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L'oeuvre de Michel El Baze: Les guerres du XXe siècle à travers les témoignages oraux   

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Capitaine Fernand Becker
J’étais un artilleur

Guerre 1914 - 1918


PRÉFACE DU GÉNÉRAL ROBERT GIRARD
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Voici les souvenirs d'un Ancien Combattant de 1914-1918, aimablement communiqués par sa nièce, Madame Claire Marchal. Fernand Becker était né en 1896, dans une famille de sept enfants, qui tenait une quincaillerie à Belfort. Ses études secondaires à peine terminées, éclate la Première Guerre Mondiale, qu'il fit comme engagé volontaire dans l'Artillerie. Il la termine comme sous-lieutenant, titulaire de la Croix de Guerre et Chevalier de la Légion d'Honneur. Il reprit ensuite le commerce familial, passionné de ski et de randonnées; entre autres, il équipa à cet effet le site du Ballon d'Alsace. Il milita aussi dans les associations d'Anciens Combattants, fidèle au souvenir de ses camarades tombés au Champ d’Honneur. Après avoir participé aux combats de 1939-1940, il reprit ses activités, et après sa retraite, termina sa vie entouré de l'estime de tous, en 1989.   Here is souvenirs of an Ancient Combatting 1914-1918, communicated by his niece, Mrs. Claire Marchal. Fernand Becker was born in 1896, in a seven family children, that held a hardware to Belfort. He studies hardly ended secondarys, bursts the first world war, that he does as committed voluntary in the Artillery. He ends it as sub-lieutenant, holder of the War and Knight Cross of the Legion of Honor. It take then the family trade, ski and hike fanatic among others, he equipped to this end the site of the Balloon of Alsace. It militated also in associations of Ancient Combatting, believer to the souvenir of his comrades fallen to the Field of Honor. After having participated in combats of 1939-1940, he take again his activities, and after his retirement, ended life, surrounded with the esteem of all, in 1989.   Hier sind die Erinnerungen eines ehemaligen Frontkampfers von 1914-1918 freundlicherweise von seiner Nichte, Madame Claire Marchal mitgeteilt. Fernand Becker war 1896 geboren, in einer Familie mit sieben Kindern, die ein Eisenwarengeschaft in Belfort führte. Seine Schulzeit kaum beendet, bricht der Erste Weltkrieg aus, den er als Freiwilliger in der Artillerie leistet. Er beendet ihn als Sous-lieutenant, Inhaber des Croix de Guerre und Chevalier de la Légion d'Honneur. Er führt anschliessend das familiäre Geschäft weiter, leidenschaftlicher Skifahrer und Wanderer; unter anderem stattet er zu diesem Zweck die Gegend des Ballon d'Alsace aus. Er war auch in den Vereinen von ehemaligen Frontkampfern tätig, treu der Erinnerung an seine auf dem Feld der Ehre gefallenen Kamaraden. Nachdem er an den Kampfen 1939 - 1940 teilgenommen hatte, nahm er seine Tatigkeiten wieder auf, und nach seinem Ruhestand, beendete er sein Leben umgeben von Wertschätzung aller 1989.    


POSTFACE de Michel EL BAZE
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  Soixante années ont passé depuis le début de l’hécatombe quand Fernand Becker découvre dans le cimetière de Niederbronn que 27 Becker Allemands sont là, alignés, tombés sous les balles alliées en 1944. Il est stupéfait Effondré Et depuis, jusqu’à sa fin, il évoquait chaque nuit ses frères les hommes ceux d’en face victimes comme il aurait pu l’être, de la barbarie de l’autre.   Sixty years have past since the debut of the hecatomb when Fernand Becker discovers in the cemetery of Niederbronn that 27 German Becker are there, aligned, fallen under balls allied in 1944. He is stupefied Collapsed And since, till at his end, he evoked each night his brothers the men these in face victims as him would have been able to be, from the barbarity of the other.   Sechzig Jahre sind vergangen seit dem Beginn der Hekatombe als Fernand Becker im Friedhof von Niederbronn entdeckt, dass 27 deutsche Becker dort sind, aneinandergereiht, gefallen 1944 unter alliierten Kugeln. Er ist betroffen Niedergeschlagen Und seither, bis zu seinem Ende, beschworte er jede Nacht seine Brüder die Menschen herauf, die von gegenüber, Opfer wie er es hatte sein können, der Barbarei des anderen.

 

Depuis le temps que je remets à publier mes souvenirs de 1914 - 1918, je me décide à m'atteler à cet ouvrage que j'aurais dû commencer beaucoup plus tôt, c'est-à-dire avec beaucoup plus de chances de ne rien oublier.    

TABLE      PREFACE_DU_GENERAL_ROBERT_GIRARD      POSTFACE_de_Michel_EL_BAZE

Engagé volontaire
Michelbach
Flirey - Saint-Mihiel
Le déserteur
Dans la Somme - Grivillers
Rosières en Santerre
Amiens - Le Ravin de la Mort
Au camp de Mailly
1917 - Le Chemin des Dames - Paissy
Tisy sur Ourq
Retour au Camp de Mailly - Verdun
Le Fort de Douaumont - Le Ravin du Helly
L’atroce souvenir
Que choisir!..
                                                                                                           27 Becker!..

 

  
Engagé volontaire                    
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Tout a commencé pour moi le 6 août 1914. J'étais frais émoulu de la Préparation Militaire, j'étais tireur d'élite, j'avais mon Lebel à moi que j'avais gagné en 1914 en remportant le concours de tir de la Société de Tir "La Miotte", avec le score de 75/90 avec à 200 m, 3 balles debout, 3 balles couché et 3 balles à genou. Ensuite, le 14 juillet 1914, au concours régional de Besançon, je remportais le 1er prix toutes catégories avec 12 balles tirées en 60 secondes à 200 m dans une cible silhouette, mes 12 balles dans la cible! Tout fier de ces exploits, j'allai, le 6 août 1914, signer mon engagement pour la durée de la guerre. 
Nous étions une vingtaine de gaillards de mon âge à nous retrouver dans le plus simple appareil face au jury composé de diverses personnalités qui nous jugèrent, nous pesèrent, nous auscultèrent, avant de nous déclarer "Bons pour le Service": Fernand Becker 1.72 m et 72 kg. Ensuite, nous devions choisir l'arme de notre préférence; je ne fis ni une ni deux, je demandai les Chasseur Alpins! Le Docteur Jules Lévy qui présidait le jury me répondit: - Tu as la stature voulue pour faire un artilleur, d'autre part, ton frère Jean est canonnier au 9è Régiment A.P., tu iras le retrouver! J'étais désolé et je n'ai pas osé me rebiffer, c'est ainsi que, bien malgré moi, j'ai rejoint la caserne du Fort Hatry pour y suivre le peloton des élèves sous-officiers. Je suis certain que je dois la vie au Docteur Jules Lévy qui, ce jour-là, m'a expédié au Fort Hatry car si j'avais été versé aux Chasseurs Alpins, je n'aurais pas eu une chance sur cent pour m'en tirer! Je passe sur les trois mois d'instruction que j'ai passés au peloton avant de passer brigadier, c'est ainsi que le 15 octobre 1914 je fus désigné pour rejoindre la 24è Batterie qui se trouvait en ligne à Sappe-le-Bas, dans une vigne au nord du village; nous étions cantonnés à Sappe-le-Haut et, en tant que brigadier, j'étais logé chez l'habitant, j'avais une jolie chambre et un bon lit; c'était la vie de château à côté des cantonnements que nous avons eus par la suite! Nous avons exécuté quelques tirs avec nos 4 pièces de 120 de long; nous avions l'impression que tous nos obus arrivaient au but et que nous faisions du bon travail. Un beau jour notre batterie fut chargée d'exécuter un tir avec de nouveaux obus à ogive aérodynamique D. Ce jour-là, pour l'inauguration, une douzaine d'officiers supérieurs s'étaient déplacés pour assister à l'opération. Le tir a commencé par la première pièce ensuite la seconde, ensuite la troisième. C'était la mienne, je crie "feu", l'obus part et éclate à la sortie du canon! Une pluie de petits éclats s'éparpille en avant et en arrière de la pièce; mon tireur tombe à terre en hurlant, je le relève couvert de sang, il avait reçu 18 éclats gros comme des petits pois dans le dos! Inutile de vous dire que tous les officiers étaient consternés! Les fameux obus D n'étaient pas au point et nous ne les avons pas revus avant longtemps.  


Michelbach                              
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La 24è Batterie a été mise en chômage et, un beau jour, j'ai reçu une nouvelle affectation; je devais rejoindre la 26è Batterie en position devant Michelbach et cantonnée à Guervenheim! Je me souviendrai toute ma vie de mon arrivée à la batterie. J'étais affecté à la troisième pièce, le lieutenant m'avait expliqué en quelques mots l'emplacement des 4 pièces de 220 mm qui se trouvaient en position dans la forêt, au nord du village. Je quittai Guervenheim à pied, sac au dos, fusil sur l'épaule; il était 5 heures du soir, le brouillard était épais et collait à la peau; j'arrivai à Michelbach à la tombée de la nuit et personne pour me renseigner! Le village avait été évacué. J'entrai dans la forêt où j'avais du mal à trouver mon chemin; j'allais lentement, pas à pas, j'hésitais à m'avancer dans le noir! Enfin, j'entendis un bruit de voix, je m’approchai tout doucement et je m'aperçus que j'arrivais à l'orée de la forêt, je vis devant moi un canon dont la volée était dirigée vers le sud! En même temps, j'entendis, non pas une voix, mais plusieurs voix qui paraissaient sortir de terre; une ouverture se trouvait à mes pieds et j'entendais distinctement "atout, atout", etc... Je descendis les quelques marches, je n'en croyais pas mes yeux! Toute une bande de joyeux lurons était en train de taper le carton! Tous ces gaillards, devant ma stupéfaction, se mirent à rigoler, je ne savais que dire. Enfin, je finis par me remettre de mes émotions et leur dis que j'étais le brigadier affecté à la 3è pièce. Alors, un de ces lascars prit la parole et me répondit: - Tu tombes bien, c'est la troisième, tu as du flair!. Je ne savais que dire, j'avais l'impression que tous ces gars étaient bien braves. Finalement je leur dis: - Comment se fait-il que la batterie ne soit pas gardée? Je suis arrivé, je n'ai rencontré personne, pas une sentinelle! Tous les gars se mirent à rigoler et l'un d'eux, je sus son nom après, un nommé Ruez, de Belfort, me répondit: - Une sentinelle, un garde! Sois tranquille, personne ne viendra nous barboter nos crapauds, ils sont bien trop lourds! Viens plutôt boire un coup de rouge avec nous! C'est ainsi que j'ai fait connaissance avec les servants de la 3e pièce de 220 mm de la 26e Batterie de R.A.P. 
Ces mortiers de 220 n'étaient pas prévus pour une guerre de mouvement car, non seulement ils étaient énormes, mais leur mise en batterie représentait un travail de forçat; ces mortiers se composaient d'un affût en fonte, de deux longerons de 2 m de long et de 1 m de haut reliés entre eux par un socle sur lequel étaient disposées les deux encoches destinées à recevoir les deux axes de la volée; celle-ci était dirigée sur l’objectif sous des angles variant entre 25 et 40°; ils étaient destinés à des tirs de démolition et non pas des tirs de précision; ces pièces étaient installées sur des plates-formes composées de 60 madriers de 4 m de long et de 0.20 m d'épaisseur; il fallait d'abord creuser une excavation de 4 x 4 de profondeur, de 1.50 m d'épaisseur; une première couche de 20 madriers de 4 m x 0.20 en long., une deuxième couche de 20 madriers en travers et une troisième couche en long sur la seconde, et c'est sur cette plate-forme de 4 m x 4 m qu'on installait la pièce qui tirait des obus de 220 mm de 80 kg. On ouvrait la culasse, on donnait la direction à l'ensemble de la pièce avec des épars qui prenaient appui sur des tenons fixés à l'arrière des longerons; ensuite on donnait l'inclinaison voulue à la volée après avoir mis en place la gargousse. Le tireur tournait le dos au départ, tirait sur une bobine coulissant sur le câble relié à l'étoupille. Le coup partait, la pièce se cabrait et il fallait la remettre autant que possible au même endroit pour les coups suivants, ce qui était matériellement impossible, la surface de la plate-forme, avec une déformation de 1 cm2 représentait une variation de 50 à 100 m sur l'objectif à atteindre! Je vous précise tous ces détails pour vous expliquer l'infériorité que notre artillerie avait en face de l’artillerie lourde allemande qu'elle utilisait contre nous. Pour vous fixer les idées, notre batterie de 220 mm avait comme objectif le pont d'Aspach qui se trouvait à l'extrême droite de notre ligne de tir; nous avons tiré au moins 200 obus sur ce pont situé à 2 km de nos pièces, nous n'avons jamais pu arriver à le faire sauter, un seul de nos obus l'avait touché sur un côté, mais le pont d'Aspach a résisté; je suis passé des dizaines de fois sur ce pont après la guerre et chaque fois je voyais les entonnoirs formés par les obus de 220 de la 26e Batterie disséminés aux alentours du pont. 

 


Flirey - Saint-Mihiel 
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C'est avec un mortier de 220 mm que j'ai fait presque toute la guerre. La 26è Batterie s'est installée successivement à Flirey à l'ouest de Pont-à-Mousson pour préparer l'attaque des Éparges, ensuite près de Saint-Mihiel, ensuite dans la Somme à Grivillers à l'ouest de Montdidier.
J'ai conservé un souvenir inoubliable de la première fois que j'ai eu l'occasion de me servir de mon mousqueton. J'étais allé faire un tour à l'observatoire de la batterie qui se trouvait dans la tranchée de première ligne, à une centaine de mètres de nos pièces; on y accédait par un escalier à 2 m de profondeur; cet abri de 3 m sur 2 m était éclairé par une lucarne d'environ 0.80 m de long sur 0,20 de large; c'est de cet observatoire que l'on réglait les tirs avec une lunette binoculaire. Ce jour-là, le brouillard avait envahi la vallée, si bien que nous ne pouvions voir la tranchée allemande à environ 200 m de nous, tout était calme; tout à coup on entendit un bruit sourd qui, à intervalles réguliers, nous arrivait de la tranchée ennemie; tout à coup je vis, au-dessus du brouillard, un objet qui se déplaçait de haut en bas, toujours au même endroit, finalement je compris que l'objet en question n'était autre qu'une énorme masse qui décrivait sa trajectoire au-dessus du brouillard chaque fois que le Boche frappait pour enfoncer les piquets du réseau de fils de fer barbelé devant la tranchée; sans réfléchir plus avant, je mis mon mousqueton en joue, je visai un peu en dessous de la masse, je tirai, la masse tomba mais ne remonta pas! Je venais sans doute de tuer un homme, j'avais honte et, encore aujourd'hui, je revois dans mes cauchemars cette masse qui sortait du brouillard! Ce fut mon premier crime, ce ne fut, hélas pas le dernier!  


Le déserteur                                      
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Ce fut à la même époque que j'ai ressenti une émotion insupportable. Ce jour-là eut lieu l'exécution d'un pauvre bougre condamné à mort pour avoir déserté devant l'ennemi; ce pauvre type, un fantassin réserviste, s'était permis de quitter son poste pour aller au chevet de sa femme qui venait d'accoucher. Le Conseil de Guerre à l'unanimité l'a condamné à mort pour faire un exemple, le commandement obligea toute la troupe du secteur à défiler devant le poteau d'exécution. Il fut criblé de balles et un adjudant vint lui tirer une balle dans l'oreille. Jamais je n'ai été aussi émotionné que ce jour-là, j'en ai conservé l'atroce souvenir. La discipline est indispensable dans l'armée mais dans certains cas, des circonstances atténuantes devraient entrer en ligne de compte et permettre aux juges d'accorder une amnistie. 
 


Dans la Somme - Grivillers
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Un beau jour, nous étions en position à Grivillers dans la Somme, le Lieutenant Bon qui commandait la 26è Batterie me désigna maréchal des logis observateur et, comme tel, je devais diriger le tir de la batterie sur des maisons d'un patelin situé à environ 2 km de nos pièces, la première ligne française était située à 1500 m au nord de notre batterie. Je partis donc un beau matin accompagné de deux camarades, pour établir une ligne téléphonique en fixant tous les 50 m le fil sur des supports que nous enfoncions dans le sol tout le long du boyau qui nous reliait à la première ligne. En arrivant dans la tranchée française, je vis à quelques mètres en arrière une ferme abandonnée, en rampant je m'approchai de cette ferme, je pénètrai à l'intérieur, je grimpai au grenier par une échelle et m'approchai d'une ouverture dans la toiture d'environ 20 cm x 60 cm, à environ 1.60 m de haut; parfait pour installer ma binoculaire, j'avais sous les yeux tout l'objectif que m'avait désigné le lieutenant. J'installai mon appareil téléphonique, je me mis en communication avec ma batterie: allô prêt! Cinq minutes après le premier obus tombait à 100 m environ à gauche de la première maison du village située à environ 50 m de la tranchée allemande; le deuxième coup partit, toujours trop à gauche mais à bonne portée. Le troisième coup part. Au but! La maison s'écroule dans un fracas et une poussière qui obscurcit tout l'objectif! J'étais radieux, j'exultais, c'était la première fois que je pouvais annoncer un coup au but! Toute la garnison ennemie était alertée, coups de sifflets, les mitrailleuses se mirent en action, il se produisi un échange de tirs entre les tranchées françaises et allemandes, notre batterie continua à lancer quelques obus qui éclatèrent dans le secteur. C'est à ce moment-là que j'entendis des pas se rapprocher de mon échelle et puis je vis émerger à quelques pas de moi un lieutenant d'artillerie et un sous-officier qui s'approchèrent de ma binoculaire; ils avaient l'air furieux! "Vous venez de vous servir de mon observatoire, vous vous imaginez que vous avez fait une action d'éclat, c'est tout le contraire, vous venez de démolir l'observatoire que les Boches avaient installé dans le toit de la ferme que vous avez démolie Ils ne vont pas tarder à nous démolir le notre par votre faute Vous allez me foutre le camp immédiatement!". Inutile de vous dire que je m'attendais à toute autre chose! Je remballai toute mon installation et je rentrai à la batterie complètement dégoûté! Mon lieutenant m'a félicité, mais au fond il était aussi vexé que moi. Depuis cette algarade je me suis méfié des artilleurs aux canons de 75 mm. Nous avons continué nos tirs malgré tout et nous avons démoli tout ce qui pouvait servir d'abri aux Boches: je me suis installé dans un vieux pommier dissimulé tant bien que mal par ma tenue perroquet. J'ai cependant continué à exercer mon métier d'observateur chaque fois que j'ai été désigné pour le faire, étant le plus jeune sous-officier de la batterie et de plus célibataire, il était normal que je sois chargé de ce poste plutôt qu'un homme marié et père de famille. 
 


Rosières en Santerre                                     
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C'est ainsi que, après Grivillers, ma batterie s'installa à Rosières en Santerre, dans une pâture à l'entrée du village; nos pièces camouflées derrière une haie furent abritées par des murs de sacs de terre, car l'eau sourdait à 0.40 m de profondeur. Nous avons tiré presque tous les jours pour préparer l'assaut que les fantassins lancèrent avec un succès extraordinaire; ils avancèrent d'environ 20 km en 4 jours. Notre travail était terminé, je suis parti en permission de 15 jours bien méritée. 
 

Amiens - Le Ravin de la Mort                        
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De Rosières, nous sommes partis mettre en batterie au nord d’Amiens, au Ravin de la Mort, par un temps affreux, la pluie ne cessait pas, nous pataugions dans 20 à 30 mm de boue liquide, 30% de l'effectif fut évacué pour cause de bronchite, pneumonie, etc... Après trois semaines de souffrance, nous avons enfin quitté ce ravin de la Mort, le bien nommé, et, sous la pluie, le fusil sur l'épaule, nous sommes partis à pied en direction d'Amiens où nous sommes arrivés de nuit, trempés jusqu'aux os. Pour comble de malheur, notre cantonnement qui aurait dû être préparé par un lieutenant fourrier n'était pas prêt; nous allions de porte en porte pour nous abriter, finalement, comme personne ne voulait nous ouvrir, nous avons tiré des coups de fusil en l'air! Cette fois, le maire en tête, tout le pays se portait à notre rencontre; nous sommes entrés à l'école où un poêle nous permît de nous sécher; les femmes nous apportaient du vin chaud, du café, de quoi manger; ces braves gens firent l'impossible pour nous héberger convenablement et c'est certainement là que nous avons reçu le meilleur accueil pendant 15 jours. Ce fut la fête pour tous ces pauvres bougres qui étaient prêts a faire n'importe quelle bêtise dans la colère collective qui s'était emparée de toute la colonne. Nos officiers arrivèrent le lendemain et nous expliquèrent que l'officier fourrier avait eu un accident de voiture et qu'il était à l'hôpital d'Amiens, c'est ainsi que tout finit par s'arranger. 
  Après 15 jours de repos, nous sommes partis au nord-ouest d'Amiens pour occuper les tranchées qui avaient été abandonnées par nos chers alliés Anglais, ces gentlemen n'étaient pas venus en France pour patauger dans la boue; ils avaient abandonné leur secteur et, si les Boches l'avaient appris, ils auraient pu s'emparer de leurs tranchées sans coup férir. Nous fûmes chargés de garnir de canons tout le secteur abandonné sur une vingtaine de kilomètres. C'est ainsi que nous avons tiré non seulement avec nos mortiers de 220, mais avec des canons de 75, de 95, de 120 long: il fallait à tout prix faire croire aux boches que le secteur était bien défendu. Nous avons tiré presque sans arrêt et sans but précis, uniquement pour faire du bruit. Les fantassins arrivèrent pour occuper les tranchées, nous sommes partis au repos au camp de Mailly où nous attendaient des obusiers de 270 mm, en remplacement de nos mortiers de 220 mm abandonnés sans regrets.  


Au camp de Mailly
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Nous sommes restés un mois au camp de Mailly pour apprendre à manier ces obusiers qui n'avaient rien de commun avec nos 220; ils provenaient de Saïgon où ils étaient chargés de défendre le port; le nom de Saïgon était inscrit en gros caractères sur les affûts qui se déplaçaient sur voies de 60 cm, ils se composaient de 3 parties: la plate-forme ronde de 2m 50 m de diamètre et de 0,80 m d'épaisseur pesant 10000 kg. Le plafond de ces plates-formes était garni de rouleaux disposés dans des alvéoles; ces rouleaux de 0,20 m de diamètre et de 0,30 m de long servaient de supports à l’affût qui venait s'installer dessus pour pivoter dans toutes les directions presque sans efforts. Ces affûts pesaient environ 10000 kg. Enfin, la volée de 270 mm venait s'installer sur 1'affût dans les deux encoches La pièce montée pesait environ 30000 kg. Ce matériel terriblement lourd était d'un déplacement très difficile. A chaque fois nous devions d'abord installer la voie de 60 cm qui se composait de travées de 5 m de long qu'il fallait assembler avec des éclisses; cette voie de 60 cm devait être parfaitement plane, c’est-à-dire que les plates-formes devaient rouler sans le moindre gîte; nous étions parfaitement équipés pour exécuter le montage des trois éléments sur le camp de Mailly, mais installer ces engins sur le front avec tous les dangers que cela comportait et les efforts qu'il fallait demander aux servants, c'était presque surhumain. 
 

1917 - Le Chemin des Dames - Paissy                  
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C'est ainsi qu'un beau jour, la 73è Batterie du 13è R.A.L.P. fut chargée sur un train complet en partance sur le front. C'était en 1917. Nous préparions l'offensive du Chemin des Dames et nous avions installé nos pièces au sud du village de Paissy, nous étions cantonnés dans les maisons dont tous les habitants avaient été évacués. Nos tirs commencèrent avec, comme objectifs, les tranchées allemandes creusées dans la craie et très bien aménagées par l'ennemi qui n'avait manifesté presque aucune réaction. Un jour l'avion qui avait assuré tous nos tirs fut pris en chasse par un avion allemand, ce dernier prit l'avion français sous un tir très précis et l'avion français prit feu; son pilote préféra se lancer dans le vide plutôt que de se laisser griller dans l'appareil. Le malheureux tournoya dans le vide, juste au-dessus de nos pièces, et vint s'écraser à 10 m de nous en rebondissant au contact du sol; nous l'avons relevé et porté sur un brancard; j'ai conservé longtemps la vision de cet homme. L'offensive française se déclencha le surlendemain. Je vois encore ces centaines de fantassins qui passaient à côté de nous pleins d'ardeur et de courage, croyant à une facile victoire. Hélas! ce fut un désastre, les Boches avaient tout simplement abandonné leur première ligne et s’étaient installés solidement dans une deuxième ligne, dans des abris souterrains où ils ne risquaient rien. L'offensive des chars Renault devait enfoncer les lignes ennemies. Ils furent presque tous anéantis par les 210 Boches; nous n'avions encore jamais subi de vrais bombardements mais ce jour-là, notre cantonnement a été bombardé avec une précision terrible; en l'espace de 40 minutes le plafond de notre abri a reçu 7 obus de 210 mm, les uns après les autres, le 7è a réussi à percer le plafond, c'était le dernier, heureusement! Un seul de mes hommes a été blessé. Si j'ai tenu à vous raconter cet épisode, c'est pour rendre hommage à la précision de l'artillerie ennemie car jamais je n'aurais cru qu'un tir de gros calibre pouvait atteindre une telle précision!
 


Tisy sur Ourq                   #TABLE

'est à cette époque-là que l'armée française se révolta et commit de graves désordres que le commandement eut bien du mal à calmer. C'est à la suite de cette défaite que notre batterie reçut l'ordre de déménager et de s'installer à une vingtaine de kilomètres à l'arrière, à Tisy sur Ourq. Le commandement prenait ses précautions au cas où l'ennemi aurait lancé une contre offensive à la suite du désastre du Chemin des Dames. Notre batterie reçut l'ordre de s'installer au sommet d'une petite colline au nord du village de Tisy sur Ourq. Il s'agissait d'installer la voie de 60 cm sur une pente de 25° sur 70 m de long, c'est-à-dire 12 fardeaux de 10000 kg à la force des bras. Je considère cette performance comme le fait le plus difficile et le plus dangereux de toute cette guerre. Je fus chargé de l'exécution de ce travail car j'étais le seul capable de commander de telles manoeuvres de force car j'avais, à cette époque, un organe qui s'entendait à 200 m. Une fois la voie de 60 cm posée, le premier wagonnet s'engagea tiré par 60 hommes attelés à un câble de 40 m qui, à mon commandement, réussirent à le hisser au sommet; un énorme câble de secours s'enroulait au fur et à mesure de la montée du wagonnet autour du tronc d'un énorme pommier qui se trouvait exactement dans l'axe de la voie. C'est ainsi que les deux premières pièces furent mises en place avant midi et les deux autres dans l'après-midi. Cette opération avait alerté tous les habitants du pays qui assistaient au déroulement des opérations. Le soir tous les gradés de la batterie fêtaient l'événement autour d'une grande table installée au mess des sous-officiers. Notre cuistot s'était distingué et nous avait préparé un menu bien arrosé. C'est au cours de ce repas qu'une jeune femme se présenta sur le pas de la porte en soufflant dans une petite trompette, tut tut!.. etc... Elle s'approcha de la table en riant aux éclats, c'était une préposée du métro de Paris qui était venue quelques jours chez ses parents, fermiers au village: elle tenait à me féliciter, elle vint s'asseoir à côté de moi, je ne pouvais moins faire que de l'embrasser et elle nous chanta la Madelon que nous avons repris en choeur! Elle nous quitta en jouant de sa trompette. C'est certainement le meilleur souvenir que j'aurai conservé de cette sacrée guerre. Cette jeune femme pleine de charme et de gaieté a tenu à nous apporter le réconfort de sa grâce et de sa gentillesse. 
  Nous pensions que notre batterie allait se distinguer et que nous allions pouvoir faire du bon travail. Eh bien! Pas du tout, nous n'avons pas tiré un coup de canon! A Tisy sur Ourq, au bout de quinze jours nous avons déménagé et nous sommes retournés au camp de Mailly.  


Retour au Camp de Mailly                                  
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Les Américains étaient arrivés entre temps et le commandement leur avait proposé gentiment quelques batteries de 270 mm. Je fus désigné pour faire l'instruction de ces pièces à une centaine de ces braves garçons pleins de bonne volonté, qui étaient commandés par un capitaine qui n'y connaissait rien; il assistait tous les jours à ces manoeuvres; il finit par me dire que lui et ses hommes n'étaient pas venus en France pour faire des manoeuvres de force avec des engins aussi encombrants et qu'ils désiraient se battre avec du matériel moderne. Nous nous sommes quittés bons amis, je les regrette non seulement pour leur moral excellent, mais aussi pour leurs cigarettes, leur pain brioché, leurs lames Gillette qu'ils nous offraient généreusement. 
 
Verdun 
La 73è Batterie du 13è R.A.L.P. était prête à repartir en campagne. Cette fois nous fûmes dirigés au plus fort de la mêlée et nous arrivâmes aux environs de Verdun. Nous n'avions encore jamais assisté à de pareils duels d'artillerie: on nous fit mettre en batterie au fort de la Flache sur la rive gauche de la Meuse, au sud de la ville. Nous étions aux premières loges pour voir et entendre jour et nuit le déchaînement terrible des opérations, nous n'avons pas tiré un seul coup de canon! Nous étions placés à cet endroit à 10 km des lignes, pour le cas où nos troupes se trouveraient dans l'obligation de battre en retraite; tel ne fut pas le cas, heureusement!  

Le Fort de Douaumont - Le Ravin du Helly
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Nous avons de nouveau déménagé pour nous installer cette fois en pleine bagarre, devant le fort de Douaumont au fond du ravin du Helly Quand je revis par la pensée ces journées de cauchemar, je tremble encore car je peux dire que, durant les trois mois que nous avons passés dans ce secteur infernal, nous n'avons pas eu une heure de répit; il nous a fallu d'abord installer 3 km de voies de 60 cm pour aller depuis Bras jusqu'à l'emplacement de mes pièces dans 4 créneaux de 4 x 4 m environ, à la base de la colline ouest du ravin et creuser des abris souterrains pour nous abriter. Ensuite, nous avons acheminé les douze éléments composant nos quatre pièces de 270 mm, nous avons eu la chance de pouvoir exécuter ces travaux sans perte de temps car le ciel était resté toujours couvert et l'aviation ne pouvait sortir. A l'emplacement qui nous avait été imposé, le sol, au fond du ravin, était recouvert d'une couche de cadavres de 0.60 m d'épaisseur que nous avons dû déblayer pour installer nos pièces; nous avons rejeté tous ces ossements dans une fosse que nous avons creusée à 100 m de nos pièces. Il nous a fallu trois semaines pour terminer notre installation dans une atmosphère épouvantable! Ensuite, nous avons camouflé nos pièces sous un grillage bariolé de couleurs ocre, jaune, vert etc. Ces camouflages étaient repliés au moment des tirs et remis en place immédiatement après. Nos abris s'enfonçaient jusqu'à 10 m sous terre et étaient plafonnés avec des couches successives de madriers épais, de troncs d'arbres et de rails de chemin de fer Jamais nous n'avions pris autant de précautions, heureusement pour nous! Car le temps maussade empêchait l'aviation ennemie de sortir et nous avons réussi à tirer nos premières salves sans avoir été repérés. Cela ne pouvait pas durer et nous fumes survolés par des avions chercheurs qui ont fini par repérer nos pièces qui furent prises à partie par des batteries de 210 mm dont les obus tombaient en arrière de nos pièces collées à la montagne et très difficiles à atteindre et nos abris ont pu résister aux quelques obus qui avaient éclaté sur leurs toits. Dès le début des tirs, j'avais repris mes fonctions d'observateur et j'avais été accompagné par un lieutenant à l'observatoire qui se trouvait au sommet de la butte d'Hardaumont, à une vingtaine de mètres au-dessus de la première ligne occupée par l'infanterie. Pour y arriver, il fallait suivre le boyau qui longeait la muraille du fort de Douaumont sur 1 km, qui descendait ensuite au fond du ravin de la Couleuvre avant de remonter sur la butte d'Hardaumont. Installer une ligne téléphonique de près de 3 km de longueur représentait un véritable exploit car ce boyau était la seule voie d'accès aux tranchées pour les fantassins et, par conséquent, copieusement arrosé par les batteries allemandes; ce qui provoquait à chaque instant des coupures de courant. J'ai eu la chance de pouvoir communiquer avec ma batterie pour les premiers tirs qui avaient comme objectifs les ouvrages des Chambrettes occupés par l'ennemi qui en avait fait une véritable forteresse abritant des centaines d'hommes et des quantités de munitions! Nos 270 firent merveille! J'eus la joie de régler en une dizaine de coups, les premiers obus tombèrent au but et firent exploser les Chambrettes dans un fracas épouvantable; mon abri à environ 300 m de distance fut ébranlé Ce fut du beau travail! Les Allemands furieux inondèrent les tranchées sous un déluge de feux! Ma ligne téléphonique fut détruite et le boyau d'accès à mon abri complètement détruit si bien que j'étais littéralement prisonnier dans mon abri souterrain. Ma binoculaire braquée en permanence sur la forêt de la Woevre occupée par l'ennemi et truffée de centaines de pièce d'artillerie de tous calibres qui pilonnaient les positions françaises; c'est grâce à leur suprématie que les Boches ont pu s'emparer de tous les forts défendant Verdun. Nous n'avions que quelques centaines de canons de 75, 120 et 155, quelques mortiers de 220 mm pour lutter contre les attaques de 1916 et 1917 et ce n'est qu'en 1918 que l'armée française put réagir avec des pièces de gros calibre comme nos 270 mm qui avaient été acheminées depuis Saïgon où elles défendaient l'accès des ports. C'est du reste à la suite de la destruction des Chambrettes que les Boches reculèrent et qu'ils finirent par abandonner la partie. Je fus obligé de vivre tout seul dans mon trou, avec comme seule distraction le sifflement des balles et les fracas des explosions. Au début de mon séjour j'ai été réconforté par la visite que me faisait tous les matins un lieutenant d'artillerie accompagné par un sous-officier dont la batterie de 75 mm se trouvait en position derrière la crête de la butte d'Hardaumont, c'est-à-dire à environ 100 m de mon abri. Il venait régler les évents de ses pièces et restait une demi-heure avant de retourner à sa batterie. Je passais mon temps à observer les départs des pièces de tous calibres, en majorité des 77 et leurs fameux 210! Les 320 loin derrière! Quand ces centaines de pièces se mettaient à cracher la mort, je cherchais à les repérer sur le plan directeur que j'avais sous les yeux et je me demandais comment des hommes pouvaient résister à un tel déluge! Le lendemain d'une telle attaque, je ne vis personne me rejoindre dans mon abri pour la raison bien simple que leur batterie avait été littéralement écrasée par l'artillerie allemande. Je n'ai jamais su ce qu'étaient devenus ces braves garçons. Ma batterie continua ses tirs avec une précision surprenante! C'était un plaisir de faire un transport de tir avec ces pièces de 270 mm qui, malgré leur poids, se prêtaient à merveille à n'importe quelle opération; je descendais à la batterie tous les quatre jours, je désignais au capitaine les emplacements des batteries que j'avais repérés, je me rasais, me lavais dans l'abri de ma troisième pièce et le lendemain, à l'aube, je repartais avec mes deux musettes garnies de vivres: pain singe, sardines, oignons, fromage et alcool solidifié, plus deux litres de vin rouge. Je me dépêchais en longeant les murailles du Fort de Douaumont pressé de rejoindre mon abri.  

L’atroce souvenir                                  
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Je dois vous raconter un souvenir poignant qui me poursuit encore aujourd'hui après 60 années! Le fameux boyau, à un moment donné, passait sur la route du Fort de Douaumont, il fallait quitter le boyau, sauter sur la route, la traverser en vitesse et retomber dans le boyau qui descendait de l'autre côté, dans le ravin de la Couleuvre. Cet endroit était très dangereux, les Boches le connaissaient puisqu'ils avaient occupé le secteur pendant plus d'un an et ils avaient installé des mitrailleuses qui, sans arrêt, tiraient sur cet endroit. Un matin, à l'aube, je sortais de mon abri pour descendre à la batterie, je saute sur la route et je vois devant moi, étendu les bras en croix, sur le dos, un sergent d'infanterie tout neuf, avec ses galons, impeccable, superbe, les yeux bleus grands ouverts d'une beauté extraordinaire! Que faire?? Impossible! J'entendais sans arrêt les Z.Z.Z. des balles qui tombaient de tous les côtés en sifflant! J'aurais voulu faire quelque chose! Mais quoi? Je ne pouvais pas le transporter, pour le placer où? Sur la pile des quelques centaines de cadavres empilés comme des fagots sur le bord du chemin? Comme je passais là presque tous les jours, j'ai eu le supplice de le voir encore deux fois; personne ne s'en était occupé! J'ai ce remords encore à présent, je le vois toujours si beau, si magnifique!
Enfin, mon récit des atrocités de Verdun pourrait se poursuivre encore longtemps; je suis resté dans mon trou, toujours tout seul, pendant six semaines. Par moments, je devenais fou! Je guettais le moindre mouvement dans les lignes ennemies, dès que je voyais que cela bougeait, j'ajustais, je visais et je tirais 5, 10 cartouches, jusqu'à ce que cela ne bouge plus! Il était temps que cela cessât!  


Que choisir!..
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C'était le printemps, je devais partir en permission, le capitaine me reçut dans son abri et me dit: - Becker, vous avez fait l'impossible. Vous allez partir en permission, vous méritez une récompense, je vous donne à choisir: la médaille militaire ou les galons? - Je choisis les galons, mon capitaine. C'est ainsi que je quittai la 73è Batterie du 13è R.A.L.P. 
La batterie a déménagé et est rentrée au camp de Mailly. Les canons de nos 270 ont tellement tiré que les frettes qui recouvrent les tubes ont éclaté sous la chaleur dégagée par les gargousses énormes à chacun des coups tirés.   Après ma permission je fus dirigé sur Joigny aux E.O.R. Nommé sous-lieutenant, je fus dirigé sur Gien pour suivre les cours d'officier mécanicien et, le 11 novembre 1918, jour de l'armistice, je fus affecté à la 26è Batterie du 228è Régiment d'Artillerie Motorisée, sous le commandement du Lieutenant Rivière (ce Régiment fut dissous trois mois après, on n'a jamais su pourquoi). Je fus affecté ensuite comme mécanicien du Train à Langres où, pendant trois mois, j'ai ramassé tous les cadavres de voitures et de camions que je ramenais sur le camp de Bourg, au sud de Langres. Je n'étais plus artilleur mais tringlot, lieutenant, ensuite capitaine de 113e/7 du Train pour la guerre de 39/40. C'est une autre histoire.  


27 Becker
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Je viens de terminer la relation de mes souvenirs d'artilleur; je crois que je dois y ajouter une page... Ce ne sera pas long, mais cela soulagera ma conscience car, avec le recul des années, je sens que je dois me libérer en quelque sorte avant de disparaître. Dans les pages précédentes, j'ai relaté comme des faits divers, quelques unes de mes prouesses de tireur d’élite; ces prouesses soi-disant glorieuses, m'ont laissé au cours des ans de tels remords que je dois les faire connaître à ceux de mes parents qui en auront pris connaissance. J'espère qu'ils comprendront mon état d'esprit car, à 91 ans, on a le droit de porter un jugement sur des actes que l'on a exécutés à 20 ans. Cette confession, j'aurais dû la faire plus tôt, mais mieux vaut tard que jamais!
En 1975, de passage à Niederbronn où j'étais allé en promenade, après un excellent repas chez Curie, le restaurateur en vogue, je suis allé admirer les deux séquoias légendaires qui dominent toute la contrée à l'ouest de la ville. Je n'avais jamais vu d'arbres aussi majestueux, aussi splendides, d'un diamètre au pied d'environ 5 mètres, ils s'étendaient dans les airs à 50 m ou 60 m de hauteur! De retour en ville, tout ébloui par ces merveilles de la nature, j'ai décidé d'aller visiter le cimetière militaire des Allemands situé au sud de la ville. Arrivé à l’entrée du cimetière, au sommet d'une colline, je fus surpris d'y rencontrer plusieurs voitures allemandes rangées sur le parking. Je m'avançai assez impressionné dans l'entrée d'où partait une allée de 4 m de large avec, d'un côté une jolie villa destinée au concierge et de l'autre côté un bâtiment de même taille dont la porte d'entrée était ouverte. Je m’avançai dans l’allée et je vis devant moi, alignées, l'une derrière l’autre, des centaines de tombes, toutes pareilles en grès rose de 0.60 m de haut, de 0.30 m de large, sur le devant desquelles étaient gravés les noms et les prénoms, ainsi que les régiments auxquels ils appartenaient, de tous les malheureux qui dormaient là de leur dernier sommeil! Toutes ces tombes étaient garnies au pied avec des plantes vertes et presque toutes étaient fleuries; cela vous donnait une impression de paix, de bonheur! Je fis une cinquantaine de pas et je regardai le nom de l'un de ces malheureux... Stupéfait! C'était un Becker!! Je fis demi-tour et j'entrai dans le bâtiment que j'avais remarqué en arrivant. C'était une salle d'attente avec des sièges tout autour, une grande table au milieu et, sur des rayons, des registres sur lesquels se lisaient les A - B - C etc... Je pris celui de la lettre B et je cherchai le nom de ce Becker, eh bien! j'en ai relevé 27! Vous avez bien lu: 27! J'étais effondré.   Je sortis du cimetière après avoir admiré les alignements des 15000 tombes des soldats allemands qui avaient été massacrés par les alliés en 1944.   Depuis ce jour-là, j'ai répété tous les soirs, avant de dormir: 27 Becker! C'est terminé, sans commentaire inutile!