Ernest Varaigne
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Mémoires
d'un vieux chasseur
Campagne
de Crimée
Témoignage
Nice
- Juillet 1992
Analyse du témoignage
Écriture : 1913 - 60 Pages
1823
- 1916
AVANT PROPOS DU TÉMOIN
Je dois remonter aux années
de l'enfance et rechercher les raisons qui ont pu
me décider à embrasser une carrière pour laquelle
je n'avais ni aptitudes, ni vocation bien
déterminées. Je ne me rappelle pas dans quel
auteur j'ai lu : Félix
qui potuit rerum cognoscere causas !
Heureux celui qui arrive à se rendre compte des
causes des événements ! Cette connaissance ne peut
m'être personnellement d'aucune utilité en
présence de faits accomplis et, qu'en raison de
mon âge, je ne puis voir se renouveler. Ma
carrière militaire a été assez bornée; je n'ai pas
dépassé le grade de chef de bataillon; aurais-je
mieux réussi ailleurs ?- en tous cas je serais
bien ingrat si je ne rendais grâce à la Providence
qui m'a octroyé de précieuses compensations, en me
réservant une union des plus heureuses et les
grandes satisfactions que m'ont procurées mes
enfants.
I have
to ascend to years of the childhood and to
research reasons that have been able to decide me
to kiss a career in order that I had not neither
aptitudes, neither well determined vocation. I do
not remind in what author I have read: Félix
qui potuit rerum cognoscere causas !
Happy who arrives to render account causes of
events ! This knowledge can not me be personally
no usefulness in the presence facts accomplish
and, that by reason of my age, I then to see to
renew. My military career has been enough staked I
have not exceeded the rank of battalion chief
would have - I better succeeded elsewhere ? - In
all cases I would be well ungrateful if I rendered
thanks to the Providence that has not granted me
precious compensations, in reserving me a union of
the happiest and the great satisfactions that have
me obtained my children.
POSTFACE
DU
GÉNÉRAL
YVES CHEVALIER DE LAUZIÈRES
Président honoraire de
l'Association Nationale
des
Croix de Guerre et de la Valeur Militaire
L'expédition de Crimée
(1854-1855) est bien peu - en tout cas, bien mal-
connue de nos compatriotes dont un bien petit
nombre seulement "savent" * que ce fut une des
toutes premières fois que, après des siècles de
conflits les Anglais et les Français furent alliés
dans une guerre et qu'ils combattaient alors aux
côtés des Turcs. * que cette guerre se situait
sous le règne de Napoléon III. * qu'elle fut
illustrée par les noms de l'Alma (fleuve), de
Sébastopol (ville assiégée par les alliés pendant
349 jours), de Malakoff (bastion), de Balaklava
(ville), de Inkermann (pont). Et combien sont
capables de citer d'autres noms de chefs
militaires notamment ou d'apporter d'autres
précisions sur telle ou telle phase de cette
campagne ? Il est donc intéressant d'en apprendre
davantage et, alors la vie du Soldat est riche
d'enseignements. Ici, ce sont les souvenirs de
l'un des combattants de cette campagne, - Ernest
Varaigne, (1823-1916) - qui nous ont été confiés
par deux de ses petites-filles. Ces mémoires sont
ceux d'un homme issu d'une famille profondément
ancrée en terre de France (Meuse) qui nous
raconte, avec la simplicité toute naturelle des
générations de ce siècle, des événements et des
choses aussi banales que les satisfactions et les
désillusions quotidiennes (si fortes
soient-elles), les joies et les peines de chaque
à-coup de la vie, les souffrances - voire la mort
- de ceux qui sont confrontés aux épreuves de leur
temps. Ce qui frappe, ici notamment c'est
l'absence de doute et la certitude que les valeurs
enseignées sont - et restent - en toutes
circonstances le guide, le moteur et le rempart
des actions de l'homme façonné par une éducation
qui, alors, était l'apanage de la multitude...
The
expedition of Crimea (1854-1855) is well little -
in any case, well badly - known of our compatriots
whose a well small number only know * that this
was one of the all time firsts that, after
centuries conflicts English and French were allied
in a war and that they combatted then to sides of
Turkishs. * that this war situated under the reign
of Napoléon III. * that it was illustrated by
names of the Alma (river), Sébastopol (city
besieged by allies during 349 days), Malakoff
(bastion), Balaklava (city), Inkermann (bridge).
And how much are capable to quote others military
chief names notably or to bring others precisions
on such or such phase of this countryside ? It is
therefore interesting in to learn more and, then
the life of the Soldier is rich of enseignements.
Here, this are souvenirs of one of combatants of
this campaign, - Ernest Varaigne, (1823-1916) -
that us have been confided by two of his girls.
These memories are these a stemming man of a
family deeply anchored in earth of France (Meuse)
that tells us, with the simplicity natural all of
generations of this century, events and things as
banal as satisfactions and daily disillusion (so
strong are-they), joys and sorrows of each
to-knock of the life, sufferings - perhaps the
death - of these that are confronted with tests of
their time. What knocks, here notably it is the
absence of doubt and the certainty that taught
values are - and remained - in all circumstances
guides him, the engine and the rampart of actions
of the man fashioned by an education that, then,
was the privilege of the multitude...
Table
Avant
propos 1
Ma jeunesse -
1823/1842 7
Mes
premières études de Latin 7
Collège
de Verdun 8
Une
de mes rares actions louables 8
Petit
séminaire de Verdun 8
Mes
vacances à Ancemont 9
Grave
accident qui faillit me coûter la vie 9
L'abbé
Colson, son bréviaire, sa bibliothèque
et
sa cave 9
2ème
et 3ème années de séminaire et
ma
rentrée à la maison 10
L'Instituteur
de Souilly 11
Je
rentre à la maison et je regrette
d'avoir
abandonné mes études 11
Je
suis délégué pour gérer une perception 12
Le
Maire de Dugny et son entourage 13
Ma
carrière militaire -
1843 - /1842 15
Ma mise en route pour le
Régiment 15
L'habillement
du Fantassin 16
Je
paie ma bienvenue à la Chambrée 16
Une
aventure 16
Où
j'aurais pu être malmené
par
un charretier 16
Mon
instruction militaire 17
L'Ecole
Régimentaire 17
Mon
Cousin, Capitaine au 39ème 18
Ma
promotion au grade de Caporal 18
Je
suis nommé Caporal Fourrier 18
La
Femme du Capitaine et leurs Filles 19
Deux
ans et six mois passés
dans
l'emploi de Fourrier 20
Nomination
de Sergent Major 22
J'entre
d'urgence à l'hôpital 22
J'abandonne
les galons de Sergent Major
pour
prendre les fonctions de 23
Sergent,
1er Secrétaire du trésorier 23
Je
suis nommé Sous-Lieutenant 24
La
garnison de Paris 24
Nomination
à l'emploi d'Adjoint au Trésorier 25
Garnison
de Bourg 25
Garnison
de Lyon - Mon camarade
Davoust
- Le Manège Mari 26
Garnison
de Nîmes
- Je
suis nommé Lieutenant 28
Départ
pour la Campagne d'Orient 28
Campagne
de Crimée - 1854 -
1855 29
Expédition de Kertch 41
Assaut
final 44
La
mémoire
La
mémoire : seul bagage incessible
Jacques ATTALI
Ma jeunesse
1823 / 1842
Mes premières études de Latin
Lorsque je suis rentré chez
mes Parents à Dugny, en quittant la maison du
grand père maternel où s'étaient passées mes
premières années, je n'avais presque rien appris
en fait de latin, chez le curé d'Ancermont. Très
jeune encore je n'avais pas été au-delà des
premières déclinaisons. En octobre 183O, à l'âge
de 7 ans, 4 mois 1/2, j'ai commencé à suivre,
comme externe, les classes d'un modeste
établissement du village tenu par Mr Nicolas,
successeur de Mr Clausse, ce dernier avait quitté
l'enseignement pour se lancer dans des entreprises
de travaux de chemins de fer; il y fit fortune, et
quelques années plus tard, c'était un riche
banquier de Nancy. Mr Nicolas était garçon et Mme
Clausse, restée au pensionnat pendant les
premières années qui suivirent le départ de son
mari avait conservé la direction de la partie
matérielle: nourriture du personnel et de quelques
pensionnaires, chauffage, éclairage, entretien du
linge etc...Son fils Jules, de 4 à 5 ans plus âgé
que moi y continuait ses études. Les maîtres
suffisamment instruits pour enseigner les premiers
éléments de la langue latine, s'occupaient
sérieusement de leurs élèves. Je me rappelle que,
dans le cours d'une récréation, poursuivi par un
élève sans intention hostile de sa part, j'allai
dans une course précipitée, donner de la tête
contre l'angle d'une muraille; je pouvais me tuer
mais il paraît que la tête était plus dure que la
pierre! J'avais une passion malheureuse pour le
jeu de billes; les camarades, plus adroits que moi
me gagnaient souvent, quand je n'avais plus de
billes et pas de sous pour en acheter, ils m'en
cédaient en échange de noix ou de pruneaux
emportés pour le déjeuner ou le goûter.
L'établissement était situé à une extrémité du
village, la maison paternelle à l'extrémité
opposée; entre les deux se trouvait l'école
communale des garçons; j'y déposais, en passant
mon petit frère Charles, âgé de 5 ans; je lui
demandais quelquefois de me venir en aide pour me
procurer des billes, à la condition de le faire
participer à mes bénéfices; la société n'a jamais
prospéré! Ce bon Charles, renvoyé de l'école un
matin, avant l'heure du déjeuner, pour cause de
congé imprévu, rentrait à la maison avec son pain,
mais sans les noix abandonnées pour la commandite;
il dut avouer la vérité, la société fut dissoute,
le principal associé reçut une réprimande, mais
sans punition, probablement en considération de ce
que la gourmandise n'était pour rien dans
l'affaire. Je suis resté 2 ans dans
l'établissement Nicolas!
Collège de Verdun
Au mois d'octobre 1832
j'étais admis dans la classe de sixième, professée
par mon Grand Père paternel, au collège de Verdun.
Ma bonne tante Eléonore, restée fille, tenait le
ménage de son père qui était veuf et je logeais
chez eux. Bon Papa me donnait des répétitions, je
n'allais au collège que pour les classes, de 8 à
1O et de 2 à 4 . Je remportai la Ier Prix
d'Excellence mais je n'ai eu que des accessits
dans les diverses matières, où je crois que je
n'obtins même pas un 2ème prix. Or les
compositions du cours de l'année qui m'avaient
valu celui d'excellence étaient jugées par le
professeur de la classe seul, tandis que celles de
fin d'année pour les prix de version, thème
etc.... étaient soumises à une commission. Comme
je n'arrivais que troisième pour ces dernières, on
pouvait mettre en doute l'impartialité de mon
aïeul qui m'avait si souvent classé premier. Je ne
suis pas éloigné de supposer que ce résultat a pu
ne pas être étranger à la décision qui fut prise
de me retirer du collège.
Une de mes rares actions louables
j'ai trop peu de bonnes
actions à enregistrer pour me dispenser de citer
un fait qui prouve que je n'étais pas incapable
d'un bon mouvement. Dans le cours de cette année
de collège, le bon papa d'Ancemont, étant venu un
jour à Verdun, m'emmena en ville avec lui et me
demanda combien de fois j'avais été premier; je
pus, sans exagérer, répondre par le chiffe 1O, il
me donna une pièce de 1OO sous, disant qu'il
m'avait promis 5O centimes pour chaque place de
premier; je me précipitai dans la boutique d'un
épicier; ayant dépensé 85 centimes en achat de
billes et de sucre d'orge, sachant que le
Grand-Père n'était pas riche, je lui remis ce qui
restait de la pièce; il refusait de reprendre ce
qu'il avait si généreusement donné; mais il fut
obligé de se rendre à mes instances. Petit
séminaire de Verdun Tante Henriette, une soeur de ma mère,
avait épousé un capitaine de dragons; mon cousin
Alfred, leur fils, de 4 ans plus âgé que moi,
était élevé dans un établissement religieux. Sa
mère, d'une extrême dévotion, n'admettait pas que
l'on confiât l'éducation des enfants à d'autres
maîtres que les ecclésiastiques: elle persuada mes
Parents de me faire entrer au petit séminaire de
Verdun. Au mois d'octobre 1833, j'y fus admis dans
la classe de cinquième; j'étais de beaucoup le
plus jeune de l'établissement et de très petite
taille pour mon âge. Monseigneur l'Evêque
présidait la cérémonie de la distribution des prix
à la fin de l'année; on m'adressa à lui pour me
faire couronner et me remettre le Prix
d'Excellence; il me posa cette plaisante question,
qui provoqua l'hilarité de l'assistance: "Mon
petit ami, vous avez sans doute laissé votre
berceau à la porte ?" Plus heureux que l'année
précédente, j'avais réussi les compositions de fin
d'année, et je revins en vacances, très content
d'avoir remporté presque tous les premiers prix.
Mes vacances à Ancemont
Grave accident
qui faillit me coûter la vie
Je passai une grande partie
du mois de Septembre chez le Grand Père
d'Ancemont; à 150 mètres du village et près de
celui de Monthairon-le-Petit, se trouve une petite
montagne, la côte Lahayresse, descendant par une
pente très raide sur le chemin qui relie les deux
localités; aujourd'hui plantée de sapins, elle
était alors inculte; par un bel après-midi je me
trouvais au sommet de cette élévation avec deux
gamins de mon âge, Boussardon et Bigorgne; nous
nous amusions à faire rouler des cailloux qui
arrivés au bas de la côte, franchissaient en vertu
de la vitesse acquise un chemin creux et une haie
bordant la prairie. Nous eûmes ensuite la
singulière idée de suivre la même route; mes
compagnons dévalèrent en zigzags, à une allure
relativement modérée et arrivèrent sans encombre;
pour moi, lancé à toute vitesse comme un
étourneau, je fus précipité la tête la première
sur le chemin récemment empierré; ce saut
périlleux provoqua chez mes camarades des éclats
de rire qui furent suivis de cris d'alarme
lorsqu'ils virent ma figure inondée par le sang
qui coulait d'une affreuse blessure au-dessus de
la tempe droite. Une brave femme qui venait
apporter des vivres à son mari, occupé dans une
carrière voisine, me ramassa et m'emporta à la
maison dans son tablier. Ma tante Julie fut très
effrayée, elle croyait que j'avais une fracture du
crâne. Bon Papa envoya chercher le Dr Leblanc,
médecin à Dieue, le village le plus voisin; en
l'attendant, ayant coupé les cheveux autour de la
plaie, il y fit un pansement sommaire, y
appliquant une compresse de fleurs de lis macérées
dans l'alcool. On dut soigner la blessure pendant
plusieurs mois, et après 74 années j'en porte
encore les traces très apparentes. La bonne tante,
lorsqu'elle eût été rassurée par le médecin sur
les suites de l'accident, me dit que c'était un
avertissement du ciel, et la punition d'une faute
commise peu de jours auparavant, de concert avec
mes deux acolytes. Nous verrons dans le chapitre
suivant quelle était cette faute.
L'abbé Colson, son bréviaire, sa
bibliothèque et sa cave
Un ecclésiastique, locataire
du Grand-Père, occupait une partie de la maison,
indépendante et séparée de nous par une grange.
L'abbé Colson, jeune encore, n'était pas pourvu
d'une cure ni d'aucune autre charge; je crois que
c'était pour cause de santé; c'était du reste un
digne prêtre; son genre de vie dénotait une
certaine aisance; avec mes deux amis, quelques
jours avant l'équipée de la côte Lahayresse, nous
avions trouvé dans une poche du cabriolet de Bon
Papa, un bréviaire (édition de luxe) doré sur
tranche et très joliment illustré; l'abbé, s'étant
servi de la voiture pour un voyage à Verdun, y
avait laissé le bréviaire; après en avoir admiré
les gravures, nous l'avions replacé dans la dite
poche, au lieu de le reporter à son propriétaire.
C'était à cette faute, assez vénielle du reste,
que ma Tante faisait allusion à propos de
l'accident qui avait failli me coûter la vie. Je
dois en avouer une, bien autrement répréhensible,
dont je me suis rendu coupable l'année suivante.
J'étais encore en vacances à Ancemont, avec le
cousin Alfred, dont j'ai déjà parlé. Mr Colson
avait une bibliothèque de plusieurs centaines de
volumes; il nous chargea de l'épousseter et d'y
mettre de l'ordre, promettant à chacun de nous un
livre comme récompense. Peu de temps après il nous
employa pour une autre corvée, celle de nettoyer
le compartiment de la cave, dans lequel était logé
son vin et de ranger les bouteilles. Nous étant
acquittés consciencieusement de ces besognes et
ayant attendu en vain la récompense promise, nous
avons jugé à propos, le cousin et moi, de nous
payer nous mêmes en nous adjugeant un échantillon
de son meilleur vin. Cette action peu délicate,
qui rentre dans la catégorie des larcins, ne doit
pas être citée comme exemple à suivre par la
jeunesse. La part que j'ai prise à cet acte, peu
recommandable, ne m'a pas été dictée par la
gourmandise; je n'appréciais pas encore le jus de
la treille, le trouvant d'autant moins agréable au
goût, qu'il était d'un âge plus respectable.
Qu'avons-nous fait du flocon vide? Nous aurions dû
le replacer sur le tas, avec une étiquette ainsi
conçue: "Boisson recommandée aux gosiers desséchés
par la poussière de vieux bouquins".
2ème et 3ème années de séminaire et
ma rentrée à la maison
Je fus beaucoup moins
brillant dans la classe quatrième, où nous reçûmes
quelques nouveaux élèves plus âgés, plus sérieux
que moi et bien préparés par des prêtres
intelligents de leurs paroisses. Au lieu de tenir
le Ier rang, je me maintenais difficilement au
3ème; je ne crois pas que j'aie obtenu un seul
prix, mais j'ai été nommé dans presque toutes les
matières; l'étoile du petit prodige avait
singulièrement pâli; l'année précédente, n'ayant
pas eu à lutter contre des adversaires sérieux,
j'avais remporté des succès faciles: dans le pays
des aveugles les borgnes sont rois. Admis dans la
classe de troisième au mois d'octobre 1835, je ne
regagnai pas le terrain perdu; nous avions un
professeur distingué, très bienveillant, l'abbé
Perrin, qui fut plus tard le précepteur des six
fils du baron Victor de Benoist, de Waly; il leur
fit faire de très bonnes études; 3 d'entre eux
furent admis à l'Ecole Militaire de St Cyr et en
sortirent dans la Cavalerie; excellents soldats,
écuyers hors ligne, ils parvinrent rapidement au
grade de Général. Quelques jours avant les
vacances de Pâques, le Supérieur avisa ma famille
que je devrais prendre la soutane après les dites
vacances; ne me sentant pas de vocation pour
l'état ecclésiastique, il me répugnait d'en porter
l'habit, tout en ayant le plus grand respect pour
ceux qui en étaient revêtus; je priai mon Père de
me retirer et de me prendre comme aide à son
bureau. Je ne devais pas songer à rentrer au
collège de Verdun, le Grand Père ayant déclaré,
lorsque je l'avais quitté, qu'il ne me reprendrait
plus; mon frère ainé faisait de très bonnes études
au lycée de Nancy où il avait obtenu une
demi-bourse; mais on ne pouvait solliciter la même
faveur pour moi. Il n'y a pas lieu de s'étonner si
mes premières études n'ont pas donné de meilleurs
résultats! Très léger de caractère, je cherchais
surtout à me signaler par des farces, souvent d'un
goût douteux et parfois au détriment des
camarades. Ainsi, en plein hiver, je vidai le
contenu d'un pot d'eau dans les draps d'un voisin
de dortoir; l'enquête pour découvrir le coupable
n'ayant pas abouti, je me dénonçai moi-même,
espérant probablement qu'il me serait tenu compte
de l'aveu. Comme punition, je dus me tenir à
genoux pendant deux repas, au milieu du réfectoire
avec un morceau de pain pour me restaurer; la
faute méritait un châtiment plus sévère. Autre
farce très inoffensive et qui ne devait pas me
laisser de remords: on désignait chaque semaine
quatre élèves pour faire le service pendant les
repas; l'un servait la table des Maîtres, deux
autres celle des élèves; le 4ème faisait la
lecture à haute voix, assis dans la chaire placée
au-dessus du trou par lequel le cuisinier envoyait
les plats. Le réfectoire avait la forme d'un
rectangle; en face de la chaire la table des
professeurs et celle des élèves sur les deux
grands côtés; mon tour étant venu de faire la
lecture, je m'étais procuré un chapeau haut de
forme (tuyau de poêle) hors de service: j'avais
supprimé une partie des bords, ne laissant qu'une
visière, de sorte que la coiffure était
transformée en schako; je l'avais fait arriver
dans la chaire avant le dîner; plusieurs complices
devaient me regarder de temps en temps. Jetant un
coup d'oeil sur la table des Maîtres pour
m'assurer que le moment était propice, tout en
lisant un passage ayant trait aux exploits de
quelque grand capitaine, je me coiffais du schako,
l'enlevant aussitôt que les camarades l'avaient
vu. Bruyants éclats de rire réprimés par la
sonnette du Supérieur ! Le geste fut renouvelé à 2
ou 3 reprises, avec le même succès et sans
conséquences fâcheuses. Encore une plaisanterie
fort anodine: pendant une récréation dans une
vaste cour plantée d'arbres au vent, je grimpai
sur un pommier, faisant annoncer par mes fidèles
complices que j'allai prêcher; puis entonnant de
ma voix de contralto l'asperges me, je jetai le
contenu d'un vase d'eau sur la tête des curieux
les plus rapprochés; l'auditoire s'étant dispersé,
le prédicateur fut dispensé du sermon non préparé
et qu'il était incapable d'improviser. Si j'ai
quitté le séminaire sans regrets, j'ai conservé un
bon souvenir de Maîtres fort bienveillants; je
n'oublierai jamais le Père Mayer notre digne
supérieur, l'abbé Lebrun, professeur de rhétorique
et mon indulgent Directeur de conscience, qui
versait des larmes avec son pénitent, en recevant
l'aveu de fautes graves: l'abbé Perrin dont j'ai
parlé plus haut; le jeune et aimable abbé Tilhay
qui nous enseignait l'histoire naturelle; son
cours était pour les élèves une véritable
distraction; il avait lieu dans la salle du musée,
où nous admirions la collection d'oiseaux et
d'animaux, dont un grand loup. Je me rappelle que
ce bon Mr Tilhay, qui se mêlait aux élèves pendant
les récréations, me voyant un jour très affligé de
graves pertes en jouant aux billes, s'empressa de
monter à sa chambre et m'en rapporta une demi
douzaine de beaux oeufs de Pâques pour me consoler
de mes pertes au jeu.
L'Instituteur de Souilly
Quand je quittai le
séminaire je n'avais pas 13 ans et ne pouvais
rendre de grands services à mon père; il me mit en
pension chez l'instituteur de Souilly, Mr Hutin,
réputé à juste titre pour un des meilleurs du
département; il devait réformer ma vilaine
écriture, me donner des leçons d'arithmétique et
de géométrie qui me faisaient défaut; il nous
enseignait aussi l'arpentage, le cubage des
arbres, nous conduisant à cet effet dans les
champs et dans le bois. Je restai chez lui 2 ans
et quelques mois.
Je rentre à la maison
et je regrette
d'avoir abandonné mes études
Me voilà donc commis de
perception à l'âge de 15 ans et 3 mois 1/2; nous
étions en septembre 1838; mes débuts ne furent
marqués par rien d'important; dans le courant de
l'année suivante, regrettant d'avoir interrompu
mes études, je me mis, sans le confier à personne,
à revoir mes auteurs grecs et latins; je me levais
au point du jour pour travailler. Un matin, de
très bonne heure, mon père vint me chercher pour
lui rendre quelques services de jardinage; il
croyait me trouver au lit et fut surpris de me
voir occupé à piocher le jardin des racines
grecques; je lui fis part de mes regrets; avec sa
bonté habituelle il encouragea mes efforts et me
mit en relations avec un ancien principal de
Collège, Mr d'Ambly, en retraite à Landrecourt,
petite commune voisine de Dugny. Cet excellent
homme consentit à me donner des leçons et je me
rendais chez lui deux ou trois fois par semaine.
Mr Génin, député de la Meuse, ami dévoué de la
famille, informé de mes studieuses dispositions,
me demanda si je n'aspirais pas à St Cyr; je n'y
avais jamais songé et visais seulement le
baccalauréat; toutefois cette perspective me
souriait. Dans l'été de 1841, à 18 ans, je
sollicitai l'autorisation de m'engager pour un
Régiment en garnison dans une ville pourvue d'un
bon collège, où je pourrais, ainsi que le
conseillait Mr Génin, suivre les cours
préparatoires à l'Ecole Spéciale Militaire. Mon
père ajourna son consentement, me jugeant trop
chétif, et peut être aussi avec l'intention de
mettre ma vocation à l'épreuve. Un an après, il
accordait l'autorisation demandée, m'engageant
toutefois à retarder mon départ, afin de passer
les vacances avec mes frères, et de profiter
encore de quelques semaines de chasse, à quoi je
consentis volontiers.
Je suis délégué pour gérer une
perception
Dans les premiers jours de
Septembre1842, le Receveur Particulier des
Finances, Mr Varin, proposa à mon Père de
m'envoyer gérer la perception de Varennes, la
petite ville où l'infortuné Louis XVI avait été
arrêté; mon Père me conseilla de saisir cette
occasion de me faire un petit pécule qui me
permettrait de me procurer quelques douceurs dans
mes débuts au Régiment. Comme je n'avais que 19
ans et qu'il fallait être majeur pour remplir ces
fonctions, on me fît émanciper. Mon Père vint
procéder à mon installation et me présenta dans
plusieurs familles, chez Mr Collin le juge de
paix, Mr le Dr Richier, Mr de Préfontaine, et chez
un de ses anciens condisciples, Mr Fraigier,
amateur de chasse et qui devait me piloter en
plaine dans mes moments de loisir: très occupé, je
crois que je n'ai pris mon fusil qu'une fois et
sans grands succès ! Le Percepteur était fort
malade, le service en souffrance et la rentrée des
impôts très en retard; en quelques semaines
j'avais fais merveille ! le Receveur Particulier à
qui j'avais dû signaler de graves irrégularités
dans les écritures, me témoigna sa satisfaction
et, sur ces entrefaites, la Perception étant
devenue vacante par suite du décès du titulaire,
mon protecteur me proposa de faire l'intérim en
attendant l'arrivée du remplaçant; il m'offrait de
me prendre ensuite dans ses bureaux comme aspirant
surnuméraire avec 600 francs d'appointements;
j'étais tout disposé à accepter, mais mon Père fut
d'avis que la carrière des armes me donnait plus
de chances d'avenir: ce n'est pas sans regret que
je me rangeais à cet avis, je ne me dissimulais
pas la difficulté pour moi, dont l'instruction
était très superficielle de préparer utilement les
examens pour St Cyr, étant au Régiment. Si j'avais
pu choisir la Cavalerie, j'aurais renoncé plus
facilement à la Perception; la grosse cavalerie et
la cavalerie de ligne m'étaient interdites pour
défaut de taille; il me manquait 2 centimètres
pour la cavalerie légère; cette difficulté n'était
pas insurmontable: avec le consentement d'un
Colonel, on pouvait obtenir une autorisation
ministérielle; je ne devais pas songer aux
régiments de hussards, dont la brillante tenue
coûtait fort cher; les engagés volontaires et les
officiers se recrutaient presqu'exclusivement
parmi les fils de famille auxquels les Parents
pouvaient fournir de larges subsides ! il restait
l'arme plus modeste des chasseurs à cheval; mon
Père tenait absolument à faire de moi un
fantassin, et je dus partir, sans le moindre
entrain pour le 39ème de ligne. Je quittai Dugny
le 23 Novembre dans l'après-midi; j'ai su par le
plus jeune de mes frères, alors âgé de 8 ans, que
mon Père qui s'était bien tenu au moment critique
des adieux, avait eu aussitôt après ma sortie de
la maison, une crise terrible, se roulant par
terre, et éclatant en sanglots; il est possible
que, se rendant compte de mon peu d'enthousiasme,
il regrettait d'avoir trop insisté sur la décision
qui m'éloignait de la famille pour m'envoyer dans
un milieu rempli d'écueils et si différent de
celui où j'avais été élevé ! Un camarade
d'enfance, le fils du Maire, me conduisit à Verdun
dans le cabriolet de son Père, attelé de la
Cocotte, très belle jument Mecklembourgeoise; cet
équipage de luxe ne sortait que dans de rares et
exceptionnelles occasions. Je devais prendre dans
la soirée la diligence qui faisait le service de
Verdun à Valenciennes, où le 39ème tenait
garnison.
Le Maire de Dugny et son entourage
Je croirais manquer à tous
mes devoirs si je ne vous faisais pas connaître
l'excellent homme qu'était Mr Pasq..., ami dévoué
de la famille et Maire de Dugny; d'origine très
estimable, il avait reçu une bonne éducation;
après ses études de médecine, il était rentré dans
son village, pourvu du diplôme de Docteur de la
Faculté de Paris; je crois qu'il n'a exercé que
fort peu; dans une belle situation de fortune, il
avait épousé la fille du Gal Walter, baron de St
Ange qui vivait chez son gendre; il avait rapporté
de ses campagnes un fourgon d'artillerie; on en
avait enlevé les roues pour le reléguer au-dessus
d'une remise, dans une sorte de grenier non fermé;
dans nos jeux il nous servait de cachette; nous y
accédions au moyen d'une échelle, et nous y étant
blottis, on rabattait le couvercle et il restait
assez d'air pour nous préserver de l'asphyxie.
J'ai connu Madame Walter, la femme du Général;
très âgée et infirme, elle ne quittait jamais le
lit au-dessus duquel était suspendu un trapèze, au
moyen duquel elle se soulevait lorsqu'elle voulait
s'asseoir ou changer de position; j'allais souvent
lui tenir compagnie avec un ou deux de mes frères
et soeurs; on plaçait la table de jeu près du lit
et nous faisions de bonnes parties de
Fontainebleau, jeu de cartes très en vogue et
plein de surprises; j'en eus une entr'autres à
laquelle je ne m'attendais pas: un soupir assez
sonore s'échappa sournoisement de dessous mon
siège: sans perdre la carte, je me tournai vers ma
soeur aînée assise près de moi, et je lui dis
mezzo voce, mais de façon à être entendu: eh bien,
tu ne te gênes pas. Interdite, la pauvre fille
rougit très fort et ne protesta pas lorsque Madame
Walter lui fit compliment au sujet de la sonorité
de son instrument; je suis forcé de reconnaître
que j'étais un bien terrible et mauvais frère!!
J'ai toujours connu Mr Pasq... très affligé de la
goutte, ce qui se voyait assez aux énormes
nodosités des doigts; comme distraction favorite,
il faisait sa promenade quotidienne dans le
village et dans la campagne; de haute taille, très
gros et souffrant aussi de la goutte aux pieds, il
marchait difficilement; pour ses sorties, on
attelait Coco, un rejeton de la jument
Mecklembourgeoise, à une charrette sur laquelle on
aurait eu de la peine à le hisser s'il n'avait
pris la précaution de s'installer avant de faire
amener le cheval dans les brancards. Il faisait de
fréquentes haltes dans le village, s'informant des
nouvelles du jour, de la santé des malades; il
s'engageait ensuite dans les champs, sans
s'astreindre à suivre les chemins, passant partout
lorsqu'il ne pouvait causer des dégâts; le
vigoureux Coco ne le laissait jamais dans
l'embarras; il s'arrêtait pour causer avec les
travailleurs; propriétaire de nombreuses terres,
il s'intéressait à l'état des récoltes. Sans
abuser des liqueurs fortes, il réclamait son
cassis à la fin de chaque repas; sa femme ne
manquait pas de lui dire: "Docteur, Docteur, tu
n'es pas raisonnable"; et lui de répondre en
présentant son gobelet: "Avance, Allemande !"
(Madame Pasq... était originaire de l'Alsace); ne
pouvant refuser la liqueur demandée, elle en
versait une bonne ration, ne lésinant pas sur la
quantité; il est vrai que, pour le rendre moins
dangereux, elle avait pris le soin de mouiller
très largement le cassis. Ce bon Mr P... prenait
très au sérieux ses devoirs municipaux, veillant
aux intérêts de la commune et des particuliers.
Par un bel après-midi du mois d'Août, assis sur un
siège solide, il nous regardait faner le regain
dans un pré séparé de son jardin par un ruisseau;
la chasse n'était pas chasse ouverte. Ayant
entendu des coups de fusil tirés dans les champs,
nous apercevions deux individus en action de
chasse non loin des fameuses grottes de la
Falouze, à une distance de 350 mètres environ du
village. Le Maire envoya chercher le
garde-champêtre, donnant en même temps l'ordre
d'atteler Coco à la charrette dans laquelle ils
s'installèrent tous deux; puis ils se dirigèrent
vers le terrain de chasse, suivant un chemin
d'exploitation sans se presser, afin de ne pas
donner l'éveil à ceux qu'ils voulaient surprendre.
La voiture étant arrivée à leur hauteur quitta le
chemin; Coco fut lancé au galop de charge, et au
moment propice le Garde, Nicolas Marchand, agile
et vigoureux, se précipita en bas de la voiture et
arrêta un des délinquants; nous suivions des yeux
avec grand intérêt les péripéties de l'action; le
coupable était un ancien camarade de classe, avec
lequel j'avais étudié chez le Curé d'Ancemont;
Charles de la Cour habitait avec le Marquis, son
père, le magnifique château de
Monthairous-le-Petit; il supplia le Maire de lui
faire grâce, offrant de verser au bureau de
bienfaisance un somme supérieure aux frais de
l'action, Mr Pasq... fut inflexible et la Justice
dut suivre son cours; je n'étais pas fâché de la
protection accordée à nos perdreaux; mais j'eusse
préféré que le procès fut épargné à mon ancien
condisciple. J'ai su que son ancien compagnon, qui
avait pu échappé au garde grâce à de bonnes et
très longues jambes, était un Verdunois de ma
connaissance, Mr d'Wissel aimable et très
sympathique garçon, appartenant au meilleur monde.
En somme leur cas n'était pas pendable; que celui
qui n'a pas péché leur jette la première pierre!!!
Ma carrière militaire
1843 - 1853
Ma mise en
route pour le Régiment Mon camarade, Charles P... me mit, vers 6
h du soir, dans la diligence qui faisait le
service de Verdun à Valenciennes; je montai dans
le compartiment désigné sous le non d'Intérieur
avec un jeune homme et deux dames que je supposai
être la mère et la fille. On relayait à Sedan vers
7 h du matin; les dames descendirent, arrivées
probablement au terme de leur voyage; en me levant
pour sortir pendant l'arrêt; j'aperçus à mes pieds
une petite boîte en carton; comme je la ramassais,
mon compagnon de route me dit: Part à deux. La
boîte contenait une longue chaîne de cou, en or, à
usage de dame, peut-être un cadeau de fiançailles
tombé de la poche de la jeune fille: je me
précipitai hors de la voiture; les voyageuses
avaient disparu; je déposai ma trouvaille au
bureau de la diligence; le Directeur prit mon nom
et mon adresse; n'en ayant plus eu de nouvelles,
j'ai supposé que la chaîne avait retrouvé le cou
dont elle devait faire l'ornement. Arrivé à
Valenciennes assez tard, après un voyage de plus
de 24 heures, je descendis à l'hôtel de la Biche,
rue St Géry. Vers 9 h du matin, je me présentai
chez le Colonel Alexandre, qui occupait le Ier
étage d'un immeuble situé sur une petite place
dont j'ai oublié le nom; je lui remis une lettre
de Mr Génin, le député, qui ne devait pas être un
inconnu pour lui; je le trouvai en robe de
chambre. Après m'avoir adressé quelques paroles
d'encouragement, il m'accompagna, toujours en
négligé du matin, dans les bureaux du trésorier,
installés au rez de chaussée de la même maison; je
fus immatriculé sous le n° 13.971; le Colonel me
désigna une Cie, la 5ème du 2, commandée par le
Cap. Brandoly; le sapeur de planton me servit de
guide pour me rendre à la citadelle où ma Cie
était casernée; le Sergent major Sardine me fit
conduire par le fourrier Jacquot à la chambre que
je devais occuper et qui contenait dix lits, dont
un, celui qui me fut désigné était vacant par
suite de la mort d'un jeune soldat, récemment
décédé à l'hôpital; j'avoue que cette circonstance
me causa une impression désagréable. J'avais pour
voisin le caporal Marseille; en face le gentil
tambour Lainé, qui me fit ses offres de service
que j'acceptai volontiers; dans les commencements
surtout il me fut très utile, faisant mon lit
auquel je n'aurais pu donner une tournure
convenable, entretenant fusil et équipement, et
disposant réglementairement le sac et les effets
sur la planche, au-dessus de la tête du lit; je
continuai à user de ses bons offices, les
reconnaissant, comme il convenait, par un léger
supplément de solde. N'ayant pas de gamelle le
jour de mon arrivée, je fus autorisé à sortir et,
comme un grand seigneur, je pris mes repas à
l'hôtel de la Biche.
L'habillement du Fantassin
La cérémonie de la prise
d'habit m'a laissé un fâcheux souvenir: l'Officier
d'Habillement, m'essayant un schako trop étroit et
dont il tenait absolument à me coiffer, y mit une
telle brutalité qu'il me martyrisa le front; mais
ne nous arrêtons pas trop à ces petites misères:
peut-être cet Officier croyait-il agir dans mon
intérêt, en vue de m'aguerrir ? L'habillement se
composait de l'habit et de la veste de drap bleu
foncé, de la capote gris-bleu et du pantalon
garance; comme coiffure, le grand schako, évasé du
haut, pas gracieux, mais assez commode pour y
loger mouchoir et blague à tabac; en outre pour
les corvées et les sorties du matin, on avait le
bonnet de police, que les gradés et les anciens
portaient légèrement cassés et crânement inclinés
sur l'oreille; comme armure le simple soldat du
centre n'avait que le fusil qu'il appelait sa
clarinette, de 5 pieds. Lorsqu'il sortait en
ville, le malheureux faisait triste figure coiffé
de l'affreux schako, revêtu de l'habit ou de la
veste avec la capote comme par-dessus dans la
saison d'hiver, sans arme et sans ceinturon; il
est vrai qu'il était correctement ganté de coton
blanc, comme les domestiques pour servir à table!
Combien je portais envie au sabre et à la botte
éperonnée du cavalier ! Notez qu'à cette époque le
Cap. d'Infanterie n'était pas monté; l'avancement
fort lent en temps de paix ne donnait que très peu
de chances à l'engagé volontaire de parvenir au
grade d'Officier supérieur : l'heure de la
retraite sonnait le plus souvent pour lui, sans
qu'il ait eu le droit de chausser les éperons.
Aujourd'hui, sans être brillante, la tenue du
fantassin, est moins grotesque; il ne sort pas
sans le ceinturon et le sabre-baïonnette; si
l'arme n'est pas très décorative, elle peut tout
au moins servir de porte-respect et de défense en
cas d'agression. Je paie ma
bienvenue à la Chambrée Dans la soirée du samedi qui suivit mon
arrivée, pour me conformer aux usages, je payai ma
bienvenue aux camarades de la Chambrée; des
saucissons de Lorraine, emportés à cette
intention, firent les frais du lunch; je voulais
offrir du vin; les braves troupiers estimèrent que
quelques litres d'eau de vie leur conviendraient
mieux; ils la buvaient aussi facilement que l'eau
claire; désirant ne pas paraître trop conscrit; je
voulus les imiter: sans arriver à leur niveau,
j'absorbai, plus que je ne pouvais en supporter,
de cette liqueur traîtresse, d'autant plus
pernicieuse que, provenant de la cantine, elle
devait être de qualité inférieure. Le lendemain
Dimanche, le bon Capitaine Brandoly passait à 10
heures sa revue dans les chambres; me voyant au
lit avec une triste mine, il se tourna vers le
Sergent Major qui l'escortait; ils échangèrent
quelques paroles que je n'entendis pas et dont je
crus saisir le sens en les voyant s'éloigner le
sourire sur les lèvres.
Une aventure
Où j'aurais pu
être malmené par un charretier
Quelques semaines après mon
entrée au service rentrant seul d'une promenade
extra muros, j'allai m'engager sous la voûte de la
Porte de Paris, lorsque je vis le conducteur d'un
chariot, qui tout en marchant à la tête de son
attelage, caressait de la lanière de son fouet,
les mollets d'une jeune fille qui cheminait devant
lui; je lui adressai des observations qui furent
mal reçues : une rixe aurait pu en résulter, et il
y avait des chances pour qu'elle ne tournât pas à
mon avantage; heureusement un agent de police
survint très à propos et mis fin à la discussion
en déclarant procès-verbal à l'agresseur; peu de
temps après je fus cité comme témoin devant le
tribunal correctionnel; je crois que ma déposition
ne fut pas trop accablante pour le prévenu; en
somme il n'avait pas causé grand dommage à la
victime; n'ayant pas l'occasion d'user de son
fouet pour ses chevaux, peut-être avait-il eu
l'idée de s'en servir, en manière de plaisanterie,
pour donner des jarretières à la jeune personne.
Le Président du Tribunal félicita le jeune et
vaillant troubadour qui avait pris la défense du
faible sexe opprimé. Mon
instruction militaire Dans les dernières semaines de mon séjour
à la maison, mon Père, ancien officier de la Garde
Nationale et qui avait le goût des choses
militaires, m'avait procuré une théorie de l'école
du soldat et initié aux premiers exercices;
j'exécutais convenablement les mouvements du
soldat sans armes, mais je maniais avec maladresse
le fusil d'infanterie, beaucoup trop lourd pour
moi. Mon Capitaine était chargé de la direction de
l'instruction des recrues; celles du dernier
contingent, arrivées devant moi, avaient commencé
leurs classes. Désirant me voir à leur niveau le
plus vite possible, le Capitaine me donna le
conseil de prendre des répétitions près du sergent
Baldacci, bon instructeur, et qui commandait la
demi-section de la Cie, dont mon escouade faisait
partie; grâce à ces exercices supplémentaires, je
fus bientôt à la hauteur des camarades, et en
moins de deux mois, je passais à l'Ecole de
Bataillon. Je me demande quelquefois comment il se
fait que je ne puisse me rappeler quels étaient
les Officiers (Lieut. et sous-Lieut) de la Cie,
alors que je cite sans hésiter le sergent-major,
le fourrier, les sergents et plusieurs caporaux.
L'Ecole Régimentaire
Tout nouveau soldat,
illettré ou ayant reçu de l'instruction, devait
être envoyé à l'Ecole Régimentaire aussitôt après
son admission à l'Ecole de Bataillon. J'ai dû
d'abord chanter en choeur, en suivant la baguette
du moniteur, qui indiquait les lettres de
l'alphabet sur le tableau: B.A.ba - B.E.be etc...
Le sergent-major Coudeyras, moniteur général, ne
tarda pas à me faire passer à une classe
supérieure, et on me fit bientôt suivre les
théories des élèves caporaux. Coudeyras était un
sous-officier intelligent et un travailleur;
inscrit au tableau d'avancement pour le grade de
sous- Lieut. il dut quitter l'armée active, par
suite d'une extinction de voix passée à l'état
chronique, il fut nommé adjudant d'administration
du service des bureaux de l'Intendance; très bon
comptable il fit son chemin dans sa nouvelle
carrière. Je l'ai revu en 1872, à la tête de
l'école de S. Off. d'administration à Vincennes,
avec le grade d'officier principal, équivalent de
celui de Commandant et donnant droit à la pension
de retraite de Lt. Colonel. Originaire d'Issoudun
(Indre) il s'y retira au moment de la retraite.
Je travaille au bureau du Sergent
Major
Le Sergent.Major me faisait
travailler à son bureau dans ses moments de
loisir. Le Fourrier, avec lequel j'avais passé
plusieurs nuits pour le règlement du trimestre,
m'invita à déjeuner à sa pension, tenue par la
cantinière; la politesse n'a pas dû obérer son
budget; le menu se composait d'un plat de viande,
un légume, avec le pain de munitions et de l'eau
comme boisson, toutefois, je fus heureux de cette
diversion qui me procurait la satisfaction de
manger dans une assiette, et de boire dans un
verre, assis devant une table. Ce brave Fourrier
Jacquot, doué d'une belle voix de ténor,
interprétait avec beaucoup de sentiment plusieurs
morceaux d'opéra, entr'autres de Lucy de
Lamermoor; sa courte carrière militaire a été très
mouvementée; il a été cassé de son grade et remis
simple soldat pour de nombreux écarts de conduite;
il était fils du Gardien-Chef des prisons de
Mâcon; sa soeur Mina, qu'il affectionnait tout
particulièrement, lui adressait de sages conseils
qu'il ne suivait pas toujours. Rentré dans ses
foyers après 7 années de service, il y rapportait
les galons de fourrier reconquis.
Mon Cousin, Capitaine au 39ème
Ma promotion au
grade de Caporal
Je viens un peu tardivement
vous parler d'un Officier de mon Régiment, le
Capitaine Carrier, de Boismouchy, de Marande, qui
avait épousé une cousine germaine de mon Père; le
ménage avait deux gentilles filles. Un de ses
collègues, assez farceur et peu respectueux de ses
pompeux titres de noblesse, l'abordait souvent
ainsi: "Bonjour Carrier, comment va ? J'espère que
Madame de Boismouchy se porte bien et que Melles
de Marande sont en bonne santé". Mon Parent avait
été froissé de ce que je n'avais pas été placé
dans sa Cie, je crois qu'aucune démarche n'avait
été faite dans ce sens par ma famille; d'ailleurs
son Btn était détaché à Bouchain et il était
préférable au point de vue de l'instruction
militaire, que je fusse incorporé dans une Cie
casernée à Valenciennes avec l'Etat-Major. Le
Cousin s'intéressa néanmoins au jeune soldat qui
portait le nom de sa femme. Son Btn était rentré à
Valenciennes le Ier Avril, il apprit avec
satisfaction que j'étais bien noté; dans le
courant du mois de Mai, il fut avisé qu'on
préparait une promotion et fit une démarche en ma
faveur. L'ordre du régt. parut le 22 Mai; j'y
figurais parmi les soldats promus Caporaux, avec
mention que je ne prendrais rang que du 25 Mai, le
jour où j'aurais accompli les six mois de service
exigés pour l'obtention des premiers galons.
Je suis nommé Caporal Fourrier
Dans les premiers jours de
Juin, le fourrier Teyssonière de la Cie Carrier
était libéré du service; le Capitaine me fit
figurer en tête du mémoire de proposition pour le
remplacer et le Colonel me nomma Caporal fourrier.
Dans l'Escadron de Cavalerie il y a un Mal des
Logis Fourrier avec un Brigadier Fourrier comme
adjoint; la Cie d'Infanterie n'a qu'un Fourrier,
soit sergent Fourrier, soit Cal Fourrier; tous les
deux ont les mêmes attributions, les mêmes
prérogatives, avec une légère différence de solde.
Le Cal Fourrier est habillé de drap mi-fin comme
les s.offs et mange à leur table; il partage la
chambre du sergent major sous la direction duquel
il tient les écritures de la Cie; il est
ordinairement promu sergent. Fourrier, aussitôt
qu'il a accompli les six mois de grade de caporal.
Ma nouvelle position était pour moi un changement
d'existence complet!
La Femme du Capitaine et leurs Filles
Mon capitaine n'était pas
toujours aimable. Je me suis aperçu plus d'une
fois qu'il gardait rancune à mon père de ce que
celui-ci n'avait pas demandé à ce que je fusse
placé dans sa Cie; je me rappelle qu'un jour, à
propos de légères omissions dans les écritures et
dont le sergent Major était responsable, il me fit
une scène ridicule, prétendant que mes Parents
m'avaient fort mal élevé, et que je ne serais
jamais qu'un vaurien et une canaille; je lui
répondis sur un ton rien moins que respectueux
qu'il avait le droit de me punir, mais je ne lui
reconnaissais pas celui de tenir des propos
blessants pour ma famille; il me déclara que
désormais je ne devais plus le considérer comme un
Parent; il me tint rigueur pendant quelque temps;
un jour, m'étant présenté chez lui pour
communiquer un ordre, je ne trouvai que sa femme,
ma cousine Henriette, fort intelligente et de
beaucoup supérieure à son mari. Elle s'est
toujours montrée affectueuse à mon égard; au
courant de la situation, elle m'engagea à ne pas
trop prendre au sérieux les boutades de mon
Capitaine. Je dus aller le trouver au café pour
lui faire signer le livre d'ordres; il faisait une
partie de billard avec un bourgeois de la ville
d'Avesnes où nous étions en détachement; il me
présenta à son partenaire en lui disant: "Vous
voyez ce jeune Fourrier, c'est mon cousin, un
sujet remarquable et qui fera son chemin" Puis il
m'offrit un verre d'absinthe !! J'ai pensé que ma
bonne cousine n'était pas étrangère à ce
revirement; en somme, s'il avait parfois des
sorties malheureuses, ce n'était pas un mauvais
homme! Sa fille ainée, Louise, intelligente et
fort jolie était élevée chez son aïeul maternel,
avoué à Verdun; sa tante Zaza (la cousine Elisa)
qui s'en occupait spécialement, l'aimait beaucoup
et l'élevait parfaitement, la gâtant peut-être un
peu; j'avais eu l'occasion de la voir assez
souvent lorsque j'allais à Verdun, et j'avais
conservé un bon souvenir de cette charmante jeune
fille. En 1853, étant en garnison à Nîmes, et sur
le point de passer Lieutenant, je m'avisai de lui
écrire, lui demandant si, dans le cas où ses
parents y consentiraient, il ne lui déplairait pas
d'unir sa destinée à la mienne. Elle me répondit
qu'elle n'avait jusqu'alors éprouvé pour moi
qu'une bonne affection de cousine et qu'elle
désirait prendre le temps de réfléchir à ma
proposition; elle m'engageait du reste à lui
écrire et à tenter par ma correspondance, de lui
faire partager mes sentiments. Comme je n'étais
pas autrement épris, je retirai ma candidature, et
lui écrivis que je ne me croyais pas assez
d'esprit pour espérer de gagner son coeur par la
correspondance, il a été fort heureux pour elle
que ce commencement d'idylle n'ait pas eu d'autres
suites. Cette bonne Louise a épousé un très digne
et excellent officier, le Lieutenant d'Infanterie
Brisset, qui prit sa retraite comme Chef de Btn;
attaché ensuite au parquet de la justice militaire
à Paris, il remplissait les fonctions de
commissaire du gouvernement près du 1er Conseil de
guerre qui condamna Dreyfus. Henriette, la soeur
cadette de Louise, était une gentille enfant qui
suivait ses parents dans les garnisons; j'étais
heureux de l'avoir pour compagne de promenade dans
mes moments de loisir; je crois qu'elle a été
admise à la maison des Dames de St Denis, en
qualité de fille d'un officier décoré de la Légion
d'Honneur. Je n'ai pas su exactement ce qu'elle
est devenue plus tard; j'ai ouï dire qu'elle
n'avait pas été heureuse. Quant à leur père, il a
pris sa retraite à Lyon, où il était Capitaine à
l'Etat Major des Places. Il est mort à un âge
assez avancé.
Deux ans et six mois
passés dans
l'emploi de Fourrier
Les fonctions de fourrier me
laissaient peu de loisirs; ce qui n'était pas un
mal et me forçait à faire des économies; mon
trésor de guerre était à peu près épuisé; il
m'avait été fort utile, me permettant de rémunérer
les services du tambour Laine, les leçons de
maniement d'armes du Sergent Baldaca d'avoir
toujours une tenue convenable en remplaçant à mes
frais, les effets d'habillement en trop mauvais
état avant l'expiration de leur durée
réglementaires, puis j'avais dû arroser les galons
de caporal, de caporal fourrier et de sergent
fourrier; en outre je prenais des leçons de flûte
près du S. chef de musique. A cette occasion je me
rappelle qu'un jour, au moment où je traversais la
place en sortant de chez ce musicien, j'entendis
des personnes rassemblées devant le beffroi, se
demander, en l'examinant, s'il n'allait pas
s'effondrer. En effet je n'avais guère eu le temps
de parcourir quelques cents mètres que j'entendais
un grand bruit, en même temps qu'un nuage de
poussière s'élevait au dessus de la ville; le
monument s'écroulait, faisant deux victimes:
Mademoiselle Leininger, femme d'un Lieutenant de
mon Régiment qui logeait dans une rue située
derrière le beffroi et le guetteur qui fut
précipité sur le pavé avec sa guérite qui était au
sommet de la tour. Je disais donc que je n'avais
pas beaucoup de temps à perdre dans les cafés,
occupé que j'étais par la tenue des écritures,
sans parler des théories et des manoeuvres. Pour
ne pas avoir de retard dans la comptabilité, je
passais quelquefois une partie de la nuit, mon
Sergent major rentrait souvent fort tard et tenait
à trouver de la lumière pour se coucher. Un soir,
ayant gagné mon lit avant sa rentrée, j'avais
laissé allumé la chandelle, qui à défaut de
chandelier, était fichée dans une pomme de terre;
le suif ayant coulé sur la table avait détruit
presqu'entièrement mon livre d'ordres; il n'était
pas possible de dissimuler l'accident en me
procurant un nouveau livre, parce que chaque
feuillet devait être paraphé par le Lt Colonel.
Par ordre de cet Officier supérieur je fus puni de
8 jours de consigne; lorsque je lui présentai le
nouveau livre mis à jour, il me félicita sur la
netteté du travail et ce qui restait de consigne à
faire fut levé! Le fourrier était chargé des
distributions. Un jour, à la suite d'une revue, on
avait alloué une ration de vin à la troupe, à
raison d'un litre pour quatre; j'avais remis à la
pension de mon sergent major le quart de litre qui
lui revenait il parait que mes collègues avaient
quadruplé la ration de leur chef, en faisant des
économies sur celle des soldats. Mécontent de ne
pas avoir été traité sur le même pied, mon sergent
major me menaça de salle de police si le fait se
renouvelait, je me demande comment il aurait
libellé le motif de la punition. Le métier de
fourrier était surtout pénible dans les routes; à
cette époque ou changeait fréquemment de garnison
et ou voyageait à pied; certaines mauvaises
langues prétendent que le fourrier, débrouillard,
se soulageait en mettant son sac à la voiture; or
les fourriers partaient avant la colonne sans être
accompagnés d'aucun moyen de transport; les
tambours ne les réveillaient pas en parcourant les
rues, comme ils le faisaient pour la troupe une
heure avant le départ; il fallait s'arranger pour
se trouver au rendez-vous fixé pour l'avant-garde,
à la minute indiquée, sous peine d'être puni par
l'adjudant; j'avais une crainte salutaire des
punitions et ne dormais pas tranquille consultant
ma montre à chaque instant; peu expert dans l'art
de soigner la chaussure, j'avais souvent les pieds
excoriés; l'équipement était fort gênant; on se
trouvait incommodé par le poids du sac (Azor ou as
de carreau), par les buffleteries croisées sur la
poitrine, par la giberne le sabre poignard
(coupe-choux) et par le lourd fusil. Ajoutez à
tous ces impedimenta le schako, coiffure très
incommode, et vous conviendrez que le chétif
troupier que j'étais ne se trouvait pas à l'aise;
j'ai bien souvent maudit mon sort, enviant celui
du cavalier; je ne partageais pas l'opinion que
j'ai entendu émettre : à savoir que dans les
routes le fantassin était plus favorisé que le
Cavalier, n'ayant pas, comme ce dernier, à
bouchonner Cocotte, en arrivant à l'étape, et
d'ailleurs le sous officier de cavalerie n'a pas à
s'occuper des soins à donner à sa monture, sinon
pour surveiller ceux qui en sont chargés; pour
moi, après avoir rempli les obligations de mon
service, je ne songeais pas à visiter les
curiosités, pas davantage à me rendre au café; je
ne pensais qu'à me coucher, me trouvant parfois
tellement fatigué que je ne me levais pas pour
aller dîner. Au mois de Juillet 1844, le 39ème
partait pour Sailly (Moselle) où il devait faire
partie d'un camp de manoeuvres sous le haut
commandement du Duc de Nemours. Un jour, par une
chaleur torride, arrivant à l'étape après une
marche de 35 kilomètres, je fus informé que ma Cie
serait détachée à 2 kilomètres; m'étant rendu à
cette nouvelle destination, le Maire me prévint
que, ne pouvant loger tout mon monde, une
vingtaine d'hommes devait être envoyée dans un
hameau à 1500m en arrière et sur le côté. Dans le
but d'éviter à cette fraction un surcroît de
fatigue, je me portai en hâte, à la rencontre de
la Cie jusqu'à la bifurcation où les 20 hommes
devaient prendre une nouvelle direction. Une des
obligations du fourrier en arrivant à l'étape,
consiste dans la visite des logements des
Officiers; craignant d'arriver trop tard pour
éviter aux hommes à détacher une course inutile,
j'avais cru pouvoir me reposer sur la déclaration
du Maire, que la chambre destinée à mon Lieutenant
était convenable et que du reste il n'avait rien
de mieux à lui offrir; mon Lieutenant qui
commandait la Cie en l'absence du Capitaine et
auquel j'avais rendu compte de mon abstention et
du motif qui m'avait guidé, m'infligea 4 jours de
salle de police. Dans les routes, le sous officier
frappé de cette punition, après avoir rempli les
obligations de son service, se rend au poste de la
garde de police et il couche sur les planches du
lit de camps. Au point de vue physique, la
question du lit peu moelleux était largement
compensée pour moi par la certitude de ne pas
manquer l'heure de la mise en route de
l'avant-garde, dont le rendez-vous est au dit
corps de garde; mais j'étais très contrarié de ce
que j'allais figurer au rapport pour avoir manqué
à mon service; le lendemain le Capitaine Adjudant,
Mr Lombardeau, dans sa visite au poste de police
me demanda ce que j'y faisais; je lui contais
l'aventure dans tous ses détails. Une heure après
il me faisait prévenir que ma punition était
levée, j'ai su en outre que le Lieutenant avait
été puni de 4 jours d'arrêts. Il avait fait preuve
en la circonstance de manque de tact et abusé de
son autorité; il n'avait point passé par les rangs
et ne sortait pas de St Cyr; il avait été nommé
sous Lieutenant par récompense nationale à la
suite des glorieuses journées de Juillet 1830, se
trouvant à Paris comme étudiant en droit. Il ne se
rendait probablement pas compte des difficultés du
service, ni de la bienveillance que l'Officier
doit à ses subordonnés; il convient d'ajouter, à
titre de circonstance atténuante, qu'il était d'un
tempérament maladif, ce qui pourrait avoir eu de
l'influence sur son caractère. Onze ans plus tard,
en Sept. 1855, après la prise de Sébastopol, je me
trouvais Capitaine comme lui, toujours au 39ème;
l'année suivante il était promu Chef de Btn et mis
d'office à la retraite; sa santé ne lui ayant pas
permis de prendre part à la Campagne de Crimée, il
était resté au dépôt, s'occupant d'un travail sur
la réorganisation de l'Armée. Ce travail, ayant
été mis sous les yeux de l'Empereur, avait reçu
son approbation, et c'est sans doute ce qui avait
valu à l'auteur sa nomination au grade d'Officier
supérieur. A la levée du camp de Sailly, le 39ème
revenait à sa garnison de Valenciennes, qui
fournissait des détachements à Avesne, Bouchain,
Tondé, Landrecies, Maubeuge et Le Quesnoy. Dans
l'été de 1845, étant fourrier de voltigeurs à
Maubeuge, je demandai une permission de deux jours
pour aller voir deux compatriotes MMrs Petitcher
et Ernest Dubas, employés des Contributions
Indirectes à Marly près Valenciennes. Ayant passé
fort gaiement un dimanche avec eux, je comptais
prendre le Lundi vers deux heures la voiture qui
faisait le service de Valenciennes à Maubeuge; je
fus très désappointé lorsque le conducteur me
déclara que le chiffre réglementaire des voyageurs
était complet; je dus partir de mon pied léger de
voltigeur et pour ne pas rentrer en retard, je
pris le pas gymnastique; j'ai parcouru à cette
allure 30 kilomètres environ, dépassant dans les
montées la diligence qui me dépassait à son tour
en terrain plat; il ne restait plus guère que
1.200 mètres pour être à la ville, lorsqu'on
m'offrit une place devenue vacante; je la refusai
tenant à lutter jusqu'au but; je suivais la
voiture à quelques pas lorsqu'elle s'arrêta sur la
place; un voyageur descendant précipitamment, vint
me tendre la main et me félicitant sur mon tour de
force, m'offrit gracieusement un verre de punch au
café Obozenki; je rentrai au quartier, satisfait
d'être à l'heure, mais littéralement fourbu; le
lendemain, très souffrant de courbature, je dus
garder le lit; mon Capitaine me fit paternellement
des reproches, me disant que je ne pouvais être
puni en rentrant en retard par suite d'un cas de
force majeure. Au mois d'Août 1845, le 39ème
quittait le Nord pour aller tenir garnison à
Nancy. De passage à Verdun, à 7 kilomètre de
Dugny, je demandai une permission de 48 heures
pour aller voir mes parents; j'emmenais avec moi
mon collègue Guéry, fourrier de Grenadiers; nous
passions la journée du Dimanche à Dugny; dans
l'après midi ce brave Guéry, voulant faire preuve
d'agilité, s'avisa de franchir d'un bond le petit
cours d'eau qui séparait notre jardin de la
prairie; ayant mal calculé son élan, il tomba au
milieu du ruisseau ayant de l'eau jusqu'à la
poitrine. Le bain par lui-même n'avait rien de
bien désagréable, mais mon ami dut se déguiser en
bourgeois, afin de faire sécher et brosser sa
tenue militaire. Le lendemain Lundi, mon père nous
conduisit en voiture à St Michel, où nous devions
rejoindre le Btn; le village d'Ancemont se
trouvait sur notre route; je fus heureux
d'embrasser en passant Bon Papa Zambeaux et la
bonne Tante Julie; c'était le lendemain de la fête
patronale; on nous fit emporter des brioches et le
Grand-Père me garnit le gousset, afin, disait-il,
de me permettre d'offrir aux camarades quelques
flacons de vin de Thiaucourt, fameux vignoble de
la Meuse, où nous devions passer le lendemain. A
St Michel je conduisis mon Père au logement de Mr
Delessart, mon Capitaine, auquel il tenait à faire
une visite; nous fûmes accostés ensuite par un
autre Capitaine, Mr Lamairesse, presque notre
compatriote; il était originaire de Thâlon
(Marne); il dit à mon Père qu'il avait des vues
sur moi, qu'il comptait me demander au Colonel
pour remplacer son sergent-major, qui était sur le
point de le quitter pour passer dans une Compagnie
d'élite; en effet, moins de deux mois après, les
circonstances lui permettaient de tenir sa
promesse.
Nomination de Sergent Major
J'entre d'urgence
à l'hôpital
Le 8 Novembre 1845, je
remplaçais à la Compagnie Lamairesse le
sergent-major Morlot passé aux Grenadiers; j'avais
fort à faire pour me mettre à hauteur de mon
prédécesseur; le sergent Major était le bras droit
du Capitaine; mes nouvelles fonctions étaient très
importantes; la partie la plus délicate consistait
dans le maniement de fonds. Tous les 5 jours je
recevais chez le trésorier, sur la présentation
d'une pièce comptable (feuille de prêt) la somme
destinée au paiement de la solde de la troupe; je
devais la remettre à mon Capitaine; mais celui-ci
me la laissait entre les mains, pour se dispenser
de me remettre, chaque jour, l'argent nécessaire
aux dépenses de l'ordinaire; cette dérogation au
règlement constituait un double écueil pour le
sergent Major qui pouvait être volé, ou bien se
laisser aller à disposer de fonds qui ne lui
appartenaient pas et se trouver un jour fort gêné
pour le remboursement; je dois ajouter que pour
éviter un trop perçu, le Capitaine, excellent
comptable, ne signait jamais la feuille de prêt,
sans s'être assuré de son exactitude. C'était une
sage précaution; j'ai connu un sergent Major de
Zouaves qui, abusant de la confiance aveugle de
son Commandant de Cie, avait pu majorer de 1800F
les feuilles de prêt d'un seul trimestre; le
Capitaine était responsable, mais la famille
prévenue par le Lieutenant Colonel remboursa la
somme dilapidée, sous la condition expresse que le
coupable, auquel on évitait le Conseil de Guerre,
serait mi en demeure de faire la remise de ses
galons pour être envoyé comme simple soldat dans
un Régiment d'Infanterie de Marine; intelligent et
suffisamment instruit, il eut bientôt reconquis
ses galons, et s'étant amendé, il serait arrivé à
l'épaulette, s'il n'avait succombé à l'hôpital des
suites d'une fièvre pernicieuse sous le climat
meurtrier d'une île de nos colonies. J'ai failli,
moi aussi, succomber à l'hôpital de Nancy. Un
soir, en sortant d'une représentation au théâtre,
je me trouvai subitement indisposé et ne parvins
qu'à grand-peine à regagner la caserne; je me
présentai le lendemain à la visite de santé; le
Médecin Major m'exempta de service, sans rien
prescrire pour me soulager; trois jours après me
sentant plus mal et étant hors d'état de me lever,
je le fis appeler; il ordonna de me transporter
d'urgence à l'hôpital, recommandant de ne pas me
communiquer le billet d'entrée qui portait comme
diagnostic "fièvre typhoïde"; je venais de
recevoir de ma famille quelques centaines de
francs à remettre à l'économe du lycée où j'avais
deux frères pensionnaires; il est probable que
cette circonstance me sauva la vie. Mon fourrier
que j'envoyai porter l'argent à Mr Génin, garde
général des eaux et forêts, l'informa de la
gravité de la situation; cet ami dévoué se rendit
aussitôt chez le docteur X..., médecin civil en
chef de l'hôpital; j'étais arrivé après la visite
qui n'avait lieu qu'une fois par jour; il se
dérangea pour moi et constata que j'étais atteint
d'un rhumatisme articulaire aigu qui menaçait la
région du coeur; deux abondantes saignées, des
sangsues et des ventouses scarifiées enrayèrent
les progrès du mal. Le lendemain Mr Génion,
entrant dans la salle et voyant mon lit vide, se
demandait avec anxiété si on ne m'avait pas
transporté à l'amphithéâtre après décès, et fut
rassuré en me retrouvant dans une baignoire. Je
puis dire que je dois la vie à ce bon ami et aux
soins éclairés du Médecin en Chef de l'hôpital;
quant au Médecin Major du Régiment, il avait fait
preuve d'incapacité et s'était montré peu soucieux
de la santé d'un malade, le laissant trois jours
sans s'en inquiéter; c'était un bel homme toujours
bien sanglé, ganté et parfumé, se plaisant à
parader dans sa loge au théâtre et cherchant à se
faire admirer des dames. Le Docteur de l'hôpital a
dit à Mr Génin que si je n'avais été traité
énergiquement le jour même de mon entrée, il y
avait beaucoup de chances pour qu'il fût
impossible de me sauver. Une fois remis sur pied,
ou m'envoya passer un mois dans ma famille. il
parait que j'étais d'un tempérament arthritique; à
l'âge de dix ans, j'avais eu déjà un violent accès
de rhumatisme articulaire aigu.
J'abandonne les galons de Sergent
Major pour prendre les fonctions de Sergent,
1er Secrétaire du
trésorier.
Au mois de Novembre 1847,
l'emploi de sergent, 1er secrétaire du trésorier
devenait vacant par suite de l'entrée du
titulaire, le sergent Calot dans un asile
d'aliénés; je sollicitai ce poste assez envié
parce qu'il offrait des chances de parvenir plus
vite à l'épaulette; ordinairement celui qui
l'occupait ne tardait pas à figurer au tableau
d'avancement pour le grade de Sous Lieutenant et
en même temps pour le poste d'officier adjoint au
trésorier; mon amour propre souffrit bien un peu
en enlevant de ma manche le 2ème galon d'or; mais
ma nouvelle situation me relevait plutôt aux yeux
de mes anciens collègues; ayant à vérifier une
partie de leurs écritures, je pouvais leur
épargner des punitions en rectifiant certaines
erreurs sans les signaler. A la suite de la
Révolution de Juillet 1848, les Bataillons actifs
et l'Etat-Major du 39ème se rendaient à Paris, la
portion central et le dépôt avec le Capitaine
Trésorier étaient dirigés sur Péronne; c'est dans
cette garnison que pour la première fois depuis
six ans que j'étais au service, j'eus la grande
satisfaction de me livrer au plaisir de la chasse.
Mon Capitaine m'emmena un jour dans un étang près
de Péronne, où il avait une action de location de
la chasse; j'ai passé là quelques heures
délicieuses; à genoux sur l'avant d'une petite
barque qui glissait sans bruit dans un clair
pratiqué entre deux rangées de roseaux, on
tournait la tête à droite et à gauche en
traversant de petits layons où les poules d'eau
prenaient leurs ébats; j'en ai tué sept; le
lendemain le trésorier m'engageait à dîner; sa
femme, très habile cuisinière, avait accommodé en
salmis ces oiseaux de marais, dont la chair n'est
pas très estimée; c'était d'ailleurs une diversion
au menu ordinaire de la cantine. Les deux années
que j'ai passées comme secrétaire du trésorier ont
été fort agréables, mon chef m'ayant rendu le
service facile en me traitant avec une extrême
bienveillance. Je suis
nommé Sous-Lieutenant La garnison de Paris L'Officiel du 15 Octobre 1849 m'a apporté
ma nomination de sous-Lieutenant. Avec plaisir et
selon l'usage, j'ai donné la pièce de 5 francs au
factionnaire qui, le premier, m'a rendu les
honneurs en prenant la position du port d'arme.
Cette libéralité n'était pas ruineuse, mais, à
cette époque, certaines coutumes imposaient aux
nouveaux promus des dépenses de nature à les
endetter, s'ils n'avaient pas d'autres ressources
que leur maigre solde; je ne pouvais guère me
dispenser d'engager à dîner quelques camarades de
la ville; les frais du repas à la cantine
n'étaient pas exagérés; la soirée au café
augmentait beaucoup la dépense; avant de quitter
Péronne pour rejoindre ma Compagnie à Paris, j'ai
dû offrir un punch aux officiers du dépôt, à la
table desquels j'avais vécu quelques jours; enfin
à Paris j'ai eu à supporter ma part dans les frais
d'une soirée au café, offerte à tous les officiers
de l'Etat Major et des deux bataillons actifs.
Heureusement cette dépense était partagée entre un
Capitaine, un Lieutenant et moi, promus le même
jour; néanmoins la somme qui m'était allouée à
titre de 1ère mise fut sérieusement entamée et je
me trouvai à mes débuts comme officier, endetté
chez les divers fournisseurs: tailleur,
passementier, etc... Je crois que, depuis quelque
temps ces regrettables coutumes ont été
sensiblement modifiées, et que les choses se
passent beaucoup plus simplement. Enchanté de voir
Paris que je ne connaissais pas, j'y retrouvais
Jules, mon frère ainé, Préfet des Etudes et
Répétiteur au Collège Rollin. Il m'a fait faire la
connaissance de Mr Bartaumieux, architecte, dont
le fils Charles de six à sept ans plus jeune que
moi, était élève de l'Ecole des Beaux Arts, après
avoir fait de bonnes études à Rollin; il a succédé
à son Père. Mon frère et moi, nous avions notre
couvert mis tous les vendredis chez Madame
Bartaumieux, la meilleure des femmes; j'ai
conservé avec Charles des relations d'amitié
pendant plus d'un demi-siècle et j'ai eu le
chagrin de le perdre il y a deux ou trois ans; sa
femme, excellente personne, m'a toujours témoigné
beaucoup de sympathie, à moi et à tous les miens;
elle est morte quelques années avant son mari.
Edouard, l'aîné de leurs fils, qui a quelque peu
dépassé la cinquantaine; a épousé une charmante
femme; il est commissaire-priseur à Paris.
Georges, son frère cadet, resté garçon, a remplacé
son père comme architecte; tous deux, fidèles aux
traditions de famille, entretiennent des relations
d'amitié avec les Varaigne. La première fois que
j'ai monté la garde à Paris, j'allais prendre le
poste du Musée d'Artillerie de St Thomas d'Aquin.
Je fus agréablement surpris, en apercevant à
quelques pas du corps de garde mon frère et
Charles Bartaumieux, qui avaient voulu me voir
prendre possession du poste après avoir échangé le
salut réglementaire avec l'officier que je
relevais. A quelques semaines d'intervalle,
j'étais de garde au poste de la banque de France.
Prévenu qu'un de mes hommes avait soustrait à un
camarade un objet de peu de valeur, je fis opérer
la restitution, sans infliger une punition qui
aurait pu amener le coupable devant un Conseil de
Guerre; je dois avouer que l'indulgence dont j'ai
fait preuve en la circonstance avait un motif
intéressé; je craignais d'être retenu pour
comparaître comme témoin et de ne pouvoir profiter
de suite d'une permission de trente jours qui
m'était accordée pour me rendre chez mes Parents;
je ne les avais pas vus depuis cinq ans, et il me
tardait de me montrer avec l'épaulette; Je suis
donc parti, en descendant la garde, pour mon beau
village de Dugny, où je me suis rencontré avec un
ancien camarade, Frédéric Madin, récemment nommé
Garde Général à Pontalier, à sa sortie de l'Ecole
Forestière; engagés tous deux à dîner chez le bon
docteur Pasquin, celui-ci nous offrit le
champagne, se faisant un malin plaisir de nous
exciter à en boire de façon à nous rendre plus
gais. Au cours d'une visite chez Madame de
Benoist, où les joueurs faisaient la partie de
Wisth, on remarqua que les nouveaux hommes
n'étaient pas dans leur assiette, et qu'ils
avaient la langue un peu longue. Mon Père se
trouvait là, il me témoigna, en rentrant à la
maison, son mécontentement en termes tellement
sévères, que je repartis pour Paris le lendemain
sans attendre l'expiration de mon congé. Cette
manière d'agir a pu peiner mes Parents; j'aurai
mieux fait de réfléchir, de me dire que ma dignité
d'Officier ne me dispensait pas de la soumission à
l'autorité paternelle et que je devais accepter
humblement la semonce méritée.
Nomination à l'emploi d'Adjoint
au Trésorier
Garnison de Bourg
Le 14 Février 1851, étant au
fort de Noisy le Sec, je reçus ma nomination
d'Adjoint au Trésorier et je pris les fonctions
d'Officier payeur près de la portion du corps de
la garnison de Paris; j'aurais préféré continuer
le service actif; mais en sollicitant l'emploi de
sergent Ier secrétaire du Trésorier, qui avait
hâté mon avancement, j'avais dû en accepter les
conséquences. Les deux bataillons actifs
quittèrent Paris au commencement d'Avril pour se
rendre à Lyon, l'Etat-Major se rendait à Bourg, où
il devait être rejoint par le dépôt qui était à
Péronne; par une fausse interprétation du
règlement, on me fit abandonner les fonctions
d'Officier Payeur pour rester à Bourg avec le
Trésorier; c'est là que j'ai fait la connaissance
d'un jeune Anglais, Mr Patry, qui cultivait une
ferme à Cornaton sur la route de Bourg à Mâcon,
avec le concours de son beau-frère, Mr de
Versterveller, ingénieur d'origine suisse.
J'allais souvent passer la journée du Dimanche
avec ces gentilshommes fermiers; je montais à
cheval avec Patry, quelques fois nous allions en
voiture à Mâcon; j'ai retrouvé là un compatriote
et ancien condisciple, Mr Narat, qui occupait le
poste de Payeur du Département de Saône et Loire;
par son intermédiaire, je suis entré en relations
avec son collègue Mr Labérard, Payeur à Bourg, et
avec lequel j'allais avoir des rapports de
service. C'est à sa caisse que je touchais la
solde des officiers et de la troupe; cet excellent
homme chez lequel j'ai été reçu très cordialement,
était un horticulteur et arboriculteur distingué;
il a bien voulu venir une ou deux fois s'asseoir à
notre modeste table de Lieutenants, ne manquant
pas de nous apporter d'excellentes et magnifiques
poires, produits de son jardin. Mon ami Patry,
très grand et vigoureux était un véritable
casse-cou. Un Dimanche matin il s'excusa de ne
pouvoir m'accompagner à la promenade; n'ayant pas
de Temple à proximité et à défaut de pasteur, il
voulait lire quelques pages de la Bible à ses
serviteurs appartenant, comme lui au culte
protestant. Il m'avait fait seller un petit cheval
vicieux, et afin que j'eusse moins d'action sur
l'animal on ne lui avait mis que le bridou, sous
prétexte que la bride était en réparation. Patry
m'indiqua, comme but de ma course, un cabaret
situé à quelques kilomètres, m'engageant à y
prendre un apéritif. Au moment où je venais de
quitter l'auberge, me disposant à me remettre en
selle, le cheval, sans me laisser le temps de
chausser le second étrier, partit à une allure
désordonnée; nous descendions une pente très
raide, et craignant un accident, je faisais, mais
en vain, des efforts pour calmer l'ardeur du
coursier; enfin, à la montée qui succédait à la
descente, il se disposait à prendre le pas; pour
moi usant de la cravache et des éperons, je le
remis au galop de charge. M'en étant rendu maître,
j'arrivais tranquillement à la barrière qui
séparait de la route l'avenue conduisant à la
ferme; les deux beau-frères m'y attendaient;
connaissant les habitudes de la monture que l'on
m'avait donnée, ils m'avouèrent qu'ils avaient cru
que le cheval serait rentré sans son cavalier et
furent très surpris de voir le fantassin arriver
tranquillement et correctement campé sur sa selle.
Dans le courant de l'après-midi, je fus soumis à
une nouvelle épreuve dont je ne me tirai pas sans
de sérieuses avaries! C'était en plein hiver, nous
étions dans la chambre à coucher que j'occupais à
la ferme et nous regardions la neige tombant à
larges flocons. Patry me donna un cor de chasse et
me faisant grimper sur son dos me dit de sonner un
bien-aller; au moment où j'approchais l'embouchure
des lèvres, il demanda : "Faut-il donner un coup
de reins ?" Sans attendre la réponse, il me
précipita, la tête en avant, contre le foyer,
risquant de me tuer, ou tout au moins de me brûler
la figure. Me voyant inanimé, il me transporta sur
le lit et fit monter à cheval un domestique qui
ramena un médecin; j'avais plusieurs dents
cassées, les cartilages du nez brûlés sans parler
d'autres blessures à la langue et au visage; je
restai couché jusqu'au lendemain, et mon imprudent
ami me reconduisit à Bourg en traîneau; je rentrai
à l'heure à mon bureau, mais j'étais dans un
piteux état. Deux ans et quelques mois après, je
reçus la nouvelle de la mort tragique de ce pauvre
garçon. Il revenait de Mâcon au milieu de la nuit,
en voiture attelée de deux magnifiques et
fringants gris-pommelé, cadeau d'un oncle banquier
à Londres. Les chevaux arrivèrent à la porte de
l'écurie, traînant la moitié de la voiture; on
retrouva le conducteur dans un fossé. Un mois
après il succombait, après avoir horriblement
souffert; c'était un brave coeur : dans une belle
situation de fortune il donnait largement aux
malheureux; mais il abusait des liqueurs fortes.
Sa mère, qui habitait Genève, était venue le
soigner après son accident. Il lui avait juré de
se corriger, s'il guérissait !!
Garnison de Lyon
- Mon camarade
Davoust
Le Manège Mari
Au commencement de l'année
1852, l'Etat-Major quittait Bourg et rejoignait le
Bataillon actif à Lyon, où je me rendis pour y
reprendre les fonctions d'Officier Payeur. C'est
alors que je fis la connaissance d'un Officier,
qui a fourni une carrière des plus brillantes :
Léopold Davoust sous-Lieutenant au 72ème
d'Infanterie, intelligent et très sérieux, tenait
à être au courant de tous les détails du métier.
Il venait souvent passer la soirée dans ma chambre
et nous passions une heure à causer comptabilité;
puis un troisième camarade venant nous retrouver,
on faisait quelques parties de piquet ou d'écarté
avant de se séparer. L'ayant quitté en 1853,
lorsque le 39ème partit pour Nîmes, je l'ai revu à
Paris en 1856; je rentrais de Crimée avec les
épaulettes de Capitaine, il était encore
Lieutenant, détaché aux bureaux des affaires
arabes en Algérie; il avait été mandé à Paris pour
donner des renseignements au sujet de la
ténébreuse affaire Doineau. Trois ans après, en
1859, il faisait la campagne d'Italie comme
Capitaine de Chasseurs à pied; pendant un
engagement, détaché de son Bataillon avec la
Compagnie qu'il commandait, il s'empara d'un canon
autrichien que les servants après la défaite,
cherchaient à sauver en se dérobant au milieu des
hautes moissons; il ne rentra que le lendemain à
son Bataillon qu'il devait rejoindre le soir. Son
Commandant lui infligea des arrêts; le Général
Auger de l'Artillerie, à l'instigation duquel il
s'était mis à la poursuite de la pièce capturée,
fit lever les arrêts et Davoust fut nommé Chef de
Bataillon, ayant à peine trois ans de grade de
Capitaine. C'était un avancement magnifique !
Parvenu au grades les plus élevés, il est décédé
il y a quelques années, Général de Division et
Grand Chancelier de la Légion d'Honneur; il avait
occupé pendant plusieurs années le poste éminent
de Gouverneur de Lyon. En outre des circonstances
heureuses qui l'ont servi, et de son mérite
personnel, son origine a pu aider à son
avancement: petit neveu du Maréchal Davoust, Duc
D'Auerstaedt, Duc d'Eckmühl, qui n'avait pas
laissé de descendants directs, il avait hérité du
titre de Duc d'Auerstaedt qu'on l'avait autorisé à
porter; on lui avait promis l'autorisation d'y
joindre celui de Duc d'Eckmühl; lorsqu'il serait
arrivé au grade de Général de Division; la chute
de l'Empire est venue s'opposer à la réalisation
de cette promesse. j'ai conservé un bon souvenir
de cet excellent camarade, qui aurait été heureux
de me rendre service, si l'occasion s'en était
présentée. J'ai connu son frère Ferdinand, soldat
au 39ème, où il préparait ses examens pour St Cyr,
sorti de l'Ecole en 1849 ou 1850, il était
Sous-Lieutenant au 11ème Régiment d'Infanterie
Légère qui a eu un Bataillon décimé à la rupture
du pont suspendu d'Angers qu'il traversait, en se
rendant en Algérie. Ferdinand Davoust a été enlevé
peu de temps après par une fièvre pernicieuse en
Afrique. Toujours amateur d'équitation, j'ai suivi
à Lyon les cours d'un manège civil installé aux
Brotteaux; un jour, pendant une reprise, je vis à
la tribune mon Colonel, venu pour assister au
dressage d'un cheval qu'il avait confié à notre
professeur, très habile et vigoureux écuyer; à la
fin de la leçon le Colonel me demanda pourquoi je
ne suivais pas les cours gratuits dans un Régiment
de Cavalerie. Une circulaire ministérielle parue
récemment prescrivait d'envoyer au manège des
Régiments de cavalerie un certain nombre
d'Officiers d'Infanterie et de préférence ceux qui
pouvaient avoir de l'avenir. Le Colonel, auquel je
servais souvent de secrétaire, avait désigné les
noms à porter sur la liste, qu'il m'avait donnée à
copier; ainsi que je lui avais fait remarquer, il
ne m'appartenait pas de me juger susceptible
d'avenir, en lui demandant de figurer sur cette
liste. Très bienveillant pour moi, le Colonel
Beuret me dit que s'il ne m'avait pas désigné,
c'est parce qu'il supposait que mon bureau ne me
laisserait pas libre aux heures indiquées pour les
cours d'équitation du Régiment de Cavalerie. Le
Directeur du manège civil, Mr Marion, présent à
notre entretien, dit au Colonel que j'étais un de
ses meilleurs élèves et que lui (le Colonel)
pouvait me faire monter ses chevaux difficiles, ce
en quoi j'étais d'avis qu'il s'avançait beaucoup;
cet excellent homme me faisait prix de faveur et
me laissait sortir avec ses meilleurs chevaux.
J'ai conservé, entr'autres le souvenir d'une forte
alezane, Lola, légèrement ensellée, aux réactions
très douces, et qui aurait pu figurer
avantageusement dans un cirque pour y exécuter un
pas de menuet. Je me rappelle aussi un petit
étalon arabe, Gamin, très capricieux et qui avait
l'habitude, fort dangereusement pour le cavalier,
de se cabrer parfois au point de se trouver
presque debout sur les pieds de derrière. Lorsque
je le montais hors du manège, Marion m'avait donné
le conseil de mettre pied à terre lorsque le
cheval commençait à se cabrer et de le conduire un
instant par la bride avant de le remonter. J'avais
employé déjà ce moyen avec succès, lorsqu'un jour,
en passant devant la porte d'un quartier de
cavalerie, où quelques sous-officiers avaient les
yeux sur moi, au moment où Gamin commençait à se
livrer à ses fantaisies, ne voulant pas paraître
trop timide, j'assénai un coup de pommeau de la
cravache sur la tête de l'indiscipliné; et lui
rendant la main, je lui fis prendre le galop de
charge, aux applaudissements des Cavaliers témoins
de l'incident.
Garnison de Nîmes - Je suis nommé
Lieutenant
Départ pour la
Campagne d'Orient
Au commencement de 1853, le
39ème quittait Lyon pour se rendre à Nîmes, la
ville aux antiques monuments : La Tour Magne, la
Maison Carrée, les Arènes en ruines, où j'ai
assisté à plusieurs corridas, avec mise à mort de
taureaux. Maintenu au tableau d'avancement de
1853, j'ai été nommé Lieutenant le 23 Février
1854.` Au mois d'Avril, le Régiment était désigné
pour prendre part à l'expédition d'Orient; je
n'appartenais pas aux Bataillons actifs; le
Colonel Beuret me donna une nouvelle preuve
d'intérêt, en me faisant permuter avec un
Lieutenant, auquel un tempérament délicat ne
permettait pas de faire campagne; je pris sa place
à la 1ère Compagnie du 2ème Bataillon, au grand
déplaisir d'un camarade plus ancien de grade, plus
vigoureux et plus méritant que moi à tous égards.
Le Régiment s'étant mis en route pour Toulon, je
le précédai pour faire le logement. Le Général
d'Aurelles de Paladine, qui prenait le
commandement de la Brigade, voulut m'attacher à
son Etat-Major en qualité d'Officier d'Ordonnance;
le Colonel, préférant me garder près de lui, en
désigna un autre, ce dont je ne lui suis pas gré;
j'aurais été heureux d'entrer en campagne comme
officier monté. Le 39ème s'est embarqué à La Seyne
dans les premiers jours de Mai.
Campagne de Crimée
1854 - 1855
J'ai évoqué l'annonce de mon
départ pour l'Armée d'Orient, avec le regret de ce
que le Colonel eût mis opposition à la demande du
Général d'Aurelles de Paladine, qui voulait me
prendre pour Officier d'ordonnance, position qui
m'eut procuré l'avantage inappréciable à mes yeux
d'être monté et de faire campagne dans de
meilleures conditions. Ma Compagnie s'embarquait
le 11 Mai à la Seyne, près Toulon. J'avais pour
Capitaine Mr Mathieu de Fossey et comme
S.Lieutenant le jeune Pentecôte de Reneville.
Ci-après, copie de ma première lettre à ma famille
en date du 19 Mai.
Après les quelques jours
d'arrêt à Malte la flottille qui portait notre
Division, reprenait la mer. Le 25 Mai elle jetait
l'ancre dans le port du Pirée; le Général Forey,
qui nous commandait, avait l'ordre de s'y arrêter.
On trouvera les raisons de cette halte dans les
lignes suivantes, que j'emprunte au remarquable
ouvrage du Baron de Bazancourt sur la guerre
d'Orient.
Les
graves et justes sujets de mécontentement que
l'attitude du Gouvernement Grec et son évidente
participation aux troubles de l'Epire et de la
Thesssalie avaient donné à la France et à
l'Angleterre, força le gouvernement de l'Empereur
à diriger une expédition sur le Pirée; Le Général
Forey, informé que le roi Othon n'avait pas encore
fait connaître sa décision au sujet de demandes
formulées, fît descendre à terre, dans des
chaloupes armées de canons des marins Français et
Anglais pour s'emparer du Lazaret, de la poudrière
et des avenues donnant sur les quais; puis il fît
tenir prêts à débarquer deux bataillons, pendant
que lui-même reconnaissait le lieu le plus
convenable pour le campement. L'ultimatum, adressé
au Gouvernement Grec était le renvoi de son
Ministère, son remplacement par un Cabinet dévoué
aux Puissances Alliées et une déclaration formelle
de complète neutralité. Le Roi ayant donné son
adhésion, il fut convenu que, dans le but
d'assurer l'exécution des promesses de la Cour
d'Athènes, une force de 3.000 hommes resterait au
Pirée; le Colonel Breton, du 74 ème prit le
commandement de ce corps d'occupation.
Le 29 Mai, le 39ème, ne
faisant pas partie des troupes restant au Pirée,
se dirigeait sur Gallipoli. Le Général Canrobert
nous y attendait; il procéda à notre installation;
ma Compagnie campait dans un cimetière; je passai
cette première nuit sous ma petite tente, dressée
sur une tombe, ce qui ne troubla pas mon sommeil.
Le lendemain nous allions camper à peu de distance
de la ville et nous y restions quelques semaines,
menions une existence paisible. Notre popote se
composait des trois officiers de la Compagnie et
du Capitaine Guisolphe, Adjudant Major. Notre
cuisinier, ancien troupier d'Afrique, très
débrouillard accommodait convenablement les vivres
fournis par l'administration; il y ajoutait
parfois un plat de sa façon, il nous a servi des
petites tortues en fricassée de poulet et dont
nous nous léchions les doigts. L'Adjudant Major
ayant mis gracieusement sa monture à ma
disposition, je faisais des excursions en dehors
du camp. Chevauchant un jour le long d'un
ruisseau, j'aperçus une petite tortue et mis pied
à terre, pour m'en emparer; l'ayant posée sur le
devant de la selle, mon odorat fut bientôt
désagréablement affecté par des émanations
nauséabondes; je me débarrassai de ma trouvaille;
en la jetant, je constatai qu'elle était pourvue
d'une queue, semblable à celle des rats, notre
cuisinier me dit que c'était la petite tortue
d'eau, dont la chair n'est pas mangeable. Pendant
notre séjour à Gallipoli, nous étions réveillés
avant le lever du soleil par la circulation
d'arabas, charrettes grossières, dont les essieux
en bois produisent un grincement étourdissant.
Notre Division s'est embarquée à Constantinople
vers le 10 Juillet, à destination de Varna; en y
arrivant, les tentes furent dressées sur les
hauteurs qui dominent la ville, à 2 Kilomètres
environ des fortifications. C'est alors que le
Général Yusuf fut chargé de l'organisation d'une
colonne composée de quelques Bataillons et
Escadrons, qui devaient agir isolément, une fois
les opérations commencées; ma demande d'en faire
partie dans un escadron de Cavalerie n'eût pas de
suites. Nous ne restions pas inactifs au camp; en
outre des manoeuvres, nous allions dans la forêt
faire des provisions de bois destiné à la
confection de fascines et de gabions en prévision
d'un siège. Un jour que je conduisais une de ces
corvées, ayant emporté un fusil de chasse emprunté
à un Capitaine qui ne s'en servait jamais, j'eus
l'occasion de tirer sur un groupe de huppes; j'en
ai tué trois d'un seul coup; l'oiseau est assez
joli; mais la chair en est coriace et le salmis
que nous servit le Chef de cuisine ne fut pas
apprécié. Quelques jours après je tuais une
perdrix isolée (petite bartavelle), la seule
véritable pièce de gibier que j'ai rencontrée
pendant la durée de la campagne. Le 10 Août, à 7 h
du soir, nous descendions à Varna pour combattre
un incendie qui prit des proportions effrayantes,
pendant quelques heures on a craint le désastre:l
es poudrières se trouvaient cernées par un réseau
de flammes et les munitions pour toute l'Armée
étaient là (8 millions de cartouches). Le
Maréchal, qui se trouvait sur les lieux, éprouva
de cruelles angoisses à la pensée d'explosions qui
pouvaient engloutir une partie de son Armée sous
les ruines de la ville; il eut un instant l'idée
de faire sonner la retraite; enfin l'héroïque
dévouement des Officiers et Soldats occupés à
saper à coups de hache une maison voisine du
magasin à poudre, fut couronnée de succès. La
maison s'écroulait avec grand fracas, les
travailleurs ayant pu s'éloigner à la hâte; dès
lors le danger était conjuré; on était maître du
feu; il était 5 heures du matin; on venait de
traverser une lutte incessante de 10 heures,
pendant lesquelles on était exposé à la mort. Pour
moi; bien que me trouvant très près de la
poudrière, je n'avais pas conscience du danger
(j'ai copié les détails ci-dessus sur le livre du
Baron de Bazancourt, lequel ajoute que le septième
de Varna était détruit.) Le séjour de Varna fut
marqué par l'invasion du Choléra; moins éprouvée
que la colonne d'expédition de la Dobroudja, où
parmi les nombreuses victimes on eut à déplorer la
mort foudroyante de deux Généraux distingués: Ney
d'Elchingen et Carbuccia, notre Division fut
sérieusement atteinte. Les ambulances étaient
encombrées; les voitures qui venaient prendre an
camp les malheureux frappés du terrible mal,
n'arrivaient pas à destination, sans avoir perdu
une partie de leurs malades décédés dans le
trajet. J'ai monté plusieurs gardes aux ambulances
où le spectacle était navrant; la nuit surtout on
était assourdi par les plaintes et les râles des
agonisants. Un de mes camarades, le
Sous-Lieutenant Guéry, fut le premier officier
atteint au 39ème; j'allai le voir sous sa tente:
le pauvre garçon, chargé des provisions pour la
popote, avait acheté une magnifique et grasse
volaille (dinde) et regrettait de ne pas en
prendre sa part; malgré ses souffrances il me
disait avec son accent gascon: Ces coch... là vont
la manger sans moi! Le lendemain j'arrivais à
l'ambulance pour prendre de ses nouvelles, lorsque
je rencontrai le Sous-Lieutenant Guerby, son
compatriote, qui me fit part de la mort de notre
infortuné camarade. Le Lieutenant Guignard qui
prononça sur sa tombe quelques paroles bien
senties, fut lui-même frappé peu de jours après.
En prenant la garde à l'ambulance, je n'y trouvais
pas l'Officier commandant le poste; il était
occupé à frictionner Gruignard; je le remplaçai
dans ces fonctions.d'infirmier, jusqu'au moment où
l'ordonnance du malade revint de la pharmacie où
il était allé chercher des médicaments; moins
d'une heure après il venait me prévenir que son
officier avait succombé. Environ 8 jours plus tard
le Sous-Lieutenant Guerby était enlevé à son tour
et dans les mêmes conditions. La malchance
s'acharnait sur la lettre G Nous venions de
recevoir la nouvelle de la mort du Lieutenant
Gauthier décédé à l'hôpital de Nîmes, et dont
j'avais pris la place aux Bataillons de Guerre.
Le 25
Août, le Maréchal annonce à l'Armée, par son ordre
du jour, le départ pour la Crimée: "Généraux,
Chefs de Corps Officiers de toutes Armes, vous
ferez passer dans l'âme de vos soldats la
confiance dont la mienne est remplie. Bientôt nous
saluerons ensemble les 3 drapeaux réunis sur les
remparts de Sébastopol, de notre cri national de:
Vive l'Empereur!
Notre Division embarquée
à Baltchick débarquait à Old Fort le 15 septembre,
sans être inquiétée par l'ennemi, qui nous
attendait à l'Alma, à la Kalchka, au Belteck. Le
lendemain, nous marchions vers l'Alma, précédés
par des éclaireurs; le 17 nous descendions dans
une vallée traversée par un ruisseau, dont, après
avoir arrêté la colonne, on faisait garder les
rives par des factionnaires pour en interdire
l'accès aux hommes qui, ayant eu à souffrir de la
soif dans la marche de la veille, seraient tentés
d'aller boire en pleine transpiration; un quart
d'heure après; la consigne étant levée, ils purent
se désaltérer. La halte s'étant prolongée, on eut
le temps de faire le café. Une demi-heure après,
nous passions près de vigne chargées de raisins
blancs en pleine maturité; les soldats furent
autorisés à y faire la vendange; mon fourrier m'en
apporta quelques grappes énormes que je comparais
aux raisins de la terre de Chanaan, je m'en
régalai au point d'avoir la diarrhée; il parait
que cette cure de raisin a pu contribuer à me
préserver du choléra, qui faisait encore des
victimes; depuis quelques semaines je commandais
ma Compagnie, en l'absence du Capitaine détaché
comme auxiliaire aux services de l'Intendance. Le
19 dans la soirée, ma Compagnie était mise à la
disposition de l'Officier comptable des vivres; je
devais être séparé de mon Bataillon pendant 24
heures pour escorter le troupeau. Le lendemain 20
septembre, nous nous arrêtions vers onze heures
pour déjeuner. Une heure après, toujours au repas,
nous entendions le crépitement de la fusillade et
la voix imposante du canon; j'avais aperçu, à une
distance de plus d'un kilomètre, les zouaves de la
Division Bosquet escaladant un sentier le long des
rochers bordant la mer; ils parvenaient au sommet
et bientôt l'artillerie les rejoignait au prix
d'efforts surhumains, et la bataille s'engageait.
Je copie encore le passage suivant, dans lequel le
Baron de Bazancourt décrit d'une façon si
émouvante les difficultés qu'avaient dû surmonter
les artilleurs:
Le
transport de nos pièces par ce sentier escarpé,
souvent brisé, était certes la limite du possible;
mais l'hésitation n'était plus permise:à quelque
prix que ce fût, il fallait arriver. Les
tirailleurs sur le plateau ouvrent un feu bien
dirigé et vigoureusement nourri, qui maintient
l'ennemi; le commandant Barral, qui avait suivi le
Général Bosquet, revient lui-même donner l'ordre à
ses batteries, et en surveiller l'exécution. Si
les attelages prennent le pas, les voitures sont
infailliblement renversées dans le ravin; car dans
plusieurs de ses parties, le chemin, rompu par
l'écoulement des eaux, offre de larges et
profondes déchirures; les servants se placent près
des roues, afin de les retenir, dans le cas où le
sol viendrait à manquer; les hommes ont l'ordre de
frapper les chevaux avec leurs sabres, s'ils
hésitent ou s'ils veulent prendre le pas. Au
signal donné, les pièces et caissons partent au
galop; hommes et chevaux se confondent en un élan
désespéré; de tous côtés, sous le poids de ces
lourdes masses, la terre se fend, les pierres
détachées roulent en bondissant; les servants se
penchent sur les zones qui creusent dans les
terres de dangereux sillons; parfois les chevaux
tremblent et frémissent sur leurs jarrets, mais
rien n'arrête et ralentit le mouvement, et le
Général Bosquet pousse une exclamation de joie,
quand il voit les premières pièces sur la hauteur.
Le Commandant Barral et le Capitaine Fiève qui
commande la 1ère Batterie marchent en tête; les
pièces sont placées à 1OO mètres environ du point
où elles ont débouché sur le plateau. Aussitôt que
chaque pièce est dégagée de son avant-train elle
commence le feu sans attendre l'arrivée des
autres; c'est l'artillerie française qui tira le
premier coup de canon dans cette mémorable
journée!
C'est au mouvement de la
Division Bosquet, qu'il faut attribuer la plus
grande part du succès de la journée. Il parait que
le Prince Menschikoff, commandant en chef de
l'Armée russe, avait engagé les dames à venir de
Sébastopol pour assister, à cheval ou en voiture,
à la déroute des Alliés qu'il devait porter à la
mer. Tout ce qui sort de la plume du Baron de
Bazancourt étant beaucoup plus intéressant que ce
que je puis écrire moi-même au risque d'être taxé
de plagiaire, je lui emprunte encore un épisode
qui égaya la fin de la bataille:
L'Armée
russe était en retraite, les deux Batteries à
cheval de notre artillerie de réserve qui
couronnaient les crêtes du côté où les Anglais
attaquaient la droite de l'Armée ennemie,
s'étaient portées en avant pour s'opposer aux
charges de Cavalerie, par lesquelles, sans nul
doute, les Russes voudraient protéger leur
mouvement rétrograde. Le Commandant de la
Boussinière, en batterie dans cette position, vit
déboucher, à une distance de 600 mètres, une
voiture attelée de trois chevaux de front et qui
venait en ligne droite, à toute vitesse.
Reconnaissant l'artillerie française, elle voulut
changer de direction, mais le Commandant se mit à
sa poursuite avec 20 servants et l'atteignit,
lorsqu'elle n'était plus qu'à cent mètres
d'escadrons russes. Les artilleurs, se mettant à
la tête des chevaux, leur firent rebrousser chemin
et ramenèrent l'équipage avec les cinq personnes
qu'elle contenait et la conduisirent au Grand
Quartier Général; cette voiture appartenait au
prince Menschikoff et contenait des papiers très
curieux.
Sur tous les points, la
bataille prenait fin à 5 heures 1/2. Le 39ème
avait été relativement peu éprouvé; il avait perdu
un seul officier, le Sous-Lieutenant Poidevin,
frappé à mort par un obus, au moment où il se
disposait à escalader la tour du télégraphe pour y
planter le drapeau. Originaire de Montargis, où
ses compatriotes lui ont érigé une statue,
Poidevin était de très haute taille et d'une force
peu commune; peu de jours avant sa mort, il nous
disait qu'on devrait l'emmener dans une chambre
obscure avec l'Empereur Nicolas et qu'il serait
convenu que la mort de l'un des deux champions
mettrait fin à la guerre au profit de la partie du
survivant. Resté à la garde du troupeau, je n'ai
pas été exposé à cette première affaire. A ma
rentrée en France je racontais à une très aimable
et charmante femme, amie de la famille, et la mère
de mon bon ami, Amédée Bouvelet, le rôle effacé
qui avait été le mien dans cette journée, et
depuis lors elle m'appelait son "fidèle Berger".
La maison Recouvreur fabricant de dragées à
Verdun, patrie de Madame Couvelet et lieu
d'origine de ma famille, portait comme enseigne:
Au fidèle Berger. Le soir de l'Alma j'eus
l'occasion de rendre les honneurs au Maréchal de
St Arnaud, qui passait devant mon poste avec sa
brillante escorte, je ne me doutais pas que je ne
devrais plus le revoir! Dans cette même soirée un
soldat vint me prévenir qu'un Officier me
demandait à l'ambulance, à quelques pas de mon
poste; me rendant à cet appel, je me trouvais en
présence d'un bon ami, le Lieutenant Paris; il
avait reçu au bras une blessure, dont il souffrait
beaucoup; je lui fis prendre de l'absinthe,
largement étendue d'eau; en le quittant, je
laissai mon caban, sa couche ne me paraissant pas
suffisamment pourvue de couvertures; le lendemain
matin en me renvoyant ce vêtement, il me faisait
dire qu'on l'évacuait sur Constantinople. On
l'envoya ensuite en France avec un congé de
convalescence à l'expiration duquel il revint,
complètement rétabli, prendre sa place devant
Sébastopol. On peut dire qu'il avait reçu une
blessure heureuse, à l'occasion de laquelle il
avait été nommé Capitaine; 18 mois après, étant en
garnison à Paris, il recevait la croix de
Chevalier de la Légion d'Honneur, et sept ans plus
tard en 1863, il était promu Chef de Bataillon. Le
lendemain de l'Alma, et le surlendemain nous
campions sur le champ de bataille; le 2 l'Armée se
mettait en marche, notre Division en tête de
colonne. Nous traversions d'abord un terrain
montueux, puis une plaine où les lièvres effrayés
se sauvaient dans toutes les directions, les
soldats en prirent plusieurs; un Grenadier de mon
Bataillon en offrit à son Capitaine; de tous côtés
on apercevait des maisons de campagne avec
jardins. A notre arrivée en bivouac le Lieutenant
Guénain aîné, m'emmena fourrager dans un potager;
nous étions accompagnés de nos ordonnances,
porteurs de sacs à distribution et nous faisions
une razzia de choux, carottes et autres légumes,
qui furent bien reçus par nos camarades de table.
Le 25 septembre, le Maréchal, en proie à une
violente attaque de Choléra, se sentant à bout de
forces, faisait appeler le Général Canrobert,
éventuellement désigné pour lui succéder, et lui
remettait le commandement; il adressait en même
temps ses adieux à l'Armée par l'ordre du jour
suivant:
"Votre
général en Chef, vaincu par une cruelle maladie,
contre laquelle il a lutté vainement, envisage
avec une profonde douleur, mais saura remplir le
devoir impérieux que les circonstances lui
imposent, celui de résilier le commandement, dont
sa santé, à jamais détruite, ne lui permet plus de
supporter le poids. Soldats, vous me plaindrez;
car le malheur qui me frappe est immense,
irréparable et peut-être sans exemple"
La voiture prise au
prince Menschikoff transporta le Maréchal à
Balaklava, pour l'embarquer sur le Berthollet,
bâtiment affecté à son service personnel et qui
devait le ramener en France. Il était écrit qu'il
n'y arriverait pas en vie: le 29 septembre, à 4 h
du soir, il rendait le dernier soupir, assisté de
l'Abbé Parabère, aumônier. Le 26 septembre,
l'Armée campait dans la plaine de la Tchernaïa; le
27 notre Division (la 4ème) se dirigeait sur la
vallée de Baïdar, et le 29 nous partions à six
heures du matin pour le cap Ghersonèse; nous avons
marché vingt heures sans avancer beaucoup, faisant
de fréquentes haltes. L'Adjudant-major m'avait
prêté son cheval à plusieurs reprises, je n'en
étais pas moins exténué en arrivant, au milieu de
la nuit, sur le plateau où nous devions camper.
Nous avions eu, pour nous sustenter pendant cette
longue journée, que du biscuit et pas d'eau pour
nous désaltérer; je me suis étendu sur le sol, en
attendant ma tente; le mulet qui la portait se
trouvait à l'arrière garde; mon ordonnance,
l'ayant dressée, m'y transporta, ensuite ce brave
et dévoué garçon s'occupa de me procurer un
breuvage réconfortant; on avait jeté des cadavres
dans les puits, il finit par trouver une source
non contaminée, et bientôt il me réveillait en me
présentant une tasse de thé. Les troupiers ont
donné à ce bivouac le nom de Camp de la Soif. Le
lendemain nous campions entre la baie de Streleska
et celle de Kamiesch, faisant face à Sébastopol:
c'était le prélude de l'investissement de la
place. Le Général Forey prit le commandement du
corps de siège; le Général Bosquet fut mis à la
tête d'un corps d'observation destiné à protéger
l'Armée de siège contre les entreprises d'une
Armée de secours qui pourrait venir de l'intérieur
de la Crimée. Les Anglais prirent leurs positions
sur la droite, leur gauche s'appuyant au grand
ravin de Sébastopol qui allait séparer les deux
attaques, anglaise et française. Les Anglais
étaient chargés des attaques de droite; les
Français de celles de gauche. Notre Division se
trouvait en face du bastion central, de celui du
Mât et du fort Gênois. Le 7 octobre, à six heures
du soir, une colonne russe venait s'assurer si
nous avions commencé les travaux d'attaque et
reconnaître nos positions; ma compagnie, déployée
en tirailleurs, couvrait le Régiment placé à 150
mètres en arrière; le Colonel, en me donnant ses
instructions m'assurait qu'en cas d'attaque il ne
me laisserait pas sans secours. La nuit commençait
à être obscure; mes hommes étaient couchés
derrière des débris de murs en pierres sèches;
j'avais expressément recommandé de ne pas ouvrir
le feu avant le signal qui en serait donné par le
groupe placé près de moi au centre de la ligne.
Ayant aperçu l'ennemi à une distance de 80 mètres
environ, les tirailleurs de la droite malgré mes
ordres avaient ouvert le feu auquel les Russes,
avant de se retirer, avaient répondu par une
fusillade et une décharge de mitraille, blessant
deux de mes hommes. Si l'on s'était conformé à mes
prescriptions, je laissais approcher l'ennemi et
une décharge à courte distance aurait fait de
nombreuses victimes; ne pouvant les poursuivre
dans l'obscurité, l'engagement n'eut pas d'autres
suites. Le Colonel me demanda un rapport sur
l'affaire, et bien que nous n'eussions obtenu
d'autre avantage que celui de repousser l'ennemi,
je fus proposé pour une récompense qui m'arriva
six mois plus tard sous la forme d'une décoration
de l'ordre turc du Medjidié. Le sergent Gibert,
que j'avais signalé, fut nommé Sous-Lieutenant; ce
sous-officier était arrivé comme engagé
volontaire, quelques années plus tôt portant déjà
sur la poitrine la croix de Chevalier de la Légion
d'Honneur. A la Révolution de Juillet 1848, à
peine âgé de 18 ans il avait pris dans les rangs
de la Garde Nationale la place de son père
indisposé, et s'était distingué aux côtés de Mgr
Affre. Vers le 12 octobre le Colonel, en venant
visiter le poste où j'étais de service à proximité
du camp, m'apprit que le Capitaine Guisolphe,
adjudant Major était atteint du Choléra, et, sur
ma demande m'autorisa à m'absenter quelques
instants pour aller voir le malade qui m'avait
toujours témoigné une grande bienveillance; il me
montra une caisse que sa femme lui avait envoyée
et qui contenait des vins, liqueurs et autres
provisions et il exprimait la crainte de ne pas en
profiter ce qui me rappelait les regrets de mon
malheureux camarade Guéry, dans les mêmes
circonstances. Le lendemain j'apprenais que
l'infortuné capitaine Guisolphe avait succombé.
Décidément la lettre G était le point de mire du
terrible fléau! Octobre fut un mois de grandes
fatigues; j'ai passé neuf jours consécutifs sans
me reposer sous ma tente; lorsque je rentrai de la
garde de tranchée, on m'y renvoyait avec une
corvée de travailleurs. Toutefois en rentrant un
soir à 5 h je fus agréablement surpris : notre
cuisinier avait engagé de ma part le Lieutenant
Dufay à partager notre dîner. Je me demandais ce
qu'il pourrait bien nous servir; depuis quelque
temps nous étions réduits aux vivres de campagne:
lard salé et biscuit, avec de l'eau comme boisson.
Je vis avec satisfaction sur la table du pain de
munitions frais, du vin fourni par
l'Administration à titre remboursable; une
distribution de viande avait permis de nous faire
un bon potage; je fus très intrigué, en voyant
arriver une casserole, ne me doutant pas de ce
qu'elle pourrait contenir. En allant faire sa
provision d'eau, le malin cuisinier avait aperçu
dans une vigne un grand lièvre au gîte; déposant
là ses bidons, il avait couru au camp, y avait
pris mon fusil et ayant retrouvé le "capucin" à la
même place, il l'avait tué et nous avait accommodé
un excellent civet. Après ce festin de
Sardanapale, nous prenions les cartes pour faire
un wisth; mais une sortie des Russes nous appela
sur le front de Baudière, où nous restions une
partie de la nuit, attendant des ordres pour nous
porter au secours des camarades aux prises avec
l'ennemi; celui-ci fut enfin repoussé sans notre
concours. J'ai perdu peu après un bon ami, le
Sous-Lieutenant Lambert. En me relevant la veille
à la garde de tranchée, il m'avait serré la main,
me disant: "A demain; j'irai te demander une tasse
de thé et faire un wisth" Dans la matinée l'ennemi
avait fait une sortie, favorisée par un brouillard
épais; Lambert avait été tué en faisant bravement
son devoir. La nuit suivante j'étais à la tête
d'une corvée de travailleurs mis à la disposition
de l'Artillerie pour réparer les épaulements d'une
Batterie sérieusement endommagés. Le Lieutenant
Guégaire jeune, commandait un détachement chargé
de relever les morts; il avait découvert le corps
de notre camarade et venait me chercher pour me le
montrer: le brave garçon, étendu sur le dos, avait
figure très calme; on voyait sur la tunique, à
l'endroit du coeur le trou fait par la balle qui
l'avait frappé; on lui avait enlevé ses bottes et
les attentes en or des épaulettes. Il avait un
frère, alors candidat à St Cyr, et qui devait se
signaler 16 ans plus tard en défendant à Bazeilles
une maison, à la tête d'une poignée de braves et
jusqu'à l'épuisement complet des munitions. Cet
épisode a inspiré au peintre de Neuville son
magnifique tableau de "La dernière cartouche".
Lambert jeune était, lui aussi, de la race des
braves; il se distingua comme explorateur, devint
Général et mourut, jeune encore, Commandant
Militaire du Palais du Sénat. Dans la même nuit,
après avoir reconnu le corps de Lambert, je
passais près d'une tranchée où on avait découvert
un soldat russe blessé et enseveli sous les morts;
le malheureux craignant sans doute qu'on ne lui
fît un mauvais parti, me tendait les mains en
suppliant; je le rassurai, en lui offrant de l'eau
de vie de ma gourde; il me témoignait sa
reconnaissance, en me disant : Bono Francis! Au
commencement de Novembre, de garde en tranchée,
j'avais veillé une partie de la nuit, et ayant
passé le quart à mon Sous-Lieutenant, je dormais
paisiblement, assis sur un havresac, lorsque je
fus réveillé par la course précipitée de mes
hommes qui passaient devant moi pour éviter une
bombe tombée dans la tranchée et roulant, mèche
allumée, sur le sol en pente; la bombe arrivant à
deux pas de moi, je fis un bond par-dessus et me
jetai, à plat ventre, me demandant ce qui allait
advenir. Après une minute d'attente, l'engin
meurtrier qui s'était arrêté à deux pas au dessous
de moi fit explosion; mes hommes qui s'étaient mis
à l'abri dans un boyau perpendiculaire à la
tranchée, sortant de leur refuge, en me voyant
couché, s'écriaient : Le Lieutenant est f...u, le
havresac sur lequel je reposais un instant
auparavant, était haché ; une demi-douzaine de
fusils que les soldats qui m'entouraient avaient
négligé d'emporter étaient en morceau.. Je devais
m'estimer heureux de n'avoir pas une égratignure;
Le 5 Novembre l'Armée faisait une grande perte: le
jeune et brillant Général de Lourme recevait une
balle en pleine poitrine, en repoussant une sortie
des assiégés; il a dû quitter le champ de
bataille, et je me trouvais près de lui lorsque,
ne pouvant plus se tenir en selle, on l'aida à
mettre pied à terre; des Grenadiers de mon
Bataillon l'emportèrent dans une couverture; il
succombait deux jours après. C'était le premier
officier Général de l'Armée Française tué à
l'ennemi depuis le début de la campagne. Il avait
43 ans à peine. Le 11 novembre j'ai du quitter ma
Compagnie de garde à la tranchée, atteint
subitement d'un accès de rhumatisme articulaire
aigu. Deux jours après le vent renversait ma
tente; projeté hors de mon lit, je me trouvais
couché sur le sol inondé et dans l'impossibilité
de faire un mouvement. La tempête qui dura 48
heures fut terrible et pouvait nous faire plus de
mal que ne nous en avait causé jusqu'alors le feu
de l'ennemi; Le drame le plus épouvantable se
passait en rade de Kamiesch, où nos vaisseaux
étaient exposés à se briser les uns contre les
autres et à être engloutis sous les vagues; enfin
le 15 la mer s'apaisait, le calme était revenu et
le danger conjuré. Pour moi, le Médecin Major me
fit transporter à l'ambulance, je fus heureux de
m'y trouver dans le service d'un ancien
condisciple au collège de Verdun, le Docteur
Verjus, aide-major; il me céda son lit et le
lendemain on me transportait, à dos de mulet, à
Kamiesch, pour y être embarqué à Constantinople.
Je me trouvai sur le même bâtiment que
l'adjudant-major Dautun, de mon Régiment, évacué
pour blessure graves; ce brave Officier succomba
pendant la traversée; on lui donna la sépulture
des marins en le jetant, dans un sac avec un
boulet aux pieds dans les eaux de la mer Noire.
Depuis près de sept mois, je n'avais pas couché
dans des draps, dormant le plus souvent sans
quitter mes vêtements; aussi à l'hôpital de
Constantinople, je me trouvais tellement bien que
pendant les premiers jours , je ne pouvais trouver
le sommeil; j'étais dans une vaste pièce du 1er
étage et pouvant contenir 5O lits tous occupés. Je
n'ai pas su pour quel motif on m'a fait descendre
au rez de chaussée pour y occuper seul une chambre
contiguë à la chapelle; j'étais souvent
impressionné tristement par les chants de l'Office
des Morts; j'ai cru remarquer que le Médecin en
chef qui me soignait avec une grande sollicitude,
n'était pas rassuré sur mon compte; je l'entendis
un matin demander à l'infirmier qui me veillait,
comment j'avais passé la nuit, il m'a semblé que
cet homme lui disait que j'avais eu plusieurs
accès de délire, je crois qu'il était dans
l'erreur. A ma grande satisfaction on me remontait
bientôt dans la grande salle; j'avais pour voisin
de lit un jeune employé du Ministère des Finances,
Mr Jourdan, détaché à l'Armée en qualité de payeur
adjoint; il m'a semblé qu'il était l'objet d'un
traitement de faveur; il est probable que sa solde
lui permettait de payer un prix plus élevé pour
ses journées d'hôpital; Un matin, la bonne soeur
de St Vincent de Paul, qui lui servait son
déjeuner, lui versant un verre de Bordeaux, crut
remarquer que je lorgnais la bouteille d'un oeil
d'envie, m'en offrit, bien que cet extra ne fût
pas dans les prescriptions du médecin; elle lui en
rendait compte le lendemain, et à partir de ce
jour, on me mit au régime de Bordeaux. Un jour, à
la visite du Docteur Tholozan, le Médecin-Chef, je
reconnus à sa suite un jeune aide Mr Rizet, mon
compatriote et ancien condisciple au collège de
Verdun; il vint me trouver dans la journée et me
demanda pourquoi je ne sollicitai pas un congé. Je
ne croyais pas devoir le faire en raison des
instructions du Haut Commandement qui
prescrivaient de ne renvoyer les Officiers en
France qu'avec la plus grande réserve. Le
lendemain le Médecin en Chef me proposait d'office
pour un congé de convalescence; il me jugeait hors
d'état de tenir la campagne dans la saison
d'hiver. Après la guerre Mr Tholozan quittait le
service pour se rendre en Perse, où le Schah
l'attacha à sa personne; c'était une grande perte
pour l'Armée! Avant ma sortie de l'hôpital, je
crus devoir informer le Colonel de mon départ et
des raisons qui l'avaient motivé; je lui demandais
de me conserver ma place aux Bataillons de Guerre.
Vers le 15 Décembre je m'embarquais sur un
bâtiment du commerce à destination de Toulon; la
mer était mauvaise, à peine rétabli j'étais mal
disposé pour supporter le mal de mer, je ne
quittais pas la couchette, où l'on me servait mes
repas; un jeune enseigne de vaisseau, passager
comme moi, se tenait souvent près de mon lit pour
me distraire. Un soir de tempête le navire fit un
brusque mouvement qui m'inquiéta; je remarquai sur
la physionomie de mon compagnon une certaine
inquiétude; il ne me dit rien de ses impressions,
mais le lendemain il m'avouait que nous avions été
en grand danger: pour éviter des récifs sur
lesquels le Bâtiment allait se briser, le
Capitaine au long cours qui le commandait, avait
eu recours à une manoeuvre très hardie, à la suite
de laquelle nous pouvions être engloutis; ce coup
d'audace nous avait sauvés. Les gros temps nous
forçèrent à chercher un abri en rade de la petite
île de St Pierre; je ne sais pas sur quelle côte
elle se trouve; nous avons passé quelques heures à
terre; le pays m'a semblé très pauvre; je suis
entré dans plusieurs masures, où j'ai vu un baudet
activant une meule pour moudre le grain; en
parcourant les environs j'ai cueilli sur une haie
quelques figues de Barbarie, non sans me piquer
les doigts. Il parait que la plupart des
habitants, très misérables, attendent pour faire
baptiser les nouveaux-nés, que les mauvais temps
leurs amènent quelque bâtiment, espérant y trouver
parrain et marraine; j'ai assisté à un baptème où
l'enfant avait pour répondants un Capitaine
d'Artillerie et une Cantinière, nos compagnons de
traversée. En sortant de l'église, j'ai fait
l'aumône à un pauvre aveugle privé de la lumière
du jour; il me rejoignait bientôt , me disant que
la petite pièce d'argent (monnaie turque) que
j'avais mise dans la sébile ne valait rien; je
remis la pièce en poche sans rien rendre en
échange à l'aveugle si clairvoyant. La traversée
s'achevait dans de bonnes conditions et je
débarquais à Toulon le 3 Janvier; mon congé
prenait date à partir du lendemain. Je me rendis
d'abord à Nîmes, afin de pourvoir, près du maître
tailleur, d'effets d'habillement, ceux que je
portais se trouvaient dans un état déplorable. Le
bonheur de revoir mes Parents fut bien troublé par
la triste nouvelle de la mort de ma soeur
Caroline, décédée récemment à l'âge de 17 ans!
Cette bonne petite soeur, très affectueuse, était
élevée à Verdun dans un couvent, dont notre
cousine, Isabelle de Fisson, était la supérieure;
les prières que ma bonne Caroline et ses pieuses
compagnes adressaient au Ciel depuis le
commencement de la campagne avaient certainement
contribué pour une grande part, à me préserver des
dangers, auxquels j'avais été si souvent exposé.
Les semaines passées à Stenay, résidence de mes
Parents, s'écoulèrent trop rapidement. Je suivais
exactement dans les journaux les détails du siège
et j'aurais appris avec plaisir la prise de
Sébastopol, ce qui m'eut dispensé de retourner en
Crimée. Je quittai ma famille, à la fin de Mars
pour arriver à Toulon le 3 Avril, jour de
l'expiration de mon congé. Le Bâtiment sur lequel
je pris passage était commandé par un Capitaine au
long cours, Mr Gabriel, excellent homme, très
prévenant pour ses passagers; j'avais pour
compagnons de traversée trois officiers: Mrs
Villalon, Lieutenant du Génie espagnol, de Cord,
Lieutenant d'Artillerie, également espagnol; on
disait ce dernier cousin de notre gracieuse
Impératrice Eugénie; tous deux étaient envoyés par
leur Gouvernement pour suivre, près de notre
Etat-Major; les opérations du siège; mon 3ème
compagnon était un Sous-Lieutenant nouvellement
promu, Mr de Caro, affecté à mon Régiment. Ayant
dû faire plusieurs relâches en raison du mauvais
temps, nous ne sommes arrivés à Kamiesch que dans
les premiers jours de Mai. Je repris le
commandement de ma Compagnie. Vers le 15 Mai je
reçus la décoration du Medj pour laquelle j'avais
été proposé au commencement du siège. Un camarade,
le Capitaine Adjudant Major Grémillet était en
même temps que moi décoré de cet ordre; nous
engagions quelques camarades à dîner et je
saisissais l'occasion pour inviter les officiers
Espagnols; j'avais rapporté de France mon vieux
fusil; profitant de quelques heures de liberté
j'étais sorti du camp, et j'avais tué une
quinzaine de petits oiseaux qui figuraient
avantageusement au menu du festin. Le Général
Canrobert, successeur de St Arnaud, demandait dans
le courant de Mai à l'Empereur de le relever de
son commandement et de le laisser en Crimée comme
simple Général de Division; il alléguait, comme
raison, le peu d'entente qui existait entre lui et
Lord Raglan, le chef de l'Armée Anglaise. Le 16
Mai le Ministre de la Guerre lui télégraphiait que
l'Empereur acceptait sa démission, le félicitant
du sentiment qui lui faisait demander de rester à
l'Armée; toutefois, il devait prendre le
commandement du Corps d'Armée de Pélissier,
désigné pour le remplacer comme Commandant en
Chef. Malgré les instances de ce dernier,
Canrobert persistait dans sa résolution et restait
simple Divisionnaire; il joignait à une grande
bravoure une extrême modestie; l'Empereur,
appréciant les rares qualités de ce grand homme de
guerre, lui rendit justice et quelques mois plus
tard après la prise de Sébastopol, lorsque ce
Général ramenait à Paris les premiers Régiments
rapatriés, il l'élevait à la haute dignité de
Maréchal de France. Bien que le service des
tranchées fût toujours pénible, et que le feu de
l'ennemi fit chaque jour des victimes, il était
beaucoup moins dur que dans la saison d'hiver. Il
nous arrivait souvent de nous distraire en y
faisant une partie de wisth; un matin la partie
ayant été interrompue à l'heure du déjeuner, après
le café je dis au Capitaine Dufay, un des joueurs:
C'est à vous de "faire le mort"; il me répondit
que rien ne pressait et que nous pouvions prendre
le temps d'allumer une pipe. Dufay avait été promu
Capitaine à la fin d'Avril par le même décret
qu'Astaix, du 39ème également; il n'y avait qu'une
vacance aux Bataillons de guerre, le Colonel
gardait les deux promus, en attendant que le
Ministre eût fait connaître lequel devait rentrer
en France; ayant reçu la veille l'ordre d'y
envoyer Dufay, il avait proposé à ce dernier de le
conserver provisoirement, parce qu'il voulait
demander de le garder définitivement, et en
attendant il lui donnerait le commandement de la
Compagnie d'un Capitaine absent. Dufay me
confiait, tout en fumant sa pipe, qu'il avait
accepté à contre-coeur. Nommé Capitaine et décoré
de la Légion d'Honneur depuis le début de la
campagne, il n'avait plus rien à y gagner; dans
une très belle situation de fortune, il eût
préféré rentrer en France; il me demandait si je
croyais à une paix prochaine; Les Russes ne
tardaient pas à lui répondre. Nous nous trouvions
à ce moment quatre officiers assis sur une même
ligne, appuyés contre la tranchée et tournant le
dos à la Place; trois boulets vinrent
successivement à quelques secondes d'intervalle,
écrêter le parapet, nous couvrant de poussière,
puis trois bombes de moyen calibre passèrent
au-dessus de nos têtes sans nous faire de mal; la
3ème faisant explosion avant de toucher terre;
entendant le Sous-Lieutenant Gaillard, placé à ma
gauche, pousser un cri, je lui demandais ce qu'il
avait, il était blessé au pied; me retournant vers
Dufay, mon voisin de droite, je vis avec horreur
un visage partagé en deux par une ligne rouge, du
sommet de la tête au menton; le malheureux avait
été foudroyé.. Pour moi j'avais ressenti comme des
piqûres d'épingle au visage inondé de sang; ma
tête touchait celle de Dufay au moment de
l'explosion; de plus un petit morceau de fer avait
traversé ma botte me blessant au dessous du genou;
j'ai eu le tort de ne pas faire constater par un
certificat ces blessures, bien que légères; mes
états de service en auraient fait mention et cela
pouvait m'être utile, au point de vue de
l'avancement. J'ai cru pouvoir m'expliquer dans la
suite pourquoi les assiégés, qui ne pouvaient voir
ce qui se passait dans nos tranchées, avaient
dirigé leurs projectiles sur le point précis où se
trouvait un groupe d'officiers; ils avaient du
être renseignés par quelque signal partant de nos
lignes. J'avais remarqué peu de jours auparavant
un individu, revêtu d'un uniforme que je ne
connaissais pas, et qui se tenait assis au sommet
de la tranchée. Bien qu'il eût détourné la tête en
me voyant passer, il m'avait semblé reconnaître un
ancien officier de Chasseurs à pied, que j'avais
fréquenté à Lyon. Cet officier, criblé de dettes,
ne se refusait rien; il s'était fait remettre,
sous prétexte de fiançailles, des bijoux par un
joaillier, et les avait vendus sans les payer. Ces
graves indélicatesses l'avaient fait renvoyer de
l'Armée. Un camarade, auquel j'avais dit que
j'avais cru le voir dans les tranchées, me dit que
je ne m'étais pas trompé. Connaissant la langue
russe, il avait obtenu une place d'interprète et
portait le costume de l'emploi. Quelques mois
après cette rencontre, étant en reconnaissance
dans la vallée de Baïdar, le Général Decaen, que
j'accompagnais comme Officier d'Ordonnance, était
mandé près du Général de Division pour présider
une cour martial appelée à juger un individu
accusé de trahison. Celui-ci avait été condamné et
fusillé séance tenante; le jugement et l'exécution
n'avaient pas duré plus d'une demi-heure. D'après
ce que m'en a dit mon Général, j'ai cru comprendre
qu'il s'agissait de l'interprète, ancien Officier
de Chasseurs à pied. Je n'ai plus depuis lors
entendu parler de ce malheureux.
Expédition de Kertch
Le 39ème, désigné pour
prendre part à l'expédition de Kertch,
s'embarquait à Kamiesch, dans la soirée du 22 Mai.
Pendant la nuit, étant encore en rade, nous
entendions des bruits de fusillade et détonations
d'artillerie, signes d'un engagement sérieux; Le
Général de Salles, Commandant le 1er Corps
d'Armée, avait reçu l'ordre de détruire des
travaux de défense à droite des Bastions Central
et du Mât, en face de la gauche de mes attaques.
Après une nuit d'une lutte acharnée le combat
était interrompu et reprenait dans la soirée;
finalement nos troupes restaient maîtresses du
champ de bataille en des ouvrages russes qui se
retournaient contre eux. Dans la journée du 25, à
la demande du Général Ostensacken, il y eut un
armistice pour enterrer les morts; nous avons
remis à l'ennemi plus de 12OO cadavres. Pendant
les quelques heures que dura l'armistice, les
Officiers russes s'entretenaient cordialement avec
les officiers Français. Un de mes camarades auquel
son interlocuteur avait remis sa carte en le
quittant, y lut le nom de Todtleben, le
remarquable organisateur des travaux de défense.
Nous avons eu connaissance des détails ci-dessus à
notre retour de Kertch. Le 24 Mai, dans la
matinée, le Corps Expéditionnaire débarquait, sans
être inquiété, à la petite baie de Kamiesch, dans
la mer d'Azof. A 3h 1/2 nos troupes étaient toutes
à terre. Le 25 de bonne heure la petite armée
passait devant Kertch et atteignait dans la
matinée la petite ville d'Iénikalé, où elle
s'installait. Mon Régiment campait dans les
environs, en pleine campagne. Quel contraste avec
les environs de Sébastopol, où il n'y avait plus
trace de végétation, où l'on ne marchait que sur
du fer, des boulets, biscaïens, débris de bombes
et d'obus, sans parler des ordures et immondices
qui abondaient autour des campements! Dans la
plaine d'Iénikalé nous respirions un air pur, nous
roulant dans l'herbe avec volupté; J'avais emporté
mon fusil; en passant devant Kertch, le Commandant
de Bataillon m'appelait pour me signaler une bande
de pigeons, sur lesquels je déchargeais mes deux
coups; ils étaient à une portée raisonnable. Je
devais en abattre plusieurs; il est probable que
la poudre était quelque peu avariée; je ne
ramassai qu'un seul de ces oiseaux. Lorsque le
service ne s'y opposait pas, je sortais du camp et
en quelques heures, je tuai 12 ou 15 alouettes
huppées; ayant remarqué une maison de de campagne
abandonnée, j'entrai dans le jardin en fourrageur,
et en rentrant je fournissais à notre table le
rôti et la salade; je n'ai pas rencontré une seule
pièce de véritable gibier, probablement parce que
je n'avais pas de chien. J'ai tué plusieurs jolis
oiseaux, de la taille d'une petite grive, au
plumage éclaté de nuances très vives: du bleu, du
rouge; la chair en était délicate, le tir en était
facile lorsque l'oiseau planait au dessus de
débris de murailles, de même que l'alouette au
miroir; un camarade m'a dit que ce devait être le
guêpier d'Amérique. J'en avais offert quelques-uns
à un Capitaine Adjudant-Major qui vivait à la
table de l'Etat-Major. Le Lieutenant-Colonel me
disant un jour que je faisais acte de vandalisme
en détruisant d'aussi jolis oiseaux, je lui
demandai s'ils étaient bons en rôti; il me
répondit affirmativement. Me trouvant un matin sur
la côte, j'aperçus sur la mer 7 à 8 oiseaux, que
de loin je prenais pour des canards; ayant
déchargé sur le groupe une cartouche de gros
plomb, la bande s'envola, me laissant un des
siens. Je dus me déshabiller et faire plus de 6O
mètres à la nage pour m'emparer de ma victime; je
lui mis le bec dans ma bouche pour la rapporter,
comme l'eut fait un chien bien dressé; L'oiseau
était de grande taille et remplissait le carnier,
j'étais fier de ma capture. Le camarade, qui avait
des notions d'histoire naturelle et d'ornithologie
me dit que c'était une frégate ou un cormoran, le
moindre petit canard eut mieux fait mon
affaire.Notre habile cuisinier lui fit avaler du
vinaigre le laissa suspendu à l'air pendant trois
jours, et nous en confectionna un salmis qui fut
trouvé détestable. J'ai gardé un excellent
souvenir de l'expédition de Kertch, qui a été pour
nous une bonne vacance, nous procurant quelques
semaines de calme et de tranquillité. Le 15 Juin
le 39ème était de retour à Kamiesch. Au lieu de
nous laisser reprendre notre place aux attaques de
gauche, on nous dirigea sur celles de droite où
nous devions prendre part à l'assaut que l'on
allait tenter contre Malakof. Dans la journée du
17 je rencontrais un compatriote, le Médecin Major
Lacronique, le Médecin Major Lacronique, renommé
pour sa dextérité à couper bras et jambes; il
m'assura que je pouvais compter sur lui pour me
faire, au besoin, une amputation le lendemain;
cette perspective ne me souriait guère, et je
faisais des voeux pour ne pas avoir recours à ses
bons offices. Dans la soirée, le 39ème prenait
position dans les tranchées; le Général Pélissier,
installé à la Batterie Lancastre, devait donner le
signal de l'attaque par un bouquet de fusées
d'artifice tiré de la dite batterie. A 3 h du
matin trois bombes parties de la batterie Brancion
firent croire que c'était le signal, et de
plusieurs points les troupes s'élançaient hors des
tranchées; le Lieutenant Guégain ainé eut la jambe
brisée par un boulet, en se présentant à
l'ouverture par laquelle nous devions sortir et où
l'on ne pouvait passer qu'un par un. Je franchis
le passage heureusement et je me trouvais bientôt
à quelques pas en avant avec une dizaine d'hommes
qui m'avaient suivi. Le Commandant P...
m'interpella en me disant que j'avais l'air d'un
Caporal à la tête de son escouade; je lui répondis
sur un ton peu respectueux que je ne pouvais me
trouver en tête pour montrer le chemin, et en
arrière afin de pousser les hésitants; au même
instant une balle venait s'aplatir sur la plaque
de son ceinturon, lui causant une forte contusion.
Le reste de la Compagnie m'ayant rejoint, nous
restions sur place, attendant des ordres, et non
abrités de la mitraille que nous envoyait
l'artillerie de la flotte. Le Capitaine Morel, qui
se trouvait à quelques pas de moi, vint me dire
dans le tuyau de l'oreille que nous ferions bien
de fumer afin d'inspirer confiance à nos hommes;
ayant allumé un cigare qui me parut trop dur, j'en
prenais un second et faisais le geste de jeter le
premier, un jeune soldat, neveu du Capitaine
Astaix, me pria de le lui donner, se rapprocha de
moi pour prendre du feu, il avait la tête près de
la mienne, lorsqu'un biscaïen, le frappant à la
tempe droite, le tua raide. Je portais sur moi
quelques centaines de franc appartenant à
l'ordinaire de la Compagnie, ayant conscience du
danger, je prévins mes hommes de prendre, au cas
où je succomberais la sacoche contenant leur
argent; Une heure après, ayant fait un mouvement
en avant, ma Compagnie se trouvait isolée; le
Lieut Colonel, baron Nicolas-Nicolas, du 50ème
Régiment, plein d'ardeur, se trouvant séparé de
ses soldats, me proposait de me porter sur
Malakoff avec lui; ne croyant pas devoir m'engager
avec mes hommes sans ordre de mes chefs directs,
j'envoyai demander des instructions à mon Colonel,
lequel me fit dire de le rejoindre dans un ravin,
où il était avec quelques hommes et à peu près à
l'abri; Je me rappelle qu'en y arrivant je vis
quelques morts, et entr'autres, un jeune sergent
major nommé Noirot. La proposition du Lt Colonel
du 50ème ne pouvait avoir d'autre résultat que
celui de nous faire tuer inutilement. Nous avons
passé le reste de la journée, esquissant quelques
mouvements sans être engagés; les projectiles des
deux artilleries ennemies se croisaient au dessus
de nos têtes, sans nous faire de mal. Vers 7 h du
soir le Régiment se trouvait réuni; de même qu'un
jour d'ouverture, la compagnie de perdreaux
disséminée par les coups de fusil, par les allées
et venues des hommes et des chiens, se trouve
rassemblée aux approches de la nuit, à l'exception
toutefois des victimes tombées sous le plomb du
chasseur; ainsi les fractions du régiment,
séparées par les diverses phases du combat, se
réunissaient le soir; il manquait hélas, les
braves restés en trop grand nombre sur le champ de
bataille et qui, dormant leur dernier sommeil, ne
devaient plus répondre à l'appel. A 8 heures, à ma
grande satisfaction, le Colonel m'engageait à
dîner; je n'avais rien pris depuis la veille;
aussi je fis honneur au repas, et tout
particulièrement à un fin pâté de bécasses. Après
ce festin de Lucullus, je me rendis au poste que
je devais occuper avec deux compagnie; à défaut de
Capitaine, mon ancienneté dans le grade de
Lieutenant m'appelait à prendre le commandement;
nous étions à l'extrême droite de nos positions
dans des tranchées dont on avait délogé l'ennemi;
je devais veiller à ne pas me laisser tourner.
Dans la nuit quelques hommes, ayant cru apercevoir
l'ennemi, ouvraient le feu; étant monté sur le
parapet, il me sembla qu'on tirait sans motif; je
fis cesser le feu, auquel l'artillerie de Malakoff
avait répondu; j'avais vu tomber à mes pieds le
Lieutenant Besnard, un de mes bons amis; ne
pouvant pour le moment m'occuper de lui, quand le
calme fut rétabli, je demandais de ses nouvelles;
personne ne put me renseigner; le lendemain matin
un clairon vint me prévenir qu'il avait conduit à
l'ambulance cet officier, frappé à la tête d'un
éclat d'obus; il fut du reste promptement rétabli
et ne tarda pas à reprendre sa place dans les
rangs. Le 19 Juin vers midi, nous rentrions au
camp, très heureux d'être sortis indemnes de cette
affaire, où l'Armée Française avait perdu plus de
3000 hommes. Mes camarades Roux et Grémillet me
proposèrent de fêter notre chance, en nous offrant
un verre de bière; n'en trouvant pas chez nos
cantinières, je fis monter à cheval mon ordonnance
et l'envoyai au camp des Grenadiers de la Garde
Impériale avec un mot pour le Capitaine de
Bainville, un de mes amis. Le messager nous
rapporta de la bière, qui fut trouvée délicieuse,
bien qu'un peu chère (9 francs pour 3 bouteilles).
Le lendemain, conduisant une corvée à la
distribution de viande, je fus tristement
impressionné en passant auprès de fossés où l'on
jetait, tout habillés et équipés, des centaines de
morts, recouvrant de chaux vive chaque couche de
cadavres; En outre du Lieutenant Guégain, qui ne
survécut pas aux suites de l'amputation, le 39
avait perdu dans cette malheureuse affaire les
Capitaine Herbert et Astaix, ce dernier était
l'oncle du jeune soldat tué près de moi, au début
de la journée. Quelques jours après, le Capitaine
Roux, Adjudant-Major était décoré de la Légion
d'Honneur; le Colonel l'avait proposé avec la
mention: "A reçu une balle en pleine poitrine". La
balle avait aplati un bouton de la tunique
occasionnant une simple contusion; j'aurais désiré
en recevoir une dans les mêmes conditions et avec
les mêmes résultats; il convient d'ajouter que cet
officier s'était vaillamment conduit et que
l'étoile des braves n'était pas déplacée sur sa
poitrine. Au commencement de Juillet, nous
perdions un officier distingué, le Capitaine
Vincent tué à l'ennemi. Vers la même époque, je
passais avec mon grade dans une Compagnie de
Voltigeurs, privée de son Capitaine, et j'en
prenais le commandement. A la fin de Juillet je
recevais la visite du capitaine au long cours
Gabriel, qui m'avait ramené en Crimée trois mois
auparavant; il nous fit l'amitié de partager notre
modeste déjeuner; il n'était pas venu les mains
vides; et nous apportait quelques provisions,
entr'autres d'excellent pain blanc, confectionné à
son bord; Vers le 10 Août, prévenues par le
Capitaine Dormoy, des zouaves, que le Lieutenant
Sousselier avait été tué, nous allions, deux
camarades et moi, assister au convoi. Dormoy et
Sousselier avaient fait partie du 39ème, qu'ils
avaient quitté pour les zouaves. J'avais emprunté
pour ce déplacement le cheval de l'Officier payeur
mes compagnons s'étaient aussi procuré des
montures. Après le repas qui suivit la cérémonie,
Dormoy nous reconduisit; c'était un cerveau brûlé,
un vrai casse-cou, ne cherchant que plaies et
bosses surtout pour les autres!. Saisissant le
moment où, penché vers un camarade, j'allumais un
cigare, il mit son cheval au galop, et passant
contre moi, me fit perdre l'équilibre; je fus
désarçonné et projeté la tête en avant, sur les
pierres du chemin Au moi de mai, en revenant
d'enterrer Dufay, dont j'ai raconté la mort,
Dormoy qui avait assisté au convoi, m'avait déjà
joué le même tour, en provoquant l'emballement du
cheval vicieux que je montais; j'avais pu m'en
rendre maître sans dommage pour ma personne
aujourd'hui il n'en était pas de même. Lorsque je
revins à moi, j'étais dans la tente d'une
vivandière des zouaves qui me donnait ses soins;
je me remis en route à pied, la tête enveloppée de
linges ensanglantées et très inquiet au sujet de
ma monture; je passais en pleine nuit devant un
poste de soldats anglais où j'entrais pour
demander mon chemin; Lorsque je le quittai, il
m'offrit sa bourse; je le remerciai, ne me
trouvant pas au dépourvu. Une heure après je
rencontrais le Capitaine Chenu, qui m'avait
accompagné au convoi; il me fit monter en croupe
et nous continuâmes la route au pas; je souffrais
de ma blessure et ne pouvais supporter le trot du
cheval. Chenu m'expliqua la raison pour laquelle,
après m'avoir transporté à la cantine, il s'était
mis à la recherche de ma monture, en compagnie de
Besnard notre compagnon. Arrivé au camp sans autre
incident, j'appris le lendemain, à ma grande
satisfaction, que le cheval emprunté à l'Officier
payeur avait été ramené par Besnard. Quelques
jours après, le Colonel me désignait pour
remplacer dans les fonctions d'Adjudant Major le
Capitaine Grémillet, atteint de dysenterie. Assaut
final Le 7 Septembre je sortais du Quartier
Général de la Division, où j'avais été appelé par
le service, lorsque je fus retenu par le
Commandant Colson sous-Chef d'Etat-Major de la
Division. C'était un ancien camarade de classe de
Jules, mon frère ainé, au lycée de Nancy. Il me
prévint confidentiellement que l'assaut était
décidé et fixé au lendemain. Je passai une partie
de la nuit à écrire plusieurs lettres, entr'autres
une assez longue à mes Parents pour leur faire mes
adieux éventuels; puis dès le matin, je me rendais
à l'ambulance près de Grémillet; je lui disais que
j'avais une grande nouvelle à lui annoncer, sous
la condition expresse qu'il se conduirait
personnellement comme s'il ne savait rien. Ayant
reçu sa promesse, je lui confiais ma
correspondance à faire parvenir à son adresse,
dans le cas où je ne reviendrais pas de l'assaut
qu'on allait donner. Le brave garçon, au
désespoir, parlait de reprendre immédiatement son
service; je lui fis observer qu'il n'avait pas le
droit de reprendre sa parole; il dût se résigner
et accepter mon dépôt. Le 8 septembre le Régiment
prenait les armes à dix heures du matin et se
rendait au Clocheton, lieu de rendez-vous de la
Brigade. Le Général Breton nous adressait quelques
paroles empreintes d'une mâle énergie, nous disant
que l'ennemi ne devait pas voir la semelle de nos
chaussures, puis nous conduisait aux positions qui
nous étaient assignées, en face du Bastion Central
et de celui du Mât; quelques pas avant d'y
arriver, le Sergent Pescheux, qui marchait à côté
de moi, tombait, mortellement frappé d'une balle.
Le Régiment ayant pris place dans les tranchées,
le Colonel m'envoya reconnaître l'endroit où,
après avoir enlevé un gabion, mon Bataillon devait
sortir pour s'élancer contre le bastion du Mât,
dont nous n'étions séparés que par une quarantaine
de mètres; comme les fonctions d'adjudant-major
m'appelaient à sortir le premier, il y avait
beaucoup de chance pour que je ne revinsse pas.
Nous attendions le signal, adossés contre la
tranchée nous garant de notre mieux des grenades
et autres projectiles qui y tombaient dru, en
décrivant un parabole et sans nous faire beaucoup
de mal; nous demandions pourquoi on nous laissait
dans l'inaction. Le Général Breton, mettant la
tête à une embrasure pour voir ce qui se passait
chez l'ennemi, reçut une balle au front et fut tué
raide. Quelques minutes après, un Bataillon défila
devant nous, Colonel en tête, suivi de près par le
sous-Lieutenant de la Condamine, un jeune et
gentil Champenois dont j'avais fais la
connaissance quelques jours auparavant. Son
Régiment arrivé de France depuis peu, n'avait pas
encore été engagé et venait de recevoir l'ordre de
marcher contre le Bastion du Mât. Je serrai la
main au jeune de la Condamine, lui souhaitant
bonne chance; je ne devais pas le revoir: moins de
cinq minutes après, ce qui restait du Bataillon:
quelques rares Officiers et Soldats ayant échappé
au massacre, repassaient devant nous. Le Régiment
venait de perdre en quelques minutes plus de monde
que le 39ème qui se trouvait en Crimée depuis le
commencement de la campagne. Je n'ai jamais pu me
procurer des nouvelles du jeune Sous-Lieutenant,
qui du reste fut inscrit sur la liste des morts.
Nous attendions l'ordre de recommencer l'attaque;
mais la tentative faite de ce côté, sans grand
espoir de succès, avait pour objectif d'occuper
l'ennemi, de distraire son attention pendant que
l'on donnait un vigoureux coup de collier à la
Tour Malakoff, la clef de Sébastopol; les choses
ayant pris bonne tournure de ce côté, on jugea
inutile de sacrifier de nouvelles victimes, en
tentant de s'emparer de bastions, dont la prise
n'avait plus qu'une importance secondaire. A
partir de 3 heures le feu des adversaires se
ralentissait. Mac Mahon était à Malakoff; on le
prévint que l'ouvrage était miné et qu'il y avait
grand danger d'y être victime d'explosion, on
connait sa fière réponse: "J'y suis, j'y reste"
Les Russes avaient établi des fils électriques
communiquent avec des magasins de poudre placés
dans diverses parties de l'ouvrage; par un hasard
providentiel le Génie les avait découverts et les
avait mis dans l'impossibilité de remplir leur
office meurtrier. L'artillerie enlevait les jours
suivants 40OOO kilogs de poudre de ces magasins;
c'est plus qu'il n'en fallait pour réduire en
poussière la tour Malakoff et ensevelir sous ses
ruines Mac Mahon et les braves qui l'entouraient.
Du côté des bastions Central et du Mât, les
assiégeants de même que les défenseurs,
demeuraient tranquilles; la nuit venue, le Colonel
m'envoya placer un poste dans une espèce
d'entonnoir creusé par une explosion de mine; je
me trouvai en présence d'un horrible spectacle: 5
à 6 cadavres affreusement mutilés et ent'autres,
un Grenadier assis sur un quartier de roc, le
fusil entre les jambes; on voyait le jour à
travers la poitrine trouée par un projectile
d'assez fort calibre. La nuit fut assez
tranquille; toutefois un Sous-Lieutenant du
Régiment, Poussin, fut atteint mortellement par
une balle, en sortant de la tranchée avant que
l'obscurité fut complète, pour aller ramasser un
blessé; il clôturait la liste des Officiers du
39ème tués à l'ennemi dans cette mémorable
campagne. Le lendemain, dans la matinée, le
capitaine Paris, ayant reçu l'ordre d'occuper le
bastion Central évacué par l'ennemi, n'en était
plus qu'à quelques pas, lorsqu'un clairon lui
sonna la retraite; un prisonnier venait de
prévenir que l'ouvrage était miné et que les
Russes devaient le faire sauter. En effet une
formidable explosion ébranlait bientôt le sol; des
poudres, des quartiers de roc étaient projetés à
de grandes distances dans toutes les directions.Je
me trouvais avec ma Compagnie de Voltigeurs à une
soixantaine de mètres du théâtre de l'explosion;
mon Sous-Lieutenant s'était abrité derrière un
gabion, ce qui certainement ne l'eût pas
suffisamment protégé contre la chute d'une poutre
ou de quelque grosse pierre; pour moi, resté
debout les yeux fixés en l'air, j'étais prêt à me
jeter de côté, si quelque projectile arrivait dans
ma direction; je fus assez heureux pour éviter
ceux qui me menaçaient. Vers midi, relevés de
notre poste, nous quittions les tranchées sans
avoir à nous garer des bombes, boulets, obus,
biscaïens, balles... Quel soulagement!! Le
Capitaine Dormoy, dont il a été déjà question,
comptait passer Chef de Bataillon, s'il ne
succombait pas le jour de l'assaut; il commandait
la 1ère Compagnie du 1er Bataillon du 1er Régiment
de Zouaves, faisant partie de la 1ère Brigade de
la 1ère Division du 1er Corps de l'Armée de siège;
dans ces conditions il était appelé à marcher en
tête de la colonne d'assaut; j'ai appris qu'il
avait été tué dans un corps à corps avec un
Officier Russe d'une taille gigantesque. Le 10
Septembre ma Compagnie était de garde près de
l'entrée de la partie sud de la ville, désertée
par ses habitants. La consigne était d'arrêter le
pillage; nous faisions donc déposer les objets que
les soldats emportaient et bientôt nous étions
gardiens d'un tas d'objets divers: petites tables,
glaces, pendules, tapis, vêtements d'hommes et de
femmes; il y avait de quoi garnir plusieurs
boutiques de marchandes à la toilette et de
brocanteurs du Temple. Je n'ai pas su ce que l'on
avait fait de ce butin. Le lendemain 11, la
Division, sous le commandement du Général
d'Autemarre, se dirigeait sur la vallée de Baïdar.
En y arrivant, le 39ème dressait ses tentes à
proximité du moulin de Teulé; comme on avait la
perspective d'y passer l'hiver, on nous engageait
à nous installer aussi confortablement que
possible; aussi les tentes faisaient bientôt place
à des gourbis, solidement construits au moyen de
bois emprunté à la forêt voisine. Les troupiers
faisant pour leur compte personnel des
reconnaissances dans les environs, avaient pénétré
dans un château abandonné, propriété du prince
Voronzof, aux portes Phore et baigné par la mer,
et en avaient emporté un certain nombre de
bouteilles d'un vin fameux. Le Capitaine Cluzel,
des Grenadiers de mon Bataillon, avisé de la
découverte, se rendait au château, accompagné de
quelques hommes, rapportait de cet excellent vin
et m'en offrait une bouteille; Vers le 16
Septembre, ma Compagnie était désignée pour
relever un poste de Grand'Garde.Je sortais du camp
à 4 heures de l'après-midi ayant donné à mon
ordonnance l'ordre de me rejoindre, en m'apportant
mon fusil; 20 minutes avant d'arriver à
destination, laissant mon Sous-Lieutenant à la
tête de la Compagnie, je me mettais en chasse,
accompagnée de mon voltigeur, et, en arrivant au
poste, j'avais tué sept cailles; j'espérais en
rapporter une vingtaine le lendemain, en allant
visiter mes avant-postes, mais les cailles avaient
disparu je n'en tuai qu'une seule. En rentrant au
camp, je fus averti par le Colonel que le Général
Decaen, nommé au commandement de la Brigade en
remplacement du Général Breton, était arrivé et me
faisait appeler. J'étais fort intrigué et n'avais
pas la conscience tranquille; je me demandais si
le Général n'avait pas eu connaissance de mon
expédition contre les cailles, et je craignais
d'être puni, ou tout au moins réprimandé, pour
m'être livré au plaisir de la chasse, étant de
service aux avant-postes. Je fus agréablement
surpris; le Général à la recommandation du
Commandant Colson, me demandait de lui servir
d'Officier d'Ordonnance; j'allais enfin être
monté, ce qui était mon plus grand désir. On
m'envoya un cheval pris dans un Régiment de
Chasseurs d'Afrique. Le Général avait droit, comme
Brigadier à un Capitaine d'Etat-Major pour lui
servir d'Aide de Camp, et à un Officier
d'Ordonnance du grade de Lieutenant. Le Commandant
Colson l'avait prévenu que je serais compris dans
une prochaine promotion de Capitaine, et je ne
devais plus avec ce grade, servir en qualité
d'Officier d'Ordonnance. Le 23 Septembre
j'accompagnais le Général à une reconnaissance; il
était escorté d'un peloton de Chasseurs d'Afrique,
commandé par le Sous-Lieutenant Bugeaud, le fils
de l'illustre Maréchal. Ayant rejoint le Général
d'Autemarre, notre Divisionnaire, celui-ci
m'interpella en me disant: "Il parait que nous
sommes alignés". Comme je le regardais d'un air
étonné et ne comprenant pas, il ajouta: "Vous êtes
Capitaine". Les prévisions du Commandant Colson se
réalisaient trop vite à mon gré; je n'étais qu'à
demi satisfait d'un avancement qui devait me faire
rentrer dans le rang, me priver de mon cheval et
me faire renoncer à des fonctions agréables. A ma
grande satisfaction, je fus autorisé, à la demande
du général, à rester près de lui pour remplir
l'office d'aide de camp dont je ne pouvais avoir
le titre, n'appartenant pas au Corps de
l'Etat-Major. Au cours d'une promenade à cheval,
nous mettions pied à terre pour entrer dans une
maison de cultivateur; le propriétaire nous
faisait bon accueil et présentait au Général une
fillette d'une dizaine d'années, qui nous
chantait, en s'accompagnant d'une petite
mandoline, quelque lied dans une langue qui nous
était inconnue.Il nous offrit ensuite le spectacle
d'un combat de coqs; mon Chef y prenait grand
plaisir; il pria notre hôte de lui céder l'oiseau
qui avait remporté la victoire; le propriétaire
s'excusa, alléguant qu'il y tenait beaucoup; le
lendemain j'étais envoyé, escorté d'un Chasseur
d'Afrique, avec ordre de rapporter le fameux coq,
même contre le gré du propriétaire, en lui donnant
un prix très avantageux. J'ai rempli cette mission
délicate, à la satisfaction du Général et sans
être forcé d'avoir recours à la violence. Dans la
dernière quinzaine de Novembre, le 39ème était
désigné pour rentrer bientôt en France; le Général
prit pour aide de camp, le Capitaine Watcher, de
l'Etat-Major, tout en me conservant. Nous
alternions pour le service, nous relayant chaque
semaine,l'un chargé des écritures, l'autre
accompagnant le Général, ou faisant des courses à
cheval pour le service. Un matin je devais
assister à l'exécution d'un condamné à mort.
Voyant que cette corvée me répugnait, Watcher
s'offrit pour me remplacer à l'heure fixée pour
l'exécution qui devait avoir lieu à une centaine
de mètres du moulin de Teulé, notre quartier
général, je me bouchais les oreilles pour ne pas
entendre le feu de peloton. Les soldats de garde à
la prison, croyant rendre service au condamné, lui
avaient procuré de l'eau de vie, dont il avait
absorbé une grande quantité. On fut obligé de le
transporter ivre mort, à dos de mulet, sur le lieu
d'exécution; il ne pouvait se tenir debout, ni à
genoux. On dut le fusiller couché, comme un cochon
sauvage, dans sa bauge. La neige avait fait son
apparition, recouvrant la terre de son manteau
blanc. Un jour le cuisinier m'appelait pour me
faire tirer des petits oiseaux groupés sur un
buisson; d'un seul coup j'en tuais environ deux
douzaines, sans compter les blessés qui nous
échappèrent. Le Général profita de l'occasion pour
engager le Colonel Anselme, Chef d'Etat-Major de
la Division et un Commandant du Génie; je fus
chargé de leur porter l'invitation. Quelques jours
après, sachant qu'un Capitaine de Chasseurs à pied
qu'il avait eu sous ses ordres et dont il gardait
un bon souvenir, tuait des lièvres dans la forêt
voisine, le général m'envoyait chasser avec lui;
je rapportais le soir un beau lièvre, cadeau du
Capitaine; je n'avais pas eu de succès, n'ayant vu
qu'un lièvre gelé raide et qui avait dû recevoir
du plomb la veille. Vers le 15 Décembre, le 39ème
s'embarqua à Kamiesch; j'étais heureux de rentrer
en France; mais je regrettais de quitter mon
Général, d'abandonner des fonctions agréables et
de nature à me procurer de bonnes relations, et
enfin de renoncer au cheval. A cette époque les
Capitaines d'Infanterie moins favorisés
qu'aujourd'hui, n'étaient pas montés. Le 39ème
avait perdu dans cette campagne 18 Officiers (8
Capitaines, 3 Lieutenants, 7 Sous-Lieutenants). 14
avaient été tués et 4 (1 Capitaine, 1 Lieutenant,
2 Sous-Lieutenants) enlevés par le Choléra. |