FUSSINGER Gérald
051
ON M'APPELLAIT... FUFU !
GUERRE
1939-1945
Témoignage
NICE
- Décembre 1987
Analyse du témoignage
Ecriture : 1987 - 450
pages
051
- Tome I - Guerre et captivité
052
-Tome II - Sur le chemin de la Rédemption
Il a fallut qu'un
jour, 42 ans plus tard, je lise sur NICE-MATIN, un
article qui me toucha. Il était fait appel aux
souvenirs des anciens combattants pour que la
postérité, apprenne ce que nous avons vécu.
J'ai fouillé dans
mon garage, retrouvé de vieux journaux, de vieux
récits et j'ai envoyé le tout à Michel El Baze,
responsable de l'article.
En retour il m'a
demandé de faire ce livre. Est ce que cela en
valait la peine ? A vous de juger.
Allez, salut tout
le monde.
Ras le bol de
FUFU, ce teigneux, cet emmerdeur. Il était si bien
enfoui au fond de ma mémoire.
Il a fallu qu'il
en sorte pour de nouveau me faire peur, aimer,
rire et pleurer aussi. Il va regagner son petit
jardin secret, il ne veut même pas signer, cette
tête de lard !
Alors je le fais
pour lui.
MANDELIEU,
le 10/04/1987 à 10 h du soir… OUF ! ! !
POSTFACE
de Michel EL BAZE
Marie-Pierre (20 ans)
enfourne "au kilomètre" le manuscrit de Gérald
Fussinger dans son Mac quand je l'entends s'écrier
: "Ça, c'est un mec". En un mot elle venait de
traduire un sentiment que vous éprouverez,
lecteur, en dévorant les tomes I et II de ce
témoignage exceptionnel de celui qui, de la
cohorte des prisonniers de guerre a su se lever et
dire "non", c'est-à-dire : Résister.
Marie-Pierre,
20 years of age, quickly puts in the manuscript by
Gerald Fussinger in her Mac when I hear her
exclaim : "That's what I call a man". In one word
she had just summarise your feeling, dear reader
has you avidly go through volume I and II of this
exceptional testimony from he who from the line of
the prisoners of war managed to stand up and say
"No", that is to say to be a Resistant.
PRÉFACE DE MICHEL EL BAZE
"En guise d'introduction",
Gérald FUSSINGER présente son témoignage et se
décrit lui -même mieux que je ne pourrais le faire
et toute préface de cet ouvrage aurait été
superflue s'il n'y avait la correspondance
échangée avec l'auteur et mon plaisir d'en
reproduire ici quelques extraits qui affirment
mieux encore la personalité de notre admirable
FUFU "ce mec" -comme disent les stagiaires T.U.C.
Marie-Pierre et Nathalie -qui voudraient bien le
connaître . A l'origine de notre rencontre un des
articles paru dans NICE-MATIN et l'envoi de
quelques pages le 27 novembre 1986, d'abord :Et "mon avis" fut
d'inciter mon correspondant à persévérer dans la
rédaction de son témoignage. Puis le 27 novembre
suivant :
J'ai eu
une vie difficile travaillant dès l'âge de 13 ans.
Je suis un autodidacte avec encore de nombreuses
lacunes dans mon instruction, mon éducation. Ce
qui m'a plu dans votre appel, c'est son côté non
lucratif et l'aide d'une équipe qualifiée. Je ne
pensais pas que ma guerre pourrait encore
intéresser quelqu'un. Je n'attends qu'un mot de
vous pour reprendre le stylo, après 40 ans. N'ayez
crainte, mes souvenirs sont toujours là, bien
vivants, trop vivants même car il est des heures
si terribles qu'elles vous marquent à jamais de
leur empreinte.
Encore le 9 Décembre
C'est
avec une grande joie que j'ai reçu votre missive.
Ainsi grâce à vous je vais pouvoir écrire, après
40 ans de silence la relation de mes aventures, de
mes états d'âme, de mes révoltes, de mes joies. Je
pense que vous avez raison. Il faut, pour les
générations futures, le témoignage de notre
époque. Maintenant je considère cela comme un
dernier devoir que la vie m'imposerait. N'ai-je
pas lu avec beaucoup d'intérêt les souvenirs du
Capitaine COIGNET un soldat de NAPOLEON. Mon récit
comportera un préambule dans lequel je me situerai
pour une meilleure compréhension de ma mentalité,
de mon éducation, de mes réactions. Puis le récit
partira de mon incorporation au 153ème R.I.F., mon
instruction militaire, la vie sur la ligne MAGINOT
seront évoquées. Puis j'aborderai la drôle de
guerre. Je camperai quelques uns de mes camarades.
Je parlerai de notre mentalité et enfin du 10 mai
1940. Je rentrerai de plain pied dans ce qui fut
la fin de nos illusions, de nos convictions. Nous
n'avons pas à rougir mais nous nous sommes battus
avec de faibles moyens. Des camarades sont morts à
mes côtés et nos officiers, le Commandant SOURIAU
entre autre, ont mérités notre admiration. Ensuite
je parlerai de la captivité, de la misère humaine,
de l'homosexualité, de la dégradation de certaines
valeurs auxquelles j'étais attaché et aussi la
fierté que j'éprouvais à être en prison avec
d'autres évadés. Nous étions le refus et avions
l'impression d'être redevenus des hommes malgré
les humiliations et notre grande misère. Je
parlerai de ma dernière évasion en y incorporant
les 2 récits que je vous ai fait parvenir. Et pour
finir je parlerai de la période se situant entre
mon évasion et la Libération, période riche encore
en aventures. Puis je terminerai par un épilogue,
pas trop long, émaillé sans doute de quelques
considérations sur l'âme humaine. Etant donné que
mon récit sera cocasse, émouvant et je l'espère
intéressant pour le lecteur j'ai pensé à
l'intituler "Tribulations d'un bidasse de l'an
40". Je m'excuse par avance, d'employer en
permanence le "je". C'est une autobiographie d'une
tranche de ma vie. Alors je ne tricherai pas.
Quand je dirai par exemple : "Je suis dans la
merde" il s'agira bien de moi et pas d'un autre.
Je n'ai jamais cherché à me mettre en valeur. Ma
médaille des évadés date de 55 et c'est un
camarade qui l'a demandé pour moi. Enfin je ne
fais parti d'aucune association d'Anciens
Combattants. Je restais tout seul dans mon petit
coin jusqu'au jour très récent où un Monsieur EL
BAZE s'est occupé de remuer mes souvenirs. Je vais
me mettre au boulot. J'espère, je suis certain que
vous ne serez pas déçu.
Enfin, quelques mois
plus tard, l'annonce de la terminaison de
l'ouvrage par ces quelques lignes.
Dans
votre lettre du 4 décembre 1986, vous m'avez
demandé d'écrire une relation de ma tranche de vie
concernant la guerre 39/45 et susceptible
d'intéresser l'historien et le psychologue. C'est
dans cet état d'esprit que j'ai entrepris ma
narration. Pendant cinq mois la feuille blanche
étalée devant moi a fait office de confessionnal.
Je n'ai pas triché mais mes écrits dépasse sans
doute le cadre que vous lui aviez assigné. Je vous
autorise donc à retrancher ce que vous jugerez
impropre ou indigne d'être imprimé. Je vous laisse
seul juge.
Il est bien évident que
je me suis interdit de manipuler le texte original
ou même de préférer les "versions édulcorées" que
FUSSINGER me présentait. D'où sa dernière lettre
du 25 août 1987. Le lecteur ne sera sans aucun
doute pas déçu de vivre avec l'auteur cette
tranche de vie exceptionnelle racontée avec la
simplicité des grands et qu'il y prendra le même
plaisir que "mes filles" ont eu à l'enfourner dans
l'ordinateur.
Depuis
que je vous avais adressé mes élucubrations, je me
posais des questions car avant d'écrire le récit
de mes aventures j'avais été amené à faire un
choix entre deux modes d'expression. Ecrire
suivant le mode classique en employant un langage
châtié et conventionnel ou opter pour des
expressions plus proches de la réalité. Mon livre
devant servir de témoignage, laissant ma pudeur de
côté, j'ai choisi la solution la plus réaliste.
Parfois, effrayé par mon audace "verbale", j'étais
tenté de faire marche arrière, de rentrer dans la
moralité, et puis ma franchise naturelle a
triomphé de mes scrupules et je vous ai transmis
mon manuscrit. Votre appel et surtout l'opinion de
vos filles m'ont apporté une sorte de délivrance
et une joie profonde. Ainsi des jeunes avaient
compris et approuvé le sens de mon récit. Il ne
contient pas de message mais simplement, il
souligne que dans la vie, il faut toujours espérer
et aussi que l'amour doit être le moteur de toutes
actions. Ainsi je suis le "mec". Ce que j'ai pu
sourire à ce qualificatif. Je suis pourtant le
contraire d'un "macho" et je suis ému par la
souffrance que l'on voit à la télé. J'ai par
exemple horreur des corridas et je suis prèt à
applaudir quand le toréro se fait embrocher et je
ne serai jamais chasseur. C'est toujours à mon
corps défendant que je me suis battu, que j'ai
accompli quelques trucs pas trop moches. Il y a,
c'est certain, un fauve qui sommeil en chacun de
nous. Sinon comment expliquer cet instinct qui me
permettait de m'orienter en pleine nuit dans des
forêts immenses, comment expliquer ces réactions
animales qui aux heures cruciales que j'ai vécues
me transformaient de mouton en loup prèt à mordre.
En chacun de nous existe une dualité du bien et du
mal, du courage et de la lacheté. Et je dois
avouer que la guerre en permettant de me découvrir
n'a pas eu pour moi qu'un côté négatif. Et à
l'heure actuelle encore, elle m'a fait revivre, en
pensée, des moments exaltants....
Voilà ! Qu'ajouter,
sinon vous souhaiter le même plaisir, le même
interêt que nous avons éprouvé en découvrant un
Homme dans la tourmente.
EN GUISE
D'INTRODUCTION DU TÉMOIN
Les lignes qui vont suivre
sont la narration non édulcorée de faits
authentiques. Elles ne sont pas écrites pour la
bibliothèque rose mais pour servir de témoignage.
Certains termes pourront vous choquer, certaines
descriptions vous écoeurer. J'ai décidé que mon
récit serait sincère. Si je supprime certains
passages, en perdant de la substance ma narration
perdra de sa force et de sa véracité. Ce langage
parfois trivial est voulu, les expressions
familières conservées. N'ayant pas envisagé de
faire carrière au Quai d'Orsay, j'ai toujours eu
mon franc parler et horreur de me voiler la face
quitte à regarder entre mes doigts. Ce qui n'est
pas mon genre. Dans toutes guerres il y a du
courage, de la lâcheté, de la mort, du sexe, de
l'amour, de l'abnégation et de l'écoeurement.
Peut-on oblitérer certains actes, en glorifier
d'autres sans faire acte de tricherie. Si mon
livre vous déplaît, alors refermez-le, et jetez-le
à la poubelle. Là au moins certains de mes
souvenirs y seront à leur place. Qui suis-je ? Né
le 9 Juillet 1918 à la fin de celle qui devait
être la der des der, dans le petit village
d'Essoyes dans l'Aube, là ou vécu et repose le
grand peintre Auguste Renoir. Je passai, jusqu'à
l'âge de neuf ans, une enfance sans histoires. Mes
parents étaient pauvres et mon père du partir à la
ville chercher un emploi de garçon coiffeur. Ce
fut le commencement de mes malheurs. Un soir un
ami de la famille vint armé d'un révolver demander
à ma mère de fuir en sa compagnie en m'emmenant.
Ce fut une nuit de cauchemar et nous nous
retrouvâmes fuyant dans le noir avec cet homme
armé qui me terrosisait. Nous vécûmes un an à
Brion-sur-Ource et j'étais devenu Jaquou le
croquant. Je fis une fugue et on me retrouva dans
les marais ou je m'étais caché. Dans les jours qui
suivirent je tombai malade, paralysie infantile
avait dit le médecin. Pendant un mois je luttais
contre la mort, allongé sur un petit lit de
sangles. Mais je réussis à m'en sortir après avoir
déliré de longues heures, marchant comme un
vieillard, les reins brisés par la maladie. Enfin
ma mère se décida à fuir cet homme et parti pour
Troyes ou je pus retourner à l'école et rattraper
mon retard. A 12 ans 1/2 j'obtins mon certificat
d'études avec la mention bien. Peu de temps après
mon père mourut. Ma mère me mit au boulot
immédiatement et par chance je fis un travail
agréable dans les bureaux d'une fabrique de
registres. Le 12 février 1934 la grève générale
fut décrétée pour protester contre les menées
facistes des Croix de Feu. Le 13 février mon
patron me mis à la porte car il était lui-même le
responsable des Croix de Feu de la région. Alors
commença pour moi un errance qui me vit faire
plusieurs métiers. Ma mère vivait avec un nouvel
ami, terrassier de profession. Et avec lui je
connu la dure loi de ces grands chantiers où se
réfugie souvent la lie de la société. Là, j'appris
à me défendre, à me battre. J'avais pratiqué le
football, fait des courses cyclistes. Un soir,
n'ayant pu rejoindre mes camarades partis tôt à
l'entraînement, je passai dire bonjour à mes
anciens collègues de bureau. A la petite porte de
l'usine je croisai un jeune fille qui ne fit même
pas attention à moi. Mais mon coeur, lui, avait
fait tilt. Mon ancien patron me surprit parmi le
personnel du bureau. Il me demanda si je voulais
revenir parmi eux car me dit-il, il m'estimait
beaucoup. J'acceptai avec joie et quelques jours
plus tard, j'étais près de ma petite brunette, qui
bien que m'accordant quelques baisers qui me
rendaient fou ne voulu jamais me fréquenter. Elle
me trouvait un peu chien fou et un tantinet
cavaleur. Il est vrai que j'avais oublié d'être
timide. Voilà ! Vous savez l'essentiel de ma
personne. Je vais passer la plume à un nouveau
personnage qui va naître avec son uniforme de
soldat. Ses copains l'appelaient Fufu.
Table
**
PREFACE
........................................
.........................8
EN GUISE
D'INTRODUCTION 11
LE SERVICE MILITAIRE 14
LA DROLE DE GUERRE 33
LA GUERRE - LA
BATAILLE 57
EN CAPTIVITE 69
LIVRE 2
AK 791 - MOSBERG
112
SUR LE CHEMIN DE
LA REDEMPTION
Un jour parmi
dix-sept 129
Qu'il est long le
chemin qui mène à toi... 140
LIBERTE !
ENFIN LIBRES ! -
LE DERNIER JOUR 150
LA VIE SOUS
L'OCCUPATION 157
LIVRE
II
Documents................................................178
N'accepter de
subir que pour espérer !
Espérer pour agir
!
Tel est le chemin
de la liberté.
Aux
anciens Prisonniers, aux évadés.
A
mon ami Roland CHAILLOUX.
A
mon copain Georges TAUVEL, dit "Bouboule".
A
Jean COUHARD, camarade admirable et généreux.
A
celui qui fut le meilleur des hommes Michel
GIRAUD.
Au
lieutenant PELT.
A
toutes celles et ceux qui, au péril de leur vie,
m'ont aidé.
A
Monsieur EL BAZE qui, sans me connaitre, m'a
encouragé à écrire ce livre.
Ces
quelques lignes en témoignage de ma reconnaissance
et mon souvenir ému.
F.G.
LIVRE I
***
LA Mémoire
La
mémoire : seul bagage incessible
Jacques ATTALI
LE SERVICE
MILITAIRE
**
3 Septembre 1938. Ils sont quatre dans le
train qui roule vers l'Est, quatre jeunes gars qui
vont rejoindre leur affectation, le 153 ème
Régiment d'Infanterie de Forteresse sur la ligne
Maginot. Ils rient, ils plaisantent, sans doute
pour masquer leur secrète angoisse d'un destin
inconnu. Ils voyagent en 1ère classe, n'ayant pu
trouver place en 3ème et le vieux Monsieur qui se
trouvait dans le luxueux compartiment à leur
arrivée, n'a pas protesté contre cette intrusion.
Il sourit même, car sans doute se remémore-t-il sa
jeunesse. A Montier en Der il souhaite bonne
chance à tout le monde et s'en va toujours
souriant. Je suis, moi, Gérald FUSSINGER,
matricule 239 de la circonscription de TROYES
(AUBE) l'un de ces conscrits. Ma mère était bien
triste lorsque je l'avais quitté sur le quai de la
gare. Elle ne pouvait s'empêcher de penser aux
années qui avaient précédé la guerre 14 -18 et la
menace d'un nouveau conflit était sérieuse. Là-bas
à l'Est, s'agitait un moustachu ridicule qui ne
savait parler que d'espace vital, de revanche.
Nous les jeunes, nous avions confiance. On nous
avait répété que la ligne Maginot était imprenable
et c'est vers elle que le train nous emportait.
L'autorité militaire m'avait pourtant demandé lors
de conseil de révision, vers qu'elle arme allait
mes préférences. "Chasseurs Alpins", avais-je
inscrit sur ma feuille. J'avais choisi les cimes
et on m'envoyait vers la profondeur des casemates.
Enfin je m'efforcerai à une adaptation totale à ce
que l'on exigera de moi. Deux ans à tenir et après
bonjour la vie, le mariage, les enfants, une bonne
situation, la pêche le dimanche, le muguet cueilli
dans les bois, en famille, pour le 1er Mai. Les
yeux fermés, je pouvais toujours rêver à ma petite
fiancée brune qui deviendrait la compagne de ma
vie. Evidemment, il y avait Adolphe ! ! Il faudra
bien qu'on lui ferme sa grande gueule à celui-là.
Quand ce sera fait, tout rentrera dans l'ordre et
on oubliera vite ces quelques mauvais moments
qu'il nous aura faits passer, à nous, les petits
Français. L'émotion, ça creuse, surtout quand on à
20 ans. ! Nous avons ouvert nos musettes, sorti
les casses-croute et l'indispensable pinard.
Heureuse surprise, un conscrit sort un litre de
Marc de Bourgogne et nous offre la tournée du
coeur, puis la re-tournée suivit d'une
re-re-tournée et nous sommes de plus en plus gais.
Ce qui fait que quand nous arrivons à
ROHNRBACH-LES-BITCHES (Moselle) dans la soirée,
nous ne marchons plus très droit et parlons très,
très fort. Un copain suggère de ne pas aller nous
enfermer tout de suite et de visiter le pays.
Bras-dessus, bras-dessous, nous faisons le tour du
village, sans oublier une petite tournée au bistro
du coin. Bref, quand nous nous pointons à la
caserne, le comité d'accueil ne nous semble pas
tellement sympathique. C'est qu'il nous engueule,
ce type avec des trucs dorés sur les manches. -
Alors déjà en retard ! Et bourrés en plus.! D'où
venez vous ? - De TROYES, parviens-je à articuler.
- Ah ça ne m' étonne pas, des Troyens ! ! Nous
étions ébahis. Qu'avions nous de particulier, nous
les Troyens ? Cela je devais l'apprendre un peu
plus tard. TROYES était ville ouverte. Beaucoup de
durs, de repris de justice, chassés des autres
villes avaient le droit d'y habiter et leurs
mauvaise réputation rejaillissait sur nous,
pauvres petits agneaux, si doux , si obéissants.
On nous sépara, chacun rejoignant son affectation
dans la caserne. Alors qu'il m'emmenait vers la CM
6, traduisez, Compagnie de Mitrailleuses n° 6, je
dis à mon guide : - Je casserais bien une petite
croûte. - D'accord ! me repondit-il avant de
m'entraîner vers les cuisines. A peine étais-je
installé à une table du réfectoire que je vis
déboucher un grand gaillard qui à ma vue s'arrêta
interdit. Deux cris jaillirent en même temps. -
CANIVET ! FUFU ! Et nous tombâmes dans les bras
l'un de l'autre. Que de kilomètres à bicyclette,
que de rigolades, que de souvenirs en commun. Et
quel bonheur pour moi de retrouver un ami. Il me
dit : - Attends, je vais te chercher à bouffer !
Et quelques instants plus tard, il revint avec un
énorme steack, des frites à profusion, du fromage,
des fruits, du pinard. Je lui dis : - C'est
toujours comme ça ? Il rigola franchement en me
répondant : - Attends demain, tu verras bien ! Ce
soir là, quand je m'endormis dans ma chambrée, sur
mon lit bien dur, dans lequel j'eus la surprise de
trouver des revues de femmes nues! , cadeau d'un
ancien, les rêves qui vinrent me visiter était
d'un rose très, très tendre. TA - TA - TA - GA -
DA - TA - TA. Qu'est-ce que ce bruit insolite et
répétitif ? - Debout là dedans ! Merde, je
réalise, je suis trouffion. Nous sommes une
vingtaine de gars hébétés à nous regarder dans le
blanc des yeux. Les ordres arrivent ! - Faites vos
lits au carré puis, aux toilettes ! ! Un
volontaire pour le jus ! Dans trois quarts d'heure
rassemblement dans la cour du quartier ! On est un
peu paumés. Personne pour le jus. Le gradé qui
nous avait réveillé demande : - Qui sait faire du
vélo ? Je bondis : - Moi ! moi ! - C'est bien vous
irez chercher le café . Re-merde. Je viens de me
faire pigeonner et les autres se marrent. Je suis
fumasse et je jure d'être sur mes gardes. C'est
bien simple je ne saurai plus nager, courir,
chanter, etc..., etc...Je serai désormais une
vraie potiche. La première journée se passa à
l'habillement. Il y avait un tas de vieilles
godasses dans une pièce et c'était à vous de
trouver des chaussures à votre pointure. Au
magasin il y avait des lots d'uniformes et le
magasinier vous en donnait un en vous disant : -
Si ça ne va pas, démerdez-vous avec les autres. Et
c'était alors des essais, des échanges au milieu
des rires et des grosses plaisanteries. Les
uniformes étant "bleu horizon" il y en eut un qui
s'écria : - Hé ! les gars on va refaire la guerre
de 14. Nous étions déçus. Un ancien qui nous
servait de guide nous expliqua qu'il fallait avoir
terminé ses classes pour avoir droit au port de
l'uniforme kaki, à la grosse ceinture et au béret
de la forteresse. On nous emmena ensuite pour
vérifier nos connaissances avec entre autre une
rédaction sur nos premières impressions. L' ancien
qui nous servait de guide nous prévint : - Soyez
gentils, ne marquez pas de conneries!! Je suivis
son conseil et sans en faire trop, je dis que
j'avais été agréablement surpris par l'accueil, le
confort, la compréhension de ceux qui avaient la
charge de faire de nous des soldats. La vie
s'organisa doucement dans les jours qui suivirent.
On fit plus ample connaissance, des amitiés se
nouèrent suivant les affinités de chacun. On
apprit à distinguer un Caporal d'un Colonel, un
Sergent d'un Capitaine. On apprit à marcher, à
saluer, à courir, à ramper. Il y avait des cloches
qui nous faisaient rire tel ce petit gars qui
s'esclaffait à chaque commandement . Le
sous-officier était vert de rage, mais il n'y
avait rien à faire, c'était nerveux. - Garde à
vous ! - Hi hi hi Etait la réponse et nous on
suivait. Au bout de 3 jours, avec l'assentiment du
lieutenant ce malheureux soldat eut droit à un
instructeur particulier et nous perdîmes un beau
sujet de rigolade. Il y avait aussi ceux qui
enregistraient les ordres avec un temps de retard
et la pagaille s'installait et nos instructeurs
gueulaient. Que serait-ce quand nous toucherions
nos fusils nos cannes à pêche comme nous les
baptisions ! Notre chambrée était commandée par un
caporal secondé par un première classe. Ils
étaient vraiment chic avec nous nos anciens. Notre
sergent, un Alsacien avait la curieuse habitude de
nous demander notre nom à chaque fois que nous le
croisions. Soldat FUSSINGER Soldat BONTEMPS. etc..
Au bout de huit jours il était capable de citer
tous les soldats de la compagnie par leur
patronyme et je trouvais cela admirable. Un jour
on nous fit faire une longue marche avec le barda
sur les épaules. 30 kms environ avec arrêt toutes
les 50 minutes avec 10 minutes de pause. Des
voitures hippomobiles suivaient et quand un gars
s'écroulait, on le chargeait dans une charrette.
Habitué à la dure et aux efforts, je n'eus pas à
recourir aux braves canassons qui d'ailleurs
étaient aussi crevés que nous. Quinze jours se
sont écoulés depuis mon incorporation. Je sais
saluer, marcher au pas d'un air martial, discerner
un gradé du facteur. Je sais démonter un fusil
mitrailleur, ramper avec une mitrailleuse sur les
bras. J'ai même écrasé la main d'un copain lors
d'une course de reptation, affût de la
mitrailleuse sur les avant-bras. J'étais en
seconde position derrière un Alsacien costaud et
je voulus faire la même opération que lorsque je
courais à bicyclette : me jeter sur la ligne. D'un
magistral coup de reins, je me propulsais en avant
et pan ! ! ma mitrailleuse de 25 kgs atterrit
violemment sur la main de mon concurrent qui avait
dévié de sa ligne. J'avais gagné mais le
lieutenant qui jugeait l'arrivée me disqualifia .
Ce geste calma la colère du blessé qui me tendit
sa main valide. Moi je me sentais le vainqueur
moral et nous devînmes de bons copains. Je compris
vite que les casemates n'étaient pas pour nous qui
étions destinés à couvrir les intervalles entre
les gros ouvrages de la ligne Maginot. Souvent on
nous envoyait poser des barbelés entre les rails
que d'autres équipes enfonçaient avec une
sonnette, sorte de masse qui tombait de haut sur
le rail maintenu debout. Cette sonnette était
remontée à l'aide d'un cable et retombait sans
cesse sur le rail qui s'enfonçait profondément
dans le sol. Nous étions deux par rouleaux de
barbelés et nous tenions chacun le bout d'une
barre passée dans ce rouleau. Nous opérions par
groupe de 4 équipes. La première démarrait,
entortillait le fil autour d'un rail, partait pour
le suivant en respectant un schéma tracé d'avance
et les autres équipes suivaient en croisant le
barbelé. C'était efficace comme protection et les
rails avaient fait leur preuve comme anti-char.
Malheureusement nous nous blessions souvent aux
pointes acérées de ce fil mais nous avions reçu
nos piqûres qui nous protégeait de tout, sauf de
la vérole. Lors de ces séances de piqûres, qui se
faisaient en série j'avais devant moi un rouquin
dont le nom commençait par la lettre E, moi je
suivais avec F, comme FUSSINGER, et je me souviens
qu'à chaque fois qu'on lui plantait l'aiguille
dans le dos, salut la compagnie, je le voyais
palir, ses genoux pliaient doucement et vlan !
dans les bras de FUFU qui le remettait aux
infirmiers. L'armée avait fait une belle recrue
avec ce pauvre gars. Ces piqûres rendaient malade
la plupart des copains. Il ne fallait pas manger,
ni boire d'alcool. Moi je n'avais aucune réaction
à part une petite douleur à l'épaule et le soir
n'en pouvant plus d'avoir faim, je cassai la
croûte sans dommage. Un camarade m'avait vu faire,
c'était un robuste paysan vieilli avant l'âge et
vivant en ménage avec une nana de son milieu. Lui
aussi cassa la croûte mais il commit l'erreur de
boire du pinard. La réaction ne se fit pas
attendre, il se mit à pâlir, à claquer des dents
et paraissait si près de casser sa pipe que
j'avertis le service sanitaire. Il réussit à s'en
tirer mais il n'en fut pas de même pour ce brave
Caporal Chef CHAMPAGNE un joueur de rugby musclé,
qui lui ne se remit pas d'une absorption un peu
chargée, de bonne bière alsacienne. Il dédéda dans
la nuit, malgré les soins attentifs dont il fut
l'objet. Pour les piqûres suivantes on nous fit
uriner et analyser nos urines ce qui n'avait pas
été fait la 1ère fois. Négligence ? Oubli ? Les
bruits de guerre se faisaient de plus en plus
alarmiste Adolphe parlait d'envahir la
TCHECOSLOVAQUIE pour protéger les Sudètes. Une
nuit l'alerte générale fut déclenchée. Nous nous
mîmes en tenue de campagne et en compagnie de
notre caporal j'allais au magasin me munir d'une
mitrailleuse et de ses munitions. Ainsi lestés,
avec le renfort de deux autres bidasses nous
partîmes occuper un minuscule fortin ou nous
installâmes notre matériel devant le créneau, une
bande de cartouches engagée, l'arme prête à tirer.
Notre cabot donna des ordres : - Lui sera le
tireur, moi j' engagerai les bandes que les
copains me passeront. Et la longue attente
commença, avec déjà l'angoisse pour compagne. Je
scrutais la nuit, pensant voir déferler les nazis
en bandes compactes et hurlantes. Comme nous
étions naïfs d'imaginer ainsi la guerre ! ! Après
de longues heures de veille, l'aube arriva,
rassurante. Malgré notre fatigue notre chef nous
demanda de vérifier la mitrailleuse pour voir si
elle était en bon état. Horreur, elle n'avait pas
de percuteur. C'était une mitrailleuse d'exercice.
Notre caporal était fou de rage et il nous dit : -
Les gars vous venez de découvrir l'armée
française, le bordel partout. Allez on s'en va,
rester ici n'a aucun sens ! ! Et ce fut le retour
peu glorieux d'un groupe de mitrailleurs qui
aurait eu vraiment bonne mine si les Allemands
avaient pointé leur nez. Après cette alerte nous
fûmes consignés dans la caserne prêts à rejoindre
les positions atribuées à chaque Compagnie.
Quelques classes avaient été mobilisées et nous
accueillîmes du mieux que nous le pûmes ces
réservistes désenchantés pour qui nous vidâmes les
magasins de leurs tenues de guerre. Pour un
bordel, ce fut un beau bordel. Vraiment en ce
septembre 1938 la FRANCE n'avait pas l'esprit
guerrier et les gars affichaient une mauvaise
volonté évidente surtout la classe 1936 qui se
croyait bien débarrassée du service militaire,
accompli depuis peu. Enfin, petit à petit, chacun
trouva sa place et la vie repris son cours, avec
notre instruction et la mise en condition de nos
anciens. Il y avait parmi les gradés qui nous
commandaient, un adjudant-chef baptisé par la
troupe B.O - B.O car il disait toujours après
chaque ordre "Beo Beo" soit Bulletin Officiel :
B.O. Quand la garde était relevée et qu'il était
de semaine il passait l'inspection en faisant
lever tour à tour la jambe gauche et la droite,
comme si nous allions taper dans un ballon. Il
passait alors derrière le soldat et vérifiait
qu'aucun clou ne manquait aux chaussures. 1 clou
en moins = 1 jour de taule. Ce gradé avait une
énorme cicatrice à la tempe et m'étant renseigné
sur l'origine de ce trou, il me fut répondu
qu'ayant trouvé sa femme en train de se faire
caresser par un collègue il avait pris son arme de
service et pan dans la gueule à Jean. Hélas !
comme me le disait le trouffion qui me rapportait
la chose, il s'était manqué. Par ordre supérieur,
la cantine avait été fermée et nous avions soif de
pinard. Un soir je demandais deux ou trois bidons
vides et je me proposais de faire le mur pour
aller m'approvisionner au bistrot de BINING. Cette
proposition fut accueillie avec joie et quelques
minutes plus tard avec des ruses de Sioux, évitant
les sentinelles, j'escaladais le mur de la
caserne. Mon coeur battait la chamade et j'étais
excité par cette aventure. Quand j'arrivais au
café je jetais un coup d'oeil par la vitre.
Malédiction ! ! La salle était pleine de sous-off.
Que faire si on m'interrogeait ? Je décidais d'y
aller au culot. Je poussais la porte vivement, fit
un salut militaire impeccable et je me dirigeais
d'un pas assuré vers le comptoir où je tendis mes
bidons. J'avais arboré un gracieux sourire,
inquiet néanmoins du silence qui avait marqué mon
entrée ! Mais tout se passa bien et je réglais
avant de prendre le chemin du retour, alourdi
toutefois par huit litres de pinard accrochés dans
mon dos. J'eus un peu plus de difficultés à
repasser le mur, mais j'avais gagné. Avec beaucoup
de fierté, je réintégrais la chambrée ou je
m'attendais à être porté en triomphe. A ma
surprise un seul bidasse, assis sur son lit,
lisait calmement. - Où sont les autres ?
Parvins-je à articuler. - Ben…à la cantine. Ils
viennent de la rouvrir! Je m'effondrais sur mon
lit en murmurant. - Les vaches, oh les vaches me
faire ça à moi! Mélancoliquement je débouchais un
bidon et j'entrepris de noyer ma déconvenue. Quand
les autres revinrent je ronflais depuis un moment
cuvant mon vin et ma rancœur. Ce fut avec une
immense joie et grand soulagement que nous
apprîmes les accords de MUNICH en cette fin de
Septembre 1938. Il y avait dans ma chambrée, juste
dans le lit faisant face au mien, un réserviste
Parisien très distingué et beau gosse, qui me
regardait sans cesse en souriant. Dans le civil il
était assistant metteur en scène et dans ma
naïveté de petit provincial je pensais qu'il me
trouvait sympa. Or, une nuit alors que tout le
monde dormait, je fus réveillé par un léger
attouchement. Il faisait sombre et je posais la
question : - Qui est là ? - C'est moi Georges D… -
Que veux-tu ? Alors je sentis deux bras m'enlacer
alors qu'une bouche cherchait la mienne. Je me
débattis en silence en disant : - Oh ça ne vas pas
! ! Mais il insistait , me répétant je t'aime et
d'autres mots d'amour. - Je serai à toi. J'ai de
l'argent et tu ne manqueras de rien etc…… Alors je
vis soudain rouge et je lui dis : - Si tu ne me
fous pas le camp immédiatement je te balance mon
poing dans la gueule. Il était amoureux sans
doute, mais pas téméraire et il décampa sans
demander son reste ! Je venais de faire
connaissance avec ma première "pédale" et le
lendemain, inquiet, je me posais des questions sur
mon physique. Avais-je le genre "prout, prout, ma
chère ? " Un bon copain consulté me rassura ! - Au
contraire tu fais viril et comme ce réserviste est
une mignonne c'est cela qui l'a séduit.
Heureusement la démobilisation arriva pour ces
réservistes car j'avais à faire à un ou plutôt une
obstinée qui me filait le train partout, au
football, aux douches et qui faisait la gueule
quand il me voyait écrire à ma promise. Peu de
temps après ces évènements, après que tout fut
rentré dans l'ordre, on nous octroya nos premières
permissions de 48 heures. Avec le voyage cela nous
laissait peu de temps à passer à la maison et de
plus j'étais fauché. Pourtant revêtu de ma vieille
tenue bleu horizon, je débarquai chez moi tout
heureux de retrouver ma mère et ma fiancée. En
arrivant, je me mis en civil vite fait et je me
sentis léger, léger sans mes gros godillots. Le
dimanche je fus reçu pour la première fois chez ma
jolie brunette et en compagnie de ces gens simples
et affables, je passais une merveilleuse journée.
Oublié le service, oubliée la menace de guerre. Il
était si naturel d'ébaucher des projets d'avenir
entre deux baisers. Le retour à la caserne fut
bien triste mais une heureuse nouvelle m'attendait
car les tests que j'avais passés à mon arrivé
s'étant montré positifs j'étais muté à BITCHE dans
les transmissions. C'est le cœur léger que je dis
au revoir à mes copains. BITCHE était une petite
ville encombrée de soldats, mais c'était plus
animé que ce triste ROHRBACH où je venais de vivre
des événements qui déjà s'imprégnaient dans ma
mémoire. Autant les casernements que je venais de
quitter étaient modernes, autant ceux que je
découvrais étaient vieillots, inconfortables ! Le
153 ème était logé dans une ancienne caserne
datant de l'époque ou l'ALSACE était allemande et
les murs gris n'engageaient pas à la joie de
vivre. Les chambres des transmissions étaient
faites pour 12 à 15 gars avec bien sûr un Caporal
pour surveiller. Nous les bleus étions logés au 2
ème étage, les anciens au rez-de-chaussée et au
1er une chambre était réservée pour le futur
peloton des élèves caporaux. Sous les combles
était une immense salle de cours réservée à
l'instruction théorique. D'entrée le travail me
plut, principalement l'étude du morse qui bien
vite n'eut plus de secret pour moi. Petit à petit
une sélection s'opéra, les plus doués étant
destinés à faire des radios, les autres des
téléphonistes. Moi qui n'avait pas d'instruction,
j'apprenais avec joie l'électricité et ses lois,
l'usage des postes ER17, ER40, R11 ces derniers
destinés à la liaison terre-avion. Un jour on me
demanda si je voulais suivre le peloton des élèves
caporaux et comme je ne demandais que cela
j'acquiesçais avec joie. Et c'est ainsi que je me
retrouvai chambre 17 au 1er étage avec d'autres
soldats qui avaient au départ un gros avantage sur
moi. Ils étaient tous titulaires du brevet
élémentaire, étaient fils de bonne famille et moi
en pauvre prolétaire, je me sentais un peu paumé
en leur compagnie, surtout quand la discussion
prenait un ton un peu relevé. C'est vraiment là où
j'ai commencé à souffrir de mon inculture et je
décidais de remédier à cet état de chose. Je me
mis alors à lire des bouquins sérieux, je
m'efforçais d'être parmi les meilleurs et petit à
petit mes copains me reconnurent pour un des
leurs, sans arrières pensées, tout au moins je le
supposais. J'avais pour voisin de lit un gars
originaire de l'YONNE dont les parents étaient
commerçants. Vous dire qu'il sympathisa avec moi
dès le début serait faux. C'était un blond,
presque rouquin qui n'avait pas l'air commode.
Pourtant je désirais son amitié car je sentais que
sous son air sévère se cachait un bon cœur. Je ne
m'étais pas trompé et la suite de ce récit vous en
apportera la preuve. Il se prénommait ROLAND et
comme moi il était un sportif accompli. La vie
s'organisa bien vite. Salle de cours le matin,
exercice sur le terrain l'après-midi nous
maintenait dans une bonne forme car sans être
excellente la nourriture était bonne. Nous avions
monté une équipe de football et parmi les joueurs
il y avait un avant-centre formidable avec qui je
m'entendais à merveille, jouant moi-même à la
place d'inter-droit. J'avais un dribble excellent
mais une frappe de balle qui laissait à désirer au
point de vue puissance. Je mettais l'adversaire
dans le vent et lançait mon copain droit au but en
criant : - A toi Jack. Et croyez-moi que quand il
tapait, si le goal arrêtait la balle, il n'avait
pas besoin de se souffler dans les doigts pour se
réchauffer. Je me souviens également d'un cross
organisé par la compagnie avec quelques vedettes
de la spécialité. A sept ou huit cents mètres de
l'arrivée nous avions une côte en sous-bois à
escalader et nous étions encore cinq ou six en bas
de ce raidillon que je grimpais à un train
soutenu. Au sommet, surprise, je me retrouvai
seul. Je jetai un regard en arrière et je vis que
les cracks avaient plutôt l'air congestionné et
l'œil terne. J'accélérai encore et je terminai 1er
avec une confortable avance. Je venais de
découvrir que si je ne courrais pas tellement vite
sur cent mètres, pour le fond, il faudrait
s'accrocher à mes pompes. Je ne pensais pas à
cette époque que cela me serait très utile. Mais
on en est pas encore là. Enfin Noël arriva.
J'étais triste car je n'avais pas d'argent de
poche, ma mère en ayant à peine pour elle, ne
pouvait m'en envoyer. Je lavais bien les treillis
des copains, moyennant rétribution bien sûr, mais
cela suffisait à peine à améliorer l'ordinaire. Ce
soir de réveillon je regardais mes amis se
préparer joyeusement en me posant des questions. -
Alors FUFU, tu viens avec nous ? - Oh non je n'en
ai pas envie ! Ils insistaient. - Allez lacheur,
c'est Noël. Mais je répondais toujours
négativement. Puis ils partirent vers la ville,
les tavernes, et moi j'étais seul, les larmes aux
yeux me posant des questions. - Pourquoi la vie s'
était-elle toujours acharnée sur moi ? Pourquoi
cet enfer de ma jeunesse ? Qu'avais-je fait de mal
? J'en étais à ressasser ma mélancolie quand, vers
les 7 heures du soir la porte de la chambre
s'ouvrit. - FUSSINGER ! ! - Présent ! - Tiens un
mandat pour toi. - Sans blague ? - Oui 20 Francs.
Tu m'excuseras, me dit encore le vaguemestre ,on
t'avait oublié. Je saisis le mandat, les 20 Fs et
regardai l'envoyeur. Cela venait de PARIS et mon
frère s'était souvenu, pour une fois qu'il y avait
un défenseur de la patrie dans la famille. Je
partis bien vite retrouver mes copains qui
applaudirent à mon arrivée. - Je ne voulais pas
vous laisser tomber, merci de votre accueil les
gars. Et ce soir là avec, mes amis, je vécu un des
plus beaux Noël de ma jeune existence. Au
printemps je bénéficiai d'une permission de
détente et arrivé à TROYES, j'allai trouver le
directeur de la firme ou je travaillais avant mon
service et lui demandai de m'employer pendant mon
congé car j'étais raide comme un passe-lacet et ma
mère ne pouvait me nourrir sans rien faire. Et
puis j'entendais payer la place de cinéma à ma
petite amie, boire un pot avec les copains plus
jeunes ou exemptés de service militaire. Pour mon
retour à la caserne, je décidai d'emmener mon vélo
de course que je m'étais payé en allant le soir,
ma journée terminée, empierrer les voies de chemin
de fer, travail sans doute pénible mais qui
m'avait permis de m'équiper. Ma mère avait une
devise que j'avais faite mienne. "On a rien, sans
rien." MUNICH était déjà oublié et les rumeurs de
guerre revoyaient le jour. L'été 39 était chaud et
les environs de BITCHE avec ses forêts, ses lacs
se prétaient à de jolies balades en groupe.
J'adorais grimper aux arbres et sauter de branches
en branches et les amis m'avaient baptisé
"TARZAN". Quand j'ouvrais la porte de notre
chambre ils avaient pris l'habitude de crier
"TARZAN" alors imitant le cri du seigneur de la
jungle je bondissais sur mon lit. Un jour
répondant à ce cérémonial, je pris mon élan
atterris sur mon lit de camp et manquai de me
casser la gueule car ils avaient mis mon lit en
bascule et je ne dus qu'à un miracle de rester en
équilibre. J'aurais pu m'assommer. J'étais
vraiment furieux et m'adressant à toute la
chambrée qui se marrait je dis : - Je ne peux pas
vous casser la gueule à tous en même temps, mais
chacun votre tour je vous attends sur le palier.
C'était bien sûr prétentieux de ma part mais
j'avais appris que le culot était presque toujours
payant. Et je sortis devant la porte, attendant
d'un air décidé. Ça ne sortais pas vite et je me
réjouissais. Ils se concertaient puis l'un deux se
détacha, mon bon gros FAVROT, un pacifique s'il y
en avait un , un gars qui dernièrement au tir,
s'était fait poché un œil par un violent recul de
son mousqueton lors d'un exercice à balles
réelles. Il avait alors tendu son arme au gradé en
lui disant : - Je ne tiendrais plus jamais un
fusil de ma vie, faites de moi ce que vous voulez.
Et c'est lui qui maintenant se tenait devant moi,
m'offrant en cible un joli menton agrémenté d'une
mignonne fossette. J'éclatai de rire. - Non pas
toi, mon vieux. Vois-tu, jusqu'à 18 ans je faisais
comme toi, j'offrais mon menton. Résultat j'ai eu
le nez fracturé et plusieurs fois les yeux au
beurre noir. J'ai vécu dans un milieu ou la force
et la méchanceté primaient. Après 18 ans je n'ai
plus attendu qu'on me frappe et je m'en suis
toujours bien porté depuis, cela dit je serais
très heureux de te serrer la main car tu es le
seul à avoir fait acte de courage. Puis nous
réintégrâmes notre chambrée où je m'excusais
auprès des occupants de mon mauvais réflexe mais
je ne pus terminer cet incident sans leur dire en
rigolant : - N' empèche que vous êtes une belle
bande de lavettes. Parmi les anecdotes amusantes
dont je me souviens, il y a celle du crevard, qui
dans les premiers jours de mon service, peu avant
MUNICH, alors que nous étions consignés et
mangions dans nos chambres, s'était emparé de la
grosse boîte de sardines destinée à notre
casse-croûte, avait sorti son sexe, l'avait, sous
nos yeux ébahis trempé longuement dans l'huile,
parmi les sardines sans doute surprises de se
trouver en si charmante compagnie et, reposant la
boîte sur la table, nous avait adressé un sonore:
- Bon appétit messieurs. Inutile de vous dire que
ce soir-là, il fit un repas de roi alors que nous,
nous serrions la ceinture. Une autre anecdote
cocasse mérite, elle aussi, quelques lignes. Il y
avait parmi les élèves caporaux, un petit gars
nommé CHASSAGNE, qui dormait tout le temps d'un
sommeil de plomb et cela dès qu'il avait un moment
de libre et nous l'avions baptisé "La marmotte".
Un soir des copains décidèrent de lui faire une
farce. Après l'extinction des feux, ils se
saisirent de son lit, lui dedans, et le
transportèrent dans le corridor. Imaginez la tête
du sergent qui heureusement était un appelé lors
de l'appel du matin. CHASSAGNE se contenta de nous
traiter de débiles. Quinze jours plus tard,
rebelote, mais cette fois il fut transporté dans
la cour, où il fut découvert par le clairon. Il
fallut bien que les coupables aillent chercher le
lit vite fait, car la marmotte, comme si rien se
s'était passé était partit faire sa toilette. Pour
l'appel du matin tout était rentré dans l'ordre.
Un jour qu'une pluie froide s'annonçait je
décidais, avec mon gros FAVROT, de tirer au flanc.
Nous devions aller dans la nature et j'avais envie
de terminer un livre intéressant. Nous nous fîmes
donc "porter pâle" et nous partîmes à la visite en
déclarant au major que nous avions mal dans la
poitrine. Le verdict tomba: Ventouses pour tous
les deux. On nous fit allonger sur le sol et
l'infirmier nous barda littéralement le dos des
verres préalablement chauffés. Pendant ce temps un
pauvre type qui toussait à fendre l'âme se faisait
refuser par le major. Mystère de la médecine. A ce
moment j'eus le malheur de regarder FAVROT. Le fou
rire nous attrapa et les verres s'entrechoquèrent
en un joli bruit cristallin qui provoqua
l'hilarité de l'infirmier qui nous traita de cons
manquant de discrétion. Quand les copains
revinrent, trempés, crottés, ayant une revue
d'armes à présenter, ils trouvèrent deux gaillards
tranquillement allongés, plongés dans leur livre
et tout heureux de s'en être si bien tirés. Chaque
matin il y avait un rassemblement dans la cour et
cela était pour mon œil amusé, une certaine joie
de voir arriver l'adjudant-chef suivit de
l'adjudant. Ils étaient vraiment cocasses
lorsqu'ils étaient ensemble. Imaginez-vous Don
Quichotte, le chef, suivit de Sancho Pança ou
Double pattes et Patachon les comiques du cinéma
muet de mon enfance. L'adjudant-chef PELT était un
grand Alsacien, sec comme un sarment de vigne,
sévère et redouté. Nul ne l'avait jamais vu
sourire. Son œil perçant voyait tout. Il était le
prototype même de l'adjudant de littérature.
Impitoyable avec ses inférieurs, respectueux
envers ses supérieurs. Ce n'est que plus tard que
je devais réviser mon jugement et apprendre malgré
moi à aimer cet homme, à le comprendre. Pour
l'instant il était l'ennemi n°1 de tous les
bidasses, dont moi-même, de la compagnie. L'ennemi
n°2 était "le petit pou", surnommé ainsi par les
anciens par rapport au n°1 qui était le pou-chef
pour tous. Le petit pou était un être ambitieux,
bien que très limite intellectuellement. De petite
taille, légèrement bedonnant il portait sur son
visage, le reflet de ses sentiments. N'avait-il
pas dit un jour à un ancien qui remplissait les
fonctions de secrétaire auprès du lieutenant
commandant la compagnie ! - Dites-moi, BOUYON !
Que pensez-vous de ma femme ? Elle ne sera pas
digne d'être la femme de l'officier que j'espère
devenir . Je devrais sans doute m'en séparer.
N'est-ce pas ? Tout le personnage était dans sa
réflexion ! Je ne vous parlerai pas du lieutenant
car je n'en ai aucun souvenir. N'est-ce pas
l'apanage des gens intelligents de savoir se faire
oublier ? Puisque je viens de vous parler de
l'adjudant-chef, permettez-moi de vous citer un
incident qui ouvrit le contentieux qui devait
s'établir entre nous. Avec un camarade de ma ville
et pas n'importe lequel puisqu'il s'agissait du
premier du peloton, nous décidâmes de partir en
fausse permission. Pour cela il fallait la
complicité du sergent de semaine qui justement
était un appelé. Le samedi, après la revue de
détail, partant discrètement avec une petite
valise, contenant nos effets civils, rampant sous
les fenètres du bureau des sous-officiers il
s'agissait d'aller jusqu'au mur d'enceinte ou un
poteau providentiel servait à l'escalade. Je dois
dire que cet endroit avait servi à des générations
de bidasses allemands et français car le mur était
usé par les nombreux clous dont nos chaussures
étaient garnies. De l'autre côté du mur nous
attendaient le sergent et l'ordonnance du
lieutenant, avec 2 bibyclettes que nous
enfourchâmes vivement pour aller prendre le train
à une gare voisine, car il y avait toujours un
service à la station de BITCHE et ce service
contrôlait chaque permissionnaire. Une fois dans
le train, nous ouvrîmes nos valises et nous mîmes
en civil. On nous avait prévenu qu'à METZ nous
devrions nous planquer car le service en gare,
important, s'intéressait aussi aux jeunes civils
encombrés d'une valise. A l'arrivée dans cette
ville il fallut cavaler pour trouver des W.C
libres. J'en conclus que nous n'étions pas les
seuls en défaut. Je vais vous raconter une
anecdote qui vous dira quelle triste mentalité
était devenue la notre à qui on répétait sans
cesse : - Vous avez perdu ceci ? Vous avez perdu
cela ? Démerdez-vous ! ! Et c'est ce qu'on
faisait, en allant, sous prétexte de rendre visite
à un copain d'une autre compagnie, récupérer ou
tenter de récupérer un objet semblable à celui que
vous étiez sensé avoir perdu. Je me souviens qu'un
jour, un bidasse bredouillant, avait été surpris
chez nous. Nous l'avons foutu à poil et avons
transporté ses vêtements à l'autre bout de la
caserne. Nu comme un ver, il avait traversé toute
la place d'armes en courant, le zizi ballotant en
tout sens sous les yeux des trouffions rigolant à
gorge déployée. Donc me trouvant dans le train
avec mon copain, nous décidâmes, à la gare de
BAR-LE-DUC, et disposant de quelques temps,
d'aller boire une bière. Nous choisîmes un beau
café et nous installâmes à une table garnie en son
centre d'une corbeille remplie de fruits, pommes,
bananes, etc…Nous étions en train de siroter notre
demi en devisant quand je constatais que mon
copain louchait sur les bananes. Je lui posais la
question: - Tu as faim ? Il me répondit
affirmativement en me disant : - Oui mais je suis
fauché, j'ai juste ce qu'il faut pour payer la
bière. J'étais dans le même cas. Qu'est-ce qui m'a
pris, moi qui suivant les préceptes de ma mère
était d'une honnêteté certaine. Attend, lui
dis-je, on va casser la croûte. Après un regard
vers le patron, installé derrière son comptoir et
qui regardait dehors, dans l'espoir de recevoir
d'autres clients que nous même, je saisissais une
banane que j'ouvris d'un coup d'ongle sur toute sa
longueur. J'en extirpais le fruit délicatement et
le passais sous la table à mon ami soudain hilare.
- Mange discrètement ! lui conseillai-je, mais
c'était inutile car il avait compris. Je refermais
la peau de banane et la reposais délicatement dans
la corbeille. Je fis la même opération pour moi et
quand ce fut terminé j'appelai le patron qui jeta
un coup d'œil sur la table, comptant les fruits et
ne remarquant rien d'anormal encaissa les
consommations. Nous sortîmes avec l'empressement
que l'on devine et bondîment dans le train où nous
pûmes enfin rigoler de tout notre saoul à la
pensée de la tête du gars ou de la dame désirant
manger une banane et ne trouvant qu'une pelure
dans laquelle, si j'en avais eu le temps, j'aurai
glissé un papier signé Arsène Lupin. 48 heures
après nous étions de retour à la caserne. Le
sergent qui nous couvrait avait bien fait son
travail et tout baignait dans l'huile. La semaine
suivante, après la soupe du midi, et avant la
sempiternelle revue du samedi, nous décidâmes, mon
camarade LAURENT et moi-même de payer un pot aux
gars qui avaient tenu les vélos. Ils acceptèrent
de bon cœur et nous les retrouvâmes à la cantine.
Après nous être installé à une table je commandais
un litre de rouge et 4 verres et tout en sirotant
notre "gros qui tache" nous narrâmes nos
aventures, sans oublier, l'épisode des bananes, ce
qui fit beaucoup rire et créa tout de suite une
ambiance fort sympathique. Notre litre terminé et
pensant à la revue, je fis mine de me lever, quand
le sergent commanda un autre litre de vin. Il nous
fallut obéir et la conversation repris,
passionnante comme peut l'être un dialogue de
trouffions. Le 2ème litre éclusé et ne voulant pas
être en reste mon copain LAURENT commanda un 3ème
litre. L'ambiance était devenue franchement
rigouillarde. Nous arborions tous les quatre une
mine vermillon et euphorique, oubliée la revue,
oubliée la caserne. Quand le 4ème litre arriva sur
la table, les langues étaient devenues pateuses et
le regard éteint . Pour ma part, mon copain assis
en face de moi, avait du mal à rester dans mon
collimateur. Il semblait danser sur sa chaise.
Enfin alors qu'il restait encore une vingtaine de
minutes avant cette foutue revue de détail, nous
nous levâmes pesamment pour regagner notre
quartier. En arrivant dans la chambrée ou nous
fîmes une entrée très bruyante et très remarquée,
nous fûmes accueillis par des interjections
angoissées. - HUGUES, FUFU la revue, allez,
préparez-vous en vitesse. Et merde pour la revue,
fut ma réponse. Alors que mon compagnon tant bien
que mal se préparait, moi je me laissai tomber sur
mon lit, complètement paf que j'étais. Les copains
me secouaient mais je les envoyais balader
grossièrement et, alors que déjà on entendait, les
pas, les ordres dans les chambrées où l'inspection
avait commencée, j'eus des hauts de cœur
révélateur. Je vais dégueuler ! éructai-je et rien
pour réceptionner la marchandise. Soudain un
camarade avisa le seau à charbon à moitié vide,
car à cette époque nous nous chauffions avec des
poêles et se précipitant vers moi, eu juste le
temps de me le présenter. Une odeur de vinasse se
répandit immédiatement, rendant l'atmosphère
empoisonnée. Le seau avait à peine regagné sa
place que la porte s'ouvrit devant notre
adjudant-chef. - Garde à vous ! tout le monde
était figé dans une attitude impeccable, sauf mon
compagnon de beuverie qui avait du mal à se tenir
sur ses jambes. Je rigolais en douce toujours
allongé les bras en croix. Je me disais : - "Il va
se casser la gueule devant le pou-chef" et cette
pensée me réjouissait mais la vache, il encaissait
mieux que moi. L'adjudant-chef le regarda d'un air
dubitatif et réprobateur. LAURENT le 1er du
peloton, le meilleur de la promotion. Puis il
arriva devant mon lit. - Qu'est-ce qu'il a celui
là ? - Je suis malade mon ad. mon ad - ad.
judant-chef. - Oui je vois. Il abrégea
l'inspection et sur le pas de la porte se retourna
l'air courroucé. - Nouvelle revue dans 1 heure et
que tout soit en ordre. Ainsi les copains, au lieu
de profiter de leur samedi allaient devoir
rebriquer et patienter encore un moment. Qu'est-ce
que j'entendis comme reproches. Je dus leur dire
de me laisser roupiller 1/2 heure en leur
promettant de me tenir debout. Heureusement que
j'avais vomi. Ainsi je n'avais pas tant d'alcool à
distiller que mon pauvre LAURENT qui était de plus
en plus bourré. Une heure plus tard, debout au
pied de mon lit, les jambes appuyées contre
celui-ci pour assurer mon équilibre je pus enfin
faire à peu près bonne figure, alors que LAURENT
était lui à l'extrème limite de sa résistance. La
porte était à peine refermée que je m'écroulais de
nouveau sur mon lit et sombrais dans un sommeil
profond et sonore, un vrai sommeil d'ivrogne.
Quand je m'éveillai vers les 6 heures du soir
j'étais seul dans la carrée. Les copains avaient
disparu, sans doute partis en ville. Je décidais
de les rejoindre car le grand air me ferait du
bien. La bouche pâteuse, les membres lourds,
j'arrivais enfin à me rendre correct. J'eus bien
sûr quelques difficultés à enrouler seul la grosse
ceinture d'étoffe qui entourait notre corps, sous
le ceinturon et je descendis dans la cour. Je
devais en passant devant le corps de garde me
présenter en saluant et le sergent ou le gradé de
service vérifierait ma tenue. Si quelque chose
clochait il me ferait retourner sans dire ce qui
n'allait pas et il m'était arrivé de me présenter
plusieurs fois de suite avant de me rendre compte
que ma cravate était mal ajustée. Ce jour-là,
horreur, c'était le pou-chef qui était de service.
En m'approchant de ce redoutable cerbère je
sentais ma pomme d'adam qui faisait l'ascenseur
vitesse grand V. Il me regardait venir de son air
amène habituel. Je m'arrêtai à deux pas de lui,
fit un salut impeccable et m'annonçai. - Soldat de
2 ème classe FUSSINGER mon adjudant-chef ! ! -
Tiens je vous croyais très malade ? - J'ai
récupéré et je vais essayer de casser une petite
croûte en ville pour me remettre ! Je crus
discerner une petite lueur amusée dans son regard
qui me fixait intensément, mais le reste du visage
demeurait de marbre, alors que sa bouche laissait
tomber un HUM ! sceptique de mauvais augure. -
Ouais ! Ayez encore un malaise de ce genre et vous
entendrez parler de moi. Allez, fichez le camp ! !
- Merci mon adjudant-chef. Entre lui et moi venait
de s'ouvrir un contentieux qui allait par la suite
connaître quelques rebondissements mémorables.
L'été s'écoula calmement avec tous les petits
problèmes inhérents à la vie militaire. Il y eu
l'émouvante remise de la fourragère rouge et
j'entends encore notre Colonel s'écrier : - Elle
est teintée du sang de vos anciens. N'oubliez
jamais la devise de votre régiment - "Partout où
se trouve le 153 l'ennemi ne passe pas, il
recule." Nous étions enfin devenu des soldats à
part entière. La fête du régiment où le public
était admis, laisse en moi deux souvenirs bien
différents. D'abord celui de BOUYON, le secrétaire
du lieutenant qui monté sur un cheval et déguisé
en cow-boy devait crever des ballons attachés à un
mât, lui-même monté sur un caisson où un soldat
était dissimulé. Le mât était creux et des
ficelles actionnaient des épingles permettant à
distance de crever les ballons. A chaque coup de
feu le soldat du caisson tirait sur une ficelle et
plof le ballon éclatait . Théoriquement le truc
était bien trouvé. Or, lors de la présentation de
ce numéro on ne tint pas compte de la fraîcheur de
la nuit qui avait ramollit la baudruche et au lieu
d'être bien gonflés, les ballons ressemblaient
plutôt à de vieilles pomme blettes ! Le numéro
étant maintenu, nous vîmes BOUYON arriver au grand
galop sur son fringant coursier. Le haut-parleur
le présenta comme un nouveau Buffalo Bill et un
tonnerre d'applaudissements salua son tour de
présentation. Il sorti alors son révolver, tendit
le bras et sans presque viser, tira. Rien ne se
passa ! Il tira de nouveau, encore manqué. C'était
la consternation et les gens commençaient à se
marrer. Nouvelle détonation. Alors on vit un
ballon se dégonfler doucement, tout doucement.
Parmi la foule c'était du délire, les gens
croulaient de rire . Et BOUYON qui insistait,
nouveau coup de feu encore manqué et alors qu'il
venait de rengainer son pistolet pan, surprise un
ballon venait d'éclater tout seul , comme un
grand. Le préposé aux ficelles, complètement
paniqué avait tiré sans rien avoir entendu,
tellement la foule était devenue bruyante. Jetant
son cheval au galop, rouge comme une pivoine
BOUYON disparu de la place sous le tonnerre
d'applaudissements des centaines de badauds ravis
d'avoir si bien ri. L'autre souvenir que j'ai de
cette fête est celui d'une pauvre fille qu'un
bidasse avait récupéré. Il lui fit ça aux
sentiments et réussit à l'entrainer à l'armurerie.
Là, sur une paillasse providentielle il avait
abusé de sa naïveté. Elle était consentante et
avait pris du plaisir, mais quand le salaud fut
rassasié il appela un copain pour le remplacer
malgré les protestations de cette pauvre gosse.
Puis ayant à son tour épuisé ses munitions, le
deuxième trouffions en appela un troisième et
ainsi de suite une grande partie de la nuit. C'est
un camarade en la compagnie de qui je me promenais
qui m'avait mis au courant de cette abomination,
alors que nous avions croisé cette pauvre épave
qui errait comme une âme en peine dans la cour du
quartier, alors ouverte aux civils à l'occasion de
la fête du régiment. J'avais fait une réflexion
égrillarde et peut-être un peu désobligeante. Il
me répondit : - Elle a baisé toute la nuit et je
ne suis pas très fier d'appartenir au même
régiment que ces fumiers. J'étais moi-même très
ému et écœuré, mais personne ne porta le pet, la
fille garda le silence et plus jamais on ne parla
de cette triste histoire. Au cours de cet été eut
lieu une manœuvre sur nos futures positions de
guerre. L'état-major était au complet, installé
sous une grande tente. J'étais le radio chargé de
la liaison avec un avion qui émettait des
renseignements que j'étais censé réceptionner sur
un poste R11, les autres camarades de l'équipe
devant manœuvrer les panneaux de toile en guise de
réponse. Ce fut un fiasco total car la réception
était inaudible et pour le faire savoir les
copains s'emmelaient un peu les pinceaux avec les
panneaux et l'observateur de l'avion devait être
complètement paumé. Les officiers étaient furieux
et le faisaient savoir mais que pouvais-je faire,
moi simple radio avec un appareil vétuste et un
manque évident de pratique. Terre-avion pour nous
c'était la première fois, nous étions plus
virtuoses avec le poste ER17 et les calages de
réseau n'avaient plus de secrets pour nous
ti-ti-ti-ta-ti-ti-ti-ta. J'adorais le
manipulateur, alors qu'un camarade tournait la
gégène fournissant le courant. Nous étions bien
assimilés à nos anciens qui comptaient les jours
les séparant de la libération. Il y avait parmi
eux des sujets particulièrement remarquables, tel
O… ce moine à la barbe blonde fleurie. Un jour les
anciens l'avaient fait un peu boire, puis
l'avaient entrainé dans un de ces établissement
que Marthe RICHARD n'avait pas encore condamné.
Ils avaient alors demandé à une pensionnaire de
s'occuper particulièrement de leur collègue qui
était puceau en la priant de prendre son temps
pour bien faire les choses. Quand le gars était
redescendu, une heure plus tard, il affichait une
mine ravie et avait chaudement remercié ses
camarades en leur disant qu'il venait de découvrir
une chose formidable et qu'il comprenait
maintenant pourquoi la femme avait été créée. Il
conserva sa foi mais ne songea plus qu'à fonder un
foyer en se promettant d'honnorer autant sa
compagne que son Dieu. Il y avait aussi un grand
type rigolard qui en guise de montre, avait dans
la poche de son treillis un énorme réveil attaché
par une ficelle. Il le faisait parfois sonner au
réfectoire et quand le sous-off. de service
s'approchait pour voir d'où venait ce bruit
insolite, il sortait son réveil, le consultait
d'un air sérieux et disait : - Il est juste 11
heures sergent, l'heure de la soupe. On nous
servait souvent du riz au gras pas très
appétissant, si bien q'un jour un soldat à
l'esprit contestataire envoya sa gamelle au
plafond ou elle resta collée. La garde allait
foncer sur lui, c'est alors que d'autres gamelles
s'envolèrent et se collèrent au plafond. C'était
devenu un jeu et cela créa un beau bordel, cela
sentait la révolte et je me demandais bien comment
cela allait se terminer. Mais il n'y eu pas de
suite car notre Colonel REX ne voulut pas jeter le
discrédit sur son régiment. C'était un homme
intelligent que nous respections tous. Il devait
hélas être emporté par une crise cardiaque au
début des hostilités. Il y eu aussi des grèves à
PARIS. Des mouvements d'extrème droite avaient
formé un mouvement séditieux du nom de "La
Cagoule" et déjà des attentats avaient lieu. Les
ouvriers manifestaient. Un peloton d'intervention
fut formé, prèt à être embarqué pour aller
combattre les émeutiers et nous restions dans la
cour les mousquetons formés en faisceaux, notre
casque en permanence sur la tête et commandé par
le plus sévère des capitaine de notre bataillon.
Les hommes l'avaient surnommé le "Tigre". Il était
beau comme un Dieu, froid comme un bloc de marbre
et son regard était de feu. Il me faisait
l'impression d'un vrai dur.Il y avait parmi nous
des communistes dont certains disaient, en parlant
du capitaine :- La première balle sera pour lui,
car jamais nous ne tirerons sur des ouvriers.
Belle ambiance, une veille de guerre, alors que
pas bien loin de nous, d'autres bidasses, pas
habillés comme nous, bien sûr, s'entrainaient
ferme et s'apprêtaient sérieusement avec confiance
à nous voler dans les plumes. Parfois à
l'exercice, avec nos postes nous arrivions à
capter des messages émanant d'eux. Ils pompaient
vite et nous les sentions super entrainés. Parmi
les exercices que j'avais aimé, lors de mon
instruction celui qui avait ma préférence était le
tir. Nous nous servions de nos armes individuelles
dans un stand réservé à cet effet. On nous avait
appris ce qu'était la ligne de mire et le meilleur
moyen d'envoyer un ennemi dans un monde sans aucun
doute, meilleur. Au début il s'agissait de tir
réduit avec des cartouches aux charges atténuées.
Ayant toute ma jeunesse rêvé d'être cow-boy
j'étais vraiment à mon article et j'obtins vite
d'excellents résultats. Malheureusement pour moi,
du fait de mon transfert dans les transmissions,
je n'avais jamais exercé mon adresse au tir réel.
Jugez de ma joie lorsqu'un jour, on nous annonça
une séance de tir à 200 m à balles réelles.
J'étais impatient d'arriver sur le terrain ou la
vue des cibles lointaines excita ma nervosité. On
nous fit allonger sur le sol et un sous-officier
nous fit prendre la bonne position. Les premiers
coups de feu retentirent et certaines recrues
laissèrent échapper leur mousqueton que l'on nous
avait bien recommandé de tenir fermement. Moi je
cramponnais ma vieille pétoire de toutes mes
forces et je tirai. Surprise ! ! mon mousqueton ne
manifesta pas beaucoup de recul. Je tirai encore
quelques balles et nous allâmes voir ce qui était
advenu de nos pruneaux. Pour ma part quelques
égarés s'étaient logés dans le bas de la cible et
l'adjudant-chef qui regardait les résultats y alla
de sa vacherie. - C'est tout ce que vous pouvez
faire ? Pffu ! J'étais vexé au dernier degré et je
réfléchissais. Ça ne pouvait venir que de mon arme
qui avait du faire la guerre 14-18 du début à la
fin en 1ère ligne, pour ensuite poursuivre sa
carrière chez les gardes mobiles avant d'échouer
comme moi dans les transmissions. Avec la hausse
200 m les balles essoufflées venaient brouter
l'herbe au ras de la cible. Quelques-unes moins
fainéantes essayaient de se faire remarquer en
venant détériorer le bas du panneau. Mine de rien
pour la 2 ème séance je relevais la hausse au
maximum.On verrait bien si mon intuition était
bonne. Et le miracle eut lieu. Je fis18 points.
L'adjudant-chef, qui décidemment ne me lachait pas
les baskets me dit : - C'est mieux, mais ce n'est
pas formidable. Alors je ruais dans les brancards.
- Mon adjudant-chef si vous trouvez un pèlerin qui
fasse mieux avec mon escopette présentez-le moi !
Regardez ma hausse elle est au maxi et nous tirons
à 200 m. ! Il prit mon arme, l'examina et me dit,
sûr de lui. - Je vais vous faire voir ! Il avait
la réputation d'être un excellent tireur très
entrainé. Je le vis allonger sa grande carcasse
sur le sol, viser longuement et pan, les cinq
balles partirent vers le but en miaulant. Tout le
monde s'était arrêté de tirer et j'étais un peu
inquiet en allant voir le résultat en compagnie de
mon supérieur. En arrivant vers la cible je
commençais à sourire car le noir était intact.
Ensemble nous comptâmes les points et j'eus alors
un grand sourire heureux,17 points. Un de moins
que moi. Je triomphais. - Vous voyez mon
adjudant-chef cela venait de mon arme. Il esquissa
une grimace qui se voulait un sourire et me
répondit : - D'accord ! nous reviendrons la
semaine prochaine et je vous procurerais un
mousqueton neuf. ! Pourquoi ce gradé revêche
s'intéressait-il à moi ? Est-ce parce qu'il savait
que j'avais eu une jeunesse malheureuse et que
j'essayais de me montrer l'égal de mes camarades .
Etait-ce parce que j'avais de lointaines origines
alsaciennes ? Lui-même était né Allemand mais ne
les aimait guère. Pendant l'autre guerre il était
de l'autre côté et nous savions tous qu'il en
avait souffert. Dès qu'il avait pu le faire , il
avait choisi l'Armée Française et avec les années,
s'était élevé au rang qu'il occupait présentement
et qui était sans doute son bâton de maréchal.
Lorsque nous revînmes la semaine suivante, j'eus
droit à un magnifique mousqueton sorti tout droit
de l'armurerie. Je demandai une balle d'essai qui
me fut accordée. Je pris la position du tireur
couché et je visai longuement, sous l'œil ironique
de mon adjudant présent à mes côtés. J'avais
essayé à vide la détente qui était très douce.
J'appuyais mon doigt lentement et pan ! ! je
lachais le coup en même temps qu'une bramée qui
fit sursauter mon entourage. Jamais de ma vie, je
n'avais pris une pèche pareille. Le recul avec
cette arme neuve était terrible et j'avais
l'épaule en compote. L'adjudant-chef me regardait
avec une lueur amusée dans les yeux. - Alors on va
voir le résultat ? Ensemble nous nous dirigeâmes
vers la cible et ce fut à mon tour d'afficher un
sourire vainqueur. Là, en plein centre, ma petite
balle avait fait son trou et c'était le plus
merveilleux trou de balle que j'ai jamais vu. La
séance de tir se poursuivit. J'avais été dans
l'obligation de protéger mon épaule avec mon
mouchoir et mon béret et cette épaule endolorie me
faisait terriblement souffrir, mais le résultat
était probant et l'adjudant me dit alors ces
paroles qui me ravirent : - Vous reviendrez vous
entrainer pour passer le concours de tireur
d'élite. C'est très bien. Moi je buvais du petit
lait : - Salut Buffalo Bill, ton successeur arrive
enfin. Tu pourras lui réserver une petite place
pour plus tard, quand il viendra te rejoindre au
pays des chasses éternelles. Hélas, il ne fut plus
jamais question de concours. Le petit moustachu
allemand était devenu vraiment trop remuant et nos
chefs avaient d'autres chats à fouetter que de
s'occuper de tir aux pigeons. Le tir à l'homme
menaçait d'être pour bientôt. Un matin, un sergent
vint me trouver et me dit: - FUSSINGER, il va y
avoir à BITCHE un grande prise d'armes comprenant
3 régiments, de nombreux Généraux et des Officiers
Supérieurs y assisteront. C'est le drapeau de
notre régiment qui a été choisi et qui sera
présenté par un lieutenant décoré de la dernière
guerre, deux sous-officiers médaillés et trois
2ème classe. Vous avez été sélectionné pour être
un de ces soldats. Le ciel me serait tombé sur la
tête que je n'aurais pas été plus ému. Il me dit
encore : - Vous aurez des gants blancs à crispin.
La manœuvre n'en sera pas facilité mais nous
comptons sur vous. Pourquoi un tel honneur
venait-il de m'échoir? Je n'avais pas l'impression
de le mériter. Je n'avais jamais fayoté, j'étais
simplement correct avec mes supérieurs. Certes, je
manœuvrais assez bien, mais je n'étais pas le seul
dans ce cas. Mes copains ne manquèrent pas de me
mettre en boîte et j'en entendis de toutes sortes,
mais je tins bon et quand le grand jour arriva
j'étais fin prêt. Je me rendis au magasin où pour
la circonstance on renouvela mes équipements et on
me donna un mousqueton flambant neuf, puisje me
rendis dans la cour de la caserne où les gradés,
sur leur 31, nous attendaient. Le lieutenant nous
donna alors ses instructions : - Vous n'obéirez
qu'à mes ordres qui seront brefs et ne seront
entendus que par nous. C'est un grand honneur qui
nous est fait. J'espère que vous serez à la
hauteur. Cet officier était vraiment sympa. Il
avait la poitrine constellée de décorations, ainsi
que les sous-officiers qui prirent place à ses
côtés. Nous les soldats avions pris place derrière
et c'est le lieutenant qui portait le drapeau de
notre régiment. Etant placé à la droite du groupe
je pouvais examiner à loisir cet étendard, plus de
première fraîcheur, mais qui portait le nom de
toutes les batailles auxquelles le 153ème. avait
participé. Je crois que c'est à partir de ce jour
que je compris vraiment ce que voulait dire le mot
patrie. Dans le civil je n'étais qu'une pauvre
cloche, sans aucun bien, sans avenir. Je pensais
toujours : - Mais qu'as-tu à défendre ? Tu es
Français bien sûr, mais tu deviendrais Allemand
qu'est-ce que cela changerait ? Tu serais une
cloche allemande, pas plus. Et brusquement devant
ce morceau d'étoffe pour qui, d'autres avant moi
avaient su mourir, je sus enfin ce que signifiait
l'attachement de l'homme à ses racines, à sa
culture, à son sol. Nous partîmes d'un bon pas et
sortîmes de la caserne pour nous rendre sur
l'immense champ de manœuvre. Nous devions avoir
fière allure, avec nos armes bien arrimées sur
l'épaule droite, nos gants et crispins blancs,
tranchant sur le brun des crosses de nos
mousquetons. Les gens pourtant habitués à la
troupe s'arrêtaient à notre passage, les hommes se
découvraient devant ce qui représentait tant de
gloire et j'étais porté comme par un nuage.
C'était moi, le petit inconnu, mon drapeau et moi,
mes supérieurs et moi qui recevions l'hommage de
la foule et je me rendais compte que l'heure que
je vivais serait pour moi inoubliable. Lorsque
nous débouchâmes sur la place, une sonnerie."Au
drapeau" retentit. J'étais ému au dernier degré de
voir tous ces soldats alignés dans un ordre
impeccable et je sentais tous les regards dirigés
sur nous. Et là-bas, tout au fond de la place
l'état-major au grand complet qui semblait nous
attendre. Les ordres donnés par notre lieutenant
étaient murmurés mais précis. - Section halte ! !
- Présenter armes. ! - Armes sur l'épaule. Droite.
! - Demi-tour à droite, marche. ! - En avant
marche. A gauche, gauche. Avec un bel ensemble
nous manœuvrions et nous avons présenté notre
drapeau aux différentes compagnies rassemblées là.
Le 37ème R.I.F., le 153ème R.I.F., le 155ème
Artillerie différents corps et à chaque passage
les soldats nous présentaient les armes en un
claquement unique, sec comme un coup de feu. Nous
arrivâmes enfin devant l'état-major silencieux et
au garde-à-vous, nous nous arrêtâmes sur un bref.
- Section halte. Présentez armes. Et d'un même
mouvement je vis les officiers saluer notre
glorieux étendard, alors que retentissaient
tambours et clairons . Puis après un rapide
maniement d'armes, éxécuté de nouveau de manière
impeccable, nous fîmes demi-tour pour aller gagner
la place qui nous était assignée. Puis le défilé
des troupes commença, interminable. Nous
présentions les armes aux soldats qui d'un
énergique têtes gauche nous rendaient notre salut.
Je ressentais une impression de force, de
sécurité. Non, nous ne pourrions jamais être battu
par les Allemands, nous étions invincibles. Le
retour fut comme l'aller marqué par le respect des
civils. Une étrange euphorie m'habitait et j'étais
heureux mais vidé de mes forces tout à la fois. Je
sentais que ce que je venais de vivre serait ancré
dans ma mémoire jusqu'à ma mort et j'aurai
l'occasion ami lecteur, de vous reparler de cette
émotion ressentie. Mais n'anticipons pas. !
Quelque temps après cet évènement mémorable eut
lieu l'examen du peloton. Je m'en tirai avec
l'excellente place de 9ème et avec l'assurance de
passer caporal avant ma libération, mes efforts
avaient payé. Pour clôturer cet évènement, nos
sous-officiers nous firent savoir qu'il y avait
une tradition à respecter. Cet examen se terminait
toujours par une petite fête dans un restaurant
situé au bord du lac d'ASSELFURT proche de la
ville de BITCHE. Nous partîmes en fin d'après-midi
dans un ordre impeccable, commandé par le sergent
THOMAS, en serre file. Nous ne prîmes le pas de
route qu'une fois sortis de la ville et nous nous
mîmes à chanter quelques chansons gaillardes. La
soirée fut mémorable avec un excellent repas, bien
arrosé et chacun poussa sa chansonnette ou raconta
une histoire corsée. A minuit j'entrainais deux
camarades faire un tour en barque. La nuit était
merveilleuse, les étoiles se reflétaient dans les
eaux glauques du lac et j'avais 20 ans. De retour
à l'embarcadère nous apprîmes qu'un copain avait
fait une chute de 4 mètres de hauteur, à partir du
mur dominant la plage mais comme il était vraiment
saoul il était tombé comme une grosse merde.
Splaf…et les dégats étaient minimes. Par contre le
sergent THOMAS qui devait nous ramener pour minuit
était complètement H.S., incapable de se tenir
debout ne serait-ce qu'une seconde et nous
pensions l'abandonner à son triste sort. Mais
comment rentrer à 3 heures du matin, dans une
caserne, avec une permission de minuit? Je me
concertais avec des camarades et à quatre nous
l'empoignâmes, qui par un bras, qui par une jambe
et nous prîmes la route ! Dieu que nous en avons
bavé, même à quatre, et nous même n'étant pas
tellement frais. Nous tenions une grande partie de
la route et le reste de la troupe suivait en
débandade. Après une marche, qui bien que n'étant
pas celle de MAO nous apparut très longue, nous
arrivâmes en vue de la caserne. Tout le long de
notre parcours du combattant le sergent THOMAS
avait fait le mort. De temps à autre des pièces de
monnaie tombaient de sa poche et un de nos copains
était préposé au ramassage, ce qui n'était pas
évident étant donné l'obscurité. Soudain à
proximité du poste, notre sergent donna signe de
vie et nous le remîmes sur pieds. La vache, il
nous avait abusé et s'était fait ramener en stop
par 4 trouffions maintenant épuisés. Les ordres
claquèrent dans la nuit. - Section rassemblement.
En avant marche. - Et c'est devant une sentinelle
ébahie qui nous présenta les armes que nous fîmes
une entrée très, très digne dans notre
cantonnement. Il y avait dans notre groupe des
transmissions, un caporal-chef de carrière dont je
tairai le nom au cas bien improbable où ces lignes
lui tomberaient sous les yeux. Dans le civil,
avant son engagement, il avait travaillé comme
cantonnier dans une petite commune. Il avait été
pris dans l'Armée malgré ses pieds plats et quand
il venait avec nous en execice à la campagne, il
avait tendance à faucher les marguerites avec ses
grands pieds. La tradition voulait que nous
chantions sur la route de Louviers, il y avait un
cantonnier et qui cassait et qui cassait des tas
de cailloux et ce refrain était repris en chœur
alors que nous regardions ce pauvre caporal-chef
devenir rouge comme une pivoine. C'était bête et
méchant mais allez donc raisonner des attardés de
vingt ans qui se croyaient devenus des hommes
parce qu'ils étaient soldats. Au demeurant, ce
type était la bonté même qui savait pertinemment
bien qu'il avait été mis au placard dans les
transmissions. Il était marié et le rêve de sa
femme était de le voir un jour défiler fièrement
avec nous. Donc à chaque fête où le régiment était
sollicité pour défiler en ville, on pouvait être
sûr de voir arriver notre "crabe chef "tiré à
quatre épingles, le fusil sur l'épaule prêt à
s'incorporer à nous. Et immanquablement l'adjudant
arrivait à sa hauteur, l'appelait par son nom et
de l'index lui indiquait l'entrée de notre
bâtiment. Et ce pauvre gars, écarlate, au bord des
larmes, regagnait en raclant de ses godasses bien
briquées le sol de la cour, une chambrée où il
donnait libre cour à sa rancœur. Et sur le
parcours, je songeais à une jeune femme, attendant
parmi les bravos la venue de l'être aimé, qui
malheureusement ne lui donnerait jamais la joie
d'être fière de lui. Et moi aussi bizarre que cela
puisse vous paraître j'étais attristé par cette
méchanceté gratuite. Pressentais-je alors
confusément que la vie vengerait ce pauvre type et
que tous, collectivement et individuellement un
jour qui n'était plus tellement lointain, nous
serions à notre tour humiliés. Car les rumeurs de
guerre se faisaient chaque jour plus précises
Adolphe tournait maintenant ses regards vers la
POLOGNE. Quotidiennement des incidents éclataient
pour DANTZIG et la tension montait inexorablement.
Nous n'étions pas très chaud pour l'affrontement.
Nous étions les enfants de la dernière der des der
comme on l'appelait. Toute mon enfance avait été
bercée de récits plus ou moins atroces et les noms
du chemin des Dames, de DOUAUMONT, du colonel
DRIANT etc… n'avaient pas de mystère pour moi. Ma
mère me racontait comment un proche cousin était
venu lui rendre visite au sortir de l'hôpital.
Elle avait entendu un pas lourd dans l'escalier.
C'était notre héros qui aggripé à la rampe venait
péniblement à sa rencontre. A VERDUN il avait pris
la mitraille dans le ventre et il était si mal en
point que ma mère en était effrayée. Il mourut peu
après, dans d'atroces souffrances. Il avait 20
ans. Et les récits de mon cousin Albert, décorés
de la Croix de Guerre, de la Médaille Militaire.
C'était le costaud de la famille, svelte, nerveux,
increvable. Il était percé comme une écumoire, un
trou dans la joue, d'où la salive s'écoulait
encore, un autre dans l'estomac, une balle l'avait
traversé de part en part et il était resté trois
jours sur le champ de bataille. Abandonné par les
médecins après avoir reçu l'extrême onction, il
avait survécu. C'était le héros n°1 de mon enfance
passée au milieu des rescapés de cette atroce
boucherie. Mais je ne tenais pas à revivre ce
qu'ils avaient connu et mes camarades étaient dans
le même cas. Vingt ans après, les hommes
avaient-ils oublié ? Pourquoi les Allemands, qui
eux aussi avaient tant souffert, s'étaient-ils
laissé fanatiser par ce caporal fou, avide de
revanche et de sang ?
Heureusement que nous avions notre ligne maginot,
garantie imprenable. De gros ouvrages protégeaient
BITCHE. Des casemates immenses avec des petits
trains circulant à l'intérieur, des réserves de
vivre, d'eau, de carburant, de munitions; des
cuisines, un bloc opératoire et même de quoi
ensevelir les morts. Tout était prévu pour un long
siège. Chaque ouvrage, de son artillerie couvrait
son voisin en des tirs croisés et les rails
anti-chars avait fait la preuve de leur
efficacité. Nous, entre les intervalles étions là
pour parer à une éventuelle percée. Alors
qu'avions-nous à redouter ? Lorsque j'étais allé
en permission, j'avais remarqué des affiches
représentant un soldat devant une casemate, avec
en gros titre : "TRAVAILLEZ EN PAIX, il veille" et
les civils avaient confiance en nous, en notre
ligne maginot. L'été 1939 s'étirait sous un chaud
soleil propice au farniente et les Français ne
s'en privaient pas, fiers de leurs nouveaux
congés, de leurs vacances. A la fin du mois d'août
je tombais malade, une grave angine me cloua au
lit et l'on m'isola dans une chambre spéciale.
J'avais beaucoup de fièvre et la gorge toute
blanche, mais le contexte ne se prétait guère à
une thérapeutie individuelle attentive. Les
services médicaux, étaient, ainsi que tout le
bataillon, maintenus en état d'alerte. Petit à
petit on sembla m'oublier ! Un gars m'apportait
mes repas. Bonjour, bonsoir, salut. La
conversation n'allait pas plus loin car j'étais
abruti par la fièvre. Et puis un jour, plus
personne ne vint. J'étais encore très mal foutu,
m'alimentant avec peine, mais à mon âge on a
besoin de remontant. Je me dis : - Tiens pas de
petit déjeuner ce matin ? A onze heures pas de
dîner. Je commençais à devenir mauvais. A deux
heures de l'après-midi, n'y tenant plus, je me
levais péniblement tenant à peine sur mes guiboles
et je sortis de ma chambre. Dans le couloir,
personne, dans les autres chambres, personne. Je
me trainais vers les cuisines, encore personne.
J'étais ahuri, je venais de débarquer sur une
autre planète. Je cherchais à bouffer, à boire, et
je trouvais facilement de quoi me nourrir. Puis
cela fait, ayant retrouvé quelques forces, je
sorti dans la cour pour rejoindre ma chambrée que
je touvais vide. Imaginez mon désarroi. Etre seul,
absolument seul, dans une immense caserne
habituellement si animée. J'errai dans les
couloirs, j'appelai et ma voix résonnait
étrangement. L'angoisse peu à peu me gagnait.
N'étais-je pas entrain de délirer ? C'est alors,
qu'étant dans la cour, je vis un sous-officier se
diriger vers moi, l'air surpris. Il me dit : -
Quest-ce que vous foutez là ? - Je suis malade,
lui répondis-je, et j'étais en salle d'isolement.
- Comment vous n'êtes pas au courant de l'alerte
générale ? Tout le monde à rejoint les positions !
! - Que dois-je faire ? et l'habituelle réponse
arriva : - Démerdez-vous ! ! - Eh bien soit, je me
démerderai ! Je regagnai ma chambre où seules mes
affaires étaient restées. Je posai mon sac sur mon
lit et j'entrepris de faire mon barda. Je
m'équipai de pied en cap. A l'instar de mes
camarades qui n'avaient rien laissé, je ramassai
absolument tout et avec le mousqueton la charge
était imposante. Ainsi harnaché, j'allai chercher
mon vélo, garé dans le magasin et j'entrepris de
rejoindre ROHRBACH-LES-BITCHES où se tenaient nos
positions. J'avais une douzaine de kms à faire sur
la route, plus 2 ou 3 kms de mauvais chemin à
franchir pour retrouver la ferme MORENHOFF P.C. de
notre régiment. En temps normal, disposant de
toutes mes forces, ce parcours du combattant
aurait été de la rigolade. Mais je n'était
vraiment pas flambard et pas vraiment prêt pour en
découdre avec le moustachu. Enfin! Avec beaucoup
de peine, j'enfourchais mon vélo de course et "en
voiture Simone. " Mes premiers coups de pédales
furent loin de rappeler le champion que j'aurais
voulu être. J'avais vraiment l'impression de
pédaler dans la semoule et entraîné par mon barda
je tenais une grande partie de la route. Je
transpirais à grosses gouttes et je voyais la
sueur s'écraser sur mon cadre. A la moindre bosse
je devais mettre pieds à terre me hissant tant
bien que mal, plutôt mal que bien en haut de ce
qui à chaque fois me faisait penser au Galibier.
Seigneur Jésus, je n'avais pas de couronne
d'épines sur la tête mais la gamelle qui y était
posée la valait bien, et si un jour, tous deux,
nous avons été frères ce fut bien ce jour là. Je
ne me suis pas chronométré mais ce fut long,
interminable. Quand j'arrivai au terme de mon
voyage mes copains me regardèrent effarés. Je sus
plus tard que ruisselant de sueur, blanc comme un
linge, des cheveux échappés de mon casque me
collant au visage, les yeux creux et le regard
éteint, je les avais effrayé. Je leur dit
simplement: - Foutez-moi la paix, laissez-moi, ne
me touchez pas et je tombais sur le sol, mon vélo
à mes côtés et mon mousqueton dans les bras. Cinq
minutes plus tard, je dormais profondemment,
baignant dans ma transpiration. Mes copains me
laissèrent ainsi, respectant ma volonté. Je
m'éveillai au petit jour couvert de rosée et
transi de froid. J'avais faim, très faim. Surpris
je tatai ma gorge. Rien, plus rien, je pouvais
déglutir sans douleur. J'étais certes endolori,
mes jambes me faisaient mal, mais j'étais guéri.
Qui donc osera dire après cela que les miracles
n'existent pas ? Je repris très vite des forces et
je me mêlai aux travaux que l'adjudant-chef PELT,
notre maître d'œuvre nous faisait exécuter. Nos
officiers s'étaient établis dans la ferme
MORENHOFF alors que nous étions sans abris. Avec
nos toiles de tente individuelles fortements
usagées et de ce fait, perméables, nous avions
confectionné de grandes tentes où nous pouvions
loger plusieurs soldats. Ces toiles étaient
carrées et pouvaient se boutonner ensemble.
C'était une sorte d'auvent ouvert à toutes les
intempéries. Nous avions aussi récupéré de la
paille qui nous isolait de l'humidité et nous
avions entassé notre barda sous ce médiocre
campement. Tant que le temps resta beau nous
trouvions cela merveilleux. Nous étions en camping
et n'aurait été le travail imposé, nous nous
serions amusés comme des fous. Il n'y avait qu'un
seul inconvénient: la roulante était installée
dans la cour de la ferme et trois fois par jour il
nous fallait parcourir 2 kms, aller-retour
compris, pour la soupe ou le jus. Nous étions
installés dans une contre pente, par rapport à la
ligne de front, un ruisseau courait au fond du
vallon et une source très fraîche sourdait non
loin de ce petit cours d'eau. Il y avait dans ce
vallon idyllique quelques pommiers, des noyers et
quelques terres cultivées, principalement des
champs de pommes de terre. Je retrouvais là mes
vieilles racines paysannes et j'étais heureux.
Nous avions entrepris la continuation de ce qui
devait être le futur P.C. du colonel SUBERVIE, une
casemate presque terminée, mais j'anticipe. Notre
premier ouvrage avait été l'installation de nos
postes de campagne R11 et ER17. Nous avions
effectué le calage de réseau et nous pouvions être
en liaison permanente avec les états-major des
trois bataillons qui devaient en cas de conflit
dépendre de notre régiment qui serait le 166
R.I.F. dont la fière devise était : "Vaincre ou
mourir". J'avais réussi avec le poste R11 à capter
un poste civil par lequel j'avais en permanence
des nouvelles fraîches. En ce dernier jour du mois
d'Août, la tension était à son comble et
l'inquiétude se lisait sur tous les visages.
Toutes les pensées étaient tournées vers la
POLOGNE où se jouait notre destin. Y aurait-il un
second MUNICH ? C'était impensable. On ne pouvait
laisser le nazisme dévorer toute l'EUROPE sans
intervenir. Nous n'avions pas l'esprit combatif,
sans doute, mais confusément, nous sentions qu'un
conflit devenait inéluctable et que notre cause
était celle de la justice et de la liberté. Le 1er
Septembre, j'appris par le poste que les troupes
allemandes venaient d'envahir la POLOGNE. Ce fut
la consternation: qu'allait faire la FRANCE qu'un
pacte d'assistance mutuelle liait aux Polonais ?
C'est le 3 Septembre au matin que nous eûmes la
réponse à cette interrogation. A midi,
l'ANGLETERRE déclara l'ouverture des hostilités
avec le 3ème Reich et à 17 h, la FRANCE suivra.
Quelques camarades y allèrent de leurs larmes et
cela me surprit. Il est vrai que, pour la plupart
d'entre eux, la vie s'était montrée clémente. Pour
moi, c'était un peu différent car j'avais été
élevé à la rude école de la misère et de la rue
et, sans être un dur, j'étais plus coriace que la
plupart de mes amis. Le petit épisode qui suit
vous fera comprendre quel était l'état d'esprit de
mes copains ! Je me souviens qu'il faisait beau,
en ce jour de Septembre. La nature était belle,
l'herbe tendre et dans le bas du vallon, le
ruisseau gazouillait gentiment. 17 h approchant.
On nous avait laissé libre de notre temps et je
décidais d'aller laver mon linge à la rivière. Un
ami m'interpella : - Mais, tu es fou ! Nous, on va
s'abriter dans la casemate inoccupée du Colonel !
J'éclatais de rire: Non mais ! Qu'est-ce que vous
croyez, bande de cons ? Qu'à 5 h, on va subir un
déluge de feu ; que les Allemands vont nous
attaquer ! Vous trouvez qu'ils ne sont pas assez
occupés avec les "polacks " ? Et tranquillement,
je partis laver mon linge. Quand je revins une
heure plus tard, un silence gêné accueillit mon
retour. Goguenard, je demandais : - Combien de
morts ? - Quelques grognements, seuls, me
répondirent et chacun se remit à ses occupations.
Le repas au soir aurait très bien pu se dérouler
au Café du Commerce. Chacun faisait des pronostics
et nous étions tous d'accord pour dire que ce ne
serait pas long. Notre potentiel était énorme avec
notre empire et l'ANGLETERRE avec ses Colonies
était puissante. On allait tous s'y mettre et
écraser ce trublion aux théories fumeuses.14 - 18
aurait dû leur suffire, non ? Et c'est ainsi que,
pour nous, commença la drôle de guerre ?
LA DROLE DE GUERRE
***
Septembre-Octobre 1939. Les
premières pluies se mirent à tomber, venant
ajouter à notre peine. Nous étions toujours logés
sous nos toiles de tente. Il nous fallait, une
fois dessous, éviter de les toucher car,
immédiatement, l'eau se mettait à ruisseler,
inondant notre paille. Le terrain était argileux
et glissant, nos godasses, nos capotes ne
pouvaient sécher et nous étions toujours occupés à
consolider l'abri du Colonel, alors que nous
savions que ce brave homme préférait le confort de
la ferme et ses commodités. D'ailleurs, tout le
réseau téléphonique convergeait vers cette ferme,
par l'intermédiaire des boîtes de coupures,
prévues depuis longtemps à cet effet. La grogne
s'installa parmi nous, s'amplifia de jour en jour
et, finalement, le camarade qui avait dit un jour
qu'il ne tirerait pas sur les ouvriers mais, plus
volontiers, sur celui qui commandait la troupe,
lors du voyage que nous aurions dû faire pour
rétablir l'ordre à PARIS. Donc, ce camarade
proposa de déclencher un mouvement de grève pour
marquer notre volonté de construire un abri pour
nous. Je tombais d'accord, ainsi que tous ceux qui
étaient concernés par ce futur abri. Cela se
passait un matin et nous décidâmes de ne pas
reprendre le travail après la pause casse-croûte.
Nous avions déja déposé mais, sans résultat, une
requête auprès de l'Adjudant-Chef. Et c'est ainsi
que nous nous installâmes sur les cailloux qu'on
nous faisait trimballer à longueur de journée.
Ayant terminé son repas pris dans son abri
confortable et bétonné, notre Supérieur arriva sur
le chantier. Nous voyant tous assis, il consulta
sa montre et, l'air furibond, nous lança : - Pas
encore au travail ? C'est l'heure ! Personne ne
broncha. Je le regardai du coin de l'oeil. Son
teint, déjà naturellement coloré, virait au rouge
brique. Que signifie cette plaisanterie ? - Ce
n'est pas une plaisanterie ! rétorqua un camarade.
On voudrait se construire un abri potable, c'est
tout ! - On ne discute pas les ordres ! J'ai dit
"au travail". Personne n'obtempérant, il se
dirigea alors vers le camarade, assis à
l'extrêmité du tas de cailloux et le fixant bien
dans les yeux, réïtéra son injonction : - Au
travail ! On aurait entendu une mouche voler. Un
siècle sembla s'écouler puis, lentement, le soldat
se leva, attrapa la première pierre à sa portée et
la transporta à sa destination. Et il en fut ainsi
de tous les copains. L'incitateur à cette mince
contestation se levant sans demander son reste.
L'Adjudant-Chef arriva à ma hauteur, répéta son
injonction implacable, en fixant son regard dans
le mien. A mon tour, je le regardais sans
impertinence, mais sans ciller et au commandement
: "au travail !", je restai le cul sur ma pierre.
Il réitéra son imposition et je demeurai toujours
assis. Alors, se maîtrisant avec difficulté, il me
cria d'une voix de stentor : - Garde-à-vous !
Demi-tour, droite ! Droite ! En tenue de campagne
immédiatement! Venez me voir dans mon Poste de
Commandement .Pas de gymnastique ! Marche !…
Coudes au corps, je me dirigeai vers notre tente
où je revêtis ma tenue de guerre et ainsi habillé,
casqué, cartouchières sur la capote, le masque à
gaz brinquebalant à mon côté, mon arme à la
bretelle, je me dirigeais vers le Poste de
Commandement, situé plus haut sur la pente. Je
passais vers mes camarades, un peu honteux de leur
conduite et à la hauteur du meneur de la première
heure, je crachais ostensiblement pour marquer mon
mépris. Je gravis les derniers mètres menant à
l'abri de mon Supérieur, suivi par les regards
compatissants de tous ces dégonflés. Ainsi
harnaché, j'eus du mal à pénétrer à l'intérieur
car l'entrée était formée de chicanes assez
étroites. Mon Adjudant-Chef m'attendait debout,
derrière la table lui servant de bureau. Je me mis
au garde-à-vous et le saluai. Il me commanda :
"Repos !" et, me montrant un papier sur la table,
me dit : - Lisez et signez ! Je me saisis de la
note et en entrepris la lecture. Elle était
adressée au Colonel et relatait mon refus
d'obéissance, en demandant qu'une sanction soit
appliquée. Je demandais alors : - Quelle est cette
sanction ? - Conseil de Guerre me fut-il répondu,
car nous sommes en période d'hostilités ! J'aurais
pu reculer, ne pas signer mais cela aurait été
contraire à mes principes. En acceptant de faire
la grêve pour une cause juste, humaine, j'avais
engagé mon honneur, quelqu'en soient les
conséquences je devais aller jusqu'au bout car
c'était ma dignité d'homme qui était en jeu et
attrapant la plume, j'apposais mon paraphe au bas
de la feuille. Sacré gamin ! fut son seul
commentaire. Je compris alors, vaguement, que cet
homme qui, lui aussi avait son honneur à
préserver, n'était peut-être pas dénué de coeur.
Il mit le papier dans une enveloppe et me la
tendit, en m'enjoignant de porter ce message au
Colonel. Je rejoignis le sentier qui menait à la
ferme et, chemin faisant, je songeais aux
conséquences de mon acte. Sans doute, après
jugement, me muterait-on dans les Corps-Francs
avec quelques fortes têtes ? Adieu les
transmissions ! Adieu les galons que j'attendais !
Je pensais à ma pauvre mère qui n'aurait peut-être
pas approuvé mon geste et commençais à avoir
quelques regrets, mais j'en revenais toujours à ma
dignité. Je savais que je serais toujours
intransigeant avec elle, quelqu'en soit le prix,
les conséquences et j'étais loin de me douter que
l'avenir me fournirait maintes occasions de la
défendre, au péril de ma vie ! En arrivant à la
ferme, suant, étouffant sous la charge, je croisai
le Lieutenant MANTELET, alors Responsable des
Transmissions. C'était un homme froid, pénétré de
ses responsabilités et nous savions tous
l'inimitié qui existait entre lui - Officier de
Réserve - et notre Adjudant-Chef de carrière. Je
décidai rapidement d'utiliser cette dissension
pour rétablir, si possible, ma situation bien
compromise. J'ai une lettre pour le Colonel, j'ai
refusé d'obéir aux ordres de l'Adjudant-Chef PELT
pour exécuter les vôtres qui étaient antérieurs et
nous autorisaient à bâtir un abri pour nous. Mes
camarades et moi avons appuyé notre réclamation
par un refus de travail ; mes collègues ont repris
leur activité et j'ai été le seul à persister dans
mon refus. Il y avait du machiavel dans ma
présentation des faits et je scrutais sur le
visage du lieutenant les effets de ma tirade. Il
ne me répondit pas, le masque impénétrable ouvrit
la lettre, la lut et me dit : - En plus vous avez
signé ! Puis soudain sévère il entreprit de me
faire la morale. - Vous avez été, vous et vos
camarades choisis pour appartenir à un groupe
d'élite. Vous êtes dans les transmissions et vous
savez que nous devons avoir confiance en vous.
Vous allez immédiatement retourner voir
l'adjudant-chef PELT à qui vous remettrez ce mot
que je vais écrire et vous attendrez ses ordres .
Cette affaire n'ira pas plus loin. Il griffonna
quelques mots sur le papier que je lui avais
remis, le replaça dans l'enveloppe qu'il me tendit
non cachetée. - Et maintenant, rompez ! ! Merde !
je m'en tirais bien pour le moment et je dois
avouer que j'en étais heureux mais quelles
couleuvres allais-je devoir avaler. Je redescendis
sur ma position et en arrivant j'observais la
situation. Les copains trimballaient toujours des
pierres, alors que l'adjudant-chef assis sur un
tas de cailloux surveillait l'ouvrage. Il était
légèrement éloigné et cela me convenait car en
descendant j'avais lu la réponse du lieutenant et
elle était ainsi rédigée. "Le soldat FUSSINGER
vous fera des excuses et reprendra le travail. "
Mon supérieur prit connaissance du billet,
redressa sa haute taille et me dit : - Alors,
j'attends ! Après avoir jeté un coup d'œil à mes
copains qui faisaient semblant d'être occupés,
tout en tendant l'oreille, je jetai un discret,
mais très discret : - Je vous fais mes excuses mon
adjudant-chef ! ! La vache ! ! Plus fort me
cria-t-il, que tout le monde entende ! Alors fou
de rage, de honte et de regrets, je gueulai de
toutes mes forces : - Je vous fais mes excuses mon
adjudant-chef. - C'est bon, maintenant allez vous
mettre en tenue et reprenez le travail. Et d'une
couleuvre…une ! ! Après m'être débarrassé de tout
mon fourbi je revins parmi mes compagnons avec
lesquels je n'échangeais pas un mot. A 17 heures
l'adjudant-chef cria : - Terminé, vous pouvez
aller travailler pour vous ! J'emboitai le pas à
mes copains lorsqu'il m'arrêta : - Pas vous, vous
avez perdu du temps, il faut le rattaper. Allez !
au travail ! Et une deuxième couleuvre ! ! Je
repris donc le boulot la rage au ventre me rendant
compte qu'il avait décidé de me briser, de me
mater. Nous n'échangeâmes pas une parole, par un
regard. La nuit était tombée et je transportais
toujours des pierres, sous la surveillance du
pou-chef, toujours assis sur ses cailloux. N'ayant
jamais éprouvé de haine pour personne, trouvant ce
sentiment très vil, je me demandais ce qui se
passait en moi vis à vis de cet homme impassible à
mes côtés. Quand il me libéra enfin nous nous
quittâmes comme deux étrangers venant de se
croiser. Je regagnai ma tente et sans même
regarder mes copains je m'étendis, crevé par
toutes ces émotions, par le chemin de la ferme et
le travail. La nuit porte conseil, dit-on. Au
petit jour, je décidai d'agir comme si rien ne
s'était passé, remettant même en place un camarade
qui se permettait de dire du mal de notre
adjudant-chef. Lui et moi nous avions agi selon
notre conscience et s'il existait un contentieux
entre nous cela ne regardait personne. Il avait du
penser comme moi, car nos rapports, au demeurant
courtois, reprirent comme avant l'incident.
Parfois je remarquais que son regard s'attardait
sur ma modeste personne. Que pensait-il de moi ?
Etais-je vraiment un mauvais soldat ? Je lui
posais des problèmes c'était certain, mais je
sentais malgré tout qu'il ne m'en voulait pas.
Pour lui, j'étais sans doute "un cas". De l'autre
côté du ruisseau, des artilleurs avaient installé
un campement situé juste en face de nous, sur la
colline. Au début, des chenillettes avaient
apporté des tôles ondulées, des planches, des
pieux et en peu de temps ils avaient monté une
confortable cagna qui exitait notre envie. Au
demeurant nos rapports étaient courtois, car nous
avions l'occasion de faire la causette, à la
source commune. Ils avaient un petit complexe de
supériorité, vis à vis des pauvres biffins qui
n'étaient même pas foutus d'avoir un abri potable.
J'ai toujours été un lève tôt et chaque matin
j'allais faire ma toilette dans l'eau courante de
notre rivière. Un matin ou selon mon habitude,
j'allais faire mes ablutions, je vis avec surprise
que les artilleurs avaient déménagés. J'allais
visiter leur cagna, restée intacte. Plus traces
d'aucune présence, tout était à l'abandon. Je
remontais à toute pompe vers notre tente et
gueulai un "debout là dedans", retentissant. Mes
camarades ahuris se dressèrent sur leur couche en
maugréant et je leur expliquai la situation. Bien
que n'étant pas encore Caporal j'en avais la
fonction et j'étais responsable de l'équipe. -
Allez les gars ! au boulot. On va démolir la cagna
des artilleurs avant que d'autres pensent à le
faire. Je vous promets que dans deux jours nous
serons à l'abri. Sitôt dit, sitôt fait. Ayant
enfin eu l'autorisation de nous construire un
abri, toute la matinée fut employée à démonter, à
trimballer les matériaux nécessaire à la
construction que j'avais envisagée. Je choisis un
emplacement dans un talus bordé de noisetiers et
nous creusâmes un trou suffisant pour la cabane
dont je rêvais. Les murs furent constitués par les
pieux que nous avions en nombre suffisant. Je
gardais les plus beaux pour la facade que je fis
légèrement inclinée. Une légère charpente
soutenait les tôles ondulées et j'espérais bien un
jour récupérer une gouttière . Je fabriquai une
porte qui fermait hermétiquement et l'aération se
faisait par le toit, le long des tôles ondulées.
Il n'y avait pas de fenêtres, mais quand il
faisait beau la porte en deux parties permettait
un éclairage suffisant. Au demeurant nous avions
fabriqué des éclairages avec des flacons remplis
d'essences suivant le principe des fameuses lampes
Pigeon, avec cependant un seul défaut, les notres
pouvaient exploser en cas de surchauffe. Je vous
rassure, cela ne s'est pas produit dans nos
équipes. Un matin par contre, j'ai cru en voyant
sortir un camarade d'une cagna voisine que des
sénégalais avaient pris la relève dans la nuit. Le
gars qui était en face moi était d'un noir
magnifique. En regadant mieux je reconnus PROTEAU,
un parisien d'un genre dur à cuire qui se demanda
pourquoi je me fendais pas la pipe. - Tu as vu ta
gueule ? - Non pas encore, je me lève. - Va voir
dans la glace ! ! Nous laissions toujours une
glace, soit accroché à un arbre ou à la façade de
nos abris. C'était pratique pour la séance de
rasage. Il se dirigea vers le miroir et s'exclama
: - Oh la vache ! - Quoi la vache ? demandai-je.
Alors il m'expliqua qu'ayant des lits superposés,
pour gagner de la place pour la table et les
tabourets, il couchait à l'étage supérieur. Et le
gars sous lui, aimant lire au lit le soir
utilisait pour cela une de nos fameuses et surtout
fumeuses lampe de chevet. Toute la soirée, s'étant
endormi tôt, il avait été fumé comme un hareng. Il
prit le parti d'en rire à son tour mais en se
jurant de dire son fait à son voisin du
rez-de-chaussée. Comme la nature l'avait doté de
biceps assez impressionnants je ne vis plus jamais
ce trouffion noir, tout au moins extérieurement
car nous ne manquions pas de pinard. L'armée pour
cela faisait bonne mesure et nous touchions même
de la gniole. Des bruits circulaient, affirmant
que du bromure était mélangé à nos aliments, pour
calmer nos ardeurs mais si c'était vrai, je dois
avouer que cela n'avait pas grand effet et les
conversations déviaient souvent sur des souvenirs
grivois et chacun y allait de son soupir. Un de
nos copains, postier de son état était plutôt
attiré par la vinasse. Il se relevait la nuit, se
tapant ses 2 kms pour revenir avec un seau de
toile plein de pinard. Mais dans l'ensemble nous
ne voulions pas devenir alcoolique alors que lui
par contre, n'avait pas ce souci. Et comme il
buvait également la gniole qui nous était
attribuée il changea à vue d'œil et un beau jour
pris d'une violente crise d'étylisme il se saisit
d'un couteau et menaça le personnel des cuisines
où il avait été muté, étant devenu imcapable de
tenir un emploi dans les transmissions. Il fut
bien vite désarmé et expédié à l'arrière et nous
n'entendîmes plus jamais parler de lui. Pour ma
part je récoltais cette eau de vie dans une
bouteille et quelquefois, après le jus, j'en
mettais dans mon quart et y mettait le feu pour
enlever l'ether que soit disant elle
contenait.J'avais ma petite réserve en prévision
de l'hiver qui s'annonçait rude. L'adjudant-chef
souffrant de voir les récoltes s'abîmer nous avait
fait arracher les pommes de terre qui
s'entassaient dans une grange de la ferme qui
avait été évacuée de ses proprétaires. Au début de
cette drôle de guerre, alors que rien ne s'était
passé, je fus désigné avec un Caporal réserviste,
manche comme tout, pour aller installer un central
téléphonique dans le village évacué de Gros
Rederching, sur la frontière. On nous emmena en
camionnette, après avoir fait des adieux émouvants
à nos camarades. Nous faisions figure de condamnés
à mort car nous allions aux avants-poste de la
ligne maginot où nous devions assurer la liaison
avec des groupes de G.M.R. qui gardaient les
fortins disséminés le long de la frontière. Nous
choisîmes une maison confortable pour installer
notre central téléphonique dans un rez-de-chaussée
buanderie. Quelle tristesse dans ce village dont
les habitants avaient du fuir précipitamment,
n'emportant que leur bien le plus précieux. Des
tasses à café, du sucre, des couverts tout était
resté en état, sur la table. Sur le côté de la
maison il y avait une étable où une vache avait
été abandonnée. Des animaux domestiques erraient à
l'aventure dans les rues, les jardins du village
et je vis parfois des camionnettes venir charger
des porcs, des poules, des lapins, avec des cris
de joies de la part des participants à ce safari
d'un nouveau genre. Je dis à mon "cabot " : -
Chouette on aura du lait le matin. Pour le reste
nous irons chercher notre subsistance à une
roulante de campagne. Le travail était peinard,
car il fallait simplement assurer la permanence de
l'écoute. Le premier matin muni d'un seau
j'entrepris de traire la vache, en vain. Je
n'avais pas l'habitude et je tirais sur les
mamelles comme je l'avais vu faire chez moi quand
j'étais gosse. Le soir rebelotte, rien. La vache
se retournait pour me regarder d'un air stupide et
je me disais ; ' si on ne lui tire pas son lait
elle doit souffir et si elle souffre elle doit
gueuler et rien de tout cela ne se produit, un
vrai mystère à moins que…' Je me résolus à monter
une planque, mon fusil à la main et j'attendis. Au
petit jour je vis un trouffion s'approcher avec
des airs de conspirateurs et un seau à la main.
Moi je faisais le mort bien dissimulé dans un
recoin. Doucement il vint vers la vache la flatta
et s'installa le seau entre les jambes. Et bientôt
j'entendis le mélodieux zin, zin que fait le lait
en frappant le fond du récipient. Sans bruit je
m'approchai et j'appuyai le canon de mon
mousqueton (vide) sur sa nuque en criant : - Si tu
bouges, je te fais sauter la gueule. Il se mit
alors à crier comme un cochon qu'on égorge,
tremblant de tous ses membres. Je retirai mon
flingue et le questionnai. C'était un soldat
cultivateur dans le civil, qui avait la charge de
ravitailler en lait un petit poste voisin. - Bon,
lui dis-je, je vais être bon prince. un litre de
lait par jour pour nous et je te laisse t'occuper
de la vache. Sinon…et je fis manœuvrer la culasse
de mon mousqueton. Il fut bien vite d'accord et
tout marcha comme je l'avais espéré. Une nuit
entendant des piétinements dehors je pris mon arme
et je sortis. C'étaient des soldats Français,
marchant de chaque côté de la route en files
interminables. Je compris que l'attaque allait se
déclencher. Combien de ces pauvres types allaient
mourir ? J'étais consterné à cette pensée. Un
arrêt s'étant produit un petit gars de mon âge me
demanda : - Où sommes-nous ? Ou allons-nous ? Je
lui répondis avec un petit sentiment de
culpabilité- En ALLEMAGNE. - C'est loin ? - Non, à
500 km. Il se mit à bafouiller et moi, ému je
rentrai dans la maison. Ils attaquèrent à l'aube,
sautant sur des mines, mitraillés, bombardés, mais
ils progressèrent et de ce fait nous ne fûmes plus
concernés par le téléphone. On vint nous
rechercher et j'entassais des poules vivantes dans
des sacs, des pommes de terre, du ravitaillement
et nous fîmes un retour triomphal près des copains
heureux à la pensée des omelettes que nous
pourrions déguster car je gardais les poules
vivantes. En hiver, perchées dans les haies elles
eurent si froids qu'elles perdirent leur crête qui
gela. Mais elle résistèrent et se remirent à
pondre au printemps. Il y avait quelques temps que
nous étions installés dans notre nouvel et
confortable abri quand, un matin, où fidèle à mes
habitudes de tôt levé, je m'apprêtais à descendre
à la rivière je vis dans le fond du vallon, là ou
nous avions démoli un abri pour construire le
notre, des gens gesticuler, des bras se lever et
des têtes se tourner dans ma direction. Des
clameurs se firent entendre. Je bondis dans notre
cabane. - Merde ! ! les gars, les artilleurs sont
revenus ! ! Tous mes camarades, vite réveillés, se
ruèrent dehors. Pendant ce temps, les artilleurs
avaient entrepris une marche menaçante dont nous
étions à coup sûr le but. Je lançai un ordre : -
Prenez les flingues ! Ça impressionne !! (Du vrai
Far West !). Les copains obtempérèrent et deux
minutes plus tard, nous attendions de pied ferme
nos voisins en colère. La prise de contact fut
dénuée d'aménité. - Bande de salauds ! C'est vous
qui avez démoli notre abri ? - Bien sûr !
répondis-je. Mais, il était abandonné et rien ne
laissait supposer que vous alliez revenir. Nous
n'avions rien pour construire le nôtre ! On nous
avait dit de nous démerder, alors on s'est démerdé
! Le Cercle des Artilleurs se rapprocha, menaçant.
Alors, j'attrapai mon mousqueton par le canon,
prêt à m'en servir comme d'une massue et d'une
voix suave, je leur dis : - Maintenant, si vous
voulez la bagarre, nous, on n'est pas contre ! A
ce moment, "l'homme de CRO-MAGNON" qu'à travers
mes ancêtres sommeillait depuis des temps
immémoriaux, remonta en moi et mes copains
devaient me ressembler. Devant cette attitude, les
artilleurs hésitèrent, puis se replièrent en
proférant des menaces. Les Transmissions de
l'Etat-Major du 16ème R.I.F. venaient de remporter
leur première bataille. Par la suite, le
mousqueton nous accompagna dans toutes nos
sorties. On ne sait jamais avec ces sacrés
artilleurs qui, d'ailleurs, retrouvèrent vite leur
confort car les mêmes chenillettes ramenèrent les
mêmes matériaux et il n'y eut aucune suite
fâcheuse à cette affaire ! Pour tuer le temps,
nous avions constitué des équipes de football. Il
y avait l'équipe du haut, celle de la ferme et des
Officiers en somme et la nôtre, les pélés de
l'Adjudant-Chef, ceux du bas. On jouait entre
nous, chacun de notre côté jusqu'au jour où le
haut nous lança un défi. Lorsque le grand jour
arriva, MALEDICTION ! J'étais mal foutu et
déclarais forfait, préférant lire dans la cagna.
J'en étais à cette occupation quand
l'Adjudant-Chef vint "traîner ses guêtres" de mon
côté. Je venais justement de sortir pour pisser un
coup et à ma vue, il sursauta : - Que faites-vous
là ? Le match va commencer ! - Je sais ! Mais, je
suis mal foutu, mon Adjudant-Chef - Mal foutu !
Mal foutu ! Ça ne doit pas être bien grave. Allez
rejoindre l'équipe, c'est un ordre et ne discutez
pas !! Merde et remerde ! Je l'aurai toujours sur
le dos, celui-la. Cette fois, j'obéis car je
risquais de nouveaux emmerdements et arrivais
juste à temps pour occuper ma place d'inter-droit.
En face, l'équipe était redoutable avec, notamment
dans les buts, un gardien de grande classe
SWAMBERGER. La partie commença, serrée. Je vis
bientôt apparaître un nouveau spectateur, en la
personne de l'Adjudant-Chef. Mais, ce faux-jeton
avait un panier sous le bras et il faisait
semblant de ramasser des pissenlits. Je me marrais
intérieurement, bien sûr mais, chose curieuse,
cette présence me stimula et me déchaînais
littéralement. Je dribblais, fonçais et quand,
enfin, je collais un but à ce brave SWAMBERGER, je
regardais dans la direction de mon Adjudant-Chef
et suis certain d'y avoir vu l'ombre d'un sourire.
Nous gagnâmes notre match et la suprématie du bas
sur le haut ne fut plus jamais contestée. Puis
l'hiver, petit à petit, s'installa d'abord
timidement, puis avec plus de rigueur. Plus de
football, plus de trempettes dans la rivière ! Aux
premières neiges, je construisis une luge avec
laquelle je m'amusais comme un grand demeuré que
j'étais puis, le froid devenant intense, le
ruisseau descendant en cascade de la colline pour
se jeter dans la petite rivière au fond du vallon,
gela complètement. Je décidais un jour de faire
une descente complète de ce ruisseau à plat
ventre, sur ma luge, me servant de mes godillots
pour conserver la bonne direction. Il fallait
sauter les cascades, s'engouffrer entre des haies
d'épineux pour terminer la course au ras des fils
de fer barbelés, empêchant toute progression en
direction de la rivière. C'était un "truc"
vraiment "casse-gueule", mais il y avait en moi un
petit côté "kamikaze" et j'aimais parfois me faire
peur ! Les copains venaient assister au spectacle
et même l'Adjudant-Chef daignait se mêler à
l'assistance. La luge allait vraiment vite et le
saut de la plus grande des cascades devait, vu de
la berge, paraître impressionnant. Il fallait
garder le traîneau bien serré contre la poitrine à
la réception brutale sur la glace et, surtout,
bien conserver la trajectoire ! Personne ne
voulait essayer jusqu'au jour où le petit
CHASSAGNE, notre "marmotte" se décida : "Enfin de
la concurrence ! pensais-je. A mon tour de jouir
du spectacle !". CHASSAGNE, bien à plat ventre sur
sa luge, prit un départ correct. Je voyais son
petit nez rougi par le froid, virer au violet,
mais il se cramponnait ferme. Il sauta la grande
cascade en bolide, ne put redresser sa course et
s'enfonça la tête la première dans les épineux en
poussant un grand cri. Nous étions atterrés et
nous nous précipitâmes, avec un léger temps de
retard, vers notre camarade en perdition.
Qu'allions-nous retrouver ? Avec d'infinies
précautions, nous tirâmes sur les deux guibolles
qui, seules, émergeaient du buisson. Seigneur ! Il
n'était pas "jojo" notre camarade ! ça saignait de
partout mais, par chance, il n'avait rien de
cassé. Un peu hébété, il ne savait que répéter : -
Pour un jeu à la con, c'est un jeu à la con !
Quand à nous, soulagés de la bonne fin de
l'aventure, nous rigolions comme des baleines
devant une montagne de plancton. C'est ainsi que
disparut le seul concurrent qui s'était présenté à
mon jeu "débile " ! Bientôt, l'hiver s'installa,
terrible. La neige recouvrait tout en une
épaisseur incroyable. La température était
sibérienne : - 20° ; - 25° ; - 30° jusqu'à - 32°.
Aller à la soupe était une vraie corvée. Nos
aliments étaient gelés ainsi que le vin et, pour
la journée, du vin chaud nous fut offert par les
civils. On nous servit le vin "à la hache" car les
fûts avaient éclatés. On en rigole encore ! On
nous avait remis à tous une paire de bottes en
caoutchouc avec une pointure de "41". J'avais pris
les miennes - pointure "43" - et enfilais 3 paires
de chausettes les unes sur les autres. Nos gants
de laine étaient inefficaces et nous entassions,
sur notre dos, tous les vêtements disponibles. Les
W.C. étaient constitués par des feuillées ouvertes
à tous les vents et quand il fallait mettre son
cul au-dessus de la tranchée servant de fosse
d'aisances, nous y regardions à deux fois,
retardant au maximum le moment où il faudrait
exposer les bijoux de famille à la morsure du
froid. Essayez donc de lire le journal dans ces
conditions ! Nous allions chercher l'eau dans la
casemate vide, destinée au Colonel. Les travaux en
profondeur, ayant débouchés sur une source, avait
été abandonnés et un basting mis en travers de la
nappe permettait de puiser l'eau avec nos seaux en
toile. Nous avions un nouvel abri en dur, situé à
50 mètres de cette casemate. Un jour, étant de
corvée d'eau, je me penchais sur cette nappe, le
basting bascula et piquais une tête dans l'eau
glacée. J'eus beaucoup de mal à m'en sortir avec
toutes ces fringues sur le dos et mes bottes
pleines. Il ne servait à rien de crier car j'étais
seul, au fond de cette casemate et sans lumière,
ayant perdu ma lampe électrique. Après maints
efforts, je réussis à me hisser sur le sol
glissant, tremblant d'angoisse à la pensée de
crever là dans ce trou où une main invisible
semblait me maintenir au fond. Je restais ainsi
haletant, allongé dans la glaise, l'espace de deux
minutes, récupérant de mes efforts et de ma peur,
puis, saisissant mon seau, je regagnai notre abri,
trempé jusqu'aux os. Par - 30° (froid idéal pour
la congélation) l'effet fut presque instantané et
quand je pénétrais dans l'abri, auréolé d'une
pellicule de glace, j'étais au bord de
l'évanouissement, les lèvres rentrées, incapable
de prononcer le moindre mot. Les copains
réalisèrent vite ce qui m'était arrivé et, en
moins de deux, me mirent à poil et me
frictionnèrent vigoureusement. L'un d'eux mit une
énorme rasade de gnole dans mon quart et cinq
minutes plus tard, j'avais retrouvé mes esprits.
Mais, quelle trouille j'avais éprouvé !! Ce que
nous appréhendions tous plus ou moins, c'était de
monter la garde à la ferme ! Un poste bien chauffé
avec des couchettes , du café, en permanence,
avait été prévu mais les lieux de garde n'étaient
pas protégés du froid. Il y en avait deux : un
devant la ferme et l'autre, situé à environ 300
mètres de toutes habitations. Il y avait là un
dépôt de munitions et je revois encore ces obus
entassés sous la neige avec, sur le côté, une
petite guérite seule, au milieu de l'immense
silence de ces endroits. La garde avait été
réduite à 1 heure, étant donné la basse
température. Avec nos passe-montagnes, nos trois
capotes, nos trois pantalons et nos bottes : nous
n'étions plus des soldats, mais des "momies". Il y
avait de quoi devenir dingue et c'est d'ailleurs
ce qui était arrivé à un copain qui, malgré le mot
de passe, crié à 30 mètres de lui manoeuvra son
fusil pour me tirer dessus. Il n'y a qu'à l'appel
de son nom qu'il avait consenti à me laisser
approcher et, m'ayant reconnu, était parti comme
une fusée vers la chaleur, vers "la vie". Il y
avait 50 à 60 centimètres de neige tassée qui
crissait sous les talons ; un bruit avait circulé
que des loups, chassés par le froid, erraient sur
la ligne "MAGINOT". Je pense maintenant qu'il
devait s'agir de chiens abandonnés par leur
maîtres à l'exode et qui étaient retournés à la
vie sauvage, constituant des meutes peu
rassurantes. Pour ma part, je n'en ai jamais vu !
Avant la chute des neiges, j'allais parfois errer
dans le village abandonné de BINING. J'avais
toujours le coeur serré par le spectacle de ces
maisons vides d'occupants, avec leurs portes
ouvertes par des troufions sans scrupules, à la
recherche d'un objet précieux oublié ou ce qui
était plus louable, d'aliments servant à améliorer
l'ordinaire. Tous les animaux de basse-cour
avaient été consommés, mais il restait des chats
squelettiques qui erraient comme des fantômes dans
ces tristes demeures que j'avais connu si vivantes
! Ayant un jour entendu un miaulement plaintif, je
pénétrais dans une grange où j'aperçus un
minuscule matou que, malgré sa défense, je voulus
saisir pour le ramener dans notre abri. Mal m'en
prit car il m'enfonça profondément ses petites
dents dans un de mes doigts. Il serrait
terriblement et je secouais la main pour le faire
lâcher prise, sans résultat. J'essayais de le
décrocher avec ma main restée valide. Impossible !
Alors, je le saisis doucement par le cou et
commençais à serrer, mais il ne relâcha pas son
étreinte. La mort dans l'âme, je dus l'étrangler
complètement pour arriver à me dégager. Quand je
jetais ce pauvre petit corps amaigri, par terre,
je versais quelques larmes de honte et de regrets.
Malgré mon doigt qui me faisait terriblement
souffrir, je décidai d'adopter un chat, ce
jour-même, et me mis en chasse. Ces pauvres matous
étaient redevenus sauvages, mais je finis par
découvrir une petite boule grise qui se
recroquevilla à mon approche. Cette fois, je
parlais doucement à ce pauvre animal, m'approchant
avec circonspection. Lorsque j'avançais la main,
il se laissa caresser en me fixant de son regard
apeuré. Au bout d'un quart d'heure, il était sur
mon bras pelotonné contre moi, ronronnant de
plaisir. Je le ramenai dans notre cagna où je lui
préparai un repas de roi " ! Le soir, quand je me
couchai, j'avais sur la poitrine mon nouveau
pensionnaire que, ne sachant quel nom lui donner,
je baptisai MINET tout simplement. Et bientôt,
nous devînmes inséparables : lui et moi. Il
"mangeait comme quatre", devenait costaud et me
suivait partout comme un chien. Je lui disais : -
MINET , sur l'épaule ! On va en patrouille ! Et
hop ! Mon chat à gauche, mon fusil à droite, nous
arpentions collines et vallées sous le sourire
amical des soldats que nous croisions. Quand la
première neige fit son apparition par une nuit
glacée, nous étions bien au chaud, dans notre
abri. Ce matin-là, toujours le premier levé, je
sortis avec mon chat sur les talons. Il sembla
pétrifié d'effroi, ne reconnaissant plus son
environnement, puis avança timidement une patte,
ainsi que l'autre et complètement affolé, se mit à
courir droit devant lui. Je mis un moment à le
rattraper, tremblant de tous ses membres. Je le
saisis et le serrais contre moi pour le rassurer,
puis ramassais de la neige que je lui fis sentir,
avec laquelle je m'amusais un certain temps en la
faisant glisser entre mes doigts, puis le reposais
à terre et m'éloignais en direction de l'abri. Il
prit bien vite son élan et me sauta sur l'épaule à
sa place habituelle. Entre nous, c'était vraiment
le grand amour ! Et NOEL arriva que la plupart
d'entre nous devait passer sur le front. Nous
avions le coeur serré en pensant à la tristesse
des nôtres, demeurés si loin de nous. C'était
vraiment un NOEL blanc avec un froid intense. Il
avait été prévu un théâtre aux Armées où nous
allions par roulement. Cela nous mit un peu de
baume au coeur d'être en contact avec quelques
civils et n'avons pas ménagé nos applaudissements.
Nous espérions tous une permission qui tardait à
venir. Lorsque le Nouvel An vit le jour, la drôle
de guerre se poursuivait avec des mouvements de
troupe continuels pour ceux qui étaient aux
avant-postes. Nous, soldats de forteresse, étions
inamovibles ! J'appris aussi qu'à ROHRBACH venait
d'arriver le 5ème Colonial et dans ce Régiment se
trouvait mon beau-père qui, en fait, n'était pas
marié à ma mère, mais qui me considérait un peu
comme son fils. Je décidais d'aller à sa recherche
pour lui présenter mes voeux. Je savais, par ma
mère, qu'il était cuistot et qu'une roulante se
trouve facilement. Seulement, il y avait un "hic "
: je ne pouvais me rendre sur les positions du
5ème Colonial, sans ordre de mission. Quoiqu'il
m'en coûta, je résolus de rencontrer
l'Adjudant-Chef pour lui expliquer la situation.
Il me reçut assez posément, m'écouta poliment et
me répondit par ces mots : - Je ne suis pas
habilité pour établir un ordre de mission pour une
semblable démarche, mais comme je vous connais, je
suppose que vous allez passer outre et partir
quand même !! Merde ! C'était un fin psychologue,
cet Adjudant-Chef. Je bredouillai un : "C'était
bien mon intention", en effet. Il me regardait,
perplexe, et les sentiments qui l'agitaient se
lisaient sur son visage. Il devait penser : "Quel
emmerdeur celui-là ! Quelle source d'ennuis !". Il
me fixa encore un moment, puislaissa tomber le
résultat de sa longue réflexion : - Etant donné
que vous allez partir et que vous m'avez, hélas,
prévenu, je vous donne 24 heures pendant
lesquelles je m'efforcerai de vous oublier. Allez
! Foutez le camp - Merci, mon Adjudant-Chef ! A
demain ! Je fonçais dans notre abri m'équiper pour
ma randonnée et, muni de mon fusil, partis à
l'aventure, évitant les chemins où je risquais de
rencontrer des gradés curieux qui m'auraient
demandé mes papiers. C'était toujours la SIBERIE !
La température devait s'établir aux alentours de -
30° et, malgré la hauteur de la neige, elle était
tellement dure que je pouvais marcher sans
problèmes, à part quelques glissades dans les
descentes : ce qui m'amusait plutôt ! Pourtant,
j'eus à un certain moment un instant d'émotion. La
neige s'effondra sous mes pas et je tombais "cul
par dessus tête" dans une tranchée de 2 mètres de
haut, dont je n'avais pu deviner la présence car
elle était cachée par l'épaisse couche de neige.
Après avoir lutté durant un bon quart d'heure pour
me sortir de ce guêpier, avec l'aide de mon
mousqueton et de ma baïonnette, je réussis enfin à
refaire surface. Par la suite, ma progression fut
plus circonspecte. J'arrivais enfin à ROHRBACH où
les Coloniaux étaient cantonnés et interrogeais
les troufions : "JOJO, le cuistot, vous connaissez
?" et ainsi, de renseignements en renseignements,
parvenais à la roulante où "JOJO" me fit l'accueil
que vous deviniez. - Eh ! Les gars ! Venez voir !
Mon gamin est là. Je vous l'avais dit qu'il se
démerderait pour venir me souhaiter la bonne
année. Les potes étaient tous de vieux briscards
qui avaient bourlingué un peu partout dans notre
empire colonial et je devais faire figure de
"minet" au milieu d'eux. JOJO jugea bon de les
affranchir. - On a travaillé ensemble pendant un
an comme terrassier et il ne craint pas la
chataigne ! Et, comme se parlant à lui-même, il
ajouta : - Il m'a même mis K.O. un jour où j'en
avais un coup dans l'aile et que j'étais devenu
emmerdant ! Ceux qui connaissaient JOJO et ses
énormes biceps avaient du mal à le croire, mais il
était tellement affirmatif qu'ils me considérèrent
avec bienveillance car ces durs à cuire ne
connaissaient qu'une loi : celle du plus fort. Ils
étaient résistants au mal, cabochards, mais braves
coeurs ! Le pinard chaud et bien sucré commença à
circuler. Il y avait une grange avec, en son
milieu, un feu de bois à même le sol. Il y avait
aussi une carcasse de boeuf posée par terre et qui
dégelait lentement. Et nous entreprîmes à
quelques-uns un réveillon insolite. Nous coupions
des morceaux de viande que nous faisions rissoler
à la flamme du feu de bois. Sous la cendre, nous
avions mis des pommes de terre à cuire, le pinard
coulait à flots et la fumée des cigarettes nous
enveloppait. Je voyais les ombres fantastiques de
mes camarades d'un soir, danser sur les murs de la
grange. Une étrange torpeur nous avait envahi et
je songeais, malgré moi, aux hommes des cavernes :
nos ancêtres ! C'est ainsi qu'ils avaient dû
vivre, penser devant une carcasse fumante où
chacun puisait sa pitance et leur réflexion ne
devait pas être tellement différente de la nôtre
car, pour eux aussi, la mort rôdait devant leur
caverne, comme pour nous, devant notre grange.
Quand l'heure du repos arriva, JOJO me dit : - Tu
prends une chambre, n'importe où ! C'est gratuit
Je pris congé et pénétrais dans la première maison
qui se présentait. Je montais au 1er étage à la
recherche d'un lit, mais il avait dû servir pour
le chauffage car la pièce était vide. Je trouvais
néanmoins de quoi me couvrir et m'allongeais sur
le sol. Avant de m'endormir, j'eus une pensée pour
ma petite fiancée, une pour ma mère et, avant de
fermer les yeux, je lâchais une bordée d'injures
destinée à l'emmerdeur moustachu dont les troupes
à une portée de fusil devaient, comme moi,
s'enquiquiner et claquer des dents. Dans la
chambre, il y avait de si jolies fleurs sur les
carreaux. Je me levais à l'aube et retournais dans
la grange où le feu était éteint et la carcasse
avait regelé. Sous les cendres restaient quelques
braises et, bien vite, de joyeuses flammes
s'élevèrent. Un par un, les soldats firent leur
apparition, sales, pas rasés et certains,
malodorants. C'était la guerre avec son cortège de
misère ! En ce qui me concerne, je m'étais
frictionné le visage avec de la neige. Rien de tel
pour remettre les idées en place ! JOJO s'activait
pour le café que nous bûmes avec un bon
casse-croûte composé de sardines, un peu de
marmelade et le tout arrosé d'une bonne rasade de
gnole. Je me sentais d'attaque pour refaire le
chemin de la veille ! Je pris congé de mes
nouveaux amis et étreignis JOJO en lui
recommandant de prendre soin de lui. Si ces
pauvres gars avaient su ce qui les attendait,
quelques mois plus tard, en BELGIQUE ! Beaucoup
furent tués au combat. Pour sa part, mon
beau-père, dont une partie de la cuisse fut
arrachée par un éclat d'obus, réussit à remettre
sa mitrailleuse sur pied et tira jusqu'à ce qu'il
tombe évanoui sur sa pièce où les Allemands le
récupérèrent et le soignèrent admirablement. Il
conserva sa jambe, ce qui lui permit de rejoindre
le maquis où il eut la tristesse de perdre son
beau-frère, tué lors d'une embuscade. En arrivant
sur ma position habituelle, après un retour sans
histoire, j'allais trouver mon Supérieur pour lui
signaler ma venue. Il m'accueillit avec la
grimace, qui lui tenait lieu de sourire, en me
disant : - J'aime mieux vous voir là ! Au fait,
vous l'avez trouvé, votre beau-père ? Je lui
répondis affirmativement et il me dit : - C'est
bien ! En sortant, j'allais voir dans l'abri
voisin mon ami FAVROT, Téléphoniste, Secrétaire et
Confident du pou-Chef Il me mit au courant de la
réaction de mon Adjudant-Chef qui, après ma
demande de la veille, était venu le trouver pour
épancher sa rancoeur : - Ce FUSSINGER, il m'en
fait voir ! On n'arrête pas de s'engueuler et
quand il a un service à demander, c'est à moi
qu'il s'adresse ! Si je l'avais empêché de partir,
il m'aurait, en pensée, traité de "peau de vache"
et il serait parti quand même. Alors, je lui ai
donné le feu vert, mais je n'ai pas fini de me
faire du souci ! Brave PELT ! Dans le fond, je
crois que je l'aimais bien et étais le seul, sans
doute, car tout le monde était terrorisé à son
contact. Vers la fin du mois de Janvier, mon tour
arriva de partir en permission. Je ne tenais plus
en place à la pensée de revoir ma mère et ma
fiancée. La gare, où nous embarquions, se trouvait
à DIEMERINGEN et pour y aller, nous disposions
d'une camionnette bâchée, conduite par WANTIER, un
Chtimi casse-cou qui faisait merveille sur les
routes verglacées. En ce temps-là, pas de chaînes
! Pas de pneus cloutés ! Hélas ! Nous embarquâmes
à l'aube. Il faisait un "froid de canard" et les
courants d'air finissaient de nous congeler.
WANTIER ne connaissait que la conduite pied au
plancher et soudain, à la sortie d'un virage,
alors que nous roulions sur un étroit chemin, il
poussa une bramée : - Cramponnez-vous, les gars !
V'là du monde! J'eus le temps de jeter un coup
d'oeil par un trou de la bâche. Horreur ! Un
véhicule fonçait sur nous et WANTIER ne pouvait
pas freiner car nous roulions sur une vraie
patinoire. Je n'eus pas le temps de réfléchir bien
longtemps. Un craquement sinistre se fit entendre
et tout le côté gauche de la camionnette vola en
éclats et retomba sur la route, avec la bâche
arrachée. Miracle ! Assis sur la banquette
longeant le véhicule, nous étions au complet, le
cul à l'air. Alors, WANTIER, sans lever le pied,
se retourna et, superbe, nous apostropha : - Vous
êtes tous là, les gars ! Alors, ça va ! Et, comme
s'adressant à lui-même : - Et puis, qu'est-ce que
ça peut foutre ? Vous êtes soldats, alors un peu
plus tôt, un peu plus tard ! C'est un véritable
paquet d'esquimaux glacés qu'il déposa devant la
gare et, tout soldat que nous étions, nous mimes
un sacré moment à récupérer l'usage de la parole.
Mon chat s'était cramponné de toutes ses griffes à
ma capote et il était comme nous, aussi "sonné".
Enfin, je pus m'installer dans le wagon qui nous
était réservé . Le chauffage marchait et une douce
torpeur m'envahit bientôt. Mon chat, lui aussi
réchauffé, ronronnait doucement. A METZ, je
descendis, MINET sur mon épaule et allais goûter à
ce que ces dames de la CROIX-ROUGE nous servaient
: casse-croûte, café bien chaud, etc… Je dois dire
que j'obtins un certain succès avec mon chat,
devenu un splendide matou. Les mains de ces dames
le caressaient tendrement et je songeais à leur
caresser volontiers, moi aussi, leur petit chat.
Hélas ! Je n'eus droit qu'à quelques charmants
sourires ! Malgré leur dévouement, elles devaient
être arrivées à un certain degré de saturation,
question troufions Nous étions des centaines à
défiler dans cette gare et notre propreté laissait
à désirer car nous manquions de salles de bain.
Par - 30°, notre cher "zizi" n'avait pas tellement
envie de faire trempette. Dans l'eau, je
m'entends! Quand je débarquais enfin à TROYES et
que j'arrivais chez ma mère celle-ci, qui ne
m'attendait pas, éclata en sanglots en
m'étreignant. J'étais toujours "son petit" et elle
ne pouvait se résigner à me voir soldat. Mon chat
se mit à explorer la maison et se laissa
facilement caresser par ma mère. Tout était
nouveau pour lui - le lieu, les odeurs - et il
partait à la découverte de son nouveau domaine. Je
n'avais pas l'intention de le ramener au Front où
il risquait de se faire trucider. Ma mère,
d'ailleurs, fut d'accord pour le garder. Bien
vite, j'abandonnais mes vêtements militaires pour
ma chère tenue civile et me rendis chez ma
fiancée, avec laquelle je passais la soirée. Nous
étions très sages, tous les deux, car lors de ma
précédente permission, alors que nous allions
céder à l'émoi de nos sens, elle avait éclaté en
sanglots. Bouleversé, je lui avais demandé la
raison de ses larmes et elle m'avait dit : -
GERALD, je suis à toi, tu le sais ! Mais j'avais
toujours espéré que tu saurais attendre pour
m'offrir la nuit de noces, dont j'ai toujours rêvé
! Elle n'avait que 18 ans à peine et ses parents,
d'origine italienne, l'avait élevé dans le respect
des traditions. Emu moi aussi jusqu'aux larmes, je
l'avais serré bien fort sur mon coeur et lui avais
promis d'attendre. Je vais donc, dans les lignes
qui vont suivre, aborder le problème de la
sexualité ! J'ai longuement réfléchi sur
l'opportunité d'un tel sujet dans un récit destiné
à des Archives. Puis, j'ai pensé que mon récit
serait tronqué si je ne parlais pas de ce qui
était une des préoccupation majeure des soldats,
j'ai nommé: le sexe. Nous n'étions pas des saints,
pas des dieux, mais simplement des hommes.
Beaucoup d'entre nous, mariés, avaient eu une vie
sexuelle régulière. D'autres avaient des
maîtresses ou avaient eu des expériences qui les
avaient marqué. Nous vivions tous sur des
souvenirs et sur des espérances. Je n'échappais
pas à la règle ! En dehors de ma fiancée, pour qui
j'avais un profond respect, j'avais parmi mes
relations affectives une voisine un peu plus âgée
que moi qui exerçait (comme une véritable
profession de luxe !) le commerce de ses charmes
qui étaient magnifiques. En tant que fille
intelligente, elle n'avait que trois ou quatre
riches protecteurs qui lui permettaient une vie
confortable. Avec moi, c'était différent car elle
m'aimait bien et me donnait parfois son corps à
caresser. Elle me disait souvent : - Tu sais,
GERALD ! Ce sont des filles comme moi qui font les
meilleures épouses. Moi, j'aurai bien vécu et je
ne souhaite qu'une chose : vieillir avec un homme
qui sera mon petit mari, pour qui je serais pleine
d'intentions ! Moi, je me contentais de sourire à
ces allusions à peine déguisées, quand à l'avenir
! Donc, peu de temps après mon arrivée, j'allais
trouver cette voisine qui me sauta au cou, en me
disant : - Tiens ! Voilà mon amant de coeur ! Mon
petit soldat chéri ! Comme à chaque fois, ses
baisers me mettaient dans tous mes états et,
s'étant assurée manuellement de l'effet produit,
me dit en rigolant : - Et impatient, en plus de
cela ! Mais, mon petit, il te faudra attendre !
J'ai pour ami un Colonel assez exclusif.
J'essaierai de me libérer demain soir et si tu le
veux bien, tu m'attendras devant l'Hôtel X, à 9
heures du soir. Je ferai tout mon possible pour
t'offrir une grande nuit d'amour ! J'étais aux
anges. Je l'embrassai et la caressai encore un
peu, puis pris congé avec la promesse du
lendemain. La journée d'attente fut interminable,
puis le soir arriva enfin. J'étais briqué comme un
sou neuf et comme ma mère s'étonnait du grand soin
apporté à ma toilette ,je lui affirmai que je
sortais avec des copains. Mais elle ne fut pas
dupe et me fit des recommandations sur les femmes
de mauvaises vies qui transmettaient des maladies
honteuses. A cette époque, c'était la grande
trouille des jeunes gens car il n'existait pas
encore de ces remèdes miracles qui vous guérissent
une "chaude-pisse" en 48 heures. Je la rassurais
de mon mieux et partis tout guilleret. Une
demi-heure plus tard, j'arpentais le bitume devant
l'Hôtel dans l'état que vous pouvez imaginer.
Trois quarts d'heure plus tard, j'avais compris
que le Colonel avait pris le pas sur le pauvre
bidasse que j'étais et me mis à errer tristement
dans ma ville sans lumière car nous étions en
guerre. Soudain, je reçus la lueur d'une lampe
électrique en pleine poire. Alors qu'un "Tu
montes, chéri !" retentissait à mes oreilles, je
saisis la main tenant la lampe et la retournai en
direction du visage de celle qui m'avait
interpellé. Ma fois, elle était agréable à
regarder ! Elle devait avoir dans les 35 ans,
avait de beaux cheveux châtains bouclés et une
bouche engageante. Je n'étais encore jamais allé
avec une fille exerçant le métier de pute dans la
rue car je tenais bien trop à ma santé. Des
copains sportifs, avec qui je pratiquais de la
bicyclette, n'avaient pas ces scrupules et
souvent, à la sortie des réunions, disaient en
rigolant : - On va s'en faire tailler une ! Et
c'était à qui arriverait le premier chez la
"spécialiste choisie " ! Ils me disaient : - Viens
donc ! Comme cela, on ne risque rien! Mais,
j'avais toujours refusé de les suivre. Ce soir là,
c'était différent. J'avais besoin d'une femme, de
ses caresses, de sa chaleur et je ne pus résister.
Timidement, je lui demandais si elle pouvait me
faire une "petite fantaisie". Je l'entendis rire
et me répondre : - Bien sûr ! Si tu as quinze
francs à dépenser ! Je n'étais pas riche, ayant
donné la presque totalité de ma prime de combat à
ma mère, mais j'avais de quoi payer. Je lui
répondis : - Va ! Je te suis ! Quand elle monta
les escaliers devant moi, elle me donna à admirer
de jolies jambes, surmontées d'une non moins belle
croupe qui ondulait à chaque pas. A peine la porte
ouverte, j'étais déjà prêt à engager la
"bataille". L'intérieur de la chambre était
propret, pas luxueux certes, mais le grand lit
était accueillant. Je regardai la fille qui
m'observait en me détaillant. Elle était vraiment
"appétissante", gracieuse et n'arrêtait pas de me
sourire. Elle me dit : - Tu es bien jeune ! Quel
âge as-tu ? - Vingt-deux ans, cette année ! - Et
tu n'es pas soldat ? - Si ! Je suis sur la ligne
MAGINOT, dans la nature ! - Oh ! Mon pauvre petit,
comme tu as dû avoir froid ! Allez !
Déshabille-toi complètement, je vais te la faire
oublier ta ligne MAGINOT ! Avant de vous raconter
la suite, je veux rendre hommage à ces femmes que
bien souvent la vie, plus que le vice, a condamné
à exercer ce "métier". Elles savent être douces,
compréhensibles, chaleureuses. Leur expérience en
fait des psychologues et elles savent, mieux que
beaucoup d'autres femmes, faire oublier les
mauvais jours. Quand je me retrouvai tout nu
devant cette inconnue, je ne fus pas intimidé.
Elle se montrait maternelle, douce. Elle
s'approcha de moi avec une cuvette qu'elle me
demanda de tenir devant moi. S'emparant de mon
sexe, elle entreprit de faire une toilette intime
qui, déjà pour moi, était le paradis. Sa main
savonnée s'attardait sur mon ventre, mes cuisses,
mes fesses. Elle ne semblait pas pressée et
contemplait tendrement l'effet de ses manoeuvres
érotiques. C'était vraiment du "grand art " ! Dès
que je fus bien propre et essuyé par une serviette
chaude, qui ajoutait encore à l'effet produit,
elle me poussa vers le grand lit où je
m'allongeai, un peu anxieux de la suite des
événements. A son tour, elle quitta ses vêtements
en un streep-tease consommé, me donnant son corps
à contempler. Elle avait des formes pleines,des
seins lourds mais fermes, des fesses charnues qui
auraient inspiré RUBENS et un sexe qui paraissait
petit entre ses deux cuisses bien remplies et
lisses comme un miroir. Elle s'allongea à mes
côtés et commença à m'embrasser le cou, les
épaules pendant que ses mains - très actives -
parcouraient tout mon corps en touches savantes et
délicates. Je me mis à gémir de plaisir ! Puis sa
bouche descendit, sa langue parcourut mon ventre,
ses petites dents me mordillèrent et mes mains sur
son corps se firent, elles aussi, caressantes.
Elles effleuraient des seins dont les grosses
pointes avaient durci, me prouvant que ma
partenaire n'était pas insensible à mes caresses.
Elle se tourna doucement en m'enjambant carrément,
mit son sexe au-dessus de mon visage: ce qui
exprime le désir qu'elle avait d'une caresse
réciproque. Mais, je songeai qu'elle était une
prostituée et me contentai de la couvrir de ma
main brûlante, comme une braise. Pendant de
longues minutes, elle me retourna, me caressa au
plus intime de ma personne et, sentant que je ne
pourrai résister plus longtemps, s'empara
goulûment de mon sexe qu'elle ne consentit à
libérer que lorsque complètement épuisé, "vidé",
je l'eus supplié de me laisser reposer. J'étais
anéanti ! Jamais de ma vie, je n'avais éprouvé un
tel plaisir et elle paraissait heureuse du
résultat obtenu. Elle continuait à me donner de
petits baisers sur le corps, me contemplant, me
parlant gentiment. - Alors, mon petit soldat
heureux ? Moi, je revenais doucement du paradis !
Soudain, comme prise d'une subite inspiration,
elle me dit : - Veux-tu passer la nuit avec moi ?
Je te promets que tu ne le regretteras pas. Tu
sais ! Je suis en bonne santé. Je suis en carte et
surveillée médicalement. Tu n'as aucune crainte à
avoir car je m'entoure de précautions. J'ai bien
senti que tu étais réticent pour certaines choses.
Mais je te demande de me faire confiance.
Seulement, je ne peux passer la nuit avec toi,
gratuitement. J'ai des comptes à rendre, tu
comprends ! Il me faut 50 Frs: c'est le minimum
que je puisse te demander ! Je lui expliquai alors
qu'à part les 15 francs que je lui avais donnés,
j'étais fauché et elle eut l'air vraiment déçue.
Souriante, elle m'avoua :- Tu sais ! Ce n'est pas
souvent que j'ai un "petit pigeon" comme toi, dans
mon lit. J'aurais tellement voulu te garder, cette
nuit ! Et elle ajouta encore, l'air gourmande : -
Si tu savais ce que tu perds ! Je rigolais et lui
fis une grosse bise sur la joue: - Je te remercie,
tu sais ! Je vais te faire un aveu : jamais de ma
vie, je n'ai éprouvé un plaisir aussi intense.
Quand je serai là-bas de nouveau pour mes copains,
le soir en leur parlant de toi, je revivrai ces
moments que tu m'as fait connaître ! Elle me
regardait, émue, et je lui dis encore : - Tu es
vraiment une brave, une bonne fille et, en plus,
tu es vraiment une belle "nénette " ! - Tais-toi !
Donnes-moi plutôt une cigarette ! On va en griller
une ensemble, en bavardant, en parlant de toi ! Un
peu plus tard, je la quittai avec regrets. Elle me
fit promettre de revenir la voir à ma prochaine
permission. Nous nous serrâmes la main avec
beaucoup d'émotion et quand je m'éloignais
lentement, heureux, comblé j'entendis son pas
marteler le trottoir. Dans le froid de la nuit,
elle avait repris son sale boulot ! Je ne sais
même pas son nom ! Je ne devais jamais la revoir
et pourtant, elle est restée gravée dans mes
souvenirs, dans la petite place réservée à ceux ou
celles qui ont mérité ma gratitude ! Le lendemain,
je rendis visite à ma voisine qui, d'entrée,
s'excusa : - Tu sais ! Mon Colonel m'a gardé toute
la nuit ! - Eh bien ! Tant mieux, il a rudement
bien fait! Elle me regarda, interloquée : -
Comment ? Tu n'as pas attendu ? - Oh si ! Trois
quarts d'heure puis, en partant, j'ai été récupéré
par une pute qui a été très gentille. J'en suis
encore sur les genoux ! Sa réaction fut
surprenante : - Salaud ! Tu n'es qu'un salaud !
Fous-le camp, je ne veux plus te voir. M'avoir
fait ça à moi, qui t'avait tant promis ! Mais, sa
colère me laissa froid. Je lui dis : - Si tu le
prends comme cela, d'accord ! Je fous le camp.
D'ailleurs, je n'ai vraiment plus besoin de tes
services pour le moment ! Je n'eus que le temps de
mettre la porte entre moi et un objet volant non
identifié qu'elle me balança violemment. Elle
aussi, je ne devais plus la revoir ! Je sus plus
tard qu'au Colonel français succéda un Commandant
allemand pour finir par un Capitaine américain
qui, normalement, devint en AMERIQUE un petit mari
comblé, bichonné par une petite Française bien
sage mais qui, comme toutes les Françaises,
n'avait pas son pareil pour vous faire mettre les
doigts de pieds en éventail. Ainsi va la vie !
J'avais également d'autres relations féminines,
particulièrement deux petites dactylos avec qui
j'avais travaillé et un peu flirté : il y avait la
blonde RENEE et la brune LUCETTE. J'avais été
longtemps amoureux de cette dernière qui avait mon
âge. Elle représentait pour moi la femme de mes
rêves avec sa peau ambrée, ses beaux cheveux noirs
et son profil de médaille. Hélas ! Elle me
trouvait un peu "chien fou" et si elle m'avait
accordé quelques baisers, sa vie sentimentale
était ailleurs. Pourtant, à la déclaration de la
guerre, elle m'avait proposé d'être ma marraine,
comme cela se faisait, et j'avais accepté avec
joie. Elle m'envoyait des lettres gentilles,
amicales et m'avait même tricoté un pull-over
chaud bleu marine auquel je tenais beaucoup. Je
profitais donc de ma permission pour rencontrer
ces demoiselles avec qui j'allais prendre un "pot
de l'amitié". LUCETTE profita de l'occasion pour
me remettre une obole que je refusais, sachant
qu'elle n'était pas très argentée. Mais, elle
insista tellement avec son beau sourire qu'un peu
honteux, je finis par céder. Quand je la
regardais, j'étais, malgré moi, très ému.
Qu'étais-je vraiment pour elle ? Un copain?
Seulement un copain ? Si j'étais fiancé à une
autre fille, n'était-ce pas parce qu'elle avait
toujours dit "non" à mes prétentions ?
Secrètement, j'avais eu des regrets, mais la vie
en avait décidé ainsi. Je restais fidèle à mes
pensées d'avenir avec ma petite NINA. Je passai un
bon moment avec mes copines en blaguant sur
HITLER, sur ma vie sur le Front. Il y avait pour
moi, en arrière-pensée, le moment du retour qui
approchait : le froid, la neige, les gardes, les
corvées, les dangers et, surtout, le grand point
d'interrogation que constituait l'avenir. J'avais
foi en mon étoile et j'étais persuadé que je m'en
tirerai intact ! D'ailleurs, j'étais le seul de ma
compagnie à ne pas avoir de bracelet d'identité.
L'Armée m'avait oublié et je ne l'avais jamais
réclamé. Je disais toujours à mes copains : - On a
numéroté vos abattis, pas les miens. Vous ne
trouvez pas que c'est bon signe ? Quand nous nous
quittâmes, mes amies et moi, j'eus droit à la bise
et celle de LUCETTE fut un peu plus appuyée.
Décidément, celle-là me ferait vite perdre les
pédales ! Et le jour du départ arriva. Ma fiancée
était sur le quai avec moi, toujours sérieuse et
tendre. Quand nous nous dîmes "adieu" - alors que
je l'embrassais longuement - mes yeux, comme
attirés par une force inconnue, se portèrent sur
le pont qui enjambe les voies ferrées de la gare
de TROYES. Et j'eus la joie de voir mes deux
copines venues assister à mon départ et LUCETTE
qui, discrètement avec un petit signe de la main,
me disait un "au revoir" qui ne pouvait être un
adieu. Dans le train, où je somnolais, je revivais
ces dix jours de bonheur. Mon coeur était empli de
gratitude pour ces femmes qui, à des degrés
divers, m'avaient communiqué leur chaleur humaine,
leur bonté. Elles étaient notre bonheur et
comptaient sur nous pour les protéger ; elles
devinaient nos souffrances et savaient les
apaiser. Dans la guerre, la femme sait se sublimer
et ma tendresse lui était dédiée !Je ne regarde
même pas le paysage, je n'entends même pas les
gars qui m'entourent parler de leurs exploits. Les
musettes sont pleines, le pinard circule et les
voix se font plus fortes. Qu'importe, je suis dans
mon rêve ! Je sais qu'un compagnon me manquera à
mon arrivée. MINET n'est plus sur mon épaule et
j'ai versé une larme en le quittant. Je lui ai
parlé comme à un gosse : - Tu sais, MINET ! C'est
pour ton bien, avec moi, tu serais peut-être tué !
Et puis, regardes toutes ces chattes que tu as
honorées. Tu vas en avoir des rejetons, petit
salaud ! Tu sais ! Je reviendrai un jour et tu
resteras avec moi, le reste de ta vie ! Hélas ! Je
ne devais plus revoir MINET. Après mon départ, il
s'était réfugié dans le grenier où je bricolais et
n'en avait plus bougé refusant de s'alimenter. Un
matin, ma mère avait trouvé mon superbe chat,
allongé au pied de mon établi. MINET était mort
d'amour et d'ennui ! Et moi, comme un gosse, j'ai
pleuré longuement, sans pudeur en lisant la lettre
de ma mère, m'annonçant la triste nouvelle. A mon
retour, je retrouvai la neige, le froid, mon
Adjudant-Chef et tous les problèmes que j'avais
oubliés. Le soir, je racontai ma perme aux
copains, n'omettant aucun détail et, comme les
Contes des Mille-et-une-Nuits, je dus encore
entretenir cette petite flamme d'espoir qui
brûlait en chacun de nous. Et puis, la routine
reprit dans sa monotonie. Petit à petit, le froid
devint moins vif. Parfois, un timide souffle tiède
évoquait le printemps et la fonte des neiges
arriva, provoquant une véritable débâcle. L'eau
ruisselait de partout, rendant les routes
impraticables. Il y avait, au-dessus de la
contre-pente où nous étions installés, un groupe
d'artilleurs avec leurs canons "155" courts
braqués sur la ligne SIEGFRIED. Les artilleurs
s'étaient enterrés dans un abri confortable que
j'avais visité. Je m'étais étonné de voir cette
installation, juchée sur le plateau dominant notre
colline, sans aucune possibilité d'évacuation des
eaux. Notre Adjudant-Chef n'aurait pas commis une
telle erreur, lui, qui nous faisait creuser des
drains pour tous nos ouvrages ! Je leur avais posé
la question : - Et à la fonte des neiges ? Ils
m'avaient répondu, avec un bel ensemble : - Ça ne
risque rien ! On a tout prévu ! Au début du dégel,
ils avaient effectivement déblayé la neige, tenté
de creuser le sol pour faciliter l'écoulement de
l'eau. Mais, hélas pour eux, le sol était gelé en
profondeur et la flotte commença à monter
rapidement dans la cagna si bien qu'un matin,
lorsque j'allais leur rendre visite, je ne
trouvais plus personne : l'eau arrivait à hauteur
du plafond, même les canons étaient restés sur
place et s'enfonçaient lentement dans le sol
détrempé. La nourriture n'était pas variée : boeuf
en daube, pommes de terre, fayots, etc… et les
gars se plaignaient. Je décidai, dans la mesure du
possible, d'améliorer l'ordinaire. J'avais
remarqué qu'il y avait toujours, devant les
cuisines, un énorme quartier de boeuf suspendu à
un crochet. C'était la ration du jour qui
attendait d'être transformée en daube. J'avais
repéré également l'endroit où était stockée la
végétaline. En faisant la queue pour toucher très
vite la ration de mon groupe, je pouvais me
procurer un peu de graisse : ce que je fis à la
première occasion. En arrivant à notre cagna,
j'annonçai à mes copains : - Ce soir, casse-croûte
de chômeur ! Ils me regardèrent, ébahis...Qu'es
aco ? - Vous verrez bien, c'est une recette de ma
mère quand nous n'avons plus rien à bouffer à la
maison ! Je m'étais procuré également de l'ail et
du gros sel. Le soir, je récupérai tout le pain
que je pus trouver et le coupai en tranches. Je
mis la gamelle du groupe sur un bon feu de braises
et fis fondre la végétaline dans laquelle je mis
le pain à frire. Quand il était doré à point, je
le sortais, le frottais vivement avec de l'ail et
le parsemais de gros sel. Personne ne connaissait
cette recette, n'ayant jamais "crevé la dalle"
comme moi, dans ma jeunesse ! Ils se regalèrent
littéralement et me firent promettre de
recommencer. Je leur répondis : - Ne soyez pas
impatients, les gars ! Samedi, ce sera
bifteck-frites ! Le Dimanche, j'allais chercher la
soupe. J'avais un couteau très affûté dans ma
poche. En prenant la file, je m'arrangeai pour
faire en sorte qu'elle se rapproche du mur, donc
de la viande convoitée, et réussis ma manoeuvre.
Nous devions passer à 50 centimètres d'un
demi-boeuf et alors qu'il me restait encore 3 ou 4
mètres à parcourir, je préparai mon couteau et
visai l'endroit où j'allais entailler la barbaque.
Ce fut un véritable assassinat ! Le couteau
allait, venait dans cette maudite bête qui ne
songeait même pas à réagir ! Le trouffion derrière
moi se bidonnait comme un connard et moi malgrè le
froid,je commençais à transpirer. Je surveillais
les abords tout en cisaillant ce morceau qui
tardait à se détacher. Enfin, un dernier coup. Hop
! Il était à moi. Je le mis tel quel sous ma
capote et l'air innocent, je tendis mon bouteillon
au cuistot, qui n'avait rien vu. Je m'empressai de
déguerpir et rejoignis triomphalement mon équipe.
- Allez, au peluches, les gars ! Taillez les
frites, je me charge du reste ! Les pommes de
terre ne manquaient pas et nous en avions toujours
une petite réserve. Et c'est ainsi qu'en ce
Dimanche de Février, ce fut une petite fête parce
que des steacks un peu durs avaient remplacé la
sempiternelle daube. Comme vous voyez, j'avais
fait mien le sacro-saint principe militaire. Le"
démerdez-vous", étant en passe de devenir une
véritable institution! Mais, n'allez pas croire
après cela que je suis un type malhonnête ! Je
tiens à votre disposition de nombreux témoignages
de ma probité et ne réprouve rien de plus que le
vol. Vous lirez, plus loin dans ce récit, comment
on pouvait se débrouiller pour vivre et, surtout,
pour survivre ! J'avais eu très faim dans ma prime
jeunesse. Dès l'âge de 9 ans, j'allais derrière la
charrue des paysans ramasser les pommes de terre
oubliées lors de la récolte et, bien souvent,
cuites sous la cendre, avec seulement un peu de
sel : ces pommes de terre constituaient mon seul
repas ou bien une tête d'ail et toujours un peu de
sel. Je n'avais pas oublié, je n'oublierai jamais
! C'est au mois de Mars qu'arriva enfin ma
nomination au grade de Caporal et cela me fit
plaisir. Deux jours après, je fus désigné comme
Chef de Poste pour une nuit de garde. Il faisait
encore très froid avec du brouillard et l'humidité
nous transperçait. Mais, enfin, j'allais rester
"au chaud "… Je n'aurai qu'a assurer la bonne
marche de la garde du Poste de Commandement du
Colonel. Jusqu'à deux heures du matin, tout se
passa bien. Je sommeillais sur la couchette prévue
pour le Chef de Poste. J'entretenais le feu,
faisais chauffer le café que nous avions à
profusion et veillais à ce que le tour de garde
soit bien respecté. Aux environs de deux heures et
demi, le "petit" CHASSAGNE - notre "marmotte" -
qui avait assuré la relève devant l'entrée de la
ferme pénétra dans le poste. Je l'interrogeai : -
Qu'est-ce qui se passe la "marmotte " ? - Rien !
J'ai froid ! Je ne veux pas crever, j'veux du café
! Je lui répondis : - Bois et va reprendre ton
poste, en vitesse ! Alors, il me fit un de ces
"cinémas " : - Oui ! Maintenant que tu as des
galons, tu vas devenir vache. Tu n'as pas pitié de
moi ! Qui veux-tu qu'il vienne à cette heure-ci ?
Puis, il se fit suppliant : - FUFU, laisse-moi "au
chaud", je craque ! Je t'en prie, FUFU ! J'étais
emmerdé comme jamais je ne l'avais été ! Je
regardais son petit nez plus rouge qu'à
l'accoutumée, ses yeux larmoyants, ses lèvres
tremblantes et j'avais pitié de lui, notre petite
"marmotte" projeté dans cette galère pour laquelle
il n'était pas fait. Je décidai d'un compromis : -
Ecoute JEAN ! Tu restes équipé devant la porte, à
l'intérieur bien sûr et ton quart à la main. Au
moindre bruit, tu sors. Tu sais ce que je risque
par ta faute. Moi, quand j'étais de garde, je
n'aurais jamais osé demandé cela au Chef de Poste.
Tu n'as plus qu'une demi-heure à tirer. J'espère
que rien n'arrivera ! Il y avait à peine un quart
d'heure que ces paroles avaient été échangées
lorsque la porte s'ouvrit sous une violente
poussée. Le Lieutenant MANTELET se dressait devant
nous, imposant, glacial derrière ses lunettes. Je
fermai vivement les yeux pour faire croire que je
somnolais. L'Officier interrogea CHASSAGNE : -
C'est vous qui êtes de garde ? - Oui ! Mon
Lieutenant ! - Pourquoi n'êtes-vous pas à votre
Poste ? - J'avais froid ! Je suis venu prendre un
peu de café ! - Où est le Chef de Poste ? - Là !
dit CHASSAGNE, en me désignant. Mon Supérieur
s'approcha de moi et me braqua sa lampe dans les
yeux : - Ah ! C'est encore vous, FUSSINGER ! Vous
aurez de mes nouvelles demain ! Et il sortit sur
ces menaces. Je passais le reste de la nuit à
gamberger sur mon avenir. CHASSAGNE avait terminé
sa garde à son poste. Ingratitude humaine, il ne
s'était pas excusé et ne m'avait même pas remercié
! On m'avait prié d'assister au rassemblement du
matin, alors qu'ayant été de garde, j'en étais
normalement dispensé. Je me doutais que j'allais
être sur la sellette . A l'appel de mon nom, je
sortis du rang. Un silence de mort s'était établi.
Merde ! Je n'étais quand même pas le Capitaine
DREYFUS ! Le Lieutenant MANTELET tenait un papier
à la main, ce document était la sentence.Il
commença à lire lentement, distinctement et moi,
j'avais la gorge serrée. Quel était mon crime ?
Une fois de plus, j'étais victime de mon bon coeur
! Je me disais : "A l'avenir, si j'ai encore des
galons, je serai impitoyable. FUFU, tu vas payer
cher ton apprentissage de gradé". " Le Caporal
FUSSINGER, étant Chef de Poste la nuit dernière, a
autorisé le soldat CHASSAGNE qui devait assurer la
garde devant le Poste de Commandement du Colonel,
à pénétrer dans le Poste pour boire du café ! En
conséquence, le Caporal FUSSINGER est condamné
...-Ma gorge se serre, je n'ai plus de salive.- …
est condamné à 4 jours de prison. La sentence
prendra effet à partir de ce jour". Ouf ! Merci
encore, mon Lieutenant ! Dans tous règlements, il
y a la lettre et l'esprit. Vous avez pour moi, une
fois de plus, fait le bon choix! Je me surpris à
sourire discrètement. Il n'y avait pas de prison à
la ferme, alors la condamnation restera symbolique
! Hélas pour moi ! Le Lieutenant MANTELET avait
tout prévu. Il y avait dans un de ces bâtiments,
constituant cette ferme imposante, un petit réduit
haut d'un mètre environ, mais assez profond et
fermé par une porte où un petit coeur découpé dans
le bois faisait office d'aérateur. Habituellement,
en temps de paix, ce lieu servait de bauge à
cochons. Ce réduit avait été nettoyé, garni de
paille et c'est en cet endroit encore parfumé
qu'un Sous-Officier m'enferma, en se marrant. - On
viendra te chercher quand tu seras bien gras ! La
vache ! Je n'avais pas envie de rire, moi !
J'avais bénéficié d'une couverture, la paille
était confortable. Que voulez-vous que fasse un
bidasse brisé par les émotions et une nuit de
veille ? Une demi-heure plus tard, je dormais du
sommeil du juste, la conscience en paix. Dans le
fond, je crois que j'étais un foutu soldat : "un
cas" en quelque sorte ! Ce fut pour moi quatre
jours de repos coupés par quelques sorties pour
les besoins naturels, la toilette et les repas.
J'étais le premier taulard de la compagnie et,
parfois, une tête venait masquer le jour qui
pénétrait parcimonieusement par la lucarne, alors
qu'une voix souvent narquoise me disait : "Ça va
là-dedans ?" , assimilé à mon rôle de cochon, je
répondais comme il se doit par un grognement.
Qu'on me laisse méditer en paix ! C'est si bon de
pouvoir se replier un peu sur soi-même. J'en avais
parfois marre de cette promiscuité continuelle où
tout se faisait en commun. Etre seul, pouvoir
rêver, pouvoir s'évader, ne serait-ce qu'un moment
du quotidien ! J'avais actuellement cette
possibilité de faire le point, de m'interroger sur
moi-même. Je me rendais compte que je n'étais pas
un soldat standardisé. Je voulais comprendre les
ordres que je recevais. Je savais bien que le
manuel disait en substance : "La discipline est la
force principale des Armées" C'était sans doute
vrai, mais les ordres reçus demandaient parfois
réflexion car c'est ma peau qui était en jeu.
Pourquoi cette réflexion venait-elle me troubler
ainsi ? Par rapport aux autres, aux copains, qui
étais-je ? Un modèle ou un exemple à rejeter ? Et
mon Adjudant-Chef, qu'allait-il penser de moi ? Au
fait, pourquoi ce souci au sujet de cette terreur
d'Adjudant-Chef ?Je ne m'expliquais pas vraiment
ma mansuétude vis-à-vis de ce gradé qui m'en avait
fait baver, qui avait failli me faire "passer le
falot". Je n'avais ni haine, ni rancune envers
lui. Il faisait son métier strictement selon sa
conscience, ses principes. Lui et moi, chacun dans
un registre différent, étions semblables et dans
un contexte autre, peut-être, aurais-je été
heureux d'être son ami ? Mais, pour l'instant, il
était le pou-chef et moi, je moisissais sur la
paille par la faute d'un copain qui avait joué
avec mes bons sentiments. Et puis, j'essayais de
me remonter le moral. Je me disais : "Tu es FUFU
dans ta tour d'ivoire. Tu seras toujours
intouchable. Il y a de la force en toi. Ne te
laisse plus jamais surprendre, sois toujours sur
tes gardes et restes toujours dans le droit
chemin, selon ta conscience. Il y va de ton
honneur et de ta dignité d'homme car maintenant tu
es un homme et comme tel, ton comportement sera
toujours exemplaire". Ce serment, fait à moi-même
dans une soue à cochon, un mois de Mars 1940, je
ne devais jamais y faillir et suis si heureux - 46
ans plus tard - de pouvoir me raser chaque matin,
sans avoir à rougir d'une mauvaise action, d'une
lâcheté me revenant en mémoire. Au bout de 4 jours
qui somme toute passèrent rapidement, je regagnais
mon abri du bas, sans avoir eu à encourir les
"foudres" de mon Adjudant-Chef. J'avais payé !
L'incident était clos et je repris mes occupations
habituelles, après avoir cousu mes "sardines" sur
mes manches. Dans le fond, j'étais fier de la
première promotion de ma vie ! Quelques jours plus
tard, j'appris que mon Adjudant-Chef avait été
promu au grade de Lieutenant. Allait-il changer ?
Serait-il plus humain, moins coriace avec ses
hommes J'en étais à ruminer ces réflexions quand
FAVROT - le Secrétaire- Téléphoniste du Poste de
Commandement du nouveau Lieutenant - vint me
chercher : - Allez, FUFU ! Le Pou-chef voudrait te
voir ! Merde ! Ça y est ! L'heure du "savon" avait
sonné. Il ne me lacherait jamais les "pompes",
celui-là ! C'est dans cet état d'esprit que je
pénétrai dans l'abri de l'ex-Adjudant-Chef. Je fis
un salut impeccable, bafouillais un "mes respects,
mon Ad… mon Lieutenant" en même temps que mes yeux
se tournaient vers la table où trônait une
bouteille de champagne, entourée de trois verres
et d'une boîte de biscuits. Le nouveau Lieutenant
avait saisi mon regard, et esquissant son espèce
de sourire - grimace habituelle - laissa tomber
ces étranges paroles : - Selon la tradition,
j'arrose mes galons. Comme mes moyens ne me
permettent pas de payer à boire à tout le monde,
je trinque avec celui pour qui j'ai le plus
d'estime ! La "foudre" me serait tombée aux pieds
que je n'aurais, sans doute, pas eu l'air plus con
et surpris. Quarante-six ans après cette scène,
mes yeux s'humidifient encore d'émotion ! Ainsi,
cet homme redoutable avait un coeur, des
sentiments qu'il pouvait exprimer par un geste qui
me bouleversait. Je "perdis les pédales" pour la
première fois devant lui. Je bafouillais - … Je
croyais, mon Lieutenant, qu'entre vous et moi… -
Quoi entre vous et moi ? Vous voulez parler de vos
conneries ? Son sourire s'accentua : - Elles
prouvent que vous avez du caractère et du coeur.
Sachez faire la part des choses et vous serez un
bon, un très bon soldat ! - Merci mon Lieutenant !
Je m'attendais si peu à vos paroles que j'ai du
mal à reprendre mes esprits ! Alors, il ajouta,
soudain redevenu sérieux : - Et quand ça va
chauffer, vraiment chauffer, on verra lequel de
nous deux aura le plus de couilles au cul !
J'éclatai derechef de rire : - On verra, mon
Lieutenant ! Pour ma part, je penche pour un match
nul ! FAVROT, qui avait assisté en témoin muet à
cette scène, versa le champagne et c'est dans
l'euphorie, en écoutant quelques souvenirs de
notre nouveau Lieutenant, tout en grignotant des
biscuits, que se termina la soirée. J'avais
demandé à FAVROT de ne pas parler de cette scène
aux copains. Incompris, ils m'auraient - sans
doute - traité de "fayot" et je ne pouvais pas
tolérer une chose pareille. Cette scène m'avait
marqué profondément et je savais maintenant que
certains hommes cachent, sous une "carapace"
apparemment invulnérable, un coeur, des sentiments
qu'ils n'expriment jamais. Pour ma part, en
regardant toujours Monsieur PELT (je dis
"Monsieur" car, pour moi, il en était un et très
grand) droit dans les yeux, non pour le défier
mais pour lui faire comprendre que je n'étais pas
un robot, que moi aussi j'avais une âme, une
volonté. Simplement en accordant mes actes avec
cette fermeté, j'avais su trouver la faille. Nous
ne nous sommes jamais serrés la main car le
Règlement l'interdit et quand, quelques jours plus
tard avec mon barda sur le dos, je partis pour ma
nouvelle affectation de Chef de Poste-Radio au
Poste de Commandement du 3ème Bataillon, il était
devant son abri. De loin, je lui fit un salut où
je mis toute mon âme et je savais que dans le
sien, il y avait de l'affection et de la
tristesse. Son emmerdeur le quittait…Je ne devais
jamais le revoir mais où qu'il soit actuellement,
sur terre ou au ciel, qu'il sache que je lui voue
une amitié éternelle ! Sans le savoir, il a aidé
le gamin que j'étais à devenir un homme. Merci
encore ! Merci Lieutenant PELT Mon Lieutenant !
Dès que j'arrivai à la ferme BOMBACHEROFF - lieu
de ma nouvelle affectation - je me présentai
devant les gradés et constatais qu'ils avaient
tous de bonnes "bouilles". Principalement le Chef
de l'Etat-Major, le Commandant SOURIAU qui, dans
le civil, était le Doyen de la Faculté de Lettres
de NANCY. Un Sous-Officier m'emmena vers mon
nouvel abri et me présenta mon équipe dans
laquelle j'eus la joie de reconnaître Roland
CHAILLEUX, mon meilleur ami et Clémentine, notre
petite folle, artiste lyrique dans le civil plutôt
porté vers le sexe fort, bien que vivant avec une
femme anglaise non conformiste. Nous l'avons
baptisé "Clémentine" avec un peu de tendresse car
il ressemblait plus à une fille qu'à un garçon et
son uniforme lui seyait comme un tablier à une
vache. Il était imberbe, avait une peau de pêche
et des yeux de gazelle. Un jour, j'avais même
surpris un copain - un vrai dur - qui l'avait pris
par la taille et lui avait "roulé un vrai patin",
comme au cinéma ! Clémentine n'avait pas protesté
et lui disait même: - Eh ! Tu n'embrasses pas mal
pour une grosse brute Le copain, remis de ses
émotions, m'avait dit : - Tu m'excuseras ! Mais je
suis en état de manque ! Et moi, j'avais bien
rigolé en regardant Clémentine disparaître. Il y
avait dans mon nouveau groupe, constitué d'une
douzaine de soldats, des types plus âgés que
Roland et moi-même. Quelques-uns étaient Radios,
la plupart Téléphonistes. Parmi eux se trouvaient
des Parisiens, des Vosgiens et des Chtimis. Ils me
regardaient tous comme une bête curieuse et sans
aménité. Il n'y avait jamais eu de gradés, même un
"cabot" comme moi dans leur abri et je devais
faire figure d'emmerdeur. Je devrai jouer serré
pour m'imposer ! Quand je pénétrais dans l'abri
souterrain, je fus tout de suite édifié : un vrai
bordel, mon lit un tas de fumier, le sol jonché de
saleté, en guise de poêle un bidon de 200 litres
avec un vieux tuyau émergeant à tous les vents. Je
réunis les gars et pris la parole. J'utilisais un
langage direct et franc : - Je ne suis pas ici
pour vous emmerder mais, au contraire, pour vous
aider à mieux vivre ! Je ne veux plus de ce bordel
et dans les jours qui vont suivre, je vais essayer
de faire de cet abri quelque chose qui ne
ressemble pas à une porcherie ! Un Chtimi
m'interrompit : - Toi, le "cabot " ! Tu ne vas pas
commencer à nous faire chier. On s'est très bien
passé de toi jusqu'à présent et on n'a pas
l'intention de changer quoi que ce soit ! Je
sentis la colère m'envahir et je me contins avec
difficulté. C'était pourtant le moment de
m'imposer car ils attendaient tous ma réaction. Je
ne porterai pas un motif, ce qui m'aurait
déconsidéré. J'emploierai la seule méthode valable
avec ces rudes gars du Nord : la force. - Je n'ai
pas l'intention de me servir de mes modestes
"sardines" pour obtenir satisfaction. J'ai
d'autres arguments pour ceux que ça pourrait
intéresser ! Et je montrais mon poing droit. -
S'il y a des contestataires parmi vous : c'est
maintenant ou jamais. Je pose ma veste et on va
s'expliquer là-haut. Quoiqu'il arrive, je vous
donne ma parole que cela restera entre nous ! Les
gars se regardèrent, médusés. - Alors, on est
d'accord ? Je les fixai un par un comme le
pou-chef l'avait fait pour nous, au début de la
guerre. Vous en souvenez-vous ? Et tous opinèrent
du chef avec, je dois l'avouer, quelques
réticences. Mais, je venais de gagner la première
manche et revenu prendre l'air en surface, j'eus
le plaisir de voir un Parisien, âgé de 35 ans
environ, venir vers moi et me dire : - Bravo ! Ça
va enfin changer ! J'allais ensuite voir le
Sous-Officier, directement responsable de nous, et
lui fis part de mes projets de réorganisation. Il
me dit : - Vous avez "carte blanche" pour faire de
votre groupe un exemple. On sait que l'on peut
compter sur vous. Vos gars sont braves, mais un
peu portés sur la bière et quand ils ont bu, ça ne
se passe pas toujours bien ! Je lui répondis : -
Ne vous en faites pas ! J'en fais mon affaire.
Merci Chef de votre confiance ! Il est un fait que
la drôle de guerre avait provoqué à tous les
échelons un relâchement de la discipline. Le
Général DE GAULLE avait parlé plus tard de
"chienlit" mais c'était un peu ça ! Par essence,
le Français est frondeur, indiscipliné mais bien
commandé, il sait être brave, généreux jusqu'au
sacrifice. Il est certain que nous n'avions pas
l'esprit de "CEUX DE VERDUN" et je me demandais
comment ça tournerait quand il faudra "aller au
charbon". Je passai donc ma première nuit dans cet
abri inconfortable sur ma couche pourrie. A ma
gauche dormait mon cher camarade Roland et ainsi,
nous avions retrouvé la même disposition que dans
notre chambrée de BITCHE. Cette cagna était faite
dans le style courant préconisé par l'Autorité
Militaire. D'abord, on creusait un grand trou de
la dimension nécessaire et d'une profondeur de 3
mètres environ. Dans le fond, on entassait de
grosses pierres et construisait un drain dirigé
vers le bas de la pente. Ensuite, on coulait un
radier, ainsi que les murs dans lesquels de gros
cailloux étaient incorporés. Ces murs étaient
hauts de 2 mètres environ et servaient de support
à des rails alignés les uns à côté des autres.
Puis on mettait une couche de terre, ensuite une
couche d'arbres serrés les uns contre les autres.
Puis,si nous avions des tôles ondulées ou du
papier goudronné nous disposions cela pour assurer
l'étanchéité de l'ensemble et le tout était
recouvert d'une terre qui, bien vite, devenait
verdoyante. A chaque extrémité, une sortie était
prévue et ces ouvertures étaient obturées avec les
moyens du bord. Ensuite des couchettes étaient
installées et, pour ce faire, nous disposions de
bois de mine et de planches. Mais ce matériel
arrivait au compte-gouttes et vous avez lu au
début de cet ouvrage comment nous devions nous
débrouiller! A l'intérieur, une table rustique et
des bancs nous permettaient de manger
confortablement installés,ou de jouer aux cartes
ou d'écrire. A part nos lampes artisanales que je
vous ai décrites plus haut, nous avions des
bougies qui dispensaient leur maigre lueur et leur
odeur de cire. Au petit matin, fidèle à mon
habitude, je me levai tôt et gueulai : - Debout
là-dedans ! - On a du boulot ! Qui s'occupe du
chauffage ? - Moi ! répondit un des Chtimis. -
Alors vas-y, gars ! Allume ! Je le vis fourrager
dans le vieux fût de 200 litres qui tenait lieu de
poêle, prendre une bouteille et verser quelques
gouttes d'un liquide dont j'ignorais la
composition. Il posa un couvercle sur le trou
ménagé en haut du bidon et craqua une allumette
qu'il présenta à la base du bidon où un trou pour
le tirage avait été foré. L'effet fut immédiat.
Une violente explosion retentit, le couvercle
alla, avec unbruit métallique, heurter les rails
du plafond alors qu'un épais nuage de cendres se
répandait partout et me faisait tousser, éternuer,
alors que les autres ne bougeaient pas, ne
disaient rien. J'étais ahuri, stupéfait ! Je posai
alors une timide question : - Vous avez l'air
habitué ! Ça arrive souvent ? - Mais tous les
matins ! répondirent plusieurs voix. Alors je me
mis à gueuler, alors que les gars se marraient. -
Je suis tombé chez les fous, ma parole ! Allumer
du feu avec de l'essence dans un bidon pourri et
avec vos munitions à côté. Ah ! Mais ça va
changer, les gars ! Moi, je vous le dis et à
partir d'aujourd'hui ! Premièrement, éteignez ce
feu. Ensuite, quand vous aurez bouffé, deux zèbres
viendront avec moi. On va faire un tour à BINING
et nous chercherons un poêle dans une maison
abandonnée. Les autres, vous sortirez ce tas de
ferraille et nettoierez toute la cagna ! Vous
ferez prendre l'air à vos pourritures de
paillasses et vous vous démerderez pour trouver de
la paille neuve ou du foin. Mes Supérieurs m'ont
"donné carte blanche". Que chacun fasse son boulot
et vous verrez que ce soir, tout ira mieux ! Et
c'esi ainsi que sur la route qui desservait
BINNING,vous auriez pu voir,un beau matin de
Mars,trois trouffions suant et ahanant en traînant
un magnifique poêle qui trouva bien vite sa place
dans l'abri nettoyé.Je n'avais pas oublié les
tuyaux et, luxe suprême,il y avait même une clé
pour le tirage. Dans l'après-midi, un Chef vint
aux nouvelles: - Alors FUSSINGER, ça va ? - Ça va
Chef ! Je crois que j'ai une bonne équipe. Venez
voir leur travail ! Il poussa un petit sifflement
admiratif : - Eh bien ! Bravo les gars ! Ça a
drôlement changé ! - Mais ce n'est pas fini, Chef
! Voila ce que je veux encore faire ! Et ce
disant, je l'entraînai vers la sortie principale,
en lui disant : - Regardez ! Si un pruneau tombe
devant la porte, on y passe tous ! Il faut faire
un mur en chicane et, en bout, des escaliers à la
place de cette pente glissante et, de l'autre
côté, prévoir également un pare-éclats ! - Mais !
Il n'y a pas de maçons ! - Et moi alors ! - Vous
savez maçonner ? - Bien sûr ! J'ai travaillé dans
le bâtiment quand j'avais 17 ans et un vieux maçon
qui m'avait à la bonne m'a appris le métier ! - Eh
bien ! Allez-y ! On verra bien ! Je m'adressai à
mes gars : - Les copains, on va se faire le plus
chouette abri de tout le secteur. J'ai même repéré
une ligne électrique qui passe non loin d'ici. Le
courant n'étant pas coupé, on doit pouvoir
s'électrifier ! Ils avaient l'air de me prendre
pour un malade, mais je donnai l'exemple ; petit à
petit, je gagnai leur confiance. Bientôt, les
pierres et le ciment s'accumulèrent près de notre
abri. J'avais, moi-même, entaillé la place de mes
murs dont j'entamai la construction. Je les
montai, épais, solides, les plus belles pierres
devant retaillées, comme pour un mur de villa, la
caillasse derrière, noyée dans un mortier que je
faisais riche et, bientôt, dans un arrondi
majestueux, la sortie principale s'éleva. Les
Sous-officiers d'abord, puis les officiers vinrent
voir en curieux. Alors que j'avais presque
terminé, un Sergent-chef vint avec une bouteille
dans laquelle il y avait un message dont il me lu
le contenu : "En l'an de grâce 1940, ce mur a été
construit par le Caporal FUSSINGER du 3ème
Bataillon du 166ème R.I.F. " En souriant il me dit
: - C'est pour les générations futures. Je le
remerciai en rigolant et je noyai la bouteille
dans le mur. Si vous voulez contrôler la véracité
de cette anecdote, allez à la recherche d'un abri
situé en pleine nature, près de la ferme de
Bambacherof et cassez, si vous le pouvez le mur
d'entrée. Vous y trouverez mon nom. Je fis les
escaliers avec le même amour qui avait présidé à
l'érection de mon mur et j'eus droit à des
félicitations de mes supérieurs et aussi à une
requête. Ils me demandèrent de faire le même
travail pour les abris des Sous-officiers. Ainsi
je n'étais plus radio, j'étais devenu le maçon du
3ème Bataillon. Je disposais de mon temps comme je
l'entendais et prenais qui je voulais avec moi.
Dans l'abri tout baignait dans l'huile et l'idée
d'électrifier notre cagna ne m'avait pas
abandonné. Je ne me souviens plus si c'est d'en
avoir parlé avec mes supérieurs ou si l'un d' eux
avait eu la même idée, toujours est-il qu'un jour
nous vîmes arriver des poteaux de bois et du fil
de fer, je dis bien de fer, car le cuivre devait
servir à d'autres choses, et des soldats tirèrent
la ligne ne passant pas très loin de notre abri,
pour se terminer dans la cagna des gradés. J'allai
parler pour nous, mais il me fut répondu : - Si
vous voulez l'électricité dans votre palace,
démerdez-vous. Je dois vous dire que la réponse ne
m'avait pas surpris. C'était une question
d'habitude en somme ! Aussitôt dit, aussitôt fait.
j'allais dans le village abandonné récupérer le
matériel nécessaire, soit des interrupteurs, des
ampoules, du fil, des outils, des clous et tout
cela existait en profusion. Je me souviens avoir
failli y laisser ma peau.J'avais dans un grenier,
attrapé deux fils qui pendaient et je me mis à
danser une bourrée à faire pâlir de jalousie un
Auvergnat. Le courant passait encore par ces fils
et si je n'avais pas été isolé par le plancher,
j'aurai gagné une Croix de Guerre à titre posthume
en esquissant le plus beau pas de danse de ma vie.
J'étais vraiment sonné et le cul dans la poussière
je mis un certain temps à reprendre mes esprits.
Pendant ce temps mes gars avaient récupéré des
poteaux et j'avais des isolateurs. Nous prîmes du
fil de fer sur des clôtures abandonnées et chacun
se mit au travail. Les poteaux furent dressés, je
me chargeais de l'installation intérieure, nous
tîrames les fils et nous nous adressâmes à un bon
gros gars, électricien de son métier pour
effectuer le branchement sur la ligne principale.
Il arriva muni de griffes que les employés du
téléphone utilisent pour grimper aux poteaux. Une
petite pluie fine s'était mise à tomber, mais dans
l'euphorie du moment nous n'y prenions pas garde.
Pourtant nous, les radios, nous connaissions les
dangers de l'humidité. Quand il fut équipé, notre
électricien empoigna le poteau emportant avec lui,
les deux extrémités de fils sensés alimenter notre
cagna. Nous le regardâmes monter et commencer son
travail, puis nous le quittâmes des yeux et
commançâmes à discuter entre nous. Soudain l'un
d'entre nous, levant les yeux s'écria : - CHEVARIN
! ! A notre tour nous levâmes la tête et ce que
nous vîmes nous rempli d'effroi. CHEVARIN accroché
aux fils, la face congestionnée, les pieds à peine
retenus par ses griffes, ne donnait plus signe de
vie. Je criai : - Une échelle, foncez chercher une
échelle à la ferme. Et pendant que l'un de nous
courait pour chercher de quoi décrocher notre
copain, nous vîmes ce dernier glisser lentement le
long du poteau humide et s'écraser à nos pieds
comme une poire trop mûre. Splach ! ! Nous nous
précipitâmes sur lui et un camarade s'écria : - La
langue, il se coupe la langue ! ! CHEVARIN faisait
de drôles de bruits avec sa gorge. Il émettait une
sorte de ronflement alors que de la bave sortait
par les coins de sa bouche. L'un de nous sorti son
couteau et pendant que je tenais la langue,
entrepris de desserrer l'étau de ses dents. Enfin
sa respiration se fit plus régulière mais il était
toujours dans le cirage. Avec un brancart qui nous
fut amené, nous le transportâmes à la ferme où le
médecin-major s'occupa de lui. Il demanda des
volontaires pour veiller le malade et avec
CHAILLOUX, nous restâmes à ses côtés. A minuit il
reprit enfin ses esprits, se dressa sur sa couche
nous regarda, étonné, en nous disant : - Ben
merde, qu'est-ce-que je fous là ? Et avant que
nous ayons eu le temps de lui répondre il reprit
d'un coup sec la position allongée, en émettant un
ronflementt qui nous réjouit le cœur. Notre copain
s'était endormi pour un sommeil réparateur qui
dura 24 heures. Il fut bien vite sur pieds, ne
gardant aucun souvenir de sa mésaventure et quand
le temps se fut remis au sec, c'est un autre
soldat qui se chargea du branchement. Ce fut un
grand jour pour nous et un émerveillement.
Rendez-vous compte, il suffisait de tourner un
bouton et notre abri s'illuminait. Enfin, c'est un
bien grand mot pour une si petite lumière, car il
y avait des pertes de courant et la lumière, si
elle était suffisante n'évoquait quand même pas
les Galeries Lafayette une veille de Noël. Tout
baignait vraiment dans l'huile. L'Armée Française
doucement mais sûrement s'embourgeoisait. Les
lignes téléphoniques assurant les liaisons, nous
les radios, nous étions en chomage. Nul
entrainement ne nous aidait à conserver la main.
Nous vivions sur notre acquis de l'armée d'active
et j'étais inquiet pour l'avenir.Si un jour, les
lignes étaient coupées, saurions-nous encore caler
un réseau, manipuler notre morse à la cadence
requise ? Et si le poste avec qui nous serions en
contact émettait trop vite serions nous en mesure
de réceptionner son message ? Il n'est pas de mon
devoir de critiquer, après coup, les erreurs, la
négligence de tous. Je pressentais que le réveil
serait brutal, qu'une guerre ce n'était pas ce
farniente dans lequel nous nous installions avec
plaisir. Ceux d'en face que faisaient-ils ?
S'endormaient-ils comme nous en pensant à leurs
petits problèmes personnels ? Je n'osais y croire.
Un avion Allemand avait été abattu par notre
D.C.A. et les aviateurs avaient pu sauter en
parachute. Faits prisonniers, ils avaient été
reçus avec les honneurs par notre Etat-major. Ils
étaient jeunes, arrogants, sûrs de leur victoire.
Ils s'étaient simplement étonnés que nous ayons du
pinard et surtout du café à profusion. Eux, ils ne
connaissaient pas. Heil Hitler ! ! Nous assistions
souvent à des combats aériens et nos Curtiss
semblaient plus maniables mais moins rapides que
les messerschmitts. Un jour que mélancoliquement,
j'assistais à une de ces bagarres tout en pissant
à proximité de notre abri, j'entendis un
miaulement strident en même temps qu'une balle
venait se ficher en terre à cinquante centimètres
de mon zizi. Je ne pris même pas le temps de
remballer les gaules et je filai dare-dare dans
l'abri ou les copains me demandèrent ce qui se
passait. - Les gars vous avez failli avoir un
ennuque pour cabot ! ! Tout le monde se marra mais
depuis ce jour les gars de là-haut ont perdu un
spectateur. Les meetings aériens, on verra après
la guerre ! ! Un après-midi d'avril, alors qu'avec
mon copain CHAILLOUX je faisais une petite sieste,
CLEMENTINE pénétra dans l'abri et nous apercevant
couchés, nous interpella : - Eh tous les deux on
s'amuse. Coquins ! ! puis se penchant vers nous. -
Vous voulez que je vous fasse une pipe. J'adore !
Je filais un coup de coude à ROLAND en lui
murmurant - On lui fout une fessée ?… - D'accord,
me répondit-il suavement. - Allez CLEMENTINE, on
est disposé, amène-toi ! Tout heureux il ne se fit
pas prier et se glissa entre nous deux en disant :
- Par qui je commence ? Après nous être concerté
du regard, nous nous saisîmes brutalement de notre
copain et l'allongeâmes en travers de nos jambes.
En moins de deux la culotte fut baissée, et nous
mîmes à l'air deux jolies petites fesses roses que
bien des filles auraient voulu posséder.
CLEMENTINE ne protestait pas et quand nous
commençames la fessée ce ne fut pas l'effet
esconpté qui se manifesta. Il disait bien : - Les
vaches, oh les vaches. Mais au bout d'un moment
dans un râle il murmura : - Vous me faites
drôlement du bien. Surpris, nous nous arrêtâmes,
le retournâmes et nous fûmes les témoins ahuris
d'une splendide érection. Décontenancé je le
repoussai et le virai en l'insultant puis avec mon
copain, nous nous regardâmes en rigolant. Nos
pantalons en un endroit bien précis faisait
d'étranges bosses. Mystère de la libido, douceur
de ces petites fesses caressées un peu rudement,
qui saura jamais définir ce qui se passe en nous,
qui saura analyser nos pulsions. Que ferions-nous
sans les barrières de la morale ? CLEMENTINE était
dangereuse à fréquenter. Le printemps était là
avec toute sa splendeur et nous en ressentions
toute sa force et nous souffrions de l'absence de
ces femmes pour qui nous phantasmions dans nos
nuits sans sommeil. CLEMENTINE était une erreur de
la nature et pour nous le plus chouette des
copains, mais plus d'un soldat en état de manque
risquait de virer sa cuti dans un moment de
cafard, d'isolement. CLEMENTINE ne voyait pas le
mal. La morale de son milieu habituel n'était pas
notre morale. Il aimait et désirait indifféremment
une femme, un homme, pourvu qu'il trouve son
plaisir et que sa soif de tendresse soit assouvie.
Moins que nous, il souffrait de la guerre et des
contraintes qu'elle imposait. Pour lui l'Armée
était un immense terrain de chasse et il en
profitait. A quelques temps de là , par un bel
après-midi ensoleillé un Sous-officier vint me
trouver, accompagné d'un trouffion qui n'avait pas
le sigle des transmissions sur la manche. Il me
dit : - FUSSINGER vous allez accompagner cet homme
et en cours de route il vous expliquera ce qu'on
attend de vous. Emmenez un peu de matériel, de
quoi réparer une ligne. J' étais intrigué.
Pourquoi étais-je encore choisi pour ce boulot qui
aurait mieux convenu à un téléphoniste ? Enfin je
verrai bien. J'emboitai le pas au bidasse et je
commençai à l'interroger. - Ou m'emmènes-tu ? -
Aux avants postes. - Ah bon, et pourquoi faire ? -
Mon chef vous mettra au courant ! Il n'était pas
loquace le frère et la route était longue
jusqu'aux A.P. A un moment donné le bruit d'une
canonnade attira notre attention. Nous passions à
ce moment devant un poste d'observation muni d'une
lunette binoculaire. Je demandais à l'observateur
la permission d'examiner le terrain où nous nous
rendions et mon guide me confirma que la rafale
d'obus que nous venions de voir était destinée à
son secteur. Ça devenait drôlement interessant ! !
Nous repartîmes après avoir remercié l'observateur
de son obligeance et nous redoublâmes de
précautions au fur et à mesure que nous
approchions du poste concerné. Bientôt, sur les
talons de mon guide, je pénétrai dans cette petite
casemate dont le dôme dépassait à peine le sol. Un
groupe de mitrailleurs en était le personnel et je
me présentai au sergent, chef de poste. Il
m'entraina vers la meurtrière, où était installée
une mitrailleuse Hotchkiss et me fit voir une
petite lampe dans un coin discret et il m'expliqua
ce qu'il attendait de moi. A 100 mètres devant le
bloc était disposé au ras du sol, 2 piquets
espacés d'une quinzaine de mètres. Un de ces
piquets était creux et à l'intérieur se trouvait
une boule métallique attachée à un fil, lui même
relié à l'autre piquet. Si un ennemi s'entravait
dans ce fil, la petite boule montait et
établissait un contact avec le fil électrique
relié à une batterie. La lampe s'allumait et le
mitrailleur n'avait plus qu'a arroser l'endroit
ainsi signalé. Ils avaient du agir ainsi une nuit
précédente et il devait y avoir des dégats à
réparer, c'est pourquoi ils avaient demandé un
spécialiste. Et c'est sur ma pauvre pomme que ce
boulot était tombé, sans doute pour que j'ai
quelque chose à raconter à mes petits enfants,
plus tard à condition que j'arrive à survivre à
toutes ces conneries. Puis le Sergent me mit au
courant en me signalant que l'endroit était truffé
de pièges à grenade, qu'il faudrait que je
progresse lentement en me dissimulant le plus
possible car les gars d'en face cherchaient à
faire des prisonniers et pour me rassurer
définitivement, il me garnit littéralement de
grenades défensives, accrochées à mon ceinturon.
Il me dit encore : - C'est ce qu'il y a de mieux
pour vous défendre, laissez votre mousqueton de
toutes façons nous vous couvrons. Du regard, je
cherchais si un photographe ne trainait pas dans
le coin, pour la postérité, l'image d'un vrai
héros ça serait pas mal pour l'album de famille !
Quand je m'engageai vers le but désigné, ma luette
se baladait drôlement dans mon gosier asséché. Je
me disais : "Merde, il y a des centaines de
soldats capable de faire ce boulot et c'est sur
moi que cela tombe". En sortant j'avais entendu le
chef de poste me souhaiter bonne chance et me
faire une dernière recommandation "Attention aux
pièges ! ! " Tu parles, je ne pensais qu'à cela.
C'était pire que de marcher sur des œufs et les
herbes étaient hautes. Le trouillomètre à zéro, un
œil sur l'horizon, l'autre à mes pieds, j'avançais
prudemment : "- Hola BUFFALO BILL me regardes-tu
de là-haut ? Si oui protège-moi car j'ai à faire à
de drôles d'indiens. " Après une marche d'un
siècle je trouvais le corps du délit. Un premier
tube, puis l'autre et le cable toujours tendu
entre les deux. Je tirai sur ce fil et avec
satisfation je vis que ça fonctionnait. Je n'avais
plus qu'à trouver la coupure entre le piège et le
poste et faire une épissure. Un signal émis par le
poste me signala que la réparation était faite.
Alors sans me faire prier je revins vers le poste,
si vite que j'évitai de justesse un de leur piège
à con et je dus faire un entrechat digne d'un
danseur de l'Opéra de PARIS pour que la petite
goupille d'une jolie petite grenade quadrillée ne
tombe du joli petit trou dans lequel, elle était à
peine engagée et que l'ensemble ne me pète dans la
gueule, m'envoyant rejoindre prématurément mon
idole BUFFALO BILL. Je pénétrai enfin dans le
poste où les gars me payèrent un canon de rouge et
un petit coup de gniole. Je ne leur ai pas dit que
si on m'avait mis une olive entre les deux fesses
j'en aurait tiré un litre d'huile. Eux ils
m'enviaient, je repartais un peu à l'arrière, ce
que je fis vitesse grand V pour regagner mon cher
abri. Décidément, je me rendais compte que
j'aurais du mal à devenir un héros. Je n'avais
rien d'un inconscient ou d'un matamore. Je tenais
vraiment à ma peau et il me tardait que tout cela
puisse finir ! D'ailleurs, ma permission
approchait. Elle était prévue pour le 10 Mai. La
nature était magnifique, l'herbe verte. Nous
pouvions laver notre linge sale, nous foutre à
poil et nous savonner tant que ça pouvait. Nous
revivions vraiment ! Quand à moi, je pensais à ce
qui m'attendait en permission, ma fiancée, mes
copines et une certaine reine du macadam qui
m'avait promis une formidable nuit d'amour à 50
"balles " : tarif de faveur. C'est vous dire
combien mes nuits devenaient agitées ! J'avais 22
ans, j'étais en pleine forme et j'étais comme tous
les mâles de l'univers au printemps. Je
bouillonnais de sève et d'impatience ! Les avions
allemands venaient de plus en plus souvent nous
rendre visite et nous scrutions en vain le ciel,
dans l'espoir d'apercevoir les nôtres. Un jour,
j'ai manqué de respect à notre brave Colonel, par
la faute d'un zinc allemand qui faisait du
rase-mottes dans la vallée, où était installé le
Poste de Commandement du 166ème. J'étais devant
cet abri et notre Colonel était sorti pendant un
instant pour prendre l'air . Je vis brusquement un
avion arriver à toute vitesse. Sans même
réfléchir, j'attrapai mon Colonel par une aile et
le tirai brutalement vers l'abri. Il n'avait pas
eu le temps de dire "ouf" et alors que tout
confus, je m'excusais de ma violence. Il me
répondit : - Vous avez bien fait, mon petit !
Brave Colonel SUBERVIE ! Avec ses cheveux blancs,
sa grosse moustache à la gauloise il avait
vraiment l'air d'être notre père à tous et nous
l'aimions bien. Jamais je n'ai entendu un soldat
se plaindre de lui! Un autre jour, alors que je me
rendai à la ferme MORENHOFF, j'entendis un bruit
de moteur. Surpris, je vis apparaître un avion à
croix gammée en train de voler bas. J'étais seul
au milieu des champs ! Je me mis à genoux,
épaulais mon mousqueton et vidais tout mon
chargeur sur ce "coucou" planant doucement,
semblant se promener. Quand je le vis amorcer un
virage un peu plus loin, la trouille s'empara de
moi et je courus me réfugier dans un buisson.
C'était vraiment prétentieux de ma part de songer
un instant qu'il avait pu me remarquer ! Si je
l'avais descendu, j'aurais maintenant une chouette
histoire à vous raconter. Hélas ! Il disparut à
l'horizon comme il était venu sans inquiétude. Il
y avait un truc que nous, les biffins, nous
n'aimions pas beaucoup, je veux parler des
batteries volantes de 155 ! On voyait surgir un
jour une batterie de canons et ses servants. Les
gars s'installaient, pointaient leurs pièces sur
l'objectif désigné, tiraient quelques salves
d'obus et foutaient le camp. Nous, on pensait à la
riposte. Les Schleus pouvaient les repérer et
répliquer. Comme nous étions les seuls à rester
sur place, nous vivions un moment dans
l'inquiétude, hésitant à quitter nos abris. Un
jour que j'étais en vadrouille, je passai - sans
le savoir - sous une batterie fraîchement
installée. Les artilleurs, sans s'occuper de moi,
balancèrent leurs premiers pruneaux. Bordel ! Je
crus sur l'instant que ma tête partait avec.
J'entendais des petits oiseaux et je me demandai
ce qui m'arrivait. Quand je réalisai, je me
dirigeai vers eux en me courbant. Goguenards, ils
me regardaient en se marrant comme des gosses dans
un cirque. J'allais les engueuler quand l'un d'eux
me dit : - Eh ! le cabot. Tu veux leur balancer un
pruneau ? Alors, viens ! Et il m'expliqua le
fonctionnement de son engin : - Il est chargé ! Tu
tires là-dessus mais ouvre la bouche, sinon gare
aux oreilles ! Et c'est ainsi que moi, modeste
biffin, j'eus l'occasion de canonner et peut-être
d'occire quelques bidasses verts de gris ! Mais
cela, Dieu seul le sait et certainement qu'il s'en
fout !
LA GUERRE
**
LA
BATAILLE
Enfin le 9 Mai arriva et
lorsque la camionnette m'emmena j'étais nettoyé,
rasé, impeccable. Le soir je m'installais dans un
coin du wagon qui devait me transporter à TROYES
et je me mis à rêver à mes amours. J'étais loin de
la guerre, des copains, des soucis quotidiens. Une
douce musique résonnait en mon coeur, une chanson
de RINA KETTY revenait sans cesse à mon esprit :
"J'attendrais le jour et la nuit, j'attendrais
toujours ton retour". Et ce refrain devait
résonner également dans le coeur des petites
Troyennes que j'affectionnais : "Votre vaillant
soldat arrive, soyez patientes". Tu parles ! Nous
trouvions que le train ne semblait pas aussi
pressé que nous. L'attente dans les gares était
bien longue. Sur le quai, il y avait des gendarmes
et en chemin des avions allemands nous avaient
survolé à maintes reprises, mais sans nous
attaquer. Nous avions bien essayé de glaner
quelques renseignements, mais personne n'était en
mesure de nous dire quoique ce soit de positif.
Enfin le train arriva à la gare de MONTIER-EN-DER.
Je commençais à respirer l'air du pays, mais
l'arrêt se prolongea anormalement. Un gars penché
à la portière s'écria : - Ils décrochent la
machine ! ! Je voulus descendre pour aller aux
renseignements mais un des nombreux gendarmes qui
garnissaient le quai m'en empêcha puis ses
collègues se mirent à encadrer le train, l'arme à
la main. Je fonçais de l'autre côté. Même barrière
infranchissable. Nous étions consternés, inquiets,
que se passait-il ? Puis un soldat s'écria : - La
locomotive, elle change de côté ! C'était vrai et
nous fûmes ébranlés par le choc produit quand elle
s'accrocha sans ménagement au wagon de queue. Il
fallait que je sorte car j'étais trop près de chez
moi. Cette permission, il y avait trop longtemps
que je l'attendais. Je fis encore une tentative
alors que le train s'ébranlait sur le chemin du
retour, mais ils avaient prévu le coup. Et les
pandores s'échelonnaient sur une grande distance,
insensibles aux insultes des soldats déçus, qui
les traitaient d'embusqués. Bientôt nous n'eûmes
d'autres ressources que de nous asseoir dans notre
coin respectif. Personne ne parlait, chacun étant
en proie à son chagrin, à ses désillusions. Il
était si cruel de penser à nos êtres chers,
femmes, fiancées, mères, enfants qui devaient tant
se réjouir de notre retour. Un gars passa dans le
couloir en criant : - Cette fois, c'est la
bagarre, les frisés ont envahi la BELGIQUE ! ! Ces
paroles nous ramenèrent à la réalité. Ils allaient
voir ces cons-la de quel bois nous nous
chauffions, nous, les Français, 14-18 ne leur
avaient pas suffit. Eh bien on allait leur faire
comprendre. Ce renseignement avait réveillé notre
ardeur guerrière et atténué un peu notre
déconvenue. Mais ce fut un bien triste moment que
celui où je retrouvais mes copains. Aucun ne
songea à me mettre en boîte, chacun ayant des
raisons d'être triste, inquiet, surtout les gars
du Nord qui pensaient à leurs familles premières
exposées ! Le mois qui suivit mon retour fut pour
tous un véritable enfer moral. Les premières
nouvelles qui nous parvinrent faisaient état de
nos défaites successives. Nous ne pouvions y
croire. Tant de slogans trottaient dans notre
tête. - La route du fer est et restera coupée -
Travaillez en paix, il veille - Nous vaincrons
parce que nous sommes les plus forts - Le soldat
français, le mieux équipé du monde - etc Et depuis
le 10 Mai cette dégringolade dans nos certitudes,
cette guerre de communiqués mensongers. Nos
lettres reçues au compte-gouttes étaient de plus
en plus alarmistes. Que faisions-nous ? A quoi
servait la ligne MAGINO ? Où étaient nos tanks ?
Nos avions? Que faisait GAMELIN ? Nos politiciens
? Une sourde colère m'habitait. Je me criais :
"Non ce n'est pas possible, nos anciens ne sont
pas morts pour rien!" Et pourtant, inexorablement
les hordes nazies déferlaient sur la FRANCE. Les
Hollandais avaient abandonné, les Belges avaient
capitulé, comme les Polonais avant eux qui en un
mois avaient été rayés de la carte. Plus tard j'ai
voulu savoir la vérité sur notre défaite. J'ai lu
différents ouvrages mais la vraie réponse je l'ai
trouvée récemment dans l'admirable livre de PIERRE
MIQUEL "La Seconde Guerre Mondiale -"C'est une
analyse loyale, objective des évènements qui nous
ont conduit au désastre". Nous avions en face de
nous une formidable machine de guerre, montée par
des gens fanatisés qui parlaient de revanche et
rêvaient de dominer le monde avec le nazisme. Le
peuple russe, plus tard, avait compris et ses
soldats se battirent jusqu'à la mort. Combien
d'entre nous était près à le faire, ayant
l'impression d'avoir été trompés, floués. Nous
étions broyés sur place sans avoir combattu. En
six jours la défaite de la FRANCE apparut
inévitable. GAMELIN fut limogé. On rappela PETAIN:
80 ans, VEYGAND: 76 ans mais que pouvaient faire
ces combattants d'une autre guerre sinon
cautionner un désastre qui s'annonçait imminent. A
la fin mai les Français résistaient encore à
DUNKERQUE cependant que les Anglais regagnaient
leur île. Puis nous restâmes dans notre isolement
n'ayant plus de contact avec le reste de la
FRANCE, notre cher pays, là où les nôtres étaient
sensés vivre confiant sous notre protection.
Malgré le recul, malgré le temps écoulé je suis là
devant ma feuille et les mêmes larmes de rage et
de désespoir perlent à mes yeux. En ce mois de mai
1940 une plaie béante s'est ouverte en mon cœur.
J'ai perdu ma confiance en l'homme, en tout ceux
politiques ou militaires qui avaient trahi, soit
par légèreté, soit par incompétence ma foi en eux,
en la force de mon pays, de ma patrie. Je savais
que les heures que je vivais me transformeraient à
tout jamais en un sceptique incurable et je
maudissais notre impuissance, notre passivité. Des
avions allemands, parfois, venaient nous survoler.
Je gueulais alors : "Tous dehors" et on tirait
conmme des enragés, en pure perte évidemment. Un
jour que nous participions à cet exercice, un de
mes gars, à demi éméché était resté dans les
escaliers de l'abri, alors que nous étions
déployés devant tiraillant sans arrêt. Il avait
pointé son mousqueton à 15 cm de ma tête et avait
tiré. Complètement sonné, l'oreille bouchée par
l'explosion, j'avais failli retourner mon arme
contre lui, tellement j'étais fou de rage. Et puis
en voyant ce pauvre gars du Nord complètement à la
dérive, inquiet de savoir les siens en pleine
bataille, alors que lui se les roulaient
tranquillement sur la ligne Maginot, sa misère
m'avait calmé. Pendant deux jours j'aurais pu
chanter : "Et j'entends siffler le train",
tellement j'avais l'impression d'avoir une
locomotive dans l'oreille droite. Puis d'étranges
rumeurs se firent jours. Nous risquions d'être
encerclés, les Allemands avançaient à toute
vitesse vers nos positions et le 14 juin l'ordre
incroyable arriva. On allait évacuer la ligne
MAGINOT. Nous étions atterrés. Abandonner nos
abris, les casemates nos barbelés, abandonnner
aussi une partie de nos affaires personnelles. A
quoi cela avait-il servi de creuser, construire,
bétonner. A rien ! ! Et nous allions avoir à nous
battre en rase campagne avec un matériel qui
n'était pas prévu pour cela. Personne ne
comprenait ! Pourquoi ne pas nous adosser à la
ligne MAGINOT et résister jusqu'à ce que nos
forces se regroupent. Il restait encore de la
FRANCE libre, nous avions des colonies ! Alors
pourquoi partir à l'aventure. Je vous donne ici un
aperçu de notre état d'esprit. Je vous décris à
travers moi la guerre vue par le petit bout de la
lorgnette. Je ne cite pas de chiffres, je suis
peut-être imprécis sur les dates. D'autres que
moi, avec des documents auront une vue d'ensemble
que nous n'avions pas. Nos officiers, souvent les
larmes aux yeux donnaient des consignes qui se
succèdaient sans arrêt: - Chargez-vous au minimum.
Laissez sur place vos livres, vos affaires
inutiles. Priorité aux munitions aux vivres et
surtout pas de fébrilité, du calme et du silence.
Nous décrocherons à la nuit. Il ne faut pas que
l'ennemi se doute de quelque chose. Tu parles ! !
avec leur 5ème colonne qui était partout, ils
avaient dû le savoir avant moi, qu'on foutait le
camp comme des foireux. Pour ma part je passai la
journée à faire mon barda. L'as de carreau de la
dernière guerre avait été remplacé avantageusement
par un havresac plus confortable. Mais la
couverture roulée surmontée de la gamelle avait
été conservée. Le quart nouveau en aluminium et
plat était accroché au ceinturon, nos
cartouchières étaient pleines et nous avions
touché du "singe", des sardines, des biscuits et
du pinard. Ajoutez le mousqueton, la baïonnette et
collez-vous cela sur le dos en vous disant: j'ai
30 ou 40 bornes à me taper et je suis sûr que vous
resterez sur place, victime d'un infarctus. Et moi
qui avait été raisonnable dans mes choix de ce que
je devais éliminer ou conserver je contemplais
d'un œil inquiet l'invraisemblable échafaudage
constitué par certains soldats. En neuf mois
qu'est-ce qu'ils avaient pu accumuler comme bazar
et cela pour leur confort, et à l'heure du choix,
beaucoup n'avaient pu se résigner à larguer un
objet devenu cher. Moi j'avais jeté un dernier
regard à mon beau vélo de course que j'avais eu
l'imprudence d'amener pendant mon service. J'avais
tant travaillé pour me l'acheter et maintenant, un
autre l'enfourcherait qui n'aurait que le mal de
le ramasser. Quand la nuit fut tombée on nous
rassembla en silence. Après un dernier regard à
notre cher abri, nous prîmes le départ vers le sud
par la route menant vers DIEMERINGEN. Nous
marchions en tête, avec les officiers du 3ème
bataillon, les compagnies de mitrailleuses
suivaient ainsi que les canons de 25 et de 47, des
chevaux, quelques chenillettes transportant les
munitions et le matériel lourd dans de petites
remorques tractées. Nous n'avions pas besoin de
consignes de silence, nous avions le cœur si
lourd, une telle angoisse nous étreignait. C'est
un peu de nous même que nous laissions sur ce sol
de LORRAINE que nous n'avions pas su défendre. La
première heure se passa relativement bien. Nous
étions couvert de sueur et la halte de 10 minutes
fut la bienvenue. L'ordre régnait encore et
personne ne grognait. Pourtant, quand le signal du
départ fut donné, quelques culs eurent du mal à
obéir. Sous la charge invraisemblable de leur
propriétaire ils restaient collés au sol et l'on
vit les premiers objets voler de-ci, de-là. Notre
retraite prenait son vrai visage. La deuxième
pause fut très différente. Des gars commencèrent à
se laisser tomber lourdement sur le sol, à se
délester encore davantage. La sueur ruisselait sur
les visages, les pas devenaient trainants et notre
bataillon commença à jouer à l'accordéon. Et
toujours dans la nuit nous avancions sans
connaitre le but de notre procession, sans
qu'aucun autre ordre que celui de marcher ne nous
parvint. Moi j'étais jeune, dans une bonne forme
physique que j'avais préservée, courant, marchant,
faisant de la culture physique, jouant au
football. J'avançais sans souffrir et bien que
cela semble prétentieux à l'écrire, arriva un
moment où je me retrouvais seul en tête. Je
décidais de continuer jusqu'à ce que la fatigue
ait raison de mon endurance et ainsi je fis des
kilomètres dans la nuit, éclaireur de l'armée à
BOURBAKY nouvelle formule, qui se trainait loin
derrière moi. Pourtant vers une heure du matin, je
décidais de mettre fin à ma cavale solitaire. Je
déchargeais mon barda, sortis un casse-croûte et
le cul sur une borne, j'attendis le passage du
marathon. Par petits groupes ils se mirent bientôt
à passer devant moi lamentable troupeau de
trainards épuisés, démoralisés et je ne pensais
pas à applaudir. Les genoux avaient du mal à se
lever, les godasses raclaient le sol en un bruit
qui n'avait rien de martial. Ces gars dont
beaucoup avaient dépassé la trentaine, pas
entrainés, embourgeoisés dans leur abri, bien
nourris, certains bedonnants, découvraient
brusquement les horreurs d'une retraite. C'était
une armée battue que je voyais défiler dans la
nuit et moi je regardais cela, fixant dans ma
mémoire ces images invraisemblables de pauvres
types, désemparés par des évènements qui les
dépassaient. J'étais semblable à eux, sans doute,
mais il y avait en moi une étrange lucidité qui
d'acteur me transformait en spectateur. Je
guettais le passage de mon ami CHAILLOUX. Mes yeux
s'étaient habitués à l'obscurité et j'avais en
outre la chance d'avoir une vue excellente.
D'ailleurs, à mon âge j'ignore encore le port
d'une paire de lunettes. Quand il passa à ma
hauteur je l'interpellais amicalement : - ROLAND,
arrête-toi un moment, j'ai une proposition à te
faire. Tu vois, c'est le bordel, nul ne sait où
nous allons, nos officiers plus âgés sont à la
traine. Je te propose de chercher une grange et de
nous reposer dans le foin. - D'accord , me
repondit-il, je suis crevé. Aussitôt dit aussitôt
fait. Nous nous mîmes en route jusqu'au premier
village rencontré où je repérai une grange dans
laquelle il nous fut facile de nous installer.
Rompus de fatigue, nous ne tardâmes pas à nous
endormir alors que dehors le lamentable troupeau
de trainards continuait à vivre son calvaire.
Quand je m'éveillais, il faisait grand jour. Je
secouais énergiquement mon copain en lui disant :
- ROLAND c'est l'heure, on va repartir mais pas
sans avoir cassé une petite croûte. Ce que nous
fîmes avec voracité car les émotions nous avaient
mis en appétit. Quand j'ouvris la porte pour
sortir, l'arrière garde passait encore, visages
creusés par l'insomnie, l'épuisement, l'angoisse.
Nous, nous étions en forme. A 22 ans on récupère
vite et c'est presque joyeux de nous sentir si
bien que tout en devisant, après quelques
kilomètres, nous rejoignirent nos camarades
écroulés sur les bords d'un cours d'eau. Notre
brave colonel SUBERVIE était debout sur le bord de
la route, inquiet pour ses petits, encourageant
les retardataires et quand nous passâmes à ses
côtés, il nous gratifia d'un "allez mes petits,
allez vous reposer" , qui m'alla droit au cœur et
me rendit un peu honteux. Il ne pouvait savoir que
nous avions triché, que nous étions prêts à
repartir si on nous l'avait demandé. Moi j'ai fait
comme quelques autres l'avaient fait avant moi.
Vite déshabillé je pénétrais dans la rivière où je
fis quelque brasses. Pour moi les vacances
continuaient. Les roulantes s'étaient installées
au bord de l'eau et le midi nous eûmes droit à un
bon repas chaud, puis le matériel regroupé, les
hommes reposés, nous repartîmes dans l'après-midi.
Toute la matinée les commentaires étaient allés
bont train. "Les gars des casemates avaient été
sacrifiés et devaient s'oposer aux Allemands".
Nous devions marcher jusqu'aux VOSGES pour éviter
l'encerclement et reconstituer une armée pour
contre-attaquer. Enfin un motif d'espérer. Mais
dans l'état où nous étions aurions-nous la
possibilité, même à marches forcées, de briser
l'étau qui se refermait sur nous. Nous avions
quitté la zone évacuée au début des hostilités et
des civils sortaient sur le devant de leur porte
pour nous voir passer. Beaucoup pleuraient et
certains nous insultaient, nous traitant de
lâches. Moi dont les arrières grand parents
avaient quitté la LORRAINE, après 70 pour rester
Français, je comprenais leur peine et j'étais
honteux. Une jeune fille en larme marcha un moment
à mes côtés, me disant - Pourquoi, mais pourquoi
nous abandonnez-vous sans combattre ? Nous ne
comprenons pas ! ! Alors je m'arrêtais pour
essayer de la rassurer, en lui disant : - Un jour
nous reviendrons. Elle me fixa de ses grands yeux
clairs de Lorraine, puis brusquement me tendit ses
lèvres. Dans le baiser que nous échangeâmes, je
mis toute mon âme, toute la tendresse qu'il y
avait en moi à l'égard de ce peuple lorrain tant
de fois crucifié par des guerres absurdes. Puis je
m'éloignais d'elle en me retournant pour lui
envoyer des baisers de la main. Aucun des soldats
qui me cotoyaient n'avait sifflé. Ils continuaient
de marcher, automates dont le ressort était
presque à bout de course avec chacun une tonne de
plomb sur le cœur. A un certain moment un mot
courut dans les rangs, répercuté de bouches à
oreilles. Qui a une carte Michelin, c'est pour
l'état-major ! ! Aussi invraisemblable que cela
puisse paraître nos officiers n'avaient plus de
cartes couvrant la région où nous devions nous
rendre. Ils n'avaient à leur disposition que les
cartes d'état-major concernant la zone que nous
avions quittés. C'est dans ces conditions que nous
atteignîmes SARREBOURG. Les gens étaient plus
nombreux à nous regarder passer, plus méprisant,
plus cruels aussi. Si beaucoup comprenaient notre
détresse, la plupart n'admettaient pas notre
abandon sans combats.:"- Et la ligne MAGINOT,
alors, qu'en avez-vous fait" ? ? Nous arrivâmes
enfin sur le canal de la MARNE au RHIN que nous
franchîmes le 17 juin 1940. Et l'ordre arriva de
ne plus reculer, de nous installer, de nous
battre. Je retrouvais bien vite mes automatismes.
Installer le poste ER 17, caler le réseau avec le
PC du colonel et les deux autres bataillons. On
renforça mon équipe par quatre autres radios et
bien vite tout fut en état de marche. Nous étions
installés près d'un village dont je crois me
souvenir du nom, HESSE et la première nuit
d'attente commença interminable. Au petit jour des
explosions se firent entendre, le génie faisait
sauter les ponts et peu après je vis arriver les
premiers blessés entre autre un pauvre type
allongé sur le dos sur un brancart, une couverture
posée sur lui. Il avait la couleur d'un cadavre
mais il parlait malgré sa souffrance. Ce qui
m'effraya le plus ce fut de voir ses deux
guibolles entortillées de moletières qui
dépassaient de la couverture. Lui était sur le dos
et ses deux godasses pointaient vers le sol. Ses
deux jambes, brisées à la hauteur des cuisses
avaient fait demi-tour. Je questionnais les
brancardiers : - Que s'est-il passé ? Sur un ton
coléreux l'un deux me répondit : - Le bordel ; ces
cons du Génie ont fait sauter les ponts sans
prévenir ! Lui était allongé avec sa mitrailleuse
en batterie, attendant les Schleus, quand
d'énormes moellons ont volé dans les airs et lui
sont tombés dessus. Il a les cuisses en bouillie.
A-t-il survécu, est-il maintenant amputé des deux
jambes ? Je dois dire que la vue de ce pauvre gars
nous avait refroidi. Bientôt les Allemands qui la
veille avaient, nous le sûmes plus tard, pénétrés
dans SARREBOURG musique en tête, firent leur
apparition sur l'autre rive du canal. Ils étaient
motorisés, eux, et aux premières rafales envoyées
par les copains des compagnies de mitrailleuses,
que je connaissais bien pour y avoir fait mes
classes, les camions stoppèrent et les soldats se
portèrent de suite à l'attaque en poussant leurs
cris de guerre nazis. Et par vagues successives
leurs cadavres commencèrent à joncher le sol où
ils restèrent tout le jour. Ils durent se replier
en désordre étonnés de cette résistance à laquelle
ils étaient loin de s'attendre. Et heureuse
surprise, nous apprîmes qu'un régiment de Polonais
s'était même permis le luxe de contre-attaquer à
la baïonnette comme en 14 et la "course à
l'échalotte" s'était poursuivie pendant 6 km.
Notre moral remontait mais je tempérai l'optimisme
de mes copains. - Attendez demain, les gars, ils
n'ont pas encore d'artillerie, mais ça ne saurait
tarder ! Dans la nuit, ils avaient ramassé leurs
morts, leurs blessés et au petit jour le terrain
était dégagé. Puis les premiers pruneaux
commencèrent à tomber et le combat s'engagea,
meurtrier. Il faisait un temps magnifique et le
ciel dégagé permettait aux avions allemands de
venir nous observer. Ils ne s'en privaient pas car
les nôtres brillaient par leur absence et notre
D.C.A., tractée par de vieux camions
Rochet-Schneider à bandages pleins de la dernière
guerre -camions si poussifs que nous devions les
pousser dans les côtes un peu rudes- donc notre
D.C.A. manquait vraiment d'efficacité. J'avais été
chargé d'une mission dans le village et j'eus la
surprise de voir, dans la rue principale, deux
jeunes filles qui regardaient le spectacle,
tranquillement installées devant la porte de leur
maison. Je les apostrophais brutalement : - Vous
êtes cinglées, vous ne voyez pas qu'on est en
pleine bagarre vous n'entendez pas les obus
chuinter au-dessus de vos têtes ! Allez ! ! A la
cave en vitesse, sinon je vais vous y conduire à
grands coups de pompe dans le train. Elles me
regardèrent, effarées en pensant sans doute ! "De
quoi se mêle-t-il celui là" ! ! J'avais essayé de
prendre un air méchant et cela avait marché. Elles
disparurent aussi vite qu'elles le purent et
malgré moi je me mis à rigoler. C'était bien la
première fois que je parlais ainsi à deux belles
nénettes. Mais la guerre a ses exigences. En
revenant de ma mission je croisai des blessés qui
partaient vers un hôpital de campagne installé
dans le village. Mon ancienne compagnie avait
"morflé" et je vis arriver, marchant
difficilement, une toile de tente posée sur les
épaules, un de mes premiers camarades de régiment,
ROGER BONTEMPS un coiffeur d'EPINAL. Je me
précipitai vers lui : - Roger, qu'as-tu reçu ? -
Un éclat d'obus dans le dos ! Il était pâle et
avait l'air de beaucoup souffrir. Je fis quelques
pas à ses côtés en le soutenant, mais je dus
l'abandonner à son sort pour rejoindre mon P.C. où
l'on pouvait avoir besoin de moi. - Bon courage
Roger et surtout bonne chance ! Toute la journée,
la bataille fit rage puis la nouvelle se répandit
qu'un régiment avait cédé sous la pression
allemande et ordre nous fut donné de décrocher,
dès la tombée de la nuit. Et l'infernale poursuite
recommença avec les Allemands sur nos talons. Nous
étions régiment de couverture et à chaque
croisement de route nous laissions des éléments
destinés à retarder la progression ennemie. Le
décrochage se fit relativement en bon ordre.
Pourtant je remarquai un lieutenant complètement
paniqué nous crier sur un ton pleurnichard :
"Vite, vite, ils arrivent !" et notre seule
réponse fut le mépris. Un autre gradé, un
sergent-chef de carrière vint me proposer sa
mitraillette allemande devenue soudain
encombrante. Un vieux modèle avec lequel il avait
jusqu'alors paradé et qui lui paraissait bien
dangereuse au cas où les Allemands l'auraient
trouvée sur lui. Je l'envoyais balader vertement.
L'engagement auquel nous avions participé avait
rétabli la véritable échelle des valeurs. Je me
souviens d'un petit lieutenant d'active que nous
avions baptisé POUPETTE pendant notre service. Il
avait des traits délicats et ne paraissait
vraiment pas fait pour le métier des armes. Or
,depuis notre départ de la ligne MAGINOT, cet
officier faisait montre d'une énergie peu commune,
galvanisant les soldats par ses paroles, par son
courage. Notre commandant SOURIAU aussi était un
vivant exemple de ce que nous aurions dû tous
éprouver! Du sang-froid, de la dignité, de la
fierté. Après une marche épuisante de quelques
heures nous fîmes halte dans un petit bois. Nous
nous laissâmes tomber sur le dos, appuyés sur
notre barda et essayâmes de trouver le sommeil.
Mais à peine étions-nous installés qu'une
estafette arriva affolée en criant : - Mon
commandant ! Les Boches sont dans le même bois que
nous ! Et de nouveau, ce fut la fuite éperdue,
laissant toujours derrière nous des soldats
sacrifiés, destinés à couvrir notre retraite.
C'est ainsi que nous arrivâmes dans un village qui
devait autant que ma mémoire s'en souvienne,
s'appeler LA FRAIMBOLLE. Ordre nous fut donné de
faire halte et de chercher un endroit pour nous
reposer. Avec mon équipe, nous dénichâmes un
immense grenier et peu de temps après, épuisés,
nous nous endormîmes, malgré l'angoisse qui nous
tenaillait. Au petit matin notre état-major reçut
l'ordre de rester sur place, alors qu'une ligne de
défense avait été établie dans la nuit.
J'examinais l'endroit où nous nous trouvions. En
face de nous se trouvait une petite gare de
campagne dont les vitres scintillaient au soleil.
Sur les rails, un wagon-citerne stationnait et
derrière des bassins où des truites commençaient à
moucher attiraient ma curiosité. Notre roulante
avait pu s'installer dans les bois et nous eûmes
droit à un bon jus. Une belle journée s'annonçait
qui hélas vit bientôt apparaître dans l'azur du
ciel l'inévitable mouchard. Cet avion espion
allemand indescendable qui de l'aube au crépuscule
accompagnait notre déroute. On ne me demanda même
pas d'installer notre poste ER17. Les liaisons
s'effectuaient soit par estafettes, ces motards si
courageux que j'avais vu à l'oeuvre lors de la
bataille sur le canal, soit avec le poste ER 40 à
portée plus limitée, il est vrai, que nos
appareils morses. J'en étais là de mes réflexions
quand je vis un soldat tirer un coup de mousqueton
dans le foudre de ce qu'il supposait être du vin.
Et le miracle eu lieu, le pinard se mit à couler
sous les yeux du gars, ravi, qui se mit à boire et
à remplir son bidon. Alors que les autres bidasses
alertés se mirent à accourir, munis de bidons, de
gamelles, etc… Je ne sais si les officiers furent
prévenus mais il n'y eut aucune intervention et
les soldats accouraient de partout, faisant la
queue bien sagement pour avoir droit à ce don du
ciel qu'était le pinard pour un soldat en
détresse. Le cuistot nous avait prévenu le matin :
- Les gars, je n'ai plus rien à faire cuire, vous
taperez dans vos réserves ! ! Hélas, beaucoup
s'étaient délestés de leurs conserves alors que ma
pomme, tout heureux, avait rempli ma musette tout
le long du chemin, me permettant même de choisir
parmi les bonnes choses abandonnées. La faim, je
connaissais et je ne voulais pas connaître de
nouveau, ces affres de ma jeunesse quand ma mère
ne pouvait plus assurer les fins de quinzaine.
Mais il y a toujours des débrouillards ! Un gars
demanda au cuistot si éventuellement il pourrait
nous cuisiner des truites. Bien qu'un peu surpris,
le cuisinier avait répondu affirmativement. Alors
le troufion avait demandé un nageur et accompagné
de ce sportif s'était rendu sur le bord d'un des
petits étangs où s'ébattaient les truites. Se
saisissant alors d'une grenade défensive, il
l'avait balancé au milieu du bassin en criant :
"Couchez-vous !" à l'adresse des soldats assistant
à cette pêche d'un nouveau genre. De mon
observatoire je vis une énorme gerbe d'eau où des
truites scintillaient monter dans les airs et la
surface du bassin se couvrit de ces pauvres
poissons, assommés par la puissance de
l'explosion. Il répéta l'opération dans un autre
bassin et je vis d'autres soldats se mettre à poil
et sortir les truites qui s'entassèrent sur les
berges. Je vins à mon tour participer à cette
pêche qui aurait surpris St PIERRE lui-même. Nous
en étions tous à nous réjouir en pensant à notre
futur repas, quand un brave curé arriva en
courant, embarrassé dans sa soutane. - Mes
truites, criait-il, bande de sauvages, vous n'avez
pas le droit de faire cela. C'est propriété
d'autrui, arrêtez, arrêtez ! ! Tu parles qu'on
allait s'arrêter comme cela. Au contraire cette
intervention déclencha un rire énorme parmi les
bidasses rassemblés et les lazzis se mirent à
pleuvoir. - Mais c'est un don du ciel, mon père,
c'est un nouveau miracle. Par la grâce de DIEU,
les filets sont pleins. Alléluia ! ! Alors devant
une telle unanimité ce brave curé battit en
retraite, scandalisé par notre barbarisme. Et
quand midi arriva nous eûmes droit à une énorme
portion de poisson copieusement arrosée, trop
arrosée par le pinard qui coulait à flots.
Derrière nous, le combat avait repris. On nous
amena le cadavre d'un soldat tué par un éclat de
mortier. Quatre planches, quelques clous lui
assurèrent une mise en terre décente. Un trou
avait été creusé rapidement et le commandant
présida à la mise en terre. Nous avions formé une
haie d'honneur devant cette tombe où reposait l'un
des nôtres et nous présentions les armes.
Horrifié, je vis en face de moi, un bidasse
tellement saoul que j'eus peur un moment qu'il ne
bascule dans le trou. Dans les bois, des chants
séditieux retentissaient, des paroles de
l'INTERNATIONALE résonnaient à mes oreilles et une
profonde tristesse mêlée à une froide rage
m'envahissait. - Chantez bande de cons, chantez
car demain il sera trop tard. Les gars que nous
avons au cul vous feront pousser une autre
chansonnette. Et le soir l'infernale poursuite
recommença, doublée d'une partie de cache-cache,
de marches, de contre-marches. C'est ainsi que
nous arrivâmes dans les bois de St QUIRIN, sur les
premières pentes du DOUON où le gros de la troupe
était sensé s'être retranché. Avec la toile de
tente de mon ami Roland et la mienne, je fis un
abri qui nous permettrait d'éviter la rosée du
matin et rompus de fatigue, nous nous allongeâmes
côte à côte. C'est alors que CLEMENTINE vint nous
demander de lui faire une petite place. Nous
acquiesçâmes en bougonnant et lui laissâmes un
espace libre entre nous deux. " Que celui qui n'a
jamais fauté lui jette la première pierre !:
JESUS". Je commençais à m'endormir quand je sentis
une petite main se poser sur ma cuisse. J'étais
tellement crevé que je ne réagis pas. Alors la
petite main s'enhardit et doucement elle se posa
sur ma braguette qu'elle déboutonna. Que se
passa-t-il en moi à ce moment ? Etait-ce la
fatigue ou l'incertitude du lendemain ? Un certain
fatalisme s'était emparé de moi. Et puis merde
après tout, demain je serai peut-être crevé, alors
vas-y CLEMENTINE, caresses ce sexe gonflé que ta
main si douce vient de saisir. Mon pouls s'est
accéléré, je me retrouve quelques mois en arrière,
avec une belle fille nue qui s'occupe de moi si
gentiment. La caresse est savante, délicate. A nos
côtés Roland dort comme un loir. Et dans la magie
d'un soir d'été, alors qu'au loin la bataille fait
rage, la petite main de notre CLEMENTINE chérie
arriva à ses fins. Dans un sursaut de tout mon
être je quittais enfin l'enfer pour le paradis.
J'eus la force de murmurer : "Merci CLEMENTINE" et
je m'endormis d'un sommeil de plomb. Quand je
m'éveillais le lendemain matin je me rendis compte
que CLEMENTINE avait réparé le désordre de ma
toilette et m'avait rendu décent. J'étais en
colère contre moi et je m'insultais. Ainsi à ma
grande honte, je m'étais fais avoir par une petite
folle. Je me fis le serment que jamais, plus
jamais de ma vie pareil fait ne se renouvellerait
et croyez-moi j'ai tenu parole. Aussi quand
CLEMENTINE toute souriante, s'approcha de moi,
l'accueil fut plutôt frais. - Alors FUFU on y
vient ? Je tins à mettre immédiatement les choses
au point. - Ecoute André, je te remercie pour hier
soir, mais ne t'avises pas de recommencer parce
que tu vois celui-là, et je lui montrais mon poing
droit. Eh bien je le balance en plein dans ta
jolie petite gueule. Son sourire me désarma, mais
je lui affirmais que je parlais très sérieusement.
Il me dit alors ces paroles qui me laissèrent
pantois. - J'ai une proposition à te faire FUFU,
mais rassures-toi, une proposition honnête. Voilà,
j'ai pensé que tu ne voudrais pas te laisser faire
prisonnier, alors je te demande de m'emmener avec
toi. Tu sais FUFU avec toi je n'aurais pas peur.
Malgré moi, j'étais ému de sa confiance et je lui
répondis : - Ecoutes André je te remercie mais je
suis chef de poste radio et ma mission, mon devoir
est de rester avec mes camarades. Je ne puis
déserter, car c'est cela que tu me proposes. Tu
aurais dû comprendre que j'étais incapable de
trahir la confiance que l'on a mise en moi. Il
était troublé, perdu. Je lui dis encore : - Va
rejoindre ton groupe et à l'avenir, laisse-moi
oublier un instant de faiblesse. - C'était quand
même bon, non ! me dit-il en faisant une
pirouette. Mon pied droit lui effleura les fesses,
mais il avait été plus rapide que moi. Méditatif,
je le regardais s'éloigner de sa démarche de fille
et malgré moi une pensée bienveillante
l'accompagnait. Pauvre CLEMENTINE, qu'est-ce que
tu foutais là, dans cet enfer. J'allais prendre
les ordres de mes supérieurs et l'on me confirma
que mes suppositions étaient justes. On devait
rester sur place, s'incruster, résister, car nous
étions l'ultime rempart qui devait permettre aux
autres régiments de se réorganiser. La devise de
notre régiment était : "Vaincre ou mourir". Nous
ne pouvions plus vaincre. Alors nous restait-il à
mourir. Comment cela allait-il se terminer. Mourir
à 22 ans sans avoir connu de très grandes joies.
Mon DIEU évitez-moi de penser à cela. Je veux
vivre, je veux aimer, être aimé. J'ai promis à ma
mère de revenir intact de la guerre, mais j'ai
parfois des moments de doute, de peur même. Cela
vous prend dans les entrailles, une angoisse
mortelle surgit en vous et il vous faut toute
votre volonté pour réagir, retrouver votre
sang-froid, votre dignité. J'envie ceux qui se
comportent en héros et je me pose des questions.
Sont-ils en proie aux mêmes troubles que les miens
ou sont-ils d'une espèce différente. Le commandant
nous demanda de nous enterrer le mieux que nous le
pourrions le faire en creusant des trous
individuels ou collectifs. J'optai pour une
tranchée assez grande pour contenir l'effectif de
mon poste et nous nous mîmes au travail. J'avais
également installé notre poste ER17 que nous
avions trimballé péniblement jusque là en nous
relayant pour le porter. Nous étions au bord d'un
chemin qui descendait sur St QUIRIN et j'avais dû
installer l'antenne à l'air libre sur ce chemin.
Pendant que les copains finissaient l'aménagement
de la tranchée, je cherchais à me mettre en
liaison avec les autres postes du régiment et les
V d'appel, suivis de notre indicatif s'envolèrent
dans les airs. Bientôt la liaison radio fut
établie et le commandant me demanda d'instituer
une écoute permanente en établissant un tour de
garde. La journée se passa dans le calme. Il n'y
avait plus de roulante pour la soupe et nous
devions vivre sur nos réserves. Moi, je partageais
ma pitance avec mon copain Roland, mais nous
risquions d'avoir soif car nous n'avions plus
d'accès à l'eau. La veille, sans en aviser mes
camarades, j'avais pénétré dans une petite
épicerie, tenue par une brave grand-mère et
j'avais acheté une bouteille de rhum en lui disant
: - Je crois qu'on va en avoir besoin ! Je
décidais d'attendre encore avant d'ouvrir cette
bouteille mais je savais que l'heure était proche
où nous aurions recours à ce stimulant. Quand le
soir arriva, j'étais à l'écoute d'un éventuel
appel radio. J'avais décidé de rester jusqu'à
minuit et de me faire relever par Roland. Dans la
nuit qui tombait j'avais cherché un endroit un peu
abrité en cas de bombardement et j'avais repéré un
rocher contre lequel j'avais installé ma
couverture et mes affaires, me proposant de venir
m'allonger là une fois mon service terminé. Donc,
vers minuit, la relève assurée, je me dirigeais
vers mon lieu de repos, lorsqu'à ma grande
surprise, j'entrevis dans l'obscurité une forme
allongée à la place que j'avais choisi. - Holà,
vire-toi de là, c'est ma place, allez ouste ! Pas
de réponse. Je me penchais pour attraper cet
importun par le col quand une voix apeurée me
supplia: - C'est toi FUFU je t'en prie laisse-moi
là, j'ai peur. J'étais vraiment surpris car
l'homme qui me parlait ainsi était BIZET, un gars
de mon abri. Agé de 35-36 ans, véritable sosie du
grand acteur Pierre BLANCHARD, bien connu à cette
époque. BIZET jouait volontiers les durs et les
oracles et le trouver là claquant des dents, en
pleine déprime ! ! ! - Allez, pousse-toi que je
puisse m'allonger ! ! A contre-coeur il m'obéit,
libérant la moitié de ma couverture. A peine
avais-je pris place à ses côtés qu'il se colla
littéralement contre moi, comme un enfant apeuré
le fait avec sa mère. Merde et remerde, hier soir
une pédale, ce soir un foireux. Vraiment j'étais
gâté. Hier j'avais risqué de virer ma cuti,
maintenant je risquais de me mettre à claquer des
dents, car la trouille est communicative, surtout
quand vous entendez le chuintement des obus de
mortier passer au dessus de votre tête et que le
bruit des explosions ne paraît pas tellement
lointain. Je pris le parti de le laisser à mes
côtés en lui disant fermement : - D'accord mais tu
boucles ta grande gueule. Ça ne sert à rien de se
lamenter. Autant essayer de dormir. Ce que je fis
avec l'insouciance que l'on retrouve souvent chez
les jeunes, en murmurant toutefois et pour moi
seul "Inch Allah demain il fera jour…". Quand je
m'éveillais à l'aube je jetais un coup d'oeil
circulaire sur ce qui m'entourait. La plupart des
soldats se reposaient encore allongés à même le
sol. J'avais les "côtes en long" et je fis
quelques mouvements pour me remettre en forme,
puis négligemment je jetais un coup d'oeil sur le
rocher couvert de mousse qui nous avait protégé et
soudain j'éclatais de rire malgré le tragique de
la situation. Balançant un grand coup de godasses
sur ce monticule je le vis s'effondrer en
poussière sur la gueule de BIZET, qui réveillé en
sursaut crut à une attaque allemande. Ce que
j'avais pris la veille pour un rocher n'était en
fait qu'une vieille souche pourrie. Parmi les
nombreux objets qui s'alignaient le long de la
route, témoins de notre désarroi, j'avais eu
l'occasion d'échanger mes chaussures éculées, puis
j'avais ramassé un gros revolver et un pullover.
Il n'y avait qu'à se baisser pour se servir, le
magasin était vaste et bien fourni. Du savon, des
conserves, des armes, des munitions et des tas
d'objets personnels. Les Allemands, derrière nous,
devaient être bien renseignés sur l'état d'esprit
des soldats qu'ils avaient à combattre et dire que
moi, j'étais dans ce bordel, lucide comme un
correspondant de guerre, pesant mes chances de me
sortir vivant de ce guêpier en conciliant mon
devoir et mes possibilités de survie. Je me
répétais sans cesse : "FUFU reste lucide, sois
attentif. Tu arrives à un tournant de ta vie où le
moindre geste peut te sauver ou te condamner". En
tout homme il y a le primitif, le fauve qui
sommeille et je les sentais ressurgir en moi. Je
sentais confusément que cette journée du 21 Juin
1940 serait cruciale pour moi, pour les autres.
Nous n'avions plus de ravitaillement, sauf les
prévoyants qui comme moi avaient consenti à
traîner une charge supplémentaire mais combien
utile. C'était surtout de soif que nous
commencions à souffrir. Les heures s'égrenaient
lentement dans l'apathie mêlée d'une sourde
angoisse. C'est à midi que l'enfer se déchaîna.
Les mortiers, les mitrailleuses, les grenades
participaient au concert. Les branches des arbres,
hachées par la mitraille tombaient dans un
craquement sec. Sous la voûte des grands hêtres et
des pins les chants guerriers des Allemands, leurs
cris de nazis ivrent de gloire se répercutaient,
nous glaçant d'épouvante. Réfugiés dans notre trou
nous attendions la fin de ce cauchemar. Notre
commandant imperturbable circulait parmi ses
hommes les encourageant par son calme. Un peu
après 15 h il vint sur le bord de notre tranchée
où nous étions blottis et demanda :- Qui est le
chef de poste ? - Moi mon commandant - Bien ! La
situation est désespérée et nous allons sans doute
être faits prisonniers. Vous allez passer un
dernier message en clair. Veuillez noter… Je pris
le carnet réservé à cet usage et inscrivis ce qui
suit. - … Sommes encerclés. Lutterons jusqu'au
bout. Vive la FRANCE. commandant SOURIAU troisième
bataillon 166ème R.I.F. Allez.Transmettez et
détruisez votre poste complètement. Et il ajouta :
- Si parmi vous il y en a qui veulent faire un
carton pour l'honneur, qu'il vienne à mes côtés"
Personne ne bouge. A quoi bon puisque tout était
consommé. Je me souviens que mon copain ROLAND,
assis au fond de la tranchée, me cria : - Et toi
FUFU fais pas le con, pour nous faire massacrer.
Le pauvre, il me prenait vraiment pour BUFFALO
BILL. Je passais mon message en morse, puis je
saisis la masse qui était dans le sac à outils et
j'entrepris de détruire ce qui représentait notre
dernier lien avec le monde extérieur. J'avais du
mal à refouler mes larmes, je me devais malgré mon
petit grade de donner l'exemple du calme. C'est à
ce moment que je songeais à ma bouteille de rhum.
Je l'extirpais de la musette posée sur le bord de
la tranchée et m'efforçant de sourire je m'écriais
: - Regardez les gars, la surprise du jour ! ! et
charité bien ordonnée commençant toujours par
soi-même je m'en enfilais une grande rasade
derrière la cravate. Nous étions 8, nous avions
tous la trouille, la bouteille ne pouvait résister
bien longtemps. 5 minutes plus tard, je la
balançais dans le décor. Croyez-moi si vous
voulez, mais je puis vous affirmer qu'un grand
verre de rhum dans un tel moment ça vous donne un
sacré coup de tonus. La mitraille faisait toujours
rage. Je contemplais avec désespoir mon poste
détruit quand soudain, comme par miracle, un
silence impressionnant succéda au vacarme. C'était
encore plus angoissant et nous en étions à nous
regarder inquiets quand un cri me fit sursauter.
Un soldat dévalait la pente en criant : - Mon
commandant ! Mon commandant ! On n'a plus de
munitions pour notre mitrailleuse ! Il voulait
parler de l'arme installée au sommet de la colline
et qui représentait notre ultime défense. Je vis
alors le commandant se diriger vers nous et
demander : - Y a-t-il des volontaires pour porter
des munitions? Un silence embarrassé s'installa
parmi nous. Le soldat LAPORTE, un Vosgien d'EPINAL
fut le premier à réagir. Il me regarda et me posa
la question : - Qu'est-ce qu'on fait FUFU ? On y
va. - On y va ! et joignant le geste à la parole
j'enjambais le parapet. La fusillade avait repris,
intense, mortelle. Et je voudrais, arrivé à ce
passage, m'adresser à vous lecteur confortablement
installé dans votre fauteuil, pour vous dire que
le type qui vidait le carquois du poste, contenant
les outils qui prenait des bandes de mitrailleuse
pour les entasser dedans et qui partait ainsi
lesté, à l'escalade de la colline, n'avait rien à
voir avec le type qui deux minutes plus tôt se
trouvait dans la tranchée. J'entendais les balles
siffler à mes oreilles et croyez-moi quand elles
ricochent sur les arbres et partent en
tourbillonnant, cela fait une drôle de musique.
Mais cela me laissait insensible car j'avais reçu
une énorme décharge d'adrénaline qui m'avait
transformé. Je n'étais plus moi mais un autre et
je montais, montais vers le danger, peut-être vers
la mort et pourtant mécaniquement un pas succédait
à un autre. Soudain, je les vis là devant moi, les
Allemands qui venaient à ma rencontre. Que faire ?
J'étais désarmé, me rendre ? Je n'y ai même pas
songé. Alors leur échapper ! ! D'un geste rapide
je balançais les munitions, désormais inutiles et
me retournant, je me mis à courir en direction du
P.C. Je zigzaguais à travers les arbres alors
qu'ils me canardaient en courant eux aussi.
Soudain, sur mes talons, une forte explosion vint
me surprendre. Je me jetais à terre en pensant :
"Les cons, ils me balancent des grenades".
Aussitôt la deuxième explosion, je me relevai et
repartis de plus belle. Ils ont bonne mine les
athlètes des Jeux Olympiques avec leurs 10
secondes au 100 m. Moi je venais de pulvériser le
record du monde de la distance. Malheureusement le
chronométreur était absent ce jour là. J'arrivai
enfin comme un bolide à notre tranchée dans
laquelle je piquais une tête, reprenant
difficilement mon souffle le coeur battant à plus
de 200 pulsations. J'étais écrasé au fond de mon
abri quand j'entendis parler allemand, ou plutôt
vociférer car il ne savent rien faire d'autre que
gueuler. Prudemment je me levai et pointant ma
tête au ras de la tranchée je jetai un coup d'oeil
sur le paysage. Ce que je vis me stupéfia.
L'état-major au grand complet était réuni à
quelques mètres à ma gauche. Cinq ou six Allemands
les tenaient en respect et tout le monde avait les
bras levés. Je me baissais vivement, étant au ras
des paquerettes, personne ne m'avait vu. Avec un
peu de chance, ils allaient foutre le camp et moi
le soir je pourrai peut-être m'en tirer. J'en
étais là de mes réflexions quand une violente
explosion me fit sursauter, puis soudain réaliser.
Mon cousin ALBERT, héros de mon enfance, m'avait
souvent raconté qu'il ne prenait jamais de risques
quand il dépassait une tranchée lors d'une
attaque. Il balançait tout simplement une grenade
dans les trous. Je savais aussi que pour se
rendre, Français ou Allemands criaient :
"camarade" ou "kamerad" en levant les bras. Tel un
diable sortant de sa boîte je me dressais en
criant moi aussi : "camarade, camarade !" Toutes
les têtes se tournèrent dans ma direction. Un
Schleu, baïonnette au canon, s'élança sur moi.
J'essayai de sourire en lui disant : "Fais pas le
con !" mais il ne quitta pas son air mauvais pour
autant. "raus, schnell !". Je venais d'apprendre
mes premiers mots d'allemand. Je sortis en vitesse
de mon trou et, asticoté par ce mauvais coucheur,
j'allais rejoindre les autres. Les frisés ne
paraissaient pas pressés de partir, semblant
attendre des ordres. Le petit "gefreiter" qui les
commandait avait l'air sympa, (évidemment c'était
un caporal comme moi ). Le vrai type germanique,
blond, les yeux bleus, l'air énergique. 46 ans
après j'ai toujours son image dans mon souvenir.
Par contre il y en avait un qui avait vraiment une
sale gueule et si on lui avait coupé les oreilles
son casque lui aurait bouché la vue. Ils étaient
tous impressionnants avec leurs grenades à manche
enfilées dans leurs petites bottes, leurs mausers
avec la courte baïonnette, leurs manches
retroussées alors que nous avions encore la capote
obligatoire. Oui vraiment nous étions toujours en
14. Il ne fallait pas bouger, pas parler, les
coups de baïonnette partaient tout seuls. Avec
angoisse je me rappelais soudain que j'avais un
petit revolver cycliste dans ma poche, celui que
j'avais trouvé étant resté dans la tranchée avec
mon mousqueton. Oh ce n'était pas une arme
méchante mais s'ils me trouvaient avec cela je n'y
coupais pas. Insensiblement je me glissais à
l'intérieur du groupe et ainsi abrité, je baissais
un bras, l'oeil aux aguets, puis d'un geste rapide
je saisis mon petit pétard dans ma poche gauche et
le laissais tomber dans les feuilles. Ouf encore
une belle émotion vécue. Insensiblement je revins
à la place que j'occupais auparavant et je jetais
un coup d'oeil sur la tranchée que je venais
d'abandonner. Ma musette était restée sur le bord
du trou et elle contenait mes deux pullovers,
celui de ma marraine LUCETTE et celui que j'avais
trouvé. Je n'avais qu'une chemise et ma capote sur
le dos car nous étions en Juin et nous gardions
les lainages pour la nuit. Je décidais de risquer
le coup, de reprendre mon bien. J'avais retrouvé
toute ma lucidité, la peur s'étant envolée.
M'adressant au soldat allemand le plus proche de
moi, je l'interpellai : - Eh toto ! ! Il me
regarda surpris et de nouveau je fis un sourire.
Il n'y a rien de tel pour inspirer confiance. -
Was ist loss ? Je crus comprendre qu'il
m'interrogeait. Alors du doigt je montrais ma
musette. Il me regardait surpris, ne comprenant
pas. Alors je mis mes mains autour de mon cou en
faisant : "Brrr" puis je montrais de nouveau ma
musette, puis je lui fis voir que je n'avais rien
sous ma capote. Il me dit : "ja ja" et me posant
son flingue sur la poitrine il me fit signe
d'aller jusqu'à l'objet de mes désirs. Quand je me
penchais pour saisir ma musette il gueula encore
un truc que je ne compris pas, mais son mauser
était pointé sur ma petite gueule et c'est avec
une douceur d'ange que je sortis mes deux
pullovers. Il redoutait sans doute que je prenne
une arme et quand je me redressais, je lui fis un
nouveau sourire en lui disant : "Merci". Il avait
compris et me rendit mon sourire mais cela ne
l'empêcha pas de m'asticoter encore avec son
flingue pour m'inciter à rejoindre les autres.
Notre attente ne dura pas bien longtemps. Après
s'être assuré qu'il ne restait plus un Français
dans le proche secteur, les frisés toujours
vociférant nous enjoignirent de partir, les bras
toujours hauts levés. Tout en trottinant, serrés
comme des moutons se rendant aux abattoirs, nous
parcourûmes ainsi une cinquantaine de mètres
lorsqu'une violente rafale de mitrailleuse
s'abattit sur nous. A ma gauche, un petit pasteur
protestant, que nous avions cru un instant
déserteur, car il s'était arrêté deux jours dans
son village de LORRAINE, s'écroula en portant les
mains à sa gorge d'où un flot de sang jaillissait.
Le larynx n'était pas atteint car il cria en
tombant à genoux : "Qui a tiré ?". A ma droite, un
autre soldat partit en courant tout en se tenant
la tête rougie par le sang qui jaillissait entre
ses doigts. Un peu devant, un autre sautillait sur
une jambe, les doigts de pied de son autre jambe
sectionnés par une balle et moi j'étais intact au
milieu de ce carnage. Je ne savais s'il y avait
d'autres blessés, car harcelés par les Allemands,
nous nous étions mis à courir dans le chemin qui
descendait vers St QUIRIN. Enfin nous fûmes hors
d'atteinte de cette mitrailleuse sans doute
française, qui avait tapé dans le tas, son servant
n'entendant que les Allemands crier des ordres.
Ces derniers nous incitèrent alors à ralentir.
Alors que nous arrivions dans leurs lignes nous
eûmes une nouvelle frayeur en découvrant un
mitrailleur allemand tenant son camarade exsangue
sur ses genoux. A notre vue il le lâcha et bondit
sur sa pièce en faisant mine de tirer, sans doute
pour venger son copain mourant ou tout au moins
gravement touché. Notre petit "Gefreiter"
l'engueula fermement car il tenait à nous ramener
intact à ses chefs et nous étions d'accord avec
lui. S'il n'y avait eu que moi je l'aurais nommé
général. A peine avions-nous parcouru 100 mètres
que le chuintement si caractéristique des mortiers
se fit entendre. Pêle-mêle, Allemands et Français
confondus nous nous jetâmes à plat ventre. C'était
un bombardement en règle et les explosions nous
encadraient.Et c'est ici, dans ce tragique moment
que se place un épisode amusant. Nous étions tous
le nez dans la poussière et en levant la tête pour
juger de la situation je vis à un mètre de moi,
une musette abandonnée, d'où dépassait un morceau
de lard. Avec le recul je me rends compte que ce
que je fis à ce moment était insensé, mais il me
fallait ce bout de lard. Doucement je me mis à
ramper et plaf ! ! je posais ma main sur l'objet
de ma convoitise, ne bougeant plus d'un poil. Dès
que le tir cessa, les frisés nous relevèrent
vigoureusement. Je vis que l'un d'eux avait de
l'écume au coin des lèvres. Etaient-ils dopés ?
Moi j'avais mon morceau de lard au bout du bras et
personne ne supposa que c'était une arme, même
secrète que je brandissais. Nous dépassâmes un tas
de sacs à dos de l'armée allemande et nous
comprîmes que les frisés montaient à l'attaque en
tenue allégée. Combien de ces sacs ne
retrouveraient pas leurs propriétaires ? Après 1
km environ une zone tranquille enfin atteinte nous
poussâmes tous un grand soupir de soulagement.
Prisonniers sans doute mais vivants et je me
rendais compte que les Schleus aussi étaient
heureux. Ils avaient quitté la zone de combat et
ayant fait un état-major prisonnier, ils seraient
décorés. C'est alors que Roland remarqua mon bout
de lard qui,avec la sueur et la poussière,avait
pris une drôle de couleur. - Tu vas foutre cela en
l'air, tu es dégueulasse ! ! - Attends qu'on
baisse les bras je les mettrai dans ma poche. Si
tu crois qu'on nous emmène vers un restaurant 4
étoiles tu te goures mon pote. Nous avions tous la
gorge desséchée par le manque d'eau, la peur, les
émotions et lorsque nous débouchâmes sur la place
de St QUIRIN et que nous aperçûmes la fontaine
d'où s'écoulait une eau fraîche et limpide ce fut
une ruée sauvage que les Allemands ne purent
endiguer. Les coups de crosse se mirent à pleuvoir
avec leur corollaire d'injures, de cris et ils
commençaient à nous refouler, quand dominant le
vacarme un ordre, parti d'un balcon surplombant la
place, arrêta net nos ennemis qui se mirent au
garde-à-vous. Tout le monde s'était immobilisé,
quand l'officier qui était intervenu, d'un geste
large nous indiqua la fontaine et nous cria en
français : "Vous pouvez boire" C'est
invraisemblable de voir la quantité d'eau que l'on
peut ingurgiter quand on commence à se déshydrater
! Puis nous reprîmes notre marche, avec cette fois
l'autorisation de poser les mains sur notre tête.
J'avais mis mon lard dans ma poche de capote et
mes mains bien grasses allaient me dispenser de
brillantine pendant quelques jours. Les Fritz nous
activaient et nous laissaient parler. Des bruits
commencèrent à circuler : ils se débarrassent des
traînards et cela nous incitait, malgré notre
épuisement à marcher bon train. C'est ainsi que le
soir nous pénétrâmes dans le village de CIREY où
l'on nous parqua dans la cour de l'école. Enfin au
repos, chacun s'écroula dans son coin, n'ayant pas
envie de commenter la situation, cherchant l'oubli
des heures vécues.
.c.EN CAPTIVITE
**
Nous en avions réchappé.
Cette phrase résonnait dans ma tête. J'étais
prisonnier mais la guerre ne saurait s'éterniser.
Le principal n'était-il pas d'avoir sauvé sa
peau.! L'avenir, la libération, on avait le temps
d'y penser. Les Allemands nous ayant pris en
charge allaient certainement nous donner à manger.
Aucun de nous ne pensait que les jours qui
allaient suivre seraient terribles, rendus
insuppor-tables par un autre genre de souffrance,
que beaucoup ignoraient, sauf moi peut-être pour
qui c'était une hantise. La faim avec en
corollaire l'affaiblissement progressif et
l'obsession permanente qui s'installe dans votre
esprit. Manger manger n'importe quoi, mais manger.
La nuit arriva sans que les Allemands ne songent à
nos estomacs vides. Nous étions allongés à même la
terre et j'avais donné un pullover à mon ami.
L'heure du choix m'avait posé un problème de
morale. Le pull bleu que ma marraine m'avait
tricoté comptait beaucoup pour moi. Il m'allait
bien, il était chaud et confortable alors que
celui que j'avais trouvé avait une échancrure et
était moins épais. Roland était pour moi comme un
frère et je ne pouvais que lui offrir celui auquel
je tenais le plus. Il accepta avec reconnaissance
mais je lui dis toutefois : - Tu sais Roland,
quand la guerre sera terminée, tu me le rendras.
En attendant, à le voir sur toi me fera penser à
LUCETTE, ma petite marraine. Ce soir- là, malgré
notre inconfortable situation, nous nous
endormîmes soulagés avec toutefois en toile de
fond dans nos pensées les horreurs que nous
venions de vivre. La journée du lendemain se
serait annoncée radieuse en temps de paix. Nous
étions le 22 Juin et malgré la faim qui commençait
à nous torturer, nous nous laissions gagner par
l'espoir d'une proche libération. Un Armistice ne
saurait tarder à être signé puisque nous étions
les derniers combattants d'une guerre perdue.
D'autres prisonniers arrivaient en aussi mauvais
état que nous. Nous cherchions tous un ami, une
relation. Nous interrogions et nous éprouvions une
certaine joie d'être encore en vie, de pouvoir
respirer l'air vivifiant des VOSGES. La journée
s'écoula ainsi assez rapidement, faite d'espoir.
Quelques Allemands nous gardaient et à part leurs
équipements n'avaient pas l'air tellement
différents de nous. Certains nous disaient en
mauvais français : "Guerre pas bon, bientôt finie"
et nous échangions même des sourires alors que la
veille on ne pensait qu'a se taper sur la gueule.
J'en étais à mes méditations sur la connerie
humaine quand Roland s'approcha de moi, un petit
air gêné sur son visage qui commençait à perdre
ses belles couleurs. - Ton morceau de lard, tu
l'as toujours ! En guise de réponse je plongeais
ma main dans la poche de ma capote et en sortis un
objet long et noirâtre qui était sensé avoir
appartenu à un cochon. :" Tiens le voila, patate
!". Il fit une moue dubitative, se demandant si je
ne me trompais pas. - Tu sais Roland, si tu n'en
veux pas, je n'insiste pas. Il protesta : - Mais
si, mais si, j'en veux, seulement tu m'excuseras.
J'ai connu des hors-d'oeuvre plus appétissants. -
Eh bien mon vieux, vu les circonstances ce sera
les hors-d'oeuvre, le plat principal, les légumes,
le fromage et le dessert ; et sur ces paroles
j'entrepris de couper le morceau en deux. Comme
nous n'avons plus de couteaux je dus user la
couenne sur l'angle d'une pierre. Quand je tendis
sa part à mon copain j'avais les mains plutôt
grasses et cela me rappela une scène de cinéma où
CESAR BORGIA s'essuyait les mains sur ses longs
cheveux ! Les miens étant assez courts et
suffisamment gras j'optai pour la capote. Vu
l'état où elle se trouvait, un peu plus, un peu
moins, qu'importait. En nous regardant mastiquer
laborieusement tous les deux nous éclatâmes de
rire à la surprise de nos voisins. Entendre rire
de nouveau, était-ce donc si surprenant ? Bah !
Nous étions encore de grands gosses et après la
tension de ces jours de bataille cela paraissait
si bon de pouvoir se détendre un peu. Après une
nuit semblable à la précédente on nous rassembla
et nous eûmes droit à un premier comptage.: "Ein
zwei, drei, vier" et toujours ces coups de gueule
qui écorchaient nos oreilles de latin, et toujours
ces coups de crosses distribués à "coeur que
veux-tu". Puis on nous fit sortir de la cour de
l'école, pour, ensuite, colonne par 4 prendre la
route pour une direction inconnue et cela toujours
sans bouffer. On nous avait encore prévenu :
"Malheur aux traînards". Certains bruits faisaient
état de massacres et la trouille d'une défaillance
nous faisait tenir debout. Ce n'est qu'après de
longues heures de marche que nous atteignîmes
LORQUIN où l'on nous parqua dans l'asile
d'aliénés. Certains prisonniers étaient à bout de
forces mais les plus forts avaient soutenu les
plus faibles et nous étions tous là, serrés comme
des moutons apeurés. C'est alors qu'eut lieu la
première distribution de vivre. Un camembert qui
avait dû venir tout seul dans les VOSGES et deux
ou trois biscuits par soldat. J'avais trouvé une
place sur un banc et machinalement j'avais posé
mon "claquot" à côté de moi, gardant mes mains
libres pour tenir mes biscuits que je dévorais.
Mal m'en prit car lorsque je voulus disputer aux
asticots ces protéines, indispensables à ma survie
le "calendos" avait disparu. Je sais bien qu'il
avait tendance à marcher tout seul, mais quand
même ! Par acquit de conscience je jetais un
regard sous le banc, rien. Je jetais un coup
d'oeil soupçonneux à mes voisins mais des enfants
de choeur un jour de grand'messe n'auraient pas eu
l'air plus innocents. Alors ce soir là,
mélancoliquement, je resserrais mon ceinturon d'un
cran. Le temps s'était couvert et nous allions de
nouveau dormir à même le sol. Je me mis à fureter
partout et j'eus la chance de découvrir des
pélerines à ypérite : sorte de papier imperméable
que je m'empressais de saisir car la pluie
menaçait. J'allais retrouver Roland qui me
présenta un caporal-chef de ses amis, instituteur
dans l'YONNE, région d'où était originaire mon
camarade. J'avais toujours aimé les instituteurs
car je leur devais le peu de savoir que je
possédais et celui-là avait un visage qui
respirait la bonté. " MICHEL" - "FUFU". Une rapide
et franche poignée de main. J'avais un nouveau
copain, plus âgé que nous et je devais
l'apprendre, très inquiet sur le sort de sa femme
et de ses deux enfants. Mais Michel était un
fervent catholique qui avait une foi indécrottable
en notre SEIGNEUR-DIEU et il s'en remettait à la
Providence pour son avenir. Je réserverai, plus
loin, quelques lignes à mon nouvel ami, qui devait
m'aider dans ma transformation morale et
influencer mon jugement sur beaucoup de choses. La
pluie ne tarda pas à faire son apparition, une
vraie pluie d'été, drue, serrée, tiède. Chacun
cherchait à s'abriter comme il le pouvait, mais
nous étions parqués dans une cour dont le sol se
transforma en boue et il n'y avait pas d'abri
va-lable. Il nous fallut donc, quand la nuit fut
tombée, nous allonger ainsi, dans l'humidité.
Heureusement que j'avais trouvé ces pèlerines car
enveloppés dedans, nous pûmes nous endormir sans
trop de difficultés. Mon estomac, lui ne trouvait
pas le sommeil. La vache, il n'arrêtait pas de
gazouiller. Sans doute, on était au printemps mais
ce n'était pas une raison pour imiter les oiseaux.
Moi qui redoutait tant cette saloperie de faim.
J'étais servi. Je commençait à phantasmer : un
beefteack frites par pitié ! Les femmes, oubliées.
Excusez-moi, les nénettes, ce n'est pas à vos
charmantes cuisses que je rêvais ce soir là, mais
à une énorme cuisse de poulet bien tendre. Comme
la vie est bizarre avec ses priorités changeantes
!! Et dans les jours qui suivirent notre jeune
continua. On se demandait avec angoisse si les
Frisés voulaient purger notre organisme de toutes
les impuretés amassées par dix mois de boeuf en
daube (ah ce boeuf en daube tant décrié, si
seulement on pouvait en avoir un peu). Puis nos
gardiens inventèrent un jeu amusant (pour eux).
Par dessus les grands grillages qui limitaient
notre espace vital, il balançaient des bouts de
pain, pendant que d'autres soldats allemands nous
mitraillaient avec... leurs appareils photo. Nous
devions évoquer des moineaux piaillards et ils
riaient.... Mais ils riaient...car nous nous
précipitions sur le moindre bout de pain à notre
portée. C'était une ruée sauvage, une lutte pour
la vie et je n'étais pas le dernier, je n'avais
plus d'état d'âme. Je voulais survivre, cela était
mon seul objectif. Il y avait un gars de notre
ancien P.C qui était resté avec nous un chtimi que
je n'aimais pas particulièrement car il n'avait
pas l'air franc des copains de sa région. Il nous
regardait nous expliquer, d'un air réprobateur en
nous disant : - Vous n'avez aucune dignité ! Je
pensais : "Ce con, il va me filer des complexes.
Je suis un primitif, ça je le sais, mais quand
même, qu'un gars que je n'aime pas me le rappelle
! !" Aussi jugez de ma délivrance, quand avançant
la main pour saisir un morceau de pain ,enseveli
que j'étais sous une vraie mêlée de rugby, une
autre main heurta la mienne et du bout de cette
main, mon chtimi si fier qui tentait vainement
d'atteindre l'objet de notre convoitise
réciproque. - Tiens, DEWALD et ta diginité, qu'en
fais-tu? - Je n'en ai plus rien à foutre. J'ai
faim, tu comprends, j'ai faim ! Pendant ce temps
les autres s'étaient relevés, le bout de pain
s'était envolé et nous, à quatre pattes, nous
étions comme deux andouilles, entrain d'échanger
nos mondanités. Et les Allemands ne se privaient
pas de nous filmer. C'était si bon pour leur
propagande. Ce récit ne serait pas complet si je
ne parlais ici d'un problème de plus en plus
présent, celui de l'hygiène. Nous étions trop
nombreux pour les points d'eau qui nous étaient
réservés. Pour boire il nous fallait "faire la
queue" alors la toilette, il ne fallait pas
espérer la faire. Nos intestins commençaient à
nous poser des problèmes. Le régime que nous
avions vécu, celui que nous vivions, n'étaient pas
fait pour que nous ayons des selles normales. La
dysentrie fit son apparition et nous n'avions pas
de papier pour nous essuyer le "derche". Alors
voyez les dégâts dans nos pantalons. Quand il nous
fallait marcher, notre entre-jambe s'irritait bien
vite, nous causant des douleurs intolérables que
seule une hygiène totale aurait pu guérir. Je n'ai
jamais lu dans les récits qu'il me fut donné de
parcourir plus tard, la description de ce mal qui
nous concernait tous. Evidemment, un héros qui a
le cul merdeux ce n'est pas très romantique et le
mythe en prend un coup. Mais je pense que cela
devait être écrit. Tant pis pour les esthètes.
Qu'ils lisent Jules Verne ou F. Cooper , leurs
héros sont toujours impeccables, mais je dois
avouer qu'eux non plus, n'ayant pas de papier, je
me suis souvent demandé comment ils résolvaient
leurs problèmes. Notre impatience allait
grandissante car les allemands nous criaient :
Guerre finie ! Nous n'osions le croire, d'autant
plus qu'ils nous gardaient avec la même rigueur.
Enfin, un matin ils nous firent comprendre que
nous allions être regroupés pour être démobilisés.
Nous devinrent fous de joie à la pensée de pouvoir
bientôt regagner nos foyers et nous ne nous fîmes
pas prier pour former la longue colonne qui, à
pied, prit la direction de Sarrebourg. La route
nous parue interminable et tout le long de notre
cortège, les soldats ennemis montaient une garde
vigilante. Nous étions épuisés par les privations,
la fatigue se lisait sur le vi-sage de chacun de
nous et les civils nous regardaient passer les
larmes aux yeux. Certains nous tendaient à boire
ou un peu de victuailles malgré les Fritz qui les
repoussaient sans ménagement. Aux approches de
Sarrebourg ces mêmes gens qui quelques jours
auparavant nous avaient dit leur mépris, nous
criaient maintenant "Bravo les petits gars,
qu'est-ce que vous leur avez mis! Une brave femme
le visage innondé de larmes m'a apostrophé alors
que je passais à sa hauteur "Bravo, les hopitaux
sont pleins, ils ne savent plus où les mettre,
vous vous êtes bien battus. Et devant ces gens,
devant notre peuple qui nous encourageait nous
éprouvions un sentiment de réconfort un regret de
n'avoir pu faire mieux. Et nous retrouvions un peu
de notre dignité perdue, nous redressions la tête.
Etions-nous responsables de cette écrasante
défaite ? Nous avions prouvé que nous savions nous
battre, alors que les moyens nous manquaient.
Seule l'imprévoyance, la légèreté de nos
gouvernements étaient à impliquer. Le peuple
allemand n'était pas différent du notre, un fou
avait su les galvaniser, en faire des vainqueurs.
Chez nous, personne n'avait fait le nécessaire
pour nous transformer en combattant ayant du coeur
au ventre avec un moral pouvant nous conduire
jusqu'au sacrifice suprême, dans l'esprit de la
Marne, de Verdun. Et pourtant pendant quelques
jours, nous avions confirmé notre valeur. Merci
braves Lorrains de votre accueil aux vaincus, vous
l'avez fait sans fleurs, mais avec tout votre
coeur. Notre entrée à Sarrebourg fut un peu comme
une douche froide s'abattant sur nous. Partout
flottaient des oriflammes rouges avec la sinistre
croix gammée en son centre. Beaucoup de soldats
allemands nous dévisageaient, un sourire ironique
sur les lèvres et de nouveau un peu de honte nous
envahissait. C'est dans cet état d'esprit qu'on
nous fit pénétrer dans une caserne où déjà
beaucoup de prisonniers étaient rassemblés. Avec
mes copains nous trouvâmes à nous loger dans
d'immenses écuries où de la paille avait été
disposé. Au moins nous avions un toit, une couche
qui nous semblait confortable après la terre nous
avait servi de matelas depuis notre départ de la
ligne Maginot. Dans un coin de la cour se trouvait
l'ancien abreuvoir avec hélas un seul robinet pour
l'alimenter et les mêmes problèmes allaient se
présenter. Faire la queue pour boire, pour essayer
de faire un brin de toilette ! Des tinettes
avaient été creusées à la mode allemande. Une
tranchée avec devant un gros basting sur lequel
nous nous asseyons pour déféquer et là aussi il
fallait faire la queue. Délaissant mes copains,
j'allais reconnaitre les lieux et je croisais des
soldats de toutes armes, deuxième classe et gradés
confondus en un maelstrom humain se mouvant en
désordre. Sur certaines manches je remarquais
l'emplacement des galons arrachés au dernier
moment de la bataille, souvent par peur et
certains à l'heure du tri, officiers d'un côté,
homme de troupe de l'autre ont dû regretter leur
geste un peu lâche, on doit s'assumer jusqu'au
bout. Je constatai aussi que la discipline et le
respect avaient disparu et qu'il était de bon ton
de tutoyer tout le monde quelque soit l'âge et le
grade, et certains touffions semblaient y prendre
un certain plaisir, une sorte de revanche sur leur
médiocrité en somme. Malgré ma fatigue j'allais,
j'écoutais, j'observais. Je me rendais compte que
je vivais une expérience exceptionnelle qui
m'aiderait à comprendre l'homme. Je n'avais pas
étudié dans ma jeunesse, mais j'avais devant moi
le livre de la vie grand ouvert et les pages se
tournaient seules. Comme dans les mois précédents,
je me retouvais acteur, mais surtout témoin et
sans le savoir j'introduisais en moi la trame de
ce bouquin, devant lequel je suis installé,
d'écrivant cette période de ma vie passée, ces
scènes qui devaient m'imprégner à tout jamais de
leur cruauté, de leur émotion et parfois de leur
douceur. Mes pas me portèrent devant l'entrée de
la caserne, où l'on accedait par une cour
d'honneur. Le soldat de garde me fit comprendre
que je ne devais pas aller au delà. Un immense
étendard flottait au sommet du bâtiment où se
trouvait le poste de garde et d'autres drapeaux
étaient piqués un peu partout. Les nazis avaient
l'air d'aimer l'apparat, mais à ce point, cela
était ridicule, aussi ridicule que leur façon de
lever le bras en gueulant :- "Heil Hitler". Est-ce
qu'on criaient : -" Vive Daladier", nous ? On
aurait plutôt gueuler :-" Aux chiottes" Je
remarquai un petit bâtiment d'où s'échappait de la
vapeur et j'en conclu que je venais de découvrir
la chaufferie. Je vis également une mitrailleuse
prenant en enfilade l'immense mur qui clôturait la
caserne. Et longeant ce mur je cherchai un endroit
où il serait possible de se hisser sur sa crête.
Je trouvai bien vite des traces dans le mur du
fond et en souriait presque, j'évoquai les
générations de soldats ayant pratiqués l'escalade
à cet endroit. J'étais heureux de ma trouvaille
mais quand je vins en faire part à mes amis je ne
trouvais qu'indifférence. Dans la soirée on nous
distribua un petit sac contenant des biscuits au
cumin et un peu de margarine. Les Allemands
commençaient à s'organiser mais d'abord à leur
profit. Le pillage de nos réserves leur avait
apporté ce dont depuis longtemps ils étaient
privés, beurre, café, chocolat, riz, épices.
Hitler leur avait dit : -" Il faut choisir entre
le beurre et les canons." C'est ainsi qu'ils
avaient eu des canons et nous le beurre.
Maintenant ils avaient les deux et nous, juste un
peu de margarine. Nos estomacs étant calmés, la
chasse au bobards, aux bouteillons comme nous le
disions, allait pouvoir commencer. J'avais
récupéré un copain de mon bled avec le père de qui
j'avais travaillé. Il avait fait son service au
37ème R.I.F. à BITCHE où nous nous étions
rencontrés une ou deux fois. Ainsi à l'instar des
trois mousquetaires nous devinrent quatre bien
décidés à ne pas nous séparer, ROLAND, MICHEL,
ALBERT et FUFU pour vous servir. Nous décidâmes de
toujours laisser l'un de nous pour garder notre
emplacement car de nouveaux soldats arrivaient en
aussi bon état que nous et nous ne pouvions plus
nous serrer davantage. Les journées allaient
s'écouler dans l'attente des rumeurs tantôt
optimistes, tantôt alarmistes. La FRANCE avait un
nouveau gouvernement formé par PETAIN qui avait
fait don de sa personne au Pays. Les Anglais
continuaient la lutte; l'armistice avait été
signé, une partie de la FRANCE resterait libre. Au
plus tard à Noël tout le monde aurait réintégré
ses foyers. D'autres moins pessimistes parlaient
du 14 Juillet. C'était incroyable de constater
l'impact d'un bouteillon sur une masse de pauvres
types complètement débousssolés. D'où venaient ces
bruits ? Lancés par les Allemands sans doute.
C'est ainsi que nous apprîmes qu'à BACCARAT une
sentinelle avait tiré de nuit à la mitraillueuse
sur des prisonniers trop bruyants. Etait-ce vrai ?
N'était-ce pas pour nous inciter à rester
tranquille. Il y avait quelques jours que nous
étions enfermés dans cette caserne quand je perçu
une animation inaccoutumée vers la cour d'honneur.
Curieux comme une pipelette toujours à l'affût de
ce qui était différent du train train qui
s'installait parmi nous, je me rendis en toute
hâte à l'entrée où avait lieu le remue ménage et
là, je vis une dame en uniforme de la Croix Rouge
qui discutait avec les prisonniers. Me faufilant
près d'elle, j'entendis qu'elle proposait de
transmettre de nos nouvelles à nos familles.
Ecrivez sur n'importe quoi, dites simplement que
tout va bien et la Croix Rouge transmettra votre
message. Je me mis à la recherche d'un bout de
papier et d'un crayon et c'est ainsi que je pus
adresser des nouvelles rassurantes à ma mère et à
ma fiancée. Par la suite, par trois fois, je
renouvellai l'opération et j'ai conservé ces
documents retrouvé dans les archives de ma mère.
Mais j'étais toujours obsédé par mon estomac vide.
Un jour je décidai de prendre quelques risques
pour me procurer du ravitaillement. Je me dirigeai
donc vers le mur du fond et après m'être assuré
que le type de garde à la mitrailleuse regardait
le spectacle de la cour, hop ! j'escaladai le mur.
Arrivé sur la crète, j'observai ce qui se passait
à l'extérieur. Un trottoir longeait la caserne et
je me dis : "c'est bien le diable si des civils ne
l'empruntent pas". Effectivement j'en vis
plusieurs déambuler et je me décidait à agir. Je
revins comme un bolide près de mes copains et je
les interrogeai : - Vous avez du pognon ? Surpris
ils fouillèrent dans leurs poches et exhibèrent
quelques billets. - Aboulez, je vais essayer
d'améliorer l'ordinaire. Il me faut une ficelle et
un bout d'étoffe assez grand. Allez en chasse,
revenez avec ce que vous aurez dégotté. Un quart
d'heure plus tard, j'avais ce qu'il fallait. Je
confectionnai alors un panier, genre parachute
retourné et je reparti vers le mur, qu'avec les
mêmes précautions, j'escaladai de nouveau et je me
mis à l'affût. A peine cinq minutes
s'étaient-elles écoulées que je vis arriver une
brave dame qui marchait hativement sur le trottoir
. Je la sifflai doucement. Elle se retourna,
regarda derrière elle, puis sur le côté et ne
voyant rien allait repartir quand je l'interpellai
: - Madame levez la tête. Je suis là. - Oui, que
voulez-vous ? -A manger ! j'ai de l'argent
voulez-vous aller voir dans une épicerie, achetez
n'importe quoi. - Oui mais comment faire ? En
guise de réponse je laissai descendre mon
parachute lesté d'un cailloux et de l'argent. Elle
prit le billet et parti d'un pas alerte en me
disant de patienter, qu'elle n'en aurait pas pour
longtemps. Ce "pas longtemps" me paru un siècle
car j'avais peur que la sentinelle ne me repère.
Mais la providence veillait et peu de temps après
je vis la brave femme revenir en me disant : - Je
suis navrée, il n'y a plus rien d'autre que des
pommes de terre, les voulez-vous ? - Envoyez
toujours, je me débrouillerai. Elle emplit mon
torchon de patates, me rendit la monnaie et
s'éclipsa non s'en m'avoir plaint et souhaité
bonne chance. Moi je lui dis : - Merci, je vous
fais une grosse bise, à la prochaine ! et muni de
mon précieux chargement je fonçais trouver mes
amis. Quel accueil ! Vraiment j'avais pas le pot.
Cela me rappelait le jour où je m'étais pointé
avec mon pinard alors que tous les gars s'étaient
abreuvés à la cantine. - Des patates ? Tu parles,
on va les bouffer crues C'est pour ça que tu as
pris notre fric etc… etc… Je laissai passer
l'orage et calmement je leur répondis : - Vous
êtes vraiment des "caves". Qu'est-ce que les
Allemands vous donnent tous les matins? de la
margarine. Alors de la margarine plus des patates
ça donne quoi ? Des pommes sautées. Alors là ils
me prirent vraiment pour un dingue. Des pommes
sautées dans un camp de prisonniers. Et le feu ?
et un récipient hein, c'est pour nous faire
saliver que tu nous dis cela. Je les rassurais et
je dis à ROLAND :" Toi, tu m'as toujours fait
confiance, alors demande aux copains de garder
leur margarine pendant deux jours. Je vous promets
des pommes sautées." Et je me mis en chasse,
furetant dans tous les coins à la recherche d'un
récipient que je finis par dégoter sous la forme
d'un vieux seau qui avait du contenir de la
peinture. Installé près de l'écoulement des eaux
de l'abreuvoir, je me mis au travail.
Tranquillement, patiemment avec de la terre
sablonneuse j'entrepris d'astiquer mon ustensile.
Ma persévérance fut récompensée car je pus
redonner un certain lustre à mon seau que
j'amenais triomphalement à mes camarades en leur
disant :"Un seau, plus des patates, plus de la
margarine, ça fait quoi ? en se marrant, avec un
bel ensemble ils répondirent :"des pommes
sautées". - Et où vas-tu les faire cuire ? vous en
faites pas. J'ai mon idée , et, sur ces paroles
mystérieuses je disparus à nouveau les laissant à
leurs suppositions. Je me dirigeais vers la
chaufferie que j'avais repérée à mon arrivée et me
glissais à l'intérieur. Il n'y avait qu'un
Français qui voulu me virer. Je lui gueulais :"des
pommes sautées ça t'intéresses ? le gars ouvrit
des yeux ronds en répétant :"des pommes sautées..,
des pommes sautées..." puis ayant bien réfléchi
:"oui, bien sur que ça m'intéresse". Alors il me
faut du feu et du sel. Si tu as cela tu auras ta
part. Et aussi procure moi un couteau je n'ai rien
pour les éplucher. -"d'accord , me répondit le
gars, je peux te fournir cela. Bon merci. Alors à
demain à 11 heures. Malgré ma faim je revins à mon
campement en sifflotant. Je voyais danser devant
mes yeux des petites patates rondes et dorées à
souhait et je sentais ma bouche s'humidifier
doucement. Mes copains encore un peu sceptiques
mirent scrupuleuseument leur corps gras de coté,
malgré leur faim. C'était surtout dur pour ALBERT
Nadot, mon pays, qui avait la facheuse habitude
d'engloutir en une seule fois la nourriture qui
nous était attribuée. Une boule pour six, un peu
d'erzatz de miel, des biscuits au cumin, le tout
parcimonieusement. Nous, les copains d'Albert,
nous faisions de petites parts que nous
grignotions au fil des heures, afin de calmer nos
crampes d'estomac. En prévision d'une soupe ou
d'un jus problématique, nous nous étions tous
lancé à la recherche d'un récipient et il ne
restait plus une seule boîte de conserves vide
dans le camp. Pour ma part, j'avais déniché un
masque à gaz que je m'étais empressé de balancer,
ne concervant que l'étui qui devait contenir au
moins deux litres. Je m'étais contenté de le
rincer et m'en servais pour boire. Les gars assez
chanceux pour avoir conservé un couteau creusaient
des cuillères dans des planches, dans des morceaux
de bois et je me disais qu'un jour j'en ferai
autant en empruntant un canif, ce que je fit par
la suite. Donc, pour en revenir à mes patates,
ayant récupéré la margarine de mes amis et y ayant
ajouté la mienne, muni de mon seau et des précieux
tubercules, je pris le chemin de la chaufferie
sous l'oeil inquiet de notre petit groupe,
inquiet, non pas pour moi, mais pour ce qu'ils
m'avaient confié avec réticences. Arrivé près du
préposé à la chaufferie, je lui demandais comment
je pourrait procéder et il m'indiqua un réchaud à
charbon qu'il s'était procuré. -Ça fera l'affaire
, dis-je. -As-tu le sel, le couteau ? -Voilà , me
répondit-il en me présentant les objets demandés !
Je me mis de suite aux peluches que je m'évertuais
à faire les plus mince possible, pas comme au
service militaire où les gars avaient tendance à
couper les patates au carré pour aller plus vite.
Puis je les fendis en deux ou en quatre suivant
leur grosseur. Je fis alors fondre le gras en ma
possession sur le cubilot, où le type des douches
avait mis des braises retirées de la chaudière.
J'étais inquiet pour mon récipient. Pourvu qu'il
résiste. Mais il se comporta très bien , et sous
deux paires d'yeux emerveillés, les patates
prirent une teinte dorée qui nous ravissait. Je
les remuais avec amour avec un morceau de planche
que j'avais envie de lécher. Une délicieuse odeur
de cuisine venait chatouiller agréablement nos
narines et nos glandes salivaires en filaient un
tel rayon que nous étions obligés de déglutir
comme si nous avions la bouche pleine d'aliments.
Puis jugeant qu'elles étaient à point, je les
salais et donnais sa part au chauffeur qui se mit
à les déguster lentement tout en me remerciant. Il
me fallait maintenant traverser la grande cour, au
milieu des soldats affamés et je craignais une
agression. Ventre affamé n'a pas d'oreilles dit un
proverbe. Je décidai de me lancer au galop à
travers cette cohorte de crevards qui durent se
contenter de respirer dans mon sillage, le fumet
odorant de mes patates. Et c'est un FUFU
triomphant qui posa son récipient devant ses
copains éblouis. Notre repas avait quelque chose
d'irréel. Quatre prisonniers dégustaient des
pommes rissolées entourés de soldats affamés qui
les regardaient avec des yeux de loup. Après nous
être léchés les doigts, bien calés dans notre
paille, le ventre enfin garni, nous nous payâmes
la plus belle sieste de notre vie. Deux jours
s'écoulèrent avant que je fisse une nouvelle
tentative. D'autres prisonniers avaient remarqué
mon manège. D'autres endroits de franchissement
étaient utilisés et les Allemands devenus méfiants
avaient rendu leur garde plus vigilante. Mais la
faim fait sortir le loup des bois, tant pis pour
le risque ! Après un coup d'oeil sur le garde, qui
au loin semblait se désintéresser de mon secteur,
j'entrepris mon ascension. A peine étais-je en
haut que j'entendis le bruit d'une courte rafale,
alors que le mur à un mètre de moi volait en
éclats. Je me laissais tomber vite fait et je
m'étalais de tout mon long contre le mur. Levant
la tête, je vis le Schleu hilare qui, de loin me
menaçait du doigt. J'étais tombé sur un brave type
qui s'était contenté de me filer une bonne
trouille. Ça lui suffisait et à moi aussi. Je
revins tristement raconter ma mésaventure à mes
amis. Les pommes sautées ne seraient plus qu'un
bon souvenir. Quelques jours plus tard, un cri
circula dans l'écurie qui nous tenait lieu
d'habitacle : LES POUX !! Effectivement nous
avions commencé à nous gratter mais sans chercher
à deviner d'où venaient nos démangeaisons. Un gars
plus curieux avait fouiné et avait trouvé un, puis
plusieurs spécimens de poux de corps assez gros
avec une croix de Lorraine sur le dos. Les
premiers gaullistes en somme ! Aussi sec, les
pulls, les chemises, les pantalons subirent une
inspection en règle et les exclamations saluaient
chaque découverte, c'était presque une course au
record. Pour ma part, j'en avais une quinzaine à
mon actif et j'étais dans la moyenne. ROLAND, lui,
nous regardait d'un air dégouté. "Moi, ça ne me
pique pas. Je ne vois pas pourquoi je
chercherais", et malgré nos supplications il
refusait obstinément la partie de chasse.
Méchamment je lui dit :" c'est ta peau de rouquin
qui les repousse !". Le regard qu'il me décocha
m'aurait fait rentrer dans un trou de souris. Ce
que je me trouvais con d'avoir dit cela, cette
imbécilité à mon frère ROLAND. Aussi, pourquoi
niait-il l'évidence ? Des poux, il devait en
avoir, comme tout le monde. Un matin, alors qu'il
avait laissé son pull à notre garde, étant parti
voir s'il pouvait faire un brin de toilette, je
m'emparais du tricot de ma chère marraine et je me
mis en chasse, clac, clac, entre les deux pouces.
Je mis soigneusement les cadavres de coté, malgré
ma répugnance. Mes autres copains rigolaient
d'avance en pensant à la gueule de ROLAND à son
retour. Il me surprit en pleine chasse et voulu me
reprendre le pull. Mais il est à moi ! lui dis-je
et j'ai le droit de savoir si tu l'as transformé
en élevage. Tiens, regardes, j'en suis à plus de
30 et il en reste, et tout ton linge doit être
semblable. Il était atterré, refusant de croire
cette vérité infâme. Il était pouilleux ! Alors ce
fut une chasse sauvage, il ne manquait que les
cors pour l'hallali. Puis il commença à se gratter
de plus en plus furieusement. Lui qui n'avait rien
ressenti jusqu'à présent semblait souffrir de
mille piqures et nous, pendant ce temps, nous
riions comme des débiles, amusés par la réaction
de notre pote bien aimé. L'inaction commençait à
nous peser sérieusement. Des jeux de cartes
avaient fait leur apparition. Et des parties de
poker enragées s'engageaient. Des sommes folles
s'entassaient sur la table. D'où sortait tout cet
argent ? Des caisses des régiments, des foyers,
des cantines ? On se rendait compte que l'argent
avait perdu sa valeur et qu'un morceau de pain
valait plus qu'un billet de 1.000 Frs. D'autres,
avaient récupéré un ballon de foot-ball et
formaient des équipes de sixte. Intéressé par le
sport, je m'inscrivis dans une équipe mais je
terminais complètement vidé ! Jouer au foot-ball
le ventre vide, c'était aberrant et je n'eus
aucune envie de recommencer. D'ailleurs, la
sous-alimentation commençait à faire des dégâts,
et il n'était pas rare de voir un gars s'écrouler
victime d'une hypoglicémie qui le laissait sans
force sur le sol. Les copains l'emmenaient à
plusieurs vers un local où des toubibs français
s'occupaient à le remettre sur pieds. La dysentrie
faisait des ravages et certains soldats ne
quittaient pas les lieux d'aisance du jour et de
la nuit, ils se vidaient doucement dans des
coliques atroces. Il était temps que tout cela se
termine. Nous savions que PETAIN avait pris le
pouvoir. Des journaux spécialement édités pour les
prisonniers faisaient état d'une future
collaboration avec le GRAND REICH, alors que
l'Angleterre continuait la lutte. Nous étions
complètement déboussolés. D'autres bruits
faisaient état d'un grand rassemblement dans un
camp où nous serions désinfectés, mieux nourris,
en attendant la démobilisation qui aurait lieu
avant Noël. Nous ne pensions pas encore à nous
évader, quoi que j'avais dit à mes copains :" Si
une occasion de foutre le camp se présente, je la
prends". Mais ROLAND préchait l'attente ainsi que
MICHEL. Quant à ALBERT, taciturne, il vivait
replié sur lui même. Il ne savait pas encore que
sa mère avait été tuée dans un bombardement de
TONNERRE, une petite ville de l'Yonne où elle
tentait de trouver refuge à l'exode. Mais
peut-être avait-il une prescience de cette triste
nouvelle. Enfin le jour tant attendu arriva. Nous
étions des milliers dans cette caserne et les
Allemands ne choisissaient pas ceux qui devaient
partir. C'était à nous de rester groupés car quand
le Fritz préposé au comptage disait stop, toutes
les lamentations n'y faisaient rien, la séparation
était irrémédiable. Nous partîmes dans SARREBOURG,
troupeau plus lamentable encore qu'à notre
arrivée. Nous étions affaiblis par le jeune,
beaucoup souffraient des intestins et nous étions
dévorés par les poux. Les gens étaient silencieux
ou s'éclipsaient à notre passage, des étendards
nazis flottaient, des pancartes rédigées en
allemand s'étalaient partout. La peste brune était
tombée sur la ville comme une chappe de plomb..
Nous arrivâmes enfin sur le quai de la gare où des
wagons à bestiaux étaient alignés. "Chevaux 8 -
Hommes 40". Vous connaissez peut-être? A l'époque,
c'était le transport idéal pour ce que nous
appelions de la chair à canons. En fait de 40,
c'était plutôt des groupes de 60 qu'ils comptaient
devant chaque wagon. Des soldats allemands en
armes, étaient disposés tout le long du convoi,
veillant à ce que nul ne puisse s'échapper. Et
c'est en braillant des "Schnell - los" ponctués de
coups de crosse qu'ils nous enjoignirent de monter
dans nos sleeping. Nous étions serrés comme des
harengs dans une boîte de "Capitaine Cook".
Impossible de s'assoir, encore moins de
s'allonger. Des vivres furent distribuées qu'un
sous officier, nommé responsable du wagon, devait
répartir dès que le train roulerait. La petite
lucarne destinée à l'aération du compartiment
comportait un entrelas de barbelés assez serré.
Que signifiait toutes ces précautions puisque
l'armistice était signée depuis longtemps. Une
rumeur se mit à circuler : "Ils nous emmène en
Allemagne." Personne ne voulait croire cela. On
parlait plus volontiers de METZ ou NANCY, mais pas
l'ALLEMAGNE. Pour y faire quoi ? Nous nous
rendîmes bien compte, quand le train s'ébranla
après que les Fritz eurent vérouillé les portes
que nous ne partions pas vers le Sud, et nous
étions malgré nous assez inquiets. Nous nous
organisâmes pour voyager dans les meilleures
conditions possibles. La moitié des prisonniers
resterait debout alors que l'autre moitié se
taperait le derrière sur le plancher, en essayant
de somnoler. Un roulement s'établirait pour venir
respirer quelques minutes devant la petite lucarne
grillagée. Les pains contenus dans un sac furent
fractionnés en parts égales et l'espèce de
fromage, qui rappelait vaguement le gruyère,
également. Il y avait quelques bidons d'eau que
certains bidasses avaient pu sauver de la grande
bagarre. Nous étions ainsi parés pour le voyage
que nous esperions bref. Notre convoi roulait
doucement passant sur des ponts de fortune que le
génie allemand avait réparé. Les gars qui étaient
debouts devant la fenêtre nous tenaient au courant
de ce qu'ils voyaient. On nous arrêta en rase
campagne. Les portes s'ouvrirent et on nous fit
signe de descendre pour pisser. Les Allemands
montaient une garde sévère et il avait été dit aux
interprètes qu'en cas d'évasion ceux qui étaient
restés dans le wagon seraient sévèrement chatiés,
de sorte que l'auto-surveillance s'était
instaurée. Ces messieurs avaient l'air de s'y
connaitre en psychologie. Nous ne savions plus où
nous étions. D'après la position du soleil nous
nous rendions compte que nous allions vers le nord
à petite vitesse. La nuit nous surprit sur une
voie de garage. Enfin un peu de fraicheur allait
faire disparaitre cette chaleur suffocante qui,
avec nos démangeaisons, nous avaient incommodés
toute la journée. Le soleil estival était devenu
notre ennemi. Lorsqu'un prisonnier plus fragile
que les autres donnait des signes d'épuisement,
nous le laissions un moment près de la fenêtre. La
solution la plus commode que nous ayons trouvé
pour le repos était que le gars appuyé contre la
paroi du wagon écarte les jambes entre lesquelles
un autre prisonnier prenait place dans la même
position et ainsi de suite, chacun s'appuyant sur
l'autre, en général, un copain. Et ainsi nous
pûmes trouver un semblant de repos. Les corps
entassés et mal-propres, dégageaient une odeur
aigre et fétide difficile à supporter. Certains
restaient le nez collé contre les fentes des
portes où un peu d'air filtrait. Nous étions
complètement démoralisés. La faim, les poux, la
sensation d'étouffement, les mauvaises odeurs,
l'angoisse du lendemain, la peur, comment
pouvions-nous supporter tout cela ? Alors ces
récits sur les nazis, c'était donc vrai! Allions
nous devenir des esclaves ? Quand les portes
s'ouvrirent le lendemain matin, la lumière sembla
cruelle à nos yeux fatigués, habitués à la
pénombre. Un par un, nous nous laissâmes tomber de
notre prison roulante, nous installant un peu
partout pour faire nos besoins. Les Allemands nous
regardaient d'un air dégouté, eux si nets, si
arrogants. Pareille aux autres, j'étais devenu une
épave, peut-être un peu plus résistant, un peu
plus optimiste aussi parce que plus jeune. Il y
avait toujours en moi cet instinct de survie
exacerbé par les privations. Et je sentais la
révolte me gagner. Des salauds, tous des salauds,
on n'avait pas le droit de traiter ainsi des
hommes simplement coupables d'avoir défendu leur
pays. Un jour la roue se remettrait à tourner dans
le bon sens. L'ANGLETERRE n'était pas vaincue, le
monde finirait par se révolter. Et je m'accrochais
à cette pensée avec un impératif : Survivre. Nous
roulions de nouveau. SARREGUEMINES. Arrêt puis
l'annonce par les gars de la fenêtre de noms
franchement boches, puis SARREBRUCK ou l'on nous
mis sur une voie de garage. Un Fritz vint ouvrir
les portes mais il nous fut interdit de descendre.
Alors chacun à notre tour nous allâmes devant la
porte pour pisser sous l'œil hilare du frisé de
service qui devait s'amuser à compter les zizis.
Sur la voie qui longeait notre convoi un train de
soldats allemands manœuvra et s'arrêta près du
notre. Nous étions quelques uns à nous presser
contre les barbelés de la petite fenêtre et la
rage au cœur nous écoutions ces conquérants nous
adresser leurs lazzis : - "Nous Frankreich.
Mademoiselle promenade. Pommes frites vous kaput.
Ah ! Ah ! "Non seulement ils étaient cruels mais
ils étaient cons. En moi-même je me disais : -" Je
vous baiserai un jour, je ne sais pas comment,
mais je vous baiserai.". En attendant c'est nous
qui étions baisés et en beauté. Enfin nous
repartîmes. Une altercation avait eu lieu dans le
wagon car le sous-officier chargé de la
répartition des vivres avait été surpris entrain
de s'ingurgiter de la nourriture qu'il avait
détourné la veille. Il avait failli y laisser la
peau tellement les gars étaient scandalisés par
cette conduite abjecte. Mes copains et moi nous
restions silencieux. Nous vivions dans notre monde
intérieur fait de souvenirs, d'amour, de joie.
Avions-nous tout perdu définitivement ? MICHEL
priait pour les siens et pour nous. Parfois, moi,
l'athée, je lui disais méchamment : - Ton Dieu, il
nous laisse dans la merde. Avons-nous tant pêché
qu'il nous punisse aussi sévèrement ? Ton Dieu ne
connait pas le pardon, la bonté, il est trop
sévère, trop cruel. Non je ne puis croire en lui.
Il me répondait : - Tout à un sens dans la vie, le
bon, le mauvais et en définitive tout à une fin.
J'ai la foi, le Seigneur m'épargnera, me
soutiendra et je reverrai les miens. Et je lui
disais : - Comme je t'envie MICHEL de croire
ainsi. Moi je ne crois qu'en moi pour m'en tirer
et moi ma foi me dit aussi que je survivrai. Il me
souriait avec tendresse en me disant : - Sacré
FUFU ! Enfin nous arrivâmes en fin d'après-midi
dans une grande gare avec TRIER marqué sur les
panneaux. Un prisonnier qui connaissait l'Allemand
nous confirma que nous étions à TREVES, une grande
ville du PALATINAT. Après avoir manœuvré un
moment, notre convoi s'immobilisa le long d'un
quai garni de soldats en armes. Les portes des
wagons s'ouvrirent avec fracas et l'on nous donna
l'ordre de descendre. L'ankylose avait gagné la
plupart d'entre nous. Le ventre vide, l'œil
hagard, les mouvements incertains, nous reformâmes
notre colonne de pauvres bougres et nous nous
mîmes en marche, sans ordres, sinon ceux des
frisés qui nous houspillaient sans arrêt. Nos
vainqueurs allaient exhiber les vaincus à la
foule. Il en est ainsi de toutes les guerres.
C'était Barnum Parade sans la musique. Nous, nous
étions la ménagerie. Mon Dieu, quand je me
souviens de ce voyage, j'en ai encore le rouge de
la honte qui me monte aux joues. Les adultes
crachaient ostensiblement dans notre direction,
les "gretchen" nous montraient du doigt en riant.
C'était ça les Franzosen, les tombeurs de femme,
les grands amoureux. C'était ces gens malpropres,
ma-lodorants à qui les gosses jetaient des
pierres, faussement grondés par les soldats qui
bombaient le torse. Ils étaient de retour chez eux
en vainqueur et la nuit qui venait leur serait
très douce. Le repos du guerrier s'annonçant bien
pour eux ! Quant à nous, après une longue marche
exhibition, nous attaquâmes une côte qui dominait
la ville. A son sommet, on distinguait au fur et à
mesure que nous approchions, de grands bâtiments,
puis des tours et de grands grillages entourant
des alignements de baraques en bois.Pour la
première fois nous faisions la découverte d'un
camp avec ses miradors et ses barbelés
infranchissables. Après avoir pénétré dans le camp
par la porte sévèrement gardée, on nous réparti
dans les baraques où les pièces ne comportaient
aucun aménagement intérieur à part un poêle qui
avait du servir aux sodats allemands
antérieurement. Enfin, il y avait un plancher où
nous nous installâmes en nous allongeant le plus
vite possible. Cela ne nous était pas arrivé
depuis deux jours ! Et toujours pas à bouffer !
Les vaches ! Comment ils nous traitaient. Moi qui
n'avait pas un pouce de graisse en temps normal,
je commençais à compter mes côtes. Mes hanches
saillantes me faisaient souffrir quand elles
étaient trop longtemps en contact avec le plancher
et mon entre-jambe irrité me causait des douleurs
à la limite du supportable et toujours ces poux
qui nous démangeaient sans arrêt. Ces moments
vécus par la plupart des prisonniers Français
furent parmi les plus éprouvants de ma vie et je
voudrais que le lecteur s'imprègne de ces scènes,
de cette atmosphère déprimante, de ces souffrances
de chaque minute pour mieux comprendre mon récit.
Nous sommes vaincus, humiliés, sans nouvelles de
nos êtres chers, nous avons faim, nous sommes
sales, nous ne connaissons pas notre avenir et
nous sommes là, allongés à même le sol, épuisés,
démoralisés. Que reste-t-il de notre condition
humaine ? Rien, absolument rien, nous sommes des
épaves. Quand je vois maintenant à la télé, des
scènes semblables à celles que j'ai vécues, car
hélas il y a toujours des guerres, mon cœur se
serre, il se souvient et pour ces pauvres types
que je vois sur le petit écran, qu'ils soient
Arabes, Salvadoriens, Afghans, Russes, Iraniens,
Irakiens où autres quelques larmes me montent aux
yeux. Moi je sais. Jusqu'à ma mort je saurai, je
connaîtrai leurs pensées. C'est comme un fardeau
que ma mémoire trimballe depuis 47 ans et nul ne
pourra m'en débarasser, jamais. La journée du
lendemain fut consacrée à notre mise en condition.
Le matin distribution d'eau teintée baptisée café
et une boule de pain pour six avec un peu de faux
miel. Dans la journée une louche de soupe aux
choux généralement et il n'y aura rien à espérer
d'autre. C'était juste ce qu'il fallait pour ne
pas mourir de faim. Dans la matinée on nous coupa
les cheveux, on nous fit prendre une douche froide
et on nous débarrassa de tout ce qui avait une
valeur et que certains prisonniers avaient pu
sauver : montres, briquets, couteaux, etc… Puis
des Allemands s'occupèrent de nous donner une
nouvelle identité c'est à dire qu'ils nous
photographièrent à tour de rôle portant devant
nous une ardoise avec un numéro. C'est ainsi que
je devins le P.G. 18025. Le sol devant la baraque
servant à ces opérations était jonché d'objets
brisés. Les Français préféraient piétiner,
détruire ces souvenirs, ces cadeaux plutôt que
d'en faire profiter nos vainqueurs. Et enfin
dernière humiliation, ils nous firent mettre tout
nu en nous ordonnant de faire un ballot de nos
effets qui passèrent dans une étuve afin de les
débarraser des parasites dont il étaient infestés.
Des civils derrière les barbelés regardaient le
spectacle et prenaient des photos et les femmes
moqueuses, avaient l'air particulièrement
intéressées quoique aucun zizi ne manifesta une
humeur batailleuse. Honteux eux aussi, ils se
contentaient d'admirer nos arpions en baissant la
tête. Nous devions avoir l'air con, embarrassés de
nos mains, nous tournions, virions, incapable
d'engager la moindre conversation. Lorsqu'on nous
rendit nos effets, tout enveloppés de vapeur, ce
fut un concert de lamentations car tout ce qui
était en cuir était ratatiné, quant au tissu n'en
parlons pas, il avait l'air de sortir de la gueule
d'une vache. Et tout semblait avoir diminué d'une
pointure. Comme nos tailles avaient fait de même
ça collait quand même. Quelle était belle l'Armée
Française ! ! Nous fûmes vite persuadés d'avoir à
contribuer à l'effort de guerre Allemand et en vue
d'une future affectation, on nous avait demandé
notre profession. Un tuyau circulait parmi nous :
"Dites que vous êtes paysan, vous serez plus sûr
de bouffer." Alors imperturbable, j'avais déclaré
cultivateur en espérant qu'ils ne poursuivraient
pas leurs recherches très avant. Une fois chez le
paysan on avisera. Mes copains avaient fait de
même et les Schleus se montraient surpris. Dans
l'Armée Française il n'y avait que des paysans.
Petit à petit, la vie s'organisa. Nous n'avions
plus de poux, nous pouvions nous laver, des
coiffeurs pouvaient nous raser, nous pouvions
adresser des nouvelles aux notres mais nous
n'avions rien à branler de la journée. Voilà pour
le côté positif. Côté négatif : la faim
permanente, obsessionnelle. Pour toucher la ration
de soupe, il fallait faire la queue parfois
pendant des heures. On avait remarqué que les
premiers servis avaient un bouillon très clair,
alors que ceux qui arrivaient alors que les
énormes marmites étaient presques vides,
bénéficiaient d'un bouillon plus consistant. Si le
calcul était mal fait, il fallait attendre une
nouvelle cuisson et alors vous n'aviez que de la
flotte. Le marché noir avait fait son apparition.
Des gars plus habiles, ou déjà planqués avaient,
qui du tabac, qui un peu de nourriture, qui une
bague et des échanges se faisaient, à des taux
prohibitifs. Des bouteillons circulaient
soigneusement entretenus par les Allemands. Et
toujours cette rumeur qui disait que nous serions
chez nous pour Noël. Mais nous n'y croyons plus.
On pensait plutôt à Pâques ou à la Trinité ! ! Si
nous pouvions écrire, nous étions par contre
toujours sans nouvelles de nos famille et
l'inquiétude nous rongeait le cœur. Les gardiens
n'étaient pas tendre avec nous et faisaient régner
la discipline à coups de crosse. Je me souviens
entre autre d'un adjudant que nous avions baptisé
"cigare". Une vraie brute, prompte à dégainer son
révolver ou à vous flanquer son pied dans le bas
du dos. Quand nous le voyions arriver nous nous
dispersions comme une volée de moineaux. Ne
disait-on pas qu'il avait flingué un prisonnier
qui s'était, à son avis, approché trop près des
barbelés ? Bien vite le camp porta la marque d'une
trop grande animation. Les petits arbres perdirent
leurs écorces, l'herbe disparue pour faire place à
la poussière. Il y avait au milieu du camp une
immense place qui devint pour tous la "place
noire" de sinistre mémoire. Là , avait lieu les
rassemblements, les séances de comptages
interminables, des heures debout, dans l'attente
du bon vouloir de ces messieurs, les punitions
aussi. Qui ne se souvient des heures de pelote,
coudes au corps, le ventre vide et l'épuisement
qui bien vite gagnait les organismes déficients.
Pour ma part, j'ai toujours réussi à y échapper,
mais je me souviens avoir vu tourner pendant des
heures des soldats belges qui s'efforçaient tant
bien que mal, à rester debout alors que les Fritzs
déchainés gueulaient en cadence - Ein zwei, ein
zwei schneller ! ! Quand les Allemands avaient
besoin de main d'œuvre pour une corvée, ils
prenaient les premiers pélerins à leur portée. Un
jour DEWALD, celui que je n'aimais pas tellement,
revint avec une boule de pain dissimulée sous sa
capote. Il s'installa dans son coin et
méthodiquement se mit à mastiquer son pain sans
s'occuper de nos regards avides. La boule entière
y passa et disparue dans les profondeurs de son
estomac. Nous étions bien une vingtaine à saliver
mais c'était de bonne guerre. Chacun pour soi. Il
s'endormit bien vite repu, puis son sommeil devint
agité et il se mit à gémir. La boule de pain
allemande, telle une brique lui était restée sur
son pauvre organe digestif rétrécit par le jeune.
On cru vraiment qu'il allait crever là, sous nos
yeux et nous ne pouvions rien faire, car les
Schleus auraient pu s'appercevoir qu'il avait volé
un pain. Il lui fallu toute la nuit pour venir à
bout de son parpaing. Un jour je trouvais dans la
cour un minuscule bout de journal. Une pensée me
vint immédiatement à l'esprit. "Si je dessinais un
ticket de soupe." Il me fallait un crayon, MICHEL
en avait un et une épingle qu'un prisonnier me
prêta. Alors avec application je dessinai mon faux
ticket qui ressemblait à un timbre poste avec le
pointillé servant au découpage.Bien sûr, il était
moins brillant que l'authentique mais avec un peu
de pot, dans la cohue, peut-être que ça
marcherait? Mes copains, inquiets me mirent en
garde. - Attention FUFU, si ça ne marche pas, tu
vas dérouiller. Et je leur répondais : - Oui, mais
si ça marche qui est-ce qui n'aura plus faim ? Et
muni de mon étui de masque à gaz, j'allais prendre
la file qui se trouvait en permanence devant les
cuisines. La soupe fonctionnait toute la journée
car nous étions des milliers à circuler dans ce
camp. Au fur et à mesure que j'approchais mon
assurance diminuait. Je regardais mon faux ticket,
il n'était pas convainquant, mais quand j'ai
décidé quelque chose, en principe je vais jusqu'au
bout même si c'est une connerie. Enfin mon tour
arriva. Je posai calmement mon faux ticket sur la
banque et je tendis ma gamelle. Le Fritz,
incrédule regarda ma lamentable imitation, puis
ses yeux se posèrent sur moi, accusateurs. Il ne
dit pas un mot et leva la main en indiquant la
sortie. Je disparu à toute vitesse, ayant peur
qu'il se ravise et me mêlai à la foule. Quand je
revins les copains m'accueillirent par des lazzis
: - Alors cette soupe, elle était bonne ? Seul
MICHEL me regardait d'un air songeur. - Sacré FUFU
! me dit-il en hochant la tête. A ses yeux je
devais passer pour un attardé. Parmi les
trouffions prisonniers, j'avais remarqué un géant
toujours torse nu, avec des muscles saillants, un
véritable athlète. Il était paraît-il professeur
d'éducation physique et culturiste. Les Allemands
toujours admiratifs pour ce qui est "kolossal" lui
accordait des bons de soupe supplémentaires et
notre gaillard conscient de sa supériorité ne
faisait jamais la queue. Il allait directement aux
cuisines sous les insultes des gars qui n'aimaient
pas les "passe-droit". Mais il suffisait qu'il se
retourne pour que le silence s'établisse. Comme
toujours la force primait sur la correction, la
camaderie. L'égoïsme régnait en maître. Un jour,
j'appris que tôt le matin un camion s'arrêtait
dans le camp et chargeait des prisonniers pour
aller travailler sur le terrain d'aviation. Une
soupe consistante était servie le midi et comme le
soir nous avions la possibilité d'avoir la soupe
au choux du stalag, ça faisait deux soupes dans la
journée. Mais avant de tenter ma chance, je tins à
assister à l'embarquement. C'était homérique
vraiment. Le véhicule à ridelles s'arrêtait et
c'était la ruée à qui prendrait place. Une mélée
de rugby n'était qu'un aimable divertissement
comparé à cette empoignade. De vrais sauvages, les
coups partaient dans tous les azimuths et le
chauffeur embrayait dès qu'il jugeait la cargaison
suffisante. Je décidais de faire une expérience et
le matin suivant, j'étais parmis la centaine de
candidats à la bonne soupe. Le camion arriva et je
bondis aussi enragé que les autres forcenés,
j'attrapais une ridelle et tentais de me hisser à
l'intérieur du véhicule. Un "gefang" suspendu à
mes basques mettait toute sa conviction à me faire
redescendre. Sans me retourner, je lui balançais
un coup de godasse qui du faire mouche, car
soudain libéré, je m'élevais à toute vitesse avant
de me retrouver dans le camion qui démarra
aussitôt. A l'intérieur nous étions une belle
brochette de brutes à nous marrer et à nous
cramponner. Le conducteur de la bétaillère aurait
eu sa place dans le rallye de Monte-Carlo. Il nous
fit traverser la ville tambour battant et, après
un superbe virage sur l'aile nous déposa à
l'entrée du champ d'aviation. Le militaire qui
était monté à ses cotés nous fit mettre en rang et
l'habituel "ein - twei - drei" résonna à nos
oreilles, puis un civil nous pris en charge et
répartit le travail dans les petits groupes qu'il
avait constitués. J'avais hérité d'une pelle, un
autre d'une pioche et l'on commença avec d'autres
esclaves à creuser une tranchée. Etant donné
l'état de nos forces, le travail n'avançait pas
vite mais les Frisés nous laissaient en paix.
C'était des ouvriers pour la plupart ou trop
vieux, ou trop jeune pour être soldats. Quand midi
sonna, on nous rassembla pour la soupe et nous
étions fébriles, anxieux de voir si ce que l'on
nous avait affirmé était vrai. Quand la roulante
arriva, nous nous précipitâmes dans un bel
ensemble vers l'objet de nos rêves. Une mémé
accompagnait le cuistot et c'est elle qui
distribua les assiettes et une cuillère. Quelle
merveille que cette soupe onctueuse avec, une
grande quantité de grains de blés décortiqués
tenant lieu de riz, article dont les Allemands
étaient seuvrés depuis bien longtemps et, comble
de bonheur, des petits morceaux de viande
parsemaient le fond de nos assiettes. Le tout fut
vite englouti, malheureusement il n'y eu pas de
"rabe" et il nous semblait que nous aurions pu en
avaler trois ou quatre fois plus. Pour ma part,
mon repas terminé, j'allais trainer vers les
ouvriers qui, installés à une table rustique
située en plein air finissaient leur casse croute.
J'en vis un sortir un bout de fromage, l'éplucher
et balancer ces déchets dans une proche poubelle.
Sans aucune pudeur, je saisis ces restes de
fromage et je les avalai. Je vis alors que les
ouvriers m'observaient et je me sentis rougir.
Etais-je vraiment tombé au rang d'un chien affamé.
Toujours cette notion de survie qui me hantait !
Je vis un jeune gars qui discrètement poussait un
morceau de pain vers le bout de la table, sans
doute honteux lui aussi. Je m'approchai et je me
saisis du pain que je mis dans ma poche. Nous
échangeâmes un regard ou tous nos sentiments
devaient se lire. Pour moi, ce type ne pouvait
être un ennemi, seule l'absurdité des hommes en
avait décidé ainsi. L'après midi passa assez
rapidement. Mon estomac ne me faisait plus
souffrir et je pensais qu'au retour je pourrais
encore le garnir. Après nous avoir de nouveau
compté, le garde nous fit monter dans le camion où
cette fois, aucune bagarre ne fut nécessaire.
Mélancoliquement, sur le chemin du retour, nous
eûmes tout le loisir d'admirer une ville où les
gens étaient libres de circuler mais peut-être pas
de penser selon leurs désirs. Les oriflammes nazi
qui flottaient un peu partout rappelaient à tous
qu'il y avait quelque part un petit moustachu
ridicule qui pensait pour eux. Heil Hitler.Comme
cela nous surprenait de voir tous ces gens
s'aborder ainsi en levant le bras droit en
braillant Heil Hitler. Entre nous, on se marrait,
jaune sans doute, mais on se marrait. Malgré la
faim qui revint bien vite me harceler, je ne
retournais pas au terrain d'aviation. Je ne
voulais pas avoir à me battre tous les jours sous
l'oeil hilare de nos gardiens, je préférais
économiser mes forces. Pourtant les Allemands nous
imposèrent de nouvelles restrictions. La boule
pour six devint la boule pour huit et c'est MICHEL
que nous avions choisi pour la distribution. Il
avait récupéré un canif avec lequel il coupait les
parts soigneuseuments mesurées. Les miettes
étaient récupérées et chacun repartait dans son
coin muni de sa portion congrue. ALBERT, à son
habitude avalait tout d'un seul coup. Il était
ainsi calmé pour un petit moment mais après il
nous regardait mastiquer avec mélancolie. J'avais
essayé de le raisonner en lui disant :"ALBERT,
fait comme nous, fait des petites parts". Il
m'avait engueulé et m'avais dit désespéré :"Je ne
peux pas résister à cette envie de tout manger, je
souffre trop". Un jour j'eus une surprise
formidable. Alors que j'avais fait la queue plus
de deux heures avant d'arriver vers le cuistot qui
remplissait les gamelles, celui-ci me regarda d'un
air appitoyé. J'avais le visage émacié, les yeux
creux et les guibolles en coton. Je le vis alors
verser une louche, puis une autre et ainsi jusqu'à
ce que ma boîte de masque à gaz fut remplie à ras
bord. J'étais inondé de bonheur, surtout que
j'étais arrivé pour un fond de cuve. Eperdu de
reconnaissance je lui criai : "Merci vieux,
merci", avant de m'enfuir comme un voleur avec mon
précieux chargement. Je m'installai au pied d'un
petit arbre et appuyé contre son maigre tronc,
lentement, avec délice, avec en arrière pensée la
crainte d'une indigestion, j'ingurgitai le contenu
de mon récipient. Qu'importai la suite, l'instant
était merveilleux. Il n'y eu pas de dégats,
simplement je m'endormis sur place repu, détendu,
heureux. Nul ne fit attention à moi. C'était
tellement banal un prisonnier écroulé sur le sol
et dormant. Mais moi, je devais avoir le sourire
aux lèvres. Je n'étais pas un fumeur impénitent,
pourtant j'aimais bien en griller une de temps à
autre, et dans mes coups de cafard pendant la
drôle de guerre, j'adorais bourrer ma pipe et
étendu sur le dos, laisser mes pensées s'envoler
au rythme des volutes de la fumée de mon cubilot,
comme je l'appelais. Je ne sais si je vous l'ai
déjà dit, mais j'étais ce qu'on appelle en langage
trivial, mon langage préféré parce que vivant,
expressif, un vrai fouille merde et je mettais mon
nez un peu partout. C'est ainsi qu'un jour,
j'entrepris d'explorer le poële qui tronait au
milieu de notre résidence quatre étoiles, et je
poussai une exclamation de joie, en exhibant sous
les yeux incrédules des autres locataires, devinez
quoi ? Une boîte en carton pleine à ras bord de
magnifiques mégots. ROLAND, ALBERT et MICHEL ne
fumant pas, ma trouvaille était pour moi seul. Je
bourrai consciencieusement mon brûle gueule, me
mis en quête de feu qu'hélas je n'avais pas et
cinq minutes plus tard, je partis dans mes
rêveries, dont curieusement les femmes étaient
exclues, ce truc que nous avions entre les jambes
ne servant plus que pour pisser. Non, ce à quoi
nous rêvions tous, ce n'était pas à du caviard, de
la langouste ou autre mets délicat, non, notre
vision à tous, c'était un gros, un énorme steak
accompagné d'un kilo de frites. Je suppose que
pour nos voisins Belges, il devait s'agir de
moules frites. A chacun ses phantasmes. Voilà en
quelques pages, quelques anecdotes résumées, en
gros la vie dans un stalag. Beaucoup de
nationalités étaient représentées. Belges,
Hollandais, quelques Polonais, des Asiatiques, des
Arabes, des Africains, des Anglais et ces
communautés s'étaient regroupées suivant leur
nationalité, vivant leur captivité à leur façon.
Je n'oublierai jamais le départ des Anglais. Ils
étaient certe prisonniers, mais pas vaincus. Quand
ils furent rassemblés pour le départ vers un autre
camp, le plus gradé d'entre eux prit le
commandement et c'est en sifflant le :" Il est
long le chemin", la tête haute levée, marchant au
pas cadencé, qu'ils quittèrent le stalag sous nos
applaudissements et à la grande fureur des Frisés
qui profitèrent de l'occasion pour distribuer
force coups de crosse. Maintenant les départs pour
les Kommandos étaient de plus en plus fréquents et
nous étions impatients, mes amis et moi d'être
enfin désignés. Enfin un convoi de cultivateur fut
formé et en nous serrant pour rester groupés, nous
quittâmes enfin ce camp abhorré où nous avions
tant souffert. Nous n'avions touché que notre pain
et un peu de margarine et nous espérions que le
voyage ne serait pas très long. Enfin dans la
soirée, nous parvînmes dans un village typiquement
Schleu répondant au nom d' HÜFFELSHEIM. On nous
enferma dans une grande salle du premier étage
d'un édifice qui avait du être la maison
communale. Des lits à étage avaient été installés
et chacun choisit une couche à sa convenance. En
cours de route, sur le chemin venant de la gare,
un prisonnier grand, fort au visage de brute,
s'était fait remarqué par son culot, sa grande
gueule. Il avait un petit barda qu'il avait posé
sur les épaules de son voisin en lui disant : -
Porte-moi cela. Comme l'autre protestait il lui
avait dit : - Tu veux que je te casse la gueule,
dans mon équipe de rugby je suis pilier, tu vois
ce que je veux dire ? Et cela avec un fort accent
du sud-ouest. Personne n'avait bronché. C'était la
loi de la jungle parmi les hommes. Evidemment il
choisit ce qu'il estima être la meilleure place,
près de la fenêtre et nul ne chercha à contester
son choix. il s'installait en maître et nous
pressentions qu'il dicterait sa loi car il était
le plus fort. Il se vantait d'ailleurs d'avoir
fait de la taule et il ne se trouvait pas dépaysé
par notre condition. Vraiment ce type me
déplaisait, mais il allait falloir le supporter.
Après une nuit passée au calme sur une paillasse,
qui nous parue être le summum du confort, un vieux
gardien vint nous réveiller en criant : - Auf
stehen ! cri auquel la brute prénommée Olive
répondit par un "ta gueule vieux con" qui
déclancha l'hilarité. Après un brin de toilette,
on nous rassembla pour nous emmener sur la place
du village où nous comprîmes que là, se tenait le
marché aux esclaves. Les paysans les plus
importants choisissaient déjà pour enfin terminer
par le moins riche qui évidemment récoltait le
plus minable d'entre nous. Le premier de ces
messieurs posa son regard sur moi. Dans ma petite
tête une rapide reflexion s'imposa. Chez cet homme
à l'air aisé, j'aurai peut-être une bonne soupe,
alors lâchement je lui souris. J'avais fait
mouche. A ma grande surprise il me dit en
excellent Français : - Il me faut deux hommes.
Avez-vous un camarade ? Je désignai immédiatement
mon copain ALBERT, ROLAND devant rester avec
MICHEL. Le hobereau fit la moue tant il est vrai
que mon copain ne payait pas de mine. Enfin il
accepta et il nous entraina dans son sillage, vers
une belle maison avec bien sûr un énorme tas de
fumier dans la cour. Sa femme et une jolie et
distinguée jeune fille, nous attendaient sur le
pas de la porte. Une grande bringue qui devait
être la bonne, vaquait à de menus travaux et un
autre homme, le commis de ferme, nous attendait
près du tas de fumier vers lequel on nous dirigea.
On nous remis deux fourches en nous ordonnant de
charger une voiture. Les vaches, ça commençait
bien ! ! Nous étions complètement épuisés, le
ventre plus creux que jamais et il nous fallait,
les pieds dans le fumier, soulever des fourches
qui semblaient peser une tonne. ALBERT me disait :
- FUFU, s'il faut attendre midi comme cela, je
vais tomber la gueule dans la merde. Je lui
repondais : - On sera deux mon pauvre ALBERT, je
ne tiens plus sur mes guibolles. Soudain un
retentissant "Kommt, kafe trincken" sembla
s'adresser à nous. ALBERT me dit : - On nous
appelle ! ! Nous posâmes nos fourches et après
nous être essuyés les pieds dans la paille de
l'étable et passé les mains sous l'eau nous nous
dirigeâmes vers la cuisine. Je ne pris même pas la
peine d'examiner le décor, que plus tard je
découvris extrêmement propre et coquet, car mon
regard fut immédiatement attiré par la grande
table situé au fond de la pièce. Table ou deux
assiettes fumantes étaient disposées ainsi qu'une
cafetière, de nombreuses tartines de pain de
seigle, du beurre, de la confiture. Cela nous
semblait incroyable ! Du regard j'interrogeai la
patronne qui nous regardait en souriant ainsi que
sa fille qui nous dit en français : - C'est pour
vous, mangez à votre faim ! Avec timidité malgré
notre impatience, nous prîmes place et nous
emparant de nos cuillères, penchés en avant, sans
aucune retenue, tels des chiens lappant leur
pitance, nous attaquâmes notre soupe. Dans le
silence qui nous entourait, je remarquai soudain
le bruit que nous faisions avec nos cuillères,
notre gloutonnerie. Je levai la tête et je vis que
le sourire avait disparu des lèvres de nos
patronnes et je réalisai que nous mangions comme
de véritables porcs. Je balançai un coup de pompes
dans les tibias d'ALBERT qui me regarda, surpris :
- Qu'est-ce qu'il y a ? - On nous observe, un peu
de tenue ! - Je n'en ai rien à foutre ! fut sa
réponse, alors qu'ayant retrouvé mon sens de la
dignité, me redressant, j'évitai de faire de
nouveaux bruits, mal interprétés par ces
Allemandes qui devaient avoir une bien piètre
opinion sur notre civilisation. ALBERT s'empiffra
littéralement. Quant à moi, certain d'avoir
désormais à manger, je décidai ne ne pas faire
d'excès. Il fallait que je me refasse une santé.
La bonne nourriture, la vie au grand air,
l'activité retrouvée, autant de facteur favorable
à ma proche résurrection. On nous fit faire
différents petis travaux avant le repas du midi,
que nous prîmes encore dans cette cuisine, mais
après les maîtres des lieux. Il ne fallait pas
mélanger les torchons avec les serviettes. On nous
servit encore de la nourriture à profusion et
toujours sous le regard des deux maîtresses qui
s'extasiaient de l'appétit féroce de mon copain.
La demoiselle s'inquiéta même de me voir manger
plus modérément qu'ALBERT, alors que j'étais un
peu plus grand, plus costaud. Je lui racontai
alors les restrictions alimentaires que nous
avions subies et estimant qu'il serait néfaste
pour ma santé de trop me gaver, je préférais
m'alimenter progressivement. Elle m'aprouva et me
demanda quel était mon métier réel. Je lui
répondis qu'avant mon service militaire, je
travaillais dans les bureaux d'une fabrique de
registres. Elle me posa ensuite la question du
pourquoi de mon mensonge. - Sans doute pour manger
à votre faim chez un paysan ! ! Devant ma réponse
affirmative, elle me répondit : - Ça ne fait rien,
nous pensons que vous saurez vous adapter à notre
genre de vie. Elle ajouta encore. - Mon père était
lieutenant pendant la dernière guerre, il n'a
aucune haine contre les Français, simplement il
est heureux que nous vous ayons prouvé notre
supériorité. Avec un petit sourire, je laissa
tomber un "provisoirement" qui la surprit. Si en
plus de cela les Français étaient insolents ou
allions-nous! Dans le courant de l'après-midi,
pioche sur l'épaule, nous accompagnâmes le patron
dans une vigne et il nous demanda d'enlever
l'herbe. Il nous confirma que sa principale
activité était la culture de la vigne et que son
vin blanc était renommé. Mais il avait aussi
beaucoup de champs, deux chevaux et des vaches.
Comme aurait dit Fernand RAYNAUD "un pauv' paysan
quoi". Nous revînmes assez tard dans l'après-midi
et le commis nous montra notre futur boulot:
Nettoyer l'étable, donner à manger aux vaches,
faire de même avec les chevaux et seulement après
que tout soit terminé, nous pourrions passer à
table et ensuite rejoindre le camp. De retour dans
le Kommando les commentaires allèrent bon train.
Chacun avait mangé à sa faim malgré la fatigue dûe
au manque d'entraînement, dans l'ensemble tout le
monde se montrait satisfait. Nous eûmes même droit
à une crise de fou rire car un prisonnier arriva
l'air extasié en disant : - Les gars, demain je me
fais la patronne. Elle est drôlement gentille et
toute la journée elle m'a parlé de bite. J'ai pas
osé la sortir, mais ça ne va pas tarder. Elle va
voir ce que c'est qu'un Français. Un gefang
l'interpella : - Eh andouille! tu sais ce que ça
veux dire "bitte" en allemand ? Ça veux dire s'il
vous plait. Heureusement que tu ne lui a pas mis
la main au panier, sans cela tu étais bon pour la
forteresse. Effectivement, dans les jours qui
suivirent on nous fit prendre connaissance d'une
loi interdisant tous rapports avec une femme
allemande sous peine, suivant la gravité des cas,
d'emprisonnement en forteresse, ou de peine de
mort. Heil HITLER. Nous étions prévenus. Et la vie
s'organisa. Chaque matin le wachman nous
réveillait à 6 h en gueulant son auf stehen auquel
invariablement OLIVE répondait par :"ta gueule
vieux con" si bien qu'un jour le gardien posa la
question : - Wass ta gueule vieux con ? sans
sourciller OLIVE répondit : - Egal gutt morgen !
en français. Heureusement pour lui, l'autre ne
chercha pas à approfondir. Mais le lendemain,
voulant nous faire une bonne surprise avec un bon
accent teuton, au réveil il nous cria "ta gueule
vieux con" alors que nous arrivions difficilement
à maitriser notre fou rire. Il y avait un autre
gardien assez gentil qui fut bientôt baptisé
DALADIER parce qu'il disait toujours que notre
ministre était responsable de la guerre. Il nous
parlait aussi d'un autre Kommando logé dans le
village et dont les "gefang" étaient occupés au
drainage. Il disait "nicht viel essen, die katz
moi pan pan,eux essen"... Il nous disait aussi
qu'il tuait les chats du patelin et que les
prisonniers les mangeaient. Effectivement, un mois
plus tard, trouver un matou dans le bled
équivalait à chasser le tigre dans les bois de
MEUDON. Parmi les travaux les plus pénibles que
nous eûmes à accomplir, c'était l'arrachage des
"Kartofel". Les champs nous semblaient
interminables et tout le monde, c'est à dire, la
bonne, le commis un autre gars de 19 ans et nous
mêmes, munis d'un croc, à longueur de journée,
nous détérrions les patates que nous mettions en
sacs quand elles étaient sèches et transportions
sur notre dos jusqu'au véhicule tracté par les
chevaux. De retour en camp nous nous écroulions
complètement lessivés, mais une nuit suffisait
pour que nous récupérions car la nourriture était
bonne et nous avions retrouvé notre poids normal.
La bonne qui s'appelait JOHANNA avait environ 18
ans et n'était pas désagréable avec nous. Ce
n'était pas une beauté mais elle avait des yeux
splendides. Dommage qu'elle se morde les oreilles
à chaque fois qu'elle riait tellement sa bouche
était grande. Mais c'était une fille saine avec ce
qu'il fallait pour occuper un garçon un peu
entreprenant. Comme en général, je nettoyait
l'étable alors qu'elle procédait à la traite des
vaches, je lui posais des questions pour tenter
d'apprendre l'allemand, puis avec l'espoir de la
séduire un peu, je roucoulais des airs de TINO
ROSSI. Ce n'est pas que je chantais bien mais les
intonations latines la changeaient un peu de leurs
braillements et je voyais qu'elle écoutait mes
romances. Si ça n'avait pas été une "deutch
mädel", ça n'aurait pas fait un pli, pensais-je
dans ma petite tête. Si bien qu'un jour le patron
s'étant absenté avec ALBERT, le commis m'entraina
dans l'immense cave qu'il me fit visiter puis il
me dit en me montrant le haut de l'escalier : -
Toi gucken chef, nicht kommt. Je pigeais ce qu'il
me demandait et je montais faire le guet. Je
l'entendais bricoler en bas et je me doutais bien
qu'il était en train de déguster la production de
la ferme. Au bout d'un assez long moment il
m'appela, me fit voir un tuyau de caoutchouc
plongeant dans un fût, et un verre vide. Il me fit
signe de me servir en me disant en portant une
main en visière au dessus de ses yeux comme le
faisait les indiens pour surveiller mon cher
BUFFALO BILL : "Moi gucken" et il monta à son tour
pour observer. M'étant servi, je dégustais mon vin
en connaisseur. C'est vrai qu'il était bon son
pinard, un peu sec peut être mais il coulait bien.
J'en repris un deuxième verre que je trouvais
encore meilleur, puis un troisième pour étayer
vraiment ma conviction. C'est alors que le frisé,
inquiet, vint me chercher en me disant :" genug,
genug". Je me sentais très bien, plus du tout
prisonnier, et je crois que j'avais ramassé de
bonnes couleurs, bien que ce fut du vin blanc. La
bonne m'attendait dans la cour avec deux grands
paniers. Elle me fit comprendre qu'on allait
couper des choux. Il me semblait qu'il y avait du
vent dans les voiles et je tanguais un peu. La
môme avait un drôle de petit sourire sur sa grande
bouche. C'est vrai que je me la farcirais bien
cette grande bringue. Elle n'aurait qu'un mot à
dire et, fik fik fraulein !! comme disaient les
soldats allemands. Arrivé dans le champ nous nous
mîmes au travail elle devant moi, offrant à ma
concupiscence une magnifique paire de fesses. Au
bout d'un moment, je n'y tins plus, l'alcool
m'ayant rendu euphorique, d'un seul coup pan, je
lui collais la main au panier. Expression vulgaire
que l'on peut traduire par main au cul, expression
plus rationnelle, plus explicite. Mes aïeux,
quelle réaction ! parmi les insultes qu'elle me
décocha, je compris que j'étais un salaud de
Français. Que j'étais saoul comme un cochon,
qu'elle était une jeune fille allemande etc... Je
me contentais de la regarder en riant, ce qui fini
par la désarmer. Elle se contenta de me dire : -
Tu es fou, en se tapant sur la tête avec son
index, toi kaput si tu recommences ! Un peu
dégrisé, je pris une mine contrite qui amena un
sourire sur ses lèvres. Ouf j'avais frolé la
forteresse. Elle ne parla à personne de cet
incident et, par la suite fut toujours très
gentille avec moi. Elle me fit même de la peine le
jour ou ALBERT mangea devant elle un morceau de
chocolat. Elle me dit :"chocolat, moi jamais
mangé". Moi je n'avais pas encore reçu de colis,
sinon je lui aurais donné ma tablette. Car
maintenant, il nous était possible d'échanger du
courrier avec nos familles et j'avais reçu des
nouvelles rassurantes. Il n'en était pas de même
pour ALBERT qui avait ainsi appris que sa mère
avait été tuée par les Allemands, d'où sa
tristesse et sa haine pour nos geoliers. Nous
touchions deux imprimés par mois pour correspondre
et une étiquette pour un colis. ALBERT ne laissa
pas voir ses sentiments mais il devint encore plus
taciturne, et nous parlions peu tous les deux. Je
respectais sa douleur, je la comprenais. Octobre
arriva et nous fîmes les vendanges. Cela me
rappela mon enfance en Champagne où le même
travail s'effectuait dans la joie. Mais ici
l'ambiance était différente et j'étais triste à
cette évocation du passé. Un soir de retour au
Kommando, je trouvais une atmosphère différente
des autres soirs. Que se passait-il ? ROLAND
intérrogé me mit au courant. Un prisonnier nommé
DUMAS, un gars à lunettes timide et emprunté avait
cru avoir ramassé des morpions, tellement son
ventre le démengeait ! Il en avait parlé au
gardien qui l'avait fait examiné et ils avaient
trouvé qu'en fait de morpions le gars avait des
poux à croix de lorraine. Par crainte d'une
épidémie, genre typhus, et pour ne pas contaminer
les civils, les autorités avaient décidé de nous
transporter avec nos affaire à l'hôpital de la
ville la plus proche qui, je crois me souvenir,
était BAD KREUZNACH, car cet établissement
possédait le matériel nécessaire. Et le lendemain,
nous partîmes en camion pour la désinfection. Le
même cérémonial qu'à TREVES recommença. On nous
fit mettre à poil et nous prîmes une douche, alors
que nos affaires passaient à l'autoclave. Ensuite,
toujours à poil, on nous regroupa dans la cour où
un coiffeur muni d'une tondeuse nous attendait. Et
la mise de la boule à zéro commença. Nous étions
transformés en véritables bagnards. Je me souviens
qu'il y avait parmi nous un avocat aux beaux
cheveux frisés qui suppliait qu'on l'épargne. Le
sous-officier qui dirigeait l'opération parut se
rendre à ses raisons et lui fit signe : seulement
un petit peu. L'avocat heureux, s'installa et
effectivement le coiffeur lui en enleva qu'un
tiers. L'opération terminé, alors qu'il se levait
pour nous rejoindre, le sous-off regarda le
travail, fit la moue et dit encore un peu et,
c'est ainsi que par trois opérations successives
il rasèrent complètement le crâne de notre dandy.
Nous on s'en foutait, par contre, ce que nous
aimions moins, c'était de voir toutes ces petites
péronelles d'infirmières qui, un appareil photo à
la main, n'arrêtaient pas de nous prendre sous
tous les angles. Ecoeuré, je tournais la tête et
je pris une bonne tarte sur la tronche, donné par
le gradé allemand qui me gueula "toi, pas bouger,
schwein !". A peine étions nous de retour au
Kommando qu'OLIVE s'en prit au responsable de
notre escapade. Sans arrêt, il l'insultait, le
ridiculisait et le pauvre bougre était incapable
de se défendre. Cela dura toute la soirée et alors
que, déshabillé, j'allais m'allonger sur ma
paillasse, les dernières paroles d'OLIVE me
révoltèrent. Je criais : - OLIVE, ça suffit, ferme
ta gueule ! Il se retourna surpris. Quelqu'un pour
la première fois avait osé contester son emprise
sur le Kommando. - Qui a dit cela ? - Moi,
rétorquais-je ! Je ne pus en dire plus, une masse
de 85 kgs arriva sur ma pauvre pomme et je pris en
pleine figure un coup de tête qui m'envoya à
l'autre bout de la carrée. J'étais vraiment sonné,
étendu sur le dos tout mon bazar à l'air, et je me
mis à gamberger sur la conduite à suivre. J'étais
incapable de reprendre le combat immédiatement. Il
fallait que je récupère, que je réfléchisse. Je me
relevai péniblement et je regagnais ma couche sous
les regards apitoyés de tous les prisonniers. Que
devaient penser ROLAND, ALBERT, MICHEL. Eux qui
savaient que j'avais horreur de passer pour un
dégonflé. Non mes chers copains, ayez confiance,
ce n'est pas fini. Demain, lorsque j'aurais
récupéré, je lui rentrerai dans le chou, mais je
vous en prie, laissez moi, je n'ai que faire de
votre commisération. L'orgueil à ceci de bon, il
vous transcende. J'avais les lèvres tuméfiées,
j'étais tondu et mes amis avaient pitié de moi et
surtout la brute avait encore affirmé son emprise
sur nous tous. Je passais une partie de la soirée
à élaborer un plan de bataille, à me motiver, à
m'encourager, jusqu'à ce que la fatigue s'empare
de moi. Dès qu'à 6 h du matin le classique "auf
stehen!" eut retenti, je me levais d'un bond et
m'habillais à toute hâte. Je jetais un coup d'oeil
sur OLIVE qui, assis sur le bout d'un banc, laçait
ses chaussures en sifflotant fier de sa victoire
de la veille. Quatre ou cinq mètres me séparaient
de lui. Alors, je pris mon élan, mon poing droit
armé et vlan ! de toute ma violence je lui
balançai en pleine poire. L'impact le fit basculer
de son siège et, profitant de mon avantage, je lui
bondis dessus en cognant comme un sauvage. Mais,
il en avait vu d'autres et il savait se battre, de
plus, il pesait 20 kgs de plus que moi. Il réussit
à se mettre à plat-ventre moi sur son dos, et se
releva en force. J'étais accroché à lui essayant
de le maîtriser mais je ne faisais vraiment pas le
poids. Sa grosse patte avait réussi à m'accrocher
et irrésistiblement il me tirait pour me placer
devant lui. Je réalisais qu'à moins d'un miracle
j'étais foutu et c'est à ce moment qu'un robuste
chtimi nommé BAUDEL se décida à venir à mon
secours. - "FUFU à raison, y en a marre !" et
vlan, il lui balança une pêche qui obligea OLIVE à
me lacher. J'en profitais pour foutre le camp à
toute vitesse pour me réfugier chez mon paysan.
J'eus des nouvelles par les copains que je
rencontrais et ce n'était pas fait pour me
rassurer. Ils me disaient : - Tu sais, OLIVE, il
va te tuer. Il te cherchait avec son ceinturon, ce
soir, ça va être ta fête, etc... Alors l'angoisse
s'installa en moi, j'avais peur, terriblement peur
car je savais que la 3ème manche risquait de
m'être fatale, et je fus en proie à des coliques
de mauvaise augure. Pourtant j'étais décidé à
vendre chèrement ma peau. Je ne pouvais pas gagner
mais, en me servant de mes jambes, de mes poings,
tout joueur de rugby qu'il était, il serait
marqué. Quand le soir arriva, je trainais le plus
possible, laissant ALBERT me précéder. Je voulais
être seul pour me concentrer, pour mettre le
maximum d'atouts dans mon jeu. Quand j'arrivais en
haut des marches donnant sur notre grande salle et
que je poussais la porte, un silence de mort
régnait sur le Kommando. Attentif, prêt à bondir,
ayant reçu l'habituelle décharge d'adrénaline dont
je ressentais les effets, je regardais la scène
qui s'offrait à mes yeux. Tous les gars étaient
allongés sur leur lit dans l'attente de la mise à
mort. OLIVE, installé à la table centrale, son
tabac, son papier à cigarette devant lui, semblait
méditer. Il en avait prit plein la gueule et il
avait le visage marqué, ce qui le rendait plus
redoutable encore. J'avais retrouvé tout mon
calme, tout mon sang froid, et je décidais de
bluffer. Enjambant le banc faisant face à mon
adversaire, je m'installais posément sans le
quitter des yeux lui disant: "tu permets" en même
temps que je saisissais son tabac et son papier.
Puis j'entrepris de rouler une cigarette. On
aurait entendu une mouche voler tellement
l'atmosphère était tendue. Miracle, je ne
tremblais pas, toute ma volonté bandée, en vue
d'une possible réaction d'OLIVE. Quand j'eus
terminé ma cigarette, je la portais à mes lèvres
tuméfiées et approchant mon visage du sien je lui
demandais du feu. La surprise se lisait sur sa
face de brute, il devait s'attendre à tout sauf à
cela, à ce défi insensé, et moi, je serrais les
fesses car je n'en pouvais plus de résister aux
contractions de mon intestin. Il me fallait encore
bluffer un peu. Je me levais lentement et je dis
de l'air le plus calme du monde : - Vous m'excusez
les gars, mais j'ai besoin de m'alléger ! Et
nonchalamment sous l'oeil ébahi de tous les
"gefang" silencieux, je descendis les escaliers.
Une fois en bas, c'est au pas de course que je
parcourru les derniers mètres, craignant de lacher
dans ma culotte les effets de ma trouille. Ouf,
quel soulagement, j'étais encore sur mon basting
lorsque j'entendis un pas lourd dans les
escaliers, une silhouette massive se découpa dans
la lumière. De nouveau la panique s'empara de moi,
mon dieu j'allais finir la guerre dans la merde
car, j'en étais certain, il allait m'en tirer une
qui me ferait basculer dans la tranchée. Je
feignis de ne pas le remarquer, tirant
nerveusement sur ma cigarette, OLIVE s'installa à
son tour, et avec une heureuse surprise,
j'entendis que son intestin était dans le même
état que le mien. Quel bruit délicieux à mes
oreilles, que ces bons gros pets foireux Soudain,
il me regarda hilare et moi, enfin détendu, je me
mis à rire aussi. Si les copains avaient pu nous
voir avec nos visages amochés en train de nous
marrer à en pleurer... Il me tendis enfin la main
: - Moi j'aime les gars qu'ont les couilles au
cul, si tu veux on sera potes désormais ! - Oui,
mais à une condition, c'est que tu ne fasses plus
chier les autres ! - C'est promis. Et c'est
toujours en nous marrant que nous réintégrâmes nos
pénates, à la grande surprise des autres
prisonniers, sans doute pas très au courant de ces
moeurs de voyous. Les ayant fréquenté, à mon corps
défendant, quand j'étais terrassier. Je
connaissais leurs réactions. Avec eux dans ce
temps là, le courage était toujours respecté.
OLIVE n'avait pas failli à la règle du milieu.
L'hiver approchait, le travail ralentissait dans
les fermes. Un incident s'était produit avec le
jeune Allemand arrogant qui venait parfois aider
au travail. Un jour, il m'avait insulté et je lui
avais répondu vertement. Nous étions alors dans
les champs, il s'était baissé et m'avait balancé
un caillou. Pour ne pas être en reste, j'avais
ramassé une motte de terre et vlan, en pleine
gueule. Il m'avait jeté un regard haineux et le
soir avait parlé de cet incident au chef. C'est
sans doute ce qui a valu à ALBERT d'être préféré à
moi lorsqu'il fallu choisir celui qui passerait
l'hiver à la ferme. Les paysans procédaient à un
dégraissage et un nouveau Kommando fut formé pour
aller travailler dans une fabrique de gélatine à
SOBERHEIM sur la NAHE. MICHEL, ROLAND, OLIVE,
BAUDEL étaient du voyage. Je fis des adieux
attristés à ALBERT, je serais la main à JOHANNA et
nous prîmes le train où un compartiment nous avait
été réservé. Aprés un voyage sans histoire, nous
arrivâmes dans une petite ville assez accueillante
où les gens maintenant habitués à voir des
"gefang" ne faisaient plus tellement attention à
nous. Le Kommando, où quelques collègues nous
avaient précédés, nous fit bonne impression, avec
au rez de chaussée, une grande cuisine où
s'activait une femme d'une cinquantaine d'années
qui nous accueillit avec le sourire. Il y avait
encore dans ce grand rez de chaussée des
sanitaires bien propres où nous pourrions faire
notre toilette en toute sérénité. Au 1er étage,
après avoir dépassé la salle des "wachman", nous
pénétrâmes dans notre future résidence, assez
accueillante, n'eut été les barreaux qui
défiguraient les deux grandes fenêtres. Je
remarquai l'habituelle disposition des Kommandos
de prisonniers. Au milieu une grande table et des
bancs, et tout autour les lits à un étage couplés
par deux. Avec ROLAND nous choisîmes deux places
côte à côte au premier, MICHEL occupait le lit
voisin du mien. Comme c'était l'heure de la soupe,
une corvée fut désignée pour aller à la cuisine,
d'où les camarades remontèrent avec une lessiveuse
pleine de patates cuites à l'eau, une gamelle de
sauce blanche, un morceau de saucisse de viande et
une boule pour six. Nous fîmes la grimace et nous
commençâmes à regretter nos paysans. Enfin, il y
avait assez de patates pour calmer notre faim, on
verrait bien par la suite. Le soir fut une
réédition du repas du midi et on se rendit compte
que question variété il n'y avait pas grand chose
à espérer. Restait à découvrir le travail !! Le
matin, après avoir fait un brin de toilette et bu
leur erzatz de café, nous partîmes sous la
conduite d'un soldat allemand assez jeune et
vraiment sympathique et nous découvrîmes après une
marche d'un kilomètre cinq cent environ, l'usine
KARL EWALD, gélatine en tout genre. Si les bureaux
situés à l'entrée ainsi que le grand batiment sis
à gauche de l'entrée étaient relativement récents,
le reste de l'usine n'était pas engageant. Des
rails courraient dans les cours, des tas de
vieille peaux et des monceaux d'os étaient
visibles ainsi que des batiments mal entretenus.
Des ouvrières allemands, les pieds enveloppés dans
de vieux sacs de jute circulaient avec des
fourches sur l'épaule ou poussaient de vieilles
brouettes grinçantes chargées de peaux visqueuses
et verdâtres. Des ouvrières en blouses blanches
apparaissaient aux fenêtres du grand batiment
situé sur la gauche et visiblement nous étions
l'objet de leur curiosité. Un grand monsieur sorti
des bureaux, nous fit un discours dans un français
tellement pur, dans un langage chatié, que
j'aurais bien voulu maitriser, qu'un moment, nous
nous demandâmes si nous n'avions pas affaire à un
compatriote. Il remarqua notre surprise et tint à
nous affranchir : - Je suis le docteur GOEBELS,
sous directeur de cette firme, j'ai longtemps
représenté cette fabrique dans votre pays et c'est
moi qui suis chargé de vous transmettre les
ordres. Ils procédèrent à une sélection et quatre
d'entre nous furent dirigés vers le batiment des
femmes où un bruit de machines se distinguait.
C'était une véritable ruche, où, telles des
abeilles, des jeunes filles s'activaient. Mon
coeur se mit à battre plus fort car, vous l'aviez
compris, j'adorais la compagnie des femmes. Elles
m'attiraient comme les fleurs attirent les
papillons et je les regardais sans complexe.
Certaines étaient désirables, les autres
quelconques méritaient un moment d'attention car
elles avaient la jeunesse pour elles et cette
jeunesse, à mes yeux, est toujours belle à
regarder. Elles nous dévisageaient sans hostilité,
échangeant entre elles des propos sans doute
égrillards car elles riaient, et moi, dans cette
ambiance, je me sentais revivre. On nous installa,
MICHEL et moi, à une machine destiné à faire des
plaquettes de gélatine. Ce n'était pas compliqué,
pas fatigant. Nous faisant face, de l'autre coté
de la machine, il y avait deux charmantes
"gretchen", blondes comme les blés dont j'avais du
mal à détacher mon regard. Elles aussi me
regardaient effrontément en discutant. Je
demandais alors à MICHEL qui avait des notions
d'allemand, ce qu'elles racontaient. Il ne put
maitriser un sourire en me disant: - "Elles
parlent de tes yeux". Je fus surpris - "Mes yeux,
qu'est ce qu'ils ont mes yeux ?" Alors, en se
marrant franchement, il compléta son renseignement
-"Elles disent aussi que tu as le regard cochon".
Ainsi ça se voyait à ce point ma tendance à
déshabiller les nénettes sur qui se posait mon
regard ? J' étais peut-être un malade, un obsédé
sexuel !! Le soir, arrivé au Kommando, je pris ma
glace et pour la première fois de ma vie je
regardais la couleur de mes yeux. Gris vert avec
des paillettes jaunes. Personne ne m'en avait
jamais parlé. Et bien si ça les intéressait, les
"Gretchen", je m'efforcerai de les rendre encore
plus cochons, mes yeux. Elles se sentiront
vraiment à poil sous mon regard lubrique. Car
c'était tout ce que je pouvais faire pour défendre
ce qui nous restait de réputation. On avait,
certes, perdu la guerre, mais mesdemoiselles on
avait quelque part une sacré réserve de munitions.
A vous de phantasmer, na! Hélas, je ne restais pas
longtemps à cette place, ils craignaient peut-être
que je commette un viol. Achtung, pas toucher
femmes allemandes !!! Ils m'envoyèrent tout
simplement à la chaufferie, comme il fallait deux
hommes, OLIVE demanda à venir avec moi. Je me
serais bien passé de sa compagnie car je me
méfiais encore de lui. Il pouvait profiter de
notre isolement pour me balancer un mauvais coup.
Mais je dois reconnaitre qu'il respecta nos
engagements, en général les gars du milieu ont une
parole qu'ils respectent. Mais ce que sa
conversation pouvait être lassante. Il passait son
temps à récriminer après tout et j'aurais préféré
être seul avec mes pensées. Tout doucement l'hiver
arrivait et il s'annonçait aussi terrible que le
précédent. Pourrions nous résister au froid avec
la pauvre nourriture qui nous était distribuée ?
Nous manquions de corps gras mais, curieusement,
nous n'étions jamais malade à part les engelures
qui nous firent cruellement souffrir. J'avais
quitté la chaufferie et nous effectuions divers
travaux avec les os, les vieilles peaux que nous
basculions dans des cuves d'acide, ou
transportions dans de grands bacs remplis de
chaux. Les travaux les plus pénibles étaient
réservés à des manoeuvres allemands car je crois
que la convention de GENEVE nous dispensait de
certaines tâches malsaines et trop pénibles. Dans
un atelier vieillot se trouvait des broyeuses, des
malaxeuses etc, et je fus affecté à une de ces
machines. Le contre-maître de cet atelier, qu'un
dimanche, de la fenêtre de notre Kommando nous
avions vu parader en S.A. chemise brune et croix
gammée sur le bras, avait fait une confidence à
MICHEL. Il était un fervent catholique et il se
devait de nous aider à calmer notre faim. Chaque
matin dans un endroit connu de nous seuls, il
laisserait son casse croûte et il nous demandait,
à tour de rôle, d'y faire honneur. Un habit
n'ayant jamais fait un moine, un S.A. pouvait bien
avoir un coeur. Un matin, j'eus un accident qui
aurait pu être grave. Ma machine s'étant bloquée,
je voulu tirer sur la courroie pour la remettre en
marche. Hélas elle repartit toute seule,
entrainant ma main qui se trouva engagée entre la
poulie et cette transmission. Je n'eus même pas le
temps de crier, je me retrouvais avec la main en
compote et trois ongles arrachés. Je souffrais
terriblement et même après que le médecin m'eut
fait un pansement, les élancements de mes doigts
me promettaient une belle nuit blanche. On me
ramena au Kommando où j'eus tout le loisir de
méditer sur ma triste condition. Le lendemain
soir, OLIVE profitant de mon infirmité provisoire
recommença son cirque. J'eus beau le supplier de
rester tranquille, il me répondait en se marrant
:" A ta place, je fermerais ma gueule,
l'invalide". Le salaud, l'ordure, il profitait de
mon impuissance pour rompre le pacte de non
agression. C'est alors que BAUDEL, mon sauveur de
la précédente bagarre se leva et lui dit : - Tu
n'as pas entendu ce que t'a dit FUFU ? Ecrase-toi
un peu !! OLIVE le fixa alors de son air de tueur
et, se mettant en garde lui répondit : - Tu veux
de la bagarre, alors d'accord. Nous assistâmes à
un véritable combat de poids lourds. Tout se
passait en silence pour ne pas alerter les
gardiens. Ils n'essayaient pas de frapper au
visage comme l'auraient fait de vrais boxeurs,
mais ils se frappaient à grands coups dans la
poitrine en ahanant comme des bucherons. Le combat
était équilibré car les adversaires étaient du
même poids. Un marteau ayant servi à de menus
aménagements dans notre cambuse était resté sur la
table et je saisis le regard d'OLIVE qui tentait
de s'en approcher. C'était vraiment un assassin en
puissance. Je n'eus que le temps de bondir et de
ma main valide soustraire cette arme à la
tentation d'OLIVE. Avec BAUDEL j'étais quitte.
OLIVE sentant qu'il ne pouvait pas gagner à la
régulière baissa brusquement sa garde en disant
"ça suffit maintenant". BAUDEL n'insista pas et
chacun regagna sa place épuisé. Le gardien n'avait
rien entendu et pourtant le lendemain de cette
histoire OLIVE fut transféré dans un autre
Kommando. Il partit en sifflotant nous narguant
une dernière fois. Personne ne lui souhaita bon
voyage, heureux qu'il aille se faire pendre
ailleurs. Et l'hiver s'installa avec un froid très
vigoureux et la neige fit son apparition. Nous
nous protégions comme nous le pouvions avec les
pieds enveloppés de vieux chiffons. On nous avait
remis des sabots de bois et je dois dire que
c'était efficace, mais nous étions sous alimentés
et nous grelottions souvent tellement la bise
était glaciale. Des corbeaux aussi affamés que
nous venaient manger dans les vieilles peaux et se
montraient très malins. Ils creusaient toujours au
même endroit de façon à atteindre les peaux non
gélées et ils arrivaient ainsi à créer de petits
tunnels dans lesquels ils disparaissaient presque
complètement. Je décidais d'en capturer un. A cet
effet je me planquais derrière de vieux sacs. Un
corbeau arriva et après avoir observé les
environs, ne voyant rien de suspect, il s'enfonça
dans la cavité. Je n'attendais que cela,
bondissant tel un fauve sur ma modeste proie, je
plongeai la main et en extirpai la pauvre bête à
qui je tordis le cou immédiatement, en m'excusant,
bien sûr. Quand de retour au camp je tendis mon
volatile à la cuisinière en lui demandant de le
mettre dans la soupe, elle récria mais j'insistais
fermement et le soir nous eûmes droit à une soupe
au corbeau. Mais c'est en vain que nous cherchâmes
les yeux sur le bouillon. La pauvre bête était
encore plus maigre que nous. Avec nos camarades,
nous nous concertions souvent au sujet de la
nourriture et nous souhaitions tous une
amélioration que nous avions réclamés en vain. Je
proposai alors de faire la grève pour attirer
l'attention sur notre situation. Hélas un seul
répondit présent, mon camarade ROLAND, dont je
tiens à souligner ici le courage car les nazis
n'acceptaient pas ce genre de manifestation. Nous
décidâmes alors de ne pas reprendre le travail
après le repas du midi. Ce que nous fîmes en nous
installant sur une marche dans la cour de l'usine.
Nous fûmes vite repérés et, le contre maître
général Herr HILL, un personnage rougeaud que nous
trouvions un peu ridicule avec son caban vert d'où
ses mains sortaient rarement et son petit chapeau
genre tyrolien, s'approcha de nous et nous
interpella "Was ist los ? Arbeit, schnell" Tu
parles ! On ne faisait même pas attention à lui,
son visage prenait une belle teinte rouge brique
et en rigolant je dis à ROLAND : - Si on tient
encore cinq minutes, il tombe raide à nos pieds,
frappé de congestion ! ROLAND jeta un coup d'oeil
sur le contre maître et acquiesça : - Tu as
raison, je crois qu'on va l'avoir Devenu fou
furieux, Herr HILL s'adressant à moi me fit voir
ses deux poignets croisés en criant "prison". Nous
éclatâmes franchement de rire et nous lui
répondîmes en français "On s'en fout, on y est
déjà". Il partit alors d'un pas nerveux en
direction des bureaux. Je dis à ROLAND "attendons
la suite, ça ne saurait tarder ! ! ! " et nous
continuâmes à bavarder calmement car nous étions
décidés à subir jusqu'au bout les conséquences de
notre geste. Une demi-heure ne s'était pas écoulée
que nous vîmes arriver Herr HILL en compagnie de
deux officiers. Respectueux des règlements en
vigueur dans toutes les armées du monde, nous nous
levâmes d'un seul bond et nous fîmes un salut
militaire énergique. Un des deux officiers parlant
français nous questionna sur la raison de notre
geste et nous lui expliquâmes que la nourriture
n'était pas en accord avec le travail exigé,
travail de plus en plus pénible. Je fis aussi
remarquer que nous étions toujours des soldats et
que nous espérions être traités comme tels. A ma
grande surprise cet officier nous demanda de
reprendre le travail et se dit prêt à examiner
notre cas. Il tint parole, car le soir même nous
eûmes un dessert et il en fut de même dans les
jours qui suivirent. Mais je ne pus m'empécher de
féliciter mes camarades pour leur courage et leur
solidarité. Il est vrai que j'avais l'habitude
maintenant de ne pas trop compter sur les autres.
Les colis arrivaient maintenant, sauf pour moi qui
n'avait rien reçu de ma mère, celle ci étant trop
pauvre, et je n'avais pas envoyé d'étiquettes à ma
fiancée, par pudeur. Chacun, à la réception de ces
bonnes choses venues de FRANCE s'isolait dans son
coin et faisait l'inventaire sur son lit. Ces
colis n'étaient jamais partagés, chacun pour soi
et cela me choquait. Aussi, le jour où le gardien
m'appela pour me remettre un somptueux colis
offert par la Croix Rouge Troyenne, je
m'installais sur la table et déballais le tout
sous le regard de l'assemblée. En ayant fait
l'inventaire, je dis :- " Les gars, si parmis
vous, il y en a qui ont faim, ne vous génez pas,
c'est pour nous tous". Seul, un silence embarrassé
me répondit, puis, MICHEL vint vers moi avec des
victuailles dans la main. En les posant sur la
table il me regarda et je vis qu'il avait les yeux
embués de larmes. Il me dit simplement: - "FUFU
c'est toi le meilleur, merci pour la leçon". Moi
aussi MICHEL, en écrivant cela je pleure, car je
sais que depuis bien longtemps tu reposes à la
droite de ton Seigneur que tu aimais tant et qui
t'a rappelé à lui bien trop tôt. Le monde avait
tellement besoin de toi, car le meilleur ce
n'était pas moi, MICHEL, mais bien toi qui savait
toujours consoler, apaiser, instruire. A tes cotés
je n'étais qu'un primitif, une brute. Mais tu m'as
tant aidé en me faisant comprendre qu'il existait
un autre monde que celui que j'avais fréquenté. Si
j'ai posé mon colis sur la table, n'est-ce pas un
peu grace à toi que j'ai eu cette impulsion. Trois
ans plus tôt, moi aussi je serais allé dans mon
coin. Mais l'exemple de MICHEL se montra
contagieux. Chacun se mit à fouiller, à faire
l'inventaire de ses précieuses réserves et les
victuailles s'amoncelèrent près de mon colis.
Fromage, conserves, biscuits, chocolat, confitures
etc. Nous décidâmes sur le champ de faire un
gueuleton et chacun se mit à couper, assembler,
faire des parts égales. Evidemment cela ne se
passa pas sans bruit et les gardiens intrigués
vinrent voir ce qui se passait. Il y avait sur la
table des articles dont ils étaient privés et
leurs yeux brillaient de convoitise. Mais, malgré
la sympathie que nous pouvions avoir pour eux, car
ils n'étaient pas emmerdants, ce soir là ils
durent à se contenter de visualiser notre
chocolat. Noël s'était passé dans la tristesse,
loin des notres, sans avenir, personne n'avait
envisagé de marquer cette date d'une façon
particulière. J'avais simplement remarqué que les
Allemands attachaient beaucoup d'importance au 25
décembre et quand nous revenions de l'usine, nous
voyions des arbres de noël scintiller dans les
maisons. Un jour, étant resté au Kommando pour une
corvée, en attendant mes camarades, j'éprouvais le
besoin de transcrire sur le papier mes états d'âme
du moment. Ayant conservé le feuillet sur lequel
je m'étais épanché je vous en livre le contenu.
SOBERUHEIM,
Février 1941
PARTIR
! PARTIR !
Un train passe en
sifflant, emportant avec lui peut-être en FRANCE,
un peu de mon désespoir. Mon regard erre sur le
monotone paysage hivernal qui limite mon horizon.
Le vent souffle et chante dans les barreaux. Cette
barrière inutile qui découpe mon champ visuel en
petites tranches, rendant encore plus sombre le
triste tableau qui se présente à ma vue. Une
blonde fraülein passe, la chevelure flottante, un
sourire vague sur les lèvres. La neige recouvre de
son blanc linceul cette terre étrangère que jamais
je n'aurais du connaître. Quelques arbres, de
leurs grands bras décharnés, semblent prier le
ciel, le prendre à témoin de leurs malheurs.
Qu'ils sont laids si nus et tout gris dans ce
blanc paysage. PARTIR, quitter ce pays où tout me
paraît horrible ! Le ciel lui même à son bleu
limpide souillé de vilains nuages gris. L'infini
n'est plus l'infini puisque là, devant moi, il
prend fin en une grande ligne noire, nette et
droite comme le bord de mon feuillet. Un vol de
corbeau traverse l'espace, et le vent m'apporte
leurs cris de souffrance. J'établis une parallèle
entre le décor et moi-même. J'aurais voulu me
décrire, je n'aurais pas mieux réussi. Le ciel,
mon âme. Là non plus il n'y a plus d'infini
puisque mes pensées, naguère si nombreuses,
infiniment diverses, se résument en une seule,
nette et droite comme la ligne qui borde mon hori
zon. PARTIR ! ! ! PARTIR, toujours ce mot, ce cri
de souffrance traverse mon cerveau, martelant mes
tempes en une cadence obsédante. PARTIR, un petit
mot de rien et pourtant ! ! PARTIR, c'est briser
ses chaînes, être libre, revoir les siens et
vivre, surtout, car j'ai le droit de vivre. Mon
crime ? Etre français, bon pour tuer, bon à tuer.
Je n'ai rien fait de mal. On m'a dit -" marche",
j'ai marché. On m'a dit - "tue", j'ai peut être
tué ? Pourquoi ? A t-on le droit de me condamner.
Je ne le crois pas. Alors, pourquoi suis-je ici
PARTIR, c'est mon droit, c'est mon devoir. Je dois
vivre, je suis sur terre pour cela. Je pars, je
suis libre ! ! Hélas, le vent souffle plus fort,
mon regard ne veut plus voir l'horizon, il
s'accroche aux barreaux. Dans l'escalier, un lourd
bruit de bottes se fait entendre. C'est mon
gardien. On lui a dit de me garder, Il me garde,
pas plus ! Il ne cherche pas à comprendre lui, il
a raison. A vrai dire, il n'y a pas une telle
différence entre nous deux, et le sort capricieux
pourrait un jour inverser les rôles. Il hériterait
de mes pensées, moi des siennes et nous mènerions
tous deux la même vie imbécile. Ne plus penser,
c'est PARTIR un peu ! ! Que faire pour cela ?
Attacher son esprit à des riens, ne voir que le
matériel de la vie. Cela exige une certaine
discipline de mon cerveau. Est-ce possible ? Je
prends une cigarette, l'allume, suis d'un oeil
distrait la fumée qui s'en échappe, en volutes
légères, si légères. Le feu tout à l'heure si
brillant, s'effondre en un tas de braises à peine
rouges. Mes pensées s'effritent elles aussi, la
vie matérielle me reprend, j'oublie. Que la
solitude est cruelle qui me laisse si seul avec
mon vrai moi. Que
de temps écoulé, perdu, depuis notre capture.
Depuis longtemps l'illusion d'un proche retour
s'était envolée, et je commençais à penser à
l'évasion. Nous avions tous vécus des moments
terribles qui nous avaient abattu mais, l'heure
était venu de relever la tête. Chaque soir en
m'endormant, j'y pensais et j'en avais parlé à
ROLAND qui préconisait d'attendre les beaux jours
car, partir en hiver eut été suicidaire. J'étais
d'accord avec lui, mais, je rongeais mon frein.
Quant à MICHEL, quand je lui en parlais, il ne
savait que me répondre - " mon sort est entre les
mains de Dieu qui m'impose ces épreuves, et je
continuerai à subir". Je lui rétorquais - " il est
bien écrit quelque part: : Aide toi, le ciel
t'aidera", il se contentait d'affirmer qu'il
serait un poids mort pour nous deux, ROLAND et moi
et qu'il nous ferait échouer. Mes arguments
n'arrivaient jamais à le faire changer d'avis. Il
y avait trois mois que nous étions dans ce
Kommando, quand on s'avisa que nos cheveux avaient
repoussé et que nous avions l'air un peu manouche.
Comme nous touchions de l'argent, je fis une
proposition à mes copains : - Mon père était
coiffeur et, ayant de son sang dans les veines, je
dois, l'atavisme aidant, pouvoir venir à bout de
vos balais brosse. Vous vous cotisez pour
m'acheter des outils et je vous ferai les coupes à
l'oeil. Le marché conclu, le gardien se chargea de
nous procurer le matériel et, le dimanche suivant
eut lieu la cérémonie de la première coupe. On
tira ma première victime au sort et je
m'installai, tirant un peu la langue, mais je m'en
sorti très bien et toute la carrée y passa. Pour
le dernier c'était presque parfait, le sang avait
parlé et j'étais heureux, quand un copain posa
soudain une question idiote :- " Et pour toi, FUFU
? " Merde, je n'avais pas pensé à cela. Dans ma
petite tête, je réfléchissais pour choisir celui
qui m'abimerait le moins, MICHEL, ROLAND, non,
alors P' TIT LOUIS, un joyeux luron nivernais. Il
s'approcha en rigolant et je lui tendis la
tondeuse attendant stoïquement qu'il attaque. Tout
le monde s'était groupé derrière moi et les
encouragements commencèrent à fuser. Vas y P' TIT
LOUIS, un peu plus à gauche, non, un peu plus à
droite, un vrai massacre à la tondeuse. Puis, d'un
seul coup P' TIT LOUIS posant les outils dit : -
J'abandonne, au suivant . Je commençais à l'avoir
saumâtre à sentir tous ces gars entrain de se
payer ma fiole, un autre se dévoua sans plus de
succès quant au résultat, puis un troisième prit
sa place avant que je me décide à voir ce qu'il en
était. Pour être chouette, j'étais chouette, il y
en avait à tous les étages de mes pauvres cheveux,
une vrai coupe à l'allemande ma nuque n'ayant plus
un poil. Bon garçon, j'ai pris le parti d'en rire,
je dis :- ça va comme ça ! la prochaine fois,
j'essaierais une autre série de surdoués. Les
femmes étaient souvent au centre de nos
conversations, de nos préoccupations, et nous nous
rappelions nos aventures passées, enjolivées par
le temps écoulé. M'étant procuré un cahier,
j'entrepris un jour d'écrire une petite nouvelle
très érotique que je baptisais MARGUERITE du nom
de mon héroïne. C'était vraiment cochon et destiné
à faire phantasmer les copains. Le résultat
dépassa mes espérances, et, après avoir fait le
tour de l'assemblée, ma petite nouvelle fut très
sollicitée. Quand un gars venait me trouver et
discrètement me disait :- " tu peux me prêter
MARGUERITE" j'étais certain de le voir le soir
plongé dans cette saine lecture et j'étais non
moins certain que dans le noir alors que tout le
monde dormait, un pauvre gars solitaire me faisait
gentiment cocu avec ma blonde MARGUERITE. La
sexualité refoulée était une source supplémentaire
à nos souffrances habituelles. Plus d'un an
s'était écoulé depuis ma rencontre avec ma
gentille prostituée. Le dimanche, le nez collé à
nos barreaux, nous regardions passer les gretchen
endimanchées, dont certaines étaient très jolies.
Elles nous regardaient moqueuses et ajoutaient à
nos tourments de mâle. Sous nos plaisanteries
égrillardes, se cachaient en réalité une immense
détresse morale et un besoin physique
obsessionnel. Combien de temps faudrait-il
attendre la joie de tenir une femme dans nos bras
? Je vous ai dit que nous étions exempts de
certains travaux malsains. Or, un jour, surprise,
l'un de nous descendit dans la fosse d'acide pour
en extraire les os ramollis. A l'aide d'une
fourche, il fallait vider cette cuve assez
profonde et, une fois le fond atteint, le
manoeuvre devait jeter très haut sa fourchée,
recevant ainsi des projections malsaines. Le
gefang qui avait accepté le travail était un
postier parisien que j'appelerais YOUGUI dans ce
récit car, c'est ainsi que les Allemands
prononçaient son nom. Il était agé d'une trentaine
d'années, pas très grand mais robuste. Il s'était
ainsi prostitué pour un paquet de cigarettes qu'il
exhiba triomphalement le soir. Quelques jours plus
tard, quand il fallu de nouveau vider cette cuve,
l'un de nous fut désigné, et lorsqu'il voulu
protester on lui rétorqua que ce que YOUGUI avait
fait il pouvait le faire aussi, mais lui n'eut pas
droit aux cigarettes. Et il en fut ainsi pour la
cuve de chaux, puis pour d'autres travaux,
protégés, ou plutôt interdits par la convention de
GENEVE. YOUGUI servait de test et touchait la
récompense de son odieuse collaboration. Nous en
avions marre de sa conduite et, un jour que nous
étions quelques-uns regroupés dans un coin, un
camarade fit une suggestion : - "Il faudrait que
l'un de nous trouve un prétexte pour lui casser la
gueule". En acquiesçant, les copains me
regardèrent avec des mines qui en disaient long
sur leur pensées. Je protestais : - Holà, les
gars, il faudrait quand même pas me prendre pour
ZORRO. Croyez moi, j'aime pas la bagarre Les cons,
ils se mirent tous à rire comme des baleines (si
toutefois une baleine peut rigoler). - Oh ! ça va,
te fais pas prier, on ne te demande pas grand
chose ! Je protestai encore mollement : - Si vous
croyez que c'est marrant d'avoir les yeux pochés,
les lèvres tuméfiées ou le nez en compote ! ! -
Allez FUFU, un bon geste Les vaches, ils m'avaient
aux sentiments. - D'accord, je m'en occuperai
demain ! Ils affichèrent tous des mines réjouies.
Demain, grand spectacle gratuit :" FUFU, l'ange
exterminateur contre le traitre YOUGUI " Et les
questions fusèrent - " comment vas tu t'y prendre
? Quand ? Où ?" Je les calmais en leur répondant-
"Il faut que je réfléchisse, je veux mettre tous
les atouts de mon coté". Le soir dans mon lit, je
passais en revue les travaux qui revenaient par
cycles réguliers. Il y aurait vers les 3 heures de
l'après midi, la corvée des bacs. Il s'agissait de
tirer sur le sol rendu glissant par la chaux
humide, de lourds bacs de bois, munis de deux
poignées que l'un de nous remplissait de vieux os
détrempés. Nous formions la chaîne, armés de
crochets de fer avec lesquels nous saisissions un
bac, qu'en courant nous passions au camarade
suivant qui, lui même après un bout de course le
passait au suivant et ainsi de suite jusqu'au
dernier qui le vidait dans une grande cuve située
au ras du sol. C'est cette corvée que je choisis
pour provoquer YOUGUI. Quand l'heure arriva je
m'arrangeais pour être celui qui lui passerai le
bac. Et le cycle infernal commença. J'attrapais au
galop le bac en bois qu'un copain me présentait,
je pris ma course et le balançais en le faisant
tourner sur lui même à YOUGUI qui manqua la
réception. - Hé ! tu peux pas faire attention. Au
deuxième bac, rebelotte, cette fois il prit un air
méchant pour me dire : - Non mais, tu le fais
exprès ! Je ne lui répondis pas et je continuai
mon manège, alors comprenant que je me moquais de
lui, rouge de colère il me dit - Si tu continues,
je vais te casser la gueule ! - Ah oui ! où cela ?
et quand ? Encore une rotation, le bac toujours
aussi mal envoyé, et la réponse arriva : - Tout à
l'heure, dans les vestiaires ! Je tenais ma proie,
il ne fallait pas que je la lache et les bacs
arrivèrent dans ses jambes le perturbant, le
destabilisant. Fou de rage il me disait : - Petit
con, quand je t'aurai démoli, j'espère que tu
n'iras pas te plaindre aux Allemands. - D'accord,
tu as ma parole, tu me donnes la tienne ? -
Entendu salaud, ça va être ta fête ! Moi, je
rigolais doucement, il était à point. La nouvelle
parcouru toute la chaîne du travail. Tout à
l'heure au vestiaire ! ! Je dois dire qu'après
cette corvée, nous enlevions les sacs qui
protégeaient nos jambes des projections et nous
allions les déposer dans la pièce qui nous était
réservée. Il n'y avait aucun placard et nous
posions nos affaires à même le sol. Je laissais
partir tout le monde, seul ROLAND était resté à
mes cotés. Je vidais entièrement mes poches de
tout ce qui aurait pu me blesser en cas de combat
au sol et mon copain souriait de mes précautions.
La routine, lui dis-je suavement et je pris la
direction des vestiaires. J'éxaminais rapidement
la situation. Les camarades s'étaient alignés de
chaque coté de la pièce. YOUGUI était au centre,
m'attendant les bras croisés. En moi-même je
pensais "le con" il ne connait rien à la bagarre !
Je m'approchais de lui tel un fauve. Il
m'apostropha : - Alors merdeux... Mais il ne pu
continuer sa phrase car, je venais de lui balancer
un magistral coup de sabot dans le tibia gauche là
où ça fait mal. Sous l'impact, il se pencha en
avant et c'est ce que j'attendais. Un formidable
crochet entre les deux yeux lui projeta la tête en
arrière et il s'étala de tout son long. Je lui
bondis dessus pour l'achever mais c'était inutile,
il était K.O. Je le trainai alors contre le mur du
fond contre lequel je le maintins assis. Il revint
doucement du pays des songes et je l'aidai à se
relever. Quand il fut debout adossé au mur, je me
reculais et lui posai cette question - "c'est
fini, tu as compris!". Mais non, il n'avait pas
compris car il se mit en garde en criant - "non ce
n'est pas fini, salaud". J'étais très calme, car,
je savais par expérience que quand on prend un tel
coup les reflexes sont diminués. Mon gauche était
inoffensif, mais je résolu de le tester. Il n'eut
aucune peine à l'esquiver, mais une droite à
assommer un boeuf suivait. Comme la première fois
j'avais visé entre les deux yeux et je sentis que
j'avais touché juste. Tel un pantin désarticulé,
YOUGUI glissa le long du mur et prit la position
horizontale. Je me penchais sur lui. Bonne nuit
les petits, il en avait pour un moment. Un copain
me dit d'un air réprobateur : - Tu l'as tué ! Je
rigolais en lui répondant : - Oui, pour cinq
minutes. Herr HILL nous attendait à la sortie du
vestiaire et, à son habitude se mit à nous compter
Ein, zwei, drei, vier etc... J'étais le dernier,
s'adressant à moi il s'écria - "Il manque un
homme, où est-il ?". De mon pouce, j'indiquais mes
arrières en lui répondant - "Là dedans". Il
s'engouffra dans le vestiaire puis ressortit l'air
affolé : - Qui a fait cela ? - Ich, dis-je en
posant ma main sur ma poitrine et en souriant de
toutes mes dents. Oh mystère de l'âme allemande !
! Je m'attendais à tout sauf à ce qui se
produisit. M'attrapant le bras droit et le levant
haut dans le ciel il s'écria devant toute la
troupe médusé - Du bist MAX SCHMELING ! Le grand
MAX étant le boxeur allemand champion du monde des
poids lourds et idole de son pays. Ainsi, je
venais de démolir leur chouchou et il m'acclamait
presque. Quand YOUGUI sorti, il faisait triste
figure et avait perdu de sa superbe. Le soir, nous
devions passer deux par deux pour la paye dans le
bureau de Monsieur GOEBELS, et je me présentai
toujours avec YOUGUI dont les yeux commençaient à
prendre une jolie teinte violacée, s'accordant
très bien avec ses poils noirs. Le sous-directeur
étonné posa la question pour savoir ce qui s'était
passé. Or, au lieu de répondre - " Jai rencontré
un camion" YOUGUI dressa un doigt accusateur vers
moi en disant - C'est lui Monsieur, comme les
gosses à l'école. Indigné, je bondis sur lui qui
se recroquevilla atterré, je criai - Salaud, on ne
devait pas moucharder, tu avais promis Monsieur
GOEBELS s'interposa alors en disant - Ce sont des
affaires entre vous, nous ne sommes pas concernés,
attendez d'être de retour dans votre Kommando. Le
gardien qui nous ramena ne posa aucune question.
Le soir, assis sur son lit YOUGUI contemplait les
dégâts. Montrant ses yeux à son voisin de lit, il
lui disait - "ça, je me rappelle, mais ça,
disait-il, en indiquant son tibia enflé et
douloureux, ça, je n'en ai aucun souvenir" et il
ne le su jamais. Un camarade non violent me dit -
" Tu es une brute" alors que MICHEL, avec un petit
air réprobateur se contenta d'un "sacré FUFU"
ponctué d'un gros soupir. Je le sais bien MICHEL,
je suis irrécupérable, mais il fallait bien que
quelqu'un se dévoue, car, par la suite c'est lui,
YOUGUI, qui est rentré dans le droit chemin et
c'est tout ce que nous demandions. L'hiver ne
désarmait pas facilement, mais nous venions
d'attaquer le mois de mars et je relançais ROLAND
car je ne pouvais continuer à subir cette vie
misérable sans réagir. Je m'insurgeais contre la
passivité de mes camarades. Parmis eux, il y avait
un petit type d'origine italienne qui avait fait
siennes les théories de GANDHI. Il était d'une
nonchalance incroyable et comme excuses il nous
disait "si vous croyez que je vais travailler pour
ces cons, ils me font chier" avec un accent
méridional inimitable. Jugez de ma surprise, quand
un soir il vint me trouver et me dit : - FUFU,
j'ai une carte michelin de la région, si tu
m'emmènes elle est pour toi. - PASCAL, je ne te
crois pas ! Alors, il alla jusqu'à sa paillasse et
en extirpa la précieuse carte, un véritable
trésor. Mais il n'était pas question pour moi
d'emmener PASCAL qui aurait été un véritable
boulet, lui qui n'arrêtais pas de geindre et je le
lui dit, bien que me rendant compte de ma cruauté.
- Vends moi ta carte, PASCAL ! - Non, emmène moi
FUFU, le fric je m'en fous, je veux aller chez
moi, dans mon midi, je te promets de marcher, de
tenir le coup ! Mais je ne voulais pas prendre un
tel risque et il fallut une semaine de discussions
pour qu'il consente à me la prêter, afin que je la
recopie, selon les étapes que j'envisageais. Avec
l'argent de ma paye, je m'étais procuré une petite
valise où je rangeais les quelques affaires que
j'avais pu amasser. Le soir, munis de la précieuse
carte, punaisée dans le couvercle de ma valise
posée sur la grande table et ouverte en face de
moi, méthodiquement par étapes de 30 ou 40 km, je
traçais sur des feuilles blanches le chemin de la
liberté. ROLAND restait passif, il m'avait dit:
"FUFU, tu te démerdes et je te suis". J'avais
commencé à me priver des biscuits de l'armée
française qui nous étaient distribués au compte
goutte. J'avais même pu en voler une certaine
quantité lors d'une corvée et tout cela était dans
un sac caché classiquement dans ma paillasse. Un
soir que je recopiais ma carte, la porte de notre
chambre s'ouvrit brusquement alors qu'un "achtung"
énergique nous fit tous dresser comme un seul
homme. Accompagné par les gardiens, un officier
allemands venait nous rendre visite. J'eus un
moment de panique bien vite réprimé. J'avais
devant moi la valise ouverte avec la carte
épinglée. Une étape presque entièrement dessinée
était posé sur la table.J'avais toujours
l'heureuse habitude de travailler loin de la porte
et toujours en face d'elle en cas d'incursion d'un
gardien. Mais un officier ! ! Nous étions tous
figés au garde à vous et je poussais un énorme
soupir de soulagement lorsqu'il commenda le repos
avant de commencer son inspection. Mes copains
avaient changés de couleur eux aussi. Si j'étais
pris, il y aurait une enquête pour savoir qui
était concerné, des fouilles, des représailles et
ils devaient penser que j'étais cuit. Heureusement
que je perd rarement les pédales. Je repris
calmement ma place sur mon banc, fermais
tranquillement ma valise et je fis passer la
feuille compromettante sous une autre feuille
blanche sur laquelle j'esquissais une tête
quelconque. L'officier s"approcha de moi, se
pencha et je sentais son souffle dans mon cou.
Regardant mon dessin élaboré, il se contenta de
dire - " ach ! sehr gutt" ce n'était pourtant pas
du MATISSE. La sueur commençait à perler sur mon
front, le temps s'était arrêté, un silence de mort
s'était établi et je sentais tous ces regards
posés sur moi? La tension était extrême et, une
fois de plus, j'étais au centre du spectacle.
Mais, ce n'était pas du théatre, même si je
m'efforçais d'être un bon comédien. L'officier ne
s'empara pas de mon dessin pour le voir de plus
près, découvrant ainsi l'esquisse de ma carte,
cachée dessous. Il se redressa, continua son
inspection et disparu avec les gardiens. Ouf!,
oufi, c'était le seul cri qui sortait de nos
poitrines. MICHEL s'approcha de moi amical et me
dit : - Sais tu FUFU que tu m'as causé une belle
peur ? Je lui répondit : - Je ne risquais rien
MICHEL, ton patron est avec moi. N'as- tu jamais
vu mon ange gardien voleter au dessus de moi ?
Enfin détendu, je plaisantais heureux. Cette fois,
avec une olive coincée dans mes fesses, on aurait
récolté deux litres d'huile. Mais cela, je le
gardais pour moi, je tenais à préserver mon image
de marque, tant il est vrai qu'il y a toujours un
petit coté cabotin en chacun de nous. Mon
intention était de scier un barreau et de partir
de nuit. Ainsi nous aurions quelques heures
d'avance avant que notre évasion soit découverte,
mais ROLAND ne voulait rien savoir jugeant mon
projet trop dangereux. Que faire alors ? Partir de
l'usine ? de jour, c'était impossible. Comment
aurions-nous pu franchir les murs et courrir la
campagne avec nos uniforme de P.G. La seule
solution était de trouver une cachette sûre,
attendre toute la nuit et la journée du lendemain,
car sortir la première nuit aurait été suicidaire
l'usine serait gardée. ROLAND se rallia à mon
plan, mais j'étais en colère après lui et
plusieurs fois, j'essayai de le convaincre
d'adopter mon premier plan. Le soir allongé sur ma
paillasse, je cherchais la solution de la cachette
et ma mémoire me représentait chaque section de
l'usine susceptible de nous abriter une trentaine
d'heures, immobiles, entourés d'ennemis, sans la
possibilité de faire nos besoins naturels. Mon
vieux ROLAND, je te dois quelques heures
d'insomnie, toi, tu t'en fous. J'entends ta
respiration régulière à coté de moi. Tu n'as même
pas voulu te priver de tes biscuits pour faire une
réserve. Tu me prends pour ta nounou, sale petit
bourgeois que j'aime plus que mon frère. Un soir
en revenant de l'usine, j'eus une énorme surprise.
Tois prisonniers évadés venaient de se faire
épingler et avant que l'on vienne les récupérer,
ils avaient été enfermés dans notre Kommando. Et
parmis eux se trouvait ALBERT NADOT. Mon brave
ALBERT, le visage plus creux que jamais, écrasé
par la poisse qui le poursuivait. Nous nous
embrassâmes affectueusement et je sentis sa main
qui glissait quelque chose dans la mienne, alors
qu'à l'oreille il me murmurait "la boussole, sauve
la boussole, ils ne nous ont pas encore fouillés".
Discrètement, je glissai le précieux objet dans ma
poche et je demandai quelques renseignements à mon
"pays".Ils étaient partis sur un coup de cafard,
marchant de jour malgré leurs uniformes voyants.
Je les engueulai en les traitant de vrais gosses.
- Une évasion, ça se prépare, ça ne s'improvise
pas et on marche de nuit, vous aviez tout pour
réussir et vous vous êtes fait avoir comme des
bleus. Ils reconnurent que j'étais dans le vrai et
se dire prêts à remettre ça. Ils avaient gouté à
la liberté un instant retrouvée et j'étais certain
qu'une prochaine fois, ils n'agiraient plus ainsi
à la légère. Quand ALBERT nous quitta, avec ses
camarades, je le serrais sur mon coeur en lui
souhaitant bonne chance ! Je ne l'ai jamais revu !
! Quand arriva le mois d'avril j'étais prêt à
tenter l'aventure. J'avais prévu un scenario qui
tenait debout. Mon problème était d'emmener
quelques affaires mais surtout, mon sac de
biscuits à l'usine, car ma réserve était assez
conséquente. Je ne pouvais l'emmener par petites
quantités car l'usine était infestée de rats et je
devais attendre le plus tard possible pour
effectuer le transfert. Ayant longuement réfléchi
à la question, je m'adressai à PASCAL car, j'avais
remarqué qu'il avait une pélerine caoutchoutée,
genre pélerine cycliste. Il consenti à me la
vendre toujours larmoyant, toujours suppliant - "
FUFU, emmène-moi!" mais, je ne calais pas. Avec
ROLAND nous avions retenu la date du 17 avril car,
je tenais compte de la lune. Nous avions besoin de
sa clarté pour notre marche nocture. J'espérais
qu'avant notre départ nous aurions de la pluie
pour que, revétu de ma fameuse pélerine je puisse
transporter mes vivres, mais le temps restait
désespérement beau. Il y avait, derrière notre
Kommando, une petite cour grillagée qui nous était
accessible. La NAHE, jolie petite rivière coulait
non loin de là. Un soir, accroché aux barbelés,
j'écoutais une musique venue d'une maison voisine.
J'étais triste à mourir. Retrouverais-je enfin
cette joie de vivre, ma fiancée, un foyer ? Quinze
mois déjà que j'avais quitté les miens. Le gardien
vint me rejoindre et comme moi, se mit à écouter
la musique. - "Die Paloma, FUSSINGER !" , et il me
regarda. C'était un beau garçon sympa. Dans son
regard, la même tristesse que dans mon âme. C'est
la guerre Schweinerei !. Non, lui non plus n'était
pas mon ennemi malgré son uniforme. Je suis même
certain que nous aurions pu être copains en temps
de paix, pourtant j'allais m'évader et si je me
trouvais au bout de son fusil, il me tirerait
comme un lapin. Par devoir. La guerre, quelle
connerie, t'as raison mon pote ! Enfin, peu de
temps avant notre grande aventure, la pluie se mit
à tomber, et je décidais d'en profiter. Ce matin
là, j'enfilais ma pélerine et serrant mon barda
contre ma poitrine, je descendis au rassemblement
pour le sempiternel ein, zwei, drei vier. J'avais
l'air d'une grosse matrone et mes copains en
rigolaient mais pas moi. Pourvu que le gardien ne
remarque rien. Pourvu que la pluie redouble.
Pourvu que mes bras ne me lachent pas car le
chemin était long. Mais les Dieux étaient avec moi
et tout se passa bien. Il me fallait maintenant
trasporter cela à notre cache car j'avais opté
pour le grand hangar rempli de sacs d'os jusqu à
une grande hauteur. J'avais récupéré des planches
et ayant sorti quelques sacs tout au sommet du
tas, j'avais construi un abri bien dissimulé dans
lequel on accédait en soulevant un sac plein. Des
plaches disjointes du hangar constituaient le mur
du fond et par les fentes nous pourrions
surveiller les allées et venues. Notre odeur étant
partout dans l'usine j'espérais que même si ils
avaient recours à des chiens ils ne nous
découvriraient pas. Inutile de vous dire que
j'avais employé des ruses de sioux pour aménager
cette cache. Je regrettais de n'avoir pu me
procurer du poivre, car les chiens n'aiment pas
cela et leur odorat s'en trouve altéré. J'avais
également fait des sacs tyroliens avec de solides
emballages en jute et je les avais planqué dans
notre repaire. Quand l'après midi du 17 avril 1941
marqua l'heure de la grande aventure je fis mes
dernières recommandations à ROLAND, nerveux comme
une jeune mariée. - Je partirai le premier en
faisant semblant d'aller aux W.C. un,quart d'heure
après tu feras de même. Sois calme, ne cours pas,
aie l'air naturel. Je pris congé des copains,
embrassant MICHEL qui avait les yeux humides en
nous souhaitant bonne chance. C'était si dur pour
lui de perdre ses deux amis. - Que Dieu vous garde
! Dix minutes plus tard, j'étais installé dans
notre abri, dans l'attente de mon copain, ce ne
fut pas très long. Le bruit d'une course, les sacs
qu'on escalade et ROLAND essoufflé tomba à mes
cotés. Je l'engueulais aussitôt : - Mais, tu es
fou, tu as du te faire repérer ! On a même pas
démarré que c'est déjà compromis. Je devais être
vert de rage et je l'insultais copieusement.Ça
commençait bien. Pour m'excuser il me dit : -
J'avais peur, je ne peux pas t'expliquer. Mais si,
ROLAND, tu aurais pu m'expliquer ce que je savais
déjà. Mais cette peur tu l'avais dominée et tu
étais là, près de moi, prêt à m'épauler dans la
reconquête de notre liberté. Une heure s'écoula
environ puis une certaine agitation sembla
s'emparer de l'usine. Herr HILL s'était aperçu de
la disparition de ses deux grévistes.
Qu'avaient-ils encore inventer ces deux là ? A
travers les planches disjointes, on vit un groupe
épars chercher, interpeller, puis des pas se
firent entendre dans le hangar, les sacs furent
escaladés et on marcha sur nos têtes. Nous avions
levé les bras pour maintenir les planches qui
supportaient les sacs. Notre coeur battait la
chamade et nous devions retenir notre souffle.
Quand nous entendîmes "sie sind nicht da" et que
le bruit du groupe s'éloignant parvint à nos
oreilles, ROLAND voulu parler mais je lui mis la
main sur la bouche et il comprit qu'il fallait
attendre. Il n'avait jamais du lire les aventures
de BUFFALO BILL et les ruses des sioux lui étaient
inconnues. Les Allemands auraient pu nous tendre
un piège et un des leurs resté sur place aurait pu
nous surprendre. Une demie heure plus tard je
jugeai le danger écarté et nous pûmes bavarder à
voix basse. Les heures s'écoulèrent sans nouvelle
alerte et la fin du travail arriva. Nous
imaginions nos camarades regagnant le Kommando et
supputant nos chances de réussite. Je dis à ROLAND
- "Ne nous ayant pas trouvé, ils doivent
s'imaginer que nous avons quitté l'usine. Demain
soir on levera l'ancre". Mais voilà que soudain de
nouveaux pas se firent entendre. les sacs furent
de nouveau escaladés et celui qui donnait accès à
notre cache brutalement doulevé alors qu'un
"raoust" énergique nous intima l'ordre de sortir.
De nouveau, je mis la main vivement sur la bouche
de ROLAND et je la maintins appuyée. Il faisait
très sombre et on ne pouvait nous voir du dessus.
Soudain le bruit d'un fusil que l'on arme me fit
sursauter. J'entrevis un canon se glisser dans le
trou alors que quelqu'un nous cria en allemand
"Sortez, ou je tire". C'est foutu ROLAND, nous
voilà de nouveau les bras en l'air.Devant nous, le
concièrge se tient une carabine à la main. Le
fumier, il se nomme DEFLIZE et il s'était vanté
d'être descendant d'émigrés. Ses arrières
grands-parents avaient fui la révolution française
mais fier de son ascendance il nous avait dit - "
Je vous aime bien". Il se tenait devant nous,
hargneux, fier de sa capture et il nous emmena
dans le bureau où, sous sa garde, nous attendions
le wachman qui devait nous ramener au camp. Ce ne
fut pas un retour glorieux. Le gardien nous
faisait courir le fusil dans les reins, faché
qu'il était du souci que nous lui causions. Arrivé
au Kommando, il fit aligner les copains contre le
mur et nous ordonna de nous mettre nus… L'autre
gardien était venu prêter main forte à son
collègue. J'avais glissé mes copies de carte dans
mon pantalon et je serrai la boussole dans ma
main. Celle-là il fallait absolument que je la
sauve et ça tournait à toute vitesse dans ma
petite tête. Je me répétais: souviens-toi FUFU, ne
t'affoles jamais, efforces toi de dominer les
évènements, les hommes. Ta vie est, et sera
toujours à ce prix. Quand j'enlevais mon pantalon,
le gardien tout heureux vit mes cartes se répandre
sur le sol. Avec son collègue, ils étaient le
fusil armé à la main, nous surveillant comme si
deux types à poil pouvaient être dangereux. Alors
qu'ils regardaient mes cartes, je jugeais le
moment venu de tenter une diversion pour sauver la
boussole. Levant la tête, regardant fixement le
plafond, je poussais une exclamation! Que croyez
vous qu'ils firent ces deux ploucs ? Avec un bel
ensemble, ils suivirent la direction de mon regard
en disant "was ? " Ils auraient mieux fait de
regarder par terre, car la boussole que j'avais
déposé au bout de mon pied était passée sous leur
nez pour atterir près d'un copain qui s'empressa
de la ramasser et de la mettre dans sa poche.
Malgré notre échec, je venais de les baiser et
j'en ressentis une petite joie. Nous ne fûmes pas
maltraité à part quelques coups de crosse bien
justifiés après ce qui s'était passé. Ils nous
firent comprendre que nous serions jugés et que
nous irions en prison, mais de cela, on s'en
foutait. Le soir, sur ma paillasse, je me posais
des questions. Pourquoi DEFLIZE était-il venu
directement sur nous ? Pourquoi avait-il soulevé
le seul sac permettant de nous découvrir ? Y
avait-il un traitre parmis nous ? Ça, je ne l'ai
jamais su. Quelques années plus tard, refaisant le
chemin de ma captivité avec ma femme et ma fille,
je me suis présenté à Herr GOEBELS devenu
directeur de la fabrique. Il ne m'avait pas oublié
et, en hôte charmant nous fit visiter l'usine,
nous entrainant vers le hangar et montrant le tas
d'os qui n'avait pas bougé dit à ma femme -
"Voyez-vous, c'est là-haut que nous l'avons
récupéré "et moi, je revivais intensément ces
minutes dramatiques que pour vous, je viens
d'évoquer. En attendant qu'une décision soit prise
à notre sujet, les Allemands avaient décidé de
nous renvoyer au travail et je dois dire que notre
retour ne passa pas inaperçu. Les petites nénettes
nous montraient du doigt, nous adressaient des
sourires. Et moi j'étais fier comme un jeune coq.
Catalogué comme gréviste, boxeur et maintenant
évadé, ces petites gretchen devaient penser que
j'aurais fait "ein gutt Deutch." J'avais même
repéré une jolie brune qui travaillait dans les
bureaux les deux journées où nous restâmes encore
à bricoler. Je la vis passer plusieurs fois non
loin de moi. Elle me regardait à la dérobée et,
quand je portais mes yeux sur sa petite et
délicieuse personne, elle détournait la tête en
rougissant. C'était d'un romantisme ! ! J'en
rigole encore. Mais, deux jours plus tard, terminé
RUDOLPH VALENTINO ! De nouvelles aventures
m'attendaient et ce n'était plus le moment de
plaisanter. Une nouvelle fois, nous fîmes nos
adieux aux camarades et nous partîmes pour la
gare. Où allions nous ? Le wachman interrogé ne
nous répondait pas. Il nous fit monter dans un
compartiment réservé et s'installa vers le coin de
la porte, le fusil entre les jambes. Les civils
qui passaient dans le couloir jetaient un coup
d'oeil sur nous et devaient se poser des questions
"deux types dangereux", sans doute Le voyage fut
charmant, à part que nous n'avions pas à bouffer,
nos vivres ayant été saisis. Nous allions toujours
vers le nord et j'admirais le RHIN majestueux, ses
îles, ses chateaux et ses berges couvertes de
vignes. Plus tard, ce souvenir devait m'aider à
découvrir et à aimer WAGNER. L'ALLEMAGNE était
belle, ses habitants étaient courageux,
romantiques, mais hèlas, ils étaient nazis. Tous
sacrifiaient à ce rite ridicule et je les vois
encore, allant au travail un attaché-case à la
main gauche, se saluant par un Heil HITLER
retentissant. Au sujet des attachés-cases, une
petite anecdote. A les voir déambuler ainsi, avec
leurs "attachés", j'en avais déduit que
l'ALLEMAGNE était un pays d'intellectuels comme
nous qui étions tous des paysans. C'est à l'usine
que j'eus la clé de ce mystère à l'heure du
casse-croûte car en réalité les attachés-cases
renfermaient tout le petit en-cas du café-trink.
Nous, en FRANCE, on se contentait d'une musette
contenant un pain, un camembert , et un litre de
rouge. Autre pays, autres moeurs ! ! En fin
d'après midi, nous arrivâmes à la petite ville
d'OBERWESEL, située un peu en dessous de KOBLENTZ.
Le gardien nous trimballa un peu en ville et
s'arréta devant la maison d'arrêt. Merde, il
allait nous mettre dans une prison civile, nous,
des militaires. Le wachman parlementa un moment
avec un maton et s'en alla sans un mot. Le gardien
nous enjoignit à le suivre et il ouvrit la porte
d'une cellule où se trouvait déjà un délinquant
allemand, puis il ferma la lourde porte sur nous.
Il n'y avait qu'un lit dans cette étroite pièce,
et nous comprîmes qu'il nous faudrait dormir par
terre. Je demandais au prisonnier :"nicht essen ?"
mais il me regarda d'un air si abruti que je
n'insistais pas. Je dis à ROLAND - "ça y est mon
vieux, on va encore crever de faim" mais il
n'avait pas le coeur à répondre. Nous choisîmes
chacun notre coin et, allongés à même le sol, nous
essayâmes de trouver dans le sommeil une solution
à nos crampes d'estomac. Peut-être que demain
matin nous aurions droit à un bon café chaud avec
quelques croissants ? La journée était déjà bien
commencée quand la porte de la cellule s'ouvrit.
Notre wachman venait nous récupérer. Il était
frais et rose et devait avoir fait un bon
casse-croûte. Il nous fit sortir de prison et nous
quittâmes la ville pour attaquer une route qui
s'élevait régulièrement en direction de l'ouest.
Le soleil commençait à taper et nous avions
terriblement faim. Je demandai au gardien si enfin
nous allions avoir à manger et il me répondit :
"Ja, là-haut" et notre calvaire continua. J'étais
affailbli par les restrictions volontaires que je
m'étais imposées en vue de notre évasion, me
privant de biscuits et ROLAND avait l'air plus
solide que moi. Nous fîmes ainsi des kilomètres
avant de déboucher sur un plateau où le camp de
WIBELSEHEIM avait été construit dans le style
classique: Barbelés, miradors, baraquements... Il
était temps pour moi que nous arrivions, car je ne
devais qu'à mon orgueil d'être encore debout. Je
devais manquer de glucose et je sentais venir la
défaillance. Dans l'allée centrale, je passais à
coté d'un soldat en uniforme polonais qui allait
manger sa soupe. Il vit alors mon regard de
détresse, spontanément il me tendit sa gamelle et
sa cuillère en me disant :"Kamarade, essen". Je me
jetais littéralement sur sa pitance que
j'engloutis à toute vitesse. Puis, je regardais le
soldait en pleurant pour lui dire merci et je vis
que lui aussi avait les yeux humides. Quel
admirable peuple que ces Polonais, les Allemands,
dans leur fureur d'avoir été repoussé par eux sur
le canal de la MARNE au RHIN, cherchaient dans nos
rangs quand nous avions été fait prisonniers en
nous intérrogeant "Polak, polaks.." sans doute
voulaient-ils leur faire payer cher leur courage
et leur détermination. Pendant que je me
restaurais, ROLAND avait suivi le gardien qui
avait pénétré dans les bureaux du stalag, mon
camarade restant dehors. J'allais le rejoindre
jusqu'à ce qu'un autre soldat allemand nous
conduise à notre baraquement. Quand nous
pénétrâmes dans la pièce, je remarquais que de
nombreux lits étaient inocupés et nous en
choisîmes un à notre convenance sous le regard de
la dizaine de gefang occupant la pièce. L'un d'eux
vint vers nous et nous posa cette question :
"Evadés ? " Devant notre réponse affirmative sa
physionomie s'éclaira et il cria aux autres "ce
sont des amis ! !". Alors, ils virent tous nous
serrer la main en nous confirmant qu'eux aussi
étaient des évadés. Ils s'enquirent de l'état de
notre estomac et nous donnèrent à manger. L'un
d'eux nous dit : - "Nous attendons qu'une cellule
soit libre pour purger notre peine de 15 jours de
prison. Il y a une très grande entente entre nous,
notre devise est un pour tous, tous pour un. En
cellule le régime est sévère, une soupe tous les
trois jours, un morceau de pain tous les jours.
Aussi, nous nous restreignons un peu et nous
faisons passer la nourriture aux copains
emprisonnés - Mais comment est-ce possible ?
interrogeais-je. Alors, il me donna des détails :
- Chaque matin, les tolards sortent et, sous bonne
garde, vont faire leur toilette dans les lavabos
qui ont été évacués. Nous planquons le rab de
nourriture sous les lavabos et les gars se
débrouillent pour consommer sur place ou dans leur
cellule. Ça marche comme cela depuis toujours, les
anciens renseignent les nouveaux et vous en ferez
autant car la chaîne "évadés" ne doit pas
s'interrompre. Autre chose... Toutes les combines,
tous les renseignements que vous pourrez donner se
transmettront de bouche à oreilles. Voilà... On
compte sur vous . Quelle ambiance formidable
régnait dans cette pièce. Nous étions entre nous,
les gars du refus. Bien sur, nous étions tous des
perdants, mais nous avions tous la même idée en
tête : RECOMMENCER ! ! et je me sentais fier
d'être avec eux, ces hommes étaient sortis du
troupeau et c'étaient mes amis. Je trouvais cela
merveilleux car, il y avait dans le regard que
nous échangions la même flamme, la même fièrté, la
même sympathie. Loin de moi l'idée d'accabler mes
camarades prisonniers qui ont subi leur captivité
sans broncher. Beaucoup ont des excuses. Il
fallait faire un choix difficile. Ou bien faire le
gros dos et laisser passer la guerre en
s'installant le plus confortablement possible dans
la place que les Allemands nous avaient attribuée,
ou risquer sa peau pour revoir le pays. Vous
comprendrez dans les lignes qui vont suivre que
l'on pouvait très bien, en captivité, être heureux
et comme les soldats d'ANNIBAL s'endormir dans les
délices de Capoue. Mais je n'en suis pas encore là
et l'histoire continue ! Les Allemands ne nous
laissèrent pas dans l'oisiveté. Sur l'immense
plateau de WIEBELSHEIM où nous campions, une forêt
avait été rasée et il restait d'énormes souches à
transporter. Alors, il nous rassemblèrent avec
d'autres minables, nous comptèrent, bien
évidement, et nous emmenèrent sur le chantier où
on nous distribua de grandes et solides perches.
Arrivés devant une souche extraite du sol par un
tracteur, nous engagions ces perches sous la
racines. D'autres gefang saisissaient le bout
resté libre et ho hisse avec un bel ensemble nous
soulevions la souche que nous emmenions en cadence
vers le lieu où des camions venaient les chercher.
Parfois, un plaisantin entonnait le chant des
bateliers de LA VOLGA que nous reprenions en
choeur, mais, les feldgrau nous intimaient l'ordre
de nous taire et se faisaient un plaisir de nous
balancer des coups de crosse : - "toi pas content,
toi pas partir, los scheller ! !". Nous étions fin
avril et l'hiver tint à effectuer un petit baroud
d'honneur. La neige mouillée, poussée par un vent
violent et froid venait se plaquer sur nos
visages. Mais personne ne se plaignait car nous
avions fait un choix et nous en payions le prix.
Je savais maintenant comment fabriquer une
boussole. Je savais aussi que le chiffre 3 était
le meilleur pour constituer une équipe, que la
marche dans les bois était pénible, mais la plus
sûre, que les rivières posaient de graves
problèmes, qu'il fallait se méfier des voies
ferrées et aussi hélas, des mouchards. Chacun
apportait son expérience au service de tous les
évadés en puissance. Mais notre belle harmonie ne
dura pas, car un jour, au retour d'une corvée nous
trouvâmes notre piaule envahit par des gars du Sud
Ouest, des landais, des résiniers libérés par les
Allemands pour reprendre chez eux leurs
occupations mais au service de l'ALLEMAGNE. Nous
avons voulu sympathiser avec ces gars qui
rentraient en FRANCE mais le dialogue s'avéra bien
vite impossible. C'était des gens rudes qui
employaient un patois incompréhensible pour parler
entre eux et ils se montrèrent bien vite méprisant
envers nous. Cela fut bien plus flagrant, quand le
matin comme d'habitude, ayant fait la part de rab
de soupe pour les taulards, les résiniers alors en
force et protégés par les Schleus se tapèrent le
supplément. Nous étions outrés, écoeurés , et
devant nos invectives les Landais ne savaient que
répondre avec un gros rire. Ils (les évadés)
n'avaient qu'à rester tranquille. C'est pour moi
un très mauvais souvenir et j'étais profondément
choqué. Chaque jour j'apprenais à mieux connaître
l'homme, à l'aimer ou à le detester mais pas à le
haïr, car je m'étais juré de supprimer ce mot de
mon vocabulaire. Je cherchais toujours une
motivation à telle ou telle conduite, je
m'efforçais à une meilleure compréhension, mais
parfois j'étais honteux d'appartenir à la race
humaine. Qui donc a dit : - Plus je connais les
hommes, plus j'aime mon chien. Avait-il fait la
guerre ce penseur, avait-il été prisonnier ?
J'avais été convoqué dans le bureau du commandant
responsable du camp. Lorsqu'ils m'avaient fouillé
les frisés s'étaient emparés de la lettre que je
destinais à ma mère : "A lui remettre en cas de
décès". Dans cette lettre, je lui demandais de
pardonner aux Allemands qui avaient l'ordre de
nous garder, alors que mon devoir de soldat était
de m'évader. Je lui disais aussi qu'il faudrait
bien qu'un jour la haine disparaisse entre nos
peuples car j'avais rencontré ici de braves gens
qui, comme nous, avaient horreur de la guerre,
cette abomination. Et je lui demandais pardon de
la peine que je lui causais, je terminais en lui
disant qu'elle n'avait pas à rougir de moi et que
c'était cela le principal. Le commandant était
forcément en possession de la lettre. Il me
demanda mes motivations et je lui dis que bien que
prisonnier je me considérais toujours comme un
soldat. Il me demanda si je recommencerais. Je lui
fis un sourire en lui répondant "sans doute" et il
me sourit lui aussi en n'omettant pas cependant de
me dire "attention, la récidive coûte cher et vous
avez déjà un petit dossier, alors, je vous mets en
garde". On se serait presque cru dans un salon, en
train d'échanger des mondanités ! Le premier mai
fut un jour de repos et la soupe fut plus
consistante que d'habitude. Il y avait même de la
viande, mais, ce qui nous surpris c'est que
personne ne fut en mesure de dire à quel animal ou
plutôt à quelle charogne elle avait appartenu.
Enfin, cela calmait notre faim pour quelques temps
et nous changeait des rutabagas et des choux
constituant nos menus habituels. J'avais remarqué
que dans le camp beaucoup de prisonniers avaient
de grands cheveux. Comme j'avais sauvé mes outils
de coiffeur du désastre, j'eus l'idée de me faire
un peu d'argent pour envoyer à ma mère et, sortant
un banc devant la porte du baraquement je posais
mes outils dessus et je criais : "30 pfening la
coupe ! au premier de ces messieurs", et les gars
vinrent de plus en plus nombreux. J'avais remarqué
un type qui m'observait depuis un moment. Il
s'approcha de moi et me dit : - Toi, tu es
coiffeur comme moi je suis évèque ! - Pourquoi ?
Ça se voit ? C'est mon père qu'était coiffeur.
J'ai pris sa succession. Le gars rigola et me dit
:- Tu sais, moi, j'en suis un vrai, mais je n'ai
plus d'outils ! Il était sympa, alors, je lui
proposais un arrangement. On allait travailler à
la chaîne, moi je commencerai à la tondeuse et lui
ferait la finition "ça marche" me répondit-il.
Comme chez tout bon coiffeur qui se respecte, ma
clientèle faisait la queue, car mes prix défiaient
toute concurence. Je fis asseoir les prisonniers
par série de 5 sur le banc et en avant la
tondeuse. Ça, c'était du grand art. Le soir, je
partageais loyalement avec mon garçon coiffeur et
tout cela dans la bonne humeur générale. J'avais
fini par amasser un joli petit pécule en argent de
camp et avant de m'endormir, comme un avare je
tatais ma poche gonflée. J'avais maintenant de
quoi voir venir. Enfin arriva notre tour d'aller
en cellule. Bizarrement c'était des Polonais qui
faisaient office de matons. Sans doute étaient-ils
originaires des régions que les Allemands avaient
annexées. Et, pour cette raison ils bénéficiaient
d'un traitement de faveur. Ils n'étaient pas
mauvais avec nous et nous gardaient avec une
certaine philosophie. Dans cette baraque-prison il
y avait une grande allée centrale avec des petites
cellules réparties de chaque coté. La mienne se
trouvait tout au fond et à droite de l'allée.
L'inventaire fut vite fait. Un bas flanc sans
paillasse, une petite couverture, et une énorme
tinette, le tout éclairé par un petit vasistas
grillagé. Je venais de découvrir ce qui serait mon
univers pendant 15 longs jours. Qu'est ce que
j'allais m'emmerder ! ! Je voyais fuir aussi mes
plus belles années. Au mois de juillet j'aurai 23
ans. A quoi se résumait ma jeunesse, où avait-elle
abouti ? Là, le cul sur une planche avec la
perspective d'avoir un peu plus faim dans les
jours à venir. J'en avais marre et le
découragement s'emparait de moi insidieusement.
J'avais perdu mes amis. ROLAND moisissait dans une
cellule voisine. Le reverrai-je ? Ce n'était pas
certain ! J'en étais là à ressasser ma mélancolie
quand je perçu un grattement sur la cloison
mitoyenne avec la pièce voisine. Je m'approchai et
collai mon oreille contre la séparation. - Y a
t-il quelqu'un , entendis-je - Oui - Baisse-toi et
enlève la deuxième planche du bas ! Surpris je me
baissais et ne voyant rien je le disais au gars
que j'entendais rire. - Vas à chaque bout et
retires les clous ! J'obtempérai et avec mes
ongles je décollai les pointes qui n'offrirent
aucune résistance. Une minute plus tard, je serrai
la main de mon voisin qui me précisa que dans
toutes les cellules la deuxième planche était
libre et que le soir on pouvait si on le désirait
se réunir à plusieurs pour jouer aux cartes, le
prisonnier de la première cellule assurant le
guet. - Mais cela est notre secret, et on ne le
divulgue qu'à ceux qui arrivent pour purger leur
peine. Maintenant, si tu veux fumer,tu trouveras
des cigarettes et des allumettes coincées dans le
couvercle de la tinette. Tu vois, les Schleus on
les baise comme on veut . me précisa t-il. C'était
très réconfortant mais je dis au copain . - Je
vais me retirer dans mes appartements, j'ai
surtout besoin de solitude et de repos, et je vais
roupiller le plus possible pour récupérer . Je
réintégrai ma cellule et je m'allongeai sur la
planche me couvrant de ma maigre couverture. Il
faisait froid et la nuit n'était pas encore là.
Pourtant brisé, anéanti je m'abimai dans l'oubli.
Trois jours plus tard, un frisé vint me chercher :
- "Raus, schnell, alles mit nemen". Je me dis
"merde, qu'est ce que j'ai encore fait, ils ne me
lacheront pas les pompes !". Un camion attendait
dans la cour, déjà rempli de prisonniers. Le
wachman me fit monter en vitesse, sans me laisser
le temps de prévenir ROLAND. J'avais tout juste eu
le temps de récupérer mon barda chez le polak
maton. Le camion nous emmena à OBERWESEL où nous
prîmes le train qui parti en direction du sud. Les
gars discutaient entre eux, l'un d'eux me dit : -
C'est le printemps, les travaux des champs ont
commencé et à la campagne ils ont besoin de main
d'oeuvre. - J'espère que tu as raison vieux, chez
les paysans on bouffe mieux qu'au stalag. Puis, je
me posais la question de savoir pourquoi on
m'avait fait sortir de prison prématurément. Et
une seule réponse venait de mon esprit !
L'officier qui m'avait interrogé ! ! Je crois que
nous nous étions compris tous les deux. Cela avait
été une rencontre d'homme à homme, non pas entre
vainqueur et vaincu, entre ami et ennemi, non,
simplement le temps d'un regard, d'une réflexion,
d'une appréciation. Le contact s'était établi
entre nous, fait d'estime et de compréhension. La
Wehrmacht n'a jamais été la S.S. heureusement pour
nous et j'en avais la preuve, mais il y avait des
brebis galeuses et j'aurais hélas, l'occasion de
vous en parler. Pour l'instant, toute ma gratitude
allait vers cet officier, qui sachant que je ne
baisserai pas les bras, délibérement m'envoyait
dans un Kommando situé plus près de la FRANCE,
chez des paysans ou je pourrai me refaire une
santé. Merci mon commandant, j'espère que la
guerre a été clémente pour vous. J'ai débarqué
dans le village de WOLFERSWEILER. Le wachman nous
a remis à un de ses collègues de notre nouveau
Kommando situé dans le centre du village. C'est
une grande maison avec une immense salle où trois
lits superposés font le tour de la pièce. Aimant
bien les hauteurs, je choisis le plus haut perché,
je pourrais mieux voir le spectacle permanent de
notre communauté. Puis le gardien m'emmena vers
mon futur chef, Herr KARL WELSCH, qui habitait une
belle maison située dans une petite rue du
village. D'emblée, cela fit tilt dans mes pensées.
Le gardien nous ayant laissé seuls, j'examinai mon
nouveau patron, un petit vieux tout souriant,
coiffé d'une casquette à la française et qui, en
guise de préambule me dit "Kriegs pas bon, ich
VERDUN. Komt mit". Je lui emboitai le pas et il me
présenta sa fille Frau LEONARD dont le mari était
soldat. Comme le père, la fille les yeux rieurs
masqués de lunettes, me fit une excellente
impression. Et dans cette cuisine une jeune fille
brune dont les longs cheveux noirs tombant sur les
épaules me fit songer à une petite sauvageonne.
Elle s'affairait à mettre un tas de bonnes choses
sur la table. Des oeufs durs, du jambon, de la
confiture, du pain de seigle. J'en étais ébloui,
surtout quand la jeune fille que la patronne
venait d'appeler MARIA me dit en allemand : "pour
vous". Avant de m'installer, je regardais plus
attentivement MARIA. Elle avait le visage halé des
gens de la campagne. Ses yeux noirs se posaient
sur moi sans timidité, son nez petit et légèrement
retroussé adoucissait ce que le regard pouvait
avoir de dur et sa bouche saignante comme un beau
fruit avait le petit défaut d'avoir la lèvre
inférieure qui dépassait légèrement celle du haut
comme dans un geste de moquerie permanent. MARIA
était petite mais bien proportionnée. Sa robe aux
couleurs vives moulait une belle poitrine que l'on
devinait ferme. Deux jolis bras ronds et bronzés
étaient malheureusement terminés par des mains de
fille de la campagne, habituée aux durs travaux
des champs. Sa taille cambrée mettait en relief
une croupe qui allait sans doute me faire
phantasmer. Mais sa démarche n'avait pas la grâce
que l'on prête aux manequins. Qu'importe ! je sus
d'emblée que j'aimerai cette fraulein dont
d'admirables dents blanches éclairaient le
sourire. J'étais fou de joie et prêt à me défoncer
pour ces braves gens qui m'avaient réservé un tel
accueil. Ils m'avaient regardé manger anxieux,
semblait-il de me voir caler si vite. Le chef
s'inquiéta :"nicht gut..." je souris alors en lui
faisant voir mon estomac. Je commençais à
maîtriser l'allemand et, je lui expliquai que
depuis de longs mois j'avais souffert de la faim
mais que je comptais bien me rattraper. Il était
au courant de mon évasion manquée et me le fit
savoir. Il me dit aussi que chez lui je serai bien
traité et que je ne penserai pas à partir. Puis il
m'enjoignit à le suivre et me fit visiter son
domaine situé au coeur du village. Dans l'écurie
bien tenue, je comptai une dizaine de vaches, dans
une stalle voisine, deux superbes juments, des
cochons, des poules et bien sûr le tas de fumier
dont l'importance servait de critère pour établir
l'aisance de son propriétaire. Puis, il attela une
charrette à quatre roues, mit deux faux, deux
fourches et m'invita à monter. J'étais heureux, je
venais de tirer le gros lot et je souriais à mon
chef qui me rendait mon sourire. Il avait vraiment
une bonne bouille le pépé. Il m'offrit même une
cigarette que je fumai avec un plaisir extrême.
Après les mégots et toutes les feuilles séchées
que nous avions essayés, cette cigarette allemande
avait dans ma bouche un goût de miel. Arrivés dans
le champ, nous descendîmes et il me remis une faux
en me faisant signe de commencer. Merde, jamais je
n'avais fauché, enfin, il faut un début à tout. Je
levais la faux bien haut et vlan, de toute
l'énergie qui me restait je l'abaissai sur
l'herbe. Un grand craquement se fit entendre et je
restai le manche à la main, alors qur le fer était
entré d'au moins vingt centimètres dans le sol !
J'étais atterré, timidement, je regardais le pépé
m'attendant au pire. Mais non, ce brave papy
continuait à me sourire en suçotant sa pipe. Il se
contenta de me demander quel était mon vrai
métier. Je lui fis comprendre qu'avant la guerre
j'avais travaillé dans les bureaux, lui dire tous
les emplois que j'avais tenu n'aurait servi à
rien. - Ça ne fait rien, maintenant tu vas
apprendre. D'abord, quel est ton nom ? - GERALD -
Ça s'écrit comment ? Je lui épelais - Alors ce
sera GUERALD... verstanden ! - Ya wol, chef ! Et
prenant sa faux, avec patience il m'enseigna. Une
demie heure plus tard j'avais l'impression d'avoir
été faucheur toute ma vie alors que j'avais été
plutôt fauché. Le repas du soir fut familial. On
me présenta le petit garçon de la patronne, alors
agé de 5 ans et on lui dit que j'étais son oncle.
J'étais vraiment ému par tant de gentillesse.
MARIA me servait copieusement en me faisant
remarquer que j'étais maigre et qu'il fallait que
je me remplume. Bref, je venais de quitter l'enfer
pour le paradis. Restait à voir la vie du Kommando
où je revins dans la soirée. Je me présentais à
mes nouveaux copains qui m'accablèrent de
questions. Je vis alors que le fait de sortir de
prison après une évasion me conférait d'emblée un
certain prestige. L'interprète du Kommando se
présenta de lui-même. EMILE, mais je dois avouer
que sa gueule ne me revins pas. Un gars s'approcha
de moi et me dit : - C'est une tante, il se fera
un plaisir de te faire une pipe ou de te prêter
ses fesses au choix. Même les allemands se servent
de lui, c'est notre putain de service Tout cela
dit devant EMILE qui me regardait en riant. Ainsi,
après avoir entrevu le paradis je replongeais en
enfer. Dans la promiscuité, l'abjection, quelle
triste humanité. Par contre, il y avait des gens
intéressants dans ce Kommando. On y jouait au
bridge, aux échecs et je me promis d'apprendre
tous ces jeux inconnus de moi. En bon prolétaire,
je ne connaissais que la belotte et les dames.
Installé sur ma paillasse, je regardais les gars
vivre, s'agiter sous moi. Aucun n'avait l'air
malheureux. Ils parlaient de leur boulot, des
petites anecdotes de la vie courante. Ils avaient
choisi comme responsable un gars à l'air énergique
et sympathique qui servait de tampon entre les
prisonniers et l'autorité militaire. Il avait
droit à double courrier et accompagnait les
gardiens quand il avait des achats à faire, car,
comme nous touchions de la monnaie de camps, nous
avions le droit d'acheter les objets dont nous
avions besoin: Rasoirs, couteaux, glace, brosse à
dent ... Seul le savon faisait défaut et celui que
nous touchions était sans doute fait avec du
platre. Ce soir-là, lorsque je fermai les yeux,
avant de m'endormir, curieusement une tignasse
brune se balançait devant moi et, bien en dessous,
une belle petite paire de fesses en marquait le
rythme. Enfin, je reprenais goût à la vie. Le
premier dimanche de mon arrivée, une fois les
bêtes soignées, la patronne m'enjoignit de la
suivre. Elle monta au 1er étage et ouvrant une
porte me fit voir la salle de bains accueillante
que je fus surpris de trouver dans cette maison
campagnarde. Puis, elle me fit comprendre que
chaque dimanche je pourrais faire ma toilette en
ces lieux. Vous dire mon ravissement, moi qui, en
FRANCE habitait un taudis sans confort, sans eau,
sans gaz, sans électricité, avec un plafond tout
noir et pour moi un réduit sans fenêtre ou l'on
avait installé mon lit. Resté seul je me
déshabillai en hâte et me laissai couler dans ce
bain que MARIA m'avait préparé, après avoir pris
le sien. Accroché à la paroi de la baignoire, je
vis, oublié là, un petit poil, noir et frisé. Je
sus tout de suite d'où il venait. Avec précaution
je le décrochai et le regardai amoureusement, puis
le gardant comme un fétiche, je le mis dans mon
portefeuille. J'étais inondé de bonheur, j'avais
l'impression de vivre un rêve incroyable, un peu
comme un voyageur égaré dans le désert et qui au
détour d'une dune, débouche dans une oasis. J'en
étais certain,les contes de fée, ça existait et
j'en étais la preuve. Nous étions en mai et le
printemps s'installait avec toutes ses odeurs, ses
couleurs. Le soleil haut dans le ciel diffusait
une douce chaleur qui me pénétrait délicieusement.
Mes forces étaient revenues et avec elles,
puissant, un désir qui parfois me rendait
indécent. Je vivais trop avec MARIA. Nous étions
toujours ensemble et avec elle je faisais bien des
progrès dans la langue de Goethe. J'avais appris à
maîtriser les chevaux, à labourer. J'étais un vrai
valet de ferme, bien nourri, bien traité. Hélas je
me rendais compte que je devenais amoureux de ma
petite MARIA. Oh ! elle n'étais pas du genre
aguicheuse et puis n'était-elle pas fiancée à un
soldat allemand ? Ne faisait-elle pas partie des
Jeunesses Hitlériennes ? Mais j'avais sous les
yeux, toute la journée, une fille saine, simple,
courageuse, souriante et qui était aux petits
soins pour moi. Je commençai à combattre ces
sentiments que je sentais sourdre en moi mais
quand nous revenions, installés tous deux sur le
char de foin qui sentait si bon et que les guides
à la main je conduisais d'une main sure
l'attelage, je sentais son regard posé sur moi. Si
je tournais la tête pour lui sourire elle baissait
les yeux pudiquement. J'avais souvent des
érections que je m'efforçais de dissimuler mais
j'avais parfois vu un regard amusé se porter sur
une bosse inconvenante. Non vraiment MARIA ne
pouvait ignorer le puissant attrait qu'elle
excerçait sur moi. Je me réveillai un matin avec
un violent mal de gorge et de la fièvre. Je
laissai donc mes camarades partir à leur travail
attendant que le gardien vienne vérifier qu'il ne
restait pas de prisonniers dans le Kommando.
Lorsqu'il me découvrit, il s'enquit du motif de ma
présence puis il m'intima l'ordre d'aller au
travail. Je décidai alors de refuser car j'étais
vraiment mal foutu. Nous discutions fermement,
restant chacun sur nos positions lui en bas, moi
sur mon perchoir, près du plafond. A bout
d'arguments il alla chercher son fusil, et me
mettant en joue, après avoir manœuvré la culasse,
il me cria : - Je compte jusqu'à trois. Ein, zwei…
Je commençais à savoir comment c'était fait
l'orifice d'un mauser. Si des camarades s'étaient
trouvés là, mon esprit cabotin m'aurait peut-être
incité à résister mais il n'y avait aucun témoin
pour admirer mon courage alors que croyez-vous que
je fis ? Une demi-heure plus tard, j'étais chez
mes patrons qui s'occupèrent de moi en commençant
à me bourrer d'aspirine. Trois jours plus tard,
après avoir travaillé au ralenti je pus de nouveau
vaquer à mes occupations. Les lignes qui vont
suivre relèvent de la pornographie la plus
abjecte. J'aurais pu ne pas les écrire. Pourtant
il s'agit de faits authentiques, le langage écrit
est celui qui était employé par les acteurs de
cette homosexualité répugnante que l'on découvrait
dans certains camps. Il peut sans doute exister un
acte d'amour entre deux individus du même sexe. Je
n'ai pas à juger mais ce que j'ai vécu
visuellement n'avait rien à voir avec l'amour. A
la campagne les journées sont longues, du lever du
soleil à son coucher nous étions occupés. Matin et
soir il fallait soigner les bêtes, même le
dimanche matin. Mais après nous étions libres de
notre temps que nous passions enfermé dans notre
kommando. Nous jouions, lisions, mais certains
s'adonnaient à d'autres jeux ou la morale en
prenait un bon coup. (sans jeu de mots) Oh ! ce
n'était pas discret car soit sur son lit, soit au
milieu de la pièce, MIMILE, la putain de service,
enlevait son pantalon, s'installait à genoux et
crument s'écriait : - S'il y en a qui veulent
m'enculer, qu'ils ne se gènent pas. Parfois son
appel restait sans réponse, d'autres fois un gars
en état de manque s'approchait et sous l'œil
interessé de l'assistance sodomisait EMILE tout
heureux de s'offrir en spectacle. Un dimanche je
vis même un honorable commerçant parisien
descendre de son lit, sortir son sexe en érection
et nous regardant tous avec un air de défi
s'écrier : - Moi je vous emmerde tous, je n'en
peux plus ! et se dirigeant vers EMILE à genoux
sur son lit, tremblant comme un feuille, il
entreprit de le pénétrer. Il y allait à grands
coups mais devait manquer sa cible car MIMILE se
retourna pour lui dire : - Espèce de con, tu me
mets ça dans les couilles. Toute la salle, alors
éclata d'un rire homérique, inextingible si bien
que notre pauvre commerçant déçu vit son zizi se
ratatiner à toute vitesse. Ayant remballé sa
marchandise, les larmes dans la voix s'adressant à
nous tous il s'écria encore : - Bande de vaches,
pour une fois que j'étais décidé, j'en ai marre,
marre. Et il alla s'écrouler sur son lit, brisé de
honte et de déception. Voilà ce à quoi nous en
étions réduit en ce joli mois de mai 41. Il y
avait dans notre kommando un pauvre abruti, petit,
mal foutu, édenté, attardé mais qui était doté
d'un sexe énorme, monstrueux. Quand il bandait il
l'exhibait fièrement et brusquement nous étions
tous complexés. Je me demande même si un âne ne
l'aurait pas été. Bien sûr MIMILE était très
intéressé par cette superbe bite. Il venait
l'admirer, la toucher, mais n'avait jamais osé
s'en servir. Jugez de notre intérêt quand, un
dimanche, s'installant les fesses à l'air au
milieu de la pièce, il appela notre minus en lui
disant : - Il faut absolument que tu m'encules.
J'en ai trop envie. Nous poussâmes un OH ! de
surprise devant cette prétention. Il allait
littéralement se faire défoncer quoique depuis
longtemps ses fronces avaient du se prêter à
quelques beaux engins, mais tout de même. Excité
par ces paroles, l'idiot du village à son habitude
faisait admirer son engin qu'il tenait à deux
mains, sous le regard gourmand de MIMILE qui lui
cria : - Vas-y. Qu'est-ce que tu attends ? L'autre
se mit en position, l'énorme tête logé entre les
deux fesses d'EMILE et il se mit à pousser comme
un sourd. Sa victime ne restait pas inactive,
allant à sa rencontre comme pour aider à la
pénétration. Mais leurs efforts étaient vains,
l'énorme gland restait coincé à l'entrée, refusant
obstinément d'écarteler ces deux fesses pourtant
consentantes. C'est alors que se leva le Chouan.
Il avait à la main une boîte de beurre reçu la
veille et malheureusement immangeable parce que
rance. Il s'approcha du couple et s'adressant à
l'idiot lui dit : - Pousse-toi, je vais arranger
cela. Et plongeant sa main de paysan dans la boîte
il en tira un gros paquet de beurre qu'il colla
dans la raie d'EMILE prouvant ainsi que MARLON
BRANDO n'avait rien inventé dans le "Dernier tango
à Paris". - Vas-y, ça va rentrer maintenant ! Si
jusqu'à présent, intéressés ou écœurés par ce
spectacle nous regardions en silence, à la vue du
beurre qui fondait et s'étalait par terre entre
les jambes de notre interprête nous ne pûmes
résister plus longtemps et le fou rire nous
empoigna. L'abruti nous regardait puis regardait
sa matraque qui petit à petit prenait des airs de
plus en plus penchés et MIMILE qui disait dépité :
- C'est dommage mais il faudra pourtant qu'on y
arrive. Dans la nuit qui suivit, je fus réveillé
par des secousses agitant mon habitacle. L'abruti
couchant sous moi mais au rez-de-chaussée, je
réalisai qu'EMILE faisait une nouvelle tentative.
Je me laissai dégringoler à toute vitesse, et de
toutes mes forces dans le noir, je balançai des
coups de pompe. J'entendis couiner, puis le bruit
d'une fuite précipitée et ayant regagné ma couche
je pus reprendre mon sommeil interrompu. De temps
en temps les gardiens appelaient EMILE. Nous
savions ce que cela signifiait . Quand il revenait
il se tenait les fesses ou s'essuyait la bouche
pour bien nous faire comprendre que la
collaboration pour lui avait un sens bien
particulier et il en tirait profit. Parfois il
nous disait : - "Ce soir je suce le haut" et
gentiment il montait sur les lits haut perchés et
il taillait une plume "aux pauvres gars en état de
manque". Un jour que j'urinais dans la tinette
disposée dans un coin je sentis une main s'emparer
de mon sexe et je me retournai brusquement. EMILE
était en face de moi me disant avec gentillesse. -
J'ai envie de te sucer, pourquoi refuses-tu ? Il
vit partir ma droite qu'il esquiva. Jamais plus il
ne s'adressa à moi. Un soir que j'étais rentré
prématurément au camp, j'eus la surprise de
trouver un camarade pleurant, assis sur son lit.
C'était un Bordelais très gentil qui pratiquait la
lutte et sain comme peut l'être un vrai sportif.
Je m'approchai de lui et le questionnai : - Tu as
reçu des mauvaises nouvelles ? - Non ! - Alors ?
Je viens de tromper ma femme. Je rigolai - Ce
n'est pas grave dans notre situation. C'est
presque permis. - Tu ne comprends pas ! C'est avec
EMILE. Je sursautai : - Toi, tu as enculé EMILE ?
- Oh non, mais il m'a sucé et tout le temps que ça
a duré, j'ai fermé les yeux et quand j'ai jouis,
je lui ai pris la tête et j'ai murmuré le nom de
ma femme. Alors comme on console un gosse, je lui
parlai gentiment et je lui fis un aveu : - Un soir
pendant, la bataille, une pédale m'a caressé le
sexe et je me suis laissé masturber ! - Toi FUFU ?
- Oui, moi. Ne parle à personne de ce qui vient de
se produire, jamais. Ce sera ton secret, tu
oublieras. Il me regardait profondément ému et il
me dit : - FUFU, tu sais que tes paroles m'ont
fait du bien. On est deux à avoir un sale secret,
je me sens moins coupable. Merci FUFU. Etions-nous
encore des hommes dignes de ce nom ou des porcs ?
J'étais écœuré au dernier degré. Les Allemands
avaient brisé la plupart d'entre nous, détruisant
notre sens moral. J'aurais voulu en rire, mais à
l'époque je n'y songeais pas. J'étais désespéré
par ce que je voyais. Cette guerre a fait 40
millions de morts, mais a-t-on jamais parlé des
vies qu'elle a brisées, des consciences qu'elle a
dévoyées ? Combien de millions d'êtres se sont
retrouvés, l'âme souillée à jamais par des
souvenirs qui n'auraient pas eu leur place dans le
contexte d'une vie normale. Sans doute vous ai-je
choqué, mais je n'ai pas voulu céder à
l'hypocrisie du silence. Il fallait que cela fut
écrit. Des baraquements avaient été édifiés à la
lisière de notre village et lorsque nous avions vu
qu'une clôture de barbelés les ceinturaient, nous
en avions déduit que c'était réservé à notre
usage. Effectivement, un dimanche on nous invita à
rassembler nos affaires et nous prîmes le chemin
de notre nouveau camp. Il y avait plusieurs pièces
et les lits étaient à un étage. J'optai, comme à
l'habitude pour le haut, non loin d'une fenêtre
grillagée. Nous nous étions regroupés par
affinités et MIMILE avait été prié de choisir une
autre pièce, ce qui fit qu'une atmosphère un peu
plus saine régna dans notre cambuse. Je n'avais
pas abandonné mon idée d'évasion et à cet effet je
choisis deux camarades qui me paraissaient
répondre à ce que j'attendais d'eux. Un quatrième
voulu entrer dans la confidence mais je lui dis de
chercher d'autres équipiers. Il se passait une
chose curieuse en moi. Je sentais ma combativité
disparaitre peu à peu. La pensée d'avoir de
nouvelles aventures à vivre, d'avoir à me séparer
de mes si bons patrons et surtout de quitter ma
petite MARIA, me rendait mélancolique. Je me
posais la question. Et si tu échoues encore ? Camp
de représailles sans doute, les Allemands
m'avaient prévenu. Ils avaient ce qu'il fallait
pour mater les durs et moi je n'en étais pas un.
MARIA ! plus je la cotoyais, plus je la désirais.
Son image maintenant se substituait à celle de ma
fiancée pourtant si belle mais si lointaine. Quand
je devais lui écrire, je restais devant ma
feuille, sans inspiration, répugnant au mensonge
et j'avais un sentiment de culpabilité. Mais
toujours mes pensées me ramenaient à MARIA, ma
petite sauvageonne. Cela tournait à l'obsession.
Si bien qu'un matin, cédant à une pulsion soudaine
alors qu'elle était occupée à traire, je lui
attrapais la tête à deux mains et posais mes
lèvres sur les siennes. Elles n'eut aucune
réaction, paralysée par la surprise, effrayée par
mon audace et mon baiser devint un vrai baiser
d'amant. Quand je me relevai je vis ses yeux
agrandis de stupeur me fixer, elle était incapable
de prononcer la moindre parole. Effrayé moi-même
par mon acte insensé, j'allai me réfugier dans la
grange, en proie à des émotions diverses. MARIA
était une jeune fille allemande, elle faisait
partie des Jeunesses Hitleriennes, son fiancé
était un soldat. Elle était mineure n'ayant que 19
ans. Sans doute allait-elle me dénoncer et
j'allais partir en forteresse ! ! Mais je fermais
les yeux, j'avais le gout de sa bouche sur mes
lèvres, je sentais encore le parfum de sa saine
haleine de jeune fille de la campagne et je me
disais "tant pis je vivrai avec ce souvenir".
MARIA évita mon regard toute la journée. Elle
semblait plongée dans un monde de réflexions.
Savait-elle que ma vie dépendait de sa décision.?
Le lendemain, je la retrouvais toujours aussi
lointaine, se comportant avec moi comme si j'étais
un ectoplasme. J'avais passé une sale nuit partagé
entre la trouille et le désir. Machinalement, je
passai mes doigts sur mes lèvres et une joie
profonde m'envahissait. MARIA, ma petite MARIA. Ou
alors je me voyais entre deux soldats prenant le
chemin de la forteresse. Pendant plusieurs jours,
elle sembla m'ignorer, mais je savais qu'elle
n'avait pas parlé et ma confiance revenait.
Devais-je faire une nouvelle tentative ? C'était
risqué. Alors attendre une occasion ? C'était plus
raisonnable. Je lui adressais la parole, je lui
souriais, mais elle continuait à rester de marbre.
Mes pulsions revenaient, j'étais devenu amoureux
fou d'une petite femme, pas extrèmement jolie,
mais désirable, gentille, gaie et saine et je
voulais encore gouter à ses lèvres. J'avais beau
essayer de me raisonner : - "tu es bien, tu
bouffes bien, personne ne t'embête, tu vas tout
gacher ! mais vas te faire fiche, CUPIDON ne me
laissait plus de repos. Et puis un jour .... Nous
étions en train de charger du foin sur la grande
charrette où elle était montée. Moi avec une
fourche, je lui passais ce qu'on m'amenait et elle
égalisait la charge. Un petit vent venu de FRANCE
me fit penser qu'il allait pleuvoir. Je
m'intéressais à la météo, à la manière des
paysans. Alors, voulant absolument renouer le
dialogue avec MARIA je lui dit : - Demain, nous
aurons de la pluie, elle regarda le ciel à son
tour et me répondit : - Non, demain il fera beau,
et un dialogue de sourd s'instaura entre nous : -
Il fera beau. - Il pleuvra. Excédé par son
entêtement je lui dis alors : - Moi je te parie
qu'il pleuvra. - D'accord, me répondit elle, que
paries -tu ? - Un baiser, répondis-je en souriant.
Elle marqua un temps d'arrêt me fixant droit dans
les yeux et lentement me dit : - Ja wol, mais je
ne risque pas grand chose car il fera beau .
Alors, je devins fou de joie, je me mis à chanter,
à sauter, danser en priant les Dieux qu'ils
fassent pleuvoir. MARIA sérieuse, contemplait mon
exubérance, se demandant sans doute pourquoi
j'exprimais tant de joie pour une si petite chose.
Le soir, allongé sur ma paillasse, tous les sens
en éveil, j'écoutais le vent de FRANCE m'apporter
avec la pluie qui tardait à venir la promesse
d'une petite bouche pulpeuse que je dégusterais
comme un fruit savoureux. Toc silence toc silence
toc.. toc toc, cela résonne dans mes oreilles
comme l'ouverture d'un opéra. D'abord espacé,
pianissimo puis allegro le rythme s'accentuant
pour venir en un formidable concert chanter la
force d'un bel amour naissant au coeur de la
guerre, dans un environnement hostile. Alleluia.
Demain, MARIA tu seras à moi. La pluie s'était
remise à tomber, les Dieux m'avaient exaucé. En
faisant ma toilette, je tremblais comme un
collégien. Et si elle s'était moquée de moi:"Tu
sais ce qu'elle risque elle aussi, autant, sinon
plus que toi. L'opprobe des gens de son village,
la prison, le crâne rasé, la colère de son fiancé.
Les nazis ne jouent pas avec ces choses là. Non,
elle ne peut accepter un tel risque ! !". Quand
j'arrivai dans l'écurie, là où le matin, ma petite
sauvageonne, les cheveux en désordre, à peine
éveillée, trayait les vaches, je ne vis personne.
J'étais déçu à en pleurer et, la mort dans l'âme
je commençai mon travail. J'en étais à mes tristes
reflexions d'amoureux déçu quand j'entendis
derrière moi un léger toussotement. Je me
retournais d'une pièce. MARIA était devant moi,
bien peignée, maquillée, le visage emprunt de
gravité. J'étais ébloui, fasciné et je m'approchai
d'elle, ouvrant les bras dans lesquels elle vint
se blottir, son petit visage levé vers moi. Sans
paroles, avec une grande douceur, je posai mes
lèvres sur les siennes provoquant l'embrasement
subit de nos deux corps, trop longtemps privés de
caresses. Quand enfin nous pûmes reprendre notre
souffle, je plongeai mon regard dans ses beaux
yeux de braise et je lui murmurai tendrement : -
MARIA, je t'aime. Ich liebe dich meine kleine
MARIA Moi aussi GUERALD je t'aime. Nous sommes
fous, mais je t'aime. Puis, soudain sérieuse,
apeurée même : - Je suis une jeune fille allemande
GUERALD, je me confie à toi ! Nous passâmes la
journée sur un nuage, nous bécotant dès que nous
le pouvions, nous souriant dès que les gens ne
pouvaient plus nous observer. J'étais ivre de
bonheur et si loin de mon pays, de ma fiancée.
Quand je pensais à elle, un sentiment de remords,
vite étouffé, me venait à l'esprit. La passion
avait tout emporté dans un gouffre insondable. Il
n'y avait plus que MARIA sur terre. De retour au
camp n'égligeant mes copains, j'allai m'allonger
pour revivre en pensées mes instants de bonheur.
J'échafaudais des projets insensés. Je me voyais à
demeure, commis de culture avec MARIA qui
deviendrait ma femme. LYDIE ma fiancée, belle
comme elle l'était trouverait facilement un mari
plus valable que moi. D'ailleurs, mes pauvres
lettres avaient dû la renseigner sur mon état
d'esprit. Je ne savais mentir. La passion qui nous
animait MARIA et moi nous avait transformés en
deux blocs incandescents qui brûlait d'un feu que
seul un rapport sexuel total aurait pu éteindre.
Mais devant mon insistance à trouver une solution
elle m'avait fait voir son ventre en me disant : -
"Et si tu mets un petit franzose là dedans ? Non
GUERALD c'est trop dangereux". Un matin, alors que
le seau entre les jambes elle trayait une vache,
traitreusement, tout en l'embrassant, j'avais
glissé ma main sous le récipient, atteignant son
sexe. Mes amis, le VESUVE à coté faisait figure de
volcan éteint. Lorsque sous ma caresse précise la
vague de son spasme déferla sur elle, je n'eus que
le temps de saisir le récipient plein de lait. La
vache avait tourné la tête nous regardant comme
seule un bovin peut regarder un tel spectacle. Un
peu après MARIA s'était relevée, transfigurée par
le plaisir appuyée tendrement contre mon épaule,
elle me dit en confidence : - "Tu sais GUERALD,
les garçons allemands ne nous caressent pas, ce
que j'ai éprouvé est formidable". Je sus ainsi
qu'elle n'était pas vierge, mais je m'en doutais
et je m'en foutais. Elle me dit encore : - Je
voudrais que toi aussi tu aies du plaisir, mais ce
n'est pas facile. je la rassurais : - On
s'arrangera MARIA, ne t'en fais pas pour moi, tu
trouveras toute seule. Quelques jours plus tard,
la patronne bien imprudente, nous envoya dans la
cave, dégermer un gros tas de pommes de terre.
Aussitôt dans les bras l'un de l'autre je
m'occupai de donner du plaisir à ma petite
partenaire. Soudain, je sentis sa main se glisser
adroitement dans mon pantalon et sortir mon sexe.
Quelques minutes plus tard un torrent de lave nous
emportait. MARIA avait enfin trouvé la solution.
Une demi heure plus tard, sorti de la cave, je
croisais MARIA qui, toute souriante me dit : -
GUERALD, je suis contente. J'ai gagné ! Je fis le
monsieur surpris : - Tu as gagné quoi ? Alors
riant franchement elle me répondit : - Ben, tu es
kaput ! - Et ça alors ? je lui montrais une
superbe bosse qui à sa vue avait déformé mon
pantalon. Alors, MARIA extasiée leva les yeux au
ciel en disant : - Ach, die Franzosen ! ! Plus
tard, lors de mon voyage en ALLEMAGNE, je suis
allé dans cette ferme. La patronne que
j'interrogeais sur le sort de MARIA me répondit en
riant :- "MARIA est mariée avec un Français et
elle a déjà 6 gosses. J'avais peut-être un fusil à
répétition mais mon successeur devait avoir une
mitraillette. Ach, die Franzosen ! Si la journée,
j'avais l'impression de ne plus être prisonnier,
le soir au camp il en allait différemment. Nous
étions nombreux et un adjudant allemand commandait
le camp. Dès son arrivée notre vie changea, il ne
nous aimait pas et nous le démontra en vrai
sadique qu'il était. Le dimanche, il nous
rassembla, fit sortir l'abruti au gros sexe de nos
rangs et lui dit : - "C'est toi qui va commander
le garde à vous, repos, etc...". L'idiot était
enchanté et prenant du recul, il commanda : - "
Garde à vous" tout le monde obéi sauf moi qui
garda la position du soldat au repos. L'air
mauvais l'adjudant s'approcha de moi et me dit : -
Vous n'avez pas compris ? - J'ai compris Herr
Feldwebel, mais je suis soldat français et
caporal, lui n'est que deuxième classe. Je n'ai
pas à obtempérer. Il me regarda d'un air sombre et
gueula : - "garde à vous". Je me redressais
vivement et me tint raide devant lui. Il était
blême de rage et se mit à m'insulter, criant : -
Vous les soldats français, vous allez bientôt
combattre avec nous contre les Anglais. Je lui
répondis : - Ça m'étonnerait, les Anglais sont nos
amis. Je crus un instant qu'il allait me casser la
gueule mais il s'abstint, me regardant avec
méchanceté. Décidement les adjudants et moi, ça ne
marchait pas fort. Curieusement j'étais resté
calme, alors que mes copains me regardaient en se
demandant qu'elle mouche m'avait piqué. Le
savais-je moi- même ? Etais-ce de la révolte ? Du
cabotinage, le désir de me tester, le plaisir de
résister ? Je l'avais fait et je m'en tirais sans
dommage. C'était le principal. Mais cette ordure
ne s'en tint pas là. Il nous fit lever une heure
plus tôt et commanda lui-même la scéance de
culture physique en nous disant : - "Ce sera comme
ça tous les jours". Les gars fatigués par les durs
travaux des champs commencèrent à récriminer. Les
sourires disparurent et quand une nuit nous fûmes
réveillés en sursaut par l'adjudant ivre, je sus
que la mesure était comble. Un tabouret avait été
disposé au milieu de la pièce et l'on nous fit
mettre nus. Ensuite, chacun à notre tour nous
dûmes, sous l'oeil intéressé du sadique, monter
sur le siège alors qu'un wachman armé d'une
spatule cherchait dans les poils de notre sexe
d'éventuels morpions ou le signe d'une
circoncision. De nouveau dans mon lit je me mis à
réfléchir à la meilleure manière de nous
débarrasser de cet énergumene et je trouvai. Le
matin au réveil je pris la parole : - "Les gars,
comme moi vous en avez tous marre. On ne peut se
révolter, mais voilà ce que vous allez faire.
Toute la journée vous allez bailler, trainer au
boulot faire les endormis. Vos chefs vous
interrogerons. Dites-leur tout ce que nous
subissons. Ils tiennent à nous et croyez moi, ils
agiront. Ce qui fut dit fut fait et le soir, je
glanais un tas de renseignements interessants. -
"Il faut continuer les gars, on tient le bon
bout". Je sentais en moi revivre l'âme de
SPARTACUS. Le dimanche suivant, une voiture
officielle de la Wermach s'arrêta devant le camp
et un commandant en descendit. Il alla directement
au bureau des wachman et nous entendîmes de
violents éclats de voix. Puis un gardien nous
rassembla au garde-à-vous dans la cour. Le
commandant suivi du feldwebel écarlate, sorti et
ils vinrent prendre place face à nous. L'officier
parla d'une voix forte alors que l'adjudant au
garde à vous répondait sans relache:- "Ja whol
Herr Kommandant". Puis, se tournant vers nous,
l'officier nous dit en excellent français :- "cet
homme est indigne de notre armée, il sera puni
comme il le mérite. Rompez !". Le soir même
l'adjudant disparu avec armes et bagages et nous
reprîmes notre petit train-train habituel.
L'époque des moissons était arrivé. Autant l'hiver
avait été rude, autant l'été était chaud, parfois
torride. J'avais abandonné l'idée de m'évader et
j'avais donné ma place au camarade qui m'avait
contacté lorsque j'avais manifesté mon intention
de faire une nouvelle tentative. Tous mes
conseils, toutes mes combines avaient été
enseignées. Les gars me faisaient confiance,
s'étonnant de mon abandon. L'un d'eux, plus
perspicace me dit en souriant : - "N'y aurait-il
pas une petite gretchen en cause ?". Je protestais
auprès de ce copain qui était mon voisin de lit.
Il compléta sa réflexion en me disant : - "Je te
parle de ça, parce qu'une nuit tu as prononcé le
nom de MARIA alors que tu dormais, peut-être que
dans ton rêve tu faisais une prière à la vierge".
Je me contentais d'émettre un rire qui était un
aveu. Un soir en revenant de mon travail, je
trouvais ce camarade dans un état inhabituel. Il
me prit dans un coin en me disant "c'est pour ce
soir". Les deux autres copains virent prendre part
à la conversation et me firent part de leur plan :
attendre minuit, cisailler les barbelés et foncer
jusqu'au jour. Ils regrettaient que je ne veuille
pas me joindre à eux mais je n'y songeais même
plus. J'aimais MARIA. Ils me dirent adieu, je leur
souhaitais bonne chance et je revins m'allonger
sur ma paillasse. J'avais des états d'âme et je
n'étais pas très fier de moi. Quand les gardiens,
au reveil, virent les barbelés pendre
lamentablement ce fut la panique. Appels,
menaces... Ils avaient des raisons d'être en
colère car pour eux c'était la relève certaine
pour des postes, qui ne seraient plus des
planques. Les services hitlériens s'occupant de la
jeunesse avait adressé deux étudiants à mon patron
pour la saison des moissons. D'abord, une vrai
pin-up venue de COLOGNE. C'était une fille très
gentille. A coté d'elle ma petite sauvageonne
faisait pâle figure et je vis bientôt qu'elle en
souffrait, d'autant plus qu'ANNIE, c'est ainsi
qu'elle se prénommait, profitait de ses moments de
loisirs pour venir discuter avec moi. MARIA un
matin laissa éclater sa jalousie. - Elle est belle
ANNIE ? - Oui, bien sûr - Elle est intelligente ?
- Sans doute ! mais qu'est-ce que ça peut faire
puisque je t'aime ! - On dit ça ! ! - Et puis, tu
me caresses si bien ma MARIA. Alors, elle se colla
contre moi en me disant : - Je t'aime tant GUERALD
et je suis si malheureuse. Il me fallut quelques
baisers passionnés pour la rassurer. Quand ANNIE
eut terminé son stage, elle fut remplacée par un
jeune gars blond, bien balancé qui de suite
sympathisa avec moi. Il me dit franchement : - "je
n'aime pas les paysans, ni leur travail". Je lui
fis remarquer qu'il était tombé dans une bonne
maison et qu'il mangeait sans doute mieux qu'en
ville. Le soir il regagnait le camp prévu pour
eux, qui étaient astreints à une certaine
discipline. Ayant remarqué mes chaussures éculés,
il me dit : "Je vais m'occuper de cela".
Effectivement, le lendemain il vint avec une
chaussure basse qui avait été taillée dans une
chaussure montante et deux jours plus tard il
m'apporta la chaussure de l'autre pied
malheureusement plus grande de deux pointures. Il
s'excusa en me disant : - C'est tout ce que j'ai
pu faucher. Moi par contre j'étais ravi. Depuis
longtemps mes chaussettes avaient été remplacées
par des carrés de tissus appelés fusslapen et il
était facile de combler le vide d'une chaussure en
rajoutant un peu d'étoffe. En marchant vite cela
ne se remarquerait pas. En faisant du troc j'avais
pu me procurer une veste d'aviateur bleue, un
petit calot que je portais incliné et un pantalon
droit qui m'allait bien. Je devenais coquet pour
plaire à MARIA et mon élégance toute militaire la
faisait sourire. Moi, je souriais moins quand
parfois je la voyais avec sa tenue nazi des
Hitlers Jugend. Elle avait peut-être fière allure
mais, de voir ce brassard rouge à croix gammée sur
le bras me rendait malade. MARIA avait une soeur
plus jeune qu'elle qui venait parfois donner un
coup de main. Elle était très différente de ma
chérie. Plus grande, plus fine, très élancée, ce
que l'on appelle une belle plante. Ajoutez à cela
une démarche élégante et vous aurez l'image d'une
jeune fille de la ville, peu rompue à la dure vie
de la campagne. Elle me manifestait une certaine
froideur et pourtant je la surpris souvent me
regardant à la dérobée. Quand elle se voyait
découverte elle rougissait violemment. Quels
étaient donc tes sentiments pour moi, délicieuse
petite LORE ? Je n'ai jamais voulu les connaître
et c'était mieux ainsi. Un jour, un wachman me
demanda de l'accompagner en ville pour faire des
achats. J'étais un de ceux qui parlait le mieux
l'allemand car j'étudiais à mes moments perdus.
Disposant d'un certain pécule je revins avec un
petit accordéon. Je m'étais mis dans la tête
d'apprendre seul mais, bien vite, je du abandonner
car je n'étais pas doué. Un matin, arrivant comme
de coutume prendre mon travail, je trouvais la
maison en effervescence. Ma patronne, en larmes,
vint au devant de moi et me dit tout de go : -
GUERALD, ce matin nos armées ont envahi la RUSSIE.
J'ai peur pour mon mari ! Des sentiments
contradictoires se bousculèrent en moi. J'avais
envie de crier, de sauter de joie. Enfin un
élément qui nous était favorable. Je pensais "Ils
sont tous foutus, comme NAPOLEON l'a été" et puis
d'un autre côté, de voir ces braves gens
consternés me faisait de la peine. Je sentais bien
qu'elle venait à moi comme on va vers un ami, elle
attendait des paroles consolatrices que j'étais
incapable de lui prodiguer. Je me détournai géné
en lui disant : - La guerre est une chose très
triste, Madame. Deux jours plus tard, nous étions
alors le 24 juin 1941, le moral était revenu. La
radio qui marchait toute la journée annonçait
victoire sur victoire et nous qui avions chanté le
soir du 22 juin, nous commencions à faire triste
mine. Mais qui donc arrèterait ces démons ? ! ! !
Avec MARIA, nous continuions à vivre sur notre
nuage, nous partions tous les deux faucher le
seigle, elle faisant les bottes avec ces beaux
épis que ma faux couchait. Puis avec les gerbes
nous faisions un tas qui nous dissimulait aux yeux
d'éventuels passants. Elle sortait alors le
casse-croûte du panier et nous faisions un
véritable repas d'amoureux, nous bécotant sans
arrêt. Ensuite, bien sûr, nous nous faisions un
petit plaisir. La guerre, on s'en foutait pas mal
MARIA et moi. Un jour que nous étions allés
désherber un champ de pommes de terre,
brusquement, elle porta la main à son flan,
poussant un cri de douleur et se laissa tomber au
sol. Affolé, je couru jusqu'à elle et
m'agenouillant je lui pris la main en disant : -
MARIA, MARIA qu'as tu ? Elle entrouvrit légèrement
les paupières, ses petites dents se découvrant sur
un sourire et m'attrapant la tête elle m'embrassa
violemment. C'est à ce moment que mon esprit
toujours en éveil me signala un danger.
M'arrachant à son étreinte, je levais la tête et
vis un couple qui nous regardait surpris. Alors,
je me mis à taper dans la main de MARIA criant : -
Was ist los ? bist du krank ? antwort MARIA (
qu'arrive t-il ? es-tu malade ? réponds MARIA)
Elle se redressa, compris la situation et se
releva en se tenant le flan, paraissant souffrir
énormément, tout en disant : - Es ist nicht, es
ist nicht (ce n'est rien, ce n'est rien) Sans un
mot les gens disparurent. Avaient-ils été dupes .
Je disputais MARIA : - Tu est folle, tu veux notre
perte. Elle me regarda consternée ! - GUERALD,
j'avais envie que tu me fasses l'amour. Je n'en
peux plus d'attendre, je veux être à toi. Je lui
répondis en lui montrant son ventre : -Je suis
comme toi MARIA mais souviens toi, et si je
mettais un petit Franzose là-dedans hein ! Elle
sourit alors en murmurant : - Pourvu que ces
idiots ne disent rien. Notre retour ne fut pas
gai, l'inquiétude nous rongeait. Les jours qui
suivirent se passèrent dans le calme, nous nous
tenions sur nos gardes. Or, un matin MARIA ne vint
pas à son travail, remplacée par la patronne.
Inquiet, je demandai de ses nouvelles et obtins
cette réponse qui me foudroya sur place. - Son
fiancé est arrivé hier soir et ce matin elle est
sans doute fatiguée. Tout cela dit avec un petit
sourire coquin qui en disait long sur ses pensées.
Ça devait arriver un jour. J'avais essayé de me
faire à cette idée, mais j'avais l'impression
d'avoir reçu un coup de massue sur la tête et mon
coeur était comme enserré dans un étau. La
jalousie était en moi, je m'imaginais MARIA
entrain de faire l'amour avec un autre et c'était
intolérable. Cependant, je devais faire bonne
figure, surtout s'il se présentait à moi. Cela se
produisit dans le courant de l'après midi. Il
arriva, MARIA à son bras, apparement indifférente
à ma modeste personne. Il avait l'air d'un brave
garçon, solide et sain comme on en rencontre dans
nos campagnes. Malheureusement, il était vétu de
vert de gris. Il vint discuter avec moi en me
disant qu'il était à PARIS. Puis il me parla des
Français : - Tous trop maigres, parce qu'ils font
trop l'amour En moi même je pensais -"pauvre con,
si tu connaissais MARIA, comme je la connais, tu
aurais bonne mine avec tes raisonnements débiles.
MARIA, plus je la caressais, plus elle
embellissait. "Allez, fou le camp sale schleu,
laisses-moi à ma peine". Pendant les quelques
jours qui suivirent, MARIA sembla m'ignorer. Je
souffrais terriblement et je faisais mon travail
de façon mécanique. Jugez de ma surprise lorsqu'un
jour, pénétrant dans la grange je m'entendis héler
: "GUERALD, GUERALD". Je levais la tête MARIA
était dans le foin. J'attrapais l'échelle et
montais aussi vite que je le pouvais. MARIA était
allongé, les jupes retroussées, son sexe brun
offert à ma convoitise, délicieusement impudique
et souriante. Doucement elle me dit : - GUERALD,
maintenant viens, tu peux. Que se passa -t-il en
moi ? Ma jalousie explosa mauvaise conseillère. Je
me penchais sur MARIA, la giflais violement et je
m'enfuis comme un fou allant me réfugier dans
l'écurie où je me mis à sangloter comme un gosse.
La raison me revenais, qu'avais-je fait à MARIA
qui venait de m'offrir le plus beau gage d'amour
qu'une femme puisse donner à un homme et cela au
risque de sa vie et de son honneur. "C'est toi
qu'elle aimait" et j'étais un misérable, je devais
aller me jeter à ses pieds. Je retournais à la
grange pour me faire pardonner mais il était trop
tard, elle avait disparu. Une demie heure plus
tard, elle vint me trouver et me donna des ordres,
sèchement. Elle était blanche comme une morte, son
regard se posait sur moi sans aménité. ! - Attelle
la voiture, prends une faux, une fourche. Quand ce
sera prêt, attends moi ! Une fois la voiture
apprétée, je l'attendis installé sur le banc, les
guides à la main. Lorsqu'elle arriva elle
m'arracha les rennes en me disant : "va derrière",
je quittais le siège et j'allais m'appuyer contre
la ridelle de droite. Elle fouailla les chevaux
qui partirent de bon train et sortie du village
elle redoubla ses coups de fouets, passant son
humiliation sur les pauvres bêtes, qui partirent
au grand galop m'obligeant à me cramponner ferme
pour ne pas basculer. Grand Dieu que la colère lui
allait bien à ma Walkirie avec ses longs cheveux
noirs emportés par le vent de la course, sa robe
aux couleurs vives plaquée sur son corps nerveux,
son profil volontaire où toutes ses pensées
étaient inscrites. MARIA, je suis certain de ne
t'avoir jamais autant aimé qu'à cet instant.
Arrivé dans le champ, vite descendu, elle m'intima
l'ordre de faucher. Je voulu profiter de notre
isolement pour lui demander pardon mais, elle me
fit taire en me disant : - Tu n'es qu'un sale
français, un lâche prisonnier, un chien tordu, ne
m'adresse plus jamais la parole, jamais ! Le
retour fut comme l'aller, silencieux et accéléré.
Sans un mot, sans un regard, elle me quitta à
l'arrivée. Je ne devais plus jamais la revoir. Le
lendemain matin un soldat vint me chercher, fusil
à l'épaule. Il me fit ramasser mes affaires et
nous partîmes tous deux en direction de MOSBERG.
Que s'était-il passé ? 46 ans après j'en suis
encore à faire des suppositions ! Etait-ce les
gens qui nous avaient surpris, qui avaient parlé ?
Etait-ce son fiancé qui avait des doutes ? Le
Kommando où je me rendais avait-il besoin d'un
interprète ? En mon fort intérieur, j'ai une
conviction. Même sous le coup de la colère MARIA
n'avait pu me trahir. Notre amour avait été trop
beau, trop plein de promesses MARIA, comme moi a
du souffrir et je lui en demande pardon. En temps
normal, sans doute n'aurais-je jamais remarqué
MARIA, petite sauvageonne perdue dans la campagne.
Mais, elle était venue à moi, comme un ange
descendu du ciel, elle m'avait tendu la main,
m'avait aidé à revivre, à espérer. Je n'avais pas
su la comprendre l'espace d'un instant et
maintenant j'allais expier pour cet amour
coupable. N'est ce pas mon ami MICHEL qui m'avait
dit un jour : - Tu sais FUFU, dans la vie tout se
paye, parfois très cher. L'heure avait sonnée pour
moi, et je savais pourquoi j'allais payer.
Notes et documents
Cf le CD
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