Mamie !.. Raconte
nous ton histoire...
Mon histoire me
paraît l'être. Écoutez plutôt… C'était en 1940,
mon Dieu ! 59 années déjà !...
Dans ce village
de la Basse-Autriche, cerné de hautes montagnes, à
Hohenberg, j'étais ce jour de Juillet, comme
toutes mes amies accourue pour voir défiler dans
la Grande Rue, ces êtres que l'on disait
dangereux, dont il était interdit de s'approcher,
dont un avis placardé à la porte de la mairie
interdisait, à nous, citoyens de la "Grande
Allemagne", de traiter aussi bien que les chiens
de notre maison.
Je vous laisse
imaginer combien était exacerbée notre curiosité
de découvrir ces hommes venus de France, de ce
pays que Dieu, paraît-il, avait choisi pour vivre,
tellement la vie y était douce et facile, de cette
France qui avait séduit Marie-Antoinette et qui me
fascinait déjà.
Dans ce groupe
d'une trentaine de prisonniers de guerre mal vêtus
qui venaient perturber la vie tranquille de notre
village, je remarquai immédiatement celui qui
paraissait être le plus jeune, sans doute moins de
vingt ans, la peau noire, de grands yeux noirs, à
l'allure fière, presque amusante, parce qu'elle ne
correspondait pas à son accoutrement et que mes
amies tout de suite baptisèrent "der Neger", le
nègre.
Face à notre
maison adossée à la montagne, les prisonniers
exploitent une carrière de sable et de gravier.
Tout là-haut, pioche en main, le "nègre" regarde
ma fenêtre. Derrière les vitres, je sens sa
curiosité. J'ouvre, je secoue une serviette, et
puis non ! Je referme. J'ai 17 ans… Je risque
encore un regard curieux et je disparais.
L'hiver arrive…
Dans
la cour de l'école, je joue au ballon avec mes
amies. Dans la cuisine, le "nègre", de corvée,
épluche des pommes de terre avec la cuisinière.
Mais voilà que mon ballon s'envole et frappe la
porte vitrée. Mon prisonnier paraît.
-
Comment t'appelles-tu ?
-
Margaret… et je me sauve en riant.
Voici
comment, lui, a raconté plus tard cette scène,
dans le premier volume de cette collection :
...Et
puis, un matin, le miracle inattendu.
Dans
la cour de l'école, séance de gymnastique par un
groupe de jeunes filles.
Elle
est là.
J'entends
son rire.
Explosion,
éruption. Cascade argentine. Cristaux qui
s'entrechoquent et frappent mes oreilles
étonnées ! Musique divine qui soudain
s'assoupit, se réveille, éclate et s'éteint me
laissant anéanti, moi le prisonnier qui ose
lever le regard, qui ose tendre l'oreille vers
ce qui est si loin, vers l'impossible !
Par
la fenêtre ouverte, stupéfié, je la regarde
venir vers nous. Elle parle à Frau Biba. Je lui
demande :
-
Comment t'appelles-tu ?
Elle
me répond en riant : "Margaret", et c'est déjà
fini…
Les
mois passent…
Au
hasard des jours, je rencontre le groupe de
Français toujours encadré par ses gardiens. A
chaque rencontre, "mon nègre" se passe la main
dans les cheveux, j'en fais autant et voilà le
contact établi qui active mon imagination.
Un
jour il me passe un billet : il veut se rendre
chez moi. pour écouter Radio-Londres. Je refuse,
ma mère accepte et, par une nuit noire, il
vient, accompagné d'un camarade. Ma mère, une
femme admirable de courage, qui cachait chez
nous une jeune femme juive polonaise, dit aux
deux prisonniers que nous étions une famille
connue pour ses sentiments anti-nazis et
surveillée, et que déjà, mon beau-frère et mon
oncle, arrêtés par la Gestapo étaient enfermés,
depuis l'Anschluss, l'un dans une prison de
Vienne, le second dans le camp de concentration
de Buchenwald et que leurs visites étaient
dangereuses.
Au
cours de l'hiver 1942, il vient un soir pour
écouter la B.B.C. et pour la première fois il
m'embrasse. Surprise, suffoquée, je cours vite
désinfecter mon visage (que ne dit-on des
prisonniers !) pendant que lui disparaît avec
son copain, dans la nuit, entre ces hauts murs
de neige qui l'absorbent.
C'était
le premier baiser volé et le dernier car, à peu
de temps de là, un soir de Février, pendant que
Michaël écoutait la B.B.C. avec ma mère, son
camarade René vint l'avertir qu'il était
recherché. Trop tard, on frappe à la porte de
grands coups…
-
Police ! Ouvrez !
Résignée,
ma mère ouvre cette porte qu'ils s'apprêtaient à
défoncer et Michaël et son ami sont emmenés par
les gendarmes. Ma mère aussi et moi-même qui
nous retrouvons en prison.
Ma
mère est rapidement libérée, sans doute parce
que, "femme héroïque", elle vient de perdre son
fils tombé en Russie et moi, enfermée dans la
prison de Sankt - Pölten, je découvre un monde
inconnu, l'enfer, en attendant d'être jugée.
J' ai
19 ans.
Déchue
de la nationalité "allemande", interdite dans
tous les mouvements de jeunesse et dans mon
école, je suis, après deux mois de cellule,
assignée à travailler dans la même usine où
Michaël avait sévi.
Je
devais le revoir à Linz, à son procès devant le
Conseil de Guerre qui le condamna à 6 mois de
prison pour relations interdites avec la
population allemande, peine qu'il alla purger en
Pologne.
Les
mois, les années s'écoulent.
La
guerre est finie.
Les
Russes occupent l'Autriche.
Je
reçois de temps en temps un petit mot de mon
Michaël, de celui à qui, je le sais, je suis
destinée et que j'attends.
Et
puis un jour de 1949, la grande invitation de le
rejoindre à Alger. Je m'affole. Je sais que
Michaël est un fervent catholique. Je l'ai vu en
tête de ses camarades à l'Église interpréter
l'Évangile et même servir la messe… et je suis
protestante !
Je
consulte le curé qui connaît bien Michaël, qui
me confirme que je devrais me convertir au
catholicisme et c'est ce que je fais, heureuse
de me consacrer totalement à celui auquel je
rêve depuis 7 années déjà.
Quand
enfin je reçois mon visa, dans le même courrier,
une lettre de Michaël que je garde encore et qui
me dit ceci : "Je dois te dire que nous ne
pourrons pas nous marier à l'église. parceque je
suis juif. Pendant ma captivité, personne ne le
savait, heureusement pour moi et aussi pour toi
sans cela il y a longtemps que je serais mort".
Alors
!!..
Que
croyez-vous qu'il arriva ?..
Un
grand, un énorme éclat de rire dans ma famille.
Et
depuis 50 années, une vie heureuse entourée de
mes cinq enfants, et de vous, mes chers petits
enfants.