Dr Henri GARRIGOUX
022
Prisons et
Transports
NEUENGAMME
GUERRE
1939 - 1945
NICE
- Décembre 1986
LES
GUERRES DU XXe SIÈCLE
A
TRAVERS LES
TÉMOIGNAGES
ORAUX
**
Collection
Michel El Baze
réalisée dans le cadre de
l'Association Nationale des Croix de Guerre
et
des Croix de la Valeur Militaire
2
Place Grimaldi - 06000
Tél.
04 93 87 86 77
Récits de
vie des Anciens Combattants,
Résistants,
Internés, Déportés, Prisonniers
**
Pour
l'enrichissement de la
mémoire
collective
Ces
documents peuvent être mis en libre communication
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reproduction et d'adaptation
réservés
pour tous les pays.
Conservateurs
:
• Ministère des Anciens Combattants -
Délégation à la Mémoire et à l'Information
Historique - Paris. (Volumes N° 1 à 85) • Sénat de
la République - Département de la Recherche
Historique de la Bibliothèque - Paris. •
Department of Defense - Department of the Army -
Federal Center of Military History - Washington -
U.S.A. • Imperial War Museum - Departement of
Documents - London - Great Britain. • Bundesarchiv
- Militärarchiv - Freiburg im Breisgau -
Deutschland. • Hôtel National des Invalides -
Musée de l'Armée - Paris. • Conseil Général des
Alpes Maritimes - Cabinet du Président. •
Direction des Archives Départementales des Alpes
Maritimes. • Université de Nice-Sophia Antipolis -
Centre de la Méditerranée Moderne et
Contemporaine. • Ville de Nice - Bibliothèque
Municipale. • Ville de Nice - Cabinet du
Maire-Adjoint aux Anciens Combattants. • Musée de
la Résistance Azuréenne. • Le Témoin.
Analyse
du témoignage
Résistance - Déportation
en Allemagne
Écriture
: 1985 - 45 pages
AVANT-PROPOS du témoin
Á 83 ans j'entreprends
d'écrire cette histoire résumée de ma déportation
comme une sorte de testament. La mémoire sera
parfois défaillante, mais tous les faits énoncés
seront vrais, sans emphase ni dramatisation
excessive. Le recul de 40 années me laisse
toujours la même impression d'horreur et
d'écoeurement devant le comportement humain. Je
garderai le silence sur les lâchetés que j'ai
connues avant, pendant et après ma déportation.
Aussi loin que je remonte notre connaissance de
l'Antiquité, à toutes les époques, dans les pays
les plus divers et dans les circonstances les plus
différentes, les vainqueurs civils et militaires
ont torturé ou abattu leurs prisonniers : les
chaînes, les yeux crevés, l'esclavage, la capture
et l'utilisation des femmes. Hitler n'a fait
qu'inventer un système méthodique assez
perfectionné, comme son complice et bientôt
adversaire, Staline. Dans l'appareil
concentrationnaire, il s'agissait essentiellement
de déshumaniser l'individu, de le réduire à l'état
végétatif. Le résultat était rarement en défaut et
seul l'instinct de survie persistait : manger et
boire, éviter d'être frappé ou abattu. Ces bêtes
humaines pouvaient parfois avoir le comportement
des fauves de la savane. Éducation, honnêteté,
correction sont un vernis fragile.
At 83
years of age, I start writing this epitomised
history of my deportation as some kind of
testament. The memory may be faulty at times, but
all the facts stated will be real, without
emphasis, nor over dramatisation. Forty years have
gone by, but I am still left with the same
impression of horror and disgust in front of human
behaviour. I will keep silent about the cowardly
actions that I witnessed, before. during and after
my deportation. As far back as our knowledge of
antiquity goes, throughout all periods, in the
most different countries and circumstances, the
winners, be they civilian or military, have
tortured or killed their prisoners. The chains,
the eyes gouged out, slavery, the capture and
usage of women. Hitler only invented a methodical,
fairly sophisticated, as his accomplice who was
soon to become his foe, Staline. In the machinery
of a concentration camp, the purpose is to
dishumanize the individual, to reduce him to a
vegetable like stage. The result was rarely
missed, and the only thing that remained was the
instinct for survival, eating, drinking, trying
not to get beaten or shot. Those human beasts
could at time behave like wild animals. Education,
honesty, good manners are a fragile veneer.
Préface de Michel EL BAZE
Le Docteur Henri
Garrigoux entreprend dès Juillet 1940 ses actions
dans la Résistance en adressant à tous les
parlementaires du Cantal une lettre pour les
mettre en garde contre ce qui va leur être demandé
à l'Assemblée du 10 Juillet 1940 à Vichy. Pendant
les quatre années qui suivent, notre camarade
poursuivra sans désemparer ses actions de
propagande contre l'Occupant, contre Vichy et
entravera les départs des requis au Service du
Travail Obligatoire en Allemagne par tous les
moyens. Se plaçant sous les ordres du Général
Cochet, il sait convaincre et rassembler les
futurs dirigeants de la Résistance de
l'arrondissement d'Aurillac. Le Préfet Horno le
convoque deux fois dans son Cabinet en Janvier
1943 pour essayer de faire cesser son activité
Résistante et l'informe qu'il est inscrit en tête
de liste des otages à fusiller. Constamment
surveillé. Objet d'une enquête de la Police
allemande et de la Milice. Obligé plusieurs fois
de quitter son domicile, Garrigoux ne relâche pas
ses services à la Résistance du Cantal dont il
dirige également la section médicale. Arrêté par
la Police allemande le 2 Juin 1944 et conduit dans
les prisons de Clermont-Ferrand, la Gestapo lui
fait subir, en neuf jours, trois atroces séances
de supplice qui le marqueront physiquement sa vie
durant mais il ne donnera aucun renseignement ni
ne dénoncera ses camarades de combat. Amené le 19
Juillet 1944 à Compiègne puis le 29 à Neuengamme,
il est libéré le 29 Avril 1945 par l'armée
britannique. C'est cette année, Cette éternité de
souffrances, Ce calvaire douloureux dans les
tenailles du barbare Allemand que le Docteur Henri
Garrigoux essaye de vous raconter au soir de sa
vie. Puissent nos enfants ressentir l'émotion qui
nous étreint tout au long de ces pages, serrer les
poings et dire avec nous : Non ! Plus jamais !
Doctor
Henri Garrigoux starts in actions in the
Resistance movement as early as July 1940, by
sending to all the deputies of Cantal a letter
warning them of what was going to be requested
from them at the meeting on the 10th of July 1940
in Vichy. During the four years that followed, our
companion will unceasingly continue his propaganda
actions against the occupying forces, against the
Government in Vichy, and will thwart the departure
of labour conscripts to the Compulsory work duty
in Germany by whichever means he had. Placing
himself under the orders of General Cochet, he is
able to convince and bring together the future
leaders of the Resistance movement in the area of
Aurillac. Préfet Horno summons him twice in his
office in January 1943 to try to get him to stop
his activities in the Resistance movement and
informs him that his name is at the top of the
list of the hostages to be shot. Constantly under
scrutiny, under inquiry by the German police and
the militia, he had to leave his home several
times, Garrigoux does not relent his services to
the Resistasnce movement in Cantal, where he is
the head of the medical section. Arrested by the
German police on the 2nd of June 1944, and taken
to prison in Clermont-Ferrand, the Gestapo within
nine days, will submit him to three atrocious
sessions of torture which will leave him scared
for life, but he never gave any information, nor
gave up any of his companions of fight. Taken on
the l9th of July 1944 to Compiègne, then on the
29th to Neuengamme, he is released on the 29th of
April 1945 by the British Army. It is this year,
this eternity of suffering, this painful ordeal in
the hands of the barbaric Germans that Docteur
Garrigoux tries to tell you in his old age. May
our children feel the emotion that grips us all
through those pages, tighten their fists and say
along with us : No ! Never again !
La mémoire
La
mémoire : seul bagage incessible
Jacques ATTALI
LIVRE
I
**
" J'AI PLUS DE SOUVENIRS
QUE
SI J'AVAIS MILLE ANS "
Charles
BAUDELAIRE
.c.Prisons
et Transports
**
Il y a 40 ans aujourd'hui (2
Juin 1984), j'ai été arrêté par la Police
allemande. Depuis au moins 2 ans, VICHY, la Milice
et les occupants me surveillaient et, dans les
dernières semaines, j'avais l'impression d'une
filature incessante. Pendant l'occupation, à deux
reprises, un, puis deux Allemands en uniforme
s'étaient présentés à mon bureau pour
m'interroger, sans fouiller ni menacer - des
personnages corrects. Mais l'imminence du
débarquement Allié et l'activité croissante de la
Résistance intérieure avaient aggravé leur
comportement. Dans la nuit, une réunion secrète
décidée par la Police allemande, comprenant entre
autres le Préfet, le Maire, le Commissaire de
Police et probablement des miliciens, devait
désigner les personnes à arrêter immédiatement. La
cérémonie a été très simple. Il était 8 heures du
matin ; j'étais en retard ce jour-là et en train
de me raser dans la salle de bain ; entendant la
porte s'ouvrir, je me retourne : un soldat
Allemand, fusil à la main, me fait signe de le
suivre. Dans la chambre, en sa présence
impatiente, mon épouse, tendue mais très calme,
m'aide à préparer un petit sac de voyage, linge et
objets de toilette. D'autres soldats sont dans
l'entrée de l'appartement. J'embrasse ma femme et
mon fils âgé de 16 ans. Nous descendons au 1er
étage dans la rue et je constate que l'immeuble
est entièrement bloqué. Bien encadré, je suis
conduit à quelques centaines de mètres de mon
domicile, jusqu'à la Feldgendarmerie qui occupe un
étage d'un immeuble rénové récemment. Une salle
nue, une chaise paillée ; le silence ; deux
gardiens. Dans la matinée arrive M.C. 64 ans,
Instituteur retraité. Vers midi, quelques aliments
apportés par les familles nous sont remis ; il n'y
en aura pas d'autres. Le soir, toujours assis sans
parler sur nos chaises, nos poignets sont menottés
derrière les dossiers. Surveillance étroite. La
nuit se passe. Le lendemain matin, de très bonne
heure, les mains sont libérées et, sous bonne
escorte, nous allons à la gare ; je ne me souviens
plus si c'est en voiture ou à pied. Mon camarade
C. a eu l'idée lumineuse de demander au Boulanger
ami situé juste en face de notre prison
temporaire, une baguette de pain ; il la sort du
four, à moitié cuite seulement et de la couleur du
maïs qu'on mangeait à cette époque. Nous montons
dans un compartiment de 3ème classe en compagnie
de 4 ou 5 soldats Allemands dont le Chef parlait
probablement et comprenait le français. Mon épouse
arrive soudain sur le quai, livide, stoïque, vêtue
à la hâte - je remarque ses chaussures disparates
qui trahissent la précipitation forcée et
l'angoisse. Elle a dû être prévenue du transfert
par nos boulangers, des amis sûrs et attentifs.
L'autorisation m'est donnée de descendre quelques
minutes pour l'embrasser ; elle me dit à mi-voix
que Jean, notre fils, est dans la nature.
Elle-même n'a subi aucun interrogatoire ni mauvais
traitement. J'apprendrai à mon retour que mon
bureau seul a été fouillé de fond en comble ;
certains papiers et documents professionnels ont
disparu. Par contre, ils n'ont pas vu 2 lettres du
Général COCHET, que j'avais laissées - avec quelle
imprudence - parmi les fiches médicales. Ils
emportent également ma voiture et 50 litres
d'essence thésaurisée à grand peine au cours d'une
année, en vue des besoins essentiels aux jours de
la Libération. Un peu plus loin, sur ce quai, un
milicien, un certain Girard, je crois, surveille
le départ. Le train s'ébranle lentement, assez
bien rempli de civils dans les autres
compartiments et wagons, à une époque où les
transports étaient rares et aléatoires. Nous
échangerons quelques mots en patois avec C., mais
il serait imprudent d'insister. Le train monte
presque au pas une rampe très dure, puis c'est un
long tunnel ; nos gardiens ont des lampes de poche
et sont bien fixés aux deux extrémités du
compartiment. Vers midi, arrêt du train et
conduite sous bonne escorte dans un bistrot où
nous avons quelque nourriture. L'après-midi, il
faut une ou deux fois quitter un train pour un
autre parce que la voie ferrée avait été coupée,
généralement à un pont. Enfin CLERMONT-FERRAND,,
la foule apparemment indifférente, un tramway
(nous sommes menottés et bien encadrés) et la
prison de l'ancien Régiment français, le 92ème
d'Infanterie. Au 2ème étage, une cellule claire ;
2 occupants d'âge moyen, silencieux ; 3 paillasses
et 1 petite table avec, je crois, un broc et un
seau. J'apprends que l'un est un Anglais habitant
habituellement PARIS, réfugié en AUVERGNE depuis
l'Occupation ; il a été arrêté en même temps que
son épouse ; ils seront libérés au départ des
Allemands. L'autre est un Officier d'Active qui ne
parle jamais, reçoit fréquemment des colis
alimentaires dont il ne distribue pas la moindre
parcelle. Il fait la chasse aux punaises,
solidement implantées dans les trous de la paroi
plâtrée et sale, qui se manifestent en force
chaque nuit. La nourriture est très pauvre et,
pour la 1ère fois, je connais la faim. Les colis
de linge et d'aliments sont tolérés, en principe,
une fois par semaine et le linge sale emporté en
échange ; en réalité, les prisonniers de
CLERMONT-FERRAND ont parfois des colis plus
fréquents, mais ils sont tous ouverts et souvent
pillés par les geôliers. Les montres ont été
prises à l'arrivée et tous les objets tranchants
(rasoirs, ciseaux, canifs, etc) supprimés. Dans
les jours qui ont suivi mon voyage, la voie ferrée
a été définitivement coupée : aucun train ne
circule. Pendant près de 2 mois d'été, mon épouse
fera le voyage (160 + 160 kilomètres) en
bicyclette par la route de montagne, avec mes
colis ; à sa dernière arrivée, le portier Allemand
lui dira simplement : - Il
est parti ! et n'ouvrira
pas la porte. Ces voyages épuisants seront parfois
coupés par une nuit de repos chez la famille G.,
Notaire, dont le fils était un condisciple au
Lycée. Nous étions toujours restés en excellentes
relations et, après une longue période d'oubli,
des carrières différentes en des lieux éloignés,
je l'ai retrouvé sur son invitation, à LYON. Il
était Magistrat, assez mal accueilli, semble-t-il,
et peu considéré par ses collègues du Tribunal. Un
bon garçon, d'une paresse amusante, écrasé par des
traditions familiales vieillies de 2 siècles.
Marié, sans enfant, sa fin lamentable m'a laissé,
comme à ses cousins (excellent confrère et ami),
l'impression très triste d'une vie ratée. Chaque
matin, pendant une demi-heure environ, les portes
des cellules sont ouvertes. Les prisonniers
doivent aller au cabinet, prendre un seau d'eau
pour se laver et vider leurs ordures ; l'un d'eux,
à tour de rôle, balaie la cellule avec une branche
sèche de bouleau. En général, une promenade dans
la cour a lieu l'après-midi, groupe par groupe.
Parfois, un Coiffeur est présent et peut nous
raser. Il y a, paraît-il, 16 Médecins dans la
prison et la quasi-totalité des Professeurs de la
Faculté de STRASBOURG qui a été transférée à
CLERMONT-FERRAND dès le début de l'Occupation.
Elle a été trahie par un étudiant qui pendant des
années avait eu le rôle d'un grand Résistant
auquel tous portaient une confiance totale. Je
fais connaissance du Professeur BAULIG,, Géographe
éminent, très maigre, un visage très fin sous une
belle chevelure blanche ; il me raconte comment,
après les repas, lorsqu'il était encore en liberté
dans la ville, il ramassait les miettes de pain
sous la table, tellement le ravitaillement était
difficile en ce printemps 1944. Connu également le
Docteur CHAUMERLIAC,, Agrégé de Médecine, qui
reviendra de déportation avec une tuberculose
pulmonaire dont il mourra peu de temps après. 3 ou
4 jours après mon arrivée, un 4ème occupant nous
est adjoint : jeune Professeur d'Histoire et
d'Archéologie de la Faculté de STRASBOURG,
pétillant d'intelligence et d'humour, s'
accommodant parfaitement d'un embryon de paillasse
posé verticalement sur une chaise à défaut de
place sur le sol. Il nous raconte d'excellentes
histoires au sujet des fouilles qu'il a conduites
au MOYEN-ORIENT en compagnie d'archéologues
Américains. Il reçoit de son épouse, le 7 ou 8
Juin, un colis de vêtements et des vieilles
chaussures enveloppées dans un journal sale et
extrêmement froissé ; c'est le numéro de " LA
MONTAGNE ", journal de Pierre LAVAL, qui relate le
débarquement. Même scénario 2 jours plus tard,
mais hélas ! notre merveilleux compagnon est
transféré dans une autre cellule. Le temps est
beau et chaud. Chaque jour, nous voyons passer
dans la cour l'Evêque de CLERMONT-FERRAND, Mr
PIGUET,, arrêté récemment et qui ne se promène pas
avec les autres détenus ; il est toujours
accompagné d'un soldat Allemand assez civilisé,
catholique - peut-être Autrichien. Nous avons
successivement la visite d'un Aumônier catholique
dont le Commandant X reçoit la communion - et d'un
Pasteur protestant. J'apprends que la Bible est le
seul livre autorisé dans la prison. Aucun mot non
religieux, aucune nouvelle par ces visiteurs. Le
Commandant reprend sa chasse aux punaises. La
peur, l'angoisse recouvrent tout. Le 9 Juin 1944
commence un des épisodes les plus durs de ce
récit. Vers le milieu de l'après-midi, un homme en
civil, 30 ans environ, entre dans la cellule et
prononce mon nom ; je dois le suivre et très
rapidement, à peine le temps de mettre mes
chaussures. A la porte de la prison, il me tient
le poignet droit serré dans l'extrémité de la
manche de ma veste ; nous montons sur la banquette
arrière d'une CITROEN noire, traction-avant, qui
démarre rapidement. Un revolver est visible à sa
ceinture. La voiture sort de la ville et, peu
après se présente devant le portail d'une villa
qui s'ouvre prudemment et se referme aussitôt. Je
suis conduit dans une cave, mal éclairée par une
faible ampoule électrique, et poussé dans une
cellule de 2 mètres sur 1,50 m environ. Un homme
mal vêtu, mal lavé, silencieux, terrifié, l'occupe
déjà. Aucun soupirail, aucune aération extérieure,
aucun bruit. Dans la soirée, au début de la nuit
sans doute, l'homme de la Gestapo - dont
j'apprendrai plus tard qu'il s'appelle ROTH, -
vient me chercher et m'amène au 1er étage de la
maison, dans une assez grande pièce contenant une
longue table et quelques chaises ; des armes sont
posées, multiples, et, à l'extrémité, une machine
à écrire. Un second personnage, très brun, jeune,
l'air d'une brute, observe. ROTH s'installe devant
sa machine et commence l'interrogatoire. Il veut
mon nom de Résistant et ceux de mes camarades.
Tout cela ne me concerne pas et je dis avoir
simplement envisagé de préparer l'hôpital, où je
dirige un Service de Médecine, pour le cas où des
combats risqueraient un jour d'amener des blessés.
Il me parle alors de mon ami T. dont le rôle dans
la Résistance était important et qui a pris le
maquis à la dernière extrémité, pressé par
l'inquiétude de tout son entourage. Mon silence
l'énerve visiblement. Il m'ordonne de quitter ma
veste et, se dressant brusquement, m'assène de
violents coups de nerfs de boeuf sur toute la
moitié supérieure du corps et les bras ; l'un
d'eux arrache partiellement un ongle qui me gênera
longtemps avant de tomber. Mutisme, persistant,
hurlements de douleur ; les coups redoublent de
violence et me projettent contre le mur où j'ai
l'impression de m'écraser. Relâchement des
sphincters : urines et matières coulent sur ma
peau meurtrie ; je ne sens plus rien - immense
soulagement - sueurs froides, vide dans la tête,
plus rien. Sans montre, sans lumière du jour, je
ne saurai jamais combien de temps a duré la perte
de connaissance. Je me retrouve dans la même
cellule, seul, souffrant de tout, surtout de la
tête et du dos, la chemise déchirée, tachée de
sang, les sous-vêtements souillés, collés à la
peau. La conscience revient peu à peu avec le
souvenir et l'angoisse ; la faible lueur de la
lampe permet de voir sur les murs des traînées
rougeâtres, sales ; probablement des victimes
précédentes se sont appuyées là. De l'autre côté
de la paroi en planches, dans une autre cellule,
je sens une présence silencieuse. Soudain, un
bruit de pas dans la cave ; la porte s'ouvre et un
corps humain est jeté dans la cellule. Il est
tassé, sans forme, dans un long gémissement. Je
devine son visage tuméfié, des incisives
fracturées ; dans un grand effort, il me dit : - Je
suis le Docteur FRIC, de CLERMONT ; c'est la
3ème séance de tortures ; permettez-moi de prier
! Il me dira ensuite qu'il
était entre les mains des miliciens et me fait
comprendre que, à côté des planches, il y a un "
mouton ". Nous ne parlons plus et chacun cherche
vainement une position supportable. Plus tard, un
3ème homme arrivera, rendant tout mouvement
impossible. Personne ne parle. Deux ou trois fois
par jour, semble-t-il, un geôlier revolver à la
ceinture, apporte une espèce de tisane dans une
gamelle, une tranche de pain noir et quelques
vieilles pommes de terre cuites, à moitié
pourries. Quelques jours se passent dans la
terreur de l'avenir. Je ne sais plus quand le Dr
FRIC a quitté la cellule pour le retour à la
prison. Un bruit de pas inaccoutumé, un Allemand
inconnu me tire par le bras et me fait monter au
1er étage, celui du premier soir. Sur le palier
très large, sont couchés par terre, tous menottés,
déchirés, sales, une dizaine d'hommes dont un
Gendarme ; cet uniforme me frappe et j'en garde
l'image précise. Dans la salle, ROTH, la brute
noirâtre dont j'apprendrai plus tard qu'on
l'appelait " le boxeur " et un 3ème homme. Ils
avaient conservé ma veste, de bonne qualité et en
très bon état - objet rare à cette époque de
l'Occupation - dont le format devait parfaitement
convenir à mon bourreau. La brute vient
brusquement vers moi, un revolver braqué sur ma
poitrine en hurlant : - Tu
parleras, salaud ! Je
réponds, prévoyant la suite : -
Tirez, mais tirez donc ! Alors,
le tableau change. Agenouillé par terre, la
poitrine sur le siège d'une chaise, la tête entre
2 barreaux du dossier, les poignets menottés de
l'autre côté. 2 hommes frappent de toutes leurs
forces le dos, la région lombaire, les épaules,
tandis que le 3ème fait couler goutte à goutte sur
ma nuque de l'eau glacée afin d'éviter, évidemment
une perte de connaissance trop rapide. Je pousse
des hurlements - ça soulage - combien de temps ?
Je ne sais pas. Ils gueulent ; je hurle toujours.
Tout s'arrête. A demi-conscient, je suis traîné
dans une cave inconnue, une cellule un peu plus
grande où sont entassées une dizaine de personnes
; il y a un soupirail et, dans ce fond, des
planches sur 2 tréteaux. Un inconnu m'aide à m'y
allonger : j'ai découvert Charles JARRY,, cheminot
de CLERMONT-FERRAND, arrêté avec tout un groupe de
GERZAT, où ils habitent très nombreux, à proximité
de leur lieu de travail. Une amitié à toute
épreuve va se nouer entre nous, qui dure depuis 40
ans. Le lendemain nouvelle montée - combien
pénible - au 1er étage. Je reconnais le personnage
qui logeait dans la cellule séparée seulement par
une cloison en planches de celle où nous avions
cohabité très peu de temps, le Dr FRIC et moi. Il
tient une énorme barre de bois et commence à me
frapper les épaules et le dos en me traitant de
sale Juif. La brute noirâtre approuve, manipule
son revolver, mais ROTH les arrête au bout de peu
de temps ; il semble leur dire, en allemand, que
je ne suis pas Juif et que je suis foutu. J'ai
l'audace de lui demander ma veste ; il me répond
avec un rire sarcastique que je n'en aurai pas
besoin. Un nombre restreint de détenus ont été
interrogés sous la torture. J'ai pu résister à la
souffrance et ne livrer ni un seul nom ni un seul
renseignement. Connaissant parfaitement le
problème, je ne condamnerai jamais un homme ou une
femme qui a parlé sous la torture. Il y a une
limite individuelle à la souffrance. Qu'aurais-je
fait s'il y avait eu une 4ème séance ? Pour moi "
l'interrogatoire " est donc terminé et je
redescends dans la cellule des cheminots de
GERZAT. Il s'y trouve aussi une femme, jeune,
épuisée, échevelée, souillée sur ses membres
inférieurs et sur toute sa robe par le sang de ses
règles, sans linge ni toilette possible. Cette
image de misère morale et corporelle m'est restée
précise, parmi tant d'autres. A partir de cette
3ème séance, il y a un peu de vague dans ma
mémoire. J'ai probablement changé de cellule et
j'ai rencontré deux hommes très différents : le
1er, jeune, beau garçon, éclatant de santé, me dit
qu'il a été arrêté dans le train entre BRIOUDE, et
CLERMONT : il fait état d'une carte de "
collaborateur " dûment tamponnée et paraphée ; il
réclame d'être entendu et libéré, ce qui semble
être fait le jour-même. Le 2ème est un homme de 45
ans environ, d'une forte carrure, Maire d'une
Commune ou Canton du PUY-DE-DOME dont je ne sais
pas le nom exact. Il a été pris en otage sans
autre raison. C'est l'époque où les Allemands sont
partout traqués, souvent attaqués, par des
maquisards ; routes, ponts, voies ferrées,
locomotives, pylônes électriques, tout a sauté. On
arrête et on fusille un peu partout. C'est surtout
la bataille du Mont MOUCHET,, dans les forêts de
la MARGERIDE,, à la limite du CANTAL et de la
LOZERE. Une force allemande très importante,
solidement armée, avec l'aviation
d'accompagnement, devra se battre contre le maquis
difficilement encadré, très courageux mais sans
armes lourdes. Mon nouveau compagnon qui n'a
commis aucune faute, sera libéré après 48 heures
et il me laissera sa veste dont l'ampleur me
vaudrait un manteau. Mes renseignements imprécis
ne m'ont pas permis de le remercier après mon
retour, mais je n'ai pas oublié son geste humain
devant ma souffrance et ma détresse. Le lendemain,
dans une camionnette, entassé avec une dizaine de
victimes inégalement massacrées, je quittai la
villa des tortures pour retrouver la même cellule
de la prison. Une semaine s'écoule, à peu près
immobile sur ma paillasse. Mon précédent
compagnon, Anglais de PARIS, me passait la
médiocre nourriture et faisait à ma place la
corvée réglementaire du matin. Enfin, rassemblant
mes faibles forces, je descends jusqu'à la douche
et j'ai le bonheur de me laver entièrement. Avec
du linge propre j'ai l'impression de reprendre
forme humaine. Quelques prisonniers dont mon ami
M... des Ponts et Chaussées m'ont entrevu en
piteux état. Ils seront libérés au départ des
Allemands et feront part de leurs impressions à
mes amis de la Résistance ; il semble évident que
je n'arriverai même pas jusqu'à la frontière
allemande. Quelques semaines s'écoulent en
attendant une déportation certaine. Au
rez-de-chaussée, sur de la paille, est installé un
groupe d'hommes, pris en otage à la suite d'une
action du maquis, près de leur ville : le Chef
Régional de la Gestapo, paraît-il, aurait été
abattu. Comme d'habitude, les hommes valides sont
rassemblés sur la place, avec leur Maire. Celui-ci
grand ami de Pierre LAVAL, sera libéré dans les
jours suivants ; tous les autres seront déportés
en bloc et bien peu survivront ; ils quittent un
soir la prison en chantant : - Ce
n'est qu'un au revoir ! Le
19 Juillet, c'est notre tour : Une cinquantaine
peut-être ; la gare à la tombée de la nuit,
menottés 2 par 2, dans des voitures de 3ème
classe, mais 10 et non pas 8 par compartiment. Un
bref discours avant le départ nous indique que
toute tentative d'évasion entraînera la mort
immédiate de tous les hommes du compartiment. Nous
savons maintenant que les règles allemandes sont
absolues et sans appel. JARRY, est près de moi,
très calme et bon observateur ; il m'apprend,
pendant les 3 jours et 3 nuits que durera le
voyage vers COMPIEGNE tous les éléments de la
marche des trains et des signaux qui étaient, à
CLERMONT, son domaine. Il fait très chaud,
l'inconfort à 10 est pénible, menottes en
permanence. Le train va lentement, dans des
directions bizarres car les voies sont coupées un
peu partout. Nous nous trouvons un jour en plein
soleil, pendant toute une journée, dans une petite
gare de BOURGOGNE, sans locomotive. Le soir
seulement, une vieille machine, semble-t-il, est
attelée et le convoi s'ébranle pour la nuit. Il
monte une rampe au pas, les freins paraissant
serrés, pendant plusieurs heures. JARRY confirme
mon impression : le Mécanicien sait ce qu'il
transporte et voudrait donner une chance… De même,
plus tard, dans les wagons à bestiaux, on
trouvera, comme par hasard, une pince oubliée, du
fil de fer, un ciseau. Nous passons le long d'un
convoi important de wagons-citernes encore fumant
; l'aviation anglaise a dû passer par là. Nous
approchons de PARIS. Le soir, la gare de LYON. Des
dames et des jeunes gens de la CROIX-ROUGE sont
autorisés à nous donner un ravitaillement et une
carte postale à remplir immédiatement - la
dernière pour une année ; je l'adresse à ma soeur
qui habite PARIS avec son mari et qui a le plus de
chance de la recevoir. Le dernier jour, un
incident frappant : le train, entre la gare de
LYON et la gare du Nord, s'arrête au milieu d'un
lacis de voies, près d'une maisonnette devant
laquelle est une grosse borne fontaine ; il fait
une chaleur écrasante dans les voitures. Le
Mécanicien indique fermement que le train ne
repartira pas avant que ces hommes aient pu boire
de l'eau : les S.S. qui occupent un wagon
confortable en tête du train, acceptent ; nous
buvons. Le train repart lentement ; nous arrivons
à COMPIEGNE, peu avant le lever du jour. Il y a
toujours, partout, un homme courageux ; il y en a
eu beaucoup parmi les cheminots Français. Un autre
accident me revient en mémoire : Au cours d'un des
nombreux arrêts, un jeune S.S. parcourt le wagon
en demandant s'il y a un Médecin ; je réponds ; il
enlève ma menotte et me conduit dans un
compartiment de la voiture voisine. Un homme
paraissant jeune est allongé sur la banquette ; un
pansement très sale et tombant laisse voir une
large plaie infectée de la jambe ; il est très
pâle, la langue sèche. Avec des éléments de
fortune je refais un pansement et j'indique
l'urgence de soins sérieux. Je n'ai jamais su quel
a été le sort de ce malheureux. Pendant le "
transport ", terme officiel de tout déplacement
valable dans plusieurs langues, il arrivait qu'un
homme demande à l'un des geôliers qui arpente le
couloir la possibilité d'aller aux W.C. Alors, 2
menottés partent ensemble, sous bonne escorte et
ils ne seront jamais séparés, porte ouverte
évidemment. Les demandes ne sont pas fréquentes ;
la rareté des aliments et de la boisson,
l'incertitude de la réponse dans une atmosphère
d'angoisse et d'épuisement limitent les
initiatives ; il reste la sueur. Le séjour à
COMPIEGNE durera à peine une semaine. On circule
chaque jour sur un même terrain central. Il fait
très chaud. Un vague souvenir de ressources
alimentaires dûes à la CROIX-ROUGE,. Deux images
plus précises : des nuages de puces qui sautent
au-dessus des paillasses dès qu'on y touche et
surtout une rencontre inattendue et bien
sympathique. Après un appel quotidien, nominal,
dans cette grande cour, je vois venir vers moi un
grand jeune homme souriant, David EISENCHITZ,, que
j'ai bien connu à PARIS pendant mes études de
médecine il y a près de 20 ans. Descendant par sa
mère d'une grande famille d'artistes, de
scientifiques et de musiciens ; ses parents sont
l'un et l'autre d'excellents peintres dont
quelques oeuvres agrémentent aujourd'hui ma vie
solitaire. Lui-même s'occupe de photographie
d'art, il a changé son nom dont la résonance lui
semblait peu compatible avec l'idéologie
hitlérienne ; il s'appelle Pierre, son nom de
Résistant ; je ne me rappelle pas le nouveau nom
de famille. Nous nous retrouverons à NEUENGAMME,
mais dans des " blocs " différents ; il n'en est
jamais revenu et il est probable que sa mort -
après une longue et bien difficile enquête - doit
être située dans le camp même, au cours de l'hiver
où succombaient chaque jour tant de détenus. Nous
avons quitté COMPIEGNE, je crois, le 28 Juillet.
Une très longue colonne, peut-être 2 000 hommes,
est préparée dans les hurlements pendant plusieurs
heures. Chacun reçoit un morceau de pain et une
grosse tranche de saucisson. Le cortège s'ébranle,
en rangs par 5, formule qui sera partout la règle
désormais. Derrière une grille, un homme en
soutane, Monseigneur THEAS,, Evêque de LOURDES,
nous adresse un geste de bénédiction ; il ne fait
pas partie de ce convoi. Nous marchons à travers
la ville, solidement encadrés par des S.S.
mitraillette au poing. Une foule silencieuse
regarde passer le cortège qui va vers la mort. Sur
le quai de la gare, les plus petits bagages sont
saisis impitoyablement et l'ordre est donné de se
déshabiller entièrement. Chacun ne peut conserver
qu'une chemise ou un caleçon, jamais les deux.
J'ai pu glisser dans mon pain un petit bout de
crayon, un morceau de papier et une pièce de
monnaie ; tout le reste, absolument tout, est
définitivement perdu, en même temps que
l'identité. Combien étions-nous dans ce wagon à
bestiaux ? Une cinquantaine probablement. C. est à
côté de moi, assis par terre ; il a choisi de
garder sa chemise. Son état est satisfaisant car
il n'a pas, bien que Résistant, subi de tortures à
CLERMONT-FERRAND. ROTH et son complice l'ont
obligé à chanter une chanson et il estime s'en
être bien tiré. Nous sommes placés à quelques
mètres d'un bidon de tôle, debout, ouvert en haut,
qui doit nous servir de tinette pendant ce voyage
de 3 jours et 3 nuits ; elle était pleine bien
avant la fin et débordait à chaque chaos. Le
train, très long, roulait à allure modérée. Dans
une petite gare, arrêt. Par la lucarne du wagon,
l'un de nous voit descendre sur le quai une
dizaine d'hommes presque nus ; des hurlements de
S.S. nous parviennent, puis des rafales de
mitraillettes. Le bruit court qu'il y a eu une
tentative d'évasion : tout le monde a compris. Le
train repart. Vers la fin de cet après-midi,
torride, nous passons à THIONVILLE, où,
semble-t-il, nous changeons de locomotive. C'est
la seule gare dont j'ai vu le nom. Alors je trace
quelques mots sur mon bout de papier, avec
l'adresse de Mme V. (épouse d'un confrère, ami
sûr) lesté de la pièce et d'un bout de fil de fer
trouvé dans le wagon ; je le jette par la lucarne
au moment où nous franchissons au pas un passage à
niveau. D'assez nombreux civils regardaient de là
ce convoi qui ne devait pas être pour eux une
nouveauté. Ce message, le dernier, a été ramassé
par un cheminot et adressé à sa destination avec
la somme qu'il contenait. Ma famille a reçu un
jour d'Août le dernier souvenir de celui qui
s'apprêtait à franchir la frontière. Dans la nuit,
le train s'arrête : le bruit court qu'il s'agit de
COLOGNE, ; beaucoup de voies, d'aiguillages
franchis en cahotant. La porte du wagon est
ouverte avec des grincements de ferraille. Des
civils, hommes ou femmes, je ne sais plus, nous
donnent à boire au nom de la CROIX-ROUGE et
distribuent des boîtes de sardines, une pour 2
hommes. Sans rien d'autre que des doigts sales,
nous les mangeons à la lueur très pâle des lampes
de la gare. Je me pose maintenant la question :
était-ce dans une gare allemande ou bien à la
frontière même? Après cet arrêt important, le
convoi repart vers l'inconnu.
.c.NEUENGAMME I
***
Le train s'est enfin arrêté
un matin dans un paysage dénudé et désert, sans
aucun bâtiment. Les portes des wagons sont
ouvertes en grinçant et les hurlements commencent.
Des S.S. très nombreux, maniant sans arrêt leur
terrible lanière de cuir - la schlague -
bousculent ces héberlués presque nus et épuisés.
En rangs par 5, comme toujours, on marche pour
atteindre la grande porte d'un camp comportant une
vingtaine de baraques en bois, sans étage, le long
d'une très large place. Nous sommes parqués dans
le sous-sol d'un bâtiment en briques qui semble en
construction, mais ne dépasse pas encore le niveau
du sol. Sur la terre battue ou dans les escaliers,
on se laisse tomber. Ensuite, ce sera la
répartition dans les blocs. C. ne me quitte pas et
nous dormirons pendant 1 mois 1/2 sur le même
étage d'un châlit. JARRY, est dans le même bloc
15, un peu plus loin. Nous occupions le niveau
moyen des 3 étages et nous avions de la paille
propre. Impossible de se coucher en parallèle car
la largeur est faible, prévue évidemment pour un
seul corps humain ; donc tête-bêche en prenant
garde de ne pas envoyer ses pieds dans la figure
du voisin. Chacun sait que la paille fait un lit
confortable mais, malheureusement, elle se brise
très vite, tombe un peu chaque nuit et doit être
balayée avec les moyens du bord, accompagnés des
hurlements des Kapos. Ce bloc 15,, comme les
autres, comporte 2 parties, chacune contenant
probablement 500 hommes. Français, Belges,
Hollandais, Polonais, Russes, un curieux jeune
Anglais ramassé à JERSEY, 2 ou 3 Italiens. Ce
mélange sans langage commun sera toujours
soigneusement entretenu. Chacun a reçu une
chemise, un caleçon plus ou moins court, une
veste, un pantalon et un béret ou casquette ou
chapeau, le tout délavé, sans boutons, de tailles
à peu près identiques ; sur le dos de la veste, un
immense X en peinture jaune. En regardant les
autres, on se rend compte que nous sommes des
pantins grotesques. Aucune glace ou autre
accessoire ne permettra jamais - heureusement- de
voir son allure et son visage. C'est à ce moment
que je peux situer le changement de ma
personnalité. Si je croyais à la métempsycose, je
dirais que j'ai été réincarné dans la peau d'un
animal mal connu, sans aucune mémoire, découvrant
un monde où tout est dangereux, où il faut
perpétuellement chercher sa nourriture, où des
ennemis sont partout. Rien n'est prévisible mais
l'angoisse est un état permanent. Des êtres
comparables s'agitent autour de moi, parfois
calmes, parfois hostiles, parlant souvent un
langage incompréhensible. Des uniformes verdâtres
et des hurlements. Aucun souvenir d'une vie
antérieure sinon une vague brume que je ne cherche
pas à percer ; à quoi bon ? Une seule chose compte
: manger. La vie des camps, partout la même, a été
maintes fois décrite : la nourriture famélique,
l'absence totale d'eau potable, de linge, de savon
ou succédané - les corvées quotidiennes, les
appels interminables, de nuit comme le jour, les
hurlements dans une langue dont j'ignore le
premier mot. Dès le deuxième jour, tous ceux qui
ont des cheveux sont tondus d'avant en arrière,
sur une largeur de 5 cm environ ; pour les
chauves, tout est plus simple. Un des jours
suivants, rassemblement sur la place pour les
vérifications d'identité, semble-t-il, et une
question à laquelle il faut répondre sur une fiche
: quelle religion ? Quelques secondes pour
réfléchir. Juif éliminé, il reste protestant,
catholique ou rien. Je me souviens que le nazisme
a été parfois très mal apprécié par les
protestants Allemands ; par contre, il n'y a pas
eu d'accrochage avec le Vatican ; " aucune
religion " ferait une mauvaise impression chez les
fanatiques du culte hitlérien ; donc je suis et
demeure catholique. J'ai reçu le matricule " 40560
" sous la forme d'une petite plaque de fer tenue
par une ficelle passée autour du cou ; il faut
pouvoir annoncer son numéro en allemand bien
entendu, sous peine d'une volée furieuse ; celui
qui n'a plus son " numa " sera abattu. La ficelle
était d'une qualité exceptionnelle car j'ai ramené
jusqu'à PARIS mon nouvel et unique état-civil.
Curieusement, je n'ai jamais vu un oiseau, pas
même une hirondelle ou un moineau. Plus tard, au
cours de corvées un peu en dehors du camp, je
découvrirai un vague village qui est
essentiellement destiné à loger tous nos gardiens
S.S. et, parfois, leurs familles. C'est ce que m'a
raconté un Curé Belge qui y avait travaillé 2 ou 3
fois dans le rôle de jardinier ; il m'a expliqué,
en confidence, qu'après avoir ramé des planches de
haricots, il soulevait un peu quelques tiges dont
les racines deviendraient inefficaces, d'où
allégement de la récolte pour " ces salauds-là " !
Chaque jour, un détenu plus ancien, un Avocat
Belge paraît-il, devenu presque homme de
confiance, venait désigner les plus valides pour
chaque corvée. Les vieux restaient devant le bloc,
debout ou assis par terre. Mon premier travail a
été le chargement de wagonnets avec du sable et
leur poussée à quelques centaines de mètres sur
des rails " DECAUVILLE " rouillés et tordus. Les
déraillements étaient fréquents et il fallait
remettre sur la voie les wagonnets entièrement
remplis, extrêmement lourds, sous un soleil de
plomb. Heureusement, un camarade bâti comme une
armoire et rompu aux travaux manuels m'apporte
aide et conseils dans un domaine où mon ignorance
égalait mon inaptitude ; il faut remplir sa pelle
à moitié seulement et faire tout effort
progressivement. Lorsque son épaule soulevait le
wagonnet, on avait l'impression d'une puissance
d'éléphant. Je n'ai jamais retrouvé dans la suite
cet homme secourable ; habitué par son travail à
une forte ration alimentaire, il a dû être l'une
des premières victimes de la famine. Ma formation
se poursuivait dans des oeuvres très variées : Je
me rappelle le creusement d'un trou profond pour
l'implantation d'un grand mât en compagnie d'un
Chef d'orchestre Russe - le transport d'énormes
pavés de pierres qui écorchaient les mains - le
nettoyage de radiateurs rouillés avec un vague
morceau de fer, sous la pluie. Pendant toute une
journée, j'ai participé à la construction d'un
nouveau four crématoire : fixés les uns sur les
autres le long d'une très haute échelle, nous
prenions les briques 2 par 2 du bas vers le
sommet, un exercice qui m'a laissé un souvenir
particulièrement douloureux. Un autre jour, un
Russe robuste, perché sur le bord d'un hangar,
nous jetait sur le dos un sac de ciment (50 kg)
qu'il fallait porter à une centaine de mètres. Les
chenilles méritent une mention particulière :
Elles étaient d'une couleur verte très brillante,
bien pleines, donnant une impression réconfortante
de très bonne santé : elles couvraient
entièrement, ce qui, paraît-il, était des choux,
mais il n'en restait que les squelettes. Nous
devions les prendre une par une pour les mettre
dans quelque vieille boîte de conserves et les
jeter dans un petit canal au bas du terrain. Je ne
sais pas si les chenilles savent nager mais,
revenu au même endroit le surlendemain, il y en
avait un aussi grand nombre sur les choux fantômes
et, délicatement, entre le pouce et index, nous
les avons reporté dans le canal. Chaque soir,
après ces exercices au ras du sol, j'avais très
mal dans le dos et surtout dans la région
lombaire. Un autre jour, à l'extérieur du camp, le
long de la barrière non électrifiée, il s'agissait
de creuser des trous pour faire je ne sais quoi.
J'étais avec BERGERON,, Chirurgien-Dentiste,
ancien Résistant, arrêté en même temps que son ami
PERIER, ; ils avaient connu la Gestapo de
CLERMONT-FERRAND mais, heureusement, sans séquelle
importante. Dans la matinée, à la fenêtre d'une
baraque touchant presque la barrière métallique,
paraît une femme jeune, brune, propre, qui parle
je ne sais quelle langue, mais nous ne faisons que
quelques gestes pour ne pas attirer l'attention du
Kapo qui a parfois le dos tourné ; elle nous fait
passer par un interstice de la grille un morceau
de pain et du pâté. Renseignements pris le soir,
au bloc, elles sont paraît-il, 2 ou 3 pour le
Dimanche des Kapos ; tout est remarquablement
organisé dans ce paradis. Une seule fois, revenu
jusqu'à l'endroit où le train nous avait amené,
j'ai vu un convoi de femmes et quelques jeunes
enfants dans des wagons de voyageurs usagés ;
elles semblaient terrifiées, fatiguées, impossible
de nous approcher. Je n'ai jamais su où elles
étaient conduites. D'énormes madriers nous
attendaient, à transporter sur nos épaules
jusqu'au camp. Tout le long de la route qui longe
le camp, des soldats mitraillette au poing, tenant
de l'autre la laisse d'un chien ; les races sont
variées, principalement des bergers allemands et
des boxers, tous très beaux, très disciplinés,
sans aucun aboiement sur notre passage ; une
sentinelle tous les 10 mètres. Au bloc 15,, j'ai
connu PRENANT,, Professeur à la " SORBONNE ", dont
le père avait été mon Professeur d'Histologie à la
Faculté de Médecine de PARIS. Il était solidement
bâti, parlait allemand et semblait bien supporter
la vie du camp où il était arrivé bien avant nous.
A ce moment, il travaillait à une sorte d'égout
sous notre baraque où nous avions une rangée de
sièges à cet usage ; ils servaient aussi de salon
pour la conversation après la soupe de la
mi-journée ; on s'y établissait pour un moment,
par affinités, pendant que les Kapos, occupés à
manger une part de nos portions, nous laissaient
une paix relative. On fait salon où l'on peut. Il
y avait un Préfet, des Officiers dont un jeune
Officier de Marine qui s'occupait du réglage des
montres et instruments de navigation dans un
bâtiment tout proche du camp - un travail propre.
Plusieurs Curés, dont quelques Belges - un ancien
Colonel, Breton, doyen du bloc avec ses 75 ans,
très bonne tenue sous ses haillons - un industriel
de BOURGES - un propriétaire de CHAMPAGNE dont je
ne peux plus retrouver le nom noble, très connu,
un homme grand, très distingué malgré son
accoutrement, 65 ans environ, de relation
particulièrement agréable. Il était envoyé souvent
aux cuisines où il épluchait des pommes de terre
et des choux. Il m'a appris dans tous ses détails
le travail du champagne. Un soir, il m'a apporté
un petit morceau de toile qu'il avait trouvé dans
une poubelle ; je n'ai jamais oublié ce cadeau
royal que j'ai frotté longuement avec de l'eau, la
nuit, pour en faire ensuite une serviette de
toilette - illusion du lavage. Un ancien cuisinier
du " CARLTON " de CANNES m'a décrit le
fonctionnement d'un de ces magnifiques palaces où
chaque homme, à la cuisine, est spécialisé dans un
domaine très précis et où tous les produits
employés sont de première qualité. Toute l'espèce
humaine était représentée dans ce camp : toutes
les professions venues de tous les départements
français, des prisonniers de droit commun,
voleurs, trafiquants du marché noir que les
Allemands avaient un jour sorti de prison pour les
jeter dans un lot de Résistants promis à la
déportation. Il en était de même certainement pour
les autres nationaux, notamment Polonais et
Russes, parfois corrects, plus souvent mauvais,
toujours séparés de nous par la langue. Aussitôt
avant la soupe, les Kapos distribuent les
gamelles. Je me souviens de celle qui est trouée
et qui perd sa soupe immédiatement - celle qui est
représentée par un ancien pot de peinture ; on y
tombe à son tour. Quelquefois, il manque des
gamelles et il faut manger à deux dans la même,
chacun défendant âprement ses cuillerées. Notre
équipement comprend uniquement une cuillère à
soupe que chacun conserve en permanence,
généralement fixée dans une boutonnière de la
veste. Certains ont pu faire un simulacre de
couteau avec un bout de fer ramassé sur un
chantier et frotté longuement sur une pierre ;
j'en ai fabriqué 2 ou 3 fois, mais toujours pour
un temps limité par les fouilles périodiques. Cet
instrument servait surtout à partager en 2 lames
notre tranche de pain du soir, sans perdre une
seule miette ; 2 tranches très minces donnent
l'impression d'une ration plus importante !
Longues séances d'appel sur la place du camp :
rangés en colonnes par 5 pour être compté avec des
hurlements et des bousculades. Elles duraient
parfois 2 heures parce qu'il y avait 1 homme de
moins ou 1 homme de trop ! Il y en a eu la nuit,
sous les projecteurs. Il y en a eu sous la pluie,
dans les flaques d'eau et alors le seul problème
était de se trouver sur le bord de cette boue et
non pas dedans. Un soir, nous étions ainsi tout
mouillés, recomptés pour la 10ème fois ; en fin
d'une colonne, on avait traîné les morts de la
journée, restés dans les baraques, pour avoir un
compte exact. Tout à coup, un bruit de chute, un
éclaboussement d'eau sale : mon voisin de rang
venait de s'affaisser ; il était mort - incident
sans importance - les S.S. comptaient toujours les
hommes, morts ou vifs. Aucune nuit n'était
paisible, sur nos planches parfois confortées d'un
peu de paille. En dehors d'un appel inattendu, il
y avait un réveil brutal avec hurlements et coups
de fouet en vue d'une formation de kommandos :
tous les hommes nus triés par un aéropage S.S. Les
plus valides étaient retenus, dirigés sur la
douche, habillés ensuite dans la fameuse tenue
rayée pour quitter le camp. La plupart de ces
groupes sont allés, je crois, en HOLLANDE, pour
des travaux très durs dont les survivants étaient
un jour rejetés au camp de NEUENGAMME. D'autres
nuits, de plus en plus souvent, c'était les
sirènes qui hurlaient un raid aérien. Ça gueulait,
ça cognait de partout pour nous pousser dans la
cave du bâtiment en briques dont la construction
avançait lentement : flaques d'eau sale,
obscurité, station debout prolongée, sensation
d'étouffement ; enfin sirène de fin d'alerte et
retour dans les baraques. C'était évidemment les
avions Alliés sur HAMBOURG, qui déclenchaient ces
corridas. Il n'est jamais tombé la moindre bombe
sur le camp. Le 14 Septembre, au soir d'une
journée de corvées à proximité de notre frontière
électrifiée, nous sommes un petit groupe conduit
dans la cave cimentée d'une baraque en briques à
l'autre extrémité du camp. Pain, tisane, silence,
plus rien. On s'allonge sur le ciment, froid,
d'une dureté que sentent encore aujourd'hui mes
membres et mon dos amaigris ; en comparaison, la
terre et le bois sont des couches confortables. Le
lendemain, très tôt, c'est la douche - la seule
depuis longtemps - et la tenue rayée. Le 15
Septembre donc, nous étions, paraît-il, 3 000
hommes pour le kommando le plus important et nous
partions pour HAMBOURG,.
.c.HAMBOURG
**
Plusieurs heures de marche,
en rangs par 5 sur une petite route pierreuse, en
plein soleil. Aucun arrêt possible ; si besoin
absolu, on urine en marchant : tant pis pour le
voisin. Vers la fin de l'après-midi, un large
fleuve, un bateau. On s'y entasse debout parce
qu'il n'y a pas de place pour s'asseoir. A la nuit
tombante, arrivée le long d'un quai, débarquement
dans les hurlements habituels et entrée dans un
immense bâtiment. J'y suis situé au 1er étage
d'une vaste salle meublée de châlits en bois. Je
retrouve BERGERON, ; nous adoptons la même
couchette, à l'étage médian, car il faut être 2
par " lit " ; un peu de paille et une couverture.
Une nouvelle vie de travaux forcés commence,
ponctuée par les bombardements aériens qui ne
manqueront pas un seul jour ni, surtout, une seule
nuit. Des Kapos hurleurs s' énivrent chaque soir
avec je ne sais quelle " gnôle ", frappent parfois
à tort et à travers en nous faisant attendre
l'ouverture des bouteillons de soupe. Nous devons
nous organiser par petits groupes d'une dizaine
d'hommes dont le " chef " distribuera les portions
de nourriture. BERGERON et moi sommes associés à
des Bretons, Médecins et Dentistes et au Curé
LAGARDE, ; notre patron ! est le Dr LOHEAC,,
Chirurgien, père d'une famille nombreuse, chrétien
très pratiquant comme ses amis Bretons. Je revois
son visage non rasé, sale, très sympathique et je
ne pense pas du tout que le mien doit avoir le
même aspect ; pendant un an, je n'ai jamais vu ni
imaginé quelle tête je devais avoir, ni lavé ni
rasé ; aucun miroir évidemment ni rien qui puisse
en tenir lieu. En face de notre rangée, des
Belges, des Russes, des Polonais. Parmi le 1er
groupe, Wallons et Flamands se détestent
cordialement. C'est là et au cours des travaux de
chantiers, que j'ai connu deux Magistrats d'
ARLON,, très sympathiques et d'excellente
compagnie ; aucun ne reviendra. J'ai oublié le nom
de l'un des 2, rarement retrouvé, mais j'ai
plusieurs fois travaillé avec le père de sept
enfants, un homme délicieux, calme et distingué,
qui ne connaissait pas l'allemand mais, comme moi,
pouvait parler un peu anglais ; nous avons eu 1 ou
2 fois l'occasion de nous en servir. Chaque matin,
nous sommes éveillés par les Kapos à grand renfort
de hurlements et de schlagues. On se met debout
et, après un court moment, c'est la distribution
du petit déjeuner : une tranche de pain noir avec
un petit morceau de " pâté " dont la nature est
indéchiffrable, et 250 grammes environ d'une
tisane tiède dont le goût n'est pas mauvais. Ainsi
lestés, nous sortons devant cette immense
construction le long de laquelle courent des voies
ferrées et, un peu plus loin, un canal ou un bras
de l'ELBE., Là, les S.S. forment, déforment,
reforment, 10 fois, 20 fois et plus les groupes
qui partiront travailler sur les chantiers
différents. Le mélange des hommes est complet,
rendant à peu près impossible toute camaraderie de
quelques jours. Parfois seulement, j'ai pu partir
avec BERGERON ou le Magistrat Belge. C'est en
bateau que j'ai voyagé le 1er jour, descendant le
fleuve pendant 1/2 heure environ. Il faisait à
peine jour et, sur le pont découvert, il faisait
froid. Nous étions une cinquantaine, silencieux,
ratatinés, anxieux d'une suite encore mystérieuse.
Le bateau aborde en aval de la ville et nous
marchons un bon quart d'heure. Alors un spectacle
imprévu, lunaire, s'offre à nous : c'est une
raffinerie de pétrole qui a été entièrement
détruite par l'aviation. Tous les immenses
réservoirs ont éclaté, les kilomètres de tuyaux
qui couraient entre une multitude de constructions
sont crevés, tordus, coupés ; de grandes cuves
renferment une espèce d'huile noirâtre sur une
faible hauteur. Autour de la raffinerie, des
immeubles d'habitation très importants,
entièrement abandonnés, toutes vitres brisées, en
partie trouées, les toitures disloquées.
L'ensemble me paraît correspondre à la surface
d'une ville de 20 000 habitants. Les aviateurs
Alliés ont remarquablement travaillé : quelle que
soit encore la durée de la guerre, il n'en sortira
plus une goutte de pétrole pour l'armée allemande.
Nous sommes chargés de déblayer ; à quoi bon ? Peu
importe. Le premier jour, j'étais avec BERGERON.
Un S.S. nous affecte à un petit bâtiment démoli
dont le rez-de-chaussée est rempli de ferrailles,
fragments de béton, morceaux de tuyaux, etc. Nous
devons entasser le tout à l'extérieur. Les restes
de murs nous abritent un peu du vent et surtout de
la vue des surveillants qui parcourent sans arrêt
le chantier. Le problème est de toujours remuer
sans jamais se reposer. Donc, l'un de nous
guettera le champ visuel du chef tandis que
l'autre jettera des débris à l'extérieur. C'était
dur pour les mains et pour mon dos toujours
douloureux, mais pas très fatigant. Vers le milieu
de la journée, pause générale et rassemblement
dans une baraque en bois récente où nous avons
pour la première fois depuis 2 mois une table et
des bancs. Une soupe épaisse nous paraît
excellente, un festival - une pleine gamelle. Pas
de hurlement, pas de menaces : y aurait-il des
Allemands civilisés ? Il faut tout de suite
reprendre le travail. Nous constatons que les
Kapos et les S.S. ne sont pas les mêmes que le
matin et BERGERON a l'excellente idée, pour
simplifier, de reprendre les mêmes débris en les
jetant du côté opposé : ainsi, nous n'aurons servi
à rien. De toutes façons nous ne risquions pas de
faire jaillir du pétrole ! Le jour baisse ; il a
fait beau. Nous rejoignons le bateau par un chemin
pierreux et, assis par terre, sur les planches du
pont ou de la cale, nous rentrons dans notre
logement. Là, ni ordre ni beauté ; des Kapos, déjà
ivres, hurlent, courent, frappent et nous
empêchent de nous approcher du seul abreuvoir où
il serait possible de se laver un peu, sans savon
ni linge. Il n'est jamais question de boire car
nous avons été informés que toutes les eaux sont
polluées. C'était le cas à NEUENGAMME ; à
HAMBOURG, les bombardements incessants ne
permettent plus, évidemment, d'avoir une eau
potable. Ce n'est que tard, très tard, que ces
hommes, debout depuis des heures, verront enfin
les grands bouteillons de soupe ouverts ; qualité
et quantité modestes. Il nous tarde d'être
allongé, dans une demi-obscurité et un calme
relatif. Le repos est de courte durée : sirènes,
bombardements ; tout le monde doit se précipiter
par une seule échelle dans le sous-sol sableux qui
semble être au-dessous du niveau du fleuve. Une
1/2 heure à 1 heure environ - re-sirènes -
remontée par l'échelle - retour à nos planches
légèrement paillées. Vers le milieu de la nuit,
scénario identique. Avant l'aube, ce sera le
réveil et le départ vers les chantiers. Pendant
les 6 semaines que j'ai vécues à HAMBOURG, les 2
bombardements anglais de la nuit n'ont pas manqué
une seule fois, quel que soit le temps. Le vacarme
des explosions était terrifiant et, presque
toujours, le matin, nous apercevions un immeuble
où je ne sais quoi encore en flammes. Dans la
journée, nous avions presque chaque jour le raid
d'une flotte immense de forteresses volantes
américaines dont je parlerai dans la suite. Une
fin d'après-midi, dans le chemin du retour, nous
avons eu un violent orage avec une pluie
torrentielle. Aucun abri en vue qu'auraient bien
apprécié nos gardiens sinon nous-mêmes. Nous
étions transformés en fontaines sur le bateau et
sans aucun secours possible. Le problème était de
décider, BERGERON et moi, s'il valait mieux se
coucher dans les vêtements tout mouillés ou les
enlever et les accrocher pendant la nuit au bord
de nos planches. Finalement, un compromis : nous
gardons chemise et caleçon et nous suspendons les
vestes. Le lendemain matin, rien n'était sec et
nos couvertures étaient humides. En route dans le
tumulte du matin, dans le froid d'une fin de nuit.
Le travail à la raffinerie a duré environ 1
semaine, mais j'y étais désormais sans compagnon
connu. Deux jours de suite, il a fallu descendre
dans les cuves dévastées dont le fond était rempli
d'une huile épaisse et noirâtre que nous devions à
la pelle rejeter par-dessus bord. Quelles étaient
mes chaussures ? Des anciennes bottes de cuir dont
une semelle baillait largement et dont l'autre
avait une tige fendue. Inutile de décrire le
résultat. Une seule fois, hélas ! j'ai pelleté du
sable sur une plage magnifique, au bord de
l'ELBE,. Le soir, j'en ai rempli mes poches et, la
nuit suivante, dans la pénombre, je me suis glissé
jusqu'à l'abreuvoir de notre chambrée ; j'ai
frotté toute ma peau avec de l'eau et ce sable fin
; il m'a semblé que j'étais plus propre et, dans
cette béatitude, j'ai rejoint mes planches. Un
jour nous sommes allés très près décharger des
péniches de pommes de terre sur un quai couvert.
Au début, c'est bien : les sacs, 50 kilos environ,
sont pris à peu près au niveau du bord mais, dans
la suite, on va vers le fond et il faut monter la
charge sur le dos en gravissant les barreaux d'une
mauvaise échelle branlante. Toujours ce lumbago.
J'avais bien l'impression que ces travaux de force
me convenaient mal. Mais ce jour-là, vers midi,
repas de pommes de terre bouillies, avec du gros
sel, à volonté. Malheureusement, après tant de
jours de famine, plusieurs de ces hommes en ont
mangé beaucoup trop et sont morts ensuite de
dysenterie. Les bombardements étaient de plus en
plus violents : les bombes de 500 et 1 000 kilos,
paraît-il, explosives et incendiaires, tombaient
parfois très près de cet immense entrepôt dans
lequel nous étions logés - construction ancienne
en pierre, certainement très solide. Tout
tremblait et semblait prêt à s'écrouler. Une gare,
séparée de nous par le fleuve, à 300 mètres
environ, devait être souvent visée. Un matin,
après un de ces tremblements de terre
particulièrement violent, pendant la formation
laborieuse des kommandos, j'ai levé la tête : il
m'a semblé qu'il manquait un étage, le 3ème, à
notre bâtiment ; il faisait encore nuit et
BERGERON, comme moi, avait un doute. Nous avons su
le lendemain qu'il avait été abattu partiellement
par une bombe ou ses éclats et qu'il y avait eu
des victimes. Après le pétrole et les pommes de
terre, nous avons été envoyés, nombreux par train,
à la périphérie de la ville, pour creuser des
tranchées anti-chars. A une vingtaine de
kilomètres environ, il s'agissait évidemment
d'établir une ceinture complète de cette barrière,
en V, de 3,50 m de largeur et 3,50 m de
profondeur. Des techniciens s'étaient joints aux
S.S. et Kapos pour diriger les travaux. Les
premiers jours, à HITFELD, (c'est le nom que j'ai
entendu prononcer), il faisait un beau temps
d'automne et le chantier était en bordure de très
jolis enclos avec villas aux toits rouges et
jardins potagers remplis de légumes et d'arbres
fruitiers, en particulier des pommiers. Le paysage
était idyllique mais le travail était dur. J'en ai
une image très précise : pendant 2 jours, on
creusait à la pelle et à la pioche, à proximité
d'un petit bois de hêtres. Dans la matinée, j'ai
été affecté, avec une brouette, à charrier la
terre dans ce bois et j'ai alors découvert par
terre la présence de faines ; je connaissais
l'existence de ce fruit mais je n'en avais jamais
remarqué dans les forêts d'AUVERGNE. C'est
délicieux et cette nourriture imprévue, avalée à
la dérobée, renouvelée aussi fréquemment que
possible doit être pour quelque chose dans l'image
enchantée de ce paysage champêtre. Hélas ! le
bonheur est fugitif et, bientôt, j'ai dû reprendre
la pioche. La tranchée progressait, plus loin du
petit bois, et, lorsqu'on travaillait près du
fond, il était extrêmement dur d'envoyer la terre
par-dessus bord. Un jour, encadrés par deux S.S.,
nous avons, à deux, porté jusqu'à la gare un
blessé qui semblait avoir une jambe fracturée. En
passant devant une villa, une jeune femme bien
vêtue nous a tendu des pommes : le blessé en a
pris une, les Allemands les autres et nous en
avons partagé une avec mon camarade du moment.
Cette demi-pomme rouge m'a laissé un souvenir
d'extase, mais je ne pense pas avoir évoqué le
paradis terrestre : ma pauvre cervelle était
bornée à l'alimentaire et le blessé était lourd au
bout d'un moment. Plusieurs fois, j'ai pioché et
peiné avec mon Magistrat d'ARLON, et l'Abbé
LAGARGE,, originaire de METZ, parlant allemand
comme français et souvent appelé à servir
d'Interprète pour nos travaux. C'était un homme
remarquable d'intelligence, de calme, de
serviabilité. Quand il avait été appelé à servir
d'Interprète - c'est la règle - il avait droit à
une soupe supplémentaire ; je l'ai vu toujours la
donner ou la partager avec un camarade. Ces
exemples étaient rares dans ce monde où chaque
bête guettait âprement sa moindre part de
nourriture. Un autre jour, après avoir pioché
toute la matinée avec le Magistrat Belge, nous
avons échangé quelques mots avec un de nos
gardiens Allemands. C'était un homme de 60 ans,
Dentiste à HAMBOURG. Il avait participé à la 1ère
guerre mondiale et venait d'être appelé à
reprendre l'uniforme pour ces travaux de
surveillance, permettant ainsi de libérer un plus
jeune combattant. Sans illusion sur le sort de
l'ALLEMAGNE désormais, il avait des S.S. une
terreur au moins égale à la nôtre. Discrètement,
il nous passa sa 2ème soupe. Notre conversation,
dans un anglais approximatif, fut évidemment de
courte durée mais nous eûmes la confirmation que,
à ce stade de la guerre, la brutalité germanique
généralisée avait diminué d'un échelon. Un bel
après-midi, nous avons eu un raid de forteresses
américaines : elles remplissaient le ciel, très
haut, tournaient en rond un bon moment tandis que
la D.C.A. allemande crépitait de tous côtés. Un
avion, un deuxième avion sont tombés en flammes
assez loin de nous et j'ai vu, pour la première
fois de ma vie, 1, 2, 3 hommes descendre en
parachutes - l'impression de ces bonshommes en
pain d'épice que j'avais vus dans les foires. Les
Allemands couraient à leur rencontre avec leurs
fusils et mitraillettes et j'étais très inquiet
sur leur sort. Chaque raid de ces forteresses
américaines était de même technique, terminé par
un seul lâcher de bombes au même moment. Le feu
d'artifice était éblouissant lorsqu'il était assez
proche. Pendant le raid, nous devions rester
allongés par terre sans bouger, particulièrement
surveillés. Un soir, nous rentrions par un chemin
inaccoutumé à travers un bois de chênes. Après
l'expérience heureuse des faines, je me suis
efforcé de ramasser - dans les rangs c'était
difficile - quelques glands plus ou moins mûrs ;
il y avait toutes les variétés : tous étaient d'un
goût horrible et je me suis heureusement gardé de
les manger. Quand on a faim, on mangerait l'écorce
des arbres ! Les trajets en train étaient rarement
les mêmes, parfois de courte durée, parfois très
longs ; évidemment, les voies ferrées étaient
bombardées sans arrêt et la circulation devait
poser des problèmes. A HITFELD,, le sol était
sableux, dur seulement en profondeur et il faisait
presque toujours beau. Mais il y a eu ensuite un
autre chantier dont je n'arrive pas à retrouver le
nom. Il pleuvait tous les jours et le sol était
argileux ; on pelletait de la colle forte ou,
plutôt on l'arrachait avec les pelles ; c'était
épuisant dès la première heure. Là aussi, je
revois l'Abbé LAGARDE,, interprétant les ordres
des techniciens qui trouvaient le travail d'une
avancée trop lente. Et pourtant, on piochait, on
pelletait sans remords, bien certains que, lorsque
les armées Alliées se heurteraient à cette immense
ceinture, la guerre ne durerait plus longtemps…
Dans le train, nous étions dans des wagons de
voyageurs - un jour probablement des 2 ème classe
ou même 1ère classe, mais nous étions 14 par
compartiment, sur les banquettes, par terre et
dans les filets à bagages. Nous devions rentrer
toujours avant la nuit - sécurité évidemment. Une
seule fois, le voyage de retour a été très long -
un périple absolument inconnu - et il faisait nuit
en arrivant dans notre gare. Alors, nous avons dû,
rangés par 10, nous tenir par le bras, et, à
chaque rang, de chaque côté, marchait un Allemand,
mitraillette à la main. Rien ne manquait à notre
sécurité. Le Dimanche, repos. On nettoyait la
chambrée, remplie de débris de paille ou autres,
avec des simulacres de balais qui n'avaient plus
guère que le manche. Ensuite on pouvait faire
quelques pas entre les châlits et attendre la
soupe. Une fois, ce brave Abbé LAGARDE convoque
discrètement, entre les châlits, les 4 ou 5
Bretons inséparables et moi-même, également
Médecin et présumé bon chrétien. Il nous a dit : - Le
BON DIEU est bon, mes frères, le BON DIEU est
tellement bon ! Et
d'autres bonnes paroles ; sa sérénité, son
courage, dans cet antre de misère, étaient
impressionnants et il fallait toute la valeur
morale de cet homme excellent pour ne pas sentir
cette image comme un peu dérisoire. On pourrait
penser que cette immense chambrée, contenant
environ 500 hommes, sentait mauvais ; je n'ai pas
du tout ce souvenir. Nous étions maigres et secs,
sans graisse et presque sans boisson ; d'où pas de
sueurs et très peu d'urines. A cette époque sont
apparues les ampoules aux mains et les infections
cutanées superficielles des mains et des pieds,
parfois pansés au Revier, avec du papier en
rouleaux qui tombait après quelques heures.
Certains, dont j'étais, n'ont jamais eu ni
ampoules ou durillons des mains, ni suppurations ;
ils n'étaient pas plus que les autres habitués aux
travaux manuels et à la saleté. Le temps passait
ainsi, souvent pluvieux et froid désormais.
BERGERON était tombé malade après un kommando
pommes de terre et il était au Revier, quelque
part dans un bâtiment amputé. J'ai pu une seule
fois, prenant tous les risques, le joindre un soir
pendant quelques minutes : son état ne me semblait
pas mauvais et il était relativement heureux
d'être au repos. C'était, je crois me souvenir,
des lits de toile, au ras du plancher, individuels
; peu ou pas de médicaments ; pas de corridas
nocturnes pendant les bombardements. Il y avait eu
un jour la venue d'un Officier S.S. à notre retour
du travail ; il avait demandé s'il y avait là un
Chirurgien capable d'opérer immédiatement une
appendicite chez une Allemande. Deux se
présentèrent, LOHEAC, et COUINAUD, ; ce dernier
fut choisi et c'est lui qui demeura le chef du
Revier. Je ne l'avais jamais rencontré ; il était,
je crois, Chirurgien à ALENÇON, et, à ma
connaissance, il est revenu parmi les rescapés. Un
intermède ressurgit à ma mémoire. Nous étions une
centaine sur un grand terrain près d'une voie
ferrée - 4 voies parallèles. Sur la plus proche,
une file de wagons portant du sable que nous
devions décharger. Au milieu de la journée - il
faisait soleil et assez chaud - survient le raid
des forteresses américaines. Aussitôt, nous
découvrons que, tout près, passe l'ELBE avec un
large pont pour cette voie ferrée quadruple (on
chuchote que c'est la voie " HAMBOURG-BERLIN ").
De chaque côté du fleuve, un nombre considérable
de batteries de D.C.A. tirent sans arrêt, à une
cadence extrêmement rapide ; le bruit est très
sec, tout à fait différent du canon. Aucun
bombardier ne pourra s'approcher de cet objectif
extraordinairement défendu et qui, je crois, n'a
jamais pu être atteint. Les Allemands n'avaient
plus d'aviation à cette époque, mais une D.C.A.
particulièrement importante et des projecteurs
innombrables d'une très grande portée dans la
nuit. Une image reparaît : c'était un matin
d'Octobre, un brouillard très épais, glacial ;
nous partions à la raffinerie. Voyage par bateau
impossible ; des camions arrivent qui nous
embarquent sur plateaux, à découvert, et roulent
dans le brouillard ; un froid terrible traverse
vestes de toile synthétique et chemises. Une autre
fois, sur un chantier imprécis dans ma mémoire,
nous trouvons des sacs de ciment vides, déchirés,
abandonnés après usage. Les hommes se précipitent
pour en faire des sous-vêtements ; j'en installe
un sur mon dos et un sur la poitrine. Le
soir-même, en entrant au bloc, ordre de n'avoir
aucun papier sous les vêtements. Nous connaissons
les sanctions depuis longtemps : personne ne
conservera le moindre morceau de ces sacs
providentiels. Vers le 20 Octobre, nous sommes
partis, un matin grisâtre, dans la campagne pour
un travail dont je me souviens mal. A la fin de
l'après-midi, pas de rassemblement pour le départ,
mais une agitation dans l'encadrement et, bien
sûr, pas de nourriture. Nous sommes groupés,
serrés ; la nuit tombe ; il fait froid. Plus tard,
arrivent des camionnettes brinquebalantes dans
lesquelles nous sommes entassés horizontalement, 8
à 10 par voiture. Dans l'obscurité, nous roulons
longtemps par des chemins cahotiques, dans
l'angoisse de l'inconnu et dans un inconfort très
pénible. Au petit jour, arrêt et débarquement :
c'est un camp avec des baraques que je ne
reconnais pas tout de suite ; c'est NEUENGAMME et
la baraque 7 au lieu de la 15 que j'avais habité
un mois 1/2 plus tôt. Ainsi se termine le séjour à
HAMBOURG. J'apprendrai plus tard que l'entrepôt
qui nous logeait a été dans la journée détruit par
l'aviation : des victimes dont le nombre n'est pas
connu. Les hommes ont été dirigés les uns sur
NEUENGAMME et les autres, dont LOHEAC et ses
Bretons, vers une prison à la périphérie de
HAMBOURG. Je les retrouverai plus tard, à
SANDBOSTEL, couverts de poux et portant le typhus.
.c.NEUENGAMME
II
**
Parvenu à ce stade de mon
récit, je me demande s'il est possible - écrivant
si tardivement dans un logement confortable - de
reconstituer ce qu'étaient ces lieux, ces
mécaniques humaines qui avaient été des hommes
très divers. Je suis à peu près certain que je ne
pensais jamais à ma famille. Je ne pensais à rien
sinon à la prochaine soupe, en évitant les
bousculades et la fureur subite, inexplicable,
d'un S.S. ou même d'un Kapo. Comment de telles
images peuvent-elles parler à ceux qui n'ont rien
vu de semblable ? Il est vrai qu'on a fait aussi
bien depuis cette époque, dans différentes régions
du monde, mais on s'y est habitué et chacun sait
que tout cela n'arrive qu'aux autres. Pendant
l'été était arrivé à NEUENGAMME un groupe de
Français, normalement habillés, un peu mieux
nourris et recevant des colis comme les
prisonniers de guerre. Ils étaient logés dans une
baraque en bois située derrière une barrière
métallique ; ils pouvaient lire des journaux
allemands. Ils faisaient quelques pas dans un
terrain étroit et n'étaient soumis à aucun
travail. Nous les considérions comme des otages.
C'était le groupe SARRAUT, ancien Président du
Conseil de la IIIème République, accompagné de
personnalités françaises importantes, politiques,
universitaires et même religieuses comme le
coadjuteur du Cardinal-Archevêque de TOULOUSE,
Monseigneur SALIEGE, qui avait eu le rare courage
de dénoncer en chaire les persécutions des Juifs.
La Gestapo, venue l'arrêter, n'avait pu emmener
cet homme à demi-paralysé et lui avait substitué
tout simplement son coadjuteur, RUGR de SOLAGES,
un homme remarquable d'intelligence, de finesse et
de dignité. J'ai eu l'occasion, pendant l'hiver,
d'une conversation avec lui et quelques autres,
entre deux alertes, dans l'obscurité d'une salle
du Revier. On les appelait les " Prominentes ". Le
deuxième séjour à NEUENGAMME est sans relief, au
début. Je suis affecté aux " tresses ". Dans un
sous-sol éclairé par de larges soupiraux, nous
sommes assis sur des tabourets de bois auxquels
est fixée pour chacun, une tige d'un mètre environ
de hauteur. Dans un coin de la salle, un grand tas
de vieux rubans d'une matière synthétique, de
toutes largeurs et longueurs. Il faut les prendre
petit à petit et les tresser par trois. Le
problème est leur solidité qui doit être à toute
épreuve. Un matin, à quelques mètres de mon
tabouret, arrive le Lagerführer (Commandant en
Chef du camp) : tenue superbe, revolver à la
ceinture ; il est accompagné du plus beau chien
berger allemand que j'ai jamais vu. Il prend la
tresse d'un déporté, tire fortement : elle casse.
Un ordre bref au chien qui saisit dans sa gueule
la cuisse gauche de l'homme en la fixant
simplement, sans faire mine de la dévorer ;
quelques mots hurlés en allemand - un ordre bref :
le chien lâche sa prise et se range aux côtés de
son maître. Ainsi sont dressés les très nombreux
chiens, de plusieurs races, qui accompagnent
toutes les sentinelles disposées nuit et jour au
pourtour du camp. Un soir, nous verrons la
silhouette, en partie dévorée, d'un Russe qui
avait, paraît-il, tenté de s'évader, il est traîné
jusqu'à la potence et pendu. C'est pendant cette
courte période que j'ai pu, un soir, arriver dans
la baraque du Revier où était BERGERON. Au bas du
châlit, il me montre un pansement de papier
couvrant un large abcès d'une jambe ; il est
squelettique. Quelques bonnes paroles échangées
rapidement. Je ne le reverrai jamais. Au-dessus de
lui, un jeune garçon m' interpelle, Français,
sculpteur ou architecte (je ne sais plus) ; il est
atteint d'une pleurésie ; il habitait ANTIBES,
dans une rue que j'ai vainement cherché ; je ne
connaissais pas son nom ; il n'avait aucune chance
de survivre. Il pleut souvent, il fait froid
partout. Aux tresses, j'avais avec joie retrouvé
l'ami C. qui, en raison de son âge, était toujours
resté au camp. Nous étions maigres et sales, très
peu vêtus d'une veste et pantalon déchirés,
délavés, trop courts ou trop longs et des
simulacres de chaussures disparates, trouées,
parfois tenues par des ficelles. Le 22 Novembre,
l'un comme l'autre avons des maux de ventre avec
diarrhée, fièvre et extrême fatigue. Nous allons
au Revier et nous sommes admis dans des baraques
différentes, peut-être parce que C. présentait en
même temps une bronchite et toussait beaucoup. Je
ne l'ai plus jamais revu et je n'ai pas pu savoir
à quelle date il était mort. Le Revier comportait
2 peut-être 3 constructions en bois, sans étage ;
1 petite entrée-consultation et les salles
communes avec les mêmes châlits que dans les
blocs. Quelques Médecins de toutes nationalités,
plus anciens que nous, y étaient affectés ; le
plus connu des Français était le Dr BARREAUD,
Oto-Rhino-Laryngologiste à BORDEAUX, qui nous
prodiguait des nouvelles optimistes et s'efforçait
de soulager nos misères. Il n'en est pas revenu,
mais il a laissé à tous le souvenir d'un homme de
très grande qualité. Dans les salles, des
infirmiers, presque tous Russes ou surtout
Polonais, étaient odieux : ils avaient pris
autorité sur tout, distribuaient à leur gré et
souvent avec profit les très rares médicaments ;
parlant allemand, ils étaient imbattables. Dans la
salle de dysentériques où j'ai été envoyé, il y
avait, au plus haut étage des châlits, une
vingtaine de Danois qui semblaient en bonne santé
et qui, seuls dans tout le camp, recevaient des
colis volumineux, variés et soigneusement protégés
par infirmiers et Kapos qui en avaient
régulièrement leurs parts. Je n'ai jamais vu un
gâteau sec ou une noix de beurre donnés à un
malade. L'infirmier chef de salle avait une table
et une chaise, 2 thermomètres pour une centaine de
malades, une bascule, des crayons de couleurs bleu
et rouge et les feuilles de température identiques
à celles de tous les hôpitaux. Une petite boîte à
casiers renfermait les très rares médicaments. Le
personnel comportait, en outre 7 ou 8 anciens
malades, tous jeunes, qui avaient pour rôle de
nettoyer la pièce, de distribuer pain et soupe et
de sortir les morts, chaque matin, dans le
couloir. Ils avaient droit, bien entendu, à une
double ration alimentaire et recevaient quelques
bribes des colis danois dont, semble-t-il, la
CROIX-ROUGE faisait le service. Rien de semblable
n'existait pour les autres détenus. Couché seul
sur ma planche avec un peu de paille, à l'étage
moyen, j'ai subi cette première crise de
dysenterie pendant 3 semaines : coliques
violentes, 30 à 40 épreintes par 24 heures avec
rejet de quelques glaires sanguinolentes ; je ne
faisais que descendre et remonter dans mon " lit "
en m'efforçant de ne pas souiller ma paille. La
nourriture était celle du bloc : tisane du matin
avec pain noir, soupe à dominante choux vers midi
et, le soir, pain avec pâté ou, très rarement
margarine. Aucun médicament. A mon arrivée, j'ai
été pesé et 1 feuille de température a été
inscrite à mon matricule ; elle a progressivement
porté une courbe bleue et une courbe rouge -
température et pouls - mais personne ne m'a
proposé l'un des thermomètres ni pris mon pouls,
évidemment. Lorsqu'un Médecin S.S. entrait dans la
salle, après les rituels coups de gueule et les
rectifications de position des hommes en situation
verticale, c'était la présentation de toutes ces
feuilles sérieusement remplies et quelques paroles
énergiques de l'Infirmier pour assurer que tout
était normal. Le Médecin de salle, peu visible,
entrait parfois en coup de vent, échangeait avec
l'Infirmier Allemand quelques mots brefs, jetait
un coup d'oeil et ressortait. J'ai appris, dans la
suite, qu'il était Autrichien ; il comprenait
certainement assez bien le français, ne le parlait
peut-être pas facilement, mais il n'a jamais voulu
en dire un mot ni paraître l'entendre. Envoyé en
Occupation à ROTTERDAM, il y passait du bon temps
jusqu'au jour où il fut dénoncé pour avoir dansé
la nuit précédente dans un bal public ou un
music-hall, avec une belle jeune femme.
Immédiatement relevé de ses fonctions, il fut
envoyé dans un camp de déportation. Je l'ai revu
assez longuement pendant l'hiver : il m'a toujours
paru un peu fou. Les jours très courts de
Décembre, gris, froids, lugubres. Chaque matin,
une dizaine de cadavres. Aussitôt après, un plus
grand nombre d'entrants, squelettiques, sales,
souillés ; chaque planche avait maintenant deux
occupants. Vers le 15ème jour (je suppose) j'ai dû
passer dans la chambrée du côté opposé du couloir
central : était-ce la chambrée des mourants ? Je
ne sais pas. Toujours est-il que mes forces
déclinaient et que j'approchais de mon dernier
jour. Qu'est-ce que je pensais ? Rien. J'avais
froid, je souffrais. Je n'avais plus la force de
penser. Aucun médicament, sauf le jour où dans la
1ère chambrée, un des " prominentes ", peut-être
Médecin, dont j'ignore le nom et que je n'ai
jamais revu, m'avait donné quelques comprimés
antidiarrhéiques ; un soulagement très net d' une
journée environ en était résulté et puis le mal
avait repris. Dans la nuit qui me semblait - et me
semble encore aujourd'hui - devoir être la
dernière, un jeune Russe, Infirmier probablement,
s'est approché et m'a dit : - Toubib ? Sans autre
mot qui aurait pu être intelligible pour les deux
; il m'a donné 2 de ces comprimés. Mon mal s'est
apaisé, les épreintes sont plus rares, un peu
d'eau de soupe le lendemain ; j'ai survécu. Le
geste de cet inconnu est resté très présent à ma
mémoire ; médicalement parlant, il est difficile
d'affirmer que ces 2 comprimés ont changé le cours
de la maladie ou que celle-ci cédait enfin. Tout
Médecin a vu, dans sa carrière, un mourant
reprendre vie à l'encontre des prévisions les plus
rationnelles. Mais là, dans ce mouroir à peine
éclairé, cette main tendue vers un étranger mérite
d'être citée. J'étais tombé à 42 kilos (1,72 m).
Maigre, très faible, les jours passent. La
nourriture, peu substantielle mais avec un repos
total, apporte une amélioration. Le jour de Noël,
nous avons eu, à midi des nouilles sucrées !
C'était imprévu, ahurissant et assez copieux - de
quoi rêver ; mais Noël ne s'est produit qu'une
fois. A la fin du mois, j'ai quitté le Revier pour
prendre place dans un bloc-repos (qui, pour
beaucoup de ces squelettes, sera le repos
éternel). Il neigeait, il faisait froid. Nous
étions 2, parfois 3 dans chaque lit à peine
paillé. Nourriture habituelle, pas de lever,
calme, sauf lorsque des hommes, très près, parlent
sans arrêt de cuisine et de recette de rêve. Vers
le 10 Janvier, un Officier S.S. parcourt l'allée
en demandant s'il y a des Médecins parmi nous. Je
réponds : - Présent ! Je suis conduit au Revier.
Il me semble avoir reçu une veste un peu moins
sale et, certainement, un brassard sur le bras
gauche dont les mots m'ont beaucoup intrigué ;
j'ai su enfin qu'ils signifiaient " Médecin des
détenus ". Pendant 3 semaines environ, logé et
mieux nourri, en possession d'une couchette
individuelle avec paillasse et bonne couverture,
j'ai pu me laver un peu et reprendre des forces.
Affecté à la salle des diarrhéiques, puis des
tuberculeux mourants, je devais chaque matin,
traverser la cour recouverte de neige gelée,
visiter 1 ou 2 blocs et désigner les hommes à
envoyer au Revier. Pendant ce temps, les Polonais
Infirmiers s' arrogeaient l'autorité dans la
chambrée, tandis que les " calfactors " balayaient
et sortaient les cadavres dans le couloir. Il
arriva même un jour où, parmi ces derniers, 1
homme respirait encore : on le remit dans son
châlit ; le lendemain matin, il était vraiment
mort. Les malades s'entassaient de plus en plus.
C'est certainement la dysenterie qui a fait le
grand nombre de victimes dans le camp. Sa cause
n'a, semble-t-il, jamais été déterminée d'une
façon précise : manque total prolongé de vitamines
et saleté générale pour des sujets sans défenses
organiques et sans médicaments. L'intermède
euphorique ne fut pas de longue durée. J'avais eu
la chance d'y trouver un Médecin-Capitaine, arrêté
à CLERMONT-FERRAND, qui était, au même moment que
moi, affecté à une salle de tuberculeux présumés
curables ; il avait un appareil d'insufflation
pour pneumothorax artificiel - seul traitement
utilisé à cette époque dans tous les pays - et une
radio de qualité modeste. J'ai gardé de cet homme
jeune, toujours de bonne humeur et prêt à rendre
service, un excellent souvenir. Il a été, un jour
de l'hiver, constaté qu'il avait lui-même une
lésion d'un sommet pulmonaire. Nous ne nous sommes
pas retrouvés dans la suite et j'ai appris, sans
certitude, qu'il avait péri dans le naufrage du
bateau qui, au mois d'Avril, évacuait vers la
SUEDE une partie des survivants de NEUENGAMME.
C'est à cette époque,
probablement, que j'ai découvert dans un châlit
mon Magistrat
d' ARLON. Il était entré le matin même pendant
ma visite quotidienne des blocs qui expliquait
mon absence. Son état était d'emblée tout à fait
alarmant : un pouls filant, extrêmement rapide,
une respiration superficielle, une pâleur
terreuse. J'ai trouvé une - une seule - ampoule
d'ouabaïne dans la boîte des médicaments ; faute
de mieux, je l'ai injecté très lentement dans
une veine. Il a survécu 2 jours.
Dès mon retour en
FRANCE, j'écrirai au Bourgmestre d' ARLON : sa
famille sera informée, l'acte de décès établi. Son
épouse viendra jusque chez moi, en AUVERGNE,
admirable de courage et de capacité pour élever
ses 7 enfants. J'avais perdu en lui un ami très
cher et très sûr. A la fin de Janvier, comme
d'autres, j'ai vu apparaître de l'oedème des
membres inférieurs ; en quelques jours il a
atteint la ceinture tandis que jambes et cuisses
étaient énormes et lourdes ; chaque matin, pour
monter les marches du bloc construit en briques,
je devais prendre mes jambes à 2 mains, marche par
marche. Le bon temps était fini ; je ne pouvais
plus remplir mon rôle. Ce bref séjour au Revier
comme Médecin m'a permis de connaître les
avantages décisifs que présentait cette fonction :
vêtements suffisants, nourriture plus complète,
couchette individuelle sur une paillasse, propreté
relative. Cantonné dans le territoire des
dysentériques, le plus déshérité, associé au seul
Médecin Autrichien et des Infirmiers Polonais et
Russes avec lesquels je partageais chambre et
table, je n'ai connu aucun des Médecins Français
du Revier, sauf BARREAUD et le Médecin-Capitaine
devenu phtisiologue. Tous auraient pu survivre
sans les massacres variés qui ont suivi
l'évacuation du camp de NEUENGAMME. Redevenu un
simple malade, j'ai dû m'aliter dans la chambrée
commune, parmi tous les diarrhéiques. Il s'est
produit alors une évolution que le médecin fantôme
a de la peine à comprendre : j'avais 20 kilos
d'oedème ; un foie horizontal en permanence, un
flot urinaire s'est installé toutes les 1/2 heures
- 7 à 8 litres par 24 heures. En 3 jours environ,
plus d'oedème, mais une peau ballante sur des os,
comme un chiffon flottant sur un manche à balai.
Aucun médicament absorbé. Février et Mars, dans
cette chambrée, sont pour moi un musée
pathologique qu'il est sans intérêt de décrire en
détail : 2 crises de dysenterie, moins graves que
la 1ère bronchite - angine - paralysie radiale
bilatérale durant 3 jours provoquant une grande
difficulté pour tenir la cuillère - paralysie
fémorocutanée gauche (sans importance) -
parotidite bilatérale dont tout Médecin connaît la
signification en pareille circonstance. Les
matins, par un froid polaire, la grande porte du
couloir central est ouverte. Les hommes, poussés à
grands cris, vont aux quelques lavabos d'eau
glacée situés à l'entrée ; pas de savon, pas de
linge. Je me souviens d'un jeune garçon, grand,
squelettique, perdant ses matières, qui s'est
retourné en paraissant sourire ; quelques mètres
plus loin, il s'est effondré : il était mort. Dans
la chambrée, jamais un cri, jamais une plainte :
la souffrance est muette lorsqu'elle est sans
aide, lorsqu'elle est sans espoir. Dans un état
d'extrême fatigue, ces hommes mouraient sur leurs
planches, lentement, comme s'éteint une bougie
dont la cire achève de fondre. Parfois, le soir,
les Russes apportaient à l'Infirmier Allemand,
toujours correct, des morceaux de charbon qu'ils
avaient dérobé dans quelque chantier, peut-être au
four crématoire. On allumait un vieux poêle en
fonte dans un coin de la chambrée ; sur quelques
mètres carrés, pendant 1 heure, il semblait faire
chaud. Dans ce décor funèbre, les jours passaient
lentement, dans un abêtissement certain.
Cérébralement, c'est une impression de vide, d'une
brume sans repère. Pas de nouvelles mais on n'en
attendait même pas. Deux fois, le matin, le Pr
FLORENCE, qui était logé à part, à l'extrémité du
bâtiment, est passé devant notre fenêtre en
portant sur le bras un tout jeune garçon en bon
état, presque souriant. Je n'ai jamais su de qui
et de quoi il pouvait s'agir. Quant au Médecin,
peu avant l'évacuation de NEUENGAMME, il a été "
transporté " vers un autre camp et assassiné.
Pendant la nuit, il y avait parfois une alerte
aérienne et tout ce qui pouvait tenir debout, même
au Revier, devait se rendre dans le simulacre de "
bunker ". On pouvait voir, à la dérobée, des
projecteurs allemands de très grande puissance qui
balayaient le ciel du côté de HAMBOURG
vraisemblablement. Un jour, j'étais seul à l'étage
d'un autre châlit, avec un peu de paille
renouvelée. Un homme jeune silencieux est installé
à mon côté ; il ne parle pas mais, en insistant,
j'apprends qu'il était Lieutenant d'Active dans
l'armée belge. Il paraît très fatigué, prend à
peine sa soupe, puis plus rien. C'est la nuit,
calme. Le lendemain matin, je lui parle, il ne
répond pas : il est mort. C'est à cette période
que l'Infirmier Allemand me demandait de remplir
les feuilles de maladie avec les deux crayons de
couleurs, bleu et rouge. J'ai tracé de beaux
graphiques de pouls et températures, suffisamment
irréguliers pour paraître vraisemblables. Le chef
nazi les appréciait lors de ses visites à grand
bruit de bottes. Une nuit, les colis volumineux
destinés aux Danois, entreposés dans un petit
réduit contigu, ont été ouverts et en partie
pillés. Le lendemain matin, branle-bas général,
S.S. hurlants et menaçants. Deux hommes, dans
notre chambrée, sont trouvés en possession de
boîtes de conserve ; ils sont emmenés à grands
coups de fouet. On ne les a jamais revus. Vers la
fin de Mars, je suis transféré dans un petit
baraquement, à une extrémité du camp que je ne
connaissais pas. Une seule pièce contient une
dizaine de couchettes superposées avec de la
paille propre. Une grande fenêtre ouverte. Il fait
très beau, très doux. Je trouve dans cette pièce
un livre très usagé mais bien lisible et entier :
" LE LIVRE DE MON AMI " d'Anatole FRANCE. J'ai eu
l'impression d'une lumière irréelle venant d'un
monde inconnu. Comment ce livre était-il arrivé là
et comment y était-il demeuré alors que tout était
volé ou détruit ? J'ai eu et j'ai encore cette
impression d'un rêve dont l'image ne survivrait
pas au réveil. En le lisant, ligne par ligne, je
reconnaissais l'écriture et la pensée que j'avais
tant aimées jadis. Avec mon arrivée, chaque place
était occupée dont une seule, semble-t-il, par un
Français ; il était porteur d'une tuberculose
pleuropulmonaire et parlait sans arrêt de son
travail de courtier en vins à BORDEAUX. Il est peu
probable qu'il ait survécu. Dans l'après-midi est
entré un grand jeune homme qui toussait et se
grattait beaucoup. Il cherchait vainement une
place et il a fini par s'asseoir sur le bord de ma
planche ; à la nuit tombée, il s'est allongé sur
ma paille. Le lendemain matin, j'avais des
démangeaisons : j'avais des poux. Ces bestioles,
qui avaient beaucoup fréquenté les " poilus " de
la 1ère guerre mondiale, ajoutant encore à
l'horreur de leur vie dans les tranchées, avaient
été pour moi une peur permanente. Notre saleté,
nos contacts quotidiens entre toutes nationalités
et la notion que j'avais d'un foyer jamais éteint
de typhus dans quelque coin des Carpathes, en
étaient la raison. J'avouai aussitôt aux autorités
et je fus rasé et douché. Les Allemands se
moquaient de ce Français pouilleux et les Médecins
qui étaient au Revier ne comprirent pas mieux le
problème : ils blamèrent ce " confrère " sale et
déshonorant. Ils n'ont pas eu le temps d'avoir le
typhus car beaucoup ont péri dans la traversée
vers la SUEDE quelques semaines plus tard.
Aussitôt après, nous sommes tous entassés dans une
autre chambrée, 4 par couchette de châlit,
tête-bêche les uns sur les autres, assez maigres
pour ne pas s'écraser complètement. On aperçoit
les ambulances de la CROIX-ROUGE suédoise. Le 8
Avril, nous recevons un colis pour quatre et nous
sommes embarqués pour le dernier voyage. J'ai reçu
en partage un paquet de biscuits secs et un paquet
de cigarettes : une fortune.
.c.SANDBOSTEL
**
Dans un modeste et vieux
wagon français (8 chevaux), nous sommes environ 75
et 2 soldats Allemands, avec leurs bagages et
leurs fusils, encadrant la porte. Nous sommes
debout, très serrés, manquant d'air ; il est
impossible de se laisser glisser pour s'asseoir
sur ses talons. Au départ, chacun a reçu un
morceau de pain et de saucisson ; il n'y aura plus
rien pendant tout le voyage qui va durer 6 jours
et 6 nuits. Le train roule à l'allure des trains
de marchandises d'autrefois, un jour dans un sens,
un jour en sens inverse. Nous traversons des
paysages inconnus, parfois de belles forêts. La
voie doit être unique car nous ne croisons jamais
un autre convoi. Ce wagon à bestiaux cahote
beaucoup et il est très bruyant. On parle peu,
mais j'apprends tout de même que deux de mes
voisins immédiats sont Belges Wallons : l'un
s'appelle GILBOUX, je ne me rappelle pas le nom du
second, plus jeune. Chaque matin, le train
s'arrête en pleine campagne. Des S.S., logés
confortablement dans une voiture de tête, se
déployent le long du convoi. On jette les cadavres
sur le ballast ; quelques hommes peuvent descendre
pour leurs besoins, au même endroit - et on
repart. Une nuit, la 3ème probablement, le train
s'arrête assez brusquement, des bruits de course,
des portes qui grinçent et 3 S.S. montent dans
notre wagon. L'un d'eux déclare en hurlant qu'il
va "vider un chargeur là-dedans ". Nous devons
nous tasser encore davantage de mon côté. Armé
d'un fusil de fantassin, analogue à notre " LEBEL
", il tire à bout portant : une 1ère balle
traverse la poitrine d'un homme et blesse
mortellement un autre ; le 1er est mort sur le
coup, le second mourra quelques heures plus tard.
Une autre balle tue un homme qui tombe. Une autre,
tirée à bout portant, va broyer le coude droit de
GILBOUX tandis que la dernière, je crois, traverse
mon pantalon au devant du genou et va passer entre
2 orteils du jeune Belge ; ses os ne sont pas
touchés semble-t-il, les plaies saignent peu et il
s'en tire à bon compte. Je n'ai moi-même aucune
égratignure. Ainsi commence le calvaire de Marcel
GILBOUX. Il tient son avant-bras droit avec la
main gauche, toujours debout, sans le moindre
appui possible. Cet homme admirable de calme et de
courage ne proférera jamais un cri, jamais une
plainte. J'ai sur moi 7 ou 8 comprimés d'aspirine
que j'ai attrapés au vol dans la boîte à
médicaments au moment du départ - et 20
cigarettes. Il prendra régulièrement comprimé par
comprimé et fumera un peu chaque jour, seule
consolation. Aucun sommeil n'est possible dans ce
bruit de wagon et cette ambiance. Mais, après
quelques jours, nous sommes moins nombreux. Ceux
qui sont près d'un mort s'asseoient sur le cadavre
en attendant l'éviction du matin. A la fin, nous
étions assis par terre : un tiers environ avait
disparu. Un matin, à l'arrêt du train, un
Infirmier et un Pharmacien, moins mal logés dans
un autre wagon et en meilleur état de santé -
confectionnent une attelle de fortune à GILBOUX ;
il est ainsi un peu soulagé parce qu'il n'a plus à
tenir en permanence son avant-bras droit avec sa
main gauche. Nous avons appris enfin ce qui avait
provoqué la fureur des S.S. : dans le bruit
incessant du wagon, quelques Russes avaient réussi
à arracher 2 ou 3 planches et à se laisser glisser
sur la voie. S'étaient-ils tués ? Etaient-ils
vraiment évadés ? Vers le 4ème ou le 5ème jour, le
train s'arrête dans une petite gare et, la porte
du wagon ouverte, on respire mieux. Alors, usant
des quelques mots allemands que je possède, je dis
avec autorité à nos 2 gardiens de porte : - Je
suis Médecin Français, ces hommes meurent de soif,
nous avons un petit bidon, je veux aller chercher
de l'eau à une trentaine de mètres, au poste des
locomotives ! Ils ne savent que dire ; je
rassemble mes forces et je descends. Je bois
rapidement, goulûment et je remplis le bidon.
GILBOUX et 2 ou 3 autres blessés le vident sans
incident. Je repars et reviens avec un plein
bidon. Je demande à ces hommes inconnus de se
ranger et de prendre une gorgée chacun avant de
repartir à la pompe. Une bagarre effroyable se
déclenche aussitôt, le bidon est renversé, toute
l'eau répandue et les soldats Allemands mettent
fin immédiatement à ce ravitaillement. L'image de
cette fureur bestiale est une de celles que je ne
parviendrai jamais à effacer de ma mémoire. Le
7ème jour, arrêt définitif en pleine campagne,
dans un paysage désertique, une ancienne
tourbière, paraît-il. On sort les cadavres,
ensuite les mourants qu'on empile dans des
wagonnets " DECAUVILLE ", sur une voie rouillée où
nous les pousserons un moment. Dans la confusion
générale - le train avait une trentaine de wagons
- je suis séparé de GILBOUX. Ce n'est qu'après mon
retour en FRANCE que j'apprendrai la suite de son
martyre : à SANDBOSTEL où nous sommes arrivés,
logés dans des baraques très démolies, contiguëes
à un camp de prisonniers de guerre Français, le
blessé est accueilli par le Dr MAROT qui, avec une
lame de rasoir ou un vieux couteau de cuisine,
détache son avant-bras et élimine les téguments
déjà gangrenés ; il méritera sa reconnaissance
durable. Ce n'est qu'une quinzaine de jours plus
tard, à la libération du camp par l'armée
anglaise, que ce malheureux GILBOUX sera
hospitalisé et opéré dans des conditions enfin
correctes. Il faudra amputer entièrement le bras
droit. Une année plus tard, enfin rétabli, Marcel
GILBOUX et son épouse sont venus de NAMUR en
AUVERGNE pour nous rendre visite. Pendant près de
30 ans, aussi longtemps que son état de santé le
lui a permis, cet homme admirable a refait ce
voyage vers l'AUVERGNE, puis PARIS, enfin VENCE où
j'avais pris ma retraite. Il est décédé le 15
Novembre 1980 d'un cancer du poumon après 20 mois
de soins et de souffrances : la lettre simple et
touchante qui m'en informe est écrite par un ami
intime et signée également par son épouse ; les
années suivantes, elle ne manquera pas de
m'adresser encore ses voeux. Que de gentillesse,
que de reconnaissance pour si peu de secours ! A
SANDBOSTEL, pas de nourriture encore le 1er jour.
Bagarres et présence des poux. Des nombreux
arrivants parmi lesquels JARRY qui avait travaillé
en usine depuis l'été : c'était pour chacun de
nous deux un réconfort certain, comme une chance
nouvelle. Quelques jours plus tard, je trouve
LOHEAC dans le coin d'une baraque en planches à
demi démolie ; il est assis par terre, le dos à la
paroi : à demi conscient, il me reconnaît et me
dit qu'il a des poux et le typhus, comme ses
voisins. A l'éparpillement du kommando de
HAMBOURG, il a été transféré dans une prison
périphérique où il a exercé, dans des conditions
lamentables, son talent de Chirurgien ; toujours
des plaies et d'innombrables suppurations
cutanées, un peu de papier comme pansements. Il
guérira et retrouvera sa famille bretonne. JARRY
et moi décidons un jour de nous nettoyer
sérieusement avec l'eau un peu boueuse du camp :
peaux et chemises frottées et celles-ci
retournées. Quelques heures après, nous nous
gratterons sans arrêt. Enfin, les Allemands
organisent douches et rasages et nous prenons
place dans un nouveau camp, à proximité.
Evidemment les poux reparaissent et le typhus. Un
terrain limitrophe, fermé par un haut treillage
métallique, est habité par des prisonniers de
guerre Français dont un de mes concitoyens qui me
reconnaît. Bien que n'ayant plus guère leur
service de colis familiaux et de CROIX-ROUGE, ils
nous jettent quelques petites choses sur
lesquelles les Russes se précipitent en nous
frappant au besoin. Un jour, un petit groupe de
prisonniers Français est autorisé à entrer dans
notre camp pour nous apporter des secours. Les
Russes se précipitent et poignardent l'un d'eux.
Il nous restera un petit colis de biscuits, pommes
de terre, tabac, qui est partagé en 4 lots tirés
au sort : JARRY, un Professeur de Lettres de
CLERMONT-FERRAND, un Agent d'Assurances et
moi-même. Nos camarades ont des lots semblables et
les partages sont parfois tumultueux. Un soir - je
ne sais plus pourquoi - je n'ai comme lit qu'un
banc de bois, large de 20 centimètres à peine ;
des hommes sont sur et sous la table qu'il
accompagne ; j'ai gardé le souvenir, franchement
douloureux. Par contre, d'autres soirs, j'ai dormi
un peu sur la terre, moins dure, plus large, plus
accueillante. C'est là que le 29 ou 30 Avril 1945
nous avons été libérés par l'armée anglaise du
Général MONTGOMERY. Il y avait eu depuis 2 jours
un bruit lointain de canon et, le jour même, un
rapide combat autour du camp, quelques blessés
légers aux membres inférieurs parmi les déportés.
Le soir-même, un Général Anglais est entré dans ma
baraque et - enfin - m'a informé de la situation
avec autant de calme que de gentillesse : la fin
imminente des combats, la seule voie possible
d'approvisionnements, armement et nourriture,
étant ANVERS ; tous les ponts du RHIN sont coupés.
Nous aurons peu à peu de quoi manger. Les Russes
sont déjà passés sous le treillage et, la nuit,
ont pris des poules et un veau dans les fermes du
voisinage dont nous ne connaissions même pas la
présence. Carnage, viandes déchiquetées, en plein
soleil - la dysenterie reparaît. Je ne sais plus
d'où je reçois un flacon de laudanum et un
compte-gouttes. Tout le monde en veut ; on se
bouscule et on continue à engouffrer n'importe
quoi. Très vite, les Anglais ont donné à chacun
une carte-lettre où il est possible d'écrire trois
lignes : la mienne arrivera à ma famille une
dizaine de jours plus tard. Le ravitaillement est
abondant et tous les hommes se précipitent sans
aucun discernement ; beaucoup sont morts de cette
bouffe inimaginable. J'ai mis en garde JARRY
contre le péril et nous nous sommes réalimentés
progressivement sans catastrophe. Un Médecin
Militaire Américain est venu un matin en même
temps que 2 ambulances canadiennes qui emmenaient
chaque fois 8 malades après de violentes querelles
entre nationalités car il y a un bien plus grand
nombre de détenus qui ont maintenant le typhus. Le
Médecin Américain, Adjoint avec quelques autres au
Service de Santé anglais, me propose d'aller
m'installer dans leur formation en attendant mon
retour en FRANCE. Je refuse d'abandonner mes
camarades malgré toutes leurs incartades. Je m'en
suis félicité plus tard car j'étais en pleine
incubation du typhus qui s'est déclaré le 8 Mai,
le jour même où, dans notre ignorance, éclatait
sur le monde la bombe de l'Armistice.
**
***
**
J'ouvre péniblement les
yeux, impression de vague et de vide dans la tête.
Un lit, un vrai lit, en fer, une couverture très
large, un seul drap, un seul. A côté, une fenêtre
entr'ouverte, un air doux. Il fait grand jour, du
soleil. La pièce est assez grande et contient 5
lits identiques occupés par des hommes qui doivent
être des malades. Silence. La baraque est en bois,
solide ; à côté, une autre qui paraît semblable.
Qui suis-je ? Une mince ficelle autour du cou
porte sur ma poitrine une petite plaque en fer sur
laquelle est inscrit 40560 : matricule, camp en
ALLEMAGNE, déporté. Quel est mon nom ? Impossible.
Je cherche et, après quelques heures, je trouve le
prénom, Henri. Je dois avoir un nom ; tous les
essais sont vains. Une femme, habillée de
gris-bleu, un voile sur la tête, entre et m'offre
un verre de boisson agréable ; elle ne parle
qu'allemand. La nuit vient lentement dans le
calme. Je ne souffre pas, mais c'est le vide dans
ma tête. Nuit tranquille. Le lendemain matin, je
suis mieux éveillé, plus conscient. Il y a un
Français en face de mon lit, fatigué, très peu
causant, mais il est question de MARSEILLE, de
Consulat… A côté de lui, un Belge, plus ouvert,
qui me dit avoir des troubles cardiaques. Les deux
autres lits seraient occupés par des Allemands. Un
seau est au pied de mon lit ; je descends pour
uriner mais je ne peux pas remonter ;
heureusement, l'Infirmière arrive et m'aide. Cette
manoeuvre m'a permis de remarquer une pancarte
au-dessus du lit, portant une feuille de
température. Un peu plus tard, seul, j'arrive à la
décrocher et je peux lire : 12 jours de fièvre en
plateau autour de 40° - pouls régulier, très
rapide - boit bien (toutes indications en anglais)
- Weill - Félix + +. Ce mot évoque immédiatement
typhus, sans aucun effort. Je n'avais jamais vu un
cas de typhus dans ma carrière, ni à PARIS au
cours de mes études et je le connaissais seulement
par les livres que j'avais dû étudier 20 ans
auparavant. Je ne trouve toujours pas mon nom et
sa recherche me fatigue beaucoup. La ville que
j'habitais - son nom - apparaît, puis, vaguement,
ma famille : épouse, fils, mère, peu précis ;
est-ce qu'ils ont de quoi manger ? Un Médecin
Militaire qui parle français passe très rapidement
et me dit simplement que tout va bien. Un moment
plus tard, un Médecin Anglais regarde ma feuille,
dit quelques mots et s'en va. Alors, un chariot
entre dans la pièce, portant un immense récipient,
une sorte de lessiveuse, contenant des oeufs durs
sans leur coquille - peut-être une centaine -
incroyable. L'Infirmière me fait signe de prendre
ce que je veux. Il y a aussi d'autres choses et
une boisson, mais je me rappelle seulement cette
montagne d'oeufs. Le 3ème jour, je retrouve mon
nom, enfin ; le dernier effort a été fatigant.
L'image de la famille, ses localisations se
précisent : est-ce qu'ils mangent ? Ont-ils cette
montagne d'oeufs durs ? Alors, ce qui a précédé
immédiatement la maladie vient à ma mémoire.
C'était le 8 Mai, dans un camp surveillé par les
soldats Anglais qui avaient remplacé les gardiens
Allemands. J'étais allé jusqu'à la porte où une
immense pancarte portait " TYPHUS ". Je m'étais
assis sur un tronc d'arbre abattu ; il faisait
beau et chaud au soleil. Personne - aucun gardien,
aucun soldat - étonnement. Le mal de tête
augmentait d'intensité depuis le matin et devenait
extrêmement pénible. Retour très lent à ma baraque
à moitié démolie et, allongé sur des planches,
seul dans ce coin, je vis la longue nuit. Est-ce
que les brancardiers Canadiens sont venus le
lendemain matin ? C'est le soir, à la tombée de la
nuit, que 2 infirmiers me placent sur un brancard
et m'emmènent sous une grande tente. Des uniformes
anglais, hommes et femmes ; ils rient beaucoup, me
portent sur un lit de toile et me lavent
énergiquement à l'eau chaude et au savon. On prend
ma température dans l'aisselle et je peux voir le
thermomètre : 40°9 centigrades. Comme jadis, avec
la Gestapo, tout s'évanouit, je ne souffre plus du
tout. Douze jours dans le " cirage ". Une immense
fatigue qui va durer longtemps. Je mange et je
bois, mais je ne peux pas penser : c'est trop
difficile et trop pénible. Au début de Juin, une
ambulance nous transporte à deux, je crois, assez
loin, sur des brancards. Nous nous retrouvons dans
une immense tente de toile où chaque homme est
couché sur un lit comme dans un hamac, très
confortable. Nous sommes dans un champ de céréales
déjà très hautes. Il fait un très beau temps. Les
infirmiers sont Anglais et la nourriture du
premier jour est restée dans mon souvenir : mouton
bouilli avec une sauce abondante versée d'un
immense récipient, du pain et je ne sais plus
quoi. Ils font vraiment de leur mieux mais la
tâche est lourde. Il y a aussi des constructions
en dur où sont des malades ou, peut-être, des
blessés. Le matin, on peut se laver un peu dans
une immense bassine d'eau, avec du savon. Mais dès
que je suis debout, mes oreilles semblent bouchées
et je suis complètement sourd ; je regagne mon lit
de toile en titubant et même, une ou deux fois,
aidé par les Infirmiers après une chute.
.c.LE RETOUR
**
Vers le 10 Juin, un Médecin
Allemand, en civil, fait à chacun une prise de
sang et l'apprécie aussitôt sur une échelle
colorée : il faut savoir quels sont ceux qui
peuvent déjà être rapatriés, même allongés. Mon
sang m'a paru rose saumoné ; avec un hochement de
tête, après courte réflexion, il me semble avoir
été déclaré bon pour le retour. Le lendemain, une
délicieuse hôtesse anglaise nous distribue bonbons
acidulés et cigarettes dans un petit sac ajouré -
mon bagage. Le surlendemain, je reçois une veste
verdâtre à boutons dorés qui ressemble à celle
d'un Officier du Tsar de Russie (dans une
opérette) - et un pantalon noir. C'est dans cette
tenue que je suis emmené avec un petit groupe vers
2 avions. Les uns couchés, les autres assis, nous
décollons et les 2 avions volent en parallèle,
très près, à une faible altitude, peut-être 500
mètres. Nous passons au-dessus de BREME qui est un
immense champ de ruines et me rappelle HAMBOURG.
Nous franchissons le RHIN et, aussitôt après, une
forêt. Le pilote nous dit : - Nous passons la
frontière française ! Je n'ai pas pu retenir mes
larmes. Arrivée au BOURGET. Des dames nous
accueillent en nous tendant du pain. L'une d'elles
me demande où est mon bagage ; je lui montre le
petit sac, toute ma fortune. Un car nous emmène à
l'hôtel " LUTETIA ", très encombré, bruyant,
manquant sans doute de linge parmi tant d'autres
choses : j'en rapporterai la gale. Dès l'arrivée,
chacun a reçu 1 000 francs. Je me suis précipité
chez le Coiffeur voisin pour être enfin rasé et
avoir des cheveux présentables. Le moindre effort
me donnait des palpitations cardiaques assez
pénibles. Des proches parents sont alertés par
téléphone et viennent me voir. L'émotion provoque
les larmes, surtout pour mon oncle et ma tante qui
ont perdu leur fils aîné le 26 Mai 1918, Aspirant
de 20 ans ; il était pour moi un frère. J'avais pu
appeler mon domicile qui d'abord ne répondait pas
; le Standardiste, connaissant mon nom, m'assure
que l'annonce de ma présence à PARIS sera faite
sans aucun retard. Une heure plus tard, je suis
appelé au téléphone et mon épouse me parle. Je ne
sais pas quelle a été ma réaction - j'étais
abruti, exténué par le brouhaha de ce grand hall
rempli de retrouvailles. Eva me propose de venir
me chercher, ce qui n'est pas facile ; elle peut
m'envoyer des vêtements par une occasion inespérée
(je ne sais plus laquelle). J'ai la certitude que
tous ceux que j'ai laissés il y a un an sont
encore vivants. Je partirai 3 jours plus tard par
le train, assis confortablement sur une banquette
de 1ère classe, dans un vieux wagon un peu
raccommodé, pour un voyage de nuit. L'arrivée à
BRIVE le 15 Juin a lieu à l'aube d'un jour
ensoleillé. Sur le quai, mon petit cousin,
Ingénieur de l'E.D.F., m'accueille le premier. Eva
est un peu en retrait, contenant mal son émotion.
Quelle impression ont-ils pu avoir ? Je ne l'ai
jamais su. J'ai dû demander des nouvelles de mon
fils, de ma mère et de mon ami T. pour qui j'avais
beaucoup d'inquiétude. Mais très vite, je leur ai
demandé s'il y avait quelque chose à manger et
nous nous sommes dirigés vers le buffet de la
gare. A cette époque et à cette heure matinale, on
m'a servi une sorte de café au lait avec des
biscuits qui semblaient ne renfermer que de la
farine et de l'eau ; j'étais déçu. Nous sommes
partis en voiture, privilège remarquable dû aux
fonctions de mon cousin. Nous parlions peu et je
pense aujourd'hui que ma pauvre épouse devait se
dire : " Il est vivant mais il est idiot ".
Pendant au moins 2 semaines, je ne lui parlais que
de nourriture : pour le matin, pour le midi, pour
le soir, et malgré ses paroles rassurantes et
régulièrement confirmées à table, je recommençais
le lendemain. Fournisseurs et amis nous envoyaient
le nécessaire et je prenais du poids. Mais
l'asthénie et le vide cérébral persistaient. Lit
et chaise longue dans un jardin, sans traitement
particulier. Je comptais sur une convalescence
facile, normale et, dans ma tête vide, l'idée d'un
examen sérieux et d'un traitement médical ne
m'était pas venue. Le jugement de la balance me
semblait suffisant. C'est seulement plus tard,
devant des troubles graves et des douleurs très
pénibles, que le bilan a été établi : séquelles
importantes de traumatisme crânien avec lésion de
l'oreille interne et crises de vertiges - fracture
de la colonne vertébrale. J'ai alors mieux compris
la souffrance causée en ALLEMAGNE pour les travaux
manuels - pelle et pioche - souvent très durs et
par les charges qui étaient jetées sur mon dos. Le
sommeil normal est définitivement perdu. Les
crises de vertiges de Ménière ont duré 10 ans, pas
très fréquentes (10 à 15 par an) mais extrêmement
pénibles. La fracture vertébrale m'a contraint
d'abandonner ma profession de Médecin Généraliste.
L'évolution de l'état osseux et la compression des
nerfs rachidiens à son niveau ont provoqué dans
ces dernières années une aggravation très
importante. Aucune amélioration à espérer. Une
vieillesse douloureuse, privée depuis 10 ans de
l'âme-soeur dont la patience et le dévouement
silencieux m'avaient permis de revivre. Nous ne
parlions jamais de cette aventure vécue d'un bout
à l'autre dans les pires conditions.
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Près d'un siècle
d'Histoire : deux guerres mondiales, des dizaines
de millions de morts et de mutilés, des crises
politiques, économiques et sociales incessantes,
une évolution scientifique galopante dont on ne
sait plus si elle est un bien. Que de drames
humains ! Que de souffrances à peines connues dans
un monde où le meurtre et la faim sont devenus des
habitudes ! Qu'importe,
parmi tant d'autres, un incident de parcours ?
La terre tourne.
La
vie continue.
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