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L'oeuvre de Michel El Baze: Les guerres du XXe siècle à travers les témoignages oraux  


DEBUICHE Victor
A la lumière de "LA" guerre
GUERRE 1939 - 1945

Témoignage
Ecriture : 1986 - Pages 110

Préface du Général Louis PETIT

Intendant Général des Troupes de Marine

D'abord, laissez-moi vous exprimer mes vifs remerciements pour m'avoir confié votre manuscrit en première lecture et vous dire tout le plaisir que j'ai ressenti à découvrir votre cheminement "A la lumière de "La" guerre". Certes, je ne prétends pas faire ici oeuvre de critique averti - il faut laisser cela aux "professionnels" de la littérature - mais je vous dirai très simplement mon sentiment en tant que contemporain de la période que vous décrivez et qui s'étend de la guerre de 1914-18 à nos jours. En premier lieu, il est bien vrai - ainsi que vous le soulignez fortement - que les hommes de notre génération ont été profondément marqués : - par l'éducation qu'ils ont reçu au sein de leur famille montrant, jour après jour, l'exemple du courage et de la ténacité dans un contexte de vie souvent difficile - par la formation au sens du devoir et à la discipline, inculquée par les maîtres d'école et les prêtres relayant l'autorité naturelle des parents - et par les récits de nos proches ayant participé directement à la première guerre mondiale, toujours si présente au coeur de ceux qui, comme vous, étaient orphelins de guerre. En fait, on peut penser que c'est tout cela qui vous pousse, dès 1932, alors que vous atteignez vos dix-huit ans, à faire de la préparation militaire et à envisager, avec enthousiasme, de faire votre devoir de patriote si, comme vous le pressentez bientôt, les nuages qui s'amoncellent dans le ciel de l'Europe avec l'avènement d'Hitler au pouvoir devaient conduire de nouveau à l'affrontement entre la France et l'Allemagne. La déception et l'amertume n'en seront que plus grandes après le désastre de 1940 et le jugement que vous porterez sur nos dirigeants politiques et sur le Haut-Commandement sera d'autant plus sévère que vous aurez conscience d'avoir fait tout votre devoir comme Sous-Officier dans les rangs du 322ème R.A.T.T., ;rattaché à la 4ème DR. qui s'est illustrée notamment à Montcornet ;et devant Abbeville ;sous les ordres du Général de Gaulle, futur libérateur de notre pays. En second lieu, sur la toile de fond des événements de guerre qui n'ont pratiquement pas cessé de par le monde, depuis votre prime jeunesse, j'ai particulièrement apprécié les développements ayant trait : - à la vie quotidienne des familles paysannes de notre région, et aussi du Périgord que vous avez découverte après l'Armistice - aux réactions, toujours marquées au coin du bon sens, qui sont les vôtres, devant les décisions ou les positions prises par les autorités civiles ou militaires, en particulier, pendant l'Occupation et à la Libération - et aux sentiments qui vous animent dans vos rapports avec vos pairs ou vos subordonnés, traduisant votre sens de l'humain et votre attachement aux valeurs traditionnelles de notre civilisation. Enfin, tout cela contribue à faire de votre récit - qui s'assimile à un "journal de marche" - une oeuvre d'autant plus attachante qu'elles est empreinte d'une grande sensibilité, de beaucoup de piété filiale et qu'elle met en valeur les qualités foncières de notre race, qualités héritées de générations d'hommes et de femmes profondément attachés à leurs traditions et à la patrie. Actuellement, et plus que jamais peut-être, notre jeunesse a besoin de tels exemples d'enthousiasme, de courage, de volonté et de ténacité allant jusqu'au dépassement de soi-même dans les moments critiques et je pense qu'elle attend de nous que nous lui montrions la voie à suivre, en lui rappelant en particulier, que rien de solide ne peut s'acquérir sans peine, sans persévérance et sans foi en l'avenir. C'est ce message que, j'en suis sûr, vous avez voulu délivrer en retraçant - au fil des conflits qui ne cessent malheureusement d'ensanglanter le monde depuis la première guerre mondiale - votre "itinéraire" jalonné de nombreuses péripéties, tragiques ou heureuses parfois cocasses, mais toujours orienté vers un Amour profond de la Terre et des hommes, impliquant l'Amour de la Paix à travers celui de la Patrie. Ceci constitue, à mon sens, un vibrant message d'espoir qui ne peut manquer de toucher tous ceux qui, comme nous, ont déjà parcouru une grande partie du chemin et tous ceux qui, ayant l'avenir devant eux, cherchent encore un sens à donner à leur vie. Merci encore pour ce beau "cadeau".
  First of all, I would like to thank you very much for entrusting me with your manuscript as a first reader, and to tell you how much pleasure I took in following your progression "In the light of the war". Obviously I do not claim to be act as an experience critic, this task behoves to the professional of literature, But I would simply say to you my feelings as a contemporary of that period you are describing and which goes from World War I to our present days. First of all, it is quite true, as you firmly pointed out that the men from our generation have been deeply marked. - By the education they received within their family, showing day after day the example of courage, of tenacity in a difficult context to live in. - By the training to the sense of duty and discipline given by the school masters, the priests taken over the parental authority. - By the accounts of our kins who had directly taken part in the first world war, still so present in the hearts of those, who as you are, were orphans of the war. In fact, we can think that it is all that, as early as 1932, while you are only getting towards 18 years of age, that prompts you to do your military preparation, and to contemplate with enthusiasm to do your duty as a patriot, if as you seem to anticipate, the clouds that are looming in the sky of Europe with the rise of Hitler to power were to lead to a new confrontation between France and Germany. The dillusion and the bitterness will be all the greater after the disaster of 1940, and the judgement you will pass on our political leaders and on the high commandment will be all the more severe as you will have the feeling of having accomplished your duty as second-officer in the ranks of the 322th RATT, linked to the 4th D.R. which became illustrious in Montcornet among others and in front of Abbeville, under the orders of General De Gaulle, future deliverer of our country. Secondly, on the background of war events that have gone virtually uninterrupted in the world since your early childhood, I have particularly enjoyed the passages dealing with: - The daily life of the families of the countrymen of our region, and also of Périgord, that you discovered after the armistice. - The reactions always struck with the common sense which are yours faced with decisions or the positions taken by the civilians or military authorities, more particularly during the occupation period and during the liberation. - The feelings that animate you during your relations with your peers and your subordinates, thus showing your sense of humanity and your interest for the traditional values of our civilisation. Eventually, we can say that all that contributes to make of your account, which is akin to a diary of march, a work all the more gripping as it is pervaded by a great touch of sensitivity, by a great filial piety, and it sets forward the basic qualities of our race, qualities that were inherited by generations of men and women deeply attached to their traditions and their land. Nowadays, more than never before perhaps, our young people need such examples of courage and willpower, of tenacity, going beyond oneself in the critical moments, and I think they expect us to show them the way to follow, reminding them that nothing strong can be built without pains, without perseverance, nor faith in the future. This is the message, that no doubt, you have tried to convey by relating, through the various conflicts that unfortunately continuously have shaken the world since World War I, your itinerary marked by many adventures, some tragically, some happy, at times funny, but always tending towards a deep love of the land and of men, implying the love of peace through that of the fatherland. This constitutes in my opinion a vibrating message of hope which cannot fail to move all those who like us already have accomplished a great part of their way, and all those who having the future in front of them, are still looking for a meaning to their life. Thanks again for this beatiful "present".

POSTFACE de Jean-Louis ARMATI

Né dans la guerre, Victor Debuiche, en est marqué dès sa naissance: orphelin de guerre à un an, il n'aura pas connu son père trop tôt ravi à l'affection des siens. Son récit débute en 1914 et se déroule au fil de l'histoire de notre vieux continent dans les soubresauts de deux guerres mondiales et de tant de conflits locaux. Autobiographie et fresque historique, ce témoignage déborde largement le cadre strict du vécu de l'auteur pour embrasser largement les événements du XXème siècle. En même temps il présente une peinture vivante, riche et fidèle de la société rurale française de la première moitié de ce siècle et plus précisément des régions du nord de la France. La guerre, "Sa" guerre, Victor Debuiche la décrit sans complaisance avec des accents de visionnaire et un instinct qui lui permet de flairer le danger, de devancer l'événement, de sauver ainsi sa vie et celle de ses compagnons d'armes à plusieurs reprises. L'auteur laisse le témoignage d'un honnête homme, d'un ardent patriote qui a bien fait son devoir, tout son devoir et aspire ensuite pour lui-même et les siens à un monde de concorde et de paix qu'à la lumière de la guerre il aura appris à aimer.
His story begins in 1914 and unfolds with the history of the old continent in the turmoil of the two world wars and of so many local conflicts. An autobiography and an historic epic, this testimony goes well beyond the strict boundaries life of the author, to widely encompass the events of the XXth century. At the same time it shows a living, rich and true picture of French rural society of the first half of this century, and more precisely of the northern regions of France. War, "his" war, Victor Debuiche describes it without complacency, like a visionary and with an instinct which enables him to detect danger, and to anticipate the events, to save his life, and that of his companions of fight in several occasions. The author leaves behind him the impression of a honest man, a staunch patriot who accomplished his duty thoroughly and yearns for himself and his loved ones for a world of concord and peace which he has grown to love after those years of war.

Table

PRÉFACE 9

INTRODUCTION 11

AU SON DES CANONS 15

UN ZESTE D'HISTOIRE 19

SOUVENIRS D'ENFANT 21

AU TEMPS DES VACANCES 27

DANS L'ATTENTE DU DICTATEUR 33

L'AVÈNEMENT D'HITLER 39

EN JOUANT AU SOLDAT 45

LA BRUTALE INVASION 51

VERS UN TÉNÉBREUX RÉCITAL 57

LA BATAILLE D'ABBEVILLE 63

SUR LE CHEMIN D'UN ARMISTICE 71

EN TRAINANT L'HABIT MILITAIRE 77

LE RETOUR AU BERCAIL 85

L'ESPOIR RETROUVÉ 91

LE GRAND DÉBARQUEMENT 97

LIBÉRATION ET ARMISTICES 105

PAIX ET… CONFLITS 113



La mémoire

La mémoire : seul bagage incessible

Jacques ATTALI

INTRODUCTION

Dans ces récits longuement développés,

Avec un constant souci de pure vérité,

Vous découvrirez l'essentiel de ma vie,

Et ce que sont pour moi les éternels conflits.

Librement extériorisées, j'y ajoute mes pensées,

Pour vous, abondamment dévoilées.

Les événements se rapportant au conflit mondial de 39-45, sont ici décrits tels qu'ils se sont tout d'abord présentés à mon esprit ; tels que je les ai ensuite assimilés, puis vécu. Pour les plus jeunes, il m'a semblé utile d'insister sur l'avènement de ce diable d'Hitler, et de son démentiel nazisme.

Comme un défi,

Au seuil de ma vie,

A la noble terre nourricière

J'ai voué mon existence entière.

Intarissables, conflits et guerres

Ont aussi et à jamais imprégné ma vie.

Vous, éminents et clairvoyants littéraires,

Qui allez sans compassion décortiquer mes écrits,

Pour l'édition, puissiez-vous m'accorder le feu vert.

Puis, sur mon cheminement plongeant vos esprits,

Vous, futurs lecteurs… du moins, avec foi je l'espère,

De mes franches, objectives et abondantes causeries,

Puissiez-vous avec plaisir vous en satisfaire.

… Alors, de tout coeur, à tous je dirais merci,

Car je serais comblé… même un peu fier,

D'en entendre causer par parents et amis.

Dans ce titre, pourquoi ce mot : lumière ?

Et dans ce nostalgique ensemble décrit,

Une constante allusion à l'éternelle guerre ?

… Sinon de ma plume vagabonde, conter ainsi

Les mille reflets d'une âme imprégnée de ces misères,

Dès son apparition dans ce monde sans cesse en conflit,

Dont les responsables, plus soucieux de leur gloire éphémère,

Sont incapables de bâtir cette " Paix " sans prix.

Quant à cette lumière, trouant deci delà notre atmosphère,

Au départ d'un obus, d'une fusée, d'un coup de fusil,

Parfois invisible, chaque fois brille un éclair.

Parmi le fracas des explosions, des incendies,

Ce ne sont que dramatiques lumières.

Et coiffant tant d'armements réunis,

Qu'adviendra-t-il de notre grandiose univers,

Lorsque pour nous, sans le moindre souci,

L'atome resplendira de sa fantastique lumière,

En éteignant de son souffle toute trace de vie.

Concernant ce majestueux " LA " précédent : "guerre",

Depuis mon arrivée sur terre, n'est-il pas acquis

Par cette succession de combats ou attentats austères,

Broyant à l'infini d'imaginaires ennemis !

D.V.

PREMIERE PARTIE

CHAPITRE I

AU SON DES CANONS

Ne voulant affoler mon frère et mes deux soeurs m'ayant déjà précédé dans la maisonnée depuis plusieurs années, en ce sombre automne à peine installé, la nuit avait été délicate à meubler et surtout pénible pour ma mère, dont les périodiques douleurs de l'enfantement de plus en plus rapprochées en précisait le proche dénouement. Dans la grisaille de la matinée de ce 54ème jour de guerre, lorsque les douleurs plus aiguës de la grandiose maternité se furent dissipées, certes ma mère était soulagée d'être délivrée, mais plus encore heureuse d'avoir donné le jour à un garçon puisque tel était son fervent souhait. Devant le continuel grondement des canons résonnant sourdement dans le lointain en direction d'Arras, d'être là clouée au lit, l'inquiétude de ma mère était vive. Avec son entourage s'affolant de ce dramatique bruit de fond, la question revenait sans cesse troubler l'esprit des plus optimistes sur le sujet : "Malgré leur vaillance dont aucun n'aurait osé émettre le moindre doute, nos soldats parviendraient-ils à contenir cet impitoyable envahisseur s'acharnant à forcer le passage dans ce crucial secteur arrageois ?". En effet, dans l'éventualité où nos braves poilus seraient bousculés… ou écrasés, l'ennemi occuperait ensuite la contrée avec une relative facilité, par conséquent rapidement. Or, en 1870 lors du précédent envahissement de notre pays, ces mêmes hordes plus ou moins barbares n'avaient-elles pas inscrit dans l'Histoire certaines regrettables exactions à l'encontre des populations de l'Est et du Nord soumises à l'Occupation ! En dépit de l'éloignement du précédent conflit, cette nouvelle invasion des armées de cette même nation décidément agressive, avait aussitôt ravivé les désolants souvenirs de personnes âgées ayant pâti de ces lointains sévices. En se propageant, ces récits s'y rapportant refleurissaient ensuite sur des lèvres apeurées, semant davantage encore d'effroi parmi la population attendant anxieusement des informations complémentaires de ce front du Nord. Un front ébranlé pour être constamment soumis aux terribles coups de boutoir des importantes forces germaniques essentiellement soutenues par une artillerie de gros calibre. Depuis le début des hostilités, ces gros canons de l'adversaire étaient une vraie calamité pour nos soldats. Pendant plusieurs années encore il en sera d'ailleurs ainsi face à notre artillerie en majorité plus légère. A ces tenaces et déprimantes pensées généralisées, (heureusement si l'on peut dire), pour tous et en particulier pour ma mère alitée, l'impériale présence du Docteur était rassurante. En l'occurrence, un Docteur cependant devenu passablement nerveux, multipliant ses courtes visites en affirmant rester sur place, quoiqu'il arrive, pour soigner ses malades. Chaque fois pressé de s'éclipser pour filer à la rencontre des nouvelles les plus fraîches transpirant de ce front menaçant de céder sous le déferlement de fer, de feu et de guerriers. Pour être familier depuis l'enfance avec ma famille paternelle également originaire de son grand village de Blangy sur Ternoise, ma mère avait une entière confiance envers ce Docteur Lemaître, se situant à mi-chemin entre l'ami et le praticien. A l'image de ses confrères de l'époque, un praticien universel arrachant tout aussi bien les dents que remettant en place les membres disloqués, et se passant généralement de l'avis des spécialistes d'ailleurs plutôt clairsemés en ce temps. Ayant constamment accordé à la famille une large part de cette amitié de copain d'enfance de mon père, au passage je lui dois bien ces élogieux propos parfaitement mérités, au Docteur Lemaître ! Son impeccable service médical et sa constante disponibilité nuit et jour à longueur d'années, avaient affirmé sa haute personnalité à notre médecin, également Maire de Blangy. Son appellation s'en était généralisée sous son nom familial. L'esprit large, ce " Monsieur Lemaître " pour tous n'avait aucun complexe face à la société, mettant facilement le pied sur le légalisme absolu lorsque ses effluves étaient susceptibles de provoquer d'inutiles nuisances ou mesquineries. L'homme savait aussi prendre à l'occasion initiatives et responsabilités pour couvrir ou régulariser avec bonheur des situations délicates. Avec pour orchestre le bruit sourd de ces maudits canons crachant la mort et la désolation, c'est ainsi qu'à l'aube de ce 25 Septembre 1914, au milieu de gens particulièrement agités, je fis mon entrée dans un monde en guerre. Hélas ! Une guerre de plus allant progressivement devenir cette fois mondiale, et en se prolongeant d'une infernale cruauté envers ses principaux acteurs. Trois fois hélas ! Sous divers aspects, depuis lors ce monde est toujours en guerre en différents points de son immensité. Un monde irrémédiablement lancé dans d'inquiétants préparatifs destinés à déclencher encore d'autres conflits… ou afin de se prémunir face à ces possibles agressions en tous genres. Sans lésiner sur les moyens financiers, de tous côtés c'est la course à un armement des plus raffinés, constamment remis à l'actualité d'un effrayant modernisme évoluant là comme ailleurs avec une sombre frénésie. Quelle démence à travers le monde afin de disposer des moyens les plus sûrs pouvant obtenir un maximum d'efficacité pour éteindre des vies ! Dans le Pas de Calais, sur le flanc Sud-Ouest de l'Artois, mon village natal est situé à quelques encablures au Nord et en contrebas de la Route Nationale 39. Depuis longtemps, une bien belle route goudronnée reliant au passage Hesdin à St Pol sur Ternoise en sautillant constamment sur les bosses d'un paysage de cultures et de pâturages. De leur aspect verdoyant ou sombre suivant les saisons, bois et bosquets pigmentent agréablement cette paisible contrée s'étalant entre Canche et Ternoise. Depuis des générations, la population de ce modeste village d'Incourt se chiffre aux environs de 125 habitants (actuel : 123). L'impitoyable temps avait rongé des décennies et séché bien des pleurs, qu'en décrivant ce désarroi qui avait été le sien lors de ma naissance, avec des larmes dans la voix, ma mère faisait parfois allusion au dramatique départ du père lors de sa mobilisation le 3 Août 1914. Un père complètement démoralisé devant s'arracher à son épouse, à ses trois enfants (puisque je n'étais pas encore né), à sa demeure et aussi à son prospère atelier de menuiserie façonné de ses mains… pour partir vers la guerre… et la mort. Dans le cabriolet nerveusement tiré par la jeune jument boulonnaise : Marquise, l'emportant ensuite en direction de la gare, à ma mère sidérée, mon paternel lui avait alors confié son sombre pressentiment : - Puisque je n'en reviendrai pas vivant…, si c'est un garçon, tu pourras lui donner mon prénom… En bousculant tout d'abord son trouble, maman protesta énergiquement à l'encontre de telles idées préconçues ne reposant au fait sur rien de concret. Par quelle vision, par quelle sensibilité de l'esprit peut-on ainsi entrevoir un néfaste devenir ? En étouffant par la suite sa peine issue de ses craintes, la dramatique révélation restant en suspens laissant filtrer un rayon d'espoir, en oeuvrant à satiété, dans l'écoulement du temps ma mère trouva des raisons d'espérer. Lors de ma naissance, étant donné la fragilité de la situation régionale face au conflit, sans tambour ni trompette mais avec frère et soeur aînée pour parrain et marraine, dès le lendemain je fus baptisé à la sauvette. Je n'en reçus pas moins le prénom du père, c'est-à-dire : Victor. Au terme de son unique permission obtenue en Juillet 1915, sa petite famille mélancoliquement contemplée, étant de nouveau sur le chemin de la gare de Blangy, mon père confirma son funèbre pressentiment, disant cette fois: - Lorsque je remonterai cette côte de Blingel, j'aurai alors les pieds devant… A cet instant encore et par la suite en ressassant cette sombre prédiction, que durent être les pensées de ma mère… Au fil de la vie continuant son périple, pour une épouse et mère que doit être le souvenir d'un tel pressentiment lorsqu'il s'est effectivement réalisé. Le déferlement des troupes ennemies ayant été stoppé par la victoire de la Marne, les combattants s'étaient incrustés dans la terre. La Champagne est alors le théâtre de violents combats. De cette année 1915, nous voici le vingt Novembre. Au pied de la butte de Mesnil les Hurlus (Marne), non loin de la Lorraine et en dessous de ce Verdun ayant déjà son nom inscrit dans l'Histoire depuis le partage de l'Empire de Charlemagne en 843, parmi la ligne continue du front, des soldats occupent des tranchées au voisinage de la ferme et du fortin de Beauséjour. En l'occurrence, combien ce nom est dramatiquement à contresens ! Entre attaques, contre-attaques, mitraillages et l'incessant bombardement, en pataugeant dans la boue de l'une de ces tranchées, des soldats s'abritent comme ils peuvent. Sans attendre une obscurité favorisant l'intervention, de la part d'un jeune Aspirant sortant des écoles militaires, ignorant par conséquent les immuables règles de sécurité en ces lieux si dangereux, l'ordre est formel de réparer immédiatement le parapet détérioré par un obus venant de rater sa cible de quelques mètres. Les Allemands ayant en permanence des fusils mitrailleurs sur chevalet constamment pointés sur les endroits sensibles, mon père eut à peine passé le bras qu'il reçut une balle dans l'épaule. De la part des copains de qui cette information sera ensuite transmise, la rituelle romance de consolation fusa à l'adresse du blessé : - C'est la bonne blessure, pour toi la guerre est terminée ! … Pour mon père cette affreuse guerre était en effet finie pour de bon… Sommairement pansé et lentement évacué suivant les possibilités de ce secteur mouvementé, le blessé ayant en réalité l'épaule intérieurement fracassée par une balle explosive, en perdit beaucoup trop de sang. Pour sauver d'autres vies en ces lieux si longuement austères, la médecine américaine apportera la transfusion sanguine l'année suivante. En dépit de sa forte constitution, dans les bras de ma mère accourue à son chevet à l'hôpital de Vitry le François, après neuf jours de lutte contre la mort, vidé de sa sève le père rendit l'âme le 29 Novembre. Au P.C. du groupe une note concernait le disparu : suivant un décret depuis longtemps officialisé, cette note donnait enfin (mais un peu tard) une suite légale à ma naissance, selon laquelle tout père de quatre enfants devait rejoindre les services de l'arrière. En réalité, devant la continuelle hécatombe, ceux engagés dans les interminables batailles y étaient maintenus sur place en attendant une problématique relève. Pour ma mère, combien les regrets en furent plus vifs encore, et dans le prolongement de son parcours terrestre (décédée à 96 ans) en exprimera souvent sa rancoeur envers l'impitoyable destin ayant à l'image de tant d'autres, broyé son vrai bonheur. Pendant cette absence maternelle, dans la cohue des civils et militaires fréquentant la maison commerciale, au milieu de laquelle la soeur aînée et une cousine plus âgée se démenaient avec vaillance, sans doute afin d'assurer la relève du père venant de tomber en ces sombres jours de fin Novembre I915… j'ai marché seul. Me concernant, rien de miraculeux cependant puisque j'avais alors quatorze mois. Devant les multiples préoccupations de la maisonnée, les circonstances étaient tout simplement peu propices à m'initier. A la joie probable des Tommys cantonnés au village, des soldats certainement bien intentionnés mais aussi inconscients étant donné mon âge, certains d'entre eux s'évertuèrent à me faire fumer des cigarettes anglaises. Bien qu'elles soient légères, j'en fis paraît-il une bonne bronchite. Pendant ce temps, de dix ans mon aîné, le frère fréquentait l'école communale… à moins qu'à l'insu de notre mère il ne cavale joyeusement derrière les soldats… L'institutrice de la classe unique avait en effet pris l'inconcevable habitude de virer ses grands élèves dès qu'ils manifestaient un peu trop de velléité envers la discipline scolaire. Plutôt brigand, autre conséquence d'une absence paternelle au logis, étant donné le côté bigrement agréable de pouvoir ainsi jouir à son aise de cette liberté, euphorisante pour être irrégulière, mon frère Vital ne s'est jamais privé de faire le polisson en classe… bien au contraire… Etant également fermière, la maîtresse d'école était évidemment débordée par ses prenantes obligations. Désirant cependant terminer sa carrière en première classe, la dame se devait d'obtenir un minimum de succès lors des Certificats d'Etudes ; ses efforts se portaient ainsi essentiellement sur les élèves doués. Rien n'étant dit-on perdu pour tout le monde, ma seconde soeur en profita pour se lancer avec succès dans des études qu'elle terminera brillamment. Vers la fin de cette "Grande Guerre", le Capitaine anglais ayant mis ordonnance et monture à ma disposition… à mais ! Selon certains témoignages plus tard évoqués : de faire du cheval fut de ma part une intrépide passion. C'est ainsi qu'un beau jour, ma monture ayant soudain eu une scabreuse réaction à la vue d'un chat traversant la route devant son nez, de me cramponner en catastrophe au rebord de la selle démesurée pour mes menues quatre années… je n'eus que le temps. Pour en avoir certainement eu l'esprit frappé, ce sera là le plus lointain de mes souvenirs, et le seul de cette interminable sanglante guerre de 14-18. Enfin terminée, cette première guerre mondiale avait été si meurtrière et si dévastatrice, que tous étaient absolument persuadés que c'était bien la toute dernière. Devant l'évolution de l'armement et des méthodes guerrières,… de ce genre… nous le pensions aussi.

CHAPITRE II

UN ZESTE D'HISTOIRE

Justement dénommée la "Grande Guerre", définition acquise en raison de la durée des effroyables combats livrés par des combattants de toutes nationalités, cette grandiose citation reste toujours incrustée dans les esprits et les habitudes de langage. Le 3 Août 1914, apprenant la déclaration de cette guerre entre l'Allemagne et la France, au Maroc où avec doigté, au besoin par la force, le Maréchal Lyautey maintenait alors le proctectorat de la France, avec une clairvoyante vision futuriste ce Maréchal extériorisa sa profonde déception, déclarant : - Mais ces Européens sont fous ! Ils vont se détruire… Quelle logique analyse de la situation dans laquelle se trouverait un jour l'Europe entière face à l'inévitable évolution des peuples des autres continents ! Dès la déclaration de cette guerre de 14-18, en foulant au pied la neutralité de la Belgique, dans une puissante attaque la masse des armées allemandes avaient bousculé Belges et Français. Voulant encercler l'essentiel des forces françaises, à 17 km de Paris, le chef allemand von Kuck, obliqua à gauche en dégarnissant son aile droite. Après une délicate retraite, aidé de Gallièni, le Général Joffre en profita pour contre-attaquer de ce côté. La victoire de la Marne… ou le prudent repli des armées allemandes, avait stabilisé le front. Il est vrai qu'à l'Est les troupes du Tsar se faisaient pressantes. Respectant ses alliances militaires, en deux semaines d'une rapide mobilisation (trop précipitée pour la longue guerre qui allait s'en suivre) le Tsar avait en effet lancé des armées sur l'Allemagne. Répondant à l'appel de la Serbie attaquée par l'Autriche à la suite de l'attentat de Sarajevo où l'Archiduc François-Ferdinand y perdit la vie (origine… ou motif du déclenchement de la première guerre mondiale), des forces russes foncèrent également dans cette direction, puis vers la Turquie complice. Des deux côtés, les victoires des Russes furent probantes. Propagée par les disciples de Lénine, la Révolution mijotait cependant dans les armées russes, et progressivement allait faire son chemin. Accordant toujours une confiance absolue envers la force militaire de l'Allemagne et de ses Alliés, pendant l'hiver 14-15 le Chancelier de l'Empire allemand : Bethmann-Hollweg, envisageait une Europe allemande, s'intéressait à l'Afrique, et regardant la carte de la Russie, causait volontiers des Slaves… et bien sûr et surtout de certaines contrées russes. Devant le piétinement de ses armées allemandes prises entre deux fronts, en 1915 Falkenhayn, Commandant en Chef, était plus réaliste en préconisant une paix séparée avec la France ou avec la Russie. Falkenhayn en tomba en disgrâce et fut remplacé par Hindenburg. Dans la Russie du Tsar, en cette année 1915 les Juifs y sont déjà opprimés et déportés, et le peuple ne mange toujours pas à sa faim. Indésirables chez eux, Lénine et Trotsky accompagnés de leurs principaux collaborateurs, s'étaient réfugiés en Suisse. Désirant exploiter les troubles parmi la troupe russe, cette année-là les responsables allemands les autorisèrent à traverser l'Allemagne dans un wagon plombé, afin de rentrer en Russie y accélérer la Révolution. Profitant de la défaite des armées du Tsar devant celles de l'Allemagne en 1917, sous la conduite de Lénine les nouveaux dirigeants communistes s'empressèrent de signer une paix séparée absente de toute revendication. L'aristocratie de la Russie ne pouvait abdiquer aussi vite devant le pouvoir rouge. Regroupant les mécontents, des soldats du Tsar antibolcheviks et les Cosaques restés fidèles au Tsar, l'Amiral russe Koltchak forma l'Armée "Blanche". Etalée à travers le vaste pays, en 1918 cette armée remporta des victoires sur les forces rouges. Suivant la base essentielle de leur doctrine, ces nouveaux maîtres de la Russie avaient aussitôt claironné leur intention de progressivement bolcheviser le monde entier. Redoutant cette éventualité, les principaux pays ayant contribué à gagner la guerre venant de se terminer par l'Armistice du 11 Nov 18, décidèrent d'envoyer des renforts à l'Armée Blanche. Restée officieuse, par conséquent sans battage, cette lointaine expédition de 1919 dont l'Histoire a vraiment peu causé, fut rapidement oubliée ou tenue au secret par les organisateurs, et reste encore méconnue par de nombreux citoyens. La victoire finale de cette armée internationale aurait cependant largement modifié les données du monde entier. Avec l'évidente intention de renverser le régime communiste ayant supplanté la dynastie des Romanov, (des Tsars) sous les ordres de Généraux russes : Denikine - Loudenich, etc… Cette Armée Blanche comprenant maintenant aussi : Tchèques, Roumains, Anglais, Américains, Italiens et Français, remporte de nombreuses victoires à travers la vaste Russie. Dans un combat décisif aux portes de Petrograd, galvanisés par Trotsky en personne, avec l'énergie du désespoir les fervents révolutionnaires de l'armée du peuple repoussèrent de justesse une Armée Blanche qui n'aurait jamais du perdre cette bataille. Une armée manquant finalement de volonté, peut-être de moyens matériels en ce lieu si lointain ; et étant restée dans une constante méfiance entre nationalités, une armée manquant surtout de cohésion. Entre communistes et antibolcheviks, en ruinant la Russie et affamant la population, la guerre civile se prolongera jusqu'en 1922. Finalement confortée dans son régime communiste, par d'astucieuses manoeuvres en tous genres, le mystérieux Empire Russe n'avait pas fini de nous étonner, de nous rassurer… et de nous inquiéter

CHAPITRE III

SOUVENIRS D'ENFANT

Pour moi comme d'ailleurs pour toute la famille, l'événement saillant de l'année 1919 fut le retour du corps du père. Sans attendre les transferts gracieusement effectués aux frais de la nation, le dévoué… et un brin fiérot oncle Edouard s'en était activement préoccupé. Le matin, lors de la ré-inhumation du corps de l'oncle Moïse, gazé en 1916 devant son canon pour avoir accompli son tir avant de mettre son masque, et ramené par la même occasion au cimetière du Blangy natal, le Docteur Lemaître, Maire et grand patriote, y fit un magistral et émouvant discours destiné aux trois frères. (Réformé au front pour maladie, l'oncle Paul était revenu mourir chez lui en 1915). Blotti dans les jupes de ma mère sanglotant à l'entrée de notre cimetière communal d'Incourt, de la camionnette usagée je revois encore les hommes descendre lentement le cercueil contenant le corps du père. Un cercueil noirci par les années passées en terre, cependant encore solide et lourd pour être en chêne épais. Malgré mon jeune âge d'alors, cette sombre journée est toujours restée parmi les plus lugubres de mes souvenirs. Regrettable conséquence pécuniaire : ma mère dut se résigner à régler les frais du transfert concernant son soldat. Lorsque j'assiste à l'enterrement d'une personne ayant ainsi prématurément perdu la vie, en voyant le conjoint éploré il m'arrive encore de songer à ce que dut être la douleur de ma mère lors de l'inhumation de son époux au cimetière militaire, puis à cette ré-inhumation au village. Une mère décidément peu gâtée par l'existence pour avoir dès ses quatre ans perdu sa mère, puis son père cinq ans plus tard. D'avoir grandi dans une ambiance régulièrement évocatrice de souvenirs se rapportant à ce père cependant inconnu pour moi, au cimetière c'est toujours avec une certaine émotion qu'en regardant la plaquette émaillée en forme de coeur fixée sur la croix de bois, j'étais fasciné par les deux petits drapeaux tricolores croisés au-dessus du nom de notre cher disparu. Plus tard encore, en relisant ce nom sacré suivi du "Mort pour la France" inscrit en lettres bleues, avec les regrets dominés par le sentiment d'une injuste fatalité, j'éprouvais parfois une indéfinissable sensation d'un vide parmi la famille. Malgré l'entier dévouement d'une mère m'ayant en quelque sorte aimé pour deux, suivant la prière du mourant… me semblant d'ailleurs superflue, le moment venu de me construire une situation valable concordante à mes désirs, il m'est arrivé de ressentir les désolantes conséquences de cette absence paternelle, me privant ainsi de ces judicieux conseils et aides de toutes natures dont bénéficient la plupart des jeunes lors de leur installation ; ou tout simplement pour le vrai départ sur l'aride chemin de la vie. Beaucoup plus tard encore, devant cette même croix de bois il m'est aussi quelquefois arrivé de songer à cette ancienne lecture retrouvée par hasard. Probablement rédigée pendant la Grande Guerre par un journaliste écoeuré de tant de gâchis de vies humaines, cet écrit citait : "Les corbeaux. Ils croassent les corbeaux ! La guerre à peine terminée, devant votre tombe ces aristocrates se referont des courbettes pendant que vous pourrirez". Parmi mes souvenirs d'enfance les plus lointains que je suis d'ailleurs incapable de situer exactement dans l'ordre et dans le temps, pour faire partie des plus sacrés, je citerais tout d'abord celui-ci : avec un impétueux désir de bousculer d'attristantes pensées revivifiant une fois de plus sa peine chronique, ce soir-là ma mère abandonna soudain ses travaux ménagers pour me prendre sur ses genoux. Ecrasant de temps à autre les larmes perlant aux coins de ses yeux, d'une voix tout d'abord mal assurée, maman se mit à chanter, m'incitant à l'imiter. Etonné, puis réalisant son intention de dominer ainsi son chagrin, j'en fus fortement impressionné. Ce fait m'est donc resté incrusté dans ma cervelle, et inonde encore mon coeur d'un prenant baume. A mes yeux, il ressemble toujours à la pure perle d'un impeccable amour maternel venant au secours de son déchirement intérieur de veuve. D'une veuve éplorée, mais aussi dotée d'une courageuse énergie. Guidé par la belle voix maternelle, dans de semblables circonstances j'apprendrai un jour ma première chansonnette : "A bicyclette" ; ensuite la toute première de mes vraies chansons : "La Ferme des Rosiers ". Une chanson patriotique datant de 1874, jadis chantée par le grand-père, à l'évidence reprise ici en songeant au père, et risquant fort de s'éteindre avec le présent gribouilleur. Dans ce lot de rappels enfantins, bien qu'il fut à l'époque plutôt déshonorant pour son auteur… que je fus, je ne veux me dérober d'en conter la courte histoire puisque son souvenir m'est resté vivace pour avoir été, sur le coup, particulièrement frappant… et pour cause. Loin d'être chic, je l'admets, au passage ce petit exploit laisse transpirer décision et goûts précocement affirmés. De lointaine parenté, et sans aucun doute à cause de cela, une vieille femme venait souvent s'installer au coin du feu pendant des après-midi entières, et plus volontiers encore par temps froid. Aidé au départ par les réflexions émises par les gens à son sujet, j'avais réalisé sa constante curiosité et son avarice ; aussi, rien d'étonnant de la part de ce morpion déballant facilement ses petites idées bien avant d'avoir l'âge de fréquenter l'école : je ne pouvais la supporter! surtout avec cette constante manie de vouloir m'embrasser. Après tout, peut-être avait-elle pour mes tendres années, un coin de son vieux coeur usé, pour eux réservé… Méfiant, je gardais donc mes distances avec attention. Or, un beau jour la dame m'ayant quand même empoigné par surprise, m'attira irrésistiblement vers elle. Voyant de plus en plus près cette trogne ridée de propreté douteuse et parsemée de poils, notamment un rigide pointant au sommet d'une papule, le dégoût inonda mon coeur ; … et j'allais être obligé d'embrasser ça !… De répulsion, j'ai craché dessus. Avec précision et vigueur, j'en ai automatiquement reçu une gifle salée… bien méritée. Pendant que ma mère tournait prestement les talons afin d'éviter un délicat arbitrage, en me raidissant dans ma liberté retrouvée, je n'aurais pas pleuré pour un camion de gâteaux ! A l'extrémité de la cuisine-séjour, les mains dans les poches, j'ai alors fièrement plastronné: - Moi, je n'embrasse pas des vieilles grand-mères comme ça ! A la rentrée scolaire d'Octobre 1920, mes récents six ans m'obligeant "d'en être", je dus tout d'abord passer chez le coiffeur ; ma soeur aînée, Berthe, y fut désolée de voir tomber l'essentiel de mes longs cheveux blonds et bouclés descendant sur mes épaules. Etant plutôt réfractaire à cette école ayant à mes yeux d'austères reflets, sur mes tendres mollets j'en ai porté le témoignage de cinglants passages d'une fine baguette. Quelques semaines pour me plier à la discipline et aux obligations de cette école, et c'est au retour sur le coup d'un midi largement sonné, que je découvris une mystérieuse boîte rectangulaire dans mon assiette. Le couvercle de fantaisie précautionneusement ouvert, l'apparition de son contenu me fit éclater en sanglots. Tout en surveillant sur la cuisinière noire la cuisson du déjeuner, maman devait discrètement lorgner ma réaction, puisqu'elle vint aussitôt m'entourer de ses bras. En regardant miroiter la Croix de Guerre et la Médaille Militaire attribuées au père à titre posthume, nous avons alors pleuré ensemble. De devenir un sixième enfant de choeur au printemps suivant, j'en fus joliment heureux ! Le dévoué Curé en eut par contre du tracas pour habiller correctement son grêle serviteur. Souvenirs enfantins plus lointains encore, sont ceux de ces soirs où avant de nous fourrer tous trois dans le grand lit, (mère, seconde soeur, Jenny et moi) maman nous faisait agenouiller à ses côtés sur la descente de lit. De son cadre doré accroché au mur en surplombant la couche, semblant alors déjà marqué par le destin dans sa tenue de fantassin, de ses yeux clairs le père nous regardait d'un air désabusé réciter une prière généralement abrégée par compassion envers nos tendres genoux. Malgré ses diverses et prenantes occupations, succombant aux nombreuses sollicitations, maman avait enfin accepté de préparer le banquet des anciens combattants. Ne sachant que devenir au milieu de ce monde bruyant en ce onze Novembre 1921, je traînaillais de-ci de-là en me faisant rabrouer par les serveuses dont je "cassais les pieds ". A plusieurs reprises déjà j'avais entendu des convives réclamer la présence de ma mère à sa place parmi eux. Commençant sans doute à s'émoustiller par un début de repas généreusement arrosé, sans se soucier de l'indispensable présence de la cuisinière en chef près de ses fourneaux, l'un d'entre eux, en l'occurrence le puissant Enderlen, brailla soudain : - Alors, Aline !… Vous boudez la compagnie ! Docile, ma mère vint bientôt s'asseoir entre deux de ces anciens poilus. De glorieux poilus? Peut-être… Sûrement tous contents d'en être revenu et heureux de le fêter joyeusement en ce jour rappelant la fin des combats, la victoire ! Pour certains rappelant probablement de sombres épisodes, des moments tragiques, une blessure peut-être… et les visages des copains tombés avec honneur sur le chemin du sacrifice. S'excusant ensuite de devoir retourner à la cuisine, devant moi venu rôder, maman dressa sa haute stature, et m'apercevant marqua une pause. Contre toute attente, mon corps fluet fut alors vigoureusement empoigné et déposé sur sa chaise. Aux murmures foisonnant de regrets en troublant ma raison en gestation, la voix maternelle confia : - Désormais il va me remplacer ! Puis voyant l'un des voisins grimacer, maman ajouta avec fermeté : - N'ayez crainte, il sait se débrouiller ! Chaque année j'ai ainsi représenté la famille à cette festivité historique, et avec ces anciens poilus de 14-18 dégusté un certain chou-fleur au gratin "maison" finalement devenu légendaire, pour être à l'avance réclamé par tous. Comment décrire avec la passion originale les intrépides cavalcades, bride en main, afin de capturer le petit âne de cette grande ferme du "Forestel" perdue sur le plateau derrière les bois de Vieil-Hesdin ? Pour être constamment en liberté et ainsi nourri en libre service, c'est qu'il était alerte et devenu vicieux, Maître Aliboron ! Enfin capturé et bridé avec le secours du personnel s'en amusant follement, le petit équidé devenait alors réfractaire à l'avancement. Sous l'hilarité générale, c'était ensuite une succession de spectaculaires "descentes des voyageurs" !… L'âne baissant régulièrement la tête en levant le derrière d'un petit coup sec. Avec le camarade Marcel s'agrippant à mes basques, chaque fois nous nous retrouvions ainsi dans la poussière… ou la boue, à moins qu'un adulte compatissant ne vienne tenir notre monture avec un minimum d'autorité. Patronnée par sa mère à la ferme voisine, voici la petite fête de Sainte-Catherine pour la soeur du copain Gustave. La vaste buanderie prestement rangée, aux vagues extraits de musique (?) arrachés d'un vieil accordéon étiré en tous sens et à tour de rôle, l'on se mit à danser en attendant que le gâteau soit cuit à point. Valentine, la jeune servante de la ferme, en chaussa ses souliers vernis à tige boutonné pour venir nous y entraîner. Au retour d'un champ encastré parmi d'autres, avec cette idée fixe : direct c'est le plus court, mon refus fut formel de faire un large détour. Assises sur l'herbe du chemin, avec résignation, ma mère et l'amie Adrienne me cherchèrent des yeux dans ce champ de blé m'ayant englouti, puis suivirent patiemment ma lente progression grâce aux épis de blé écartés par mon passage. De souffrir pour un pied écrasé… enfin, pas trop quand même, fut une histoire moins réjouissante. Le chariot était lourdement chargé de céréales lorsque par un incompréhensible écart de ma part, l'une des roues me passa sur le pied. La terre du champ étant par bonheur assez molle à cet endroit, et mes chaussures montantes d'un bon cuir, je m'en suis relativement bien sorti. En pestant, le fermier vint m'aider à retirer mon pied enterré, et malgré tout bon coeur, Edouard Hedin me grimpa sur le dos d'un cheval. Avec l'assentiment des cultivateurs, quel jeu passionnant de courir dans les pâturages pour aller y poser des pièges pour attraper les taupes! En sortant de l'école en fin de journée ou le Jeudi, quelle impatience d'y filer ensuite relever les prises ! Mes jeunes bras ayant manqué de fermeté, s'il m'est un cuisant souvenir, c'est bien celui de la claque reçue de la part de la crosse du fusil de chasse du beau-frère, lors de mon premier essai. Quelle joie fut aussi la mienne de voir un jour arriver la bonne grand-mère Zélie dans son tout récent mignon attelage ! Aïeule, âne et voiturette en avaient tous un air de fête ! Avec un évident plaisir, de temps à autre nous allions la visiter cette grand-mère paternelle habitant Blangy. Située à l'écart sur la route d'Erin, la vétuste demeure ancestrale de la famille y étirait son jardin en longueur jusqu'au marais communal, au milieu duquel la paisible "Ternoise" écoulait alors une eau limpide… Y a-t-il encore autant de belles truites qu'en ce temps, dans cette sinueuse rivière ombragée de saules et peupliers ? Surprenante et glorifiante fut mon intrépide expédition à Blangy sur Ternoise. Seul et à pied, je suis en effet allé assister, et pris par l'ambiance : participer aux jeux publics d'un chaud 14 Juillet. Gagnée à la course à pied réservée aux petits, une pièce de 25 centimes (cinq sous de l'époque) me permit d'étancher ma soif avec une chope de bière. Et oui, où est donc ce temps de l'enfance insouciante !… Ce temps où pendant certaines récréations, l'institutrice nous faisait tous (garçons et filles) marcher au pas comme des enfants de troupe, en chantant de bon coeur la "Marseillaise" ou "en passant par la Lorraine avec mes sabots" ! De ces souvenirs enfantins de tous genres : drôles, amusants, sympathiques, échevelés, décevants ou sublimants, je pourrais en décrire à foison si je n'avais ici la crainte d'ennuyer. Pour clore ce chapitre je tiens cependant à citer encore cet autre souvenir poignant : celui de l'inauguration du monument communal élevé en témoignage de reconnaissance envers les villageois fauchés par la guerre. Ce devait être en 1924 et je m'y revois debout sur les marches, troublé d'être là, face à la population me dévisageant. Lorsque Monsieur Coutet, Conseiller Général et grand blessé de guerre aux multiples décorations, épingla la Médaille Militaire de mon père sur ma veste grise, je ne pus m'empêcher de sangloter. A l'époque soldat, mon frère portait le drapeau tricolore des anciens combattants ; sur sa tenue bleue horizon drapant sa magnifique stature, la Croix de Guerre paternelle rappelait également le sacrifice de l'un des 1 390 000 disparus (civils et militaires français) au cours de cette première guerre mondiale. Le total des pertes humaines se situant aux environs de 8700000. Evoqué ce jour-là par un rescapé de cette Grande Guerre, je n'ai jamais oublié cet émouvant récit m'ayant bien souvent fait rêver : - Au milieu des morts déchiquetés ou restés étendus sur le champ de bataille, quelle déchirante désolation doublée d'impuissance, d'entendre des mourants réclamer leur mère dans une dernière supplication désespérée… Près de nous, avant de rendre l'âme combien s'en sont pourtant consolés en soupirant : au moins, nos enfants ne verront plus jamais ça. Côté jouets, à l'exemple de la plupart des autres gosses de nos campagnes, je fus peu gâté. Quelques rares jouets bien rudimentaires auxquels j'ajoutais volontiers tout un tas d'objets hétéroclites enveloppés d'imaginations. Avec la prolifération actuelle de jouets et jeux des plus sophistiqués, et les larges crédits accordés à cet effet par parents, familiers ou amis, les enfants sont désormais drôlement gâtés !… En sont-ils plus heureux pour autant ? Pour ma part je n'oserais l'affirmer. Ces jeunes esprits doivent cependant s'en ouvrir plus facilement aux actualités d'une vie bouleversée par un modernisme effréné cavalant allègrement vers le futuriste. Une modernisation aimantée vers des horizons insensés, et destinée paraît-il à nous combler de bonheur… et dont certaines faramineuses inventions font surtout peur. Ce fabuleux futuriste fait parfois rêver, mais aussi songer à son inévitable compagnon de route : cet énorme chômage déjà beaucoup trop important au temps présent. En nous impressionnant de toutes les façons, ce continuel modernisme confirme dans la réalité l'annotation de l'éminent écrivain Paul Valéry, affirmant vers 1938 : "La politique et le modernisme sont les deux fléaux de l'humanité". J'y ajoute volontiers : "L'ambition illimitée de certains dirigeants devenus tout puissants ". Le souvenir me revient d'avoir entendu ma mère causer qu'au printemps de 1914 nous avions 1900000 chômeurs… et de regretter : "La guerre était fatale, dans ce cas c'est le remède classique employé par les hauts responsables…". Pour supporter pendant ces soirs d'hiver le grincement répété du ressort de mon minuscule canon, que de tolérance de la part d'une mère penchée sur ses écritures de Secrétaire de Mairie ou autres ! Un vulgaire canon de quatre sous ayant vite perdu ses roues, lançant un imaginaire obus sous forme de clou destiné à renverser la rangée de boîtes ou cartouches vides préfigurant un Régiment de soldats allemands. En bonne saison, vive le jardin !… à condition de respecter les bordures partout garnies de fleurs les plus diverses… car ma mère y tenait à ses fleurs ! Avec mes ersatz de jouets pour la plupart en bois et taillés à ma façon, mes jeux étaient généralement axés sur une esquisse de ferme. Choix naturel puisque dès mes sept ans je l'avais résolument décidé : je serai plus tard un terreux, un paysan ! Terrienne de naissance et de coeur, tout en restant discrète à ce sujet de façon à m'en laisser la liberté, ma mère laissait cependant filtrer sa satisfaction. Plastronnant au milieu de cette fermette postiche, quoiqu'ayant perdu depuis longtemps sa planchette à roulettes, et ficelé par le travers pour maintenir les deux côtés ensemble, mon pauvre petit cheval de tôle ressemblait malgré tout à un Seigneur. Les Jeudi ou pendant les vacances, avec parfois le renfort de quelques enfants du bourg, les jeux étaient davantage diversifiés. En secret, mon coeur se gonflait de joie à l'annonce de la proche arrivée de Jean Delaire. Venant avec sa mère passer un mois de vacances dans leur maison secondaire, le Parisien plus âgé de quelques années n'avait rien de spécialement attrayant… mais il avait un certain cheval mécanique dans son grenier. Assis sur ce vieux jouet, que j'étais alors heureux de le faire avancer en tournant les manivelles fixées sur son cou !… Dommage, la courte durée permise m'en gâchait à chaque fois le plaisir. Couvrant à l'époque notre secteur, au printemps de 1923 la "Béthunoise" vint tisser ses fils le long des routes pour électrifier la commune. Naturellement, au fond du jardin et suivant une échelle miniaturisée au coup d'oeil, avec bâtonnets et fine ficelle j'avais reproduit l'installation complète. Ebahie d'avoir découvert cette reproduction, je vois encore la joie de ma mère d'y conduire notre brave Curé quelques jours plus tard. Ecoutant ensuite les grands converser en prenant la rituelle tasse de café, Monsieur l'Abbé en vint à causer de sa lointaine arrivée dans la paroisse en 1894. A peine l'Abbé Merchez était-il installé dans ses nouvelles fonctions sacerdotales pour les communes d'Éclimeux, Incourt et Neulette, qu'il avait été requis par Monsieur le Vicomte Adrien de Bizemont en qualité de Secrétaire-Trésorier. Notre Curé participa ainsi à la création, puis à l'expansion de la première Caisse de Crédit Mutuel Agricole. Par la même occasion et dans les mêmes conditions, fut créé le premier syndicat agricole du département. Ces créations figurant parmi les toutes premières de la nation. Questionnée le soir concernant ce Monsieur de Bizemont, maman me détailla les hautes qualités patriotiques et sociales du noble Chevalier qu'elle avait parfaitement connu avant la guerre. Ayant cherché dans sa mémoire, maman précisa ensuite : - … Sans être tellement âgé, une bonne soixantaine, peut-être… ce Vicomte de Bizemont doit être décédé en 1912 après avoir beaucoup souffert. Emue comme toujours en causant de vaillants soldats, ma mère alla se croiser les bras sur la porte du bas, et le regard perdu dans la direction de Neulette, comme elle l'aurait fait pour une grande personne, à demi-voix, me confia encore : - Lors de la guerre de 70, ce glorieux cavalier a pris part à la charge de Reichshoffen du 6 Août ; une héroïque charge restée légendaire dans notre histoire nationale. Cet homme supérieur avait une devise et aurait bien aimé qu'elle devienne universelle et éternelle : "Une épée - Une charrue - Une croix"… Si tu pouvais ne jamais l'oublier… et en suivre les principes…

CHAPITRE IV

AU TEMPS DES VACANCES

Une virulente scarlatine qui sans trop d'apparence laissera cependant d'amoindrissantes traces dans mon organisme pendant longtemps, puis une fracture par décollement du coude m'ayant particulièrement fait souffrir lors de la longue rééducation du membre, furent mes principaux avatars de gamin. Des accrocs évidemment néfastes à une scolarité déjà peu enthousiaste, où mon impétueuse logique y pesta souvent à l'encontre de ceux ayant pondu notre orthographe. Mince consolation, d'ailleurs bien tardive : en son temps Paul Valéry eut le même jugement à ce sujet. Par contre, l'institutrice disait souvent que j'avais une fortune en main avec le dessin, mais personne ne s'intéressa à mes dons naturels envers cet art. Lors de mon supplice pour la remise en place du bras déboîté, malgré la souffrance du moment, la pressante question adressée par ma mère au Docteur m'est toujours restée en mémoire. Exprimant à la fois patriotisme et inquiétude, en vibrant soudain dans ma tête, la voix claire m'impressionna : - Dites, Docteur… il sera quand même soldat… au moins ? Les vacances de l'époque étaient un domaine réservé aux écoliers ; du moins il en était ainsi dans notre milieu rural. Suivant les saisons et selon force et aptitudes de chacun, et ceci notamment au cours des grandes vacances de l'été, les écoliers étaient récupérés pour divers travaux. Outre le classique ramassage des pommes de terre et des pommes à cidre, les plus grands prenaient part à la moisson ; les autres glanant dans les parcelles débarrassées de leur récolte. Me concernant, aucune récrimination envers ces vacances. Dès mes huit ans, sous l'égide de ma seconde soeur Jenny de cinq années mon aînée, le pied agile et le coeur content, malgré la lourde valise à trimbaler je ralliais vivement la gare de Blangy, et sans rechigner sur les cinq kilomètres du parcours. Dans ces wagons en bois aux compartiments séparés provenant de dédommagements payés en nature par l'Allemagne suite à sa défaite de 18, les banquettes étaient dures. Tirés par d'énormes locomotives crachant leur fumée noire dans des "toucoutchouf" époustouflants… et des escarbilles dans les yeux au moindre regard extérieur, ces trains mettaient un temps infini à nous conduire à destination. Stoppant à toutes les gares si petites soient-elles, même aux grimpettes, quelle impatience fallait-il maîtriser avant d'arriver en gare de Rosières en Santerre ! (Somme). Royalement installés à Vauvillers, l'oncle et la tante ne savaient comment nous gâter… Et puis il y avait un vélomoteur et surtout une carabine à Vauvillers ! Heureux de me présenter à ses clients, l'oncle m'emmenait volontiers dans ses tournées d'affaires. Quelle fierté était alors la mienne de tenir un instant les guides du pur-sang ! Quoique réformé par l'armée, semblant infatigable, de son allure régulière ce cheval tirait encore allègrement le rutilant cabriolet. Pendant ces trois semaines tout d'abord prévues, chaque année nous allions ensemble passer une journée entière chez l'oncle Charles à Villers-Bretonneux. La bonté s'y lisait sur les visages… et les nombreuses présences plus ou moins familiales me déroutaient. Une fois, à notre arrivée la famille de l'oncle Charles était encore sous le choc de l'inquiétante aventure vécue la nuit précédente. Quel affolement général en effet devant la disparition du cousin Daniel, un gamin de six ans ! En compagnie d'autres familles du voisinage se trouvant devant le même fait, après des heures, de longues heures de vaines recherches nocturnes, les enfants avaient finalement été retrouvés, campant résolument comme des soldats en campagne dans une ancienne tranchée de la Grande Guerre. Les premières années, le fringant cheval nous entraînait jusque Amiens. Sur la route de Dury, à quelques pas de l'asile, l'oncle Jean (maréchal-ferrant) y tenait alors le café "A Trompette ". Fervent chasseur, je le vois encore fixer un journal sur le mur extérieur de cet asile, afin d'y vérifier l'impact de ses munitions personnelles. Pour toute une semaine, une certaine année nous sommes allés en Normandie. Pompeusement implanté au milieu des pâturages couverts de pommiers, au centre des bâtiments agricoles curieusement dispersés, le petit château "Au Roch" de la tante Berthe avait un cachet certain. Ayant régulièrement lieu vers la fin des vacances scolaires, notre séjour en terre picarde butait chaque fois sur l'ouverture de la chasse. Afin que je puisse porter sa gibecière, à ma mère désolée au bout du fil, mais toujours consentante, de la part de l'oncle Edouard c'était la rituelle demande de prolongation. Le gibier étant à l'époque abondant, les deux chiens de pure race et le chasseur adroit, au départ c'était euphorisant de trotter parmi l'expédition. Ce l'était beaucoup moins ensuite avec la gibecière bourrée de victimes. Par bonheur, pour la porter à tour de rôle, le premier jour nous étions deux. Heureux du voyage et de rentrer au logis, nous retrouvions une mère versant discrètement quelques larmes du contentement de récupérer la seconde moitié de sa progéniture absente pendant plus d'un mois. Aux vacances de Pâques de l'année suivante, toujours en compagnie de ma soeur Jenny, le but du voyage fut Le Havre. Veuve de l'oncle Léonce, la tante Cécile m'ayant envoyé chercher un journal, devant l'interminable alignement des demeures se ressemblant comme des soeurs, je suis parti d'un pas indécis en examinant attentivement de façon à m'y retrouver au retour. Diable ! Dans ma préoccupation j'en avais oublié le titre du journal ! Rapporté dans une seconde sortie vers le kiosque, ce titre : "Le Petit Havre" s'est gravé à jamais dans ma mémoire. Un autre voyage familial nous conduisit à Boulogne sur Mer. Malgré l'excellent accueil de la tante Pauline, tout de même un peu ronchon, devant la prestance de l'oncle Elisée, due à ses hautes fonctions de P.D.G. des Ets Lacroix, le climat resta guindé. C'est ainsi qu'au pays du hareng, le cousin Jean me fit découvrir ce qu'était en réalité un vrai ballon de football. Faisant fi du temps pluvieux, dans le parc s'allongeant derrière la grande habitation, nos excitants ébats se prolongèrent, au grand dam final de la ménagère. Entourés de mouettes virevoltant en tous sens en lançant continuellement leurs désagréables cris, sous la conduite de la cousine Marie-Louise nous découvrîmes le port. Un port encombré de bateaux de tous modèles dont la taille de certains paquebots m'apparut… énorme. Face à l'imposante Colonne de la Grande Armée, généralement nommée : Colonne Napoléon, ce fut ensuite l'extase. Il faut dire qu'avec un reste d'admiration pour l'Empereur, et également pour cet édifice entièrement réalisé avec les dons des membres des armées (en 37 années), ma mère m'avait sensibilisé avant le départ. Destinée à rappeler le sensationnel rassemblement des 200000 hommes alors prêts à s'élancer à la conquête de l'Angleterre, avec ses admirables reproductions en bas-reliefs, ses 360 marches intérieures conduisant à la statue en bronze de Napoléon 1er plastronnant à 55 mètres de haut, cette colonne fait sensation. Lors de ce rassemblement de forces diverses du 28 Thermidor (16 Août) de l'An 1804, environ 2000 braves soldats, gradés et hautes personnalités furent décorés de l'Etoile de la Légion d'Honneur. Par l'ampleur de ses fastes, cette fête militaire reste la plus belle, la plus impressionnante de tous les temps. Pour remplacer la noble distinction de "Chevalier" naturellement rayée par la Révolution, en 1902 Napoléon avait décidé de créer cette "Etoile de la Légion d'Honneur", suprême médaille destinée à récompenser les plus méritants de ses braves combattants, notamment ses fameux "Grognards", mais aussi tout citoyen servant la nation avec honneur. Le mot : "Etoile " disparu ensuite. De ces voyages me conduisant vers l'adolescence, je ne saurais omettre l'extraordinaire expédition de notre immuable tandem au Petit-Clamart. Venant passer des vacances au pays natal, le père Collet, et son épouse… plutôt rébarbative au premier abord, nous avaient invité. Nous y fûmes reçus avec chaleur. Dans son désir de nous faire visiter Paris, en marchant le plus vite que le lui permettaient ses jambes usées, le dévoué vieil homme à la barbe blanche nous emmenait ainsi chaque jour vers le transport principal. Sur ce long parcours devenu classique, suivant notre définition d'écoliers adaptée au trajet de l'aller, l'ancien charcutier avançait comme un omnibus, ma soeur comme un express, et moi le plus pressé comme un rapide. De cette euphorisante épopée, trois souvenirs particuliers se sont accrochés à ma cervelle : du sommet de la Tour Eiffel nous laissant l'impression de vaguement osciller lors des périodiques poussées du vent, les autobus ressemblaient à des fourmis, et les gens à des… crottes de mouche. Constatée à retardement à mes dépens après bousculade : l'adresse d'un voleur de foulard certainement spécialisé en la matière ; et reposant au fond d'un vaste entonnoir de marbre : le tombeau de notre Napoléon Premier ; un génial Empereur gardant toute sa notoriété mondiale à travers le temps. Erreur d'un Empereur, et qui lui sera fatale malgré ses extraordinaires qualités, ou bonté envers sa famille, en mettant ses frères et beaux-frères à la tête des Etats dominés, cette Europe réalisée par la force ne pouvait finalement que se révolter, et ces Etats se coaliser contre l'Empereur… et n'en firent pas défaut. Pendant de longues années, sans être un lieu réservé aux souvenirs, l'atelier de menuiserie du père resta intact, ou presque, sans spécialement attirer l'attention de ma jeunesse ; pour l'avoir toujours vu ainsi, j'y étais habitué. Il fallut qu'un jour j'y vois ma mère pleurer en secret, pour réaliser. L'aînée de mes soeurs : Berthe, ayant convolé depuis plusieurs années et étant placée ; mon frère en apprentissage du métier paternel, et l'autre soeur brillamment engagée dans d'irréversibles études, j'étais la seule compagnie journalière de ma mère. Progressivement, les bonnes intentions maternelles de me pousser davantage s'effritèrent. A l'époque, pour être cultivateur il n'en fallait pas tellement de cette instruction, du moins le disait-on ouvertement dans mon entourage. Sans doute satisfaite de ce côté avec ma place de second du canton au Certificat d'Etudes, grâce au dessin et peu glorieux pour mes douze ans trois quarts, je suis finalement resté à la maison. Outre la compagnie, il est vrai qu'il y avait de quoi oeuvrer à la maison. Heureux de mon sort, avec courage et détermination j'ai alors affronté pour de bon les rituels travaux de la fermette et du monde agricole. Me concernant, des travaux cependant diversifiés avec la charcuterie et le commerce, dont certains seront tout d'abord assez rudes pour ma constitution précocement devenue longiligne. De songer à la considérable extension de l'immobilier citadin ayant depuis lors englouti les fermes en bordure des villes, puis celles des environs ; à toutes ces fermettes villageoises disparues pour être abandonnées ou avalées par les plus grandes ; de songer à l'intense circulation déferlant désormais à travers nos campagnes, avec une réelle nostalgie envers ce passé, je revois les enfants jouer librement sur la chaussée. Je revois les vaches des ouvriers brouter paisiblement l'herbe en bordure des chemins, tenues à la corde par une grand-mère ; ou encore ce troupeau de moutons de la grande ferme des Delattre (celle où mon père aurait été fermier après la guerre, s'il en était revenu, même avec un seul bras) gardé sur les larges bas-côtés de la Nationale 39 par le berger:J. Poclet. Certes, en ce temps-là l'argent ne débordait guère des poches. Avec les aides diverses et du travail assuré pour tous, en principe il y avait un mieux dans nos campagnes et chacun avait son nécessaire… et dans une vie simple savait surtout s'en satisfaire. Trimbalant de ferme en ferme leur maigre baluchon sur l'épaule avec un bâton, les clochards de la paysannerie avaient partout le gîte et la vie assurés pour de menus travaux. Dans notre secteur il y avait même une clocharde de ce genre : Marie DONJAC. Après libation, son instabilité lui valut bien des quolibets de la part de notre gaminerie méconnaissant encore les aléas de la vie. Imprégné par cette vie d'alors calmement axée sur la famille, les amis, les voisins, les résonances de la Grande Guerre continuant à s'estomper au fil des ans, et ceux concernant un possible futur conflit étant soi-disant éloignées pour très longtemps, pour les gens réalistes sachant le vivre, pendant plusieurs années ce fut même le bon temps. Avec le recul de cet impitoyable temps, n'a-t-on pas le sentiment de sortir d'un rêve mythologique particulièrement prolongé ? Gêné de voir mes quatorze années dépasser en hauteur notre brave et imposant (par le tour de taille) Abbé Merchez, je ne savais comment interrompre mon service d'enfant de choeur ; avec doigté, le prêtre y mit un terme en me proposant de l'aider dans ses prenantes fonctions de Secrétaire-Trésorier du syndicat agricole intercommunal. Entre camarades et bien sûr toujours à bicyclette, le Dimanche après-midi nous faisions une sortie dans les environs. Lors des réunions de boxe à Frevent, avec Touze pour vedette les combats étaient passionnants. Mon frère, qui aurait pu en devenir une star si la profession l'avait tenté, avait un faible pour le nordiste Bouquillon, et le beau-frère pour les frères Famechon. Sur le plan international, quelle déconvenue fut la mienne en apprenant la défaite de notre champion mondial des mi-lourds, le valeureux Carpentier, face au lourd Américain Dempsey!… non sans l'avoir au préalable "sonné "en se fracturant un doigt. Dans les cafés équipés de ce jeu, le javelot était attrayant pour un moment, et les cartes pour davantage de temps ; mais lorsque son circuit concernait le département, le plus enthousiasmant était incontestablement le Tour de France cycliste. Après le désolant échec de Victor Fontan, uniquement dû aux bris de son vélo, les Leducq, Antonin Magne et Charles Pelissier y brillaient alors avec un légendaire panache. Insufflées par cette ambiance, nos envolées du retour ne représentaient cependant aucun danger, si ce n'est le désagrément de mouiller ainsi notre chemise. Motivées par les motocross, rallyes ou autre Formule I, plus dramatiques sont maintenant les fracassantes prestations d'une jeunesse, filles et garçons, désormais largement motorisée. Le Mardi Gras avait son jour de gloire. Dans d'amusants déguisements, quelle joie de cavaler dans le village et à l'occasion dans les environs! En solitaire, tout gamin j'avais coutume de goûter à ces aventures anonymes… vite situées grâce aux affaires familiales et à l'habituelle prestation du petit personnage. Avec mes multiples occupations journalières: aides éventuelles aux commerces (café, épicerie, mercerie) - courses diverses concernant la maison et au percepteur pour de nombreuses personnes âgées - la charcuterie avec achat, abattage à la maison suivit des livraisons à domicile dans les trois villages de la paroisse suivant les commandes préalablement prospectées, et ce même travail chez des particuliers des environs pour leur besoin personnel - les deux jardins et les travaux concernant le bétail et les champs de la fermette, il y avait aussi les aides aux fermiers travaillant nos terres avec leurs équipages ; des travaux le plus souvent épuisants pour mes forces limitées. Pour compenser cette lacune, avec volonté et courage je me suis habitué à manoeuvrer avec réflexion et sans perte de temps. Mon corps s'est ainsi progressivement endurci. De n'être guère à la fête en certaines de ces circonstances n'avait donc rien de surprenant, mais en refusais toute compassion. Cette agriculture n'était-elle pas le point névralgique de mes intentions futures !… Et puis, j'étais jeune en ce temps… je naviguais doucement vers mes vingt ans ! Ayant tout d'abord aidé notre vieillissant Abbé Merchez dans ses délicates fonctions syndicales, devant son déclin j'en vins à le suppléer davantage encore, et bientôt de le remplacer définitivement. La modestie des moyens d'informations de ce temps et le calme imprégnant notre environnement, firent qu'alors nous étions loin de songer au Maroc où depuis 1912 un contingent de nos forces militaires y guerroyait pour contenir un fragile protectorat. Le Maréchal Lyautey avait réussi à y maintenir l'autorité de la France pendant la Grande Guerre, puis malgré l'agitation marocaine conduite par Abd El-Krim (1921-1926), avait poursuivi avec succès son oeuvre de pacification. La rébellion étant par la suite relancée par les chefs et les politiciens, amènera notre pays à reconnaître officiellement l'indépendance du Maroc en 1956. Dès 1930 le mouvement nationaliste se développa également en Algèrie, contraignant nos militaires à y faire la démonstration de leur impérieuse présence. Emoustillé par l'oncle Edouard plastronnant dans la corporation avec son "Agence du Santerre", et toujours discrètement conforté dans cette direction par une mère restée au parfum de sa naissance terrienne, ma précoce intention de devenir plus tard cultivateur s'est continuellement affirmée. Malgré diverses offres de situations différentes parfaitement valables de la part de familiers, je suis resté dans cet optique et orienta ma vie dans ce sens. C'est ainsi que cette idée étant ancrée en moi, avec un souffle de nostalgie il m'arrivait de dévisager au passage cette ferme villageoise, dont les nombreux bâtiments rustiques devenus uniformément grisâtres sous l'immuable cycle du temps, se dissimulaient à demi derrière de grands ormes branchus. Jadis, cette propriété appartenait en effet à la famille Lanvin, c'est-à-dire à ma grand-mère maternelle. Une destinée plus favorable aurait cependant pu me permettre de grandir dans une importante exploitation agricole, puisque selon des prévisions antérieures confirmées sur son lit d'hôpital les premiers jours de sa blessure, mon père aurait ensuite exploité une ferme au village. Expert en estimations d'arbres alors vendus publiquement sur pied et par lots, le paternel aurait également été marchand de bois. A ces regrets dont l'essentiel s'est progressivement évaporé à la longueur du temps, le côté paternel ne fut pas en reste. Souveraine consolation chèrement payée par les ancêtres : l'honneur familial en fut sauf. Pour corser cette jeunesse laborieuse, avec une évidente passion il y eut naturellement le sport. Doué pour la bicyclette, encore cadet je me serais sûrement lancé dans la compétition… si je n'avais buté sur le ferme refus maternel de m'en accorder une autorisation officielle. De confirmer mes aptitudes dans mon environnement à chaque occasion, avec un tas de regrets je dus m'en satisfaire. D'avoir un jour tenu tête (de front) à un coureur cycliste d'Auxi le Château avec ma lourde De Dion-Bouton utilitaire chargée d'un panier, est certainement le plus savoureux de mes souvenirs de ce genre. Le football fut une autre consolation. Sans initiateur ni aucun entraînement, notre équipe de débutants rassemblant les gars de patelins voisins, en encaissa de ces défaites à ses débuts! Et de ces inévitables douleurs aux cuisses les lendemains de nos navrantes exhibitions ! Par la suite devenu gardien de but par le fait du hasard, j'en eus de réelles satisfactions. Dans le tourbillon de cette existence continuellement meublée, l'inexorable temps s'est ainsi facilement écoulé. Cependant, et sans doute à l'image de la plupart des jeunes de toutes les époques, en songeant à ce merveilleux futur de la vraie vie, ce temps s'écoulait trop lentement à mon gré. Combien de rêves plus ou moins farfelus ai-je ainsi eu le temps de faire au cours de l'adolescence, puis de la jeunesse ! Alors qu'à l'intérieur de moi-même la gaieté naturelle ne demandait qu'à s'exprimer dans une joyeuse ambiance, la morosité imprégnant fréquemment le personnage d'une mère semblant regarder évoluer son entourage en ayant la pensée ailleurs, m'a ainsi souvent refroidi. En songeant prématurément à l'avenir, j'ai sans doute mûri trop vite, et de ce fait raté l'essentiel d'une jeunesse que tant d'autres vivent dans une agréable décontraction. D'être à l'occasion effleuré ou marqué par de désagréables conséquences découlant de la Grande Guerre, fut inévitable. Là encore l'absence du père laissait toujours un creux dans la vie familiale, alors que sa présence aurait sûrement créé un climat plus serein. Rassurez-vous, je n'ai nullement perdu le fil de mes intentions premières, pour conter la suite de cette vie largement marquée par les deux conflits mondiaux, ma plume va redevenir plus fidèle envers le titre de ces écrits. Cette précédente diversion m'était semble-t-il cependant nécessaire afin de compléter mon périple situant l'essentiel de ma modeste personne. Ils ont laissé leur nom à la pacification française : au Maroc et en Algèrie.

CHAPITRE V

DANS L'ATTENTE DU DICTATEUR

Pendant la trêve relativement courte ayant fait suite à la longue et sanglante "Grande Guerre" et à cette bataille de 1916 diluée dans l'immensité des steppes russes, dans l'intense préoccupation des esprits chacun eut à peine le temps de relever ses ruines en pleurant ses morts et soignant ses blessés, qu'ayant ruminé déception et vengeance, sous la botte d'un nouveau chef exalté prêchant sur un possible miraculeux avenir… si on savait le suivre, les vaincus allaient effectuer un spectaculaire redressement intérieur ; puis sans transition préparer une revanche incluse dans un vaste programme expansionniste. En hors-d'oeuvre : quelques escarmouches diversifiées, de spectaculaires occupations, et en attaquant la Pologne l'inévitable déclenchement d'une seconde guerre mondiale plus meurtrière encore que la précédente. (En 1920 les Allemands préparaient déjà la revanche en construisant du matériel militaire de l'autre côté de la frontière de la Russie). Epiloguant par la suite sur cette période d'entre-deux conflits majeurs, avant de disparaître en 1945, dans son livre : "Regard sur le Monde actuel" l'Académicien Paul Valéry précédemment cité (un grand écrivain aux éminentes vues futuristes) écrivit : "S'il y eut Armistice, la paix n'a jamais été entièrement recouvrée ". Maroc, Éthiopie, Espagne, en furent les principaux centres de conflits ayant meublé l'entre-deux-guerres. Depuis la seconde guerre mondiale, il en est malheureusement toujours de même. Soit directement, soit par pays interposés, ou encore par une aide discrète aux mécontents, certaines puissances poursuivent leur idéologie dominatrice. C'est ainsi qu'un peu partout à travers le monde, sous les prétextes les plus divers les conflits se sont succédés, certains s'éternisent, d'autres s'allument ou mijotent en attendant d'exploser un jour ou l'autre suivant les besoins ou avantages du "protecteur ". En 1980, les événements de l'actualité m'avaient incité à écrire un article : "La troisième guerre mondiale est commencée ". (En abandonnant sa décision première, la presse concernée n'a pas osé le publier). En m'appuyant sur la déclaration de notre illustre Académicien, j'aurais pu tout aussi bien l'intituler : "La guerre continue". En se généralisant et s'intensifiant, conflits, prises d'otages et attentats de toutes natures provoqués par d'inconscients fanatiques ou autres bandits habilement manoeuvrés à distance par les maîtres d'oeuvres, paniquent en effet les populations, affolent dirigeants et responsables, déstabilisant ainsi les régimes qui gênent le protecteur. Sans être ouverte et généralisée, depuis 1914 la guerre est donc un continuel état de fait… d'où ce "LA" majuscule intronisé dans le titre de ces écrits essentiellement consacrés à la guerre. Contés par son père né en 1850 et ayant tardivement convolé, les dramatiques événements de la guerre de 1870 bercèrent abondamment l'enfance de ma mère. Dans cette guerre Louis-Napoléon Bonaparte, troisième de la génération, y ayant trébuché, en avait perdu un prestige essentiellement dû au glorieux nom familial. Perdu aussi ce qui lui restait d'une renommée mitigée suivant les diverses périodes de son règne mouvementé. Finalement engagé à la légère dans un conflit de trop, l'Empereur avait entraîné le pays tout entier dans une défaite particulièrement coûteuse. Par le jeu de l'héritage verbal des souvenirs, suivant les dires de ma mère, il était évident que son père était plutôt resté un fervent admirateur du premier des Napoléon. Y mettant tout son coeur pour interpréter des chansons glorifiant l'Empereur, de sa vibrante voix, le grand-père maternel faisait trembler les assiettes plus ou moins fantaisies alignées sur la corniche. Une longue corniche tout aussi légendaire que l'imposante cheminée du feu de bois qu'elle surmontait. Lors des fêtes villageoises ou autres, au café il était fréquent qu'un client insista auprès du "grand Vital" Pecquet : - Si tu nous en chantes encore une, je paierais une tournée générale ! Pour les personnes s'étant finalement sorties de la Grande Guerre sans heurt ni malheur pour elles et leur entourage, il est possible que certaines d'entre elles en soient venues un jour à oublier l'essentiel des conséquences résultantes du conflit. Pour ma mère qui en restait indéfiniment meurtrie, il était naturel qu'elle en soit également restée sensible aux évolutions intérieures de ce maudit pays responsable de son malheur. Partageant couramment ses sentiments, de bonne heure je fus ainsi incité à suivre moi aussi les fluctuations, puis le retour en force du virulent voisin allemand. Cette première guerre mondiale avait été longue, sanglante, épuisante et coûteuse pour tous ; les plus exsangues étant évidemment l'Allemagne et la France. La grandissime Allemagne Impériale y ayant de plus perdu l'Alsace-Lorraine et ses colonies, la population toute entière regretta amèrement cette aventure et déchanta avec rancoeur envers son ancien chef. Sortant épuisée de toutes parts de cet interminable conflit, puis étranglée par les conditions draconiennes imposées par le Traité de Paix (sans l'ombre d'un doute : des conditions parfaitement justifiées) l'Allemagne payait l'agressivité de son Kaiser… Le mécontentement allait faire place à la révolte… et à la révolution. Ce traité lui soustrayant ses régions industrielles les plus vitales, principales sources d'emplois et de revenus, cette Allemagne devenue miséreuse payait même doublement l'erreur de son ancien chef. Pendant ce temps, ce chef entièrement responsable de l'affreuse tuerie, de tant de souffrances physiques et morales et de tant de ruines, vivait tranquillement aux Pays-Bas où il s'était prudemment réfugié. Il faut croire que ce démon de Kaiser, alias : Guillaume II, était arrivé en ce lieu avec une appréciable tirelire, puisque malgré les insistances réitérées des Alliés, ses protecteurs refusèrent de le livrer pour être jugé. Sous l'influence de meneurs partageant les conceptions révolutionnaires de Lénine, et d'autres venus de l'Est pour activer le feu, cette Allemagne désemparée fut à deux doigts de basculer à son tour dans le communisme international. Peu enclins de s'aligner sur la rouge Russie, d'autres ne pouvaient cependant qu'être favorables à un événement porteur d'espoir et de renouveau… et le prétentieux Hitler en profita pour lancer son national-socialisme… Il est vrai, le petit Caporal de l'autre guerre, peintre à ses heures de détente, de besoins ou de méditations, était devenu sans complexe, et avec ses dons certains d'orateur, savait provoquer l'enthousiasme délirant des foules l'écoutant volontiers. La cohabitation du chef des nazis avec ceux des S.A. modestement en place ne dura guère, et progressivement, Hitler prit le dessus. Sans aucun scrupule, il allait même les étouffer tous ces chefs S.A., ainsi que les divers opposants pouvant gêner son ascension. Après la disparition de ce monstre en 1945, l'Histoire dévoilera que les premiers camps d'internement furent créés à cette époque pour y caser tout d'abord ce petit monde récalcitrant envers l'emprise de son régime nazi. Les prisons procurèrent des gardiens sans pitié, et sous la coupe d'impitoyables criminels montrant l'exemple, il en sera ainsi jusqu'au terme du conflit. Il suffit de lire "Le Tunnel" d'André Lacaze pour en être convaincu. Ayant démontré sa cruauté envers ses propres concitoyens, et en de multiples occasions récidivé à la moindre crainte de complot contre sa personne, le petit braillard d'origine autrichienne n'allait nullement se gêner par la suite pour décider de massives exterminations d'étranger, notamment de Juifs. Avec astuce, le futur dictateur allait également balayer le communisme, obtenant ainsi, sinon l'appui, tout au moins la neutralité de nombreux compatriotes influants… et la bienveillance d'une Angleterre très ferme dans son opposition à l'extension de ce communisme qui avait aussitôt dévoilé sans ambages ses intentions d'hégémonie mondiale. Avec le recul l'on doit cependant reconnaître que les rêves insensés du petit Autrichien, ensuite analysés et développés en misant avec culot sur les prévisibles réactions favorables de ses futurs adversaires, avaient un certain instinct visionnaire, du moins à court terme. La structure de l'ensemble en était valable, puisque réalisée ensuite avec précision. Pour avoir favorisé la relance d'une industrie axée sur le réarmement, bafouant ainsi le Traité de Versailles de 1919, et grâce à ce don de soulever les foules par ses péroraisons revanchardes, pour de nombreux Allemands, Hitler devint bientôt un symbole national. Lorsqu'au printemps de 1932 j'entendis un jour cette voix rauque brailler sans retenue ses slogans dans la volumineuse radio familiale de l'époque, je décidais sur-le-champ de faire de la préparation militaire. Cet incompréhensible mais bien glacial verbiage, devait à mon sens provoquer une vigoureuse réaction de nos dirigeants et promouvoir une rapide réorganisation de notre armement ; ainsi qu'un renforcement de nos effectifs par une rallonge du service militaire. Un diplôme de la P.M. me permettant de devancer l'appel normal, m'aurait tout au moins laissé espérer d'échapper en partie à cette rallonge du service obligatoire pour tout citoyen en bonne santé. Chaque Dimanche matin, à bicyclette je ralliais donc l'hôtel du "Lion d'Or", siège de la P.M. de St Pol sur Ternoise. Dans le mixage de cours militaires, d'études orientées sur la géographie et de sport athlétique, j'y ai d'ailleurs trouvé un réel intérêt… Hélas ! lors d'une visite médicale précédent les examens, un passager supplément d'albumine mit mes intentions par terre. Ecoeuré et vexé, je laissais alors tomber la P.M.… et j'eus tort. L'année suivante j'aurais encore pu réaliser mon projet, d'autant plus que nos classes creuses provoquées par la guerre précédente, seront incorporées avec une année de retard. Vainqueur des Russes à Tannenberg en 1914, Chef d'Etat-Major de l'armée allemande de 1916 à 1918, et présentement Président du Reich, jouissant ainsi d'un certain prestige auprès de ses contemporains, le Maréchal Hindenburg maintenait encore un équilibre raisonnable à l'intérieur de son pays. Devant la poussée du bouillant Hitler, en 1933 le Maréchal dut pourtant se résoudre à l'appeler comme Chancelier. D'obtenir un tel poste glorifiant ses ambitions, son arrogance revivifiée, Hitler en hurla plus fort encore ses revendications territoriales. Puis décidément avide d'un pouvoir absolu, en 1934 il bouscula le vieux Maréchal pour prendre sa place et se proclama : Führer. Dès lors, rien ne pouvait arrêter le tout-puissant chef dans sa lancée vers son apogée, et dans les années à venir, la guerre était inévitable… du moins ce fut le sentiment de ma mère et le mien à l'annonce de cet éclat. Devant une France encore exsangue de l'autre guerre, insuffisamment remilitarisée et restée très sensible aux fortes idées de paix largement prodiguées par son ancien Ministre des Affaires Etrangères, Monsieur Briand en avait d'ailleurs obtenu le Prix Nobel de la Paix en 1926, la porte étant ainsi entr'ouverte, l'astucieux Hitler en profita pour récupérer la Sarre sans avoir à se servir d'une arme. Lorsque l'on pense que cette poignée de soldats tout d'abord envoyée à cette fin, avait reçu la consigne de se replier à la moindre réaction militaire française, l'on croit rêver ! Ayant alors publié la liste de ses belliqueuses intentions expansionnistes dans son fameux livre "Mein Kampf", Hitler fut glorieux de montrer ainsi qu'il en suivait la programmation. Un échec quelconque au départ aurait probablement calmé ses euphoriques ambitions. (Tout d'abord jugé trop remuant, c'est en prison qu'Hitler avait écrit son livre). Certes, cette idée de Mr Briand de regrouper les principaux pays pour en faire une Europe, était excellente. Par la force, en leur temps Charlemagne puis Napoléon 1er l'avaient réalisé… ou presque. Cette suggestion de commencer par une réconciliation franco-allemande était alors prématurée. Cette guerre de 14-18 encore récente avait trop ensanglanté et trop marqué le peuple des deux pays… et c'est dommage… C'est surtout dommage de songer à déguster la paix entre amis et voisins… après s'être bravement déchirés. L'actualité me fait même penser qu'au lieu de se battre comme des chiffonniers pendant des siècles, en s'épuisant ainsi à détruire périodiquement leurs forces vives et leur pays, si les puissances de l'Europe s'étaient groupées, depuis longtemps elles formeraient un incomparable bloc imposant force, idées et techniques aux autres continents… Conséquence présente : cette Europe finalement mise sur pied en ne sachant encore trop comment s'y prendre pour se concrétiser davantage, la voici à la merci de puissances extérieures dans de nombreux domaines… et dans l'insécurité. Son commerce en souffre et par répercussion la plupart des travailleurs… également dans l'inquiétude. La propagande ayant joué son rôle au maximum, par un plébiscite favorable la Sarre fut officiellement rattachée à l'Allemagne en 1935. Pendant ce temps notre classe 34 avait passé le conseil de révision. La "revue", comme disaient alors les anciens, passée dans le plus grand calme, ce "bon pour le service" collectif fut à peine fêté par notre petite équipe de copains villageois : Marcel Dubois, Fernand Libessart et moi-même. Mon frère ayant effectué son année de service militaire dans le Train des Equipages, sa parfaite satisfaction m'avait incité à demander à y être incorporé. Du service de recensement je reçus ensuite un questionnaire me demandant entre autres si j'avais mon permis de conduire, et dans ce cas le numéro de ce permis. C'est ainsi qu'avant de répondre j'ai appris à conduire… en commençant par faire ma demande pour en passer l'examen. Un bref apprentissage réalisé en deux séances d'une demi-heure, et dans la petite "Citroën" décapotée du moniteur continuellement débordé, me voilà parti passer l'examen avec succès. Mes 21 ans étaient révolus lorsqu'à l'appel de la classe 34 B, le 21 Octobre 1935 je suis parti au "service ". A vrai dire, comme la plupart des appelés, je n'étais guère enthousiasmé à l'idée d'être encaserné pendant plusieurs années. De faire son devoir, même en temps de paix afin de se préparer en vue des événements futurs, est une chose normale devant laquelle je me suis cependant plié sans la moindre récrimination. Devant la continuelle dégradation du climat international, il était prévisible et logique, surtout à cause de nos classes maintenant creuses, de voir la durée du service militaire se modifier dans le sens de la longueur. Au lieu d'un an, nos anciens allaient en effet accomplir un service militaire de dix-huit mois… et notre classe tomber pile sur celui de deux ans. A l'encontre de certains appelés plus ou moins euphoriques, suivant le culot ou les degrés d'alcool ingurgités dès le matin pour fêter l'événement… à moins que ce ne fut pour éponger la peine d'une séparation, ma personne n'avait rien d'altière en se tassant dans le train. Avec les voyageurs habituels, un train présentement surchargé avec nous, les nombreux conscrits partant vers le casernement. En nous emmenant cahin-caha via la capitale du Pas de Calais en direction de Douai-Lille, le fait de cracher abondamment sa fumée noire dans le ciel gris, ce modeste train me rappela… et me fit rêver à mes anciens départs en vacances. Plutôt désorienté en débarquant dans la grande gare de Douai, nous laissâmes filer vers Lille ce train moderne qui nous avait vivement emporté depuis Arras. Au milieu du flot des autres gars de mon âge, comme eux, j'ai traînaillé sur le quai avec ma caisse de soldat ; et là, premier refroidissement… moral : sous les ordres d'un Adjudant ayant le képi relevé et l'air rébarbatif, un groupe de soldats casqués et en armes nous attendait les bras ouverts pour nous contenir sur le côté. Sans le moindre préambule concernant notre état et notre destination, aucune erreur n'étant possible devant silhouettes et bagages, ce service en gare nous rassembla, et par une sortie secondaire nous emmena vers la ville. Un court défilé hétéroclite dans une grande avenue, puis un autre sur la droite et entourée de ses hauts murs, l'austère caserne Conroux referma sur notre troupeau de moutons ses grandes et admirables grilles d'un fer forgé depuis longtemps avec un art consommé… Cette fois, nous y voilà encasernés ! Assis sur sa valise, sa caisse de soldat ou le bord d'un mur, puisque nous en étions aux environs du déjeuner, chacun sortit son casse-croûte pour meubler la longue attente. Enfin, la lente incorporation se matérialisa par un défilé dans un bureau, suivi d'une régulière distribution de "bleus" emmenés par paquets de dix vers les différents bâtiments du casernement. A la place vaguement choisie dans un coin, face à l'une des quatre fenêtres de la longue chambrée aux vingt-quatre châlits alignés sur deux rangs, j'allais y passer dix-huit mois de la fleur de ma jeunesse… Jamais je n'aurais alors pu deviner une telle assiduité à cet étroit plumard en fer, immuablement figé sur un sol cimenté brillant d'un cirage noir, minutieusement quadrillé par la blancheur d'un trait de craie. Ce doit être là un record pour cette 17ème Batterie du 15ème Régiment d'Artillerie Divisionnaire !… peut-être même pour cette pauvre caserne Conroux toute entière qui sera pulvérisée en Mai 40. A cette place où je serai plus tard Chef de Chambrée puis Brigadier faisant fonctions, j'y faisais plutôt grise mine vers la fin de cette mémorable journée d'incorporation… en regardant le volumineux paquetage hérité lors du passage au magasin. Voyant mon embarras, moyennant la classique tournée à la cantine, comme d'ailleurs chacun de nous, un ancien vint m'aider à caser correctement tout ce fourniment. D'entendre murmurer les confrères, je n'étais pas le seul à songer aux aventures guerrières qu'un jour ou l'autre j'aurai à vivre dans la plus correcte de ces trois tenues bleues horizon… A l'appel du retentissant coup de clairon, au milieu des autres me voici dégringolant le large escalier de notre premier étage, afin de s'aligner pour le premier appel du nom familial. D'y être oublié fut étonnant… à moins que ce "Debruykère" trois fois hurlé par un Maréchal des Logis moustachu trépidant sur ses jambes admirablement arquées… La sérénade recommencera à l'appel du lendemain matin; je devrai alors intervenir sur la prononciation de mon nom. Le repas effleuré du bout des lèvres, parmi l'effervescence régnant à la cantine, selon les conseils du Brigadier, l'achat d'un quart neuf à laisser pimpant pour la parade me sera longuement utile. Indispensable et plus urgent était cependant l'acquisition d'un petit cadenas destiné à verrouiller l'armoirette renfermant les affaires sérieuses. Cette précaution s'avérera précieuse la semaine suivante lors d'une rafle nocturne de grande envergure. Enfilé dans le "sac à viande " à l'extinction des feux de vingt-et-une heure trente, je pensais longuement aux tracasseries et au labeur quotidien allant accabler ma mère pendant mon absence. Comment ne pas songer aussi à cet Hitler de malheur perturbant de plus en plus la quiétude des pays de l'Europe entière ! L'esprit restant préoccupé, un léger sommeil peu réparateur n'y eut que bien tardivement l'accès. Morphée ne me tint guère longtemps dans ses bras, j'y ai cependant intensément rêvé des canons de 155 court et 75 nous attendant dans la cour.

CHAPITRE VI

L'AVÈNEMENT D'HITLER

Et dans la nuit tardant à s'évaporer en cette fin d'Octobre 35, pour nous tirer du lit au plus vite le clairon réveilla brusquement nos sens tardivement engourdis. Un modeste jus matinal, et en commençant dès l'aube par la culture physique : instruction, théorie et autres manoeuvres dont celle à pied, accaparèrent nos journées sans discontinuer. Affecté au Peloton des Brigadiers en raison de ma préparation militaire, en son début surtout, le service fut assez rude. Premier événement agréable de la vie militaire : en fin de semaine l'instructeur nous emmena faire la manoeuvre à pied sur une placette extérieure. Aux gens du quartier ouvrant leur fenêtre pour mieux nous regarder, comme des gosses nous fûmes contents de faire la démonstration de notre récente aptitude collective. Encore dix jours de ce pointilleux dressage, et l'autorisation de sortir en ville de 18 h 30 à 21 h permit à la horde de bleusailles de déferler dans les rues de la cité. En battant les pavés de mes lourds godillots cloutés, comme les autres j'y ai donc promené mon calot aux pointes excentriques faisant largement sourire les gens croisées en chemin, ou nous regardant passer avec un plaisir certain. Les premiers temps, dans cette bonne ville de garnison j'y ai également souvent promené ma curiosité, avide de découvrir les divers côtés artistiques ou plaisants de sa vie bourdonnante. Le jardin public avait son attrait reposant ; le vieux kiosque à musique : l'essentiel de sa carrière derrière lui ; les magasins : leur cachet personnel ; les bistrots : leur ambiance ou leur gaieté particulière ; la piscine : ma visite régulière, et à la sortie : "Chez ma Tante " aussi. A ce modeste restaurant situé au coin de la porte de Valenciennes, chaque soir bourré de soldats, à la fin de 1935 l'on y dégustait encore un bon bifteck-frites pour les trois francs soixante quinze de ce temps-là. Au terme du premier mois, la permission permit à chacun d'aller retremper son moral aux sources. Musette au dos, quelle joie de courir de la gare jusqu'au logis ! Les communications ferroviaires étant peu favorables, ces permes de 24 h décrochées toutes les trois semaines étaient en réalité bien courtes ; l'obligation de rentrer au casernement avant minuit étant alors immuable. De ce côté astreignant faisant partie de la ferme discipline régissant alors l'ensemble de notre vie militaire : tenue militaire "réglementaire", même en permission ; revue du samedi : arme, habillement, équipement ; pour toute permission : rentrée à minuit ; chacun s'y habitue puisque c'est la règle pour tous. A travers les âges, la discipline n'a-t-elle pas toujours été la base essentielle de la force d'une armée ! Plus tard, au fil de la vie il est même surprenant de retrouver autour de soi les bénéfiques effluves de cette discipline militaire, aidant ceux l'ayant subi à affronter les difficultés de l'existence. Ayant tendance à progressivement saper cette discipline, même celle de nos écoliers des villes, le modernisme outrancièrement généralisé se veut-il laxiste pour être populaire ? Est-il la conséquence et ainsi une indication supplémentaire notifiant la décadence de notre civilisation ? Pour se défendre honorablement parmi les deux cent cinquante partants, il fallut bûcher au cours de ce peloton. Les sorties en devinrent plus rares et les soirées davantage studieuses. Des compagnons d'alors, personne ne doit avoir oublié toutes ces bougies s'allumant pour bouquiner après l'extinction des feux à 21 h 30… et des godasses voltigeant dessus lorsque les premiers irascibles étaient fatigués. Pour les mieux classés de ce P1, et les non classés à l'Ecole des Officiers de retour au Régiment, le second semestre fut occupé par les cours aux futurs Sous-Officiers. Ayant précédemment largement pioché, la première année de "service" s'acheva ainsi dans une agréable ambiance de camaraderie. Le très bon classement obtenu à l'examen final, en fut pour moi une valeureuse récompense. Aux importantes manoeuvres faisant suite, le voyage fut plaisant et nos participations raisonnables, mais la hargne de quelques chefs étant d'un mauvais goût, nous laissa en définitive un piètre souvenir de ces deux semaines passées au camp de Sissonne. Au retour, ma permission de détente fut une consolation. Bien qu'elle soit tardive, à peine rentré, celle agricole en doubla la mise. Avec la constante agitation du chef nazi braillant continuellement comme un damné, notre séjour aux armées fut souvent perturbé, principalement dans sa seconde partie. Doublés aux dépôts et poudrières, les gardes en devinrent plus sévères encore à notre 15ème R.A.D. ayant déjà une bonne renommée de ce côté ; bien qu'étant entièrement motorisé depuis quelques années, sa rigueur y était en effet resté légendaire. L'effectif partiellement, parfois même entièrement bloqué au casernement, et les permissions limitées ou suspendues pour un temps, en furent de désagréables conséquences pour tous. Aux grandes manoeuvres largement prolongées qui eurent lieu l'année suivante, d'autres plus courtes y furent ajoutées. L'une de ce genre, en la circonstance dénommée : aérienne, se déroulant en une seule journée dans les environs de Croix (Nord), reste le plus déplorable de mes souvenirs de soldat en temps de paix. Pour en être revenu exténué et affreusement boueux… pour rien, avec en prime un rapport à la clef pour avoir défendu mon groupe, le ridicule de cette expédition engendra un doute dans mon esprit concernant notre armement. Je l'admets, le Capitaine en question était sans doute énervé par la pluie pleurant continuellement sur cette lamentable exhibition, et ignorait le vide de nos estomacs. Ne pouvant oublier ces masses de fonte qu'il fallut manoeuvrer ce jour-là pour arriver à monter enfin le radar… lorsque ladite manoeuvre était terminée (!), puis à les démonter avant le soir… sans manger, d'où ma protestation, j'en ai conservé un mauvais présage concernant notre future débâcle généralisée de Mai-Juin 40. Le fait d'avoir suivi les pelotons, mon séjour à la caserne en fut certainement plus astreignant ; par contre sa première partie m'en sembla ainsi moins longue. Le bon classement final (9ème du Régiment) me permit ensuite d'en tirer également d'appréciables satisfactions et avantages. Suivant les besoins du service, il m'arriva notamment de faire l'instruction aux bleus. Le Lieutenant Harle y venait discrètement m'écouter, puis m'encourager… parfois aussi m'inciter à signer un engagement. Lors d'une courte manoeuvre d'artillerie, en dégustant pour l'unique fois de ma vie le plaisir de faire de la moto, et de plus avec pilote et grosse machine à ma disposition, j'eus la satisfaction d'être agent de liaison entre P.C., observatoire et pièces de tir… Et pour un première classe… De la confiante considération alors accordée par le Lieutenant Segons, remplaçant momentanément notre Capitaine Banse chef de la 17, j'en fus impressionné. Mon regret est de ne jamais avoir eu la moindre indication sur le devenir du Lieutenant Segons. En cette année 1936, planté au milieu du quartier Conroux où nous étions tous consignés, impressionné je le fus bien davantage encore en voyant défiler derrière les grilles tous ces grévistes levant le poing en chantant gaillardement l'Internationale. Ce chant révolutionnaire était alors absolument interdit aux militaires. Commencée en 1935, c'est également en 1936 qu'avec un conséquent armement moderne, Mussolini acheva sa brutale conquête d'une pauvre et faible Éthiopie. Ce fut aussi en cette bouillonnante année 36 que débuta la guerre civile en Espagne. En apportant leur aide : les Russes au rassemblement populaire et les Allemands au mouvement nationaliste, ces deux pays en feront un champ d'essais pour peaufiner leur armement personnel, tout en essayant chacun de leur côté d'implanter en ce lieu une zone favorable à leurs respectives futures intentions belliqueuses. Après trois ans de sanglants combats, malgré les aides extérieures, dont celle partielle de notre pays apportées au clan socialo-communiste, les nationalistes l'emporteront. Le Général Franco imposera alors sa dictature. Nous serons ainsi en 1939. Mussolini et Staline étant désormais devenus ses alliés, Hitler sera comblé de pouvoir maintenant compter sur l'amicale reconnaissance du "Caudillo". Vers la fin de cette année 36, nous fûmes gratifiés de la tenue kaki avec képi assorti. Sans conteste, ma meilleure période vécue à l'armée se situe au début de 1937. Dégagé de tout autre service, installé parmi les employés civils (plutôt grincheux) au Centre Mobilisateur j'envoyais des convocations aux réservistes pour accomplir des "28 jours" réduits à 20, puis à 13 jours. Suivant une institution destinée à favoriser le gonflement de l'effectif des militaires de carrière, les engagés et rengagés étaient prioritaires dans l'octroi des galons; étant tous servis, je devins officiellement Brigadier. La mort dans l'âme je dus nécessairement quitter cet emploi de rêve… tout de même réservé à un gars sérieux. Etant nommé à la 14ème Batterie, je dus également abandonner la caserne Conroux pour celle bien éloignée de Corbinneaux. Quitter par conséquent les copains, mes petites habitudes : par exemple la piscine, y perdre la facilité d'être à l'occasion en ville et surtout de rejoindre facilement la gare. … Pour un soldat de cet âge ce fut certainement ridicule de ma part, mais je l'avoue humblement… j'en ai pleuré ! Oh, c'est évident… étant à l'écart des autres… Aux abords du paisible champ d'aviation militaire de Labrayelle, non loin de mon nouveau quartier perdu dans la nature où s'achevait donc mon service, j'y ai souvent emmené une équipe de soldats se déguisant en cantonniers pour oeuvrer sur les accotements des routes. Sur ce vaste terrain de Labrayelle n'ayant guère d'activité aérienne à l'époque, sous les ordres du Colonel Eude, commandant le 15ème R.A.D., loin d'être "facile" envers ses troufions, comme les autres j'en ai souvent bavé en courant, rampant et mimant une bataille dans des manoeuvres dites : d'infanterie… Et pour un artilleur… Devenus redoutés, ces fameux exercices ayant immuablement lieu le Samedi matin, certains gars étaient tellement exténués au retour, qu'avec leur permission en poche ils restaient un moment allongés sur leur lit, au lieu d'aller prendre le premier train en partance vers la liberté… limitée. Afin d'échapper à l'une de ces épuisantes phobies du Colonel, j'eus l'idée de refaire mourir ma grand-mère Zélie décédée en début d'année. Profitant de mon changement de caserne, avec la complicité de ma mère acceptant de m'envoyer un nouveau télégramme : "Venir de suite, grand-mère paternelle décédée" je pris le train le Vendredi. Après tout, la vaillante femme veuve à 37 ans avec onze enfants vivants sur treize naissances, méritait largement ce double hommage d'un petit-fils soldat ; et par ailleurs n'avait-elle pas laissé trois de ses fils dans la tourmente de 14-18, ma chère grand-mère Zélie ! Cette citation explique la prolifération des oncles et tantes, déjà cités dans ces écrits. Pendant que ma mère était submergée de besogne à la maison, ces deux années entières de jeunesse passées au service de la nation, dont une bonne partie à parader pour meubler l'effectif, furent quand même longues à vivre. Mis à part concernant ceux qui en font une carrière, dans l'ensemble et en tous temps, dans ce service, sauf lors des classes obligatoires pour tous… enfin, presque tous, c'est surtout pour le temps imposé que l'on doit y passer… Que la majeure partie d'entre nous y ont alors passé pour quelques sous par jour, alors que les employés de l'Etat touchaient leur salaire habituel du civil. Il en sera de même pendant la guerre. Parmi les souveraines devises de la République, lors de sa constitution en 1789, aurait-on par hasard inscrit le mot : Egalité… avec une peinture dissonante ? Tout événement ayant un terme, fut-il lent à se manifester ou perdu dans le temps, nous voici à la veille de la libération du contingent. Le soir dans la chambrée, en regardant d'un air navré mes concitoyens démobilisables gesticuler en braillant leur joie, je songeais aux discours, remous et cliquetis d'armes transpirant d'au-delà de la frontière. Tous ces jeunes gens si heureux d'avoir réendossé l'habit civil, ne devront-ils pas bientôt récupérer leur paquetage pour se rhabiller en militaire, afin de faire face à l'habituel envahisseur ? Les joies d'être permissionnaire, surtout lors de la première - bien qu'étant limitée dans le temps : la semi-liberté de sortir en fin de journée dans la ville tout d'abord inconnue - causée par une forte angine cachée, cependant découverte par la visite obligatoire : la désolation de partir à l'infirmerie un Vendredi, au lieu de bénéficier de la permission de 48 heures accordée pour assister au mariage de l'ami Jules - l'écoeurement du comportement d'un copain, du moins supposé tel, en réalité secret et égoïste - les ennuyeuses soirées ou journées de consigne au quartier pour cause de piquet de sécurité ou d'incendie - les moments où l'on s'amuse comme de petits fous entre camarades - le calme des parties de cartes, de dames ou de trafalgars - les désagréments de certaines obligations du service - l'émotive discipline des premières gardes, d'instants cruciaux pendant les manoeuvres - ces fameux tirs au canon de 90 (pour en user les munitions) dont le bruit déchirait les oreilles en dépréciant pour toujours les tympans - la relaxe des jours de conduite auto - les agréments des déplacements avec découvertes d'autres paysages, d'autres cités - la satisfaction d'être nommé Maréchal des Logis (le 24-9-37) sont pèle-mêle d'autres souvenirs du service militaire… D'inoubliables souvenirs emportés pour la vie lors de cette première des quatre démobilisations m'attendant secrètement en des lieux différents. De ne pouvoir oublier cette guerre en gestation, retrouver la maison familiale et les diverses occupations restées en souffrance, fut une joie mesurée, un soulagement provisoire. Au printemps de 1938, en bicyclette je suis allé en pèlerinage à Notre-Dame de Lorette. Le sinueux chemin gravi avec respect, Sur la vaste butte tristement renommée, D'émotion, ma gorge s'est serrée Devant ces innombrables croix plantées, Où tant de braves sont glorieusement tombés, En défendant la Patrie menacée. De sa vertigineuse flèche élancée, L'ossuaire veille sur eux, martyrs sacrés, Sous leur croix blanche, alignés pour l'éternité. Victimes de ces guerres, affreuses calamités, Que les commisérations de ma visite, de mes pensées, Rejoignent vos âmes dans une béatitude rêvée, Et ensemble, avec ferveur, prions pour la paix. Détachée du bloc germanique depuis 1866, l'Autriche réintégra l'Allemagne lors de l'Anschluss réalisée en force par les troupes d'Hitler le 11-3-38. Septembre 1938. Sous la menace de ses troupes massées à la frontière de la Tchécoslovaquie, avec le prétexte de protéger ses minorités Sudètes, Hitler prétendait annexer cette province. L'Angleterre et la France étant alliées au pays d'Europe Centrale, la tension internationale monta… monta… A peine libérée, le 23-9 la classe suivante fut rappelée sous les drapeaux… et y restera. Dans cette tension grimpée à son zénith, entre pays l'on discuta pour soi-disant éviter le conflit… et l'on signa un accord permettant à l'Allemagne d'occuper la province convoitée sans tirer un coup de fusil. Abandonnée par ses alliés, la Tchécoslovaquie s'y était résignée. En signant cet accord historique de Munich pour leur pays respectif, aux yeux de la majorité des populations concernées, ces éminences Chamberlain et Daladier venaient pourtant de sauver la paix. A sa descente d'avion à Paris, notre Président du Gouvernement sera ainsi stupéfait d'être accueilli par une foule enthousiaste. A Londres, Monsieur Chamberlain sera reçu avec beaucoup moins de chaleur. A l'exemple de Monsieur Briand en son meilleur temps, (avant son échec de sauver la paix par des abandons enrobés de fervents discours politiques) l'un et l'autre en auront ensuite une délirante gloire. Au cours de ces soi-disantes discussions de guerre ou de paix, ce que l'astucieux dictateur a dû s'amuser… et se rengorger, de voir ces diplomates de tout premier plan ramer dans le vide, pour finalement accepter ses conditions sans obtenir gain de cause ni le moindre adoucissement à ces conditions ! Généreusement paraphés de la désinvolte signature du Führer et agrémentés d'illusoires promesses, ces accords laissèrent briller le feu vert aux troupes nazies. Cette mascarade ne troubla en rien les desseins de l'intrépide Hitler. Par l'espionnage, la trahison et le crime, en y récupérant au passage un important et précieux armement, l'ensemble de la Tchécoslovaquie sera occupé au printemps suivant. Avec pour toile de fond les préparatifs guerriers de l'Allemagne désormais étalés au grand jour, j'accomplissais alors une période militaire à Douai. Aussi vite, le Régiment fila vers l'Est. Nous étions ainsi en manoeuvres au camp de Sissonne lors de ces nouvelles discussions concernant toujours la paix. Nous y fûmes donc normalement maintenus en état d'alerte en attendant la panacée de ces nouveaux accords. Avec souplesse, cette fois encore ne fallait-il pas éviter le déclenchement d'un conflit! . Le Samedi s'étiolait lorsque la "bonne" nouvelle de ces accords circula rapidement parmi nous. La note officielle fixant notre démobilisation sur place au lendemain matin, suivit de près. Selon les choeurs populaires, puisque nous avions définitivement échappé à une guerre réservée à d'autres, de la part des réservistes il y eut d'impressionnants arrosages de gosiers et d'effrénées farandoles. Plus nettement que jamais, cette guerre latente se profilait pourtant à l'horizon Est. De couver ma morosité dans un coin le soir de ce 24 Mars 39, j'en fus hué… J'aurais pu en discuter, à quoi bon… Et de penser : "Tas d'inconscients ! Hitler viendra bientôt vous faire danser la farandole d'une toute autre façon "… Sur l'insistance généralisée de mon entourage, en 1938 j'avais pris mon premier permis de chasse. Les résultats en furent d'ailleurs peu glorieux au départ, puis progressivement meilleurs par la suite. Au tout début de 1939 j'avais acquis une automobile, une rustique B 14 (ayant à l'époque des roulements en bronze) rachetée par raccroc au petit rentier voisin pour 5000 francs, soit 50 de nos francs actuels. En imagination… bien sûr, coups de fusils et vrombissements de moteur étaient toujours orchestrés par le lointain et continuel cliquetis d'armes transpirant de la frontière. En attaquant la Pologne le 1er Septembre de cette année 39, le dictateur allemand déclencha cette fois les flammes réactionnelles des alliés de la Pologne. Des alliés faisant alors honneur à leurs engagements, rallumant ainsi par obligation cet éternel fléau de l'humanité : la guerre… Une effroyable guerre qui deviendra finalement mondiale. Aucun clairvoyant visionnaire n'aurait alors osé prédire que ce conflit serait aussi long, et plus cruel encore que la Grande Guerre précédente, principalement pour tant d'innocents. Cette fois encore la démonstration en était ainsi faite : face à de tels dictateurs, l'acceptation de graves compromis (équivalents d'ailleurs à une soumission) sans combattre ou tout au moins essayer de se défendre, n'est qu'un sursis ; le conflit est bien stoppé, mais il reste toujours prévu. L'abdication totale équivaut par contre à la mort, puisque l'autoritarisme du maître exclut toute discussion et recours. Pour l'essentiel des revendications, quoique bien fondées pour le monde ouvrier, les perturbations sociales qu'elles provoquèrent en 1936 et leurs prolongements, avaient incontestablement été néfastes à la production de notre armement… d'un armement cependant devenu indispensable, voire obligatoire, devant l'évidence d'un nouveau conflit armé. Quel que soit le régime intérieur de son pays, tout Président ou membre d'un Gouvernement est admirable de désirer la paix avec ferveur et sincérité, et lorsque le climat international est sombre, de se dévouer corps et âme afin d'éviter le moindre conflit… C'est aussi un impétueux devoir pour tout responsable. De manquer de prévoyance, de lucidité, d'énergie… ou de patriotisme en acceptant par avance l'hasardeux sort d'une domination étrangère… là… c'est autre chose. Etant donné la continuelle bouillonnante activité à base guerrière de notre principal voisin, était-il concevable de ne pouvoir disposer d'une force armée suffisante pour faire respecter nos frontières ?… et de préserver ainsi cette paix ! Les conséquences de la définition pacifique adoptée, allaient bientôt s'avérer dramatiquement déplorables pour notre nation toute entière. Concernant cette défense, non plus nationale, mais désormais européenne, encore et toujours d'une froide actualité, avec les continuelles divergences et tergiversations des responsables de cette Europe… démesurée, dans laquelle nous voici englués pour naviguer sur la voie de l'inconscience, pourvu qu'un jour ou l'autre nous n'en soyons de nouveau dans la même situation qu'en 39…

DEUXIEME PARTIE

CHAPITRE VII

EN JOUANT AU SOLDAT

Les mouvements de troupes allemandes vers la frontière polonaise, et les chinoiseries invoquées par Hitler pour trouver un prétexte à l'invasion, prouvant l'imminence de l'attaque, une première phase de mobilisation eut lieu dans la journée du 23 Août. Etant concerné, en préparant le soir mon bagage en vue du départ matinal du lendemain, ma surprise fut grande de constater que sur mon fascicule tout récemment changé, j'avais désormais un délai de neuf jours… Après avoir fait mes adieux à la famille, sur le coup… quelle déconvenue ! Cette surprise était cependant bien agréable et fut profitable pour mettre en place un tas de choses. Conséquence également heureuse pour les autres mobilisés du village : en commençant par mon frère, au fil des jours j'allais les conduire tous à la gare avec ma rustique B 14. Au terme de chacun de ces dévouements devenant en réalité une déprimante corvée, quelle tristesse en soi de prononcer l'habituel "au revoir" avec chaleur afin qu'il soit réconfortant, en songeant qu'entre nous c'était peut-être un adieu. En voyant partir le train, puis disparaître en emportant ces mobilisés vers la guerre désormais inévitable, plus d'une fois j'eus l'inconfortable sentiment d'être venu les embarquer à destination de l'abattoir comme il se fait à l'occasion pour du bétail. Lorsque les armées allemandes déferlèrent sur la Pologne le Premier Septembre 39, fiers de leur vaillance les soldats polonais ne craignaient nullement leurs virulents voisins. Las ! ils avaient fait fi de la modernisation des batailles, et semblaient ignorer l'importance et l'efficacité des chars et des avions de l'adversaire. Attaquée de tous côtés, la Pologne sera broyée en vingt jours, et son territoire de nouveau morcelé, son peuple sera martyrisé et asservi. Non plus freinée, mais cette fois entraînée par l'Angleterre, respectant ses engagements, la France déclara la guerre à l'Allemagne le surlendemain… et benoîtement, allait laisser le dictateur accomplir sa sordide besogne sans intervenir. Dans une esquisse d'offensive, il y aura bien une avancée vers l'Allemagne, bientôt suivi d'un peureux retour au point zéro. Vu l'insuffisance de notre armement, de toute évidence nous n'étions guère gaillards… et les Anglais encore moins, mais paraît-il, nous allions maintenant nous y préparer sérieusement (!). En tergiversant sous ce prétexte, nous allions en réalité continuer d'accumuler du retard vis-à-vis de l'intense production de notre ennemi. En me remémorant les débonnaires slogans de l'époque, je ne puis m'empêcher d'en remâcher mon amertume d'avoir été comme les autres : magistralement berné. Annonçant une vaste collecte de débris ferreux et boîtes de conserve vides, en se voulant sûrement être à la fois rassurant et pathétique, en réalité ridicule, largement diffusé par affiches, l'un de ces slogans clamait : "Avec votre ferraille, nous forgerons l'acier victorieux!" . Signé : E. Daladier. Dans le même style, il y aura aussi celui-ci : "Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts!". Signé : P. Reynaud. De décrire ici mon départ le matin du Deux Septembre, malgré le recul du temps portant sur plus de 47 années, en le revivant j'y retrouve mon émotivité d'alors. En m'embrassant avec une froide résignation lui permettant de se "tenir" afin de mieux me communiquer son légendaire courage, et en songeant certainement au départ du père pour l'autre guerre, ma mère raffermit sa voix pour me dire calmement : - J'espère que tu feras tout ton devoir… mais je te le demande avec insistance : ne sois jamais volontaire ! Sans en recevoir d'explications, c'était cependant clair dans l'esprit de ma mère : inutile de chercher des complications, avec les conséquences du conflit précédent, la famille avait suffisamment payé sa contribution aux tribulations guerrières. En embrassant encore la peau frémissante de ce visage maternel décomposé, j'eus la crainte de craquer, provoquant davantage encore de tristesse à cette séparation; alors, en faisant la promesse demandée, puisque je devais gagner la gare en solitaire et à pied (!), je me suis sauvé en emportant ma vétuste valise destinée à se perdre. Lorsque je me suis retourné avant de disparaître sur le chemin de Blingel, là-bas, restée plantée au milieu de la route, droite, sans un geste maman me regardait partir vers ce qui aurait pu être un dramatique destin… Pauvre mère ! elle qui avait déjà tant souffert de la vie ! Une vie largement peuplée de deuils et de difficultés les plus diverses. Son âme devait sombrer dans la peine de voir maintenant ses deux garçons face aux affres de la guerre ! De cette vision de ma mère, combien j'y ai songé ! Combien j'en ai rêvé !… et combien de fois j'y pense encore… Un voyage agité d'une journée entière dans des trains surchargés pour rejoindre Douai; puis le Trois, en apprenant que cette fois nous étions officiellement en guerre contre l'Allemagne, une autre journée mouvementée pour gagner Bugnicourt, et le quatre me voici à la 14ème Batterie du 215ème R.A.D. stationné dans les faubourgs de Saint-Amand-les-Eaux. Le fait de retrouver les autres avec un tel décalage dans une affectation probablement établie bien à l'avance, c'était inévitable : j'y fus vertement accueilli par le Capitaine Vanderpithene. Quoiqu'étant indépendant de ma volonté, ce fait me collera à la peau jusque mon départ du 215ème R.A. Mes documents étant normaux et régulièrement timbrés dans les gares de passage, de mon arrivée retardée, bon gré mal gré, l'agitation des méninges supérieures dut s'en satisfaire. Une place de Chef de Pièce m'étant réservée, je dus cependant immédiatement potasser le tout nouveau canon de 105 à flèches ouvrantes dont le Régiment était équipé. Avec son ample articulation lui permettant un vaste champ de tir, suivant les dires, ce fameux 105 avait de brillantes aptitudes lors des tirs et serait efficace au combat. En cas de replis précipités, dans mon esprit prévisible, la délicate fermeture de ces flèches m'inquiéta pourtant dès les premières exhibitions… Qu'en fut-il au juste en Mai 40… Quant au valeureux père Vander bien connu des anciens du 15ème pour son côté rébarbatif, l'une de ses citations obtenues en 14-18 est certainement unique en son genre… et plutôt amusante : "Monté sur le parapet de la tranchée, a baissé son pantalon pour montrer son derrière à l'ennemi "… mais quel cran pour le faire… inutilement ! Dans la journée du 10, le passage d'un avion de reconnaissance allemand ayant déclenché l'alerte, les nombreuses sirènes des alentours en hurlèrent un glacial concert infernal. Traumatisés, nous étions tous restés le dos collé au mur; le teint hâve, personne ne faisait alors son malin… C'est ainsi que nos émotions guerrières furent baptisées. Et puis, de toujours écouter la même romance, au fil des jours l'on s'y habitua. De ne jamais entendre la D.C.A. tirer sur ces avions maraudeurs, je ne fus pas le seul à m'en étonner; confiée par l'un des servants de ces canons modernes, la raison était la suivante : avant de déclencher le tir sur tout avion identifié pour être ennemi, l'autorisation devait en être accordée par les autorités supérieures ! Les indésirables visiteurs avaient ainsi tout leur temps pour poursuivre leur ronde de surveillance. La guerre était pourtant bien déclarée, nous-mêmes que faisions-nous donc dans ce surplace prolongé ? Le branle-bas général résonna dans la journée du 20, et le soir venu notre colonne motorisée se lança sur le chemin de Lesdain. Sans carte et sans lumière (pas le moindre feu rouge à l'arrière) pour une partie des véhicules ce fut la déroute et même l'accident pour quelques-uns. J'en suis encore à me demander comment j'ai pu (au pifomètre) amener le reste de la colonne à destination ! et n'en perçus d'ailleurs aucun écho de reconnaissance. Quelques jours pour récupérer notre monde fourvoyé dans la nature, et davantage encore furent nécessaires pour remettre le matériel en état. En position de route chaque bouche de canon se trouvant à hauteur du radiateur du véhicule suivant, dans de telles conditions de voyage… inutile d'en détailler les dégâts. Si ma pièce fut la seule à s'en tirer sans une égratignure, ce fut probablement dû à ma bonne vue dans l'obscurité, au journal déployé à l'arrière… et à la chance venue au secours de ma perspicacité. Dans la nuit du 25 nous gagnons cependant Eppes de la même façon. Grâce à une vitesse plus raisonnable et au grand papier blanc que chacun a cette fois fixé sur l'arrière de son véhicule, satisfaits du voyage nous voici tous au rendez-vous final - sans casse. Alors nous remettons ça la nuit suivante pour gagner Heiltz le Maurupt. Une vieille femme nous ayant accueilli le matin du 26 en nous traitant de "boches du Nord", quel remue-ménage parmi les gars de cette région largement majoritaires à ma pièce ! L'Etat-Major devait sûrement craindre les bombardements pour patronner de tels déplacements nocturnes aux allures fantomatiques dans les sombres labyrinthes de l'inconnu; en la circonstance préfigurant plutôt une subtile dérobade qu'une mise en place en vue de prochains combats. A l'exemple des poilus de la Grande Guerre, nous en avons remué de la terre en ce lieu ! Au cours d'un travail constant de vingt-quatre heures, nous avons notamment creusé des emplacements pour y enterrer les canons au ras du sol. Avec les pluies tombées les jours précédents, le petit village de Soigny était bien triste pour nous recevoir ensuite le Dix Octobre. Il y avait tant de boue dans les rues, qu'il fut aussitôt magistralement baptisé : "Soigny les Berdouilles". Ma surprise fut de constater qu'il n'y avait que des étalons noirs ardennais pour assurer les travaux d'une importante exploitation agricole, obligeant ainsi les charretiers à une constante surveillance. Après un faux départ le 28, puis un autre le 29, le 30 nous partons pour Elincourt-Sainte-Marguerite. Dans ce charmant village couramment appelé "la petite Suisse" en raison de son agréable site vallonné et boisé, nous voilà tous royalement installés dans les nombreuses demeures vides des vacanciers naturellement absents… sauf deux jeunes et gentilles demoiselles… russes ! En les voyant par la suite se promener avec un Officier, de secrètement songer à l'espionnage fut inévitable. L'incertitude de la suite nous rendait anxieux… N'étions-nous pas en guerre ouvertement déclarée ! Sans n'y rien comprendre, ces constants déplacements déprimaient également les plus résolus. Nos chefs ont-ils perçu notre état d'âme ?… ou planché sur la consommation du carburant ? C'est qu'il en fallait de l'essence pour tous nos P. 107 à chenilles arrières consommant du soixante litres au cent !… sans compter les autres véhicules. Après tout qu'en importe la cause, en ce lieu nous allions désormais longuement y cantonner. Malgré le secret absolu exigé sur notre emplacement, chaque Dimanche ce fut bientôt un défilé de familles venant visiter "son " soldat. Informée de ce fait et connaissant le lieu grâce à l'astuce conventionnelle prévue au départ, ma mère ne fut pas en reste. Avec l'oncle Charles pour chauffeur, son arrivée fut une bien agréable surprise en cette fin Novembre, et pendant quelques heures sa présence un pathétique et joyeux réconfort. La nouvelle séparation laissa ensuite filtrer l'inquiétude d'une mère face à un conflit prenant un chemin pour le moins bizarre. Un conflit laissant ses deux fils et un beau-fils dans une indécise attente. Sans en causer, même entre soldats, il était évident et tous le savaient : cette attente se terminerait brutalement un jour ou l'autre par un épisode des plus redouté. Rompant pour quelques jours la monotonie de nos quotidiennes manoeuvres dans le secteur de notre cantonnement, une conséquente école à feu eut lieu au camp de Mailly en Décembre. Avec l'hiver rude et interminable continuellement saupoudré de neige, nos sorties journalières n'avaient rien de réjouissant. Il faut en convenir, pour ces singeries à répétition, le coeur n'y était plus. Dès sa première sortie, lorsque le nouveau camion avec cabine avancée y piqua du nez, avec discrétion les sourires fusèrent. Au fil de ce séjour prolongé à Elincourt-Sainte-Marguerite notre installation se corsa. Dans la maison libre où nous logions à quatre Sous-Officiers, un mess fut mis en place. N'ayant rien de semblable, les Officiers y venaient aussi… n'est-ce pas Lieutenant Lehembre, roi du 4-21 ! Le football meubla également l'incroyable tranquillité des troufions cependant mobilisés pour faire la guerre. Grâce à l'appoint de Payen, un professionnel lillois, notre équipe de la 14 dont j'avais le patronage, y gagna le tournoi du Régiment. Il y eut aussi cinéma et théâtre aux armées à Elincourt ! Sous le regard courroucé du Capitaine Haquin logeant à la ferme faisant face, pour nous les quatre résidants du lieu, il y eut également le bridge au cours duquel nous nous attardions longuement chaque soir. Notre situation militaire continuant de mijoter tranquillement, par paquets successifs, chacun eut droit à une permission; me concernant, du 8 au 20 Janvier 40. A l'aller comme au retour nous devions transiter par Saint-Quentin, et dans cette gare ayant pour la circonstance pris une large extension toilée, en attendant la correspondance nous y étions tous parqués comme des moutons. Devant une telle concentration de militaires en temps de guerre, cette attente ne pouvait qu'engendrer l'inquiétude… et pour moi n'en fit pas défaut. Bon sens et prudence s'unirent pour admettre que c'était là une inimaginable gageure de la part du haut responsable… ou alors… Mais oui, au fait… qu'en était-il donc de cette guerre ? Mis à part de périodiques passages d'avions de reconnaissance vaguement entendus, ou signalés par des sirènes semant encore un peu d'effroi en hurlant leur glacial chant de détresse… Où en étions-nous avec la guerre ? Nous étions donc là pour ça, et c'était ça la guerre ?… Et oui, pour nous c'était ainsi… Dans l'attente du baroud qui viendrait bien un jour ou l'autre brutalement secouer notre torpeur, dans mon esprit il en était de même à la frontière franco-allemande, et abrités derrière l'imposante ligne Maginot, j'y voyais nos soldats respirer à l'aise. Derrière ce mystère, la réalité était malheureusement toute autre : devant la ligne de fortifications et non derrière, sans y démontrer une réelle velléité, de part et d'autre chacun s'évertuant à patrouiller afin de constamment situer l'adversaire, les dramatiques accrochages étaient inévitables. Soufflé par l'explosion d'une mine venant de pulvériser son chef de file, mon frère allait bientôt se retrouver installé dans un barrage de fils barbelés; deux heures plus tard ses copains viendront l'en sortir. D'autres encore y perdirent la vie sur cette frontière, ou souffrirent longuement des séquelles résultantes de ces tâtonnements guerriers. Voyons défunt Général responsable, ces dangereux contacts étaient-ils indispensables, utiles… ou écoeurants pour être destinés à amuser la galerie ?… puisque pour l'essentiel nous attendions paisiblement qu'Hitler ait dépecé la Pologne en compagnie de son ami du moment qu'était Staline, qu'il soit prêt, puis ait choisi son moment pour s'occuper sérieusement de nous… En se posant finalement des questions sur la réelle capacité de l'ensemble de nos armées, personne ne comprenait en effet cette interminable attente. Si nous avions alors eu connaissance de notre infériorité concernant l'armement, de l'ampleur de l'espionnage mis en place par l'adversaire, et surtout de notre retard d'une guerre dans la façon de la faire, nous en aurions probablement tous perdu le sommeil pour un certain temps. Il est vrai qu'à l'Est nous avions une formidable ligne Maginot. Conçue avec soin et ainsi renommée pour être imprenable, à défaut d'être utile pour gagner la guerre couvant encore sous la braise, cette ligne Maginot se voulait surtout rassurante pour notre défense… et comme nous attendions d'être attaqués… Suivant les informations circulant librement sur ce sujet, c'est d'ailleurs pourquoi il était incompréhensible de devoir foncer en Belgique pour faire face aux troupes allemandes dès leur attaque déjà prévue de ce côté. En confidences d'amitié, certains Officiers s'étonnaient également d'une telle tactique pour notre puissante armée du Nord, force majeure de la Défense Nationale. Le Général Gamelin, Commandant en Chef des Armées, en avait cependant décidé ainsi, et ayant fait partie du grand Etat-Major de 1918, une entière confiance devait lui être accordée. J'en fus troublé lorsqu'un Lieutenant me confia que les Officiers auraient préféré le Général Weygand… écarté disait-on pour raison politique. Hitler lui-même avait redouté la nomination de Weygand à ce commandement suprême pour l'ensemble de nos forces. De ce côté-là aussi, si nous avions su que la principale occupation du Général Gamelin était alors de promener son chien à l'ombre des chênes de la forêt de Fontainebleau, la méfiance venant de remplacer la confiance aurait promptement laissé la place à la démoralisation. D'attendre l'adversaire, c'était aussi l'idée de la majorité de nos anciens Généraux en place, puisque l'avenir nous démontrera que malgré le tout récent exemple de la guerre en Pologne, ces messieurs voyaient toujours les futurs combats se dérouler comme en 18. Au cours de la guerre précédente, des fantassins s'étaient parfois trouvés sous le tir de nos propres canons, et sans n'y rien connaître, récemment encore des journalistes en ont fait un drame imputable aux artilleurs. En de rares occasions, s'il arriva qu'il y ait eu erreur dans la réalisation compliquée d'un tir, dans sa transmission ou exécution, il y en eut également de la part des fantassins. Dans l'effervescence de la bagarre et de la mitraille, emportée par la fougue d'une brillante réussite, l'infanterie avançant parfois plus vite que prévu, rejoignait ainsi le tir du barrage roulant précédent régulièrement son avance. Quoiqu'il en soit, tenant compte de ces faits anciens et afin de faire rectifier au plus vite d'éventuels tirs de ce genre s'avérant gênants, désastreux et démoralisants, en haut lieu il fut décidé d'envoyer des Officiers compétents parmi les fantassins. Devant l'insuffisance de l'effectif, l'on puisa dans celui des Sous-Officiers. C'est ainsi qu'en compagnie de Dewitte, un ingénieur de vieille connaissance au P 2, je suivis des cours de tir. Le Brevet de Chef de Section avait une réelle attirance… et le futur emploi réservé : des reflets peu réjouissants… Ces cours passionnants se terminaient dans d'impeccables conditions, lorsqu'au grand dam de notre instructeur protestant aussitôt énergiquement (mais en vain) auprès du Colonel, nous fûmes tous deux désignés pour rejoindre le dépôt de Vernon. La circulaire spécifiait qu'il y avait là-bas un urgent besoin de gradés pour constituer une nouvelle formation. … Aucun doute, le bridge nous avait joué un tour à sa façon ! Sur le coup nos voix s'unirent pour maudire le Capitaine Haquin; puis à la réflexion, l'excusèrent… Avec ce prenant jeu de cartes régulièrement tardivement prolongé… nous étions si peu souvent parmi les premiers aux appels du matin… Etant donné le déroulement des opérations militaires ayant fait suite en Mai-Juin, et malgré tout la façon dont je m'en suis sorti, par la suite je le bénirai deux fois cet Inspecteur des Assurances Sociales d'Arras, portant alors une tenue de Capitaine ! Accompagné de Dewitte, d'Antony Holt (troisième bridgeur) et d'un Sous-Officier de la 13, le 18 Février me voici donc parti pour le dépôt. Une brève visite à Montmartre avant de passer la nuit en gare Saint-Lazare lors du passage dans la capitale, et nous voici tous quatre débarquant à Vernon… Trop tard : depuis plusieurs jours déjà la formation en question est partie sans avoir eu besoin de nos services. En regrettant l'absence de Baudel, notre quatrième bridgeur que nous avions vu verser un pleur sur notre départ, nous n'avons pas eu le temps de lui trouver un remplaçant puisque nous fûmes aussitôt dispersés. Etant Militaire de Carrière, pour remplacer un confrère malade, Holt fut casé d'office dans une brigade de 47 antichars en partance vers l'Est. Afin de monter en grade, le gars de la 13 fut volontaire pour rejoindre une section antichars à la frontière belge. Dewitte le fut aussi pour partir en Syrie… et je l'aurais volontiers accompagné si je n'avais été tenu par cette promesse de ne jamais être volontaire au cours de cette aventure militaire. Ces formations et affectations avaient des relents de soufre, faisant songer qu'une évolution de la situation était à redouter. Quant à moi, continuant d'être ballotté au gré du destin, me voilà affecté à la 97ème Batterie de ce dépôt pour y faire l'instruction. Venant de s'engager par devancement d'appel, la vingtaine de jeunes gars de la classe 40 dont j'avais la charge ayant une bonne mentalité, leur docilité collective me facilita grandement la tâche. Dans la précipitation des événements qui allaient bientôt tout bouleverser, ces jeunes ont certainement dû amèrement regretter leur patriotique initiative. Certains d'entre eux ont peut-être été prisonniers ou en ont perdu la vie. Comme les suivantes, cette classe ne sera d'ailleurs jamais appelée pour aucun service. Ayant de plus capté d'entrée la confiance de mon nouveau Capitaine, mon entière liberté dans l'exécution de mon service fut appréciée comme il se doit. Le calme plat régnant encore pour un temps sur les ondes porteuses d'informations, dans cette belle ville étalée sur les rives de la majestueuse Seine, pour "mé-zigue" en guerre, le séjour y était d'autant plus agréable que le printemps était magnifique. En toute logique, il fallait bien penser que cet état de grâce ne pouvait cependant se prolonger indéfiniment, et qu'un jour viendrait où il faudrait qu'une solution intervienne pour régler le conflit latent. Le virulent chef nazi avait trop de suite dans les idées, jamais il ne consentirait à renoncer à ses fameuses intentions si clairement programmées dans son"Mein Kampf". Un Hitler décidément gâté de n'avoir en face de lui que des dirigeants semblant attendre une intervention miraculeuse du dieu des dieux pour les sortir du pétrin dans lequel ils s'étaient enlisés, faute d'avoir manqué d'énergie ou de clairvoyance au moment opportun. Des bribes de renseignements laissèrent bientôt filtrer des craintes, puis l'évident constat d'une irrémédiable détérioration du climat, devant les préparatifs accélérés du voisin transpirants de la frontière. Le sort de la malheureuse Pologne étant réglé depuis longtemps (6 Octobre pour l'essentiel), avec précisément ce beau temps printanier… Les avions de reconnaissance allemands semblaient également prolonger leurs visites d'inspection, faisant comme toujours chaque fois gémir les sirènes de leur démoralisant chant glacial. Précisément, ce fut au cours de l'une de ces alertes aériennes prolongées, qu'un cuistot ayant les idées fortement perturbées de songer aux inévitables futures batailles, en eut assez d'entendre ces lugubres chants de sirènes… et se pendit dans un grenier avec son foulard. Etant ce jour-là chef du poste de garde, en troublant mon service, ce suicide marqua mon séjour à Vernon d'une navrante croix noire.

CHAPITRE VIII

LA BRUTALE INVASION

Loin de chez nous, sans doute trop éloigné pour y accorder un intérêt soutenu, la Russie avait attaqué la Finlande le 30 Novembre 39. Bien modeste mais particulièrement vaillante, après une héroïque défense faisant l'admiration de tous, sous le nombre, le 12-3-40 la Finlande avait finalement capitulé. Pour être sans doute satisfait de mes services sans avoir eu à se préoccuper de mes activités, au début du mois d'Avril le Capitaine m'accorda une permission de huit jours. Ce fut une joie inespérée pour moi, et une agréable surprise pour ma mère et la famille. Déjà troublé par l'effervescence transpirant de la frontière germanique, ce séjour au pays natal se termina dans l'inquiétude. Ne voulant être en reste avec son voisin et ami Staline venant de grignoter la Finlande, cette fois encore sans aucune déclaration, le 7 Avril Hitler attaqua brutalement la Norvège. Impuissant, le pays nordique capitulera le dixième jour, stoppant net l'aide franco-anglaise rapidement mise sur pied et prête au départ. A retardement, ces troupes débarqueront cependant ensuite à Narvik. L'apothéose en sera l'occupation de la ville pendant la journée du 28 Mai. Une symbolique occupation sonnant le glas de l'expédition franco-anglaise toute entière. Dès le lendemain de mon retour feutré au casernement, il y eut une école à feu pour les gradés de l'artillerie. Y voyant des Sous-Off. décrocher leur Brevet de Chef de Section avec des connaissances inférieures aux miennes, je me suis fait inscrire pour la séance suivante comportant également des examens. La nette dégradation de la situation, confirmée par la recrudescence des activités aériennes allemandes de reconnaissance, suspendit l'école à feu. Les examens furent ensuite annulés. Avec une prudente logique de la part du chef responsable, l'essentiel du dépôt de Vernon fut bientôt dispersé dans les villages nichés dans le merveilleux cadre boisé des environs. Dans un premier temps je me suis ainsi retrouvé dans le paisible Mezières en Vexin. De rallier Vernon à pied et d'en revenir pour convoyer : corvées, détachements divers ou permissionnaires, fut alors une autre histoire. Malgré les raccourcis par les sentiers traversant bois et végétations, ces voyages étaient en effet une véritable corvée. Plus joyeuse, du moins dans sa première partie, fut notre expédition jusque Les Andelys. Pour meubler un Dimanche où notre oisiveté était empreinte de morosité en songeant à la situation internationale en déconfiture, dans la voiture particulière d'un copain nous voici quatre Sous-Off. partis à l'aventure. Perdus dans la nuit sur les chemins du retour, à force de tourniquer : manquant finalement d'essence… et sans permission, nous avons alors passé un moment passablement tourmenté. Le 7 Mai, nouveau déménagement pour Nèze. Un minuscule patelin perdu dans la tendre verdure printanière, dans lequel je n'eus guère le temps de rêvasser en écoutant la ribambelle de crapauds donner leur monotone concert quotidien dès la tombée de la nuit. Malgré l'évidence de sa proche fatalité, sèche, froide, impressionnante, le matin du Dix Mai l'information tomba : suivant les lointaines prévisions, à l'aube la modeste et neutre Belgique était brusquement envahie par les forces germaniques. Il en était également de même pour la Hollande et le Luxembourg. En me demandant dans quelle direction l'inévitable affectation allait rapidement me propulser dans la bagarre, je songeais aux anciens copains du 215ème R.A.D., certainement déjà lancés à la rencontre de l'héréditaire envahisseur voisin, suivant là aussi le plan prévu depuis longtemps par le Général Gamelin. Les informations suivantes venant du front étaient désastreuses : les conséquentes forces allemandes bousculaient ou broyaient irrésistiblement tout sur leur passage. Dès le lendemain la situation était devenue tragique. Grâce à la multitude de ses chars engagés massivement dans l'offensive, et à ses vagues d'avions rayonnant partout, les armées hitlériennes progressaient rapidement, semant la terreur parmi la population lancée dans un exode généralisé. Fonçant alors en direction de Sedan, les troupes allemandes allaient en forcer le passage, et malgré la défense désespérée des forces françaises du secteur cependant importantes, allaient s'engouffrer dans la trouée. Pour tous, la surprise en fut magistrale ! Ainsi, par une monumentale faiblesse… ou inconscience de nos responsables, cette fameuse ligne Maginot en qui nous avions tant de confiance, cette formidable forteresse ayant coûté tant de milliards… était tout bonnement incomplète face à la Belgique. Nos dirigeants avaient-ils eu la crainte de froisser nos amis belges… ou fait une entière confiance en leur neutralité ? D'ailleurs bien amochée en certains endroits, de toute façon désormais devenue inutile, l'ensemble de la ligne Maginot capitulera lorsque l'Armistice de Juin sera signé. Constatant la rapide progression de l'ennemi à l'intérieur de notre territoire, face à l'imminence du danger, les divines autorités supérieures réalisèrent enfin et bien tardivement l'insuffisance de nos divisions blindées. En Avril, la Troisième Division Cuirassée avait été mise sur pied. Constituée de divers éléments existants en secteur nord et aussitôt engagée de tous côtés, cette Troisième D.C.R. sera vite anéantie par les blindés allemands faisant bloc. Avec du matériel prestement rassemblé et des éléments rapidement constitués, la 4ème D.C.R. allait se constituer à la hâte… et faire front à l'ennemi avant d'être complète. Subitement expédié à Cantier le 15 Mai, me voici aussitôt affecté à la Première Batterie du 322ème d'Artillerie tractée tout terrain, régiment intégré dans cette 4ème Division Cuirassée en formation. En mettant un camion à ma disposition, le matin suivant me voilà chargé de me rendre à l'arsenal de Vernon y toucher tout un équipement de petit matériel, pièces de rechange et outillages divers d'artillerie pour le régiment. Suivant les consignes reçues au départ, cette mission était normalement pressante. Or, par obligation, quelle patience dut être la mienne pendant la journée entière devant la pointilleuse et lymphatique distribution de la longue liste des objets demandés ! Lorsque je revins le soir avec le camion, des tracteurs à chenilles arrières étaient alignés dans la grande cour du lieu de rassemblement. Certains de ces véhicules étaient attelés d'un canon de 75 monté sur des roues à pneus ; d'autres d'un caisson équipé de la même façon. Isolé à cette heure tardive, j'obtins un reste à la cuisine roulante, puis dénichais finalement un piteux châlit dans une vieille mansarde. Malgré mes recommandations au chef du poste de garde, je faillis y rester endormi. Bel et bien oublié le jour suivant pour le départ extra-matinal, je fus brusquement réveillé par le ronflement des moteurs et le branle-bas général ; lorsque je suis précipitamment descendu, la colonne était sous pression. Le temps d'échanger à la voltige un chauffeur d'occasion n'y connaissant pas grand-chose pour un autre ayant cette fois son permis, et dans ces voitures-tracteurs nous voilà partis en file indienne sur le chemin de la guerre… cette fois de la vraie guerre. … Avec mon estomac criant sa misère… l'aventure commençait bien ! Au cours de ce long périple peuplé de dramatiques épisodes, ma satisfaction sera entière concernant le Brigadier Paillot qui assurait la conduite du tracteur tirant le caisson et surveillait le matériel. J'aurai par contre des difficultés avec le chauffeur du tracteur traînant le canon. Ayant peu de pratique et s'endormant pile au moindre arrêt lors de nos nombreux déplacements nocturnes, et ce malgré son repos absolu dans la journée, le petit Parisien m'obligera à rester également en éveil pendant des nuits entières. En ce matin du 17 Mai 1940, ce n'était guère la joie dans cette longue file de véhicules du 322ème R.A.T.T.T. commandé par le Colonel Anselme, roulant rapidement sur la route de Meaux ! Lors d'un arrêt de la colonne, l'équipage d'un side-car distribue deux paquets de cartouches pour chacun des deux mousquetons représentant l'armement individuel pour la pièce, soit pour neuf. Si nous en avions eu le coeur, la notification officielle d'en prouver l'usage nous aurait pour le moins fait sourire. En se rapprochant du secteur menacé, c'est à la fois désolant et inquiétant de croiser maintenant des réfugiés. Nous aurions volontiers questionné ces gens sur les événements qu'ils fuyaient ainsi avec tant de précipitations ; l'obligation de suivre notre constante progression ne put le permettre. Sur le chemin de Soissons le lendemain, plus nombreuse encore est cette cohorte de gens apeurés fuyant devant l'envahisseur en emportant le meilleur de leurs affaires dans un maigre baluchon. Dans des chariots de tous modèles, des chevaux en traînent davantage. Quant aux quelques automobiles fourvoyées dans l'invraisemblable cohue, au grand dam de leurs passagers, le propriétaire ou simplement chauffeur doit suivre le rythme de l'avance des piétons. Devant l'évidence de prochains raids aériens de l'ennemi, par un message reproduisant son écho le long de la colonne, notre avisé Capitaine Calas préconise à chacun de nous de s'équiper d'une serpe ou hachette. Par prudence il était en effet nécessaire de camoufler prestement le matériel lors des arrêts, en coupant des branchages feuillus. Les villages maintenant traversés étant complètement déserts, pour ceux ne l'étant pas encore, c'est facile de s'outiller. Toujours en file et au grand jour, nous filons sur la route de La Ferté Milon, puis nous traversons Villers Coterêts. Le troupeau hétéroclite des réfugiés étant épuisé, la route déserte nous appartient toute entière ; nous pouvons désormais rouler à vive allure… L'information en serait superflue : il est évident que nous voilà dans le secteur crucial… ou presque. Nous sommes à Bucy lorsque surgissant de l'arrière, quelques avions allemands lâchent leurs bombes dans un fulgurant passage… Nous ne pouvons que déplorer les trois premières victimes du 322ème R.A.T.T.T. Dans la nuit, en veilleuse nous suivons ensuite des chars de près. Aucune information n'ayant encore transpiré jusqu'à nous, c'est le vide complet concernant la position de l'envahisseur. L'ordre d'éteindre toutes les lumières confirme cependant l'approche du front. A l'avance je n'y pensais pas trop, mais là, devant l'imminence du danger… Avant d'en être là, les effarantes informations des jours précédents m'avaient incontestablement imprégné d'un traumatisme psychique… et n'étais sûrement pas le seul dans ce cas. A l'unisson du mien, les coeurs des coéquipiers sont certainement oppressés eux aussi, mais personne ne souffle mot. En scrutant la nuit d'un regard inquiet à la recherche d'un indice quelconque, toute question est d'ailleurs inutile. Au petit jour de ce mémorable 19 Mai, nous passons devant l'un de nos chars à moitié envasé, que d'autres essayent en vain de tirer en arrière avec d'énormes chaînes, et nous allons mettre les canons en position de tir dans la plaine de Laon. La première batterie étant immuablement placée sur la droite, par un heureux hasard nous voilà devant un bosquet. Grâce au camouflage prestement mis en place, nous serons épargnés par l'essentiel de l'intensif bombardement qui allait s'abattre sur nos voisins au cours de la journée. Dans ce vaste champ de blé en herbe ne pouvant rien dissimuler, la longue file des canons de 75 du régiment s'est étirée. Inconcevable réalité en temps de guerre : aucune défense antiaérienne ni aviation de chasse n'est présente dans le secteur ! Sans la moindre gêne pour leurs évolutions, les bombardiers allemands vont alors s'en donner à coeur joie. Venant par vagues successives, ils descendent déposer leurs bombes explosives et incendiaires sur le 322ème. Avec leurs servants, des canons sont broyés, et sous l'intense chaleur des bombes incendiaires, les caissons bourrés de munitions explosent, pour certains de ceux-ci en pulvérisant les soldats grimpés dessus avec l'intention de sauver à la hâte les caisses d'obus. Concernant les pièces les plus éloignées, en s'élevant dans le ciel de sinistres colonnes de fumée noire en indiquent la fin… sûrement accompagnée de pertes de vies humaines. Impuissant devant ce spectacle hallucinant, en reconnaissant la chance d'être ainsi placé, quel écoeurement d'assister au massacre de tant de gars faisant leur devoir avec résolution ! En nous repliant vers le soir, je vois encore le puissant Officier planté sur le bord du chemin, regardant passer le régiment avec l'infinie tristesse de constater l'énorme vide dans la colonne. Tant en effectif qu'en matériel, l'estimation des pertes se chiffre aux environs de 50 %, et il est aussi question de revenir à l'arrière pour recompléter la division toute entière. Avec une telle entrée dans la bagarre, derrière son teint hâve chacun de nous cinq (effectif casé dans le véhicule tirant le canon) dissimule le lamentable état d'un moral désemparé. Jusque l'arrêt, un pesant silence règne à l'intérieur. Dans l'attente de directives, nous étions revenus cacher nos misères dans la complète obscurité de la nuit sombre au milieu d'un village boisé (pour certains : près de Villers Cot) lorsqu'au lent passage d'un petit avion de reconnaissance, des lumières fusent des jardins pour faire des signaux. Cependant déclenchée immédiatement par d'intrépides artilleurs, la chasse à l'espion reste vaine. Sensibilisé par ces signaux ne pouvant qu'engendrer un proche bombardement, j'ai la sensation qu'à brève échéance nous allons ainsi déguster, et rester là sans réagir équivalait à un suicide collectif dont le commandement aurait l'entière responsabilité. Au fait, attendre dans la nuit des ordres au milieu d'un village ou quelques kilomètres plus loin, n'avait selon moi aucune importance pour la suite. En restant passif, le chef mit mes sens en ébullition. L'imminence du danger bloquée par l'impuissance ayant mis mes nerfs à fleur de peau, avec franchise et un certain culot, je suis allé supplier le Capitaine d'intervenir au plus vite. Fortement déçu, j'ai naturellement buté sur la discipline militaire obligeant le responsable à respecter les ordres reçus. Par une suggestion émise en dernier ressort, du Capitaine compréhensif j'obtins cependant une demi satisfaction sous la forme de l'envoi du motocycliste de liaison à l'Etat-Major, porteur d'une missive détaillant les signaux lumineux. L'autorisation étant instantanément accordée et prestement exécutée, nous avions à peine quitté cet emplacement repéré, qu'il fut littéralement écrasé par un bombardement massif. … Je n'ai jamais su si d'autres troupes se trouvaient encore dans ce secteur au moment de cette avalanche d'explosifs. Autour de moi, personne ne cause de la scabreuse épopée des chars de la division au cours de cette tragique journée pour le 322ème, ni de celles des 17 et 18 qui resteront ignorées par nous pendant plusieurs jours. Pour un baptême du feu, le régiment avait en effet été servi. Durement secoué sur le terrain pendant le jour, le soir-même il aurait pu subir un vrai désastre. Redoutée, la "casse" de ce premier contact avait cependant dépassé les prévisions ; une casse fatalement accentuée par l'absence totale de défense antiaérienne… et jamais nous n'en aurons. Abasourdis, abrutis par la catastrophique tournure de notre intervention ratée, les conversations étaient rares ; en l'absence d'informations, chacun préférait se taire en attendant la suite des événements. Que dire en effet ? Que penser des conséquences allant découler de cette brutale rencontre ? Suivant les prévisions, dès l'entrée des troupes allemandes en Belgique, mon ancien 215ème R.A. avait certainement foncé à la rencontre de l'envahisseur. A l'exemple des autres formations de l'armée du Nord, il avait sûrement dû y être malmené. Qu'était ainsi devenu ce 215ème dans ce déluge de feu et de bombes ? En l'absence de cette puissante armée du Nord désormais en fâcheuse posture, paraît-il, comment pourrait-on maintenant contrer de telles forces germaniques avançant à cette allure? … Sans en faire allusion autour de soi, la défaite finale devait déjà flotter dans bon nombre d'esprits réalistes… Ressassant cette incompréhensible absence de protection aérienne, combien était regrettable ce cadeau de 230 avions de chasse, offert en 1936 aux combattants de la guerre civile d'Espagne par notre Ministre de l'Air de l'époque… Plutôt désemparés, le 20 nous stationnons depuis un moment dans un petit bois, et nous y sommes à moitié rassurés, lorsqu'une nouvelle vague de bombardiers légers marqués de la croix noire, vient remettre les coeurs en émoi et les nerfs à fleur de peau. Tout haut commandement n'a guère l'habitude de communiquer ses intentions à la troupe… et c'est normal. Cette ignorance et celle de l'actualité étaient quand même déroutantes. Entre nous, nous en venons à timidement supposer la rapide reconstitution de notre 4ème D.C.R. En réserve dans les dépôts et les usines, le matériel doit exister. De se retrouver bientôt face à l'envahisseur était inévitable, cet énorme besoin de matériel était donc urgent… celui de soldats également… Malgré moi, j'en revenais toujours à songer à l'intrépide agresseur confirmant sur le terrain ses aptitudes au combat. De brillantes aptitudes démontrées l'année précédente contre la Pologne… sans avoir pour autant provoqué la moindre réaction de la part de nos responsables civils et militaires. Sans doute dues au matériel probablement sollicité afin de recompléter la division, des rumeurs circulent bientôt concernant une ridicule obligation de rendre le matériel hors d'usage pour en recevoir du nouveau. Prévue et valable en temps de paix, cette condition devient aberrante, voire criminelle en temps de guerre… si elle s'avère exacte. En réalité, la 4ème D.C.R. n'obtiendra jamais rien pour se reconstituer. Au fil des jours nous sommes mieux informés concernant notre cas, c'est-à-dire : incluse dans une VIIème armée ramenant péniblement au Sud une partie de son effectif, notre 4ème D.C.R. devait par la suite participer à la constitution d'une ligne de défense destinée à essayer de bloquer la route de la capitale à l'envahisseur. L'intervention de la 4ème D.C. des jours précédents en avait assuré la couverture. Notre Division Cuirassée avait bien été formée en hâte avec des éléments provenant de tous azimuts, dont certains, tel notre 322ème R.A.T.T.T., étaient inexistants. Sans attendre la complémentarité de son effectif, avec ce dont il disposait, dès le 17 l'impétueux Commandant de la division avait crânement engagé le combat sur le flanc des Panzers-Divisions de Guderian fonçant en direction d'Amiens. Venant de débarquer du train, les chars précédant notre régiment à l'aube du 19 rejoignaient leurs confrères engagés dans l'âpre bagarre ; nous ne les avons pas revu. D'autres chars arrivèrent encore le 20 dans une gare de Villers Cotterêts en ruine, n'ayant pu de ce fait les accueillir. Pendant trois jours, la 4ème D.C. avait donc été au coeur de violents affrontements, immortalisant les noms de : Montcornet le 17, Crécy sur Serre le 18, et Laon le 19. Etant donné son isolement et ses énormes pertes : 114 chars, 27 automitrailleuses, et la moitié de notre 322ème d'Artillerie, la division avait dû se dégager de sa position avancée. Les bruits entendus le soir du 19 concernant un besoin de reconstituer la division toute entière, avaient par conséquent leur justification. Le 16 et le 20 il y avait eu aussi des victimes.

CHAPITRE X

LA BATAILLE D'ABBEVILLE

En fin de journée les données d'un tir viennent en effet confirmer la véracité des chuchotements, et pendant un bon moment c'est le joyeux crépitement des canons. A l'aube du 29, canons et caissons sont raccrochés aux tracteurs pour une avancée générale nous concernant : Limeux. Aussitôt installés, nos canons y tonnant sèchement avec une remarquable facilité, régénérant les coeurs précédemment retombés dans la morosité. Un servant m'assure avoir vu des chars anglais dans les fossés, le ventre ouvert ou noir d'avoir brûlé. Au passage, un autre aurait aperçu des prisonniers allemands. Avec mon chauffeur somnolent, davantage préoccupé par le chemin à suivre, pour ma part j'avoue n'avoir rien constaté. Après le désastre survenu aux chars anglais du Général Ewans, avec essentiellement comme fer de lance ses chars Somua, Renault, Hotchkiss et chars B, la Xème Armée avait crânement attaqué en force, et la bataille avait été rude pour déloger les conséquentes troupes de l'adversaire défendant avec acharnement cette large poche devant Abbeville, destinée à protéger l'importante tête de pont partic-ulièrement précieuse pour la suite du conflit. Lors d'une accalmie de nos tirs répétés, portée par un coup de vent l'odeur nauséabonde caractéristique des cadavres humains nous imprègne soudain les narines… Derrière la haute haie épineuse devant laquelle nous avions placé les canons… quel spectacle inattendu ! Allongés sur le ventre dans leur trou individuel creusé au pied de la haie du vaste pâturage, les intrépides soldats du Reich étaient tous morts… sauf un seul. Le sifflet à la bouche, l'Officier était resté figé en s'appuyant sur un coude. Ramené sur une civière portée à l'épaule par quatre infirmiers, en passant devant moi le rescapé cependant gravement blessé me montre son poing… Instinctivement hurlé, mon "Flanquez-le donc par terre !" s'évapore dans l'air malsain… La pernicieuse propagande à l'hitlérienne insufflée envers les futurs adversaires de l'Allemagne avait joué son rôle ; contre toute logique, la haine venait ainsi de l'agresseur. … Ma rancoeur en est à la mesure… Quant au lugubre spectacle de ces soldats à jamais immobiles devant l'éternité, et désormais indifférents aux futures prestigieuses conquêtes de leur maître, ayant stoïquement affronté la mort sans broncher devant les chars les ayant mitraillé en enfilade, en accordant un coup de chapeau à leur impeccable bravoure et discipline… nous sommes tous satisfaits du résultat… Ne concernait-il pas ces ennemis exécrés venus troubler notre divine paix ! Que l'humanité toute entière me pardonne cette satisfaction personnelle… c'était un inévitable spectacle de guerre. Un spectacle normal pour combattants où en défendant la patrie chacun y défend aussi sa peau. Nouvelle avancée des canons dans la journée du 30. Dépassant Mareuil Caubert, nous voici au pied de l'objectif principal : ce fameux Mont Caubert, (côté sud-est) se dressant devant Abbeville. A l'exemple des autres 75, notre "vengeur" (ainsi baptisé pour être trois orphelins de l'autre guerre à le servir) y expédie aussi vite ses pruneaux sans se faire prier. En se prolongeant, le tir s'allonge progressivement jusqu'au maximum de la portée des canons ; les obus allant finalement, pensions-nous alors, tomber aux abords d'Abbeville. Selon l'information se propageant ensuite de pièce en pièce d'artillerie : en y subissant des pertes sévères, des chars de la division avaient fait une quantité de victimes parmi les "verts de gris". Affolés, les Allemands se seraient même servis de leurs canons de défense antiaérienne pour neutraliser nos chars les plus avancés continuant de foncer dans la cité Picarde. En intermède, la présence d'orphelins de guerre en première ligne vint sur le tapis. Laissant pour ma part le destin s'accomplir à sa façon, les deux servants également concernés ne voulurent eux non plus solliciter l'application des dispositions officielles prévues à cet effet… et ce n'était d'ailleurs pas le moment. Ainsi, pour arriver jusqu'aux approches de la capitale du Ponthieu, par les tirs acharnés de son artillerie et l'efficacité de ses puissants chars intégrés dans la Xème Armée, la 4ème D.C.R. avait effectué une belle remontée. En quelque sorte historique, ce fait sera l'un des rares du genre au cours des combats de 1940. Au fil de son déroulement, cette épopée nous avait évidemment galvanisé. Il fallut que l'incertitude plane sur la suite de notre aventure pour calmer l'euphorie commençant à rayonner parmi nous. Sur ma lancée morale que j'allai bientôt reconnaître avoir prématurément enchaîné, j'envisageais déjà qu'à ce rythme nous serions dans les environs du village natal en moins de trois jours (!). Dans une sombre vision, avec acuité une question se posait alors : au fait, y avait-il eu combat dans cette région d'Hesdin ? Y avait-il maintenant des troupes allemandes ? … Et ma mère, était-elle encore chez elle… ou engloutie dans l'exode général ? Aucun des réfugiés interrogés au passage les jours précédents n'étant de cette contrée, j'en suis à demi rassuré. Il y avait en effet tant de misères parmi ces gens affolés fuyant l'envahisseur, que la réflexion me faisant supposer ma mère toujours chez elle au milieu de la population villageoise, mon inquiétude à son sujet s'apaisa quelque peu. Peu disposée à s'émouvoir inconsidérément, par conséquent à quitter facilement son domicile et ne disposant d'ailleurs d'aucun moyen de transport, il était raisonnable de supposer ma mère toujours chez elle. Les forces allemandes ayant rapidement bouclé toute la région en débordant par l'arrière le long de la Somme, il était même probable que peu de gens n'avaient eu la possibilité d'évacuer à temps. Cette fois l'attente se prolonge sans résultat, nous avons beau surveiller l'arrière en contenant difficilement notre impatience, nous ne verrons pas revenir les tracteurs à chenilles pour y raccrocher canons et caissons afin d'aller les remettre en position plus avancée. En dégustant cependant la nouvelle réussite, l'instant de répit permet alors à chacun de grignoter un reste de nos bien maigres provisions. … Et puis, fait unique dans nos annales : à la surprise générale voilà une rapide distribution de l'un de ces fameux coups de "gnole" dont les anciens combattants de 14-18 ont tant causé. D'un degré supérieur au relent d'éther, ce breuvage n'étant accordé qu'aux prémices de moments difficiles, cette distribution motive d'inévitables questions… bien inutiles. La raison en vient aussi vite sous la forme d'un impératif commandement dont les données font pivoter les canons nettement sur notre gauche, et pour tirer vers les trois kilomètres cinq. Fébrilement hurlé, le "Feu à volonté !" déclenche alors un véritable festival infernal. Avec en moyenne une bonne vingtaine de coups à la minute et par pièce, (record de l'époque : 26) quel vacarme pour l'ensemble du régiment ! Devant l'amoncellement des douilles de cuivre brûlantes auxquelles l'on ne peut toucher, afin de poursuivre le tir prolongé, à un moment donné il faut se servir de l'écouvillon pour les pousser sur les côtés. Exalté par cette fièvre de tirer, toujours tirer au plus vite suivant les encouragements prodigués par nos supérieurs, dans sa précipitation le chargeur en bute la fusée d'un obus contre la culasse. Figé par la peur, en tremblant l'artilleur reste avec le projectile en main. Etant près de lui, instinctivement je lui subtilise l'obus pour le fourrer aussitôt dans le canon. Les servants dispersés, je tire moi-même sur la ficelle… … Dans le feu de l'action, quel risque inutile de ma part !… Il eut été si simple de changer la fusée… A vrai dire, déroutés par les conditions de ce tir brusqué, avec le coup d'alcool et l'odeur de la poudre nous étions tous nerveux, surexcités… même un peu fous-fous. Le tube du canon est drôlement chaud lorsque le "Cessez-le-feu !" intervient. Environ une heure après la fin de ce tir, en venant visiter un copain à la pièce voisine, un radio du P.C. nous donne cette information qu'il vient d'entendre au poste-émetteur de Stuttgart : l'un de nos traîtres devenu speaker, en l'occurrence Ferdonnet, y avait tristement regretté l'anéantissement d'une colonne allemande dans les environs d'Abbeville, qualifiant cet endroit de "vallée de la mort" pour ses bons amis. Concernant le tir, une autre information transgresse ensuite jusqu'à nous : le ravitaillement des chars n'ayant pas suivi, ceux-ci avaient dû revenir à l'arrière pour se ravitailler en carburant et munitions. Les Allemands en avaient alors profité pour lancer une contre-attaque destinée à nous prendre à revers. Y avait-il eu erreur ou négligence de la part du responsable de ces ravitaillements ?… Nous y avons pensé… d'autant plus sérieusement que vers le soir un écho venant du P.C. de la division répète une déclaration du chef : - Dans ces conditions, inutile d'insister… nous sommes foutus ! Un certain temps se sera écoulé avant qu'un ami historien jette la brillante lumière de ses connaissances en la matière sur mon ignorance, pour découvrir la réalité sur cette journée mémorable. 1 - : En l'absence de carte d'Etat-Major et de connaissance du secteur, nous avions été bernés : nous étions encore trop éloignés des faubourgs d'Abbeville pour tirer jusque-là. 2 - : Les vérités à l'origine des renseignements, probablement propagés par des fantassins, s'étaient cependant déformées en chemin avant de parvenir jusque la pièce : des chars avaient bien massacré tout un tas de "frisés ", non à l'intérieur d'Abbeville, mais devant nous dans les villages occupés par l'ennemi. 3 - : D'avoir crânement longuement baroudé aux abords des lignes allemandes, et même de s'y être perdus, quelques chars avaient en effet manqué de carburant pour revenir à leur base. 4 - : La mise en place de la Xème Armée face à Abbeville et la Somme, n'avait sûrement pas échappé à l'espionnage ou renseignements de nos adversaires, ceux-ci avaient ainsi renforcé encore leur important dispositif de défense, y ajoutant notamment leurs canons de D.C.A. par ailleurs inactifs devant l'absence de notre aviation. Malgré la répétition de leurs héroïques attaques, en y subissant d'énormes pertes, les chars de la Xème Armée n'avaient pu en forcer le passage. Le front s'était ainsi stabilisé devant nous en contrebas de ce rude versant du Mont Caubert, d'où la raison de n'avoir pu avancer la position de nos canons. 5 - : La déclaration du chef de la 4ème D.C.R. n'ayant donc pu faire suite à la défaillance d'un responsable, devait par contre certainement concerner le net échec de cette attaque générale du dernier espoir, destinée à dégager la tête de pont d'Abbeville. En échange des tirs en tous genres figurant à notre menu du jour, nous sommes largement saupoudrés de bombes lâchées par une aviation ennemie très active. Une joyeuse et soulageante surprise nous est réservée pour l'après-midi : enfin ! un chasseur ami vient prestement débarrasser notre ciel de tout visiteur indésirable venant y rôder !… Ce sera hélas l'unique intervention aérienne en notre faveur, et jamais plus nous ne reverrons d'avion allié dans notre ciel. Entre deux tirs du 31, l'amicale visite à la pièce du Capitaine Calas fait plaisir. L'appareil photo attendant sur sa poitrine l'instant favorable d'immortaliser un précieux souvenir de guerre, notre Commandant de Batterie était calme mais semblait préoccupé. L'Officier était cependant loin de se douter de la subite crise d'appendicite qui l'obligera bientôt à une prompte hospitalisation. En nous narguant avec une évidente sérénité, au-dessus de nos têtes revoilà la balade du "coucou" allemand de reconnaissance. Etant sûrement soigneusement rembourré par en-dessous, les quelques artilleurs munis de mousqueton s'escriment en vain à tirer dessus. Au cours de l'inévitable bombardement faisant suite, à trois reprises la pièce est encadrée de bombes. Décochée ensuite en piqué par ces maudits Stukas dotés en plus d'une affolante sirène, c'est la rituelle abondante distribution de mitraille. Cette fois encore, et ce sera souvent le cas en ce lieu, la déclivité du terrain où nous sommes installés nous est favorable. De rester toutes les nuits sur le qui-vive près du canon, les habitudes sont désormais prises : les uns s'allongent à l'arrière à quelques pas ; l'un gîte dans la tranchée, et un autre se case entre la roue et le tube du canon. Pour ma part je prends généralement l'extrémité de la flèche pour oreiller. L'aube du lendemain eut à peine blanchi l'incertitude de la nuit, qu'à l'exemple de ses confrères, notre "vengeur" crache de nouveau ses billes sans se faire prier… Décidément j'admire ce canon de 75 facile à mettre en activité, et en cas de besoin d'un tir rapide. Rien d'étonnant qu'en 14-18 il fut l'un, sinon le principal artisan de la victoire comme certains poilus l'affirment encore. En réponse à l'activité de nos 75, les canons de l'adversaire envoient des obus à profusion, faisant d'autres victimes autour de nous dont un grand gaillard à la pièce voisine, littéralement égorgé par un menu éclat. Lorsque résonne dans le lointain le coup sourd annonçant le départ d'un 105 ou autre engin de ce genre, nous avons tous l'esprit tendu. Face au "flou flou" de l'imminente arrivée très rapprochée d'un projectile, inutile de faire le fanfaron : par prudence et avec modestie, c'est alors la radicale voltige générale dans la tranchée. Tranchée… enfin, si l'on veut ; disons plutôt un modeste trou de secours dans lequel et en ce cas nous nous retrouvons tous pèle-mêle. Ce damné de 88 autrichien nous cause aussi un continuel souci. Avec son tir très tendu, l'arrivée précédent le bruit du départ, aucune esquive n'est possible. A plusieurs reprises, le bouclier du canon en est criblé d'éclats. - La plupart des chars allemands étaient dotés de pièces de 105, me confiera un jour un Lieutenant, et les antichars de cet efficace 88. Avec en plus leurs fameux canons de D.C.A., nous n'avons pu percer. Parmi les divers projectiles abondamment distribués par l'adversaire, heureusement quand même certains ont parfois des ratés ; tel celui arrivé sans prévenir pendant notre tir, qui m'éclabousse de terre en s'enterrant à mes pieds… en oubliant d'éclater… Le destin a de ces caprices… Ce surplace avait tout d'abord calmé notre exubérance, en se prolongeant il sape progressivement notre moral, puis devient inquiétant. A la recherche d'un reste pour calmer sa faim ; essayant de s'assoupir un court instant pour calmer son sommeil ; remuer ses pensées en cachant ses doutes ; s'abrutissant, finalement fatigué d'espérer une évolution favorable de la situation ou de songer aux siens… semblait être la préoccupation de chacun devenu presque muet, en attendant de refaire causer le rageur 75. Les tirs se déroulant à l'occasion suivant une cadence à respecter, dès le premier du genre l'ambiance me rappelle la fièvre des manoeuvres. Fallait voir avec quel empressement un bras s'agite aux autres pièces pour annoncer la fin du tir ! Lors d'un tir de barrage programmé de cette façon dans la journée du Deux Juin, je suivais la trotteuse de ma montre lorsque je suis vertement conspué pour avoir deux obus de retard sur les voisins. La cadence le permettant, après chaque départ d'obus, ce canon assez léger était ainsi correctement repointé en direction. Ma revanche ne se fait guère attendre : de l'observatoire arrive bientôt des félicitations pour l'auteur des deux derniers tirs, les projectiles ayant fait mouche. En principe nos adversaires se calmaient la nuit pour reprendre leurs activités dès la pointe du jour… et nos canons de répliquer aussi vite. Finalement informés de la tragédie se déroulant à Dunkerque pour nos armées alliées, notre moral ébranlé en sombre dans le néant. De savoir… ou plutôt supposer sa jeune femme désormais au milieu des Allemands, Stalin mon pointeur calaisien s'en désespère profondément. Bravant alors le danger avec un cran suicidaire, il refuse de s'abriter, préférant me tenir compagnie près du canon. Au passage, ici j'insiste sur l'admirable dévouement de mes servants qui se sont alors activés, sans faiblir autour de notre "vengeur " : Stalin - Travers - Lecoq - Laloy - Devergy - Gibaudeau. Certes, il m'arrivait bien d'avoir parfois un chargeur invisible, mais je savais où le trouver : dans la tranchée ! Depuis notre arrivée dans ce secteur, nous savions que la division était commandée par un certain De Gaulle… Bah !… De Gaulle ou un autre… Des chuchotements assurent qu'étant Lieutenant-Colonel au 509 à Maubeuge, ce chef avait été nommé Colonel pour prendre le commandement de la 4ème D.C.R. D'autres certifient qu'il s'agissait du 507 et qu'il était déjà Colonel en 38. Après tout, quelle importance… pourvu que l'homme soit valable ! De source cette fois sûre, nous apprenons ensuite qu'en authentique spécialiste des chars, ce Colonel avait écrit un livre sur ce matériel et la façon de s'en servir autrement qu'en servant de bouclier aux fantassins. Par la même occasion nous apprenons aussi qu'il y avait eu un grand chambardement au Gouvernement, puis en répercussion au grand Etat-Major. Pour remplacer le Général Gamelin rêvant toujours comme en 18 en promenant en effet son chien dans les bois, sans aucune hésitation le Général Weygand avait été rappelé d'urgence de Syrie le 19 Mai. Afin de l'aider dans une tâche devenue délicate, sinon désespérée, le 6 Juin notre désormais renommé De Gaulle sera nommé Sous-Secrétaire d'Etat à la Guerre. Le 8, le Général de La Font viendra le remplacer à la tête de la division. En 1939 nos dirigeants avaient décidé de créer un front de diversion en partant de cette lointaine Syrie. Malgré ses pressantes demandes, Weygand manqua de moyens pour former une force convenable pouvant intervenir suivant le projet prévu. Un projet bien farfelu vu les faibles disponibilités en matériel militaire de notre pays. Accroché au passage afin de le questionner sur les opérations se déroulant devant nous, le seul fantassin aperçu en ce lieu me déclare ne pouvoir tenir dans une telle fournaise… et visiblement désabusé, poursuit son chemin vers l'arrière. Deux tirs seulement dans la journée du 3, semblant ainsi assez longue puisque l'ennemi s'est également calmé. Cette baisse d'activité généralisée déroute, sans être pour autant désagréable, bien au contraire ; et de rester continuellement sur la même position est un étonnement supplémentaire. Sans doute éloignés de la colline se dressant devant nous, les bruits de la bataille se déroulant sur notre gauche sont généralement peu audibles de nos positions, et ceci est un fait plus compréhensif. Selon une tactique déjà appliquée au cours de la Grande Guerre, nos ennemis héréditaires soignent régulièrement le moral de leurs adversaires en les privant autant que possible de ravitaillement alimentaire. Dans des tirs de barrage, c'est ainsi qu'en hors-d'oeuvre des pêches "made in Germany" tombent sur notre cuisine roulante chaque fois qu'elle descend la colline arrière pour venir vers nous. L'irrégularité ou absence des repas fait bien souvent grincer les estomacs, et les conséquences creuser les joues. Sous les ordres du Général Altmeyer, la Xème Armée largement étalée continue de ferrailler… et de piétiner face à ce Mont Caubert, véritable bastion retranché de l'ennemi interdisant l'axe d'Abbeville. Nous avons alors la surprise d'apprendre que notre régiment et le 22ème R.I.C. sont les seules formations de la 4ème D.C. à être restées en place ; terriblement éprouvées depuis le 17 Mai et épuisées, les autres régiments étaient descendus au repos depuis le soir du 31. La 51ème Division écossaise et le 31ème D.I. étaient venus les remplacer. Deci delà, quelques coups de pétard vers les enfants des soldats ayant affronté nos parents pendant l'autre guerre, et un nouveau tir de barrage fait claquer encore nos nerveux 75. Vers le soir de ce 3 Juin, le bruit court qu'une division anglaise destinée à nous remplacer serait arrivée dans le secteur. Sur le coup cette information fait plaisir ; la réflexion incite ensuite à la prudence. De ces bruits incontrôlables, chacun en est venu à se méfier… et avec les astuces de cet espionnage… Notre Etat-Major lui-même eut d'ailleurs à pâtir de ces nouvelles venant d'on ne sait où. Avec une régularité de pendule Comtoise, en nous obligeant à rester attentif les canons de la vieille Albion tonnant toute la nuit. La journée suivante est par contre d'un calme relatif. Vers le soir de ce 4 Juin, notre 322ème descend en effet au repos en prenant au sud la direction de Gisors. Lors de l'arrêt dans la nuit, les avis sont partagés concernant le lieu. Peut-être étions-nous aux environs d'Oisemont ?… Peu importe d'ailleurs et chacun s'en fout royalement, l'essentiel est de pouvoir enfin se relaxer tranquillement. Dans la cour d'une ferme, pour la première fois j'entendis causer du "Général De Gaulle" Je me suis permis d'écouter les Officiers : nommé à ce grade dès le 20 Mai par Paul Reynaud, (le nouveau Président du Gouvernement) notre grand chef portait ses étoiles de Général depuis le 1er Juin. Les forces allemandes en avaient aussi terminé depuis ce jour avec la défense de Dunkerque. Malgré la puissante aviation germanique, un important rembarquement de troupes vers l'Angleterre avait cependant atténué la défaite. Cette information laissait présager un prochain report de forces sur Abbeville, par conséquent une recrudescence des difficultés dans le secteur. Quant à cette présente mise au repos de la division, le Général De Gaulle la désirait déjà avant l'attaque sur Abbeville. La dureté des combats et les pertes en hommes et matériel obligeaient maintenant à sa restructuration en vue des inévitables futurs chocs. Le repas convenable… vite expédié, et dans la grange de la ferme quel soulagement de retirer ses chaussures ! Quelle satisfaction de s'allonger ensuite dans la paille fraîche ! Le temps d'un soupir, et oubliant bataille, famille et tout le tremblement, tous en choeur nous voici sombrés dans la magique inconscience du sommeil réparateur. Le jour du 5 Juin avait à peine succédé à la courte nuit, qu'un vibrant : "Debout là'dans !" nous fait sursauter. Le front d'Abbeville était paraît-il enfoncé, nous allions prestement y remonter… Le plus difficile est alors de rechausser ses godillots… Etant donné l'absence de formations complémentaires pour assurer sur ses flancs la continuité d'un front désormais élargi, afin d'éviter l'encerclement continuellement recherché par l'adversaire, la 4ème D.C.R. devra se replier, impuissante à stabiliser durablement un front, et il en sera ainsi jusqu'au terme du conflit. La bataille d'Abbeville était donc terminée… et perdue. Celle de 1940 en était désormais irrémédiablement programmée pour un proche avenir. Plus tard, beaucoup plus tard, lorsque l'aigle nazi aura enfin les ailes définitivement brisées, et que de la même façon qu'après la Grande Guerre les vapeurs d'une paix mijotant à feu doux imprégnaient les esprits de l'idée que cette sensationnelle paix serait universelle, j'aurai connaissance des noms des Généraux ayant des deux côtés illustré cette bataille d'Abbeville restée dans un coin sombre de l'Histoire : Frère - Delestraint - Von Manstein - Altmeyer - Chanoine - Berniquet - Petiet - Besson - Ewans - Vauthier - etc… De Gaulle, bien sûr, mais aussi Rommel et Guderian. En haut lieu, nos éminences civiles par ailleurs axées sur la paix à tout prix, et nos chefs militaires croyant toujours à la guerre défensive, avaient constamment réfuté les thèses et les mises en garde du Colonel De Gaulle concernant notre armement et la façon de se servir des chars. Jusque-là inconnu des Français… ou si peu, le fantassin devenu un spécialiste des chars qu'était De Gaulle avait par contre vivement intéressé les chefs de la nouvelle Allemagne. Patron des blindés, Guderian s'était inspiré de ses écrits pour mettre ses Panzers sur pied, et avait mis en pratique (notamment contre nous) ses conceptions guerrières. Pour essayer de couper l'armée allemande et dégager nos armées coincées dans le nord, le grand Etat-Major avait décidé de lancer notre Xème Armée en direction du nord. Celle du secteur d'ARRAS devait de son côté tenter de percer au sud pour faire la jonction. Les Anglais ayant prématurément replié leurs éléments en direction de la mer, la combinaison fut ratée. Seul, nous avions donc quand même tenté une aventure à laquelle nos grands chefs eux-mêmes ne devaient plus tellement croire à sa réussite. Avec du renfort venu de Dunkerque par la mer, la division anglaise avait attaqué prématurément, et fut mise en pièces. Pour l'ensemble de la 4ème D.C.R., l'exploit avait été de déloger les Allemands bien incrustés et renforcés dans ce vaste secteur faisant face à la ville picarde, puis de les repousser vers la Somme… sans parvenir pour autant à s'approcher de la cité pour en forcer le passage. Pendant des jours, en subissant de cruelles pertes elle dut même batailler pour contenir les sursauts des "teutons" fermement décidés à protéger l'importante tête de pont d'Abbeville. … Une ville de Dunkerque littéralement écrasée sous les bombes et les obus. Tant en victimes qu'en prisonniers, les pertes des Alliés dans ce secteur avaient été énormes. Un certain nombre de soldats, pour la plupart anglais, avait pourtant réussi à rembarquer. Le Maréchal Goering s'était cependant fait fort de broyer ces armées acculées à la côte, et de couler les rescapés en mer avec sa puissante aviation. Heureusement pour la Grande-Bretagne, quoique réel, le succès de l'Allemagne avait été incomplet, et désirant régler définitivement notre sort avant de donner l'assaut à la grande île, les Tommys sauront en profiter pour se ressaisir en y mettant les bouchées doubles. L'insuffisance de leur succès à Dunkerque et le recul de la tentative d'invasion seront fatales aux Germains. S'il en était besoin encore, les présences de Rommel et Guderian dans notre secteur avaient prouvé le trouble de l'Etat-Major allemand devant la poussée de la Xème Armée, et le sérieux des combats au cours de cette bataille d'Abbeville. Bien avant le terme des combats face à Dunkerque, des unités ennemies étaient revenues vers Abbeville. Le Général Kuchler y préparait aussi son armée en vue de l'attaque générale… que le Haut-Commandement français n'avait certainement pas prévu avec une telle précipitation et tant de moyens. Par la suite nous aurons l'armée de Von Reichenau devant nous. Obtenu en tant que chef de notre 4ème D.C.R., ce grade de "Général" allait désormais immuablement précéder le nom : "De Gaulle ", et l'ensemble bientôt devenu prestigieux, entrer à jamais dans l'historique légende de notre Nation et du Monde.

CHAPITRE XI

SUR LE CHEMIN D'UN ARMISTICE

Ignorant l'importance de nos forces coloniales stationnées en Afrique et sa disponibilité à la cause des Alliés, ainsi que l'énorme puissance de notre flotte absolument intacte encore éparpillée un peu partout, à l'image de mon entourage je ne pouvais que me résigner à la défaite. Nous avions laissé trop de plumes en Belgique, à l'Est et dans le Nord, et des meilleures, pour pouvoir reconstituer une quelconque ligne de défense susceptible de résister sur la Seine ou ailleurs sur le sol français. En aparté, certains gradés vite qualifiés "d'illuminés", préconisaient de se replier encore et encore avec l'intention de rembarquer à Marseille avec le matériel que nous pourrions sauver de la débâcle, et ceci afin de continuer le combat en Afrique. Démoralisés et fatigués par la désastreuse tournure du conflit, la plupart d'entre-nous avouaient clairement en avoir assez de risquer leur vie pour rien, puisque selon l'impression générale : la cause était entendue. Ces "illuminés" furent donc peu écoutés… et pourtant… Avec le concours du temps, de ce fameux temps qui dans le plus grand silence résoud tant de problèmes en laissant finalement transpirer vérités et réalités indispensables pour juger les événements du passé, puis les résultats d'initiatives, de décisions, qui permettent ensuite de constater les côtés décevants et les imprévisibles comportements des nouveaux maîtres… De maîtres en qui beaucoup allaient se raccrocher avec une confiance aveugle… comme un noyé à la moindre branchette ; fait d'ailleurs compréhensif face à la situation. … Avec le secours de ce temps-là, par la suite il faudra bien admettre la justesse du raisonnement de ces "illuminés " dont nous avions fait fi. Raisonnement en quelque sorte précurseur et dans la lignée de l'appel du Général De Gaulle qui allait bientôt retentir sur le monde entier. Le moral s'était définitivement noyé dans la déception en prenant la direction du sud dans un silence collectif. Près d'Auteuil il faut cependant remettre les canons en position pour arrêter les chars allemands trop pressés de nous déborder. Mitraillés puis bombardés sur les routes le 6 Juin, la chance est avec nous concernant deux grosses torpilles non éclatées. Les avions aux croix noires étant descendus trop bas, au ras des arbres, au lieu de percuter ces torpilles avaient glissé sur le ventre le long du chemin. Des artificiers vinrent ensuite faire sauter ces engins de mort, éparpillant ainsi dans la nature des déchets métalliques de récupération les plus divers. Près de moi, un soldat fait des photos de ces éclatements nous soufflant le visage. Pour obtenir une meilleure image, je l'incite froidement à approcher davantage… mais il refuse… Trêve de plaisanterie avec ces maudits bombardiers reprenant leurs visites désormais régulières. Comme des oiseaux de proie, ces avions tournent dans notre ciel toute la journée du 7. Les canons de D.C.A. sont faits pour tout au moins les éloigner… il suffit cependant d'en avoir. A défaut, une bonne mitrailleuse nous aurait été utile… mais là encore… Dans les airs n'ayant rien à craindre de nos 75, ces irascibles oiseaux de malheur nous retrouvent le lendemain sur le chemin de Troisereux. Beauvais étant en flammes, nous devons contourner par l'Ouest. Là aussi, des obus de 105 allemands jalonnent notre parcours parmi les habituelles colonnes de réfugiés, au milieu desquelles se remarquaient facilement les tenues militaires des soldats en déroute. En abattant un baliveau et perçant une brèche dans un mur, nous arrivons à installer convenablement le canon en position de tir ; ce 9 nous étions alors dans le parc d'un bien joli château ! Dans la matinée du 11, la batterie s'était alignée devant un petit bois ; notre emplacement étant facilement repérable, nous allons nous installer plus discrètement dans une longue avenue de château. Sur le point d'y être ensuite encerclés, cette fois encore nous en déménageons en vitesse. Rien d'affolant pour quitter cet endroit débouchant près d'une bonne route, toujours en ordre, nous avons désormais l'habitude de ces scabreuses sorties précipitées. La surprise est plutôt de trouver de l'infanterie coloniale près de nous, et nous en sommes tous ravis. Basoche traversé en trombe, puis Musseille-Legyon, nous revoici dans l'environnement boisé d'un château… La direction doit avoir un faible pour ces sites, il est vrai qu'ils sont généralement ombragés et d'un accès facile. Il se dit ici que depuis le 10 notre Gouvernement serait arrivé à Tours, et L'italie en guerre aux côtés de l'Allemagne. En nous repliant désormais continuellement au tout dernier moment, afin d'éviter cet encerclement que semble rechercher l'adversaire plutôt que l'affrontement total, ces villages totalement abandonnés sont tous d'une tristesse ! Sans doute à cause d'un état d'âme en ruine, la succession de ces affligeants spectacles en extériorise finalement la résonance d'une nation fichue ; une résonance de mort… Dispersés dans la nature au grès de leur fantaisie ou de leur instinct, les animaux les plus divers en liberté, complètent cette vision de complet abandon, présage d'un bouleversement national. Suivant les dires de réfugiés au milieu desquels nous sommes souvent replongés, dès le début de l'exode il y avait des porteurs de couverture rouge parmi eux. A tort ou à raison, le saura-t-on un jour avec précision, ils furent accusés d'espionnage. En certains endroits ces porteurs de couverture écarlate furent arrêtés. Sous le doute… ou la peur de futures représailles, la plupart furent relâchés. Selon certains, quelques-uns auraient cependant été exécutés sur-le-champ. Avant leur départ ou au cours de leur exode, plusieurs personnes avaient également été traumatisés en voyant descendre des parachutistes déguisés en bonne-soeur ou en prêtre. (Ce fait me sera confirmé par ma femme en 1944). Pour les raisons précitées concernant mon chauffeur, devant constamment rester en éveil, je suis crevé de fatigue. Aussi, dès qu'il m'est possible de disposer d'un instant, je m'allonge par terre ou dans le fossé. J'avais bien essayé de me recroqueviller dans le véhicule, en sortant chaque fois courbaturé après avoir de toute façon dormi peu de temps, l'initiative fut abandonnée. Désolante et humiliante conséquence morale de notre constant repli : les anciens de la Grande Guerre devaient se poser des questions devant notre comportement. Par la pensée, j'en voyais se redresser, et le verbe haut émettre une acerbe critique envers ces soldats de 40 incapables de résister. A ce sujet je cite volontiers la réplique qu'un soldat en déroute parmi les réfugiés fit à un civil qui se moquait de lui en faisant son malin, et à l'entendre ayant gagné l'autre guerre à lui seul. Exténué et démoralisé, le soldat en question avait dit : - Avec tous ces chars arrivant devant et la kyrielle d'avions au-dessus… avec un malheureux fusil en main, j'aurais bien voulu vous y voir… Comment juger le comportement de ce soldat… et de tant d'autres prématurément abandonnés de leurs chefs ? Confiant en une proche libération, certains furent aussi des prisonniers dociles. Complètement différents par leur armement et leur déroulement, aucune comparaison n'était possible entre les deux conflits. Sur la route de Rambouillet, le 322ème est mitraillé le 12 Juin. Changement de décors le lendemain, puisque cette fois ce sont des avions italiens qui arrosent civils et militaires au carrefour de Fontaine-Blanche. Les poings se lèvent aussitôt vers ces fous venant traîtreusement poignarder les civils. Mondonville Saint Jean ayant été abandonné le 14, avant de dormir un court instant au pied d'un calvaire, il faut encore tirer contre des blindés. Vers le soir, un cri nous glace : les "Chleus" sont à Paris ! A Berchères nous y sommes en batterie le 15; puis nous nous déplaçons pour aller installer nos canons sur le côté du terrain d'aviation de Chartres. Le Lieutenant ayant constaté dans ses jumelles qu'il n'y avait aucune activité près des avions et mini-chars de défense du terrain isolés devant les hangars, il me charge d'y aller essayer de récupérer une mitrailleuse. Flanqué de deux gars volontaires, me voici parti avec résolution. A peine sommes-nous arrivés en ce lieu complètement déserté par les aviateurs, qu'une vague de bombardiers allemands vient pilonner les bâtiments. A plat ventre sur le ciment du hangar le plus proche où nous nous étions prestement réfugiés, instinctivement abrités derrière ce qu'il y avait là… c'est-à-dire des fûts d'essence, il va sans dire que les trois paires de fesses se sont involontairement serrées. Littéralement abasourdis par l'éclatement des bombes résonnant follement dans l'immense hangar entièrement métallique, en risquant un oeil l'on voyait les éclats percer des gerbes de trous dans les tôles. Lorsque les visiteurs allés furent partis sans avoir égratigné le matériel qu'ils allaient bientôt récupérer, en vain nous avons cherché un outillage. L'armement étant encastré dans le matériel, cet outillage en aurait d'ailleurs été inutile. La tête encore bourdonnante des bruits sourds et le teint certainement hâve, nous avons ramené notre déception sans traîner davantage en ce lieu malsain. Responsable de cette expédition ayant un petit côté farfelu, cependant parfaitement compréhensive dans son intention, le Lieutenant reprit un peu de couleur en nous voyant tous revenir sain et sauf, nous accueillit les bras ouverts, en oublia la mitrailleuse rêvée… et se tint coi. A Mers sur Loire le 16, nous voilà promptement installés devant le large fleuve. Du coup, retrouvant tout au fond de nous-mêmes le vieux reste d'un vague espoir de résister, l'on se reprend à espérer… je ne sais d'ailleurs trop quoi. Il en est de même à l'Etat-Major du groupe où cette défense s'organise… Un pont est en effet détruit. Une abondante distribution de tabac et cigarettes (de provenance douteuse) gâte les vrais fumeurs, et sur la route finalement reprise en direction sud, le moral retombé au double zéro, une fois de plus les échines se recroquevillent sous un nouveau bombardement. Non loin de Romorantin, le 17 Juin nous sommes en position sur la route de Blois, lorsque le bruit d'un possible armistice vole de bouches à oreilles. Reynaud ayant démissionné le 15, le vieux Maréchal Pétain serait à la tête d'une nouvelle équipe gouvernementale maintenant réfugiée à Bordeaux. Nos chars étant repassés à l'arrière pour se ravitailler, ma pièce était en position avancée près d'un bosquet de sapins. Ne voyant personne de faction devant nous, au petit jour du 18 j'y place aussitôt une sentinelle. Au brusque départ faisant suite, impossible de retrouver l'un de mes hommes. A Comtes, nous voilà regroupés dans le parc d'un château… Pour un camouflage efficace, c'était parfait ! et d'autant plus agréable d'être un instant tranquille en ce lieu, qu'avant de fuir dans sa superbe voiture bourrée de ses objets les plus précieux, le châtelain-député-propriétaire fait une gentille distribution de bonnes bouteilles. Le beau geste permettant aux soldats d'apprécier la haute qualité de ces vins, l'abondante réserve en est vide expertisée de près par les plus hardis de notre société… involontairement en vadrouille. La porte du sous-sol étant ouverte, beaucoup d'autres gars suivirent. C'est ainsi que notre Travers, chauffeur-livreur de cette spécialité en temps de paix, y démontre ses réelles compétences en la matière en nous emballant précieusement une petite réserve que nous allions déguster avec modération au fil des jours suivants… S'ils étaient connaisseurs, derrière nous les soldats allemands ont également dû apprécier… Ces Germains disposant, eux, d'autos-canons, nos replis sont à peine terminés qu'ils nous tirent dessus. En fait de replis plus ou moins "stratégiques" suivant la formule consacrée, avec les routes continuellement encombrées de réfugiés comme toujours pigmentés de soldats en désarroi, il nous arrive de brûler de l'essence toute une nuit pour parcourir péniblement une douzaine de kilomètres. Les canons remis en batterie dès la pointe du jour et désormais généralement près des chemins, nous voilà ainsi aux premières loges pour regarder avec tristesse ces interminables défilés de réfugiés de toutes natures et de toutes conditions. Dans l'après-midi, étant ainsi en attente près du canon pointé sur le croisement d'où à tout instant pouvaient surgir les véhicules blindés de l'envahisseur, je venais de faire charger le canon d'un obus en acier sans fusée, lorsque parmi cette foule hétéroclite se remarquait spécialement un vieux couple. Débraillé, l'homme haletait en poussant une vétuste brouette de jardin débordante d'un tas d'affaires miséreuses. Marchant à côté et guère plus guillerette, la femme trimbalait péniblement un plein cabas dans chaque main. Voyant son pauvre compagnon de route poser la brouette, là, juste en face de moi, avec de la détresse dans les yeux et dans la voix, l'épouse supplia : - Voyons Jean… encore un petit effort… Nous finirons bien par trouver un coin pour souffler un moment, j'suppose… En voyant partir ces deux vieux, clopin-clopant, vers je ne sais où, vers je ne sais quoi… Malgré moi j'en ai les yeux humides. Avec ces satanés avions italiens mitraillant tout en rase-mottes, c'est ensuite bien déchirant d'entendre crier les femmes et pleurer les enfants. Dispositions classiques et obligatoires : lorsque nos chars revenaient derrière nous pour se ravitailler, l'artillerie tenait le front. A tour de rôle, chaque pièce positionnant sur les points chauds. C'est à ce sujet que vers le soir je vois revenir mon petit Aspirant, cette fois en quête de volontaires pour former une pièce spéciale destinée à cet effet. Tenu par la promesse faite à ma mère, je ne peux le satisfaire. Il n'y eut d'ailleurs aucun volontaire pour ce casse-pipe supplémentaire. Dur, dur… de tenir le coup sans dormir. … Enfin, l'essentiel est de s'en sortir ! Mon tour d'être "bien" placé revient précisément le 19. En me désignant sur la carte l'endroit excessivement dangereux où je dois aller installer mon canon, le Commandant de la Batterie m'assure avoir déjà sollicité l'annulation de cet ordre, mais qu'en attendant il fallait obéir. En emportant tout un tas de recommandations axées sur la prudence, avec mes huit gars tenus dans l'ignorance d'un tel danger, me voilà donc parti m'installer dans ce véritable piège situé au centre d'un fer à cheval tenu par l'infanterie ennemie. Comprenant la situation, aucun servant ne veut creuser son trou individuel. En attendant le fameux contre-ordre… ou d'être attaqué, je garde les deux tracteurs près de nous. A peu de distance, de place en place des casques allemands sortent doucement de terre pour nous lorgner, mais personne ne manifeste la moindre velléité à notre égard. Il devint alors évident qu'il y avait par ailleurs une manoeuvre d'encerclement pour nous faire prisonniers… Il fallait cependant patienter là en attendant les événements. Le motocycliste apportant l'ordre de repli était tellement pressé de faire demi-tour, qu'il se contenta de nous faire un signe de loin… Sur le coup, je crois bien que mes servants en ont battu le record de sortie de position ! Instinctivement, la bonne idée me vint de passer à travers champs, évitant ainsi un proche carrefour qui fut en effet pilonné. Abâtardis par cette minable aventure précisant notre piètre situation militaire, nous rejoignons les autres à Montrichard. Près de Loches, un fourgon est mitraillé le lendemain. Dans la nuit suivante nous stationnons le long d'un chemin secondaire. En raison des récentes pluies, le fossé étant humide, à plusieurs nous nous étions retrouvés sur un tas de cailloux pour y dormir un instant. Quelle frousse au petit jour du 21 Juin, en voyant un char passer à quelques centimètres de la tête d'un Laloy ayant boulé sur la route en dormant! Nouvelle émotion l'après-midi… cette fois joyeuse de retrouver le servant disparu ! Par la marche et du stop en camion-citerne, il nous avait rejoint… Mais quel drame ensuite devant le chef m'accusant de l'avoir abandonné !… Enfin… passons… De Paulny, dans la nuit nous nous dirigeons vers Poitiers. Puis retour en avant pour prendre position à Floncambault. En fin d'après-midi de ce 22 Juin, c'est le rituel décrochage précipité, cette fois en direction de Thillon. Nous roulions bon train dans le déclin du jour, lorsque mon tracteur traînant le canon perd soudain une chenillette. Cette fois encore le repli devait être des plus pressant, puisque la colonne me passe sous le nez sans s'arrêter… même la camionnette de dépannage ! Ne pouvant réparer nous-mêmes, aucun doute, cette fois nous étions "faits " ; d'un instant à l'autre nous allions être prisonniers. Mettre un seul canon en position pour accueillir la division lancée à nos trousses ?… Un tel sacrifice… inutile, puisque la cause en était désormais irrémédiablement révolue, et mettre en jeu les vies de mes quatre compagnons… En tous temps la logique se doit d'être respectée… du moins, telle fut ma pensée. Et de soupirer : "Si seulement j'avais une grenade incendiaire à lui mettre dans la bouche au tout dernier moment… à mon "vengeur" !". Un chef de pièce n'abandonnant pas facilement son canon, je suis resté à côté. A la rigueur, les autres auraient pu se mettre en civil ou filer ; aucun ne voulut m'abandonner. Les idées bouillonnantes, le coeur serré et la bouche cousue, sans n'y rien comprendre nous avons attendu… attendu… toute la nuit sans jamais voir personne. Les dépanneurs sont revenus le lendemain matin remonter une chenillette, et nous allons retrouver nos compagnons de la 1ère Batterie du 322ème en position à Saint-Savin. … Que s'était-il donc passé la veille ? : l'armistice étant en préparation, et suffisamment avancée dans le secteur pour la future délimitation des zones, l'armée allemande nous faisant face avait marqué le pas. De Saint-Savin nous gagnons Fleuville ; l'armistice étant prévu pour le lendemain, le 24 nous défilons devant le Monument aux Morts du village. L'appel de nos Morts au Champ d'Honneur y est alors un instant pathétique. Un instant dont le lugubre souvenir reste impeccable dans ma mémoire de soldat. … Ainsi, cette fameuse guerre… plutôt bizarre, s'était rapidement terminée en catastrophe pour nos armées. De l'Histoire, jamais semblable mésaventure n'était arrivée à notre pauvre France… Grâce à son organisation, grâce surtout à ses puissants et rustiques chars, grâce aussi au vaillant ensemble resté soudé par une parfaite liaison, jusque la fin de notre 4ème D.C., ou plutôt ce qu'il en restait, avait fait front à l'envahisseur. A l'exemple de tant d'autres soldats de cette guerre ayant par ailleurs crânement défendu la patrie, malgré la défaite, l'honneur était sauf pour ceux de la Quatrième Division Cuirassée.

CHAPITRE XII

EN TRAINANT L'HABIT MILITAIRE

Hébétés par la défaite, surtout par la rapidité avec laquelle elle fut définitivement consommée, nous en étions tous au même point : personne n'était causant, pour le moment chacun semblant plutôt penser à sa famille, à son village, à son devenir. … Et de songer aux responsables de cet état de fait. Avec une inimaginable imprévoyance concernant l'ensemble de notre armement, à moins que ce ne soit de la négligence frisant la complicité, nos dirigeants avaient été incapables de remplir correctement leurs fonctions… Le résultat en était brutalement dramatique pour le pays tout entier. Suivant un principe, les principaux responsables devaient maintenant en être tous sévèrement condamnés. Certes, il est admirable de souhaiter la paix et d'agir dans ce sens. Face à un adversaire dans le genre d'Hitler se préparant à la guerre totale au vu et au su de tous en respectant scrupuleusement la programmation de ses écrits largement diffusés, il y a cependant des limites… des limites dépassant les bornes depuis longtemps, et qui crevaient les yeux de ceux sachant regarder la vérité en face. De ce côté-là, l'on pouvait également songer aux responsables de l'Angleterre nous ayant incité (avec juste raison) à déclarer la guerre à l'Allemagne pour respecter nos engagements vis-à-vis de la Pologne, sans être, elle non plus, tellement outillée pour la faire dans des conditions valables ; quoi qu'ayant quand même, eux, un certain potentiel aérien pour se défendre un peu. Le fait de causer aux compagnons de ces avions qui brillaient surtout par leur absence, sauf dans la journée du 30 Mai, je songeais alors à ceux encore intacts, lâchement abandonnés sur le terrain de Chartres, et je crois que cet inadmissible comportement en temps de guerre me restera sur le coeur jusqu'au terme de ma raison. Quant à notre fameux Général Gamelin Commandant en Chef des Armées, il avait tout simplement été en-dessous de tout, par conséquent indigne de la confiance accordée par confrères et dirigeants. Cette confiance ayant été accordée en raison surtout des fonctions du Général à l'Etat-Major vers la fin de la Grande Guerre, de penser aussi vite à notre nouveau chef national précisément dans le même cas concernant son glorieux prestige. Pour notre Maréchal, aucune question de relancer un conflit aux conditions matériels et tactiques absolument différentes, mais d'empoigner la politique à pleins bras pour conduire le pays… et à cet âge ! avait provoqué des réactions diverses dans mon entourage et chiffonné mon esprit. Dans l'état où se trouvait l'ensemble de notre situation militaire, l'arrêt des combats devenus inutiles pour être à sens unique, était une décision assez logique, et dans mon entourage fut accueillie par tous avec un certain soulagement. A la signature de cet armistice du 25 Juin, les diverses garanties accordées par le dictateur semblaient cependant fragiles avec un gars comme lui, et la proche libération des prisonniers comme la délimitation d'une France libre dont il était question selon nos maigres informations… des promesses bien aléatoires. Que deviendra par la suite l'armement stationnant derrière cette délimitation ? Et l'important matériel de notre 4ème Division Cuirassée que nous allions certainement bientôt parquer dans un coin ? Selon toute vraisemblance, le chef nazi désirait surtout avoir au plus vite les mains libres de ce côté, afin de s'occuper sérieusement d'une Angleterre qui en principe n'avait rien perdu pour avoir attendu l'élimination militaire de son allié voisin. En bousculant la République et ses incompétents dirigeants pour se proclamer Chef absolu de l' "Etat Français" créé sur sa lancée, comme à Verdun au conflit précédent, le Maréchal Peéain avait démontré une ferme autorité. En y associant son incontestable prestige personnel, peut-être parviendrait-il à se faire respecter par l'intrépide Führer. Suivant nos espérances "puisse-t-il par la suite en obtenir de notables atténuations aux futures conditions de paix !"… pensions-nous alors… En réalité, comme l'avait déjà affirmé à Londres le Général De Gaulle, mais à la pièce nous en étions encore dans l'ignorance, ce n'était pas la guerre qui était perdue, ce n'était qu'une bataille ; et toute bataille n'étant qu'un épisode d'une guerre en cours… A l'exemple de mon entourage, sur le moment j'avais pourtant le sentiment de l'avoir bel et bien perdu cette guerre. Certes, l'Angleterre n'était pas encore occupée, par conséquent matée ; selon nous sa prochaine invasion par ces fabuleuses troupes allemandes ne faisait cependant aucun doute. De Messignac où nous étions arrivés la veille, le 25 nous gagnons Bussière Galant, puis Champsac. Le lendemain nous assistons tous à une messe célébrée à l'intention des disparus de la division. En passant ensuite par Périgueux, voici le 322ème d'Artillerie arrivé à Leguillac-de-Cercle en fin de journée. Notre stationnement s'y prolonge et le 27 c'est le repos complet. J'ignorais comment étaient alors les autres dans leur corps et leur état d'âme, mais moi j'étais complètement vidé et démoralisé. Engendré par mon profond ressentiment pour les Allemands, et de surcroît particulièrement méfiant envers le démoniaque dictateur, je voyais notre avenir assombri pour longtemps. Une occupation indéfinie de l'essentiel du pays allait inévitablement prolonger le conflit. Pour peu que les Etats-Unis d'Amérique viennent au secours de l'Angleterre, ce conflit risquait d'ailleurs de se prolonger. Et qu'allait devenir mon Pas-de-Calais bien placé pour servir de tremplin aux forces allemandes pour visiter de toutes les façons possibles cette proche Angleterre ? N'ayant jamais rencontré de réfugiés du secteur natal, en espérant que ma déduction faite devant Abbeville soit la bonne concernant ce sujet, c'était le vide absolu. Sans nouvelles familiales, épuisé, désemparé, ce 27 Juin j'en ai brûlé divers papiers, des lettres plus ou moins précieuses… et mon cahier de chansons. Rapporté lors de ma première permission en 1939, ce cahier avait trouvé son utilité au théâtre aux armées d'Élincourt Sainte Marguerite. Et oui, dans mon esprit alors chaviré, j'étais convaincu de ne plus jamais avoir l'envie de chanter. Avec prudence et patience, tant bien que mal j'ai ensuite rasé ma barbe passablement allongée ces derniers temps, et je suis parti promener mon désarroi dans les bois voisins. C'est ainsi qu'au hasard de mon cheminement, je fus cordialement accueilli dans une modeste fermette isolée. Dans cette demeure respirant la bonté, perdue au milieu de l'admirable paysage de cette Dordogne abondamment garnie de chênes, châtaigniers et noyers, après de longs palabres ponctués de dégustations du vin de pays, puis un copieux repas, en oubliant la famille, le régiment et tout le reste, dans un bon lit j'ai dormi pendant presque deux jours. Dans la matinée du 29 Juin, lorsque je rejoignis l'unité heureusement restée sur place, une délégation du régiment était partie défiler devant le Général Weygand. En hommage à son comportement, le Commandant en Chef des Armées avait tenu à ce dernier rassemblement de la 4ème D.C.R. En fin de journée ce fut la mise à jour des citations. En la compagnie des autres gradés et grâce à un paysan possesseur d'une radio, j'allais apprendre un tas de choses et des détails concernant notre épopée, les événements passés et ceux du présent. D'avoir été magistralement espionné, ça, nous en avions eu de nombreux échantillons ; son importance à laquelle il fallait avec rancoeur ajouter certaines traîtrises, dépassait cependant l'imagination. De divers côtés des chefs s'étaient prématurément volatilisés, laissant leurs troupes à l'abandon. D'autres n'avaient guère résisté, et quelques-uns avaient même incité leurs soldats à se rendre au moindre revers. La plupart de nos troupes avaient cependant vaillamment fait face à l'envahisseur et désespérément soutenu des combats inégaux. Parmi quantité de lieux où les actes de bravoure et d'abnégation étaient cités, Rethel y avait une place d'honneur. Concernant nos chars, dans les tragiques conditions où ils avaient souvent manoeuvré avec cran (à la manière de notre cavalerie à Reschshoffen en 70), rien d'étonnant que certains d'entre-eux aient un jour manqué d'essence… et sans doute de munitions. S'il était vrai que la division aurait dû rendre le matériel hors d'usage pour en toucher du neuf, cette exigence sûrement non satisfaite était aussi ridicule qu'incompréhensible en temps de guerre. Concernant nos munitions, il fut fait état d'envois d'obus de 105 pour mettre dans les 75 ; pour notre part aucune connaissance de cette dérision… ou erreur, et jamais l'unité n'a manqué de munitions. En quantité, de l'armement neuf et moderne était resté stocké dans les usines : des mitraillettes à Saint-Étienne, ailleurs des pistolets… J'en ai regardé mon étui à revolver raplaplat n'ayant jamais servi à rien… puisque je ne suis pas fumeur. Un citoyen semblant sûr de ses connaissances, se demandait ce qu'il était advenu de nos avions réputés pour être les meilleurs, encore calfeutrés sous abri en Novembre 39… en attendant de recevoir les hélices. Dès son arrivée au pouvoir suprême, le Maréchal Pétain avait en effet sollicité un armistice. De Londres, le Général De Gaulle l'avait paraît-il contré en lançant un retentissant appel. En semant l'effroi parmi les patriotes intransigeants sur la question, deux jours plus tard le Maréchal avait condamné le Général à mort. De quel appel était-il donc question de la part de notre ancien chef ? J'en obtins les grandes lignes en écoutant un groupe de Sous-Officiers passablement énervés, en discuter bruyamment sur le bien-fondé et les risques de ce fameux Appel du 18 Juin déjà lancé vers la postérité en prenant une immortelle grandeur historique. En sa qualité de Sous-Secrétaire d'Etat à la Guerre, le Général De Gaulle était allé en mission spéciale en Angleterre ; puis refusant la capitulation, y était retourné pour continuer le combat avec les Alliés. Sous la tutelle de l'indomptable Churchill préconisant sans ambages de poursuivre farouchement la lutte, dans son appel notre Général avait invité tous les citoyens valides à le rejoindre en Angleterre pour s'y préparer en vue de futures aventures. Sans la moindre ambiguïté, la lutte se poursuivrait jusque la libération totale des pays occupés et l'écrasement du monstre hitlérien. Prolongée avec animation, la discussion des confrères se termina sans déboucher sur une solution concrète. Relativement simple à patronner sur les ondes, de notre emplacement ce n'était guère facile de répondre favorablement à cet appel ; les troupes allemandes occupant déjà toute la côte de l'Atlantique jusque la frontière espagnole, puis aussi vite, les Pyrénées jusque Saint-Jean-Pied-De-Port. Par sa situation géographique et politique, le Portugal était un endroit rêvé pour embarquer à destination de la vieille Albion, encore fallait-il obligatoirement transiter par l'Espagne pour s'y rendre. Avec ce Franco ayant eu recours à la généreuse aide d'Hitler pour arriver finalement à s'imposer lors de la guerre civile, la question demandait étude et réflexion. Le voyage semblant scabreux, dans l'attente d'informations complémentaires, les jours s'écoulèrent dans l'indécision presque générale des postulants. Quelques-uns s'étaient bien éclipsés, sans que pour autant il soit possible de situer réellement leur destination. Venant d'Espagne, des informations firent bientôt état d'internements de passagers clandestins s'étant hasardés en territoire ibérique. Toujours sous la néfaste influence de la défaite, pour ma part je n'étais nullement inspiré de m'embarquer un jour ou l'autre dans cette aventure : je n'avais aucune confiance envers le Caudillo, et cette fois encore ne s'agissait-il pas de volontariat ! En me demandant continuellement ce qu'il en était réellement pour ma mère, dans quelles conditions elle vivait l'Occupation au milieu de ces soldats dont la seule vue devait faire bouillir son sang, je m'attardais volontiers à la fermette "Du Clos ", aidant ces braves gens dans leurs divers travaux, en compensation de leur sympathique accueil. Pouvant compter sur mon dévoué Brigadier se chargeant de m'apporter les ordres… et le courrier : toujours nul, je ne retournais au cantonnement que par l'obligation d'y assurer la rotation de mon service de jour. Dans le calme complet de cette fermette isolée au milieu des bois, sans électricité ni moyens d'informations, en certains instants j'en frôlerai d'ailleurs l'inconscience. A retardement j'eus connaissance de l'intention de certaines hautes personnalités de poursuivre malgré tout le combat en Afrique. Cette intention avait ainsi rejointe la suggestion de mes "illuminés ", et suivi l'exemple du Général De Gaulle. Un Général continuant de prêcher le ralliement, organisé dans ce but un hasardeux transport maritime était tombé sous l'interdit du Maréchal Pétain. Avec entre-autres 27 anciens parlementaires à bord, le bateau avait quand même rejoint l'Afrique. Sous la dénomination de "l'affaire du Massilia ", l'Histoire future en fera état. Plus tard, le sort sera également favorable pour un très important stock d'essence de nos armées. Malgré l'ingéniosité déployée par les responsables (favorables à De Gaulle), en prenant des risques, c'était pour eux la désolation de ne pouvoir écouler ce carburant qu'au compte-gouttes vers des groupes de Résistants. Un moyen radical se présentera pourtant fin 42, avec l'excuse d'aller ravitailler nos troupes restées fidèles au Maréchal, et devant en principe faire face aux troupes américaines venant de débarquer à Dakar. Dès le passage du détroit de Gibraltar, dans un épais brouillard favorable les deux pétroliers disparaîtront, bernant hitlériens et pétainistes. Tout d'abord, puis malgré l'Occupation totale, sous divers prétextes de ce genre jusque la fin de 1942, matériel, armes et combattants volontaires gagneront le continent africain. Au début surtout, le Maréchal avait de farouches partisans, notamment parmi les anciens de 14-18 ; suivant son exemple il y avait également ceux mangeant du communiste à pleines dents. En en refroidissant un certain nombre d'entre-eux, il sera bientôt question de la présence de vrais collaborateurs dans le proche entourage du Chef de l'Etat français installé à Vichy, capitale du morceau de notre France encore libre… ou presque, pour un temps. Organisés avec battages, des rassemblements honoraient les passages ou lieux de présence du Maréchal. Réflexions et constats éclaireront ensuite les citoyens, et éclairciront les rangs d'un effectif n'ayant jamais représenté la majorité de la population. D'autres s'étaient plutôt inquiétés de la capitulation devant un homme aux promesses floues. Incertitude et méfiance engendraient la vision d'un sombre avenir, rejoignant ainsi ma propre analyse concernant le futur. Les Anglais n'avaient pas attendu les massives incursions de la Luftwaffe allemande de 1940 pour réorganiser leur aviation, et accélérer la construction de chasseurs. Pour contrer les indésirables visiteurs aériens de l'Allemagne venant maintenant semer la désolation sur leur île par d'intensifs bombardements, ce sont des avions précieux pour l'Angleterre. Dans l'attente, toujours vaine, de nouvelles familiales, et qu'elles soient satisfaisantes pour me permettre de rentrer au village natal en toute sécurité, et étant d'autre part abasourdi par notre déplorable défaite, je me suis complu là où j'étais… et cette région rurale étant d'une tranquillité… La moisson étant déjà engrangée, la grosse batteuse fit bientôt sa tournée villageoise. Pour ces gens si simples ignorant l'avidité du gain, du moins c'était alors ainsi en ce lieu, aucune embauche, même pour les battages. En ami et gratuitement l'on se rend mutuellement service. Lorsque la grosse machine vint "au Clos ", il y avait le double du personnel nécessaire pour la servir. Comme chaque jour ailleurs, le soir ce fut la fête en dégustant l'immuable coq au vin et le lapin au jus ; le tout largement arrosé de vin local (un peu aigre, mais l'on s'y habitue vite). Vu la situation et les absents, la réjouissance faisant habituellement suite n'eut pas lieu. Suivant la quantité de blé livré directement au boulanger, dans l'année, la famille concernée avait droit à une quantité de pains comptabilisés par des crans sur une planchette de châtaignier. Suivant le modeste rendement prévu en raison de la pauvreté de la terre et l'absence d'engrais, sauf un poil de nitrate au printemps, le fermier ensemençait la surface nécessaire, laissant le reste de ses terres en jachère dormante. Pour la douzaine de moutons, et surtout pour les deux vaches donnant un veau tous les 18 mois, un peu de lait épais et assuraient la traction du menu matériel, le foin d'herbe était la nourriture essentielle pendant l'hiver. Récolté avec soin et sans le laisser "brûler"par le brutal soleil, ce foin parfumé était coupé et stocké en trois jours. Chacun se méfie ici de la surchauffe de l'astre solaire à ses heures de pointe. En ce lieu de "midi moins le quart ", les recommandations m'étaient utiles, de même concernant l'ombrage des noyers d'une fraîcheur excessive. En vue des futures semailles de blé, au rythme extra-lent de la marche des vaches, ce fut ensuite les labours. Quel temps infini pour retourner ainsi un modeste champ ! Il est vrai qu'ici et toujours en ce temps, et je trouvais cela magnanime, selon la rituelle vie et semblant ignorer, ou insensible, aux événements majeurs continuant de troubler le pays et d'agiter le monde entier, ce temps s'écoulait à sa façon dans la calme décontraction généralisée des gens. Le peu d'informations du lieu contribuait sans doute à cet état de fait. Aucun villageois ne semblait d'ailleurs s'énerver pour bousculer ce temps. Malgré l'épaisseur de leur peau garnie de poils d'un blanc délavé, ces vaches ne pouvaient supporter les piqûres des énormes taons. Pour nous, les ennuis venaient plutôt d'avoir ébranlé un nid de fourmis volantes. D'une grosseur exceptionnelle, le veau fut vendu au boucher. Quant aux deux énormes cochons ayant fêté leur anniversaire depuis un certain temps, l'un partit faire l'andouille dans une charcuterie, et destiné à la consommation familiale, l'autre fut tué sur place et découpé en morceaux. En attendant de servir pour la cuisson, avec un peu de sel, gras et graisse fondus furent coulés sur chaque lit de viande rangé dans le saloir, assurant ainsi la conservation. Concernant l'unique feu, en l'occurrence de bois dans la vaste cheminée, aucune crainte de manquer de combustible avec un tel environnement boisé. La cuisine en prend naturellement un goût spécial, auquel je me suis tout aussi vite habitué qu'à la piquette "maison" issue des vignes non greffées. Après la soupe, avec cette piquette versée dans l'assiette, chacun faisait "chabrot ". La nuit tombée, lorsque ce feu de bois nous servant de lampe nous avait suffisamment fasciné de ses éclats de lumière aux couleurs changeantes, projetant des reflets blafards sur nos visages rêveurs, inquiets ou fatigués, nous allions nous mettre au lit. Depuis lors, cette région dont je garde un excellent souvenir, a dû elle aussi être progressivement touchée par le modernisme galopant. Et là comme ailleurs, des anciens doivent probablement le regretter. Dans cette tranquillisante ambiance d'alors ayant gardé des effluves de la vie de nos ancêtres, loin du bruit et de l'agitation, je m'y serais volontiers complu si à l'exemple de beaucoup d'autres, je n'avais eu la nostalgie de retrouver la famille au pays natal. Certes, aucun rapport de ce lieu avec la luxuriante végétation tropicale des plus belles parmi les 7107 îles des Philippines, extraordinaire perle de l'Orient, ce Périgord est cependant l'une des plus admirables et renommées de nos régions nationales. Par contre et toujours en ce temps, la région n'avait rien d'un paradis pour les chasseurs. Signalé certaines nuits par les furieux aboiements du chien, le passage de "la lièvre" était un événement. A notre gauche en direction de l'Ouest et au-delà de la délimitation, dans la proche Charente comme ailleurs en zone occupée et zone interdite, l'Occupant rayonne et ne perd aucune occasion de pavoiser. Notre Quatrième Division Cuirassée étant dissoute, et ce probablement à jamais, son matériel fut remisé. Je n'ai pas eu connaissance de l'endroit ni comment… et ce fut le moindre de mes soucis. Ecoeuré par le déroulement du conflit et son résultat, mes sentiments s'étaient progressivement transformés, et du militarisme j'en avais alors ras-le-bol. Notre pauvre France étant maintenant découpée en morceaux comme une vulgaire tarte à la crème : zone libre, occupée, interdite, en commençant par la première une lente démobilisation libéra les soldats pouvant de ce fait facilement rentrer chez eux. Au premier regroupement des autres, avec regret je dus suivre les anciens partenaires rejoignant un centre installé à Saint Crépin de Richemont. C'est ainsi qu'en ce 18 Juillet j'appris le drame de Mers El-Kebir survenu le 3. Etant sous les ordres de Vichy et faisant confiance au vieux Maréchal, le ralliement offert par les Alliés fut refusé. Avec 1300 marins, la flotte avait été entièrement écrasée… Décidément, cette France à deux têtes n'avait rien de bon. En observant de près la suite des événements, il faudra sans doute bientôt choisir… L'Angleterre semblait vraiment décidée à défendre sa liberté avec frénésie et sans faiblir… et le Maréchal épouser les conceptions d'Hitler. N'ayant aucune occupation dans ce nouveau village, j'en eus bientôt assez de bringuebaler dans les rues, de traîner dans les cafés ou de m'allonger dans la nature. Le plus souvent possible, en bicyclette je rejoignis la fermette du "Clos ". Enfin, le 16 Septembre j'eus la joie et le soulagement de recevoir d'un coup tout un paquet de lettres venant du village natal. Par l'astuce conventionnelle instituée entre-nous en 1939, ces lettres de ma mère cependant contrôlées au cours du trajet, me rassuraient sur sa santé, son moral et son travail, et me recommandaient surtout une prudente patience en terre libre. Je fus ainsi conforté dans mon intention d'attendre encore et toujours avec résignation. Attendre de plus amples renseignements transmis par courrier ou recueillis sur place, avant de braver l'indésirable Occupant plastronnant désormais dans la zone interdite comme en pays définitivement conquis. Par la plus récente des missives reçues, je savais que mon frère rentré chez lui, l'aîné des beaux-frères en mauvaise santé, et comme tant d'autres le second beau-frère prisonnier. Subjugués par femme, enfants ou situation, ce qui n'était pas mon cas, par conséquent impatients de rentrer au logis, lors de la libération des résidants en zone occupée, des soldats de la zone interdite se font démobiliser sur place, libres ensuite de tenter l'aventure malgré tout scabreuse. Des récits de fusillades en refroidissent cependant plus d'un. Pour ma part, en continuant d'espérer une démobilisation normale, je me laisse encore ballotter par les événements pour un temps. Ainsi effrité, notre groupement est dissous. A celui de Saint-Martial-De-Valettev où j'arrive le 22 Septembre, me voici promu Chef-Comptable. Etant encore dans le même état d'esprit, c'est-à-dire écoeuré du militarisme, en assurant le minimum de mes obligations j'en oublie parfois de saluer le Commandant… ou feins d'ignorer son entrée. Pour l'invraisemblable cas où ce vieillissant Commandant me lirait un jour, je m'en excuse humblement et le remercie encore de sa compréhension d'alors. Niché dans la verdoyante vallée caressant les pieds de la ville de Nontron, en d'autres temps ce lieu merveilleux aurait pu m'enchanter. J'y ai surtout bourré mon crâne de lectures aimablement prêtées par de gentilles personnes compatissantes, oubliant ainsi pour quelques instants les navrantes conséquences présentes découlant de notre défaite. Au passage, que la plus délicate de ces personnes me pardonne un certain trait d'humeur : de par les conditions de mon baptême, pour moi mon prénom a toujours été sacré. Au nouveau regroupement du 16 Octobre, je suis affecté au bureau du Major de Garnison de Nontron. Dans cette modeste ville, tout de même l'une des Sous-Préfectures de l'agréable Dordogne, je m'occupe du cantonnement. Pour les habitants aux revenus modérés disposant de chambres, cette ressource supplémentaire est la bienvenue. Lorsque j'en ai répertorié un éventail, même à l'improviste il m'est facile de loger les militaires selon grade et durée du séjour. Ce centre disposant de chevaux de selle de l'armée, je m'étais bien promis d'aller re-goûter au sport équestre ; à force de le remettre j'ai finalement raté le coche. Au terrain de sport situé vers le bas de la cité, je découvre par contre le rugby ; j'en suis déçu de voir les joueurs se malmener de la sorte. Nontron me réservait une petite surprise: celle d'y voir passer un jour le Boulonnais Groux, un ancien du 215ème. Devenu Brigadier, le gars était heureux de son sort. Je me demande encore dans quelle armée il a ensuite évolué.

TROISIEME PARTIE

CHAPITRE XIII

LE RETOUR AU BERCAIL

Au total, ayant désormais plus de quatre années d'un service bien involontaire, je n'étais pas malheureux avec ma solde mensuelle de Sous-Officier, et en appréciant mon entière liberté de manoeuvre pour mes fonctions, j'y serais volontiers resté… si je n'avais eu un regain de nostalgie pour la famille et le pays natal. Je décide donc d'en terminer pour de bon avec cette vie militaire. M'étant précédemment fait inscrire pour l'un des emplois offerts dans la région pour ceux ne pouvant rentrer chez eux, je dois cependant surseoir à ma demande de démobilisation. L'attribution d'une place de régisseur dans une école d'agriculture restait en effet en suspens ; place pour laquelle nous étions finalement restés deux postulants. Etant marié, mon collègue obtint normalement cette place de choix ; il fallut encore attendre la réponse de l'épouse acceptant de venir rejoindre son mari. Ma zone restant définitivement interdite, avec l'intention d'essayer ensuite de gagner la demeure de l'oncle Edouard en zone occupée, je fais alors ma demande et suis démobilisé sur place le Seize Décembre. C'est ainsi qu'au terme d'un voyage sans histoire, me voici débarqué en gare parisienne quelques jours plus tard. La vue des uniformes nazis semblant m'attendre sur le quai me fait pâlir, et à l'exemple de quelques autres dans mon cas, je suis contraint de suivre le Service allemand de Sécurité. Anxieux, devant un chef largement galonné et décoré, malgré qu'il soit assis à son bureau : arborant une volumineuse casquette à étage pour impressionner, me voilà à deux doigts d'être refoulé. Après bien des questions et atermoiements, le même nom familial de l'oncle me permet de poursuivre mon chemin vers la Somme. Certes, j'avais eu chaud, mais devant ces Occupants tirés à quatre épingles, je suis surtout vexé de m'exhiber dans ce piteux costume "Pétain" taillé à la serpe dans du tissu militaire teinté en bleu-marine. Après un séjour aussi prolongé en Périgord, l'on ne quitte pas une région où l'on a été accueilli avec tant de chaleur, sans éprouver un petit tiraillement du côté du coeur. Je ne peux cependant oublier encore cette exclamation entendue un jour de la part de l'un de ses citoyens âgé, dont le patriotisme "national" semblait douteux : - Quelle calamité d'être toujours en guerre à cause de cette région du Nord ! Et bien… si les Allemands en veulent vraiment, qu'on leur en donne… et qu'ils nous foutent la paix ! Après tous ces événements, quelle joie et quel soulagement de se retrouver en famille chez l'oncle Edouard et la tante Henriette ! La grosse surprise est d'y entendre bientôt l'oncle Edouard déclarer posément : - Dans une dizaine de jours je te reconduirai certainement chez toi ! Etant Maire de Vauvillers, en glissant ma carte d'identité parmi les papiers à faire signer aux autorités allemandes, à l'exemple des autres cultivateurs de la région j'obtiendrai alors une autorisation de franchir la limite des zones. Ces fermiers étant astreints de livrer leurs céréales au silo situé sur l'autre rive de la Somme, cet Ausweiss leur était facilement attribué pour passer au pont de Froissy. Avec le mien, par la suite je pourrai à mon aise circuler d'une zone à l'autre sans être inquiété. Dans sa vieille Ford, le 29 Décembre l'oncle me reconduit en effet à Incourt. Comme au retour d'un long voyage, en approchant le plaisir est grand de me reconnaître en traversant les villages voisins. Puis malgré soi le coeur se serre dans le chemin creux débouchant en face de la grande mare communale. Sur la droite, la minuscule Mairie cache toujours sa vétusté derrière les tilleuls, et les murs en briques de l'école unique sont toujours aussi grisâtres. A gauche voici le cimetière où je tiens à descendre… Rien n'y a rien changé à la tombe familiale… Sur la croix de bois, le coeur émaillé, bordé de tricolore porte toujours ses petits drapeaux croisés au-dessus du nom paternel… Après tout, depuis ma dernière permission, le temps n'est si long !… à peine une année !… Avec l'intensité des aventures vécues depuis, je m'étais sottement figuré… Prévenue, ma mère m'attend devant la maison. Certes, avec les soucis et le labeur constant, ses cheveux ont grisaillé, mais c'est toujours la même silhouette rigide plantée au milieu du chemin ; une mère dominant ses sentiments afin d'éviter une exubérance exclue de son genre. Après tant d'émouvants périples, comment décrire de telles retrouvailles ?… Les larmes noyant nos yeux et muets d'émotivité,… nous nous serrons à pleins bras ! Nous aurions volontiers goûté à la tranquillité de l'isolement, nous avions tant de choses à dire, à demander… Toutes ces présences d'amis, de voisins, puis de parents, obligent à suivre là aussi le cours des événements consistant cette fois à d'interminables palabres. Parmi les nouvelles les plus importantes : rentré après l'armistice, le frère ne fut jamais inquiété ; le mari de la soeur aînée est maintenant gravement malade, et noyé dans la masse, le mari de l'autre soeur est toujours prisonnier. Quelques décès sont également à déplorer au village natal, et se connaissant tous… Visité le lendemain à Éclimeux, le beau-frère visiblement épuisé m'accueille en prononçant dans un souffle de sa respiration devenue difficile : - Ton fusil est sauvé… Suivant une précédente annotation, alors gamin en essayant ce fusil neuf au milieu du pré, pour le tenir avec une insuffisante fermeté j'en avais reçu une claque sur la joue. Pour me consoler, Benoit m'avait alors dit : - Ce n'est rien, va ! Pour la peine, après moi ce fusil sera pour toi ! … Et ma réponse de gosse avait fusé : - Dans ce cas, surtout ne te gêne pas… meurs tout de suite ! Depuis, chaque rappel de cette réplique avait fait rire. Ces quelques mots prononcés là, glacent, puis font monter les larmes aux yeux. Ma soeur Berthe m'explique ensuite qu'ayant bravé l'ordre de l'Occupant partout diffusé dès son arrivée, obligeant à déposer toutes les armes en Mairie, son époux avait enterré son fusil de chasse dans le sol de son atelier. Le dépôt d'armes de la Mairie ayant été visité, peu d'espoir subsistait aux propriétaires de récupérer un jour leurs armes diverses. Bien qu'étant abondamment graissé, emballé dans des chiffons et logé dans une caisse, à la sortie de sa cache après la Libération, le canon de ce fusil sera intérieurement piqué et la crosse de noyer devenue fragile. Lorsque la chasse sera de nouveau permise après l'armistice de 1945, tel quel, ce fusil fera cependant mon bonheur. A son retour au village en 40, mon frère avait essayé de récupérer le sien, un fusil de chasse presque neuf déposé à la Mairie d'Incourt par sa femme. Le local ayant également été visité clandestinement, sa consolation fut d'emporter le vieux fusil à broches de l'ancien cousin Nestor. Déposé par ma mère dans le vétuste placard communal, mon revolver s'était lui aussi volatilisé. Les regrets en sont moindres, puisque ce n'était qu'un simple revolver à barillet, ayant surtout servi à ma mère pour impressionner les rôdeurs pendant mes absences provoquées par les obligations militaires. A Saint-Pol-Sur-Ternoise, ma soeur Jenny est heureuse de mon retour. Ma visite est un plaisir, et de la maison maternelle mon apport d'un supplément de ravitaillement précieux, lui permettra surtout de mieux garnir les prochains colis de "son" prisonnier. Me concernant, cette fabuleuse année 40 s'achève ainsi en famille. Une année marquant à jamais l'Histoire de notre Pays et du Monde. Depuis longtemps, un slogan fleurissait souvent sur les lèvres désabusées ou sans-gêne : - Je m'en fiche comme de l'An 40 ! … Elle nous avait bien eu cette année 40 ! L'intrépide Maréchal Goering ayant en partie échoué dans la destruction des forces anglaises lors du réembarquement précipité de Dunkerque, et le super-Généralissime ayant remis à plus tard son débarquement dans les îles, les Anglais en avaient profité pour organiser leur défense côtière peu brillante. Malgré les meurtriers et dévastateurs pilonnages par son aviation, le dictateur avait ensuite échoué dans ses diverses tentatives de prendre pied sur le sol de la vieille Albion. La plus sérieuse avait sans doute été celle où dans une multitude de barquettes silencieuses, la conquête de l'île avait failli réussir. Au tout dernier moment les Tommys eurent l'idée de répandre du mazout à la mer et de l'enflammer. Ramenés par les flots sur nos côtes de la Manche, des camions en avaient charrié de ces cadavres brûlés, vidés des intestins (!) et sur la Nationale 39 perdu quelques-uns en chemin ! De toute évidence, le printemps 41 risquait fort d'être chaud pour l'Angleterre ! Profitant de cette prolongation pour mettre les bouchées doubles et aidée de l'extérieur, la Grande-Bretagne toute entière s'était mobilisée pour améliorer sa défense ; cependant impuissante à éviter d'être continuellement soumise aux explosifs de toutes natures envoyés par les Germains depuis notre sol voisin. L'Histoire ne l'a encore jamais cité, d'après les fermiers du Montreuillois, plus tard il y aura aussi la préparation d'une tentative d'invasion de l'Angleterre grâce à une armada de chevaux à la nage. Les cartes allemandes étant truquées, la virgule sur la largeur de la mer ayant été avancée d'un cran pour donner du courage aux soldats, la préparation de cet amusant épisode inonda la région côtière de ces chevaux régulièrement entraînés à nager, et de plus en plus longuement. Un entraînement trop poussé en haute mer provoquant un jour une noyade collective, en sonna le glas. Concernant ces cartes d'Etat-Major, c'est-à-dire les cartes militaires, au cours de la campagne de Mai-Juin 40 nos ennemis en avaient couvrant entièrement notre territoire. Par contre, nos Officiers en furent vite dépourvus lors du recul. Les Allemands s'évertuant à brouiller les ondes dans l'intention de rendre inaudibles les informations venant de Londres, l'écoute de ces informations périodiquement données par la B.B.C. étaient par instant bien difficiles… et le risque certain étant donné l'interdiction formelle. De toute évidence il en ressortait que l'Angleterre avait derrière elle son puissant cousin américain, et comptait beaucoup sur lui pour la suite du conflit. Sa défense côtière maintenant organisée, et celle de son ciel se renforçant à un rythme accéléré pour faire face aux innombrables continuant régulièrement de dévaster son territoire, l'Angleterre respirait beaucoup mieux. L'appel du Général De Gaulle continuait lui aussi à répercuter ses échos avec efficacité. En vue des futurs combats libérateurs, diverses unités militaires internationales étaient également en préparation de l'autre côté du channel. Les informations venant de ce côté avaient finalement insufflé un vent porteur d'espoirs futuristes dont avaient bénéficié bon nombre d'esprits. Et parmi ces esprits restés dans le doute, le mien en reçoit d'un coup sa part, et en est ainsi régénéré pour de bon. Avec le décès du beau-frère le 3 Janvier, l'année 41 commença plutôt mal pour la famille. Gazé vers la fin de la Grande Guerre, le mari de ma soeur aînée en souffrait depuis longtemps. Sa fin prévisible mettait un terme à son lent et pénible déclin. Favorablement surpris de la tranquillité régnant dans notre région rurale, et rassuré de n'apercevoir que par hasard quelques habits verts, je commençais à regretter mon retour tardif. C'est alors qu'en me prenant à part, ma mère me confie une bien regrettable mais impérieuse obligation de son service de Secrétaire de Mairie, c'est-à-dire de m'inscrire comme tout autre sur la liste des personnes rentrées ou arrivées au village au cours de la semaine écoulée. N'ayant décidément aucune confiance envers l'indésirable Occupant, et en conséquence particulièrement répulsif à l'idée de figurer sur une quelconque liste de ce genre à la Kommandantur d'Arras, avec l'assentiment maternel, sur mon vieux cycle De Dion-Bouton je reprends le chemin de la Somme. Etant depuis toujours abonnée au journal "Le Télégramme" de Boulogne-Sur-Mer, ma mère avait constaté l'évolution du Directeur de ce quotidien, devenu un vrai collaborateur. Quelques années plus tard, dans la Somme où nous serons alors, nous ne serons pas surpris de son assassinat par la Résistance du secteur. Sous le moindre prétexte, prises d'otages, arrestations, déportations et fusillades, faisaient partie de l'impitoyable doctrine de l'Occupant bloquant le littoral et ses abords dans une sévère délimitation hautement surveillée. Placé en avant-poste entre les deux blocs, successivement : port d'évacuation, de départ d'invasion ou d'un éventuel débarquement, Boulogne et son environnement seront continuellement martyrisés de l'invasion à la Libération. Les victimes en seront ainsi nombreuses. Dès l'invasion, l'Alsace et la Lorraine avaient été réintégrées dans l'Allemagne. Selon de discrets témoignages de fins observateurs, il était maintenant évident qu'en prévision de son futur rattachement à la Belgique pour en constituer un Etat tampon placé sous la haute autorité de l'Allemagne, l'administration civile de la région du Nord (délimitée par la frontière Sud de la zone interdite), était déjà sous l'entière responsabilité du Gouverneur de Bruxelles. Tout en restant évasif sur la question, en réalité le Gouvernement de Vichy en avait déjà emboîté le pas sans protester. S'il était rassurant de posséder un Ausweiss pour franchir cette frontière des zones au pont de Froissy, encore fallait-il s'y rendre. Avec ma valise sur le porte-bagages du vélo, ce long trajet me semblait plutôt scabreux, notamment pour traverser les villes peuplées de "frisés". A mon étonnement, le voyage se déroula sans aucun ennui ni contrôle. Mon rapide retour à Vauvillers est naturellement une nouvelle surprise pour l'oncle et la tante, et sa raison parfaitement compréhensive. Quelques jours de jardinage, puis le cousin ayant besoin d'un domestique à sa ferme de Méharicourt, dans la satisfaction de tous me voici devenu charretier. En travaillant cette terre franche du Santerre avec mon équipage, j'admire la force calme et silencieuse de ces puissants chevaux trait du Nord formant l'essentiel du cheptel chevalin de la région. Dans la main je retrouve ainsi un cordeau de conduite semblable à celui tenu tout gamin à la ferme faisant face à la demeure familiale. Au cours de ce stage imprévu, les travaux champêtres du printemps se déroulent sous la dominance d'un interminable vent de "bise" froid et déprimant, soufflant à son aise dans cette vaste plaine. A l'exemple du cousin, d'autres familles étaient venues du Pas-De-Calais et du Nord pour exploiter des fermes dans le secteur. En faisant leur connaissance et celle de la jeunesse, c'est ainsi qu'il m'arrive de rencontrer une certaine demoiselle aux cheveux d'un blond platiné assez rare, qui deviendra ma femme en Juillet 1944. Notre armistice consommé, en prenant nos soldats à revers, les troupes allemandes étaient même venues aider les Italiens. Impatient de redorer son blason, en Mai 41 Mussolini occupe l'Albanie, puis avec l'aide des Allemands, le 5 Avril il se lance à la conquête de la Grèce et de la Yougoslavie. Ne voulant être en reste, le 22 Juin 41 Hitler envoie la masse de ses formidables armées à l'assaut de l'inquiétante Russie. En répercussion de cette intense activité allemande désormais déployée à l'Est, dans son ensemble la situation en devient plus calme en zone interdite. De ma mère, vers la fin de Juillet j'en reçois le feu vert pour un retour définitif au village.

CHAPITRE XIV

L'ESPOIR RETROUVÉ

Malgré les énormes moyens déployés par Hitler pour débarquer en Angleterre, ses échecs successifs avaient calmé ses ferventes intentions d'hégémonie vers les îles. Comprenant qu'il lui était désormais difficile d'y prendre pied, et s'en faisant une raison pour le moment, le chef nazi s'était en effet tourné vers l'Est. Par d'impressionnants bombardements de toutes natures, cette proche Angleterre en viendra bien un jour à se fatiguer d'être continuellement écrasée sous les explosifs… dut-il penser, et peut-être acceptera-t-elle alors de signer une paix séparée ? A vrai dire, malgré son alliance officielle avec Staline, la présence des nombreuses forces rouges massées à sa frontière inquiétait Hitler… Un doute s'était infiltré dans son esprit. En réalité, qu'en était-il de la confiance réciproque des deux dictateurs ? L'un et l'autre ne reculeraient devant aucune lâcheté… et ils se connaissaient. N'avaient-ils pas tous deux employé les mêmes moyens sanguinaires pour imposer leur dictature par la force ! Staline surtout (ayant peut-être bien servi d'exemple à Hitler), avait construit son pouvoir personnel en écrasant les dirigeants de la démocratie communiste issue de la Révolution. Sans trop peiner, Staline avait raflé une bonne part du gâteau polonais… et pour un Hitler convoitant l'Ukraine depuis longtemps… (intention notée dans son livre). Avec son matériel démodé exhibé dans les défilés, la Russie ne semblait d'ailleurs tellement redoutable. Contre toute attente, les armées rouges avaient également longuement piétiné avant de s'imposer face à la modeste Finlande. En attaquant le premier, le Généralissime allemand était persuadé d'un prompte et total succès. En choisissant le 22 Juin pour envahir l'immense Russie, Hitler avait-il voulu commémorer à sa façon l'anniversaire des premiers pourparlers d'un armistice avec le Maréchal Pétain ? Par son fracassant début de campagne, le Führer nous avait fait frémir! … Allait-il rééditer ses précédents exploits, notamment face à la Pologne, puis à nos dépens ? Sur une large profondeur de sécurité longeant nos côtes de la Manche, les Occupants contrôlaient la situation avec une impitoyable fermeté. Par contre, mis à part le gênant couvre-feu de 21 heures, cette Occupation était relaxée dans notre secteur voisin. Compte tenu de ce fait et devant l'absence totale de distractions pour la population, ayant ici aussi tendance à oublier la continuité des tragiques hostilités en de nombreux "ailleurs", dans toute la région il y eut un engouement délirant pour le football. Quoique peu importante notre commune n'échappa pas à cette fièvre rapidement généralisée. Fallait voir l'enthousiasme des jeunes joueurs ! celui plus modéré des anciens prodigues de conseils ! et celui des spectateurs de tous âges clamant leurs encouragements ! Avec l'appoint de quelques anciens joueurs du Stade Béthunois parcourant des km en bicyclette pour nous rejoindre, et bénéficier ainsi d'un précieux supplément de ravitaillement, l'équipe s'imposa d'entrée. Conséquences heureuses : les participants des alentours vinrent grossir nos rangs, et les spectateurs renforcer les menues finances de la "J S Incourtoise". Afin d'assurer chaque Dimanche des matchs pour finalement les trois équipes locales mises sur pied, ce que je dus me démener ! Pendant que sous le commandement de Rommel, leur "Afrikacorps" continuait de foncer à la conquête de l'Afrique, dans leur foudroyante compagne en Russie, les armées allemandes étaient aux portes de Moscou. Etalés sur un large front, les soldats d'Hitler étaient aussi devant Stalingrad où ils allaient piétiner sans pouvoir l'investir entièrement. Fier de ses précédents succès : sur la Chine en 1894-95, sur la Russie en 1904-05, puis de nouveau contre la Chine en 1937, le Japon surpeuplé désirait lui aussi une expansion territoriale. Lâchant ses alliés de la première guerre mondiale, le Japon rejoignit cette fois l'axe patronné par Hitler. Dans mon adolescence, ne causait-on pas du futur péril jaune ! D'une préparation raffinée, la virulente attaque aérienne des Japonais du 7-12-41 broya d'un coup la très importante flotte américaine stationnée à Pearl Harbor. Quatre jours plus tard l'Amérique entre à son tour en guerre contre les forces de l'axe, se rangeant ainsi officiellement aux côtés de l'Angleterre et de nos troupes coloniales restées libres. Avec le considérable appoint en moyens, matériels divers et combattants dont disposaient les États-Unis, l'atmosphère en devient nettement plus serein à l'intérieur de notre pauvre France à genoux. Désormais généralisé, le conflit serait sûrement encore long et tragique; ce fait majeur était cependant l'assurance du futur renouveau de notre pays. … Le moral en est complètement régénéré ! Les rigueurs de l'hiver russe enfin dissipées, les armées germaniques reprennent leurs brillantes offensives en divers points du vaste front. Les Russes dégagent pourtant leur capitale et lancent des contre-attaques. De tous côtés victorieux, en cette année faste de 1942 c'est l'apogée pour l'ensemble de l'axe. Occupant les points stratégiques des côtes de notre Indochine depuis le 15 Septembre 40, cette année 42 est excessivement favorable aux Japonais qui volent de succès en succès en sautant d'une île à l'autre. Malgré ses terribles coups de boutoir toujours renouvelés, Hitler n'aura cependant jamais l'éphémère gloire d'entrer pour quelques jours dans Moscou, comme Napoléon 1er l'avait fait en son temps. … Euphorisé par ses retentissants succès, et toujours entraîné par ses ambitions démesurées, l'aspirant Empereur du "Monde" s'était cette fois brûlé les ailes… L'hiver suivant sera plus favorable aux Alliés. Les Américains ont pris pied en Afrique en compagnie des Anglais, et à Midway, remporté un premier succès naval contre les Japonais. En Russie, les armées de Staline vont bientôt dégager Stalingrad, puis encercler l'armée de Von Paulus dans un mouvement de reconquête. Cet hiver-là était encore prodigue de son froid, lorsque de bon matin le passage en rase-mottes d'un avion anglais (à double queue) au-dessus de la maison, me cause l'une de ces brèves et joyeuses émotions qui fait jeter un cri, et que jamais l'on oublie… De voir des Officiers allemands battre la plaine pour s'adonner au plaisir de la chasse, faisaient chaque fois enrager mon impétueux frère. L'ancien fusil à broches du défunt cousin Nestor en sortit un jour de sa cachette, et nous servit à tous deux pour une expédition de chasse. Une prudente sortie que nous allons périodiquement renouveler en choisissant de préférence un temps pluvieux. Nous évitons ainsi les présences de travailleurs aux champs, et surtout celles de chasseurs allemands. Pour être dangereuses en terre occupée, ces petites rafles de lièvres laissent ensuite le sentiment intérieur d'un discret satisfecit. Pour ces scabreuses distractions, le plus difficile était de se procurer des munitions pour ce genre de fusil démodé. Survenu lors du dernier match du championnat de la saison 41-42, un regrettable incident réciproque nous fait perdre sur le tapis vert, la belle coupe Dalle et Lepers, en jeu de la première place. En consolation nous obtenons de retentissants succès dans les tournois de six fleurissant partout au cours de l'été. Sur l'étagère spéciale installée au siège, les coupes s'alignent. Incontestablement, Vladas était notre vedette ; selon les experts : digne de figurer en équipe nationale. Lituanien, en 1939 Vladas avait fui son pays pour échapper à l'emprise de l'Occupation russe. Réfugié en Belgique où il joua au Daring de Bruxelles, Vladas s'était replié dans notre région en Mai 40. La Lituanie ayant été annexée par la Russie en 1940 pour s'en faire une province de plus, après la Libération cet homme supérieur au nom francisé partit vers l'Angleterre. Les dires situèrent alors Vladas dans la Résistance au service des Alliés. Le dernier Dimanche de Septembre 42, nous gambadions allègrement sur le terrain local lorsque l'oncle Edouard vient m'y retrouver. Faisant suite à mes périodiques visites et toujours à bicyclette, l'oncle avait signé pour moi la reprise d'une exploitation agricole dans sa bonne région du Santerre, et il était venu me chercher pour une ultime visite de présentation. Suivant les conseils de mon "expert agricole", rasé de la veille pour paraître plus rude, je me présente en simple pantalon marron et maillot à col roulé. Ce tricot étant d'ailleurs le mien de gardien de but, avec la petite insigne de Capitaine et l'écusson du club au reflet jaunâtre. En me faisant amicalement remarquer qu'avec cet écusson je ressemblais à un Juif portant par obligation une étoile jaune, et ce depuis Juin 41, l'un des propriétaires des terres de la ferme me fait pâlir… et découdre l'écusson aussi vite. Sans soulever de protestation de la part du Maréchal Pétain, Chef Suprême de l'Etat Français (vaguement soupçonné d'avoir conclu des accords secrets avec Hitler lors de leur entrevue de Montoire le 24-10-40), avec femme et enfants, ces Juifs porteurs d'étoile jaune venaient précisément d'être traqués dans toute la France, et par milliers emmenés vers les camps de concentration allemands. Il est vrai qu'autour du Maréchal rayonne un Laval empressé de suivre les intentions des nazis ; un Darnand chef des Waffen S.S. français ; et un brillant orateur favorable à l'axe, du nom de Henriot. Ce Gouvernement n'avait-il pas patronné la condamnation à mort du Général De Gaulle, prononcée officiellement par le tribunal de Vichy le 2 Août 1941 ! En meublant ma vie jusque saturation, mes activités professionnelles et la transplantation allaient étouffer mes ébats sportifs… En emportant ici aussi mes souvenirs : bons, sublimes ou désagréables, malgré les années allant inexorablement s'accumuler, fervent sportif je resterai. Pour le club d'un village de 127 habitants, la brillante marche de trois équipes pendant toute une saison doit constituer un record. Autre record, cette fois désolant (écoeurant pour moi) : trois mois après mon départ pour la Somme… il n'en restera absolument rien. En imprégnant de leur sang la terre de cette vaste plaine, les nombreux guerriers de jadis avaient finalement baptisé la région de ce nom de : Santerre ; depuis, ce nom a survécu aux siècles écoulés. Lors de la Grande Guerre, le front s'étant longuement stabilisé dans cette région, les villages furent entièrement dévastés. Reconstruits en briques, tous ces villages avaient de ce fait un plaisant aspect. Damery et Hattencourt, de part et d'autres voisins de Fresnoy Les Roye où se situait la ferme en question, sont connus de beaucoup d'anciens poilus de 14-18. La terre étant d'excellente qualité et les bâtiments en parfait état, la ferme avait une réelle attirance. La reprise de l'ensemble est ainsi confirmée sans tergiverser. Une rapide et combien mouvementée liquidation d'un tas d'affaires, et laissant la maison familiale au frère, avec la collaboration de mon admirable mère plaquant tout pour m'accompagner, me voici donc devenu cultivateur pour de bon. En toute conscience, jamais je n'aurais osé solliciter un tel sacrifice de la part de ma mère. En me comblant et rassurant, son dévouement me stupéfie. Ayant sans réserve favorisé frère et soeurs dans l'obtention d'une situation valable, maman tenait à le faire également pour moi, et devant ma condition de célibataire, jugea avec bonheur qu'il était indispensable de m'accompagner pour un temps. Ses qualités physiques et morales étaient multiples à ma mère, et son esprit clairvoyant n'était pas en reste. Jamais je n'ai oublié ce jour d'adolescence, où désolé de la petite crasse d'un copain, je ne savais comment m'en consoler. Posément, pesant bien ses mots, ma mère me donna alors ce conseil : - Rien ne sert de maudire ou d'en être affligé, il faut continuellement rester calme, prendre les gens comme ils sont, l'argent pour ce qu'il vaut et le temps comme il vient ! Par la suite, de la part de ma mère il y aura aussi une réflexion que chacun de nous peut méditer sur le chemin de sa vie : - Tu verras combien il est difficile de toujours garder un juste milieu en toutes choses… L'effectif maintenant réduit des gardiens à la limite de la zone interdite étant relaxe ou présentement occupé par ailleurs, aucun ennui au passage du pont de Froissy pour notre majestueux camion de déménagement. Connaissant parfaitement la famille résidant dans la Somme, au cours du trajet le chauffeur du poids lourd me détaille la chance du cousin Daniel de Villers Bretonneux : au dernier printemps, visité par la Gestapo au passage de la zone interdite du Pont de Corbie, son chariot de caisses de bière n'abritait ce jour-là aucun passager clandestin. Sa soeur, la cousine Moïsette avait également eu "chaud". Trafiquant des cartes d'identité à la Mairie de Villers Bretonneux où elle était employée, afin de fournir un état-civil officiel aux Résistants oeuvrant dans la clandestinité, Moïsette avait été arrêtée, puis relâchée par la suite faute de preuve. La mère ayant avec sang-froid prestement mis au feu des papiers compromettants. Survenu vers la fin de cette année 42, le décès de la cousine Moïsette âgée de vingt ans, en fut-il une dramatique conséquence indirecte ? Dix jours après la visite de l'oncle au pays natal, nous étions installés à Fresnoy Les Roye. Au terme d'une telle journée mouvementée, l'agitation mentale m'empêchant de m'endormir dans cette nouvelle demeure, je songeais longuement à cette faste et prenante période sportive vécue. Vinrent ensuite les regrets de m'être ainsi diverti pendant que par ailleurs tant de valeureux combattants de tous bords luttaient dans l'ombre contre l'impitoyable envahisseur transformé en tenace Occupant. Les confidences du chauffeur m'avaient également éclairé concernant ces Résistants mettant constamment leur vie en jeu pour l'avenir de nous tous. Un avenir de citoyens libres conditionné par l'indépendance totale de la patrie. Mis à part quelques rares familles dont celles du Maire, l'accueil est assez froid envers ces premiers "étrangers" que nous étions, venant s'implanter au village. L'abondance du travail nous fit surpasser la regrettable ambiance. Par la suite nous allions facilement trouver de bons amis parmi les Picards, et surtout parmi d'autres déracinés déjà ou venant nombreux s'installer dans cette bonne région culturale, où la descendance plutôt clairsemée des agriculteurs laissait la porte ouverte aux reprises de fermes. Dans ce petit village paisible, et comme au pays natal à l'écart d'une présence militaire constante, étant continuellement débordé par la besogne quotidienne de la profession et privé d'informations par la défaillance de notre radio, c'est avec un décalage de plusieurs jours que j'ai la tristesse d'apprendre l'Occupation totale de notre pays par les troupes allemandes. Cette fois encore, foulant au pied promesses et signatures, le dictateur avait envahi la France encore libre le 11 Novembre 42, et s'il avait choisi cette date cela n'avait sûrement pas été par hasard. Selon son principe, la brusquerie de ce coup d'éclat avait des buts précis : dans cette région comme ailleurs, de pouvoir ainsi puiser à son aise parmi les ressources ; couper définitivement la liaison des sympathisants avec l'Afrique ; et devançant toute réaction, du moins l'espérait-il, surtout de rafler au passage notre énorme flotte stationnée en rade de Toulon. Attendant en vain des ordres du Maréchal, et étant par ailleurs dans le même état d'esprit que le chef de la flottille de Mers El-Kebir, c'est-à-dire peu enclin à rejoindre les forces alliées, le Commandant de cette impressionnante force maritime préféra donner l'ordre d'un sabordement général. Réfutant l'interdit, deux sous-marins sortent cependant de la rade avant qu'elle ne soit bloquée par les Allemands. L'un se saborde pourtant devant le port ; l'autre rejoint bravement l'Afrique pour reprendre le combat aux côtés des Alliés. Avec les ports italiens, Hitler avait désormais un large accès à cette Afrique également convoitée, et déjà profondément investie. En reconnaissance de son aide efficace lors de la guerre civile d'Espagne, le chef nazi demande à Franco d'occuper Gibraltar. Sans doute plus clairvoyant que notre Maréchal sur la suite du conflit mondial, le Caudillo refuse de se mouiller. Par la suite, le dictateur espagnol interdira même le passage des troupes allemandes sur son territoire ; à retardement ; Hitler désirait occuper cette presqu'île, précieux point névralgique pour la continuité des combats en Afrique. Après la faute d'avoir raté l'invasion de l'Angleterre dès la chute de Dunkerque, de ne pas conquérir Gibraltar par la force, des techniciens compétents souligneront plus tard que ce fut là la seconde bévue du Généralissime de la Grande Allemagne. Concernant le désastre de notre flotte à Toulon, l'absence d'un ordre supérieur, fut-il discret, étonna et déçut fortement un bon nombre de citoyens encore persuadés que le vieux mais glorieux Maréchal servait de bouclier, pour tout au moins modérer les inévitables exigences du dictateur nazi. La perte de cette flotte était d'autant plus regrettable, que sa formidable puissance maritime absolument intacte aurait été si utile aux Alliés. … Des Alliés poursuivant opiniâtrement la lutte contre les forces de l'axe, afin de reconquérir par la force la liberté des nombreux pays (dont le nôtre) progressivement tombés sous le joug de l'impériale domination hitlérienne. Selon certains amis possédant une radio… et prenant le risque de braver l'interdit, le brouillage intensif des ondes par les Allemands ne pouvait malgré tout empêcher la B.B.C. de Londres de diffuser ses informations : notre Général continuait d'y raviver régulièrement le patriotisme national ; destinés aux Résistants, les messages personnels s'intensifiaient, prouvant l'extension de l'organisation subversive contre l'Occupant ; et en Afrique comme à l'Est, les armées de l'axe devaient parfois soutenir de sérieuses contre-attaques. Parfois accompagné de la tante Henriette, de temps à autre l'oncle Edouard est heureux de nous rendre visite, et de l'accueillir est toujours un plaisir pour nous. Pour l'utile et l'agréable, cet oncle nous fait également bénéficier de ses nombreuses et bien sympathiques relations, en commençant par Roger Canlers. Venant du Nord, c'est également en célibataire que Roger reprit une importante exploitation agricole à Rouvroy en Santerre en 1940. Marié l'année suivante, le joyeux vivant en sera élu Maire aux élections de 1945. Nos amicales rencontres mettent de la gaieté dans notre vie laborieuse, et les conseils reçus sont toujours les bienvenus. Face à la pénurie, non seulement alimentaire mais aussi concernant les besoins les plus divers, le marché noir allait inévitablement prendre de l'extension. A l'occasion crânement bernés par des trafiquants, les Occupants avaient de brutales réactions, et plus d'un de ceux-ci se retrouva parmi les Résistants déportés. Envers les gros commerçants de ce genre ou collaborateurs, dans les campagnes la Résistance avait aussi de vives réactions ; parfois même de tragiques interventions, telle celle envers le Directeur du "Télégramme" de Boulogne, froidement abattu. Avant ces dramatiques interventions, une mise en garde allait bientôt faire sensation : l'envoi par la Poste d'un petit colis contenant un cercueil miniature… L'effroi du récipiendaire devait certainement se prolonger dans la crainte… et la mise en place de sécurités, le tout enveloppé d'un mutisme parfait. Tardivement divulgués par les envoyeurs, ces mini-cercueils serviront ensuite de macabres rigolades entre copains locaux bénéficiant de la complicité du facteur. En apprenant ces faits dans l'été de 1945, nous saurons que de cette traumatisante plaisanterie, notre Roger en avait fait une jaunisse.

CHAPITRE XV

LE GRAND DÉBARQUEMENT

Ayant réfuté l'armistice de 40, nos troupes coloniales et autres y guerroyaient ferme dans cette Afrique, face à l'Afrikacorps du Maréchal Rommel lancé à la conquête du Nord de ce continent. Dans leur héroïque Résistance, en cette année 42 nos forces libres s'y couvrent de gloire, notamment à Bir-Hakeim sous le commandement du Général Koenig. Aidés ensuite par les Alliés, ces vaillants soldats continueront de se battre jusque la libération du continent africain au printemps 43. Le nom du Général Leclerc, alias Philippe De Hauteclocque, présent en Afrique de 40 à 43, entre alors dans la glorieuse histoire de notre pays. Sous l'égide des États-Unis et de l'Angleterre, par des interventions diverses, les forces internationales allaient alors précipiter les événements. En cette année 43, cette fois absolument faste pour les Alliés, outre la libération totale de l'Afrique, c'est tout d'abord la délivrance des Siciliens où la Résistance y joue un rôle important. Puis c'est aussitôt les brillants débuts d'une campagne d'Italie qui sera "chaude" et encore longue. Commandant le Corps Expéditionnaire Français, dans ce relief particulièrement montagneux, le Général Juin allait prouver ses hautes compétences : les Généraux Béthouart et de Monsabert sont là aussi. Entre-temps (du 10 au 25 Juillet) aidés de la Résistance, les soldats du Général Giraud libèrent rapidement toute la Corse. Mussolini ayant démissionné le 27 Juillet devant sa débâcle militaire (chacun son tour) le Maréchal Badoglio devient le Chef du Gouvernement italien, et retournant l'alliance, déclarera la guerre à l'Allemagne le 13-12-43. Grâce à la prolifération de leur artillerie et à leurs puissants chars, les armées russes continuent d'infliger de lourdes pertes aux forces de l'axe essentiellement germaniques. A l'occasion écoutées en catimini chez des amis, à moins qu'elles ne soient transmises ensuite de vive voix, combien ces informations diffusées par la B.B.C. sont réconfortantes ! En nous rappelant à la réalité, ces informations situent également l'ampleur de l'extension territoriale du bloc de l'axe. Sous les directives d'Hitler, les chefs nazis avaient progressivement englué de force quantité de soldats et travailleurs de toutes nationalités dans leurs armées et services. En espérant tenir jusqu'au bout malgré les privations, et passer au travers des bombes maintenant régulièrement déversées sur l'Allemagne par l'aviation des Alliés, prisonniers et déportés doivent également oeuvrer pour le dictateur. En voyant ces énormes avions bombarder sans pitié "sa Grande Allemagne", Hitler devait rager. En frémissant pour sa gloire tremblant désormais sur ses bases, le dictateur espérait-il encore vaincre Staline ? Parmi les souvenirs plus ou moins sordides de son aventure commençant sûrement à troubler l'esprit de l'ancien Caporal autrichien, subsistait-il quelques bribes de son laborieux début de politicien ? Les succès interalliés avaient, alors émoustillé les nôtres d'esprits, emportant vers les sommets l'imagination d'une proche libération. La fin de l'année puis le printemps suivant sont ainsi longs à vivre pendant la vaine attente des libérateurs. Aux incessantes vagues de bombardiers allemands désormais sérieusement accrochés par une chasse anglaise de plus en plus efficace, les canons à longue portée installés sur la côte aux environs du cap gris-nez ont pris le relais, et avec un bonheur mitigé, les V1 suivent. Alors que pour nous fervents gaullistes, cette année 43 comblait nos voeux sur le fond des problèmes essentiels, de mystérieux doutes planaient désormais sur les esprits des pétainistes croyant encore que le Maréchal jouait le double jeu. Sans prendre de chemin détourné pour en adoucir les responsabilités, le vieux Maréchal Pétain était pourtant bien le Chef Suprême de l'Etat Français, lorsque le 30-1-43 est créée la Milice de Sécurité chargée de l'ordre, en réalité destinée à aider la Gestapo allemande dans sa cynique besogne envers nos propres concitoyens. Il en est de même le 11-2-43 lors de la mise sur pied du Travail Obligatoire en pays germanique, bientôt suivi de la levée de volontaires devant en principe remplacer des prisonniers; mais de ceux-ci bien peu revinrent chez eux. Ce fut peut-être avec fierté et patriotisme que Pétain avait pris en main la désastreuse situation de notre pays, alors laissée dans le marasme par une équipe gouvernementale éperdue, mais depuis lors, déceptions et points d'interrogation se succédaient. Par un ordre, le Maréchal aurait certainement évité les affreux drames navals de Mers El-Kébir et Toulon. Cités en exemple, ces drames d'une ampleur considérable, tant financière que de prestige pour la nation, laissèrent percer le pressentiment qu'il y avait chez le Maréchal d'autres vues politiques concernant l'au-de-là du conflit mondial. Une confirmation en viendra bientôt avec ces (L.V.F.) volontaires embrigadés, puis incités à revêtir l'uniforme des "vert de gris" pour aller combattre sur le front russe aux côtés des soldats allemands. Devenus des S.S. pour mieux défendre encore ce fameux Hitler, certains d'entre-eux se battront même comme des lions jusqu'au milieu des ruines de Berlin. De toute évidence, la Russie de Staline faisait peur à de nombreux Français, qui ainsi ne pouvaient le porter dans leur coeur. Dans la situation dans laquelle nous étions alors plongés, il ne fallait cependant surtout pas se tromper d'adversaire. Chaque chose en son temps, dit-on couramment… Combattant rageusement pour sa propre survie, la Russie nous aidait par la même occasion à reconquérir au plus vite notre indépendance nationale en bien mauvaise posture. Il est également vrai que par ailleurs des compatriotes gardaient une "dent" envers cette rusée Angleterre contre laquelle nous avions bataillé pendant des siècles, et qui a toujours eu le grand art de tirer avantageusement son épingle du jeu lors des traités internationaux. En réalité, qu'en était-il advenu de notre sublime Maréchal de 14-18 ? Une confiance aveugle envers ce diable d'Hitler ? Une soumission progressive sans la moindre garantie ? L'emprise finalement totale de ses proches du Gouvernement, des éminents collaborateurs… évidemment ?… ou l'abandon d'un homme âgé et fatigué ? Réfutant par avance toute paix séparée, cependant indirectement proposée par Hitler, l'Angleterre continuait de subir d'incessants bombardements dévastateurs. Après avoir plié en résistant opiniâtrement aux terribles assauts des armées allemandes, à l'Est les troupes russes s'étaient vertement rebiffées dans des combats meurtriers pour les deux camps. Avec l'appoint de troupes fraîches jusque-là secrètement tenues en réserve, Staline avait maintenant la situation en main. Cette succession de succès précisait enfin l'irrémédiable défaite finale du dictateur nazi et de ses alliés de l'axe. Notre espoir d'une proche délivrance en fut conforté, et selon nous, le grand débarquement libérateur devait se préparer activement de l'autre côté de la Manche… Aurait-il lieu en 1944 ? Etant donné l'importance des forces de l'axe surveillant continuellement les côtes derrière des blockhaus ou autres murs de béton, dont celui de l'Atlantique, d'énormes moyens seraient indispensables aux Alliés pour y débarquer en un endroit quelconque, et l'Amérique ayant par ailleurs à faire face aux intrépides Japonais ne craignant nullement les épopées suicidaires… A l'intérieur, l'aide de la Résistance était assurée, mais il ne fallait plus compter sur celle de Vichy. De ce côté-là, au fil du temps les intentions du Maréchal s'affirmaient de plus en plus nettement. Avant la guerre déjà, n'avait-il pas eu l'intention de jouer un rôle primordial en politique ! ? De source fusant de faits et réflexions de son entourage, il se disait maintenant que parmi les dictateurs du moment, notre chef national rêvait à son tour de former une Europe; oubliant sans doute que malgré toute sa valeur militaire et son immense génie, Napoléon 1er lui-même ne put maintenir en l'état celle qu'il avait construite par la force. Pour être visible et durer, ce bloc européen doit se faire démocratiquement dans une cordiale entente de ses partenaires; et pour une complète réussite : sans tergiverser et de façon totale… même avec une monnaie commune, comme l'avait déjà prévu Napoléon en 1807. Devant l'impressionnante organisation d'un tel débarquement ayant des chances de réussir, en toute logique il ne fallait pas envisager sa proche réalisation, et avec davantage de raison admettre sa possibilité pour 1945. En attendant cet événement libérateur, il fallait patienter. Pour eux tous, ces innombrables personnes de nationalités diverses présentement involontairement privées de liberté, cette interminable attente devait lourdement peser, et quel formidable valeur devait représenter pour eux ce divin mot : liberté ! Content de son sort et de sa place, notre charretier filait volontiers vers le café y déguster une petite chopine de pinard. En décrivant à l'occasion ses périples de soldats en 14-18, où il bondissait d'un trou d'obus à un autre, essayant comme les autres d'éviter les tirs de mitrailleuses, Ernest en causait de bon coeur de ce pinard régénérateur, sauveur de nos troufions ! Egalement bon fumeur, le manque de tabac le chagrinait notre Ernest. Entre deux routes de choux plantés à l'extrémité du potager, je lui ai alors casé une belle ligne d'herbe à Nicot. Pour notre consommation j'avais un jour débité un porc à moitié gras. Afin d'en faire partager le goût à ma soeur Jenny, par le train me voilà parti vers Saint-Pol avec une valise assez bien garnie. Lors du changement de train en gare d'Amiens, jugeant sans doute mon bras trop tendu pour porter cette valise, d'un petit signe du doigt parfaitement caractéristique, un distingué monsieur me fait virer vers un bureau. Dans la vie il est ainsi des instants où un flegmatique sang-froid vaut de l'or. En repoussant au maximum mon pardessus en arrière, dont une poche était bourrée de tabac en feuille pour le beau-frère prisonnier, je prends tranquillement la clef dans ma poche de pantalon. Le couvercle ouvert sur le beau lit de pommes recouvrant le reste, je plaisante sur le poids de ces fruits. Sous mon chapeau, mes cheveux se dressent en voyant le contrôleur appuyer du doigt sur le linge recouvrant la viande. De lui déclarer posément avoir besoin de linges divers pour mon voyage de plusieurs jours, le gars n'insiste pas… En cette année 43, avec ses ambitieuses vues futuristes, de son côté le Général De Gaulle m'avait également froissé en bousculant en Algérie le vieux Général Giraud, méritant plutôt d'être nommé Maréchal en raison de ses hauts faits militaires. A la ferme de Fresnoy Les Roye, l'évolution s'était également faite dans un sens favorable. Malgré les difficultés du marché, il y avait ainsi deux vaches à lait de plus; la truie mère commençait à produire des ribambelles de porcelets; destinée à l'élevage de poulains, une grosse jument renforçait l'attelage des trois chevaux hongres; et aux champs je m'étais lancé sans réserve dans la culture de la pomme de terre. Le charretier, ce célibataire nourri et logé à la ferme représentant la main-d'oeuvre permanente, ne pouvant suffire, l'aide occasionnelle se prospectait facilement dans le village ou à la proche ville de Roye. Vers la fin des vacances scolaires, femmes, jeunes filles, et surtout mères de famille accompagnées de leur progéniture, affluaient pour ramasser les pommes de terre. Absorbée dans ses occupations ménagères et fermières, l'oeil souvent sombre, maman causait peu. Il en était d'ailleurs de même pour moi, et j'étais parfois dans le même état d'esprit. … Pour l'un et l'autre, cette nouvelle guerre ensanglantant le monde, troublait la vie en exhalant des vapeurs d'incertitudes, et en certains moments, l'éloignement du village natal et de son environnement pesait lourdement sur nos pensées de déracinés. Située un peu à l'écart de Méharicourt, la ferme de mes futurs beaux-parents était désormais cernée par l'agrandissement du champ d'aviation, et abritant des avions allemands, des hangars en demi-lune s'adossaient aux bâtiments de la ferme. Occasionnellement et de loin, qu'il était bon de constater qu'au terme d'un difficile retour du ciel de l'Angleterre, certains avions étaient en piteux état. L'année précédente encore, le père s'amusait à chiffrer la différence entre les départs massifs et les avions de retour. Ces raids étaient devenus beaucoup moins importants. Avec l'évidente intention d'arroser ces beaux militaires, des avions anglais venaient parfois lâcher leurs bombes au petit bonheur, faisant ainsi des victimes civiles et semant le désarroi parmi la population villageoise. La situation devenant de plus en plus scabreuse pour la famille de ma fiancée, vers la fin de cette année 43, la reprise d'une autre exploitation agricole transplante la famille Leuridan à Chaulnes… Pour ma jeune et tendre fiancée, j'en respire beaucoup mieux. Le football était également en vogue en Picardie. L'engouement de la population locale pour cet unique dérivatif était cependant loin d'égaler celui du pays natal. Malgré les quelques bons éléments qui auraient mérité un meilleur sort, la modeste équipe villageoise ne tarde pas à péricliter. En de nombreux villages, des kermesses étaient organisées, dont le profit servait à envoyer des colis aux prisonniers en Allemagne. La moisson terminée, sous la houlette du prêtre, une kermesse de ce genre eut donc lieu à Fresnoy Les Roye en 1943. En ces années sombres de l'Occupation, c'était partout une fête; concernant la nôtre magistralement réussie, ce fut une lumineuse journée. Des esprits chagrins ayant par ailleurs raison sur le fond du problème, soutenaient qu'il était ignoble de se réjouir pendant que tant de gens étaient malmenés et souffraient de la faim et du manque de liberté. Avec les constants prélèvements de nos vainqueurs, ce n'était pas la fête pour les habitants, surtout ceux des villes, de se procurer l'essentiel d'un modeste ravitaillement; un ravitaillement devenant de plus en plus difficile pour ceux des grandes cités. En culture nous avions tous des impositions de livraisons de bétail : boeufs ou vaches, veaux, cochons, et même couvées concernant les oeufs (dont je fus le seul du village à satisfaire). Les obligations culturales concernaient le blé, les betteraves industrielles et les oléagineux. Pour les ménagères, l'absence de charbon ou deux fois rien, était souvent une gageure de cuisiner. Pour ceux originaires de la région du Nord, comme nous-mêmes, l'absence de vrai café faisait davantage encore regretter cette présente domination étrangère. Quant à l'essentiel, c'est-à-dire le pain, devenu de plus en plus gris, il n'était guère appétissant; et lorsqu'il était noir et collant… même le chien le refusait. En se désolant de l'état de ce pain, maman citait volontiers la débrouillardise de notre boulanger (Gaby) du Pas-De-Calais, continuant là-bas d'assurer à volonté un pain convenable, grâce à la complicité désintéressée du meunier et des fermiers du village. Il faut reconnaître qu'à la campagne personne n'a eu faim. Il y avait toujours des pommes de terre, des légumes du jardin et de la volaille. L'orge grillé remplaçait le café… et faisait grimacer ma mère. Nous nous figurions tous que dès la Libération nous allions être largement approvisionnés par l'Amérique. La réalité sera toute autre, et pendant plusieurs années encore nous manquerons de beaucoup de choses. En attendant cette délivrance, au milieu des restrictions de toutes natures il fallait oeuvrer, et il y avait tant à faire sur l'exploitation ! Dès le début de notre installation surtout, la rareté du combustible avait été un gros problème pour la cuisine; celle d'engrais fut une gêne constante pour la culture. Notre éloignement des centres soumis aux bombardements des Alliés nous accordant présentement une situation privilégiée, un neveu vint chez nous y trouver le calme au printemps de 1944. Aussitôt installés sur notre sol en 40, des départements les plus proches faisant face à l'Angleterre, les bombardiers allemands étaient allés copieusement arroser ce pays de bombes. Leur ciel défendu avec une progressive efficacité, les avions alliés étaient venus à leur tour pilonner : fortifications côtières, canons à longue portée, centres et lignes de communication. Pendant que les meilleurs pilotes allaient maintenant déverser leurs bombes sur la lointaine Allemagne, les néophytes s'acharnaient sur les rampes de lancement de V1, de V2 en cours de réalisation le long des côtes et jusqu'en profondeur, arrosant des villages entiers avant d'atteindre les objectifs. Très inquiète au sujet de son mari prisonnier travaillant dans les usines allemandes, et courant elle-même de plus en plus fréquemment aux abris lors des alertes, ma soeur avait en effet apprécié de pouvoir laisser son gamin chez moi. Et puis le matin du Six Juin, ce n'est la voix rêche du dictateur qui résonne cette fois dans notre vétuste radio enfin rafistolée, mais celle du speaker de la B.B.C. claironnant la sensationnelle nouvelle du vrai débarquement de troupes internationales; non pas au plus près sur les côtes du Pas-De-Calais, mais en Normandie. Malgré une défense sophistiquée et la Résistance désespérée des soldats d'Hitler, y ayant mis le prix par d'énormes moyens et sacrifices humains, c'est la réussite pour les libérateurs. Les lourdes pertes contraignent les Alliés à un renforcement général, puis à la constitution d'une solide base de départ, le front se stabilise. Prévu pour le 19 Juillet, mon mariage en devient problématique. Le 11 Juin, la Résistance picarde est active envers les lignes téléphoniques servant à l'Occupant (Amiens - Belloy - Pont-Saint-Rémy - Abbeville). Par circulaires et affiches, le Chef de l'Etat en proteste, conseillant la neutralité. Devenant responsable du sabotage éventuel, chacun de nous doit alors assurer des tours de garde pendant la nuit pour surveiller les lignes principales servant aux Allemands. De la façon dont le grand débarquement en Normandie s'était incrusté, en s'affirmant être décisif pour notre libération il déclenche l'agitation des Résistants. C'est ainsi qu'à Gamaches le 20 Juin, un groupe de Résistants attaque celui des Rexistes. Avec des pertes, le succès en est mitigé. Sous les ordres des Allemands, les soldats de ce mouvement fasciste belge (fondé par Léon Degrelle) faisaient partie des forces de l'axe. Quoiqu'ayant eu un modeste résultat, cet exemple de Gamaches incite à la création d'autres groupes de F.F.I., notamment au village où un Officier de Réserve suit le mouvement en créant une section. L'absence de contact m'en laisse tout d'abord à l'écart; l'insuffisance de secret et d'un armement convenable conforte ensuite ma position. Les forces alliées auxquelles s'était jointe la 2ème D.B. du Général Leclerc, piétinant toujours en Normandie devant l'âpreté de la résistance des troupes allemandes, afin d'obtenir les indispensables papiers pour convoler, sur mon cycle rustique je repars pour un tour du Pas-de-Calais. Semblant me suivre à la trace, l'aviation des libérateurs y échelonne des bombardements plus ou moins dévastateurs, mais toujours traumatisant pour les populations concernées… et pour moi-même appuyant alors sur les pédales avec une ferme résolution. Doullens, Frévent et Saint Pol sur Ternoise sont ainsi touchés ce jour-là par ces bombardements me serrant de près sur le chemin du retour. Lors de ce voyage, en spectateur j'assiste à un cruel épisode de ce conflit mondial tournant au vinaigre pour son promoteur. A l'aller, j'approchais de Frévent lorsqu'une escadrille de lourds bombardiers américains survole les abords de la ville. En me faisant sursauter, de son emplacement surélevé de la route, une batterie de D.C.A. allemande déclenche soudain un tir collectif. Touchée de plein fouet, l'une des forteresses volantes pique aussi sec; prenant progressivement de la vitesse, sa vertigineuse descente provoque un sifflement infernal. Seul, le mitrailleur de queue avait pu sauter en parachute. Poussé par le vent, il passe au-dessus de moi pour aller échouer dans les arbres d'un bosquet. Les soldats du Reich sont aussitôt allés le récupérer. Passablement usés pendant cette restrictive Occupation, les pneus de ma bicyclette me causent des ennuis au cours de ce périple. Par contre, cette fois encore mon déplacement et ma valise laissent les Occupants indifférents… Il est vrai qu'ils avaient maintenant d'autres chats à fouetter… ces indésirables ! N'attendant pas ce prévisible débarquement en ce lieu et de ce temps exécrable, réfutant les informations de sa possibilité et des premières indications de sa réalisation, l'Etat-Major supérieur des nazis avait été pris de court. En Normandie comme ailleurs le long des côtes françaises, les défenses sophistiquées et tissées d'écueils avaient cependant été sauvagement défendues. Par une impressionnante organisation et préparation, les Alliés avaient heureusement largement prévu la riposte. Quoique tardive, la violente réaction des Allemands obligeait les libérateurs à la prudence d'une impeccable réorganisation de leurs forces, ainsi qu'une importante base de départ pour l'assaut final. Ce statu quo des positions continuait de peser sur la réalisation de nos épousailles… Le calme du moment nous incite pourtant à respecter la date prévue, et une fois de plus l'oncle Edouard se dévoue pour aller chercher quelques proches familiers dans le Pas-de-Calais. La journée du 19 Juillet aurait pu être belle… A l'avance, l'attente de la suite des événements avait déjà jeté un froid. Ardemment souhaitée, cette proche libération était quand même porteuse de hasardeux risques divers. Avec ce maudit couvre-feu, la modeste assemblée des parents et amis doit ainsi passer la nuit entière à la ferme. Au petit jour du lendemain, à quelques encablures de l'habitation, le bombardement de la gare de Chaulnes fait deux morts et plusieurs blessés parmi le personnel de la S.N.C.F. Désirant sans doute faire croire encore à un autre débarquement sur les côtes du Pas-de-Calais, et voulant entraver l'arrivée des renforts en Normandie, l'aviation des Alliés continuait de pilonner de tous côtés : routes, chemins de fer et ports. Le 12 Août, Fresnoy Les Roye est subitement cerné par d'importantes forces militaires allemandes. En commençant par la ferme, avec un art consommé de vrais spécialistes, la fouille débute par la visite de la cave. Prestement réfugié au-dessus de la porcherie, le réfractaire au Travail Obligatoire en Allemagne caché chez nous y passe un bien mauvais moment. A l'exemple de ma mère faisant face avec cran, je fais bonne contenance devant les indésirables visiteurs, parfaitement conscient de devoir partager le sort du réfractaire s'il était découvert. L'habitation minutieusement passée au crible, la fouille des bâtiments agricoles devenait de plus en plus inquiétante, lorsque l'arrivée d'un motard porteur d'un contre-ordre met fin à la perquisition. … Il y avait eu confusion avec Fresnoy en Chaussée… Ouf ! Pour les Occupants se débattant avec l'énergie du désespoir en espérant peut-être encore rejeter les Alliés à la mer, un rude coup de massue leur tombe dessus le 15 Août, sous la forme du débarquement de troupes alliées en Provence. Le lendemain celui de forces françaises dans le secteur de Toulon, confirme la détermination des Alliés de balayer au plus vite les usurpateurs. L'essentiel de la campagne d'Italie était en effet terminée; il y avait eu un report de forces vers la France. Libéré et remis en selle par son copain germain, Mussolini avait cependant repris le combat au nord de la péninsule italienne. Sous les ordres de nos valeureux Généraux : Juin, Guillaume, de Monsabert, ces troupes françaises s'étaient illustrées en Italie. Avec d'autres plus ou moins coloniales venues d'Afrique, sous le commandement du Général de Lattre de Tassigny elles allaient maintenant faire de même sur le sol national. Aux côtés des Alliés, avec celles du Général Leclerc et les Résistants, cette armée française allait ensuite livrer de durs combats jusqu'en Allemagne, participant ainsi jusqu'au dernier jour à l'écrasement définitif des forces nazies. Ces nombreuses et brillantes participations de nos compatriotes et coloniaux sur notre sol et ailleurs, contredisent facilement la monstrueuse déclaration faite il y a quelques années à la télé par un ancien journaliste collaborateur, affirmant avec culot qu'aux côtés des Alliés bien peu de Français avaient combattu. Les forces alliées ayant donc pris le dessus, la Résistance de la capitale se révolte prématurément contre les Occupants. Le plan de bataille mis en place par le Haut-Commandement des Alliés en est troublé. La Résistance parisienne risquant fort de payer chèrement son impatience d'exprimer son bouillant patriotisme, les chefs français interviennent auprès des autorités supérieures. Autorisé à libérer Paris, à la tête de sa 2ème D.B. le Général Leclerc fonce aussitôt vers la capitale. Après la chute de Rome le 5-6-44, la libération de Toulon le 21-8; Paris le 25; Marseille le 28; et Bordeaux le 30, en remerciant au passage l'effort gigantesque accompli par l'Amérique, par l'Angleterre et les valeureuses forces internationales, la France éternelle peut être fière de ses soldats nationaux et coloniaux, et des vrais Résistants dont certains combattront jusque l'Armistice de Mai 45. Pendant que l'armée du Général de Lattre de Tassigny bataille en remontant vers le Nord-Est en longeant la Suisse, près des côtes de la Manche les armées canadiennes et polonaises peinent; les soldats allemands s'y défendant avec acharnement sur de solides positions et des blockhaus prévus à cet effet. Le Général américain Eisenhower avait commandé les forces internationales en Afrique de 42 à 43. Désormais Chef Suprême des Armées Alliées sur le théâtre européen, Eisenhower se désintéresse de Jersey et Guernesey, ces îles anglaises largement fortifiées au large des côtes bretonnes. Bloqués dans leur site maritime, à l'exemple de leurs confrères de La Palice, Saint-Nazaire et Lorient, les soldats allemands seront bien obligés de capituler à l'Armistice du 8 Mai 45… non sans avoir, eux, effectué quelques sorties-surprises pour se ravitailler aux dépens des Alliés. Un malaise flottait désormais au sein des Officiers supérieurs du Reich. Suite à la tentative du coup d'Etat accompagnée d'un nouvel attentat contre sa personne le 20 Juillet, Hitler avait une fois de plus sévèrement épuré son entourage. Par ailleurs, le rageur Généralissime nazi ne pouvant admettre le recul de ses armées devant l'irrésistible poussée des forces russes, relevait à tour de bras ses meilleurs Généraux de leur commandement. Face à l'ensemble de la situation évoluant maintenant rapidement en leur défaveur, le moral des soldats allemands avait fléchi. La discipline de ce peuple décidément fait pour la guerre, restant cependant exemplaire, selon les ordres ces soldats se défendaient encore farouchement en de nombreux endroits. Sans prendre le temps de les fignoler, depuis le débarquement des Alliés en Normandie les Allemands expédiaient leurs V2 sur l'Angleterre. Sérieusement interceptés par la chasse ou détournés par téléguidage, depuis un certain temps peu de V1 parvenaient à toucher leur but. Avec ces V2 plus perfectionnés, les dégâts furent sûrement à la mesure de l'augmentation de la charge de l'explosif. La préparation de V3 plus puissants encore, aurait paraît-il incité les Alliés à avancer la date du débarquement. A l'Est, Staline avait apprécié la fourniture de chars par les Anglais, et était satisfait des bombardements effectués par les Alliés au coeur de l'Allemagne. Afin de soulager ses armées, depuis un moment déjà le dictateur de l'Empire russe insistait également pour la création d'un second front à l'Ouest.

CHAPITRE XVI

LIBÉRATION ET ARMISTICES

Sévèrement étrillés par les forces alliées, principalement par l'aviation désormais souveraine en tous lieux, il arrive pourtant qu'en d'autres régions les envahisseurs de 40 se défilent plus vite encore qu'ils n'étaient venus. C'est précisément le cas dans notre secteur devant l'armée américaine qui fonce vers Bruxelles. Très active, l'aviation alliée surveille les routes principales. C'est ainsi qu'étant allé aux champs y chercher de la nourriture pour les bovins, mon chariot est tout à coup le point de mire de ces avions piquant en file indienne vers mon équipage. Planté sur le côté, en agitant chapeau et mouchoir je réussis à éviter la catastrophe. La proche route du Nord est bientôt encombrée de colonnes allemandes, naturellement mitraillées par ces avions libérateurs. Les fermiers des villages voisins doivent alors combler les vides creusés dans les attelages chevalins, et le plus souvent en assurer la conduite. A peine rentré de l'un de ces voyages, je suis de nouveau désigné pour repartir avec un autre convoi… et j'avais osé refuser. Las ! je vois bientôt venir le Maire accompagné d'un Officier. Voyant celui-ci tripoter son pistolet, la prudence m'invite à éviter une gaffe inutile. Avec un cheval boiteux je vais donc rejoindre les autres attendant l'approche de la nuit pour filer. En trois colonnes nous sommes alors partis à toute allure. Retenant au maximum mon cheval clopinant, de la première je me retrouve finalement derrière, à la traîne de la dernière… avec deux chevaux en plus (à tout hasard récupérés derrière d'autres attelages). Le fait d'apercevoir un soldat jeter en vain la lumière de sa lampe sur un panneau barbouillé de peinture… par des Résistants, j'ai le sentiment d'être cette fois embarqué dans une scabreuse aventure. Un instant plus tard l'idée me vient de filer en plaine, laissant continuer le cheval tirant ce tombereau du calaisis bourré de munitions. Le clair de lune me fait surseoir à cette intention… et puis, abandonner si vite ce vieux et courageux serviteur… je n'en ai pas le coeur. S'énervant, le cavalier me tenant encore compagnie cravache soudain la pauvre bête. Exaspéré, je ne peux me retenir : - Pourquoi toujours courir ?… Demain, cheval kaput ! Venu en réponse explicative, bien qu'étant largement hachuré, ce : "Résistance… pont… boum !" est suffisant pour me faire comprendre la raison de l'empressement de ces "Messieurs" à passer au plus vite sur l'autre rive de la Somme. Dans Assevillers, n'y tenant plus mon ange gardien lance sa monture au galop. Sans la moindre hésitation je tourne aussitôt à gauche, évitant ainsi le proche pont de Feuillères. Comme à la parade, le tombereau défile alors dans les sombres rues du village. De songer à la tête qu'allait faire l'Officier en constatant ma disparition, la bonne farce est dégustée comme il se doit. Le vieux tombereau étant surchargé et les roues sèches, du craquement de ces roues qui résonnent cyniquement dans le silence de la nuit, je m'en affole soudain. Le cavalier pouvait revenir, et guidé par le bruit m'aurait vite retrouvé. Sans hésiter, dans la première cour de ferme ayant la barrière ouverte, j'entre bravement. Compréhensif et dévoué, le jeune fermier vient aussitôt m'aider à dissimuler le tombereau dans la paille du hangar, puis à caser les chevaux dans l'écurie vide. Le cultivateur ayant en effet caché sa cavalerie dans un bosquet afin d'éviter une éventuelle réquisition du dernier moment, en laissant couler, je comprends mieux son empressement à faire figurer mes trois équidés en bonne place. Gentiment convié à entrer puis à me restaurer, en conclusion de nos palabres la mère m'installe le divan-lit du salon. Les libérateurs n'étant pas sur nos talons, des recherches étaient encore possibles de la part des convoyeurs, et m'étant fait remarquer par ces messieurs… mon devenir… N'ayant aucune envie de m'assoupir, jusqu'à l'aube je reste sur le qui-vive devant la fenêtre entrouverte. Pressé de quitter ce lieu imprégné d'insécurité, en emmenant les trois chevaux je pars alors à travers champs. C'est ainsi qu'au village où je viens de rentrer, je suis le premier à accueillir le fragment de la première armée de nos libérateurs américains. Mon rapide retour isolé laisse les habitants perplexes, et certains en resteront rancunier. Après un périple de dix jours sous la mitraille des avions alliés où ils y laissèrent finalement les attelages, les autres conducteurs de cette expédition reviendront épuisés. Notre région de Roye-Chaulnes fut donc libérée le 1er Septembre 44 ; Cambrai, Denaim, Saint-Quentin, Maubeuge, le 2 ; Valenciennes le 3. Plus à gauche la 2ème Armée Britannique libéra Arras et Douai le 1er ; Lens le 2 ; Lille et Saint Pol sur Ternoise le 3 ; Bruay en Artois et Béthune le 4. Sérieusement accrochés par un important effectif se défendant avec acharnement, près du littoral Canadiens et Polonais délivrèrent Montreuil-sur-Mer le 4 ; avec d'énormes difficultés : Boulogne-sur-Mer le 22, et Calais le 30. Quel soulagement pour l'Angleterre de ne plus subir les tirs des canons côtiers, ou autres V1 et V2 lancés de notre territoire ! Enfin débarrassés de cet Occupant pompant la nation de ses ressources, soulagés et heureux nous l'étions aussi ! Les collaborateurs ayant entre-autres aidé les nazis de s'évertuer à vider les esprits défaitistes ou peureux de toute substance patriotique… l'étaient beaucoup moins, et certains filèrent vers l'Allemagne. En toutes régions, cette sensationnelle libération est un événement ; un fabuleux événement, principalement pour ceux continuellement pourchassés dont la vie restait fragilement en suspens. De dramatiques exploits en marquèrent le périple en de nombreux endroits, et çà et là des interventions s'avérèrent plus ou moins brillantes. A Roye, quelques jeunes tireurs, certes enthousiastes mais aussi un tantinet imprudents, furent impitoyablement "mouchés" par des soldats allemands isolés. Le matin de la libération villageoise, amorcé par une délicate promesse de repas et ainsi amené dans la cour d'une grande ferme, un groupe de soldats en déroute se fâcha à la vue d'une désinvolte distribution de brassards tricolores aux ayants droit. Etant, eux, bien armés, à ce moment ces soldats allemands auraient pu y faire un carnage… Ils se contentèrent de filer en direction de la route du nord où de rares camions de chez eux passaient encore. Ayant fait demi-tour, un fuyard d'origine polonaise se constitua cependant prisonnier. Le Maire d'un petit village fut emprisonné pour collaboration, et çà et là des ponts avaient en effet sauté. Aux environs du pays natal, enfermés depuis la veille dans un abri souterrain, des soldats allemands faits prisonniers commençaient à se révolter en entendant des confrères passer encore sur le chemin voisin. Il va sans dire que les libérateurs polonais du secteur y furent accueillis avec une impatiente ferveur par les Résistants responsables de cette initiative prématurée. Plus loin, tout était prévu pour faire sauter le pont. Ailleurs, d'un grenier une mitrailleuse était pointée sur un passage à niveau… sans doute tremblant ou indécis, le doigt n'a su se crisper au bon endroit. Concernant mes prises de guerre, un cheval fut donné au cousin Paul dont l'écurie avait été à moitié pillée par les fuyards complètement désorientés. Avant de devoir rendre le second au service de récupérations diverses, je m'en suis servi pour les travaux agricoles et en ai profité pour faire un peu de selle. Quant au tombereau bourré de munitions, la Résistance du secteur s'en est préoccupée… J'avais bien récupéré un vrai cycle de la défunte glorieuse Germanie, (avec frein sur moyeu) et même fait réparer les deux roues voilées… mais un Résistant est venu un jour le chercher… Au fait, par amusement j'aimerai bien savoir ce qu'il est advenu ?… Non pas du Résistant… à retardement… mais du vélo en question ! Libérés par l'avance des troupes interalliées en territoire allemand, des prisonniers reviennent, confirmant prudemment les bruits de l'existence de camps d'extermination précédemment dénoncés par la B.B.C. Avec énergie, les troupes hitlériennes continuent de se défendre pied à pied, n'hésitant pas à contre-attaquer à la moindre occasion. Déclenché le 16-12-44 dans les Ardennes, une virulente réaction inquiète le Commandement du secteur en faisant peser des menaces sur Strasbourg libéré. Dégagées le 26-1-45, les forces alliées reprennent leur avancée vers l'Allemagne. Prises en tenaille entre les armées russes et celles des Alliées, en subissant de sérieuses pertes, les forces allemandes sont alors impitoyablement refoulées en direction de Berlin. Attendue d'un instant à l'autre, la capitulation d'Hitler ne vient toujours pas, laissant les combats rageurs se prolonger indéfiniment. Jusqu'au dernier moment, le dictateur espérait sans doute la mise au point de nouvelles armes permettant de renverser la situation. La guerre terminée, les scientifiques dévoileront qu'en effet les chercheurs germaniques étaient sur le chemin de la découverte de la bombe atomique. Lors de leur déferlement vers l'Est en 41, l'ignominie des troupes allemandes envers la gente féminine avait choqué les dirigeants de Moscou. Incités à rendre au multiple en retour, dans une totale liberté et sans aucun discernement de nationalité, les soldats russes généralisent une exaction démesurée… bien regrettable. Alors que la vie militaire semblait bel et bien terminée pour moi, contre toute attente le 4 Avril 45 me voici rappelé à Mezières pour y encadrer les jeunes recrues nouvellement mobilisées. D'être l'instructeur des futurs gradés est malgré tout une passionnante fonction. Pour la vie familiale et le travail de la ferme, à choisir : j'aurais pourtant mieux aimé être à la maison ! En songeant à tous ceux encore et toujours embringués d'une façon ou d'une autre dans la guerre, facilement et sans tergiverser je m'en suis fait une raison. Le brillant classement de mes meilleurs éléments au concours du régiment sera d'ailleurs une satisfaction personnelle. Suivant une expression rapidement généralisée, de ces "L.V.F. à Pétain" il y en eut bientôt une bonne vingtaine de cloîtrés à la caserne. Placés sous le commandement d'un bouillant Sous-Off., ces gestapos français en bavèrent pendant plusieurs semaines… malgré tout contents d'échapper à la fusillade redoutée. (Leurs confrères et les S.S. français tombant aux mains du Général Leclerc étant alors immédiatement passés par les armes). Au fil de l'avance des armées internationales en Allemagne et dans les pays occupés, avec horreur une quantité de camps d'internement sont en effet découverts. Ces lieux d'exterminations collectives sont équipés de chambre à gaz et four crématoire. … Et puis dans l'après-midi du 4 Mai, la nouvelle tombe : "L'Italie a capitulé". Deux jours plus tard une information fait vraiment plaisir : "Hitler serait mort !" la confirmation nous fera crier de joie le lendemain. En fin de journée c'est enfin l'annonce d'un armistice désormais conclu avec l'Allemagne, et qui serait effectif dès le lendemain : 8 Mai 1945… Entre soldats les congratulations fusent, car chacun en a le coeur en fête. Dehors, la population soupire de soulagement, puis clame sa joie. En se tenant la main, un long cordon de jeunes filles vient alors nous encercler devant la caserne… Si la raison me tient au corps jusque-là, je l'emporterais dans la tombe ce tendre et émouvant souvenir… N'ayant aucun service pour le lendemain, sans perdre de temps, une fois de plus j'enfourche mon cycle pour rejoindre ma chère épouse à la ferme. En sens contraire, 36 heures plus tard je refais les 80 km afin de rentrer à la caserne avant l'appel matinal du 9 Mai. Dans les villages ainsi traversés dans le petit matin, partout la population en liesse danse encore en fêtant avec animation. Retranché dans des défenses bétonnées, un important contingent de soldats nazis occupe encore l'essentiel de la ville de Dunkerque laissée à l'écart par le Haut-Commandement. Le 9 Mai, une brigade blindée tchécoslovaque, des éléments F.F.I. et de l'armée française unissent leurs forces pour investir ce dernier retranchement de troupes ennemies. Dunkerque est ainsi la dernière ville de France à être libérée, et en est la plus sinistrée. Renseigné par un collègue d'une possible libération pour ceux remplissant ces trois conditions : être orphelin de guerre, marié et également chef d'exploitation, mon dossier est rapidement présenté. C'est ainsi qu'après ces trois mois de service supplémentaire je suis libéré le 30 Juin, échappant de justesse au départ avec le régiment pour l'occupation en Allemagne. De ce séjour en Germanie, suivant un slogan habituel : je n'en serai pas mort… puisque les combats étaient terminés. De toute évidence j'avais cependant suffisamment bourlingué avec l'uniforme militaire sur le dos pour laisser la place aux plus jeunes. Entre les nôtres et ces nouvelles venant d'être incorporées, certaines classes n'ayant accompli aucun service, c'eût été là une belle occasion de leur offrir un petit séjour hors de nos frontières. Dans la réjouissance générale enveloppant mon retour définitif, d'être surchargées par l'habituelle et constante besogne de la ferme, mon épouse et ma mère en sont les plus satisfaites. Par les moyens conjugués de la bicyclette et d'un train reprenant cahin-caha son service, avec l'intention de racheter ma vieille B 14 restée en souffrance à la maison natale, un Incourtois nous fait la surprise et l'agrément de sa visite. D'obtenir satisfaction, le gars en repart gai comme un pinson ! Pendant que nous étions dans la liesse d'un armistice permettant le retour progressif des prisonniers et déportés encore englués parmi les combattants des deux camps, venant de libérer les îles de Crête et Leros le 13 Mai, une armée anglaise poursuivait son épopée à l'extrémité de la Méditerranée. Les uns après les autres, les nations allaient ainsi retrouver la paix dans la liberté. Au Levant il restait pourtant un noyau particulièrement "chaud " : le JAPON et son environnement d'îles et îlots où les combats acharnés faisaient rage. L'écrasement de sa flotte à Pearl Harbor était resté sur le coeur des États-Unis. Placées sous les ordres du valeureux Général Mac Arthur, les troupes américaines tenaient à prendre une éclatante et complète revanche sur ces maudits nippons. Malgré leurs puissants moyens, cette ferme résolution n'est sur le terrain qu'une inlassable succession de combats meurtriers. Avec leurs fameux avions suicide et leur euphorique bravoure, les soldats japonais se défendant partout jusque la mort sur place. Retranchés sur un terrain propice à la défense pour être constitué d'une infinité de rochers, ces fanatiques combattants nippons infligeaient de cruelles pertes aux soldats d'outre-Atlantique. Poursuivant les travaux des scientifiques allemands sur l'atome, les Américains avaient mis au point la bombe atomique… Désirant mettre un terme à ces combats inhumains faisant pour l'un et l'autre des victimes par centaines de milliers, les autorités supérieures des États-Unis décident alors d'employer la bombe en question. Sur Hiroshima le 4-8-45, la première s'avéra insuffisante pour calmer les opiniâtres combattants japonais. Sur Nagasaki cinq jours plus tard, la seconde bombe atomique décide enfin les impétueux Japonais à demander l'armistice le Deux Septembre 45. La deuxième guerre mondiale avait duré six ans. La critique viendra un jour conspuer les responsables américains de s'être servi de cette arme monstrueuse… Qu'en serait-il advenu des adversaires du nazisme et du monde asservi à ce régime, si les chercheurs de ce pays (sur la voie du succès) avaient trouvé les premiers la clef du processus conduisant à l'explosion de ce sensationnel atome ? … En y songeant, peut-on s'empêcher d'en frémir ? Depuis longtemps, Hitler avait prouvé qu'il n'aurait eu aucune hésitation à se servir du nucléaire pour imposer sa dictature à la Romaine… et sans le moindre souci pour les populations civiles. Les résultats faramineux et les conséquences futures de ces explosions obligent les responsables à réfléchir sur l'emploi d'une telle arme. Etant désormais universel, ce genre d'explosif doit par avance inciter les possibles belligérants à en mesurer les conséquences pouvant en résulter pour eux-mêmes. Dans le souci de sa défense, qu'à grand frais les États-Unis y aient trouvé une parade, n'a rien d'ennuyeux ou de choquant pour quiconque. L'erreur vient de son appellation "Guerre des Etoiles" aurait dû se dénommer : "Défense dans les Etoiles". Face à un Japon déchaîné ne lui faisant aucun cadeau, l'Amérique (principale composante des forces alliées) avait par ailleurs suffisamment de soucis. Que d'une telle façon aussi importante en matériel, munitions et combattants, elle soit venue participer activement à l'écrasement définitif du nazisme, fut la démonstration de ses énormes ressources, de sa fabuleuse puissance militaire, et de sa ferme volonté d'aider l'Europe à se libérer du joug hitlérien,… source d'un évident danger futur pour l'Amérique elle-même. D'assurer ensuite et encore la sécurité de cette Europe par l'implantation et le maintien d'importantes forces militaires, nous devrions tous lui en être reconnaissants. En vrai allié, notre pays se devrait de soutenir les éventuelles initiatives militaires américaines destinées à lutter énergiquement contre les agissements criminels de certaines nations affolant le monde entier. Si l'on fait la comparaison entre le coût et nos pertes en soldats lors de la participation de la France à l'indépendance de l'Amérique, et les mêmes chiffres concernant cette Amérique pour être venue nous aider aux deux guerres mondiales, il faut bien admettre qu'en son temps le Général et Marquis Marie-Joseph de La Fayette, a divinement travaillé pour notre pays ! En 1917-18, 120000 soldats américains furent en effet tués sur nos champs de bataille. Pour 14-18, le total de 8700000 morts (dont le 6ème pour nous) était déjà monstrueux, avec la modernisation du matériel et l'extermination organisée pour un tas d'innocents, ces chiffres concernant la Grande Guerre sont pourtant loin de ceux du second conflit mondial : 40000000 de morts, dont la moitié pour la Russie. 535000 pour la France, dont 330000 civils. … Quel écoeurement de citer un tel massacre de vies… Sans faiblir, puissions-nous garder une éternelle reconnaissance envers ceux ayant donné leur vie ou cruellement souffert dans leur chair, pour sauver l'indépendance du pays et nos libertés… Combien de droits en ont-ils sur nous… L'esprit noyé dans les ténèbres de l'incompréhensible, de l'inimaginable, comment tout d'abord juger ce monstre d'Hitler ? Emporté par ses ambitions dominatrices, rêvant sans doute de surpasser notre Napoléon Bonaparte au temps de sa splendeur, le principal responsable de tant de tueries et de massives exterminations d'innocents, et de patriotes ne faisant que défendre leur juste cause, n'était en réalité qu'un affreux sanguinaire. Le payer tout simplement de sa vie comme il le fit en prenant soi-même l'initiative… pour qu'un tel phénomène c'est un peu court. L'on aurait aimé le voir traîner de prisons en tribunaux, histoire de lui permettre de réfléchir sur ses abominables décisions commandant les actes. Capturé, Mussolini avait été fusillé par ses compatriotes, puis exposé en vitrine, pendu par les pieds. Plus chanceux, le jaunâtre Hiro-Hito n'y perdit que sa toute puissance d'Empereur… ce qui est bien peu pour avoir patronné de tels actes barbares. Quant aux principaux collaborateurs du Führer, ont-ils tous payé leur dette à la société ? Les tardives découvertes d'anciens chefs aux mains abondamment imprégnées du sang de leurs innombrables victimes, laissent planer un large doute. Enfin déniché dans sa luxurieuse retraite d'Amérique du Sud, le cynique Barbie est encore là. Un Barbie qu'on ne sait d'ailleurs comment juger, tant ses crimes sont horribles. Et notre Maréchal Pétain ? Bénéficiant de son prestige acquis lors de la Grande Guerre pour avoir et surtout été le glorieux "défenseur" de Verdun, dont le légendaire : "Ils ne passeront pas !" restera éternel, il sut s'imposer en 40 comme le sauveur auprès d'une partie de la population. Vers la fin de son règne, au sommet de "son" Etat écroulé, contraint de suivre les Allemands dans leur retraite, le Maréchal n'était plus qu'un otage sans voix. Le sommet d'une carrière militaire conduit parfois à celle de la politique… sans en être nécessairement une complémentarité. Le jugement du comportement de l'ancien Chef de l'Etat français impose de dissocier les deux conflits majeurs. Grâce à ses qualités d'homme entreprenant dont les actions particulièrement offensives avaient repoussé l'adversaire bien au-delà de l'environnement de Verdun, d'anciens poilus présents sur ce front en 1917 ont toujours considéré le Général Nivelle comme le vrai vainqueur de Verdun. Ayant succédé au Général Joffre, le Général Nivelle Commandant en Chef des Armées fut disgracié avec le motif de provoquer trop de pertes parmi nos effectifs. Réfutant ces accusations ayant provoqué sa disgrâce, les chefs alliés protestèrent. (Avant de refleurir au sommet de la gloire, Joffre et Mangin eurent également leur part de disgrâce). La guerre terminée, le Premier Ministre anglais Lloyd Georges et le Général Ludendorf Commandant en Chef de l'Armée allemande, affirmèrent : - La poursuite de l'offensive du Général Nivelle aurait pu nous épargner une année de guerre. Or, la récente publication d'un confidentiel compte-rendu de la Commission d'enquête alors créée par le Ministre Painlevé, reconnaît la valeur du Général Nivelle, et bien tardivement le réhabilite avec les honneurs. Sans retirer la moindre parcelle à la gloire du Maréchal Pétain, les témoignages des valeureux combattants de Verdun en 17 sont ainsi confirmés. Dans ses mémoires, le Maréchal Joffre assurait d'ailleurs : "Le vrai sauveur de Verdun fut Nivelle". … Avec la confiance des hauts responsables alliés, le Général Nivelle avait alors le Commandement unique. Le Général Mangin succéda au Général Nivelle. En 1918 le Maréchal Foch retrouva le Commandement unique pour en terminer enfin avec cette sanglante guerre. A retardement, l'Histoire découvre certains épisodes permettant à la vérité de ressurgir à la lumière. Déjà en 1915, le Général Joffre Commandant en Chef des Armées, avait dicté la conduite de Pétain : "Retraite interdite !". En 1917, Pétain avait été vexé de ne pas être nommé Commandant en Chef. Soutenu par son grand ami Painlevé devenu Président du Conseil, n'aurait-il pas torpillé Nivelle pour essayer d'obtenir la place ? Toujours sous la tutelle de Painlevé, n'en fut-il pas ainsi en 1919 lorsqu'il débarqua au Maroc avec les pleins pouvoirs pour prendre celle d'un impeccable Lyautey ! Les méthodes du Maréchal Lyautey avaient pourtant fait leur preuve ; malgré les énormes moyens déployés, celles de Pétain échouèrent. Dans cette ronde des Commandements suprêmes, c'est en 1915 que le Général Douglas Haig avait remplacé le Field Maréchal French à la tête des armées britanniques engagées dans la guerre. D'Angleterre, le Général de Gaulle avait eu raison de lancer cet Appel du 18 Juin 40. De diverses façons, les nombreux ralliements permirent la constitution d'armées et de services. L'appel et les incitations suivantes furent également précieux pour forger et entretenir le moral de tous, combattants de l'ombre ou passifs. Par la suite, par conséquent avec moins de panache et de prestige, donc avec moins de résonance et d'efficacité, une autre personnalité aurait sûrement lancé cet appel aux ralliements, cet encouragement à refuser la défaite… suivant mon propre ressentiment ayant fait suite à l'armistice de 1940. L'organisation de la Résistance était indispensable, et s'avéra de plus en plus utile pendant l'Occupation. En de nombreux endroits, la Résistance fut même très efficace lors de la campagne prolongée de la Libération. Le non-respect des ordres venant de Londres ou des responsables sur place, ainsi que certaines interventions indépendantes, furent cependant regrettables, voire désastreuses pour les résultats obtenus. Ainsi provoquées, les réactions des Occupants en étaient brutales et les représailles largement amplifiées. Avec le recul du temps, en songeant à ce qu'il advint de notre matériel militaire resté en zone libre, puis au gâchis de notre flotte, en définitive cet armistice de 40 fut loin d'être une panacée. D'instinct, le Général de Gaulle avait clairement jugé la situation. Accordant une entière confiance aux Alliés, sa vision du futur s'avéra juste. Notre Général avait eu raison sur toute la ligne. Désirant faire légitimer au plus vite son Gouvernement d'Entente Nationale issu du Gouvernement provisoire d'Alger, sans attendre le retour des prisonniers et déportés éloignés, le Général provoqua des élections municipales le 24 Septembre 45, puis les législatives le 21 Octobre. Le retour des derniers absents permit de tourner la page sur cette deuxième guerre mondiale, mais non sur les tragiques souvenirs qu'elle a laissés. Des innombrables victimes, civiles et militaires de tous pays, l'oubli ne peut avoir de prise, et de partout les pensées s'élèvent toujours pour souhaiter avec ferveur que leurs âmes dorment en paix sur le coeur de nos éternelles compassions. Indiquant l'irrémédiable fuite du temps, les aiguilles des pendules continuent de tourner, consacrant une antique expression immuablement d'actualité : "Malgré tout, pendant ce temps la terre poursuit inlassablement sa ronde éternelle au même rythme, et pour ceux encore dessus, la vie continue".

CHAPITRE XVII

PAIX ET… CONFLITS

Et les vivants continuèrent leur chemin dans une paix toujours relative, au milieu de laquelle l'essentiel du monde se débat encore sans discontinuer. Malgré les armistices : européen et asiatique de 1945, la flamme de l'état de guerre ne s'est en effet nullement éteinte pour autant. Impitoyable envers ses propres concitoyens ayant pourtant institué, puis défendu le régime communiste en le marquant de leur sang, et ceci pour mieux imposer son pouvoir personnel, le Maréchal Staline ne procéda à aucune démobilisation de soldat au terme de la guerre. Précurseur d'un futur refroidissement diplomatique qui viendra en son temps, ce vent d'Est fit frissonner les observateurs les plus attentifs. Concernant surtout la nouvelle jeunesse et ceux n'ayant rien perdu d'essentiel au cours de la tourmente, dans une joie de vivre désormais régénérée, toutes les occasions furent saisies pour fêter allègrement dans la liberté entièrement recouvrée. Pour tant d'autres, cette fois encore en pleurant les morts et soignant les blessés, il fallut relever les ruines. En attendant de retrouver progressivement les conditions et l'abondance d'avant-guerre, avec courage chacun se remit aussi au travail, et à la ferme comme ailleurs il y avait de quoi oeuvrer… D'oeuvrer satisfait des décisions nous concernant ; tout d'abord la corporation toute entière l'espérait… et sera déçue. Certes, après tant de tragédies, d'événements bouleversants ayant secoué la population ; après tant de remous et de contradictions ayant troublé les consciences, le pays avait besoin d'un grand chef à poigne et compétent, et fut bien servi. Le Général aurait cependant gagné il me semble, à consulter et écouter davantage son entourage composé d'hommes de grande valeur. Actuellement encore, il est regrettable qu'en se faisant par la suite attribuer des pouvoirs supérieurs pour ses fonctions présidentielles, le Général de Gaulle créa un état de fait restant en vigueur pour ses successeurs. Suivant le cas présent, tout changement de majorité du Parlement provoque des tiraillements entre le Président de la République et le Chef du Gouvernement. Les discussions politiciennes continuent ainsi de diviser et déchirer les Français entre-eux, alors que la situation difficile et délicate dans laquelle le pays se trouve actuellement, exige l'union des valeurs de tous… à condition que ces valeurs dirigeantes soient motivées par un "vrai" patriotisme "national". Se voulant populaire pour recueillir le maximum de suffrages, les politiciens au pouvoir ont finalement façonné une démocratie excessive qui étouffe l'autorité des responsables, et minimise les possibilités d'une Police souvent déconcertée de voir ses initiatives contestées, parfois même réprimées, alors qu'à grands cris l'insécurité de nos citoyens réclame la fermeté de la Police, et surtout celle des tribunaux. D'être intensément préoccupés chez nous avec les pernicieuses perturbations provoquées par le démoniaque Führer germano-autrichien, nous en avions bel et bien oublié les intrépides soldats japonais installés dès 1940 dans les principales bases maritimes du Viet-Nam. Occupant présentement l'ensemble de ce pays, notre Armistice du 8 Mai 45 ayant mis fin aux combats en Europe, sous les ordres du Général Leclerc un important contingent de troupes coloniales et autres prit le chemin de l'Orient. Depuis toujours présente et continuellement renforcée, la Gendarmerie paiera un lourd tribut face aux troubles allant bouleverser cette vaste contrée. Pour eux tous ce ne fut un séjour d'agrément dans ces anciens et bien lointains protectorats. D'éprouvants épisodes et sanglants combats allaient en marquer tristement la longue campagne. Les rebelles locaux ayant ensuite pris la relève des soldats de l'Empire du Soleil-Levant en déconfiture (pour être enfin et grâce aux deux bombes atomique matés chez eux par les Américains), les escarmouches en devinrent plus traîtresses encore. Des accords ; un temps de pouvoir des Nguyên Vietnamiennes ; des accrochages ; des bombardements de la part de notre marine… et voilà le conflit reparti. Malgré l'important renforcement de nos effectifs pour faire face à l'emprise des forces du Viet-Minh, les combats généralisés se termineront finalement en catastrophe par la tragique défaite de Dien Bien Phu en 1954. Pour l'ensemble, nos pertes en furent conséquentes. Jusque sa mort en 1969, Ho Chi-Minh en sera le dirigeant du pays devenu indépendant. Dès 1960, un autre Front soi-disant de Libération, cette fois révolutionnaire communiste, lutta contre. L'Amérique vint soutenir le Gouvernement légal de Saïgon en 1965, puis y engagea résolument d'appréciables forces. Au fil d'un temps semblant se complaire dans cet état de guerre, l'éloignement du théâtre d'opérations et le terrain partout défavorable au déploiement de matériels modernes, il s'en suivit une succession de profonds déboires militaires pour les troupes du nouveau monde. Comprenant l'inutilité de poursuivre cette épopée lointaine dont elle n'avait nul besoin, l'Amérique retira son armée en 1973. Ainsi abandonné, le Gouvernement légal sera impuissant. Les révolutionnaires l'ayant définitivement emporté en 1975, la réunification du Viet-Nam se fit l'année suivante. Phan Van Dong en devint alors le Premier Ministre de l'Etat. Les divers Etats de cette Indochine n'en avaient pas terminé pour autant, avec les combats et la répression imposés par les clans communistes qui allaient ensanglanter l'ensemble… et qui continuent. Fuyant cette tragique actualité, le peuple risque sa vie pour fuir comme il peut par la mer. De 1950 jusqu'à son décès en 1952, le Général de Lattre de Tassigny fut Haut-Commissaire et Commandant en Chef en Indochine. En même temps que le Général Leclerc tragiquement disparu en Afrique en 1947, en 1952 le Général de Lattre de Tassigny sera fait Maréchal de France à titre posthume. Selon mon désir, à l'automne 45 mon frère m'avait construit un petit tombereau, et côté sentimental : l'avait monté sur un train de roues n'ayant jamais servi et provenant encore du père. Bravant les 125 km du parcours, pendant l'hiver je suis allé le chercher au pays natal avec un cheval de labour. A l'aller ce ne fut qu'un voyage long et monotone, cependant contrarié par des congères de neige m'obligeant en certains endroits à passer dans les champs. Pour mon besoin et un évident intérêt financier, j'eus alors l'inconcevable audacieuse idée de revenir avec en plus un poulain de deux ans non dressé, acheté sur place. Avec un poil de fantaisie, pas mal de patience, davantage encore de courage, beaucoup de prudence et tout un tas d'ennuis divers, je mis quatre jours à rejoindre le logis. De cette absence prolongée, ma jeune épouse et ma mère commençaient à sérieusement s'inquiéter… Survenu aux champs lors des labours du printemps suivant, un accident chevalin vint mettre la maisonnée en émoi. Creusée par en-dessous par l'explosion d'on obus fouilleur au cours de la Grande Guerre, la terre surmontant cette poche vide s'effondra sous le poids de la lourde jument à deux jours de mettre bas. Avec l'aide de dévoués confrères m'aidant à creuser, si l'on parvint à sauver la bête enterrée debout jusqu'aux oreilles, le futur poulain fut perdu ; celui de l'année suivant le sera également. En échanges de rapides voyages à Incourt, soit à bicyclette ou par les trains ayant repris leur service régulier, de rares parents et amis vinrent nous visiter, faisant ainsi vibrer les cordes sentimentales. Des sentiments généralement étouffés par les multiples occupations journalières d'une profession ayant l'art d'enchaîner ses travaux plus ou moins saisonniers avec une immuable continuité. Concernant ceux champêtres, des travaux continuellement soumis aux conditions atmosphériques parfois rapidement évolutives. Sous le chaud soleil de l'été 46, les épis de blé se gonflaient de grains bourrés de farine, lorsque maman affirma son intention de retourner habiter à cet Incourt également natal pour elle. En principe, aucun enfant n'est voué à s'éterniser dans les jupes de sa mère ; généralement, les jeunes filles s'envolent gaiement vers les bras d'un mari, et les jeunes gens sont sublimés d'accueillir une femme dans une nouvelle demeure. Dans notre situation particulière due à son sublime dévouement, la séparation prévue lorsque j'aurais un jour convolé, consistait au départ de ma mère. Après tant d'années vécues ensemble, à oeuvrer ensemble dans une parfaite harmonie, cette logique séparation, que certains évitent pourtant, ne pouvait être qu'un profond déchirement pour tous deux. Me concernant, j'avais une douce épouse pour me consoler et le travail pour distraire mes pensées. Là-bas, maman se retrouva seule dans une vétuste maison qui n'était pas la sienne, et de son entourage bien des mentalités avaient évoluées. Bien qu'elle ne soit point présente en ce lieu, par ses conséquences diverses, la guerre avait là aussi laissé des traces. Certes, la famille du frère, la cousine Paule et l'amie Adrienne étaient dans son environnement, mais pour la population ce n'était plus cette Aline universelle pour qui l'admiration avait surtout été motivée par les services rendus… et ce cas n'est pas isolé. … Certains instants de méditation n'ont pas toujours dû être folichon, pour ma mère redevenue Incourtoise… Le 29 Novembre 46, soit exactement 31 ans après le décès de mon père, la naissance de notre Michel fut une joie familiale. Source de vie, de bonheur, de gaieté… et de soucis, en fleurissant la maisonnée d'animations, l'enfant n'est-il pas un Roi sur cette terre austère pour être constamment en guerre ! Les divers travaux agricoles sont trop connus du monde rural pour en détailler le menu de nos occupations journalières, et intéressent si peu les autres citoyens, laissons de côté le labeur et les soucis de la profession, il m'est plus agréable d'évoquer les voyages ayant ensuite ponctué le cheminement de la vie de notre couple. De tous côtés nous en avons découvert de merveilleux sites, et des curiosités naturelles insoupçonnées dont certaines sont vraiment extraordinaires. Magistralement organisé par notre Curé décidément à la page, un voyage en autocar eut lieu en 1947. D'être notre première sortie conjugale, ce voyage fut cité pour préfigurer celui "de noce". Mieux vaut tard que jamais… bien sûr, reconnaissons quand même que la flamme de la lune de miel en était alors moins vive. Laissant à notre droite la capitale picarde, au milieu de laquelle sa spacieuse et belle cathédrale gothique du XIIIème attendait impatiemment le retour d'Allemagne de son précieux ange pleureur, le car fila vers l'Ouest. Pour nous accueillir bien avant notre entrée dans sa cité, Lisieux redressait la fine silhouette de ma fraîche basilique. A son sujet, lors d'un sévère bombardement effectué en 44 par l'aviation des Alliés, j'entends encore la voix du journaliste effaré hurlant dans son micro : "La basilique est rasée ! ", alors qu'elle n'était que momentanément disparue dans la fumée et la poussière des proches destructions. L'imposante cathédrale de Chartres nous exhiba ensuite ses légendaires vitraux glorifiés par ses couleurs bleues d'une rare beauté. Largement étalé sur le vert gazon d'un talus, l'admirable papillon de fleurs multicolores d'Avranches nous souria au passage, et nous voilà devant l'eau gris-verte de la Manche. La marée haute de cette époque d'équinoxe semestriel de Septembre ayant remis ce joyau de Mont-Saint-Michel en position d'île, l'abordage s'avéra délicat. Un temps d'attente, et scène comique : avec encore de l'eau jusqu'aux genoux, sur leur dos les hommes transbordèrent les femmes. Surmontées de la statue du Saint, les constructions étagées progressivement réalisées (XIIème siècle pour les premières) dont l'Abbaye bénédictine avec son église gothique, sont si bien incrustées dans le site, que l'ensemble en a un genre d'aspect naturel. La monumentale cheminée de la vaste cuisine des moines, dans laquelle s'accrochaient jadis des quartiers entiers de boeufs pour les cuire au feu de bois, étonna plus d'un voyageur. Souvenir culinaire : les fameuses omelettes de "la Mère Poularde" furent appréciées par tous. Pour accompagner le gentil garçon, le 24 Mars 49 une mignonne Annie fit son apparition. En attendant d'agrémenter davantage encore notre vie en nous préoccupant de la leur, les enfants sont une source de joie profonde, que pour ma part je n'ai peut-être pas su extérioriser à sa juste réalité. Réalisé en 50 dans les mêmes conditions que le premier, le second voyage nous conduisit vers le Sud. Impressionnant, le gouffre de Padirac l'est sans conteste ; quelle merveille de circuler ensuite en barque dans son lac souterrain tapissé de stalagmites et stalactites ! Blotti au coeur d'imposantes montagnes se découpant dans un ciel mouvementé, Lourdes, but du voyage, est bien la Reine des cités religieuses du monde entier. Dans ce conséquent ensemble, basilique et constructions annexes vouées au culte d'une Sainte Vierge semblant toujours prier au milieu des rochers, une immense foule de catholique de tous pays y défile constamment, captant irrésistiblement les sentiments. Enfoui dans les entrailles de la montagne, l'ensemble formant les grottes de Betharram fut apprécié par tous. Pour une partie d'entre-nous, réfutant l'aide chevalin ce fut l'assaut vers le cirque de Gavarnie. Ressemblant à du gros sel gris, la neige éternelle attendait tristement l'approche de l'hiver pour se régénérer, et sous le brouillard le cirque cachait sa morosité d'être si haut perché. L'achat d'une C 4 d'occasion, aussi utile que pratique, nous permit de visiter un peu nos familles ; quelques années plus tard, celle d'une Aronde commerciale neuve allait nous inciter à d'autres sorties accompagnés des enfants, laissant ainsi un afflux de souvenirs. Désirant sans doute glorifier l'ancienne capitale des Ducs de Lorraine, Charles III et surtout Stanislas Leszczinski ont doté Nancy de somptueux décors. Imposante dans sa structure et de son histoire, la cathédrale de Strasbourg rayonne de tout l'éclat de son dôme entièrement recouvert de feuilles d'or ; et de leur style typique, les habitations de Colmars chantent l'Alsace toute entière. Avec ses innombrables virages ombragés de sapins, la montagne délaissée, voici Baccarat dont les merveilleuses créations de sa cristallerie sont synonymes de finesse et de fragilité. Dans une vertigineuse descente, la route nous conduit à un Rocamadour plastronnant au milieu des roches, dont celle fendue par l'épée de Rolland. Au centre de la France, Bourges, ancienne capitale des Rois, possède toujours un royal jardin public ; et Dreux des vitraux uniques dans la crypte de sa chapelle royale. Des vitraux uniques par leurs teintes, le créateur ayant emporté ses secrets de fabrication dans sa tombe. Et Versailles ! Réalisé dans une longue période où la majorité du peuple vivait pauvrement, que ce soit le château ou son large environnement ne formant qu'un ensemble, le grandissime, l'époustouflant Versailles est à la fois sensationnel et un exemple de gâchis des deniers publics. Avec tant d'autres réalisations, pour nos générations c'est un admirable souvenir laissé par une royauté souveraine comblée par la richesse, et ainsi entourée de gens habiles et d'hommes de génie. Parmi une suite de sujet motivant l'admiration, la galerie des glaces fut le lieu m'ayant le plus impressionné. Emporté par l'éclat de ces fluorescences que sont les découvertes des merveilles de notre pays, enluminant au passage un coin de notre vie, n'en oublions pas pour autant la réalité régnant sur notre univers. La guerre, toujours la guerre pour nos braves soldats. A peine était-elle terminée pour nous dans cette lointaine et austère contrée asiatique, qu'elle se ralluma en Afrique. Rêvant elle aussi d'indépendance, notre grande et belle colonie algérienne secoua ses entraves le 1er Novembre 1954 dans un brutal soulèvement général. Grâce à son évident prestige, le Général de Gaulle pensait certainement imposer le calme aux rebelles en proclamant hautement de sa manière impériale : La France est indivisible de Dunkerque à Tamanrasset. … L'écho de la forte voix se perdit dans le vaste bled sans avoir tempéré les intentions des révoltés. La guérilla ne fut guère facile pour nos troufions en majorité en pleine jeunesse, et retranchés dans les montagnes, les guérilleros ne s'en laissèrent compter. Lassé d'y faire bagarrer en vain nos armées sans obtenir un résultat tangible, ni même entrevoir une issue favorable dans un proche avenir, le Général de Gaulle changea d'avis, provoquant ainsi un véritable tollé parmi les fervents combattants convaincus du succès final. Reniant l'Accord d'Evian du 19 Mars 62 mettant fin au conflit en attendant le résultat de l'autodétermination, les "durs" de ces intrépides combattants formèrent l'O.A.S. destinée à continuer la lutte contre les révoltés. Commencée en 1830 par la prise de la ville d'Alger, la conquête de l'Algérie toute entière avait été réalisée en 1891. Pendant quelques années le mouvement clandestin de l'O.A.S. s'opposa à l'indépendance de l'Algérie obtenue par un référendum favorable en Juillet 62, puis se dilua sous la pression de nos forces nationales. Arrêtés et emprisonnés, les dissidents ayant repris le lointain flambeau du Maréchal Bugeaud (ancien organisateur et Gouverneur de l'Algérie) furent sévèrement jugés. De tragiques remous s'en suivirent. Les condamnations des principaux Chefs de l'O.A.S. auraient pu s'oublier, s'il n'y avait eu de regrettables exécutions de quelques-uns de ces vrais patriotes ayant continué le combat suivant les ordres tout d'abord reçus… et la conviction d'y parvenir à rétablir l'ordre. Dans une indécente bravade, que la date de ce soulèvement algérien vienne maintenant se commémorer sur notre sol, comme entre-autres ce fut le cas à Lille en 1985, est une infamie jetée à la face de nos victimes et de leur famille. Suivant une lointaine prédiction de Berbère, à notre tour serions-nous déjà devenus les colonisés de l'Algérie ? L'expulsion d'Algérie des Pieds-Noirs fut un autre drame pour ces gens brusquement obligés de tout quitter pour venir se réinstaller sur le territoire national. Les dédommagements promis ne sont d'ailleurs toujours pas entièrement réglés par l'Etat français. Tout en gardant comme beaucoup d'entre-nous l'impérissable souvenir du grandissime et fervent patriote que fut le Général de Gaulle, il m'arrive de songer à nos colonies perdues pendant son règne… et je me demande finalement… Le comportement autoritaire du Général envers des personnalités pouvant gêner son parcours politique, notamment envers le Président Coty et le Maréchal Juin, avait aussi laissé filtrer un froid désagrément pour beaucoup d'entre-nous. Par contre, sa ferme autorité avait été précieuse pour défendre le prestige de notre pays devant les Alliés, puis déterminante pour imposer la présence française lors de la signature de l'armistice à Berlin. Le caractère impérieux du Général sera encore salutaire à son retour au pouvoir en 1958 pour calmer les troubles sociaux. Accordée par mon ancien chef à l'issue de l'inauguration du Monument aux Morts de Roye (après restauration) la ferme poignée de main me fit un évident plaisir et reste un souvenir de choix. Bien regrettable pour l'ensemble de la profession agricole, fut par contre sa désinvolture façon pigmentée d'ironie, de recevoir à Calais nos responsables lui présentant des doléances cependant largement justifiées. De cette considération publique, il en résultât des déceptions dans nos rangs. Réitérées par la suite, ces déceptions engendreront plus tard d'inévitables défections lors de l'élection finale concernant le Général. Favorable à la régionalisation, et beaucoup moins envers le Sénat, le référendum concernant ces sujets sera un échec (1969). La retraite totale et définitive à Colombey les Deux Églises, sonnera alors pour le Président de la République démissionnaire. Retiré de la politique en 1953, puis de retour en 1958, le Général de Gaulle avait été élu Président de la République en 59. Ainsi, cette paix universelle en qui chacun ne doutait après une telle guerre mondiale, ne fut en réalité suivie que d'une accalmie provisoire. De tous côtés, ce ne fut bientôt qu'une succession de virulents conflits. Etant toujours d'actualité, ces conflits ne peuvent que justifier ma définition de continuel état de guerre, matérialisé : A l'Est : par une insatiable Russie maîtrisant successivement ses voisins par la force… tout en clamant son fervent désir de paix. Une Russie continuant d'ailleurs de le faire, et en sous-main par pays interposés ou soutien aux révoltés, de semer le trouble à travers le monde afin d'implanter son régime communiste. Etat de guerre en Asie : par cette succession de conflits en Indochine, prenant des aspects changeants s'éternisant sous le drapeau rouge. Etat de guerre en Afrique : au Maroc puis en Algérie ; enflammés par une impertinente Lybie : des soulèvements tous azimuts et sans fin. Etat de guerre en Amérique du Sud : par des révoltes ensanglantant et ruinant quantité de nations en faisant tache d'huile jusqu'aux abords des États-Unis ; notamment à Cuba et au Nicaragua. Etat de guerre encore au Proche-Orient : avec les combats qu'Israel dut soutenir envers des voisins voués à sa perte, et prolongés de représailles ; sans oublier ce Liban déchiré continuellement meurtri par une kyrielle de fanatiques, de religions et nationalités différentes. Lorsque pour nous l'épopée guerrière se fut estompée, à Roye comme ailleurs où existait un centre, les cours avaient repris pour les gradés de réserve. Avec sur le coeur un reste de saturation militaire, mon inscription traîna, et finalement n'eut jamais lieu. Il manqua un petit rien, une amicale invitation ou la présence d'un ami. Combien je l'ai ensuite regretté… et le regrette encore. … Avec le bagage de mes connaissances militaires, j'aurai pu… Ceux n'ayant jamais quitté la maison où ils sont nés, le jardin qui les a vu grandir ; la rue du bourg qui les a vu courir, ne peuvent comprendre ce qu'il en coûte parfois d'être un déraciné. Tout d'abord inconnu, et si peu ensuite, la désignation d'étranger colle à la peau pendant longtemps. De tout coeur je plains ceux qui en sont contraints par la force, et ici je songe surtout à ces millions de personnes qui à travers l'Europe ont dû quitter leur domicile et leur pays au cours des guerres… ou après. Toute comparaison est impossible avec les transplantés volontairement, comme moi-même ; pris par le labeur quotidien, l'on en vient à y songer de moins en moins souvent, puis à l'oublier. Certains en sont heureux, d'autres le regrettent. Pour ma part, bien qu'en étant satisfait, c'est toujours un plaisir de retourner au village natal. En y arrivant, chaque fois, là à l'intérieur, avec un souffle de nostalgie j'en ressens encore les effluves de prenants souvenirs. Selon mon dernier fascicule de mobilisation, en qualité d'auxiliaire je devais rejoindre la Gendarmerie de Roye. Sans être vraiment engagé dans le conflit, suivant des garanties de soutien accordées à certains pays amis, devant les intentions belliqueuses de la part d'Etats voisins, ces dernières années nos forces durent cependant intervenir en Afrique pour aider ces amis à défendre leur indépendance. Sous la tutelle de l'O.N.U., présentement il en est encore de même au Liban. Sans intervenir militairement, un contingent de nos soldats participe au problématique maintien d'un ordre difficilement contrôlable. En voyant défiler ces continuels armistices bien fugaces entre les divers belligérants, ce côté spectaculaire n'a d'ailleurs nullement évité une désastreuse hécatombe de nos innocents jeunes soldats… et se reproduira sans doute encore. Au Liban comme dans beaucoup d'autres "ailleurs", et parmi eux je songe par hasard à l'Afghanistan, de dramatiques combats continuent ainsi d'ensanglanter des populations. En tous lieux et plus que jamais, les attentats les plus divers ne sont pas en reste, et les prises d'otages continuent. Sans revenir sur mon analyse précitée concernant cette regrettable absence de paix, j'en termine avec l'actualité plus que jamais dominée par l'insécurité désormais généralisée à travers un monde en ébullition. Puissants, audacieux, téméraires même, pouvant se déplacer rapidement en tous temps et en tous lieux… ou presque, et dotés de moyens de communications modernes des plus sophistiqués, les innombrables médias se chargeant de diffuser avec largesse à travers l'univers le moindre événement, aucun être sensé ne peut ignorer, par conséquent rester indifférent à cette déstabilisation généralisée. Sous le couvert d'un modernisme effréné, et probablement à cause de cela, impuissants en ce qui nous concerne nous assistons parallèlement à la décadence de notre civilisation. Qu'il est donc sublime d'être accueillant envers les étrangers se trouvant dans la misère ou devant fuir un pays austère ! mais là aussi il y a des limites ; des limites naturelles dictées par le bon sens. Sans aucune pensée concernant ce racisme qu'à la moindre occasion l'on jette volontiers à la face de quiconque, en traversant parfois l'une des nombreuses cités ainsi "internationalisées" l'on en vient à se demander où sont passés nos propres concitoyens. A ce régime, du Liban broyé, complètement en perdition, n'allons-nous pas bientôt prendre la tragique succession ?

ÉPILOGUE

Relaxé concernant le sujet, qu'il ferait bon de vivre en paix ! Nous le souhaitons tous de vivre tranquillement dans un monde ayant retrouvé la raison, l'équilibre et une civilisation respectueuse des droits de chacun. Un monde modérant son modernisme lorsque cela est encore possible, afin de sauvegarder un maximum d'emplois. Un monde dans lequel les pays opulents freineraient leurs gaspillages en tous genres pour aider ceux en difficulté. Un monde où le tout dernier des pays agressif abandonnerait son ultime intention de provoquer un conflit quelconque, en songeant davantage au bien-être de ses citoyens sans distinction aucune de race et de couleur. Malheureusement, de ma part ce n'est là qu'un songe farfelu et bien utopique… mais il est toujours permis de rêver… Cependant, ce n'est pas avec d'autres Munich, ou suivant les mouvements neutralistes insufflés par le vent d'Est consistant à lever à l'avance les bras en l'air, que nous éviterons les possibles désastreuses conséquences futures d'une éventuelle soumission peureuse… même après y avoir activement contribué dans l'espérance d'une récompense ou régime de faveur. A moins d'un geste de fou ou d'un accident, l'atome n'est plus qu'une menace, un chantage. Trop de pays, les grandes puissances comme les autres et peut-être bien en premier, auraient à en souffrir atrocement, et l'auteur de l'initiative lui-même n'en serait nullement épargné. Dans ces conditions, qui oserait mettre son doigt sur le bouton déclenchant un tel cataclysme mondial ? … Même en cas d'une attaque par les moyens conventionnels ! Il serait tout de même urgent de la parfaire cette Europe de façon qu'elle soit plus unie dans un vrai bloc. Il serait alors possible de la doter rapidement d'une défense classique, moderne et suffisante pour sa sécurité… avec la garantie que ses responsables soient fermement résolus à s'en servir avec le maximum d'efficacité face à un éventuel agresseur… Qu'adviendrait-il de cette Europe toute entière, si les États-Unis (que certains chipotent allègrement à la moindre occasion), retiraient un jour leurs forces y stationnant pour assurer notre sécurité ? Plus urgent encore serait l'union des nations libres pour mater sans délai les auteurs de cette déstabilisation, sans oublier la prolifique race des espions s'infiltrant partout, notamment sous le couvert de la diplomatie… à moins que ce soit lors du trafic commercial. Cette guerre de 39-45 s'étant terminée par l'occupation de l'Allemagne, à titre de menue revanche nous étions alors tous satisfaits de savoir ce peuple batailleur devenu à son tour sous le joug de maîtres. Notre contentement s'estompa bientôt en constatant le blocage de la frontière de l'Allemagne de l'Est par la Russie, et l'impérieuse imposition du communisme à cette population. Le blocus de Berlin-Ouest occupé par les Alliés, puis le fameux Mur de la Honte coupant la ville en deux, furent ensuite d'autres épisodes d'une guerre "froide" entre les deux blocs. Depuis ma naissance orchestrée en bruit de fond par le lointain grondement des canons, ma frêle existence servant de support à mes descriptions d'événements guerriers, d'en avoir souvent laissé en rade mon parcours terrestre, j'ai le vague sentiment d'avoir donné l'impression de m'être perdu sur le chemin de la dérobade. Sans tarder je me dois de replacer le support dans son contexte, face à la morbide lumière de ce continuel état de guerre, dans lequel nous naviguons le plus souvent sans en avoir conscience… D'un état de guerre permanent ici et là, dont les éclats bafouent sans pitié l'existence pacifique que chaque citoyen de l'univers est en droit de vivre à sa façon en toute liberté… en respectant celle des autres. Avec ses satisfactions, ses aléas et ses déboires particuliers, parmi les autres cultivateurs, ma vie professionnelle s'est donc poursuivie en oeuvrant à satiété pendant de longues journées… en oeuvrant comme un dingue en compagnie de ma courageuse "moitié". Toujours fermement résolu d'éviter une monotone description de mes péripéties fermières, sans trop insister je n'en ferais qu'effleurer l'essentiel des faits les plus marquants. Lors de l'apparition de la géniale motorisation, les fermiers "bien placés" en haut-lieu obtinrent en premier des tracteurs neufs venant d'Amérique. L'un d'entre-eux paya 76000 francs (de l'époque) pour un petit Massey-Harris… et vendit deux chevaux pour quatre fois ce prix. Faute d'acheteur, l'année suivante mes trois poulains furent soldés à la boucherie. Racheté un bon prix à un batelier, un 10/20 d'occasion me servit pendant deux ans. Son moteur 85 étant un gouffre d'essence (acheté en partie "au noir"), le Renault suivant fut remplacé par un 35 diesel. Remorques et outils portés suivirent progressivement. Achetée pour la moisson de 1955, ma petite moissonneuse-batterie provoqua une révolution des langues villageoises. Grâce aux moissons effectuées pour d'autres cultivateurs, ce fut pourtant l'achat de matériel le plus rentable de ma carrière paysanne. Les pertes sèches d'une jeune jument, puis de son petit poulain, et quelques années plus tard du dernier cheval (que mon épouse avait vu naître chez ses parents douze ans plus tôt) le cheval étant entièrement confisqué à l'abattoir pour dévitalisation, furent des accrocs devant lesquels mon interdiction de pleurer pour un animal fut efficace. En 53 et 54 surtout, l'insuffisance de main-d'oeuvre nous ayant obligé à compenser personnellement pour assurer le travail, les passages de la grosse batteuse laissent encore de bien désagréables souvenirs. En compensation bien modeste de l'épuisante et noble profession assurant la survie du monde, que certains citadins considèrent cependant comme étant peu reluisante, sans être pour autant reposante, la chasse eut ses instants dérivatifs. Le bout de mon fusil s'étant mis en place, les regrets vinrent de ne pouvoir échapper davantage aux obligations du travail constant. L'Europe entière manquant de produits alimentaires, les bonnes années d'après-guerre facilitèrent la stabilisation de mon installation. A mon arrivée les terres de la ferme étaient négligées, les engrais alors rares et le bétail insuffisant, plusieurs années me furent ainsi nécessaires avant d'obtenir une production convenable. En d'autres temps plus sombres pour la corporation dépendant beaucoup des conditions climatiques, certains rassemblements paysans eurent de retentissants échos. Tel celui d'Amiens où le Président Leclercq en perdit définitivement sa vitalité en recevant un pavé sur la tête. Un petit fermier du Nord y expira dans le caniveau sous les coups de matraque. Provoqué par un irascible chauffeur détestant la profession, devant nous sur la route du retour ce fut aussi l'accident du car faisant dix morts et de nombreux blessés. A Beauvais, un autre rassemblement de ce genre ayant failli dégénérer, par prudence nos dirigeants mirent un terme à ces mouvements de protestations envers un Gouvernement restant statique à notre égard. Côté familial, désolés nous le fûmes pendant l'hiver de 1957, surtout concernant ma femme, lors du décès de sa tante préférée, puis aussi vite de celui de sa mère. De temps à autre, de brèves visites de fermes plus importantes à céder me firent circuler, principalement en direction du centre. La plus sérieuse fut celle ayant conduit mes pas jusqu'au fin fond de l'Indre. A Éguzon j'y avais même signé l'achat d'une propriété… annulé dès le lendemain pour diverses raisons. La vertigineuse inflation de ce genre de biens me fera plus tard amèrement regretter le charme de ce domaine situé en un lieu d'une tranquillité rêvée. C'est ainsi que sans avoir côtoyé la Côte d'Azur, avec les paysages naturels, monuments et bâtisses historiques ou autres entrevus, la réalité m'oblige à reconnaître que la France est belle et riche… Rien d'étonnant que tant d'étrangers la visitent ; qu'un certain nombre d'entre-eux en font leur demeure de prédilection, y installant un gîte passager ou définitif. Les enfants suivant tous deux leurs études avec succès, pendant plusieurs années nous avions abandonné ce désir d'expansion. C'est alors qu'aux grandes vacances scolaires de 1964, le fils annonça sa ferme intention de ne plus retourner en classe, préférant finalement la culture aux études cependant excellentes. La motorisation étant lancée à toute vapeur, pour exploiter une ferme plus importante permettant cette large motorisation, je repris donc mes démarches. Malgré ces tâtonnements divers à l'extérieur, j'avais toujours l'espoir de pouvoir réaliser cette expansion sur place. A plusieurs reprises j'obtins d'ailleurs des engagements à cet effet. Ces promesses s'étant ensuite diluées sous la pression de parents, d'amis ou de voisins, mes désillusions se succédèrent. Près de la Loire j'avais un jour jeté mon dévolu sur une exploitation ; les hésitations de mon épouse y furent fatales. En adoptant prudemment la modernisation du matériel agricole progressivement venue d'une brûlante actualité, et dans un certain sens obligatoire devant le manque de main-d'oeuvre, y ajoutant à l'occasion d'heureuses initiatives personnelles, et en restant attentif aux nouvelles méthodes culturales désormais préconisées, j'avais remué la terre du Santerre pendant plus de vingt-trois années, lorsqu'en Mars 65 le hasard d'un renseignement me fit prendre une direction opposée. Le destin provoqua alors mon retour dans le Pas-de-Calais, à peu de distance de la région d'origine. Situé à quelques encablures de l'historique cité de Montreuil-sur-Mer (aux légendaires remparts du XIIIème et XVIIème avec citadelle), avec son site partiellement boisé et ses anciennes demeures pour la plupart vétustes, son lointain passé dans lequel de nombreux seigneurs ont laissé leur nom dans son histoire ; avec sa renommée terre spéciale ayant permis à ses citoyens de pratiquer l'art pendant des siècles : grandes dalles, carrelages et poteries diverses (seulement datées en l'An 600), avec la succession des événements survenus au futur Saint-Riquier lors de ses nombreux passages et cantonnements (au VIIème siècle et précisément à la ferme), le village de Sorrus aurait volontiers également accueilli la fille si ses brillantes études ne l'avaient normalement incité à poursuivre ailleurs l'aventure de sa vie. Essentiellement réalisé nous-mêmes et par la route, le déménagement se prolongea en s'enchaînant en douceur par son intégration dans la nouvelle situation. Les propriétaires consentirent ensuite à des réparations et arrangements atténuant l'aspect désuet des bâtiments agricoles. Plus tard, l'achat du corps de ferme nous permettra de poursuivre dans ce sens et de construire des stabulations. C'est toujours un problème de faire la connaissance d'un entourage nouveau, mais le fait d'avoir été accueillis ici avec sympathie par les villageois, facilita cependant notre adaptation. Tout d'abord prudents à notre égard, puis compréhensifs, la considération accordée par les membres de la grande et belle famille des Motte-Cordonnier, toujours propriétaires des terres, fut ensuite une satisfaction que le temps continue d'asseoir dans la fermeté. Le gibier étant ici plus abondant, en regrettant de ne pouvoir s'y adonner à son gré, de chasser de courts instants fut un plaisir. Comme ailleurs, la régulière diminution du gibier viendra en modérer l'engouement, et la fatigue des jambes m'incitera par la suite à laisser la place au fils. En gardant de bons souvenirs de brillantes réussites, depuis lors je sais à l'occasion écouter avec un bienveillant sourire les fabuleux exploits… plus ou moins fantaisistes, d'acharnés disciples de Saint-Hubert. Avec les connaissances acquises dans la région du Santerre plus avancée dans la mise en pratique des techniques culturales évoluant alors rapidement, après un prudent départ, aucun ennui spécifique ne vint perturber l'exploitation de cette "Ferme du Colombier", cependant d'une structure différente. Dans la modernisation progressive du matériel, la petite moissonneuse-batterie de la Somme fut bientôt remplacée par une large automotrice. L'ancienne bineuse à betteraves céda également le pas à une machine moderne. En attendant de pouvoir céder la ferme de Fresnoy dans des conditions convenables, les 128 km de routes séparant les deux exploitations furent un gênant handicap pendant deux ans. Avec un entracte d'une année dû à son service militaire, l'aide du fils me fut précieuse et ses compétences parfaitement rassurantes pour son avenir de paysan. A l'image de ses confrères, un cultivateur maintenant désolé et désabusé face à l'évolution de notre agriculture. Le continuel effritement des prix en culture des produits agricoles, est depuis plusieurs années une source de déceptions à répétitions, les rentrées ne pouvant soutenir la comparaison avec un prix de revient constamment en hausse. Lors de la création de l'Europe Verte, de grands espoirs avaient pourtant motivé la profession, et j'en étais moi-même sublimé. Les permanentes désillusions du monde agricole en sont à la mesure, et chacun s'interroge sur son devenir. … L'euphorique industrialisation d'après-guerre a étouffé notre agriculture, alors que l'un n'était nullement incompatible à l'autre. Face au modernisme effréné continuant de tout bouleverser, le légendaire slogan de Sully : "Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France"… est bien tombé dans les profondeurs de la désuétude… Les dires clament souvent : "Place aux jeunes !"… j'ai alors glissé en douceur vers la retraite. L'esprit d'homme de la terre n'en demeure pas moins… et j'en suis fier… Je suis par contre déçu de la retraite accordée en comparaison des sommes versées à cette intention, et des retraites de tant d'autres. … Dire que j'aurais facilement pu exercer d'autres professions… Je ne regrette pourtant rien, j'ai toujours été un passionné de la terre, de cette noble terre nourricière dont cette passion prend source dans le sang, en puisant généralement ses racines dans les profondeurs familiales. Echelonnés dans notre parcours de retraités, divers voyages furent d'agréables dérivatifs : accompli en avion pour l'essentiel du trajet, celui aux Baléares laisse le bon souvenir d'un dépaysement orchestré d'intéressantes visites ; chacune d'elle fut la démonstration de l'organisation des Espagnols concernant les retombées du tourisme. La douceur du climat y est propice aux cultures intensives, et parmi le site pittoresque, les amandiers prolifèrent. De tous côtés, de voir tant de carcasses d'éoliennes accolées aux anciennes demeures, fut un étonnement. Parmi les châteaux de la Loire, en admirant ceux de Sully et Amboise, de songer à ce que dut représenter à l'époque de telles constructions. Dans la région bordelaise justement fière de ses vignobles, la vieille église de Verdelais regorge de témoignages de reconnaissance. Sur le versant faisant face, un important chemin de croix grandeur nature est depuis des siècles un lieu célèbre de pèlerinages. Sur le haut de Sainte Croix du Mont, la surprise fut d'y trouver un estaminet creusé dans un banc d'huîtres. A l'exemple des mines de charbon, c'est ici le résultat des bouleversements de la terre ayant précédé les temps préhistoriques. Dans l'Indre, tapissée de remerciements, l'église d'Issoudun est d'une richesse ! Grâce à l'obligeance d'amis sincères, en appréciant au passage la tranquillité des rues piétonnes de Bordeaux, dans un voyage organisé nous sommes allés dénicher le grand village de Sarre incrusté au coeur des Pyrénées. La frontière espagnole côtoyant Sarre de trois côtés, le passé lui vaut la renommée de roi de la contrebande. De l'antique Saint Jean Pied de Port cerné de remparts, dans la direction du fameux passage de Roncevaux, le car nous emmène vers un centre commercial… et l'on se retrouve en Espagne sans s'en rendre compte. Cité pour être le lieu le plus doux de notre pays, Cambo les Bains pavoise de posséder le château-musée d'Edmond Rostand. De ses richesses artistiques, l'Espagne nous montra ce joyau que représente l'église de Saint-Jacques-de-Compostelle. Un petit train à crémaillère escalada la montagne pigmentée de chevaux sauvages, et dans un autre centre où le commerce nous est favorable, nous revoici en territoire espagnol. Derrière sa côte dentelée où une statue de la Vierge éclate de blancheur parmi les rochers, Biarritz sommeillait dans la douceur de son climat. Dans le port du vieux Saint Jean de Luz, des bateaux n'arrêtaient d'y déverser des sardines, et nous voilà à Saintes, ville gallo-romaine et ancienne capitale des Santons nom de ses habitants. L'ancestrale crypte souterraine possède un puits, et le fond des vastes arènes (du 1er siècle) fait face au souterrain réservé aux "artistes" de tous genres. Remonté sur l'esplanade longeant la Charente, "l'Arc de Germanicus" des Romains (An 19) garde le secret de ses inscriptions incompréhensibles pour moi. D'autres constructions datent encore des Romains. Etant Délégué aux Loisirs pour les "Coop", un voyage de prospections nous conduisit à l'île d'Oléron ; après la Corse, la plus grande de nos îles. Repu de victoires et de gloire, puis de nouveau vaincu et lourdement taché du sang de ses braves grognards, c'est au Nord de cette île que notre génial Napoléon 1er embarqua le 15 Juillet 1815 vers son destin final… en laissant cependant un immense prestige. Laissant sur le rivage le village de Marennes couver la renommée de sa souche des huîtres "fines de claires", le car franchit les 3 km 027 du viaduc et file vers le village de vacances "arc-en-ciel" nous attendant au milieu des bois. Pour notre visite, Saint-Trojan nous avait réservé la dernière de ses trois variétés de mimosa, puis nous montra son église rustique où sur sa toile règne l'imposant saint du lieu. Sur les côtes de l'île et du continent se faisant face, les parcs à huîtres prolifèrent de tous côtés. Au Sud à la pointe du Pertuis de Maumusson, dans un sens ou dans l'autre suivant les marées, le considérable débit de l'eau fit penser que l'endroit serait particulièrement favorable à l'installation d'un barrage hydraulique. La région côtière vivait jadis de ses marais salants, puis fabriqua des tonneaux pour exporter le sel. Les Romains y introduirent ensuite la vigne, base des futurs : cognac et pineau. A l'origine Brouage s'appelait "Jacopolis", et au VIIème siècle par son petit port exportait déjà ce sel vers l'Angleterre et l'Allemagne. D'une contenance de 283 cm3, ces tonneaux servent toujours de jauge aux bateaux. Patronnées par Richelieu pour protéger le port devenu militaire, les fortifications y sont encore impressionnantes. Finalement totalement ensablé, en 1666 Brouage céda sa base militaire à un Rochefort semblant désormais joliment placide. De décrire l'attachante histoire de cette région ayant longuement souffert des guerres de religion, je me pique au jeu, il me reste pourtant à citer encore La Rochelle, capitale du protestantisme. Son Hôtel de Ville est splendide. Les tours de Saint Nicolas y tiennent toujours en main les énormes chaînes qui fermaient jadis le port, et la légendaire Tour des Quatre Sergents rappelle l'impatience de ces gradés à exprimer leurs sentiments envers une défunte démocratie issue de la Révolution, mais submergée par le Premier Empire, et à l'époque étouffée par le Royalisme revenu au pouvoir pour un temps. Louis XVIII fit fusiller les quatre sergents. Avec maintenant "La Colombe" pour nid, une demeure en partie construite de nos mains près de la ferme appartenant désormais au fils, en compagnie de mon épouse c'est la relaxe mais non l'oisiveté. Entre jardinage, rencontres d'amitié, dévouement aux associations dont les patriotiques, la lecture et la passion d'écrire, il y a les douces ou bouillonnantes présences des petits-enfants. Des enfants gâtés par la mamy, également par le papy… mais ils sont si gentils… Alors âgée de 93 ans, ma mère revint parmi nous. Evoquant sans doute moralement des récits du père ou de combattants de 14-18, un soir elle en vint à soupirer tristement : "de tous ces valeureux soldats tombés devant Verdun ou ailleurs, combien n'ont eu la moindre toile pour linceul à leur corps déchiré, à leurs membres épars sur le champ de bataille…". Un regard débordant de mélancolie, et dans une ultime recommandation, d'une voix brisée maman ajouta : "… alors, lorsque j'en serais là, pour moi aussi… inutile de faire des fantaisies…". Pour m'avoir accordé sa sympathie, je ne sais plus causer de Verdun sans songer à Léon Rogez, un brave parmi les braves ayant eu les pieds gelés dans la boue des tranchées, et devenu aveugle suite aux gaz à l'ipérite. Son héroïque comportement lui valut de représenter Ceux de Verdun à la signature de l'Armistice de 18. Créateur de la médaille, Léon Rogez fut également l'instigateur du Mémorial de Verdun. A l'image de Sorrus et de partout dans nos campagnes, au village natal le temps a modifié certains aspects du paysage ; construit des maisons, des bâtiments ; rénové des habitations et brassé sa population. La demeure où je suis né a perdu son nom familial et sa transformation-rénovation a éliminé le parfum des souvenirs. Il n'y a plus de café, d'épicerie et mercerie au pays de mon enfance. Au cimetière, la plaque recouvrant la sépulture familiale a éliminé la vétuste croix de bois ; ainsi, il n'y a plus de coeur émaillé borduré d'un liseré tricolore et les petits drapeaux entrecroisés ont disparu. En-dessous du nom du père maintenant gravé dans le marbre, celui de ma mère y est inscrit. En sus de la famille, pour ma compagne et moi-même il est bon de se retrouver entouré d'amis, dont de nombreux Présidents d'associations patriotiques. En toute sympathie, l'amitié transpire. Dans le calme, mon esprit s'imprègne parfois de mélancolie en songeant aux familiers et connaissances victimes de ces conflits. Il m'arrive d'avoir le vague sentiment qu'un mystérieux flux d'ondes magiques vient saupoudrer mes pensées de lointaines effluves d'âmes de disparus, en particulier : de mon père (décédé en 1915) ; du dévoué oncle Edouard, blessé en 18 (1963) ; de mon frère, vaillant soldat de 40 (1984) ; du père de ma femme, otage civil, puis volontaire en 17-18 (1984) ; d'un grand ami, intrépide patriote, roi des évadés, passeur et organisateur dans la Résistance hongroise (1985). Dans un imaginaire bruissement d'ailes, y virevolte aussi l'âme d'un ange que fut une petite-fille (1974).

Pour qu'un jour le monde vive vraiment en paix,

Faut-il donc tant de crimes, tant de guerres ?

Faut-il tant de morts, de souffrances, d'éclopés ?

Faut-il tant de ruines et de misères sur cette terre ?

… Et notre demain… de quoi sera-t-il fait ?

Forum aux fleurs

Aux roses de Noël d'ouvrir les fastes de la fête,

des perce-neige aux aguets du forsythia enflammé.

Près des humbles violettes, le crocus sort la tête,

et la jacinthe embaumée loue le muguet parfumé.

Parmi un choix de tulipes, voici les perroquets;

après muscaris, ancolies, l'iris voluptueux;

sous le lilas, l'azalée, une bordure d'oeillets;

auprès des roses trémières le lys majestueux.

Sur un tapis de corbeilles-d'argent, plastronne l'hibicus;

voilà le magnolia, l'aster, le camélia altier;

un merveilleux amaryllis, un fin érémurus,

et des primevères à l'ombre des phlox sous l'églantier.

Pour charmer : pivoines, dahlias, glaïeuls, s'épanouissent;

le seringa marie son blanc au jaune de l'allium;

les oxalis, ixias, campanules, rivalisent,

et d'or, le millepertuis éblouit le delphinium.

Cueillant marguerites et cosmos, Narcisse poétise

pour Rose aux soucis des oenothèses pyramidales.

Sapés, dans le champ de blé qui ondule sous la brise,

coquelicots et bleuets sont disparus des annales.

Zinnias, anémones et centrathus, font voie triomphale

aux capucines ensoleillées sous l'exquise tonnelle,

où la glycine pavoise en couronne-impériale,

pour les nobles pensées de la gaillarde Colombelle !.

La femme est belle-de-jour, et de-nuit... en rêverie;

l'enfant: un gracieux bouton-d'or qui fleurit la vie !.

Victor Debuiche

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