DONIES Jacques
086
K.G.F.
Guerre 1939 - 1945
Témoignage
Nice -
Janvier 1991
Analyse du témoignage
Prisonnier de guerre
En
Allemagne
Écriture
: 1990 - 250 Pages
Hommage
d'un soldat désarmé à M.B.
Franc
- Tireur et Partisan Français
fusillé
par les fascistes allemands
le
18 Avril 1942
et
à la population martyre du village tchèque de
Lydice
détruit
par les fascistes allamands
le
10 Juin 1942
Postfaces
de Michel El baze
Tome I Tout au long de ces
pages écrites dès son retour de captivité en
Allemagne, Jacques Doniès se laisse aller à
philosopher sur l'expérience de vie extraordinaire
du captif qui découvre non seulement les us et
coutumes, les choses et les gens de "chez eux"
mais aussi, et peut être surtout, les Schylocks et
les Mystiques, le petit bourgeois et l'employé,
ceux-là bien de chez nous. Ceux-ci l'étonne, ceux-là le laisse
rêveur et quelques fois pantois. Avec notre ami
attristons-nous sur la misérable condition humaine
dans certaines circonstances exceptionnelles de
privation de liberté. Tome II Dans le tome II de ses souvenirs,
le Kriegsgefangener Jacques Doniès, durci par ses
3 précédentes années de captivité, aborde 1944
avec beaucoup d'espoir et entreprendra en 1945, à
travers la Tchécoslovaquie, sa longue marche vers
la vraie vie, vers le pays des merveilles, son
pays, la France
Volume I All along these
pages write from its return of captivity in
Germany, Jacques Doniès leaves to go to
philosophize on the extraordinary life
experience of the captive who discovers not only
the customs, the things of the peoples but also,
and may be above all, the Schylocks and
Mysticals, the small bourgeois and the employee,
the latter well of at us. The first one surprizing,
the others made his mind boggle. With our friend
sadden-we on the miserable human condition in
some exceptional circumstances of deprival of
freedom. Volume II In the volume II
of his souvenirs, the Kriegsgefangener Jacques
Doniès, hardened by his 3 preceding years in
captivity, approaches 1944 with a lot of hope
and will undertake in 1945, through
Tchécoslovaquie, its long walks to the true
life, towards the country of wonders, his
country, France
Avertissement
du témoin
Ces pages commencées en 1945
dans l'inactivité de la maladie ne constituent ni
une chronique, ni un roman, et ne prétendent
(volontairement et involontairement) à la valeur
littéraire. Il s'agit plutôt d'une succession de
tableaux dans lesquels il est tenté de peindre les
aspects individuels ou collectifs, psychologiques
ou sentimentaux, sociaux ou politiques, du
véritable kaléidoscope humain que représentait un
"Arbeits-Kommando" agrégeant de force, bien
souvent au mépris de leurs affinités, des hommes
issus de couches différentes. La captivité,
répétition monotone de petites actions, équivalait
en réalité à un manque d'action. Par contre, la
vie mentale dans laquelle ils se réfugiaient, fut
particulièrement active chez ceux, qui, de
formation intellectuelle ou semi-intellectuelle,
se trouvèrent brutalement transplantés dans une
existence à laquelle ils ne s'adaptèrent que
difficilement, en même temps qu'elle leur révélait
d'autres faces de la vie, jusqu'ici inconnues. On
médita, discuta, enseigna et apprit beaucoup dans
ces petits cercles, où, malgré les oppositions de
pensées, le désir de connaître plus et mieux,
souda les amitiés et concilia les contraires.
Est-ce à dire que les "manuels", pour qui se
retrouvant dans le métier où l'absence de métier,
la captivité était la continuation du train-train
ordinaire sous une autre forme comportant quelques
désagréments, se tenaient à l'écart de ces
discussions qui, fréquemment, prenaient un tour
animé et profond ? Bien au contraire ! Seulement,
leur intérêt variait suivant le sujet, surtout
suivant la manière d'après laquelle il était
exposé, et les possibilités qui leur étaient
données d'apporter dans les débats des
interventions de clair bon sens, qui parfois,
ramenaient ceux-ci à de justes proportions, alors
qu'ils s'égaraient parmi les sophismes et les
arguties. En bref, est en cause l'état d'esprit de
cette génération entre vingt-cinq et trente ans,
benoîtement jouisseuse, qu'un cataclysme, en son
temps généralement incompris, a placé subitement
devant les problèmes démesurés, contradictoires,
d'une évolution précipitée qu'elle ne réalise,
encore actuellement, que très imparfaitement dans
ses causes et ses buts. Il ne faut donc pas
s'irriter de ce qui est une certaine absence de
chronologie, retours en arrière, étirements des
discussions. Il en fut ainsi au hasard des
occasions et des événements. Certains se
reconnaîtront. Qu'ils pardonnent un manque de
ménagements assez fréquent dans le blâme et
l'éloge. Ils ne sont pas visés en tant qu'hommes,
car avec plusieurs subsistent des liens de franche
amitié, mais en tant que classes, groupes ou
tendances qu'ils étaient susceptibles de
représenter. Quelques personnages ne sont que des
fictions, mais réunissant en une unité les
caractéristiques retenues de plusieurs types
humains se complétant, ils peuvent être animés du
comportement probable qu'ils auraient eu dans la
réalité. Il y a ici apparence que les prisonniers
sont dans l'ensemble assez malmenés. La franchise
contraint à reconnaître que trop, beaucoup trop
sont passibles de cette rigueur. Nous nous
empresserons d'ajouter : sont-ils tant
responsables d'avoir été si faibles alors qu'on
les y avait poussés depuis toujours ? Flatter les
défaillances ou les passer sous silence ne sont
pas les guérir, pas plus que les flétrir sans
indulgence. Le rude langage de la vérité et la
patience de la persuasion suffisent. Nous savons
par expérience personnelle quelle fut leur
efficacité. Malgré le désir d'une nette prise de
position, on s'est efforcé de laisser parler les
gens et les faits. Qu'avec la même loyauté, le
lecteur se repporte aux circonstances, à
l'ambiance, aux individus, à leurs niveaux
respectifs, à leurs moyens de documentation, sans
se laisser impressioner par le reflet du temps
présent, c'est là le point essentiel de cet
"Avertissement". Il comprendra ainsi mieux le
confusionnisme doctrinal de cette jeunesse 40-45
cherchant sa voie, guidée par la seule lumière du
mieux-faire. Encore une fois, il ne s'étonnera
donc ni de la multiplicité et des répétitions des
dialogues, ni de la faiblesse et du manque de
continuité des argumentations sur le triptyque
constamment repris de la politique, de la religion
et des femmes. Il appartient aux lecteurs, malgré
l'effarouchement, la satisfaction maligne ou le
mécontentement tour à tour ressentis, d'en dégager
une Vérité commune à tous, cette connaissance
réciproque des humains qu'un des personnages
définit comme la "Ronde à boucler des hommes de
bonne volonté". Juillet 1947 Ce qui va être lu a donc été
écrit entre 1945-1947 sous des impressions encore
vives. La vie a relégué le manuscrit au fond d'un
tiroir. Ce fut peut-être mieux ainsi, car 45 ans
après, rien n'y ayant été essentiellement modifié,
retranché, ajouté, peut-être la valeur
documentaire gagnera-t-elle en relief. Ceux qui
ont supporté la captivité devraient retrouver
actes et paroles d'eux et des autres, ceux qui ne
l'ont pas subie devraient en acquérir une vue
d'ensemble. Certainement difficile gageure, car de
survivants il n'en reste que peu pour les plus que
quinquagénaires, les récits qui leur furent tenus
sont maintenant dans le flou, et quant aux
adolescents, connaissent-ils au moins 39-45 dans
ses plus essentiels développements ? Également est
à considérer que tout dire dans l'immédiate
après-guerre, était provoquer un "pour et contre"
dangereusement polémique. Ce que connaît
l'Histoire à chaque période cruciale. L'opinion
exprimée en 1945-1947, et en réinsistant sur la
captivité, ce n'est ni "le Feu", ni déchirements
d'après Viet-nam et Algérie, ni Holocauste, ni
"Jour le plus long", ni "l'Armée des Ombres".
C'est même quelque chose où s'attache pas mal de
gêne… quelque peu de honte. Une monotonie sans
repères, oisiveté bureaucratique des stalags,
train-train artisanal et agricole - même dans
certains cas une autre vie meilleure, aussi des
actes qui auraient pu être une Résistance. Alors, pourquoi en parler : tout
simplement pour ce qu'en disent les dernières
pages. Ce serait une réussite si chacun était
alors amené à peser les hommes et les événements
de cette époque et depuis, d'en tirer les utiles
conclusions pour l'avenir.
Année 1990
50ème
anniversaire de la captivité
These pages begun in 1945
in the inactivity of the sickness do not
constitute neither a chronicle, neither a novel,
and do not claim (voluntarily and involuntarily)
to the literary value. It is rather acts of a
succession of tables in which it is tempted to
paint collective or individual aspects,
psychological or sentimental, social or
political, the real human kaleidoscope that
represented an Arbeits-Kommando aggregateing
with force, often to the contempt of their
affinitys, stemming men of different lasts. The
captivity, monotonous repetition of small
actions, equaled in reality to a lack of action.
On the other hand, the mental life in which they
fled, was particularly active at these, that,
intellectual training or semi-intellectual, were
found brutally transplanted in an existence to
which they adapted with only difficultly, at the
same time it revealed them of other faces the
life, until here unknown. One will slander,
discusses, teachs and learn a lot in these small
encircle, where, despite oppositions of thinks,
the desire to know more and better, soldered
friendships and conciliated contraries. Is-this
to tell that "manuals", for that being found in
the trade or the absence of trade, the captivity
was the continuation of the train-ordinary train
under an other form comprising some annoyances,
held to the gap of these discussions that,
frequently, took a deep and lively "trou" ? On
the contrary ! Only, their interest varied
following the subject, especially following the
manner after which it being exposed, and
possibilities that were given them to bring in
debates, interventions of clear good sense, that
sometimes, returned the former to just
proportions, then they misleaded among the
"sophismes" and the "arguties". In brief, is in
cause the state of spirit of this generation
between twenty-five and thirty years,
"benoîtement jouisseuse", that a cataclysm, in
its time generally misunderstood, has placed
suddenly ahead problems, contradictory of an
precipitated evolution which it realizes, again
currently, only very imperfectly in its causes
and its purposes. It is not necessary therefore
to irritate what is a certain absence of
chronology, returns in rear, or discussions. It
was thus to the opportunities and event chance.
Some will recognize. They forgive a lack of
enough frequent cautions in the blame and the
eulogy. They are not aimed in so men, because
with several subsist frank friendship bonds, but
as classes, groups or trends they were
susceptible to represent. Some celebrities are
only fiction, but uniting in a unit the
characteristics retained of several typical
humans completing, they can be animated of the
probable behavior which they would have had in
the reality. There is here appearance that
prisoners are in the totality enough mistreated.
The frankness constrained to recognize that too,
a lot too are liable this rigor. We will hurry
of to add : are-they so responsible to have been
so weak then they were pushed there since always
? To flatter failures or to pass them under
silence are not to heal them, more than to
wither them without indulgence. The rough
language of the truth and the patience of the
persuasion sufficed. We know by personal
experience what was their efficiency. Despite
the desire of a net plug of position, one is
strived to leave to speak peoples and facts.
That with the same honesty, the reader repporte
to circumstances, to the atmosphere, to
individuals, to their respective levels, to
their ways of documentation, without leaving
impressioner by the reflection of the present
time, that is there the essential point of this
Warning. It will understand thus better the
doctrinal confusionnisme of this youth 40-45
seeking his way, guided by the alone light of
the better-to make. Again once, he will not
surprise therefore neither od the multiplicity
and repetitions of dialogues, neither of the
weakness and the lack of argument continuity on
the triptyque constantly resumed the policy, the
religion and women. It belongs to readers,
despite the crafty satisfaction or the feel of
displeasure, to release a common Truth to all,
this reciprocal human knowledge that one of the
celebrities defines as the "Patrol to buckle men
of willingness". July 1947 What is going to
be read has therefore been written between
1945-1947 under again live impressions. The life
has relegated the manuscript to the bottom of a
drawer. This was able-be better thus, because 45
years after, nothing having been essentially
modified, trenched, added, can-be the
documentary value will earn it in relief. These
that have supported the captivity would have to
find acts and words of them and others, these
that they have not undergone would have in to
acquire a view of totality. Certainly difficult
wager, because of survivors it rest a bit for
the more than fifty-year-old, accounts that were
held them are now in the haziness, and as for
adolescents, know-they at least 39-45 in its
more essential developments ? Equally is to
consider that whole to tell in the moment
after-war, was provoked one for and against
dangerously controversial. What knows the
History to each crucial period. The opinion
expressed in 1945-1947, and in spoken on the
captivity, this is neither "the Fire", neither
heartbreaks of after Viet Nam and Algeria,
neither Holocaust, neither "The Longest Day",
neither the "Army of Shades". That is even some
thing where one attaches badly few... some
discomfort shame. A monotony without marks,
bureaucratic idleness of the Stalags,
train-agricultural and artisanal train - even in
some cases an other best life, also of acts that
would have been able to be a Resistance.
Then, why
in to speak : whole simply for this is tell in
the last pages.
This
would be a success if each was then brought to
weigh men and events of this period and since,
to pull the useful conclusions for the future.
Table
Avertissement 9
LA MEMOIRE 79
1939
1
L'été
13
Automne
- la ligne Maginot 13
Le
béton, les arbres, les rochers 15
Les
tout premiers sursauts 16
1940
1
PRELIMINAIRES
19
LA
ROUTE DE L'EXIL 20
LE
GRAND DEPART 22
VERS
QUELLE ETAPE
ROULONS-NOUS
DE NOUVEAU ? 23
LA
NOUVELLE EXISTENCE 24
CHOSES
ET GENS DE CHEZ EUX 25
ESQUISSE
VILLAGEOISE
ET
VIE QUOTIDIENNE 26
SILHOUETTES
DE CHEZ NOUS 29
LECONS
DE DIGNITE
POUR
EUX ET POUR NOUS 31
UN
INTERMEDE 32
UN
PEU DE CHEZ NOUS 33
NOEL
ET NOELS DU PREMIER NOEL 35
PROCHE
RETROSPECTIVES DE L'HIVER 36
1941
1
MIRAGE
38
FIN
d'un CHAPITRE 38
CE
LONG CHAPELET 40
LE
POINT LE PLUS BAS 41
1942
- 1943 1
D'AUTRES
SILHOUETTES DE CHEZ EUX 43
CEUX
QUI NE VOULAIENT PAS 44
Z.O.
Z.N.O. 48
JUIN
1940 / FEVRIER 1943 48
PARAPHE
ET CONSCIENCE 52
LES
UNS POUR LES AUTRES 54
DU
1er JANVIER AU 31 DECEMBRE 55
De
la ruse de l'esclave 57
LES
SENTINELLES 61
D'AUTRES
SILHOUETTES DE CHEZ NOUS 64
Le Petit-Bourgeois 64
LE MILITANT 65
LE MYSTIQUE 66
LE SEDUCTEUR 66
CELUI QUI LUI EST FIDELE 66
CELUI QU'ON A "LAISSE TOMBER 67
LE PAYSAN 67
LE FONCTIONNAIRE 67
L'EMPLOYE 68
L'OUVRIER 68
LE COMMERCANT 68
LES SHYLOCKS 68
La mémoire
La
mémoire : seul bagage incessible
Jacques ATTALI
1939
L'été
Le petit rectangle imprimé
m'enjoint de me rendre à la gare de l'Est. Le
premier vint en Avril 1935 - contingent- le
deuxième en Septembre 1938 durant la crise de
Munich, le troisième en Mars 1939 -entrée de la
Wehrmacht à Prague. Ce quatrième, en ce mi-Août
1939, ce n'est évidemment pas la mobilisation,
encore moins la guerre ! La gare de l'Est en
matinée. Ma mère m'accompagne, contrairement aux
fois précédentes. Jeune maman en 1914, elle avait
également accompagné son mari. Devant ses larmes,
un fier cuirassier lui avait lancé dans un rire
bruyant "Vous en faites pas, la p'tite mère, on va
jusqu'à Berlin. Dans trois semaines, il sera de
retour". Il est revenu, mon père… sur un Monument
aux Morts. 25 ans plus tard, elle m'accompagne.
Dans quelques jours, ce sera mon frère aîné. Elle
attendra longtemps, nos retours… Le temps est
sombre. Pour une telle foule, il n'y a que
murmures, de recommandations dérisoires. Il me
souvient encore, que plus tard, face aux
patrouilles allemandes, un camarade reçut ce
conseil conjugal "Surtout, si tu en vois qui se
battent, ne t'en mêle pas". Sanglots, longs
baisers qui ne veulent se séparer. Puis la place
se vide, dans les seuls appels des hauts-parleurs
et des raclements de chaussures. Ma mère, part
encore plus voûtée que d'habitude, à petits pas
pressés, sans se retourner. Personne ne cause.
D'abord, parce que personne ne se connaît et parce
qu'on n'a rien à se dire. Chacun pense et le dira
bientôt "il y aura peut-être encore un
arrangement. De toute façon, faudra bien en
terminer".
Automne - la ligne Maginot
Rien n'a changé. Qui avec
qui ? Quoi avec quoi ? Où par où, quand, comment?
Attendre, ici, là-bas, après, avant. Tout cela
laisse du temps aux souvenirs. 1936 au moment de
l'entrée de la Wehrmacht en Rhénanie, on m'avait
affecté au plan de mobilisation de la compagnie.
C'était du minuté Annonce de la mobilisation, 0
heure 02 faire poser aux hommes des cache-écussons
(pour que l'ennemi ne repère pas des uite les
numéros des unités) faire seller le cheval du
capitaine… il y en a de tout cela, un gros
document. Mais, ce jour-là, à part les Parisiens
en proie à l'ennui, personne: encadrement et
frontaliers sont en week-end. Comme tout bon civil
est un militaire en puissance, on se met à
l'oeuvre. Piquer des hommes ici et là, idem pour
les matériels et munitions, et en route pour les
casemates auxquelles on était affecté; mais leurs
numéros n'étaient plus les mêmes, donc des
itinéraires mal connus, sitôt la nuit. On s'y
retrouvera, grâce à nos braves frontaliers maîtres
ès orientation sur un terrain qui leur est
familier, dès que la clef de chaque ouvrage sera
retrouvée. Me voilà donc avec des troufions dont
je connais même pas les noms devant une casemate
qui m'aurait pu être affectée, qui ne l'est
certainement pas, mais qui l'est tout de même. Il
y a des lampes à pétrole accrochées dans le
couloir central : celles qui ont une mèche n'ont
pas de pétrole et vice-versa. Dans la chambre de
tir, aucune arme montée, seulement des caisses. On
les fracture. Beaux fusils mitrailleurs poinçonnés
1936, totalement noyés dans la graisse, dont
montage et fonctionnement nous sont inconnus.
Enfin, en voilà un sur son socle de tir, chargeur
engagé, mais si les premières cartouches sont du
même calibre, les milliers en réserve ne le sont
pas. A force de tripoter des pièces découvertes
dans des boîtes, on monte le téléphone. Des appels
incohérents, balbutiements angoissés envahissent
l'écouteur. Donc, nous ne sommes pas les seuls
dans la pagaie. Les jours suivants, la lourde
porte blindée étanche restera toujours ouverte,
car les hommes du génie ne sont jamais venus
mettre en route les appareils de renouvellement
d'air : par contre le ravitaillement étant prévu
pour bien davantage, il n'y avait qu'à enterrer le
surplus de vivres, vin, café... Au retour en
caserne, il fut question d'inculpations pour
destruction de matériels militaires contre ceux
qui avaient pris trop d'initiatives. Sur ce, deux
ans s'écoulent. Affaire des Sudètes. Cette fois,
on ne cèdera pas ! Re-montée, ligne Maginot.
Problème : comment habiller les flots de
réservistes… inattendus. Où les mettre ? Corvées,
pourquoi ? Ordres, contre-ordres, pourquoi ? On
attend… en d'autres endroits… que les affectations
du temps d'active… La radio annonce l'accord de
Munich. Tout le monde fout le camp de partout. On
se précipite où on croit retrouver ses habits
civils. Le sol est parsemé d'uniformes, d'armes…
Les trains se bourrent dans les bourrades. On n'a
même pas causé de l'événement, on n'a pas oublié
le pinard. On rentre donc à la maison, car
Tchécoslovaquie, Sudetenland?!?! En Août 1939,
donc, retrouvailles des lieux et des gens. Dans
les ouvrages, on n'en est tout de même pas resté à
1936/1938. Personnels plus exercés, et pour cause
- sur place depuis Avril 1937, matériels bien
prêts. Pour nous, pauvres biffins le matériel
remonte à 1914 ou presque : Lébel, mousquetons,
mitrailleuses Hotchkiss, baïonnette, fusils
mitrailleurs - parfois neufs - Il sera même
enjoint de récupérer les douilles de cartouches
(trop consommées dans la chasse au gibier). Quant
à l'habillement! remettre les interminables bandes
molletières en pleine nuit dans les éléments de
tranchées et les abris -toujours creuser et à
recreuser...plus loin- où se glisser entre
barbelés avec le pantalon de golf, plus des
brodequins qui seront si accueillants à la neige,
la capote lourde de pluie, de neige et de boue… Et
on mangera ce qu'on pourra, pain et vin à la hache
l'hiver, à découper. Si les rares journaux qui
nous parvenaient ne donnaient guère de nouvelles,
Radio-Stuttgart, par la voie de son speaker
Ferdonnet nous informait en détail de ce qui se
passait dans notre secteur. C'est ainsi que pour
la seule fois, où nous allâmes à ce qu'on appelait
par un charmant euphémisme "le repos"...,
c'est-à-dire construire des baraquements à
quelques kilomètres à l'arrière, cette station
nous précisa les numéros des unités, la durée et
les conditions du séjour, les effectifs ainsi que
les itinéraires.
Le béton, les arbres, les rochers
La ligne Maginot, c'était
plusieurs aspects : les forteresses, villes
souterraines - colonnes vertébrales de la
forteresse entre Sarre et Rhin, les casemates
entre elles, les "points d'appuis" d'observations
et de toute première défense, les patrouilles et
raids contre les infiltrations et pour le
renseignement. Aux anciens, de discuter de tout
cela. R.A.S. rien à signaler répétaient les
communiqués. Voire. Etat d'esprit : on espère
encore à un nouvel arrangement, on croit à l'usure
du Reich. Aucune information sur la dure nécessité
de ce conflit opposant sans concessions une
conception de la démocratie et celle du racisme
impérialiste. Les campagnes anti-Front Populaire,
antisoviétiques s'amplifient. La chasse aux
militants de gauche se fait plus sévère:
concentrations dans des unités surveillées et même
des camps, évictions des écoles de formation
d'officiers ou de spécialistes. C'est notre
effarement de constater la méconnaissance totale
des réalités quotidiennes de ce qui est tout de
même la guerre, de la part de régiments montant en
relève et en renfort : leurs pertes dans les
engagements sont parfois sensibles. Au cours de
mon unique permission, fin février, je mesure la
distance entre la Maginot et l'arrière. Nous
sommes, les gens de la Ligne, fatigués, las de mal
bouffer, d'être sales de boue, de poussière,
malodorants, abrutis par les alertes, les marches
et contremarches, le manque de sommeil, sans aucun
recours moral. A Paris, la vie antérieure
continue. Le seul ennui, c'est que tout de même il
y a des absents, mais comme il ne passe rien,
R.A.S. On attend, tranquilles et engourdis. Le 10
Mai n'amène pas tellement de remue-ménage, c'est
même une sorte d'accalmie de patrouilles, dans les
intervalles. Peu d'artillerie et d'aviation. Il
est vrai que depuis Mars, on reste bien orphelins
de ce côté. Seul, l'avion allemand mouchard vient
donc, sans gêne, à 11 heures du matin
photographier, lâcher quelques salves, parfois
suivi d'un ou plusieurs compagnons qui font tomber
quelques bombes plus ou moins précises. Pour tout
dire, "ils" se foutent de notre gueule! même si
quelques bonnes ripostes de la forteresse et des
casemates les contraignent à la fuite. Les
nouvelles de radios, de rares journaux annoncent
des cartes implacables… vers Paris. Stupéfaction,
indifférence, colère commencent à animer les
discussions. Les interrogations surgissent. Que
sont devenues l'aviation, l'artillerie, les unités
motorisées? Pourquoi n'y a-t-il aucun remplacement
en hommes, munitions, aucune mise au point des
ouvrages en avant et en arrière? D'où est venu
l'ordre (écrit, verbal ?) d'enlever les
instruments d'optique ? Pourquoi tant de
difficultés téléphoniques ou de voix allemandes
qui répondent ? Pourquoi la Ligne ne jette pas
tous ses feux et ses hommes en contre-offensive,
d'autant plus que de Dunkerque à Paris
s'enchaînent des maillons dangereux ? L'ordre
d'évacuation arrive, verbal?, écrit? porté par
"On"?. Tout le matériel lourd reste sur place.
Aucune destruction des ouvrages et tranchées. Les
occupants se dispersent au hasard des camaraderies
de groupes ou des intentions, ou par le hasard des
hasards.
Les tout premiers sursauts
Se rappeler les itinéraires
de va-et-vient au cours desquels on ne sait où
sont amis, ennemis, des nôtres tenaces ou fuyards,
le plus fréquemment paniqués et paniquards par
compagnies et pourquoi pas par régiments entiers,
pendant lesquels de jour et de nuit, il n'y a plus
heures de sommeil, de nourriture, que des réflexes
de peur, de haine, de témérité. Des flots croisés
d'unités en débandades, rien dans les mains,
demi-nus ou dans des capotes flottantes, courant
affolés, marchant abrutis, vautrés là où ils sont
tombés, saouls de vinasse, d'épuisement ou de
faim. Des caisses de munitions et de vivres
éventrées avec des tonneaux dégoulinants, des
ivrognes qui s'invectivent, des gradés hurlant en
tous les sens ou pique-niquant servis sur des
nappes bien blanches par des ordonnances stylés,
des chevaux qui crèvent, qui puent et dont on
taille des beefsteacks, des états-majors
argumentant sur des cartes inutiles de fronts
mouvants. Mitrailleuses, F.M., canons tirent on ne
sait sur quoi (parfois très bien) mais bien
vainement contre les avions italiens et allemands
hurlant de toutes leurs sirènes. Des altercations
violentes, peut-être meurtrières se multiplient
entre "ceux de l'arrière" et les "Maginot". Alors,
se gonflent honte, rage, mépris, envers les
salauds d'en haut et d'en bas, d'ici et
d'ailleurs. Non, impossible que soit gâchée notre
vie de chien mouillé et poursuivi pendant ces 8
mois, ces années stupides de caserne et de béton.
Et aussi tant de manifs pour l'Espagne, contre les
nazis, contre les nôtres également. Alors, potes
parisiens, rouspéteurs de toutes occasions,
débrouillards de la petite réparation
indispensable (et plus tard tous saboteurs des
mécaniques et connections) hardis jusqu'aux
imprudences, la tête toujours pleine de 1936, des
grandes manifs, et que l'on avait maintes fois
envoyés au casse-pipe pour s'en débarrasser, alors
gueuliez-vous "faut pas se laisser faire !". Pas
seulement pour cela. Salut à toi, mon copain de
l'Action Française, très aristo seul derrière ta
mitrailleuse qui fut la dernière à se taire, qui
me disait "ce n'est pas pour ta gueuse de
République que je me fais crever, c'est pour la
France de mon Roi". Et notre caporal-chef qui se
"foutait de cette merde de guerre", qui ramena sur
son dos le corps de nouveau transpercé de son
lieutenant, "on va pas le laisser dans leurs
pattes !". Les frontaliers, alors! Tireurs
implacables de l'arme légère ou du
canon.-Allemands ou chamois même gibier- se
confondant avec les rochers et l'herbe se
protégeant par chaque arbre, avares de chaque
cartouche, retrouvant dans leur instinct né depuis
longtemps de LEUR pays natal, nuit et jour le bon
chemin, ils surent (sans le savoir encore)
conduire CHEZ EUX vraiment, une guerre de
partisans. Tous ceux qui se regroupaient au hasard
des pièces en batterie, de nids de mitrailleuses
pour les ultimes décharges avant le repli au plus
court. Anonymes avec qui on se retrouvait bientôt
ou plus tard pour un récit commun. Déjà, beaucoup,
séparément, collectivement, songeant à continuer
en se planquant, en planquant les armes,
tellement, il leur reste inconcevable de revoir le
Boche surtout ici dans ce coin toujours meurtri,
écartelé, de terre française. Remettre ça ? Utopie
meurtrière ? Déjà les Polonais… (puis les
Yougoslaves… les Français…l es Russes… puis tout
le monde…). Pour le moment, les avions allemands
(heureusement, de temps en temps, un dégringole)
incendient la forêt, mitraillent routes et
sentiers, ainsi qu'à l'aveuglette, hachant
littéralement branches et feuillages. Les colonnes
de chars et camions sont contraints de passer dans
des routes encaissées balayées par nos pièces
d'artillerie débouchant à zéro, les tirs précis,
assurés des Lebel et mousquetons là bien
efficaces. Dans quelques jours, les vainqueurs
regarderont avec respect les écussons de nos
régiments. Des tracts tombent du ciel par milliers
nous adjurant de cesser un combat inutile. Perdant
et retrouvant les copains, en refaisant de
nouveaux, unités et grades sans considérations,
tous plus sales, puants et déguenillés que jamais,
bardés de grenades et de cartouchières ployant
sous le poids des F.M., traînant, hissant
mitrailleuses et pièces légères, plongeant dans le
trou creusé à la hâte ou dans une anfractuosité,
étreignant les arbres protecteurs, quelque chose
qui maintenant nous dépasse, nous soulève. Et
pourtant, la faim, la soif, les insomnies, le
froid, la chaleur torride, l'humidité, la peur
animale, insoutenable, la panique qui broye les
ventres. Foutre le camp, foncer vers la Suisse, se
dissoudre dans la nature, dans les fermes
complices. Ça nous tombe de tous côtés. Tout est
strié de balles et d'éclats. On continue, non?
Quoi? On y va, où? Pourquoi? Nous nous comptons de
plus en plus nombreux. Donc on nous enserre.
Volées de tracts et d'affiches en grosses lettres,
giclées de bombes et d'obus de plus en plus
nombreux et précis. De notre côté de plus en plus
rares. On s'écroule, on dort, on mâche. Il pleut.
Venu d'on ne sait où, un "ON"?, oral?, écrit? Se
rassembler, remettre les armes et munitions, les
recenser ainsi que les hommes. Ceux qui
continueront le combat, dissimuleront des armes,
tenteront l'évasion :
SERONT CONSIDERES COMME
DES DESERTEURS!!
Mais, "ON" ajoute : le
Commandement allemand internera les troupes
participantes de ce combat, les considérera comme
"prisonniers d'honneur" avant leurs libérations
prochaines qui interviendront après décision de la
Commission d'Armistice. C'est impossible ! Sont fous en haut!
tous des traîtres. Ce qu'on a pu être cons! En
plus, la parole des Chleuhs! Eh merde, on en a
marre, on s'en fout, on rentre. Ça ne sera
certainement pas drôle… mieux qu'ici, on verra
bien, peut-être pas si mal qu'on pense… etc… etc… Et qui dit que c'est bien fini… Tout le
monde n'est pas encore dans le bain !
1940
PRELIMINAIRES
Après ce torride Juin 1940,
brouillard, pluie, froid. De tous ses sapins qui
s'égouttent, la terre de Lorraine pleure la
nouvelle défaite. Les garçons de ceux de Verdun
ont décampé devant des adolescents en bras de
chemise qui lançaient à plein gosier leurs
chansons durement rythmées. Roucoulades Tino Rossi
contre martèlement Wagner. C'est ce que je pense
en sortant à quatre pattes d'une tente basse
d'étoffes assemblées à la diable et en couvrant
d'un regard vague le camp de bohémiens miséreux
éparpillé sur la pente. Les godillots difformes,
les molletières effilochées et tortillées, le
pantalon clownesque et le calot aux pointes
outrecuidantes composent avec l'ample capote,
éponge de sueur et de pluie, un être
singulièrement gauche; où est-il le "Jeune Homme
Bien" dans la vie civile ? Pour le moment, il a
faim, grelotte et ne sait que faire: se raser, se
recoucher dans la tiédeur moite de la tente ou
aller aux nouvelles. Ah ! Vivement que les
Allemands nous démobilisent ! Quitter ces bois à
l'odeur de feuilles en décomposition, cette vie
entre hommes, la crasse. En finir avec l'estomac
flottant, les nuits sans sommeil. Huit mois à
attendre la relève, borne kilomètre quarante,
route de Sarreguemines - Wissembourg. En octobre
les ondées, en décembre la glace claquant dans les
barbelés, en avril les moustiques, la sueur en
juin. Creuser des trous de toutes formes, marcher,
guetter.attendre quelque chose... On a vu ce que
c'était. Fameux le coup de l'insigne "On ne passe
pas". Ca valait la thune... Quelques semaines de
formalités et à nous le petit coin tranquille à
roupiller et à bien se retaper; aussi réfléchir à
ce qui s'est passé; puis retourner au boulot. Il a
dû tout de même s'en manigancer de drôles, pas mal
d'avoir tiré sa peau...c'est déjà ça de pris!. Une
période de flottement et ça redeviendra comme
avant; c'est ce que tout le monde affirme. La
guerre est pour ainsi dire terminée, l'Angleterre
va capituler, assure-t-on, et les Allemands ne
sont peut-être pas exactement ce qu'on croyait; on
en connaît à qui ils ont donné des cigarettes et à
bouffer. Pourtant... - Eh, dis donc, encore en
train de te casser la tête. Tu ne vivras pas
vieux. C'est la classe! On s'en va demain pour
être démobilisé à Strasbourg, et direct vers la
maison. On est verni. Et un bon coup de revers de
main sur le ventre de l'incrédule. - Çà, il faut
reconnaître que les Chleuhs sont réguliers, appuie
un autre gars. - Propagande ou pas, ils tiennent
leurs promesses. Le cercle grossit autour de
l'annonciateur de la bonne nouvelle. Il raconte
inlassablement où, comment et par qui il l'a
apprise. Déjà les yeux reflètent les espérances
immédiates. - Tu y crois ? Me questionne un
Lorrain qui par atavisme n'a guère confiance dans
son voisin allemand. - Mon vieux tout cela me
paraît s'arranger trop facilement après la frottée
que vous avons reçue. Vaincre l'Angleterre avec
leurs seules forces, s'ils ne sont pas aidés de
l'intérieur comme chez nous, hum! Trente
kilomètres d'eau salée et pas de bateau. - Tandis
que s'ils sont gentils avec nous! Nous rentrons à
la maison, un peu de propagande achevant
l'abrutissement de la défaite que la majorité ne
cherche pas à comprendre... - Et dont elle se
réjouit. Quand je pense au délire qui a suivi
l'annonce de l'armistice... Ajoute le gendarme. -
Et en avant contre perfide Albion, ce nouvel
ennemi héréditaire. Ce que je vais te dire
maintenant, ne le répète pas: Notre libération,
pour nous personnellement, tant mieux. Pour le pays, c'est une autre paire de
manches!
LA ROUTE DE L'EXIL
C'est un de ces matins tels
que les connaît la montagne, après un orage d'été,
tout, net et propre, cailloux et brins d'herbe,
arbres et ciel; La colonne marche désarticulée
dans les descentes, coincée dans les courbes,
piétinante dans les montées; quelques sentinelles
la flanquent. Pourquoi sont-elles là ?.Peu de
crânes bourrés de félicités d'autrefois, sur le
point de revenir, méditent une évasion. De part et
d'autre des routes, s'étire, inépuisablement
pillé, le bric à brac disséminé par les manoeuvres
incohérentes des derniers combats. Juchés sur une
butte, le général allemand et son Etat Major bien
détachés dans le contour net de leur uniformes,
saluent. Qu'en penser ? Ce sont ensuite, jusqu'à
Strasbourg des agglomérations ensevelies sous
d'immenses étendards à croix gammée. Les hommes
ont déjà des visages fermés. Les femmes se
faufilent entre les sentinelles indifférentes ou
excédées pour tendre un verre, un morceau de pain.
Il en sera ainsi de troupeaux d'hommes conduits,
ils ne savent où, sur toutes les routes du monde
et pendant tant d'années..... Il paraît que douze
mille hommes sont parqués dans cette caserne que
notre qualité de "prisonniers d'honneur" fait
garder par des postes allemands et français qui se
présentent mutuellement leurs armes. Manger, souci
dominant. Les roulantes fument: pour chauffer de
l'eau. Lorsque les Allemands veulent s'amuser, ils
jettent quelques pains dans la cour et
photographient. Les amis sûrs rassemblent les
ressources, veillent sur la réserve commune; les
plus débrouillards demandent à travailler,
ramènent les produits de leurs premières
défaillances. Ceux qui ont des cigarettes mangent;
pour beaucoup, il faut végéter. Mastiquer
lentement la portion, sucer le biscuit jusqu'à
complète désintégration, se rendre aux feuillées.
Bizarre, rien dans le ventre, et cependant, il
faut y aller, dévoiler une intimité parfois encore
rose et replète, parfois déjà fripée.Les feuilles
de choux sont trop sommairement cuites! Malgré
l'assoupissement d'animal hibernant et la chasse à
la subsistance, il reste encore des heures à
combler. Les rassemblements, les appels, les
comptages, les sélections par métier, par unité,
par région, par tout ce que la paperasse invente
en classification, n'y suffisent pas, pas plus que
la belote, même avec les tours de chants, les
conférences sur les abeilles, les mathématiques,
le français et l'allemand, devant des auditoires
qui s'amenuisent, pas plus que la taille de bagues
dans des pièces de monnaie, ainsi que les parties
de football par des jambes cotonneuses, de même
avec les misérables popotes de n'importe quoi.
Alors, on cause. On cause sur les nouvelles qu'on
ignore fausses ou vraies, on cause sur celles qui
n'existent pas. Quels méprisants haros sur les
sceptiques de la proche libération, attirant
l'attention sur les mitrailleuses hissées aux
miradors depuis le départ des Alsaciens-Lorrains,
sur les barbelés qui se tendent et les coups de
feu qui claquent la nuit! - Battage que tout cela.
Répliquent avec une indestructible assurance les
optimistes; c'est afin que les bureaux travaillent
aux listes de rapatriés sans avoir à courir après
des évadés quotidiens qui obligeraient à de
constants remaniements. Les Allemands qui ont
intérêt à notre docilité prennent garde de ne pas
porter atteinte à ces rumeurs. Quant aux journaux
français, ils exaltent la magnanimité du
vainqueur, manifestent repentance des erreurs
passées et élaborent un avenir régénéré. Un petit
organe du Cher se sous-titrera gaillardement "An I
de la Révolution Nationale" Nous nous sommes procurés un exemplaire
de "l'Echo de Nancy" qui paraît sur format réduit.
- Cette feuille soumise, mon vieux, nous permet
d'analyser notre déroute, mieux que dans un épais
traité. Examine la composition du "gouvernement".
D'abord le Maréchal, Panache! flatté, pensez donc
.L'adversaire respectueux devant cette pure gloire
militaire. Tonique réconfort, la France meurtrie a
trouvé la main secourable. Désir de revanche
émoustillé, car il les possédera. Le reste est
bien dosé. Des militaires qui s'y connaissent
mieux dans les antichambres ministérielles que sur
le champ de bataille, des politiciens embobineurs,
des syndicalistes pour donner le ton social
rougeâtre. Tiens, je suis sûr que tous, tu
entends, malgré leurs larmes de circonstance se
réjouissent, comme je l'ai lu dans un canard, de
l'heureuse surprise. Une surprise organisée, tu
penses, qui va faciliter l'ordre dans la maison.
Vise un peu les premiers résultats. La division de
la France en provinces, les corporations, etc; Tu
te rends compte, de l'électricité à la chandelle,
de la locomotive à la diligence, de l'auto à la
chaise à porteurs, hein, pourquoi pas, lettres de
cachet et autodafés ? Nous, Machin de France,
Ordonnons... Tiens, tant d'aveuglement me redonne
confiance. Et puis, ils n'abusent pas tout le
monde, puisque quatre-vingt députés ont voté
contre Pétain, sans compter tous ceux empêchés de
le faire. D'où vient-elle, qui l'a répandue à une
telle vitesse, cette information oui fait se
disloquer et se reformer des groupes véhéments et
angoissés ? Départ vers l'.Allemagne dès cette
nuit. "Pour aider aux moissons en retard et
retour" complètent les "libérationnistes"
impénitents. Notre groupe se réunit. Mon vieux, tout
ce qu'on raconte, méfiance! le jour même de la
capitulation, on répandait le bruit que seraient
considérés déserteurs ceux qui s'évaderaient ! Toi
et moi, quelques autres aussi, avons bêtement
remis nos armes, au lieu de les planquer, pour...
- Sois plus exact Ce sont nos propres bonshommes
qui nous les ont arrachées. çà continue! Y a
encore un type qui s'est fait casser la gueule
hier. Il disait qu'on paierait cher l'armistice! -
En tout cas, nous n'aurions pas dû croire à cette
convention spéciale pour 2 ou 3 régiments de
prisonniers d'honneur qui devait nous faire
libérer rapidement, puisque l'armistice nous avait
livrés en bloc. Il fallait foutre le camp chez les
bûcherons... - Et quoi faire ? - Bien sûr, nous ne
savions rien, mais j'ai l'intuition que de grands
événements se préparent. Si nous passons de
l'autre côté, c'est qu'ils ont besoin de nous pour
continuer la guerre (donc les Anglais tiennent le
coup) ou bien de se servir de nous comme otages
dans la paix à discuter. - Je ne crois pas à une
paix immédiate. As-tu entendu ce que Schneider a
traduit d'un canard allemand ? Il y a un Général
de Gaulle. Il me semble avoir vu vaguement ce nom
dans les journaux avant l'armistice- qui organise
quelque chose a Londres. Cela signifie que la
lutte continue...et tout le monde n'est pas encore
dans le bain - Cela me rappelle ce qu'un copain
alsacien m'a raconté. L'autre jour, il a
accompagné comme interprète un officier allemand
qui lui a confié ceci : il n'y a eu que des
paroles au moment où nous avons recréé notre Armée
et réoccupé la rive gauche du Rhin, des
tiraillements lors de l'Anschluss, mais déjà des
mobilisations pour la Tchécoslovaquie. Maintenant,
nous sommes obligés d'occuper de vastes contrées.
Oh oui, ce sont de grands succès, mais que de
puissances encore contre nous ou qui le seront:
Angleterre, Russie, Amérique et rien que des
alliés par crainte. Toujours plus loin, toujours
plus difficile, un tourbillon duquel nous ne
pouvons échapper - Ton bonhomme, vraiment une
exception chez eux, a certainement raison, mais
cela exigera des années, c'est a dire pour nous
des années de travail forcé. Faut foutre le camp.
LE GRAND DEPART
Trois heures du matin.
Piétinements, appels, jurons, commandements. La
cour se vide. L'aérodrome devant la caserne est
luisant d'un clair de lune trop révélateur; une
sentinelle tous les mètres, l'arme prête. Une
évasion est impossible. Au revoir,
Strasbourgeoises et Strasbourgeois qui nous
soufflèrent les premières paroles d'espoir,
d'autres Français, eux reviendront en vainqueurs.
Le train rampe dans la plaine d'Alsace. Soif,
sueur, faim, somnolence secouée de temps en temps
par les freinages et les démarrages. Subitement,
une pression sur l'épaule, un corps interceptant
la lumière, un bruit de cailloux roulés. Un gars a
sauté par la fenêtre pourtant exigüe. Quelques
commentaires, événement classé. De nouveau un peu
d'animation, car nous traversons la ligne
fortifiée allemande. - Nous irons pendre notre
linge sur la Ligne Siegfried, est-il fredonné
ironiquement. Karlsruhe. Des cheminots fraternels
tendent à boire.Altercations entre eux et les
sentinelles. Nous restons la gorge sèche. Sur un
grêle viaduc haut perché, nous traversons le
paysage de cartes postales des vallées abruptes du
Main et du Neckar, boisées de noir sévère, avec
routes blanches et serpentantes, argentines
cascades et torrents écumants, villages blottis
dans la verdure, faux castels moyenâgeux d'un
blanc trop neuf, ruines crénelées avec vols de
corbeaux sur fond de ciel pastel. Arrêt près d'un passage à niveau tout
proche d'une grosse ville; de splendides filles
aux longues nattes blond brillant, poitrines
rebondies, hanches assurées, bonnes joufflues bien
campées dans les corsages à boutons de nacre ou de
verre, guindées dans des robes de velours tombant
en plis lourds derrière les tabliers verts,
rouges, bleus crus chatoyants, réveillent en moi
les images de la "Kermesse Héroïque". Régal des
futurs vainqueurs dont nous ne serons jamais ainsi
que nous en avertit un autocar-français
naturellement-qui porte sur ses flancs camouflés:
Heil Sieg Heil Hitler Frankfurt, Lüttich, Paris
(en gros dans un cercle), Orléans, Poitiers,
Bordeaux, Biarritz, étapes des plus enivrantes
victoires dont l'encens doit monter jusqu'au
Wahalla des valeureux guerriers germaniques. Sur
l'immense plaine nue, un quai aussi immense et nu,
"Nurnberg Mürzfeld" grogne de ses agressives
lettres carrées en relief une plaque de ciment
gris. Les jambes raides et flageolantes nous
dévalons une large avenue rectiligne paraissant
buter contre une muraille de sapins noirs barrée à
dix mètres du sol par gigantesque panneau de bois
duquel des lettres rouges hurlent "Parteï-Tag
1939" - Là, se tenaient les congrès du Parti, me
renseigne un voisin. Bien propre en effet à
communiquer aux imagination un sombre
enthousiasme, ce cirque de dimensions cyclopéennes
frangé de ces sapins rigides au perpétuel garde à
vous, sans une fleur à leurs pieds, sans un oiseau
sur leurs branches. Sur le sable du camp çà et là
teinté de plaques d'herbe ou coloré de chétives
fleurs, accroupies en un mystérieux
ordonnancement, s'échelonnent les baraques dans
lesquelles les coups de bottes nous encaquent
approximativement par 200 Sous les marabouts sont
installés les bureaux de répartition en kommandos.
Des prisonniers de diverses nationalités déjà
ironiques et blasés (surtout lorsque nous leur
montrons timidement la Convention faisant de nous
des "Prisonniers d'Honneur"), scribes ou dactylos
acquis pour une demi-boule de pain, enregistrent
et canalisent le bétail humain. Aux points jugés
judicieux par l'Architecte-Geôlier, ont été
dressés des miradors avec mitrailleuses tournantes
et projecteurs Et surtout, les barbelés, symbole
des camps d'oppression comme les barreaux le
furent des bastilles. Des mètres en hauteur et en
largeur et en longueur, sur des kilomètres, avec
des raffinements sournois d'enchevêtrements, de
plans inclinés, de brusques coudes, des fausses
chicanes... Le Barbelé, humilié d'avoir été si
longtemps la dérisoire barrière champêtre que les
enfants et les chèvres franchissent d'un bond
aisé, déçu d'être maintenant une vaine défense
guerrière, se prépare à prendre pour des années
une revanche superbe en déchirant des millions de
chairs et d'espoirs. Le prisonnier solitaire de
jadis était intime avec les barreaux contre
lesquels il se cramponnait, visage collé pour
épier un coin de ciel et qui, parfois, complices
de sa ténacité, lui ouvraient les chemins de la
liberté; confiez donc au barbelé, espérances,
rages, douleurs, il vous repoussera le front et
les membres ensanglantés.
VERS QUELLE ETAPE ROULONS-NOUS DE
NOUVEAU ?
Cinquante deux dans un wagon
de quarante en un pêle-mêle ankylosant et
malodorant, corps brutalement secoués à chaque
coup de tampon. Soif, faim, somnolence, regards
vagues, paroles rares, si ce n'est les jurons
accompagnant chaque heurt ou "annonces"
d'impavides joueurs de belote. Nous sommes là les
quatre copains de toujours qui se sont retrouvés.
Chacun de nous d'être entouré des pensées amies,
ressent une réconfortante impression de stabilité
dans ce provisoire énigmatique. Surtout ne pas
rester effroyablement seul lorsque, dépouillé de
toute personnalité, on se trouve abandonné dans
l'étouffante masse grouillante des conservations
individuelles. Qu'il est pénible de faire
connaissance! On étudie le visage, le comportement
du voisin, on risque quelques interrogations
timides ou banales, on se découvre des affinités
de patelins, de professions ou de régiment;
l'amitié à peine liée est coupée par un remous; il
faut recommencer sans remarquer le rebuffades,
sans s'insinuer trop vite dans le groupe bien
constitué, offrir en holocauste de bienvenue
maints sacrifices, toujours conciliant, jamais
lassé. C'est parce que nous sommes réunis, mes
copains, que je suis certain de ne plus entendre
ma voix sans écho. - Quo Vadis ? a soufflé un
lettré. Prusse Orientale, Bavière, Saxe ? On
compare d'après des récits de 14/18. Les Prusses
ayant contre elles les jugements de l'Histoire de
France ainsi que la trop froide Pologne sont
rejetées, tandis que la Bavière, la Saxe, contrées
de paysans bedonnants, hardis buveurs et fieffés
fumeurs sont plus favorablement retenues jusqu'au
moment où une femme assise sur le remblai crie
"Sudetenland". Moue de perplexité, mais d'une
mémoire plus documentée sort le renseignement:
affaire des Sudètes, 1938, Munich. Il en est
déduit que d'Allemands de fraîche couvée, il y a
peut-être mieux à attendre que d'Allemands de
vieille souche. Le désappointement ne tarde pas
lors de la traversée d'une localité minière
importante tout empanachée de fumées et rutilante
d'étendards. On a le triomphe tenace dans le
IIIème Reich, et bien des semaines après, nous
assisterons le matin au salut aux couleurs
victorieuses de la part des jeunes filles du
B.D.M. De jeunes enfants nous lancent du gravier,
font mine de s'enfuir les bras levés et reviennent
sur nous avec des grimaces de mépris; ils en sont
encore à l'âge (n'y a-t-il seulement qu'un âge
pour le croire ?) où la guerre est une suite de
bonds allègres de capitales en capitales conquises
dans la rumeur terrifiée des peuples soumis et le
grondement de la Patrie reconnaissante. Plus loin,
une grand-mère pleure de toutes ses rides en
agitant son mouchoir devant nos faces pressées
contre les ouvertures. Ce convoi évoque-t-il en
elle l'image d'un autre convoi qui emmenait aussi
son fils prisonnier et pense-t-elle à celui qui
actuellement lui prend son petit-fils pour une
lointaine frontière ?
LA NOUVELLE EXISTENCE
Tout le village est
rassemblé devant la salle de bal devenu notre
Kommando. Plus de curiosité que d'hostilité; on
veut voir comment sont bâtis et se comportent des
gens venus de si loin. D'aucuns font des gestes
amicaux, principalement les enfants, qui étonnés
de notre langage rapide et coulant s'évertuent à
limiter. Un jeune gars portant au revers de son
veston un losange jaune avec un "P" violet me fait
comprendre qu'il est Polonais et que Polonais et
Français sont camarades. D'un bond, la sentinelle
écumante le renverse d'une bourrade en pleine
poitrine. Haine et mépris, indignation et rage
s'entrecroisent dans nos regards. Je sens que ces
doigts qui se ferment et s'ouvrent spasmodiquement
vont m'empoigner pour une correction soignée;
probablement est-ce interdit, car seul un geste
impératif m'intime l'ordre de rentrer. Dans une gare parisienne, une affiche
affirmait catégoriquement: "Les forêts de Bohème à
4 heures du Bourget". En réalité le voyage a duré
11 mois, mais en compensation, le séjour y a
largement excédé celui d'un week- end. Dès le
lendemain de l'arrivée, on nous rassemble pour une
foire à bestiaux d'un nouveau genre. Les paysans
nous palpent les jarrets, les bras, nous ouvrent
les mains, évaluent la largeur des épaules, leur
assènent quelques tapes vigoureuses. Bien vite, la
dignité souffletée par ces manières de foirail
réagit en saillies vengeresses: - S'ils veulent
qu'on se déculotte, ils nous regarderont le
derrière comme aux vaches! - Ce vieil abruti
vient-il chercher un boeuf pour sa charrue ou un
mâle pour sa Gretchen ? Le tri achevé, les
esclaves choisis sont emmenés par leurs
possesseurs, tandis que le rebut est groupé par
les sentinelles qui chargent ostensiblement leurs
armes et y fichent les baïonnettes. Après une
distribution de haches, scies, râclettes, nous
nous acheminons pour la première fois à notre
tâche: exploiter les arbres ravagés par la tornade
de mars 40 qui a traversé l'Europe. On ne peut
imaginer plus déprimant contraste entre cette
profusion de lumière, de verdure claire, de
sérénité de la campagne environnante, et
l'oppressante touffeur de cette incommensurable
multitude d'arbres rigides et silencieux, parmi
lesquels un soleil filtré se dilue dans une vapeur
ouatée. En hiver, par contre, la forêt déploie
toute sa superbe personnalité. Les pics nacre et
or se drapent de brumes irisées et onduleuses. Les
cristaux de neige sont autant de bijoux aux feux
divers. Les sapins par leurs branches lourdement
gimpées semblent ouvrir des bras bienveillants. Et
lorsque le soleil perce les nuages, c'est un
universel éblouissement. Pour nous, ventres
affamés, corps transis et godasses percées, cette
magnificence sera aussi cruelle que ces vitrines
de Noël aux enfants pauvres.
CHOSES ET GENS DE CHEZ EUX
C'est un hameau de montagne
abrité par une pente raide, à l'orée d'une plaine
vallonnée balayée par un vent violent presque
constant. Comme dans tant d'autres villages de
l'ancienne frontière germano-tchèque, il est axé
sur une grande mare (aux bords cimentés dans les
plus cossus), empire de tous les volatiles
nageants, bagués au nom de leur propriétaire, et
sur l'église au clocher bulbeux qui tend à faire
croire à un Orient déjà proche. Recroquevillé
derrière la maison de Dieu, s'accote un cimetière
presque abandonné des hommes mais fleuri durant la
belle saison par une nature moins oublieuse. Le
relief montueux impose aux chemins ravinés par les
orages et les dégels, remblais et déblais où se
hissent ou s'engloutissent les maisons
généralement de plain-pied. Les couleurs tendres
des façades souillées de plaques d'humidité ne
peuvent en atténuer la tristesse encore accentuée
par les épais toits de chaume noirâtres qui les
font paraître encore plus tassées. Si par leur
importance (celle du
boulanger-quincaillier-épicier qui engloutit nos
maigres salaires dominant toutes les autres), leur
aspect extérieur, les maisons classent les
propriétaires, par contre elles paraissent toutes
avoir une disposition intérieure sensiblement
uniforme: les pièce habitables, puis en contre-bas
d'une marche ou deux, séparée par une porte
rembourrée de paille, l'étable qui lance ses
bouffées à chaque allée et venue. Chez les plus
aisés, on dispose d'une spacieuse salle à manger
carrelée et l'on reçoit les visites autour du
poêle d'émail géant, et de chambres à coucher
richement meublées, orgueil de la famille. Le long
des murs courent des bandes d'étoffe crue portant
brodés sages proverbes, judicieux conseils,
enfantelets joyeux ou pudiques amoureux. Tout
autrement se présentent les demeures des petites
gens. Une seule pièce, dont la superficie dans la
plupart des cas est l'inversement proportionnelle
au nombre des occupants; sol de terre battue ou de
mauvais carreaux fêlés, bas plafond voûté
peinturluré de rose ou bleu fragiles depuis
longtemps obscurcis. Une remuante marmaille
espacée sur les délais indispensables de
conception,drue, barbouillée, ébouriffée, habillée
d'éblouissante indigence, qui piaille, pleurniche
et criaille entre les cascades blasphématoires du
père et les glapissements aigus de la mère, se
démène dans une atmosphère composite de confiné,
de senteurs animales et de corps hostiles à l'eau,
de graillons de cuisine et de fumée de bois, par
les dédales d'un mobilier à étourdir antiquaires
et brocanteurs. Quelques taches de lumière et de
couleurs crues, le moderne d'abord, la machine
écrémeuse étincelante de tous ses nickels, le
poste de radio populaire (et de la bonne parole),
le portrait encadré su Führer drapé dans un
écarlate manteau de Lucifer, la tradition aussi,
les enluminures grand format des Vierges Marie,
des Enfants Jésus, des Saints, de Dieu le Père,
éclatants d'or et pourpre qui régissent
bonnassement les ébats familiaux, et au-dessus de
la porte d'entrée, des formules de bénédiction en
gothique joliment contourné qui invitent la
Providence et le voyageur à prendre au foyer les
places qui leur sont dévolues. La description de
l'habitation n'est pas complète si on ne mentionne
pas sa principale caractéristique, les minimes
doubles fenêtres qu'il suffit de regarder pour
connaître la saison; en hiver, blancs sujets de
Noël brillant de paillettes, aux beaux jours,
fleurs prospérant gaillardement dans ces sortes de
serres. Rude le pays montagneux, caillouteux, rude
le climat glacial ou torride, rude le vent
inlassable qui tranche dans la forêt de longs
sillons d'arbres déracinés,rude la glèbe ingrate,
de pierre en hiver, marécageuse au dégel,
craquelée en été, mouvante durant les pluies
torrentielles. Peiner pour les semailles et les
récoltes sur des parcelles quasi stériles et
follement dispersées le long d'âpres nivellements
à 18 heures par jour sous la menace des orages
hachants, des coups de vent dispersants, de la
sécheresse corrosive et des gelées cassantes.
Trimer l'hiver par 25 degrés en dessous, à dégager
les chemins, transporter les bois de sciage à la
ville, constituer et entretenir la provision de
chauffage domestique, extraire des pierres de la
carrière, les casser et les répartir dans les
ornières, s'échiner au printemps à l'irrigation de
champs transformés en éponges glougloutantes d'eau
glacée sourdant jusqu'à mi-jambes, se sentir
boucaner par le soleil d'été, les reins brisés
durant fenaisons et moissons, s'imbiber l'automne,
dans les bains de brume et le clapotis des
betteraves boueuses, s'éreinter du Nouvel An à la
Saint Sylvestre, matin, midi et soir à l'entretien
des bêtes toujours tenues à l'étable; pour les
citadins quelle cruelle prise de contact avec le
travail universel de la terre ! Quant à la cuisine! Notre ahurissement
devint indignation à la vue des assiettes de
volailles, viandes, charcuteries, le tout
inévitablement bouilli, les légumes absents à ces
altitudes étant remplacés par les perpétuelles
kartoffel; on ingurgitait hâtivement ces
ratatouilles aux heures commandées par le travail
du jour, la femme, fût-elle maîtresse de maison,
mangeant debout. Mais sans nul doute, les petites
terrines de gelée firent l'unanimité d'un furieux
mécontentement. Il s'agit là d'une pratique
culinaire, laquelle imposée à Vatel lui ferait
derechef repasser l'épée au travers du corps. Le
cochon aussitôt tué (la grande fête des fermes),
de copieux quartiers sont échaudés; l'écume ainsi
recueillie sert pendant des semaines de hors
d'oeuvres et pour les prisonniers de plat de
résistance. On a encore un frémissement
d'entrailles à évoquer cette masse glauque et
gluante, tremblotante et fuyante sous la cuiller,
insipide, poissant la bouche avant de se figer
dans l'estomac. Ainsi donc, très compréhensible
que ces gens rudoyés par une nature revêche
n'aient manifesté que des réactions élémentaires
et violentes parmi lesquelles les sentiments n'ont
plus place; que pour eux l'ingestion dominicale et
soutenue de bière, ponctuée de chansons bachiques
et martiales, ait été tout le loisir,et qu'ils
aient imposé aux originaires de la douce France un
régime qu'ils ne devaient pas accepter sans
rechigner.
ESQUISSE VILLAGEOISE ET VIE
QUOTIDIENNE
Elle resterait tronquée si
l'on ne traçait les silhouettes des notabilités
locales. Affirmer qu'elle pourrait se retrouver en
tous lieux serait osé, mais pour ce pays où
partout, le Pouvoir imposait une empreinte
uniforme, on risque de n'être guère éloigné de la
vérité. Passons très vite sur les figurants.
L'aubergiste rubicond,bedonnant, franc avaleur de
bière, qui tient l'arrêt de l'autocar et a été
assez habile pour faire établir le commando dans
la salle de danse, percevant ainsi le prix de la
location et drainant les quelques marks que nous
détenions. Le
cantonnier-pépiniériste-pompier-tambour est lui
mécontent comme tous ses confrères de son sort de
fonctionnaire. La dame du bureau de tabac, bien
gentille personne, blonde et mignonne comme on la
chante, assure la transmission des potins entre
ville et village; l'épicier-quincaillier, fortune
assise du pays, est le fournisseur de bouche
officiel et "noir" du kommando. Maintenant les grands acteurs. Voici
d'abord, comme il se doit, Monsieur le Maire:
chapeau hardiment courbé devant les yeux, regard
fulgurant jaillissant de cette ombre, mâchoires
saillant puissamment, lèvres closes, faciès
inquiétant du Monsieur qui va tout briser si
personne ne le retient, les mains profondément
enfoncées dans les poches à la "mal au ventre" une
jambe harmonieusement ployée devant l'autre à
l'arrêt, faisant valoir le galbe d'un mollet
probablement impeccable dans des bottes souples et
collantes. Voix de basse, paroles mesurées,
démarche lente et pleine de gravité, Monsieur le
Maire est la cariatide qui supporte le faix des
affaires politico-administratives de
l'agglomération. Si, d'aventure, il faiblissait,
l'araignée agrippée à sa boutonnière lui
rappellerait que la N.S.D.A.P. voit tout, sait
tout, qu'il n'est qu'un cadavre (moral) entre ses
mains, et qu'une disgrâce ferait de lui un cadavre
(physique) sur un quelconque front. Qu'il ait fait
don de sa personne (morale) à son Führer ne
souffre aucun doute et voici pourquoi. Un jour un
de ses chariots se trouva bloqué dans la neige à
la hauteur de notre groupe. Nous voici poussant de
toutes nos forces... surtout à pleines gueules,
tandis que Monsieur le Maire ahanait dans la
tension de toute son énergie soigneusement ménagée
au long de l'année. Son souffle précipité et
bruyant de machine à vapeur en trop forte pression
intriguait par son intonation; et chacun effaré,
de s'interroger, n'osant y croire; chaque
expiration émanant du tréfonds des forces
disponibles était un heil Hitler !. Si le Maire
est le responsable du moral conforme de la
population, laquelle, c'est évident, ne saisit pas
toujours dans leur ampleur et leur complexité les
problèmes de l'heure historique, le
forestier-secrétaire de Mairie est le technicien
chargé de traduire leurs incidences pratiques sous
forme de réquisitions, conscriptions militaires ou
de "l'Arbeits Dienst", d'une façon générale de
réfléchir à l'échelle du village des questions
d'ordre national et international soulevées par la
conduite victorieuse de la guerre; tout au moins
paraît-il le croire si l'on considère son visage
de sphinx pétrifié, pierre tombale de secrets
d'Etat. Sa tête teutonnesquement
parallèlépipédique surmontée d'une brosse raide,
blonde et serrée à angles vifs, ses oreilles
sommairement taillées et mal décollées, ses traits
sommairement équarris, un corps immense et musclé,
attendant encore à cinquante ans la mise en forme
définitive, en faisait une étrange réplique de
Frankenstein. Il ne se séparait jamais d'une canne
et d'un magnifique fusil à deux coups, dont il
faisait usage avec maestria contre lièvres et
renards. Peut-être a-t-il attendu vainement la
chasse aux prisonniers, comme en tant d'autres
lieux ! La canne jouait un rôle beaucoup plus
important car elle remplaçait chez lui un langage
parcimonieux, les rares paroles prononcées formant
un bredouillis se perdant dans la pipe. C'est elle
qui nous désignait le travail et ses modalités
d'exécution, donnait le signal des rassemblements
et départs, s'agitait frénétiquement devant les
paresseux. Je n'insiste pas sur le rücksack
abondamment garni de victuailles dont la vue nous
vrillait l'estomac. Nous ne vîmes ses yeux
globuleux briller, ses pommettes se colorer et une
volubilité lui venir qu'en nous racontant les
succès Kolossaux remportés en Russie et comment
son fils aviateur faisait boum boum sur les
peuplades arriérées de l'est. Aucun de nous ne
peut se targuer d'avoir été en relation étroite
avec lui. Pour ma part, la seule fois où cela
faillit m'arriver(et de quelle manière), il fut
bien incapable de le deviner. J'étais entrain
d'ébrancher un arbre, m'irritant d'une hache
ébréchée et de mes pensées fuyantes, lorsque je
l'aperçus derrière moi, monolithique, n'ayant de
vivant que les flocons de sa pipe. Je le gratifiai
du coup d'oeil accordé aux gens négligeables. Je
me retourne: encore là. J'étouffe un soupir
d'énervement. Je cherche un petit repos, toujours
là. Je me courbe, attache méthodiquement mes
lacets, me redresse... pour l'apercevoir. Déjà, la
colère me serre... La hache dérape, entre les
mains tremblantes. Je laisse fuser une exclamation
de fureur en étreignant convulsivement l'outil,
jambes fléchissantes, suffoquant, un voile rouge
me brouillant le paysage. Je vais lui taper sur la
gueule pour le voir s'agiter, crier. Oh! ça y est,
tant pis. Je lève haut l'outil meurtrier, pivote
légèrement, préparant l'élan. Un ahanement de
soulagement, il est parti sans bruit. Sueur glacée
sur le visage en feu. Ca va gueuler, mais je
m'assois. On l'a échappé belle tous les deux! A la
vérité, ce cerbère exaspérant de majestueux
crétinisme ne fut qu'un naïf facilement dupé par
ses prisonniers qui lui produisirent un travail
dont il n'eut pas lieu d'être fier par la suite:
arbres éclatés, futurs poteaux télégraphiques
réduits en bois de mine rétrogradé en bois de
chauffage, mensurations fantaisistes des
dimensions réglementaires. Quant aux deux puissances éducatrices de
la jeunesse elles paraissent avoir conclu un
partage des zones d'influence. L'instituteur, prudent manoeuvrier parmi
les hommes et les événements, laissant entre lui
et les paysans la distance qu'il convient entre
rustres et gens de qualité, appréciant une
fonction qui le tenait éloigné des servitudes
militaires, se montrant rarement en-dehors de
l'école loyalement pavoisée aux époques prévues et
honnêtement ornée des portraits et paroles des
illustres de l'heure. Le curé, jeune gaillard dégingandé,
presque toujours en civil, attestait son
chaleureux civisme par un bras énergiquement levé
devant toute personnalité. Il estima dans la
"Ligne" de ne pas célébrer de messe, fût- elle
spéciale, pour les Français. Ses affaires collectives remises aux
soins diligents de ces quatre sains jugements, la
population peut vaquer à ses rudes occupations,
bien éloignée de ces stériles luttes de classes
justement stigmatisées par ces hommes
exceptionnels qui conduisent la Patrie vers des
destinées jusqu'alors insoupçonnées. Et puis, n'y
a-t-il pas ce trait commun malgré quelques
gradations remarquées seulement par des esprits
malveillants, la Pipe et ses pompons descendant
jusqu'au nombril, fourneau d'écume avec couvercle
d'argent pour les riches, fourneau de bois avec
couvercle de fer pour les pauvres-et qui, rivée
aux dents qu'elle ne quitte que pour les
déglutitions, se porte du lever au coucher ? Elle
ne manque jamais, avec son immuable compagnon, le
chapeau à blaireau, de susciter notre admiration
verbeuse et ironique. Cette longue étude de nos maîtres
éphémères pourrait tout aussi bien tenir dans
cette définition lapidaire de l'un d'entre nous: -
Pour être un bon paysan, ici,il faut en même temps
tirer constamment sur la pipe, manger son
casse-croûte, ingurgiter un demi, roter de
satisfaction, faire un gosse à sa femme, crier
"Heil Hitler" et traire la vache. Ainsi,
procéderait-on dans les manuels de géographie: le
site, l'habitat, le costume, les moeurs, puis
quelques caractéristiques essentielles. Cependant
ceux qui les écrivent, n'ayant pas eu l'heur de
connaître les moyens d'investigation que le sort
nous avait dispensés, laisseraient subsister une
lacune essentielle car ils ne pourraient disserter
en connaissance de cause des lits à étages
jumelés, dont la présence omnipotente sur toute
l'étendue du IIIème Reich dispense d'une
nomenclature détaillée. Il est indubitable que
partout au premier examen, ceux à qui ils étaient
destinés ont fait cette remarque: "On va se casser
la gueule, dans ces machins là !" Aucun long
développement non plus sur leur souplesse, la
propreté des couvertures et des paillasses; par
contre, combien doit on s'étendre sur le chapitre
"Puces", en écrivant ce mot avec une majuscule, en
hommage craintif à un antagoniste invincible qui
maintint haut et ferme l'honneur de la gent
insecte après chaque écrasement plus ou moins
momentané des poux et des punaises, ces alliés
défaillants. Que de combats irritants dans leur
stérilité contre un adversaire d'une habilité
consommée dans le camouflage, prompt,
insaisissable, cramponné à la vie, prolifique ! Si
jamais de grands capitaines ont médité des heures
avant la rencontre décisive, combien avons-nous
élaboré des plans savants de destruction voués à
des triomphes sans lendemains ou plus cruellement
à des échecs immédiats. Pour donner une idée de
l'ampleur de cette lutte, choisissons une journée
quelconque d'hiver ou d'été, qu'importe, quoique
il ait été remarqué une recrudescence des
activités pucières aux alentours de la poussée
printanière. Au lever, les couvertures sont portées
immédiatement à l'extérieur et le soir, inspection
recto-verso au centimètre carré. Nombreux cadavres
avec le bruit délicieux des corps éclatant entre
les ongles. En hiver, les battues sont plus
fructueuses, car les bestioles sont engourdies; en
été, émoustillées par le soleil, elles sautent
hardiment sur le sol en quête d'occasions. Dûment
battues, secouées, on peut considérer les
"couvrantes" comme épurées. On scrute la
paillasse, repaire inexpugnable d'où affamés
s'élancent les bataillons pour y retraiter, gorgés
de sang. Rien de rien. Aspersion de sécurité avec
liquides et poudres insecticides,qui, peu nocives
pour les puces, suffoquent au moins les hommes.
Les vêtements contaminés sont rangés aussi loin
que possible des lits; puis, tout nu en pleine
lumière, on procède au crible minutieux, couture
par couture, pli par pli, pièce par pièce de la
chemise, poil par poil de l'individu. Alors
scintille l'espoir d'une nuit paisible. Le sommeil
apporte en ondes calmes (s'il n'y a ni belote, ni
engueulades, ni équipes de nuit, ni
bombardement...) au candidat dormeur les songes
toujours caressés. Un très léger chatouillement à
la jambe; dupé dans son attente agréable,
l'infortuné tente de s'illusionner: un poil qui
s'est accroché à un brin de paille ? Mais non,
plusieurs picotements déjà sur le bras, puis sur
le dos, jusqu'au moment où ces imperceptibles
trépignements se transforment en une pointe de feu
qui provoque la première grimace. Les mains
frottent, tapotent, les ongles grattent,
contorsions à droite, à gauche, sur le ventre, sur
le dos. Les voisins de côté et de dessous
rouspètent. On jure, on couvre d'invectives
l'ennemi sournois; grelottant, abasourdi, on
cherche la vengeance et la tranquillité dans la
chemise et les couvertures, mais si vainement... Tristes matins. Tignasses en désordre,
yeux battus, bouches baillantes, on contemple,
toute velléité d'action annihilée, les ronds
rouges mouchetant le corps en tracés capricieux.
SILHOUETTES DE CHEZ NOUS
En faire le moins possible.
Travailler, c'est produire pour le vainqueur, à
détester par conscience politique ou simplement
par instinct patriotique, c'est l'aider à conduire
la guerre contre d'autres. Et puis, qui mange peu,
travaille peu. D'aussi bonnes raisons étayées par
la morale et l'intérêt (là heureusement confondus)
auraient dû inciter à une force d'inertie
cohérente et tenace. Mais on voulut tout d'abord
se concilier les bonnes grâces des gardiens par un
rendement n'offrant aucune prise aux remontrances;
se faire une "planque" de sa spécialité et même
montrer à ces "imbéciles de Chleuhs que les
Français se débrouillent bien mieux", puis par la
suite, gagner de l'argent; en un mot, passer le
moins désagréablement possible le peu de temps à
rester en Allemagne. D'autant plus, qu'au début,
chacun croyait à sa petite chance individuelle de
libération.Immédiatement, ce furent des discussions
orageuses, les "bons" approuvant sans aucun
trouble les représailles contre les "feignants qui
ne veulent rien foutre et qui amènent des
histoires pour tout le monde". Ainsi, lisant dans
le "trait-d'Union" un article conseillant le
travail aux sous-officiers, nous en déduisons a
contrario qu'il y a la possibilité, sinon le droit
de ne pas travailler; nous en faisons part aux
sentinelles, demandant notre retour au Stalag.
Pour activer, nous décidons d'agir, ou mieux dit,
de ne plus agir. Dès l'annonce de notre projet,
unanime tollé. - Comment, nous sommes à peu près
tranquilles et pour vous taper le cul au Stalag en
lisant des bouquins, vous vous en fichez que nous
ayons des ennuis. Est-il permis de donner une
conclusion, prudente comme en toute généralité ?
Savoir tirer, pousser, cogner, arracher, soulever,
pelleter, être un dur au boulot est la condition
sine qu'a non pour aborder d'autre sujets avec
beaucoup. Ma foi, cet examen probatoire semble
nécessaire, tant de messieurs aux mains sans cals
discourent sur la beauté de l'effort manuel! Les
attitudes collectives des prisonniers, quels que
soient les périodes, les lieux et les emplois,
pourraient amener à les classer ainsi. - Les
"teigneux", la minorité grandissante sont ceux qui
ne veulent rien savoir des Boches ni des nazis.
Ils enragent contre Vichy, soutiennent dès le
début contre toute raison que "Les Allemands
l'auront dans le cul... la balayette", (formule
d'espérance d'origine indéterminée voltigeant de
crâne en crâne), ne veulent pas attendre pour les
accabler qu'ils aient genou en terre et
réfléchissent déjà aux problèmes de l'après-
guerre. Qu'ils sachent ou non travailler, ils ne
perdent jamais l'occasion de muser ou de commettre
quelque déprédation; ils n'acceptent qu'en
rechignant ce qui leur est donné et ont tendance à
exiger plutôt qu'à solliciter. S'il leur arrive de
discuter avec des Allemands, ils ne manquent pas
de décocher quelques flèches contre le moral
officiel. Evaluant d'un oeil partialement critique
l'anatomie féminine, ils décrètent - sauf
défaillances dont ils ne se vantent guère - qu'on
verra ça de plus près lors de la défaite, en
hommes libres. Leur formule distinctive est nicht
verstehen ou plus phonétiquement nix fürsten. Les "pas d'histoires" rassemblent ceux
qui ont horreur des complications; organisés dans
leur nouvelle vie, ils appréhendent les incidents
qui en troublent le cours régulier; ils sont
d'avis que tout bien considéré, si on ne leur dit
ni fait rien qui les contrarie, les Allemands sont
bien corrects. Ils craignent que toutes ces
histoires de maquis et de prisonniers en fuite,
d'attentats et de réfractaires n'indisposent les
Allemands qui pourraient supprimer les petits
avantages acquis. Ils ajoutent avec conviction que
"les Chleuhs n'ont qu'à sonner (pas trop) ceux qui
ne veulent rien faire et qui les ennuient", mais
ils sauront cependant, garder silences complices
et accordent aides discrètes. Ils reçoivent
volontiers ce que leurs maîtres veulent bien leur
accorder, ne manquent jamais de solliciter et
disent gentiment bonjour aux notabilités. Ils
promettent de s'ériger en justiciers quand la
déconfiture sera pleinement certaine. En réalité,
ils seront indulgents. Evidemment, une femme
ferait bien leur affaire mais on s'attire tant
d'ennuis si on est découvert, et puis si on tombe
sur une qui est affligée d'un sale machin, comment
s'en sortir ? On les distingue à ce qu'ils
répondent invariablement "ya-ya". Enfin, l'infirme minorité, les
lèches-bottes, quémandeurs perpétuels de travaux
moins pénibles ou mieux rémunérés, sous condition
que la démarche soit faite par l'homme de
confiance. Ils se moquent des imbéciles qui font
de la politique, certains, eux, de gagner sur les
deux tableaux: ils auront amassé de fortes sommes
(quelle déception lorsque, au retour, le change ne
sera effectué qu'en faible partie) et escomptent
quelques fructueux pillages pour la période
troublée. Ils ne voient dans les femmes que
d'excellentes occasions d'obtenir, en plus des
concessions ordinaires, du tabac et des
casse-croûtes. On reconnaît infailliblement un
lèche-bottes devant un Allemand à son attitude
obséquieuse, le béret à la main, et à ses
courbettes accompagnées de: - ya, mein Herr. Ce
furent les Allemands eux-mêmes qui apposèrent une
sorte d'apostille officielle à ces
discriminations. Commencement 1942, parvinrent du
Stalag des listes nominatives invitant au
plébiscite en faveur du Maréchal. Les
lèches-bottes s'empressèrent de se faire inscrire
dans la colonne Ya. Sait-on si cela ne peut pas
conduire directement en France ou à quelque bonne
planque (souvent illusoire) du Stalag. Les "pas
d'histoires" suivirent de près et se mirent à
l'aise en déclarant "on nous force la main, ça n'a
aucune valeur, et c'est donc bien inutile de
s'attirer des désagréments! Avec un teigneux, voici une scène vécu:
La sentinelle, doucereuse : - Pétain, grand chef
des Français, bon camarade avec nous. Le teigneux,
geste d'ignorance. - Je ne sais pas. La
sentinelle, admirative. - Si, grand soldat,
Verdun, les Allemands, boum-boum Le teigneux,
geste de dénégation - Pas lui, ses soldats. La
sentinelle, offusquée. - Pas bien dire. Je ne
comprend pas. Quand notre Führer nous demande de
dire Ya, nous disons Ya. Dis Ya aussi Le teigneux,
tranchant - Le Führer pour le peuple allemand,
Pétain pour les Allemands. Pas Français. La
sentinelle, éclatant. - Bolchevik, Raus, Raus. Le
teigneux, dans le couloir, jubilant mais très
rassuré - Je l'ai eu, le type, mais qu'est-ce-qui
va me dégringoler derrière les oreilles! Il n'est rien dégringolé, car comme
beaucoup d'enquête, le plébiscite alla gésir dans
un anonyme tiroir.
LECONS DE DIGNITE POUR EUX ET POUR
NOUS
Le Feldwebel de contrôle a
terminé son inspection. La netteté de la chambre
et nos joues creuses ayant dû le convaincre de
l'excellence des méthodes éducatives; la
bienveillance qui en résulte le pousse à nous
interroger sur nos menus desiderata. Silence. Les
"pas d'histoires" n'osent pas, les "teigneux" ne
veulent pas, les " lèches-bottes" voudraient bien.
L'un dit à l'interprète: - Demande à l'adjudant si
on aura davantage de confiture si l'on travaille
mieux ? Exclamations véhémentes des "teigneux".
L'adjudant s'inquiète. L'interprète balance. -
Tant pis, dis lui ce que veut cet abruti, mais que
nous, nous ne marchons pas ! Traduction. Le visage
de l'adjudant se ferme : - Vous êtes les soldats
d'un pays complètement vaincu. On vous a amenés
pour travailler pour la Grande Allemagne. Vous
n'avez aucune faveur à solliciter. Ici par la
volonté du Führer, vous n'en sortirez que par sa
volonté. Verstanden ! En captivité, s'affrontent deux
tricheurs: le Temps qui essaie de facturer au
prisonnier des heures de 120, 180 minutes et plus,
et le Prisonnier qui s'efforce de livrer au Temps
des heures de 30 minutes, 15 minutes... L'un et
l'autre ont leurs moyens. Le Temps, les plus
efficaces, la faim, le froid, la chaleur, le
travail pénible ou rebutant. Le Prisonnier, le
sommeil, la rêverie, les livres les cartes, les
discussions. Au début, le Temps marque de nets
avantages par les interminables journées aux
champs et à la forêt alors que l'estomac se
contracte sur de rares décigrammes de pain qui se
perdent dans sa cavité. Lentement mastiqués,
roulés, d'une dent à l'autre, humectés de salive
jusqu'à en devenir sucrés, ils ne peuvent
cependant illusionner. Rapidement ce régime fit sentir ses
effets: articulations craquantes, échine brisée,
jambes flasques, pieds gonflés, doigts raidis, le
regard en-dessous épiant l'inattention du gardien
pour un court et hypocrite repos, la tête
bourdonnante commençant tout et ne finissant rien,
en mélange de souvenirs, de préoccupations
familiales et de soucis présents. L'idée fixe de
s'asseoir, de s'étendre et de dormir quoi qu'il
arrive, la crainte du flagrant délit qui livre
tout piteux. Par insensibles gradations, la
personnalité achève de se dissoudre dans la
monotonie corrosive des horaires, des gestes, des
lieux, que ne peuvent animer de trop minimes
impromptus. La pierre jetée dans un étang, un
geyser, des ondes qui s'amenuisent puis la surface
calme. Parfois un gros remous comme celui-ci. Nous
étions souvent disséminés et au sifflet du soir,
chacun arrivait en ordre dispersé. Je revenais
sans hâte, titubant sur mes rêves et les cailloux
quand je vis courir à moi le gros Max. - Planque
ta croix de guerre, Georg m'a déjà arraché la
mienne et celle de Marcel! - Ca non, ils n'avaient
qu'à nous les enlever à Nuremberg. Dès qu'elle m'aperçut la face alcoolique
s'empourpra. Geste impératif, refus muet. La brute
s'élance, des audacieux s'interposent.
Bousculades, les fusils se lèvent. L'interprète se
démène, conjure, retient. Les "pas d'histoires"
entament des lamentations. Marcel découvre
l'issue. Il hurle: - Je vais lui retirer. Par la
main d'un Français, c'est normal. Toi, explique
cela comme tu le pourras aux Chleuhs. Il décroche
le ruban, me le remet dans une forte poignée de
mains, le regard brillant de celui que l'espérance
redresse. (Nous ne sommes encore qu'en Octobre
1940). - Ne te frappe pas, on les aura, et quand
on les remettra nos rubans, ils les salueront bien
bas ! La voix rogue et déçue nous fait démarrer
dans le silence de toutes les bouches serrées.
Brume automnale s'ajoutant à la pesanteur de
l'humiliation. Larmes acides qui ne peuvent
couler. Quelques jours après, le forestier, bien
ennuyé, nous fit traduire que le maire et
l'autorité militaire attendaient de notre
courtoisie que nous enlevions, par égard envers la
population, ces marques distinctives qui
rappelaient que nous avions tué des Allemands.
UN INTERMEDE
Embarquement dans un camion
vers l'arrachage des betteraves. Quelques masures
défraîchies, maculées de grosses plaques
d'humidité moussue, une mare sombre pareille à un
entonnoir d'obus, une chapelle minuscule grise
d'ennui, et sa cloche au timbre d'agonisant, des
tentatives de chemins tracées dans une terre
noire, d'un noir de poussier gorgé d'eau. A même
le sol gluant d'une pièce basse et suintante des
paillasses plus bourrées de puces que de paille,
au centre un poêle au feu de vestale qui ne peut
que calciner superficiellement les betraves
dérobées, grattées sommairement, destinées à
compléter l'invariable ordinaire bi-quotidien
d'une soupe épaisse aux éléments mal définis, un
robinet souffrant d'incontinence... C'est notre
camp nouveau où vêtements et corps s'imbibent
d'une humidité qui ne peut laver leur crasse. Un champ se confondant avec l'horizon
noyé, trente hommes de front. Il faut extirper les
monstrueux tubercules fragiles au moyen d'un croc
relié à la taille par une forte corde ceinturant
les reins. On tire violemment du dos et des bras,
suant malgré l'air glacé; on se cramponne, titube
dans la terre prenante qui s'effondre ou colle aux
semelles; vaines saccades meurtrissantes et
brusques ruptures qui fauchent l'équilibre. Deux
messieurs corrects arrivent en conduite
intérieure, expliquent la bonne méthode pour ne
pas casser les betteraves (vous comprenez, la
partie restant dans le sol est celle qui contient
le plus de sucre), ratent leur démonstration et se
retirent. Ils ont cependant accompli une sale
besogne en promettant des cigarettes et en
communiquent que la radio annoncé notre libération
pour le 15 Décembre 1940 (pas un jour de plus !) - Ils peuvent se les foutre au cul, leurs
cigarettes et leurs bobards rejettent
dédaigneusement les "teigneux" (espérant à part
eux que la nouvelle soit vraie). - On n'a qu'à les
prendre et faire leur boulot tranquillement pour
le temps qu'on va encore rester, proposent les
"pas d'histoires". - Chouette, on va avoir du
tabac, et en avant! Se trémoussent les
"lèches-bottes". Après nous être rompus d'abord les
vertèbres à les arracher, puis glacé les doigts à
entasser les betteraves, fumé quelques cigarettes
parcimonieusement distribuées puis leurs mégots,
nous attendons encore l'abondante manne qui devait
récompenser un zéle soigneusement attisé.
UN PEU DE CHEZ NOUS
- Les gars, des lettres !
Clame l'homme de confiance surgissant en trombe.
Bruit confus de bredouillement, de plancher râpé,
de tables et de bancs bousculés, suivis de
freinages consternés. Il n'y en a pas pour tout le
monde, paraît-il. Mon nom. Une carte, sept lignes
de phrases banales mais d'une signification si
ramassée. Relisons. Tout le monde en bonne santé.
C'est le principal, pour le restant.... A bientôt
? Ça! La distribution achevée, on constate avec
plaisir que chacun à la sienne et paraît
satisfait. Ah! les mensonges des lettres dans
lesquelles ne s'avouent ni la maison en ruines, ni
les parents ou amis disparus, ni les enfants
malades, ni la gêne. Comme nous avons su nous
tromper affectueusement de part et d'autre durant
ces années, comme nous ne demandions qu'à croire,
sachant que nous mentions et qu'on nous mentait.
Lorsqu'un copain ne lisait pas à haute voix des
fraguements de sa lettre, il ne fallait rien lui
demander; on avait été obligé de lui dire, ou il
avait deviné, deuil, misère, maladie, infidélité.
On connaissait peu ou prou, suivant l'amitié, les
événements de famille et de patelin: la communion
du gosse (qu'est-ce que ça peut grandir !), la
dernière photo de la femme et des mômes passant de
mains en mains dans un murmure de compliments, de
la "taule" que les Allemands faisaient travailler
et où des "planqués ratissaient du fric", de la
terre qui rapportait moins avec les
contingentements et les bestiaux dont le prix
grimpait, du bureau où se faisaient les promotions
tandis qu'on restait en plan (les absents ont
toujours tort), le fils du voisin parti comme
S.T.O., la fille du maire qui va avoir un gosse
sans père (c'est peut-être un Chleuh, valait pas
cher), le neveu dans le maquis (un garçon si
timide), un type de L.V.F. qui a été descendu
pendant une permission (c'est bien fait), un
garde- mobile qui a bu le bouillon dans la rivière
(bravo), tout un enchevêtrement de petits destins
dont chacun prenait sa part de joie, de
mécontentement et d'indignation. Certains ont des
lettres plus politiques dans lesquelles sous le
couvert d'un style symbolique et de formules
elliptiques, le correspondant dit son fait au
geôlier commun, au dépit des philologues de la
censure, que déroute cet esprit français inédit,
et qui ne pourront jamais empêcher qu'un fil ténu
mais solide de compréhension à demi-mots ne se
tende entre les crayons complices. Délectation de
lecture, mais tourment de la réponse mijotée des
jours tandis que les muscles se dépensent.
Maintenant, devant le papier. Mettre le maximum
dans le minimum. Brouillons, ratures, homonymes,
synonymes, anagrammes de noms connus, formules
retournées, triturées, conditionnels et
subjonctifs. trop clair et trop compliqué à la
fois. On y est. Une ultime retouche et l'avis des
confidents ordinaires. Anastasie est encore dedans
"! Vivement la réponse! La fois précédente, ils
avaient bien compris à en juger leurs lettres en
retour!- Aux colis ! J'en tiens un quelque peu
malmené. Pourvu que... mais il faut encore
attendre la sentinelle. Pull-over, chaussettes,
conserves, chocolat, sucre, s'étalent sous mes
yeux pour une fois partiellement indifférents.
Enfin, c'est lui. Je tends anxieux le livre au
gardien qui fronce le sourcil mais se tranquillise
lorsqu'il lit "Deutches Buch"; il juge inopportun
de l'envoyer à la censure. Je le feuillette
doucement, caressant le velouté des pages, humant
l'odeur d'imprimerie, l'humble bouquin dont les
mystères à déchiffrer combleront les heures. Ne
plus avoir le cerveau en roue libre, sans rien
accrocher. Il y avait bien les notes fragmentaires
prises à Strasbourg, ânonner et récitées jusqu'à
satiété, quelques locutions courantes apprises
dans les manuels de conversations. A la carrière,
bien garanti du vent et des sentinelles, tapant du
pied, la liste des mots dans le creux de la
moufle, l'interprète me faisait subir l'examen
quotidien: le chien... la maison... Wie heissen
Sie ??? Wo bist Du geboren... Aujourd'hui je lui
explique: - Tu comprends, surtout ne pas se
rouiller. Autrement, c'est l'abrutissement genre
Fernand, assis devant le feu à regarder, quoi ? ou
cafard à l'exemple de ceux qui remâchent jusqu'à
la nausée hargneuse leurs ennuis ou qui bâtissent
des bouteillons sur le premier bobard venu. On y
est dans leur saleté de Gross Deutschland et pour
le moment si l'on arrive à savoir la langue, on
n'est plus coupé du monde. Tu lis leurs journaux.
Des nouvelles même fausses, c'est toujours des
nouvelles. A toi de déduire juste. Tu causes avec
les gens, et tu leur glisses, comme ça, quelques
évidences. A nous de jouer les Cinquième Colonne.
Beaucoup d'importance, surtout lorsqu'ils
commenceront à dérouiller. Si nous pouvons arriver
à nous procurer des bouquins, il est toujours
intéressant de connaître la littérature d'un grand
pays. Les gens diraient moins de balourdises s'ils
lisaient un peu les oeuvres de leurs voisins. -
Regarde, tu es au boulot à transporter des pierres
qui te tailladent les doigts, à te crever des
ampoules à peler un arbre, à te casser les reins à
biner un champ. Tu essaies de te remettre en tête
ce que tu as appris la veille, tu te poses des
colles et puis le soir ou le dimanche, au lieu
d'écouter 36 fois les mêmes histoires de cuites et
de fesses, tu te collettes avec les déclinaisons
et les verbes irréguliers, tu brasses, tu classes
et tu retiens ce que tu peux. Le principal, ne pas
se rouiller. Beaucoup d'entre nous ont-ils
compris, au-delà de la valeur matérielle, au-delà
de la valeur d'usage, la valeur de constance dans
le souvenir de chaque colis ? Ont-ils pensé aux
longues queues dans les journées glaciales ou
étouffantes chez le commerçant ayant des
arrivages, à toutes les sollicitations auprès des
connaissances, des amis, des voisins ayant des
facilités, à toutes les combinaisons maintes fois
frauduleuses, aux prélèvements sur les maigres
répartitions, aux complications de l'emballage ?
Ont-ils pensé à l'inquiétude soulevée par
l'aventureux voyage vers le lointain destinataire
avec toutes les questions tourmentantes, pourvu
qu'on ne lui prenne pas, pourvu qu'il soit
content.... ? Songeais-tu à cela, toi qui brûlas
de déconvenue un pull-over neuf qui tenait la
place des cigarettes attendues ?
NOEL ET
NOELS DU PREMIER NOEL
Premier Noël de captivité.
Combien de jours encore pour jeter une passerelle
au-dessus de ce gouffre de l'exil ? Nous avons
bien tenté de créer l'ambiance. Le cuisinier avec
les moyens du bord a réussi une savoureuse bûche,
quelques conserves ont été immolées en dérogation
au plan d'économie. Le poële gavé de bois ronfle
de contentement et le gardien amolli par le choeur
de Tannenbaum et moults demis nous autorise à
veiller. Toutefois, il manque trop de choses.
C'est le passé qui prédomine, festins, beuveries
mémorables, soirées en famille, bordées de
copains. - Noël n'est pas seulement l'occasion de
se garnir la panse, commence un camarade. Chez
nous, dans les Vosges, nous sommes très croyants,
mais il y a tant de travail ! Noël, c'est avoir le
temps pour le bon Dieu. La journée on travaille à
orner la maison, à cuire les gâteaux et les
volailles, puis nous partons pour l'église. Notre
église, elle est trop petite pour une fois; on se
presse dans une bonne odeur de vêtements humides
devant l'autel tout plein de cierges. Si vous
entendiez comme nous chantons. Faux et à
contre-temps, mais avec tant de conviction que je
suis persuadé que nos cantiques montent encore
plus vite au ciel. Ensuite, nous remontons
lentement là-haut comme soulagés. Ce n'est pas
grand'chose, mon Réveillon, mais il me plaît -
Moi, enchaine un autre, le Réveillon est doux
souvenir d'il y a deux ans, en 38 ! Comment nous
nous sommes connus, ça s'est fait un jour, comme
ça... Je lui fis promettre de m'accorder le plus
beau des Noëls. Ce jour-là, j'avais briqué ma
carrée comme seul sait le faire un célibataire
quand il s'y met. Rideaux neufs, meubles
encaustiqués, draps bien blancs, lavabos et
miroirs étincelants; le linge, les bouts de
ficelle et les vieux journaux dans les tiroirs.
Une vraie revue de détail; puis, pour l'intimité
nécessaire, j'avais disposé en plein centre de la
table, comme napperon, ma meilleure pochette,
gâteaux en piles étudiées, verres fins, liqueurs.
Nous nous sommes dits bonjour un peu plus que
d'habitude et nous sommes allés au cinéma. Je lui
ai rappelé. Elle m'a demandé de rester encore un
peu. Nous avons revu le film. Dehors, il faisait
un froid sec mais nous marchions lentement, rusant
pour éviter le lieu que nous voulions atteindre;
plusieurs fois nous avons fait le tour du pâté de
maisons. Je la sentais contre moi trembler de
froid et de crainte. Devant la porte, elle hésita.
Elle restait là, dans la tiédeur et la lumière,
toute engourdie. Je lui retirai son manteau et son
chapeau presque à son insu, puis je lui vantai mon
home, lui racontai des petites histoires d'homme
d'intérieur. Elle se détendit, sourit, tapota le
calorifère à petits coups de pieds et de mains. La
prenant par les épaules, Je l'amenai vers la
table. Pendant notre dînette je continuai à
l'étourdir de tout ce qui me passait par la tête;
elle restait silencieuse, un sourire indécis,
grignotant les gâteaux, buvant à gorgées menues.
Je me rapprochai d'elle. En un geste impulsif
longtemps contenu, elle me prit par le cou, le
regard brillant de larmes plongeant franchement
dans le mien. Elle me chuchota "Oui". A son
réveil, je lui ai dit en la serrant bien fort, ne
sachant autrement exprimer ma reconnaissance:
"Quel beau conte de Noël tu m'as fait vivre !"
D'un geste accablé, reposant sa pipe depuis
longtemps éteinte, il ajouta d'une voix
entrecoupée. - Y aura-t-il de nouveau pour moi
d'aussi jolis contes de Noël Lorsque couché,
j'écoutais dans le noir, il me parut que la
bourrasque bramante raillait grossièrement la fête
d'amour de mon camarade.
PROCHE RETROSPECTIVES DE L'HIVER
- Dites, les gars qui
refoulez le boulot, venez avec moi. Le Vieux m'a
dit de prendre zwei Mann pour charger des stères
chaque fois que les bouseux viennent avec leurs
bagnoles. Une demi-heure de travail, une heure de
pause, j'ai tout de suite pensé à vous. Bel
après-midi d'Avril. Ciel correctement lavé, sapin
d'un vert rénové, la neige et la glace sous le
soleil blond; les sources musardent, l'herbe
s'étire, les fleurettes minaudent. Il fait bon. -
On peut dire qu'on a de bonnes carcasses après un
hiver pareil. Encore d'autres comme ça, et on
crève. - Alors, t'es comme enterré dans le Grand
Machin! - Sale pessimiste! Quand je me reporte au
mois de décembre, c'est magnifique maintenant. Je
n'avais pas pour cent balles de vêtements sur moi,
et j'étais avec Frédo l'abattage des arbres.
Chaque pas, plouf dans un trou de cette saleté de
neige qui s'introduisait par toutes les brèches
des fringues et des pompes. Mon doigt de pied gelé
me fait toujours mal. Je la sentais fondre dans le
cou, le dos, le ventre. Et
les ripatons! Une fois en retirant une grolle,
j'ai vu, sans exagérer, de la gelée blanche sur la
cheville; la chair avait la couleur des têtes de
veau à l'étal. Ce froid aux pieds, on dirait qu'on
te tenaille, et quand tu les tapes, tu as peur
qu'ils se cassent. - Encore pire, les mains! Quand
on sciait, avec le vent, c'est comme si on te les
râpait; à donner des coups de hache, ça te les
engourdissait comme frappées par un bâton. Pour me
dérouiller les doigts, je les enfonçais dans les
poches. Ca me réfrigérait les cuisses! Et cette
saloperie de sentinelle qui éteignait les feux! -
Moi, c'était surtout le transport des stères. Ce
morceau de bois tout gelé, ça roule sur l'épaule
et te glace les pattes. Quand tu escalades les
pentes ainsi chargé, tu glisses sur les genoux, et
bing ! 'la bille te sonne la caboche. Si tu te
reposes un peu, vlan! le coup de froid. - Le fin
du fin, c'est l'été dernier quand nous
transportions des arbres abattus. Si l'un d'entre
nous tombait ou trébuchait, pan, toute la masse à
craquer tes vertèbres. Je me suis au moins tassé
de plusieurs centimètres. - Tu crois que c'était
mieux de te rompre les bras à manier la grosse
masse à la carrière ou de te cramponner sur la
barre à mine sous un bloc qui pouvait te mettre
salement en morceaux. - Bah! les bras avaient trop
travaillé toute la semaine ? tu te dérouillais les
jambes à la battue aux lièvres du dimanche. - A
mon avis, dans le genre emmerdant, le mieux ça été
l'empilement des briques. Des heures immobile,
recevoir les briques enneigées, les passer au
voisin en s'écorchant les doigts, en plein vent,
les pieds dans l'eau froide... - Enfin c'est le
passé. On verra peut-être beaucoup mieux l'hiver
prochain, car il est certain que.... - Si tu
répètes encore ça, je te casse en deux !
1941
MIRAGE
- Que tu es pâle, vieux frère.
Indigestion ? Questionnais-je avec une naïveté
perfide celui qui aurait dû être prof' en 1940,
si... - Très spirituel ! Je reviens du pays des
songes. Un an qu'on ne bouffe pas, ce boulot
abrutissant, cette chaleur de lessiveuse, le coup
de pompe, quoi ! Viens finir avec moi de râcler
mon arbre, que je te raconte mon histoire pour
passer le temps, car l'autre conard commence à
s'agiter... Je grattais un tronc, l'esprit
oscillant entre un biffteck à manger et une chaise
pour m'asseoir, les jambes de flanelle, avec mes
poignets qui me font mal à chaque noeud... Nous
sortons tous deux de la gare, nos sacs sur les
épaules, contents d'avoir un dimanche et l'espace
pour nous... Elle porte le corsage et le short que
nous préférons tous les deux, tu vois pourquoi,
hein! Tu les connais comme moi, ces matins
d'automne naissant d'Ile-de France dans lequel les
rigueurs affaiblies de l'été cèdent aux frimas...
- T'es vraiment inspiré aujourd'hui, j'attends la
suite. - Nous suivons n'importe quel chemin, en
sautant comme des gosses qui s'échappent de la
maternelle. Baisers et rebaisers, et de temps en
temps...Bon, bon, passons... Le soleil monte. Bon
prétexte pour s'arrêter. Je cherche la petite
place près de l'oeil, qui signifie quelque
chose... Allongés côte à côte, tu vois ce que je
veux dire, nous attendons que notre calme revienne
en regardant les oiseaux.. Enfin... Je me suis
retrouvé à genoux, le corps accroché à la râclette
verticale, le Chleuh à deux mètres de moi me
regardant d'un air inquiet et soupçonneux. Voir
une aussi sale gueule après un si beau rêve! La
vache, je lui aurais foutu l'outil en pleine
bobine. Barre toi, le voilà qui radine. Si
seulement mon rêve pouvait reprendre ce soir !
FIN d'un
CHAPITRE
La nouvelle est confirmée.
Le kommando est dissous. Malgré le zéle d'une
minorité à n'en pas trop faire, le stock de bois
est imposant. En tout cas, belle occasion d'être
débarrassé du sous off' Ah! celui-là ! Nous étions
pour lui des négrifiés mais cependant d'une
catégorie supérieure, car ne nous interdit-il pas,
lors d'un passage de prisonniers serbes, de nous
mêler à eux. Les Serbes, c'est comme le fumier et
les Français ne doivent pas se salir ? Monomane de
la Sauberkeit ,il voulait hausser le kommando au
niveau de propreté des casernes allemandes afin
qu'il ne ressemblât pas à une ferme sudète !. Ce
n'est pas encore le moment d'exposer ses méthodes
éducatives de Ordnung und Diziplin. C'est trop la
joie d'abandonner ce précepteur qui domine,
tempérée par la tristesse de quitter de bons
camarades, séparations irrémédiables avec
l'interdiction de correspondance entre kommandos.
On se reverra à la classe! Dans une gare à six heures du soir,
patientent trois Gefangen immobiles devant leur
barda, et vigilamment surveillés par le soldat qui
préserve les citoyens de leur contact. C'est
l'heure de sortie des usines et des bureaux. Tous
ces gens rentrent à la maison retrouver époux,
parents, enfants, le jardin ou la radio. Ils
liront dans le fauteuil, ils se délasseront au
spectacle, rendront visite aux amis, s'aimeront.
Des jeunes, enlacés, se racontent des
histoires.... A côté, trois bêtes malpropres qui
changent de cage et de maître. On devine les corps
à l'aise sous les toilettes d'été. Chevelures,
yeux, joues, lèvres, jambes, autant de promesses.
Pour qui, tendresse et plaisir ? Pas pour nous.
Pourquoi ? Ne sommes nous pas des hommes,
jeunes... comme elles. Beaucoup moins, un
matricule sur une plaque au cou et une photo dans
les archives. Une belle jeune femme allaite son
enfant avec un sourire orgueilleux et tendre. Les
larmes viennent, irrésistiblement.
*
**
La grasse plaine de
Bohême luisante et noire, prête aux récoltes
plantureuses si elle est vigoureusement caressée.
Blé et seigle de haute paille et d'épis lourds,
betteraves aux larges feuilles, pommes de terre
aux plants prolifiques, et tonalité du paysage,
l'argent vert, les houblonnières, qui mettent une
touche cubiste dans les molles inflexions des
coteaux. Ah la garce de terre! Bienveillante aux
bourses enflées de nos maîtres, elle s'en
dédommageait largement sur nous. Calcinée en été,
elle avalait goulûment la sueur, griffait les
pieds de ses chaumes et cisaillait les reins par
les courbettes qu'elle exigeait avant de se
laisser dépouiller. Plus encore, la mauvaise
saison lui conférait une méchanceté redoublée par
ses auxiliaires acharnés, le vent glacé de
brouillard qui suintait jusqu'aux articulations
craquantes, la pluie fine ou torrentielle mais
toujours infatigable, humectant le corps de
chiffons froids et le cinglant de grands corps de
fouets d'eau, la bise criblant la peau à vif,
roidissant les doigts rougis par les feuilles de
betteraves dégoulinantes. Gluante, visqueuse, la
terre s'agglutinait au pas grotesque et lassé,
voulant persuader qu'il était impossible de
s'échapper, que peu à peu, ce qui faisait la
raison de vivre du passé s'effacerait, et
qu'enfin, malgré injures et révoltes, l'esclave
résigné achèverait de s'user ici avant de s'y
coucher. A ce pays de grosse production ne
correspondent plus les humbles bâtisses de
montage. Un ou deux étages, longues façades de
pierres et couvertures de qualité, vastes pièces
aux parquets et meubles bien cirés, porches
monumentaux, outillages et installations agricoles
modernes. Ce sont les demeures des Herren,
cultivateurs aux mains blanches, experts en leur
métier, habiles à la conduite du tracteur et aux
gestes de commandement; Bêtes, mais bêtes! Tu ne
sais pas conduire un boeuf, il n'y en a donc pas à
Paris ? rustres sous leurs vêtements de coupes
étudiée, durs au travail des autres, nazis par
intérêt de classe sans rien comprendre aux
événements, bellicistes intégraux loin des fronts,
c'était la saine paysannerie de ce qui devait être
l'assise indestructible du IIIème Reich
Millénaire. Ils n'en exploitaient pas moins avec
le même souci méticuleux, étrangers et
compatriotes, faisant miroiter à ces derniers
l'Eldorado des terres conquises de l'Est où, eux
aussi, deviendraient les Herren de leurs sujets
slaves. Envers moi, mon patron avait une formule
définitive: - Tu es prisonnier, tu dois travailler
de toutes tes forces pour la victoire ensuite tu
resteras pour reconstruire. Also. Il n'admettait
pas même le temps nécessaire aux strictes
fonctions naturelles, arguant qu'elles devaient
s'effectuer en-dehors des heures de travail. Il
portait grande attention à ne jamais manquer
d'indiquer l'heure du départ et encore moins celle
du retour. De peu de foi dans la ponctualité de la
sentinelle, il réveillait en personne le kommando
Le clair de lune constituait la prolongation
normale de la journée dont le nombre d'heures ne
devait pas être écourté par de trop fréquents
allumages de cigarettes. La pluie, le gel, la
maladie ou les accidents (forme pernicieuse du
sabotage) n'étaient nullement des raisons
valables. Un séjour trop prolongé à la table était
un indice d'amollisement qu'il fallait expirer en
terminant le repas durant le trajet. Hein !
camarade belge, pleurant malade de froid en pleins
champs, hein! camarade tourangeau qui en devient
tout ridé, et toi la servante polonaise que se fit
engrosser par le premier venu pour retourner dans
son pays (seuls, les enfants de purs Allemands
étant dignes de naître sur le sol germanique), et
vous, jeunes déportés russes recrues de fatigue,
ne nous battrions nous pas pour les étriper, lui
et son épouse qui vous faisait enlever sa crotte
dans l'étable tous les matins ? Si ma patronne
pesait les casse-croûtes, (heureusement que les
cochons partageaient sans murmures leurs pommes de
terre avec nous) elle restait encore bien en
retard dans ce domaine de la parcimonie. En effet,
dans un proche Meierhof, aux jours où l'oie
figurait au menu, un camarade recevait le crâne,
l'autre la langue. La fois suivante,
équitablement, on intervertissait les rations.
Tels étaient les paysans moyens, tandis que les
chétifs possesseurs d'une poignée d'hectares,
dédaigneux d'entasser et moins surchargés de
travail que ceux de la montagne, manifestaient
envers leurs prisonniers des sentiments amicaux,
voire familiaux. Quand aux travailleurs agricoles,
leur situation, différant si peu de la nôtre, leur
faisait volontiers partager nos rancoeurs. Les
voyant coucher avec le bétail ou dans les réduits
salpêtres et sans feu, toujours à court de tabac,
nourris à notre table, astreints bien des fois à
des journées plus longues et plus rudes, je me
disais fort égoïstement: - Toi, au moins, tu en
sortiras tôt au tard, mais eux, pataugent et
pataugeront dans leur gadoue, vainqueurs ou
vaincus. Nous en sommes sortis de la glèbe hostile
en novembre 1941, par une de ces migrations
Sauckel qui, inopinément, jetait en tous sens les
millions d'assujettis à l'Allemagne. Les
"inadaptés" à la culture, vers l'industrie!
CE LONG CHAPELET
La presse allemande de
langue française se vautre sur un coin de table
dans le désordre où ses lecteurs l'ont éparpillée.
- Tu as lu, me demande Albert ? Un officier
allemand démoli à Barbès, au métro. Qu'en
penses-tu ? - Bien difficile. L'attentat,
classique pour la répression. Ils en connaissaient
un bout avec le coup du Reichstag. Mais, au fait,
si c'est cela, il y a quelque chose qui inquiète
les Chleuhs et ils veulent en filer un bon coup
tout de suite... Ou alors, est-ce-que ce serait
nous qui sentirions le moment venu de commencer ?
Oui, mais un acte individuel, où ça conduit? A
moins qu'il y ait quelque chose d'organisé... - En
un an, évidemment ! Ils sont encore là, ces affreux papiers.
Des attentats... ça regrette, et ça menace. A
Châteaubriant... Hein, quoi ? Des noms inconnus
et... Timbaud la casquette, et Grandel, c'est
Gennevilliers, Môquet, vu ce nom là. C'est bien
eux, on nous le dit. Ils les ont fusillés, à cause
de leurs noms. Pour faire peur. Salauds,
salauds... Toujours là, des affreux papiers.
Encore plus, ils hurlent grincent, déchirent
salissent. Les terroristes, les terroristes...
bombes... couteaux; Ils larmoient, les veuves, les
orphelins. Des noms sont crachés, des visages
déformés. Arrêt, choc, des souvenirs qui
s'entrechoquent. C'est bien lui le fluet blondinet
au béret de travers et en culottes courtes. Bien
sûr, en 4 ans on passe des mollets nus au pantalon
long. Et son copain, la graine de poète à qui il
manquait toujours un pied pour terminer ses
alexandrins, et l'autre, "Camping", qui
réussissait si bien ses patates sous la cendre.
Terroristes, terroristes, bombes, couteaux. On
mûrit vite à notre époque, du stylo au révolver,
de l'harmonica à l'explosif. Invectives,
excitations haineuses, hurlements à la mort
¢contre mes copains, les copains de mes copains,
tes copains, même si tu ne les comprends pas, de
nos copains à tous, livrés aux angoisses, aux
coups de langue, de plumes et de poings, aux
balles et au couperet. Oh! ceux qui les insultent,
ceux qui les vendent, ceux qui les broient.
Salauds, salauds! Les trains sautent, les maisons
s'écroulent. 50 grammes de beurre, 20 terroristes
abattus, tant d'années de prison, cartes et
tickets, un chef important est pris; 1000 Francs
de prime à qui... opérations punitives, alertes et
queues, maintien de l'ordre, rafles, la France
c'est Pétain c'est la France, vérifications
d'identités, Monsieur le Président Laval a dit" je
souhaite la victoire de l'Allemagne, il est
rappelé qu'il faut dénoncer... Tout ce sinistre
chapelet égrené au long d'interminables jours
toujours sombres, 1941, 1942, 1943, 1944, par qui,
comment, quand sera-t-il brisé ? Et nous sommes là, désemparés. Les
esclaves des nouveaux pharaons.
LE POINT LE PLUS BAS
Ces jours noirs de fin 1941
! Fléchissement physique, fléchissement moral.
Sursauts pour continuer à croire ce qu'on a cru.
Journées harassantes des récoltes, journées
transies des betteraves, la faim au ventre, les
lourds soucis se heurtant à ceux des autres, les
lettres où filtrent les difficultés grandissantes,
les inquiétudes, les mauvaises nouvelles. La radio
claironne sans discontinuer les victoires.
"Sondermeldung, Sondermeldung". Les journaux
titrent à gros traits rouges ce sont les nouvelles
cartes des régions conquises, ce sont statistiques
écrasantes des localités enlevées, de prisonniers,
de kilomètres carrés, de tonnages coulés. - Voyons, dit l'interlocuteur
compréhensif et indulgent envers l'infortuné
berné, la Russie, c'était l'anarchie dans la
production, la pagaïe administrative, l'incapacité
militaire, des masses sans patriotisme, sans foi,
sans instruction. Tu saisis que les Allemands sont
entrés là- dedans comme du beurre ! Le principal,
c'est que les Ruscoffs tiennent jusqu'à ce que
l'Angleterre et l'Amérique soient prêtes. De cette
manière, elles pourront liquider Hitler et
Staline. Et puis, les Allemands, s'ils font
rapidement beaucoup de Russes prisonniers, c'est
une chance de s'en aller plus vite. Non, non non
et non! Ce corbeau de malheur ne croasse pas vrai
1917, les Partisans, les plans quinquennaux,
l'Expo de Paris, les espoirs de tant de millions
de gens... Rien tout cela ? Et pis encore, voir
triompher la bêtise, la servitude... Cramponne
toi, cramponne toi. Tiens le coup !
1942 -
1943
D'AUTRES SILHOUETTES
DE
CHEZ EUX
L'unanime réflexion devant
les figures jaunâtres, ridées et terreuses des
ouvriers de l'usine à laquelle nous étions
affectés, fut : - Quelles gueules de déterrés, ce
doit être bigrement malsain ! Les chargement et
déchargements éreintants des wagons, les vapeurs
caustiques des bains de décapage, les poussières
corrosives, grasses, tenaces à la peau, l'ardeur
des fours, l'ouragan glacé des souffleries, nous
infligèrent une seconde leçon de sociologie
appliquée. L'Usine, autre climat social, mais à
compartiments plus élémentaires et étanches : Un
en haut, le patron, et tous les autres en bas, les
ouvriers, avec le palier mouvant de la maîtrise.
Le Chef (führersprinzip!) est nettement détaché du
commun par le costume ou plutôt les costumes et
plus spécialement par l'uniforme noir galonné
d'argent de dignitaire S.S. Il marche, toujours le
regard fixe, mâchoires soudées, raide et sans
perdre un pouce de taille, absorbé dans une
recherche constante de prestige, secoué de gestes
césariens et de phrases à l'emporte-pièce. Nos
tempéraments étaient vraiment allergiques. Un
matin, je pose ma capote sur un tas de ferraille.
Herr Direktor avec le geste et le sifflement par
lesquels on signifie "rapporte" à un chien de
chasse, me la désigne. Hochement de tête négatif.
Il persiste. Je persiste. Un hurlement appelle
l'interprète. - Dis lui que dans le civil, on me
dit : Monsieur je vous prie. Bref regard de
compréhension. Malgré un chevrotement dans la
voix, le copain traduit sur un ton d'enfant de
choeur. Yeux flamboyants, maxillaires contractés,
poings crispés, Herr Direktor démarre à fond. Tout de suite après Stalingrad, nous
fûmes quelques-uns à mal dissimuler une intense
jubilation. Il manda l'homme de confiance qui, du
typhon d'imprécation et gesticulations qui
l'assaillit, put à peu près tirer ceci : - Ah!
messieurs les Français, vous riez parce que nous
avons subi un revers à Stalingrad; nous ne le
cachons pas, il est sans lendemain. L'armée
allemande n'est pas votre armée de bras en l'air.
Nous irons jusqu'où il faudra. Votre rire passera
lorsque la Grande Allemagne donnera toute sa
mesure. Ce mauvais prophète ne recouvra pas le
sourire et ses anathèmes ne flétrirent pas le
nôtre. En moins de deux ans, les tracas de la
production, le grignotement des reculs quotidiens
firent de lui, svelte, musclé, brun, sûr du
présent et de l'avenir, un homme voûté, blanchi,
hanté par le châtiment qui le rattrapera. La
maîtrise, elle, ne visait qu'un objectif, se
rendre indispensable pour ne pas partir, surtout
nach Russland, cauchemar des soldats et des
mobilisables, ce qui la contraignait à une
perpétuelle corde raide entre les Français dont il
fallait obtenir le maximum et la Direction
obnubilée par ses normes. Sourires, grimaces,
exhortations, menaces. Quant à la masse, on y retrouve aisément
des analogies avec son homologue française. Les
"lèches-bottes", adulateurs d'autant plus
empressés des maîtres du jour qu'ils sont
fréquemment des renégats raciaux et politiques,
faussement copains pour nous glisser les plus
mauvaises besognes, mouchardant compatriotes et
étrangers, prodigues en insignes et bras tendus,
déblatérant sur tout ce qui n'est pas "deutsch",
la menace "Polizeï, Stalag" à la bouche, la main
facilement levée, mais rapidement cauteleux
lorsque nous nous rebiffions. La profonde couche
des "pas d'histoires", ralliés de chaque majorité
politique avec la même conviction incompréhensive,
inquiète du lendemain, perméables à tous les
arguments, les notre et ceux de leur propagande,
balançant suivant les événements, nombreux et
grands saluts vers le Capitole, indispensables et
écourtés près de la Tarpéienne. Ils sont
volontiers serviables loin de tout regard
indiscret, poussant l'audace jusqu'à donner des
casse-croûtes. Ils s'intéressent avec sympathie à
nos soucis familiaux qu'ils reconnaissent dans les
leurs par cette guerre qui vide les foyers. Ils
mettent un point d'honneur à répartir
équitablement le travail et n'hésitent pas de
temps à autre à se charger du plus détestable. Il
subsiste encore en eux quelque chose du vieux
fonds de fraternité universelle de tous les
travailleurs. Eh oui! que représente la guerre
pour ce groupe de travailleurs qui mâchonnent leur
pain sec, les cheveux collés par la sueur sur les
fronts aux rides soulignées de poussières,
malodorantes et informes dans leurs hardes. Pour
la préparer, travailler et payer davantage. Pour
la faire, le mari, le fils, les frères qui s'en
vont. Avec l'attente des nouvelles
fragmentaires... ou du télégramme. S'ils
reviennent, mutilés, des bouches supplémentaires.
Travailler encore plus, malgré la fin des rêves
modestes, la robe neuve, les chaussures
convoitées, les beaux meubles. Bien heureux
encore, si les bombardements ne détruisent pas le
petit avoir lentement acquis. Travailler encore
plus et payer davantage une gamelle de pommes de
terre hâtivement réchauffée et une languette de
pain. Attentes devant les magasins, attentes dans
les abris, attente du lendemain dans les maisons
sans feu. Rien des débordements du soldat
vainqueur qui rafle, s'empiffre, s'enivre et
viole, rien des honneurs abondamment dispensés.
Seulement un petit zéphyr de gloire par la radio.
Si on a le temps d'écouter et de lire. On a
d'abord trépigné et chanté hosanna. Que la guerre
est une aventure plaisante et fascinante! Les
permissionnaires disent merveilles des pays
occupés; que de jolis cadeau ont-ils ramenés.
Encore quelques mois, tous réunis, le travail
allégé, de riantes maisons, de splendides
randonnées dans l'Europe respectueuse, et même
plus loin encore. Puis ce ne fut que la grisaille
quotidienne sans cesse plus assombrie, les pertes
des plus chers, les restrictions, les réfugiés -il
faut se tasser, renoncer à l'intimité-, les
alertes. Vivement que la guerre finisse!
CEUX QUI NE VOULAIENT PAS
Face à la bassesse des uns
et à l'insignifiance des autres, je n'en ai que
plus de raisons pour saluer la constance héroïque
de nos camarades les "teigneux", l'authentique
prolétariat allemand, rescapés des premiers camps
de concentration. D'un métal que le fiel de la
propagande n'a pu corroder, que la rouille des
années n'a pu entamer, que les coups de masse des
succès n'ont pu fissurer, ils furent pour moi, aux
heures de 40-42, dans le vacillement de mes
espérance, contre le fléchissement presque
général, devant la triomphante bestialité et la
rayonnante sottise, l'argument essentiel,
impératif d'un refus contre toute vraisemblance. Mon souvenir reconnaissant me les évoque
distinctement : 14 juillet 1910, déjà; centre
l'infranchissable barrière de la langue, devant
moi, un anonyme rapidement disparu, griffonne sur
une planche 1789. Cet ouvrier agricole allemand,
qui, fin 1940, aux betteraves, me répétait dans sa
fébrile impatience de se faire comprendre : -
Etoile... cinq coins... venir au-dessus
Allemagne... ne pas la perdre... camarade
franzose, n'est-il pas l'allié inconnu de ce
paysan tchèque qui, à la même époque, prenait le
dimanche, des Français en corvée pour leur offrir
un véritable festin, de cette maman tchèque qui
disait à sa superbe fille de 19 ans, lors de
l'arrivée d'un des premiers convois : Embrasse
les, ils se sont tous battus pour nous ! ? Ce vieux polisseur, qui en 1942, après la
destruction d'un village tchèque, Lidice en
représailles, disait-on, de la découverte d'armes,
me dit en désignant le bureau d'un S.A. de
l'usine. - Ceux-là déshonorent l'Allemagne, et
c'est nous qui paieront Et notre amie allemande qui salua
Stalingrad d'un "Enfin" et ajouta en pleurant "mon
mari y est", qui jamais ne se déroba aux
responsabilités, bien plus terribles pour elle que
pour nous du travail clandestin. Cet ajusteur qui dans un désir violent de
confidences précipitées, posa le doigt sur ma
poitrine, puis sur la sienne en articulant d'un
ton pénétré : - Hitler, pas éternel. Après, c'est
nous. Un chauffeur d'une autre entreprise,
après m'avoir raconté son stage probatoire et
purgatoire à Dachau en 1938 et l'odyssée de son
frère qui avait rejoint les partisans slovaques,
ajouta : - Je te dis cela car nous ne sommes que
deux. Un seul témoin contre soi, on peut nier;
deux, on est foutu, ils savent faire parler les
gens. Et tant d'autres encore ! Celui-ci. - Mon
fils est tombé pour le fascisme en Russie, moi, ce
sera un jour pour la démocratie. Celui-là qui
attendait tout du Comité "Neues Deutschland" de
von Paulus, aussi l'ingénieur-voyer qui nous
manifestait sa foi en un avenir meilleur dans
l'hiver 41-42 alors que nous cassions des cailloux
pour les routes de la victoire, ou la sentinelle
qui sifflotait "l'Hymne aux morts de la
Révolution" et qui s'épanouissait à nous
l'entendre reprendre en sourdine. Cela allait
quelquefois très loin. En février 1944, Paul, camarade
"transformé" responsable, est convoqué à un
rendez-vous de résistants tchèques, chez un riche
commerçant. Haut-le-corps en entrant dans le
luxueux salon : uniformes de différentes armes,
officiers S.S., et aussi femmes élégantes et
messieurs distingués : c'était un des groupes de
préparation de l'attentat contre Hitler de juillet
1944 ! Certes, il s'agissait dans l'ensemble d'une
opposition plus sentimentale que pratique, plus
attentiste qu'active, mais dans de telles
circonstances ! Quelle promesse d'avenir aussi
notre visite à la fin des hostilités à la section
communiste reconstituée. Nous eûmes la joie, non
la surprise, d'y retrouver nos amis allemands des
usines. Avec quelle ferveur, le secrétaire, libéré
après sept ans de camps - un homme de 42 ans qui
en accusait 60 - nous pressa le main, pleurant et
souriant, ne sachant que répéter "Merci, camarades
français, merci, camarades français". A ces
"malgré tout", l'humour, cet effronté aussi
impossible à tuer qu'à enchaîner, mais qui porte
des blessures si venimeuses aux tyrannies,
inspirait de bonnes histoires qu'ils
s'empressaient de nous raconter; - Sais-tu ce que
signifient les lettres L.S.R. au-dessus des
soupiraux ?, me questionne un tréfileur d'un air
bébête. - Luftschutzraum ! - Ah! reprend t-il en
plissant les yeux de dédain, tu ne connais que
l'allemand de littérature, pas celui du peuple. Un
petit silence ménageant l'effet et s'assurant de
l'absence de tout importun, -Ça veut dire Lebe
Sowiet Russland ! (certains humoristes plus
féroces interprétaient Lern, Schnell Russich) Et un autre ouvrier avec les intonations
martiales, affirme péremptoirement: - Je suis sûr
de la victoire de l'Achse. Le Français, interloqué
de tels propos: - Réfléchis;
Amerika-China-Sowietrussland-England. - Vous, les
Français, affirme celui-ci, vous prétendez que vis
à vis du peuple allemand, le Führer n'a pas tenu
ses promesses. Il a dit en 1934, dans dix ans on
ne reconnaîtra plus le visage des villes
allemandes. Regardez maintenant, vrai ou pas vrai
? Et celle-là encore; Hitler et Goering,
près de fuir, mettent à l'épreuve leurs
déguisements en se rendant dans un café où ils
passent inaperçus. Laissant un généreux pourboire,
ils sont remerciés "Danke, mein Führer et Herr
Reichsmarshall" par la servante qui leur chuchote
ensuite : - Moi, je suis Goebbels. Voyons! Pour
tromper les gens, il n'y a que moi. Lorsque les
vieux du Volkssturm, peu ou prou cacochymes, dos
ronds, pas trottinants, pitoyablement ridiculisés
par leurs armements disparates et leurs uniformes
dépareillés se traînaient à l'exercice, les
jeunesses délurées ovationnaient "Votzturm,
Votzsturm (à traduire très pudiquement... assaut
des fesses). Il n'est pas inutile de rapporter
parallèlement que l'esprit français a pu traduire
aussi d'irréductible opposition morale. Au moment du "Blitz" de septembre 1940
sur l'Angleterre, dialogue paysan allemand-
prisonnier français. Le paysan, feu aux joues
(enthousiasme et bière), yeux exorbités, ample
gestes métaphoriques : - Deutschland, gross....
England klein. Les bras étendus en bourdonnant : -
Deutsche Flugzeuge.... viel.... viel. Frappant
pesamment du pied à coups redoublés : - Deutsche
Bomben.... viel.... viel.... boum... boum....
England... Le prisonnier, oreilles rouges parce
que trop chauffées gestes convulsifs de l'homme
dont les idées se bousculent : - Deutschland....
England. un geste tranchant de séparation. - Viel
Wasser... Coups de poings vers le ciel. -
England... Kanonen... viel.... viel.... boum...
boum... Les deux mains ouvertes rabaissées
violemment vers le sol en signe d'écrasement : -
Deutsche Flugzeuge... Et en conclusion, le cou
tendu vers l'azur, la pomme d'Adam sautillant
frénétiquement, mouvements du naufragé en
perdition: - Deutsche Soldaten.... glou glou glou
glou glou... Tous deux se remettent
silencieusement au travail. Mai 1941. Un "Kommando-Fuhrer" une carte
du bassin méditerranéen déployée sur la table,
importunait ses captifs avec le kolossal succès de
l'heure, la prise de l'île de Crète (Kreta) Un
d'entre eux du ton sentencieux de critique
militaire averti: - Ya, Kreta... prima... aber
noch nicht Garbo. Engländer noch in Garbo.
Deutsche nicht Kreta Garbo zusammen, alles nicht
gut. Déçu et perplexe, le geôlier cherche
vainement dans l'immensité bleue cette énigmatique
forteresse qui rabat sa grande joie. Une espèce de
Souabe cagot et tout brûlé de prosélytisme,
chaperonnait un petit kommando qui rapidement
éclairé prit d'enthousiasme un chemin de Damas que
son bon pasteur lui pavait d'exemptions, de menues
facilités et de suppléments alimentaires. Le soir,
Posten au centre, extatique et mains jointes, les
catéchumènes auréolés de ferveur, entonnaient un
cantique vigoureusement troussé, musique
monôme-accords grégoriens, paroles bas
latin-deutsch-argot (regretablement perdu pour la
Geste de la captivité) mais dont le thème devait
être approximativement: "l'auront on on on dans le
cul u u u u; la ba a lay etteee um um"; le reste
de la même inspiration. En plus sérieux, nous nous efforcions,
sans souci du moindre bon sens, en usant
d'affirmations éhontées et de falsifications
historique, de ficher dans le cuir du moral
adverse des flèches dont les plaies de plus en
plus vives étaient encore attisées par
l'irréfutable confirmation des "replis élastiques"
quotidiens. Aux environs de décembre 1942, tandis que
les Allemands se pensaient parvenus après maints
glissements en haut du mât de Cocagne russe, nous
nous trouvions à la gare avec un "lèche-bottes"
allemand. Des prisonniers soviétiques vinrent à
passer, étroitement surveillés, certains pieds nus
dans la neige, des chiffons hétéroclite jetés sur
le corps, grelottants, sales, faméliques, abêtis
de sévices et de privations. - Stalin Armee!
cracha notre chef d'équipe, schöne Armee... etc...
etc... - Allo ? - Was ? - La France, 40 millions
d'habitants, vous l'avez vaincue en 40 jours... -
Ya, ya, Alles kaput. Tout le monde mains en l'air.
- Bon, ça va. La Russie a 160 millions
d'habitants. Et vous dites les Français plus
civilisés que les Russes. Ca fait 18 mois que vous
êtes là-bas. Pas si mauvaise, l'armée de Staline !
Septembre 1943, capitulation italienne. Nous
questionnons, tout contrits, un sous-bonze nazi. -
Le Führer, lourde faute avec l'Italie ? - 14-18,
l'Italie a attendu que ça aille mieux pour la
France pour se mettre avec elle. On en a eu du
mal, toujours des renforts. 39-40 avec vous parce
que la France était battue. A présent, ils vous
lâchent. On doit tromper le Führer. Le maquis français est dépeint par la
presse sous les aspects les plus horribles. Un
nazi furibond nous accroche; - C'est ainsi que
vous allez à la réconciliation franco-allemande ?
- Il y a vingt ans, nous occupions votre pays. Leo
Schlageter commet des attentats contre l'occupant
français. C'est normal. Nous le fusillons. C'est
normal. Vous en faites un héros national, c'est
normal. Vous occupez à votre tour notre pays. Les
partisans français tuent des Allemands. C'est
normal. Vous les tuez, c'est normal, mais pour
nous, ce sont des héros. Also. - Alors, que faire
? - Heraus. Après l'attentat contre le Führer, on
vient nous trouver, effondré: - Ce sont des
généraux allemands qui ont fait cela. alors, en
fiche de consolation : - Vous pensiez donc qu'il
n'y avait que certains militaires français pour
faciliter la tâche des adversaires du pays ?.
Décembre 1944 ; l'offensive Runstaed, les V1. font
délirer, dans l'attente immédiate du tournant
décisif. Parole d'hommes désabusés : - Nous, en
Juin 40, on colmatait, on refoulait, contre
attaquait, coupait, les avions arrivaient
d'Amérique; On escomptait même un miracle.Le 18
Juin, vous étiez à Paris. Verstehen ? On
manquerait à l'objectivité si l'on ne décrivait
pas au moins dans leurs traits essentiels les
véritables militants nazis. Généralement ardents à
la discussion, abondamment documentés, ils
déployèrent les efforts les plus tenaces à nous
convaincre de la mission historique du 3ème Reich,
de la grandeur de la destinée du Führer, puis non
moins d'acharnement à nous persuader de
l'impossibilité théorique et pratique d'une
défaite allemande. Presque tous, quoique rageant,
admettaient la légitimité de l'attitude des "
teigneux ", sans toutefois jamais les épargner.
Leur étude politico-psychologique nous permit de
les entortiller dans leurs propres principes.
C'est ainsi que de leur dire d'un ton scandalisé
"Je n'aurais pas cru cela de l'Allemagne
nationale-socialiste" ou plus spécialement pour
les militaires, "mon honneur de soldat français me
l'interdit" attirait parfois des foudres sur
l'auteur de la brimade. Au reste, les Français
paraissaient bénéficier d'une cote favorable, les
Anglais, plus faible; envers les Américains, une
solide hargne; pour les Italiens, un mépris
endurci (leurs prisonniers, et avant tout les
maquisards, le "sentirent passer", y compris les
néo-fascistes restés à leurs côtés.) quant aux
Slaves; Russes, Polonais, Serbes, en particulier,
ce n'était que barbare voués à la "Sistematische
Vernichtung", ceci, contenu noir sur blanc dans
des brochures destinées aux responsables et plus
tard tombées entre nos mains. Avec le recul du
temps, que faut-il ressentir envers ces hommes ?
Presque un certain respect pour leur foi en une
cause lentement victorieuse et soudainement
perdue, leur travail cyclopéen, leur constance
sous les coups ennemis, mais certainement une
haine implacable le leurs crimes scientifiques et
méthodiques et bien au-dessus encore, une haine
inexorable de leurs théories de négations des plus
élémentaires valeurs humaines qui n'ont pas
terminé, si nous n'y veillons, de hanter encore
bien des cerveaux. Un de ces hommes me répétait
immédiatement après la défaite, avant de monter
dans le camion qui l'emmenait vers ? - Nous sommes
vaincus parce que nous n'avons pas su en user avec
les peuples, parce que les moyens matériels nous
ont fait défaut et que la technique de
l'adversaire a distancé la nôtre. Deutschland über
alles, Heil Hitler!
Z.O. Z.N.O.
La moiteur asthmatique de
cette chambrée d'un petit matin de novembre 1942
est brusquement déchirée. Une porte claque, des
godillots raclent, une voix braille : - Les gars !
les Chleuhs ont envahi la France ! Les pesants
ensommeillés ripostent vertement à cette
balourdises incongrue. L'autre insiste de toute sa
conviction froissée, raconte comment il l'a appris
de... qui le tenait de... Faut tout de même
admettre l'évidence : les Allemands ont franchi la
ligne de démarcation. Fertig, la Z.N.O ! Les Z.O.
restent quelque peu impassibles, non sans quelque
malignité. Aux autres aussi les ennuis. Les Z.N.O.
envahis d'appréhension tentent de réaliser tout ce
qui va surgir de cet événement déroutant : les
soldats, leurs femmes et leurs filles, les bons de
logement, les réquisitions et les prix, les
bombardiers immanquablement attirés. Pour tout de
suite, on va peut-être se battre, et chez nous,
encore! ça alors ! Silence de méditations
confuses, troublé enfin par le timbre anormalement
doux du " Marmot". - Lors, les enfants de Pétain,
surpris ? Ces bons petits nazis si Korrect et le
Vieux qui se nous donna. Deux ans à sécher ici ne
vous suffisant pas, voilà le coup de bambou. Tous
dans le Pétain. On y croyait dur à sa petite
France indépendante. Vous pensez bien que les
Allemands avaient bien l'intention de faire durer
ça autant que ça leur servirait... - A peu près
comme nous avec le bobard des Prisonniers
d'honneur dans les Vosges !, compléta la voix
toujours grinçante de rancune. - Va falloir qu'ils
se trémoussent dans le Trait-d'Union pour faire
avaler ce morceau. Ca va faire réfléchir, ici et
là-bas. Ce qui est moche, c'est pour tous ceux qui
s'étaient réfugiés en Z.N.O. Ils vont encore en
cueillir quelques-uns conclut pensivement le "
Marmot". Il me semble que beaucoup d'yeux sont
plus durs et moins ternes que d'habitude.
JUIN 1940 / FEVRIER 1943
Fin janvier 1943. Les
visages allemands ne sont pas seulement renfrognés
par la froidure. Aux "Sondermeldungen" à la
Jéricho qui écroulaient les murailles russes
jusqu'à la Volga, a succédé un laconisme que ne
parvient pas à fleurir le verbiage sur la
rentabilité des terres conquises, sur la
consécration d'invincibilité de la Wehrmacht au
cours de cette mêlée de cinq mois qui hache les
régiments au mètre carré. "Un Verdun hors de
proportion à mille Kilomètres des frontières"
s'irritent les journaux à un cheveu d'accuser
l'adversaire d'un manquement aux règles de la
capitulation classique. Ce soir, 3 Février 1943 (ça c'est une
date!) la feuille locale paraît encadrée de larges
bandes noires avec en-tête "La guerre totale est
la guerre la plus courte", et "Gloire aux héros de
Stalingrad" nimbant un soldat cerclé de
pansements, genou en terre, qui lève un profil
pathétique que caresse un étendard déchiré. Leur
défaite, notre victoire, ma victoire, se tient
tout au long des phrases tarabiscotées, dans les
adjurations aux efforts décuplés, dans
l'exaltation de la vaillance des vaincus. - Alors,
votre avis ? questionnai-je d'une voix neutre
chevrotante de triomphe contenu. - Un de ces
redressements inattendus comme il y en a dans
toute guerre, grogne un irréductible "anti-rouge".
- Il a les apparences de l'opiniâtreté et de
l'organisation, ce redressement, depuis que nous
avons lu en octobre 41 sur un bout de journal que
"brouillard et boue entravent notre progression
méthodique", hein, te souviens-tu de cette
première lueur d'espoir, pour moi tout au moins,
alors que vous me traitiez d'aveugle et d'entêté.
A moi la parole et comment ! Vous avez raisonné
comme ça : étant donné que la France, vainqueur de
14-18 a succombé en 40 jours, à plus forte raison;
l'URSS telle que vous l'imaginiez devait devant le
même adversaire encore renforcé, succomber en x
jours. Ce qui sembla vérifié par le rentre dans le
chou du débit. Pourquoi cela est-il devenu faux ?
Donc, en 1939, une Allemagne, surgonflée, avec des
complicités... - Je crois même, coupe le Marmot,
que tu dois appuyer là-dessus tout de suite que
chez nous il existait une trahison préméditée
remontant à 36. Un fait. Un de mes amis était délégué
après les grèves. Le patron lui dit : - Rappelez
vous ceci, vous nous avez eus en gros et
rapidement, nous, nous vous aurons lentement et en
détail. Il aurait dû ajouter, mais il a dû manquer
de culot, et si on n'y arrive pas, on appelera
Dodolf. - Bien vrai tout cela, repris-je, mais
restons pour le moment sur l'armée où tout était
fait pour vous dégoûter de... - Ajoute, interrompt
de nouveau le Marmot, que beaucoup de ceux qui
avaient le moral furent foutus en taule dès
septembre 1939 ! - Ca se discute, fait Gaston,
mais il y a plus grave. Toutes les classes,
j'insiste toutes, étaient possédées depuis 1920
d'une fureur de jouissance... - Ah! interrompt le
Marmot, évidement , si tu qualifies d'esprit de
jouissance, les 8 heurs et le 40 heures ! - Non,
pas exactement. Je veux dire qu'on s'était écarté
de ce chemin parfois rebutant... - Pas du tout de
ton avis! J'estime qu'un peuple, qui apprécie une
vie très agréable à tous à tous points de vue, si
on lui représente l'abnégation de ceux qui la lui
ont procurée et tout ce qu'il perdra par la
défaite, saura se défendre. - Comme les Russes,
n'est-ce-pas ? - D'abord, je n'ai jamais prétendu
que les Russes ont une vie facile, car vous
admettrez qu'après les guerres étrangères et
civiles, les énormes retards à combler. - Et la
création d'une armée pour soviétiser l'Europe
bourgeoise ! - Allons! Pas d'interruptions pour
faire mettre les gens en boule. Continue,
s'interpose une voix arbitrale. - Je continue; Les
Russes ont confiance dans leur avenir. Ils ont
travaillé et ils se battent pour cela. - Soit,
mais avec une dilapidation de chair humaine !,
s'acharne Gaston, l'irréductible. - Voyons,
Admets-tu qu'on aurait pu maintenir les gens dans
cette fournaise, s'ils n'avaient pas d'eux-mêmes
tenu le coup dans les moments où l'offensive
allemande foutait tout en l'air; Veux tu te rendre
compte ce que représente la victoire d'aujourd'hui
sur la meilleure armée du siècle, pour cette
nation, qui il y a 27 ans, sous un autre régime-
je souligne sans malice- succombait devant ce même
ennemi bien moins fort. - Oh! naturellement. En ce
temps là la propagande défaitiste rongeait l'armée
tsariste. - Je ne te le fais pas dire! Pourquoi
pas la même chose en 1941 ? On nous en a assez
fait de ces reportages! Les usines de l'Oural ? du
vent Les détachements d'ouvriers armés ? du
cinéma! l'armée ? bloquée par les petits
Finlandais et ratatinée par les Chleuhs en cinq
sets! etc... etc... - Mon vieux, tout ce que tu
viens de dire avec tant de véhémence va vous
permettre de retourner à notre pays, biaisai-je
pour faire cesser ce menaçant corps à corps
oratoire. - D'accord, s'empressa le Marmot. Nous
aussi, si on ne nous avait pas endormis, et ça
continue lorsque le Vieux nous bêh bêh : la
patience est la forme la plus nécessaire du
courage, quant le "Trait d'Union" imprime ; " un
prisonnier qui s'évade est un déserteur"... - Le
même truc, comme pour nous dans les Vosges en Juin
1940 ! ,grinça la voix de l'impérissable rancune,
où le pitaine nous présenta aux "vert-de-gris"
après revues d'armes et de détail et établissement
d'un état nominatif et de matériel ! - Tiens,
l'internationaliste devient patriote! mon vieux
Marmot ne t'agite pas, tu nous expliqueras cela
plus tard. Note que je suis d'accord sur le fond.
- Le patriotisme ? ce n'est pas obtempérer à une
affiche et à un gendarme. - Non plus comme dit
Georges : moi il y a 7 ans que je suis soldat, je
me suis assez dévoué pour la collectivité; Comme
s'il l'avait fait volontairement !. Pour moi, être
patriote c'est... - ... par exemple, défendre la
Russie contre la France ! - Pourquoi pas, si
j'estime que ce pays est alors plus avancé que le
mien. Je force encore: si demain une France
fasciste attaquait une Allemagne démocratique, mon
devoir serait d'être avec cette dernière. - Non,
Ton pays même en péril par des actes que tu
réprouves, doit compter sur toi. - Donc, d'après
toi, le militaire de Londres est un traître, celui
de Vichy, un loyaliste... en attendant la
consécration du contraire ! - Dans les deux camps,
on peut croire avec sincérité défendre son pays. -
Ce qui amène à soutenir que le soldat Français à
Dakar qui a tapé dans la gueule du marin français
qu'on voulait faire débarquer est à décorer de la
même décoration que le second. Pitié pour le
scribe appelé à rédiger successivement les deux
citations ! Je trouve qu'avec ma distinction des
régimes politiques, c'est plus clair. Faudra
s'étendre un jour là-dessus. - Noch einmal, je
reprends, .. aurions nous eu cette conscience,
nous nous cramponnions à chaque motte de terre, et
c'était la fin d'un Allemand. - C'est vrai cela,
cependant l'abnégation est impuissante si la
structure de l'armée est trop faible ! - Bien oui,
exemple, l'armée de la République espagnole. -
Pour la nôtre, c'était autre chose! Combien avons
nous rigolé sur des incidents risibles mais
affligeants. Le colon qui fait peindre son cheval
pour le camoufler à la vue des avions et qui en
reste sur le cul parce que la bête en crève ?... -
J'ai connu un lieutenant qui avait donné l'ordre
de ramener coûte que coûte le parachutiste et son
cheval qui avaient été repérés ! - Et le juteux,
qui à la veille d'une bagarre s'engueule avec son
collègue pour savoir si dans le sac la boîte à
vivres est contre la paroi extérieure. Tu me diras
qu'on peut en raconter autant sur d'autre armées.
La connerie militaire, elle est de partout ! -
Chez nous, c'était le bouquet ! Sur deux ans de
service, quelques mois d'instruction, surtout de
garde-à-vous, saluts, demis-tours, ordre serré.
Ensuite, gribouillages dans un bureau, vidages de
pots de chambre chez les gradés de carrière,
gardes partout pour rien avec claquements de
talons devant chaque képi doré, des manoeuvres
auxquelles personne ne comprenait goutte... - Et
des chansons obscènes pour avaler la route, alors
que nous avons de si jolies chansons de marche ! -
Parle aussi du respect des supérieurs quand on
chante la connerie des cabots, l'ivrognerie des
juteux, les fredaines du colon, etc... - J'étais
sous-off, et comme je m'enquiquinais, j'avais
demandé à suivre les cours de chef de section.
Réponse splendide : le perfectionnement se fait
dans le civil. Tu penses bien que dans le civil !
- Moi, j'ai fait un peloton d'infanterie de
campagne, alors on m'a collé à la forteresse. -
T'as vu les plans de mobilo établis à la minute
près, mais où tout le monde est perdu au premier
quart d'heure; Vise un peu : faire ferrer le
cheval du capitaine, coudre les couvre-écussons.
Probablement, pendant ces préparatifs, écartez
avec la main les obus de l'adversaire ! - Jamais
mon régiment dans l'Est n'a été relevé tandis que
d'autres roupillaient dans les dépôts. Résultat :
nous, mieux entraînés mais pompés, les autres bien
grassouillets mais totalement couillons. - Tu as
raison. Je suis resté dans un dépôt du Centre. Les
gars partaient en fausse perme plusieurs jours
jusqu'à Paris ou folâtraient dans la contrée. Pas
d'instruction d'armes, pas de manoeuvres
d'endurance. Les gens braillaient contre les
Frisés entre l'apéritif et le pousse-café. En
juin, trois jours de marche, une escouade de
motards allemands et l'affaire était dans le sac.
- Dans mon coin à la frontière nord, si vous aviez
vu les troufions bien embarrassés pour mettre un
F.M. en batterie ou dégoupiller une grenade: Pour
les patrouilles, on avait plus vite fait à
demander notre chemin qu'à lire la carte. - Chez
moi c'était bath. Travaux de fortification. Pas
assez d'outils, ça ne fait rien, on amenait tout
le monde sur le terrain. - Si les gens avaient au
moins su exactement pour quoi ils devaient se
faire casser la gueule. - Une chose que vous ne
devez pas oublier, l'aide dérisoire aux familles,
la supermodicité des soldes de réserves par
rapport à l'active. Comparez donc l'armée
allemande. - Et autre chose, leur espionnage ! -
T'as raison, appuya le Marmot, après la 5ème
colonne civile, la Cinquième colonne militaire. -
Appelle cela comme tu voudras, c'était du beau
boulot. Tiens, quand nous foutions le camp vers
Dunkerque, on arrive dans un coin peinard, une
ferme pas très loin des routes qui se croisaient
dans le village. Tu penses, dans cette pagaie, si
tout le monde s'agitait dans le patelin. Des gens
de la ferme étendaient leur lessive bien blanche
dans un pré. Des gens à sang-froid, quoi! Tout à
coup, les avions Fritz qui s'amènent, tournent un
peu et paf, laissent choir leurs paquets en plein
dans le patelin. Nous, on se tire sur une petite
côte, pas loin, on regarde, et à 2 ou 3 nous
faisons oh!, Le linge faisait comme des signes!
Malheureusement, nous avons du nous tailler tout
de suite. - Et moi! On arrive une nuit dans un
bled bien amoché où il n'y avait plus de lumière.
On me colle en sentinelle et mon attention est
vite attirée par une maison dont une fenêtre
s'allumait de temps en temps. Le serre-pattes me
dit d'aller y voir avec un copain Personne dans la
taule bien noire. Le gars avec moi, c'était un
électricien. Le métier reprend le dessus, il se
met à fouiner partout. Il a fini par dégotter un
fil et une sorte d'installation qui permettaient
de commander un transformateur plus loin.
Fortiche, hein! - Sur la ligne, Maginot, tiens,
Radio-Stuttgart nous souhaitait bonne chance quand
nous allions être relevés. - Sur la Ligne, aussi.
En plein casse-gueule de juin, il arrive un ordre,
avec tous les tampons, disant qu'il fallait faire
enlever les instrumentes d'optique pour les faire
nettoyer. Il y a un officier, il lui prend l'idée
de demander des explications au colon. On lui
répond qu'il n'y avait pas eu d'ordre. - Le coup
de la cave, fameux aussi. Figurez-vous que... -
Bon. Tu l'as déjà raconté, et chacun pourrait
raconter la sienne. Ce qui m'étonne, c'est que les
grandes autorités ne devaient pas ignorer que
depuis longtemps... - Et même encore par ce qu'on
vient de dire, interrompit le Marmot, nous en
revenons au début. La Cagoule, Messieurs la
Cagoule! Tous ceux qui règnent chez nous, qui ont
laissé venir ou préparer la défaite en tolérant
incapacité, faiblesses, incohérences, qui
n'hésitèrent peut-être pas devant une forfaiture
délibérée, les voici les destructeurs de la
conscience dont nous parlions tout à l'heure, les
vrais créateurs de l'antimilitarisme... - Je
m'excuse d'en rajouter encore, Marmot. Quand je
suis arrivé au régiment, je n'étais ni pour ni
contre. Une corvée à se taper. Mais, comme on
disait tout à l'heure, quand tu vois les
balourdises qu'on t'impose, les officiers
midinettes et flemmards, les sous-offs en ribote,
la manière dont on est habillé, la façon qu'on a
de te causer, ce qu'on te file à bouffer, tu
ressors enragé à tout jamais contre l'armée. -
Remarque, reprit le Marmot, que le pauvre type qui
dit merde à son crabe ou qui est pincé à écrire "à
bas l'armée" dans les chiotes n'y coupe pas pour
le falot. Les généraux et amiraux, tu as leurs
noms dans le Trait d'Union, ont tout de suite
poussé à la capitulation dans l'honneur. Je vous
le dis, les copains, nous ne pourrons avoir notre
grand Stalingrad, mais vous verrez que les
allemands chez nous en prendront une série de
petits dans les gencives qui les knockoutera aussi
sûrement. J'ai confiance dans notre populo, à
nous. Dorénavant, à eux de descendre et à nous de
monter. Stalingrad! comme disait l'autre :
l'espoir changea de camp. - Et voilà dit tout ce
qui pouvait être dit sur cette soirée mémorable.
Au dodo.
PARAPHE ET CONSCIENCE
La presse allemande de
langue française en parlait depuis un moment : des
prisonniers allaient être libérés sur place,
haussés à l'échelon de citoyens allemands, ce qui,
on insistait là-dessus, était une preuve de la
magnanimité du Führer dont il fallait comprendre
toute la portée... Les prisonniers du district
sont rassemblés. Les avantages de la situation
sociale proposée sont exposés. Gain égal à celui
du travailleur allemand, qui plus est, non
assujetti à l'impôt, primes versées à la famille,
port d'habits civils, libres déplacements,
permissions à passer au foyer ou à travers
l'Allemagne. Pour goûter à cet appétissant gâteau,
moins que rien, une simple signature au bas du
contrat de travail. De toute façons, méfiance.
Pour gagner le temps de la réflexion, nous
embrouillons le fonctionnaire de l'Arbeitsamt dans
un fatras de questions insidieuses. Seuls,
quelques lèche-bottes et pas d'histoires mordent
de suite à l'hameçon. L'Allemand bonasse et
soucieux oh! combien de ne pas violenter nos
consciences nous octroie quelque délai. Ca discute ferme dans le Kommando.
L'argent, en premier lieu. Un mark à vingt frs à
tant de marks par jour, ça fait tant de francs à
la fin du mois. La femme et les mômes tirés
d'affaire. Un pécule qui s'arrondit. L'occasion de
faire des noubas carabinées. Atout considérer,
travailler pour travailler, autant que ça
rapporte. Les femmes. Un sevrage de trois ans,
c'est assez penser en se retournant mille fois
entre les couvertures puantes et la paillasse qui
tale les hanches, que dans des lits... Pourquoi
pas un vrai amour ? La liberté. N'être plus dans
la rue le troupeau trébuchant ensaché dans des
arlequins d'intouchables. Aller et venir anonyme,
la seule fantaisie pour guide, accrochant ça et là
un sourire. Ne plus être obligé de s'obturer les
oreilles, de simuler l'indifférence devant des
attitudes et des propos qui méritent... enfin
bref. Partir seul dans la campagne ou s'y
affronter en courtoises joutes de l'esprit, s'y
reposer la vue, s'enrichir le cerveau, se
rafraîchir de lectures, spectacles et musique. La
permission. Tout ce qui fut un bonheur. Tout ce
qui est le combat là-bas commencé. Sans compter
que pour transmettre et recueillir informations,
consignes ou telles et telles choses, voir les
types à droite et à gauche, ce serait bougrement
plus pratique. C'est ainsi que notre ami Paul,
grâce à l'anonymat de l'habit, transmettra loin de
là, des renseignements pour la réussite du raid
aérien sur Dresde de février 1945. Le même
sillonnera de nuit la région, tissant entre
Kommandos une toile d'araignée dans laquelle les
autorités vacillantes de 1945 s'englueront. Mais
voilà! Cet engagement de travailler volontairement
pour l'ennemi, comment appelle-t-on cela pour un
soldat qui prétend tenir bon ? Une désertion !
Voyons, Raisonne froidement. Tu es hors de combat.
Des voix officielles te persuadent même qu'en
aucune façon, tu ne dois y participer. Pourquoi ce
terme emphatique de désertion ? Ah, mais si, il y
a désertion puisque tu n'es plus contraint.
Pourrais-tu alors dire aux Français qui combattent
en Afrique, à ceux qui sont engagés dans un corps
à corps sur notre sol, à tous ceux qui, à leur
vie, à leur situation, leurs affections ont
préféré la patrie blessée : Moi, prisonnier de
guerre, je n'ai pu être le soldat que j'aurais dû
être. J'ai travaillé contre vous pour l'ennemi,
mais jamais je ne l'ai voulu. Pas digne de vous,
je n'en suis pas indigne. Cette guenille informe,
râpée, multicolore, fleurant la crasse et la
vieille huile, panneau d'homme-sandwich par ses
K.G.F. en croûte de peinture blanche, je l'aime
maintenant. D'autres que moi en font l'uniforme de
la victoire Ce fut le spectacle du Kommando qui
emporta la décision. Les uns uns calculaient les
sommes à expédier, les autres le nombre de
maîtresses à conquérir et tout ce qui s'en suit,
les plus frénétiques vouIaient mener les deux
entreprises de front; et en plus, le
pantouflardisme de celui dont les fouilles
dérangeaient le paquetage. Non sans tristesse, il
nous fallut nous séparer d'excellents camarades
que de lourdes préoccupations familiales avaient
contraint à céder. Il n'y a pas à couvrir
d'opprobre les "transformés" pas plus que de
louanges les "non-transformés" - ces derniers
n'obeïrent pas toujours à des considérations
uniquement patriotiques- plutôt alors à déplorer
une douloureuse scission que seule les amitiés
conservées purent amoindrir. Peu après une répartie vengeresse
consacra notre attitude. Irritée de l'existence de
ce groupe de butés que ni éclats de voix, ni
discussions doucereuses, ni brimades épuisantes,
ne paraissaient devoir dissocier, la direction
appela en renfort autorités civiles et militaires.
L'homme de confiance jugea opportun de louvoyer,
prévoyant en cas de heurts, le lâchage de
quelques-uns qui s'étaient ralliés à nous par
appréhension de perdre le bénéfice de leur
"planque". Ce fut la remarque hargneuse du gras
fonctionnaire de l'Arbeitsamt : "c'est votre
ventre qui vous retient de signer" qui le lui fit
souffleter haut et ferme et d'un trait dans son
meilleur allemand de dissertation (accent tonique
bien articulé) : - Ce n'est pas vrai. Pour moi et
pour d'autre camarades, sous-officiers que vous
contraignez, contrairement au lois
internationales, à travailler, ou simples soldats
qui ne veulent pas de vous; je vous déclare que
jamais nous ne travaillerons volontairement pour
l'Allemagne nazie ! Du visage des Allemands, le
sang paraissait avoir reflué. Leurs pupilles
mitraillaient l'insolent. Les Français restaient
cois et roides. Le vieux colonel, rescapé de
Russland, rompant le silence, dit : - Comme
soldat, je l'admets. Ce nouveau soufflet venu de
l'un des leurs, ne leur ramena pas plus de couleur
aux joues, et ils abandonnèrent l'arène, tous
talons claquant furieusement. Notre copain Jacques
était du reste un récidiviste de la dignité
chatouilleuse. Alors qu'il était homme de
confiance d'un Kommando agricole, les Allemands
lui firent connaître d'avoir à conduire ses
administrés à une représentation théâtrale. Il
déclara de son calme ton accoutumé. - Personne
n'ira si le portrait de Pétain doit se trouver
dans la salle. Et au jour dit, le portrait n'y fut
pas. Ainsi se présente l'occasion de quelques
phrases sur "l'Homme de Confiance". Au début, ce
fut quasi-automatiquement celui qui baragouinait
l'allemand, car vainqueurs et vaincus devaient se
comprendre, dans le sens littéral du mot. Par la
suite, il représenta davantage la tendance
majoritaire de ses mandants; il devint donc
"teigneux", "pas d'histoire", "lèche- bottes".
Cette diversité se trouvant encore compliquée par
les différences considérables de fonctions suivant
l'importance et la nature des Kommandos, il est
donc malaisé de brosser une portrait-type d'homme
de confiance. En tout cas, position inconfortable,
au choix des expressions :Le.....entre deux
chaises, pris en sandwich, on ne peut contenter
tout le monde et son père, entre l'arbre et
l'écorce...
LES UNS POUR LES AUTRES
Ce midi là de printemps
1942, le "Marmot" rentrait au Kommando, mâchant la
poussière des fours qui le maculait de partout.
L'émanation d'humus chauffé que dégageait la
marmite aux sempiternelles patates n'était guère
propre à la rasséréner, lorsque Maurice, rayonnant
de toute sa bonne bouille de gogo par vocation,
lui cria :. - Prépare ta valise, on s'en va chez
nous ! Bourru, il lui répliqua : - Ça fait au
moins 25 fois que j'entends la chansonnette!
Encore un canard de "Pourrissoir". - Non c'est
sérieux. Lis. - Alors, toi, tu es content de cette
trouvaille ! lui lança-t-il en pleine figure.
Saisi du résultat malencontreux de sa pharamineuse
annonce, l'autre balbutia : - Ca me semble bien,
ce machin là. - Ah, ça te semble bien que des
centaines de milliers de jeunes viennent ici
contribuer à casser la gueule à ceux qui
combattent pour nous. - Enfin, écoute. Pas
toujours les mêmes à s'emmerder tandis qu'il y en
a qui restent peinards dans les jupons de leurs
mères, rétorqua-t-il, encouragé par le
rassemblement approbateur qui se forme. - Aux
tranchées, oui, pas toujours les mêmes à ramasser
les marrons. Ici, vois donc, un prisonnier libéré
contre trois travailleurs. C'est flatteur de la
part des Chleuhs de nous estimer au triple de nos
jeunes copains, mais c'est encore plus râlant de
penser que chacun de nous travaille comme trois !
- Réfléchis que ceux qui viendront seront libres,
gagneront de l'argent au lieu d'être chômeurs. Je
ne vois pas en quoi ils sont frappés. - Toujours
le pèze. Lorsque vous avez demandé à travailler
aux pièces, vous avez juré vos grands dieux, on
n'en fera pas plus, on gagnera davantage et on
pourra en envoyer chez nous. Résultat, vous avez
augmenté le rendement pour la bière, le tabac et
le poker. Parlons pas de ceux qui demandent un
copain pour leur servir de manoeuvre ! Comprenez
donc ! Que disent les Frisés ? Un travailleur est
un soldat. Puisqu'ils n'osent pas mettre des armes
entre les mains des Français, ils vont leur mettre
des outils. Ca commence par Volontariat,
Solidarité, Intérêt. Demain, si l'on n'en trouve
pas assez, on râflera carrément les gars. Comme tu
dis, nous sommes dans un sale pétrin. Ce n'est pas
une raison pour y attirer les autres, même avec
l'espoir d'en sortir. - Tu as dit toi-même que
nous payons les erreurs dont nous ne somme qu'en
partie fautifs ! - Raison de plus pour ne pas les
faire payer, même moins mal, par ceux qui n'y sont
pour rien. C'est aux vrais responsables qui nous
ont amenés ici qu'il faut en vouloir. Accepter de
gaieté de coeur que d'autres viennent nous
remplacer, c'est aussi dégoûtant... voyons...
comme autrefois, lorsque pour couper au service
militaire, on pouvait se procurer avec son pognon,
un pauvre bougre sans le sou.
DU 1er JANVIER AU 31 DECEMBRE
Un grattement sur la main,
puis un tiraillement. Puce ? - Debout, c'est ton
tour ! - Mon tour ? J'y étais il y a trois nuits,
chuchotai-je. - Oui, mais il y a beaucoup de
wagons. Vêtements sous le bras, jambes en feuilles
mortes, heurtant les coins de lits, baillant et
maugréant, me voici, frottant les yeux gonflés et
la chevelure douloureuse, dans la brutale clarté
du réfectoire où les relents ajoutent leur saveur
à l'haleine pâteuse. - Une heure du matin, me
renseigne aimablement Jean, englouti dans le
passe-montagne jusqu'aux sourcils, les oreilles
mangées par le béret, col de capote haut relevé,
lambeaux pendouillants de moufles aux mains, et
débris de sacs aux pieds transformés en moignons
monstrueux. Il s'empresse d'ajouter, pétulant de
sa bonne farce : - Il neige à pleines hottes, x
degrés au-dessous. On en a jusqu'à demain soir. Si
tu veux du jus chaud, il est froid. Si tu veux des
biscuits, il n'y en a plus. Also, Komm. Une
magistrale gifle de bourrasque et de flocons nous
bouscule, mettant en branle les castagnettes
dentaires. Dans le camion qui nous secoue comme
des grains de sable, je commence, pelotonné contre
la paroi abritée du vent, à ruminer une ire en
perpétuel accroissement. Ah! les vaches! Quand les
fera-t-on bosser. Récapitulons. Ce matin mise en
train avec le nettoyage de la chaudière : au fond
d'un étroit boyau, une chambre dans laquelle
s'amoncellent les cendres rougeoyantes, parfois en
monolithes incandescents irradiant une chaleur qui
ovalise les ampoules électriques. Avec les
aspersions abondantes, il se dégage une buée
d'étuves, une poussière ténue, et d'âcres gaz, qui
sèchent les yeux, râpent la gorge et colmatent
nez, bouche, oreilles. La soufflerie chasse des
multitudes de menues braises qui picotent le
visage et la nuque, et se faufilent par le col
pour griller le dos. La trappe d'évacuation
ouverte, un ouragan impétueux glace la sueur; à un
mètre du brasier, doit être cassée la glace qui
emprisonne les rails du Decauville. Benne après
benne s'évacuent quelques tonnes dans une
incohérence de poussière et de vent, de sueur et
de frissons. On termine soûlé d'émanations, tête
brûlante et pieds gelés, la peau ardente et
l'onglée aux doigts. Et maintenant la fonderie. Extraction de
cuves poussées au rouge qu'un pont roulant
gémissant de toutes ses chaînes extirpe de fours
souterrains. Lourds ringards à bout de bras, il
faut, presque à s'en roussir les poils, guider
cette masse de trois tonnes jusqu'aux fosses de
refroidissement. Les cuves sont ouvertes :
jaillissement de poussière et de chaleur. On en
retire des rouleaux de tous poids et de toutes
formes, les mains crispées dans des lambeaux de
moufles, la face cuite, toussotant des vapeurs
d'acides surchauffés des bains de décapage.
Chargement : tirer, pousser les pesants wagonnets,
courbé, arc- boutés. Déchargement, nouveaux
efforts, nouvelles brulûres. L'ukase d'un
contremaître vient de m'affecter au polissage par
centaines de kilos à la fois de pièce très
diverses. On les enfourne avec la sciure, dans des
sortes de tambours d'acier tournant dans un
hourvari abrutissant que les hurlements d'oreille
à oreille ne peuvent dominer. Les particules de
sciure projetées hors des tonneaux luisent noires
d'imprégnation d'huiles usées, et voltigent
pimpantes-seule chose joyeuse- dans les rayons
falots d'ampoules ternies. Sans répit, le
monte-charge apporte des caisses de matériels
gluants, sans répit non plus, les tonneaux
vomissent leur ouvrage brillant vers des équipes
de femmes qui procèdent à l'ensachage debout
devant des trieuses automatiques crépitantes des
piaulements des scies à rubans et des "hans"
cyclopéens des emboutisseuses. Chaleur émolliente
et courants d'air réfrigérants, cacophonie
insaisissable pour les oreilles qui en conservent
un bourdonnement de coquillage, saleté grasse
vernissant la peau et les poumons d'un enduit
indélébile, une vague lueur de nuit terne et de
jour honteux, un perpétuel frémissement de proche
écroulement... et quelques affiches qui projettent
en sarcastique raillerie des travailleurs tout
frais, tout roses, riant de toute denture
éblouissante sur des fonds d'azur prometteurs. Or,
après six cents minutes ainsi grignotées, je
commence à savonner, rincer, cracher, moucher
abondamment dans le lavabo écaillé, lorsque
m'aborde le très impopulaire camarade chargé des
heures supplémentaires. Acquiescement sans
murmures à l'effarement du publicain, qui va,
ainsi affermi, recruter d'autres victimes. Des
jours, on rechigne, on ergote, on voue les Chleuhs
à l'effroyable malheurs; d'autres jours, la
passivité du bovin fourbu auquel on impose un
sillon de rabiot. Transport de rouleaux, près de
80 kilos de ferraille meurtrissante, dans le
zig-zag des machines et le lacis des fils de fer
encombrant le chemin. Clavicule cisaillée, pieds
contusionnés, tibias râpés, doigts tordus, reins
écrasés. Rage. Enfin, la croûte! Toujours les
"Kartoffel", pas un brin de margarine. Du singe,
sur la provision. D'autres broutilles, pissenlits,
orties... Bouffer pour bosser et c'est marre. Ces
aigres médiations trouvent leur fin sur un
freinage subit. Dans le noir, tout est blanc à
l'exception de nos silhouettes- grises et de la
lumière bleutée de D.P. perdue là-haut sur son
pylône. Pas de wagons. On ronchonne. Les cent pas.
Ca gronde au loin. Si seulement, ils étaient
dessous. Zut, la rame surgit de l'ombre,
fantomatique, projetant en avant les deux yeux
ahuris de ses tampons Ferraille et charbon. Chacun
prend sa place, patinant sur les planchers
verglacés. Arrachements violents des rouleaux
enchevêtrés par les coups de tampons, soudés par
le gel, empilements instables dans le camion Les
mains et les pieds résonnent douloureusement sous
les chocs, le nez écarlate s'orne de roupies,
moustaches, sourcils et bords de passe- montagne
blanchissent de fins cristaux. Le corps commence à
bouillir. La voiture emplie, en route vers
l'usine. Cent mètres de course, on est transi.
Quelques-uns tousseront bientôt. Et on décharge,
et on repart, et on charge, et on décharge...après
des heures, c'est le charbon. Noir dans noir, le
coup de pelle qui incurve les flancs, bute sur les
parois du wagon, menace le voisin, s'écroule dans
les trous. Enfin, la relève, mais aussi le coup de
froid perfide de l'aube achevant l'usure de la
fatigue, de l'insomnie, de l'estomac vide. Les
visages s'émacient, les yeux deviennent caves, le
teint blafard à ne pas croire. On dirait que la
barbe saille plus agressive. A plus tard la
toilette. Une bouchée avalée. Une torpeur secouées
des allées et venues. On remettra ça dans quelques
heures Il me revient une chanson antimilitariste
très appréciée dans nos régiments de l'Est "Les
forçats de Cayenne sont plus heureux que nous,
sont plus heureux que nous" .
De la ruse de l'esclave
Oui, Monsieur, soyez assuré
que nous ne perdrons pas votre affaire de vue. Au
revoir, Monsieur ! Bien gentil, ce brave homme!
Dix sept heures trente, c'est juste juste,
maintenant. A peine le temps de me changer. Faut
pas manquer le train. Henri serait bien ennuyé
avec mon sac. Vite Et de m'agiter furieusement
dans cette hâte fébrile, si furieusement que je me
réveille. En météore, le rêve s'enfuit. Une
seconde de noir total, quelques unes striées de
gris et la pesante réalité. Ce n'est ni le bureau
du fonctionnaire parisien, ni un week-end, aucun
départ en camping. Aplati sur le ventre, bavant
généreusement sur le polochon noirâtre, la chemise
collée à la peau, à un moment quelconque d'un été
de captivité. L'heure ? L'unique possesseur d'une
montre, énergiquement secoué, éructe : deux
heures. Où en sommes nous ? Hier, dimanche, j'ai
travaillé trois heures à expédier un wagon de fil
de fer; j'en ai encore les mains raides, mais ce
n'était pas la mer à boire. A midi, usage
dominical, petit banquet alimenté surtout par le
pain-gâteau (fabrication personnelle) se mariant
agréablement avec le café américain ou le chocolat
en poudre. La farine est le produit d'une
extorsion morale envers le boulanger, convaincu
par l'homme de confiance qu'après la défaite, les
Français le protégeront. Ce légitime tribut
compensé par l'octroi de quelques dizaines de
kilos de charbon prélevé sur les stocks de
l'usine, est de même acquitté par la fruitière qui
nous tient toujours les légumes en réserve, au
détriment des clients "encadrés". Ensuite, la
série de pipes du dimanche. Gare à la bourgeoise
qui a oublié le tabac, tunique de Nessus du
prisonnier. Malgré colis, Croix-Rouge allocations
du Stalag, marché noir, récolte du carré
amoureusement cultivé, mais gâchée par le
précipitation de l'inexpérience, la soudure ne
peut être assurée, d'autant plus que la chasse aux
mégots, les incursions dans la provision du
voisin, les pleurnicherie auprès des Allemands
eux-mêmes rationnés ne sont guère productives. A
propos de tabac... Il y avait une fois dans un
grenier de menuiserie, un prisonnier tourmenté,
une pipe vide, un canapé valétudinaire. L'oeil
terne du prisonnier traînait entre la pipe et le
meuble. Il se mit à briller : la pomme de Newton,
le bain d'Archimède. Le canapé laissait échapper
des touffes d'une sorte de varech brunâtre, et qui
de plus, se révélait bien craquelant. Le Gefang en
broya une pincée, la mélangea à un reste de tabac
et relativement sceptique, en tira une bouffée. Ce
n'était pas tellement mal, avec un certain
arrière-goût opiacé issu des corps qui s'étaient
agités sur ce siège ancestral. Le mélange devint
célèbre dans le kommando, puis dans d'autres, et
son arôme filtra jusqu'aux narines allemandes.
Après la croûte, le tabac est le premier besoin
d'une appréciable majorité de prisonniers . Tabac,
valeur sûre, ascendante, mais non inépuisable face
à une demande croissante. Le pourcentage de varech
augmenta mais le tabac français est si rêche! Pour
le dissimuler, il fallait une garantie
d'authenticité. On employa donc les paquets de la
Régie, très astucieusement décollés et recollés,
jusqu'au moment où le canapé fut totalement vidé
de sa substance. Telle est cette très morale
histoire, mais revenons donc à notre dimanche
typique. On se rend nonchalamment au service de
défense passive. Ayant remarqué notre intérêt pour
le poste de radio, la Direction le fit grillager,
et par la même occasion, enlever la carte de
Russie devenue objet, depuis Stalingrad, de
déductions moralement dévastatrices. Grâce à de
circonspects tripotages, le grillage est déplacé.
Sous prétexte de combattre le fading, on remue
tant soit peu les boutons, et on trouve l'émetteur
souhaité. Un comparse captive l'attention de la
société par une longue histoire embrouillée. Si un
indiscret ému par les consonances étrangères
s'informe, on lui répond que c'est de l'italien.
Durant ce temps, le premier garnit sa mémoire,
remet le tout en place, puis déclare découragé que
l'émission est vraiment "Schlecht". Pressentant
finalement le stratagème, on décida en haut lieu
de n'accorder qu'un récepteur à faible rayon
d'écoute. Une patience d'embastillé jointe à une
prudence de conspirateur appuyées sur des
techniques longuement élaborées durent être
déployées pour capter la Bonne Parole,
dommageablement trop souvent faiblement
perceptible, par de subtiles et discrètes
manipulations aux heures de solitude de locaux.
Oh! commentée si démolissante pour ceux d'en
face...en attendant d'être la coordinatrice avec
tant d'autres. Mais sueurs froides et estomacs
noués bien souvent. Un soir, l'ampoule laissée
imprudemment allumée, aiguilla un veilleur de
nuit, précisément au meilleur mitan d'un palpitant
bulletin de la B.B.C. qui avait fait fléchir notre
vigilance. Coup de pouce instantané et précis vers
une onde bien allemande de l'opérateur, tandis
qu'un "chut" autoritaire arrête la colère du
cerbère prêt à aboyer, et qu'il lui est précisé,
"c'est un ministre qui parle" ! Rassuré par la
voix connue, il attendit la fin d'un discours
quelconque, mais, nous faisant remarquer l'heure
et le lieu vraiment indus pour s'adonner aux
plaisirs politico-radiophoniques, il nous fit
déguerpir. Ce jeu était parfois bien dangereux, et
chèrement payé, car l'inculpation de divulgations
de mensonges ennemis dans le but de porter dommage
à la force combative du Reich ne pardonnait pas.
C'était alors le voyage gratuit vers les
carrières, forêts, mines... et autres commandos de
choix; il est vrai, guère des épouvantail pour
nous comparativement.à notre bagne usine, par
ailleurs nid de mauvais sujets, relativement
blindés : prisonniers récalcitrants, STO en
rupture de boulot, repiqués d'évasions ou
mal-pensants expédiés de France, tous drôles
d'oiseaux à titres divers prédateurs du moral et
de matériels du geôlier, interprétant à leur façon
la théorie de Clausewitz "la captivité est la
continuation de la guerre par d'autres moyens". Au
fait, Emile ? Radio émérite, placé chez un
artisan, il transmettait les informations à des
hommes sûrs qui les apprenaient et détruisaient
ensuite les notes. Un jour le papier s'égara,
juste au moment où s'amenait une inspection, entre
les mains de deux gars moins futés. Surpris, l'un
tire à hue, l'autre à dia. Les flics s'en
emparent. Grand branle-bas d'alerte pour planquer,
épurer, prévenir partout. La police, pleine de
malice, attendit la correspondance régulière,
compara les écritures et mit la main sur le
coupable. Ensuite, la légende ? Il paraît que
l'officier français défenseur argua qu'il n'y
avait pas conjuration contre "le Reich" car le
papier portait en conclusion : "n'en parlez pas
aux Chleuhs, ils sont trop cons". Le copain s'en
tira, dit-on, avec quatre ans de travaux forcés,
dont il fit peu car les Allemands avaient
davantage besoin de réparateurs de postes que de
terrassiers. Ah ! ces bribes d'écoute clandestines
recoupées avec les informations allemandes (savoir
lire entre les lignes et écouter entre les ondes)
et savamment interprétées sur les cartes des
replis élastiques , combien de débats ont-elles
suscités ? Tant qu'il s'agissait de la Russie et
de l'Italie, on estimait "qu'ils n'y mettaient pas
le paquet ", mais pendant la campagne de France,
on se préoccupait avidement de connaître si
l'ouragan n'allait pas déferler sur le clocher, et
la stratégie individuelle accumulait les raisons
de l'épargner. Par contre, on déborda de rage
homicide lorsque les opérations s'étendirent sur
l'Allemagne. Le moral fortifié par un substantiel
communiqué il n'en faut pas plus pour raviver un
appétit inextinguible. Par une heureuse
conjonction des chances spirituelles et
matérielles, il y a des "Knödels" qu'une passade
de folie nous fait rôtir, au grand dam du stock de
matières grasses. Knödels : boules de farine
plongées dans l'eau bouillante. Aussi universelle
que les lits à étages. Que voilà un bien bon dimanche! Si
exceptionnel, presque sans travail, sans famine...
Mais à 2 heures, réveil. Moins de bougonnements
qu'en hiver, car le travail de nuit épargne les
suées de la canicule. C'est un wagon de barres
métalliques de cinq mètres. Travail apparemment
léger, 3 à 5 barres à la fois de 30 à 50 kilos
pour 3 hommes.Oui, mais...pour 30 tonnes, il faut
mille fois se courber à ras du plancher,dégager en
tirant en tous sens les barres coincées,
enchevêtrées, se détendant en ressorts sur les
doigts, les présenter, bras tendus, en
synchronisation avec les camarades qui les
disposent soigneusement dans le camion. Ensuite,
on décharge en faisant bien attention aux bavures
qui tranchent les mains en plaies qui s'infectent.
"L'équipe des pognes sanglantes !" Comble de
malchance, un wagon de coke! qu'il est joli ce
coke avec ses vapeurs irisées par le soleil, mais
sournois avec ses émanations abrutissantes et sa
poussière fine de fin du monde qui zèbre les
torses nus suants et farde outrageusement le
visage. Il y a un petit dédommagement. Au
déchargement, on ouvre brutalement le camion. Le
coke lisse, s'écoule torrentiellement, soulevant
un nuage dense, gris roux, qui monte
impétueusement à l'assaut des fenêtres ouvertes de
la Direction. - Un chargement de caisses! glapit
le magasinier. 200 kilos sur les poignées d'un
diable, ça fait craquer les bras et les reins.
Sacrées saloperies, et vlan, encore une en
morceaux. Et toi gueule si tu veux, on t'en
esquintera encore d'autres ! Un jour, Herr Direktor, peiné des mauvais
traitements infligés à ses caisses, entreprit en
réunion solennelle de nous apitoyer sur leur sort,
insistant sur le fait qu'il s'agissait d'un bien
du peuple allemand dont toutes les richesses
étaient consacrées à l'effort de guerre. Cette
sensible argumentation ne les sauva pas de la
destruction constante et méthodique, y compris par
le feu. Evidemment, cela n'arrivait pas à la
hauteur des camarades d'une scierie qui, compte
tenu d'intervalles devant égarer les soupçons,
truffaient de brandons la sciure d'été bien sèche
qu'enlevaient des wagons découverts. Merde et
re-merde. Des bonbonnes d'SO4H2 comme dit
prétentieusement le calé du groupe. Malheur à
celui qu'éclaboussent ces récipients
ventripotents, écrasant de leurs 80 Kg et fragiles
en diable. Que ça fait mal malgré les aspersions
d'eau sur la plus petite gouttelette Et voilà les
rondelles à expédier, de ces rondelles qui, nous
dit-on, équipent les véhicules roulant sur des
sols instables (la neige de Russie en est vorace
et les sables d'Afrique les engloutissent).
Pauvres lombes méchamment distendues par les
pelletées trop lourdes et toujours fuyantes. Après
tout cela, et avec quelques billes solitaires de
patates dans le buffet lors d'une si courte pause,
la journée s'est singulièrement étirée. Il reste
encore la bonne bouche à satisfaire Un sourire
qu'il veut empreint de commisération sur sa face
de Lunaire, l'ingénieur avertit dans son français
gargouillant que "la gare, messieurs, sans à nous
prévenir, nous donne un vide wagon. Alors, parce
que rien pour dedans, mettre vieux fer". Que
faut-il préférer? la manière tonitruante du patron
ou susurrante de ce tartuffe, qui "connaît votre
beau pays, j'ai visité usines Renault". Comme
espion, eh, sagouin! Ainsi donc, il nous faut
charger dans le camion et décharger dans un wagon,
vingt tonnes d'hypothétiques chars, canons ou
autres engins, sous les formes présentes de fils
inextricablement embrouillés, de rouleaux emmêlés,
de ferrailles tordues, de fragments de plaques, le
tout constituant un bloc sans fissure, qui griffe,
gicle, pince, s'écroule, s'étale et se dresse
envers et contre tous cisaillements, tassages et
jurons, au centre d'un cumulus de poussière et de
rouille. Grâces soient rendues! ce n'est pas
l'hiver. Par contre, c'est la nuit. La rusée
Ariane s'y perdrait. Aussi, fous d'exaspération,
de fatigue et de faim, dévalons-nous vers le
kommando après une orageuse altercation avec le
portier qui conteste les heures. - On s'en fout de
ton pognon, 82 heures la semaine dernière, 24
heures d'un coup aujourd'hui, y en a marre. Pas à
se taper le cul comme toi sur une chaise, planqué.
Morgen schlafen, nix Arbeit, sale con. Ce vocable
vengeur me déride un peu par un agréable souvenir Un jour, un gardien questionna l'homme de
confiance. - Pourquoi tes camarades
m'appellent-ils ainsi, lui dit-il, le doigt arrêté
sur le mot "gond" de son dictionnaire bi-lingue ?
Travail forcé, travail de captif. Par lui,
s'alimente l'insatiable Minotaure des guerres
modernes, jusqu'à épuisement des êtres et des
choses. Humiliation du toton que l'on fait
virevolter, irritation d'ordres mal compris,
colère et honte d'effectuer une besogne néfaste à
ses espérances, dégoût de gestes machineux
laissant errer l'esprit dans les obsessions
sexuelles ou le clouant sur le lancinement des
soucis, échappées insensées de l'imagination
engluées dans leurs effondrements, le menton sur
la pelle, tout cela, c'est le "cafard" qui mure le
lèvres ou les ouvre en insultes contre maîtres ou
les compagnons de boulet, qui impose à nos vingt
ans cheveux grisonnants, fronts ridés, regards
flous, démarches traînantes, tics et manies. Et le
pauvre corps surmené, suant, grelottant, tassé,
étiré. Il y a de ces moments où les reins en feu,
les articulations craquantes, les mains roides sur
les ampoules, les crevasses, les coupures et les
maux blancs, les bras qui claquent comme des
cordes trop tendues, les jambes dans lesquelles se
coule un plomb pesant, les genoux gonflés roulant
sec dans les alvéoles, le coeur à rien de céder
affolé des pulsations d'un sang lourd qui cogne
aux tempes, la sueur brûlant les yeux ou la froid
tenaillant les membres la tête cerclée de fer, les
prunelles voyant noir en plein midi dans un
tourbillon d'hallucinations, les pieds fléchissant
sur un sol de coton houleux, on gueule : - J'en ai
marre, plutôt crever, quand donc, quand donc ça
finira! Pouvoir leur taper dans la gueule à coups
de pieds jusqu'à la bouillie, leur flanquer une
fourche dans les tripes, les coller dans la
chaudière, les...Je ne sais pas, les crever, quoi
! Une envie de pleurer, de cracher ce gros sanglot
qui serre la gorge. De quoi ? pleurer à cause
d'eux, devant eux ? non mais!... Si je m'asseois,
je m'endors. C'est cela , dormir. On vous tape sur
l'épaule, monte dans le train qui est là, la
guerre est finie. Ca y est, je débloque. J'ai mal,
quelque chose de vague dans l'ensemble, précis à
chaque endroit. Quel genre de mal ? Je ne sais
pas, j'ai mal de tout, partout ? Ca doit être bon
mourir, glisser verticalement quelques secondes,
ne plus rien ressentir, impalpable, léger ajout
Tiens, ce n'est pas de la sueur, des larmes
sorties sans que je m'en perçoive. Ah ! tant pis,
personne n'y verra rien. Etre malheureux, c'est
cela. Pour ne plus l'être, ne plus vivre. Devenir
sans formes, sans sensations sans poids, toujours
ces poids si lourds. Voilà, faire quelque chose
pour devenir zéro, nul, rien, néant dans le vide
et la solitude, fantôme blanc dans le noir, ce
noir du sommeil, du repos, douillettement bercé
comme maintenant que je suis merveilleusement
bien, si bien que... - Alors, petit pote, on est
dans les pommes ! - Coup de pompe. J'en ai assez,
plutôt... - Faut pas te laisser aller ! Ca finira
bien un jour, Na, kom ! De sa poigne-étau, le
grand Désiré me remet sur pieds, avec ménagements,
mais fermement. Sacré tonique que l'étreinte d'un
bon copain. Encore quelques mouvements et la
cadence va revenir. L'Albert, aussi court que
puissant, me contemple presque tendrement et
rigole : - Parisien de carton-pâte ! Attendez, mes
"durs". Je sais que votre endurance a aussi ses
limites, que la maison abandonnée, la femme et les
gosses sur les routes des évacuations, la fiancée
que l'on craint de perdre, la lassitude, la
rancoeur, vous courberont vous aussi, brusques et
courroucés contre tout et tous, résolus à rompre
la monotonie poissante en "sonnant" un Chleuh,
pour que ça change, pour... Alors, c'est l'heure
du Parisien et de ses pareils, hâbleurs,
gouailleurs, bourreurs de crânes des amis,
moqueurs caustiques des "autres , qui exaspèrent
ou qui font rire, mais qui toujours distraient.
Mes copains des heures de peine, comme nous nous
aimions bien, en un fraternel soutien que les
nuages passagers ne faisaient ensuite que
renforcer. Lorsque l'Equipe notre Equipe était au
complet, le servage paraîssait moins harassant,
l'abattement moins pénétrant, l'espoir raffermi.
Derrière l'anonymat nivelant de la crasse et des
hardes sordides, il 'y avait plus de bureaucrates,
d'ouvriers, de paysans, mais seulement des copains
s'épaulant dans leurs multiples misères. Et aussi,
heureusement que les saints patrons tutélaires des
captifs prodiguent à leurs protégés les
inspirations géniales de la resquille. Les
machines comme les hommes ayant besoin de repos,
elles avaient toute latitude de tourner à vide,
l'oeil de leur conducteur rivé sur la porte d'où
pouvait surgir l'ennemi. En même temps, garanti
par un guet efficace, le commentateur des
nouvelles du jour recueillait des "milieux
généralement bien informés" le tout récent
communiqué de la radio ou du bouche à oreilles
ainsi que les instructions de X à Y pour ceci et
cela. Au moindre signe d'alerte, une agitation
fiévreuse faisait vrombir tous les engrenages, le
soupçonneux contre-maître ne rencontrant que des
regards empreints d'une durable mélancolie Il y
avait les caisse déclouées pour les reclouer,
emplies pour les vider, les machines en panne aux
fastidieuses réparations, les cuves aux cuissons
trop prolongées, les ponts roulants qui se
bloquaient, les camions qui démarraient mal, les
plaques tournantes qui se coinçaient, les outils
qui s'égaraient, les pièces qui se mélangeaient,
les fuites, les trous, et la "Perruque ",
concentration de la joie du temps dilapidé, du
matériel gâché et e l'utile objet fabriqué depuis
l'ustensile de cuisine jusqu'à la pièce d'arme
pour...On verra ça plus tard, et les transmissions
de renseignements clairs ou inintelligibles,
français ou allemands, tchèques ou russes, écrits
ou verbaux, les petits paquets dont on ne savait
quoi. Tout cela probablement très utile, puis de
plus en plus redoutablement utile. Ce qui tend à
démontrer que les gardes chiourme ont été imposés
aux prisonniers pour être bernés par ceux-ci.
C'est donc par une pente logique que ce chapitre
attire une "Histoire naturelle de la Sentinelle"
LES SENTINELLES
La disproportion des forces
est flagrante: toujours I contre X. Plus
symboliquement, la force du Grand Reich contre la
faiblesse sans recours. Toute vanité à part, le
conflit matière-intelligente, dans lequel toujours
l'intelligence l'emporte. Elle l'eût emporté, même
si l'Europe s'était agrandie en un
unique"Konzentration Lager", car tout est là: I
contre X. Le"I" menace, injurie, frappe, fait
pleurer, gémir, tue. Il a avec lui, corruption,
délation, égoïsme. Il a contre lui la force
d'inertie de l'ensemble, la dignité qui se cabre,
l'abnégation des meilleurs et le génie exubérant
de toutes les imaginations attisées par les
médiations continues, éperonnées par une animosité
trouvant sa progression géométrique dans la
répression de plus en plus maladroite du geôlier
débordé qui finit par réaliser contre lui
l'unanimité des plus moutonniers La plus frappante
faillite de "I", c'est la fouille "Ils" pensent le
secret impénétrable, alors qu'il est déjà éventé
(complicités allemandes). Toutefois, le butin est
impressionnant. Certains se préparent aux
"interrogatoires", d'autres dressent leur
paquetage Chacun a été examiné au poil près, les
paillasses au brin de paille, les murs et les
parquets sondés, les fissures explorées, les
abords prospectés. Pauvres sbires! sous vos
propres yeux, auxquels tant d'audace est
inaccessible, on "récupère" dans le tas ce qui est
trop dangereux ou vraiment indispensable, et vous
êtes à peine disparus, lourds de votre pollen
policier et de vos mutuelles congratulations, que
des cachettes incessibles à vos pourtant subtiles
recherches, émerge l'essentiel, sauvé une fois de
plus ; Combien de fois emportâtes vous des
documents que vous estimâtes capitaux, et qui
étaient de la plus authentique fausseté! Mais
encore, comment eussiez vous pu concevoir que le
bréviaire de notre aumônier régional transportait
de messe en messe de si dangereux petits bulletins
et que ce très pieux ecclésiastique assurait les
liaisons avec les cellules communistes! Des pertes
cruelles, irréparables, l'éloignement de camarades
précieux, ont souvent réduit à néant des projets
dont la réalisation vous eût laissés tout pantois.
Avec l'inaltérable patience qui a pour elle le
temps, on reconstituait, parades aussitôt
élaborées, ruses encore affinées Le comportement
d'une sentinelle dépend de la période, du milieu,
du tempérament, de l'éducation politique. La
période. Aussi longtemps que "Gross Deutschland"
fut au zénith, il y eut un mélange complexe de
"Disziplin" et de "Propaganda". Grisé de succès
olympiens et assuré des lendemains, on s'en
"donna", sincèrement, en tentatives de
redressement des peuples dévirilisés. La guerre
aspira les plus bouillants, et nous les remplaça,
soit par ceux qui en étaient revenus dans les deux
sens de l'expression, soit par des anciens depuis
longtemps désabusés. Ils disparurent aussi dans la
broyeuse, laissant place, tantôt aux inaptes qui
n'ayant rien à craindre se désintéressaient de la
question, tantôt à la police et aux formations du
Parti, plus dangereuses car tenant à leurs
"planques". Ce fut vers ce temps que de nombreux
kommandos s'administrèrent eux- mêmes, surtout à
la campagne, après une cérémonie bouffone au cours
de laquelle la sentinelle définitivement relevée,
enlevait ostensiblement les cartouches du fusil.
Ce n'était pas pour autant le droit de
quitter"Gross Deutschland"mais le "Trait d'Union"
s'en pâma. Ce relâchement de la "Disziplin" dû à
la lassitude des gardiens, l'O.K.W. tenta de le
pallier par des ordonnances rigoureuses aux
conséquences diamétralement opposées et aux
applications temporaires, telle celle-ci: "Dans
tous les déplacements, le prisonnier français sera
accompagné de son camarade (?) allemand de
travail, qui en sera responsable. La sentinelle
est tenue de se rendre compte par elle-même si le
prisonnier est effectivement accompagné et
travaille" Il y eut bien du tracas du coté
allemand, alors que du côté français, on réclamait
le camarade (?) et la sentinelle chacun pour soi
et dans tous les azimuts. Le milieu. Deux éléments forment le
gardien de campagne: les distractions, la table.
S'il se trouvait quelque fille complaisante et un
mastroquet bien achalandé, il incombait aux
prisonniers de maintenir leur mentor au kommando,
au moins pour courrier et colis. Il peut avoir
l'alcool mauvais, mais il n'est pas d'exemple que
le jupon n'ait pu amollir le plus farouche
sectateur du Règlement. S'il est nourri par
l'Armée et a possibilités de compléter son
ordinaire, très bien; s'il est entretenu à tour de
rôle par les paysans, il craint trop d'être mis à
la portion congrue pour s'opposer à l'exploitation
abusive du cheptel prisonnier. En usine, le
gardien est l'exécutant de la Direction. Il se
sent évidemment de peu de poids devant ces gens
influents dont le mécontentement peut l'expédier
vers Russland En rien responsable du rendement,
cela lui évite nombre de démêlés avec son
troupeau. Par contre, la propreté du kommando -
des multitudes d'officiers inspectant à
l'impromptu - constitue son souci lancinant. Le
tempérament et l'éducation politique. Suivant les
pronostics ou les premiers contacts, coléreux ou
placide, défiant ou confiant, nonchalant ou zélé,
voleur ou intègre, chaque nouveau est à soumettre
à des tests. Ensuite, y conformer la ligne de
conduite. Certains font trois petits tours, puis
s'en vont. Quelques uns furent de vrais amis, plus
que maint compatriote. D'autres laissent de leur
passage des cancers de haine qui prolifèrent de
s'ajouter à des précédants et de ne point
connaître l'ablation de la vengeance. Mention spéciale est à faire des
sadiques, maniaques et timbrés, produit des écoles
et des casernes, réchappés de quelque enfer de
l'Est où ils s'étaient fait la main. Celui-là
pique à la baïonnette à travers les paillasses ou
réveille à la mi-nuit en projetant n'importe quoi
sur les lits. Celui-ci est coutumier des appels
interminables en chemise ou tenue de départ,
comptant, répartissant suivant une méthode
aberrante. Tel autre inculque l'exercice à
l'allemande pendant les repos, tandis que son
acolyte affectionne les méticuleuses revues de
linge, chaussures, couvertures. Le prédécesseur
avait réglé telle disposition du mobilier. Le
successeur pousse les hauts cris et entreprend le
grand chambardement. Le suivant fera passer
l'habillement à l'autoclave. L'éternelle caserne
aggravée par l'arbitraire. L'intoxiqué d'Arbeit,
lui, brûle d'augmenter la production, chronomètre,
dirige, impulse en mouche du coche, tapant sur les
nerfs de tous, compris ceux des patrons. Tout ceci
n'est cependant que pédagogie de profanes. Il y a
les techniciens, dédaigneux de la gueule et du
poing. Ils ont appris et expérimenté que la
persécution raffinée de la dignité entame bien
plus efficacement la personnalité. Je vise là
particulièrement certain sous-officier dont des
dizaines de camarades se disputeraient encore
actuellement la charogne. Exception, il faut le
croire, même dans ce peuple à l'entendement
anesthésié par une pratique de l'agression
profitable, mais qui menaçait de proliférer chez
toute un,e jeunesse poussée dans cette serre
déformante. du "Tausend Jahre Reich über alles",
si l'Histoire n'avait pas imposé le coup d'arrêt. Voici la sèche nomenclature - fortement
abrégée - de ses méthodes de redressement. Marche
au pas de l'oie à la cadence de chansons
allemandes apprises à coups de baguettes. Entrer
et sortir du kommando 30 à 50 fois par soir, avec
les marques de respect correspondantes. Faire
manger, coucher, lever, habiller, déshabiller,
fumer, au commandement, chaque geste décomposé.
Appeler, renvoyer, appeler, renvoyer, ainsi que
l'on dresse les chiens. Obliger à crier au maximum
tant de minutes, puis faire tenir l'immobilité et
silence des heures durant. Appels et fouilles, à
l'improviste, bien entendu. Exercices de propreté
à humilier le plus pointilleux adjudant de
quartier. Réglementation des punitions.
Individuelles: cravache, baïonnette, gourdin,
révolver sur la poitrine, le summum étant
l'application du châtiment par un autre Français.
Collectives: aux repos du soir et du dimanche,
faire casser la glace des ruisseaux en blocs afin
d'édifier des constructions devant être admirées
par les "Madchen" du cru, réveiller en pleine nuit
(car il y avait aussi des prescriptions pour le
sommeil) et faire courir pieds nus sur le gravier
de la route. Faire consommer tous les vivres en
une seule fois, déterminant un jeûne
correspondant. Que dire encore ?... Sans éclats de
voix, avec la parfaite maîtrise des buts et des
moyens, il achevait d'affoler la proie qui ne
savait plus si elle devait supplier ou cogner, la
réaction en résultant pouvant être le contraire de
l'habituelle logique. Et pour terminer, nous
retrouvons notre famille sociologique des "pas
d'histoires". Ceux-là se reposent totalement sur
l'homme de confiance, volontiers aveugles sur les
infractions aux règlements ou très disposés à les
assouplir, et ne piquant des colères que talonnés
par leurs supérieurs. C'est pourtant l'un d'entre
eux qui un jour, voyant tout le monde triste, nous
montra, près de la larme, pour nous consoler, la
photo de famille de sa femme et trois rejetons, et
immédiatement après, tout épanoui, celle d'un
groupe de Juifs allant être fusillés devant une
fosse ouverte.
D'AUTRES SILHOUETTES DE CHEZ NOUS
Le
Petit-Bourgeois La rondeur. Rond de corps, rond de
gestes, rond de caractère, rond d'idées. Cette
rotondité sur laquelle aucune aspérité ne permet
de points d'appui d'où progresser, laisse le
vis-à-vis, dans la position du chien devant le
hérisson roulé. Où le toucher pour l'émouvoir ?
C'est un homme petit, aux petites ambitions, petit
commis quincaillier d'une petite ville,
travailleur acharné de petits travaux, petit
lecteur des petits journaux du coin qui-ne-font-
pas-de-politique, imprimés de petits arguments et
de petites idées, pour que tout se ramène aux
petits faits qui influent sur sa petite vie. Il
expose des petites opinions bien arrêtées sur
n'importe quel sujet, surtout ceux qu'il ne
connaît pas, par de petites phrases prudentes (il
y a de la vérité en tout, n'est-ce-pas ?) La
Russie et l'Allemagne, c'est bonnet blanc, blanc
bonnet. Deux dictatures qui ne tiennent pas
debout. Les Russes nous ont trahi avec leur pacte
? Ne valent pas plus cher que les Allemands, avec
la Pologne. Ils se sont fait battre par les
Finlandais, alors tu penses! Les Allemands contre
la marine anglaise et l'infanterie française, ils
sont foutus. Pas de matériel et des chefs qui se
jalousent. Les gens vivaient trop bien et ne
voulaient plus rien faire. C'est la faute au Front
Populaire si on n'était pas prêt. Si l'on supprime
les patrons, qui fera travailler les ouvriers ?
S'il n'y a plus de riches, qui dépensera ? Chacun
doit faire ce qui lui plaît. En France, on est
trop individualiste pour la vie collective. La
femme ne doit s'occuper que de son ménage. Le mari
ferait bien mieux de l'aider que de faire de la
politique. Pétain ça fait deux fois qu'il sauve la
France. C'est courageux d'avoir signé l'armistice.
On s'en est bien tiré. Et puis il roulera les
Allemands. Les Anglais, ça leur fait du bien
d'être bombardés, ils n'ont jamais rien pris, eux.
Alors, tu veux qu'on continue ? Tu es aussi timbré
que ton De Gaulle. Tu veux que la France soit
entièrement occupée, que nous perdions nos
colonies ? Les Allemands sont corrects et n'ont
aucune raison de nous maintenir ici des années.
Quelle idée, pourquoi déporteraient-ils du monde ?
Le principal, c'est d'obéir aux sentinelles et de
ne pas les contrarier. On dit que le... on nous
libère. C'est sûr. Le petit bonhomme est parti
sagement vers un autre kommando en automne 42,
interrompant un collier de perles magnifiques
enfilées depuis Août 1939. Qu'a-t-il dit là-bas et
plus tard à la maison ? Les gros titres des
journaux qu'il lit durant un petit instant de
petite tension intellectuelle. Un jour il mourra
sans avoir vécu. Cela fera un petit vide dans la
vie des autres, comme le jour de son départ. LE
MILITANT Etait-il communiste ? Il disait
simplement que les siens étaient internés en
France depuis octobre 1939. Cela lui semblait-il
au-dessus de ses forces de soutenir le prestige de
ce Parti, ou voulait-il éviter d'effaroucher ses
compagnons par le spectre de "l'Homme au couteau
entre les dents" ? Régulier et généreux par
conviction plus que par tempérament, il ne
rechignait guère aux corvées de la vie commune, on
le trouvait facilement disposé à prendre sa part
et même plus des mauvaises besognes, mais surtout,
il ne manquait pas d'aider discrètement le voisin
en peine. Par contre, fin ouvrier, fier de son
état, (trois générations de métallos, ça c'est une
généalogie), il utilisait au maximum ses capacités
dans le travail de haute précision qu'il avait
demandé à dessein pour ajouter à des pertes bien
conduites d'heures et de métaux précieux à cette
époque, un sabotage efficace, "tu verras cette
pièce, disait-il en lui décochant un petit coup
d'index, elle durera ce qu'il faudra". Et il en
était ainsi. Sans compter que ce diable d'homme
parvenait à sortir des choses qui l'auraient
conduit au Tribunal Militaire. Tout cela en dépit
des "ponts d'or" offerts, des contrôles les plus
rigoureux, des menaces très précises. Le bagout
jovial d'entre Saint-Fargeau et Gambetta (rues des
parisiennes très populaires), l'avait doté de ces
formules percutantes, d'une fécondité de mot
inédits, d'une vivacité dans les réparties,
solidement appuyées par une foule d'expériences
vécues et de citations toujours opportunes, dont
les cibles principales étaient les "sales trucs en
isme, le racisme, le fascisme, le militarisme "Ses
parodies de leurs hommes et de leurs textes aussi
succulentes que terriblement destructrices
auraient composé une anthologie de premier ordre.
Le chroniqueur fut défaillant. Lorsque nous nous
étonnions de ses facultés dans son métier, dans la
discussion, de son optimiste indéracinable, il
affirmait mi-ironique, mi-sérieux ;
"l'organisation décide de tout". Et il le prouva
dans l'accomplissement du quotidien, dans la
préparation du futur. Il expliquait que pour
arriver là, il avait eu trois zélés "pédagos",
l'atelier, la rue, la réunion. C'était du reste
remarquable de voir ce garçon se captiver pour
tout: sociologie et sports, profession et
sentiment (il y avait une certaine Monique),
littérature et tourisme, chansonnettes bien
poussées et formules techniques potassées, et
l'arme de l'allemand bien fourbie. Joints à cela,
des attitudes des quelles pointaient constamment
une gaminerie retardée, ainsi qu'un visage resté
poupin, l'avaient fait surnommer le "Marmot",
personnage très magnétique, plaisant compagnon
autant que redoutable et courtois polémiste, qu'on
attirait fréquemment dans les discussions qu'il
animait de son humour et de son réalisme. Hasard
de mutation, soupçon, dénonciation ? On le fit
partir brusquement. Ce fut comme s'il entraînait
avec lui le meilleur de nos forces.Il ne vit pas
ce qu'il avait tant contribué à préparer, il nous
manqua pour l'essentiel. Homme idéal ? Non, il
plia, se trompa, fut aussi violent, égoïste,amer,
parfois, mais, tout de même un sacré exemple.
Salut, "Marmot" ! continue comme avec nous là-bas,
là où tu es maintenant. LE
MYSTIQUE Il montre un visage sévère, figé, comme
tourné vers l'intérieur d'où il reçoit un reflet
indéfinissable. Il condamne bien plus qu'il ne
pardonne, admet peu les circonstances atténuantes
et ne tente pas plus d'excuser que d'expliquer. Il
pense enfermer la vie multiforme qui n'est que
bondissements et dépassements dans une cage aux
barreaux serrés de commandements, dogmes et
principes. Son objectif est d'amoindrir
l'hypothèque du péché originel qui grève son
palais de l'Au-delà. Il est donc fermement attaché
à ramener les âmes égarées - pour leur profit et
pour le sien. Bon, mais d'une bonté à laquelle il
s'oblige, d'une honnêteté intégrale, d'une loyauté
sans réticences(sauf en discussions) Intolérant
parce que trop fervent de sa foi. Assez détaché
des grandes questions matérielles collectives,
moins que l'on pourrait croire pour les petites
individuelles. On apprend beaucoup à son contact,
mais comme devant ces foyers qui au début,
réchauffent et éclairent, il n'y faut rester ni
trop près, ni trop longtemps si l'on ne veut s'y
dessécher. LE
SEDUCTEUR Grand, d'une sveltesse qu'il interdit de
nommer maigreur. Une chevelure méticuleusement
ondulée, contient son entière personnalité. Il se
compose une physionomie aussi étudiée qu'un
maquillage de star, l'oeil langoureux, pétillant,
canaille ou mélancolique, le sourire stéréotypé de
romantique blasé, les joues rasées à l'atome près,
la moustache fine, l'oeil, en feux de file ou
intermittents. Il ne craint pas de faire école.
Aussi, expose-t-il sans en rien celer son
infaillible méthode. On croit savoir qu'aimant
beaucoup sa femme (celle devant Monsieur le Maire
et Monsieur le Curé), il la cherche avec
application chez toutes les autres. CELUI QUI
LUI EST FIDELEIl en parle très peu, tendre et pudique.
C'est d'elle qu'il murmure à son confident qui
n'en sait pas plus: ma petite dame. La lettre
qu'il reçoit n'est qu'un élan impatient celle
qu'il n'a pas reçue, un mouvement las, ce qu'il
écrit fébrilité et rêveries, celle qu'il lit, un
sourire de lumière, plus clair encore lorsqu'il
relit tout le paquet. A de très rares intervalles,
il montre la photo à l'abri derrière son verre
toujours net, et pas à n'importe qui. Il la
regarde, surtout dans les mauvais moments. Il
trouve toujours belles les photos reçues par ses
camarades. Si on le convie à admirer une femme -
en vrai il dit: "Oh! elle n'est pas mal, mais ma
petite dame...!" Papa, il est plus fiérot et
affirme: - ils sont beaux, hein! Il s'attriste. -
Pourvu qu'ils aient tout ce qu'il faut. S'effare.
- Vont-ils me reconnaître. S'épanouit. - Ils
travaillent bien à l'école. - Songe. - J'en ferai
quelque chose. Rougit tant soit peu. - Penses-tu,
à mon âge ! CELUI
QU'ON A "LAISSE TOMBER" Se laissant choir sur le banc, la lettre
grande déployée: - Ah, ça alors ! Le coude sur la
table, le menton dans la main hochant la tête: -
Je m'en doutais qu'il y avait quelque chose, elle
écrivait drôlement ? Je n'aurais jamais cru ça ?
Comment ça se fait. On n'avait jamais rien eu
ensemble ! Coups de poings bruyants: - Savoir cela
par un voisin. J'ai l'air d'un con maintenant.
Salope, garce. Si je leur tombe sur le paletot,
elle et son mec, je leur fous la gueule en l'air !
Un geste ample, balayant le passé: - Bah! Et puis
je m'en fous, qu'elle aille donc se faire....
ailleurs ! Fondant en larmes: - Oh pourquoi as-tu
fait cela ? on s'entendait pourtant bien tous les
deux ! Mais pourquoi, pourquoi, mais pourquoi donc
? Les autres, troublés (chacun pense pour soi),
gaffeurs et empressés: - Faut pas te mettre dans
des états pareils... C'est peut-être exagéré.....
Ca peut arriver à tout le monde... Une de perdue,
dix de retrouvées.... T'en fais pas, ça passera
tiens, moi, par exemple... LE PAYSANLa patronne, elle dit que c'est pas
facile d'avoir du personnel et des engrais ; alors
ça fait beaucoup de travail et peu de rendement.
Elle dit aussi que ça vend dur, rapport aux gens
qui viennent des villes et qui achètent cher.
Alors, tu comprends, je lui réponds, qu'elle vende
tout ce qu'elle peut, sauf les bêtes qui
travaillent, plutôt en acheter des bêtes, elles
vont drôlement augmenter de plus en plus. Avec les
sous, je lui dis d'acheter du matériel, n'importe
quoi, et puis des prés, parce que tu sais, les
billets, hein, la culbute, et puis c'est du
papelard tandis que si on peut avoir les 20 prés,
près de la rivière, ça c'est du solide, et par la
suite, on pourra... LE
FONCTIONNAIRE - D'accord, l'administration n'est pas
généreuse, et en temps ordinaire, c'est un vrai
crève-la-faim. Dans mon cas, ça peut aller. Comme
titulaire, j'ai mon traitement c'est pas gras,
mais ça permet d'attendre.Avec l'avancement qui
continue, les années doubles pour la retraite et
les avantages qu'on accordera aux anciens
prisonniers, ça ira un peu mieux en rentrant. L'EMPLOYE - Si j'étais sûr que le singe tienne
parole. Il m'a promis -j'ai gardé la lettre - la
place du chef de service qui s'en va, mais, tu
parles, il y a ceux qui sont restés et qui vont
essayer de se débrouiller.Ce qui me fout en boule,
c'est qu'il en fait tout un fromage pour les
quelques ronds qu'il envoie chez moi. L'OUVRIER - Ma boîte en a pris un coup. Je serais
bien ennuyé d'aller gratter ailleurs, si elle ne
reprend pas la fabrication d'avant-guerre. Le
patron,lui, il s'emplit les profondes. Il
travaille pour l'armée, puis pour les Chleuhs,
puis pour reconstruire. Il doit les pleurer les
allocations qu'il lâche à ses prisonniers ! LE
COMMERCANT - Ce qui est moche, c'est d'avoir son
fonds détruit, parce que, après, tu peux cavaler
après les indemnités. Ma femme me dit qu'avec le
marché officiel, on ne peut pas gagner sa vie, et
qu'elle est bien enquiquinée avec les tickets; Il
n'y a rien à vendre, mais elle y arrive assez bien
avec le marché noir. Je me demande comment ça
marche cette combine là. LES
SHYLOCKS Le marché noir, nous apprîmes à le
connaître ! Mi 1944, leurs métropoles provinciales
écrasées par l'aviation alliée, les Allemands
entreprirent une vaste décentralisation. C'est
ainsi que le prodigieux magasin militaire de
Nuremberg fut évacué sur les spacieux entrepôts à
houblon de notre localité. Pendant des semaines,
des centaines de wagons déversèrent des tonnes dé
'équipements dont l'examen ne manquait pas de
soulever en nous quelques frémissements de
plaisir. N'y voyait-on pas les shorts de
l'Afrika-Korps blottis sous les longues capotes
blanches qu'on n'avait pas eu le temps d'user sur
la neige des steppes ! La manutention y était
assurée par des civils français principalement. On
commença par s'équiper, puis on passa aux proches
amis. Le bruit vint jusqu'à nos barbelés. A cette
époque, notre dénuement vestimentaire tendait vers
une phase aiguë qui nous poussa de fort mauvais
gré à avoir recours à ces resquilleurs.
Incontestablement, nos fournisseurs avaient des
risques, -réduits au minimum par ce vrac
gigantesque décourageant l'inventaire- et que de
grossières astuces suffisaient à piller. Les
commandes affluèrent de très loin, chaque
intermédiaire perçut sa dîme, les prix grimpèrent.
Pour nous, misérables salariés en argent sans
valeur, il fallut puiser dans nos réserves
jalousement préservées de chocolat, de tabac, pour
égaler les exigences prohibitives de nos usuriers
On les vit alors mener la grande vie et nous en
éblouir, soupers fins, maîtresses, voyages, habits
de luxe, bijoux. Présomptueux comme tous parvenus,
impudents et imprudents comme tous impunis, ils
crurent intarissable le Pactole de sueur et de
rageuses privations de leurs compatriotes
défavorisés. Aussi négligents qu'ils fussent, les
Allemands finirent par s'étonner de la prospérité
de beaucoup de Français, et aussi des prélèvements
par trop importants dans leurs stocks. Tant et si
bien, que l'hiver 44/45 vit nos exploiteurs en
tenue de bagnards, écorcher leurs tendres paumes à
creuser des fossés anti-chars. Il est vrai que ces
nobles sires ont peut-être fait valoir leurs
condamnations - Si peu d'imagination suffit à leur
conférer un prétexte d'héroïsme - et qu'un discret
ruban rappelle les souffrances que leur infligea
la répression hitlérienne. |