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L'oeuvre
de Michel El Baze: Les guerres du XXe siècle à travers
les témoignages oraux |
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ESPOSITO
Clément Soixante années ont passé!... GUERRE 1914 - 1918
POSTFACE de Jean-Louis ARMATI Conscrit de la classe 18, venu de Bône, son cher pays, Esposito se souvient après plus de soixante années de ses combats avec le 4ème Régiment de Marche de Tirailleurs Algériens titulaire de la Croix de Guerre avec 5 citations et de la Médaille Militaire.
La
mémoire
15 Avril 1917! Sur le
quai de la vieille gare de BONE, un mouvement insolite. Il
y a là de tout jeunes gens qu’accompagnent des mères
attendries. Les pères sont loin, au front pour la plupart,
les autres mobilisés dans des unités territoriales.
Les adieux sont graves!
La guerre dure depuis plus de deux ans et les départs qui
se sont renouvelés depuis 1914 avec l’appel successif des
classes 1914, 1915, 1916 et 1917, n’ont plus ce caractère
enfiévré des premiers jours, mais demeurent émouvants de
sérénité apparente.
Les jeunes vont d’un groupe à l’autre, à la recherche
d’éventuels camarades de régiment, confrontant leurs
appels sous les drapeaux. Futurs Zouaves, Tirailleurs,
Artilleurs, Sapeurs, Chasseurs d’AFRIQUE, ils ne
manifestent aucune inquiétude ni angoisse, préparés qu’ils
sont par leurs aînés qui les ont devancés dans la
carrière, et prêts aux servitudes et aux dangers qui les
attendent.
Ils ont de 18 à 19 ans les conscrits de la classe 18,
aussi imberbes que l’étaient les MARIE-LOUISE de 1813,
mûris déjà par une guerre qu’ils ne connaissent pas encore
mais dont ils sont instruits par les lettres du front, par
les journaux qui fixent la ligne de bataille fluctuante
sous la poussée de l’un ou l’autre adversaire.
Quand le train s’ébranle
lentement après le dernier soupir et la dernière larme
discrète des mères, leurs grands enfants qui les quittent
pour la première fois le plus souvent, sont fiers de se
sentir des hommes désormais.
Bientôt apparaît la colline d’HIPPONE couverte d’oliviers
millénaires et que couronne la basilique de
SAINT-AUGUSTIN, patron de la ville. Puis ce sont les
jardins maraîchers, les orangeraies, les vignobles, les
champs de blé qui ondoient.
Ce cher pays! le reverra-t-on jamais?
Peu à peu, la nuit
descend sur la campagne.
Chacun s’est casé au mieux dans son wagon de troisième
classe et laisse courir son imagination, bercé par la
chanson triste et monotone du rail.
Les images du passé se pressent dans l’esprit, un passé
bien court et déjà riche d’affections et de souvenirs.
C’est la maison familiale où manquait déjà le père, où la
mère attendra désormais les nouvelles du fils avec la même
angoisse qu’elle connaissait pour le chef de famille, où
les jeunes frères et soeurs sont sensibilisés par le drame
familial et national.
La vie domestique est dure.
Il faut survivre avec les maigres allocations servies aux
femmes de mobilisés et aux enfants mineurs. Le prix de la
vie est difficilement contenu ; certaines denrées
sont rationnées, d’autres ont disparu des boutiques, mais
le frein véritable tient surtout aux ressources dérisoires
de la famille privée de son chef.
On s’inquiète de l’absence des parents et des camarades
engagés sur un front qui s’étend de la Mer du Nord aux
VOSGES. Leurs lettres sont rares. Certains sont portés
disparus sans qu’on puisse savoir s’ils sont morts ou
prisonniers.
Et les jeunes qui continuent à fréquenter le collège,
instruits par des maîtres suppléants, que pensent-ils?
Les nôtres nous entretenaient des conflits longtemps
latents et qui ont fini par éclater en ce mois d'Août
1914. L'un d'eux, plus particulièrement, nous a décrit
cette ALSACE-LORRAINE, qu'il a quittée il y a trente ans
pour ne pas servir l'ALLEMAGNE. Plus près de nous,
n'avons-nous pas essuyé le bombardement de notre cité par
le croiseur allemand le 2 Août 1914 " LE BRESLAU ", ce qui
nous a conféré le baptème du feu. N'avons-nous pas assisté
au départ du 3ème Tirailleurs dans l'enthousiasme général,
musique et le Colonel SIMON en tête!
Que de bonnes raisons qui fortifient notre volonté de
combattre l'ALLEMAGNE à l'exemple de nos devanciers.
La nuit et le silence ont
envahi notre train.
Seul subsiste le ronronnement berceur du rail.
Le lendemain matin,
deuxième étape de TUNIS à BIZERTE. A la gare de BIZERTE,
les recrues destinées au 8ème R.T.T. sont accueillies par
les clairons et les tambours. Appel, formation par quatre.
La colonne s'ébranle en s'efforçant de tenir la cadence et
entre bientôt à JAPY, une caserne impressionnante, toute
de ciment clair et dont les colonnades font penser à un
cloître.
C'est à JAPY que nous ferons nos classes.
Les chambrées sont claires. Nous apprenons à dresser des
paquetages réglementaires. Ils doivent être impeccables,
faute de quoi ils seront, et le sont quelquefois, déversés
sur le lit du malhabile.
Les réfectoires ont été supprimés parce qu'il fallait
utiliser les locaux au maximum. Nous prenons donc nos
repas dans la cour, notre demi-boule sous le bras, la
gamelle au bout des doigts, par tous les temps. C'est très
inconfortable mais c'est la guerre!
On nous dit qu'au front, les fantassins des premières
lignes ne reçoivent leur ration journalière qu'une seule
fois, à la tombée de la nuit pour éviter que la corvée de
soupe ne soit repérée et bombardée par l'ennemi et que,
malgré cette précaution, cette soupe, toujours froide,
voire glacée, n'arrive pas toujours jusqu'à eux. Voilà qui
console et prépare à des situations plus dramatiques.
Nos instructeurs sont fermes, notre Adjudant en
particulier, mais toujours corrects, et personne ne s'en
plaint. La progression des exercices se développe
rigoureusement : l'école du soldat, de section, de
compagnie, tir au Lebel, au fusil-mitrailleur, à la
mitrailleuse Hotchkiss, à la grenade OF et FL, creusement
de tranchées dans des terrains variés dont certains, plus
coriaces entament les mains délicates de quelques
citadins, transmissions, installation des tentes-abris,
emploi du masque à gaz en terrain libre et en chambre à
gaz…
Nous avons fait des marches de plus en plus longues avec
un équipement de plus en plus lourd, de jour, de nuit,
parcourant plus de trente kilomètres, à pied bien entendu.
Le jour est venu de
quitter BIZERTE pour la FRANCE.
L'embarquement se fait par une matinée grise et pluvieuse.
Nous quittons l'AFRIQUE sans avoir pu revoir nos familles,
à l'exception de Georges R. dont la mère est là et qui le
revoit pour la dernière fois. Femme sensible et qui
pleure. Prescience maternelle! Quand Georges sera tué le
17 Juillet 1918, elle ne se consolera jamais mais sera
fière de sa Médaille Militaire et de sa Croix de Guerre
décernées à titre posthume, et Mr Th. R. et elle-même
conserveront ces reliques jusqu'à leur mort.
" LA PAMPA ", puissant navire qui fait penser à
l'ARGENTINE, s'emplit peu à peu des renforts provenant de
tous les corps stationnés en TUNISIE. Accoudés au
bastingage, nous attendons qu'elle se libère de ses
amarres pour prendre la mer. Elle ne le fera qu'à la fin
de l'après-midi, encadrée par deux dirigeables et des
torpilleurs chargés de sa sécurité.
Le soir venu, nous prenons notre repas sur le pont avec le
même inconfort qu'à JAPY puis nous gagnons les cales où
nous nous accommodons de notre équipement pour la nuit.
Plusieurs alertes nous rappellent sur le pont, prêts à
nous jeter à la mer si un sous-marin allemand réussissait
à nous torpiller. Mais nos torpilleurs nous protègent bien
et nous arrivons à MARSEILLE sans encombre au bout de
quarante-huit heures après des manoeuvres destinées à
égarer la chasse ennemie.
MARSEILLE!
Temps détestable, presque lugubre.
Ville noire.
Les passants, sur les trottoirs, nous paraissent
indifférents et froids, habitués à voir beaucoup de
troupes d'Outre-Mer mais peu ou prou de ravitaillement.
Nous quittons MARSEILLE
le lendemain, après une nuit passée au fort SAINT-JEAN.
Nous sommes quarante-huit du 8ème Tirailleurs qui,
volontaires, feront le reste du trajet ensemble. A ALES,
le Commandant de la place nous félicite pour notre
volontariat mais nous blâme d'avoir des cheveux " pas
assez courts " et nous assure qu'il a dû la vie sauve
après une blessure grave à la tête, à son crâne rasé. Nous
voilà condamnés à être tondus sans attendre par le
coiffeur de la place.
Après ALES, nous
remontons vers le nord.
Nous rejoignons le secteur postal 188 dans la zone des
armées qui n'est pas encore le front de bataille, dans des
fermes autour de CHALAUTRE-LA-GRANDE, en réserve de
division. Dans la tranquillité apparente du soir, le canon
gronde au loin sur un horizon rougeoyant vers
CHATEAU-THIERRY.
C'est finalement au 4ème Tirailleurs de marche que nous
serons affectés Secteur 112. Je me retrouve à la 5ème
Compagnie de Mitrailleuses avec mon camarade C. au service
de la même pièce. Nouveaux camarades chevronnés avec
lesquels nous fraternisons vite, associés désormais aux
mêmes périls.
Le régiment est au repos à l'arrière des lignes. Après
quelques jours employés à la révision des armes qui ont
repris leur éclat, après que les hommes aient fait une
toilette complète, l'épouillage des tenues de drap kaki et
des sous-vêtements, les barbes et les cheveux hirsutes
rasés ou taillés, gradés et soldats ont repris figure
humaine.
Après les pertes sévères qu'il a subies au cours de sa
dernière attaque, le régiment a retrouvé, avec le faible
renfort des jeunes Français et le gros renfort des
tirailleurs tunisiens musulmans, ses effectifs.
Pour assurer la cohésion de la troupe et sa capacité
manoeuvrière, les exercices sur le terrain ont repris à
une cadence qui tient compte de l'entraînement antérieur.
Pour lui conserver l'allure martiale qui distingue les
troupes d'élite, même les exercices de défilé ne sont pas
négligés. Bientôt briscards et jeunes ne formeront qu'un
seul corps bien soudé, de nouveau prêt à affronter
l'ennemi.
La fin de la période de repos est marquée par la fête du
régiment : jeux divers qui rappellent les fêtes
patronales, sans le concours féminin bien entendu. Le
clou, c'est la course de nos muletiers montés sur leurs
mulets, et aussi le méchoui traditionnel.
Le 4ème R.T.T. s'est couvert de gloire au MAROC ;en
1912. Il a participé aux combats d'ARTOIS et de CHAMPAGNE;
en 1915, à la défense de VERDUN ;en 1917, du
SOISSONNAIS ;au début de 1918, de l'AILETTE en Août
1918. Cité cinq fois et titulaire de la Croix de Guerre et
de la Médaille Militaire, il s'apprête à reprendre sa
place en première ligne, auréolé par la grande part qu'il
a prise à la défense du territoire, le nombre des
prisonniers qui atteint un chiffre record, le matériel de
guerre qui est considérable, les pertes qu'il a subies et
qui l'ont amené à se reformer après chaque grosse affaire,
la résistance qu'il a opposé à la vague défaitiste de
1917.
C'est le Lieutenant-Colonel AUBETIN qui commande le
régiment depuis 1915. Chef à la fois énergique et humain,
il inspire estime et confiance. Notre Chef de Bataillon,
le Commandant NORMAND n'a que 32 ans. Grand, d'une
distinction naturelle, on lui voue une grande admiration
pour son courage calme et sa bienveillance. Le Lieutenant
HAMON, notre Commandant de Compagnie, est près de ses
hommes, paternel. Notre chef de section est en permission.
Le Sergent F. le remplace.
La Compagnie de Mitrailleuses a réparti ses sections et
ses pièces dans les Compagnies de Fusillers-Voltigeurs.
Pendant les opérations la nôtre est incorporée à la 17ème
Compagnie.
Nous avons quitté nos
cantonnements autour de MONTDAUPHIN, nous mettant en
route, suivis de nos voiturettes qui portent les pièces et
leurs munitions, conduites par les muletiers.
Les derniers combats du secteur ont laissé sur le terrain
les ruines habituelles. Les blessés ont été évacués et les
morts emportés vers l'arrière pour être inhumés. Les
mulets et les chevaux frappés à mort, sont restés sur
place et les corbeaux se disputent leurs dépouilles en
croassant lugubrement, tandis qu'une odeur épouvantable
flotte dans l'air.
Nous quittons bientôt les pistes que les charrois ont
tracées. Il faut abandonner les voiturettes à l'approche
des premiers boyaux conduisant aux tranchées. Les pièces,
trépieds et munitions sont pris en charge par les tireurs,
chargeurs et pourvoyeurs. A l'armement individuel :
mousqueton, baïonnette, cartouchières, masque à gaz,
musettes, toile de tente et couverture roulées en
bandoulière s'ajoute désormais l'armement collectif, soit
quelque 24 kg supplémentaires pour chaque mitrailleur.
La nuit est presque tombée quand nous abordons le premier
boyau. Malgré la consigne et aussi à cause de la ligne
zigzagante qui fait perdre le contact, on ne suit pas
rigoureusement celui qui précède. Des tirailleurs
tunisiens qui n'ont pas réalisé la gravité du moment et se
croyant encore à l'exercice, s'interpellent et déclenchent
aussitôt le tir des batteries adverses. Un mort, quelques
blessés!
Nous faisons halte, nous protégeant plus mal que bien.
Quand l'ordre est revenu, la marche reprend, hésitante à
cause de la nuit venue, de notre fardeau, des ornières et
de la boue.
Une fois dans la tranchée bouleversée par les obus, nous
prenons position face au nord, nos guetteurs surveillant
les lignes allemandes. Des hommes sont partis au
ravitaillement, refaisant le chemin à rebours. Ils
reviennent une heure plus tard, chargés des bouthéons
contenant le rata, les bidons à café et à vin, les toiles
porteuses du pain. Ils ont échappé au bombardement et nous
nous réjouissons de la réussite de leur mission qui nous
permet de nous restaurer dans la nuit noire.
De courtes rafales éclatent de temps en temps, manifestant
la nervosité des combattants de première ligne, attentifs
à ce qui se passe, ou doit se passer en face, épiant les
moindres bruits.
Des fusées éclairantes sillonnent le ciel. Certaines sont
pourvues de ballonnets qui retardent leur chute et
permettent d'avoir une vue prolongée sur le champ de
bataille, grâce aux périscopes de tranchée. Tout le front
est en alerte.
L'artillerie ennemie dont le tir était jusque-là
intermittent, déclenche vers 22 heures un bombardement
d'une intensité incroyable, l'aboiement des pièces légères
se mêlant au grondement énorme des pièces lourdes dont les
obus percutants font trembler le sol. Il n'est pas
question dans cet enfer, de fermer les yeux même pour ceux
qui ne sont pas de quart au parapet.
L'artillerie française entre en action à son tour. Nous
percevons le claquement sec de notre 75 et le tonnerre de
nos grosses pièces. Le duel dure toute la nuit. Désemparés
au début, nous reprenons confiance, rassurés par la
puissance de notre artillerie qui carillonne à nos
oreilles comme un Te Deum de victoire.
A la fin de la nuit, on
nous distribue le quart de gnole qui doit remonter les
courages avant l'assaut. Cet alcool me fait penser à celui
qu'on propose aux condamnés à mort quand ils montent à
l'échafaud. Comme je veux raison garder et pouvoir me
diriger dans la fournaise, je le refuse. Des anciens qui
en ont vu d'autres, me le demandent et je leur partage ma
ration.
Le jour se lève, incertain, et un grand silence inattendu,
menaçant, règne tout à coup, de part et d'autre de la
ligne de feu.
Un ordre bref et toute la ligne française s'élance hors de
la tranchée.
La Hotchkiss sur l'épaule, suivi du chargeur et des
pourvoyeurs, j'avance dans ce paysage dantesque et, aidé
du chargeur, nous mettons en batterie notre mitrailleuse
chaque fois qu'il est possible, utilisant les replis
favorables du terrain, nous abritant dans les trous d'obus
quand nous ne pouvons pas nous défiler. Notre sang-froid
nous étonne après notre nervosité extrême de la nuit. Dans
le brouillard, sur notre gauche, nous avons la surprise,
combien agréable, d'entrevoir deux tanks qui cheminent à
notre gauche, abritant derrière leur blindage, la
progression des voltigeurs d'une section voisine.
Le tir des deux infanteries et des deux artilleries est
infernal. Nous progressons par intermittence. Les morts et
les blessés sont nombreux de part et d'autre. Les
Allemands manquent de mordant sinon de courage et
n'abandonnent le terrain qu'au prix de pertes importantes.
Leur état moral a baissé depuis notre contre-offensive du
18 Juillet, et la reprise du saillant de SAINT-MIHIEL par
les Américains. Ils n'en demeurent pas moins redoutables.
Vers le milieu du jour, mon camarade C. est blessé à la
jambe tandis que nous servons notre pièce. La mitrailleuse
MAXIM qui nous était opposée décroche. J'en profite pour
le panser sommairement. S'appuyant sur son mousqueton, il
prend péniblement le chemin du poste de secours.
Séparation émouvante car nous nous connaissons depuis le
dépôt de BIZERTE.
Le premier pourvoyeur a pris sa place et la progression
continue.
Au soir, nous nous arrêtons, fourbus, sur une ligne
favorable à la défense, pour parer à une contre-attaque
éventuelle. Les guetteurs mis en place, nous nous
efforçons de trouver le repos à même le sol, le ventre
creux.
Au petit matin, la bataille reprend après qu'un avion
ennemi volant en rase-motte, ait arrosé notre première
ligne de long en long, sans crier gare. Surpris, les
balles de notre mitrailleuse et de nos fusils se perdront
dans le fuselage de l'appareil sans grand dommage pour le
pilote audacieux.
La butte DUMESNIL nettoyée, nous abordons le plateau de
GRATREUIL. Toute la journée se passe en bonds,
mitraillages en soutien des fusillers-voltigeurs qui
tirent au Lebel et à la grenade pour déloger l'adversaire
de ses abris improvisés et qui riposte durement avant de
décrocher, à la limite de la résistance.
Il en sera ainsi pendant
trois jours encore avant que nous atteignions les pentes
au sud de MARVAUX, en bordure d'une vaste tranchée de
chemin de fer, large et profonde, aux voies mutilées et
désertes.
Moment d'arrêt et d'observation des lignes allemandes qui
occupent l'autre versant. Pas de trace visible de
l'infanterie ennemie, mais, à quelque trois cents mètres,
nous voyons nettement une batterie d'artillerie de
campagne qui attelle et va décrocher après avoir tiré une
dernière salve.
La tentation est trop forte d'accélérer la poursuite.
Nous abordons bientôt le talus tandis que nos fusées
invitent notre artillerie à allonger le tir de nos 75.
Peine perdue. Bientôt des hommes sont touchés par nos
propres armes et il ne reste plus qu'à regagner notre
position de départ, en attendant qu'elles cessent de nous
frapper dans le dos.
A la faveur d'une
certaine accalmie, j'obtiens d'aller récupérer un de nos
pourvoyeurs. Avec un camarade musulman, nous retraversons
la tranchée et remontons le talus. Notre camarade a reçu
dans le dos un éclat d'obus, long de deux mains, qui l'a
tué net. Il ne nous reste plus qu'à récupérer ses papiers
que nous remettrons au bureau de la compagnie, une fois
revenus à l'arrière, au repos.
Tandis que nous regagnons nos lignes, nous apercevons dans
l'embrasure d'un abri creusé à même le talus sud, un
Allemand apeuré bientôt suivi de huit autres portant le
brassard de la CROIX-ROUGE. Ces hommes appartiennent à un
poste de secours qui n'a pas suivi la retraite. Ils ne
font pas de difficultés pour se rendre. Ils sont
grisonnants et ont l'âge de nos pères. L'un d'eux, avec sa
barbe en point, me rappelle mon professeur alsacien.
Pendant ce temps, la batterie ennemie qui a compris que
nous avions abandonné la poursuite, s'est ressaisie et a
repris position. Notre petit groupe est copieusement
arrosé, projeté par les explosions et sérieusement
commotionné. Deux de nos prisonniers sont blessés. Il faut
les aider à atteindre nos lignes où ils sont pansés avant
d'être dirigés sur l'arrière.
Nous n'irons pas plus
loin ce jour-là.
Le retour offensif de l'ennemi, les pertes sérieuses que
le régiment a subies et continue de subir, notre fatigue
extrême nous font accueillir la relève avec soulagement.
Le soir venu, nous laissons la position à nos successeurs
et nous nous mettons en route pour une zone plus calme.
Nous n'en finissons pas de marcher, porteurs de notre
barda jusqu'à la rencontre de nos voiturettes demeurées
sur place tandis que nous parcourions plus de onze
kilomètres à la rencontre et à la poursuite de l'ennemi.
Quand, enfin, nous atteignons les pistes et les routes,
nous nous formons en colonne par quatre et, dans la nuit
noire, sous une pluie fine, nous nous dirigeons vers notre
futur cantonnement, au pas de route.
Nous n'en finissons plus de marcher.
Nous avançons comme des automates. Quand, brusquement, la
colonne s'arrête : colonne montante, carrefour,
hésitation quelconque, le casque des hommes qui suivent
vient buter sur celui qui précède, et voilà la colonne
éveillée pour le temps d'un éclair avant d'être replongée
dans l'inconscience.
Comme à chaque retour
,les corvées occupent les premiers jours, puis suivent les
exercices d'entraînement avec de nouveaux visages :
jeunes qui abordent la zone de guerre pour la première
fois, permissionnaires de retour et blessés rétablis qui
viennent reprendre leur place au combat.
Prise d'armes!
Le régiment est là, au garde-à-vous. Il écoute la harangue
du Colonel qui témoigne de la vaillance du régiment, du
sacrifice des héros morts pour la patrie. Il donne les
chiffres des prises faites au cours des quatre derniers
jours de lutte acharnée : 838 prisonniers, 29 canons,
12 minenwerfer, nombreuses mitrailleuses.
Les remises de récompenses suivent : Légion
d'Honneur, Médaille Militaire, Croix de Guerre
récompensent chefs et hommes de troupe. Les morts n'en
bénéficieront pas, bien que leur conduite courageuse,
doublée du sacrifice de leur vie, ait été au moins égale à
celle des survivants. Du moins leurs familles
recevront-elles le témoignage de la reconnaissance du
pays.
La guerre continue.
L'ennemi bat en retraite mais n'abandonne pas la lutte. Il
nous faudra remonter en ligne.
Dès le premier jour, j'avais été impressionné par
l'apparition, au détour d'une tranchée, d'un grave et
corpulent Officier allemand qui semblait dormir, assis sur
la banquette, et que la mort avait surpris, figé dans la
mort et comme pétrifié.
J'avais été bouleversé par les gémissements des blessés
gisant entre les lignes, la nuit, et dont les plaintes
redoublaient en de lugubres miaulements quand une nouvelle
rafale les atteignait. Partis en reconnaissance, ils
avaient été fauchés à leur retour, à quelques dizaines de
mètres de nous, le secours des brancardiers étant
impossible.
Les gaz et leur odeur de chlore m'avaient intimidé chaque
fois qu'ils s'étaient manifestés dans les dépressions
humides et les trous d'obus où stagnait le résidu des
dernières pluies.
La mort s'était abattue autour de moi et m'avait épargné.
Une pensée pieuse me rapprochait de tous ceux que j'avais
vu tomber, connus et inconnus qui avaient fait le
sacrifice de leur vie par sentiment et par devoir.
Désormais aguerri, ce qui m'eut paru abominable durant les
premières épreuves, me semble normal maintenant tant il
est vrai que la guerre mûrit vite les hommes et les
endurcit.
Nous n'étions pas loin
des lignes.
Nous revenons bientôt dans le secteur. Le front s'est
déplacé vers le nord. Nous pénétrons dans la forêt des
ARDENNES que les deux artilleries ont mise à mal. Nous
nous y battons et progressons vers VOUZIERS. Nos attaques
répétées nous coûtent très cher en fatigues et en hommes.
Nouvelle relève que justifient nos lourdes pertes.
Changement de secteur
vers l'Est.
Cette fois, après avoir rejoint la première gare
régulatrice, nous sommes embarqués en train de chemin de
fer, plus exactement dans des fourgons légèrement couverts
de paille, où la place manque pour s'étendre, les plus
favorisés assis, les jambes pendantes hors du fourgon.
Au deuxième jour, nous sommes débarqués à CHAVANNATTE.
Nous attendrons là une éventuelle montée en ligne qui ne
se produira pas, l'Armistice intervenant le 11 Novembre.
Dans ce village situé à deux kilomètres de ce qui a été
depuis 1870 la frontière franco-allemande et que les
offensives éphémères du Général BONNEAU puis du Général
PAU ;en 1914 avaient victorieusement franchi, le
retour à la paix va pouvoir l'effacer.
C'est seulement vers le soir que la nouvelle s'est
répandue dans nos cantonnements. Des hommes qui avaient
combattu pendant plus de quatre ans, dont certains avaient
été blessés, gazés, qui avaient eu les pieds gelés, qui
avaient désespéré souvent se trouvaient soudainement
éblouis par l'événement. Les réactions étaient très
différentes.
Les plus nombreux chantaient éperdument. Certains même
s'étant procurés de l'alcool, étaient déchaînés et ne se
contrôlaient plus. Il fallut que la Police Militaire
intervint.
Ceux qui étaient restés lucides erraient dans le village
abandonné de ses habitants, hantés par leurs souvenirs
amers, n'osant pas encore imaginer l'avenir, aussi
lumineux qu'il put paraître après la trop longue nuit de
souffrances et de ruines accumulées par cette terrible
guerre.
Plus de soixante années
ont passé depuis le début de ce récit.
J'ai dû le repenser d'abord. Je crois l'avoir écrit avec
exactitude et objectivité.
Parvenu à un âge avancé, ayant laissé en chemin bien des
compagnons, j'observe que notre société actuelle, comparée
à ce qu'elle était au début du siècle, a considérablement
progressé dans les domaines scientifiques et
technologiques.
Je constate néanmoins que les avantages matériels qu'elle
en a retirés, compte tenu des hiatus douloureux de la
guerre de 1939/45, et des drames d'Outre-Mer, de la guerre
d'ALGERIE notamment, n'ont pas eu de contrepartie sur les
plans moral et civiques, et qu'un mieux-être égoïste a
conduit à cette attitude laxiste et permissive,
contestataire et violent parfois que nous déplorons
aujourd'hui.
Je souhaite que nos
jeunes, appelés à conduire demain les affaires de notre
pays, apportent plus d'ardeur dans l'effort qu'exigent les
tâches quotidiennes, plus de générosité de coeur, et
soient pénétrés de cette noblesse de sentiments qui manque
à beaucoup d'entre-eux.
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