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L'oeuvre de Michel El Baze: Les guerres du XXe siècle à travers les témoignages oraux   





ROBERT FOUICH


Classe 1941 Recrutement d'Alger n° matricule 2105

Guerre 1939 - 1945

Témoignage


Analyse du témoignage

Campagne d'Italie

Écriture : 1944 - 85 Pages

POSTFACE de Michel EL BAZE

Les Chantiers de la Jeunesse, l'École des Élèves Officiers de Cherchell, le 7ème Régiment de Tirailleurs Algériens, engagé en Italie avec le Corps Expéditionnaire Français, blessé, autant d'étapes que Robert Fouich traverse avec la foi du "Pied Noir" qui s'engage pleinement, pour la libération de son pays: La France et la sauvegarde de ses valeur et qu'il raconte avec le souci de la précision qui caractérise tous ses écrits et, dans ce cas, en s'aidant des notes de son carnet de route qu'il a tenu jusqu'au 2 Février 1944 avant de tomber blessé, le lendemain, sous les balles ennemies. Plus qu'un récit d'événements guerriers, j'ai lu ce témoignage comme un chant patriotique dédié aux générations qui nous accompagnent et à celles qui nous suivront comme une attestation de la France extra-métropolitaine comme un acte de déférence à la mère Patrie.
Yards of the Youth, the School of Pupils Officiate Cherchell, 7th Regiment of Algerian Tirailleurs, committed in Italy with the French Expeditionary Corps, hurt, as much of stops that Robert Fouich crosses with the faith of the "Black Foot" that commits fully, for the liberation of his country : France and the safeguard of its value and which he tells with the concern of the precision that characterizes all his documents and, in this case, with helping notes of his notebook of road that he has held until 2 February 1944 before to fall hurt, aday later, under balls More that an account of warlike events, I have read this testimony as a patriotic chant dedicated to generations that accompany us and to those that follow us as an attestation of France extra-metropolitan as an act of deference to the Homeland mother.

PRÉFACE DE MAURICE MOUCHAN

Maire - Adjoint de Nice
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"Robert Fouich, classe 1941 - Recrutement d'Alger - n° matricule 2105" est un intéressant témoignage sur une tranche de vie de l'Algérie française. C'est le récit détaillé des services militaires ou assimilés qu'il a effectués entre 1941 et 1945. L'auteur a d'abord accompli son service civil obligatoire dans les Chantiers de la Jeunesse 103 à Sidi-Ferruch, à Mahelma. Libéré en janvier 1942, il a adhéré à l'association des Anciens des Chantiers, à Blida. Mais, aussitôt après le débarquement des Anglo-saxons du 8 novembre 1942, il est mobilisé dans les Chantiers de la Jeunesse militarisés. Il est envoyé à Fort de l'Eau et El Riath, à Rovigo puis à Mouzaïaville et El Affroun. Nommé au grade d'Assistant, il participe à la chaîne de montage des GMC fournis par l'Amérique à la France au Champ de Manoeuvre, à Alger. Il est ensuite affecté à l'Ecole des Elèves officiers de Cherchell où il appartint à la 2ème promotion "Tunisie" (été 1943) et est nommé Sergent breveté Chef de Section. Il choisit alors le 7ème RTA, à Sétif, où il commande un peloton d'élèves caporaux, avant d'aller embarquer pour l'Italie à Bizerte. Il participe, dans l'infanterie, aux durs combats des Abruzzes. Il est blessé grièvement le 3 février 1944, sur le Belvédère et doit abandonner la 10ème Compagnie. C'est alors le retour à Blida, au centre de fracture, la réforme définitive et la réintégration à la Préfecture d'Alger. Dans un dernier chapitre bien documenté, Robert Fouich apporte son témoignage sur la façon dont certains événements historiques ont été vécus en Algérie et les mentalités de l'époque 1940 / 1945. Il tire les enseignements de la victoire du Corps Expéditionnaire Français en Italie qui conquiert Rome et atteint Sienne. Évoquant la décolonisation, il exprime l'espoir d'un nouveau sursaut français et pense possible le rétablissement de relations étroites entre la France et le Maghreb. L'auteur a publié en 1985 un important ouvrage de références sur Sophia-Antipolis, la première technopole européenne (320 pages). Je suis heureux de retrouver dans ce témoignage, un camarade de promotion de l'École des Élèves Aspirants de Cherchell. Robert Fouich retrace dans ces lignes une période où la Jeunesse Française d'Afrique du nord, alliée à tous leurs camarades qui nous avaient rejoint en passant par l'Espagne, se montrait avide de participer à la libération du territoire métropolitain. L'enthousiasme qui transparait du récit est bien symptomatique de l'état d'esprit qui régnait à cette époque. Merci à Robert Fouich d'avoir contribué à la connaissance de la mentalité de la jeunesse "Pied Noir" de cette période cruciale de notre existence et merci à l'Association Nationale des Croix de Guerre et Valeur Militaire et à son président de la Section de Nice de fixer ce témoignage pour le confier à la postérité.

Robert Fouich, class 1941 - Recruitment of Algiers - number 2105 - is an interesting testimony on a slice of life of the French Algeria. That is the precise account of military services or assimilated that he has undertaken between 1941 and 1945. The author has accomplished approach its obligatory civil service in Yards of the Youth 103 in Sidi-Ferruch, in Mahelma. Liberated in January 1942, he has adhereed to the association of the Ancient of Yards, in Blida.But, immediately after the landing of Anglo-Saxons of 8 November 1942, he is mobilized in Yards of the Youth militarizeed. He is sent to Fort de l'Eau and El Riath, to Rovigo then to Mouzaïaville and El Affroun. Appointed with the rank of Assistant, he participates in the chain of setting of GMC provide by America to France to the Field of Manoeuvre, in Algiers. He is then assigned to the School of Pupils officiate in Cherchell where he was in the 2th promotion Tunisia (Summer 1943) and is appointed patented Sergeant Chief of Section. He chooses then 7th RTA, in Sétif, where he orders a platoon of corporal pupils, before to be going to embark for Italy in Bizerte. He participates, in the infantry, to the hard combats of Abruzzes. He is seriously hurt 3 February 1944, on the Belvédère and has to abandon 10th Company. That is then the return to Blida, to the center of fracture, the definitive reform and the reinstatement to the Prefecture of Algiers. In a last admonishes well documented, Robert Fouich brings his testimony on the manner some of which historical events have been lived in Algeria and mentalities of the period 1940 - 1945. He pulls enseignements of the victory of the French Expeditionary Corps in Italy that conquers Rome and reach Sienne. Evoking the décolonisation, he expresses the hope of a new French start and thinks possible the narrow relationship reestablishment between France and the Maghreb. The author has published in 1985 an important work of references on Sophia-Antipolis, the first European technopole (320 pages). I am happy to find in this testimony, a comrade of promotion of the School of Pupils Aspiring Cherchell. Robert Fouich retraces in these lines a period where the French Youth of Africa of the north, ally to all their comrades that had rejoined us in pass by the Spain, would be avid to participate at the liberation of the metropolitan territory. The enthusiasm that one sea in the account is well symptomatique of the state of spirit that reigned in this period. Thank to Robert Fouich to have contributed to the knowledge of the mentality of the youth "Black Foot" in this crucial period of our existence and thank to the National Association of Cross of War and Military Value and to its president of the Section of Nice to fix this testimony to confide it to the posterity.

Robert Fouich

Je ne me suis pas appliqué ici à faire une oeuvre littéraire.

Ceci n'est que la consignation aussi exacte et objective que possible

des quelques jours vécus de la Campagne d'Italie,

la reproduction étoffée de mon carnet de route.

Mon but était de créer un document plus fidèle que la mémoire

et ce à ma seule intention.

C'est à dire que je n'ai pas fait d'efforts pour modifier ou enjoliver

ni d'ailleurs pour bien écrire.

J'ai d'ailleurs eu beaucoup de mal à terminer.

Blida, Mai 1944

Table

Préface

Les Chantiers de la jeunesse 5

L'Ecole des Elèves Officiers de Cherchell

Le 7è Régiment de Tirailleurs Algériens

Contexte historique


Bibliographie

Documents 51

Groupement de Jeunesse 103

- Camp de Sidi-Ferruch - Les "totems" 53

L'Ecole des Chefs d'Equipe à Camp des Chênes 56

Après la grande marche sur Alger 56

Robert Fouich Chef d'équipe - Blida,

Novembre 1941 57

Les Anciens Chantiers de la Jeunesse

- Carte d'adhèrent 58

Sortie à Chréa 58

Quitus 58

Formation militaire aux Chantiers - Fort de l'Eau 59

El Riath 59

Nomination au grade d'Assistant 60

Fiche de solde 60

Cassino 68

Colonne motorisée française fonçant vers

la ligne Hitler 68

Une boîte de ration K en guise de portefeuille 70

Certificats médicaux 71

Réforme définitive n° un 72

La mémoire

L

I

Les Chantiers de la Jeunesse


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1 - Un service civil obligatoire

Le 1er juillet 1940
, après la débâcle et l'armistice, les corps d'armée furent dissous. Cent mille hommes des classes, 38, 39 et 40 venaient d'être appelés sous les drapeaux. Ils n'avaient reçu aucune instruction militaire et ne pouvaient pas être renvoyés chez eux compte tenu de l'état matériel et moral où les avaient laissés une lamentable déroute. L'Etat-Major les confia au Général de la Porte du Theil en lui demandant d'en faire..."ce qu'il voudrait" (sic). Les Chantiers de la Jeunesse furent alors créés et organisés par une loi du 18 janvier 1941 qui rendit le service civil obligatoire. C'est ainsi que je fus convoqué pour recevoir "un complément d'éducation morale et physique" et devenir "un homme". Mon incorporation se fit le 9 juillet 1941, à la halle aux tabacs, au Groupement 103 de Blida, le Groupement "Isly" qui comptait environ 2000 jeunes. La vaste salle sans cloisons avait été, pour la circonstance, dotée de châlits superposés en bois. Je fus affecté à la couchette n°98. Aussitôt immatriculé sous le n°2393, je fus douché et habillé: short, chemisette et casque colonial kaki, brodequins, molletières, ceinture, béret et cravate vert forestier. Le lendemain, après avoir subi une visite médicale, je fus radiographié. Le 3ème jour fut consacré à la vaccination, le 4ème au repos. Notre départ pour les chantiers eut lieu le 13 juillet. Je fus affecté à un groupe de bord de mer, à Sidi Feruch, comptant environ 150 jeunes (chef de groupe Bordes). L'entrée du "Camp de Bretagne" était signalée par un portique rustique. Tout autour d'une allée centrale étaient disposées des tentes "marabout". Au fond, une place avec le haut mât du drapeau. Il y avait aussi une construction en dur pour les magasins et les écuries et deux totems en bois sculptés d'inspiration africaine.Mon équipe, la 4ème, comprenait, sous les ordres d'un chef d'équipe et d'un second, 12 jeunes issus de couches - très diverses - de la société. Nous vivions sous la tente, au milieu des pins. Nous nous levions vers les 7 heures du matin. Après avoir rendu honneur au pavillon, nous étions initiés aux joies de l'hébertisme, partagions des repas frugaux, travaillions à des travaux de forestage, de débroussaillement et d'aménagement de notre cantonnement. Au cours de marches et de veillées, nous devions chanter ("A la claire fontaine", "Notre Alger", "le Vieux Chalet", "J'avais un camarade"...). Peu doué pour le chant, je faisais parfois semblant de chanter. Mon rôle dans un choeur de marins bretons, se limita, un soir, à venir crier à la fin: "tout le monde en bas!". Dès le 3 août 1941, je fus affecté à l'Ecole des Cadres de Camp des Chênes, à plus de 1500 m d'altitude, dans l'Atlas Blidéen, vers le Rocher des Singes, sur la route de Médéa, Berrouaghia, Boghari... J'avais été choisi pour un peloton d'élèves Chef d'équipe. La sélection était flatteuse car, selon le Commissaire Régional Van Hecke, "tout le système (des Chantiers) (était) conçu en fonction des cadres". Ceux-ci devaient être "impeccables à tous point de vue, moral, physique et intellectuel" et donner l'exemple, "en tous temps et en tous domaines". J'eus pour principaux camarades Albert Foissac, Roland de France, Gabriel Detienne.Sur les pistes de Camp des Chênes, je me suis découvert un pied de montagnard assez sûr et des qualités de marcheur insoupçonnées. J'ai appartenu à la 10è équipe du 1er groupe. C'était l'équipe "Napoléon", ex-équipe "Saint-Louis" dont la devise était "Justice et Vertu". Nous avons étudié l'organisation des Chantiers, les Fonctions des cadres, les devoirs des chefs et les procédés de commandement. Nous avons reçu des cours de secourisme, d'hygiène, de topographie et de morse, d'histoire et de géographie... Je ne me souviens pas avoir fait des prouesses mais j'ai dû être apprécié car j'ai été nommé Chef d'équipe en bon rang: 7ème sur 130 : un numéro spécial du 1er novembre 1941 de "Quand Même" le journal du groupement (Commissaire Camus) donne la liste des lauréats. Après un voyage de fin de stage à Berrouaghia et Médéa, j'obtins ma première permission pour Blida et la "Villa Guite". Je fus alors affecté, avec ma double barrette blanche, à Mahelma, en lisière de la "Forêt des Planteurs" de Zéralda. Je revins à Camp des Chênes pour participer à une grande marche sur Alger -9 étapes d'environ 35 km- à l'occasion d'un jamboree : Médéa, Bourkika, Dolfussville, Miliana, Hammam Righa, La Chiffa, Boufarik et Douéra. A Dolfussville, le Caïd nous offrit un couscous délicieux quoique un peu sec et sans garnitures. Un viticulteur nous fit remplir nos gourdes d'un savoureux vin blanc de 15 ou 16°. Je fus libéré le 31 janvier 1942 et obtins un certificat de moralité et d'aptitude élogieux.

2 - Les Anciens des Chantiers
 Je devins le 788è adhérent de l'Association des Anciens des Chantiers de la Jeunesse. Celle-ci avait pour but de prolonger l'enseignement reçu, d'entretenir le culte et l'amour de la France, de conserver l'esprit d'équipe, le goût du travail, le sens d'une vie droite, généreuse et dévouée au bien commun. Nous fîmes notamment deux sorties dominicales, l'une en Mai 1942 à Chréa, la seconde, en Juin, à Sidi-Ferruch. Je fus alors nommé Chef adjoint du District de Blida si j'en juge par un récépissé du Commissaire adjoint Metz, Chef Départemental de l'ADAC d'Alger, me donnant quitus d'une somme de 630 F, montant d'un reliquat de comptes. Le récépissé, établi à El Affroun, n'est pas daté: on peut penser qu'il coïncide avec mon retour au groupement 103 des Chantiers de la Jeunesse, au 3è groupe d'El Affroun, le 24 janvier 1943. Que s'était-il donc passé entre-temps?

3 - Les Chantiers militarisés
 Je m'étais inscrit à la Faculté des Lettres d'Alger dès Février, pour préparer une licence d'espagnol. Bien évidemment, je n'avais pas été prêt en Juin. J'avais dû modifier mes objectifs. J'étais entré le 18 Septembre 1942 à la Préfecture d'Alger comme rédacteur temporaire pour pouvoir gagner ma vie et ne plus être à la charge de mes parents, qui ne bénéficiaient plus d'allocations familiales (et pas encore de la sécurité sociale !). Je m'étais inscrit en Faculté de Droit. Mais les Américains avaient débarqué en Afrique du Nord. Aussitôt, après un semblant de résistance dûe à une mauvaise information des autorités, Alger était devenue la capitale de la France en guerre. 175000 Français de souche européenne avaient été mobilisés dans l'Armée d'Afrique placée sous l'autorité du Général Giraud : "Un seul but, la Victoire". J'avais moi-même été rappelé aux Chantiers de la Jeunesse de Blida et affecté au 6è groupe d'Oued El Alleug. Nous campions à la ferme Bernard et, pendant quelques jours, mon beau-frère Jo fut des notres. Je fus rapidement désigné pour participer à l'encadrement de jeunes à la salle Jeanne d'Arc, à Blida, puis pour subir une instruction militaire à l'Ecole des Chefs de Corps de Reconnaissance et de Combat de Fort de l'Eau. Nous partîmes ensuite dans les montagnes de Rovigo, vers l'oued Merdja, effectuer des manoeuvres et nous exercer au tir. Pour Noël, je partis -sans permission- pour Blida. Au retour, je faillis ne pas retrouver mon unité qu'il fut un instant question de transférer à Alger à la suite de l'attentat dont fut victime l'Amiral Darlan. J'obtins une vraie permission pour fêter en famille l'année 1943. Mais j'avais perdu l'habitude des nourritures riches et eus une de mes premières "crise de foie". Après Fort de l'Eau, je fus dirigé sur El Riath, pour compléter ma formation militaire, à l'Ecole Technique des G.C.R. Nous fîmes des démonstrations de tir le 9 janvier, au polygone d'Hussein-Dey. Je fis ensuite partie, de l'encadrement de jeunes à incorporer dans l'Armée, au Maroc. Notre voyage par chemin de fer fut très long. Nous croisions des convois américains parfois pillés. Mais les pillards confondaient caisses d'outillages divers avec les emballages de victuailles qu'ils recherchaient. Nous passâmes par Fort Lyautey, Rabat, Fez et Oran. Ce fut mon premier voyage au Maroc mais pas le plus instructif sur le plan touristique. A Casablanca, j'eus la déception de ne pas apercevoir l'océan alors qu'à Alger, il suffisait d'emprunter les boulevards circulaires pour dominer le port et pouvoir admirer la plus belle rade du monde. Le 24 janvier, je fus affecté au 3ème groupe à El Affroun, puis, le 5 mars, au 11ème, à Mouzaïaville. Je reçus le grade (et l'étoile) d'Assistant, l'équivalent du grade d'Aspirant. Je perçus une solde appréciable : 4239 Frs dont il est vrai, étaient déduits les repas (207 Frs), l'impôt cédulaire et la contribution nationale (210 Frs). Nous fîmes alors de l'instruction militaire. Les jeunes qui nous donnèrent le plus de mal furent des étudiants en médecine. Du 20 avril au 9 mai 1943, nous fûmes dirigés sur Alger, et cantonnés au jardin d'Essai. Je me souviens avoir dû me glisser avec d'autres sous des camions pour me protéger des éclats d'un mitraillage aérien. Les feuillées étaient insuffisantes, mais il nous était formellement interdit d'utiliser les tranchées-abris creusées en cas d'alerte. Nous ne devions pas davantage nous servir des latrines du secteur britannique "off limits". Diverses consignes d'hygiène nous étaient données : douches, coiffeurs, jeunes galeux... On nous invitait à l'observance d'une strict discipline : le travail ne devait pas abolir échanges de salut et marques de respect. On nous rappellait, enfin, que nos rations de pain étaient les doubles de celles des civils et qu'il fallait éviter de nous faire envoyer de la nourriture par la poste. Le 21 mai, je fus désigné comme commandant d'un détachement de 20 jeunes ("à choisir parmi les meilleurs") pour aider au travail de montage de planeurs sous l'autorité du Commandant de la Base Aérienne américaine de Blida. Nous pûmes admirer le sens de la discipline et de la démocratie outre atlantique à l'occasion des repas (officiers, sous-officiers et hommes de troupe confondus). Quelques jours après, je fus envoyé à Cherchell, à l'Ecole d'Elèves Aspirants de Réserve de l'Afrique du Nord. C'en était définitivement terminé, pour nous des Chantiers de la Jeunesse, mais d'autres ont combattu dans les Abruzzes avec les chars du 7è R.C.A., "Régiment de tradition des Chantiers de la Jeunesse nord-africains".


II


L'Ecole des Elèves Officiers de Cherchell


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Dès le 23 novembre 1942, la décision avait été prise de créér à Cherchell, une école d'élèves aspirants, qui devint un St Cyr africain. Cherchell, ancien et redoutable centre de piraterie barbaresque, était alors le centre administratif et commercial d'une riche région provinciale agricole française. La petite ville et son port avaient été choisis en raison de leur site et de leur environnement en terrain de manoeuvres (notamment "le plateau sud" qui dominait Cherchell et d'où l'on découvrait les horizons marins). Désigné pour Cherchell le 26 mai 1943, j'y suis arrivé seulement le 4 juin, après avoir transité par Mouzaïaville, puis Hussein-Dey, aux côtés de la musique régionale et, enfin, à Alger, à la caserne d'Orléans. L'Ecole des E.O.R. avait été aménagée vaille que vaille dans le quartier Dubourdier, libéré par un bataillon du 1er RTA, parti pour la Tunisie combattre l'Africa Korps allemand. Ces locaux s'étant avérés insuffisants, quelques unités avaient dû être cantonnées dans l'ancien parc à fourrage : ce fut le cas de ma compagnie. Le commandement n'ignorait pas que les pertes au combat allaient être considérables parmi les chefs de section et de peloton. Entre décembre 1942 et mai 1945, nous fûmes 5000 à avoir été formés à Cherchell. Selon le Général d'armée J.Cailles qui, alors colonel, commanda l'Ecole du 20 Février 1942 au 2 Mai 1943, les anciens de Cherchell peuvent se targuer "d'avoir été le fer de lance de l'armée française pendant les dures campagnes d'Italie, de France et d'Allemagne, d'abord, puis d'Indo-chine, ensuite". Les trois quarts des élèves environ, furent des français d'Afrique, presque tous réservistes. Parmi les autres, venant de métropole, beaucoup s'étaient évadés en passant par l'Espagne. Les mentalités n'étaient pas identiques et quelques dissensions opposèrent certains élèves d'origine différente... La première promotion, la promotion "Weygand", avait été libérée le 30 Avril. Elle avait comporté 1101 élèves. La notre fut baptisée "Tunisie". Elle compta 326 élèves commandés par le Lieutenant- Colonel Guillebaud (4è RTT), le Commandant Larroque (RTS) et le Commandant de Roquigny (3è RTA). Il y eut ensuite les promotions "Libération", "Marche au Rhin" puis "Rhin français" (Lieutenant- Colonel Huguet). Nous fûmes tous placés dans le même creuset d'une instruction inter-armée et soumis au dur entraînement de l'infanterie : école du soldat, armement, instruction du tir, organisation du terrain, combats, sports, observation et topographie, conduite automobile. Notre tenue fut française, en drap et toile avec bandes molletières, capote d'infanterie, casque, harnachement de cuir... Notre allure était des plus martiales lorsque nous défilions en ville!. Beaucoup moins lorsque nous "crapahutions" dans un djebel au relief tourmenté. Qu'il était dur, aussi, au cours de longues marches, de coller à la Compagnie qui suivait à pied le cheval du Capitaine du Lattay (4è RTT)! Notre file s'étirait et des "coups d'accordéon" obligeaient les traînards à de gros efforts. Et le soleil africain de cet été 1943 fut torride! Quelle joie lorsque nous pouvions nous plonger dans l'eau claire des immenses plages de sable fin!... Notre compagnie comportait 4 sections. La 1ère était commandée par un lieutenant (Lt Luquay, du 29° RTA), la seconde par un sous-lieutenant (S-Lt Faure, du même régiment), la 3è par un adjudant chef (l'Adjudant Chef Désiré, du 1er RTA), la dernière -la mienne- par l'Adjudant Menjès, du 13°RTS. J'eus la grande déception de ne pas être nommé Aspirant mais seulement Sergent breveté chef de section. Ce brevet consolateur, ne me fut d'ailleurs jamais officiellement notifié. Je ne dispose pas davantage de la liste des lauréats. Mais je suis à peu prés certain que la proportion des nominations "d'aspi", dans chacune des 4 sections, fut inversement proportionnelle au grade de son chef. Notre compagnie ne fut pas non plus privilégiée par l'origine de ses élèves (les Chantiers de la Jeunesse pour la plupart). Et notre promotion bénéficia seulement de 45% de nominations au grade d'Aspirant alors que ce pourcentage s'éleva, pour les autres, jusqu'à 85% . Nous pûmes choisir notre affectation, en fonction de notre rang de classement. On nous précisa les unités en instance de départ au front et celles qui partiraient plus tard. Je choisis le 7è RTA, de Sétif, qui devait aller se battre, de préférence au 1er, de Blida cependant, dont le départ devait être ultérieur. J'avais bien mérité une permission de 10 jours!... Bien entendu, je l'ai passée dans ma famille, à Blida. Elle me permit d'avoir quelques informations sur l'évolution des événements politiques et la progression des combats. Mais il me semble que je ne me posais pas tellement de questions, me pliant sans effort aux circonstances, subissant mon destin avec discipline. Et l'époque n'était pas à la surinformation. On ne disposais ni de transistors, ni de la télé. La campagne de Tunisie s'était terminée à notre avantage. Sur 70000 soldats français, fort mal équipés, 16000 avait été tués, blessés ou portés disparus. Le 8 septembre 1943, Américains et Anglais avaient débarqué au pied de la botte italienne, à Tarente et à Salerne. Le roi d'Italie avait abandonné le pouvoir. En Afrique du Nord, l'équipement des troupes françaises était retardé par des difficultés de transport et de délicats problèmes techniques. La froideur entre les Forces Françaises Libres et l'Armée d'Afrique subsistait. Le Général Juin avait reçu le commandement du futur Corps Expéditionnaire Français en Italie, et l'entraînait à sa mission sur le littoral oranais, entre Arzeuw et Mostaganem. A Blida, le ravitaillement des civils s'était un peu amélioré, beaucoup à cause des Américains et du marché noir. Les cigarettes blondes avaient fait leur apparition. Les Indigènes revendaient le lait condensé qu'on fournissait aux enfants. Un de mes amis d'enfance, avait été tué à Blida, où il avait été mobilisé dans l'aviation. Voulant partir en permission à Alger, il avait voulu sauter sur la plate forme d'un camion qui passait, avait manqué son coup et avait roulé sous les roues. Un autre camarade de lycée, retour de Tunisie où il avait été blessé par une arme amie défaillante, venait d'arriver à l'hôpital auxiliaire. Nous lui rendîmes visite. Son plâtre était infesté de punaises!... Le pauvre Achille, un gai compagnon, un talentueux imitateur de Charles Trenet, était bien délaissé! Mal soigné, il mourut en Décembre. La nouvelle m'en parvint à Sétif, au moment où je partais pour l'Italie !... Cette permission fut la dernière avant la perte de mon intégrité physique et mon congé de convalescence. Elle fut excellente. Je le suppose, du moins, car je n'en ai conservé aucun souvenir. Un billet signé le 30 septembre 1943, par ordre du major de l'école d'E.A. d'A.F.N. en est la seule trace. Il précisait que, nommé au grade de Sergent à compter du 1er octobre, je devais rejoindre le 7è RTA, mon corps d'affectation, à l'expiration de ma permission.

II

Le 7è Régiment de Tirailleurs Algériens


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1 - Sétif

Je partis donc pour Sétif, sans grand état d'âme: à l'époque, je n'avais guère d'expérience et, comme pour la plupart de mes contemporains, faire mon devoir me paraissait simple et naturel. Mes parents surent me cacher leurs craintes : maman avait perdu son père des suites de la guerre de 1870 alors qu'elle n'avait pas 3 ans, papa avait fait les Dardanelles, également dans l'infanterie et connaissait les risques que j'allais courir; il m'avoua, à mon retour, s'être fait, à mon sujet, beaucoup de soucis... Le 13 octobre 1943, je suis donc arrivé à Sétif, important marché des hauts plateaux constantinois, à 1200 mètres d'altitude. Les larges avenues de la petite ville de colonisation aboutissaient à l'église et au monument aux morts de la Grande Guerre. L'église était très classique avec son clocher, son horloge et sa croix. Elle faisait face au monument: un troupier "bleu horizon", brandissant un drapeau et soutenant une République assise, sereine, en bronze sur un socle de pierre, un mur arrondi, des listes de tués, deux urnes, les palmes de la Croix de Guerre... Tirailleurs, Zouaves, Chasseurs, chaque corps de troupe disposait de sa propre caserne. La notre était contiguë au bureau de la place. Je fus affecté au Bataillon de Tradition du 7è RTA, à la 34ème Compagnie (2° Cie d'instruction) et reçu le commandement d'un peloton d'élèves Caporaux jusque là confiés à l'Adjudant Chef Martin. Je fus placé sous les ordres du Commandant Biraben, du Capitaine Simonpierri, du Lieutenant Coubé et du Sous-Lieutenant Pommier. Mes collègues sous-officiers furent le Sergent Chef Rossi et les Sergents Clotet, le Calvy, Gaudino et Planté. J'avais la responsabilité de l'emploi du temps de mes élèves. J'ai réussi à conserver le programme de la semaine du 22 au 27 novembre 1943. Ecrit de ma plume et signé par mes soins le 18, il a été visé par le chef de bataillon. Le matin, je faisais faire des exercices et de l'éducation physique au stade puis de l'instruction sur la mitrailleuse, les grenades, les gaz de combat et du tir sur le terrain de manoeuvres. L'après-midi, j'avais choisi les côtes 1077 et 977, 1093 et 1125, 1111 et 1085 pour initier mes élèves aux patrouilles, au combat offensif et au combat défensif. Au quartier, j'avais prévu douches et soins de propreté, revues d'armes et interrogations ou études surveillées. Arriva alors le 8 décembre 1943. Ce fut le jour de mon départ du dépôt de Sétif pour rejoindre mon régiment qui avait quitté l'Oranie. Il s'y était entraîné pour l'Italie où il allait combattre avec le C.E.F.I. et la 5ème Armée américaine. Ce jour-là, j'ai commencé à tenir un carnet de route qu'il m'a suffit de reproduire sans beaucoup le modifier ni l'enjoliver. J'étais à Sétif depuis le 17 octobre, près de 2 mois! Rarement, depuis ma mobilisation, je n'était resté plus d'un mois au même endroit . J'aurais dû me méfier! Tout au contraire, je venais d'annoncer à mes parents que je viendrais en permission à Blida pour Noël... Deux jours auparavant, on m'avait annoncé que nous partirions à 8 h 36 avec une vingtaine de sous-officiers . La veille, alors que je bouclais ma valise, j'eus la surprise d'une sympathique visite de mes élèves caporaux venus me faire leurs adieux. Pendant plus d'un mois, j'avais été leur Directeur de Peloton. Je les avais un peu secoués car il avaient tout d'abord manifesté une certaine mauvaise volonté en raison de difficultés matérielles et de l'instabilité des stages. Mais j'avais réussi à leur inculquer un peu de l'esprit des Chantiers et ils m'avaient, semble-t-il apprécié. Le même soir, on nous avait rameuté en hâte pour rejoindre la gare et un détachement d'environ 200 hommes. Le commandant de Zouaves qui le commandait nous fit remonter car nous n'avions même pas de vivres de route. Ma dernière nuit au quartier fut mauvaise. Jusqu'à plus de 2 heures du matin le quartier avait résonné du bruit des Tirailleurs musulmans cassant du bois pour préparer le méchoui de l'Aïd el Kébir. #0-Table

2- En route pour l'Italie!


Finalement, nous partîmes bien le 8, à l'heure initialement prévue. Nous occupâmes évidemment un wagon à bestiaux. Il faisait partie d'un train de soldats de la 8ème Armée britannique que nous vîmes avec envie se substanter jusqu'à 6 ou 7 fois par jour, ou prendre un thé chaud. Le voyage dura seulement 48 heures, mais je ne pus guère admirer un paysage nouveau pour moi. Je dus rester couché en permanence, avec une migraine exceptionnelle. Elle dura, moins forte, pendant plus de 8 jours avec des accès de fièvre et des saignements de nez fréquents .
 Le 10 décembre, nous arrivons dans la banlieue de Bizerte, en gare de la Pêcherie. Après deux heures d'attente, sous une pluie fine et intermittente, des camions des Forces Françaises Libres viennent nous chercher et nous conduisent, deux km plus loin, aux portes de la ville, à la caserne du 4ème RTT . Là, surprise, personne veut de nous. Vers midi, on ne sait trop pourquoi, nous repartons sous la pluie, à quatre km de là, avec des valises qui commencent à nous peser. Nouveau contre ordre : il nous faut rebrousser chemin. Heureusement, nous sommes pris en stop par des camions anglais. Centre d'Instruction Divisionnaire et 7ème RTA sont introuvables. Nous nous installons alors dans des locaux de la caserne en attendant d'être fixés sur notre sort. Il est même question de repartir à Sétif! Pendant une huitaine de jours, désoeuvrement le plus complet ! Nous allons parfois en ville. Bizerte a été entièrement évacuée. Avant guerre, la ville a dû être plaisante. Elle a été touchée plus que nous ne l'imaginions par des bombardements américains. On peut compter les immeubles intacts. Partout, on voit des toitures enfoncées, des murs effondrés ou criblés de balles et d'éclats. L'église a été épargnée. Juste en face, un établissement de bain tenu par un civil. Nous en profitons pour prendre une bonne douche chaude. La boue envahit rues et trottoirs. La ville serait une ville morte sans une intense circulation de véhicules militaires. Certains sont obligés d'utiliser des chaînes. Nous repérons une cantine anglaise où l'on nous assure pouvoir être admis. Mais nous nous en faisons proprement expulser! Le quartier indigène est toujours habité. Beaucoup de marchands ambulants. D'excellentes pâtisseries avec gâteaux variés, confiseries aux amandes, nougat, rahat-loukoums. J'aurais aimé en offrir à Janine, ma soeur, qui les aurait appréciés... Le 16 décembre, nous sommes enfin affectés en CID3 (Centre d'Instruction Divisionnaire), à la CP7. Je suis séparé de deux compagnons de chambrée de Sétif. Planté, administrateur adjoint, est affecté à la CP3, Gaudino à la CS (?). L'après-midi, je suis présenté au commandant de la compagnie, le Capitaine Dieumegarde. Il est assisté par le Lieutenant Zadi, le Sous-Lieutenant Fichoux, l'Adjudant Chef Goelff, l'Adjudant Bena, les Sergents ou Sergents-Chefs Badmington, Choux et Ninu. Je suis affecté au Bureau; ma profession civile de rédacteur de préfecture a fait "tilt". J'obtiens une planque, alors que, pendant 21 mois de services à l'arrière, j'ai toujours été sur la brèche : instruction, peloton, stages. Mais cela n'est sans doute que provisoire! Nous abandonnons nos frusques françaises en échange d'équipements américains neufs et assez complets. Je rends sans regret mes molletières. Par contre, je conserve mes brodequins de cuir. Ils sont moins élégants que les chaussures américaines mais mieux adaptés "au tout terrain". J'ai un pantalon de sortie, des souliers vernis, un rasoir, un peigne, des serviettes éponges... Le grand luxe! Nous bivouaquons avec plusieurs autres unités françaises à 3 ou 4 km de Bizerte, à proximité d'une caserne. Nous partons vers 17 heures, sous une pluie battante, avec un camarade de Tunis, également affecté au Bureau : on nous a accordé une permission de 48 heures pour la capitale tunisienne. Arrivés sur la route, un signe et, presque aussitôt, un "command-car" américain nous prend en charge et nous dépose à Matteur. Là, bien qu'il fasse déjà nuit, un GMC, américain encore, s'arrête. Nous descendons au Bardo et, à pied puis en tram, nous traversons le quartier arabe puis le quartier juif pour gagner le centre. Nous nous séparons sous une pluie qui s'est remise à tomber fort. Faute d'un centre d'accueil pour sous-officiers, je prends une chambre dans un hôtel proche de la gare. Il y a 2 bons lits. Un seul m'est nécessaire. Je l'ai trouvé très bon après avoir dîné dans un restaurant choisi au hasard. Le lendemain, je me fais raser et couper les cheveux. Une bonne friction pour finir et me voici chez un dentiste pour faire soigner une couronne branlante.Je dépose ma valise et mes effets civils chez les Lorquin qui m'invitent à déjeuner. J'ai encore le temps de me promener dans des rues animées et d'admirer les vitrines. Je vais même au cinéma. Retour sans problèmes. J'ai apprécié cette permission qui m'a permis de prendre un peu de bon temps! Le 21 décembre et les jours suivants, je me mets au travail. Mon "Bureau" est installé sous une tente pyramidale, avec des caisses en guise de tables. J'établis avec deux sergents du renfort des états de filiation à fournir pour l'embarquement dont la date n'est pas fixée. Nous ne sommes pas à l'aise avec les noms arabes. Noël 1943. Nous commençons un concours de bridge dans la soirée. Mon initiation à ce jeu est toute récente mais je suis déjà passionné. Vers 22 heures, des scouts venus de Tunis nous donnent un petit spectacle. A minuit, sous de grandes tentes spécialement dressées, nous entendons la messe, parfois émouvante. Avec les autres sous-officiers français de la compagnie, c'est alors un très agréable réveillon jusqu'à 5 heures du matin : apéritif, charcuterie copieuse, choux braisé, tranches de porc, gâteaux, liqueurs, chants... Je me lève tard, le lendemain. L'après-midi, promenade à l'arsenal de Ferryville. 28 décembre 1943. L'embarquement est annoncé pour le lendemain à 8 heures. Mais les "états T.Q.M." sont à refaire en 13 exemplaires en répartissant les effectifs par bateaux (1 bateau de 170, 1 de 160, le troisième de 60). Le capitaine me confie la direction de ce travail. J'y emploie mes deux collègues sergents, une dactylo et des secrétaires de circonstance choisis parmi les Français lettrés. Nous réussissons à terminer tard dans la nuit. Le 29 au matin, catastrophe!... On s'aperçoit que 7 exemplaires sont à refaire sur un modèle différent avec dates de naissance, noms des personnes à prévenir en cas d'accident. Nous nous remettons à l'ouvrage en plein vent car notre tente-bureau a été démontée. A 17 heures, des camions viennent nous chercher. Ouf! nous venons tout juste de terminer. J'ai eu chaud! Ce sont encore des camions gaullistes que nous utilisons. Ils nous conduisent à quai. Une dizaine de bateaux anglais et américains, type LST, sont alignés, portes largement ouvertes à l'avant. On entre dans une immense cale où s'entassent des véhicules. De chaque côté, 3 ou 4 mètres sont réservés pour les couchettes. Lavabos avec eau chaude et eau froide, douches, wc. A l'arrière, les couchettes de l'équipage, les cabines des officiers, la cuisine. Sur le pont, les superstructures sont à l'arrière, d'autres camions s'entassent encore. Notre navire est le LST 319. Nous passons la nuit à quai et appareillons le 30, vers 9 heures, par un temps couvert et sous une pluie fine. Dans le chenal gisent des dizaines d'épaves nous obligeant à zigzaguer. Dès la sortie, nous nous formons par groupes de 6 bateaux de même type navigant en 2 colonnes de 3. Nous croisons un convoi faisant route sur Bizerte. Dès la sortie du canal, nous tanguons et roulons malgré la mer belle car nos bateaux de débarquement sont à fond plat pour pouvoir approcher le plus possible des rives sablonneuses. Nous ne cessons pas de voir les côtes. Notre appétit est d'autant plus solide que nous inaugurons l'alimentation américaine: boeuf et haricots ou boeuf et pommes de terre, boîtes de rations C avec biscuits sucrés, bonbons et sucre, café, limonade ou chocolat; boîtes de ration K (3 pour la journée). Nous découvrons ces boites de rations K comme des enfants explorent leurs souliers à la Noël. Dans l'une, nous trouvons une boîte de pâté aux oeufs, des biscuits, des cigarettes blondes, ou chewing-gum et bonbons. Dans la seconde, du fromage et du chocolat. Dans la troisième du corned-beef et des vitamines. Des anglais voyagent avec nous. Ils s'empiffrent! Trois ou quatre parfois cinq, par jour, avec un bon pain blanc qui nous fait envie, du beurre, des pâtés. Ils n'auraient pas l'idée de nous offrir quoi que ce soit ou de nous autoriser l'accès de leur cantine! Mais, en fin de traversée, ils nous vendent des cigarettes : nous nous apercevons trop tard qu'elles sont moisies! La mer s'est levée. C'est une véritable tempête ! Nous passons entre l'île de Capri et le continent italien. Notre réveillon est consacré au sommeil pour éviter le mal de mer. Nous passons devant Naples et attendons longtemps en rade de Pozzuoli. Nous débarquons à la nuit à Bagnoli. Nous nous formons en sections, mettons sacs à terre mais personne ne vient nous chercher. Le commandant de bateau accepte que nous dormions dans la cale à condition d'évacuer dès 8 heures le lendemain après avoir tout nettoyé! En ce 1er janvier 1944, nous n'aurons pas foulé longtemps la terre italienne!... Dimanche 2. Nous allons prendre nos camions sur une grande "area". Nous sommes assaillis par de nombreux Italiens de tous âges qui demandent à échanger pommes et mandarines contre des cigarettes ou des biscuits. Nous partons enfin. Après différents détours et plusieurs attentes, nous arrivons à Succivo où nous devons cantonner. Nous installons notre bureau dans un local commercial où nous trouvons des tables "ad hoc" munies de multiples tiroirs. Nous travaillons à l'aise. Le premier soir, nous couchons sur notre lieu de travail avec mes camarades sous-officiers. Mais, le lendemain, avec un tirailleur parlant italien, nous partons en quête d'un logis. On nous offre une chambre magnifique. Mais, elle nous est aussitôt soufflée par le capitaine: nous l'échangeons avec celle moins confortable, qu'il avait trouvée, dans la même cour. Slimane, l'ordonnance du capitaine loge avec nous. J'ai noté l'adresse: 17 rue Virgilio. Je suis affecté aux effectifs. Le travail ne manque pas. Nous avons quartier libre le soir. Mais, il n'y a pas d'éclairage dehors et tous les civils sont chez eux. Il semble qu'ils craignent beaucoup les Sénégalais et les Tabors marocains, parfois pillards. La régions est assez belle. Les arbres abondent. Je suis surpris par la façon de cultiver la vigne. Les ceps sont plantés près des arbres, les sarments s'enroulent autour des troncs puis sur des fils de fer disposés horizontalement, assez haut, entre les arbres. Il y a beaucoup de belles pommes, un peu comme celles d'Amérique. Jeudi, en début d'après-midi, le Capitaine s'apprête à partir pour Naples. Il me propose de l'accompagner. Je saute sur l'occasion. Nous sommes dans la capitale de la Campanie dominée par le Vésuve en feu, une demi-heure plus tard. Nous nous promenons dans la grande rue, très mouvementée. D'immenses bâtisses de style officiel, souvent lourdes et pas très belles. Cela rappelle parfois l'Exposition Universelle ou notre Gouvernement Général de l'Algérie. Partout, des magasins, des vitrines bien garnies : vêtements, bijoux, objets de luxe, objets d'art magnifiques mais, aussi, articles d'un goût douteux. Naples ne nous paraît pas avoir été endommagée. A chaque coin de rue, on nous propose restaurants, siñorinas.... La prostitution parait répandue. Elle correspond sans doute à une situation économique dramatique. Elle se pratique en famille, par des femmes mariées ou par des gamines de 15 à 16 ans, dans la pièce commune séparée par un rideau, sous l'image d'une vierge ou la croix du Christ, comme un commerce normal! Le dimanche, nous faisons la grasse matinée et ratons la messe. L'après-midi, nous allons faire un tour à Fratta-Magiore. Mardi 11. Nous changeons de cantonnement et nous nous installons à Caivano, une petite ville d'environ 15000 habitants, à quelques kilomètres de Succivo, à 14 km de Naples. Nous succédons au 7ème Chasseur, le régiment de tradition des Chantiers de la Jeunesse : j'y aurais sans doute retrouvé quelques anciens camarades. Le P.C. s'installe dans les dépendances et la cour d'une magnifique maison de maître. Notre bureau a été celui du fils de la maison qui serait actuellement capitaine, sur le front. Toujours avec Verdier, nous disposons d'une chambre fort confortable : un lit chacun, des tables, une armoire, un cabinet de toilette attenant. Jeudi 13 janvier 1944. Nous devons presque tous partir en renfort pour le 7ème RTA. J'ai dû travailler la veille presque vers minuit pour terminer les contrôles nominatifs. Un renfort destiné au CIA arrive. Je retrouve parmi eux la plupart de mes élèves caporaux. Le soir, je reçois un gros paquet de courrier : les lettres s'échelonnent du 5 décembre au 2 janvier. Vendredi. A midi, nous allons chez un vieil Italien qui nous avait proposé une côtelette de porc, des frites, du pain et du vin blanc pour 70 lires. Nous prenons double portion. Je fais préparer de l'eau chaude pour une douche. Toute la famille de mes hôtes s'est affairée. J'ai eu pour tub un baquet pas plus grand qu'une casserole ! Samedi 15 janvier. Je demande à mon capitaine l'autorisation d'aller changer à Naples de l'argent français. Je me promène toute la journée avec plus de 15000 frs dans ma sacoche. Avec Santou et Gaudino, nous prolongeons l'escapade. Repas dans une famille: un steak, des frites et du pain pour 80 lires. #0-Table

3 - Les Abruzzes et le Belvédère


Dimanche 16 janvier
. Caivano A 5 heures, je suis réveillé par le vacarme d'une porte qu'on secoue et les appels impatients d'Alloua, le planton du bureau. Il était temps et l'initiative de ce brave Alloua est heureuse : je dormais à poings fermés en raison de la défaillance du réveil ! Je bondis de mon lit, me trempe sous le robinet du cabinet de toilette et boucle mon sac marin. Puis je rejoins le P.C de la compagnie, installé dans un bel appartement d'une rue voisine. Adieu, ma chambre confortable et mon lit à double matelas du 224 Corso Prince Umberto ! Il fait noir encore, mais déjà les sections arrivent dans la grande cour dallée encombrée des paquetages des hommes. Les Italiens sont tombés du lit, eux aussi : hommes, femmes, enfants rodent tout autour. Ils sont à l'affût d'un morceau de pain, d'un biscuit, d'un "caramelo". Peut-être aussi surveillent-ils le déménagement. Je parcours à nouveau le bureau, m'assied une dernière fois à ma table de chêne, feuillette le contrôle nominatif que j'ai ouvert il y a peu de jours et où, hier encore, j'inscrivais les dernières mutations. Le Chef Choux, Chef comptable, nous distribue, à Chodorowich et à moi quelques bougies, des allumettes et du tabac, du papier hygiénique aussi(!)... les derniers petits avantages des "planqués" du bureau. Mais les GMC sont dans la rue. Après les derniers appels, les sections s'y installent, non sans discussions et bousculades. Les gradés crient leurs ordres, leurs engueulades... Je fais mes derniers adieux à ceux qui restent... le Lieutenant Zadi, le Sous-Lieutenant Pommier arrivé hier d'Afrique et que j'avais déjà quitté à Sétif, le Chef Choux, Tomasini qui doit à sa femme de rester, Verdier, mon compagnon de chambre, qui ne sait pas trop s'il doit regretter de rester ou s'en réjouir et ne sait pas assez cacher la question qu'il se pose : "combien en reverrai-je?"... le fourrier qui depuis un mois attend en vain le télégramme qui doit luis annoncer la naissance d'un nouveau bébé, Beck, le Sergent de l'ordinaire, à qui je n'oublie pas de resquiller une boule de pain et deux ou trois boîtes de conserves, d'autres, encore, dont j'ai oublié les noms et même les visages... Merzouf, Alloui Alloua, les plantons du bureau et qui semblent émus. Dans un coin, affaissé et gémissant, Izemzine, un Sergent indigène qui se dit malade mais que le capitaine et le Sous-Lieutenant Fichoux traitent de simulateur et bousculent. Chodorowich et moi, nous embarquons dans le camion de ravitaillement, moins plein... dernier avantage, mais le Sous-Lieutenant Fichoux, chef du renfort, nous confie les papiers...dernier empoisonnement. Izemzine est hissé également sur ce camion. Le capitaine vient nous faire ses adieux. il me dit qu'il était satisfait de moi et qu'il m'aurait volontiers gardé; j'apprends après qu'il l'a dit à beaucoup. Mes élèves Caporaux de Sétif sont là, assez émus. Portelli est de garde. Je leur donne ma dernière leçon et leur dit de partir sans regrets lorsque leur tour viendra, d'être courageux même si quelque chose, malgré eux, leur serre la gorge, de ne surtout pas montrer aux autres le lamentable spectacle d'un Izemzine. Le renfort de la CP3 nous a rejoint et le convoi s'ébranle. Emotion chez ceux qui restent, émotion chez ceux qui partent. Que va-t-il se passer? Les chants éclatent et le départ est triomphal sous les yeux des Italiens qui ne savent trop que penser. Mais, bientôt, Caivano est laissé derrière nous et le froid du matin, calme un enthousiasme qui, chez les indigènes surtout, n'est pas bien profond. Nous devons aller à 60 kms de là, m'a dit le Sous-Lieutenant Fichoux, mais j'ignore où exactement. Heureusement, j'ai la carte routière... plus ou moins réquisitionnée hier, à Naples, chez un particulier. Nous passons à Caserta... Plus loin, c'est Capoue ou ce qu'il en reste. Les destructions sont plus importantes encore qu'à Bizerte où, du moins les murs avaient généralement tenu bon ; je crois expliquer la chose par une différence d'agents destructeurs : là bas bombardements aériens et éclats de DCA, ici, grosse artillerie et densité des tirs. Non, ce n'est pas vers Cassino que nous nous dirigeons. Nous en quittons la route, obliquons vers Vénafro(?)... Le jour s'est levé, le froid devient moins pénible, j'ai faim ! Le convoi ralentit, s'arrête parfois. Les indigènes descendent pour uriner. Les camions repartent et quelques uns sont laissés sur la route et doivent s'accrocher au véhicule suivant. Le long d'une voie ferrée où les rails ont disparu et d'un ruisseau empli de cresson, le convoi s'arrête et se range. Tout d'un coup, au dessus des montagnes, on entend de violents crépitements de mitrailleuses et de canons DCA. De petits nuages noirs surgissent, puis s'estompent. Le silence revient, puis cesse. Les crépitements se déplacent. On perçoit très nettement parfois, le vrombissement d'un avion qui remonte. mais on ne voit rien. Ah, si, voici, tout d'un coup, deux avions, tout là-haut, qui montent, descendent, s'enfuient, reviennent et piquent tour à tour. Et plus rien. Ah qu'est-ce que ce point blanc?... Et là? Ce nuage noir qui s'élève de la montagne? La conclusion du combat, un parachutiste et la fumée de l'avion qui s'est écrasé au sol. Tout cela a duré une minute et, pour le 1er combat aérien auquel j'assiste, je suis déçu : on voit mieux au cinéma !... Mais le convoi s'ébranle, à nouveau, coupe le ruisseau en passant à gué, le pont étant détruit. Quelques petits kilomètres encore sur une route empierrée et poussiéreuse qui pénètre bientôt entre des bois d'oliviers. Les camions nous déposent sous ces oliviers, à l'endroit même qu'occupait hier un bataillon médical, monté ce matin plus haut car l'endroit a été repéré et s'est fait arroser durant la nuit. Je vais voir le Sous-Lieutenant Fichoux, pour lui assurer qu'Izemzine est décidément bien malade et le convaincre de la nécessité de la faire évacuer. En effet, celui-ci semble bien mal, très pâle et défait. Pendant le trajet, il a craché du sang. Le lieutenant donne son accord et me charge de faire le nécessaire. Je fais transporter Izemzine sur un GMC vide et avec l'Adjudant Béna, nous montons à la recherche d'un bataillon médical qui serait situé 400m plus haut. Nous croisons une jeep à croix-rouge. Je l'arrête et, d'accord avec un lieutenant dentiste qui l'occupe, je fais monter le malade qui sera ainsi soigné... à moins qu'il ne soit trop tard déjà, ce qui n'est pas à exclure. Sous les oliviers où s'est arrêté le renfort, Chodorowich procède à la distribution des vivres tandis que le Sous-Lieutenant Fichoux est parti en jeep à la recherche d'autorités et d'ordres. En attendant, nous mangeons. Pour faire passer le temps, nous suçons des bonbons ou nous faisons chauffer du chocolat. Mais, bientôt, une autre distraction s'offre à nous. Pas bien loin (400m peut-être), de dix en dix mètres éclatent des obus. Surprise, un peu d'émoi et d'agitation en particulier chez les indigènes. Il ne saurait s'agir, paraît-il de projectiles d'artillerie, nos propres artilleurs se trouvant 20 km plus haut. Il s'agirait d'un autocanon demeuré sur les hauteurs environnantes insuffisamment nettoyées ou peut-être de mortiers ennemis dont les servants usent leur dernier stock de munitions. Parfois, des véhicules français passent sur la route. Des anciens du régiment reconnaissant des camarades au passage, les interrogent. Déjà, on parle de blessés, de tués... On n'ose pas trop circuler par crainte des mines. N'en restait-il pas à Bizerte malgré les mois écoulés?... Vers 3 heures, le Lieutenant Fichoux revient, un peu pâle, un obus est passé si près de leur jeep qu'ils ont instinctivement baissé la tête. Nous allons passer la nuit à Vénafro où le lieutenant repart emmenant Chodorowich et les papiers. "Sac au dos"! Par groupes, de chaque côté de la route, nous revenons sur la petite ville. Nous allons cantonner autour d'une petite placette où nous trouvons la Compagnie de Service. Nos camarades installent les sections dans les locaux vides. Une grande partie occupe une salle de cinéma atteinte par endroits par des projectiles d'artillerie, une autre un casernement de la milice locale dont il ne reste plus qu'un élément. Parfois, nous croisons un gradé italien qui salue; Chodorowich et moi, nous sommes à part puisque nous n'avons pas d'hommes à encadrer. Nous découvrons un petit appartement évacué et mon camarade qui parle l'italien demande aux voisins si nous pouvons l'occuper. Nous y invitons Santou qui vient avec son planton. Nous nous installons dans une pièce intacte où il ne reste qu'une grande table et une vierge sous globe : c'était le logis du curé de l'église voisine. La nuit est plutôt mauvaise. Plus de lit comme à Caivano et le carrelage parait dur. On entend des coups de canons à intervalles réguliers. Certains semblent proches. L'air de montagne est assez froid, surtout le matin. #0-Table

Lundi 17 janvier. Vénafro
Le matin arrive sans que nous ayons pris beaucoup de repos. Je ne suis pas pressé aussi je flâne dans les pièces poussiéreuses. Je mange un peu, je fais ma toilette sur le rebord d'une fenêtre avec l'eau de mon bidon. puis le Sous-Lieutenant Fichoux nous fait demander, Chodorowich et moi. Il nous faut, d'après quelques indications, répartir le renfort entre les trois bataillons. Nous faisons les affectations à notre guise pour éviter d'attirer tout le monde sur notre dos. Au fur et à mesure, nous classons les livrets individuels et les plaques d'identité. Mais l'après-midi, déjà, nous pressentons que le travail sera à refaire. Aussi préférons-nous attendre des instructions plus précises et,surtout, définitives. Sur la placette, on voit arriver plusieurs cercueils de bois blanc. Les camarades sous officiers ayant autrefois appartenus au régiment, partent en "dodge" reconnaître les tués. Ils reviendront, certains quelque peu émus. En attendant, nous faisons un tour dans le village entouré de montagnes à la neige fondante et qui s'y adosse. Sur la crête qui nous surplombe, des obus ont écorché le roc et laissé une plaie rousse. Ce qui frappe, à Vénafro, c'est le nombre important d'églises. J'en ai bien vu huit ou dix et le village n'est pas bien grand. Mais, bientôt, je passe devant un bâtiment protégé par une grande grille : c'est un séminaire. Les rues sont étroites, tortueuses, monstrueuses. J'ai vu une chose qui a satisfait mon orgueil de français. Quelque chose que nous avons, nous, Armée Française et que, même les Américains n'ont pas.. en aussi bien. C'est une boulangerie. Montée directement sur véhicule roulant, elle peut fonctionner dès l'arrivée au cantonnement sans qu'il soit nécessaire, comme pour les boulangeries de campagnes américaines, de construire une assise de briques. Le véhicule moteur est le pétrin. Deux remorques vont avec, ce sont des fours. Il y a là deux sections. C'est-à-dire deux combinaisons four-pétrin. A l'une d'elle, il n'y a qu'un seul four. Le second est resté dans un ravin des environs de Constantine. Réparé, il rejoindra sans doute bientôt. Cette boulangerie est capable de "sortir" 300 boules à l'heure. Actuellement, elle prend de l'avance car elle doit prochainement se déplacer... Vers l'avant! C'est généralement le signe d'une offensive, nous explique un chef. Il nous raconte aussi que ces boulangeries sont de fabrication récente. Elles étaient réparties dans les différents groupements de jeunesse de France. Celle ci à une histoire. Destinée aux Chantiers de Provence, elle était sur des quais, à Marseille, lorsque le général Weygand l'aperçut et la fit embarquer pour l'Afrique du Nord. On la camoufla dans des fermes : un élément vers Casablanca, l'autre vers Constantine. Les boulangers, sauf les cadres, sont surtout des annamites. Nous assistons à la préparation d'une fournée. Le pétrin mécanique tourne, brassant la pâte. Un mitron y puise un bon morceau, qu'il coupe, jette sur la balance. Il retranche ou ajoute rapidement un petit morceau met la boule dans un panier enfariné, jette celui ci sur une glissière qui descend. D'autres ouvriers entassent les corbeilles au bord du four. Dehors (nous sommes sous une grande tente), des ouvriers scient du bois. Une autre grande tente laisse apercevoir des milliers de boules entassées. Un peu plus loin, une croix allemande noire isolée, au bord d'un talus ombragé ! A côté, deux américains flirtent avec une charmante et toute jeune italienne. Nous descendons vers la ville. Nous croisons des "berlinettes", jeunes filles françaises des transmissions. Je n'aimais guère les femmes en uniforme lorsque j'étais à Alger. Ici, cela fait plaisir d'en voir. Nous ne manquons jamais d'échanger des sourires et des bonjours au passage. Nous stationnons longtemps à la fontaine. L'eau coule à flots, très claire, continuellement, tombe dans un petit bassin, disparait sous le chemin à la boue liquide, reparait de l'autre côté en une vaste mare limpide malgré les objets hétéroclites que l'on voit (segments de colonnades romaines, en particulier, sans compter les détritus et boîtes de conserve). La mare se resserre, passe sous un ponceau, va actionner un moulin, s'évase encore et longe un lavoir où s'échelonnent cinquante à cent femmes actives. Les femmes défilent à la fontaine, porteuses de jarres et de cruches, de bassines de vieux cuivre ou de seaux qu'elles portent en équilibre sur leur tête. Elles sont rarement jolies, moins souvent encore bien faites, jamais bien vêtues. C'est le village pauvre ici. Les riches, les oisives, les belles sont à Naples. A l'un des jets, est adapté un tuyau qui va à un véhicule automobile français : c'est une pompe qui rejette l'eau dans un bassin de toile d'où elle est ensuite distribuée aux véhicules de toutes sortes : GMC, dodges, jeeps, français et américains, qui viennent continuellement remplir des nourrices ou des réservoirs. Il fait bon là ! Le temps est splendide. L'air n'est pas froid. Enfin, nous continuons notre promenade, traversons la grand'rue, section de la route de Naples. Des milliers de fils téléphoniques s'enchevêtrent, les uns foulés aux pieds, d'autres arrachés par les véhicules... Au carrefour, deux gars de la RR (Régulatrice Routière) réglementent la circulation. Ils ont le casque ripoliné blanc des MP américains mais, sur le côté, le losange tricolore. Nous mangeons dans notre chambre. La Cie de Services stationnée ici nous sert nos repas : assez moyens. Pas de vin. Impossible de rien
trouver à acheter à manger ou à boire. Nous buvons l'eau d'un puits très profond.


Mardi 18 janvier. Vénafro

Rien de nouveau. Il faut encore remanier les pièces matricules et faire des listes mais les ordres n'ont pas encore l'air bien définitifs. Je profite de ce que Sigu à l'air de vouloir mettre son nez là dedans pour laisser tomber. Le Sous-Lieutenant Fichoux et l'Adjudant Béna partent sans nous attendre pour le Régiment. Ce sont des anciens et ce dont on manque surtout c'est d'officiers. Le Commandant Peponnet qui, lui aussi, monte en renfort (son prédécesseur a été blessé assez grièvement) réunit les sous officiers et nous dit quelques mots. Le Lieutenant Zadi, de la CL7, vient faire un tour ici. Mais il n'apporte pas de courrier. Le soir, nous descendons chez les Italiens du rez de chaussée. Ils ont un beau poste de radio malgré leur apparence plutôt misérable. Nous écoutons Radio Alger mais le poste marche mal et les informations sont insignifiantes. Cela fait plaisir d'entendre les speakers français et l'indicatif connu !...


Mercredi 19 janvier 1944. Vénafro

Ce matin, enfin, nous recevons des instructions définitives pour la répartition des hommes et cadres du renfort entre les trois bataillons. Le 3ème est celui qui en absorbera la majeure partie. Santou, qui, maintenant, a la responsabilité du renfort, me demande de commander le piquet d'honneur qu'il doit envoyer cet après-midi aux obsèques des tués du 7ème RTA. Cela n'a rien de bien emballant mais c'est mon tour et j'accepte. A 16 heures, après avoir passé mes dix hommes en revue, leur avoir fait changer de casque -pour éviter le mélange de casques français avec des casques américains-, leur avoir fait donner des gants, brosser leurs souliers, vérifié leur maniement d'armes (depuis Sétif, je n'avais pas commandé...), nous nous sommes engouffrés dans deux dodges et, précédés de l'officier "d'Etat-Civil", en route pour la chapelle ardente ! Celle-ci, en dehors de la ville, est une petite église. Tout contre, un bâtiment tient lieu de mosquée. Je dispose d'abord mes hommes sur deux rangs, face à face, de chaque côté de la porte de la chapelle. L'office est rapide.Quatre ou cinq cercueils défilent entre nous, à tour de rôle. Et pour chacun d'eux : "l'arme sur l'épaule... droite !". "Présentez... arme !" "Reposez... arme !" Dès que le dernier est passé, ô ce n'est pas compliqué, il suffit de se déplacer de dix pas et de recommencer. Même cela va plus vite puisque parfois il passe deux ou trois clients à la fois. Il y en a eu onze en tout. Au fur et à mesure, les cercueils ou, simplement, les corps enveloppés de toile blanche sont chargés sur des dodges : deux par véhicule. Et le cortège se forme : en tête la jeep de l'aumônier et de l'officier de l'état-civil, les cercueils, les linceuls et nos deux dodges. Je suis assis à côté du chauffeur et, dans la voiture qui nous précède, je vois, à chaque cahot, bouger les pieds de deux cadavres musulmans, m'étonnant d'être à peu près devenu insensible. Je m'accommode maintenant très facilement des différentes situations qui se présentent, à des moments où je pourrais m'émouvoir, je n'ai aucune émotion ou, si j'en ai, elle n'est que passagère. Je quitte des camarades sans regrets, presque avec indifférence. Dans quelques jours, je constaterai la même facilité d'adaptation, la même absence d'émotion ou de vive surprise, lors de mes premières expériences au feu ou au combat. Combien il faut se féliciter de tout cela ! Les sensations, les émotions, tout cela est bien inutile dans la guerre et serait bien gênant souvent... Nous quittons vite la route pour un chemin empierré. Il fait beau. Nous passons sous un bois de pins. Nous voici arrivés ! A la lisière du bois, les camionnettes s'arrêtent devant le cimetière, vaste carré sur terrain plat légèrement incliné, divisé en quatre par deux allées qui se coupent perpendiculairement. Mon camarade Chodorowich est là, avec une trentaine d'hommes qui s'activent à terminer les fosses. Se doutait-il, à ce moment, que d'autres gradés surveilleraient bientôt le creusage de son propre trou? En attendant, il se fait reprocher une erreur : il a fait creuser une tombe dans un secteur réservé aux artilleurs ! Ce cimetière est français. Nous sommes engagés depuis peu. Déjà pourtant, on peut compter pas mal de croix, à droite, pas mal de croissants, à gauche. Il semble y avoir beaucoup de gradés, officiers et surtout sous-officiers. Je dispose mon piquet et rend à nouveau les honneurs. On dispose les cercueils aux pieds des tombes en attendant qu'elles soient achevées. L'aumônier, pour les chrétiens, mon collègue Moussaoui, pour les musulmans, disent les dernières prières. Puis, alors qu'arrivent les camions d'autres armes, pour d'autres obsèques., Nous descendons les corps dans les fosses. J'y participe personnellement pour activer. Nous devons attendre encore un peu car voici tout un escadron de chasseurs venus accompagner des corps d'officiers. Leur clairon lance plusieurs fois sa lugubre et belle sonnerie dans l'air calme. Les armes claquent. C'est fini, nous pouvons filer...


Jeudi 20 janvier 1944. Vénafro

Dès le matin, Chodorowich et moi allons rôder à nouveau en ville, laissant Sigu qui commence à regretter de s'être lancé dans le soin des paperasses. Nous passons devant un atelier de peinture où l'on confectionne des panneaux indicateurs et blanchit des casques destinés à la RR. Nous faisons un tour à la gare, détruite, repassons à nouveau dans les rues que nous connaissons par coeur. On commence à s'empoisonner ! Nous saluons le Général Juin qui passe à pied, en béret, suivi de tout un Etat-Major parmi lequel des généraux. Tout au grand chef, je ne pense pas à regarder s'il y a le Général de Montabert qui sera "mon" général. Savais-je, d'ailleurs, qu'il était là? A notre retour, nous apprenons que le départ aura probablement lieu dans la nuit. Santou est bien déçu : il avait réussi à organiser un repas avec des chaufferettes pour un prochain jour. L'après-midi, la répartition du renfort entre les bataillons est achevée, sur le papier. On effectue un rassemblement pour en informer les hommes, procéder à des appels... Après quoi, la soupe. Je vais avoir "à prendre le jour" et seconder Santou pour les derniers préparatifs. Nous allons toucher nos armes individuelles : fusils américains. J'arrête au passage le Lieutenant Arpajou et Monjo, en jeep, du 7ème RCA. Nous recevons du CID, les colis... de Noël, envoyés par la croix rouge américaine. Ils sont très bien conçus, comportent des victuailles (deux tablettes de chocolat, du chocolat en poudre, du pâté, du fromage, du sucre...) des vêtements (deux mouchoirs, une paire de chaussettes, une paire de gants, un beau nécessaire à coudre...) des objets de toilette (savon à barbe, pour les dents, pour la toilette, brosses à dents, lames de rasoir, miroir...) du papier à lettres, des crayons... Prévus pour un seul, chacun de ces colis doit être partagé en trois ou quatre : ce n'est pas toujours très facile ! Il faut faire toucher le ravitaillement, faire entreposer les sacs de marins du 1er et du 2ème groupe dans un local désigné, faire charger ceux du 3ème dans un camion. Je m'en occupe dans la nuit ainsi que de la garde. Le réveil est prévu pour quatre heures. Ce sera notre dernière nuit sous un toit.

Vendredi 21 janvier 1944 :

Vénafro. PC arrière (près d'Aquafondata)

4 heures et demie. Après avoir bouclé mon sac marin et monté mon sac d'assaut (nous gardons avec nous, avec ce qui nous avons sur le dos, nos objets de toilette, un jeu de linges de corps de rechange, une couverture et la toile de tente). Je vais réveiller tout le monde, dans les différentes salles du cantonnement, éclairé par la lampe torche de Santou. Une heure plus tard, les camions commencent à arriver. Avec Santou, je fais procéder à l'embarquement. Ce n'est pas facile, mal éclairé comme nous le sommes et avec des hommes indisciplinés (surtout les sections de français et de juifs) qui veulent les meilleurs places. Il doit y avoir 25 hommes par camion : 16 sur les banquettes, assis au milieu sur leurs sacs. Avec de la discipline, ce serait facile, et les hommes ne seraient pas trop serrés, mais la nuit facilite les fantaisies individuelles et nous empêchent d'y mettre bon ordre. Au fur et à mesure, nous faisons avancer les camions, comptons 25 hommes, tachons de les caser, et faisons évacuer. Bientôt, le dernier GMC est chargé. Il rejoint les 12 précédents et le convoi s'ébranle. Nous repassons par Pozzoli et empruntons la même route empierrée qui passe devant l'endroit où nous avons débarqué dimanche. Il fait sombre, on n'y voit pas grand chose mais devinons que nous suivons une route accidentée de montagne. Bientôt, lentement, le jour commence à pointer malgré la brume. Nous dépassons les véhicules d'un groupe médical garés sur le bas côté de la route. Des "chaufferettes" ébouriffées qui s'éveillent et s'étirent nous gratifient d'un gentil sourire de leur visage encore boursouflé de sommeil. Je n'aurais pas cru les trouver si près des lignes. Il est vrai que nous ne sommes pas encore sur le front ainsi que je le constaterai bientôt. Mais tout de même ! Le chauffeur, mon voisin, m'explique qu'elles font du bon travail, très courageux, mais qu'elles ne serrent pas assez le ravin, gênant ainsi les croisements. La route à l'air d'avoir disparu. Peut-être l'avons-nous quittée sans que je m'en aperçoive. Nous roulons lentement sur des pistes irrégulières aux creux et bosses prononcés, qui aboutissent sur un grand terre-plein. Les camions nous y déposent. Il est environ 8 heures. C'est là que sont les PC arrières du régiment avec les bureaux, les Chefs comptables, les cuisiniers, les dépôts de munitions... Après un moment d'attente, les groupes se séparent pour aller installer leur bivouac. Nous nous installons sur les pentes d'un ravin. J'apprendrai par la suite que le versant opposé qui s'élève jusqu'à ces crêtes élevées et rocailleuses est le Monna Casale où mon groupe et en particulier ma future compagnie, la 10ème, se sont illustrés. Ma compagnie y a gagné la magnifique citation ci-après : "La ...ème Compagnie du ...ème Régiment de Tirailleurs Algériens, lors de la prise de Monna-Casale, le 12 janvier 1944, a ajouté une page de gloire à l'épopée des tirailleurs algériens. Rejetée, par un bombardement sévère qui mit hors de combat tous ses officiers de la Jumelle Est qu'elle venait de conquérir, a été regroupée par son Chef de Bataillon qui lui dit : "Vous n'avez plus d'officiers pour vous commander. Qu'importe ! La ...ème Compagnie n'en a pas besoin. Reprenez cette crête. En avant !". Entraînée par deux sergents indigènes, est repartie en avant, a repris son objectif pour la deuxième fois, en fut chassée par une contre-attaque. Mais sans désemparer, est remontée une troisième fois à l'assaut. Ayant repris la Jumelle et contre-attaquée à nouveau, toutes les munitions étant épuisées, ses tirailleurs ramassèrent des pierres et debouts, farouches attendirent à bonne portée les grenadiers allemands qu'ils refoulèrent à coups de pierres. Ravitaillée enfin en munitions, est repartie à l'attaque avec le reste du bataillon, et, malgré la fatigue d'une lutte qui durait depuis neuf heures, a emporté, dans un suprême élan, le sommet de Monna-Casale." Et quoique n'ayant pas participé à ce combat, j'ai eu un grand plaisir à en trouver le récit, à mon retour, sur l'hebdomadaire "TAM". Il m'est facile de remplacer les blancs par le n° de ma Compagnie et de mon régiment (10ème Compagnie du 7ème RTA)... Presque sans arrêt, des pièces d'artillerie, toutes proches, tirent. Le régiment aurait attaqué, ce matin, à 5 heures et ça marcherait bien. Le front ne doit pas être bien loin. On y accède par une piste où les camions ne peuvent encore pas passer mais que les jeeps parcourent sans arrêt, portant une caisse ou deux de munitions, ou des vivres. On comprend mieux leur utilité et leur nombre ici que dans les villes. Souvent, ce sont de tout jeunes français qui les pilotent (classe 43?) rarement des indigènes. Pourtant, elles n'ont pas détrôné les mulets. En voici une colonne qui monte. Les muletiers, en uniformes usés, démodés, déchirés, sont des italiens et ces deux messieurs en chapeaux tyroliens avec l'inimitable plume sont, paraît-il, des officiers ! Nous montons notre tente en commun, les frères Bensehila et moi, à proximité de la crête plutôt que dans le ravin. Et, pour la première fois, mais sans grande conviction, ne sachant encore pas ce qu'est la guerre, nous construisons notre abri. L'après-midi, on nous utilise à divers travaux. Avec quelques hommes, je fais ranger des caisses de munitions par catégories et mettre à part celles qui ont été atteintes par le feu. Des caisses en fer de munitions sont trouées comme des passoires, la chaleur ayant fait exploser certaines cartouches. Je trouve par terre une carte postale allemande. Je la ramasse en souvenir. Elle est illustrée par le dessin d'un farouche guerrier moyenâgeux armé d'un gourdin à pointes qui se retrousse les manches. J'écris à la maison mon premier mot de la montagne. La journée est splendide. Il fait presque chaud et rares sont les creux où il reste un peu de neige. Le ciel est bleu, l'air calme et l'on entend que les coups de départ, moins fréquents cet après-midi et comme assourdis par la paix de la nature et le "ron-ron" paisible d'un avion d'observation. En fin d'après-midi, nous montons par la piste de manière à voir plus loin. Ce sont de hautes montagnes, nombreuses et enneigées. De nombreuse batteries d'artillerie. Au moment où nous allons regagner notre tente, quatre avions boches, des chasseurs, surgissent au ras d'une crête, nous survolent et disparaissent non sans avoir déchaîné les pièces de DCA dispersées un peu partout. Nous apprendrons qu'ils ont mitraillé les hommes qui travaillaient à la piste, là-haut, d'où nous arrivions et qu'ils ont fait une victime et deux blessés.

Samedi 22 janvier 1944 - PC arrière - 10ème Compagnie

Si la journée d'hier avait été agréable, il n'en a certes pas été de même de la nuit et, cela, pas seulement parce que depuis Bizerte nous avions perdu l'habitude de coucher à la belle étoile... Il a fait un froid méchant, qui mordait jusqu'au sang, un froid qui ne nous laissait aucun répit, nous réveillant à chaque instant, s'en prenant surtout aux pieds qu'il durcissait, qu'il piquait comme avec des millions de fines aiguilles... Et le matin, lorsqu'il fallut se chausser, qu'elle souffrance !... Aujourd'hui, c'est à élargir la piste, afin d'en permettre le passage aux GMC que l'on nous emploie. Ce n'est pas très facile : il y a d'énormes blocs de rochers qu'il faut faire sauter. La plus grande partie du renfort travaille là et quoiqu'il n'y ait là que des non-spécialistes, le travail avance rapidement. Ailleurs Bensehila fait creuser un abri pour deux officiers. Ils le veulent en pleine terre de manière à ce qu'il ait des murs très épais, avec un toit de rondins recouverts de terre, grand et large pour disposer d'un peu d'espace autour de leurs couches et d'une table!!!
 A midi, le ravitaillement n'est pas arrivé et les hommes doivent reprendre le travail le ventre creux. Ils ne sont pas contents et je les comprends.Mais, à 15 heures, arrive l'ordre de rejoindre le bataillon. Nous quittons aussitôt le travail, démontons notre guitoune, faisons notre sac et soupons. Vers 5 heure et demie, 6 heures, nous prenons un sentier de montagne, en file indienne. Nous fermons la marche, les frères Bensehila, Pila et moi... B... a bu et il ne va pas tarder à le regretter. Dans l'obscurité, il butte, glisse, tombe (d'autant plus que beaucoup sont chaussés à l'américaine avec semelles en caoutchouc, ce n'est pas le rêve pour la montagne et la neige). Il s'est plus ou moins foulé le pied et suit avec difficultés. Il râle. Pila l'aide et le guide à la voix pour qu'ils ne perdent pas contact. Vers 8 heures et demie, nous sommes arrivés. Nous sommes dans une sorte de petite vallée. Voici des murs de soutien pour les terres. Le Chef de Bataillon, le Commandant Peponnet que nous n'avions pas vu à Vénafro, nous fait le court discours d'usage. Puis, avec le capitaine Adjudant Major, il nous répartit par compagnie. Je suis affecté à la 10ème avec 3 sergent indigènes (Moussaoui, Laouati, Tamama), un Caporal français (le jeune Bensehila que je garde avec plaisir car c'est un garçon dévoué et bien élevé) et une quinzaine d'hommes. Je commande le détachement et, guidé par un agent de liaison, nous rejoignons la compagnie qui n'est pas très éloignée, sur le flanc d'une montagne rocailleuse. Malgré l'heure tardive, le Lieutenant Piau, commandant la compagnie (j'apprendrai avec stupéfaction, les jours suivants, qu'il n'est que sous-lieutenant et de réserve), me fait appeler. il est dans un bel abri de pierres, assez grand, couché, avec le Sous-Lieutenant Fichoux. C'est ce dernier qui m'a demandé à la compagnie. Ils me reçoivent avec bienveillance, m'interrogent, m'offrant leur gourde, attention qui me touche car j'avais grand soif et rien à boire (je constaterai par la suite que les rapports entre officiers et sous officiers sont moins distants au front qu'à l'arrière). Je suis ensuite invité à aller me reposer. Avec Bensehila, nous montons notre tente un peu au hasard, dans la nuit et ne tardons pas à ronfler.

Dimanche 23 janvier 1944

La nuit est meilleure que la précédente. Pourtant, au matin, nous nous apercevons que notre tente a été dressée sur un terrain en pente, bosselé et même broussailleux. Nous avons glissé dans la nuit et nos pieds sont sortis de la toile ! Il ne fait pas tout a fait jour mais nous devons plier bagages : il nous faut avancer pour suivre le régiment qui se rapproche du front (notre bataillon est actuellement sinon au repos du moins sur la 2ème ligne de crêtes, en réserve). Nous avons du mal à rassembler nos affaires et, surtout, à mettre nos chaussures. C'est un moment de grande douleur, qui dure bien un quart d'heure et démoralise plus que tout, fait gémir et venir les larmes aux yeux, car les pieds sont gelés. On fait son sac avec la toile de tente encore givrée. Depuis plusieurs heures, on entend des tirs de préparation fournis et violents. Je vais rôder vers les cuisines pour voir s'il n'y a pas de "jus". Mais le renfort n'était pas prévu. Par contre, nous avons à percevoir des rations K. A ce moment, à quelques mètres et presque coup sur coup, tombent trois obus de 77, sans doute, et qui nous encadrent. Au premier, manquant d'entraîne-ment, je n'ai pas eu le temps de me baisser. Je suis resté debout et ai entendu un léger sifflement, tout près, au dessus de ma tête. Le second m'a fait plonger et m'a éclaboussé de débris terreux. Le troisième s'est un peu éloigné. Je me retourne et vois quelqu'un à terre. Je me précipite ainsi qu'un Chef qui faisait les distributions. Ca n'est pas bien grave : un éclat à la fesse. Avant de nous disperser, pour éviter qu'un seul obus fasse trop de dégâts, j'ai le temps d'apprendre qu'il s'agit d'un Chef de section et qu'il est spécialiste des éclats à la fesse. Je saurai plus tard, bien après, que c'était celui auquel j'allais succéder au commandement de la 1ère section, un Sergent Chef très brave, très aimé des hommes, et qui a eu une magnifique citation : "Sergent Chef Taddei Dominique, du 7ème RTA : Chef de section d'une audace extraordinaire, le 12 janvier 1944, a entraîné sa section à l'attaque du Monna Casale avec une fougue admirable. Arrivé l'un des premiers sur l'objectif, l'a conquis à la grenade et à la baïonnette. Rejeté de son objectif par un violent tir d'artillerie, l'a reconquis, reperdu, puis reconquis, se cramponnant farouchement au terrain, le défendant mètre par mètre, superbe de ténacité. Manquant de munitions a pris et mis en batterie une mitrailleuse allemande. Voyant sur sa droite une compagnie marocaine en difficulté devant une casemate allemande, à dirigé le tir de sa mitrailleuse sur l'embrasure de la casemate, la neutralisant et permettant la progression des marocains. Toujours en tête de sa section et stupéfiant les hommes par sa folle audace, a puissamment contribué au succès de cette attaque. Cinq citations antérieures." Taddei est évacué aussitôt ainsi qu'un de mes hommes de renfort, atteint d'un minuscule éclat à la cuisse (ce dont il ne s'aperçoit que plus tard !) C'est en quelque sorte mon baptême du feu. Je n'ai pas ressenti de fortes impressions. Malgré le raisonnement, je continue à aller donner des ordres à mes hommes, sans qu'il y ait de grande nécessité, ni urgence. Dans la matinée, avec le Sous-Lieutenant Piau, commandant la compagnie, nous interrogeons les hommes du renfort pour décider où les affecter. Je les connais peu quoiqu'ils viennent tous de la CP7 : j'étais au bureau.Ils n'ont pas l'air bien brillants, même et peut-être surtout les européens (dont plusieurs juifs qu'on nous avait recommandé de disperser). Le lieutenant apprend avec satisfaction que j'ai mon brevet de Chef de Section et que je suis passé par Cherchell. Il me dit que je prendrai la 1ère section dont le chef vient d'être blessé mais que, pour la 1ère fois, je monterai à l'attaque comme adjoint La matinée est calme. Nous construisons nos abris en entassant des pierres, faciles à trouver sur les murettes de soutien des terres cultivées en terrasses. Bensehila m'aide.
 L'après-midi cela bagarre dur, pas très loin. Mais l'ordre de partir n'arrive pas. Est-ce que cela ne marcherait pas aussi bien qu'on l'avait espéré? A 5 heures, arrive l'ordre de s'installer sur place pour la nuit. Je renforce encore notre abri et l'agrandit de telle sorte que je puisse m'y allonger, je le recouvre de ma toile de tente. Tout à l'heure, Bensehila est allé chercher de la paille, sur des meules, près des maisonnettes où les sous-lieutenants ont installé leur P.C. C'est là, au rapport, que nous apprendrons qu'Anglais et Américains ont effectué un débarquement près de Rome, à Anzio. Ils ont réussi à établir une tête de pont de 25 km de profondeur et disposent déjà d'un corps d'armée. La nouvelle est accueillie avec enthousiasme : nous y voyons l'effondrement prochain de notre front et le défilé à Rome. De 7 heures à 9 heures, je suis de quart, là haut sur la crête, auprès d'une sentinelle disposant d'un F.M et de grenades... En effet, il faut éviter d'être surpris par une patrouille allemande toujours possible malgré l'occupation par le reste du régiment de la ligne de crête précédente. Il fait très sombre. Le silence règne et nous devons garder l'immobilité car le moindre bruit prend une grande résonance. Il ne faut pas fumer. Parfois nous frissonnons. Le danger n'est pas grand et c'est pourtant ce quart qui m'a le plus impressionné, plus que les bombardement de minens, que les patrouilles et, même, que l'occupation de la petite crête où je devais être blessé et où j'étais monté avec le pressentiment d'un sort encore moins favorable... Enfin, le quart est achevé. Après avoir attendu que la sentinelle soit allée chercher son successeur, je descends chercher le mien, un sergent indigène. Il fait très noir. Je ne connais pas assez les lieux et me repère très mal. Je tombe, glisse, cherche, perdu dans ces rocs qui se ressemblent tous, hésitant entre les abris, tous pareils. Enfin, je trouve mon remplaçant et, après bien d'autres recherches, mon propre abri pourtant tout voisin. Cette nuit-ci, j'enlève mes chaussures. Mon blouson aussi, dont j'enveloppe mes pieds. Et je prends la précaution de recouvrir mes souliers de mon imperméable pour qu'ils gardent leur chaleur et ne gèlent pas. Le "plafond" est un peut bas mais je peux me tenir assis. Après un nouveau casse-croûte, je m'endors pour une nuit excellente.

Lundi 24 janvier 1944
Il pleuvine vers 7 heures, lorsque je me réveille. On est si bien "au lit", que je ne me décide pas à me lever. J'ouvre une boîte de fromage, croque quelques biscuits, suce un bonbon... J'écris à Blida. Je me lève seulement dans la matinée pour me rendre au P.C de la compagnie où le Sous-Lieutenant Piau réunit les cadres. Il répartit les hommes du renfort dans les différentes sections et me donne le commandement de la 1ère : il avait d'abord projeté d'utiliser le renfort pour le ravitaillement en munitions. Je réclame Bensehila comme caporal "à disposition" (lui-même, l'avait souhaité) mais ma section est déjà complète et, pour le moment, un caporal français est nécessaire ailleurs. Mais, me dit le Lieutenant Piau, je vous le donnerai dès que possible. (en attendant, il est affecté à la 2ème section commandée par le Sous-Lieutenant Fichoux) A midi, nous apprenons que le régiment va être relevé et que nous allons partir au repos. Je note sur mon carnet de route : "n'aurais-je jamais l'occasion de combattre ou bien cette guerre ne me verra-t-elle à l'oeuvre que le jour de l'armistice?". Je n'allais pas tarder à obtenir une réponse! Pourtant, j'étais assez content. Mais mon plaisir n'était rien à côté de la joie des hommes et gradés de ma section. Il faut dire qu'ils étaient en ligne depuis le début du mois et qu'ils avaient eu de chaudes journées (comme celle du 12). "C'est toi qui nous porte chance", me diront quelques tirailleurs. A 6 heures, nous partons, colonne par un. Nous sommes en queue du bataillon, ma section est en arrière garde. Moi, pour la 1ère fois, à la tête d'une section. Mon sac -privilège des Chefs de section- est sur un mulet (je vois un Chef indigène, l'adjoint du Sous-Lieutenant Fichoux qui porte le sien sur le dos !). Le chemin est difficile en raison de la boue et les à coups sont nombreux. Les mulets tombent souvent ou, trop chargés, perdent leur charge : ils gênent notre marche. Je déboucle mon ceinturon sans songer qu'il n'est pas retenu par mon sac et je ne m'aperçois pas que je le perds ainsi que mon bidon. Au bout de 4 km environ, nous sommes rendus. Nous devons camper là, sur cette crête exposée au vent. Nous étions mieux d'où nous venons ! Mon sac n'arrive pas, le mulet étant en panne. Sans, mon caporal, m'invite à coucher avec lui. Nous faisons le lit à même le sol, il a de nombreuses couvertures.


Mardi 25 janvier 1944

Le matin, un tirailleur vient nous apporter du café qu'il vient de faire chauffer entre deux pierres. J'essaie de voir Bensehila (le sergent) dont la compagnie ne doit pas être loin. Je le trouve et nous cherchons ensuite son frère. Nous bavardons un long moment avec le Sous-Lieutenant Fichoux, très simple et qui nous montre nos lignes sur ses cartes. Il a hérité d'une carabine à répétition américaine, très légère. Je commence à m'apercevoir qu'en campagne, on change facilement d'armes individuelles. On fait des échanges entre camarades ou avec les américains, on s'empare d'armes dont les propriétaires ne sont plus. Ceci, surtout pour les gradés. C'est ainsi que j'ai déjà abandonné mon Springfield 1903 pour une mitraillette Thompson : celle de Taddéi qu'on s'est empressé de me remettre comme un insigne de mes fonctions. Je retrouve mon sac mais dans les avatars survenus la veille au mulet, ont disparu aussi mon quart, mes ciseaux et un paquet de lames. Deux tirailleurs du groupe de commandement construisent une maisonnette en pierres pour Sans, le planton et moi : être Chef de Section, cela comporte des privilèges ! Sur les conseils de Sans, je choisis un vieux tirailleur (par ailleurs agent de transmission comme planton : c'est Ketfi dont j'apprécierai par le suite le dévouement) Je profite de mes loisirs pour faire connaissance de mes hommes. Mon adjoint est un sergent indigène, Boulala. Avec Sans, le caporal français et Ketfi, ils constituent le groupe de commandement de ma section. Le 1er groupe est commandé par un caporal, Toumi. Il comprend : Nabet qui provient du renfort. Les 2 autres groupes sont commandés par des sergents indigènes : Khellef et Bittatache. J'ai en tout 32 hommes. L'effectif théorique est de 45 mais il n'aurait jamais été atteint. Les tirailleurs sont beaucoup plus sympathiques que ceux de Sétif : ce sont de vieux soldats non des recrues. Ils sont formés et même plus "civilisés". Débrouillards, ils savent construire de beaux abris. Ils se battent bien, paraît-il. On peut compter sur eux... A 4 heures et demie, le temps se couvre. Il commence à pleuvoir. Nous nous préparons à nous installer dans notre maisonnette. Mais l'ordre de départ arrive. Il n'est plus question de repos. Il nous faut aller ailleurs aider le 4ème RTT. Bien des tirailleurs sont découragés, tous désappointés. En leur portant mes ordres, j'essaie de les rassurer et de leur donner de l'espoir. On distribue du ravitaillement supplémentaire mais, trop chargés, nous sommes obligés d'en laisser. J'abandonne les boîtes de haricots ou de légumes avec porc, songeant au bonheur avec lesquelles on les recueillerait en Algérie ou en France où le ravitaillement est rare. Une jeep qui navigue rapidement sur la boue sans souci des sauts ni des embardées nous apporte de la soupe chaude, mais nos gamelles sont au fond des sacs. Par contre, nous remplissons nos bidons de vin : il est trop rare pour qu'on le dédaigne. La nuit tombe rapidement lorsque nous partons. L'obscurité ne tarde pas à devenir complète si bien qu'on croit souvent avoir perdu contact alors que le prédécesseur est devant nous, à un mètre. Les sentiers sont accidentés, très glissants. A chaque incident du terrain, on renseigne celui qui suit : "un gros trou", "ça monte", "une grosse flaque". Les chutes sont fréquentes, ponctuées de jurons énergiques. Celui qui me précède est le sous-officier adjoint de la 2ème section. Il tombe souvent, s'empêtre dans son fusil. Je suis au début plus heureux, surtout parce que je n'ai pas de sac sur le dos. Mais, par la suite, peut-être parce que la fatigue commence à se faire sentir, je vais prendre plusieurs fois de suite contact avec la boue et l'eau. Ma capote, mes gants, mon fusil, tout est maculé. Je songe qu'il me faudra du temps avant d'être assez propre pour un éventuel quartier libre ! Lors d'une pause, je suis rejoint par Nabet, un juif arrivé avec mon renfort et affecté à ma section. Il me déclare qu'ayant 8/10 de myopie, il ne peut suivre malgré sa bonne volonté. Je lui dis de se débrouiller, ne pouvant le faire réformer sur le champ ni l'abandonner sur place. Le 29, je m'apercevrai qu'il n'a pu continuer et je ne le reverrai jamais. Nous croisons d'énormes canons américains en difficulté dans la montée, embourbés, patinant. Quelle belle cible ce sera s'ils ne peuvent être dépannés avant le jour !... Enfin, nous arrivons aux camions où les hommes s'entassent, un peu au petit bonheur. Je monte à côté d'un chauffeur. Le convoi s'ébranle. La route est très droite, tortueuse, glissante, longeant des ravins profonds qu'on devine seulement. La nuit est toujours aussi noire et il n'est pas question de se servir des phares. Parfois, seulement, du jet de lumière d'une lampe torche. Nous dépassons quelques maisons... ou plutôt les quelques pans de murs qui leur restent. Un camion a loupé un virage que le chauffeur n'a pas vu. Je descends aussitôt. Heureusement le camion n'est pas allé loin, il est retombé sur ses roues d'une hauteur de 5 à 6 mètres. Mais les hommes avaient vu venir l'accident, ce camion n'était pas bâché. Ils ont sauté...et c'est leur malheur. Un homme semble bien mal en point. Six autres sont blessés plus ou moins grièvement. Je cherche les autres avec les Sous-Lieutenants, qui sont là également. Rien ! Heureusement, ce camion n'était pas au complet. Par contre, impossible de mettre la main sur le chauffeur qui s'est enfui, épouvanté Nous chargeons les blessés sur un camion qui descend mais le chauffeur ne veut plus repartir, la nuit l'effraie. Enfin, nous repartons mais je ne retrouve plus mon propre camion... ni ma section ! Des véhicules arrêtés encombrent la route si étroite. Nous stationnons de longues minutes, souvent. Mais nous sommes pressés, il faut continuer. L'obscurité est devenue plus opaque encore : c'était donc possible ! il nous faut marcher devant les camions, dans l'eau, les guide en criant : "à gauche", "à droite", s'y reprendre à dix fois pour prendre un virage, gueuler pour arrêter les camions dont les roues affleurent le précipice, avec ses 25 hommes qui dorment quand même, recroquevillés et grelottants. C'est la descente maintenant et la route est repérée par l'ennemi qui la bombarde. On voit les lueurs des coups de départ. Une ambulance accidentée à un virage nous donne un mal de chien, et nous arrête une demi-heure. Au cours des manoeuvres, je me fais coincer la jambe entre elle et la roue du GMC qui recule. Je gueule, le chauffeur arrête à moins une. Mais ma jambe a été froissée et me refuse tout service. Un sous officier indigène me remplace. Je vais m'asseoir, découragé, craignant pour ma jambe. Mais elle n'a été que meurtrie et, au bout d'une heure, je ne sentirai plus rien. Il recommence à pleuvoir ! Cela manquait... La nuit s'éclaircit un peu et, par moment, nous pouvons guider le camion, debouts sur les marches pieds. Vers 7 heures et demie, nous arrivons ! Quelle nuit ! Plus tard, sur la carte, je verrai que nous avons fait seulement une dizaine de kilomètres.

Mercredi 26 janvier 1944 - St Elia
Vers 7 heures et demie, les camions s'arrêtent sur une portion de route qui forme une sorte de corniche avec falaises rocheuses sur la droite et ravins sur la gauche. Un camion a dû rester en panne quelque part car je ne retrouve qu'une dizaine d'hommes de ma section. Nous attendons sur place un certain temps : on est allé chercher les ordres. Plusieurs fois, nous devons sauter dans le fossé et nous plaquer contre la falaise : des coups tombent pas bien loin. Le secteur à l'air animé si l'on en croit le bruit des coups -départs et arrivés- qui ne chôment guère. Bientôt, en file indienne, nous descendons la route qui rejoint en lacets une plaine en forme de cuvette. La pluie fine qui tombait ne va pas tarder à cesser, le jour se lève et le soleil perce les nuages. Les rochers des falaises laissent parfois la place à des coquets petits bois d'oliviers ou de pins, le sol est couvert d'une herbe tendre. La plaine aussi est jolie avec ses vergers, sa verdure et ses maisons nettes dispersées. Le tout, éclairé en jaune, est d'aspect très riant et me met le coeur en joie. J'évoque les joyeux pique-niques qu'on pourrait faire dans ces décors et j'essaie de faire partager mon enthousiasme au Sous-Lieutenant Fichoux. Mais celui-ci y répond mal et, à chaque arrêt, il s'affale contre le talus. Il semble fatigué et soucieux. Alors, j'étais loin de telles pensées. Aujourd'hui, sachant que cette journée devait lui être fatale, je me demande s'il n'avait pas quelque funeste pressentiment. Au passage, l'adjudant de la compagnie me remet mon sac qu'une jeep transportait jusqu'ici. Nous sommes maintenant dans la plaine. Les arbres sont nombreux. Tout autour, des cultures. Parfois une maisonnette plus ou moins éventrée. Là un gros char a culbuté du chemin. Plus loin, deux gars des Chantiers : le 7ème RCA est là ! Tout près du village de St-Elia, nous nous arrêtons un moment. Le Sous-Lieutenant Fichoux plaisante avec un caporal barbu -son planton- et me raconte qu'à Monna Casale, il lançait des cailloux aux boches faute de grenades. C'est par ailleurs, un rôdeur, un voleur, un paresseux. Bientôt, le Sous-Lieutenant Piau revient..Il a obtenu des ordres du bataillon et nous montre, sur la carte, l'emplacement où nous devons constituer un point d'appui fermé : c'est dans la plaine, sur la boucle du Rapido, à quelques km du village. Sans plus attendre, nous partons pour notre emplacement, toujours en file par un. Nous ne pénétrons pas dans le village de St Elia mais, bientôt, nous le longeons sur une route poudreuse. Toutes les crêtes opposées, elles forment une véritable muraille, sont à l'ennemi, aussi longeons-nous les haies et les murs. Notre route rejoint une voie plus importante où nous faisons une centaine de mètres avant de nous engager sur un sentier à gauche (c'est une route secondaire Cassino-Belmonte-Attina). Nous marchons en pleins champs et l'endroit semble marécageux : l'eau coule il faut y mettre les pieds. Je saurai bientôt qu'il s'agit de l'eau du Rapido que les boches ont détourné avant de se replier sur les crêtes. Nous allons dépasser un char enlisé lorsque, brutalement, 3 obus tombent sur mon groupe, échelonné dans le sens de la marche, en plein sur la colonne. C'est à croire que nous sommes repérés et que les mortiers à plusieurs tubes, le fameux minens, sont pré-réglés car les boches n'auraient probablement pas eu le temps de faire un tir précis aussi rapidement. Il est vraisemblable aussi de penser que c'est le char enlisé qui était visé. Je me retourne. A six pas, trois hommes gisent à terre. Je me précipite. Sur le 1er, malgré mon inexpérience, mon verdict est rapide, je ne m'y attarde pas. (il s'agit du tirailleur Amrane Ali). Les deux autres, sont, plus ou moins, grièvement blessés : Benyaya Ramdane, Benzidi Achour. Je les débarrasse de leurs sacs, les réconforte un peu puis les confie au Sergent Bittattache avec mission de les conduire au poste de secours tout proche (que nous venons de dépasser) et de rejoindre ensuite. Je ne le reverrai jamais et je le soupçonne fort d'avoir fichu le camp. Le Capitaine Gaubillot à qui je ferais part de mon opinion (l'Adjudant-Major) me répondra "attention, à Monna Casale il a été très brave". Effectivement, j'ai relevé son nom sur "Tam". Mais, pendant tout ce temps, la colonne s'est disloquée. Plus personne devant, je ne vois plus le commandant de compagnie. j'appelle en vain Boulala, mon adjoint. Soit il n'entend pas ou fait le sourd (plus tard je m'apercevrai qu'il a perdu son sac et, dans l'impossibilité de savoir ce qu'il a fait pendant les heures qui ont suivi, je me promettrai de le tenir à l'oeil. J'apprendrais plus tard qu'il a également été très brave à Monna Casale). J'essaie de regrouper quelques hommes mais avec assez peu de succès. Ils sont planqués comme des lapins et on sont bien qu'ils en ont assez. En outre, ce qui n'arrange rien, je n'en connais guère et suis peu connu. Je remarque un tirailleur du renfort, moitié nègre, qui me suit sans "hésitation ni murmures", SNP Embareck. Enfin, avec quelques hommes de diverses sections que j'ai pu regrouper, je retrouve le Lieutenant Piau, qui a appuyé sur la droite et s'est arrêté à 300m de l'emplacement prévu, à l'abri d'un mur. Il me félicite de l'avoir rejoint si vite (il est lui même avec seulement une douzaine d'hommes) et me charge de choisir quelques emplacements de tir et d'installer le F.M. Il m'apprend que le Sous-Lieutenant Fichoux a été blessé ainsi que neuf hommes de sa section. Ils étaient devant moi, et je n'ai rien vu tomber. J'inspecte les crêtes à la jumelle et il me semble voir remuer des boches. Dans la journée, petit à petit, le reste de la compagnie arrive, par petits groupes, le reste de ma section rejoindra le soir. Le mur derrière lequel nous sommes devait être destiné à protéger les cultures des cimes du Rapido qu'il borde. Celui ci est à sec et le lit est plein de gros cailloux. Derrière les champs, fractionnés par des ruisseaux où court une eau claire. Perpendiculairement au mur, une allée bordée de saules dénudés, au bras désolés. C'est là qu'à la nuit tombante, j'aurai à installer ma section pour protéger la compagnie et fermer, à l'est, le point d'appui que nous formons. Le bataillon nous a envoyé un groupe de mitrailleuses lourdes. La nuit, ainsi que tous les chefs de sections, je prendrai un quart de deux heures. Mission : surveiller l'ensemble des sentinelles de la compagnie, de minuit à 2 heures; cela fait des quarts étendus.
 Je dors dans un petit trou hâtivement creusé dans l'allée, côte à côte avec Sans qui arrive avec la nuit.

Jeudi 27 janvier 1944 - Le Marino

Ce matin, l'air est rempli du bruit de l'artillerie surtout alliée. Dans cette allée où est installée ma section, on est vu des crêtes opposées, il faut s'abstenir de bouger. Je préfère aller contre le mur bavarder avec Bensehila et Sans plutôt que de rester là, couché dans mon trou inconfortable. Je n'ai d'ailleurs rien à faire là où un guetteur suffit à assumer la sécurité, presque totale de jour.
 A une heure et demie, le Lieutenant Piau m'appelle et me confie ma première mission dangereuse : une patrouille. Il s'agit de prendre contact avec la compagnie de garde du Q.G et d'envoyer son commandant à notre chef de bataillon. Cela est assez facile à réaliser. La seconde partie de la mission est d'aller reconnaître la hauteur du "Marino" que l'on voit d'ici et dont on ne sait pas si elle est encore occupée par les Allemands. Dans la négative, même mission pour le village de Cairo. Le Marino est une petite colline verte, au pied des crêtes qui forment sur le sud-ouest l'ouverture de la cuvette de St Elia. Cairo est un village, qui s'encaisse entre le Marino, au nord, et la muraille de crêtes, au sud, au sommet desquelles se détache l'abbaye du Mont Cassin. J'examine à la jumelle village et colline sans d'ailleurs rien remarquer. J'emmène avec moi le Caporal Toumi et les tirailleurs Merabet, Denoune et Guedouche. Après m'être débarrassé de mes papiers et objets personnels que je confie à Bensehila, nous partons, conduits par le sergent Moussaoui qui connait déjà l'emplacement de la compagnie de garde mais qui n'a pas l'air de trouver très amusant d'y retourner : le terrain est évacué par les boches mais les mortiers ne s'arrêtent pas d'y lancer leurs projectiles. On commence à savoir combien ils sont meurtriers, c'est maudits engins ! D'abord, longeant les rives asséchées du Rapido, puis sous les saules, nous arrivons sans encombres à la compagnie de garde où nous laisse Moussaoui. C'est un lieutenant qui commande la compagnie. Je lui explique ce que je sais de la situation et lui fait part de l'invitation du chef de bataillon. Puis je me renseigne sur ce qui peut m'être utile pour la seconde partie de ma mission : selon le Lieutenant, le Marino est encore occupé. Une patrouille y est allée le matin et en est revenue non sans mal (plusieurs blessés). Je décide cependant d'y aller. Avec le lieutenant, nous convenons que je ferai tirer des balles traceuses au cas où j'aurais besoin de l'aide de ses mitrailleuses pour me replier. A cet effet, il me donne une douzaine de cartouches que je répartis entre mes tirailleurs disposant d'un fusil. puis nous partons. L'aller s'effectue assez rapidement. Il ne saurait être question de ne pas se faire voir : toutes les crêtes sont occupées par l'ennemi et la plaine n'offre guère à cet endroit que les maigres rideaux de saules bordant de multiples ruisseaux d'irrigation pour se dissimuler. Nous les longeons. Je suis en tête, bien entendu. Les autres, suivent de dix mètres en dix mètres. J'essaie de me repérer pour le retour. Ce n'est pas bien facile. Deux ou trois fois, je m'arrête et nous observons le Marino. Malgré sa nudité impossible de rien voir. L'espace que nous traversons est un "no man's land" complètement désert. Bientôt, nous ne sommes plus qu'à quelques dizaines de mètres au pied du Marino. Nous en avons franchi presque un millier depuis la compagnie de garde du Q.G. Un chemin longe la base de la colline. Sans doute doit-il y grimper. Nous devons appuyer sur la droite car, à gauche, un champ me paraît suspect et me semble miné : tous les dix mètres il y a un arbre scié à 0,50m ou 1m de hauteur pour faciliter l'observation et les tirs d'artilleries. Sans doute peut-être, aussi, pour constituer un obstacle anti-chars. Au pied du Marino, un épais réseau de barbelés. J'observe une dernière fois. Mais il faut y aller malgré les gros risques si on veut voir quelque chose. Je m'engage dans les barbelés, Toumi aussi, à ma gauche. Nous sommes empêtrés en plein milieu lorsqu'une rafale sèche retentit. Nous nous plaquons. Je me demande un instant s'il ne s'agit pas de la mitraillette d'un de mes hommes. Mais une seconde rafale me fixe. Ce sont les boches. Je donne le signal de repli. Très bien exécuté... sans que j'ai à le répéter ! Quel plaisir d'être si bien obéi ! Toumi et moi, plutôt que de revenir sur nos pas (nous sommes toujours dans les barbelés), nous sautons du côté du Marino, courrons sur la gauche, longeons le bois aux arbres abattus (sans nous soucier cette fois des mines possibles) et regagnons les haies de saules. Là, une nouvelle rafale bien ajustée nous jette dans le ruisseau. Toumi part d'un bond, je lui laisse prendre quelques mètres d'avance et vais en faire autant. Mais voilà Merabet qui, soufflant comme un phoque, ne peut plus avancer. J'attends un moment. Il me fait remarquer des tâches de sang. Il doit y avoir un blessé ! Je lève la tête mais une rafale me la fait baisser. Il faut suivre le lit du ruisseau. mais ce diable de Merabet asthmatique, n'en peut plus. Tous les dix pas, je dois l'attendre, non sans impatience. Il est vrai qu'il n'est pas commode de marcher là. L'eau freine les mouvements et les pieds s'enfoncent dans la vase. Nous sommes encombrés par nos armes et je m'aperçois que j'ai gardé ma montre au poignet, la belle montre que j'ai acheté à Naples ! Devrais-je la ramener arrêtée en Algérie! Je la mets dans la poche la mieux protégée et prend soin de ne pas la tremper. Au début, j'étais gai de l'aventure et de se bain forcé. Je plaisantais Merabet qui, lui, ne semblait pas trouver drôle l'aventure et geignait. Mais ça commence à devenir long ! A chacune de mes tentatives de monter sur la berge une rafale ne tarde pas à retentir, nous montrant que nous ne sommes pas oubliés. On nous tire comme des lapins. En outre, l'eau commence à devenir froide. Nous étions mouillés tout à l'heure jusqu'aux genoux. Les fesses sont parfois caressées maintenant. Nos mitraillettes commence à se mouiller. le ruisseau est souvent trop étroit et il faut forcer pour passer. D'autres fois, un ponceau trop bas nous oblige à un bond rapide sur le sol ferme et, chaque fois, c'est l'inévitable rafale. Je commence d'ailleurs à m'énerver contre Merabet qui me retarde. En quelques bonds, je serais loin ! J'essaie de me distraire en regardant les objets que traîne les ruisseaux : pelle, boîtes de conserves... Je m'étonne de voir là, où les Américains ne sont vraisemblablement jamais venus des boîtes de rations K. En outre, il y a le souci de s'orienter, souvent des bifurcations se présentent dont toutes ne s'éloignent pas du Marino qui semble toujours tout près. Tout d'un coup, un bruit d'herbes violemment froissées et de pas, tout près au dessus de nos têtes. Nous nous immobilisons et, pour la première fois, l'idée d'être fait prisonnier me fait passer dans le dos un drôle de frisson. Ouf ! C'est Denoune qui, blessé au bras, égaré par la douleur, marche à découvert sans se préoccuper de l'ennemi et qui s'écroule quelques pas plus loin. Il ne veut plus avancer et veut rester là. J'en profite pour abandonner le ruisseau et, le forçant à marcher, en deux, trois bonds, je gagne un chemin creux où nous sommes passés en venant. Nous ne sommes plus très loin de la compagnie de garde. Nous attendons Merabet. Au bout d'un moment, je l'entends barboter. Je le guide de la voix mais le bougre ne répond pas. Il me répondra après qu'il croyait que c'étaient des boches... Des boches qui l'appelaient par son nom ! Enfin, il arrivera à s'en tirer, il n'est plus qu'à une cinquantaine de mètres. Avec Denoune qui n'a pas la force de se courber et qui marcherait n'importe où, je gagne la compagnie de garde où je le laisse pour être soigné. Là, deux Américains demandaient à un adjudant comment ces diables de Français faisaient pour franchir les ruisseaux. Me montrant, l'adjudant en riant, leur répondis. Sacrés Américains ! Enfin, ils m'offrent une cigarette que je fume avec plaisir. Puis, je reprend le chemin de la compagnie, lourds de mes souliers et de mon pantalon mouillés. Là, on commençait à se faire du souci pour moi. Mes tirailleurs, dont Merabet, étant déjà rentrés sans pouvoir dire ce que j'étais devenu. Mon planton Ketfi, dit "le vieux", ne tenais pas en place, paraît-il. Il allait et venait, très inquiet et le montrant. Tout de suite, je suis entouré et questionné par mes chefs de groupe, mon caporal adjoint Sans, mon petit protégé Bensehila et Ketfi, mon planton... Je m'échappe pour aller rendre compte. mais le lieutenant est au bataillon et je peux aller me changer. Ketfi a déjà ouvert mon sac et en retire le linge de rechange dont heureusement j'ai un jeu : caleçon, tricot, chemise, chaussettes. Au fur et à mesure, avec des soins maternels, il me passe chaque vêtement qu'il a au préalable déboutonné. Il est touchant d'attention et le contraste me fait songer aux jeunes tirailleurs que je voyais à Sétif, venant depuis peu de leurs gourbis... Cela fait du bien de se changer, car il commençait à faire frais. Je ne peux remettre mes effets mouillés. Bensehila me prête son treillis, ne conservant que son pantalon. Puis je mange avec conviction et bois le chocolat chaud que Ketfi a déjà fait chauffer. Mais je n'ai pas terminé que le lieutenant me fait appeler. Il revient du bataillon où on lui a demandé de dépêcher une section de renfort car la 9ème Compagnie, au combat sur les crêtes, est en difficultés ! Il désigne ma section et moi, par conséquent. Je suis un peu contrarié car déjà bien fatigué mais je ne fais pas d'objection. Je vais donner mes ordres et charge Boulala de veiller à leur exécution. Je vais mettre mes souliers mouillés car pour rejoindre le lieutenant, j'avais emprunté ceux, trop courts mais secs, de Bensehila. Je bataille bien pendant une demie heure. Enfin, tout est près et, sous la conduite de l'agent de liaison, nous allons au P.C du Bataillon prendre les ordres du commandant . Vers l'embranchement du Rapido et du Rio Secco, semble être le barrage constitué par un pont détruit. Prés du P.C, je laisse mes hommes et vais avec l'agent de liaison du P.C. En chemin, nous rencontrons le commandant à qui je me présente. Il avait donné contre-ordre, paraît-il, mais qui ne nous a pas touché. Pourtant, il m'emmène au P.C où il demande l'avis de son adjoint car il est hésitant. Le P.C, installé dans une maison aux portes bien closes aux plafonds élevés, aux lampes à pétrole éclairées, à la cheminée qui flambe, à la table mise où sont assis les adjoints du commandant et où lui-même s'assied, est diablement plus sympathique que notre coin de Rapido. Je suis claqué mais je n'ose pas m'asseoir ni demander une tasse de café ni un verre de la bouteille de liqueur que je vois avec envie sur la table... On m'aurait pourtant très certainement servi l'une et l'autre ! De même, je ne parle pas de la patrouille de cet après-midi ce qui serait une bonne façon de me faire mousser auprès du commandant puisque c'est sur sa demande qu'on l'a organisée. Enfin, je peux partir : le contre ordre est confirmé ! Au retour, je trouve moyen, au pont détruit, de glisser sur une pierre et de me mouiller à nouveau un pied qui était séché. Notre guide se trompe de chemin, hésite. Enfin, nous revenons au port. Le lieutenant me fait raconter ma patrouille. Il dit qu'il me remercie et qu'il pensera à moi en temps opportun. Sur le moment, je n'y fais pas très attention, surtout satisfait d'être dispensé de quart et de pouvoir aller dormir. C'était pourtant un débouché favorable vers la nomination au grade d'aspirant. Je lui réponds que j'ai été content d'avoir bien fait ce qu'il m'avait confié mais que je ne serai pas volontaire pour les missions qui pourront se présenter; pourtant, je les accomplirai chaque fois de mon mieux. Il dit c'est naturel, ça se comprend lorsqu'on a réalisé le danger. Heureusement, on ne réalise vraiment qu'après. Sur ce, je vais, enfin me coucher !... #0-Table

Vendredi 28 janvier 1944 - Des prisonniers en dormant

En principe, nous devons partir. A tout moment, nous attendons l'ordre mais rien ne vient. Le lieutenant m'apprend que le Sous-Lieutenant Fichoux serait mort des suites de ses blessures. La nouvelle m'affecte et me surprend. Elle m'affecte car c'était un garçon sympathique. Nous commencions à devenir copains. A l'embarquement, il était officier T.Q.M(?) et j'étais son adjoint, c'est lui qui m'avait réclamé à la compagnie. Elle me surprend, cette nouvelle, car on avait dit d'abord qu'il n'avait reçu que des blessures superficielles. Mais la face avait été atteinte ! La journée va donc passer en attente, chacun restant le plus possible dans son trou afin de ne pas trop attirer l'attention des observateurs ennemis. Je suis toujours contre le mur, abandonnant ma section et conversant avec Sans, Bensehila et Ketfi qui nous fait de temps en temps du chocolat. On casse souvent la croûte... un peu pour passer le temps, un peu par gourmandise. Nos sacs sont bouclés et nous sommes prêts à partir. J'avais abandonné mes effets mouillés mais je profite de ces loisirs pour les faire sécher. Parfois, je vais voir le lieutenant et nous parlons un peu mais je ne le connais encore pas assez pour y trouver beaucoup d'intérêt. Il en est de même avec les autres sous-officiers français, le chef Auer de la section d'engins, Broussard, du groupe de mitrailleuses lourdes mis à notre disposition, les sergents Rau et Stone, de la section d'engins... Violents bombardements parfois, souvent très près. A la nuit tombante, je vais faire un peu de toilette au ruisseau voisin. Mon quart se passe sans incident. Mais en le prenant, j'apprend que trois boches dont deux Alsaciens (!) et un caporal autrichien (!) sont venus se constituer prisonniers à l'un des postes de ma section. Mon sous-officier de quart ne m'a pas réveillé puisqu'il y avait un chef de section de service. Je m'identifie à ma section et suis fier d'avoir fait, en dormant, trois prisonniers !... Il leur a fallu en faire du chemin pour venir jusqu'à nous ! C'est bizarre qu'ils n'aient pas été arrêtés avant! Quinze autres seraient partis avec eux. "Ils", les boches, seraient très éprouvés par les tirs de notre artillerie. Dans leur compagnie, ils n'avaient plus, disent-ils que 600 coups à tirer par mitrailleuse. Depuis quelques jours, ils n'avaient qu'une boîte de pâté pour quinze, vivant sur les vivres de réserve de leur bataillon car leur ravitaillement était coupé. Ils ont ajouté que, si leurs copains savaient avoir des Français devant eux, ils viendraient plus facilement se constituer prisonniers. Ils ont entendu parler d'un débarquement mais cela aurait été démenti par leurs gradés. En attendant, ces sacrés Allemands, malgré leur 600 coups par pièces, ils résistent à toutes les attaques ! Leurs minens vont continuer à affecter plus ou moins notre moral et, nos effectifs.


Samedi 29 janvier 1944 - Le ravin Gandoet
La matinée s'écoule sans incidents, toujours dans l'attente. En fait, nous avons perdu la liaison et c'est pour la rétablir que le lieutenant, ennuyé par cette situation, m'envoie chercher vers midi... alors que je me mettais à table (!).Il me donne mission de rétablir la liaison avec le bataillon, d'indiquer au commandant notre position et le peu de renseignements que nous avons sur la situation et, surtout, de provoquer ses ordres car il semble que nous puissions avoir mieux à faire qu'ici. A la jumelle, il m'indique un endroit où se trouve le bataillon : à proximité de maisons, sur la montagne juste en face, c'est à dire sur le Belvédère. Mais la région est encore loin d'être nettoyée, je devrai faire très attention, en particulier à cette faille très profonde qui grimpe là haut, à flanc de montagne. J'apprendrai plus tard qu'il s'agissait du ravin Gandoêt. Je donne les ordres de préparatifs aux deux groupes de ma section que j'emmène avec moi : le groupe de Khehef et celui de Mahdi. Boulala que j'avais décidé d'emmener se dérobe, se plaint de ses pieds gelés. Il me déçoit, j'avais espéré mieux de lui. Pourtant je le laisse. Après avoir rapidement terminé mon repas, nous partons, moi en tête, bien entendu. D'abord, nous longeons le lit du Rapido, puis du Rio Secco que nous remontons, nous rapprochant de la faille que je dois emprunter ensuite. Déjà, j'ai fait prendre les dispositions de combat et je me suis fait protéger par deux éclaireurs. Tout au long du trajet, nous prendrons bien des précautions qui me paraîtrons un peu ridicules par la suite car nous n'aurons fait aucune mauvaise rencontre et aurons seulement croisé des Français. Ces précautions étaient cependant indispensables car les Allemands avaient laissé de nombreux tireurs isolés et actifs. Le lit de la rivière est jonché d'objets abandonnés, boches surtout mais de type américain aussi : les masques à gaz surtout encombrent, semble-t-il. Il nous faut quitter notre cheminement et marcher à découvert sur un bout de plaine où les traces de chars sont nombreuses. Je fais redoubler les précautions, ayant soin d'avoir toujours un fusil mitrailleur en batterie prêt à tirer. Je passe tout près d'un cadavre horrible qui me rappelle certaines gravures de morts de la grande guerre. C'est un indigène qui a sauté sur une mine. Ses deux jambes sont coupées nets et les moignons sont couverts de sang noir. Le corps est sur le dos dans une attitude qui traduit la souffrance. Le visage est affreux, jaune et gris, tout desséché, déjà et, surtout, les traits convulsés et grimaçants. Je n'ai eu qu'un regard pour cette horrible chose mais j'ai eu la nausée et ces traits resteront fixés dans ma mémoire. Il me faut faire reconnaître deux maisons. Elles sont occupées par des Français. J'y vais. Il s'agit de la 6ème Compagnie. Je demande des renseignements sur la région. Un lieutenant me confirme qu'elle est infestée de boches isolés. Il a justement une section qui effectue le nettoyage. De plus, le terrain est miné : six de ses hommes ont, le matin, sauté sur les mines. Enfin, nous arrivons au pied de cette faille que nous voyions déjà de notre point de départ. Elle est profonde et très large, beaucoup plus qu'il n'y paraissait de là-bas. Contrairement à ce que m'avait recommandé le lieutenant, je ne fais pas marcher un groupe sur chaque lèvre : je préfère les garder ensemble sur la rive gauche. Je recommande à mes hommes de marcher le plus possible sur mes traces. Moi-même, je m'efforce de choisir l'endroit où je mets les pieds. La montée est très dure car la pente est raide. Le terrain rocailleux, s'éboule fréquemment. Souvent, à bout de souffle, nous devons nous arrêter un moment. Nous montons sans cesse et sommes toujours aussi loin du sommet. Enfin, du côté droit, nous voyons des Français. Nous y allons. C'est le 2ème bataillon et, en particulier, son renfort : j'y vois Ninu et d'autres. Je laisse un groupe et continue l'ascension. Mais, décidément, je n'ai pas besoin de protection : je renvoie mon 2ème groupe rejoindre le 1er et ne garde qu'un agent de liaison avec moi. Après avoir souvent demandé des renseignements aux tirailleurs qui sont nombreux ici, je finis par parvenir au P.C du bataillon. J'y vois le commandant qui me dit : "vous ne dépendez plus de moi, mais du colonel. Restez où vous êtes..." Il semble se désintéresser de nous. Après tout, tant mieux ! Mais, au passage, en redescendant, je tombe sur le Capitaine Adjudant-Major Gaubillot, qui me fait raconter ma petite histoire et répéter les paroles du commandant. Plus malin et sachant bien que nous ne serons pas de trop ici, il téléphone au colonel qui, bien entendu, nous remet à sa disposition. Le capitaine rédige alors l'ordre au Lieutenant Piau d'avoir à rejoindre et me le remet. Je demande un agent de liaison du bataillon pour plus de sûreté et je redescend. Au passage, je reprends mes hommes. La descente est presque aussi fatigante que la montée et il faut faire encore plus attention de ne pas recevoir de blocs sur la tête. De nombreux chars français circulent dans le lit du Rapido. Après un moment de repos, dans la nuit, nous repartons mais, cette fois, en tête de la compagnie, le guide devant moi; Bientôt, sur la berge, je vois une mine déterrée. Je fais arrêter, vais me rendre compte et vois tout un secteur miné entouré d'un ruban blanc. Nous repartons en faisant un léger détour. Le guide commence déjà à hésiter sur notre chemin. Il nous faut souvent nous arrêter pour qu'il retrouve ses souvenirs. Mais j'ai l'impression qu'il y va plutôt d'instinct, je ne peux pas l'aider car nous ne passons pas par le ravin et c'est heureux car, de nuit, ce serai vraiment trop dur. Nous sommes au milieu des vergers lorsqu'un tir très violent de minens tombe à proximité ! Débandade. Arrêt. Au bout d'un moment, nous décidons de partir : nous risquons tout autant arrêtés qu'en marche. Notre guide ne veut plus avancer et, pas davantage, la plupart des hommes, préférant l'immobilité qui leur donne l'illusion d'un peu de sécurité. Au fond, ils s'enfouiraient volontiers la tête dans le sol, comme l'autruche et Mektoub ! Il fait très noir, et, lorsque nous repartons, nous sommes sur une descente dans un enclos bizarrement parsemés de souches, de creux et de bosses, de fils de fer barbelé dans lesquels on vient butter. Quelques dizaines de mètres et les tirs redoublent de violence. Les hommes se jettent au pied de deux maisons. J'en fais autant. Au bout d'un moment, je m'aperçois que toute la compagnie n'a pas suivi. J'essaie de faire retourner le guide. Il a la frousse. J'y vais donc moi-même et, pour éviter de me perdre, je lui dis de me guider à la voix. Le reste de la compagnie est là. Nouvelle attente. Tout le monde perd son temps ici et, plus ou moins, la tête... y compris le lieutenant. Il veut que nous partions par petits paquets. Mais il n'y a qu'un guide ! Mon avis est qu'il n'y a qu'à partir en bloc si on veut arriver ensemble. Il m'importe surtout de ne pas rester là, endroit manifestement visé. Nous sommes tout près de la route, assez encaissée.Il suffit de la franchir et de gagner la montagne en face : il sera plus aisé de s'abriter. Après bien des hésitations, nous nous décidons. D'ailleurs les tirs s'espacent. Enfin, la montagne! On commence à l'escalader en suivant un sentier qui se tortille. Le guide hésite aux jonctions. La montée est harassante. Il y a du tirage à l'arrière, surtout à la section d'engins qui trimballe armes et munitions. Nous nous arrêtons souvent et j'en suis content. Je suis fourbu et marche maintenant comme un somnambule. Le lieutenant s'est maintenant intercalé entre le guide et moi. Il me demande si le guide ne s'est pas trompé et s'il n'aurait pas mieux valu suivre mon itinéraire de l'après-midi. Je lui dis que je ne pense pas car la direction semble bonne: même si c'est plus long par là, cela vaut mieux car c'est moins dur. Enfin, nous passons devant une petite maison que je reconnais et qui doit être le P.C du 2ème bataillon. Nous ne sommes plus très loin. Mais nous devons laisser passer une très longue file de robustes mulets, conduits par des italiens et chargés de vivres et de munitions. Les mulets sont formidables : lorsqu'au bout d'un moment, après avoir déchargé, ils redescendent, ils vont au trot dans ce sentier irrégulier et rocailleux et leurs conducteurs se pendent à leurs queues pour ne pas tomber. Cela nous a fait un long repos car la file comprenait près de 200 mulets. Enfin, nous repartons... Bientôt, nous sommes rendus : il est deux heure et demie! Nous ne faisons pas de longs préparatifs pour nous coucher, nous contentant de nous adosser à un rocher. Ketfi fait le lit et bonsoir !


Dimanche 30 janvier 1944. Belvédère

Le matin, réveil en fanfare ! Gros tirs d'artillerie et de minens boches. Nous sommes à proximité de l'extrémité du sillon dont j'ai déjà parlé, de cette faille qui grimpe de la plaine de St Elia au Belvédère et c'est là que semblent se concentrer les tirs. Dans la journée, il y en aura plusieurs aussi puissants les uns que les autres. Parfois, nous verrons, au début d'un tir, un petit nuage rose qui se répandra gentiment au dessus de cet endroit : c'est un obus de réglage qui indique le début d'une série. Il n'est pas facile de se construire un abri ici où les rocs sont d'une seule pièce et nous nous contentons des abris naturels, parfois étroits et incommodes que nous fermons avec nos sacs. Ketfi s'est débrouillé, hier, pour ramasser une caisse de rations K que les Italiens, pressés, avaient laissée sur le chemin. Il ouvre toutes les boîtes, en retire les friandises, les cigarettes et le fromage. Avec les biscuits et le reste, il fait le généreux. Nous, Sans, Bensehila et moi grignoterons toute la journée. Ketfi, hier, a également "fauché" une "nourrice" à moitié pleine d'eau (il devait être chargé comme un baudet). Nous nous en sommes désaltérés à l'arrivée, mais bien mal acquis ne profite jamais, elle recevra un tout petit éclat qui la percera et nous devrons distribuer l'eau qui reste. Notre mission est d'occuper les crêtes conquises au fur et à mesure de l'avance des unités qui nous précèdent. La mission n'est pas des plus glorieuses mais les minens pleuvent. Souvent, des Américains passent, ou stationnent près de nous. Ils ont l'air "emmerdés" et c'est bien là le mot qui convient le mieux. Ah ! ils ne sont pas aussi à l'aise que dans les rues des grandes villes. Ils trouvent que la pente est rude (pensent-ils qu'on devrait inventer une jeep encore plus "tout terrain"?) et le matériel bien lourd. Ils continuent leur éternelle mastication mais j'ai plaisir à voir qu'ils sont barbus presque autant que nous et sales aussi. Leur tenue n'est pas la même que la nôtre. Ils n'ont plus la capote mais un blouson beaucoup plus chaud et une combinaison assortie plus fonctionnels. A 13 heures, le Lieutenant Piau (qui avait reçu le 26 un petit éclat dans le gras de l'avant-bras et dont la blessure risque de s'aggraver si elle n'est pas soignée) est évacué. C'est d'ailleurs sur l'ordre du médecin qu'il consent à partir. Au fond de lui-même il n'est pas fâché: moniteur d'éducation physique dans le civil, il ne veut pas risquer de perdre son bras... et son métier. Finalement, il restera dans l'armée, subira une intervention chirurgicale pour enrayer un début de gangrène, participera à l'offensive du Garigliano, à la campagne de France, fera deux séjours de trois ans en Indochine, deux séjours encore en Algérie et terminera avec le grade de lieutenant-colonel. Il dit en partant qu'il fera son possible pour revenir vite. Il dit encore qu'il me remercie. Le chef Auer prend le commandement de la compagnie. Ma section s'est amenuisée. Nous ne sommes plus que 24 et plusieurs se disent malades et demandent à être évacués. J'essaie le plus possible de les faire patienter. En attendant, je remanie ma section. Il est difficile de remplacer un tireur ou même un chargeur faute de gens compétents ! C'est un peu fort car il n'est pas difficile de porter des boîtes chargeurs et de les introduire sur un F.M. mais il est vrai que, dans les dépôts, on a une façon de concevoir l'instruction qui est cause de cet état de fait déplorable. Le 25, en quittant l'endroit où nous étions au "repos" (!!), j'ai dû laisser un malade. Le 26, j'ai eu un tué, deux blessés, un disparu (sergent Bitattache). Le 27, un blessé. Le 28, un malade évacué (le Caporal Toumi qui nous rejoindra par la suite). Le 29, un disparu (Nabet qui a du se perdre dans la nuit). Nous étions 32 à mon arrivée. Nous sommes 8 de moins, et, ce soir, je devrai laisser encore partir mon adjoint, le sergent Boulala, dont les pieds sont très enflés. A 14 heures, l'ordre nous est donné de déposer nos sacs et de les grouper dans un coin, par section, de laisser aussi nos capotes et de nous mettre en blouson et cartouchières : préparatifs de départ pour l'attaque. En effet, la colonne de Bensehila est déjà montée à l'assaut de la côte 915; les blessés commencent à affluer au poste de secours du bataillon, installé en plein vent, sur le sentier qui descend, à quelques vingt mètres de nous. Tribi a été blessé à la tête. Bensakri, Matten ont été tués. Tous trois étaient des sous-officiers du renfort. Les prisonniers sont nombreux aussi, ni si jeunes, ni si fatigués qu'on le dit. Des indigènes les insultent. Si on les laissait faire, il n'y aurait pas des prisonniers. Des Américains leur montrent le poing et cela est nouveau pour eux : c'est qu'ils ont vu le feu de près! Tout d'un coup, sur la crête voisine, de l'autre côté du sillon, à 400m environ, des hommes refluent en hâte et en désordre. C'est la 11ème Compagnie repoussée par une contre attaque très violente et un puissant bombardement de minens. Le petit Bensehila ne tient pas en place. Je n'arrive ni à le rassurer ni à le retenir. Il voit déjà son frère tué (le pauvre type ! il ne se doutait pas que son frère serait bientôt évacué sur l'Afrique du Nord pour pieds gelés et que ce serait lui qui serait tué!). Je descend aussi aux nouvelles. Le chef Santou, du renfort, est en nage. C'est lui qui a maintenant le commandement de la compagnie dont les officiers sont tombés. Il cherche le chef de bataillon pur lui annoncer les nouvelles. Il a vu Bensehila sain et sauf. Je retourne à notre rocher où le Caporal Bensehila est revenu, désolé de n'avoir pas vu son frère : mes affirmations le laissent sceptique ! Au bout d'un long moment, j'aperçois mon camarade de Cherchell. Nous l'appelons et il ne tarde pas à être vers nous. Il est complètement bouleversé. Un peu hagard, découragé, les yeux exorbités, enfoncés dans son visage sale et jaune, il parle par saccades tandis qu'on essaie de le réconforter et qu'on lui donne à boire. A 16 heures, le chef Auer n'est pas là. Rau et Stone me disent qu'il était allé au P.C du bataillon, il y a déjà deux ou trois heures et qu'ils commencent à être inquiets. Je vais voir. Le Capitaine Gaubillot me dit qu'il a été atteint par un obus à la jambe et qu'il est mort presque aussitôt. Il continue en disant qu'il me donne le commandement de la compagnie. Je lui objecte que je ne suis pas le plus ancien, ni d'ailleurs le plus gradé. Il maintient sa décision (il reste trois sergents français qui étaient déjà à la compagnie avant moi, un adjudant et deux chefs indigènes). Je suis estomaqué et à vrai dire un peu inquiet. La responsabilité est grosse et imprévue. Ce sentiment s'atténuera vite. Le capitaine me présente à un lieutenant qui doit m'indiquer notre mission et me faire reconnaître l'emplacement où je dois installer la compagnie. C'est au cours de cette même reconnaissance que le Chef Auer a été atteint. Notre mission principale est de protéger un repli éventuel de la 9ème Compagnie isolée en pointe sur la côte 700. Dans cette éventualité, la difficulté serait de discerner avec exactitude le moment où tous les hommes de la 9° seraient passés pour donner l'ordre de tirer sur les boches à leur poursuite et de les arrêter. La mission secondaire est de tenir notre position dont la perte aurait pour effet de couper la 9° du bataillon et du ravitaillement. Le lieutenant, me transmet les indications du chef de bataillon, puis me laisse. Je retourne à la compagnie, je convoque les gradés et leur annonce que le Chef Auer est blessé (je leur cache sa mort). Cette nouvelle perte, alors que celle du lieutenant est si proche, cause un certain désarroi mais je ne le laisse pas augmenter. J'annonce que je prends le commandement et, sans attendre, je donne mes ordres. Personne, d'ailleurs, n'a l'air choqué comme je le craignais. De mon côté, par mon attitude, je m'efforce de paraître trouver la situation normale. Je donne l'ordre de reprendre les sacs et capotes et de se préparer à partir. J'emmène les chefs de sections sur l'emplacement où nous devons nous installer et je donne à chacun sa mission. La 3ème section est en pointe au débou-ché du chemin de repli. C'est la section du Chef Chabia. J'ai, pour la renforcer, un groupe de mitrailleuses lourdes qu'on a mis à ma disposition. C'est elle qui aura la part la plus importante. J'installe la 2ème section, celle de Fraga; également Chef, sur la crête, auprès d'une maisonnette et de meules de paille. C'est à elle qu'il revient de nous garantir d'une infiltration par le flanc droit. Notre flanc gauche est protégé par les restes de la 11ème Compagnie (une trentaine d'hom-mes récupérés par Santou), disposés à mi-pente. Je garde ma SME et ma 1ère section en réserve. J'installe mon P.C un peu en arrière mais au centre du dispositif. Peu à peu, tout s'organise. Je vérifie en détail l'organisation des sections, l'emplacement des FM et des mitrailleuses lourdes. J'organise les gardes, fais reconnaître les positions des sections, de mon P.C, du P.C de bataillon aux agents de liaison, fais percevoir des munitions supplémentaires, en particulier des grenades, et le ravitaillement par l'adjudant indigène. Un troupeau de moutons et de chèvres abandonnés passe au milieu de nous. Les indigènes les pourchassent à la grande joie des Américains. A la nuit, entre 19 et 20 heures, je suis convoqué au bataillon. Il y a le Chef de Bataillon, le Capitaine Adjudant Major, Santou qui commande la 11ème. Bientôt, arrive l'Adjudant Chef Binart, que le commandant me présente et qui prend le commandement de la cie, à mon grand soulagement (d'autant plus que le Capitaine Gaudillot me dépeignait la situation en termes noirs et me faisait craindre maintes surprises). A nouveau, avec l'Adjudant Chef, je fais le tour du dispositif, lui expliquant notre mission et les dispositions que j'ai prises. Près de la maisonnette, que le Chef de Bataillon parlait de transformer en "bochlaus" (il semblait y tenir !), l'Adjudant Chef me montre un tas noir : le Chef Auer, simplement recouvert d'une couverture, et qui, le pauvre, passera, la nuit, tout seul, en plein air. Notre nouveau commandant de la compagnie, se trouvait tout près, il lui a fait un garrot mais il est mort très vite. L'Adjudant Chef s'installe dans un abri déjà construit, tout près de mon P.C que Ketfi a construit trop petit et où je devrai me recroqueviller.

Lundi 31 janvier 1944. Côte 720

Après une nuit calme et quelques tasses de chocolat avalées tranquillement, vers 9 heures, nous partons sur la côte 720. Bien entendu, ma section est en tête... Pendant la 1ère partie du trajet, rien à signaler sinon que les montées sont pénibles et qu'il fait chaud. Arrivés en bas de la crête, je fais déployer ma section (jusqu'alors nous marchions colonne par un). J'envoie un groupe à gauche, un groupe à droite pour reconnaître deux maisonnettes. Comme prévu, le passage est libre. la crête est balayée par des tirs de mitrailleuses. Mon caporal, Nabti, est blessé par deux balles. Enfin, nous sommes au sommet. Nous trouvons la crête occupée par une compagnie d'Américains. Nous faisons comme s'ils n'y avait personne et j'installe mes trois fusils-mitrailleurs sur les rochers de la ligne de crête. Immédiatement derrière, une coulée de terres cultivées de fèves maintenues en terrasses par des murettes. Je bavarde avec un Américain d'origine française (de la Louisiane) très brun et pas très sympathique. Il me dit que leurs pertes ont été lourdes, qu'ils ont reçu, en 5 renforts successifs, des hommes peu entraînés. Leur compagnie est commandée par un sous-lieutenant. La plupart des Américains sont couchés dans leurs abris de pierre et n'en sortent guère... Encore une fois, il faut construire notre abri en pierre. Ca devient fatigant quoique Ketfi fasse le plus gros du travail.
 Vers 17 heures, les Américains partent à l'attaque d'une crête voisine, les Français du 1er bataillon également. De mon observatoire, je vois qu'ils se font tirer dessus par derrière. Je cours croyant que c'est de notre crête que les mitrailleuses américaines tirent. Quelle pagaille ! Que les histoires de liaison et de tactique de Cherchell paraissent idiotes ici ! A 18h30, un message du bataillon nous parvient. Les Français du 1er bataillon viennent de se faire violemment contre attaquer. Nous devons redoubler de vigilance. D'autres Américains viennent remplacer ceux qui étaient partis. L'adjudant-chef s'était installé avec son P.C dans une casemate boche que les précédents Américains avaient abandonnée. Mais leurs remplaçants ne l'entendaient pas ainsi et le font déguerpir ! Amitié franco-américaine ! Très violent tir de minens sur notre crête. Parmi nos hommes, partis en corvée d'eau, SNP. Embarek, de ma section, noir très fruste et qui m'avait suivi sans "hésitation ni murmure" lors du bombardement du 26 est blessé. Sur sa civière d'évacuation, il pleure et geint, j'essaie de le réconforter et lui dit au-revoir. Nuit assez calme, je dors assez bien car les nombreuses couvertures et toiles de tentes de Ketfi sont suffisantes contre le froid. contre le bruit, aussi pour avoir l'impression d'être en sécurité, je mets ma capote sur la tête, sans enlever mon casque (!).

Mardi 1er février 1944

La plaine est submergée par une mer de vapeur où flottent, détachés, les sommets. Plusieurs fois dans la journée, nous sommes sous le feu des mortiers, très violent; Ketfi me rapporte une combinaison américaine et une lampe torche. A son ami Sans, il offre un petit pistolet américain. Il a, paraît-il trouvé tout cela. Je ne cherche pas à approfondir. Nous ne quittons guère nos murettes de pierres. Choisir l'instant favorable pour aller faire ses besoins n'est pas aisé ! Les Américains, eux ne se dérangent pas. Ils urinent depuis leurs trous.
 A 16h30, - "l'Adjudant Chef Binard est blessé", vient m'annoncer quelqu'un. Un "merde" instinctif et énergique me vient spontanément aux lèvres. Je téléphone au Capitaine Gaudillot puis descend au P.C du bataillon pour le voir. Je me plains de ce qu'on ne réponde jamais lorsque notre opérateur radio appelle le bataillon. Sur notre droite, la 6ème Compagnie se déplace allant rejoindre son bataillon et nous laisse à découvert. Je dois aller installer la section Fraga à sa place. Après bien des recherches, je finis par trouver. A 21H30, le Lieutenant Lederman vient me relever. Dans la nuit, le ravitaillement arrive avec l'Adjudant Guessoum (?). J'ai deux lettres : une de Blida, une de Geneviève. Je les lirai demain, au jour. Nuit calme, passée dans la fameuse casemate que les Américains ont enfin libérée.

Mercredi 2 février 1944
Le Capitaine Gaubillot, une canne à la main, vient nous voir. Il ne prend guère la peine de se camoufler, voulant prouver son courage. Mais les hommes disent qu'on n'a pas besoin de lui pour faire repérer notre position. Il me charge de lancer une patrouille pour reconnaître en particulier les maisons situées au devant de notre position, sur la hauteur suivante. J'y envoie Laouati que cela n'enchante guère et quelques hommes.
 Du haut de la crête, près du poste téléphonique de l'artilleur de liaison, nous suivons l'opération à la jumelle. Il y a là le fameu. Commandant Pichon, du 1er bataillon, le Capitaine Gaubillot et moi. Bientôt, on voit les hommes; de la patrouille qui débouchent précautionneusement. Laouati les commande par gestes. Ils progressent chacun leur tour, par petits bonds, le long d'un sentier, se planquent après quelques mètres. Le commandant dit que la patrouille, plus que l'attaque est un excellent moyen pour former le soldat. Le capitaine approuve leur manoeuvre. Je suis un peu surpris de voir que le commandant et le capitaine considèrent la patrouille avec sang froid comme s'il s'agissait d'un exercice sans danger. Il est vrai que, du fait de leurs grades, ils sont maintenant dispensés de ces petites opérations. Leur intérêt est limité mais elles sont dangereuses. J'ai, moi, le point de vue de celui qui fait les patrouilles, eux, celui de ceux qui regardent ceux qui les font. Les "huiles" s'en vont, non sans que le capitaine m'ait recommandé de suivre l'opération et de lui en rendre compte. Peu à peu, la chose devient intéressante. L'éclaireur de tête a vu quelque chose et, d'un bond précipité, reflue en arrière avec ses camarades. On se concerte, on hésite... La patrouille aborde une petite maison, la fouille. Rien. Elle repart et ne voilà-t-il pas Hadjadj qui, sans s'en faire, la laisse partir et pose culotte derrière la maison! Nouveau groupe de maisons à explorer. Les précautions redoublent. La patrouille disparait derrière la maison. Tout d'un coup, de grands cris et elle ressort avec un prisonnier... un boche qui se cachait. Bientôt, sur un mulet errant, les hommes de patrouille hissent un autre boche, un blessé et c'est le retour, en cet étrange équipage. Je rends compte par téléphone au Capitaine Gaubillot.


Fin du récit rédigé en 1944 et retranscription pure et simple du carnet écrit au crayon

A 12h, avec deux sections et un groupe de mitrailleuses légères, je vais m'installer sur une crête en avant. J'y trouve les Américains. Le lieutenant qui devait primitivement rester sur 720 nous rejoint. Gros bombardement. Balles. Le bombardement devient de plus en plus intensif. Les obus tombent à côté de moi. Dans mon trou, un mort, deux blessés, moi survivant. Je retrouve l'endroit où j'avais laissé mes affaires pulvérisées, ma mitraillette en miettes. Je cherche longtemps l'étui de mes jumelles. Ma capote, à quelques mètres de là est étalée et couverte de débris. Le lieutenant me désigne pour aller, avec la 1ère section, occuper la crête encore plus en avant! Nous nous sommes trompés d'objectif. Mais, sur des crêtes élevées (831-915), à gauche et à droite, les Allemands se réinstallent où s'accrochent. Après avoir fait quelques réserves car la nuit tombe, je pars avec mes trois groupes de quelques hommes chacun. Je marche lentement, la base en avant. Rien. J'arrive sur une croupe où j'ai dix hommes. Comme elle est aplatie, pour la tenir, je suis obligé d'espacer mes guetteurs et mes armes. Chacun est isolé de 20 à 30 mètres. J'essaie de descendre sur la droite où j'ai le groupe du Caporal Toumi pour le faire resserrer et regrouper ainsi mon dispositif. Mais, chaque fois, des balles sifflent aux oreilles, de l'endroit où cependant doit se trouver ce groupe. Là dessus, arrive le lieutenant avec ce qui reste de la compagnie sauf une section. Il est engagé dans la montée lorsque à nouveau les balles sifflent. Il s'arrête et tout le monde avec lui, barda sur le dos. Je reste longuement près de lui. Il ne sait que décider. D'origine alsacienne; son frère ayant été mobilisé dans l'armée allemande, il avait la hantise de le retrouver, en face avec l'ennemi, au combat... Moi, j'incline fortement pour le repli. Mais les boches couronnent la croupe où mes hommes se sont plus ou moins retirés, leur moral étant à plat. Il nous faut descendre sous le feu du fusil mitrailleur. A l'abri d'un mur nous risquons drôlement les grenades!. Le lieutenant hésite longtemps. Alors notre mitrailleuse légère se met en action ce qui détermine le lieutenant au repli. Cela se fait plus ou moins en désordre. C'était la seule solution. Nous nous étions trouvés seulement devant une patrouille. Mais nos effectifs étaient faibles et pittoyable de l'état moral de nos hommes (et le notre!) Opération lamentable! En deux occasions, j'ai essayé de tirer: une fois avec ma mitraillette de remplacement, une fois avec un F.M, en vain! Les chargeurs étaient vides!... Je rentre fourbu, complètement à plat. C'est tout juste si je ne pleure pas en apprenant qu'on laisse au moins un tué et trois blessés. J'ai une soif terrible et rien à boire. Je n'ai pas de ressort. Je trouve mon trou et je m'y fourre...

Jeudi 3 février 1944
 
Les Américains attaquent sur 831 et les Français sur 915. Minens, balles de toute nature. L'ordre arrive de rallier la compagnie pour attaquer le piton d'où nous avons dû nous retirer hier. Malgré mon peu d'enthousiasme, j'exécute. Je pars en tête de la 2ème section (sergent Carboni et 6 hommes). Le lieutenant est en tête de la 1ère, sur ma droite (Sergent Khellef et 8 ou 9 hommes). Peu d'enthousiasme des hommes qui se planquent et ne veulent plus bouger dès que les tirs commencent. Le lieutenant est parti sur la droite. Je fonce debout, essayant d'exciter les hommes qui se laissent faire peu à peu. Au moment où j'arrive sur la crête, des balles venant de l'arrière droit me fauchent. Je reste environ deux longues heures, tout seul, de 10h à midi, couché sur le dos, sous les rafales venant de devant et de derrière et les obus (poussières et éclats!). J'écris à ce moment là: "blessé dans les fesses et la jambe droite. Je ne peux plus bouger la jambe droite. Je suis sous le feu. Si je meurs, j'aurai gagné mes galons d'aspi. Je pense à mes parents. Qu'ils n'aient pas trop de peine. Je les embrasse". J'ai cru, alors, que j'allais mourir et j'ai prié à haute voix bien que n'ayant plus pratiqué depuis plusieurs années. De temps à autre, j'ai appelé bien que risquant d'être ramassé par les Allemands. Carboni et Hadjadj viennent me chercher. Me mettent sur une couverture sans se faire tirer dessus. Je braille car la jambe me fait horriblement mal. Ils me tirent jusqu'en bas, vont chercher un brancard et me transportent au P.C du bataillon. Là, l'adjudant toubib me dit qu'il n'y a qu'une balle, fracture. Il me fait une planchette et ligature le tout. Des brancardiers m'emmènent sur les sentiers. Relais nombreux. Au premier relais, je rencontre Saïchi, adjudant toubib et Contamin qui, n'ayant pas de char à combattre fait le brancardier. Vers la rivière de la plaine de St Elia, passage très visé et bombardé. Les brancardiers hâtent le pas (trois mulets, des blessés tués sur place). On nous gare dans une petite maison pour nous mettre à l'abri des éclats puis on nous transporte dans le lit de la rivière à sec. On nous dépose un long moment. Des dodges nous prennent, puis des sanitaires. Au triage, on me fait une espèce de gouttière. On nous donne à boire du chocolat et une tartine de confiture. Puis, en route, sur Venafro, au monastère! Là, je suis opéré dans la nuit, on me fait un plâtre (Dr Molandre, de Bône).

4- L'hôpital et la réforme

Le dimanche 6 février, des sanitaires conduites par des Françaises m'emmènent à Bagnoli. J'ai connu l'une d'elles, Madeleine Grima, à Alger. Nous sommes admis dans un hôpital de campagne américain. L'un de nous réclame un pistolet: il en résulte un quiproquo risible entre l'instrument sanitaire et une arme. Des officiers, nous visitent. Nouvel éclat de rire collectif lorsque un camarade, interrogé sur la nature de ses blessures, se dit victime d'hémor-roïdes! Une fort jolie infirmière américaine insiste pour que je sacrifie ma barbe de quinze jours que je voulais conserver : ce n'est pas facile de se raser, couché sur le dos et avec un poil de sanglier multicolore qui nécessite tout un paquet de lames... Nous sommes merveilleusement soignés! Nous mangeons fort bien. Les 9 et 10, nouveaux transferts sur des centres de passage. Je souffre de gaz intestinaux et mon ventre est douloureusement comprimé par un énorme plâtre. Les infirmiers américains sont fort prévenants et très patients. Enfin, le temps se stabilise et permet notre embarquement sur un Douglas de transport. Nous sommes le 12 février 1944. C'est le jour de mon 23è anniversaire! Nous arrivons à midi à Bizerte dans l'hôpital Sidi Abdallah. De jeunes marins français s'occupent de nous. Ils nous font beaucoup regretter nos infirmiers américains!... Le 14, nouveau transfert pour l'hôpital Louis Vaillard, au Belvédère de Tunis. La réduction de ma fracture est mauvaise. On doit ouvrir mon plâtre (épilation gratuite et douloureuse comprise!), étirer ma jambe après piqûre intraveineuse pour atténuer la douleur, me replâtrer... Les évacuations sur le Centre de fractures de Blida sont ajournées. Le 25, enfin, on me dépose sur un brancard en attendant le départ. C'est là que me trouve M. Lorquin, prévenu télégraphiquement par papa et désolé de n'avoir pu me manifester plustôt son amitié. A 20 heures, le train sanitaire démarre. Long voyage! Dans les gares, la Croix Rouge nous offre quelques douceurs. Le dimanche 27, à 15 heures, nous arrivons enfin à Blida, où je revois mes parents, très émus et quelques amis. Au centre de fractures, installé dans un collège réquisitionné, on m'enlève ma chemise, prêtée par l'hôpital militaire de Bizerte. Je n'ai plus que quelques papiers personnels et mon carnet de route protégés par le carton brun d'une boîte "U.S Army Field. Ration K; Dinner Unit". On installe au bout de ma jambe une traction de 5 kg et il n'y a plus qu'à attendre, couché sur le dos, pour moi une position inhabituelle et inconfortable. Ma fracture se ressoude rapidement. Elle est franche, je suis jeune et sain. L'épouse du général de Montsabert commandant la 3° DIA à laquelle j'appartenais visite l'hôpital. Elle s'étonne d'apprendre que je ne suis pas décoré. A vrai dire, je n'avais pas encore pensé que j'avais pu le mériter. Le 6 avril, maman qui me rend régulièrement visite, m'annonce la naissance de Nicole, ma petite nièce qui sera ma filleule. C'est peu après, le 18, qu'en calèche, je pourrai rejoindre le domicile de mes parents et l'admirer. J'ai obtenu 50 jours de convalescence. J'ai encore des béquilles que j'abandonnerai bientôt pour des cannes. Je vais faire de la rééducation avec Marcel Régis, un ancien champion de boxe algérois. J'envie un peu les jeunes mauresques qui me dépassent en courant. Le 29 juillet, je reçois une lettre du Commandant Peponnet, mon ancien Chef de Bataillon. Il m'apprend qu'il m'avait proposé pour la Médaille Militaire, évoque "ma citation du ;Belvédère, me donne des nouvelles d'officiers et sous-officiers. Le bataillon, précise-t-il, "s'est vaillamment comporté, talonnant sans arrêt le Boche pendant un mois et demi" au prix malheureusement de "60 tués dont 4 officiers, 200 blessés, une quarantaine de disparus"... Le 2 novembre, je suis présenté à l'expertise de médecins militaires à Constantine. Leur commission propose ma réforme définitive n°1. Mon fémur, fracturé au 1/3 supérieur, s'est ressoudé en crosse, avec un cal volumineux. J'ai 4 à 5 cm de raccourcissement, une hypotonie marquée du quadriceps, une arthrite chronique légère du genou droit, une gène fonctionnelle assez marquée. De nos jours, j'aurais sans doute été mieux soigné et probablement réopéré car les guerres permettent à la chirurgie d'accomplir de grands progrès... Le centre d'appareillage me fournira une chaussure orthopédique montante et un brodequin désappareillé de type "SOR". Puis, après bien des palabres, il acceptera de prendre partiellement en charge des chaussures basses, plus esthétiques, confectionnées par un bottier agréé d'Hussein Dey (aujourd'hui replié sur Toulouse) Finalement, le Journal Officiel du 20 novembre 1944 m'a attribué la Croix de Guerre avec palme. Ma citation est élogieuse mais elle comporte quelques inexactitudes secondaires. La Médaille Militaire me sera attribuée en 1950. Le 1er décembre 1944, je réintègre mes fonctions de rédacteur temporaire à la Préfecture d'Alger. On m'avait assuré que je pourrais être nommé sous-lieutenant mais déconseillé de le demander car, dans une carrière militaire, j'aurais été handicapé par ma mutilation. C'est seulement en 1946, après la démobilisation, que je pourrai me présenter au premier concours ouvert depuis 1942 pour devenir Rédacteur de l'Administration Départementale Algé-rienne. Je serai affecté à Constantine. Les trajets à pied entre mon domicile du Coudiat, Bd Mercier, et la Préfecture, près de la Place de la Brèche et du Rhumel, achèveront ma rééducation...

IV

Contexte historique


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Les deux premiers chapitres de ce témoignage ont été rédigés en Novembre et Décembre 1991, en utilisant quelques notes et documents précieusement conservés. Ils ont été écrits avec la volonté de laisser une trace aussi objective que possible de l'époque de mon service civil obligatoire et de ma formation militaire. Ils complètent la reproduction, à peine étoffée, en Mai 1944, d'un carnet de route tenu au jour le jour, entre le 8 Décembre 1943 et le 3 Février 1944 : les deux mois de ma courte carrière de combattant. C'est le récit d'un sous-officier d'infanterie "pied noir" de 23 ans, dont il est nécessaire d'élargir l'horizon. Pour tous les Européens d'Algérie d'avant les années 40, la France était un beau et grand pays. Tous ne la connaissaient pas directement mais tous la paraient des plus hautes valeurs. Pour mon ancien camarade de lycée, Gabriel Conessa, la France, l'Algérie et sa mère se confondaient en une seule et même entité. Nous étions fiers d'appartenir à l'Empire Français que nous considérions comme une des toutes premières puissances mondiales. Nous admirions son oeuvre colonisatrice et n'imaginions pas qu'elle puisse être un jour contestée. Nous étions foncièrement patriotes Nous considérions l'Algérie comme un pays européen et nous nous étonnions d'être qualifiés d'Africains par des parents métropolitains d'apparence parfois plus méditerranéenne que la notre. Pour nous, l'Afrique du Nord n'était pas l'Afrique. La mobilisation s'était effectuée, dans nos trois départements, avec le plus grand calme. Ferhat Abbas, lui-même, s'était engagé dans l'armée française. L'armistice de Juin 1940 fit sur nous l'effet d'un véritable coup de massue. La population resta fidèle à la France dans les mauvais jours comme elle l'avait été dans les bons. Elle comprit parfaitement que l'armistice était, dans l'immédiat, la meilleure solution et se rangea sans hésiter derrière le Chef de l'Etat, ignorant à peu près tout de l'appel à la résistance londonien. Par contre, elle sut, à l'occasion, berner les commissions d'armistice, notamment l'italienne et seconder le Général Weygand, "Vice Roi de l'Empire", qui prépara, dans la clandestinité, la future Armée d'Afrique. Jamais l'emprise des uniformes ne fut si grande sur les populations! Un des contrôleurs italiens des conditions d'armistice évoqua dans un rapport officiel cette Armée d'Afrique qui a l'orgueil d'une "armée invaincue" L'Algérie s'était étonnée de l'attitude anglaise à Dunkerque. Elle s'indigna de l'attaque de Mers el Kébir et ne comprit pas les tentatives de dislocations de l'Empire. Elle manqua d'informations objectives sur la France occupée, avant et après le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942. Celui-ci fut réalisé dans le plus grand secret, quatre mois seulement après été décidé. Le président Roosevelt avait enjoint aux Anglais d'écarter les FFL de l'opération car, depuis Mers el Kébir, Dakar, la Syrie et Madagascar, l'Armée Française était farouchement anti-gaulliste. Seuls, quelques volontaires résistants avaient été contactés par le Consul d'Amérique à Alger pour préparer le reprise du combat de l'Armée d'Afrique contre l'Allemand et la venue du Général Giraud qui avait demandé à prendre le commandement en chef des troupes alliées là où des forces françaises combattraient. Le plan anglo-américain comporta quelques lacunes et ne put éviter de courtes tentatives de "résistance à l'invasion" à Casablanca, à Oran et à Alger. La présence inopinée de l'Amiral Darlan dans la capitale amena les Alliés à traiter avec lui. L'arrivée du Général Giraud fut retardée de quelques heures mais une proclamation radiodiffusée appela, en son nom, les forces françaises aux armes contre l'Allemagne et l'Italie en leur assignant "un seul but : la victoire". Ce fut, alors, aussitôt, une nouvelle mobilisation qui concerna 20 classes soit 16,4% de la population, pourcentage supérieur à celui de la Métropole en 1918. Cet effort patriotique fut unique au monde. Les Musulmans furent également appelés avec les Européens mais dans une proportion dix fois moindre. Sur les 260.000 hommes qui furent placés sous le commandement du Général de Lattre de Tassigny pour débarquer, en août 1944, sur les côtes varoises, 20.000 seulement n'étaient pas originaires d'AFN. Malgré ses mérites, le plan anglo-saxon de 1942 manqua d'ampleur et d'audace. Il laissa la Tunisie à découvert. Le Maréchal Kesselring décida aussitôt d'y intervenir. Mais les Français et le Général Barré refusèrent le passage aux Allemands et les affrontèrent dès le 11 novembre, dans les pires conditions d'infériorité, sur instructions du Général Juin. Ils participèrent, d'abord pratiquement seuls, à la bataille de Tunisie qui s'acheva en Mai 1943 par une victoire durement acquise qui coûta à l'ennemi 340.000 hommes, 1.200 canons et 400 chars. Pendant ce temps, à l'arrière, à Alger "Deuxième Ville de France" devenue la "Capitale de la France en guerre", au lycée Fromentin, où s'était installé "une apparence de gouvernement", c'était la lutte pour le pouvoir. On s'en souciait fort peu dans la population civile, encore moins parmi les combattants. Darlan ayant été assassiné le jour de Noël, le Général Giraud avait été nommé Haut Commissaire en Afrique. Roosevelt et Churchill n'avaient pas réussi à convaincre Staline de les rejoindre à Anfa au Maroc. Ils y avaient réuni Giraud et de Gaulle. Celui-ci sut profiter de la victoire française en Tunisie, à laquelle il n'avait aucunement participé et de l'incon-cevable incompétence politique du Haut Commissaire. Il atterrit à Boufarik le 30 mai 1943. Un Comité Français de Libération Nationale fut créé. Il fut présidé alternativement par les deux frères ennemis. Le parti communiste s'y infiltra. Les dissidents venus de Londres parlèrent de "souveraineté française violée par les Américains" et voulurent épurer ceux qui n'avaient jamais formellement condamné l'action du Gouver-nement de Vichy. En septembre 1943, la Corse fut libérée. Giraud, dès lors confiné dans les affaires militaires, fut définitivement éliminé en Avril 1944. Cependant, dès la fin de l'été 1943, le Général Juin avait constitué l'ossature d'un corps de débarquement, limité pour des raisons logistiques, à 65.000 hommes, 12.000 véhicules et 2.500 mulets (les Pieds Noirs la désignèrent avec humour, sous le nom de "Royal Brêle Force", mais les mulets s'avérèrent parfaitement adaptés à la montagne). Le Corps Expéditionnaire Français (CEF ou, plus tard, CEFI) compta, à l'origine, seulement deux grandes unités, la 2ème DIM et la 3ème DIA, avec deux régiments de Chasseurs d'Afrique équipés de tanks destroyers, un régiment d'Artillerie et un groupement de Tabors. En Septembre 1943, la 5ème Armée Américaine et diverses unités britanniques débarquèrent à Salerne et conquirent Naples. Mais Kesselring se retrancha sur la "ligne Gustave" et les Anglo-Saxons furent contraints à une guerre de montagne pour laquelle ils étaient ni équipés, ni entraînés. Le 25 novembre, débarquèrent les premiers détachements de la 2ème DIM mais ce fut seulement le 16 décembre qu'ils purent passer à l'action car les Américains doutaient de l'Armée Française, toujours sous le coup de la défaite de 1940. Dans une véritable tempête de neige, furent obtenus les succès du Pantano et de la Mainarde. Les Français obtinrent "un créneau national" et la 3ème DIA débarqua fin Décembre sous un ciel gris, un vent glacé soufflant en tempête, dans la boue. Dans la sauvage âpreté des Abruzzes, le CEFI conquit, au prix de pertes sanglantes, l'estime des Alliés et le respect des Allemands. Mais, faute de réserves, il ne put exploiter la victoire au Belvédère, conquérir Cassino et enfoncer la ligne Gustave. Le monastère fut bombardé avec autant de stupidité que d'acharnement. Il fallut attendre Mai 1944 pour qu'une offensive décisive puisse être lancée, que triomphassent enfin les vues stratégiques du Général Juin et que Rome fut conquise, le 5 juin 1944. Les Français atteignirent Sienne le 3 juillet. En prenant congé du Pape Pie XII, le Maréchal Kesselring déclara: "sans le Corps Expéditionnaire Français, les Alliés ne se seraient pas emparés de Cassino. Mais la victoire ne fut pas exploitée en direction des Balkans ce qui aurait permis d'éloigner la guerre du sol français et éviter à l'armée rouge d'exercer son contrôle. Les Alliés, en effet, avaient débarqués en Normandie le 6 juin 1944. Les Français du CEFI étaient appelés à se préparer à participer au débarquement du 15 Août 1944 sur les côtes provençales. La victoire italienne fut "quasi inutile" selon le Général Juin qui estimait possible d'être à Vienne avant six mois. Certes, les Français avaient prouvé leur capacité militaire et effacé la défaite de 1940. Mais la psychologie de la population nord-africaine avait changé. En novembre 1942, les maghrebins avaient pu faire des comparaisons entre l'Amérique et notre pays. La France leur avait donné le spectacle de ses divisions et de ses luttes intestines. Les revendications nationalistes éveillées par le discours de Brazzaville avaient été favorisées par les prisonniers de l'axe puis soutenues par les Anglo-Saxons. Nous avions fait participer à la guerre des Indigènes marocains, tunisiens et algériens sans les récompenser de leurs efforts. Les germes de la décolonisation avaient été semés et de nombreux Français la considéraient avec une faveur inconsciente... Bien des ennuis actuels de la France en découlent ! Il en est de même pour les occidentaux qui méconnaissent le monde arabe et l'Orient. En ce qui concerne notre pays, la campagne d'Italie n'aura pas été entièrement inutile. Elle lui aura permis de prouver qu'elle est capable de sursaut lorsqu'on lui assigne un noble objectif. Elle lui aura aussi donné de reprendre une place honorable parmi les puissances mondiales. Il serait désormais indispensable qu'elle réagisse à nouveau. C'est encore possible si on restaure son unité, si on la mène avec une respectable autorité, si on la réhabitue au travail, à l'ordre et à la morale. Contrairement à ce que pense la majorité des Français, son action coloniale a laissé, en AFN au moins, quelques traces d'une amitié profonde et d'une compréhension mutuelle entre Musul-mans et Français. Il est souhaitable que soient enfin rétablies des relations étroites entre la France et le Maghreb. Pourquoi, alors, la France ne pourrait-elle pas participer à l'urgente rénovation de l'Afrique en installant - par exemple à Sophia-Antipolis - une Assemblée Euro-Africaine ?

Bibliographie

I - Sur les Chantiers de la Jeunesse 1 - "Les Chantiers de la Jeunesse". Ministère de l'Information-1940. 2 - "Les Chantiers de la Jeunesse". Commissaire Régional A.S.Van Hecke. Conférence prononcée à Alger le 26 mars. 1941. 3 - "Un an de commandement des Chantiers de la Jeunesse". J.de la Porte du Theil. Seguana. 1941. II - Sur l'Ecole des Elèves Aspirants de Cherchell - "A 20 ans, ils commandaient au feu, pour la Libération". Association des Anciens Elèves Officiers de Cherchell. Africa Nostra. 1985. III - Sur la Campagne d'Italie 1 - "Armée d'Afrique". Pierre Darcourt. La table Ronde. 1972. 2 - "Le Corps Expéditionnaire Français en Italie". Jacques Robichon. Presses de la cité. 1981. 3 - "Le Maréchal Juin, duc du Garigliano". Général Chambe. Plon. 1983. 4 - "La Campagne d'Italie". Pierre Le Goyet. Nel. 1985. 5 - "Cassino" Fred Madjalany. Presses de la cité. 1958. 6 - "Carnet de route d'un sergent de Cassino". Roland Cabanel. Cel. 1978. IV - Sur le contexte historique 1 - "L'échiquier d'Alger". Claude Paillat. Robert Laffont. 1966. 2 - "Bab el Oued, notre paradis perdu". Gabriel Conessa. Robert Laffont. 1970. 3 - "Histoire de la France en Algérie". Pierre Laffont. Plon. 1980. 4 - "Algérie: l'oeuvre française". Pierre Goinard. Robert Laffont. 1984. 5 - "La guerre d'Algérie". Pierre Montagnon. Le grand livre du mois. 1984. 6 - "L'Algérie nomade et ksourienne". Georges Hirtz. P.Tacussel. 1989.