de terre.
Une belle route droite allait, elle aussi, en
direction du Sud. "Pourquoi ne pas la prendre ?"
pensa FUFU euphorique, oubliant toute prudence. En
marchant sur la banquette on ne fait pas trop de
bruit et l'allure est plus aisée. - Tiens une
maison, à 50 m de la route ! Soyons quand même
prudents, et changeons de côté. Mais il y a une
pancarte. FUFU voudrait bien savoir où il se
trouve et suivi de son copain, il décide d'aller
se rendre compte et traversant la route à pas de
loups s'approchent, s'arrêtent et, ah !, mon Dieu,
sans se retourner détalent comme des voleurs.
Qu'avaient-ils donc vu qui leur avait causé une
telle frayeur ? "Kriegsgefangenenlager" portait le
tableau. Camp de prisonniers de guerre. Quelle
chance qu'aucun gardien ne se fut trouvé là à ce
moment. - Tu te rends compte BOUBOULE où on
mettait les pieds, dit en riant FUFU une fois le
danger écarté. Et tous les deux de s'esclaffer : -
On sort d'en prendre et on ne tient pas à y
retourner, riposta BOUBOULE et son ami d'approuver
: - T'as raison mon pote ! Continuant leur route,
ils distinguèrent un village sur la droite. Dans
les champs des charrues abandonnées gisaient. Au
jour la vie reprendrait, les paysans
retourneraient à leurs champs, à leur travail sans
se douter que dans la nuit leur terre avait été
foulée, piétinée, que leur charrue avait servi de
siège à des prisonniers en cavale. Et il en était
ainsi chaque nuit de mai à septembre où des
milliers de Français arpentaient les routes de
l'ALLEMAGNE à la poursuite de cette chère liberté
si mal défendue, et tant regrettée. On devinait
plutôt qu'on ne voyait une grande ligne noire
devant soi, dans l'axe de la route et après un
quart d'heure de marche, nos amis reconnurent une
forêt. Ils en eurent bientôt atteint la lisière et
avant d'y pénétrer FUFU décida de prendre un peu
de repos. Tapis dans un buisson ils restèrent
ainsi dix minutes, reprenant de nouvelles forces
et se confiant leurs espoirs. FUFU surtout était
optimiste et à son avis, ils seraient au petit
jour en LORRAINE. BOUBOULE s'emballait moins
facilement, en bon Normand qu'il était, mais il
avait une grande confiance en son ami. Ils ne
faisaient même plus attention aux mille bruits de
la forêt. Au début de leur aventure, ils avaient
bien eu quelques petits frissons, provoqués par
les cris les plus divers de la faune sylvestre et
que leurs nerfs fatigués réceptionnaient au
centuple, transmettant dans tout le corps une
secousse que même les individus les mieux trempés
ressentent à l'approche du danger, ce qu'on
appelle le frisson d'angoisse. Quelle impression
étrange que ce phénomène qui vous étreint la
nuque, vous parcourt le dos d'une onde glaciale,
vous paralyse les jambes et vous cloue sur place,
les yeux dilatés et la bouche prête à lâcher un
hurlement de peur.) Nos amis s'y étaient vite
faits et le chant du grand duc ce sinistre appel
qui évoque un cri de possédé, le rauque aboiement
du renard qui détale sous votre nez en hurlant de
peur ne leur causait plus qu'un trouble très vite
réprimé. Les dix minutes écoulés nos évadés se
relevèrent, ajustèrent leurs équipements et
pénétrèrent dans la forêt. On entendit les
branches craquer, les feuilles bruisser et une
minute après nos compagnons ressortirent. -
Prenons la route, dit FUFU, c'est trop difficile
de se frayer un passage là-dedans, on risque de se
paumer. - Oui, mais ce n'est peut-être pas prudent
! rétorqua BOUBOULE. - Viens quand même ! ! Et
l'un suivant l'autre, ils gagnèrent la route
distante d'environ 50 mètres. Ils s'étaient
proposés de la suivre à distance, dans le bois de
façon à éviter toutes mauvaises rencontres, mais
la forêt était trop touffue et force leur était de
suivre l'artère goudronnée qui s'enfonçait dans le
bois. Ils marchaient sur le bas-côté, avançant
avec circonspection. La direction était bonne,
Sud, Sud-Est et l'allure aisée. Ils firent ainsi
deux ou trois kilomètres sans être inquiétés. Tout
à coup une grosse masse blanche apparut sur le
bas-côté de la route et ils purent se rendre
compte que l'objet de leur émoi était une grosse
borne en pierre. - La frontière ! dit FUFU et il
se pencha pour lire. Un nom était inscrit il était
illisible mais il déchiffra dessous 5 kms. Hum !
Décidément BOUBOULE était pessimiste ce soir. Se
doutait-il déjà du calvaire qui les attendait un
peu plus loin ? Mais l'entrain de FUFU lui rendit
bien vite sa gaieté. Ils continuèrent leur route
le coeur empli d'espoir. Ils faisaient des
projets, imaginant déjà l'accueil qui leur serait
réservé en LORRAINE. Ils en avaient tellement
entendu de ces récits d'évasions où les
malchanceux repris vantaient le courage, la
cordialité des Alsaciens-Lorrains. Ils se voyaient
déjà devant une table bien garnie, des visages
souriants les regardant curieusement. Cette
perspective leur donna des forces et l'allure s'en
ressentit, les mètres s'ajoutaient aux mètres à
une cadence accélérée. Le bois fut bientôt
traversé et ce fut de nouveau la plaine. La route
obliquant sur l'Ouest, ils prirent la sage
décision de continuer vers le Sud en marchant dans
les champs. Le terrain devenait plus accidenté à
mesure qu'ils avançaient. Les cultures se
faisaient rares, quelques réseaux de barbelés
entravaient quelquefois le passage et des blockaus
hérissaient chaque monticule que nos gars
contournaient. Ils étaient dans une vallée où
serpentait un ruisselet quand les appréhensions de
FUFU se réalisèrent. Cela commença par un
brouillard léger qui les enveloppa comme un
linceul en masquant complètement le détail des
objets environnant. Le vent soufflait toujours et
une dernière fois, FUFU sortit son mouchoir, à
tâtons s'assura qu'il venait toujours de l'Ouest
et se plaçant résolument face au Sud dit à son
copain : - Vieux frère, prend le vent et en avant.
Fais confiance à mon grand nez ! - Heureusement
que t'as ton grand pif, sans lui nous n'en serions
pas là. En effet à chaque moment FUFU vantait son
nez, qui disait-il, valait le flair d'un chien
policier. Après avoir, d'un geste machinal ajusté
leur barda, nos amis repartirent toujours l'un
suivant l'autre, FUFU en tête, flairant le vent.
Pourvu qu'il ne tourne pas, ne s'arrête pas, ce
serait bien notre veine. Ils marchaient de nouveau
dans des terres cultivées, sur un terrain
relativement plat. Le brouillard s'était
légèrement dissipé pour faire place à la pluie qui
cinglait rageusement le visage des pauvres
bougres. Ils avaient de nombreux champs de
betteraves à traverser et c'était pour eux un
véritable cauchemar. La terre alourdie collait à
leurs semelles et les feuilles remplies d'eau se
déversaient sur leurs chaussures détrempées. Ils
rencontraient parfois de petites buttes de terre
qu'il leur fallait escalader à quatre pattes
tellement la glaise était glissante. Les sacs et
les musettes gonflés d'eau leur semblaient de
plomb et rendaient la marche plus pénible. Après
un quart d'heure de ce régime nos deux amis n'en
pouvaient plus et devaient faire des efforts
surhumains pour aller de l'avant. Où était
l'optimisme des premières heures ? De temps en
temps FUFU s'arrêtait pour sentir le vent. La
pluie frappait ses yeux et se mêlait aux larmes de
rage qui ruisselaient le long de ses joues hâves.
Une pensée heurtait ses tempes et venait mourir
sur ses lèvres. Tenir ! Marcher ! Marche, marche,
et les pas s'ajoutaient aux pas. Marche, marche et
toujours plus lourde la terre collait aux semelles
et l'eau glacée descendait le long de la nuque,
suivait l'échine et venait se perdre dans les
chaussures. Les lacets détrempés craquaient, les
coutures craquaient, craquait aussi le courage de
nos deux gars déjà tant éprouvés lors des premiers
jours de fuite. De champs de betteraves en champs
de pommes de terre, nos amis arrivèrent dans une
vallée où l'on sentait la présence d'un village.
Les chemins de terre étaient plus nombreux, ils
traversaient quelques vergers, dont certains
étaient clos, mille indices laissaient présager la
proche rencontre d'un lieu habité. Ils n'en
pouvaient plus, leurs jambes tétanisées refusaient
de les porter et seul l'espoir d'être enfin en
LORRAINE les soutenait. - Nous allons enfin avoir
un renseignement ! murmura FUFU à son copain qui
n'eut même pas le courage de lui répondre. Ils
descendaient maintenant un chemin qu'ils s'étaient
empressés d'emprunter. Il était alors environ 3 h
du matin et avec le temps de chien qu'il faisait,
ils ne risquaient pas de mauvaises rencontres.
Après 300 mètres de marche, ils ralentirent leur
allure, les premières maisons étant apparues à un
détour de la route. Une rude émotion serrait la
gorge de nos évadés, ils allaient savoir. Ils
distinguaient maintenant la plaque indicatrice à
10 m, à 5 m, à 2 mètres et FUFU s'appuya sur elle
pour mieux lire. Un nom noir sur jaune dansait
devant ses yeux : "PEPENKUM" et en dessous deux
mots, deux terribles mots : "KREIS HOMBOURG" Un
haut-le-corps secoua le corps de notre héros en
même temps qu'un sanglot amenait les larmes à ses
yeux. - KREIS HOMBOURG !, KREIS HOMBOURG.! Foutus,
BOUBOULE, on est foutu. J'ai dû me tromper, mon
vieux mon grand nez n'a servi à rien. Et déja
s'excusant ! - Pardonne-moi BOUBOULE, ma boussole
n'est pas bien bonne ou je suis un imbécile,
pardonnes-moi de t'avoir mis dans ce pétrin. Son
copain ne comprennait pas, alors FUFU entreprit de
lui rafraîchir la mémoire… - Souviens-toi, il y a
trois jours nous avons cheminé vers HOMBOURG et
KREIS HOMBOURG signifie que nous sommes dans le
même district. Nous avons dû tourner en rond, on
est foutu. C'est fini la belle aventure. BOUBOULE
n'osait croire. Il avait tellement eu confiance en
son copain. Puis la réalité lui apparut. Les
"Polizei", la prison, le stalag et des jours et
des jours de captivité. - Peut-être te trompes-tu
?, hasarda le Normand qui comme tous les gens de
sa race était particulièrement têtu. - Sans cette
vache de flotte je pourrais lire la carte, mais va
te faire fiche. Ecoute, éloignons-nous du village
et cherchons dans la campagne un coin où l'on
pourra craquer une allumette. Ils refirent donc en
sens inverse une partie du chemin parcouru et
après dix minutes de marche arrivèrent à un pont
qui enjambait une petite rivière. D'un commun
accord nos amis s'arrêtèrent animés par une même
pensée. Là, sous ce pont, peut-être serait-il
possible de lire la carte ! ! Evidemment il y
avait la rivière mais n'étaient-ils pas trempés
jusqu'aux os. Sans plus tergiverser ils
pénétrèrent dans l'onde glacée. Ils avaient de
l'eau jusqu'au ventre lorsqu'ils s'arrêtèrent sous
la voûte ruisselante. Péniblement FUFU sortit sa
précieuse carte enfouie sur sa poitrine, tout
contre son coeur, avec une photo. L'extérieur en
était détrempé et cela ne laissait pas de
l'inquiéter. BOUBOULE de son côté sortait des
allumettes qu'il avait extraite d'une boîte en fer
enfouie dans une de ses musettes. Avec d'infinies
précautions, de ses doigts gourds il s'empara d'un
petit bâtonnet souffré et crac, une petite flamme
éclaira de sa pâle lueur cette scène étrange. Bien
vite FUFU se repéra, une autre allumette, nous y
voilà, HOMBOURG, encore une autre, puis une autre
et rien pas de PEPENKUM. Encore une ! Les yeux
fatigués ne voient plus l'eau qui tombe de la
voûte, fait une tâche qui va s'élargissant sur la
carte. Le frottoir de la boîte d'allumettes est
lui aussi devenu humide. C'est fini et c'est à
FUFU le mot de la fin: Merde ! L'eau maintenant
est plus froide, le barda plus lourd et le corps
fait mal, si mal. Ils sont de nouveau sur la
route, des loques plus que des hommes spectres
vivants et ruisselants qui se dirigent vers le
village. Là-bas il y a des humains, du feu, à
manger peut-être. Pauvres fous qui avaient cru à
la liberté. - Que comptes-tu faire FUFU ? BOUBOULE
ne veut pas réfléchir et s'en remet à celui qu'il
a choisi pour guide qui en deux mots lui expose
son point de vue. - Nous allons taper à la
première porte venue. Dans l'état où nous sommes,
si nous ne nous rendons pas nous risquons de
crever dans un bref délai. La pluie peut durer
plusieurs jours et nous n'avons plus rien à
bouffer. On va peut-être nous casser la gueule,
mais tenant à ma peau je ne veux pas casser ma
pipe, malade sur un lit d'hôpital. BOUBOULE était
Normand je l'ai déjà dit et tout son être se
révoltait à la pensée de se rendre. Jusqu'alors,
il avait suivi son copain sans discuter, mais ça
non, il ne le pouvait pas. La pensée de revoir la
sale gueule des nazis qui ne manqueraient pas de
le tourner en ridicule lui faisait bouillir le
sang dans les veines. Il n'avait pas la
philosophie de son ami. - Non, non et non. Je ne
veux pas me rendre ! - Comme tu veux, BOUBOULE,
tiens voilà la carte, la boussole, bonne chance
mon vieux. BOUBOULE regarda son copain, puis
allongea la main pour prendre les objets que lui
tendait FUFU. Il n'acheva pas son geste et
s'effondra sur le proche talus pleurant comme un
gosse : - Tu sais bien que tout seul, je ne
saurais pas me diriger, disait-il entre deux
sanglots, ce n'était pas la peine d'avoir tant
marché. Et il criait ses espérances perdues. Tout
son être semblait anéanti sous le poids de la
fatalité qui les arrêtait au seuil de la liberté.
Le spectacle d'une telle douleur rendit à FUFU son
sang-froid. Il était le responsable, il avait
promis et était si sûr de lui. Peut-être
tomberaient-ils chez de braves gens qui les
prendraient en pitié. Il fit part de ses pensées à
son frère de souffrance, lui communiquant l'espoir
bien faible qu'il avait encore de s'en tirer.
BOUBOULE en avait pris son parti : - On est foutu,
allons ! Ils se dirigèrent donc vers la première
maison en vue. C'était une ferme comme on en voit
dans le PALATINAT. Habitation coquette avec hélas
l'inévitable tas de fumier devant la porte. Le
coeur anxieux FUFU martela l'huis à coups de poing
et ils attendirent une réponse qui ne vint pas.
Ils n'osèrent récidiver. - Allons voir plus loin,
émit le responsable de l'aventure et ils se
portèrent vers l'habitation la plus proche. Même
scène et toujours pas de réponse, leur anxiété
redoubla. - Allons voir derrière, nous trouverons
peut-être quelqu'un. Et de joindre le geste à la
parole. Aucun bruit ne se faisait entendre. Alors
FUFU appela : Ho ! Darin, (Ho ! là-dedans). On
entendit un murmure de voix au premier étage et
une fenêtre s'ouvrit. - Was ist los !, lança une
grosse voix. Une conversation s'engagea alors en
allemand. - Ici deux prisonniers de guerre
français, nous sommes mouillés, nous avons faim.
Mon camarade est malade, nous nous rendons. Un
corps s'était penché que l'on devinait de blanc
habillé et à ses côtés une autre personne, la
femme sans doute. Ils semblaient se concerter et
des bribes de conversations arrivaient aux
oreilles de nos deux amis dont le coeur battait
violemment dans leur poitrine oppressée
d'angoisse. Ils attendaient le verdict, la gorge
sèche. La voix, de nouveau se fit entendre et
bonheur immense, c'était l'espoir ; c'était la vie
qui descendait de cette fenêtre. La chaleur de
nouveau habitait les corps transis et grelottants,
les chaussures paraissaient plus légères, les sacs
moins lourds, la vie redevenait belle. Mais
qu'étaient-ce donc que ces paroles magiques ? -
Non, disait le paysan, ne vous rendez pas,
continuez. Dans une heure vous serez en LORRAINE.
Et dans un murmure : Evitez la route, suivez la
rivière jusqu'a un petit pont. Ensuite marchez sur
le Sud. Vous trouverez un village où on vous
recevra. Bonne chance. - Que Dieu vous bénisse.
Gott ihnen segnen. Danke, danke, s'écria FUFU. Et
sans plus attendre, n'osant croire à tant de
magnanimité, craignant que le brave homme ne se
ravise, ils détalèrent comme des lapins. - Tu vois
BOUBOULE, je le sentais. Faut jamais désespérer.
Mon instinct me le disait. La chance est avec
nous. Je ne m'étais pas trompé, on réussira.
L'interpellé frétillait en marchant. - Chouette
disait-il, mais j'ai eu chaud, je me voyais déjà
repris par ces corniauds. Ainsi parlant ils
arrivèrent à la sortie du village qu'ils
quittèrent pour gagner la rivière que l'on
devinait sur la gauche. Après quelques minutes de
marche ils arrivèrent à un petit pont et, suivant
les conseils du paysan allemand, foncèrent droit
sur le Sud. La pluie avait cessé mais le froid
devenait plus vif transperçant nos deux gaillards
trempés jusqu'à la peau. Qu'importe. Ils avaient
la quasi certitude de trouver un havre où ils
pourraient se sécher et casser une bonne croûte.
Ils marchaient à vive allure malgré la fatigue.
Les jambes leur faisaient mal, les muscles étaient
durs comme du bois, le froid et l'humidité
rendaient chaque mouvement plus pénible. Ils
trébuchaient parfois, s'affalant de tout leur long
dans la glaise mais ils se relevaient, les dents
serrées, tout leur être tendu vers la liberté
qu'ils entrevoyaient plus proche. Après une heure
de marche ils rencontrèrent une route, un chemin
plutôt qui lui aussi descendait sur le Sud. Nos
amis s'y engagèrent pensant en toute logique qu'au
bout de cette voie ils trouveraient un village.
Ils n'avaient pas fait 300 mètres que l'attention
de FUFU fut attirée par une pancarte qui se
dressait sur la gauche du chemin. Curieux de
nature, il s'en approcha et péniblement déchiffra
: "Achtung" en-dessous en grosses lettres :
"Frontière à 300 m ". Cette inscription étant sur
le côté sud du panneau cela signifiait que la
frontière était passée. Ils étaient enfin en terre
française. Française pour eux et pour beaucoup
malgré l'occupation, malgré l'annexion. Le danger
n'était certes pas éloigné car ils trouveraient là
encore beaucoup d'ennemis, mais ils pourraient
s'adresser à la population et la chance aidant,
ils trouveraient certainement des braves gens pour
faciliter leur tâche. Ils tombèrent dans les bras
l'un de l'autre, émus jusqu'aux larmes ne sachant
dire que ce mot: Enfin ! ! Ils restèrent deux ou
trois minutes ainsi, discutant sur la conduite à
tenir, puis d'un commun accord, décidèrent de
suivre la route jusqu'au village, qu'ils ne
manqueraient pas de rencontrer, non loin de là. En
effet après un quart d'heure de marche ils
franchirent un petit pont dont le garde-fou était
encore peint aux couleurs françaises. Ce fut une
joie pour eux de revoir notre emblème et cela
galvanisa leur courage. Les premiers pas sur la
terre française les avaient transformés et ce
n'étaient plus des loques humaines qui se
traînaient quelques heures auparavant mais deux
gaillards décidés qui fonçaient vers le salut. A
cents mètres de là se devinaient les premières
maisons de la bourgade. Ils avancèrent résolument
dans leur direction, se promettant de frapper à la
première porte venue. En arrivant à la hauteur des
premières habitations ils eurent une déception. La
guerre était passée par là et ce n'était partout
que toits crevés, murs soufflés, fenêtres
arrachées. Un silence de mort régnait sur ces
ruines et faisait paraître plus sinistre ce
désolant paysage. Nos amis allaient-ils au devant
d'une nouvelle déception ? FUFU avait repris son
masque soucieux, d'autant plus que la pluie
s'était remise à tomber. Il fit part de ses
impressions à BOUBOULE. - Ecoute lui disait-il, si
tout le village est dans le même état nous ferons
une flambée dans ces ruines pour nous sécher et
pour la croûte nous irons rapiner dans les champs.
Mais avant d'en arriver là explorons entièrement
le pays ! Et de nouveau, ils repartirent à la
recherche d'un indice de vie, d'un bruit, d'une
lueur, attestant une présence humaine. Ils
discernèrent sur leur gauche, un édifice à peu
près intact dans lequel, en approchant, ils
reconnurent une chapelle. Ils pensèrent trouver là
une personne qui puisse les héberger car il n'est
pas d'exemple à ma connaissance d'un prêtre ayant
livré des évadés. Hélas, là encore, ils ne furent
pas chanceux et ils eurent beau faire un tapage de
tous les diables, le silence seul répondit à leurs
appels. Déçus ils continuèrent leurs
investigations quand leur attention fut attirée
par un rai de lumière filtrant au travers des
volets d'une maison voisine. Ils s'approchèrent
avec circonspection. Cette partie du bourg était
intacte et ils percevaient des cliquetis de
chaînes remuées, le souffle des bêtes dans les
étables et les mille bruits nocturnes qui
s'échappaient des maisons peuplées d'un nombreux
bétail. Prudemment FUFU parcourut les derniers
mètres le séparant de la fenêtre, avançant sur la
pointe des pieds et retenant sa respiration, il
colla un oeil sur la fente du volet. Le spectacle
qu'il vit devait être bien intéressant car il ne
semblait pas pressé de se retirer et son ami qui
s'était approché, frétillait d'impatience. Au bout
d'une minute d'observation, FUFU se redressa
lentement et se retourna vers BOUBOULE qui
interrogea dans un souffle. - Alors ! ! - Je ne
sais pas exactement. J'ai vu une femme âgée qui
était assise, occupée à je ne sais quelle besogne.
J'en ai vu une autre plus jeune et je crois avoir
vu un soldat allemand. Pas rassurant !
Qu'allons-nous faire ? - Je vais voir ! Et
BOUBOULE, à son tour, regarda. Lui ne fut pas bien
sûr qu'il s'agissait d'un soldat. On entendait
parler en allemand mais il était difficile de
comprendre un seul mot de la conversation car la
fenêtre était close. Ils s'éloignèrent de quelques
mètres, indécis, revinrent vers cette lumière qui
à leurs yeux symbolisait l'espoir, la vie. Soudain
la porte s'ouvrit, découpant un grand carré blanc
dans la nuit d'encre et une silhouette d'homme
s'encadra un instant dans la lumière vive,
projetant une ombre immense sur la chaussée
luisante. Le coeur battant, nos amis n'eurent que
le temps de se coller au mur, le souffle court,
craignant par un geste de déceler leur présence. -
Guten Nacht. Bis Morgen ! furent les seules
paroles qu'ils entendirent, alors qu'un pas lourd
s'éloignait dans la nuit, et que l'huis se
refermait aussi doucement qu'il s'était ouvert.
Nos évadés attendirent quelques minutes puis FUFU
frappa discrètement sur la porte. La réponse se
faisant attendre, il récidiva tapant plus fort. Il
n'y eut encore aucun bruit à l'intérieur de la
maison que nos évadés auraient pu croire déserte
s'ils n'avaient pu se rendre compte de visu,
quelques minutes auparavant de la présence d'au
moins deux personnes, la troisième venant de
partir, à l'instant même. En désespoir de cause
FUFU se résigna à appeler doucement d'abord et en
allemand : - Machen Sie die Tür auf, bitte, hier
sind zwei Französischegefangenen ! Pas plus de
réponse ! Alors notre Français répéta ses appels
dans sa langue maternelle suppliant presque: -
Ouvrez la porte s'il vous plaît à deux prisonniers
français évadés. Nous sommes exténués, nous avons
faim ! Hélas toujours le silence. Les habitants se
méfiaient et nos amis étaient désespérés.
Pourtant, à un moment ils entendirent
distinctement une fenêtre s'ouvrir au-dessus de
leur tête et BOUBOULE le signala à son copain qui
implora encore, la tête levée vers la croisée: -
Ayez confiance. Ouvrez ! Ils entendirent le
claquement d'une porte qui se referme puis plus
rien. Longtemps encore, ils attendirent, ne
pouvant se résoudre à quitter cette demeure. Il y
avait près d'un quart d'heure qu'ils étaient là,
quand doucement la porte tourna sur ses gonds. Le
regard tendu, ne sachant encore ce qui allait se
passer, nos amis observèrent le tableau qui
s'offrait à leurs yeux éblouis. Ils discernèrent
un couloir, à droite une porte donnant sur une
pièce éclairée et dans l'ombre du vestibule, ils
distinguèrent une femme qui maintenait la porte
ouverte. - Entrez ! dit une voix douce, dans un
murmure. Minute poignante pour nos amis, minute
que jamais ils n'oublieraient. Timidement, comme
des malfaiteurs pris en faute, ils pénétrèrent
dans l'humble demeure d'un paysan lorrain. La
porte se referma sur eux et ils se retrouvèrent en
pleine lumière devant trois paires d'yeux qui les
regardaient curieusement. Un silence long comme un
siècle marqua le premier contact de nos amis avec
les premiers civils français qu'ils voyaient
depuis trois ans. Il y avait là deux vieillards et
une jeune femme d'une trentaine d'années qui
examinaient nos évadés de la tête aux pieds et
semblaient peu rassurés par l'aspect de nos deux
compères. Il est vrai que ceux-ci ne payaient pas
de mine. Les vêtements détrempés leur collaient au
corps, s'égouttant sur le plancher où une large
tache ne tarda pas à se former. Les cheveux
pendaient lamentablement sur leurs visages creusés
par l'effort. Des barbes de quatre jours
achevaient de donner une expression farouche aux
physionomies habituellement sympathiques de nos
amis. FUFU le premier rompit le silence,
s'adressant en allemand à la plus jeune des
femmes. - Schprechen Sie Französisch? - Oui, un
peu, lui répondit-elle en hésitant. - Alors vous
n'avez rien à craindre. Nous sommes deux évadés et
nous pouvons facilement vous le prouver. Et
joignant le geste à la parole il sortit de son
portefeuille, bien enveloppés, ses papiers de
prisonnier, imités en cela par BOUBOULE qui étala
sur la table le total de ses papiers et toutes ses
photographies. La jeune femme jeta un coup d'oeil
sur tout cela et nos amis constatèrent avec joie
que plus l'examen se prolongeait, plus son visage
semblait se rasséréner. Pour dissiper
définitivement tout soupçon FUFU sortit encore sa
carte mouillée, l'étala sur la table et se
saisissant d'un couteau indiqua brièvement le
chemin parcouru, constatant que PEPENKUM bien que
loin de HOMBOURG en dépendait. Il apprit que le
village où ils se trouvaient s'appelait
GUIDERKIRCH. Tout le monde s'était groupé autour
de lui et l'écoutait attentivement. La glace était
définitivement rompue et les braves gens ne
doutèrent plus qu'ils avaient affaire à des évadés
et non à des agents allemands camouflés. Ils
prièrent nos amis de s'asseoir, de se mettre à
l'aise. Le grand-père s'activa autour du feu
mettant de grosses bûches dans le fourneau
alsacien qui tenait une place imposante dans un
des angles de la pièce. On leur servit un café au
lait bouillant et d'immenses parts de tarte aux
quetsches s'empilèrent sous leurs narines dilatées
de convoitise. Entre deux bouchées FUFU expliquait
leurs mésaventures, leurs espoirs… Il parlait
moitié en français, moitié en allemand. Quand à
BOUBOULE il se contentait d'engloutir tout ce
qu'on lui présentait et toute sa face exprimait
une jubilation intense. Comme FUFU s'étonnait
d'avoir trouvé leurs hôtes encore debouts à
pareille heure, il était près de 5 h du matin, la
jeune femme leur fit voir dans un coin de nombreux
paniers de prunes dénoyautées. C'était l'époque
des conserves, des confitures et la coutume dans
ces campagnes voulait que l'on fasse ce travail à
la veillée, en commun avec des amis. Et avec un
sourire, se saisissant d'une corbeille elle la
présenta à nos deux héros qui y plongèrent leurs
mains à plusieurs reprises, faisant honneur à ces
fruits délicieux. Ils se sentaient maintenant si
heureux, l'estomac garni à côté d'un feu
pétillant, l'esprit momentanément dégagé de tous
soucis. Ils auraient bien voulu aller se reposer,
car leurs paupières étaient lourdes de sommeil, de
fatigue accumulée, mais ils devaient satisfaire à
toutes les questions que leur posaient leurs
bienfaiteurs. Ils résistèrent ainsi encore quelque
temps, puis FUFU se leva et demanda au grand-père,
s'il pouvait lui réserver une petite place dans le
foin. Le brave homme marqua une légère hésitation
que nos amis comprirent, l'aide aux évadés étant
punie de mort, puis il fit signe à nos deux
camarades de le suivre. La jeune femme leur dit
d'attendre un peu, s'absenta quelques minutes,
puis revint les bras chargés de linge sec que nos
amis s'empressèrent de changer contre leurs
uniformes détrempés. Ils souhaitèrent ensuite une
bonne nuit aux braves femmes en les remerciant
encore, puis firent signe au vieillard qu'ils
étaient près à lui emboîter le pas. S'éclairant
d'une lampe tempête, celui-ci les fit grimper sur
une échelle dressée contre le mur de la grange. A
quelques mètres au-dessus était entreposé le foin,
dont l'épaisse couche formait un tapis moëlleux,
sous les pas lourds de nos amis. - Installez-vous
là, dit le grand-père, et surtout ne craignez
rien, surtout ne faites pas de bruit car on doit
vous ignorer. Demain vous aurez à manger. Dormez
bien ! Et après s'être assuré que nos deux
gaillards étaient confortablement installés il
disparut aux yeux de nos évadés. Quand à nos
héros, s'il avait été possible de les voir, vous
n'auriez aperçu que deux têtes émergeant du tas de
foin, deux têtes souriantes aux yeux clos et s'il
vous avait été permis d'écouter, vous n'auriez
entendu qu'un bruit d'orgues qui à intervalles
réguliers venait troubler le silence de cette nuit
mouvementée. Vaincus par la fatigue et les
émotions BOUBOULE et FUFU ronflaient à poings
fermés. Ainsi que je l'ai déjà dit cette histoire
fut écrite peu de temps après mon évasion. Un
soir, dans ma petite chambre de CHAMALIERES. Ne
trouvant pas le sommeil, hanté par le souvenir de
cette folle nuit où l'espoir, le désespoir,
l'épuisement et la joie avaient marqué mon âme de
leur terrible empreinte, j'ai éprouvé le besoin de
revivre, devant une feuille blanche toutes ces
émotions et ce fut "UN JOUR PARMI 17" que plus
tard je transmis à un journaliste en mal de copie.
Quelque temps après, me trouvant dans le tramway
avec un copain ancien prisonnier celui-ci me dit :
- Tu as vu, le journal publie un récit
passionnant, un gars qui s'appelle comme toi l'a
écrit. Surpris je lui demandai le titre de ce
récit : - "UN JOUR PARMI 17 " ! me répondit-il. -
Mais c'est moi, m'écriai-je. J'étais étonné car je
ne lisais pas ce journal et le gars dut m'emmener
chez lui pour me faire lire ce récit, écrit un
soir de cafard et transmis à un copain
journaliste, simplement pour lui faire plaisir.
.c.Qu'il est long le chemin
qui
mène à toi...
.c.LIBERTE
!..
Je dois de nouveau rassembler mes
souvenirs et reprendre ma narration à partir du
tas de foin dans lequel je viens de m'éveiller le
premier, comme toujours. Malgré ma fatigue je me
sens détendu. J'entends les bruits familiers de la
maison et déjà je pense à l'étape suivante. J'ai
l'intention de passer par ROHRBACH, là où j'ai
fait mes premières armes, puis ensuite de filer
sur DIEMERINGEN et SARREBOURG. Refaire en somme le
chemin de la retraite, celui que nous avions
emprunté quand mon régiment avait évacué la ligne
MAGINOT. De temps en temps, le grand-père vient
écouter, voir si nous sommes éveillés mais je
reste immobile laissant BOUBOULE récupérer encore
un peu. Enfin il s'éveille et il me sourit. - On
tient le bon bout, FUFU ! - Oui, certainement ce
sera plus facile maintenant. Mais d'ici la ligne
de démarcation, il y a encore un long chemin à
parcourir. Enfin du moment qu'on a le moral et la
santé. Le pépé, entendant parler nous apporta
encore un solide repas et s'inquiéta de notre
état. Nous le rassurâmes et nous repartîmes pour
une petite sieste. Soudain, nous fûmes réveillés
par des bruits de voix. Un inconnu se tenait près
de nous, avec nos hôtes. Il nous interpella : -
N'ayez aucune crainte, je suis instituteur et je
viens pour vous aider. Et aussitôt de me proposer
son imperméable, un autre vêtement pour BOUBOULE
et de l'argent. Je fus très ému par tant de
générosité mais je refusai que ces gens se
dépouillent pour nous d'objets qu'ils ne
pourraient remplacer. Je lui dit : - Tout ce qu'il
nous fallait nous l'avons eu, à manger, un abri et
de la chaleur humaine, ce dont nous étions privés
depuis si longtemps. Il me demanda quels étaient
nos projets et je lui fis part de mon plan qu'il
approuva. - Nous partirons à la tombée de la nuit.
Sur ces dernières paroles il nous étreignit
longuement et prit congé en nous félicitant de
notre courage et en me disant ces paroles qui
m'allèrent droit au coeur : - Ce sont des gens
comme vous qui entretiennent l'espoir que nous
avons de redevenir Français. Lorsque nous
redescendîmes pour une dernière collation avant le
départ nous eûmes encore un coup au coeur. Bien
alignés sur des chaises, nos uniformes lavés,
séchés et repassés nous attendaient, nos
chaussures elles aussi lavées et séchées avaient
été cirées. Quitte à vous laisser croire que je
suis une mauviette, je dois vous avouer que j'ai
eu un mal fou à maîtriser mon émotion et c'est les
larmes aux yeux que je remerciai cette jeune femme
qui bien que n'ayant pas dormi la nuit avait passé
sa journée à prendre soin de nos affaires. Après
un solide repas nous eûmes beaucoup de mal à
repartir à l'aventure. Nous avons embrassé ces
braves gens dont nous n'avons pas voulu savoir le
nom, pour leur sécurité au cas où nous aurions été
repris et interrogés et de nouveau la nuit nous
engloutit avec ses dangers imprévisibles. A minuit
nous étions installés dans l'abri où j'avais vécu
mes démêlés avec l'adjudant-chef PELT. S'il avait
pu me voir je suis sûr qu'il m'aurait félicité.
Des immondices jonchaient le sol et une certaine
nostalgie m'habitait. Je n'étais plus un
conquérant potentiel, je n'étais qu'un fugitif.
Nous cassâmes la croûte en silence. Que de temps
écoulé, que de drames, que de morts ! Je dus me
secouer pour donner le signal du départ. Je vivais
ma deuxième retraite mais je n'empruntais plus les
routes. Je marchais droit devant moi et BOUBOULE
me suivait comme mon ombre, croyant de nouveau en
mon infaillibilité. Quand le jour approcha nous
n'étions pas loin de DIEMERINGEN à LORENTZEN
exactement et nous décidâmes de frapper à une
porte. Voyant une lumière briller nous nous
approchâmes et assistâmes au charmant spectacle
d'une dame se levant pour faire pipi dans son
seau. Elle n'avait pas fermé ses volets et le fou
rire nous étreignit. Quand enfin je tapais aux
carreaux, la lumière s'éteignit et nul ne répondit
à mes appels. Je m'imaginais la terreur de cette
pauvre femme surprise dans son intimité et sans
doute la tête enfouie sous son oreiller. Après un
quart d'heure de vaine attente, je me dirigeais
vers le fond du jardin où était la petite cabine
des W.C. modèle 1880. D'un commun accord côte à
côte nous nous assîmes sur le siège en bois au
milieu duquel se trouvait un large trou et nous
réfléchîmes sur la conduite à tenir. Je dis à
BOUBOULE : - Le jour arrive, on ne peut rester
dans ces chiottes toute la journée et sortir avec
nos uniformes serait nous condamner. Cherchons une
ferme isolée ! Une demi heure plus tard, le jour
levé, je vis à l'horizon se dessiner une grande
ferme vers laquelle nous nous dirigeâmes
rapidement. En pénétrant dans la cour je me
heurtai à un homme d'une quarantaine d'années qui
s'exclama à moitié surpris : - Tiens des voyageurs
! - Oui, évadés, lui répondis-je laconiquement. -
Alors, suivez moi ! Et il nous emmena dans une
splendide cuisine où une dame s'activait. Il lui
dit quelques mots en patois alsacien et elle se
précipita sur nous nous étreignant et nous disant
en allemand : - Je suis Française, même si je ne
le parle pas. Vous avez bien fait de venir.
Avez-vous faim ? - Bien sûr. Et aussitôt de nous
préparer deux bols de café au lait bien chaud avec
du pain blanc, du beurre, de la confiture. Avec
nos 50 kms dans les pattes nous avions un sacré
appétit mais aussi hâte de nous reposer. Le patron
qui avait compris nos pensées nous emmena vers un
hangar plein de foin et nous dit : - Voilà votre
domaine pour la journée, reposez-vous bien. Il y
avait une heure que je dormais quand je fus
réveillé par des cris joyeux "Mais où sont-ils ?"
"Mais où sont-ils ? " Je secouai BOUBOULE : -
Regarde, vieux frère ! Dans la cour deux créatures
de rêve, habillées de façon moderne s'agitaient,
semblant nous chercher. - Par ici belles enfants,
répondis-je doucement. Une paire de secondes
après, elles étaient près de nous nous embrassant
comme du bon pain en disant : - Enfin des
Français, depuis le temps qu'on vous attendaient.
Chaque jour on priait le ciel qu'il nous envoit
des évadés et vous êtes là ! Elles nous saoulaient
de paroles, volubiles, enjouées, demandant des
détails sur nos aventures et nous éblouis, la
fatigue envolée nous écoutions nos deux petites
Françaises parler de leurs joies, de leurs
espoirs. Elles s'étaient présentées et je n'avais
pu qu'écouter MADELEINE BAZIN fille du patron de
la ferme Ste MADELEINE et sa cousine de NANCY.
Vingt ans toutes deux et étudiantes. MADELEINE
était la plus exubérante, la plus romantique et
d'emblée elle avait transformé les deux minables
que nous étions en deux héros. Il est vrai qu'à
part notre barbe nous étions redevenu grâce à nos
amis de la veille des gens présentables. MADELEINE
s'absenta un moment et revint avec des cigarettes,
des allumettes et des assiettes pour servir de
cendrier et éviter de mettre le feu. Elle nous
prévint aussi que deux officiers Schleus venaient
chaque jour à la ferme et nous demanda d'être
prudents. Puis voyant que nous avions sommeil,
elles prirent congé en s'excusant et en nous
disant : - Vous allez voir si on va vous soigner !
Avant de s'endormir BOUBOULE me dit : - Si ça
continue comme cela je vais trouver que c'est
chouette une évasion. Après avoir grillé une
dernière cigarette je fis comme lui en songeant
que deux anges assisteraient à mon réveil. Quand,
quelques heures plus tard je refis surface, je me
trouvais étrangement bien. Une couverture avait
été posée sur nous et nos deux anges qui nous
avaient regardé dormir, me souriaient. - Vous avez
faim ? fut les premières paroles de MADELEINE qui
précisa : - Attendez je vais vous chercher à
manger et à boire. Comme il me semblait doux à
entendre son petit accent Alsacien accent, que sa
cousine plus discrète n'avait pas. Et de nouveau
nous prîmes un repas digne d'un roi. Ces gens
étaient de riches fermiers et ne souffraient pas
physiquement de la guerre. L'après-midi se passa
en bavardage et quand je fis part de mon intention
de repartir le soir même MADELEINE se facha. - Ah
non, on vous a, on vous garde. Ce soir repas dans
la cuisine après un stage dans la salle de bain.
Vous êtes nos invités et demain repos. Il y a trop
longtemps que nous vous espérons. Comprenez-vous
ce que vous représentez pour nous ? Les soldats
Français de nouveau chez nous, mais c'est un
bonheur incroyable, inespéré. Acceptez je vous
prie ! ! - Je vous donnerai la réponse ce soir,
petite MADELEINE. Je vais en discuter avec mon ami
GEORGES. Lorsque nous fûmes seuls je demandai son
avis à BOUBOULE qui me répondit : - Y a pas le
feu, une journée de repos nous fera du bien j'ai
encore mal aux jambes ! - Alors d'accord ! Quand
la nuit fut tombée, on vint nous chercher et on
nous conduisit dans une belle salle de bains où
BOUBOULE me laissa seul après que l'on se fut
rasés. Mollement allongé dans l'eau tiède, je
pensais que la vie avait vraiment du bon et quand
je pénétrai de nouveau dans la cuisine alors que
mon copain avait pris ma place j'étais propre et
parfumé bien peigné, j'étais devenu un convive
présentable. MADELEINE vint s'asseoir près de moi,
tout près, et nous parlâmes d'elle, de moi.
J'appris qu'elle était fiancée à un avocat
nancéen, je lui dit que je comptais également me
marier. Mais il se passait quelque chose entre
nous qui faisait que nous ne quittions pas du
regard. A un moment elle me posa une question en
s'excusant : - Je voudrais bien savoir, votre
amitié entre BOUBOULE et vous c'est quoi ? Vous
êtes si différents, je ne comprend pas ? Alors je
dus lui expliquer que les critères auxquels
répondaient les attirances, les affinités en temps
de paix n'avaient rien à voir avec les amitiés qui
se nouaient en temps de guerre. Je lui disais : -
J'ai vu de brillants intellectuels se conduire
comme des lavettes. BOUBOULE, lui est un garçon
attachant, plein de courage et il a été le seul à
consentir à me suivre dans cette aventure. Il est
le compagnon idéal qui ne discute jamais les
options que je peux prendre et il m'a confié sa
vie, aveuglément. Comprenez-vous ce qui m'attache
à lui ? Elle a posé sa main sur la mienne et nous
vivons un instant d'intense émotion. Nous savons
l'un et l'autre qu'il n'y aura jamais aucune suite
à cet instant qui passe et nous l'acceptons avec
sincérité. Elle me dit simplement : - J'ai moi
aussi confiance en vous. Vous réussirez toujours
dans toutes les situations. Brave petite
MADELEINE, que je n'ai jamais revu.e J'espère que
vous avez été, que vous êtes très heureuse avec
votre mari. Peut-être quelques fois vous
souvenez-vous de ce jeune homme au regard brillant
qui l'espace d'un instant a fait battre votre
coeur. Moi je n'oublie jamais mes instants de pure
émotion. BOUBOULE est venu rompre le charme de
notre conversation. Je le regarde à la dérobée :
La vache, il a une santé ce mec ! Il a une mine
splendide et à ses côtés je dois faire palichon.
Jeune homme romantique sans doute. Après un
copieux repas Monsieur BAZIN nous annonça qu'il
nous avait trouvé des vêtements et qu'il brûlerait
les notre par précaution. On passa à l'essayage il
n'y avait malheureusement pas de pull-over et nous
devrions conserver nos chemises fournies par les
Allemands. J'aurai donc encore froid car la petite
veste en coutil noire qui m'était destinée ne
pesait pas lourd. J' héritai d'un béret et d'un
pantalon à rayures très léger lui aussi. BOUBOULE,
lui, avait une veste plus chaude et un pantalon un
peu plus grand. Une casquette complétait cet
ensemble qui, une fois enfilée, provoqua une saine
gaité parmi nos hôtes. Ne bénéficiant plus du
prestige de l'uniforme, mon romantisme avait du
disparaître car MADELEINE n'était pas la dernière
à s'esclaffer et quand nous prîmes congé pour
regagner notre foin chacun avait encore sur sa
physionomie les signes de la franche gaité qui
avait présidé la soirée. Avant de partir j'avais
du promettre de rester encore une journée et nous
tînmes parole. La cousine était repartie,
MADELEINE resta seule près de nous attentive à ce
que nous ne manquions de rien. Nos silences
étaient plus éloquents que nos paroles et quand le
soir nous reprîmes le chemin de l'évasion, alors
que je déposais un baiser sur sa joue, elle
murmura : - Vous reviendrez un jour ? - Moi, sans
doute pas, mais d'autres soyez en certaine et
espérez ! Nous savions ces gens dans la peine,
leur grand fils FRANÇOIS devait être mobilisé dans
la WERMACHT et pourtant il était Français à 200%.
Nous leur avions, malgré notre misère, apporté
l'espoir et nous n'avions pu que les remercier
pour leur immense bonté et les risques que pour
nous ils avaient encourus. Si un jour vous passez
près de la ferme Ste MADELEINE par LORENTZEN alors
saluez bien bas. Des Français formidables y ont
vécu, y vive peut-être encore ! Mais nous sommes
de nouveau sur la route prêt à de nouvelles
aventures. Monsieur BAZIN m'a donné une adresse
dans un village situé à une quarantaine de Kms
vers SARREBOURG. Fidèle à ma tactique, j'ai fait
le point avant de partir et je prends la ligne
droite à travers plaines et bois. Au petit jour
sans une erreur, nous tombons pile sur le village
indiqué. Je vais directement à la deuxième maison
à la porte de laquelle je frappe. Une question
arrive. - Qui est-ce ? - FRANCE ! FRANCE étant le
mot de passe indiqué. - Quoi, FRANCE ? Qu'est ce
que ça veut dire ? Nous discutons à travers la
porte : - Nous sommes deux évadés on nous a
adressé à vous ! - Partez ! Je ne suis pas au
courant. Qui me dit que vous n'êtes pas de la
Gestapo. Allez, partez ! ! Merde la chaîne est
déjà coupée. Que faire ? Bien sûr, nous sommes en
civil, mais on fait un peu clodo et on va se faire
repérer. Nous errions dans les rues du village
comme deux âmes en peine puis j'entrainai BOUBOULE
vers l'église. Ça va être la messe du matin et
j'arriverai bien à attendrir un chrétien ! Nous
nous planquâmes et lorsque les gens commencèrent à
arriver je fis mon choix. Un grand monsieur
flanqué d'un adolescent arriva en grandes
enjambées. J'allai à leur rencontre suivi de
BOUBOULE. - Monsieur, nous sommes deux soldats
français évadés. Vous êtes chrétien, c'est
pourquoi je m'adresse à vous. Aidez-nous ! Mon
interlocuteur nous toisa avant de nous répondre,
puis il me dit : - Attendez la sortie de l'office
et ensuite suivez-nous à distance. En attendant
évitez de vous faire trop remarquer. - Merci
Monsieur, à tout à l'heure. Et avec mon copain
nous allâmes nous cacher dans un recoin extérieur
de l'église où nous attendîmes la sortie de la
messe. Quand elle se produisit nous escortâmes de
loin notre brave homme et son fils et, à leur
suite, nous franchîmes la porte laissée ouverte à
notre intention. Nous accèdâmes directement dans
une grande cuisine où une dame et de jeunes
enfants nous regardèrent curieusement. Mais nous
étions habitués maintenant à satisfaire aux
interrogations que les gens se posaient. Nous
sortîmes bien vite, carte photos, papiers et, en
français, je donnai des explications à ces
personnes qui nous parlaient avec un fort accent
alsacien. Puis satisfaits, ils nous demandèrent ce
que nous voulions. - Un peu de nourriture et si
possible, la possibilité de nous reposer dans
votre grenier en attendant la nuit. Ces braves
gens n'étaient pas riches mais pourtant ils
accédèrent à notre demande et nous offrirent le
gîte et le couvert pour la journée. Pour la
première fois nous entendîmes parler de la FRANCE
coupée en trois zones : interdite, occupée, libre
et de l'affreux camp de SCHIRMECK, camp de
concentration où des atrocités étaient commises et
terreur des Alsaciens-Lorrains. - Attention c'est
sur votre route, soyez très prudents ! Je me
promis de ne pas tomber dans ce guépier et le soir
après les habituels remerciements où nous mîmes
tout notre coeur, nous prîmes congé. Le fils tint
à nous accompagner sur la route et en chemin il
nous parla de sa foi et de toutes les prières que
la famille allait faire pour nous. - Que DIEU vous
garde ! furent ses dernières paroles. Je suis
inquiet ce soir et je ne sais pas pourquoi. Nous
avons longé un cimetière, une chouette hulule et
semble nous accompagner alors que ce sont sans
doute d'autres chouettes qui lui répondent.
Vieille terreur, vieilles croyances de ma jeunesse
paysanne où la chouette est oiseau de mauvaise
augure. Je ne sais. J'ai en tête les paroles de
mon ami R. FORAIN le pessimiste qui un matin
m'avait dit : - J'ai rêvé que BOUBOULE était tué !
Pourquoi ne puis-je en cette nuit noire, où nous
allons droit sur le Sud oublier ces paroles
stupides que bien sûr j'ai gardées pour moi. Nous
marchons longtemps et rien ne nous arrive. Nous
restons sur la route, contournant simplement les
villages et quand je sens la fatigue nous gagner,
je cherche une ferme où nous pourrons faire halte.
En ayant enfin repéré une, nous nous approchâmes
prudemment. Soudain une meute de chiens nous
entoura dans un concert d'aboiements. Je dis à
BOUBOULE de faire comme moi, de rester immobile
sans faire de gestes hostiles. Quelques chiens
vinrent nous flairer alors que les autres
continuaient d'aboyer. C'est alors qu'une porte
s'ouvrit et qu'un homme s'avança vers notre
groupe. Les chiens se calmèrent à la vue de leur
maître qui nous fit subir l'interrogatoire
habituel. Je demandai simplement une place dans le
foin car le monsieur n'avait pas l'air tellement
coopératif. Il nous répondit qu'il nous acceptait
dans un grenier isolé où nous pourrions dormir, et
il ajouta : - Je ne veux pas d'histoires, je ne
vous ai pas vu. Faites vous oublier. Un peu
rafraîchi par cet accueil nous gagnâmes le grenier
où nous nous installâmes rapidement. Avant de
m'endormir je dis à BOUBOULE : - Demain, quand il
fera jour, je ferai le point. Je n'ai plus
d'indications sur notre itinéraire car ma carte ne
descend pas plus bas que SARREBOURG. Bonne nuit
BOUBOULE. Vers midi nous nous éveillâmes l'estomac
vide, nous savions que nous n'avions rien à
espérer de notre hôte. Je décidai d'aller aux
renseignements vers le village dont nous
entendions tinter la cloche de l'église. Avec
prudence je quittai notre refuge et m'éloignai de
la ferme sans m'être fait remarquer. Après 1 Km de
marche rapide j'arrivai dans un petit hameau et me
dirigeai vers l'église cherchant le presbytère. Je
ne rencontrai personne dans les rues et nul ne
répondit à mes coups de sonnette dans la demeure
du curé. Je n'osais m'attarder de peur de me faire
repérer et je repris le chemin de la ferme. De
retour je fis part à BOUBOULE de mon échec et il
fut déçu, car comme moi, il avait très faim. Alors
que je ressassais ma déconvenue je repérai une
poule qui faisait la navette au bas de notre tas
de foin, semblant contrariée par notre présence.
J'eus alors une illumination : - BOUBOULE les
oeufs ! - Quoi, les oeufs ? - Regarde la poule,
elle veut pondre dans le foin, il doit y avoir un
nid pas loin ! Cherchons ! Et nous voilà à quatre
pattes cherchant notre pitance comme des chiens
affamés. Soudain BOUBOULE poussa une exclamation
émerveillée : - FUFU arrive ! ! Il avait devant
lui, véritable trésor, une dizaine de beaux oeufs
que nous allions pouvoir gober. BOUBOULE me dit
inquiet : - Et s'il y a des petits poulets ? Je
rigolai en lui répondant : - Te casse pas la tête,
ils ne passeront pas par le trou. Et puis la poule
serait restée à couver. Si après notre départ
notre hôte a trouvé ces coquilles vides, en voyant
le petit trou fait à chaque extrèmité, il a du
penser : "Les salauds, ils ont osé me voler !"
mais nous étions déjà loin, car restaurés, j'avais
donné le signal du départ, bien que nous soyons
encore dans un bel après midi ensoleillé. De
nouveau nous marchâmes dans la nature pendant deux
ou trois heures puis nous dépassâmes une grande
ferme. Après avoir fait un nouveau kilomètre
pendant lequel j'avais réfléchi, alors que nous
arrivions à un petit bois, je m'arrêtai et je dis
à BOUBOULE : - Planque-toi là et attends moi. Je
retourne à la ferme demander de la bouffe ! ! Mon
copain ne discute jamais mes décisions et c'est ce
que j'aime en lui. J'ai déjà ma petite idée en
tête et je lui en parlerai si je trouve du
ravitaillement. Arrivé dans la ferme, à peine
avais-je pénétré dans la cour qu'un paysan vint au
devant de moi, je lui dit: "Bonjour Monsieur" et
il me répondit: "Guten Tag. Was wolen Sie"?
(Bonjour, que voulez -vous ?). Je lui expliquai ma
situation en allemand car il ne comprenait pas le
français. Il paraissait surpris et brusquement il
me dit: "Ich bin Deutsch" ( je suis allemand ). La
foudre tombant à mes pieds ne m'aurait pas
terrorisé d'avantage. Je fis mine de m'enfuir
lorsqu'il me retint par la manche : - Vous avez
faim, alors attendez-moi, nous ne sommes pas des
sauvages ! ! Et sur ces paroles il se dirigea vers
les bâtiments où devaient se trouver la cuisine.
Anxieux j'attendis me demandant si ce n'était pas
un piège, s'il n'allait pas revenir avec une arme.
J'étais tombé sur un paysan allemand que le régime
nazi avait mis à la place des cultivateurs de
langue française qu'ils avaient expulsés et nous
devions nous trouver dans ce qu'ils appelaient :
Zone Interdite. Après 5 minutes d'attente, de plus
en plus paniqué, je fis demi-tour et je parti en
courant. Derrière moi j'entendis crier: "halt,
halt" en même temps que le bruit d'une course
arrivait à mes oreilles. Combien étaient-ils ? Je
me retournai, courant toujours, et brusquement je
m'arrétai pile à la vue de mon unique poursuivant,
tenant au dessus de sa tête une énorme boule de
pain. Il arriva vers moi, tout essoufflé, et tous
deux haletants, nous nous souriâmes. Il me tendit
le pain et un énorme morceau de lard en me disant:
"Vous aviez peur ?" ce que je lui confirmai. Je le
remerciai vivement et nous nous quittâmes après
une solide poignée de main, non sans avoir conclu
que la guerre c'était vraiment de la merde. En
arrivant au lieu où j'avais laissé mon équipier,
j'eus une autre émotion. Plus de BOUBOULE !
Inquiet je pénétrai dans le bois en appelant quand
soudain je vis mon copain arriver sur moi comme un
bolide, un doigt sur les lèvres. Je l'interrogeai
: - Qu'y a t-il ? - Un Schleu et une fille ! j'ai
failli me faire piquer ! En rigolant, je lui
répondit : -Tu ne crois pas que c'est la fille qui
est entrain de se faire piquer ! ! Mais BOUBOULE
n'avait pas le coeur à la rigolade et ne su que me
répondre : - Ce que t'es con ! Nous nous
éloignâmes bien vite de cette zone insalubre et je
présentai mes victuailles en même temps que je
narrai mes émotions. Puis je lui exposai mon plan.
Il s'agissait de franchir le canal de la MARNE du
RHIN et ensuite de marcher sur les VOSGES, sans
s'arréter, sans dormir, pour franchir la nouvelle
frontière dans la journée du lendemain. - Le
territoire où nous sommes est trop dangereux. Je
veux en sortir au plus vite. Je continuai mon
exposé ! - Nous avons des vivres pour 24 h en nous
rationnant, nous avons de l'eau. Nous aurons des
montagnes à gravir, nous serons en pleine forêt
vosgéenne. Il nous faudra éviter SCHIRMECK, te
sens-tu, BOUBOULE, prêt pour un tel effort ?
Question superflue. il me répondit : - Ce que tu
feras, je le ferai comme je l'ai fait jusqu'à
présent. Si tu juges qu'on est capable d'un tel
exploit c'est que c'est possible. En route ! !
Sacré BOUBOULE ! ! Je ne pus m'empêcher de lui
faire la bise sur ces bonnes joues. Ça, c'était un
équipier. Je ne m'étais pas trompé sur sa valeur,
sur son courage. Laissant SARREBOURG sur notre
droite, évitant les routes, nous atteignîmes le
canal dans la soirée. Les ponts avaient été
réparés et il nous fut facile de traverser. J'eus
une pensée émue pour les copains tombés en ces
lieux dans les combats de 1940 et je piquai droit
sur les premiers contreforts des VOSGES en
direction du DONON. Dès que nous fûmes dans la
forêt, je fus rassuré par la présence de ces
grands arbres qui m'avaient protégé pendant la
bataille. La nuit ne peut se raconter. Les dents
serrées, la volonté tendue vers le but assigné
nous avons marché ne nous arrêtant que quelques
minutes pour des légères collations. Je fis une
chute dans un ruisseau et de nouveau, je fus
mouillé; marchant toujours en tête j'étais ainsi
plus exposé que mon copain qui profitait ainsi de
mes malencontreuses aventures. Mais il fallait
bien un premier de cordée! Nous escaladâmes des
collines, redescendîmes dans des vallées,
inlassablement. Au petit jour, harassés, nous
eûmes un coup de pompe bien légitime. Je décidai
alors d'une heure de repos. Le froid était vif au
petit matin surtout que nous étions en altitude et
il y avait de la rosée. Mouillé, allongé à même le
sol, légèrement vêtu, je me suis mis à grelotter,
à ne plus sentir mes pieds. Je le dis à BOUBOULE
qui affolé entreprit de me réchauffer en me
frictionnant vigoureusement, en se collant contre
moi. Après un quart d'heure de soins énergiques,
ayant senti la vie revenir en moi, je décidai de
repartir. Il ne faudrait plus s'arrêter sauf pour
se restaurer. Et nous repartîmes dans le petit
matin. Pas après pas, ayant de plus en plus de mal
à escalader la montagne. Nous marchions en silence
en direction du DONON que je pensais laisser sur
ma gauche ainsi que SCHIRMECK. La matinée passa
ainsi. Dans l'après midi, après une ascension
assez rude nous trouvâmes une piste de Schlitter
que nous empruntâmes car elle allait vers le sud.
Nous étions devenus de véritables automates, ivres
de sommeil et de fatigue et seule la certitude de
notre réussite nous maintenait debout. Vers les
quatre heures de l'après midi, j'entendis un bruit
de cognées et de scies. Des bûcherons opéraient
non loin et nous nous dirigeâmes vers eux. Caché
derrière un arbre, j'observai attentivement la
scène. Ils étaient 4quatre ou cinq civils occupés
à tomber des arbres. Je demandai à BOUBOULE de
m'attendre en lui disant : - Si je me fais piquer,
va tout droit vers le sud, on ne doit pas être
loin de la nouvelle frontière. Je m'approchai d'un
jeune gars isolé et caché derrière un arbre je
l'interpellai : "Psitt ! Psitt ! ". Il me regarda
surpris et vint vers moi. Je lui dis : -
Prisonnier évadé, suis-je loin de la frontière ? -
Non, à un kilomètre. - Est-elle gardée ? - Oui,
des patrouilles avec des chiens. Devant mon air
embêté il me rassura. - J'habite de l'autre côté
et je vais avoir terminé ma journée. Je vous ferai
passer. Je lui dis encore : - J'ai mon copain un
peu plus loin ! -Allez le retrouver et restez
cachés en attendant. Cela nous donna l'occasion de
souffler un peu. Je ne devais pas être beau à voir
après le terrible effort que nous venions
d'effectuer. Je regardai mon copain, ses yeux
creux, son regard éteint. Quand cela finira-t-il ?
C'est incroyable de voir jusqu'à quel point un
corps humain peut résister. Où sont nos limites ?
Ne sont-elles pas atteintes après ces 24 h de
marche à travers la montagne. Et la ligne de
démarcation est encore à des kilomètres. Il faudra
que j'envisage un autre moyen de transport que le
"train onze." Mes chaussures sont à l'agonie,
quant à mes pieds, ils vont bien, merci cher
boucher de BIRKENFELD. Après une heure d'attente
le jeune homme vint nous chercher et nous donna
ses instructions : - Vous me suivrez à distance,
50 mètres environ; si je sors mon mouchoir vous
vous jetez à terre. La frontière est délimitée par
une petite route. Quand je serai de l'autre côté
j'agiterai mon mouchoir. A ce moment traversez en
courant. Ensuite vous viendrez chez moi ! Ainsi
fîmes-nous sans anicroches et nous lui emboitâmes
le pas pour déboucher rapidement en vue du village
de RAON LES LEAU, situé au pied du DONON et à 15
km du sinistre camp de SCHIRMECK. Le sentier que
nous empruntâmes nous amena à une petite fermette
coquette située dans un décor de rêve. Que la
montagne était jolie, que l'air était vivifiant.
Le garçon nous invita à pénétrer chez lui et je
fus frappé par la propreté, le bon ordre qui
régnait dans cette grande cuisine. Il nous
présenta à ses parents qui se déclarèrent
enchantés de notre présence. Puis la maman appela
: - Simone, viens voir, nous avons de la visite. A
son appel une belle et grande jeune fille blonde
fit son apparition et vint nous serrer la main. La
maman nous interrogea aussitôt. - Si vous êtes des
évadés je suppose que vous avez faim, un petit
quatre heures vous ferait du bien ! Et sans
attendre la réponse, secondée par sa fille, elle
nous prépara un casse-croûte somptueux avec en
prime un bon coup de rouge. Une demi-heure plus
tard, rassasiés, nous demandâmes la permission de
faire notre toilette à la pompe que nous avions
aperçue devant la maison. On nous procura
serviettes et savon et torse et jambes nus dans la
cour, après nous être rasés, BOUBOULE et moi fîmes
de grandes ablutions. Ayant jeté un coup d'oeil
vers la maison, je vis un rideau s'agiter. La
jolie blonde devait nous observer. Que l'eau
fraîche faisait du bien à nos pieds douloureux
nous nous sentions revivre. Nous étions certes
épuisés mais notre moral redevenu d'acier effaçait
en partie notre fatigue. Nous réintégrâmes la
maison, redevenus présentables et assis devant la
grande table, devant la famille réunie je pris la
parole retraçant notre odyssée, parlant de la
guerre, de ma capture non loin de là en 40, je
parlais des camps, de notre misère, de mes
évasions. SIMONE m'écoutait religieusement,
semblant boire mes paroles et je me rendais compte
que je parlais pour elle. Elle me fixait de ses
grands yeux clairs, sans timidité apparente.
C'était vraiment ce qu'on appelle un beau brin de
fille. Sensiblement de la même taille que moi, ses
formes pleines auraient inspiré les peintres
flamands du 17ème siècle. On la devinait d'une
robustesse à toute épreuve et sa jeunesse
s'accommodait de ces rondeurs que l'on devinait
fermes sous ses vêtements seyants. Puis nous
parlâmes politique car je voulais connaître
l'opinion de notre peuple et je dois dire que je
fus servi. Ayant dit que la propagande dans les
camps nous avait donné à penser que PETAIN
représentait vraiment l'esprit de nos populations,
ce fut un déchaînement de protestations. PETAIN
fut traité d'escroc de VERDUN, de traître à la
patrie, de vendu. Ces braves gens avaient une
haine de tout ce qui était allemand car en deux
guerres ils avaient payé largement et même lorsque
j'objectai que je faisais une différence entre le
peuple et les nazis, disant que j'avais été aidé
par certains Allemands, que des familles
souffraient elles aussi de la guerre, il me fut
répondu qu'ils n'avaient qu'à se débarrasser de
leur ordure d'HITLER. Ces braves gens étaient de
sacrés patriotes et malgré nos petites divergences
je leur dis ma sincère admiration. Lorsque je me
levai pour aller prendre l'air, l'heure du repas
du soir avait sonné. J'étais fatigué mais
pleinement heureux. Alors que je me trouvais dans
le couloir, je sentis une présence derrière moi et
je me retournai. SIMONE était là, tout près, me
regardant sans dire un mot. Je m'approchai d'elle
et la pris dans mes bras. Tout mon être était
chaviré au contact de cette fille merveilleuse, de
ce frais parfum de femme émanant de ce corps
robuste. Elle n'avait pas protesté et quand je
pris ses lèvres elle répondit à mon baiser.
J'étais ébloui, subjugué mais heureusement ma
conscience se révolta. - Salaud, pourquoi profiter
de ta fausse image de héros à la manque pour
séduire la fille de ces gens qui t'ont accueilli
sous leur toit ! ! A regret je me séparai d'elle,
décidé à mentir pour masquer mon attirance à tant
d'attraits collés contre mon corps. - Je m'étais
promis d'embrasser la première petite Française
que je rencontrerai. Vous êtes celle que le destin
a choisi. Merci petite SIMONE. Elle me regarda,
attendrie : -J'aurais été déçue que ce ne fut pas
moi. Vous savez, les jeunes filles rêvent toutes
d'un prince charmant qui un jour viendra les
séduire. J'ai l'impression que pour moi vous êtes
celui là. Je pris le parti de rigoler : - Je ne
suis ni prince, ni charmant. Je ne suis qu'une
pauvre cloche à l'avenir incertain et de plus une
jeune femme m'attend au pays. Elle sembla accuser
le coup, réfléchit avant de me répondre : - Qui
peut préjuger de l'avenir ? Je m'en veux à mort.
Pourquoi n'ai-je pas su résister à cette pulsion
qui m'a poussé vers cette fille ? Comment réparer
le mal qui est en train de se développer ? En
feignant l'indifférence. C'est la seule solution
possible mais j'en ai marre de toutes ces épreuves
physiques, morales. Il faudrait que j'arrive à un
self-contrôle plus rigide en matière d'émotion
sentimentale. Le repas du soir fut somptueux et
arrosé modérément de vin rouge dans une chaude
ambiance familiale. On nous demanda nos projets à
court terme et je dis : - Nous repartirons demain
matin en direction du Sud. Mais ces braves gens
insistèrent pour que nous restions au moins une
journée et je leur promis de réfléchir à la
question. SIMONE revint de sa chambre avec un
accordéon et installée en face de moi, ne semblant
jouer que pour moi, tellement elle me fixait en
sourian,t elle nous fit écouter toutes les scies
amoureuses des chanteurs de cette époque. Nous
étions morts de fatigue, nous tombions de sommeil
mais nous puisions dans le bonheur du moment la
force de résister. Quand SIMONE nous accompagna
vers la chambre qui nous était destinée, après que
nous eûmes pris congé de nos hôtes, je me tenais
sur mes gardes et c'est par une simple bise sur la
joue que je lui dis : - Bonsoir et merci. Devant
le grand lit aux beaux draps blancs BOUBOULE et
moi nous nous tenions intimidés. Près de trois
années s'étaient écoulées sans que nos pauvres
corps aient gouté à la douceur d'une telle couche
et c'est presque religieusement que nous nous
glissâmes entre les draps. Quelle délicieuse
impression que de sentir son corps enveloppé d'une
telle impression de chaleur, de confort. La
lumière éteinte BOUBOULE m'apostropha : - Toi et
tes nénettes ! Je t'ai vu avec SIMONE, et tes yeux
doux à MADELEINE, et un jour de repos à chaque
fois. Tu crois qu'on y arrivera à cette ligne de
démarcation ? - Tu as raison BOUBOULE,
excuses-moi. Puis en rigolant : - Je suis trop
beau, j'vais me crever un oeil. Et c'est sur une
note de franche gaité que nous consentîmes à céder
au marchand de sable. Mais en fermant les yeux je
ne pus m'empêcher de voir une jolie blonde
m'offrir ses lèvres. Elle reposait là, dans la
chambre voisine peut- être attendant dans le noir
qu'un vilain garçon ouvre doucement sa porte pour
lui dire un bonsoir très, très tendre. A quoi
peuvent rêver les jeunes filles ? Les évadés, eux,
rêvaient à la même femme superbe qui avait pour
nom Liberté. Mais en attendant qu'est-ce qu'on
était bien dans un vrai lit. Dommage que ce soit
avec BOUBOULE. Allez, bonne nuit les petits,
demain de nouvelles aventures vous attendent.
Miracle de la jeunesse. Le lendemain matin
BOUBOULE et moi nous nous réveillâmes en forme.
Une bonne nuit avait effacé toutes traces de
fatigue. Pour nous remettre en condition nous
exécutâmes quelques mouvements de culture physique
avant de nous passer sous la pompe. Le temps était
magnifique et nous respirions à pleins poumons
l'air pur des forêts vosgiennes. Les hommes
étaient partis tôt au travail et les femmes nous
avaient préparé un copieux petit déjeuner. SIMONE
s'activait autour de nous, gaie, enjouée,
désirable et j'avais un mal fou à paraître
indifférent. La matinée se passa à flaner, assis
au soleil sur un banc. Après le repas du midi la
maman nous avisa qu'avec sa fille elle irait
arracher des pommes de terre. je consultai
BOUBOULE du regard et sur son signe affirmatif, je
proposai à ces dames de participer à la corvée.
Elles se récrièrent, nous conseillant de nous
reposer mais nous ne cédâmes pas. SIMONE avança un
dernier argument pour nous décourager: - C'est à
200 m de la frontière ! - Eh bien cela n'en sera
que plus marrant, si on voit les Frisés, on leur
fera un pied de nez. Ensemble elles se récrièrent
: - Mais nous sommes occupés, ils sont partout...
- Très bien, nous on adore ! Voyant qu'avec deux
abrutis comme nous elles n'auraient pas le dernier
mot, elles nous donnèrent des outils et c'est un
groupe joyeux qui, à la barbe des soldats
allemands, passa son après midi à arracher des
"Kartoffeln ". De retour à la maison, rejoints par
les hommes, nous discutâmes sérieusement de notre
étape du lendemain. On nous conseilla de prendre
le car qui nous conduirait vers St DIE. Je
demandai un atlas et je décidai de l'itinéraire
devant nous conduire jusqu'à la ligne de
démarcation. RAON l'Etape, St DIE, EPINAL, VESOUL,
BESANÇON. Mon plan: prendre le train entre chaque
grande ville, descendre à la gare précédent ces
villes, contourner à pied et reprendre le train à
la prochaine petite station. - Et l'argent ? Pour
prendre les billets comment ferez-vous ? me
demanda-t-on.. - N'ayez crainte, on ira au culot,
on voyagera à l'oeil. On saura se débrouiller. La
maman approuvée par tous me répondit : - Pour cela
on vous fait confiance et on ne sera pas trop
inquiets. Je voyais la tristesse sur le visage de
SIMONE, pendant deux jours nous lui avions apporté
une certaine joie qui tranchait avec la monotonie
du train train quotidien et le rêve était terminé.
Je ne serai bientôt plus qu'un souvenir. Après une
dernière soirée familiale et une bonne nuit de
sommeil nous avions pris congé avec nos habituels
remerciements. Discrètement j'avais fait semblant
d'oublier mon rasoir couteau Solingen que j'avais
acheté un bon prix en ALLEMAGNE et auquel je
tenais beaucoup. Ce n'était qu'un modeste cadeau
mais qui aurait valeur de souvenir. BOUBOULE se
ferait un plaisir de me prêter le sien. SIMONE
avait tenu à nous accompagner à l'arrêt du car.
J'avais hâte de partir, je n'osais la regarder et
je sentais ses yeux posés sur moi. Quand le car
arriva, j'avais le coeur serré et lorsque je pris
SIMONE dans les bras pour un ultime adieu, j'eus
un mal fou à éviter ses lèvres, je serais peut
être resté. Lorsque le véhicule archaïque nous
emporta vers notre nouveau destin, placé à
l'arrière, j'adressais un dernier signe de la main
à SIMONE immobile au milieu de la chaussée.
J'étais très triste d'avoir à me séparer de ces
braves gens, et je du concentrer mon attention sur
le paysage qui déroulait ses fastes à chaque
virage pour chasser mes sombres pensées. De
nouveau l'action allait m'accaparer, les dangers
m'obliger à plus d'attention. Les Allemands, les
forces de l'ordre français inféodées à l'occupant,
les collaborateurs, autant de pièges à éviter, et
nous n'avions comme identité que nos cartes de
prisonniers et de l'argent allemand qu'il nous
faudra changer. Et je fis avec mon camarade
exactement ce que j'avais envisagé, mendiant notre
pitance avec des fortunes diverses. Un jour une
brave femme nous dit : - Je n'ai qu'un litre de
rouge à vous offrir ! - Donnez toujours, merci
madame. Et installé au milieu d'un pré, le ventre
vide, mon copain et moi, en rigolant bien fort,
avions vidé la bouteille et assommé par l'alcool
nous nous endormîmes sur place. Un chant martial
que nous connaissions bien nous réveilla. Une
troupe de soldats Schleus passait sur la route
toute proche et nous n'eûmes d'autre solution que
de nous faire tout petit, le nez dans les
paquerettes, en déplorant notre imprudence. Une
fois le danger disparu c'est au pas de gymnastique
que nous repartîmes . Quand nous prenions le train
sans billet, en guise de paiement je fermais un
oeil en sortant de la gare. Jamais un employé ne
nous demanda quoique ce soit. Ils pigeaient vite,
nos cheminots. Un soir l'un deux couru derrière
nous et nous interrogea : - Vous êtes deux évadés
? Réponse affirmative de ma part. - Alors venez
chez moi, mon fils est prisonnier ! Comme il avait
terminé son service nous le suivîmes chez lui où
il nous présenta sa femme et ses deux jeunes
filles agées de 18 et 20 ans. Il nous commanda de
suite une omelette et ses deux demoiselles
s'activèrent en notre honneur. Elles avaient l'air
timide et c'est en rougissant qu'elles
s'adressaient à nous. Je me permis, bien sûr,
d'admirer à la dérobée quelques courbes gracieuses
et prometteuses mais je conservais
imperturbablement mon air d'enfant de choeur.
J'avais fait assez de conneries depuis le départ.
CASANOVA, c'était au 18 ème siècle, mais je dois
avouer que ma sexualité commençait à devenir
emmerdante. Après avoir satisfait au désir de
cette famille de tout savoir sur la captivité dont
je fis un récit très édulcoré on nous conduisit
dans la chambre de l'absent où nous passâmes une
excellente nuit. Et le lendemain nous prîmes congé
très tôt pour la suite de notre odyssée. Nous
eumes encore une aventure amusante. Alors que nous
étions seuls dans le compartiment d'un train où
nous avions embarqué suivant notre méthode
habituelle, deux gendarmes vinrent s'asseoir à nos
côtés. En bons pandores qu'ils étaient ils nous
examinèrent de la tête au pieds et durent nous
prendre pour des moins que rien. A un certain
moment l'un deux me demanda le nom de la station
suivante, puis les autres. Devant mon ignorance,
surpris, il me demanda mes papiers. Je du lui
avouer que nous n'en avions pas, de même que nous
n'avions aucun titre de transport. - Alors qui
êtes-vous ? - Deux évadés d'Allemagne qui allons
tenter de franchir la ligne de démarcation. Voilà
nos papiers allemands. Celui qui paraissait être
le chef demanda à son collègue de le suivre dans
le couloir. Il referma la porte derrière lui.
BOUBOULE et moi, angoissés, les vîmes discuter
vivement en nous regardant à travers la vitre.
Nous étions pris au piège et je me maudissais
d'avoir choisi ce mode de locomotion. Quand ils
réintégrèrent notre compartiment, nous n'étions
pas du tout rassurés et notre surprise fut grande
en les voyant sortir leur porte feuille à la place
de leur arme de service. Ils en extirpèrent chacun
un billet de 100 frs qu'ils nous tendirent en
insistant pour qu'on les accepte, ce que nous
fîmes, tout heureux. Puis le chef nous dit encore
: - Vous nous excuserez, ce n'est pas qu'on
s'ennuieraient avec vous mais nous ne vous avons
pas vu. Nous changeons de compartiment. Et ils
nous serrèrent la main. Pour la première fois de
ma vie je venais de trouver les gendarmes
sympathiques. Une autre fois, alors que nous
étions dans un compartiment entièrement occupé,
dans un wagon plein de Fritz, les gens se mirent à
casser la croûte avec un bel entrain nous faisant
saliver. BOUBOULE me regardait en se demandant si,
avec mon culot habituel, j'allais demander à
bouffer. je me décidai en disant brusquement : -
Excusez moi, nous sommes deux évadés... Je ne pus
continuer car le jeune gars assis à mes côtés se
mit à brailler les yeux arrondis de stupeur : -
Vous êtes des évadés ? Un peu comme s'il avait vu
des martiens. Je lui mis vivement la main sur la
bouche en lui disant: - Tu vas fermer ta gueule
petit con, tu veux nous faire piquer ! ! Un
silence gêné suivit ces paroles. Nous étions
devenus des indésirables et bien sûr nous n'eûmes
pas droit au casse-croûte. Nous descendîmes à la
gare suivante et alors que nous sortions avec ma
mimique habituelle l'employé des chemins de fer
nous fila une adresse vers VESOUL. Là où nous nous
rendîmes, nous fûmes pris en main par un résistant
dont le seul nom qui nous fut donné était celui
d'OSCAR. Il nous hébergea, nous fit quitter tout
ce qui sur nous pouvait nous faire reconnaître
comme évadés. Même nos chemises allemandes furent
échangées contre du linge français. Il nous fit
faire un paquet de nos papiers, nos photos, nos
lettres, tous ces biens précieux que nous avions
sauvés du désastre et prit note de l'adresse à
laquelle nous voulions que ces précieux souvenirs
soient adressés. Et il nous dit : - Demain matin
vous prendrez le car pour BESANÇON, le chauffeur
est des notres, vous n'aurez rien à craindre. Il
nous donna des précisions sur l'endroit où nous
pourrions peut- être franchir la Loue, rivière
faisant office de frontière entre les deux zones.
Il me dit encore : - Si vous êtes pris, niez
jusqu'au bout que vous êtes évadés. Vous êtes
simplement des ouvriers agricoles passant d'une
zone à l'autre. OSCAR devait être un chef dans la
résistance. Il avait une haine de l'occupant, du
Régime de VICHY. Il avait l'habitude du
commandement, parlait avec précision. C'est ce que
j'ai apprécié en lui. Qu'est-il devenu, OSCAR ce
héros de l'ombre, rencontré un soir de cavale.
Tout se passa comme prévu. Le chauffeur nous
arrêta avant BESANÇON et après lui avoir serré la
main, nous partîmes en direction de la ligne.
.c.ENFIN
LIBRES !...
**
.c.LE
DERNIER JOUR
Un jour à CLEMONT FERRAND
un journaliste, ancien prisonnier, le même qui
m'avait demandé un article pour son journal,
vint me trouver et me tint ce langage : - On
organise pour le Centre de la FRANCE un concours
de la plus belle histoire de prisonniers ! J'ai
pensé que tu pourrais nous pondre quelque chose!
Je lui répondis : - Peut-être, je vais chercher
parmis mes souvenirs ! Et un peu plus tard,
installé devant le bureau de la station
d'essence dont j'étais devenu le gérant, je
saisis une feuille de papier où j'inscrivis :
"Le dernier jour" et, tout en servant mes
clients, je me mis à écrire ce récit qui
remporta le 1er prix du journal. Je vous le
livre tel qu'il parut en quatre épisodes à
partir du 7 Septembre 1946.
4 octobre 1942. Jour anonyme pour beaucoup. Pour deux
hommes au moins, un des plus beaux jours de leur
vie. C'est en effet en ce jour mémorable que mon
camarade GEORGES TAUVEL et moi, nous avons réussi
à franchir la ligne de démarcation. Il nous avait
fallu 17 jours de souffrance et d'espoir, de
désillusions et de joie pour reconquérir une
liberté perdue depuis deux ans et demi.
L'ex-prisonnier qui lira ces lignes se souviendra
du jour où il fut libre et comprendra l'intense
émotion qui nous a saisis quand nous avons fait
nos premiers pas sans avoir à craindre le Boche,
quand nous avons pu regarder devant nous et
marcher dans la lumière, l'esprit dégagé de toute
contrainte. Ce que fut le dernier jour ! 7 h du
matin s'égrènent au clocher du village. Je m'agite
sur ma couche de fanes de haricots et le bruit que
je provoque réveille mon copain BOUBOULE qui émet
quelques grognements de mécontentement. Un jour
timide et sale s'évertue à pénétrer par la petite
lucarne grise de poussière et voilée de toiles
d'araignées qui éclaire notre grenier. Je suis
tellement habitué à me réveiller chaque jour,
depuis bientôt trois semaines, dans un décor
nouveau, que je ne m'étonne même plus. Où sommes
nous ce matin ? Un nom, lu la veille sur une
plaque, me revient en mémoire : ARC EN SENANS.
C'est pour nous la 17ème aube de liberté qui se
lève aujourd'hui et peut être la dernière. Que de
chemin parcouru depuis cette soirée mouvementée où
après 26 mois de captivité et une tentative
d'évasion manquée, j'ai enfin réussi à m'enfuir,
avec mon copain, mon frère maintenant : BOUBOULE.
Espoir, joie, désillusion, souffrance, fatigue !
Aujourd'hui ce sera l'apothéose ou la fin. ARC EN
SENANS, et là, à 10 kms, la ligne de démarcation,
la liberté. La veille encore, gonflés à bloc, par
le train, en car, à pieds, nous avons fait un pas
vers elle. J'étais sûr de moi, sûr de la réussite
! Mais ce matin ? Une étrange angoisse m'étreint,
une faiblesse, peut-être de la peur, oui c'est
cela de la peur. Si près du but où tant ont
échoué. Je n'ose regarder mon camarade, s'il
pouvait lire dans mes pensées. J'ai honte. Il ne
faut pas faiblir, je ne veux pas faiblir et
j'aborderai d'un coeur solide cette ultime épreuve
dont dépend notre vie même. - Alors vieux, on y va
? Un soupir me répond. BOUBOULE est un fervent de
la pose horizontale et quelque soit la situation,
son changement de position est toujours empreint
du même cérémonial. Baillements d'abord,
étirements ensuite, station assise et grattement
du crâne. Ne croyez surtout pas que mon copain a
des poux quoique cela ne saurait vous surprendre,
prisonniers mes frères. Non c'est simplement un
petit grattement vif et nerveux d'avant en arrière
et vice versa du bout du doigt de la main droite.
Une manie que vous avez peut- être. Enfin BOUBOULE
plie une jambe, puis l'autre et se lève. A ce
moment, je m'écarte car son lever solennel se
termine toujours par une profonde inspiration,
bras en croix et de puissantes expirations
ponctuées de moulinet. Il est enfin réveillé et un
large sourire illumine sa face ribiconde. Il a
bien dormi, comme toujours d'ailleurs. BOUBOULE
une fois de plus se réveille "frais comme un
gardon ", en forme et l'esprit dégagé de tous
soucis. Je le regarde avec envie et le spectacle
de sa tranquille confiance dans l'avenir est pour
moi une nouvelle source de courage. Nous
échangeons quelques banalités sur le temps, sur
notre appétit qui, matinal, manifeste sa présence
d'une façon incompatible avec notre situation
alimentaire qui est, je dois l'avouer,
désastreuse. Sans hâte nous rassemblons nos hardes
et sur un dernier regard circulaire qui accroche
au passage un vieux bahut, des oignons pendus à
une poutre maîtresse et un tas de vieilles
paperasses qui encombrent la plus grande partie du
grenier, nous empruntons l'escalier qui mène au
rez de chaussée. Malgré un recul de quatre années,
je revois encore le tableau lamentable qu'offrait
à nos yeux, pourtant blasés de ce genre de
spectacle, l'unique pièce qui composait l'habitat
de notre hôte solitaire. Sièges, table, lit, murs,
fenêtres, rideaux tout était noir et sale. Un
vieux poèle sans porte voisinait avec un énorme
tas de pommes de terre. Sur une chaise boiteuse,
un homme pauvrement vétu, nous regardait, sombre
comme sa maison. C'était un vieux garçon qui
travaillait solitaire, sur les routes. Les
quarante années de son existence avaient du se
passer à contempler ces murs ternes qui avaient
assombri son caractère. Et pourtant hier soir
alors que l'on nous avait refoulé des fermes et
des belles maisons aux façades accueillantes,
alors que désespéré nous errions au hasard dans
les rues du village, la porte de sa demeure
s'était ouverte pour nous et sa misère avait
compris la nôtre. Bien sûr, quand nous avions
parlé de manger, il s'était retiré dans un coin
pour grignoter son fromage et son quignon de pain,
n'acceptant pas le partage. Mais nous aussi nous
avions compris sa misère et nous n'avons pas
insisté. Nous étions trop heureux d'avoir
rencontré une fois de plus un vrai Français qui
n'hésitait pas à risquer sa vie pour être un
maillon de l'immense chaîne de braves coeurs qui
s'étendait de la LORRAINE au MIDI de la FRANCE.
Après lui avoir souhaité le bonjour je sortis un
papier de ma poche, un papier qui était un plan
contenant les indications précieuses pour aborder
la ligne de démarcation. On nous avait indiqué une
ferme à proximité du petit village de CHISSEY et
je demandai à notre hôte quelques explications sur
le chemin le plus pratique pour nous. Il me
répondit que la seule solution était de suivre la
route qui traversait une forêt de près de 10 kms .
Nous le remerciâmes encore bien vivement de son
hospitalité et sans plus tarder nous lui fîmes nos
adieux. C'est le cœur léger et d'un pas alerte que
nous cheminions sur le bas côté de la route. Le
temps s'éclaircissait et au dessus de nous, des
oiseaux chantaient. Je me souviens même avoir ri
de bon cœur en cette journée capitale pour nous !
Je m'étais arrêté pour satisfaire un petit besoin
et je voyais mon copain s'éloigner de moi. Petit
et trapu, il méritait bien ce surnom de BOUBOULE
que je lui avait décerné dès notre rencontre,
là-bas chez les Boches. Mais ce n'était pas sa
constitution qui me faisait rire. Imaginez-vous
que nous avions été habillés dans une ferme
lorraine et que c'était loin d'être du "sur
mesure" qu'on nous avait procuré. Vêtu d'une
invraisemblable veste de velours rapée qui lui
descendait sur les genoux, BOUBOULE sans le savoir
était zazou. Il avait un pantalon rayé que l'on
devinait à peine, caché qu'il était par la veste
et les guêtres de cuir noir qui lui moulaient les
mollets. Il avait aussi une casquette et c'était
heureux pour lui qu'on nous ait doté d'oreilles,
car sans ces pratiques attributs, mon ami eut sans
doute été aveuglé par cette coiffure qui ne
demandait qu'à descendre pour venir s'installer
sur son nez. Il n'était d'ailleurs pas rare qu'au
hasard d'une secousse, elle prenne cette position
plus normale pour sa taille et j'étais alors sûr
d'entendre ce doux mot prononcé par notre BOUBOULE
furibond:"vache ". Quand je le rattrapai, il ne
manqua pas de se montrer surpris de ma gaité
insolite. Je lui en expliquai la cause. - Tu peux
te foutre de moi, ça te vas bien, grand corniaud,
me répliqua- t-il, mis en gaité lui aussi par mon
aspect élégant. Si sa casquette était trop grande,
mon béret était trop petit et me faisait
ressembler à un enfant de choeur. j'avais enfilé
ma veste de drap noir dans un pantalon qui
assemblé à la veste de mon copain aurait lui aussi
fait le bonheur d'un zazou. Il arrivait
péniblement au bas de mes mollets et laissait voir
à tout le monde ma misère vestimentaire. On
découvrait en effet au moins 5 cm de peau entre le
bas de mon pantalon et le haut de mes chaussures
et l'on en découvrait encore plus bas quand je
marchais,car le cuir qui composait mes souliers
manquait d'esprit de continuité etje devait
parfois me baisser pour rentrer dans sa coquille
un de mes "arpions qui se faisait la paire". Comme
le disait si bien BOUBOULE qui était fier à
l'occasion d'étaler ses connaissances argotiques.
Ainsi fagotés, nous avions vraiment l'air de ce
que nous étions à tel point que la veille, comme
nous traversions un village, un habitant nous
avait interpellé: - Alors les gars, on s'évade Et
comme nous faisions les étonnés il nous avait dit
en riant : - Non mais sans blague, avec des
affutiaux semblables et votre air flappi, vous
n'avez tout de même pas l'intention de me faire
croire des choses qui ne sontpas. Il avait l'air
d'un bon type et sans aucune crainte nous lui
avions confié notre secret. A ce moment, d'autres
habitants étaient passé, qui eux aussi furent mis
au courant. Et c'est les bras chargés de raisins
que nous avions quitté le village sous les
encouragements de ces braves habitants. Mais les
kilomètres s'ajoutaient aux kilomètres et nous
fûmes bientôt à l'orée du bois que nous avions
franchi sans renconter âme qui vive. Encore
quelques minutes de marche et bientôt nous
rencontrâmes les premières maisons d'un hameau
dont le nom s'est estompé de ma mémoire. Ce fut un
jeu pour nous de trouver la ferme qui nous était
recommandée,comme le dernier maillon d'une chaîne
que nous avions trouvée sans cesse cassée mais qui
s'était toujours reconstituée devant nous . La
FRANCE ne manquait pas de patriotes malgré les
nazis et les collaborateurs. Comme nous
approchions de la porte, un chien vint à notre
rencontre en aboyant furieusement. Comme il était
de petite taille, il ne fit pas grosse impression
sur nous et malgré sa colère nous n'hésitâmes pas
une seconde pour pousser la petite porte à claire
voie qui donnait accès à la cuisine. En même temps
que nous, par une porte intérieure, une grosse
personne à la figure rougeaude faisait son entrée
dans la grande pièce au plafond bas, où mêlées à
quelques meubles rustiques, des poules allaient et
venaient en picorant les miettes de toutes sortes
éparses sur les grosses dalles polies qui
constituaient le sol de cette cuisine commune à
bien des fermes de FRANCE. Il y eut d'abord une
longue minute de silence, pendant laquelle la
grosse dame nous regarda d'un air méfiant. -
Madame, lui dis-je, je viens de la part de
Monsieur X qui nous a dit que chez vous nous
pourrions trouver aide et assistance pour
continuer notre route. Nous sommes, vousvous en
doutez des prisonniers évadés. - Je ne veux pas le
savoir, me répondit-elle à ma grandesurprise. Et
puis je ne connais pas Monsieur X et puis qui me
dit que vous n'êtes pas de la Gestapo ? Nous
étions un peu habitués à ce genre de réponse mais
en me recommandant de Monsieur X je croyais voir
fondre la méfiance de mon interlocutrice comme
neige au soleil. Il n'en était rien et je dus me
lancer dans des explications nébuleuses et vagues.
Heureusement pour moi je me souvins à temps que
Monsieur X avait été emprisonné quelque temps avec
le fils de cette dame et je le lui rappelai. -
Attendez on va voir ! Et sur ces mots elle
s'éloigna par la porte qu'elle avait emprunté pour
venir. - Jean, Jean, entendîmes-nous appeler,
viens voir, des messieurs veulent te voir.
Presqu'aussitôt nous vîmes apparaître un grand
gaillard, élégamment habillé d'une tenue sportive,
et nous comprîmes qu'avec lui nous serions plus à
l'aise pour bavarder. Et en effet les
renseignements étaient exacts, seulement ce jeune
homme ne voulait pas retourner aux geôles nazies
et il ne fallait plus compter sur lui pour nous
aider dans notre entreprise. D'ailleurs il fallait
entendre la maman. - Méfie-toi, tu ne les connais
pas, je ne veux pas qu'on te fusille et patati, et
patata ! Nous étions desespérés et cela devait se
voir, car soudain prise de pitié, cette tendre
mère nous demanda brusquement : - Voulez-vous
manger ? Comme cette phrase chantait agréablement
à nos oreilles et quels accompagnements elle
éveilla à l'intérieur de nos corps affamés. Nous
n'avions pas besoin de répondre, notre estomac le
faisait pour nous. Et si j'étais de MARSEILLE je
vous aurais juré sans rougir qu'on aurait cru
qu'il y avait un chat dans la pièce. Nous étions
installés devant de grands bols pleins de café au
lait bouillant, d'innombrables tartines de pain
blanc jonchaient la table devant nous quand le
patron fit son entrée. C'était un grand paysan
placide et fort qui savait garder ses sentiments.
Après les formules de politesse, il se renseigna
sur le but de notre visite et réfléchit un bon
moment avant de répondre : - Mangez les gars,
après vous viendrez avec moi, nous dit-il, en nous
regardant franchement. Je ne vous ferai pas
franchir la ligne, mais je vous conduirai jusqu'à
l'entrée du village où elle passe. Après vous vous
débrouillerez. Vous comprenez c'est trop dangereux
maintenant et je ne vous cache pas que vous aurez
du mal. Tous les jours ils en arrêtent et même…
Arrivé là il se tut. C'est un peu plus tard que je
devais connaître la suite de cette phrase quand je
m'adressai à la garde barrière, au passage à
niveau d'une voie ferrée. Nous venions de quitter
le fermier qui avait fait trois ou quatre
kilomètres avec nous, dans un sentier bordé de
taillis et de ronces. Le brave homme avait le
regard triste en nous quittant et c'est sans
conviction qu'il nous avait crié : "Bonne chance
". Nous avions l'estomac garni et cela faisait
pencher le moral du bon côté. Une douche glacée
qui devait refroidir notre bel optimisme nous
attendait à la barrière. - Vous êtes des évadés
messieurs n'allez pas plus loin. Pas plus tard
qu'hier ils en ont tué un qui voulait passer la
ligne. Il y a la LOUE et ce n'est pas facile.
Essayez plus loin, je vous le conseille. Il était
trop tard pour reculer. On nous avait dit :
"Passez vers Mont sous Vaudrey ". On passerait
vers Mont sous Vaudrey. Le regard d'un prêtre
assistant un condamné à mort ne doit pas être plus
éloquent que le regard qui nous accompagna, quand
d'un air décidé, nous franchîmes la voie ferrée.
Un chemin communal descendait vers le village que
l'on voyait à 300 mètres de là. Il faisait
maintenant un soleil magnifique et en toute autre
circonstance j'aurais pris plaisir à regarder le
frais tableau qui s'offrait à notre vue. Mais une
pensée obsédante venait maintenant me harceler.
C'était deux jours avant notre départ que mon ami
FORAIN le pessimiste m'avait fait une confidence :
- J'ai fait un rêve. BOUBOULE s'évadait et était
tué. Je me méfierais si j'étais à ta place ! A ce
moment je me suis contenté de hausser les épaules.
Mais maintenant ? BOUBOULE m'avait toujours suivi
aveuglément. Il m'avait dit franchement au départ
: - J'te suis, tu te démerderas avec la carte et
la boussole moi j'ai le ravito et je serai là dans
les coups durs ! Et pendant 16 jours notre entente
avait été parfaite, nous soutenant mutuellement,
nous avions vaincu tous les dangers, surmonté
toutes les difficultés mais jamais comme
aujourd'hui je n'avais senti combien était grande
ma responsabilité. Et au fur et à mesure que les
pas s'ajoutaient aux pas, les mètres aux mètres je
voyais devant mes yeux se dessiner une image. Mon
copain le corps percé de balle et je sentais la
malédiction de la mère, de la petite fiancée qui
attendait là-bas en NORMANDIE, s'appesantir sur
mes épaules. Je n'en avais rien dit à mon
compagnon mais je voyais que lui aussi était
inquiet. Il sentait toute la portée de nos actes
en présence du danger grandissant et sa pensée
vint se préciser sur ses lèvres. - Dis, tu crois
vraiment qu'on peut se faire casser la gueule ? Il
est des circonstances où le mensonge est difficile
et le seul moyen d'atténuer les craintes de mon
copain était de répondre en blaguant. - Alors mon
pote, t'as les foies, maintenant. Je t'aurais cru
plus gonflé, petite nature qui craint pour sa
petite peau. Avec une gueule comme la tienne,
casser sa pipe ça doit être un soulagement !
BOUBOULE riait facilement c'est donc avec le
sourire qu'il me traita gentiment de "grande vache
". Vous savez qu'entre P.G. on ne se formalisait
pas beaucoup des qualificatifs plus ou moins
grossiers qu'on se distribuait sans modération et
j'encaissais sans rien répondre. A un détour du
chemin, une maison nous apparut vers laquelle
j'allais sans hésiter. Un unijambiste était sur le
seuil de la porte et nous regardait venir d'un air
méfiant. Je le mis au courant en deux mots et lui
demandai s'il pouvait nous faire passer. - Pas
question, nous répondit-il, le pont est gardé.
C'était bon au début où on passait avec une
fourche sur le dos. Maintenant il n'y faut plus
compter. Je fouillai dans ma poche et je sortis
mon portefeuille. Je regardai notre homme à la
dérobée et je vis une lueur intéressée briller
dans son regard. Allons ! peut-être se
laisserait-il convaincre. D'un air négligeant je
sortis notre unique billet de 100 F et je
l'exhibais triomphalement aux yeux de notre
interlocuteur. A ma profonde stupeur je vis une
moue dédaigneuse plisser le coin de ses lèvres et
je compris que j'avais perdu la partie. Pourtant
100 F ! Quand j'y songe maintenant je me fais
pitié. Vous avez tous été comme moi, camarades
P.G. et je suis certain, que dans d'autres
circonstances au retour, vous avez eu de pareils
moments de stupéfaction devant le peu de pouvoir
attractif de notre franc. 100 F, nous étions en
Octobre 1942 et depuis quatre ans j'étais soldat,
100 F c'était beaucoup pour moi. Evidemment très
peu pour les autres qui touchaient des sommes
mirobolantes pour faire parvenir de riches et
généreux clients en zone libre et je comprends
très bien qu'un monsieur intéressé se souciait
autant de mes 100 F que moi de ma première
chemise. Quoiqu'il en soit je ne voulus pas
m'avouer battu et j'implorai un simple tuyau qui
nous permettrait de passer avec un minimum de
risques. Il ne voulut rien savoir et lui aussi
nous dit qu'il tenait à sa peau. - J'ai un champ
de l'autre côté, je vais y aller tout à l'heure
etje pourrais peut-être vous renseigner sur la
garde du pont. C'est tout ce que je peux faire
pour vous. Je serai de retour à midi. Au revoir !
Et sur ces mots il nous quitta. Avec regrets nous
le vîmes s'éloigner, claudicant sur son pilon
emportant avec lui encore un peu de notre espoir.
Pendant la conversation, un gamin d'une douzaine
d'années s'était approché. Je lui demandai s'il ne
pourrait pas nous cacher en attendant le retour de
son père. Il nous conduisit alors dans une baraque
en planches qui s'élevait non loin de là. Elle
était complètement vide et servait de bergerie,
ainsi que l'attestait le sol complètement
recouvert de fiente fraîche. Evidemment ce n'était
pas l'idéal, mais nous nous trouvions là dans une
sécurité relative, qui nous permettrait de nous
concentrer pour l'ultime effort. Je rappelai une
dernière fois à BOUBOULE les précieux conseils que
nous avions reçu la veille. Nous ne devions
conserver sur nous aucun papier d'identité; rien
qui puisse nous trahir si nous étions repris. Nous
nous étions débarrassés de la presque totalité de
nos affaires chez un Résistant des environs de
VESOUL, et ce dernier devait en faire un paquet
pour nos familles. Mais deux précautions valent
mieux qu'une et un dernier recensement fut décidé.
J'étalai le contenu de mon portefeuille sur le
bord de la cloison et je priai mon camarade d'en
faire autant. Je me débarrassai de mon livret
militaire et de quelques photos, puis je regardai
mon copain. Soudain je sursautai. BOUBOULE
contemplait d'un air attendri une petite photo de
sa fiancée. Au dos de cette précieuse image
s'étalait un superbe "Geprüft, Stalag XII D ". -
Bon dieu, BOUBOULE veux-tu me foutre cette photo
en l'air ! - De quoi ! t'es malade ? me
répondit-il ébahi. - Mais regarde derrière ! si on
est coincé on est foutu. BOUBOULE regarda, sembla
réfléchir puis remettant la photo dans son
portefeuille me dit d'un air résolu : - Non je ne
la jetterai pas ! Mais je ne veux pas me faire
prendre pour une pareille bêtise ! Il fallait la
laisser à Vaivre. - Tu sais que si on est pris on
se fait passer pour des gars du Midi venus
travailler en zone occupée et qui retournent
clandestinement chez eux, les travaux agricoles
terminées.On sera fouillé mis en cabane. S'il n'y
a pas depreuves on peut encore s'en tirer mais
s'ils trouvent ton "Geprüft" tu penses . J'étais
hors de moi. Mon ami s'entêta : - Non, non et non.
Je ne la jette pas. Alors ce fut lamentable.
Pendant une demi heure nous nous jetâmes au nez un
tas de vilaines choses qui auraient dû nous fâcher
à mort. - Moi j'ai fait tout le boulot ! ! moi je
t'ai donné à bouffer ! etc etc. Nous étions prêts
aux coups, nos nerfs fatigués nous rendaient
exécrables et je pris la décision de partir seul
sans attendre le retour du propriétaire de la
baraque. - Moi je reste, salut, me dit BOUBOULE.
Au moment de franchir la porte je me retournai une
dernière fois et… je revins sur mes pas les larmes
aux yeux. BOUBOULE me tendait la main en disant :
- Ce qu'on est con mon vieux, s'engueuler comme ça
après ce qu'on a fait ensemble. Tiens la photo… Un
dernier regard qui s'attendrissait,
s'attendrissait. J'eus pitié de sa peine et je lui
fis part d'un compromis. Il n'y avait qu'a
dédoubler la photo. C'était simple et je
regrettais de n'y avoir pas songé plus tôt. -
Alors vas-y, je te suis. Adieu va, me dit mon
copain, l'opération terminée. Je risquai un oeil
hors de la bergerie et ne voyant personne je
sortis. Nous savions que les Allemands étaient
installés au centre du village et que le pont
était gardé à l'autre extrémité du pays. Je
décidai donc de suivre l'agglomération
extérieurement, à travers champs. Nous fûmes vite
remarqués par quelques habitants et je m'arrêtai
près d'une jeune fille pour lui demander l'endroit
exact de la ligne. - Vous voyez le pont, là bas, à
300 m. Mais at-tendez je vais chercher des
jumelles et vous pourrez mieux vous rendre compte.
Deux minutes après, j'inspectais la zone à
traverser et je ne remarquai rien d'anormal. -
Croyez-vous que le pont soit gardé ? demandais-je
à mon interlocutrice. - Plus que probable, me
répondit-elle. Ils se cachent dans l'herbe à
proximité du pont etarrêtent tous ceux qu'ils ne
connaissent pas. Il n'y a qu'à la relève qu'il se
produit parfois un battement de quelques minutes.
Mais je ne vois rien à la jumelle et je ne saurais
vous renseigner exactement. En plus de cela
méfiez-vous d'un très bon tireur qui s'em-busque
dans les buissons pour faire un carton. Il en a
déjà quelques-uns à son actif. C'était rassurant
en effet et je vous prie de croire que BOUBOULE et
moi on faisait plutôt une drôle de gueule. A vrai
dire je ne me sentais plus très bien dans mon
assiette et je ne puis mieux comparer l'impression
ressentie à ce moment qu'à celle que j'avais
éprouvée en sortant de notre tranchée en 40 alors
que les Boches nous attaquaient. A ce moment
j'avais été en proie à une peur carabinée, une
peur à faire dans ma culotte, puis j'étais sorti
et j'avais trouvé un autre homme sur le parapet,
un homme qui s'en foutait, qui avait dit adieu à
tout et qui marchait vers les balles, presque le
sourire aux lèvres. C'était exactement le même
homme qui dit à BOUBOULE en le prenant par le bras
: - Allez vieux frère, on y va ! ! Le même FUFU
qui était resté au fond de la tranchée en 40 resta
aux pieds de la jeune fille ébahie qui nous
regarda disparaître d'un air admiratif. J'ouvre
ici une parenthèse. Il est assez délicat de parler
de soi, et si je ne savais, mes camarades, que
sans être des héros vous avez tous éprouvé, soit
pendant la guerre, soit en captivité, soit pendant
l'évasion des transformations semblables à la
mienne, à la nôtre plutôt, puisque mon compagnon
était exactement comme moi je n'aurais pas écrit
ces lignes. J'ai connu la peur, la grande peur et
je l'avoue sans honte, mais je sais depuis la
guerre qu'il y a en tout homme normal, un autre
homme qui agit et pense différemment du premier.
C'était donc deux individus nouveaux qui
marchaient vers la liberté ou la mort, deux
individus qui marchaient, marchaient vers le pont,
vers l'inconnu. Là était le terme de leur
angoisse, de leurs souffrances, là vers ce but qui
se rapprochait, se faisait plus précis. La
liberté, la mort, l'un ou l'autre mais plus la
captivité non, c'était fini, il fallait passer à
n'importe quel prix. Une petite voix se fit
entendre en moi, bien timide : "Arrête ". C'était
la voix de la raison qui se manifestait. "Fous, où
allez-vous où allez-vous ? ". Je passai la main
sur mon front brûlant. - Arrête BOUBOULE ! Encore
quelques pas et mon copain se retourne surpris. -
Quoi, tu es fou, tu te dégonfles ! Et la chance
alors ? Voila seize jours qu'on l'a avec nous et
tu n'as plus confiance ! C'est lui maintenant qui
m'entraîne. Nous sommes à 200 m du pont et je sens
qu'il l'attire comme un aimant. La voix de la
raison se fait plus forte en moi et désignant un
tas de bois à vingt mètres de là je fais signe à
BOUBOULE de s'allonger derrière. Je lui parle
durement : "Allez couche-toi" et je me jette à
côté de lui. Je tire ma montre. Il est midi et
demi. - Attendons ! lui dis-je. - Attendre quoi ?
me demande mon bouillant compagnon. - La chance !,
lui répondis-je. Tais-toi et observe ! Et pendant
une demi heure, nous avons regardé de tous nos
yeux sans rien voir d'insolite. Notre esprit se
reposait, nos nerfs se calmaient et bien vite,
notre estomac vint nous rappeler que partout
ailleurs, les gens étaient à table et qu'il aurait
grand plaisir, lui aussi à recevoir sa petite
portion journalière. Malheureusement, les musettes
étaient vides. Il y avait bien un pommier à
cinquante mètres devant nous mais en terrain
découvert on risquait de se faire repérer.
Pourtant il fallut se résigner à aller à la
cueillette car il est vrai que les émotions
creusent et en fait d'émotions, depuis quelque
temps nous étions servis. C'est en pensant à
l'adroit tireur que nous décidâmes de confier à la
courte paille le soin de désigner celui qui irait
faire la cueillette. Cela peut vous sembler
ridicule, mais je vous prie de croire que nous
n'avions pas envie de rire en ce moment où le
hasard seul présidait à notre destin. C'est avec
un petit pincement au coeur que je vis BOUBOULE
s'éloigner en rampant. S'aidant des genoux et des
coudes, il progressait rapidement et je le vis
bientôt s'élever lentement le long du pommier. Une
petite détente, une basse branche est atteinte,
une secousse puis une autre. Une pluie de pommes
s'abat avec un bruit mou dans l'herbe tendre de la
prairie. Là bas près du pont rien n'a bougé.
Maintenant, à plat ventre sous l'arbre, mon
compagnon de misère entasse le butin dans sa
musette puis refait en sens inverse le chemin
parcouru il y a un instant. J'ai maintenant sa
bonne bouille rouge près de moi, alors que tout
fier de son exploit il vide le contenu de sa
musette sur mes genoux. Il est heureux mon copain
et je le suis plus encore que lui. Nous n'avons
plus faim. Nous avons bien mangé sept à huit
pommes. L'idée que nous avons commis un vol ne
nous a pas coupé l'appétit et c'est béatement
allongés que nous inspectons la zone à franchir.
La route qui mène au pont passe à dix mètres de
nous et depuis deux minutes un gamin qui s'amuse
avec un vélo passe et repasse tout en nous
ignorant. Je le siffle doucement et je lui fais
signe de s'arrêter en face de nous. Il doit être
au courant de nos intentions car il descend de
vélo et fait mine de bricoler après. Je m'approche
de lui en rampant : - Dis, petit gars, veux-tu
aller voir si le pont est gardé, tu nous feras
signe en passant ! - Oui monsieur, attendez moi 5
minutes ! Quelque temps après nous le vîmes
revenir et de nouveau il s'arrêta près de nous. -
Il y a deux Boches couchés dans l'herbe, le fusil
entre les bras ils veillent. - Bon merci. Vas-t-en
maintenant, tu es un brave petit Français. Fier du
résultat de sa mission, le brave gosse nous quitta
en nous disant : - Bonne chance, on est avec vous
dans le pays. Je fis remarquer à mon copain le
grand danger auquel nous venions d'échapper. Que
serait-il advenu si nous avions continué ? Et ce
fut de nouveau l'attente. Qu'espérions-nous
exactement ? Ainsi que je l'avais dit à mon
coéquipier, la chance, le hasard, une de ces
choses imprévisibles qui règle votre sort en
l'espace d'un éclair. Mais nous commençions à
trouver le temps long et je consultais fréquemment
ma montre. Une heure, une heure un quart, une
heure et demi. Soudain la main de BOUBOULE se
crispa sur mon bras : - Regarde ! Je portai les
yeux sur l'endroit indiqué. Là-bas, à vingt mètres
du pont, une silhouette, puis une autre
émergeaient lentement des taillis vert sur vert on
distinguait vaguement deux feldgrau qui
s'étiraient, les membres ankylosés par une longue
faction. L'ennemi était là. Je sentis mon coeur
battre plus violemment dans ma poitrine, sur mes
tempes et j'éprouvai une sensation bizarre au
creux de l'estomac. Je dus faire un effort pour
appeler l'air à pénétrer plus largement dans ma
poitrine oppressée et je me dressai à demi sur mes
genoux. L'action allait commencer. Nous étions au
point crucial de notre évasion. A deux cents
mètres de nous était la liberté. - Attention
BOUBOULE prépare-toi à bondir. Recommandation
superflue. Mon copain était prêt lui aussi. Là-bas
les Boches se promenaient de long en large puis
nous les vîmes s'avancer sur la route. Ils
venaient vers nous. Cent mètres, maintenant on
distingue les fusils. Cinquante mètres. Comme ils
ont l'air jeunes ces conquérants. Seront-ils nos
assassins ? Vingt mètres, dix mètres. Le bruit de
leurs bottes sur la route semble nous écraser. Ils
parlent, ils rient je ne regarde plus car j'ai le
nez collé dans la terre. Les pas s'éloignent. A
vingt mètres sur notre droite se dresse une maison
derrière laquelle ils disparaissent. Deux cris ont
jailli. - BOUBOULE, FUFU, en avant ! Et c'est la
course, à la vie, à la mort. Nous ne pensons plus,
nous courons, nous volons, le regard fixe sur le
pont qui grossit, grossit. Le voilà, nous
l'abordons, il est désert et derrière on ne tire
pas. Sauvés alors ? Pas encore ! ! Qu'il est long.
Cinquante mètres au moins comme il résonne sous
nos pas. Boum, boum, boum ! Enfin le bout. Ah… des
barbelés. A plat ventre nous rampons, nous nous
déchirons mais nous passons. Et nous voilà courant
de nouveau sur la rive gauche de la LOUE, encore
100 mètres. Nous n'en pouvons plus. Je trébuche
dans une pancarte tombée à terre. La curiosité
l'emporte sur la prudence. Je me baisse en hâte.
"Demarkationlinie ". Bon dieu nous sommes encore
sur la ligne. Nous repartons de plus belle, le
souffle court. Une voiture hippomobile vient à
notre rencontre conduite par une femme. Nous
fonçons dans sa direction. - Madame, zone libre ?,
parvins-je à articuler. - Oui ! ! Ça y est. Alors
c'est du délire, de la folie. Nous pleurons.
BOUBOULE et moi, nous rions, nous trépignons, nous
crions pendant cinq minutes. - Ça y est BOUBOULE,
ça y est FUFU. On est sauvé ! La brave femme qui
nous regarde pleure elle aussi. D'un geste elle
nous indique le premier village libre de FRANCE. -
Allez mes enfants. On vous attend là bas. BOUBOULE
me prend par le bras, puis soudain se dégage et se
tourne vers la ligne que nous venons de franchir.
Tel un petit coq de bataille dressé sur ses
courtes pattes, tendant un poing vengeur vers
l'Est, à pleins poumons il crie : - Eh, les Boches
on vous emmerde maintenant. Je pourrais m'arrêter
là. Quelle plus belle conclusion pour cette
histoire vécue. Pourtant ces lignes, dédiées à
tous ceux qui ont aidé les évadés doivent
mentionner également l'admirable travail fait par
ceux qui attendaient en zone libre, ceux qui le
jour, la nuit veillaient pour nous accueillir,
nous soigner, nous chérir ! Qu'ils furent doux,
mes amis, ces premiers pas de liberté ! Nous nous
tenions par le cou, mon camarade et moi, serrés
comme deux amants et nos yeux extasiés s'ouvraient
enfin sur la vie qui nous environnait. Tout nous
souriait, l'herbe était plus verte, le ciel plus
bleu et le soleil versait de l'or dans nos coeurs.
Aux premières maisons on nous souhaita la
bienvenue et on nous indiqua un café où nous
devions nous rendre. Quand nous ouvrîmes la porte,
une dame qui était là nous dit : "enfin!!" Et,
tenez-vous bien, mes amis, nous fit asseoir à une
table où deux couverts étaient mis. On nous
attendait. Comme la surprise devait se lire sur
notre visage, la patronne nous dit en souriant : -
Ne soyez pas étonnés messieurs. On nous avait
prévenu que deux prisonniers voulaient passer la
ligne et nous vous attendions. Je commençais à
trouver le temps long, nous dit-elle encore, car
je dois vous avouer qu'en plein jour et sur le
pont… C'est encore cette même phrase que nous
devions entendre un peu plus tard, quand nous
faisions notre petit "tour d'honneur" dans le
village en attendant l'auto qui devait nous
emmener au Centre d'Accueil de Mont sous Vaudrey.
- Vous êtes gonflés les gars. Passer la ligne sur
le pont, en plein jour et sous le nez des Boches.
Chapeau! Ainsi s'exprimait un brave commerçant
venu de zone occupée en voiture et qui nous dit
encore : - Je vais aller rassurer les autres de
l'autre côté et je vous assure que votre exploit
fera bien des contents. Braves gens que de merci
l'on vous doit vous qui de Guiderkirch en LORRAINE
à CHASSEY dans le JURA, vous tous qui nous avez
aidé au risque de votre vie et vous tous encore,
ceux qui anonymes, par votre bonté, votre
désintéressement, avez contribué à nous faire
oublier nos fatigues, nos peines, vous qui nous
avez hébergé nourri et choyé d'un côté et de
l'autre de la ligne de démarcation, à vous tous
Français et au nom de mes camarades évadés, je
dédie ces modestes lignes qui ne veulent être
qu'un remerciement qui vient d'un coeur qui ne
saurait vous oublier. Jamais.
.c.LA VIE SOUS L'OCCUPATION
Ça y est nous sommes en zone
libre. Ainsi que je l'ai écris dans mon récit "LE
DERNIER JOUR" nous avons fait le tour du village
en attendant la camionnette qui doit nous emmener
au Centre d'Accueil de Mont-sous-Vaudrey. Avec mon
copain nous vivons sur un nuage et dans la voiture
qui nous emporte nous restons silencieux,
savourant notre bonheur. Pendant 17 jours j'avais
été constamment sous tension, ne me relâchant
jamais totalement. Maintenant que tout était
terminé je ressentais une grande lassitude
s'emparer de moi. Je pouvais enfin me laisser
aller, l'esprit totalement dégagé mais cette
volonté qui m'avait si longtemps soutenu et avait
masqué ma fatigue n'avait plus de raison de
m'habiter. J'étais libre ! Il faut avoir vécu une
semblable épopée pour connaître le prix de ce
simple mot: LIBERTE. C'était formidable mais à
quel prix ? Il me tardait de passer entre les
mains des médecins pour établir un bilan. J'avais
l'intestin infesté de parasites blancs et rouges
récoltés dans l'eau des mares et des ornières.
J'étais amaigri à un tel degré que je me faisais
peur en me regardant dans une glace. J'avais le
blanc des yeux qui virait au jaune et je
ressentais une douleur dans le flanc droit, du
côté du foie. Je ne m'étais pas arrêté à ces
choses tout le temps de mon voyage mais maintenant
j'avais le temps de penser à moi et j'allais me
préoccuper sérieusement de retrouver tous mes
moyens. Le Centre d'Accueil de Mont-sous-Vaudrey
était vide de tout occupant et nous fûmes choyés
comme des héros. L'exploit que nous avions
accompli en franchissant la Loue en plein jour,
cette rivière qui plus tard servit de thème où
film "La ligne de démarcation" avait eu des échos
jusqu'ici et nous recevions la visite de braves
gens qui nous regardaient un peu comme des bêtes
curieuses et nous posaient un tas de questions
auxquels nous n'avions pas envie de répondre. Il
nous fallait digérer dans le calme le résultat de
notre odyssée. Aussi est-ce avec plaisir que nous
partîmes pour LONS-LE-SAUNIER pour être ensuite
dirigés sur BOURG-EN-BRESSE où nous fûmes pris en
charge par l'Autorité Militaire. Interrogatoires,
vérifications d'identité, contrôle sanitaire. Tout
y passa. Conclusion des médecins: coeur, poumons,
très bien; foie légèrement hypertrophié; intestin
à nettoyer. Poids 57 kgs. J'en pesais 67 kgs chez
mon paysan allemand. J'avais laissé 10 kgs dans
mon voyage. BOUBOULE était moins abîmé car en plus
de sa robuste constitution il avait vécu une
captivité relativement tranquille chez son paysan.
Néanmoins le médecin nous conseilla vivement
d'aller nous refaire une santé au Centre d'Accueil
Pour Convalescents à BAGNERES-DE-LUCHON avant
d'aller à TOULOUSE où nous serions rendus à la vie
civile. Dès que nous le pûmes, munis d'un titre de
transport et d'une attestation d'évasion nous
prîmes le train pour LYON où il nous arriva une
petite histoire amusante. Alors que nous étions
dans le tramway, habillés de la fameuse tenue kaki
Pétain que l'on nous avait remise à
BOURG-EN-BRESSE, peu au courant des prix
pratiqués, je demandai au receveur, s'il y avait
une réduction pour les militaires. Il s'esclaffa
bien fort, prenant les voyageurs à témoin de mon
outrecuidance : - Non mais des prix pour les
militaires, ça va pas... d'où sortent-ils ces deux
là. - Du stalag XII D, nous sommes des évadés,
nous arrivons d'ALLEMAGNE et nous regrettons de ne
plus savoir comment cela se passe dans notre pays.
Excusez-nous ! Le type piqua un fard terrible
alors que les gens nous regardaient avec
sympathie. Il bredouilla quelques mots en
encaissant ses billets et BOUBOULE et moi nous
nous contentâmes de nous marrer doucement. Après
un voyage sans histoire ou presque car nous avions
vu dans un compartiment, gardés par des gendarmes,
des Juifs qui allaient être livrés aux Allemands.
J'avais pu parler avec une jeune fille qui ne se
faisait aucune illusion sur le sort qui leur était
réservé et nous étions impuissants devant ce
spectacle lamentable. Nous arrivâmes à LUCHON par
une belle journée d'Octobre et nous prîmes une
chambre à deux lits car nous étions devenus comme
les deux doigts de la main. Dès notre arrivée en
zone libre nous avions avisé les êtres qui nous
étaient chers de notre réussite. Au Centre, la
bouffe était d'assez bonne qualité et des soins
appropriés à notre état nous furent dispensés.
Nous allions à l'établissement thermal nous faire
doucher à la lance et cela faisait sourire
l'infirmier de voir nos mines réjouies. Nous
étions comme des gosses en récréation. Avec
d'autres évadés nous faisions de grandes
randonnées en montagne et chaque matin je faisais
de la culture physique. Je me sentais revivre en
mon corps martyrisé, par les privations et les
efforts inhumains que je lui avais imposé. Au
hasard d'une promenade il me fut donné de faire la
connaissance de la femme d'un banquier bruxellois
dont le mari croupissait dans un oflag. Nos
relations furent purement amicales et mes
camarades et moi avons quelquefois profité de ses
largesses. Elle me prêta même un superbe appareil
photo qui me permit de faire quelques précieux
souvenirs. La ville était très animée car de
nombreuses personnes ayant fui l'Occupation
s'étaient réfugiées à LUCHON. Je repérai même des
Allemands, alliance dans la main droite, façon de
se tenir à table enfin à mille petits détails que
je connaissais pour avoir vécu avec eux. Ils
devait s'agir de gestapistes en mal de
renseignements mais le 2ème bureau français nous
avait demandé de nous tenir sur nos gardes et nous
étions tous discrets sur les aides que nous avions
reçu. Un jour le traître Philippe HENRIOT vint
faire un exposé sur la Collaboration et tout le
ban et l'arrière ban de la Légion et autres
groupements furent mobilisés. Les responsables du
Centre, inquiets de la réaction possible des
évadés profita de l'évènement pour donner une
grande fête coïncidant avec la séance de
propagande. BOUBOULE et moi, bien décidés à nous
opposer aux mensonges, après avoir tenté
d'entraîner les autres avec nous mais sans succès,
nous partîmes pour la conférence. Vite repéré par
les gorilles grâce à nos costumes Pétain, une fois
installés, nous nous vîmes entourés, encadrés par
un groupe de Collabos bien décidé à nous faire
taire. Je dis à BOUBOULE : - On ne fait pas le
poids, on se contentera de se marrer à toutes les
conneries que l'autre ordure débitera. Et nous
tînmes parole, rigolant franchement quand l'autre
abruti se mit à vanter les mérites du Grand Reich
qui, entre nous, à la même époque commençait à
drôlement dérouiller du côté de STALINGRAD. Nos
voisins nous jetaient des regards furibonds mais
nous n'en avions cure et de retour à l'Hôtel des
Pyrenees où était notre Centre je dis aux copains
: - Vous avez drôlement perdu à ne pas nous
suivre. On aurait pu foutre un sacré bordel dans
ce Centre de Collabos. Après 15 jours de repos
ayant retrouvé mes forces et ayant besoin
d'argent, je m'embauchai comme manoeuvre sur un
chantier. Après mon travail j'allais me promener
sur les allées d'ETIGNIES et je fis la
connaissance de charmantes filles qui n'étaient
que des copines. Pourtant l'une d'elles, alors
qu'elle allait repartir chez elle, à FOIX, me fit
en rougissant une proposition étonnante : - Venez
chez moi après votre séjour. Voici mon adresse. Je
vous y attendrai, je saurai m'occuper de vous. Je
suis couturière et assez aisée. Je fus surpris et
embarrassé. Jamais je n'aurai songé que la petite
ALICE, que d'autres copains draguaient en vain,
put s'intéresser à moi car je n'avais rien fait
qui puisse prêter à équivoque. Je ne pus que lui
répondre "peut-être" en lui tendant la main pour
lui dire : "Au revoir ". Mon dieu, aurai-je la
force de résister encore longtemps à l'appel des
sirènes. Je reprenais du poids, mes parasites
intestinaux avaient disparu et chaque jour
davantage le désir d'une femme venait me visiter.
Je ne pensais qu'à LUCETTE. Bien que notre amour
se fut développé uniquement par correspondance, je
voulais tenir jusqu'à notre entrevue à une date
incertaine, car elle habitait en zone occupée.
Mais je sentais que j'allais finir dans la peau
d'un obsédé sexuel, ou d'un refoulé Notre stage
terminé nous prîmes le train pour TOULOUSE où
notre démobilisation devint effective. L'heure des
adieux avait sonné. BOUBOULE et moi allions partir
chacun vers notre destin avec la promesse (non
tenue) de nous revoir un jour. C'est en pleurant,
incapable de contenir notre émotion que nous nous
séparâmes, nous remerciant mutuellement, lui, de
l'avoir amené à bon port suivant la promesse faite
un soir à l'AK 791 MOSBERG, moi, pour l'aide, le
soutien qu'il m'avait apporté. Merde BOUBOULE.
Merde FUFU. Ça y est, je viens de tourner une
nouvelle page du Livre de ma Vie. Je pris le train
pour CLERMONT-FERRAND afin de retrouver mon
camarade Roland CHAILLOUX avec qui j'avais renoué
le contact. Quand j'arrivai le soir, je fus dirigé
sur un Centre d'Accueil pour les paumés de mon
espèce. N'ayant pas mangé depuis le matin, on me
fit asseoir à une table de restaurant où un jeune
gars vint s'installer. Il était vêtu de l'uniforme
des chantiers de jeunesse et à peine à table se
mit à me raconter ses histoires de chambrées, sa
vie avec ses copains, ses démêlés avec ses chefs.
Il parla ainsi longuement alors que je me
restaurais. Puis voyant que je le regardais sans
répondre il me questionna : - Et toi d'où viens-tu
? - D'ALLEMAGNE. Je suis un évadé. Le petit gars
rougit violemment en me disant : - Excusez-moi
monsieur, je ne pouvais pas savoir. Il s'empressa
de finir son repas et me quitta rapidement. Je
n'avais pas bougé. Je me rendais compte que
j'étais devenu un autre homme, avec des
casseroles, nombreuses, à trimballer. Dans quel
tourbillon infernal le petit moustachu m'avait-il
entraîné ! Enfin demain je verrai Roland. Je
chercherai du travail. Je m'organiserai. Je
n'avais que 63 F en poche, mais j'avais un petit
pécule à toucher. Je pourrai me chercher une
chambre. Pour cette nuit j'irai coucher au camp F
à MONTFERRAND. Ce camp servait de transit pour les
réfugiés de passage et pour une fois cela ferait
l'affaire. Le lendemain matin je quittai le camp F
et arrivé sur la place principale de MONTFERRAND
je vis arriver vers moi, un side-car monté par
deux soldats allemands en armes. Je me frottais
les yeux pensant : "Je dois rêver, nous sommes en
zone libre ". Mais non, ils s'arrêtèrent à ma
hauteur et m'interpellèrent en allemand me
demandant leur direction. Je leur répondis dans
leur langue que je ne pouvais les renseigner car
je n'étais pas du pays. Ils s'étonnèrent de ma
connaissance de l'allemand et me demandèrent où
j'avais appris à parler. - In die Schule ! (- A
l'école !) - Ach ! Gut ! et ils démarrèrent me
laissant abasourdi. Je rencontrai des gens
consternés et j'allais aux renseignements. En
réponse au débarquement allié en AFRIQUE, les
Allemands, à 7 h du matin, le 11 Novembre 1942
avaient franchi la ligne de démarcation. Ainsi,
après tant d'épreuves pour ne plus les voir,
j'allais de nouveau les côtoyer. Ils allaient
gâcher la joie de revoir mon copain. J'avais
rendez-vous place de JAUDE en face de la banque où
travaillait mon ami. C'est à pied, car la marche
était devenue une habitude, que je me dirigeai
vers le centre ville. Quand nous nous reconnumes,
nous fonçâmes l'un vers l'autre et nous nous
étreignimes avec l'émotion que l'on devine. Les
gens qui nous ont vu ont dû penser : "Encore deux
pédés" mais nous, on s'en foutait, on avait tant
et tant de choses à se raconter. Il me dit entre
autres qu'il me ferait connaître son cousin,
professeur de mathématiques et m'indiqua les
organismes à contacter pour trouver du travail et
remplir les formalités nécessaires à cette époque.
Tout était rationné, il fallait des bons pour tout
acheter. Avec de l'argent, par contre on trouvait
ce qu'on voulait le marché noir était roi.
L'arrivée des Allemands lui avait filé un rude
coup car il n'avait pas comme moi d'états d'âme à
leur sujet. C'étaient tous des pourris et c'était
une race à exterminer. Il me donna des nouvelles
de Michel qui avait changé de kommando et en le
quittant nous nous promîmes de nous revoir chaque
jour, sur la place de JAUDE, devant sa banque. Je
m'occupai ensuite de trouver un petit
hôtel-restaurant pas cher à proximité du Centre,
je fis des démarches et trouvai, grâce à la maison
du prisonnier un emploi dans un organisme de la
Légion où des femmes de prisonniers
confectionnaient des colis pour la CROIX-ROUGE,
colis destinés aux gars restés derrière les
barbelés. Cela me convenait à merveille. Ne pas
travailler à l'effort de guerre allemand, pouvoir
m'occuper des copains toute la journée, que rêver
de mieux. Une seule ombre au tableau. La Légion
était un organisme pétainiste et comme j'étais
combattant on me demanda d'y adhérer. Je refusai
poliment en disant que pour la Collaboration on
verrait plus tard et je dois avouer que ma
décision fut respectée. Mon salaire n'était pas
terrible mais correct. Les femmes de prisonnier
étaient gentilles avec moi, quoique certaines se
montraient jalouses de mon évasion réussie. Il y
avait aussi les aigries qui traitaient leur mari
de "couilles molles" parce qu'il ne faisait rien
pour venir les rejoindre. J'arrondissai les angles
dans la mesure de mes moyens. Il y avait également
les sensuelles en état de manque et il me fut
facile de les repérer. J'avais mis mon honneur à
respecter les femmes de prisonnier. Mais je ne
puis passer sous silence deux aventures qui
auraient pu me faire manquer de paroles. Un jour
une petite rousse, que je devinais ardente, me
demanda de transporter chez elle une caisse de
petit bois. J'accèdai volontiers à sa demande et
ayant déposé ma caisse dans son modeste logement
elle me pria de rester. - Je vous invite à dîner !
J'y consentis avec bon cœur car elle avait une
petite fille de 7 ans qui m'éviterait toutes
tentations. Hélas ma petite rousse fit manger la
gamine avant nous et s'empressa de la coucher dans
le lit unique qui occupait le fond de la pièce.
Mais la petite fille continuait à regarder ce qui
se passait dans la pièce et sa maman lui intima
l'ordre de regarder le mur et de dormir. Puis elle
sortit des œufs, s'activa, mit du vin sur la table
et prépara une véritable dinette d'amoureux. En
moi-même je me disais : "FUFU, à côté de ce qui se
prépare, ton évasion c'était de la merde. C'est
maintenant que tu dois te montrer héroïque. "
J'eus droit à la grande scène de la séduction.
Après le dessert mon interlocutrice saisit une
mandoline et joua pour moi des airs langoureux.
Ses yeux me fixaient avec intensité et quand,
passant derrière moi elle posa sa mandoline sur
mes genoux, penchée sur ma nuque, ses seins se
frottant à mon dos, alors que deux bras frais et
parfumés encadraient ma tête, je crus défaillir.
Elle murmura à mon oreille : - Je vais vous
apprendre à jouer, prenez la mandoline. Je lui
obéis et toujours écrasée contre moi elle se
saisit de mes deux mais qu'elle guida sur
l'instrument. Affolé, ayant peur que les boutons
de ma braguette partent dans tous les azimuths,
tellement la pression était grande et à cette
époque nous ne portions pas de slip, je me levai
brusquement. - Excusez-moi madame, je dois partir,
pour moi les femmes de prisonniers sont sacrées.
Merci pour tout. Son regard s'était porté sur la
bosse que faisait mon pantalon et j'en fus
heureux. Au moins je ne passerai pas pour un
ennuque mais je continue de penser que si un jour
j'ai mérité la Croix de Guerre ce fut ce jour-là
car il me fallu tout le long chemin du retour pour
enfin désarmer. A la suite de ces événements elle
me fit la gueule pendant trois jours puis le
quatrième me regardant en souriant elle murmura
simplement : - Vous, alors ! Ouf, j'avais au moins
une bonne action à mon actif! Ma deuxième aventure
m'aurait également valu une nouvelle palme.
J'avais décidé de me rendre chez mon camarade Jean
COUHARD et pour cela je devais prendre le train
très tôt pour St-ETIENNE. j'en avais parlé avec le
personnel que je cotoyais toute la journée et une
grande brune me demanda de passer la prendre chez
elle car elle devait prendre le même train que moi
et elle avait peur de se rendre seule à la gare.
Elle me dit : - Venez de bonne heure, je vous
offrirais le petit déjeuner. J'arrivai donc très
tôt dans la nuit et quand elle m'ouvrit la porte
j'eus un choc car elle n'avait sur le dos qu'une
petite chemise transparente qui ne cachait
pratiquement rien. Nom de Dieu, quel chassis, j'en
salivais et je commençais à perdre les pédales.
"FUFU mon frère, cramponne-toi ferme à tes bonnes
résolutions. Attention à l'attaque ". Mais il n'y
en eu pas. Ce fut beaucoup plus subtile. Cette
admirable femme conservant son air d'innocence
qu'elle avait affichée depuis le début, prépara un
petit déjeuner copieux, le dégusta en ma
compagnie, toujours correcte dans ses propos mais
toujours aussi peu vêtue, elle fit sa toilette en
oubliant de fermer la porte et moi je ne tenais
plus. L'autre cornichon qui cohabite en moi, avec
FUFU, me disait : -"Vas-y connard, tu vas passer
pour un crétin" et FUFU qui répondait : "Si tu
fais ça, salaud, tu n'auras plus le droit de te
regarder dans une glace. " La seule concession que
je fis à mon orgueil de mâle fut de me lever en
laissant mon désir s'afficher et croyer-moi, il se
voyait sans lunettes. Dans le train qui nous
emportait, ma belle brune, me regardant
mélancoliquement me dit : - Je comprends pourquoi
vous vous êtes évadé, vous avez une sacré volonté.
- Merci madame de votre hommage. Croyez-moi il est
des moments dans la vie où l'héroïsme ne trouve
pas toujours sa récompense. Ne m'en veuillez pas.
Vous êtes très belle madame et en d'autres
circonstances j'aurais été heureux de vous prouver
mon admiration. C'est ainsi que les femmes de
prisonniers vivaient leur solitude, celles qui
n'avaient jamais vibré dans les bras d'un homme,
et c'était le cas de beaucoup, pouvaient supporter
l'absence de l'être cher sans être troublée dans
leur chair. Mais les autres, celles dont le mari
adroit avait su par ses caresses, sa tendresse, sa
virilité les emmener au paradis, celles-la
souffraient véritablement et ces deux expériences
vécues vous feront comprendre quel était leur
calvaire et leurs problèmes. On dit souvent que la
chair est faible et j'allais en faire une nouvelle
expérience. La serveuse du restaurant que j'avais
choisie comme point de chute était une femme de
36-37 ans au physique quelconque, qui connaissant
ma situation d'évadé, se montrait pleine
d'attention pour moi. J'étais correct et gentil
avec elle et je ne l'avais pas remarqué
particulièrement. Elle m'avait dit incidemment
qu'elle avait deux enfants placés à la campagne et
qu'elle vivait seule. Je ne lui avais posé aucune
question sur le père de ses enfants. Un soir que
Roland était venu souper avec moi, nous décidâmes
d'aller au cinéma et comme il fallait à cette
époque prendre ses billets à l'avance, il me
quitta pour aller chercher nos places. Quand il
fut parti JEANNE, la serveuse, qui avait entendu
notre conversation me dit : - La cuisinière et moi
serions très heureuses de vous accompagner. Est-ce
possible ? Je lui répondit : - D'accord mais il me
faut courir prévenir mon copain. ROLAND, qui
faisait la queue, était presque arrivé au guichet
quand je pus lui crier : -"Deux places, prends
deux places en plus ". Surpris il obtempéra
néanmoins et les places prises me demanda des
explications que je m'empressai de lui fournir. Et
c'est ainsi que nous prîmes place au cinéma,
JEANNE s'étant placée à ma gauche. Dès que la
lumière fut éteinte, elle posa sa main sur ma
cuisse. Surpris je tournai la tête vers elle
cherchant dans le noir à discerner son visage.
Deux lèvres charnues se posèrent violemment sur ma
bouche et j'eus droit à un vrai baiser
d'amoureuse, d'une sensualité inouïe qui m'embrasa
sur le champ. Envolées mes belles résolutions.
Plus rien n'existait que ce corps de femme prêt à
s'offrir, que cette bouche gourmande, prête
semblait-il à me dévorer. Adieu le spectacle, nous
ne fûmes plus que deux bêtes en rut que seul
l'environnement empêchait de se prendre avec
violence. Elle ne me lâcha qu'à l'entracte pour me
reprendre ensuite, s'assurant discrètement de ma
virilité. Je n'avais absolument rien vu des films
présentés. Après le cinéma nous allâmes tous les
quatre dans ma chambre et nous étions assis côte à
côte sur mon lit. JEANNE et moi avions repris nos
exercices et je fis signe à ROLAND, offusqué, de
couper la lumière. Je pris JEANNE comme un sauvage
mais en silence et quand je me levai pour
rallumer, JEANNE gisait sur le lit souriante mais
apparemment pas rassasiée tellement son impudeur
appelait d'autres caresses. De nouveau le désir
s'empara de moi et ouvrant la porte je fis sortir
ROLAND et la cuisinière rouge comme une tomate, en
leur disant : - Bonne nuit les petits, nous, on a
encore à faire. Quand je refermais la porte JEANNE
avait disparue sous les draps où elle m'attendait
nue et frémissante. Mes vêtements rejoignirent les
siens sur le sol et moi, confortablement allongé
entre ses bras maternels et caressants j'oubliais
enfin la guerre et ses atrocités. Il me fallut
trois nuits pour apaiser ma soif de caresses.
Lorsqu'à l'aube de la troisième nuit JEANNE
m'avoua son amour. Je fus catastrophé. Je dus lui
expliquer que j'aimais une femme qui m'attendait
au pays, que c'était elle qui m'avait provoqué et
que j'avais répondu à ses avances parce que j'en
avais marre de passer pour un crétin auprès des
femmes qui désiraient faire l'amour avec moi. Elle
me répondit qu'elle s'était faite piégée, qu'au
départ elle n'avait songé qu'à assouvir un besoin
bien compréhensible pour une femme de son âge,
mais que ma gentillesse et ma fougue lui avaient
donné à penser que je pourrais partager ses
sentiments. Il fallait que je réagisse avant qu'il
y ait trop de dégâts et je lui annonçai que j'irai
voir ce jour même une petite chambre située non
loin de mon travail et qu'un petit restaurant pas
cher avait lui aussi retenu mon attention. Elle
n'était pas femme à pleurer et me dit : - Tu as
peut être raison. Puis avant de me tendre ses
lèvres, elle me dit humblement : - En souvenir,
une dernière fois, tu veux ? Alors avec toute la
douceur, toute la tendresse dont j'étais capable,
je lui fis l'amour. Quand je la quittai j'étais
triste à mourir. Je ne voulais pas faire de peine,
surtout à cette femme si gentille qui m'avait
donné ce qu'un homme dans ma situation désirait le
plus. Je n'avais pas pensé un instant qu'elle put
m'aimer autrement qu'avec ses sens. Je m'étais
trompé et elle devait souffrir. Souffrir certes
mais aussi se venger. Environ un mois après ces
évènements, je fus interpellé en ville par une
femme qui marchait derrière moi : - GERALD ! ! Je
me retournai. JEANNE était devant moi souriante.
Après les formules de politesse habituelles elle
me demandait ce que je devenais, puis me fit une
proposition. - Ça t'intéresserait de passer encore
une grande nuit avec moi.? Merde. J'avais des
problèmes de conscience, recherchant Dieu, la foi,
sans rien trouver, hélas. D'autre part depuis un
mois j'étais resté sage, luttant constament contre
mes pulsions érotiques et voilà que brusquement on
me proposait de revivre ces moments de délire que
j'avais connus avec JEANNE. Je capitulai et en
souriant je lui dis "d'accord" et elle me fixa
rendez-vous pour 19 heures le même soir. A l'heure
dite, j'attendais sans impatience quand je la vis
arriver. Elle n'était pas seule, donnant le bras
amoureusement à un soldat allemand. Je restais là,
pétrifié et quand elle passa à côté de moi elle me
décocha un petit sourire où toute la joie de sa
vengeance était contenue. Je la regardais partir
avec tristesse. Pauvre JEANNE, je ne t'en voulais
pas. Je savais que tu ne me dénoncerais jamais.
Simplement je souhaitais pour toi que des
imbéciles ne te fassent pas de mal quand l'heure
de la libération sonnerait car nous en étions sûr
maintenant, les Allemands seraient vaincus.
L'agonie de STALINGRAD venait de commencer. ROLAND
et moi, nous étions comme deux frères, partageant
tous nos loisirs. Il m'avait présenté à ses
cousins qui avaient trois enfants qui devinrent
mes copains. J'aimais être reçu par eux dans une
ambiance familiale. La seule ombre au tableau,
c'est qu'ils étaient franchement pétainistes, mais
nous évitions de parler de nos convictions
personnelles. D'ailleurs la plupart des Français
abusés par la propagande étaient pour le chef de
l'Etat mais dans l'ombre, la résistance commençait
à s'organiser et les maquis se constituaient dans
la montagne. Un peu avant Noël, recevant des
lettres de LUCETTE de plus en plus tristes, je
décidai de faire une tentative pour aller la
rejoindre. J'étais maintenant certain de son amour
et j'avais hâte de la tenir dans mes bras, hâte de
lui dire : - Maintenant mon petit, c'est fini, je
suis là pour t'aider à vivre, pour te protéger. Je
n'attachais pas d'importance à mes relations
passées, à mes aventures sentimentales. Dans le
fond de mon coeur j'avais toujours aimé LUCETTE
qui n'avait jamais répondu à mes avances.
Inconsciemment je savais qu'elle serait la femme
de ma vie. Maintenant que j'étais redevenu
présentable, en bonne santé, il fallait absolument
que j'aille la rejoindre, que je la demande en
mariage. Un jour de décembre je pris le car qui
m'emmena à la gare de triage de
St-GERMAIN-DES-FOSSES, là où était un dépôt de
locomotives. Je me rendis directement au dortoir
des chauffeurs mécaniciens et je me renseignai sur
la possibilité de passer la ligne, caché dans le
réservoir d'eau de la locomotive. Il suffirait de
se mettre à poil en préservant ses vêtements.
Aucun cheminot ne voulut prendre ce risque et je
revins bredouille et désespéré, surtout que
j'avais fait comprendre à LUCETTE que je
m'efforcerai de passer les fêtes de fin d'année
près d'elle. Je passai donc un Noël solitaire,
ROLAND étant dans sa famille. Le soir du reveillon
je décidai d'aller pour la première fois de ma vie
à la Messe de Minuit. Pendant mon évasion, dans
mes moments de désespoir, de lassitude, avec mon
copain, parfois agenouillés dans la boue au pied
d'une croix dans la campagne, les yeux levés vers
le crucifix j'avais supplié DIEU de nous venir en
aide. Je voulais savoir si cette foi nouvelle
n'était pas dûe à notre grande détresse morale qui
nous incitait à nous raccrocher à quelque chose
qui nous aiderait à survivre. La ferveur des
hommes ne me toucha pas, le faste du cérémonial me
laissa froid. Comme j'enviais ces chrétiens, comme
je pensais à MICHEL qui continuait de croupir dans
un Kommando infect et dont la femme et les enfants
à la même heure devaient prier pour l'être cher.
Mais la foi c'est comme les sentiments, ça ne se
commande pas. N'est-ce pas VICTOR HUGO qui a dit :
"Je crois sur un mont, je doute dans une église ".
Et je pensais à ces paroles du CHRIST que j'avais
apprises en allemand : "Wer nicht mit mir ist, ist
gegen mich ". ("Qui n'est pas avec moi, est contre
moi "). Je n'étais pas d'accord car même si je
n'étais pas capable de l'accepter en moi en une
règle morale intangible, je ne pouvais être
contre. Je me rendais compte que j'étais un être
complexe qui aurait du mal à trouver sa voie
véritable. Je sentais que j'étais fait pour
lutter, pour m'insurger, pour aimer et tant de
routes s'offriraient à moi. Ferais-je toujours le
bon choix? J'avais réussi à survivre,
arriverais-je à vivre ?.. ROLAND m'avait présenté
un de ces copains évadé comme nous et comptable de
son état. Notre duo se transforma bien vite en
trio. Notre amitié reposait sur une estime
réciproque et notre entente était parfaite. MARCEL
ROCHMANN était un bon vivant et quand nous étions
ensemble notre joie de vivre était tellement
évidente qu'elle faisait se retourner les gens.
Pour le 1er janvier je fus invité chez les cousins
de mon ami ROLAND et ce fut avec un grand plaisir
que je commençai l'année 43 dans cette famille.
J'étais en verve et lorsqu'au dessert
j'interprétai "Ma pomme" et "Prosper" de MAURICE
CHEVALIER j'avais fait un pas de plus dans le
coeur des gosses. Dans le courant de janvier nous
décidâmes de fêter notre retour dans le restaurant
où ROLAND prenait pension. Nous avions pu nous
procurer quatre litres de vin au marché noir, un
petit vin de pays, pas méchant et qui coulait
bien. Nous avions commandé des suppléments au prix
fort, bien entendu, car sans tickets. A la fin du
repas comme il restait deux litres de vin sur la
table et que nous étions quatre, le cousin de
ROLAND ayant participé aux agapes, je dis à mes
amis : - Il faut finir ce vin car avant de
m'évader j'ai promis aux copains de prendre une
cuite à leur santé. C'est le moment de tenir ma
promesse. Comme personne ne me répondai,t je
saisis un litre en leur disant : - Puisque vous ne
voulez pas m'aider, tant pis pour vous. Je vais
faire cul sec avec ce vin. Vous prendrez soin de
moi si je m'écroule. MARCEL se saisit de l'autre
litre et me dit : - Je t'accompagne FUFU, tu as
raison, on doit toujours tenir ses promesses ! et
levant son litre se mit à biberonner
imperturbablement sous l'oeil ironique du
professeur et de ROLAND, malgré tout un peu
inquiets de notre pari stupide. Nous ne reposâmes
nos bouteilles qu'une fois qu'elles furent vides.
Tant que nous fûmes à table tout se passa bien et
nos propos demeurèrent sensés. Mais quand après
avoir pris congé de nos amis nous nous retrouvâmes
dans la rue MARCEL et moi, ce fut WATERLOO. L'air
frais de janvier fit sur nous l'effet d'un coup de
massue. Je me mis à tituber pour finalement
m'écrouler car mes glorieuses jambes qui m'avaient
ramené d'ALLEMAGNE, refusèrent de m'emmener à
CHAMALIERES. MARCEL stupéfait se porta à mon
secours, essaya de me relever et s'allongea
lamentablement à mes côtés. Nous nous mîmes à
rire, mais à rire, ayant assez de lucidité pour
nous rendre compte de la drôlerie de la situation.
Et j'étais encore à 4 kms de mon domicile ! MARCEL
m'avertit : - J'vais coucher avec toi, je ne peux
pas rentrer chez moi dans cet état ! Sa petite
amie aurait sans doute été fâchée. Et nous aidant
mutuellement nous entreprîmes d'effectuer ce
nouveau parcours du combattant. Mes aïeux quelle
cuite. Jamais mes jambes n'avaient refusé de me
porter mais là c'était différent. Nous faisions 20
ou 30 mètres et vlan le cul par terre et toujours
nous esclaffant de notre situation. Il n'aurait
plus manqué que nous rencontrions une patrouille
allemande comme il commençait à en avoir certains
soirs. Enfin nous arrivâmes chez moi et la montée
des escaliers nous faisait croire que nous étions
dans l'HIMALAYA. A peine fûmes nous couchés que
mon litre de vin prit le chemin inverse de celui
emprunté peu de temps auparavant. Soulagé, je
m'endormis, ainsi que mon copain d'un sommeil de
brute avinée qui dura longtemps. Au réveil de
nouveau lucide je me rendis compte des dégâts.
MARCEL réveillé s'éclipsa vite fait me laissant le
soin de rétablir l'ordre dans ma petite chambre.
Je m'en voulais de ma stupidité et je me consolais
en ayant la certitude d'avoir tenu parole envers
mes copains restés au Kommando. On a raison
d'appeler le vin rouge le "gros qui tache ". Mes
draps et la descente de lit avaient changé de
teinte et malgré mon ardeur à nettoyer, manquant
de produits efficaces je dus dissimuler les dégâts
en demandant à ma logeuse de ne plus faire le
ménage. Avec un beau sourire je lui disais : - Je
m'en charge ! et elle se montrait enchantée et
gracieuse. Mais voilà qu'un jour, de retour de mon
travail, elle ne répondit pas à mon salut. Arrivé
dans ma chambre je compris la raison de cet
accueil. La descente de lit et la literie avaient
été changées. Je décidais illico d'aller faire mes
excuses en donnant les vraies raisons de ma cuite.
Elle ne sut que me répondre d'un air pincé : - Et
moi qui vous prenait pour un garçon sérieux ! Elle
ne me pardonna jamais cette petite incartade et à
partir de ce jour nos rapports demeurèrent très
froids. Je devins de plus en plus mélancolique. Je
correspondais avec LUCETTE sur des petites cartes
seules autorisées où nous ne pouvions pas dire
grand chose. Elle avait pris contact avec ma mère
avec qui parfois elle sortait mais j'avais 24 ans.
J'étais en bonne santé et l'amour par
correspondance, bien que je fus d'un esprit très
romantique, ne suffisait pas à calmer mes
phantasmes. Il fallait que je repasse la ligne.
C'est alors qu'une fois de plus la providence
s'intéressa à moi. J'avais prit l'habitude d'aller
m'asseoir sur un banc de la Place de Jaude là où
ROLAND, parfois MARCEL, venait me rejoindre. Un
jour de janvier alors que je me chauffais au pâle
soleil hivernal qui brillait timidement en ce
début d'après midi un inconnu vint s'installer à
mes côtés. Au bout d'un moment nous engageâmes la
conversation et de fil en aiguille, le trouvant
sympathique je me permis quelques confidences : -
Je suis de la zone occupée mais comme je suis un
évadé je ne puis retourner chez moi voir ma
fiancée ! Le gars m'écoutait tout en m'examinant.
D'un seul coup me tutoyant il me dit : - Si tu as
500 balles à mettre dans le commerce, je peux
peut- être t'aider à passer ! Bien décidé à revoir
LUCETTE je lui répondis affirmativement et il
m'expliqua la combine : - Je te procure un faux
télégramme sensé venir de la zone occupée, tu dis
par exemple : "untel malade. Venir de suite signé
X ". Tu le fais partir d'où tu veux et avec ce
faux télégramme tu te présentes au Pont de la
Madeleine à MOULINS. Ils prendront ton télégramme
et sans doute quelques renseignements. Si tu es
accepté ils afficheront ton nom sur un tableau et
tu seras reçu dans un bureau pour y être
interrogé. Ce sera à toi de jouer. Je lui fis
objecter que dans ma situation c'est drôlement
risqué son truc. - Je n'ai pas de faux papiers et
les Frisés seraient heureux de me récupérer. -
C'est à toi de voir, c'est oui ou c'est non. C'est
l'amour que je portais à LUCETTE qui fut le plus
fort. - C'est oui ! - Alors demain même heure,
avec tes 500 balles. As-tu choisi ton texte ? -
Oui, ce sera : "mère gravement malade venir de
suite. PIERRE ". PIERRE étant le nom de mon frère
demeurant à COURBEVOIE. Et il me quitta sur cette
promesse de me revoir le lendemain. Une fois qu'il
fut parti je me mis à réfléchir. Si ce type était
de la Gestapo j'étais cuit. Après tout, je ne le
connaissais pas, il ne m'avais rien dit de lui. En
m'endormant je songeai avec angoisse que je
repartais vers de nouvelles aventures. Mes copains
mis au courant s'inquiétèrent vivement, mais
j'étais décidé, rien ne pourrait plus m'arrêter. A
l'heure dite le gars était là, avec son télégramme
que je vérifiai. Je lui tendis mes 500 frs et il
disparut rapidement après m'avoir souhaité bonne
chance. Je demandais un congé de 15 jours qui me
fut accordé et le lendemain je pris le car pour
MOULINS, prêt à toutes les folies pour rejoindre
la femme de ma vie. Je ne tremblai pas en
remettant mon télégramme aux Allemands. Le
scénario était conforme à ce que mon inconnu
m'avait dit. On me pria d'attendre que mon nom
soit affiché et je commençai à me balader de long
en large, sans manifester mon impatience car je
pouvais être observé. J'avais décidé de montrer un
visage serein, bon enfant et même un peu bébête
car ça m'avait déjà réussi. Après une heure
d'attente je vis enfin FUSSINGER affiché sur le
tableau. "A toi de jouer FUFU. Sort leur le grand
jeu, tu t'es présenté sous ton vrai nom, s'ils se
sont renseignés, t'es foutu, mais tu l'auras voulu
! ". L'heure n'était plus aux regrets. Sans hâte,
je me présentai en annonçant "FUSSINGER ". On me
fit entrer dans un petit bureau où un seul Schleu
m'attendait, un Gestapiste certainement. Et
l'interrogatoire commença : - Que faites vous en
zone libre ? - Je travaille !… - Pourquoi
êtes-vous là-bas ?… - Parce que l'usine qui
m'employait est fermée. ( ce qui d'ailleurs était
vrai ). - Où avez-vous fait votre service
militaire ? - Je ne l'ai pas fait, ma santé m'a
valu d'être réformé etc. Je mentais avec aplomb,
sur mes gardes, ayant arboré mon air le plus
stupide possible et cela marcha. Un quart d'heure
plus tard j'étais sur le Pont de la Madeleine
enjambant l'ALLIER. J'avais envie de courir mais
je me contins. Ainsi une fois de plus j'avais
trompé les Allemands et je me rappelais ma
promesse faite un jour de désespoir : "Je vous
baiserai tous ". En m'évadant j'avais sans doute
envoyé mon Wachmann monteur de cheminée à
STALINGRAD ou autres lieux agréables, mon patron
ne devait plus avoir d'esclave, je les avais
possédé sur la LOUE et je venais de récidiver à
MOULINS. J'avais acquis une formidable confiance
en moi, j'avais appris à ruser, à feindre, mais
désormais j'étais de nouveau en territoire ennemi
et il me faudrait jouer de prudence. Je pris le
train sans histoire et fièrement encadré par des
soldats allemands allant voir les petites madames
à PARIS, je goûtais pleinement le sel de ma
situation. Oui les gars, je vous baisais tous et
j'avais l'impression que ce n'était pas fini.
D'ailleurs les popofs en faisaient autant mais
d'une façon plus énergique. Arrivé à PARIS je me
rendis chez mon frère qui habitait à COURBEVOIE.
Il n'avait pas fait la guerre étant affecté
spécial et il m'accueillit avec surprise et joie.
Il était mon ainé de huit ans et était totalement
différent de moi. Sérieux, pondéré, il menait sa
carrière avec maitrise me considérant un peu comme
un farfelu à l'esprit aventureux. Il me fit la
morale : - Tu as un laissez-passer pour PARIS et
tu veux aller à TROYES, mais tu es complètement
fou. Tu es sans doute recherché et tu es en zone
occupé, avec les patrouilles, le couvre-feu, la
Gestapo et ça te fait marrer. Tu n'es qu'un
inconscient. - Cause toujours, petit frère, moi
j'ai une belle petite nana qui m'attend et dont ce
sera bientôt la fête. Mon cher frangin dut cesser
de discuter avec un abruti de mon espèce. Quand il
me vit partir à la gare de l'Est il me dit : -
Embrasse bien maman pour moi et bonne chance. Moi
j'étais déjà en pensée près de ma LUCETTE à qui
j'avais envoyé un télégramme. Je vérifiai ma
présentation, voulant faire bonne impression lors
de ces retrouvailles. Le Secours National m'avais
procuré des vêtements d'occasion qui ne m'allaient
pas trop mal quoique les chaussures soient un peu
fatiguées. Dans le train qui m'emportait, installé
près de la fenêtre je regardais défiler les villes
dont le nom évoquait pour moi de vieux souvenirs.
A 16 ans, malheureux chez moi, je m'étais enfui de
TROYES sur un vieux vélo qui ne put même pas se
trainer jusqu'à PARIS. Ce jour là, je fis 140 kms
à bicyclette et 30 kms à pieds pour aller me
réfugier chez mon frère. Je n'avais mangé qu'une
banane dans la journée et je m'étais abreuvé
copieusement aux bornes fontaines qui à cette
époque étaient installées dans toutes les villes.
Déjà j'affichais une certaine volonté à ne pas
subir les évènements et sans le savoir j'avais
commencé mon entrainement pour la suite de mes
aventures. La fille qui s'est installée à côté de
moi me casse les pieds. Elle insiste pour engager
la conversation alors que je ne veux que me
préparer à la joie du retour, regarder ce paysage,
qui fut celui de ma jeunesse. Dépitée elle finit
par comprendre que je suis sans doute un drôle de
type puisque je ne m'intéresse pas à elle,
pourtant si mignonne. Mais qu'importe. A
l'approche de TROYES mon coeur bat plus
violemment. La fille qui m'attend n'est plus celle
qui m'avait accompagné lors de ma dernière
permission mais c'est celle qui discrètement du
pont de la gare m'avais fait un petit signe qui
ressemblait à un baiser. Sera-t-elle là ? Comment
accueillera-t-elle cet être nouveau si différent
du farfelu qui la faisait tant rire quand elle
s'ennuyait dans leur bureau commun ? Enfin le
train entra en gare. Je n'étais encombré d'aucun
bagage à part un peu de ravitaillement et je sorti
rapidement. LUCETTE était là et je la regardais
émerveillé. Elle.. que depuis l'âge de 18 ans
j'avais rêvé de tenir dans mes bras pour toujours,
ces bras que j'ouvrais et dans lesquels elle vint
se blottir. Nous échangeâmes un long, un
interminable baiser et nous nous regardâmes
soudain intimidés. Moi qui d'ordinaire trouvais
facilement la phrase qui convenait je ne savais
plus quoi dire me contentant de la dévorer du
regard. Mon Dieu qu'elle était belle ma LUCETTE.
Nous partîmes silencieusement marchant côte à côte
dans cette grande rue Thiers qui fait face à la
gare et je l'invitai à prendre un verre dans une
brasserie. Petit à petit, à l'évocation de
souvenirs communs, nous retrouvâmes nos marques
puis je lui demandai de m'accompagner chez ma mère
qui n'était au courant de rien et qu'il fallait
ménager. C'est elle qui ouvrit la porte et pénétra
dans le nouveau logement qu'occupait ma mère.
J'étais resté dans l'escalier et j'entendis le
dialogue. - Bonjour madame, j'ai une surprise pour
vous, une bonne surprise - Laquelle ? - Vous allez
revoir GERALD, il n'est pas très loin - Ce n'est
pas possible ! - Si madame, il est même tout près.
Et sur cette dernière phrase je fis mon
apparition. Ma pauvre mère éclata en sanglots en
me serrant sur son coeur, moi avec ma sensibilité
de midinette, j'en fis autant et pour ne pas être
en reste LUCETTE y alla de sa larme. Les effusions
passées, ma mère, bien sûr, ne manqua pas de me
faire des reproches. - Tu m'avais promis de ne pas
t'évader - Promis mais pas juré, c'était pour te
rassurer. Elle me dit encore qu'elle allait
trembler le temps de mon séjour, s'inquiéta de
savoir si j'avais des tickets car elle me précisa
qu'elle n'avait rien à manger. Je la rassurai car
j'avais même des fausses cartes de pain achetées à
prix fort avant de partir. Nous passâmes une
partie de l'après midi ensemble puis je
reconduisis LUCETTE près de son domicile. Nous
n'arrétions pas de nous bécoter et j'étais
impatient de passer à des exercices plus concrets.
Nous prîmes rendez-vous pour le lendemain et je
revins chez ma mère pour faire l'inventaire des
affaires civiles que j'aurais du retrouver. Hélas,
ma mère avait donné des vêtements et toutes mes
chaussures à des soldats belges qui en 40
s'étaient mis en "civils" pour ne pas être
prisonniers. Je ne lui fis aucun reproche bien
qu'un peu déçu. J'avais assez profité de l'aide de
braves gens et puis il me restait un pardessus, ma
tenue de golf, des pulls et un chapeau. Le
lendemain après midi, ayant retrouvé mon amour,
nous allâmes nous promener à la campagne et nous
éprouvions une grande joie à marcher en nous
tenant par la main, nous embrassant sans cesse.
LUCETTE paraissait très amoureuse, un violent
désir s'était emparé de moi et lorsque nous eûmes
atteint un petit bosquet isolé nous pénétrâmes à
l'intérieur, à l'abri des regards indiscrets. Je
me fis plus tendre, plus pressant et enlevant mon
pardessus que j'étalai par terre et avec
tendresse, j'y déposais LUCETTE. Elle était
consentante, car depuis longtemps elle savait ce
qu'était l'amour physique. Elle ne m'avait rien
caché mais cela m'était égal, totalement. Elle
avait mon âge, étant même mon ainée de quelques
mois et pour elle aussi la guerre avait fait des
dégâts. Eperdu de désir pour ma belle proie, à mon
tour, je m'allongeais et trente secondes plus tard
je me relevai effaré. J'étais devenu le tireur le
plus rapide de toute l'armée française. LUCETTE
déçue ne me regardait plus. Je devinais ses
pensées. C'était cela son héros, cet incapable, ce
maladroit, non, ce n'était pas possible
d'envisager l'avenir avec ce minable. L'amour
physique tient une grande place dans le bonheur
d'un couple. "Comment me sortir de ce beau rêve
brisé", devait-elle songer. Moi, j'étais comme un
grand couillon, horriblement vexé, ne sachant que
bredouiller des excuses qui ne trouvaient aucun
écho. Nous reprîmes le chemin du retour, marchant
côte à côte mais sans nous toucher. J'eus alors la
réaction qui s'imposait : - LUCETTE, je t'en
supplie, accorde-moi encore une chance. J'ai
risqué ma vie pour toi, tu le sais, je t'aime. Tu
ne peux pas me juger sur ce qui vient de se
passer. Laisse-moi te prouver que je suis un
homme. Je connais un hôtel accueillant en ville.
Allons-y de suite, je t'en prie LUCETTE. La mine
boudeuse, à regrets, elle accepta enfin. Et ayant
retrouvé mon tonus, je l'entrainai vers cet hôtel
de la dernière chance. Vous voudriez bien savoir
ce qui s'y passa mais vous êtes trop curieux.
Quand nous ressortîmes deux grandes heures plus
tard, LUCETTE se serrait tendrement contre moi,
elle posait ses yeux sur les miens avec une
douceur que je ne lui avais jamais connue. L'armée
Française avait reconquis brillamment les
positions bêtement perdues. L'avenir de nouveau
m'appartenait. Ouf ! J'avais quand même drôlement
eu peur. Les jours qui suivirent furent des jours
de folie. Nous étions déchaînés et je ne me
lassais pas de ce corps merveilleux qui vibrait
sous mes caresses. Nous ne parlions que d'avenir,
que de mariage. Ne voulant pas courir le risque de
me faire prendre j'avais loué une petite chambre
sous les toits, dans la banlieue troyenne. Il n'y
avait pas de chauffage mais nos corps brulants
n'en avaient pas besoin. Malheureusement, la nuit,
LUCETTE me quittait car malgré ses 24 ans ses
parents n'auraient pas admis qu'elle découche. Les
temps ont bien changé depuis, alors que les
gamines de 14 ans prennent la pillule. J'allais la
reconduire à sa petite maison de jardin où la
guerre avait obligé ses parents à se réfugier et
la grande allée noire qui y conduisait fut bien
souvent témoin de notre passion dévorante. J'étais
pleinement heureux mais il me restait encore une
démarche à effectuer, une démarche qui faisait
trembler ma tendre maitresse. Je voulais revoir
LYDIE pour lui remettre ses souvenirs, reprendre
les miens et surtout lui faire comprendre que tout
ce qui était arrivé, ne s'était produit que par la
faute d'un seul coupable: Moi. Je lui avais écris
dans ce but et lui avais fixé rendez-vous près
d'une jolie fontaine de la ville. A l'heure
convenue, ayant laissé LUCETTE dans un café où je
devais la rejoindre, je me rendis au lieu désigné
muni de mon petit paquet sous le bras. Je n'eus
pas longtemps à attendre. Le coeur battant la
chamade, je vis mon ex-fiancée arriver de sa
démarche élégante, le visage empreint de gravité,
portant elle aussi en un petit paquet, mes
lettres, mes souvenirs. Mon dieu qu'elle était
jolie, comme ses vingt ans lui allaient bien.
C'était maintenant une vraie femme qui était
devant moi me regardant intensément. - Bonjour
GERALD. Alors tu as réussi à t'évader ! - Bonjour
NINA. Oui mais hélas trop tard pour nous deux.
J'avais essayé une première fois, pour te
rejoindre, mais ça c'est mal terminé. - Je voulais
te demander GERALl, là-bas, tu as connu une jeune
fille que tu as aimée ? - Oui car elle m'a aidé à
refaire surface, elle s'est montrée malgré les
risques encourus, très gentille pour moi. - Je
l'avais senti et j'ai souffert. A partir de ce
moment tes lettres furent différentes. J'ai
compris que tu ne m'aimais plus. - Oh ce n'est pas
cela, LYDIE, mais je me sentais coupable envers
toi, indigne de t'écrire encore car tu ne méritais
pas cette trahison. C'est pourquoi j'avais décidé
de te rendre ta parole. Quand ta lettre, après
avoir croisée la mienne m'a annoncé ta décision de
rompre parce que tu avais fait la connaissance
d'un garçon sérieux. J'ai souffert terriblement
mais j'ai été heureux pour toi. Ce garçon, que tu
fréquentes maintenant vas-tu te marier avec ? Elle
semble perdue, me regarde droit dans les yeux puis
me répond : - Je ne sais plus, sans doute, il est
très gentil. Et toi, que comptes-tu faire ? - Moi
aussi je vais me marier. La solitude me pesait. Un
jour j'ai écris à une ancienne collègue de bureau
qui a fini par m'avouer son amour. J'ai refait une
tentative qui a réussi. Puis un peu comme un
reproche à sa chasteté. Elle est devenue ma
maitresse et nous allons convoler en juillet. Elle
a les yeux embués de larmes et murmure : - Quel
gachi ! Elle parait soudain plus menue et je suis
tenté de la prendre dans mes bras, de lui dire : -
Le cauchemar est terminé. Viens, partons chez toi.
Mais je sais que LUCETTE m'attend, qu'elle a ma
parole, qu'elle s'est donnée à moi totalement,
alors je tends mon paquet à LYDIE. Elle le prend
machinalement et me tend le sien. - Je les avais
gardé tous nos souvenirs, toutes tes lettres, les
voilà, je n'aurai plus rien de toi. Les larmes
coulent sur son beau visage de madone. Je ne puis
supporter plus longtemps l'intensité de cette
scène. Brusquement je lui tends la main. - Adieu
petite NINA, pardonne le mal que j'ai pu te faire,
sois heureuse. A regrets, elle me tendit la
sienne. - Adieu GERALD, sois heureux toi aussi !
et elle fit demi-tour, s'en allant lentement sans
se retourner. Je suis resté sur place jusqu'à ce
qu'elle disparaisse happée par la foule. Saloperie
de guerre qui broie impitoyablement des êtres
faits pour s'aimer. On parle toujours des
blessures du corps, rarement de celles de l'âme.
Souvent ce sont les plus longues à se cicatriser.
J'étais encore sonné lorsque je retrouvai LUCETTE.
J'avais besoin de sa présence, de son amour et je
la rassurai, en lui disant : - C'est fini ma
chérie, il n'y a plus désormais que nous deux.
Nous nous marierons en juillet si tu es d'accord.
Après un long baiser qui était un acquiescement,
curieuse elle regarda dans mon portefeuille que
j'avais laissé sur la table. Je la laissais faire
car pour moi ce geste ressemblait à une prise de
possession. Elle en extirpa quelques photos
d'anciennes copines et consciencieusement elle les
déchira. - Puisque nous allons nous marier tu n'as
plus besoin de cela. Et tes lettres que comptes tu
en faire ? - Je vais les brûler chez ma mère en
arrivant, je te le jure. Je la regardai
amoureusement. Elle ressemblait à une adorable
petite panthère, jalouse même de mon passé.
J'étais de nouveau prisonnier mais je ne
chercherai plus à m'évader car les chaînes qui me
retenaient désormais avaient la forme de deux
bras, doux, à la peau mate et chaude et j'avais
hâte de les sentir de nouveau se refermer sur moi…
pour toujours. Un jour viendrait où je tirerai un
grand trait sur mon passé où je serai un homme
nouveau allant de l'avant, sans plus jamais me
retourner. Mes vacances sont terminées. J'ai été
reçu à maintes reprises chez les parents de
LUCETTE qui m'ont adopté. Son père était pendant
la guerre de 14-18 mitrailleur à bord d'un avion.
Son pilote ayant été tué par un aviateur allemand
il a réussi, en cassant du bois à ramener
l'appareil dans nos lignes. Il souffrit d'une
commotion cérébrale à la suite d'une blessure à la
tête. De nouveau mobilisé en 1940 il fut victime
d'une hémiplégie et avait des difficultés pour
s'exprimer. Nous sympathisâmes de suite. LUCETTE
avait également une nièce âgée de deux ans et demi
dont le père soldat était parti sans laisser
d'adresse. Nous nous adorions et j'aimais jouer
avec elle mais je dus bientôt dire au revoir à
tous ces gens que j'estimais, à ma mère, qui avait
passé son temps à trembler pour son inconscient de
fils. Je n'étais pas entré en contact avec mes
anciens amis car la délation, les jalousies,
étaient monnaie courante. L'ami de ma mère malgré
sa blessure de 1940 avait pris le maquis, deux
amis d'enfance avaient été fusillés. Le bilan
s'alourdissait chaque jour. LUCETTE avait tenu à
m'accompagner jusqu'à PARIS malgré sa grande
fatigue, due aux privations et à l'amour fou que
nous vivions. Nous passâmes deux jours chez mon
frère, deux nuits enfin, blottis dans les bras
l'un de l'autre. Elle dormait la tête nichée au
creux de mon épaule, je sentais sa respiration sur
ma poitrine et de la sentir si fragile me rendait
plus fort. Je devrais vivre pour deux, désormais,
me montrer plus prudent, plus responsable. Une
dernière étreinte gare de l'est, un mouchoir qui
s'agite, une promesse : - A bientôt ! et le train
s'éloigna emportant avec lui mon amour, ma
passion. Mélancolique je rejoignis la gare où le
train qui devait me ramener à CLERMONT était déjà
à quai. Six longs mois à attendre. Quelle épreuve
! Mais avant il me faudra repasser la ligne, subir
un nouveau contrôle. Après leurs sanglants revers
en RUSSIE les Allemands devenaient parfois
féroces. Souvent, après des attentats, des otages
étaient fusillés, les Juifs et les Résistants
déportés dans des camps d'extermination, la
population affamée. Mais le contrôle se passa bien
et à CLERMONT je retrouvai mes copains, mon boulot
et je me préparai à subir mon célibat maintenant
peuplé de rêves érotiques où une brune beauté
conjuguait sans trève le verbe aimer en ma
compagnie. Dans le courant de décembre je m'étais
rendu dans la famille de mon ami JEAN COUHARD, le
prisonnier qui m'avait fourni la carte de
l'évasion. J'avais été accueilli à bras ouverts et
j'avais acheté une poupée pour la petite RINETTE,
la fille de mon copain. Madame COUHARD ressentait
vivement l'absence de son mari et je la sentais
perturbée au plus profond de son être. Le soir de
mon arrivée elle me demanda de rester en sa
compagnie et longuement nous évoquâmes l'absent.
Je compris que cette femme souffrait profondément
dans sa chair et dans son âme. Que pouvaient mes
paroles devant cette détresse ? Je ne pus
qu'adoucir le tableau de la captivité et parler de
la fin de la guerre que tout le monde espérait
proche. Je repris mon travail au colis du
prisonnier. Depuis bien longtemps j'avais envoyé
des nouvelles à mes camarades ainsi que des colis.
J'évidais quelques cigarettes et remplaçais le
tabac par des feuillets roulés un peu plus courts
que la cigarette dont je refermais les extrémités
par du tabac. Ces feuillets contenaient de vraies
nouvelles concernant l'évolution de la guerre et
des renseignements pour ceux qui voudraient
s'évader. J'avais pris un nom de guerre pour
correspondre. J'étais désormais PIERRE LATRILLE
habitant CHAMALIERES et beau frère de JEAN
COUHARD. J'avais également envoyé une carte
routière contenue dans le carton ondulé du colis.
Tout cela avait été convenu et faisait partis des
astuces apprises lors de mon emprisonnement.
Doucement le printemps chassait l'hiver. Le 2
février 1943, STALINGRAD était tombée et des
milliers de soldats allemands fait prisonniers.
Les Russes avaient commencé la reconquête de leur
territoire. En AFRIQUE, MONTGOMERY s'était lancé à
la poursuite de ROMEL. Le 14 avril commença la
bataille pour TUNIS avec la participation des
Troupes Françaises. La Résistance Intérieure se
faisait plus intense, le Peuple Français s'était
remis à espérer. J'envoyais de la nourriture à
LUCETTE et à ma mère, souvent les colis étaient
éventrés les victuailles en partie volées. La
FRANCE crevait de faim, mangeant des rutabagas,
des topinambours sans gras. Le marché noir
sévissait partout, même les pommes de terre
étaient devenues un luxe. Un jour je reçus un
télégramme laconique de LUCETTE "J'arrive par
train PARIS ". Elle n'avait pu se résigner à
attendre le mois de juillet. Nos retrouvailles
furent celles de deux amants assoiffés de
tendresse et d'amour. Le temps était magnifique,
j'avais quelques combines pour améliorer
l'ordinaire et son séjour fut une véritable
promesse pour l'avenir. Nous nous amions, faisions
de belles promenades et reprenions des forces pour
nous aimer encore plus. Comme nous étions loin de
la guerre tant il est vrai que les amoureux sont
seuls au monde. Et ce fut de nouveau la séparation
dans une gare que je détestais. En partant elle me
cria : - Je vais compter les jours, à bientôt mon
chéri ! Nous avions fixé notre mariage pour le 3
juillet 1943 et nous avions quelques formalités à
remplir. Les Allemands étant partout en FRANCE la
ligne de démarcation n'était plus qu'un symbole.
C'est le coeur joyeux que j'effectuais mes
démarches. J'allais me marier, j'allais avoir une
femme adorée chaque jour à mes côtés et la fin de
la guerre approchait. Les Allemands reculaient
toujours plus vite sur tous les fronts et leurs
communiqués qui avaient inventé le repli élastique
nous faisaient sourire. Enfin le mois de juin
arriva et vers le 15, LUCETTE, mon impatiente
LUCETTE, suivie, quelques jours plus tard, d'un
peu de linge, d'un peu de vaisselle dont certaines
pièces furent cassées dans le transport. Entre
temps j'avais cherché un logement meublé mais je
n'avais trouvé qu'un garni sans confort dans le
vieux ROYAT près de la belle église fortifiée.
Mais qu'importait la misère l'inconfort pour
LUCETTE. Elle allait enfin manger à sa faim près
de l'homme qu'elle avait choisi. Le temps s'écoula
alors très vite et le 3 juillet, en compagnie de
ROLAND et MARCEL, mes deux témoins, nous fûmes
unis dans la petite Mairie de CHAMALIERES qui
devait devenir célèbre avec GISCARD D'ESTAING. Il
n'y eut pas de cérémonie religieuse LUCETTE comme
moi n'étant pas baptisée. Aussitôt les formalités
terminées nous prîmes le train pour THIERS pour
aller chez un camarade évadé, lui aussi, et
compatriote, faire notre repas de noce. Il m'avait
dit : - Apporte le vin, je me charge du reste ! Et
c'est avec une valise pleine de pinard et un
bousset que nous débarquâmes chez lui. Ce fut un
repas mémorable. La femme de mon ami, troyenne
elle aussi et camarade d'enfance, sympathisa de
suite avec LUCETTE que je n'avais jamais vu aussi
jolie avec son petit tailleur bleu ciel et son
chemisier orné de dentelles. Au dessert des
disques permirent aux danseurs de s'en donner à
coeur joie. Une chambre nous avait été réservée
dans un proche hôtel et c'est là que ma bien-aimée
que je croyais pourtant connaître de A jusqu'à Z
sut m'offrir la plus belle nuit de noce qu'un
homme puisse rêver. Merveilleuse femme,
merveilleuse amante, il ne me restait plus qu'à
organiser notre avenir ! N'ayant pas d'argent, mes
deux copains m'en avaient prêté et pour
rembourser, LUCETTE serait obligée de chercher du
travail. C'était une excellente sténo-dactylo et
peu de temps après notre retour à CLERMONT ce fut
chose faite. Certains maris prisonniers des femmes
travaillant avec moi étant non fumeurs ces
dernières m'avaient demandé de vendre leurs
cigarettes du marché noir pour se faire un peu
d'argent. Mon copain de THIERS, un tantinet
trafiquant avait preneur et de temps en temps je
faisais le voyage en car et avec le petit bénéfice
que je prélevais, j'achetais de la nourriture,
viande, fromages, beurre, faux tickets de pain.
Ainsi LUCETTE se retapait doucement et mon bonheur
était complet lorsque je voyais ses joues
reprendre des couleurs et ses salières se
remplirent. Nous n'étions pas riches et les fins
de mois difficile. Il ne nous restait parfois
qu'un franc avec lequel elle remontait de CLERMONT
à ROYAT par le tramway alors que je remontais à
pieds, souvent en courant, pour rester en forme.
Avant de me marier j'avais refait du sport et joué
au football. Au printemps j'avais signé une
licence d'athlétisme mais arrivé sur la cendrée,
quand je me fus rendu compte que les gars
tournaient autour de moi, j'avais compris. Mal
nourri, mon organisme ayant trop souffert, malgré
ma volonté je ne ferai plus jamais voir mes talons
à mes adversaires c'est moi qui admirerais les
leurs, et de loin. Pourtant je n'avais que 25 ans.
Et c'est les yeux embués de larmes que je regagnai
les vestiaires. Mon copain ROLAND avait été muté à
THIERS. Il était entré en relation avec une de ses
anciennes camarades de bahut. Il m'avait toujours
parlé d'elle sans se rendre compte qu'il en était
amoureux. Un jour je le lui dis : - Ta LUCIENNE
qu'est ce que tu attends pour la marier. T'as pas
encore compris que tu l'as dans la peau, que tu ne
penses qu'à elle. Et comme LUCIENNE n'attendait
qu'un aveu de la part de ma chère andouille de
copain ils se marièrent et eurent deux beaux
garçons. Quand Noël arriva, LUCETTE qui s'ennuyait
de sa maman se montra très heureuse à l'idée
d'aller revoir sa famille. Ainsi que je l'ai déjà
écrit la ligne de démarcation ne donnait plus lieu
à aucun contrôle et après un voyage sans histoire,
nous passâmes un réveillon en famille et grande
était notre joie à tous. Des voisins complaisants
avaient mis une chambre à notre disposition et
bien malicieux, ils avaient accroché une sonnette
sous notre lit. Cependant ils ne nous entendirent
pas commander celle qui devait devenir notre fille
MICHELE. On avait tout simplement fait l'amour à
la paresseuse. ( Voir le KAMA SOUTRA ). Quand
LUCETTE s'aperçut de son état elle fut
catastrophée. Plus réaliste que moi, elle se
rendait compte de la précarité de notre situation.
Pas beaucoup de ressources, pas de meubles, un
taudis sans eau, sans gaz, sans W.C. pour
logement, évidement cela ne prêtait pas beaucoup à
l'optimisme. Ce qui convenait aux deux amants que
nous étions restés ne conviendrait plus à une
famille. Et de plus l'occupant, harcelé de tous
côtés, était de plus en plus agressif et laissait
la population française de plus en plus démunie de
tout. Les trois premiers mois se passèrent mal.
LUCETTE souffrait et son humeur avait changé. Je
ne retrouvais plus le soir ma petite femme
incomparable, mais nous ne pouvions qu'accepter
cette situation. Pour arranger les choses, il
m'arriva encore une histoire où je crus perdre la
vie. Nous avions des bons donnant droit à 50 kg de
charbon. Habitant dans le vieux ROYAT je devais me
rendre par le tramway presque à l'extrêmité de
CLERMONT-FERRAND chercher le combustible que je
déposais dans le tram du retour. C'était le seul
moyen de transport accepté par tous à cette
époque. Alors que le tramway traversait la ville,
je vis une animation inaccoutumée parmi
l'occupant. Arrivé à destination j'appris qu'un
attentat avait eu lieu la veille au soir. Alors
que les Allemands sortaient en groupe de leur
cinéma réservé, en l'occurence le Capitole et
descendaient colonne par quatre la rue Montlosier,
un partisan, du haut de la Place de la Poterne qui
dominait la rue, avait balancé une grenade, tuant
et blessant de nombreux Fritz. La réaction
prévisible avait été à la hauteur de l'événement.
Des maisons avaient été incendiées, des gens pris
en otages et toute la ville mise en alerte. Il me
tardait d'être de retour chez moi pour faire le
mort pendant quelque temps et je chargeai mon
charbon le plus rapidement possible. La traversée
de la ville s'opéra sans histoire, quand arrivé à
la hauteur du viaduc situé entre CHAMALIERES et
ROYAT et sous lequel passe le tramway, peu avant
le terminus, je vis beaucoup de feldgrau et une
mitrailleuse installée au milieu de la chaussée.
Je compris rapidement de quoi il retournait mais
il était trop tard pour m'échapper. Il y avait des
Fritz partout. Quand le tram s'arrêta au terminus,
les Allemands se précipitèrent sur les hommes,
leur firent mettre les mains en l'air et les
alignèrent contre le mur face à la mitrailleuse.
J'étais coincé, que faire ? Mon petit cinéma
habituel se déroulait dans ma tête, réfléchir
vite, agir. J'étais redevenu instantanément une
bête traquée, prête à tout pour sauver sa peau.
D'abord faire le simplet. Je m'étais réfugié au
centre du tram alors que les femmes affolées s'y
trouvaient encore. J'avais gagné du temps pour
réfléchir. Sans regarder devant moi, je tirai
alors mon sac de charbon près de la porte et
m'asseyant sur le marchepied, j'installai le
combustible sur mon dos et la tête dans les
épaules, regardant le sol, obligé en cela par ma
charge j'entrepris de m'éloigner de ce piège
mortel. J'entendis alors courir derière moi, je
vis une paire de bottes me dépasser et se
retournant brusquement, le soldat me mit sa
mitraillette sur la brioche. Feignant la surprise,
je levai péniblement la tête et lui fit le plus
beau sourire con dont j'étais capable. Mais lui,
le salaud, ne devait pas avoir l'esprit à la
rigolade ce jour là. De plus il avait une sale
gueule et son cou s'ornait d'un imposant collier
de métal où était inscrit FELGENDARMERIE. Il ne
manquait qu'une clochette pour qu'il ressemble à
une vache suisse. Mais ce gendarme ne me donna pas
100 balles et m'intima l'ordre de poser mon sac
par terre, de lever les bras et de rejoindre les
autres. Ayant l'habitude de cet exercice
j'exécutai la manoeuvre d'une façon admirable.
Peut-être espérais je qu'il allait lâcher sa
mitraillette pour m'applaudir, mais hélas il n'en
fit rien. Aligné avec les autres, les bras levés
semblant vouloir traire les nuages, je me mis à
gamberger dare-dare. Mon voisin de gauche qui
tremblait comme une feuille me posa la question :
- Qu'est ce qu'ils vont nous faire ? - Ça se voit,
non, après ce qui s'est passé hier soir. Que
n'avais-je pas dit là. Le gars se mit à pleurer, à
gémir si fort que je dus lui dire de fermer sa
gueule. C'est vrai, moi pour réfléchir je préfère
le silence. On vous dira toujours, dans les
bouquins que le pauvre type qui va être fusillé
pense à sa femme, à sa mère, à ses enfants. C'est
sans doute vrai pour celui qui, attaché à un
poteau, n'a aucune chance de s'en tirer. Ça ne
l'était pas pour moi. J'avais un seul impératif en
tête : sauver ma peau ! Cette fois une olive entre
mes deux fesses n'aurait pas donné d'huile. Je
n'avais pas peur et j'examinais la situation. Je
me disais : "Si les deux connards avec leur
collier à vache restent à côté de nous, l'autre
connard debout près de sa machine à pointiller les
mecs ne tirera pas, mais à la moindre alerte, au
moindre signe je fonce derrière le tram et vais me
perdre dans le parc. Les arbres ça me connait ils
m'ont déjà sauvés une fois dans les VOSGES ". Puis
voilà que les deux Feldgendarm fouillent le
premier de la file, examinent ses papiers et lui
disent de foutre le camp et ainsi de suite jusqu'à
moi. La séance de pelotage n'ayant rien donné, ma
jolie carte d'identité les ayant séduit, ils me
dirent gentiment : weg los… (va t'en ) Nous étions
vraiment entre gens du monde. Calmement je
récupérai mon charbon que ces muffles ne
m'aidèrent même pas à charger sur mon dos et
j'établis un nouveau record. Celui du porté d'un
sac de 50 kilogs en montée. Quand je le posais
enfin sur le sol de ma cave je crus que j'allais
m'envoler tellement le fait d'être soulagé de ma
charge me fit paraître tout à coup plus léger.
Pendant trois jours je restai enfermé, une corde
attachée à la fenêtre donnant sur le jardin du
presbytère. J'étais toujours prêt à fuir pour
gagner la montagne, si nécessaire. Début mars, me
rendant compte que LUCETTE avait besoin de
suralimentation, je quittai le Comité d'Entraide
aux familles de militaires en captivité. Pourtant
le directeur me laissait emporter les saucissons
entamés par les rats, les balayures de légumes
secs. Le chocolat abimé etc… Nous n'étions pas
difficile à cette époque. Mais il me fallait des
matières grasses, de la viande, car LUCETTE avait
des envies que nos maigres revenus ne permettaient
pas de contenter. Il y avait un métier qui pouvait
rapporter gros car personne ne voulait le faire.
Transporteur, avec un triporteur actionné par la
force humaine. Il n'y avait pas de taxis à cette
époque. Quelques rares véhicules à charbon de bois
et muni d'une autorisation de circuler. Le vélo
était redevenu roi malgré le manque de
pneumatiques. j'en ai vu bourrés avec du foin. Le
triporteur en question se conduisait avec un
volant et le changement de vitesse incorporé au
pédalier permettait deux rapports. Je décidai de
tenter ma chance et je devins bien vite populaire
à CLERMONT-FERRAND. Je faisais les courses pour
mon patron et quand les gens me sifflaient en
ville j'en faisais à mon compte en pédalant comme
un sauvage pour rattraper le temps perdu. Le
mécanicien de l'entreprise avait, à ma demande,
confectionné un crochet avec lequel je
m'accrochais aux tramways car les côtes étaient
nombreuses à CLERMONT. J'avais souvent les flics
aux fesses mais j'étais rapide et vigilant. J'eus
de nombreux accidents car mon engin n'était pas
tellement stable et le mécanicien était au
désespoir mais je retombais toujours sur mes
pattes. Evidemment j'avais de nouveau perdu
quelques kilos mais je pouvais offrir le
restaurant à ma bien aimée et elle ne manquait de
rien. Un jour, je dus aller chercher des valises à
ORCINES petit village situé en haut de la côte de
la Baraque, terrible montée de plusieurs kms.
Ayant réussi à me hisser à la force des jarrets
jusque chez mes clients, je me trouvai en présence
de deux nénettes qui en plus de leurs valises me
firent comprendre qu'elles n'avaient aucun moyen
de transport pour leurs charmantes personnes.
Toujours galant je leur dis : - Prenez donc places
sur vos valises, je vais vous emmener à la gare.
Les pauvres qui croyaient avoir à faire à un type
normal ! ! Quand j'embrayai la descente à tout
berzingue elles commencèrent à crier. Avec une
joie sadique je me laissais glisser. Grisé par la
vitesse avec mes deux souris qui gueulaient sans
arrêt se cramponnant désespérémment aux ridelles
basses de mon triporteur. Je n'eus pas besoin
d'avertisseur et ce sont deux pauvres créatures
complètement vidées, blanches commes des mortes
qu'en un savant virage je déposai devant la gare.
En tremblant encore elles me donnèrent un bon
pourboire avant de me quitter sans regrets
apparents. Oui, je devenais de plus en plus
populaire dans ma bonne ville. Une autre fois,
accroché derrière un tram, je remontais la rue
Montlosier, quand je vis de chaque côté des rails
des petits drapeaux rouges. Je n'eus que le temps
de dire merde ! et je disparu dans un trou creusé
entre les rails, sous les regards effrayés des
passagers que mon manège acrobatique amusait
toujours. Je ressortis vite fait, intact comme
d'habitude mais hélas, une fois mon triporteur
extirpé du trou je m'aperçu qu'il était
littéralement plié en deux et c'est avec le volant
à 50 cm du sol que je fis mon entrée triomphale au
garage. Un autre accident me revient en mémoire.
Un jour que je me laissais descendre à toute
vitesse dans une rue qui coupait le boulevard
Lafayette, où à cette époque une fontaine était
installée au milieu de la chaussée, une femme avec
une voiture d'enfant déboucha de derrière le
monument. L'accident était inévitable. Alors ne
voulant pas blesser la mère et l'enfant je donnai
un violent coup de volant qui déséquilibra
complètement mon triporteur qui se retourna, alors
que j'étais projeté dans les airs. Je me
réceptionnai en un roulé-boulé impressionant et de
suite sur pieds, vexé, je remis mon engin sur ses
roues et repartis dans la descente. Une grand mère
couru un instant à mes côtés me criant : -
Arrètez, j'en ai vu un mourir d'une fracture du
crâne après un accident. Je lui répondit : - Vous
en faites pas mémé, j'ai le crâne solide. C'est à
ce moment que je m'aperçus qu'il ne me restait
plus qu'un petit bout de volant qui me permit tout
juste de réintégrer le garage Etant allé faire une
course à la gare, en ressortant, je pris mon élan
et comme mon idole BUFFALO BILL, je me laissais
retomber sur la large selle en fer. Je poussai un
rugissement de douleur: des cons avaient parsemé
de punaises ma belle selle. Furieux je regardai
autour de moi, cherchant le coupable et je vis un
groupe de transporteurs qui attendaient à côté de
leurs voitures à bras les voyageurs ayant des
bagages à transporter en ville. Ils me regardaient
en se marrant, se tapant sur les cuisses de ma
déconvenue. Je soupçonnai un dénommé BONNET
d'avoir fait ce coup. Je me dirigeai donc vers lui
qui me regardait venir gogenard et vlan, d'une
bonne droite je le séchai. Les rires s'arrêtèrent
instantanément et je leur dis avec ma gentillesse
habituelle en montrant mon poing fermé. Avis aux
amateurs. Mais personne ne bougea, BONNET se
ramassa et je n'eus plus jamais de punaises sur ma
selle. Il faut toujours se faire respecter. Un
jour je fus arrêté près de la gare, alors que mon
triporteur était rempli de marché noir destiné à
un nervi niçois. Le type de l'Office de Placement
Allemand qui m'avait interpellé m'intima l'ordre
de le suivre et quand je me vis enfermé avec ces
traîtres qui m'entouraient menaçants, dans le
sinistre local de la Place DELILLE, dont parle
JACQUES LAUZMANN, dans le JACQUIOT, je me vis
encore une fois dans le pétrin. Comment allais- je
m'en tirer ? L'interrogatoire commença et je
repris mon air idiot: - Moi je ne suis qu'un
pauvre bougre de transporteur et je ne connais
même pas mon client. J'ai reçu l'ordre de charger
dans les bureaux de la maison Agay et je devais
déposer la marchandise dans ce café où vous m'avez
arrêté. S'intéressant à mon âge ils me demandèrent
pourquoi je n'étais pas en ALLEMAGNE. C'est alors
que mon ange gardien intervint sous la forme d'un
type qui avait été mon voisin de table dans le
petit restaurant de CHAMALIERES où j'avais pris
pension un moment. - Hello BRUN comment vas tu ?
L'interpellé me regarda un moment et m'ayant
reconnu vint vers moi. - Laissez-le les gars c'est
un copain. Les Collabos m'abandonnèrent à BRUN à
qui je racontais mon histoire. Puis je feignis
d'être fortement intéressé par son emploi, lui
demandant ce que ça gagnait, les avantages. Me
montrant mon triporteur plein il me dit : - Tiens
en voilà, un avantage, car on va garder ta
camelote. On ne manque de rien ni de nourriture,
ni de femmes. Nous sommes les rois. Pour le boulot
on se charge de récupérer des pèlerins que l'on
envoie en ALLEMAGNE, c'est tout. Je lui confirmai
qu'étant très intéressé, j'allais en parler à ma
femme et sur ces bonnes paroles, il me relâcha
avec mon triporteur vide. Arrivé dans les bureaux
de la Compagnie, je tombais sur FELIX, mon client,
qui me demanda où était passée sa camelote, si
elle était arrivée à bon port, en lieu sur. Je lui
dis la vérité mais il crut que j'étais de
connivence avec les gars de l'O.P.A. et il me
menaça de me faire la peau. Je me défendis comme
un beau diable et excédé je lui dis : - Vas leur
demander, c'est Place DELILLE. Pas dégonflé il s'y
rendit et discuta avec ces ordures. Ils étaient
faits pour s'entendre et l'histoire s'arrêta là.
Sauf que pendant longtemps je fis un détour pour
ne pas retomber dans les pattes de BRUN qui fut
fusillé à la Libération. Au printemps 1944 les
alertes aériennes devinrent plus fréquentes. De
jour, de nuit, les Anglais, les Américains
venaient bombarder. La journée, quand les sirènes
faisaient entendre leur lugubre son annonçant une
alerte, j'allais chercher LUCETTE en son lieu de
travail sis à 100 m de la maison qui m'employait
et je l'emmenais dans mon triporteur le plus loin
possible du danger. La nuit je me contentais de la
tenir serrée dans mes bras, de la rassurer, ne
voulant pas avec son gros ventre, la faire courir
comme le faisaient les gens affolés, telle que ma
voisine du rez de chaussée qui partait chaque fois
avec une valise contenant ce qu'elle avait de plus
précieux. Quand les usines MICHELIN furent
bombardées et que les LANCASTER anglais en une
ronde infernale venaient faire leur virage au
dessus de nos toits, j'eus beaucoup de mal à la
persuader que c'était la ville de RIOM qui était
visée. Lorsque le lendemain elle apprit qu'à trois
kilomètres de chez nous tout avait été rasé elle
osa me traiter de sale menteur. Mais j'eus vite
fait de me faire pardonner puisque notre vieille
baraque était encore debout. Un dimanche matin
nous reçûmes la visite des forteresses volantes.
Elles lâchèrent leurs chapelets d'énormes bombes
dont le départ était visible quant elle se
détachaient de l'avion. J'avais vu que ce n'était
pas pour nous et nous regardions ce spectacle
fascinant de ces engins de mort qui à leur arrivée
allaient pulvériser les Allemands occupant
l'aérodrome d'AULNAT. La puissance de ces bombes
était telle que l'on retrouva des cadavres de
soldats allemands jusque dans les vignes bordant
le terrain où le souffle les avait projeté. Au
mois de mai, LUCETTE s'ennuyant de sa famille nous
décidâmes de tenter dans les derniers jours du
mois, d'effectuer une tentative pour nous rendre à
TROYES. C'était risqué, même un peu fou car les
gares étaient particulièrement visées par les
avions alliés. Mais nous étions jeunes et j'avais
une telle foi en ma bonne étoile. Les trains
étaient rares et encombrés de gens qui
stationnaient dans les couloirs empêchant l'accès
des wagons par les portes. Qu'à cela ne tienne !
On hissa LUCETTE et son gros ventre de six mois
par une fenêtre que pour ma part j'escaladai sans
difficulté. Mais j'avais dû pousser ma grosse
femme après l'avoir soulevé en sortant la langue,
alors que deux voyageurs complaisants la tiraient
par les bras. Elle réussit à obtenir une place
assise car il y avait encore des hommes galants.
Et le voyage commença avec ses ralentissements,
ses alertes, ses arrêts en pleine campagne. Nous
arrivâmes quand même chez mon frère en bon état.
La maison par contre ne l'était pas. C'était un
grand immeuble que deux bombes avaient frappé et
elle ne tenait plus que par le milieu. L'armoire
de mon frère était criblée d'éclat et quand une
alerte se déclencha ce fut la panique et tout le
monde se précipita vers les abris. Moi je restai à
table en disant à ma famille : - Entre crever
enseveli dans une cave ou partir dans les airs je
choisis la deuxième solution. Et puis n'ai-je pas
la baraka. A tout à l'heure ! Et j'attendis
gentiment la fin de l'alerte. Les alliés cette
fois s'étaient montrés raisonnables. Ils étaient
allés poser leurs sales crottes un peu plus loin.
Le lendemain nous repartîmes pour TROYES dans de
meilleures conditions et mes beaux parents nous
accueillirent à bras ouverts d'autant plus que
nous avions amené quelques produits d'AUVERGNE qui
en cette période de vache maigre étaient le plus
beau des présents. Le 6 juin au matin je me rendis
à la boulangerie la plus proche munis de ma fausse
carte de pain achetée à CLERMONT. Je trouvais les
gens en effervescence, discutant joyeusement d'un
évènement que j'ignorai. Je fus vite mis au
courant. Les Alliés avaient débarqué à l'aube. La
radio clandestine l'avait annoncé et une immense
joie s'était emparée de la population affamée.
Enfin pensait-on, on allait apercevoir le bout du
tunnel. Je revins à la maison comme un bolide en
gueulant à tous les échos : - Ça y est. Ils ont
débarqué ! ! Personne ne voulait me croire et
quand enfin devant mon insistance ma bonne foi fut
reconnue. Nous nous congratulâmes à qui mieux
mieux. Puis je me rendis soudain compte que nous
n'étions pas à CLERMONT FERRAND et que LUCETTE
était enceinte et que pour le retour ce ne serait
pas de la tarte. Nous avions des nouvelles par des
voisins, qui sur leur radio suivaient anxieusement
la progression des Américains. Devant l'ampleur
des destructions ferroviaires tant par les maquis
que par l'aviation je décidai d'éviter PARIS pour
le retour et après avoir fait nos adieux à toute
la famille nous partîmes en direction de LYON. Les
trains étaient un peu moins encombrés que pour
notre voyage aller, les gens avaient peur et
seules les personnes dans notre cas avaient pris
place dans les compartiments. Ce fut un voyage
terrible pour LUCETTE, notre convoi s'arrêtant
fréquemment pour laisser passer des trains pleins
de soldats allemands montant au front. Partout ce
n'était que ruines, ponts consolidés, aiguillages
provisoires. Les alertes étaient nombreuses, le
train s'arrêtait en pleine campagne et les gens
s'égayaient dans la nature. J'ai même vu le
mécanicien et son chauffeur s'enfuir à toutes
pompes pour revenir penauds une fois le danger
écarté. Je dus même faire la police lors d'une
alerte, les voyageurs de notre compartiment
voulant fuir avec leurs bagages. Je criai le plus
fort possible : - Laissez vos valises, n'emcombrez
pas les couloirs, pas de panique. Nous, on reste.
Devant notre calme les gens obéirent et pour notre
wagon tout se passa bien. J'avais si peur pour ma
petite femme et sa majestueuse bosse. Je dois ici
lui rendre hommage pour le courage exemplaire
qu'elle afficha pendant ce voyage qui dura deux
jours et demi. Par moment notre train roulait à 20
kms à l'heure. Les mécaniciens ne voulaient plus
conduire de peur de sauter sur des charges de
plastic posées par les résistants qui
multipliaient les sabotages. Nous réintégrâmes
enfin notre taudis complètement vidés physiquement
et nerveusement. Il me fallait sans cesse penser à
ma petite femme et à notre futur bébé. Quand je
songe que maintenant on n'ose même plus péter
devant une femme enceinte de peur de traumatiser
le foetus ! Au mois d'août les Alliés prirent
pieds en Provence et les Allemands commencèrent à
se replier. Les maquis étaient passés à
l'offensive et un de mes camarades de travail
était parti pour le MONT MOUCHET. Il ne m'avait
jamais dit qu'il faisait parti de la Résistance et
comme je l'interrogeais sur les raisons de son
silence à mon égard il me dit : - J'ai parlé de
toi aux camarades mais tu n'es pas de notre
région, nul ne te connait et nous ne pouvions
prendre de risques. Moi j'ai confiance en toi
puisque je te demande de garder le secret et de
venir chercher mon vélo à la gare. Je compte sur
toi pour voir de temps à autre si ma femme à
besoin d'un service. Sur le quai de la gare nous
nous étreignîmes émus mais le coeur plein
d'espoir. Je ne devais jamais revoir ce héros de
l'ombre. Mon camarade ANDRE BERTRAND, de ROYAT,
fut tué par les Allemands au MONT MOUCHET.
Pourtant son bras s'ornait du brassard de la Croix
Rouge car il était infirmier. Mais la répression
était aveugle et féroce. Les Fritz se savaient
perdus et multipliaient les exactions, les
fusillades. Nous devions après la guerre faire un
pélerinage à ORADOUR SUR GLANE. Nous avions le
coeur serré, les larmes aux yeux devant cette
église calcinée où des femmes et des enfants
avaient été brûlés vifs, devant cet ossuaire gardé
par un survivant qui avait sans doute les restes
de sa famille parmis ces os. "Remember", est-il
écrit à l'entrée de ces ruines. "Remember",
souviens-toi, plus jamais cela. Mon copain de
THIERS celui chez qui j'avais fait notre repas de
noce débarqua un jour chez moi et me demanda
asile. Associé avec un chef français de la
Gestapo, le fameux VIDAL coiffeur à THIERS, il
avait trompé les couteliers de la Vallée de la
Durolle en leur disant qu'il avait un client pour
leur marchandise, au marché noir, bien entendu. Il
leur demanda de faire des lots qu'il viendrait
prendre avec son client. Le jour dit il passa avec
un camion allemand venu de VICHY et rafla toutes
les marchandises préparées par les couteliers,
sans bourse déliée il va de soi. Il m'exhiba
fièrement sa poche gonflée d'argent et me dit : -
Si tu me mets au vert quelques temps il y en a un
bon paquet pour toi. J'étais vraiment catastrophé,
MICHEL, un copain, un évadé avait fait cela pour
du fric. Je lui fis la morale, lui dis que je ne
mangeais pas de ce pain là et je lui donnais
l'adresse d'un monsieur qui pourrait lui donner du
travail dans les assurances. Mais il n'était plus
question pour moi de le recevoir et d'être son ami
malgré nos souvenirs communs. Ce qu'il avait fait
était à mes yeux impardonnable. J'eus de ses
nouvelles un peu plus tard. Il était devenu agent
d'assurance à COURPIERE. Il avait ainsi sur ma
recommandation été embauché. Mais j'avais tenu à
le mettre en garde : - MICHEL, les couteliers
auront ta peau ! Cela l'avait fait rire. - Bientôt
nous serons libérés et tout cela oublié. Hélas
j'avais raison d'être inquiet et je vous parlerai
de lui un peu plus loin quand l'heure du bilan
sera venu. Tout n'était que combines, corruption.
A quoi bon se voiler la face. Les guerres
transforment les gens, si elles engendrent
l'héroïsme, elles libèrent les instincts les plus
vils, encouragés en cela par l'Occupant qui avait
tout intérêt à destabiliser le pays occupé. Une
autre fois je reçus la visite de mon voisin du
dessous qui me proposa de gagner une grosse somme
d'argent. - De quoi s'agit-il, PIERRE ? -
D'intercepter un camion plein de café, Place des
Salins. C'est pour le Maquis. Je lui objectai que
les maquisards ne payaient pas pour de semblables
opérations. Il tint pourtant à me donner des
précisions. - Rendez-vous "Café de l'Univers"
Place des Salins. - Ton histoire est trop
merdeuse, PIERRE, ne compte pas sur moi et un bon
conseil : méfie-toi. Mais il ne voulut pas
m'écouter et avec son frère se rendit au "Café de
l'Univers" où en fait de résistants ils tombèrent
sur la Gestapo qui avait tendu ce piège. Quand sa
concubine en larmes vint me trouver le soir en me
disant qu'ils étaient enfermés au "92 ", caserne
réservée à cet usage, je lui demandai s'il y avait
des armes chez elle ! Je l'aidais à fouiller et
nous trouvâmes une matraque de fabrication
canadienne provenant d'un parachutage. Ces gens
habitant la même baraque que moi, pendant quelques
jours, je vécus sur le qui-vive dans la crainte
d'une descente de la police allemande. De durs
combats se déroulaient un peu partout et des
convois de blessés circulaient dans
l'agglomération. Ils étaient recouverts de
feuillages pour échapper au repérage de
l'aviation. Le chemin de leur retraite était
parsemé d'atrocités. J'avais entrepris chez un ami
menuisier la fabrication d'un lit pour notre futur
bébé, avec de vieilles planches récupérées à
droite à gauche. Cet ami avait un petit atelier et
me prêtait volontiers ses outils et me
conseillait. Remontant un jour de chez cet ami qui
habitait CHAMALIERES, installé sur mon triporteur
que je conservais le dimanche, je vis les
Allemands affolés, brûler leurs archives, charger
les camions de leurs rapines et fou de joie
j'arrivai près de ma femme en criant : - Ça y est
ils foutent le camp. Dans la matinée, ROYAT fut
débarrassé de sa lèpre verte, les cloches se
mirent à sonner, les gens à sortir joyeux et à ma
grande surprise, les résistants de la dernière
heure faire leur apparition. Des voisins qui
n'avaient jamais levé le petit doigt, qui avaient
applaudi PETAIN, s'affichaient l'air martial, avec
un brassard au bras. J'en étais écoeuré. L'après
midi, LUCETTE et moi, revêtus de nos plus beaux
atours nous descendîmes à CLERMONT. La population
en liesse s'y était donné rendez vous, les
drapeaux soigneusement dissimulés depuis quatre
ans étaient ressortis, chacun se souriait,
affichant son bonheur. Mais la chasse aux collabos
avait commencé et des filles tondues, nues et le
sexe enduit de goudron étaient jetées en pature à
la foule qui les insultait, prête à les lapider.
J'étais profondément attristé par ce spectacle
indigne de gens civilisés. Chacun avait le droit
d'être jugé, châtié selon ses fautes trop de
vengeances personnelles faussaient la vraie
justice. Il était temps, avec la liberté, de
retrouver la démocratie. Quelques jours plus tard,
alors que je remontais chez moi par le train, je
vis une fille que j'avais remarquée et entendue
rire et plaisanter avec de beaux officiers
allemands que ses parents recevaient. Elle aussi
risquait d'être livrée à la vindicte populaire.
M'approchant d'elle par derrière, doucement, je
lui dit bonjour en allemand. Elle tressaillit
violemment et se retournant, blanche comme une
morte, me répondit: - Je ne comprends pas
monsieur. - Eh bien moi je vais vous faire
comprendre, Fraulein. Voyant son air terrorisé je
m'éloignai d'elle car je ne suis pas sadique au
point de continuer ce jeu cruel. Simplement en lui
flanquant la trouille je venais de la mettre en
garde contre une répression qui ne serait sans
doute pas à la hauteur de la faute. Et le
lendemain j'eus la satisfaction de voir un camion
de déménagement devant sa porte. Ses parents
avaient jugé plus prudent de changer d'air avant
que la vengeance ne s'abatte sur eux. Ils ne
revinrent à ROYAT que quelques années plus tard
quand le temps eut apporté l'oubli. Ils ne se
doutèrent jamais qu'ils devaient peut-être la vie
à un type qui un jour dans un tramway avait eu
pitié d'une gosse dont la seule faute était
d'avoir des parents qui croyaient en LAVAL et en
PETAIN. Errare humanum est ! Aujourd'hui encore je
ne regrette pas mon geste car la délation n'a
jamais été mon fort. Nous étions enfin libres mais
la guerre n'était pas terminée pour autant et les
restrictions demeuraient aussi sévères que quand
nous étions occupés. Les gestapistes, des collabos
arrêtés étaient jugés sommairement et fusillés au
PUY DE CROUELLE à la sortie de CLERMONT-FERRAND.
La population commençait à panser ses plaies,
nombreuses hélas, avec les bombardements, les
sabotages. Moi, avec mon triporteur, je ne chômais
pas et payais le restaurant à LUCETTE presque tous
les jours car nous voulions un beau bébé. Les
douleurs de l'enfantement la saisirent le 26
septembre dans une belle journée de l'été
finissant. Je la fis monter dans mon triporteur et
l'emmenai à la maternité de CLERMONT-FERRANT.
J'étais malheureux de la voir souffrir ainsi et je
restais près d'elle la tenant par la main. J'avais
conservé ma tenue de travail et faisais triste
mine dans ces vieux vêtements. Mon triporteur
stationnait devant la porte, dans la grande cour
bordée d'arbres. L'accouchement s'annonçait mal et
ma petite femme souffrait le martyre. Le médecin
venait souvent voir si le bébé progressait mais il
n'avait pas l'air pressé. La journée s'écoula
ainsi, puis la soirée. A minuit aucune progression
n'était visible et le médecin de garde s'endormait
sur sa chaise. De temps à autre je le secouais, il
prenait son stéthoscope le posait sur le ventre de
la parturiente et moitié endormi me disait : "le
coeur bat toujours" et il repartait dans sa
léthargie. J'avais peur qu'il finisse sa nuit avec
le ventre de LUCETTE comme oreiller. Epuisé moi
même, je dus aller, entre deux spasmes de la
future maman, m'allonger dans mon triporteur. Le
ciel était étoilé et je me souvenais d'autres
nuits passées ainsi. L'inconfort de ma position ne
me gênait pas. Ainsi je serais peut-être bientôt
papa et j'étais inquiet pour LUCETTE, pour le bébé
qui ne se décidait pas à venir dans notre monde de
merde. Il en avait vu dans le ventre de sa mère,
peut être trop vu. Pourvu qu'il soit normal.
L'aube me retrouva au chevet de ma pauvre femme
épuisée. Rien n'avait changé et je devins
mortellement inquiet de cette trop longue attente.
La matinée s'écoula interminable quand enfin vers
les une heure de l'après midi, le docteur GENDRE,
chef de clinique apparut et s'occupa enfin de ma
LUCETTE. Il me pria de sortir et je l'entendis
parler de forceps. Un appareil qui me parut de
torture fut apporté et je me mis, comme on peut le
voir dans les films, à arpenter la galerie. Au
bout d'un siècle une infirmière vint vers moi et
joyeuse m'annonça : - Ç'est une belle petite fille
- Et la maman ? ? - Ça va. Elle a été déchirée,
mais le docteur répare les dégâts. Ouf, j'étais
enfin rassuré. Je demandai à voir ma progéniture;
c'est vrai qu'en général les nouveaux nés ne sont
pas bien beaux. Pourtant ma fille apparue
magnifique à mes yeux de père. LUCETTE étant
toujours endormie je sautai sur mon triporteur et
j'allais me mettre sur mon 31. De retour à la
maternité les infirmières ne voulaient pas croire
que c'était ce même type minable qui avait attendu
36 heures la venue de son bébé. LUCETTE revenait
doucement à elle et quant elle eut repris ses
esprits je lui annonçai triomphalement : - Tu as
gagné, c'est une fille. C'est ce qu'elle avait
toujours souhaité ne désirant pas un garçon à
l'image de son père car il lui aurait donné trop
de soucis. Tout le temps qu'elle passa à la
maternité, je la gavais de fruits, de
ravitaillement car elle allaitait le bébé et je me
défonçais de plus en plus sur mon triporteur,
laissant des kilos de sueur sur la route. LUCETTE
avait donné son congé et j'allais devoir subvenir
seul aux besoins du ménage. Je fus heureux de
ramener mon petit monde à la maison. Mais ces
pièces insalubres, sans confort, fatiguaient
LUCETTE dont le lait fut bientôt rejeté par notre
petite MICHELE qui refusait le sein. Les problèmes
de santé commencèrent et la sage-femme me dit un
jour : - Si vous voulez conserver votre enfant il
vous faudra changer de logement. Usant de ma
qualité d'évadé, j'obtins par réquisition un petit
appartement meublé ensoleillé et ayant une vue
magnifique sur le PUY DE DOME. LUCETTE se sentit
revivre. Je n'avais plus à aller laver les couches
à la grotte des laveuses où les femmes surprises
me dévisageaient curieusement. La forêt n'était
pas éloignée et je ramenais du bois mort qui nous
faisait des flambées magnifiques. L'hiver était
rude en AUVERGNE, la neige abondante. Courant
janvier le lait ne fut pas distribué pendant trois
jours et ma petite fille n'avait plus que de l'eau
sucrée à boire au grand désespoir de la maman. Par
moins 15° je partis un matin dans la montagne à la
recherche d'un peu de lait. J'arrivai presque
défaillant chez un paysan qui me prit en pitié, me
permit de me réchauffer près de l'âtre et me céda
1/2 litre de lait que je redescendis bien vite à
la maison. Mais la fatigue et les privations
finirent par avoir raison de mon courage. Je
devais absolument changer de métier. Je voulus
m'engager aux Etablissements MICHELIN qui
maintenant travaillaient pour les Alliés mais le
médecin qui m'ausculta me dit qu'ils ne pouvaient
pas prendre le risque d'embaucher des gens
déficients. - Vous avez besoin de repos, de
suralimentation. Revenez plus tard quand vous
aurez récupéré. Je revins désespéré à la maison.
Brusquement à 25 ans je me sentis vieux, usé. Le
médecin ne m'avait-il pas dit : - Vous êtes comme
un homme de 70 ans. Il me fallut deux jours pour
réagir, pour relever la tête. Le toubib avait vu
monsieur FUSSINGER mais il ne connaissait pas
l'autre, le teigneux. Il ne connaissait pas FUFU.
Les prisonniers n'allaient pas tarder à revenir,
nous étions en mars et à partir du 7 les alliés
franchir le RHIN, la campagne d'ALLEMAGNE
commençait. Nous allions voir déferler les
prisonniers, les déportés, les S.T.O., les
volontaires et aussi la lie qui avait fuit avec
l'ennemi. A cet effet un grand ministère des
rapatriés avait été formé et le directeur régional
choisi parmi les évadés. J'allais le trouver, fis
connaître ma condition de rapatrié et lui demandai
de me sortir de la panade. A cette époque existait
ce qu'on appelait entre nous "l'esprit évadé" et
on ne faisait jamais appel en vain à un camarade.
Il me répondit : - Tu tombes bien. Nous allons
ouvrir un centre d'accueil à ROYAT où nous avons
réquisitionné le grand hôtel. J'ai besoin d'un
gars comme toi pour l'accueil. Si tu veux, pour la
bouffe, tu t'arrangeras avec le cuistot chef qui
est des nôtres. Tu commences demain. C'est ainsi
que MARCEL COURVOISIER, Directeur départemental du
ministère des rapatriés devint pour moi un patron
mais plus encore un ami. Ayant pris contact avec
le Chef de Centre, un ancien de 14-18, je
commençai immédiatement mon travail
d'organisation. J'avais avec moi deux collègues et
l'armée française m'avait délégué des auxiliaires
féminines très précieuses pour remplir la
paperasserie. Il y avait en gare un service
d'accueil permanent et j'étais en relation
téléphonique avec chaque canton où d'anciens
prisonniers avaient été nommés responsables de
l'accueil. Des comptoirs avaient été aménagés dans
le grand hall et des services de la Mairie pour
les tickets d'alimentation, de la préfecture pour
divers papiers, en avaient pris possession. Enfin
la Sécurité Militaire avait mis un lieutenant et
deux soldats anciens maquisards à notre
disposition pour détecter les suspects dont des
listes avaient été établies. Au premier étage
fonctionnait la partie militaire avec le
commandant DESRETOURS, le Service Sanitaire avec
médecins, dentistes, infirmières. Les grandes
cuisines de l'hôtel avaient été remises en état,
les gardes-mangers approvisionnés. Tout avait été
organisé de main de maître par COURVOISIER et son
équipe et chacun tint à être à la hauteur pour
réserver aux rapatriés un accueil du tonnerre. Les
magnifiques chambres de l'hôtel étaient à la
disposition des prisonniers et croyez-moi, un tel
luxe après les paillasses en a surpris plus d'un.
Même qu'un jour un brave gars de la montagne a
confondu bidet et cuvette des W.C. Il fit ses
besoins dans le premier et voulut se laver les
pieds dans le second. Malheureusement le pied
glissa et resta coincé au fond de la cuvette. Il
fallut l'aide du Service Sanitaire ameuté par les
braillements du gars affolé pour le tirer de sa
fâcheuse position, alors qu'un étron encore fumant
ajoutait à la gaieté du moment. Mais coucher dans
le lit jadis occupé par des princes, des
maharadjahs, avoir à sa disposition une magnifique
salle de bains fit que beaucoup
de rapatriés avaient l'impression de vivre un
rêve. Un soir l'un d'eux se plaignit à moi d'un
violent mal de gorge. Je le fis mettre au lit et
j'allais chercher le médecin qui le fit relever et
asseoir sur une chaise. Il lui fit ouvrir la
bouche et soudain recula en me poussant, puis il
fit recoucher le gars qui mourut dans la nuit. Il
avait le typhus et tout le personnel fut vacciné
dans le jour qui suivit. Nul ne fut avisé de ce
qui s'était passé et il n'y eut pas de panique.
Pour les corvées, l'entretien du Centre, un
Kommando de prisonniers allemands nous avait été
délégué. Je les voyais défiler devant moi pour
ramasser les mégots et je pensais : "Chacun son
tour ". Cela aurait dû me réjouir mais je n'avais
aucune haine et cela m'étonnait car quand je
dérouillais dans les stalags, je me promettais
bien de me venger mais j'en étais incapable. Par
contre certains rapatriés ne se gênaient pas pour
leur foutre leur pied au cul, entre autre un
copain surnommé BIDULE qui était devenu leur
terreur. J'avais essayé de le raisonner, rien n'y
faisait. Si on l'avait laissé faire il en aurait
étranglé quelques-uns. Un jour pourtant je montai
dans leur chambrée sous les combles et j'appelai
l'interprète qui parlait un excellent français et
je lui tins ce langage : - Je me suis promis de
vous faire, au moins une fois, ce que vous m'avez
fait si souvent. Dites à vos camarades d'étaler
leurs affaires sur leur lit. Car eux avaient de
vrais lits et jouissaient d'un certain confort et
méthodiquement je procédai à une fouille au milieu
d'une assemblée haineuse. Je récupérai simplement
une pince coupante. Ensuite je m'excusai en leur
disant : - J'ai fait cela simplement pour vous
rappeler combien vous nous avez humilié. J'ai été
affamé, battu, menacé de mort plusieurs fois. Ne
recommencez jamais, l'univers entier vous
considère comme des assassins. Faites-vous
oublier. Je sais que vous n'êtes pas tous pourris.
Certains Allemands m'ont traité en ami et cela
aussi je ne l'oublierai jamais. Pas une fois je
n'ai levé la main sur un prisonnier. J'assistais
chaque jour à des scènes émouvantes. Beaucoup de
prisonniers découvraient leurs enfants qu'ils ne
connaissaient que par photographie. Il y avait de
la joie mais aussi beaucoup de larmes et j'avais
un mal fou à me montrer insensible. Un rapatrié me
demanda un jour de ne pas prévenir sa famille mais
c'était déjà fait et le pauvre gars m'apprit qu'il
avait eu des rapports avec une ouvrière française
volontaire pour le travail en ALLEMAGNE et
celle-ci lui avait collé une maladie qu'à cette
époque on qualifiait d'honteuse. Je le rassurai
comme je pus en lui parlant des miracles de la
pénicilline mais je n'aurais pas voulu être à sa
place à son retour à la maison. Un soir que je
m'étais attardé au Centre je reçus un coup de fil
du service en gare me signalant un suspect. A
l'arrivée de ce dernier, en compagnie d'un des
jeunes gars de la Sécurité Militaire, je décidai
de l'interroger pour voir s'il ne s'agissait pas
d'un milicien où d'un waffen-SS déguisé en
rapatrié. L'ayant emmené dans une chambre vide
nous commençâmes à lui poser quelques questions !
Le type ne paraissait pas avoir la conscience
tranquille, et avait vraiment l'air d'une ordure.
Voulant contrôler s'il n'était pas tatoué sous le
bras comme cela se faisait dans la SS, l'agent de
sécurité lui intima l'ordre d'enlever sa chemise.
Entre temps il avait sorti son couteau de commando
et faisait semblant de se nettoyer les ongles avec
l'impressionnante lame. Passant derrière le
suspect il lui posa la main sur l'épaule. Au même
moment on entendit un grand pet suivi d'une odeur
épouvantable. Le collègue me regarda surpris et
m'interrogea : - C'est toi qui a fait ça ?… - Non
c'est lui ! Alors le gars complètement paniqué
avoua qu'il avait fait dans sa culotte. Nous
n'eûmes d'autres ressources que de l'emmener aux
toilettes où il put se laver ainsi que son
pantalon terriblement parfumé. Mon copain écoeuré
me dit : - On reprendra l'interrogatoire demain
mais en attendant qu'est-ce qu'on va foutre de
lui, il n'y a rien de prévu pour enfermer ces
ordures. J'eus alors une idée lumineuse : -
L'ascenseur, on va l'enfermer dans l'ascenseur
pour quelques heures, coincé entre deux étages. Et
l'on fit ainsi. Le lendemain, tôt arrivé, je fis
descendre l'ascenseur dont la porte s'ouvrit
violemment et mon suspect partit comme un bolide,
coudes au corps. "La vache, il se tire" pensai-je
et je couru derrière lui. Je n'eus pas à aller
bien loin car il pénétra dans les W.C. où
j'entendis une série de déflagrations plutôt
merdeuses. Quand soulagé mon suspect ressorti je
le confiai à la sécurité militaire. Il était enfin
prêt à raconter sa vie. Une autre fois on me
signala un type très dangereux arrivé dans la nuit
et logé dans une chambre au dernier étage. Je
montais pour vérifier et ouvrant la porte
doucement je vis que ce suspect dormait et je vis
la clé de la chambre posée sur la table de nuit.
Sans faire de bruit j'allai m'en emparer, prêt à
cogner si le gars bougeait mais il resta sage et
je l'enfermai à double tour. Quand le lieutenant
du 2ème bureau arriva je lui signalai le type et
il me demanda de l'accompagner pour la capture.
Revolver au poing, je tournai doucement la clé
dans la serrure et après nous être concerté du
regard nous fîmes irruption dans la pièce ;
l'oiseau s'était envolé. La fenêtre était grande
ouverte et malgré la hauteur notre suspect avait
sauté sur un proche balcon et avait pu s'échapper.
J'eus quelques accrochages avec le personnel
affecté à l'accueil car certains employés ne se
sentaient pas concernés par le retour des
prisonniers. Entre autre une péronnelle qui
arrivait facilement avec une demi heure de retard,
alors que les gars attendaient pour régulariser
leurs papiers. Lui ayant demandé d'être exacte à
l'avenir elle me toisa en me disant : - Je suis
rédactrice à la préfecture. Qui êtes-vous pour me
donner des ordres. Il me semble d'ailleurs vous
avoir déjà vu. - C'est bien possible mademoiselle,
avant de faire ce travail je tirai un triporteur
dans les rues de CLERMONT où je suis très connu. -
Mais oui, c'est cela et vous avez la prétention de
me commander ? - Je vous parie que demain vous
serez à l'heure car je vais téléphoner au Préfet.
Vous n'avez pas le droit de faire attendre mes
copains. Et je tins parole. Dix minutes plus tard
j'avais le Préfet au bout du fil. Il se montra
scandalisé par l'outrecuidance de cette, au
demeurant, très charmante rédactrice. Et c'est
tout souriant que j'accueillis le lendemain cette
mignone enfant, à l'heure et même en avance et qui
dut se contenter de me fusiller en pensée car elle
n'avait pour pistolet qu'un regard noir qui me
transperça jusqu'à la moëlle. 43 ans après j'en
tremble encore. Un autre jour, montant au 1er
étage, je vis une foule de prisonniers rassemblés
dans le couloir dans l'attente de la visite
médicale, qui aurait du se dérouler depuis un bon
moment. Les gars étaient mauvais car des rires
filtraient à travers la porte que j'ouvris
brusquement. Les toubibs, les infirmières, surpris
dans leur charmante réunion me demandèrent la
raison de mon intrusion. En colère je leur dit : -
Sur le palier, il y a des gars qui attendent
depuis 5 ans la joie de rejoindre les leurs et au
lieu de vous occuper d'eux comme votre devoir vous
y oblige vous préférez marivauder. Ils le prirent
de haut, même de très haut. Pensez donc, un
minable de l'accueil venir leur donner des ordres.
Ils m'envoyèrent proprement balader avec de gros
rires. Furieux, je me rendis chez le commandant
chef du Centre pour la partie sanitaire et avec
véhémence je le mis au courant. J'étais devenu
délateur, c'est vrai, mais pour la bonne cause et
je m'assumais. Et c'est avec lui que je retournai
confirmer mon accusation. Croyez moi que tout
rentra bien vite dans l'ordre pour le plus grand
bien des camarades. Je sortais toujours des
cuisines par les derrières de l'hôtel avec mon
panier contenant mon repas et celui de LUCETTE.
Bien nourri j'avais retrouvé mon poids de grande
forme de 70 kgs. COURVOISIER avait trouvé ce moyen
pour me dédommager du surcroît de travail que
j'assumais. Pourtant cela n'avait pas l'air de
plaire au gérant de l'hôtel qui avait été conservé
pour la bonne marche du service. C'était un ancien
maître d'hôtel très stylé. Un jour il m'attendit à
la sortie des cuisines et à ma grande surprise il
m'intima l'ordre d'aller remettre ce que j'avais
dans mon panier, là où on me l'avait délivré. Mon
sang ne fit qu'un tour. Que me voulait donc cet
embusqué qui avait fait la guerre bien au chaud
dans son hôtel de luxe et qui avait la prétention
de me donner des ordres. Je l'attrapai par la
cravate et amenant son visage près du mien, une
fois de plus je bluffai : - Monsieur, j'ai des
yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Si
vous voulez que je mette tout ce que je sais sur
vous sur la table, à votre guise, on va bien
rigoler. Il devint blanc comme un linge, se mit à
bafouiller des excuses. Pour sûr, il n'avait pas
la conscience tranquille, le frère, et avec le
ravitaillement, les stocks de cartes, il devait
s'en passer de belles. Je le relachai et je lui
dit gentiment : - Maintenant on me fout la paix,
compris… Il ne m'adressa plus jamais la parole. Ça
commençait à bien faire, je me faisais de plus en
plus d'"amis" dans ce Centre. Heureusement qu'il y
avait les autres, ceux qui travaillaient
consciencieusement et ils étaient les plus
nombreux. Tout fonctionnait à merveille. J'avais
la possibilité de faire des bons de transport et
je m'en servais volontiers lorsqu'un prisonnier
désirait se rendre dans une famille lointaine.
J'eus pitié un jour d'un déporté hongrois sorti
d'un camp de concentration et je l'invitai chez
moi. Il passa une journée en famille et après
toutes les épreuves qu'il avait endurées, il
apprécia beaucoup la gentillesse de ma petite
fille. LUCETTE n'aurait plus à envoyer de colis à
mon ancien camarade de Kommando qu'elle avait
adopté et dont elle était devenue la marraine.
IGNACE MARJAK, ce polonais sans famille, ne nous
donna plus de ses nouvelles. Un des deux zèbres de
la sécurité militaire avait fait parti d'un maquis
près de COURPIERE, là où s'était réfugié mon
copain MICHEL après son mauvais coup avec les
couteliers de la DUROLLE. Je lui dit que j'avais
un pote qui avait été enlevé par le maquis : -
MICHEL M. tu connais ? - Oui, bien sûr, c'était
ton copain cette ordure ? - Avant cette histoire
des couteliers, oui, c'était un ami, qu'en avez
vous fait ? - Et bien ton copain, on l'a pendu par
les pieds à un arbre. Il a passé toute la nuit à
nous supplier et à gémir. Puis il a fini par
crever ! J'étais horrifié. MICHEL aurait mérité la
prison, pas cette mort atroce. C'était un flambeur
qui ne voyait pas le mal et il aimait trop
l'argent gagné facilement. Mais en temps de guerre
les hommes redeviennent des primitifs donnant
libre cours à leurs bas instincts. Les grands
sentiments n'ont plus leur place et la justice est
sans pitié, mais peut-on encore parler de justice.
Quand le 8 mai arriva, que toutes les cloches se
mirent à sonner, je restai seul au Centre
d'Accueil. Tout le monde s'était répandu dans les
rues, les cafés débordaient de clients. Enfin le
cauchemar était fini. Mélancoliquement je reportai
mes pensées cinq ans en arrière. Où était le petit
soldat plein d'illusions qui ne pensait qu'à rire
et que les copains avait baptisé FUFU. FUFU, c'est
à lui que toutes ces histoires étaient arrivées.
Pour moi il ne pouvait plus rien se produire
d'extraordinaire. J'allais être enfin Monsieur
FUSSINGER. Après le 1er novembre 1945, les
prisonniers tous rapatriés, je trouvais un emploi
chez un petit pompiste. Cinq mois plus tard en
compagnie de ma chère LUCETTE je prenais la
direction pour la firme ESSO d'une station
d'essence dans le centre de CLERMONT- FERRAND.
FUFU n'existait plus. Curieusement je tirai un
trait sur mon passé, cessant même de correspondre
avec mes amis, mes anciens camarades, ne voulant
plus penser qu'à l'avenir. |