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Liste des 134 manuscrits   #Manuscrits                

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DONIES Jacques

086

K.G.F.

Guerre 1939 - 1945

Témoignage

Nice - Janvier 1991

Analyse du témoignage

Prisonnier de guerre

En Allemagne

Écriture : 1990 - 250 Pages

Hommage d'un soldat désarmé à M.B.

Franc - Tireur et Partisan Français

fusillé par les fascistes allemands

le 18 Avril 1942

et à la population martyre du village tchèque de Lydice

détruit par les fascistes allamands

le 10 Juin 1942

Postfaces de Michel El baze

Tome I Tout au long de ces pages écrites dès son retour de captivité en Allemagne, Jacques Doniès se laisse aller à philosopher sur l'expérience de vie extraordinaire du captif qui découvre non seulement les us et coutumes, les choses et les gens de "chez eux" mais aussi, et peut être surtout, les Schylocks et les Mystiques, le petit bourgeois et l'employé, ceux-là bien de chez nous. Ceux-ci l'étonne, ceux-là le laisse rêveur et quelques fois pantois. Avec notre ami attristons-nous sur la misérable condition humaine dans certaines circonstances exceptionnelles de privation de liberté. Tome II Dans le tome II de ses souvenirs, le Kriegsgefangener Jacques Doniès, durci par ses 3 précédentes années de captivité, aborde 1944 avec beaucoup d'espoir et entreprendra en 1945, à travers la Tchécoslovaquie, sa longue marche vers la vraie vie, vers le pays des merveilles, son pays, la France
Volume I All along these pages write from its return of captivity in Germany, Jacques Doniès leaves to go to philosophize on the extraordinary life experience of the captive who discovers not only the customs, the things of the peoples but also, and may be above all, the Schylocks and Mysticals, the small bourgeois and the employee, the latter well of at us. The first one surprizing, the others made his mind boggle. With our friend sadden-we on the miserable human condition in some exceptional circumstances of deprival of freedom. Volume II In the volume II of his souvenirs, the Kriegsgefangener Jacques Doniès, hardened by his 3 preceding years in captivity, approaches 1944 with a lot of hope and will undertake in 1945, through Tchécoslovaquie, its long walks to the true life, towards the country of wonders, his country, France

Avertissement du témoin

Ces pages commencées en 1945 dans l'inactivité de la maladie ne constituent ni une chronique, ni un roman, et ne prétendent (volontairement et involontairement) à la valeur littéraire. Il s'agit plutôt d'une succession de tableaux dans lesquels il est tenté de peindre les aspects individuels ou collectifs, psychologiques ou sentimentaux, sociaux ou politiques, du véritable kaléidoscope humain que représentait un "Arbeits-Kommando" agrégeant de force, bien souvent au mépris de leurs affinités, des hommes issus de couches différentes. La captivité, répétition monotone de petites actions, équivalait en réalité à un manque d'action. Par contre, la vie mentale dans laquelle ils se réfugiaient, fut particulièrement active chez ceux, qui, de formation intellectuelle ou semi-intellectuelle, se trouvèrent brutalement transplantés dans une existence à laquelle ils ne s'adaptèrent que difficilement, en même temps qu'elle leur révélait d'autres faces de la vie, jusqu'ici inconnues. On médita, discuta, enseigna et apprit beaucoup dans ces petits cercles, où, malgré les oppositions de pensées, le désir de connaître plus et mieux, souda les amitiés et concilia les contraires. Est-ce à dire que les "manuels", pour qui se retrouvant dans le métier où l'absence de métier, la captivité était la continuation du train-train ordinaire sous une autre forme comportant quelques désagréments, se tenaient à l'écart de ces discussions qui, fréquemment, prenaient un tour animé et profond ? Bien au contraire ! Seulement, leur intérêt variait suivant le sujet, surtout suivant la manière d'après laquelle il était exposé, et les possibilités qui leur étaient données d'apporter dans les débats des interventions de clair bon sens, qui parfois, ramenaient ceux-ci à de justes proportions, alors qu'ils s'égaraient parmi les sophismes et les arguties. En bref, est en cause l'état d'esprit de cette génération entre vingt-cinq et trente ans, benoîtement jouisseuse, qu'un cataclysme, en son temps généralement incompris, a placé subitement devant les problèmes démesurés, contradictoires, d'une évolution précipitée qu'elle ne réalise, encore actuellement, que très imparfaitement dans ses causes et ses buts. Il ne faut donc pas s'irriter de ce qui est une certaine absence de chronologie, retours en arrière, étirements des discussions. Il en fut ainsi au hasard des occasions et des événements. Certains se reconnaîtront. Qu'ils pardonnent un manque de ménagements assez fréquent dans le blâme et l'éloge. Ils ne sont pas visés en tant qu'hommes, car avec plusieurs subsistent des liens de franche amitié, mais en tant que classes, groupes ou tendances qu'ils étaient susceptibles de représenter. Quelques personnages ne sont que des fictions, mais réunissant en une unité les caractéristiques retenues de plusieurs types humains se complétant, ils peuvent être animés du comportement probable qu'ils auraient eu dans la réalité. Il y a ici apparence que les prisonniers sont dans l'ensemble assez malmenés. La franchise contraint à reconnaître que trop, beaucoup trop sont passibles de cette rigueur. Nous nous empresserons d'ajouter : sont-ils tant responsables d'avoir été si faibles alors qu'on les y avait poussés depuis toujours ? Flatter les défaillances ou les passer sous silence ne sont pas les guérir, pas plus que les flétrir sans indulgence. Le rude langage de la vérité et la patience de la persuasion suffisent. Nous savons par expérience personnelle quelle fut leur efficacité. Malgré le désir d'une nette prise de position, on s'est efforcé de laisser parler les gens et les faits. Qu'avec la même loyauté, le lecteur se repporte aux circonstances, à l'ambiance, aux individus, à leurs niveaux respectifs, à leurs moyens de documentation, sans se laisser impressioner par le reflet du temps présent, c'est là le point essentiel de cet "Avertissement". Il comprendra ainsi mieux le confusionnisme doctrinal de cette jeunesse 40-45 cherchant sa voie, guidée par la seule lumière du mieux-faire. Encore une fois, il ne s'étonnera donc ni de la multiplicité et des répétitions des dialogues, ni de la faiblesse et du manque de continuité des argumentations sur le triptyque constamment repris de la politique, de la religion et des femmes. Il appartient aux lecteurs, malgré l'effarouchement, la satisfaction maligne ou le mécontentement tour à tour ressentis, d'en dégager une Vérité commune à tous, cette connaissance réciproque des humains qu'un des personnages définit comme la "Ronde à boucler des hommes de bonne volonté". Juillet 1947 Ce qui va être lu a donc été écrit entre 1945-1947 sous des impressions encore vives. La vie a relégué le manuscrit au fond d'un tiroir. Ce fut peut-être mieux ainsi, car 45 ans après, rien n'y ayant été essentiellement modifié, retranché, ajouté, peut-être la valeur documentaire gagnera-t-elle en relief. Ceux qui ont supporté la captivité devraient retrouver actes et paroles d'eux et des autres, ceux qui ne l'ont pas subie devraient en acquérir une vue d'ensemble. Certainement difficile gageure, car de survivants il n'en reste que peu pour les plus que quinquagénaires, les récits qui leur furent tenus sont maintenant dans le flou, et quant aux adolescents, connaissent-ils au moins 39-45 dans ses plus essentiels développements ? Également est à considérer que tout dire dans l'immédiate après-guerre, était provoquer un "pour et contre" dangereusement polémique. Ce que connaît l'Histoire à chaque période cruciale. L'opinion exprimée en 1945-1947, et en réinsistant sur la captivité, ce n'est ni "le Feu", ni déchirements d'après Viet-nam et Algérie, ni Holocauste, ni "Jour le plus long", ni "l'Armée des Ombres". C'est même quelque chose où s'attache pas mal de gêne… quelque peu de honte. Une monotonie sans repères, oisiveté bureaucratique des stalags, train-train artisanal et agricole - même dans certains cas une autre vie meilleure, aussi des actes qui auraient pu être une Résistance. Alors, pourquoi en parler : tout simplement pour ce qu'en disent les dernières pages. Ce serait une réussite si chacun était alors amené à peser les hommes et les événements de cette époque et depuis, d'en tirer les utiles conclusions pour l'avenir.

Année 1990

50ème anniversaire de la captivité

These pages begun in 1945 in the inactivity of the sickness do not constitute neither a chronicle, neither a novel, and do not claim (voluntarily and involuntarily) to the literary value. It is rather acts of a succession of tables in which it is tempted to paint collective or individual aspects, psychological or sentimental, social or political, the real human kaleidoscope that represented an Arbeits-Kommando aggregateing with force, often to the contempt of their affinitys, stemming men of different lasts. The captivity, monotonous repetition of small actions, equaled in reality to a lack of action. On the other hand, the mental life in which they fled, was particularly active at these, that, intellectual training or semi-intellectual, were found brutally transplanted in an existence to which they adapted with only difficultly, at the same time it revealed them of other faces the life, until here unknown. One will slander, discusses, teachs and learn a lot in these small encircle, where, despite oppositions of thinks, the desire to know more and better, soldered friendships and conciliated contraries. Is-this to tell that "manuals", for that being found in the trade or the absence of trade, the captivity was the continuation of the train-ordinary train under an other form comprising some annoyances, held to the gap of these discussions that, frequently, took a deep and lively "trou" ? On the contrary ! Only, their interest varied following the subject, especially following the manner after which it being exposed, and possibilities that were given them to bring in debates, interventions of clear good sense, that sometimes, returned the former to just proportions, then they misleaded among the "sophismes" and the "arguties". In brief, is in cause the state of spirit of this generation between twenty-five and thirty years, "benoîtement jouisseuse", that a cataclysm, in its time generally misunderstood, has placed suddenly ahead problems, contradictory of an precipitated evolution which it realizes, again currently, only very imperfectly in its causes and its purposes. It is not necessary therefore to irritate what is a certain absence of chronology, returns in rear, or discussions. It was thus to the opportunities and event chance. Some will recognize. They forgive a lack of enough frequent cautions in the blame and the eulogy. They are not aimed in so men, because with several subsist frank friendship bonds, but as classes, groups or trends they were susceptible to represent. Some celebrities are only fiction, but uniting in a unit the characteristics retained of several typical humans completing, they can be animated of the probable behavior which they would have had in the reality. There is here appearance that prisoners are in the totality enough mistreated. The frankness constrained to recognize that too, a lot too are liable this rigor. We will hurry of to add : are-they so responsible to have been so weak then they were pushed there since always ? To flatter failures or to pass them under silence are not to heal them, more than to wither them without indulgence. The rough language of the truth and the patience of the persuasion sufficed. We know by personal experience what was their efficiency. Despite the desire of a net plug of position, one is strived to leave to speak peoples and facts. That with the same honesty, the reader repporte to circumstances, to the atmosphere, to individuals, to their respective levels, to their ways of documentation, without leaving impressioner by the reflection of the present time, that is there the essential point of this Warning. It will understand thus better the doctrinal confusionnisme of this youth 40-45 seeking his way, guided by the alone light of the better-to make. Again once, he will not surprise therefore neither od the multiplicity and repetitions of dialogues, neither of the weakness and the lack of argument continuity on the triptyque constantly resumed the policy, the religion and women. It belongs to readers, despite the crafty satisfaction or the feel of displeasure, to release a common Truth to all, this reciprocal human knowledge that one of the celebrities defines as the "Patrol to buckle men of willingness". July 1947 What is going to be read has therefore been written between 1945-1947 under again live impressions. The life has relegated the manuscript to the bottom of a drawer. This was able-be better thus, because 45 years after, nothing having been essentially modified, trenched, added, can-be the documentary value will earn it in relief. These that have supported the captivity would have to find acts and words of them and others, these that they have not undergone would have in to acquire a view of totality. Certainly difficult wager, because of survivors it rest a bit for the more than fifty-year-old, accounts that were held them are now in the haziness, and as for adolescents, know-they at least 39-45 in its more essential developments ? Equally is to consider that whole to tell in the moment after-war, was provoked one for and against dangerously controversial. What knows the History to each crucial period. The opinion expressed in 1945-1947, and in spoken on the captivity, this is neither "the Fire", neither heartbreaks of after Viet Nam and Algeria, neither Holocaust, neither "The Longest Day", neither the "Army of Shades". That is even some thing where one attaches badly few... some discomfort shame. A monotony without marks, bureaucratic idleness of the Stalags, train-agricultural and artisanal train - even in some cases an other best life, also of acts that would have been able to be a Resistance.

Then, why in to speak : whole simply for this is tell in the last pages.

This would be a success if each was then brought to weigh men and events of this period and since, to pull the useful conclusions for the future.

Table

Avertissement 9

LA MEMOIRE 79

1939 1

L'été 13

Automne - la ligne Maginot 13

Le béton, les arbres, les rochers 15

Les tout premiers sursauts 16

1940 1

PRELIMINAIRES 19

LA ROUTE DE L'EXIL 20

LE GRAND DEPART 22

VERS QUELLE ETAPE

ROULONS-NOUS DE NOUVEAU ? 23

LA NOUVELLE EXISTENCE 24

CHOSES ET GENS DE CHEZ EUX 25

ESQUISSE VILLAGEOISE

ET VIE QUOTIDIENNE 26

SILHOUETTES DE CHEZ NOUS 29

LECONS DE DIGNITE

POUR EUX ET POUR NOUS 31

UN INTERMEDE 32

UN PEU DE CHEZ NOUS 33

NOEL ET NOELS DU PREMIER NOEL 35

PROCHE RETROSPECTIVES DE L'HIVER 36

1941 1

MIRAGE 38

FIN d'un CHAPITRE 38

CE LONG CHAPELET 40

LE POINT LE PLUS BAS 41

1942 - 1943 1

D'AUTRES SILHOUETTES DE CHEZ EUX 43

CEUX QUI NE VOULAIENT PAS 44

Z.O. Z.N.O. 48

JUIN 1940 / FEVRIER 1943 48

PARAPHE ET CONSCIENCE 52

LES UNS POUR LES AUTRES 54

DU 1er JANVIER AU 31 DECEMBRE 55

De la ruse de l'esclave 57

LES SENTINELLES 61

D'AUTRES SILHOUETTES DE CHEZ NOUS 64

Le Petit-Bourgeois 64

LE MILITANT 65

LE MYSTIQUE 66

LE SEDUCTEUR 66

CELUI QUI LUI EST FIDELE 66

CELUI QU'ON A "LAISSE TOMBER 67

LE PAYSAN 67

LE FONCTIONNAIRE 67

L'EMPLOYE 68

L'OUVRIER 68

LE COMMERCANT 68

LES SHYLOCKS 68

La mémoire

La mémoire : seul bagage incessible

Jacques ATTALI

1939

L'été

Le petit rectangle imprimé m'enjoint de me rendre à la gare de l'Est. Le premier vint en Avril 1935 - contingent- le deuxième en Septembre 1938 durant la crise de Munich, le troisième en Mars 1939 -entrée de la Wehrmacht à Prague. Ce quatrième, en ce mi-Août 1939, ce n'est évidemment pas la mobilisation, encore moins la guerre ! La gare de l'Est en matinée. Ma mère m'accompagne, contrairement aux fois précédentes. Jeune maman en 1914, elle avait également accompagné son mari. Devant ses larmes, un fier cuirassier lui avait lancé dans un rire bruyant "Vous en faites pas, la p'tite mère, on va jusqu'à Berlin. Dans trois semaines, il sera de retour". Il est revenu, mon père… sur un Monument aux Morts. 25 ans plus tard, elle m'accompagne. Dans quelques jours, ce sera mon frère aîné. Elle attendra longtemps, nos retours… Le temps est sombre. Pour une telle foule, il n'y a que murmures, de recommandations dérisoires. Il me souvient encore, que plus tard, face aux patrouilles allemandes, un camarade reçut ce conseil conjugal "Surtout, si tu en vois qui se battent, ne t'en mêle pas". Sanglots, longs baisers qui ne veulent se séparer. Puis la place se vide, dans les seuls appels des hauts-parleurs et des raclements de chaussures. Ma mère, part encore plus voûtée que d'habitude, à petits pas pressés, sans se retourner. Personne ne cause. D'abord, parce que personne ne se connaît et parce qu'on n'a rien à se dire. Chacun pense et le dira bientôt "il y aura peut-être encore un arrangement. De toute façon, faudra bien en terminer".

Automne - la ligne Maginot

Rien n'a changé. Qui avec qui ? Quoi avec quoi ? Où par où, quand, comment? Attendre, ici, là-bas, après, avant. Tout cela laisse du temps aux souvenirs. 1936 au moment de l'entrée de la Wehrmacht en Rhénanie, on m'avait affecté au plan de mobilisation de la compagnie. C'était du minuté Annonce de la mobilisation, 0 heure 02 faire poser aux hommes des cache-écussons (pour que l'ennemi ne repère pas des uite les numéros des unités) faire seller le cheval du capitaine… il y en a de tout cela, un gros document. Mais, ce jour-là, à part les Parisiens en proie à l'ennui, personne: encadrement et frontaliers sont en week-end. Comme tout bon civil est un militaire en puissance, on se met à l'oeuvre. Piquer des hommes ici et là, idem pour les matériels et munitions, et en route pour les casemates auxquelles on était affecté; mais leurs numéros n'étaient plus les mêmes, donc des itinéraires mal connus, sitôt la nuit. On s'y retrouvera, grâce à nos braves frontaliers maîtres ès orientation sur un terrain qui leur est familier, dès que la clef de chaque ouvrage sera retrouvée. Me voilà donc avec des troufions dont je connais même pas les noms devant une casemate qui m'aurait pu être affectée, qui ne l'est certainement pas, mais qui l'est tout de même. Il y a des lampes à pétrole accrochées dans le couloir central : celles qui ont une mèche n'ont pas de pétrole et vice-versa. Dans la chambre de tir, aucune arme montée, seulement des caisses. On les fracture. Beaux fusils mitrailleurs poinçonnés 1936, totalement noyés dans la graisse, dont montage et fonctionnement nous sont inconnus. Enfin, en voilà un sur son socle de tir, chargeur engagé, mais si les premières cartouches sont du même calibre, les milliers en réserve ne le sont pas. A force de tripoter des pièces découvertes dans des boîtes, on monte le téléphone. Des appels incohérents, balbutiements angoissés envahissent l'écouteur. Donc, nous ne sommes pas les seuls dans la pagaie. Les jours suivants, la lourde porte blindée étanche restera toujours ouverte, car les hommes du génie ne sont jamais venus mettre en route les appareils de renouvellement d'air : par contre le ravitaillement étant prévu pour bien davantage, il n'y avait qu'à enterrer le surplus de vivres, vin, café... Au retour en caserne, il fut question d'inculpations pour destruction de matériels militaires contre ceux qui avaient pris trop d'initiatives. Sur ce, deux ans s'écoulent. Affaire des Sudètes. Cette fois, on ne cèdera pas ! Re-montée, ligne Maginot. Problème : comment habiller les flots de réservistes… inattendus. Où les mettre ? Corvées, pourquoi ? Ordres, contre-ordres, pourquoi ? On attend… en d'autres endroits… que les affectations du temps d'active… La radio annonce l'accord de Munich. Tout le monde fout le camp de partout. On se précipite où on croit retrouver ses habits civils. Le sol est parsemé d'uniformes, d'armes… Les trains se bourrent dans les bourrades. On n'a même pas causé de l'événement, on n'a pas oublié le pinard. On rentre donc à la maison, car Tchécoslovaquie, Sudetenland?!?! En Août 1939, donc, retrouvailles des lieux et des gens. Dans les ouvrages, on n'en est tout de même pas resté à 1936/1938. Personnels plus exercés, et pour cause - sur place depuis Avril 1937, matériels bien prêts. Pour nous, pauvres biffins le matériel remonte à 1914 ou presque : Lébel, mousquetons, mitrailleuses Hotchkiss, baïonnette, fusils mitrailleurs - parfois neufs - Il sera même enjoint de récupérer les douilles de cartouches (trop consommées dans la chasse au gibier). Quant à l'habillement! remettre les interminables bandes molletières en pleine nuit dans les éléments de tranchées et les abris -toujours creuser et à recreuser...plus loin- où se glisser entre barbelés avec le pantalon de golf, plus des brodequins qui seront si accueillants à la neige, la capote lourde de pluie, de neige et de boue… Et on mangera ce qu'on pourra, pain et vin à la hache l'hiver, à découper. Si les rares journaux qui nous parvenaient ne donnaient guère de nouvelles, Radio-Stuttgart, par la voie de son speaker Ferdonnet nous informait en détail de ce qui se passait dans notre secteur. C'est ainsi que pour la seule fois, où nous allâmes à ce qu'on appelait par un charmant euphémisme "le repos"..., c'est-à-dire construire des baraquements à quelques kilomètres à l'arrière, cette station nous précisa les numéros des unités, la durée et les conditions du séjour, les effectifs ainsi que les itinéraires.

Le béton, les arbres, les rochers

La ligne Maginot, c'était plusieurs aspects : les forteresses, villes souterraines - colonnes vertébrales de la forteresse entre Sarre et Rhin, les casemates entre elles, les "points d'appuis" d'observations et de toute première défense, les patrouilles et raids contre les infiltrations et pour le renseignement. Aux anciens, de discuter de tout cela. R.A.S. rien à signaler répétaient les communiqués. Voire. Etat d'esprit : on espère encore à un nouvel arrangement, on croit à l'usure du Reich. Aucune information sur la dure nécessité de ce conflit opposant sans concessions une conception de la démocratie et celle du racisme impérialiste. Les campagnes anti-Front Populaire, antisoviétiques s'amplifient. La chasse aux militants de gauche se fait plus sévère: concentrations dans des unités surveillées et même des camps, évictions des écoles de formation d'officiers ou de spécialistes. C'est notre effarement de constater la méconnaissance totale des réalités quotidiennes de ce qui est tout de même la guerre, de la part de régiments montant en relève et en renfort : leurs pertes dans les engagements sont parfois sensibles. Au cours de mon unique permission, fin février, je mesure la distance entre la Maginot et l'arrière. Nous sommes, les gens de la Ligne, fatigués, las de mal bouffer, d'être sales de boue, de poussière, malodorants, abrutis par les alertes, les marches et contremarches, le manque de sommeil, sans aucun recours moral. A Paris, la vie antérieure continue. Le seul ennui, c'est que tout de même il y a des absents, mais comme il ne passe rien, R.A.S. On attend, tranquilles et engourdis. Le 10 Mai n'amène pas tellement de remue-ménage, c'est même une sorte d'accalmie de patrouilles, dans les intervalles. Peu d'artillerie et d'aviation. Il est vrai que depuis Mars, on reste bien orphelins de ce côté. Seul, l'avion allemand mouchard vient donc, sans gêne, à 11 heures du matin photographier, lâcher quelques salves, parfois suivi d'un ou plusieurs compagnons qui font tomber quelques bombes plus ou moins précises. Pour tout dire, "ils" se foutent de notre gueule! même si quelques bonnes ripostes de la forteresse et des casemates les contraignent à la fuite. Les nouvelles de radios, de rares journaux annoncent des cartes implacables… vers Paris. Stupéfaction, indifférence, colère commencent à animer les discussions. Les interrogations surgissent. Que sont devenues l'aviation, l'artillerie, les unités motorisées? Pourquoi n'y a-t-il aucun remplacement en hommes, munitions, aucune mise au point des ouvrages en avant et en arrière? D'où est venu l'ordre (écrit, verbal ?) d'enlever les instruments d'optique ? Pourquoi tant de difficultés téléphoniques ou de voix allemandes qui répondent ? Pourquoi la Ligne ne jette pas tous ses feux et ses hommes en contre-offensive, d'autant plus que de Dunkerque à Paris s'enchaînent des maillons dangereux ? L'ordre d'évacuation arrive, verbal?, écrit? porté par "On"?. Tout le matériel lourd reste sur place. Aucune destruction des ouvrages et tranchées. Les occupants se dispersent au hasard des camaraderies de groupes ou des intentions, ou par le hasard des hasards.

Les tout premiers sursauts

Se rappeler les itinéraires de va-et-vient au cours desquels on ne sait où sont amis, ennemis, des nôtres tenaces ou fuyards, le plus fréquemment paniqués et paniquards par compagnies et pourquoi pas par régiments entiers, pendant lesquels de jour et de nuit, il n'y a plus heures de sommeil, de nourriture, que des réflexes de peur, de haine, de témérité. Des flots croisés d'unités en débandades, rien dans les mains, demi-nus ou dans des capotes flottantes, courant affolés, marchant abrutis, vautrés là où ils sont tombés, saouls de vinasse, d'épuisement ou de faim. Des caisses de munitions et de vivres éventrées avec des tonneaux dégoulinants, des ivrognes qui s'invectivent, des gradés hurlant en tous les sens ou pique-niquant servis sur des nappes bien blanches par des ordonnances stylés, des chevaux qui crèvent, qui puent et dont on taille des beefsteacks, des états-majors argumentant sur des cartes inutiles de fronts mouvants. Mitrailleuses, F.M., canons tirent on ne sait sur quoi (parfois très bien) mais bien vainement contre les avions italiens et allemands hurlant de toutes leurs sirènes. Des altercations violentes, peut-être meurtrières se multiplient entre "ceux de l'arrière" et les "Maginot". Alors, se gonflent honte, rage, mépris, envers les salauds d'en haut et d'en bas, d'ici et d'ailleurs. Non, impossible que soit gâchée notre vie de chien mouillé et poursuivi pendant ces 8 mois, ces années stupides de caserne et de béton. Et aussi tant de manifs pour l'Espagne, contre les nazis, contre les nôtres également. Alors, potes parisiens, rouspéteurs de toutes occasions, débrouillards de la petite réparation indispensable (et plus tard tous saboteurs des mécaniques et connections) hardis jusqu'aux imprudences, la tête toujours pleine de 1936, des grandes manifs, et que l'on avait maintes fois envoyés au casse-pipe pour s'en débarrasser, alors gueuliez-vous "faut pas se laisser faire !". Pas seulement pour cela. Salut à toi, mon copain de l'Action Française, très aristo seul derrière ta mitrailleuse qui fut la dernière à se taire, qui me disait "ce n'est pas pour ta gueuse de République que je me fais crever, c'est pour la France de mon Roi". Et notre caporal-chef qui se "foutait de cette merde de guerre", qui ramena sur son dos le corps de nouveau transpercé de son lieutenant, "on va pas le laisser dans leurs pattes !". Les frontaliers, alors! Tireurs implacables de l'arme légère ou du canon.-Allemands ou chamois même gibier- se confondant avec les rochers et l'herbe se protégeant par chaque arbre, avares de chaque cartouche, retrouvant dans leur instinct né depuis longtemps de LEUR pays natal, nuit et jour le bon chemin, ils surent (sans le savoir encore) conduire CHEZ EUX vraiment, une guerre de partisans. Tous ceux qui se regroupaient au hasard des pièces en batterie, de nids de mitrailleuses pour les ultimes décharges avant le repli au plus court. Anonymes avec qui on se retrouvait bientôt ou plus tard pour un récit commun. Déjà, beaucoup, séparément, collectivement, songeant à continuer en se planquant, en planquant les armes, tellement, il leur reste inconcevable de revoir le Boche surtout ici dans ce coin toujours meurtri, écartelé, de terre française. Remettre ça ? Utopie meurtrière ? Déjà les Polonais… (puis les Yougoslaves… les Français…l es Russes… puis tout le monde…). Pour le moment, les avions allemands (heureusement, de temps en temps, un dégringole) incendient la forêt, mitraillent routes et sentiers, ainsi qu'à l'aveuglette, hachant littéralement branches et feuillages. Les colonnes de chars et camions sont contraints de passer dans des routes encaissées balayées par nos pièces d'artillerie débouchant à zéro, les tirs précis, assurés des Lebel et mousquetons là bien efficaces. Dans quelques jours, les vainqueurs regarderont avec respect les écussons de nos régiments. Des tracts tombent du ciel par milliers nous adjurant de cesser un combat inutile. Perdant et retrouvant les copains, en refaisant de nouveaux, unités et grades sans considérations, tous plus sales, puants et déguenillés que jamais, bardés de grenades et de cartouchières ployant sous le poids des F.M., traînant, hissant mitrailleuses et pièces légères, plongeant dans le trou creusé à la hâte ou dans une anfractuosité, étreignant les arbres protecteurs, quelque chose qui maintenant nous dépasse, nous soulève. Et pourtant, la faim, la soif, les insomnies, le froid, la chaleur torride, l'humidité, la peur animale, insoutenable, la panique qui broye les ventres. Foutre le camp, foncer vers la Suisse, se dissoudre dans la nature, dans les fermes complices. Ça nous tombe de tous côtés. Tout est strié de balles et d'éclats. On continue, non? Quoi? On y va, où? Pourquoi? Nous nous comptons de plus en plus nombreux. Donc on nous enserre. Volées de tracts et d'affiches en grosses lettres, giclées de bombes et d'obus de plus en plus nombreux et précis. De notre côté de plus en plus rares. On s'écroule, on dort, on mâche. Il pleut. Venu d'on ne sait où, un "ON"?, oral?, écrit? Se rassembler, remettre les armes et munitions, les recenser ainsi que les hommes. Ceux qui continueront le combat, dissimuleront des armes, tenteront l'évasion :

SERONT CONSIDERES COMME DES DESERTEURS!!

Mais, "ON" ajoute : le Commandement allemand internera les troupes participantes de ce combat, les considérera comme "prisonniers d'honneur" avant leurs libérations prochaines qui interviendront après décision de la Commission d'Armistice. C'est impossible ! Sont fous en haut! tous des traîtres. Ce qu'on a pu être cons! En plus, la parole des Chleuhs! Eh merde, on en a marre, on s'en fout, on rentre. Ça ne sera certainement pas drôle… mieux qu'ici, on verra bien, peut-être pas si mal qu'on pense… etc… etc… Et qui dit que c'est bien fini… Tout le monde n'est pas encore dans le bain !

1940

PRELIMINAIRES

Après ce torride Juin 1940, brouillard, pluie, froid. De tous ses sapins qui s'égouttent, la terre de Lorraine pleure la nouvelle défaite. Les garçons de ceux de Verdun ont décampé devant des adolescents en bras de chemise qui lançaient à plein gosier leurs chansons durement rythmées. Roucoulades Tino Rossi contre martèlement Wagner. C'est ce que je pense en sortant à quatre pattes d'une tente basse d'étoffes assemblées à la diable et en couvrant d'un regard vague le camp de bohémiens miséreux éparpillé sur la pente. Les godillots difformes, les molletières effilochées et tortillées, le pantalon clownesque et le calot aux pointes outrecuidantes composent avec l'ample capote, éponge de sueur et de pluie, un être singulièrement gauche; où est-il le "Jeune Homme Bien" dans la vie civile ? Pour le moment, il a faim, grelotte et ne sait que faire: se raser, se recoucher dans la tiédeur moite de la tente ou aller aux nouvelles. Ah ! Vivement que les Allemands nous démobilisent ! Quitter ces bois à l'odeur de feuilles en décomposition, cette vie entre hommes, la crasse. En finir avec l'estomac flottant, les nuits sans sommeil. Huit mois à attendre la relève, borne kilomètre quarante, route de Sarreguemines - Wissembourg. En octobre les ondées, en décembre la glace claquant dans les barbelés, en avril les moustiques, la sueur en juin. Creuser des trous de toutes formes, marcher, guetter.attendre quelque chose... On a vu ce que c'était. Fameux le coup de l'insigne "On ne passe pas". Ca valait la thune... Quelques semaines de formalités et à nous le petit coin tranquille à roupiller et à bien se retaper; aussi réfléchir à ce qui s'est passé; puis retourner au boulot. Il a dû tout de même s'en manigancer de drôles, pas mal d'avoir tiré sa peau...c'est déjà ça de pris!. Une période de flottement et ça redeviendra comme avant; c'est ce que tout le monde affirme. La guerre est pour ainsi dire terminée, l'Angleterre va capituler, assure-t-on, et les Allemands ne sont peut-être pas exactement ce qu'on croyait; on en connaît à qui ils ont donné des cigarettes et à bouffer. Pourtant... - Eh, dis donc, encore en train de te casser la tête. Tu ne vivras pas vieux. C'est la classe! On s'en va demain pour être démobilisé à Strasbourg, et direct vers la maison. On est verni. Et un bon coup de revers de main sur le ventre de l'incrédule. - Çà, il faut reconnaître que les Chleuhs sont réguliers, appuie un autre gars. - Propagande ou pas, ils tiennent leurs promesses. Le cercle grossit autour de l'annonciateur de la bonne nouvelle. Il raconte inlassablement où, comment et par qui il l'a apprise. Déjà les yeux reflètent les espérances immédiates. - Tu y crois ? Me questionne un Lorrain qui par atavisme n'a guère confiance dans son voisin allemand. - Mon vieux tout cela me paraît s'arranger trop facilement après la frottée que vous avons reçue. Vaincre l'Angleterre avec leurs seules forces, s'ils ne sont pas aidés de l'intérieur comme chez nous, hum! Trente kilomètres d'eau salée et pas de bateau. - Tandis que s'ils sont gentils avec nous! Nous rentrons à la maison, un peu de propagande achevant l'abrutissement de la défaite que la majorité ne cherche pas à comprendre... - Et dont elle se réjouit. Quand je pense au délire qui a suivi l'annonce de l'armistice... Ajoute le gendarme. - Et en avant contre perfide Albion, ce nouvel ennemi héréditaire. Ce que je vais te dire maintenant, ne le répète pas: Notre libération, pour nous personnellement, tant mieux. Pour le pays, c'est une autre paire de manches!

LA ROUTE DE L'EXIL

C'est un de ces matins tels que les connaît la montagne, après un orage d'été, tout, net et propre, cailloux et brins d'herbe, arbres et ciel; La colonne marche désarticulée dans les descentes, coincée dans les courbes, piétinante dans les montées; quelques sentinelles la flanquent. Pourquoi sont-elles là ?.Peu de crânes bourrés de félicités d'autrefois, sur le point de revenir, méditent une évasion. De part et d'autre des routes, s'étire, inépuisablement pillé, le bric à brac disséminé par les manoeuvres incohérentes des derniers combats. Juchés sur une butte, le général allemand et son Etat Major bien détachés dans le contour net de leur uniformes, saluent. Qu'en penser ? Ce sont ensuite, jusqu'à Strasbourg des agglomérations ensevelies sous d'immenses étendards à croix gammée. Les hommes ont déjà des visages fermés. Les femmes se faufilent entre les sentinelles indifférentes ou excédées pour tendre un verre, un morceau de pain. Il en sera ainsi de troupeaux d'hommes conduits, ils ne savent où, sur toutes les routes du monde et pendant tant d'années..... Il paraît que douze mille hommes sont parqués dans cette caserne que notre qualité de "prisonniers d'honneur" fait garder par des postes allemands et français qui se présentent mutuellement leurs armes. Manger, souci dominant. Les roulantes fument: pour chauffer de l'eau. Lorsque les Allemands veulent s'amuser, ils jettent quelques pains dans la cour et photographient. Les amis sûrs rassemblent les ressources, veillent sur la réserve commune; les plus débrouillards demandent à travailler, ramènent les produits de leurs premières défaillances. Ceux qui ont des cigarettes mangent; pour beaucoup, il faut végéter. Mastiquer lentement la portion, sucer le biscuit jusqu'à complète désintégration, se rendre aux feuillées. Bizarre, rien dans le ventre, et cependant, il faut y aller, dévoiler une intimité parfois encore rose et replète, parfois déjà fripée.Les feuilles de choux sont trop sommairement cuites! Malgré l'assoupissement d'animal hibernant et la chasse à la subsistance, il reste encore des heures à combler. Les rassemblements, les appels, les comptages, les sélections par métier, par unité, par région, par tout ce que la paperasse invente en classification, n'y suffisent pas, pas plus que la belote, même avec les tours de chants, les conférences sur les abeilles, les mathématiques, le français et l'allemand, devant des auditoires qui s'amenuisent, pas plus que la taille de bagues dans des pièces de monnaie, ainsi que les parties de football par des jambes cotonneuses, de même avec les misérables popotes de n'importe quoi. Alors, on cause. On cause sur les nouvelles qu'on ignore fausses ou vraies, on cause sur celles qui n'existent pas. Quels méprisants haros sur les sceptiques de la proche libération, attirant l'attention sur les mitrailleuses hissées aux miradors depuis le départ des Alsaciens-Lorrains, sur les barbelés qui se tendent et les coups de feu qui claquent la nuit! - Battage que tout cela. Répliquent avec une indestructible assurance les optimistes; c'est afin que les bureaux travaillent aux listes de rapatriés sans avoir à courir après des évadés quotidiens qui obligeraient à de constants remaniements. Les Allemands qui ont intérêt à notre docilité prennent garde de ne pas porter atteinte à ces rumeurs. Quant aux journaux français, ils exaltent la magnanimité du vainqueur, manifestent repentance des erreurs passées et élaborent un avenir régénéré. Un petit organe du Cher se sous-titrera gaillardement "An I de la Révolution Nationale" Nous nous sommes procurés un exemplaire de "l'Echo de Nancy" qui paraît sur format réduit. - Cette feuille soumise, mon vieux, nous permet d'analyser notre déroute, mieux que dans un épais traité. Examine la composition du "gouvernement". D'abord le Maréchal, Panache! flatté, pensez donc .L'adversaire respectueux devant cette pure gloire militaire. Tonique réconfort, la France meurtrie a trouvé la main secourable. Désir de revanche émoustillé, car il les possédera. Le reste est bien dosé. Des militaires qui s'y connaissent mieux dans les antichambres ministérielles que sur le champ de bataille, des politiciens embobineurs, des syndicalistes pour donner le ton social rougeâtre. Tiens, je suis sûr que tous, tu entends, malgré leurs larmes de circonstance se réjouissent, comme je l'ai lu dans un canard, de l'heureuse surprise. Une surprise organisée, tu penses, qui va faciliter l'ordre dans la maison. Vise un peu les premiers résultats. La division de la France en provinces, les corporations, etc; Tu te rends compte, de l'électricité à la chandelle, de la locomotive à la diligence, de l'auto à la chaise à porteurs, hein, pourquoi pas, lettres de cachet et autodafés ? Nous, Machin de France, Ordonnons... Tiens, tant d'aveuglement me redonne confiance. Et puis, ils n'abusent pas tout le monde, puisque quatre-vingt députés ont voté contre Pétain, sans compter tous ceux empêchés de le faire. D'où vient-elle, qui l'a répandue à une telle vitesse, cette information oui fait se disloquer et se reformer des groupes véhéments et angoissés ? Départ vers l'.Allemagne dès cette nuit. "Pour aider aux moissons en retard et retour" complètent les "libérationnistes" impénitents. Notre groupe se réunit. Mon vieux, tout ce qu'on raconte, méfiance! le jour même de la capitulation, on répandait le bruit que seraient considérés déserteurs ceux qui s'évaderaient ! Toi et moi, quelques autres aussi, avons bêtement remis nos armes, au lieu de les planquer, pour... - Sois plus exact Ce sont nos propres bonshommes qui nous les ont arrachées. çà continue! Y a encore un type qui s'est fait casser la gueule hier. Il disait qu'on paierait cher l'armistice! - En tout cas, nous n'aurions pas dû croire à cette convention spéciale pour 2 ou 3 régiments de prisonniers d'honneur qui devait nous faire libérer rapidement, puisque l'armistice nous avait livrés en bloc. Il fallait foutre le camp chez les bûcherons... - Et quoi faire ? - Bien sûr, nous ne savions rien, mais j'ai l'intuition que de grands événements se préparent. Si nous passons de l'autre côté, c'est qu'ils ont besoin de nous pour continuer la guerre (donc les Anglais tiennent le coup) ou bien de se servir de nous comme otages dans la paix à discuter. - Je ne crois pas à une paix immédiate. As-tu entendu ce que Schneider a traduit d'un canard allemand ? Il y a un Général de Gaulle. Il me semble avoir vu vaguement ce nom dans les journaux avant l'armistice- qui organise quelque chose a Londres. Cela signifie que la lutte continue...et tout le monde n'est pas encore dans le bain - Cela me rappelle ce qu'un copain alsacien m'a raconté. L'autre jour, il a accompagné comme interprète un officier allemand qui lui a confié ceci : il n'y a eu que des paroles au moment où nous avons recréé notre Armée et réoccupé la rive gauche du Rhin, des tiraillements lors de l'Anschluss, mais déjà des mobilisations pour la Tchécoslovaquie. Maintenant, nous sommes obligés d'occuper de vastes contrées. Oh oui, ce sont de grands succès, mais que de puissances encore contre nous ou qui le seront: Angleterre, Russie, Amérique et rien que des alliés par crainte. Toujours plus loin, toujours plus difficile, un tourbillon duquel nous ne pouvons échapper - Ton bonhomme, vraiment une exception chez eux, a certainement raison, mais cela exigera des années, c'est a dire pour nous des années de travail forcé. Faut foutre le camp.

LE GRAND DEPART

Trois heures du matin. Piétinements, appels, jurons, commandements. La cour se vide. L'aérodrome devant la caserne est luisant d'un clair de lune trop révélateur; une sentinelle tous les mètres, l'arme prête. Une évasion est impossible. Au revoir, Strasbourgeoises et Strasbourgeois qui nous soufflèrent les premières paroles d'espoir, d'autres Français, eux reviendront en vainqueurs. Le train rampe dans la plaine d'Alsace. Soif, sueur, faim, somnolence secouée de temps en temps par les freinages et les démarrages. Subitement, une pression sur l'épaule, un corps interceptant la lumière, un bruit de cailloux roulés. Un gars a sauté par la fenêtre pourtant exigüe. Quelques commentaires, événement classé. De nouveau un peu d'animation, car nous traversons la ligne fortifiée allemande. - Nous irons pendre notre linge sur la Ligne Siegfried, est-il fredonné ironiquement. Karlsruhe. Des cheminots fraternels tendent à boire.Altercations entre eux et les sentinelles. Nous restons la gorge sèche. Sur un grêle viaduc haut perché, nous traversons le paysage de cartes postales des vallées abruptes du Main et du Neckar, boisées de noir sévère, avec routes blanches et serpentantes, argentines cascades et torrents écumants, villages blottis dans la verdure, faux castels moyenâgeux d'un blanc trop neuf, ruines crénelées avec vols de corbeaux sur fond de ciel pastel. Arrêt près d'un passage à niveau tout proche d'une grosse ville; de splendides filles aux longues nattes blond brillant, poitrines rebondies, hanches assurées, bonnes joufflues bien campées dans les corsages à boutons de nacre ou de verre, guindées dans des robes de velours tombant en plis lourds derrière les tabliers verts, rouges, bleus crus chatoyants, réveillent en moi les images de la "Kermesse Héroïque". Régal des futurs vainqueurs dont nous ne serons jamais ainsi que nous en avertit un autocar-français naturellement-qui porte sur ses flancs camouflés: Heil Sieg Heil Hitler Frankfurt, Lüttich, Paris (en gros dans un cercle), Orléans, Poitiers, Bordeaux, Biarritz, étapes des plus enivrantes victoires dont l'encens doit monter jusqu'au Wahalla des valeureux guerriers germaniques. Sur l'immense plaine nue, un quai aussi immense et nu, "Nurnberg Mürzfeld" grogne de ses agressives lettres carrées en relief une plaque de ciment gris. Les jambes raides et flageolantes nous dévalons une large avenue rectiligne paraissant buter contre une muraille de sapins noirs barrée à dix mètres du sol par gigantesque panneau de bois duquel des lettres rouges hurlent "Parteï-Tag 1939" - Là, se tenaient les congrès du Parti, me renseigne un voisin. Bien propre en effet à communiquer aux imagination un sombre enthousiasme, ce cirque de dimensions cyclopéennes frangé de ces sapins rigides au perpétuel garde à vous, sans une fleur à leurs pieds, sans un oiseau sur leurs branches. Sur le sable du camp çà et là teinté de plaques d'herbe ou coloré de chétives fleurs, accroupies en un mystérieux ordonnancement, s'échelonnent les baraques dans lesquelles les coups de bottes nous encaquent approximativement par 200 Sous les marabouts sont installés les bureaux de répartition en kommandos. Des prisonniers de diverses nationalités déjà ironiques et blasés (surtout lorsque nous leur montrons timidement la Convention faisant de nous des "Prisonniers d'Honneur"), scribes ou dactylos acquis pour une demi-boule de pain, enregistrent et canalisent le bétail humain. Aux points jugés judicieux par l'Architecte-Geôlier, ont été dressés des miradors avec mitrailleuses tournantes et projecteurs Et surtout, les barbelés, symbole des camps d'oppression comme les barreaux le furent des bastilles. Des mètres en hauteur et en largeur et en longueur, sur des kilomètres, avec des raffinements sournois d'enchevêtrements, de plans inclinés, de brusques coudes, des fausses chicanes... Le Barbelé, humilié d'avoir été si longtemps la dérisoire barrière champêtre que les enfants et les chèvres franchissent d'un bond aisé, déçu d'être maintenant une vaine défense guerrière, se prépare à prendre pour des années une revanche superbe en déchirant des millions de chairs et d'espoirs. Le prisonnier solitaire de jadis était intime avec les barreaux contre lesquels il se cramponnait, visage collé pour épier un coin de ciel et qui, parfois, complices de sa ténacité, lui ouvraient les chemins de la liberté; confiez donc au barbelé, espérances, rages, douleurs, il vous repoussera le front et les membres ensanglantés.

VERS QUELLE ETAPE ROULONS-NOUS DE NOUVEAU ?

Cinquante deux dans un wagon de quarante en un pêle-mêle ankylosant et malodorant, corps brutalement secoués à chaque coup de tampon. Soif, faim, somnolence, regards vagues, paroles rares, si ce n'est les jurons accompagnant chaque heurt ou "annonces" d'impavides joueurs de belote. Nous sommes là les quatre copains de toujours qui se sont retrouvés. Chacun de nous d'être entouré des pensées amies, ressent une réconfortante impression de stabilité dans ce provisoire énigmatique. Surtout ne pas rester effroyablement seul lorsque, dépouillé de toute personnalité, on se trouve abandonné dans l'étouffante masse grouillante des conservations individuelles. Qu'il est pénible de faire connaissance! On étudie le visage, le comportement du voisin, on risque quelques interrogations timides ou banales, on se découvre des affinités de patelins, de professions ou de régiment; l'amitié à peine liée est coupée par un remous; il faut recommencer sans remarquer le rebuffades, sans s'insinuer trop vite dans le groupe bien constitué, offrir en holocauste de bienvenue maints sacrifices, toujours conciliant, jamais lassé. C'est parce que nous sommes réunis, mes copains, que je suis certain de ne plus entendre ma voix sans écho. - Quo Vadis ? a soufflé un lettré. Prusse Orientale, Bavière, Saxe ? On compare d'après des récits de 14/18. Les Prusses ayant contre elles les jugements de l'Histoire de France ainsi que la trop froide Pologne sont rejetées, tandis que la Bavière, la Saxe, contrées de paysans bedonnants, hardis buveurs et fieffés fumeurs sont plus favorablement retenues jusqu'au moment où une femme assise sur le remblai crie "Sudetenland". Moue de perplexité, mais d'une mémoire plus documentée sort le renseignement: affaire des Sudètes, 1938, Munich. Il en est déduit que d'Allemands de fraîche couvée, il y a peut-être mieux à attendre que d'Allemands de vieille souche. Le désappointement ne tarde pas lors de la traversée d'une localité minière importante tout empanachée de fumées et rutilante d'étendards. On a le triomphe tenace dans le IIIème Reich, et bien des semaines après, nous assisterons le matin au salut aux couleurs victorieuses de la part des jeunes filles du B.D.M. De jeunes enfants nous lancent du gravier, font mine de s'enfuir les bras levés et reviennent sur nous avec des grimaces de mépris; ils en sont encore à l'âge (n'y a-t-il seulement qu'un âge pour le croire ?) où la guerre est une suite de bonds allègres de capitales en capitales conquises dans la rumeur terrifiée des peuples soumis et le grondement de la Patrie reconnaissante. Plus loin, une grand-mère pleure de toutes ses rides en agitant son mouchoir devant nos faces pressées contre les ouvertures. Ce convoi évoque-t-il en elle l'image d'un autre convoi qui emmenait aussi son fils prisonnier et pense-t-elle à celui qui actuellement lui prend son petit-fils pour une lointaine frontière ?

LA NOUVELLE EXISTENCE

Tout le village est rassemblé devant la salle de bal devenu notre Kommando. Plus de curiosité que d'hostilité; on veut voir comment sont bâtis et se comportent des gens venus de si loin. D'aucuns font des gestes amicaux, principalement les enfants, qui étonnés de notre langage rapide et coulant s'évertuent à limiter. Un jeune gars portant au revers de son veston un losange jaune avec un "P" violet me fait comprendre qu'il est Polonais et que Polonais et Français sont camarades. D'un bond, la sentinelle écumante le renverse d'une bourrade en pleine poitrine. Haine et mépris, indignation et rage s'entrecroisent dans nos regards. Je sens que ces doigts qui se ferment et s'ouvrent spasmodiquement vont m'empoigner pour une correction soignée; probablement est-ce interdit, car seul un geste impératif m'intime l'ordre de rentrer. Dans une gare parisienne, une affiche affirmait catégoriquement: "Les forêts de Bohème à 4 heures du Bourget". En réalité le voyage a duré 11 mois, mais en compensation, le séjour y a largement excédé celui d'un week- end. Dès le lendemain de l'arrivée, on nous rassemble pour une foire à bestiaux d'un nouveau genre. Les paysans nous palpent les jarrets, les bras, nous ouvrent les mains, évaluent la largeur des épaules, leur assènent quelques tapes vigoureuses. Bien vite, la dignité souffletée par ces manières de foirail réagit en saillies vengeresses: - S'ils veulent qu'on se déculotte, ils nous regarderont le derrière comme aux vaches! - Ce vieil abruti vient-il chercher un boeuf pour sa charrue ou un mâle pour sa Gretchen ? Le tri achevé, les esclaves choisis sont emmenés par leurs possesseurs, tandis que le rebut est groupé par les sentinelles qui chargent ostensiblement leurs armes et y fichent les baïonnettes. Après une distribution de haches, scies, râclettes, nous nous acheminons pour la première fois à notre tâche: exploiter les arbres ravagés par la tornade de mars 40 qui a traversé l'Europe. On ne peut imaginer plus déprimant contraste entre cette profusion de lumière, de verdure claire, de sérénité de la campagne environnante, et l'oppressante touffeur de cette incommensurable multitude d'arbres rigides et silencieux, parmi lesquels un soleil filtré se dilue dans une vapeur ouatée. En hiver, par contre, la forêt déploie toute sa superbe personnalité. Les pics nacre et or se drapent de brumes irisées et onduleuses. Les cristaux de neige sont autant de bijoux aux feux divers. Les sapins par leurs branches lourdement gimpées semblent ouvrir des bras bienveillants. Et lorsque le soleil perce les nuages, c'est un universel éblouissement. Pour nous, ventres affamés, corps transis et godasses percées, cette magnificence sera aussi cruelle que ces vitrines de Noël aux enfants pauvres.

CHOSES ET GENS DE CHEZ EUX

C'est un hameau de montagne abrité par une pente raide, à l'orée d'une plaine vallonnée balayée par un vent violent presque constant. Comme dans tant d'autres villages de l'ancienne frontière germano-tchèque, il est axé sur une grande mare (aux bords cimentés dans les plus cossus), empire de tous les volatiles nageants, bagués au nom de leur propriétaire, et sur l'église au clocher bulbeux qui tend à faire croire à un Orient déjà proche. Recroquevillé derrière la maison de Dieu, s'accote un cimetière presque abandonné des hommes mais fleuri durant la belle saison par une nature moins oublieuse. Le relief montueux impose aux chemins ravinés par les orages et les dégels, remblais et déblais où se hissent ou s'engloutissent les maisons généralement de plain-pied. Les couleurs tendres des façades souillées de plaques d'humidité ne peuvent en atténuer la tristesse encore accentuée par les épais toits de chaume noirâtres qui les font paraître encore plus tassées. Si par leur importance (celle du boulanger-quincaillier-épicier qui engloutit nos maigres salaires dominant toutes les autres), leur aspect extérieur, les maisons classent les propriétaires, par contre elles paraissent toutes avoir une disposition intérieure sensiblement uniforme: les pièce habitables, puis en contre-bas d'une marche ou deux, séparée par une porte rembourrée de paille, l'étable qui lance ses bouffées à chaque allée et venue. Chez les plus aisés, on dispose d'une spacieuse salle à manger carrelée et l'on reçoit les visites autour du poêle d'émail géant, et de chambres à coucher richement meublées, orgueil de la famille. Le long des murs courent des bandes d'étoffe crue portant brodés sages proverbes, judicieux conseils, enfantelets joyeux ou pudiques amoureux. Tout autrement se présentent les demeures des petites gens. Une seule pièce, dont la superficie dans la plupart des cas est l'inversement proportionnelle au nombre des occupants; sol de terre battue ou de mauvais carreaux fêlés, bas plafond voûté peinturluré de rose ou bleu fragiles depuis longtemps obscurcis. Une remuante marmaille espacée sur les délais indispensables de conception,drue, barbouillée, ébouriffée, habillée d'éblouissante indigence, qui piaille, pleurniche et criaille entre les cascades blasphématoires du père et les glapissements aigus de la mère, se démène dans une atmosphère composite de confiné, de senteurs animales et de corps hostiles à l'eau, de graillons de cuisine et de fumée de bois, par les dédales d'un mobilier à étourdir antiquaires et brocanteurs. Quelques taches de lumière et de couleurs crues, le moderne d'abord, la machine écrémeuse étincelante de tous ses nickels, le poste de radio populaire (et de la bonne parole), le portrait encadré su Führer drapé dans un écarlate manteau de Lucifer, la tradition aussi, les enluminures grand format des Vierges Marie, des Enfants Jésus, des Saints, de Dieu le Père, éclatants d'or et pourpre qui régissent bonnassement les ébats familiaux, et au-dessus de la porte d'entrée, des formules de bénédiction en gothique joliment contourné qui invitent la Providence et le voyageur à prendre au foyer les places qui leur sont dévolues. La description de l'habitation n'est pas complète si on ne mentionne pas sa principale caractéristique, les minimes doubles fenêtres qu'il suffit de regarder pour connaître la saison; en hiver, blancs sujets de Noël brillant de paillettes, aux beaux jours, fleurs prospérant gaillardement dans ces sortes de serres. Rude le pays montagneux, caillouteux, rude le climat glacial ou torride, rude le vent inlassable qui tranche dans la forêt de longs sillons d'arbres déracinés,rude la glèbe ingrate, de pierre en hiver, marécageuse au dégel, craquelée en été, mouvante durant les pluies torrentielles. Peiner pour les semailles et les récoltes sur des parcelles quasi stériles et follement dispersées le long d'âpres nivellements à 18 heures par jour sous la menace des orages hachants, des coups de vent dispersants, de la sécheresse corrosive et des gelées cassantes. Trimer l'hiver par 25 degrés en dessous, à dégager les chemins, transporter les bois de sciage à la ville, constituer et entretenir la provision de chauffage domestique, extraire des pierres de la carrière, les casser et les répartir dans les ornières, s'échiner au printemps à l'irrigation de champs transformés en éponges glougloutantes d'eau glacée sourdant jusqu'à mi-jambes, se sentir boucaner par le soleil d'été, les reins brisés durant fenaisons et moissons, s'imbiber l'automne, dans les bains de brume et le clapotis des betteraves boueuses, s'éreinter du Nouvel An à la Saint Sylvestre, matin, midi et soir à l'entretien des bêtes toujours tenues à l'étable; pour les citadins quelle cruelle prise de contact avec le travail universel de la terre ! Quant à la cuisine! Notre ahurissement devint indignation à la vue des assiettes de volailles, viandes, charcuteries, le tout inévitablement bouilli, les légumes absents à ces altitudes étant remplacés par les perpétuelles kartoffel; on ingurgitait hâtivement ces ratatouilles aux heures commandées par le travail du jour, la femme, fût-elle maîtresse de maison, mangeant debout. Mais sans nul doute, les petites terrines de gelée firent l'unanimité d'un furieux mécontentement. Il s'agit là d'une pratique culinaire, laquelle imposée à Vatel lui ferait derechef repasser l'épée au travers du corps. Le cochon aussitôt tué (la grande fête des fermes), de copieux quartiers sont échaudés; l'écume ainsi recueillie sert pendant des semaines de hors d'oeuvres et pour les prisonniers de plat de résistance. On a encore un frémissement d'entrailles à évoquer cette masse glauque et gluante, tremblotante et fuyante sous la cuiller, insipide, poissant la bouche avant de se figer dans l'estomac. Ainsi donc, très compréhensible que ces gens rudoyés par une nature revêche n'aient manifesté que des réactions élémentaires et violentes parmi lesquelles les sentiments n'ont plus place; que pour eux l'ingestion dominicale et soutenue de bière, ponctuée de chansons bachiques et martiales, ait été tout le loisir,et qu'ils aient imposé aux originaires de la douce France un régime qu'ils ne devaient pas accepter sans rechigner.

ESQUISSE VILLAGEOISE ET VIE QUOTIDIENNE

Elle resterait tronquée si l'on ne traçait les silhouettes des notabilités locales. Affirmer qu'elle pourrait se retrouver en tous lieux serait osé, mais pour ce pays où partout, le Pouvoir imposait une empreinte uniforme, on risque de n'être guère éloigné de la vérité. Passons très vite sur les figurants. L'aubergiste rubicond,bedonnant, franc avaleur de bière, qui tient l'arrêt de l'autocar et a été assez habile pour faire établir le commando dans la salle de danse, percevant ainsi le prix de la location et drainant les quelques marks que nous détenions. Le cantonnier-pépiniériste-pompier-tambour est lui mécontent comme tous ses confrères de son sort de fonctionnaire. La dame du bureau de tabac, bien gentille personne, blonde et mignonne comme on la chante, assure la transmission des potins entre ville et village; l'épicier-quincaillier, fortune assise du pays, est le fournisseur de bouche officiel et "noir" du kommando. Maintenant les grands acteurs. Voici d'abord, comme il se doit, Monsieur le Maire: chapeau hardiment courbé devant les yeux, regard fulgurant jaillissant de cette ombre, mâchoires saillant puissamment, lèvres closes, faciès inquiétant du Monsieur qui va tout briser si personne ne le retient, les mains profondément enfoncées dans les poches à la "mal au ventre" une jambe harmonieusement ployée devant l'autre à l'arrêt, faisant valoir le galbe d'un mollet probablement impeccable dans des bottes souples et collantes. Voix de basse, paroles mesurées, démarche lente et pleine de gravité, Monsieur le Maire est la cariatide qui supporte le faix des affaires politico-administratives de l'agglomération. Si, d'aventure, il faiblissait, l'araignée agrippée à sa boutonnière lui rappellerait que la N.S.D.A.P. voit tout, sait tout, qu'il n'est qu'un cadavre (moral) entre ses mains, et qu'une disgrâce ferait de lui un cadavre (physique) sur un quelconque front. Qu'il ait fait don de sa personne (morale) à son Führer ne souffre aucun doute et voici pourquoi. Un jour un de ses chariots se trouva bloqué dans la neige à la hauteur de notre groupe. Nous voici poussant de toutes nos forces... surtout à pleines gueules, tandis que Monsieur le Maire ahanait dans la tension de toute son énergie soigneusement ménagée au long de l'année. Son souffle précipité et bruyant de machine à vapeur en trop forte pression intriguait par son intonation; et chacun effaré, de s'interroger, n'osant y croire; chaque expiration émanant du tréfonds des forces disponibles était un heil Hitler !. Si le Maire est le responsable du moral conforme de la population, laquelle, c'est évident, ne saisit pas toujours dans leur ampleur et leur complexité les problèmes de l'heure historique, le forestier-secrétaire de Mairie est le technicien chargé de traduire leurs incidences pratiques sous forme de réquisitions, conscriptions militaires ou de "l'Arbeits Dienst", d'une façon générale de réfléchir à l'échelle du village des questions d'ordre national et international soulevées par la conduite victorieuse de la guerre; tout au moins paraît-il le croire si l'on considère son visage de sphinx pétrifié, pierre tombale de secrets d'Etat. Sa tête teutonnesquement parallèlépipédique surmontée d'une brosse raide, blonde et serrée à angles vifs, ses oreilles sommairement taillées et mal décollées, ses traits sommairement équarris, un corps immense et musclé, attendant encore à cinquante ans la mise en forme définitive, en faisait une étrange réplique de Frankenstein. Il ne se séparait jamais d'une canne et d'un magnifique fusil à deux coups, dont il faisait usage avec maestria contre lièvres et renards. Peut-être a-t-il attendu vainement la chasse aux prisonniers, comme en tant d'autres lieux ! La canne jouait un rôle beaucoup plus important car elle remplaçait chez lui un langage parcimonieux, les rares paroles prononcées formant un bredouillis se perdant dans la pipe. C'est elle qui nous désignait le travail et ses modalités d'exécution, donnait le signal des rassemblements et départs, s'agitait frénétiquement devant les paresseux. Je n'insiste pas sur le rücksack abondamment garni de victuailles dont la vue nous vrillait l'estomac. Nous ne vîmes ses yeux globuleux briller, ses pommettes se colorer et une volubilité lui venir qu'en nous racontant les succès Kolossaux remportés en Russie et comment son fils aviateur faisait boum boum sur les peuplades arriérées de l'est. Aucun de nous ne peut se targuer d'avoir été en relation étroite avec lui. Pour ma part, la seule fois où cela faillit m'arriver(et de quelle manière), il fut bien incapable de le deviner. J'étais entrain d'ébrancher un arbre, m'irritant d'une hache ébréchée et de mes pensées fuyantes, lorsque je l'aperçus derrière moi, monolithique, n'ayant de vivant que les flocons de sa pipe. Je le gratifiai du coup d'oeil accordé aux gens négligeables. Je me retourne: encore là. J'étouffe un soupir d'énervement. Je cherche un petit repos, toujours là. Je me courbe, attache méthodiquement mes lacets, me redresse... pour l'apercevoir. Déjà, la colère me serre... La hache dérape, entre les mains tremblantes. Je laisse fuser une exclamation de fureur en étreignant convulsivement l'outil, jambes fléchissantes, suffoquant, un voile rouge me brouillant le paysage. Je vais lui taper sur la gueule pour le voir s'agiter, crier. Oh! ça y est, tant pis. Je lève haut l'outil meurtrier, pivote légèrement, préparant l'élan. Un ahanement de soulagement, il est parti sans bruit. Sueur glacée sur le visage en feu. Ca va gueuler, mais je m'assois. On l'a échappé belle tous les deux! A la vérité, ce cerbère exaspérant de majestueux crétinisme ne fut qu'un naïf facilement dupé par ses prisonniers qui lui produisirent un travail dont il n'eut pas lieu d'être fier par la suite: arbres éclatés, futurs poteaux télégraphiques réduits en bois de mine rétrogradé en bois de chauffage, mensurations fantaisistes des dimensions réglementaires. Quant aux deux puissances éducatrices de la jeunesse elles paraissent avoir conclu un partage des zones d'influence. L'instituteur, prudent manoeuvrier parmi les hommes et les événements, laissant entre lui et les paysans la distance qu'il convient entre rustres et gens de qualité, appréciant une fonction qui le tenait éloigné des servitudes militaires, se montrant rarement en-dehors de l'école loyalement pavoisée aux époques prévues et honnêtement ornée des portraits et paroles des illustres de l'heure. Le curé, jeune gaillard dégingandé, presque toujours en civil, attestait son chaleureux civisme par un bras énergiquement levé devant toute personnalité. Il estima dans la "Ligne" de ne pas célébrer de messe, fût- elle spéciale, pour les Français. Ses affaires collectives remises aux soins diligents de ces quatre sains jugements, la population peut vaquer à ses rudes occupations, bien éloignée de ces stériles luttes de classes justement stigmatisées par ces hommes exceptionnels qui conduisent la Patrie vers des destinées jusqu'alors insoupçonnées. Et puis, n'y a-t-il pas ce trait commun malgré quelques gradations remarquées seulement par des esprits malveillants, la Pipe et ses pompons descendant jusqu'au nombril, fourneau d'écume avec couvercle d'argent pour les riches, fourneau de bois avec couvercle de fer pour les pauvres-et qui, rivée aux dents qu'elle ne quitte que pour les déglutitions, se porte du lever au coucher ? Elle ne manque jamais, avec son immuable compagnon, le chapeau à blaireau, de susciter notre admiration verbeuse et ironique. Cette longue étude de nos maîtres éphémères pourrait tout aussi bien tenir dans cette définition lapidaire de l'un d'entre nous: - Pour être un bon paysan, ici,il faut en même temps tirer constamment sur la pipe, manger son casse-croûte, ingurgiter un demi, roter de satisfaction, faire un gosse à sa femme, crier "Heil Hitler" et traire la vache. Ainsi, procéderait-on dans les manuels de géographie: le site, l'habitat, le costume, les moeurs, puis quelques caractéristiques essentielles. Cependant ceux qui les écrivent, n'ayant pas eu l'heur de connaître les moyens d'investigation que le sort nous avait dispensés, laisseraient subsister une lacune essentielle car ils ne pourraient disserter en connaissance de cause des lits à étages jumelés, dont la présence omnipotente sur toute l'étendue du IIIème Reich dispense d'une nomenclature détaillée. Il est indubitable que partout au premier examen, ceux à qui ils étaient destinés ont fait cette remarque: "On va se casser la gueule, dans ces machins là !" Aucun long développement non plus sur leur souplesse, la propreté des couvertures et des paillasses; par contre, combien doit on s'étendre sur le chapitre "Puces", en écrivant ce mot avec une majuscule, en hommage craintif à un antagoniste invincible qui maintint haut et ferme l'honneur de la gent insecte après chaque écrasement plus ou moins momentané des poux et des punaises, ces alliés défaillants. Que de combats irritants dans leur stérilité contre un adversaire d'une habilité consommée dans le camouflage, prompt, insaisissable, cramponné à la vie, prolifique ! Si jamais de grands capitaines ont médité des heures avant la rencontre décisive, combien avons-nous élaboré des plans savants de destruction voués à des triomphes sans lendemains ou plus cruellement à des échecs immédiats. Pour donner une idée de l'ampleur de cette lutte, choisissons une journée quelconque d'hiver ou d'été, qu'importe, quoique il ait été remarqué une recrudescence des activités pucières aux alentours de la poussée printanière. Au lever, les couvertures sont portées immédiatement à l'extérieur et le soir, inspection recto-verso au centimètre carré. Nombreux cadavres avec le bruit délicieux des corps éclatant entre les ongles. En hiver, les battues sont plus fructueuses, car les bestioles sont engourdies; en été, émoustillées par le soleil, elles sautent hardiment sur le sol en quête d'occasions. Dûment battues, secouées, on peut considérer les "couvrantes" comme épurées. On scrute la paillasse, repaire inexpugnable d'où affamés s'élancent les bataillons pour y retraiter, gorgés de sang. Rien de rien. Aspersion de sécurité avec liquides et poudres insecticides,qui, peu nocives pour les puces, suffoquent au moins les hommes. Les vêtements contaminés sont rangés aussi loin que possible des lits; puis, tout nu en pleine lumière, on procède au crible minutieux, couture par couture, pli par pli, pièce par pièce de la chemise, poil par poil de l'individu. Alors scintille l'espoir d'une nuit paisible. Le sommeil apporte en ondes calmes (s'il n'y a ni belote, ni engueulades, ni équipes de nuit, ni bombardement...) au candidat dormeur les songes toujours caressés. Un très léger chatouillement à la jambe; dupé dans son attente agréable, l'infortuné tente de s'illusionner: un poil qui s'est accroché à un brin de paille ? Mais non, plusieurs picotements déjà sur le bras, puis sur le dos, jusqu'au moment où ces imperceptibles trépignements se transforment en une pointe de feu qui provoque la première grimace. Les mains frottent, tapotent, les ongles grattent, contorsions à droite, à gauche, sur le ventre, sur le dos. Les voisins de côté et de dessous rouspètent. On jure, on couvre d'invectives l'ennemi sournois; grelottant, abasourdi, on cherche la vengeance et la tranquillité dans la chemise et les couvertures, mais si vainement... Tristes matins. Tignasses en désordre, yeux battus, bouches baillantes, on contemple, toute velléité d'action annihilée, les ronds rouges mouchetant le corps en tracés capricieux.

SILHOUETTES DE CHEZ NOUS

En faire le moins possible. Travailler, c'est produire pour le vainqueur, à détester par conscience politique ou simplement par instinct patriotique, c'est l'aider à conduire la guerre contre d'autres. Et puis, qui mange peu, travaille peu. D'aussi bonnes raisons étayées par la morale et l'intérêt (là heureusement confondus) auraient dû inciter à une force d'inertie cohérente et tenace. Mais on voulut tout d'abord se concilier les bonnes grâces des gardiens par un rendement n'offrant aucune prise aux remontrances; se faire une "planque" de sa spécialité et même montrer à ces "imbéciles de Chleuhs que les Français se débrouillent bien mieux", puis par la suite, gagner de l'argent; en un mot, passer le moins désagréablement possible le peu de temps à rester en Allemagne. D'autant plus, qu'au début, chacun croyait à sa petite chance individuelle de libération.Immédiatement, ce furent des discussions orageuses, les "bons" approuvant sans aucun trouble les représailles contre les "feignants qui ne veulent rien foutre et qui amènent des histoires pour tout le monde". Ainsi, lisant dans le "trait-d'Union" un article conseillant le travail aux sous-officiers, nous en déduisons a contrario qu'il y a la possibilité, sinon le droit de ne pas travailler; nous en faisons part aux sentinelles, demandant notre retour au Stalag. Pour activer, nous décidons d'agir, ou mieux dit, de ne plus agir. Dès l'annonce de notre projet, unanime tollé. - Comment, nous sommes à peu près tranquilles et pour vous taper le cul au Stalag en lisant des bouquins, vous vous en fichez que nous ayons des ennuis. Est-il permis de donner une conclusion, prudente comme en toute généralité ? Savoir tirer, pousser, cogner, arracher, soulever, pelleter, être un dur au boulot est la condition sine qu'a non pour aborder d'autre sujets avec beaucoup. Ma foi, cet examen probatoire semble nécessaire, tant de messieurs aux mains sans cals discourent sur la beauté de l'effort manuel! Les attitudes collectives des prisonniers, quels que soient les périodes, les lieux et les emplois, pourraient amener à les classer ainsi. - Les "teigneux", la minorité grandissante sont ceux qui ne veulent rien savoir des Boches ni des nazis. Ils enragent contre Vichy, soutiennent dès le début contre toute raison que "Les Allemands l'auront dans le cul... la balayette", (formule d'espérance d'origine indéterminée voltigeant de crâne en crâne), ne veulent pas attendre pour les accabler qu'ils aient genou en terre et réfléchissent déjà aux problèmes de l'après- guerre. Qu'ils sachent ou non travailler, ils ne perdent jamais l'occasion de muser ou de commettre quelque déprédation; ils n'acceptent qu'en rechignant ce qui leur est donné et ont tendance à exiger plutôt qu'à solliciter. S'il leur arrive de discuter avec des Allemands, ils ne manquent pas de décocher quelques flèches contre le moral officiel. Evaluant d'un oeil partialement critique l'anatomie féminine, ils décrètent - sauf défaillances dont ils ne se vantent guère - qu'on verra ça de plus près lors de la défaite, en hommes libres. Leur formule distinctive est nicht verstehen ou plus phonétiquement nix fürsten. Les "pas d'histoires" rassemblent ceux qui ont horreur des complications; organisés dans leur nouvelle vie, ils appréhendent les incidents qui en troublent le cours régulier; ils sont d'avis que tout bien considéré, si on ne leur dit ni fait rien qui les contrarie, les Allemands sont bien corrects. Ils craignent que toutes ces histoires de maquis et de prisonniers en fuite, d'attentats et de réfractaires n'indisposent les Allemands qui pourraient supprimer les petits avantages acquis. Ils ajoutent avec conviction que "les Chleuhs n'ont qu'à sonner (pas trop) ceux qui ne veulent rien faire et qui les ennuient", mais ils sauront cependant, garder silences complices et accordent aides discrètes. Ils reçoivent volontiers ce que leurs maîtres veulent bien leur accorder, ne manquent jamais de solliciter et disent gentiment bonjour aux notabilités. Ils promettent de s'ériger en justiciers quand la déconfiture sera pleinement certaine. En réalité, ils seront indulgents. Evidemment, une femme ferait bien leur affaire mais on s'attire tant d'ennuis si on est découvert, et puis si on tombe sur une qui est affligée d'un sale machin, comment s'en sortir ? On les distingue à ce qu'ils répondent invariablement "ya-ya". Enfin, l'infirme minorité, les lèches-bottes, quémandeurs perpétuels de travaux moins pénibles ou mieux rémunérés, sous condition que la démarche soit faite par l'homme de confiance. Ils se moquent des imbéciles qui font de la politique, certains, eux, de gagner sur les deux tableaux: ils auront amassé de fortes sommes (quelle déception lorsque, au retour, le change ne sera effectué qu'en faible partie) et escomptent quelques fructueux pillages pour la période troublée. Ils ne voient dans les femmes que d'excellentes occasions d'obtenir, en plus des concessions ordinaires, du tabac et des casse-croûtes. On reconnaît infailliblement un lèche-bottes devant un Allemand à son attitude obséquieuse, le béret à la main, et à ses courbettes accompagnées de: - ya, mein Herr. Ce furent les Allemands eux-mêmes qui apposèrent une sorte d'apostille officielle à ces discriminations. Commencement 1942, parvinrent du Stalag des listes nominatives invitant au plébiscite en faveur du Maréchal. Les lèches-bottes s'empressèrent de se faire inscrire dans la colonne Ya. Sait-on si cela ne peut pas conduire directement en France ou à quelque bonne planque (souvent illusoire) du Stalag. Les "pas d'histoires" suivirent de près et se mirent à l'aise en déclarant "on nous force la main, ça n'a aucune valeur, et c'est donc bien inutile de s'attirer des désagréments! Avec un teigneux, voici une scène vécu: La sentinelle, doucereuse : - Pétain, grand chef des Français, bon camarade avec nous. Le teigneux, geste d'ignorance. - Je ne sais pas. La sentinelle, admirative. - Si, grand soldat, Verdun, les Allemands, boum-boum Le teigneux, geste de dénégation - Pas lui, ses soldats. La sentinelle, offusquée. - Pas bien dire. Je ne comprend pas. Quand notre Führer nous demande de dire Ya, nous disons Ya. Dis Ya aussi Le teigneux, tranchant - Le Führer pour le peuple allemand, Pétain pour les Allemands. Pas Français. La sentinelle, éclatant. - Bolchevik, Raus, Raus. Le teigneux, dans le couloir, jubilant mais très rassuré - Je l'ai eu, le type, mais qu'est-ce-qui va me dégringoler derrière les oreilles! Il n'est rien dégringolé, car comme beaucoup d'enquête, le plébiscite alla gésir dans un anonyme tiroir.

LECONS DE DIGNITE POUR EUX ET POUR NOUS

Le Feldwebel de contrôle a terminé son inspection. La netteté de la chambre et nos joues creuses ayant dû le convaincre de l'excellence des méthodes éducatives; la bienveillance qui en résulte le pousse à nous interroger sur nos menus desiderata. Silence. Les "pas d'histoires" n'osent pas, les "teigneux" ne veulent pas, les " lèches-bottes" voudraient bien. L'un dit à l'interprète: - Demande à l'adjudant si on aura davantage de confiture si l'on travaille mieux ? Exclamations véhémentes des "teigneux". L'adjudant s'inquiète. L'interprète balance. - Tant pis, dis lui ce que veut cet abruti, mais que nous, nous ne marchons pas ! Traduction. Le visage de l'adjudant se ferme : - Vous êtes les soldats d'un pays complètement vaincu. On vous a amenés pour travailler pour la Grande Allemagne. Vous n'avez aucune faveur à solliciter. Ici par la volonté du Führer, vous n'en sortirez que par sa volonté. Verstanden ! En captivité, s'affrontent deux tricheurs: le Temps qui essaie de facturer au prisonnier des heures de 120, 180 minutes et plus, et le Prisonnier qui s'efforce de livrer au Temps des heures de 30 minutes, 15 minutes... L'un et l'autre ont leurs moyens. Le Temps, les plus efficaces, la faim, le froid, la chaleur, le travail pénible ou rebutant. Le Prisonnier, le sommeil, la rêverie, les livres les cartes, les discussions. Au début, le Temps marque de nets avantages par les interminables journées aux champs et à la forêt alors que l'estomac se contracte sur de rares décigrammes de pain qui se perdent dans sa cavité. Lentement mastiqués, roulés, d'une dent à l'autre, humectés de salive jusqu'à en devenir sucrés, ils ne peuvent cependant illusionner. Rapidement ce régime fit sentir ses effets: articulations craquantes, échine brisée, jambes flasques, pieds gonflés, doigts raidis, le regard en-dessous épiant l'inattention du gardien pour un court et hypocrite repos, la tête bourdonnante commençant tout et ne finissant rien, en mélange de souvenirs, de préoccupations familiales et de soucis présents. L'idée fixe de s'asseoir, de s'étendre et de dormir quoi qu'il arrive, la crainte du flagrant délit qui livre tout piteux. Par insensibles gradations, la personnalité achève de se dissoudre dans la monotonie corrosive des horaires, des gestes, des lieux, que ne peuvent animer de trop minimes impromptus. La pierre jetée dans un étang, un geyser, des ondes qui s'amenuisent puis la surface calme. Parfois un gros remous comme celui-ci. Nous étions souvent disséminés et au sifflet du soir, chacun arrivait en ordre dispersé. Je revenais sans hâte, titubant sur mes rêves et les cailloux quand je vis courir à moi le gros Max. - Planque ta croix de guerre, Georg m'a déjà arraché la mienne et celle de Marcel! - Ca non, ils n'avaient qu'à nous les enlever à Nuremberg. Dès qu'elle m'aperçut la face alcoolique s'empourpra. Geste impératif, refus muet. La brute s'élance, des audacieux s'interposent. Bousculades, les fusils se lèvent. L'interprète se démène, conjure, retient. Les "pas d'histoires" entament des lamentations. Marcel découvre l'issue. Il hurle: - Je vais lui retirer. Par la main d'un Français, c'est normal. Toi, explique cela comme tu le pourras aux Chleuhs. Il décroche le ruban, me le remet dans une forte poignée de mains, le regard brillant de celui que l'espérance redresse. (Nous ne sommes encore qu'en Octobre 1940). - Ne te frappe pas, on les aura, et quand on les remettra nos rubans, ils les salueront bien bas ! La voix rogue et déçue nous fait démarrer dans le silence de toutes les bouches serrées. Brume automnale s'ajoutant à la pesanteur de l'humiliation. Larmes acides qui ne peuvent couler. Quelques jours après, le forestier, bien ennuyé, nous fit traduire que le maire et l'autorité militaire attendaient de notre courtoisie que nous enlevions, par égard envers la population, ces marques distinctives qui rappelaient que nous avions tué des Allemands.

UN INTERMEDE

Embarquement dans un camion vers l'arrachage des betteraves. Quelques masures défraîchies, maculées de grosses plaques d'humidité moussue, une mare sombre pareille à un entonnoir d'obus, une chapelle minuscule grise d'ennui, et sa cloche au timbre d'agonisant, des tentatives de chemins tracées dans une terre noire, d'un noir de poussier gorgé d'eau. A même le sol gluant d'une pièce basse et suintante des paillasses plus bourrées de puces que de paille, au centre un poêle au feu de vestale qui ne peut que calciner superficiellement les betraves dérobées, grattées sommairement, destinées à compléter l'invariable ordinaire bi-quotidien d'une soupe épaisse aux éléments mal définis, un robinet souffrant d'incontinence... C'est notre camp nouveau où vêtements et corps s'imbibent d'une humidité qui ne peut laver leur crasse. Un champ se confondant avec l'horizon noyé, trente hommes de front. Il faut extirper les monstrueux tubercules fragiles au moyen d'un croc relié à la taille par une forte corde ceinturant les reins. On tire violemment du dos et des bras, suant malgré l'air glacé; on se cramponne, titube dans la terre prenante qui s'effondre ou colle aux semelles; vaines saccades meurtrissantes et brusques ruptures qui fauchent l'équilibre. Deux messieurs corrects arrivent en conduite intérieure, expliquent la bonne méthode pour ne pas casser les betteraves (vous comprenez, la partie restant dans le sol est celle qui contient le plus de sucre), ratent leur démonstration et se retirent. Ils ont cependant accompli une sale besogne en promettant des cigarettes et en communiquent que la radio annoncé notre libération pour le 15 Décembre 1940 (pas un jour de plus !) - Ils peuvent se les foutre au cul, leurs cigarettes et leurs bobards rejettent dédaigneusement les "teigneux" (espérant à part eux que la nouvelle soit vraie). - On n'a qu'à les prendre et faire leur boulot tranquillement pour le temps qu'on va encore rester, proposent les "pas d'histoires". - Chouette, on va avoir du tabac, et en avant! Se trémoussent les "lèches-bottes". Après nous être rompus d'abord les vertèbres à les arracher, puis glacé les doigts à entasser les betteraves, fumé quelques cigarettes parcimonieusement distribuées puis leurs mégots, nous attendons encore l'abondante manne qui devait récompenser un zéle soigneusement attisé.

UN PEU DE CHEZ NOUS

- Les gars, des lettres ! Clame l'homme de confiance surgissant en trombe. Bruit confus de bredouillement, de plancher râpé, de tables et de bancs bousculés, suivis de freinages consternés. Il n'y en a pas pour tout le monde, paraît-il. Mon nom. Une carte, sept lignes de phrases banales mais d'une signification si ramassée. Relisons. Tout le monde en bonne santé. C'est le principal, pour le restant.... A bientôt ? Ça! La distribution achevée, on constate avec plaisir que chacun à la sienne et paraît satisfait. Ah! les mensonges des lettres dans lesquelles ne s'avouent ni la maison en ruines, ni les parents ou amis disparus, ni les enfants malades, ni la gêne. Comme nous avons su nous tromper affectueusement de part et d'autre durant ces années, comme nous ne demandions qu'à croire, sachant que nous mentions et qu'on nous mentait. Lorsqu'un copain ne lisait pas à haute voix des fraguements de sa lettre, il ne fallait rien lui demander; on avait été obligé de lui dire, ou il avait deviné, deuil, misère, maladie, infidélité. On connaissait peu ou prou, suivant l'amitié, les événements de famille et de patelin: la communion du gosse (qu'est-ce que ça peut grandir !), la dernière photo de la femme et des mômes passant de mains en mains dans un murmure de compliments, de la "taule" que les Allemands faisaient travailler et où des "planqués ratissaient du fric", de la terre qui rapportait moins avec les contingentements et les bestiaux dont le prix grimpait, du bureau où se faisaient les promotions tandis qu'on restait en plan (les absents ont toujours tort), le fils du voisin parti comme S.T.O., la fille du maire qui va avoir un gosse sans père (c'est peut-être un Chleuh, valait pas cher), le neveu dans le maquis (un garçon si timide), un type de L.V.F. qui a été descendu pendant une permission (c'est bien fait), un garde- mobile qui a bu le bouillon dans la rivière (bravo), tout un enchevêtrement de petits destins dont chacun prenait sa part de joie, de mécontentement et d'indignation. Certains ont des lettres plus politiques dans lesquelles sous le couvert d'un style symbolique et de formules elliptiques, le correspondant dit son fait au geôlier commun, au dépit des philologues de la censure, que déroute cet esprit français inédit, et qui ne pourront jamais empêcher qu'un fil ténu mais solide de compréhension à demi-mots ne se tende entre les crayons complices. Délectation de lecture, mais tourment de la réponse mijotée des jours tandis que les muscles se dépensent. Maintenant, devant le papier. Mettre le maximum dans le minimum. Brouillons, ratures, homonymes, synonymes, anagrammes de noms connus, formules retournées, triturées, conditionnels et subjonctifs. trop clair et trop compliqué à la fois. On y est. Une ultime retouche et l'avis des confidents ordinaires. Anastasie est encore dedans "! Vivement la réponse! La fois précédente, ils avaient bien compris à en juger leurs lettres en retour!- Aux colis ! J'en tiens un quelque peu malmené. Pourvu que... mais il faut encore attendre la sentinelle. Pull-over, chaussettes, conserves, chocolat, sucre, s'étalent sous mes yeux pour une fois partiellement indifférents. Enfin, c'est lui. Je tends anxieux le livre au gardien qui fronce le sourcil mais se tranquillise lorsqu'il lit "Deutches Buch"; il juge inopportun de l'envoyer à la censure. Je le feuillette doucement, caressant le velouté des pages, humant l'odeur d'imprimerie, l'humble bouquin dont les mystères à déchiffrer combleront les heures. Ne plus avoir le cerveau en roue libre, sans rien accrocher. Il y avait bien les notes fragmentaires prises à Strasbourg, ânonner et récitées jusqu'à satiété, quelques locutions courantes apprises dans les manuels de conversations. A la carrière, bien garanti du vent et des sentinelles, tapant du pied, la liste des mots dans le creux de la moufle, l'interprète me faisait subir l'examen quotidien: le chien... la maison... Wie heissen Sie ??? Wo bist Du geboren... Aujourd'hui je lui explique: - Tu comprends, surtout ne pas se rouiller. Autrement, c'est l'abrutissement genre Fernand, assis devant le feu à regarder, quoi ? ou cafard à l'exemple de ceux qui remâchent jusqu'à la nausée hargneuse leurs ennuis ou qui bâtissent des bouteillons sur le premier bobard venu. On y est dans leur saleté de Gross Deutschland et pour le moment si l'on arrive à savoir la langue, on n'est plus coupé du monde. Tu lis leurs journaux. Des nouvelles même fausses, c'est toujours des nouvelles. A toi de déduire juste. Tu causes avec les gens, et tu leur glisses, comme ça, quelques évidences. A nous de jouer les Cinquième Colonne. Beaucoup d'importance, surtout lorsqu'ils commenceront à dérouiller. Si nous pouvons arriver à nous procurer des bouquins, il est toujours intéressant de connaître la littérature d'un grand pays. Les gens diraient moins de balourdises s'ils lisaient un peu les oeuvres de leurs voisins. - Regarde, tu es au boulot à transporter des pierres qui te tailladent les doigts, à te crever des ampoules à peler un arbre, à te casser les reins à biner un champ. Tu essaies de te remettre en tête ce que tu as appris la veille, tu te poses des colles et puis le soir ou le dimanche, au lieu d'écouter 36 fois les mêmes histoires de cuites et de fesses, tu te collettes avec les déclinaisons et les verbes irréguliers, tu brasses, tu classes et tu retiens ce que tu peux. Le principal, ne pas se rouiller. Beaucoup d'entre nous ont-ils compris, au-delà de la valeur matérielle, au-delà de la valeur d'usage, la valeur de constance dans le souvenir de chaque colis ? Ont-ils pensé aux longues queues dans les journées glaciales ou étouffantes chez le commerçant ayant des arrivages, à toutes les sollicitations auprès des connaissances, des amis, des voisins ayant des facilités, à toutes les combinaisons maintes fois frauduleuses, aux prélèvements sur les maigres répartitions, aux complications de l'emballage ? Ont-ils pensé à l'inquiétude soulevée par l'aventureux voyage vers le lointain destinataire avec toutes les questions tourmentantes, pourvu qu'on ne lui prenne pas, pourvu qu'il soit content.... ? Songeais-tu à cela, toi qui brûlas de déconvenue un pull-over neuf qui tenait la place des cigarettes attendues ?

NOEL ET NOELS DU PREMIER NOEL

Premier Noël de captivité. Combien de jours encore pour jeter une passerelle au-dessus de ce gouffre de l'exil ? Nous avons bien tenté de créer l'ambiance. Le cuisinier avec les moyens du bord a réussi une savoureuse bûche, quelques conserves ont été immolées en dérogation au plan d'économie. Le poële gavé de bois ronfle de contentement et le gardien amolli par le choeur de Tannenbaum et moults demis nous autorise à veiller. Toutefois, il manque trop de choses. C'est le passé qui prédomine, festins, beuveries mémorables, soirées en famille, bordées de copains. - Noël n'est pas seulement l'occasion de se garnir la panse, commence un camarade. Chez nous, dans les Vosges, nous sommes très croyants, mais il y a tant de travail ! Noël, c'est avoir le temps pour le bon Dieu. La journée on travaille à orner la maison, à cuire les gâteaux et les volailles, puis nous partons pour l'église. Notre église, elle est trop petite pour une fois; on se presse dans une bonne odeur de vêtements humides devant l'autel tout plein de cierges. Si vous entendiez comme nous chantons. Faux et à contre-temps, mais avec tant de conviction que je suis persuadé que nos cantiques montent encore plus vite au ciel. Ensuite, nous remontons lentement là-haut comme soulagés. Ce n'est pas grand'chose, mon Réveillon, mais il me plaît - Moi, enchaine un autre, le Réveillon est doux souvenir d'il y a deux ans, en 38 ! Comment nous nous sommes connus, ça s'est fait un jour, comme ça... Je lui fis promettre de m'accorder le plus beau des Noëls. Ce jour-là, j'avais briqué ma carrée comme seul sait le faire un célibataire quand il s'y met. Rideaux neufs, meubles encaustiqués, draps bien blancs, lavabos et miroirs étincelants; le linge, les bouts de ficelle et les vieux journaux dans les tiroirs. Une vraie revue de détail; puis, pour l'intimité nécessaire, j'avais disposé en plein centre de la table, comme napperon, ma meilleure pochette, gâteaux en piles étudiées, verres fins, liqueurs. Nous nous sommes dits bonjour un peu plus que d'habitude et nous sommes allés au cinéma. Je lui ai rappelé. Elle m'a demandé de rester encore un peu. Nous avons revu le film. Dehors, il faisait un froid sec mais nous marchions lentement, rusant pour éviter le lieu que nous voulions atteindre; plusieurs fois nous avons fait le tour du pâté de maisons. Je la sentais contre moi trembler de froid et de crainte. Devant la porte, elle hésita. Elle restait là, dans la tiédeur et la lumière, toute engourdie. Je lui retirai son manteau et son chapeau presque à son insu, puis je lui vantai mon home, lui racontai des petites histoires d'homme d'intérieur. Elle se détendit, sourit, tapota le calorifère à petits coups de pieds et de mains. La prenant par les épaules, Je l'amenai vers la table. Pendant notre dînette je continuai à l'étourdir de tout ce qui me passait par la tête; elle restait silencieuse, un sourire indécis, grignotant les gâteaux, buvant à gorgées menues. Je me rapprochai d'elle. En un geste impulsif longtemps contenu, elle me prit par le cou, le regard brillant de larmes plongeant franchement dans le mien. Elle me chuchota "Oui". A son réveil, je lui ai dit en la serrant bien fort, ne sachant autrement exprimer ma reconnaissance: "Quel beau conte de Noël tu m'as fait vivre !" D'un geste accablé, reposant sa pipe depuis longtemps éteinte, il ajouta d'une voix entrecoupée. - Y aura-t-il de nouveau pour moi d'aussi jolis contes de Noël Lorsque couché, j'écoutais dans le noir, il me parut que la bourrasque bramante raillait grossièrement la fête d'amour de mon camarade.

PROCHE RETROSPECTIVES DE L'HIVER

- Dites, les gars qui refoulez le boulot, venez avec moi. Le Vieux m'a dit de prendre zwei Mann pour charger des stères chaque fois que les bouseux viennent avec leurs bagnoles. Une demi-heure de travail, une heure de pause, j'ai tout de suite pensé à vous. Bel après-midi d'Avril. Ciel correctement lavé, sapin d'un vert rénové, la neige et la glace sous le soleil blond; les sources musardent, l'herbe s'étire, les fleurettes minaudent. Il fait bon. - On peut dire qu'on a de bonnes carcasses après un hiver pareil. Encore d'autres comme ça, et on crève. - Alors, t'es comme enterré dans le Grand Machin! - Sale pessimiste! Quand je me reporte au mois de décembre, c'est magnifique maintenant. Je n'avais pas pour cent balles de vêtements sur moi, et j'étais avec Frédo l'abattage des arbres. Chaque pas, plouf dans un trou de cette saleté de neige qui s'introduisait par toutes les brèches des fringues et des pompes. Mon doigt de pied gelé me fait toujours mal. Je la sentais fondre dans le cou, le dos, le ventre. Et les ripatons! Une fois en retirant une grolle, j'ai vu, sans exagérer, de la gelée blanche sur la cheville; la chair avait la couleur des têtes de veau à l'étal. Ce froid aux pieds, on dirait qu'on te tenaille, et quand tu les tapes, tu as peur qu'ils se cassent. - Encore pire, les mains! Quand on sciait, avec le vent, c'est comme si on te les râpait; à donner des coups de hache, ça te les engourdissait comme frappées par un bâton. Pour me dérouiller les doigts, je les enfonçais dans les poches. Ca me réfrigérait les cuisses! Et cette saloperie de sentinelle qui éteignait les feux! - Moi, c'était surtout le transport des stères. Ce morceau de bois tout gelé, ça roule sur l'épaule et te glace les pattes. Quand tu escalades les pentes ainsi chargé, tu glisses sur les genoux, et bing ! 'la bille te sonne la caboche. Si tu te reposes un peu, vlan! le coup de froid. - Le fin du fin, c'est l'été dernier quand nous transportions des arbres abattus. Si l'un d'entre nous tombait ou trébuchait, pan, toute la masse à craquer tes vertèbres. Je me suis au moins tassé de plusieurs centimètres. - Tu crois que c'était mieux de te rompre les bras à manier la grosse masse à la carrière ou de te cramponner sur la barre à mine sous un bloc qui pouvait te mettre salement en morceaux. - Bah! les bras avaient trop travaillé toute la semaine ? tu te dérouillais les jambes à la battue aux lièvres du dimanche. - A mon avis, dans le genre emmerdant, le mieux ça été l'empilement des briques. Des heures immobile, recevoir les briques enneigées, les passer au voisin en s'écorchant les doigts, en plein vent, les pieds dans l'eau froide... - Enfin c'est le passé. On verra peut-être beaucoup mieux l'hiver prochain, car il est certain que.... - Si tu répètes encore ça, je te casse en deux !

1941

MIRAGE

- Que tu es pâle, vieux frère. Indigestion ? Questionnais-je avec une naïveté perfide celui qui aurait dû être prof' en 1940, si... - Très spirituel ! Je reviens du pays des songes. Un an qu'on ne bouffe pas, ce boulot abrutissant, cette chaleur de lessiveuse, le coup de pompe, quoi ! Viens finir avec moi de râcler mon arbre, que je te raconte mon histoire pour passer le temps, car l'autre conard commence à s'agiter... Je grattais un tronc, l'esprit oscillant entre un biffteck à manger et une chaise pour m'asseoir, les jambes de flanelle, avec mes poignets qui me font mal à chaque noeud... Nous sortons tous deux de la gare, nos sacs sur les épaules, contents d'avoir un dimanche et l'espace pour nous... Elle porte le corsage et le short que nous préférons tous les deux, tu vois pourquoi, hein! Tu les connais comme moi, ces matins d'automne naissant d'Ile-de France dans lequel les rigueurs affaiblies de l'été cèdent aux frimas... - T'es vraiment inspiré aujourd'hui, j'attends la suite. - Nous suivons n'importe quel chemin, en sautant comme des gosses qui s'échappent de la maternelle. Baisers et rebaisers, et de temps en temps...Bon, bon, passons... Le soleil monte. Bon prétexte pour s'arrêter. Je cherche la petite place près de l'oeil, qui signifie quelque chose... Allongés côte à côte, tu vois ce que je veux dire, nous attendons que notre calme revienne en regardant les oiseaux.. Enfin... Je me suis retrouvé à genoux, le corps accroché à la râclette verticale, le Chleuh à deux mètres de moi me regardant d'un air inquiet et soupçonneux. Voir une aussi sale gueule après un si beau rêve! La vache, je lui aurais foutu l'outil en pleine bobine. Barre toi, le voilà qui radine. Si seulement mon rêve pouvait reprendre ce soir !

FIN d'un CHAPITRE

La nouvelle est confirmée. Le kommando est dissous. Malgré le zéle d'une minorité à n'en pas trop faire, le stock de bois est imposant. En tout cas, belle occasion d'être débarrassé du sous off' Ah! celui-là ! Nous étions pour lui des négrifiés mais cependant d'une catégorie supérieure, car ne nous interdit-il pas, lors d'un passage de prisonniers serbes, de nous mêler à eux. Les Serbes, c'est comme le fumier et les Français ne doivent pas se salir ? Monomane de la Sauberkeit ,il voulait hausser le kommando au niveau de propreté des casernes allemandes afin qu'il ne ressemblât pas à une ferme sudète !. Ce n'est pas encore le moment d'exposer ses méthodes éducatives de Ordnung und Diziplin. C'est trop la joie d'abandonner ce précepteur qui domine, tempérée par la tristesse de quitter de bons camarades, séparations irrémédiables avec l'interdiction de correspondance entre kommandos. On se reverra à la classe! Dans une gare à six heures du soir, patientent trois Gefangen immobiles devant leur barda, et vigilamment surveillés par le soldat qui préserve les citoyens de leur contact. C'est l'heure de sortie des usines et des bureaux. Tous ces gens rentrent à la maison retrouver époux, parents, enfants, le jardin ou la radio. Ils liront dans le fauteuil, ils se délasseront au spectacle, rendront visite aux amis, s'aimeront. Des jeunes, enlacés, se racontent des histoires.... A côté, trois bêtes malpropres qui changent de cage et de maître. On devine les corps à l'aise sous les toilettes d'été. Chevelures, yeux, joues, lèvres, jambes, autant de promesses. Pour qui, tendresse et plaisir ? Pas pour nous. Pourquoi ? Ne sommes nous pas des hommes, jeunes... comme elles. Beaucoup moins, un matricule sur une plaque au cou et une photo dans les archives. Une belle jeune femme allaite son enfant avec un sourire orgueilleux et tendre. Les larmes viennent, irrésistiblement.

*

**

La grasse plaine de Bohême luisante et noire, prête aux récoltes plantureuses si elle est vigoureusement caressée. Blé et seigle de haute paille et d'épis lourds, betteraves aux larges feuilles, pommes de terre aux plants prolifiques, et tonalité du paysage, l'argent vert, les houblonnières, qui mettent une touche cubiste dans les molles inflexions des coteaux. Ah la garce de terre! Bienveillante aux bourses enflées de nos maîtres, elle s'en dédommageait largement sur nous. Calcinée en été, elle avalait goulûment la sueur, griffait les pieds de ses chaumes et cisaillait les reins par les courbettes qu'elle exigeait avant de se laisser dépouiller. Plus encore, la mauvaise saison lui conférait une méchanceté redoublée par ses auxiliaires acharnés, le vent glacé de brouillard qui suintait jusqu'aux articulations craquantes, la pluie fine ou torrentielle mais toujours infatigable, humectant le corps de chiffons froids et le cinglant de grands corps de fouets d'eau, la bise criblant la peau à vif, roidissant les doigts rougis par les feuilles de betteraves dégoulinantes. Gluante, visqueuse, la terre s'agglutinait au pas grotesque et lassé, voulant persuader qu'il était impossible de s'échapper, que peu à peu, ce qui faisait la raison de vivre du passé s'effacerait, et qu'enfin, malgré injures et révoltes, l'esclave résigné achèverait de s'user ici avant de s'y coucher. A ce pays de grosse production ne correspondent plus les humbles bâtisses de montage. Un ou deux étages, longues façades de pierres et couvertures de qualité, vastes pièces aux parquets et meubles bien cirés, porches monumentaux, outillages et installations agricoles modernes. Ce sont les demeures des Herren, cultivateurs aux mains blanches, experts en leur métier, habiles à la conduite du tracteur et aux gestes de commandement; Bêtes, mais bêtes! Tu ne sais pas conduire un boeuf, il n'y en a donc pas à Paris ? rustres sous leurs vêtements de coupes étudiée, durs au travail des autres, nazis par intérêt de classe sans rien comprendre aux événements, bellicistes intégraux loin des fronts, c'était la saine paysannerie de ce qui devait être l'assise indestructible du IIIème Reich Millénaire. Ils n'en exploitaient pas moins avec le même souci méticuleux, étrangers et compatriotes, faisant miroiter à ces derniers l'Eldorado des terres conquises de l'Est où, eux aussi, deviendraient les Herren de leurs sujets slaves. Envers moi, mon patron avait une formule définitive: - Tu es prisonnier, tu dois travailler de toutes tes forces pour la victoire ensuite tu resteras pour reconstruire. Also. Il n'admettait pas même le temps nécessaire aux strictes fonctions naturelles, arguant qu'elles devaient s'effectuer en-dehors des heures de travail. Il portait grande attention à ne jamais manquer d'indiquer l'heure du départ et encore moins celle du retour. De peu de foi dans la ponctualité de la sentinelle, il réveillait en personne le kommando Le clair de lune constituait la prolongation normale de la journée dont le nombre d'heures ne devait pas être écourté par de trop fréquents allumages de cigarettes. La pluie, le gel, la maladie ou les accidents (forme pernicieuse du sabotage) n'étaient nullement des raisons valables. Un séjour trop prolongé à la table était un indice d'amollisement qu'il fallait expirer en terminant le repas durant le trajet. Hein ! camarade belge, pleurant malade de froid en pleins champs, hein! camarade tourangeau qui en devient tout ridé, et toi la servante polonaise que se fit engrosser par le premier venu pour retourner dans son pays (seuls, les enfants de purs Allemands étant dignes de naître sur le sol germanique), et vous, jeunes déportés russes recrues de fatigue, ne nous battrions nous pas pour les étriper, lui et son épouse qui vous faisait enlever sa crotte dans l'étable tous les matins ? Si ma patronne pesait les casse-croûtes, (heureusement que les cochons partageaient sans murmures leurs pommes de terre avec nous) elle restait encore bien en retard dans ce domaine de la parcimonie. En effet, dans un proche Meierhof, aux jours où l'oie figurait au menu, un camarade recevait le crâne, l'autre la langue. La fois suivante, équitablement, on intervertissait les rations. Tels étaient les paysans moyens, tandis que les chétifs possesseurs d'une poignée d'hectares, dédaigneux d'entasser et moins surchargés de travail que ceux de la montagne, manifestaient envers leurs prisonniers des sentiments amicaux, voire familiaux. Quand aux travailleurs agricoles, leur situation, différant si peu de la nôtre, leur faisait volontiers partager nos rancoeurs. Les voyant coucher avec le bétail ou dans les réduits salpêtres et sans feu, toujours à court de tabac, nourris à notre table, astreints bien des fois à des journées plus longues et plus rudes, je me disais fort égoïstement: - Toi, au moins, tu en sortiras tôt au tard, mais eux, pataugent et pataugeront dans leur gadoue, vainqueurs ou vaincus. Nous en sommes sortis de la glèbe hostile en novembre 1941, par une de ces migrations Sauckel qui, inopinément, jetait en tous sens les millions d'assujettis à l'Allemagne. Les "inadaptés" à la culture, vers l'industrie!

CE LONG CHAPELET

La presse allemande de langue française se vautre sur un coin de table dans le désordre où ses lecteurs l'ont éparpillée. - Tu as lu, me demande Albert ? Un officier allemand démoli à Barbès, au métro. Qu'en penses-tu ? - Bien difficile. L'attentat, classique pour la répression. Ils en connaissaient un bout avec le coup du Reichstag. Mais, au fait, si c'est cela, il y a quelque chose qui inquiète les Chleuhs et ils veulent en filer un bon coup tout de suite... Ou alors, est-ce-que ce serait nous qui sentirions le moment venu de commencer ? Oui, mais un acte individuel, où ça conduit? A moins qu'il y ait quelque chose d'organisé... - En un an, évidemment ! Ils sont encore là, ces affreux papiers. Des attentats... ça regrette, et ça menace. A Châteaubriant... Hein, quoi ? Des noms inconnus et... Timbaud la casquette, et Grandel, c'est Gennevilliers, Môquet, vu ce nom là. C'est bien eux, on nous le dit. Ils les ont fusillés, à cause de leurs noms. Pour faire peur. Salauds, salauds... Toujours là, des affreux papiers. Encore plus, ils hurlent grincent, déchirent salissent. Les terroristes, les terroristes... bombes... couteaux; Ils larmoient, les veuves, les orphelins. Des noms sont crachés, des visages déformés. Arrêt, choc, des souvenirs qui s'entrechoquent. C'est bien lui le fluet blondinet au béret de travers et en culottes courtes. Bien sûr, en 4 ans on passe des mollets nus au pantalon long. Et son copain, la graine de poète à qui il manquait toujours un pied pour terminer ses alexandrins, et l'autre, "Camping", qui réussissait si bien ses patates sous la cendre. Terroristes, terroristes, bombes, couteaux. On mûrit vite à notre époque, du stylo au révolver, de l'harmonica à l'explosif. Invectives, excitations haineuses, hurlements à la mort ¢contre mes copains, les copains de mes copains, tes copains, même si tu ne les comprends pas, de nos copains à tous, livrés aux angoisses, aux coups de langue, de plumes et de poings, aux balles et au couperet. Oh! ceux qui les insultent, ceux qui les vendent, ceux qui les broient. Salauds, salauds! Les trains sautent, les maisons s'écroulent. 50 grammes de beurre, 20 terroristes abattus, tant d'années de prison, cartes et tickets, un chef important est pris; 1000 Francs de prime à qui... opérations punitives, alertes et queues, maintien de l'ordre, rafles, la France c'est Pétain c'est la France, vérifications d'identités, Monsieur le Président Laval a dit" je souhaite la victoire de l'Allemagne, il est rappelé qu'il faut dénoncer... Tout ce sinistre chapelet égrené au long d'interminables jours toujours sombres, 1941, 1942, 1943, 1944, par qui, comment, quand sera-t-il brisé ? Et nous sommes là, désemparés. Les esclaves des nouveaux pharaons.

LE POINT LE PLUS BAS

Ces jours noirs de fin 1941 ! Fléchissement physique, fléchissement moral. Sursauts pour continuer à croire ce qu'on a cru. Journées harassantes des récoltes, journées transies des betteraves, la faim au ventre, les lourds soucis se heurtant à ceux des autres, les lettres où filtrent les difficultés grandissantes, les inquiétudes, les mauvaises nouvelles. La radio claironne sans discontinuer les victoires. "Sondermeldung, Sondermeldung". Les journaux titrent à gros traits rouges ce sont les nouvelles cartes des régions conquises, ce sont statistiques écrasantes des localités enlevées, de prisonniers, de kilomètres carrés, de tonnages coulés. - Voyons, dit l'interlocuteur compréhensif et indulgent envers l'infortuné berné, la Russie, c'était l'anarchie dans la production, la pagaïe administrative, l'incapacité militaire, des masses sans patriotisme, sans foi, sans instruction. Tu saisis que les Allemands sont entrés là- dedans comme du beurre ! Le principal, c'est que les Ruscoffs tiennent jusqu'à ce que l'Angleterre et l'Amérique soient prêtes. De cette manière, elles pourront liquider Hitler et Staline. Et puis, les Allemands, s'ils font rapidement beaucoup de Russes prisonniers, c'est une chance de s'en aller plus vite. Non, non non et non! Ce corbeau de malheur ne croasse pas vrai 1917, les Partisans, les plans quinquennaux, l'Expo de Paris, les espoirs de tant de millions de gens... Rien tout cela ? Et pis encore, voir triompher la bêtise, la servitude... Cramponne toi, cramponne toi. Tiens le coup !

1942 - 1943

D'AUTRES SILHOUETTES

DE CHEZ EUX

L'unanime réflexion devant les figures jaunâtres, ridées et terreuses des ouvriers de l'usine à laquelle nous étions affectés, fut : - Quelles gueules de déterrés, ce doit être bigrement malsain ! Les chargement et déchargements éreintants des wagons, les vapeurs caustiques des bains de décapage, les poussières corrosives, grasses, tenaces à la peau, l'ardeur des fours, l'ouragan glacé des souffleries, nous infligèrent une seconde leçon de sociologie appliquée. L'Usine, autre climat social, mais à compartiments plus élémentaires et étanches : Un en haut, le patron, et tous les autres en bas, les ouvriers, avec le palier mouvant de la maîtrise. Le Chef (führersprinzip!) est nettement détaché du commun par le costume ou plutôt les costumes et plus spécialement par l'uniforme noir galonné d'argent de dignitaire S.S. Il marche, toujours le regard fixe, mâchoires soudées, raide et sans perdre un pouce de taille, absorbé dans une recherche constante de prestige, secoué de gestes césariens et de phrases à l'emporte-pièce. Nos tempéraments étaient vraiment allergiques. Un matin, je pose ma capote sur un tas de ferraille. Herr Direktor avec le geste et le sifflement par lesquels on signifie "rapporte" à un chien de chasse, me la désigne. Hochement de tête négatif. Il persiste. Je persiste. Un hurlement appelle l'interprète. - Dis lui que dans le civil, on me dit : Monsieur je vous prie. Bref regard de compréhension. Malgré un chevrotement dans la voix, le copain traduit sur un ton d'enfant de choeur. Yeux flamboyants, maxillaires contractés, poings crispés, Herr Direktor démarre à fond. Tout de suite après Stalingrad, nous fûmes quelques-uns à mal dissimuler une intense jubilation. Il manda l'homme de confiance qui, du typhon d'imprécation et gesticulations qui l'assaillit, put à peu près tirer ceci : - Ah! messieurs les Français, vous riez parce que nous avons subi un revers à Stalingrad; nous ne le cachons pas, il est sans lendemain. L'armée allemande n'est pas votre armée de bras en l'air. Nous irons jusqu'où il faudra. Votre rire passera lorsque la Grande Allemagne donnera toute sa mesure. Ce mauvais prophète ne recouvra pas le sourire et ses anathèmes ne flétrirent pas le nôtre. En moins de deux ans, les tracas de la production, le grignotement des reculs quotidiens firent de lui, svelte, musclé, brun, sûr du présent et de l'avenir, un homme voûté, blanchi, hanté par le châtiment qui le rattrapera. La maîtrise, elle, ne visait qu'un objectif, se rendre indispensable pour ne pas partir, surtout nach Russland, cauchemar des soldats et des mobilisables, ce qui la contraignait à une perpétuelle corde raide entre les Français dont il fallait obtenir le maximum et la Direction obnubilée par ses normes. Sourires, grimaces, exhortations, menaces. Quant à la masse, on y retrouve aisément des analogies avec son homologue française. Les "lèches-bottes", adulateurs d'autant plus empressés des maîtres du jour qu'ils sont fréquemment des renégats raciaux et politiques, faussement copains pour nous glisser les plus mauvaises besognes, mouchardant compatriotes et étrangers, prodigues en insignes et bras tendus, déblatérant sur tout ce qui n'est pas "deutsch", la menace "Polizeï, Stalag" à la bouche, la main facilement levée, mais rapidement cauteleux lorsque nous nous rebiffions. La profonde couche des "pas d'histoires", ralliés de chaque majorité politique avec la même conviction incompréhensive, inquiète du lendemain, perméables à tous les arguments, les notre et ceux de leur propagande, balançant suivant les événements, nombreux et grands saluts vers le Capitole, indispensables et écourtés près de la Tarpéienne. Ils sont volontiers serviables loin de tout regard indiscret, poussant l'audace jusqu'à donner des casse-croûtes. Ils s'intéressent avec sympathie à nos soucis familiaux qu'ils reconnaissent dans les leurs par cette guerre qui vide les foyers. Ils mettent un point d'honneur à répartir équitablement le travail et n'hésitent pas de temps à autre à se charger du plus détestable. Il subsiste encore en eux quelque chose du vieux fonds de fraternité universelle de tous les travailleurs. Eh oui! que représente la guerre pour ce groupe de travailleurs qui mâchonnent leur pain sec, les cheveux collés par la sueur sur les fronts aux rides soulignées de poussières, malodorantes et informes dans leurs hardes. Pour la préparer, travailler et payer davantage. Pour la faire, le mari, le fils, les frères qui s'en vont. Avec l'attente des nouvelles fragmentaires... ou du télégramme. S'ils reviennent, mutilés, des bouches supplémentaires. Travailler encore plus, malgré la fin des rêves modestes, la robe neuve, les chaussures convoitées, les beaux meubles. Bien heureux encore, si les bombardements ne détruisent pas le petit avoir lentement acquis. Travailler encore plus et payer davantage une gamelle de pommes de terre hâtivement réchauffée et une languette de pain. Attentes devant les magasins, attentes dans les abris, attente du lendemain dans les maisons sans feu. Rien des débordements du soldat vainqueur qui rafle, s'empiffre, s'enivre et viole, rien des honneurs abondamment dispensés. Seulement un petit zéphyr de gloire par la radio. Si on a le temps d'écouter et de lire. On a d'abord trépigné et chanté hosanna. Que la guerre est une aventure plaisante et fascinante! Les permissionnaires disent merveilles des pays occupés; que de jolis cadeau ont-ils ramenés. Encore quelques mois, tous réunis, le travail allégé, de riantes maisons, de splendides randonnées dans l'Europe respectueuse, et même plus loin encore. Puis ce ne fut que la grisaille quotidienne sans cesse plus assombrie, les pertes des plus chers, les restrictions, les réfugiés -il faut se tasser, renoncer à l'intimité-, les alertes. Vivement que la guerre finisse!

CEUX QUI NE VOULAIENT PAS

Face à la bassesse des uns et à l'insignifiance des autres, je n'en ai que plus de raisons pour saluer la constance héroïque de nos camarades les "teigneux", l'authentique prolétariat allemand, rescapés des premiers camps de concentration. D'un métal que le fiel de la propagande n'a pu corroder, que la rouille des années n'a pu entamer, que les coups de masse des succès n'ont pu fissurer, ils furent pour moi, aux heures de 40-42, dans le vacillement de mes espérance, contre le fléchissement presque général, devant la triomphante bestialité et la rayonnante sottise, l'argument essentiel, impératif d'un refus contre toute vraisemblance. Mon souvenir reconnaissant me les évoque distinctement : 14 juillet 1910, déjà; centre l'infranchissable barrière de la langue, devant moi, un anonyme rapidement disparu, griffonne sur une planche 1789. Cet ouvrier agricole allemand, qui, fin 1940, aux betteraves, me répétait dans sa fébrile impatience de se faire comprendre : - Etoile... cinq coins... venir au-dessus Allemagne... ne pas la perdre... camarade franzose, n'est-il pas l'allié inconnu de ce paysan tchèque qui, à la même époque, prenait le dimanche, des Français en corvée pour leur offrir un véritable festin, de cette maman tchèque qui disait à sa superbe fille de 19 ans, lors de l'arrivée d'un des premiers convois : Embrasse les, ils se sont tous battus pour nous ! ? Ce vieux polisseur, qui en 1942, après la destruction d'un village tchèque, Lidice en représailles, disait-on, de la découverte d'armes, me dit en désignant le bureau d'un S.A. de l'usine. - Ceux-là déshonorent l'Allemagne, et c'est nous qui paieront Et notre amie allemande qui salua Stalingrad d'un "Enfin" et ajouta en pleurant "mon mari y est", qui jamais ne se déroba aux responsabilités, bien plus terribles pour elle que pour nous du travail clandestin. Cet ajusteur qui dans un désir violent de confidences précipitées, posa le doigt sur ma poitrine, puis sur la sienne en articulant d'un ton pénétré : - Hitler, pas éternel. Après, c'est nous. Un chauffeur d'une autre entreprise, après m'avoir raconté son stage probatoire et purgatoire à Dachau en 1938 et l'odyssée de son frère qui avait rejoint les partisans slovaques, ajouta : - Je te dis cela car nous ne sommes que deux. Un seul témoin contre soi, on peut nier; deux, on est foutu, ils savent faire parler les gens. Et tant d'autres encore ! Celui-ci. - Mon fils est tombé pour le fascisme en Russie, moi, ce sera un jour pour la démocratie. Celui-là qui attendait tout du Comité "Neues Deutschland" de von Paulus, aussi l'ingénieur-voyer qui nous manifestait sa foi en un avenir meilleur dans l'hiver 41-42 alors que nous cassions des cailloux pour les routes de la victoire, ou la sentinelle qui sifflotait "l'Hymne aux morts de la Révolution" et qui s'épanouissait à nous l'entendre reprendre en sourdine. Cela allait quelquefois très loin. En février 1944, Paul, camarade "transformé" responsable, est convoqué à un rendez-vous de résistants tchèques, chez un riche commerçant. Haut-le-corps en entrant dans le luxueux salon : uniformes de différentes armes, officiers S.S., et aussi femmes élégantes et messieurs distingués : c'était un des groupes de préparation de l'attentat contre Hitler de juillet 1944 ! Certes, il s'agissait dans l'ensemble d'une opposition plus sentimentale que pratique, plus attentiste qu'active, mais dans de telles circonstances ! Quelle promesse d'avenir aussi notre visite à la fin des hostilités à la section communiste reconstituée. Nous eûmes la joie, non la surprise, d'y retrouver nos amis allemands des usines. Avec quelle ferveur, le secrétaire, libéré après sept ans de camps - un homme de 42 ans qui en accusait 60 - nous pressa le main, pleurant et souriant, ne sachant que répéter "Merci, camarades français, merci, camarades français". A ces "malgré tout", l'humour, cet effronté aussi impossible à tuer qu'à enchaîner, mais qui porte des blessures si venimeuses aux tyrannies, inspirait de bonnes histoires qu'ils s'empressaient de nous raconter; - Sais-tu ce que signifient les lettres L.S.R. au-dessus des soupiraux ?, me questionne un tréfileur d'un air bébête. - Luftschutzraum ! - Ah! reprend t-il en plissant les yeux de dédain, tu ne connais que l'allemand de littérature, pas celui du peuple. Un petit silence ménageant l'effet et s'assurant de l'absence de tout importun, -Ça veut dire Lebe Sowiet Russland ! (certains humoristes plus féroces interprétaient Lern, Schnell Russich) Et un autre ouvrier avec les intonations martiales, affirme péremptoirement: - Je suis sûr de la victoire de l'Achse. Le Français, interloqué de tels propos: - Réfléchis; Amerika-China-Sowietrussland-England. - Vous, les Français, affirme celui-ci, vous prétendez que vis à vis du peuple allemand, le Führer n'a pas tenu ses promesses. Il a dit en 1934, dans dix ans on ne reconnaîtra plus le visage des villes allemandes. Regardez maintenant, vrai ou pas vrai ? Et celle-là encore; Hitler et Goering, près de fuir, mettent à l'épreuve leurs déguisements en se rendant dans un café où ils passent inaperçus. Laissant un généreux pourboire, ils sont remerciés "Danke, mein Führer et Herr Reichsmarshall" par la servante qui leur chuchote ensuite : - Moi, je suis Goebbels. Voyons! Pour tromper les gens, il n'y a que moi. Lorsque les vieux du Volkssturm, peu ou prou cacochymes, dos ronds, pas trottinants, pitoyablement ridiculisés par leurs armements disparates et leurs uniformes dépareillés se traînaient à l'exercice, les jeunesses délurées ovationnaient "Votzturm, Votzsturm (à traduire très pudiquement... assaut des fesses). Il n'est pas inutile de rapporter parallèlement que l'esprit français a pu traduire aussi d'irréductible opposition morale. Au moment du "Blitz" de septembre 1940 sur l'Angleterre, dialogue paysan allemand- prisonnier français. Le paysan, feu aux joues (enthousiasme et bière), yeux exorbités, ample gestes métaphoriques : - Deutschland, gross.... England klein. Les bras étendus en bourdonnant : - Deutsche Flugzeuge.... viel.... viel. Frappant pesamment du pied à coups redoublés : - Deutsche Bomben.... viel.... viel.... boum... boum.... England... Le prisonnier, oreilles rouges parce que trop chauffées gestes convulsifs de l'homme dont les idées se bousculent : - Deutschland.... England. un geste tranchant de séparation. - Viel Wasser... Coups de poings vers le ciel. - England... Kanonen... viel.... viel.... boum... boum... Les deux mains ouvertes rabaissées violemment vers le sol en signe d'écrasement : - Deutsche Flugzeuge... Et en conclusion, le cou tendu vers l'azur, la pomme d'Adam sautillant frénétiquement, mouvements du naufragé en perdition: - Deutsche Soldaten.... glou glou glou glou glou... Tous deux se remettent silencieusement au travail. Mai 1941. Un "Kommando-Fuhrer" une carte du bassin méditerranéen déployée sur la table, importunait ses captifs avec le kolossal succès de l'heure, la prise de l'île de Crète (Kreta) Un d'entre eux du ton sentencieux de critique militaire averti: - Ya, Kreta... prima... aber noch nicht Garbo. Engländer noch in Garbo. Deutsche nicht Kreta Garbo zusammen, alles nicht gut. Déçu et perplexe, le geôlier cherche vainement dans l'immensité bleue cette énigmatique forteresse qui rabat sa grande joie. Une espèce de Souabe cagot et tout brûlé de prosélytisme, chaperonnait un petit kommando qui rapidement éclairé prit d'enthousiasme un chemin de Damas que son bon pasteur lui pavait d'exemptions, de menues facilités et de suppléments alimentaires. Le soir, Posten au centre, extatique et mains jointes, les catéchumènes auréolés de ferveur, entonnaient un cantique vigoureusement troussé, musique monôme-accords grégoriens, paroles bas latin-deutsch-argot (regretablement perdu pour la Geste de la captivité) mais dont le thème devait être approximativement: "l'auront on on on dans le cul u u u u; la ba a lay etteee um um"; le reste de la même inspiration. En plus sérieux, nous nous efforcions, sans souci du moindre bon sens, en usant d'affirmations éhontées et de falsifications historique, de ficher dans le cuir du moral adverse des flèches dont les plaies de plus en plus vives étaient encore attisées par l'irréfutable confirmation des "replis élastiques" quotidiens. Aux environs de décembre 1942, tandis que les Allemands se pensaient parvenus après maints glissements en haut du mât de Cocagne russe, nous nous trouvions à la gare avec un "lèche-bottes" allemand. Des prisonniers soviétiques vinrent à passer, étroitement surveillés, certains pieds nus dans la neige, des chiffons hétéroclite jetés sur le corps, grelottants, sales, faméliques, abêtis de sévices et de privations. - Stalin Armee! cracha notre chef d'équipe, schöne Armee... etc... etc... - Allo ? - Was ? - La France, 40 millions d'habitants, vous l'avez vaincue en 40 jours... - Ya, ya, Alles kaput. Tout le monde mains en l'air. - Bon, ça va. La Russie a 160 millions d'habitants. Et vous dites les Français plus civilisés que les Russes. Ca fait 18 mois que vous êtes là-bas. Pas si mauvaise, l'armée de Staline ! Septembre 1943, capitulation italienne. Nous questionnons, tout contrits, un sous-bonze nazi. - Le Führer, lourde faute avec l'Italie ? - 14-18, l'Italie a attendu que ça aille mieux pour la France pour se mettre avec elle. On en a eu du mal, toujours des renforts. 39-40 avec vous parce que la France était battue. A présent, ils vous lâchent. On doit tromper le Führer. Le maquis français est dépeint par la presse sous les aspects les plus horribles. Un nazi furibond nous accroche; - C'est ainsi que vous allez à la réconciliation franco-allemande ? - Il y a vingt ans, nous occupions votre pays. Leo Schlageter commet des attentats contre l'occupant français. C'est normal. Nous le fusillons. C'est normal. Vous en faites un héros national, c'est normal. Vous occupez à votre tour notre pays. Les partisans français tuent des Allemands. C'est normal. Vous les tuez, c'est normal, mais pour nous, ce sont des héros. Also. - Alors, que faire ? - Heraus. Après l'attentat contre le Führer, on vient nous trouver, effondré: - Ce sont des généraux allemands qui ont fait cela. alors, en fiche de consolation : - Vous pensiez donc qu'il n'y avait que certains militaires français pour faciliter la tâche des adversaires du pays ?. Décembre 1944 ; l'offensive Runstaed, les V1. font délirer, dans l'attente immédiate du tournant décisif. Parole d'hommes désabusés : - Nous, en Juin 40, on colmatait, on refoulait, contre attaquait, coupait, les avions arrivaient d'Amérique; On escomptait même un miracle.Le 18 Juin, vous étiez à Paris. Verstehen ? On manquerait à l'objectivité si l'on ne décrivait pas au moins dans leurs traits essentiels les véritables militants nazis. Généralement ardents à la discussion, abondamment documentés, ils déployèrent les efforts les plus tenaces à nous convaincre de la mission historique du 3ème Reich, de la grandeur de la destinée du Führer, puis non moins d'acharnement à nous persuader de l'impossibilité théorique et pratique d'une défaite allemande. Presque tous, quoique rageant, admettaient la légitimité de l'attitude des " teigneux ", sans toutefois jamais les épargner. Leur étude politico-psychologique nous permit de les entortiller dans leurs propres principes. C'est ainsi que de leur dire d'un ton scandalisé "Je n'aurais pas cru cela de l'Allemagne nationale-socialiste" ou plus spécialement pour les militaires, "mon honneur de soldat français me l'interdit" attirait parfois des foudres sur l'auteur de la brimade. Au reste, les Français paraissaient bénéficier d'une cote favorable, les Anglais, plus faible; envers les Américains, une solide hargne; pour les Italiens, un mépris endurci (leurs prisonniers, et avant tout les maquisards, le "sentirent passer", y compris les néo-fascistes restés à leurs côtés.) quant aux Slaves; Russes, Polonais, Serbes, en particulier, ce n'était que barbare voués à la "Sistematische Vernichtung", ceci, contenu noir sur blanc dans des brochures destinées aux responsables et plus tard tombées entre nos mains. Avec le recul du temps, que faut-il ressentir envers ces hommes ? Presque un certain respect pour leur foi en une cause lentement victorieuse et soudainement perdue, leur travail cyclopéen, leur constance sous les coups ennemis, mais certainement une haine implacable le leurs crimes scientifiques et méthodiques et bien au-dessus encore, une haine inexorable de leurs théories de négations des plus élémentaires valeurs humaines qui n'ont pas terminé, si nous n'y veillons, de hanter encore bien des cerveaux. Un de ces hommes me répétait immédiatement après la défaite, avant de monter dans le camion qui l'emmenait vers ? - Nous sommes vaincus parce que nous n'avons pas su en user avec les peuples, parce que les moyens matériels nous ont fait défaut et que la technique de l'adversaire a distancé la nôtre. Deutschland über alles, Heil Hitler!

Z.O. Z.N.O.

La moiteur asthmatique de cette chambrée d'un petit matin de novembre 1942 est brusquement déchirée. Une porte claque, des godillots raclent, une voix braille : - Les gars ! les Chleuhs ont envahi la France ! Les pesants ensommeillés ripostent vertement à cette balourdises incongrue. L'autre insiste de toute sa conviction froissée, raconte comment il l'a appris de... qui le tenait de... Faut tout de même admettre l'évidence : les Allemands ont franchi la ligne de démarcation. Fertig, la Z.N.O ! Les Z.O. restent quelque peu impassibles, non sans quelque malignité. Aux autres aussi les ennuis. Les Z.N.O. envahis d'appréhension tentent de réaliser tout ce qui va surgir de cet événement déroutant : les soldats, leurs femmes et leurs filles, les bons de logement, les réquisitions et les prix, les bombardiers immanquablement attirés. Pour tout de suite, on va peut-être se battre, et chez nous, encore! ça alors ! Silence de méditations confuses, troublé enfin par le timbre anormalement doux du " Marmot". - Lors, les enfants de Pétain, surpris ? Ces bons petits nazis si Korrect et le Vieux qui se nous donna. Deux ans à sécher ici ne vous suffisant pas, voilà le coup de bambou. Tous dans le Pétain. On y croyait dur à sa petite France indépendante. Vous pensez bien que les Allemands avaient bien l'intention de faire durer ça autant que ça leur servirait... - A peu près comme nous avec le bobard des Prisonniers d'honneur dans les Vosges !, compléta la voix toujours grinçante de rancune. - Va falloir qu'ils se trémoussent dans le Trait-d'Union pour faire avaler ce morceau. Ca va faire réfléchir, ici et là-bas. Ce qui est moche, c'est pour tous ceux qui s'étaient réfugiés en Z.N.O. Ils vont encore en cueillir quelques-uns conclut pensivement le " Marmot". Il me semble que beaucoup d'yeux sont plus durs et moins ternes que d'habitude.

JUIN 1940 / FEVRIER 1943

Fin janvier 1943. Les visages allemands ne sont pas seulement renfrognés par la froidure. Aux "Sondermeldungen" à la Jéricho qui écroulaient les murailles russes jusqu'à la Volga, a succédé un laconisme que ne parvient pas à fleurir le verbiage sur la rentabilité des terres conquises, sur la consécration d'invincibilité de la Wehrmacht au cours de cette mêlée de cinq mois qui hache les régiments au mètre carré. "Un Verdun hors de proportion à mille Kilomètres des frontières" s'irritent les journaux à un cheveu d'accuser l'adversaire d'un manquement aux règles de la capitulation classique. Ce soir, 3 Février 1943 (ça c'est une date!) la feuille locale paraît encadrée de larges bandes noires avec en-tête "La guerre totale est la guerre la plus courte", et "Gloire aux héros de Stalingrad" nimbant un soldat cerclé de pansements, genou en terre, qui lève un profil pathétique que caresse un étendard déchiré. Leur défaite, notre victoire, ma victoire, se tient tout au long des phrases tarabiscotées, dans les adjurations aux efforts décuplés, dans l'exaltation de la vaillance des vaincus. - Alors, votre avis ? questionnai-je d'une voix neutre chevrotante de triomphe contenu. - Un de ces redressements inattendus comme il y en a dans toute guerre, grogne un irréductible "anti-rouge". - Il a les apparences de l'opiniâtreté et de l'organisation, ce redressement, depuis que nous avons lu en octobre 41 sur un bout de journal que "brouillard et boue entravent notre progression méthodique", hein, te souviens-tu de cette première lueur d'espoir, pour moi tout au moins, alors que vous me traitiez d'aveugle et d'entêté. A moi la parole et comment ! Vous avez raisonné comme ça : étant donné que la France, vainqueur de 14-18 a succombé en 40 jours, à plus forte raison; l'URSS telle que vous l'imaginiez devait devant le même adversaire encore renforcé, succomber en x jours. Ce qui sembla vérifié par le rentre dans le chou du débit. Pourquoi cela est-il devenu faux ? Donc, en 1939, une Allemagne, surgonflée, avec des complicités... - Je crois même, coupe le Marmot, que tu dois appuyer là-dessus tout de suite que chez nous il existait une trahison préméditée remontant à 36. Un fait. Un de mes amis était délégué après les grèves. Le patron lui dit : - Rappelez vous ceci, vous nous avez eus en gros et rapidement, nous, nous vous aurons lentement et en détail. Il aurait dû ajouter, mais il a dû manquer de culot, et si on n'y arrive pas, on appelera Dodolf. - Bien vrai tout cela, repris-je, mais restons pour le moment sur l'armée où tout était fait pour vous dégoûter de... - Ajoute, interrompt de nouveau le Marmot, que beaucoup de ceux qui avaient le moral furent foutus en taule dès septembre 1939 ! - Ca se discute, fait Gaston, mais il y a plus grave. Toutes les classes, j'insiste toutes, étaient possédées depuis 1920 d'une fureur de jouissance... - Ah! interrompt le Marmot, évidement , si tu qualifies d'esprit de jouissance, les 8 heurs et le 40 heures ! - Non, pas exactement. Je veux dire qu'on s'était écarté de ce chemin parfois rebutant... - Pas du tout de ton avis! J'estime qu'un peuple, qui apprécie une vie très agréable à tous à tous points de vue, si on lui représente l'abnégation de ceux qui la lui ont procurée et tout ce qu'il perdra par la défaite, saura se défendre. - Comme les Russes, n'est-ce-pas ? - D'abord, je n'ai jamais prétendu que les Russes ont une vie facile, car vous admettrez qu'après les guerres étrangères et civiles, les énormes retards à combler. - Et la création d'une armée pour soviétiser l'Europe bourgeoise ! - Allons! Pas d'interruptions pour faire mettre les gens en boule. Continue, s'interpose une voix arbitrale. - Je continue; Les Russes ont confiance dans leur avenir. Ils ont travaillé et ils se battent pour cela. - Soit, mais avec une dilapidation de chair humaine !, s'acharne Gaston, l'irréductible. - Voyons, Admets-tu qu'on aurait pu maintenir les gens dans cette fournaise, s'ils n'avaient pas d'eux-mêmes tenu le coup dans les moments où l'offensive allemande foutait tout en l'air; Veux tu te rendre compte ce que représente la victoire d'aujourd'hui sur la meilleure armée du siècle, pour cette nation, qui il y a 27 ans, sous un autre régime- je souligne sans malice- succombait devant ce même ennemi bien moins fort. - Oh! naturellement. En ce temps là la propagande défaitiste rongeait l'armée tsariste. - Je ne te le fais pas dire! Pourquoi pas la même chose en 1941 ? On nous en a assez fait de ces reportages! Les usines de l'Oural ? du vent Les détachements d'ouvriers armés ? du cinéma! l'armée ? bloquée par les petits Finlandais et ratatinée par les Chleuhs en cinq sets! etc... etc... - Mon vieux, tout ce que tu viens de dire avec tant de véhémence va vous permettre de retourner à notre pays, biaisai-je pour faire cesser ce menaçant corps à corps oratoire. - D'accord, s'empressa le Marmot. Nous aussi, si on ne nous avait pas endormis, et ça continue lorsque le Vieux nous bêh bêh : la patience est la forme la plus nécessaire du courage, quant le "Trait d'Union" imprime ; " un prisonnier qui s'évade est un déserteur"... - Le même truc, comme pour nous dans les Vosges en Juin 1940 ! ,grinça la voix de l'impérissable rancune, où le pitaine nous présenta aux "vert-de-gris" après revues d'armes et de détail et établissement d'un état nominatif et de matériel ! - Tiens, l'internationaliste devient patriote! mon vieux Marmot ne t'agite pas, tu nous expliqueras cela plus tard. Note que je suis d'accord sur le fond. - Le patriotisme ? ce n'est pas obtempérer à une affiche et à un gendarme. - Non plus comme dit Georges : moi il y a 7 ans que je suis soldat, je me suis assez dévoué pour la collectivité; Comme s'il l'avait fait volontairement !. Pour moi, être patriote c'est... - ... par exemple, défendre la Russie contre la France ! - Pourquoi pas, si j'estime que ce pays est alors plus avancé que le mien. Je force encore: si demain une France fasciste attaquait une Allemagne démocratique, mon devoir serait d'être avec cette dernière. - Non, Ton pays même en péril par des actes que tu réprouves, doit compter sur toi. - Donc, d'après toi, le militaire de Londres est un traître, celui de Vichy, un loyaliste... en attendant la consécration du contraire ! - Dans les deux camps, on peut croire avec sincérité défendre son pays. - Ce qui amène à soutenir que le soldat Français à Dakar qui a tapé dans la gueule du marin français qu'on voulait faire débarquer est à décorer de la même décoration que le second. Pitié pour le scribe appelé à rédiger successivement les deux citations ! Je trouve qu'avec ma distinction des régimes politiques, c'est plus clair. Faudra s'étendre un jour là-dessus. - Noch einmal, je reprends, .. aurions nous eu cette conscience, nous nous cramponnions à chaque motte de terre, et c'était la fin d'un Allemand. - C'est vrai cela, cependant l'abnégation est impuissante si la structure de l'armée est trop faible ! - Bien oui, exemple, l'armée de la République espagnole. - Pour la nôtre, c'était autre chose! Combien avons nous rigolé sur des incidents risibles mais affligeants. Le colon qui fait peindre son cheval pour le camoufler à la vue des avions et qui en reste sur le cul parce que la bête en crève ?... - J'ai connu un lieutenant qui avait donné l'ordre de ramener coûte que coûte le parachutiste et son cheval qui avaient été repérés ! - Et le juteux, qui à la veille d'une bagarre s'engueule avec son collègue pour savoir si dans le sac la boîte à vivres est contre la paroi extérieure. Tu me diras qu'on peut en raconter autant sur d'autre armées. La connerie militaire, elle est de partout ! - Chez nous, c'était le bouquet ! Sur deux ans de service, quelques mois d'instruction, surtout de garde-à-vous, saluts, demis-tours, ordre serré. Ensuite, gribouillages dans un bureau, vidages de pots de chambre chez les gradés de carrière, gardes partout pour rien avec claquements de talons devant chaque képi doré, des manoeuvres auxquelles personne ne comprenait goutte... - Et des chansons obscènes pour avaler la route, alors que nous avons de si jolies chansons de marche ! - Parle aussi du respect des supérieurs quand on chante la connerie des cabots, l'ivrognerie des juteux, les fredaines du colon, etc... - J'étais sous-off, et comme je m'enquiquinais, j'avais demandé à suivre les cours de chef de section. Réponse splendide : le perfectionnement se fait dans le civil. Tu penses bien que dans le civil ! - Moi, j'ai fait un peloton d'infanterie de campagne, alors on m'a collé à la forteresse. - T'as vu les plans de mobilo établis à la minute près, mais où tout le monde est perdu au premier quart d'heure; Vise un peu : faire ferrer le cheval du capitaine, coudre les couvre-écussons. Probablement, pendant ces préparatifs, écartez avec la main les obus de l'adversaire ! - Jamais mon régiment dans l'Est n'a été relevé tandis que d'autres roupillaient dans les dépôts. Résultat : nous, mieux entraînés mais pompés, les autres bien grassouillets mais totalement couillons. - Tu as raison. Je suis resté dans un dépôt du Centre. Les gars partaient en fausse perme plusieurs jours jusqu'à Paris ou folâtraient dans la contrée. Pas d'instruction d'armes, pas de manoeuvres d'endurance. Les gens braillaient contre les Frisés entre l'apéritif et le pousse-café. En juin, trois jours de marche, une escouade de motards allemands et l'affaire était dans le sac. - Dans mon coin à la frontière nord, si vous aviez vu les troufions bien embarrassés pour mettre un F.M. en batterie ou dégoupiller une grenade: Pour les patrouilles, on avait plus vite fait à demander notre chemin qu'à lire la carte. - Chez moi c'était bath. Travaux de fortification. Pas assez d'outils, ça ne fait rien, on amenait tout le monde sur le terrain. - Si les gens avaient au moins su exactement pour quoi ils devaient se faire casser la gueule. - Une chose que vous ne devez pas oublier, l'aide dérisoire aux familles, la supermodicité des soldes de réserves par rapport à l'active. Comparez donc l'armée allemande. - Et autre chose, leur espionnage ! - T'as raison, appuya le Marmot, après la 5ème colonne civile, la Cinquième colonne militaire. - Appelle cela comme tu voudras, c'était du beau boulot. Tiens, quand nous foutions le camp vers Dunkerque, on arrive dans un coin peinard, une ferme pas très loin des routes qui se croisaient dans le village. Tu penses, dans cette pagaie, si tout le monde s'agitait dans le patelin. Des gens de la ferme étendaient leur lessive bien blanche dans un pré. Des gens à sang-froid, quoi! Tout à coup, les avions Fritz qui s'amènent, tournent un peu et paf, laissent choir leurs paquets en plein dans le patelin. Nous, on se tire sur une petite côte, pas loin, on regarde, et à 2 ou 3 nous faisons oh!, Le linge faisait comme des signes! Malheureusement, nous avons du nous tailler tout de suite. - Et moi! On arrive une nuit dans un bled bien amoché où il n'y avait plus de lumière. On me colle en sentinelle et mon attention est vite attirée par une maison dont une fenêtre s'allumait de temps en temps. Le serre-pattes me dit d'aller y voir avec un copain Personne dans la taule bien noire. Le gars avec moi, c'était un électricien. Le métier reprend le dessus, il se met à fouiner partout. Il a fini par dégotter un fil et une sorte d'installation qui permettaient de commander un transformateur plus loin. Fortiche, hein! - Sur la ligne, Maginot, tiens, Radio-Stuttgart nous souhaitait bonne chance quand nous allions être relevés. - Sur la Ligne, aussi. En plein casse-gueule de juin, il arrive un ordre, avec tous les tampons, disant qu'il fallait faire enlever les instrumentes d'optique pour les faire nettoyer. Il y a un officier, il lui prend l'idée de demander des explications au colon. On lui répond qu'il n'y avait pas eu d'ordre. - Le coup de la cave, fameux aussi. Figurez-vous que... - Bon. Tu l'as déjà raconté, et chacun pourrait raconter la sienne. Ce qui m'étonne, c'est que les grandes autorités ne devaient pas ignorer que depuis longtemps... - Et même encore par ce qu'on vient de dire, interrompit le Marmot, nous en revenons au début. La Cagoule, Messieurs la Cagoule! Tous ceux qui règnent chez nous, qui ont laissé venir ou préparer la défaite en tolérant incapacité, faiblesses, incohérences, qui n'hésitèrent peut-être pas devant une forfaiture délibérée, les voici les destructeurs de la conscience dont nous parlions tout à l'heure, les vrais créateurs de l'antimilitarisme... - Je m'excuse d'en rajouter encore, Marmot. Quand je suis arrivé au régiment, je n'étais ni pour ni contre. Une corvée à se taper. Mais, comme on disait tout à l'heure, quand tu vois les balourdises qu'on t'impose, les officiers midinettes et flemmards, les sous-offs en ribote, la manière dont on est habillé, la façon qu'on a de te causer, ce qu'on te file à bouffer, tu ressors enragé à tout jamais contre l'armée. - Remarque, reprit le Marmot, que le pauvre type qui dit merde à son crabe ou qui est pincé à écrire "à bas l'armée" dans les chiotes n'y coupe pas pour le falot. Les généraux et amiraux, tu as leurs noms dans le Trait d'Union, ont tout de suite poussé à la capitulation dans l'honneur. Je vous le dis, les copains, nous ne pourrons avoir notre grand Stalingrad, mais vous verrez que les allemands chez nous en prendront une série de petits dans les gencives qui les knockoutera aussi sûrement. J'ai confiance dans notre populo, à nous. Dorénavant, à eux de descendre et à nous de monter. Stalingrad! comme disait l'autre : l'espoir changea de camp. - Et voilà dit tout ce qui pouvait être dit sur cette soirée mémorable. Au dodo.

PARAPHE ET CONSCIENCE

La presse allemande de langue française en parlait depuis un moment : des prisonniers allaient être libérés sur place, haussés à l'échelon de citoyens allemands, ce qui, on insistait là-dessus, était une preuve de la magnanimité du Führer dont il fallait comprendre toute la portée... Les prisonniers du district sont rassemblés. Les avantages de la situation sociale proposée sont exposés. Gain égal à celui du travailleur allemand, qui plus est, non assujetti à l'impôt, primes versées à la famille, port d'habits civils, libres déplacements, permissions à passer au foyer ou à travers l'Allemagne. Pour goûter à cet appétissant gâteau, moins que rien, une simple signature au bas du contrat de travail. De toute façons, méfiance. Pour gagner le temps de la réflexion, nous embrouillons le fonctionnaire de l'Arbeitsamt dans un fatras de questions insidieuses. Seuls, quelques lèche-bottes et pas d'histoires mordent de suite à l'hameçon. L'Allemand bonasse et soucieux oh! combien de ne pas violenter nos consciences nous octroie quelque délai. Ca discute ferme dans le Kommando. L'argent, en premier lieu. Un mark à vingt frs à tant de marks par jour, ça fait tant de francs à la fin du mois. La femme et les mômes tirés d'affaire. Un pécule qui s'arrondit. L'occasion de faire des noubas carabinées. Atout considérer, travailler pour travailler, autant que ça rapporte. Les femmes. Un sevrage de trois ans, c'est assez penser en se retournant mille fois entre les couvertures puantes et la paillasse qui tale les hanches, que dans des lits... Pourquoi pas un vrai amour ? La liberté. N'être plus dans la rue le troupeau trébuchant ensaché dans des arlequins d'intouchables. Aller et venir anonyme, la seule fantaisie pour guide, accrochant ça et là un sourire. Ne plus être obligé de s'obturer les oreilles, de simuler l'indifférence devant des attitudes et des propos qui méritent... enfin bref. Partir seul dans la campagne ou s'y affronter en courtoises joutes de l'esprit, s'y reposer la vue, s'enrichir le cerveau, se rafraîchir de lectures, spectacles et musique. La permission. Tout ce qui fut un bonheur. Tout ce qui est le combat là-bas commencé. Sans compter que pour transmettre et recueillir informations, consignes ou telles et telles choses, voir les types à droite et à gauche, ce serait bougrement plus pratique. C'est ainsi que notre ami Paul, grâce à l'anonymat de l'habit, transmettra loin de là, des renseignements pour la réussite du raid aérien sur Dresde de février 1945. Le même sillonnera de nuit la région, tissant entre Kommandos une toile d'araignée dans laquelle les autorités vacillantes de 1945 s'englueront. Mais voilà! Cet engagement de travailler volontairement pour l'ennemi, comment appelle-t-on cela pour un soldat qui prétend tenir bon ? Une désertion ! Voyons, Raisonne froidement. Tu es hors de combat. Des voix officielles te persuadent même qu'en aucune façon, tu ne dois y participer. Pourquoi ce terme emphatique de désertion ? Ah, mais si, il y a désertion puisque tu n'es plus contraint. Pourrais-tu alors dire aux Français qui combattent en Afrique, à ceux qui sont engagés dans un corps à corps sur notre sol, à tous ceux qui, à leur vie, à leur situation, leurs affections ont préféré la patrie blessée : Moi, prisonnier de guerre, je n'ai pu être le soldat que j'aurais dû être. J'ai travaillé contre vous pour l'ennemi, mais jamais je ne l'ai voulu. Pas digne de vous, je n'en suis pas indigne. Cette guenille informe, râpée, multicolore, fleurant la crasse et la vieille huile, panneau d'homme-sandwich par ses K.G.F. en croûte de peinture blanche, je l'aime maintenant. D'autres que moi en font l'uniforme de la victoire Ce fut le spectacle du Kommando qui emporta la décision. Les uns uns calculaient les sommes à expédier, les autres le nombre de maîtresses à conquérir et tout ce qui s'en suit, les plus frénétiques vouIaient mener les deux entreprises de front; et en plus, le pantouflardisme de celui dont les fouilles dérangeaient le paquetage. Non sans tristesse, il nous fallut nous séparer d'excellents camarades que de lourdes préoccupations familiales avaient contraint à céder. Il n'y a pas à couvrir d'opprobre les "transformés" pas plus que de louanges les "non-transformés" - ces derniers n'obeïrent pas toujours à des considérations uniquement patriotiques- plutôt alors à déplorer une douloureuse scission que seule les amitiés conservées purent amoindrir. Peu après une répartie vengeresse consacra notre attitude. Irritée de l'existence de ce groupe de butés que ni éclats de voix, ni discussions doucereuses, ni brimades épuisantes, ne paraissaient devoir dissocier, la direction appela en renfort autorités civiles et militaires. L'homme de confiance jugea opportun de louvoyer, prévoyant en cas de heurts, le lâchage de quelques-uns qui s'étaient ralliés à nous par appréhension de perdre le bénéfice de leur "planque". Ce fut la remarque hargneuse du gras fonctionnaire de l'Arbeitsamt : "c'est votre ventre qui vous retient de signer" qui le lui fit souffleter haut et ferme et d'un trait dans son meilleur allemand de dissertation (accent tonique bien articulé) : - Ce n'est pas vrai. Pour moi et pour d'autre camarades, sous-officiers que vous contraignez, contrairement au lois internationales, à travailler, ou simples soldats qui ne veulent pas de vous; je vous déclare que jamais nous ne travaillerons volontairement pour l'Allemagne nazie ! Du visage des Allemands, le sang paraissait avoir reflué. Leurs pupilles mitraillaient l'insolent. Les Français restaient cois et roides. Le vieux colonel, rescapé de Russland, rompant le silence, dit : - Comme soldat, je l'admets. Ce nouveau soufflet venu de l'un des leurs, ne leur ramena pas plus de couleur aux joues, et ils abandonnèrent l'arène, tous talons claquant furieusement. Notre copain Jacques était du reste un récidiviste de la dignité chatouilleuse. Alors qu'il était homme de confiance d'un Kommando agricole, les Allemands lui firent connaître d'avoir à conduire ses administrés à une représentation théâtrale. Il déclara de son calme ton accoutumé. - Personne n'ira si le portrait de Pétain doit se trouver dans la salle. Et au jour dit, le portrait n'y fut pas. Ainsi se présente l'occasion de quelques phrases sur "l'Homme de Confiance". Au début, ce fut quasi-automatiquement celui qui baragouinait l'allemand, car vainqueurs et vaincus devaient se comprendre, dans le sens littéral du mot. Par la suite, il représenta davantage la tendance majoritaire de ses mandants; il devint donc "teigneux", "pas d'histoire", "lèche- bottes". Cette diversité se trouvant encore compliquée par les différences considérables de fonctions suivant l'importance et la nature des Kommandos, il est donc malaisé de brosser une portrait-type d'homme de confiance. En tout cas, position inconfortable, au choix des expressions :Le.....entre deux chaises, pris en sandwich, on ne peut contenter tout le monde et son père, entre l'arbre et l'écorce...

LES UNS POUR LES AUTRES

Ce midi là de printemps 1942, le "Marmot" rentrait au Kommando, mâchant la poussière des fours qui le maculait de partout. L'émanation d'humus chauffé que dégageait la marmite aux sempiternelles patates n'était guère propre à la rasséréner, lorsque Maurice, rayonnant de toute sa bonne bouille de gogo par vocation, lui cria :. - Prépare ta valise, on s'en va chez nous ! Bourru, il lui répliqua : - Ça fait au moins 25 fois que j'entends la chansonnette! Encore un canard de "Pourrissoir". - Non c'est sérieux. Lis. - Alors, toi, tu es content de cette trouvaille ! lui lança-t-il en pleine figure. Saisi du résultat malencontreux de sa pharamineuse annonce, l'autre balbutia : - Ca me semble bien, ce machin là. - Ah, ça te semble bien que des centaines de milliers de jeunes viennent ici contribuer à casser la gueule à ceux qui combattent pour nous. - Enfin, écoute. Pas toujours les mêmes à s'emmerder tandis qu'il y en a qui restent peinards dans les jupons de leurs mères, rétorqua-t-il, encouragé par le rassemblement approbateur qui se forme. - Aux tranchées, oui, pas toujours les mêmes à ramasser les marrons. Ici, vois donc, un prisonnier libéré contre trois travailleurs. C'est flatteur de la part des Chleuhs de nous estimer au triple de nos jeunes copains, mais c'est encore plus râlant de penser que chacun de nous travaille comme trois ! - Réfléchis que ceux qui viendront seront libres, gagneront de l'argent au lieu d'être chômeurs. Je ne vois pas en quoi ils sont frappés. - Toujours le pèze. Lorsque vous avez demandé à travailler aux pièces, vous avez juré vos grands dieux, on n'en fera pas plus, on gagnera davantage et on pourra en envoyer chez nous. Résultat, vous avez augmenté le rendement pour la bière, le tabac et le poker. Parlons pas de ceux qui demandent un copain pour leur servir de manoeuvre ! Comprenez donc ! Que disent les Frisés ? Un travailleur est un soldat. Puisqu'ils n'osent pas mettre des armes entre les mains des Français, ils vont leur mettre des outils. Ca commence par Volontariat, Solidarité, Intérêt. Demain, si l'on n'en trouve pas assez, on râflera carrément les gars. Comme tu dis, nous sommes dans un sale pétrin. Ce n'est pas une raison pour y attirer les autres, même avec l'espoir d'en sortir. - Tu as dit toi-même que nous payons les erreurs dont nous ne somme qu'en partie fautifs ! - Raison de plus pour ne pas les faire payer, même moins mal, par ceux qui n'y sont pour rien. C'est aux vrais responsables qui nous ont amenés ici qu'il faut en vouloir. Accepter de gaieté de coeur que d'autres viennent nous remplacer, c'est aussi dégoûtant... voyons... comme autrefois, lorsque pour couper au service militaire, on pouvait se procurer avec son pognon, un pauvre bougre sans le sou.

DU 1er JANVIER AU 31 DECEMBRE

Un grattement sur la main, puis un tiraillement. Puce ? - Debout, c'est ton tour ! - Mon tour ? J'y étais il y a trois nuits, chuchotai-je. - Oui, mais il y a beaucoup de wagons. Vêtements sous le bras, jambes en feuilles mortes, heurtant les coins de lits, baillant et maugréant, me voici, frottant les yeux gonflés et la chevelure douloureuse, dans la brutale clarté du réfectoire où les relents ajoutent leur saveur à l'haleine pâteuse. - Une heure du matin, me renseigne aimablement Jean, englouti dans le passe-montagne jusqu'aux sourcils, les oreilles mangées par le béret, col de capote haut relevé, lambeaux pendouillants de moufles aux mains, et débris de sacs aux pieds transformés en moignons monstrueux. Il s'empresse d'ajouter, pétulant de sa bonne farce : - Il neige à pleines hottes, x degrés au-dessous. On en a jusqu'à demain soir. Si tu veux du jus chaud, il est froid. Si tu veux des biscuits, il n'y en a plus. Also, Komm. Une magistrale gifle de bourrasque et de flocons nous bouscule, mettant en branle les castagnettes dentaires. Dans le camion qui nous secoue comme des grains de sable, je commence, pelotonné contre la paroi abritée du vent, à ruminer une ire en perpétuel accroissement. Ah! les vaches! Quand les fera-t-on bosser. Récapitulons. Ce matin mise en train avec le nettoyage de la chaudière : au fond d'un étroit boyau, une chambre dans laquelle s'amoncellent les cendres rougeoyantes, parfois en monolithes incandescents irradiant une chaleur qui ovalise les ampoules électriques. Avec les aspersions abondantes, il se dégage une buée d'étuves, une poussière ténue, et d'âcres gaz, qui sèchent les yeux, râpent la gorge et colmatent nez, bouche, oreilles. La soufflerie chasse des multitudes de menues braises qui picotent le visage et la nuque, et se faufilent par le col pour griller le dos. La trappe d'évacuation ouverte, un ouragan impétueux glace la sueur; à un mètre du brasier, doit être cassée la glace qui emprisonne les rails du Decauville. Benne après benne s'évacuent quelques tonnes dans une incohérence de poussière et de vent, de sueur et de frissons. On termine soûlé d'émanations, tête brûlante et pieds gelés, la peau ardente et l'onglée aux doigts. Et maintenant la fonderie. Extraction de cuves poussées au rouge qu'un pont roulant gémissant de toutes ses chaînes extirpe de fours souterrains. Lourds ringards à bout de bras, il faut, presque à s'en roussir les poils, guider cette masse de trois tonnes jusqu'aux fosses de refroidissement. Les cuves sont ouvertes : jaillissement de poussière et de chaleur. On en retire des rouleaux de tous poids et de toutes formes, les mains crispées dans des lambeaux de moufles, la face cuite, toussotant des vapeurs d'acides surchauffés des bains de décapage. Chargement : tirer, pousser les pesants wagonnets, courbé, arc- boutés. Déchargement, nouveaux efforts, nouvelles brulûres. L'ukase d'un contremaître vient de m'affecter au polissage par centaines de kilos à la fois de pièce très diverses. On les enfourne avec la sciure, dans des sortes de tambours d'acier tournant dans un hourvari abrutissant que les hurlements d'oreille à oreille ne peuvent dominer. Les particules de sciure projetées hors des tonneaux luisent noires d'imprégnation d'huiles usées, et voltigent pimpantes-seule chose joyeuse- dans les rayons falots d'ampoules ternies. Sans répit, le monte-charge apporte des caisses de matériels gluants, sans répit non plus, les tonneaux vomissent leur ouvrage brillant vers des équipes de femmes qui procèdent à l'ensachage debout devant des trieuses automatiques crépitantes des piaulements des scies à rubans et des "hans" cyclopéens des emboutisseuses. Chaleur émolliente et courants d'air réfrigérants, cacophonie insaisissable pour les oreilles qui en conservent un bourdonnement de coquillage, saleté grasse vernissant la peau et les poumons d'un enduit indélébile, une vague lueur de nuit terne et de jour honteux, un perpétuel frémissement de proche écroulement... et quelques affiches qui projettent en sarcastique raillerie des travailleurs tout frais, tout roses, riant de toute denture éblouissante sur des fonds d'azur prometteurs. Or, après six cents minutes ainsi grignotées, je commence à savonner, rincer, cracher, moucher abondamment dans le lavabo écaillé, lorsque m'aborde le très impopulaire camarade chargé des heures supplémentaires. Acquiescement sans murmures à l'effarement du publicain, qui va, ainsi affermi, recruter d'autres victimes. Des jours, on rechigne, on ergote, on voue les Chleuhs à l'effroyable malheurs; d'autres jours, la passivité du bovin fourbu auquel on impose un sillon de rabiot. Transport de rouleaux, près de 80 kilos de ferraille meurtrissante, dans le zig-zag des machines et le lacis des fils de fer encombrant le chemin. Clavicule cisaillée, pieds contusionnés, tibias râpés, doigts tordus, reins écrasés. Rage. Enfin, la croûte! Toujours les "Kartoffel", pas un brin de margarine. Du singe, sur la provision. D'autres broutilles, pissenlits, orties... Bouffer pour bosser et c'est marre. Ces aigres médiations trouvent leur fin sur un freinage subit. Dans le noir, tout est blanc à l'exception de nos silhouettes- grises et de la lumière bleutée de D.P. perdue là-haut sur son pylône. Pas de wagons. On ronchonne. Les cent pas. Ca gronde au loin. Si seulement, ils étaient dessous. Zut, la rame surgit de l'ombre, fantomatique, projetant en avant les deux yeux ahuris de ses tampons Ferraille et charbon. Chacun prend sa place, patinant sur les planchers verglacés. Arrachements violents des rouleaux enchevêtrés par les coups de tampons, soudés par le gel, empilements instables dans le camion Les mains et les pieds résonnent douloureusement sous les chocs, le nez écarlate s'orne de roupies, moustaches, sourcils et bords de passe- montagne blanchissent de fins cristaux. Le corps commence à bouillir. La voiture emplie, en route vers l'usine. Cent mètres de course, on est transi. Quelques-uns tousseront bientôt. Et on décharge, et on repart, et on charge, et on décharge...après des heures, c'est le charbon. Noir dans noir, le coup de pelle qui incurve les flancs, bute sur les parois du wagon, menace le voisin, s'écroule dans les trous. Enfin, la relève, mais aussi le coup de froid perfide de l'aube achevant l'usure de la fatigue, de l'insomnie, de l'estomac vide. Les visages s'émacient, les yeux deviennent caves, le teint blafard à ne pas croire. On dirait que la barbe saille plus agressive. A plus tard la toilette. Une bouchée avalée. Une torpeur secouées des allées et venues. On remettra ça dans quelques heures Il me revient une chanson antimilitariste très appréciée dans nos régiments de l'Est "Les forçats de Cayenne sont plus heureux que nous, sont plus heureux que nous" .

De la ruse de l'esclave

Oui, Monsieur, soyez assuré que nous ne perdrons pas votre affaire de vue. Au revoir, Monsieur ! Bien gentil, ce brave homme! Dix sept heures trente, c'est juste juste, maintenant. A peine le temps de me changer. Faut pas manquer le train. Henri serait bien ennuyé avec mon sac. Vite Et de m'agiter furieusement dans cette hâte fébrile, si furieusement que je me réveille. En météore, le rêve s'enfuit. Une seconde de noir total, quelques unes striées de gris et la pesante réalité. Ce n'est ni le bureau du fonctionnaire parisien, ni un week-end, aucun départ en camping. Aplati sur le ventre, bavant généreusement sur le polochon noirâtre, la chemise collée à la peau, à un moment quelconque d'un été de captivité. L'heure ? L'unique possesseur d'une montre, énergiquement secoué, éructe : deux heures. Où en sommes nous ? Hier, dimanche, j'ai travaillé trois heures à expédier un wagon de fil de fer; j'en ai encore les mains raides, mais ce n'était pas la mer à boire. A midi, usage dominical, petit banquet alimenté surtout par le pain-gâteau (fabrication personnelle) se mariant agréablement avec le café américain ou le chocolat en poudre. La farine est le produit d'une extorsion morale envers le boulanger, convaincu par l'homme de confiance qu'après la défaite, les Français le protégeront. Ce légitime tribut compensé par l'octroi de quelques dizaines de kilos de charbon prélevé sur les stocks de l'usine, est de même acquitté par la fruitière qui nous tient toujours les légumes en réserve, au détriment des clients "encadrés". Ensuite, la série de pipes du dimanche. Gare à la bourgeoise qui a oublié le tabac, tunique de Nessus du prisonnier. Malgré colis, Croix-Rouge allocations du Stalag, marché noir, récolte du carré amoureusement cultivé, mais gâchée par le précipitation de l'inexpérience, la soudure ne peut être assurée, d'autant plus que la chasse aux mégots, les incursions dans la provision du voisin, les pleurnicherie auprès des Allemands eux-mêmes rationnés ne sont guère productives. A propos de tabac... Il y avait une fois dans un grenier de menuiserie, un prisonnier tourmenté, une pipe vide, un canapé valétudinaire. L'oeil terne du prisonnier traînait entre la pipe et le meuble. Il se mit à briller : la pomme de Newton, le bain d'Archimède. Le canapé laissait échapper des touffes d'une sorte de varech brunâtre, et qui de plus, se révélait bien craquelant. Le Gefang en broya une pincée, la mélangea à un reste de tabac et relativement sceptique, en tira une bouffée. Ce n'était pas tellement mal, avec un certain arrière-goût opiacé issu des corps qui s'étaient agités sur ce siège ancestral. Le mélange devint célèbre dans le kommando, puis dans d'autres, et son arôme filtra jusqu'aux narines allemandes. Après la croûte, le tabac est le premier besoin d'une appréciable majorité de prisonniers . Tabac, valeur sûre, ascendante, mais non inépuisable face à une demande croissante. Le pourcentage de varech augmenta mais le tabac français est si rêche! Pour le dissimuler, il fallait une garantie d'authenticité. On employa donc les paquets de la Régie, très astucieusement décollés et recollés, jusqu'au moment où le canapé fut totalement vidé de sa substance. Telle est cette très morale histoire, mais revenons donc à notre dimanche typique. On se rend nonchalamment au service de défense passive. Ayant remarqué notre intérêt pour le poste de radio, la Direction le fit grillager, et par la même occasion, enlever la carte de Russie devenue objet, depuis Stalingrad, de déductions moralement dévastatrices. Grâce à de circonspects tripotages, le grillage est déplacé. Sous prétexte de combattre le fading, on remue tant soit peu les boutons, et on trouve l'émetteur souhaité. Un comparse captive l'attention de la société par une longue histoire embrouillée. Si un indiscret ému par les consonances étrangères s'informe, on lui répond que c'est de l'italien. Durant ce temps, le premier garnit sa mémoire, remet le tout en place, puis déclare découragé que l'émission est vraiment "Schlecht". Pressentant finalement le stratagème, on décida en haut lieu de n'accorder qu'un récepteur à faible rayon d'écoute. Une patience d'embastillé jointe à une prudence de conspirateur appuyées sur des techniques longuement élaborées durent être déployées pour capter la Bonne Parole, dommageablement trop souvent faiblement perceptible, par de subtiles et discrètes manipulations aux heures de solitude de locaux. Oh! commentée si démolissante pour ceux d'en face...en attendant d'être la coordinatrice avec tant d'autres. Mais sueurs froides et estomacs noués bien souvent. Un soir, l'ampoule laissée imprudemment allumée, aiguilla un veilleur de nuit, précisément au meilleur mitan d'un palpitant bulletin de la B.B.C. qui avait fait fléchir notre vigilance. Coup de pouce instantané et précis vers une onde bien allemande de l'opérateur, tandis qu'un "chut" autoritaire arrête la colère du cerbère prêt à aboyer, et qu'il lui est précisé, "c'est un ministre qui parle" ! Rassuré par la voix connue, il attendit la fin d'un discours quelconque, mais, nous faisant remarquer l'heure et le lieu vraiment indus pour s'adonner aux plaisirs politico-radiophoniques, il nous fit déguerpir. Ce jeu était parfois bien dangereux, et chèrement payé, car l'inculpation de divulgations de mensonges ennemis dans le but de porter dommage à la force combative du Reich ne pardonnait pas. C'était alors le voyage gratuit vers les carrières, forêts, mines... et autres commandos de choix; il est vrai, guère des épouvantail pour nous comparativement.à notre bagne usine, par ailleurs nid de mauvais sujets, relativement blindés : prisonniers récalcitrants, STO en rupture de boulot, repiqués d'évasions ou mal-pensants expédiés de France, tous drôles d'oiseaux à titres divers prédateurs du moral et de matériels du geôlier, interprétant à leur façon la théorie de Clausewitz "la captivité est la continuation de la guerre par d'autres moyens". Au fait, Emile ? Radio émérite, placé chez un artisan, il transmettait les informations à des hommes sûrs qui les apprenaient et détruisaient ensuite les notes. Un jour le papier s'égara, juste au moment où s'amenait une inspection, entre les mains de deux gars moins futés. Surpris, l'un tire à hue, l'autre à dia. Les flics s'en emparent. Grand branle-bas d'alerte pour planquer, épurer, prévenir partout. La police, pleine de malice, attendit la correspondance régulière, compara les écritures et mit la main sur le coupable. Ensuite, la légende ? Il paraît que l'officier français défenseur argua qu'il n'y avait pas conjuration contre "le Reich" car le papier portait en conclusion : "n'en parlez pas aux Chleuhs, ils sont trop cons". Le copain s'en tira, dit-on, avec quatre ans de travaux forcés, dont il fit peu car les Allemands avaient davantage besoin de réparateurs de postes que de terrassiers. Ah ! ces bribes d'écoute clandestines recoupées avec les informations allemandes (savoir lire entre les lignes et écouter entre les ondes) et savamment interprétées sur les cartes des replis élastiques , combien de débats ont-elles suscités ? Tant qu'il s'agissait de la Russie et de l'Italie, on estimait "qu'ils n'y mettaient pas le paquet ", mais pendant la campagne de France, on se préoccupait avidement de connaître si l'ouragan n'allait pas déferler sur le clocher, et la stratégie individuelle accumulait les raisons de l'épargner. Par contre, on déborda de rage homicide lorsque les opérations s'étendirent sur l'Allemagne. Le moral fortifié par un substantiel communiqué il n'en faut pas plus pour raviver un appétit inextinguible. Par une heureuse conjonction des chances spirituelles et matérielles, il y a des "Knödels" qu'une passade de folie nous fait rôtir, au grand dam du stock de matières grasses. Knödels : boules de farine plongées dans l'eau bouillante. Aussi universelle que les lits à étages. Que voilà un bien bon dimanche! Si exceptionnel, presque sans travail, sans famine... Mais à 2 heures, réveil. Moins de bougonnements qu'en hiver, car le travail de nuit épargne les suées de la canicule. C'est un wagon de barres métalliques de cinq mètres. Travail apparemment léger, 3 à 5 barres à la fois de 30 à 50 kilos pour 3 hommes.Oui, mais...pour 30 tonnes, il faut mille fois se courber à ras du plancher,dégager en tirant en tous sens les barres coincées, enchevêtrées, se détendant en ressorts sur les doigts, les présenter, bras tendus, en synchronisation avec les camarades qui les disposent soigneusement dans le camion. Ensuite, on décharge en faisant bien attention aux bavures qui tranchent les mains en plaies qui s'infectent. "L'équipe des pognes sanglantes !" Comble de malchance, un wagon de coke! qu'il est joli ce coke avec ses vapeurs irisées par le soleil, mais sournois avec ses émanations abrutissantes et sa poussière fine de fin du monde qui zèbre les torses nus suants et farde outrageusement le visage. Il y a un petit dédommagement. Au déchargement, on ouvre brutalement le camion. Le coke lisse, s'écoule torrentiellement, soulevant un nuage dense, gris roux, qui monte impétueusement à l'assaut des fenêtres ouvertes de la Direction. - Un chargement de caisses! glapit le magasinier. 200 kilos sur les poignées d'un diable, ça fait craquer les bras et les reins. Sacrées saloperies, et vlan, encore une en morceaux. Et toi gueule si tu veux, on t'en esquintera encore d'autres ! Un jour, Herr Direktor, peiné des mauvais traitements infligés à ses caisses, entreprit en réunion solennelle de nous apitoyer sur leur sort, insistant sur le fait qu'il s'agissait d'un bien du peuple allemand dont toutes les richesses étaient consacrées à l'effort de guerre. Cette sensible argumentation ne les sauva pas de la destruction constante et méthodique, y compris par le feu. Evidemment, cela n'arrivait pas à la hauteur des camarades d'une scierie qui, compte tenu d'intervalles devant égarer les soupçons, truffaient de brandons la sciure d'été bien sèche qu'enlevaient des wagons découverts. Merde et re-merde. Des bonbonnes d'SO4H2 comme dit prétentieusement le calé du groupe. Malheur à celui qu'éclaboussent ces récipients ventripotents, écrasant de leurs 80 Kg et fragiles en diable. Que ça fait mal malgré les aspersions d'eau sur la plus petite gouttelette Et voilà les rondelles à expédier, de ces rondelles qui, nous dit-on, équipent les véhicules roulant sur des sols instables (la neige de Russie en est vorace et les sables d'Afrique les engloutissent). Pauvres lombes méchamment distendues par les pelletées trop lourdes et toujours fuyantes. Après tout cela, et avec quelques billes solitaires de patates dans le buffet lors d'une si courte pause, la journée s'est singulièrement étirée. Il reste encore la bonne bouche à satisfaire Un sourire qu'il veut empreint de commisération sur sa face de Lunaire, l'ingénieur avertit dans son français gargouillant que "la gare, messieurs, sans à nous prévenir, nous donne un vide wagon. Alors, parce que rien pour dedans, mettre vieux fer". Que faut-il préférer? la manière tonitruante du patron ou susurrante de ce tartuffe, qui "connaît votre beau pays, j'ai visité usines Renault". Comme espion, eh, sagouin! Ainsi donc, il nous faut charger dans le camion et décharger dans un wagon, vingt tonnes d'hypothétiques chars, canons ou autres engins, sous les formes présentes de fils inextricablement embrouillés, de rouleaux emmêlés, de ferrailles tordues, de fragments de plaques, le tout constituant un bloc sans fissure, qui griffe, gicle, pince, s'écroule, s'étale et se dresse envers et contre tous cisaillements, tassages et jurons, au centre d'un cumulus de poussière et de rouille. Grâces soient rendues! ce n'est pas l'hiver. Par contre, c'est la nuit. La rusée Ariane s'y perdrait. Aussi, fous d'exaspération, de fatigue et de faim, dévalons-nous vers le kommando après une orageuse altercation avec le portier qui conteste les heures. - On s'en fout de ton pognon, 82 heures la semaine dernière, 24 heures d'un coup aujourd'hui, y en a marre. Pas à se taper le cul comme toi sur une chaise, planqué. Morgen schlafen, nix Arbeit, sale con. Ce vocable vengeur me déride un peu par un agréable souvenir Un jour, un gardien questionna l'homme de confiance. - Pourquoi tes camarades m'appellent-ils ainsi, lui dit-il, le doigt arrêté sur le mot "gond" de son dictionnaire bi-lingue ? Travail forcé, travail de captif. Par lui, s'alimente l'insatiable Minotaure des guerres modernes, jusqu'à épuisement des êtres et des choses. Humiliation du toton que l'on fait virevolter, irritation d'ordres mal compris, colère et honte d'effectuer une besogne néfaste à ses espérances, dégoût de gestes machineux laissant errer l'esprit dans les obsessions sexuelles ou le clouant sur le lancinement des soucis, échappées insensées de l'imagination engluées dans leurs effondrements, le menton sur la pelle, tout cela, c'est le "cafard" qui mure le lèvres ou les ouvre en insultes contre maîtres ou les compagnons de boulet, qui impose à nos vingt ans cheveux grisonnants, fronts ridés, regards flous, démarches traînantes, tics et manies. Et le pauvre corps surmené, suant, grelottant, tassé, étiré. Il y a de ces moments où les reins en feu, les articulations craquantes, les mains roides sur les ampoules, les crevasses, les coupures et les maux blancs, les bras qui claquent comme des cordes trop tendues, les jambes dans lesquelles se coule un plomb pesant, les genoux gonflés roulant sec dans les alvéoles, le coeur à rien de céder affolé des pulsations d'un sang lourd qui cogne aux tempes, la sueur brûlant les yeux ou la froid tenaillant les membres la tête cerclée de fer, les prunelles voyant noir en plein midi dans un tourbillon d'hallucinations, les pieds fléchissant sur un sol de coton houleux, on gueule : - J'en ai marre, plutôt crever, quand donc, quand donc ça finira! Pouvoir leur taper dans la gueule à coups de pieds jusqu'à la bouillie, leur flanquer une fourche dans les tripes, les coller dans la chaudière, les...Je ne sais pas, les crever, quoi ! Une envie de pleurer, de cracher ce gros sanglot qui serre la gorge. De quoi ? pleurer à cause d'eux, devant eux ? non mais!... Si je m'asseois, je m'endors. C'est cela , dormir. On vous tape sur l'épaule, monte dans le train qui est là, la guerre est finie. Ca y est, je débloque. J'ai mal, quelque chose de vague dans l'ensemble, précis à chaque endroit. Quel genre de mal ? Je ne sais pas, j'ai mal de tout, partout ? Ca doit être bon mourir, glisser verticalement quelques secondes, ne plus rien ressentir, impalpable, léger ajout Tiens, ce n'est pas de la sueur, des larmes sorties sans que je m'en perçoive. Ah ! tant pis, personne n'y verra rien. Etre malheureux, c'est cela. Pour ne plus l'être, ne plus vivre. Devenir sans formes, sans sensations sans poids, toujours ces poids si lourds. Voilà, faire quelque chose pour devenir zéro, nul, rien, néant dans le vide et la solitude, fantôme blanc dans le noir, ce noir du sommeil, du repos, douillettement bercé comme maintenant que je suis merveilleusement bien, si bien que... - Alors, petit pote, on est dans les pommes ! - Coup de pompe. J'en ai assez, plutôt... - Faut pas te laisser aller ! Ca finira bien un jour, Na, kom ! De sa poigne-étau, le grand Désiré me remet sur pieds, avec ménagements, mais fermement. Sacré tonique que l'étreinte d'un bon copain. Encore quelques mouvements et la cadence va revenir. L'Albert, aussi court que puissant, me contemple presque tendrement et rigole : - Parisien de carton-pâte ! Attendez, mes "durs". Je sais que votre endurance a aussi ses limites, que la maison abandonnée, la femme et les gosses sur les routes des évacuations, la fiancée que l'on craint de perdre, la lassitude, la rancoeur, vous courberont vous aussi, brusques et courroucés contre tout et tous, résolus à rompre la monotonie poissante en "sonnant" un Chleuh, pour que ça change, pour... Alors, c'est l'heure du Parisien et de ses pareils, hâbleurs, gouailleurs, bourreurs de crânes des amis, moqueurs caustiques des "autres , qui exaspèrent ou qui font rire, mais qui toujours distraient. Mes copains des heures de peine, comme nous nous aimions bien, en un fraternel soutien que les nuages passagers ne faisaient ensuite que renforcer. Lorsque l'Equipe notre Equipe était au complet, le servage paraîssait moins harassant, l'abattement moins pénétrant, l'espoir raffermi. Derrière l'anonymat nivelant de la crasse et des hardes sordides, il 'y avait plus de bureaucrates, d'ouvriers, de paysans, mais seulement des copains s'épaulant dans leurs multiples misères. Et aussi, heureusement que les saints patrons tutélaires des captifs prodiguent à leurs protégés les inspirations géniales de la resquille. Les machines comme les hommes ayant besoin de repos, elles avaient toute latitude de tourner à vide, l'oeil de leur conducteur rivé sur la porte d'où pouvait surgir l'ennemi. En même temps, garanti par un guet efficace, le commentateur des nouvelles du jour recueillait des "milieux généralement bien informés" le tout récent communiqué de la radio ou du bouche à oreilles ainsi que les instructions de X à Y pour ceci et cela. Au moindre signe d'alerte, une agitation fiévreuse faisait vrombir tous les engrenages, le soupçonneux contre-maître ne rencontrant que des regards empreints d'une durable mélancolie Il y avait les caisse déclouées pour les reclouer, emplies pour les vider, les machines en panne aux fastidieuses réparations, les cuves aux cuissons trop prolongées, les ponts roulants qui se bloquaient, les camions qui démarraient mal, les plaques tournantes qui se coinçaient, les outils qui s'égaraient, les pièces qui se mélangeaient, les fuites, les trous, et la "Perruque ", concentration de la joie du temps dilapidé, du matériel gâché et e l'utile objet fabriqué depuis l'ustensile de cuisine jusqu'à la pièce d'arme pour...On verra ça plus tard, et les transmissions de renseignements clairs ou inintelligibles, français ou allemands, tchèques ou russes, écrits ou verbaux, les petits paquets dont on ne savait quoi. Tout cela probablement très utile, puis de plus en plus redoutablement utile. Ce qui tend à démontrer que les gardes chiourme ont été imposés aux prisonniers pour être bernés par ceux-ci. C'est donc par une pente logique que ce chapitre attire une "Histoire naturelle de la Sentinelle"

LES SENTINELLES

La disproportion des forces est flagrante: toujours I contre X. Plus symboliquement, la force du Grand Reich contre la faiblesse sans recours. Toute vanité à part, le conflit matière-intelligente, dans lequel toujours l'intelligence l'emporte. Elle l'eût emporté, même si l'Europe s'était agrandie en un unique"Konzentration Lager", car tout est là: I contre X. Le"I" menace, injurie, frappe, fait pleurer, gémir, tue. Il a avec lui, corruption, délation, égoïsme. Il a contre lui la force d'inertie de l'ensemble, la dignité qui se cabre, l'abnégation des meilleurs et le génie exubérant de toutes les imaginations attisées par les médiations continues, éperonnées par une animosité trouvant sa progression géométrique dans la répression de plus en plus maladroite du geôlier débordé qui finit par réaliser contre lui l'unanimité des plus moutonniers La plus frappante faillite de "I", c'est la fouille "Ils" pensent le secret impénétrable, alors qu'il est déjà éventé (complicités allemandes). Toutefois, le butin est impressionnant. Certains se préparent aux "interrogatoires", d'autres dressent leur paquetage Chacun a été examiné au poil près, les paillasses au brin de paille, les murs et les parquets sondés, les fissures explorées, les abords prospectés. Pauvres sbires! sous vos propres yeux, auxquels tant d'audace est inaccessible, on "récupère" dans le tas ce qui est trop dangereux ou vraiment indispensable, et vous êtes à peine disparus, lourds de votre pollen policier et de vos mutuelles congratulations, que des cachettes incessibles à vos pourtant subtiles recherches, émerge l'essentiel, sauvé une fois de plus ; Combien de fois emportâtes vous des documents que vous estimâtes capitaux, et qui étaient de la plus authentique fausseté! Mais encore, comment eussiez vous pu concevoir que le bréviaire de notre aumônier régional transportait de messe en messe de si dangereux petits bulletins et que ce très pieux ecclésiastique assurait les liaisons avec les cellules communistes! Des pertes cruelles, irréparables, l'éloignement de camarades précieux, ont souvent réduit à néant des projets dont la réalisation vous eût laissés tout pantois. Avec l'inaltérable patience qui a pour elle le temps, on reconstituait, parades aussitôt élaborées, ruses encore affinées Le comportement d'une sentinelle dépend de la période, du milieu, du tempérament, de l'éducation politique. La période. Aussi longtemps que "Gross Deutschland" fut au zénith, il y eut un mélange complexe de "Disziplin" et de "Propaganda". Grisé de succès olympiens et assuré des lendemains, on s'en "donna", sincèrement, en tentatives de redressement des peuples dévirilisés. La guerre aspira les plus bouillants, et nous les remplaça, soit par ceux qui en étaient revenus dans les deux sens de l'expression, soit par des anciens depuis longtemps désabusés. Ils disparurent aussi dans la broyeuse, laissant place, tantôt aux inaptes qui n'ayant rien à craindre se désintéressaient de la question, tantôt à la police et aux formations du Parti, plus dangereuses car tenant à leurs "planques". Ce fut vers ce temps que de nombreux kommandos s'administrèrent eux- mêmes, surtout à la campagne, après une cérémonie bouffone au cours de laquelle la sentinelle définitivement relevée, enlevait ostensiblement les cartouches du fusil. Ce n'était pas pour autant le droit de quitter"Gross Deutschland"mais le "Trait d'Union" s'en pâma. Ce relâchement de la "Disziplin" dû à la lassitude des gardiens, l'O.K.W. tenta de le pallier par des ordonnances rigoureuses aux conséquences diamétralement opposées et aux applications temporaires, telle celle-ci: "Dans tous les déplacements, le prisonnier français sera accompagné de son camarade (?) allemand de travail, qui en sera responsable. La sentinelle est tenue de se rendre compte par elle-même si le prisonnier est effectivement accompagné et travaille" Il y eut bien du tracas du coté allemand, alors que du côté français, on réclamait le camarade (?) et la sentinelle chacun pour soi et dans tous les azimuts. Le milieu. Deux éléments forment le gardien de campagne: les distractions, la table. S'il se trouvait quelque fille complaisante et un mastroquet bien achalandé, il incombait aux prisonniers de maintenir leur mentor au kommando, au moins pour courrier et colis. Il peut avoir l'alcool mauvais, mais il n'est pas d'exemple que le jupon n'ait pu amollir le plus farouche sectateur du Règlement. S'il est nourri par l'Armée et a possibilités de compléter son ordinaire, très bien; s'il est entretenu à tour de rôle par les paysans, il craint trop d'être mis à la portion congrue pour s'opposer à l'exploitation abusive du cheptel prisonnier. En usine, le gardien est l'exécutant de la Direction. Il se sent évidemment de peu de poids devant ces gens influents dont le mécontentement peut l'expédier vers Russland En rien responsable du rendement, cela lui évite nombre de démêlés avec son troupeau. Par contre, la propreté du kommando - des multitudes d'officiers inspectant à l'impromptu - constitue son souci lancinant. Le tempérament et l'éducation politique. Suivant les pronostics ou les premiers contacts, coléreux ou placide, défiant ou confiant, nonchalant ou zélé, voleur ou intègre, chaque nouveau est à soumettre à des tests. Ensuite, y conformer la ligne de conduite. Certains font trois petits tours, puis s'en vont. Quelques uns furent de vrais amis, plus que maint compatriote. D'autres laissent de leur passage des cancers de haine qui prolifèrent de s'ajouter à des précédants et de ne point connaître l'ablation de la vengeance. Mention spéciale est à faire des sadiques, maniaques et timbrés, produit des écoles et des casernes, réchappés de quelque enfer de l'Est où ils s'étaient fait la main. Celui-là pique à la baïonnette à travers les paillasses ou réveille à la mi-nuit en projetant n'importe quoi sur les lits. Celui-ci est coutumier des appels interminables en chemise ou tenue de départ, comptant, répartissant suivant une méthode aberrante. Tel autre inculque l'exercice à l'allemande pendant les repos, tandis que son acolyte affectionne les méticuleuses revues de linge, chaussures, couvertures. Le prédécesseur avait réglé telle disposition du mobilier. Le successeur pousse les hauts cris et entreprend le grand chambardement. Le suivant fera passer l'habillement à l'autoclave. L'éternelle caserne aggravée par l'arbitraire. L'intoxiqué d'Arbeit, lui, brûle d'augmenter la production, chronomètre, dirige, impulse en mouche du coche, tapant sur les nerfs de tous, compris ceux des patrons. Tout ceci n'est cependant que pédagogie de profanes. Il y a les techniciens, dédaigneux de la gueule et du poing. Ils ont appris et expérimenté que la persécution raffinée de la dignité entame bien plus efficacement la personnalité. Je vise là particulièrement certain sous-officier dont des dizaines de camarades se disputeraient encore actuellement la charogne. Exception, il faut le croire, même dans ce peuple à l'entendement anesthésié par une pratique de l'agression profitable, mais qui menaçait de proliférer chez toute un,e jeunesse poussée dans cette serre déformante. du "Tausend Jahre Reich über alles", si l'Histoire n'avait pas imposé le coup d'arrêt. Voici la sèche nomenclature - fortement abrégée - de ses méthodes de redressement. Marche au pas de l'oie à la cadence de chansons allemandes apprises à coups de baguettes. Entrer et sortir du kommando 30 à 50 fois par soir, avec les marques de respect correspondantes. Faire manger, coucher, lever, habiller, déshabiller, fumer, au commandement, chaque geste décomposé. Appeler, renvoyer, appeler, renvoyer, ainsi que l'on dresse les chiens. Obliger à crier au maximum tant de minutes, puis faire tenir l'immobilité et silence des heures durant. Appels et fouilles, à l'improviste, bien entendu. Exercices de propreté à humilier le plus pointilleux adjudant de quartier. Réglementation des punitions. Individuelles: cravache, baïonnette, gourdin, révolver sur la poitrine, le summum étant l'application du châtiment par un autre Français. Collectives: aux repos du soir et du dimanche, faire casser la glace des ruisseaux en blocs afin d'édifier des constructions devant être admirées par les "Madchen" du cru, réveiller en pleine nuit (car il y avait aussi des prescriptions pour le sommeil) et faire courir pieds nus sur le gravier de la route. Faire consommer tous les vivres en une seule fois, déterminant un jeûne correspondant. Que dire encore ?... Sans éclats de voix, avec la parfaite maîtrise des buts et des moyens, il achevait d'affoler la proie qui ne savait plus si elle devait supplier ou cogner, la réaction en résultant pouvant être le contraire de l'habituelle logique. Et pour terminer, nous retrouvons notre famille sociologique des "pas d'histoires". Ceux-là se reposent totalement sur l'homme de confiance, volontiers aveugles sur les infractions aux règlements ou très disposés à les assouplir, et ne piquant des colères que talonnés par leurs supérieurs. C'est pourtant l'un d'entre eux qui un jour, voyant tout le monde triste, nous montra, près de la larme, pour nous consoler, la photo de famille de sa femme et trois rejetons, et immédiatement après, tout épanoui, celle d'un groupe de Juifs allant être fusillés devant une fosse ouverte.

D'AUTRES SILHOUETTES DE CHEZ NOUS

Le Petit-Bourgeois La rondeur. Rond de corps, rond de gestes, rond de caractère, rond d'idées. Cette rotondité sur laquelle aucune aspérité ne permet de points d'appui d'où progresser, laisse le vis-à-vis, dans la position du chien devant le hérisson roulé. Où le toucher pour l'émouvoir ? C'est un homme petit, aux petites ambitions, petit commis quincaillier d'une petite ville, travailleur acharné de petits travaux, petit lecteur des petits journaux du coin qui-ne-font- pas-de-politique, imprimés de petits arguments et de petites idées, pour que tout se ramène aux petits faits qui influent sur sa petite vie. Il expose des petites opinions bien arrêtées sur n'importe quel sujet, surtout ceux qu'il ne connaît pas, par de petites phrases prudentes (il y a de la vérité en tout, n'est-ce-pas ?) La Russie et l'Allemagne, c'est bonnet blanc, blanc bonnet. Deux dictatures qui ne tiennent pas debout. Les Russes nous ont trahi avec leur pacte ? Ne valent pas plus cher que les Allemands, avec la Pologne. Ils se sont fait battre par les Finlandais, alors tu penses! Les Allemands contre la marine anglaise et l'infanterie française, ils sont foutus. Pas de matériel et des chefs qui se jalousent. Les gens vivaient trop bien et ne voulaient plus rien faire. C'est la faute au Front Populaire si on n'était pas prêt. Si l'on supprime les patrons, qui fera travailler les ouvriers ? S'il n'y a plus de riches, qui dépensera ? Chacun doit faire ce qui lui plaît. En France, on est trop individualiste pour la vie collective. La femme ne doit s'occuper que de son ménage. Le mari ferait bien mieux de l'aider que de faire de la politique. Pétain ça fait deux fois qu'il sauve la France. C'est courageux d'avoir signé l'armistice. On s'en est bien tiré. Et puis il roulera les Allemands. Les Anglais, ça leur fait du bien d'être bombardés, ils n'ont jamais rien pris, eux. Alors, tu veux qu'on continue ? Tu es aussi timbré que ton De Gaulle. Tu veux que la France soit entièrement occupée, que nous perdions nos colonies ? Les Allemands sont corrects et n'ont aucune raison de nous maintenir ici des années. Quelle idée, pourquoi déporteraient-ils du monde ? Le principal, c'est d'obéir aux sentinelles et de ne pas les contrarier. On dit que le... on nous libère. C'est sûr. Le petit bonhomme est parti sagement vers un autre kommando en automne 42, interrompant un collier de perles magnifiques enfilées depuis Août 1939. Qu'a-t-il dit là-bas et plus tard à la maison ? Les gros titres des journaux qu'il lit durant un petit instant de petite tension intellectuelle. Un jour il mourra sans avoir vécu. Cela fera un petit vide dans la vie des autres, comme le jour de son départ. LE MILITANT Etait-il communiste ? Il disait simplement que les siens étaient internés en France depuis octobre 1939. Cela lui semblait-il au-dessus de ses forces de soutenir le prestige de ce Parti, ou voulait-il éviter d'effaroucher ses compagnons par le spectre de "l'Homme au couteau entre les dents" ? Régulier et généreux par conviction plus que par tempérament, il ne rechignait guère aux corvées de la vie commune, on le trouvait facilement disposé à prendre sa part et même plus des mauvaises besognes, mais surtout, il ne manquait pas d'aider discrètement le voisin en peine. Par contre, fin ouvrier, fier de son état, (trois générations de métallos, ça c'est une généalogie), il utilisait au maximum ses capacités dans le travail de haute précision qu'il avait demandé à dessein pour ajouter à des pertes bien conduites d'heures et de métaux précieux à cette époque, un sabotage efficace, "tu verras cette pièce, disait-il en lui décochant un petit coup d'index, elle durera ce qu'il faudra". Et il en était ainsi. Sans compter que ce diable d'homme parvenait à sortir des choses qui l'auraient conduit au Tribunal Militaire. Tout cela en dépit des "ponts d'or" offerts, des contrôles les plus rigoureux, des menaces très précises. Le bagout jovial d'entre Saint-Fargeau et Gambetta (rues des parisiennes très populaires), l'avait doté de ces formules percutantes, d'une fécondité de mot inédits, d'une vivacité dans les réparties, solidement appuyées par une foule d'expériences vécues et de citations toujours opportunes, dont les cibles principales étaient les "sales trucs en isme, le racisme, le fascisme, le militarisme "Ses parodies de leurs hommes et de leurs textes aussi succulentes que terriblement destructrices auraient composé une anthologie de premier ordre. Le chroniqueur fut défaillant. Lorsque nous nous étonnions de ses facultés dans son métier, dans la discussion, de son optimiste indéracinable, il affirmait mi-ironique, mi-sérieux ; "l'organisation décide de tout". Et il le prouva dans l'accomplissement du quotidien, dans la préparation du futur. Il expliquait que pour arriver là, il avait eu trois zélés "pédagos", l'atelier, la rue, la réunion. C'était du reste remarquable de voir ce garçon se captiver pour tout: sociologie et sports, profession et sentiment (il y avait une certaine Monique), littérature et tourisme, chansonnettes bien poussées et formules techniques potassées, et l'arme de l'allemand bien fourbie. Joints à cela, des attitudes des quelles pointaient constamment une gaminerie retardée, ainsi qu'un visage resté poupin, l'avaient fait surnommer le "Marmot", personnage très magnétique, plaisant compagnon autant que redoutable et courtois polémiste, qu'on attirait fréquemment dans les discussions qu'il animait de son humour et de son réalisme. Hasard de mutation, soupçon, dénonciation ? On le fit partir brusquement. Ce fut comme s'il entraînait avec lui le meilleur de nos forces.Il ne vit pas ce qu'il avait tant contribué à préparer, il nous manqua pour l'essentiel. Homme idéal ? Non, il plia, se trompa, fut aussi violent, égoïste,amer, parfois, mais, tout de même un sacré exemple. Salut, "Marmot" ! continue comme avec nous là-bas, là où tu es maintenant. LE MYSTIQUE Il montre un visage sévère, figé, comme tourné vers l'intérieur d'où il reçoit un reflet indéfinissable. Il condamne bien plus qu'il ne pardonne, admet peu les circonstances atténuantes et ne tente pas plus d'excuser que d'expliquer. Il pense enfermer la vie multiforme qui n'est que bondissements et dépassements dans une cage aux barreaux serrés de commandements, dogmes et principes. Son objectif est d'amoindrir l'hypothèque du péché originel qui grève son palais de l'Au-delà. Il est donc fermement attaché à ramener les âmes égarées - pour leur profit et pour le sien. Bon, mais d'une bonté à laquelle il s'oblige, d'une honnêteté intégrale, d'une loyauté sans réticences(sauf en discussions) Intolérant parce que trop fervent de sa foi. Assez détaché des grandes questions matérielles collectives, moins que l'on pourrait croire pour les petites individuelles. On apprend beaucoup à son contact, mais comme devant ces foyers qui au début, réchauffent et éclairent, il n'y faut rester ni trop près, ni trop longtemps si l'on ne veut s'y dessécher. LE SEDUCTEUR Grand, d'une sveltesse qu'il interdit de nommer maigreur. Une chevelure méticuleusement ondulée, contient son entière personnalité. Il se compose une physionomie aussi étudiée qu'un maquillage de star, l'oeil langoureux, pétillant, canaille ou mélancolique, le sourire stéréotypé de romantique blasé, les joues rasées à l'atome près, la moustache fine, l'oeil, en feux de file ou intermittents. Il ne craint pas de faire école. Aussi, expose-t-il sans en rien celer son infaillible méthode. On croit savoir qu'aimant beaucoup sa femme (celle devant Monsieur le Maire et Monsieur le Curé), il la cherche avec application chez toutes les autres. CELUI QUI LUI EST FIDELEIl en parle très peu, tendre et pudique. C'est d'elle qu'il murmure à son confident qui n'en sait pas plus: ma petite dame. La lettre qu'il reçoit n'est qu'un élan impatient celle qu'il n'a pas reçue, un mouvement las, ce qu'il écrit fébrilité et rêveries, celle qu'il lit, un sourire de lumière, plus clair encore lorsqu'il relit tout le paquet. A de très rares intervalles, il montre la photo à l'abri derrière son verre toujours net, et pas à n'importe qui. Il la regarde, surtout dans les mauvais moments. Il trouve toujours belles les photos reçues par ses camarades. Si on le convie à admirer une femme - en vrai il dit: "Oh! elle n'est pas mal, mais ma petite dame...!" Papa, il est plus fiérot et affirme: - ils sont beaux, hein! Il s'attriste. - Pourvu qu'ils aient tout ce qu'il faut. S'effare. - Vont-ils me reconnaître. S'épanouit. - Ils travaillent bien à l'école. - Songe. - J'en ferai quelque chose. Rougit tant soit peu. - Penses-tu, à mon âge ! CELUI QU'ON A "LAISSE TOMBER" Se laissant choir sur le banc, la lettre grande déployée: - Ah, ça alors ! Le coude sur la table, le menton dans la main hochant la tête: - Je m'en doutais qu'il y avait quelque chose, elle écrivait drôlement ? Je n'aurais jamais cru ça ? Comment ça se fait. On n'avait jamais rien eu ensemble ! Coups de poings bruyants: - Savoir cela par un voisin. J'ai l'air d'un con maintenant. Salope, garce. Si je leur tombe sur le paletot, elle et son mec, je leur fous la gueule en l'air ! Un geste ample, balayant le passé: - Bah! Et puis je m'en fous, qu'elle aille donc se faire.... ailleurs ! Fondant en larmes: - Oh pourquoi as-tu fait cela ? on s'entendait pourtant bien tous les deux ! Mais pourquoi, pourquoi, mais pourquoi donc ? Les autres, troublés (chacun pense pour soi), gaffeurs et empressés: - Faut pas te mettre dans des états pareils... C'est peut-être exagéré..... Ca peut arriver à tout le monde... Une de perdue, dix de retrouvées.... T'en fais pas, ça passera tiens, moi, par exemple... LE PAYSANLa patronne, elle dit que c'est pas facile d'avoir du personnel et des engrais ; alors ça fait beaucoup de travail et peu de rendement. Elle dit aussi que ça vend dur, rapport aux gens qui viennent des villes et qui achètent cher. Alors, tu comprends, je lui réponds, qu'elle vende tout ce qu'elle peut, sauf les bêtes qui travaillent, plutôt en acheter des bêtes, elles vont drôlement augmenter de plus en plus. Avec les sous, je lui dis d'acheter du matériel, n'importe quoi, et puis des prés, parce que tu sais, les billets, hein, la culbute, et puis c'est du papelard tandis que si on peut avoir les 20 prés, près de la rivière, ça c'est du solide, et par la suite, on pourra... LE FONCTIONNAIRE - D'accord, l'administration n'est pas généreuse, et en temps ordinaire, c'est un vrai crève-la-faim. Dans mon cas, ça peut aller. Comme titulaire, j'ai mon traitement c'est pas gras, mais ça permet d'attendre.Avec l'avancement qui continue, les années doubles pour la retraite et les avantages qu'on accordera aux anciens prisonniers, ça ira un peu mieux en rentrant. L'EMPLOYE - Si j'étais sûr que le singe tienne parole. Il m'a promis -j'ai gardé la lettre - la place du chef de service qui s'en va, mais, tu parles, il y a ceux qui sont restés et qui vont essayer de se débrouiller.Ce qui me fout en boule, c'est qu'il en fait tout un fromage pour les quelques ronds qu'il envoie chez moi. L'OUVRIER - Ma boîte en a pris un coup. Je serais bien ennuyé d'aller gratter ailleurs, si elle ne reprend pas la fabrication d'avant-guerre. Le patron,lui, il s'emplit les profondes. Il travaille pour l'armée, puis pour les Chleuhs, puis pour reconstruire. Il doit les pleurer les allocations qu'il lâche à ses prisonniers ! LE COMMERCANT - Ce qui est moche, c'est d'avoir son fonds détruit, parce que, après, tu peux cavaler après les indemnités. Ma femme me dit qu'avec le marché officiel, on ne peut pas gagner sa vie, et qu'elle est bien enquiquinée avec les tickets; Il n'y a rien à vendre, mais elle y arrive assez bien avec le marché noir. Je me demande comment ça marche cette combine là. LES SHYLOCKS Le marché noir, nous apprîmes à le connaître ! Mi 1944, leurs métropoles provinciales écrasées par l'aviation alliée, les Allemands entreprirent une vaste décentralisation. C'est ainsi que le prodigieux magasin militaire de Nuremberg fut évacué sur les spacieux entrepôts à houblon de notre localité. Pendant des semaines, des centaines de wagons déversèrent des tonnes dé 'équipements dont l'examen ne manquait pas de soulever en nous quelques frémissements de plaisir. N'y voyait-on pas les shorts de l'Afrika-Korps blottis sous les longues capotes blanches qu'on n'avait pas eu le temps d'user sur la neige des steppes ! La manutention y était assurée par des civils français principalement. On commença par s'équiper, puis on passa aux proches amis. Le bruit vint jusqu'à nos barbelés. A cette époque, notre dénuement vestimentaire tendait vers une phase aiguë qui nous poussa de fort mauvais gré à avoir recours à ces resquilleurs. Incontestablement, nos fournisseurs avaient des risques, -réduits au minimum par ce vrac gigantesque décourageant l'inventaire- et que de grossières astuces suffisaient à piller. Les commandes affluèrent de très loin, chaque intermédiaire perçut sa dîme, les prix grimpèrent. Pour nous, misérables salariés en argent sans valeur, il fallut puiser dans nos réserves jalousement préservées de chocolat, de tabac, pour égaler les exigences prohibitives de nos usuriers On les vit alors mener la grande vie et nous en éblouir, soupers fins, maîtresses, voyages, habits de luxe, bijoux. Présomptueux comme tous parvenus, impudents et imprudents comme tous impunis, ils crurent intarissable le Pactole de sueur et de rageuses privations de leurs compatriotes défavorisés. Aussi négligents qu'ils fussent, les Allemands finirent par s'étonner de la prospérité de beaucoup de Français, et aussi des prélèvements par trop importants dans leurs stocks. Tant et si bien, que l'hiver 44/45 vit nos exploiteurs en tenue de bagnards, écorcher leurs tendres paumes à creuser des fossés anti-chars. Il est vrai que ces nobles sires ont peut-être fait valoir leurs condamnations - Si peu d'imagination suffit à leur conférer un prétexte d'héroïsme - et qu'un discret ruban rappelle les souffrances que leur infligea la répression hitlérienne.