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                   Index historique ElBAZE  corpus                                                        
Liste des 134 manuscrits   #Manuscrits                

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FUSSINGER Gérald

052

ON M'APPELLAIT... FUFU !

GUERRE 1939-1945

NICE - Décembre 1987

Analyse du témoignage

Ecriture : 1987 - 450 pages

051 - Tome I - Guerre et captivité 052 - Tome II - Sur le chemin de la Rédemption

On ne devrait jamais écrire ses souvenirs.

La pensée est comme une eau claire sur un fond vaseux. Si vous preniez un bâton et que vous l'agitiez dans le dépôt, vous verriez alors l'eau se troubler, se salir !

C'est cela qui se passe en moi. Quand, pendant 3 heures j'ai remué cette fange que sont mes souvenirs, je me retrouve l'esprit pertubé !

Alors, je viens m'installer dans mon fauteuil et j'écoute une cassette de grande musique.

La nuit tombe doucement et, le regard perdu dans l'immensité du ciel, j'attends que la vase se repose et que, limpide l'eau s'écoule à nouveau.

Je sais maintenant que j'irais jusqu'au bout et que je souffrirais encore. N'est-ce pas en effet le prix à payer de mes erreurs.

Allez FUFU, écris, écris toujours.

Parmi la foule, il y en a bien qui te comprendront, qui t'aimeront !

N'est-ce pas ce que tu as toujours cherché ?

L'amour, l'amitié !

29 JANVIER 1987

Je me suis réveillé ce matin, maussade, fatigué. Depuis plusieurs jours je suis seul à la maison, ma femme étant partie garder mes petits enfants, pendant que ma fille et son mari sont aux sports d'hiver. Comme chaque soir avant de m'endormir, j'ai rassemblé dans ma mémoire les faits qui feront la matière de mes feuillets du lendemain. Et ce matin, des scrupules m'ont envahit. Ne devrais-je pas laisser les morts enterrer les morts. J'ai envie d'abandonner. Qui puis-je interesser avec des souvenirs vieux de 45 ans. Les gens qui me connaissent et peut-être m'estiment vont me juger, en bien ou en mal. Si je continue ma relation certaines scènes vont choquer la morale si ce n'est déjà fait. Ai-je le droit de tout dire, j'hésite encore. Il me faut réfléchir. Je repose ma plume. Je viens de laisser passer une heure en partie, en écoutant les informations à la télé. JEAN CLAUDE KILLY vient de démissionner, même pour le sport l'entente ne règne pas. Et puis la droite, la gauche, le terrorisme, la drogue, le LIBAN, l'IRAN, l'AFGANISTAN, les otages ! J'ai éteint mon poste. Je me suis fait un café expresso, j'ai regardé mon petit appartement confortable, mon fauteuil préféré, mes livres. Dehors le temps à 16° d'écart avec l'Est. Pourquoi ne suis-je pas totalement heureux. Est-ce à cause des casseroles que je trimballe derrière moi depuis tant d'années ? Qui suis-je ? Qu'ai-je été réellement ? Une ordure, une brute, un saint, un héros, une pauvre cloche,un cabotin? Peut-être tout cela en des heures différentes. Mon Dieu, que la vie est difficile à vivre ! Ça y est . J'ai regardé mon cahier, Repris mon stylo. Au diable les états d'âme !. Allez FUFU, pour la postérité. Raconte ! Raconte ta guerre !...

Table

**

PREFACE................................................ ...................... ...8

EN GUISE D'INTRODUCTION 11

LIVRE I - La Mémoire 13

LE SERVICE MILITAIRE 14

LA DROLE DE GUERRE 33

LA GUERRE - LA BATAILLE 57

EN CAPTIVITE 69
                          LIVRE II

AK 791 - MOSBERG 112

SUR LE CHEMIN DE LA REDEMPTION

Un jour parmi dix-sept 129

Qu'il est long le chemin qui mène à toi... 140

LIBERTE !

ENFIN LIBRES ! - LE DERNIER JOUR 150

LA VIE SOUS L'OCCUPATION 157

LIVRE II Documents................................................178

N'accepter de subir que pour espérer !

Espérer pour agir !

Tel est le chemin de la liberté.

LA Mémoire

La mémoire : seul bagage incessible

Jacques ATTALI

AK 791 - MOSBERG

**

.c.SUR LE CHEMIN DE LA REDEMPTION

Voyant que l'on prenait la direction de MOSBERG, petit village voisin de WOLFERSWEILER, je fus un peu rassuré. Il n'y avait pas de gare dans ce bled. Je marchais comme un automate, refoulant mes sanglots, mon accordéon brinquebalant ridiculement à mon coté. J'avais un poids énorme sur la poitrine. Etait-il possible de souffrir autant pour une fille. Pourquoi étais-je si sensible au souvenir des heures que je venais de vivre ? Pourquoi n'avais-je pu une dernière fois lui crier mon amour ? J'aurais pu me détruire, je l'aurais fait. Je me répugnais profondément. A mes yeux aucune excuse à ma conduite. J'étais devenu un salaud doublé d'un imbécile et tous les malheurs qui désormais pourraient m'accabler seraient mérités. Je devais attaquer le chemin de la rédemption. Apprendre à souffrir sans murmurer. Mea culpa, mea culpa.. C'est dans cet état d'esprit que nous atteignîmes le village. En passant devant une maison, le gardien m'indiqua le Kommando, je m'en serais douté à voir les fenêtres grillagées. A l'avant dernière maison du hameau, il s'arrêta et frappa à la porte. Une grosse matrone à la face répugnante vint ouvrir et le gardien lui parla en me montrant. Elle appela alors :"KARL, KARL ". Un avorton nanti d'une paire de moustache à la HITLER apparut et fit le salut nazi. La vieille me désignant lui dit : -"notre gefang ". Son visage s'éclaira "enfin" s'écria t-il "depuis le temps que j'en avais demandé un". Le marché aux esclaves avait repris pour moi, mais je me sentais devenir indifférent à ce qui m'arrivait. Je sentais dans ma poitrine une bête qui me rongeait le coeur. Je regardais d'un air absent ces gens qui avaient tous les droits sur moi et avec lesquels j'allais devoir vivre. Ma pensée ne serais jamais avec eux, je le sentais. Le wachman prit congé en me disant, -"à ce soir" et j'attendis les ordres de mon nouveau chef qui, immédiatement, me fis voir ce qu'il attendait de moi. Il avait une dizaine de vaches, deux juments et, de l'autre côté de la rue, un hangar où il m'indiqua les W.C. Des ruches se voyaient également dans un pré, sis derrière le hangar. Il y avait bien sur l'inévitable cochon comme dans toutes ferme qui se respectait. C'était vraiment ce que l'on appelle vulgairement un merdeux que mon nouveau chef. Agé d'environ 45 ans, haut comme trois pommes, il était tout en nerfs. Il me commandait sèchement et il m'expliqua qu'il avait fait la guerre contre nous et que grâce à HITLER, les Allemands avaient pris une belle revanche. - Vergeltung, du verstenden ! Et, en riant il me disait : - Frankreich kaput. Français, bras en l'air En disant cela, il levait les deux bras en me regardant avec une joie sadique. Il complétait sa démonstration en m'affirmant que les Allemands ne levaient pas les bras, ils se battaient avec courage. Je dus me retenir pour ne pas lui foutre mon poing sur la gueule. Ça commençais bien. J'attendis midi facilement car, je n'avais pas faim. C'est à l'heure du repas que je fis la connaissance des autres membres de la tribu. D'abord la femme, une pauvre créature d'une quarantaine d'année, déformée par le travail. Ensuite le grand père, tout menu, qui avait du passer toute sa vie sous la férule de son gros tas de viande. Puis les enfants, JULIUS 17 ans, qui marchait à grande enjambées pliant le genou à chaque pas comme s'il avait été monté sur ressorts. Sa caractéristique était d'avoir continuellement sous le nez une morve verte qu'il remontait en reniflant. KURT 10 ans et HELGA 6 ans étaient mignons et me regardaient en souriant. Comme j'adorais les gosses cela me consola un peu du reste de l'environnement. Il y avait aussi un teckel surnommé BALI qui devint vite mon copain. Je souffris beaucoup lors de mon premier repas pris en leur compagnie. La grand-mère posait le plat sur la table et chacun tapait dedans avec sa propre cuillère, la léchant avant de se servir une seconde fois. J'avais JULIUS et sa morve à côté de moi et, pourtant blindés par tous les spectacles auquels j'avais été confronté, je ne pouvais empécher mon coeur de se soulever. Au contact de mes anciens patrons, j'étais redevenu civilisé et délicat, il allait falloir que je prenne de nouvelles habitudes. Le travail ne différait pas de celui que j'avais appris, mais le chef me fit voir une scie circulaire et me dit que dorénavant je serai chargé de couper le bois. De retour au camp, le soir, je fis la connaissance de mes nouveaux collègues mais je répondis évasivement à toutes leurs questions. Je choisis un des lits vacants au fond d'une pièce servant de dortoir et, toujours haut perché, je m'allongeai pour réfléchir. Je me sentais las, vidé moralement et malade. En deux jours ma vie s'était transformée si rapidement que mon esprit n'avait pas eu le temps de s'adapter. Il me tardait que la nuit vienne pour pleurer en silence. Voyant que je n'étais pas disposé à faire des discours, un gars m'avait quand même demandé chez qui j'étais tombé. "Chez BAÜM". Ils avaient alors tous rigolé et le collègue m'avait expliqué que j'étais chez le plus nazi et le plus vache du patelin. -"Il ne peut nous sentir ", avait-il précisé et je lui répondis que je m'en était aperçu et que pour moi la guerre allait sans doute reprendre. Vers les 11 heures du soir de violentes coliques me firent me tordre de douleurs sur ma couche. Je résistais le plus longtemps possible mais je dus me lever en hâte : Où était la tinette ? Je reveillais doucement un prisonnier : - La tinette, où est la tinette ? - Il n'y en a pas ! ! - Alors, comment faites-vous ? - On pisse par la fenêtre ! - Et pour le reste ? - On serre les fesses jusqu'au matin. J'étais catastrophé. Je me rendis alors à la porte que je martelais de mes poings appelant : "wachman, wachman ", mais nous étions au premier étage et les gardiens occupaient le rez de chaussée. Ils restèrent sourds à mes appels angoissés. Par contre, quelques gars réveillés commencèrent à m'insulter : - Eh le nouveau, ferme ta gueule, laisse-nous pioncer. C'est pas possible. Qu'est-ce qu'ils nous ont envoyé... Souffrant atrocément, je revins dans le noir vers ma couche. Que faire ? Me lacher là au pied de mon lit. J'étais terriblement angoissé et, ne pouvant plus résister, je saisis une de mes chaussures basses et, me la collant aux fesse, je me soulageais dedans. Quand elle fut pleine, j'en fit autant avec l'autre en espérant que mes douleurs allaient se calmer. Je me tenais vers la fenêtre que j'avais ouvert en grand. Les gars écrasés de fatigue s'étaient endormis, heureusement pour leur odorat. Moi, je restais debout, sali moralement et physiquement, ayant conscience de ma déchéance. Quand les coliques revinrent, je dus vider mes chaussures par la fenêtre. Au petit jour, que j'attendais avec impatience, dès que le gardien eut ouvert la porte, je bondis, mes chaussures à la main vers la pompe situé dans une pièce au rez de chaussée. Je lavais tout à grande eau, mes chaussures et mon corps souillé. J'avais du linge propre lavé par ma petite MARIA et, en peu de temps j'étais redevenu présentable. Les gefang ne me firent aucun reproche, à peine quelques petites plaisanteries subtiles en usage dans les corps de garde. je partis à mon travail dans l'état d'esprit et avec les forces que vous pouvez imaginer. La journée s'écoula lentement, le temps avait perdu de sa valeur, les heures étaient mortelles et cette satanée bête, dans ma poitrine, continuait à me ronger ! Je pense avoir connu de sales moments dans mon existence, mais ce que j'ai vécu à cette époque, moralement, était à la limite du supportable. Je sais maintenant que le chagrin peut vous pousser au suicide et ceux qui le font ne sont pas forcément des gens faibles. Toutes les forces qui me restaient étaient tendues vers un seul but. Me ressaisir, refaire surface. Survivre, m'adapter à ces gens, à cette nouvelle vie et d'abord, faire le ménage en moi. Retrouver la propreté, la sérénité. La première chose que je ferais sera de faire comprendre à ma fiancée que je n'étais pas digne d'elle, de la confiance qu'elle avait mise en moi. Je ne pourrais rien lui avouer car les lettres étant censurées, j'aurais signé ma condamnation et celle de MARIA. Progressivement je lui dirai que le temps avait effacé son souvenir, détruit notre amour. Il y avait 4 ans qu'elle m'attendait. Moralement je ne me sentais plus le droit de gacher sa jeunesse. Je m'excuserais de n'avoir pas réussi mon évasion qui, si elle avait abouti aurait changé le cours de nos existences. En lui demandant pardon, je lui dirai un adieu définitif. Au Kommando, petit à petit je fis la connaissance des gars bien soudés entre eux, à part deux Basques qui faisaient bande à part. Il y avait des Bretons, des Normands, un Auvergnat, des Vosgiens. Moi, j'étais le seul de mon coin. Deux jours après mon arrivée, un gardien vint me trouver pour me demander d'être interprète. A mes objections, lui certifiant que je ne maitrisais pas suffisament sa langue il me répondit : -Je suis Silésien et, comme toi je parle le "Hochdeutch" pas comme eux, ces paysans ! J'en conclus que chez eux, comme chez nous, des antinomies existaient dans un même peuple. A la ferme ce n'était pas la joie. La grosse salope qui pissait debout dans l'écurie, comme une vache, régentait tout. Elle cognait sur sa belle fille encouragée par le mari et son petit fils. Le pépé un peu gateux s'occupait des abeilles, et je n'avais jamais vu un garçon aussi con que JULIUS, qui révait d'être tankiste pour tout démolir quand il serait soldat. Quand au chef, il ne jurait que par HITLER et m'obligeait à écouter la radio quand son idole parlait pour annoncer les victoires sur les Russes ou les dégâts causés par les sous-marins. J'étais là sur une chaise écoutant l'autre braillard, pendant que mon patron, l'oeil fixé sur moi, exultant, me gueulait : -"Alles kaput ". En moi-même je pensais -"Pauvre con, attends l'hiver, tu vas voir tes vedettes, si elles vont avoir froid aux pieds ". Non content de maltraiter sa femme, mon patron tapait sur ses juments qui rabattaient leurs oreilles quand elles le voyaient arriver et le surveillaient du coin de l'oeil. Les coups de fouets, les coups de pieds dans le ventre pleuvaient drus. J'avais une envie folle d'écraser ce morpion. Quand je pénétrais dans l'écurie pour soigner les chevaux, je me méfiais de la grande jument au pelage roux qui ne faisait pas de différence entre les humains. J'avais voulu l'apprivoiser, mal m'en avait pris car elle me mordit violemment le sein et je dus lui balancer une droite sur le museau pour qu'elle me lache. J'avais peur quand je passais derrière elle. Avez-vous vu l'oeil d'un cheval qui vous surveille, c'est terrifiant. Un jour, elle réussit à me mettre un coup de sabot dans le ventre qui m'envoya rouler au fond de l'écurie. Vingt centimètres plus bas c'était les bijoux de famille qui auraient dérouillés. il est vrai que pour ce qu'ils me servaient ! ! Quand j'étais chez mon brave petit père WELSCH, les chevaux étaient mes amis. Principalement une belle jument que je montais à cru me tenant à sa crinière. J'étais si fier quand ainsi, je traversais le village, disant bonjour de droite de gauche comme si j'avais été en territoire ami. Mes camarades me demandèrent un jour d'être leur homme de confiance. Je me fis un peu tirer l'oreille car cela impliquait pas mal de contraintes. Et ayant demandé à ma mère de m'envoyer uniquement des livres achetés avec l'argent que je lui faisait parvenir, je préférais, ma journée terminée, lire BALZAC, GOETHE, GEORGE SAND. La comédie humaine me passionnait et l'âme de WERTHER m'habitait. Etre interprète plus chef de Kommando c'était peut être un honneur, mais cela me prenait trop de temps. A chaque instant les gars venaient m'exposer leurs problèmes, leurs litiges. Certains me demandaient de rédiger leurs lettres. Ainsi, un petit Normand que j'avais baptisé BOUBOULE me fit part un jour de son embarras. Son voisin de lit lui avait trouvé une marraine en la personne de sa nièce et cette dernière lui ayant écrit il me demanda de répondre pour lui. Comme j'estimais beaucoup ce jeune prisonnier, calme, sérieux, et sympathique, j'acceptai. Et pour ce copain, je commençai une correspondance qui devint vite amoureuse. Mon coeur blessé savait évoquer la nostalgie, le désir d'avoir au pays un être à chérir. Je me rendais bien compte que c'était une escroquerie, BOUBOULE recopiant intégralement mes lettres. Mais mon copain, de retour au pays, épousa DENISE et ma bonne action fut ainsi récompensée. Il y avait parmi nous un gefang baptisé JOSEPH mais que nous appelions le vieux ou l'ancêtre car il avait au moins 45 ans. Il se marrait tout le temps et nous lui demandions souvent de nous raconter ses démélés avec son patron qui était le propriétaire d'un magnifique taureau auquel les paysans amenaient leurs vaches pour la saillie. Un soir, JOSEPH rentra hilare et nous nous demandâmes ce qu'il avait encore bien pu faire à son fritz. Alors, en se marrant il nous expliqua que son travail consistant à guider la verge du taureau dans le vagin de la vache, aujourd'hui, pour s'amuser, il avait, comme il disait, changé d'étage. La vache sodomisée s'était brusquement écartée et le taureau avait déchargé dans les courants d'air, cependant que le chef de JOSEPH courait dans la cour, levant les bras au ciel en criant :- "sabotage, sabotage ! ". Mais JOSEPH n'avait pas son pareil pour s'excuser et se faire pardonner. Une autre fois, il nous raconta que la chatte de la maison étant en chaleur, il avait enveloppé le bout d'une allumette avec un petit morceau d'étoffe et il s'était amusé à la faire jouir, -"Si vous l'aviez vu tortiller son petit cul en miaulant" précisait-il. Et, comme des débiles que nous étions devenus nous rigolions en nous tapant sur les cuisses. Un autre jour un camarade revint avec un rongeur qu'il avait capturé, un loir je crois me souvenir. JOSEPH n'étant pas là, le gars colla le petit animal dans la paillasse du vieux et nous attendîmes impatiemment l'heure du coucher pour nous marrer. A 9 heures, JOSEPH enfin allongé, nous attendîmes la réaction. Au bout d'une demi heure, inquiet de son silence un gars posa la question : - JOSEPH, tu ne sens rien ? Seul un grognement répondit. Nous attendîmes encore un peu puis un prisonnier lacha le morceau : -"il y a un loir dans ton lit ! L'ancêtre se leva d'un bond et dans l'obscurité se mit à chercher à tatons. Il ne trouva rien, alors, tous le Kommando inquiet fut debout et se lança dans la recherche sans plus de succés. Personne ne découvrit ce pauvre animal, sans doute enchanté d'avoir trouvé un endroit confortable pour hiberner. Et ce soir-là notre bande d'attardés eut bien du mal à trouver le sommeil. C'était la nouvelle version de l'arroseur arrosé ! Un jour que j'étais allé dans les bois avec mon merdeux, j'eus l'occasion de rire un bon coup à son détriment. La patronne nous avait remis des oeufs durs pour le repas de midi. Assis sur une souche, je regardais mon chef casser les oeufs sur son genou. Pour le premier tout se passa bien, mais pour le deuxième, ma pauvre patronne s'était trompée et avait mis un oeuf frais. Si vous aviez vu et surtout entendu mon singe lorsque l'oeuf s'écrasa sur son genou, moi je rigolais en me tenant les cotes, mais lui, vexé de s'être donné en spectacle se démenait et jurait comme un diable. Le soir en rentrant la pauvre femme eut droit à une dérouillée mémorable ce qui me fit moins rire. Dans l'après midi, j'avais tué une vipère ( ce que je ne ferais plus maintenant) et l'avais mise dans ma poche. En arrivant au Kommando, je repérais quatre gefang entrain de taper la belote. Saisissant mon reptile je le jetais sur la table. Comme un seul homme Les 4quatre gars se dressèrent saisis de frayeur, et moi tel un idiot de village, je rigolais entrainant les autres dans ma joie débile. Oui, vraiment je devenais drôlement con... Les moissons étaient terminées; les foins, le regain engrangés, les pommes de terre et les betteraves rentrées. Il restait à nettoyer le matériel, à s'occuper de divers travaux à la ferme. Il faisait trop froid dans cette région pour faire des semailles de froment en automne le blé n'aurait pas résisté, seul le seigle était ensemencé. Il y avait dans la cuisine un four, où deux fois par mois le pain était cuit et j'adorais le manger frais... Chez mon ancien patron, chaque samedi MARIA et sa patronne confectionnaient de nombreuses tartes et gateaux et c'était notre seul repas. C'était traditionnel, original et délicieux. Mais, chez mes nazis, je n'ai jamais eu droit au dessert, et j'ai à ce sujet une petite anecdote à vous conter. Un dimanche matin alors que j'étais dans la cuisine, j'avais aperçu incidemment, par la porte de la salle à manger entr'ouverte, un gateau genre crème renversée. La vieille avait saisi mon regard et s'était empressé de refermer la porte. Je décidais de m'amuser un peu et quand l'heure du repas arriva, je me mis à table nonchalement, contrairement à mon habitude où j'expédiais les repas en vitesse pour rejoindre au plus tôt mes copains. Je lambinais, je discutais et ils ne tenaient plus en place, surtout les plus jeunes. Enfin, quand j'estimais que le jeu avait assez duré, je me levais et prenant mes affaires dans le couloir, je fis semblant de sortir. Des pas précipités se firent entendre en direction de la salle à manger. Lorsque je jugeais avoir suffisament attendu pour qu'ils aient attaqué le dessert, je revins sur mes pas, ouvris la porte de la cuisine et, ironiquement je leur souhaitai bon appétit. J'aurais voulu que vous soyez avec moi pour voir leur gueule. Le dimanche suivant ils n'attendirent pas mon départ pour mettre le dessert et m'offrir ce qu'ils appelaient du pudding. Je me levais alors pour regarder de plus près et prenant un air dégouté je fis "pouah, gélatine" et je leur expliquai avec une mine appropriée que j'avais travaillé chez KARL EWALD et que la gélatine était fabriquée avec de vieux os et des peaux pourries. Puis je partis en sifflotant. Comme vous le voyez, je faisais tout pour entretenir une ambiance de rêve. C'est pourquoi quand, à l'entrée de l'hiver, il fut question dans le village de former un Kommando de bucherons je me portais volontaire. Mon patron m'expliqua que je n'y était pas obligé car il avait du travail pour l'hiver. Il me savait bricoleur, je savais réparer les chaussures, faire de la maçonnerie, souder etc... seuls les cultivateurs ayant de petites exploitations prétaient ou plutôt louaient leurs prisonniers, mais je ne voulu pas rester et j'attendis avec impatience que débute le chantier. L'hiver s'annonçait rude une fois de plus et, quand le froid s'installa, mes patrons, plutôt que de traverser la rue pour aller au W.C. prirent l'habitude de faire leurs besoins avec les vaches. Une étable c'est chaud, mais moi, quand j'arrivais pour faire la litière, enlever le fumier, j'étais saisi de dégoût à voir toutes ces merdes fumantes. De la bouse de vache d'accord, mais leurs étrons jamais, et délibéremment je les laissais sur place enlevant délicatement la paille se trouvant autour. Au bout de deux jours cela sentait vraiment bon et comme la cuisine donnait sur l'étable par un petit couloir les effluves parfumés venaient délicatement agrémenter les odeurs de cette cuisine. Bien que moi aussi concerné, j'éprouvais une joie sadique à voir leurs gueules furibardes. Le troisième jour j'avais gagné, les colombins avaient disparu et moi je me considérais comme l'égal de GANDHI. Enfin les futurs bûcherons furent rassemblés et on nous distribua des haches au fer étroit, très différentes des haches françaises, des scies et des passe-partout car à cette époque les tronçonneuses n'existaient pas encore. Ayant vendu mes chaussures-tinettes à un camarade et ayant usé les autres, les Allemands m'avaient procuré des sabots de bois sous lesquels j'avais cloué des morceaux de pneus. Ça allait très bien pour vaquer à des petits travaux mais cela devenait pénible pour une longue marche. Les paysans français de mon kommando me certifiaient que chez eux ils ne marchaient qu'avec cela, et ils me disaient qu'en hiver je n'aurais pas froid aux pieds. Sous la conduite d'un garde forestier très gentil, nous arrivâmes dans une grande forêt ou des hètres géants allaient être nos victimes. L'armée allemande avait besoin de ce précieux bois dur et solide. Des équipes de deux hommes furent formées et un robuste campagnard de la Haute Loire me demanda pour équipier. J'acceptai avec joie car JEAN COUHARD, un colosse âgé d'une quarantaine d'années, avait toute ma sympathie. Il me parlait souvent de sa femme, de sa petite fille qu'il connaissait à peine, de ses abeilles et de leurs mœurs. Son rude bon sens m'était précieux et j'écoutais ses conseils. Il connaissait le travail du bois et m'initiait à la technique de l'abattage. J'aimais cogner comme une brute sur les géants qu'il fallait abattre. Nous n'avons jamais fait de fausses manœuvres JEAN et moi et les arbres s'écroulaient avec fracas, là où nous l'avions voulu. Les travaux relevant du passe partout exigent une entente parfaite entre les deux équipiers, mais avec JEAN il n'y avait aucun problème. Je m'abrutissais dans ce boulot car je voulais oublier mon passé récent. MARIA était toujours présente en moi mais j'avais décidé de tirer un trait sur cette merveilleuse histoire d'amour et je m'évertuais à chasser cet adorable fantôme de mes pensées. La vie continuait. Bien sûr je me rendais compte que nous œuvrions pour nos ennemis mais je me sentais tellement revivre au sein de la nature que j'en oubliais un peu la guerre. Il fallait avant tout que je me refasse une santé morale pour retrouver mon identité. Nous n'étions pas vraiment surveillés car seul le garde forestier restait avec nous. Il s'occupait d'affuter nos scies, nos haches. Il était très discret et se servait de moi comme interprète. Parfois un ou deux bûcherons allemands se joignaient à notre groupe et c'est justement l'un deux qui provoqua un accident. Un gentil Breton nommé YVES LEGUEN était son équipier. Ils venaient d'abattre un arbre et avaient commencé à le tronçonner au passe. L'outil, arrivé au dernier tiers de la coupe se coinça car l'arbre était en porte à faux. Prenant un coin en fer, ils tentèrent d'écarter le passage de la scie, mais le coin aux trois quarts engagé n'avait pas libéré le passe. C'est alors qu'YVES voulant regarder sous l'arbre se pencha en posant sa main sur le coin. Pendant ce temps l'Allemand avait levé sa masse qui retomba violement sur la main de mon copain. YVES poussa un grand cri et se releva hébété, regardant sa main disloquée, ses doigts se relevant à l'équerre. Le spectacle était insoutenable, je bondis alors sur le sac contenant les coins le vidait et j'entourai vivement le bras de mon ami, soustrayant à sa vue son membre broyé. Je ne laissai pas YVES à son désespoir, m'efforçant de détourner sa pensée de l'effroyable réalité, car pour moi l'amputation ne faisait aucun doute. Je lui disais : - Veinard, tu vas retourner au pays, la guerre est terminée pour toi. Et puis un peu blagueur. - Je sais bien que ta patronne va te regretter, elle qui est au petit soin pour son Franzose. Mais rien ne vaut une bonne Bretonne, n'est-ce pas ? Il dut repartir à pied et ne dut qu'à son énergie de Breton, de ne pas défaillir en route. Tous les copains pensaient eux aussi qu'on allait lui couper la main, mais le chirurgien qui l'opéra eut à cœur de lui sauver tous ses doigts. Quand le gardien nous transmit cette bonne nouvelle, j'en fus extrêmement heureux car je venais de perdre un de ceux que j'appréciais le plus dans notre kommando. Puis l'hiver s'installa, d'abord insidieusement, avec ses pluies glaciales qui rendaient pénible notre travail. Les troncs rendus glissants devenaient dangereux et nous étions toujours sur nos gardes. Le midi nous nous réunissions autour d'un immense feu et nous sortions les gamelles qu'avant notre départ nous allions chercher chez notre paysan qui devait toujours nous nourrir. En général c'était dégueulasse mais assez copieux et c'était le principal. Une nuit la neige se mit à tomber et cela dura plusieurs jours. Nous ne pouvions plus nous rendre dans les bois et le village fut isolé. Sur l'ordre du Burgermeister, un matin, la population fut rassemblée et toutes les personnes valides, femmes, enfants compris furent munies de pelles et entreprirent de libérer le village de son isolement. Et dans chaque pays il en était ainsi depuis l'avènement du Troisième Reich. C'était une illustration d'une forme de collectivisme qui en l'occurence était efficace. C'est ainsi que le chemin de la forêt fut dégagé et nous pûmes reprendre notre travail. Il nous fallut enlever la neige autour de chaque tronc et mes sabots se remplissaient souvent mais la paille m'empêchait d'avoir froid. Malheureusement le thermomètre se mit à descendre pour atteindre le record de moins 32°. Je vis alors des biches mortes de froid, les pattes prises dans la neige gelée, les lapins mangeaient l'écorce des arbres et les oiseaux venaient s'installer près de notre grand feu et l'un deux moins farouche ou peut-être plus affamé vint manger dans ma main. C'était abominable de nous faire travailler dans ces conditions. J'enveloppais mes mains dans de vieux chiffons, protégeant mon corps comme je le pouvais. Ma mère m'avait fait parvenir un de mes pull-over mais c'était insuffisant. Mes oreilles gelèrent et si vous les regardez maintenant, vous vous appercevrez qu'elles sont par endroits légèrement échancrés. Les petis morceaux qui manquent sont restés dans cette forêt où avec le stoïcisme engendré par le remord j'avais entrepris le chemin de ma rédemption. Tout doit se payer, tout doit se mériter m'avait dit MICHEL. Nous tapions comme des sourds pour faire entrer nos haches dans le bois gelé et cela résonnait douloureusement dans nos membres tétanisés par le froid. J'ai vu le fer d'une hache voler en éclat sous l'impact. Parfois un arbre à moitié scié s'ouvrait en deux risquant de nous tuer car dans la neige nous ne pouvions fuir rapidement. Si nous avions le malheur de récriminer, les Allemands nous répondaient : - Allez donc voir nos soldats en RUSSIE ! Il est vrai qu'ils avaient froid aux pieds nos fiers conquérants. Les rares permissionnaires que nous vîmes étaient effrayés à l'idée de retourner dans leur enfer. L'un deux préféra se suicider. Un autre paradait avec d'immenses bottes en feutre que les Russes enfilaient sur leurs autres bottes. Ainsi équipé les Popofs n'avaient pas froid et tout de blanc vétus venaient silencieusement égorger les sentinelles Schleu. Nous espérions tous une proche Bérézina. Les Allemands toujours à cours de main d'œuvre avaient réquisitionné des femmes Russes qu'ils plaçaient dans les fermes. C'était de robustes femelles qui gardaient leurs distances avec les Français. Seul l'un des notres, sans doute Ukrainien d'origine, pouvait converser avec elles, qui avaient conservé toute leur foi en la victoire de leur pays. Ce camarade s'appelait IGNACE MARJACK, n'avait aucune famille, ne recevait jamais rien et j'aurai l'occasion de vous reparler de lui. Et Noël arriva. Le troisième loin des miens. Je ne correspondais pratiquement plus qu'avec ma mère, ayant préparé doucement LYDIE à la rupture. j'avais rayé les femmes de mes pensées et doucement la plaie de mon cœur se refermait. Je lisais le plus possible, je me perfectionnais en Allemand mais n'ayant aucune base solide et seul, ce n'était pas facile. Der, Die, Das, Des, les verbes à la fin des phrases, cela dépassait parfois ma logique de Français, mais il fallait absolument que j'occupe mes pensées. Le soir, enfoui sous les couvertures que j'avais réquisitionnées dans l'écurie, je me posais des questions sur DIEU. Si l'homme est le responsable de ses malheurs, pourquoi DIEU ne l'a-t-il pas fait vraiment à son image ? Pourquoi cette misère ? Pourquoi tous ces animaux qui souffrent ? Pourquoi, Pourquoi ? ? 47 ans après je n'ai toujours pas trouvé la réponse. DIEU n'est-ce pas en nous même que nous devons le chercher ? Et je finissais par m'endormir du sommeil du primitif que j'étais redevenu. Je réussis à convaincre mes camarades de marquer le coup à Noël. Nous mîmes tout en commun et nous pûmes nous procurer de la bière. Notre kommando était composé de trois pièces, la première donnant sur l'escalier contenait le poêle, une grande table et des bancs. La deuxième et celle du fond servaient de dortoir. Mon lit était dans la dernière et bien que couchant dans le lit du haut, j'avais en tant que responsable, droit à une table de nuit où je rangeais mes papiers. Nous avions décoré avec les moyens du bord et nous passâmes à table en ayant une pensée émue pour nos familles. Les deux Basques, malgré ma prière n'avaient pas voulu se joindre à nous. C'étaient pourtant de bons copains qui souffraient des mêmes maux que nous, mais ils tenaient à afficher leur différence et l'un d'eux m'avait peiné en me disant qu'il ne s'était pas vraiment senti concerné par la guerre. Quand je lui avait objecté que parmi nous il y avait des Bretons, des Normands, un Parisien, un Auvergnat mais que tous avant tout nous étions Français, il m'avait répondu : - Oui mais nous on est Basques. Maintenant, je sais ce qu'il voulait me faire comprendre. Dans le courant de janvier, je me décidai, la mort dans l'âme à rompre définitivement avec ma petite fiancée que j'avais préparé à cette éventualité. Quand je pensais à elle, le remord m'envahissait. J'avais tout gaché pour un amour impossible mais je n'étais pas un tricheur. Je me voulais une conscience propre. Curieusement, dans la semaine je reçu une lettre de ma petite LYDIE. Nos courriers s'étaient croisés et cette lettre était une lettre de rupture. Elle m'écrivait que j'avais beaucoup changé et elle se doutait qu'un événement que je ne pouvais lui avouer était à la base de ma transformation. Elle connaissait maintenant un gentil garçon qui travaillait avec elle et me demandait pardon en me disant qu'attendre plus longtemps était au-dessus de ses forces et me disait adieu en me souhaitant bonne chance. J'eus beaucoup de peine à maîtriser mon émotion à la lecture de cette lettre mais je ne pouvais que répéter Mea Culpa. Je pensais alors à MICHEL et à ses enseignements et je serrais les dents en acceptant mon sort. Quand le redoux arriva, la neige qui avait atteint une couche de 60 centimètres avec par endroit d'énormes congères, en fondant, rendit notre tache impossible et mon paysan m'employa à divers travaux. Je passais mon temps à faire des balais, je vérifiais l'outillage, je grattais les vaches, je sciais du bois. Je me rendais compte que je n'étais plus dans mon état normal. Quelque chose s'était brisé en moi. Je menais une vie imbécile et je ne faisais rien pour en sortir. Les esclaves de l'ancien temps devaient avoir cette mentalité, ils acceptaient leur sort comme chose inéductable. Comment en étais-je arrivé là? Moi qui avais parfois rêvé d'être SPARTACUS. Je me souviens d'un jour, alors que mon patron et son fils étaient installés sur le chariot, moi marchant derrière, je m'étais revu accompagnant le drapeau de mon régiment marchant fièrement en compagnie de ces anciens combattants de 14 - 18. Et maintenant marchant comme une pauvre cloche derrière deux nazis que j'aurais pu étrangler comme le petit chat que j'avais du supprimer au début des hostilités, je ne savais plus que retenir des larmes de honte que je sentais prêtes à jaillir de mes yeux. Enfin la nature repris ses droits. La neige avait fondu formant de véritables torrents. Nous reprîmes le chemin des champs et nous fîmes de réjouissantes découvertes. Les avions alliés que nous entendions parfois passer haut dans le ciel avaient jeté des prospectus destinés à saper le moral des Schleu où l'on voyait la statue d'un soldat allemand momifiée par le gel. Son nom et son adresse figuraient sur le prospectus ainsi que d'autres nom et, malgré la barbarie de la chose, cela nous réjouissait. Il était défendu de les ramasser, mais nous nous faisions un plaisir de les mettre dans notre poche et de les laisser tomber dans les rues du village. C'est bon pour le moral, aurions-nous pu chanter. Mais ces démons fanatisés avaient repris l'offensive en RUSSIE, et le journal "Nazionalblatt ", seul journal officiel autorisé dans ce charmant pays de liberté, faisait état de leurs victoires. Mais, à vrai dire, la seule page qui nous interessait vraiment était la page nécrologique "für sein Fürher, sein Volk, sein Vaterland, in Russland gefallen" suivait le nom de ce pauvre type qui était allé pourrir là-bas pour son cher Adolph, et les listes s'allongeant, les sourires revenaient parmi nous. Les vrais nouvelles avaient du mal à filtrer. Nous avions un journal pour prisonniers qui nous parlait de PETAIN, de SCAPINI, de relève, et moi-même, parfois, je me laissais prendre à leur propagande. On nous répétait tellement que nous avions perdu la guerre par la faute des autres, les vendus de la 3ème république. Heureusement qu'en contre partie, nous avions entendu parler d'un général qui lui n'avait pas baissé les bras. Il s'appelait DE GAULLE et, depuis LONDRES avait lancé un appel à la résistance à l'oppresseur. Le salut de CHURCHILL la main esquissant le V de la victoire était devenu un signe d'espoir. Ayant croisé un jour un groupe de prisonniers d'un autre Kommando, ceux ci m'avaient discrètement fait le V de la victoire et, heureux je leur avait répondu. Enfin une petite lueur d'espoir dans la nuit de la désespérance. Quand le patron sortit ses chevaux après le long hivernage, ceux-ci absolument rendu fous par le grand air retrouvé partirent au galop dans les rues du village. Avec mon nabot, nous courrions derrière et nous eûmes un mal fou à les rattraper et à les ramener. Sans les laisser souffler, il leur colla le harnai sur le dos et les attela. Au bout de peu de temps, les pauvres bêtes à cours d'entrainement donnèrent des signes d'essoufflement. Alors le fouet fit son apparition et mon cher avorton s'en donna à coeur joie. Quand ses juments réintégrèrent l'écurie, couvertes d'écume, elles tremblaient de tous leurs membres et le même cirque se reproduisit dans les jours qui suivirent. Les harnais avaient entamé le cuir des chevaux et de voir cet harnachement frotter sur ces plaies me révoltait. Mais lorsque je voulu intervenir, mon patron me dit gentiment "halts Maul" ce qui, traduit en bon français signifie "ferme ta gueule ", et je la fermais. Combien de temps pourrais-je encore me contenir ? Avec le printemps revenu de durs travaux nous attendaient. Les plus pénibles concernaient le repiquage des betteraves qui, d'abord semées dans le jardin étaient arrachées à l'état de plant pour être replantées dans les champs préalablement fumés. Deux ou trois familles étaient mobilisées pour ce travail harassant. Le chef traçait un sillon à la charrue devant les travailleurs répartis sur toute la longueur du champ, et derrière lui, après avoir fait un trou dans la terre meuble avec son doigt, chacun déposait un plant et, respectant un certain espace, poursuivait cette manoeuvre jusqu'au travail de son voisin, pour ensuite revenir à sa place initiale. Pour ce faire, il fallait vraiment que le sol soit détrempé et les plants humidifiés et les paysans attendaient les pluies du printemps pour procéder à cette opération. Eux avait des imperméables et du linge de rechange. Quant à nous, le matin, nous remettions nos effets mouillés et reprenions en maugréant le chemin des champs. Pourtant je retrouvais mon sourire et je racontais des histoires pour distraire mes copains. J'imitais HITLER avec ma mèche rabattue sur les yeux et des moustaches dessinées avec un bouchon brûlé. Un jour que je faisais mon numéro, le bras levé et gueulant "Alle kaput", tournant pour une fois le dos à la porte. Je vis brusquement les rires se figer. Me retournant, je vis le gardien hilare me faire le salut hitlérien en gueulant à son tour "Heil HITLER". Par chance, j'étais tombé sur le brave Silésien qui se contenta de rire avec nous. Une autre fois je racontai une histoire invraisemblable. Etant parti dans les bois avec mon patron muni de son fusil, nous avions entendu un grand bruit dans un buisson où une paire de cornes apparut. Mon patron lacha ses deux coups, les cornes étaient toujours là. Alors il m'envoya en reconnaissance et ce fut alors un combat terrible d'où je resorti couvert de bave. Je voyais les copains suspendus à mes lèvres, je gardais le silence ménageant le suspense. Enfin l'un d'eux plus pressé me posa la question: - Qu'est-ce que c'était ? Quand je lachai la réponse : - Un escargot, ce fut un concert d'exclamations où je cru comprendre qu'on me traitait de con. Mais on avait bien ri au dépens de celui qui m'avait interrogé. Une autre fois, je mis tous les prisonniers dans le coup pour faire une farce à l'un de nous qui affichait parfois des airs supérieurs. Je leur dis : - Je vais vous poser une question idiote et vous ferez semblant de chercher la réponse. Quand je vous la donnerai, vous rigolerez très fort comme si c'était une grosse et bonne plaisanterie. Bien entendu ma victime n'était pas au courant. Et le soir, jugeant le moment opportun, j'interpellai mes collègues. - Hé les gars, j'ai une colle à vous poser. Pourquoi les escargots aiment-ils la salade ? Je me marrais de voir comment ils jouaient le jeu. Ils auraient tous pu poser pour RODIN. Au bout d'un moment je continuai. - Vous ne trouvez pas, vous voulez savoir la réponse ? - Oui, oui… - Eh bien parce que GRETA GARBO. Et tous de s'esclaffer en disant : - Elle est bien bonne celle là, parce que GRETA GARBO, je la retiendrai. Evidemment notre érudit ne riait pas. Il répétait parce que GRET A GARBO, parce que GRE TA GAR BO. Alors j'envoyais le bouchon un peu plus loin en m'adressant à lui : - Elle est bonne celle-là ! Et bien sûr, en hésitant quand même un peu, il me répondait : - Oui, elle est bonne, drôlement bonne. A voir sa tête les gars n'avaient plus besoin de se forcer. Le lendemain au réveil je lançai : - Pourquoi les escargots aiment-ils la salade ? et le chœur de me répondre : - Parce que GRETA GARBO. Et tout le monde de se marrer alors que l'autre se torturait l'esprit, se demandant pourquoi il n'arrivait pas à piger l'astuce. Quand, ayant trouvé que la plaisanterie avait assez durée, je le mis au courant, lui disant qu'il n'y avait rien à comprendre. Il me répondit que lui avait compris une chose : c'est que j'étais encore plus con qu'il ne l'avait pensé. Mais il ne me tint pas rigueur de ma plaisanterie. N'est-il pas dit quelque part. "Heureux les pauvres d'esprit, le royaume des cieux leur appartient ". Je devais être propriétaire d'un sacré territoire, là-haut. Bien certainement je ne suis pas l'inventeur de ces plaisanteries que j'avais récolté au hasard de mes tribulations. Je sentais revenir en moi, ces forces que la nature diffuse à la sortie de l'hiver et je savais que je ne pourrais résister longtemps à cette solitude morale à laquelle je m'étais volontairement condamné. Un jour, je décidai d'envoyer une petite lettre amicale à LUCETTE ma marraine de guerre, que j'avais laissé sans nouvelles depuis le début de ma captivité. Je lui expliquais que j'avais rompu avec ma fiancée et je lui demandais, comme une faveur, l'autorisation de lui écrire de temps à autre. Elle me répondit par une lettre sibylline où je crus discerner comme un appel à mes sentiments d'amitié assez tendre que j'avais toujours manifesté à son égard. Je répondis avec prudence, mais de confidence en confidence, j'acquis bientôt la conviction que ma marraine pensait à moi avec un peu plus d'amitié que son rôle ne l'exigeait et doucement je me laissai prendre au jeu, lui laissant le soin de refermer la plaie mal cicatrisée de mon cœur. Je me remis à espérer, à croire en un avenir dont je serai le maître. Cesser de subir, oser de nouveau. Depuis quelques temps, nous avions un nouveau gardien très jeune qui venait souvent parmi nous discuter en employant notre charabia franco-allemand. Devant lui nous ne nous génions guère et nous disions tout haut ce que nous pensions des Frisés. Un soir qu'il était parmi nous, il s'empara de mon accordéon et à notre grande stupéfaction se mit à jouer des airs français, que nous avions tous en mémoire. Il s'amusait follement à regarder nos mines puis soudain, s'adressant à l'assemblée venue l'écouter, il s'écria avec l'accent de BELLEVILLE : - Bande de cons, ça vous en bouche un coin, hein, si j'étais vache, il y en a quelques-uns ici qui se retrouveraient en taule. Nous avions du mal à reprendre nos esprits, puis les questions fusèrent. - Qui es-tu ? Français, Allemand ? - Qu'est-ce que cela peut vous foutre, fut sa réponse et il précisa : - Que cela vous serve de leçon à l'avenir. Le lendemain il avait disparu. C'était sans doute un espion venu s'enquérir de l'état d'esprit des prisonniers, savoir si une évasion ne se préparait pas. Pour nos opinions il avait été servi, pour le reste il était passé un peu tôt. A la ferme mon dégoût allait croissant. Une vache et un porc avaient été égorgés dans la grange par un boucher amateur et ces pauvres bêtes mises en conserves et salées. C'était normal dans le cadre des activités de la ferme. Ce qui l'était moins, c'était que l'on m'obligea à tenir ces animaux pendant que le boucher œuvrait et moi qui ne pouvais voir souffrir une bête, j'étais servi. Ces brutes se moquaient éperdument de cette souffrance qu''ils provoquaient et la famille assistait à ce massacre avec des mines réjouies qui en disaient long sur leur mentalité. Par contre, j'avais la certitude que j'aurais pu sans répugnance regarder mon chef prendre la place du cochon. Je l'aurais même tenu avec plaisir. A quelques temps de là, se déroula une scène dont l'épilogue contribua à améliorer nos relations. Avec une famille voisine, nous étions dans un champ appartenant à mon chef, occupés à je ne me souviens plus quel travail. Il y avait là avec nous, mon camarade ROBERT FORAIN, notre coiffeur, soit en tout une dizaine de personnes. Le temps s'écoulait, le soir arrivait et il n'était toujours pas question d'aller à la soupe. Mon chef ne songeait pas à nous libérer et je sentais la moutarde me monter au nez. Je retrouvais la "pêche" et c'était bon signe. A moi Spartacus. A un moment donné j'interpellai mon camarade : - ROBERT, on laisse tomber ! Il me regarda surpris en me disant : - Tu es fou. Alors tout en travaillant je tentai de le convaincre que nous n'étions pas des esclaves, mais des prisonniers de guerre protégés par une convention que les Allemands avaient signée. Mais il avait peur des conséquences que cela pourraient entrainer et refusa de me suivre. Je décidai alors d'agir seul et ramassant ma veste, restée au bout du champ, je pris la direction du camp. D'un coup d'œil je regardais les paysans qui me voyant partir s'étaient relevés et j'entendis courir derrière moi. J'attendis que l'on me saisisse la veste pour me retourner. Le nabot était devant moi, ivre de fureur. - Où vas-tu ? Arbeit schnell… et il me montrait le champ ! Je me contentais de hausser les épaules et je repris mon chemin. Alors ramassant une grosse pierre il vint se mettre devant moi et la brandissant au-dessus de ma tête fit mine de me frapper. Je me contentais de le fixer dans les yeux avec toute la dureté, toute la violence contenue qu'il y avait en moi. Il éructait, m'envoyant avec ses gros mots des postillons plein la figure. Je m'essuyais avec ma manche en lui disant : - Si vous continuez à "zu mir begiessen" je vais aller chercher un parapluie. Puis je lui tournai le dos et je continuai mon chemin. J' étais content de moi et de nouveau je me parlais en m'appelant affectueusement FUFU ! Bravo vieille noix, tu te retrouves enfin. J'espère que tu vas continuer ainsi, tu redeviens un homme, c'est pas trop tôt. Au fil de ce récit vous avez dû vous rendre compte que j'étais une sacrée tête de lard et quand j'avais une idée dans le crâne, bonne ou mauvaise, il fallait que j'aille jusqu'au bout. Alors que je marchais dans la rue, mon patron, juché sur un vélo, me dépassa à toute vitesse, me menaçant au passage. Mais j'étais d'un calme olympien. Quand j'arrivai au kommando, je le vis en grande discussion avec le wachmann, le Silésien, celui qui ne les portait pas dans son cœur. Je dus les écarter pour pénétrer à l'intérieur de notre hôtel 4 étoiles et je montai calmement les escaliers pour rejoindre ma couche ou j'attendis la suite des évènements. Peu de temps après le gardien vint me rejoindre en rigolant ! - Tu as bien fait, me dit-il, ils exagèrent un peu trop, ces paysans ! Cela n'alla pas plus loin. Et c'est pour retrouver ma bonne petite ambiance familiale que le lendemain je retournai à la ferme. Peu de temps après cet évènement nos gardiens furent relevés. Parmi les deux nouveaux, je fis la connaissance d'un sombre alcoolique qui me prit immédiatement dans son colimateur. Mon paysan avait su le flatter dans le sens du poil et dans les jours qui suivirent il fut toujours sur mon dos me cherchant des noises. Un soir qu'il avait bu plus que de coutûme, il vint m'asticoter et n'y tenant plus je l'envoyais paître vertement. Qu'avais-je fais là !!. Il n'attendait que cela et sortant sa baïonnette il me saisit à la gorge et me coucha sur le lit, m'appuyant la pointe de son arme sur le cou, et me criant : - Ordure je vais te tuer. Comme dans toutes les grandes occasions de ma vie je reçu ma surdose d'adrénaline et le fixant dans les yeux, je lui criai : - Ein Franzose hat kein Angst, niemals. ( un Français n'a pas peur, jamais ). Mes copains atterrés regardaient cette scène, pensant que j'étais cuit mais mon ange gardien veillait et un "Achtung" retentissant stoppa le bras de mon ivrogne. Devant la porte un sous-officier se tenait et s'approcha en regardant ce tableau que nous offrions le wachmann et moi car nous n'avions pas changé de position. Le sous officier me regarda longuement avant de s'exclamer : - Es ist noch er ! C'est encore lui.! En ce personnage je venais de reconnaitre le gardien qui lors de mon angine m'avait menacé avec son fusil. Il avait, depuis, pris du galon et pour mon malheur j'étais retombé sous sa coupe. Il me fit comprendre que les fortes têtes, il en faisait son affaire et il partit en disant : - Je vais m'occuper de toi. Ce soir-là j'eus du mal à trouver le sommeil, me demandant comment cela allait finir pour moi. Evidemment mon dossier devait s'épaissir et pendant quelques jours je retombai dans un état dépressif où je pensais à la mort comme une délivrance. Je crois sincèrement que ce sont les lettres de LUCETTE où elle m'avouait enfin son amour, malgré sa crainte de me trouver un peu volage qui me sauvèrent. Comment lui faire comprendre que toute ma vie j'avais révé d'un amour unique et paisible. Le sort en avait décidé autrement nous ballotant comme des bouchons sur des flots déchaînés. J'étais un sentimental qui se cachait sous un masque ironique. N'avais-je pas fait un poème au printemps alors que la pluie qui tombait m'avait rendu mélancolique. Je m'adressais à une inconnue, une femme qu'un jour je rencontrerais et je vous livre ces quelques lignes. Des larmes de pluie ruissellent Sur le visage de la terre Les sautes de vent modèlent L'âpre relief de la mer. Et ma pensée vagabonde En des cieux plus cléments Où la douceur abonde Où nous sommes amants. Du haut de notre vertige Nous contemplons la terre Les peines qui l'afflige Les furies de la mer. Et nue contre mon corps Fière de notre destin Tu oublieras la mort Nous oublierons demain. Etant persuadé que j'avais enfin trouvé cette femme que j'aimerai toute une vie, il fallait que je m'évade. J'avais reçu une photo que je portais toujours sur mon coeur. Je la regardais souvent me fortifiant dans la pensée qu'il me fallait agir pour retrouver cette femme que j'avais aimé et désiré sans espoir quand j'avais 18 ans. Six longues années s'étaient écoulées depuis ce temps béni et nous avions muris tous les deux. Il ne manquait plus, pour me faire agir, que le choc qui déclancherait le ressort que patiemment je remontais en moi. Nous avions fait les foins sur l'ordre du Burgermeister. Tout le village, comme pour la neige, était mobilisé. Nul ne fauchait individuellement. Au jour dit nous partîmes dans les prés et la faux à la main un cultivateur ouvrit la marche, que nous suivîmes sur ses talons, chacun traçant un rayon régulier, aussitôt suivi par un autre faucheur qui faisait de même, et c'était un beau spectacle que de voir les faux se lever au rythme imposé par le premier qui était toujours un bon faucheur. Pas question d'arrêter le mouvement, car vous aviez derrière vous la faux du suivant sur vos talons. Mais les mauvais faucheurs n'étaient pas admis dans ce cirque si efficace. Une fois seulement il y eu une interruption provoquée par un paysan ayant planté sa faux dans un nid d'abeilles. Ce fut une fuite éperdue, seul mon copain JEAN COUHARD était resté me tenant par la main. En souriant il me dit : - Te sauve pas on va se régaler - Tu es fou JEAN on va se faire piquer - Non ce sont des abeilles sauvages, inoffensives Et sous les yeux des Schleu surpris et effarés, repliés à grande distance, JEAN plongea sa main dans le nid et en retira un gâteau de miel qu'il partagea en deux. Et le cul dans l'herbe, environné d'une nuée d'abeilles sauvages et courroucées nous dégustâmes gentiment ce délicieux dessert. Puis nous allâmes rejoindre les autres qui avaient décidé de changer de secteur. Qu'avaient donc ces Franzosen qui se faisaient respecter des abeilles. Simplement la science de mon ami JEAN, mais cela ils ne le surent jamais. Nous avions encore changé de gardiens. Le front russe était exigeant et de plus en plus meurtrier. Un de nos nouveaux wachman était un gros costaud qui dans le civil édifiait des cheminées d'usine. Comme j'étais l'interprète il venait parfois discuter avec moi et c'est ainsi qu'un soir j'appris l'existence d'un camp de prisonniers Russe à BAUMOLDER, petite bourgade voisine. En riant le gardien me dit : - Ce ne sont pas des gens civilisés car le matin, quand on relève les cadavres de ceux qui sont morts dans la nuit, il manque des morceaux deviande. Ecoeuré je lui avait lancé à la face "Unmenschen" c'est à dire "inhumain". il m'avait répondu par un regard effrayant et était parti sans rien me dire. Le lendemain matin alors que j'étais seul, déshabillé, entrain de faire ma toilette, dans le local où était situé la pompe, il vint me rejoindre et me balança un grand coup de bottes et quelques coups de poing en criant : - Schwein ! Unmenschen ! pass auf !.. Je courbai l'échine sous les coups en pensant: "Toi fumier je t'aurai, je t'enverrai crever en RUSSIE". Un soir, prenant mon courrier j'éprouvais un choc au coeur. Une lettre de ma mère m'annonçait que mon copain ROLAND lui avait envoyé une lettre de CLERMONT-FERRAND où il s'était réfugié. Ainsi il avait remis ça et avait réussi pendant que moi je m'endormais dans les délices d'un amour insensé. En une seconde ma résolution fut prise. J'irais le rejoindre. Le ressort qu'il y avait en moi venait brusquement de se détendre. J'ouvris la porte du Kommando en gueulant : - Les gars, je fous le camp, il me faut deux volontaires pour tenter le coup avec moi ! Spontanément BOUBOULE le petit normand pour qui j'écrivais vint vers moi et me dit : - FUFU si tu pars, je te suis, je te fais confiance J'étais ému et je le remerciais vivement mais il me fallait un autre gars et les candidatures ce soir-là brillèrent par leur absence. Pourtant le lendemain PIERRE MIREY un robuste chemineau de CAEN vint me demander des précisions avant de se décider. Je lui dit : - En premier lieu il me faut fabriquer une boussole et pour cela il me faut une dynamo de vélo, il faut également une carte, du ravitaillement, un peu d'argent et ensuite à pieds, à travers les fo rêts, les plaines, marcher de nuit, dormir le jour, traverser la ligne SIEGFRIED, la ligne MAGINOT, les rivières, franchir les VOSGES, éviter tous les pièges tendus par les Allemands avant d'arriver à la ligne de démarcation dont le franchissement est, paraît-il, très dangereux. Voilà en gros ce qui nous attend. Te sens-tu capable d'affronter ces épreuves ? A cela il me répondit laconiquement : - Je vais réfléchir Quant à GEORGES TAUVEL dit BOUBOULE il ne se posait pas de questions. Il me disait : - Si tu crois avoir une chance, ça doit être vrai. Tu pourras toujours compter sur moi. Brave petit gars simple et courageux. j'avais envie de l'embrasser mais on m'aurais pris pour une pédale. La nuit qui suivi cette décision, me vit me relever et m'approcher de la fenêtre. Les mains accrochées aux barreaux je scrutais la nuit, attentif aux mille bruits de la nature et l'angoisse me montait à la gorge. J'allais me remettre en question. Ma vie changerait quelque soit l'issue de la tentative. Si j'étais repris je savais que cette fois la note à payer serait salée, mais j'étais décidé. Je retrouvais enfin ma dignité d'homme et cela à mes yeux était important et, quand je m'adressais à moi-même, m'appelant FUFU, je savais qu'il me suffirait de me dire "tu vas faire cela" pour être certain de tout mettre en oeuvre pour faire aboutir ma décision. J'avais enfin pris le chemin de ma résurrection. Nous apprîmes que le général GIRAUD s'était évadé d'une forteresse et qu'à la suite de cet exploit les Allemands, vexés, renforçaient la garde des frontières et je me doutais que notre évasion serait plus difficile. Les armées allemandes avaient amorcé leur marche vers STALINGRAD mais les Russes résistaient vaillamment et faisaient des prisonniers. A la suite d'une nouvelle altercation avec mon chef celui-ci me dit: - Vas voir en RUSSIE, comment sont traités nos prisonniers. Je le regardais ironiquement et levant les bras je lui répondit : - Parce que les Allemands aussi font cela ? Il me foudroya du regard. S'il avait osé il me serait rentré dans le chou mais il se méfiait de mes réactions et une fois de plus il s'écrasa. En peu de temps un camarade me procura une dynamo dont je récupérai l'aimant, puis je passai à la flamme une lame de rasoir mécanique pour la détremper. Quand elle fut devenue malléable je découpai une aiguille de boussole dans laquelle je perçai un petit trou pour y sertir un bouton pression. Ensuite je me procurai une petite pointe que j'enfonçai dans un petit morceau de bois rond de la grosseur d'un bouchon d'étui de savon à barbe. A l'aide de mon aimant je chargeai mon aiguille d'un pôle positif et un négatif et cela terminé je fis un essai. Ça marchait au poil. Merci mes camarades de prison de m'avoir appris ce truc. Je comptais sur ce bidule pour me ramener dans mon cher pays. Je décidai également mon ami JEAN COUHARD à me céder sa carte. Il m'avait confirmé qu'il ne s'évaderait jamais s'estimant trop vieux pour tenter l'aventure. Il me restait à me procurer une montre ! Parmi nos gardiens il y avait un jeune gars porté sur la bière. Comme il nous était permis d'en acheter avec nos marks de camp, j'en fis venir un petit tonnelet. Ayant vendu mon accordéon j'étais relativement aisé. J'invitai le wachman à trinquer avec moi et je le fis boire tout en discutant. Quand je vis qu'il était à point pour une transaction je lui parlai de sa montre qui me faisait envie. - Je te l'achète un bon prix, même un très bon prix, si tu veux. Il résista mollement puis finit par céder. C'était une montre de gousset bon marché mais qui me permettrait de m'orienter en cas de défaillance de ma boussole. Le lendemain le gardien m'interrogea : - C'est pas toi qui as ma montre, je ne te l'ai pas vendue hier soir ? Je pris mon air stupide pour lui dire qu'à part mon mal de crâne je n'avais aucun souvenir de ce qui s'était passé la veille. Il pouvait toujours se faire foutre. La montre était maintenant en lieu sûr. Chaque soir je faisais un briefing avec mes futurs équipiers. Je faisais le point des acquits, j'entretenais leur moral et je leur demandais d'économiser les vivres. A ce sujet j'avais établi un premier plan que je ne pus mener à bien. Sous la pièce où je dormais était située la réserve de vivres du Kommando car nos colis étaient mis sous clés et nous devions demander ce que nous voulions chaque jour. Cela pour éviter justement les évasions. Certains gardiens se permettaient même de percer les boîtes de conserve pour nous éviter de les stocker. Comme je disposais d'une table de nuit, j'avais pensé qu'en sciant le plancher et en perçant le plafond sous ce meuble je pourrais ainsi accéder aux vivres et partir par la fenêtre non grillagée de la réserve. C'était risqué mais réalisable et en partant de nuit cela nous réservait une marge de sécurité appréciable. J'empruntais donc un couteau scie à un camarade et je me mis au travail. Un de mes équipiers s'était muni de la scie du Kommando et installé près du poêle coupait du bois, pour soi disant faire une réserve pour l'hiver et l'autre futur évadé faisait le guet vers la porte. J'eus bien vite terminé et je poussai une exclamation de dépit car une poutrelle métallique passait juste sous le trou que je venais de faire. Je réajustai les planches coupées, camouflai les traces de la scie et remis ma table de nuit en place. Il n'était pas question de couper les gros barreaux des fenêtres. Les gardiens les vérifiaient sachant bien que s'ils laissaient un gefang s'échapper ils étaient bons pour la RUSSIE. Il ne restait plus qu'une solution, partir de chez nos paysans en se ralliant ensuite en un lieu de rendez-vous que j'indiquerais au dernier moment. Nous étions fin juillet. Je décidai, après avoir étudié les phases de la lune, la longueur des nuits, les possibilités de ravitaillement en fruits, de choisir la date du 18 septembre, à 9 h du soir, pour la grande aventure. Je recommandai à mes compagnons de s'entraîner aux efforts physiques, de marcher derrière les attelages, plutôt que de monter dans les carrioles etc. Je voulais mettre tous les atouts de notre côté. Avec BOUBOULE, à poil dans la salle d'eau, nous nous balancions de grands seaux d'eau froide sur le corps en rigolant comme des gosses. Il y eut même un tournoi de lutte où je me retrouvai en finale contre un gars des Hautes-Alpes, pas méchant pour deux sous mais fort comme un turc. 67 Kgs contre 100 Kgs, personne ne pariait pour moi. Quand nous fûmes face à face et que l'on nous enjoignit de commencer le combat, je bondis sur lui et lui attrapai le bras droit que je tordis violemment en lui faisant ce qu'en lutte on appelle une clé. Mon bras gauche engagé sous son bras replié derrière lui et faisant levier, je forçais comme un damné. Il tomba à genoux et se mit à crier : - Assassin, sauvage, brute ! Je lui dis : - Tu abandonnes ? - Oui, oui ! Alors je libérai son bras devenu douloureux et qu'il se mit à frotter en murmurant : - Ce n'est pas possible qu'il y ait sur terre de pareils sauvages ! Je lui rétorquai : - Ne te plains pas car dans une vraie bagarre je t'aurais saisi par les cheveux avec ma main droite et mon genou t'aurait écrasé le nez ! Tout le monde rigolait et je tins à lui faire la leçon : - Vois-tu être fort, c'est bien, être malin, c'est encore mieux. Si tu m'avais empoigné avec tes grosses pattes, tu m'aurais aplati comme une merde. - Je n'ai pas voulu courir ce risque, c'est pourquoi je t'ai immobilisé le bras ! Mais devant une bonne bière son ressentiment se dissipa et comme c'était vraiment un bon gars, il prit le parti d'en rire aussi. J'avais encore un grave problème à résoudre. Je n'avais plus de chaussures et je ne pouvais partir en sabots. Comment faire ? Après avoir réfléchi longuement je décidai de me faire opérer les pieds. Mes sabots m'avaient abîmé la plante de mes pauvres "panards" et j'avais ramassé des cors qui étaient parfois douloureux. Je me mis alors à boîter, traînant loin derrière mon patron qui rouspétait sans arrêt car nous étions en plein travail. Je lui fis remarquer que j'avais des difficultés pour me déplacer et que je voulais aller au Lazaret et qu'il me fallait des chaussures. Il me répondit, bien sur, qu'ils n'en avaient même pas pour eux. - Ne vous plaignez pas si je me traine ou faites-moi soigner. Le gardien consulté fut d'accord pour m'accorder une journée et m'emmener à l'hôpital de BIRKENFELD. Lui ne voyait que l'occasion d'une balade. Il fallait aller prendre le train à quelques kms de là et nous partîmes un matin tous les deux, moi trainant la patte le plus possible, en direction de la gare où nous prîmes le train pour BIRKENFELD. Arrivé au Lazaret je fus admis dans une salle de soins où un infirmier vint s'informer de ce qui nous amenait. Mis au courant, il me fit déchausser et allonger sur la table prévue à cet effet. Il regarda longuement mes pieds et dit au gardien : - Je vais m'en occuper moi-même ! Il me nettoya avec un désinfectant et s'emparant d'un bistouri et d'une pince il entreprit de m'extirper tous les cors qui m'empêchaient de marcher. Il travaillait sans m'avoir anesthésié les pieds, incisant autour du cor et arrachant brutalement ce dernier avec la pince. Il me regardait avec une joie sadique, sans doute en pensant à ses copains en train de crever dans la plaine du DON, lancés dans l'impossible conquête de STALINGRAD. Mais je serrais les dents, la sueur au front. Je ne laissai échapper aucune plainte car cela leur aurait causé trop de plaisir. Quand ce fut terminé il me laissa mettre mes chiffons sur mes pieds ensanglantés. Je ne le remerciai pas, pensant déjà au calvaire qui m'attendait sur le chemin du retour. J'avais atrocement mal en posant le pied par terre mais ma volonté m'aidait à dépasser ma souffrance car je voulais m'évader. Le plus terrible à subir furent les Kms séparant la gare de mon Kommando. Je marchais doucement et le gardien comprenait ma douleur en ne manifestant pas son impatience. Arrivé au camp, je quittai mes chiffons ensanglantés et je passai longuement mes pieds sous l'eau froide de la pompe pour ensuite les envelopper dans du linge à peu près propre. La nuit m'apporta son réconfort et le matin me vit reprendre mon calvaire. Arrivé chez mon nazi je me déchaussai et je lui fis voir ce que j'avais subi en lui confirmant que s'il ne me trouvait pas une paire de vieilles godasses que je pourrais réparer, je refuserais le travail. Sachant que j'étais homme à tenir mes promesses il se débrouilla pour me procurer de vieilles chaussures ayant appartenues à son neveu. Mon coeur bondissait de joie dans ma poitrine, j'allais pouvoir foutre le camp. Avec patience je refis toutes les coutures de ces godasses un peu grandes. Avec du cuir de récupération je renforçai les semelles et même mon patron trouva que j'avais fait un travail admirable. Aussi incroyable que cela puisse paraître mes plaies s'étaient cicatrisées rapidement. Il est vrai que je m'en occupais, de mes arpions, eau fraîche, massages. Je leur parlais gentiment et bêtement : - Qui c'est qui va aller se promener au clair de lune, qui c'est qui va bientôt revoir la FRANCE, c'est vous mes petits cocos mais faudra pas faire les cons, hein !. Mes copains devaient me prendre pour le nouvel idiot du village. Et puis un soir, à mon retour, un coup de tonnerre ébranla le Kommando. Le wachman monteur de cheminée, la brute m'attendait dans la première pièce. A mon arrivée il bondit sur moi et me prenant à la gorge il me dit ces paroles terribles : - Tu veux t'évader le 18 septembre. Je te préviens ce sera ta mort car où que tu ailles, je te retrouverai et je te tuerai de mes propres mains. Mon petit cinéma se mit à tourner à toute vitesse dans ma tête il fallait réfléchir vite. Qui avait trahi ? Il me fallait savoir. Lorsqu'il me relâcha je pris mon air stupide et lui demandai qui avait pu lui dire pareille ânerie ! - Un de tes camarades l'a écrit chez lui et sa lettre est revenue. Mais il ne voulu pas me dire qui avait fait cette faute impardonnable. Il me dit encore : - Je sais que tu es un rebelle, à partir d'aujourd'hui il y aura toujours quelqu'un pour t'accompagner. Lorsqu'il fut parti j'apostrophai mes camarades : - Quel est l'enfant de salaud qui m'a trahi ? Vous savez tous que nos lettres sont lues. A partir d'aujourd'hui je ne serai plus votre homme de confiance et je vais donner ma démission d'interprète. Vous vous démerderez avec les Schleu. Un silence géné fut la seule réponse et le traitre ne se manifesta pas. Mes futurs camarades d'évasions étaient consternés et BOUBOULE ne savait que répéter : - C'est foutu, si je tenais le con qui nous a vendu. J'allais m'allonger sur ma paillasse et j'envisageais la conduite à tenir. Pour moi il n'était plus question de reculer. Je me relevai et alla trouver mes deux compagnons que j'entraînai dans un coin où je leur dit ceci - Les Allemands nous attendent le 18 on va les baiser en partant le 17. Pas un mot à quiconque désormais, les consignes sont maintenues. BOUBOULE fut tout de suite d'accord et retrouva son sourire par contre MIREY était hésitant mais enfin il partagea mon point de vue et j'allais me coucher rassuré. Effectivement, les jours qui suivirent me virent avec continuellement un ange gardien sur mes talons. J'étais devenu l'ennemi public no 1 surtout que fidèle à ma promesse, je n'étais plus interprète. Quand le gardien, monteur de cheminée, m'avait parlé, je n'avais pas répondu. Comme il insistait j'avais dit : - Nicht verstanden. Incrédule il m'avait posé pour la 3ème fois une question qui obtint la même réponse : - Je ne comprends pas. Alors il m'avait balancé une pêche en me disant : - Et ça tu comprends. Mais comme je m'attendais à sa réaction son poing partit dans les courants d'air. Alors il se mit à gueuler si fort et si vite que là vraiment je ne comprenais rien sinon qu'il avait l'air faché après moi. Mais je crois vous l'avoir déjà dit j'étais une tête de lard et la situation qui suivit me fit beaucoup rire car personne ne parlait Allemand à part quelques mots à usage courant employés avec les paysans. Celui qui fut choisi pour me remplacer était le plus jeune du Kommando, un camarade qui un jour nous avait fait voir une photo de sa fiancée, qu'il venait de recevoir, en nous disant : - C'est drôle, elle était mince quand je la fréquentais. Elle a l'air d'avoir drolement profité. Ils ne souffrent pas de restriction en FRANCE. Quelques temps plus tard, sa mère l'avertissait que sa fiancée avait retrouvé sa minceur en mettant au monde un superbe bébé. Comme il n'avait pas vu sa chérie depuis trois ans, il se mit à croire aux miracles. Mais ce n'est pas à ce sujet qu'il me fit rire, c'est dans sa fonction d'interprète : le wachman s'adressait à lui, parlant lentement JEANNOT, c'était son diminutif, faisait un effort pour comprendre puis embarrassé se tournait vers moi, m'interrogeait : - Qu'est-ce qu'il dit ? Je haussais les épaules en répondant à chaque fois : - Je n'en ai rien à foutre ! et j'éprouvais une joie sadique à regarder leur mimique. Il était temps que je parte car soit au camp, soit à la ferme j'étais devenu le bien aimé. Je pouvais tout juste aller pisser sans témoins. Enfin le grand jour arriva. Dès le réveil je me sentis en forme, décidé. J'étais fait pour l'action et tout baignait dans l'huile. Cachés dans l'écurie, j'avais carte, boussole, argent. Mon copain MIREY dont la ferme, la dernière du village, était située à 100 m de celle de mon patron, avait mon ravitaillement et une bouteille d'eau. BOUBOULE avait ses vivres personnelles. J'avais fixé le rendez vous pour 9 h 00, dernier délai, au pied d'une croix à trois cents mètres de la sortie du village. Mon plan était d'oublier ma veste dans l'écurie au moment du repas du soir, d'aller la chercher au moment de partir, de prendre carte, argent, boussole du passage, de traverser la grange, de pénétrer dans une vieille soue à cochon, dont la porte condamnée ne résisterait pas à un coup d'épaule. Cela je m'en étais assuré, quant à la qualité du bois, et de sortir ainsi sur les derrières de la maison. Cela me laissait peu de répit avant d'être découvert mais c'était la seule solution. Je travaillai calmement une grande partie de la journée quand dans l'après midi je rencontrai MIREY la mine défaite qui m'avoua avoir peur et il me supplia : - Viens me chercher à la ferme ! - Mais tu es fou. PIERROT, tu veux me faire piquer Il insista encore jusqu'à ce que je lui dise d'accord. - Mais ne fais pas le con, tu as mon ravito. Tu n'es pas surveillé toi, attends-moi derrière ta maison, à tout à l'heure. Mais le doute était en moi : - Et BOUBOULE ? Viendrait-il ? Plus que jamais j'étais sur mes gardes. Si près de l'action je sentais le fauve revenir en moi, tous mes sens exacerbés par l'imminence du danger. Au repas du soir le patron discuta avec son fils. Il lui disait : - Je crois que GERALD a compris, il ne s'évadera pas, ce n'est plus la peine de l'accompagner. Mon coeur bondit d'allégresse à ces propos mais une petite voix se fit entendre en moi et elle me disait : - Sois pas con FUFU, il cherche encore à te baiser. Fais comme tu as prévu. Effectivement, je réalisai mon plan à la lettre. Faisant une fausse sortie dans le couloir je revins en disant : - J'ai oublié ma veste dans l'écurie ! Je les regardai tous une dernière fois en murmurant pour moi seul : "adieu bande de cons" et calmement je pénétrai dans l'écurie où j'enfilai ma veste, récupérai mon matériel caché sous la paille, traversai la grange, pénétrai dans la soue à cochons et d'un coup d'épaule, fis sauter la porte. J'étais libre ! ! Enfin presque. En courant j'allai derrière la ferme où travaillait MIREY et allongé sur le sol, j'imitai le cri de la chouette, mais rien ne me répondit. J'attendis cinq minutes, anxieusement car mes paysans devaient se lancer à mes trousses, ne m'ayant pas vu revenir de l'écurie. Puis je courus jusqu'au calvaire espérant avoir été devancé. Mais il n'y avait personne et allongé dans le fossé, inquiet, je me mis à compter les minutes. Soudain, un bruit de pas sur la route. Qui était-ce ? MIREY, BOUBOULE, les Allemands. Je fis entendre le cri de la chouette auquel un "tchu, tchu" précipité me répondit, une vraie locomotive. Deux secondes après BOUBOULE était allongé à mes côtés, haletant, me disant : "J'ai dû ramper sous le nez de mes patrons et j'ai drôlement eu peur ". Moi j'étais heureux, j'avais mon petit copain à mes côtés et ça c'était du sûr, croyez-moi. Je lui fis part de ma conversation avec MIREY et il me dit qu'il avait remarqué sa trouille. Ce salaud, il va nous laisser tomber. Viens, on fout le camp. Non BOUBOULE. J'ai dit : - 9 h 00 pas avant, suppose qu'il vienne et ne nous trouve pas. Il faut attendre. - Mais on va avoir tout le monde au cul ! - T'en fais pas, la nuit est là, la lune pas encore levée et on ne va pas prendre la direction du sud tout de suite. On va courir jusqu'a minuit et après on marchera normalement. Mes yeux habitués à l'obscurité me permettaient de déchiffrer ma montre. Je demandai à BOUBOULE ce qu'il avait comme ravitaillement. Pour deux ce n'était pas terrible et je lui dis: - Il faut que ça fasse 4 jours. C'est le temps que je compte mettre pour parvenir en LORRAINE après nous serons aidés. J'avais emmené avec moi un calepin et un crayon. Je pensais noter de mémoire tous les incidents, les routes, les villages, les rivières et chaque matin je ferais le point en prenant des notes et en essayant de nous situer sur la carte. Ayant conservé ces papiers, mieux qu'un récit, ils vous feront revivre nos premiers jours de fuite, vous diront aussi que j'ai retardé malgré le danger, notre départ d'un quart d'heure, espérant toujours voir arriver notre lâche camarade qui, je le sus par la suite, rentra tranquillement au kommando et dégusta mes vivres dans les jours qui suivirent.La nuit qui va suivre nous a vu aller à la limite de la souffrance et du découragement. Et pourtant elle restera pour moi un des souvenirs où il me fut prouvé que même au bout de la désespérance, alors que vous croyez que tout est perdu, la Providence peut venir à votre secours. Cette nuit a fait l'objet d'un récit qu'un soir de cafard j'avais écrit pour marquer sur le papier ces heures que je ne pouvais chasser de mon esprit. A l'origine, je n'ai pas eu la prétention d'écrire une anecdote destinée à être publiée, je me suis contenté de raconter, sans fioritures, une aventure vécue, un épisode de cette merveilleuse histoire qu'est une évasion. Pour vous je vais le reprendre et avec vous revivre cette nuit de cauchemar. Si c'était un roman il serait plus que banal. Quelques expressions pourront vous choquer elles font partie du récit, les supprimer seraient une atteinte à la vérité. Il nous fallu 17 jours pour parvenir au terme de nos souffrances 17 jours de pleurs, d'espoir, de joie, 17 jours d'aventures.

Un jour

parmi dix-sept

Il pouvait être 6 h du soir. L'orage se déclencha. De gris qu'il était le ciel devint noir et la pluie se mit à tomber drue et serrée. A de rares intervalles, les éclairs zébraient les nues, pénétrant de leur blanche lueur jusqu'au plus touffu du bois où s'étaient réfugiés les deux hommes. Que faisaient-ils dans ce bois, à cette heure et sous la pluie. Un habitant de la région ne s'y serait certes pas trompé à voir leur accoutrement. L'un assez grand portait avec certain souci decoquetterie une tenue kakie, anglaise sans doute, composée d'un blouson serré à la taille et d'une culotte longue dont le bas était ajusté dans de petites guêtres de forte toile de couleur claire. Des souliers éculés et tout percés témoignaient d'un usage plus que forcé dans une arme dont le seul mode de locomotion est le "train onze". Des souliers de biffin à n'en pas douter. L'ensemble était complété par un calot posé crânement sur le côté gauche de la tête. Cet homme avait les traits pâles et tirés, le visage marqué par la fatigue et les privations. Un pli soucieux barrait son front et toute sa physionomie exprimait le découragement. Pourtant il avait l'air énergique et sa position devait être bien mauvaise pour qu'un tel souci apparaisse sur son visage. Quel âge pouvait-il avoir 23 ou 24 ans à peu près. Son compagnon paraissait plus âgé de 3 ou 4 années. Pourtant une personne curieuse qui aurait pu les questionner aurait été surprise de constater que le premier nommé était l'aîné d'un printemps et venait d'attaquer bravement sa 24ème année. Le second personnage de cette histoire était petit, trapu, rouge de visage et noir de poil. Il paraissait jouir d'une santé éclatante et semblait moins marqué par la fatigue que son camarade. Il était vêtu d'une vareuse empruntée à l'armée belge, une de ces vestes kakies à nombreuses poches et si pratique. Un pantalon de même étoffe abritait de courtes et solides cuisses et venait s'emmagasiner à 25 cm du tronc dans des housseaux de cuir noir qui depuis bien longtemps n'avaient pas vu le cirage. Une solide paire de brodequins à semelle très épaisse attestait que cet homme avait su mieux se débrouiller que son compagnon avant d'entreprendre son aventure. Sous le calot, posé sur sa tête, sans aucun souci, sinon celui de la protéger d'un refroidissement, on pouvait voir à l'expression du visage que tout ne marchait pas comme sur des roulettes. Il regardait obstinément en l'air en grommelant : - Vache de flotte, va ! A ce moment la pluie se mit à redoubler et avec elle les jurons. "Quelle chiotte, quelle poisse" ! Le passant ne s'y fut plus trompé. Il s'agissait de deux Français deux soldats, deux prisonniers. Que faisaient-ils à 25 km de l'ancienne frontière allemande ? Pour le savoir il suffit de reporter notre lecteur à quelques jours de là, dans un kommando situé à l'est de TREVES. Nous allons résumer succinctement les faits pour vous permettre de mieux comprendre ce récit. C'était un soir comme tous les autres soirs. Les prisonniers revenaient du travail et en passant devant le bureau du gardien, prenaient le courrier qui leur était destiné. L'un d'eux, le premier personnage de ce récit venait justement de recevoir une carte et il interrompait à chaque instant sa lecture par de brèves exclamations. "Ah le veinard, ah le cocu. Sacré Roland, il a réussi". Puis d'un seul coup, pris d'une crise de folie il s'écria: - Je fous le camp, qui c'est qui s'barre avec moi. Et quelque temps après c'était le départ, l'évasion avec tous ses risques et l'espoir de la réussite, cet espoir qui soutient les prisonniers et leur permet d'accomplir des exploits. A la suite de nombreuses aventures et maints déboires ils en étaient arrivés à ce point où commence notre récit. - Y a pas de bon sang, il faut qu'on trouve une planque, s'écria le plus grand, celui qui avait décidé de l'entreprise. Et de ramasser tous deux leurs affaires en continuant de ronchonner. Oh ce fut vite fait. Pour le plus grand que nous appellerons désormais FUFU puisque c'est ainsi que le prénommait son compagnon le barda se composait d'un sac de toile primitivement destiné à contenir de la farine et transformé en sac tyrolien avec de vieilles ficelles et de bouts de courroie. Le second n'était embarrassé que de deux musettes dont l'une bien plate avait sans doute dû contenir les vivres. Ils jetèrent un coup d'oeil sur quelques carottes qui traînaient à leurs pieds et FUFU dit en s'adressant à son compagnon : - Si tu as encore faim, BOUBOULE, te gêne pas ! BOUBOULE, sans rien répondre ramassa une carotte et après l'avoir sommairement essuyée sur sa manche, l'ingurgita en deux bouchées. Puis, les équipements chargés, ce fut le départ. Il s'agissait surtout de trouver un abri et ce dans le plus bref délai car la pluie maintenant traversait la voûte épaisse formée par les sapins et menaçait de rendre nos amis semblables à deux rescapés d'un naufrage en mer. Ils s'élevèrent, d'abord le petit suivant le plus grand qui semblait être le guide, puis hésitèrent en voyant un sentier régulièrement entretenu. Mais la décision fut vite prise, un coup d'oeil à droite, un coup d'oeil à gauche, personne, en avant et de continuer leur route. Après 300 mètres environ de montée, ils devinrent plus circonspects. Le terrain était foulé de nombreux pas, le bois était plus clair et on apercevait un peu plus haut un monticule entouré de barbelés. Une casemate de la ligne siegfried. Etait-elle gardée ? là était le hic et il s'agissait d'être prudent. La pluie est mauvaise conseillère. Il y avait là-haut un abri, alors nos deux amis n'hésitèrent pas et franchirent en se courbant les derniers mètres qui les séparaient du fortin. Quelle joie, quelle délivrance, l'endroit était désert. Là, à gauche, l'entrée de la casemate, la porte en est fermée, mais devant il y a une tranchée et dans cette tranchée un petit recoin où l'on ne sera pas trop mal, et là, à terre que voient-ils donc qui les rendent si joyeux. Du papier goudronné. En deux minutes, un toit fut posé, un abri assuré. Et voilà nos deux gars, serrés l'un contre l'autre, recroquevillés sur eux-mêmes et faisant leur possible pour éviter les quelques gouttes d'eau qui passent au travers de la mince toiture. FUFU a retiré de son sac une vieille pelisse garnie d'un col de fourrure mangée aux mites et l'a posée sur leurs genoux. Il l'avait prise la veille sur un épouvantail à moineaux et se flatte aujourd'hui de sa trouvaille. Au bout d'un moment il rompit le silence que seul, venait troubler le bruit de l'eau tombant toujours aussi drue. - Mon vieux BOUBOULE, nous voilà mal partis. Si cette flotte continue à tomber nous ne pourrons pas démarrer et nous n'avons plus qu'un jour de vivres. J'ai fait le point sur la carte et je crois savoir où nous sommes. Sauf erreur de ma part, si nous pouvons marcher cette nuit, nous serons en LORRAINE demain au petit jour et certainement sauvés. Mais nous avons encore la BLIES à traverser. Si Dieu ne nous abandonne pas. Suivi en enfer, nous réussirons. Il le faut, ce serait trop bête de se faire reprendre après quatre nuits de liberté. Ainsi parlait FUFU, et BOUBOULE se contentait d'approuver. Un drôle de gars, ce BOUBOULE, un Normand peu bavard et vieilli avant l'âge, mais tenace aussi et qui ne craignait pas les kilomètres. Il avait une foi aveugle en son camarade et l'aurait, je crois, suivi en enfer. Depuis quelque temps déjà la pluie se faisait moins violente et l'on apercevait dans le ciel quelques trouées bleues. Les nuages filaient bas et à une allure vertigineuse. Depuis longtemps déjà le tonnerre s'était tu. BOUBOULE hasarda timidement sa tête hors de l'abri et toute sa face s'éclaira d'un large sourire. "J'crois bien que ça va se tasser !" dit-il à son ami et aussitôt de sortir et de s'étirer, le peu de confort de la cache lui ayant laissé les reins tout endoloris. FUFU plus sage attendit encore quelques minutes et sortit lui aussi en se frictionnant les reins. - Bon Dieu de bon Dieu, quelle vie de chiens vivement que ça finisse ! C'était son habitude. Il gueulait toujours après la vie et ne trouvait rien de plus beau qu'elle. Toute sa jeunesse avait été bercée de romans d'aventures et il était aujourd'hui dans son élément. Il ne voulait voir que le côté le plus beau de ses péripéties et ronchonnait après toutes ces petites choses, ces petites souffrances, ces mille petits détails qu'un auteur oublie de mentionner dans son livre : une branche qui vous cingle l'oeil et vous rend borgne pendant 2 h, l'arbre qu'on encadre dans l'obscurité et le souvenir qu'emporte votre nez de la collision, etc. C'était un exalté qui retrouvait tout son sang-froid dans l'action et qui se fatiguait plus la journée à attendre dans un bois que la nuit à arpenter les plaines et les forêts peuplées de danger. Aussi n'avait-il pratiquement pas fermé l'oeil depuis le départ à l'encontre de son compagnon qui aurait dormi sur un canon en action. On était en Septembre et la nuit venait assez tard. Ils durent attendre 20 h avant de se remettre en route. Après avoir consulté sa montre précieusement enfermée dans une boîte métallique, le verre s'étant cassé dans une chute dès la première nuit, FUFU donna le signal du départ. La nuit n'était pas encore complètement descendue et l'oeil pouvait distinguer les objets d'assez loin. Sac et musettes solidement arrimés dans le dos, nos deux amis prirent en sens inverse le chemin parcouru dans les sapins et après quelques minutes de marche parvinrent au bas de la rapide descente, à l'orée du bois. Un chemin en contrebas longeait les arbres et avant de s'y laisser glisser, nos évadés jetèrent un coup d'oeil circulaire sur le paysage. On devinait à droite un village dont les murs blancs faisaient contraste avec le fond sombre des collines environnantes. Droit devant, la plaine, une plaine vallonnée qui s'élevait en direction du Sud. A gauche des bois encore. Aucun bruit ne troublait la sérénité du lieu, si ce n'est quelques aboiements de chiens, là-bas, dans les fermes. Mais c'était assez loin et nullement dangereux. Nos deux gaillards descendirent dans le chemin, prenant bien garde de ne pas faire de bruit et s'engagèrent dans la plaine. Des jurons étouffés se firent entendre. - Quelle chiotte, disait FUFU. J'ai déjà les pieds à la sauce. - Mon vieux, ça c'est pas le pot. On va en baver ! ! -C'est aussi mon avis ! Cette conversation se faisait à voix basse, comme s'ils avaient craint une oreille indiscrète dans le voisinage, et il en était ainsi depuis le départ. C'était naturel, instinctif, ces hommes étaient constamment sur le qui-vive et observaient les règles de la prudence la plus absolue. FUFU disait souvent à son compagnon : "Vivement qu'on soit libres que je puisse gueuler un bon coup ". Ils se souvenaient tous deux d'une étape précédente où ils avaient failli se faire prendre pour un toussotement malencontreux mal étouffé. Ils avançaient d'un bon pas, aussi vite que le permettait l'état du terrain et ils ne semblaient plus fatigués. L'herbe étant humide bien vite pantalons et chaussures furent détrempés. Une ouïe fine eut entendu le plouf plouf que faisaient les chaussures à chaque pas des pauvres gars. Au bout de dix minutes de marche, ils s'arrêtèrent, prêtant l'oreille, puis marchèrent en direction d'un murmure que seule une oreille exercée et attentive pouvait percevoir. De l'eau était là, coulant presque goutte à goutte d'une anfractuosité de rocher. De l'eau que l'on pourrait recueillir dans un quart, de l'eau que l'on pourrait boire, quelle aubaine. Car aussi paradoxal que cela puisse paraître, FUFU et BOUBOULE trempés des pieds jusqu'aux genoux, la veste humide, crevaient de soif. Ils n'avaient pu se procurer un récipient, au départ, et force leur était d'atteindre un point d'eau pour se désaltérer. Ornières, ruisseaux, sources, ils avaient bu n'importe quelle flotte. Que de fois avaient-ils maudit la nature de terrains trop arides ou l'attente trop longue de la nuit qui tardait à venir, la nuit qui permettait de boire, de trouver de l'eau fraîche qui revigorait le corps, la langue desséchée par l'effort et calmait la brûlure des yeux gonflés d'insomnie. BOUBOULE tira son quart de sa musette et le tendit à la source qui s'égouttait plutôt qu'elle ne coulait. Enfin le récipient fut plein et en moins de deux ingurgité. Quel soupir de satisfaction poussa notre ami.! FUFU à son tour imita son ami. Il but, lui, à petites gorgées se délectant à chaque rasade. Mal lui en prit, car l'eau ayant eu le temps de se déposer, la dernière gorgée fut une lampée de sable. - Saloperie, Bon Dieu de merde, etc, fut le refrain habituel qui salua cette nouvelle mésaventure. Bah on ne meurt pas pour si peu et puis l'heure n'était plus aux lamentations et FUFU avait autre chose à faire. Il venait de sortir son mouchoir et il tirait de ce dernier, avec mille précautions, un petit instrument dont un profane eut été bien embarrassé de dire le nom. C'était, composé d'un couvercle d'étui de savon à barbe, d'une rondelle de bois, d'un bout d'épingle et d'une aiguille taillée dans une lame de rasoir mécanique, une boussole bien primitive il est vrai. Le verre se trouvait avec, mais il n'était pas ajusté, car il ne permettait pas de lire correctement la nuit. C'est à cet engin que nos amis devaient de ne pas s'écarter de la bonne route. Elle leur donnait d'ailleurs bien du souci car elle n'était pas toujours disposée à tourner et il fallait parfois que FUFU la secoue, la tape légèrement sur sa paume pour que la lame aimantée prenne la direction supposée Nord. Il est vrai qu'il y avait d'autres points de repère. La lune par exemple. C'est surtout avec elle que FUFU se dirigeait. Il l'avait bien étudiée et il corrigeait son angle de marche au fur et à mesure que le temps s'écoulait. La carte ne servait en principe que la journée. De mémoire la nuit on notait certains détails et le lendemain on faisait un point approximatif. Sachant par exemple qu'à 10 h on avait traversé une grande route, qu'a 1 h on avait laissé une assez grosse agglomération à notre droite etc… On cherchait le lendemain, sur la carte, quel village se trouvait à environ 12 kms d'une grande route traversée et on avait à peu près le chemin parcouru. La lune ce soir était de sortie et la visibilité mauvaise. Heureusement que les deux côtés de l'aiguille n'étaient pas biseautés de même façon permettant de se renseigner au toucher. FUFU s'orienta donc et constata que le vent venait d'Ouest, indication précieuse et qui lui servirait. Il dit tout joyeux à BOUBOULE : - Renifle vieux frère on sent déjà l'air de FRANCE dans 8 ou 9 h on sera chez nous. C'est vrai qu'il y a cette satanée BLIES à traverser. C'était leur souci à tous deux et elle les avait déjà bien retardés. Ils l'avaient traversée dans une précédente étape et FUFU avait été tout surpris de la retrouver sur sa route. Ils avaient mais en vain tenté de la passer de nouveau. Indécis, perdu FUFU avait alors décidé de gagner les bois et d'attendre le jour qui permettrait de lire la carte. Il avait cette fois bien étudié son plan et il était à peu près sûr de la direction à prendre. Ils repartirent donc, plus gonflés que jamais, tournant presque le dos au vent, c'est-à-dire en direction de l'Est. Ils tenaient en effet à rencontrer au plus tôt l'objet de leur inquiétude. Ils s'arrêtaient de temps à autre pour écouter, prêtant l'oreille, soit pour s'assurer de la bonne direction. Seul le vent qui bruissait dans les buissons donnait un semblant de vie au morne paysage que traversaient nos évadés. Après s'être élevés ainsi pendant une heure ils arrivèrent au point culminant de l'ondulation herbeuse où venait de s'accomplir la première partie de l'étape. Le terrain descendait alors en une déclivité plus rapide que nos deux lascars eurent bien vite parcourue. Les difficultés commencèrent en bas. Il y avait en effet une route à traverser avant d'arriver sur une voie ferrée, le cauchemar de BOUBOULE, et après seulement se trouvait la BLIES. L'opération qui consistait à traverser la route n'était pas dangereuse. On s'approchait prudemment, on écoutait et hop au galop et sur la pointe des pieds. Tout se passa très bien. La voie ferrée était là, tout près. Tapis dans les buissons, nos deux gaillards, toute ouïe, toutes oreilles se mirent à observer le terrain à parcourir. Ainsi que je vous l'ai déjà dit la lune ce soir était masquée par de vilains cumulus. Par bonheur, la voute n'en était par moment pas très épaisse et une pâle clarté filtrait au travers des nues qui parfois même poussaient l'obligeance jusqu'à laisser entre eux un espace suffisant pour permettre à Dame-Lune de jeter un coup d'oeil à sa voisine, la terre. On pouvait alors distinguer plus nettement la ligne de chemin de fer signalée au loin vers le Sud par de petites lueurs fixes, des signaux ou des postes de garde aux abords d'un village. On entendait les plaques de signalisation et les fils grincer au vent. Là-bas, vers le village, une sonnette grelottait dans la nuit. Pas d'autres bruits, rien d'anormal. En avant, mais avec prudence, courbés, nos deux amis s'avancèrent, tout le corps en éveil près à la fuite ou à la résistance. Un fossé assez profond et broussailleux longeait la voie. Très peu d'eau, tout va bien. FUFU en tête, nos deux gars sont maintenant sur le talus de la ligne. Ils arrivèrent enfin au faîte et prudemment jetèrent un coup d'oeil. Tout paraissait normal. - Attention BOUBOULE, il y a des fils. - Oui, oui, murmura BOUBOULE. - Fais pas comme hier, tint encore à préciser FUFU qui malgré la situation ne put s'empêcher de sourire en se remémorant la nuit précédente. Ils avaient traversé cette même ligne entre un poste et une gare. Comme ce soir FUFU avait averti son compagnon : - Attention aux fils ! - Oui, oui, et au même instant, bring, bring les deux pieds dans le réseau et les signaux qui sonnaient la ferraille. Un frisson avait parcouru l'échine de FUFU. - Oh c'que t'es con, fais attention aux autres. - Oui, oui, et rebelote bring, bring, ding, ding, les panneaux. Cela avait provoqué une fuite éperdue qui s'était terminée par un magnifique plat ventre dans un champ de betteraves et une crise de fou rire une fois le danger écarté. Mais BOUBOULE cette fois écarquilla bien les yeux et tout se passa sans incident. La ligne traversée, un autre fossé semblable au premier fut franchi et ce fut la plaine, humide, spongieuse qui laissait deviner la proximité de l'eau… En effet, quelques centaines de mètres plus loin, nos amis arrivèrent sur les bords de la BLIES. Force leur fut de s'arrêter avant de prendre une décision. Ils se regardaient embarrassés. Pour un os cela en était un. La rivière avait à cet endroit une largeur approximative de 20 mètres. Les eaux presque dormantes attestaient une assez grande profondeur. Ici impossible de passer, une seule solution s'offrait à nos amis, suivre le cours d'eau en priant Dieu de leur faire découvrir un endroit guéable ou un pont. Longeant la rive droite de la BLIES ils continuèrent leur marche. Le vent avait faibli et seules quelques rides frissonnaient encore à la surface des eaux, leur donnant un semblant de vie et la faisant paraître moins sinistre. Qu'y-a-t-il en effet de plus lugubre que des eaux dormantes, noires et sans fond, quand vous êtes à minuit dans un pays où tout vous est hostile et que la pensée de la mort, depuis bientôt une semaine, habite votre crâne et vous fait voir du danger même où il n'y en a pas. Rien ne pouvait déplaire d'avantage à nos amis. Ils durent bientôt ralentir leur marche et prêter d'avantage encore attention à ce qui se passait alentour. Un village se trouvait sur la droite. Circonstance heureuse la BLIES semblait s'en éloigner légèrement. Ils arrivèrent bientôt en vue d'une route et, Dieu merci, un pont traversait le cours d'eau. Courbés en deux ils arrivèrent à hauteur de la route et prêtèrent l'oreille. Pas de bruit, le pont ne devait pas être gardé. - Tu es prêt BOUBOULE… - Oui… - Allez, à fond…! Grand dieu, qu'il paraissait long et comme il résonnait sous chaque pas. Enfin ils arrivèrent au bout. Vite, dans les herbes à droite. Ouf la BLIES était traversée. Ils en pleuraient de joie et ne pouvaient s'empêcher d'extérioriser leur bonheur. - Chouette BOUBOULE, c'que j'suis content. - Ah mon vieux, on les aura, répondit l'interpellé, tiens, comme ça et de taper la paume de sa main sur son autre main refermée en un geste que la bienséance m'empêche ici de traduire (écrit en 1943. Maintenant j'aurais écrit : "Ils l'ont dans le cul "). Autre époque autres moeurs. Il en gloussait l'ami BOUBOULE et il en poussait des : "Ah vieux frère, ça y est ! ! ". Hélas, s'ils avaient su !.. Ils se trouvaient dans une plaine marécageuse, coupée de fondrières, de plaques d'eau, de ruisselets et ils durent, dès les premiers pas effectués sur ce terrain, utiliser des planches qui se trouvaient sur les trous. La progression ne se faisait pas sans difficultés. A gauche se trouvaient des montagnes dont la masse sombre se détachait vaguement dans l'obscurité. A droite était la BLIES. Il fallait obligatoirement continuer droit devant soi. C'était la seule route envisageable. Les émotions donnent soif et nos évadés en firent l'expérience. Ils durent à plusieurs reprises prélever de l'eau dans les trous qu'ils trouvaient à chacun de leur pas. C'était une eau fade et croupie mais qui coulait quand même additionnée de sucre. A la guerre comme à la guerre, au diable les microbes, si tout continuait à bien aller. Ce serait bientôt le repos, la bonne nourriture, l'espoir était là. Ils arrivèrent bientôt sur un village qu'il fallut traverser, ce qui fut relativement facile. Ce pays était divisé en deux parties, reliées entre elles par une rue où sur une centaine de mètres une seule maison était bâtie. Nos deux lascars s'approchèrent lentement, avec leur prudence habituelle et observèrent. Une auto passa, tous phares allumés, mais il eut fallu un oeil averti pour deviner nos compagnons collés au sol. Ils se préparaient à bondir quand des pas se firent entendre sur la route. Retenant leur souffle, ils virent passer à deux pas d'eux une personne qui était loin de se douter de l'émotion qu'elle provoquait. Quand elle se fut éloignée, ils passèrent sans rencontrer d'autres difficultés. Le vent s'était calmé et le ciel s'était un peu éclairci, ce qui permettait de distinguer les environs. Nos amis longeaient maintenant les dernières maisons du village et furent bientôt sur un terrain recouvert de mâchefer. Des tas de charbons leur barraient la roue, une usine se devinait tout près. L'endroit était dangereux et il s'agissait d'en sortir au plus vite. Heureusement que les chiens étaient rares en ALLEMAGNE. Ils eurent encore une route à traverser et bientôt ce furent des terres labourées, des champs de betteraves et de pommes de terre qu'ils eurent à parcourir. Le sol était lourd et la marche difficile. La direction empruntée était Sud, Sud-Est et FUFU s'évertuait à respecter la ligne droite. Ils ne tenaient en effet aucun compte des chemins qu'ils pouvaient rencontrer au cours de leurs pérégrinations. Ils ne contournaient que les obstacles vraiment infranchissables ou par trop dangereux. Les clôtures en barbelés, les haies, les petits ruisseaux, tout était traversé au plus direct car la nuit ne facilite pas l'orientation. Jusqu'à présent cette méthode s'était montrée excellente et il n'y avait aucune raison de ne pas continuer à agir ainsi. Ils marchèrent ainsi pendant près de deux heures ayant eu une seule difficulté pour franchir une petite rivière, à proximité d'un hameau. Ils traversèrent sur un petit pont de pierre, dans un jardin où ils eurent soin de prendre quelques légumes au passage. (Je me souviens que nous étions passés sous une fenêtre entrebâillée qui nous permit d'entendre de sonores ronflements, "dormez en paix les petits, FUFU veille sur votre sommeil."). Vers une heure du matin FUFU, qui marchait le nez au vent, le regard fixé sur un petit carré de ciel clair juste en face de lui, poussa un cri de joie. Ils étaient au pied d'une colline qu'il leur fallait gravir. La confiance était en eux, tout marchait à merveille et la fatigue n'avait plus prise sur nos amis. - Regarde BOUBOULE ! Dieu nous indique la route ! Une étoile filante venait de traverser le ciel, juste en direction de la FRANCE. Depuis leur départ nos évadés s'étaient mis sous la protection de Dieu et FUFU l'athée, même pas baptisé, FUFU qui n'avait dans sa jeunesse jamais fait une prière, plus peut-être que BOUBOULE, pourtant Normand, avait une foi absolue en la Providence. Il avait la certitude de réussir, et plus que sur ses moyens intellectuels et physiques, il comptait sur l'aide de Dieu. Il avait sans doute raison car toujours la chance fut avec lui durant son long voyage. Le terrain que parcouraient maintenant nos évadés était vallonné, herbeux, parsemé de boqueteaux et coupé de chemins. Le ciel était clair, sauf à l'Ouest où une grande bande noire annonçait encore de la pluie ce qui rendait FUFU soucieux. Si le beau temps pouvait durer jusqu'à l'aube peut-être trouveraient-ils un abri sûr qui leur permettrait de finir la nuit et de prendre du repos. Brusquement il leur fut interdit de continuer leur route. Une barrière se dressait devant eux, un grillage haut de trois mètres suivi de quelques rangées moins élevées de barbelés et là, devant leur nez, une pancarte ainsi rédigée : "Achtung ! Minengefahr ! "."Attention danger mines ". Le coup fut rude pour eux et ils se perdirent en conjectures. La ligne Siegfried ou la frontière? - Cela prouve que nous sommes sur la bonne route, mais comment passer ? A ton avis BOUBOULE qu'allons-nous faire ? Escalader ou bien voir s'il n'y a pas une chicane quelque part ? - Ben, j'sais pas moi. Qu'est-ce que tu veux faire ? - Hum ! Escalader, on risque de se faire sauter la gueule ! Contourner jusqu'à une route, on risque de tomber sur un passage gardé. C'est moche. Bah ! Longeons toujours un peu sur la gauche et si on ne trouve rien d'ici un quart d'heure on escaladera. Ce qui fut dit fut fait et comble de chance après quelques minutes de marche, la route était libre. Ils foncèrent dans la plaine qui s'ouvrait devant eux, heureux d'avoir échappé à un nouveau danger. Ils remarquèrent quelques trous sur l'origine desquels ils ne pouvaient se tromper. Bien que vieux de deux années et tapissés d'herbe ils reconnurent des trous d'obus dans ces excavations, "Certainement du 155!", disait FUFU qui se souvenait en avoir balancé aux Schleus avec la complicité de braves artilleurs. Allons il y avait du bon et on serait bientôt en LORRAINE. Ainsi pensaient-ils et avec juste raison. Mais… Le paysage changea encore d'aspect et ils parcoururent de nouveau des terrains labourés fraîchement, quelques champs de pommes de terre. Une belle route droite allait, elle aussi, en direction du Sud. "Pourquoi ne pas la prendre ?" pensa FUFU euphorique, oubliant toute prudence. En marchant sur la banquette on ne fait pas trop de bruit et l'allure est plus aisée. - Tiens une maison, à 50 m de la route ! Soyons quand même prudents, et changeons de côté. Mais il y a une pancarte. FUFU voudrait bien savoir où il se trouve et suivi de son copain, il décide d'aller se rendre compte et traversant la route à pas de loups s'approchent, s'arrêtent et, ah !, mon Dieu, sans se retourner détalent comme des voleurs. Qu'avaient-ils donc vu qui leur avait causé une telle frayeur ? "Kriegsgefangenenlager" portait le tableau. Camp de prisonniers de guerre. Quelle chance qu'aucun gardien ne se fut trouvé là à ce moment. - Tu te rends compte BOUBOULE où on mettait les pieds, dit en riant FUFU une fois le danger écarté. Et tous les deux de s'esclaffer : - On sort d'en prendre et on ne tient pas à y retourner, riposta BOUBOULE et son ami d'approuver : - T'as raison mon pote ! Continuant leur route, ils distinguèrent un village sur la droite. Dans les champs des charrues abandonnées gisaient. Au jour la vie reprendrait, les paysans retourneraient à leurs champs, à leur travail sans se douter que dans la nuit leur terre avait été foulée, piétinée, que leur charrue avait servi de siège à des prisonniers en cavale. Et il en était ainsi chaque nuit de mai à septembre où des milliers de Français arpentaient les routes de l'ALLEMAGNE à la poursuite de cette chère liberté si mal défendue, et tant regrettée. On devinait plutôt qu'on ne voyait une grande ligne noire devant soi, dans l'axe de la route et après un quart d'heure de marche, nos amis reconnurent une forêt. Ils en eurent bientôt atteint la lisière et avant d'y pénétrer FUFU décida de prendre un peu de repos. Tapis dans un buisson ils restèrent ainsi dix minutes, reprenant de nouvelles forces et se confiant leurs espoirs. FUFU surtout était optimiste et à son avis, ils seraient au petit jour en LORRAINE. BOUBOULE s'emballait moins facilement, en bon Normand qu'il était, mais il avait une grande confiance en son ami. Ils ne faisaient même plus attention aux mille bruits de la forêt. Au début de leur aventure, ils avaient bien eu quelques petits frissons, provoqués par les cris les plus divers de la faune sylvestre et que leurs nerfs fatigués réceptionnaient au centuple, transmettant dans tout le corps une secousse que même les individus les mieux trempés ressentent à l'approche du danger, ce qu'on appelle le frisson d'angoisse. Quelle impression étrange que ce phénomène qui vous étreint la nuque, vous parcourt le dos d'une onde glaciale, vous paralyse les jambes et vous cloue sur place, les yeux dilatés et la bouche prête à lâcher un hurlement de peur.) Nos amis s'y étaient vite faits et le chant du grand duc ce sinistre appel qui évoque un cri de possédé, le rauque aboiement du renard qui détale sous votre nez en hurlant de peur ne leur causait plus qu'un trouble très vite réprimé. Les dix minutes écoulés nos évadés se relevèrent, ajustèrent leurs équipements et pénétrèrent dans la forêt. On entendit les branches craquer, les feuilles bruisser et une minute après nos compagnons ressortirent. - Prenons la route, dit FUFU, c'est trop difficile de se frayer un passage là-dedans, on risque de se paumer. - Oui, mais ce n'est peut-être pas prudent ! rétorqua BOUBOULE. - Viens quand même ! ! Et l'un suivant l'autre, ils gagnèrent la route distante d'environ 50 mètres. Ils s'étaient proposés de la suivre à distance, dans le bois de façon à éviter toutes mauvaises rencontres, mais la forêt était trop touffue et force leur était de suivre l'artère goudronnée qui s'enfonçait dans le bois. Ils marchaient sur le bas-côté, avançant avec circonspection. La direction était bonne, Sud, Sud-Est et l'allure aisée. Ils firent ainsi deux ou trois kilomètres sans être inquiétés. Tout à coup une grosse masse blanche apparut sur le bas-côté de la route et ils purent se rendre compte que l'objet de leur émoi était une grosse borne en pierre. - La frontière ! dit FUFU et il se pencha pour lire. Un nom était inscrit il était illisible mais il déchiffra dessous 5 kms. Hum ! Décidément BOUBOULE était pessimiste ce soir. Se doutait-il déjà du calvaire qui les attendait un peu plus loin ? Mais l'entrain de FUFU lui rendit bien vite sa gaieté. Ils continuèrent leur route le coeur empli d'espoir. Ils faisaient des projets, imaginant déjà l'accueil qui leur serait réservé en LORRAINE. Ils en avaient tellement entendu de ces récits d'évasions où les malchanceux repris vantaient le courage, la cordialité des Alsaciens-Lorrains. Ils se voyaient déjà devant une table bien garnie, des visages souriants les regardant curieusement. Cette perspective leur donna des forces et l'allure s'en ressentit, les mètres s'ajoutaient aux mètres à une cadence accélérée. Le bois fut bientôt traversé et ce fut de nouveau la plaine. La route obliquant sur l'Ouest, ils prirent la sage décision de continuer vers le Sud en marchant dans les champs. Le terrain devenait plus accidenté à mesure qu'ils avançaient. Les cultures se faisaient rares, quelques réseaux de barbelés entravaient quelquefois le passage et des blockaus hérissaient chaque monticule que nos gars contournaient. Ils étaient dans une vallée où serpentait un ruisselet quand les appréhensions de FUFU se réalisèrent. Cela commença par un brouillard léger qui les enveloppa comme un linceul en masquant complètement le détail des objets environnant. Le vent soufflait toujours et une dernière fois, FUFU sortit son mouchoir, à tâtons s'assura qu'il venait toujours de l'Ouest et se plaçant résolument face au Sud dit à son copain : - Vieux frère, prend le vent et en avant. Fais confiance à mon grand nez ! - Heureusement que t'as ton grand pif, sans lui nous n'en serions pas là. En effet à chaque moment FUFU vantait son nez, qui disait-il, valait le flair d'un chien policier. Après avoir, d'un geste machinal ajusté leur barda, nos amis repartirent toujours l'un suivant l'autre, FUFU en tête, flairant le vent. Pourvu qu'il ne tourne pas, ne s'arrête pas, ce serait bien notre veine. Ils marchaient de nouveau dans des terres cultivées, sur un terrain relativement plat. Le brouillard s'était légèrement dissipé pour faire place à la pluie qui cinglait rageusement le visage des pauvres bougres. Ils avaient de nombreux champs de betteraves à traverser et c'était pour eux un véritable cauchemar. La terre alourdie collait à leurs semelles et les feuilles remplies d'eau se déversaient sur leurs chaussures détrempées. Ils rencontraient parfois de petites buttes de terre qu'il leur fallait escalader à quatre pattes tellement la glaise était glissante. Les sacs et les musettes gonflés d'eau leur semblaient de plomb et rendaient la marche plus pénible. Après un quart d'heure de ce régime nos deux amis n'en pouvaient plus et devaient faire des efforts surhumains pour aller de l'avant. Où était l'optimisme des premières heures ? De temps en temps FUFU s'arrêtait pour sentir le vent. La pluie frappait ses yeux et se mêlait aux larmes de rage qui ruisselaient le long de ses joues hâves. Une pensée heurtait ses tempes et venait mourir sur ses lèvres. Tenir ! Marcher ! Marche, marche, et les pas s'ajoutaient aux pas. Marche, marche et toujours plus lourde la terre collait aux semelles et l'eau glacée descendait le long de la nuque, suivait l'échine et venait se perdre dans les chaussures. Les lacets détrempés craquaient, les coutures craquaient, craquait aussi le courage de nos deux gars déjà tant éprouvés lors des premiers jours de fuite. De champs de betteraves en champs de pommes de terre, nos amis arrivèrent dans une vallée où l'on sentait la présence d'un village. Les chemins de terre étaient plus nombreux, ils traversaient quelques vergers, dont certains étaient clos, mille indices laissaient présager la proche rencontre d'un lieu habité. Ils n'en pouvaient plus, leurs jambes tétanisées refusaient de les porter et seul l'espoir d'être enfin en LORRAINE les soutenait. - Nous allons enfin avoir un renseignement ! murmura FUFU à son copain qui n'eut même pas le courage de lui répondre. Ils descendaient maintenant un chemin qu'ils s'étaient empressés d'emprunter. Il était alors environ 3 h du matin et avec le temps de chien qu'il faisait, ils ne risquaient pas de mauvaises rencontres. Après 300 mètres de marche, ils ralentirent leur allure, les premières maisons étant apparues à un détour de la route. Une rude émotion serrait la gorge de nos évadés, ils allaient savoir. Ils distinguaient maintenant la plaque indicatrice à 10 m, à 5 m, à 2 mètres et FUFU s'appuya sur elle pour mieux lire. Un nom noir sur jaune dansait devant ses yeux : "PEPENKUM" et en dessous deux mots, deux terribles mots : "KREIS HOMBOURG" Un haut-le-corps secoua le corps de notre héros en même temps qu'un sanglot amenait les larmes à ses yeux. - KREIS HOMBOURG !, KREIS HOMBOURG.! Foutus, BOUBOULE, on est foutu. J'ai dû me tromper, mon vieux mon grand nez n'a servi à rien. Et déja s'excusant ! - Pardonne-moi BOUBOULE, ma boussole n'est pas bien bonne ou je suis un imbécile, pardonnes-moi de t'avoir mis dans ce pétrin. Son copain ne comprennait pas, alors FUFU entreprit de lui rafraîchir la mémoire… - Souviens-toi, il y a trois jours nous avons cheminé vers HOMBOURG et KREIS HOMBOURG signifie que nous sommes dans le même district. Nous avons dû tourner en rond, on est foutu. C'est fini la belle aventure. BOUBOULE n'osait croire. Il avait tellement eu confiance en son copain. Puis la réalité lui apparut. Les "Polizei", la prison, le stalag et des jours et des jours de captivité. - Peut-être te trompes-tu ?, hasarda le Normand qui comme tous les gens de sa race était particulièrement têtu. - Sans cette vache de flotte je pourrais lire la carte, mais va te faire fiche. Ecoute, éloignons-nous du village et cherchons dans la campagne un coin où l'on pourra craquer une allumette. Ils refirent donc en sens inverse une partie du chemin parcouru et après dix minutes de marche arrivèrent à un pont qui enjambait une petite rivière. D'un commun accord nos amis s'arrêtèrent animés par une même pensée. Là, sous ce pont, peut-être serait-il possible de lire la carte ! ! Evidemment il y avait la rivière mais n'étaient-ils pas trempés jusqu'aux os. Sans plus tergiverser ils pénétrèrent dans l'onde glacée. Ils avaient de l'eau jusqu'au ventre lorsqu'ils s'arrêtèrent sous la voûte ruisselante. Péniblement FUFU sortit sa précieuse carte enfouie sur sa poitrine, tout contre son coeur, avec une photo. L'extérieur en était détrempé et cela ne laissait pas de l'inquiéter. BOUBOULE de son côté sortait des allumettes qu'il avait extraite d'une boîte en fer enfouie dans une de ses musettes. Avec d'infinies précautions, de ses doigts gourds il s'empara d'un petit bâtonnet souffré et crac, une petite flamme éclaira de sa pâle lueur cette scène étrange. Bien vite FUFU se repéra, une autre allumette, nous y voilà, HOMBOURG, encore une autre, puis une autre et rien pas de PEPENKUM. Encore une ! Les yeux fatigués ne voient plus l'eau qui tombe de la voûte, fait une tâche qui va s'élargissant sur la carte. Le frottoir de la boîte d'allumettes est lui aussi devenu humide. C'est fini et c'est à FUFU le mot de la fin: Merde ! L'eau maintenant est plus froide, le barda plus lourd et le corps fait mal, si mal. Ils sont de nouveau sur la route, des loques plus que des hommes spectres vivants et ruisselants qui se dirigent vers le village. Là-bas il y a des humains, du feu, à manger peut-être. Pauvres fous qui avaient cru à la liberté. - Que comptes-tu faire FUFU ? BOUBOULE ne veut pas réfléchir et s'en remet à celui qu'il a choisi pour guide qui en deux mots lui expose son point de vue. - Nous allons taper à la première porte venue. Dans l'état où nous sommes, si nous ne nous rendons pas nous risquons de crever dans un bref délai. La pluie peut durer plusieurs jours et nous n'avons plus rien à bouffer. On va peut-être nous casser la gueule, mais tenant à ma peau je ne veux pas casser ma pipe, malade sur un lit d'hôpital. BOUBOULE était Normand je l'ai déjà dit et tout son être se révoltait à la pensée de se rendre. Jusqu'alors, il avait suivi son copain sans discuter, mais ça non, il ne le pouvait pas. La pensée de revoir la sale gueule des nazis qui ne manqueraient pas de le tourner en ridicule lui faisait bouillir le sang dans les veines. Il n'avait pas la philosophie de son ami. - Non, non et non. Je ne veux pas me rendre ! - Comme tu veux, BOUBOULE, tiens voilà la carte, la boussole, bonne chance mon vieux. BOUBOULE regarda son copain, puis allongea la main pour prendre les objets que lui tendait FUFU. Il n'acheva pas son geste et s'effondra sur le proche talus pleurant comme un gosse : - Tu sais bien que tout seul, je ne saurais pas me diriger, disait-il entre deux sanglots, ce n'était pas la peine d'avoir tant marché. Et il criait ses espérances perdues. Tout son être semblait anéanti sous le poids de la fatalité qui les arrêtait au seuil de la liberté. Le spectacle d'une telle douleur rendit à FUFU son sang-froid. Il était le responsable, il avait promis et était si sûr de lui. Peut-être tomberaient-ils chez de braves gens qui les prendraient en pitié. Il fit part de ses pensées à son frère de souffrance, lui communiquant l'espoir bien faible qu'il avait encore de s'en tirer. BOUBOULE en avait pris son parti : - On est foutu, allons ! Ils se dirigèrent donc vers la première maison en vue. C'était une ferme comme on en voit dans le PALATINAT. Habitation coquette avec hélas l'inévitable tas de fumier devant la porte. Le coeur anxieux FUFU martela l'huis à coups de poing et ils attendirent une réponse qui ne vint pas. Ils n'osèrent récidiver. - Allons voir plus loin, émit le responsable de l'aventure et ils se portèrent vers l'habitation la plus proche. Même scène et toujours pas de réponse, leur anxiété redoubla. - Allons voir derrière, nous trouverons peut-être quelqu'un. Et de joindre le geste à la parole. Aucun bruit ne se faisait entendre. Alors FUFU appela : Ho ! Darin, (Ho ! là-dedans). On entendit un murmure de voix au premier étage et une fenêtre s'ouvrit. - Was ist los !, lança une grosse voix. Une conversation s'engagea alors en allemand. - Ici deux prisonniers de guerre français, nous sommes mouillés, nous avons faim. Mon camarade est malade, nous nous rendons. Un corps s'était penché que l'on devinait de blanc habillé et à ses côtés une autre personne, la femme sans doute. Ils semblaient se concerter et des bribes de conversations arrivaient aux oreilles de nos deux amis dont le coeur battait violemment dans leur poitrine oppressée d'angoisse. Ils attendaient le verdict, la gorge sèche. La voix, de nouveau se fit entendre et bonheur immense, c'était l'espoir ; c'était la vie qui descendait de cette fenêtre. La chaleur de nouveau habitait les corps transis et grelottants, les chaussures paraissaient plus légères, les sacs moins lourds, la vie redevenait belle. Mais qu'étaient-ce donc que ces paroles magiques ? - Non, disait le paysan, ne vous rendez pas, continuez. Dans une heure vous serez en LORRAINE. Et dans un murmure : Evitez la route, suivez la rivière jusqu'a un petit pont. Ensuite marchez sur le Sud. Vous trouverez un village où on vous recevra. Bonne chance. - Que Dieu vous bénisse. Gott ihnen segnen. Danke, danke, s'écria FUFU. Et sans plus attendre, n'osant croire à tant de magnanimité, craignant que le brave homme ne se ravise, ils détalèrent comme des lapins. - Tu vois BOUBOULE, je le sentais. Faut jamais désespérer. Mon instinct me le disait. La chance est avec nous. Je ne m'étais pas trompé, on réussira. L'interpellé frétillait en marchant. - Chouette disait-il, mais j'ai eu chaud, je me voyais déjà repris par ces corniauds. Ainsi parlant ils arrivèrent à la sortie du village qu'ils quittèrent pour gagner la rivière que l'on devinait sur la gauche. Après quelques minutes de marche ils arrivèrent à un petit pont et, suivant les conseils du paysan allemand, foncèrent droit sur le Sud. La pluie avait cessé mais le froid devenait plus vif transperçant nos deux gaillards trempés jusqu'à la peau. Qu'importe. Ils avaient la quasi certitude de trouver un havre où ils pourraient se sécher et casser une bonne croûte. Ils marchaient à vive allure malgré la fatigue. Les jambes leur faisaient mal, les muscles étaient durs comme du bois, le froid et l'humidité rendaient chaque mouvement plus pénible. Ils trébuchaient parfois, s'affalant de tout leur long dans la glaise mais ils se relevaient, les dents serrées, tout leur être tendu vers la liberté qu'ils entrevoyaient plus proche. Après une heure de marche ils rencontrèrent une route, un chemin plutôt qui lui aussi descendait sur le Sud. Nos amis s'y engagèrent pensant en toute logique qu'au bout de cette voie ils trouveraient un village. Ils n'avaient pas fait 300 mètres que l'attention de FUFU fut attirée par une pancarte qui se dressait sur la gauche du chemin. Curieux de nature, il s'en approcha et péniblement déchiffra : "Achtung" en-dessous en grosses lettres : "Frontière à 300 m ". Cette inscription étant sur le côté sud du panneau cela signifiait que la frontière était passée. Ils étaient enfin en terre française. Française pour eux et pour beaucoup malgré l'occupation, malgré l'annexion. Le danger n'était certes pas éloigné car ils trouveraient là encore beaucoup d'ennemis, mais ils pourraient s'adresser à la population et la chance aidant, ils trouveraient certainement des braves gens pour faciliter leur tâche. Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre, émus jusqu'aux larmes ne sachant dire que ce mot: Enfin ! ! Ils restèrent deux ou trois minutes ainsi, discutant sur la conduite à tenir, puis d'un commun accord, décidèrent de suivre la route jusqu'au village, qu'ils ne manqueraient pas de rencontrer, non loin de là. En effet après un quart d'heure de marche ils franchirent un petit pont dont le garde-fou était encore peint aux couleurs françaises. Ce fut une joie pour eux de revoir notre emblème et cela galvanisa leur courage. Les premiers pas sur la terre française les avaient transformés et ce n'étaient plus des loques humaines qui se traînaient quelques heures auparavant mais deux gaillards décidés qui fonçaient vers le salut. A cents mètres de là se devinaient les premières maisons de la bourgade. Ils avancèrent résolument dans leur direction, se promettant de frapper à la première porte venue. En arrivant à la hauteur des premières habitations ils eurent une déception. La guerre était passée par là et ce n'était partout que toits crevés, murs soufflés, fenêtres arrachées. Un silence de mort régnait sur ces ruines et faisait paraître plus sinistre ce désolant paysage. Nos amis allaient-ils au devant d'une nouvelle déception ? FUFU avait repris son masque soucieux, d'autant plus que la pluie s'était remise à tomber. Il fit part de ses impressions à BOUBOULE. - Ecoute lui disait-il, si tout le village est dans le même état nous ferons une flambée dans ces ruines pour nous sécher et pour la croûte nous irons rapiner dans les champs. Mais avant d'en arriver là explorons entièrement le pays ! Et de nouveau, ils repartirent à la recherche d'un indice de vie, d'un bruit, d'une lueur, attestant une présence humaine. Ils discernèrent sur leur gauche, un édifice à peu près intact dans lequel, en approchant, ils reconnurent une chapelle. Ils pensèrent trouver là une personne qui puisse les héberger car il n'est pas d'exemple à ma connaissance d'un prêtre ayant livré des évadés. Hélas, là encore, ils ne furent pas chanceux et ils eurent beau faire un tapage de tous les diables, le silence seul répondit à leurs appels. Déçus ils continuèrent leurs investigations quand leur attention fut attirée par un rai de lumière filtrant au travers des volets d'une maison voisine. Ils s'approchèrent avec circonspection. Cette partie du bourg était intacte et ils percevaient des cliquetis de chaînes remuées, le souffle des bêtes dans les étables et les mille bruits nocturnes qui s'échappaient des maisons peuplées d'un nombreux bétail. Prudemment FUFU parcourut les derniers mètres le séparant de la fenêtre, avançant sur la pointe des pieds et retenant sa respiration, il colla un oeil sur la fente du volet. Le spectacle qu'il vit devait être bien intéressant car il ne semblait pas pressé de se retirer et son ami qui s'était approché, frétillait d'impatience. Au bout d'une minute d'observation, FUFU se redressa lentement et se retourna vers BOUBOULE qui interrogea dans un souffle. - Alors ! ! - Je ne sais pas exactement. J'ai vu une femme âgée qui était assise, occupée à je ne sais quelle besogne. J'en ai vu une autre plus jeune et je crois avoir vu un soldat allemand. Pas rassurant ! Qu'allons-nous faire ? - Je vais voir ! Et BOUBOULE, à son tour, regarda. Lui ne fut pas bien sûr qu'il s'agissait d'un soldat. On entendait parler en allemand mais il était difficile de comprendre un seul mot de la conversation car la fenêtre était close. Ils s'éloignèrent de quelques mètres, indécis, revinrent vers cette lumière qui à leurs yeux symbolisait l'espoir, la vie. Soudain la porte s'ouvrit, découpant un grand carré blanc dans la nuit d'encre et une silhouette d'homme s'encadra un instant dans la lumière vive, projetant une ombre immense sur la chaussée luisante. Le coeur battant, nos amis n'eurent que le temps de se coller au mur, le souffle court, craignant par un geste de déceler leur présence. - Guten Nacht. Bis Morgen ! furent les seules paroles qu'ils entendirent, alors qu'un pas lourd s'éloignait dans la nuit, et que l'huis se refermait aussi doucement qu'il s'était ouvert. Nos évadés attendirent quelques minutes puis FUFU frappa discrètement sur la porte. La réponse se faisant attendre, il récidiva tapant plus fort. Il n'y eut encore aucun bruit à l'intérieur de la maison que nos évadés auraient pu croire déserte s'ils n'avaient pu se rendre compte de visu, quelques minutes auparavant de la présence d'au moins deux personnes, la troisième venant de partir, à l'instant même. En désespoir de cause FUFU se résigna à appeler doucement d'abord et en allemand : - Machen Sie die Tür auf, bitte, hier sind zwei Französischegefangenen ! Pas plus de réponse ! Alors notre Français répéta ses appels dans sa langue maternelle suppliant presque: - Ouvrez la porte s'il vous plaît à deux prisonniers français évadés. Nous sommes exténués, nous avons faim ! Hélas toujours le silence. Les habitants se méfiaient et nos amis étaient désespérés. Pourtant, à un moment ils entendirent distinctement une fenêtre s'ouvrir au-dessus de leur tête et BOUBOULE le signala à son copain qui implora encore, la tête levée vers la croisée: - Ayez confiance. Ouvrez ! Ils entendirent le claquement d'une porte qui se referme puis plus rien. Longtemps encore, ils attendirent, ne pouvant se résoudre à quitter cette demeure. Il y avait près d'un quart d'heure qu'ils étaient là, quand doucement la porte tourna sur ses gonds. Le regard tendu, ne sachant encore ce qui allait se passer, nos amis observèrent le tableau qui s'offrait à leurs yeux éblouis. Ils discernèrent un couloir, à droite une porte donnant sur une pièce éclairée et dans l'ombre du vestibule, ils distinguèrent une femme qui maintenait la porte ouverte. - Entrez ! dit une voix douce, dans un murmure. Minute poignante pour nos amis, minute que jamais ils n'oublieraient. Timidement, comme des malfaiteurs pris en faute, ils pénétrèrent dans l'humble demeure d'un paysan lorrain. La porte se referma sur eux et ils se retrouvèrent en pleine lumière devant trois paires d'yeux qui les regardaient curieusement. Un silence long comme un siècle marqua le premier contact de nos amis avec les premiers civils français qu'ils voyaient depuis trois ans. Il y avait là deux vieillards et une jeune femme d'une trentaine d'années qui examinaient nos évadés de la tête aux pieds et semblaient peu rassurés par l'aspect de nos deux compères. Il est vrai que ceux-ci ne payaient pas de mine. Les vêtements détrempés leur collaient au corps, s'égouttant sur le plancher où une large tache ne tarda pas à se former. Les cheveux pendaient lamentablement sur leurs visages creusés par l'effort. Des barbes de quatre jours achevaient de donner une expression farouche aux physionomies habituellement sympathiques de nos amis. FUFU le premier rompit le silence, s'adressant en allemand à la plus jeune des femmes. - Schprechen Sie Französisch? - Oui, un peu, lui répondit-elle en hésitant. - Alors vous n'avez rien à craindre. Nous sommes deux évadés et nous pouvons facilement vous le prouver. Et joignant le geste à la parole il sortit de son portefeuille, bien enveloppés, ses papiers de prisonnier, imités en cela par BOUBOULE qui étala sur la table le total de ses papiers et toutes ses photographies. La jeune femme jeta un coup d'oeil sur tout cela et nos amis constatèrent avec joie que plus l'examen se prolongeait, plus son visage semblait se rasséréner. Pour dissiper définitivement tout soupçon FUFU sortit encore sa carte mouillée, l'étala sur la table et se saisissant d'un couteau indiqua brièvement le chemin parcouru, constatant que PEPENKUM bien que loin de HOMBOURG en dépendait. Il apprit que le village où ils se trouvaient s'appelait GUIDERKIRCH. Tout le monde s'était groupé autour de lui et l'écoutait attentivement. La glace était définitivement rompue et les braves gens ne doutèrent plus qu'ils avaient affaire à des évadés et non à des agents allemands camouflés. Ils prièrent nos amis de s'asseoir, de se mettre à l'aise. Le grand-père s'activa autour du feu mettant de grosses bûches dans le fourneau alsacien qui tenait une place imposante dans un des angles de la pièce. On leur servit un café au lait bouillant et d'immenses parts de tarte aux quetsches s'empilèrent sous leurs narines dilatées de convoitise. Entre deux bouchées FUFU expliquait leurs mésaventures, leurs espoirs… Il parlait moitié en français, moitié en allemand. Quand à BOUBOULE il se contentait d'engloutir tout ce qu'on lui présentait et toute sa face exprimait une jubilation intense. Comme FUFU s'étonnait d'avoir trouvé leurs hôtes encore debouts à pareille heure, il était près de 5 h du matin, la jeune femme leur fit voir dans un coin de nombreux paniers de prunes dénoyautées. C'était l'époque des conserves, des confitures et la coutume dans ces campagnes voulait que l'on fasse ce travail à la veillée, en commun avec des amis. Et avec un sourire, se saisissant d'une corbeille elle la présenta à nos deux héros qui y plongèrent leurs mains à plusieurs reprises, faisant honneur à ces fruits délicieux. Ils se sentaient maintenant si heureux, l'estomac garni à côté d'un feu pétillant, l'esprit momentanément dégagé de tous soucis. Ils auraient bien voulu aller se reposer, car leurs paupières étaient lourdes de sommeil, de fatigue accumulée, mais ils devaient satisfaire à toutes les questions que leur posaient leurs bienfaiteurs. Ils résistèrent ainsi encore quelque temps, puis FUFU se leva et demanda au grand-père, s'il pouvait lui réserver une petite place dans le foin. Le brave homme marqua une légère hésitation que nos amis comprirent, l'aide aux évadés étant punie de mort, puis il fit signe à nos deux camarades de le suivre. La jeune femme leur dit d'attendre un peu, s'absenta quelques minutes, puis revint les bras chargés de linge sec que nos amis s'empressèrent de changer contre leurs uniformes détrempés. Ils souhaitèrent ensuite une bonne nuit aux braves femmes en les remerciant encore, puis firent signe au vieillard qu'ils étaient près à lui emboîter le pas. S'éclairant d'une lampe tempête, celui-ci les fit grimper sur une échelle dressée contre le mur de la grange. A quelques mètres au-dessus était entreposé le foin, dont l'épaisse couche formait un tapis moëlleux, sous les pas lourds de nos amis. - Installez-vous là, dit le grand-père, et surtout ne craignez rien, surtout ne faites pas de bruit car on doit vous ignorer. Demain vous aurez à manger. Dormez bien ! Et après s'être assuré que nos deux gaillards étaient confortablement installés il disparut aux yeux de nos évadés. Quand à nos héros, s'il avait été possible de les voir, vous n'auriez aperçu que deux têtes émergeant du tas de foin, deux têtes souriantes aux yeux clos et s'il vous avait été permis d'écouter, vous n'auriez entendu qu'un bruit d'orgues qui à intervalles réguliers venait troubler le silence de cette nuit mouvementée. Vaincus par la fatigue et les émotions BOUBOULE et FUFU ronflaient à poings fermés. Ainsi que je l'ai déjà dit cette histoire fut écrite peu de temps après mon évasion. Un soir, dans ma petite chambre de CHAMALIERES. Ne trouvant pas le sommeil, hanté par le souvenir de cette folle nuit où l'espoir, le désespoir, l'épuisement et la joie avaient marqué mon âme de leur terrible empreinte, j'ai éprouvé le besoin de revivre, devant une feuille blanche toutes ces émotions et ce fut "UN JOUR PARMI 17" que plus tard je transmis à un journaliste en mal de copie. Quelque temps après, me trouvant dans le tramway avec un copain ancien prisonnier celui-ci me dit : - Tu as vu, le journal publie un récit passionnant, un gars qui s'appelle comme toi l'a écrit. Surpris je lui demandai le titre de ce récit : - "UN JOUR PARMI 17 " ! me répondit-il. - Mais c'est moi, m'écriai-je. J'étais étonné car je ne lisais pas ce journal et le gars dut m'emmener chez lui pour me faire lire ce récit, écrit un soir de cafard et transmis à un copain journaliste, simplement pour lui faire plaisir.

.c.Qu'il est long le chemin

qui mène à toi...

.c.LIBERTE !..

Je dois de nouveau rassembler mes souvenirs et reprendre ma narration à partir du tas de foin dans lequel je viens de m'éveiller le premier, comme toujours. Malgré ma fatigue je me sens détendu. J'entends les bruits familiers de la maison et déjà je pense à l'étape suivante. J'ai l'intention de passer par ROHRBACH, là où j'ai fait mes premières armes, puis ensuite de filer sur DIEMERINGEN et SARREBOURG. Refaire en somme le chemin de la retraite, celui que nous avions emprunté quand mon régiment avait évacué la ligne MAGINOT. De temps en temps, le grand-père vient écouter, voir si nous sommes éveillés mais je reste immobile laissant BOUBOULE récupérer encore un peu. Enfin il s'éveille et il me sourit. - On tient le bon bout, FUFU ! - Oui, certainement ce sera plus facile maintenant. Mais d'ici la ligne de démarcation, il y a encore un long chemin à parcourir. Enfin du moment qu'on a le moral et la santé. Le pépé, entendant parler nous apporta encore un solide repas et s'inquiéta de notre état. Nous le rassurâmes et nous repartîmes pour une petite sieste. Soudain, nous fûmes réveillés par des bruits de voix. Un inconnu se tenait près de nous, avec nos hôtes. Il nous interpella : - N'ayez aucune crainte, je suis instituteur et je viens pour vous aider. Et aussitôt de me proposer son imperméable, un autre vêtement pour BOUBOULE et de l'argent. Je fus très ému par tant de générosité mais je refusai que ces gens se dépouillent pour nous d'objets qu'ils ne pourraient remplacer. Je lui dit : - Tout ce qu'il nous fallait nous l'avons eu, à manger, un abri et de la chaleur humaine, ce dont nous étions privés depuis si longtemps. Il me demanda quels étaient nos projets et je lui fis part de mon plan qu'il approuva. - Nous partirons à la tombée de la nuit. Sur ces dernières paroles il nous étreignit longuement et prit congé en nous félicitant de notre courage et en me disant ces paroles qui m'allèrent droit au coeur : - Ce sont des gens comme vous qui entretiennent l'espoir que nous avons de redevenir Français. Lorsque nous redescendîmes pour une dernière collation avant le départ nous eûmes encore un coup au coeur. Bien alignés sur des chaises, nos uniformes lavés, séchés et repassés nous attendaient, nos chaussures elles aussi lavées et séchées avaient été cirées. Quitte à vous laisser croire que je suis une mauviette, je dois vous avouer que j'ai eu un mal fou à maîtriser mon émotion et c'est les larmes aux yeux que je remerciai cette jeune femme qui bien que n'ayant pas dormi la nuit avait passé sa journée à prendre soin de nos affaires. Après un solide repas nous eûmes beaucoup de mal à repartir à l'aventure. Nous avons embrassé ces braves gens dont nous n'avons pas voulu savoir le nom, pour leur sécurité au cas où nous aurions été repris et interrogés et de nouveau la nuit nous engloutit avec ses dangers imprévisibles. A minuit nous étions installés dans l'abri où j'avais vécu mes démêlés avec l'adjudant-chef PELT. S'il avait pu me voir je suis sûr qu'il m'aurait félicité. Des immondices jonchaient le sol et une certaine nostalgie m'habitait. Je n'étais plus un conquérant potentiel, je n'étais qu'un fugitif. Nous cassâmes la croûte en silence. Que de temps écoulé, que de drames, que de morts ! Je dus me secouer pour donner le signal du départ. Je vivais ma deuxième retraite mais je n'empruntais plus les routes. Je marchais droit devant moi et BOUBOULE me suivait comme mon ombre, croyant de nouveau en mon infaillibilité. Quand le jour approcha nous n'étions pas loin de DIEMERINGEN à LORENTZEN exactement et nous décidâmes de frapper à une porte. Voyant une lumière briller nous nous approchâmes et assistâmes au charmant spectacle d'une dame se levant pour faire pipi dans son seau. Elle n'avait pas fermé ses volets et le fou rire nous étreignit. Quand enfin je tapais aux carreaux, la lumière s'éteignit et nul ne répondit à mes appels. Je m'imaginais la terreur de cette pauvre femme surprise dans son intimité et sans doute la tête enfouie sous son oreiller. Après un quart d'heure de vaine attente, je me dirigeais vers le fond du jardin où était la petite cabine des W.C. modèle 1880. D'un commun accord côte à côte nous nous assîmes sur le siège en bois au milieu duquel se trouvait un large trou et nous réfléchîmes sur la conduite à tenir. Je dis à BOUBOULE : - Le jour arrive, on ne peut rester dans ces chiottes toute la journée et sortir avec nos uniformes serait nous condamner. Cherchons une ferme isolée ! Une demi heure plus tard, le jour levé, je vis à l'horizon se dessiner une grande ferme vers laquelle nous nous dirigeâmes rapidement. En pénétrant dans la cour je me heurtai à un homme d'une quarantaine d'années qui s'exclama à moitié surpris : - Tiens des voyageurs ! - Oui, évadés, lui répondis-je laconiquement. - Alors, suivez moi ! Et il nous emmena dans une splendide cuisine où une dame s'activait. Il lui dit quelques mots en patois alsacien et elle se précipita sur nous nous étreignant et nous disant en allemand : - Je suis Française, même si je ne le parle pas. Vous avez bien fait de venir. Avez-vous faim ? - Bien sûr. Et aussitôt de nous préparer deux bols de café au lait bien chaud avec du pain blanc, du beurre, de la confiture. Avec nos 50 kms dans les pattes nous avions un sacré appétit mais aussi hâte de nous reposer. Le patron qui avait compris nos pensées nous emmena vers un hangar plein de foin et nous dit : - Voilà votre domaine pour la journée, reposez-vous bien. Il y avait une heure que je dormais quand je fus réveillé par des cris joyeux "Mais où sont-ils ?" "Mais où sont-ils ? " Je secouai BOUBOULE : - Regarde, vieux frère ! Dans la cour deux créatures de rêve, habillées de façon moderne s'agitaient, semblant nous chercher. - Par ici belles enfants, répondis-je doucement. Une paire de secondes après, elles étaient près de nous nous embrassant comme du bon pain en disant : - Enfin des Français, depuis le temps qu'on vous attendaient. Chaque jour on priait le ciel qu'il nous envoit des évadés et vous êtes là ! Elles nous saoulaient de paroles, volubiles, enjouées, demandant des détails sur nos aventures et nous éblouis, la fatigue envolée nous écoutions nos deux petites Françaises parler de leurs joies, de leurs espoirs. Elles s'étaient présentées et je n'avais pu qu'écouter MADELEINE BAZIN fille du patron de la ferme Ste MADELEINE et sa cousine de NANCY. Vingt ans toutes deux et étudiantes. MADELEINE était la plus exubérante, la plus romantique et d'emblée elle avait transformé les deux minables que nous étions en deux héros. Il est vrai qu'à part notre barbe nous étions redevenu grâce à nos amis de la veille des gens présentables. MADELEINE s'absenta un moment et revint avec des cigarettes, des allumettes et des assiettes pour servir de cendrier et éviter de mettre le feu. Elle nous prévint aussi que deux officiers Schleus venaient chaque jour à la ferme et nous demanda d'être prudents. Puis voyant que nous avions sommeil, elles prirent congé en s'excusant et en nous disant : - Vous allez voir si on va vous soigner ! Avant de s'endormir BOUBOULE me dit : - Si ça continue comme cela je vais trouver que c'est chouette une évasion. Après avoir grillé une dernière cigarette je fis comme lui en songeant que deux anges assisteraient à mon réveil. Quand, quelques heures plus tard je refis surface, je me trouvais étrangement bien. Une couverture avait été posée sur nous et nos deux anges qui nous avaient regardé dormir, me souriaient. - Vous avez faim ? fut les premières paroles de MADELEINE qui précisa : - Attendez je vais vous chercher à manger et à boire. Comme il me semblait doux à entendre son petit accent Alsacien accent, que sa cousine plus discrète n'avait pas. Et de nouveau nous prîmes un repas digne d'un roi. Ces gens étaient de riches fermiers et ne souffraient pas physiquement de la guerre. L'après-midi se passa en bavardage et quand je fis part de mon intention de repartir le soir même MADELEINE se facha. - Ah non, on vous a, on vous garde. Ce soir repas dans la cuisine après un stage dans la salle de bain. Vous êtes nos invités et demain repos. Il y a trop longtemps que nous vous espérons. Comprenez-vous ce que vous représentez pour nous ? Les soldats Français de nouveau chez nous, mais c'est un bonheur incroyable, inespéré. Acceptez je vous prie ! ! - Je vous donnerai la réponse ce soir, petite MADELEINE. Je vais en discuter avec mon ami GEORGES. Lorsque nous fûmes seuls je demandai son avis à BOUBOULE qui me répondit : - Y a pas le feu, une journée de repos nous fera du bien j'ai encore mal aux jambes ! - Alors d'accord ! Quand la nuit fut tombée, on vint nous chercher et on nous conduisit dans une belle salle de bains où BOUBOULE me laissa seul après que l'on se fut rasés. Mollement allongé dans l'eau tiède, je pensais que la vie avait vraiment du bon et quand je pénétrai de nouveau dans la cuisine alors que mon copain avait pris ma place j'étais propre et parfumé bien peigné, j'étais devenu un convive présentable. MADELEINE vint s'asseoir près de moi, tout près, et nous parlâmes d'elle, de moi. J'appris qu'elle était fiancée à un avocat nancéen, je lui dit que je comptais également me marier. Mais il se passait quelque chose entre nous qui faisait que nous ne quittions pas du regard. A un moment elle me posa une question en s'excusant : - Je voudrais bien savoir, votre amitié entre BOUBOULE et vous c'est quoi ? Vous êtes si différents, je ne comprend pas ? Alors je dus lui expliquer que les critères auxquels répondaient les attirances, les affinités en temps de paix n'avaient rien à voir avec les amitiés qui se nouaient en temps de guerre. Je lui disais : - J'ai vu de brillants intellectuels se conduire comme des lavettes. BOUBOULE, lui est un garçon attachant, plein de courage et il a été le seul à consentir à me suivre dans cette aventure. Il est le compagnon idéal qui ne discute jamais les options que je peux prendre et il m'a confié sa vie, aveuglément. Comprenez-vous ce qui m'attache à lui ? Elle a posé sa main sur la mienne et nous vivons un instant d'intense émotion. Nous savons l'un et l'autre qu'il n'y aura jamais aucune suite à cet instant qui passe et nous l'acceptons avec sincérité. Elle me dit simplement : - J'ai moi aussi confiance en vous. Vous réussirez toujours dans toutes les situations. Brave petite MADELEINE, que je n'ai jamais revu.e J'espère que vous avez été, que vous êtes très heureuse avec votre mari. Peut-être quelques fois vous souvenez-vous de ce jeune homme au regard brillant qui l'espace d'un instant a fait battre votre coeur. Moi je n'oublie jamais mes instants de pure émotion. BOUBOULE est venu rompre le charme de notre conversation. Je le regarde à la dérobée : La vache, il a une santé ce mec ! Il a une mine splendide et à ses côtés je dois faire palichon. Jeune homme romantique sans doute. Après un copieux repas Monsieur BAZIN nous annonça qu'il nous avait trouvé des vêtements et qu'il brûlerait les notre par précaution. On passa à l'essayage il n'y avait malheureusement pas de pull-over et nous devrions conserver nos chemises fournies par les Allemands. J'aurai donc encore froid car la petite veste en coutil noire qui m'était destinée ne pesait pas lourd. J' héritai d'un béret et d'un pantalon à rayures très léger lui aussi. BOUBOULE, lui, avait une veste plus chaude et un pantalon un peu plus grand. Une casquette complétait cet ensemble qui, une fois enfilée, provoqua une saine gaité parmi nos hôtes. Ne bénéficiant plus du prestige de l'uniforme, mon romantisme avait du disparaître car MADELEINE n'était pas la dernière à s'esclaffer et quand nous prîmes congé pour regagner notre foin chacun avait encore sur sa physionomie les signes de la franche gaité qui avait présidé la soirée. Avant de partir j'avais du promettre de rester encore une journée et nous tînmes parole. La cousine était repartie, MADELEINE resta seule près de nous attentive à ce que nous ne manquions de rien. Nos silences étaient plus éloquents que nos paroles et quand le soir nous reprîmes le chemin de l'évasion, alors que je déposais un baiser sur sa joue, elle murmura : - Vous reviendrez un jour ? - Moi, sans doute pas, mais d'autres soyez en certaine et espérez ! Nous savions ces gens dans la peine, leur grand fils FRANÇOIS devait être mobilisé dans la WERMACHT et pourtant il était Français à 200%. Nous leur avions, malgré notre misère, apporté l'espoir et nous n'avions pu que les remercier pour leur immense bonté et les risques que pour nous ils avaient encourus. Si un jour vous passez près de la ferme Ste MADELEINE par LORENTZEN alors saluez bien bas. Des Français formidables y ont vécu, y vive peut-être encore ! Mais nous sommes de nouveau sur la route prêt à de nouvelles aventures. Monsieur BAZIN m'a donné une adresse dans un village situé à une quarantaine de Kms vers SARREBOURG. Fidèle à ma tactique, j'ai fait le point avant de partir et je prends la ligne droite à travers plaines et bois. Au petit jour sans une erreur, nous tombons pile sur le village indiqué. Je vais directement à la deuxième maison à la porte de laquelle je frappe. Une question arrive. - Qui est-ce ? - FRANCE ! FRANCE étant le mot de passe indiqué. - Quoi, FRANCE ? Qu'est ce que ça veut dire ? Nous discutons à travers la porte : - Nous sommes deux évadés on nous a adressé à vous ! - Partez ! Je ne suis pas au courant. Qui me dit que vous n'êtes pas de la Gestapo. Allez, partez ! ! Merde la chaîne est déjà coupée. Que faire ? Bien sûr, nous sommes en civil, mais on fait un peu clodo et on va se faire repérer. Nous errions dans les rues du village comme deux âmes en peine puis j'entrainai BOUBOULE vers l'église. Ça va être la messe du matin et j'arriverai bien à attendrir un chrétien ! Nous nous planquâmes et lorsque les gens commencèrent à arriver je fis mon choix. Un grand monsieur flanqué d'un adolescent arriva en grandes enjambées. J'allai à leur rencontre suivi de BOUBOULE. - Monsieur, nous sommes deux soldats français évadés. Vous êtes chrétien, c'est pourquoi je m'adresse à vous. Aidez-nous ! Mon interlocuteur nous toisa avant de nous répondre, puis il me dit : - Attendez la sortie de l'office et ensuite suivez-nous à distance. En attendant évitez de vous faire trop remarquer. - Merci Monsieur, à tout à l'heure. Et avec mon copain nous allâmes nous cacher dans un recoin extérieur de l'église où nous attendîmes la sortie de la messe. Quand elle se produisit nous escortâmes de loin notre brave homme et son fils et, à leur suite, nous franchîmes la porte laissée ouverte à notre intention. Nous accèdâmes directement dans une grande cuisine où une dame et de jeunes enfants nous regardèrent curieusement. Mais nous étions habitués maintenant à satisfaire aux interrogations que les gens se posaient. Nous sortîmes bien vite, carte photos, papiers et, en français, je donnai des explications à ces personnes qui nous parlaient avec un fort accent alsacien. Puis satisfaits, ils nous demandèrent ce que nous voulions. - Un peu de nourriture et si possible, la possibilité de nous reposer dans votre grenier en attendant la nuit. Ces braves gens n'étaient pas riches mais pourtant ils accédèrent à notre demande et nous offrirent le gîte et le couvert pour la journée. Pour la première fois nous entendîmes parler de la FRANCE coupée en trois zones : interdite, occupée, libre et de l'affreux camp de SCHIRMECK, camp de concentration où des atrocités étaient commises et terreur des Alsaciens-Lorrains. - Attention c'est sur votre route, soyez très prudents ! Je me promis de ne pas tomber dans ce guépier et le soir après les habituels remerciements où nous mîmes tout notre coeur, nous prîmes congé. Le fils tint à nous accompagner sur la route et en chemin il nous parla de sa foi et de toutes les prières que la famille allait faire pour nous. - Que DIEU vous garde ! furent ses dernières paroles. Je suis inquiet ce soir et je ne sais pas pourquoi. Nous avons longé un cimetière, une chouette hulule et semble nous accompagner alors que ce sont sans doute d'autres chouettes qui lui répondent. Vieille terreur, vieilles croyances de ma jeunesse paysanne où la chouette est oiseau de mauvaise augure. Je ne sais. J'ai en tête les paroles de mon ami R. FORAIN le pessimiste qui un matin m'avait dit : - J'ai rêvé que BOUBOULE était tué ! Pourquoi ne puis-je en cette nuit noire, où nous allons droit sur le Sud oublier ces paroles stupides que bien sûr j'ai gardées pour moi. Nous marchons longtemps et rien ne nous arrive. Nous restons sur la route, contournant simplement les villages et quand je sens la fatigue nous gagner, je cherche une ferme où nous pourrons faire halte. En ayant enfin repéré une, nous nous approchâmes prudemment. Soudain une meute de chiens nous entoura dans un concert d'aboiements. Je dis à BOUBOULE de faire comme moi, de rester immobile sans faire de gestes hostiles. Quelques chiens vinrent nous flairer alors que les autres continuaient d'aboyer. C'est alors qu'une porte s'ouvrit et qu'un homme s'avança vers notre groupe. Les chiens se calmèrent à la vue de leur maître qui nous fit subir l'interrogatoire habituel. Je demandai simplement une place dans le foin car le monsieur n'avait pas l'air tellement coopératif. Il nous répondit qu'il nous acceptait dans un grenier isolé où nous pourrions dormir, et il ajouta : - Je ne veux pas d'histoires, je ne vous ai pas vu. Faites vous oublier. Un peu rafraîchi par cet accueil nous gagnâmes le grenier où nous nous installâmes rapidement. Avant de m'endormir je dis à BOUBOULE : - Demain, quand il fera jour, je ferai le point. Je n'ai plus d'indications sur notre itinéraire car ma carte ne descend pas plus bas que SARREBOURG. Bonne nuit BOUBOULE. Vers midi nous nous éveillâmes l'estomac vide, nous savions que nous n'avions rien à espérer de notre hôte. Je décidai d'aller aux renseignements vers le village dont nous entendions tinter la cloche de l'église. Avec prudence je quittai notre refuge et m'éloignai de la ferme sans m'être fait remarquer. Après 1 Km de marche rapide j'arrivai dans un petit hameau et me dirigeai vers l'église cherchant le presbytère. Je ne rencontrai personne dans les rues et nul ne répondit à mes coups de sonnette dans la demeure du curé. Je n'osais m'attarder de peur de me faire repérer et je repris le chemin de la ferme. De retour je fis part à BOUBOULE de mon échec et il fut déçu, car comme moi, il avait très faim. Alors que je ressassais ma déconvenue je repérai une poule qui faisait la navette au bas de notre tas de foin, semblant contrariée par notre présence. J'eus alors une illumination : - BOUBOULE les oeufs ! - Quoi, les oeufs ? - Regarde la poule, elle veut pondre dans le foin, il doit y avoir un nid pas loin ! Cherchons ! Et nous voilà à quatre pattes cherchant notre pitance comme des chiens affamés. Soudain BOUBOULE poussa une exclamation émerveillée : - FUFU arrive ! ! Il avait devant lui, véritable trésor, une dizaine de beaux oeufs que nous allions pouvoir gober. BOUBOULE me dit inquiet : - Et s'il y a des petits poulets ? Je rigolai en lui répondant : - Te casse pas la tête, ils ne passeront pas par le trou. Et puis la poule serait restée à couver. Si après notre départ notre hôte a trouvé ces coquilles vides, en voyant le petit trou fait à chaque extrèmité, il a du penser : "Les salauds, ils ont osé me voler !" mais nous étions déjà loin, car restaurés, j'avais donné le signal du départ, bien que nous soyons encore dans un bel après midi ensoleillé. De nouveau nous marchâmes dans la nature pendant deux ou trois heures puis nous dépassâmes une grande ferme. Après avoir fait un nouveau kilomètre pendant lequel j'avais réfléchi, alors que nous arrivions à un petit bois, je m'arrêtai et je dis à BOUBOULE : - Planque-toi là et attends moi. Je retourne à la ferme demander de la bouffe ! ! Mon copain ne discute jamais mes décisions et c'est ce que j'aime en lui. J'ai déjà ma petite idée en tête et je lui en parlerai si je trouve du ravitaillement. Arrivé dans la ferme, à peine avais-je pénétré dans la cour qu'un paysan vint au devant de moi, je lui dit: "Bonjour Monsieur" et il me répondit: "Guten Tag. Was wolen Sie"? (Bonjour, que voulez -vous ?). Je lui expliquai ma situation en allemand car il ne comprenait pas le français. Il paraissait surpris et brusquement il me dit: "Ich bin Deutsch" ( je suis allemand ). La foudre tombant à mes pieds ne m'aurait pas terrorisé d'avantage. Je fis mine de m'enfuir lorsqu'il me retint par la manche : - Vous avez faim, alors attendez-moi, nous ne sommes pas des sauvages ! ! Et sur ces paroles il se dirigea vers les bâtiments où devaient se trouver la cuisine. Anxieux j'attendis me demandant si ce n'était pas un piège, s'il n'allait pas revenir avec une arme. J'étais tombé sur un paysan allemand que le régime nazi avait mis à la place des cultivateurs de langue française qu'ils avaient expulsés et nous devions nous trouver dans ce qu'ils appelaient : Zone Interdite. Après 5 minutes d'attente, de plus en plus paniqué, je fis demi-tour et je parti en courant. Derrière moi j'entendis crier: "halt, halt" en même temps que le bruit d'une course arrivait à mes oreilles. Combien étaient-ils ? Je me retournai, courant toujours, et brusquement je m'arrétai pile à la vue de mon unique poursuivant, tenant au dessus de sa tête une énorme boule de pain. Il arriva vers moi, tout essoufflé, et tous deux haletants, nous nous souriâmes. Il me tendit le pain et un énorme morceau de lard en me disant: "Vous aviez peur ?" ce que je lui confirmai. Je le remerciai vivement et nous nous quittâmes après une solide poignée de main, non sans avoir conclu que la guerre c'était vraiment de la merde. En arrivant au lieu où j'avais laissé mon équipier, j'eus une autre émotion. Plus de BOUBOULE ! Inquiet je pénétrai dans le bois en appelant quand soudain je vis mon copain arriver sur moi comme un bolide, un doigt sur les lèvres. Je l'interrogeai : - Qu'y a t-il ? - Un Schleu et une fille ! j'ai failli me faire piquer ! En rigolant, je lui répondit : -Tu ne crois pas que c'est la fille qui est entrain de se faire piquer ! ! Mais BOUBOULE n'avait pas le coeur à la rigolade et ne su que me répondre : - Ce que t'es con ! Nous nous éloignâmes bien vite de cette zone insalubre et je présentai mes victuailles en même temps que je narrai mes émotions. Puis je lui exposai mon plan. Il s'agissait de franchir le canal de la MARNE du RHIN et ensuite de marcher sur les VOSGES, sans s'arréter, sans dormir, pour franchir la nouvelle frontière dans la journée du lendemain. - Le territoire où nous sommes est trop dangereux. Je veux en sortir au plus vite. Je continuai mon exposé ! - Nous avons des vivres pour 24 h en nous rationnant, nous avons de l'eau. Nous aurons des montagnes à gravir, nous serons en pleine forêt vosgéenne. Il nous faudra éviter SCHIRMECK, te sens-tu, BOUBOULE, prêt pour un tel effort ? Question superflue. il me répondit : - Ce que tu feras, je le ferai comme je l'ai fait jusqu'à présent. Si tu juges qu'on est capable d'un tel exploit c'est que c'est possible. En route ! ! Sacré BOUBOULE ! ! Je ne pus m'empêcher de lui faire la bise sur ces bonnes joues. Ça, c'était un équipier. Je ne m'étais pas trompé sur sa valeur, sur son courage. Laissant SARREBOURG sur notre droite, évitant les routes, nous atteignîmes le canal dans la soirée. Les ponts avaient été réparés et il nous fut facile de traverser. J'eus une pensée émue pour les copains tombés en ces lieux dans les combats de 1940 et je piquai droit sur les premiers contreforts des VOSGES en direction du DONON. Dès que nous fûmes dans la forêt, je fus rassuré par la présence de ces grands arbres qui m'avaient protégé pendant la bataille. La nuit ne peut se raconter. Les dents serrées, la volonté tendue vers le but assigné nous avons marché ne nous arrêtant que quelques minutes pour des légères collations. Je fis une chute dans un ruisseau et de nouveau, je fus mouillé; marchant toujours en tête j'étais ainsi plus exposé que mon copain qui profitait ainsi de mes malencontreuses aventures. Mais il fallait bien un premier de cordée! Nous escaladâmes des collines, redescendîmes dans des vallées, inlassablement. Au petit jour, harassés, nous eûmes un coup de pompe bien légitime. Je décidai alors d'une heure de repos. Le froid était vif au petit matin surtout que nous étions en altitude et il y avait de la rosée. Mouillé, allongé à même le sol, légèrement vêtu, je me suis mis à grelotter, à ne plus sentir mes pieds. Je le dis à BOUBOULE qui affolé entreprit de me réchauffer en me frictionnant vigoureusement, en se collant contre moi. Après un quart d'heure de soins énergiques, ayant senti la vie revenir en moi, je décidai de repartir. Il ne faudrait plus s'arrêter sauf pour se restaurer. Et nous repartîmes dans le petit matin. Pas après pas, ayant de plus en plus de mal à escalader la montagne. Nous marchions en silence en direction du DONON que je pensais laisser sur ma gauche ainsi que SCHIRMECK. La matinée passa ainsi. Dans l'après midi, après une ascension assez rude nous trouvâmes une piste de Schlitter que nous empruntâmes car elle allait vers le sud. Nous étions devenus de véritables automates, ivres de sommeil et de fatigue et seule la certitude de notre réussite nous maintenait debout. Vers les quatre heures de l'après midi, j'entendis un bruit de cognées et de scies. Des bûcherons opéraient non loin et nous nous dirigeâmes vers eux. Caché derrière un arbre, j'observai attentivement la scène. Ils étaient 4quatre ou cinq civils occupés à tomber des arbres. Je demandai à BOUBOULE de m'attendre en lui disant : - Si je me fais piquer, va tout droit vers le sud, on ne doit pas être loin de la nouvelle frontière. Je m'approchai d'un jeune gars isolé et caché derrière un arbre je l'interpellai : "Psitt ! Psitt ! ". Il me regarda surpris et vint vers moi. Je lui dis : - Prisonnier évadé, suis-je loin de la frontière ? - Non, à un kilomètre. - Est-elle gardée ? - Oui, des patrouilles avec des chiens. Devant mon air embêté il me rassura. - J'habite de l'autre côté et je vais avoir terminé ma journée. Je vous ferai passer. Je lui dis encore : - J'ai mon copain un peu plus loin ! -Allez le retrouver et restez cachés en attendant. Cela nous donna l'occasion de souffler un peu. Je ne devais pas être beau à voir après le terrible effort que nous venions d'effectuer. Je regardai mon copain, ses yeux creux, son regard éteint. Quand cela finira-t-il ? C'est incroyable de voir jusqu'à quel point un corps humain peut résister. Où sont nos limites ? Ne sont-elles pas atteintes après ces 24 h de marche à travers la montagne. Et la ligne de démarcation est encore à des kilomètres. Il faudra que j'envisage un autre moyen de transport que le "train onze." Mes chaussures sont à l'agonie, quant à mes pieds, ils vont bien, merci cher boucher de BIRKENFELD. Après une heure d'attente le jeune homme vint nous chercher et nous donna ses instructions : - Vous me suivrez à distance, 50 mètres environ; si je sors mon mouchoir vous vous jetez à terre. La frontière est délimitée par une petite route. Quand je serai de l'autre côté j'agiterai mon mouchoir. A ce moment traversez en courant. Ensuite vous viendrez chez moi ! Ainsi fîmes-nous sans anicroches et nous lui emboitâmes le pas pour déboucher rapidement en vue du village de RAON LES LEAU, situé au pied du DONON et à 15 km du sinistre camp de SCHIRMECK. Le sentier que nous empruntâmes nous amena à une petite fermette coquette située dans un décor de rêve. Que la montagne était jolie, que l'air était vivifiant. Le garçon nous invita à pénétrer chez lui et je fus frappé par la propreté, le bon ordre qui régnait dans cette grande cuisine. Il nous présenta à ses parents qui se déclarèrent enchantés de notre présence. Puis la maman appela : - Simone, viens voir, nous avons de la visite. A son appel une belle et grande jeune fille blonde fit son apparition et vint nous serrer la main. La maman nous interrogea aussitôt. - Si vous êtes des évadés je suppose que vous avez faim, un petit quatre heures vous ferait du bien ! Et sans attendre la réponse, secondée par sa fille, elle nous prépara un casse-croûte somptueux avec en prime un bon coup de rouge. Une demi-heure plus tard, rassasiés, nous demandâmes la permission de faire notre toilette à la pompe que nous avions aperçue devant la maison. On nous procura serviettes et savon et torse et jambes nus dans la cour, après nous être rasés, BOUBOULE et moi fîmes de grandes ablutions. Ayant jeté un coup d'oeil vers la maison, je vis un rideau s'agiter. La jolie blonde devait nous observer. Que l'eau fraîche faisait du bien à nos pieds douloureux nous nous sentions revivre. Nous étions certes épuisés mais notre moral redevenu d'acier effaçait en partie notre fatigue. Nous réintégrâmes la maison, redevenus présentables et assis devant la grande table, devant la famille réunie je pris la parole retraçant notre odyssée, parlant de la guerre, de ma capture non loin de là en 40, je parlais des camps, de notre misère, de mes évasions. SIMONE m'écoutait religieusement, semblant boire mes paroles et je me rendais compte que je parlais pour elle. Elle me fixait de ses grands yeux clairs, sans timidité apparente. C'était vraiment ce qu'on appelle un beau brin de fille. Sensiblement de la même taille que moi, ses formes pleines auraient inspiré les peintres flamands du 17ème siècle. On la devinait d'une robustesse à toute épreuve et sa jeunesse s'accommodait de ces rondeurs que l'on devinait fermes sous ses vêtements seyants. Puis nous parlâmes politique car je voulais connaître l'opinion de notre peuple et je dois dire que je fus servi. Ayant dit que la propagande dans les camps nous avait donné à penser que PETAIN représentait vraiment l'esprit de nos populations, ce fut un déchaînement de protestations. PETAIN fut traité d'escroc de VERDUN, de traître à la patrie, de vendu. Ces braves gens avaient une haine de tout ce qui était allemand car en deux guerres ils avaient payé largement et même lorsque j'objectai que je faisais une différence entre le peuple et les nazis, disant que j'avais été aidé par certains Allemands, que des familles souffraient elles aussi de la guerre, il me fut répondu qu'ils n'avaient qu'à se débarrasser de leur ordure d'HITLER. Ces braves gens étaient de sacrés patriotes et malgré nos petites divergences je leur dis ma sincère admiration. Lorsque je me levai pour aller prendre l'air, l'heure du repas du soir avait sonné. J'étais fatigué mais pleinement heureux. Alors que je me trouvais dans le couloir, je sentis une présence derrière moi et je me retournai. SIMONE était là, tout près, me regardant sans dire un mot. Je m'approchai d'elle et la pris dans mes bras. Tout mon être était chaviré au contact de cette fille merveilleuse, de ce frais parfum de femme émanant de ce corps robuste. Elle n'avait pas protesté et quand je pris ses lèvres elle répondit à mon baiser. J'étais ébloui, subjugué mais heureusement ma conscience se révolta. - Salaud, pourquoi profiter de ta fausse image de héros à la manque pour séduire la fille de ces gens qui t'ont accueilli sous leur toit ! ! A regret je me séparai d'elle, décidé à mentir pour masquer mon attirance à tant d'attraits collés contre mon corps. - Je m'étais promis d'embrasser la première petite Française que je rencontrerai. Vous êtes celle que le destin a choisi. Merci petite SIMONE. Elle me regarda, attendrie : -J'aurais été déçue que ce ne fut pas moi. Vous savez, les jeunes filles rêvent toutes d'un prince charmant qui un jour viendra les séduire. J'ai l'impression que pour moi vous êtes celui là. Je pris le parti de rigoler : - Je ne suis ni prince, ni charmant. Je ne suis qu'une pauvre cloche à l'avenir incertain et de plus une jeune femme m'attend au pays. Elle sembla accuser le coup, réfléchit avant de me répondre : - Qui peut préjuger de l'avenir ? Je m'en veux à mort. Pourquoi n'ai-je pas su résister à cette pulsion qui m'a poussé vers cette fille ? Comment réparer le mal qui est en train de se développer ? En feignant l'indifférence. C'est la seule solution possible mais j'en ai marre de toutes ces épreuves physiques, morales. Il faudrait que j'arrive à un self-contrôle plus rigide en matière d'émotion sentimentale. Le repas du soir fut somptueux et arrosé modérément de vin rouge dans une chaude ambiance familiale. On nous demanda nos projets à court terme et je dis : - Nous repartirons demain matin en direction du Sud. Mais ces braves gens insistèrent pour que nous restions au moins une journée et je leur promis de réfléchir à la question. SIMONE revint de sa chambre avec un accordéon et installée en face de moi, ne semblant jouer que pour moi, tellement elle me fixait en sourian,t elle nous fit écouter toutes les scies amoureuses des chanteurs de cette époque. Nous étions morts de fatigue, nous tombions de sommeil mais nous puisions dans le bonheur du moment la force de résister. Quand SIMONE nous accompagna vers la chambre qui nous était destinée, après que nous eûmes pris congé de nos hôtes, je me tenais sur mes gardes et c'est par une simple bise sur la joue que je lui dis : - Bonsoir et merci. Devant le grand lit aux beaux draps blancs BOUBOULE et moi nous nous tenions intimidés. Près de trois années s'étaient écoulées sans que nos pauvres corps aient gouté à la douceur d'une telle couche et c'est presque religieusement que nous nous glissâmes entre les draps. Quelle délicieuse impression que de sentir son corps enveloppé d'une telle impression de chaleur, de confort. La lumière éteinte BOUBOULE m'apostropha : - Toi et tes nénettes ! Je t'ai vu avec SIMONE, et tes yeux doux à MADELEINE, et un jour de repos à chaque fois. Tu crois qu'on y arrivera à cette ligne de démarcation ? - Tu as raison BOUBOULE, excuses-moi. Puis en rigolant : - Je suis trop beau, j'vais me crever un oeil. Et c'est sur une note de franche gaité que nous consentîmes à céder au marchand de sable. Mais en fermant les yeux je ne pus m'empêcher de voir une jolie blonde m'offrir ses lèvres. Elle reposait là, dans la chambre voisine peut- être attendant dans le noir qu'un vilain garçon ouvre doucement sa porte pour lui dire un bonsoir très, très tendre. A quoi peuvent rêver les jeunes filles ? Les évadés, eux, rêvaient à la même femme superbe qui avait pour nom Liberté. Mais en attendant qu'est-ce qu'on était bien dans un vrai lit. Dommage que ce soit avec BOUBOULE. Allez, bonne nuit les petits, demain de nouvelles aventures vous attendent. Miracle de la jeunesse. Le lendemain matin BOUBOULE et moi nous nous réveillâmes en forme. Une bonne nuit avait effacé toutes traces de fatigue. Pour nous remettre en condition nous exécutâmes quelques mouvements de culture physique avant de nous passer sous la pompe. Le temps était magnifique et nous respirions à pleins poumons l'air pur des forêts vosgiennes. Les hommes étaient partis tôt au travail et les femmes nous avaient préparé un copieux petit déjeuner. SIMONE s'activait autour de nous, gaie, enjouée, désirable et j'avais un mal fou à paraître indifférent. La matinée se passa à flaner, assis au soleil sur un banc. Après le repas du midi la maman nous avisa qu'avec sa fille elle irait arracher des pommes de terre. je consultai BOUBOULE du regard et sur son signe affirmatif, je proposai à ces dames de participer à la corvée. Elles se récrièrent, nous conseillant de nous reposer mais nous ne cédâmes pas. SIMONE avança un dernier argument pour nous décourager: - C'est à 200 m de la frontière ! - Eh bien cela n'en sera que plus marrant, si on voit les Frisés, on leur fera un pied de nez. Ensemble elles se récrièrent : - Mais nous sommes occupés, ils sont partout... - Très bien, nous on adore ! Voyant qu'avec deux abrutis comme nous elles n'auraient pas le dernier mot, elles nous donnèrent des outils et c'est un groupe joyeux qui, à la barbe des soldats allemands, passa son après midi à arracher des "Kartoffeln ". De retour à la maison, rejoints par les hommes, nous discutâmes sérieusement de notre étape du lendemain. On nous conseilla de prendre le car qui nous conduirait vers St DIE. Je demandai un atlas et je décidai de l'itinéraire devant nous conduire jusqu'à la ligne de démarcation. RAON l'Etape, St DIE, EPINAL, VESOUL, BESANÇON. Mon plan: prendre le train entre chaque grande ville, descendre à la gare précédent ces villes, contourner à pied et reprendre le train à la prochaine petite station. - Et l'argent ? Pour prendre les billets comment ferez-vous ? me demanda-t-on.. - N'ayez crainte, on ira au culot, on voyagera à l'oeil. On saura se débrouiller. La maman approuvée par tous me répondit : - Pour cela on vous fait confiance et on ne sera pas trop inquiets. Je voyais la tristesse sur le visage de SIMONE, pendant deux jours nous lui avions apporté une certaine joie qui tranchait avec la monotonie du train train quotidien et le rêve était terminé. Je ne serai bientôt plus qu'un souvenir. Après une dernière soirée familiale et une bonne nuit de sommeil nous avions pris congé avec nos habituels remerciements. Discrètement j'avais fait semblant d'oublier mon rasoir couteau Solingen que j'avais acheté un bon prix en ALLEMAGNE et auquel je tenais beaucoup. Ce n'était qu'un modeste cadeau mais qui aurait valeur de souvenir. BOUBOULE se ferait un plaisir de me prêter le sien. SIMONE avait tenu à nous accompagner à l'arrêt du car. J'avais hâte de partir, je n'osais la regarder et je sentais ses yeux posés sur moi. Quand le car arriva, j'avais le coeur serré et lorsque je pris SIMONE dans les bras pour un ultime adieu, j'eus un mal fou à éviter ses lèvres, je serais peut être resté. Lorsque le véhicule archaïque nous emporta vers notre nouveau destin, placé à l'arrière, j'adressais un dernier signe de la main à SIMONE immobile au milieu de la chaussée. J'étais très triste d'avoir à me séparer de ces braves gens, et je du concentrer mon attention sur le paysage qui déroulait ses fastes à chaque virage pour chasser mes sombres pensées. De nouveau l'action allait m'accaparer, les dangers m'obliger à plus d'attention. Les Allemands, les forces de l'ordre français inféodées à l'occupant, les collaborateurs, autant de pièges à éviter, et nous n'avions comme identité que nos cartes de prisonniers et de l'argent allemand qu'il nous faudra changer. Et je fis avec mon camarade exactement ce que j'avais envisagé, mendiant notre pitance avec des fortunes diverses. Un jour une brave femme nous dit : - Je n'ai qu'un litre de rouge à vous offrir ! - Donnez toujours, merci madame. Et installé au milieu d'un pré, le ventre vide, mon copain et moi, en rigolant bien fort, avions vidé la bouteille et assommé par l'alcool nous nous endormîmes sur place. Un chant martial que nous connaissions bien nous réveilla. Une troupe de soldats Schleus passait sur la route toute proche et nous n'eûmes d'autre solution que de nous faire tout petit, le nez dans les paquerettes, en déplorant notre imprudence. Une fois le danger disparu c'est au pas de gymnastique que nous repartîmes . Quand nous prenions le train sans billet, en guise de paiement je fermais un oeil en sortant de la gare. Jamais un employé ne nous demanda quoique ce soit. Ils pigeaient vite, nos cheminots. Un soir l'un deux couru derrière nous et nous interrogea : - Vous êtes deux évadés ? Réponse affirmative de ma part. - Alors venez chez moi, mon fils est prisonnier ! Comme il avait terminé son service nous le suivîmes chez lui où il nous présenta sa femme et ses deux jeunes filles agées de 18 et 20 ans. Il nous commanda de suite une omelette et ses deux demoiselles s'activèrent en notre honneur. Elles avaient l'air timide et c'est en rougissant qu'elles s'adressaient à nous. Je me permis, bien sûr, d'admirer à la dérobée quelques courbes gracieuses et prometteuses mais je conservais imperturbablement mon air d'enfant de choeur. J'avais fait assez de conneries depuis le départ. CASANOVA, c'était au 18 ème siècle, mais je dois avouer que ma sexualité commençait à devenir emmerdante. Après avoir satisfait au désir de cette famille de tout savoir sur la captivité dont je fis un récit très édulcoré on nous conduisit dans la chambre de l'absent où nous passâmes une excellente nuit. Et le lendemain nous prîmes congé très tôt pour la suite de notre odyssée. Nous eumes encore une aventure amusante. Alors que nous étions seuls dans le compartiment d'un train où nous avions embarqué suivant notre méthode habituelle, deux gendarmes vinrent s'asseoir à nos côtés. En bons pandores qu'ils étaient ils nous examinèrent de la tête au pieds et durent nous prendre pour des moins que rien. A un certain moment l'un deux me demanda le nom de la station suivante, puis les autres. Devant mon ignorance, surpris, il me demanda mes papiers. Je du lui avouer que nous n'en avions pas, de même que nous n'avions aucun titre de transport. - Alors qui êtes-vous ? - Deux évadés d'Allemagne qui allons tenter de franchir la ligne de démarcation. Voilà nos papiers allemands. Celui qui paraissait être le chef demanda à son collègue de le suivre dans le couloir. Il referma la porte derrière lui. BOUBOULE et moi, angoissés, les vîmes discuter vivement en nous regardant à travers la vitre. Nous étions pris au piège et je me maudissais d'avoir choisi ce mode de locomotion. Quand ils réintégrèrent notre compartiment, nous n'étions pas du tout rassurés et notre surprise fut grande en les voyant sortir leur porte feuille à la place de leur arme de service. Ils en extirpèrent chacun un billet de 100 frs qu'ils nous tendirent en insistant pour qu'on les accepte, ce que nous fîmes, tout heureux. Puis le chef nous dit encore : - Vous nous excuserez, ce n'est pas qu'on s'ennuieraient avec vous mais nous ne vous avons pas vu. Nous changeons de compartiment. Et ils nous serrèrent la main. Pour la première fois de ma vie je venais de trouver les gendarmes sympathiques. Une autre fois, alors que nous étions dans un compartiment entièrement occupé, dans un wagon plein de Fritz, les gens se mirent à casser la croûte avec un bel entrain nous faisant saliver. BOUBOULE me regardait en se demandant si, avec mon culot habituel, j'allais demander à bouffer. je me décidai en disant brusquement : - Excusez moi, nous sommes deux évadés... Je ne pus continuer car le jeune gars assis à mes côtés se mit à brailler les yeux arrondis de stupeur : - Vous êtes des évadés ? Un peu comme s'il avait vu des martiens. Je lui mis vivement la main sur la bouche en lui disant: - Tu vas fermer ta gueule petit con, tu veux nous faire piquer ! ! Un silence gêné suivit ces paroles. Nous étions devenus des indésirables et bien sûr nous n'eûmes pas droit au casse-croûte. Nous descendîmes à la gare suivante et alors que nous sortions avec ma mimique habituelle l'employé des chemins de fer nous fila une adresse vers VESOUL. Là où nous nous rendîmes, nous fûmes pris en main par un résistant dont le seul nom qui nous fut donné était celui d'OSCAR. Il nous hébergea, nous fit quitter tout ce qui sur nous pouvait nous faire reconnaître comme évadés. Même nos chemises allemandes furent échangées contre du linge français. Il nous fit faire un paquet de nos papiers, nos photos, nos lettres, tous ces biens précieux que nous avions sauvés du désastre et prit note de l'adresse à laquelle nous voulions que ces précieux souvenirs soient adressés. Et il nous dit : - Demain matin vous prendrez le car pour BESANÇON, le chauffeur est des notres, vous n'aurez rien à craindre. Il nous donna des précisions sur l'endroit où nous pourrions peut- être franchir la Loue, rivière faisant office de frontière entre les deux zones. Il me dit encore : - Si vous êtes pris, niez jusqu'au bout que vous êtes évadés. Vous êtes simplement des ouvriers agricoles passant d'une zone à l'autre. OSCAR devait être un chef dans la résistance. Il avait une haine de l'occupant, du Régime de VICHY. Il avait l'habitude du commandement, parlait avec précision. C'est ce que j'ai apprécié en lui. Qu'est-il devenu, OSCAR ce héros de l'ombre, rencontré un soir de cavale. Tout se passa comme prévu. Le chauffeur nous arrêta avant BESANÇON et après lui avoir serré la main, nous partîmes en direction de la ligne.

.c.ENFIN LIBRES !...

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.c.LE DERNIER JOUR

Un jour à CLEMONT FERRAND un journaliste, ancien prisonnier, le même qui m'avait demandé un article pour son journal, vint me trouver et me tint ce langage : - On organise pour le Centre de la FRANCE un concours de la plus belle histoire de prisonniers ! J'ai pensé que tu pourrais nous pondre quelque chose! Je lui répondis : - Peut-être, je vais chercher parmis mes souvenirs ! Et un peu plus tard, installé devant le bureau de la station d'essence dont j'étais devenu le gérant, je saisis une feuille de papier où j'inscrivis : "Le dernier jour" et, tout en servant mes clients, je me mis à écrire ce récit qui remporta le 1er prix du journal. Je vous le livre tel qu'il parut en quatre épisodes à partir du 7 Septembre 1946.
4 octobre 1942. Jour anonyme pour beaucoup. Pour deux hommes au moins, un des plus beaux jours de leur vie. C'est en effet en ce jour mémorable que mon camarade GEORGES TAUVEL et moi, nous avons réussi à franchir la ligne de démarcation. Il nous avait fallu 17 jours de souffrance et d'espoir, de désillusions et de joie pour reconquérir une liberté perdue depuis deux ans et demi. L'ex-prisonnier qui lira ces lignes se souviendra du jour où il fut libre et comprendra l'intense émotion qui nous a saisis quand nous avons fait nos premiers pas sans avoir à craindre le Boche, quand nous avons pu regarder devant nous et marcher dans la lumière, l'esprit dégagé de toute contrainte. Ce que fut le dernier jour ! 7 h du matin s'égrènent au clocher du village. Je m'agite sur ma couche de fanes de haricots et le bruit que je provoque réveille mon copain BOUBOULE qui émet quelques grognements de mécontentement. Un jour timide et sale s'évertue à pénétrer par la petite lucarne grise de poussière et voilée de toiles d'araignées qui éclaire notre grenier. Je suis tellement habitué à me réveiller chaque jour, depuis bientôt trois semaines, dans un décor nouveau, que je ne m'étonne même plus. Où sommes nous ce matin ? Un nom, lu la veille sur une plaque, me revient en mémoire : ARC EN SENANS. C'est pour nous la 17ème aube de liberté qui se lève aujourd'hui et peut être la dernière. Que de chemin parcouru depuis cette soirée mouvementée où après 26 mois de captivité et une tentative d'évasion manquée, j'ai enfin réussi à m'enfuir, avec mon copain, mon frère maintenant : BOUBOULE. Espoir, joie, désillusion, souffrance, fatigue ! Aujourd'hui ce sera l'apothéose ou la fin. ARC EN SENANS, et là, à 10 kms, la ligne de démarcation, la liberté. La veille encore, gonflés à bloc, par le train, en car, à pieds, nous avons fait un pas vers elle. J'étais sûr de moi, sûr de la réussite ! Mais ce matin ? Une étrange angoisse m'étreint, une faiblesse, peut-être de la peur, oui c'est cela de la peur. Si près du but où tant ont échoué. Je n'ose regarder mon camarade, s'il pouvait lire dans mes pensées. J'ai honte. Il ne faut pas faiblir, je ne veux pas faiblir et j'aborderai d'un coeur solide cette ultime épreuve dont dépend notre vie même. - Alors vieux, on y va ? Un soupir me répond. BOUBOULE est un fervent de la pose horizontale et quelque soit la situation, son changement de position est toujours empreint du même cérémonial. Baillements d'abord, étirements ensuite, station assise et grattement du crâne. Ne croyez surtout pas que mon copain a des poux quoique cela ne saurait vous surprendre, prisonniers mes frères. Non c'est simplement un petit grattement vif et nerveux d'avant en arrière et vice versa du bout du doigt de la main droite. Une manie que vous avez peut- être. Enfin BOUBOULE plie une jambe, puis l'autre et se lève. A ce moment, je m'écarte car son lever solennel se termine toujours par une profonde inspiration, bras en croix et de puissantes expirations ponctuées de moulinet. Il est enfin réveillé et un large sourire illumine sa face ribiconde. Il a bien dormi, comme toujours d'ailleurs. BOUBOULE une fois de plus se réveille "frais comme un gardon ", en forme et l'esprit dégagé de tous soucis. Je le regarde avec envie et le spectacle de sa tranquille confiance dans l'avenir est pour moi une nouvelle source de courage. Nous échangeons quelques banalités sur le temps, sur notre appétit qui, matinal, manifeste sa présence d'une façon incompatible avec notre situation alimentaire qui est, je dois l'avouer, désastreuse. Sans hâte nous rassemblons nos hardes et sur un dernier regard circulaire qui accroche au passage un vieux bahut, des oignons pendus à une poutre maîtresse et un tas de vieilles paperasses qui encombrent la plus grande partie du grenier, nous empruntons l'escalier qui mène au rez de chaussée. Malgré un recul de quatre années, je revois encore le tableau lamentable qu'offrait à nos yeux, pourtant blasés de ce genre de spectacle, l'unique pièce qui composait l'habitat de notre hôte solitaire. Sièges, table, lit, murs, fenêtres, rideaux tout était noir et sale. Un vieux poèle sans porte voisinait avec un énorme tas de pommes de terre. Sur une chaise boiteuse, un homme pauvrement vétu, nous regardait, sombre comme sa maison. C'était un vieux garçon qui travaillait solitaire, sur les routes. Les quarante années de son existence avaient du se passer à contempler ces murs ternes qui avaient assombri son caractère. Et pourtant hier soir alors que l'on nous avait refoulé des fermes et des belles maisons aux façades accueillantes, alors que désespéré nous errions au hasard dans les rues du village, la porte de sa demeure s'était ouverte pour nous et sa misère avait compris la nôtre. Bien sûr, quand nous avions parlé de manger, il s'était retiré dans un coin pour grignoter son fromage et son quignon de pain, n'acceptant pas le partage. Mais nous aussi nous avions compris sa misère et nous n'avons pas insisté. Nous étions trop heureux d'avoir rencontré une fois de plus un vrai Français qui n'hésitait pas à risquer sa vie pour être un maillon de l'immense chaîne de braves coeurs qui s'étendait de la LORRAINE au MIDI de la FRANCE. Après lui avoir souhaité le bonjour je sortis un papier de ma poche, un papier qui était un plan contenant les indications précieuses pour aborder la ligne de démarcation. On nous avait indiqué une ferme à proximité du petit village de CHISSEY et je demandai à notre hôte quelques explications sur le chemin le plus pratique pour nous. Il me répondit que la seule solution était de suivre la route qui traversait une forêt de près de 10 kms . Nous le remerciâmes encore bien vivement de son hospitalité et sans plus tarder nous lui fîmes nos adieux. C'est le cœur léger et d'un pas alerte que nous cheminions sur le bas côté de la route. Le temps s'éclaircissait et au dessus de nous, des oiseaux chantaient. Je me souviens même avoir ri de bon cœur en cette journée capitale pour nous ! Je m'étais arrêté pour satisfaire un petit besoin et je voyais mon copain s'éloigner de moi. Petit et trapu, il méritait bien ce surnom de BOUBOULE que je lui avait décerné dès notre rencontre, là-bas chez les Boches. Mais ce n'était pas sa constitution qui me faisait rire. Imaginez-vous que nous avions été habillés dans une ferme lorraine et que c'était loin d'être du "sur mesure" qu'on nous avait procuré. Vêtu d'une invraisemblable veste de velours rapée qui lui descendait sur les genoux, BOUBOULE sans le savoir était zazou. Il avait un pantalon rayé que l'on devinait à peine, caché qu'il était par la veste et les guêtres de cuir noir qui lui moulaient les mollets. Il avait aussi une casquette et c'était heureux pour lui qu'on nous ait doté d'oreilles, car sans ces pratiques attributs, mon ami eut sans doute été aveuglé par cette coiffure qui ne demandait qu'à descendre pour venir s'installer sur son nez. Il n'était d'ailleurs pas rare qu'au hasard d'une secousse, elle prenne cette position plus normale pour sa taille et j'étais alors sûr d'entendre ce doux mot prononcé par notre BOUBOULE furibond:"vache ". Quand je le rattrapai, il ne manqua pas de se montrer surpris de ma gaité insolite. Je lui en expliquai la cause. - Tu peux te foutre de moi, ça te vas bien, grand corniaud, me répliqua- t-il, mis en gaité lui aussi par mon aspect élégant. Si sa casquette était trop grande, mon béret était trop petit et me faisait ressembler à un enfant de choeur. j'avais enfilé ma veste de drap noir dans un pantalon qui assemblé à la veste de mon copain aurait lui aussi fait le bonheur d'un zazou. Il arrivait péniblement au bas de mes mollets et laissait voir à tout le monde ma misère vestimentaire. On découvrait en effet au moins 5 cm de peau entre le bas de mon pantalon et le haut de mes chaussures et l'on en découvrait encore plus bas quand je marchais,car le cuir qui composait mes souliers manquait d'esprit de continuité etje devait parfois me baisser pour rentrer dans sa coquille un de mes "arpions qui se faisait la paire". Comme le disait si bien BOUBOULE qui était fier à l'occasion d'étaler ses connaissances argotiques. Ainsi fagotés, nous avions vraiment l'air de ce que nous étions à tel point que la veille, comme nous traversions un village, un habitant nous avait interpellé: - Alors les gars, on s'évade Et comme nous faisions les étonnés il nous avait dit en riant : - Non mais sans blague, avec des affutiaux semblables et votre air flappi, vous n'avez tout de même pas l'intention de me faire croire des choses qui ne sontpas. Il avait l'air d'un bon type et sans aucune crainte nous lui avions confié notre secret. A ce moment, d'autres habitants étaient passé, qui eux aussi furent mis au courant. Et c'est les bras chargés de raisins que nous avions quitté le village sous les encouragements de ces braves habitants. Mais les kilomètres s'ajoutaient aux kilomètres et nous fûmes bientôt à l'orée du bois que nous avions franchi sans renconter âme qui vive. Encore quelques minutes de marche et bientôt nous rencontrâmes les premières maisons d'un hameau dont le nom s'est estompé de ma mémoire. Ce fut un jeu pour nous de trouver la ferme qui nous était recommandée,comme le dernier maillon d'une chaîne que nous avions trouvée sans cesse cassée mais qui s'était toujours reconstituée devant nous . La FRANCE ne manquait pas de patriotes malgré les nazis et les collaborateurs. Comme nous approchions de la porte, un chien vint à notre rencontre en aboyant furieusement. Comme il était de petite taille, il ne fit pas grosse impression sur nous et malgré sa colère nous n'hésitâmes pas une seconde pour pousser la petite porte à claire voie qui donnait accès à la cuisine. En même temps que nous, par une porte intérieure, une grosse personne à la figure rougeaude faisait son entrée dans la grande pièce au plafond bas, où mêlées à quelques meubles rustiques, des poules allaient et venaient en picorant les miettes de toutes sortes éparses sur les grosses dalles polies qui constituaient le sol de cette cuisine commune à bien des fermes de FRANCE. Il y eut d'abord une longue minute de silence, pendant laquelle la grosse dame nous regarda d'un air méfiant. - Madame, lui dis-je, je viens de la part de Monsieur X qui nous a dit que chez vous nous pourrions trouver aide et assistance pour continuer notre route. Nous sommes, vousvous en doutez des prisonniers évadés. - Je ne veux pas le savoir, me répondit-elle à ma grandesurprise. Et puis je ne connais pas Monsieur X et puis qui me dit que vous n'êtes pas de la Gestapo ? Nous étions un peu habitués à ce genre de réponse mais en me recommandant de Monsieur X je croyais voir fondre la méfiance de mon interlocutrice comme neige au soleil. Il n'en était rien et je dus me lancer dans des explications nébuleuses et vagues. Heureusement pour moi je me souvins à temps que Monsieur X avait été emprisonné quelque temps avec le fils de cette dame et je le lui rappelai. - Attendez on va voir ! Et sur ces mots elle s'éloigna par la porte qu'elle avait emprunté pour venir. - Jean, Jean, entendîmes-nous appeler, viens voir, des messieurs veulent te voir. Presqu'aussitôt nous vîmes apparaître un grand gaillard, élégamment habillé d'une tenue sportive, et nous comprîmes qu'avec lui nous serions plus à l'aise pour bavarder. Et en effet les renseignements étaient exacts, seulement ce jeune homme ne voulait pas retourner aux geôles nazies et il ne fallait plus compter sur lui pour nous aider dans notre entreprise. D'ailleurs il fallait entendre la maman. - Méfie-toi, tu ne les connais pas, je ne veux pas qu'on te fusille et patati, et patata ! Nous étions desespérés et cela devait se voir, car soudain prise de pitié, cette tendre mère nous demanda brusquement : - Voulez-vous manger ? Comme cette phrase chantait agréablement à nos oreilles et quels accompagnements elle éveilla à l'intérieur de nos corps affamés. Nous n'avions pas besoin de répondre, notre estomac le faisait pour nous. Et si j'étais de MARSEILLE je vous aurais juré sans rougir qu'on aurait cru qu'il y avait un chat dans la pièce. Nous étions installés devant de grands bols pleins de café au lait bouillant, d'innombrables tartines de pain blanc jonchaient la table devant nous quand le patron fit son entrée. C'était un grand paysan placide et fort qui savait garder ses sentiments. Après les formules de politesse, il se renseigna sur le but de notre visite et réfléchit un bon moment avant de répondre : - Mangez les gars, après vous viendrez avec moi, nous dit-il, en nous regardant franchement. Je ne vous ferai pas franchir la ligne, mais je vous conduirai jusqu'à l'entrée du village où elle passe. Après vous vous débrouillerez. Vous comprenez c'est trop dangereux maintenant et je ne vous cache pas que vous aurez du mal. Tous les jours ils en arrêtent et même… Arrivé là il se tut. C'est un peu plus tard que je devais connaître la suite de cette phrase quand je m'adressai à la garde barrière, au passage à niveau d'une voie ferrée. Nous venions de quitter le fermier qui avait fait trois ou quatre kilomètres avec nous, dans un sentier bordé de taillis et de ronces. Le brave homme avait le regard triste en nous quittant et c'est sans conviction qu'il nous avait crié : "Bonne chance ". Nous avions l'estomac garni et cela faisait pencher le moral du bon côté. Une douche glacée qui devait refroidir notre bel optimisme nous attendait à la barrière. - Vous êtes des évadés messieurs n'allez pas plus loin. Pas plus tard qu'hier ils en ont tué un qui voulait passer la ligne. Il y a la LOUE et ce n'est pas facile. Essayez plus loin, je vous le conseille. Il était trop tard pour reculer. On nous avait dit : "Passez vers Mont sous Vaudrey ". On passerait vers Mont sous Vaudrey. Le regard d'un prêtre assistant un condamné à mort ne doit pas être plus éloquent que le regard qui nous accompagna, quand d'un air décidé, nous franchîmes la voie ferrée. Un chemin communal descendait vers le village que l'on voyait à 300 mètres de là. Il faisait maintenant un soleil magnifique et en toute autre circonstance j'aurais pris plaisir à regarder le frais tableau qui s'offrait à notre vue. Mais une pensée obsédante venait maintenant me harceler. C'était deux jours avant notre départ que mon ami FORAIN le pessimiste m'avait fait une confidence : - J'ai fait un rêve. BOUBOULE s'évadait et était tué. Je me méfierais si j'étais à ta place ! A ce moment je me suis contenté de hausser les épaules. Mais maintenant ? BOUBOULE m'avait toujours suivi aveuglément. Il m'avait dit franchement au départ : - J'te suis, tu te démerderas avec la carte et la boussole moi j'ai le ravito et je serai là dans les coups durs ! Et pendant 16 jours notre entente avait été parfaite, nous soutenant mutuellement, nous avions vaincu tous les dangers, surmonté toutes les difficultés mais jamais comme aujourd'hui je n'avais senti combien était grande ma responsabilité. Et au fur et à mesure que les pas s'ajoutaient aux pas, les mètres aux mètres je voyais devant mes yeux se dessiner une image. Mon copain le corps percé de balle et je sentais la malédiction de la mère, de la petite fiancée qui attendait là-bas en NORMANDIE, s'appesantir sur mes épaules. Je n'en avais rien dit à mon compagnon mais je voyais que lui aussi était inquiet. Il sentait toute la portée de nos actes en présence du danger grandissant et sa pensée vint se préciser sur ses lèvres. - Dis, tu crois vraiment qu'on peut se faire casser la gueule ? Il est des circonstances où le mensonge est difficile et le seul moyen d'atténuer les craintes de mon copain était de répondre en blaguant. - Alors mon pote, t'as les foies, maintenant. Je t'aurais cru plus gonflé, petite nature qui craint pour sa petite peau. Avec une gueule comme la tienne, casser sa pipe ça doit être un soulagement ! BOUBOULE riait facilement c'est donc avec le sourire qu'il me traita gentiment de "grande vache ". Vous savez qu'entre P.G. on ne se formalisait pas beaucoup des qualificatifs plus ou moins grossiers qu'on se distribuait sans modération et j'encaissais sans rien répondre. A un détour du chemin, une maison nous apparut vers laquelle j'allais sans hésiter. Un unijambiste était sur le seuil de la porte et nous regardait venir d'un air méfiant. Je le mis au courant en deux mots et lui demandai s'il pouvait nous faire passer. - Pas question, nous répondit-il, le pont est gardé. C'était bon au début où on passait avec une fourche sur le dos. Maintenant il n'y faut plus compter. Je fouillai dans ma poche et je sortis mon portefeuille. Je regardai notre homme à la dérobée et je vis une lueur intéressée briller dans son regard. Allons ! peut-être se laisserait-il convaincre. D'un air négligeant je sortis notre unique billet de 100 F et je l'exhibais triomphalement aux yeux de notre interlocuteur. A ma profonde stupeur je vis une moue dédaigneuse plisser le coin de ses lèvres et je compris que j'avais perdu la partie. Pourtant 100 F ! Quand j'y songe maintenant je me fais pitié. Vous avez tous été comme moi, camarades P.G. et je suis certain, que dans d'autres circonstances au retour, vous avez eu de pareils moments de stupéfaction devant le peu de pouvoir attractif de notre franc. 100 F, nous étions en Octobre 1942 et depuis quatre ans j'étais soldat, 100 F c'était beaucoup pour moi. Evidemment très peu pour les autres qui touchaient des sommes mirobolantes pour faire parvenir de riches et généreux clients en zone libre et je comprends très bien qu'un monsieur intéressé se souciait autant de mes 100 F que moi de ma première chemise. Quoiqu'il en soit je ne voulus pas m'avouer battu et j'implorai un simple tuyau qui nous permettrait de passer avec un minimum de risques. Il ne voulut rien savoir et lui aussi nous dit qu'il tenait à sa peau. - J'ai un champ de l'autre côté, je vais y aller tout à l'heure etje pourrais peut-être vous renseigner sur la garde du pont. C'est tout ce que je peux faire pour vous. Je serai de retour à midi. Au revoir ! Et sur ces mots il nous quitta. Avec regrets nous le vîmes s'éloigner, claudicant sur son pilon emportant avec lui encore un peu de notre espoir. Pendant la conversation, un gamin d'une douzaine d'années s'était approché. Je lui demandai s'il ne pourrait pas nous cacher en attendant le retour de son père. Il nous conduisit alors dans une baraque en planches qui s'élevait non loin de là. Elle était complètement vide et servait de bergerie, ainsi que l'attestait le sol complètement recouvert de fiente fraîche. Evidemment ce n'était pas l'idéal, mais nous nous trouvions là dans une sécurité relative, qui nous permettrait de nous concentrer pour l'ultime effort. Je rappelai une dernière fois à BOUBOULE les précieux conseils que nous avions reçu la veille. Nous ne devions conserver sur nous aucun papier d'identité; rien qui puisse nous trahir si nous étions repris. Nous nous étions débarrassés de la presque totalité de nos affaires chez un Résistant des environs de VESOUL, et ce dernier devait en faire un paquet pour nos familles. Mais deux précautions valent mieux qu'une et un dernier recensement fut décidé. J'étalai le contenu de mon portefeuille sur le bord de la cloison et je priai mon camarade d'en faire autant. Je me débarrassai de mon livret militaire et de quelques photos, puis je regardai mon copain. Soudain je sursautai. BOUBOULE contemplait d'un air attendri une petite photo de sa fiancée. Au dos de cette précieuse image s'étalait un superbe "Geprüft, Stalag XII D ". - Bon dieu, BOUBOULE veux-tu me foutre cette photo en l'air ! - De quoi ! t'es malade ? me répondit-il ébahi. - Mais regarde derrière ! si on est coincé on est foutu. BOUBOULE regarda, sembla réfléchir puis remettant la photo dans son portefeuille me dit d'un air résolu : - Non je ne la jetterai pas ! Mais je ne veux pas me faire prendre pour une pareille bêtise ! Il fallait la laisser à Vaivre. - Tu sais que si on est pris on se fait passer pour des gars du Midi venus travailler en zone occupée et qui retournent clandestinement chez eux, les travaux agricoles terminées.On sera fouillé mis en cabane. S'il n'y a pas depreuves on peut encore s'en tirer mais s'ils trouvent ton "Geprüft" tu penses . J'étais hors de moi. Mon ami s'entêta : - Non, non et non. Je ne la jette pas. Alors ce fut lamentable. Pendant une demi heure nous nous jetâmes au nez un tas de vilaines choses qui auraient dû nous fâcher à mort. - Moi j'ai fait tout le boulot ! ! moi je t'ai donné à bouffer ! etc etc. Nous étions prêts aux coups, nos nerfs fatigués nous rendaient exécrables et je pris la décision de partir seul sans attendre le retour du propriétaire de la baraque. - Moi je reste, salut, me dit BOUBOULE. Au moment de franchir la porte je me retournai une dernière fois et… je revins sur mes pas les larmes aux yeux. BOUBOULE me tendait la main en disant : - Ce qu'on est con mon vieux, s'engueuler comme ça après ce qu'on a fait ensemble. Tiens la photo… Un dernier regard qui s'attendrissait, s'attendrissait. J'eus pitié de sa peine et je lui fis part d'un compromis. Il n'y avait qu'a dédoubler la photo. C'était simple et je regrettais de n'y avoir pas songé plus tôt. - Alors vas-y, je te suis. Adieu va, me dit mon copain, l'opération terminée. Je risquai un oeil hors de la bergerie et ne voyant personne je sortis. Nous savions que les Allemands étaient installés au centre du village et que le pont était gardé à l'autre extrémité du pays. Je décidai donc de suivre l'agglomération extérieurement, à travers champs. Nous fûmes vite remarqués par quelques habitants et je m'arrêtai près d'une jeune fille pour lui demander l'endroit exact de la ligne. - Vous voyez le pont, là bas, à 300 m. Mais at-tendez je vais chercher des jumelles et vous pourrez mieux vous rendre compte. Deux minutes après, j'inspectais la zone à traverser et je ne remarquai rien d'anormal. - Croyez-vous que le pont soit gardé ? demandais-je à mon interlocutrice. - Plus que probable, me répondit-elle. Ils se cachent dans l'herbe à proximité du pont etarrêtent tous ceux qu'ils ne connaissent pas. Il n'y a qu'à la relève qu'il se produit parfois un battement de quelques minutes. Mais je ne vois rien à la jumelle et je ne saurais vous renseigner exactement. En plus de cela méfiez-vous d'un très bon tireur qui s'em-busque dans les buissons pour faire un carton. Il en a déjà quelques-uns à son actif. C'était rassurant en effet et je vous prie de croire que BOUBOULE et moi on faisait plutôt une drôle de gueule. A vrai dire je ne me sentais plus très bien dans mon assiette et je ne puis mieux comparer l'impression ressentie à ce moment qu'à celle que j'avais éprouvée en sortant de notre tranchée en 40 alors que les Boches nous attaquaient. A ce moment j'avais été en proie à une peur carabinée, une peur à faire dans ma culotte, puis j'étais sorti et j'avais trouvé un autre homme sur le parapet, un homme qui s'en foutait, qui avait dit adieu à tout et qui marchait vers les balles, presque le sourire aux lèvres. C'était exactement le même homme qui dit à BOUBOULE en le prenant par le bras : - Allez vieux frère, on y va ! ! Le même FUFU qui était resté au fond de la tranchée en 40 resta aux pieds de la jeune fille ébahie qui nous regarda disparaître d'un air admiratif. J'ouvre ici une parenthèse. Il est assez délicat de parler de soi, et si je ne savais, mes camarades, que sans être des héros vous avez tous éprouvé, soit pendant la guerre, soit en captivité, soit pendant l'évasion des transformations semblables à la mienne, à la nôtre plutôt, puisque mon compagnon était exactement comme moi je n'aurais pas écrit ces lignes. J'ai connu la peur, la grande peur et je l'avoue sans honte, mais je sais depuis la guerre qu'il y a en tout homme normal, un autre homme qui agit et pense différemment du premier. C'était donc deux individus nouveaux qui marchaient vers la liberté ou la mort, deux individus qui marchaient, marchaient vers le pont, vers l'inconnu. Là était le terme de leur angoisse, de leurs souffrances, là vers ce but qui se rapprochait, se faisait plus précis. La liberté, la mort, l'un ou l'autre mais plus la captivité non, c'était fini, il fallait passer à n'importe quel prix. Une petite voix se fit entendre en moi, bien timide : "Arrête ". C'était la voix de la raison qui se manifestait. "Fous, où allez-vous où allez-vous ? ". Je passai la main sur mon front brûlant. - Arrête BOUBOULE ! Encore quelques pas et mon copain se retourne surpris. - Quoi, tu es fou, tu te dégonfles ! Et la chance alors ? Voila seize jours qu'on l'a avec nous et tu n'as plus confiance ! C'est lui maintenant qui m'entraîne. Nous sommes à 200 m du pont et je sens qu'il l'attire comme un aimant. La voix de la raison se fait plus forte en moi et désignant un tas de bois à vingt mètres de là je fais signe à BOUBOULE de s'allonger derrière. Je lui parle durement : "Allez couche-toi" et je me jette à côté de lui. Je tire ma montre. Il est midi et demi. - Attendons ! lui dis-je. - Attendre quoi ? me demande mon bouillant compagnon. - La chance !, lui répondis-je. Tais-toi et observe ! Et pendant une demi heure, nous avons regardé de tous nos yeux sans rien voir d'insolite. Notre esprit se reposait, nos nerfs se calmaient et bien vite, notre estomac vint nous rappeler que partout ailleurs, les gens étaient à table et qu'il aurait grand plaisir, lui aussi à recevoir sa petite portion journalière. Malheureusement, les musettes étaient vides. Il y avait bien un pommier à cinquante mètres devant nous mais en terrain découvert on risquait de se faire repérer. Pourtant il fallut se résigner à aller à la cueillette car il est vrai que les émotions creusent et en fait d'émotions, depuis quelque temps nous étions servis. C'est en pensant à l'adroit tireur que nous décidâmes de confier à la courte paille le soin de désigner celui qui irait faire la cueillette. Cela peut vous sembler ridicule, mais je vous prie de croire que nous n'avions pas envie de rire en ce moment où le hasard seul présidait à notre destin. C'est avec un petit pincement au coeur que je vis BOUBOULE s'éloigner en rampant. S'aidant des genoux et des coudes, il progressait rapidement et je le vis bientôt s'élever lentement le long du pommier. Une petite détente, une basse branche est atteinte, une secousse puis une autre. Une pluie de pommes s'abat avec un bruit mou dans l'herbe tendre de la prairie. Là bas près du pont rien n'a bougé. Maintenant, à plat ventre sous l'arbre, mon compagnon de misère entasse le butin dans sa musette puis refait en sens inverse le chemin parcouru il y a un instant. J'ai maintenant sa bonne bouille rouge près de moi, alors que tout fier de son exploit il vide le contenu de sa musette sur mes genoux. Il est heureux mon copain et je le suis plus encore que lui. Nous n'avons plus faim. Nous avons bien mangé sept à huit pommes. L'idée que nous avons commis un vol ne nous a pas coupé l'appétit et c'est béatement allongés que nous inspectons la zone à franchir. La route qui mène au pont passe à dix mètres de nous et depuis deux minutes un gamin qui s'amuse avec un vélo passe et repasse tout en nous ignorant. Je le siffle doucement et je lui fais signe de s'arrêter en face de nous. Il doit être au courant de nos intentions car il descend de vélo et fait mine de bricoler après. Je m'approche de lui en rampant : - Dis, petit gars, veux-tu aller voir si le pont est gardé, tu nous feras signe en passant ! - Oui monsieur, attendez moi 5 minutes ! Quelque temps après nous le vîmes revenir et de nouveau il s'arrêta près de nous. - Il y a deux Boches couchés dans l'herbe, le fusil entre les bras ils veillent. - Bon merci. Vas-t-en maintenant, tu es un brave petit Français. Fier du résultat de sa mission, le brave gosse nous quitta en nous disant : - Bonne chance, on est avec vous dans le pays. Je fis remarquer à mon copain le grand danger auquel nous venions d'échapper. Que serait-il advenu si nous avions continué ? Et ce fut de nouveau l'attente. Qu'espérions-nous exactement ? Ainsi que je l'avais dit à mon coéquipier, la chance, le hasard, une de ces choses imprévisibles qui règle votre sort en l'espace d'un éclair. Mais nous commençions à trouver le temps long et je consultais fréquemment ma montre. Une heure, une heure un quart, une heure et demi. Soudain la main de BOUBOULE se crispa sur mon bras : - Regarde ! Je portai les yeux sur l'endroit indiqué. Là-bas, à vingt mètres du pont, une silhouette, puis une autre émergeaient lentement des taillis vert sur vert on distinguait vaguement deux feldgrau qui s'étiraient, les membres ankylosés par une longue faction. L'ennemi était là. Je sentis mon coeur battre plus violemment dans ma poitrine, sur mes tempes et j'éprouvai une sensation bizarre au creux de l'estomac. Je dus faire un effort pour appeler l'air à pénétrer plus largement dans ma poitrine oppressée et je me dressai à demi sur mes genoux. L'action allait commencer. Nous étions au point crucial de notre évasion. A deux cents mètres de nous était la liberté. - Attention BOUBOULE prépare-toi à bondir. Recommandation superflue. Mon copain était prêt lui aussi. Là-bas les Boches se promenaient de long en large puis nous les vîmes s'avancer sur la route. Ils venaient vers nous. Cent mètres, maintenant on distingue les fusils. Cinquante mètres. Comme ils ont l'air jeunes ces conquérants. Seront-ils nos assassins ? Vingt mètres, dix mètres. Le bruit de leurs bottes sur la route semble nous écraser. Ils parlent, ils rient je ne regarde plus car j'ai le nez collé dans la terre. Les pas s'éloignent. A vingt mètres sur notre droite se dresse une maison derrière laquelle ils disparaissent. Deux cris ont jailli. - BOUBOULE, FUFU, en avant ! Et c'est la course, à la vie, à la mort. Nous ne pensons plus, nous courons, nous volons, le regard fixe sur le pont qui grossit, grossit. Le voilà, nous l'abordons, il est désert et derrière on ne tire pas. Sauvés alors ? Pas encore ! ! Qu'il est long. Cinquante mètres au moins comme il résonne sous nos pas. Boum, boum, boum ! Enfin le bout. Ah… des barbelés. A plat ventre nous rampons, nous nous déchirons mais nous passons. Et nous voilà courant de nouveau sur la rive gauche de la LOUE, encore 100 mètres. Nous n'en pouvons plus. Je trébuche dans une pancarte tombée à terre. La curiosité l'emporte sur la prudence. Je me baisse en hâte. "Demarkationlinie ". Bon dieu nous sommes encore sur la ligne. Nous repartons de plus belle, le souffle court. Une voiture hippomobile vient à notre rencontre conduite par une femme. Nous fonçons dans sa direction. - Madame, zone libre ?, parvins-je à articuler. - Oui ! ! Ça y est. Alors c'est du délire, de la folie. Nous pleurons. BOUBOULE et moi, nous rions, nous trépignons, nous crions pendant cinq minutes. - Ça y est BOUBOULE, ça y est FUFU. On est sauvé ! La brave femme qui nous regarde pleure elle aussi. D'un geste elle nous indique le premier village libre de FRANCE. - Allez mes enfants. On vous attend là bas. BOUBOULE me prend par le bras, puis soudain se dégage et se tourne vers la ligne que nous venons de franchir. Tel un petit coq de bataille dressé sur ses courtes pattes, tendant un poing vengeur vers l'Est, à pleins poumons il crie : - Eh, les Boches on vous emmerde maintenant. Je pourrais m'arrêter là. Quelle plus belle conclusion pour cette histoire vécue. Pourtant ces lignes, dédiées à tous ceux qui ont aidé les évadés doivent mentionner également l'admirable travail fait par ceux qui attendaient en zone libre, ceux qui le jour, la nuit veillaient pour nous accueillir, nous soigner, nous chérir ! Qu'ils furent doux, mes amis, ces premiers pas de liberté ! Nous nous tenions par le cou, mon camarade et moi, serrés comme deux amants et nos yeux extasiés s'ouvraient enfin sur la vie qui nous environnait. Tout nous souriait, l'herbe était plus verte, le ciel plus bleu et le soleil versait de l'or dans nos coeurs. Aux premières maisons on nous souhaita la bienvenue et on nous indiqua un café où nous devions nous rendre. Quand nous ouvrîmes la porte, une dame qui était là nous dit : "enfin!!" Et, tenez-vous bien, mes amis, nous fit asseoir à une table où deux couverts étaient mis. On nous attendait. Comme la surprise devait se lire sur notre visage, la patronne nous dit en souriant : - Ne soyez pas étonnés messieurs. On nous avait prévenu que deux prisonniers voulaient passer la ligne et nous vous attendions. Je commençais à trouver le temps long, nous dit-elle encore, car je dois vous avouer qu'en plein jour et sur le pont… C'est encore cette même phrase que nous devions entendre un peu plus tard, quand nous faisions notre petit "tour d'honneur" dans le village en attendant l'auto qui devait nous emmener au Centre d'Accueil de Mont sous Vaudrey. - Vous êtes gonflés les gars. Passer la ligne sur le pont, en plein jour et sous le nez des Boches. Chapeau! Ainsi s'exprimait un brave commerçant venu de zone occupée en voiture et qui nous dit encore : - Je vais aller rassurer les autres de l'autre côté et je vous assure que votre exploit fera bien des contents. Braves gens que de merci l'on vous doit vous qui de Guiderkirch en LORRAINE à CHASSEY dans le JURA, vous tous qui nous avez aidé au risque de votre vie et vous tous encore, ceux qui anonymes, par votre bonté, votre désintéressement, avez contribué à nous faire oublier nos fatigues, nos peines, vous qui nous avez hébergé nourri et choyé d'un côté et de l'autre de la ligne de démarcation, à vous tous Français et au nom de mes camarades évadés, je dédie ces modestes lignes qui ne veulent être qu'un remerciement qui vient d'un coeur qui ne saurait vous oublier. Jamais.

.c.LA VIE SOUS L'OCCUPATION

Ça y est nous sommes en zone libre. Ainsi que je l'ai écris dans mon récit "LE DERNIER JOUR" nous avons fait le tour du village en attendant la camionnette qui doit nous emmener au Centre d'Accueil de Mont-sous-Vaudrey. Avec mon copain nous vivons sur un nuage et dans la voiture qui nous emporte nous restons silencieux, savourant notre bonheur. Pendant 17 jours j'avais été constamment sous tension, ne me relâchant jamais totalement. Maintenant que tout était terminé je ressentais une grande lassitude s'emparer de moi. Je pouvais enfin me laisser aller, l'esprit totalement dégagé mais cette volonté qui m'avait si longtemps soutenu et avait masqué ma fatigue n'avait plus de raison de m'habiter. J'étais libre ! Il faut avoir vécu une semblable épopée pour connaître le prix de ce simple mot: LIBERTE. C'était formidable mais à quel prix ? Il me tardait de passer entre les mains des médecins pour établir un bilan. J'avais l'intestin infesté de parasites blancs et rouges récoltés dans l'eau des mares et des ornières. J'étais amaigri à un tel degré que je me faisais peur en me regardant dans une glace. J'avais le blanc des yeux qui virait au jaune et je ressentais une douleur dans le flanc droit, du côté du foie. Je ne m'étais pas arrêté à ces choses tout le temps de mon voyage mais maintenant j'avais le temps de penser à moi et j'allais me préoccuper sérieusement de retrouver tous mes moyens. Le Centre d'Accueil de Mont-sous-Vaudrey était vide de tout occupant et nous fûmes choyés comme des héros. L'exploit que nous avions accompli en franchissant la Loue en plein jour, cette rivière qui plus tard servit de thème où film "La ligne de démarcation" avait eu des échos jusqu'ici et nous recevions la visite de braves gens qui nous regardaient un peu comme des bêtes curieuses et nous posaient un tas de questions auxquels nous n'avions pas envie de répondre. Il nous fallait digérer dans le calme le résultat de notre odyssée. Aussi est-ce avec plaisir que nous partîmes pour LONS-LE-SAUNIER pour être ensuite dirigés sur BOURG-EN-BRESSE où nous fûmes pris en charge par l'Autorité Militaire. Interrogatoires, vérifications d'identité, contrôle sanitaire. Tout y passa. Conclusion des médecins: coeur, poumons, très bien; foie légèrement hypertrophié; intestin à nettoyer. Poids 57 kgs. J'en pesais 67 kgs chez mon paysan allemand. J'avais laissé 10 kgs dans mon voyage. BOUBOULE était moins abîmé car en plus de sa robuste constitution il avait vécu une captivité relativement tranquille chez son paysan. Néanmoins le médecin nous conseilla vivement d'aller nous refaire une santé au Centre d'Accueil Pour Convalescents à BAGNERES-DE-LUCHON avant d'aller à TOULOUSE où nous serions rendus à la vie civile. Dès que nous le pûmes, munis d'un titre de transport et d'une attestation d'évasion nous prîmes le train pour LYON où il nous arriva une petite histoire amusante. Alors que nous étions dans le tramway, habillés de la fameuse tenue kaki Pétain que l'on nous avait remise à BOURG-EN-BRESSE, peu au courant des prix pratiqués, je demandai au receveur, s'il y avait une réduction pour les militaires. Il s'esclaffa bien fort, prenant les voyageurs à témoin de mon outrecuidance : - Non mais des prix pour les militaires, ça va pas... d'où sortent-ils ces deux là. - Du stalag XII D, nous sommes des évadés, nous arrivons d'ALLEMAGNE et nous regrettons de ne plus savoir comment cela se passe dans notre pays. Excusez-nous ! Le type piqua un fard terrible alors que les gens nous regardaient avec sympathie. Il bredouilla quelques mots en encaissant ses billets et BOUBOULE et moi nous nous contentâmes de nous marrer doucement. Après un voyage sans histoire ou presque car nous avions vu dans un compartiment, gardés par des gendarmes, des Juifs qui allaient être livrés aux Allemands. J'avais pu parler avec une jeune fille qui ne se faisait aucune illusion sur le sort qui leur était réservé et nous étions impuissants devant ce spectacle lamentable. Nous arrivâmes à LUCHON par une belle journée d'Octobre et nous prîmes une chambre à deux lits car nous étions devenus comme les deux doigts de la main. Dès notre arrivée en zone libre nous avions avisé les êtres qui nous étaient chers de notre réussite. Au Centre, la bouffe était d'assez bonne qualité et des soins appropriés à notre état nous furent dispensés. Nous allions à l'établissement thermal nous faire doucher à la lance et cela faisait sourire l'infirmier de voir nos mines réjouies. Nous étions comme des gosses en récréation. Avec d'autres évadés nous faisions de grandes randonnées en montagne et chaque matin je faisais de la culture physique. Je me sentais revivre en mon corps martyrisé, par les privations et les efforts inhumains que je lui avais imposé. Au hasard d'une promenade il me fut donné de faire la connaissance de la femme d'un banquier bruxellois dont le mari croupissait dans un oflag. Nos relations furent purement amicales et mes camarades et moi avons quelquefois profité de ses largesses. Elle me prêta même un superbe appareil photo qui me permit de faire quelques précieux souvenirs. La ville était très animée car de nombreuses personnes ayant fui l'Occupation s'étaient réfugiées à LUCHON. Je repérai même des Allemands, alliance dans la main droite, façon de se tenir à table enfin à mille petits détails que je connaissais pour avoir vécu avec eux. Ils devait s'agir de gestapistes en mal de renseignements mais le 2ème bureau français nous avait demandé de nous tenir sur nos gardes et nous étions tous discrets sur les aides que nous avions reçu. Un jour le traître Philippe HENRIOT vint faire un exposé sur la Collaboration et tout le ban et l'arrière ban de la Légion et autres groupements furent mobilisés. Les responsables du Centre, inquiets de la réaction possible des évadés profita de l'évènement pour donner une grande fête coïncidant avec la séance de propagande. BOUBOULE et moi, bien décidés à nous opposer aux mensonges, après avoir tenté d'entraîner les autres avec nous mais sans succès, nous partîmes pour la conférence. Vite repéré par les gorilles grâce à nos costumes Pétain, une fois installés, nous nous vîmes entourés, encadrés par un groupe de Collabos bien décidé à nous faire taire. Je dis à BOUBOULE : - On ne fait pas le poids, on se contentera de se marrer à toutes les conneries que l'autre ordure débitera. Et nous tînmes parole, rigolant franchement quand l'autre abruti se mit à vanter les mérites du Grand Reich qui, entre nous, à la même époque commençait à drôlement dérouiller du côté de STALINGRAD. Nos voisins nous jetaient des regards furibonds mais nous n'en avions cure et de retour à l'Hôtel des Pyrenees où était notre Centre je dis aux copains : - Vous avez drôlement perdu à ne pas nous suivre. On aurait pu foutre un sacré bordel dans ce Centre de Collabos. Après 15 jours de repos ayant retrouvé mes forces et ayant besoin d'argent, je m'embauchai comme manoeuvre sur un chantier. Après mon travail j'allais me promener sur les allées d'ETIGNIES et je fis la connaissance de charmantes filles qui n'étaient que des copines. Pourtant l'une d'elles, alors qu'elle allait repartir chez elle, à FOIX, me fit en rougissant une proposition étonnante : - Venez chez moi après votre séjour. Voici mon adresse. Je vous y attendrai, je saurai m'occuper de vous. Je suis couturière et assez aisée. Je fus surpris et embarrassé. Jamais je n'aurai songé que la petite ALICE, que d'autres copains draguaient en vain, put s'intéresser à moi car je n'avais rien fait qui puisse prêter à équivoque. Je ne pus que lui répondre "peut-être" en lui tendant la main pour lui dire : "Au revoir ". Mon dieu, aurai-je la force de résister encore longtemps à l'appel des sirènes. Je reprenais du poids, mes parasites intestinaux avaient disparu et chaque jour davantage le désir d'une femme venait me visiter. Je ne pensais qu'à LUCETTE. Bien que notre amour se fut développé uniquement par correspondance, je voulais tenir jusqu'à notre entrevue à une date incertaine, car elle habitait en zone occupée. Mais je sentais que j'allais finir dans la peau d'un obsédé sexuel, ou d'un refoulé Notre stage terminé nous prîmes le train pour TOULOUSE où notre démobilisation devint effective. L'heure des adieux avait sonné. BOUBOULE et moi allions partir chacun vers notre destin avec la promesse (non tenue) de nous revoir un jour. C'est en pleurant, incapable de contenir notre émotion que nous nous séparâmes, nous remerciant mutuellement, lui, de l'avoir amené à bon port suivant la promesse faite un soir à l'AK 791 MOSBERG, moi, pour l'aide, le soutien qu'il m'avait apporté. Merde BOUBOULE. Merde FUFU. Ça y est, je viens de tourner une nouvelle page du Livre de ma Vie. Je pris le train pour CLERMONT-FERRAND afin de retrouver mon camarade Roland CHAILLOUX avec qui j'avais renoué le contact. Quand j'arrivai le soir, je fus dirigé sur un Centre d'Accueil pour les paumés de mon espèce. N'ayant pas mangé depuis le matin, on me fit asseoir à une table de restaurant où un jeune gars vint s'installer. Il était vêtu de l'uniforme des chantiers de jeunesse et à peine à table se mit à me raconter ses histoires de chambrées, sa vie avec ses copains, ses démêlés avec ses chefs. Il parla ainsi longuement alors que je me restaurais. Puis voyant que je le regardais sans répondre il me questionna : - Et toi d'où viens-tu ? - D'ALLEMAGNE. Je suis un évadé. Le petit gars rougit violemment en me disant : - Excusez-moi monsieur, je ne pouvais pas savoir. Il s'empressa de finir son repas et me quitta rapidement. Je n'avais pas bougé. Je me rendais compte que j'étais devenu un autre homme, avec des casseroles, nombreuses, à trimballer. Dans quel tourbillon infernal le petit moustachu m'avait-il entraîné ! Enfin demain je verrai Roland. Je chercherai du travail. Je m'organiserai. Je n'avais que 63 F en poche, mais j'avais un petit pécule à toucher. Je pourrai me chercher une chambre. Pour cette nuit j'irai coucher au camp F à MONTFERRAND. Ce camp servait de transit pour les réfugiés de passage et pour une fois cela ferait l'affaire. Le lendemain matin je quittai le camp F et arrivé sur la place principale de MONTFERRAND je vis arriver vers moi, un side-car monté par deux soldats allemands en armes. Je me frottais les yeux pensant : "Je dois rêver, nous sommes en zone libre ". Mais non, ils s'arrêtèrent à ma hauteur et m'interpellèrent en allemand me demandant leur direction. Je leur répondis dans leur langue que je ne pouvais les renseigner car je n'étais pas du pays. Ils s'étonnèrent de ma connaissance de l'allemand et me demandèrent où j'avais appris à parler. - In die Schule ! (- A l'école !) - Ach ! Gut ! et ils démarrèrent me laissant abasourdi. Je rencontrai des gens consternés et j'allais aux renseignements. En réponse au débarquement allié en AFRIQUE, les Allemands, à 7 h du matin, le 11 Novembre 1942 avaient franchi la ligne de démarcation. Ainsi, après tant d'épreuves pour ne plus les voir, j'allais de nouveau les côtoyer. Ils allaient gâcher la joie de revoir mon copain. J'avais rendez-vous place de JAUDE en face de la banque où travaillait mon ami. C'est à pied, car la marche était devenue une habitude, que je me dirigeai vers le centre ville. Quand nous nous reconnumes, nous fonçâmes l'un vers l'autre et nous nous étreignimes avec l'émotion que l'on devine. Les gens qui nous ont vu ont dû penser : "Encore deux pédés" mais nous, on s'en foutait, on avait tant et tant de choses à se raconter. Il me dit entre autres qu'il me ferait connaître son cousin, professeur de mathématiques et m'indiqua les organismes à contacter pour trouver du travail et remplir les formalités nécessaires à cette époque. Tout était rationné, il fallait des bons pour tout acheter. Avec de l'argent, par contre on trouvait ce qu'on voulait le marché noir était roi. L'arrivée des Allemands lui avait filé un rude coup car il n'avait pas comme moi d'états d'âme à leur sujet. C'étaient tous des pourris et c'était une race à exterminer. Il me donna des nouvelles de Michel qui avait changé de kommando et en le quittant nous nous promîmes de nous revoir chaque jour, sur la place de JAUDE, devant sa banque. Je m'occupai ensuite de trouver un petit hôtel-restaurant pas cher à proximité du Centre, je fis des démarches et trouvai, grâce à la maison du prisonnier un emploi dans un organisme de la Légion où des femmes de prisonniers confectionnaient des colis pour la CROIX-ROUGE, colis destinés aux gars restés derrière les barbelés. Cela me convenait à merveille. Ne pas travailler à l'effort de guerre allemand, pouvoir m'occuper des copains toute la journée, que rêver de mieux. Une seule ombre au tableau. La Légion était un organisme pétainiste et comme j'étais combattant on me demanda d'y adhérer. Je refusai poliment en disant que pour la Collaboration on verrait plus tard et je dois avouer que ma décision fut respectée. Mon salaire n'était pas terrible mais correct. Les femmes de prisonnier étaient gentilles avec moi, quoique certaines se montraient jalouses de mon évasion réussie. Il y avait aussi les aigries qui traitaient leur mari de "couilles molles" parce qu'il ne faisait rien pour venir les rejoindre. J'arrondissai les angles dans la mesure de mes moyens. Il y avait également les sensuelles en état de manque et il me fut facile de les repérer. J'avais mis mon honneur à respecter les femmes de prisonnier. Mais je ne puis passer sous silence deux aventures qui auraient pu me faire manquer de paroles. Un jour une petite rousse, que je devinais ardente, me demanda de transporter chez elle une caisse de petit bois. J'accèdai volontiers à sa demande et ayant déposé ma caisse dans son modeste logement elle me pria de rester. - Je vous invite à dîner ! J'y consentis avec bon cœur car elle avait une petite fille de 7 ans qui m'éviterait toutes tentations. Hélas ma petite rousse fit manger la gamine avant nous et s'empressa de la coucher dans le lit unique qui occupait le fond de la pièce. Mais la petite fille continuait à regarder ce qui se passait dans la pièce et sa maman lui intima l'ordre de regarder le mur et de dormir. Puis elle sortit des œufs, s'activa, mit du vin sur la table et prépara une véritable dinette d'amoureux. En moi-même je me disais : "FUFU, à côté de ce qui se prépare, ton évasion c'était de la merde. C'est maintenant que tu dois te montrer héroïque. " J'eus droit à la grande scène de la séduction. Après le dessert mon interlocutrice saisit une mandoline et joua pour moi des airs langoureux. Ses yeux me fixaient avec intensité et quand, passant derrière moi elle posa sa mandoline sur mes genoux, penchée sur ma nuque, ses seins se frottant à mon dos, alors que deux bras frais et parfumés encadraient ma tête, je crus défaillir. Elle murmura à mon oreille : - Je vais vous apprendre à jouer, prenez la mandoline. Je lui obéis et toujours écrasée contre moi elle se saisit de mes deux mais qu'elle guida sur l'instrument. Affolé, ayant peur que les boutons de ma braguette partent dans tous les azimuths, tellement la pression était grande et à cette époque nous ne portions pas de slip, je me levai brusquement. - Excusez-moi madame, je dois partir, pour moi les femmes de prisonniers sont sacrées. Merci pour tout. Son regard s'était porté sur la bosse que faisait mon pantalon et j'en fus heureux. Au moins je ne passerai pas pour un ennuque mais je continue de penser que si un jour j'ai mérité la Croix de Guerre ce fut ce jour-là car il me fallu tout le long chemin du retour pour enfin désarmer. A la suite de ces événements elle me fit la gueule pendant trois jours puis le quatrième me regardant en souriant elle murmura simplement : - Vous, alors ! Ouf, j'avais au moins une bonne action à mon actif! Ma deuxième aventure m'aurait également valu une nouvelle palme. J'avais décidé de me rendre chez mon camarade Jean COUHARD et pour cela je devais prendre le train très tôt pour St-ETIENNE. j'en avais parlé avec le personnel que je cotoyais toute la journée et une grande brune me demanda de passer la prendre chez elle car elle devait prendre le même train que moi et elle avait peur de se rendre seule à la gare. Elle me dit : - Venez de bonne heure, je vous offrirais le petit déjeuner. J'arrivai donc très tôt dans la nuit et quand elle m'ouvrit la porte j'eus un choc car elle n'avait sur le dos qu'une petite chemise transparente qui ne cachait pratiquement rien. Nom de Dieu, quel chassis, j'en salivais et je commençais à perdre les pédales. "FUFU mon frère, cramponne-toi ferme à tes bonnes résolutions. Attention à l'attaque ". Mais il n'y en eu pas. Ce fut beaucoup plus subtile. Cette admirable femme conservant son air d'innocence qu'elle avait affichée depuis le début, prépara un petit déjeuner copieux, le dégusta en ma compagnie, toujours correcte dans ses propos mais toujours aussi peu vêtue, elle fit sa toilette en oubliant de fermer la porte et moi je ne tenais plus. L'autre cornichon qui cohabite en moi, avec FUFU, me disait : -"Vas-y connard, tu vas passer pour un crétin" et FUFU qui répondait : "Si tu fais ça, salaud, tu n'auras plus le droit de te regarder dans une glace. " La seule concession que je fis à mon orgueil de mâle fut de me lever en laissant mon désir s'afficher et croyer-moi, il se voyait sans lunettes. Dans le train qui nous emportait, ma belle brune, me regardant mélancoliquement me dit : - Je comprends pourquoi vous vous êtes évadé, vous avez une sacré volonté. - Merci madame de votre hommage. Croyez-moi il est des moments dans la vie où l'héroïsme ne trouve pas toujours sa récompense. Ne m'en veuillez pas. Vous êtes très belle madame et en d'autres circonstances j'aurais été heureux de vous prouver mon admiration. C'est ainsi que les femmes de prisonniers vivaient leur solitude, celles qui n'avaient jamais vibré dans les bras d'un homme, et c'était le cas de beaucoup, pouvaient supporter l'absence de l'être cher sans être troublée dans leur chair. Mais les autres, celles dont le mari adroit avait su par ses caresses, sa tendresse, sa virilité les emmener au paradis, celles-la souffraient véritablement et ces deux expériences vécues vous feront comprendre quel était leur calvaire et leurs problèmes. On dit souvent que la chair est faible et j'allais en faire une nouvelle expérience. La serveuse du restaurant que j'avais choisie comme point de chute était une femme de 36-37 ans au physique quelconque, qui connaissant ma situation d'évadé, se montrait pleine d'attention pour moi. J'étais correct et gentil avec elle et je ne l'avais pas remarqué particulièrement. Elle m'avait dit incidemment qu'elle avait deux enfants placés à la campagne et qu'elle vivait seule. Je ne lui avais posé aucune question sur le père de ses enfants. Un soir que Roland était venu souper avec moi, nous décidâmes d'aller au cinéma et comme il fallait à cette époque prendre ses billets à l'avance, il me quitta pour aller chercher nos places. Quand il fut parti JEANNE, la serveuse, qui avait entendu notre conversation me dit : - La cuisinière et moi serions très heureuses de vous accompagner. Est-ce possible ? Je lui répondit : - D'accord mais il me faut courir prévenir mon copain. ROLAND, qui faisait la queue, était presque arrivé au guichet quand je pus lui crier : -"Deux places, prends deux places en plus ". Surpris il obtempéra néanmoins et les places prises me demanda des explications que je m'empressai de lui fournir. Et c'est ainsi que nous prîmes place au cinéma, JEANNE s'étant placée à ma gauche. Dès que la lumière fut éteinte, elle posa sa main sur ma cuisse. Surpris je tournai la tête vers elle cherchant dans le noir à discerner son visage. Deux lèvres charnues se posèrent violemment sur ma bouche et j'eus droit à un vrai baiser d'amoureuse, d'une sensualité inouïe qui m'embrasa sur le champ. Envolées mes belles résolutions. Plus rien n'existait que ce corps de femme prêt à s'offrir, que cette bouche gourmande, prête semblait-il à me dévorer. Adieu le spectacle, nous ne fûmes plus que deux bêtes en rut que seul l'environnement empêchait de se prendre avec violence. Elle ne me lâcha qu'à l'entracte pour me reprendre ensuite, s'assurant discrètement de ma virilité. Je n'avais absolument rien vu des films présentés. Après le cinéma nous allâmes tous les quatre dans ma chambre et nous étions assis côte à côte sur mon lit. JEANNE et moi avions repris nos exercices et je fis signe à ROLAND, offusqué, de couper la lumière. Je pris JEANNE comme un sauvage mais en silence et quand je me levai pour rallumer, JEANNE gisait sur le lit souriante mais apparemment pas rassasiée tellement son impudeur appelait d'autres caresses. De nouveau le désir s'empara de moi et ouvrant la porte je fis sortir ROLAND et la cuisinière rouge comme une tomate, en leur disant : - Bonne nuit les petits, nous, on a encore à faire. Quand je refermais la porte JEANNE avait disparue sous les draps où elle m'attendait nue et frémissante. Mes vêtements rejoignirent les siens sur le sol et moi, confortablement allongé entre ses bras maternels et caressants j'oubliais enfin la guerre et ses atrocités. Il me fallut trois nuits pour apaiser ma soif de caresses. Lorsqu'à l'aube de la troisième nuit JEANNE m'avoua son amour. Je fus catastrophé. Je dus lui expliquer que j'aimais une femme qui m'attendait au pays, que c'était elle qui m'avait provoqué et que j'avais répondu à ses avances parce que j'en avais marre de passer pour un crétin auprès des femmes qui désiraient faire l'amour avec moi. Elle me répondit qu'elle s'était faite piégée, qu'au départ elle n'avait songé qu'à assouvir un besoin bien compréhensible pour une femme de son âge, mais que ma gentillesse et ma fougue lui avaient donné à penser que je pourrais partager ses sentiments. Il fallait que je réagisse avant qu'il y ait trop de dégâts et je lui annonçai que j'irai voir ce jour même une petite chambre située non loin de mon travail et qu'un petit restaurant pas cher avait lui aussi retenu mon attention. Elle n'était pas femme à pleurer et me dit : - Tu as peut être raison. Puis avant de me tendre ses lèvres, elle me dit humblement : - En souvenir, une dernière fois, tu veux ? Alors avec toute la douceur, toute la tendresse dont j'étais capable, je lui fis l'amour. Quand je la quittai j'étais triste à mourir. Je ne voulais pas faire de peine, surtout à cette femme si gentille qui m'avait donné ce qu'un homme dans ma situation désirait le plus. Je n'avais pas pensé un instant qu'elle put m'aimer autrement qu'avec ses sens. Je m'étais trompé et elle devait souffrir. Souffrir certes mais aussi se venger. Environ un mois après ces évènements, je fus interpellé en ville par une femme qui marchait derrière moi : - GERALD ! ! Je me retournai. JEANNE était devant moi souriante. Après les formules de politesse habituelles elle me demandait ce que je devenais, puis me fit une proposition. - Ça t'intéresserait de passer encore une grande nuit avec moi.? Merde. J'avais des problèmes de conscience, recherchant Dieu, la foi, sans rien trouver, hélas. D'autre part depuis un mois j'étais resté sage, luttant constament contre mes pulsions érotiques et voilà que brusquement on me proposait de revivre ces moments de délire que j'avais connus avec JEANNE. Je capitulai et en souriant je lui dis "d'accord" et elle me fixa rendez-vous pour 19 heures le même soir. A l'heure dite, j'attendais sans impatience quand je la vis arriver. Elle n'était pas seule, donnant le bras amoureusement à un soldat allemand. Je restais là, pétrifié et quand elle passa à côté de moi elle me décocha un petit sourire où toute la joie de sa vengeance était contenue. Je la regardais partir avec tristesse. Pauvre JEANNE, je ne t'en voulais pas. Je savais que tu ne me dénoncerais jamais. Simplement je souhaitais pour toi que des imbéciles ne te fassent pas de mal quand l'heure de la libération sonnerait car nous en étions sûr maintenant, les Allemands seraient vaincus. L'agonie de STALINGRAD venait de commencer. ROLAND et moi, nous étions comme deux frères, partageant tous nos loisirs. Il m'avait présenté à ses cousins qui avaient trois enfants qui devinrent mes copains. J'aimais être reçu par eux dans une ambiance familiale. La seule ombre au tableau, c'est qu'ils étaient franchement pétainistes, mais nous évitions de parler de nos convictions personnelles. D'ailleurs la plupart des Français abusés par la propagande étaient pour le chef de l'Etat mais dans l'ombre, la résistance commençait à s'organiser et les maquis se constituaient dans la montagne. Un peu avant Noël, recevant des lettres de LUCETTE de plus en plus tristes, je décidai de faire une tentative pour aller la rejoindre. J'étais maintenant certain de son amour et j'avais hâte de la tenir dans mes bras, hâte de lui dire : - Maintenant mon petit, c'est fini, je suis là pour t'aider à vivre, pour te protéger. Je n'attachais pas d'importance à mes relations passées, à mes aventures sentimentales. Dans le fond de mon coeur j'avais toujours aimé LUCETTE qui n'avait jamais répondu à mes avances. Inconsciemment je savais qu'elle serait la femme de ma vie. Maintenant que j'étais redevenu présentable, en bonne santé, il fallait absolument que j'aille la rejoindre, que je la demande en mariage. Un jour de décembre je pris le car qui m'emmena à la gare de triage de St-GERMAIN-DES-FOSSES, là où était un dépôt de locomotives. Je me rendis directement au dortoir des chauffeurs mécaniciens et je me renseignai sur la possibilité de passer la ligne, caché dans le réservoir d'eau de la locomotive. Il suffirait de se mettre à poil en préservant ses vêtements. Aucun cheminot ne voulut prendre ce risque et je revins bredouille et désespéré, surtout que j'avais fait comprendre à LUCETTE que je m'efforcerai de passer les fêtes de fin d'année près d'elle. Je passai donc un Noël solitaire, ROLAND étant dans sa famille. Le soir du reveillon je décidai d'aller pour la première fois de ma vie à la Messe de Minuit. Pendant mon évasion, dans mes moments de désespoir, de lassitude, avec mon copain, parfois agenouillés dans la boue au pied d'une croix dans la campagne, les yeux levés vers le crucifix j'avais supplié DIEU de nous venir en aide. Je voulais savoir si cette foi nouvelle n'était pas dûe à notre grande détresse morale qui nous incitait à nous raccrocher à quelque chose qui nous aiderait à survivre. La ferveur des hommes ne me toucha pas, le faste du cérémonial me laissa froid. Comme j'enviais ces chrétiens, comme je pensais à MICHEL qui continuait de croupir dans un Kommando infect et dont la femme et les enfants à la même heure devaient prier pour l'être cher. Mais la foi c'est comme les sentiments, ça ne se commande pas. N'est-ce pas VICTOR HUGO qui a dit : "Je crois sur un mont, je doute dans une église ". Et je pensais à ces paroles du CHRIST que j'avais apprises en allemand : "Wer nicht mit mir ist, ist gegen mich ". ("Qui n'est pas avec moi, est contre moi "). Je n'étais pas d'accord car même si je n'étais pas capable de l'accepter en moi en une règle morale intangible, je ne pouvais être contre. Je me rendais compte que j'étais un être complexe qui aurait du mal à trouver sa voie véritable. Je sentais que j'étais fait pour lutter, pour m'insurger, pour aimer et tant de routes s'offriraient à moi. Ferais-je toujours le bon choix? J'avais réussi à survivre, arriverais-je à vivre ?.. ROLAND m'avait présenté un de ces copains évadé comme nous et comptable de son état. Notre duo se transforma bien vite en trio. Notre amitié reposait sur une estime réciproque et notre entente était parfaite. MARCEL ROCHMANN était un bon vivant et quand nous étions ensemble notre joie de vivre était tellement évidente qu'elle faisait se retourner les gens. Pour le 1er janvier je fus invité chez les cousins de mon ami ROLAND et ce fut avec un grand plaisir que je commençai l'année 43 dans cette famille. J'étais en verve et lorsqu'au dessert j'interprétai "Ma pomme" et "Prosper" de MAURICE CHEVALIER j'avais fait un pas de plus dans le coeur des gosses. Dans le courant de janvier nous décidâmes de fêter notre retour dans le restaurant où ROLAND prenait pension. Nous avions pu nous procurer quatre litres de vin au marché noir, un petit vin de pays, pas méchant et qui coulait bien. Nous avions commandé des suppléments au prix fort, bien entendu, car sans tickets. A la fin du repas comme il restait deux litres de vin sur la table et que nous étions quatre, le cousin de ROLAND ayant participé aux agapes, je dis à mes amis : - Il faut finir ce vin car avant de m'évader j'ai promis aux copains de prendre une cuite à leur santé. C'est le moment de tenir ma promesse. Comme personne ne me répondai,t je saisis un litre en leur disant : - Puisque vous ne voulez pas m'aider, tant pis pour vous. Je vais faire cul sec avec ce vin. Vous prendrez soin de moi si je m'écroule. MARCEL se saisit de l'autre litre et me dit : - Je t'accompagne FUFU, tu as raison, on doit toujours tenir ses promesses ! et levant son litre se mit à biberonner imperturbablement sous l'oeil ironique du professeur et de ROLAND, malgré tout un peu inquiets de notre pari stupide. Nous ne reposâmes nos bouteilles qu'une fois qu'elles furent vides. Tant que nous fûmes à table tout se passa bien et nos propos demeurèrent sensés. Mais quand après avoir pris congé de nos amis nous nous retrouvâmes dans la rue MARCEL et moi, ce fut WATERLOO. L'air frais de janvier fit sur nous l'effet d'un coup de massue. Je me mis à tituber pour finalement m'écrouler car mes glorieuses jambes qui m'avaient ramené d'ALLEMAGNE, refusèrent de m'emmener à CHAMALIERES. MARCEL stupéfait se porta à mon secours, essaya de me relever et s'allongea lamentablement à mes côtés. Nous nous mîmes à rire, mais à rire, ayant assez de lucidité pour nous rendre compte de la drôlerie de la situation. Et j'étais encore à 4 kms de mon domicile ! MARCEL m'avertit : - J'vais coucher avec toi, je ne peux pas rentrer chez moi dans cet état ! Sa petite amie aurait sans doute été fâchée. Et nous aidant mutuellement nous entreprîmes d'effectuer ce nouveau parcours du combattant. Mes aïeux quelle cuite. Jamais mes jambes n'avaient refusé de me porter mais là c'était différent. Nous faisions 20 ou 30 mètres et vlan le cul par terre et toujours nous esclaffant de notre situation. Il n'aurait plus manqué que nous rencontrions une patrouille allemande comme il commençait à en avoir certains soirs. Enfin nous arrivâmes chez moi et la montée des escaliers nous faisait croire que nous étions dans l'HIMALAYA. A peine fûmes nous couchés que mon litre de vin prit le chemin inverse de celui emprunté peu de temps auparavant. Soulagé, je m'endormis, ainsi que mon copain d'un sommeil de brute avinée qui dura longtemps. Au réveil de nouveau lucide je me rendis compte des dégâts. MARCEL réveillé s'éclipsa vite fait me laissant le soin de rétablir l'ordre dans ma petite chambre. Je m'en voulais de ma stupidité et je me consolais en ayant la certitude d'avoir tenu parole envers mes copains restés au Kommando. On a raison d'appeler le vin rouge le "gros qui tache ". Mes draps et la descente de lit avaient changé de teinte et malgré mon ardeur à nettoyer, manquant de produits efficaces je dus dissimuler les dégâts en demandant à ma logeuse de ne plus faire le ménage. Avec un beau sourire je lui disais : - Je m'en charge ! et elle se montrait enchantée et gracieuse. Mais voilà qu'un jour, de retour de mon travail, elle ne répondit pas à mon salut. Arrivé dans ma chambre je compris la raison de cet accueil. La descente de lit et la literie avaient été changées. Je décidais illico d'aller faire mes excuses en donnant les vraies raisons de ma cuite. Elle ne sut que me répondre d'un air pincé : - Et moi qui vous prenait pour un garçon sérieux ! Elle ne me pardonna jamais cette petite incartade et à partir de ce jour nos rapports demeurèrent très froids. Je devins de plus en plus mélancolique. Je correspondais avec LUCETTE sur des petites cartes seules autorisées où nous ne pouvions pas dire grand chose. Elle avait pris contact avec ma mère avec qui parfois elle sortait mais j'avais 24 ans. J'étais en bonne santé et l'amour par correspondance, bien que je fus d'un esprit très romantique, ne suffisait pas à calmer mes phantasmes. Il fallait que je repasse la ligne. C'est alors qu'une fois de plus la providence s'intéressa à moi. J'avais prit l'habitude d'aller m'asseoir sur un banc de la Place de Jaude là où ROLAND, parfois MARCEL, venait me rejoindre. Un jour de janvier alors que je me chauffais au pâle soleil hivernal qui brillait timidement en ce début d'après midi un inconnu vint s'installer à mes côtés. Au bout d'un moment nous engageâmes la conversation et de fil en aiguille, le trouvant sympathique je me permis quelques confidences : - Je suis de la zone occupée mais comme je suis un évadé je ne puis retourner chez moi voir ma fiancée ! Le gars m'écoutait tout en m'examinant. D'un seul coup me tutoyant il me dit : - Si tu as 500 balles à mettre dans le commerce, je peux peut- être t'aider à passer ! Bien décidé à revoir LUCETTE je lui répondis affirmativement et il m'expliqua la combine : - Je te procure un faux télégramme sensé venir de la zone occupée, tu dis par exemple : "untel malade. Venir de suite signé X ". Tu le fais partir d'où tu veux et avec ce faux télégramme tu te présentes au Pont de la Madeleine à MOULINS. Ils prendront ton télégramme et sans doute quelques renseignements. Si tu es accepté ils afficheront ton nom sur un tableau et tu seras reçu dans un bureau pour y être interrogé. Ce sera à toi de jouer. Je lui fis objecter que dans ma situation c'est drôlement risqué son truc. - Je n'ai pas de faux papiers et les Frisés seraient heureux de me récupérer. - C'est à toi de voir, c'est oui ou c'est non. C'est l'amour que je portais à LUCETTE qui fut le plus fort. - C'est oui ! - Alors demain même heure, avec tes 500 balles. As-tu choisi ton texte ? - Oui, ce sera : "mère gravement malade venir de suite. PIERRE ". PIERRE étant le nom de mon frère demeurant à COURBEVOIE. Et il me quitta sur cette promesse de me revoir le lendemain. Une fois qu'il fut parti je me mis à réfléchir. Si ce type était de la Gestapo j'étais cuit. Après tout, je ne le connaissais pas, il ne m'avais rien dit de lui. En m'endormant je songeai avec angoisse que je repartais vers de nouvelles aventures. Mes copains mis au courant s'inquiétèrent vivement, mais j'étais décidé, rien ne pourrait plus m'arrêter. A l'heure dite le gars était là, avec son télégramme que je vérifiai. Je lui tendis mes 500 frs et il disparut rapidement après m'avoir souhaité bonne chance. Je demandais un congé de 15 jours qui me fut accordé et le lendemain je pris le car pour MOULINS, prêt à toutes les folies pour rejoindre la femme de ma vie. Je ne tremblai pas en remettant mon télégramme aux Allemands. Le scénario était conforme à ce que mon inconnu m'avait dit. On me pria d'attendre que mon nom soit affiché et je commençai à me balader de long en large, sans manifester mon impatience car je pouvais être observé. J'avais décidé de montrer un visage serein, bon enfant et même un peu bébête car ça m'avait déjà réussi. Après une heure d'attente je vis enfin FUSSINGER affiché sur le tableau. "A toi de jouer FUFU. Sort leur le grand jeu, tu t'es présenté sous ton vrai nom, s'ils se sont renseignés, t'es foutu, mais tu l'auras voulu ! ". L'heure n'était plus aux regrets. Sans hâte, je me présentai en annonçant "FUSSINGER ". On me fit entrer dans un petit bureau où un seul Schleu m'attendait, un Gestapiste certainement. Et l'interrogatoire commença : - Que faites vous en zone libre ? - Je travaille !… - Pourquoi êtes-vous là-bas ?… - Parce que l'usine qui m'employait est fermée. ( ce qui d'ailleurs était vrai ). - Où avez-vous fait votre service militaire ? - Je ne l'ai pas fait, ma santé m'a valu d'être réformé etc. Je mentais avec aplomb, sur mes gardes, ayant arboré mon air le plus stupide possible et cela marcha. Un quart d'heure plus tard j'étais sur le Pont de la Madeleine enjambant l'ALLIER. J'avais envie de courir mais je me contins. Ainsi une fois de plus j'avais trompé les Allemands et je me rappelais ma promesse faite un jour de désespoir : "Je vous baiserai tous ". En m'évadant j'avais sans doute envoyé mon Wachmann monteur de cheminée à STALINGRAD ou autres lieux agréables, mon patron ne devait plus avoir d'esclave, je les avais possédé sur la LOUE et je venais de récidiver à MOULINS. J'avais acquis une formidable confiance en moi, j'avais appris à ruser, à feindre, mais désormais j'étais de nouveau en territoire ennemi et il me faudrait jouer de prudence. Je pris le train sans histoire et fièrement encadré par des soldats allemands allant voir les petites madames à PARIS, je goûtais pleinement le sel de ma situation. Oui les gars, je vous baisais tous et j'avais l'impression que ce n'était pas fini. D'ailleurs les popofs en faisaient autant mais d'une façon plus énergique. Arrivé à PARIS je me rendis chez mon frère qui habitait à COURBEVOIE. Il n'avait pas fait la guerre étant affecté spécial et il m'accueillit avec surprise et joie. Il était mon ainé de huit ans et était totalement différent de moi. Sérieux, pondéré, il menait sa carrière avec maitrise me considérant un peu comme un farfelu à l'esprit aventureux. Il me fit la morale : - Tu as un laissez-passer pour PARIS et tu veux aller à TROYES, mais tu es complètement fou. Tu es sans doute recherché et tu es en zone occupé, avec les patrouilles, le couvre-feu, la Gestapo et ça te fait marrer. Tu n'es qu'un inconscient. - Cause toujours, petit frère, moi j'ai une belle petite nana qui m'attend et dont ce sera bientôt la fête. Mon cher frangin dut cesser de discuter avec un abruti de mon espèce. Quand il me vit partir à la gare de l'Est il me dit : - Embrasse bien maman pour moi et bonne chance. Moi j'étais déjà en pensée près de ma LUCETTE à qui j'avais envoyé un télégramme. Je vérifiai ma présentation, voulant faire bonne impression lors de ces retrouvailles. Le Secours National m'avais procuré des vêtements d'occasion qui ne m'allaient pas trop mal quoique les chaussures soient un peu fatiguées. Dans le train qui m'emportait, installé près de la fenêtre je regardais défiler les villes dont le nom évoquait pour moi de vieux souvenirs. A 16 ans, malheureux chez moi, je m'étais enfui de TROYES sur un vieux vélo qui ne put même pas se trainer jusqu'à PARIS. Ce jour là, je fis 140 kms à bicyclette et 30 kms à pieds pour aller me réfugier chez mon frère. Je n'avais mangé qu'une banane dans la journée et je m'étais abreuvé copieusement aux bornes fontaines qui à cette époque étaient installées dans toutes les villes. Déjà j'affichais une certaine volonté à ne pas subir les évènements et sans le savoir j'avais commencé mon entrainement pour la suite de mes aventures. La fille qui s'est installée à côté de moi me casse les pieds. Elle insiste pour engager la conversation alors que je ne veux que me préparer à la joie du retour, regarder ce paysage, qui fut celui de ma jeunesse. Dépitée elle finit par comprendre que je suis sans doute un drôle de type puisque je ne m'intéresse pas à elle, pourtant si mignonne. Mais qu'importe. A l'approche de TROYES mon coeur bat plus violemment. La fille qui m'attend n'est plus celle qui m'avait accompagné lors de ma dernière permission mais c'est celle qui discrètement du pont de la gare m'avais fait un petit signe qui ressemblait à un baiser. Sera-t-elle là ? Comment accueillera-t-elle cet être nouveau si différent du farfelu qui la faisait tant rire quand elle s'ennuyait dans leur bureau commun ? Enfin le train entra en gare. Je n'étais encombré d'aucun bagage à part un peu de ravitaillement et je sorti rapidement. LUCETTE était là et je la regardais émerveillé. Elle.. que depuis l'âge de 18 ans j'avais rêvé de tenir dans mes bras pour toujours, ces bras que j'ouvrais et dans lesquels elle vint se blottir. Nous échangeâmes un long, un interminable baiser et nous nous regardâmes soudain intimidés. Moi qui d'ordinaire trouvais facilement la phrase qui convenait je ne savais plus quoi dire me contentant de la dévorer du regard. Mon Dieu qu'elle était belle ma LUCETTE. Nous partîmes silencieusement marchant côte à côte dans cette grande rue Thiers qui fait face à la gare et je l'invitai à prendre un verre dans une brasserie. Petit à petit, à l'évocation de souvenirs communs, nous retrouvâmes nos marques puis je lui demandai de m'accompagner chez ma mère qui n'était au courant de rien et qu'il fallait ménager. C'est elle qui ouvrit la porte et pénétra dans le nouveau logement qu'occupait ma mère. J'étais resté dans l'escalier et j'entendis le dialogue. - Bonjour madame, j'ai une surprise pour vous, une bonne surprise - Laquelle ? - Vous allez revoir GERALD, il n'est pas très loin - Ce n'est pas possible ! - Si madame, il est même tout près. Et sur cette dernière phrase je fis mon apparition. Ma pauvre mère éclata en sanglots en me serrant sur son coeur, moi avec ma sensibilité de midinette, j'en fis autant et pour ne pas être en reste LUCETTE y alla de sa larme. Les effusions passées, ma mère, bien sûr, ne manqua pas de me faire des reproches. - Tu m'avais promis de ne pas t'évader - Promis mais pas juré, c'était pour te rassurer. Elle me dit encore qu'elle allait trembler le temps de mon séjour, s'inquiéta de savoir si j'avais des tickets car elle me précisa qu'elle n'avait rien à manger. Je la rassurai car j'avais même des fausses cartes de pain achetées à prix fort avant de partir. Nous passâmes une partie de l'après midi ensemble puis je reconduisis LUCETTE près de son domicile. Nous n'arrétions pas de nous bécoter et j'étais impatient de passer à des exercices plus concrets. Nous prîmes rendez-vous pour le lendemain et je revins chez ma mère pour faire l'inventaire des affaires civiles que j'aurais du retrouver. Hélas, ma mère avait donné des vêtements et toutes mes chaussures à des soldats belges qui en 40 s'étaient mis en "civils" pour ne pas être prisonniers. Je ne lui fis aucun reproche bien qu'un peu déçu. J'avais assez profité de l'aide de braves gens et puis il me restait un pardessus, ma tenue de golf, des pulls et un chapeau. Le lendemain après midi, ayant retrouvé mon amour, nous allâmes nous promener à la campagne et nous éprouvions une grande joie à marcher en nous tenant par la main, nous embrassant sans cesse. LUCETTE paraissait très amoureuse, un violent désir s'était emparé de moi et lorsque nous eûmes atteint un petit bosquet isolé nous pénétrâmes à l'intérieur, à l'abri des regards indiscrets. Je me fis plus tendre, plus pressant et enlevant mon pardessus que j'étalai par terre et avec tendresse, j'y déposais LUCETTE. Elle était consentante, car depuis longtemps elle savait ce qu'était l'amour physique. Elle ne m'avait rien caché mais cela m'était égal, totalement. Elle avait mon âge, étant même mon ainée de quelques mois et pour elle aussi la guerre avait fait des dégâts. Eperdu de désir pour ma belle proie, à mon tour, je m'allongeais et trente secondes plus tard je me relevai effaré. J'étais devenu le tireur le plus rapide de toute l'armée française. LUCETTE déçue ne me regardait plus. Je devinais ses pensées. C'était cela son héros, cet incapable, ce maladroit, non, ce n'était pas possible d'envisager l'avenir avec ce minable. L'amour physique tient une grande place dans le bonheur d'un couple. "Comment me sortir de ce beau rêve brisé", devait-elle songer. Moi, j'étais comme un grand couillon, horriblement vexé, ne sachant que bredouiller des excuses qui ne trouvaient aucun écho. Nous reprîmes le chemin du retour, marchant côte à côte mais sans nous toucher. J'eus alors la réaction qui s'imposait : - LUCETTE, je t'en supplie, accorde-moi encore une chance. J'ai risqué ma vie pour toi, tu le sais, je t'aime. Tu ne peux pas me juger sur ce qui vient de se passer. Laisse-moi te prouver que je suis un homme. Je connais un hôtel accueillant en ville. Allons-y de suite, je t'en prie LUCETTE. La mine boudeuse, à regrets, elle accepta enfin. Et ayant retrouvé mon tonus, je l'entrainai vers cet hôtel de la dernière chance. Vous voudriez bien savoir ce qui s'y passa mais vous êtes trop curieux. Quand nous ressortîmes deux grandes heures plus tard, LUCETTE se serrait tendrement contre moi, elle posait ses yeux sur les miens avec une douceur que je ne lui avais jamais connue. L'armée Française avait reconquis brillamment les positions bêtement perdues. L'avenir de nouveau m'appartenait. Ouf ! J'avais quand même drôlement eu peur. Les jours qui suivirent furent des jours de folie. Nous étions déchaînés et je ne me lassais pas de ce corps merveilleux qui vibrait sous mes caresses. Nous ne parlions que d'avenir, que de mariage. Ne voulant pas courir le risque de me faire prendre j'avais loué une petite chambre sous les toits, dans la banlieue troyenne. Il n'y avait pas de chauffage mais nos corps brulants n'en avaient pas besoin. Malheureusement, la nuit, LUCETTE me quittait car malgré ses 24 ans ses parents n'auraient pas admis qu'elle découche. Les temps ont bien changé depuis, alors que les gamines de 14 ans prennent la pillule. J'allais la reconduire à sa petite maison de jardin où la guerre avait obligé ses parents à se réfugier et la grande allée noire qui y conduisait fut bien souvent témoin de notre passion dévorante. J'étais pleinement heureux mais il me restait encore une démarche à effectuer, une démarche qui faisait trembler ma tendre maitresse. Je voulais revoir LYDIE pour lui remettre ses souvenirs, reprendre les miens et surtout lui faire comprendre que tout ce qui était arrivé, ne s'était produit que par la faute d'un seul coupable: Moi. Je lui avais écris dans ce but et lui avais fixé rendez-vous près d'une jolie fontaine de la ville. A l'heure convenue, ayant laissé LUCETTE dans un café où je devais la rejoindre, je me rendis au lieu désigné muni de mon petit paquet sous le bras. Je n'eus pas longtemps à attendre. Le coeur battant la chamade, je vis mon ex-fiancée arriver de sa démarche élégante, le visage empreint de gravité, portant elle aussi en un petit paquet, mes lettres, mes souvenirs. Mon dieu qu'elle était jolie, comme ses vingt ans lui allaient bien. C'était maintenant une vraie femme qui était devant moi me regardant intensément. - Bonjour GERALD. Alors tu as réussi à t'évader ! - Bonjour NINA. Oui mais hélas trop tard pour nous deux. J'avais essayé une première fois, pour te rejoindre, mais ça c'est mal terminé. - Je voulais te demander GERALl, là-bas, tu as connu une jeune fille que tu as aimée ? - Oui car elle m'a aidé à refaire surface, elle s'est montrée malgré les risques encourus, très gentille pour moi. - Je l'avais senti et j'ai souffert. A partir de ce moment tes lettres furent différentes. J'ai compris que tu ne m'aimais plus. - Oh ce n'est pas cela, LYDIE, mais je me sentais coupable envers toi, indigne de t'écrire encore car tu ne méritais pas cette trahison. C'est pourquoi j'avais décidé de te rendre ta parole. Quand ta lettre, après avoir croisée la mienne m'a annoncé ta décision de rompre parce que tu avais fait la connaissance d'un garçon sérieux. J'ai souffert terriblement mais j'ai été heureux pour toi. Ce garçon, que tu fréquentes maintenant vas-tu te marier avec ? Elle semble perdue, me regarde droit dans les yeux puis me répond : - Je ne sais plus, sans doute, il est très gentil. Et toi, que comptes-tu faire ? - Moi aussi je vais me marier. La solitude me pesait. Un jour j'ai écris à une ancienne collègue de bureau qui a fini par m'avouer son amour. J'ai refait une tentative qui a réussi. Puis un peu comme un reproche à sa chasteté. Elle est devenue ma maitresse et nous allons convoler en juillet. Elle a les yeux embués de larmes et murmure : - Quel gachi ! Elle parait soudain plus menue et je suis tenté de la prendre dans mes bras, de lui dire : - Le cauchemar est terminé. Viens, partons chez toi. Mais je sais que LUCETTE m'attend, qu'elle a ma parole, qu'elle s'est donnée à moi totalement, alors je tends mon paquet à LYDIE. Elle le prend machinalement et me tend le sien. - Je les avais gardé tous nos souvenirs, toutes tes lettres, les voilà, je n'aurai plus rien de toi. Les larmes coulent sur son beau visage de madone. Je ne puis supporter plus longtemps l'intensité de cette scène. Brusquement je lui tends la main. - Adieu petite NINA, pardonne le mal que j'ai pu te faire, sois heureuse. A regrets, elle me tendit la sienne. - Adieu GERALD, sois heureux toi aussi ! et elle fit demi-tour, s'en allant lentement sans se retourner. Je suis resté sur place jusqu'à ce qu'elle disparaisse happée par la foule. Saloperie de guerre qui broie impitoyablement des êtres faits pour s'aimer. On parle toujours des blessures du corps, rarement de celles de l'âme. Souvent ce sont les plus longues à se cicatriser. J'étais encore sonné lorsque je retrouvai LUCETTE. J'avais besoin de sa présence, de son amour et je la rassurai, en lui disant : - C'est fini ma chérie, il n'y a plus désormais que nous deux. Nous nous marierons en juillet si tu es d'accord. Après un long baiser qui était un acquiescement, curieuse elle regarda dans mon portefeuille que j'avais laissé sur la table. Je la laissais faire car pour moi ce geste ressemblait à une prise de possession. Elle en extirpa quelques photos d'anciennes copines et consciencieusement elle les déchira. - Puisque nous allons nous marier tu n'as plus besoin de cela. Et tes lettres que comptes tu en faire ? - Je vais les brûler chez ma mère en arrivant, je te le jure. Je la regardai amoureusement. Elle ressemblait à une adorable petite panthère, jalouse même de mon passé. J'étais de nouveau prisonnier mais je ne chercherai plus à m'évader car les chaînes qui me retenaient désormais avaient la forme de deux bras, doux, à la peau mate et chaude et j'avais hâte de les sentir de nouveau se refermer sur moi… pour toujours. Un jour viendrait où je tirerai un grand trait sur mon passé où je serai un homme nouveau allant de l'avant, sans plus jamais me retourner. Mes vacances sont terminées. J'ai été reçu à maintes reprises chez les parents de LUCETTE qui m'ont adopté. Son père était pendant la guerre de 14-18 mitrailleur à bord d'un avion. Son pilote ayant été tué par un aviateur allemand il a réussi, en cassant du bois à ramener l'appareil dans nos lignes. Il souffrit d'une commotion cérébrale à la suite d'une blessure à la tête. De nouveau mobilisé en 1940 il fut victime d'une hémiplégie et avait des difficultés pour s'exprimer. Nous sympathisâmes de suite. LUCETTE avait également une nièce âgée de deux ans et demi dont le père soldat était parti sans laisser d'adresse. Nous nous adorions et j'aimais jouer avec elle mais je dus bientôt dire au revoir à tous ces gens que j'estimais, à ma mère, qui avait passé son temps à trembler pour son inconscient de fils. Je n'étais pas entré en contact avec mes anciens amis car la délation, les jalousies, étaient monnaie courante. L'ami de ma mère malgré sa blessure de 1940 avait pris le maquis, deux amis d'enfance avaient été fusillés. Le bilan s'alourdissait chaque jour. LUCETTE avait tenu à m'accompagner jusqu'à PARIS malgré sa grande fatigue, due aux privations et à l'amour fou que nous vivions. Nous passâmes deux jours chez mon frère, deux nuits enfin, blottis dans les bras l'un de l'autre. Elle dormait la tête nichée au creux de mon épaule, je sentais sa respiration sur ma poitrine et de la sentir si fragile me rendait plus fort. Je devrais vivre pour deux, désormais, me montrer plus prudent, plus responsable. Une dernière étreinte gare de l'est, un mouchoir qui s'agite, une promesse : - A bientôt ! et le train s'éloigna emportant avec lui mon amour, ma passion. Mélancolique je rejoignis la gare où le train qui devait me ramener à CLERMONT était déjà à quai. Six longs mois à attendre. Quelle épreuve ! Mais avant il me faudra repasser la ligne, subir un nouveau contrôle. Après leurs sanglants revers en RUSSIE les Allemands devenaient parfois féroces. Souvent, après des attentats, des otages étaient fusillés, les Juifs et les Résistants déportés dans des camps d'extermination, la population affamée. Mais le contrôle se passa bien et à CLERMONT je retrouvai mes copains, mon boulot et je me préparai à subir mon célibat maintenant peuplé de rêves érotiques où une brune beauté conjuguait sans trève le verbe aimer en ma compagnie. Dans le courant de décembre je m'étais rendu dans la famille de mon ami JEAN COUHARD, le prisonnier qui m'avait fourni la carte de l'évasion. J'avais été accueilli à bras ouverts et j'avais acheté une poupée pour la petite RINETTE, la fille de mon copain. Madame COUHARD ressentait vivement l'absence de son mari et je la sentais perturbée au plus profond de son être. Le soir de mon arrivée elle me demanda de rester en sa compagnie et longuement nous évoquâmes l'absent. Je compris que cette femme souffrait profondément dans sa chair et dans son âme. Que pouvaient mes paroles devant cette détresse ? Je ne pus qu'adoucir le tableau de la captivité et parler de la fin de la guerre que tout le monde espérait proche. Je repris mon travail au colis du prisonnier. Depuis bien longtemps j'avais envoyé des nouvelles à mes camarades ainsi que des colis. J'évidais quelques cigarettes et remplaçais le tabac par des feuillets roulés un peu plus courts que la cigarette dont je refermais les extrémités par du tabac. Ces feuillets contenaient de vraies nouvelles concernant l'évolution de la guerre et des renseignements pour ceux qui voudraient s'évader. J'avais pris un nom de guerre pour correspondre. J'étais désormais PIERRE LATRILLE habitant CHAMALIERES et beau frère de JEAN COUHARD. J'avais également envoyé une carte routière contenue dans le carton ondulé du colis. Tout cela avait été convenu et faisait partis des astuces apprises lors de mon emprisonnement. Doucement le printemps chassait l'hiver. Le 2 février 1943, STALINGRAD était tombée et des milliers de soldats allemands fait prisonniers. Les Russes avaient commencé la reconquête de leur territoire. En AFRIQUE, MONTGOMERY s'était lancé à la poursuite de ROMEL. Le 14 avril commença la bataille pour TUNIS avec la participation des Troupes Françaises. La Résistance Intérieure se faisait plus intense, le Peuple Français s'était remis à espérer. J'envoyais de la nourriture à LUCETTE et à ma mère, souvent les colis étaient éventrés les victuailles en partie volées. La FRANCE crevait de faim, mangeant des rutabagas, des topinambours sans gras. Le marché noir sévissait partout, même les pommes de terre étaient devenues un luxe. Un jour je reçus un télégramme laconique de LUCETTE "J'arrive par train PARIS ". Elle n'avait pu se résigner à attendre le mois de juillet. Nos retrouvailles furent celles de deux amants assoiffés de tendresse et d'amour. Le temps était magnifique, j'avais quelques combines pour améliorer l'ordinaire et son séjour fut une véritable promesse pour l'avenir. Nous nous amions, faisions de belles promenades et reprenions des forces pour nous aimer encore plus. Comme nous étions loin de la guerre tant il est vrai que les amoureux sont seuls au monde. Et ce fut de nouveau la séparation dans une gare que je détestais. En partant elle me cria : - Je vais compter les jours, à bientôt mon chéri ! Nous avions fixé notre mariage pour le 3 juillet 1943 et nous avions quelques formalités à remplir. Les Allemands étant partout en FRANCE la ligne de démarcation n'était plus qu'un symbole. C'est le coeur joyeux que j'effectuais mes démarches. J'allais me marier, j'allais avoir une femme adorée chaque jour à mes côtés et la fin de la guerre approchait. Les Allemands reculaient toujours plus vite sur tous les fronts et leurs communiqués qui avaient inventé le repli élastique nous faisaient sourire. Enfin le mois de juin arriva et vers le 15, LUCETTE, mon impatiente LUCETTE, suivie, quelques jours plus tard, d'un peu de linge, d'un peu de vaisselle dont certaines pièces furent cassées dans le transport. Entre temps j'avais cherché un logement meublé mais je n'avais trouvé qu'un garni sans confort dans le vieux ROYAT près de la belle église fortifiée. Mais qu'importait la misère l'inconfort pour LUCETTE. Elle allait enfin manger à sa faim près de l'homme qu'elle avait choisi. Le temps s'écoula alors très vite et le 3 juillet, en compagnie de ROLAND et MARCEL, mes deux témoins, nous fûmes unis dans la petite Mairie de CHAMALIERES qui devait devenir célèbre avec GISCARD D'ESTAING. Il n'y eut pas de cérémonie religieuse LUCETTE comme moi n'étant pas baptisée. Aussitôt les formalités terminées nous prîmes le train pour THIERS pour aller chez un camarade évadé, lui aussi, et compatriote, faire notre repas de noce. Il m'avait dit : - Apporte le vin, je me charge du reste ! Et c'est avec une valise pleine de pinard et un bousset que nous débarquâmes chez lui. Ce fut un repas mémorable. La femme de mon ami, troyenne elle aussi et camarade d'enfance, sympathisa de suite avec LUCETTE que je n'avais jamais vu aussi jolie avec son petit tailleur bleu ciel et son chemisier orné de dentelles. Au dessert des disques permirent aux danseurs de s'en donner à coeur joie. Une chambre nous avait été réservée dans un proche hôtel et c'est là que ma bien-aimée que je croyais pourtant connaître de A jusqu'à Z sut m'offrir la plus belle nuit de noce qu'un homme puisse rêver. Merveilleuse femme, merveilleuse amante, il ne me restait plus qu'à organiser notre avenir ! N'ayant pas d'argent, mes deux copains m'en avaient prêté et pour rembourser, LUCETTE serait obligée de chercher du travail. C'était une excellente sténo-dactylo et peu de temps après notre retour à CLERMONT ce fut chose faite. Certains maris prisonniers des femmes travaillant avec moi étant non fumeurs ces dernières m'avaient demandé de vendre leurs cigarettes du marché noir pour se faire un peu d'argent. Mon copain de THIERS, un tantinet trafiquant avait preneur et de temps en temps je faisais le voyage en car et avec le petit bénéfice que je prélevais, j'achetais de la nourriture, viande, fromages, beurre, faux tickets de pain. Ainsi LUCETTE se retapait doucement et mon bonheur était complet lorsque je voyais ses joues reprendre des couleurs et ses salières se remplirent. Nous n'étions pas riches et les fins de mois difficile. Il ne nous restait parfois qu'un franc avec lequel elle remontait de CLERMONT à ROYAT par le tramway alors que je remontais à pieds, souvent en courant, pour rester en forme. Avant de me marier j'avais refait du sport et joué au football. Au printemps j'avais signé une licence d'athlétisme mais arrivé sur la cendrée, quand je me fus rendu compte que les gars tournaient autour de moi, j'avais compris. Mal nourri, mon organisme ayant trop souffert, malgré ma volonté je ne ferai plus jamais voir mes talons à mes adversaires c'est moi qui admirerais les leurs, et de loin. Pourtant je n'avais que 25 ans. Et c'est les yeux embués de larmes que je regagnai les vestiaires. Mon copain ROLAND avait été muté à THIERS. Il était entré en relation avec une de ses anciennes camarades de bahut. Il m'avait toujours parlé d'elle sans se rendre compte qu'il en était amoureux. Un jour je le lui dis : - Ta LUCIENNE qu'est ce que tu attends pour la marier. T'as pas encore compris que tu l'as dans la peau, que tu ne penses qu'à elle. Et comme LUCIENNE n'attendait qu'un aveu de la part de ma chère andouille de copain ils se marièrent et eurent deux beaux garçons. Quand Noël arriva, LUCETTE qui s'ennuyait de sa maman se montra très heureuse à l'idée d'aller revoir sa famille. Ainsi que je l'ai déjà écrit la ligne de démarcation ne donnait plus lieu à aucun contrôle et après un voyage sans histoire, nous passâmes un réveillon en famille et grande était notre joie à tous. Des voisins complaisants avaient mis une chambre à notre disposition et bien malicieux, ils avaient accroché une sonnette sous notre lit. Cependant ils ne nous entendirent pas commander celle qui devait devenir notre fille MICHELE. On avait tout simplement fait l'amour à la paresseuse. ( Voir le KAMA SOUTRA ). Quand LUCETTE s'aperçut de son état elle fut catastrophée. Plus réaliste que moi, elle se rendait compte de la précarité de notre situation. Pas beaucoup de ressources, pas de meubles, un taudis sans eau, sans gaz, sans W.C. pour logement, évidement cela ne prêtait pas beaucoup à l'optimisme. Ce qui convenait aux deux amants que nous étions restés ne conviendrait plus à une famille. Et de plus l'occupant, harcelé de tous côtés, était de plus en plus agressif et laissait la population française de plus en plus démunie de tout. Les trois premiers mois se passèrent mal. LUCETTE souffrait et son humeur avait changé. Je ne retrouvais plus le soir ma petite femme incomparable, mais nous ne pouvions qu'accepter cette situation. Pour arranger les choses, il m'arriva encore une histoire où je crus perdre la vie. Nous avions des bons donnant droit à 50 kg de charbon. Habitant dans le vieux ROYAT je devais me rendre par le tramway presque à l'extrêmité de CLERMONT-FERRAND chercher le combustible que je déposais dans le tram du retour. C'était le seul moyen de transport accepté par tous à cette époque. Alors que le tramway traversait la ville, je vis une animation inaccoutumée parmi l'occupant. Arrivé à destination j'appris qu'un attentat avait eu lieu la veille au soir. Alors que les Allemands sortaient en groupe de leur cinéma réservé, en l'occurence le Capitole et descendaient colonne par quatre la rue Montlosier, un partisan, du haut de la Place de la Poterne qui dominait la rue, avait balancé une grenade, tuant et blessant de nombreux Fritz. La réaction prévisible avait été à la hauteur de l'événement. Des maisons avaient été incendiées, des gens pris en otages et toute la ville mise en alerte. Il me tardait d'être de retour chez moi pour faire le mort pendant quelque temps et je chargeai mon charbon le plus rapidement possible. La traversée de la ville s'opéra sans histoire, quand arrivé à la hauteur du viaduc situé entre CHAMALIERES et ROYAT et sous lequel passe le tramway, peu avant le terminus, je vis beaucoup de feldgrau et une mitrailleuse installée au milieu de la chaussée. Je compris rapidement de quoi il retournait mais il était trop tard pour m'échapper. Il y avait des Fritz partout. Quand le tram s'arrêta au terminus, les Allemands se précipitèrent sur les hommes, leur firent mettre les mains en l'air et les alignèrent contre le mur face à la mitrailleuse. J'étais coincé, que faire ? Mon petit cinéma habituel se déroulait dans ma tête, réfléchir vite, agir. J'étais redevenu instantanément une bête traquée, prête à tout pour sauver sa peau. D'abord faire le simplet. Je m'étais réfugié au centre du tram alors que les femmes affolées s'y trouvaient encore. J'avais gagné du temps pour réfléchir. Sans regarder devant moi, je tirai alors mon sac de charbon près de la porte et m'asseyant sur le marchepied, j'installai le combustible sur mon dos et la tête dans les épaules, regardant le sol, obligé en cela par ma charge j'entrepris de m'éloigner de ce piège mortel. J'entendis alors courir derière moi, je vis une paire de bottes me dépasser et se retournant brusquement, le soldat me mit sa mitraillette sur la brioche. Feignant la surprise, je levai péniblement la tête et lui fit le plus beau sourire con dont j'étais capable. Mais lui, le salaud, ne devait pas avoir l'esprit à la rigolade ce jour là. De plus il avait une sale gueule et son cou s'ornait d'un imposant collier de métal où était inscrit FELGENDARMERIE. Il ne manquait qu'une clochette pour qu'il ressemble à une vache suisse. Mais ce gendarme ne me donna pas 100 balles et m'intima l'ordre de poser mon sac par terre, de lever les bras et de rejoindre les autres. Ayant l'habitude de cet exercice j'exécutai la manoeuvre d'une façon admirable. Peut-être espérais je qu'il allait lâcher sa mitraillette pour m'applaudir, mais hélas il n'en fit rien. Aligné avec les autres, les bras levés semblant vouloir traire les nuages, je me mis à gamberger dare-dare. Mon voisin de gauche qui tremblait comme une feuille me posa la question : - Qu'est ce qu'ils vont nous faire ? - Ça se voit, non, après ce qui s'est passé hier soir. Que n'avais-je pas dit là. Le gars se mit à pleurer, à gémir si fort que je dus lui dire de fermer sa gueule. C'est vrai, moi pour réfléchir je préfère le silence. On vous dira toujours, dans les bouquins que le pauvre type qui va être fusillé pense à sa femme, à sa mère, à ses enfants. C'est sans doute vrai pour celui qui, attaché à un poteau, n'a aucune chance de s'en tirer. Ça ne l'était pas pour moi. J'avais un seul impératif en tête : sauver ma peau ! Cette fois une olive entre mes deux fesses n'aurait pas donné d'huile. Je n'avais pas peur et j'examinais la situation. Je me disais : "Si les deux connards avec leur collier à vache restent à côté de nous, l'autre connard debout près de sa machine à pointiller les mecs ne tirera pas, mais à la moindre alerte, au moindre signe je fonce derrière le tram et vais me perdre dans le parc. Les arbres ça me connait ils m'ont déjà sauvés une fois dans les VOSGES ". Puis voilà que les deux Feldgendarm fouillent le premier de la file, examinent ses papiers et lui disent de foutre le camp et ainsi de suite jusqu'à moi. La séance de pelotage n'ayant rien donné, ma jolie carte d'identité les ayant séduit, ils me dirent gentiment : weg los… (va t'en ) Nous étions vraiment entre gens du monde. Calmement je récupérai mon charbon que ces muffles ne m'aidèrent même pas à charger sur mon dos et j'établis un nouveau record. Celui du porté d'un sac de 50 kilogs en montée. Quand je le posais enfin sur le sol de ma cave je crus que j'allais m'envoler tellement le fait d'être soulagé de ma charge me fit paraître tout à coup plus léger. Pendant trois jours je restai enfermé, une corde attachée à la fenêtre donnant sur le jardin du presbytère. J'étais toujours prêt à fuir pour gagner la montagne, si nécessaire. Début mars, me rendant compte que LUCETTE avait besoin de suralimentation, je quittai le Comité d'Entraide aux familles de militaires en captivité. Pourtant le directeur me laissait emporter les saucissons entamés par les rats, les balayures de légumes secs. Le chocolat abimé etc… Nous n'étions pas difficile à cette époque. Mais il me fallait des matières grasses, de la viande, car LUCETTE avait des envies que nos maigres revenus ne permettaient pas de contenter. Il y avait un métier qui pouvait rapporter gros car personne ne voulait le faire. Transporteur, avec un triporteur actionné par la force humaine. Il n'y avait pas de taxis à cette époque. Quelques rares véhicules à charbon de bois et muni d'une autorisation de circuler. Le vélo était redevenu roi malgré le manque de pneumatiques. j'en ai vu bourrés avec du foin. Le triporteur en question se conduisait avec un volant et le changement de vitesse incorporé au pédalier permettait deux rapports. Je décidai de tenter ma chance et je devins bien vite populaire à CLERMONT-FERRAND. Je faisais les courses pour mon patron et quand les gens me sifflaient en ville j'en faisais à mon compte en pédalant comme un sauvage pour rattraper le temps perdu. Le mécanicien de l'entreprise avait, à ma demande, confectionné un crochet avec lequel je m'accrochais aux tramways car les côtes étaient nombreuses à CLERMONT. J'avais souvent les flics aux fesses mais j'étais rapide et vigilant. J'eus de nombreux accidents car mon engin n'était pas tellement stable et le mécanicien était au désespoir mais je retombais toujours sur mes pattes. Evidemment j'avais de nouveau perdu quelques kilos mais je pouvais offrir le restaurant à ma bien aimée et elle ne manquait de rien. Un jour, je dus aller chercher des valises à ORCINES petit village situé en haut de la côte de la Baraque, terrible montée de plusieurs kms. Ayant réussi à me hisser à la force des jarrets jusque chez mes clients, je me trouvai en présence de deux nénettes qui en plus de leurs valises me firent comprendre qu'elles n'avaient aucun moyen de transport pour leurs charmantes personnes. Toujours galant je leur dis : - Prenez donc places sur vos valises, je vais vous emmener à la gare. Les pauvres qui croyaient avoir à faire à un type normal ! ! Quand j'embrayai la descente à tout berzingue elles commencèrent à crier. Avec une joie sadique je me laissais glisser. Grisé par la vitesse avec mes deux souris qui gueulaient sans arrêt se cramponnant désespérémment aux ridelles basses de mon triporteur. Je n'eus pas besoin d'avertisseur et ce sont deux pauvres créatures complètement vidées, blanches commes des mortes qu'en un savant virage je déposai devant la gare. En tremblant encore elles me donnèrent un bon pourboire avant de me quitter sans regrets apparents. Oui, je devenais de plus en plus populaire dans ma bonne ville. Une autre fois, accroché derrière un tram, je remontais la rue Montlosier, quand je vis de chaque côté des rails des petits drapeaux rouges. Je n'eus que le temps de dire merde ! et je disparu dans un trou creusé entre les rails, sous les regards effrayés des passagers que mon manège acrobatique amusait toujours. Je ressortis vite fait, intact comme d'habitude mais hélas, une fois mon triporteur extirpé du trou je m'aperçu qu'il était littéralement plié en deux et c'est avec le volant à 50 cm du sol que je fis mon entrée triomphale au garage. Un autre accident me revient en mémoire. Un jour que je me laissais descendre à toute vitesse dans une rue qui coupait le boulevard Lafayette, où à cette époque une fontaine était installée au milieu de la chaussée, une femme avec une voiture d'enfant déboucha de derrière le monument. L'accident était inévitable. Alors ne voulant pas blesser la mère et l'enfant je donnai un violent coup de volant qui déséquilibra complètement mon triporteur qui se retourna, alors que j'étais projeté dans les airs. Je me réceptionnai en un roulé-boulé impressionant et de suite sur pieds, vexé, je remis mon engin sur ses roues et repartis dans la descente. Une grand mère couru un instant à mes côtés me criant : - Arrètez, j'en ai vu un mourir d'une fracture du crâne après un accident. Je lui répondit : - Vous en faites pas mémé, j'ai le crâne solide. C'est à ce moment que je m'aperçus qu'il ne me restait plus qu'un petit bout de volant qui me permit tout juste de réintégrer le garage Etant allé faire une course à la gare, en ressortant, je pris mon élan et comme mon idole BUFFALO BILL, je me laissais retomber sur la large selle en fer. Je poussai un rugissement de douleur: des cons avaient parsemé de punaises ma belle selle. Furieux je regardai autour de moi, cherchant le coupable et je vis un groupe de transporteurs qui attendaient à côté de leurs voitures à bras les voyageurs ayant des bagages à transporter en ville. Ils me regardaient en se marrant, se tapant sur les cuisses de ma déconvenue. Je soupçonnai un dénommé BONNET d'avoir fait ce coup. Je me dirigeai donc vers lui qui me regardait venir gogenard et vlan, d'une bonne droite je le séchai. Les rires s'arrêtèrent instantanément et je leur dis avec ma gentillesse habituelle en montrant mon poing fermé. Avis aux amateurs. Mais personne ne bougea, BONNET se ramassa et je n'eus plus jamais de punaises sur ma selle. Il faut toujours se faire respecter. Un jour je fus arrêté près de la gare, alors que mon triporteur était rempli de marché noir destiné à un nervi niçois. Le type de l'Office de Placement Allemand qui m'avait interpellé m'intima l'ordre de le suivre et quand je me vis enfermé avec ces traîtres qui m'entouraient menaçants, dans le sinistre local de la Place DELILLE, dont parle JACQUES LAUZMANN, dans le JACQUIOT, je me vis encore une fois dans le pétrin. Comment allais- je m'en tirer ? L'interrogatoire commença et je repris mon air idiot: - Moi je ne suis qu'un pauvre bougre de transporteur et je ne connais même pas mon client. J'ai reçu l'ordre de charger dans les bureaux de la maison Agay et je devais déposer la marchandise dans ce café où vous m'avez arrêté. S'intéressant à mon âge ils me demandèrent pourquoi je n'étais pas en ALLEMAGNE. C'est alors que mon ange gardien intervint sous la forme d'un type qui avait été mon voisin de table dans le petit restaurant de CHAMALIERES où j'avais pris pension un moment. - Hello BRUN comment vas tu ? L'interpellé me regarda un moment et m'ayant reconnu vint vers moi. - Laissez-le les gars c'est un copain. Les Collabos m'abandonnèrent à BRUN à qui je racontais mon histoire. Puis je feignis d'être fortement intéressé par son emploi, lui demandant ce que ça gagnait, les avantages. Me montrant mon triporteur plein il me dit : - Tiens en voilà, un avantage, car on va garder ta camelote. On ne manque de rien ni de nourriture, ni de femmes. Nous sommes les rois. Pour le boulot on se charge de récupérer des pèlerins que l'on envoie en ALLEMAGNE, c'est tout. Je lui confirmai qu'étant très intéressé, j'allais en parler à ma femme et sur ces bonnes paroles, il me relâcha avec mon triporteur vide. Arrivé dans les bureaux de la Compagnie, je tombais sur FELIX, mon client, qui me demanda où était passée sa camelote, si elle était arrivée à bon port, en lieu sur. Je lui dis la vérité mais il crut que j'étais de connivence avec les gars de l'O.P.A. et il me menaça de me faire la peau. Je me défendis comme un beau diable et excédé je lui dis : - Vas leur demander, c'est Place DELILLE. Pas dégonflé il s'y rendit et discuta avec ces ordures. Ils étaient faits pour s'entendre et l'histoire s'arrêta là. Sauf que pendant longtemps je fis un détour pour ne pas retomber dans les pattes de BRUN qui fut fusillé à la Libération. Au printemps 1944 les alertes aériennes devinrent plus fréquentes. De jour, de nuit, les Anglais, les Américains venaient bombarder. La journée, quand les sirènes faisaient entendre leur lugubre son annonçant une alerte, j'allais chercher LUCETTE en son lieu de travail sis à 100 m de la maison qui m'employait et je l'emmenais dans mon triporteur le plus loin possible du danger. La nuit je me contentais de la tenir serrée dans mes bras, de la rassurer, ne voulant pas avec son gros ventre, la faire courir comme le faisaient les gens affolés, telle que ma voisine du rez de chaussée qui partait chaque fois avec une valise contenant ce qu'elle avait de plus précieux. Quand les usines MICHELIN furent bombardées et que les LANCASTER anglais en une ronde infernale venaient faire leur virage au dessus de nos toits, j'eus beaucoup de mal à la persuader que c'était la ville de RIOM qui était visée. Lorsque le lendemain elle apprit qu'à trois kilomètres de chez nous tout avait été rasé elle osa me traiter de sale menteur. Mais j'eus vite fait de me faire pardonner puisque notre vieille baraque était encore debout. Un dimanche matin nous reçûmes la visite des forteresses volantes. Elles lâchèrent leurs chapelets d'énormes bombes dont le départ était visible quant elle se détachaient de l'avion. J'avais vu que ce n'était pas pour nous et nous regardions ce spectacle fascinant de ces engins de mort qui à leur arrivée allaient pulvériser les Allemands occupant l'aérodrome d'AULNAT. La puissance de ces bombes était telle que l'on retrouva des cadavres de soldats allemands jusque dans les vignes bordant le terrain où le souffle les avait projeté. Au mois de mai, LUCETTE s'ennuyant de sa famille nous décidâmes de tenter dans les derniers jours du mois, d'effectuer une tentative pour nous rendre à TROYES. C'était risqué, même un peu fou car les gares étaient particulièrement visées par les avions alliés. Mais nous étions jeunes et j'avais une telle foi en ma bonne étoile. Les trains étaient rares et encombrés de gens qui stationnaient dans les couloirs empêchant l'accès des wagons par les portes. Qu'à cela ne tienne ! On hissa LUCETTE et son gros ventre de six mois par une fenêtre que pour ma part j'escaladai sans difficulté. Mais j'avais dû pousser ma grosse femme après l'avoir soulevé en sortant la langue, alors que deux voyageurs complaisants la tiraient par les bras. Elle réussit à obtenir une place assise car il y avait encore des hommes galants. Et le voyage commença avec ses ralentissements, ses alertes, ses arrêts en pleine campagne. Nous arrivâmes quand même chez mon frère en bon état. La maison par contre ne l'était pas. C'était un grand immeuble que deux bombes avaient frappé et elle ne tenait plus que par le milieu. L'armoire de mon frère était criblée d'éclat et quand une alerte se déclencha ce fut la panique et tout le monde se précipita vers les abris. Moi je restai à table en disant à ma famille : - Entre crever enseveli dans une cave ou partir dans les airs je choisis la deuxième solution. Et puis n'ai-je pas la baraka. A tout à l'heure ! Et j'attendis gentiment la fin de l'alerte. Les alliés cette fois s'étaient montrés raisonnables. Ils étaient allés poser leurs sales crottes un peu plus loin. Le lendemain nous repartîmes pour TROYES dans de meilleures conditions et mes beaux parents nous accueillirent à bras ouverts d'autant plus que nous avions amené quelques produits d'AUVERGNE qui en cette période de vache maigre étaient le plus beau des présents. Le 6 juin au matin je me rendis à la boulangerie la plus proche munis de ma fausse carte de pain achetée à CLERMONT. Je trouvais les gens en effervescence, discutant joyeusement d'un évènement que j'ignorai. Je fus vite mis au courant. Les Alliés avaient débarqué à l'aube. La radio clandestine l'avait annoncé et une immense joie s'était emparée de la population affamée. Enfin pensait-on, on allait apercevoir le bout du tunnel. Je revins à la maison comme un bolide en gueulant à tous les échos : - Ça y est. Ils ont débarqué ! ! Personne ne voulait me croire et quand enfin devant mon insistance ma bonne foi fut reconnue. Nous nous congratulâmes à qui mieux mieux. Puis je me rendis soudain compte que nous n'étions pas à CLERMONT FERRAND et que LUCETTE était enceinte et que pour le retour ce ne serait pas de la tarte. Nous avions des nouvelles par des voisins, qui sur leur radio suivaient anxieusement la progression des Américains. Devant l'ampleur des destructions ferroviaires tant par les maquis que par l'aviation je décidai d'éviter PARIS pour le retour et après avoir fait nos adieux à toute la famille nous partîmes en direction de LYON. Les trains étaient un peu moins encombrés que pour notre voyage aller, les gens avaient peur et seules les personnes dans notre cas avaient pris place dans les compartiments. Ce fut un voyage terrible pour LUCETTE, notre convoi s'arrêtant fréquemment pour laisser passer des trains pleins de soldats allemands montant au front. Partout ce n'était que ruines, ponts consolidés, aiguillages provisoires. Les alertes étaient nombreuses, le train s'arrêtait en pleine campagne et les gens s'égayaient dans la nature. J'ai même vu le mécanicien et son chauffeur s'enfuir à toutes pompes pour revenir penauds une fois le danger écarté. Je dus même faire la police lors d'une alerte, les voyageurs de notre compartiment voulant fuir avec leurs bagages. Je criai le plus fort possible : - Laissez vos valises, n'emcombrez pas les couloirs, pas de panique. Nous, on reste. Devant notre calme les gens obéirent et pour notre wagon tout se passa bien. J'avais si peur pour ma petite femme et sa majestueuse bosse. Je dois ici lui rendre hommage pour le courage exemplaire qu'elle afficha pendant ce voyage qui dura deux jours et demi. Par moment notre train roulait à 20 kms à l'heure. Les mécaniciens ne voulaient plus conduire de peur de sauter sur des charges de plastic posées par les résistants qui multipliaient les sabotages. Nous réintégrâmes enfin notre taudis complètement vidés physiquement et nerveusement. Il me fallait sans cesse penser à ma petite femme et à notre futur bébé. Quand je songe que maintenant on n'ose même plus péter devant une femme enceinte de peur de traumatiser le foetus ! Au mois d'août les Alliés prirent pieds en Provence et les Allemands commencèrent à se replier. Les maquis étaient passés à l'offensive et un de mes camarades de travail était parti pour le MONT MOUCHET. Il ne m'avait jamais dit qu'il faisait parti de la Résistance et comme je l'interrogeais sur les raisons de son silence à mon égard il me dit : - J'ai parlé de toi aux camarades mais tu n'es pas de notre région, nul ne te connait et nous ne pouvions prendre de risques. Moi j'ai confiance en toi puisque je te demande de garder le secret et de venir chercher mon vélo à la gare. Je compte sur toi pour voir de temps à autre si ma femme à besoin d'un service. Sur le quai de la gare nous nous étreignîmes émus mais le coeur plein d'espoir. Je ne devais jamais revoir ce héros de l'ombre. Mon camarade ANDRE BERTRAND, de ROYAT, fut tué par les Allemands au MONT MOUCHET. Pourtant son bras s'ornait du brassard de la Croix Rouge car il était infirmier. Mais la répression était aveugle et féroce. Les Fritz se savaient perdus et multipliaient les exactions, les fusillades. Nous devions après la guerre faire un pélerinage à ORADOUR SUR GLANE. Nous avions le coeur serré, les larmes aux yeux devant cette église calcinée où des femmes et des enfants avaient été brûlés vifs, devant cet ossuaire gardé par un survivant qui avait sans doute les restes de sa famille parmis ces os. "Remember", est-il écrit à l'entrée de ces ruines. "Remember", souviens-toi, plus jamais cela. Mon copain de THIERS celui chez qui j'avais fait notre repas de noce débarqua un jour chez moi et me demanda asile. Associé avec un chef français de la Gestapo, le fameux VIDAL coiffeur à THIERS, il avait trompé les couteliers de la Vallée de la Durolle en leur disant qu'il avait un client pour leur marchandise, au marché noir, bien entendu. Il leur demanda de faire des lots qu'il viendrait prendre avec son client. Le jour dit il passa avec un camion allemand venu de VICHY et rafla toutes les marchandises préparées par les couteliers, sans bourse déliée il va de soi. Il m'exhiba fièrement sa poche gonflée d'argent et me dit : - Si tu me mets au vert quelques temps il y en a un bon paquet pour toi. J'étais vraiment catastrophé, MICHEL, un copain, un évadé avait fait cela pour du fric. Je lui fis la morale, lui dis que je ne mangeais pas de ce pain là et je lui donnais l'adresse d'un monsieur qui pourrait lui donner du travail dans les assurances. Mais il n'était plus question pour moi de le recevoir et d'être son ami malgré nos souvenirs communs. Ce qu'il avait fait était à mes yeux impardonnable. J'eus de ses nouvelles un peu plus tard. Il était devenu agent d'assurance à COURPIERE. Il avait ainsi sur ma recommandation été embauché. Mais j'avais tenu à le mettre en garde : - MICHEL, les couteliers auront ta peau ! Cela l'avait fait rire. - Bientôt nous serons libérés et tout cela oublié. Hélas j'avais raison d'être inquiet et je vous parlerai de lui un peu plus loin quand l'heure du bilan sera venu. Tout n'était que combines, corruption. A quoi bon se voiler la face. Les guerres transforment les gens, si elles engendrent l'héroïsme, elles libèrent les instincts les plus vils, encouragés en cela par l'Occupant qui avait tout intérêt à destabiliser le pays occupé. Une autre fois je reçus la visite de mon voisin du dessous qui me proposa de gagner une grosse somme d'argent. - De quoi s'agit-il, PIERRE ? - D'intercepter un camion plein de café, Place des Salins. C'est pour le Maquis. Je lui objectai que les maquisards ne payaient pas pour de semblables opérations. Il tint pourtant à me donner des précisions. - Rendez-vous "Café de l'Univers" Place des Salins. - Ton histoire est trop merdeuse, PIERRE, ne compte pas sur moi et un bon conseil : méfie-toi. Mais il ne voulut pas m'écouter et avec son frère se rendit au "Café de l'Univers" où en fait de résistants ils tombèrent sur la Gestapo qui avait tendu ce piège. Quand sa concubine en larmes vint me trouver le soir en me disant qu'ils étaient enfermés au "92 ", caserne réservée à cet usage, je lui demandai s'il y avait des armes chez elle ! Je l'aidais à fouiller et nous trouvâmes une matraque de fabrication canadienne provenant d'un parachutage. Ces gens habitant la même baraque que moi, pendant quelques jours, je vécus sur le qui-vive dans la crainte d'une descente de la police allemande. De durs combats se déroulaient un peu partout et des convois de blessés circulaient dans l'agglomération. Ils étaient recouverts de feuillages pour échapper au repérage de l'aviation. Le chemin de leur retraite était parsemé d'atrocités. J'avais entrepris chez un ami menuisier la fabrication d'un lit pour notre futur bébé, avec de vieilles planches récupérées à droite à gauche. Cet ami avait un petit atelier et me prêtait volontiers ses outils et me conseillait. Remontant un jour de chez cet ami qui habitait CHAMALIERES, installé sur mon triporteur que je conservais le dimanche, je vis les Allemands affolés, brûler leurs archives, charger les camions de leurs rapines et fou de joie j'arrivai près de ma femme en criant : - Ça y est ils foutent le camp. Dans la matinée, ROYAT fut débarrassé de sa lèpre verte, les cloches se mirent à sonner, les gens à sortir joyeux et à ma grande surprise, les résistants de la dernière heure faire leur apparition. Des voisins qui n'avaient jamais levé le petit doigt, qui avaient applaudi PETAIN, s'affichaient l'air martial, avec un brassard au bras. J'en étais écoeuré. L'après midi, LUCETTE et moi, revêtus de nos plus beaux atours nous descendîmes à CLERMONT. La population en liesse s'y était donné rendez vous, les drapeaux soigneusement dissimulés depuis quatre ans étaient ressortis, chacun se souriait, affichant son bonheur. Mais la chasse aux collabos avait commencé et des filles tondues, nues et le sexe enduit de goudron étaient jetées en pature à la foule qui les insultait, prête à les lapider. J'étais profondément attristé par ce spectacle indigne de gens civilisés. Chacun avait le droit d'être jugé, châtié selon ses fautes trop de vengeances personnelles faussaient la vraie justice. Il était temps, avec la liberté, de retrouver la démocratie. Quelques jours plus tard, alors que je remontais chez moi par le train, je vis une fille que j'avais remarquée et entendue rire et plaisanter avec de beaux officiers allemands que ses parents recevaient. Elle aussi risquait d'être livrée à la vindicte populaire. M'approchant d'elle par derrière, doucement, je lui dit bonjour en allemand. Elle tressaillit violemment et se retournant, blanche comme une morte, me répondit: - Je ne comprends pas monsieur. - Eh bien moi je vais vous faire comprendre, Fraulein. Voyant son air terrorisé je m'éloignai d'elle car je ne suis pas sadique au point de continuer ce jeu cruel. Simplement en lui flanquant la trouille je venais de la mettre en garde contre une répression qui ne serait sans doute pas à la hauteur de la faute. Et le lendemain j'eus la satisfaction de voir un camion de déménagement devant sa porte. Ses parents avaient jugé plus prudent de changer d'air avant que la vengeance ne s'abatte sur eux. Ils ne revinrent à ROYAT que quelques années plus tard quand le temps eut apporté l'oubli. Ils ne se doutèrent jamais qu'ils devaient peut-être la vie à un type qui un jour dans un tramway avait eu pitié d'une gosse dont la seule faute était d'avoir des parents qui croyaient en LAVAL et en PETAIN. Errare humanum est ! Aujourd'hui encore je ne regrette pas mon geste car la délation n'a jamais été mon fort. Nous étions enfin libres mais la guerre n'était pas terminée pour autant et les restrictions demeuraient aussi sévères que quand nous étions occupés. Les gestapistes, des collabos arrêtés étaient jugés sommairement et fusillés au PUY DE CROUELLE à la sortie de CLERMONT-FERRAND. La population commençait à panser ses plaies, nombreuses hélas, avec les bombardements, les sabotages. Moi, avec mon triporteur, je ne chômais pas et payais le restaurant à LUCETTE presque tous les jours car nous voulions un beau bébé. Les douleurs de l'enfantement la saisirent le 26 septembre dans une belle journée de l'été finissant. Je la fis monter dans mon triporteur et l'emmenai à la maternité de CLERMONT-FERRANT. J'étais malheureux de la voir souffrir ainsi et je restais près d'elle la tenant par la main. J'avais conservé ma tenue de travail et faisais triste mine dans ces vieux vêtements. Mon triporteur stationnait devant la porte, dans la grande cour bordée d'arbres. L'accouchement s'annonçait mal et ma petite femme souffrait le martyre. Le médecin venait souvent voir si le bébé progressait mais il n'avait pas l'air pressé. La journée s'écoula ainsi, puis la soirée. A minuit aucune progression n'était visible et le médecin de garde s'endormait sur sa chaise. De temps à autre je le secouais, il prenait son stéthoscope le posait sur le ventre de la parturiente et moitié endormi me disait : "le coeur bat toujours" et il repartait dans sa léthargie. J'avais peur qu'il finisse sa nuit avec le ventre de LUCETTE comme oreiller. Epuisé moi même, je dus aller, entre deux spasmes de la future maman, m'allonger dans mon triporteur. Le ciel était étoilé et je me souvenais d'autres nuits passées ainsi. L'inconfort de ma position ne me gênait pas. Ainsi je serais peut-être bientôt papa et j'étais inquiet pour LUCETTE, pour le bébé qui ne se décidait pas à venir dans notre monde de merde. Il en avait vu dans le ventre de sa mère, peut être trop vu. Pourvu qu'il soit normal. L'aube me retrouva au chevet de ma pauvre femme épuisée. Rien n'avait changé et je devins mortellement inquiet de cette trop longue attente. La matinée s'écoula interminable quand enfin vers les une heure de l'après midi, le docteur GENDRE, chef de clinique apparut et s'occupa enfin de ma LUCETTE. Il me pria de sortir et je l'entendis parler de forceps. Un appareil qui me parut de torture fut apporté et je me mis, comme on peut le voir dans les films, à arpenter la galerie. Au bout d'un siècle une infirmière vint vers moi et joyeuse m'annonça : - Ç'est une belle petite fille - Et la maman ? ? - Ça va. Elle a été déchirée, mais le docteur répare les dégâts. Ouf, j'étais enfin rassuré. Je demandai à voir ma progéniture; c'est vrai qu'en général les nouveaux nés ne sont pas bien beaux. Pourtant ma fille apparue magnifique à mes yeux de père. LUCETTE étant toujours endormie je sautai sur mon triporteur et j'allais me mettre sur mon 31. De retour à la maternité les infirmières ne voulaient pas croire que c'était ce même type minable qui avait attendu 36 heures la venue de son bébé. LUCETTE revenait doucement à elle et quant elle eut repris ses esprits je lui annonçai triomphalement : - Tu as gagné, c'est une fille. C'est ce qu'elle avait toujours souhaité ne désirant pas un garçon à l'image de son père car il lui aurait donné trop de soucis. Tout le temps qu'elle passa à la maternité, je la gavais de fruits, de ravitaillement car elle allaitait le bébé et je me défonçais de plus en plus sur mon triporteur, laissant des kilos de sueur sur la route. LUCETTE avait donné son congé et j'allais devoir subvenir seul aux besoins du ménage. Je fus heureux de ramener mon petit monde à la maison. Mais ces pièces insalubres, sans confort, fatiguaient LUCETTE dont le lait fut bientôt rejeté par notre petite MICHELE qui refusait le sein. Les problèmes de santé commencèrent et la sage-femme me dit un jour : - Si vous voulez conserver votre enfant il vous faudra changer de logement. Usant de ma qualité d'évadé, j'obtins par réquisition un petit appartement meublé ensoleillé et ayant une vue magnifique sur le PUY DE DOME. LUCETTE se sentit revivre. Je n'avais plus à aller laver les couches à la grotte des laveuses où les femmes surprises me dévisageaient curieusement. La forêt n'était pas éloignée et je ramenais du bois mort qui nous faisait des flambées magnifiques. L'hiver était rude en AUVERGNE, la neige abondante. Courant janvier le lait ne fut pas distribué pendant trois jours et ma petite fille n'avait plus que de l'eau sucrée à boire au grand désespoir de la maman. Par moins 15° je partis un matin dans la montagne à la recherche d'un peu de lait. J'arrivai presque défaillant chez un paysan qui me prit en pitié, me permit de me réchauffer près de l'âtre et me céda 1/2 litre de lait que je redescendis bien vite à la maison. Mais la fatigue et les privations finirent par avoir raison de mon courage. Je devais absolument changer de métier. Je voulus m'engager aux Etablissements MICHELIN qui maintenant travaillaient pour les Alliés mais le médecin qui m'ausculta me dit qu'ils ne pouvaient pas prendre le risque d'embaucher des gens déficients. - Vous avez besoin de repos, de suralimentation. Revenez plus tard quand vous aurez récupéré. Je revins désespéré à la maison. Brusquement à 25 ans je me sentis vieux, usé. Le médecin ne m'avait-il pas dit : - Vous êtes comme un homme de 70 ans. Il me fallut deux jours pour réagir, pour relever la tête. Le toubib avait vu monsieur FUSSINGER mais il ne connaissait pas l'autre, le teigneux. Il ne connaissait pas FUFU. Les prisonniers n'allaient pas tarder à revenir, nous étions en mars et à partir du 7 les alliés franchir le RHIN, la campagne d'ALLEMAGNE commençait. Nous allions voir déferler les prisonniers, les déportés, les S.T.O., les volontaires et aussi la lie qui avait fuit avec l'ennemi. A cet effet un grand ministère des rapatriés avait été formé et le directeur régional choisi parmi les évadés. J'allais le trouver, fis connaître ma condition de rapatrié et lui demandai de me sortir de la panade. A cette époque existait ce qu'on appelait entre nous "l'esprit évadé" et on ne faisait jamais appel en vain à un camarade. Il me répondit : - Tu tombes bien. Nous allons ouvrir un centre d'accueil à ROYAT où nous avons réquisitionné le grand hôtel. J'ai besoin d'un gars comme toi pour l'accueil. Si tu veux, pour la bouffe, tu t'arrangeras avec le cuistot chef qui est des nôtres. Tu commences demain. C'est ainsi que MARCEL COURVOISIER, Directeur départemental du ministère des rapatriés devint pour moi un patron mais plus encore un ami. Ayant pris contact avec le Chef de Centre, un ancien de 14-18, je commençai immédiatement mon travail d'organisation. J'avais avec moi deux collègues et l'armée française m'avait délégué des auxiliaires féminines très précieuses pour remplir la paperasserie. Il y avait en gare un service d'accueil permanent et j'étais en relation téléphonique avec chaque canton où d'anciens prisonniers avaient été nommés responsables de l'accueil. Des comptoirs avaient été aménagés dans le grand hall et des services de la Mairie pour les tickets d'alimentation, de la préfecture pour divers papiers, en avaient pris possession. Enfin la Sécurité Militaire avait mis un lieutenant et deux soldats anciens maquisards à notre disposition pour détecter les suspects dont des listes avaient été établies. Au premier étage fonctionnait la partie militaire avec le commandant DESRETOURS, le Service Sanitaire avec médecins, dentistes, infirmières. Les grandes cuisines de l'hôtel avaient été remises en état, les gardes-mangers approvisionnés. Tout avait été organisé de main de maître par COURVOISIER et son équipe et chacun tint à être à la hauteur pour réserver aux rapatriés un accueil du tonnerre. Les magnifiques chambres de l'hôtel étaient à la disposition des prisonniers et croyez-moi, un tel luxe après les paillasses en a surpris plus d'un. Même qu'un jour un brave gars de la montagne a confondu bidet et cuvette des W.C. Il fit ses besoins dans le premier et voulut se laver les pieds dans le second. Malheureusement le pied glissa et resta coincé au fond de la cuvette. Il fallut l'aide du Service Sanitaire ameuté par les braillements du gars affolé pour le tirer de sa fâcheuse position, alors qu'un étron encore fumant ajoutait à la gaieté du moment. Mais coucher dans le lit jadis occupé par des princes, des maharadjahs, avoir à sa disposition une magnifique salle de bains fit que beaucoup de rapatriés avaient l'impression de vivre un rêve. Un soir l'un d'eux se plaignit à moi d'un violent mal de gorge. Je le fis mettre au lit et j'allais chercher le médecin qui le fit relever et asseoir sur une chaise. Il lui fit ouvrir la bouche et soudain recula en me poussant, puis il fit recoucher le gars qui mourut dans la nuit. Il avait le typhus et tout le personnel fut vacciné dans le jour qui suivit. Nul ne fut avisé de ce qui s'était passé et il n'y eut pas de panique. Pour les corvées, l'entretien du Centre, un Kommando de prisonniers allemands nous avait été délégué. Je les voyais défiler devant moi pour ramasser les mégots et je pensais : "Chacun son tour ". Cela aurait dû me réjouir mais je n'avais aucune haine et cela m'étonnait car quand je dérouillais dans les stalags, je me promettais bien de me venger mais j'en étais incapable. Par contre certains rapatriés ne se gênaient pas pour leur foutre leur pied au cul, entre autre un copain surnommé BIDULE qui était devenu leur terreur. J'avais essayé de le raisonner, rien n'y faisait. Si on l'avait laissé faire il en aurait étranglé quelques-uns. Un jour pourtant je montai dans leur chambrée sous les combles et j'appelai l'interprète qui parlait un excellent français et je lui tins ce langage : - Je me suis promis de vous faire, au moins une fois, ce que vous m'avez fait si souvent. Dites à vos camarades d'étaler leurs affaires sur leur lit. Car eux avaient de vrais lits et jouissaient d'un certain confort et méthodiquement je procédai à une fouille au milieu d'une assemblée haineuse. Je récupérai simplement une pince coupante. Ensuite je m'excusai en leur disant : - J'ai fait cela simplement pour vous rappeler combien vous nous avez humilié. J'ai été affamé, battu, menacé de mort plusieurs fois. Ne recommencez jamais, l'univers entier vous considère comme des assassins. Faites-vous oublier. Je sais que vous n'êtes pas tous pourris. Certains Allemands m'ont traité en ami et cela aussi je ne l'oublierai jamais. Pas une fois je n'ai levé la main sur un prisonnier. J'assistais chaque jour à des scènes émouvantes. Beaucoup de prisonniers découvraient leurs enfants qu'ils ne connaissaient que par photographie. Il y avait de la joie mais aussi beaucoup de larmes et j'avais un mal fou à me montrer insensible. Un rapatrié me demanda un jour de ne pas prévenir sa famille mais c'était déjà fait et le pauvre gars m'apprit qu'il avait eu des rapports avec une ouvrière française volontaire pour le travail en ALLEMAGNE et celle-ci lui avait collé une maladie qu'à cette époque on qualifiait d'honteuse. Je le rassurai comme je pus en lui parlant des miracles de la pénicilline mais je n'aurais pas voulu être à sa place à son retour à la maison. Un soir que je m'étais attardé au Centre je reçus un coup de fil du service en gare me signalant un suspect. A l'arrivée de ce dernier, en compagnie d'un des jeunes gars de la Sécurité Militaire, je décidai de l'interroger pour voir s'il ne s'agissait pas d'un milicien où d'un waffen-SS déguisé en rapatrié. L'ayant emmené dans une chambre vide nous commençâmes à lui poser quelques questions ! Le type ne paraissait pas avoir la conscience tranquille, et avait vraiment l'air d'une ordure. Voulant contrôler s'il n'était pas tatoué sous le bras comme cela se faisait dans la SS, l'agent de sécurité lui intima l'ordre d'enlever sa chemise. Entre temps il avait sorti son couteau de commando et faisait semblant de se nettoyer les ongles avec l'impressionnante lame. Passant derrière le suspect il lui posa la main sur l'épaule. Au même moment on entendit un grand pet suivi d'une odeur épouvantable. Le collègue me regarda surpris et m'interrogea : - C'est toi qui a fait ça ?… - Non c'est lui ! Alors le gars complètement paniqué avoua qu'il avait fait dans sa culotte. Nous n'eûmes d'autres ressources que de l'emmener aux toilettes où il put se laver ainsi que son pantalon terriblement parfumé. Mon copain écoeuré me dit : - On reprendra l'interrogatoire demain mais en attendant qu'est-ce qu'on va foutre de lui, il n'y a rien de prévu pour enfermer ces ordures. J'eus alors une idée lumineuse : - L'ascenseur, on va l'enfermer dans l'ascenseur pour quelques heures, coincé entre deux étages. Et l'on fit ainsi. Le lendemain, tôt arrivé, je fis descendre l'ascenseur dont la porte s'ouvrit violemment et mon suspect partit comme un bolide, coudes au corps. "La vache, il se tire" pensai-je et je couru derrière lui. Je n'eus pas à aller bien loin car il pénétra dans les W.C. où j'entendis une série de déflagrations plutôt merdeuses. Quand soulagé mon suspect ressorti je le confiai à la sécurité militaire. Il était enfin prêt à raconter sa vie. Une autre fois on me signala un type très dangereux arrivé dans la nuit et logé dans une chambre au dernier étage. Je montais pour vérifier et ouvrant la porte doucement je vis que ce suspect dormait et je vis la clé de la chambre posée sur la table de nuit. Sans faire de bruit j'allai m'en emparer, prêt à cogner si le gars bougeait mais il resta sage et je l'enfermai à double tour. Quand le lieutenant du 2ème bureau arriva je lui signalai le type et il me demanda de l'accompagner pour la capture. Revolver au poing, je tournai doucement la clé dans la serrure et après nous être concerté du regard nous fîmes irruption dans la pièce ; l'oiseau s'était envolé. La fenêtre était grande ouverte et malgré la hauteur notre suspect avait sauté sur un proche balcon et avait pu s'échapper. J'eus quelques accrochages avec le personnel affecté à l'accueil car certains employés ne se sentaient pas concernés par le retour des prisonniers. Entre autre une péronnelle qui arrivait facilement avec une demi heure de retard, alors que les gars attendaient pour régulariser leurs papiers. Lui ayant demandé d'être exacte à l'avenir elle me toisa en me disant : - Je suis rédactrice à la préfecture. Qui êtes-vous pour me donner des ordres. Il me semble d'ailleurs vous avoir déjà vu. - C'est bien possible mademoiselle, avant de faire ce travail je tirai un triporteur dans les rues de CLERMONT où je suis très connu. - Mais oui, c'est cela et vous avez la prétention de me commander ? - Je vous parie que demain vous serez à l'heure car je vais téléphoner au Préfet. Vous n'avez pas le droit de faire attendre mes copains. Et je tins parole. Dix minutes plus tard j'avais le Préfet au bout du fil. Il se montra scandalisé par l'outrecuidance de cette, au demeurant, très charmante rédactrice. Et c'est tout souriant que j'accueillis le lendemain cette mignone enfant, à l'heure et même en avance et qui dut se contenter de me fusiller en pensée car elle n'avait pour pistolet qu'un regard noir qui me transperça jusqu'à la moëlle. 43 ans après j'en tremble encore. Un autre jour, montant au 1er étage, je vis une foule de prisonniers rassemblés dans le couloir dans l'attente de la visite médicale, qui aurait du se dérouler depuis un bon moment. Les gars étaient mauvais car des rires filtraient à travers la porte que j'ouvris brusquement. Les toubibs, les infirmières, surpris dans leur charmante réunion me demandèrent la raison de mon intrusion. En colère je leur dit : - Sur le palier, il y a des gars qui attendent depuis 5 ans la joie de rejoindre les leurs et au lieu de vous occuper d'eux comme votre devoir vous y oblige vous préférez marivauder. Ils le prirent de haut, même de très haut. Pensez donc, un minable de l'accueil venir leur donner des ordres. Ils m'envoyèrent proprement balader avec de gros rires. Furieux, je me rendis chez le commandant chef du Centre pour la partie sanitaire et avec véhémence je le mis au courant. J'étais devenu délateur, c'est vrai, mais pour la bonne cause et je m'assumais. Et c'est avec lui que je retournai confirmer mon accusation. Croyez moi que tout rentra bien vite dans l'ordre pour le plus grand bien des camarades. Je sortais toujours des cuisines par les derrières de l'hôtel avec mon panier contenant mon repas et celui de LUCETTE. Bien nourri j'avais retrouvé mon poids de grande forme de 70 kgs. COURVOISIER avait trouvé ce moyen pour me dédommager du surcroît de travail que j'assumais. Pourtant cela n'avait pas l'air de plaire au gérant de l'hôtel qui avait été conservé pour la bonne marche du service. C'était un ancien maître d'hôtel très stylé. Un jour il m'attendit à la sortie des cuisines et à ma grande surprise il m'intima l'ordre d'aller remettre ce que j'avais dans mon panier, là où on me l'avait délivré. Mon sang ne fit qu'un tour. Que me voulait donc cet embusqué qui avait fait la guerre bien au chaud dans son hôtel de luxe et qui avait la prétention de me donner des ordres. Je l'attrapai par la cravate et amenant son visage près du mien, une fois de plus je bluffai : - Monsieur, j'ai des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Si vous voulez que je mette tout ce que je sais sur vous sur la table, à votre guise, on va bien rigoler. Il devint blanc comme un linge, se mit à bafouiller des excuses. Pour sûr, il n'avait pas la conscience tranquille, le frère, et avec le ravitaillement, les stocks de cartes, il devait s'en passer de belles. Je le relachai et je lui dit gentiment : - Maintenant on me fout la paix, compris… Il ne m'adressa plus jamais la parole. Ça commençait à bien faire, je me faisais de plus en plus d'"amis" dans ce Centre. Heureusement qu'il y avait les autres, ceux qui travaillaient consciencieusement et ils étaient les plus nombreux. Tout fonctionnait à merveille. J'avais la possibilité de faire des bons de transport et je m'en servais volontiers lorsqu'un prisonnier désirait se rendre dans une famille lointaine. J'eus pitié un jour d'un déporté hongrois sorti d'un camp de concentration et je l'invitai chez moi. Il passa une journée en famille et après toutes les épreuves qu'il avait endurées, il apprécia beaucoup la gentillesse de ma petite fille. LUCETTE n'aurait plus à envoyer de colis à mon ancien camarade de Kommando qu'elle avait adopté et dont elle était devenue la marraine. IGNACE MARJAK, ce polonais sans famille, ne nous donna plus de ses nouvelles. Un des deux zèbres de la sécurité militaire avait fait parti d'un maquis près de COURPIERE, là où s'était réfugié mon copain MICHEL après son mauvais coup avec les couteliers de la DUROLLE. Je lui dit que j'avais un pote qui avait été enlevé par le maquis : - MICHEL M. tu connais ? - Oui, bien sûr, c'était ton copain cette ordure ? - Avant cette histoire des couteliers, oui, c'était un ami, qu'en avez vous fait ? - Et bien ton copain, on l'a pendu par les pieds à un arbre. Il a passé toute la nuit à nous supplier et à gémir. Puis il a fini par crever ! J'étais horrifié. MICHEL aurait mérité la prison, pas cette mort atroce. C'était un flambeur qui ne voyait pas le mal et il aimait trop l'argent gagné facilement. Mais en temps de guerre les hommes redeviennent des primitifs donnant libre cours à leurs bas instincts. Les grands sentiments n'ont plus leur place et la justice est sans pitié, mais peut-on encore parler de justice. Quand le 8 mai arriva, que toutes les cloches se mirent à sonner, je restai seul au Centre d'Accueil. Tout le monde s'était répandu dans les rues, les cafés débordaient de clients. Enfin le cauchemar était fini. Mélancoliquement je reportai mes pensées cinq ans en arrière. Où était le petit soldat plein d'illusions qui ne pensait qu'à rire et que les copains avait baptisé FUFU. FUFU, c'est à lui que toutes ces histoires étaient arrivées. Pour moi il ne pouvait plus rien se produire d'extraordinaire. J'allais être enfin Monsieur FUSSINGER. Après le 1er novembre 1945, les prisonniers tous rapatriés, je trouvais un emploi chez un petit pompiste. Cinq mois plus tard en compagnie de ma chère LUCETTE je prenais la direction pour la firme ESSO d'une station d'essence dans le centre de CLERMONT- FERRAND. FUFU n'existait plus. Curieusement je tirai un trait sur mon passé, cessant même de correspondre avec mes amis, mes anciens camarades, ne voulant plus penser qu'à l'avenir.