059
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Michel FLIECX
Pour
délit d'espérance
Buchenwald,
Peenemünde, Dora,
Belsen
GUERRE 1939-1945
Résistance - Déportation en
Allemagne
PRÉFACE DE VIC DUPONT
SOMMAIRE
Chef du Réseau Vengeance, ancien médecin
à Buchenwald
Après la libération des camps, de nombreux
ouvrages ont déjà été édités sur ce sujet. Pour la
plupart, ils ont été écrits dans la fièvre du retour.
Leurs auteurs exaltés par une vie normale retrouvée, non
encore revenus du miracle de leur survie, ne sont arrivés
à produire que des pages dans lesquelles, il faut
l'avouer, il y a quelque chose d'artificiel. Les malheurs
et les souffrances y étaient le plus souvent dépeints avec
des couleurs trop vives, des couleurs que nous ne
reconnaissions pas. Les scènes de sadisme faisaient penser
au Grand Guignol beaucoup plus qu'à la pénombre
angoissante des boxes, les S.S. rappelaient trop souvent
des images d'Epinal. Le lecteur, qui souvent avait gardé
son bon sens, refermait le volume en demeurant sceptique.
Un peu plus tard, avec déjà quelques mois de recul, nous
avons vu paraître des romans, des confessions, des
mémoires d'où se dégagent des lois, les lois de ce monde
si spécial de l'esclavage des camps nazis. Aujourd'hui un
jeune résistant de 20 ans, engagé au réseau Vengeance,
dans lequel il avait apporté toute la fraîcheur et tout
l'enthousiasme de sa jeunesse, nous raconte avec une
simplicité extrêmement émouvante, son calvaire à travers
quatre camps de l'Allemagne nazie. C'est d'abord la
relation de son arrestation, de sa prison, de son passage
à Compiègne, de son arrivée à Buchenwald, de son départ en
"transport". Nous retrouvons, à travers ces passages, tous
les états d'âme de jeune détenu, qui d'étape en étape
essayait de comprendre l'univers dans lequel il allait
avoir à survivre. Sans artifices, il nous découvre ses
pensées, ses stratagèmes, ses habiletés et tout cela est
tellement vrai que ceux qui ont été déportés se
reconnaissent, reconnaissent leurs camarades, leurs
voisins. Mais la détention se prolonge, nous arrivons à
Dora, où le jeune auteur nous transporte aux limites mêmes
de la vie. Il y a là à mon sens de remarquables pages, où
l'on voit les hommes s'enfoncer progressivement dans les
ténèbres, d'où miraculeusement certains arrivèrent à
émerger, mais personne encore ne nous avait raconté cela,
l'hallucinant voyage. A Belsen, nous sommes transportés
dans le milieu des exécutions sommaires, où se pratiquait
l'injection de benzine et c'est alors que le jeune auteur
atteint son sommet. L'angoisse qu'il nous suggère nous
poursuit longtemps encore après que le volume est fermé.
Pas une phrase, pas un mot qui nous écarte d'une
terrifiante réalité. Enfin la libération arrive, plongeant
les détenus dans une stupeur dont il leur faudra des mois
pour revenir, et cette stupeur est, avec la même
simplicité et la même puissance tracée en quelques lignes
qui ne sont suivies d'aucun commentaire conférant à ce
livre toute sa valeur de témoignage. Je pense que "Pour
Délit d'Espérance", par son extrême simplicité est un des
meilleurs ouvrages qui aient été produits sur les camps.
After the liberation of
the camps, numerous books have already been
published on that subject. For the most part they
have been written in the heat of the return. Their
authors exhilarated by the return to normal life,
not having overcome the miracle of their survival,
only managed to produce, pages it has to be said
that have something artificial about them. The
misfortunes and sufferings were depicted most of
the time with colours that were too vivid, colours
that we would not recognise. The scene of sadism
reminded us more of Grand Guignol than of the
agonising darkness of the cubicles, the S.S. were
too often depicted as stereotypes. The reader who
most of the time had kept his common sense, would
close the book, and remain sceptical. Some time
later, with a few months gone by, we saw being
published some novels, confessions, memories, from
which laws are coming out, laws so special,
belonging to the slavery of the Nazi camps. Today
a young resistant of 20, who had joined the
Vengeance network, to which he had brought all the
freshness, and enthusiasm of youth, tell us with a
very moving simplicity his ordeal in four
different camps of Nazi Germany. First of all he
tells us of his arrest, his prison, of his passage
in Compiegne, of his arrival in Buchenwald, of his
departure in "Transport". We find throughout those
passages, all the moods of this young detenee, who
from place to place was trying to understand the
world he was going to have to survive in. Without
glitter, he has us discover his thoughts,
stratagems, his tricks, and all that sounds so
true, that those who were deported recognise
themselves there, recognise their companions, and
neighbours. But the detention goes on, we then
arrive in Dora, where the young author takes us to
the very limit of life. Those pages are in my
opinion remarkable, when we see men gradually
sinking in darkness, from which some will
miraculously emerge, but nobody had yet told us of
this dreadful trip. In Belsen we are taken to the
area of summary executions, where the injections
of benzene were carried out, and it is at that
point that the young author reaches the acme. The
anguish he is generating lingers long after the
reader has closed the book. Not a sentence, not a
word digress from a terrifying reality. At last
the liberation comes about, stunning the detenees
in a way that it will take several months for them
to recover, this astonishment is described in a
few lines with the same simplicity and strength,
and those lines are not followed by any comments,
thus conferring to this book all its value as a
testimony. I think that "Pour delit d'esperance"
(Guilty of hope), through its extreme simplicity
is one of the best books that has been published
on the camps.
POSTFACE de Jean-Louis ARMATI
SOMMAIRE
"Comme
étourneaux par leurs ailes portés
Durant
l'hiver en troupe large et pleine
Ainsi ce vent
fait les esprits mauvais
De çà, de là,
en bas, en haut, les mène
Nulle
espérance, jamais ne les conforte
Non de repos,
mais d'une moindre peine"
DANTE - La
Divine Comédie - Enfer, chant V
Dans ce témoignage que Michel Fliecx
a écrit en 1945, dès son retour des camps allemands, c'est
l'esprit de Résistance qui souffle de bout en bout, c'est
la révolte à l'état pur C'est aussi, à travers le premier,
le deuxième, le troisième et le quatrième cercle, une
hallucinante descente aux enfers, avec son cortège de plus
en plus pitoyable de suppliciés voués à la géhenne.
L'extraordinaire résistance physique, la volonté, la
débrouillardise, ont permis à Michel Fliecx de supporter
ce régime, de survivre et de revenir de l'enfer nazi.Son
témoignage, d'une authenticité réelle, d'une précision
exceptionnelle, n'est pas un document de plus sur les K.L.
c'est une source directe et riche d'informations sur les
filières, les méthodes, les rythmes utilisés par le régime
hitlérien pour éliminer ses adversaires et tous ceux qu'il
considérait comme indignes d'exister. C'est aussi une
sorte d'inventaire, une preuve par le vécu des forces et
des faiblesses du système.
In this testimony that
Michel Fliecx wrote in 1945, right after coming
back from the Nazi camps, we have the spirit of
Resistance blowing all the way through, it is
revolt at its most. It is also through the first,
second, third and fourth real, an agonising
descent to hell, with its increasingly pitiable
lines of tortured people bound for the inferno.
The extraordinary physical strength of Michel
Fliecx, his will power, his ability to cope,
enable Michel Fliecx to put up with this life, to
survive to come back from Nazi inferno. His
testimony full of real authenticity, of an
exceptional precision, is not one among all the
documents on the K.L. It is a direct and rich
source of informations on the channels, the
methods, the rhythms used by the hitlerian regime
to eliminate its opponents, and all those it
regarded as unworthy of living, it is kind of
inventory, a living proof of the strengths and
weaknesses of the system.
Avertissement
SOMMAIRE
**
Peut-être
estimera-t-on que dans ce récit, j'emploie beaucoup le
"je", et qu'il est souvent question de "moi". Si j'ai cru
devoir le faire, c'est que je ne veux raconter que ce que
j'ai personnellement vu et ressenti. Je ne voudrais
absolument pas publier un récit que j'aurais seulement
entendu et qui pourrait un jour être controuvé. Ce livre
doit être un témoignage de plus contre le nazisme, et, si
un seul des faits cités était réfuté, on pourrait douter
de l'ouvrage entier. De plus, si j'ajoutais les
innombrables récits, parfois plus horribles encore que les
miens, qui m'ont été narrés par des camarades, ma relation
y gagnerait peut-être en intérêt, mais elle prendrait une
forme compilatoire qui pourrait déplaire.
Sommaire
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Préface
Avertissement
POSTFACE
de Jean-Louis ARMATI
La France Libre - L'Appel
Fort du Hâ
Compiègne
Transport vers
l'Allemagne
Buchenwald
Peenemünde 35
Retour à Buchenwald
53
Dora 57
Belsen:
Le mouroir
L'épouvante
L'anéantissement
On liquide les restes
La France Libre
L'Appel
SOMMAIRE
Le
17 Octobre 1940, je quittais la maison familiale en
laissant à mon père une lettre lui disant que j'avais
l'intention de rejoindre la France-Libre et le Général de
Gaulle. J'avais seize ans et demi. Bien que ne portant pas
les Anglais dans mon coeur après ce que j'avais su de
Dunkerque, j'avais pu faire la part des choses en voyant
l'arrogance et la brutalité des troupes allemandes. Il
était impossible de s'entendre avec ces gens là. Nous
habitions à Chaumont en Haute-Marne, ville qui se trouvait
à la frontière de la Zone Occupée et de la Zone Rouge.
Cette dernière faisant tampon avec l'Alsace-Lorraine
annexée. Déjà nous captions la B.B.C. et son émission en
français. La petite France-Libre était selon mon instinct
la seule chance, si minime fut-elle, de survie de notre
Patrie. Je passai la ligne de démarcation à
Châlon-sur-Saone en plein jour à travers une prairie,
portant une valise d'un très beau jaune clair, à 300 m
d'un poste allemand. Inconscience de la jeunesse ! Puis
Marseille deux jours plus tard. De là, embarquement
clandestin sur le "Gouverneur Général Gueydon" qui
rapatriait des troupes sur Alger. Arrêté le lendemain même
et incarcéré dans un poste de police à proximité du port.
Évadé quelques heures plus tard mais sans papiers et sans
argent. Train, clandestin, jusqu'à Boufarik. Arrêté.
Retour à Alger et dirigé dans une maison de redressement.
Évadé quelques jours plus tard malgré les gardes armés. Arrivé à
Blida. Arrêté. Mis en subsistance au 8ème R.T.A. dans la
Cie du Capitaine Lhnillier. Bien soigné et nourri. Mais
mon but c'est le Maroc Espagnol Tanger et Gibraltar. Après
m'être refait une santé pendant environ trois semaines je
prends de nouveau le train, en clandestin toujours, pour
Oran. Quelques jours passés dans cette ville pour
entrevoir la possibilité de continuer. Je dois voler des
oranges et du pain aux étalages pour me nourrir et dormir
dans la forêt de la montagne de Santa Cruz. Train
jusqu'à Ain Temouchent d'où je dégage en voltige avant
l'arrêt poursuivi que je suis par le contrôleur. A pied
jusqu'à Montagnac. Je me suis trompé de route. Arrêté. Conduit
par la Gendarmerie, moi à pied, en guenilles et les
menottes aux mains, les pandores à cheval, à la police de
Tlemcen. C'est la fin Décembre 1940. Il fait très froid.
La neige est sur la route. Comme chaque fois que je suis
arrêté je dis chercher mes parents qui ont embarqué sur un
autre bateau que moi à Marseille et qui doivent s'être
rendus à Nemours (frontière Algérie-Maroc Espagnol). C'te
bonne blague ! car j'ai compris qu'il vaut mieux
avouer être un assassin que dire vouloir rejoindre le
Général de Gaulle. Puis reconduit à Oran dans un centre de
redressement pour jeunes délinquants : L' Abri
Gambetta. Directeur Mr Romani. Un chic type qui m'isole
des voyous, bien que j'ai appris comment les tenir en
respect. Après m'être refait une santé (bis) je dois lui
fausser compagnie car j'ai l'occasion, toujours
clandestinement d'embarquer à bord du "Compiègne";
transport de troupes rapatriées à Madagascar et en
Indochine. Mon espoir est que les Anglais nous
intercepteront dans le Détroit. Las, notre convoi escorté
par le "Simoun" passe dans les eaux espagnoles. Impossible
de se jeter à l'eau. Mer déchaînée. Le "Simoun" fait à
moitié le sous-marin. Je débarque à Casa. Train pour
Tanger. Arrêté à Arbaoua (frontière) avec trois soldats
français déserteurs qui veulent aussi gagner Gibraltar.
Dans la cellule nous gravons sur un mur un "Tableau
d'Honneur de la France Libre" où nous inscrivons nos noms.
Reconduit par deux inspecteurs de police à
Oran. Recueilli par un Avocat : Maître Poinsignon. Il
me fait entrer au Lycée d'Oran d'où je suis "vidé" quelque
temps plus tard à la demande de parents d'élèves car je
porte sur ma veste l'écusson de la Lorraine, où je suis
né, et qui n'est autre que la Croix de Lorraine. Complètement
"grillé" je demande à retourner en Zone Occupée.
L'ambiance pro-pétainiste et anti-gaulliste m'écoeurant.
Ici ils ne savent pas ce que sont les nazis ! Bien qu'il
n'y ait pratiquement pas de restrictions alimentaires en
Algérie et que le pays soit magnifique au moins dans les
sombres nuées de la Zone d'Occupation, "je serai avec des
gens qui pensent comme moi", ainsi que je le dirai à mon
père à mon retour au bercail, en Mai 1941.
Fort du Hâ
SOMMAIRE
- Papiers, messieurs !..
Michel et moi, nous nous regardons. La même pensée nous
traverse :- "Ça y est. Nous sommes pris". Les
douaniers allemands nous entourent. La fuite est
impossible. J'ai bien mon 6.35 dans mon slip; mais le
temps de crever ma poche pour l'atteindre, il sera trop
tard et je ne puis tirer sur eux en pleine rue de
Saint-Jean-de-Luz. De tous côtés circulent des soldats. Je
serais descendu sur place. Mieux vaut filer doux :
peut-être pourrai-je le jeter sans qu'ils le voient. Je
n'avais pas songé à cette éventualité et je ne pensais
sortir cet automatique que dans la montagne en cas de
rencontre avec une patrouille isolée. - Vos papiers sont
faux. Suivez-nous. !.. Voilà comment on se fait
arrêter bêtement à quelques kilomètres de la frontière
espagnole, en allant de bon matin acheter des provisions
pour la route. Cela fait cinq jours que nous sommes
partis d'Évreux, mon camarade Michel et moi, pour gagner
l'Espagne et ensuite l'Afrique du Nord. Cinq jours… nous
sommes donc le 22 Avril 1943. Quand vont-ils nous
relâcher ? J'aime mieux ne pas y songer. Nous avions
dégerpi de notre ville car, après un coup de main contre
la permanence de la L.V.F. où nous avions trouvé un
dosssier de dénonciation concernant 52 personnes du
Département, le sol nous avait semblé devenir brûlant. Les
Boches, durant le parcours, m'ont trop à l'oeil pour que
je puisse me débarrasser de l'engin. Aussitôt dans leur
bureau, c'est la fouille en règle. Michel est dans une
autre pièce. Bientôt je n'ai plus que mon slip… et mon
automatique. Je reste ainsi. - Aussi "unter", me fait
l'Allemand, avec un geste. J'esquisse un mouvement
pudique. - Pas de femmes ici, seulement soldats. Los…
unter. Je suis forcé de m'exécuter. L'arme choit sur le
parquet. Les deux Boches n'en reviennent pas. - Ach
pistole !… Pistole ! braillent-ils à tous les
échos. Ils vont alerter les autres et bientôt tous me
contemplent comme un fauve. Heureusement, pas de coups.
Enfin, je puis me rhabiller. Puis on nous emmène à Hendaye, à la
Gestapo, pour l'interrogatoire qui dure de onze heures du
matin à minuit. Quelques horions pour me réveiller quand
je m'endors de fatigue sur ma chaise. C'est curieux, ils
n'insistent pas trop sur l'histoire du revolver. J'aime
mieux cela. Ils ont plutôt l'air de s'intéresser à
l'identité des gens qui devaient nous faire passer. Nous
serions bien embarrassés de leur répondre à ce sujet, car
si nous avions connu quelqu'un nous n'aurions probablement
pas été pris si facilement. Comprenant enfin qu'il n'y a
rien à tirer de nous, ils cessent l'interrogatoire.
Auparavant, un Hauptmann des douanes m'a déclaré : -
Vous savez ce que vous méritez pour posséder une arme à
feu ? Nous pourrions vous fusiller. Mais vous êtes
trop jeune; nous comprenons votre erreur; nous vous
laissons la vie. Vous irez travailler en Allemagne, ce
sera là votre seule peine. "Brave type", pensai-je tout
d'abord; jusqu'au jour où je compris que ce discours
voulait dire en réalité : - Tu mérites la mort, mais
nous ne te fusillerons pas ici; nous allons t'envoyer, en
effet, travailler en Allemagne, mais dans des conditions
telles que tu n'en reviendras certainement pas. Inutile de
se salir les mains ici. Quelques jours après, la veille de
Pâques 1943, Michel et moi entrons au Fort du Hâ, de
sinistre réputation à Bordeaux et au-delà. Notre première
impression est mauvaise. Le premier matin, dans la cellule
voisine, la 13, un prisonnier au secret s'est pendu :
le célèbre Ben Saïd, professionnel de football, bien connu
à Bordeaux. Le souvenir le plus cuisant de ces
cinquante-quatre jours de cellule au fort du Hâ est sans
contredit la faim. A la 72, personne n'a de quoi
entretenir les faveurs du prévôt chargé de distribuer la
nourriture. Aussi avons-nous toujours du clair bouillon,
tandis que des cellules plus fortunées reçoivent les
légumes. Trafic odieux s'il en est un, des aliments du
prisonnier par un autre prisonnier. Souvenir
aussi de l'épouvantable situation sanitaire de la cellule.
A dix, dans un cube de 4 m x 2,10 m x 3 m, aux mois de Mai
et Juin à Bordeaux. Nous transpirons sans arrêt. Pas
d'air. Quand le gardien ouvre la porte, il recule, tant
l'odeur est forte. On recueille l'eau par la chasse qui
alimente les W.C. à ras de l'orifice d'évacuation. Encore,
ne coule-t-elle que la nuit (la pression est mauvaise) et
peu dans la journée. On crève de soif. Dans ces latrines,
on fait ce à quoi sert toute latrine. Mais en outre, on
met une serpillère dans le trou; on remplit d'eau et on
peut laver son linge ou s'y laver soi-même. Le
Dimanche est attendu avec impatience, car c'est ce jour
qu'a lieu la distribution des Quakers. Cette charitable
organisation, que trop de prisonniers ont oubliée, nous
envoie 1 kilo de biscuits et pain d'épices. Parfois en
plus, une pâte de fruit. Les distributeurs ne sont qu'au
rez-de-chaussée, qu'au deuxième étage, le camarade
attentif, l'oreille contre la porte, s'écrie déjà : -
Les Quakers ! J'entends le froissement des sacs. Il
convient de noter les remarquables facultés qui se
développent chez un prisonnier, lequel sans rien voir, de
sa cellule, rien qu'aux mille petits bruits qui lui
parviennent à travers sa porte, devine tout ce qui se
passe du haut en bas de la prison. Au
moment où je passe au Fort du Hâ, nous ne faisons que dix
minutes de promenade par semaine, en rond dans la cour.
Parmi mes compagnons de cellule, il y a beaucoup de
Bordelais compromis dans des affaires de "récupération" de
marchandises allemandes. Les interrogatoires se passent à
la "Kriegs Marine" et les matelots allemands ont la poigne
dure pour les récalcitrants aux aveux, à en juger par les
récits des victimes et les marques noires et violettes qui
apparaissent des reins jusqu'à mi-cuisse. A part ces
Bordelais, un Belge, Nicolas, qui me remonte le moral
quand je flanche. L'histoire du revolver me tracasse
toujours; cela m'étonnerait qu'ils la laissent tomber
ainsi. Et puis il y a mon père dont je n'ai aucune
nouvelle. Impossible d'écrire, il faut attendre un
"sortant ". L'ont-ils arrêté lui aussi ? Michel;
est à la cellule 74. Nous ne pouvons correspondre qu'au
téléphone, à certaines heures. Le téléphone est le système
de communication qui consiste à parler devant les barreaux
de la lucarne aux cellules voisines. La sentinelle de la
cour ne peut nous voir grâce à la hotte en béton qui
obstrue presque toute la surface de cette lucarne. Il
hurle : - Silence, défense de parler. Une bordée
d'injures lui arrive aussitôt visant sa personne, son
Reich, les Allemands en général et même la fidélité de sa
femme. Il est rare que l'on soit pris au téléphone. Un
camarade écoute à la porte si le gardien s'approche. Dans
ce cas il crie "22 !". Seulement une fois, dans la
cellule d'à côté, c'est le Boche lui-même qui a crié le
fameux "22" en ouvrant la porte. Il était en
chaussons ! Pour celui qui est pris, c'est le
"mitard" pendant huit à quinze jours. Cachot sans lumière,
humide, sans lit. Le pain chaque jour, la soupe tous les
quatre jours. Parmi mes compagnons, je ne voudrais
pas oublier le señor José. Lui est ici pour port d'armes.
Il a vingt-et-un ans. Son revolver lui a servi à
terroriser un bijoutier du centre de Bordeaux. Une affaire
de 15 millions. Aussitôt évidemment, direction de Paris,
où il les dilapide dans des banquets, boîtes à la mode,
hôtels particuliers à Passy, costumes, etc… Jusqu'au jour
où il est pris avec ses deux complices. Auparavant, il a
été au quartier français du Fort du Hâ. La police
allemande l'a réclamé pour son port d'armes. Et il se tue
à nous dire : - Mais cé n'été pas ouna prisoné ici,
c'été ouna hôtel ! Il est vrai qu'au quartier
français, les condamnés de droit commun sont encore plus
mal que nous. Mais il en a vu d'autres. Il a fait la
guerre d'Espagne à quinze ans et Dieu sait où il a roulé;
ensuite en France, les camps de Gürz, du Vernet, d'assez
mauvaise renommée. Il explique complaisamment à qui le
désire, la manière discrète et silencieuse de faire sauter
une porte de coffre-fort. Nous lui avons suggéré de
s'essayer sur la porte de la cellule. Il m'est arrivé
d'avoir à partager le paquet de Quakers avec lui, et j'ai
pu constater son bon coeur : il me laisse
généreusement les débris que les autres partagent
méticuleusement : - Tou été oune enfant, tou n'as
jamais souffert, moi jé avé l'habitude !
m'explique-t-il avec son accent. Ici il ne volerait pas
une miette à un camarade. Une fois l'un de nous lui a
dit : - Oui, si j'avais faim, je volerais bien un
pain, mais des millions comme toi, José, quand même pas.
Alors il s'est violemment indigné : - Qué des
millioné, mais si tou té fais voleur pour ouna pain, tou
été ouna plus grande voleur qué moi. En
attendant les événements de la journée, qui sont les
distributions alimentaires, nous essayons de passer le
temps en bavardant assis sur les lits, autour de la table,
vieille comme la prison, repaire de centaines de punaises,
et portant des inscriptions de prisonniers du siècle
dernier. Le Dimanche, quand les gardiens sont
moins nombreux, on extrait d'une cachette aménagée dans le
mur, un jeu de cartes dessiné ici. Une fois nous sommes
pris. Le "mouchard" s'est ouvert avant que nous ayons
entendu quoi que ce soit. Et le soir, quand la patrouille
passe, et nous demande ce jeu, un vieux renard de
Bordelais leur donne une série de papiers de différente
longueur, et leur affirme que c'était avec cela que nous
jouions, ce qui n'est pas entièrement faux, puisque ce
sont les marques qui nous servent à compter les points.
Les Boches demandent des éclaircissements sur la manière
de jouer. Lui, très froid, leur explique une règle
invraisemblable. Les autres à moitié convaincus se
regardent. Vont-ils retourner la cellule de fond en
comble ? Soudain l'un d'eux triomphant : - Mais…
Il a fallu un couteau pour couper ce papier ? Le
Bordelais, pas démonté pour si peu, lui tend une cuillère
dont le manche a été affuté sur la pierre. L'Allemand
incrédule passe son doigt sur le tranchant et s'exclame
stupéfait : - Ça coupe ! Il ne doit pas être
vieux dans les prisons celui-là, et il n'a pas fini de
s'étonner. Il nous laisse jeu et couteau; nous ne lui en
demandons pas plus. De temps à autre, on nous envoie au
coiffeur. Tous les quinze jours à peu près; ce n'est pas
du luxe. L'artisan est au rez-de-chaussée et il faut
courir jusqu'en bas pour… attendre son tour. Ici c'est un
principe : dès que l'on a mis le pied hors de la
cellule, il faut courir. En bas un sous-off vous
intime : - Visage le mur. Pas parler, monsieur.
Oh ! Cet éternel "monsieur". Quel comble
d'hypocrisie ! Quand arrive votre tour, le Boche vous
touche l'épaule et vous allez vous faire "arracher" la
barbe ou les cheveux, car rasoir et tondeuse sont depuis
longtemps hors d'usage. Et une barbe de quinze jours, ça
tire. Malgré l'interdiction de parler, les lèvres serrées,
on glisse au coiffeur qui est aussi bien boucher ou
étudiant : - Alors les nouvelles ? Est-ce
vrai... ? A l'arrivée on nous a confisqué
argent, bijoux et papiers. Notre carte d'identité est un
petit carton portant, nom, prénoms, date de naissance,
profession, et numéro. Le mien est le 5.669. Nous avons
droit aux colis de linge. Mais impossible de renvoyer le
linge sale et il faut le laver dans les W.C. ou dans la
cuvette qui nous sert de gamelle. Ces colis sont attendus
avec impatience, car malgré la fouille sévère, un mot ou
un billet de banque passe dans un ourlet ou dans un tube
de dentifrice. Il y a aussi le coup des cigarettes dans
les paquets de lessive, mais il vient d'être découvert.
Finie la Gauloise fumée derrière le rideau, dans le coin
des W.C!. Et puis un matin le gardien de
service "Papa" que tous les internés du Fort du Hâ ont
connu, ouvre la cellule et appelle mon nom : -
Prendre les bagages. Fini, monsieur. Je ne peux y croire,
mes camarades me glissent des mots pour leurs
familles : - Vous savez, les gars, ce n'est pas sûr
que je sois libéré. Si les lettres ne parviennent pas, ce
ne sera pas de ma faute. "Papa" revient voir si je suis
prêt et m'emmène. Déjà, en bas, plusieurs prisonniers
attendent leurs ballots aux pieds et "visage le mur ",
bien entendu. Oui, et bien ! j'ai compris. Je ne suis
pas libéré, c'est un transport pour l'Allemagne qui se
prépare. Les Boches ne relâchent qu'au compte-gouttes et
ce serait bien étonnant que la dizaine que nous sommes
déjà, sortit aujourd'hui en liberté. Peu après, Michel
arrive, bien déprimé lui aussi. Puis d'autres, une
centaine environ. Puis ce sont les cavalcades de cellule
en cellule. On nous mêle, on nous sépare quatre ou cinq
fois, et on nous donne, enfin, la soupe et un artichaut
cru. Puis nos bagages sont enregistrés et on nous aligne
pour un dernier appel et la distribution d'un kilo de pain
et de trois pâtes de fruits. Nous sommes conduits ensuite
dans la cour où des autocars nous attendent. De tous
côtés, le fusil en arrêt, des sentinelles. Nous filons
jusqu'à une espèce de gare de marchandises. Toujours
étroitement surveillés, nous attendons sur le quai
d'embarquement que tout le monde soit là. D'autres cars
arrivent portant aussi des prisonniers. Ce sont ceux de la
caserne Boudet, annexe du Fort du Hâ, où il y a trop de
clients. Beaucoup dévorent leurs provisions et ma foi, je
fais comme eux. Quand je monte dans le wagon, avec
cinquante camarades, il ne me reste qu'un peu de pain. A
Dieu vat ! Quatre soldats montent avec nous et
occupent l'espace compris entre les deux portes à
glissière. Un peu de paille jonche le plancher. Pas de
tinette. Pour faire ses gros besoins, il faudra se faire
agripper au col par un camarade et se pencher… en arrière,
par la porte entr'ouverte. Au départ, un des Boches laisse
glisser son fusil par un trou du plancher. Il a l'air bien
ennuyé car c'est le Conseil de Guerre qui l'attend. Nous
essayons de les cuisiner sur la destination du convoi. Ils
sont de la Wehrmacht et daignent lâcher un mot de temps à
autre. Nous finissons par savoir que nous remontons vers
Paris, peut-être pour ce fameux camp de Compiègne. La nuit
se passe bien Mais nous roulons peu, à peine jusqu'à
Libourne. Nous avons tous une soif atroce à cause de la
pâte de fruit et du manque d'eau. La journée qui suit est
encore pire. Il fait un soleil radieux et nous voyons
défiler la campagne française. Dire que la liberté est là
tout près. Si seulement on était sur ce remblai, on serait
libre. J'irais me rouler dans l'herbe, m'étaler au soleil,
boire un grand demi, à ce bistrot là-bas, j'irai cueillir
ces magnifiques cerises dont la vue nous met à tous l'eau
à la bouche. Et que pourrait-on me dire, puisque je serais
un prisonnier qui aurait retrouvé la liberté, la
vie ? Nous suivons cette douce et riante vallée de la
Loire de Tours à Orleans. C'est un ravissement dont le
souvenir me fera toujours regarder avec un peu de dédain
les paysages allemands que j'aurai l'occasion de voir par
la suite. Dans une petite gare, le train se range pour
laisser passer un express. Des cheminots font la chaîne
pour nous apporter à boire. C'est presque la bagarre. Déjà
on commence à voir la mauvaise foi et l'égoïsme de
certains "messieurs" dans le civil. Le soir
nous arrivons à Juvisy. Là nous prenons la grande ceinture
par Bobigny. Et lorsque nous voyons dans le
crépuscule à quelques kilomètres, se découper la Tour
Eiffel, que tous en silence, nous pensons que le coeur de
la France est là qui bat à son grand rythme, que nous
revoyons la grande ville comme avant, avec ses lumières,
ses multitudes de voitures et sa foule grouillante, cette
cité que tant de rois et de puissants se sont exténués à
vouloir conquérir, notre fierté à tous: Paris,
inconsciemment nous viennent aux lèvres toutes les
chansons populaires à la gloire de Paris. Nous chantons
très longtemps encore, quand la ville a disparu dans
l'ombre. Les Boches, le fusil entre les jambes, regardent
aussi dans la direction où s'efface la plus belle de leurs
conquêtes et peut-être comprennent-ils les sentiments qui
nous emplissent en ce moment; peut-être songent-ils eux
aussi à leur foyer. Puis le froid arrive avec la nuit et
nous nous couchons serrés les uns contre les autres. Le train
a stationné toute la nuit dans la forêt et au matin,
tandis que le brouillard précurseur d'une belle journée se
lève entre les branches, nous arrivons en quelques tours
de roue dans la petite gare de Compiègne.
Compiègne
SOMMAIRE
Puissamment encadrée, notre colonne s'avance
dans les rues endormies. Quelques rideaux s'écartent et
des visages tristes et durs nous regardent passer. A
l'autre bout de la ville, c'est le camp : une
ancienne caserne de cavalerie. On nous fait descendre tout
en bas au bâtiment de la quarantaine et l'on nous y
abandonne. D'un côté, c'est le quartier des Américains qui
vivaient en France. Ils sont en magnifique santé, car leur
Croix-Rouge s'occupe d'eux. Malgré la sentinelle, nous
nous lançons des paroles d'espoir. De l'autre, ce sont les
Marseillais, une partie de la population du Vieux-Port qui
a été amenée ici. C'est un véritable campement de nomades
d'après ce que l'on peut en voir. Évidemment, plus
d'Arabes, d'Italiens, de Mulâtres et de bâtards que de
Français se trouvent là. On nous amène nos bagages qui
nous avaient été pris au départ du Fort du Hâ et des
soldats nous font subir une fouille sommaire. Nous gardons
quand même ce que nous voulons en fait de couteaux, lampes
électriques, papier à lettres, etc… La nourriture est bien
maigre : une très légère soupe par jour, une boule de
pain de 1200 grammes environ, pour six, et deux fois par
semaine pour cinq, une cuillère à café de beurre ou de
confiture et pour aider tout cela à passer, de la
boldoflorine en quantité. Des secours de la Croix-Rouge je
n'en vois point pendant les six jours que je passe à
Compiègne en Juin 1943. Je sais que plus tard, elle
interviendra magnifiquement, rendant aux prisonniers la
vie supportable, du moins pour la question alimentation. Le
lendemain de notre arrivée, on nous sort du bâtiment de
quarantaine et nous allons au 8A. Nous sommes là par
chambrées. Le nombre d'occupants de chacune est très
variable. A chacun son lit mais aussi sa provision de
puces! Heureusement, il fait très beau et nous passons
toute la journée au soleil. En quelques jours, Michel et
moi, nous avons repris de bonnes couleurs malgré la
nourriture très déficiente. La vie est simple. Le matin,
appel : dans l'immense cour, nous nous alignons qui
en slip, qui en short, fumant, lisant, assis sur un
tabouret, en attendant "Bouboule". C'est l'Allemand qui
nous compte; il a été prisonnier chez nous à l'autre
guerre et a gardé un bon souvenir de sa captivité. Aussi
est-il chic avec nous et nous marque sa sympathie en
lâchant des "Nom de Dieu" à tout bout de champ. Avec les
distributions de soupe et de pain, c'est le seul incident
de la journée. La faim nous paraît moins cruelle qu'à
Bordeaux, car nous pouvons nous occuper. Il y a huit
bâtiments contenant en tout deux mille hommes
peut-être : que de connaissances à faire ! On
peut se promener dans la cour, et j'ai bien l'impression
maintenant que l'air nourrit, si baroque cela paraisse. On
nous donne des plaquettes portant un matricule :
15.685 pour moi. Ici nous avons droit aux colis de
nourriture et de tabac; et ceux qui ont réussi à faire
parvenir clandestinement un mot chez eux, car il est
interdit d'écrire du Fronstalag 122, ont une vie
relativement quiète. Quelle famille, sachant l'un des
siens dans les griffes des Boches, ne se met en quatre ou
ne se prive même pour lui envoyer les meilleures choses de
la maison ? Michel et moi avons lancé un message
par-dessus l'enceinte dans le quartier américain d'où les
lettres partent très facilement; et nous espérons voir
bientôt notre numéro sur la liste des heureux
destinataires, et cela nous aide à prendre notre mal en
patience. Ah ! Compiègne ! au moins je n'ai pas
eu l'inconscience de te trouver détestable. Pressentais-je
à ce moment ce que serait notre destin ? En attendant
d'y être livré, j'ai joui pleinement de ta tranquillité,
de ton soleil, comme le plongeur qui prend une bonne
goulée d'air avant de s'enfoncer sous l'eau. Comme
distraction, il y a un théâtre, où quelques
camarades : comédiens, musiciens, prestidigitateurs,
ou conférenciers s'ingénient à donner à notre esprit,
sinon à notre corps, un peu de liberté. Je fais
connaissance avec un groupe de sympathiques Rouennais qui
eux aussi ont été pris à la frontière, mais dans les
Pyrenees-Centrales. Le cinquième jour, appel général. Le
transport pour l'Allemagne est en formation. Tout
l'après-midi, un prisonnier doté d'une voix puissante et
claire (peut-être moins vers la fin) crie nos noms. Au fur
et à mesure que nous nous présentons, les Allemands nous
pointent sur leurs listes. Avec un peu de débrouillardise,
on peut savoir ce qui est écrit en face de son nom :
le motif de l'arrestation. Pour moi, le lecteur penche
légèrement sa feuille et je lis : "Wollte nach
Spanien und Nord Afrika. Trager einer Pistole". Ce qui
veut dire : "Voulait passer en Espagne et en Afrique
du Nord. Porteur d'un pistolet". Ce sont des références
dont je me passerais fort bien vis-à-vis de mes futurs
patrons. Quand l'appel est fini nous sommes onze cents
environ, et nous rentrons aux bâtiments un peu excités par
la pensée de l'aventure où nous allons nous enfoncer, à la
pensée aussi de ce Reich Allemand qui va refermer ses
portes sur nous et nous absorber comme déjà quelques
transports dont on n'a pas de nouvelles encore. Quelle
lutte y aura-t-il à soutenir ? Dans la nuit, nous
écoutons les coups de feu dirigés contre les Marseillais
qui se faufilent à travers les clôtures dans notre camp,
risquant la balle pour aller ramasser les épluchures sur
le fumier près de la cuisine. La faim règne en despote
dans leur section et pourtant ils échangent sans hésiter
leurs rations pour fumer ou encore les jouent aux cartes;
aussi la mortalité est-elle forte chez eux. Le lendemain,
on nous fait savoir que nous pouvons écrire une carte
imprimée et envoyer un colis de ce que nous ne voulons pas
emporter en Allemagne. Les frais postaux nous seront
gracieusement offerts par Hitler. Sentant le départ
imminent, je démonte le couteau suisse de Michel et en
rajuste seulement la scie; l'outil est ainsi très plat et
je le glisse dans la semelle, déclouée à l'intérieur, de
ma chaussure. Je le ressortirai dans le wagon.
L'après-midi, fouille. Défense d'emporter argent,
provisions et couteaux. Je passe le mien sans encombre et
nous couchons la dernière nuit dans la baraque de
quarantaine qui nous a accueilli il y a six jours. Au
matin, très tôt, on nous réveille et nous nous rangeons
aussitôt par rangs de cinq. Dans la cour sont rangées deux
voitures pleines de boules de pain. Une boule et 400
grammes de saucisson à chacun. C'est magnifique, mais pour
combien de jours ? Généralement on compte trois jours
de voyage. Certains engloutissent déjà ces victuailles.
Peu après, un colis Croix-Rouge pour cinq : cela nous
donne à chacun, deux biscuits Rogeron, une barre de
chocolat, une poignée de sucre et quelques bananes
séchées. En quelques minutes c'est expédié. Puis arrive
une section de "Schupos" (Police de Sécurité). Ils nous
encadrent et c'est le départ. Nous entonnons La
Marseillaise en passant dans le quartier des Américains;
ceux qui sont levés se mettent aux fenêtres et jettent
cigarettes et conserves. Un "Schupo" est près de moi. Je
le regarde avec un sourire, pour lui montrer que nous
n'avons pas peur et que nous abordons l'Inconnu avec
résolution. Lui me rend un sourire brouillé de larmes.
J'en suis remué malgré moi. Je comprends maintenant les
pensées qui l'animaient alors. Il voit toute cette
jeunesse rieuse et chantante s'acheminer vers la mort
infecte des camps nazis. Il pense que tous ces visages
qu'un feu intérieur illumine, ne seront bientôt plus que
des masques tragiques rendus méconnaissables par la
souffrance. Par des rues détournées, nous gagnons la gare.
La population est sévèrement bannie de notre passage.
Quelques occasions de s'échapper par des portes de jardin
ouvertes; mais il y a Michel et c'est l'affaire d'un
cinquième de seconde pour réussir, et puis j'ai la scie
dans mon soulier : pourquoi risquer ici, et priver
tous ceux qui seront avec moi de la chance
d'évasion ? En passant sur le pont de l'Oise, l'un de
nous se jette par-dessus le parapet : il est tiré en
plein vol, plonge et ne reparaît plus. Sur la place de la
gare, un peu de confusion; la foule se mêle à nous, et
quelques-uns réussissent à se faufiler, prenant carrément
le bras d'une femme et nous adressant aussitôt des adieux
émus. Le chef de convoi hurle pour ramener l'ordre; puis
c'est l'embarquement dans des wagons à bestiaux
évidemment. Au fond, j'aime mieux cela. Cinquante hommes
par wagon et une botte de paille; nous la partageons et
nous attendons le départ. Michel et moi nous sommes dans
un coin, en face de la petite lucarne bien garnie de
barbelés. Je ris : on n'y touchera pas à leurs
barbelés ! J'extirpe le couteau-scie de ma chaussure;
nous commencerons quand le train sera parti. Le signal de
départ se fait attendre jusqu'à midi. Entre temps on nous
ouvre la porte et on introduit un nouveau compagnon :
la tinette, 50 litres de capacité, c'est peu. Un litre
chacun : le rationnement continue ! Vers
midi il commence à faire chaud, et comme il n'y a rien à
boire, les plus affamés calent sur la boule de pain. Un de
nos camarades de Compiegne s'offre pour scier le premier
dès le départ. Il faudra faire vite car ils s'arrangeront
certainement pour nous faire passer le plus vite possible
en Allemagne. Alors là, l'évasion sera plus difficile.
Transport vers l'Allemagne
SOMMAIRE
Enfin, le train s'ébranle. La circulation
d'air s'établit et nous rafraîchit un peu. Maintenant il
faut repérer où sont les sentinelles. L'un de nous sort
une glace et la tient au dehors de la lucarne pour
observer le long du convoi. Quelques instants après, un
coup de feu éclate presque à bout portant, lui brûlant les
cils, les sourcils et le rendant sourd pour plusieurs
heures. Heureusement, la balle ne l'a pas touché. Il a eu
le temps de voir ce qui se passait : - Il est sur le
wagon de devant. Ils vont nous avoir à l'oeil. C'est bien
notre veine aussi, nous sommes dans le premier wagon du
convoi, le précédent est entièrement occupé par les Fritz.
Nous décidons d'attendre un arrêt pour savoir ce qu'ils
vont nous dire, car ils ne manqueront pas de nous rendre
visite après cet incident. Donc, inutile d'entreprendre le
travail de sciage. Par la lucarne, je regarde le
paysage qui fuit très vite, trop vite. De temps à autre,
on entend des détonations; probablement que les camarades
des autres wagons s'occupent aussi de leur libération. A
un moment j'en vois trois qui courent dans un champ de
blé, leurs bustes seuls dépassent. Ils sont déjà à cent
mètres qu'aucun coup de feu n'a encore retenti. Je suis
heureux pour eux et cela me donne du courage. Parfois au
cours de ce voyage, le train s'arrêtera quelques minutes
sans raison apparente. Arrivé à destination, j'apprendrai
que c'est pour permettre aux Boches d'achever les évadés
blessés. Arrêt à Laon. Les sentinelles
examinent les wagons. Le chauffeur de la machine remplit
inlassablement les bidons et les récipients que nous lui
tendons à travers les barbelés. Puis un commandement court
le long du convoi : - Einsteigen, einsteigen
(Embarquez). Nous n'avons pas eu la visite attendue, et
nous allons pouvoir commencer maintenant. A genoux dans le
fond du wagon, notre camarade va faire la première partie
du travail qui consiste à découper un panneau de 50
centimètres de haut, et à peu près autant de large :
total 2 mètres de planche de 2 centimètres d'épaisseur à
scier avec cette lame minuscule. Cela demandera au moins
deux heures. Le roulement du train empêche les occupants
du wagon précédent d'entendre le bruit de la scie. Hubert
travaille longtemps, très longtemps ; il est
absolument acharné et ne veut pas qu'on le remplace. Il
manque encore peut-être 25 centimètres lorsque le train
ralentit. Pas de chance, il faut arrêter : c'est
Châlons-sur-Marne. Les sentinelles descendent sur le quai,
et examinent les voitures. Devant la nôtre, elles passent,
hésitent, s'arrêtent. Puis des exclamations
violentes ; je comprends l'allemand et j'apprends que
nous allons avoir affaire à eux ; ils sont partis
chercher des officiers. Tous les cinquante, nous nous
tenons cois, chacun à ses réflexions. Ils ont vu la raie
de la ligne de scie, blanche, accablante sur la peinture
marron du panneau. Nouveaux piétinements devant la porte,
les verrous grincent, la porte coulisse en geignant et
quatre Sicherheits Dienst (Service de Sécurité) bondissent
à l'intérieur, fusil ou pistolet mitrailleur au poing.
L'un d'eux, un officier, après avoir examiné le délit
demande d'un air menaçant : - Qui a fait cela ?
Mutisme absolu de notre part. On croirait que personne ne
sait ce dont il s'agit. Deuxième question, deuxième
silence. L'officier s'énerve et avec un de ses hommes, il
commence à rosser à coups de poing, de pied et de crosse,
l'interprète bénévole. Celui-ci se gare comme il peut et
refuse de dénoncer Hubert. Quand il est bien roué, ils le
lâchent un instant, et lui ordonnent d'indiquer le
coupable. Alors il s'adresse à nous : - Écoutez, je
n'ai pas envie de crever sous leurs coups. C'en est déjà
assez comme ça. Que celui qui a scié comprenne et se
dénonce lui-même. Hubert s'avance sans mot dire, les
Boches l'empoignent et l'entraînent en dehors du wagon.
Tous, nous avons le même pressentiment. Avant de s'en
aller, l'officier demande encore : - Où est
l'outil ? - Mais juste à vos pieds, cher ami,
baissez-vous donc un peu. Mais oui, c'est bien ça !
Il le ramasse et le fourre dans sa poche sans en demander
la provenance. Heureusement pour moi, je l'ai jeté à ses
pieds, derrière lui, pendant qu'il frappait l'interprète.
Personne n'a rien vu. Maintenant, dernier
avertissement : - S'il en manque un seul à l'arrivée,
dix seront fusillés. Puis la porte grince ; nous
voilà encore une fois enfermés. Pendant un moment encore,
nous gardons le silence. Puis les commentaires s'élèvent
peu à peu. Nous avons bien peur pour le pauvre Hubert.
Nous le retrouverons sain et sauf à l'arrivée. L'arrêt
se prolongeant, nous passons à nouveau les bidons au
mécanicien pour qu'il les remplisse d'eau. Celà dure
quelques minutes jusqu'à ce qu'un garde les attrape tous
et les flanque sur la voie. Plus rien à boire, jusqu'à
l'arrivée. Et Dieu sait si l'on a chaud dans ce maudit
wagon, et Dieu sait aussi quand nous arriverons à
destination. Cette fois-ci, plus moyen de s'évader.
Pourtant, il en reste si peu à découper ! C'est
rageant tout de même. Le convoi s'ébranle et maussades,
nous nous couchons dans la paille. Je m'endors assez vite
au roulement monotone du wagon.
Réveil en fanfare !
La frontière allemande : Neubourg-sur-Moselle. Le
Grand Reich nous accueille. Par la lucarne nous regardons
la cérémonie : le quai d'une petite gare et nos
Boches déplorablement excités par le retour dans le
Vaterland. Nous voyons le wagon d'à-côté vidé de ses
occupants à une vitesse vertigineuse. Ils atterrissent
pêle-mêle sur le quai où les Fritz à grand renfort de
coups, les font aligner cinq par cinq. Ils sont presque
dévêtus, ne gardant que pantalon et chemise ; ils
portent le restant de leurs affaires sur le bras. Puis au
commandement ils partent toujours en rangs vers l'arrière
du convoi. Peu après, ils reviennent en courant et se
hissent au plus vite dans leur wagon. Malheur aux
traînards ou aux impotents ! Les Boches les aident
sans douceur à effectuer l'opération. Puis c'est à nous.
Nous avons prévu le coup et nous nous affalons par paquets
devant la voiture tant nous sommes pressés de sortir.
L'Allemand n'a pas fini de crier : "Prenez avec vous
chaussures, manteaux, vestes, et affaires de toutes
sortes", que la moitié de mes compagnons est déjà dehors.
Dévisagés par les douaniers dont le sourire méchant ne me
dit rien de bon, nous attendons les ordres. On nous fait
déchausser et déshabiller comme nos camarades, puis nous
allons jusqu'à un wagon vide où nous jetons en hâte notre
paquet de vêtements, et aussitôt, retour. Alors c'est la
course sous les hurlements des gardiens qui s'amusent à
créer la panique parmi nous. Le spectacle de ces grappes
humaines se hissant fébrilement dans le wagon, les coups
de pied dans la figure, reçus dans la mêlée, les efforts
désespérés des malades pour grimper, doivent être vraiment
drôles. Nous sommes la dernière fournée. Il fait déjà nuit
quand le train repart. Nous nous serrons dans la paille,
car il va faire froid, et nous n'avons que notre chemise.
Mais c'est étonnant la facilité avec laquelle on s'endort,
dans ce genre de transport. Pendant la nuit, je me réveille.
Nous sommes terriblement transbahutés de droite et de
gauche. A chaque changement de rails, je suis déplacé de
plusieurs centimètres. Au fait, c'est vrai, nous sommes en
Allemagne où il y a des bombardements. Néanmoins, je me
rendors, jusque tard dans la matinée. A mon réveil, nous
sommes en rase-campagne, dans une halte. Nous avons passé
la Rühr cette nuit ; ce n'était pas étonnant que les
voies soient si mauvaises. Jusqu'à trois heures de
l'après-midi, nous roulons sans arrêt à bonne allure. Nous
sommes sur une grande ligne, et nous passons
successivement, Gotha, Fulda, Erfürt. A Erfürt, nous nous
arrêtons en pleine gare. Un gosse sur le quai nous menace
de la voix et du geste : - Méchant morpion ! Tu
crois peut-être que nous sommes des assassins ? Nous
avons très soif, mais plus de bidons et nous sommes en
territoire ennemi où aucune aide n'est à attendre. Dans la
gare, deux physionomies familières ; des Français,
travailleurs libres probablement. On leur parle, mais ils
n'osent pas se compromettre en répondant. Cinquante
kilomètres plus loin, c'est l'arrêt à Weimar. En face de
nous, un express : Berlin-Paris. Nous avons tous le
coeur serré. Notre wagon est arrêté juste devant le poste
de Croix-Rouge allemande de la gare. A l'intérieur, deux
infirmières. Nous leur faisons des signes
désespérés : soif ! soif ! Sourire complice
et à la dérobée, tandis que le garde tourne le dos, elles
nous passent de la tisane ; pas beaucoup, mais le
geste y est. Puis le train se livre à une série
de manoeuvres incompréhensibles, et nous aboutissons
finalement dans le dépôt de marchandises. Descendrons-nous
là ?. On pourrait le croire. Ma foi, ça ne me déplaît
pas trop : Weimar, Goethe ! la douce
Thüringe ! et puis le paysage est assez
sympathique ; là-bas au nord, s'élèvent des collines
boisées. Notre camp serait par-là, dans la verdure. On
s'occuperait de travaux forestiers ou agricoles. Pas trop
poussés, nous attendrions la fin de la guerre.
Sincèrement, telles sont mes pensées à ce moment-là, et je
souhaite descendre ici. Et puis, pour d'autres raisons, il
serait temps aussi que le voyage finisse. La soif est
intolérable, les provisions s'épuisent et la tinette est
pleine ras-bord. Déjà on urine par la rainure de la porte,
et ça ne sent pas très bon. De gros camions gris à
remorque arrivent sur le quai et mettent fin à mes
rêveries. Hâtivement, nous prenons les quelques affaires
qui nous restent. Mais ce n'est pas la peine de nous
presser, ils commencent le débarquement par l'autre bout
du convoi. Au moins une heure d'attente, pendant laquelle
les camions et les remorques bondés de nos camarades
passent devant nous dans le fracas des changements de
vitesse. Puis, c'est à notre tour. Sur le quai de pavés,
on nous range par cinq, et il faut à grande allure sauter
dans le camion. Heureusement, Michel et moi, nous sommes
lestes et nous occupons les premières places juste
derrière la cabine du conducteur. Tout à l'heure, nous
avons vu passer une compagnie de soldats. Ce sont eux qui
montent avec nous pour nous surveiller. Sur leurs casques
sont peints les deux éclairs noir sur blanc S.S. et sur
leurs revers de veste est cousue la tête de mort :
les S.S. ! mince alors, nous sommes salement
tombés ! Mes illusions de tout à l'heure
s'évanouissent. Nous sommes entre les mains des gens du
parti. Nous passons dans Weimar, où les gens endimanchés
font semblant de ne pas voir. Puis, nous montons une route
bordée de platanes. On arrache machinalement des feuilles
au passage, mais la pensée est ailleurs. Des jeunes gens
et de belles filles saines montent la côte en bicyclette.
Ils rient entre eux comme si nous n'existions pas. Je
regarde dans la vallée, dans la direction d'où nous sommes
venus, vers la France où c'est Dimanche aussi. Une petite
Simca beige nous double. Dedans, se trouvent deux
officiers S.S. Sur l'aile arrière, peintes en blanc, une
tête de mort et ces lettres K.L. Bu-...Mystère ! Le
camion grimpe toujours ; il se fait tard déjà ;
le froid commence à se faire sentir. Nous arrivons sur le
plateau et nous bifurquons sur une petite route dans la
forêt. Le camion prend de la vitesse, le vent devient
glacial. Un tournant, une barrière gardée, et c'est une
belle avenue. A droite et à gauche, des pelouses fleuries,
d'agréables petites baraques vertes, une usine en briques
rouges. Encore un virage autour d'un poteau-emblême
qu'illustre un S.S. pourchassant un Juif, un curé, et un
autre personnage qui doit être un moine. Au-dessous, je
déchiffre : "Recht oder Unrecht… Mein
Vaterland."Droit ou injustice… Ma Patrie". Le
camion stoppe devant un édifice sous lequel passe un
couloir fermé au milieu par une grille de fer. Toujours au
plus vite, on descend se mettre par cinq. A droite et à
gauche, une rangée de sentinelles, le fusil en arrêt,
l'air décidé à faire feu. Brusquement, tout ce que j'ai lu ou
entendu sur les crimes de la Gestapo, ses chambres de
supplice, ses caves d'exécution, ses camps secrets, tout
celà me remonte comme une bouffée à la tête. C'est
certainement quelque chose comme celà qui nous attend. Anxiété
terrible. On avance vers la grille, harcelés par les
gardes, pour que les distances entre les rangs soient
maintenus. Dans le couloir, un sous-officier nous compte
"Zwanzig… Dreizig… Vierzig…". Nous passons la grille. Alors
commence l'hallucination des K.L.
BUCHENWALD
SOMMAIRE
Sur l'immense place, on nous range. Des
gardiens bottés, culotte de cheval et tunique bleu marine,
coiffés d'une sorte de calot qui tient un peu du béret de
marin, mais plus mou, s'affairent à nous grouper. Un
officier S.S. gifle l'un d'eux qui, découvert, encaisse
sans mot dire. J'apprendrai plus tard que ces hommes sont
des "Lagerschutz" soit : Sécurité du camp. Puis les
rangs se mettent en marche et nous descendons vers les
baraques peintes en vert. Là une foule ahurissante nous
attend. Tous ont le crâne rasé et sont vêtus d'une manière
invraisemblable d'oripeaux et de guenilles multicolores,
rapiécés et barrés de larges coups de peinture rouge.
Cette foule silencieuse est tenue à distance par les
"Lagerschutz". Au passage ils essaient de nous parler,
mais dans des langues que nous ne comprenons pas. Nous,
frigorifiés, fatigués, abrutis, assoiffés, nous les
regardons d'un oeil hébété : va-t-on nous faire subir
ce traitement ? Non certainement pas, ils doivent
être à part. D'ailleurs ils ont tous des têtes d'assassin
et quelques-uns sont vêtus d'habits rayés bleu et blanc
comme les bagnards en Amérique. Nous arrivons dans la cour
d'un grand édifice en ciment. Là sont déjà tous les
camarades du convoi. Il faut rester par groupes, mais
comme il n'y a personne pour nous garder, nous nous mêlons
et bientôt c'est la confusion. Autour d'un bac d'eau, il y
a bagarre. On nous conseille de manger nos provisions,
elles vont nous être confisquées. Michel et moi, nous
avons tout liquidé depuis longtemps. Quelques-uns ont
encore leurs portions à peine entamées : ils n'ont pu
les manger parce qu'ils étaient trop assoiffés. Nous
partageons, bonne aubaine. On se bouscule près d'une
porte : c'est là qu'on rentre par petits groupes. A
travers les fenêtres du bâtiment, nous voyons des hommes
nus la tête rasée, affreux, qui s'agitent dans un nuage de
vapeur. Ils nous adressent un rictus qui veut être un
sourire : ce sont nos compagnons. A notre
tour, nous pénétrons dans le couloir. Dans une pièce, on
se déshabille, et nos affaires sont enregistrées ;
puis plus loin les objets de valeur ; et avant de
rentrer aux douches encore une visite par un S.S., sous
les bras, sous les pieds, entre les fesses, pour bien
vérifier si l'on n'introduit pas quelque chose dans le
camp. La salle de douches est très grande et très propre.
Dans un coin, 4 tondeuses électriques ronronnent et
ravagent de belles chevelures, orgueil de leurs
possesseurs. Désormais, elles gisent à terre et seront
employées aux besoins de guerre du Grand Reich. La
tondeuse vorace nous passe encore désagréablement sous les
bras, au bas du ventre, où nous suivons ses évolutions
avec un peu d'anxiété. Encore un coup sur la poitrine à
ceux qui sont velus à cet endroit, et l'on peut aller se
doucher. On se regarde dans les glaces et l'on éclate d'un
rire nerveux, irraisonné. C'est affreux un homme tondu de
frais : nous avons tous l'air de criminels : -
Ah ? Vous êtes receveur des contributions !
Excusez-moi, je vous prenais pour l'assassin de la femme
de la malle sanglante. Une fois tondu, je cours sous la
douche, et à ce moment seulement, je puis me désaltérer. Ensuite,
nus, il nous faut traverser des couloirs où soufflent des
courants d'air glacé pour arriver au premier étage. Dans
le magasin d'habillement, des détenus nous jettent une
chemise, un caleçon, plus ou moins à la taille, suivant
son jour de chance ; puis à l'avenant un pantalon et
une veste civils, le tout bien défraîchi et rapiécé. Plus
loin, ce sont les galoches dont la forme est en toile.
Puis un prisonnier armé d'un pinceau et d'un pot de
peinture rouge nous badigeonne d'un trait rouge sur chaque
jambe du pantalon et une grosse croix dans le dos. Et
allez donc ! Ah ! j'oubliais la distribution de
"Mützen". Je ne trouve pas d'équivalent en français pour
cette sorte de coiffure, qui n'est ni un béret basque ni
de marin, mais qui tient de l'un et de l'autre. Pour finir
de vous dérouter, le dictionnaire vous traduira -
Mütze : casquette. Toutes ces mützen sont rayées bleu
et gris. Mais qu'importe tout celà, nous nous les
enfonçons le plus possible sur la tête, car notre crâne
est singulièrement frileux depuis la tonte. Poursuivant
le périple, nous arrivons dans les bureaux
d'administration. A un guichet, je décline mon identité,
et l'on me remet en double exemplaire un numéro tamponné
sur la toile blanche : 14.234. Est-ce le bon ?
je l'espère. Puis une espèce d'interrogatoire fait par des
détenus. Enfin, toutes ces formalités accomplies, nous
redescendons dans la cour. Là nous attendons jusqu'à ce
qu'il y ait un groupe de cinquante. Alors un ancien nous
conduit vers notre logement. Dans la nuit, nous butons sur
les cailloux du chemin, Michel me tient par la manche. Pas
une raie de lumière, tout est camouflé. Dans la baraque, à
droite et à gauche, sur trois étages, des bat-flancs
garnis de paillasses et de couvertures. Déjà des hommes
dorment à poings fermés. Distribution providentielle d'un
quart de café chaud et on nous envoie au lit, à sept par
bat-flancs. Comme les autres, je m'endors abruti. Le
lendemain, à 4 heures 30, réveil. Les "Stubedienst" ou
Service de chambrée nous font sortir dans la nuit
froide : - Los ! Raus ! Appel !
Schneller ! Schneller ! Ils ont tous des triques
en main. C'est une belle confusion, on se presse, on se
bouscule, quelques-uns tombent. Les Stubés (abréviation
française de Stubedienst) augmentent le désarroi par leurs
cris et les coups distribués au hasard. Dans l'affaire je
perds mes galoches. Dehors on s'aligne sur dix, ce n'est
pas un petit travail, dans la nuit, avec notre manque
d'habitude et aussi notre manque de discipline, qualité
toute française, reconnaissons-le. Je ne dis pas cela à la
légère, j'ai eu trop souvent l'occasion de le constater.
Et nous restons ainsi, deux heures et demi debout dans le
vent glacé. Nous sommes particulièrement sensibles au
contraste avec Compiegne : là-bas toute la journée en
slip au soleil ; ici, habillés, nous grelottons. Dur
début pour notre première journée à Buchenwald, car c'est
ainsi que s'appelle notre camp ; c'est un
"Konzentrations Lager ", un K.L. Après
l'appel, notre chef de block, un détenu politique allemand
que nous surnommons "Le Dompteur" parce qu'il se balade,
perpétuellement irrité, avec sa matraque en
caoutchouc : "Le Goummi ", nous fait une petite
déclaration : - Qui ne marchera pas droit, fera
preuve d'indiscipline, refusera de travailler, volera les
rations de ses camarades, sera battu à mort et s'en ira en
fumée par le crématoire. Un Lagerschutz, que je
retrouverai plus tard à Dora, nous dit dans un français un
peu pâteux : - Qu'est-ce que vous croyez ? Dans
un an, vous serez peut-être encore ici ; il va
falloir apprendre à obéir. Entre nous, on rigole : -
Il est malade ! Dix ans de cage ont dû lui déranger
le cerveau. Dans un an ? Les Boches seront foutus.
Dans trois mois on lui en reparlera au "Lagerschutz
" ! Malheureusement, c'est lui qui avait raison et
même plus que raison, car deux ans après, j'en sortais
tout juste. Je dis "Je", car de 1000 que nous étions,
survivront cinquante au maximum. Ce
matin-là, je reçois mon premier coup de goummi. Comme j'ai
perdu mes galoches, dès l'appel fini, je me glisse dans le
block. Personne ne doit y rentrer car les Stubés lavent le
parquet. J'ai les pieds complètement glacés. Un des Stubés
me signale au "Dompteur" qui sans demander d'explications,
fonce sur moi la trique haute. Je déguerpis, mais pas
assez vite. J'en prends un bon coup sur les côtes ;
hélas, ça ne sera pas le dernier. Qu'ai je vu de
Buchenwald pendant les deux semaines que j'y suis
resté ? Peu de choses, mais suffisamment quand même
pour comprendre l'attitude à adopter pour avoir le plus de
chance de s'en sortir. Faire ce qui est défendu, chercher
à esquiver le travail, se faire porter malade et utiliser
l'infirmerie le plus souvent possible. La vie, ma foi,
n'est pas trop dure. Nous sommes au block 51, à la
quarantaine. Nous mangeons mieux qu'à Compiegne : le
matin, un pain carré allemand pour trois, une livre de
margarine pour vingt puis, une cuillère de fromage blanc
ou de confiture, ou alors une rondelle de saucisson de 50
grammes environ. A midi, un litre de soupe convenable.
Nous avons faim, mais nous pouvons tenir ; du moins
si nous ne travaillons pas. Par contre, au block en face, se
trouvent des "B.V." (B. V. sont les initiales de "Bérufs
Verbrecher" soit malfaiteurs professionnels). Sous leur
numéro, ils ont un écusson vert marqué d'un S : ce
sont les "Droit Commun" allemands. Nous avons, nous
l'écusson rouge avec l'initiale de notre
nationalité : F. Les B.V. ne sont pas à la fête.
Sitôt l'appel fini, ils s'en vont au travail par n'importe
quel temps, malade ou pas. J'en ai vu partir la jambe
cassée, sur le dos d'un ami. Et souvent le soir, les uns
reviennent le visage ensanglanté des coups qu'ils ont
reçus, ou inanimés, portés par leurs camarades. Au début
nous les plaignions, mais quand nous verrons plus tard
dans les kommandos ce qu'ils sont capables de faire, nous
leur souhaiterons de crever tous au plus vite. A part
ceux-là, les détenus partent le matin après l'appel hors
du camp dans de multiples kommandos de travail. Ce départ
est assez curieux. Pendant plus d'une heure, tous ces
kommandos au pas cadencé défilent sous le porche tandis
que l'orchestre joue. Mais oui ! il y a un orchestre
à Buchenwald ; les musiciens sont spécialisés, et
toute la journée, ils s'exercent dans une baraque qui leur
est réservée pour les répétitions. Ils ont un
uniforme : guêtres de cuir, culotte rouge, tunique
bleu sombre, et la mütze également bleu sombre. Mais les
distractions de Buchenwald ne s'arrêtent pas là. Il y a
aussi un cinéma, un théâtre, une bibliothèque, une
cantine, et même une maison close ! Parmi
les étrangers, la majorité est composée de Russes,
Ukrainiens pour la plupart. Il y en a d'étonnamment
jeunes, 8 à 10 ans peut-être, tous délurés. "Partisanski"
nous disent les Russes aînés, non sans fierté. En outre il
y a des Polonais, des Tchèques, des Lettons, des Tziganes,
etc… Quelques rares Français arrivés avant nous, qui
portent le triangle noir : refus de travail,
sabotages, ou marché noir en Allemagne. Parmi les
Allemands, on trouve quelques écussons violets :
objecteurs de conscience, ou roses : affaires de
moeurs, pédérastes généralement. De la
journée, nous n'avons rien à faire et quand on expulse du
block, j'erre entre les baraques et je regarde au loin
dans la vallée entre les miradors où veillent
inlassablement les sentinelles, par-dessus le fragile
réseau de barbelés électrifiés qui pourtant mate des
milliers d'hommes : l'évasion est-elle
possible ? De Buchenwald, non, des kommandos
peut-être. D'ici on ne connaît qu'une seule évasion ;
celle d'un Français et d'un Belge, tous deux de notre
convoi. Ils sont passés dans le transformateur à haute
tension de l'usine du camp, ont réussi ensuite à traverser
le réseau extérieur de sentinelles et à dépister les
chiens. C'est vraiment un exploit. Le
premier Dimanche au camp, un programme de boxe est prévu
pour l'après-midi. En effet, il y a un ring et des boxeurs
munis de gants et en petite culotte. Il faut bien dire que
ces boxeurs se recrutent parmi les chefs de blocks et
autres personnalités détenues du camp. Un boxeur amateur
est venu avec nous de Compiegne, il se défend
honorablement et fait match nul avec un Allemand. Puis ce
sont des petits combats de légers. Intermède :
Un Russe portant une pancarte où est écrit en
allemand : J'ai volé du pain à un camarade est la
proie des détenus. Les coups pleuvent, les pierres aussi.
Quand il roule à terre, il est relevé à coups de pied.
Egaré, éperdu, aveuglé par le sang qu'il perd, il
trébuche, se cogne dans les arbres ; puis tombe pour
ne plus se relever. Les Russes sont les plus acharnés.
Nous, interdits par ce spectacle, nous regardons un peu
étonnés, presque indignés. - "Morgen krématorium" nous
disent les anciens en nous montrant la cheminée trappue de
briques rouges qui s'élève en haut du camp. C'est la loi
du K.L. Au cours de plusieurs corvées, je puis voir
les cuisines immenses très bien équipées et très propres.
Les cuistots sont des personnages enviés et lorsqu'on
demande les professions, incroyable est le nombre de
cuisiniers et de boulangers qui se déclarent. Mais on
n'arrive pas facilement à être engagé. Par deux fois, nous
descendons au "Steinbruch" c'est-à-dire à la carrière. Là
travaillent les punis. S'ils écopent plus d'un mois à ce
kommando, c'est la mort par épuisement ou par les coups
qui les attendent. Le "Steinbruch" est la grande menace à
Buchenwald, plus tard ce sera "Dora". Pour y aller, nous
passons dans des bosquets de sapins. C'est agréable, on se
croirait en liberté. Puis, on tombe sur le lieu maudit où
tant sont morts déjà. Ce qui les tue, c'est le wagonnet
chargé de blocs de pierre qu'il leur faut traîner sur
presque un kilomètre avec une côte très dure, et sous le
commandement du "Kapo" : "Eins… zwei… drei… vier…
links… links…". Celà hurlé à une cadence rapide et ponctué
de violents coups de bâton pour les flanchards. Ils sont
une dizaine par wagonnet autant que je m'en
souvienne ; arqués en avant sur leur ridelle, tous
les muscles tendus, le regard fixe, terriblement dur, ils
marchent et souffrent. Et la cargaison monte pour combler
les ornières et les endroits boueux du camp. Pour
nous, le travail est beaucoup plus léger : nous
prenons chacun une pierre de volume convenable et nous la
rapportons au camp. Mais c'est quand même toujours trop
lourd. Principe : laisser tomber la pierre sans être
vu, la casser et en ramasser la moitié. Un après-midi nous
montons à la section politique, située derrière le zoo où
sont enfermés des ours qui, paraît-il, sont entraînés à
rechercher les évadés perchés dans les arbres. Nous
subissons un interrogatoire au son d'une musique
retransmise par des haut-parleurs dont les émissions sont
dirigées dans les bureaux S.S. D'ailleurs, dans tous les
blocs du camp, sauf ceux de quarantaine, se trouvent aussi
de ces haut-parleurs. Depuis longtemps, je n'ai plus
entendu de musique et il suffit de quelques notes pour que
ma gorge se serre et que des larmes me montent aux yeux. Ainsi se
passent deux semaines dans une quasi tranquillité. Avec
nous est venu un accordéoniste hollandais qui joue très
bien. Il connaît tous les airs américains à la mode et
c'est un passe-temps fort agréable et… dynamique. On nous
raconte des histoires étranges… Il y a ici un institut de
pathologie. Les sujets d'expérience sont des détenus,
cobayes humains. On leur inocule des maladies et on essaie
différents procédés de guérison, et pas mal d'autres
expériences encore, qui aboutissent généralement, à la
mort des sujets. Puis, un jour, notre transport est
rassemblé. Des S.S. accompagnés d'un civil nous demandent,
âge, profession, matricule. Renseignements qu'ils
inscrivent soit sur une liste blanche, soit sur une jaune.
Michel et moi, nous sommes sur la même, la blanche. Peu
après, tous ceux de cette liste blanche sont habillés du
costume de toile, pantalon et veste largement rayés bleu
et blanc. La tenue "zébra" Tout celà veut dire le
transport en kommando de travail. En tête de la liste,
j'ai pu voir écrit au crayon : Transport Nach
Peenemünde. Près des détenus allemands, je me
renseigne : - Où se trouve Peenemünde ? Je
reçois des indications assez imprécises. C'est une île,
paraît-il, entre Stettin et Kiel. J'annonce la nouvelle à
mes camarades. Nous sommes environ quatre cents désignés,
presque tous des Français ; ainsi que quelques Belges
et Hollandais . Un matin de bonne heure, appel de
nos matricules dans le block. Le transport ! Quatorze
mille deux cent trente-trois - Michel Quatorze mille deux
cent trente-quatre - moi-même. On nous distribue au
passage notre portion de pain, de margarine et une
cuillère de fromage blanc. Et nous nous alignons devant le
block, dans la nuit glaciale. Quand nous sommes tous
rassemblés, nous montons sur la grande place. De nouveau
appel, nominatif cette fois. Puis nous assistons à un
impressionnant appel qui groupe sur l'immense place des
milliers d'hommes, dix par dix, impeccablement fixés au
garde-à-vous. Des S.S. comptent : un devant, un
derrière les rangs. Puis les kommandos sortent… en
musique. Quand tout est fini, nous partons. Des camions
nous attendent sur la route. On s'y entasse à cent par
voiture. Nous y sommes terriblement serrés et vite la
sueur coule malgré la température assez fraîche du dehors.
Les bâches nous empêchent de voir l'extérieur. Le camion
démarre.
Adieu Buchenwald ! Je ne
croyais pas sortir si vite de ton enceinte. J'ai
eu bien peur, je l'avoue.
Peenemünde
SOMMAIRE
Nous roulons très vite. Dans les
tournants nous craignons chaque fois de verser. Puis nous
sentons que la route descend ; nous devons retourner
à Weimar. En effet, quelques minutes après, nous
débarquons à la gare. Nous sommes cinquante par wagon pour
ne pas changer ; pas de paille, il faut nous asseoir
emboîtés les uns dans les autres, vingt-cinq de chaque
côté des portières. L'espace du milieu est réservé aux
sentinelles qui montent avec nous. Puis on nous hisse
trois sacs. Ce sont les provisions de route : un pain
chacun, trois portions de margarine et autant de pâté.
Puis en route. Les sentinelles sont deux jeunes S.S. à
l'air mauvais qui nous ordonnent de rester assis, sinon…
Elles ont un geste non équivoque. Le
convoi prend la direction de Berlin. Nous passons à
Leipzig. Puis nous sommes garés toute la nuit sur une voie
secondaire. Au matin, nous repartons. Bientôt c'est la
banlieue de Berlin. Partout où nous passons, pas trace de
bombardement. A Leipzig, d'immenses bâtiments qui doivent
assurément être des usines, sans une égratignure, un champ
d'aviation sans un trou dans son terrain, à Berlin, rien.
Si, dans un coin, peut-être une centaine de wagons
démantibulés. Aucun de nous n'ose faire part de ses
réflexions, mais il est facile de lire la déception sur
toutes les physionomies. Les sentinelles se relèvent
toutes les quatre heures. Aux jeunes, succèdent deux
hommes plus âgés, plus arrangeants aussi. Ils nous
permettent l'accès du milieu du wagon, ce qui nous donne
plus de place pour nous allonger. Pous passer le temps,
nous parlons, nous fumons ou nous grignotons nos
provisions. Michel fait la connaissance d'un ami qui
connaît son frère. Le paysage est monotone. J'observe,
d'après le soleil, la direction que nous suivons ;
j'ai peur que nous ne tournions vers l'Est, vers la
Pologne, de mauvaise réputation. Mais non, c'est
invariablement au Nord que nous allons. Long
arrêt à Pasewalk , dans les pins. Vers le soir, nous
commençons à voir des lagunes et des bateaux de
pêche : la mer n'est pas loin. Nous passons encore
une nuit sur une voie de garage. Enfin, le matin, après un
court trajet, c'est l'arrivée. Nous descendons dans une
halte, près d'une route bitumée. Partout des pins. Nous
sommes rangés sur le quai, puis sous une imposante
escorte, nous traversons la route et nous nous engageons
sous le bois. Un enclos de barbelés électriques et tout de
suite, nous butons sur une grande usine en ciment,
bariolée de camouflage, de cette peinture qui sera l'odeur
régnante à Peenemünde . C'est d'ailleurs curieux comme
tous mes camps me rappellent une odeur. Peenemünde, c'est
cette peinture et le bois de sapin fraîchement coupé qui
finit par vous donner mal à la tête. Dora , c'est le tabac
russe Marchorkowe, le "marche ou crève" comme nous le
surnommions. Belsen , c'est l'odeur fade de la crasse, de
la poussière et de la mort. Nous longeons le bâtiment,
puis nous y rentrons. Nous sommes dans l'usine la plus
secrète d'Allemagne : le centre de recherches et les
laboratoires des V2 . Cet après-midi-là, nous le passons à
nous installer. Tout est neuf et propre. Nous sommes par
chambre de cent à cent cinquante. Châlits à trois étages
avec de bons matelas de paille de bois. A chacun son lit
et deux couvertures. Tout de suite, c'est la course aux
places. Michel et moi, nous nous approprions deux lits à
l'étage supérieur. Puis, nous parlons avec les anciens,
également venus de Buchenwald, il y a un mois, pour
organiser le camp. Cent cinquante Russes et cinquante
Allemands (B.V.). J'interroge : - Qu'est-ce que c'est
que cette usine ? - On y fabrique une arme secrète
terrible. - Ah ! laquelle ? - Vous verrez demain
en montant dans l'usine. Tous, nous avons la même
idée : dans un endroit pareil, nous n'allons pas
tarder à recevoir la visite de la R.A.F. En attendant,
nous y sommes bien, c'est propre. Nous avons de beaux
lavabos en faïence, ainsi que des bains de pieds également
en faïence, et de la soude à volonté pour se décrasser. La
nourriture est à peu près suffisante. Un jour : à
midi, un litre de soupe ; le soir, une demi boule de
pain, un paquet de margarine pour vingt et une rondelle de
saucisson ou une cuillère de confiture. Le deuxième
jour : à midi, un litre de soupe ; le soir, un
tiers de boule de pain, margarine et accompagnement et
encore un litre de la soupe de midi. Ça peut aller. Mais,
nous avons faim quand même. Nous sommes six cents en
tout ; enfermés au rez-de-chaussée de l'usine dans un
quartier qui nous est réservé, soigneusement clos. Le
doyen du camp est un Allemand détenu politique, le seul
d'ailleurs. L'organisation (distribution de nourriture,
infirmerie, chef de bloc) est assurée par les "B. V.". Une
cinquantaine de S.S. pour nous garder. Les uns, les
"Posten" dont le service se borne à la garde dans les
miradors et à accompagner les corvées à l'extérieur ;
les autres, tous des Sous-Officiers, pour la surveillance
au travail et les appels. Le commandant est un Sturmsführer
(grade spécial des Waffen S.S.), d'une trentaine d'années
environ, beau garçon, assez régulier avec nous, sauf quand
il est ivre. Par exemple, ce jour où nous étions les six
cents à l'appel, il nous fit rentrer dans notre quartier
puis brusquement nous hurla de ressortir : - Vite,
vite, bande de cochons ! Avec une canne, il tape dans
le tas, réjoui et surexcité de notre confusion et de la
pagaille que nous créons dans l'étroit couloir. Devant moi
un groupe s'effondre, je marche dessus, ça gueule, tant
pis, je passe. Le Commandant est derrière moi. Trouvant
que ça ne va pas assez vite, il sort son pistolet et tire
comme un fou. Panique indescriptible. Puis, un peu
calmé : - Halte ! Retournez tous au block. Et il
s'en va tranquillement ; il s'est assez amusé
aujourd'hui. Un autre jour, il manque un homme à l'appel.
Après un quart d'heure de recherches, on le retrouve
enfin : il s'est endormi dans un coin. Le Commandant
va le chercher lui-même avec une trique, et le frappe
sauvagement ; l'autre veut détaler, mais il reçoit le
bâton dans les jambes et s'écroule de tout son long. Je
suis certain que jamais un officier français, anglais ou
américain ne se serait donné en un spectacle aussi
dégradant. Le lendemain de notre arrivée, appel
devant l'usine. On demande les mécaniciens, les ajusteurs,
les tourneurs etc… etc… enfin, toutes les spécialités qui
peuvent être utilisées dans une usine. A la fin, nous
restons un petit groupe. Nous ne savons pour la plupart
rien de ces métiers, étant presque tous étudiants. Je
flaire le coup : nous allons être réservés pour les
sales corvées. Mais un civil boche s'approche de nous. Il
a l'air complètement imbécile et porte l'insigne du parti
nazi. Il demande : - Quelqu'un sait-il parler
allemand ? - Oui, moi. - Bon, j'ai besoin de cinq
hommes, prenez les quatre qui sont derrière vous et
suivez-moi. Je fais signe à mes camarades de
m'accompagner. Malheureusement, Michel n'est pas avec moi.
Nous montons dans l'usine, grande, bien éclairée par de
grandes baies vitrées. Ses dimensions sont de 20 mètres de
haut, 250 mètres de long et 70 de large. C'est d'ailleurs
plus un atelier de montage qu'une véritable usine, car les
pièces arrivent ici toutes faites. C'est O.K. ! Nous
sommes bien placés. Nous sommes au magasin des petites
pièces (boulons, vis, écrous, rivets, etc.). Premier
travail, mettre tout en ordre. Il y a là deux menuisiers
allemands qui assemblent des planches pour former des
casiers. A leur avis, nous travaillons trop vite et l'un
d'eux me murmure : - Pas si vite, pas si vite, tu as
le temps. Je n'en reviens pas. Je le chuchote à mes
compagnons. Compris. Un camarade et moi nous déplaçons des
lattes de tôle une à une. Nous pourrions en prendre dix à
la fois. Cela dure un moment. Puis le nazi s'impatiente,
il nous fait signe d'en prendre deux ! D'un air
réprobateur, nous nous exécutons. Mes camarades de
travail ? Un fonctionnaire de Clermont-Ferrand , un
employé dans une fabrique de brosses, un photographe de
Vernon et celui qui deviendra mon plus grand ami à
Belsen : Roger , ingénieur-radio à dix-neuf ans,
assistant au son dans une firme de cinéma parisienne. Lui
quittera bientôt notre kommando pour aller travailler avec
les ingénieurs dans les bureaux. Les
journées ne sont pas fatigantes. Nous travaillons de sept
heures jusqu'à midi et de midi et demi à cinq heures et
demi. Après quoi, jusqu'à la soupe, à sept heures, on peut
aller se reposer sur son lit, se laver, ou, s'il fait beau
aller se coucher sous les pins qui s'étendent sur une
bande de cent mètres de large entre l'usine et les
barbelés électriques. Oui, mais si l'on a assez de ruse
pour éviter "Moustache ". Ah ! ce "Moustache",il
mérite son paragraphe. C'est un sous-officier S.S. préposé
à la surveillance au travail. Une tête de brute ornée
d'une énorme paire de moustaches noires retroussées à la
Guillaume. C'est un vrai sadique, comme tant d'autres. Il
est Roumain . " Moustache" dès le travail régulier fini,
commence à chasser les hommes à droite et à gauche dans
l'usine pour leur faire balayer le parterre, épousseter
les machines, ramasser les détritus, etc… etc… Bref, des
corvées auxquelles on préfère la sieste sous les pins.
Quand il vous harponne pour faire un travail, il relève le
numéro cousu sur votre veste et si la tâche n'est pas
faite, gare ! Il aura vite fait de vous retrouver. Il
ne m'a eu qu'une fois ; seulement il a oublié de
prendre mon numéro. J'ai chargé consciencieusement ma
brouette, je suis parti et, au premier tournant du
couloir, j'ai tout lâché et, hardi vers les pins. Au
travail régulier, il ne sait que faire pour prendre un
détenu en défaut et pouvoir ainsi lui flanquer une
correction à coups de matraque. Au magasin nous ne le
craignons pas. L'un de nous veille toujours, pendant que
les autres somnolent derrière les casiers. Si un des S.S.
de surveillance arrive, il nous trouve tous occupés, l'un
à compter le contenu d'une boîte de rivets, l'autre à
échafauder avec amour un édifice de boulons (dès que le
S.S. sera parti, une petite secousse et, patatras,
l'échafaudage s'écroule, attendant pour être reconstruit,
la visite du prochain S.S.). Pour "Moustache", c'est trop
subtil, il ne peut pas nous prendre en défaut. Ce qui
rentre dans le domaine de sa compréhension, c'est le
travail d'un homme qui tire un chariot, pousse une
brouette ou porte quelque chose. Alors, il se régale. Du
magasin, nous l'observons : il se cache derrière l'un
des énormes piliers de béton armé qui soutiennent le toit
de l'usine, et guette sa proie. Apparaît un innocent qui
tire à une allure paisible un chariot à pneus. Pas de S.S.
en vue, les ouvriers civils s'en moquent, ça va bien, pas
la peine de se presser, pense-t-il. Derrière son pilier,
"Moustache" ricane, il frise ses moustaches de la main
gauche et de la droite, tripote nerveusement sa matraque.
Quand l'autre est à sa portée, il s'élance la trique haute
avec des injures épouvantables, saute sur le chariot et
roue de coups le malheureux jusqu'au bout. Ben-Hur sur son
char ! Souvent, à l'arrivée, le malheureux reçoit
encore une correction supplémentaire. Si c'est un homme
poussant une brouette, il le pourchasse férocement, lui
faisant parfois culbuter sa charge. Ceux qui portent un
fardeau, il les frappe non moins férocement, et souvent,
ils s'écroulent. Le directeur de l'usine dépose
d'ailleurs, un jour, une plainte contre lui auprès du
commandant, disant : "qu'il gênait plus le travail
qu'il ne le faisait avancer. Que les hommes étaient là
pour travailler et non pour subir sa folie". Il a
pour acolyte un autre Roumain aussi affreux mais plus
petit : "le Hibou". Tout aussi vicieux d'ailleurs. Un
de mes camarades de Rouen est un jour leur victime parce
qu'il est pris à faire un couteau. A eux deux, ils l'ont
bien arrangé ! Il est recroquevillé dans un coin et
n'a depuis longtemps plus la force de crier, qu'ils lui
tapent encore dessus. Les membres meurtris, l'échine
striée de bleus, le visage saignant, voilà le tarif. Et
cette expression de délectation suprême des deux sadiques
pendant et après l'opération ! Il y en
a encore un autre du même acabit, c'est un Allemand qui
porte le ruban de la campagne de Russie où il a perdu un
oeil. Celui-ci est remplacé par un faux et nous l'appelons
évidemment "l'oeil de verre". Mais il y voit quand même
trop clair à notre avis. A part ces trois-là, ça peut
aller. Il y en a un qui est brave, c'est un vieux
S.S. : "grand-père". Il a une voix de poulet qu'on
étrangle. C'est lui qui fait les appels et il s'arrange
toujours pour faire au plus vite. A l'usine, il tourne la
tête pour ne pas voir les gens qui tirent au flanc. Les
ouvriers civils, eux, ne s'inquiètent pas si nous
travaillons ou non. Sur ce point, ils sont assez
arrangeants : combien de fois les copains du montage
leur font le guet pendant qu'ils dorment dans la queue de
la V2 dressée en l'air ! Ils n'ont pas l'air très
enthousiastes pour leur nouvelle arme. La première semaine
déjà, nous assistons aux essais d'un étrange
appareil : un avion avec de grandes ailes courbes,
comme celles d'une hirondelle, évolue dans le ciel avec un
bruit terrible, un énorme nuage de fumée sombre s'échappe
de la queue. Il marche à une vitesse vertigineuse :
quinze cents à l'heure peut-être. Souvent, nous sentons le
sol trembler au départ de cet engin dont le terrain
d'envol est pourtant à trois kilomètres - Il y a un
pilote", disent les uns. - Non, c'est conduit par radio,
disent les autres. Mais personne ne sait exactement. Ici,
nous fabriquons la V2. Qu'est-ce que la V2 ? On en a
beaucoup parlé dans les journeaux et elle a donné chaud
aux Anglais qui, à ce moment, n'en ont rien dit car c'eût
été encourager l'adversaire. La V2 est une énorme torpille
d'environ 14 mètres de long, 1,70 m. de diamètre avec à sa
queue quatre ailerons dans lesquels fonctionnent quatre
dérives : Mode de propulsion : réaction d'un
mélange d'alcool dont je ne connais pas la nature et
d'oxygène. La direction n'est pas actionnée par la radio
comme beaucoup le croient, mais par deux gyroscopes réglés
au départ qui agissent chacun sur un couple de dérives.
L'appareillage radio comporte un poste qui, à la réception
du signal, lancé par une station émettrice à ondes
ultra-courtes, met le feu aux poudres, si l'on peut
s'exprimer ainsi. Là se borne le rôle de la radio dans la
V2. Au début aucun de nous ne croyait que cette
énorme masse sans presque aucune surface portante pourrait
un jour voler. Voici d'ailleurs, ce qu'en pensaient les
ingénieurs que Roger fréquentait au mois d'Août
1943 : "Lorsque pour la première fois je
pénétrai dans le bureau des ingénieurs à Peenemünde, je
fis connaissance avec le Docteur Fuchs qui parlait un peu
français. Bien que je fus habillé en bagnard et considéré
comme un individu dangereux pour l'Allemagne par les
nazis, il me serra aussitôt la main et fit les
présentations auprès de ses collègues exactement comme si
j'eus été un ingénieur civil. Parmi eux se trouvait aussi
Oberth , l'inventeur de la V2. Dans la discussion que
j'eus avec Fuchs il me dit, une fois, (sic) : - Je
souhaite la victoire des Alliés, sinon, c'est la fin de la
culture allemande. Une autre fois, il me demanda si nous
étions maltraités et, sur ma réponse affirmative : -
Courage, c'est un moment à passer, cela va bientôt être
fini. Tous me traitaient d'égal à égal, et je connaissais
à ce moment les résultats des essais de la V2. En Août
1943, sur 300 kilomètres de portée, elle n'avait que le
champ énorme de cinquante kilomètres de précision !
Mon travail était la vérification des gyroscopes ; je
pus constater que la plupart étaient faussés ou mal
réglés. Dois-je dire que, pour ma part, comme après moi il
n'y avait plus de contrôle, j'en renvoyais à l'usine plus
de mauvais qu'il n'en était arrivé ?" Après
une semaine, je suis désigné pour le service de nuit. Il y
a, en effet, un service de travail, la nuit, à effectif
très réduit. Je suis seul, non pas avec le nazi mais avec
Haac , un vieux soldat de la Wehrmacht, affecté spécial,
Berlinois, pas mauvais bougre. Le service de nuit avec
lui, c'est une planque. Pas de travail pour ainsi
dire : peut-être deux cents rivets à distribuer dans
les dix heures. A huit heures du soir, j'arrive,
j'installe le phare, la lampe de table, et je camoufle les
baies. Puis je m'asseois à la table et je casse la croûte
avec ma portion du soir. Lui écrit à sa femme, et lit les
journaux. Puis, vers dix heures, il s'installe sur des
chaises, se met en chaussons, se couvre de sa capote et se
prépare à dormir. Il me fait chaque fois la même
recommandation : - Si le S.S. arrive,
préviens-moi ! Heureusement, le magasin est dans un
coin tout au bout de l'usine et l'atelier de montage de
nuit à l'autre bout. On a le temps de voir venir le
danger. Cependant une fois, je m'endors aussi et
après je ne sais combien de temps, je me réveille
pressentant quelque chose. Je me retourne et frise l'arrêt
du coeur : "Moustache"! Il est là les mains derrière
le dos (je devine la matraque, torturée entre ses doigts)
et me regarde d'un air mauvais. Haac s'est réveillé aussi.
Heureusement qu'il est là, cela m'évite la correction.
Sans un mot, je disparais derrière les casiers, hors de la
vue du terrible garde-chiourme. Je l'entends parler :
- Je sais bien qu'il n'y a pas de travail, mais je ne veux
pas qu'il dorme pendant le service. A minuit, les ouvriers
touchent une soupe de l'usine. Haac va chercher la sienne,
en mange trois cuillères puis émet un "Cheisse" dégoûté et
me la met de côté. Moi, je m'en régale. C'est malheureux
mais nous en sommes tous là. Il y en a même qui se battent
sous l'oeil méprisant et satisfait des S.S. pour le mégot
intentionnellement jeté. Il me donne parfois des morceaux
de pain trop durs pour ses vieilles dents. Il m'apporte
aussi des illustrés pour que je puisse veiller plus
facilement. Chaque semaine, je suis volontaire pour le
service de nuit. Je n'ai plus affaire à cet imbécile de
Rohr , le nazi. Les histoires entre Rohr et Haac sont
amusantes. Presque chaque soir, Haac, en arrivant, trouve
un papier sur sa table : "Je voudrais bien savoir où
sont passés les clous que j'avais mis à tel endroit.
Signé : Rohr ". Le matin, Haac laisse à son tour un
papier: "Je me moque de vos clous, je n'y ai pas touché
(je sais pertinemment qu'il les a pris pour ressemeler ses
chaussures). Je voudrais plutôt savoir ce que vous avez
fait de mon crayon à deux couleurs que j'ai laissé sur la
table hier ". Le soir, nouveau papier : "Tant pis
pour votre crayon. Pourquoi avez-vous fait déplacer tel
casier ? Aujourd'hui même, je le ferai installer à
tel endroit ". Haac me prend à témoin : - Ia, ia,
Rohr, gross filou, alles comme ci, comme ça. Ce qui veut
dire en bon français : "Oui, oui, Rohr est un grand
filou, il me vole tout ". Pour tous les étrangers que j'ai
connus dans les camps : "comme ci, comme ça" veut
dire : "voler" Pourquoi ? Je suppose que c'est à
cause du geste qui accompagne ces mots lorsque quelqu'un
vous demande : comment ça va ? Et que l'on
répond : "Oh! comme ci comme ça". Eux ont retenu le
geste et n'ont pas cherché à comprendre les paroles. Cela
m'a maintes fois mis en fureur et j'ai essayé d'expliquer
aux Russes, aux Allemands, aux Polonais, le véritable
sens. Ils ont compris mais n'en ont pas moins continué à
l'employer dans le sens de voler. Parfois
le soir, avant qu'il ne soit nuit, quand j'ai terminé
l'installation électrique, je monte faire un tour sur
l'usine. D'un bout à l'autre, court une passerelle en
bois. Un poste de D.C.A. est placé là avec un canon de 37
braqué vers le ciel. Au loin, on voit la Baltique dont le
rivage est tout près, à 800 mètres peut-être mais caché,
en partie, par les pins qui s'étendent de l'usine jusqu'à
la mer. Nos deux bâtiments constituent le
Versuchserienwerk süd.Seul le notre est entouré par des
barbelés électrifiés et gardé par les S.S. De l'autre
côté, beaucoup de voies de chemins de fer, une grande
caserne, un village, Peenemünde sans doute. Les camarades
qui travaillent au déroulement des filets de camouflage
sur le toit m'ont dit qu'il y avait une autre usine, à
deux cents mètres de la nôtre, en direction de la mer.
J'ai beau écarquiller les yeux, je ne vois rien la
première fois. Ce n'est que la seconde que je découvre
cette usine aussi grande que la nôtre. Il faut reconnaître
que ces sacrés boches ont le génie du camouflage. On ne
voit rien. Il faut savoir. Les murs sont de la couleur des
arbres et sur le toit, des filets truffés de branches de
sapin, complètent l'illusion. Quelquefois nous avons
alerte ; aussitôt tout le monde à l'intérieur, et un
nuage de fumée opaque s'élève autour de l'usine. Malgré
le service de nuit, je ne suis pas exempt des appels du
Dimanche, ceux où l'on fait l'exercice. Les deux blocks,
trois cents hommes chacun, sont rangés par cinq sur la
route cimentée qui longe l'usine. Chaque chef de block
s'occupe de faire faire l'exercice à ses sujets. Notre
chef de block est un Allemand "B. V." que nous surnommons
"Harry Baur" à cause de sa ressemblance étonnante avec cet
artiste. Alignés au cordeau, nous attendons : "Ruhe…
Still gestanden… Ruhe… Still gestanden…" En français cela
donne : "Repos… Garde-à-vous… Repos… Garde-à-vous…".
Et puis ce sont les inévitables : "En avant, marche,
demi-tour droite, etc.". Mais le plus terrible, c'est le
"Mützen… Ab ! ". Nous sommes au garde-à-vous et au
mot "Mützen" la main vole au béret ; à celui de "Ab"
on l'arrache de sa tête et on le fait claquer contre sa
jambe. Ça a l'air simple. Pas tant que cela. Il faut que
le bruit des trois cents bérets se confonde très fort, le
plus fort possible. Alors Harry Baur est satisfait et
glisse une oeillade servile vers le commandant s'il est
là. Mais pour arriver à ce résultat, il faut de une à deux
heures. Quand enfin on arrive à l'accord, il faut le faire
avec l'autre block. Cette fois, ce sont six cents bérets
qui doivent claquer à l'unisson. C'est encore une petite
demi-heure d'entraînement. Le plus grotesque est
l'opération qui consiste chaque fois à remettre le béret
sur la tête. "Mützen… Auf ! ". On pose le béret
n'importe comment sur son crâne et l'on rabaisse aussitôt
la main. "Korrigieren ! ". Cette fois, avec les deux
mains on essaie d'arranger la coiffure de la manière la
plus avantageuse pour sa physionomie. Et tant que le
commandement "Fertig !" n'a pas retenti, il faut
laisser ses mains en l'air à tripoter le malheureux béret,
épousseté pour la semaine après ces séances. Une
belle nuit, je me fais reprendre à dormir. Cette fois-ci
on relève mon numéro et le matin quand je passe au
réfectoire boire le jus, je vois le Commandant qui rentre
et appelle le 4.707 (nouveau numéro que l'on m'a attribué;
car nous dépendons maintenant du camp de Ravensbrück).
Bigre, gare à moi. Il m'emmène dans la chambre du doyen du
camp : - Tu as dormi cette nuit ? - Oui, j'étais
fatigué. - Quoi ? fatigué ? Tu n'as rien à
faire ! Tu vas prendre sur les fesses et tu seras
changé de kommando. Imbécile ! Puis je m'allonge à
plat ventre sur la table, les pieds par terre. C'est Harry
Baur qui va cogner. Je tombe mal. Et la séance va durer un
moment car le commandant s'est assis à côté de moi pour
mieux jouir du spectacle. Pas de trique, ni de "gummi" en
vue. Qu'importe, on démantibule un balai en mon honneur.
Ça n'a pas été long, mais je l'ai senti passer. Trois
coups seulement. Je m'attendais à quinze au moins.
Pourquoi le commandant a-t-il fait signe d'arrêter
sitôt ? Je n'en sais encore rien. Mais ce cochon
d'Harry Baur m'a bien arrangé : il a pris le manche à
deux mains et de toute sa force il m'a abattu les trois
coups. Ça me cuit. On m'ouvre la porte, j'ai le droit
d'aller dormir. Je regarde le lieu du sinistre :
trois raies rouges violacées apparaissent déjà. Je m'en
tire quand même à bon compte. Je suis bien plus chagriné
d'avoir perdu ma place, affecté dans une équipe de
balayeurs au sous-sol, là où, un matin, débouche une
théorie de hauts gradés de la Wehrmacht et de la S.S.
conduite par le Général Dornberger, le grand patron de
Peenemünde, lequel nous salue militairement chacun, au
grand dam de son escorte. Puis j'ai droit à un boulot à la
con : Avec un marteau et un burin, je creuse des
trous dans le sol de l'usine. Que ce ciment est dur !
On est assis, c'est le principal. Seulement, nous sommes
au milieu de l'usine, en plein dans le champ d'opération
de "Moustache". Il faut taper sans arrêt, pas très fort
évidemment, car il y a taper et taper. Je suis du service
de jour maintenant. A la porte de l'usine se dressent déjà
cinq torpilles géantes, les V2. Comment cela pourra-t-il
voler ? C'est ce que semble se demander l'ingénieur
Baal , rosse comme un S.A. qu'il est, assis des heures
entières devant un moteur-alambic de V2, fumant
pensivement sa pipe. Il doit déjà se représenter Londres
et l'Angleterre détruites, les Anglais demandant
grâce ; Moscou en feu, les Russes terrorisés
s'enfuyant au plus profond de leurs steppes ;
New-York sans gratte-ciel et les Américains prosternés. En
fait, les plans des A5, fusées intercontinentales, sont
déjà prêts. Le 18 Août au matin vers 1 heure 30,
je me réveille. Dans le dortoir, mes camarades chuchotent.
Je m'informe. - Qu'y a-t-il ? - Tu n'as pas
entendu : l'alerte ! - Ah ! tant mieux, ils
doivent aller sur Stettin , ils vont bien les assaisonner.
Quelques minutes se passent, puis on entend un ronflement
d'avion. Je cherche à me rendormir. Et soudain nous
entendons, au loin encore, les chutes de bombes. Alors une
fameuse peur me prend : "Ça y est, pensais-je, ils
nous ont repéré, ils vont tout raser". J'ai déjà entendu
parler des "bombardements tapis" américains ; ils
vont sûrement agir de cette façon ici. J'essaie de me
faire des raisons : leur Service Secret doit leur
avoir transmis qu'il y a des détenus politiques ici, mais
c'est pauvre comme argument. En effet, qu'est-ce que la
vie de six cents hommes à côté du danger que représente
pour des dizaines de milliers de personnes cette arme
formidable ! Et l'angoisse s'accentue comme les
bombes se rapprochent. Je descends de mon lit me mettre à
l'abri près d'un pilier de ciment. Depuis longtemps il n'y
a plus d'électricité et dans l'obscurité, on entend le
commandant qui nous hurle de rester ici et de ne pas aller
aux abris. Pourtant la place n'y manque pas, et ils sont
de bonne facture : 2,10 m. de béton armé comme
plafond et des murs de 80 centimètres également en béton
armé ; d'énormes portes blindées et à l'intérieur,
plusieurs compartiments isolables les uns des autres
toujours par des portes blindées. Dans chacun de ces abris
se trouvent des pompes à air marchant à bras. Couché sur
le ciment, je sens toutes les chutes de bombes ; nous
sommes bâtis sur du sable et les bruits et mouvements du
sol se transmettent fort bien. Ces bombes font comme un
énorme coup de marteau qui frappe le sol et aussitôt,
c'est l'explosion. J'appelle Michel près de moi.
Brusquement, ça tombe sur nous dans un fracas
épouvantable. A partir de ce moment, je retrouve une
lucidité complète. Devant moi une grande lueur, un bruit
de bouteilles cassées, des briques qui voltigent de toutes
parts, les lits qui se fracassent au-dessus de moi, tout
cela en un éclair. Dans la pièce, c'est une grande
confusion ; tous veulent sortir. Mais pour atteindre
la porte c'est beaucoup de travail. La vague est passée.
On entend seulement crier les blessés et crépiter
l'incendie. Une autre bombe est tombée dans le réfectoire,
tuant plusieurs de nos camarades. Tout le couloir est
rempli de décombres et de blessés qu'on écrase sans les
voir. En pleine possession de moi-même, suivi de Michel,
je sors. Dans le magasin aux vivres, déjà le pillage du
pain et des cigarettes s'organise. Je pense : s'ils
veulent rester sous les bombes, libre à eux ; moi,
j'aime mieux sortir de l'usine. Par un mur déchiqueté, on
aperçoit l'extérieur ; dehors, les fusées éclairantes
illuminent comme en plein jour. Après avoir attendu qu'une
autre vague ait lâché ses bombes à proximité, nous nous
risquons par cette sortie improvisée. Puis comme les
avions se sont éloignés, nous bondissons à travers la
route et nous nous enfonçons dans le bois. Je suis pieds
nus, je n'ai que mon pantalon et ma chemise. Michel, lui
aussi est pieds nus mais il a sa veste et seulement son
caleçon. Notre but est simple : nous éloigner de
l'usine le plus possible et aller vers la mer qui luit et
qui dit aux aviateurs : "Ici vous n'avez rien à
détruire". Nous avons la chance de tomber sur un mirador
au pied duquel une bombe a explosé. De mirador plus. Seul,
un trou béant, quelques débris de planches et, à terre,
les barbelés électrifiés qui jettent de petites étincelles
bleues, très utiles d'ailleurs pour éviter de marcher dans
la mort. Puis des avions passent encore lâchant quelques
projectiles au hasard. Tapis dans un creux, nous entendons
les éclats sectionner les branches de pins et une pluie de
matière phosphorescente enflammée s'abat sur nous. C'est
la dernière alerte. A ce moment seulement, nous nous
apercevons que nous sommes tous deux blessés aux pieds. Ce
n'est pas très grave, mais assez douloureux quand même.
Plus loin, les avions ronflent lâchant incessamment leurs
charges d'explosifs. La terre gémit et s'entrouve dans des
éclairs sanglants, projetant vers le ciel ses débris de
sol, de construction, d'hommes. Dans toute la région,
c'est un embrasement formidable que les monstres volants
s'affairent là-haut à entretenir. Je pense avec émotion à
tous ces amis Alliés qui sont à quelques centaines de
mètres seulement, mais en l'air, et mon regret de n'avoir
pu rejoindre le Général De Gaulle se fait lourd dans mon
coeur. Nous traversons la voie du chemin de fer électrique
qui passe non loin du camp. A un kilomètre environ de
l'usine, sur un petit sentier, nous butons sur deux S.S.
Ils n'ont pas l'air très contents de cette
rencontre ; nous non plus d'ailleurs. Ce doivent être
des sentinelles des miradors qui ont prudemment battu en
retraite. Vont-ils nous inculper d'évasion ? A la
vérité, nous n'y songeons guère, habillés comme nous le
sommes, le crâne tondu, les pieds en sang, sans argent,
ignorant jusqu'à notre position par rapport à la terre
ferme. Assez brutalement ils nous enjoignent de les
accompagner : - Retour, nach Lager. Par le chemin
qu'ils suivent, nous arrivons sur une petite hauteur. De
là on aperçoit l'usine rouge d'incendie, crevée de toutes
parts. Un peu à gauche, l'immense caserne dont le toit
s'est effondré et qui brûle elle aussi laissant échapper
le feu par toutes ses fenêtres. Plus à gauche encore, le
village de Peenemünde , véritable nappe de flammes de
plusieurs hectares de superficie. A contre-jour entre nous
et ce spectacle, se dressent les silhouettes immobiles,
calcinées et mutilées, de ces affreux petits pins de
Pomeranie . Nos deux S.S. n'avaient point imaginé telle
vision. L'un d'eux a l'air particulièrement accablé :
- Krieg… verfluchte Scheisse ! La guerre… maudite
saloperie. Nous faisons halte un moment. Puis comme le
mouvement des avions s'éloigne, nous repartons vers
l'usine. Par une déchirure des barbelés, ils nous font
rentrer. Eux, prennent une autre direction ;
visiblement pas plus que nous, ils ne tiennent à ébruiter
la rencontre. A la lisière du bois nos camarades
contemplent l'incendie. A l'intérieur de l'usine,
quelques-uns essaient de récupérer habits et nourriture.
Je retourne à mon dortoir qui ne brûle pas. Dans ce chaos
je ne retrouve pas ma veste, mais tant pis j'en prends une
autre. J'arrache le numéro. Michel, lui, en fait autant
pour un pantalon. A tâtons sous les lits, nous attrapons
chacun une paire de chaussures ; nous voilà parés.
Puis à l'intérieur de l'usine, j'entends des cris, des
coups parfois. C'est du magasin à provisions que cela
provient certainement ; dans l'ombre je m'y risque. A
la lueur de bougies, tous les B. V. font la loi et la
police. Des détenus de droit commun, des assassins, des
escrocs, des voleurs représentent l'autorité, cela paraît
assez étrange. Ils s'empiffrent de pain, fument cigarette
sur cigarette, et armés d'énormes gourdins, ils frappent
avec des rires rauques les ombres faméliques qui tentent
de s'approcher. Ecoeuré par ce spectacle, je reviens au
dortoir. Dans un coin, sur des lits encore
valides, un groupe de camarades discutent. - M… !
Qu'est-ce qu'on a pris ! - Nous avons de la veine
dans notre chambre. Avez-vous vu les points de
chute ? Une bombe aux quatre faces de la pièce et
toutes à moins de vingt mètres. Heureusement que ce
n'était pas des deux tonnes ! - C'est quand même tant
mieux pour leur saleté d'invention. Demain les gars, il va
falloir faire attention, ils ne vont pas être à prendre
avec des pincettes. Je vois Baal d'ici quand il va cavaler
à la recherche de son moteur avec une petite
cuillère ! Je vais être bien vengé de la schlague
qu'il m'a fait donner l'autre jour par "Moustache" !
- Ah ! quand même ces Anglais, ils sont rudement
forts ! - Pourquoi ? - Vous n'avez pas vu ?
La première bombe est tombée juste sur la centrale
électrique de l'usine. - Tu es fou ! Tu crois qu'ils
l'ont fait exprès ? S'ils avaient été si forts,
crois-tu qu'ils auraient semé toutes ces bombes dans le
décor ? Il y en a bien dix fois plus dans les bois
que sur l'usine. - A propos, le doyen a été tué dans le
réfectoire avec l'interprète. Je me demande qui va le
remplacer Les B.V. commencent à montrer les dents et si ce
sont eux qui font la loi, on ne va pas rire. - En tous
cas, le commandant est une belle vache, il aurait pu nous
laisser aller aux abris, il n'y aurait pas eu un seul tué.
Pourtant il était relativement chic avec nous avant. -
Oui, mais maintenant tu comprends, l'usine est foutue, on
n'a plus besoin de nous, nous ne pouvons plus faire un
travail intéressant pour eux, alors nous retombons au rang
de simples manoeuvres. Trop las pour suivre la discussion
je m'endors. La fraîcheur me réveille et c'est
déjà l'aube. Dans le petit matin, gris, immensément
triste, quelques-uns cherchent encore des choses dans les
décombres. De l'autre côté de la route, beaucoup de
blessés couchés sur des couvertures. Dans un coin, des
morts. Assez peu d'ailleurs : dix-huit. Les S.S.
commencent à reparaître et à s'enquérir des dégâts et des
pertes. Ils ont tous les traits tirés et visiblement ce
bombardement les a atteint moralement ; mais aucun
n'oserait en souffler mot. Plus tard, je saurai le bilan
exact de ce bombardement, effectué par six cents
quadrimoteurs anglais. Sur la population de l'île (15000
habitants) on compte environ mille morts, dont 150
ingénieurs spécialisés. En outre, les principales
installations servant à la fabrication des armes secrètes
avaient été mises hors de service. A l'intérieur de
l'usine, il règne un grand désordre, les murs sont
éventrés et les débris jonchent le sol. Le toit est crevé,
les machines endommagées. Quelques-uns des ponts roulants
se sont écrasés à terre et les autres sont réduits à
l'immobilité et souvent déchiquetés. A première vue, les
dégâts ne sont pas considérables, mais suffisants
cependant pour que les Boches décident la désaffectation
de cette usine. - Que vont-ils faire de nous
maintenant ?. Telle est la question que nous nous
posons tous. L'usine est détruite, ils ne peuvent
reconstruire avant longtemps. Peut-être allons-nous
repartir en transport. Jusqu'à midi on nous laisse en
paix. Puis vers cette heure arrive un camion avec de la
soupe. Nous ne nous y attendions pas. Alors commence la
vie qui durera deux mois. Tous les B. V. se sont
intitulés : Kapos (Chef de Travail) ou Vorarbeiters
(Contremaîtres, mot à mot, pousse-travailleurs). Le chef
de camp a été élu par eux, c'est Miska , l'ancien Kapo des
tourneurs. Il a une véritable tête de Méphisto et n'a rien
moins que dix-sept condamnations de droit commun. Il nous
fait d'abord un petit discours : - Qui ne m'obéira
pas sera frappé. J'ai le droit de vie ou de mort sur vous.
Cet après-midi le travail de déblaiement va commencer.
Après la soupe, on organisera les kommandos de travail, et
gare aux fainéants. Puis la distribution tant attendue
commence. Nous avons chacun un demi-litre de soupe, alors
que la quantité allouée est de un litre. Tout le rabiot
est pour les B.V. Quand la distribution est terminée, ils
se remplissent plusieurs fois leur gamelle et bâffrent
jusqu'à l'essoufflement, tandis que nous, affamés et
haineux, nous les regardons. Quand ils ont fini, Miska se
lève et ordonne le rassemblement. A ce moment seulement
beaucoup réalisent qu'il va falloir travailler et cela ne
nous sourit guère. Certains cherchent à se défiler dans
les décombres, vers l'infirmerie ou dans le bois. Les B.V.
encerclent trop vite notre troupe pour cela et à grands
coups de gourdins nous pourchassent sur la route. Ce genre
de sport doit leur plaire, car il se renouvellera
fréquemment pendant le temps que nous passerons encore
ici. Souvent, dans mes autres camps, je songerai à cette
époque passée avant le bombardement à Peenemünde et elle
m'apparaîtra comme merveilleuse. Mais il vaut mieux qu'il
en ait été ainsi, car ce bombardement retarda de quatre ou
cinq mois la fabrication en série des V2. Ce n'est
qu'à partir de ce jour que nous commençons à souffrir. Le
vrai K.L. commence. Les dortoirs étant démolis, on nous
fait coucher dans les abris. Le premier soir dans une
seule pièce de l'abri 14 duquel je fais partie, nous
sommes 57. Dimensions de la pièce : 4 m. sur 4 m.,
hauteur 2,50 m. Ce qui donne 40 m3 d'air. Si l'on veut
encore compter le volume du pilier central et celui de la
pompe à air il ne reste plus guère que 35 m3. Celà pour 57
hommes pendant presque douze heures. La porte et la
fenêtre sont fermées ; au bout d'une heure, nous
suffoquons. Nous essayons à tour de rôle, puis deux par
deux d'actionner la pompe, mais l'effort à fournir est
trop grand pour le faible résultat obtenu. Recroquevillés
les uns sur les autres, la rage nous prend. Dans le noir
de furieux entremêlements de jambes, des coups, des cris.
- Salaud, tu m'écrases la patte ! - As-tu fini de
m'enfoncer tes pieds dans le dos ? Si je pouvais me
retourner de l'autre côté, je te cognerais avec plaisir. -
Oui, mais tu ne peux pas et je t'em… Tu n'as qu'à pas être
si gros. C'est triste, mais c'est ainsi. Quand le tumulte
se fait trop fort, la porte s'ouvre et une bouffée d'air
frais rentre, mais aussi le chef d'abri avec sa trique. Il
rétablit le silence en sautant d'un corps sur l'autre, car
le sol est invisible tant nous sommes serrés, et en
assénant de grands coups au hasard : - Silence, bande
de cochons, moi non plus je ne peux pas respirer !
Quelle crapule ! Ils sont une demi-douzaine pour
presque autant de place que nous dans la pièce à l'entrée
de l'abri. Et ils doivent laisser la porte d'entrée
ouverte. C'est par méchanceté qu'ils nous enferment ainsi.
Je suis certain qu'ils n'en ont pas reçu l'ordre des S.S.
Pour aller aux tinettes, on frappe à la porte
et l'on sort le temps de faire son besoin. Mais lorsqu'on
revient, il n'y a rien à faire pour retrouver sa place. Au
début, cela a causé de si violentes disputes que souvent
certains ont dû rester debout jusqu'au matin: aussi
maintenant on se retient d'y aller. A la fin n'y tenant
plus, un Belge ouvre la fenêtre blindée et doucement se
coule dehors pour aller prendre le frais. Il est suivi de
quelques compagnons. Peu après on entend une cavalcade
dans les couloirs et trois d'entre eux rentrent à toute
vitesse par cette fenêtre et se couchent aussitôt :
le Belge n'est pas parmi eux. Dehors on entend des cris
affreux, des coups, des hurlements gutturaux. Le
malheureux a dû tomber sur des B.V. qui prenaient eux
aussi le frais, et furieux d'être surpris, ils lui
administrent une correction. Le lendemain il est à
l'infirmerie, le visage boursouflé, jaune, bleu, noir, les
membres également marqués ainsi que les parties. Voilà ce
qui nous attend à la moindre incartade. Il va falloir
jouer rusé. Les premiers jours, je me laisse
prendre dans un kommando et pieds nus, malgré ma blessure,
je dois porter des planches parmi les décombres. J'ai le
malheur d'être antipathique au Kapo. C'est un B.V.
évidemment, qui a une véritable tête de dégénéré et
souffre d'une laryngite tuberculeuse. Toute une matinée le
long du parcours, il me poursuit à coups de matraque. Les
clous des planches me lacèrent, et le pansement en papier
est depuis longtemps déchiré et resté dans les gravats. Ma
blessure au pied saigne. Je la lui montre pour essayer de
l'attendrir : - Cheisse ! me répond-il, allez
plus vite. Dans les ruines j'ai pris un morceau de tissu
noir qui servait au camouflage des baies vitrées de
l'usine pendant le service de nuit et comme beaucoup, je
compte m'en faire un gilet. De toutes façons cette étoffe
est perdue. Le Kapo l'avise : - Qu'est-ce que
c'est ? - De la toile, ça tient chaud. -
Sabotage ! et si tu as froid, tu n'as qu'à
travailler, ça réchauffe encore mieux. Allez, en position.
Cela veut dire : courbe-toi que je te corrige. Un
Vorarbeiter me tient pendant qu'il me frappe sur les
fesses avec un morceau de câble électrique. Heureusement,
il doit être fatigué depuis le matin qu'il frappe, car il
s'arrête au bout de dix coups. Un coup sur le crâne pour
en finir et bien m'enfoncer dans la tête que je suis à sa
merci et que j'ai de la chance de ne pas être battu à
mort. Et comme il juge que je ne peux plus marcher, il me
recommande au Kapo d'un autre kommando, aussi rosse. Là on
n'a pas à marcher, mais à la chaîne, l'un à côté de
l'autre, on déblaie à la pelle les décombres d'un couloir.
Tout le long de la file, le Kapo passe et abat
régulièrement son gummi sur les hommes qui pourtant
travaillent. Chaque coup est ponctué d'un "Los" énergique.
Ça c'est la "normale". Mais s'il surprend l'un de nous à
ralentir un peu, c'est la "spéciale" ; à part dans un
coin, il lui casse la moitié des os. Les S.S. de
surveillance ne peuvent qu'approuver de si bons
contremaîtres. Leur travail est tout fait. Michel , lui, a
réussi à se faire admettre à l'infirmerie. A la pause je
m'y rends et je vais voir Reynold l'infirmier B. V., qui,
lui, a étranglé sa fiancée il y a quelques années. Il a
cependant bon coeur et m'affecte aux travaux légers. Cette
vaste brute me soigne avec une douceur extraordinaire.
Avant de sortir, je chipe encore deux bandes de papier et
une fois dehors je me fais un pansement énorme ; puis
je pars en traînant la jambe en conséquence. Maintenant,
il faut que je me trouve un emploi en rapport avec la
grosseur de mon bandage. En attendant, je m'arme d'un
balai, ustensile fort couru ici ; il y a en effet un
kommando de balayeurs réservé aux blessés. Ils sont une
dizaine dispersés dans l'usine, affectionnant les couloirs
sombres et les endroits retirés d'où l'on peut voir venir
le danger de loin. Les hommes de ce kommando arrivent à
rester des journées entières sans donner un coup de balai,
dissimulés derrière une armoire ou quelque pan de mur. Si
agréable qu'il puisse paraître, cet emploi ne me plait
pas. Il y a mieux. Au premier étage, toujours des blessés
légers, armés eux d'un chiffon, époussettent à une vitesse
infra-décimale les grosses machines. Oui, mais on est
debout. Enfin voici le rêve : Dans un magasin, un
invraisemblable désordre règne. Une bombe est tombée là
projetant des caisses de boulons de tous côtés. Toute une
équipe d'éclopés est là, assise devant une table, munie de
papier de verre, occupée à astiquer les boulons qui se
rouillent. Pendant quelque temps, je fais ce travail. Si
nous décrassons cent boulons par jour, c'est tout. Nous
sommes dans un coin de l'usine et d'un côté il y a le mur
éventré, donc rien à craindre de ce côté, de l'autre un
enchevêtrement d'armoires, auquel nous ne sommes pas
étrangers, qui nous dérobe fort bien à la vue de ceux qui
circulent dans l'usine. A tour de rôle pendant que nous
somnolons, chacun monte la garde. De temps à autre, un
S.S. nous découvre. Nous simulons la surprise lorsqu'il
vient nous voir ; or, nous savons depuis longtemps
qu'il est dans le secteur. Et lorsqu'il arrive, il nous
trouve en train de frotter énergiquement nos précieux
boulons. Je pose toujours mon pied emmaillotté bien en
évidence sur un tabouret. Généralement il n'insiste pas. Un matin
je suis requis pour balayer l'abri de l'infirmerie.
Au-dessus d'un lavabo se trouve une glace. Je m'y arrête
et stupéfait de mon expression je murmure
inconsciemment : - Bon Dieu, ce que j'ai l'air
vache ! Un camarade qui est là avec moi m'a entendu
et se regarde à son tour : - Tu as raison, j'ai
rudement changé aussi. Nous avons des têtes de types à
mauvais coups. Il est vrai que maintenant nous avons ce
qu'on appelle l'air froidement résolu. Oui, froidement
résolu, à tout, pour en sortir.
Pendant cette époque,
nous mangeons d'une façon incohérente : un jour, nous
avons une demi boule de pain sec, le lendemain un pain
pour six avec une demi livre de margarine et une livre de
saucisson. Un autre jour, une boule de pain entière et 25
grammes de margarine. On nous approvisionne avec des
stocks retrouvés dans les ruines de l'île. Il est évident
qu'ainsi nous ne pouvons pas avoir une alimentation
régulière. Nous restons une fois 36 heures sans rien
toucher. Les soupes sont plutôt maigres, et il est
difficile "d'organiser" (terme général qui s'applique aux
multiples procédés par quoi nous essayons de nous procurer
clandestinement nourriture ou vêtements). Le commandant,
qui s'occupait assez bien de nous avant, nous laisse
tomber ; nous ne sommes plus intéressants. Les B.V.
font de nous ce qu'ils veulent.
Un Dimanche après-midi,
sous prétexte de départ en transport, ils nous font sortir
abri par abri en colonne par cinq sur la route. Là
quelques-uns d'entre eux fouillent les pauvres hardes que
nous possédons, nous mettent nus, nous laissant nos
affaires à la main. Toutes les pauvres choses que nous
avions pu trouver ou fabriquer nous sont confisquées.
Quand nous sommes tous nus, ils sont pris d'une subite
folie, due en réalité à l'alcool à brûler qu'ils ont
trouvé je ne sais où et à l'alcool à 90° qui était destiné
à l'infirmerie pour désinfecter nos plaies, et qu'ils ont
ingurgité à dose massive. Ils nous pourchassent avec des
barres de fer, des gourdins, nous jettent des pierres ou
nous cravachent à coups de ceinture. Quelques S.S. sont là
qui se tordent. L'un des B.V., le chef-infirmier, est
encore plus excité que les autres et pique presque une
crise d'épilepsie. Comment décrire ces assassins dont le
crâne rasé met encore plus en relief les stigmates
inquiétants d'une bestialité et d'une férocité que décuple
encore l'alcool ? Ils sont vraiment ignobles. Enfin
la sinistre farce se termine. Des camarades ont le visage
en sang. On se rhabille et on rentre aux abris.
Évidemment, pas question de transport. Un autre
gai Dimanche à Peenemünde : Le commandant s'intéresse
brusquement à nous, mais pour nous faire faire l'exercice
pendant deux heures sur la route devant la partie de
l'usine réservée aux logements des S.S. Puis il nous fait
un petit discours : - Quelques-uns de vos camarades
ont volé dans l'usine de l'alcool à brûler et du siccatif.
Ils l'ont bu. Vous allez les voir en rentrant. Que leur
exemple vous serve de leçon ! Puis cinq par cinq,
nous défilons devant une échelle où un B.V., le coiffeur
du camp, est attaché par les poings et les pieds. Il
écume, les yeux révulsés, il se contorsionne et sa tête
roule sur ses épaules. Les autres sont déjà morts, c'est
pourquoi on ne nous les donne pas en spectacle. Celui-là
le sera une heure après. C'est "Rudi-petite-poigne " le
répartiteur dont une main est atrophiée, qui nous
l'annoncera en nous distribuant la soupe. Un matin
je descends aux W.C., creusés dans la terre au milieu des
sapins. A six sur le corps d'un arbre abattu, nous
savourons quelques minutes de tranquillité. Soudain je
vois le "hibou " qui dresse une échelle contre le mur sous
l'ouverture qui donne derrière notre atelier. Le salopard
a vu qu'il ne nous aurait jamais autrement ! Il est
trop tard pour donner l'alarme, déjà il monte. Il va
trouver tous les copains endormis sur la table, ça va être
du joli. Ce n'est plus la peine de remonter là-haut, la
planque est finie. Heureux encore pour moi que je ne m'y
trouve pas. En effet mes compagnons me raconteront par la
suite la corrida que le "hibou" leur a offerte. Pour moi
je n'y échapperai quand même pas. J'erre dans les couloirs
à la recherche d'un nouvel emploi, mais par malheur je
n'ai pas pu trouver de balai, précieux instrument, pour
justifier mes déambulations. Je vois apparaître "l'oeil de
verre" ! trop tard pour échapper. Par terre sont
disséminés quelques clous rouillés. Je fais semblant de
les récupérer, mais il n'est pas dupe, et maintenu par le
collet, tournant en rond, je prends une rossée magistrale.
Puis quand il a fini, il me laisse là sans plus s'occuper
de moi. Je pensais qu'il allait m'emmener au "Straf
Kommando" (Kommando des Punis). J'ai de la chance dans mon
malheur. J'ai alors l'impression que la plupart des S.S.
ne se soucient nullement que le travail avance ou non et
que pour eux un détenu en faute est une bonne occasion de
se dérouiller un peu les membres et de satisfaire leur
haine contre tous ceux qui ne sont pas de "la race des
Seigneurs ". Finalement, j'atterris au décrottage
des briques. Assis au soleil, des malades et des blessés
légers, munis d'un marteau, débarrassent les briques
encore utilisables de leur croûte de ciment et les
empilent. C'est de tout repos, je puis y aller. Je suis
près de Roger qui a un art tout particulier pour tirer les
vers du nez à la bande de droit commun français qui ont
été envoyés avec nous ici. Pour l'instant il s'occupe de X
un tueur "qui en a trois" sur la conscience dans le civil.
Il raconte ses histoires dans un argot pittoresque.
Qu'a-t-il à craindre ici ? X possède aussi une
"maison" et compte malgré tout gagner un jour
tranquillement son pain comme tenancier d'un bistrot. Mais
attention, il a lu Nietzsche et Schopenhauer ! Un
autre jour Roger parle à Y qui, lui aussi, a quelqu'un sur
la conscience. Y se prétend aveugle depuis le
bombardement. Il est évident qu'il a été blessé à la tête
mais pour savoir s'il a vraiment été frappé de cécité,
c'est une autre histoire. En tout cas il joue fort bien
son rôle et les S.S. ou les B.V. sont dupes, c'est le
principal. On ne peut le prendre qu'ainsi (seulement, il
faut sacrifier un mégot et ils sont très rares à
Peenemünde) ; on le laisse seul dans un couloir et
l'on jette le mégot. Il s'avance en tâtonnant, puis
s'arrête non loin du mégot en question, regarde doucement
s'il n'y a personne et bondit sur le quart de gramme de
tabac qui se trouve à ses pieds. Puis il reprend sa marche
à tâtons. A Dora , il roulera encore les Boches et aura
une bonne place. Parmi les "durs", il y a aussi
Maréchal., un faux nom. Lui, c'est l'escroc élégant. A
dix-huit ans, il a fait un an de campagne en Russie avec
L.V.F., puis il a déserté. Il change de nom, entre dans la
Gestapo et se trouve muni de papiers allemands qui lui
permettent d'endosser l'uniforme d'Officier et de procéder
à de fructueuses perquisitions. Beau garçon, très calme,
il a vraiment de la classe. Je retrouve de ses nouvelles
dans France-Soir du 25 Novembre 1945. Sorti lui aussi des
K.L., il a encore une fois changé de nom et s'est trouvé
marquis. Il profite de ce titre pour empocher la dot d'une
fille à marier et accomplir encore une série ahurissante
d'escroqueries. Maintenant il est à l'ombre. Il regrettera
certainement les K.L. où lui n'a jamais été malheureux,
car il a toujours occupé une place dans le service du
ravitaillement du camp. J'exploite donc ce métier encore
quelques jours, puis un matin je suis embarqué pour le
kommando de la plage. Il ne s'agit malheureusement pas
d'aller se baigner ou de se rôtir au soleil, quoique les
plages de la Baltique soient vantées à ce point de vue.
Sur le rivage, des bombes sont tombées, endommageant les
conduites d'eau qui courent à deux mètres sous le sable.
C'est d'ailleurs pourquoi nous n'avons pas d'eau au
camp ; nous buvons le mince filet qui coule d'une
canalisation éventrée, ou, juste à côté, dans le cratère
de la bombe qui a été rempli d'eau quand le tuyau a été
crevé. Mais on dit qu'il y a des morts au fond. En tout
cas on y a déjà retrouvé un pied sectionné. C'est à un
kilomètre du camp ; on y va au pas cadencé, entouré
par des S.S. Nous passons à Peenemünde : pas une
maison qui ne soit incendiée ou rasée ! Il ne reste
absolument rien d'habitable de ce village de quinze cents
âmes. Et tout le long du chemin ce ne sont que des trous
de bombe, un tous les dix mètres environ. Arrivés à pied
d'oeuvre, il faut creuser les tranchées et en extraire les
énormes tuyaux de fonte. Nous sommes dix sur un tuyau avec
des bâtons passés en-dessous et il nous faut les porter à
deux cents mètres dans le sable mou où nos pieds nus
s'enfoncent. Le Kapo hurle et tape comme un sourd ;
c'est Reynold , l'ancien infirmier, qui s'assimile
étonnamment à ses diverses fonctions. Le travail est
éreintant. Le soir, je me traîne. Mais ma résolution me
soutient : demain ils ne me verront pas. A l'appel
des kommandos, je me glisserai dans les rangs de celui qui
travaille dans le petit atelier où ont été réunies les
machines intactes de l'usine et qui recommencent à
marcher. Comme ils n'auront pas le temps de me chercher,
ils prendront le premier venu à ma place. Pendant
tout ce temps, la situation s'est un peu améliorée ;
on a mis à notre disposition quelques abris en plus et
nous ne sommes plus qu'une trentaine par pièce ce qui est,
non pas parfait encore mais mieux quand même ; nous
pouvons au moins dormir. De temps en temps, nous avons
désinfection. Nous nous déshabillons et nous courons à
l'autre bout de l'usine jusqu'à la buanderie. Là se trouve
une baignoire remplie à moitié d'un liquide noirâtre, du
désinfectant, paraît-il. Les six cents, nous devons passer
là-dedans, à deux ou trois ensemble par récipient. Malheur
à celui qui est au-dessous ! Si affamé qu'il soit, il
aura l'appétit coupé pour un moment : les pieds
sales, les postérieurs, les plaies qui suppurent ne sont
pas particulièrement appétissants quand on doit se tremper
dans le liquide qui les a baignés. C'est pourtant comique
de voir les trois types enchevêtrés là-dedans ! Moins
comique toutefois quand c'est son tour. L'avantage
de notre abri est d'être le plus proche de celui où se
passent les distributions de vivres et où logent les
"huiles" du camp. Dès qu'il y a du rabiot, nous en sommes
les premiers avertis et c'est bien rare si chaque soir je
n'ai pas une gamelle pleine en supplément. Quand il y a
"les peluches", c'est toujours à notre abri qu'on vient
prendre des hommes. J'en suis à chaque fois. Il s'agit
d'éplucher pendant une heure les pommes de terre pour la
cuisine des S.S. Comme salaire, nous recevons du rabiot de
soupe. Pour moi c'est encore mieux : je m'installe
toujours à proximité de globes électriques posés le long
du mur et pendant que le Kapo regarde autre part, j'en
remplis subrepticement un de ces précieuses patates. C'est
au moins trois kilos de légumes qui rentrent là-dedans.
Quand il est plein, je le recouvre avec un autre globe, et
comme l'affaire se passe à l'entrée de l'abri de
l'infirmerie, le lendemain matin, je rentre carrément, je
prends mon globe comme si j'étais du "kommando électrique"
et je rejoins Bernard , un camarade de Rouen qui a
organisé un feu discret dans un coin tout à fait retiré de
l'usine. Cela nous remplit pour la journée. C'est ce que
l'on appelle "organiser". Un jour, bonne nouvelle :
"Moustache ", qui accompagne le kommando chargé de
détruire les bombes non explosées, s'en est fait éclater
une dans les jambes. Blessé seulement, il a hurlé en
appelant sa mère. Le Commandant a dit devant les détenus
qu'il était indigne d'être S.S.
Le lendemain, je rentre
au kommando de l'atelier. Le Kapo est un B.V. pas très
malin. Il me voit juste à l'appel. Je ne vais même pas au
lieu du travail. A l'aller, je disparais, toujours avec
Bernard , dans un couloir transversal. Un camarade est
prévenu de l'endroit où nous allons dormir. S'il y a un
contrôle, nous serons avertis. Nous avons élu domicile
dans une partie de l'usine où se trouvent des bacs en
céramique destinés à contenir certains produits chimiques.
Le sol est surélevé de quarante centimètres environ,
formant estrade. Cette estrade est creuse. Dans un coin,
il y a un orifice juste assez grand pour que l'on puisse
s'y glisser. A l'intérieur il fait noir et le plafond est
si bas qu'il faut ramper. Ce dortoir secret est organisé.
On y trouve des paillasses, des couvertures et même un
seau à confiture pour les besoins pressants. Dans
l'obscurité on passe sur des corps étendus : - Faites
pas tant de boucan, nom de Dieu, on va se faire
repérer ! - Ticho, bladjé, ididtch na kojki ! Je
transcris phonétiquement, sans prétention orthographique,
ce que gueulent sourdement les Russes qui sont encore plus
violents. Avant, il y avait une meilleure place. C'était
sous les transformateurs électriques. Mais un jour Miska
en a été averti et il a fait une descente avec quelques B.
V. Tous ceux qui ont été pris, ont reçu la "schlague".
C'était plus aéré ; il y avait de la paille et des
couvertures. Cela fonctionnait déjà avant le bombardement,
paraît-il. Ici, impossible d'être pris. Il y a cinq issues
dont deux seulement sont visibles. Nous avons beau jeu.
Nous n'en sortons qu'à midi pour la soupe. Dès que
celle-ci est finie, nous rappliquons et quelquefois c'est
la bagarre devant la minuscule entrée pour avoir la bonne
paillasse. Bagarre silencieuse, bien enten-du ; il ne
s'agit pas d'attirer les S.S. de surveillance dans le
secteur ! C'est inouï ce qu'on peut arriver à dormir.
Sur les dix heures que nous y passons, j'arrive à dormir
pendant huit, plus le sommeil de la nuit. Cela durera
jusqu'à la fin. De temps à autre, un coup de déveine et je
suis embarqué pour une corvée. C'est une mauvaise demi
journée à passer, car dès la pause je disparais. Je ne
puis plus tirer parti de ma blessure, car elle est bien
guérie. Michel pendant ce temps-là est toujours à
l'infirmerie. Un jour, Michel a un dérangement du foie,
qui, n'étant pas soigné, provoque une fièvre intestinale.
Au bout de quelques jours, il ne mange plus, s'affaiblit
sans cesse. Puis il ne quitte plus l'infirmerie, incapable
qu'il est de se lever. A partir de ce moment, plus moyen
pour moi de l'approcher. Plusieurs fois j'essaie d'aller
le voir. Chaque fois, l'infirmier, un Polonais, me chasse.
Je lui dis : - Je suis son cousin ; je voudrais
faire quelque chose pour lui. - Même serais-tu son père,
tu ne l'empêcherais pas d'y passer. Quelquefois, le soir,
au moment des pansements, j'arrive à pénétrer dans son
local. Il ne peut rien manger. Il vomit tout. Il ne se
rend pas compte où ça peut le mener. Quand je réussis à me
faire admettre à l'infirmerie pour la gale, il est trop
tard. Michel est déjà dans le coma et ne me reconnaît
plus. Pour qu'il ne gêne pas les autres, il est transporté
dans une salle à part. Là au moins je puis rester près de
lui. Deux jours après, le 9 Octobre, il meurt sans
souffrance, dans la nuit. Au matin, il est emporté. Ainsi
se termine la tragédie pour mon pauvre ami, enthousiaste
compagnon d'aventure, victime de l'indifférence des
infirmiers détenus. Nous comprenons tous très bien la loi
des K. L. Qui est malade ne doit compter que sur lui-même
pour s'en tirer. C'est peu pour vivre ; c'est assez
pour mourir. Trois mois seulement que nous sommes
en Allemagne et déjà Michel est mort. Et je continue seul.
Combien de temps me reste-t-il enco-re ? Et quelles
épreuves devrai-je encore traverser ? Si je m'en
tire, ma joie ne sera pas complète. Car je ne la
partagerai pas avec l'ami fidèle et confiant qui avait
rêvé avec moi de combattre sur un char de Leclerc.
Evidemment, si l'on en croit les racontars, la guerre sera
finie dans deux semaines. Vingt fois déjà on a annoncé "de
source absolument sûre" - "C'est un S.S. qui l'a dit "…
"C'est un copain qui a lu un journal" que le débarquement
a eu lieu. - Seulement, il est toujours impossible de
retrouver la tête de ligne du bobard. Et combien se
laissent prendre à ce jeu ! Aujourd'hui, ils vont
avaler tout rond une nouvelle magnifique ; demain, la
nouvelle sera démentie et le malheureux qui y a cru, sera
abattu. Les paroles de Petain me reviennent alors à
l'esprit : "Je haïs les mensonges qui nous ont fait
tant de mal". Ici vraiment ces paroles ont un sens.
Combien en ai-je observé qui se laissaient balloter de
fausses nouvelles en fausses nouvelles. Ils me faisaient
penser aux naufragés s'accrochant désespérément à des
épaves qui s'enfoncent sous leur poids. Mirage décevant
qui les abat quand il disparaît. Avec la nouvelle, leur
foyer, tout ce qui leur est cher, les réjouissances qu'ils
se promettent, tout cela leur paraît proche, presque
palpable : "Ah ! les gars ! C'est bientôt
la quille ! Et demain, quand ils s'apercevront de
leur erreur, le mirage du foyer s'effacera devant l'image
sombre des barbelés, des miradors dans la pluie, des
sentinelles en vert sombre, immobiles dans la lueur des
phares, les cris, l'envie de dormir implacable, la faim,
la boue, la merde, la Mort. J'ai vite compris que l'optimisme
béat à l'annonce de chaque "bobard", était un danger
mortel pour le détenu. Cette suite de hauts et de bas dans
le moral finit par être néfaste. Finalement, on ne croit
plus à rien ; on abandonne l'espoir. Et qui abandonne
l'espoir est perdu. J'ai toujours été plutôt pessimiste
quant à la durée de la guerre, mais je n'ai jamais perdu
l'espoir et c'est ce qui m'a sauvé à Dora et à Belsen. Toujours,
je crois avoir estimé à leur juste valeur les événements
de la guerre, parfois même au-dessous de leur valeur quand
ils étaient favorables. De sorte que je n'ai jamais eu de
déception. C'est un système comme un autre. Je n'admets de
nouvelle que lorsque je l'ai lu moi-même. A Peenemünde,
nous arrivions à avoir de temps en temps la "Pommersche
Zeitung ", et comme je comprends suffisamment l'allemand
pour déchiffrer le communiqué, je ne me fie qu'à ce que je
lis personnellement. Mais je ne suis pas exempt non plus
de quelques coups de cafard. Le jour par exemple où, à
Belsen, je lirai que les Boches commencent à expédier les
V2 sur l'Angleterre, je ne pourrai m'empêcher de faire
d'amères réflexions. Mais c'est de courte durée. J'en suis
amené à conclure qu'il existe une sorte d'instinct pour
discerner la valeur des nouvelles. Pourtant, combien peut
être déprimante et décourageante l'attitude de nos
gardiens ! Toujours la même discipline, pas un seul
instant relâchée, toujours la même férocité vis-à-vis de
nous, toujours les chants en choeur, si exaltants,
lorsqu'ils sont en groupes de marche. Les uns
disent : "Quand la fin approchera, vous verrez, ils
seront doux comme des moutons ! ". Je ne l'ai jamais
cru et j'ai eu raison : à Belsen, devant la
voiture-radio britannique, ils nous tireront encore
dessus. D'autres veulent déduire la marche de la guerre de
l'humeur des S.S. - Ça doit aller mal pour eux : ils
ont de sales gueules ! C'est quelquefois vrai, mais
généralement aucun rapport. N'oublions pas que le S.S. a
une mentalité spéciale, qu'il croira jusqu'au bout en son
Führer, qu'il considère que les défaillances ne sont que
des revers passagers, que le Reich fera un jour une
contre-attaque indubitablement victorieuse. Quand ?
Comment Avec quoi ? Il n'en sait rien, mais il en est
persuadé - crédule mystique qu'il est de la toute
puissance de Hitler. Et après tout, a-t-il tout à fait
tort ? Les V1 et les V2 vont bientôt sortir. Et
l'Allemagne travaille passionnément à la bombe atomique…
Faut-il dire aujourd'hui qu'il s'en est fallu de peu sans
doute pour que l'extraordinaire engin fut inauguré par les
nazis?
Et le vrai "tournant de la guerre"
fut peut-être bien le bombardement de Peenemünde.
Les aviateurs anglais, ce jour-là, en détruisant
de fond en comble ce laboratoire secret, en
massacrant le personnel d'études, tout en nous
épargnant presque miraculeusement, nous, les
détenus politiques, et retardant ainsi de près de
six mois la fabrication en série des "V2" ont sans
doute sauvé, sans peut-être bien s'en rendre
compte, le Monde de l'esclavage sous la dictature
hitlérienne.
Retour à Buchenwald
SOMMAIRE
Quelques jours après la mort de Michel, le
bruit court : Transport, Transport. Et cette fois-ci
c'est vrai. Un Dimanche après-midi nous embarquons dans
des wagons amenés à l'usine, et nous sommes emportés
laissant en trois mois 31 camarades morts. Cela nous
semble beaucoup, mais c'est infime auprès des hécatombes
qui nous attendent. Ce transport qui nous ramène de
Peenemünde à Buchenwald, reste un de mes moins mauvais
souvenirs de là-bas. Comme je me trouve au moment du
départ, hôte de l'infirmerie, je monte dans le wagon
réservé aux malades. Nous ne sommes que 28, plus les deux
S.S. de garde. Nous pouvons nous allonger à l'aise dans la
paille. Au départ, Max, un B.V. allemand, assez chic
pendant son service d'infirmier au camp, nous distribue à
chacun une boule de pain, 3 rations de margarine et du
saucisson. C'est normal, c'est la ration attribuée pour
tout transport. La nuit est fraîche et je m'endors la tête
sous mes couvertures. Je suis réveillé par un choc violent
sur le crâne. Inquiet, je risque un oeil : O
stupeur ! une boule de pain gît là sur ma couverture.
J'ai peine à croire que c'est pour moi. Max en distribue
ainsi une à chacun en supplément. Après quoi la fête
continue : à chacun un paquet entier de margarine et
un quart plein de confiture. D'où tout cela sort, je n'en
sais rien. Mais le principal est que nous l'ayons. Max
nous prévient : - Dépêchez-vous de manger tout cela,
car en arrivant à Buchenwald, on va vous le
confisquer ! Nous sommes déjà à Halle, à 60
kilomètres de Weimar. Le train a marché à toute allure
pendant la nuit. C'est alors une scène de goinfrerie
indescriptible. La perspective qu'une telle aubaine
pourrait nous être arrachée, décuple la capacité de notre
estomac. Heureusement qu'il y a des bidons de tisane en
quantité suffisante, sinon nous serions tous morts
d'étouffement. C'est maintenant que je voudrais les voir
mes camarades qui, aux moments de fringale, juraient de
dévorer en une heure la boule de pain sec ! Et la
confiture dont on se fait fort de manger un litre sans
difficulté ! Je finis péniblement mon quart, écoeuré
par ce goût de pétrole et de ferraille. Ne parlons pas de
la margarine, j'en ai encore des haut-le-coeur ! A
l'arrivée à Weimar, il nous reste à chacun une bonne
quantité de pain et de margarine que nous réussissons
quand même à passer. Heureusement d'ailleurs, car durant
les trente-six heures que nous séjournons à Buchenwald,
nous ne touchons rien en fait de ravitaillement. Je ne
sais pourquoi cette fois-ci, l'entrée au camp nous semble
moins triste que la première fois. Il est vrai qu'il y a
un peu de soleil et que nous avons aussi un peu pris
l'habitude. On nous envoie en quarantaine au block 61. Au
préalable nous avons été désinfectés, changés de vêtements
et nous avons touché de nouveaux numéros. C'est le 28.190
qui m'échoit. 28.000 - 14.000 égal 14.000 ! Tant
d'arrivages en trois mois ! C'est effarant. A travers
les barbelés, nous nous renseignons sur ce qui s'est passé
pendant notre absence. Il y a eu deux transports de
Compiègne au mois de Septembre. Les "20.000 et 21.000".
Une grande partie a presque aussitôt été envoyée à Dora .
- Qu'est-ce que Dora ? - Oh ! un Kommando. -
C'est bien là-bas ? - Tout ce qu'on vous souhaite,
c'est de ne pas y aller. Parce qu'habillés comme vous
l'êtes en zébra, vous êtes bons pour un transport. -
Qu'est-ce qu'on fait à Dora ? - On y creuse un
tunnel, paraît-il. - Est-ce qu'il y en a qui en
reviennent ? - Oui presque chaque jour un camion
plein de morts ! Sachant que nous sommes là, des
camarades du transport de Compiegne restés à Buchenwald,
des jeunes Rouennais, viennent voir un de leurs
compatriotes. Ce qu'ils ont bonne mine ! - Eh
qu'est-ce qui vous arrive ? Vous travaillez aux
cuisines ? - Non, à la fabrique. Mais on a reçu des
colis et des lettres. Et vous ? - Quoi, des colis et
des lettres ? Comment vos parents ont-ils eu
l'adresse ? - Mais nous avons écrit une semaine après
votre départ. - Les salauds ! Nous avons écrit une
seule fois au bout de trois mois et ça n'est même pas
parti. A part ça, comment ça va ici ? - Pas mal,
mieux qu'à Dora. Si vous y allez vous allez en baver.
Quand on se fait prendre en défaut ici c'est tout de suite
la menace : "On va t'expédier à Dora ". Et bien, ils
ont tout l'air d'accord au sujet de ce fameux kommando de
Dora. Pourvu que nous n'y allions pas. Après tout, il y a
tant d'autres kommandos, que ce serait bien une déveine si
nous tombions sur celui-là. Déjà la moitié de notre
transport a été envoyée le soir-même en kommando. Le
surlendemain c'est à nous. A cinquante par camion et
autant par remorque nous partons. Nous ne devons pas aller
loin car nous ne prenons pas le chemin de la gare. Je
crois que le chauffeur est dément. Il conduit à une allure
folle et dans les virages la carrosserie écrase les
ressorts et cogne sur le châssis. Heureusement que nous
sommes assis, sinon le camion verserait. Complètement
derrière, j'avale de la poussière en quantité. Par les
mouvements du camion je suis vite malade. J'ai envie de
vomir, sans y arriver. Devant moi, debout dans la
remorque, leurs ignobles physionomies seules dépassant du
panneau, "Miska" et "Rudi-petite-poigne" me regardent avec
des mines réjouies. Ils ont de nouveau le sourire, ils
retournent en kommando, c'est bon pour eux. Mais,
paraît-il, dans le train ils étaient tout sucre et tout
miel car dans le wagon, il n'y a plus de Kapo qui tienne
et souvent il y a des règlements de compte ; et à
l'arrivée il est plus d'un cogneur ou d'un affameur qui,
le cou violacé, est emporté au crématoire. Les S.S. ne
disent rien pour ces sortes d'affaires. Au fond c'est
toujours un de moins. Mais nous étions encore trop
nouveaux dans les K.L. pour savoir cela, sinon… Nous
passons en trombe à Erfürt Où pouvons-nous donc
aller ? On parle beaucoup de kommando de déblaiement
pour Cologne, où, paraît-il, on a le droit de manger tout
ce qu'on trouve. Mais c'est dangereux comme secteur. Enfin,
nous arrivons dans un camp étrange qui me rappelle un peu
ces campements de chercheurs d'or dans les films
américains. Au pied d'une colline sont disséminées de
petites baraques rondes à toit pointu, en carton peint.
Elles sont camouflées par des arbrisseaux fraîchement
coupés. La terre est jaune rouge. Déjà le bruit
court : "c'est Dora". Ça n'a pas l'air si
terrible ! Malgré la défense, d'ailleurs stupide, les
conversations s'engagent. - Ça va ici ? - Vous allez bien
voir. - Et la soupe ? - Plus moche qu'à Buchenwald. -
Les S.S. sont durs ? - Oui, ça dégringole toute la
journée. - Qu'est-ce qu'on fout ? - Le tunnel à
creuser et une usine à monter dedans. - Où est-il le
tunnel ? - Vous y descendrez ce soir. - On couche
dedans ? - Et comment ! Jusqu'au
soir on nous fiche la paix après nous avoir donné une
ration de pain et de margarine. Je ne puis la manger, à
cause du mal au coeur qui me tient encore après ce voyage
dans le camion-bateau.
Et quand la nuit vient, on nous
groupe, nous allons descendre au tunnel.
DORA
SOMMAIRE
Oh ! cette première vision du tunnel de
Dora ! C'est une image qui restera gravée dans mon
cerveau toujours aussi précise malgré le temps. Cette
immense porte où s'engouffrent cinq par cinq des
centaines, des milliers d'hommes, hâves, sales, aux
visages inexpressifs, tous vêtus de ces costumes à raies
grises et bleues, au bruit des galoches martelant le sol
en cadence. A l'intérieur, le tunnel s'enfonce dans la
colline. De faibles ampoules éclairent de loin en loin,
faisant luire sur les parois la mortelle humidité qui
suinte. Après un vaste tournant, je suis bloqué dans la
cohue ; une galerie perpendiculaire s'ouvre. Elle
offre l'aspect d'un tube de 20 mètres de diamètre. Elle
n'est pas encore comblée jusqu'au diamètre horizontal
comme celle où je suis en ce moment, il faut descendre au
fond par une étroite passerelle où l'on ne tient qu'à deux
de front. C'est un spectacle de cauchemar, cette file de
larves minuscules qui cheminent à perte de vue et
s'enfonce là-bas dans les ténèbres, dans la poussière et
dans la fumée de cette galerie géante vaguement éclairée
par la lumière jaune des ampoules. Est-ce de la
préhistoire ou du Jules Verne ? En avant de la
passerelle c'est pire, c'est du Dante. Ces milliers
d'êtres qui attendent depuis des heures pour passer,
crient, hurlent, se battent, s'étouffent. On est
terriblement pressé. Certains sont morts asphyxiés là.
Pour augmenter le désarroi sous prétexte de faire l'ordre,
"les Lagerschutz" abattent infatigablement leur matraque
en caoutchouc sur les crânes à droite et à gauche. Des
hurlements me font tressauter. "Platz, Platz". C'est une
patrouille de sentinelles S.S. qui s'avance. On s'étouffe
encore un peu plus pour les laisser passer. Quand ça ne va
pas assez vite, ce sont les crosses et les bottes qui
entrent en jeu ; parfois aussi les chiens. Derrière
eux la trouée se referme sauvagement. On attend facilement
là deux heures pour accéder à la passerelle, si toutefois
on peut garder sa place dans la mêlée. Tant pis pour les
faibles, ici il n'y a que la force qui compte ; ou la
débrouillardise, apanage incontesté de l'élément français.
Encore des cris stridents : Un wagon
arrive à toute vitesse, car il y a une voie ferrée dans le
tunnel, fendant la foule. Quelques détenus debout dessus
hurlent en allemand ou en russe et éclatent d'un rire béat
devant la bousculade qui précède le wagon. Derrière, une
dizaine de prisonniers poussent de toute leur force,
sachant que plus ils iront vite plus le désarroi sera
grand. Ceux d'en haut les excitent avec des cris qui
rappellent ceux des cosaques dans les steppes. A l'instar
des S.S., des B.V. bottés, coiffés du grand Mutze bleu
marine, tous Kapos, se frayent un passage avec le fameux
signal "Platz, Platz", coups de matraque à l'appui
évidemment. J'arrive enfin à la passerelle. A gauche, le
tunnel se continue et se perd dans la pénombre. En bas,
j'avance péniblement. Le sol de roc est glissant
d'humidité et il y a des flaques d'eau. Une odeur de
poudre me prend à la gorge, des détonations me
parviennent. En me retournant, j'aperçois dans un
brouillard le grouillement confus de ceux qui attendent
encore. Déjà ne me parvient plus qu'un murmure vague de ce
qu'était l'assourdissante cacophonie de tout à l'heure. Le
chemin remonte et la galerie donne dans un second tunnel
parallèle au premier. Je suis la colonne. On m'a indiqué
le block 7 comme lieu de rassemblement. En passant,
j'aperçois d'autres galeries en voie d'achèvement.
Toujours cette forme tubulaire de 20 mètres de diamètre et
au fond, dans un chaos de rochers, à la lueur d'énormes
lampes à carbure, des bagnards blancs de poussière cassent
les pierres et les chargent dans les wagonnets. Quand
maintenant je revois ce spectacle, je pense toujours à
l'insondable tristesse de notre vie de détenus. Vie sans
espoir, ou s'il en est un, si lointain, si falot. Dans
cette atmosphère de Dora où l'on se sent seul contre des
centaines d'embûches à sa vie, où chacun est un ennemi, où
il faut se défendre par des moyens pas toujours loyaux, où
le sentiment est une faiblesse, où le souvenir du passé
est funeste. Là, il ne faut penser qu'au présent, oublier
qu'on a été civilisé et utiliser toutes les facultés que
la nature vous a données pour lutter contre tous et contre
tout. Un block évoque en général l'image d'une baraque en
bois où l'on tient de 3 à 400 en moyenne. Au tunnel de
Dora, un block, c'est une galerie entière, 200 mètres de
tube dans le rocher. Ce sont 1500 à 2000 détenus qui
vivent, souffrent et meurent là-dedans. Nous sommes casés
dans d'immenses bat-flancs, ou "box", à 4 étages,
branlants sur leurs frêles armatures. Aussi sont-ils
adossés deux par deux. Cela n'empêche pas que parfois il
arrive que l'un d'eux s'affaisse et écrase dans sa chute
quelques dormeurs. Là c'est encore une belle pagaille. Des
combines impossibles pour arriver à toucher ses rations.
Les anciens eux en font leur affaire. Certains ont fait
dans les débuts des dizaines de rations "d'organisation".
Le premier jour, je ne veux pas dire le soir,
car au tunnel de Dora on ne s'aperçoit pas des changements
du ciel, je me demande comment on peut arriver à dormir.
C'est un vacarme infernal qui règne, les chefs de "box"
qui hurlent au rassemblement pour la distribution, les
Kapos qui s'enrouent avec leur "Aufstehen" ou "Stavaitsch"
(debout) suivant leur nationalité ; les poursuites
effrénées sur le plancher de voleurs de ration ; les
cris épouvantables de types recevant les 25 coups,
punition unique pour tous les méfaits petits ou
grands ; les disputes à propos de place dans les box,
de couvertures chipées, de paires de galoches disparues.
Et par-dessus tout cela le bruit assourdissant des
explosions de dynamite qui creusent de nouvelles galeries,
le tintamarre ferrailleur des pics à air comprimé, les
tamponnements éclatants des wagonnets dans le tunnel, car
quelques bâches à l'entrée du block nous séparent
seulement du tunnel et cela dure vingt-quatre heures sur
vingt-quatre. La cour des miracles est de très loin
dépassée en horrible et en sordide. Après quelques heures
d'un sommeil cent fois entrecoupé, il faut se lever. Tout
notre transport monte sur la place d'appel, là où nous
sommes arrivés la veille. Déjà nous avons revu des
camarades de Peenemünde, de ceux qui étaient partis le
soir-même de Buchenwald. C'est curieux nous sommes tous
venus ici, même les malades ou les blessés. Pas un seul
n'est resté à Buchenwald. Les autres nous ont déjà
dit : - On est tous placé à l'usine. Comme on vient
de Peenemünde et qu'on a déjà travaillé sur la V2, on a
priorité ici. Vous allez sûrement descendre aussi à
l'usine. C'est en effet ce qui se produit. Tous mes
camarades sont enrôlés dans des kommandos de tourneurs,
mécaniciens, électriciens, etc… Pour moi je commence par
me faire porter malade à cause de ma blessure au pied qui
s'est rouverte. On m'envoie à la baraque de l'infirmerie,
et de là à la section réservée aux impotents : le
"Schonung", dans une de ces bicoques rondes de 5 à 6
mètres de diamètre. Une foule d'éclopés s'y entasse. On
reste là des heures à parloter entre compatriotes, de la
guerre, du temps et surtout de recettes culinaires. On
attend patiemment l'heure de la soupe, puis celle du pain,
puis celle de la descente au tunnel. Plusieurs jours se
passent ainsi, assez calmes. En bas, au block, le soir je
retrouve mes amis rouennais: - Comment ça va le
boulot ? - C'est moche. Douze heures de travail
officiel à transporter et à placer les machines. Ensuite
on monte au camp pour manger la soupe. Encore deux heures
de perdues et avant de descendre nous coucher, les S.S.
nous embarquent pour transporter les panneaux des baraques
que l'on monte au grand camp. Des fois, ça dure trois
heures, au pas de course et à la trique avec les chiens
aux trousses. Ah ! vieux où est-il notre petit
Peenemünde ! Tu as bien fait de te faire envoyer au
Schonung. Ici on en bave ! Cinq heures de sommeil si
on peut dormir. Si le Dimanche est un jour bienvenu
et attendu, à Dora on le redoute et on l'exècre. A midi,
cessation du travail, à part quelques kommandos de
veinards qui continuent. Les autres vont sur la place
d'appel où ils doivent se ranger par carrés de 10 sur 10.
Il faut déjà une bonne heure pour que les 6.000 hommes
soient placés en ordre. C'est encore une bonne occasion de
se faire rosser si l'on est pas assez prompt pour
s'aligner. Les Kapos, Vorarbeiter, chefs de block
Lagerschutz, tous ces bandits s'en donnent à coeur joie.
Après il faut attendre les S.S. Au moins une heure à
piétiner sur place, qu'il pleuve, vente ou neige. Le vent
est particulièrement mauvais sur ce flanc de colline. En
face, à quelques kilomètres on voit se découper une
ville : Nordhausen . A gauche, dans la plaine, des
trains passent en sifflant et, puisque nous n'avons rien
d'autre à faire, tout cela nous incite à penser et à nous
souvenir. Il est très mauvais ici de penser et de se
souvenir, ici où c'est une lutte âpre pour la vie et
contre la mort que nous devons soutenir minute par minute.
Un frémissement court dans les rangs, les dos rayés se
redressent. -"Ça y est, les voilà". Enfin MM. les S.S. ont
daigné arriver. Ils sont plusieurs à compter. Ce n'est pas
un petit travail et cela dure encore une heure. Puis
grande délibération des S.S. ; quelques-uns s'en
vont, reviennent, discutent, appellent le doyen du camp.
Soudain un commandement : - Silence ! Voilà la
grande scène : On amène le chevalet, sorte de
tabouret concave dans sa partie supérieure. Suit une liste
de numéros. Quiconque s'est fait prendre en défaut pendant
la semaine par un S.S. ou s'est fait dénoncer par son
Kapo, va subir l'expiation de ses péchés. Théoriquement,
25 coups de bâton sur le postérieur. Impossible de bouger,
les chevilles sont calées par une barre de bois, le tronc
est allongé dans le creux du chevalet et les bras pendent
en avant, les poignets emprisonnés dans des menottes et
pour plus de sûreté, un S.S. appuie brutalement sa botte
sur la chaînette qui relie les bracelets. Alors arrive le
"Rouquin ", un Sous-Officier S.S. nazi enragé et sadique
de la Schlague. Vingt-cinq ans, les cheveux roux, la
figure tachée : le voyou allemand. Il arrive en moto
sur la place d'appel, virant sans sourciller dans les
rangs, histoire de s'amuser. Puis il descend, tombe la
veste, repousse son képi en arrière et prend une trique.
Un autre sous-officier S.S., beau type, très grand qui
s'occupe du contrôle à la sortie du tunnel, se met aussi
en tenue de "travail". Chacun d'un côté de la victime, ils
alternent leurs coups appliqués avec une raideur et une
précision bien germaniques. Jusqu'à 10 coups, on n'entend
que le bruit mat des bâtons sur la chair. Puis le
malheureux commence à exhaler des cris bas, contenus. Vers
les derniers coups, il pousse des hurlements affreux qui
n'ont plus rien d'humain et où se confondent les pleurs,
la rage et la douleur. Souvent il y a plus que le compte.
L'homme, hébété, est détaché et retourne en titubant vers
sa place. S'il a le malheur de tomber, il est défoncé de
coups de bottes dans le ventre, dans les côtes, dans la
figure et dans les fesses dont la chair est déjà
terriblement meurtrie. Combien en ai-je vu, le visage
boursouflé, le crâne dégoulinant de sang, se traîner
misérablement dans la célèbre boue de Dora, vers leur
place dans le rang. Et là, aucun réconfort. Parfois un ami
pour les soutenir, souvent des sarcasmes et encore des
coups. La pitié est un mot oublié et méprisable ici. Le
soir, s'il veut aller se faire soigner à l'infirmerie,
lorsqu'il baissera son pantalon, mettant à nu sa peau
bleue-noire, éclatée par endroits, l'infirmier détenu le
repoussera : - Ici on ne s'occupe que des blessés ou
des malades. Toi, tu as été schlagué. C'est défendu de te
soigner, ordre des S.S. ! C'est chaque Dimanche
ainsi, une douzaine de passages à tabac. Après cette
séance, les Kapos et Vorarbeiters sont appelés au rapport.
Alors on sait que c'est bientôt fini et l'on déforme les
rangs pour se tasser les uns contre les autres afin de se
tenir chaud. D'autres se frictionnent mutuellement le dos.
Et, en effet, peu après c'est le "Fertig" tant attendu.
Maintenant, transie de pluie, crispée de froid, toute
cette pauvre humanité engorge l'étroite sortie de la place
d'appel. Si l'on a la malchance d'avoir été placé à
l'autre extrémité de la place, c'est encore une bonne
heure passée à patauger dans la boue, cette boue atroce de
Dora, qui a parfois 20 cm d'épaisseur et qui adhère comme
du mastic. Chaque fois que l'on extrait un pied, l'appel
d'air provoque le bruit d'un gros baiser. Quelquefois
aussi, on n'entend rien et la galoche reste enlisée ;
et le flot d'hommes est trop compact pour qu'on puisse la
ramasser. On en est quitte pour continuer pieds nus. C'est
ainsi que l'on arrive à passer l'après-midi entière du
Dimanche à l'appel. Les pires dont je me souvienne sont
ceux du mois de Novembre 1943, dans la bise glacée ou la
neige fondue. Nordhausen est caché par le rideau opaque
des flocons. Les sentinelles emmitouflées jusqu'aux yeux
se protègent tant bien que mal du vent derrière des tôles
ou des panneaux de bois. C'est un peu de consolation pour
nous : - Tiens, cochon, tu en as pour quatre heures!
Ça te dégoûtera de la guerre. C'est puéril mais cela fait
plaisir. Quelquefois, il y a des agonisants ou des morts
quelques heures avant. Si on n'a pas le temps de les
enregistrer à l'infirmerie ou à la morgue, il faut les
mener à l'appel quand même. Cette séance est un véritable
cauchemar, et souvent dans la nuit du Samedi au Dimanche,
je dors à peine, torturé par la seule pensée de ce qui
nous attend l'après-midi suivant. Après
quelques jours, ma blessure va beaucoup mieux et je suis
renvoyé du Schonung. On me passe au "Lager Kommando" .
C'est le kommando qui s'occupe de toutes les corvées du
camp. Quand il fait beau, c'est une bonne place. On erre
un balai ou une pelle à la main çà-et-là dans le camp,
profitant dans quelques recoins des pâles rayons du soleil
de l'automne allemand. Les seuls à redouter sont les
Lagerschutz et le Kapo de notre kommando. C'est un
Allemand, politique ; il a travaillé chez Citroen et
parle un peu français. Nous sommes d'ailleurs préférés par
lui aux Polonais et aux Russes. Seulement, il gueule sans
arrêt ; sa grosse menace est : "Je t'envoyé à
tunnel, toi crève là-bas, ici meilleur bon air. Mais
travailler". Le matin il nous distribue le travail et nous
envoie par petits groupes accompagnés de Vorarbeiters vers
nos tâches respectives. Pour ne pas travailler il suffit
d'arriver à s'éclipser des rangs avant que le Vorarbeiter
n'ait pris votre numéro. Si l'on réussit, on est
tranquille pour la journée. A moins qu'il n'y ait une
corvée intéressante, alors on essaie de s'y
infiltrer ; il y a parfois d'excellentes occasions de
récupérer des légumes ou de la soupe à la cuisine. C'est
ainsi que je me glisse un jour dans un groupe qui creuse
un grand trou pour jeter les ordures de la cuisine et celà
juste derrière le bâtiment en question. Toute la journée
nous sommes à l'affût des patates qui tombent du bassin où
elles sont grossièrement lavées. On arrive à s'en faire
chacun 2 kg par jour. C'est un filon rêvé pour un
détenu ! Au fond du trou, nous faisons un feu de bois
et c'est ainsi que j'apprends à connaître la saveur des
pommes de terre cuites dans la cendre. Puis un
jour, comme je me fais trop remarquer par mon absence aux
travaux qui me sont assignés, je suis envoyé au tunnel. Le
Kapo du Lager Kommando me livre au Kapo du Sievers
Kommando. Ah, celui-là ! C'est un grand Polonais
arrogant et cruel. Il n'aime pas beaucoup les Français et
l'autre lui dit pour mon malheur : - Tiens,
prends-le, c'est un fainéant mais il est fort ! S'il
ne veut pas crever de froid, il sera bien forcé de
travailler. Avec de telles références, je vais être
soigné! J'essaie de m'en tirer : - Qu'est-ce que
c'est comme kommando ? - Bétonnage. - Mais je suis
mécanicien moi ! Je n'ai jamais été maçon ! -
Ferme ta gueule, on sait que tu es étudiant ! Inutile
d'insister, je me ferais rosser. Le
kommando Sievers, du nom de la firme pour laquelle il
travaille, a la réputation d'être dur. Je suis versé dans
l'un des 8 groupes de 20 hommes qui le composent. Le
Vorarbeiter est aussi Polonais. Michailowitch a vécu en
France, à Marseille. Il n'en a que de bons souvenirs. Mais
cela ne l'empêche pas de nous voler honteusement sur notre
maigre pitance. Sur les 20 litres que nous recevons, il
arrive à en tirer trois pour lui ; et rien que de
l’"épais" ! Il se garde bien de trop remuer la soupe
quand il nous sert. Ainsi les pommes de terre restent au
fond et nous avons du bouillon avec quelques rares
légumes. Ce peu de chose est énorme pour nous. Malgré
tout, les derniers qui passent approchent un peu du fond
et sont mieux servis que les premiers. Aussi, que de
petites vilenies pour passer à la fin. Un Tel a oublié sa
gamelle et arrive en retard ; mais on l'a vu en train
d'épier le moment de venir au coin de la galerie. X,
voyant qu'il va être mal servi, abandonne son tour, pris
d'un malaise subit et repassera plus tard quand ce sera
moins liquide. Aucune entente, aucune camaraderie, aucun
effort pour essayer de partager nos chances. Chacun pour
soi. Que chacun se d…, tant pis pour les autres. Nous
sommes pourtant une majorité de Français et nous pourrions
imposer notre volonté aux autres étrangers. Mais non,
c'est l'égoïsme qui règne, dans la misère. C'est triste à
dire, mais il faut le dire et cela aide un peu à
comprendre la décourageante mentalité de notre époque. Et
cela est la raison principale qui empêchera toujours une
manoeuvre sérieuse contre les Kapos et Vorarbeiters qui
nous escroquent aussi impudemment. Avec ce mince litre de
soupe il nous faut tenir douze heures de travail. Comme je
ne suis pas maçon, on m'a mis comme manoeuvre avec une
pelle et je dois durant une demi journée remuer sans arrêt
ce lourd béton qui sort de la machine et l'étaler dans les
boisages. Les premiers temps nous cimentons ainsi le sol
de la galerie 16 qui est en cul de sac. Au bout de deux
heures de travail la fumée du moteur de la bétonneuse, les
nuages de ciment qui s'élèvent des sacs, et la poussière
des explosions des mines se confondent et forment un
brouillard si dense qu'on n'y voit plus à 10 mètres.
Là-dessus l'odeur de l'essence carburée et de la poudre
nous prend à la gorge. Quels jolis poumons cela doit nous
donner ! Il y a deux services au "Sievers"
puisque l'on travaille vingt-quatre heures sur
vingt-quatre. Quand nos douze heures sont terminées, le
deuxième service vient nous remplacer et nous montons à la
soupe, quand notre service est de minuit à midi. Là-haut
nous dégustons notre bouillon et si nous avons de la
chance, nous échappons aux S.S. pour la corvée de
baraquement. Puis nous redescendons au block. Le "Sievers"
couche tout entier au block 2. Le chef de block et les
Stubés sont pour la plupart des Tchèques, bien bâtis comme
je l'ai presque toujours remarqué chez ce peuple, mais
terriblement durs pour les Français. Ce sont des rancunes
de politique internationale, paraît-il, mais j'étais trop
jeune et je n'y connais rien. Je ne me suis occupé de cela
que lorsque le Boche a été chez nous. Arrivés là, nous
nous répartissons dans les box qui ont été assignés à
notre kommando. C'est alors la bagarre pour les
couvertures. On nous en donne chacun une au départ de
Buchenwald. Mais il y a beaucoup de détenus qui les
lacèrent et s'en font des chaussettes russes, des gilets,
des cache-nez. Un grand nombre disparaît ainsi. Plus,
celles rendues inutilisables par les dysentériques. Les
seules qu'on puisse récupérer sont celles des morts.
Ensuite on essaie de dormir. Généralement j'y arrive, tant
ces douze heures sont épuisantes. J'ai déjà parlé du
remue-ménage des blocks. Ici au block 2, il y a encore
autre chose : les Stubés vérifient si tous les
dormeurs sont bien déshabillés. Celui qui est trouvé avec
son pantalon ou sa veste, reçoit une rossée. J'ai toujours
eu l'impression que c'est plus pour la rossée que pour
l'hygiène qu'ils recherchent les fautifs. Aussi chaque
nuit est-on réveillé par des gens qui vous tirent les
pieds et vous arrachent sans façon votre couverture ;
puis ayant constaté que votre tenue est réglementaire, ils
passent au suivant. On ramasse sa couverture et à la
prochaine visite, car cela arrive deux ou trois fois dans
les quelques heures de sommeil qui nous sont accordées. Une
heure avant le travail, on nous réveille à grands cris.
Les Stubés passent, frappent à droite et à gauche les
malheureux qui s'extirpent péniblement de leurs alvéoles,
qui la tête, qui le derrière le premier. On est encore
lourd de sommeil et c'est à ce moment que la fatigue se
fait le plus sentir. Ce n'est pas au grand lit de chez moi
auquel je pense alors, mais à cette misérable paillasse
sur laquelle je voudrais retourner, m'étaler et dormir,
dormir ; ne plus sentir mes jambes douloureuses, mes
paupières gonflées et cette espèce de mal de tête que
donne le manque de sommeil. Abrutis, la tête lourde, nous
nous acheminons vers le lieu du travail. Un court appel,
puis on relève le deuxième service. Et l'on recommence le
morne labeur, pelleter machinalement le béton ou le
gravier. Au moins ça ne demande pas d'effort mental, et
j'ai tout le loisir de rêvasser à des projets. Les
premières heures, la température est encore supportable,
mais à la moitié du temps le froid commence à se faire
sentir. Il faut activer le mouvement pour se réchauffer.
Entre nos maigres pelures de fibres de bois et nos maigres
carcasses, nous revêtons des sacs vides de ciment ;
un trou en haut, un à droite, et un autre à gauche, voilà
un excellent gilet, ma foi assez chaud. Seulement c'est
défendu. Pourquoi ? Je n'en sais rien. Ce papier
n'est jamais récupéré et est destiné aux wagons de
détritus. Une nuit, le "Rouquin" et son
acolyte nous bloquent dans une galerie et se mettent en
devoir de passer la main dans le dos de chacun. Il est
agréable certes de se faire passer la main dans le dos,
mais pas ainsi car il se produit un bruissement de papier
révélateur. Aussitôt c'est la correction avec une vaste
planche. Presque tout le kommando va y passer je crois, et
moi aussi. Pris d'un courage subit, je soulève alors un
énorme bloc de pierre et cassé en deux par le poids, je me
dirige vers les deux bourreaux ; les cris de la
victime actuelle ne me donnent que plus de jarret. Je
m'approche, je les croise, vont-ils m'appeler ? Non,
ils pensent que je suis un bon ouvrier et me laissent en
paix. Je m'éloigne ; là-bas dans la poussière et la
fumée des silhouettes gesticulent, des cris affreux se
font entendre. Ouf ! Le plus étonnant, c'est que le
"Rouquin" ne fait pas même ôter leur gilet à ses victimes.
C'est histoire de s'amuser un peu. Si cette fois j'y
échappe, il y a une semaine ou incontestablement j'ai la
poisse. Premier acte. Pendant le travail je
demande la permission à mon Vorarbeiter d'aller aux W.C.,
grandes cuves disposées de place en place dans les
galeries, une planche en travers ; devant tous on y
fait ses besoins. Mais cela, n'est qu'un détail. La
permission obtenue, je m'y rends assez lentement, j'en
profite pour me délasser un peu. Un S.S. de surveillance
m'aperçoit et me fait signe d'approcher : - Où
vas-tu ? - Au cabinet. - Français ? - Oui !
- Ah, ah, Français… promenade ! Il m'empoigne
violemment par le collet, me courbe en deux, relève ma
capote et m'abat 10 coups de câble électrique sur les
fesses. Je serre les dents, je souffle un peu plus fort et
ça passe. Deuxième acte. Deux jours après. Il
est interdit de porter sa capote au travail, ainsi l'on a
froid et l'on est forcé de se réchauffer en travaillant.
Le truc est d'enfiler sa capote dans son pantalon et de
mettre sa veste par-dessus. C'est ce que je fais
ordinairement. Je pellette consciencieusement lorsque je
sens qu'on tiraille mes habits par derrière. Je m'apprête
à engueuler vertement l'imbécile qui me taquine ainsi,
quand, en tournant la tête, j'aperçois un S.S. Il a déjà
sorti la moitié de ma capote hors de mon pantalon. Pas un
mot. Un Kapo, pas même celui de mon kommando, mais celui
de l'Ortief (kommando de la mine) un B. V. qui accompagne
le S.S. dans sa tournée et qui lui signale les délinquants
lorsque celui-ci ne les voit pas, me tient par la tête. Le
S.S. frappe encore avec un gummi. J'en compte 15 et c'est
très dur à supporter, car il y a par-dessous les 10
d'avant-hier. J'allais crier.
Troisième acte :
Apothéose deux jours plus tard. Au travail je m'arrête un
peu, les deux mains sur le haut de la pelle, le menton
appuyé. Arrive "la vache noire ", un petit S.S. noiraud,
réputé féroce. Ah, là là ! cette fois c'est 25 coups.
Deux Kapos me maintiennent. A partir du dixième coup, je
crie puis je hurle. Je me tords, on me remet en place et
on continue. A la fin je me détends si violemment que les
Kapos déséquilibrés me lâchent. Je reçois encore un bon
coup de pied dans le dos et le S.S. s'en va, rentrant
paisiblement sa matraque dans sa poche. Pendant un quart
d'heure je reste tremblant et grinçant convulsivement des
dents. J'exhale de temps à autre un râle : - Le
salaud… le salaud. J'en aurai pour huit jours à dormir sur
le ventre, à crier dès que l'on m'effleurera le derrière
dans les rangs. Je manquerai aussi des rabiots de soupe,
dans lesquels les bousculades sont trop violentes pour mon
"oignon en fleur" comme disent les titis parisiens. Oui,
j'ai crié aux 25 coups. Mais il y avait les autres
en-dessous et je salue bien bas celui qui pourrait subir
ce traitement sans desserrer les dents. Je salue déjà ceux
qui ont pu tenir les 25 coups seulement sans rien dire,
car il y en a eu, comme par exemple mon vieil ami de
Peenemünde, un Rouennais, André Bachelier, qui en reçut un
de plus parce qu'il était Français. Les
dernières heures de travail sont pénibles car il fait de
plus en plus froid. Le corps est vide. Depuis longtemps le
pain que nous avons touché pour quatre la veille, en
rentrant de la soupe, est digéré. Pas une goutte de jus
chaud. La cuisine en envoie pourtant, mais jamais il ne
parvient jusqu'à nous ; les Kapos en sont très
gourmands et il y en a peu. Ainsi nous absorbons pour une
journée, un litre de soupe, 350 gr. de pain, 25 gr. de
margarine et la confiture ou le saucisson en l'espace de
trois heures ! Pendant les vingt-et-une heures qui
restent, nous tournons à vide. Et les douze dernières sont
justement celles du travail. Cela une semaine sur deux.
Quand nous faisons l'autre horaire, c'est mieux
réparti : la soupe avant d'aller au travail et le
pain à la sixième heure. On dira immanquablement :
"Mais ils n'avaient qu'à garder leur pain !". Je
souris pour plusieurs raisons. La première est que nous
avons une faim terrible, que ne fait qu'exciter la soupe
par trop inconsistante et insuffisante ; il est
vraiment très dur d'avoir la faim au ventre et du pain
dans sa poche. On ne cesse de penser à ce sacré morceau de
pain ; tandis que si on l'a mangé, on n'y pense plus.
Le supplice ne vaut pas la peine à mon avis. Les
grignoteurs sont une espèce que j'ai rarement vu durer
dans mes deux années d'expérience. Une autre raison est
celle-ci : il y a de fortes chances pour qu'en vous
réveillant, réjoui à l'idée de bien casser la croûte, la
joie ne se transforme en une rage inutile : plus de
pain ! Un habile pickpocket vous l'a dérobé pendant
la nuit ! Les pickpockets se recrutent
particulièrement parmi les Ukrainiens. Ils sont
véritablement d'une habileté démoniaque. Subtiliser du
pain dans une poche est un jeu pour eux. Ils sont aussi
pratiquants du "rasoir" : ils se font des couteaux
extrêmement affilés, avec lesquels ils coupent vos poches.
Mais où tout leur génie apparaît, c'est quand il y a des
colis. Un détenu a reçu un colis. Pour dormir il l'a
enroulé dans sa culotte, puis dans sa veste, puis dans sa
capote. Le tout enfin est ligoté par une ceinture. Il dort
la tête sur ce paquet. Au réveil il ouvre son colis :
vide ! Un Ukrainien s'est glissé derrière lui et a
patiemment coupé plusieurs centimètres de vêtements, puis
l'emballage et en a silencieusement extirpé le contenu.
L'autre, l'oreille à quelques centimètres au-dessus, n'a
rien entendu. Personne alentour n'a rien vu, et le voleur
est loin. Au fait, pas tant que cela : il est
peut-être dans le box même et jouit du spectacle de la
fureur de sa victime. Quelquefois aussi le dormeur sent sa
couverture arrachée par devant. Automatiquement il se
dresse sur son séant pour rattraper son bien. Il le
rattrape en effet et se félicite de sa vigilance ;
mais en se recouchant sa tête cogne sur le bat-flanc, le
paquet de vêtements entourant le précieux colis a disparu.
Un compère dans la couchette de derrière s'est enfui avec
lui. Et voilà ! On peut dire qu'à partir du moment où
l'on a touché un colis, une dizaine de paires d'yeux vous
épient sans relâche et le moindre instant d'inattention
sera fatal. Quand il y a une panne d'électricité, c'est
alors l'attaque brutale. Plusieurs se jettent sur le
malheureux, l'assomment ou l'étranglent, et quand la
lumière se rallume, il n'y a plus qu'un pauvre type
désemparé, sanglant, qui pleure parfois. Il pense à ses
parents qui se sont privés pour lui et il se dit qu'il ne
profitera même pas de leur sacrifice. Les Ukrainiens et
les Russes ont une excuse: ils ne reçoivent jamais rien,
leur pays étant ennemi. La Croix-Rouge les ignore, et il
est dur pour ces forts mangeurs de voir toutes ces bonnes
choses mises parfois trop en évidence par les autres
étrangers. Mais cela ne risque pas de m'arriver. Je mange
tout mon pain et je ne reçois pas de colis. J'ai pu quand
même écrire une carte à mon pauvre père qui doit se
demander ce que je suis devenu depuis cinq mois. Quelle
joie j'ai ressenti lorsque j'ai pu écrire ! J'ai
senti que tout ce à quoi je pensais parfois, n'était pas
un rêve, que vraiment j'avais vécu une autre vie que celle
de bagnard, que hors de ce camp maudit quelqu'un pensait à
moi, et non pour me faire mourir. Au
travail nous sommes dirigés par des ouvriers civils
allemands : Des "meisters" et des "ingéniors". Ceux
de chez Sievers sont des brutes parfaites. Ils sont
beaucoup plus mauvais avec les détenus que ceux des
kommandos de travaux d'usine. A une telle vie, il est
difficile de n'être pas tenté de se soustraire. Aussi de
temps à autre j'arrive, profitant de certaines confusions,
à aller me cacher dans quelque coin pour me reposer. Mais
généralement il fait trop froid et il est impossible de
dormir longtemps. Aussi je me rends à l'infirmerie. C'est
une affreuse cahute bâtie à ce moment dans la grande
galerie qui conduit aux blocks. A quelques mètres, des
mines explosent, secouant les rares fioles qui se trouvent
sur la table. On attend à l'extérieur. Ce n'est pas très
éclairé, et l'on se tasse dans l'ombre. Assis dans
l'humidité, groupés par nationalité, on parle toujours de
ces mêmes choses qui nous obsèdent : la soupe et la
guerre. Que de bobards n'ai-je pas entendu dans l'ombre de
cette infirmerie ! Que de recettes souvent
imaginaires, inventées par des cerveaux délirants et des
estomacs exaspérés de faim. De temps à autre la porte
s'ouvre, jetant une clarté sur l'étrange assemblée où se
mêlent les blessés, les malades, les mourants et les
resquilleurs. De l'autre côté de la baraque, c'est la
morgue, titre bien pompeux pour ce rideau de bâche qui ne
cache même pas les corps ternes et sales qui s'y
entassent. Parfois on y porte des hommes qui vivent un
peu, mais si peu qu'ils ne valent pas la peine de s'en
occuper. Un jour j'apprends que les
tuberculeux sont bien traités en haut, au Revier. Avec un
morceau de bois taillé en pointe, je me triture la
gencive. J'entre à la visite, courbé, toussant et râlant.
- Ça ne va pas là-dedans ! dis-je en me frappant la
poitrine. J'émets un crachat sanglant. L'infirmier, un
Hollandais qui était à Peenemünde et qui me connaît, me
regarde. - Ouvre la bouche ! A peine a-t-il regardé,
que je reçois une maîtresse gifle sur le nez. Inutile
d'essayer quelque chose tant que celui-là sera de service.
Au bout de quelques heures, on revient prudemment vers son
lieu de travail et on s'arrange pour reprendre sa place
parmi les autres. Une nuit dans le block, j'entends
une jolie conversation tenue par deux jeunes Français de
seize ans environ qui couchent sous moi. Un détenu vient
les trouver et dans l'ombre : - Dites donc, les gars,
il y a une belle affaire à l'infirmerie ! Mais il ne
faut pas être dégoûté ; il y a un Italien qui vient
de claquer, il a deux bridges en or. Ça ferait de la soupe
pendant un bon bout de temps si on sait se dém… avec un
Kapo. Sans commentaire. Un mois après mon arrivée au
Sievers, je suis réputé mauvais ouvrier. Les deux petits
girons polonais du Kapo ne sont pas pour rien dans cette
réputation. Je ne peux pas les voir et je le leur fais
peut-être un peu trop sentir. Le Kapo m'a déjà dit :
- Toi je te ferai crever ! Heureusement, un jour il
change d'idée et me passe au plus mauvais kommando qui
puisse exister: le "Transport Kolonne", et celui du dehors
par-dessus le marché. On porte toute la journée dans la
neige, des briques, des planches, de la ferraille. Le soir
on est trempé et congelé. Je suis anéanti par le coup qui
m'arrive. Pour me remonter le moral, je chipe un rutabaga
gelé près de la cuisine et en le dégustant avec sa pelure
derrière un tas de briques, à l'abri de la bise, je songe
que si je reste à ce kommando, je vais crever d'ici peu.
Après tout le Kapo du Sievers me l'avait bien promis. Je
n'ai pas envie de monter toutes les baraques du nouveau
camp par un froid pareil. Il faut que j'en sorte. Le
lendemain-même je me présente à l'Arbeits Statistik. Là,
je déclare : - Je suis mécanicien-serrurier et je me
trouve dans un kommando de transport. Je désirerais
travailler dans mon métier. D'ailleurs je suis venu de
Peenemünde et mes camarades sont tous à l'usine. - Bon,
attends-là, tu vas descendre au tunnel où l'on va te faire
passer un examen ! Je n'aime pas beaucoup ce mot
d'examen. Je n'y connais rien dans la mécanique et cela va
être encore des coups sur mes fesses cette histoire-là.
Enfin, qui ne risque rien n'a rien. Nous sommes une
vingtaine à passer. On nous introduit dans une petite
pièce des bureaux de l'usine dans le couloir Zawatsky, du
nom du grand patron de Dora. Une mince paroi en planches
nous sépare de la pièce où se déroule cet examen. Chance,
on peut voir à travers les interstices, et il y a des gars
du métier avec nous. Ils m'expliquent le nom et l'usage
des outils hétéroclites qui sont disposés sur une table et
qu'un ingénieur présente aux candidats. Un Officier S.S.
préside la séance. En une demi-heure, je me bourre le
crâne de tous ces renseignements. Quand c'est mon tour,
j'entre et je réponds imperturbablement. L'interprète est
Hollandais et ne possède pas à fond le français. A un
moment, on me présente un outil que j'ignore : -
C'est un troquet. - Un… quoi ? - Ben oui, un troquet,
on appelle ça ainsi chez nous ! Après tout je ne
risque pas grand chose à lui sortir ce mot d'argot qu'il
n'a certainement jamais entendu et qui veut dire "un
café". Pas très convaincu, mais ne voulant pas paraître
ignorant, il traduit à l'ingénieur par le mot technique en
allemand. Je suis sauvé, reçu non pas avec les
félicitations du jury, mais avec une cigarette du S.S.,
une Turmac rouge s'il vous plaît. Je suis sacré
mécanicien-serrurier et le lendemain matin je suis affecté
à un kommando de radio-électricité ! Ce
nouveau kommando s'appelle le Bunemann, toujours du nom de
l'ingénieur qui préside le travail. Le Bunemann est
installé dans le hall 14. Il y fait relativement bon, et
nous avons le droit de garder notre capote car le travail
se fait assis. Le Kapo est un jeune B. V. allemand qui
était à Peenemünde avec nous. Je me fais
reconnaître : - Hein, Siegfried ! On était mieux
là-haut ! Le travail est plus amusant que fatigant.
On soude, ou on soude mal, de minuscules fils électriques
destinés à l'appareillage-radio qui commande le démarrage
de la V2. Une autre équipe s'occupe de grands tableaux
très compliqués où se rejoignent des centaines de fils.
D'autres disposent les appareils sur des panneaux en
contre-plaqué. On travaille très peu, l'usine n'est pas
encore lancée. Il y a là pas mal d'anciens de Peenemünde,
dont mon ami Roger. Lui après avoir fait du "transport
kolonne", a par un coup de chance, été versé à la place
qui lui revenait, au contrôle des gyroscopes. Ici, la
discipline est moins rigoureuse. On peut facilement aller
dormir quatre heures sur douze au block sans que nul ne
s'en aperçoive. Un jour on institue trois services au lieu
de deux, ce qui descend notre temps de travail à huit
heures. Je tombe dans le service qui fait huit heures à
seize heures. Dans celui-là nous ne sortons pas dehors
pour aller à la soupe ; on nous l'apporte au tunnel.
Nous resterons ainsi deux mois sans voir le jour car les
appels du Dimanche viennent d'être supprimés. Je me
demande d'ailleurs comment les S.S. peuvent s'y
reconnaître. Je suis certain qu'à un moment donné, ils ne
savent pas, à cent hommes près, ce qui se trouve
d'effectifs dans le tunnel. Les morts sont de plus en plus
nombreux. Chaque matin on les entasse à la sortie des
blocks. De là ils sont transportés jusqu'au hall 36 où des
croque-morts les chargent dans des brouettes en fer, deux
par deux, les pieds traînant par terre, les têtes
s'entrechoquant sur la roue. Les croque-morts touchent pas
mal de suppléments, aussi peuvent-ils se permettre ce
genre de sport qui consiste à faire la course à qui
arrivera le premier à la porte du tunnel, avec de gros
rires quand la brouette bute et se renverse. Ces
cavalcades macabres n'émeuvent plus personne depuis
longtemps. Au Bunemann nous n'avons pas de
chance, nous couchons au block 7, le premier en venant de
l'usine et nous occupons les box qui se trouvent à
l'entrée. Aussi nos places sont toujours encombrées de
malades qui ne peuvent plus se traîner et de morts. Ce
n'est pas amusant d'arriver pour dormir et d'avoir à
déménager un cadavre pour pouvoir s'allonger. Pas drôle
non plus d'entendre des nuits entières le râle crispant
des mourants poitrinaires. Un autre inconvénient, les poux.
Nous en sommes infestés. Chaque soir, c'est la chasse. On
en trouve une centaine chaque fois ; le lendemain il
y en a autant. Alors on assiste aux désinfections. Des
heures entières prises sur notre sommeil à attendre à la
porte des douches qu'on nous introduise. Puis on se
déshabille, on se fait tondre et l'on entre à la salle de
douches. Il faut d'abord passer dans un bassin d'un
mélange glacé qui dût primitivement être du désinfectant,
mais qui au bout de quelque temps est un jus noirâtre où
il faut se plonger tout entier. Devant se tient un Kapo,
une ceinture en main, qui frappe jusqu'à ce que les
réticents se soient trempés jusqu'au sommet de la tête.
Ensuite la douche chaude, hélas ! trop courte. C'est
alors qu'on voit le résultat de tant de souffrances et de
privations. Que d'effrayantes maigreurs! Les os pointent à
travers une peau plissée, desséchée, terne. C'est horrible
et dégoûtant. Ensuite, après une attente plus ou moins
longue, on nous habille avec des vêtements neufs ou passés
à l'étuve. Mais tout cela ne sert à rien. Ceux qui ne sont
pas encore passés nous transmettent aussitôt leurs
poux ; ou bien un tel qui avait un bon chandail n'a
pas voulu le perdre et l'a caché dans un coin. Il le
retrouve et retrouve aussi ses locataires. Un jour
nous nous trouvons à la veille de Noël. C'est un jour long
et triste comme tant d'autres, dans l'ahurissant rythme de
vie de Dora. On me prévient : - 28.190 tu as un colis
au block 2 ! J'y vole. J'attends à la porte du chef
de block. Enfin j'entre. Il ouvre le colis devant
moi : presque uniquement du linge. Quelques
provisions. Enfin la liaison est établie. Il y a un mois
et demi que j'ai écrit. Avec mon précieux bagage je vais
dans mon box retrouver les amis. Tout heureux je pose le
colis près de moi et je commence à bavarder gaiement avec
Bernard. De temps à autre je tourne la tête pour
surveiller le paquet. Brusquement je sursaute : il a
disparu. Il n'y a pas une minute que j'ai tourné la
tête ! Je me penche au dehors, je descends, je fais
le tour du box. Rien, pas un suspect. Rien que des
Ukrainiens qui me regardent en ricanant. Je soulève
quelques paillasses au hasard, mais sans espoir. C'est
fini, adieu colis. Je n'ai sauvé que ce que j'avais mis de
côté, un pull-over, un sac de sucre. Ce que je regrette le
plus c'est ma belle paire de moufles en peau de mouton. Je
l'aurais vendu à un Kapo du dehors et j'en aurais
certainement tiré un pain entier. Toute la nuit, je ne
décolère pas, il y a de quoi. C'est le premier et aussi le
dernier qu'on me volera, car par la suite, j'arriverai
toujours à déjouer les ruses des voleurs. Le jour
de Noël, nous travaillons comme d'habitude. Le soir quand
même, trois quarts de boule au lieu d'un quart ; on a
au moins le ventre plein. Nous songeons tristement aux
joyeuses veillées de chez nous, trop même, nous avons tous
le cafard. C'est d'ailleurs toujours ainsi. Lorsque nous
avons faim nous disons : "Ah ! si seulement on
avait assez à manger, ça irait tout seul". Et lorsqu'on
arrive à se remplir une fois, on est encore plus triste,
car c'est alors à l'insaisissable liberté qu'on pense. Il nous
arrive chaque mois un transport de mille hommes environ
pour remplacer les morts. En Janvier, l'effectif est à peu
près de 10.000 détenus à Dora, dont 6.000 au moins
travaillent au tunnel, et presque tous les morts sont de
ceux-là. Le calcul est facile, la vie normale ne doit pas
dépasser six à huit mois, à part quelques exceptions. Tous
ces convois sont des Français en général, des sacrifiés.
Tous ceux qui, à partir de cette époque, pénètrent pour la
première fois dans le tunnel doivent avoir l'impression
d'être devenus subitement les personnages d'un roman de
Wells. Dans le tunnel violemment éclairé, dès
l'entrée s'alignent à la queue-leu-leu ces gigantesques
torpilles que sont les V2, couchées sur des berceaux
roulants. Puis en avançant s'ouvre le premier hall, creusé
en profondeur de façon que les 14 mètres de hauteur des V2
puissent se dresser à l'aise. Par-dessus la frêle rambarde
où plus d'un Kapo a été poussé au cours d'une panne
d'électricité, les nouveaux venus voient se mouvoir à 10
mètres au-dessous d'eux, au pied des fusées géantes, tout
un monde vêtu aussi de rayé. Sur les côtés des voûtes
courent d'énormes tuyaux d'aération qui bifurquent à
chaque hall. Une animation extraordinaire règne, des
milliers de détenus s'affairent çà-et-là, des patrouilles
de S.S. croisent, des civils hurlent des indications, des
grues courent sur un rail accrochées au sommet des
galeries, des voitures électriques circulent en tous sens,
un train tout entier vient décharger sa marchandise et
tout cela sous les quelques cent mètres du rocher de la
colline. Le malheureux qui est depuis peu enfermé, a de
quoi certes être stupéfié et impressionné par ce
spectacle. En Janvier, il me vient sous le bras
des abcès et je dois monter au camp me faire soigner au
Revier. Malgré l'autorisation signée de l'infirmier du
tunnel, je me fais rouer de coups pour fainéantise par le
"Kapo rouge" qui a remplacé Siegfried. C'est un Allemand
détenu politique, absolument désaxé et sadique. Il frappe
méchamment à coups de pied dans le ventre et à coups de
barre ou de trique suivant ce qui lui tombe sous la main.
J'ai encore la chance de pouvoir soustraire le précieux
papier à sa fureur. Le Revier est une baraque en haut du
camp. On y accède par d'affreux bourbiers où l'on patauge
lamentablement. Une fois arrivé, on attend devant la porte
par n'importe quel temps, les fiévreux à 40° aussi bien
que les autres. Evidemment ce sont toujours les plus forts
qui repoussent les autres et s'introduisent dès que la
porte s'ouvre. Les malades, les impotents restent
plusieurs heures à grelotter dans la bise et la neige.
Quelques-uns s'affalent épuisés par terre. Ceux-là sont
ramassés et introduits d'office. Mais comme il y en a qui
abusent de cette faveur, on finit par les laisser là où
ils sont. C'est effrayant de voir ces pauvres hères
maigres et hâves, les yeux brillants de fièvre qui
emploient leurs dernières forces à agripper le voisin et
le repousser de la bonne place près de la porte
salvatrice. On y voit des dysentériques, pleins de leurs
excréments, que tous repoussent sans pitié à cause de
l'odeur qu'ils répandent, des hommes souffrant d'oedèmes
monstrueux, aux jambes surtout et parfois à la face. La
chair y est bouffie, transparente et mobile comme de la
gélatine. Avec les pneumonies ces deux maladies sont les
grandes ravageuses à Dora. Des soins ? Oui,
excellents si on a la chance à la visite d'être envoyé au
Revier, rêve de tous les détenus. Mais c'est un sur dix
qui parvient à y aller. Pour mon bonheur le médecin,
Allemand politique, après avoir tâté sans douceur les deux
oeufs de pigeon qui mûrissent sous mon bras, m'y envoie.
Avant de pénétrer dans la chambre, quelques instants
délicieux. Je suis déshabillé et baigné dans une vraie
baignoire avec de l'eau chaude. Dans la chambre 8 c'est un
médecin français qui commande ; l'infirmier est
Russe. Ici c'est un changement cent pour cent avec le
reste du camp. Tout est propre, chacun a un lit de bois,
un drap, un oreiller et un couvre-pieds. Nous sommes une
vingtaine. Beaucoup d'Italiens de ces transports de
soldats de l'armée royale qui ont été envoyés ici à
l'encontre de toutes les lois de la guerre au mois
d'Octobre. Très aimables ils me donnent des pommes de
terre bouillies du midi. Quelle aubaine ! J'en dévore
une "mütze" pleine. Ensuite je sommeille jusqu'au soir. On
nous donne le pain. "En as-tu assez ?" me demande
l'infirmier, et il m'allonge un tiers de boule en plus. La
nourriture, on ne sait plus qu'en faire ici. La soupe
sucrée est à volonté, le fromage blanc, car c'est le jour,
à discrétion. Pour les fiévreux, il y a du lait et du pain
blanc : c'est à pleurer de bonheur, mais aussi à
crever d'indigestion pour un affamé comme moi. Repu enfin,
je m'endors. Pas de poux, pas de bruit, il me semble que
je viens de retrouver la vie civile. Quel veinard, ce
docteur ! Le matin je me réveille naturellement, pour
la première fois depuis longtemps. Tout est calme. En
face, par la fenêtre je vois les arbres qui grimpent à
flanc de colline ; un rayon de soleil fait luire
leurs troncs mouillés par la neige fondue et fait fondre
la glace des branches qui tombe en gouttelettes
brillantes. Au loin, dans la brume matinale on distingue
la ville. Du camp, pas un bruit ne monte. Spectacle de
paix. Le seul beau souvenir de Dora. Et dire que tout près
d'ici des hommes meurent si misérablement, que d'autres
battent férocement leurs semblables ! Ici on est bien
soigné, dorloté presque, et demain on vous rejettera avec
la même indifférence dans la vie infernale du K.L.
Effarante incohérence des camps de concentration ! On
vous sauve de la mort pour vous jeter entre ses bras un
moment après. Peut-être cela est-il calculé par les
S.S. ! Cet aperçu de bonheur nous fait désirer plus
la liberté et mesurer mieux encore notre déchéance. Ce
matin-là, on m'opère mes abcès. Allongé sur le billard
j'observe le docteur qui apprête son bistouri. Celui-ci
est mal aiguisé et me déchire ; j'entends la chair
crisser sous la lame ; par réflexe je me dresse sur
mon séant. L'infirmier me recouche d'une violente claque
en plein visage. Je sue les dernières molécules de graisse
qui me restent. Ensuite on m'entoure le bras de ces
pansements en papier qui tiennent vingt-quatre heures à
peu près. Qu'importe, je suis bien soulagé. C'est terrible
ce que ces abcès peuvent épuiser. Fini l'hôpital ! On
m'envoie au Schonung. Il n'est plus dans les petites
baraques, mais dans un block du nouveau camp. On couche
sur de la paille à même le plancher. A ma gauche un
Français d'une quarantaine d'années, du Bunemann lui
aussi, suffoque de sa pneumonie. Il râle toute la nuit et
de l'autre côté de lui un Tchèque, calfateur à
l'infirmerie, en pleine forme, excédé, le bourre de coups
de poing pour qu'il se taise. Rien n'y fait, l'autre ne
peut déjà plus parler. On entend seulement dans sa
poitrine les glaires qui graillonnent. De temps en temps,
il regarde celui qui le frappe ainsi avec ses yeux fixes
et absents. C'est poignant. Je demande au Tchèque
d'arrêter. Il fait un geste d'impatience et prononce la
phrase rituelle : - Peuh ! Morgen
Krematorium ! Nous restons assis des journées
entières sur des tabourets, tant qu'à la fin les fesses
nous font mal ; mais nous sommes contents tout de
même de ne pas être au travail. Le gardien est un Tchèque,
Victor, qui hurle stupidement du matin au soir. Gros et
gras, c'est le type parfait du barbare arrivé à un poste
un peu supérieur. Certainement que dans son pays on ne lui
aurait jamais donné la responsabilité d'une centaine
d'hommes comme c'est le cas ici. Il s'occupe de
l'entretien de la baraque, de la soupe et de la
discipline. Pour ces divers emplois il se fait obéir à
coups de violentes gifles. Combien de fois a-t-il envoyé
rouler un malade d'une seule de ses torgnoles ! Dans
la journée nous restons ainsi sur ces tabourets à discuter
des éternels sujets : soupe, recettes, guerre. Nous
nous groupons par nations. Les Russes eux, se tassent les
uns contre les autres et dorment ainsi, sans rêves je
pense, car comment avec des physionomies aussi peu
expressives, pourraient-ils être sujets aux aventures du
songe ? Un jour un Russe me dit qu'il était de
Tachkent. Cette ville était pour moi un agglomérat de
bâtisses dans la steppe. - Il y a des tramways et des
cinémas ! me dit-il. Cela me laissa songeur. Je dois
dire justement que j'ai rencontré des Russes aux traits
extraordinairement fins et d'une valeur intellectuelle
supérieure. Les Italiens, eux aussi, se groupent
pour parler. Et en écoutant leur langue si musicale, je
pense à leur pays, au soleil si chaud là-bas qui alanguit
les hommes, mais qui leur ôte l'envie de se dépenser dans
des aventures belliqueuses comme les Germains. Si étrange
cela paraisse, une attirance involontaire se produit entre
les Italiens et nous. Au milieu des Germains, des Slaves
et des Asiates, les deux peuples latins dont ces races
heurtent par tant de côtés les sentiments et l'esprit,
retrouvent dans leur contact les marques indéfectibles de
leur civilisation commune. A cette époque du début de Janvier
1944, le régime de Dora s'améliore. Nous touchons une
boule pour trois, le paquet de margarine d'une livre pour
quatorze tous les jours et la soupe s'épaissit. En plus,
trois cigarettes de tabac russe et une bouteille d'eau
minérale italienne. Mais nous ne touchons guère celle-ci,
car les Kapos et autres tyrans se l'approprient en partie.
Depuis quelque temps nous touchons le soir "le thé rhumé".
Je ne sais si c'est du vrai thé et du vrai rhum, mais il
embaume et il enivre. J'en ai fait l'expérience, et par
deux fois même lorsque je fus de corvée pour aller
chercher les bouteillons à l'entrée du tunnel. Dans une
petite galerie vers le hall 39, les porteurs s'arrêtaient
tous et buvaient à gamelle pleine cette chaleur sucrée et
parfumée, si rare là-bas. D'autre part, le tunnel est
devenu une usine souterraine, aérée, plus confortable. La
boule de pain étant pour trois, nous employons maintenant,
pour le partage, des balances, fabriquées par nous-mêmes.
Une tige de fer, deux ficelles à chaque bout auxquelles
sont attachés deux clous, une chaînette au milieu et voilà
l'outil qui réglera au gramme près tout incident possible
entre un Russe, un Hollandais et un Italien. Si la
quantité a augmenté, la qualité en a pâti et le pain que
nous touchons maintenant est acide. Mais, il n'en traîne
pas une miette. Il règne à cette époque une pagaille
extraordinaire : plus d'appel, des nouveaux arrivants
sans arrêt, énormément de morts dont quelques-uns restent
plusieurs jours avant d'être enregistrés, des malades qui
montent au camp, des guéris qui en redescendent. Le
contrôle se relâche, et les malins en profitent. Il existe
un véritable maquis à l'intérieur du camp. Des bandes
organisées de pillards, qui n'appartiennent même plus à
des kommandos, qui trouvent suffisamment de nourriture par
leurs rapines pour s'en passer, errent dans le tunnel. Une
bonne partie du temps, ils dorment dans les blocks.
Oh ! ils sont peu, mais terriblement actifs. Aux
heures de distribution, ils se lèvent et vont à leurs
affaires. Le pain est apporté du dehors dans
des sacs, à dos d'homme, à raison de vingt pains par sac.
C'est une longue colonne qui s'avance ainsi dans les
galeries, dûment escortée par des Stube, matraque en main
pour écarter ceux qui veulent s'approcher. S'il y a une
panne d'électricité, on entend aussitôt des cris, des
bruits d'étoffe déchirée, des galopades. Les Stube
frappent les ombres qui passent à leur portée. Quand la
lumière s'est faite de nouveau, il n'y a plus que des sacs
éventrés dont le contenu a parfois entièrement disparu et
que des porteurs apparemment éplorés ramassent (certains
sauront bien où retrouver une unité de leur fardeau). Les
Stube rageurs regroupent la colonne et essaient de
rattraper quelque fuyard à la traîne. Qu'importe, une
autre corvée ira chercher du pain au wagon et le soir
chacun aura quand même sa ration. Les S.S. pourraient être
rosses et nous laisser nous débrouiller avec ce qui reste.
Mais non, ils donnent toujours ce qui manque. Peut-être
ont-ils une sympathie obscure pour les pillards,
reconnaissant là des méthodes qui leur sont chères,
quoique plus "scientifiques" en pays occupé. Evidemment
cet incident ne se produit pas tous les jours. Outre
ces rapts de pain qui, comme je l'ai dit, ne peuvent être
trop fréquents, il y a l'"Organisation" de la soupe. Dans
un endroit peu fréquenté, les pillards attendent des
porteurs de bidons isolés. S'il n'y a personne en vue, les
deux porteurs sont attaqués et remplacés, et le bidon part
vers une destination qui n'était pas prévue. Il y a
des coups plus osés encore et qui portent moins préjudice
aux camarades. C'est en haut, au camp, à la distribution
devant la cuisine. Chaque kommando envoie une corvée
d'hommes accompagnés d'un Vorarbeiter pour chercher sa
soupe. Le scribouillard de la cuisine a un tableau avec
les effectifs de tous les kommandos du camp et les raye au
fur et à mesure. Il faut repérer l'heure à laquelle monte
l'équipe du kommando X, par exemple, savoir son effectif
et se procurer un brassard de Vorarbeiter. On va chercher
la soupe du kommando X vingt minutes avant lui. C'est
tout. Pas de contrôle. Mon ami de Peenemünde, Alex
Beaumont, qui était le scribouillard en question en sait
quelque chose. Que de fois il a eu maille à partir avec le
véritable kommando ! Finalement il faut en convenir,
ils ont été joués tous deux. Et on donne la soupe quand
même. Au camp, il y a aussi les spectaculaires
attaques des charrettes de rutabagas ! Un paysan
allemand conduit son cheval et, debout sur le tas de
légumes, un Kapo botté et armé d'une trique redoutable
assomme sans pitié ceux qui s'approchent de la voiture
pour chiper quelque chose. Les Russes sont indomptables.
Sous une averse de coups, ils avancent quand même et se
retirent sanglants et couverts de bosses, mais avec un
rutabaga sous leur capote. Ceux-là sont les isolés. Voyons
maintenant le travail d'équipe ; car il faut le
reconnaître, les Russes s'organisent et s'entendent
merveilleusement pour des coups pareils. Avec les
Français, inutile d'essayer. Pourtant il n'y a rien de
déshonorant dans cette affaire puisqu'elle ne porte
préjudice à personne. Il y a assez de rutabagas à la
cuisine et dans les silos. Il n'en a jamais manqué, y
eut-il dix voitures détroussées dans une seule journée.
Donc les Russes suivent la voiture à distance respectueuse
et attendent le moment où elle gravit une pente. Deux ou
trois sacrifiés se précipitent alors à l'avant du chariot
pour chiper des rutabagas ; le Kapo évidemment se
déplace pour les repousser. Pendant qu'il est occupé à les
rosser, un compère arrive par-derrière, tire le panneau de
la charrette et la moitié du contenu se déverse par terre.
Aussitôt, c'est la ruée des complices et de ceux qui se
trouvent aux alentours. On assiste alors à des bagarres
sauvages pour la possession d'un malheureux rutabaga tout
boueux. Cet incident est une belle aubaine pour les Kapos,
Vorarbeiter et Lagerschutz qui sont dans les parages. Ils
accourent au plus vite et matraquent à qui mieux mieux
dans la mêlée. Mais cela n'empêchera pas les Russes de
recommencer à la prochaine occasion. Pendant
quelque temps, je reste au Schonung. Puis je redescends au
tunnel. Entre temps le kommando a encore augmenté ;
nous sommes bientôt 70 par équipe et il n'y a plus de
travail. Je passe ainsi le plus clair de mon temps à
dormir au block. J'ai un camarade de cellule de Bordeaux,
un petit gars de Choisy, Félix, qui imite remarquablement
l'écriture et la signature de l'infirmier et qui nous fait
des billets donnant droit à un ou deux jours de repos au
block. Des talents pareils ne sont pas à laisser perdre
ici où il faut tout faire pour échapper à la vie normale
qui est calculée pour nous faire crever au bout de
quelques mois. C'est bien aussi l'avis de Félix. Le
malheureux qui est trop poltron pour s'aventurer à quitter
le travail et à aller dormir ou rechercher une aubaine et
qui suit le règlement d'un bout à l'autre de la journée,
me fait penser au mouton inexorablement acheminé vers
l'abattoir. Evidemment, j'ai connu des camarades qui ont
toujours été présents au travail et qui en sont quand même
sortis. Mais alors c'est qu'ils avaient un emploi facile
et peu fatigant, et ils sont la minorité. Ici et dans tous
les autres camps, il faut être le plus possible hors de la
loi. C'est la logique même. On ne risque pas pis qu'à la
suivre puisqu'elle est faite pour nous exterminer. Avec nos
faux billets, nous avons quelquefois de désagréables
mécomptes. Il arrive que, lorsque nous voulons toucher
notre soupe au block 6 où elle est distribuée aux porteurs
de ces bons, l'infirmier est là qui contrôle. C'est
parfois un certain Français que ceux de Dora connaissent
bien. - Tu es un salopard, mon camarade, c'est un
faux ! glapit-il. Il faut alors déguerpir car ça peut
être la bastonnade. Qu'est-ce que ça peut lui faire,
puisqu'il y a toujours deux ou trois fois trop de soupe
ici. Souvent des Français vraiment malades se sont vus
claquer la porte de l'infirmerie au nez avec ces
paroles : - Tu es un farceur ! Ab ! mon
camarade. Ab, qui se prononce Ap en allemand, est une
particule marquant la séparation qui a pris le sens
courant de "fous le camp". Nous connaissons tous "mon
camarade" au tunnel de Dora, et nous nous en souviendrons,
s'il y a lieu. De temps à autre quand même, je vais
au travail, surtout lorsque je reçois un colis. Il y a
souvent des nouilles ou des haricots et ce sont des
denrées presque impossibles à faire cuire ici. C'est
encore un avantage de mon kommando d'avoir sur ma table
une prise électrique, théoriquement destinée à alimenter
le réchaud où fond l'étain qui sert à la soudure. A chaque
place il y a un tiroir. Dans ce tiroir, réservé à
l'outillage, je place une gamelle remplie d'eau dans
laquelle je plonge mon "électrolyse", appareil fait de
deux plaques de métal isolées et branchées chacune sur un
des pôles de la prise électrique. Tous les prisonniers
connaissant le truc, tout le kommando fait ainsi
tranquillement sa popote. Quand ça fume trop, on retire un
moment la prise. Manoeuvre semblable à l'approche d'un
ingénieur. Les Meister, eux, s'en moquent et pour les
entretenir dans leur indifférence, on passe de temps à
autre sur un coin de leur table ou dans leur armoire une
"Delikatesse" issue d'un colis français. Les S.S., nous
nous en moquons. Le travail que nous faisons les dépasse,
et ils n'osent s'aventurer à nous frapper. Le mieux est de
ne pas les regarder et de continuer à tripoter stérilement
nos immuables fils. Evidemment à la fin de la journée nous
avons produit quelque chose, mais il est vraiment
impossible d'en faire moins. A force de faire bouillir de
l'eau dans les tiroirs, la vapeur a gondolé le bois et il
n'y a plus moyen de les fermer. Il faut alors les raboter.
Les Meister affolés nous préviennent que si un ingénieur
où les S.S. découvrent cela, nous n'y coupons pas de la
pendaison pour "sabotage". Ils ont encore plus la frousse
que nous. Une de mes occupations est aussi la
fabrication de couteaux. Avec des lames de scies à métaux,
dont je m'empresse de faire disparaître les dentelures à
la meule électrique (car c'est encore un cas de
"sabotage"). Ensuite, avec toutes les machines dont nous
disposons, perceuse, riveteuse, etc., j'ai vite fait
d'obtenir un couteau affilé. Le tout est de ne pas être
pris. Je fais aussi quelques balances. Les Russes, eux,
ont la manie des boîtes. Là se borne mon activité au
Bunemann. Un jour où j'ai fabriqué dans les
huit heures de travail : un couteau, une cuillère et
une balance, un ingénieur m'appelle et me donne un
papier : - Tiens, va chercher ça au magasin
d'outillage ! Dix minutes après je rapporte une
dizaine de limes. Il me dit alors : - Aujourd'hui il
y a du pain supplémentaire pour les bons ouvriers. Comme
tu as bien travaillé, donne-moi ton numéro, je vais t'en
faire toucher. Ce sont des choses qui ne se refusent pas,
n'est-ce pas ? Peu de temps après, je suis repris
par des abcès encore sous le bras. J'en ai quatre à la
file qui me forcent à tenir le bras presque horizontal. On
ne m'envoie pas à l'hôpital, cette fois, mais après
m'avoir opéré, toujours avec la même douceur, on me laisse
encore pour quelques jours au Schonung, qui est maintenant
au block 15. Et je passe encore une semaine à me remplir
de soupe au rutabaga ou à l'orge décortiqué. Seulement on
meurt de soif. Défense de boire de l'eau, because :
la dysenterie. Alors avec de la soupe, on achète des
bouteilles d'eau minérale à ceux qui travaillent dans le
camp et qui en chipent au dépôt près de la cantine. Le
trafic se fait par la fenêtre, et comme on ne peut pas
facilement sortir de la baraque, il y en a qui recapsulent
habilement la bouteille après l'avoir remplie d'eau pure.
Je suis même tombé un jour sur un Polonais qui, lui, avait
uriné dedans. Dans la chambre des blessés, on
finit par reconnaître pas mal de "piliers", ceux qui
entretiennent leurs blessures ou qui les provoquent. Le
moindre bobo peut devenir un filon de plusieurs semaines
si on sait le tremper dans toutes les saletés possibles.
On peut aussi se faire venir de magnifiques phlegmons de
la manière suivante : prendre du fil et une aiguille,
passer ce fil dans une dent gâtée ou dans des excréments.
Enfiler alors quelques centimètres de ce fil sous la peau
de l'avant-bras. Couper le fil aux deux extrémités et
laisser mûrir. Je connais un Rouennais, Jules Bellabas,
qui a si bien enduit ses plaies aux jambes de pâte à
souder, que quatre mois après la libération, il marchait
encore péniblement. Bachelier, dont j'ai déjà parlé,
faisait ceci, mais plus tard. Pour se faire accorder deux
jours de repos comme dysentérique, il faut montrer les
preuves tangibles de sa maladie. Lui va trouver les
véritables malades avec un récipient et leur demande de
faire une fois ce qu'ils font couramment trente fois par
jour. Et il obtient ainsi son bon de repos. Mais il lui
arrive aussi parfois de ne pas trouver de sujet. Il fait
alors lui-même un ersatz de selles dysentériques en
délayant ses excréments et de l'urine. Ces détails
auxquels personne ne prêtait attention là-bas, choquent
certainement un peu ceux qui n'y sont pas habitués, et
ceux-ci pensent qu'il n'est peut-être pas utile d'en
parler. Il le faut pourtant, car ce sont des choses qui
nous permettaient d'arracher quelques bribes de sursis à
la mort qui nous fauchait immanquablement si nous
épuisions notre reste de forces au travail. Bellabas et
Bachelier, eux, s'en sont tirés, et ne l'ont dû qu'à
eux-mêmes. Par la fenêtre du Schonung, on voit
l'arrivée des wagonnets qui viennent d'en bas, à la sortie
du tunnel, chargés de morts. Une petite locomotive à
gas-oil les tire. Quelquefois un wagonnet se décroche,
dévale la rampe et culbute avec son chargement dans une
courbe. Non loin de nous le convoi s'arrête et les
cadavres sont transportés jusqu'à un petit cabanon à côté
du Revier. Là ils attendent jusqu'à trois jours que le
camion vienne les prendre pour les emmener à Buchenwald .
Il y en a une centaine à chaque fois, les uns gris de
poussière d'avoir été traînés sur le sol du tunnel,
d'autres violets et verts de décomposition ; tous
affreusement maigres. On passerait une main ouverte entre
le haut de leurs cuisses et leur derrière tiendrait "dans
le creux de la main" suivant l'expression consacrée. Le
Boche qui conduit le camion regarde tout cela d'un oeil
indifférent "Toujours ça de moins", doit-il penser.
Presque tous les cadavres ont les yeux ouverts, agrandis
encore par la maigreur de la face. Souvent aussi, ils ont
les lèvres retroussées ce qui les rend plus effrayants
encore. Effrayants pour d'autres que nous du moins. Il est
arrivé une fois une aventure au conducteur du camion. Dans
un virage trop brusque à Nordhausen, une des ridelles a
cassé et les corps ont tous été projetés sur la chaussée.
Emoi de la population. On a envoyé tout de suite un
kommando de détenus pour réparer l'incident. Le soir
nous n'avons pas à sortir pour l'appel, tandis que ceux
qui couchent au camp, doivent tous les soirs rester une ou
deux heures dans la nuit après les douze heures de
terrassement ou de "Transport Kolonne" dans le froid et la
gadoue. Dans la tiédeur de la baraque, je ne me souviens
plus si j'avais encore de la pitié pour les plaindre ou si
je me félicitais d'être si bien tombé. Peut-être vaut-il
mieux ne pas s'en souvenir. On meurt bien plus au tunnel que
dehors. Mais j'aime mieux être au tunnel, j'ai
l'impression que jamais je ne pourrais m'habituer au
froid ; et je pense avoir toujours assez de chance
pour échapper au travail. Pourtant ce n'est pas enviable
de voir sortir l'impressionnant défilé qui débouche à midi
du tunnel pour aller manger la soupe au camp ! Cinq
par cinq, blancs comme des linges du manque d'air, de
lumière et de nourriture, mal rasés, crasseux, (car il n'y
a toujours pas d'eau au tunnel ; on se débarbouille
au hasard d'une conduite crevée) vêtus de loques grises et
bleues qui les rendent encore plus pitoyables. Ils portent
tous la gamelle en bandoulière et la traînent avec eux
partout ; car il n'y a pas de place pour la poser.
Nous n'avons pas un coin personnel ; rien n'est
vraiment à nous. A la soupe, on trouve une épaisse couche
de poussière au fond. Le soir elle sert d'oreiller. Pauvre
vieille gamelle si sordidement récurée à chaque
distribution ! Quand, venant du Schonung, je
redescends au tunnel, nous avons encore changé de Kapo.
C'est maintenant un ancien Vorarbeiter, un petit rouquin,
Allemand B. V., fainéant comme une larve, mais qui
comprend que les autres le soient aussi et c'est cela le
principal. Je crois qu'il est là pour marché noir.
Aussitôt je retourne voir Félix et je continue à exploiter
les "repos au block". Le Kapo n'est pas dupe, mais lorsque
j'ai un colis, je lui fais cadeau d'un petit rien qui
l'enchante et lui donne plus d'indulgence envers moi. Je
viens au kommando juste pour toucher mes rations, et je
suis bien servi car c'est lui-même qui me donne les
portions ; il sait les élargir quand c'est possible.
Tout ce repos supplémentaire me permet, deux fois par
semaine quand il y a de la soupe, le soir, d'aller monter
la garde à l'entrée du tunnel où se fait la distribution
aux kommandos. Vers deux heures du matin, tout est fini et
il reste toujours quelques bidons en trop. Les
répartiteurs ne savent qu'en faire et la donnent à ceux
qui se trouvent là. Nous sommes très peu d'initiés à la
combine. On arrive à obtenir deux à trois litres chacun.
Cela vaut la peine d'attendre.
Un soir, arrive un
transport de "bleus" ; nous appelons ainsi les
nouveaux arrivants à cause de leurs vêtements encore neufs
dont les rayures bleues ne sont pas encore passées. Nous
les interrogeons : - Les nouvelles, les
nouvelles ? Eux, ahuris par le spectacle qui s'offre
à leurs yeux, nous répondent en regardant de tous
côtés : - Ne vous en faites pas, les gars, les Russes
avancent à fond ; les Anglais bombardent les villes
tant que ça peut ; le débarquement devrait être fait,
on l'attend d'un moment à l'autre. - Ah ! oui ?
Depuis combien êtes-vous arrêtés ? - Un mois… - Deux
mois… Bon alors ça va, nous reparlerons de tout cela dans
un mois. Nous commençons à les connaître, les nouveaux. A
chaque transport, ce sont les mêmes boniments. Et les mois
passent, les camarades sont emportés en fumée dans le ciel
de Buchenwald et nous continuons à lutter contre la mort,
avec un si faible espoir, dans notre immense prison
souterraine. Et ce sont encore les vieux lapins qui
tiennent le mieux le coup. Les "13.000", les "20.000", les
"21.000". Il est vrai que, de nos Transports, sont déjà
morts ceux qui ne pouvaient supporter le régime. Et encore
les nouveaux n'auront pas à connaître le temps du quart de
boule, des douze heures de travail et des baraques à
monter, car maintenant le camp est à peu près terminé. Et
après les quinze jours prévus pendant lesquels nous aurons
vaguement espéré, sans y croire, nous reverrons les mêmes
hommes, ayant déjà perdu leur confiance, désorientés par
cette vie, dont beaucoup se sentiront perdus et
abandonneront lâchement la vie et l'espoir, eux qui
prétendaient nous l'apporter, sans courage pour lutter,
dépassés par les lois sauvages de Dora C'est
ainsi qu'un soir, allongé dans un box au troisième étage,
je regarde goguenard les nouveaux s'installer dans l'autre
moitié du box. J'imagine déjà tout à l'heure les
Ukrainiens silencieux se glissant de bleu en bleu et leur
faisant dextrement les poches ou le traversin pour
s'approprier leur casse-croûte. Je les préviens : -
Faites attention, même sous la tête, vous vous ferez voler
votre pain. Mettez-le dans votre chemise, à même la peau
et boutonnez vos habits ! - Penses-tu, le premier qui
y vient, je lui casse la tête. - Bon, je ne sais rien, je
suis un c… Et c'est malheureusement moi qui aurai raison.
A l'arrivée de ces Transports, les Ukrainiens
n'en dorment pas : c'est une aubaine pour eux, du
travail facile et qui rapporte. Soudain, en face de moi,
s'installe un nouveau dont la physionomie ne m'est pas
étrangère. Je cherche à lui ôter ses habits et son calot
de bagnard et à lui redonner des cheveux et une tenue
civile. Lui me dévisage aussi d'un air intrigué : -
D'où es-tu ? - D'Evreux ; ! - Moi aussi.
Comment t'appelles-tu ? - Je suis Gouju. C'est donc
bien Marcel Gouju du prestigieux réseau "Buckmaster" M…
alors ! C'est un compatriote avec lequel j'ai eu
affaire dans la Résistance quelque temps avant d'être
arrêté. Lui m'avait bien conseillé de ne pas partir. Mais,
quand même, je sentais bien que le sol brûlait à Evreux.
D'ailleurs pour confirmer mes pressentiments, il m'annonce
que toute l'équipe du lycée, le groupe "La Chapelle", a
été arrêté en Juin dernier, deux mois après moi. La
Chapelle, condamné à mort, les autres déportés
vraisemblablement. J'ai encore plus de raisons de ne rien
regretter. Je suis heureux de retrouver enfin quelqu'un
que j'ai connu dehors. C'est la preuve que le passé auquel
je pense de temps à autre, a quand même bien existé. Nous
en sommes à un tel degré d'hébétude que nous nous
demandons parfois si nous n'avons pas toujours vécu cette
vie là. Nous parlons longuement. Je le mets au courant des
us et coutumes de la petite république dans laquelle il
vient d'entrer. Heureusement pour lui, il va tomber dans
un excellent kommando, le "Kontrolle Scherrer". Cette
rencontre avec Gouju me reporte aux temps libres de
l'espoir. Non, je ne regrette pas d'être parti pour la
seconde fois. Je regrette seulement d'avoir échoué presque
au départ. Alors qu'en Octobre 1940, à seize ans et demi,
parti de Chaumont avec 800 francs dans ma poche, à l'insu
de mon père, j'avais réussi à gagner Marseille, Alger,
Oran, Casablanca . Arrêté et incarcéré dans une prison
d'enfants, évadé, encore arrêté, encore évadé, j'avais
réussi à atteindre la frontière du Maroc espagnol quand je
fus encore arrêté. J'avais été alors adopté comme un fils
par Me Poinsignon, Avocat à Oran. Mon père était venu me
rejoindre en Juillet 1941. Mais, ne trouvant pas de
complicités pour gagner Tanger, nous étions rentrés à
Evreux en Septembre 1941 - un an avant le débarquement des
Américains à Oran. Alors ! j'avais échoué presque au
but. De temps à autre, on nous fait assister à des
pendaisons pour sabotage. Il en faut peu pour être
condamné, la dénonciation d'un Kapo suffit. Il est très
facile de se débarrasser de quelqu'un qui vous déplait
ici ! Sans enquête on vous met la corde au cou. Je
dois d'ailleurs m'expliquer sur le "on". Les S.S. poussent
le raffinement jusqu'à faire exécuter les détenus par
notre doyen de camp. Celui-ci est un Allemand détenu
politique, une véritable brute. Il était à Buchenwald chef
d'un block de B. V. ; c'est tout dire. Nous le
surnommons : le boxeur. La première fois qu'on l'a
mis devant la tâche à accomplir, il a refusé net et a été
déchu de sa place. Un B. V. moins scrupuleux est venu le
remplacer et les pendaisons suivent leur cours normal. Au
début, elles se font sur la place d'appel a des potences.
Puis dans le tunnel de la façon suivante : on
approche deux de ces grues électriques qui courent sous
les voûtes, on suspend aux deux crochets une poutrelle
munie du nombre de cordes nécessaires, on cravate les
malheureux et d'une pression sur chaque commutateur, les
grues enlèvent sans effort leur chargement. Vers
Février, il me prend l'envie de m'évader. Déjà
quelques-uns ont réussi par le train de marchandises qui
rentre et sort chaque jour dans le tunnel. Dans cette
intention, j'achète, contre des rations de pain, une
combinaison de travail à un Italien. En outre, j'ai un
foulard, de bonnes chaussures en cuir que j'ai reçues dans
un colis et un béret. Il me faut encore de l'argent. En
attendant, comme je ne puis trimballer perpétuellement mon
paquet (il est interdit de porter avec soi ses colis, il
faut les déposer au block ou au lieu de travail) je le
confie à un camarade du kommando qui a le courage et la
bêtise de rester au travail. En attendant je cherche des
marks, et je repère le système de fouille à la sortie du
train. Quelquefois il est très sérieux, quelquefois, il ne
l'est pas. Il suffit d'avoir de la chance et je pense en
avoir. Puis un jour, le camarade en question me dit: - Tu
sais on m'a volé ton colis. Pourtant je l'avais aux pieds,
je me demande comment ils ont fait ! J'en suis
étourdi. Et je rage de penser que l'imbécile qui l'a pris
croyant que c'était des victuailles, l'aura jeté dans un
coin. Je comptais tellement dessus ! Je ne me faisais
aucune illusion sur les difficultés, mais je pensais aussi
à la joie de retrouver la maison et tout ce que cela peut
signifier pour le pauvre hère que je suis devenu. A partir
de ce moment, je me sens plus las, je n'ai plus envie de
lutter. De plus on nous a remis les douze heures de
travail et les hommes tombent comme des mouches. On en
trouve dans tous les coins, mourant d'une langueur étrange
dans laquelle personne n'arrive à reconnaître les
symptômes d'une maladie ordinaire. La dysenterie fait
aussi beaucoup de mal ; l'eau glacée du tunnel dans
les intestins vides en est la grande responsable. Une nuit
j'entends qu'on m'appelle dans le box : -
Michel ; ! Michel ! Dans un demi somme, je
me lève, je descends et je regarde dans le bat-flanc du
dessous où viennent toujours se nicher les mourants. Je
reconnais avec peine mon camarade de Compiegne, Weber qui,
atrocement maigre, nu sous une couverture trouée et pleine
d'excréments, les yeux fous m'expliquent péniblement car
il a la bouche complètement sèche : - J'ai la
chiasse… depuis huit jours. J'ai soif…, soif. Va me
chercher de l'eau ! - Mais non, mon vieux Bernard, tu
sais bien que si tu bois, tu es foutu. Résiste encore un
peu, ça va passer. Tu reverras Rouen, la Normandie, les
pommiers, tu boiras du cidre à plein bol. Seulement si tu
bois maintenant, tu ne reverras jamais plus tout cela. Il
reste un moment les yeux fixes, cherchant à comprendre ou
à imaginer ce que je viens de lui dire. Puis il grimace,
repris par sa torture. - Dis Michel, va me chercher de
l'eau, vas-y, tu es un bon copain, toi, les autres sont
tous des salauds, ils me battent parce que je sens
mauvais. Il tend vers moi sa face exsanguë et sale. Puis
il délire : - Tu sais, Dédé (Bachelier) ; a
voulu s'évader, mais les S.S. l'ont aperçu, il en a
étranglé un et il se cache dans le tunnel. Il faut
l'aider ! Il bondit hors de sa place et s'élance tout
nu dans les galeries. Impossible de le trouver. Je ne l'ai
jamais revu. On a dit qu'il était parti avec le Transport
de malades pour Lublin . Je l'espère pour lui. Toutes
ces choses ne sont pas faites pour me regonfler. Déjà le
convoi de Juin 1943 qui est venu presque en entier à Dora
est bien décimé. Je demande un jour à Beaumont qui
travaille aux statistiques combien nous restons. - 60 ou
70 ! me dit-il. Avec les quelques-uns qui sont restés
à Buchenwald, on peut compter 100. Cela fait 90 % de morts
en six mois ! Maintenant chaque soir j'ai la
fièvre et de vrais bons de repos. Quelquefois j'ai 40° et
mon appétit s'en va. Le matin, je ne suis guère mieux,
mais malgré mon papier, je ne puis rester au block car
"Harry Baur", toujours le même qu'à Peenemünde, fait le
vide à sept heures dans son block. Armé d'une barre de
bois de deux mètres à peu près, il bondit au quatrième
étage des box, déloge les dormeurs attardés et matraque
les traînards. Beaucoup préfèrent se jeter délibérément du
haut (3,50 m.) espérant un bon atterrissage, que
d'affronter le terrible chef de block et les immanquables
blessures que leur causeront les coups. Les malades ont le
même traitement. Quand il trouve un mort, il prend deux
hommes au hasard et, sous une averse de coups, le leur
fait transporter jusqu'à la porte. Alors, il faut aller
dans un autre block en attendant que l'orage soit passé. Le soir,
je me sens les jambes fatiguées et le visage en feu. Je
perds complètement l'appétit et je bois de plus en plus
l'eau que l'on recueille à une fuite du tuyau qui passe
dans la galerie devant le block. J'échange mon pain pour
des bouteilles d'eau minérale, trop abattu pour en
"organiser" tout seul. Puis la dysenterie me prend. Je
faiblis à une vitesse effrayante. En quelques jours je
suis méconnaissable, complètement vidé. Je me traîne une
dernière fois au kommando prévenir le Kapo que je vais me
faire évacuer au camp. Sans rien dire, il me considère et
doit penser : "Celui-là aussi va y passer". Je reste
encore quelques jours dans les blocks ; je
n'appartiens plus à rien, mon Kapo me croit en haut. Je ne
touche plus mes rations, mais ça m'est égal, je n'ai pas
faim, seulement soif, atrocement soif. Et si je bois, un
quart d'heure après j'évacue intégralement ce que j'ai
absorbé. Je fais appeler Gouju, mon compatriote, au box où
je gis. Il vient et c'est un bonheur inestimable qui
m'emplit de voir près de moi cet ami des beaux jours, qui
ira porter fidèlement à mon père mes dernières paroles et
mes dernières pensées ; consolation immense que
beaucoup n'ont pas eu, morts isolés dans quelque baraque
de ces camps maudits, au milieu d'inconnus indifférents. -
Mon vieux, je vais me faire évacuer le plus vite possible
là-haut. Au moins je serai un peu soigné. Si je reste en
bas, je vais crever. Je crois bien que ce coup ci, ça y
est, c'est fini pour moi. Je n'en ai plus pour
longtemps ! Six mois à Dora, c'est déjà beau. Il ne
faut pas en demander trop ! Je vous souhaite d'en
sortir et si moi je n'en reviens pas, je compte sur vous
pour aller voir mon père. Oh ! je sais ce que vous
allez me dire ! Non, ce n'est pas la peine. Je ne me
fais pas d'illusions. Ce n'est pas à moi qu'il faut en
raconter. Je sais trop bien comment ça se passe ! Mon
camarade essaie quand même de m'encourager. Puis il s'en
va, l'air gêné. Lui aussi, il me l'a avoué au retour,
pense à ce moment que je n'en ai plus pour longtemps.
Cherchant même de mes nouvelles un mois après, il alla
voir mon Kapo et lui demanda ce que j'étais devenu.
L'autre, après avoir cherché dans son registre,
répondit : - Fliecx… mort le 27 Mars 1944. On ne
pouvait pas être plus sûr de mon trépas, et il l'annonça à
quelques personnes en rentrant au pays. Heureusement mon
père n'en sut rien ! Et je lui dis amicalement
après : - Il vaut mieux qu'il en ait été ainsi plutôt
que le contraire ! C'est sur un brancard que l'on me
transporte du tunnel au camp. Je pourrais à la rigueur
marcher, mais pendant la nuit un Français du kommando m'a
emprunté mes galoches et bien que je lui ai spécifié que
j'en aurais besoin le lendemain pour monter au Revier, il
a oublié (?) de me les rendre ; et je n'ai plus la
force d'en chercher d'autres. Le Vorarbeiter des
brancardiers est un Français, il a pitié de moi. Sinon,
j'aurais fait tout le chemin pieds nus. Arrivé là-haut,
j'espère un peu qu'on va m'envoyer à l'hôpital. Mais non,
on me juge encore trop bien portant ; il faut être
agonisant maintenant pour y rentrer. On m'expédie encore
au Schonung, à la salle réservée aux dysentériques. C'est
Victor qui m'emmène : - Ah ! Fliecx, tu te fais
monter à la visite en brancard, cochon, et tu peux
marcher ! Mais, attends, avec la tête que tu as, tu
ne vas pas tarder à aller en camion à Buchenwald! Je suis
trop occupé à garder mon équilibre pour relever ces
ignobles paroles. D'ailleurs, c'est monnaie courante ici,
et je n'y gagnerais que des coups. Enfin j'arrive. On me
fait déshabiller et l'on me passe dans la salle
"Scheiserei". D'abord une odeur infecte me prend à la
gorge, puis je fais quelques pas. De tous côtés, allongés
sur des paillasses dégoûtantes, des squelettes sur
lesquels se plisse une peau gris sale. Quelques mauvaises
couvertures puantes les recouvrent. Presque plus de place
libre. On me désigne un espace entre deux corps. Je tire
un peu de couverture à droite et à gauche et je m'étends
sur la repoussante paillasse. Après un moment, on ne
s'aperçoit plus de l'odeur qui règne ici. On s'habitue
même aux couvertures. Nous sommes serrés comme des
sardines là-dedans ! Je n'ai pas encore vu mes deux
voisins. Ils n'ont pas sorti la tête de dessous leurs
couvertures lorsque je me suis installé. Leurs
respirations ne sont pas même perceptibles. Il y a de quoi
se demander s'ils ne sont pas morts. Curieusement je
découvre l'un d'eux. Il sort de sa léthargie et son visage
exsanguë sourit vaguement, reflétant je ne sais quel rêve
étrange qui l'anime intérieurement. Il n'y a pas de doute,
il va mourir sous peu, demain peut-être. Déjà il n'est
plus de ce monde. Entrevoit-il déjà le bonheur d'une vie
future pour être si calme et si souriant devant la
mort ? Le soir, dans la salle des blessés,
on distribue du café sucré chaud. Contre du pain, j'en
échange trois quarts pleins que j'avale. "Bouillant comme
cela, ça ne pourra pas me faire de mal" me dis-je.
Raisonnement de malade qui trouve toujours une bonne
raison pour faire ce qui lui est défendu. Aussi la nuit je
n'ai pas le temps de me lever et d'aller aux W.C. que,
incapable de commander à mes muscles relâchés, je souille
ma place et pas mal de voisins. Le lendemain, je suis
vraiment mal. Au matin on emporte mes deux voisins morts.
Le Russe qui a charge de notre salle, passe ainsi chaque
matin une bonne heure à la recherche des morts de la nuit.
J'en profite pour augmenter mon capital de couvertures et
d'oreillers. Puis je tombe à mon tour dans la torpeur qui
semble annihiler tous les malades ici. Dans un demi
sommeil, je fais des rêves confus où se mêlent ma maison,
les miens et puis la sensation de la mort, pas effrayante
du tout. Je me sens mourir d'inanition sans avoir faim, je
sens que je suis au seuil d'un univers inconnu qui me
semble démesuré, avec la même conformation que la place
d'appel mais si distendue… On ne voit presque plus les
piquets de clôture ; et je suis tout seul là-dedans.
Derrière moi il y a la baraque du Schonung avec mon corps
que le Russe n'a pas encore trouvé. Et puis par-dessus la
baraque, loin dans le ciel, je vois mon père vieux de
douleur et d'attente vaine. Lui qui s'est consacré à moi
depuis la mort de ma mère avec un amour à toute épreuve et
moi qui ne lui ai causé que des déceptions ! J'aurais
voulu au moins lui prouver qu'il y a quelque chose de bon
en moi, ne pas mourir en lui laissant de l'amertume. C'est
la seule chose qui m'attriste. Le reste ? Moi ?
Ça m'est bien égal. Quelle bonne occasion de mourir tout
doucement, sans m'en apercevoir, comme mes voisins ce
matin. Ils ne s'en sont pas même rendus compte. C'est
mourir de sa belle mort ! Peut-être regretterai-je un
jour de n'en avoir pas fini aussi simplement. C'est
certainement la pensée de mon père qui m'a donné à ce
moment-là le sursaut d'énergie et la volonté de vivre qui
m'ont aidé à en sortir. Brusquement je me redresse sur mon
séant et je hurle :- Mais ouvrez donc les fenêtres.
Ça pue là-dedans. Vous tenez donc tous à crever ! A la
soupe je me force et j'avale péniblement ce qui doit me
soutenir. Je prends même du rabiot. Le pain, il n'y a rien
à faire, je ne puis en manger un décigramme tant ma bouche
est sèche. J'ai une soif horrible. Quand je vais aux W.C.
dans la pièce à côté, flottant dans ma chemise, j'en
profite pour me mettre la tête sous le robinet et me
rincer la bouche de cette eau fraîche, si tentante. Il n'y
a qu'un petit mouvement de gorge à faire et elle coulera
délicieusement… mais non, c'est la mort qui rentrera dans
mes intestins avec cette eau maudite qui en a tué tant
déjà. De me passer ainsi la nuque sous l'eau apaise un peu
ma fièvre. Un quart d'heure au plus. Pour me donner du
courage, il y a devant la porte le tas de morts où parfois
on voit un bras remuer. Combien de jours je reste ainsi au
Schonung, je ne sais plus, de trois à huit jours, je
suppose. On parle beaucoup d'un Transport de malades qui
doit partir incessamment. Ici dans la baraque, c'est
comble, les malades s'entassent, les blessés aussi. Je
reçois encore un colis. Peut-être me sauve-t-il, car je
suis à bout de forces. Je réussis à manger un pot de
confiture de coings, un de miel et à boire un flacon de
sirop. Le reste a dû m'être volé. Puis un
jour on nous distribue des habits rayés et nous sortons
tous du Schonung. Je titube jusqu'à la baraque où sont
installés les lavabos (enfin !). Nous sommes un
millier environ là-dedans. Un millier de concurrents pour
une nouvelle épreuve, dont je suis l'un des plus
handicapés. Là sont amenés les malades du Schonung, ceux
du Revier qu'on descend en brancard et d'autres qui
viennent du tunnel. La baraque est séparée en deux dans le
sens de la longueur. D'un côté, la fosse d'aisances et sur
un mur les urinoirs ; de l'autre, de grandes vasques
en grès où l'eau coule. On distribue du café. Je ne puis
en avoir. Ma soif est intolérable. Le coiffeur qui opère
ici se sert de café pour tremper son blaireau. Par
derrière je le lui chipe et je bois tout : café,
mousse de savon et poils de barbe. Il me voit et me
flanque une rossée. Je m'écroule dans les urinoirs et je
m'y endors. Dans la nuit, je me réveille et je m'aperçois
que je suis enduit du goudron qui recouvre le mur. Je
cherche une autre place pour finir la nuit. Enfin, je
finis par échouer dans une des vasques et jusqu'au matin
je remplis ma gamelle d'eau et je me rince la bouche. Je
fais ce manège peut-être vingt ou vingt-cinq fois et des
dizaines de litres d'eau me passent dans la bouche sans
que j'en avale une goutte. Mon égarement de la veille avec
le café du coiffeur, s'il ne m'est pas fatal, sera le
dernier. Je ne dois plus boire. Mes voisins
m'engueulent : - Ah ! dis, tu nous em… à
godailler comme ça. Fous-nous la paix ! Dans
l'après-midi on nous donne du pain, de la margarine et du
pâté de tête. Je mange péniblement le pâté ; pour le
reste inutile d'essayer. Puis on nous fait sortir. Dans un
rêve brouillé je descends l'allée du camp. Quel étrange
défilé devons-nous faire ! Le chef de camp et toute
la bande de B. V. qui l'entoure, s'en tiennent les
côtes : - Nach sanatorium !… nous crient-ils au
passage en s'esclaffant. Plaisanterie sinistre dans leur
bouche. Il faut s'attendre au pire. En bas, à la voie
ferrée des wagons sont ouverts. On me hisse dedans.
Instinctivement je me traîne dans un coin et j'attends,
amorphe, ce qui arrivera.
Belsen
Le mouroir
SOMMAIRE
Le voyage ? Je ne sais plus combien de
temps il a duré. Un jour, je crois. Je me souviens
vaguement du départ : des ombres qui se disputent
pour la distribution du ravitaillement, de la soif, de la
tinette tout près, d'un mourant qui roule sur moi en
divaguant. C'est tout. Je suis complètement "dans le
cirage". Cependant ma dysenterie s'est un peu calmée. A
l'arrivée, nous sommes dans une halte en pleine campagne.
Alentour, des prairies vertes qu'encadrent des forêts de
pins. Un officier S.S. sur le quai, très grand, noir, avec
une petite moustache à la Hitler, surveille le
débarquement d'un air hautain. Un camion nous emmène,
tassés comme des harengs. J'ai l'impression de faire vingt
kilomètres alors que nous n'en faisons en réalité que
trois. Puis nous entrons dans un camp. Les incidents de
l'arrivée m'échappent en grande partie. Cependant quelques
rares images me sont restées. On nous fait rentrer dans
une enceinte entourée de barbelés dans lesquels sont
engagés des roseaux formant ainsi un écran qui empêche les
communications avec l'extérieur. A l'intérieur quatre
baraques nous sont réservées. Qu'y a-t-il dans le reste du
camp qui s'étend à perte de vue, à gauche de
l'allée ? Longtemps nous l'ignorerons. Je me
retrouve dans la première baraque. Au fond se trouvent
quelques lits à deux étages. J'ai la chance d'en avoir
un ; il me faut peu après le partager avec un autre
malade, dysentérique lui aussi. Les premiers jours que je
passe dans ce camp sont restés un souvenir vague, mais
entouré d'une extraordinaire ambiance. Il me semble que
jamais je n'ai frôlé et je ne frôlerai la mort de si près
et pendant si longtemps. Je me rappelle cela comme un rêve
étrange où je flottais loin des choses qui m'entouraient.
De faiblesse, j'étais sourd, et je percevais les bruits de
la vie comme à travers de l'ouate. Je descendais toujours
le dernier pour les distributions, n'entendant pas les
Stube appeler. De mon lit, je vois par la fenêtre
l'étroite place d'appel où l'on nous chasse sans rime ni
raison, dans le froid, selon le bon plaisir de la brute de
chef de block qui nous commande. Combien je me sens
misérable alors ! grelottant, comptant chaque minute
de ce supplice qui dure parfois des heures. Comme la mort
m'apparaît effrayante à ce moment et comme je regrette le
Schonung de Dora où elle paraissait si douce ! Ma
voix est chevrotante, quand j'appelle mon ami Roger, qui,
lui aussi, est venu ici pour dysenterie, pour lui donner
ma soupe. Je parle comme un vieillard et le son que
j'émets me parvient si lointain, si faible que j'ai
l'impression que quelque chose de moi est déjà parti.
Pendant ces terribles heures où nous devons rester dehors,
je m'affale doucement le long de la baraque, incapable de
me tenir sur mes jambes. Ainsi isolé il fait froid. Les
autres eux, se tiennent serrés, en tas formant "la boule".
Là au moins on a chaud, mais il faut pouvoir se tenir
debout. Sur cette place d'appel, certaines limites nous
sont fixées : ne pas s'approcher des barbelés, et se
tenir à plus de deux mètres des baraques. Pour faire
respecter ces ordonnances, il y a un Polonais qui
deviendra plus tard le "Kapo 1". Il nous tient à lui seul
à sa merci avec une trique de deux mètres. Quand une rage
sans raison le prend, il avance avec une attitude de
détraqué mental, crispant spasmodiquement les mâchoires et
bavant. Il fait refluer notre misérable troupeau d'un
point à l'autre de la place. Gare aux derniers ! Il
m'a une fois envoyé rouler à terre d'un tel coup sur le
bras, que je le pensai cassé. Au sein de la mêlée des cris
de rage s'élèvent : - Il faut tous lui tomber dessus
et l'étrangler ! hurle un brave. Mais tous se
défilent au plus vite, le brave y compris. Tout compte
fait, c'est moins dangereux. Notre déficience physique
nous réduit à un état de passivité complète. Du haut du
mirador, la sentinelle émerveillée admire le travail du
dompteur. Quand enfin on nous donne le droit de rentrer,
c'est un raz de marée qui déferle vers les portes.
Incapable de courir, j'avance péniblement dans une
atmosphère élastique posant maladroitement un pied devant
l'autre. Au block, je me hâte de me coucher avec l'autre
malade. Les deux couvertures ne sont pas assez épaisses
pour nous réchauffer. Nous enfonçons la tête dessous. Mais
il est impossible de se reposer, car nous sommes
perpétuellement angoissés : quand va-t-on nous
rejeter dehors ? Cette seule pensée nous fait battre
le coeur. Si ma dysenterie se calme un peu,
j'ai toujours une soif horrible. Tout mon corps est
déshydraté et réclame du liquide. Or, si je bois, je sais
que l'on m'emmènera quelques jours après dans une
couverture, comme cela arrive à tant ici depuis l'arrivée.
Parfois une sorte de délire me prend. Je revois avec une
netteté prodigieuse, exactement comme si je m'y trouvais,
tous ces petits bistrots de campagne où je m'arrêtais
lorsque j'allais en vélo à la chasse aux tracts d'avions
ou au ravitaillement, et que j'avais trop chaud. Je revois
la quantité de boisson que j'y ai absorbée et la somme que
j'ai payée. Et je regrette amèrement de n'avoir pas bu
encore plus de ce bon cidre si frais, si désaltérant. Je
voudrais encore me noyer le visage dans une cuve comme je
l'ai fait, une fois, dans une distillerie du Calvados et
boire, boire jusqu'à ce que le ventre me fasse mal. Cette
seule pensée me retient : "Michel, si tu bois ici de
l'eau, tu ne rentreras jamais en Normandie. Tandis que si
tu tiens le coup, tu verras un peu ces bolées dans les
caves de tes fermiers ! Tu en boiras tout ton saoul,
autant que tu peux en désirer maintenant". Je vois des
montagnes de pommes, les hommes qui s'affairent autour du
pressoir, et le jus nouveau qui coule et qui bouillonne
dans le baquet. Un tic affreux que j'ai pris depuis que
j'ai si soif, me défigure. Je retrousse ma lèvre
supérieure en découvrant mes dents, cherchant à faire
fonctionner ainsi les glandes et venir la salive. Avec mon
camarade de lit nous parlons sous les couvertures - D'où
es-tu toi ? - De Belfort, et toi ? - D'Evreux en
Normandie (puis repris par mon obsession), il y a des
pommes et du cidre. Et chez toi qu'est-ce que l'on
boit ? - De la bière. Mais nous avons de l'eau-de-vie
de mirabelle, fameuse ! - Ah ! oui… de la
mirabelle… j'en ai bu en Alsace, c'est bon. Oh ! En
Alsace qu'est-ce que j'ai bu comme bière ! De grandes
chopes, dont trois me rendaient ivre. Qu'est-ce que je ne
donnerais pas pour en avoir une maintenant ! Les
conversations ne durent pas plus longtemps, car je suis
sourd et il lui faut crier. Quant à moi, ça me dessèche
encore un peu plus la bouche.
Je mange toujours
difficilement, bien que le pain soit meilleur qu'à Dora.
Ce doit être du pain civil. J'en grignote trempé dans du
café. La soupe consiste en deux pommes de terre bouillies
et un demi litre de rutabagas en sauce. Les rutabagas et
la sauce étant néfastes, je les échange contre deux pommes
de terre. Quelques jours après l'arrivée, on
nous distribue des numéros, en suivant l'ordre
alphabétique des noms. De ma voix chevrotante, je donne le
mien au S.S. Il me regarde d'un drôle d'air qui me fait
penser que le crématoire est un asile proche pour moi à
son idée. Je reçois un carton vert avec un chiffre :
217. Est-ce le bon ? La suite l'a heureusement
démontré. Le lendemain ( je le suppose, car ma mémoire me
fait défaut pendant cette période) nous allons aux
douches. Deux souvenirs : Le premier, le coup de pied
d'un sous-officier S.S. dans le bas de la jambe droite
parce que je ne marche pas assez vite. J'en porte encore
les marques. Pendant dix mois cette plaie suppurera sans
vouloir guérir. Plus tard je saurai le nom de ce
S.S. : Müller, ancien agent de la Gestapo au
Luxembourg, qui attrapera le typhus et sera évacué du camp
juste avant l'arrivée des Anglais, échappant ainsi, du
moins provisoirement je l'espère, à la justice qui devrait
le mener sur le même banc que Kramer au procès de
Lunebourg . L'autre souvenir est moins grave. J'ai emporté
tout mon pain avec moi aux douches et je l'abandonne sur
un banc car il m'embarrasse. Le prendra qui voudra, moi je
ne puis le manger. Je le regretterai plus tard, tout ce
pain, il y a là les rations de plusieurs jours. Peu à peu
je reprends du poil de la bête. Ce n'est pas encore
épatant, mais il y a un bon signe : ma surdité n'est
plus que chronique. Mes intestins sont encore faibles.
J'envie aux latrines ceux qui émettent des bruits sonores,
conscients de leur supériorité au milieu de tous ces
"chiasseux". J'envie même ceux qui arrivent à uriner
normalement, car moi je ne peux satisfaire cette envie
sans que mes boyaux ne manifestent eux aussi un besoin
incoercible d'évacuer leur contenu. C'est triste d'en être
là. Il n'y a rien pour se soigner ici. Le seul moyen est
d'arriver à se procurer du charbon de bois. J'en vois
certains qui avalent péniblement les résidus du poêle du
chef de block. Ils ont la figure toute barbouillée de
noir. Je n'ai pas envie de les imiter, non par
coquetterie, mais à cause de la soif que ça exaspère. Mon
camarade de lit est mort au milieu de ses excréments. Cela
sent atrocement mauvais : le cadavre, absolument.
Avec peine, après que les Stube l'ont descendu dans une
couverture, je retourne la paillasse. De cette façon
l'odeur est moins forte. Un Ukrainien s'installe aussitôt
à sa place et commence à vouloir faire la loi en prenant
la plus grande partie de la couchette. C'est presque la
bagarre. Enfin il se calme, voyant que je suis plus
vaillant qu'il n'aurait cru. - Bladje, zehn Tage,
krematorium ! (P…, dans dix jours tu seras au
crématoire !). Je lui réponds en bon français :
- Pourri, tu crèveras avant moi ! - Pisda,
Fransouski ! fait encore le Russe menaçant. - Le
Fransouski, il t'em… C'est sur ces deux réparties
traditionnelles entre Français et Russes, du moins en
K.L., que se termine l'altercation. Voilà les gentillesses
que l'on échange ici. C'est macabre et grotesque à la
fois. Pour mon malheur, je suis entouré de ses
compatriotes qui me mènent la vie dure ; je suis
forcé d'évacuer. Roger m'invite à venir près de lui dans
les premiers lits à l'entrée du block. Là j'ai une
couchette pour moi tout seul, et je puis me reposer. Au
bout de quelques jours, je suis presque rétabli, si tant
est qu'on puisse l'être jamais dans ce milieu d'éternels
malades. C'est incompréhensible, je ne mange pourtant pas
grand chose et je n'ai absorbé aucun médicament. Puis
l'appétit revient et je m'aperçois que l'on crève
terriblement de faim ici. La ration normalement allouée
est déjà faible : la boule de pain carrée allemande
pour dix, matin et soir. Ce sont les Stube qui nous la
coupent. Aussi, au lieu de faire dix parts dans un pain,
ils en font 13 ou 14. C'est autant de gagné pour eux. Pour
la soupe, nous avons droit à une certaine quantité. Qu'on
en donne un peu moins à chacun des 250 hommes du block et
la douzaine de Stube et le chef de block, Bruno, peuvent
s'empiffrer plusieurs litres par jour. Nous sommes volés
d'une manière odieuse. Devant nous, Bruno en servant la
soupe retire les rares morceaux de viande qu'il aperçoit
et écume la pellicule de graisse qui surnage. De plus il
ne remue pas le contenu du bouteillon, de sorte que toutes
les pommes de terre restent au fond. Ce fond, il le fait
transvider dans un bouteillon spécial qui lui est réservé
ainsi qu'à ses Stube. Il est admis que ceux qui
travaillent et s'occupent du service du block, ont droit à
plus que nous, mais pas dans de telles proportions. Pour les
réclamations trois cas se présentent : 1° Au chef de
block. C'est immédiatement une averse de coups. Je ne
compte pas les injures, et les brimades ultérieures :
petite portion à la distribution, pillage des colis, etc.
2° Aller voir le doyen du camp. Généralement il n'y peut
rien et lorsque ça se sait, on est amené chez le chef de
block où, couché sur un banc, on reçoit une schlague de 25
coups au moins. Plus les brimades plus haut citées. 3° En
faire part à un S.S. quand il vient dans notre section. Il
fait une inspection dans les placards des Stube et ne
trouve rien, ces derniers ayant toujours pris leurs
précautions. Alors cette fois, ce sont les coups jusqu'à
ce que mort s'ensuive. Peut-être pas le premier jour, mais
trois jours après on est sûr de se trouver dans la pièce
de l'infirmerie réservée aux clients du crématoire. Après
quelques essais, il nous est bien démontré qu'il n'y a
rien à faire et qu'il faut nous résigner à mourir de faim.
Et je pense alors que je viens d'avoir vingt
ans, le 25 Mars dernier, au pire moment. Papa m'avait
promis une belle fête pour mes vingt ans ! Pauvre
papa ! Une dizaine de jours après notre
arrivée, nous sommes à la veille de Pâques. Il fait du
soleil et nous sommes allongés sur la terre sablonneuse,
propre à la lande de Lunebourg dans laquelle se trouve
placé le camp de Bergen Belsen . Nous sommes près de 500
ainsi, tous habillés "zebra". Soudain des vrombissements
de moteur nous font lever la tête : 4 avions à double
fuselage évoluent au-dessus de nous. Rapidement ils
descendent à très basse altitude. Des rafales crépitent,
venues de terre ou des appareils nous ne savons pas ;
en tout cas ce sont des amis. A un moment ils passent à
cinquante mètres au-dessus de notre baraque. - Les
Américains ! J'ai vu l'étoile blanche ! hurlent
quelques-uns. Tous nous sommes terriblement émus par
l'insigne entrevu sur les fugitives carlingues. Un peu
inquiets aussi. Le bombardement de Peenemünde me revient
désagréablement à l'esprit. Ces avions ne préparent-ils
pas un raid pour une des nuits suivantes ? De tous
côtés maintenant on entend les mitrailleuses lourdes
allemandes. Cependant les Américains continuent à circuler
comme si rien n'était, mitraillant çà-et-là ce qui leur
semble suspect. Brusquement, deux d'entre eux se détachent
et piquent dans notre direction. Aucun doute, ils ont
aperçu quelque chose à détruire : "C'est le mirador"
pensai-je. A vingt mètres de hauteur, le premier, dont je
vois le pilote, envoie une rafale déchirante. Devant moi,
la terre gicle, des corps se recroquevillent. Mais déjà le
second avion pique. Cette fois c'est pour mon coin.
Non ! Il se redresse après nous avoir rasés. Le
mitrailleur a dû s'apercevoir à temps de la méprise. C'est
leur dernier tour, encore quelques pétarades espacées,
puis plus rien. Déjà la masse des hommes qui n'ont pas été
touchés, se hâte comme elle peut vers les baraques.
Stupidement, je les suis et je m'enfile par une fenêtre.
Un moment après je ressors. Grande animation dehors, près
d'un camion, des bouteillons de soupe sont abandonnés et
c'est la curée. A pleine gamelle nous plongeons dedans.
Elle est bien liquide, mais quand même ! L'émotion
m'a mis en appétit et j'en avale deux gamelles rases. Puis
je me rends sur la place d'appel. Une quarantaine de morts
et de blessés gisent là. L'un d'eux a la cuisse sectionnée
et l'os dentelé apparaît au milieu de la chair. Le sang au
lieu de jaillir rouge, coule lentement, noirâtre, effet
probant de la sous-alimentation. Plus loin une tête
fracassée dont le sang s'infiltre dans le sable. De toutes
ces souffrances, pas un cri ne s'élève. Seulement quelques
râles sourds. On transporte les blessés vers l'infirmerie
qui ne dispose que de deux sortes de pommades et d'une
quantité limitée de bandes en papier. Pas de Docteur.
Seuls quelques B. V., infirmiers improvisés, enroulent à
tort et à travers les pansements ; quelques minutes
après le sang les a déjà traversés. La salle de
l'infirmerie est bondée de blessés. Ils sont deux par
couchette. Aucun d'eux ne survivra, les hémorragies étant
épuisantes dans l'état où nous nous trouvons. Roger, lui,
avait la tête sur la jambe d'un Russe. Une balle ou un
obus de petit calibre a sectionné la jambe du Russe. Roger
s'en tire avec un petit éclat dans le cuir chevelu et un
violent mal de tête. La fin de journée est plutôt triste.
Ils nous ont sonné de drôles cloches de Pâques ! Déjà
les cafardeux expriment leur opinion : - Vous allez
voir, ils vont revenir, on y passera tous ! Des
imbéciles aussi : - Ce sont les Boches qui ont fait
le coup. Ils ont peint leurs avions comme ça pour faire
croire que ce sont les Américains. - Abruti ! Tu
crois que s'ils veulent nous faire crever, ils ont besoin
d'une pareille mise en scène ? C'est bien trop de
dérangement pour eux. Et puis s'ils veulent entraîner
leurs pilotes, ils ne camoufleront pas leurs avions, ils
se foutent pas mal de notre opinion. C'est une méprise et
voilà tout. Le fait va être signalé à leur base, et après
renseignements, ils se rendront compte, et notre camp sera
repéré, nous n'aurons plus jamais d'ennuis. Par contre,
d'autres tirent des conclusions en rapport avec leurs
désirs : - Chouette, ils nous ont vu. On va être
signalés à la Croix-Rouge et vous allez voir les colis
arriver ! Certains supputent déjà le contenu de ces
problématiques colis. Les S.S. entrent dans le camp,
gueulent à cause de la pagaille, jettent un coup d'oeil
indifférent sur les victimes et repartent. Pour
Pâques, rien. La soupe est aussi mauvaise que d'habitude,
pas de ration supplémentaire. On entend des propos
démoralisants pour ceux qui ne s'accrochent pas
ferme : - C'est un camp d'extermination ici. On nous
y a envoyés pour crever. Il paraît que nous ne toucherons
pas nos colis. Maintenant que je vais un peu mieux
je puis un peu faire connaissance avec ce nouveau camp
auquel je n'ai guère prêté attention jusqu'ici. Qu'est-ce
à décrire que ces 4 baraques, accouplées deux à deux en
bout, vétustes au possible, dont la peinture verte
s'écaille et dont les fenêtres ferment rarement car les
cadres sont gondolés. Le tout est enclos dans des barbelés
garnis de roseaux. Dans un coin un petit baraquement avec
une dizaine de sièges : les W.C. Dominant cet
ensemble, un grand mirador vitré dans lequel veillent jour
et nuit nos gardiens dont la sinistre insigne de la tête
de mort semble nous dire : "Je suis l'image du destin
de tous les ennemis du nazisme. Vous n'y échapperez pas".
Oui, si le Reich gagne la guerre. Mais moi, je ne le crois
pas. Et pourtant, comme l'ambiance ici est décevante pour
l'espoir ! Nous ne voyons rien, nous n'entendons
rien. Si, nous voyons chaque jour les S.S. imperturbables
nous compter à l'appel ; nous voyons aussi chaque
jour la longueur des rangs de chaque block se rétrécir un
peu plus et la voiture hippomobile emporter les corps qui,
sous la couverture, tressautent aux cahots. Ce que nous
entendons, c'est le chant scandé des sentinelles qui
passent dans le chemin de ronde, disant passionnément la
foi du peuple allemand en la victoire C'est aussi là-bas
au fond du camp les tirs d'exercice de nos gardiens qui
s'entraînent à nous tuer. Il est vraiment très dur
d'espérer qu'un jour tout cela finira, que quelques-uns
d'entre nous seront encore vivants pour retrouver la chère
patrie et raconter au monde incrédule la vie et les
souffrances de centaines, de milliers, de millions
d'hommes subtilisés à l'humanité par le gigantesque tour
de passe-passe qu'est la déportation dans les K. L. nazis.
Qui peut penser qu'il a beaucoup de chance
d'en réchapper quand il voit que pour nous exterminer, il
n'y a pas seulement les S.S., mais encore des détenus, des
internés comme nous qui portent le même habit, un numéro
et souvent le même écusson rouge de prisonnier politique.
Et ce ne sont pas là des agents mis exprès, mais des
désaxés qui ont fini par trouver plaisir à la vie des
camps de concentration et qui deviennent des assassins
sadiques, sûrs de leur impunité, car eux aussi finissent
par croire à la victoire finale de l'Allemagne. Il y en a,
à Belsen, certains dont je ne puis oublier de citer le nom
ainsi que les exploits. A commencer par mon chef de block
Bruno . Petit et bouffi de mauvaise graisse, se disant
ancien Légionnaire, il ne connaît rien du français, car il
est Allemand, que les injures et les grossièretés.
L'oedème qui l'envahit peu à peu, ne l'empêche pas de
frapper à coups de pied. Mais lui, ce n'est encore rien.
Au block 2, il y a la belle équipe : Joseph et Léo .
L'un est Polonais, l'autre mi-Allemand, mi-Polonais.
Toutes les nuits, nous entendons des cris affreux dans les
lavabos qui séparent le block 1 du block 2. Ce sont nos
deux compères qui ont surpris un dysentérique qui n'a pu
se retenir et a fait dans son pantalon ou dans le block
avant d'avoir pu gagner le lieu d'aisances. Ils le
traînent jusqu'à ces lavabos, le font se déshabiller et
arrosent son corps squelettique et son ventre malade au
jet d'eau glacée, sous prétexte de le laver. Puis, sous
prétexte encore de lui apprendre à ne pas recommencer, ils
lui flanquent une volée de coups de gourdin sur tout le
corps, aussi bien sur la tête que sur le reste. Les deux
fous lui hurlent encore des insultes de leurs voix
rauques, alors que son corps encore ruisselant de la
douche, s'affale doucement sans vie, indifférent désormais
aux coups qui feront encore quelques instants résonner
sourdement sa chair. Puis Joseph, un géant, le buste en
avant, la marche rapide, les mains derrière le dos
étreignant son bâton, repart. Léo le suit, sinistrement
grotesque avec sa tête rasée mettant en relief son faciès
de sadique assassin et sa démarche qu'il veut majestueuse.
Ils en tuent ainsi chaque nuit un ou deux, de la même main
dont ils donnent la ration de pain. Ils abattront ainsi
pendant un mois plusieurs dizaines d'hommes. Il y en a
encore quelques-uns de cet acabit que je citerai plus
tard. A mesure que je revis, je commence à
ressentir de plus en plus la faim. Elle règne ici et nous
tiraille douloureusement l'estomac. De tous côtés, on
n'entend parler que de recettes culinaires, de souvenirs
ou de projets de festins monstrueux. Certains passent des
journées entières à se raconter des recettes. A la fin ils
finissent par dérailler et vous sortent des choses
invraisemblables dont leurs glandes surexcitées et leurs
estomacs en folie sont les responsables. Ce doit être de
l'un de ceux-là que j'ai entendu la stupéfiante recette du
"lapin au chocolat " ! Nous n'avons pas encore vu de colis
arriver ici. Le portier de notre section qui ouvre aux
S.S. lorsqu'ils rentrent et qui loge avec notre doyen du
camp, nous a dit que nous ne les toucherions pas et que
dans trois mois les valides repartiront à Dora . Dans
trois mois ? Nous serons tous morts. Il est
manifestement impossible de tenir trois mois ici sans
colis. Entre Français nous nous groupons par
affinités. Nous sommes ainsi quelques camarades qui nous
réunissons pour parler d'autre chose que de cuisine.
Quelquefois cependant, nous tombons dans ce travers,
tellement la faim écarte de notre esprit toute autre
pensée. Il y a là Roger qui étonne par sa logique
rigoureuse et qui ne se gêne pas pour rembarrer
impitoyablement le malheureux qui émet des opinions un peu
trop primaires. Il y a Tricoire qui garde de son enfance
passée à Milan toute la verve et l'emphase latines. Il y a
Maurice Legrand, brave petit dessinateur parisien qui a
été pris dans une grosse affaire d'espionnage à Lyon . Il
y a Auclair, dont la laideur physique contraste avec son
rayonnement intérieur, son intelligence profonde et sa
philosophie qui lui fera plus tard aborder la mort avec
sérénité. Il y a le doux Eliot Sarfati qui nous raconte
des histoires de sa folle vie de garçon à Cannes, qui
possède une mémoire extraordinaire de la musique et qui
chante si bien la triste mélodie américaine que tous les
amateurs de jazz connaissent "Star dust" et, lorsque
j'entends cet air, je me souviens avec émotion de cet
excellent camarade, qui au milieu de toute cette humanité
livrée à elle-même, au milieu des jurons et des coups,
disait encore : "Merde !" comme une petite
fille. ......Et quelques-uns encore dont j'ai oublié le
nom et la physionomie, qui n'ont pas terminé cette
impitoyable course à la vie. De tous ceux-là que
reste-t-il ? Roger, Tricoire et moi. Les autres sont
morts. Notre doyen de camp (Lagerältester) est
Walter Hanke . C'est un Allemand B. V., qui est déjà
depuis une dizaine d'années enfermé pour une histoire de
fonds détournés ; il était fondé de pouvoir dans une
Société. Néanmoins, il se distingue des autres B. V. par
sa répugnance à frapper, son éducation certaine et une
débrouillardise "diplomatique" avec les S.S., qui se
traduit toujours par quelque avantage pour nous. Tous ceux
qui sont passés à Belsen ont connu ce petit homme replet,
nageant dans des bottes toujours trop grandes pour lui,
trottant perpétuellement à droite et à gauche. D'allure
bourrue, beaucoup l'ont jugé peut-être trop vite sur sa
mine : - Encore un salaud qui s'engraisse sur
nous ! Il est mort et je n'ai plus rien à gagner à le
défendre. J'aurais plutôt à y perdre. Mais c'est pour moi
un devoir de le faire, moi qui ai vécu les treize mois
avec lui et qui ai peut-être été sauvé par sa
bienveillance dans les derniers mois, les plus durs. Ce
qu'il a pu faire pour tirer des S.S. du ravitaillement
supplémentaire pour les travailleurs, pour nous procurer
des cigarettes, pour épargner la piqûre à quelques-uns
d'entre nous, peu le savent. Dès le début, il s'est révélé
le plus capable de prendre la direction de notre section.
Plus tard, il sera doyen du camp de Belsen tout entier.
Mais d'ici-là, il y a des faits qui ne sauraient être
passés sous silence. Le portier dont j'ai parlé est un
Polonais, Casimir Rczebinsky, 1,80 m. environ, méchant et
brutal. C'est paraît-il un prêtre défroqué. Avec le temps,
il deviendra un personnage de plus en plus important, mais
ne perdra jamais sa détestable habitude de battre ses
camarades de misère. Quand même, un jour, quelques colis
nous parviennent, venus de Buchenwald . Ils sont bien
vieux et bien malades, traînés qu'ils ont été de camp en
camp, manipulés sans délicatesse par les postiers
improvisés de Buchenwald ou de Dora. Je dois d'ailleurs
signaler l'étonnante probité de la Reichs Post. De sa part
et même de celle des S.S., jamais rien n'était subtilisé,
hors l'alcool, denrée prohibée. Même si l'emballage se
désagrégeait, on nous remettait le contenu dans un sac
appartenant à l'organisation postière. Si certains n'ont
jamais reçu les colis qui leur furent envoyés, je doute de
la culpabilité des administrations allemandes
responsables. Ces colis nous mettent de l'espoir au
coeur : les autres vont suivre certainement. Roger a
reçu quelques débris et nous partageons en deux puisque
nous avons décidé de faire popote ensemble. De mon côté,
je me débrouille pour avoir du rabiot même s'il faut
affronter les coups de Bruno, car, pour le supplément de
soupe, ce sont de vraies batailles pour approcher du
bouteillon, et comme personne ne veut reculer, le chef de
block et les Stube s'emploient par la violence à nous
faire mettre en ordre. Ce rabiot évidemment rentre dans
les bénéfices de la popote et est également partagé. Un jour,
une nouvelle inquiétante circule dans le camp : Le
typhus. Les bruits les plus contradictoires se propagent.
Il s'agit du chef du block 3 et de trois de ses Stube,
tombés brusquement malades et qui ont été emportés hors du
camp, disent les uns, piqués à mort disent les autres.
Toujours est-il que jamais nous ne les reverrons. Pour
nous rassurer nous nous disons : - Ils ont dû
s'empoisonner avec les boîtes de conserve des colis que le
doyen leur a données. Elles devaient être gonflées.
Néanmoins un malaise lancinant rôde parmi nous. Chacun
ressasse en silence des pensées moroses. Pour le comble un
camarade, éditeur de luxe à Paris, me fait les lignes de
la main. - Toi, mon petit, tu n'en as plus pour
longtemps ! m'annonce-t-il sans ménagement. Je pense
alors : "Bon, c'est que je vais attraper le typhus et
que je vais en claquer". Un mois après, mon malheureux
devin mourait de la dysenterie, ayant probablement oublié
de regarder dans sa propre main. Si le typhus arrive ici,
ça va être terrible ! Nous nous repassons tous des
centaines de poux, mangeons dans les mêmes gamelles, avec
les mêmes cuillères, et la promiscuité dans les blocks est
effarante. Les S.S. ne feront certainement rien pour nous,
car c'est une trop belle occasion de nous liquider. Ils
nous enfermeront dans notre section et nous jetteront la
pâture comme à des fauves. Vers la fin Avril, pendant un
après-midi, on nous fait rentrer vivement dans les blocks.
Le bruit court : - Un Transport arrive ! En
effet, quelques instants après, les camions déversent un
ahurissant chargement de fantômes, vivants pourtant,
puisqu'ils marchent. Oh ! si péniblement ! En
s'accrochant les uns aux autres, par paquets de deux ou
trois. On a envie d'ouvrir les fenêtres pour voir de plus
près encore, si ce sont là vraiment des gens de ce monde.
Les plus vaillants viennent chez nous, au block 1. Le
regard fixe, toujours accrochés les uns aux autres, ils
avancent entre les rangées de lits, sourds aux questions
qui les assaillent. On les croirait plongés dans un
sommeil hypnotique et obéissant à un invisible magicien.
Hors leur maigreur, ce qui frappe surtout, c'est leur
teint blafard, leurs lèvres sans couleur, leurs oreilles
transparentes. Nous avons l'habitude : des
tuberculeux ! Ils le sont tous du premier au
quatre-centième. Enfin tant pis, plus il y en aura dans
notre block, moins le vol sur la nourriture se fera
sentir. A l'entrée, un Stube russe les pousse brutalement
dans le dortoir. Puis il prend son ceinturon et frappe
avec la boucle sur les têtes, envoie des coups de poing
dans les maigres échines ; ceux qui tombent reçoivent
de violents coups de pied. Tout cela nous étonne de sa
part, c'est lui le plus doux de tous d'habitude, et
surtout que ces nouveaux sont Russes ou Polonais, de la
même race que lui par conséquent. - Qu'y a-t-il Iwan
? Es-tu fou ? - Ce sont tous des salauds
d'Ukrainiens. C'est une sale race, des lâches. C'est à
cause d'eux que l'Armée Rouge a dû reculer. C'est à cause
d'eux que nous sommes tous ici. Je vous jure qu'ils
crèveront tous ici ! .!Et il cogne de plus belle.
Nous autres Français, sommes abasourdis. Inutile d'essayer
de lui faire comprendre que dans cet état, même le pire
ennemi ne doit plus être considéré comme tel, mais comme
une pauvre chose envers laquelle il faut rester
indifférent au moins, si l'on ne peut éprouver pour elle
de la pitié. Mais pour lui comme pour tous ceux qui ne
sont pas de notre civilisation, de tels principes sont
pris pour faiblesse, moeurs efféminées et manque de
caractère. Nous arrivons péniblement à obtenir quelques
renseignements. Ils viennent de Gröss-Rosen, près de
Breslaü ; ils travaillaient dans des carrières et depuis
trois jours ils n'ont rien mangé. Ils sont en effet tous
tuberculeux. Le lendemain et les jours suivants, nous les
verrons se traîner à l'appel, toujours dans un mutisme
complet et hagards, s'affalant parfois sur eux-mêmes,
incapables désormais de se relever, mourant souvent sur
place en quelques heures, sans avoir émis un son ou si
faible qu'il faut être sur eux pour l'entendre. Pendant
quelques jours, on en trouvera dans tous les coins du
camp, morts ou agonisants. Il faut quand même les traîner
à l'appel quand on n'a pas le temps de les faire entrer à
l'infirmerie. Comme à Dora. Quelques S.S. commencent à nous être
familiers. Ce sont ceux qui passent l'appel, presque
toujours les mêmes. Citons d'abord le Rapportführer (Chef
des Rapports) Trinkle, Oberscharführer (grade spécial des
Waffen S.S.) sorti de la lie du peuple. La brute parfaite,
petit de taille, la trogne enluminée, la lippe méprisante,
la casquette toujours sur la nuque. A vrai dire il n'a pas
l'air extrêmement féroce, il semble plutôt un bon ivrogne.
Mais bientôt nous serons fixés sur sa valeur réelle. Il va
faire régner la terreur sur le camp. Il y a Scharth, avec
sa tête de bon paysan allemand, gueulard, mais au fond pas
mauvais, sauf quand il y a un supérieur présent. Hammer
est une grande brute blonde, beau type avec sa casquette
autrichienne un peu de côté. Il ne nous aime pas, mais le
laisse rarement paraître. Et aussi le gros Müller,
"l'homme au cigare", dont j'ai déjà parlé, la tête ronde
et écarlate, mâchant perpétuellement un "barreau de
chaise" dont le seul mégot jeté à terre occasionnerait une
mêlée où trois ou quatre pour le moins seraient
étouffés ! Il y a Rederhase, vieux et méchant, qui
hurle d'une voix désagréable à propos de tout et de rien.
Le Médecin-Chef est le pur type de l'intellectuel
allemand, grand, élancé, toujours tiré à quatre épingles
et qui porte sur la joue la rituelle balafre des étudiants
allemands. On se demande comment il daigne venir se
mélanger à nous. Le Lager Artz Jager, tel est son nom, en
nous faisant très bien sentir le mépris hautain dans
lequel il nous tient, a une façon très élégante à la
visite de lever la jambe et d'envoyer rouler le malade à
terre quand il est un peu trop sale, d'un violent coup de
botte en pleine poitrine. Il s'est certainement promis de
nous envoyer tous au crématoire, car c'est de concert avec
Trinkle, qu'il fera régner cette terreur à laquelle j'ai
fait allusion précédemment et dont je parlerai d'ici peu
plus longuement. Le plus sympathique est le "Post
Minister". C'est un Sous-Officier S.S. qui s'occupe des
services postiers au camp de Belsen. Il a une ressemblance
étonnante avec Fernandel . Même mâchoire de… enfin bref,
tout le monde connaît les caractéristiques de notre
artiste, et l'on se doute facilement du surnom qui lui est
échu ! Peut-être est-ce là aussi une des raisons qui
nous le font voir avec un peu moins de haine que les
autres ! Evidemment, il a une certaine façon
lorsqu'il les fouille, d'attraper les colis par le fond
et, d'un coup sec, d'envoyer rouler le contenu sur la
table ou par terre ! A le voir, des sueurs nous
passent pour les choses fragiles qui peuvent s'y trouver.
Mais cette manie lui est pardonnée par tous, car jamais il
ne prélève quoique ce soit. Je ne verrai pas le Commandant
du camp avant Juillet, époque où il rentrera, pour la
première fois, à ma connaissance, dans notre section. Et
puisqu'il ne s'intéresse pas à nous, inutile de
s'intéresser prématurément à lui ! Bonne
nouvelle ! Nous pouvons écrire chez nous, sauf les
Russes pour lesquels, évidemment, cette permission est
sans valeur. Naturellement, défense d'écrire que nous
sommes en K. L., que nous sommes mal, etc… Pour être à peu
près sûr que la lettre passera l'obstacle redoutable de la
censure, il faut rédiger à peu de choses près, même si
l'on est prêt à crever, le texte suivant : Chers
parents, Je suis toujours en bonne santé, je vous espère
de même. Je reçois bien tous vos colis (même si on ne les
reçoit pas), envoyez-m'en d'autres, ainsi que 600 francs
par mois. Je vous embrasse. Signature". Tout
cela en allemand. Il vaut mieux se borner à ces quelques
lignes, sinon le censeur incommodé par la longueur de la
lettre, risque fort de passer la commande de colis… à la
caisse à papiers. Au block 1 nous suivons
passionnément les progrès de l'oedème qui envahit Bruno,
et chaque jour nous pensons en le voyant un peu plus
empoté : "Tu n'en as plus pour longtemps, gros
fumier !". Il ne se fait aucune illusion sur son sort
et s'acharne à nous empoisonner la vie le plus possible
avant de finir. - Moi, je crever bientôt, mais je vous
faire crever aussi tous, bande salauds ! nous dit-il
dans son mauvais français. Heureusement qu'il n'a ni
l'énergie du grand Joseph, ni sa vitalité ! Il vole
dans les colis d'une façon effrayante. Parfois il prend
plus de la moitié pour lui. Voici comment cela se passe.
"Fernandel" apporte les colis chez "le Vieux" (le doyen de
camp) et les fouille. Pendant ce temps, Casimir va porter
de block en block, la liste des numéros gagnants. Untel
qui est appelé se rend chez "le Vieux", signe en face de
son nom sur le registre, offre une bouchée de quelque
chose au Vieux (celui-ci reçoit de Fernandel une partie
des colis des morts qui ne sont pas renvoyés) et retourne
à son block. Mais là le chef et les Stube l'attendent. Il
doit étaler le contenu de son paquet sur la table et
laisser Bruno, ou un autre suivant le block auquel il
appartient, choisir et se tailler la part du lion. Inutile
de résister sinon c'est la "schlague". Les malins, en
sortant de chez le Vieux, passent en vitesse les bonnes
choses par la fenêtre aux copains aux aguets et se
présentent d'un air déconfit devant le chef de
block : - C'est dégoûtant, les Postes m'ont tout
pris. Il ne reste plus que des saletés ! Roger et
moi, avons toujours réussi ce petit stratagème, car il
arrive qu'un Stube s'aperçoive de la manoeuvre et
moucharde. C'est alors la confiscation des biens et la
Schlague pour tous ceux qui ont trempé dans ce crime de
lèse-majesté. Les "Gauloises" sont très
recherchées. C'est une précieuse monnaie d'échange. Quatre
cigarettes pour une ration de pain de la journée. Il y a
en effet des malheureux assez fous pour préférer se
suicider en échangeant leur peu de nourriture contre du
tabac. Bruno, depuis quelque temps, réunit chaque
soir tous les artistes qu'il peut trouver dans le block,
pour lui donner spectacle. Il me fait penser à un roi
nègre au milieu de sa cour. Il écoute des chanteurs
russes, admire un danseur cosaque, essaie de comprendre
les pitreries d'un Toulousain. A tous ces saltimbanques,
il distribue de la soupe supplémentaire prise sur nos
portions. Comme explication, il fait traduire en russe,
polonais et français. - J'encourage les artistes. Si vous
ne savez rien faire, vous n'avez qu'à crever de
faim ! C'est la punition légitime pour ne pas savoir,
ou pour ne pas vouloir distraire Mr Bruno ! Ainsi
les jours se suivent, tristes et vides, au cours desquels
on échafaude cent projets, on fait mille suppositions
quant à la fin de la guerre, à la forme de la libération,
à notre massacre possible par les S.S. Mais invariablement
la gastronomie revient sur le tapis. Il suffit d'un seul
qui lâche : "Moi, je me contenterais d'un bon petit
boeuf bourguignon ! "pour que chacun se lance avec
avidité sur le sujet. Par moments, nous réfléchissons sur
notre sort ici. Nous sommes un camp de malades :
c'est évident. On ne songe visiblement pas à nous remettre
sur pied. On ne cherche pas non plus à nous exterminer
systématiquement, mais on nous donne moins à manger que
dans les camps de travail : c'est normal, tout au
moins du point de vue national-socialiste. S'en tire qui
peut. Les S.S. nous laissent faire la loi entre nous et
naturellement c'est la loi de la jungle qui l'emporte. Les
jours commencent à s'ensoleiller vers le début de Mai et
nous passons la plus grande partie de notre temps allongés
sur le sable de la place d'appel. Il y a juste assez
d'espace… et beaucoup de crachats de tuberculeux. Alors on
jette une poignée de sable dessus et on se couche quand
même. Au début, c'était des excréments de dysentériques
qui jonchaient le sol. Maintenant les plus gravement
atteints de ce mal sont morts. Mais si nous nous trouvons
bien dehors maintenant, il nous faut fréquemment aller
nous entasser dans les baraques en raison des alertes.
Depuis quelques jours, nous assistons à des raids
impressionnants de la R.A.F. Plusieurs heures de suite,
nous voyons, très haut dans le ciel, à 8.000 mètres
peut-être, les escadrilles minuscules qui passent
perpétuellement dans un ronronnement puissant. Parfois un
éclair qui pique avec un bruit qui nous prend aux tripes.
C'est un chasseur d'escorte qui descend en reconnaissance.
Le souvenir de Peenemünde me fait préférer les voir passer
très haut. Pourvu que les Boches n'aient pas l'idée de
placer la D.C.A. dans le camp ! A partir de cette
époque, presque tous les jours, vers midi, nous aurons
"Alarme !". Nous sentons que ces masses d'avions
écrasent le Reich sans pitié et que finalement ils en
viendront à bout. Et nous ? Arriverons-nous jusqu'à
ce bout ? Entre temps, Bruno est mort. Il l'a
bien mérité. Sincèrement nous en sommes tous enchantés.
Que le diable ait sa peau ! Au début
du mois de Mai, on nous passe une visite générale. Un des
infirmiers Karl, B. V. qui dans la vie civile n'avait
jamais été infirmier, puisqu'il a été enfermé pour
assassinat, assis négligemment sur une table, nous passe
en revue les uns après les autres par ordre de matricule.
Déjà il y a de terribles vides du 1 au 217. Karl nous
regarde en vitesse et, sans autre forme de procès nous
classe en O. B. (ohne befund : rien à
signaler) : ceux-là vont au block 1 ; en
tuberculeux qui vont au block 2. Les grands malades ou les
blessés au block 4, l'infirmerie. Le block 3 est réservé
aux arrivants. Se méprenant sur ma mauvaise mine, car je
viens d'avoir une grave rechute de dysenterie, il m'envoie
au block 2 comme tuberculeux. Au block 2 nous sommes bien.
Nous avons des faveurs : nous pouvons rester toute la
journée dans la baraque, sauf pour l'appel. La soupe et le
pain nous sont servis au lit.
Pendant cette époque, on
nous annonce le débarquement en France. C'est au moins la
cinquantième fois depuis que je suis enfermé ; aussi
je n'y crois pas. Cependant un peu plus tard lorsqu'un
fragment de journal avec une carte nous tombera dans les
mains, je serai mis devant l'évidence et je comprendrai le
gigantesque déploiement de forces aériennes auquel nous
assistons presque journellement. C'est un bon stimulant
pour notre moral, momentanément du moins, car nous
recommencerons bientôt à nous impatienter. Roger,
lui, est resté au block 1, mais nous nous voyons
facilement. Le typhus se répand dans tout le camp avec une
grande rapidité. Tous y passent : détenus simples,
Stube, chefs de block, infirmiers. Nous ne recevons aucun
soin. On envoie ceux qui en sont atteints au block 4, où
ils peuvent rester couchés, même pendant l'appel. Beaucoup
ont été vaccinés à Buchenwald en six piqûres. Je n'ai reçu
que la première car nous sommes partis aussitôt après à
Peenemünde. La situation devient inquiétante. Tricoire,
Roger, Eliot, Legrand, tous les camarades du groupe le
contractent. Cela se traduit par une fièvre qui oscille
entre 40° et 41°, et un violent mal de tête qui va jusqu'à
les faire divaguer, cela pendant quinze jours. Le chef du
block 4, Emrich, un B. V., assassin, tombe malade lui
aussi avec Pierre F ., un Français à moitié Italien qui
est son favori à cause de sa brutalité. Voici leurs
amusements avant leur maladie: Ils récupèrent du pain dans
les paillasses des malades qui ne peuvent pas manger,
viennent avec sur la place d'appel et lancent les morceaux
en l'air. Aussitôt c'est la mêlée. Quand un bon tas de
miséreux se roulent et se battent à terre, avec des
triques, ils frappent à tour de bras sur les têtes, les
dos et les membres. Et cela les fait rire énormément,
comme seuls sont capables de rire les détraqués qui
peuvent s'amuser d'un tel spectacle. Quand la récupération
est importante, ils font apporter une table et disposent
le pain dessus. Ensuite, ils font ranger en cercle tous
les amateurs qui sont presque tous des Ukrainiens sachant
pertinemment ce qui les attend. Au signal, tous se
précipitent, faisant parfois crouler la table sous leur
poids. Et les coups de pleuvoir ! et les affamés de
s'arracher les débris de pain qui souvent se perdent en
miettes et ne profitent à personne. Joseph prend aussi
part à ces réjouissances. Mais une fois il n'est pas
prévenu à temps et se fait raser lorsqu'a lieu la
cérémonie. Le visage plein de mousse, à moitié rasé, la
serviette autour du cou, il bondit par la fenêtre faisant
craquer son pantalon dans l'affaire, et la trique haute il
fait place nette en quelques instants. Peu après, lui
aussi est atteint du typhus. Pierre F. a aussi le chic
pour annoncer aux malades graves avec une feinte
surprise : - Tiens ? Tu n'es pas encore claqué
toi ? Nous espérons bien que toutes ces brutes vont y
passer, mais bien que réduits à la dernière extrémité, ils
s'en tireront tous. Pas de chance ! Puis un
jour, c'est Roger qui est pris par la fièvre. Son typhus
dure deux semaines environ. En même temps il se trouve
affecté d'une constipation de douze jours
consécutifs ! Il s'en sort heureusement, car son cas
semblait moins virulent que certains autres. Néanmoins il
sera un peu hébété pendant quelques jours. J'attends
patiemment mon tour. Autour de moi, tous tombent malades
les uns après les autres. C'est fort compréhensible car
nous échangeons nos centaines de poux et nous mangeons
dans les mêmes gamelles avec les mêmes cuillères. Je ne
fais rien pour, ni contre. J'ai connu un Nantais qui
s'entourait de précautions, ne serrait la main à personne,
gardait sa gamelle et sa cuillère dans sa paillasse au
risque de recevoir une Schlague. Il en a été frappé quand
même et il en est mort. Chaque fois que je me sens un peu
chaud, je tâte mon pouls et je pense : "Ça y est, tu
l'as. Courage ! Tu as une chance sur trois de t'en
sortir". Mais ces rares accès de fièvre n'ont jamais duré
plus d'une demi-heure et le typhus n'a pas voulu de moi,
moi qui lui en voulais presque de me faire ainsi
cruellement attendre, tant j'étais certain de l'attraper.
A ma connaissance, il n'y a, en dehors de moi, que Casimir
qui ne l'ait pas eu non plus, et lui était vacciné. Au lieu
du typhus, c'est la pleurésie qui me tient plusieurs
semaines. Je respire difficilement et un gargouillis se
produit dans mon côté droit quand je remue. La nuit
lorsque je me retourne, je suffoque à chaque fois
plusieurs minutes. Je ne suis pas soigné évidemment, et
pour le comble mon voisin de lit est un Russe tuberculeux
qui me tousse dans le visage jour et nuit . Pendant
ce temps, des transports arrivent d'un peu partout,
augmentant brusquement la longueur des rangs à l'appel,
qui à un rythme lent et sûr, recommencent à diminuer
chaque jour. Il en vient de Laura, un kommando de
Buchenwald (à remarquer les doux noms féminins des
kommandos extérieurs de Buchenwald : Dora, Laura,
Magda, Flora…). De Ravensbrück aussi, ce camp dont nous
faisions partie lorsque nous étions à Peenemünde et que
nous n'avons jamais vu. De Neuengamme, un camp près de
Hambourg non loin d'ici. Et aussi d'Orianenburg . D'après
ceux qui en viennent, c'est un très bon camp. La cantine
est bien montée, le travail se fait dans de bonnes
conditions, chez Heinkel . Mais il y a des chambres à gaz
prêtes à fonctionner.
C'est à cette époque que commence à
régner la grande épouvante sur la section des
détenus politiques à Belsen. Elle débute au block
2, le mien, où Roger guéri du typhus et
terriblement déprimé, est venu me rejoindre.
Belsen
L'épouvante
SOMMAIRE
Karl, l'infirmier, qui m'a jugé tuberculeux,
commence un matin à piquer les malades qui ont un coin
spécial dans le block et qui ne vont pas à l'appel. Ce
sont tous des tuberculeux au dernier degré. Allongés au
soleil dans la cour, nous voyons par la fenêtre Karl aller
et venir avec sa seringue, tranquille comme s'il
s'agissait de piqûres salvatrices. La première fois les
malades se laissent faire docilement. Mais à midi tous ont
compris : ceux qui ont été piqués le matin ont tous
été emportés quelques heures après dans une couverture.
C'est la piqûre à mort. La nouvelle fait le tour du camp
qui s'est agrandi de deux baraques la 5 et la 6 d'où les
Juifs ont été délogés à notre profit. Ces deux dernières
baraques sont réservées aux bien portants. Désormais,
chaque jour, Karl vient au block 2 accomplir sa sinistre
besogne. Elle lui est ordonnée par le Médecin-Chef Jager
et le Chef des Rapports Trinkle . Moyennant quoi, il
reçoit abondamment de la nourriture provenant des colis
des morts, des cigarettes et du bon linge. Lorsque Karl
entre dans la salle, c'est une véritable panique. Tous
s'enfuient au plus vite par les portes et les fenêtres, ou
encore se glissent sous les lits. On entend alors les
malades immobilisés par les acolytes de Karl se plaindre
d'une façon déchirante: - Docteur, je ne suis pas malade,
je ne suis pas malade… Cela dans le silence où l'on sent
la mort en personne, tout près, choisissant ses victimes
et remplissant l'atmosphère de sa présence angoissante.
Nous n'osons pas regarder de l'autre côté de l'allée où la
chose se passe. Nous restons immobiles et muets à écouter
les bruits et surtout le bruit grêle que fait la boucle de
la ceinture dont Karl se sert pour maintenir ses victimes,
quand il la balance d'un air désinvolte en faisant son
choix. Nous appelons cet affreux cliquetis "le serpent à
sonnettes". Il nous fait penser au rire que pourrait avoir
un squelette. Les impressions de ces moments sont restées
profondément gravées dans ma mémoire. Elles sont
l'expression même du désarroi et de la folie qui régnait
alors parmi nous. Plusieurs fois Karl a maille à
partir avec des patients nullement malades. Par exemple le
jeune Belge François Doom qu'il veut un jour piquer, on
n'a jamais su pour quelle raison. Doom se bat avec Karl,
saute par la fenêtre et court se mettre sous la protection
du doyen du camp Walter Hanke . Celui-ci le change de
block et désormais il sera tranquille. Mais sa raison a
bien failli sombrer ; durant plusieurs heures, il
tremblait comme une feuille, avait les yeux exorbités et
était incapable de répondre à une question. Certains
encore s'échappent et se jettent carrément dans la fosse
d'aisances, espérant ainsi s'enfuir par les canalisations.
Nous avons parfois dans le camp le spectacle de chasses à
l'homme faites par Karl et ses aides après un élu qui
s'échappe. Ce dernier est toujours rattrapé et ne réussit
qu'à recevoir une rossée supplémentaire avant la piqûre.
Peu à peu, la façon dont Karl choisit ses victimes devient
inquiétante. Un visage ne lui plaît-il pas ? Il
emmène le malheureux. Aussi dans le peu d'espace qui
s'étend entre les baraques, nous nous ingénions à
l'éviter, car un regard peut nous être fatal. Voilà à quoi
nous sommes réduits ; nous sommes à l'entière merci
d'un criminel de droit commun. Messieurs les S.S., en
sadiques raffinés que vous êtes, vous méritez ici une
citation de plus sur la liste déjà très longue de vos
crimes. Voyant que les piqûres en plein jour donnent
trop de travail, Karl décide d'accomplir sa besogne à la
nuit, après l'appel du soir quand le block est bien clos
et que nul ne peut se sauver. Un matin au cours de
l'appel, il passe devant nos rangs et appelle deux numéros
inscrits sur une feuille de papier. J'entends le mien dans
un bourdonnement de cloche. Je reste un instant stupide,
mais Karl s'impatiente ; il faut y aller. Je donne la
musette qui contient le reste du dernier colis à Roger, et
je lui jette un regard qui est plus éloquent qu'un long
discours. Il pâlit un peu. Déjà mon compagnon d'infortune,
un Grenoblois, commence à me parler de Dieu devant lequel
nous allons comparaître. Je le laisse dire et je songe à
la façon bien problématique de me tirer de ce très mauvais
pas. Malgré moi une violente colique me prend. Arrivé au
block, Karl s'asseoit derrière la table, me regarde d'un
oeil un peu surpris et me congédie après un moment avec un
motif futile. Probablement que ma bonne mine relative lui
a fait changer ses décisions. Comme un automate, je
retourne sur la place où les rangs sont encore formés. En
me voyant revenir, le petit groupe de mes amis se met à
pleurer. C'est la première fois que l'on voit sortir
quelqu'un vivant des pattes de Karl. Les Russes, les
Polonais, les Ukrainiens eux-mêmes me marquent de la
sympathie, car tous ont pensé : "Si lui est piqué,
nous allons tous y passer, malades ou pas". La
journée se passe sans autre incident. Après l'appel du
soir, on nous enferme comme d'habitude dans le block, tous
volets fermés, dans la pauvre clarté de quelques ampoules.
Quelques instants plus tard, Karl entre dans le block. Un
Français, Robert Delevaux, grimpe angoissé sur notre lit
et nous dit : - Ce soir, il y en a 28 sur la
liste ! A ce moment, un doute me vient à
l'esprit : peut-être Karl a-t-il remis mon exécution
à ce soir ! Oh ! cet appel des numéros dans le
silence du dortoir… En allemand, en russe, en français, le
matricule est crié. Quelquefois la victime tremblante de
terreur se cache sous ses couvertures. Alors l'équipe de
Karl, impatientée, cherche le malheureux et le déloge
brutalement : "Allez ouste… vite". En Allemagne il
faut toujours faire vite même pour aller se faire piquer à
mort. L'opération se fait dans la pièce réservée au chef
de block et au personnel ; là se trouvent une
trentaine de lits vides. Karl injecte aux victimes la dose
de benzine et les envoie se coucher en attendant que le
poison leur arrête le coeur. A l'aube le "Kommando de la
Mort" vient les déshabiller et les emporte au creux d'une
couverture au "Cabanon 13" : la morgue. Cette
nuit terrible du 27 Juin 1944, je ne suis pas prêt de
l'oublier ! Je suis couché haletant, épiant chaque
numéro. Je connais le mien en allemand et en russe. Je
comprendrais immédiatement s'il s'agissait de moi. Mes
camarades silencieux ont compris mes pensées et me
regardent presque gênés. Karl n'exécute pas tout le même
soir. Vingt seulement… Lorsque nous entendons les pièces
de la seringue démontée cliqueter dans le récipient en
verre, nous savons que c'est fini pour ce soir-là. Je
m'endors comme une masse, d'un seul coup. Comme réveil,
c'est encore lui qui revient pour achever son oeuvre.
Toute mon angoisse me reprend. Cela dure encore une
demi-heure. Mon corps n'est qu'un paquet de chair crispée
que les battements de mon coeur ébranlent sourdement.
Oh ! non, ne pas finir ainsi ! Qu'on me laisse
au moins ma chance de vivre, qu'on ne m'assassine
pas ! Si mon destin est de mourir ici, que ce soit
naturellement, que jusqu'au dernier instant je puisse
avoir l'espoir de m'en sortir quand même. Tandis que là,
avoir le poison dans ses veines, se savoir
irrémédiablement condamné, il me semble que je tomberais
dans la folie avant que mon coeur ne s'arrête. Et Karl
s'en est allé sans m'avoir appelé. Je veux
encore donner quelques détails sur ce que j'ai
personnellement vu au cours de ces terribles séances. Je
citerai d'abord le cas de Robert A…, de Grenoble, dix-neuf
ans, nullement malade, seulement maigre peut-être, comme
tant d'autres. Appelé un soir, il saute de son lit et va
vers Karl. Mais celui-ci n'a plus de poison et doit
retourner en chercher à l'infirmerie. Pendant ces quelques
minutes de sursis, A…, revient près d'un camarade, lui
donne l'adresse de sa mère en lui faisant dire quelques
mots tendres. Pendant ce temps Karl est revenu et
s'énerve. A… retourne en courant se faire piquer. Quelques
minutes plus tard ce camarade qui devait transmettre les
dernières paroles d'A… à sa mère, est appelé lui aussi. Un
autre, venu d'Orianenbourg, reçoit un soir un beau colis.
Il commence à le déguster lorsque son numéro est appelé.
Karl magnanime lui laisse un quart d'heure pour manger et
l'emmène ensuite. Aussitôt c'est la ruée des voyous
allemands et ukrainiens sur le reste du colis. Au bout
d'un certain temps, Tricoire, Eliot, Roger et moi,
demandons la contre-visite du médecin tchèque venu de
Dachau, pour passer dans un block de bien portants. Nous
sommes tous reconnus bons et envoyés par mégarde au block
3, celui des arrivants. Le même soir nous vient un
transport de Neuengamme de 200 hommes. Karl abandonne le
block 2 et vient au 3. Il en tue 75 en trois nuits. Là, sa
cruauté est encore plus forte. Il appelle en une seule
fois tous les numéros et les fait attendre les uns
derrière les autres sur un banc. La tuerie se fait dans
une pièce au bout de la baraque. On entend très bien la
victime se débattre un instant. Ses cris sont étouffés
vraisemblablement par une couverture qu'on lui jette sur
la tête dès qu'il passe la porte. Il est impossible de
peindre l'ambiance qui régnait. Karl n'a jamais été
infirmier de sa vie et pique à tort et à travers : au
bras, à la cuisse, sur la poitrine, au hasard enfin. Et
quelquefois le poison met plusieurs heures à prendre. J'ai
vu ainsi un jeune Français piqué le matin, attendre
l'arrêt du coeur jusqu'au soir. Entre temps, il se lève
pour aller aux W.C. Nous le regardons sans lui parler. A
quoi bon ? Il sait qu'il est condamné. Toute parole
serait superflue. Pour nous, il n'existe déjà plus. Plus
tard, Karl va opérer au block 4. Il se passe là des choses
épouvantables. Pendant qu'il exécute les malheureux, son
équipe joue de l'harmonica et chante à tue-tête pour
étouffer les cris. Quand une victime tarde trop à mourir,
Karl s'impatiente et la pend à une des poutres de la
baraque. Il s'amuse aussi, au lieu de leur injecter le
poison, à leur planter directement dans le coeur
l'aiguille de la seringue transformée en poignard, ou
encore, pour s'assurer que l'homme est bien mort, à lui
enfoncer cette aiguille dans les yeux. Une de ses
plaisanteries est de terroriser d'avance ses victimes en
leur faisant avec un sourire horrible, le signe avec trois
doigts, d'appuyer sur le piston d'une seringue. Nous nous
demandons parfois pourquoi Karl pique des êtres sains.
Cette raison est simple : piqués sont ceux qui ne
veulent pas donner leurs colis et ceux qui refusent
certaines de ses avances, car Monsieur Karl a aussi des
moeurs spéciales. Souvent il arrive une liste de la
Section Politique, où sont inscrits les numéros de ceux
dont la fiche de renseignements a déplu à
l'Unterscharführer Pot . Mais un jour Jager et Trinkle
partent pour Dachau . Les piqûres cessent et Karl est
déchu de ses fonctions. Personne parmi les "huiles" du
camp ne le fréquente et, impuissant désormais, il doit
accepter les postes de plus en plus modestes qui lui sont
laissés. Deux mois plus tard, on le retrouve simple
Vorarbeiter dans un des kommandos qui montent de nouvelles
baraques. Un soir, tout un petit tribunal composé des
chefs de block et des Kapos, dont Joseph, Léo, Emrich,
etc…, lui fait son procès dans la pièce du chef de block
4. Ensuite, il est amené au block 2 où je me trouve alors
comme Secrétaire. On lui accorde toute la nuit pour se
pendre. Mais finalement, nous décidons qu'il est trop
dangereux et qu'il peut encore faire des siennes. Le grand
Joseph va alors le trouver dans le dortoir et lui intime
l'ordre de s'exécuter tout de suite. Karl est tout
pantelant : - Oui, je sais que je dois me suicider
avant l'appel de demain matin. Rassure-toi, je n'y serai
pas présent. Mais laisse-moi finir en paix ! Retourne
dans la pièce et ferme la lumière pour que je sois
tranquille ! Joseph accepte. Quand il revient je lui
dis : - Fais attention avec ce salaud-là, il doit
méditer quelque chose pour te faire éteindre la
lumière ! Il réfléchit un instant et trouve qu'il
vaut mieux le surveiller. Karl, de l'autre côté,
terrorisant encore malgré tout par sa seule présence les
autres détenus, tâte les poutres et installe la ceinture
que nous lui avons spécialement choisie, fine et solide.
Joseph éteint l'électricité et la rallume trois secondes
après. Déjà Karl saute sur les lits du haut et cherche une
fenêtre qu'il puisse forcer pour aller se mettre sous la
protection des sentinelles S.S. Le grand Joseph bondit
suivi de la meute des Stube armés, qui d'une trique, qui
d'un escabeau. Il le rejoint bientôt sur un lit, l'attrape
à la gorge et l'étrangle comme un poulet. Karl donne
encore de violents coups de pied et cherche à mordre comme
une bête enragée. Un Français, Maurice Grieu, lui assène
des coups de bâton sur la figure éclaboussant l'entourage
de sang. Quand enfin il est jeté par-dessus
le lit, la ceinture au cou, il est déjà mort. Néanmoins
nous le tirons tous en choeur par les pieds pour que le
travail de strangulation soit bien accompli, tous heureux
d'être enfin débarrassés de cet être épouvantable. Le
monstrueux Karl n'est plus qu'un lourd mannequin au visage
ensanglanté qui oscille un peu dans la faible clarté des
ampoules, et pourtant, en le regardant j'ai encore peur de
lui. Malgré sa mort, il me semble inquiétant et redoutable
comme si sa férocité survivait à cela. Ce n'est que le
lendemain, lorsqu'au crayon à encre je lui marquerai son
numéro sur la poitrine, que cette détestable impression
s'effacera. J'avoue que toute cette nuit-là j'ai
craint que nous l'ayons mal exécuté et qu'il ne
ressuscite, envisageant déjà sa terrible vengeance. En
quelques semaines ses assassinats se sont montés à 300
environ, et l'effectif du camp en ce moment est de 1.000
hommes. Cette exécution faillit nous coûter cher. Les
S.S. s'aperçurent qu'il n'était pas mort naturellement et
menacèrent de pendre une partie de la baraque. C'est le
doyen de camp Walter qui nous tira encore une fois de ce
mauvais pas.
Belsen
L'anéantissement
SOMMAIRE
Roger et moi connaissons alors une période
relativement bonne. Les colis nous arrivent régulièrement
et nous en tirons le meilleur profit possible.
C'est-à-dire qu'au lieu de manger une plaque de chocolat
et quelque autre "Delikatesse", nous l'offrons à Georges,
un B.V. à moitié loufoque depuis son typhus, qui est notre
chef de block. Lui nous donne en échange de la soupe
durant plusieurs jours. Nous ne gardons que les choses
puissamment nutritives, comme la viande de conserve, le
lard ou le sucre. A moins d'une affaire vraiment
intéressante comme celle que fait un jour Roger. Contre un
oeuf, il reçoit une gamelle de deux litres pleine d'un
délicieux pâté de poisson dont une minuscule cuillère à
café nous a été distribuée la veille avec notre pain. Les
Transports continuent d'arriver de tous les camps
d'Allemagne. Notamment un de Dachau, où ne se trouvent que
des mutilés ou des fous. Chacun de ces convois nous amène
des vêtements disparates qui sont distribués dans les
camps d'origine. C'est la chasse aux bons habits. Pour
quelques cigarettes ou une tranche de pain, on peut se
procurer quelque chose de convenable. Ceux dont les
parents envoient de l'argent en compte, reçoivent des
cigarettes. Ce sont les "Rama" de tabac croate, les
"Bregawa" polonaises ou les "O.W." belges. Cela encore
donne lieu à un trafic terrible. Beaucoup laissent leur
vie à échanger leur insuffisante ration pour trois ou
quatre cigarettes, Dieu merci je ne suis pas fumeur, car
j'aurais peut-être succombé à la tentation. Les Russes
tout particulièrement pratiquent ce commerce. Pour fumer,
ils vendraient tout. On leur donne pourtant des
avertissements : - Tu sais ce qui t'attend ! Tu
vas finir au crématoire. - Nitchevo ! Dawaï
papirossi ! (Ça ne fait rien ! Donne les
cigarettes !) . Un Transport se prépare à partir en
kommando de travail. Aux blocks 5 et 6 ce sont visites sur
visites du Médecin-Chef pour trier les mieux portants. Il
en faut 200 qui puissent au moins tenir sur leurs jambes.
Roger et moi nous sommes en assez bonne santé en ce
moment, et nous pourrions nous présenter comme
volontaires. Mais malgré les conditions détestables du
camp, nous préférons rester. Nous voyons peu à peu le
convoi de Dora fondre et les bonnes places échoir tout
naturellement à ceux qui restent, puisque nous sommes les
plus anciens. Et comme je parle honnêtement l'allemand,
nous avons une chance, qui ira en grandissant, de nous
trouver un jour placés, Roger dans son métier de radio,
car il doit y avoir des postes à réparer ici, et il est
probablement le seul au camp à posséder le titre
d'Ingénieur-Radio ; et moi soit comme Stube, soit
comme Secrétaire d'un block. L'avenir nous donnera raison.
Quand après quinze jours de manoeuvres incompréhensibles,
le Transport a été formé et s'en est allé, nous changeons
de block. Nous passons au 5 ; chef : Léo !
Heureusement, il est un peu calmé depuis son typhus. Deux
jours après, Léo a besoin d'un Secrétaire pour le service
du block. Il est assez indécis et c'est grâce à la
gentillesse de Pierre Petit, un Luxembourgeois qui est,
lui, Secrétaire à l'infirmerie, qu'il fixe son choix sur
moi. Désormais le standard de vie sera meilleur. Je
commence par aller m'installer dans la pièce réservée au
personnel du block qui est beaucoup plus propre que la
salle commune. En outre, je possède une armoire où je
pourrai éventuellement mettre à l'abri les colis que je
recevrai. La double ration de soupe est assurée à chaque
distribution, cela est énorme. Pour le pain, Léo malgré
tout assez régulier, ne permet pas aux Stube de les
recouper. Le travail que j'ai à faire est assez facile.
Pointer les numéros des hommes du block 5 à chaque
répartition de nourriture afin d'écarter la possibilité de
passer deux fois. Ensuite tenir à jour l'effectif du
block, lequel varie quotidiennement à cause des départs
des malades et des arrivées de bien portants. Si je gagne
un certain bien-être par rapport à mes camarades, la place
comporte certains ennuis. Par exemple lorsque malgré tout
un homme a réussi à passer deux fois. Quand c'est à la
soupe, c'est peu de chose car il y en a toujours un peu de
reste, mais pour le pain les rations sont justes. Je dois
souvent donner la mienne. En Juillet 1944, apparaît pour la
première fois l'Arbeitsdientsführer Fritz Rau, Chef de
Service du Travail comme ce titre l'indique. C'est un pur
nazi qui nous haït visiblement. De taille moyenne, noir,
le visage rageur, la voix glapissante, il a un signe
particulier : un index sectionné, qui, je l'espère,
permettra un jour aux services compétents auxquels j'ai
donné son signalement, de le retrouver. Il rassemble les
plus valides et, sous escorte, les emmène à l'autre bout
du camp pour y dresser d'immenses tentes. Un après-midi,
je suis volontaire, par curiosité de voir le reste du
camp. Cinq par cinq nous descendons l'allée centrale. A
gauche s'étendent des baraques semblables aux nôtres, mais
qui ne sont pas cachées à la vue par des rideaux de
roseaux. Dans les premières habitent des Juifs espagnols.
Cette section porte le nom de "Camp de Benaden". Plus loin
au block II ce sont les "Mischlinge" ou demi-Juifs
Tchèques et Polonais. Ensuite ce sont les Juifs hongrois.
Et enfin à partir du block 16 se mélangent les Juifs
hollandais, grecs, albanais et deux cents Françaises,
également Israélites, femmes de prisonniers de guerre.
Malgré la défense formelle nous arrivons à échanger
quelques mots avec elles. Non pas des galanteries, car
nous n'y songeons guère, mais des nouvelles des
événements. Vers les dernières baraques de leur section le
terrain s'incline et nous apercevons dans le bas du camp,
après une autre série de baraques inhabitées qui servent
de dépôt de vêtements militaires, une longue cheminée en
tôle maintenue par des fils de fer, qui dépasse d'un
enclos en roseaux. A certaines heures une légère fumée
grise s'en échappe d'abord hésitante, puis prise par le
vent, insouciante et désinvolte, image de l'âme de nos
camarades tragiquement libérés de l'esclavage. C'est le
crématoire. Plus loin entre les magasins d'habillement et
l'enceinte extérieure de barbelés, s'étend une vaste lande
couverte de bruyères. C'est là que nous devons monter
d'immenses perches reliées entre elles par de frêles
lattes de bois. Cet échafaudage est destiné à supporter
des toiles bâchées. La carcasse énorme n'arrive jamais à
être tout à fait droite. Nous nous demandons comment cela
tiendra le jour où il fera du vent ! Quand l'une est
terminée, on éparpille un peu de paille sur le sol et l'on
passe à une autre. Que veulent-ils donc faire de toutes
ces tentes ! Y mettre des animaux ? Des
chevaux ? Des vaches ? Un beau jour nous
apprenons la vérité : des femmes vont habiter ici.
Ces femmes vont venir du camp d'Auschwitz en Pologne,
évacué en raison de l'avance soviétique. Après cet
après-midi passé à ce travail, j'en ai assez. Les S.S.
sont excités par la présence du Commandant du camp et du
Lagerführer. Le Commandant est énorme et sa physionomie
rappelle celles des Goths représentées sur des estampes
anciennes. Grieu qui est venu avec moi ce jour-là, est
déséquilibré dans une fausse manoeuvre et lui marche sur
le pied. C'est un coup à se faire tuer sur place. Pensez
donc ! Un chien de détenu écraser le pied d'un
officier S.S. vers lequel on ne doit pas même lever le
regard ! L'autre se contente de jurer dans sa
moustache : - Donnerwetter ! Le pauvre Grieu est
beaucoup moins fier que lors de la pendaison de Karl. Le
lendemain, je resterai tranquillement au block, préférant
me passer des avantages alimentaires dont bénéficient les
travailleurs. Depuis le débarquement en France,
les colis se raréfient et quelque temps après, les S.S.
nous les confisquent complètement. - Vous signerez le
reçu, mais vous ne les toucherez pas ! est-il déclaré
aux Français, aux Belges et aux Hollandais. Cette mesure
prise contre les ressortissants des trois nations
côtières, a certainement un rapport avec les événements.
Probablement que nos compatriotes ne se conduisent pas au
goût des Allemands. La mesure ne sera pas levée durant
quinze jours, et Roger et moi nous signerons 4 colis, dont
un de la Croix-Rouge ! Et l'on parle de Convention de
Genève pour des gens qui en ont bien moins besoin que
nous ! A mon poste de Secrétaire, je reste
jusqu'à la fin Août. Le temps passe assez vite car j'ai de
l'occupation ; avec Léo, on gagne bien sa soupe.
Vivant avec lui dans la même pièce, je puis me renseigner
et l'observer à mon aise. Il est enfermé depuis vingt ans
déjà. Il est originaire de Hindenburg en Haute-Silesie où
il a assassiné une femme. S'il a manifesté avant sa
maladie une sauvagerie inouïe, il frappe maintenant
rarement, ou alors pour un motif sérieux comme les vols de
rations. Son block a la meilleure réputation au point de
vue de la justice dans les répartitions. Comme je l'ai
déjà dit, il n'entend pas que les Stube recoupent les
rations de pain et un jour il expulsera l'un d'eux pris en
flagrant délit. Lui n'a pas besoin de cela car le doyen du
camp lui en fournit quand il en veut. Il raffole des
jeunes garçons et les girons se succèdent au gré de ses
envies. En général ce sont des Russes, mais j'ai vu aussi
un Français. Ces goûts ne sont pas particuliers au seul
Léo. Chaque chef de block ici a au moins un "mignon" qu'il
engraisse avec la nourriture prise sur les autres. Il n'y
a que Joseph, maintenant chef du 11, et Walter, le doyen
du camp, auxquels on ne connaisse pas d'histoires de ce
genre. Vers la fin Août arrive le premier Transport
de femmes d'Auschwitz. Ce sont toutes des Juives.
Polonaises pour la plupart. Elles vont habiter les tentes.
Les camarades qui continuent à travailler au dehors, sont
tous d'accord pour dire que chez elles, c'est la même
férocité que chez nous dans la lutte pour la vie. Ce sont
aussi les coups, les vols insolents de nourriture par les
"Blockowas" (femmes chef du block), la misère et la même
crasse. Des récits terribles courent. Là-bas, on gaze. Des
millions d'Israélites sont déjà passés par les chambres
asphyxiantes sitôt leur arrivée, sans même être
enregistrés au camp. Des convois entiers sont engloutis
par cette gigantesque organisation d'assassinat. Tout y
passe, les enfants, les mères, les vieillards. Les fours
crématoires et les bûchers n'arrêtent plus. Et même pour
ceux qui ont la chance d'entrer au camp, des sélections
sont opérées pour envoyer à la chambre à gaz ceux ou
celles qui ont trop mauvaise mine. Mais ce n'est pas à moi
de m'étendre sur cela, c'est à ceux qui y ont vécu. En
outre, toutes ces femmes ont leur numéro tatoué sur le
bras gauche, pour bien les persuader qu'elles seront
toujours, ou du moins un certain temps, bétail à la merci
des facéties de Hitler et de sa bande d'assassins. Après
les tentes, ce sont de nouvelles baraques qui commencent à
être construites. Il faut de plus en plus de travailleurs.
Le Polonais qui nous chassait dans la cour au mois d'Avril
est devenu le Kapo 1, et il recrute le personnel à coups
de bâton. Le Chef du Travail Rau chasse les malades des
blocks par le même procédé. Roger, lui, s'arrange toujours
pour échapper à la corvée. Quant à moi, on ne m'ennuie pas
car il faut que je sois présent à chaque distribution. Et
je fais en sorte que nul autre que moi ne puisse s'y
reconnaître dans mes papiers ! Et il y a aussi ma
jambe qui me fait assez mal. Depuis que Müller m'a frappé,
ça n'est pas encore guéri ; au contraire la plaie
s'est agrandie. Au fond je ne cherche pas trop la
guérison. Je m'évite ainsi pas mal de corvées. D'ailleurs
les soins qu'on donne à l'infirmerie sont bien dérisoires.
Qu'il s'agisse d'un flegmon, ulcère, plaie, bouton, etc…
l'infirmier regarde le mal, tâte le pourtour et se plonge
dans une profonde méditation. Puis il se précipite d'un
air inspiré sur une pommade rouge, en enduit la blessure
sans l'avoir lavée ni même désinfectée, place une gaze et
enveloppe le tout dans le bandage en papier. Et allez
donc, à la prochaine ! Pour le suivant qui se
présente, c'est la même comédie. Air aussi profondément
méditatif, même inspiration subite pour le même pot de
pommade. Pour toutes les autres sortes de maladie il vous
fait ingurgiter sur place l'une des deux ou trois espèces
de cachets qu'il possède, parfois les trois en même temps.
Vers le début d'Octobre les blocks 5 et 6
sont affectés aux tuberculeux. Je dois passer avec les non
malades de mon block au 2 avec Joseph. Heureusement je
conserve ma place. Joseph lui aussi a eu le typhus, mais
cela n'a pas diminué sa brutalité. Avec moi pourtant, il
se montre bonne pâte. Je puis l'étudier durant ces trois
semaines où je reste avec lui. C'est un gros paysan
polonais qui est violent mais, ce qui est rare chez ce
peuple, qui n'est pas hypocrite. Peut-être est-il trop
bête pour pouvoir dissimuler ses sentiments. Ce vacher qui
dans son pays n'a jamais eu que la responsabilité d'un
troupeau d'animaux, se trouve ici ayant droit de vie ou de
mort sur trois cents êtres humains. La façon dont il les
traite est indifférente aux S.S. Aussi, pour peu que ses
instincts soient mauvais, il peut impunément leur donner
libre cours. Ceci dit, non pas seulement pour Joseph, mais
pour presque toutes les huiles des camps. La fonction de
chef de block, de Kapo ou de Stubendienst donne l'occasion
d'exercer sa brutalité, pour peu qu'il en ait envie, à
celui qui l'occupe. Ici commandent aux autres, des êtres
auxquels dans une armée on ne confierait pas le moindre
grade. Cette responsabilité les grise ; dans notre
petit monde, ils se prennent pour des rois. Mais la
plupart sont tellement stupides et orgueilleux qu'ils
s'imaginent que cela durera éternellement. Certains ne
désirent même pas la libération et l'entrevoient dans un
avenir très lointain, pas souriante du tout. J'en ai connu
qui était plus heureux matériellement que beaucoup de
civils. Du pain à volonté, plusieurs paquets de margarine
chaque semaine, une gamelle jamais désemplie de confiture,
des cigarettes à discrétion, des domestiques. Ne parlons
pas de la soupe ; ils n'en mangeaient même plus. Un
magnifique brassard consacrait tapageusement leur titre.
Que peut rêver de plus un "moujik" qui mangeait chez lui
des pommes de terre à longueur d'année, et qui s'amuse
aussi bien avec un giron qu'avec sa femme ? Ou un
condamné à perpétuité qui devrait normalement être sur le
front de Normandie ou risquer de se faire égorger par les
partisans dans un bois de Pologne ? Joseph a un
besoin insatiable de se dépenser. Il est volontaire pour
aller commander une des équipes qui monte les baraques et
travaille avec ses hommes. Il m'a en sympathie et j'en
profite pour lui extorquer tout ce que je peux. Ma ration
de Secrétaire me suffit, mais il y a Roger qui n'a pas
encore trouvé d'emploi ! Le soir quand il rentre,
c'est bien rare s'il ne commence pas par m'envoyer
quelques bons coups de poing ; pour ne pas lui
déplaire, je lui renvoie un direct à l'estomac. Il n'en
faut pas plus pour le mettre de bonne humeur et nous
commençons la bagarre. Ma foi, pendant qu'il s'occupe
ainsi, il ne songe pas à aller ennuyer les pauvres gars de
la salle qui ne sont pas déshabillés pour la nuit ou qui
ont des couvertures en trop. C'est un voleur comme j'en ai
rarement vu. Les jours où il y a de la margarine, il
arrive parfois sur 20 paquets d'une livre à en mettre 12
de côté pour lui ! Il distribue ce butin à ses
intimes, à ses amis polonais ou bien il en fait du trafic
pour avoir des cigarettes, des vêtements. Et cela
impunément devant nous. Par contre le malheureux qui
essaiera de passer 2 fois à la soupe, sera battu sans
pitié. C'est à cette époque que Karl est pendu. Peu de
temps après, le sous-chef de block, un B. V. qui ne m'aime
pas, réussit à me faire sauter de ma place sous prétexte
que je ne connais rien à mon travail. Mon erreur a été de
signaler un Stube qui se présentait deux fois à la
distribution de pain ! Seulement c'était son giron.
Néanmoins Joseph me redonne une place moins honorable
peut-être, mais où il y a autant d'avantages. Dans les
lavabos, je me partage avec un Russe le nettoyage des
quelques 200 récipients dans lesquels nos camarades ont
mangé. Les Transports d'Auschwitz continuent
d'arriver. Près de 10.000 femmes s'entassent maintenant
sous les tentes. Leur situation est encore pire que la
nôtre. Nous sommes au mois de Novembre, les pluies sont
fréquentes et déjà il fait froid. Le sol n'est que boue.
Au cours d'une corvée à laquelle je ne puis échapper, je
passe non loin de leur section et je puis me rendre compte
moi-même de ce qui se passe. Les W.C. sont de simples
fosses creusées dans la terre où il faut s'accroupir
devant tout le monde ; mais cela est une chose à
laquelle, ni elles ni nous, ne faisons plus attention.
Pour leur hygiène, des lavabos montés à la hâte en plein
air. Dans les tentes, la paille n'est déjà plus que
poussière et souvent le sol est détrempé. Une nuit
d'orage, quelques-unes de ces tentes sont décapitées par
le vent et s'abattent sur leurs occupantes en même temps
qu'une trombe d'eau. Vers le début de Novembre, ma jambe,
qui ne se guérit pas, me fait de plus en plus mal. La
blessure se creuse d'une manière inquiétante. J'ai un peu
peur que cela m'atteigne l'os. Incapable de continuer mon
travail au block, je suis forcé de l'abandonner à regret
pour aller au block 4. Néanmoins j'ai obtenu de Joseph la
promesse qu'il me reprendra lorsque je sortirai, et je le
crois capable de la tenir. Wisner, le Docteur tchèque,
après m'avoir examiné, donne le diagnostic : ulcus
cruris. Je passe à l'infirmerie quelques semaines
tranquilles sans bouger du lit. Il y a là quelques
camarades dont Eliot, Georges Hourdiaux qui s'est
heureusement tiré d'une opération où il a laissé la moitié
d'un pied, car ici le peu d'opérations qui s'effectuent
entraînent la mort du patient toujours trop faible pour
résister aux hémorragies. Le temps passe vite, oublié dans
les papotages et la construction des jouets de Noël.
Jouets qui vont aux S.S. pour leurs gosses et qui sont
payés par Walter en pain, conserves et cigarettes. Les
Russes sont les grands fournisseurs. Ils travaillent fort
bien le bois avec des outils pourtant rudimentaires. Beaucoup
de camarades du convoi de Dora reçoivent à ce moment des
colis de la Croix-Rouge Internationale de Geneve adressés
encore à Buchenwald. Ces petits colis de 3 kilos font
grandement plaisir car depuis un certain temps, il
n'arrive plus rien de France en fait de lettre ou de
colis. En désespoir de cause, j'ai écrit à l'Alsacienne
qui m'a élevé de sept à dix-huit ans et qui, menacée de
confiscation de ses biens, a dû quitter notre maison et
retourner au pays. Elle m'envoie à cette époque plusieurs
colis et de l'argent, ce qui contribue à me sauver. Cette
brave femme n'a pas craint de se compromettre, en toute
simplicité. Lorsque je ressors de l'infirmerie,
je vais trouver Joseph et je lui rappelle sa
promesse : - Ecoute, viens me voir à midi ! Pour
le moment je n'ai pas le temps ! me dit-il. Dix
minutes plus tard appel général pour un Transport. Le
deuxième numéro cité est celui de Joseph. Le nouveau chef
de block est un Français, un Juif qui a réussi à
dissimuler son origine. Malgré cela, je ne puis retrouver
ma place et je suis forcé pendant quinze jours d'aller au
travail. A la construction des baraques qui vont abriter
les femmes, je suis employé à coller des bandes de papier
sur les jointures des fenêtres pour que le soufre qu'on
fait brûler à l'intérieur pour les désinfecter, ne
s'échappe pas. Je commande à quelques Russes et Polonais
qui mangent la moitié de la colle ! En effet, dans la
composition de celle-ci entre de la farine, et une fois
délayée, elle présente l'aspect de la pâte à pain. Il ne
leur en faut pas plus pour l'avaler à pleine cuillère. La
première fois que cela se produit je pense qu'ils vont
tous en crever la nuit. Pensez-vous ! Ces êtres-là
ont un estomac d'autruche. Le S.S. à qui je demande la
poudre, s'étonne de la rapidité avec laquelle elle est
employée, et un jour il s'aperçoit de la chose.
Heureusement il n'est pas terrible et il les laisse faire.
A la fin de Novembre, il commence à faire
vraiment froid et comme je ne m'entends pas très bien avec
Belunek, un Tchèque, le Kapo, je préfère ouvrir ma plaie
et me faire envoyer au block 5 où se trouvent les
demi-malades. Là je passe encore un certain temps en paix.
Le Secrétaire est un camarade du Havre, Jean Fafin, qui
m'apporte chaque jour un peu de soupe et de pain et cela
m'aide à tenir. Je me lève seulement pour aider les Stube
à porter les bouteillons de l'entrée du camp jusqu'au
block. Ces dix minutes de travail me valent encore un
litre de soupe supplémentaire ! Au 5 se trouvent
beaucoup de tuberculeux et lorsqu'ils commencent à
approcher de la mort, ils sont envoyés au block 6 qui est
le block réservé aux tuberculeux mourants. Il contient 400
hommes et, à la fin de chaque mois, il est presque vide.
Il y règne une odeur atroce. A deux par couchette, 3 ou
400 tuberculeux râlent, toussent et crachent dans ce
réduit. Ceux qui y entrent se savent condamnés et se
laissent mourir avec une indifférence stupéfiante. Ici est
le royaume d'une espèce de détenus que Roger surnomme "les
nécrophages", c'est-à-dire ceux qui se nourrissent des
portions des mourants. Pour salaire des quelques services
qu'ils leur rendent (vider leur crachoir, les accompagner
aux W.C.), les nécrophages absorbent ce que les
tuberculeux, généralement sans appétit, laissent dans leur
gamelle. Et quand l'un est mort, ils s'occupent d'un
autre. Quelquefois de plusieurs ensemble. Ils volent ainsi
d'un mourant à l'autre avec la plus parfaite indifférence.
Mon lit donne sur une fenêtre, et souvent, je
regarde par-dessus la baraque d'en face, dans le ciel de
grisaille d'où la pluie de Novembre tombe fine et
continue. Les nuages bas semblent vouloir tout écraser de
ce camp, semblables à l'anathème nazi qui pèse sur nous.
Les quelques rares nouvelles que nous recevons nous
semblent bien précaires et représentent pour nous quelque
chose en quoi nous espérons, mais sans pouvoir vraiment
croire que cela pourra nous arriver un jour. On s'habitue
vite à l'idée d'une vie toujours semblable. Si nous nous
en tirons, ce sera vraiment un hasard et ce que nous
vivrons sera du surplus que nous pourrons dépenser sans
compter dans la réalisation des projets les plus
extravagants. Je me demande parfois si je ne lutte pas
maintenant plus par peur de la mort que pour la
perspective d'être un jour libre. Et puis ! même si
les Alliés arrivent jusqu'ici, nous trouveront-ils quand
même vivants ? Pourquoi les nazis s'acharnent-ils à
évacuer les camps menacés par les avances ennemies, par
des marches forcées ou en employant des convois entiers
alors qu'ils ont un besoin vital de leur matériel
ferroviaire et de leurs voies de communication ? Il y
a là un problème inquiétant. Qu'est-ce pour eux de nous
faire disparaître en quelques jours ? Les moyens ne
leur en manquent pas. Au camp de Belsen, tous les postes
de confiance sont tenus par les Juifs des autres sections.
Ils travaillent aux cuisines, aux magasins d'habillement
et de vivres, à la cantine S.S., etc… Vers le 15 Décembre,
lorsqu'arrive d'Auschwitz toute une équipe de nouveaux
S.S. ayant à sa tête le Commandant Joseph Kramer, ces
postes changent de titulaires, à notre avantage. Les Juifs
sont renvoyés de partout, sauf du magasin aux vivres.
Prennent ces places des hommes de chez nous et des femmes
d'Auschwitz que Kramer n'a pas eu le temps d'envoyer à la
chambre à gaz et auxquelles il manifeste soudain de
délicates attentions. De plus, comme il existe une grande
confusion dans le camp des Juifs Hollandais, Grecs et
Albanais, notre doyen Walter accompagné de deux Français
et de deux Polonais sont désignés pour aller s'occuper
d'eux. Pour occuper tous ces postes, il faut des hommes
bien portants et ce sont naturellement les Stube qui sont
désignés. Cela donne des chances de se débrouiller. Roger,
lui, est embrigadé à l'atelier électrique pour réparer les
postes de radio. Les S.S. ont besoin d'un planton au poste
de contrôle pour porter les papiers et transmettre les
ordres dans les différentes sections du camp. Un de mes
camarades, André Gruber, doit y aller. Mais cela ne lui
sourit guère. Il est infirmier ici et s'y trouve mieux.
Aussi me demande-t-il d'y aller à sa place puisque je
parle passablement l'allemand. C'est une aubaine
inespérée. Dans un tel poste, on court un peu partout dans
le camp et l'on peut s'arrêter pour voir les amis à la
cuisine. C'est surtout cela qui importe. En deux temps
trois mouvements me voici muni d'un brassard rouge où
s'inscrit en lettres gothiques, le mot "Laufer",
consécration de mon nouvel emploi. André me présente à
Walter. Celui-ci me connaît bien, car il m'a souvent donné
mes colis ou mon argent, et je l'amuse par ma façon de
parler du nez : - Bon ! Ça va, me dit-il, quand
les S.S. auront besoin de toi, je t'appellerai. Je suis
transféré d'office à la "Stube" du block 3 où logent les
"huiles" du camp. Le chef de block, un vieux Polonais
acariâtre, me voit venir d'un oeil mauvais : par
principe, il n'aime pas les Français. Comme Stube, il y a
un Français dont le bon coeur est proverbial : Aimé
Blanc. Il est du convoi de Dora, lui aussi. Il s'est mis
maintes fois en popote avec des camarades, mais ceux-ci
l'ont toujours honteusement roulé. D'ailleurs, en K.L. ces
histoires sont monnaie courante. Innombrables sont ceux
qui ont partagé leurs colis et qui, lorsque leurs
partenaires ont reçu à leur tour quelque chose, n'en ont
pas goûté miette. Dans la vie civile, on appelle cela de
l'abus de confiance ou de l'escroquerie. Mais ici à qui se
plaindre ? Ce genre d'opération, je l'ai vu pratiquer
par des gens de toutes sortes et de toutes conditions,
depuis les haut placés jusqu'aux ouvriers. Il est
décourageant de voir l'homme éduqué, affiné, poli par les
efforts de tant de générations, pendant tant de siècles,
transformé par la misère physiologique et la perspective
de la mort en bête malfaisante. Je n'ai rencontré que de
rares cas de désintéressement parmi les déportés
innombrables que j'ai connus. Pour peu que l'on soit
misanthrope, on en arrive vite à ce lieu commun que la
civilisation n'est qu'un vernis, couvrant hypocritement
les pires instincts qu'elle est incapable de contenir. Je
ne me fonde pas, pour l'affirmer, seulement sur l'égoïsme
de ceux qui refusaient de partager leur colis le moment
venu, mais aussi sur les moeurs des "nécrophages". Je les
ai vus à l'oeuvre auprès des mourants : offrant aux
regards les signes de la plus profonde désolation, ils
souhaitaient en eux-mêmes que le malade absorba le moins
possible de nourriture et finissaient par le haïr s'il
avait trop bon appétit. On dira :" Il exagère".
Non ! C'est la hideuse vérité. J'ai vu des hommes
seuls avec un mourant, ne se sachant pas observés, laisser
apparaître sur leur visage l'expression des sentiments
monstrueux qui les animaient. Je leur ai vu des
expressions qui ne trompent pas, de celles qu'a l'homme,
quand, affolé devant son destin, il rejette brusquement au
loin les principes qui jusqu'alors faisaient la dignité de
son être et l'élevaient au-dessus de la brute. Et parfois
l'on en vient à penser que des types comme le José du Fort
du Hâ ne sont pas les plus mauvais, mais seulement les
plus francs. Dans les camps, j'ai vécu avec les
éléments les plus divers de l'échelle sociale, depuis les
gens "biens" jusqu'aux "affranchis" et aux "tueurs" même,
en passant par la classe ouvrière et la petite
bourgeoisie. Partout, j'ai été décontenancé par l'égoïsme
général et la facilité avec laquelle l'homme oublie ses
principes de civilisation quand son existence entre en
jeu. Les différences d'éducation qui, au dehors, semblent
être une barrière infranchissable entre les classes
extrêmes, sont dans le K. L., anéanties. Le vernis
s'effrite pour laisser place à la nature même de
l'individu. Tous rasés, tous habillés du même uniforme de
forçat, toute personnalité factice disparaît ; chacun
doit s'en refaire une, s'il le peut, par ses propres
moyens. Le résultat est parfois bien imprévu ! Et
pourtant, je suis sûr que certains de ceux qui étaient si
lâches devant la mort sans gloire de Belsen ou d'ailleurs,
auraient été des héros devant un peloton. Il y aurait donc
là une donnée inquiétante pour une nouvelle définition de
l'héroïsme… Donc en Aimé j'ai un très bon
compagnon, au milieu de la horde slave et germanique, en
attendant que Walter me fasse signe. Mais ce signe il me
faudra l'attendre près de deux semaines. J'ai de quoi
désespérer et aussi de quoi réfléchir. En effet, j'ai
accepté un peu trop vite cette occasion. Je ne parle pas
l'allemand au point de comprendre tout, et avec les S.S.
il ne s'agira pas de faire répéter deux fois la même
chose, ni d'exécuter les commissions à l'envers, car j'en
ressentirais les conséquences. Malgré l'année qui s'est
écoulée depuis, j'ai encore le postérieur sensible des
coups reçus à Dora ! Enfin, attendons toujours.
Durant ces deux semaines je me prélasse dans la "Stube" du
block 3. La soupe est servie largement. Il nous
arrive un jour un Transport de Magda, un des kommandos
extérieurs de Buchenwald. Ce sont 400 Juifs Hongrois. Je
fais partie du service qui s'occupe de la douche et de la
désinfection qu'ils subissent avant d'être mêlés à nous.
Ce service est toujours intéressant. Comme les nouveaux
reçoivent des habits du camp de Belsen et abandonnent ceux
qu'ils ont apporté, on peut se choisir dans la charrette
qui vient du magasin d'habillement un pantalon, une veste
ou surtout un manteau à sa taille et épais. Par cette
occasion, je m'habille convenablement tout au moins pour
le camp. J'ai trouvé un superbe manteau trois-quarts en
chevron, entièrement neuf, avec des poches verticales sur
la poitrine. Evidemment dans le dos, l'étoffe a été
découpée en un large cercle et remplacée par un morceau de
"peau de zèbre", cette étoffe rayée bleu et blanc des
costumes des kommandos de travail. Tous ces Hongrois
viennent au block 3. Ils parlent une langue croassante
dont on n'arrive pas à reconnaître une seule consonance
soit latine, soit germanique, soit slave. Le Hongrois
vient du Mongol, paraît-il, de même que le Finlandais. Je
crois que les premiers mots qu'ils apprennent en langue
étrangère sont "Bitte schôn", ces mots allemands qui
veulent dire "Je vous en prie". Pour n'importe quel motif,
ils susurrent ce "Bitte schôn". A la fin, ça devient
exaspérant. Malgré cette affectation de politesse,
ridicule ici d'ailleurs, ils sont d'une impudence
surprenante. A la distribution où pourtant chaque numéro
est dûment pointé, il s'en trouve toujours plusieurs qui
se présentent à la fin et se plaignent d'un ton
larmoyant : - Bitte schôn ! Je n'ai pas reçu ma
portion. - Mais ton numéro est pointé ! - Bitte
schôn ! Ce n'est pas possible. - Est-ce que tu te
fous du monde ? - Bitte schôn ! Je vous assure
que je n'ai pas reçu ma portion. Il faut parfois les
expulser de force tant ils sont collants. Presque tous
sont des blessés, des oedémateux. Pour ainsi dire pas de
malades poitrinaires. Mais d'ici très peu de temps, ils
vont tomber comme des mouches.
Quelques jours après,
c'est un Transport cette fois de 1.000 Juifs Hongrois qui
nous arrive directement de Buchenwald. Ceux-là ne sont pas
malades du tout, mais là-bas la place commence à manquer.
A la désinfection j'hérite d'une bonne veste en peau de
mouton. Je pourrai passer l'hiver sans trop souffrir. Pendant
ce temps, les femmes d'Auschwitz ont occupé les baraques
nouvellement construites. Il y a beaucoup de changements dans
le camp par suite de l'affluence, et tout le monde
commence à être un peu à l'étroit. Depuis un certain
temps, le linge de corps qu'on nous changeait à peu près
régulièrement chaque semaine, ne nous est plus distribué.
Nous resterons ainsi quatre à cinq mois avec la même
chemise. Toutes ces circonstances sont favorables aux
poux, et le typhus reparaît. Cette fois-ci, je ne vais
certainement pas manquer d'en être atteint. Walter
prend de plus en plus d'importance. Il est maintenant
doyen du camp de Belsen tout entier : des détenus
politiques, des Juifs et des femmes. Un beau matin de
Janvier 1945, il arrive en trombe dans le block et
crie : - Où est le Français ? - Présent ! -
Viens avec moi à mon bureau, j'ai besoin d'un planton.
C'est ainsi que je suis hissé sans avoir intrigué le moins
du monde, à l'une des meilleures places du camp. Planton
avec Walter, c'est le rêve. C'est un débrouillard né. Il
est bien avec le S.S. du magasin aux provisions et il a
une armoire pleine à craquer de tout ce dont peut rêver un
détenu : pain, lard, saucisson, sucre, lait condensé
et que sais-je encore. Des cigarettes il en obtient par
milliers. Et il est généreux avec son entourage ! Son
bureau est dans le camp des Juifs. Je ne l'ai jamais vu
refuser à une mère qui venait lui demander de la semoule
ou du sucre pour son enfant. Les deux Polonais qui sont
avec lui font la police, et comment ! A grands coups
de trique sur les femmes et les vieillards. Ce sont les
deux Casimirs. Le premier, "le grand Casimir", était le
portier de la section des détenus jusqu'alors et j'ai déjà
parlé de lui. L'autre, le petit Casimir, est venu par un
convoi de Ravensbrück au mois de Juin. Il est de Lodz et
possède les qualités de beaucoup de ses compatriotes ici,
fourbe, lâche et méchant. Ils ont d'ailleurs été placés
ici par les S.S. eux-mêmes qui connaissent bien leur
brutalité. Dans leurs fonctions de policiers du camp, ils
emploient toute leur malice pour empoisonner les
prisonniers. Malice criminelle puisqu'elle vient de la
part d'autres prisonniers. Deux fois par semaine seulement
les Juifs ont appel. Ne sortent que les biens-portants.
Aussi beaucoup en profitent pour rester dans les baraques
où le S.S. vient les contrôler ensuite. Il en faut
toujours un certain nombre quand même sur la place d'appel
et lorsque les rangs sont trop maigres, les deux Casimirs
vont en chasse dans les blocks, armés de longs gourdins,
en poussant leur espèce de cri de vacher : -
Houlaï ! Houlaï ! Tout le monde y passe :
les malades, les femmes, et les vieillards y compris. J'ai
vu une fois le grand Casimir chasser une femme hors d'une
baraque à coups de canne ; la malheureuse ne
s'échappant pas assez vite, il la fit tomber sous ses
coups. Son grand amusement est de courir aux W.C. dès que
le coup de sifflet annonçant l'appel a retenti. Arrivé là,
il se met à hurler avec des jurons affreux : - Appel,
appel, tout le monde dehors, plus vite, plus vite. Ceux
qui sont assis savent ce que cela veut dire et préfèrent
s'échapper en tenant leur pantalon à mi-jambes, plutôt que
de tomber sous les coups des Casimirs. Evidemment c'est un
spectacle hilarant mais en réfléchissant que ce sont des
détenus qui font une telle besogne, on est anéanti par la
bassesse dans laquelle peut tomber l'être humain. Et les
Casimirs ne sont pas des exceptions. Une autre fois le
grand Casimir prend un Juif en faute et lui administre une
"schlague". Cela se passe près d'un mirador non loin de la
baraque des contagieux, et comme la sentinelle là-haut
s'amuse du spectacle, Casimir continue ses brutalités. Il
ordonne au Juif : - Mets-toi à quatre pattes et
demande pardon ! L'autre s'exécute et Casimir d'un
bon coup de pied l'envoie rouler. - Relève-toi et va-t-en.
Vite ! Le Juif part en courant mais un bon croc-
en-jambe le rejette à terre. Ensuite Casimir le relève par
le collet, et regardant de temps en temps si le Boche suit
toujours la scène, lui assène des coups d'une violence
incroyable sur le dos et la tête. L'autre se disloque et
s'écroule comme un pantin. Enfin Casimir le lâche et
regarde le S.S. d'un air suffisant. Quant au petit
Casimir, je l'ai vu à coups de poing mettre en sang la
bouche d'une gentille petite Grecque de seize ans qui
refusait d'exécuter un de ses ordres. Toute
l'administration du camp est faite au bureau de Walter.
Les listes d'appel, la mise à jour des registres des
morts, travail principal, sont tapées à la machine en
plusieurs exemplaires et envoyées à la Section Politique,
au poste de contrôle, à l'infirmerie S.S. et au
crématoire. Mon travail est la transmission de ces listes.
Tous les matins, je descends au crématoire avec la liste
des morts de la veille que je dois remettre en mains
propres au S.S. qui surveille l'incinération, assisté de
quelques détenus russes et polonais. Ce crématoire est un
infâme appentis sur la porte duquel est écrit en
allemand :
"Entrée formellement interdite"
Le commandant du camp
Néanmoins j'y entre. La majeure partie de la
pièce est occupée par une énorme chaudière qui brûle sans
arrêt. Quand j'ai remis les feuilles au S.S., je fais la
causette avec un des Russes, garçon magnifique et très
sympathique, qui a déniché un bonnet d'astrakan qui lui va
fort bien. Si un viticulteur fait visiter sa cave, lui me
montre l'intérieur du four. La douzaine de corps qui s'y
trouvent en permanence, est entassée sur une grille de
fonte sous laquelle de l'anthracite chauffe à blanc. Ce
n'est pas très beau à voir ces paquets informes de chair
grésillante. Au fur et à mesure qu'ils brûlent, d'autres
sont enfournés, poussés avec une longue pelle de fer. Il
règne là une odeur de chair grillée qui serait après tout
supportable si l'on n'en connaissait pas la provenance. Au
total, j'en ai pour deux heures de travail à peu près à
porter mes papiers et à chercher les comptes rendus
d'appel dans les différentes sections du camp. Le reste du
temps, je me chauffe dans le bureau. Dans mon
nouveau poste je puis voir de près les S.S. A tout
seigneur, tout honneur, je citerai d'abord le Commandant
Joseph Kramer. C'est un géant de 1,90 m., très large et
doté d'une physionomie exceptionnellement bestiale et
féroce. Il n'a pas une figure, mais "un mufle" de brute.
Presque toujours, il porte cette vaste capote allemande
qui descend jusqu'aux chevilles, laissant juste apparaître
le bas des bottes, et qui porte des poches verticales sur
la poitrine. Il est coiffé de la casquette de montagne qui
a remplacé le calot dans l'armée allemande et sous
laquelle il emprisonne le haut de ses oreilles. On ne sent
plus un homme en lui, mais un monstre froid, calculé et
sans pitié. Les expressions données par les photos de lui
après la libération ne rendent plus cet air implacable
qu'il avait lorsqu'il descendait dans le camp de son pas
lent, cigare à la bouche, les mains dans les poches pour
aller au crématoire. Quelquefois, il emmène sa femme et
l'un de ses gosses, quatre ans peut-être, contempler les
scènes de cauchemar qui se déroulent dans certaines
sections. Je puis dire que c'est à partir du
moment où nous avons affaire à lui que le régime ne cesse
d'empirer. Les sentinelles S.S. qui sont venues avec lui,
sont beaucoup plus féroces que les précédentes. Elles
tirent à tout propos, pour un attroupement, pour un homme
qui s'approche trop des barbelés ou, la nuit, pour une
raie de lumière dans une baraque. Et presque chaque fois,
c'est une victime car ils sont très bons tireurs. Parmi
ses aides, il y a le Rapport-Führer Emrich, ivrogne
invétéré qui a le revolver facile. En
outre, quelques Sous-officiers qui font la police dans le
camp et sont trop curieux à notre gré ; un détenu a
toujours quelque chose de défendu sur lui ! Des
femmes S.S. aussi sont arrivées d'Auschwitz dont Irma
Grese. Elles sont aussi féroces avec les femmes que les
hommes peuvent l'être avec nous.
Peu après la complète évacuation
d'Auschwitz, commencent à arriver des transports
venant d'Orianenburg, "Saxo" pour les déportés, qui
se trouve au Nord de Berlin. On dit, en effet, que
les Russes avancent sérieusement de ce côté. Ce sont
alors des convois de 2.000 hommes qui arrivent les
uns derrière les autres. Ils sont entassés dans une
partie des nouvelles baraques, sans lits, sans
paillasses, sans couvertures même. Ils sont tous en
bonne santé, mais rapidement les maladies et
l'épuisement vont faire des ravages effrayants parmi
eux. Quelle aubaine pour le typhus qu'une telle
promiscuité ! Bientôt l'effectif de cette
section est de plus de 10.000. Et sans cesse il
arrive de nouveaux Transports. Les S.S. sont sur les
dents. Le camp des prisonniers de guerre Russes
attenant au camp de concentration, est évacué et ce
sont les femmes d'Auschwitz qui vont l'occuper. La
section qu'elles quittent est immédiatement reprise
par les Juifs Hollandais, Grecs, et Hongrois. A leur
place sont mis les convois d'Orianenburg. Au cours du mois de Février quelques
milliers des hommes d'Orianenburg repartent vers une
destination inconnue.
Belsen
On liquide les restes
SOMMAIRE
A partir de cette époque, les conditions de
vie à Belsen deviennent épouvantables. Il faut noter que
ce camp est conçu pour l'hébergement de 15.000
prisonniers, le camp des prisonniers de guerre y compris,
et l'effectif total du camp saute brusquement à
45.000 ! Les services sont débordés, les
installations aussi. Les rations diminuent. La soupe
arrive à des heures impossibles et sans aliments nutritifs
presque dans sa composition. Les douches ne fonctionnent
plus, car ce serait trop de travail, et le linge, qui ne
nous est plus distribué depuis longtemps déjà, ne le sera
plus jusqu'à la fin. Les médicaments ont presque
complètement disparu de la circulation. Plus de savon.
C'est la misère, la faim, la crasse et les poux qui
règnent en maîtres parmi les 45.000 hommes et femmes. Les
morts deviennent de plus en plus nombreux. Au bureau, je
consulte les registres du camp. Souvent, je prends le
premier, celui du Transport de Dora. Que de croix
potencées au crayon rouge ! Des pages presque
pleines. Le 27 Mars 1945, anniversaire de notre arrivée à
Belsen, je compterai les survivants : 52 sur
1.000 ! Et sur les 600 Français, 17 seulement
restent. Trois pour cent. Le dernier carré, "les
increvables". La voiture hippomobile circule tous les
jours, emmenant des différentes sections du camp son
macabre chargement. Au crématoire, c'est la grande
activité. Deux équipes se relaient maintenant jour et
nuit. Souvent, en haut de la cheminée qui a pourtant bien
5 mètres, flamboie une horrible lueur rouge. Rapidement
les listes s'allongent chaque jour : 150, 200, 300.
200 cadavres constituent le maximum que le four puisse
consumer. Alors les S.S. ont recours au bûcher. C'est au
début de Mars. A partir de ce moment les listes arrivent
chaque jour aux chiffres fantastiques de 600, 700 et 800
morts. Cela, ne l'oublions sur 45.000 d'effectifs. On voit
très bien la courbe de l'extermination. Pour le mois de
Mars 1945, le chiffre officiel de morts sera de 17.337.
Kramer descend maintenant chaque jour plusieurs fois au
crématoire. Et lorsque j'y descends le matin, je prends
soin de l'éviter, ne désirant pas le rencontrer dans
l'enceinte à cause de l'écriteau apposé sur la porte. Une
fois je ne le vois pas descendre et au moment où je veux
pénétrer à l'intérieur, lui-même ouvre la porte et
gueule : - Qu'est-ce que tu veux ? - Je viens
porter la liste des morts. - Donne ! Il la prend
lui-même et referme violemment la porte. A l'intérieur, il
donne des conseils et au besoin met la main à la pâte pour
la construction du bûcher. Il a l'habitude depuis
Auschwitz ! Ces bûchers sont de grandes fosses
creusées dans l'enceinte qui enferme la baraque du
crématoire. Ils ont environ 20 mètres sur 10 et 3 mètres
de profondeur. Au fond on garnit de bois et de branches.
Puis une couche de cadavres est disposée, une de bois, une
de cadavres, une de bois, etc… ainsi sur plusieurs
épaisseurs. Au faîte ne sont plus jetés que des cadavres.
Cela sur 5 mètres de haut en tout. Et chaque matin je dois
remettre ma liste au chef du crématoire, qui, cet
imbécile, est perpétuellement à tourner et virer autour de
son feu pour voir si tout marche bien. Je prends ma
respiration un bon coup et je rentre dans la fumée grise.
A côté de moi, les corps grésillent, se calcinent, se
déchirent en deux ; des membres se détachent et
parfois tombent du tas. Un détenu, employé ici, les
ramasse avec une fourche et les rejette dedans. Chaque
fois le S.S. grogne. - M… ! encore plus qu'hier. Je
n'y arrive plus. Regarde ! J'en ai déjà 2.500 de
retard. En effet, un peu plus loin, entassés comme des
rondins, sur un mètre de haut et 30 mètres de long, des
cadavres de toutes les couleurs attendent d'être brûlés,
simplement protégés du soleil par des branches de sapin.
Il y en a trois ou quatre rangées ainsi. Si nous
n'attrapons pas encore la peste ou le choléra avec tout
cela, nous aurons de la chance. Le bûcher brûle 500 corps
par jour et, comme je l'ai dit, il y a des journées de 800
morts. Les charrettes déversent continuellement des morts
et des morts. Tous incroyablement maigres, violacés,
verts, sales, la bouche et les yeux grand ouverts. Avant
de ressortir, je vois encore les cinq "spécialistes" qui,
sur une grande plaque de ciment, brisent les crânes et les
tibias qui ont résisté au feu, avec des pilons de paveurs.
Ou encore l'Ukrainien borgne qui, armé d'une pince, me
montre avec un rire canaille la prestesse avec laquelle il
ouvre la bouche d'un mort avec son talon, inspecte la
dentition et arrache les dents d'or avec un craquement
qui, malgré mon endurcissement, me cause toujours un
malaise. Il en remplit ainsi des pots entiers ; butin
pour les S.S. On a prétendu que des vivants ont
été jetés dans les bûchers de Belsen. Ce fut rare et en
voici les circonstances. Lorsqu'un Transport arrive, ceux
qui donnent signe de vie sont embarqués dans les camions
et amenés au camp où ils subissent les formalités
d'enregistrement. Les autres, les morts et les agonisants,
restent au fond des wagons. Le "Kommando de la Mort" (Tod
Kommando) spécialement dépêché de Belsen, vient et les
entasse dans la remorque d'un tracteur. Ils sont alors
directement menés au crématoire. Quelquefois au
déchargement, certains sortent de leur torpeur et
s'agitent ou se débattent, voyant l'horrible fin qui va
leur être réservée. Mais il est déjà trop tard. Avec une
indifférence et une inertie monstrueuses le S.S. juge que
ce serait trop de complications que de réparer
l'erreur ; le malheureux est jeté de force dans les
flammes. Je tiens un autre témoin de cela à la disposition
des sceptiques, un Français, le conducteur même du
tracteur, également Normand de l'Eure. Kramer
lorsqu'il revient de son inspection au crématoire,
s'arrête souvent au jardin qui s'étend en longueur entre
la cuisine 1 et la cuisine 2, en largeur entre l'allée
centrale du camp et le camp des femmes. Ce monstre,
faussement sentimental, après s'être délecté de
l'incinération de ses milliers de victimes, vient
s'attendrir sur les plantes qui poussent. C'est un côté
certes fort inattendu que celui de Joseph Kramer faisant
son petit Werther ou jouant au petit rentier retiré à la
campagne. Quel trait caractérise mieux le Boche qui veut
se donner l'impression d'être accessible aux sentiments et
jouir de sa propre délicatesse ? Quoiqu'il fasse,
l'Allemand pensera toujours "délicatesse" comme il
l'écrit : Delikatesse. Plusieurs fois je le vois descendre
au crématoire, accompagné d'une ribambelle d'officiers
supérieurs, étrangers au camp. Commission de contrôle
probablement pour voir "si tout marche bien". D'après les
listes où sont inscrits le nom du mort, ses prénoms, sa
nationalité, son âge et au hasard la cause de son décès,
je puis déduire les proportions de la mortalité dans les
différentes sections du camp. (Voir le tableau). Je prends
ce tableau comme exemple d'une journée du mois de Mars
1945. Je dois dire que les déportés raciaux de la section
des Hollandais reçoivent assez souvent des colis de la
Croix-Rouge suisse et suédoise et ont un abondant
assortiment de linge personnel. Les Juifs Hongrois
bénéficient d'un régime spécial et touchent de nombreux
suppléments de nourriture, ce qui explique la faible
mortalité chez eux. Ce qui ressort de ce tableau, c'est la
terrible proportion de morts chez les détenus hommes et
particulièrement au camp 2. En quelques semaines, cette
section est déserte. Mais elle est aussitôt remplie par de
nouveaux Transports. L'ambiance de ces quelques baraques
où règnent la saleté, la puanteur et la mort dépasse toute
imagination. Dans tous les coins, derrière chaque
baraque, dans les fossés gisent des cadavres. Les
morts-vivants qui croupissent en attendant leur heure,
sont chassés chaque matin à cinq heures, dans la nuit et
le froid, pour l'appel. Ils y restent facilement quatre
heures de rang. Quand l'épreuve est terminée, nombreux
sont ceux qui gisent sans vie dans la boue. Quel spectacle
que ces rangées de visages de cauchemar torturés et
défigurés par la souffrance, sales et hirsutes, se sachant
condamnés à la mort infecte de Belsen ! Dans cette
section le Tod Kommando est débordé de travail. Il y a des
retards de plusieurs jours dans l'enregistrement des
morts. Les listes établies portent environ un tiers de
mentions : inconnu. Cela provient de ce que la
plupart des morts n'ont plus leur numéro ou qu'ils en ont
plusieurs ayant récupéré précédemment les habits d'autres
morts et n'ayant pas même pris soin d'en arracher le
matricule. La situation alimentaire devient
terrible. Le pain disparaît peu à peu. Plus question de
margarine. La soupe est liquide à désespérer, et encore
pour arriver à la toucher, c'est au plus fort. Les faibles
ne mangent plus rien et meurent absolument de faim.
Etonnamment faible est la proportion des morts au camp des
femmes qui pourtant sont au même régime que nous. Et
certaines travaillent, quinze cents environ, dans les
magasins entre les dernières baraques et le crématoire. On
peut en conclure qu'elles sont plus résistantes que nous.
Il ne faut cependant pas oublier que beaucoup des hommes
sont venus ici pour cause de maladie. Les femmes elles,
ont été évacuées presque toutes en bonne santé, de
Birkenau ou d'Auschwitz, ou encore sont venues directement
de leur domicile par les transports de Hongrie de la fin
Décembre. Un jour nous voyons arriver des femmes venues de
Ravensbrück, presque toutes "aryennes", évacuées en raison
de l'avance russe. Parmi elles nous voyons des femmes
tziganes, une trentaine environ, formant les derniers
rangs et portant dans les bras leurs bébés morts de faim
pendant le voyage. Les S.S. qui les comptent à l'entrée de
la section, demeurent perplexes : - Faut-il compter
les bébés morts ou non ? - Pas la peine, dit l'un
avec un rire gras, ils ne s'évaderont pas !
D'ailleurs beaucoup de ces femmes tziganes arrivent avec
de nombreux enfants de tout âge. Avec
tous ces Transports qui confluent sur Belsen, ce camp
devient une véritable Tour de Babel. On y voit de
tout : Espagnols, Russes, Grecs, Italiens, Français,
Belges, Hollandais, Norvégiens, Mongols, Polonais, Usbeks,
des gens du grand nord russe, un Chinois de Canton, des
Arabes, des Tchèques, des Hongrois, et même un Sénégalais
et un Martiniquais ! Le ravitaillement devient de
plus en plus mauvais et l'on commence à découvrir des cas
de cannibalisme. Les premiers sont pendus par les S.S. Il
en est un, un jour qui, trouvé avec un foie d'homme dans
sa musette, déclare tranquillement : - Es war mir
Schade dass ein so gutes Fleisch verbrannt wurde. Pour
ceux qui comprennent l'allemand, la saveur de cette
réponse sera bien meilleure. La traduction française ne
peut la rendre aussi puissamment : - Cela me faisait
de la peine qu'une si bonne viande soit brûlée. C'était un
Docteur, Juif Polonais ! Par la suite ceux qui sont
découverts, sont pendus par les détenus eux-mêmes à une
poutre dans le coin de quelque baraque. Il me
faut citer ce Russe pris alors qu'il dépeçait un mort, que
les S.S. laissèrent à genoux devant le poste de contrôle
pendant plusieurs heures avec entre les dents l'oreille du
cadavre qu'il était en train de découper. Puis on n'y fait
même plus attention. Nombreux sont les morts dont le
ventre a été incisé pour enlever le foie. Le foie et la
fesse sont les morceaux les plus prisés par les
anthropophages. J'ai vu un cadavre rester quatre jours
dans la cour avec tout l'os de la cuisse du genou au
bassin gratté au couteau. Mais à ma connaissance, dans les
deux à trois cents cas de cannibalisme qui ont été révélés
à Belsen, jamais un Français n'a été compromis. La faim
est devenue à ce point tyrannique, que certains risquent,
avec trois chances sur quatre, de perdre leur vie pour
manger. Voici comment : Entre la section du camp 2 et
celle des Juifs Hollandais, où se trouve le bureau de
Walter, il y a une clôture de barbelés le long de laquelle
veille perpétuellement une sentinelle. Les détenus du camp
2 ont travaillé les fils de fer de la clôture qui longe
l'allée du camp et aménagé un orifice, cent fois réparé,
cent fois défait de nouveau, leur permettant d'aller
chercher à trente mètres en face, un rutabaga, dans le tas
qui se trouve près de la cuisine. La nuit, une sentinelle
est près de ce tas, il est impossible d'y aller. Mais
pendant la journée elle s'en va et il n'y a plus que celle
qui longe la séparation des sections qui veille. Alors
l'homme attend qu'elle s'en aille vers le fond, se glisse
par le trou, court jusqu'aux rutabagas, se saisit d'un et
revient. Seulement l'attroupement qui s'est formé devant
l'orifice pour attendre le courageux volontaire et le
déposséder de son bien dans une furieuse bataille, a
attiré l'attention de la sentinelle : - Foutez le
camp ! Tous s'égaillent comme une volée de moineaux.
Il ne reste plus que le malheureux qui se tortille dans
les fils. Le fusil claque et l'homme devient immobile,
ensanglantant le gros légume terreux qui gît là contre
lui. Presque chaque fois, il est tué. S'il ne l'est pas,
son acte ne lui sert à rien car lorsqu'il repasse dans les
fils, cent mains avides lui arrachent ce qu'il a été
chercher au péril de sa vie. Cela encore c'est la loi des
K. L. Cet incident arrive parfois plusieurs fois par jour.
Un soir, une sentinelle voit un homme passer
et ordonne aux deux Casimirs de l'attraper quand il va
vouloir revenir. Ils exécutent l'ordre et s'emparent de
lui au moment où il s'engage dans les fils. Je suis un peu
sur le côté, entre le groupe et la sentinelle. - Amenez-le
sur l'allée. Bon, écartez-vous ! A peine cela dit, et
avant que j'ai réalisé, il épaule sa mitraillette et, à
dix mètres, abat l'homme dans le dos d'une rafale. Puis il
va vers le corps et lui tire encore coup par coup deux
balles dans la tête. Puis tranquillement d'un mouvement
d'épaule, il remet son arme à la bretelle et retourne à sa
faction. Je suis bouleversé de cette cruauté cynique et
froide. La rafale m'est passée devant la figure et a
frappé le dos de la victime avec un bruit mat. L'homme est
tombé les bras étendus, la tête penchée en avant. J'avais
pensé que si la sentinelle le faisait attraper, c'était
pour lui administrer une correction et non pour
l'assassiner ainsi. En retournant au bureau, je pense
tristement à cet obscur compagnon qui vient d'être tué
parce qu'il avait faim et qu'il voulait vivre. Combien
alors me paraît frêle notre destin entre les mains de
pareils criminels ! Grâce à Roger qui, à l'insu des S.S.
et au péril immédiat de sa vie, arrive à écouter la B.B.C.
sur les postes qu'il répare, j'ai chaque jour les
nouvelles de la B.B.C. : les Alliés avancent dans la
Rühr et en Silesie, les Russes font des bonds énormes.
Chaque jour, je monte à son atelier et nous commentons
follement les derniers communiqués : - Au train où ça
marche, d'ici quinze jours ils seront là. Ah ! mon
vieux Roger, tu te rends compte ! Tu te rends
compte ! - Oui, mais qu'est-ce que les Boches vont
faire de nous ? Déjà ils commencent à évacuer les
malades de l'infirmerie S.S. Rau le Chef du Travail,
Müller, Hammer qui avaient le typhus, sont déjà partis. -
Dommage! J'aurais bien voulu les tenir à la Libération,
ceux-là ! - Oui, si tu es encore vivant ! -
C'est vrai. Ces vaches-là vont peut-être nous évacuer à la
dernière minute, comme les autres camps ; ou
s'arranger pour nous faire tous crever. - Moi je ne veux
pas quitter le camp. Je me cacherai à poil dans un tas de
morts s'il le faut. - Tu as raison, moi aussi je préfère
cela que de me faire descendre si je suis à la traîne dans
le convoi. Et puis avec nos blessures aux jambes ça ne
serait pas indiqué. Et chaque jour ce sont des nouvelles
de plus en plus sensationnelles, surtout dans le secteur
qui nous intéresse. Pour nous refroidir, arrive aussi au
milieu de cette avalanche de communiqués éclatants, la
triste annonce de la mort du Président Roosevelt. Et tous
nous songeons à la cruauté du sort qui n'aura pas permis
au premier ami de la Liberté de voir sa tâche
victorieusement terminée. Mais peu réalisent à ce moment
que, autant que les Etats-Unis, la France perd un ami avec
sa disparition. " Les troupes britanniques se sont
emparées hier des ruines encore fumantes de Münster, et
non contentes de ce succès, ont continué et pris
Osnabrück. Les deux prochaines villes qui vont tomber
sont : Breme et Hanovre". Par le délire qu'il a
suscité, ce texte est resté gravé dans ma mémoire.
Hanovre ! c'est pour nous.
Les Boches commencent de
relâcher la discipline ici. Tous les soirs, le
Rapport-Führer Emrich et quelques autres viennent se
saouler dans le bureau de Walter et amènent la chef de
section 2 du camp des femmes, l'opulente Katja, une
Polonaise. Emrich avant l'orgie donne son pistolet à
Walter : - Tiens, prends ça et rentre dans ta
chambre. Quand je suis saoul, je tire. J'ai tué mes
meilleurs copains comme ça à Auschwitz ! Le
ravitaillement n'arrive plus au camp. Même chez Walter,
c'est dur. Un jour j'entends le conducteur du camion qui
va chercher les provisions parfois jusqu'à Hanovre (60 km)
dire à un autre S.S. : - Il n'y avait plus rien sur
la route. Un peu plus, je passais de l'autre côté !
Ce "de l'autre côté" veut dire au-delà des lignes. Puis un
jour Kramer disparaît. Serait-ce déjà la débandade ?
Non, car deux jours après, il est de retour, l'allure
toujours aussi féroce. Je fais part de mes craintes à
Roger : - Dis donc, le patron est revenu. Il a dû
aller chercher des ordres. Ça sent mauvais, et ça
m'étonnerait qu'ils évacuent, il est trop tard : les
Anglais sont devant Hanovre, et nous sommes quand même 40
ou 50.000 là-dedans ! Et combien de nous peuvent
marcher ? 2.000 au maximum. J'ai bien peur qu'ils ne
nous exécutent. Enfin gardons la liaison entre nous. S'il
se passe quelque chose, on tâchera de voir par où il faut
passer. On ne bouzille pas 50.000 personnes en une
heure ! Les bûchers ont dû cesser leur
travail. La lueur immense qu'ils jetaient dans la nuit, a
attiré des avions Alliés qui ont copieusement arrosé le
secteur. Aussi on commence à creuser au fond du camp, là
où se trouvaient il y a quelques mois les tentes des
femmes d'Auschwitz, ces immenses fosses communes que les
illustrations de la presse ont vulgarisé depuis. Là sont
jetés pêle-mêle les hommes, les femmes et les enfants, nus
ou habillés. Puis brusquement arrive l'ordre
d'évacuation pour les détenus raciaux. En deux jours les
sections des Hollandais et des Hongrois sont emmenées vers
une destination qu'on dit être : Theresienstadt. Nous
pensons qu'ils vont être exécutés dans un coin, et malgré
la facilité qu'il y a de se glisser parmi eux, nous nous
abstenons. Désormais nous sommes seuls, Walter, Max,
Marcel, les 2 Casimirs et moi dans la section des
Hollandais. Walter a été atteint du typhus, puis c'est le
petit Casimir. A partir de ce moment il n'y a plus
d'appel, et c'est un des meilleurs signes chez les
Allemands que tout va mal. Les sentinelles S.S. partent
peu à peu. Par contre arrivent en masse des Transports de
kommandos de travail de Hanovre, de Braunschweig, évacués
à marches forcées sur Belsen. Les défaillants ont été tués
sur place. Mais en même temps que les inquiétantes
réflexions que suggèrent de telles manoeuvres, ces
Transports nous apportent des paroles d'espoir : -
Ils sont à 30 km ! Avec tous ces Transports,
l'effectif doit atteindre en ce moment 50.000 détenus et
plus. Je ne puis donner le chiffre exact puisque les
appels n'ont plus lieu et que de la sorte, je n'ai plus en
main les listes officielles. Qui gagnera cette course de
vitesse dont la vie de 50.000 êtres humains dépend ?
Car maintenant nous ne nous faisons aucune illusion sur
les desseins des S.S. Ils veulent nous faire disparaître
et transformer Belsen en un immense charnier… si les
Anglais leur en laissent le temps. Bientôt
ne reste plus que les sentinelles des miradors, le
Sous-officier de service, quelques femmes S.S. et Kramer.
Comme il n'y a plus de sentinelles à l'intérieur du camp,
c'est presque l'émeute. La nuit, les clôtures sont
franchies, les silos de rutabagas et de pommes de terre
pillés, les cuisines défoncées et les sacs de farine
éventrés. Au matin des traînées blanches sillonnent le
camp et l'on peut suivre à la trace les auteurs de ces
promenades nocturnes. Dans la journée, c'est un peu calmé.
Pour faire la soupe, il faut envoyer au dehors chercher
des rutabagas avec les charrettes qui servent au transport
des morts. C'est ainsi que des centaines puis des milliers
de cadavres sont laissés à l'abandon dans tous les coins
du camp. Dans la journée, Emrich et le
médecin du camp qui semble bien plus à son aise ainsi qu'à
nous soigner, et quelques autres se promènent dans le
camp, en chemise brune, mitraillette au poing, distribuant
de généreuses rafales au moindre attroupement. Puis des
soldats hongrois arrivent pour relever les sentinelles
S.S. évacuées. Ces nouveaux venus sont aussi féroces que
leurs prédécesseurs. Le premier jour, un de leurs groupes
passe devant une baraque du camp des femmes et celles-ci
voyant de nouveaux uniformes et croyant que ce sont des
Alliés, poussent des cris d'enthousiasme. Les Hongrois
s'arrêtent, quelques-uns arment leurs fusils et tirent à
bout portant dans les fenêtres, sur ces femmes dont
beaucoup sont hongroises. Nous commençons à être
sérieusement inquiets : - Que font les Anglais ?
C'est la question que je pose depuis quelques jours à
Roger, car normalement ils devraient déjà être ici et ce
retard peut être fatal à tous. - Je ne sais pas. Ils ont
l'air de piétiner devant Hanovre. Cependant il y a une
colonne qui bifurque sur Braunschweig. Bon Dieu !
pourvu qu'ils ne nous laissent pas tomber. Les
morts s'accumulent par milliers dans tout le camp, devant
les portes des baraques où l'on se contente de les jeter,
le long des allées, dans les W.C. Le block 11 en est
rempli. Ce block sert de morgue à la section 2 du camp des
hommes. Il y a des cadavres qui sont là depuis quinze
jours. Mais ils ne se décomposent que très lentement, à
cause de leur extrême maigreur.
Pour remédier à cet état
de choses, les S.S. organisent alors le plus gigantesque
et le plus macabre des Tod Kommandos que j'ai jamais vu.
Tous les détenus capables de se tenir sur leurs jambes
sont expulsés des blocks et, avec des ficelles, des
morceaux de bretelles ou de ceinture, ils s'attellent à 4
par cadavre, un à chaque membre, et traînent ainsi le
corps sur plus d'un kilomètre jusqu'aux fosses communes.
Que n'y a-t-il eu un dessinateur pour fixer à jamais cet
extraordinaire procession qui dépasse l'imagination la
plus morbide ! Sur le parcours, les uns derrière les
autres, s'avancent dans la poussière soulevée par les
corps traînés sur le sol, ces groupes hallucinants de
spectres vivants tirant péniblement à sa dernière demeure,
qui sera souvent bientôt la leur, le camarade inconnu qui,
les membres décharnés, écartelés, la tête cognant aux
pierres du chemin, racle la terre avec un frottement
rêche. Tout le long de la route sont échelonnés des
soldats hongrois qui hurlent et frappent à coups de crosse
les malheureux pour les faire avancer. Dès que ceux-ci le
peuvent, profitant d'un moment d'inattention des gardes,
ils s'esquivent et laissent sur le chemin le cadavre qui,
les bras en croix, les attaches gisant autour de ses
membres, les yeux ouverts et ternis de poussière, attend
de nouveau convoyeurs. Toute la journée cette corvée
marche sans arrêt. Les hommes tombent épuisés. Il leur
faut parfois plus d'une heure pour traîner leur fardeau
pourtant bien léger (35 à 40 kg en moyenne) jusqu'aux
fosses. Le soir de ce premier jour, nous voyons dans
le ciel 4 "Spitfire", très bas, qui passent lentement,
comme étonnés du spectacle qui se déroule sous leurs
ailes. Toujours à la même allure tranquille, ils
disparaissent à l'ouest. Je suis rempli d'une émotion
intense : ils nous ont vus ! Ils vont faire
désormais leur possible pour nous délivrer. Oh !
chers Anglais, chaque heure que vous gagnerez maintenant
va sauver des centaines de malheureux. Tous mes compagnons
partagent avec moi ces minutes merveilleuses. Mon coeur
est devenu trop dur et mes glandes n'ont plus l'habitude,
sinon peut-être pleurerais-je.
Le matin du Dimanche 15
Avril. Quand je sors de la baraque un calme inaccoutumé
règne. Pas de S.S. en vue : presque personne dehors,
sauf les cadavres qui traînent de toutes parts. "La chaîne
des morts" n'a pas tout enlevé ; il en reste encore
près de 5.000 sur la superficie totale du camp. Avec
quelques camarades je regarde ce décor horrible et
familier. Un rayon de soleil vient nous annoncer une belle
journée. Oh, oui, une belle journée, la plus belle qui
puisse être ! Au loin, vers Winsen sur la route de
Celle, on entend une furieuse mitraillade ponctuée parfois
de coups de canon ; ce sont Eux ! Ils arrivent
et se battent pour nous. Qui sont-ils ? Américains ou
Anglais ? Qu'importe, qu'ils soient bénis. Tant pis
s'il y a une bataille ici. Nous l'avons dit assez
souvent : "Que ça ch… un bon coup, s'il faut, mais
que ça finisse !". Surexcités nous échafaudons mille
hypothèses sur la manière dont sera libéré le camp. Aux
camarades qui viennent aux nouvelles, nous crions : -
Ça y est, vieux, ce coup-là, ce sont eux. Ils arrivent,
c'est sûrement pour aujourd'hui. Dans quelques jours,
c'est la France ! Ah, les potes, comment on va se
rattraper ! Les S.S. et les Hongrois
réapparaissent dans le camp. Ils ont tous un brassard
blanc à la manche gauche, qu'est-ce que cela veut
dire ? Le nouveau doyen de camp, car Walter va mourir
de son typhus, un Luxembourgeois, doit être au courant,
lui. - Ils rendent le camp sans combat, m'explique-t-il,
et se considèrent comme prisonniers d'honneur. Mais je
crois bien qu'ils ne peuvent faire autrement. Le camp est
dépassé par deux colonnes qui montent vers le nord-ouest,
l'autre vers le nord-est. Nous devons même être encerclés.
Je pense qu'il en est mieux ainsi, sinon, ils nous
auraient tous exterminé. Déjà c'est la grande pagaille dans
le camp. Les magasins de vêtements tout en bas près du
crématoire, sont grand ouverts. Les S.S. viennent se
servir et nous aussi. C'est inouï ce qu'il peut y avoir là
comme vêtements et linge ! Des dizaines de milliers
de pantalons, des centaines de milliers de chaussettes,
des vestes, des tenues de camouflage fourrées, des
chaussures au mètre cube, des bottes en cuir pour la
Luftwaffe, dont j'ai rapporté une paire (cela
m'indemnisera des 10.000 francs que la Gestapo m'a pris
lors de mon arrestation), des capotes en peau de mouton
pour la campagne de Russie et que sais-je encore. Le
Rapport-Führer Emrich, complètement ivre, entre dans le
magasin à chaussures où s'entassent sur 2 mètres de haut
des milliers de chaussures de ski, entièrement neuves. -
Allez me chercher tous les détenus ! hurle-t-il. Se
rendant compte de son ivresse, ses sous-ordres lui en
amènent 300 environ. - Sortez-moi toutes ces chaussures.
Prenez-les. Dans dix minutes je veux voir tout dehors.
Allez-y, servez-vous. Aujourd'hui on liquide ! Puis
au paroxysme de l'excitation, il prend sa mitraillette et
crève le plafond de plusieurs rafales. Et il s'en va plus
loin recommencer ses dangereuses facéties. Des
magasins, les détenus ressortent, habillés d'une façon
ahurissante. Ils se mettent séance tenante tout ce qu'ils
trouvent et cela donne lieu aux plus bizarres
combinaisons. Je suis assis moi-même sur une caisse
essayant ma paire de bottes. Un S.S. survient : - Qui
a pris ma paire de bottes qui était sur le
couvercle ? Les jambes cachées par la caisse, je lui
réponds innocemment : - C'est un autre S.S. qui est
passé il y a cinq minutes, les a mises sur son vélo et est
parti avec. Il jure et va se servir ailleurs. Les S.S.
semblent maintenant se désintéresser complètement de nous.
Leur propre destin doit les préoccuper plus que le
nôtre : ils ont perdu. Nous allons bientôt voir s'ils
sont beaux joueurs. Déjà entre nous, nous parlons de
"règlements de comptes" visant certains Kapos et chefs de
block. Hélas ! certains sont déjà partis avec une
Compagnie de S.S. à laquelle on a adjoint tous les détenus
de nationalité allemande qui désiraient quitter le camp.
Certaines des despotes du camp des femmes ont pris aussi
le même chemin, pressentant la vengeance de celles dont
elles ont aggravé encore la faim et qu'elles ont frappées.
Le camp des femmes est ouvert. Des détenus
font déjà des connaissances. Avec quelques camarades nous
allons rendre visite aux quelques Françaises qui sont
encore à peu près bien portantes. Cette reprise de contact
avec l'élément féminin, cela aussi sent la fin et rappelle
la liberté. Vers midi, le bruit de la bataille a
cessé. Plus rien. Nos inquiétudes nous reprennent.
Vont-ils venir ? Ne vont-ils pas prendre un autre
chemin et nous laisser encore plusieurs jours ainsi ?
Il n'y a presque plus d'eau au camp. Celle qui sert pour
la soupe est puisée dans des bassins infects. Et lorsqu'à
3 h et demie de l'après-midi, pendant la distribution de
la soupe, par l'orée du bois qui donne en plein sur la
route de Celle, nous voyons arriver dans un ordre
impeccable et dans un fracas puissant une longue file de
chars, c'est le délire. Ils sont tout de suite
identifiés : les Anglais ! Alors les cris de
joie, l'envie de pleurer, les gestes frénétiques, tout
cela nous transforme pour quelques minutes en des êtres
éperdument ivres de bonheur et de reconnaissance. Nous
détachant enfin de la clôture et retournant dans le camp,
nous crions à tous ceux qui passent l'air interrogateur,
avant qu'ils n'aient rien demandé, à ceux qui agonisent
sur le sol et nous regardent avec un espoir fou qui ranime
un peu leurs prunelles, à toute cette humanité pour qui va
s'accomplir une seconde fois le miracle de la
résurrection : " Es sind die Englander, alles ist
fertig !". (" Ce sont les Anglais, tout est
fini ! "). Une heure plus tard, tandis que nous
commentons notre bonheur, une immense rumeur nous fait
sortir de la baraque : une voiture-radio de l'armée
britannique, oh, si belle, avec son écusson de
Saint-Georges, s'avance et son double haut-parleur répète
dans toutes les langues les mots de bénédiction : -
Vous êtes libres ! Vous êtes libres ! Kramer,
encore arrogant, est sur le marchepied de la voiture,
arborant le brassard blanc, et ayant encore son pistolet à
la ceinture. Quand la voiture arrive à hauteur de notre
section, la foule des morts-vivants hâves, crasseux,
déguenillés, faméliques, déferle comme un raz-de-marée,
défonce les clôtures, fait voler la porte et se rue vers
les tonneaux de soupe qui sont devant l'entrée de la
section. Chacun voulant y plonger son écuelle, tout se
renverse. Mais la grande masse, dans un nuage de
poussière, fonce sur les cuisines et les derniers tas de
rutabagas. Ce sont 2 ou 3.000 de ces fantômes qui
grouillent ainsi dans l'espace réduit qui s'étend entre
les baraques et la cuisine. Submergé par le flot, je suis
porté près de la voiture anglaise qui a stoppé. Et je vois
cette scène qui consacre à jamais la folie meurtrière des
S.S. Kramer descend, prend son revolver et fait quelques
pas. Il tire devant lui, sans viser, sachant que dans
cette foule il atteindra fatalement quelqu'un. A la porte
de la cuisine le chef, encore en tablier blanc, tire au
fusil comme un dément, tuant à bout portant. Des
sentinelles un peu plus loin tirent aussi. Des hommes
roulent dans la poussière. Un Anglais descend de la
voiture. Il est visiblement dépassé par les événements. Il
ne sait que faire. De derrière, je le vois qui sort son
Colt, veut tirer en l'air, hésite, rabaisse le bras. Je
comprends fort bien sa stupéfaction. Celui-là au moins se
souviendra de Belsen ! La foule a reflué de la
cuisine sous le tir meurtrier du chef. Plusieurs cadavres
sont à terre. Le chef rentre alors dans la cuisine et abat
encore quelques détenus qui s'y trouvent, dont certains
appartiennent à son personnel même. Pour désigner ce genre
de fou la langue allemande a une association de mots
heureuse et puissamment expressive : Lust morder. Il
n'y a pas d'équivalent en français. La meilleure façon est
de le traduire mot à mot : Lust - joie. Morder -
meurtrier. Derrière moi, ceux qui ont renversé
des tonneaux de soupe grattent frénétiquement les parois
avec leurs cuillères. Un autre dégouline de jus de la tête
aux pieds. Quelques-uns à quatre pattes raclent la soupe
répandue. L'Anglais est remonté dans l'auto et
Kramer sur le marchepied. Ils repartent vers le fond du
camp. Quand ils reviendront, Kramer n'aura plus son
pistolet ni sa gueule de fauve en chasse, mais une gueule
de sale bête brute prise au piège et peut-être déjà les
fers aux pieds. Les Anglais auront vu les fosses communes
et compris l'atroce tragédie de Belsen. Parmi
ceux qui gisent à terre, victimes de la fusillade
précédente, quelques-uns sont seulement blessés. Ils sont
transportés sur le bord de la route et bientôt, une
voiture-ambulance arrive. L'automobile vert sombre
s'arrête sur ses gros pneus. Un médecin anglais en descend
et s'occupe des blessés. Dans la voiture bien close, deux
officiers s'offrent des cigarettes et échangent leurs
impressions comme des explorateurs dont la nacelle
interplanétaire s'est égarée dans un monde étrange. Tout
près je les regarde, à travers les vitres qui enchâssent
l'atmosphère de ce petit domaine où règne, on le devine,
toute la douceur discrète et délicate du confort anglais
et qui gardent jalousement ce cube d'air d'un monde
civilisé contre les miasmes insidieux de la putréfaction
et les microbes meurtriers du royaume de la barbarie. En
me retournant, je vois le médecin britannique agenouillé,
qui panse les femmes et les hommes. Autour de lui quelques
officiers S.S., dont un médecin, les mains derrière le
dos, regardent sans faire un geste. Non, ils n'ont rien
que du dédain pour ces pauvres êtres qu'ils ont torturés
pendant des années, et qui sourient étonnés qu'un si bel
officier vienne et compatisse. Quel symbole que ce
tableau ! Symbole qui devrait suffire pour jeter dans
la confusion et le remords tous ceux qui se sont faits une
gloire d'être nazis. La voiture-radio passe encore et
annonce : - Rentrez calmement dans vos baraques. Le
ravitaillement va venir ainsi que les médicaments. Les
troupes anglaises n'entreront pas dans le camp, à cause
des maladies contagieuses. C'est une déception. Nous
n'allons donc pas pouvoir nous mêler fraternellement à nos
Libérateurs !
Pourtant, le soir, des chars se promènent
dans le camp accompagnés par les vivats. Des soldats
anglais viennent et regardent stupéfaits autour d'eux.
Le lendemain la radio dira : - La deuxième armée
britannique a découvert le camp de Belsen, etc…, les
"Rats du désert" depuis El Alamein n'ont rien vu de
pire.
Je n'oublierai jamais ces braves
garçons aux visages rouges, ou parfois encore noirs
de poudre qui hochent la tête d'un air navré, navré…
en regardant se traîner dans la poussière cette
misérable humanité, arrivée à ce degré de déchéance
par le mysticisme aveugle des S.S. Autour d'eux les
groupes se forment, avides de les entendre, même
s'ils ne doivent rien comprendre. Tous parlent dans
leur langue respective et les Anglais font des
gestes d'impuissance à répondre à tant de questions.
Je tombe sur un soldat qui parle français. Les
questions l'assaillent : - Va-t-on bientôt
avoir à manger ? - La guerre va-t-elle bientôt
être finie ? - Quand rentrerons-nous chez
nous ? Je m'éloigne. J'ai assez de
bonheur comme cela. Dans le premier crépuscule de
paix qui tombe sur ce camp maudit, je rentre tout
doucement à ma baraque. Que m'importe le temps que
nous devrons attendre encore ! Puisque nous
sommes libres, que la terreur nazie qui régnait ici,
a été balayée par nos amis anglais ; puisqu'à
la nuit a succédé la lumière. En haut du camp les
moteurs des chars qui nous ont délivrés, grondent.
Je me retourne une dernière fois et je regarde de
l'autre côté, là où ont brûlé tant de mes camarades,
vers le crématoire dont le four, vide désormais, ne
connaîtra plus que la lueur du magnésium des
reporters, et qui se tapit dans le fond du camp
comme une bête malfaisante. Tout cela est fini,
cette vie hallucinante que j'ai vécue deux années.
C'est incroyable que du jour au lendemain je sois
redevenu un homme comme les autres. Et pourtant,
c'est bien vrai, notre épreuve est finie.
Immensément fiers, nous sommes au seuil de la
liberté. Qui ou quoi pourra nous faire peur
désormais ? Et qui ou quoi pourra désormais
nous attendrir ? Et cependant, lorsque deux
Tommies passent près de moi et me sourient avec
tant, mais tant de gentillesse, mon coeur se pince,
une émotion oubliée s'empare de moi et des larmes
coulent de mes yeux.
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