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L'oeuvre de Michel El Baze: Les guerres du XXe siècle à travers les témoignages oraux   




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ESPOSITO Clément

Soixante années ont passé!...

GUERRE 1914 - 1918

 

POSTFACE de Jean-Louis ARMATI

Conscrit de la classe 18, venu de Bône, son cher pays, Esposito se souvient après plus de soixante années de ses combats avec le 4ème Régiment de Marche de Tirailleurs Algériens titulaire de la Croix de Guerre avec 5 citations et de la Médaille Militaire. Conscript of the 1918 levy coming from Bone, his dear country, Esposito still remembers after more than 60 years, his fights with the 5th Regiment of March of the Algerian Infantry; he was awarded the Croix de Guerre with 5 nominations and the Military Medal.      

 

La mémoire
  15 Avril 1917! Sur le quai de la vieille gare de BONE, un mouvement insolite. Il y a là de tout jeunes gens qu’accompagnent des mères attendries. Les pères sont loin, au front pour la plupart, les autres mobilisés dans des unités territoriales. Les adieux sont graves! La guerre dure depuis plus de deux ans et les départs qui se sont renouvelés depuis 1914 avec l’appel successif des classes 1914, 1915, 1916 et 1917, n’ont plus ce caractère enfiévré des premiers jours, mais demeurent émouvants de sérénité apparente. Les jeunes vont d’un groupe à l’autre, à la recherche d’éventuels camarades de régiment, confrontant leurs appels sous les drapeaux. Futurs Zouaves, Tirailleurs, Artilleurs, Sapeurs, Chasseurs d’AFRIQUE, ils ne manifestent aucune inquiétude ni angoisse, préparés qu’ils sont par leurs aînés qui les ont devancés dans la carrière, et prêts aux servitudes et aux dangers qui les attendent. Ils ont de 18 à 19 ans les conscrits de la classe 18, aussi imberbes que l’étaient les MARIE-LOUISE de 1813, mûris déjà par une guerre qu’ils ne connaissent pas encore mais dont ils sont instruits par les lettres du front, par les journaux qui fixent la ligne de bataille fluctuante sous la poussée de l’un ou l’autre adversaire. Quand le train s’ébranle lentement après le dernier soupir et la dernière larme discrète des mères, leurs grands enfants qui les quittent pour la première fois le plus souvent, sont fiers de se sentir des hommes désormais. Bientôt apparaît la colline d’HIPPONE couverte d’oliviers millénaires et que couronne la basilique de SAINT-AUGUSTIN, patron de la ville. Puis ce sont les jardins maraîchers, les orangeraies, les vignobles, les champs de blé qui ondoient. Ce cher pays! le reverra-t-on jamais? Peu à peu, la nuit descend sur la campagne. Chacun s’est casé au mieux dans son wagon de troisième classe et laisse courir son imagination, bercé par la chanson triste et monotone du rail. Les images du passé se pressent dans l’esprit, un passé bien court et déjà riche d’affections et de souvenirs. C’est la maison familiale où manquait déjà le père, où la mère attendra désormais les nouvelles du fils avec la même angoisse qu’elle connaissait pour le chef de famille, où les jeunes frères et soeurs sont sensibilisés par le drame familial et national. La vie domestique est dure. Il faut survivre avec les maigres allocations servies aux femmes de mobilisés et aux enfants mineurs. Le prix de la vie est difficilement contenu ; certaines denrées sont rationnées, d’autres ont disparu des boutiques, mais le frein véritable tient surtout aux ressources dérisoires de la famille privée de son chef. On s’inquiète de l’absence des parents et des camarades engagés sur un front qui s’étend de la Mer du Nord aux VOSGES. Leurs lettres sont rares. Certains sont portés disparus sans qu’on puisse savoir s’ils sont morts ou prisonniers. Et les jeunes qui continuent à fréquenter le collège, instruits par des maîtres suppléants, que pensent-ils? Les nôtres nous entretenaient des conflits longtemps latents et qui ont fini par éclater en ce mois d'Août 1914. L'un d'eux, plus particulièrement, nous a décrit cette ALSACE-LORRAINE, qu'il a quittée il y a trente ans pour ne pas servir l'ALLEMAGNE. Plus près de nous, n'avons-nous pas essuyé le bombardement de notre cité par le croiseur allemand le 2 Août 1914 " LE BRESLAU ", ce qui nous a conféré le baptème du feu. N'avons-nous pas assisté au départ du 3ème Tirailleurs dans l'enthousiasme général, musique et le Colonel SIMON en tête! Que de bonnes raisons qui fortifient notre volonté de combattre l'ALLEMAGNE à l'exemple de nos devanciers. La nuit et le silence ont envahi notre train. Seul subsiste le ronronnement berceur du rail. Le lendemain matin, deuxième étape de TUNIS à BIZERTE. A la gare de BIZERTE, les recrues destinées au 8ème R.T.T. sont accueillies par les clairons et les tambours. Appel, formation par quatre. La colonne s'ébranle en s'efforçant de tenir la cadence et entre bientôt à JAPY, une caserne impressionnante, toute de ciment clair et dont les colonnades font penser à un cloître. C'est à JAPY que nous ferons nos classes. Les chambrées sont claires. Nous apprenons à dresser des paquetages réglementaires. Ils doivent être impeccables, faute de quoi ils seront, et le sont quelquefois, déversés sur le lit du malhabile. Les réfectoires ont été supprimés parce qu'il fallait utiliser les locaux au maximum. Nous prenons donc nos repas dans la cour, notre demi-boule sous le bras, la gamelle au bout des doigts, par tous les temps. C'est très inconfortable mais c'est la guerre! On nous dit qu'au front, les fantassins des premières lignes ne reçoivent leur ration journalière qu'une seule fois, à la tombée de la nuit pour éviter que la corvée de soupe ne soit repérée et bombardée par l'ennemi et que, malgré cette précaution, cette soupe, toujours froide, voire glacée, n'arrive pas toujours jusqu'à eux. Voilà qui console et prépare à des situations plus dramatiques. Nos instructeurs sont fermes, notre Adjudant en particulier, mais toujours corrects, et personne ne s'en plaint. La progression des exercices se développe rigoureusement : l'école du soldat, de section, de compagnie, tir au Lebel, au fusil-mitrailleur, à la mitrailleuse Hotchkiss, à la grenade OF et FL, creusement de tranchées dans des terrains variés dont certains, plus coriaces entament les mains délicates de quelques citadins, transmissions, installation des tentes-abris, emploi du masque à gaz en terrain libre et en chambre à gaz… Nous avons fait des marches de plus en plus longues avec un équipement de plus en plus lourd, de jour, de nuit, parcourant plus de trente kilomètres, à pied bien entendu. Le jour est venu de quitter BIZERTE pour la FRANCE. L'embarquement se fait par une matinée grise et pluvieuse. Nous quittons l'AFRIQUE sans avoir pu revoir nos familles, à l'exception de Georges R. dont la mère est là et qui le revoit pour la dernière fois. Femme sensible et qui pleure. Prescience maternelle! Quand Georges sera tué le 17 Juillet 1918, elle ne se consolera jamais mais sera fière de sa Médaille Militaire et de sa Croix de Guerre décernées à titre posthume, et Mr Th. R. et elle-même conserveront ces reliques jusqu'à leur mort. " LA PAMPA ", puissant navire qui fait penser à l'ARGENTINE, s'emplit peu à peu des renforts provenant de tous les corps stationnés en TUNISIE. Accoudés au bastingage, nous attendons qu'elle se libère de ses amarres pour prendre la mer. Elle ne le fera qu'à la fin de l'après-midi, encadrée par deux dirigeables et des torpilleurs chargés de sa sécurité. Le soir venu, nous prenons notre repas sur le pont avec le même inconfort qu'à JAPY puis nous gagnons les cales où nous nous accommodons de notre équipement pour la nuit. Plusieurs alertes nous rappellent sur le pont, prêts à nous jeter à la mer si un sous-marin allemand réussissait à nous torpiller. Mais nos torpilleurs nous protègent bien et nous arrivons à MARSEILLE sans encombre au bout de quarante-huit heures après des manoeuvres destinées à égarer la chasse ennemie. MARSEILLE! Temps détestable, presque lugubre. Ville noire. Les passants, sur les trottoirs, nous paraissent indifférents et froids, habitués à voir beaucoup de troupes d'Outre-Mer mais peu ou prou de ravitaillement. Nous quittons MARSEILLE le lendemain, après une nuit passée au fort SAINT-JEAN. Nous sommes quarante-huit du 8ème Tirailleurs qui, volontaires, feront le reste du trajet ensemble. A ALES, le Commandant de la place nous félicite pour notre volontariat mais nous blâme d'avoir des cheveux " pas assez courts " et nous assure qu'il a dû la vie sauve après une blessure grave à la tête, à son crâne rasé. Nous voilà condamnés à être tondus sans attendre par le coiffeur de la place. Après ALES, nous remontons vers le nord. Nous rejoignons le secteur postal 188 dans la zone des armées qui n'est pas encore le front de bataille, dans des fermes autour de CHALAUTRE-LA-GRANDE, en réserve de division. Dans la tranquillité apparente du soir, le canon gronde au loin sur un horizon rougeoyant vers CHATEAU-THIERRY. C'est finalement au 4ème Tirailleurs de marche que nous serons affectés Secteur 112. Je me retrouve à la 5ème Compagnie de Mitrailleuses avec mon camarade C. au service de la même pièce. Nouveaux camarades chevronnés avec lesquels nous fraternisons vite, associés désormais aux mêmes périls. Le régiment est au repos à l'arrière des lignes. Après quelques jours employés à la révision des armes qui ont repris leur éclat, après que les hommes aient fait une toilette complète, l'épouillage des tenues de drap kaki et des sous-vêtements, les barbes et les cheveux hirsutes rasés ou taillés, gradés et soldats ont repris figure humaine. Après les pertes sévères qu'il a subies au cours de sa dernière attaque, le régiment a retrouvé, avec le faible renfort des jeunes Français et le gros renfort des tirailleurs tunisiens musulmans, ses effectifs. Pour assurer la cohésion de la troupe et sa capacité manoeuvrière, les exercices sur le terrain ont repris à une cadence qui tient compte de l'entraînement antérieur. Pour lui conserver l'allure martiale qui distingue les troupes d'élite, même les exercices de défilé ne sont pas négligés. Bientôt briscards et jeunes ne formeront qu'un seul corps bien soudé, de nouveau prêt à affronter l'ennemi. La fin de la période de repos est marquée par la fête du régiment : jeux divers qui rappellent les fêtes patronales, sans le concours féminin bien entendu. Le clou, c'est la course de nos muletiers montés sur leurs mulets, et aussi le méchoui traditionnel. Le 4ème R.T.T. s'est couvert de gloire au MAROC ;en 1912. Il a participé aux combats d'ARTOIS et de CHAMPAGNE; en 1915, à la défense de VERDUN ;en 1917, du SOISSONNAIS ;au début de 1918, de l'AILETTE en Août 1918. Cité cinq fois et titulaire de la Croix de Guerre et de la Médaille Militaire, il s'apprête à reprendre sa place en première ligne, auréolé par la grande part qu'il a prise à la défense du territoire, le nombre des prisonniers qui atteint un chiffre record, le matériel de guerre qui est considérable, les pertes qu'il a subies et qui l'ont amené à se reformer après chaque grosse affaire, la résistance qu'il a opposé à la vague défaitiste de 1917. C'est le Lieutenant-Colonel AUBETIN qui commande le régiment depuis 1915. Chef à la fois énergique et humain, il inspire estime et confiance. Notre Chef de Bataillon, le Commandant NORMAND n'a que 32 ans. Grand, d'une distinction naturelle, on lui voue une grande admiration pour son courage calme et sa bienveillance. Le Lieutenant HAMON, notre Commandant de Compagnie, est près de ses hommes, paternel. Notre chef de section est en permission. Le Sergent F. le remplace. La Compagnie de Mitrailleuses a réparti ses sections et ses pièces dans les Compagnies de Fusillers-Voltigeurs. Pendant les opérations la nôtre est incorporée à la 17ème Compagnie. Nous avons quitté nos cantonnements autour de MONTDAUPHIN, nous mettant en route, suivis de nos voiturettes qui portent les pièces et leurs munitions, conduites par les muletiers. Les derniers combats du secteur ont laissé sur le terrain les ruines habituelles. Les blessés ont été évacués et les morts emportés vers l'arrière pour être inhumés. Les mulets et les chevaux frappés à mort, sont restés sur place et les corbeaux se disputent leurs dépouilles en croassant lugubrement, tandis qu'une odeur épouvantable flotte dans l'air. Nous quittons bientôt les pistes que les charrois ont tracées. Il faut abandonner les voiturettes à l'approche des premiers boyaux conduisant aux tranchées. Les pièces, trépieds et munitions sont pris en charge par les tireurs, chargeurs et pourvoyeurs. A l'armement individuel : mousqueton, baïonnette, cartouchières, masque à gaz, musettes, toile de tente et couverture roulées en bandoulière s'ajoute désormais l'armement collectif, soit quelque 24 kg supplémentaires pour chaque mitrailleur. La nuit est presque tombée quand nous abordons le premier boyau. Malgré la consigne et aussi à cause de la ligne zigzagante qui fait perdre le contact, on ne suit pas rigoureusement celui qui précède. Des tirailleurs tunisiens qui n'ont pas réalisé la gravité du moment et se croyant encore à l'exercice, s'interpellent et déclenchent aussitôt le tir des batteries adverses. Un mort, quelques blessés! Nous faisons halte, nous protégeant plus mal que bien. Quand l'ordre est revenu, la marche reprend, hésitante à cause de la nuit venue, de notre fardeau, des ornières et de la boue. Une fois dans la tranchée bouleversée par les obus, nous prenons position face au nord, nos guetteurs surveillant les lignes allemandes. Des hommes sont partis au ravitaillement, refaisant le chemin à rebours. Ils reviennent une heure plus tard, chargés des bouthéons contenant le rata, les bidons à café et à vin, les toiles porteuses du pain. Ils ont échappé au bombardement et nous nous réjouissons de la réussite de leur mission qui nous permet de nous restaurer dans la nuit noire. De courtes rafales éclatent de temps en temps, manifestant la nervosité des combattants de première ligne, attentifs à ce qui se passe, ou doit se passer en face, épiant les moindres bruits. Des fusées éclairantes sillonnent le ciel. Certaines sont pourvues de ballonnets qui retardent leur chute et permettent d'avoir une vue prolongée sur le champ de bataille, grâce aux périscopes de tranchée. Tout le front est en alerte. L'artillerie ennemie dont le tir était jusque-là intermittent, déclenche vers 22 heures un bombardement d'une intensité incroyable, l'aboiement des pièces légères se mêlant au grondement énorme des pièces lourdes dont les obus percutants font trembler le sol. Il n'est pas question dans cet enfer, de fermer les yeux même pour ceux qui ne sont pas de quart au parapet. L'artillerie française entre en action à son tour. Nous percevons le claquement sec de notre 75 et le tonnerre de nos grosses pièces. Le duel dure toute la nuit. Désemparés au début, nous reprenons confiance, rassurés par la puissance de notre artillerie qui carillonne à nos oreilles comme un Te Deum de victoire. A la fin de la nuit, on nous distribue le quart de gnole qui doit remonter les courages avant l'assaut. Cet alcool me fait penser à celui qu'on propose aux condamnés à mort quand ils montent à l'échafaud. Comme je veux raison garder et pouvoir me diriger dans la fournaise, je le refuse. Des anciens qui en ont vu d'autres, me le demandent et je leur partage ma ration. Le jour se lève, incertain, et un grand silence inattendu, menaçant, règne tout à coup, de part et d'autre de la ligne de feu. Un ordre bref et toute la ligne française s'élance hors de la tranchée. La Hotchkiss sur l'épaule, suivi du chargeur et des pourvoyeurs, j'avance dans ce paysage dantesque et, aidé du chargeur, nous mettons en batterie notre mitrailleuse chaque fois qu'il est possible, utilisant les replis favorables du terrain, nous abritant dans les trous d'obus quand nous ne pouvons pas nous défiler. Notre sang-froid nous étonne après notre nervosité extrême de la nuit. Dans le brouillard, sur notre gauche, nous avons la surprise, combien agréable, d'entrevoir deux tanks qui cheminent à notre gauche, abritant derrière leur blindage, la progression des voltigeurs d'une section voisine. Le tir des deux infanteries et des deux artilleries est infernal. Nous progressons par intermittence. Les morts et les blessés sont nombreux de part et d'autre. Les Allemands manquent de mordant sinon de courage et n'abandonnent le terrain qu'au prix de pertes importantes. Leur état moral a baissé depuis notre contre-offensive du 18 Juillet, et la reprise du saillant de SAINT-MIHIEL par les Américains. Ils n'en demeurent pas moins redoutables. Vers le milieu du jour, mon camarade C. est blessé à la jambe tandis que nous servons notre pièce. La mitrailleuse MAXIM qui nous était opposée décroche. J'en profite pour le panser sommairement. S'appuyant sur son mousqueton, il prend péniblement le chemin du poste de secours. Séparation émouvante car nous nous connaissons depuis le dépôt de BIZERTE. Le premier pourvoyeur a pris sa place et la progression continue. Au soir, nous nous arrêtons, fourbus, sur une ligne favorable à la défense, pour parer à une contre-attaque éventuelle. Les guetteurs mis en place, nous nous efforçons de trouver le repos à même le sol, le ventre creux. Au petit matin, la bataille reprend après qu'un avion ennemi volant en rase-motte, ait arrosé notre première ligne de long en long, sans crier gare. Surpris, les balles de notre mitrailleuse et de nos fusils se perdront dans le fuselage de l'appareil sans grand dommage pour le pilote audacieux. La butte DUMESNIL nettoyée, nous abordons le plateau de GRATREUIL. Toute la journée se passe en bonds, mitraillages en soutien des fusillers-voltigeurs qui tirent au Lebel et à la grenade pour déloger l'adversaire de ses abris improvisés et qui riposte durement avant de décrocher, à la limite de la résistance. Il en sera ainsi pendant trois jours encore avant que nous atteignions les pentes au sud de MARVAUX, en bordure d'une vaste tranchée de chemin de fer, large et profonde, aux voies mutilées et désertes. Moment d'arrêt et d'observation des lignes allemandes qui occupent l'autre versant. Pas de trace visible de l'infanterie ennemie, mais, à quelque trois cents mètres, nous voyons nettement une batterie d'artillerie de campagne qui attelle et va décrocher après avoir tiré une dernière salve. La tentation est trop forte d'accélérer la poursuite. Nous abordons bientôt le talus tandis que nos fusées invitent notre artillerie à allonger le tir de nos 75. Peine perdue. Bientôt des hommes sont touchés par nos propres armes et il ne reste plus qu'à regagner notre position de départ, en attendant qu'elles cessent de nous frapper dans le dos. A la faveur d'une certaine accalmie, j'obtiens d'aller récupérer un de nos pourvoyeurs. Avec un camarade musulman, nous retraversons la tranchée et remontons le talus. Notre camarade a reçu dans le dos un éclat d'obus, long de deux mains, qui l'a tué net. Il ne nous reste plus qu'à récupérer ses papiers que nous remettrons au bureau de la compagnie, une fois revenus à l'arrière, au repos. Tandis que nous regagnons nos lignes, nous apercevons dans l'embrasure d'un abri creusé à même le talus sud, un Allemand apeuré bientôt suivi de huit autres portant le brassard de la CROIX-ROUGE. Ces hommes appartiennent à un poste de secours qui n'a pas suivi la retraite. Ils ne font pas de difficultés pour se rendre. Ils sont grisonnants et ont l'âge de nos pères. L'un d'eux, avec sa barbe en point, me rappelle mon professeur alsacien. Pendant ce temps, la batterie ennemie qui a compris que nous avions abandonné la poursuite, s'est ressaisie et a repris position. Notre petit groupe est copieusement arrosé, projeté par les explosions et sérieusement commotionné. Deux de nos prisonniers sont blessés. Il faut les aider à atteindre nos lignes où ils sont pansés avant d'être dirigés sur l'arrière. Nous n'irons pas plus loin ce jour-là. Le retour offensif de l'ennemi, les pertes sérieuses que le régiment a subies et continue de subir, notre fatigue extrême nous font accueillir la relève avec soulagement. Le soir venu, nous laissons la position à nos successeurs et nous nous mettons en route pour une zone plus calme. Nous n'en finissons pas de marcher, porteurs de notre barda jusqu'à la rencontre de nos voiturettes demeurées sur place tandis que nous parcourions plus de onze kilomètres à la rencontre et à la poursuite de l'ennemi. Quand, enfin, nous atteignons les pistes et les routes, nous nous formons en colonne par quatre et, dans la nuit noire, sous une pluie fine, nous nous dirigeons vers notre futur cantonnement, au pas de route. Nous n'en finissons plus de marcher. Nous avançons comme des automates. Quand, brusquement, la colonne s'arrête : colonne montante, carrefour, hésitation quelconque, le casque des hommes qui suivent vient buter sur celui qui précède, et voilà la colonne éveillée pour le temps d'un éclair avant d'être replongée dans l'inconscience.   Comme à chaque retour ,les corvées occupent les premiers jours, puis suivent les exercices d'entraînement avec de nouveaux visages : jeunes qui abordent la zone de guerre pour la première fois, permissionnaires de retour et blessés rétablis qui viennent reprendre leur place au combat. Prise d'armes! Le régiment est là, au garde-à-vous. Il écoute la harangue du Colonel qui témoigne de la vaillance du régiment, du sacrifice des héros morts pour la patrie. Il donne les chiffres des prises faites au cours des quatre derniers jours de lutte acharnée : 838 prisonniers, 29 canons, 12 minenwerfer, nombreuses mitrailleuses. Les remises de récompenses suivent : Légion d'Honneur, Médaille Militaire, Croix de Guerre récompensent chefs et hommes de troupe. Les morts n'en bénéficieront pas, bien que leur conduite courageuse, doublée du sacrifice de leur vie, ait été au moins égale à celle des survivants. Du moins leurs familles recevront-elles le témoignage de la reconnaissance du pays. La guerre continue. L'ennemi bat en retraite mais n'abandonne pas la lutte. Il nous faudra remonter en ligne. Dès le premier jour, j'avais été impressionné par l'apparition, au détour d'une tranchée, d'un grave et corpulent Officier allemand qui semblait dormir, assis sur la banquette, et que la mort avait surpris, figé dans la mort et comme pétrifié. J'avais été bouleversé par les gémissements des blessés gisant entre les lignes, la nuit, et dont les plaintes redoublaient en de lugubres miaulements quand une nouvelle rafale les atteignait. Partis en reconnaissance, ils avaient été fauchés à leur retour, à quelques dizaines de mètres de nous, le secours des brancardiers étant impossible. Les gaz et leur odeur de chlore m'avaient intimidé chaque fois qu'ils s'étaient manifestés dans les dépressions humides et les trous d'obus où stagnait le résidu des dernières pluies. La mort s'était abattue autour de moi et m'avait épargné. Une pensée pieuse me rapprochait de tous ceux que j'avais vu tomber, connus et inconnus qui avaient fait le sacrifice de leur vie par sentiment et par devoir. Désormais aguerri, ce qui m'eut paru abominable durant les premières épreuves, me semble normal maintenant tant il est vrai que la guerre mûrit vite les hommes et les endurcit. Nous n'étions pas loin des lignes. Nous revenons bientôt dans le secteur. Le front s'est déplacé vers le nord. Nous pénétrons dans la forêt des ARDENNES que les deux artilleries ont mise à mal. Nous nous y battons et progressons vers VOUZIERS. Nos attaques répétées nous coûtent très cher en fatigues et en hommes. Nouvelle relève que justifient nos lourdes pertes.   Changement de secteur vers l'Est. Cette fois, après avoir rejoint la première gare régulatrice, nous sommes embarqués en train de chemin de fer, plus exactement dans des fourgons légèrement couverts de paille, où la place manque pour s'étendre, les plus favorisés assis, les jambes pendantes hors du fourgon. Au deuxième jour, nous sommes débarqués à CHAVANNATTE. Nous attendrons là une éventuelle montée en ligne qui ne se produira pas, l'Armistice intervenant le 11 Novembre. Dans ce village situé à deux kilomètres de ce qui a été depuis 1870 la frontière franco-allemande et que les offensives éphémères du Général BONNEAU puis du Général PAU ;en 1914 avaient victorieusement franchi, le retour à la paix va pouvoir l'effacer. C'est seulement vers le soir que la nouvelle s'est répandue dans nos cantonnements. Des hommes qui avaient combattu pendant plus de quatre ans, dont certains avaient été blessés, gazés, qui avaient eu les pieds gelés, qui avaient désespéré souvent se trouvaient soudainement éblouis par l'événement. Les réactions étaient très différentes. Les plus nombreux chantaient éperdument. Certains même s'étant procurés de l'alcool, étaient déchaînés et ne se contrôlaient plus. Il fallut que la Police Militaire intervint. Ceux qui étaient restés lucides erraient dans le village abandonné de ses habitants, hantés par leurs souvenirs amers, n'osant pas encore imaginer l'avenir, aussi lumineux qu'il put paraître après la trop longue nuit de souffrances et de ruines accumulées par cette terrible guerre.     Plus de soixante années ont passé depuis le début de ce récit. J'ai dû le repenser d'abord. Je crois l'avoir écrit avec exactitude et objectivité. Parvenu à un âge avancé, ayant laissé en chemin bien des compagnons, j'observe que notre société actuelle, comparée à ce qu'elle était au début du siècle, a considérablement progressé dans les domaines scientifiques et technologiques. Je constate néanmoins que les avantages matériels qu'elle en a retirés, compte tenu des hiatus douloureux de la guerre de 1939/45, et des drames d'Outre-Mer, de la guerre d'ALGERIE notamment, n'ont pas eu de contrepartie sur les plans moral et civiques, et qu'un mieux-être égoïste a conduit à cette attitude laxiste et permissive, contestataire et violent parfois que nous déplorons aujourd'hui. Je souhaite que nos jeunes, appelés à conduire demain les affaires de notre pays, apportent plus d'ardeur dans l'effort qu'exigent les tâches quotidiennes, plus de générosité de coeur, et soient pénétrés de cette noblesse de sentiments qui manque à beaucoup d'entre-eux.