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L'oeuvre
de Michel El Baze: Les guerres du XXe siècle à travers
les témoignages oraux |
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130 bis |
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suite de L’Indochine
ne répond plus |
Chef de
Bataillon L.H. AYROLLES
29 juin Nous remontons la Nam Suong sur la rive droite. Les sangsues déclenchent une attaque en règle. Fort heureusement nos chaussures spéciales de jungle nous protègent bien mais les sales petites bêtes ont tôt fait de grimper jusqu'au cou et nos chemises sont vite ensanglantées. A huit heures du matin, je commence ma quarante-troisième année par une grimpette, qui ne prendra fin qu’a cinq heures de l’après-midi lorsque nous parviendrons à la ligne de partage des eaux de la Nam Ou et de la Nam Sen. Pendant neuf heures nous grimpons, à croupetons, le flanc d'argile glissant. Aucun de nous ne parle, sauf pour prononcer quelque onomatopée sourde entre deux halètements, lorsqu’on ne peut arrêter une glissade. Peu à peu le cours des pensées se tarit. Les yeux exorbités cherchent l'encoche, la racine, la touffe d’herbe qui permettra le triomphe d’une ascension de quelques pans. Il bruine. Le sentier luit de méchanceté, semble se rebrousser, laisse couler la colle rouge. Je me suis toujours demandé s’il valait mieux s'aider d'un bâton pointu qui se plante et sur lequel on base la hissée, mais qui est si embarrassant lorsqu'on a besoin de ses deux mains pour se cramponner aux branches. Le cœur cogne à grands coups. Les orteils se crispent sur les semelles qui se retroussent. A chaque pas les mâchoires se serrent, les muscles se raidissent, s'opposent au rebroussement. L’être s'insensibilise. On n'est plus qu'une mécanique condamnée à l'effort démesuré et sans limite. La transpiration coule, ravine le visage, aveugle, chatouille la pointe du nez obstinément penché vers le sol. On monte en attaquant la pente avec l'extérieur de la chaussure. Quand un pied se lève on inspire, quand il s’appuie on expire. Il semble toujours que la montée finisse à l'horizon visible là, à quelques dizaines de mètres, mais elle continue... Le sentier grimpe sous l’eau qui dévale, perpendiculaire aux courbes équidistantes, exténuant, inhumain. La pluie écrase les bords de nos chapeaux, coule dans le dos, se perd dans nos pantalons, remplit nos chaussures qui font flic! floc! flic! floc!... L'imperméable gêne les mouvements. On est mal là-dedans... Les courroies du sac scient la peau. La courroie de la carabine glisse, quitte l'épaule La tête bourdonne. Enfin la cime apparaît comme une bête sournoise, couchée. Son échine court toute droite, bien horizontale avec son poil mouillé qui ruisselle. Le sentier la prend de biais. La marche est plus assurée. On peut lever la tête et se débarrasser à grandes expirations de tout cet air qui brûle les poumons. La pluie a cessé. Nous voilà au sommet. Nous plantons sans aucune répulsion nos derrières mouillés dans la bouillie d’argile. Nous soufflons. Morlet admiratif s’exclame: – Dieu, que c'est beau! Vers l'Est, un grand compartiment s'ouvre dans un ciel lavé. Très bas, des nuages blancs s'étirent au-dessus de la vallée. Plus loin, les plans limpides se colorent de bleus nuancés très doux, jusqu'au Phu Loï lointain qui dresse à l'horizon son imposante masse pâle. A l'Ouest, le ruban clair de la Nam Ou brille entre de grosses molaires dentelées d'un violet très pur. Au delà l’inextricable enchevêtrement des montagnes boisées du Haut-Laos est embrasé par la poussière de pourpre et d’or du soleil couchant. Nous couchons le soir dans un village kha après avoir marché pendant treize heures. 30 juin Nous nous laissons glisser dans la vallée de la Nam Ou dont le lit est encore plus bas que la Nam Seng. Toute la matinée se passe à descendre. Il pleut, évidemment. Nous dévalons sans cesse à la poursuite d’un équilibre instable. Nous tombons sans arrêt et la glissade se continue, assis ; puis le corps chavire et c'est sur le ventre que toutes les chutes se terminent. Au début Morlet compte: un à zéro!... 6 à 8!... puis il perd le score. On ne s'y attend jamais. Vlan! Les jambes partent en avant. On se retrouve assis avec la sensation d'avoir reçu un formidable coup de pied aux fesses! On en est tout ébranlé. Chaque fois la crosse de nos carabines heurte le sol. La culasse qui s'arme, par inertie, fait entendre sa caractéristique sonorité. Enfin nous voilà dans la vallée. Nous approchons de la rivière sillonnée par les pirogues à moteur japonaises qui font la liaison et les transports entre la région de Dien Bien Phu et Luang Prabang. Voici les cases de Ban Hat Sao. Le village est-il occupé per les Japs? Nous avançons prudemment, nos carabines sous le bras, prêtes. Des enfants nous conduisent chez le chef de village. Tout de suite un attroupement nous entoure. Les visages manquent d’aménité. Dans la case du Naï Ban nous déposons les sacs mais une quinzaine d'individus envahit la maison. Je profite de mes quelques mots de laotien pour inviter le Naï Ban à préparer un logement pour cinquante hommes qui nous suivent à une heure de marche, sic. La formule a du bon. La maison se vide. Un quart d'heure après une pirogue nous prend et nous nous laissons filer vers Pac Bac. Les piroguiers nous disent qu'un détachement japonais disposant d'un poste radio est à M. Ngoï à deux heures de marche en amont. Je calcule qu’il faudra à un coureur une heure pour aller prévenir l'ennemi, que celui-ci mettra une autre heure pour rassembler un groupe et une troisième heure pour descendre en pirogue. Nous avons donc trois heures d'avance. Parvenus à Pac Bac, sur la rive droite, nous apprenons que l’affluent Nam Bac est navigable jusqu'à Ban Li à trois heures de marche en amont. Dès que la pirogue s'en est retournée vers Ban Hat Sao, nous frétons une autre pirogue et malgré les gentillesses des habitants nous remontons la rivière jusqu'à Ban Li où nous sommes bien accueillis. 1er juillet Dès l'aube nous reprenons le sentier qui grimpe à travers un massif élevé où vivent des Méos. Nous marchons ce jour-là douze heures presque sans arrêt. Ce soir du cinquième jour de marche nous situe à quatre-vingts kilomètres en ligne droite de notre point de départ. Nous avons marché onze heures par jour en moyenne et parcouru près de deux cents kilomètres. Nous pensons que les dangers que nous attendions de la Nam Ou sont périmés. 2 juillet Nous ne marchons que huit heures et plus lentement que les autres jours. Les sentiers sont attirés par la proximité de Muong La et de Muong Saï qui sont occupés par les Japonais. Le soir j'ai un petit accès de paludisme. 3 juillet Dans l'après-midi la pluie fait rage. Nous nous réfugions dans un village méo. Le Naï Ban, est un homme jeune et énergique. ¡l émane de lui une impression d’audace et d’autorité étonnantes. Il apparaît vite que nous ne sommes pas persona grata. Nous comprenons dès que nous voyons filer entre les cases une caravane chinoise qui est venue couper les pavots à opium sous le nez des Japonais. Les Méos nous font comprendre que les Gni pouns arrivent. Aussi emboîtons-nous le pas à la caravane. Puisqu'elle était comme nous chassée par les Japonais mieux valait marcher de conserve. Le chef de la caravane n'entend ni le laotien, ni l'anglais, ni le français. C'est un homme jeune qui doit travailler pour le compte de quelque grossiste de Kunming. Il monte une mule fine et robuste de laquelle il ne descend jamais quelle que soit la pente. Il est installé parmi des balles de soie et des peaux qui lui font un siège confortable. Tout de suite il jette un regard concupiscent sur nos belles carabines. Il nous montre son pistolet à crosse "Mauser" qui est toujours prêt à entrer en action. Chemin faisant nous examinons l’étrange caravane. Une douzaine de chevaux à longs poils et de mulets de Chine marchent l'un derrière l'autre, résignés, portant sur des bats aux matelassures loqueteuses quatre touques soudées pleines d'opium. Trois ou quatre hommes escortent le convoi ; deux Chinois marchent en éclaireurs et deux autres forment arrière garde. Tous sont porteurs de vieux fusils de guerre d’origines diverses. Quelques-uns sont armés de mousquetons qui ont dû être pillés au cours de quelque razzia sur un poste frontière français. Les vêtements de ces hommes manquent d’uniformité et de fraîcheur. Ce qui les vêt permet de penser que ce sont des déserteurs d'on ne sait quelle division chinoise. Tous louchent sur nos carabines à répétition. Nous jugeons à propos de ne pas dormir sous leur toit. 4 juillet Nous suivons la caravane jusqu'au repas de midi. Après le passage d'une rivière les Chinois s’arrêtent. Les animaux sont débâtés. De grosses plaies sanguinolentes marquent la place des bats. Les Chinois font cuire leur riz. Le chef de la caravane boite bas. Il découvre un ulcère qui lui grignote une jambe. Nous le pansons à la poudre sulfamide mais il préfère se coucher sur ses peaux de bêtes et fumer une vingtaine de pipes d'opium. La pluie écourte la pause. Nous nous préparions à attaquer la montée qui nous sépare de. la Nam Pak quand deux Méos nous rejoignent et confient un message au chef chinois. Celui-ci jette un ordre bref, puis dit un mot à notre adresse: Gni pouns! Les animaux sont rebâtés en un clin d'œil. Nous partons les premiers. Arrivés au bout de la montée nous entendons des criailleries éclater derrière nous. Nous détalons à toute vitesse dans un sentier qui serpente dans les hautes herbes coupantes et qui descend jusqu’à 1a rivière. Vers 16 heures nous faisons une entrée éclair à Kio Soum où nous décidons d’abandonner le sentier qui conduit au village de Pou Ten, que doit suivre la caravane. Une pirogue nous descend jusqu'à un village laotien situé à quelques kilomètres en aval de Kio Soum. Mais ce village n’a pas de pirogues. Il y en aurait au prochain village en aval. Nous parvenons à cette agglomération après deux heures de gymnastique sur les berges de la rivière qui est déjà trop grosse. Le jour finit. Nous nous arrêtons pour passer la nuit, nous jugeant suffisamment éloignés des Japonais qui auront assez d'occupation avec la caravane. Et la pluie tombe toujours. 5 juillet Au petit jour nous nous rendons compte qu'il n'y a pas de pirogues sur les rives du village. Des radeaux de bambous de un mètre de large et de six de long maniés par des perches suffisent aux habitants pour traverser la rivière. Nous éprouvons beaucoup de difficultés pour faire apparier deux radeaux et pour trouver deux nautoniers. Enfin, nous appareillons. Le courant rapide nous entraîne. Nous sommes debout sur le radeau, nos sacs aux épaules, la carabine en bandoulière. Il pleut à torrents. Bizarre! Le radeau accoste. Les deux Laotiens ne veulent pas aller plus loin. Nous croyons à un chantage. Je propose cinquante piastres à chacun pour continuer. Les deux indigènes refusent obstinément. Rien ne peut les engager à repartir. En fin, de compte, agacé par cette discussion stérile sous la pluie battante, je colle mon canon de carabine sur le ventre de celui qui criait le plus fort, je l'embarque et demande à mes compagnons de pousser au large. Tout de suite le courant nous entraîne. Force est aux nautoniers de diriger le radeau car s'il est impossible de remonter le courant il serait dangereux d'essayer d'accoster. Le flot rapide nous entraîne à une vitesse incroyable. Après un dernier virage nous comprenons les répugnances des deux indigènes. La rivière passe par un rapide aux écueils effilés entre lesquels notre pauvre radeau s'emballe, bondit, s’affaisse, plonge. Nous sommes accrochés aux ligatures tels des singes sur une balançoire. Les rives déchiquetées passent et leurs aiguilles raclent notre radeau, l'accrochent au vol et lui impriment de dangereux mouvements giratoires compensés par des chocs en sens inverse et les coups de perche saccadés de notre équipage. Lorsque la masse d'eau passe sur un rocher le plancher saute, s'incline comme s'il allait se renverser puis claque l'eau, plonge en gémissant dans l’écume, l'eau jaune et les embruns. Le fracas de ces masses liquides en furie est épouvantable. Enfin après un dernier saut de carpe au-dessus d'une barre rocheuse, le radeau glisse sur un plan incliné à une allure vertigineuse et va se planter comme une pelle dans le coude du tournant heureusement taillé dans la terre noire. Au choc nous sommes projetés tous les cinq hors de notre radeau. Nous nous retrouvons sur nos pattes tout souriants, à peine conscients du danger que nous avions couru. Je tapote l'épaule du bonhomme que j'ai menacé. S'il comprenait je lui demanderais pardon, car plus je regarde l'impétueux rapide plus j'estime qu'il serait inconvenant de recommencer l’aventure. Il ne reste plus qu'à trancher l'extrémité du radeau planté à terre et à reprendre le courant. Les deux nautoniers s'exécutent de bonne grâce. Le voyage se continue. Nous croisons un cerf qui traverse la rivière à la nage. Je le tire mais ma balle s'en va au diable. Morlet me console en faisant un geste de la main qui imitait l’instabilité de l’esquif. Nous remontons au Nord jusqu'au village de Phia Kam Pou à partir duquel la rivière s’infléchit à l'Ouest Ma carte porte un sentier qui va de ce village en direction de l'W-N.W. vers la Chine. Hélas le village n'existe plus et le sentier a disparu. Nous sommes obligés de pousser jusqu'à Houeï Bot. Nous abandonnons là nos deux indigènes qui froissent en souriant leur poignée de piastres toutes neuves. Deux guides veulent bien nous conduire jusqu'à Malassa en remontant le lit d'un ruisseau qui vomit ses eaux noires chargées de végétaux pourris et de graviers. Nous marchons sous la pluie avec de l'eau jusqu'aux genoux. Après huit heures d'une marche harassante nous arrivons à Malassa en pays Lu. Nous y sommes accueillis avec une parfaite indifférence par une population originale. Ce qui est typique chez le Lu c'est son culte de la crasse. Ceci mis à part, je présume que la caméra ferait ici de pittoresques premiers plans. Les hommes, mon Dieu! passe. Ils sont vêtus de cotonnade noire. Ils arborent tous des colliers de pièces en argent de dix cents unies les unes aux autres par un maillon de même métal. Ils portent les cheveux comme les Méos, tombant droit jusqu'aux épaules ce qui leur confère un je ne sais quel air altier et moyenâgeux.Avec les femmes nous plongeons en pleine époque médiévale. D'assez loin elles paraissaient affublées en belles dames avec leur robe à crinoline et leur corselet nervurés de cordons de perles, de verroteries et de pièces d'argent. Leur coiffure est un échafaudage invraisemblable de cheveux gonflés par des bourrelets de crin et maintenus par une résille de verroterie et de colifichets brillants qui entoure la tête et pendille sur le front et sur les côtés du visage. Leur cotonnade noire est lustrée par la saleté. Leurs affiquets et leurs brimborions comme leur visage et les extrémités nues sont uniformément recouverts par une vieille crasse qui luit doucement, indélébile et sacrée. Les enfants sont nus ou accoutrés selon leur sexe. Les bambins ont des visages de petits vieux aux pommettes mongoloïdes. Enfants, adultes et vieillards sont uniformément malpropres, fiers et renfrognés. Voilà donc les descendants de ces terribles Lus qui conquirent dans le bassin du Haut Mékong un royaume grand comme la France qui s'étendait de la Salwen au Song Koï. Leurs expéditions poussèrent à l'Ouest jusqu'au delta gangétique d’où ils ramenèrent des bonzes de Ceylan pour convertir le peuple Lu à la foi bouddhique. Puis d’autres peuples vinrent de l’Inde et de la Chine s’établir dans la vallée du Mékong, vers le fleuve dont les flots jaunes berçaient les peuples les plus doux de la terre. A leur tour les Lus furent vaincus. Comme beaucoup d'autres races ils se réfugièrent dans les montagnes aux défilés abrupts qui s’adossent aux puissants massifs du Yunnam. Depuis les Lus végètent dans les régions de Phong Saly et de Muong Sing en des pays tourmentés qui sont devenus leur refuge national. Le chef du village nous désigne une case vétuste dans laquelle il pleut moins que dehors. Nous y montons nos tentes. Avec quelques braises que Morlet est allé prendre d’autorité dans un foyer de case nous allumons le bois humide. Nous avons hâte de nous sécher. Quels ours mal léchés ces Lus! Personne ne vient nous voir. Aussi décidons-nous de dîner de nos vivres de réserve. Nos sacs en seront allégés d'autant. Tout en mangeant nos rations K, nous évoquons les incidents qui mous ont poussés au Nord de notre itinéraire et les péripéties de la journée. Nous décidons de chercher dans!a région les traces du groupe Seguin qui nous avait été signalé au S.-E. de Boun Taï. Puis nous .nous endormons enveloppés dans notre quadruple épaisseur de toile de soie de parachute. 6 juillet Toute la journée les Kha Mous et les Lolos nous promènent d'un village à l'autre. Les renseignements nous signalent des blancs au village voisin. Dès que nous arrivons à la localité indiquée les blancs sont au village suivant. Le soir nous avons acquis l'impression, que la présence des blancs est une invention des villageois pour nous expédier plus vite extra-muros. Nous abandonnons les recherches. Toutes ces marches dans le gravier des ruisseaux ont élimé puis percé nos jungle-boots. Le sable pénètre dans nos chaussures et commence son travail corrosif. Hughett a les pieds écorchés. Morlet et moi éprouvons déjà des sensations de brûlure et nous regardons le sang rosir la peau des pieds devenue transparente. 7 juillet On nous avait prévenus que nous marcherions vingt heures sans trouver un village. Nous comprenons la raison, de cette désertion par les hommes d'un pays envahi par l'herbe paillote. Le plateau que nous traversons est comme une mer. L’oeil n'y distingue que de rares bouquets d'arbres et des épineux. L’herbe à paillote taillade sournoisement la main, que balance la marche. Le sentier n'y est discernable que parce qu'il prend ce creux des caniveaux que suivent nos pas. La terrible savane a deux et trois mètres de hauteur. Il faut marcher carabine en avant et fendre le flot à la manière d'une étrave pour éviter le plus possible à nos visages la morsure des feuilles. Néanmoins, nous avons la figure et les mains pleines d'estafilades. Ah! l’horrible sensation de lame Gillette qui passe entre les doigts de la main, entre la conque de l'oreille et le crâne, sur les paupières, partout. Les incisions froides nous arrachent des "f’ subitement inspirés. Puis la coupure rougit et quelques gouttelettes de sang glissent sur nos visages comme des gouttes d'eau sur une vitre. Et la pluie tombe pendant des heures. Après dix heures de marche nous campons sous un appentis de branches que nous doublons intérieurement de nos toiles de tente. Ce soir-là nous n'allumons le feu qu'après cent vingt minutes d'efforts et de soins assidus. Il nous faut tailler au couteau les bambous secs pour enlever l'extérieur trop mouillé. Ensuite il faut fendre les tiges en fins cheveux pour que l’allumette puisse les enflammer. Il ne reste plus qu'à ventiler sans arrêt avec une large feuille de bananier sauvage jusqu'à ce que les bois humides et fumants daignent s'embraser. Ce n'est que quatre heures après notre arrivée que le gros bois mort fait assez de braise pour que nous dressions par-dessus un cône fait de grosses branches qui s'élève jusqu'à hauteur de l’appentis. Nous nous couchons. Malgré la pluie le feu brûle et jusqu'au matin sa douce chaleur s’engouffre sous l'auvent et réchauffe nos cops étendus sur un matelas de feuilles vertes posées sur des branchages entre lesquels l'eau ruisselle. 8 juillet Au début de l’après-midi, après sept heures de marche nous arrivons à Ban Na Mat situé à une dizaine de kilomètres au sud de Boun Taï. L'ancien poste français est occupé par une vingtaine de Japonais. Les portes des cases sont fermées. Les habitants ne tiennent pas à se compromettre et les chiens sont haineux. Nous poussons jusqu'à un petit village à quatre heures de Ban Na Mat. La pluie n'a pas cessé de tomber. Nous aussi. Nous pénétrons dans une case de plain-pied. Il y a là un couple de vieux qui dispose d'un large bat-flanc en bambou sur lequel nous déroulons nos toiles de tente. Une dizaine de piastres ont radouci la vieille femme qui consent à nous faire cuire un peu de riz. Un bon feu dissipe la froidure que toute cette journée a emmagasinée dans nos corps. Nous tournons et retournons nos effets mouillés au-dessus des braises qui rayonnent une chaleur bienfaisante. Nous avons grand faim. Mais voici que deux jeunes gens à l'allure éveillée viennent nous rendre visite. Comme toujours nous leur demandons toutes sortes de renseignements que nous suscitons en offrant de la quinine si rare et tant appréciée dans la région. Eux nous offrent des graines comestibles moins grosses que celles des petites courges. Hughett qui soigne ses pieds de plus en plus écorchés et qui souffre, n’en mange pas. Morlet et moi ne nous en privons pas! Puis les deux adolescents s'en vont après force salutations. Au bout d'une heure le visage de Morlet verdit littéralement tandis que je me sens de plus en plus mal à l'aise. Puis Morlet vomit et les efforts violents qu'il fait précipitent mes nausées. A mon tour je rends. Mais le malaise empire à mesure que nous vomissons. Aux maux d'estomac s'ajoutent des douleurs d'entrailles intolérables. Sans nul doute nous sommes empoissonnés. Durant quatre heures, nous demeurons accroupis sous des buissons, indifférents à la pluie, au froid, à tout. Les cochons noirs s'approchent de nous en grognant et nous poussent de leurs groins avides... Je n'ai plus qu'une notion vague de mon état, Morlet gît face contre terre secoué spasmodiquement par les efforts de son estomac détraqué. Hughett ne quitte pas sa carabine. Maîtrisant les horribles nausées, je rentre en titubant dans la case. Je pense qu'il me serait impossible de marcher et de me défendre si les Japonais arrivaient. Mais que prépare le vieil hôte. Il prend une poignée de cendres et de charbons, broie le tout dans une gamelle, y verse de l'eau. Puis il me tend le peu engageant breuvage. Je regarde hébété. J’essaie de comprendre. Charbon, cendres. Des réminiscences vagues montent dans mon cerveau. J'ai absorbé un toxique acide... je vais boire une solution basique. Réaction: un sel! Des formules chimiques naissent dans ma cervelle enfumée. Les symboles dansent une sarabande grotesque sous la poussée des valences et des affinités. Les K, les O, les El, les C, se chevauchent se juxtaposent, s’emboîtent, puis les atomes se précipitent dans ma gamelle ainsi que les moutons de Panurge dans la mer. Les yeux fermés je bois l'atroce bouillie grise et noire. Mon estomac consent à la conserver quelques minutes. Déjà je me sens mieux. Cendres et charbons absorbent les nocivités qui corrodent mon tube digestif. Les fumées délétères qui obscurcissaient et déformaient mes sens s'évaporent. Le vieillard prépare une deuxième bouillie pour Morlet. Douleurs, spasmes, nausées disparaissent dans un sommeil réparateur. 9 juillet Dès les premières lueurs de l'aube, Hughett prépare son sac. Je me sens en coton. Morlet a l'œil vague et le geste las. – Cent dollars pour moi, un dollar pour vous, to bet que nous allons voir les Japs to day, dit l'Américain. – Non, je ne parie pas. Nous avalons quelques gorgées de thé puis nous reprenons le sentier. A midi nous arrivons à Ban Na Ten. Le Naï Ban, nous invite à déjeuner avec un empressement cordial mais mon estomac refuse toute nourriture. Trois coolies nous sont offerts pour porter nos sacs. Tout va bien. Après une heure de marche comme nous venons de franchir un gué, seul le coolie portant mon sac a traversé la rivière. Nous nous arrêtons pour attendre les autres. Mon coolie repasse la rivière pour se porter au devant de ses camarades. Un quart d’heure s’écoule. Nous commençons à manifester quelque inquiétude. A notre tour nous rebroussons chemin. Le sentier qui serpente est vide. Nous appelons: – Coolies! Coolies! Seul l'écho affaibli répond. Morlet veut revenir jusqu'à Ban Na Ten. Hughett et moi ne sommes pas de cet avis. Nous sommes plantés sur le sentier figés par la déception,. Nos yeux traduisent notre perplexité. – Chut! Chut! écoutez! De part et d'autre du sentier les branches des fourrés s'agitent. Des pas discrets font craquer des brindilles sèches. Ces indices sonores dessinent dans la végétation un demi-cercle inquiétant. La nasse se resserre. Nous nous regardons, Hughett et moi, écoutant éperdument les bruits prudents qui se rapprochent. Morlet est en parfaite communion de pensée mais il sourit, avance les lèvres, tourne la tête, à droite, à gauche, et murmure:– Non... – Venez! Venez! Vite! Je tire mes camarades dans la direction de la rivière. Tout de suite les bruits grandissent, se rapprochent. Nous courons de toutes nos jambes sur le sentier qui tourne. Alors la menace se précise. Les chasseurs ne sont plus tenus à dissimuler leur présence puisque le gibier a éventé la menace. Nous entendons derrière nous le brouhaha de la poursuite. Le gué est passé en quatre sauts. Nous nous arrêtons à quelques minutes de là nos carabines prêtes. Mais nos poursuivants ne sont pas téméraires et nous le regrettons. Nous reprenons le sentier qui passe d'une rive à l'autre Nous considérons tristement notre situation. Nous ne possédons que nos carabines approvisionnées à trois chargeurs de quinze cartouches. Je suis habillé d'un tricot de coton à manches courtes et d'un short retenu par une ceinture de coolie chinois dont l’intérieur est heureusement garnie de billets et piécettes en argent. Je suis coiffé d’un chapeau de toile. Hélas! mes jungle-boots élimés par le frottement des pierres et des graviers sont crevés et quelque soin que je prenne pour boucher les déchirures avec des feuilles, le sable pénètre, traverse mes chaussettes et râpe insidieusement mes pieds. Mes deux camarades sont logés à la même enseigne, mais j’ai conservé ma montre-bracelet, mon couteau et ma boussole. Nous espérons sans trop oser y croire que les Chinois se montreront de chics alliés et la Chine est à une dizaine d d’heures de marche. La pluie, marâtre inexorable, est là. Elle fait des bulles dans la rivière au lit rocailleux. Elle bruisse sur les herbes qui se courbent et ruissellent. Elle tapote les grandes feuilles et les ondées lourdes passent sur la forêt avec un bruit de train qui traverse une plaine. Hughett porte ses pantalons longs de méo. Morlet et moi n'avons que nos shorts . Nos genoux nus qui attaquent la végétation à chaque pas, saignent sous les mille coups de lancette des herbes coupantes et des ronces. Le sentier s'évanouit. Les gués nous échappent. Lorsque les bords s'encaissent nous suivons le cours sinueux du torrent à l'aveuglette. A plusieurs reprises nous glissons sur les quartiers de roches et nous disparaissons dans des trous et en quelques brasses vigoureuses nous reprenons contact avec les rocs hostiles où le courant têtu bute et bouillonne. Cent fois le sentier disparaît. Un vent froid s’engouffre dans la vallée. A tout moment la voix de l'un de nous s'élève: – Un tel, tendon droit... ou bien: – Creux poplité et face interne mollet gauche. Ce qui signifie: vous avez une ou plusieurs sangsues à l'endroit indiqué. Chacun de nous a un liteau de bambou à la main. Nous appliquons le bord aigu sur la peau et d'un mouvement sec ainsi que l'on ferait avec une lame de couteau, nous enlevons les voraces bestioles. Elles attendent sur le sentier le passage problématique d'un quelconque vertébré porteur de sang. Le sol est tapissé de filaments bruns verticaux qui vibrent ainsi que des rubans sous les pales d'un ventilateur. Les sangsues saisissent le pied au vol. Leur ignoble mouvement contractile s'arrête un instant sur le cou du pied, au bord supérieur de la chaussure, tel un poignard cherchant le défaut de l’armure. Seuls les vibrius pénètrent facilement. Les grosses sangsues ne s’attardent pas à ces jeux puérils. Elles vont, guidées par un sûr instinct jusqu’aux parties nues qu’elles attaquent incontinent. Si vous ne les enlevez rapidement, il ne vous reste plus qu'à les brûler ou à les percer de part en part. Ne les arrachez pas, leur suçoir serait capable d’enlever un peu de votre tissu et cela ferait une belle plaie dans laquelle les autres sangsues viendraient se repaître. Lorsque nous étions bien équipés nous placions un bourrelet de tabac laotien dans le bouffant du pantalon au-dessus des chevilles. L'humidité faisait suinter la nicotine et les vilaines bêtes se laissaient choir. Les cendres remplacent le tabac mais elles sont moins efficaces. Lorsque le voyageur est abrité sous une case, il doit procéder à une inspection sérieuse de tout son corps. Les néophytes, les négligents ou les mal ficelés comme nous, découvrent alors des grappes de sangsues dodues et sanguinolentes dans les chaussettes et sous le pantalon. Repues elles tombent d’elles-mêmes. Mais les plaies continuent à saigner car les sangsues sécrètent un liquide qui empêche le sang de se coaguler Ne grattez pas, quelle que soit la démangeaison mais placez sur chaque plaie un tout petit rond de sparadrap, comme si vous répariez un pneu de bicyclette. Si vous manquez de tout, versez un petit cône de cendres sur chaque piqûre et attendez que le caillot tombe de lui-même. Ne manquez pas de visiter les plis secrets de votre corps et tous les orifices. Les sangsues affectionnent les muqueuses et on peut trouver de ces révoltantes bestioles en des parties du corps où il est difficile de les extraire. Souvenez-vous que la nicotine en vient à bout. Si vous vous contentez d'écraser les sangsues gonflées comme des outres, elles pisseront le sang qui les congestionne mais elles vous contre-attaqueront dans le courant de la nuit lorsque vous dormirez. Jetez-les au feu.* ** Tout en marchant, nous nous défendons sans arrêt contre les avides invertébrés. L'ombre crépusculaire est déjà sur nous. Trouverons-nous un gîte où passer la nuit? L'incertitude et la lassitude se partagent nos pensées. Il faut marcher pourtant. Je me surprends à faire des gestes d'impatience, à bougonner:"Vade retro satanas!.." et toujours les voix reviennent murmurer à mon oreille des perfides conseils et m'exposer les mille et une raisons qu'un homme las écoute. Mais ces lâchetés me révoltent. Je serre les dents. Je ne m'arrêterai pas. Mes pieds ne sont pas tellement douloureux! Les sangsues ne tuent pas. Et tant qu'il y a sentier, il y a refuge quelque part. Marchons. Il y a sept heures que nous sommes sortis de la nasse de Ban Na Ten. Depuis, nous marchons dans l'eau du torrent rocailleux, dans l’eau qui tombe du ciel et des arbres, dans l’eau de cette végétation profuse où les feuilles coupantes et les crocs des ronces s’acharnent sur nos jambes nues. Je sens un creux immense et douloureux dans mon estomac; un vide effrayant où s’entrechoquent la faim, les meurtrissures des heurts, les brûlures des pieds, les coupures et les piqûres des sangsues et des tiques, la fatigue écrasante, la froidure, la menace d'errer dans cette nuit qui s’appesantit sur la forêt aquatique sans autre manifestation humaine que ce sentier fantôme auquel s’attache toute notre attention. Entre deux masses de verdure, ô miracle! je vois un homme nu qui lance son filet dans la rivière. Je m'arrête. Je crains qu'il ne s'effraie, qu'il ne disparaisse. Je lui souris en le saluant. – Sambay! Sambay! L'homme à la peau chocolat se retourne. Il répond à nos questions. Dieu soit loué! Il y a un petit village pas très loin. Une demi-heure après nous découvrons quelques petites cases vides de part et d’autre du cours d’eau. Nous passons sur la rive Ouest. Il y a là un toit qui fume. Nous entrons. C’est du dernier misérable. Un homme entre deux âges est accroupi au-dessus d’un maigre feu. Quelques hardes sont posées sur un lattis de bambou où le bonhomme doit se coucher. D'un coup d'œil circulaire nous embrassons la pauvreté du lieu, mais nos yeux luisent de plaisir. Un toit et un feu! Richesses incomparables! Nous enlevons nos légers vêtements mouillés et nous les suspendons au-dessus du feu et de la fumée. C’est assez gênant de se promener nu comme une pincette dans ce petit réduit où l'on rencontre un autre corps nu au moindre mouvement. Notre dîner se compose d'un seul épi de maïs pour chacun. Dès que nos effets sont à peu près secs nous les revêtons. Nous nous couchons tous les trois sur une peau de cerf qui isole le dos de la terre humide mais qui laisse à même le sol nos jambes nues, nos jambes couvertes d’estafilades, de piqûres où la cendre se mêle au sang caillé. Nos pieds nous font cruellement souffrir. Nous n'avons plus de peau sous la plante et au-dessus des orteils et des muscles pédieux. La chaleur contracte les plaies et le sérum qui les durcit supprime toute élasticité. La nuit est longue et froide. 10 juillet Le sentier monte. Nous avons quitté ce matin le dernier hameau indochinois, une espèce de relais pour contrebandiers et pirates Vers neuf heures nous atteignons le culminant de la chaîne frontière. Devant nous c’est la Chine qui commence. Mes camarades sont devant. Je m’arrête. Mon esprit prolonge par delà l’horizon visible le regard que j’attarde sur cette terre indochinoise où j’ai laissé mes compagnons de lutte... Je me souviens d’un salut semblable adressé trente-deux mois plus tôt du haut d'une montagne à un pays très cher envahi comme celui-ci par un implacable ennemi. Je ne peux m'empêcher d'être frappé par l'analogie entre ces deux montagnes, celle des Pyrénées et celle-ci qui n'a pas de nom. Même absence de limite concrète; identité entre les deux versants. Ne vais-je pas connaître au Yunnam la même indifférence, la même hostilité que naguère en Espagne? Chine! Pays immense, terre de contradictions, sois-nous favorable. Nous sommes à nouveau repris par un sentier qui divague au fond d’un lit de torrent barré par des roches tourmentées. Un peu avant midi nous pénétrons dans un village en tous points semblable à ceux que nous avons connus au Laos; la vue des toits rend plus désagréable la pluie qui tombe à flots. Nous pénétrons dans une case dont la paillote fume mais nous n'y trouvons personne. Dans une case voisine une vieille femme nous fait comprendre que les habitants sont partis aux champs. Il est impossible d'obtenir d'autre aide de cette fée Carabosse qui se calfeutre dans sa cage de bambou. Hughett est fiévreux. Nous l'allongeons sur un fagot. Nous activons le feu. A force de fureter je découvre trois oeufs que des. poules venaient de pondre. A part cela pas un seul grain de riz ou de maïs, rien, la maison est vide. Nous gobons chacun notre œuf et nous repartons. Le torrent que nous dévalons se jette furieusement sur des blocs déchirés soutenus parfois par de grosses racines et des lianes. Les arbres sont couverts de la mousse des grandes pentes tournées vers le Nord. Je me demande si beaucoup de Français de France sauraient voir ce sentier. Je pense que nous avons rééduqué en nous ce sens de l'observation et de l’orientation que possédaient nos ancêtres de l'âge de pierre.. Au début de l'après-midi, nous remontons le flanc escarpé du troisième défilé que le sentier coupe perpendiculairement. La fatigue burine nos traits, enfonce nos yeux dans les orbites et enfle nos veines sur nos tempes. J'imagine que mon estomac tiendrait dans le creux de ma main comme une vessie de poisson Pouah! une odeur de charogne nous prend à la gorge. J'applique une poignée de feuilles sur ma bouche. Curieux, j'écarte les branchages. J'ai l'horrible vision d’un corps humain en pleine décomposition. A côté du visage noir et vert, un képi est posé, un képi de marsouin. J'ai à peine une pensée attendrie pour le camarade vaincu. Pauvre traînard! De quelle lointaine garnison viens-tu? Du Tonkin? De l’Annam? Tu t'es arrêté là, sur le bord du sentier et la dysenterie, le paludisme, la misère t'ont terrassé. J'ai fait au-dessus de toi un grand signe de croix, puis je suis reparti reprendre ma place entre mes deux camarades. Eux n'ont rien vu. Hughett a moins de fièvre mais il titube, tombe, se relève. Sa barbe sombre fait plus pâle son visage et plus grands ses yeux cerclés de noir. Morlet parait aujourd'hui mieux résister que nous. Ses pieds sont moins blessés que les miens, pourtant lorsque je me retourne et que je le vois, courbé, la tête penchée et ses longs bras ballant, je me demande jusqu’où ira sa carcasse. Ses lèvres murmurent sans arrêt des prières. Au cours de nos longues marches nous nous étions souvent entretenus de choses de l’esprit et de religion. Tout un matin Morlet avait chanté Verlaine. D’autres jours s'étaient écoulés à ressasser la vie des Saints et les problèmes de la foi. Depuis plusieurs jours nous ne parlons plus en marchant. La plus stricte économie des forces doit être observée. Nous prions. Non pour implorer de Dieu quelque adoucissement mais pour mettre nos souffrances plus près de lui; pour que l'Esprit de Force soit en nous. Lorsque l'un de nous tombe il tarde à se relever. On ne sent plus la douleur du choc. Les jambes n'ont plus à supporter le poids du corps ni à se raidir pour rétablir l’équilibre, on est mieux. Hughett s'est même laissé choir en arrière, dans la boue, avec un rictus qui était presque un sourire. Il faut le relever J'ai envie de lui parler de son Amérique pour l'encourager mais je m'aperçois que les mots ne sortent plus de ma gorge. Les syllabes s'élaborent difficilement et chaque effort pour parler ressemble à ceux que l'on fait pour se saisir d'un papier brûlé. Je prends la tête de la petite colonne. Le torrent s’est fait rivière. Les bords en sont marécageux. Cette fois nous revenons sur nos pas. Nous pataugeons, nous tournons, nous grimpons, nous descendons, nous glissons, nous titubons la tête bourdonnante de pensées chaotiques. Malgré la pluie qui ruisselle une soif ardente nous brûle . Plusieurs fois nous buvons à plat ventre l'eau café-crème de la rivière et les végétaux pourris que le courant entraîne cognent contre nos visages. Et moi je me dis entre mes Pater et mes Ave que je tiendrai autant qu'il faudra pour arriver jusqu'au prochain village ; et je vais. Mes pieds cruellement écorchés brûlent, brûlent. Je me sens par moment comme un homme privé de raison, poursuivi d'hallucinations. Dans les hachures de la pluie, je lis distinctement certaines pages d’un livre que m'avait prêté le Colonel Huard lorsqu'il entraînait le Corps Léger d’Intervention sur les côtes de Kabylie: "Voyage terrible qui coûta la vie à Doudart de Lagrée et au jeune attaché d'ambassade de Carné..." ; "..inextricables forêts coupées ça et là de rivières boueuses et de torrents débordés..." Puis c'est Michel de Unanumo qui parle. Je vais, visage au ciel et les yeux battus par la pluie écoutant la voix qui emplit mon crâne, ne sachant si j'invente ou si je me souviens, si l'on me parle et si je réponds vraiment. – Dans nos songes il est facile d'être un martyr. Dans l’accomplissement de la tâche quotidienne il est difficile d'être un homme. – Mais, il faut prier. – Prier? Pourquoi prier? – Pourquoi? Pour résister. Périssons en résistant et si le néant nous est réservé, faisons que cela soit une injustice et une contradiction. Je crois que l'on m'appelle. Je me retourne. Morlet est tombé, face en avant, dans la boue. Hughett s'est assis près de lui. Il a relevé la tête du Français et l’a laissée reposer sur sa jambe. Morlet agite lentement ses paupières. Ses grosses lèvres articulent trois syllabes: – Coup de pompe!... Je vois Morlet et je vois l'autre, celui qui pourrit sur le sentier qui monte ; le marsouin vaincu. J'ai peur ; et cette sensation désobligeante me redonne quelque lucidité . – Il faut continuer. Hughett! Morlet!... Nous repartons. Nous connaissons trop la jungle pour ne pas savoir que si nous nous arrêtons nous sommes perdus. Les jambes molles et lourdes, les jarrets coupés, nous allons; tout ce mal que nous font les pieds est amassé dans l’estomac, dans le ventre. Nous allons, sur le bord vertigineux de l'invraisemblance, de la folie et de la mort, éperdus et hagards, priant le ciel ainsi que des maudits. Puis tout chavire. J’ai trop mal aux genoux qui ne sont plus qu'une plaie sanguinolente. J'ai trop mal aux pieds. Je brûle. Je sens mes bras se lever, malgré moi. Un voile rouge, opaque couvre mes yeux et ma voix tonne à mes oreilles; – J'en ai marre! J'en ai marre!... Les flammes qui dévorent mes pieds me redonnent ligne par ligne ma lucidité. J’ai vaguement honte de ma faiblesse. Morlet tout souriant me désigne de la main un village sur un monticule de l'autre rive. Hughett traverse déjà la rivière. Nous suivons. Chaque pas est une souffrance qui s'ajoute aux autres. Le pied qu'il faudra mettre devant l'autre est une hantise qui vient. L'eau qui pousse, qui soulève, qui déséquilibre, l’eau qui gèle le ventre, soulage, fait du bien. Devant la première case deux hommes nous chassent sous la menace du pistolet et du coupe-coupe. Après une deuxième tentative repoussée avec la même hostilité je me dirige vers une troisième case. Un escalier est là, tentant. Je monte. Un lattis de bambous sous un toit où il ne pleut pas! Je m’abats sur ma carabine. Je ferme les yeux. Des femmes crient. Des hommes forcenés envahissent la case en vociférant. Quelque chose de froid pèse sur mon oreille. J'entrouvre un œil. C’est un canon de pistolet. J’accepte la mort avec indifférence. Je ne bougerai pas. – Seigneur que votre volonté s’accomplisse... et non la mienne...* ** Très tard dans la nuit les inhospitaliers habitants de Ban Noï se calment. Ils ont hésité devant le meurtre inutile. Tous les hommes et les jeunes gens viennent nous voir. Ils jouent nonchalamment avec leurs pistolets qu'ils font tourner au bout d’une lanière à pompons de coton multicolores. Ce sont des Thaïs qui vivent sur la frontière, toujours prêts à transporter leurs pénates de Chine en Indochine ou inversement pour échapper aux impositions. Agriculteurs par nécessité ils ne dédaignent pas le coup de main profond dans les vallées de l'autre côté de la frontière et les caravanes de contrebande qui empruntent les sentiers secrets de ces contrées ont l'obligation de bien se garder. Notre hôte était heureusement absent lorsque nous sommes arrivés. Il est rentré très tard avec deux pistolets "Mauser" à sa ceinture garnie de cartouches. Quelqu'un avait du le prévenir Quelle sale besogne préparait-il en quelque coupe-gorge? Il s'est introduit chez lui tel un félidé. Sa figure mauvaise nous a dévisagés. Ensuite il s'est assis auprès du feu et deux femmes se sont empressées autour de lui. L'homme a mangé silencieusement puis il a fumé pipe sur pipe. Hughett et moi couchés sur le dos dans le coin opposé au gynécée nous tenions nos pieds en l'air, nos pauvres pieds qui enduraient le supplice du brodequin. Un lumignon à la main le Thaï avait promené son oeil soupçonneux sur nos jambes couvertes de sanies, puis ses camarades et lui s'étaient intéressés à nos armes. Je lui ai fait comprendre que nous aurions pu nous défendre avantageusement avec nos carabines semi-automatiques. Pour les convaincre, j'ai tiré en l'air une rafale de trois cartouches ce qui nous a parés d’une certaine considération. Vers minuit notre hôte condescend à nous vendre un bol de riz. Nous en aurions mangé vingt. La nuit est un long cauchemar. 11 juillet Il nous est impossible de marcher. Je vends ma boussole pour quelques bols de riz. Morlet part pour Ban Bo He le gros village des caravanes pour essayer de nous envoyer deux chevaux. 12 juillet Devant les prétentions exorbitantes des propriétaires de chevaux nous nous mettons en route avec Hughett. Nous avons fabriqué des crosses avec des bambous. La sueur inonde nos visages de l'effort que nous faisons pour ne pas crier de douleur en commençant à marcher. Dès la sortie du village nous craignons le guet-apens. Nous abandonnons une de nos crosses pour tenir nos carabines sous le bras. Heureusement un couple de Thaïs que nous rencontrons nous annonce la présence de Morlet chez le Chaluong de Ban Bo He. Nous respirons. Après quatre heures d'efforts nous arrivons au grand village mi-chinois, mi-thaï. Morlet nous accueille chez le notable, un vieux thaï sympathique doublé dans ses fonctions par un groupe de Chinois du Kuomintang. Ceux-ci nous montrent une lettre que l'officier japonais de Boun Taï vient de leur faire tenir. Le samouraï a ainsi libellé sa missive: "Trois Français nous ont échappé. Ramenez-les nous, sinon lorsque nous viendrons chez vous nous incendierons votre village." Nous nous demandons s’ils ne vont pas se soumettre à l’ultimatum du Nippon. Le jeune chef du Kuomintang a un visage cruel mais la présence d'un officier américain le fait hésiter. Enfin nous pouvons faire un repas correct. Deux bolées de riz et quelques menus lambeaux de poulet. Cependant avant que le repas nous soit servi, quoique payé, le chef du comité politique exige de nous une épreuve d’adresse au tir sine qua non. Il entend que je coupe d’une balle une cigarette plantée debout à dix pas. J'appuie le canon de ma carabine. Je prie. Je vois trouble. J’ai confiance en mon arme qui est très précise mais pas en moi. .Au bout du guidon la fine barre blanche tremble. Je suspends ma respiration. Le coup part. – Good! s'écrie Hughett. Les Chinois rient. Je ne sentais plus mes pieds crevassés et durcis par le sérum. 13 juillet La journée se passe en palabres. Nous donnons nos deux chevalières en or pour prix de nos repas. Les billets de la Banque indochinoise n’ont plus cours. Morlet est reparti ce matin pour Muong La où se trouve, dit-on, un capitaine chinois. Nous espérons que cet officier allié nous enverra des chevaux. 14 juillet Fête Nationale de France. Lendemain de libération. L'enthousiasme doit déferler en vagues de fond. Ici, un Français et un Américain regardent tristement leurs jambes pustuleuses et leurs pieds couverts d'écailles brunes et jaunes Chaque caravane qui passe nous fait sursauter. Mais non, ce ne sont pas des Japonais mais des Chinois, des déserteurs armés et accoutrés de manière disparate, aux visages ravagés de grosses brutes viles. Il en est qui nous dévisagent haineusement et crachent à côté de nous en grommelant des injures. Leurs animaux de charge sont couverts de plaies purulentes mais nulle compassion n'effleure l'esprit de ces êtres grossiers aux sensibilités atrophiées. Leur animosité est telle que nous aurions tout à craindre si la cupidité s'éveillait dans leurs caboches. 15 juillet Une vache a mangé cette nuit mes chaussettes de laine. J’abandonne mes jungle-boots on loques. Force nous est de joindre Muong La par le Nord car la route directe est barrée par des rivières débordées. Nous marchons six heures dans un pays de plaines hautes coupées de torrents. Mon Dieu, quelle marche; Hughett jure à chaque heurt, à chaque glissade. Quant à moi, je ne voudrais pas blasphémer mais je crois qu'une pareille épreuve doit laver de bien de péchés. Le soir un brave homme à figure de patriarche nous reçoit aimablement dans sa case confortable. Il nous fait partager son frugal dîner. Nous couchons ce soir-là sur un matelas de coton et sur nos corps transis le bon vieillard pose une cotonnade douteuse et déchirée qui nous est aussi précieuse que n'importe quel riche tissu.16 juillet Le calvaire continue. La pluie s’acharne et mortifie le paysage. Nous passons des rivières à la nage, nous allons... Le soir nous faisons sécher nos vêtements loqueteux et nous nous couchons sur de vieilles nattes avec une bolée de riz dans nos estomacs. Nous n'avons même plus faim. Les entailles s’approfondissent pour donner aux pieds le jeu normal que les plaies ont supprimé. 17 juillet La marche spectrale nous conduit à Muong La, à l'heure où le soleil doit se coucher par delà l'épaisse couche pluvieuse. Morlet est heureux de nous revoir. Il nous conduit au poste chinois. Je n'ai que la force de me diriger sur la natte que Morlet me désigne. Une immense lassitude, une extrême faiblesse, une fièvre ardente m’abattent. 18 juillet.– Paludisme. 19 juillet Pour acheter de la quinine j'ai dû vendre ma bonne montre au vingtième de sa valeur Le capitaine chinois n’est autre qu’un vague sous-inspecteur de milice dont les subordonnés font la contrebande de l'opium. Avant de devenir le potentat crasseux et le fumeur invétéré qu'il est actuellement, il a dû autrefois exercer le métier lucratif mais dangereux de chef de caravane. Il nous rappelle sans aménité qu'un officier français chef de poste frontière, l'a intercepté jadis, lui a confisqué sa camelote et l'a renvoyé chez lui après lui avoir administré une volée de bois vert dont il garde un souvenir mauvais. S'il nous reçoit à sa table c'est que Hughett est là. 20 juillet 'Nous avons des pantoufles chinoises . Nos pieds vont mieux Parmi les caravaniers qui organisent des expéditions, il en est un qui parle un anglais presque correct. Son chef qui s'intitule "colonel", est un faraud qui n’a de militaire que sa fière allure et son colt flambant neuf pendillant sur la hanche.. Il s'étonne que nous n'ayons pas été attaqués à cause de nos carabines qui sont les armes rêvées des "soldats" (sic). Il nous conseille de céder nos belles Winchester si nous tenons à la vie. Sans armes et dans l'appareil simple qui est le nôtre nous pouvons d'après lui avoir la chance de vieillir à condition de ne pas tomber sur des déserteurs de l'armée régulière, ce qui tend à prouver le dicton chinois: "Si tu veux un bon soldat prends un brigand; si tu veux un bon brigand prends un bon soldat." Hughett négocie nos carabines contre trois petits chevaux. Nous partirons demain pour I. Hou par les sentiers de montagne puisque la piste de plaine est sous les eaux. 21 juillet Hughett a failli être entraîné dans un ravin par son cheval. Il préfère user ses pantoufles chinoises. Morlet ne peut monter le sien qui a un trou énorme entre les côtes. Mon cheval m'a porté deux fois une demi-heure, puis, il s'est couché pour mourir. Cela fait que nous sommes cinq à marcher sous la pluie. 23 juillet Mes pieds se durcissent. J'ai craint de ne pouvoir marcher pieds nus sur les sentiers de montagne mais l'homme est vraiment un animal robuste. J'ai un nouvel accès de paludisme. Il nous oblige à un arrêt de quelques heures. Il me faut un gros effort de volonté pour repartir. Au crépuscule nous arrivons sous la pluie battante dans un village méo. Les gens font mille difficultés pour nous admettre dans leur bauge. 0n nous vend un bol de riz. Nous couchons à même le sol, dans nos vêtements mouillés sur la terre humide et souillée des crachats des hommes et des excréments des animaux. 25 juillet Nous traversons des rivières qui coulent sur un sol d'ardoise. Les eaux sont d'une pureté de cristal. Comme je suis le plus petit, mes deux compagnons me prennent par la main et nous nous engageons prudemment dans le lit, sur une même ligne, face à l'amont. Les pentes sont telles que le courant entraîne dès que l'eau arrive à hauteur du ventre. Souvent je flotte dans les remous retenu par les mains de mes deux camarades qui n’offrent que leurs jambes à la violence du courant. Quelquefois, eux-mêmes sont entraînés et nous partons comme des pailles, nageant de toutes nos forces pour atteindre la rive opposée. Cette gymnastique se répète jusqu'à dix fois par jour. Les deux chevaux disparaissent; pendant des heures puis ils retrouvent le sentier et ils trottinent pour nous rejoindre. Ce sont de vieux briscards rompus au métier de caravanier. Nous couchons ce soir dans un village de montagne chez des hommes dont il ne m'est pas possible de préciser la race. Ce sont peut-être des Khas... certainement des gens très sales. 27 juillet Pour la centième fois Morlet répète: – Quel pays! Nous cheminons avec une théorie de contrebandiers armés comme un groupe de guérilla. Un soleil anormal avive l'ocre rouge du sentier qui serpente sur le flanc boisé de la montagne. Aux arbres succèdent des touffes de bambous frangées de lumière qui ressemblent à des explosions de bombes qui se seraient figées. Il y a bien, longtemps que nous n'avons pas eu si chaud. Le monde végétal mortifié par l'atmosphère lourde somnole et les animaux ont l'encolure si basse que le souffle de leurs naseaux trouble les flaques d'eaux qui stagnent sur le sentier. Puis de sombres nuages ronds roulent et mettent dans le ciel bleu leurs vives oppositions. La caravane s'arrête. Les contrebandiers à figure de bandits groupent leurs chevaux sous de gros arbres, les y attachent et s'accroupissent. Quelques-uns nous montrent le ciel. Je m'étonne que de tels hommes aient peur d'un orage. Nous nous concertons, mes camarades et moi, tout prêts à continuer, quand un bruit étrange, sourd et puissant se fait entendre. Nous sommes habitues à cette galopade de la pluie sur la forêt mais cette fois c'est plus sérieux. Nous avons l'impression d'être sous un pont métallique à l'arrivée d'un train. Instinctivement nous cherchons le refuge d'un tronc géant. La rumeur grandit. Il semble que la terre entière s'écroule de proche en proche. – C'est un sacré coup de vent, crie Morlet. Déjà Hughett entamait une histoire de typhon: – One day in Bataan... Mais sa voix est couverte par un formidable grondement. Les branches s'agitent furieusement. Les arbres se courbent et craquent de toutes leurs membrures. Des bouquets de feuilles s’envolent et filent parmi des vols éperdus de perruches. Le vent démoniaque hurle et pèse comme un torrent sur la forêt. Des arbres s'abattent, d'autres se déchirent. Le sol tremble des chocs répétés. Tout plie, casse, se brise, s'envole dans les clameurs et les sifflements rageurs. L'homme n'est vraiment qu’un roseau tremblant. En quelques minutes le sentier disparaît sous un amoncellement] de troncs couchés et de branches déchirées. L'arbre qui nous a protégés a tenu. Maintenant la pluie s'en mêle et peu à peu l'ouragan s'apaise. Des torrents de pluie s’abattent sur les fouillis inextricables de végétation violentée. En bas de la pente la rivière débordée n'est plus en rapport avec nos capacités de franchissement. Nous retournons sur nos pas et passons la nuit sur d'étroites planches, dans des cases perdues en un bourbier profond. 28 juillet Il faut pourtant passer cette sacrée rivière. Nous avons hâte d'arriver à I. Hou où nous pensons être attendus. Dès neuf heures, profitant d’une trêve que la pluie daigne nous accorder depuis la première heure du jour, nous nous dirigeons résolument vers le gué. La masse musculeuse emplit le lit. A peine si les berges apparaissent. Morlet s'y assied et prend sa tête entre ses mains. Hughett murmure: impossible! Jusqu’aux bandits qui secouent la tête négativement. J’enrage. C’est bête à pleurer toute cette eau jaune sale dont les mugissements semblent nous jeter un défi narquois. La colère me prend. Je ne sens plus le poids des misères endurées. – On va bien voir! Je me déshabille en un tournemain. Je roule short et tricot en un paquet que je fixe sur ma nuque avec ma ceinture et... Vlan! dans les bouillons. Tout de ,suite je me sens déporté par le courant qui pousse de ma droite vers ma gauche. En quelques brasses je suis à mi-chemin. Là, le flot est hérissé comme un dos de loup en colère. Je me rends compte que j’aborde le retroussis provoqué par un torrent de la rive d'en face. J'attaque de biais. M’y voilà. Pauvres gens! Je me sens emporté dans les tourbillons, roulé, giflé. Tout effort pour gagner l'autre rive est risible. Je me contente de flotter entraîné vers l'aval par une force invincible. Morlet me dira plus tard: – Lorsque je vous ai vu disparaître, happé par le courant, j'ai fait un signe de croix. Je ne nage plus; je glisse, je tombe de cascade en cascade dans les fracas étourdissants des chutes. J'ai la hantise du roc tranchant qui m’ouvrira le ventre, aussi ma main gauche est tendue sous moi ainsi qu'une béquille. Les rives se resserrent. Le rapide approche et gronde. Un instant je crois passer au-dessus d'un écueil. Non! c’est un gros tronc d'arbre noyé. Mes mains devinent une branche maîtresse. D’un coup de reins je fais un à droite. Mes pieds, un court instant, mordent sur la surface rugueuse. Alors de toutes mes forces je bondis au-dessus des flots mauvais; je m'arrache à l’influence du courant. Je nage éperdument dans une eau moins tourmentée. J'accroche de justesse une arête rocheuse ; je me hisse. Un rétablissement. Je me sens terriblement lourd. Je me couche sur le dos, les bras en croix, mes pieds dans le courant et tout le ciel devient comme une eau jaunâtre .et furieuse et trouble, pendant que les vacarmes se fondent et que des cloches sonnent un glas étrange qui se meurt dans le creux ouaté d'un silence absolu. Le froid m'éveille. Je me dresse, titubant et ivre. Je remonte la rive. J’ai parcouru plus de trois cent mètres pour franchir une rivière qui en a tout au plus quarante. A hauteur de mes compagnons, j’indique le danger du confluent. Il faut traverser plus en amont. Hughett d'abord puis Morlet passent à la nage. Vers midi la piste s'élargit. brusquement I. Hou apparaît à nos pieds. Une plaine de toits recourbés au-dessus de laquelle flotte une lente sonnerie de clairon. 29 juillet Le gouverneur chinois nous reçoit. C'est un vieux magot de porcelaine. Deux officiers chinois radios qui annoncent l'anglais interprètent notre odyssée. Ici le prestige de l'Amérique est grand. Grâce à Hughett nous sommes bien reçus. Mais il me faut échanger mes souverains pour une poignée de dollars argent.8 août Nos deux officiers radios chez lesquels nous logeons ne sont pas capables de passer un télégramme à Kumming. Adieu le parachutage demandé. Nous continuerons notre route pieds nus dès qu'une éclaircie le permettra. Depuis notre arrivée, il pleut. Il pleut sans une hésitation, obstinément. Il faut attendre que les rivières reviennent dans leurs lits pour reprendre la piste. Nous apprenons la reddition du Japon! Aucun de nous n’est satisfait de cette nouvelle. Hughett et Morlet ne mèneront plus leurs avions de chasse à la revanche. Quant à moi, je dis adieu aux opérations fructueuses que nous avions si bien préparées pour le jour de la reprise des opérations. Adieu les raids sur les dépôts et les grands baraquements où des centaines de Japonais dormaient, confiants. Nos reconnaissances, la minutieuse préparation des raids, nos cellules de renseignement, rien n'a plus aucune valeur. Nous allions être reçus en Chine par "ceux qui partirent d'Indochine", reçus à Calcutta par "ceux qui ne partiraient plus" sans pouvoir revenir vers "ceux qui restèrent" et qui vont être à l'honneur après avoir été si longtemps à la peine. Nous avons pensé rebrousser chemin, nous confier à la Nam Ou, jusqu’à Luang Prabang, mais le colonel chinois ne veut pas nous restituer la moindre de ces armes qui rouillent par centaines dans une grande pièce où les ont déposées les unités françaises désarmées par nos "alliés". La petite ville et le bataillon qui y tient garnison organisent la cérémonie de la victoire. Le plus jeune des deux officiers radios a peint un énorme panneau sur lequel figurent les drapeaux des alliés; inclinés à droite les drapeaux chinois et américain ; inclinés à gauche les drapeaux russe et anglais. J'interpelle le Jeune chinois: – Passez-moi les pinceaux! – Pourquoi? – Pour réparer un oubli. Au milieu des drapeaux des "Quatre Grands", au-dessus, je peins un énorme drapeau bleu, blanc, rouge, qui déroule majestueusement ses plis au-dessus des quatre autres. C'est sur ce fond de couleurs que de l'estrade, les harangues pleuvent sur le bataillon chinois rassemblé et entouré par la population du bourg. Après le gouverneur, le colonel commandant d'Armes et le chef du Kuomintang le Capitaine U.S.A. Hughett adresse son discours. Je suis ensuite invité à la tribune. Je m'y rends d'un pas ferme, le torse moulé dans une veste de soldat chinois sur laquelle j'ai fixé des galons de capitaine que j'ai découpés dans une feuille de cuivre. Le capitaine radio traduit. J’exprime ma satisfaction de la victoire commune, j'adresse des louanges à l'armée chinoise et souhaite que les rapports entre l’Indochine française et la Chine demeurent plus que jamais excellents. Nous sommes invités par les principaux notables de la ville. Tout est parfait. Cuisine chinoise, alcools, tabac local, laïus... Mais l’éclaircie tarde à venir. Nous nous morfondons. Il y a longtemps que les visites aux écoles tapissées de tableaux et la vue des monuments chinois ne nous intéressent plus. Je suis saturé de ses peintures brumeuses et tourmentées. Je sens une crispation de tout mon être à me retrouver tous les jours en face de leurs dieux aux formes effrayantes et grotesques d’argile ou de bois peint. Tous leurs dragons avec leurs yeux exorbités soulignés par des élytres bleu-électrique me poursuivent de leurs grimaces et de leurs contorsions. Pour passer le temps je rimaille cette symphonie grise:AU LAOS La naissance de "K
2" #TABLE * ** La nouvelle mission s’appelle "K2". Puis des officiers supérieurs se mirent sur les rangs... Ce qui me retint dans "K2" fut une question de sentiment. Le Commandant G. ne m’appelait que "Conseiller de la mission", le parrain. Raincourt et Comte étaient de charmants camarades. Et puis, cinq jeunes lieutenants et deux sous-officiers qui ne me connaissaient que par les échos de ma première mission étaient venus me demander d’accepter d’être leur chef d’équipe. Ce geste m’avait touché et les sept bonhommes m’avaient plu. L’aîné avait 26 ans. La situation au Moyen Laos En octobre 1945 le Moyen et le Bas-Laos pensaient toujours français grâce à une poignée de lieutenants épris de leur tâche d’éducateurs qui avaient su se faire aimer de leurs hommes et des populations laotiennes. Les Japonais les avaient cherchés en vain. Les villages les avaient gardés; ils les avaient fait passer de l’un à l’autre et les Nippons n’avaient jamais pu en venir à bout. Dès après le 9 mars, Calcutta avait envoyé une petite équipe commandée par un chef de valeur, un chef jeune, intelligent et d’une volonté indomptable: le Chef de Bataillon L..., ancien méhariste, parachutiste et agent secret. L... avait pris en main les hommes et les choses de ce pays. Le prince Boun Noum, héritier de la famille royale du Bassac, avait reconnu en lui l’un de ces hommes providentiels qui prennent naturellement la barre lorsque la navigation passe les rapides et les tourbillons. Les Japonais avaient capitulé, mais ils aidaient de leur matériel, de leurs conseils et de leurs instructeurs les Annamites qui, bons élèves, rêvaient d’hégémonie en Indochine et s’infiltraient dans les riches provinces laotiennes de la large plaine du Mékong. Le Laos proclamant sa confiance en la France protectrice avait besoin de nous. Au Sud du I6e parallèle les Anglais demeuraient nos excellents amis, mais les Chinois, au Nord de cette latitude, se conduisaient selon leur habitude. Ils descendaient de Vientiane, le long du Mékong ainsi qu’une invasion de sauterelles. "Ils mangent tout notre riz" disaient les Laotiens. En effet, l’armée du Yunnam réquisitionnait avec le pouvoir discrétionnaire des vainqueurs, des quantités de riz exorbitantes. Leurs chefs amenaient leurs familles commerçantes avec eux, et les "oncles" qui se bousculaient derrière les étendards chinois, s’abattaient çà et là, passaient en Thaïlande, s’incrustaient et rongeaient. Thakhek et Savannakhet n’étaient pas encore occupés par les Chinois. Le Viet Minh, maître des centres et des communications, y faisait la loi. Les forces dont disposait le Commandant Legrand étaient nombreuses certes, puisque la population lui permettait un recrutement illimité mais elles manquaient de tout ce qui fait une troupe. Elles s’avéraient incapables d’entreprendre des choses sérieuses. Elles constituaient plutôt des symboles que des forces réelles. A Calcutta on racla les fonds de tiroirs. Il s’agissait d’arrêter l’infiltration annamite au Laos, d’y implanter l’administration laotienne, de prouver aux Chinois que le Laotien, nous avait conservé sa confiance et que nous pouvions nous passer de nos alliés du Nord. Il s’agissait d’arriver avant les Chinois, tout au moins de nous cramponner au Laos, jusqu’à l’arrivée du général Leclerc.L’équipe Le Lieutenant Hinger a deux galons d’argent. C’est un F.F.I. venu de la cavalerie. Belle croix de guerre, 26 ans. Athlète complet au visage coloré de bourguignon. Des yeux bleus très francs, très vifs; il émane de lui une impression de confiance; c’est le second de l’équipe. Ménard porte une ficelle dorée gagnée dans les services spéciaux. Il est Breton et capitaine de marine marchande. 24 ans. Très brun et des yeux bleus très doux. L’homme des passerelles aux enjambées puissantes. Calme. Très croyant. Chalvet a gagné son galon de sous-lieutenant après la campagne de Tunisie en se faisant parachuter sur un maquis français. Encore un brun aux yeux clairs. Bel athlète fin et musclé. Grand. Huguenot inquiet et rêveur. Adversaire spirituel et ami de Ménard avec lequel les nuits passaient en discussions paisibles. Le Nicardour qui promène à deux mètres du sol le galon d’or de son képi de sous-lieutenant a 21 ans. C’est encore un breton promis aux cabotages que la Résistance avait sur nommé "la locomotive" tant il poussait son vélo dans le cadre duquel passaient les ordres et des plans secrets. Très fier de sa laille, de sa jeunesse, de ses succès féminins et si simple, si sympathique avec et malgré son léger bégaiement et ses fanfaronnades. Les Anglais l’avaient appelé "Big one". Ce surnom lui était resté. Angevin est aspirant d’active depuis trois ans. Taille moyenne. Fine musculature. Très fier d’être passé par les cours de guérilla de l’Estern Warfare School, il porte crânement tarabiscoté, le feutre à tête de gaur. Un peu hâbleur un peu bohème et joueur de poker. Visage mince et menton en galoche. Le geste ample, les yeux rieurs de la jeunesse honnête qui ose et plastronne. A toujours faim. Berblinger est sergent-chef colonial. A passé deux ans aux Indes et en Australie en des stages divers. Sportif aux formes massives portant une tête ronde trouée de petits yeux assez mobiles. Toujours aux prises avec l’instinct de reproduction. Ne quitte jamais son chapeau de gaur et ses deux poignards. Réactions lentes. L’air ébahi qui cherche à comprendre, finit en sourire quand il a trouvé. Est surnommé "Mammouth" Fève est sergent-chef radio. Excellent opérateur. Fragile. Système nerveux instable. D’un dévouement absolu au chef qu’il aime. Maudissant les mauvais trafiquants; perdant, dans les mauvaises liaisons, le manger et le boire Telle était l’équipe qui m’avait élu comme chef et qui vivait autour de moi, dans la case que je choisissais ou faisais construire. J’employais les temps morts à les instruire des choses de la jungle, à les conseiller, à les obliger à se connaître. Et tous ces jeunes gens couverts de médailles, de croix et d’insignes où trônaient des ailes d’or sous un parachute d’argent portant écu à croix de Lorraine, étaient fiers comme cadets de Gascogne. Nous vivions demi-nus, au grand soleil qui bronze l’épiderme. Le soir, autour d’un grand feu, cette bande affamée absorbait une quantité effrayante de riz, de morceaux de poulet ou de porc pendant que les conversations s’animaient, que les régimes de bananes fondaient, que les grands rires francs éclaboussaient le calme des nuits d’automne. Quelques gouttes de "choum" n’étaient peut-être pas sans porter quelque responsabilité de ces exubérances. Ils s’en rapportaient souvent à moi pour trancher leur différend. J’étais pour eux plus qu’un frère aîné, autre chose qu’un père. Ils étaient délicats. J’avais toujours la meilleure place, le meilleur morceau de viande. Personne ne se servait avant moi. Un feu plus chaud que les flammes que nous regardions monter nous unissaient. Ce feu était fait d’amitié et de confiance. Les embuscades du P. K. N° 10 Le Commandant 0..., un jour, me fit appeler. Je venais d’assister, dans la case où j’habitais, à l’agonie d’un bébé laotien que j’avais essayé de sauver de la dysenterie. J’étais arrivé trop tard. La jeune mère désespérée écrasait en pleurant son sein gonflé de lait sur la bouche du petit cadavre. Quand j’aperçus le Commandant, il avait le visage sombre et les traits tirés. Je ne pus m’empêcher de rapprocher son aspect de ceux des indigènes de ma case, quoique ses préoccupations fussent d’un autre ordre. Après un mot préliminaire, il me dit: – Voilà! Serres. Les Khéos se promènent sous notre nez sur la R.C.N°9 dans de bonnes voitures volées à des Français. Hier de nombreux camions pleins de Viet Minhs sont sortis de Savannakhet. Il faut stopper ça. D’autre part, il faut montrer aux Chinois que nous sommes nombreux et forts; cela aidera les négociations. Allez passer quarante-huit heures sur la route et ramenez-moi quelques voitures... des camions!... Arrangez ça. Partez au plus tôt. Dites-moi ce que vous pouvez faire avant de partir. Je revins dans ma case. Je réfléchis quelques instants, une carte sur les genoux puis, je rassemblai mes gars. J’expliquai le coup, donnai quelques instructions, puis allai faire au commandant un bref exposé de mes projets. ... Nous partirons demain avant l’aube.* ** Nous quittons le village vers 5 heures. Il fait nuit. Les Européens ont chaussé leurs chaussures à semelles de caoutchouc. Les dix chasseurs sont pieds nus. Le groupe est rendu à 9 heures à 300 mètres du carrefour du PK N° 10. Il s’arrête et dégage la piste. Il a été éclairé par quelques chasseurs en civil portant leur fusil dans un fagot de bambou. Aucun renseignement sur les rebelles. Avec l’équipe légère A, je me rends au carrefour. Un coup d’œil. Tiens! une voiture légère est arrêtée à 100 mètres vers l’Ouest. Des gens habillés de blanc s’affairent autour. Des Annamites sans doute. Vite! un signal alerte le groupe. Au pas de course Hinger le ramène. J’explique: – Nous sautons sur la voiture. Big one et Berblinger à gauche. Angevin et moi à droite. Tous sur les bas-côtés. Hinger prêt à prendre la route d’enfilade avec Le Bren; Ménard en protection face à l’Est, Chalvet en protection face au Sud. Armes à la sûreté; chargées; nous débouchons au sprint!... Prêts?... En avant!... Nous bondissons... Allons bon! Les hommes, là-bas, ont poussé la voiture en panne. Ils sont à 300 mètres. Nous courons, les yeux fixés sur la voiture, nous attendant à recevoir quelques rafales, prêts à plonger dans la broussaille pour démasquer notre F.M. Mais le seul bruit que nous entendons est celui de notre sang qui nous martèle les oreilles. Ce train d’enfer me coupe le souffle. Je perds quelques mètres sur mes jeunes camarades. Nous sommes à trente pas quand l’alerte est donnée mais je ne laisse pas le gibier se volatiliser. – A genoux! Mains en l’air! Mes gars braquent stens et carabines sur le groupe qui s’est agenouillé sur la route, mains levées. Ils sont huit. Angevin a le bout de sa carabine à un mètre du front d’un... Zut! un officier chinois... un colonel! Puis d’un bref coup d’œil je remarque trois autres officiers. D’un revers de main j’écarte l’arme d’Angevin, prends l’officier chinois sous un bras et le relève. – French? interroge le colonel. – Yes! French and your friends. Le colonel cherche dans ses poches. Je le surveille étroitement mais il me tend son portefeuille bourré de dollars et de piastres. Je souris à ce trait bien asiasiatique. Un regard sur sa carte d’identité et je lui redonne son bien, puis je me présente. Berblinger pendant ce temps botte les fesses aux deux chauffeurs annamites qui fourragent à l’intérieur de la voiture. Ostensiblement je fais mettre les armes à la bretelle mais je fais passer un mot de prudence d’oreille en oreille. Le colonel et ses officiers, m’entourent me prennent les mains et me les secouent frénétiquement. Je m’aperçois alors qu’ils tremblent, qu’ils tremblent de tous leurs membres, que leurs pantalons sont vivifiés par une vibration intense. – Pige les genoux du colon - remarque Big One - ils font bravo!... Les deux autres rient. Berblinger avait son grand feutre en arrière, ses deux poignards aux côtés. Ses flancs de pachyderme velu ruisselaient de transpiration. Angevin avec sa barbe rougeâtre et son grand foulard en soie de parachute jaune serré autour de la tête avait un air de flibustier que ne risquait pas d’atténuer son éternel colt pendillant sur la hanche; Big One avec sa taille énorme et son chapelet de grenades à la ceinture n’avait rien d’une douce créature. Quant à moi, torse nu comme tout le monde et chapeau en bataille, avec mes mèches plates et collées sur le front et ma barbe de trois semaines, j’avais plutôt l’air d’un détrousseur que d’un officier. Les pièces d’identité produites, je m’excuse et propose au Chinois de les dépanner. Le colonel dont les yeux inquiets vont de l’un à l’autre de mes hommes en une profonde révérence, ânonne platement dans son anglais tremblotant: – Vraiment, vous ne nous tuez pas?... – Mais on ne tue pas ses amis, colonel, nous sommes venus pour mettre à la raison, les Annamites qui maltraitent les bons Laotiens. Il va, il vient, ivre, hors de lui. cherchant ce qu’il pourrait nous offrir puisqu’il possède encore tous ses biens et qu’il est vivant, paradoxalement vivant. Alors, avisant des noix de coco dans sa voiture, il nous en charge les bras, il nous les donne toutes, toutes; il fait si chaud, n’est-ce pas? Nous rions. Lui cherche, tapote ses poches, puis: – Oh! désolé; cigarettes?... nous acceptons. – Bon voyage, colonel! – Bonne chance! bonne chance! au revoir. Dieu! Quelle amitié! Quels shake-hands! Nous revenons les bras chargés de présents. – Dites donc les gars, rien à signaler dans la bagnole? – Non, répond Angevin, j’ai tout fouillé, pas une arme. – Alors ne nous retournons pas. Nous rions comme des fous. Quand chacun eut raconté aux camarades les détails savoureux du coup, le dispositif du filtre fut aménagé. Au tournant Est, à 150 mètres, Ménard et son équipe. Au dos d’âne 300 mètres Ouest, Angevin, Berblinger et leur équipe. Au carrefour. Hinger à l’angle sud-ouest, Big One au Nord. Un cheval de frise fait d’un kapokier aux branches horizontales posé au Nord du carrefour sur le bord de la route, devait être mis en travers par Big One qui, la chose faite, rejoindrait Hinger. La fermeture de la route était commandée par les postes Est et Ouest qui, après s’être assurés que les véhicules n’étaient pas chinois, plaçaient eux aussi un tronc d’arbre en travers de la route après le passage du véhicule. Ainsi l’équipe de contrôle du centre pouvait travailler sans craindre l’arrivée inopinée et malencontreuse d’un trouble fête. Des postes Est et Ouest un sentier de repli avait été aménagé à travers la brousse jusqu’au point de rendez-vous fixé à 200 mètres au Sud du carrefour, sur la piste. Vers onze heures, une familiale Peugeot est prise dans la souricière. Ménard l’avait signalée en plaçant son tronc d’arbre derrière elle. La voiture roule assez rapidement. Deux ou trois individus sont sur le toit. Big One, avec sa force prodigieuse, place le cheval de frise en travers de la route. D’un bond il rejoint Hinger dans le "gna falan". Mais la Peugeot fait une embardée, bouscule une extrémité de la lourde barrière et met les gaz. Alors Big One se lève, sa mitraillette sous ]e bras et tire par petites rafales sur le pneu arrière-gauche qui explose. La voiture freine et s’arrête à 5O mètres de nous tandis que les occupants du toit plongent dans la brousse comme des grenouilles. Angevin à l’Ouest, qui a vu le coup, fait placer son barrage et court au-devant de la voiture. Il tire quelques cartouches sur les occupants de la Peugeot qui cherchent à s’enfuir. En un tournemain tout ce monde est rassemblé sous le nez de nos armes, et nos chasseurs avec de la corde de parachute dont nous sommes toujours abondamment pourvus, ligotent les trop pressés voyageurs. La voiture qui a son, pneu arrière-gauche en lambeau et les neuf occupants, sont amenés sur la piste au Sud du carrefour où l’interrogatoire et la fouille des bagages commencent. Chaque individu interrogé présente ses pièces d’identité pendant que les bagages qu’il désigne comme étant les siens sont ouverts et examinés. Hélas! à part les deux chauffeurs annamites, les sept autres sont des marchands chinois. Ils ont des passeports rédigés en chinois, en siamois et en anglais. Ils vont en Thaïlande. Leurs bagages sont remplis de camelote; du tabac surtout et des liasses de dollars chinois. Hinger qui est gros fumeur louche sur les cigarettes dont nous sommes privés, mais j’ai prescrit qu’il ne serait effectué aucun prélèvement, si minime soit-il. Le contrôle fini, j’invite les Chinois à reprendre la route. Tout en changeant le pneu malmené, les chauffeurs annamites se décident à parler le Français. Ils réalisent difficilement qu’ils auront la vie sauve. En les attachant, mes chasseurs leur montraient le tranchant de leur coutelas. Je les prends à part et leur dis: – Dites à vos compatriotes d’Annam que les Français ne maltraitent pas les Annamites. Tout ce monde se confond en remerciements, se plie en révérences, offre des cigarettes. Mes lascars ont vers moi des regards attendrissants. Je souris et me retire.* ** Vers I4 heures, c’est une splendide voiture américaine que nous arrêtons. Cette fois je crois que la gaffe n’est pas loin. Clients huppés. C’est un général chinois et du personnel diplomatique. Près du chauffeur un interprète engage conversation en français. J’ai revêtu un battle-dress avec galons et insignes. Je me présente: – Capitaine Serres du 7e Bataillon Parachutiste. Voulez-vous dire au général qu’un commandant français se présentera demain, à 16 heures, sans escorte, aux portes Sud de Savannakhet, porteur d’un mémorandum pour le gouverneur chinois de cette ville. Mon colonel me prie de vous demander d’assurer la protection de cet officier supérieur contre l’hostilité des Annamites. Je fais écarter le cheval de frise puis je salue avec un air solennel qui dissimule péniblement l’envie de rire qu’il m’inspire. – Qu’est-ce que cette histoire de 7e Bataillon? demande Hinger. – Ça fait plus riche, répond Big One. Je donne le signal de repli. Mes gens ne comprennent pas. Je m’explique: Le bluff n’a qu’un temps. Peut-être avons-nous facilité la tâche du commandant F... qui parlote avec les Chinois à Savannakhet. Mais nous sommes trop près de ce centre et il n’est pas possible de changer notre emplacement d’embuscade dans ce pays à végétation imperméable. Par ailleurs nous avons frisé l’incident sérieux. Moi je m’en vais. Le Commandant O... jugera. Même dispositif qu’à l’aller. En route pour le P. C. Recalés au Bac Nous déjeunons à Ban Nabo. Les deux groupes du Commandant V... viennent d’accomplir une marche de 25 kilomètres sur sentiers. Il fait chaud. Les gens sont fatigués. Mais le Commandant O... veut être à Tchepone dans l’après-midi. Les deux groupes du Commandant V... mangent et repartent par la route, droit sur Tchepone. Nous repartons en voiture. Le Commandant V... qui a une balle plantée sous un pectoral prend ma place dans la voiture. Je m’installe avec ma Sten sur le toit de la carrosserie. Nous arrivons en même temps que les deux groupes au bâtiment de la Garde Indigène qui se trouve à l’extrémité Ouest du pont en fer de Tchepone. Nous y laissons la voiture. Le pont dont la portée Ouest a été détruite par le Lieutenant Germain, en mars, est impraticable. Quelle heureuse chose! Car le pont a plus de 150 mètres. L’idéal pour une embuscade! Force est de prendre le bac dont le chemin s’amorce, sur la droite, s’allonge sur 150 mètres, puis, à flanc de berge, descend brusquement jusqu’au passage. Les eaux sont basses. Le bac est sur la rive Est, évidemment. Dès que nous apparaissons sur le versant Ouest, de l’autre rive s’élève une longue clameur. L’alerte est donnée en face, et l’on peut voir à quelque 100 mètres, des hommes courir dans tous les sens. Néanmoins, les deux groupes descendent jusqu’au’au bord de l’eau et les chasseurs laotiens hèlent les gens de l’autre rive pour que le bac nous soit amené. Tout ceci est d’une incroyable candeur. Le Commandant 0... et son escorte, c’est-à-dire mes deux lieutenants et moi attendent à mi-pente. Mais voici que des camions remplis de soldats chinois et une luxueuse conduite intérieure à grands fanions apparaissent. En ordre et silencieusement, six groupes de combat chinois nous coiffent. Ils paraissent bien en main. Ils sont armés de fusils-mitrailleurs japonais et de carabines Thompson. De la voiture légère descend un général chinois et des officiers d’État-major qui paraissent très excités. L’interprète du général et celui du Commandant 0... font les présentations. Mais le général ne répond pas au salut du Commandant 0..., et se montre arrogant, et, très vite, menaçant. Dès que je vois la tournure que prend l’entretien j’envoie Hinger prévenir le Commandant V... qui se trouve coincé avec ses deux groupes au bas de l’embarcadère du bac. Ce dernier donne ses instructions puis rejoint notre chef qui se montre très digne mais que je sens fortement inquiet. Les Chinois ont terminé leur mouvement très lent: la souricière est fermée. Ils sont devant nous, en demi-cercle, autour du ponton d’amarrage du bac, leurs armes sous le bras, nous dominant du haut du terrain. A quelques mètres de nous, ils jouent avec la sûreté de leurs Thompson. Je fais signe à Hinger et à Big One, et, tout en collectionnant les jolis cailloux blancs de rivière qui semblent nous captiver, le nez au sol, nous passons le mur des soldats chinois. Dès que nous sommes derrière les taillis du haut de la berge, nous courons jusqu’à la voiture où nous avions laissé les deux opérateurs radios et deux chasseurs de garde. A nous sept, nous revenons sur les arrières chinois pour assister à la mimique coléreuse et expressive d’un de leurs officiers qui nous désigne en malmenant les chefs de groupe qui nous ont laissé sortir de la nasse. Un groupe vient vers nous, amorce une manœuvre enveloppante, tout doucement, comme s’il s’agissait de faire rentrer dans une volière quelques poulets récalcitrants. Mais nous évoluons à 50 mètres d’eux, prêts à ouvrir le feu au plus tôt. Un coup de fusil est tiré. Je tressaille. Est-ce le commencement de la tuerie? Il y a six Chinois pour un Français. Le porteur de F.M. chinois le plus proche se couche brusquement derrière son arme automatique. J’en fais autant, me déplace de quelques mètres à l’abri des vues puis le vise à travers les broussailles. Le guidon de mon arme semble lui caresser le nez... Tous mes camarades sont prêts. Rien ne se passe. Enfin après une heure de parlotes au cours desquelles le Chinois cherche à intimider nos commandants pour les mieux désarmer, les groupes se retirent colonne par un, nos chefs les derniers. Ouf! Je craignais que le commandant 0... ait mal interprété la disparition de son escorte personnelle. Il n’en est rien. Il songe à nous congratuler malgré le moment critique et l’heure d’émotion qu’il vient de vivre. La marche du 27 Novembre Ban Ken Kham ;se trouve à 42 kilomètres de Ban Na Pho si nous empruntons la route jusqu’à Ban Na Bo. Malgré notre chargement individuel nous pouvons nous payer cela en une étape. Si nous nous engageons par les sentiers situés au Nord de 1a route il faudra coucher à Ban Kinine car cet itinéraire est plus difficile et plus long. Malgré les dangers apparents que présente la marche sur route, je préfère aller vite et coucher ce soir chez le Commandant V... sous les ordres duquel est placée la mission "K2~ qui devient le "Commando Laotien N°1". Les Commandants 0... et F... sont rappelés à Saïgon. Je pars avec deux groupes solides commandés par les Lieutenants Hinger et M... Le troisième groupe se constituera lorsque les Lieutenants Utard et Calvez nous auront rejoints. Je suis devenu chef d’une section du commando qui en comporte trois. Chaque groupe est composé de trois équipes légères et d’une équipe lourde comprenant un fusil-mitrailleur. Chaque équipe comprend deux chasseurs laotiens commandés par un officier ou un sous-officier français. En fait chaque blanc dispose de deux écuyers. A l’aube nous prenons 1a route. Une équipe légère nous éclaire. Derrière, une autre nous couvre. Dès qu’une voiture est entendue ou qu’un détachement est en vue, l’équipe qui entend ou voit donne l’alerte et saute de la route dans les fourrés. Toute la colonne l’imite. S’il s’agit de rebelles, l’équipe du côté d’où vient l’ennemi laisse passer puis ouvre le feu de revers. Celui-ci déclenche le tir des F.M. et toutes les armes du détachement. S’il s’agit de Chinois personne ne tire ni ne se montre. Au cours du trajet à quatre reprises nous plongeons dans la brousse épaisse et sauvage au milieu de laquelle la route pose son ruban insolite. Il fait chaud. Nous avons pris l’habitude de marcher le torse nu. Les dos ruissellent de sueur. Les peaux sont d’ambre sombre. Vers I6 heures nous arrivons à Ban Na Bo. De là nous prendrons le sentier qui rejoint quinze cents mètres plus loin 1a piste carrossable qui remonte la rive Ouest de la Se Nam Kok. Nous arriverons à Ban Keng Kham avant la nuit. Ban Na Bo est tout contre la route, posé au sommet de l’angle dont 1a branche S.W. va à Muong Phine et la branche E.S.E. vers Tchepone. L’embranchement de la piste carrossable est à six ou sept cents mètres vers l’Est. Cette piste avait été aménagée par les prospecteurs d’une mine d’or qu’on. exploitait avant la guerre, à quinze kilomètres de la route, sur les bords de la rivière. Assis à l’ombre des cases, nous buvions l’eau fraîche des bambous que nous apportaient les habitants. Dix minutes après notre arrivée, j’entends un moteur dont le son parait se rapprocher. Ça vient de l’Est. Je bondis sur la route avec quelques hommes. Mais la source sonore se déplace du Sud au Nord puis s’éteint. Il n’est pas difficile d’en déduire qu’un camion vient de remonter quelques centaines de mètres de piste carrossable? Je rassemble immédiatement mon monde: – Il faut vite passer sur la piste de la mine d’or avant que l’ennemi ait le temps de nous y tendre un guet-apens. A notre arrivée ici quelqu’un est parti avertir l’ennemi. Mais personne sauf les officiers ne connaît notre point de destination, donc l’ennemi ne peut savoir si nous passons la nuit à Ban Na Bo, si nous continuons par le sentier ou par la route. En partant d’ici il faudra faire vite pour devancer le renseignement. Sacs au dos. Dispositions de combat. Angevin en tête. Allure rapide. En avant! Malgré la fatigue des trente-cinq kilomètres parcourus, je lance la colonne sur le sentier à 8 kilomètres heure. Les chasseurs ne comprennent pas. Les porteurs khas trottinent courbés sous leur charge en une impeccable colonne par un. Enfin Angevin aborde la piste de la mine d’or. Je remets de l’ordre dans les groupes pour aborder l’embranchement. Sur la piste nous continuons à une allure normale, plutôt lente. Les chefs d’équipe incitent les chasseurs à bien observer: Numéro un, regarder à droite. Numéro deux, regarder à gauche. Brusquement, derrière moi, la voix de M... s’élève, pleine d’émotion: – Ils sont là!... à cent mètres!... M... fermait la marche. Je ne suis pas satisfait de cette exclamation qu’il vient de pousser. Il aurait dû "faire-passer" jusqu’à moi, de bouche à. oreille. Il n’aurait pas dû se trahir par ses cris, par ce bond sur la droite qui a fait éclater son groupe. Quelle différence avec ce petit Lieutenant Gauthier qui, voyant l’ennemi beaucoup plus près ne bougea que les lèvres pour murmurer: – Tiens? En voilà! Au cri de M..., Hinger "déboîte" à gauche et se retourne face au Sud, rapidement, en souplesse, sans un mot; Angevin avec la troisième équipe légère fait imperturbablement face au Nord comme s’il ne savait pas que la menace vient du Sud. Vraiment, ce groupe travaille bien. J’indique du geste un vallonnement tout proche à mon interprète: – Monsieur Hoan! groupez le convoi dans le creux. Vous répondez de lui! – Bien, Monsieur le Capitaine. Puis. je fais face au Sud. M... est à vingt mètres de moi, en avant et à gauche. Il vocifère. – M...! du calme je vous prie; et de l’ordre! Il se retourne, me voit debout sur la piste. Sa voix devient plus nette, mais il lui faudra soixante secondes pour placer son monde dans la formation de combat en ligne que le terrain lui ordonnait de prendre. Mes deux chasseurs V. B. sont couchés dans l’herbe sur le bord de la piste, à mes pieds. Ils passent un chiffon huilé sur les grenades. Tout est bien, mais que fait l’ennemi? Je l’interpelle: – Que faites-vous, Messieurs du Viet minh? Si vous voulez parlementer approchez mais sans armes. Si vous voulez "faire bataille", commencez! A vous l’honneur! Je ne puis me résoudre à ouvrir le feu sur des Annamites. Je les ai trop aimés. J’aime mieux m’en aller. – Même formation! Direction Nord! En avant! Monsieur Hoan! Colonne par deux avec vos coolies. En route! Nous avions à peine parcouru deux cents mètres que M... qui décidément manque de calme, se remet en batterie: – Ils sont là; ils nous suivent! Je ne réponds pas. J’active la progression du groupe Hinger qui est devant moi. M.. comprend et recolle vite. J’ai un mot de soldat en regardant M... d’un air sévère: – Il nous em..."... Il comprend que le reproche ne s’adresse pas uniquement à l’ennemi. – En avant! Allure rapide! Je crains que l’on nous dépasse par quelque mystérieux sentier. Je crains la nuit qui vient ; l’imprécision de la carte qui n’indique pas ces cheminements qui sillonnent la forêt clairière et qui s’amorcent sur la piste, de ci, de là. Et la piste elle-même n’est point portée sur ma 500 millième. Vers 19 h. 30, à nuit close, nous traversons la rivière au Sud d’une île de sable. Nous apercevons les lumières de B. Keng Kham posé tout en haut de la berge Est. Le Commandant V... nous désigne nos cases à la pointe Sud du village. Embuscade et contre embuscade Le Capitaine Comte s’en retourne le 1er décembre. Le groupe Hinger l’escorte jusqu’à B. Kinine. Le départ s’effectue à 9 heures. On n’emporte pas le F.M. du groupe. D’ailleurs Big One le chef de l’équipe lourde est couché par le paludisme. Ménard est en tête, ses deux chasseurs en éclaireurs. Suit l’équipe Berblinger avec deux chasseurs puis Hinger, Comte et l’ordonnance de ce dernier. Chalvet ferme la marche avec ses deux chasseurs. Je dis au revoir à Comte et adresse un geste amical au groupe, mon ancien groupe qui pour la première fois sortait sans moi ; puis je continue, tranquillement assis sous ma case, l’étude géographique de la région de nos futurs exploits. Comte et le Commandant V... avaient combiné l’itinéraire la veille. En me penchant je peux voir le groupe traverser le gué à 150 mètres en aval, remonter la rive opposée couverte de grasse végétation et qui monte en pente assez forte alors que celle au-dessus de laquelle est situé le village domine la rivière de l’abrupt de ses douze mètres de couches argileuses superposées. Par la pensée je me vois serpenter sur le sentier tout barré de troncs d’arbres, aborder la grande piste à 700 mètres de la rivière, s’y engager par la gauche, puis à cinq minutes de là, prendre le petit sentier qui hésite entre le Sud et l’ouest jusqu’à Ban Kinine. Les gens sont à leur place, muets, attentifs, trouant les frondaisons à coups de regards brefs, assez distants les uns des autres pour que le bruit de leur marche ne couvre pas celui de la branche sèche qui cassera sous le pied du rebelle à l’affût. Les armes sont sous le bras. Les doigts taquinent les sûretés. Le ciel est si bleu qu’il pèse comme un satin lourd sur les arbres, tout au-dessus dos têtes. Pas un chant d’oiseau ni de cigale; pas une brise. Le silence est à peine effleuré par cette chenille d’hommes qui avance. Arrêt, flottement. Comte vient de reconnaître l’entrée du sentier de Ban Kinine. Il faut quitter la piste. Hinger sifflote du morse. .L’équipe Chalvet s’engage dans le sentier. Ménard qui veut reprendre sa place accélère, mais les chasseurs ne peuvent suivre ses terribles enjambées. Déjà il a rattrapé Chalvet. Derrière eux, Hinger, Comte et son chasseur, puis Berblinger. En queue, trottinant pour reprendre leur place d’éclaireurs les chasseurs de Ménard dépassent un à un ceux de Berblinger... ...Une longue mitraillade venue de loin me jette hors de ma case. Le Commandant V... est là. – Mon commandant, ils sont attaqués!... Le camp est en émoi. – Serres, prenez le Groupe Théo qui est là. Allez vite vers eux. Voici la carte. Ils ont pris la piste, puis, là, le sentier. Vous suivez? Bien. Courrez sur ce sentier. Cinq minutes après nous sautions dans la rivière. Nous rencontrons un chasseur du groupe Hinger. Complètement affolé il tremble et perd la respiration en parlant. Je l’emmène. En route mon interprète cherche à le calmer et à comprendre. Vite! Vite! Je prends la tête, moitié courant, moitié marchant, ma sten prête. Le Lieutenant Théo et ses quatre sous-lieutenants chefs d’équipe et leurs chasseurs; Angevin et Morange ont pris un F.M. chacun. Nous rencontrons encore deux autres chasseurs du Groupe Hinger. Au loin, les coups de feu continuent leur angoissant crépitement. Nous arrivons sur la piste. Je me retourne. Ça ne suit pas. – Allons! vite, vite!.. Toujours ces coups de feu. Le sentier qu’ils ont pris est là. J’esquisse un mouvement pour m’y engager mais j’ai réfléchi. Les détonations se font plus lointaines, plus espacées, à un millier de mètres environ... vers le S.W. sur le sentier de B. Kinine. J’explique rapidement: – Au S.W.? Pagaille! Rien à faire. L’ennemi ne repassera pas ici pour rejoindre ses lignes. Il prendra l’un de ces sentiers qui viennent de l’Ouest et débouchent sur la piste carrossable à cinq ou six kilomètres au Sud. Nous allons jusqu’au carrefour du sentier de B. Na Bo et de la piste. Allure rapide des commandos Nous filons sur la piste de la mine d’or courant cent mètres, marchant cent autres. Les six kilomètres sont couverts en 35 minutes. La piste ressemble à un coupe-feu mal tracé dans la forêt clairière. Elle divague à droite, à gauche, monte et descend des croupes de sable qui feraient un désert de cette région si le climat n’y mettait les herbes de la savane et les arbres de la forêt. Mais les arbres clairsemés en un quinconce que la perspective resserre, n’ont rien de comparable avec l’antique forêt du Laos Nord. Ils sont maigres et tellement pareils les uns aux autres que l’on a l’impression d’être déjà passé par là et de tourner en rond. A l’arrivée au carrefour du sentier de B. Nabo, je place le F.M. de Théo de manière à garder sous son feu et la piste et le sentier par lequel nous étions venus quatre jours auparavant. Le F. M. de Morange à gauche et celui d’Angevin à droite font face à la direction d’où nous venons. Ils sont dissimulés dans les herbes, de part et d’autre de la piste. Je suis derrière Morange et à gauche, dans les hautes herbes. Ma carte sur les genoux, j’oriente le Lieutenant Théo et lui donne quelques explications. Trois petits sifflements brefs! C’est pour moi. La voix d’Angevin se fait entendre: – Un groupe devant nous. – Vous commanderez le feu... à 20 mètres. – Bien, mon Capitaine!... Je n’ose bouger. On se fait remarquer quand on cherche à voir un ennemi qu’on n’a pas entendu. Théo rampe vers les siens et les prévient. Je prends ma sten. Rrrr! Une rafale des deux F.M. Je me lève. Je vois Morange, le gamin aux cheveux blonds, qui remplace son chargeur. Il se tourne vers moi et sourit. – C’est la première fois que je tire... Faites attention mon capitaine, il y en a devant nous dans les herbes. Sur la piste, à 25 mètres, six cadavres. Fauchés. Angevin lâche son. F.M. prend sa carabine. Placé comme il l’est, il voit les deux salopards que m’avait signalés Morange. Il en descend un. L’autre bouge. Je le cueille d’une petite rafale. Mâtin!... derrière les morts, sur la piste, un des six cadavres roule doucement sur lui-même, fait le tonneau, son arme allongée contre le corps. Je l’ajuste. Par petites rafales. Tatata! tatata! Il ne bouge plus. Mais sur la droite, dans les herbes, un autre rampe. Angevin ne peut le voir. Je suis perché sur une termitière. Mon arme est appuyée. Un chargeur plein est engagé. Je tire. Malédiction! ma première cartouche s’est mise en travers. Je la chasse de mon index. Je revise. Mais l’autre est déjà loin. Il bondit. J’épuise mon chargeur. Il a disparu. Touché? Ah! ces stens!... Mes deux chasseurs V.B. sont là! J’épaule un Lebel et... Pim!... Pim! J’envoie deux V.B. dans la direction du fuyard. J’attends l’éclatement. Rien. Je recommence. Par deux fois. Rien! Munitions trop vieille. Nous gaspillons du temps. – Tout le monde face au Nord! En ligne! Groupe Théo à gauche de la piste! Groupe Angevin à droite! Nous allons dépasser les cadavres! Par petits bonds! Retuez les morts au passage... En avant! Les huit Français bondissent tels des démons pardessus les troncs épars et les termitières. Les chasseurs suivent, nez baissé. – Couchez-vous! Les huit corps plongent dans la brousse. – Attention! déplacez-vous latéralement avant de repartir... en avant!... Nouveau bond marqué par le tatata de nos stens. L’éventail de mes gens dépasse les corps sanglants. Avec Angevin et quelques chasseurs nous revenons vers le gibier. Pendant que je raflais les papiers et les carnets qui bosselaient les poches d’un officier ennemi, j’ai eu l’impression qu’un autre de ces cadavres qui étaient couché sur le ventre avait bougé, qu’un regard oblique avait filtré d’entre ses cils. Je lui tourne le dos. Courbé vers un autre corps, je le surveille entre mes jambes écartées. L’animal! Il me regardait bel et bien et sous sa tête qu’il soulevait, un pistolet se tournait lentement vers moi. Ce fut très rapide. Un saut de côté et une giclée en pleine face. La boite crânienne explosa littéralement. Angevin qui très imprudemment a lâché sa carabine pour fouiller "les clients", se trouve, en même temps, face à deux blessés qui avaient encore la prétention de jouer avec leur mousqueton. Mais "la douceur angevine" plonge, la dague en avant. Puis il rit: – On a l’impression de les manquer tellement ça rentre avec aisance. Vite, nous chargeons nos chasseurs de stens, de mousquetons, de beaux sabres, de coutelas, des musettes de cartouches et d’une autre pleine de carnets. Je garde pour moi la carabine du Japonais qui faisait le tonneau et que j’ai immobilisé à coups de sten tout à l’heure. La marche de retour est lente. La sécurité exige une investigation intense et prudente qui ralentit la marche ou une extrême vitesse de déplacement qui permet de surprendre l’ennemi avant que celui-ci n’ait le temps de vous tendre une embuscade. Deux fois la colonne s’arrête. Les stens parlent. Deux culbutes dans les hautes herbes. Mais il ne ferait pas bon chercher le gibier. Un ennemi blessé est plus dangereux qu’un tigre qui aurait reçu du plomb dans les côtes. D’autre part, en guérilla, la contemplation du tableau de chasse est interdite. Heures douloureuses Tout le camp a suivi les péripéties énigmatiques de l’embuscade et de la contre embuscade. Nous sommes accueillis avec curiosité. – Que s’est-il passé? Nous alignons nos trophées sur les longues tables. Quatre mousquetons; trois stens; la carabine américaine que j’ai prise sur le cadavre du chef que j’avais tué; trois sabres, des équipements; des papiers... des instructions que notre interprète en chef, le métis Victor, déclare très importants. Comte est là, indemne. Hinger est revenu, tout seul, un genou fracassé et les deux fesses trouées. Ils ne savent rien. Le tonnerre est tombé. Eux aussi. Ils n’ont plus rien vu. Rien que des herbes et des branches qui cassaient autour d’eux, au passage des bourdons de cuivre. Ils se sont trouvés isolés dans la végétation dense puis ils ont rejoint le sentier plus loin, en se frayant un chemin dans les saletés de la jungle, à quatre pattes comme les bêtes. Ça tirait. L’embuscade!... Ils sont revenus. Ils n’ont plus revu Ménard, ni Chalvet, ni Berblinger. Presque tous les chasseurs sont revenus. L’ordonnance de Comte a un biceps arraché... Les autres!... Et ces deux stylos que voilà dans ma main? Comme l’un d’eux avec son capuchon en or ressemble à celui de Berblinger. Angevin approche, le prend avec sa manière à lui de saisir les choses, comme il touche ses cartes de poker, comme un lapidaire étudierait une pierre précieuse, de l’extrémité du pouce et de l’index allongé, les autres doigts écartés et repliés Angevin est intime avec Berblinger. Non qu’ils aient quelque affinité mais parce qu’ils sont "Gaurs" tous les deux et que c’est comme un titre de noblesse. Angevin pose l’objet. – C’est à Berblinger, déclare-t-il en s’éloignant. – Et la carabine? dit quelqu’un – Dommage que nous n’ayons pas le contrôle d’armes. – Nous avions perçu deux "Underwood", les deux seules parmi les Winchesters, annonce Angevin à nouveau intéressé. La carabine américaine était une "Underwood". Le commandant avait lancé le Lieutenant Germain et sa section à la recherche des camarades. Vers 15 heures, le veilleur annonce leur retour. Tout le monde accourt sur la berge. Germain coupe tout droit. On le voit traverser de biais l’île de sable. D’en haut le commandant l’interroge, les mains en porte-voix; la minute est poignante. Sur l’île Germain s’arrête. – Avez-vous trouvé quelqu’un? – Oui. – Alors? – Morts! – Morts? – Tous les trois. Les chasseurs les portent sur des échelles de case. On devine leurs formes rigides sous les toiles de tente.... Je me laisse tomber dans le coin le plus sombre de ma case. Mon cœur est trop lourd. Mes pauvres petits!.. Ils étaient percés... percés!.-. La mort les avait raidis avec ce geste instinctif qui interpose un bras devant le visage, paume en dehors; ce geste des enfants que l’on menace. Pauvres visages de cire... Je ne puis détacher mes yeux de ces trois corps. Jusqu’à leurs vêtements qui donnent cette impression de chose morte avec leurs froissures profondes, les meurtrissures des équipements déchiquetés, les bandes où le sel des transpirations séchées avait blanchi et les larges taches rouge brun du sang qui raidissait l’étoffe. Ainsi qu’à des blessés, Angevin et Big One enlevaient avec des soins fraternels les objets personnels, ces riens qui deviennent des reliques entre les mains tremblantes des parents. Je ne puis détacher mes yeux de mes trois chers camarades. Ménard! Ménard le croyant! Mes doigts pieux ne peuvent plus baisser ta paupière froide. Ton sourire figé me fait mal. Ton mince collier de barbe brune fait encore plus livide ton visage et j’aime mieux que ton grand feutre australien nous le dissimule à tout jamais. Chalvet! Huguenot magnifique! Je ne veux plus voir tes dents d’ivoire que souligne le trait noir de ta fine moustache, ni ta blessure affreuse de la tempe où tes cheveux se collent Berblinger! Ton masque crie trop la souffrance de tes derniers instants. Posons sur vos chers visages souriants ou tourmentés par l’agonie le suaire de vos parachutes afin que leur soie aérienne allège la terre que nous allons jeter sur vous. Nous les enterrâmes le soir. Les chasseurs avaient creusé les trois tombes parallèles, avec leur coupe-coupe, leur couteau, leurs ongles. Il faisait nuit. Ils furent descendus enveloppés dans des nattes de bambou. Ménard au centre, Chalvet au sud, Berblinger au Nord. Quand nous passâmes à leurs pieds pour leur dire au revoir, le plan vertical qui passait par nous et par eux passait aussi par la France. Les chefs ont le privilège de dire les premiers les derniers adieux... un peu de terre... un grand signe de croix. Le commandant dit deux mots, assez haut. Je dis tout bas une prière. Nous nous retirâmes. La haute taille du commandant V... plia sur mon épaule. Sa main chercha la mienne. Laquelle donc mouilla l’autre? Un hoquet auquel un autre répond. – Serres... – Mon Commandant... – C’est dur.... Le soleil d’Austerlitz J’avais prié longuement et très tard pour mes jeunes camarades. Sur les tombes ouvertes, la prière vacille sur des lèvres sèches. La douleur charnelle est trop forte. Dans le creux de la nuit, l’âme monte comme une flamme de cierge dans une église. Trois amis, trois vaillants soldats de moins. Calvez qui était malade, Big One encore couché. Hinger blessé. Puis il y a Utard qui a désobéi en demeurant à Muong Phine pour instruire ses recrues de malheur, et le convoi qui chemine sur les sentiers, lourd et lent comme un cargo et sans escorte. Quel ennui ce convoi! Deux groupes avec Germain et M... vont partir barrer la piste de la mine d’or, à quinze ou dix-huit cents mètres d’ici, face au sud. Deux groupes avec le Capitaine Lejeune vont s’en aller tenir le carrefour de sentiers du village... à 4 kilomètres au sud-ouest. C’est déjà demain et je ne dors pas. Déjà les planchers en bambou des cases voisines crissent. C’est M... qui s’éveille... Les chasseurs qui ne savent pas ne pas faire du bruit: 4 heures. Les groupes de protection s’en vont. Il ne reste que des débris du groupe chez moi... pourvu que les postes de surveillance ne s’endorment pas... Je tâte la carabine de Berblinger, tout contre moi, mon colt; je garde la musette des départs forcés près de ma tête. Je dois avoir pensé à d’autres choses encore, vu d’autres tableaux se succéder, rapides, comme sur l’écran, quand le film casse, puis j’ai dû dormir. Je dormais puisque une mitraillade et des cris sauvages m’éveillent. Je me dresse comme un ressort. Ma carabine est naturellement dans ma main gauche, la carabine qui a changé trois fois de propriétaire en moins d’une heure. Je ne suis vêtu que de mon battle-dress en toile. Je suis pieds nus. Les balles crissent à travers les bambous de ma case. Du haut de ma vérandah je crie: – Emplacements de combat! Je saute à terre et essaie d’y voir clair dans ces ténèbres et ce tintamarre effrayants. Des grenades japonaises heurtent les piliers, ricochent, éclatent et raclent tout de leurs éclats qui chantent à mes oreilles leurs notes vrillées. îl est 5 h. o5. Je me colle derrière un pilier de ma case. Derrière moi, sur les quelques mètres de pente gazonnée qui dominent le lit de la rivière, je perçois des taches plus noires qui se meuvent. – Qui est là? – C’est moi votre interprète, Monsieur le Capitaine, avec vos deux chasseurs V.B. – Ne perdez pas ma sten, Monsieur Hoan, et restez là. –Bien, Monsieur le Capitaine. Pendant ce bref colloque, le feu s’est rapproché. Il vient de l’Est et ses brèves lueurs rouges dansent sur un front de trente à quarante mètres. Les détonations se font plus sèches. Elles dominent les quintes mineures des F.M. japonais à tir rapide. Les pensées aussi sont rapides, comme des éclats lumineux sur la glace des voitures qui passent... A droite, cette case doit être celle d’Angevin... et cette autre sur la gauche celle du groupe Hinger. Il me semble qu’ils sont dessous, que je les vois bouger. Il n’est pas possible que ces gens affolés qui passent et sont tout de suite happés par le noir, que ces fuyards dont on entend le martèlement des pieds nus sur le sol sonore soient mes gars, à moi, ce qui reste de ma section. Soudain, la voix d’Angevin se fait entendre, pressée, claire, haute, joyeuse comme un jeu d’eau de minuit vers la lune: – Mon Capitaine? Prêt!... Puis c’est Big One qui parle. On sait que c’est lui avant de le comprendre. Il bégaye: – Ils sont là! Je les vois. Mais dans ce bégaiement insolite je distingue aussi la voix d’Angevin. Les deux officiers ont parlé ensemble. "Ils" étaient là en effet. Je les voyais. Un troupeau noir et hurlant à quinze mètres des F.M. – Un chargeur. Feu! Quelle voix ces Bren! Ça ne bégayait pas. C’était plein, carré, puissant... Quelle fanfare! Le trait de feu des traçantes naissait de la case de droite et de celle de gauche et s’éteignait dans la masse noire et moutonnante où se creusaient des vides, des pans qui se remplissaient de ciel étoilé. Le premier assaut est brisé. Il n’est que 5 h. 10. Hinger a profité du feu ami pour venir vers moi à cloche pied, en m’appelant. Pauvre vieux, je le place à ma gauche. Brusquement, le calme s’est emparé du ciel et de la terre. Je m’inquiète des munitions. Ils ont six chargeurs pleins. Le personnel? avec Angevin il y a les jeunes étudiants Morange et Moreau que le clash japonais a transformé en guerriers. Big One est seul. Couché depuis quatre jours par son sacré "palu", ses premiers gestes ont été pour descendre Hinger blessé de la case, puis il est remonté pour y prendre son F.M., ses chargeurs, ses grenades et il s’est mis au travail. C’est lui maintenant qui me demande l’autorisation d’aller grenader le troupeau qui a repris ses hurlements de l’autre côté de la barrière. – O. K.! Quelques instants après, par trois fois, les grenades anglaises craquent formidablement. Des imprécations. Des cris. Des plaintes. Des secondes passent. Enfin Big One m’annonce qu’il a rejoint son poste. Maintenant l’ennemi attaque la barrière au coupe-coupe sur tout le périmètre Est et Sud. Je crains une attaque venant du Sud. De sourdes détonations. Des boules de feu comme des météores tombent du ciel avec un bruit mat. Puis tout s’illumine... Des bengales! des bengales pourpres, émeraudes, topazes. L’entrelacs des herbes et des tiges aux courbes molles devient un enchevêtrement inouï de tubes au néon, une débauche rutilante d’incandescences. Les cases sur pilotis se découpent ainsi que des décors somptueux. Les choses étincellent, s’embrasent, s’éclairent, de bas en haut. Au-dessus de la colonnade de cocotiers le panache croulant des palmes bouge sous la poussée des fumées diaprées qui montent. Clameurs de foule. Fusées; feux d’artifice des bambous secs qui pétaradent. Lumineux sortilège! Tout est faussé. Cela ressemble à quelque village exotique d’exposition coloniale un soir d’inauguration. Mais ne vous y fiez pas, à chaque pétard c’est une livre d’acier japonais qui s’envole. A 5 h. 30 une voix de jaune qui parle le français relance la meute à l’assaut. A nouveau je déclenche les Bren, comme à l’exercice. Les trajectoires lumineuses sont trop hautes. Je rectifie: – Plus bas!... Je n’ai pas eu le temps de fermer la bouche qu’un rafale de Sten et deux coups de mousqueton, me couchent sur le sol. Les claquements me font tinter les oreilles. Les flammes courtes viennent de là, à dix mètres, de ce buisson appuyé à la case vide de M... –Angevin, baissez le tir! Vrrr! Vrrr! Vrrr! Pan! Pan! La sten et les deux mousquetons ennemis sont là. Ils font écho à mes paroles. J’ai de la terre plein les yeux et je sens du sable craquer entre mes dents. Ils sont à quelques mètres de Big One qui est tout seul. Ils vont me le tuer. Je crie: – Big One j’arrive. Mais au premier bond je suis pris comme dans une sphère de claquements qui font voler l’écorce des cocotiers, des branchettes et des brins d’herbe. Je saute de côté. Rafales!... Je suis fusillé comme un lapin. Vrrr! Vrrr! Pan! Pan! Je bondis en arrière, me plaque au sol. Une poutrelle à section carrée gît dans l’herbe. Je me couche derrière et je sens mon cœur gêné pour battre sa chamade. Mais la deuxième tentative de l’ennemi est stoppée. Quelqu’un est là, derrière et sur ma gauche. J’émets le signal d’appel de reconnaissance. – C’est moi, Calvez, répond une voix où l’on devine de la joie. Calvez malade depuis son retour ne connaissait pas la conduite à tenir en cas d’attaque; il s’était trouvé seul, au pied de sa case. Il avait fui le feu. Lorsqu’il avait entendu les Bren et mon gueuloir, il était revenu en rampant et maintenant nous étions là, cote à cote, derrière la poutrelle, nos carabines prêtes. – Je m’excuse, mon capitaine mais quand je vous ai entendu, je suis venu. Vous n’êtes pas touché?... quel pot!... Lui veut tirer sur le buisson. Je juge la chose inutile car ils ont aménagé leurs emplacements de tir et on ne voit plus les lueurs de leurs coups de feu. – Big One est seul, dis-je toujours à mon idée... Je l’appelle. Une fois, deux. Rien. Nous nous regardons Calvez et moi avec la même pensée au fond des yeux. Les sa}auds! Ils l’auront eu! – Big One... Une voix faible répond: – J’étais un peu dans les pommes... ça va! La joie inonde nos visages... Une jet de flamme crève le toit d’une paillote. Nous sommes éblouis par les somptueux bouquets phosphoreux des incendiaires. La petite case de l’angle S.E. du village n’est plus qu’un brasier. Derrière ses matériaux en feu, à trente mètres de nous, un Jaune écartant ses bras de toute leur envergure hurle des commandements: – Tirez! Tirez! l’assaut! Je fais un pas à droite. J’épaule. Oh! miracle! Dans l’œilleton plein de lumière orange, s’encadre le chef ennemi qui excite les siens dans notre langue. Mon guidon bien centré sert de socle à son buste. Je tire. Il semble avoir avalé le coup, là-bas, car il s’effondre en portant les mains à sa poitrine. On dirait que l’ennemi se calme. Que manigance-t-il? Que font Germain et M...? Et cette lueur à l’horizon, est-ce l’aube? Il ne reste plus que trois chargeurs par F.M. Nous avons laissé les munitions sur le plancher des cases; on ne peut pas y accéder maintenant. On entend toujours parler français chez l’ennemi. Ce français chantant des Annamites. Il me vient une idée. Je profère à haute voix de grands commandements toujours ponctués par la Sten et les deux mousquetons du buisson d’en face. – Première et deuxième section, halte au feu! Le colonel va contre-attaquer. Vous ne tirerez que pour appuyer l’assaut de la compagnie de réserve. Attention! Le Lieutenant Aucourt qui m’entend, sur la gauche, me dira plus tard: – J’ai cru que vous étiez devenu fou. Enfin le jour se lève. On distingue mieux les choses. Je fais replier mes deux F.M., l’un profitant du feu de l’autre. Quel changement de batterie mes aïeux! Des diables!... Ils sont là maintenant, à quelques mètres, à mes côtés. Alors je dégoupille une grenade. Je me lève. D’un lancer sec je la fais pénétrer dans le buisson, le fameux buisson. Éclatement. Râles. Râles qui meurent. Silence. Il est près de 7 heures. A nouveau les clameurs reprennent. Le mitraillage s’intensifie. Les coups de feu éclatent derrière nous sur la berge opposée. Serions nous tournés? Je revois encore Morange casqué de ses cheveux si blonds qui me sourit de toutes ses dents banches de jeune fauve. Je revois Big One si pâle mais gouaillant, Angevin qui riait dans sa barbe de faune, le jeune Moreau épaulant sa Sten. Calvez aux yeux pleins de jaunisse. Braves gars! C’est vous qui avez vaincu, comme on s’amuse. "Ils en veulent encore", disiez-vous simplement. Ensuite vous cherchiez la ligne de mire. Je revois les autres à 20 mètres, s’enivrant de cris sauvages comme le leur faisaient faire leurs conseillers japonais. J’entends leurs cris. Je les ai pour toujours dans les oreilles, dans mon cceur: – A l’assaut I Tirez I Tirez! Pour la ...ième fois, les Bren s’en mêlent, rageurs, saccadés, tyranniques. Troisième échec. L’ennemi n’avance plus. Mais il fait jour maintenant. Nous n’avons plus qu’un chargeur par F.M. Nos amis, sur la gauche ne réagissent pas. Nos cases brûlent. La mienne s’embrase d’un seul coup. Il y a six grenades là-haut. N’attendons pas qu’elles éclatent. Par bonds latéraux nous glissons le long de la haute berge. A cent mètres de là, sur les bords d’un grand entonnoir, nous avons l’agréable surprise de retrouver le commandant V... et tous les siens qui viennent de se replier. Le soleil se lève. – Le soleil d’Austerlitz, mon commandant, mais il ne me reste presque rien à tirer. Mes deux chasseurs V.B. qui ne m’ont pas quitté me tendent les grenades à fusil. Il y en a dix-neuf. Je les tire l’une après l’autre, à l’épaulé, debout sur le chemin. Quatre seulement éclatent. Je les avais pourtant embrasées toutes avant d’en charger mon tromblon. J’enlève celui-ci et le jette dans ]a rivière. Il est 7 h. 30. _ J’ai fait partir les malades et les blessés, dit le commandant, tenez dix minutes et rejoignez-nous au coude de la rivière, là! Retraite "Malheur aux vaincus" A nous la jungle des cimes. A nous les marches par des chemins qui n’en sont pas, les déjeuners d’eau claire, les gargouillement d’entrailles, le froid des soirs de montagne où l’on attend jusqu’au jour le sommeil qui ne vient pas. Brancards geignants qui se cabrent et glissent sur les pentes; porteurs ivres de fatigue et de heurts. Et tous ces espaces étroits entre les arbres, ces épines qui piquent, ces herbes sournoises qui entaillent, ces lianes qui retiennent, ces roches et ces souches si aiguës tapies dans les herbes et les feuilles et les mousses où le pied nu vient buter. Que de brusques compassions pour ces orteils vibrants, bleuis et déchirés! Ici le coupe-coupe est roi et la boussole est reine. Mais aussi, comme les nobles coeur se révèlent. Le dernier biscuit est pour le camarade blessé. L’infusion de plantes aromatiques bouillie dans le bambou vert que l’on a coupé, est vite apportée au malade. Tous sont frères. Et je n’oublie pas les chasseurs, ceux qui frayaient le chemin au coupe-coupe dans la brousse revêche; ceux qui brancardaient. Je ne t’oublie pas petit Chasseur Fay jeune sauvage agile, fort et courageux; toi qui donnas l’alerte; qui tiras les deux premiers coups de fusil qui obligèrent le feu ennemi à se révéler; toi à qui beaucoup doivent la vie, moi sans doute. Je n’oublie pas les interprètes nos dévoués amis. Cette nuit où je claquais des dents, où tout mon corps dévêtu et posé à même les pierres anguleuses et gelées tremblait spasmodiquement, où la fatigue en vain luttait contre le froid, cette nuit où Calvez murmurait à l’oreille de Big One – Il va claquer... Prenons-le en sandwich. Ils me saisirent, m’étreignirent, m’enlacèrent de leurs bras, de leurs longues jambes, et une tiédeur douce m’envahit, m’enleva, m’emporta dans un ciel de sommeil. ... La bise de l’aube claire mord l’épaule nue! Le Commandant V... me tend sa grosse pipe et sa blague à tabac aux flancs maigres. Qui dira la suavité d’un pareil déjeuner?... La délicatesse du geste! Ça vous réchauffera mon vieux Serres! On ne répond pas à çà. Quelle richesse ces petits riens quand règne la misère. Au début de l’après-midi du troisième jour le commandant me fait appeler de mon poste de chef de l’arrière-garde. Il est assis, fiévreux et las. Sa balle le gênait entre les côtes. – Serres, je n’en peux plus. Vous aviez raison le premier jour: Quand on rentre dans la jungle de montagne, on ne sait jamais par où et quand on en sortira. Je ne sais plus bien où nous sommes. Prenez la direction. Nous passâmes la nuit à Ban Kinine. Le convoi fut retrouvé dans les environs.* **
Adieu Laos * ** Le 18 janvier 1946, j’étais à Saïgon sur le chemin du retour en France. A Saïgon j’ai retrouvé tous mes anciens de première mission à l’exception, de trois d’entre eux. Heymonet a été emmené en Chine par nos chers alliés de la Céleste République soeur. De là il est passé aux Indes. Gauthier continue à se battre au Tran Ninh. Le légionnaire Gonzalez qui a été nommé sergent demeure avec lui. Anziani qui avait été hospitalisé à Xieng Khouang où les Japonais le capturèrent le .9 mars 1945 doit être à Hanoï ou à Vinh. Les trois quarts de ceux qui renforcèrent mon groupe de guérilla et l’élevèrent au rang de détachement sont arrivés à Saigon. Beaucoup sont passés par la Birmanie ou le Siam. De ma deuxième équipe il n’y a personne. Hinger est encore à l’hôpital. Angevin a repris la tâche. Big One s’est ouvert le crâne en fin de saut en parachute. Les autres sont là-bas, éternellement. Du "1er Commando Laotien" qui a été dissous, les éléments arrivent à Saïgon par petits paquets.le 20 Janvier 1946 Chapitre Premier – Tenez-vous bien, Basile, nous allons franchir un rapide. – Oh, je me sens bien, mon commandant, la fièvre a dû me lâcher... mais nom de Zeus, quand nous avons quitté Sop Khao, ce matin, j’étais tellement assommé que je ne voyais ni n’entendais rien. Le jeune officier qui venait de répondre au Commandant Maurin était assis à l’avant d’une petite pirogue qui descendait la rivière Nam Khan, qui signifie rivière de l’or en laotien. Son supérieur, qui lui faisait face, était placé dans le sens de la marche. Maurin pouvait ainsi mieux surveiller son malade et ne rien perdre de l’agrément d’une navigation qui comportait quelques risques. Basile tourna la tête. Le rapide approchait. Une petite dénivellation qui devait être infranchissable aux basses eaux mais qui, en ce mois de décembre, précipitait entre des roches rougeâtres un courant qui s’effilochait aux dents aiguës des écueils et laissait un peu d’écume au bas des chutes. La pirogue était occupée par les deux officiers et leurs sacs de jungle. Deux piroguiers laotiens la conduisaient. Les deux indigènes n’avaient conservé de leurs vêtements qu’une mince cotonnade roulée autour de leurs hanches étroites. Ils parlaient, chantaient ou riaient doucement, indifférents en apparence mais goûtant secrètement le charme des tableaux qui se succédaient d’un bief à l’autre ou à chaque coude nouveau de cette artère fluide qui les portait tantôt lente et tantôt pressée vers Luang Prabang leur capitale . Celui de l’avant, jeune athlète mince et musclé, était debout, arc-bouté, ses orteils rivés au bordage. Le bruit de la chute du "Keng" emplissait la vallée. L’homme de proue regardait intensément sa longue penche en bambou haut levée, prêt à en planter le bout ferré sur quelque tronc noyé, sur quelque roche menaçante. La frêle embarcation filait, sans heurt, sur l’eau glissante et claire. Le piroguier arrière qui paraissait être le père de celui de l’avant avait désigné la passe, en quelques mots appuyés de coups de menton significatifs. Assis sur ses talons à l’extrémité de la pirogue, il appliquait doucement sa courte rame contre la poupe et gouvernait sans efforts la chose docile qui aurait voulu folâtrer sans doute comme ces branches noires qui tournoyaient dans les tourbillons laqués et s’accrochaient aux récifs et basculaient. Les deux Laotiens s’étaient tus sans cesser de sourire. Ils connaissaient leur métier. Autour de l’esquif, l’eau s’était lissée. Le flot s’étirait par bandes opalines bordées de légères teintes ocres et émeraudes, dans lesquelles des choses noires passaient. Brusquement, l’avant s’était affaissé, entraîné dans le courant. La pirogue, comme parcourue de frissons, se débattait maintenant dans les éclaboussures, bondissait, s’enfonçait latéralement dans un sillon, embarquait des pans d’eau que des roches sournoises giflaient de biais. Le jeune piroguier lançait sa perche comme un harpon sur les. roches émergeantes et repoussait vers le milieu du rapide l’avant pointu qui dérivait tandis qu’à coups précipités de sa rame, le vieux, à l’arrière, conjurait les menaces de naufrage. Puis ce fut le silence, le calme des eaux mortes du bief inférieur, le rire des nautoniers. Le rapide était passé. Les deux officiers respirèrent plus librement. Le soleil du début d’après-midi disparaissait parfois derrière les cimes hautes. Côté couchant les brunes frondaisons dévalaient les pentes rapides ainsi qu’un fantastique troupeau de bêtes d’un autre âge. Au levant, le moutonnement blond de la forêt d’Asie tremblait sous la mortifiante chape du soleil tropical. La rivière, gênée entre les flancs abrupts, prenait des. airs de grand miroir glacé au fond des canons sombres, puis, plus loin, le large val ensoleillé, bouillonnait de vapeurs d’or. Le silence était à peine troublé par le raclement métallique de la perche ferrée s’appuyant sur les roches et par la rame qui lapait l’eau à petits coups lents. Quand la pirogue était placée sous l’influence du meilleur courant, les deux Laotiens s’immobilisaient et paraissaient dormir. Parfois, longeant la berge qui défilait, I’œil très prompt du jeune piroguier, remarquait des choses qu’il désignait aux deux officiers d’un mot et d’un geste de sa perche tendue qui laissait pleuvoir sur le marbre azuré de la rivière des gouttes d’eau belles comme des perles. C’était une biche qui les regardait de son œil rond et qui, brusquement, s’enfonçait tout droit dans la végétation en faisant gicler des pierres ; ou le cobra bouffi d’orgueil levant son cou gonflé au-dessus des stratifications chaudes de la rive. Basile épaulait sa carabine mais il ne tirait que rarement. Il tenait à sa réputation de bon tireur et à ses munitions. La fraîcheur de l’après-midi dissolvait en lui cet engourdissement qui lui venait de son accès de paludisme et de la quinine qu’il avait absorbée, de sa position inconfortable et de la chaleur assommante des heures méridiennes. Il demanda quelque chose en laotien et le vieux piroguier lui répondit de sa voix douce et chantante d’indigène des terres hautes. Il semblait que cette langue-là ne pouvait être parlée qu’en souriant. – Mon commandant, nous arriverons à Pak Vang avant la nuit. Nous y coucherons. Demain, si mes jambes sont assez fortes, nous prendrons la piste vers Xieng Khouang. – Vous connaissez Pak Vang? – Oh, oui, mon commandant. Je vous montrerai en arrivant où nous avions notre camp. Le Capitaine Bronze avait organisé quelque chose de sérieux et Chanaux, notre démolisseur, avait truffé les lisières de Booby-Traps. Basile se tut, les yeux fermés sur des souvenirs de sept mois. Il vivait les embuscades, la vie du groupe de guérilla parachutiste auquel s’était jointe mainte bonne volonté. Pak Vang où le groupe attendit, jusqu’à l’arrivée des Japonais un parachutage de matériel qui ne vint pas. C’est à Pak Vang, un soir de la mi-avril que le Sergent Landol-Fini, le soldat Pelaggi et le légionnaire Gonzalez, furent rencontrés. Ils venaient de Luang Prabang. Eux voulaient se battre. Ils savaient que le Groupe Bronze, les "parachutés", ne partiraient pas du Tran Ninh. Alors ils avaient laissé tomber les retraitants. Ils avaient tourné le dos à la Chine. A ce moment-là le détachement Bronze manquait de tout sauf d’armes et de moral. Il avait joué de sales tours aux Japonais. Les têtes du Capitaine Bronze et de ses lieutenants mises à prix valaient des fortunes. Mais tant va la cruche à l’eau... Dès la fin de mars, après vingt jours de vie diabolique, de vie rouge des explosions des ponts, des dépôts ennemis, du sang nippon, il avait fallu changer d’air. Serré de près par des forces japonaises considérables, le Détachement Bronze avait foncé au Nord pendant cinq jours ; puis il s’était rabattu au Sud-Ouest, en pirogue, par la Nam Khan, histoire de conserver les convois japonais de la Route Coloniale N°7, à portée de raid. Mais il fallait des souliers, des vêtements, des médicaments, de l’argent que la radio du détachement demandait depuis six semaines. On attendit le quadrimoteur à Pak Vang ; les jaunes courroucés y arrivèrent avant lui. Le détachement se confia encore à la Nam Khan. Le Capitaine Bronze disait aux piroguiers qu’il allait à Luang Brabang, mais à Ong You le détachement s’évanouit. Jungle, lit de ruisseaux, par pirogue, par bonds. – Basile, vous allez nous faire prendre un bain, ne gesticulez pas, voyons. Le Commandant Maurin souriait. – Il y a longtemps que je parle?, fit le lieutenant. – Non, cinq minutes... alors? –Alors, le 25 avril nous étions à Sakok à l’ombre du Phu Loï qui plafonne à 8000 pieds. Nous étions chez les Laotiens blancs, chez les Méos bleus, chez les Khas, gens sales aux goitres énormes, gens sans besoins, sympathiques et un peu sauvages. – C’est ici que nous allons nous tailler un royaume sur mesure, avait dit le Capitaine Bronze. L’idée du capitaine était la suivante: Créer une zone d’influence imperméable au renseignement ennemi, dans laquelle nous recevrions le ravitaillement parachuté et de laquelle partiraient tous les raids contre les Japonais. Pour obtenir cette sécurité, cette confiance aveugle et sentimentale des montagnards, le capitaine, "le Jules", avertit sa troupe que tout acte de brutalité à l’égard des indigènes, tout cas d’ivresse, tout vol, irait à l’encontre de sa politique et coûterait la vie aux délinquants. "Le Jules" avait compromis tous les chefs des cantons de la région en leur faisant des cadeaux somptueux. La consigne était d’être poli, doux, respectueux des moeurs et coutumes des autochtones.. – Dites donc, Basile, votre... comment dites vous?... Votre capitaine, il ne serait pas allé jusqu’à fusiller l’un des siens... – Mais que si mon commandant. D’ailleurs, il y avait un précédent. Et nous savions qu’il fallait ça. C’est le métier qui le voulait. Notre sort, le succès en dépendaient. Ah! vous ne connaissez pas notre Jules. – Pourquoi l’appelez-vous "Jules". Qu’est-ce que ça signifie? Le "Jules"?... – Sais pas... celui qui commande, à qui on obéit dame!... celui qui pense pour les autres, ordonne avec une certaine dureté, ne tolère aucune défaillance, aucune compromission... Quelque chose de cru, nerveux, carré, increvable... Une volonté qui aurait de la gueule. Un "Jules" quoi!... – Gonzalez n’a pas eu une histoire là-bas?... Soudainement Basile parut absorbé par une tache de rouille qu’il aurait découverte sur le canon de sa carabine. Il la grattait obstinément, comme s’il n’avait rien entendu, avec une brindille de bambou pourrie, sans consistance. Puis, il soupira: – Une histoire pas banale.* ** C’était à Ban Natem. Calcutta nous commandait de faire les morts. La radio française déclarait qu’il n’y avait en Indochine que des Français prisonniers, que toute résistance avait cessé. Mais les parachutages de vivres et de matériel, avec des "Liberator", ça se voit, ça s’entend. Nous sentions que les Japonais mijotaient quelque chose. Les informateurs qu’ils nous envoyaient et que nous avions interceptés en avaient suffisamment dit avant leur dernière promenade au clair de lune. Le détachement avait éclaté en trois groupes, à six heures de marche l’un de l’autre. Chaque groupe avait ses repaires, ses cachettes, ses dépôts, ses trucs. La consigne était de jouer à cache-cache avec les Japs, sans changer de secteur. L’effectif ennemi nous laissait indifférents. La population était pour nous. Elle glissait entre les doigts japonais comme cette eau, dit Basile, en trempant sa main dans le courant. Je logeais avec le Capitaine Bronze dans la même case. Le "Jules" se leva une nuit, comme il le faisait plusieurs fois par nuit. Il sortit, consulta le cadran lumineux de sa montre, puis il siffla un "w" en morse. Ce signal m’éveilla. Vous savez, le sommeil n’était jamais profond là-bas et on conservait jusque dans les rêves une partie de la vigilance à laquelle on était accoutumé. Le capitaine refit son "w". Rien. Alors le Jules entra dans la paillote où dormaient les gars. A l’intérieur il put allumer sa torche électrique. Werey qui aurait du être de veille se levait. Le capitaine lui mit son bracelet-montre sous le nez. – Oh! s’exclama Werey, deux heures trente? On ne m’a pas réveillé .J’aurais dû prendre à minuit... Après Gonzalez!... A ce mot prononcé par Werey sur un ton élevé, plein de reproche, le légionnaire Gonzalez souleva sa moustiquaire . – J’allais vous réveiller, margis, fit-il. – Gonzalez!, trancha le capitaine, vous pouvez vous recoucher. Nous réglerons ça demain. L’Adjudant Mollier à qui il avait fait signe sortit avec lui. J’entendis "le Jules" lui dire: – Vous prendrez la veille jusqu’au jour. Si Gonzalez touche à son fusil-mitrailleur, descendez-le. Mollier claqua des talons. Quand le capitaine pénétra dans notre case, il vint s’asseoir sur le bord de ma couchette. Sa voix tremblait de colère contenue: – Le salaud! Il a dû se coucher avant minuit!... et les Japs qui rôdent autour de nous!... Il est capable de prendre son F. M. et de faire une tuerie maintenant. Nous n’avons pas de chance avec ces légionnaires!... Puis le "Jules" prit son colt et se coucha sur le ventre, à même le sol, sur le seuil de la porte. Il y demeura quatre longues heures, jusqu’au jour, sans bouger. Je ne pus dormir. Des images de Gonzalez encombraient ma tête. Je réentendais ses propos, malgré moi, comme dans un quartier populeux on est forcé d’entendre les disques du chanteur en vogue dont les voisins raffolent. Gonzalez parlait à mon oreille ; Gonzalez-le-Rouge racontant les combats d’Oviédo, de Borgos, Gonzalez-le-passionné dont le vocabulaire empruntait à Marx et à Freud. Je le voyais à son arrivée chez nous ; son F. M. Bren sur ses épaules carrées, son front assez bas sous sa tignasse inculte, son nez busqué, sa mâchoire audacieuse et ses yeux clairs, verts, ses yeux auxquels la discipline de la Légion avait appris à faire face mais qui se dévitalisaient en se livrant. J’entendais sa voix d’éternel mécontent qui montait du bas des pentes et suscitait la désapprobation, d’un homme à l’autre, le long des sentiers que nous grimpions. Il inquiétait son jeune officier par les manières libres qu’il prenait pour critiquer notre façon de conduire notre affaire, par ses prétention, ses impertinences ; les mots acides qu’il osait et qui touchaient secrètement ce qui demeure d’insatisfait dans les caboches simplistes. Le laïus que fit "le Jules" avant l’éclatement de son détachement paraissait l’avoir calmé. On eut dit que le capitaine s’adressait plus spécialement au basque espagnol. – Ici, dit-il, il n’est pas question de vivre le petit doigt sur la couture du pantalon... Le courage ne consiste pas à se faire crever la peau. Je vous rappelle: Primo: La mission: durer, renseigner. Secundo: La règle. En vous décidant à demeurer dans le détachement vous avez librement, consenti de vous soumettre à sa discipline. Elle est féroce et la même pour tous. Vous savez, mon Commandant… Il avait dit ces mots en les scandant, bien face à son monde ; il avait terminé par un geste sec de son bras droit, de haut en bas, main ouverte, doigts joints ; un mouvement de couperet. Après, radouci, détendu par un déplacement lent sur le front du détachement il continua: – Messieurs, pour obscurs que soient les rôles que nous jouons ce sont de premiers rôles. Vous, les sans grades, qui n’êtes que des poussières sur l’échiquier des guerres, vous avez dans ce pays des places éminentes. C’est vous qui allez renseigner notre État-major ; vous, que les armées françaises et alliées trouveront à pied-d’œuvre. Patientez. Ayez confiance. Conservez-vous sains de corps et d’esprit. Veillez au grain. A la reprise nous accomplirons, les veux fermés, un travail formidable car nous connaîtrons tout de l’ennemi sans qu’il sache rien de nous. Bientôt je vous demanderai, non de vous "faire crever la peau", comme vous dites, mais de crever intelligemment celle du "gni poun" qui rôde autour de nousn comme un chien hargneux autour d’un buis, son d’épines. C’est inouï vous savez, comme je me souviens de tout cela. Enfin, le matin vint allumer des étoiles dans les petit trous du toit. Un petit jour verdâtre qui tombait du haut des montagnes vint rendre aux choses leurs justes proportions. Le quart de thé chaud et la boule de riz gluant du déjeuner achevaient de calmer mon esprit quand le capitaine rassembla. Ce fut comme une bombe: Gonzalez allait être jugé dans une heure. Un tribunal était constitué ; les fonctions distribuées.* ** A 9 heures "Le Jules", transformé en Président de Cour Martiale disposa ses gens sur la rizière verte. C’était aussi rigide qu’un Palais de Justice. Un malaise obscur envahissait les coeurs. Le greffier lut l’acte d’accusation, "Abandon de poste en présence de l’ennemi", les circonstances du délit. Le président, entouré de ses quatre juges interrogea l’inculpé. Ceux qui n’avaient pas de fonctions étaient assis, les jambes croisées, pâles. Gonzalez qui avait tenu à se défendre lui-même plaida coupable. Il fut bref, distant: – J’ai bu un quart de choum. Vers 23 heures je me suis couché, dans la case, sous ma moustiquaire Je me suis couché sans prévoir ce qui arriverait, sans projet ; sans penser que je pourrais m’endormir... – Gonzalez! étiez-vous ivre? demanda le Président. – Non, mon capitaine! Le regard de l’accusé flamboya chargé de fierté fanfaronne: – Ce n’est pas que j’essaie de mentir pour échapper à la mort... mais il en faut plus que ça à un basque espagnol... à un légionnaire. J’ai dormi, ça c’est vrai puisque je me suis éveillé quand on a prononcé mon nom... Le pauvre Gonzalez jouait au brave mais on sentait sa gorge se serrer. Son accent s’ibérisait de plus en plus. Il articulait: jé mé, qué, oune. Mollier en parfait commissaire du Gouvernement prononça son réquisitoire d’une voix ferme. Il demanda la peine capitale. Du coup, l’accusé humecta ses lèvres avec sa langue puis releva la tête. Sur un signe du capitaine la cour se retira dans sa case pour délibérer. Le sort avait désigné le soldat Pélaggi pour juger son camarade. Pélaggi ne réfléchit pas quand il lui fut demandé de bien, peser sa décision. – Ça y est, dit-il, il mérite la mort. Après lui les Sergents Chefs Olivi et Chanaux durent se prononcer. Le Corse était sous-officier de carrière, il n’hésita point ; Chanaux est jeune, vous le connaissez, mon commandant... il roulait ses grands yeux bleus dans sa face blême et paraissait pétrir du plastic entre ses pouces d’étrangleur. Il disait tout haut ses pensées. Il cherchait l’impossible moyen terme qui concilierait le sauvage, l’impérieux devoir avec la générosité de sa jeunesse, et, ne trouvant rien il laissa tomber ses bras: – Eh, oui, la mort... Puis ce fut mon tour, mon Commandant, tout d’un coup. J’en tressaillis. Jamais le devoir ne me parut si fascinant mais si austère, si dur. Je n’arrivais pas à me décider. Je sentais le regard du capitaine peser sur moi. Je me rendis à sa volonté et je lus dans ses yeux qu’il était inconvenant... Dieu quelle minute! J’entendis le mot crucial tomber de mes lèvres: – Mort. "Le Jules" ajouta simplement: – A l’unanimité. Les cinq juges revinrent vers Gonzalez. Mes yeux se fixèrent sur le condamné. Il nous tournait le dos, debout, les jambes écartées, les mains attachées et ramenées sur le ventre, la tête basse, les cheveux en désordre. En passant près de lui, je crus voir un regard haineux filtrer obliquement de ses yeux verts. Tout le détachement était au garde-à-vous. 0n eut dit que l’huissier avait prononcé les mots rituels: .Messieurs, la Cour!... Blanche et un peu cassée, la voix du Capitaine Bronze s’éleva dans la clairière: – Légionnaire Gonzalez, à l’unanimité des voix vous êtes condamné à la peine de mort... ...Avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense? – Rien, mon capitaine, sauf que je mérite d’être fusillé. J’étais bouleversé. Gonzalez avait répondu lentement après avoir raclé sa gorge. Il avait répondu en fixant le capitaine. Mais il n’y avait nulle haine dans ses yeux, non, du fatalisme, peut-être un peu d’angoisse et, je crois, quelque chose comme de l’admiration, de l’estime. On entendait le murmure du ruisseau qui coulait au creux du ravinement. Je sentais ma gorge s’obstruer de choses lourdes. Je m’attendais à un torrent tumultueux de mots espagnols véhéments, accusateurs et comprenant uniquement des explétifs et des épithètes, des défécations verbales sur des choses sacrées. Rien. Gonzalès voulait mourir en soldat. Le condamné, les yeux baissés, dit encore: – Je suis prêt. Ces mots furent dits simplement avec une douceur respectueuse. Chacun les entendit, les sentit entrer dans son cœur. Le capitaine eut une brusque inspiration d’air qui s’étrangla comme un sanglot. Gonzalez avait piété ; il paraissait grandir à nos yeux, par je ne sais quelle noblesse, quel étrange phénomène de lévitation. Il faisait grand, Grand d’Espagne. Le capitaine fit enlever ses liens. Je n’avais pas fait suffisamment attention au Jules. C’était comme si je le découvrais. Il fut étonnant. Il dit que dans les circonstances exceptionnelles présentes, il s’arrogeait le suprême droit. de grâce. Il évoqua le geste de Gonzalez, l’Espagnol, désertant pour avoir l’honneur de se battre avec nous pour la France. Il dit au condamné des choses, touchantes et jolies, sur l’amour du chef pour ses hommes, sur leurs Pyrénées natales, sur la dignité de son attitude. Autour de nous des camarades se mouchaient. Il y eut alors ce poignant dialogue: – Gonzalez, je voulais vous offrir un pistolet pour votre tête et un trou pour votre corps ; j’aime mieux vous donner une carabine, de l’argent et un sentier en direction de la Chine. Tentez votre chance. – Non, merci mon capitaine, fusillez-moi, nombré dé Dios!... ...Pourtant, je trouve que ma mort n’est pas payante. Donnez-moi une mission, quelque chose qui vous rendrait service... une mission d’où l’on a peu de chance de revenir. Le Capitaine prit un temps pour dire: – Jurez-moi d’accomplir n’importe quelle mission de soldat? – Je vous donne ma parole de basque et de légionnaire. – Bien, rejoignez votre groupe. Vous prendrez le tour de veille ce soir avec votre F. M. Gonzalez s’éloigna en titubant. Il pleurait. C’était le 10 juin. Vers 14 heures, l’équipe du Capitaine Nickel descendait des Liberators qui frôlaient les crêtes. Elle se vomit dans les bambous à demi brûlés, dans les grosses souches d’arbres, soie et suspentes accrochées aux saletés tentaculaires d’un ray mal déboisé. Les indigènes transportaient nos containers quand un fort détachement japonais nous fut signalé sur la Nam Suong, à deux heures de marche. Depuis le 1er juin, trois détachements japonais nous étaient signalés: Un à Muong Hiem venant de Sam Neua ; un autre descendant la Nam Teu venant de Latboua ; un troisième remontant la Nam Suong venant de Luang Prabang. Ces trois détachements avaient une composition identique. Trois groupes de fusiliers avec fusil mitrailleur ; un groupe de mortiers légers ; un élément de renseignement avec un officier parlant le français. En tout, deux officiers et cinquante à cinquante-cinq hommes. Leur mission: Exterminer notre détachement. Dès le 5 juin, nous avions occupé nos camps secrets. Néanmoins, nous avions invité les notabilités de notre zone d’influence au parachutage de Nickel et les indigènes en étaient resté baba. Puis Nickel est parti avec son radio. Il emmena Phidias et Doussinault qui connaissaient admirablement le Tran Ninh où nous avions implanté la cellule que dirigeait Hazé. Les Tassengs, les Naï Bans et tous nos agents nous tenaient au courant de la marche hésitante des détachements japonais qui contournaient ce sacré Phu Loï sans oser s’aventurer dans notre zone secrète. Plusieurs fois par jour des émissaires venaient nous renseigner. Plus les Japonais enquêtaient et menaçaient, plus les indigènes se moquaient d’eux. Ce qui fit le plus dans cette affaire, c’est que le Jules qui était au courant de la situation vestimentaire de nos ennemis avait prévenu que les "Gni pouns" qui voulaient imiter les Européens étaient, en vérité, des singes et que c’était pour cette raison qu’ils montraient leur derrière à travers leurs culottes usées. Les indigènes voulurent tous voir le derrière des Gni pouns ce qui rendait les Japonais furieux et faisait rire les autochtones. C’est ce que les Anglais appelleraient une perte de face. Le 26 juin le Capitaine Bronze nous quittait, Asmodée le remplaça. Nous l’appelâmes Jules II, mais c’est Jules doux qu’il faudrait dire. Après, mon commandant, vous savez le reste. Vous êtes venus. Comme le Capitaine Nickel. Il y a eu des chefs de mission, des chargés de mission, chacun a voulu des gens du Détachement Bronze comme autrefois on voulait des archers écossais ou, plus tard, des Suisses. "Le Jules" n’était plus là. Tout est parti à l’encan. Le détachement s’est démembré. Un groupe est parti à Dien Bien Phu, un autre à Sam Neua. Un détachement s’est avancé vers le delta tonkinois. Des gens sont allés à Xieng Khouang, d’autres à Nong Het Aussi, pris entre l’inondation chinoise qui déferlait du Nord et le typhon rebelle qui venait de partout, nos petits groupes ont été emportés comme des feuilles mortes. Mon commandant, qui sait où sont nos camarades? – Nous les retrouverons à Xieng Khouang... hasarda le Commandant Maurin.Chapitre II Lorsque le Commandant Maurin et le Lieutenant Basile arrivèrent à Xieng Khouang, ils retrouvèrent des amis, un peu de confort. La petite ville venait d’être reprise aux rebelles. Le Tran Ninh demeurait entre les mains d’une poignée de Français commandés par le Capitaine Nickel, un officier de vingt-cinq ans. Les chefs méos que lui avait passés le Capitaine Bronze lui assuraient un indéfectible appui Le Lieutenant Phidias, le brillant second du jeune chef’ revenait des Marches de l’Est, de Nong Het, chargé du butin d’une campagne courte et brillante. Phidias, ancien du Détachement Bronze et intime du Lieutenant Basile, était très jeune et de petite taille A l’entraînement, ses camarades de l’Ecole Orientale de Guerre des Indes se gaussaient et de sa jeunesse et de sa stature. Phidias, quoiqu’il eut de l’esprit et des reparties mordantes, répondait invariablement en souriant: – La valeur n’attend pas le nombre de centimètres. Eh!... mon Dieu, mon Dieu!... On le vit bien. Il ne fit pas trop mauvais usage de ses centimètres, à souhaiter qu’ils puissent servir d’étalon-valeur. Basile appelait Phidias "le petit", le plus amicalement du monde. Ils s’étaient embrassés en se retrouvant. Le repas du soir servi dans l’ancienne résidence fut presqu’un festin pour tous ces "junglemen" habitués au riz pimenté et à l’eau claire. Thé à volonté, café sucré au jus de canne. L’alcool de riz vint même rougir les trognes et créer l’ambiance favorable aux récits des grands coups. Et tous ces jeunes gens n’avaient nullement besoin de la fiction, des films et des romans pour devenir épiques. Il leur suffisait parfois des faits du jour à narrer ; ils le faisaient simplement, entre pairs, sans bluffer. L’aîné de tous, le Commandant Maurin, s’abandonnait, confit, au moelleux d’un fauteuil confortable miraculeusement sauvé des destructions systématiques des rebelles annamites. Basile dont les dernières manifestations guerrières manquaient de bonheur, préférait l’audition à la narration d’événements sanglants, à l’évocation des camarades morts ou disparus. Le Capitaine Nickel se réapprenait à vivre à mesure que se comblait le sillon profond qu’une balle avait tracé sur son dos d’une omoplate à l’autre. Le Lieutenant Ferois occupait le coin sombre de la pièce ; tel un volatile d’une autre espèce dans une basse-cour de coqs de combat.. C’était un jeune lieutenant qui par amour pour l’indigène avait obtenu d’être envoyé en Annam pour y accomplir un stage d’élève administrateur. Sa foi et son amour ardents de néophyte le faisaient paraître plus qu’il n’était, fat, naïf et têtu. On l’appelait "Peau fin". Un jour, un Liberator avait semé une cargaison de containers ; parmi les cylindres noirs épandus sur une rizière contestée entre les gens de Nickel et des rebelles, un homme s’était levé. Il aurait pu aller chez l’ennemi. Il vint de notre côté. Au premier blanc qu’il rencontra, il demanda où était la province qu’il venait administrer, l’autre lui mit une mitraillette dans les mains. Phidias était en verve, ce soir-là. Il était trop plein de souvenirs trop frais. L’arrivée du lieutenant radio "La souris" qui apportait un message à Nickel suscita un moment de silence. – Rien d’intéressant, dit Nickel, on me demande un état des munitions, de Saïgon. Tous sourirent ou secouèrent la tête. – Les bourriques, soupira quelqu’un. Puis, tous en chœur: – Phidias! Phidias! dégoisez! Le jeune officier continua: – Le 12, j’étais avec Doussinault quelque part près de Nong Het ; Toubi, le chef méo vint nous dégîter, vers midi. Dès que je le vis, je me dis qu’il avait une proposition, malhonnête à nous faire. La politesse et le calme dont il ne se départit jamais craquaient à chaque mot et son battle-dress démentait le: " Je suis venu vous dire bonjour ", et les considérations atmosphériques auxquelles il attachait un brusque intérêt. Vous connaissez Doussinault, hein? Ses 18 ans de vie coloniale n’ont en rien altéré sa gouaille parisienne. – Allons! lui dit-il, accouchez, vieux renard ; il y a du macaque dans le secteur? Toubi sourit en montrant ses dents de loup puis d’une voix douce et lente il annonça: – Trois camions d’Annamites étaient à Curao hier soir. Mes coureurs viennent d’arriver. Toubi écarta la toile de tente qui servait de rideau. En me penchant je pus voir une cinquantaine de Méos accroupis. Ils avaient remplacé leurs colliers d’argent massif par des sacoches de chargeurs. Ils étaient armés de mitraillettes et de carabines. Tous portaient le grand couteau de chasse. Le fils de l’ancien Tasseng du Phu San avait revêtu sa plus belle et plus courte veste noire et ses plus blanches dentelles. Deux heures plus tard, j’avais porté tout ce monde sur la route, à 10 kilomètres à l’Est de Nong Het. Vous connaissez la musique ; 10 kilos de plastic sous le pont en bois, deux doubles allumeurs à pression. Nous n’attendîmes pas. Ce fut correct. A 16 heures les camions dévalent du col Barthélemy. On dirait trois mouches sur un ruban. La première voiture aborde le ponceau. On entend les planches sous les roues comme un roulement d’énorme tambour puis, pfftt!... Volcan!... A la place du camion un énorme jet de flammes ; au-dessus, montant, virant, dansant, des planches, des morceaux de bâche, de ferraille ; carcasse de camion et carcasses d’occupants. Pendant dix secondes il pleut des débris de bois, de fer, d’homme. Le deuxième camion ne parvient pas à s’arrêter. Ses freins crient: Ziou! Ziou! En attendant, les Annamites sautent de la voiture comme des grenouilles... Alors, de partout, des rochers, des grandes herbes, des arbres, les diables noirs surgissent, à la Sten, au couteau..."A chacun sa part, Comme chez Jean Bart..." Un miracle qu’ils ne s’entre-tuait pas, ces Méos. Basile coupa: – Et le troisième camion? – Ah, oui, le troisième camion s’était arrêté à mi-pente, avant l’explosion, il put faire demi-tour sans être inquiété. Quelqu’un demanda: – Des prisonniers? Phidias sourit: – Comme d’habitude avec les Méo, mais il se trouvait deux Japonais parmi les morts. Le camion est en parfait état et plein d’armes ; du matériel japonais surtout. Une cinquantaine de morts chez les rebelles. Tout le monde était satisfait sauf Orrhy... M. Férois éclata: – Vous parlez de vos embuscades comme de parties de basket. Vous tuez. Vous détruisez. Vous demeurez insensibles à la vue des corps exsangues. Il y a là quelque chose de monstrueux qui me révolte. L’intervention inattendue de l’administrateur tendit une nappe de silence. Phidias susurra en minaudant: – Monsieur le descendu du ciel aurait peut-être préféré contacter ses administrés du doux pays d’Annam. Fallait prendre à droite l’autre jour dans la rizière enchantée. Vous auriez été appelé à la suprême élévation sans coup férir. Du haut d’une pique, vous auriez pu, dans un état d’insensibilité totale regarder cette éponge qu’est la terre boire le sang qui serait parti de votre col tranché. Férois l’interrompit: – Je sais qu’ils m’auraient tué, mais eux c’est leur affaire ; je veux dire que le jaune ne prend pas au sérieux la valeur de l’individu. Le blanc ne lui va plus, il l’élimine en l’assassinant. Bon. Mais nous? Ah! ça me rend malade!... Comment avez-vous pu adopter ces méthodes perfides de combat. Gens de guérillas, chevaliers du plastic, faiseurs d’hécatombes?... Nickel coupa: – Vous riez, Férois? – Non Monsieur, je ne badine pas., Je vous trouve cyniques, inhumains, fascistes. Basile se trouvait de plus en plus mal assis. Son front qui tendait au rouge brique devint écarlate. II se contenait difficilement. Sa voix grave détacha les premières syllabes: – Monsieur, ça vous passera. Mieux vaut que le Capitaine Bronze ne soit pas là pour vous répondre. Il le ferait sans doute avec les gestes ad hoc. Évidemment... nous ne goûtons plus la courtoisie intempestive en honneur chez nos aïeux ; l’esprit de Fontenoy?... nous n’entendons plus le tintement des éperons invisibles de Rostand ; nous ne lisons plus d’Esparbès. Finies les dentelles, les gants, les plumes. Finie la poésie. Aujourd’hui nous ne rêvons pas, Monsieur, nous pensons. ...Je sais bien qu’on éprouve cette jouissance frénétique, exaltante jusqu’à la divinisation semble-t-il, d’être celui qui tue des hommes. Il faut avoir senti fulminer en soi la furie de l’extermination pour être effrayé de l’infini du péché qu’est la guerre. J’espérais qu’il ne me serait pas donné de tuer de ma main, d’une manière visible, à bout portant ; j’ai cru que je m’en tirerais ; que je n’aurais qu’à commander le feu, que je pourrais me féliciter de n’avoir pas donné la mort, pas fait le geste d’orgueil démoniaque qui domine un instant la main du créateur. El bien, oui, "IL" le sait bien. J’ai tué. Avec l’explosif, la bombe, la grenade, la carabine, le couteau et sans rien aux mains que mes doigts. Mes bras sont couverts de sang, de bave, d’excréments... Quand on est lancé dans le sang, c’est comme lorsqu’on a subi l’orage, on ne recherche plus le gué pour traverser la rivière. Tuer le plus possible, détruire le plus possible, c’est affaiblir l’ennemi le plus possible. Cela seul compte pour un soldat. Le reste n’est que mièvrerie, hypocrisie. Toute guerre est inhumaine. Toute guerre est fasciste. Ce qui est capital, monstrueux, ce qui est la transgression essentielle, fondamentale, c’est la guerre. Ce que l’on doit interdire, s’interdire, c’est la guerre. Basile se tut. La conversation avait pris brusquement ce tour sérieux dont le malaise déborde sur l’harmonie des réunions amicales. Nickel en maître de maison adroit se leva, applaudit et entonna sur l’air de l’hymne national: – Il a très bien parlé!... Mais Phidias dont le sens des nuances barbotait dans l’euphorie d’une trompeuse eau de-vie se leva pour parler: – Donc, Messieurs, je disais que Orrhy n’était pas content. Mon lieutenant, je n’ai rien fait moi ; mais j’ai une. idée. Pouvez-vous me donner une permission de trois jours Je suis invité par mes ,deux camarades méos... chez eux ; c’est loin, et haut leur patelin. Je lui dis: – Attention, Orrhy, les méotes!... – Oui, oui, mon lieutenant, dixit Capitaine Bronze ; les femmes, l’alcool, la rapine, couic!... Il vissa son index sur son cou et s’éloigna avec ses deux inséparables Méos derrière lui. Il emporta un F. M. japonais. C’est léger vous savez... – Pourquoi nous racontes-tu ces détails, "le petit", dit Basile? – Attends vieux Basilic. Trois jours après Orrhy revint. Il était suivi d’une dizaine de Méos chargés d’armes. De quoi mettre une section sur pied de guerre. Trois F.M. japonais, des grenades, des mousquetons français, des munitions... Je lui demandai: – Alors, Orrhy? comprends pas! d’où cela vient-il? – Bein voilà ; après le coup des camions, j’ai pensé: Mon vieil Orrhy, toi qui n’es pas le quart d’un mulet, qu’est-ce qu’ils vont faire les zèbres du troisième camion?.. Bein, ils vont chercher du renfort pour sûr. Et ce renfort, il va se radiner à pince, cette fois. Alors avec Zig et Puce, les copains méos, on est allé du côté du col Barthélemy. Je connaissais un endroit. Un endroit qui le faisait bien. La route, vous savez, elle descend entre des hautes montagnes, comme ça, en V. Au bas du tournant, il "y en a" une plate forme rocheuse qui domine la route et un sentier qui va au patelin de Zig et Puce. Alors on s’est installé là-dessus tous les trois, avec une musette de riz et un bidon d’eau chacun. C’était hier. Hier vers 8 heures. Ça descendait sur la route! ça grouillait comme des vers ; tous à pied ; l’arme à la main. J’avais mon feu-men et I5 grenades. Zig et Puce avaient leur Sten et des grenades. On les a laissés venir. Même que les premiers nous ont dépassés. J’étais bien placé pour voir sans être vu. Alors nous avons ouvert le feu sur le milieu de la colonne, chargeur sur chargeur. On a tout balayé. Le troupeau a tournoyé, ils cognaient les uns contre les autres. Il y en avait beaucoup d’allongés. D’autres qui se dispersaient dans la saloperie de la brousse. Alors on a lâché les pétoires et on a balancé toutes les grenades sur tout ce qui bougeait. II y avait un groupe qui a résisté au moins un quart d’heure. Là, je me suis dit, il y a du Jap. J’ai foncé dessus, d’un arbre à l’autre. Ils ne m’attendaient pas du côté d’où je suis venu. Ils étaient trois. Je leur ai collé ma dernière grenade. En disant cela Orrhy fouillait dans un sac anglais que portait un Méo. Il en tira une grosse boule poilue qu’il lança à mes pieds. La chose roula. C’était une tête d’homme couverte de la laque brune du sang caillé. – Et ça, mon lieutenant, vous me diriez que c’est pas du Jap? Nombré de Dios!... Phidias se tut, rouge comme un coq. – C’est un as votre Orrhy, dit le Commandant Maurin. – Dis donc "le petit", s’exclama Basile, tu vas me le faire connaître ton Orrhy?... – Comment? rétorqua Phidias, mais tu le connais, il a simplement repris son vrai nom. C’est Gonzalez, notre légionnaire.Fin
* ** Le Caporal Ta Am et le Sergent 504 continueront à faire preuve de qualités solides et brillantes. Le Sergent 504 montrait à chaque retour de mission tant d’adresse, d’intelligence et de compréhension de la situation qu’il surprenait son chef et l’inquiétait un peu. Puis, le Japon demanda la paix. Le monde étonné ouvrait des yeux surpris et murmurait: déjà? Car le monde, le monde des blancs, n’a jamais rien compris aux choses des jaunes. Et il est amusant à pleurer quand on sait que l’âme des jaunes nous est inconnue, de constater avec quel aplomb des gens sérieux traitent des affaires d’Extrême-Orient. Vous pensez que le Japon abandonne son rêve de domination des peuples asiatiques comme on cède une construction qui s’avère onéreuse entre les mains d’un concurrent plus puissant? Non! En attendant de reprendre l’affaire, le Nippon rentre dans sa maison. Mais avant de quitter ses conquêtes lointaines, il a ébranlé l’antique Asie. Les vieilles termitières se sont écroulées et les larves s’en sont échappées se croyant devenues adultes, enivrées par la liberté et l’indépendance qu’elles prennent pour du bonheur. Toute digue est crevée, tout barreau est levé. Comme un dragon déchaîné, la haine déferle sur la terre des sages où les Bouddhas ne sourient plus. Sus aux blancs! Sus aux Français! On oublie que c’est grâce aux Français que la paix s’est établie sur cette péninsule indochinoise où les yeux des vieilles gens conservent encore la lueur des incendies qui éclairaient les rapines et les meurtres. Sus aux blancs! La statue de Pasteur, jetée à bas, tombe sur l’airain déboulonné de Mgr Pigneau de Behaine. Les églises sont profanées. L’aberration monte au niveau de l’apostasie. L’annamite voit rouge. Sus aux blancs! Le massacre bestial des femmes, des tout petits et des très vieux de la Cité Héraud inscrit une infamante tache rouge sur le front de ce xénophobe qui relève encore du tribunal pour enfants. Sus aux blancs! La cohorte sanguinaire a ravagé la côte et les deltas. Révolution? Peut-être! mais déjà l’impérialisme séculaire de l’Annamite se fait jour et par-dessus la chaîne de montagnes, les hordes révolutionnaires jettent sur les rives laotiennes du Mékong leurs prunelles concupiscentes. Les rumeurs s’en viennent mourir dans les creux montagneux où les guérilleros français aux visages hâves attendent, interdits, l’heure des marches triomphales sur les plaines où l’ennemi vaincu dépose son armure et son, glaive ébréché. Le Sergent annamite 504 a des rendez-vous secrets qu’il ne rapportera pas à ses chefs blancs. Il a déjà reçu ses trente deniers. Trente deniers en or sans doute car l’animal est malin et la science militaire qu’il a acquise auprès des Français ainsi que la place qu’il a su y prendre ont dû constituer de sérieux gages à avancement dans la nouvelle armée du Nambo. Mais il y a cette brute de Ta Am qui le gêne avec ses sentiments arriérés. –Ta Am! Ta Am! Mon petit frère, notre place n’est pas ici. Notre place est parmi ceux de notre race qui ont libéré notre pays de l’esclavage. – Quel esclavage? répond Ta Am, les Français ne m’ont jamais retenu. Tu sais bien, frère aîné, que le capitaine nous a toujours laissés libres de rester ou de partir retrouver nos familles. – Oui, le capitaine! Mais il n’est plus là, et puis il n’était pas de notre sang. Les Annamites n’obéissent plus aux Français. Ils ne veulent plus de Français. Si nous restons avec eux, le Viet Minh nous tuera. Il nous faut partir avec les nôtres et participer à la libération de notre pays – Mais ces Français, n’ont-ils pas travaillé à la libération de notre pays? Qu’est-ce qu’ils ont gagné à refuser de partir, à continuer la lutte contre le Japonais, à supporter les rigueurs d’un climat épuisant, à vivre comme les sauvages? Moi, je les quitte pas. – Misérable Ta Am! Tu renies ta Patrie? Tu lutterais avec des étrangers contre tes frères? – Va-t’en, frère aîné, va-t’en! C’est toi qui trahis tes frères, ces blancs qui t’ont comblé d’honneurs, qui t’avaient agréé comme un des leurs ; ces blancs qui nous ont soigné avec leurs médicaments et avec leur affection comme nos semblables, sont incapables de le faire. Frère aîné, crains ma colère ; va-t’en!... Le Sergent 504 est parti en ricanant. Il a emporté la carabine que son capitaine lui avait offerte. Il a emporté des grenades, des cartes, et l’argent qu’il a volés au détachement qu’il trahit. Le Caporal Ta Am est resté seul dans sa petite case, sombre, en tête à tête avec ses pensées. – Demain les Français lui demanderont ce qu’est devenu le Sergent 504, et lui, Ta Am, mentira! Dans quelques jours, les Français seront attaqués! Que fera-t-il, lui? Tirera-t-il sur ses frères de sang? Il a vainement cherché refuge dans le sommeil. Sa pauvre tête bouillonne et pourtant il a froid. La fantasmagorie des fièvres ardentes déroule son hallucinante théorie de "ma-quis" hideux qui dansent autour de lui une épouvantable sarabande. Des mains froides, visqueuses, aux ongles aigus, le frôlent, le palpent, le griffent pendant qu’à son oreille éclatent les cuivres de leurs rires insolents. Losqu’il ouvre les yeux l’infernale légion disparaît mais il lui semble que par tous les trous du toit les démons le guettent. Dès que son regard chavire la case est envahie par les diables hurlants qui en veulent à son âme. Ta Am tient les yeux grands ouverts et fixés sur une étoile qui brille entre deux planches disjointes du toit. Ta Am pense à mourir, mais il craint que lorsqu’il sera mort, personne ne tienne en respect les esprits funestes qu’il sent déjà cupidement penchés sur lui. Il se revoit, fermant les yeux à son père et l’habillant de ses plus beaux vêtements, de ses pantoufles de gala, de son turban de satin noir. Il voit son double introduire pieusement des sapèques et des grains de riz dans la bouche paternelle pour que le cher défunt puisse payer le tribut d’entrée dans l’autre monde. Il se souvient de tous ses petits carrés de papier argenté et doré qu’il éparpillait autour du mort pour que les pies oublient sur ces hochets l’âme craintive du cher disparu. Lui n’aura pas de ces longues funérailles à la fin desquelles le prêtre vient ajouter le nom du mort sur les tablettes des ancêtres posées sur l’autel flamboyant de pourpre et d’or. Mes ancêtres! Que votre protection s’étende sur moi et sur ma famille! Mon père, vous dont la tablette funéraire a toujours été l’objet de mes soins et de ma vénération, protégez-moi, conseillez-moi! Tout est noir dans ma tête! Je ne puis trahir ces blancs que vous honoriez vous-même ; ces blancs qui m’ont aimé et que j’aime! et je ne puis verser le sang de mes frères sans augmenter l’au-delà d’épouvantables "picayes", qui dévoreraient l’âme des miens jusqu’à leur trente-deuxième génération. Bientôt le jour viendra. Déjà les femmes des cases voisines font entendre le bruit sourd et cadencé des pilons à décortiquer le paddy. La fanfare du coq voisin annonce le matin. Les boeufs dans l’étable contiguë beuglent sourdement en ruminant l’herbe broutée la veille. Ta Am n’a plus chaud. La fièvre est tombée. Ta Am ne craint plus les ténèbres où ricanent les mauvais génies Il sait ce qu’il faut faire, ce qu’il va faire. Pourtant son cœur bat très fort. Ta Am pense encore à son père, à sa famille, à ses chefs blancs, à ses amis blancs, puis comme le ciel rentrait par tous les trous du toit et inondait tout de sa lumière...* ** Une détonation sèche troua le silence du matin. Le Capitaine Guilliod se dressa avec son pistolet à la main. – Ça vient de la case a côté, dit quelqu’un. Guilliod s’y dirigea rapidement. Sur le seuil de la case il pâlit. Chancelant ; il dût s’accrocher au chambranle de la porte. –Ta Am! Ta Am gisait sur le côté. Il tenait sa carabine serrée tout contre lui, le canon dans sa bouche aux lèvres un peu fortes. Il était recroquevillé. Le deuxième orteil du pied droit était crispé sur la détente de son arme. Un filet de sang coulait du coin de sa bouche comme s’il s’était endormi en chiquant du bétel. Guilliod enleva l’arme des mains qui se crispaient déjà, puis, pieusement, il ferma les yeux au petit Annamite. Les Français entraient avec l’air effaré et ce désordre des gens brutalement éveillés. Pauvre Ta Am! Personne ne comprenait pourquoi le défunt avait disposé des billets et des pièces d’argent tout autour de lui. On les remit dans les poches du mort. Mais, calme-toi!... Ta Am, ne crains rien! Des lèvres chrétiennes sont tombées les prières qui ont accompagné ton âme noble jusque aux champs élyséens où vivent tes ancêtres. . .
* ** On approchait de son fameux poste. X... s’en allait, tel un missionnaire sur les pistes rocailleuses des contre-forts de cette chaîne annamitique dont les derniers ressauts disparaissent dans la mer de Chine. Il s’en allait seul et sans autres armes que sa connaissance élémentaire du coq-neu et sa confiance. Un jour, il est surpris par un groupe d’Annamites qui lui ordonne d’arrêter. Parmi eux il reconnaît Tran Van Dong, son ancien ordonnance. Son cœur bondit. – Yan Dong! Yan Dong! C’est moi, ton capitaine. Viens! Viens me dire bonjour! Mais Tran Van Dong réfléchit puis répond: – Demain soir viens au village de Xieng Ma, vers six heures. Puis toute la bande disparaît dans les fourrés. Le soir X... raconte sa rencontre. Il est radieux. Son camarade J... lui fait observer que Xieng Ma est un village à une journée de marche de là, sis à côté du poste de même nom qui est tenu par une faible garnison française attaquée sans répit par les rebelles. X... réplique: – Ne perdez pas votre salive, mon cher, je connais Xieng Ma, c’est mon ancien poste. Il y a d’abord le village annamite avec le marché en dur que j’y ai fait édifier ; puis, sur le flanc de la combe pierreuse qui fait face au Sud, il y a les maisons de mes tirailleurs mariés. Je les vois, ces maisons Elles sont élevées sur des soubassements de parpaings. Quand il n’y avait qu’eux de construits cela faisait comme un gigantesque escalier qui descendait vers le ruisseau qui murmure au fond de la combe. Sur chaque marche est. née une maisonnette de tirailleur. L’État n’a pas payé un sou ; j’ai tout fait par mes propres moyens: construction et ameublement. Le sentier abandonne le ruisseau et remonte au Nord le long du petit village des mariés ; puis on traverse la route et en deux sauts on est au poste dont la porte est à l’Est. J’irai demain. Demain je vous ramènerai toute ma Compagnie. Le lendemain, à l’heure où le soleil dore la frange boisée de la grande dorsale annamitique, X... rentre à Xieng Ma. Rien n’a pu le dissuader d’aller à ce suicide X... est tout ému. Xieng Ma n’a pas changé. Il reconnaît la case du tailleur et celle de la marchande de casse-croûte qui vendait une soupe chinoise exquise et de si bons "nèmes". Il va, regardant à droite, à gauche, heureux et guilleret. Dans son émoi, il ne s’était pas rendu compte que Xieng Ma était désert. Les portes étaient closes. Celles qui ne l’étaient pas montraient le désordre des fuites et les traces du pillage. Pas un être vivant. Pas un cri d’enfant, de chien, de porc. Le village était mort. X... s’arrête. Le silence l’oppresse. Il appelle: – Yan Dong! Son cœur bat plus fort. La crainte vague se précise et son émoi grandit. Le marché est là, à trente pas. Tout à coup il entend une voix faible qui l’appelle: – Ong quan ba! Ong quan ba! L’officier tressaille. – C’est toi, Yan Dong? – C’est moi. Arrêtez! Mes camarades m’ont ligoté et frappé, mais je me suis détaché pour venir vous avertir. J’étais sûr que vous viendriez! Les autres veulent vous prendre vivant pour que votre rançon fasse capituler le poste. Puis ils vous tueront tous. Fuyez, Ong quan ba! Dépêchez-vous! – Je m’en irai avec toi, Yan Dong! Viens! – Je ne peux pas, j’ai une jambe brisée. Fuyez! les voici! En effet, une dizaine d’anciens tirailleurs apparaissent portant short et chemisette kaki, sanglés de leurs anciens équipements aux grosses cartouchières de cuir fauve, le mousqueton à la main. Ils s’étaient dissimulés sous le marché. Leur progression convergente ne laisse aucun doute sur leur dessein. X... fuit par où il est venu. La meute s’élance à ses trousses et vocifère. A droite s’ouvre une ruelle. Il s’y engouffre, sprinte éperdument. Les lieux lui sont familiers. Encore un passage sur la droite. Il franchit un fossé, saute un mur. Il est sur le sentier qui suit la combe. Durant cette fuite éperdue, une pensée domine constamment la confusion de son esprit. Le Capitaine X... répète mentalement: – Ça y est! Je suis fichu. Ils vont me tirer dans le dos! Je vais sentir` la brûlure des balles. Ma femme va être veuve! Ma femme va être veuve! C’est bête et lâche! dira-t-il plus tard, mais je n’avais que cette pensée: Ma femme va être veuve! X... court un cross country magnifique. Ses poursuivants ont perdu sa trace. Il est presque arrivé au bas du village des tirailleurs mariés qu’il faut contourner par le Sud pour accéder au poste. Il pense qu’il est sauvé. Il ralentit sa course sentant la montée toute proche. Personne n’est derrière lui. Le tournant est là. Le tournant du sentier qui monte entre les rochers gris plantés sur le flanc de la combe. Un bruit de pas qui vient de la droite lui fait tourner la tête. Le spectacle l’arrête. Deux groupes de combat de ses anciens tirailleurs dévalent vers lui, l’arme à la main, à vingt pas. Malgré l’ombre qui envahit le creux, il reconnaît ses hommes. Et sa voix oppressée, spectrale, monte du fond du val et vient frapper tous ces hommes qu’il a aimés. – Caporal Tim, matricule 1911! Tirailleur Sam, matricule 802!.. Les hommes répondent: – Présent! Présent!... X... délire!... Ses talons claquent. Sa voix aux intonations métalliques se détachent comme les notes d’un clairon. – L’arme au pied!... Garde à vous! à droite,... alignement! Telle est la force de l’habitude et le magnétisme qui émane de cet homme que les deux groupes mettent l’arme au pied et s’alignent, médusés, en murmurant: – Ong quan ba!.. Mais derrière les deux groupes viennent d’autres rebelles, des inconnus qui avancent l’œil mauvais et l’imprécation haineuse à la bouche: – Lâches! Attrapez-le! Tuez-le! Le charme est détruit. Les hommes se ressaisissent et amorcent un mouvement agressif vers leur ancien capitaine. X... se sent perdu. A nouveau il s’élance sur le sentier, bondit par-dessus les roches. Le souffle lui manque. Ses tempes battent ; ses jarrets demandent grâce. Les poursuivants gagnent sur lui. Enfin il arrive à hauteur des plus hautes maisons du village des tirailleurs. Il tourne à gauche pour se mettre à l’abri de la rangée des maisons. A ses pieds, il distingue un canon de fusil Lebel. Un bout de crosse brûlée adhère encore au pontet. X... ne peut s’interdire de penser que ce fusil était autrefois "porté" sur ses contrôles d’armes. Il prend le long canon dans ses deux mains. Il se met "en garde". Il attend. Une respiration oppressée se fait entendre. Un poursuivant se montre et s’élance sur le terre-plein. X... le cueille d’un coup droit en plein front. L’homme roule sur le sentier et geint. L’officier reprend sa course. Les coups de fusil claquent. Les balles ricochent. Vrm! Ziou! Clac! Clac! La meute des poursuivants hurle sa haine. Les mots injurieux atteignent X... et ravagent son cœur. L’obscurité protège les derniers bonds du traqué. Il arrive devant la porte du poste, de son poste. La sentinelle allait fermer. X... se nomme et crie: – Alerte! Alerte! Puis il prend la mitraillette Thompson que tenait le soldat. Donne I Donne! A ce moment, un rebelle audacieux profile sa silhouette dans l’encadrement de la porte. X... a son arme sous le bras. Au jugé, il tire. L’Annamite s’écroule en tournant sur lui-même. Un,grand brouhaha anime le poste. Les fusils-mitrailleurs de la garnison font entendre leurs quintes saccadées. L’officier français est sauvé mais son grand amour est à tout jamais perdu.
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