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Liste des 134 manuscrits   #Manuscrits                

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Dr Henri GARRIGOUX

022

Prisons et Transports

NEUENGAMME

GUERRE 1939 - 1945

NICE - Décembre 1986

LES GUERRES DU XXe SIÈCLE

A TRAVERS LES

TÉMOIGNAGES ORAUX

**

Collection Michel El Baze

réalisée dans le cadre de l'Association Nationale des Croix de Guerre

et des Croix de la Valeur Militaire

2 Place Grimaldi - 06000

Tél. 04 93 87 86 77

Récits de vie des Anciens Combattants,

Résistants, Internés, Déportés, Prisonniers

**

Pour l'enrichissement de la

mémoire collective

Ces documents peuvent être mis en libre communication

Droits de traduction, de reproduction et d'adaptation

réservés pour tous les pays.

Conservateurs :

• Ministère des Anciens Combattants - Délégation à la Mémoire et à l'Information Historique - Paris. (Volumes N° 1 à 85) • Sénat de la République - Département de la Recherche Historique de la Bibliothèque - Paris. • Department of Defense - Department of the Army - Federal Center of Military History - Washington - U.S.A. • Imperial War Museum - Departement of Documents - London - Great Britain. • Bundesarchiv - Militärarchiv - Freiburg im Breisgau - Deutschland. • Hôtel National des Invalides - Musée de l'Armée - Paris. • Conseil Général des Alpes Maritimes - Cabinet du Président. • Direction des Archives Départementales des Alpes Maritimes. • Université de Nice-Sophia Antipolis - Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine. • Ville de Nice - Bibliothèque Municipale. • Ville de Nice - Cabinet du Maire-Adjoint aux Anciens Combattants. • Musée de la Résistance Azuréenne. • Le Témoin.

Analyse du témoignage

Résistance - Déportation en Allemagne

Écriture : 1985 - 45 pages

AVANT-PROPOS du témoin

Á 83 ans j'entreprends d'écrire cette histoire résumée de ma déportation comme une sorte de testament. La mémoire sera parfois défaillante, mais tous les faits énoncés seront vrais, sans emphase ni dramatisation excessive. Le recul de 40 années me laisse toujours la même impression d'horreur et d'écoeurement devant le comportement humain. Je garderai le silence sur les lâchetés que j'ai connues avant, pendant et après ma déportation. Aussi loin que je remonte notre connaissance de l'Antiquité, à toutes les époques, dans les pays les plus divers et dans les circonstances les plus différentes, les vainqueurs civils et militaires ont torturé ou abattu leurs prisonniers : les chaînes, les yeux crevés, l'esclavage, la capture et l'utilisation des femmes. Hitler n'a fait qu'inventer un système méthodique assez perfectionné, comme son complice et bientôt adversaire, Staline. Dans l'appareil concentrationnaire, il s'agissait essentiellement de déshumaniser l'individu, de le réduire à l'état végétatif. Le résultat était rarement en défaut et seul l'instinct de survie persistait : manger et boire, éviter d'être frappé ou abattu. Ces bêtes humaines pouvaient parfois avoir le comportement des fauves de la savane. Éducation, honnêteté, correction sont un vernis fragile.
At 83 years of age, I start writing this epitomised history of my deportation as some kind of testament. The memory may be faulty at times, but all the facts stated will be real, without emphasis, nor over dramatisation. Forty years have gone by, but I am still left with the same impression of horror and disgust in front of human behaviour. I will keep silent about the cowardly actions that I witnessed, before. during and after my deportation. As far back as our knowledge of antiquity goes, throughout all periods, in the most different countries and circumstances, the winners, be they civilian or military, have tortured or killed their prisoners. The chains, the eyes gouged out, slavery, the capture and usage of women. Hitler only invented a methodical, fairly sophisticated, as his accomplice who was soon to become his foe, Staline. In the machinery of a concentration camp, the purpose is to dishumanize the individual, to reduce him to a vegetable like stage. The result was rarely missed, and the only thing that remained was the instinct for survival, eating, drinking, trying not to get beaten or shot. Those human beasts could at time behave like wild animals. Education, honesty, good manners are a fragile veneer.

Préface de Michel EL BAZE

Le Docteur Henri Garrigoux entreprend dès Juillet 1940 ses actions dans la Résistance en adressant à tous les parlementaires du Cantal une lettre pour les mettre en garde contre ce qui va leur être demandé à l'Assemblée du 10 Juillet 1940 à Vichy. Pendant les quatre années qui suivent, notre camarade poursuivra sans désemparer ses actions de propagande contre l'Occupant, contre Vichy et entravera les départs des requis au Service du Travail Obligatoire en Allemagne par tous les moyens. Se plaçant sous les ordres du Général Cochet, il sait convaincre et rassembler les futurs dirigeants de la Résistance de l'arrondissement d'Aurillac. Le Préfet Horno le convoque deux fois dans son Cabinet en Janvier 1943 pour essayer de faire cesser son activité Résistante et l'informe qu'il est inscrit en tête de liste des otages à fusiller. Constamment surveillé. Objet d'une enquête de la Police allemande et de la Milice. Obligé plusieurs fois de quitter son domicile, Garrigoux ne relâche pas ses services à la Résistance du Cantal dont il dirige également la section médicale. Arrêté par la Police allemande le 2 Juin 1944 et conduit dans les prisons de Clermont-Ferrand, la Gestapo lui fait subir, en neuf jours, trois atroces séances de supplice qui le marqueront physiquement sa vie durant mais il ne donnera aucun renseignement ni ne dénoncera ses camarades de combat. Amené le 19 Juillet 1944 à Compiègne puis le 29 à Neuengamme, il est libéré le 29 Avril 1945 par l'armée britannique. C'est cette année, Cette éternité de souffrances, Ce calvaire douloureux dans les tenailles du barbare Allemand que le Docteur Henri Garrigoux essaye de vous raconter au soir de sa vie. Puissent nos enfants ressentir l'émotion qui nous étreint tout au long de ces pages, serrer les poings et dire avec nous : Non ! Plus jamais !
Doctor Henri Garrigoux starts in actions in the Resistance movement as early as July 1940, by sending to all the deputies of Cantal a letter warning them of what was going to be requested from them at the meeting on the 10th of July 1940 in Vichy. During the four years that followed, our companion will unceasingly continue his propaganda actions against the occupying forces, against the Government in Vichy, and will thwart the departure of labour conscripts to the Compulsory work duty in Germany by whichever means he had. Placing himself under the orders of General Cochet, he is able to convince and bring together the future leaders of the Resistance movement in the area of Aurillac. Préfet Horno summons him twice in his office in January 1943 to try to get him to stop his activities in the Resistance movement and informs him that his name is at the top of the list of the hostages to be shot. Constantly under scrutiny, under inquiry by the German police and the militia, he had to leave his home several times, Garrigoux does not relent his services to the Resistasnce movement in Cantal, where he is the head of the medical section. Arrested by the German police on the 2nd of June 1944, and taken to prison in Clermont-Ferrand, the Gestapo within nine days, will submit him to three atrocious sessions of torture which will leave him scared for life, but he never gave any information, nor gave up any of his companions of fight. Taken on the l9th of July 1944 to Compiègne, then on the 29th to Neuengamme, he is released on the 29th of April 1945 by the British Army. It is this year, this eternity of suffering, this painful ordeal in the hands of the barbaric Germans that Docteur Garrigoux tries to tell you in his old age. May our children feel the emotion that grips us all through those pages, tighten their fists and say along with us : No ! Never again !

La mémoire

La mémoire : seul bagage incessible

Jacques ATTALI

LIVRE I

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" J'AI PLUS DE SOUVENIRS

QUE SI J'AVAIS MILLE ANS "

Charles BAUDELAIRE

.c.Prisons et Transports

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Il y a 40 ans aujourd'hui (2 Juin 1984), j'ai été arrêté par la Police allemande. Depuis au moins 2 ans, VICHY, la Milice et les occupants me surveillaient et, dans les dernières semaines, j'avais l'impression d'une filature incessante. Pendant l'occupation, à deux reprises, un, puis deux Allemands en uniforme s'étaient présentés à mon bureau pour m'interroger, sans fouiller ni menacer - des personnages corrects. Mais l'imminence du débarquement Allié et l'activité croissante de la Résistance intérieure avaient aggravé leur comportement. Dans la nuit, une réunion secrète décidée par la Police allemande, comprenant entre autres le Préfet, le Maire, le Commissaire de Police et probablement des miliciens, devait désigner les personnes à arrêter immédiatement. La cérémonie a été très simple. Il était 8 heures du matin ; j'étais en retard ce jour-là et en train de me raser dans la salle de bain ; entendant la porte s'ouvrir, je me retourne : un soldat Allemand, fusil à la main, me fait signe de le suivre. Dans la chambre, en sa présence impatiente, mon épouse, tendue mais très calme, m'aide à préparer un petit sac de voyage, linge et objets de toilette. D'autres soldats sont dans l'entrée de l'appartement. J'embrasse ma femme et mon fils âgé de 16 ans. Nous descendons au 1er étage dans la rue et je constate que l'immeuble est entièrement bloqué. Bien encadré, je suis conduit à quelques centaines de mètres de mon domicile, jusqu'à la Feldgendarmerie qui occupe un étage d'un immeuble rénové récemment. Une salle nue, une chaise paillée ; le silence ; deux gardiens. Dans la matinée arrive M.C. 64 ans, Instituteur retraité. Vers midi, quelques aliments apportés par les familles nous sont remis ; il n'y en aura pas d'autres. Le soir, toujours assis sans parler sur nos chaises, nos poignets sont menottés derrière les dossiers. Surveillance étroite. La nuit se passe. Le lendemain matin, de très bonne heure, les mains sont libérées et, sous bonne escorte, nous allons à la gare ; je ne me souviens plus si c'est en voiture ou à pied. Mon camarade C. a eu l'idée lumineuse de demander au Boulanger ami situé juste en face de notre prison temporaire, une baguette de pain ; il la sort du four, à moitié cuite seulement et de la couleur du maïs qu'on mangeait à cette époque. Nous montons dans un compartiment de 3ème classe en compagnie de 4 ou 5 soldats Allemands dont le Chef parlait probablement et comprenait le français. Mon épouse arrive soudain sur le quai, livide, stoïque, vêtue à la hâte - je remarque ses chaussures disparates qui trahissent la précipitation forcée et l'angoisse. Elle a dû être prévenue du transfert par nos boulangers, des amis sûrs et attentifs. L'autorisation m'est donnée de descendre quelques minutes pour l'embrasser ; elle me dit à mi-voix que Jean, notre fils, est dans la nature. Elle-même n'a subi aucun interrogatoire ni mauvais traitement. J'apprendrai à mon retour que mon bureau seul a été fouillé de fond en comble ; certains papiers et documents professionnels ont disparu. Par contre, ils n'ont pas vu 2 lettres du Général COCHET, que j'avais laissées - avec quelle imprudence - parmi les fiches médicales. Ils emportent également ma voiture et 50 litres d'essence thésaurisée à grand peine au cours d'une année, en vue des besoins essentiels aux jours de la Libération. Un peu plus loin, sur ce quai, un milicien, un certain Girard, je crois, surveille le départ. Le train s'ébranle lentement, assez bien rempli de civils dans les autres compartiments et wagons, à une époque où les transports étaient rares et aléatoires. Nous échangerons quelques mots en patois avec C., mais il serait imprudent d'insister. Le train monte presque au pas une rampe très dure, puis c'est un long tunnel ; nos gardiens ont des lampes de poche et sont bien fixés aux deux extrémités du compartiment. Vers midi, arrêt du train et conduite sous bonne escorte dans un bistrot où nous avons quelque nourriture. L'après-midi, il faut une ou deux fois quitter un train pour un autre parce que la voie ferrée avait été coupée, généralement à un pont. Enfin CLERMONT-FERRAND,, la foule apparemment indifférente, un tramway (nous sommes menottés et bien encadrés) et la prison de l'ancien Régiment français, le 92ème d'Infanterie. Au 2ème étage, une cellule claire ; 2 occupants d'âge moyen, silencieux ; 3 paillasses et 1 petite table avec, je crois, un broc et un seau. J'apprends que l'un est un Anglais habitant habituellement PARIS, réfugié en AUVERGNE depuis l'Occupation ; il a été arrêté en même temps que son épouse ; ils seront libérés au départ des Allemands. L'autre est un Officier d'Active qui ne parle jamais, reçoit fréquemment des colis alimentaires dont il ne distribue pas la moindre parcelle. Il fait la chasse aux punaises, solidement implantées dans les trous de la paroi plâtrée et sale, qui se manifestent en force chaque nuit. La nourriture est très pauvre et, pour la 1ère fois, je connais la faim. Les colis de linge et d'aliments sont tolérés, en principe, une fois par semaine et le linge sale emporté en échange ; en réalité, les prisonniers de CLERMONT-FERRAND ont parfois des colis plus fréquents, mais ils sont tous ouverts et souvent pillés par les geôliers. Les montres ont été prises à l'arrivée et tous les objets tranchants (rasoirs, ciseaux, canifs, etc) supprimés. Dans les jours qui ont suivi mon voyage, la voie ferrée a été définitivement coupée : aucun train ne circule. Pendant près de 2 mois d'été, mon épouse fera le voyage (160 + 160 kilomètres) en bicyclette par la route de montagne, avec mes colis ; à sa dernière arrivée, le portier Allemand lui dira simplement : - Il est parti ! et n'ouvrira pas la porte. Ces voyages épuisants seront parfois coupés par une nuit de repos chez la famille G., Notaire, dont le fils était un condisciple au Lycée. Nous étions toujours restés en excellentes relations et, après une longue période d'oubli, des carrières différentes en des lieux éloignés, je l'ai retrouvé sur son invitation, à LYON. Il était Magistrat, assez mal accueilli, semble-t-il, et peu considéré par ses collègues du Tribunal. Un bon garçon, d'une paresse amusante, écrasé par des traditions familiales vieillies de 2 siècles. Marié, sans enfant, sa fin lamentable m'a laissé, comme à ses cousins (excellent confrère et ami), l'impression très triste d'une vie ratée. Chaque matin, pendant une demi-heure environ, les portes des cellules sont ouvertes. Les prisonniers doivent aller au cabinet, prendre un seau d'eau pour se laver et vider leurs ordures ; l'un d'eux, à tour de rôle, balaie la cellule avec une branche sèche de bouleau. En général, une promenade dans la cour a lieu l'après-midi, groupe par groupe. Parfois, un Coiffeur est présent et peut nous raser. Il y a, paraît-il, 16 Médecins dans la prison et la quasi-totalité des Professeurs de la Faculté de STRASBOURG qui a été transférée à CLERMONT-FERRAND dès le début de l'Occupation. Elle a été trahie par un étudiant qui pendant des années avait eu le rôle d'un grand Résistant auquel tous portaient une confiance totale. Je fais connaissance du Professeur BAULIG,, Géographe éminent, très maigre, un visage très fin sous une belle chevelure blanche ; il me raconte comment, après les repas, lorsqu'il était encore en liberté dans la ville, il ramassait les miettes de pain sous la table, tellement le ravitaillement était difficile en ce printemps 1944. Connu également le Docteur CHAUMERLIAC,, Agrégé de Médecine, qui reviendra de déportation avec une tuberculose pulmonaire dont il mourra peu de temps après. 3 ou 4 jours après mon arrivée, un 4ème occupant nous est adjoint : jeune Professeur d'Histoire et d'Archéologie de la Faculté de STRASBOURG, pétillant d'intelligence et d'humour, s' accommodant parfaitement d'un embryon de paillasse posé verticalement sur une chaise à défaut de place sur le sol. Il nous raconte d'excellentes histoires au sujet des fouilles qu'il a conduites au MOYEN-ORIENT en compagnie d'archéologues Américains. Il reçoit de son épouse, le 7 ou 8 Juin, un colis de vêtements et des vieilles chaussures enveloppées dans un journal sale et extrêmement froissé ; c'est le numéro de " LA MONTAGNE ", journal de Pierre LAVAL, qui relate le débarquement. Même scénario 2 jours plus tard, mais hélas ! notre merveilleux compagnon est transféré dans une autre cellule. Le temps est beau et chaud. Chaque jour, nous voyons passer dans la cour l'Evêque de CLERMONT-FERRAND, Mr PIGUET,, arrêté récemment et qui ne se promène pas avec les autres détenus ; il est toujours accompagné d'un soldat Allemand assez civilisé, catholique - peut-être Autrichien. Nous avons successivement la visite d'un Aumônier catholique dont le Commandant X reçoit la communion - et d'un Pasteur protestant. J'apprends que la Bible est le seul livre autorisé dans la prison. Aucun mot non religieux, aucune nouvelle par ces visiteurs. Le Commandant reprend sa chasse aux punaises. La peur, l'angoisse recouvrent tout. Le 9 Juin 1944 commence un des épisodes les plus durs de ce récit. Vers le milieu de l'après-midi, un homme en civil, 30 ans environ, entre dans la cellule et prononce mon nom ; je dois le suivre et très rapidement, à peine le temps de mettre mes chaussures. A la porte de la prison, il me tient le poignet droit serré dans l'extrémité de la manche de ma veste ; nous montons sur la banquette arrière d'une CITROEN noire, traction-avant, qui démarre rapidement. Un revolver est visible à sa ceinture. La voiture sort de la ville et, peu après se présente devant le portail d'une villa qui s'ouvre prudemment et se referme aussitôt. Je suis conduit dans une cave, mal éclairée par une faible ampoule électrique, et poussé dans une cellule de 2 mètres sur 1,50 m environ. Un homme mal vêtu, mal lavé, silencieux, terrifié, l'occupe déjà. Aucun soupirail, aucune aération extérieure, aucun bruit. Dans la soirée, au début de la nuit sans doute, l'homme de la Gestapo - dont j'apprendrai plus tard qu'il s'appelle ROTH, - vient me chercher et m'amène au 1er étage de la maison, dans une assez grande pièce contenant une longue table et quelques chaises ; des armes sont posées, multiples, et, à l'extrémité, une machine à écrire. Un second personnage, très brun, jeune, l'air d'une brute, observe. ROTH s'installe devant sa machine et commence l'interrogatoire. Il veut mon nom de Résistant et ceux de mes camarades. Tout cela ne me concerne pas et je dis avoir simplement envisagé de préparer l'hôpital, où je dirige un Service de Médecine, pour le cas où des combats risqueraient un jour d'amener des blessés. Il me parle alors de mon ami T. dont le rôle dans la Résistance était important et qui a pris le maquis à la dernière extrémité, pressé par l'inquiétude de tout son entourage. Mon silence l'énerve visiblement. Il m'ordonne de quitter ma veste et, se dressant brusquement, m'assène de violents coups de nerfs de boeuf sur toute la moitié supérieure du corps et les bras ; l'un d'eux arrache partiellement un ongle qui me gênera longtemps avant de tomber. Mutisme, persistant, hurlements de douleur ; les coups redoublent de violence et me projettent contre le mur où j'ai l'impression de m'écraser. Relâchement des sphincters : urines et matières coulent sur ma peau meurtrie ; je ne sens plus rien - immense soulagement - sueurs froides, vide dans la tête, plus rien. Sans montre, sans lumière du jour, je ne saurai jamais combien de temps a duré la perte de connaissance. Je me retrouve dans la même cellule, seul, souffrant de tout, surtout de la tête et du dos, la chemise déchirée, tachée de sang, les sous-vêtements souillés, collés à la peau. La conscience revient peu à peu avec le souvenir et l'angoisse ; la faible lueur de la lampe permet de voir sur les murs des traînées rougeâtres, sales ; probablement des victimes précédentes se sont appuyées là. De l'autre côté de la paroi en planches, dans une autre cellule, je sens une présence silencieuse. Soudain, un bruit de pas dans la cave ; la porte s'ouvre et un corps humain est jeté dans la cellule. Il est tassé, sans forme, dans un long gémissement. Je devine son visage tuméfié, des incisives fracturées ; dans un grand effort, il me dit : - Je suis le Docteur FRIC, de CLERMONT ; c'est la 3ème séance de tortures ; permettez-moi de prier ! Il me dira ensuite qu'il était entre les mains des miliciens et me fait comprendre que, à côté des planches, il y a un " mouton ". Nous ne parlons plus et chacun cherche vainement une position supportable. Plus tard, un 3ème homme arrivera, rendant tout mouvement impossible. Personne ne parle. Deux ou trois fois par jour, semble-t-il, un geôlier revolver à la ceinture, apporte une espèce de tisane dans une gamelle, une tranche de pain noir et quelques vieilles pommes de terre cuites, à moitié pourries. Quelques jours se passent dans la terreur de l'avenir. Je ne sais plus quand le Dr FRIC a quitté la cellule pour le retour à la prison. Un bruit de pas inaccoutumé, un Allemand inconnu me tire par le bras et me fait monter au 1er étage, celui du premier soir. Sur le palier très large, sont couchés par terre, tous menottés, déchirés, sales, une dizaine d'hommes dont un Gendarme ; cet uniforme me frappe et j'en garde l'image précise. Dans la salle, ROTH, la brute noirâtre dont j'apprendrai plus tard qu'on l'appelait " le boxeur " et un 3ème homme. Ils avaient conservé ma veste, de bonne qualité et en très bon état - objet rare à cette époque de l'Occupation - dont le format devait parfaitement convenir à mon bourreau. La brute vient brusquement vers moi, un revolver braqué sur ma poitrine en hurlant : - Tu parleras, salaud ! Je réponds, prévoyant la suite : - Tirez, mais tirez donc ! Alors, le tableau change. Agenouillé par terre, la poitrine sur le siège d'une chaise, la tête entre 2 barreaux du dossier, les poignets menottés de l'autre côté. 2 hommes frappent de toutes leurs forces le dos, la région lombaire, les épaules, tandis que le 3ème fait couler goutte à goutte sur ma nuque de l'eau glacée afin d'éviter, évidemment une perte de connaissance trop rapide. Je pousse des hurlements - ça soulage - combien de temps ? Je ne sais pas. Ils gueulent ; je hurle toujours. Tout s'arrête. A demi-conscient, je suis traîné dans une cave inconnue, une cellule un peu plus grande où sont entassées une dizaine de personnes ; il y a un soupirail et, dans ce fond, des planches sur 2 tréteaux. Un inconnu m'aide à m'y allonger : j'ai découvert Charles JARRY,, cheminot de CLERMONT-FERRAND, arrêté avec tout un groupe de GERZAT, où ils habitent très nombreux, à proximité de leur lieu de travail. Une amitié à toute épreuve va se nouer entre nous, qui dure depuis 40 ans. Le lendemain nouvelle montée - combien pénible - au 1er étage. Je reconnais le personnage qui logeait dans la cellule séparée seulement par une cloison en planches de celle où nous avions cohabité très peu de temps, le Dr FRIC et moi. Il tient une énorme barre de bois et commence à me frapper les épaules et le dos en me traitant de sale Juif. La brute noirâtre approuve, manipule son revolver, mais ROTH les arrête au bout de peu de temps ; il semble leur dire, en allemand, que je ne suis pas Juif et que je suis foutu. J'ai l'audace de lui demander ma veste ; il me répond avec un rire sarcastique que je n'en aurai pas besoin. Un nombre restreint de détenus ont été interrogés sous la torture. J'ai pu résister à la souffrance et ne livrer ni un seul nom ni un seul renseignement. Connaissant parfaitement le problème, je ne condamnerai jamais un homme ou une femme qui a parlé sous la torture. Il y a une limite individuelle à la souffrance. Qu'aurais-je fait s'il y avait eu une 4ème séance ? Pour moi " l'interrogatoire " est donc terminé et je redescends dans la cellule des cheminots de GERZAT. Il s'y trouve aussi une femme, jeune, épuisée, échevelée, souillée sur ses membres inférieurs et sur toute sa robe par le sang de ses règles, sans linge ni toilette possible. Cette image de misère morale et corporelle m'est restée précise, parmi tant d'autres. A partir de cette 3ème séance, il y a un peu de vague dans ma mémoire. J'ai probablement changé de cellule et j'ai rencontré deux hommes très différents : le 1er, jeune, beau garçon, éclatant de santé, me dit qu'il a été arrêté dans le train entre BRIOUDE, et CLERMONT : il fait état d'une carte de " collaborateur " dûment tamponnée et paraphée ; il réclame d'être entendu et libéré, ce qui semble être fait le jour-même. Le 2ème est un homme de 45 ans environ, d'une forte carrure, Maire d'une Commune ou Canton du PUY-DE-DOME dont je ne sais pas le nom exact. Il a été pris en otage sans autre raison. C'est l'époque où les Allemands sont partout traqués, souvent attaqués, par des maquisards ; routes, ponts, voies ferrées, locomotives, pylônes électriques, tout a sauté. On arrête et on fusille un peu partout. C'est surtout la bataille du Mont MOUCHET,, dans les forêts de la MARGERIDE,, à la limite du CANTAL et de la LOZERE. Une force allemande très importante, solidement armée, avec l'aviation d'accompagnement, devra se battre contre le maquis difficilement encadré, très courageux mais sans armes lourdes. Mon nouveau compagnon qui n'a commis aucune faute, sera libéré après 48 heures et il me laissera sa veste dont l'ampleur me vaudrait un manteau. Mes renseignements imprécis ne m'ont pas permis de le remercier après mon retour, mais je n'ai pas oublié son geste humain devant ma souffrance et ma détresse. Le lendemain, dans une camionnette, entassé avec une dizaine de victimes inégalement massacrées, je quittai la villa des tortures pour retrouver la même cellule de la prison. Une semaine s'écoule, à peu près immobile sur ma paillasse. Mon précédent compagnon, Anglais de PARIS, me passait la médiocre nourriture et faisait à ma place la corvée réglementaire du matin. Enfin, rassemblant mes faibles forces, je descends jusqu'à la douche et j'ai le bonheur de me laver entièrement. Avec du linge propre j'ai l'impression de reprendre forme humaine. Quelques prisonniers dont mon ami M... des Ponts et Chaussées m'ont entrevu en piteux état. Ils seront libérés au départ des Allemands et feront part de leurs impressions à mes amis de la Résistance ; il semble évident que je n'arriverai même pas jusqu'à la frontière allemande. Quelques semaines s'écoulent en attendant une déportation certaine. Au rez-de-chaussée, sur de la paille, est installé un groupe d'hommes, pris en otage à la suite d'une action du maquis, près de leur ville : le Chef Régional de la Gestapo, paraît-il, aurait été abattu. Comme d'habitude, les hommes valides sont rassemblés sur la place, avec leur Maire. Celui-ci grand ami de Pierre LAVAL, sera libéré dans les jours suivants ; tous les autres seront déportés en bloc et bien peu survivront ; ils quittent un soir la prison en chantant : - Ce n'est qu'un au revoir ! Le 19 Juillet, c'est notre tour : Une cinquantaine peut-être ; la gare à la tombée de la nuit, menottés 2 par 2, dans des voitures de 3ème classe, mais 10 et non pas 8 par compartiment. Un bref discours avant le départ nous indique que toute tentative d'évasion entraînera la mort immédiate de tous les hommes du compartiment. Nous savons maintenant que les règles allemandes sont absolues et sans appel. JARRY, est près de moi, très calme et bon observateur ; il m'apprend, pendant les 3 jours et 3 nuits que durera le voyage vers COMPIEGNE tous les éléments de la marche des trains et des signaux qui étaient, à CLERMONT, son domaine. Il fait très chaud, l'inconfort à 10 est pénible, menottes en permanence. Le train va lentement, dans des directions bizarres car les voies sont coupées un peu partout. Nous nous trouvons un jour en plein soleil, pendant toute une journée, dans une petite gare de BOURGOGNE, sans locomotive. Le soir seulement, une vieille machine, semble-t-il, est attelée et le convoi s'ébranle pour la nuit. Il monte une rampe au pas, les freins paraissant serrés, pendant plusieurs heures. JARRY confirme mon impression : le Mécanicien sait ce qu'il transporte et voudrait donner une chance… De même, plus tard, dans les wagons à bestiaux, on trouvera, comme par hasard, une pince oubliée, du fil de fer, un ciseau. Nous passons le long d'un convoi important de wagons-citernes encore fumant ; l'aviation anglaise a dû passer par là. Nous approchons de PARIS. Le soir, la gare de LYON. Des dames et des jeunes gens de la CROIX-ROUGE sont autorisés à nous donner un ravitaillement et une carte postale à remplir immédiatement - la dernière pour une année ; je l'adresse à ma soeur qui habite PARIS avec son mari et qui a le plus de chance de la recevoir. Le dernier jour, un incident frappant : le train, entre la gare de LYON et la gare du Nord, s'arrête au milieu d'un lacis de voies, près d'une maisonnette devant laquelle est une grosse borne fontaine ; il fait une chaleur écrasante dans les voitures. Le Mécanicien indique fermement que le train ne repartira pas avant que ces hommes aient pu boire de l'eau : les S.S. qui occupent un wagon confortable en tête du train, acceptent ; nous buvons. Le train repart lentement ; nous arrivons à COMPIEGNE, peu avant le lever du jour. Il y a toujours, partout, un homme courageux ; il y en a eu beaucoup parmi les cheminots Français. Un autre accident me revient en mémoire : Au cours d'un des nombreux arrêts, un jeune S.S. parcourt le wagon en demandant s'il y a un Médecin ; je réponds ; il enlève ma menotte et me conduit dans un compartiment de la voiture voisine. Un homme paraissant jeune est allongé sur la banquette ; un pansement très sale et tombant laisse voir une large plaie infectée de la jambe ; il est très pâle, la langue sèche. Avec des éléments de fortune je refais un pansement et j'indique l'urgence de soins sérieux. Je n'ai jamais su quel a été le sort de ce malheureux. Pendant le " transport ", terme officiel de tout déplacement valable dans plusieurs langues, il arrivait qu'un homme demande à l'un des geôliers qui arpente le couloir la possibilité d'aller aux W.C. Alors, 2 menottés partent ensemble, sous bonne escorte et ils ne seront jamais séparés, porte ouverte évidemment. Les demandes ne sont pas fréquentes ; la rareté des aliments et de la boisson, l'incertitude de la réponse dans une atmosphère d'angoisse et d'épuisement limitent les initiatives ; il reste la sueur. Le séjour à COMPIEGNE durera à peine une semaine. On circule chaque jour sur un même terrain central. Il fait très chaud. Un vague souvenir de ressources alimentaires dûes à la CROIX-ROUGE,. Deux images plus précises : des nuages de puces qui sautent au-dessus des paillasses dès qu'on y touche et surtout une rencontre inattendue et bien sympathique. Après un appel quotidien, nominal, dans cette grande cour, je vois venir vers moi un grand jeune homme souriant, David EISENCHITZ,, que j'ai bien connu à PARIS pendant mes études de médecine il y a près de 20 ans. Descendant par sa mère d'une grande famille d'artistes, de scientifiques et de musiciens ; ses parents sont l'un et l'autre d'excellents peintres dont quelques oeuvres agrémentent aujourd'hui ma vie solitaire. Lui-même s'occupe de photographie d'art, il a changé son nom dont la résonance lui semblait peu compatible avec l'idéologie hitlérienne ; il s'appelle Pierre, son nom de Résistant ; je ne me rappelle pas le nouveau nom de famille. Nous nous retrouverons à NEUENGAMME, mais dans des " blocs " différents ; il n'en est jamais revenu et il est probable que sa mort - après une longue et bien difficile enquête - doit être située dans le camp même, au cours de l'hiver où succombaient chaque jour tant de détenus. Nous avons quitté COMPIEGNE, je crois, le 28 Juillet. Une très longue colonne, peut-être 2 000 hommes, est préparée dans les hurlements pendant plusieurs heures. Chacun reçoit un morceau de pain et une grosse tranche de saucisson. Le cortège s'ébranle, en rangs par 5, formule qui sera partout la règle désormais. Derrière une grille, un homme en soutane, Monseigneur THEAS,, Evêque de LOURDES, nous adresse un geste de bénédiction ; il ne fait pas partie de ce convoi. Nous marchons à travers la ville, solidement encadrés par des S.S. mitraillette au poing. Une foule silencieuse regarde passer le cortège qui va vers la mort. Sur le quai de la gare, les plus petits bagages sont saisis impitoyablement et l'ordre est donné de se déshabiller entièrement. Chacun ne peut conserver qu'une chemise ou un caleçon, jamais les deux. J'ai pu glisser dans mon pain un petit bout de crayon, un morceau de papier et une pièce de monnaie ; tout le reste, absolument tout, est définitivement perdu, en même temps que l'identité. Combien étions-nous dans ce wagon à bestiaux ? Une cinquantaine probablement. C. est à côté de moi, assis par terre ; il a choisi de garder sa chemise. Son état est satisfaisant car il n'a pas, bien que Résistant, subi de tortures à CLERMONT-FERRAND. ROTH et son complice l'ont obligé à chanter une chanson et il estime s'en être bien tiré. Nous sommes placés à quelques mètres d'un bidon de tôle, debout, ouvert en haut, qui doit nous servir de tinette pendant ce voyage de 3 jours et 3 nuits ; elle était pleine bien avant la fin et débordait à chaque chaos. Le train, très long, roulait à allure modérée. Dans une petite gare, arrêt. Par la lucarne du wagon, l'un de nous voit descendre sur le quai une dizaine d'hommes presque nus ; des hurlements de S.S. nous parviennent, puis des rafales de mitraillettes. Le bruit court qu'il y a eu une tentative d'évasion : tout le monde a compris. Le train repart. Vers la fin de cet après-midi, torride, nous passons à THIONVILLE, où, semble-t-il, nous changeons de locomotive. C'est la seule gare dont j'ai vu le nom. Alors je trace quelques mots sur mon bout de papier, avec l'adresse de Mme V. (épouse d'un confrère, ami sûr) lesté de la pièce et d'un bout de fil de fer trouvé dans le wagon ; je le jette par la lucarne au moment où nous franchissons au pas un passage à niveau. D'assez nombreux civils regardaient de là ce convoi qui ne devait pas être pour eux une nouveauté. Ce message, le dernier, a été ramassé par un cheminot et adressé à sa destination avec la somme qu'il contenait. Ma famille a reçu un jour d'Août le dernier souvenir de celui qui s'apprêtait à franchir la frontière. Dans la nuit, le train s'arrête : le bruit court qu'il s'agit de COLOGNE, ; beaucoup de voies, d'aiguillages franchis en cahotant. La porte du wagon est ouverte avec des grincements de ferraille. Des civils, hommes ou femmes, je ne sais plus, nous donnent à boire au nom de la CROIX-ROUGE et distribuent des boîtes de sardines, une pour 2 hommes. Sans rien d'autre que des doigts sales, nous les mangeons à la lueur très pâle des lampes de la gare. Je me pose maintenant la question : était-ce dans une gare allemande ou bien à la frontière même? Après cet arrêt important, le convoi repart vers l'inconnu.

.c.NEUENGAMME I

***

Le train s'est enfin arrêté un matin dans un paysage dénudé et désert, sans aucun bâtiment. Les portes des wagons sont ouvertes en grinçant et les hurlements commencent. Des S.S. très nombreux, maniant sans arrêt leur terrible lanière de cuir - la schlague - bousculent ces héberlués presque nus et épuisés. En rangs par 5, comme toujours, on marche pour atteindre la grande porte d'un camp comportant une vingtaine de baraques en bois, sans étage, le long d'une très large place. Nous sommes parqués dans le sous-sol d'un bâtiment en briques qui semble en construction, mais ne dépasse pas encore le niveau du sol. Sur la terre battue ou dans les escaliers, on se laisse tomber. Ensuite, ce sera la répartition dans les blocs. C. ne me quitte pas et nous dormirons pendant 1 mois 1/2 sur le même étage d'un châlit. JARRY, est dans le même bloc 15, un peu plus loin. Nous occupions le niveau moyen des 3 étages et nous avions de la paille propre. Impossible de se coucher en parallèle car la largeur est faible, prévue évidemment pour un seul corps humain ; donc tête-bêche en prenant garde de ne pas envoyer ses pieds dans la figure du voisin. Chacun sait que la paille fait un lit confortable mais, malheureusement, elle se brise très vite, tombe un peu chaque nuit et doit être balayée avec les moyens du bord, accompagnés des hurlements des Kapos. Ce bloc 15,, comme les autres, comporte 2 parties, chacune contenant probablement 500 hommes. Français, Belges, Hollandais, Polonais, Russes, un curieux jeune Anglais ramassé à JERSEY, 2 ou 3 Italiens. Ce mélange sans langage commun sera toujours soigneusement entretenu. Chacun a reçu une chemise, un caleçon plus ou moins court, une veste, un pantalon et un béret ou casquette ou chapeau, le tout délavé, sans boutons, de tailles à peu près identiques ; sur le dos de la veste, un immense X en peinture jaune. En regardant les autres, on se rend compte que nous sommes des pantins grotesques. Aucune glace ou autre accessoire ne permettra jamais - heureusement- de voir son allure et son visage. C'est à ce moment que je peux situer le changement de ma personnalité. Si je croyais à la métempsycose, je dirais que j'ai été réincarné dans la peau d'un animal mal connu, sans aucune mémoire, découvrant un monde où tout est dangereux, où il faut perpétuellement chercher sa nourriture, où des ennemis sont partout. Rien n'est prévisible mais l'angoisse est un état permanent. Des êtres comparables s'agitent autour de moi, parfois calmes, parfois hostiles, parlant souvent un langage incompréhensible. Des uniformes verdâtres et des hurlements. Aucun souvenir d'une vie antérieure sinon une vague brume que je ne cherche pas à percer ; à quoi bon ? Une seule chose compte : manger. La vie des camps, partout la même, a été maintes fois décrite : la nourriture famélique, l'absence totale d'eau potable, de linge, de savon ou succédané - les corvées quotidiennes, les appels interminables, de nuit comme le jour, les hurlements dans une langue dont j'ignore le premier mot. Dès le deuxième jour, tous ceux qui ont des cheveux sont tondus d'avant en arrière, sur une largeur de 5 cm environ ; pour les chauves, tout est plus simple. Un des jours suivants, rassemblement sur la place pour les vérifications d'identité, semble-t-il, et une question à laquelle il faut répondre sur une fiche : quelle religion ? Quelques secondes pour réfléchir. Juif éliminé, il reste protestant, catholique ou rien. Je me souviens que le nazisme a été parfois très mal apprécié par les protestants Allemands ; par contre, il n'y a pas eu d'accrochage avec le Vatican ; " aucune religion " ferait une mauvaise impression chez les fanatiques du culte hitlérien ; donc je suis et demeure catholique. J'ai reçu le matricule " 40560 " sous la forme d'une petite plaque de fer tenue par une ficelle passée autour du cou ; il faut pouvoir annoncer son numéro en allemand bien entendu, sous peine d'une volée furieuse ; celui qui n'a plus son " numa " sera abattu. La ficelle était d'une qualité exceptionnelle car j'ai ramené jusqu'à PARIS mon nouvel et unique état-civil. Curieusement, je n'ai jamais vu un oiseau, pas même une hirondelle ou un moineau. Plus tard, au cours de corvées un peu en dehors du camp, je découvrirai un vague village qui est essentiellement destiné à loger tous nos gardiens S.S. et, parfois, leurs familles. C'est ce que m'a raconté un Curé Belge qui y avait travaillé 2 ou 3 fois dans le rôle de jardinier ; il m'a expliqué, en confidence, qu'après avoir ramé des planches de haricots, il soulevait un peu quelques tiges dont les racines deviendraient inefficaces, d'où allégement de la récolte pour " ces salauds-là " ! Chaque jour, un détenu plus ancien, un Avocat Belge paraît-il, devenu presque homme de confiance, venait désigner les plus valides pour chaque corvée. Les vieux restaient devant le bloc, debout ou assis par terre. Mon premier travail a été le chargement de wagonnets avec du sable et leur poussée à quelques centaines de mètres sur des rails " DECAUVILLE " rouillés et tordus. Les déraillements étaient fréquents et il fallait remettre sur la voie les wagonnets entièrement remplis, extrêmement lourds, sous un soleil de plomb. Heureusement, un camarade bâti comme une armoire et rompu aux travaux manuels m'apporte aide et conseils dans un domaine où mon ignorance égalait mon inaptitude ; il faut remplir sa pelle à moitié seulement et faire tout effort progressivement. Lorsque son épaule soulevait le wagonnet, on avait l'impression d'une puissance d'éléphant. Je n'ai jamais retrouvé dans la suite cet homme secourable ; habitué par son travail à une forte ration alimentaire, il a dû être l'une des premières victimes de la famine. Ma formation se poursuivait dans des oeuvres très variées : Je me rappelle le creusement d'un trou profond pour l'implantation d'un grand mât en compagnie d'un Chef d'orchestre Russe - le transport d'énormes pavés de pierres qui écorchaient les mains - le nettoyage de radiateurs rouillés avec un vague morceau de fer, sous la pluie. Pendant toute une journée, j'ai participé à la construction d'un nouveau four crématoire : fixés les uns sur les autres le long d'une très haute échelle, nous prenions les briques 2 par 2 du bas vers le sommet, un exercice qui m'a laissé un souvenir particulièrement douloureux. Un autre jour, un Russe robuste, perché sur le bord d'un hangar, nous jetait sur le dos un sac de ciment (50 kg) qu'il fallait porter à une centaine de mètres. Les chenilles méritent une mention particulière : Elles étaient d'une couleur verte très brillante, bien pleines, donnant une impression réconfortante de très bonne santé : elles couvraient entièrement, ce qui, paraît-il, était des choux, mais il n'en restait que les squelettes. Nous devions les prendre une par une pour les mettre dans quelque vieille boîte de conserves et les jeter dans un petit canal au bas du terrain. Je ne sais pas si les chenilles savent nager mais, revenu au même endroit le surlendemain, il y en avait un aussi grand nombre sur les choux fantômes et, délicatement, entre le pouce et index, nous les avons reporté dans le canal. Chaque soir, après ces exercices au ras du sol, j'avais très mal dans le dos et surtout dans la région lombaire. Un autre jour, à l'extérieur du camp, le long de la barrière non électrifiée, il s'agissait de creuser des trous pour faire je ne sais quoi. J'étais avec BERGERON,, Chirurgien-Dentiste, ancien Résistant, arrêté en même temps que son ami PERIER, ; ils avaient connu la Gestapo de CLERMONT-FERRAND mais, heureusement, sans séquelle importante. Dans la matinée, à la fenêtre d'une baraque touchant presque la barrière métallique, paraît une femme jeune, brune, propre, qui parle je ne sais quelle langue, mais nous ne faisons que quelques gestes pour ne pas attirer l'attention du Kapo qui a parfois le dos tourné ; elle nous fait passer par un interstice de la grille un morceau de pain et du pâté. Renseignements pris le soir, au bloc, elles sont paraît-il, 2 ou 3 pour le Dimanche des Kapos ; tout est remarquablement organisé dans ce paradis. Une seule fois, revenu jusqu'à l'endroit où le train nous avait amené, j'ai vu un convoi de femmes et quelques jeunes enfants dans des wagons de voyageurs usagés ; elles semblaient terrifiées, fatiguées, impossible de nous approcher. Je n'ai jamais su où elles étaient conduites. D'énormes madriers nous attendaient, à transporter sur nos épaules jusqu'au camp. Tout le long de la route qui longe le camp, des soldats mitraillette au poing, tenant de l'autre la laisse d'un chien ; les races sont variées, principalement des bergers allemands et des boxers, tous très beaux, très disciplinés, sans aucun aboiement sur notre passage ; une sentinelle tous les 10 mètres. Au bloc 15,, j'ai connu PRENANT,, Professeur à la " SORBONNE ", dont le père avait été mon Professeur d'Histologie à la Faculté de Médecine de PARIS. Il était solidement bâti, parlait allemand et semblait bien supporter la vie du camp où il était arrivé bien avant nous. A ce moment, il travaillait à une sorte d'égout sous notre baraque où nous avions une rangée de sièges à cet usage ; ils servaient aussi de salon pour la conversation après la soupe de la mi-journée ; on s'y établissait pour un moment, par affinités, pendant que les Kapos, occupés à manger une part de nos portions, nous laissaient une paix relative. On fait salon où l'on peut. Il y avait un Préfet, des Officiers dont un jeune Officier de Marine qui s'occupait du réglage des montres et instruments de navigation dans un bâtiment tout proche du camp - un travail propre. Plusieurs Curés, dont quelques Belges - un ancien Colonel, Breton, doyen du bloc avec ses 75 ans, très bonne tenue sous ses haillons - un industriel de BOURGES - un propriétaire de CHAMPAGNE dont je ne peux plus retrouver le nom noble, très connu, un homme grand, très distingué malgré son accoutrement, 65 ans environ, de relation particulièrement agréable. Il était envoyé souvent aux cuisines où il épluchait des pommes de terre et des choux. Il m'a appris dans tous ses détails le travail du champagne. Un soir, il m'a apporté un petit morceau de toile qu'il avait trouvé dans une poubelle ; je n'ai jamais oublié ce cadeau royal que j'ai frotté longuement avec de l'eau, la nuit, pour en faire ensuite une serviette de toilette - illusion du lavage. Un ancien cuisinier du " CARLTON " de CANNES m'a décrit le fonctionnement d'un de ces magnifiques palaces où chaque homme, à la cuisine, est spécialisé dans un domaine très précis et où tous les produits employés sont de première qualité. Toute l'espèce humaine était représentée dans ce camp : toutes les professions venues de tous les départements français, des prisonniers de droit commun, voleurs, trafiquants du marché noir que les Allemands avaient un jour sorti de prison pour les jeter dans un lot de Résistants promis à la déportation. Il en était de même certainement pour les autres nationaux, notamment Polonais et Russes, parfois corrects, plus souvent mauvais, toujours séparés de nous par la langue. Aussitôt avant la soupe, les Kapos distribuent les gamelles. Je me souviens de celle qui est trouée et qui perd sa soupe immédiatement - celle qui est représentée par un ancien pot de peinture ; on y tombe à son tour. Quelquefois, il manque des gamelles et il faut manger à deux dans la même, chacun défendant âprement ses cuillerées. Notre équipement comprend uniquement une cuillère à soupe que chacun conserve en permanence, généralement fixée dans une boutonnière de la veste. Certains ont pu faire un simulacre de couteau avec un bout de fer ramassé sur un chantier et frotté longuement sur une pierre ; j'en ai fabriqué 2 ou 3 fois, mais toujours pour un temps limité par les fouilles périodiques. Cet instrument servait surtout à partager en 2 lames notre tranche de pain du soir, sans perdre une seule miette ; 2 tranches très minces donnent l'impression d'une ration plus importante ! Longues séances d'appel sur la place du camp : rangés en colonnes par 5 pour être compté avec des hurlements et des bousculades. Elles duraient parfois 2 heures parce qu'il y avait 1 homme de moins ou 1 homme de trop ! Il y en a eu la nuit, sous les projecteurs. Il y en a eu sous la pluie, dans les flaques d'eau et alors le seul problème était de se trouver sur le bord de cette boue et non pas dedans. Un soir, nous étions ainsi tout mouillés, recomptés pour la 10ème fois ; en fin d'une colonne, on avait traîné les morts de la journée, restés dans les baraques, pour avoir un compte exact. Tout à coup, un bruit de chute, un éclaboussement d'eau sale : mon voisin de rang venait de s'affaisser ; il était mort - incident sans importance - les S.S. comptaient toujours les hommes, morts ou vifs. Aucune nuit n'était paisible, sur nos planches parfois confortées d'un peu de paille. En dehors d'un appel inattendu, il y avait un réveil brutal avec hurlements et coups de fouet en vue d'une formation de kommandos : tous les hommes nus triés par un aéropage S.S. Les plus valides étaient retenus, dirigés sur la douche, habillés ensuite dans la fameuse tenue rayée pour quitter le camp. La plupart de ces groupes sont allés, je crois, en HOLLANDE, pour des travaux très durs dont les survivants étaient un jour rejetés au camp de NEUENGAMME. D'autres nuits, de plus en plus souvent, c'était les sirènes qui hurlaient un raid aérien. Ça gueulait, ça cognait de partout pour nous pousser dans la cave du bâtiment en briques dont la construction avançait lentement : flaques d'eau sale, obscurité, station debout prolongée, sensation d'étouffement ; enfin sirène de fin d'alerte et retour dans les baraques. C'était évidemment les avions Alliés sur HAMBOURG, qui déclenchaient ces corridas. Il n'est jamais tombé la moindre bombe sur le camp. Le 14 Septembre, au soir d'une journée de corvées à proximité de notre frontière électrifiée, nous sommes un petit groupe conduit dans la cave cimentée d'une baraque en briques à l'autre extrémité du camp. Pain, tisane, silence, plus rien. On s'allonge sur le ciment, froid, d'une dureté que sentent encore aujourd'hui mes membres et mon dos amaigris ; en comparaison, la terre et le bois sont des couches confortables. Le lendemain, très tôt, c'est la douche - la seule depuis longtemps - et la tenue rayée. Le 15 Septembre donc, nous étions, paraît-il, 3 000 hommes pour le kommando le plus important et nous partions pour HAMBOURG,.

.c.HAMBOURG

**

Plusieurs heures de marche, en rangs par 5 sur une petite route pierreuse, en plein soleil. Aucun arrêt possible ; si besoin absolu, on urine en marchant : tant pis pour le voisin. Vers la fin de l'après-midi, un large fleuve, un bateau. On s'y entasse debout parce qu'il n'y a pas de place pour s'asseoir. A la nuit tombante, arrivée le long d'un quai, débarquement dans les hurlements habituels et entrée dans un immense bâtiment. J'y suis situé au 1er étage d'une vaste salle meublée de châlits en bois. Je retrouve BERGERON, ; nous adoptons la même couchette, à l'étage médian, car il faut être 2 par " lit " ; un peu de paille et une couverture. Une nouvelle vie de travaux forcés commence, ponctuée par les bombardements aériens qui ne manqueront pas un seul jour ni, surtout, une seule nuit. Des Kapos hurleurs s' énivrent chaque soir avec je ne sais quelle " gnôle ", frappent parfois à tort et à travers en nous faisant attendre l'ouverture des bouteillons de soupe. Nous devons nous organiser par petits groupes d'une dizaine d'hommes dont le " chef " distribuera les portions de nourriture. BERGERON et moi sommes associés à des Bretons, Médecins et Dentistes et au Curé LAGARDE, ; notre patron ! est le Dr LOHEAC,, Chirurgien, père d'une famille nombreuse, chrétien très pratiquant comme ses amis Bretons. Je revois son visage non rasé, sale, très sympathique et je ne pense pas du tout que le mien doit avoir le même aspect ; pendant un an, je n'ai jamais vu ni imaginé quelle tête je devais avoir, ni lavé ni rasé ; aucun miroir évidemment ni rien qui puisse en tenir lieu. En face de notre rangée, des Belges, des Russes, des Polonais. Parmi le 1er groupe, Wallons et Flamands se détestent cordialement. C'est là et au cours des travaux de chantiers, que j'ai connu deux Magistrats d' ARLON,, très sympathiques et d'excellente compagnie ; aucun ne reviendra. J'ai oublié le nom de l'un des 2, rarement retrouvé, mais j'ai plusieurs fois travaillé avec le père de sept enfants, un homme délicieux, calme et distingué, qui ne connaissait pas l'allemand mais, comme moi, pouvait parler un peu anglais ; nous avons eu 1 ou 2 fois l'occasion de nous en servir. Chaque matin, nous sommes éveillés par les Kapos à grand renfort de hurlements et de schlagues. On se met debout et, après un court moment, c'est la distribution du petit déjeuner : une tranche de pain noir avec un petit morceau de " pâté " dont la nature est indéchiffrable, et 250 grammes environ d'une tisane tiède dont le goût n'est pas mauvais. Ainsi lestés, nous sortons devant cette immense construction le long de laquelle courent des voies ferrées et, un peu plus loin, un canal ou un bras de l'ELBE., Là, les S.S. forment, déforment, reforment, 10 fois, 20 fois et plus les groupes qui partiront travailler sur les chantiers différents. Le mélange des hommes est complet, rendant à peu près impossible toute camaraderie de quelques jours. Parfois seulement, j'ai pu partir avec BERGERON ou le Magistrat Belge. C'est en bateau que j'ai voyagé le 1er jour, descendant le fleuve pendant 1/2 heure environ. Il faisait à peine jour et, sur le pont découvert, il faisait froid. Nous étions une cinquantaine, silencieux, ratatinés, anxieux d'une suite encore mystérieuse. Le bateau aborde en aval de la ville et nous marchons un bon quart d'heure. Alors un spectacle imprévu, lunaire, s'offre à nous : c'est une raffinerie de pétrole qui a été entièrement détruite par l'aviation. Tous les immenses réservoirs ont éclaté, les kilomètres de tuyaux qui couraient entre une multitude de constructions sont crevés, tordus, coupés ; de grandes cuves renferment une espèce d'huile noirâtre sur une faible hauteur. Autour de la raffinerie, des immeubles d'habitation très importants, entièrement abandonnés, toutes vitres brisées, en partie trouées, les toitures disloquées. L'ensemble me paraît correspondre à la surface d'une ville de 20 000 habitants. Les aviateurs Alliés ont remarquablement travaillé : quelle que soit encore la durée de la guerre, il n'en sortira plus une goutte de pétrole pour l'armée allemande. Nous sommes chargés de déblayer ; à quoi bon ? Peu importe. Le premier jour, j'étais avec BERGERON. Un S.S. nous affecte à un petit bâtiment démoli dont le rez-de-chaussée est rempli de ferrailles, fragments de béton, morceaux de tuyaux, etc. Nous devons entasser le tout à l'extérieur. Les restes de murs nous abritent un peu du vent et surtout de la vue des surveillants qui parcourent sans arrêt le chantier. Le problème est de toujours remuer sans jamais se reposer. Donc, l'un de nous guettera le champ visuel du chef tandis que l'autre jettera des débris à l'extérieur. C'était dur pour les mains et pour mon dos toujours douloureux, mais pas très fatigant. Vers le milieu de la journée, pause générale et rassemblement dans une baraque en bois récente où nous avons pour la première fois depuis 2 mois une table et des bancs. Une soupe épaisse nous paraît excellente, un festival - une pleine gamelle. Pas de hurlement, pas de menaces : y aurait-il des Allemands civilisés ? Il faut tout de suite reprendre le travail. Nous constatons que les Kapos et les S.S. ne sont pas les mêmes que le matin et BERGERON a l'excellente idée, pour simplifier, de reprendre les mêmes débris en les jetant du côté opposé : ainsi, nous n'aurons servi à rien. De toutes façons nous ne risquions pas de faire jaillir du pétrole ! Le jour baisse ; il a fait beau. Nous rejoignons le bateau par un chemin pierreux et, assis par terre, sur les planches du pont ou de la cale, nous rentrons dans notre logement. Là, ni ordre ni beauté ; des Kapos, déjà ivres, hurlent, courent, frappent et nous empêchent de nous approcher du seul abreuvoir où il serait possible de se laver un peu, sans savon ni linge. Il n'est jamais question de boire car nous avons été informés que toutes les eaux sont polluées. C'était le cas à NEUENGAMME ; à HAMBOURG, les bombardements incessants ne permettent plus, évidemment, d'avoir une eau potable. Ce n'est que tard, très tard, que ces hommes, debout depuis des heures, verront enfin les grands bouteillons de soupe ouverts ; qualité et quantité modestes. Il nous tarde d'être allongé, dans une demi-obscurité et un calme relatif. Le repos est de courte durée : sirènes, bombardements ; tout le monde doit se précipiter par une seule échelle dans le sous-sol sableux qui semble être au-dessous du niveau du fleuve. Une 1/2 heure à 1 heure environ - re-sirènes - remontée par l'échelle - retour à nos planches légèrement paillées. Vers le milieu de la nuit, scénario identique. Avant l'aube, ce sera le réveil et le départ vers les chantiers. Pendant les 6 semaines que j'ai vécues à HAMBOURG, les 2 bombardements anglais de la nuit n'ont pas manqué une seule fois, quel que soit le temps. Le vacarme des explosions était terrifiant et, presque toujours, le matin, nous apercevions un immeuble où je ne sais quoi encore en flammes. Dans la journée, nous avions presque chaque jour le raid d'une flotte immense de forteresses volantes américaines dont je parlerai dans la suite. Une fin d'après-midi, dans le chemin du retour, nous avons eu un violent orage avec une pluie torrentielle. Aucun abri en vue qu'auraient bien apprécié nos gardiens sinon nous-mêmes. Nous étions transformés en fontaines sur le bateau et sans aucun secours possible. Le problème était de décider, BERGERON et moi, s'il valait mieux se coucher dans les vêtements tout mouillés ou les enlever et les accrocher pendant la nuit au bord de nos planches. Finalement, un compromis : nous gardons chemise et caleçon et nous suspendons les vestes. Le lendemain matin, rien n'était sec et nos couvertures étaient humides. En route dans le tumulte du matin, dans le froid d'une fin de nuit. Le travail à la raffinerie a duré environ 1 semaine, mais j'y étais désormais sans compagnon connu. Deux jours de suite, il a fallu descendre dans les cuves dévastées dont le fond était rempli d'une huile épaisse et noirâtre que nous devions à la pelle rejeter par-dessus bord. Quelles étaient mes chaussures ? Des anciennes bottes de cuir dont une semelle baillait largement et dont l'autre avait une tige fendue. Inutile de décrire le résultat. Une seule fois, hélas ! j'ai pelleté du sable sur une plage magnifique, au bord de l'ELBE,. Le soir, j'en ai rempli mes poches et, la nuit suivante, dans la pénombre, je me suis glissé jusqu'à l'abreuvoir de notre chambrée ; j'ai frotté toute ma peau avec de l'eau et ce sable fin ; il m'a semblé que j'étais plus propre et, dans cette béatitude, j'ai rejoint mes planches. Un jour nous sommes allés très près décharger des péniches de pommes de terre sur un quai couvert. Au début, c'est bien : les sacs, 50 kilos environ, sont pris à peu près au niveau du bord mais, dans la suite, on va vers le fond et il faut monter la charge sur le dos en gravissant les barreaux d'une mauvaise échelle branlante. Toujours ce lumbago. J'avais bien l'impression que ces travaux de force me convenaient mal. Mais ce jour-là, vers midi, repas de pommes de terre bouillies, avec du gros sel, à volonté. Malheureusement, après tant de jours de famine, plusieurs de ces hommes en ont mangé beaucoup trop et sont morts ensuite de dysenterie. Les bombardements étaient de plus en plus violents : les bombes de 500 et 1 000 kilos, paraît-il, explosives et incendiaires, tombaient parfois très près de cet immense entrepôt dans lequel nous étions logés - construction ancienne en pierre, certainement très solide. Tout tremblait et semblait prêt à s'écrouler. Une gare, séparée de nous par le fleuve, à 300 mètres environ, devait être souvent visée. Un matin, après un de ces tremblements de terre particulièrement violent, pendant la formation laborieuse des kommandos, j'ai levé la tête : il m'a semblé qu'il manquait un étage, le 3ème, à notre bâtiment ; il faisait encore nuit et BERGERON, comme moi, avait un doute. Nous avons su le lendemain qu'il avait été abattu partiellement par une bombe ou ses éclats et qu'il y avait eu des victimes. Après le pétrole et les pommes de terre, nous avons été envoyés, nombreux par train, à la périphérie de la ville, pour creuser des tranchées anti-chars. A une vingtaine de kilomètres environ, il s'agissait évidemment d'établir une ceinture complète de cette barrière, en V, de 3,50 m de largeur et 3,50 m de profondeur. Des techniciens s'étaient joints aux S.S. et Kapos pour diriger les travaux. Les premiers jours, à HITFELD, (c'est le nom que j'ai entendu prononcer), il faisait un beau temps d'automne et le chantier était en bordure de très jolis enclos avec villas aux toits rouges et jardins potagers remplis de légumes et d'arbres fruitiers, en particulier des pommiers. Le paysage était idyllique mais le travail était dur. J'en ai une image très précise : pendant 2 jours, on creusait à la pelle et à la pioche, à proximité d'un petit bois de hêtres. Dans la matinée, j'ai été affecté, avec une brouette, à charrier la terre dans ce bois et j'ai alors découvert par terre la présence de faines ; je connaissais l'existence de ce fruit mais je n'en avais jamais remarqué dans les forêts d'AUVERGNE. C'est délicieux et cette nourriture imprévue, avalée à la dérobée, renouvelée aussi fréquemment que possible doit être pour quelque chose dans l'image enchantée de ce paysage champêtre. Hélas ! le bonheur est fugitif et, bientôt, j'ai dû reprendre la pioche. La tranchée progressait, plus loin du petit bois, et, lorsqu'on travaillait près du fond, il était extrêmement dur d'envoyer la terre par-dessus bord. Un jour, encadrés par deux S.S., nous avons, à deux, porté jusqu'à la gare un blessé qui semblait avoir une jambe fracturée. En passant devant une villa, une jeune femme bien vêtue nous a tendu des pommes : le blessé en a pris une, les Allemands les autres et nous en avons partagé une avec mon camarade du moment. Cette demi-pomme rouge m'a laissé un souvenir d'extase, mais je ne pense pas avoir évoqué le paradis terrestre : ma pauvre cervelle était bornée à l'alimentaire et le blessé était lourd au bout d'un moment. Plusieurs fois, j'ai pioché et peiné avec mon Magistrat d'ARLON, et l'Abbé LAGARGE,, originaire de METZ, parlant allemand comme français et souvent appelé à servir d'Interprète pour nos travaux. C'était un homme remarquable d'intelligence, de calme, de serviabilité. Quand il avait été appelé à servir d'Interprète - c'est la règle - il avait droit à une soupe supplémentaire ; je l'ai vu toujours la donner ou la partager avec un camarade. Ces exemples étaient rares dans ce monde où chaque bête guettait âprement sa moindre part de nourriture. Un autre jour, après avoir pioché toute la matinée avec le Magistrat Belge, nous avons échangé quelques mots avec un de nos gardiens Allemands. C'était un homme de 60 ans, Dentiste à HAMBOURG. Il avait participé à la 1ère guerre mondiale et venait d'être appelé à reprendre l'uniforme pour ces travaux de surveillance, permettant ainsi de libérer un plus jeune combattant. Sans illusion sur le sort de l'ALLEMAGNE désormais, il avait des S.S. une terreur au moins égale à la nôtre. Discrètement, il nous passa sa 2ème soupe. Notre conversation, dans un anglais approximatif, fut évidemment de courte durée mais nous eûmes la confirmation que, à ce stade de la guerre, la brutalité germanique généralisée avait diminué d'un échelon. Un bel après-midi, nous avons eu un raid de forteresses américaines : elles remplissaient le ciel, très haut, tournaient en rond un bon moment tandis que la D.C.A. allemande crépitait de tous côtés. Un avion, un deuxième avion sont tombés en flammes assez loin de nous et j'ai vu, pour la première fois de ma vie, 1, 2, 3 hommes descendre en parachutes - l'impression de ces bonshommes en pain d'épice que j'avais vus dans les foires. Les Allemands couraient à leur rencontre avec leurs fusils et mitraillettes et j'étais très inquiet sur leur sort. Chaque raid de ces forteresses américaines était de même technique, terminé par un seul lâcher de bombes au même moment. Le feu d'artifice était éblouissant lorsqu'il était assez proche. Pendant le raid, nous devions rester allongés par terre sans bouger, particulièrement surveillés. Un soir, nous rentrions par un chemin inaccoutumé à travers un bois de chênes. Après l'expérience heureuse des faines, je me suis efforcé de ramasser - dans les rangs c'était difficile - quelques glands plus ou moins mûrs ; il y avait toutes les variétés : tous étaient d'un goût horrible et je me suis heureusement gardé de les manger. Quand on a faim, on mangerait l'écorce des arbres ! Les trajets en train étaient rarement les mêmes, parfois de courte durée, parfois très longs ; évidemment, les voies ferrées étaient bombardées sans arrêt et la circulation devait poser des problèmes. A HITFELD,, le sol était sableux, dur seulement en profondeur et il faisait presque toujours beau. Mais il y a eu ensuite un autre chantier dont je n'arrive pas à retrouver le nom. Il pleuvait tous les jours et le sol était argileux ; on pelletait de la colle forte ou, plutôt on l'arrachait avec les pelles ; c'était épuisant dès la première heure. Là aussi, je revois l'Abbé LAGARDE,, interprétant les ordres des techniciens qui trouvaient le travail d'une avancée trop lente. Et pourtant, on piochait, on pelletait sans remords, bien certains que, lorsque les armées Alliées se heurteraient à cette immense ceinture, la guerre ne durerait plus longtemps… Dans le train, nous étions dans des wagons de voyageurs - un jour probablement des 2 ème classe ou même 1ère classe, mais nous étions 14 par compartiment, sur les banquettes, par terre et dans les filets à bagages. Nous devions rentrer toujours avant la nuit - sécurité évidemment. Une seule fois, le voyage de retour a été très long - un périple absolument inconnu - et il faisait nuit en arrivant dans notre gare. Alors, nous avons dû, rangés par 10, nous tenir par le bras, et, à chaque rang, de chaque côté, marchait un Allemand, mitraillette à la main. Rien ne manquait à notre sécurité. Le Dimanche, repos. On nettoyait la chambrée, remplie de débris de paille ou autres, avec des simulacres de balais qui n'avaient plus guère que le manche. Ensuite on pouvait faire quelques pas entre les châlits et attendre la soupe. Une fois, ce brave Abbé LAGARDE convoque discrètement, entre les châlits, les 4 ou 5 Bretons inséparables et moi-même, également Médecin et présumé bon chrétien. Il nous a dit : - Le BON DIEU est bon, mes frères, le BON DIEU est tellement bon ! Et d'autres bonnes paroles ; sa sérénité, son courage, dans cet antre de misère, étaient impressionnants et il fallait toute la valeur morale de cet homme excellent pour ne pas sentir cette image comme un peu dérisoire. On pourrait penser que cette immense chambrée, contenant environ 500 hommes, sentait mauvais ; je n'ai pas du tout ce souvenir. Nous étions maigres et secs, sans graisse et presque sans boisson ; d'où pas de sueurs et très peu d'urines. A cette époque sont apparues les ampoules aux mains et les infections cutanées superficielles des mains et des pieds, parfois pansés au Revier, avec du papier en rouleaux qui tombait après quelques heures. Certains, dont j'étais, n'ont jamais eu ni ampoules ou durillons des mains, ni suppurations ; ils n'étaient pas plus que les autres habitués aux travaux manuels et à la saleté. Le temps passait ainsi, souvent pluvieux et froid désormais. BERGERON était tombé malade après un kommando pommes de terre et il était au Revier, quelque part dans un bâtiment amputé. J'ai pu une seule fois, prenant tous les risques, le joindre un soir pendant quelques minutes : son état ne me semblait pas mauvais et il était relativement heureux d'être au repos. C'était, je crois me souvenir, des lits de toile, au ras du plancher, individuels ; peu ou pas de médicaments ; pas de corridas nocturnes pendant les bombardements. Il y avait eu un jour la venue d'un Officier S.S. à notre retour du travail ; il avait demandé s'il y avait là un Chirurgien capable d'opérer immédiatement une appendicite chez une Allemande. Deux se présentèrent, LOHEAC, et COUINAUD, ; ce dernier fut choisi et c'est lui qui demeura le chef du Revier. Je ne l'avais jamais rencontré ; il était, je crois, Chirurgien à ALENÇON, et, à ma connaissance, il est revenu parmi les rescapés. Un intermède ressurgit à ma mémoire. Nous étions une centaine sur un grand terrain près d'une voie ferrée - 4 voies parallèles. Sur la plus proche, une file de wagons portant du sable que nous devions décharger. Au milieu de la journée - il faisait soleil et assez chaud - survient le raid des forteresses américaines. Aussitôt, nous découvrons que, tout près, passe l'ELBE avec un large pont pour cette voie ferrée quadruple (on chuchote que c'est la voie " HAMBOURG-BERLIN "). De chaque côté du fleuve, un nombre considérable de batteries de D.C.A. tirent sans arrêt, à une cadence extrêmement rapide ; le bruit est très sec, tout à fait différent du canon. Aucun bombardier ne pourra s'approcher de cet objectif extraordinairement défendu et qui, je crois, n'a jamais pu être atteint. Les Allemands n'avaient plus d'aviation à cette époque, mais une D.C.A. particulièrement importante et des projecteurs innombrables d'une très grande portée dans la nuit. Une image reparaît : c'était un matin d'Octobre, un brouillard très épais, glacial ; nous partions à la raffinerie. Voyage par bateau impossible ; des camions arrivent qui nous embarquent sur plateaux, à découvert, et roulent dans le brouillard ; un froid terrible traverse vestes de toile synthétique et chemises. Une autre fois, sur un chantier imprécis dans ma mémoire, nous trouvons des sacs de ciment vides, déchirés, abandonnés après usage. Les hommes se précipitent pour en faire des sous-vêtements ; j'en installe un sur mon dos et un sur la poitrine. Le soir-même, en entrant au bloc, ordre de n'avoir aucun papier sous les vêtements. Nous connaissons les sanctions depuis longtemps : personne ne conservera le moindre morceau de ces sacs providentiels. Vers le 20 Octobre, nous sommes partis, un matin grisâtre, dans la campagne pour un travail dont je me souviens mal. A la fin de l'après-midi, pas de rassemblement pour le départ, mais une agitation dans l'encadrement et, bien sûr, pas de nourriture. Nous sommes groupés, serrés ; la nuit tombe ; il fait froid. Plus tard, arrivent des camionnettes brinquebalantes dans lesquelles nous sommes entassés horizontalement, 8 à 10 par voiture. Dans l'obscurité, nous roulons longtemps par des chemins cahotiques, dans l'angoisse de l'inconnu et dans un inconfort très pénible. Au petit jour, arrêt et débarquement : c'est un camp avec des baraques que je ne reconnais pas tout de suite ; c'est NEUENGAMME et la baraque 7 au lieu de la 15 que j'avais habité un mois 1/2 plus tôt. Ainsi se termine le séjour à HAMBOURG. J'apprendrai plus tard que l'entrepôt qui nous logeait a été dans la journée détruit par l'aviation : des victimes dont le nombre n'est pas connu. Les hommes ont été dirigés les uns sur NEUENGAMME et les autres, dont LOHEAC et ses Bretons, vers une prison à la périphérie de HAMBOURG. Je les retrouverai plus tard, à SANDBOSTEL, couverts de poux et portant le typhus.

.c.NEUENGAMME II

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Parvenu à ce stade de mon récit, je me demande s'il est possible - écrivant si tardivement dans un logement confortable - de reconstituer ce qu'étaient ces lieux, ces mécaniques humaines qui avaient été des hommes très divers. Je suis à peu près certain que je ne pensais jamais à ma famille. Je ne pensais à rien sinon à la prochaine soupe, en évitant les bousculades et la fureur subite, inexplicable, d'un S.S. ou même d'un Kapo. Comment de telles images peuvent-elles parler à ceux qui n'ont rien vu de semblable ? Il est vrai qu'on a fait aussi bien depuis cette époque, dans différentes régions du monde, mais on s'y est habitué et chacun sait que tout cela n'arrive qu'aux autres. Pendant l'été était arrivé à NEUENGAMME un groupe de Français, normalement habillés, un peu mieux nourris et recevant des colis comme les prisonniers de guerre. Ils étaient logés dans une baraque en bois située derrière une barrière métallique ; ils pouvaient lire des journaux allemands. Ils faisaient quelques pas dans un terrain étroit et n'étaient soumis à aucun travail. Nous les considérions comme des otages. C'était le groupe SARRAUT, ancien Président du Conseil de la IIIème République, accompagné de personnalités françaises importantes, politiques, universitaires et même religieuses comme le coadjuteur du Cardinal-Archevêque de TOULOUSE, Monseigneur SALIEGE, qui avait eu le rare courage de dénoncer en chaire les persécutions des Juifs. La Gestapo, venue l'arrêter, n'avait pu emmener cet homme à demi-paralysé et lui avait substitué tout simplement son coadjuteur, RUGR de SOLAGES, un homme remarquable d'intelligence, de finesse et de dignité. J'ai eu l'occasion, pendant l'hiver, d'une conversation avec lui et quelques autres, entre deux alertes, dans l'obscurité d'une salle du Revier. On les appelait les " Prominentes ". Le deuxième séjour à NEUENGAMME est sans relief, au début. Je suis affecté aux " tresses ". Dans un sous-sol éclairé par de larges soupiraux, nous sommes assis sur des tabourets de bois auxquels est fixée pour chacun, une tige d'un mètre environ de hauteur. Dans un coin de la salle, un grand tas de vieux rubans d'une matière synthétique, de toutes largeurs et longueurs. Il faut les prendre petit à petit et les tresser par trois. Le problème est leur solidité qui doit être à toute épreuve. Un matin, à quelques mètres de mon tabouret, arrive le Lagerführer (Commandant en Chef du camp) : tenue superbe, revolver à la ceinture ; il est accompagné du plus beau chien berger allemand que j'ai jamais vu. Il prend la tresse d'un déporté, tire fortement : elle casse. Un ordre bref au chien qui saisit dans sa gueule la cuisse gauche de l'homme en la fixant simplement, sans faire mine de la dévorer ; quelques mots hurlés en allemand - un ordre bref : le chien lâche sa prise et se range aux côtés de son maître. Ainsi sont dressés les très nombreux chiens, de plusieurs races, qui accompagnent toutes les sentinelles disposées nuit et jour au pourtour du camp. Un soir, nous verrons la silhouette, en partie dévorée, d'un Russe qui avait, paraît-il, tenté de s'évader, il est traîné jusqu'à la potence et pendu. C'est pendant cette courte période que j'ai pu, un soir, arriver dans la baraque du Revier où était BERGERON. Au bas du châlit, il me montre un pansement de papier couvrant un large abcès d'une jambe ; il est squelettique. Quelques bonnes paroles échangées rapidement. Je ne le reverrai jamais. Au-dessus de lui, un jeune garçon m' interpelle, Français, sculpteur ou architecte (je ne sais plus) ; il est atteint d'une pleurésie ; il habitait ANTIBES, dans une rue que j'ai vainement cherché ; je ne connaissais pas son nom ; il n'avait aucune chance de survivre. Il pleut souvent, il fait froid partout. Aux tresses, j'avais avec joie retrouvé l'ami C. qui, en raison de son âge, était toujours resté au camp. Nous étions maigres et sales, très peu vêtus d'une veste et pantalon déchirés, délavés, trop courts ou trop longs et des simulacres de chaussures disparates, trouées, parfois tenues par des ficelles. Le 22 Novembre, l'un comme l'autre avons des maux de ventre avec diarrhée, fièvre et extrême fatigue. Nous allons au Revier et nous sommes admis dans des baraques différentes, peut-être parce que C. présentait en même temps une bronchite et toussait beaucoup. Je ne l'ai plus jamais revu et je n'ai pas pu savoir à quelle date il était mort. Le Revier comportait 2 peut-être 3 constructions en bois, sans étage ; 1 petite entrée-consultation et les salles communes avec les mêmes châlits que dans les blocs. Quelques Médecins de toutes nationalités, plus anciens que nous, y étaient affectés ; le plus connu des Français était le Dr BARREAUD, Oto-Rhino-Laryngologiste à BORDEAUX, qui nous prodiguait des nouvelles optimistes et s'efforçait de soulager nos misères. Il n'en est pas revenu, mais il a laissé à tous le souvenir d'un homme de très grande qualité. Dans les salles, des infirmiers, presque tous Russes ou surtout Polonais, étaient odieux : ils avaient pris autorité sur tout, distribuaient à leur gré et souvent avec profit les très rares médicaments ; parlant allemand, ils étaient imbattables. Dans la salle de dysentériques où j'ai été envoyé, il y avait, au plus haut étage des châlits, une vingtaine de Danois qui semblaient en bonne santé et qui, seuls dans tout le camp, recevaient des colis volumineux, variés et soigneusement protégés par infirmiers et Kapos qui en avaient régulièrement leurs parts. Je n'ai jamais vu un gâteau sec ou une noix de beurre donnés à un malade. L'infirmier chef de salle avait une table et une chaise, 2 thermomètres pour une centaine de malades, une bascule, des crayons de couleurs bleu et rouge et les feuilles de température identiques à celles de tous les hôpitaux. Une petite boîte à casiers renfermait les très rares médicaments. Le personnel comportait, en outre 7 ou 8 anciens malades, tous jeunes, qui avaient pour rôle de nettoyer la pièce, de distribuer pain et soupe et de sortir les morts, chaque matin, dans le couloir. Ils avaient droit, bien entendu, à une double ration alimentaire et recevaient quelques bribes des colis danois dont, semble-t-il, la CROIX-ROUGE faisait le service. Rien de semblable n'existait pour les autres détenus. Couché seul sur ma planche avec un peu de paille, à l'étage moyen, j'ai subi cette première crise de dysenterie pendant 3 semaines : coliques violentes, 30 à 40 épreintes par 24 heures avec rejet de quelques glaires sanguinolentes ; je ne faisais que descendre et remonter dans mon " lit " en m'efforçant de ne pas souiller ma paille. La nourriture était celle du bloc : tisane du matin avec pain noir, soupe à dominante choux vers midi et, le soir, pain avec pâté ou, très rarement margarine. Aucun médicament. A mon arrivée, j'ai été pesé et 1 feuille de température a été inscrite à mon matricule ; elle a progressivement porté une courbe bleue et une courbe rouge - température et pouls - mais personne ne m'a proposé l'un des thermomètres ni pris mon pouls, évidemment. Lorsqu'un Médecin S.S. entrait dans la salle, après les rituels coups de gueule et les rectifications de position des hommes en situation verticale, c'était la présentation de toutes ces feuilles sérieusement remplies et quelques paroles énergiques de l'Infirmier pour assurer que tout était normal. Le Médecin de salle, peu visible, entrait parfois en coup de vent, échangeait avec l'Infirmier Allemand quelques mots brefs, jetait un coup d'oeil et ressortait. J'ai appris, dans la suite, qu'il était Autrichien ; il comprenait certainement assez bien le français, ne le parlait peut-être pas facilement, mais il n'a jamais voulu en dire un mot ni paraître l'entendre. Envoyé en Occupation à ROTTERDAM, il y passait du bon temps jusqu'au jour où il fut dénoncé pour avoir dansé la nuit précédente dans un bal public ou un music-hall, avec une belle jeune femme. Immédiatement relevé de ses fonctions, il fut envoyé dans un camp de déportation. Je l'ai revu assez longuement pendant l'hiver : il m'a toujours paru un peu fou. Les jours très courts de Décembre, gris, froids, lugubres. Chaque matin, une dizaine de cadavres. Aussitôt après, un plus grand nombre d'entrants, squelettiques, sales, souillés ; chaque planche avait maintenant deux occupants. Vers le 15ème jour (je suppose) j'ai dû passer dans la chambrée du côté opposé du couloir central : était-ce la chambrée des mourants ? Je ne sais pas. Toujours est-il que mes forces déclinaient et que j'approchais de mon dernier jour. Qu'est-ce que je pensais ? Rien. J'avais froid, je souffrais. Je n'avais plus la force de penser. Aucun médicament, sauf le jour où dans la 1ère chambrée, un des " prominentes ", peut-être Médecin, dont j'ignore le nom et que je n'ai jamais revu, m'avait donné quelques comprimés antidiarrhéiques ; un soulagement très net d' une journée environ en était résulté et puis le mal avait repris. Dans la nuit qui me semblait - et me semble encore aujourd'hui - devoir être la dernière, un jeune Russe, Infirmier probablement, s'est approché et m'a dit : - Toubib ? Sans autre mot qui aurait pu être intelligible pour les deux ; il m'a donné 2 de ces comprimés. Mon mal s'est apaisé, les épreintes sont plus rares, un peu d'eau de soupe le lendemain ; j'ai survécu. Le geste de cet inconnu est resté très présent à ma mémoire ; médicalement parlant, il est difficile d'affirmer que ces 2 comprimés ont changé le cours de la maladie ou que celle-ci cédait enfin. Tout Médecin a vu, dans sa carrière, un mourant reprendre vie à l'encontre des prévisions les plus rationnelles. Mais là, dans ce mouroir à peine éclairé, cette main tendue vers un étranger mérite d'être citée. J'étais tombé à 42 kilos (1,72 m). Maigre, très faible, les jours passent. La nourriture, peu substantielle mais avec un repos total, apporte une amélioration. Le jour de Noël, nous avons eu, à midi des nouilles sucrées ! C'était imprévu, ahurissant et assez copieux - de quoi rêver ; mais Noël ne s'est produit qu'une fois. A la fin du mois, j'ai quitté le Revier pour prendre place dans un bloc-repos (qui, pour beaucoup de ces squelettes, sera le repos éternel). Il neigeait, il faisait froid. Nous étions 2, parfois 3 dans chaque lit à peine paillé. Nourriture habituelle, pas de lever, calme, sauf lorsque des hommes, très près, parlent sans arrêt de cuisine et de recette de rêve. Vers le 10 Janvier, un Officier S.S. parcourt l'allée en demandant s'il y a des Médecins parmi nous. Je réponds : - Présent ! Je suis conduit au Revier. Il me semble avoir reçu une veste un peu moins sale et, certainement, un brassard sur le bras gauche dont les mots m'ont beaucoup intrigué ; j'ai su enfin qu'ils signifiaient " Médecin des détenus ". Pendant 3 semaines environ, logé et mieux nourri, en possession d'une couchette individuelle avec paillasse et bonne couverture, j'ai pu me laver un peu et reprendre des forces. Affecté à la salle des diarrhéiques, puis des tuberculeux mourants, je devais chaque matin, traverser la cour recouverte de neige gelée, visiter 1 ou 2 blocs et désigner les hommes à envoyer au Revier. Pendant ce temps, les Polonais Infirmiers s' arrogeaient l'autorité dans la chambrée, tandis que les " calfactors " balayaient et sortaient les cadavres dans le couloir. Il arriva même un jour où, parmi ces derniers, 1 homme respirait encore : on le remit dans son châlit ; le lendemain matin, il était vraiment mort. Les malades s'entassaient de plus en plus. C'est certainement la dysenterie qui a fait le grand nombre de victimes dans le camp. Sa cause n'a, semble-t-il, jamais été déterminée d'une façon précise : manque total prolongé de vitamines et saleté générale pour des sujets sans défenses organiques et sans médicaments. L'intermède euphorique ne fut pas de longue durée. J'avais eu la chance d'y trouver un Médecin-Capitaine, arrêté à CLERMONT-FERRAND, qui était, au même moment que moi, affecté à une salle de tuberculeux présumés curables ; il avait un appareil d'insufflation pour pneumothorax artificiel - seul traitement utilisé à cette époque dans tous les pays - et une radio de qualité modeste. J'ai gardé de cet homme jeune, toujours de bonne humeur et prêt à rendre service, un excellent souvenir. Il a été, un jour de l'hiver, constaté qu'il avait lui-même une lésion d'un sommet pulmonaire. Nous ne nous sommes pas retrouvés dans la suite et j'ai appris, sans certitude, qu'il avait péri dans le naufrage du bateau qui, au mois d'Avril, évacuait vers la SUEDE une partie des survivants de NEUENGAMME.

C'est à cette époque, probablement, que j'ai découvert dans un châlit mon Magistrat
d' ARLON. Il était entré le matin même pendant ma visite quotidienne des blocs qui expliquait mon absence. Son état était d'emblée tout à fait alarmant : un pouls filant, extrêmement rapide, une respiration superficielle, une pâleur terreuse. J'ai trouvé une - une seule - ampoule d'ouabaïne dans la boîte des médicaments ; faute de mieux, je l'ai injecté très lentement dans une veine. Il a survécu 2 jours.

Dès mon retour en FRANCE, j'écrirai au Bourgmestre d' ARLON : sa famille sera informée, l'acte de décès établi. Son épouse viendra jusque chez moi, en AUVERGNE, admirable de courage et de capacité pour élever ses 7 enfants. J'avais perdu en lui un ami très cher et très sûr. A la fin de Janvier, comme d'autres, j'ai vu apparaître de l'oedème des membres inférieurs ; en quelques jours il a atteint la ceinture tandis que jambes et cuisses étaient énormes et lourdes ; chaque matin, pour monter les marches du bloc construit en briques, je devais prendre mes jambes à 2 mains, marche par marche. Le bon temps était fini ; je ne pouvais plus remplir mon rôle. Ce bref séjour au Revier comme Médecin m'a permis de connaître les avantages décisifs que présentait cette fonction : vêtements suffisants, nourriture plus complète, couchette individuelle sur une paillasse, propreté relative. Cantonné dans le territoire des dysentériques, le plus déshérité, associé au seul Médecin Autrichien et des Infirmiers Polonais et Russes avec lesquels je partageais chambre et table, je n'ai connu aucun des Médecins Français du Revier, sauf BARREAUD et le Médecin-Capitaine devenu phtisiologue. Tous auraient pu survivre sans les massacres variés qui ont suivi l'évacuation du camp de NEUENGAMME. Redevenu un simple malade, j'ai dû m'aliter dans la chambrée commune, parmi tous les diarrhéiques. Il s'est produit alors une évolution que le médecin fantôme a de la peine à comprendre : j'avais 20 kilos d'oedème ; un foie horizontal en permanence, un flot urinaire s'est installé toutes les 1/2 heures - 7 à 8 litres par 24 heures. En 3 jours environ, plus d'oedème, mais une peau ballante sur des os, comme un chiffon flottant sur un manche à balai. Aucun médicament absorbé. Février et Mars, dans cette chambrée, sont pour moi un musée pathologique qu'il est sans intérêt de décrire en détail : 2 crises de dysenterie, moins graves que la 1ère bronchite - angine - paralysie radiale bilatérale durant 3 jours provoquant une grande difficulté pour tenir la cuillère - paralysie fémorocutanée gauche (sans importance) - parotidite bilatérale dont tout Médecin connaît la signification en pareille circonstance. Les matins, par un froid polaire, la grande porte du couloir central est ouverte. Les hommes, poussés à grands cris, vont aux quelques lavabos d'eau glacée situés à l'entrée ; pas de savon, pas de linge. Je me souviens d'un jeune garçon, grand, squelettique, perdant ses matières, qui s'est retourné en paraissant sourire ; quelques mètres plus loin, il s'est effondré : il était mort. Dans la chambrée, jamais un cri, jamais une plainte : la souffrance est muette lorsqu'elle est sans aide, lorsqu'elle est sans espoir. Dans un état d'extrême fatigue, ces hommes mouraient sur leurs planches, lentement, comme s'éteint une bougie dont la cire achève de fondre. Parfois, le soir, les Russes apportaient à l'Infirmier Allemand, toujours correct, des morceaux de charbon qu'ils avaient dérobé dans quelque chantier, peut-être au four crématoire. On allumait un vieux poêle en fonte dans un coin de la chambrée ; sur quelques mètres carrés, pendant 1 heure, il semblait faire chaud. Dans ce décor funèbre, les jours passaient lentement, dans un abêtissement certain. Cérébralement, c'est une impression de vide, d'une brume sans repère. Pas de nouvelles mais on n'en attendait même pas. Deux fois, le matin, le Pr FLORENCE, qui était logé à part, à l'extrémité du bâtiment, est passé devant notre fenêtre en portant sur le bras un tout jeune garçon en bon état, presque souriant. Je n'ai jamais su de qui et de quoi il pouvait s'agir. Quant au Médecin, peu avant l'évacuation de NEUENGAMME, il a été " transporté " vers un autre camp et assassiné. Pendant la nuit, il y avait parfois une alerte aérienne et tout ce qui pouvait tenir debout, même au Revier, devait se rendre dans le simulacre de " bunker ". On pouvait voir, à la dérobée, des projecteurs allemands de très grande puissance qui balayaient le ciel du côté de HAMBOURG vraisemblablement. Un jour, j'étais seul à l'étage d'un autre châlit, avec un peu de paille renouvelée. Un homme jeune silencieux est installé à mon côté ; il ne parle pas mais, en insistant, j'apprends qu'il était Lieutenant d'Active dans l'armée belge. Il paraît très fatigué, prend à peine sa soupe, puis plus rien. C'est la nuit, calme. Le lendemain matin, je lui parle, il ne répond pas : il est mort. C'est à cette période que l'Infirmier Allemand me demandait de remplir les feuilles de maladie avec les deux crayons de couleurs, bleu et rouge. J'ai tracé de beaux graphiques de pouls et températures, suffisamment irréguliers pour paraître vraisemblables. Le chef nazi les appréciait lors de ses visites à grand bruit de bottes. Une nuit, les colis volumineux destinés aux Danois, entreposés dans un petit réduit contigu, ont été ouverts et en partie pillés. Le lendemain matin, branle-bas général, S.S. hurlants et menaçants. Deux hommes, dans notre chambrée, sont trouvés en possession de boîtes de conserve ; ils sont emmenés à grands coups de fouet. On ne les a jamais revus. Vers la fin de Mars, je suis transféré dans un petit baraquement, à une extrémité du camp que je ne connaissais pas. Une seule pièce contient une dizaine de couchettes superposées avec de la paille propre. Une grande fenêtre ouverte. Il fait très beau, très doux. Je trouve dans cette pièce un livre très usagé mais bien lisible et entier : " LE LIVRE DE MON AMI " d'Anatole FRANCE. J'ai eu l'impression d'une lumière irréelle venant d'un monde inconnu. Comment ce livre était-il arrivé là et comment y était-il demeuré alors que tout était volé ou détruit ? J'ai eu et j'ai encore cette impression d'un rêve dont l'image ne survivrait pas au réveil. En le lisant, ligne par ligne, je reconnaissais l'écriture et la pensée que j'avais tant aimées jadis. Avec mon arrivée, chaque place était occupée dont une seule, semble-t-il, par un Français ; il était porteur d'une tuberculose pleuropulmonaire et parlait sans arrêt de son travail de courtier en vins à BORDEAUX. Il est peu probable qu'il ait survécu. Dans l'après-midi est entré un grand jeune homme qui toussait et se grattait beaucoup. Il cherchait vainement une place et il a fini par s'asseoir sur le bord de ma planche ; à la nuit tombée, il s'est allongé sur ma paille. Le lendemain matin, j'avais des démangeaisons : j'avais des poux. Ces bestioles, qui avaient beaucoup fréquenté les " poilus " de la 1ère guerre mondiale, ajoutant encore à l'horreur de leur vie dans les tranchées, avaient été pour moi une peur permanente. Notre saleté, nos contacts quotidiens entre toutes nationalités et la notion que j'avais d'un foyer jamais éteint de typhus dans quelque coin des Carpathes, en étaient la raison. J'avouai aussitôt aux autorités et je fus rasé et douché. Les Allemands se moquaient de ce Français pouilleux et les Médecins qui étaient au Revier ne comprirent pas mieux le problème : ils blamèrent ce " confrère " sale et déshonorant. Ils n'ont pas eu le temps d'avoir le typhus car beaucoup ont péri dans la traversée vers la SUEDE quelques semaines plus tard. Aussitôt après, nous sommes tous entassés dans une autre chambrée, 4 par couchette de châlit, tête-bêche les uns sur les autres, assez maigres pour ne pas s'écraser complètement. On aperçoit les ambulances de la CROIX-ROUGE suédoise. Le 8 Avril, nous recevons un colis pour quatre et nous sommes embarqués pour le dernier voyage. J'ai reçu en partage un paquet de biscuits secs et un paquet de cigarettes : une fortune.

.c.SANDBOSTEL

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Dans un modeste et vieux wagon français (8 chevaux), nous sommes environ 75 et 2 soldats Allemands, avec leurs bagages et leurs fusils, encadrant la porte. Nous sommes debout, très serrés, manquant d'air ; il est impossible de se laisser glisser pour s'asseoir sur ses talons. Au départ, chacun a reçu un morceau de pain et de saucisson ; il n'y aura plus rien pendant tout le voyage qui va durer 6 jours et 6 nuits. Le train roule à l'allure des trains de marchandises d'autrefois, un jour dans un sens, un jour en sens inverse. Nous traversons des paysages inconnus, parfois de belles forêts. La voie doit être unique car nous ne croisons jamais un autre convoi. Ce wagon à bestiaux cahote beaucoup et il est très bruyant. On parle peu, mais j'apprends tout de même que deux de mes voisins immédiats sont Belges Wallons : l'un s'appelle GILBOUX, je ne me rappelle pas le nom du second, plus jeune. Chaque matin, le train s'arrête en pleine campagne. Des S.S., logés confortablement dans une voiture de tête, se déployent le long du convoi. On jette les cadavres sur le ballast ; quelques hommes peuvent descendre pour leurs besoins, au même endroit - et on repart. Une nuit, la 3ème probablement, le train s'arrête assez brusquement, des bruits de course, des portes qui grinçent et 3 S.S. montent dans notre wagon. L'un d'eux déclare en hurlant qu'il va "vider un chargeur là-dedans ". Nous devons nous tasser encore davantage de mon côté. Armé d'un fusil de fantassin, analogue à notre " LEBEL ", il tire à bout portant : une 1ère balle traverse la poitrine d'un homme et blesse mortellement un autre ; le 1er est mort sur le coup, le second mourra quelques heures plus tard. Une autre balle tue un homme qui tombe. Une autre, tirée à bout portant, va broyer le coude droit de GILBOUX tandis que la dernière, je crois, traverse mon pantalon au devant du genou et va passer entre 2 orteils du jeune Belge ; ses os ne sont pas touchés semble-t-il, les plaies saignent peu et il s'en tire à bon compte. Je n'ai moi-même aucune égratignure. Ainsi commence le calvaire de Marcel GILBOUX. Il tient son avant-bras droit avec la main gauche, toujours debout, sans le moindre appui possible. Cet homme admirable de calme et de courage ne proférera jamais un cri, jamais une plainte. J'ai sur moi 7 ou 8 comprimés d'aspirine que j'ai attrapés au vol dans la boîte à médicaments au moment du départ - et 20 cigarettes. Il prendra régulièrement comprimé par comprimé et fumera un peu chaque jour, seule consolation. Aucun sommeil n'est possible dans ce bruit de wagon et cette ambiance. Mais, après quelques jours, nous sommes moins nombreux. Ceux qui sont près d'un mort s'asseoient sur le cadavre en attendant l'éviction du matin. A la fin, nous étions assis par terre : un tiers environ avait disparu. Un matin, à l'arrêt du train, un Infirmier et un Pharmacien, moins mal logés dans un autre wagon et en meilleur état de santé - confectionnent une attelle de fortune à GILBOUX ; il est ainsi un peu soulagé parce qu'il n'a plus à tenir en permanence son avant-bras droit avec sa main gauche. Nous avons appris enfin ce qui avait provoqué la fureur des S.S. : dans le bruit incessant du wagon, quelques Russes avaient réussi à arracher 2 ou 3 planches et à se laisser glisser sur la voie. S'étaient-ils tués ? Etaient-ils vraiment évadés ? Vers le 4ème ou le 5ème jour, le train s'arrête dans une petite gare et, la porte du wagon ouverte, on respire mieux. Alors, usant des quelques mots allemands que je possède, je dis avec autorité à nos 2 gardiens de porte : - Je suis Médecin Français, ces hommes meurent de soif, nous avons un petit bidon, je veux aller chercher de l'eau à une trentaine de mètres, au poste des locomotives ! Ils ne savent que dire ; je rassemble mes forces et je descends. Je bois rapidement, goulûment et je remplis le bidon. GILBOUX et 2 ou 3 autres blessés le vident sans incident. Je repars et reviens avec un plein bidon. Je demande à ces hommes inconnus de se ranger et de prendre une gorgée chacun avant de repartir à la pompe. Une bagarre effroyable se déclenche aussitôt, le bidon est renversé, toute l'eau répandue et les soldats Allemands mettent fin immédiatement à ce ravitaillement. L'image de cette fureur bestiale est une de celles que je ne parviendrai jamais à effacer de ma mémoire. Le 7ème jour, arrêt définitif en pleine campagne, dans un paysage désertique, une ancienne tourbière, paraît-il. On sort les cadavres, ensuite les mourants qu'on empile dans des wagonnets " DECAUVILLE ", sur une voie rouillée où nous les pousserons un moment. Dans la confusion générale - le train avait une trentaine de wagons - je suis séparé de GILBOUX. Ce n'est qu'après mon retour en FRANCE que j'apprendrai la suite de son martyre : à SANDBOSTEL où nous sommes arrivés, logés dans des baraques très démolies, contiguëes à un camp de prisonniers de guerre Français, le blessé est accueilli par le Dr MAROT qui, avec une lame de rasoir ou un vieux couteau de cuisine, détache son avant-bras et élimine les téguments déjà gangrenés ; il méritera sa reconnaissance durable. Ce n'est qu'une quinzaine de jours plus tard, à la libération du camp par l'armée anglaise, que ce malheureux GILBOUX sera hospitalisé et opéré dans des conditions enfin correctes. Il faudra amputer entièrement le bras droit. Une année plus tard, enfin rétabli, Marcel GILBOUX et son épouse sont venus de NAMUR en AUVERGNE pour nous rendre visite. Pendant près de 30 ans, aussi longtemps que son état de santé le lui a permis, cet homme admirable a refait ce voyage vers l'AUVERGNE, puis PARIS, enfin VENCE où j'avais pris ma retraite. Il est décédé le 15 Novembre 1980 d'un cancer du poumon après 20 mois de soins et de souffrances : la lettre simple et touchante qui m'en informe est écrite par un ami intime et signée également par son épouse ; les années suivantes, elle ne manquera pas de m'adresser encore ses voeux. Que de gentillesse, que de reconnaissance pour si peu de secours ! A SANDBOSTEL, pas de nourriture encore le 1er jour. Bagarres et présence des poux. Des nombreux arrivants parmi lesquels JARRY qui avait travaillé en usine depuis l'été : c'était pour chacun de nous deux un réconfort certain, comme une chance nouvelle. Quelques jours plus tard, je trouve LOHEAC dans le coin d'une baraque en planches à demi démolie ; il est assis par terre, le dos à la paroi : à demi conscient, il me reconnaît et me dit qu'il a des poux et le typhus, comme ses voisins. A l'éparpillement du kommando de HAMBOURG, il a été transféré dans une prison périphérique où il a exercé, dans des conditions lamentables, son talent de Chirurgien ; toujours des plaies et d'innombrables suppurations cutanées, un peu de papier comme pansements. Il guérira et retrouvera sa famille bretonne. JARRY et moi décidons un jour de nous nettoyer sérieusement avec l'eau un peu boueuse du camp : peaux et chemises frottées et celles-ci retournées. Quelques heures après, nous nous gratterons sans arrêt. Enfin, les Allemands organisent douches et rasages et nous prenons place dans un nouveau camp, à proximité. Evidemment les poux reparaissent et le typhus. Un terrain limitrophe, fermé par un haut treillage métallique, est habité par des prisonniers de guerre Français dont un de mes concitoyens qui me reconnaît. Bien que n'ayant plus guère leur service de colis familiaux et de CROIX-ROUGE, ils nous jettent quelques petites choses sur lesquelles les Russes se précipitent en nous frappant au besoin. Un jour, un petit groupe de prisonniers Français est autorisé à entrer dans notre camp pour nous apporter des secours. Les Russes se précipitent et poignardent l'un d'eux. Il nous restera un petit colis de biscuits, pommes de terre, tabac, qui est partagé en 4 lots tirés au sort : JARRY, un Professeur de Lettres de CLERMONT-FERRAND, un Agent d'Assurances et moi-même. Nos camarades ont des lots semblables et les partages sont parfois tumultueux. Un soir - je ne sais plus pourquoi - je n'ai comme lit qu'un banc de bois, large de 20 centimètres à peine ; des hommes sont sur et sous la table qu'il accompagne ; j'ai gardé le souvenir, franchement douloureux. Par contre, d'autres soirs, j'ai dormi un peu sur la terre, moins dure, plus large, plus accueillante. C'est là que le 29 ou 30 Avril 1945 nous avons été libérés par l'armée anglaise du Général MONTGOMERY. Il y avait eu depuis 2 jours un bruit lointain de canon et, le jour même, un rapide combat autour du camp, quelques blessés légers aux membres inférieurs parmi les déportés. Le soir-même, un Général Anglais est entré dans ma baraque et - enfin - m'a informé de la situation avec autant de calme que de gentillesse : la fin imminente des combats, la seule voie possible d'approvisionnements, armement et nourriture, étant ANVERS ; tous les ponts du RHIN sont coupés. Nous aurons peu à peu de quoi manger. Les Russes sont déjà passés sous le treillage et, la nuit, ont pris des poules et un veau dans les fermes du voisinage dont nous ne connaissions même pas la présence. Carnage, viandes déchiquetées, en plein soleil - la dysenterie reparaît. Je ne sais plus d'où je reçois un flacon de laudanum et un compte-gouttes. Tout le monde en veut ; on se bouscule et on continue à engouffrer n'importe quoi. Très vite, les Anglais ont donné à chacun une carte-lettre où il est possible d'écrire trois lignes : la mienne arrivera à ma famille une dizaine de jours plus tard. Le ravitaillement est abondant et tous les hommes se précipitent sans aucun discernement ; beaucoup sont morts de cette bouffe inimaginable. J'ai mis en garde JARRY contre le péril et nous nous sommes réalimentés progressivement sans catastrophe. Un Médecin Militaire Américain est venu un matin en même temps que 2 ambulances canadiennes qui emmenaient chaque fois 8 malades après de violentes querelles entre nationalités car il y a un bien plus grand nombre de détenus qui ont maintenant le typhus. Le Médecin Américain, Adjoint avec quelques autres au Service de Santé anglais, me propose d'aller m'installer dans leur formation en attendant mon retour en FRANCE. Je refuse d'abandonner mes camarades malgré toutes leurs incartades. Je m'en suis félicité plus tard car j'étais en pleine incubation du typhus qui s'est déclaré le 8 Mai, le jour même où, dans notre ignorance, éclatait sur le monde la bombe de l'Armistice.

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J'ouvre péniblement les yeux, impression de vague et de vide dans la tête. Un lit, un vrai lit, en fer, une couverture très large, un seul drap, un seul. A côté, une fenêtre entr'ouverte, un air doux. Il fait grand jour, du soleil. La pièce est assez grande et contient 5 lits identiques occupés par des hommes qui doivent être des malades. Silence. La baraque est en bois, solide ; à côté, une autre qui paraît semblable. Qui suis-je ? Une mince ficelle autour du cou porte sur ma poitrine une petite plaque en fer sur laquelle est inscrit 40560 : matricule, camp en ALLEMAGNE, déporté. Quel est mon nom ? Impossible. Je cherche et, après quelques heures, je trouve le prénom, Henri. Je dois avoir un nom ; tous les essais sont vains. Une femme, habillée de gris-bleu, un voile sur la tête, entre et m'offre un verre de boisson agréable ; elle ne parle qu'allemand. La nuit vient lentement dans le calme. Je ne souffre pas, mais c'est le vide dans ma tête. Nuit tranquille. Le lendemain matin, je suis mieux éveillé, plus conscient. Il y a un Français en face de mon lit, fatigué, très peu causant, mais il est question de MARSEILLE, de Consulat… A côté de lui, un Belge, plus ouvert, qui me dit avoir des troubles cardiaques. Les deux autres lits seraient occupés par des Allemands. Un seau est au pied de mon lit ; je descends pour uriner mais je ne peux pas remonter ; heureusement, l'Infirmière arrive et m'aide. Cette manoeuvre m'a permis de remarquer une pancarte au-dessus du lit, portant une feuille de température. Un peu plus tard, seul, j'arrive à la décrocher et je peux lire : 12 jours de fièvre en plateau autour de 40° - pouls régulier, très rapide - boit bien (toutes indications en anglais) - Weill - Félix + +. Ce mot évoque immédiatement typhus, sans aucun effort. Je n'avais jamais vu un cas de typhus dans ma carrière, ni à PARIS au cours de mes études et je le connaissais seulement par les livres que j'avais dû étudier 20 ans auparavant. Je ne trouve toujours pas mon nom et sa recherche me fatigue beaucoup. La ville que j'habitais - son nom - apparaît, puis, vaguement, ma famille : épouse, fils, mère, peu précis ; est-ce qu'ils ont de quoi manger ? Un Médecin Militaire qui parle français passe très rapidement et me dit simplement que tout va bien. Un moment plus tard, un Médecin Anglais regarde ma feuille, dit quelques mots et s'en va. Alors, un chariot entre dans la pièce, portant un immense récipient, une sorte de lessiveuse, contenant des oeufs durs sans leur coquille - peut-être une centaine - incroyable. L'Infirmière me fait signe de prendre ce que je veux. Il y a aussi d'autres choses et une boisson, mais je me rappelle seulement cette montagne d'oeufs. Le 3ème jour, je retrouve mon nom, enfin ; le dernier effort a été fatigant. L'image de la famille, ses localisations se précisent : est-ce qu'ils mangent ? Ont-ils cette montagne d'oeufs durs ? Alors, ce qui a précédé immédiatement la maladie vient à ma mémoire. C'était le 8 Mai, dans un camp surveillé par les soldats Anglais qui avaient remplacé les gardiens Allemands. J'étais allé jusqu'à la porte où une immense pancarte portait " TYPHUS ". Je m'étais assis sur un tronc d'arbre abattu ; il faisait beau et chaud au soleil. Personne - aucun gardien, aucun soldat - étonnement. Le mal de tête augmentait d'intensité depuis le matin et devenait extrêmement pénible. Retour très lent à ma baraque à moitié démolie et, allongé sur des planches, seul dans ce coin, je vis la longue nuit. Est-ce que les brancardiers Canadiens sont venus le lendemain matin ? C'est le soir, à la tombée de la nuit, que 2 infirmiers me placent sur un brancard et m'emmènent sous une grande tente. Des uniformes anglais, hommes et femmes ; ils rient beaucoup, me portent sur un lit de toile et me lavent énergiquement à l'eau chaude et au savon. On prend ma température dans l'aisselle et je peux voir le thermomètre : 40°9 centigrades. Comme jadis, avec la Gestapo, tout s'évanouit, je ne souffre plus du tout. Douze jours dans le " cirage ". Une immense fatigue qui va durer longtemps. Je mange et je bois, mais je ne peux pas penser : c'est trop difficile et trop pénible. Au début de Juin, une ambulance nous transporte à deux, je crois, assez loin, sur des brancards. Nous nous retrouvons dans une immense tente de toile où chaque homme est couché sur un lit comme dans un hamac, très confortable. Nous sommes dans un champ de céréales déjà très hautes. Il fait un très beau temps. Les infirmiers sont Anglais et la nourriture du premier jour est restée dans mon souvenir : mouton bouilli avec une sauce abondante versée d'un immense récipient, du pain et je ne sais plus quoi. Ils font vraiment de leur mieux mais la tâche est lourde. Il y a aussi des constructions en dur où sont des malades ou, peut-être, des blessés. Le matin, on peut se laver un peu dans une immense bassine d'eau, avec du savon. Mais dès que je suis debout, mes oreilles semblent bouchées et je suis complètement sourd ; je regagne mon lit de toile en titubant et même, une ou deux fois, aidé par les Infirmiers après une chute.

.c.LE RETOUR

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Vers le 10 Juin, un Médecin Allemand, en civil, fait à chacun une prise de sang et l'apprécie aussitôt sur une échelle colorée : il faut savoir quels sont ceux qui peuvent déjà être rapatriés, même allongés. Mon sang m'a paru rose saumoné ; avec un hochement de tête, après courte réflexion, il me semble avoir été déclaré bon pour le retour. Le lendemain, une délicieuse hôtesse anglaise nous distribue bonbons acidulés et cigarettes dans un petit sac ajouré - mon bagage. Le surlendemain, je reçois une veste verdâtre à boutons dorés qui ressemble à celle d'un Officier du Tsar de Russie (dans une opérette) - et un pantalon noir. C'est dans cette tenue que je suis emmené avec un petit groupe vers 2 avions. Les uns couchés, les autres assis, nous décollons et les 2 avions volent en parallèle, très près, à une faible altitude, peut-être 500 mètres. Nous passons au-dessus de BREME qui est un immense champ de ruines et me rappelle HAMBOURG. Nous franchissons le RHIN et, aussitôt après, une forêt. Le pilote nous dit : - Nous passons la frontière française ! Je n'ai pas pu retenir mes larmes. Arrivée au BOURGET. Des dames nous accueillent en nous tendant du pain. L'une d'elles me demande où est mon bagage ; je lui montre le petit sac, toute ma fortune. Un car nous emmène à l'hôtel " LUTETIA ", très encombré, bruyant, manquant sans doute de linge parmi tant d'autres choses : j'en rapporterai la gale. Dès l'arrivée, chacun a reçu 1 000 francs. Je me suis précipité chez le Coiffeur voisin pour être enfin rasé et avoir des cheveux présentables. Le moindre effort me donnait des palpitations cardiaques assez pénibles. Des proches parents sont alertés par téléphone et viennent me voir. L'émotion provoque les larmes, surtout pour mon oncle et ma tante qui ont perdu leur fils aîné le 26 Mai 1918, Aspirant de 20 ans ; il était pour moi un frère. J'avais pu appeler mon domicile qui d'abord ne répondait pas ; le Standardiste, connaissant mon nom, m'assure que l'annonce de ma présence à PARIS sera faite sans aucun retard. Une heure plus tard, je suis appelé au téléphone et mon épouse me parle. Je ne sais pas quelle a été ma réaction - j'étais abruti, exténué par le brouhaha de ce grand hall rempli de retrouvailles. Eva me propose de venir me chercher, ce qui n'est pas facile ; elle peut m'envoyer des vêtements par une occasion inespérée (je ne sais plus laquelle). J'ai la certitude que tous ceux que j'ai laissés il y a un an sont encore vivants. Je partirai 3 jours plus tard par le train, assis confortablement sur une banquette de 1ère classe, dans un vieux wagon un peu raccommodé, pour un voyage de nuit. L'arrivée à BRIVE le 15 Juin a lieu à l'aube d'un jour ensoleillé. Sur le quai, mon petit cousin, Ingénieur de l'E.D.F., m'accueille le premier. Eva est un peu en retrait, contenant mal son émotion. Quelle impression ont-ils pu avoir ? Je ne l'ai jamais su. J'ai dû demander des nouvelles de mon fils, de ma mère et de mon ami T. pour qui j'avais beaucoup d'inquiétude. Mais très vite, je leur ai demandé s'il y avait quelque chose à manger et nous nous sommes dirigés vers le buffet de la gare. A cette époque et à cette heure matinale, on m'a servi une sorte de café au lait avec des biscuits qui semblaient ne renfermer que de la farine et de l'eau ; j'étais déçu. Nous sommes partis en voiture, privilège remarquable dû aux fonctions de mon cousin. Nous parlions peu et je pense aujourd'hui que ma pauvre épouse devait se dire : " Il est vivant mais il est idiot ". Pendant au moins 2 semaines, je ne lui parlais que de nourriture : pour le matin, pour le midi, pour le soir, et malgré ses paroles rassurantes et régulièrement confirmées à table, je recommençais le lendemain. Fournisseurs et amis nous envoyaient le nécessaire et je prenais du poids. Mais l'asthénie et le vide cérébral persistaient. Lit et chaise longue dans un jardin, sans traitement particulier. Je comptais sur une convalescence facile, normale et, dans ma tête vide, l'idée d'un examen sérieux et d'un traitement médical ne m'était pas venue. Le jugement de la balance me semblait suffisant. C'est seulement plus tard, devant des troubles graves et des douleurs très pénibles, que le bilan a été établi : séquelles importantes de traumatisme crânien avec lésion de l'oreille interne et crises de vertiges - fracture de la colonne vertébrale. J'ai alors mieux compris la souffrance causée en ALLEMAGNE pour les travaux manuels - pelle et pioche - souvent très durs et par les charges qui étaient jetées sur mon dos. Le sommeil normal est définitivement perdu. Les crises de vertiges de Ménière ont duré 10 ans, pas très fréquentes (10 à 15 par an) mais extrêmement pénibles. La fracture vertébrale m'a contraint d'abandonner ma profession de Médecin Généraliste. L'évolution de l'état osseux et la compression des nerfs rachidiens à son niveau ont provoqué dans ces dernières années une aggravation très importante. Aucune amélioration à espérer. Une vieillesse douloureuse, privée depuis 10 ans de l'âme-soeur dont la patience et le dévouement silencieux m'avaient permis de revivre. Nous ne parlions jamais de cette aventure vécue d'un bout à l'autre dans les pires conditions.

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Près d'un siècle d'Histoire : deux guerres mondiales, des dizaines de millions de morts et de mutilés, des crises politiques, économiques et sociales incessantes, une évolution scientifique galopante dont on ne sait plus si elle est un bien. Que de drames humains ! Que de souffrances à peines connues dans un monde où le meurtre et la faim sont devenus des habitudes ! Qu'importe, parmi tant d'autres, un incident de parcours ?

La terre tourne.

La vie continue.