ROBERT FOUICH
102 / 1
Classe
1941 Recrutement d'Alger n°
matricule 2105
Guerre
1939 - 1945
Témoignage
Nice - Mai
1992
Analyse
du témoignage
Campagne d'Italie
Écriture
: 1944 - 85 Pages
POSTFACE
de Michel EL BAZE
Les Chantiers de la
Jeunesse, l'École des Élèves Officiers de
Cherchell, le 7ème Régiment de Tirailleurs
Algériens, engagé en Italie avec le Corps
Expéditionnaire Français, blessé, autant d'étapes
que Robert Fouich traverse avec la foi du "Pied
Noir" qui s'engage pleinement, pour la libération
de son pays: La France et la sauvegarde de ses
valeur et qu'il raconte avec le souci de la
précision qui caractérise tous ses écrits et, dans
ce cas, en s'aidant des notes de son carnet de
route qu'il a tenu jusqu'au 2 Février 1944 avant
de tomber blessé, le lendemain, sous les balles
ennemies. Plus qu'un récit d'événements guerriers,
j'ai lu ce témoignage comme un chant patriotique
dédié aux générations qui nous accompagnent et à
celles qui nous suivront comme une attestation de
la France extra-métropolitaine comme un acte de
déférence à la mère Patrie.
Yards of the Youth, the
School of Pupils Officiate Cherchell, 7th
Regiment of Algerian Tirailleurs, committed in
Italy with the French Expeditionary Corps, hurt,
as much of stops that Robert Fouich crosses with
the faith of the "Black Foot" that commits
fully, for the liberation of his country :
France and the safeguard of its value and which
he tells with the concern of the precision that
characterizes all his documents and, in this
case, with helping notes of his notebook of road
that he has held until 2 February 1944 before to
fall hurt, aday later, under balls More that an account of
warlike events, I have read this testimony as a
patriotic chant dedicated to generations that
accompany us and to those that follow us as an
attestation of France extra-metropolitan as an
act of deference to the Homeland mother.
PRÉFACE
DE MAURICE MOUCHAN
Maire - Adjoint de Nice
"Robert Fouich, classe 1941
- Recrutement d'Alger - n° matricule 2105" est un
intéressant témoignage sur une tranche de vie de
l'Algérie française. C'est le récit détaillé des
services militaires ou assimilés qu'il a effectués
entre 1941 et 1945. L'auteur a d'abord accompli
son service civil obligatoire dans les Chantiers
de la Jeunesse 103 à Sidi-Ferruch, à Mahelma.
Libéré en janvier 1942, il a adhéré à
l'association des Anciens des Chantiers, à Blida. Mais, aussitôt après le débarquement des
Anglo-saxons du 8 novembre 1942, il est mobilisé
dans les Chantiers de la Jeunesse militarisés. Il
est envoyé à Fort de l'Eau et El Riath, à Rovigo
puis à Mouzaïaville et El Affroun. Nommé au grade
d'Assistant, il participe à la chaîne de montage
des GMC fournis par l'Amérique à la France au
Champ de Manoeuvre, à Alger. Il est ensuite
affecté à l'Ecole des Elèves officiers de
Cherchell où il appartint à la 2ème promotion
"Tunisie" (été 1943) et est nommé Sergent breveté
Chef de Section. Il choisit alors le 7ème RTA, à
Sétif, où il commande un peloton d'élèves
caporaux, avant d'aller embarquer pour l'Italie à
Bizerte. Il participe, dans l'infanterie, aux durs
combats des Abruzzes. Il est blessé grièvement le
3 février 1944, sur le Belvédère et doit
abandonner la 10ème Compagnie. C'est alors le
retour à Blida, au centre de fracture, la réforme
définitive et la réintégration à la Préfecture
d'Alger. Dans un dernier chapitre bien documenté,
Robert Fouich apporte son témoignage sur la façon
dont certains événements historiques ont été vécus
en Algérie et les mentalités de l'époque 1940 /
1945. Il tire les enseignements de la victoire du
Corps Expéditionnaire Français en Italie qui
conquiert Rome et atteint Sienne. Évoquant la
décolonisation, il exprime l'espoir d'un nouveau
sursaut français et pense possible le
rétablissement de relations étroites entre la
France et le Maghreb. L'auteur a publié en 1985 un
important ouvrage de références sur
Sophia-Antipolis, la première technopole
européenne (320 pages). Je suis heureux de retrouver dans ce
témoignage, un camarade de promotion de l'École
des Élèves Aspirants de Cherchell. Robert Fouich
retrace dans ces lignes une période où la Jeunesse
Française d'Afrique du nord, alliée à tous leurs
camarades qui nous avaient rejoint en passant par
l'Espagne, se montrait avide de participer à la
libération du territoire métropolitain.
L'enthousiasme qui transparait du récit est bien
symptomatique de l'état d'esprit qui régnait à
cette époque. Merci à Robert Fouich d'avoir contribué à
la connaissance de la mentalité de la jeunesse
"Pied Noir" de cette période cruciale de notre
existence et merci à l'Association Nationale des
Croix de Guerre et Valeur Militaire et à son
président de la Section de Nice de fixer ce
témoignage pour le confier à la postérité.
Robert Fouich, class 1941
- Recruitment of Algiers - number 2105 - is an
interesting testimony on a slice of life of the
French Algeria. That is the precise account of
military services or assimilated that he has
undertaken between 1941 and 1945. The author has
accomplished approach its obligatory civil
service in Yards of the Youth 103 in
Sidi-Ferruch, in Mahelma. Liberated in January
1942, he has adhereed to the association of the
Ancient of Yards, in Blida. But, immediately after the
landing of Anglo-Saxons of 8 November 1942, he
is mobilized in Yards of the Youth militarizeed.
He is sent to Fort de l'Eau and El Riath, to
Rovigo then to Mouzaïaville and El Affroun.
Appointed with the rank of Assistant, he
participates in the chain of setting of GMC
provide by America to France to the Field of
Manoeuvre, in Algiers. He is then assigned to
the School of Pupils officiate in Cherchell
where he was in the 2th promotion Tunisia
(Summer 1943) and is appointed patented Sergeant
Chief of Section. He chooses then 7th RTA, in
Sétif, where he orders a platoon of corporal
pupils, before to be going to embark for Italy
in Bizerte. He participates, in the infantry, to
the hard combats of Abruzzes. He is seriously
hurt 3 February 1944, on the Belvédère and has
to abandon 10th Company. That is then the return
to Blida, to the center of fracture, the
definitive reform and the reinstatement to the
Prefecture of Algiers. In a last admonishes well
documented, Robert Fouich brings his testimony
on the manner some of which historical events
have been lived in Algeria and mentalities of
the period 1940 - 1945. He pulls enseignements
of the victory of the French Expeditionary Corps
in Italy that conquers Rome and reach Sienne.
Evoking the décolonisation, he expresses the
hope of a new French start and thinks possible
the narrow relationship reestablishment between
France and the Maghreb. The author has published
in 1985 an important work of references on
Sophia-Antipolis, the first European technopole
(320 pages). I am happy to find in this
testimony, a comrade of promotion of the School
of Pupils Aspiring Cherchell. Robert Fouich
retraces in these lines a period where the
French Youth of Africa of the north, ally to all
their comrades that had rejoined us in pass by
the Spain, would be avid to participate at the
liberation of the metropolitan territory. The
enthusiasm that one sea in the account is well
symptomatique of the state of spirit that
reigned in this period. Thank to Robert Fouich to
have contributed to the knowledge of the
mentality of the youth "Black Foot" in this
crucial period of our existence and thank to the
National Association of Cross of War and
Military Value and to its president of the
Section of Nice to fix this testimony to confide
it to the posterity.
Robert
Fouich
Je ne me suis pas appliqué
ici à faire une oeuvre littéraire.
Ceci
n'est que la consignation aussi exacte et
objective que possible
des
quelques jours vécus de la Campagne d'Italie,
la
reproduction étoffée de mon carnet de route.
Mon
but était de créer un document plus fidèle que la
mémoire
et
ce à ma seule intention.
C'est
à dire que je n'ai pas fait d'efforts pour
modifier ou enjoliver
ni
d'ailleurs pour bien écrire.
J'ai
d'ailleurs eu beaucoup de mal à terminer.
Blida, Mai 1944
Table
Préface
4
Les
Chantiers de la jeunesse 5
1 -
Un service civil obligatoire 5
2 -
Les Anciens des Chantiers 6
3 -
Les Chantiers militarisés 7
L'Ecole
des Elèves Officiers de Cherchell 9
Le 7è
Régiment de Tirailleurs Algériens 13
1 -
Sétif 13
2-
En route pour l'Italie! 14
3 -
Les Abruzzes et le Belvédère 18
4-
L'hôpital et la réforme 43
Contexte
historique 47
Documents
51
Groupement
de Jeunesse 103
-
Camp de Sidi-Ferruch - Les "totems" 53
L'Ecole
des Chefs d'Equipe à Camp des Chênes 56
Après
la grande marche sur Alger 56
Robert
Fouich Chef d'équipe - Blida,
Novembre
1941 57
Les
Anciens Chantiers de la Jeunesse
-
Carte d'adhèrent 58
Sortie
à Chréa 58
Quitus
58
Formation
militaire aux Chantiers - Fort de l'Eau 59
El
Riath 59
Nomination
au grade d'Assistant 60
Fiche
de solde 60
Cassino
68
Colonne
motorisée française fonçant vers
la
ligne Hitler 68
Une
boîte de ration K en guise de portefeuille 70
Certificats
médicaux 71
Réforme
définitive n° un 72
La
mémoire
La
mémoire : seul bagage incessible
Jacques ATTALI
I
Les Chantiers de la Jeunesse
1 - Un service civil
obligatoire Le 1er juillet 1940, après la débâcle et
l'armistice, les corps d'armée furent dissous.
Cent mille hommes des classes, 38, 39 et 40
venaient d'être appelés sous les drapeaux. Ils
n'avaient reçu aucune instruction militaire et ne
pouvaient pas être renvoyés chez eux compte tenu
de l'état matériel et moral où les avaient laissés
une lamentable déroute. L'Etat-Major les confia au
Général de la Porte du Theil en lui demandant d'en
faire..."ce qu'il voudrait" (sic). Les Chantiers
de la Jeunesse furent alors créés et organisés par
une loi du 18 janvier 1941 qui rendit le service
civil obligatoire. C'est ainsi que je fus convoqué
pour recevoir "un complément d'éducation morale et
physique" et devenir "un homme". Mon incorporation se fit le 9 juillet
1941, à la halle aux tabacs, au Groupement 103 de
Blida, le Groupement "Isly" qui comptait environ
2000 jeunes. La vaste salle sans cloisons avait
été, pour la circonstance, dotée de châlits
superposés en bois. Je fus affecté à la couchette
n°98. Aussitôt immatriculé sous le n°2393, je fus
douché et habillé: short, chemisette et casque
colonial kaki, brodequins, molletières, ceinture,
béret et cravate vert forestier. Le lendemain,
après avoir subi une visite médicale, je fus
radiographié. Le 3ème jour fut consacré à la
vaccination, le 4ème au repos. Notre départ pour
les chantiers eut lieu le 13 juillet. Je fus
affecté à un groupe de bord de mer, à Sidi Feruch,
comptant environ 150 jeunes (chef de groupe
Bordes). L'entrée du "Camp de Bretagne" était
signalée par un portique rustique. Tout autour
d'une allée centrale étaient disposées des tentes
"marabout". Au fond, une place avec le haut mât du
drapeau. Il y avait aussi une construction en dur
pour les magasins et les écuries et deux totems en
bois sculptés d'inspiration africaine. Mon équipe, la 4ème, comprenait, sous les
ordres d'un chef d'équipe et d'un second, 12
jeunes issus de couches - très diverses - de la
société. Nous vivions sous la tente, au milieu des
pins. Nous nous levions vers les 7 heures du
matin. Après avoir rendu honneur au pavillon, nous
étions initiés aux joies de l'hébertisme,
partagions des repas frugaux, travaillions à des
travaux de forestage, de débroussaillement et
d'aménagement de notre cantonnement. Au cours de marches et de veillées, nous
devions chanter ("A la claire fontaine", "Notre
Alger", "le Vieux Chalet", "J'avais un
camarade"...). Peu doué pour le chant, je faisais
parfois semblant de chanter. Mon rôle dans un
choeur de marins bretons, se limita, un soir, à
venir crier à la fin: "tout le monde en bas!". Dès le 3 août 1941,
je fus affecté à l'Ecole des Cadres de Camp des
Chênes, à plus de 1500 m d'altitude, dans l'Atlas
Blidéen, vers le Rocher des Singes, sur la route
de Médéa, Berrouaghia, Boghari... J'avais été
choisi pour un peloton d'élèves Chef d'équipe. La
sélection était flatteuse car, selon le
Commissaire Régional Van Hecke, "tout le système
(des Chantiers) (était) conçu en fonction des
cadres". Ceux-ci devaient être "impeccables à tous
point de vue, moral, physique et intellectuel" et
donner l'exemple, "en tous temps et en tous
domaines". J'eus pour principaux camarades Albert
Foissac, Roland de France, Gabriel Detienne. Sur les pistes de Camp des Chênes, je me
suis découvert un pied de montagnard assez sûr et
des qualités de marcheur insoupçonnées. J'ai
appartenu à la 10è équipe du 1er groupe. C'était
l'équipe "Napoléon", ex-équipe "Saint-Louis" dont
la devise était "Justice et Vertu". Nous avons
étudié l'organisation des Chantiers, les Fonctions
des cadres, les devoirs des chefs et les procédés
de commandement. Nous avons reçu des cours de
secourisme, d'hygiène, de topographie et de morse,
d'histoire et de géographie... Je ne me souviens
pas avoir fait des prouesses mais j'ai dû être
apprécié car j'ai été nommé Chef d'équipe en bon
rang: 7ème sur 130 : un numéro spécial du 1er
novembre 1941 de "Quand Même" le journal du
groupement (Commissaire Camus) donne la liste des
lauréats. Après un voyage de fin de stage à
Berrouaghia et Médéa, j'obtins ma première
permission pour Blida et la "Villa Guite". Je fus alors affecté, avec ma double
barrette blanche, à Mahelma, en lisière de la
"Forêt des Planteurs" de Zéralda. Je revins à Camp
des Chênes pour participer à une grande marche sur
Alger -9 étapes d'environ 35 km- à l'occasion d'un
jamboree : Médéa, Bourkika, Dolfussville, Miliana,
Hammam Righa, La Chiffa, Boufarik et Douéra. A
Dolfussville, le Caïd nous offrit un couscous
délicieux quoique un peu sec et sans garnitures.
Un viticulteur nous fit remplir nos gourdes d'un
savoureux vin blanc de 15 ou 16°. Je fus libéré le
31 janvier 1942 et obtins
un certificat de moralité et d'aptitude élogieux. 2 - Les
Anciens des Chantiers Je devins le 788è adhérent de
l'Association des Anciens des Chantiers de la
Jeunesse. Celle-ci avait pour but de prolonger
l'enseignement reçu, d'entretenir le culte et
l'amour de la France, de conserver l'esprit
d'équipe, le goût du travail, le sens d'une vie
droite, généreuse et dévouée au bien commun. Nous fîmes notamment deux sorties
dominicales, l'une en Mai 1942 à Chréa, la
seconde, en Juin, à Sidi-Ferruch. Je fus alors nommé Chef adjoint du
District de Blida si j'en juge par un récépissé du
Commissaire adjoint Metz, Chef Départemental de
l'ADAC d'Alger, me donnant quitus d'une somme de
630 F, montant d'un reliquat de comptes. Le
récépissé, établi à El Affroun, n'est pas daté: on
peut penser qu'il coïncide avec mon retour au
groupement 103 des Chantiers de la Jeunesse, au 3è
groupe d'El Affroun, le 24 janvier 1943. Que s'était-il donc passé entre-temps? 3 - Les
Chantiers militarisés Je m'étais inscrit à la Faculté des
Lettres d'Alger dès Février, pour préparer une
licence d'espagnol. Bien évidemment, je n'avais
pas été prêt en Juin. J'avais dû modifier mes
objectifs. J'étais entré le 18 Septembre 1942 à la
Préfecture d'Alger comme rédacteur temporaire pour
pouvoir gagner ma vie et ne plus être à la charge
de mes parents, qui ne bénéficiaient plus
d'allocations familiales (et pas encore de la
sécurité sociale !). Je m'étais inscrit en Faculté
de Droit. Mais les Américains avaient débarqué en
Afrique du Nord. Aussitôt, après un semblant de
résistance dûe à une mauvaise information des
autorités, Alger était devenue la capitale de la
France en guerre. 175000 Français de souche
européenne avaient été mobilisés dans l'Armée
d'Afrique placée sous l'autorité du Général Giraud
: "Un seul but, la Victoire". J'avais moi-même été
rappelé aux Chantiers de la Jeunesse de Blida et
affecté au 6è groupe d'Oued El Alleug. Nous
campions à la ferme Bernard et, pendant quelques
jours, mon beau-frère Jo fut des notres. Je fus
rapidement désigné pour participer à l'encadrement
de jeunes à la salle Jeanne d'Arc, à Blida, puis
pour subir une instruction militaire à l'Ecole des
Chefs de Corps de Reconnaissance et de Combat de
Fort de l'Eau. Nous partîmes ensuite dans les
montagnes de Rovigo, vers l'oued Merdja, effectuer
des manoeuvres et nous exercer au tir. Pour Noël,
je partis -sans permission- pour Blida. Au retour,
je faillis ne pas retrouver mon unité qu'il fut un
instant question de transférer à Alger à la suite
de l'attentat dont fut victime l'Amiral Darlan.
J'obtins une vraie permission pour fêter en
famille l'année 1943. Mais j'avais perdu
l'habitude des nourritures riches et eus une de
mes premières "crise de foie". Après Fort de
l'Eau, je fus dirigé sur El Riath, pour compléter
ma formation militaire, à l'Ecole Technique des
G.C.R. Nous fîmes des démonstrations de tir le 9
janvier, au polygone d'Hussein-Dey. Je fis ensuite partie, de l'encadrement
de jeunes à incorporer dans l'Armée, au Maroc.
Notre voyage par chemin de fer fut très long. Nous
croisions des convois américains parfois pillés.
Mais les pillards confondaient caisses
d'outillages divers avec les emballages de
victuailles qu'ils recherchaient. Nous passâmes
par Fort Lyautey, Rabat, Fez et Oran. Ce fut mon
premier voyage au Maroc mais pas le plus
instructif sur le plan touristique. A Casablanca,
j'eus la déception de ne pas apercevoir l'océan
alors qu'à Alger, il suffisait d'emprunter les
boulevards circulaires pour dominer le port et
pouvoir admirer la plus belle rade du monde. Le 24
janvier, je fus affecté au 3ème groupe à El
Affroun, puis, le 5 mars, au 11ème, à
Mouzaïaville. Je reçus le grade (et l'étoile)
d'Assistant, l'équivalent du grade d'Aspirant. Je
perçus une solde appréciable : 4239 Frs dont il
est vrai, étaient déduits les repas (207 Frs),
l'impôt cédulaire et la contribution nationale
(210 Frs). Nous fîmes alors de l'instruction
militaire. Les jeunes qui nous donnèrent le plus
de mal furent des étudiants en médecine.Du 20
avril au 9 mai 1943, nous fûmes dirigés sur Alger, et
cantonnés au jardin d'Essai. Je me souviens avoir
dû me glisser avec d'autres sous des camions pour
me protéger des éclats d'un mitraillage aérien.
Les feuillées étaient insuffisantes, mais il nous
était formellement interdit d'utiliser les
tranchées-abris creusées en cas d'alerte. Nous ne
devions pas davantage nous servir des latrines du
secteur britannique "off limits". Diverses
consignes d'hygiène nous étaient données :
douches, coiffeurs, jeunes galeux... On nous
invitait à l'observance d'une strict discipline :
le travail ne devait pas abolir échanges de salut
et marques de respect. On nous rappellait, enfin,
que nos rations de pain étaient les doubles de
celles des civils et qu'il fallait éviter de nous
faire envoyer de la nourriture par la poste. Le 21 mai, je fus désigné comme commandant d'un
détachement de 20 jeunes ("à choisir parmi les
meilleurs") pour aider au travail de montage de
planeurs sous l'autorité du Commandant de la Base
Aérienne américaine de Blida. Nous pûmes admirer
le sens de la discipline et de la démocratie outre
atlantique à l'occasion des repas (officiers,
sous-officiers et hommes de troupe confondus). Quelques jours après, je fus envoyé à
Cherchell, à l'Ecole d'Elèves Aspirants de Réserve
de l'Afrique du Nord. C'en était définitivement
terminé, pour nous des Chantiers de la Jeunesse,
mais d'autres ont combattu dans les Abruzzes avec
les chars du 7è R.C.A., "Régiment de tradition des
Chantiers de la Jeunesse nord-africains".
II
L'Ecole des Elèves Officiers de
Cherchell
Dès le 23 novembre 1942, la décision avait été prise de créér à
Cherchell, une école d'élèves aspirants, qui
devint un St Cyr africain. Cherchell, ancien et
redoutable centre de piraterie barbaresque, était
alors le centre administratif et commercial d'une
riche région provinciale agricole française. La
petite ville et son port avaient été choisis en
raison de leur site et de leur environnement en
terrain de manoeuvres (notamment "le plateau sud"
qui dominait Cherchell et d'où l'on découvrait les
horizons marins). Désigné pour Cherchell le 26 mai
1943, j'y suis arrivé seulement le 4 juin, après
avoir transité par Mouzaïaville, puis Hussein-Dey,
aux côtés de la musique régionale et, enfin, à
Alger, à la caserne d'Orléans. L'Ecole des E.O.R.
avait été aménagée vaille que vaille dans le
quartier Dubourdier, libéré par un bataillon du
1er RTA, parti pour la Tunisie combattre l'Africa
Korps allemand. Ces locaux s'étant avérés
insuffisants, quelques unités avaient dû être
cantonnées dans l'ancien parc à fourrage : ce fut
le cas de ma compagnie. Le commandement n'ignorait pas que les
pertes au combat allaient être considérables parmi
les chefs de section et de peloton. Entre décembre
1942 et mai 1945, nous fûmes 5000 à avoir été
formés à Cherchell. Selon le Général d'armée
J.Cailles qui, alors colonel, commanda l'Ecole du
20 Février 1942 au 2 Mai 1943, les anciens de
Cherchell peuvent se targuer "d'avoir été le fer
de lance de l'armée française pendant les dures
campagnes d'Italie, de France et d'Allemagne,
d'abord, puis d'Indo-chine, ensuite". Les trois
quarts des élèves environ, furent des français
d'Afrique, presque tous réservistes. Parmi les
autres, venant de métropole, beaucoup s'étaient
évadés en passant par l'Espagne. Les mentalités
n'étaient pas identiques et quelques dissensions
opposèrent certains élèves d'origine différente...
La première promotion, la promotion "Weygand",
avait été libérée le 30 Avril. Elle avait comporté
1101 élèves. La notre fut baptisée "Tunisie". Elle
compta 326 élèves commandés par le Lieutenant-
Colonel Guillebaud (4è RTT), le Commandant
Larroque (RTS) et le Commandant de Roquigny (3è
RTA). Il y eut ensuite les promotions
"Libération", "Marche au Rhin" puis "Rhin
français" (Lieutenant- Colonel Huguet). Nous fûmes tous placés dans le même
creuset d'une instruction inter-armée et soumis au
dur entraînement de l'infanterie : école du
soldat, armement, instruction du tir, organisation
du terrain, combats, sports, observation et
topographie, conduite automobile. Notre
tenue fut française, en drap et toile avec bandes
molletières, capote d'infanterie, casque,
harnachement de cuir... Notre allure était des
plus martiales lorsque nous défilions en ville!. Beaucoup
moins lorsque nous "crapahutions" dans un djebel
au relief tourmenté. Qu'il était dur, aussi, au
cours de longues marches, de coller à la Compagnie
qui suivait à pied le cheval du Capitaine du
Lattay (4è RTT)! Notre file s'étirait et des
"coups d'accordéon" obligeaient les traînards à de
gros efforts. Et le soleil africain de cet été
1943 fut torride! Quelle joie lorsque nous
pouvions nous plonger dans l'eau claire des
immenses plages de sable fin!... Notre compagnie comportait 4 sections. La
1ère était commandée par un lieutenant (Lt Luquay,
du 29° RTA), la seconde par un sous-lieutenant
(S-Lt Faure, du même régiment), la 3è par un
adjudant chef (l'Adjudant Chef Désiré, du 1er
RTA), la dernière -la mienne- par l'Adjudant
Menjès, du 13°RTS. J'eus la grande déception de ne
pas être nommé Aspirant mais seulement Sergent
breveté chef de section. Ce brevet consolateur, ne
me fut d'ailleurs jamais officiellement notifié.
Je ne dispose pas davantage de la liste des
lauréats. Mais je suis à peu prés certain que la
proportion des nominations "d'aspi", dans chacune
des 4 sections, fut inversement proportionnelle au
grade de son chef. Notre compagnie ne fut pas non
plus privilégiée par l'origine de ses élèves (les
Chantiers de la Jeunesse pour la plupart). Et
notre promotion bénéficia seulement de 45% de
nominations au grade d'Aspirant alors que ce
pourcentage s'éleva, pour les autres, jusqu'à 85%
. Nous pûmes choisir notre affectation, en
fonction de notre rang de classement. On nous
précisa les unités en instance de départ au front
et celles qui partiraient plus tard. Je choisis le
7è RTA, de Sétif, qui devait aller se battre, de
préférence au 1er, de Blida cependant, dont le
départ devait être ultérieur. J'avais bien mérité une permission de 10
jours!... Bien entendu, je l'ai passée dans ma
famille, à Blida. Elle me permit d'avoir quelques
informations sur l'évolution des événements
politiques et la progression des combats. Mais il
me semble que je ne me posais pas tellement de
questions, me pliant sans effort aux
circonstances, subissant mon destin avec
discipline. Et l'époque n'était pas à la
surinformation. On ne disposais ni de transistors,
ni de la télé. La campagne de Tunisie s'était terminée à
notre avantage. Sur 70000 soldats français, fort
mal équipés, 16000 avait été tués, blessés ou
portés disparus. Le 8 septembre 1943, Américains
et Anglais avaient débarqué au pied de la botte
italienne, à Tarente et à Salerne. Le roi d'Italie
avait abandonné le pouvoir. En Afrique du Nord,
l'équipement des troupes françaises était retardé
par des difficultés de transport et de délicats
problèmes techniques. La froideur entre les Forces
Françaises Libres et l'Armée d'Afrique subsistait.
Le Général Juin avait reçu le commandement du
futur Corps Expéditionnaire Français en Italie, et
l'entraînait à sa mission sur le littoral oranais,
entre Arzeuw et Mostaganem. A Blida, le ravitaillement des civils
s'était un peu amélioré, beaucoup à cause des
Américains et du marché noir. Les cigarettes
blondes avaient fait leur apparition. Les
Indigènes revendaient le lait condensé qu'on
fournissait aux enfants. Un de mes amis d'enfance,
avait été tué à Blida, où il avait été mobilisé
dans l'aviation. Voulant partir en permission à
Alger, il avait voulu sauter sur la plate forme
d'un camion qui passait, avait manqué son coup et
avait roulé sous les roues. Un autre camarade de
lycée, retour de Tunisie où il avait été blessé
par une arme amie défaillante, venait d'arriver à
l'hôpital auxiliaire. Nous lui rendîmes visite.
Son plâtre était infesté de punaises!... Le pauvre
Achille, un gai compagnon, un talentueux imitateur
de Charles Trenet, était bien délaissé! Mal
soigné, il mourut en Décembre. La nouvelle m'en
parvint à Sétif, au moment où je partais pour
l'Italie !... Cette permission fut la dernière avant la
perte de mon intégrité physique et mon congé de
convalescence. Elle fut excellente. Je le suppose,
du moins, car je n'en ai conservé aucun souvenir.
Un billet signé le 30 septembre 1943, par ordre du
major de l'école d'E.A. d'A.F.N. en est la seule
trace. Il précisait que, nommé au grade de Sergent
à compter du 1er octobre, je devais rejoindre le
7è RTA, mon corps d'affectation, à l'expiration de
ma permission.
II
Le 7è Régiment de
Tirailleurs
Algériens
1 - Sétif
Je partis donc pour Sétif,
sans grand état d'âme: à l'époque, je n'avais
guère d'expérience et, comme pour la plupart de
mes contemporains, faire mon devoir me paraissait
simple et naturel. Mes parents surent me cacher
leurs craintes : maman avait perdu son père des
suites de la guerre de 1870 alors qu'elle n'avait
pas 3 ans, papa avait fait les Dardanelles,
également dans l'infanterie et connaissait les
risques que j'allais courir; il m'avoua, à mon
retour, s'être fait, à mon sujet, beaucoup de
soucis... Le 13
octobre 1943, je suis donc arrivé à Sétif, important
marché des hauts plateaux constantinois, à 1200
mètres d'altitude. Les larges avenues de la petite
ville de colonisation aboutissaient à l'église et
au monument aux morts de la Grande Guerre.
L'église était très classique avec son clocher,
son horloge et sa croix. Elle faisait face au
monument: un troupier "bleu horizon", brandissant
un drapeau et soutenant une République assise,
sereine, en bronze sur un socle de pierre, un mur
arrondi, des listes de tués, deux urnes, les
palmes de la Croix de Guerre... Tirailleurs,
Zouaves, Chasseurs, chaque corps de troupe
disposait de sa propre caserne. La notre était
contiguë au bureau de la place. Je fus affecté au Bataillon de Tradition
du 7è RTA, à la 34ème Compagnie (2° Cie
d'instruction) et reçu le commandement d'un
peloton d'élèves Caporaux jusque là confiés à
l'Adjudant Chef Martin. Je fus placé sous les
ordres du Commandant Biraben, du Capitaine
Simonpierri, du Lieutenant Coubé et du
Sous-Lieutenant Pommier. Mes collègues
sous-officiers furent le Sergent Chef Rossi et les
Sergents Clotet, le Calvy, Gaudino et Planté.
J'avais la responsabilité de l'emploi du temps de
mes élèves. J'ai réussi à conserver le programme
de la semaine du 22 au 27 novembre 1943. Ecrit de
ma plume et signé par mes soins le 18, il a été
visé par le chef de bataillon. Le matin, je
faisais faire des exercices et de l'éducation
physique au stade puis de l'instruction sur la
mitrailleuse, les grenades, les gaz de combat et
du tir sur le terrain de manoeuvres. L'après-midi,
j'avais choisi les côtes 1077 et 977, 1093 et
1125, 1111 et 1085 pour initier mes élèves aux
patrouilles, au combat offensif et au combat
défensif. Au quartier, j'avais prévu douches et
soins de propreté, revues d'armes et
interrogations ou études surveillées. Arriva alors le 8 décembre 1943. Ce fut
le jour de mon départ du dépôt de Sétif pour
rejoindre mon régiment qui avait quitté l'Oranie.
Il s'y était entraîné pour l'Italie où il allait
combattre avec le C.E.F.I. et la 5ème Armée
américaine. Ce jour-là, j'ai commencé à tenir un
carnet de route qu'il m'a suffit de reproduire
sans beaucoup le modifier ni l'enjoliver.J'étais à Sétif depuis le 17 octobre,
près de 2 mois! Rarement, depuis ma mobilisation,
je n'était resté plus d'un mois au même endroit .
J'aurais dû me méfier! Tout au contraire, je
venais d'annoncer à mes parents que je viendrais
en permission à Blida pour Noël... Deux jours
auparavant, on m'avait annoncé que nous partirions
à 8 h 36 avec une vingtaine de sous-officiers . La
veille, alors que je bouclais ma valise, j'eus la
surprise d'une sympathique visite de mes élèves
caporaux venus me faire leurs adieux. Pendant plus
d'un mois, j'avais été leur Directeur de Peloton.
Je les avais un peu secoués car il avaient tout
d'abord manifesté une certaine mauvaise volonté en
raison de difficultés matérielles et de
l'instabilité des stages. Mais j'avais réussi à
leur inculquer un peu de l'esprit des Chantiers et
ils m'avaient, semble-t-il apprécié. Le même soir,
on nous avait rameuté en hâte pour rejoindre la
gare et un détachement d'environ 200 hommes. Le
commandant de Zouaves qui le commandait nous fit
remonter car nous n'avions même pas de vivres de
route. Ma dernière nuit au quartier fut mauvaise.
Jusqu'à plus de 2 heures du matin le quartier
avait résonné du bruit des Tirailleurs musulmans
cassant du bois pour préparer le méchoui de l'Aïd
el Kébir.
2- En route pour l'Italie!
Finalement, nous partîmes
bien le 8, à l'heure initialement prévue. Nous
occupâmes évidemment un wagon à bestiaux. Il
faisait partie d'un train de soldats de la 8ème
Armée britannique que nous vîmes avec envie se
substanter jusqu'à 6 ou 7 fois par jour, ou
prendre un thé chaud. Le voyage dura seulement 48
heures, mais je ne pus guère admirer un paysage
nouveau pour moi. Je dus rester couché en
permanence, avec une migraine exceptionnelle. Elle
dura, moins forte, pendant plus de 8 jours avec
des accès de fièvre et des saignements de nez
fréquents . Le 10
décembre, nous arrivons dans la banlieue de
Bizerte, en gare de la Pêcherie. Après deux heures
d'attente, sous une pluie fine et intermittente,
des camions des Forces Françaises Libres viennent
nous chercher et nous conduisent, deux km plus
loin, aux portes de la ville, à la caserne du 4ème
RTT . Là, surprise, personne veut de nous. Vers
midi, on ne sait trop pourquoi, nous repartons
sous la pluie, à quatre km de là, avec des valises
qui commencent à nous peser. Nouveau contre ordre
: il nous faut rebrousser chemin. Heureusement,
nous sommes pris en stop par des camions anglais.
Centre d'Instruction Divisionnaire et 7ème RTA
sont introuvables. Nous nous installons alors dans
des locaux de la caserne en attendant d'être fixés
sur notre sort. Il est même question de repartir à
Sétif! Pendant une huitaine de jours,
désoeuvrement le plus complet ! Nous allons
parfois en ville. Bizerte a été entièrement
évacuée. Avant guerre, la ville a dû être
plaisante. Elle a été touchée plus que nous ne
l'imaginions par des bombardements américains. On
peut compter les immeubles intacts. Partout, on
voit des toitures enfoncées, des murs effondrés ou
criblés de balles et d'éclats. L'église a été
épargnée. Juste en face, un établissement de bain
tenu par un civil. Nous en profitons pour prendre
une bonne douche chaude. La boue envahit rues et
trottoirs. La ville serait une ville morte sans
une intense circulation de véhicules militaires.
Certains sont obligés d'utiliser des chaînes. Nous
repérons une cantine anglaise où l'on nous assure
pouvoir être admis. Mais nous nous en faisons
proprement expulser! Le quartier indigène est
toujours habité. Beaucoup de marchands ambulants.
D'excellentes pâtisseries avec gâteaux variés,
confiseries aux amandes, nougat, rahat-loukoums.
J'aurais aimé en offrir à Janine, ma soeur, qui
les aurait appréciés... Le 16
décembre, nous sommes enfin affectés en CID3
(Centre d'Instruction Divisionnaire), à la CP7. Je
suis séparé de deux compagnons de chambrée de
Sétif. Planté, administrateur adjoint, est affecté
à la CP3, Gaudino à la CS (?). L'après-midi, je
suis présenté au commandant de la compagnie, le
Capitaine Dieumegarde. Il est assisté par le
Lieutenant Zadi, le Sous-Lieutenant Fichoux,
l'Adjudant Chef Goelff, l'Adjudant Bena, les
Sergents ou Sergents-Chefs Badmington, Choux et
Ninu. Je suis affecté au Bureau; ma profession
civile de rédacteur de préfecture a fait "tilt".
J'obtiens une planque, alors que, pendant 21 mois
de services à l'arrière, j'ai toujours été sur la
brèche : instruction, peloton, stages. Mais cela
n'est sans doute que provisoire! Nous abandonnons nos frusques françaises
en échange d'équipements américains neufs et assez
complets. Je rends sans regret mes molletières.
Par contre, je conserve mes brodequins de cuir.
Ils sont moins élégants que les chaussures
américaines mais mieux adaptés "au tout terrain".
J'ai un pantalon de sortie, des souliers vernis,
un rasoir, un peigne, des serviettes éponges... Le
grand luxe! Nous bivouaquons avec plusieurs autres
unités françaises à 3 ou 4 km de Bizerte, à
proximité d'une caserne. Nous partons vers 17
heures, sous une pluie battante, avec un camarade
de Tunis, également affecté au Bureau : on nous a
accordé une permission de 48 heures pour la
capitale tunisienne. Arrivés sur la route, un
signe et, presque aussitôt, un "command-car"
américain nous prend en charge et nous dépose à
Matteur. Là, bien qu'il fasse déjà nuit, un GMC,
américain encore, s'arrête. Nous descendons au
Bardo et, à pied puis en tram, nous traversons le
quartier arabe puis le quartier juif pour gagner
le centre. Nous nous séparons sous une pluie qui
s'est remise à tomber fort. Faute d'un centre
d'accueil pour sous-officiers, je prends une
chambre dans un hôtel proche de la gare. Il y a 2
bons lits. Un seul m'est nécessaire. Je l'ai
trouvé très bon après avoir dîné dans un
restaurant choisi au hasard. Le lendemain, je me
fais raser et couper les cheveux. Une bonne
friction pour finir et me voici chez un dentiste
pour faire soigner une couronne branlante.Je
dépose ma valise et mes effets civils chez les
Lorquin qui m'invitent à déjeuner. J'ai encore le
temps de me promener dans des rues animées et
d'admirer les vitrines. Je vais même au cinéma.
Retour sans problèmes. J'ai apprécié cette
permission qui m'a permis de prendre un peu de bon
temps! Le 21
décembreet les jours suivants, je me mets au
travail. Mon "Bureau" est installé sous une tente
pyramidale, avec des caisses en guise de tables.
J'établis avec deux sergents du renfort des états
de filiation à fournir pour l'embarquement dont la
date n'est pas fixée. Nous ne sommes pas à l'aise
avec les noms arabes. Noël 1943. Nous commençons un concours de bridge
dans la soirée. Mon initiation à ce jeu est toute
récente mais je suis déjà passionné. Vers 22
heures, des scouts venus de Tunis nous donnent un
petit spectacle. A minuit, sous de grandes tentes
spécialement dressées, nous entendons la messe,
parfois émouvante. Avec les autres sous-officiers
français de la compagnie, c'est alors un très
agréable réveillon jusqu'à 5 heures du matin :
apéritif, charcuterie copieuse, choux braisé,
tranches de porc, gâteaux, liqueurs, chants... Je
me lève tard, le lendemain. L'après-midi,
promenade à l'arsenal de Ferryville. 28
décembre 1943. L'embarquement est annoncé pour le
lendemain à 8 heures. Mais les "états T.Q.M." sont
à refaire en 13 exemplaires en répartissant les
effectifs par bateaux (1 bateau de 170, 1 de 160,
le troisième de 60). Le capitaine me confie la
direction de ce travail. J'y emploie mes deux
collègues sergents, une dactylo et des secrétaires
de circonstance choisis parmi les Français
lettrés. Nous réussissons à terminer tard dans la
nuit. Le 29 au matin, catastrophe!... On s'aperçoit
que 7 exemplaires sont à refaire sur un modèle
différent avec dates de naissance, noms des
personnes à prévenir en cas d'accident. Nous nous
remettons à l'ouvrage en plein vent car notre
tente-bureau a été démontée. A 17 heures, des
camions viennent nous chercher. Ouf! nous venons
tout juste de terminer. J'ai eu chaud! Ce sont encore des camions gaullistes que
nous utilisons. Ils nous conduisent à quai. Une
dizaine de bateaux anglais et américains, type
LST, sont alignés, portes largement ouvertes à
l'avant. On entre dans une immense cale où
s'entassent des véhicules. De chaque côté, 3 ou 4
mètres sont réservés pour les couchettes. Lavabos
avec eau chaude et eau froide, douches, wc. A
l'arrière, les couchettes de l'équipage, les
cabines des officiers, la cuisine. Sur le pont,
les superstructures sont à l'arrière, d'autres
camions s'entassent encore. Notre navire est le
LST 319. Nous passons la nuit à quai et
appareillons le 30, vers 9 heures, par un temps
couvert et sous une pluie fine. Dans le chenal
gisent des dizaines d'épaves nous obligeant à
zigzaguer. Dès la sortie, nous nous formons par
groupes de 6 bateaux de même type navigant en 2
colonnes de 3. Nous croisons un convoi faisant
route sur Bizerte. Dès la sortie du canal, nous
tanguons et roulons malgré la mer belle car nos
bateaux de débarquement sont à fond plat pour
pouvoir approcher le plus possible des rives
sablonneuses. Nous ne cessons pas de voir les
côtes. Notre appétit est d'autant plus solide que
nous inaugurons l'alimentation américaine: boeuf
et haricots ou boeuf et pommes de terre, boîtes de
rations C avec biscuits sucrés, bonbons et sucre,
café, limonade ou chocolat; boîtes de ration K (3
pour la journée). Nous découvrons ces boites de
rations K comme des enfants explorent leurs
souliers à la Noël. Dans l'une, nous trouvons une
boîte de pâté aux oeufs, des biscuits, des
cigarettes blondes, ou chewing-gum et bonbons.
Dans la seconde, du fromage et du chocolat. Dans
la troisième du corned-beef et des vitamines. Des
anglais voyagent avec nous. Ils s'empiffrent!
Trois ou quatre parfois cinq, par jour, avec un
bon pain blanc qui nous fait envie, du beurre, des
pâtés. Ils n'auraient pas l'idée de nous offrir
quoi que ce soit ou de nous autoriser l'accès de
leur cantine! Mais, en fin de traversée, ils nous
vendent des cigarettes : nous nous apercevons trop
tard qu'elles sont moisies! La mer s'est levée. C'est une véritable
tempête ! Nous passons entre l'île de Capri et le
continent italien. Notre réveillon est consacré au
sommeil pour éviter le mal de mer. Nous passons
devant Naples et attendons longtemps en rade de
Pozzuoli. Nous débarquons à la nuit à Bagnoli.
Nous nous formons en sections, mettons sacs à
terre mais personne ne vient nous chercher. Le
commandant de bateau accepte que nous dormions
dans la cale à condition d'évacuer dès 8 heures le
lendemain après avoir tout nettoyé! En ce 1er
janvier 1944, nous n'aurons pas foulé longtemps la
terre italienne!... Dimanche 2. Nous allons prendre nos camions sur une
grande "area". Nous sommes assaillis par de
nombreux Italiens de tous âges qui demandent à
échanger pommes et mandarines contre des
cigarettes ou des biscuits. Nous partons enfin.
Après différents détours et plusieurs attentes,
nous arrivons à Succivo où nous devons cantonner.
Nous installons notre bureau dans un local
commercial où nous trouvons des tables "ad hoc"
munies de multiples tiroirs. Nous travaillons à
l'aise. Le premier soir, nous couchons sur notre
lieu de travail avec mes camarades sous-officiers.
Mais, le lendemain, avec un tirailleur parlant
italien, nous partons en quête d'un logis. On nous
offre une chambre magnifique. Mais, elle nous est
aussitôt soufflée par le capitaine: nous
l'échangeons avec celle moins confortable, qu'il
avait trouvée, dans la même cour. Slimane,
l'ordonnance du capitaine loge avec nous. J'ai
noté l'adresse: 17 rue Virgilio. Je suis affecté
aux effectifs. Le travail ne manque pas. Nous
avons quartier libre le soir. Mais, il n'y a pas
d'éclairage dehors et tous les civils sont chez
eux. Il semble qu'ils craignent beaucoup les
Sénégalais et les Tabors marocains, parfois
pillards. La régions est assez belle. Les arbres
abondent. Je suis surpris par la façon de cultiver
la vigne. Les ceps sont plantés près des arbres,
les sarments s'enroulent autour des troncs puis
sur des fils de fer disposés horizontalement,
assez haut, entre les arbres. Il y a beaucoup de
belles pommes, un peu comme celles d'Amérique. Jeudi, en début d'après-midi, le
Capitaine s'apprête à partir pour Naples. Il me
propose de l'accompagner. Je saute sur l'occasion.
Nous sommes dans la capitale de la Campanie
dominée par le Vésuve en feu, une demi-heure plus
tard. Nous nous promenons dans la grande rue, très
mouvementée. D'immenses bâtisses de style
officiel, souvent lourdes et pas très belles. Cela
rappelle parfois l'Exposition Universelle ou notre
Gouvernement Général de l'Algérie. Partout, des
magasins, des vitrines bien garnies : vêtements,
bijoux, objets de luxe, objets d'art magnifiques
mais, aussi, articles d'un goût douteux. Naples ne
nous paraît pas avoir été endommagée. A chaque
coin de rue, on nous propose restaurants,
siñorinas.... La prostitution parait répandue.
Elle correspond sans doute à une situation
économique dramatique. Elle se pratique en
famille, par des femmes mariées ou par des gamines
de 15 à 16 ans, dans la pièce commune séparée par
un rideau, sous l'image d'une vierge ou la croix
du Christ, comme un commerce normal! Le dimanche, nous faisons la grasse
matinée et ratons la messe. L'après-midi, nous
allons faire un tour à Fratta-Magiore. Mardi 11. Nous changeons de cantonnement et nous
nous installons à Caivano, une petite ville
d'environ 15000 habitants, à quelques kilomètres
de Succivo, à 14 km de Naples. Nous succédons au
7ème Chasseur, le régiment de tradition des
Chantiers de la Jeunesse : j'y aurais sans doute
retrouvé quelques anciens camarades. Le P.C.
s'installe dans les dépendances et la cour d'une
magnifique maison de maître. Notre bureau a été
celui du fils de la maison qui serait actuellement
capitaine, sur le front. Toujours avec Verdier,
nous disposons d'une chambre fort confortable : un
lit chacun, des tables, une armoire, un cabinet de
toilette attenant. Jeudi 13
janvier 1944. Nous devons presque tous partir en
renfort pour le 7ème RTA. J'ai dû travailler la
veille presque vers minuit pour terminer les
contrôles nominatifs. Un renfort destiné au CIA
arrive. Je retrouve parmi eux la plupart de mes
élèves caporaux. Le soir, je reçois un gros paquet
de courrier : les lettres s'échelonnent du 5
décembre au 2 janvier. Vendredi. A midi, nous allons chez un vieil
Italien qui nous avait proposé une côtelette de
porc, des frites, du pain et du vin blanc pour 70
lires. Nous prenons double portion. Je fais
préparer de l'eau chaude pour une douche. Toute la
famille de mes hôtes s'est affairée. J'ai eu pour
tub un baquet pas plus grand qu'une casserole ! Samedi 15
janvier. Je demande à mon capitaine
l'autorisation d'aller changer à Naples de
l'argent français. Je me promène toute la journée
avec plus de 15000 frs dans ma sacoche. Avec
Santou et Gaudino, nous prolongeons l'escapade.
Repas dans une famille: un steak, des frites et du
pain pour 80 lires.
3 - Les Abruzzes et le Belvédère
Dimanche 16 janvier. Caivano A 5 heures, je suis réveillé
par le vacarme d'une porte qu'on secoue et les
appels impatients d'Alloua, le planton du bureau.
Il était temps et l'initiative de ce brave Alloua
est heureuse : je dormais à poings fermés en
raison de la défaillance du réveil ! Je bondis de
mon lit, me trempe sous le robinet du cabinet de
toilette et boucle mon sac marin. Puis je rejoins
le P.C de la compagnie, installé dans un bel
appartement d'une rue voisine. Adieu, ma chambre
confortable et mon lit à double matelas du 224
Corso Prince Umberto ! Il fait noir encore, mais
déjà les sections arrivent dans la grande cour
dallée encombrée des paquetages des hommes. Les
Italiens sont tombés du lit, eux aussi : hommes,
femmes, enfants rodent tout autour. Ils sont à
l'affût d'un morceau de pain, d'un biscuit, d'un
"caramelo". Peut-être aussi surveillent-ils le
déménagement. Je parcours à nouveau le bureau,
m'assied une dernière fois à ma table de chêne,
feuillette le contrôle nominatif que j'ai ouvert
il y a peu de jours et où, hier encore,
j'inscrivais les dernières mutations. Le Chef
Choux, Chef comptable, nous distribue, à
Chodorowich et à moi quelques bougies, des
allumettes et du tabac, du papier hygiénique
aussi(!)... les derniers petits avantages des
"planqués" du bureau. Mais les GMC sont dans la
rue. Après les derniers appels, les sections s'y
installent, non sans discussions et bousculades.
Les gradés crient leurs ordres, leurs
engueulades... Je fais mes derniers adieux à ceux
qui restent... le Lieutenant Zadi, le
Sous-Lieutenant Pommier arrivé hier d'Afrique et
que j'avais déjà quitté à Sétif, le Chef Choux,
Tomasini qui doit à sa femme de rester, Verdier,
mon compagnon de chambre, qui ne sait pas trop
s'il doit regretter de rester ou s'en réjouir et
ne sait pas assez cacher la question qu'il se pose
: "combien en reverrai-je?"... le fourrier qui
depuis un mois attend en vain le télégramme qui
doit luis annoncer la naissance d'un nouveau bébé,
Beck, le Sergent de l'ordinaire, à qui je n'oublie
pas de resquiller une boule de pain et deux ou
trois boîtes de conserves, d'autres, encore, dont
j'ai oublié les noms et même les visages...
Merzouf, Alloui Alloua, les plantons du bureau et
qui semblent émus. Dans un coin, affaissé et
gémissant, Izemzine, un Sergent indigène qui se
dit malade mais que le capitaine et le
Sous-Lieutenant Fichoux traitent de simulateur et
bousculent. Chodorowich et moi, nous embarquons
dans le camion de ravitaillement, moins plein...
dernier avantage, mais le Sous-Lieutenant Fichoux,
chef du renfort, nous confie les papiers...dernier
empoisonnement. Izemzine est hissé également sur
ce camion. Le capitaine vient nous faire ses
adieux. il me dit qu'il était satisfait de moi et
qu'il m'aurait volontiers gardé; j'apprends après
qu'il l'a dit à beaucoup. Mes élèves Caporaux de
Sétif sont là, assez émus. Portelli est de garde.
Je leur donne ma dernière leçon et leur dit de
partir sans regrets lorsque leur tour viendra,
d'être courageux même si quelque chose, malgré
eux, leur serre la gorge, de ne surtout pas
montrer aux autres le lamentable spectacle d'un
Izemzine. Le renfort de la CP3 nous a rejoint et
le convoi s'ébranle. Emotion chez ceux qui
restent, émotion chez ceux qui partent. Que
va-t-il se passer? Les chants éclatent et le
départ est triomphal sous les yeux des Italiens
qui ne savent trop que penser. Mais, bientôt,
Caivano est laissé derrière nous et le froid du
matin, calme un enthousiasme qui, chez les
indigènes surtout, n'est pas bien profond. Nous
devons aller à 60 kms de là, m'a dit le
Sous-Lieutenant Fichoux, mais j'ignore où
exactement. Heureusement, j'ai la carte
routière... plus ou moins réquisitionnée hier, à
Naples, chez un particulier. Nous passons à
Caserta... Plus loin, c'est Capoue ou ce qu'il en
reste. Les destructions sont plus importantes
encore qu'à Bizerte où, du moins les murs avaient
généralement tenu bon ; je crois expliquer la
chose par une différence d'agents destructeurs :
là bas bombardements aériens et éclats de DCA,
ici, grosse artillerie et densité des tirs. Non,
ce n'est pas vers Cassino que nous nous dirigeons.
Nous en quittons la route, obliquons vers
Vénafro(?)... Le jour s'est levé, le froid devient
moins pénible, j'ai faim ! Le convoi ralentit,
s'arrête parfois. Les indigènes descendent pour
uriner. Les camions repartent et quelques uns sont
laissés sur la route et doivent s'accrocher au
véhicule suivant. Le long d'une voie ferrée où les
rails ont disparu et d'un ruisseau empli de
cresson, le convoi s'arrête et se range. Tout d'un
coup, au dessus des montagnes, on entend de
violents crépitements de mitrailleuses et de
canons DCA. De petits nuages noirs surgissent,
puis s'estompent. Le silence revient, puis cesse.
Les crépitements se déplacent. On perçoit très
nettement parfois, le vrombissement d'un avion qui
remonte. mais on ne voit rien. Ah, si, voici, tout
d'un coup, deux avions, tout là-haut, qui montent,
descendent, s'enfuient, reviennent et piquent tour
à tour. Et plus rien. Ah qu'est-ce que ce point
blanc?... Et là? Ce nuage noir qui s'élève de la
montagne? La conclusion du combat, un parachutiste
et la fumée de l'avion qui s'est écrasé au sol.
Tout cela a duré une minute et, pour le 1er combat
aérien auquel j'assiste, je suis déçu : on voit
mieux au cinéma !... Mais le convoi s'ébranle, à
nouveau, coupe le ruisseau en passant à gué, le
pont étant détruit. Quelques petits kilomètres
encore sur une route empierrée et poussiéreuse qui
pénètre bientôt entre des bois d'oliviers. Les
camions nous déposent sous ces oliviers, à
l'endroit même qu'occupait hier un bataillon
médical, monté ce matin plus haut car l'endroit a
été repéré et s'est fait arroser durant la nuit.
Je vais voir le Sous-Lieutenant Fichoux, pour lui
assurer qu'Izemzine est décidément bien malade et
le convaincre de la nécessité de la faire évacuer.
En effet, celui-ci semble bien mal, très pâle et
défait. Pendant le trajet, il a craché du sang. Le
lieutenant donne son accord et me charge de faire
le nécessaire. Je fais transporter Izemzine sur un
GMC vide et avec l'Adjudant Béna, nous montons à
la recherche d'un bataillon médical qui serait
situé 400m plus haut. Nous croisons une jeep à
croix-rouge. Je l'arrête et, d'accord avec un
lieutenant dentiste qui l'occupe, je fais monter
le malade qui sera ainsi soigné... à moins qu'il
ne soit trop tard déjà, ce qui n'est pas à
exclure. Sous les oliviers où s'est arrêté le
renfort, Chodorowich procède à la distribution des
vivres tandis que le Sous-Lieutenant Fichoux est
parti en jeep à la recherche d'autorités et
d'ordres. En attendant, nous mangeons. Pour faire
passer le temps, nous suçons des bonbons ou nous
faisons chauffer du chocolat. Mais, bientôt, une
autre distraction s'offre à nous. Pas bien loin
(400m peut-être), de dix en dix mètres éclatent
des obus. Surprise, un peu d'émoi et d'agitation
en particulier chez les indigènes. Il ne saurait
s'agir, paraît-il de projectiles d'artillerie, nos
propres artilleurs se trouvant 20 km plus haut. Il
s'agirait d'un autocanon demeuré sur les hauteurs
environnantes insuffisamment nettoyées ou
peut-être de mortiers ennemis dont les servants
usent leur dernier stock de munitions. Parfois,
des véhicules français passent sur la route. Des
anciens du régiment reconnaissant des camarades au
passage, les interrogent. Déjà, on parle de
blessés, de tués... On n'ose pas trop circuler par
crainte des mines. N'en restait-il pas à Bizerte
malgré les mois écoulés?... Vers 3 heures, le
Lieutenant Fichoux revient, un peu pâle, un obus
est passé si près de leur jeep qu'ils ont
instinctivement baissé la tête. Nous allons passer
la nuit à Vénafro où le lieutenant repart emmenant
Chodorowich et les papiers. "Sac au dos"! Par
groupes, de chaque côté de la route, nous revenons
sur la petite ville. Nous allons cantonner autour
d'une petite placette où nous trouvons la
Compagnie de Service. Nos camarades installent les
sections dans les locaux vides. Une grande partie
occupe une salle de cinéma atteinte par endroits
par des projectiles d'artillerie, une autre un
casernement de la milice locale dont il ne reste
plus qu'un élément. Parfois, nous croisons un
gradé italien qui salue; Chodorowich et moi, nous
sommes à part puisque nous n'avons pas d'hommes à
encadrer. Nous découvrons un petit appartement
évacué et mon camarade qui parle l'italien demande
aux voisins si nous pouvons l'occuper. Nous y
invitons Santou qui vient avec son planton. Nous
nous installons dans une pièce intacte où il ne
reste qu'une grande table et une vierge sous globe
: c'était le logis du curé de l'église voisine. La
nuit est plutôt mauvaise. Plus de lit comme à
Caivano et le carrelage parait dur. On entend des
coups de canons à intervalles réguliers. Certains
semblent proches. L'air de montagne est assez
froid, surtout le matin. Lundi 17
janvier. Vénafro Le matin arrive sans que nous ayons pris
beaucoup de repos. Je ne suis pas pressé aussi je
flâne dans les pièces poussiéreuses. Je mange un
peu, je fais ma toilette sur le rebord d'une
fenêtre avec l'eau de mon bidon. puis le
Sous-Lieutenant Fichoux nous fait demander,
Chodorowich et moi. Il nous faut, d'après quelques
indications, répartir le renfort entre les trois
bataillons. Nous faisons les affectations à notre
guise pour éviter d'attirer tout le monde sur
notre dos. Au fur et à mesure, nous classons les
livrets individuels et les plaques d'identité.
Mais l'après-midi, déjà, nous pressentons que le
travail sera à refaire. Aussi préférons-nous
attendre des instructions plus précises
et,surtout, définitives. Sur la placette, on voit
arriver plusieurs cercueils de bois blanc. Les
camarades sous officiers ayant autrefois
appartenus au régiment, partent en "dodge"
reconnaître les tués. Ils reviendront, certains
quelque peu émus. En attendant, nous faisons un
tour dans le village entouré de montagnes à la
neige fondante et qui s'y adosse. Sur la crête qui
nous surplombe, des obus ont écorché le roc et
laissé une plaie rousse. Ce qui frappe, à Vénafro,
c'est le nombre important d'églises. J'en ai bien
vu huit ou dix et le village n'est pas bien grand.
Mais, bientôt, je passe devant un bâtiment protégé
par une grande grille : c'est un séminaire. Les
rues sont étroites, tortueuses, monstrueuses. J'ai
vu une chose qui a satisfait mon orgueil de
français. Quelque chose que nous avons, nous,
Armée Française et que, même les Américains n'ont
pas.. en aussi bien. C'est une boulangerie. Montée
directement sur véhicule roulant, elle peut
fonctionner dès l'arrivée au cantonnement sans
qu'il soit nécessaire, comme pour les boulangeries
de campagnes américaines, de construire une assise
de briques. Le véhicule moteur est le pétrin. Deux
remorques vont avec, ce sont des fours. Il y a là
deux sections. C'est-à-dire deux combinaisons
four-pétrin. A l'une d'elle, il n'y a qu'un seul
four. Le second est resté dans un ravin des
environs de Constantine. Réparé, il rejoindra sans
doute bientôt. Cette boulangerie est capable de
"sortir" 300 boules à l'heure. Actuellement, elle
prend de l'avance car elle doit prochainement se
déplacer... Vers l'avant! C'est généralement le
signe d'une offensive, nous explique un chef. Il
nous raconte aussi que ces boulangeries sont de
fabrication récente. Elles étaient réparties dans
les différents groupements de jeunesse de France.
Celle ci à une histoire. Destinée aux Chantiers de
Provence, elle était sur des quais, à Marseille,
lorsque le général Weygand l'aperçut et la fit
embarquer pour l'Afrique du Nord. On la camoufla
dans des fermes : un élément vers Casablanca,
l'autre vers Constantine. Les boulangers, sauf les
cadres, sont surtout des annamites. Nous assistons
à la préparation d'une fournée. Le pétrin
mécanique tourne, brassant la pâte. Un mitron y
puise un bon morceau, qu'il coupe, jette sur la
balance. Il retranche ou ajoute rapidement un
petit morceau met la boule dans un panier
enfariné, jette celui ci sur une glissière qui
descend. D'autres ouvriers entassent les
corbeilles au bord du four. Dehors (nous sommes
sous une grande tente), des ouvriers scient du
bois. Une autre grande tente laisse apercevoir des
milliers de boules entassées. Un peu plus loin,
une croix allemande noire isolée, au bord d'un
talus ombragé ! A côté, deux américains flirtent
avec une charmante et toute jeune italienne. Nous
descendons vers la ville. Nous croisons des
"berlinettes", jeunes filles françaises des
transmissions. Je n'aimais guère les femmes en
uniforme lorsque j'étais à Alger. Ici, cela fait
plaisir d'en voir. Nous ne manquons jamais
d'échanger des sourires et des bonjours au
passage. Nous stationnons longtemps à la fontaine.
L'eau coule à flots, très claire, continuellement,
tombe dans un petit bassin, disparait sous le
chemin à la boue liquide, reparait de l'autre côté
en une vaste mare limpide malgré les objets
hétéroclites que l'on voit (segments de colonnades
romaines, en particulier, sans compter les
détritus et boîtes de conserve). La mare se
resserre, passe sous un ponceau, va actionner un
moulin, s'évase encore et longe un lavoir où
s'échelonnent cinquante à cent femmes actives. Les
femmes défilent à la fontaine, porteuses de jarres
et de cruches, de bassines de vieux cuivre ou de
seaux qu'elles portent en équilibre sur leur tête.
Elles sont rarement jolies, moins souvent encore
bien faites, jamais bien vêtues. C'est le village
pauvre ici. Les riches, les oisives, les belles
sont à Naples. A l'un des jets, est adapté un
tuyau qui va à un véhicule automobile français :
c'est une pompe qui rejette l'eau dans un bassin
de toile d'où elle est ensuite distribuée aux
véhicules de toutes sortes : GMC, dodges, jeeps,
français et américains, qui viennent
continuellement remplir des nourrices ou des
réservoirs. Il fait bon là ! Le temps est
splendide. L'air n'est pas froid. Enfin, nous
continuons notre promenade, traversons la
grand'rue, section de la route de Naples. Des
milliers de fils téléphoniques s'enchevêtrent, les
uns foulés aux pieds, d'autres arrachés par les
véhicules... Au carrefour, deux gars de la RR
(Régulatrice Routière) réglementent la
circulation. Ils ont le casque ripoliné blanc des
MP américains mais, sur le côté, le losange
tricolore. Nous mangeons dans notre chambre. La Cie
de Services stationnée ici nous sert nos repas :
assez moyens. Pas de vin. Impossible de rien
trouver à acheter à manger ou à boire. Nous buvons
l'eau d'un puits très profond. Mardi 18
janvier. Vénafro Rien de nouveau. Il faut encore remanier
les pièces matricules et faire des listes mais les
ordres n'ont pas encore l'air bien définitifs. Je
profite de ce que Sigu à l'air de vouloir mettre
son nez là dedans pour laisser tomber. Le
Sous-Lieutenant Fichoux et l'Adjudant Béna partent
sans nous attendre pour le Régiment. Ce sont des
anciens et ce dont on manque surtout c'est
d'officiers. Le Commandant Peponnet qui, lui
aussi, monte en renfort (son prédécesseur a été
blessé assez grièvement) réunit les sous officiers
et nous dit quelques mots. Le Lieutenant Zadi, de
la CL7, vient faire un tour ici. Mais il n'apporte
pas de courrier. Le soir, nous descendons chez les
Italiens du rez de chaussée. Ils ont un beau poste
de radio malgré leur apparence plutôt misérable.
Nous écoutons Radio Alger mais le poste marche mal
et les informations sont insignifiantes. Cela fait
plaisir d'entendre les speakers français et
l'indicatif connu !... Mercredi
19 janvier 1944. VénafroCe matin, enfin, nous recevons des
instructions définitives pour la répartition des
hommes et cadres du renfort entre les trois
bataillons. Le 3ème est celui qui en absorbera la
majeure partie. Santou, qui, maintenant, a la
responsabilité du renfort, me demande de commander
le piquet d'honneur qu'il doit envoyer cet
après-midi aux obsèques des tués du 7ème RTA. Cela
n'a rien de bien emballant mais c'est mon tour et
j'accepte. A 16 heures, après avoir passé mes dix
hommes en revue, leur avoir fait changer de casque
-pour éviter le mélange de casques français avec
des casques américains-, leur avoir fait donner
des gants, brosser leurs souliers, vérifié leur
maniement d'armes (depuis Sétif, je n'avais pas
commandé...), nous nous sommes engouffrés dans
deux dodges et, précédés de l'officier
"d'Etat-Civil", en route pour la chapelle ardente
! Celle-ci, en dehors de la ville, est une petite
église. Tout contre, un bâtiment tient lieu de
mosquée. Je dispose d'abord mes hommes sur deux
rangs, face à face, de chaque côté de la porte de
la chapelle. L'office est rapide.Quatre ou cinq
cercueils défilent entre nous, à tour de rôle. Et
pour chacun d'eux : "l'arme sur l'épaule... droite
!". "Présentez... arme !" "Reposez... arme !" Dès
que le dernier est passé, ô ce n'est pas
compliqué, il suffit de se déplacer de dix pas et
de recommencer. Même cela va plus vite puisque
parfois il passe deux ou trois clients à la fois.
Il y en a eu onze en tout. Au fur et à mesure, les
cercueils ou, simplement, les corps enveloppés de
toile blanche sont chargés sur des dodges : deux
par véhicule. Et le cortège se forme : en tête la
jeep de l'aumônier et de l'officier de
l'état-civil, les cercueils, les linceuls et nos
deux dodges. Je suis assis à côté du chauffeur et,
dans la voiture qui nous précède, je vois, à
chaque cahot, bouger les pieds de deux cadavres
musulmans, m'étonnant d'être à peu près devenu
insensible. Je m'accommode maintenant très
facilement des différentes situations qui se
présentent, à des moments où je pourrais
m'émouvoir, je n'ai aucune émotion ou, si j'en ai,
elle n'est que passagère. Je quitte des camarades
sans regrets, presque avec indifférence. Dans
quelques jours, je constaterai la même facilité
d'adaptation, la même absence d'émotion ou de vive
surprise, lors de mes premières expériences au feu
ou au combat. Combien il faut se féliciter de tout
cela ! Les sensations, les émotions, tout cela est
bien inutile dans la guerre et serait bien gênant
souvent... Nous quittons vite la route pour un
chemin empierré. Il fait beau. Nous passons sous
un bois de pins. Nous voici arrivés ! A la lisière
du bois, les camionnettes s'arrêtent devant le
cimetière, vaste carré sur terrain plat légèrement
incliné, divisé en quatre par deux allées qui se
coupent perpendiculairement. Mon camarade
Chodorowich est là, avec une trentaine d'hommes
qui s'activent à terminer les fosses. Se
doutait-il, à ce moment, que d'autres gradés
surveilleraient bientôt le creusage de son propre
trou? En attendant, il se fait reprocher une
erreur : il a fait creuser une tombe dans un
secteur réservé aux artilleurs ! Ce cimetière est
français. Nous sommes engagés depuis peu. Déjà
pourtant, on peut compter pas mal de croix, à
droite, pas mal de croissants, à gauche. Il semble
y avoir beaucoup de gradés, officiers et surtout
sous-officiers. Je dispose mon piquet et rend à
nouveau les honneurs. On dispose les cercueils aux
pieds des tombes en attendant qu'elles soient
achevées. L'aumônier, pour les chrétiens, mon
collègue Moussaoui, pour les musulmans, disent les
dernières prières. Puis, alors qu'arrivent les
camions d'autres armes, pour d'autres obsèques.,
Nous descendons les corps dans les fosses. J'y
participe personnellement pour activer. Nous
devons attendre encore un peu car voici tout un
escadron de chasseurs venus accompagner des corps
d'officiers. Leur clairon lance plusieurs fois sa
lugubre et belle sonnerie dans l'air calme. Les
armes claquent. C'est fini, nous pouvons filer... Jeudi 20
janvier 1944. Vénafro Dès le matin, Chodorowich et moi allons
rôder à nouveau en ville, laissant Sigu qui
commence à regretter de s'être lancé dans le soin
des paperasses. Nous passons devant un atelier de
peinture où l'on confectionne des panneaux
indicateurs et blanchit des casques destinés à la
RR. Nous faisons un tour à la gare, détruite,
repassons à nouveau dans les rues que nous
connaissons par coeur. On commence à s'empoisonner
! Nous saluons le Général Juin qui passe à pied,
en béret, suivi de tout un Etat-Major parmi lequel
des généraux. Tout au grand chef, je ne pense pas
à regarder s'il y a le Général de Montabert qui
sera "mon" général. Savais-je, d'ailleurs, qu'il
était là? A notre retour, nous apprenons que le
départ aura probablement lieu dans la nuit. Santou
est bien déçu : il avait réussi à organiser un
repas avec des chaufferettes pour un prochain
jour. L'après-midi, la répartition du renfort
entre les bataillons est achevée, sur le papier.
On effectue un rassemblement pour en informer les
hommes, procéder à des appels... Après quoi, la
soupe. Je vais avoir "à prendre le jour" et
seconder Santou pour les derniers préparatifs.
Nous allons toucher nos armes individuelles :
fusils américains. J'arrête au passage le
Lieutenant Arpajou et Monjo, en jeep, du 7ème RCA.
Nous recevons du CID, les colis... de Noël,
envoyés par la croix rouge américaine. Ils sont
très bien conçus, comportent des victuailles (deux
tablettes de chocolat, du chocolat en poudre, du
pâté, du fromage, du sucre...) des vêtements (deux
mouchoirs, une paire de chaussettes, une paire de
gants, un beau nécessaire à coudre...) des objets
de toilette (savon à barbe, pour les dents, pour
la toilette, brosses à dents, lames de rasoir,
miroir...) du papier à lettres, des crayons...
Prévus pour un seul, chacun de ces colis doit être
partagé en trois ou quatre : ce n'est pas toujours
très facile ! Il faut faire toucher le
ravitaillement, faire entreposer les sacs de
marins du 1er et du 2ème groupe dans un local
désigné, faire charger ceux du 3ème dans un
camion. Je m'en occupe dans la nuit ainsi que de
la garde. Le réveil est prévu pour quatre heures.
Ce sera notre dernière nuit sous un toit.
Vendredi 21 janvier 1944 :
Vénafro. PC
arrière (près d'Aquafondata)
4 heures et demie. Après
avoir bouclé mon sac marin et monté mon sac
d'assaut (nous gardons avec nous, avec ce qui nous
avons sur le dos, nos objets de toilette, un jeu
de linges de corps de rechange, une couverture et
la toile de tente). Je vais réveiller tout le
monde, dans les différentes salles du
cantonnement, éclairé par la lampe torche de
Santou. Une heure plus tard, les camions
commencent à arriver. Avec Santou, je fais
procéder à l'embarquement. Ce n'est pas facile,
mal éclairé comme nous le sommes et avec des
hommes indisciplinés (surtout les sections de
français et de juifs) qui veulent les meilleurs
places. Il doit y avoir 25 hommes par camion : 16
sur les banquettes, assis au milieu sur leurs
sacs. Avec de la discipline, ce serait facile, et
les hommes ne seraient pas trop serrés, mais la
nuit facilite les fantaisies individuelles et nous
empêchent d'y mettre bon ordre. Au fur et à
mesure, nous faisons avancer les camions, comptons
25 hommes, tachons de les caser, et faisons
évacuer. Bientôt, le dernier GMC est chargé. Il
rejoint les 12 précédents et le convoi s'ébranle.
Nous repassons par Pozzoli et empruntons la même
route empierrée qui passe devant l'endroit où nous
avons débarqué dimanche. Il fait sombre, on n'y
voit pas grand chose mais devinons que nous
suivons une route accidentée de montagne. Bientôt,
lentement, le jour commence à pointer malgré la
brume. Nous dépassons les véhicules d'un groupe
médical garés sur le bas côté de la route. Des
"chaufferettes" ébouriffées qui s'éveillent et
s'étirent nous gratifient d'un gentil sourire de
leur visage encore boursouflé de sommeil. Je
n'aurais pas cru les trouver si près des lignes.
Il est vrai que nous ne sommes pas encore sur le
front ainsi que je le constaterai bientôt. Mais
tout de même ! Le chauffeur, mon voisin,
m'explique qu'elles font du bon travail, très
courageux, mais qu'elles ne serrent pas assez le
ravin, gênant ainsi les croisements. La route à
l'air d'avoir disparu. Peut-être l'avons-nous
quittée sans que je m'en aperçoive. Nous roulons
lentement sur des pistes irrégulières aux creux et
bosses prononcés, qui aboutissent sur un grand
terre-plein. Les camions nous y déposent. Il est
environ 8 heures. C'est là que sont les PC
arrières du régiment avec les bureaux, les Chefs
comptables, les cuisiniers, les dépôts de
munitions... Après un moment d'attente, les
groupes se séparent pour aller installer leur
bivouac. Nous nous installons sur les pentes d'un
ravin. J'apprendrai par la suite que le versant
opposé qui s'élève jusqu'à ces crêtes élevées et
rocailleuses est le Monna Casale où mon groupe et
en particulier ma future compagnie, la 10ème, se
sont illustrés. Ma compagnie y a gagné la
magnifique citation ci-après : "La ...ème
Compagnie du ...ème Régiment de Tirailleurs
Algériens, lors de la prise de Monna-Casale, le 12
janvier 1944, a ajouté une page de gloire à
l'épopée des tirailleurs algériens. Rejetée, par
un bombardement sévère qui mit hors de combat tous
ses officiers de la Jumelle Est qu'elle venait de
conquérir, a été regroupée par son Chef de
Bataillon qui lui dit : "Vous n'avez plus
d'officiers pour vous commander. Qu'importe ! La
...ème Compagnie n'en a pas besoin. Reprenez cette
crête. En avant !". Entraînée par deux sergents
indigènes, est repartie en avant, a repris son
objectif pour la deuxième fois, en fut chassée par
une contre-attaque. Mais sans désemparer, est
remontée une troisième fois à l'assaut. Ayant
repris la Jumelle et contre-attaquée à nouveau,
toutes les munitions étant épuisées, ses
tirailleurs ramassèrent des pierres et debouts,
farouches attendirent à bonne portée les
grenadiers allemands qu'ils refoulèrent à coups de
pierres. Ravitaillée enfin en munitions, est
repartie à l'attaque avec le reste du bataillon,
et, malgré la fatigue d'une lutte qui durait
depuis neuf heures, a emporté, dans un suprême
élan, le sommet de Monna-Casale." Et quoique
n'ayant pas participé à ce combat, j'ai eu un
grand plaisir à en trouver le récit, à mon retour,
sur l'hebdomadaire "TAM". Il m'est facile de
remplacer les blancs par le n° de ma Compagnie et
de mon régiment (10ème Compagnie du 7ème RTA)...
Presque sans arrêt, des pièces d'artillerie,
toutes proches, tirent. Le régiment aurait
attaqué, ce matin, à 5 heures et ça marcherait
bien. Le front ne doit pas être bien loin. On y
accède par une piste où les camions ne peuvent
encore pas passer mais que les jeeps parcourent
sans arrêt, portant une caisse ou deux de
munitions, ou des vivres. On comprend mieux leur
utilité et leur nombre ici que dans les villes.
Souvent, ce sont de tout jeunes français qui les
pilotent (classe 43?) rarement des indigènes.
Pourtant, elles n'ont pas détrôné les mulets. En
voici une colonne qui monte. Les muletiers, en
uniformes usés, démodés, déchirés, sont des
italiens et ces deux messieurs en chapeaux
tyroliens avec l'inimitable plume sont, paraît-il,
des officiers ! Nous montons notre tente en
commun, les frères Bensehila et moi, à proximité
de la crête plutôt que dans le ravin. Et, pour la
première fois, mais sans grande conviction, ne
sachant encore pas ce qu'est la guerre, nous
construisons notre abri. L'après-midi, on nous
utilise à divers travaux. Avec quelques hommes, je
fais ranger des caisses de munitions par
catégories et mettre à part celles qui ont été
atteintes par le feu. Des caisses en fer de
munitions sont trouées comme des passoires, la
chaleur ayant fait exploser certaines cartouches.
Je trouve par terre une carte postale allemande.
Je la ramasse en souvenir. Elle est illustrée par
le dessin d'un farouche guerrier moyenâgeux armé
d'un gourdin à pointes qui se retrousse les
manches. J'écris à la maison mon premier mot de la
montagne. La journée est splendide. Il fait
presque chaud et rares sont les creux où il reste
un peu de neige. Le ciel est bleu, l'air calme et
l'on entend que les coups de départ, moins
fréquents cet après-midi et comme assourdis par la
paix de la nature et le "ron-ron" paisible d'un
avion d'observation. En fin d'après-midi, nous
montons par la piste de manière à voir plus loin.
Ce sont de hautes montagnes, nombreuses et
enneigées. De nombreuse batteries d'artillerie. Au
moment où nous allons regagner notre tente, quatre
avions boches, des chasseurs, surgissent au ras
d'une crête, nous survolent et disparaissent non
sans avoir déchaîné les pièces de DCA dispersées
un peu partout. Nous apprendrons qu'ils ont
mitraillé les hommes qui travaillaient à la piste,
là-haut, d'où nous arrivions et qu'ils ont fait
une victime et deux blessés.Samedi 22
janvier 1944 - PC arrière - 10ème Compagnie Si la journée d'hier avait été agréable,
il n'en a certes pas été de même de la nuit et,
cela, pas seulement parce que depuis Bizerte nous
avions perdu l'habitude de coucher à la belle
étoile... Il a fait un froid méchant, qui mordait
jusqu'au sang, un froid qui ne nous laissait aucun
répit, nous réveillant à chaque instant, s'en
prenant surtout aux pieds qu'il durcissait, qu'il
piquait comme avec des millions de fines
aiguilles... Et le matin, lorsqu'il fallut se
chausser, qu'elle souffrance !... Aujourd'hui,
c'est à élargir la piste, afin d'en permettre le
passage aux GMC que l'on nous emploie. Ce n'est
pas très facile : il y a d'énormes blocs de
rochers qu'il faut faire sauter. La plus grande
partie du renfort travaille là et quoiqu'il n'y
ait là que des non-spécialistes, le travail avance
rapidement. Ailleurs Bensehila fait creuser un
abri pour deux officiers. Ils le veulent en pleine
terre de manière à ce qu'il ait des murs très
épais, avec un toit de rondins recouverts de
terre, grand et large pour disposer d'un peu
d'espace autour de leurs couches et d'une table!!! A midi, le ravitaillement n'est pas
arrivé et les hommes doivent reprendre le travail
le ventre creux. Ils ne sont pas contents et je
les comprends. Mais, à 15 heures, arrive l'ordre de
rejoindre le bataillon. Nous quittons aussitôt le
travail, démontons notre guitoune, faisons notre
sac et soupons. Vers 5 heure et demie, 6 heures,
nous prenons un sentier de montagne, en file
indienne. Nous fermons la marche, les frères
Bensehila, Pila et moi... B... a bu et il ne va
pas tarder à le regretter. Dans l'obscurité, il
butte, glisse, tombe (d'autant plus que beaucoup
sont chaussés à l'américaine avec semelles en
caoutchouc, ce n'est pas le rêve pour la montagne
et la neige). Il s'est plus ou moins foulé le pied
et suit avec difficultés. Il râle. Pila l'aide et
le guide à la voix pour qu'ils ne perdent pas
contact. Vers 8 heures et demie, nous sommes
arrivés. Nous sommes dans une sorte de petite
vallée. Voici des murs de soutien pour les terres.
Le Chef de Bataillon, le Commandant Peponnet que
nous n'avions pas vu à Vénafro, nous fait le court
discours d'usage. Puis, avec le capitaine Adjudant
Major, il nous répartit par compagnie. Je suis
affecté à la 10ème avec 3 sergent indigènes
(Moussaoui, Laouati, Tamama), un Caporal français
(le jeune Bensehila que je garde avec plaisir car
c'est un garçon dévoué et bien élevé) et une
quinzaine d'hommes. Je commande le détachement et,
guidé par un agent de liaison, nous rejoignons la
compagnie qui n'est pas très éloignée, sur le
flanc d'une montagne rocailleuse. Malgré l'heure
tardive, le Lieutenant Piau, commandant la
compagnie (j'apprendrai avec stupéfaction, les
jours suivants, qu'il n'est que sous-lieutenant et
de réserve), me fait appeler. il est dans un bel
abri de pierres, assez grand, couché, avec le
Sous-Lieutenant Fichoux. C'est ce dernier qui m'a
demandé à la compagnie. Ils me reçoivent avec
bienveillance, m'interrogent, m'offrant leur
gourde, attention qui me touche car j'avais grand
soif et rien à boire (je constaterai par la suite
que les rapports entre officiers et sous officiers
sont moins distants au front qu'à l'arrière). Je
suis ensuite invité à aller me reposer. Avec
Bensehila, nous montons notre tente un peu au
hasard, dans la nuit et ne tardons pas à ronfler. Dimanche
23 janvier 1944 La nuit est meilleure que la précédente.
Pourtant, au matin, nous nous apercevons que notre
tente a été dressée sur un terrain en pente,
bosselé et même broussailleux. Nous avons glissé
dans la nuit et nos pieds sont sortis de la toile
! Il ne fait pas tout a fait jour mais nous devons
plier bagages : il nous faut avancer pour suivre
le régiment qui se rapproche du front (notre
bataillon est actuellement sinon au repos du moins
sur la 2ème ligne de crêtes, en réserve). Nous
avons du mal à rassembler nos affaires et,
surtout, à mettre nos chaussures. C'est un moment
de grande douleur, qui dure bien un quart d'heure
et démoralise plus que tout, fait gémir et venir
les larmes aux yeux, car les pieds sont gelés. On
fait son sac avec la toile de tente encore givrée.
Depuis plusieurs heures, on entend des tirs de
préparation fournis et violents. Je vais rôder
vers les cuisines pour voir s'il n'y a pas de
"jus". Mais le renfort n'était pas prévu. Par
contre, nous avons à percevoir des rations K. A ce
moment, à quelques mètres et presque coup sur
coup, tombent trois obus de 77, sans doute, et qui
nous encadrent. Au premier, manquant
d'entraîne-ment, je n'ai pas eu le temps de me
baisser. Je suis resté debout et ai entendu un
léger sifflement, tout près, au dessus de ma tête.
Le second m'a fait plonger et m'a éclaboussé de
débris terreux. Le troisième s'est un peu éloigné.
Je me retourne et vois quelqu'un à terre. Je me
précipite ainsi qu'un Chef qui faisait les
distributions. Ca n'est pas bien grave : un éclat
à la fesse. Avant de nous disperser, pour éviter
qu'un seul obus fasse trop de dégâts, j'ai le
temps d'apprendre qu'il s'agit d'un Chef de
section et qu'il est spécialiste des éclats à la
fesse. Je saurai plus tard, bien après, que
c'était celui auquel j'allais succéder au
commandement de la 1ère section, un Sergent Chef
très brave, très aimé des hommes, et qui a eu une
magnifique citation : "Sergent Chef Taddei
Dominique, du 7ème RTA : Chef de section d'une
audace extraordinaire, le 12 janvier 1944, a
entraîné sa section à l'attaque du Monna Casale
avec une fougue admirable. Arrivé l'un des
premiers sur l'objectif, l'a conquis à la grenade
et à la baïonnette. Rejeté de son objectif par un
violent tir d'artillerie, l'a reconquis, reperdu,
puis reconquis, se cramponnant farouchement au
terrain, le défendant mètre par mètre, superbe de
ténacité. Manquant de munitions a pris et mis en
batterie une mitrailleuse allemande. Voyant sur sa
droite une compagnie marocaine en difficulté
devant une casemate allemande, à dirigé le tir de
sa mitrailleuse sur l'embrasure de la casemate, la
neutralisant et permettant la progression des
marocains. Toujours en tête de sa section et
stupéfiant les hommes par sa folle audace, a
puissamment contribué au succès de cette attaque.
Cinq citations antérieures." Taddei est évacué
aussitôt ainsi qu'un de mes hommes de renfort,
atteint d'un minuscule éclat à la cuisse (ce dont
il ne s'aperçoit que plus tard !) C'est en quelque
sorte mon baptême du feu. Je n'ai pas ressenti de
fortes impressions. Malgré le raisonnement, je
continue à aller donner des ordres à mes hommes,
sans qu'il y ait de grande nécessité, ni urgence.
Dans la matinée, avec le Sous-Lieutenant Piau,
commandant la compagnie, nous interrogeons les
hommes du renfort pour décider où les affecter. Je
les connais peu quoiqu'ils viennent tous de la CP7
: j'étais au bureau.Ils n'ont pas l'air bien
brillants, même et peut-être surtout les européens
(dont plusieurs juifs qu'on nous avait recommandé
de disperser). Le lieutenant apprend avec
satisfaction que j'ai mon brevet de Chef de
Section et que je suis passé par Cherchell. Il me
dit que je prendrai la 1ère section dont le chef
vient d'être blessé mais que, pour la 1ère fois,
je monterai à l'attaque comme adjoint La matinée
est calme. Nous construisons nos abris en
entassant des pierres, faciles à trouver sur les
murettes de soutien des terres cultivées en
terrasses. Bensehila m'aide. L'après-midi cela bagarre dur, pas très
loin. Mais l'ordre de partir n'arrive pas. Est-ce
que cela ne marcherait pas aussi bien qu'on
l'avait espéré? A 5 heures, arrive l'ordre de s'installer
sur place pour la nuit. Je renforce encore notre
abri et l'agrandit de telle sorte que je puisse
m'y allonger, je le recouvre de ma toile de tente.
Tout à l'heure, Bensehila est allé chercher de la
paille, sur des meules, près des maisonnettes où
les sous-lieutenants ont installé leur P.C. C'est
là, au rapport, que nous apprendrons qu'Anglais et
Américains ont effectué un débarquement près de
Rome, à Anzio. Ils ont réussi à établir une tête
de pont de 25 km de profondeur et disposent déjà
d'un corps d'armée. La nouvelle est accueillie
avec enthousiasme : nous y voyons l'effondrement
prochain de notre front et le défilé à Rome. De 7 heures à 9 heures, je suis de quart,
là haut sur la crête, auprès d'une sentinelle
disposant d'un F.M et de grenades... En effet, il
faut éviter d'être surpris par une patrouille
allemande toujours possible malgré l'occupation
par le reste du régiment de la ligne de crête
précédente. Il fait très sombre. Le silence règne
et nous devons garder l'immobilité car le moindre
bruit prend une grande résonance. Il ne faut pas
fumer. Parfois nous frissonnons. Le danger n'est
pas grand et c'est pourtant ce quart qui m'a le
plus impressionné, plus que les bombardement de
minens, que les patrouilles et, même, que
l'occupation de la petite crête où je devais être
blessé et où j'étais monté avec le pressentiment
d'un sort encore moins favorable... Enfin, le
quart est achevé. Après avoir attendu que la
sentinelle soit allée chercher son successeur, je
descends chercher le mien, un sergent indigène. Il
fait très noir. Je ne connais pas assez les lieux
et me repère très mal. Je tombe, glisse, cherche,
perdu dans ces rocs qui se ressemblent tous,
hésitant entre les abris, tous pareils. Enfin, je
trouve mon remplaçant et, après bien d'autres
recherches, mon propre abri pourtant tout voisin.
Cette nuit-ci, j'enlève mes chaussures. Mon
blouson aussi, dont j'enveloppe mes pieds. Et je
prends la précaution de recouvrir mes souliers de
mon imperméable pour qu'ils gardent leur chaleur
et ne gèlent pas. Le "plafond" est un peut bas
mais je peux me tenir assis. Après un nouveau
casse-croûte, je m'endors pour une nuit
excellente. Lundi 24
janvier 1944 Il pleuvine vers 7 heures, lorsque je me
réveille. On est si bien "au lit", que je ne me
décide pas à me lever. J'ouvre une boîte de
fromage, croque quelques biscuits, suce un
bonbon... J'écris à Blida. Je me lève seulement
dans la matinée pour me rendre au P.C de la
compagnie où le Sous-Lieutenant Piau réunit les
cadres. Il répartit les hommes du renfort dans les
différentes sections et me donne le commandement
de la 1ère : il avait d'abord projeté d'utiliser
le renfort pour le ravitaillement en munitions. Je
réclame Bensehila comme caporal "à disposition"
(lui-même, l'avait souhaité) mais ma section est
déjà complète et, pour le moment, un caporal
français est nécessaire ailleurs. Mais, me dit le
Lieutenant Piau, je vous le donnerai dès que
possible. (en attendant, il est affecté à la 2ème
section commandée par le Sous-Lieutenant Fichoux)
A midi, nous apprenons que le régiment va être
relevé et que nous allons partir au repos. Je note
sur mon carnet de route : "n'aurais-je jamais
l'occasion de combattre ou bien cette guerre ne me
verra-t-elle à l'oeuvre que le jour de
l'armistice?". Je n'allais pas tarder à obtenir
une réponse! Pourtant, j'étais assez content. Mais
mon plaisir n'était rien à côté de la joie des
hommes et gradés de ma section. Il faut dire
qu'ils étaient en ligne depuis le début du mois et
qu'ils avaient eu de chaudes journées (comme celle
du 12). "C'est toi qui nous porte chance", me
diront quelques tirailleurs. A 6 heures, nous
partons, colonne par un. Nous sommes en queue du
bataillon, ma section est en arrière garde. Moi,
pour la 1ère fois, à la tête d'une section. Mon
sac -privilège des Chefs de section- est sur un
mulet (je vois un Chef indigène, l'adjoint du
Sous-Lieutenant Fichoux qui porte le sien sur le
dos !). Le chemin est difficile en raison de la
boue et les à coups sont nombreux. Les mulets
tombent souvent ou, trop chargés, perdent leur
charge : ils gênent notre marche. Je déboucle mon
ceinturon sans songer qu'il n'est pas retenu par
mon sac et je ne m'aperçois pas que je le perds
ainsi que mon bidon. Au bout de 4 km environ, nous
sommes rendus. Nous devons camper là, sur cette
crête exposée au vent. Nous étions mieux d'où nous
venons ! Mon sac n'arrive pas, le mulet étant en
panne. Sans, mon caporal, m'invite à coucher avec
lui. Nous faisons le lit à même le sol, il a de
nombreuses couvertures. Mardi 25
janvier 1944 Le matin, un tirailleur vient nous
apporter du café qu'il vient de faire chauffer
entre deux pierres. J'essaie de voir Bensehila (le
sergent) dont la compagnie ne doit pas être loin.
Je le trouve et nous cherchons ensuite son frère.
Nous bavardons un long moment avec le
Sous-Lieutenant Fichoux, très simple et qui nous
montre nos lignes sur ses cartes. Il a hérité
d'une carabine à répétition américaine, très
légère. Je commence à m'apercevoir qu'en campagne,
on change facilement d'armes individuelles. On
fait des échanges entre camarades ou avec les
américains, on s'empare d'armes dont les
propriétaires ne sont plus. Ceci, surtout pour les
gradés. C'est ainsi que j'ai déjà abandonné mon
Springfield 1903 pour une mitraillette Thompson :
celle de Taddéi qu'on s'est empressé de me
remettre comme un insigne de mes fonctions. Je
retrouve mon sac mais dans les avatars survenus la
veille au mulet, ont disparu aussi mon quart, mes
ciseaux et un paquet de lames. Deux tirailleurs du
groupe de commandement construisent une
maisonnette en pierres pour Sans, le planton et
moi : être Chef de Section, cela comporte des
privilèges ! Sur les conseils de Sans, je choisis
un vieux tirailleur (par ailleurs agent de
transmission comme planton : c'est Ketfi dont
j'apprécierai par le suite le dévouement) Je
profite de mes loisirs pour faire connaissance de
mes hommes. Mon adjoint est un sergent indigène,
Boulala. Avec Sans, le caporal français et Ketfi,
ils constituent le groupe de commandement de ma
section. Le 1er groupe est commandé par un
caporal, Toumi. Il comprend : Nabet qui provient
du renfort. Les 2 autres groupes sont commandés
par des sergents indigènes : Khellef et
Bittatache. J'ai en tout 32 hommes. L'effectif
théorique est de 45 mais il n'aurait jamais été
atteint. Les tirailleurs sont beaucoup plus
sympathiques que ceux de Sétif : ce sont de vieux
soldats non des recrues. Ils sont formés et même
plus "civilisés". Débrouillards, ils savent
construire de beaux abris. Ils se battent bien,
paraît-il. On peut compter sur eux... A 4 heures et demie, le temps se couvre.
Il commence à pleuvoir. Nous nous préparons à nous
installer dans notre maisonnette. Mais l'ordre de
départ arrive. Il n'est plus question de repos. Il
nous faut aller ailleurs aider le 4ème RTT. Bien
des tirailleurs sont découragés, tous
désappointés. En leur portant mes ordres, j'essaie
de les rassurer et de leur donner de l'espoir. On
distribue du ravitaillement supplémentaire mais,
trop chargés, nous sommes obligés d'en laisser.
J'abandonne les boîtes de haricots ou de légumes
avec porc, songeant au bonheur avec lesquelles on
les recueillerait en Algérie ou en France où le
ravitaillement est rare. Une jeep qui navigue
rapidement sur la boue sans souci des sauts ni des
embardées nous apporte de la soupe chaude, mais
nos gamelles sont au fond des sacs. Par contre,
nous remplissons nos bidons de vin : il est trop
rare pour qu'on le dédaigne. La nuit tombe rapidement lorsque nous
partons. L'obscurité ne tarde pas à devenir
complète si bien qu'on croit souvent avoir perdu
contact alors que le prédécesseur est devant nous,
à un mètre. Les sentiers sont accidentés, très
glissants. A chaque incident du terrain, on
renseigne celui qui suit : "un gros trou", "ça
monte", "une grosse flaque". Les chutes sont
fréquentes, ponctuées de jurons énergiques. Celui
qui me précède est le sous-officier adjoint de la
2ème section. Il tombe souvent, s'empêtre dans son
fusil. Je suis au début plus heureux, surtout
parce que je n'ai pas de sac sur le dos. Mais, par
la suite, peut-être parce que la fatigue commence
à se faire sentir, je vais prendre plusieurs fois
de suite contact avec la boue et l'eau. Ma capote,
mes gants, mon fusil, tout est maculé. Je songe
qu'il me faudra du temps avant d'être assez propre
pour un éventuel quartier libre ! Lors d'une
pause, je suis rejoint par Nabet, un juif arrivé
avec mon renfort et affecté à ma section. Il me
déclare qu'ayant 8/10 de myopie, il ne peut suivre
malgré sa bonne volonté. Je lui dis de se
débrouiller, ne pouvant le faire réformer sur le
champ ni l'abandonner sur place. Le 29, je
m'apercevrai qu'il n'a pu continuer et je ne le
reverrai jamais. Nous croisons d'énormes canons
américains en difficulté dans la montée,
embourbés, patinant. Quelle belle cible ce sera
s'ils ne peuvent être dépannés avant le jour !...
Enfin, nous arrivons aux camions où les hommes
s'entassent, un peu au petit bonheur. Je monte à
côté d'un chauffeur. Le convoi s'ébranle. La route
est très droite, tortueuse, glissante, longeant
des ravins profonds qu'on devine seulement. La
nuit est toujours aussi noire et il n'est pas
question de se servir des phares. Parfois,
seulement, du jet de lumière d'une lampe torche.
Nous dépassons quelques maisons... ou plutôt les
quelques pans de murs qui leur restent. Un camion
a loupé un virage que le chauffeur n'a pas vu. Je
descends aussitôt. Heureusement le camion n'est
pas allé loin, il est retombé sur ses roues d'une
hauteur de 5 à 6 mètres. Mais les hommes avaient
vu venir l'accident, ce camion n'était pas bâché.
Ils ont sauté...et c'est leur malheur. Un homme
semble bien mal en point. Six autres sont blessés
plus ou moins grièvement. Je cherche les autres
avec les Sous-Lieutenants, qui sont là également.
Rien ! Heureusement, ce camion n'était pas au
complet. Par contre, impossible de mettre la main
sur le chauffeur qui s'est enfui, épouvanté Nous
chargeons les blessés sur un camion qui descend
mais le chauffeur ne veut plus repartir, la nuit
l'effraie. Enfin, nous repartons mais je ne
retrouve plus mon propre camion... ni ma section !
Des véhicules arrêtés encombrent la route si
étroite. Nous stationnons de longues minutes,
souvent. Mais nous sommes pressés, il faut
continuer. L'obscurité est devenue plus opaque
encore : c'était donc possible ! il nous faut
marcher devant les camions, dans l'eau, les guide
en criant : "à gauche", "à droite", s'y reprendre
à dix fois pour prendre un virage, gueuler pour
arrêter les camions dont les roues affleurent le
précipice, avec ses 25 hommes qui dorment quand
même, recroquevillés et grelottants. C'est la
descente maintenant et la route est repérée par
l'ennemi qui la bombarde. On voit les lueurs des
coups de départ. Une ambulance accidentée à un
virage nous donne un mal de chien, et nous arrête
une demi-heure. Au cours des manoeuvres, je me
fais coincer la jambe entre elle et la roue du GMC
qui recule. Je gueule, le chauffeur arrête à moins
une. Mais ma jambe a été froissée et me refuse
tout service. Un sous officier indigène me
remplace. Je vais m'asseoir, découragé, craignant
pour ma jambe. Mais elle n'a été que meurtrie et,
au bout d'une heure, je ne sentirai plus rien. Il
recommence à pleuvoir ! Cela manquait... La nuit
s'éclaircit un peu et, par moment, nous pouvons
guider le camion, debouts sur les marches pieds. Vers 7 heures et demie, nous arrivons !
Quelle nuit ! Plus tard, sur la carte, je verrai
que nous avons fait seulement une dizaine de
kilomètres. Mercredi
26 janvier 1944 - St Elia Vers 7 heures et demie, les camions
s'arrêtent sur une portion de route qui forme une
sorte de corniche avec falaises rocheuses sur la
droite et ravins sur la gauche. Un camion a dû
rester en panne quelque part car je ne retrouve
qu'une dizaine d'hommes de ma section. Nous
attendons sur place un certain temps : on est allé
chercher les ordres. Plusieurs fois, nous devons
sauter dans le fossé et nous plaquer contre la
falaise : des coups tombent pas bien loin. Le
secteur à l'air animé si l'on en croit le bruit
des coups -départs et arrivés- qui ne chôment
guère. Bientôt, en file indienne, nous descendons
la route qui rejoint en lacets une plaine en forme
de cuvette. La pluie fine qui tombait ne va pas
tarder à cesser, le jour se lève et le soleil
perce les nuages. Les rochers des falaises
laissent parfois la place à des coquets petits
bois d'oliviers ou de pins, le sol est couvert
d'une herbe tendre. La plaine aussi est jolie avec
ses vergers, sa verdure et ses maisons nettes
dispersées. Le tout, éclairé en jaune, est
d'aspect très riant et me met le coeur en joie.
J'évoque les joyeux pique-niques qu'on pourrait
faire dans ces décors et j'essaie de faire
partager mon enthousiasme au Sous-Lieutenant
Fichoux. Mais celui-ci y répond mal et, à chaque
arrêt, il s'affale contre le talus. Il semble
fatigué et soucieux. Alors, j'étais loin de telles
pensées. Aujourd'hui, sachant que cette journée
devait lui être fatale, je me demande s'il n'avait
pas quelque funeste pressentiment. Au passage,
l'adjudant de la compagnie me remet mon sac qu'une
jeep transportait jusqu'ici. Nous sommes
maintenant dans la plaine. Les arbres sont
nombreux. Tout autour, des cultures. Parfois une
maisonnette plus ou moins éventrée. Là un gros
char a culbuté du chemin. Plus loin, deux gars des
Chantiers : le 7ème RCA est là ! Tout près du
village de St-Elia, nous nous arrêtons un moment.
Le Sous-Lieutenant Fichoux plaisante avec un
caporal barbu -son planton- et me raconte qu'à
Monna Casale, il lançait des cailloux aux boches
faute de grenades. C'est par ailleurs, un rôdeur,
un voleur, un paresseux. Bientôt, le
Sous-Lieutenant Piau revient..Il a obtenu des
ordres du bataillon et nous montre, sur la carte,
l'emplacement où nous devons constituer un point
d'appui fermé : c'est dans la plaine, sur la
boucle du Rapido, à quelques km du village. Sans
plus attendre, nous partons pour notre
emplacement, toujours en file par un. Nous ne
pénétrons pas dans le village de St Elia mais,
bientôt, nous le longeons sur une route poudreuse.
Toutes les crêtes opposées, elles forment une
véritable muraille, sont à l'ennemi, aussi
longeons-nous les haies et les murs. Notre route
rejoint une voie plus importante où nous faisons
une centaine de mètres avant de nous engager sur
un sentier à gauche (c'est une route secondaire
Cassino-Belmonte-Attina). Nous marchons en pleins
champs et l'endroit semble marécageux : l'eau
coule il faut y mettre les pieds. Je saurai
bientôt qu'il s'agit de l'eau du Rapido que les
boches ont détourné avant de se replier sur les
crêtes. Nous allons dépasser un char enlisé
lorsque, brutalement, 3 obus tombent sur mon
groupe, échelonné dans le sens de la marche, en
plein sur la colonne. C'est à croire que nous
sommes repérés et que les mortiers à plusieurs
tubes, le fameux minens, sont pré-réglés car les
boches n'auraient probablement pas eu le temps de
faire un tir précis aussi rapidement. Il est
vraisemblable aussi de penser que c'est le char
enlisé qui était visé. Je me retourne. A six pas,
trois hommes gisent à terre. Je me précipite. Sur
le 1er, malgré mon inexpérience, mon verdict est
rapide, je ne m'y attarde pas. (il s'agit du
tirailleur Amrane Ali). Les deux autres, sont,
plus ou moins, grièvement blessés : Benyaya
Ramdane, Benzidi Achour. Je les débarrasse de
leurs sacs, les réconforte un peu puis les confie
au Sergent Bittattache avec mission de les
conduire au poste de secours tout proche (que nous
venons de dépasser) et de rejoindre ensuite. Je ne
le reverrai jamais et je le soupçonne fort d'avoir
fichu le camp. Le Capitaine Gaubillot à qui je
ferais part de mon opinion (l'Adjudant-Major) me
répondra "attention, à Monna Casale il a été très
brave". Effectivement, j'ai relevé son nom sur
"Tam". Mais, pendant tout ce temps, la colonne
s'est disloquée. Plus personne devant, je ne vois
plus le commandant de compagnie. j'appelle en vain
Boulala, mon adjoint. Soit il n'entend pas ou fait
le sourd (plus tard je m'apercevrai qu'il a perdu
son sac et, dans l'impossibilité de savoir ce
qu'il a fait pendant les heures qui ont suivi, je
me promettrai de le tenir à l'oeil. J'apprendrais
plus tard qu'il a également été très brave à Monna
Casale). J'essaie de regrouper quelques hommes
mais avec assez peu de succès. Ils sont planqués
comme des lapins et on sont bien qu'ils en ont
assez. En outre, ce qui n'arrange rien, je n'en
connais guère et suis peu connu. Je remarque un
tirailleur du renfort, moitié nègre, qui me suit
sans "hésitation ni murmures", SNP Embareck.
Enfin, avec quelques hommes de diverses sections
que j'ai pu regrouper, je retrouve le Lieutenant
Piau, qui a appuyé sur la droite et s'est arrêté à
300m de l'emplacement prévu, à l'abri d'un mur. Il
me félicite de l'avoir rejoint si vite (il est lui
même avec seulement une douzaine d'hommes) et me
charge de choisir quelques emplacements de tir et
d'installer le F.M. Il m'apprend que le
Sous-Lieutenant Fichoux a été blessé ainsi que
neuf hommes de sa section. Ils étaient devant moi,
et je n'ai rien vu tomber. J'inspecte les crêtes à
la jumelle et il me semble voir remuer des boches.
Dans la journée, petit à petit, le reste de la
compagnie arrive, par petits groupes, le reste de
ma section rejoindra le soir. Le mur derrière
lequel nous sommes devait être destiné à protéger
les cultures des cimes du Rapido qu'il borde.
Celui ci est à sec et le lit est plein de gros
cailloux. Derrière les champs, fractionnés par des
ruisseaux où court une eau claire.
Perpendiculairement au mur, une allée bordée de
saules dénudés, au bras désolés. C'est là qu'à la
nuit tombante, j'aurai à installer ma section pour
protéger la compagnie et fermer, à l'est, le point
d'appui que nous formons. Le bataillon nous a
envoyé un groupe de mitrailleuses lourdes. La
nuit, ainsi que tous les chefs de sections, je
prendrai un quart de deux heures. Mission :
surveiller l'ensemble des sentinelles de la
compagnie, de minuit à 2 heures; cela fait des
quarts étendus. Je dors dans un petit trou hâtivement
creusé dans l'allée, côte à côte avec Sans qui
arrive avec la nuit. Jeudi 27
janvier 1944 - Le Marino Ce matin, l'air est rempli du bruit de
l'artillerie surtout alliée. Dans cette allée où
est installée ma section, on est vu des crêtes
opposées, il faut s'abstenir de bouger. Je préfère
aller contre le mur bavarder avec Bensehila et
Sans plutôt que de rester là, couché dans mon trou
inconfortable. Je n'ai d'ailleurs rien à faire là
où un guetteur suffit à assumer la sécurité,
presque totale de jour. A une heure et demie, le Lieutenant Piau
m'appelle et me confie ma première mission
dangereuse : une patrouille. Il s'agit de prendre
contact avec la compagnie de garde du Q.G et
d'envoyer son commandant à notre chef de
bataillon. Cela est assez facile à réaliser. La
seconde partie de la mission est d'aller
reconnaître la hauteur du "Marino" que l'on voit
d'ici et dont on ne sait pas si elle est encore
occupée par les Allemands. Dans la négative, même
mission pour le village de Cairo. Le Marino est
une petite colline verte, au pied des crêtes qui
forment sur le sud-ouest l'ouverture de la cuvette
de St Elia. Cairo est un village, qui s'encaisse
entre le Marino, au nord, et la muraille de
crêtes, au sud, au sommet desquelles se détache
l'abbaye du Mont Cassin. J'examine à la jumelle
village et colline sans d'ailleurs rien remarquer.
J'emmène avec moi le Caporal Toumi et les
tirailleurs Merabet, Denoune et Guedouche. Après
m'être débarrassé de mes papiers et objets
personnels que je confie à Bensehila, nous
partons, conduits par le sergent Moussaoui qui
connait déjà l'emplacement de la compagnie de
garde mais qui n'a pas l'air de trouver très
amusant d'y retourner : le terrain est évacué par
les boches mais les mortiers ne s'arrêtent pas d'y
lancer leurs projectiles. On commence à savoir
combien ils sont meurtriers, c'est maudits engins
! D'abord, longeant les rives asséchées du Rapido,
puis sous les saules, nous arrivons sans encombres
à la compagnie de garde où nous laisse Moussaoui.
C'est un lieutenant qui commande la compagnie. Je
lui explique ce que je sais de la situation et lui
fait part de l'invitation du chef de bataillon.
Puis je me renseigne sur ce qui peut m'être utile
pour la seconde partie de ma mission : selon le
Lieutenant, le Marino est encore occupé. Une
patrouille y est allée le matin et en est revenue
non sans mal (plusieurs blessés). Je décide
cependant d'y aller. Avec le lieutenant, nous
convenons que je ferai tirer des balles traceuses
au cas où j'aurais besoin de l'aide de ses
mitrailleuses pour me replier. A cet effet, il me
donne une douzaine de cartouches que je répartis
entre mes tirailleurs disposant d'un fusil. puis
nous partons. L'aller s'effectue assez rapidement.
Il ne saurait être question de ne pas se faire
voir : toutes les crêtes sont occupées par
l'ennemi et la plaine n'offre guère à cet endroit
que les maigres rideaux de saules bordant de
multiples ruisseaux d'irrigation pour se
dissimuler. Nous les longeons. Je suis en tête,
bien entendu. Les autres, suivent de dix mètres en
dix mètres. J'essaie de me repérer pour le retour.
Ce n'est pas bien facile. Deux ou trois fois, je
m'arrête et nous observons le Marino. Malgré sa
nudité impossible de rien voir. L'espace que nous
traversons est un "no man's land" complètement
désert. Bientôt, nous ne sommes plus qu'à quelques
dizaines de mètres au pied du Marino. Nous en
avons franchi presque un millier depuis la
compagnie de garde du Q.G. Un chemin longe la base
de la colline. Sans doute doit-il y grimper. Nous
devons appuyer sur la droite car, à gauche, un
champ me paraît suspect et me semble miné : tous
les dix mètres il y a un arbre scié à 0,50m ou 1m
de hauteur pour faciliter l'observation et les
tirs d'artilleries. Sans doute peut-être, aussi,
pour constituer un obstacle anti-chars. Au pied du
Marino, un épais réseau de barbelés. J'observe une
dernière fois. Mais il faut y aller malgré les
gros risques si on veut voir quelque chose. Je
m'engage dans les barbelés, Toumi aussi, à ma
gauche. Nous sommes empêtrés en plein milieu
lorsqu'une rafale sèche retentit. Nous nous
plaquons. Je me demande un instant s'il ne s'agit
pas de la mitraillette d'un de mes hommes. Mais
une seconde rafale me fixe. Ce sont les boches. Je
donne le signal de repli. Très bien exécuté...
sans que j'ai à le répéter ! Quel plaisir d'être
si bien obéi ! Toumi et moi, plutôt que de revenir
sur nos pas (nous sommes toujours dans les
barbelés), nous sautons du côté du Marino,
courrons sur la gauche, longeons le bois aux
arbres abattus (sans nous soucier cette fois des
mines possibles) et regagnons les haies de saules.
Là, une nouvelle rafale bien ajustée nous jette
dans le ruisseau. Toumi part d'un bond, je lui
laisse prendre quelques mètres d'avance et vais en
faire autant. Mais voilà Merabet qui, soufflant
comme un phoque, ne peut plus avancer. J'attends
un moment. Il me fait remarquer des tâches de
sang. Il doit y avoir un blessé ! Je lève la tête
mais une rafale me la fait baisser. Il faut suivre
le lit du ruisseau. mais ce diable de Merabet
asthmatique, n'en peut plus. Tous les dix pas, je
dois l'attendre, non sans impatience. Il est vrai
qu'il n'est pas commode de marcher là. L'eau
freine les mouvements et les pieds s'enfoncent
dans la vase. Nous sommes encombrés par nos armes
et je m'aperçois que j'ai gardé ma montre au
poignet, la belle montre que j'ai acheté à Naples
! Devrais-je la ramener arrêtée en Algérie! Je la
mets dans la poche la mieux protégée et prend soin
de ne pas la tremper. Au début, j'étais gai de
l'aventure et de se bain forcé. Je plaisantais
Merabet qui, lui, ne semblait pas trouver drôle
l'aventure et geignait. Mais ça commence à devenir
long ! A chacune de mes tentatives de monter sur
la berge une rafale ne tarde pas à retentir, nous
montrant que nous ne sommes pas oubliés. On nous
tire comme des lapins. En outre, l'eau commence à
devenir froide. Nous étions mouillés tout à
l'heure jusqu'aux genoux. Les fesses sont parfois
caressées maintenant. Nos mitraillettes commence à
se mouiller. le ruisseau est souvent trop étroit
et il faut forcer pour passer. D'autres fois, un
ponceau trop bas nous oblige à un bond rapide sur
le sol ferme et, chaque fois, c'est l'inévitable
rafale. Je commence d'ailleurs à m'énerver contre
Merabet qui me retarde. En quelques bonds, je
serais loin ! J'essaie de me distraire en
regardant les objets que traîne les ruisseaux :
pelle, boîtes de conserves... Je m'étonne de voir
là, où les Américains ne sont vraisemblablement
jamais venus des boîtes de rations K. En outre, il
y a le souci de s'orienter, souvent des
bifurcations se présentent dont toutes ne
s'éloignent pas du Marino qui semble toujours tout
près. Tout d'un coup, un bruit d'herbes violemment
froissées et de pas, tout près au dessus de nos
têtes. Nous nous immobilisons et, pour la première
fois, l'idée d'être fait prisonnier me fait passer
dans le dos un drôle de frisson. Ouf ! C'est
Denoune qui, blessé au bras, égaré par la douleur,
marche à découvert sans se préoccuper de l'ennemi
et qui s'écroule quelques pas plus loin. Il ne
veut plus avancer et veut rester là. J'en profite
pour abandonner le ruisseau et, le forçant à
marcher, en deux, trois bonds, je gagne un chemin
creux où nous sommes passés en venant. Nous ne
sommes plus très loin de la compagnie de garde.
Nous attendons Merabet. Au bout d'un moment, je
l'entends barboter. Je le guide de la voix mais le
bougre ne répond pas. Il me répondra après qu'il
croyait que c'étaient des boches... Des boches qui
l'appelaient par son nom ! Enfin, il arrivera à
s'en tirer, il n'est plus qu'à une cinquantaine de
mètres. Avec Denoune qui n'a pas la force de se
courber et qui marcherait n'importe où, je gagne
la compagnie de garde où je le laisse pour être
soigné. Là, deux Américains demandaient à un
adjudant comment ces diables de Français faisaient
pour franchir les ruisseaux. Me montrant,
l'adjudant en riant, leur répondis. Sacrés
Américains ! Enfin, ils m'offrent une cigarette
que je fume avec plaisir. Puis, je reprend le
chemin de la compagnie, lourds de mes souliers et
de mon pantalon mouillés. Là, on commençait à se
faire du souci pour moi. Mes tirailleurs, dont
Merabet, étant déjà rentrés sans pouvoir dire ce
que j'étais devenu. Mon planton Ketfi, dit "le
vieux", ne tenais pas en place, paraît-il. Il
allait et venait, très inquiet et le montrant.
Tout de suite, je suis entouré et questionné par
mes chefs de groupe, mon caporal adjoint Sans, mon
petit protégé Bensehila et Ketfi, mon planton...
Je m'échappe pour aller rendre compte. mais le
lieutenant est au bataillon et je peux aller me
changer. Ketfi a déjà ouvert mon sac et en retire
le linge de rechange dont heureusement j'ai un jeu
: caleçon, tricot, chemise, chaussettes. Au fur et
à mesure, avec des soins maternels, il me passe
chaque vêtement qu'il a au préalable déboutonné.
Il est touchant d'attention et le contraste me
fait songer aux jeunes tirailleurs que je voyais à
Sétif, venant depuis peu de leurs gourbis... Cela
fait du bien de se changer, car il commençait à
faire frais. Je ne peux remettre mes effets
mouillés. Bensehila me prête son treillis, ne
conservant que son pantalon. Puis je mange avec
conviction et bois le chocolat chaud que Ketfi a
déjà fait chauffer. Mais je n'ai pas terminé que
le lieutenant me fait appeler. Il revient du
bataillon où on lui a demandé de dépêcher une
section de renfort car la 9ème Compagnie, au
combat sur les crêtes, est en difficultés ! Il
désigne ma section et moi, par conséquent. Je suis
un peu contrarié car déjà bien fatigué mais je ne
fais pas d'objection. Je vais donner mes ordres et
charge Boulala de veiller à leur exécution. Je
vais mettre mes souliers mouillés car pour
rejoindre le lieutenant, j'avais emprunté ceux,
trop courts mais secs, de Bensehila. Je bataille
bien pendant une demie heure. Enfin, tout est près
et, sous la conduite de l'agent de liaison, nous
allons au P.C du Bataillon prendre les ordres du
commandant . Vers l'embranchement du Rapido et du
Rio Secco, semble être le barrage constitué par un
pont détruit. Prés du P.C, je laisse mes hommes et
vais avec l'agent de liaison du P.C. En chemin,
nous rencontrons le commandant à qui je me
présente. Il avait donné contre-ordre, paraît-il,
mais qui ne nous a pas touché. Pourtant, il
m'emmène au P.C où il demande l'avis de son
adjoint car il est hésitant. Le P.C, installé dans
une maison aux portes bien closes aux plafonds
élevés, aux lampes à pétrole éclairées, à la
cheminée qui flambe, à la table mise où sont assis
les adjoints du commandant et où lui-même
s'assied, est diablement plus sympathique que
notre coin de Rapido. Je suis claqué mais je n'ose
pas m'asseoir ni demander une tasse de café ni un
verre de la bouteille de liqueur que je vois avec
envie sur la table... On m'aurait pourtant très
certainement servi l'une et l'autre ! De même, je
ne parle pas de la patrouille de cet après-midi ce
qui serait une bonne façon de me faire mousser
auprès du commandant puisque c'est sur sa demande
qu'on l'a organisée. Enfin, je peux partir : le
contre ordre est confirmé ! Au retour, je trouve
moyen, au pont détruit, de glisser sur une pierre
et de me mouiller à nouveau un pied qui était
séché. Notre guide se trompe de chemin, hésite.
Enfin, nous revenons au port. Le lieutenant me
fait raconter ma patrouille. Il dit qu'il me
remercie et qu'il pensera à moi en temps opportun.
Sur le moment, je n'y fais pas très attention,
surtout satisfait d'être dispensé de quart et de
pouvoir aller dormir. C'était pourtant un débouché
favorable vers la nomination au grade d'aspirant.
Je lui réponds que j'ai été content d'avoir bien
fait ce qu'il m'avait confié mais que je ne serai
pas volontaire pour les missions qui pourront se
présenter; pourtant, je les accomplirai chaque
fois de mon mieux. Il dit c'est naturel, ça se
comprend lorsqu'on a réalisé le danger.
Heureusement, on ne réalise vraiment qu'après. Sur ce, je vais, enfin me coucher !... Vendredi
28 janvier 1944 - Des prisonniers en dormant En principe, nous devons partir. A tout
moment, nous attendons l'ordre mais rien ne vient.
Le lieutenant m'apprend que le Sous-Lieutenant
Fichoux serait mort des suites de ses blessures.
La nouvelle m'affecte et me surprend. Elle
m'affecte car c'était un garçon sympathique. Nous
commencions à devenir copains. A l'embarquement,
il était officier T.Q.M(?) et j'étais son adjoint,
c'est lui qui m'avait réclamé à la compagnie. Elle
me surprend, cette nouvelle, car on avait dit
d'abord qu'il n'avait reçu que des blessures
superficielles. Mais la face avait été atteinte !
La journée va donc passer en attente, chacun
restant le plus possible dans son trou afin de ne
pas trop attirer l'attention des observateurs
ennemis. Je suis toujours contre le mur,
abandonnant ma section et conversant avec Sans,
Bensehila et Ketfi qui nous fait de temps en temps
du chocolat. On casse souvent la croûte... un peu
pour passer le temps, un peu par gourmandise. Nos
sacs sont bouclés et nous sommes prêts à partir.
J'avais abandonné mes effets mouillés mais je
profite de ces loisirs pour les faire sécher.
Parfois, je vais voir le lieutenant et nous
parlons un peu mais je ne le connais encore pas
assez pour y trouver beaucoup d'intérêt. Il en est
de même avec les autres sous-officiers français,
le chef Auer de la section d'engins, Broussard, du
groupe de mitrailleuses lourdes mis à notre
disposition, les sergents Rau et Stone, de la
section d'engins... Violents bombardements
parfois, souvent très près. A la nuit tombante, je
vais faire un peu de toilette au ruisseau voisin.
Mon quart se passe sans incident. Mais en le
prenant, j'apprend que trois boches dont deux
Alsaciens (!) et un caporal autrichien (!) sont
venus se constituer prisonniers à l'un des postes
de ma section. Mon sous-officier de quart ne m'a
pas réveillé puisqu'il y avait un chef de section
de service. Je m'identifie à ma section et suis
fier d'avoir fait, en dormant, trois prisonniers
!... Il leur a fallu en faire du chemin pour venir
jusqu'à nous ! C'est bizarre qu'ils n'aient pas
été arrêtés avant! Quinze autres seraient partis
avec eux. "Ils", les boches, seraient très
éprouvés par les tirs de notre artillerie. Dans
leur compagnie, ils n'avaient plus, disent-ils que
600 coups à tirer par mitrailleuse. Depuis
quelques jours, ils n'avaient qu'une boîte de pâté
pour quinze, vivant sur les vivres de réserve de
leur bataillon car leur ravitaillement était
coupé. Ils ont ajouté que, si leurs copains
savaient avoir des Français devant eux, ils
viendraient plus facilement se constituer
prisonniers. Ils ont entendu parler d'un
débarquement mais cela aurait été démenti par
leurs gradés. En attendant, ces sacrés Allemands,
malgré leur 600 coups par pièces, ils résistent à
toutes les attaques ! Leurs minens vont continuer
à affecter plus ou moins notre moral et, nos
effectifs. Samedi 29
janvier 1944 - Le ravin Gandoet La matinée s'écoule sans incidents,
toujours dans l'attente. En fait, nous avons perdu
la liaison et c'est pour la rétablir que le
lieutenant, ennuyé par cette situation, m'envoie
chercher vers midi... alors que je me mettais à
table (!).Il me donne mission de rétablir la
liaison avec le bataillon, d'indiquer au
commandant notre position et le peu de
renseignements que nous avons sur la situation et,
surtout, de provoquer ses ordres car il semble que
nous puissions avoir mieux à faire qu'ici. A la
jumelle, il m'indique un endroit où se trouve le
bataillon : à proximité de maisons, sur la
montagne juste en face, c'est à dire sur le
Belvédère. Mais la région est encore loin d'être
nettoyée, je devrai faire très attention, en
particulier à cette faille très profonde qui
grimpe là haut, à flanc de montagne. J'apprendrai
plus tard qu'il s'agissait du ravin Gandoêt. Je
donne les ordres de préparatifs aux deux groupes
de ma section que j'emmène avec moi : le groupe de
Khehef et celui de Mahdi. Boulala que j'avais
décidé d'emmener se dérobe, se plaint de ses pieds
gelés. Il me déçoit, j'avais espéré mieux de lui.
Pourtant je le laisse. Après avoir rapidement
terminé mon repas, nous partons, moi en tête, bien
entendu. D'abord, nous longeons le lit du Rapido,
puis du Rio Secco que nous remontons, nous
rapprochant de la faille que je dois emprunter
ensuite. Déjà, j'ai fait prendre les dispositions
de combat et je me suis fait protéger par deux
éclaireurs. Tout au long du trajet, nous prendrons
bien des précautions qui me paraîtrons un peu
ridicules par la suite car nous n'aurons fait
aucune mauvaise rencontre et aurons seulement
croisé des Français. Ces précautions étaient
cependant indispensables car les Allemands avaient
laissé de nombreux tireurs isolés et actifs. Le
lit de la rivière est jonché d'objets abandonnés,
boches surtout mais de type américain aussi : les
masques à gaz surtout encombrent, semble-t-il. Il
nous faut quitter notre cheminement et marcher à
découvert sur un bout de plaine où les traces de
chars sont nombreuses. Je fais redoubler les
précautions, ayant soin d'avoir toujours un fusil
mitrailleur en batterie prêt à tirer. Je passe
tout près d'un cadavre horrible qui me rappelle
certaines gravures de morts de la grande guerre.
C'est un indigène qui a sauté sur une mine. Ses
deux jambes sont coupées nets et les moignons sont
couverts de sang noir. Le corps est sur le dos
dans une attitude qui traduit la souffrance. Le
visage est affreux, jaune et gris, tout desséché,
déjà et, surtout, les traits convulsés et
grimaçants. Je n'ai eu qu'un regard pour cette
horrible chose mais j'ai eu la nausée et ces
traits resteront fixés dans ma mémoire. Il me faut
faire reconnaître deux maisons. Elles sont
occupées par des Français. J'y vais. Il s'agit de
la 6ème Compagnie. Je demande des renseignements
sur la région. Un lieutenant me confirme qu'elle
est infestée de boches isolés. Il a justement une
section qui effectue le nettoyage. De plus, le
terrain est miné : six de ses hommes ont, le
matin, sauté sur les mines. Enfin, nous arrivons
au pied de cette faille que nous voyions déjà de
notre point de départ. Elle est profonde et très
large, beaucoup plus qu'il n'y paraissait de
là-bas. Contrairement à ce que m'avait recommandé
le lieutenant, je ne fais pas marcher un groupe
sur chaque lèvre : je préfère les garder ensemble
sur la rive gauche. Je recommande à mes hommes de
marcher le plus possible sur mes traces. Moi-même,
je m'efforce de choisir l'endroit où je mets les
pieds. La montée est très dure car la pente est
raide. Le terrain rocailleux, s'éboule
fréquemment. Souvent, à bout de souffle, nous
devons nous arrêter un moment. Nous montons sans
cesse et sommes toujours aussi loin du sommet.
Enfin, du côté droit, nous voyons des Français.
Nous y allons. C'est le 2ème bataillon et, en
particulier, son renfort : j'y vois Ninu et
d'autres. Je laisse un groupe et continue
l'ascension. Mais, décidément, je n'ai pas besoin
de protection : je renvoie mon 2ème groupe
rejoindre le 1er et ne garde qu'un agent de
liaison avec moi. Après avoir souvent demandé des
renseignements aux tirailleurs qui sont nombreux
ici, je finis par parvenir au P.C du bataillon.
J'y vois le commandant qui me dit : "vous ne
dépendez plus de moi, mais du colonel. Restez où
vous êtes..." Il semble se désintéresser de nous.
Après tout, tant mieux ! Mais, au passage, en
redescendant, je tombe sur le Capitaine
Adjudant-Major Gaubillot, qui me fait raconter ma
petite histoire et répéter les paroles du
commandant. Plus malin et sachant bien que nous ne
serons pas de trop ici, il téléphone au colonel
qui, bien entendu, nous remet à sa disposition. Le
capitaine rédige alors l'ordre au Lieutenant Piau
d'avoir à rejoindre et me le remet. Je demande un
agent de liaison du bataillon pour plus de sûreté
et je redescend. Au passage, je reprends mes
hommes. La descente est presque aussi fatigante
que la montée et il faut faire encore plus
attention de ne pas recevoir de blocs sur la tête.
De nombreux chars français circulent dans le lit
du Rapido. Après un moment de repos, dans la nuit,
nous repartons mais, cette fois, en tête de la
compagnie, le guide devant moi; Bientôt, sur la
berge, je vois une mine déterrée. Je fais arrêter,
vais me rendre compte et vois tout un secteur miné
entouré d'un ruban blanc. Nous repartons en
faisant un léger détour. Le guide commence déjà à
hésiter sur notre chemin. Il nous faut souvent
nous arrêter pour qu'il retrouve ses souvenirs.
Mais j'ai l'impression qu'il y va plutôt
d'instinct, je ne peux pas l'aider car nous ne
passons pas par le ravin et c'est heureux car, de
nuit, ce serai vraiment trop dur. Nous sommes au
milieu des vergers lorsqu'un tir très violent de
minens tombe à proximité ! Débandade. Arrêt. Au
bout d'un moment, nous décidons de partir : nous
risquons tout autant arrêtés qu'en marche. Notre
guide ne veut plus avancer et, pas davantage, la
plupart des hommes, préférant l'immobilité qui
leur donne l'illusion d'un peu de sécurité. Au
fond, ils s'enfouiraient volontiers la tête dans
le sol, comme l'autruche et Mektoub ! Il fait très
noir, et, lorsque nous repartons, nous sommes sur
une descente dans un enclos bizarrement parsemés
de souches, de creux et de bosses, de fils de fer
barbelé dans lesquels on vient butter. Quelques
dizaines de mètres et les tirs redoublent de
violence. Les hommes se jettent au pied de deux
maisons. J'en fais autant. Au bout d'un moment, je
m'aperçois que toute la compagnie n'a pas suivi.
J'essaie de faire retourner le guide. Il a la
frousse. J'y vais donc moi-même et, pour éviter de
me perdre, je lui dis de me guider à la voix. Le
reste de la compagnie est là. Nouvelle attente.
Tout le monde perd son temps ici et, plus ou
moins, la tête... y compris le lieutenant. Il veut
que nous partions par petits paquets. Mais il n'y
a qu'un guide ! Mon avis est qu'il n'y a qu'à
partir en bloc si on veut arriver ensemble. Il
m'importe surtout de ne pas rester là, endroit
manifestement visé. Nous sommes tout près de la
route, assez encaissée.Il suffit de la franchir et
de gagner la montagne en face : il sera plus aisé
de s'abriter. Après bien des hésitations, nous
nous décidons. D'ailleurs les tirs s'espacent.
Enfin, la montagne! On commence à l'escalader en
suivant un sentier qui se tortille. Le guide
hésite aux jonctions. La montée est harassante. Il
y a du tirage à l'arrière, surtout à la section
d'engins qui trimballe armes et munitions. Nous
nous arrêtons souvent et j'en suis content. Je
suis fourbu et marche maintenant comme un
somnambule. Le lieutenant s'est maintenant
intercalé entre le guide et moi. Il me demande si
le guide ne s'est pas trompé et s'il n'aurait pas
mieux valu suivre mon itinéraire de l'après-midi.
Je lui dis que je ne pense pas car la direction
semble bonne: même si c'est plus long par là, cela
vaut mieux car c'est moins dur. Enfin, nous
passons devant une petite maison que je reconnais
et qui doit être le P.C du 2ème bataillon. Nous ne
sommes plus très loin. Mais nous devons laisser
passer une très longue file de robustes mulets,
conduits par des italiens et chargés de vivres et
de munitions. Les mulets sont formidables :
lorsqu'au bout d'un moment, après avoir déchargé,
ils redescendent, ils vont au trot dans ce sentier
irrégulier et rocailleux et leurs conducteurs se
pendent à leurs queues pour ne pas tomber. Cela
nous a fait un long repos car la file comprenait
près de 200 mulets. Enfin, nous repartons...
Bientôt, nous sommes rendus : il est deux heure et
demie! Nous ne faisons pas de longs préparatifs
pour nous coucher, nous contentant de nous adosser
à un rocher. Ketfi fait le lit et bonsoir !Dimanche
30 janvier 1944. Belvédère Le matin, réveil en fanfare ! Gros tirs
d'artillerie et de minens boches. Nous sommes à
proximité de l'extrémité du sillon dont j'ai déjà
parlé, de cette faille qui grimpe de la plaine de
St Elia au Belvédère et c'est là que semblent se
concentrer les tirs. Dans la journée, il y en aura
plusieurs aussi puissants les uns que les autres.
Parfois, nous verrons, au début d'un tir, un petit
nuage rose qui se répandra gentiment au dessus de
cet endroit : c'est un obus de réglage qui indique
le début d'une série. Il n'est pas facile de se
construire un abri ici où les rocs sont d'une
seule pièce et nous nous contentons des abris
naturels, parfois étroits et incommodes que nous
fermons avec nos sacs. Ketfi s'est débrouillé,
hier, pour ramasser une caisse de rations K que
les Italiens, pressés, avaient laissée sur le
chemin. Il ouvre toutes les boîtes, en retire les
friandises, les cigarettes et le fromage. Avec les
biscuits et le reste, il fait le généreux. Nous,
Sans, Bensehila et moi grignoterons toute la
journée. Ketfi, hier, a également "fauché" une
"nourrice" à moitié pleine d'eau (il devait être
chargé comme un baudet). Nous nous en sommes
désaltérés à l'arrivée, mais bien mal acquis ne
profite jamais, elle recevra un tout petit éclat
qui la percera et nous devrons distribuer l'eau
qui reste. Notre mission est d'occuper les crêtes
conquises au fur et à mesure de l'avance des
unités qui nous précèdent. La mission n'est pas
des plus glorieuses mais les minens pleuvent.
Souvent, des Américains passent, ou stationnent
près de nous. Ils ont l'air "emmerdés" et c'est
bien là le mot qui convient le mieux. Ah ! ils ne
sont pas aussi à l'aise que dans les rues des
grandes villes. Ils trouvent que la pente est rude
(pensent-ils qu'on devrait inventer une jeep
encore plus "tout terrain"?) et le matériel bien
lourd. Ils continuent leur éternelle mastication
mais j'ai plaisir à voir qu'ils sont barbus
presque autant que nous et sales aussi. Leur tenue
n'est pas la même que la nôtre. Ils n'ont plus la
capote mais un blouson beaucoup plus chaud et une
combinaison assortie plus fonctionnels. A 13 heures, le Lieutenant Piau (qui
avait reçu le 26 un petit éclat dans le gras de
l'avant-bras et dont la blessure risque de
s'aggraver si elle n'est pas soignée) est évacué.
C'est d'ailleurs sur l'ordre du médecin qu'il
consent à partir. Au fond de lui-même il n'est pas
fâché: moniteur d'éducation physique dans le
civil, il ne veut pas risquer de perdre son
bras... et son métier. Finalement, il restera dans
l'armée, subira une intervention chirurgicale pour
enrayer un début de gangrène, participera à
l'offensive du Garigliano, à la campagne de
France, fera deux séjours de trois ans en
Indochine, deux séjours encore en Algérie et
terminera avec le grade de lieutenant-colonel. Il
dit en partant qu'il fera son possible pour
revenir vite. Il dit encore qu'il me remercie. Le
chef Auer prend le commandement de la compagnie.
Ma section s'est amenuisée. Nous ne sommes plus
que 24 et plusieurs se disent malades et demandent
à être évacués. J'essaie le plus possible de les
faire patienter. En attendant, je remanie ma
section. Il est difficile de remplacer un tireur
ou même un chargeur faute de gens compétents !
C'est un peu fort car il n'est pas difficile de
porter des boîtes chargeurs et de les introduire
sur un F.M. mais il est vrai que, dans les dépôts,
on a une façon de concevoir l'instruction qui est
cause de cet état de fait déplorable. Le 25, en quittant l'endroit où nous
étions au "repos" (!!), j'ai dû laisser un malade.
Le 26, j'ai eu un tué, deux blessés, un disparu
(sergent Bitattache). Le 27, un blessé. Le 28, un
malade évacué (le Caporal Toumi qui nous rejoindra
par la suite). Le 29, un disparu (Nabet qui a du
se perdre dans la nuit). Nous étions 32 à mon
arrivée. Nous sommes 8 de moins, et, ce soir, je
devrai laisser encore partir mon adjoint, le
sergent Boulala, dont les pieds sont très enflés. A 14 heures, l'ordre nous est donné de
déposer nos sacs et de les grouper dans un coin,
par section, de laisser aussi nos capotes et de
nous mettre en blouson et cartouchières :
préparatifs de départ pour l'attaque. En effet, la
colonne de Bensehila est déjà montée à l'assaut de
la côte 915; les blessés commencent à affluer au
poste de secours du bataillon, installé en plein
vent, sur le sentier qui descend, à quelques vingt
mètres de nous. Tribi a été blessé à la tête.
Bensakri, Matten ont été tués. Tous trois étaient
des sous-officiers du renfort. Les prisonniers
sont nombreux aussi, ni si jeunes, ni si fatigués
qu'on le dit. Des indigènes les insultent. Si on
les laissait faire, il n'y aurait pas des
prisonniers. Des Américains leur montrent le poing
et cela est nouveau pour eux : c'est qu'ils ont vu
le feu de près! Tout d'un coup, sur la crête
voisine, de l'autre côté du sillon, à 400m
environ, des hommes refluent en hâte et en
désordre. C'est la 11ème Compagnie repoussée par
une contre attaque très violente et un puissant
bombardement de minens. Le petit Bensehila ne
tient pas en place. Je n'arrive ni à le rassurer
ni à le retenir. Il voit déjà son frère tué (le
pauvre type ! il ne se doutait pas que son frère
serait bientôt évacué sur l'Afrique du Nord pour
pieds gelés et que ce serait lui qui serait tué!).
Je descend aussi aux nouvelles. Le chef Santou, du
renfort, est en nage. C'est lui qui a maintenant
le commandement de la compagnie dont les officiers
sont tombés. Il cherche le chef de bataillon pur
lui annoncer les nouvelles. Il a vu Bensehila sain
et sauf. Je retourne à notre rocher où le Caporal
Bensehila est revenu, désolé de n'avoir pas vu son
frère : mes affirmations le laissent sceptique !
Au bout d'un long moment, j'aperçois mon camarade
de Cherchell. Nous l'appelons et il ne tarde pas à
être vers nous. Il est complètement bouleversé. Un
peu hagard, découragé, les yeux exorbités,
enfoncés dans son visage sale et jaune, il parle
par saccades tandis qu'on essaie de le réconforter
et qu'on lui donne à boire. A 16 heures, le chef Auer n'est pas là.
Rau et Stone me disent qu'il était allé au P.C du
bataillon, il y a déjà deux ou trois heures et
qu'ils commencent à être inquiets. Je vais voir.
Le Capitaine Gaubillot me dit qu'il a été atteint
par un obus à la jambe et qu'il est mort presque
aussitôt. Il continue en disant qu'il me donne le
commandement de la compagnie. Je lui objecte que
je ne suis pas le plus ancien, ni d'ailleurs le
plus gradé. Il maintient sa décision (il reste
trois sergents français qui étaient déjà à la
compagnie avant moi, un adjudant et deux chefs
indigènes). Je suis estomaqué et à vrai dire un
peu inquiet. La responsabilité est grosse et
imprévue. Ce sentiment s'atténuera vite. Le
capitaine me présente à un lieutenant qui doit
m'indiquer notre mission et me faire reconnaître
l'emplacement où je dois installer la compagnie.
C'est au cours de cette même reconnaissance que le
Chef Auer a été atteint. Notre mission principale
est de protéger un repli éventuel de la 9ème
Compagnie isolée en pointe sur la côte 700. Dans
cette éventualité, la difficulté serait de
discerner avec exactitude le moment où tous les
hommes de la 9° seraient passés pour donner
l'ordre de tirer sur les boches à leur poursuite
et de les arrêter. La mission secondaire est de
tenir notre position dont la perte aurait pour
effet de couper la 9° du bataillon et du
ravitaillement. Le lieutenant, me transmet les
indications du chef de bataillon, puis me laisse.
Je retourne à la compagnie, je convoque les gradés
et leur annonce que le Chef Auer est blessé (je
leur cache sa mort). Cette nouvelle perte, alors
que celle du lieutenant est si proche, cause un
certain désarroi mais je ne le laisse pas
augmenter. J'annonce que je prends le commandement
et, sans attendre, je donne mes ordres. Personne,
d'ailleurs, n'a l'air choqué comme je le
craignais. De mon côté, par mon attitude, je
m'efforce de paraître trouver la situation
normale. Je donne l'ordre de reprendre les sacs et
capotes et de se préparer à partir. J'emmène les
chefs de sections sur l'emplacement où nous devons
nous installer et je donne à chacun sa mission. La
3ème section est en pointe au débou-ché du chemin
de repli. C'est la section du Chef Chabia. J'ai,
pour la renforcer, un groupe de mitrailleuses
lourdes qu'on a mis à ma disposition. C'est elle
qui aura la part la plus importante. J'installe la
2ème section, celle de Fraga; également Chef, sur
la crête, auprès d'une maisonnette et de meules de
paille. C'est à elle qu'il revient de nous
garantir d'une infiltration par le flanc droit.
Notre flanc gauche est protégé par les restes de
la 11ème Compagnie (une trentaine d'hom-mes
récupérés par Santou), disposés à mi-pente. Je
garde ma SME et ma 1ère section en réserve.
J'installe mon P.C un peu en arrière mais au
centre du dispositif. Peu à peu, tout s'organise.
Je vérifie en détail l'organisation des sections,
l'emplacement des FM et des mitrailleuses lourdes.
J'organise les gardes, fais reconnaître les
positions des sections, de mon P.C, du P.C de
bataillon aux agents de liaison, fais percevoir
des munitions supplémentaires, en particulier des
grenades, et le ravitaillement par l'adjudant
indigène. Un troupeau de moutons et de chèvres
abandonnés passe au milieu de nous. Les indigènes
les pourchassent à la grande joie des Américains. A la nuit, entre 19 et 20 heures, je suis
convoqué au bataillon. Il y a le Chef de
Bataillon, le Capitaine Adjudant Major, Santou qui
commande la 11ème. Bientôt, arrive l'Adjudant Chef
Binart, que le commandant me présente et qui prend
le commandement de la cie, à mon grand soulagement
(d'autant plus que le Capitaine Gaudillot me
dépeignait la situation en termes noirs et me
faisait craindre maintes surprises). A nouveau,
avec l'Adjudant Chef, je fais le tour du
dispositif, lui expliquant notre mission et les
dispositions que j'ai prises. Près de la
maisonnette, que le Chef de Bataillon parlait de
transformer en "bochlaus" (il semblait y tenir !),
l'Adjudant Chef me montre un tas noir : le Chef
Auer, simplement recouvert d'une couverture, et
qui, le pauvre, passera, la nuit, tout seul, en
plein air. Notre nouveau commandant de la
compagnie, se trouvait tout près, il lui a fait un
garrot mais il est mort très vite. L'Adjudant Chef
s'installe dans un abri déjà construit, tout près
de mon P.C que Ketfi a construit trop petit et où
je devrai me recroqueviller. Lundi 31
janvier 1944. Côte 720 Après une nuit calme et quelques tasses
de chocolat avalées tranquillement, vers 9 heures,
nous partons sur la côte 720. Bien entendu, ma
section est en tête... Pendant la 1ère partie du
trajet, rien à signaler sinon que les montées sont
pénibles et qu'il fait chaud. Arrivés en bas de la
crête, je fais déployer ma section (jusqu'alors
nous marchions colonne par un). J'envoie un groupe
à gauche, un groupe à droite pour reconnaître deux
maisonnettes. Comme prévu, le passage est libre.
la crête est balayée par des tirs de
mitrailleuses. Mon caporal, Nabti, est blessé par
deux balles. Enfin, nous sommes au sommet. Nous
trouvons la crête occupée par une compagnie
d'Américains. Nous faisons comme s'ils n'y avait
personne et j'installe mes trois
fusils-mitrailleurs sur les rochers de la ligne de
crête. Immédiatement derrière, une coulée de
terres cultivées de fèves maintenues en terrasses
par des murettes. Je bavarde avec un Américain
d'origine française (de la Louisiane) très brun et
pas très sympathique. Il me dit que leurs pertes
ont été lourdes, qu'ils ont reçu, en 5 renforts
successifs, des hommes peu entraînés. Leur
compagnie est commandée par un sous-lieutenant. La
plupart des Américains sont couchés dans leurs
abris de pierre et n'en sortent guère... Encore
une fois, il faut construire notre abri en pierre.
Ca devient fatigant quoique Ketfi fasse le plus
gros du travail. Vers 17 heures, les Américains partent à
l'attaque d'une crête voisine, les Français du 1er
bataillon également. De mon observatoire, je vois
qu'ils se font tirer dessus par derrière. Je cours
croyant que c'est de notre crête que les
mitrailleuses américaines tirent. Quelle pagaille
! Que les histoires de liaison et de tactique de
Cherchell paraissent idiotes ici ! A 18h30, un message du bataillon nous
parvient. Les Français du 1er bataillon viennent
de se faire violemment contre attaquer. Nous
devons redoubler de vigilance. D'autres Américains
viennent remplacer ceux qui étaient partis.
L'adjudant-chef s'était installé avec son P.C dans
une casemate boche que les précédents Américains
avaient abandonnée. Mais leurs remplaçants ne
l'entendaient pas ainsi et le font déguerpir !
Amitié franco-américaine ! Très violent tir de
minens sur notre crête. Parmi nos hommes, partis
en corvée d'eau, SNP. Embarek, de ma section, noir
très fruste et qui m'avait suivi sans "hésitation
ni murmure" lors du bombardement du 26 est blessé.
Sur sa civière d'évacuation, il pleure et geint,
j'essaie de le réconforter et lui dit au-revoir.
Nuit assez calme, je dors assez bien car les
nombreuses couvertures et toiles de tentes de
Ketfi sont suffisantes contre le froid. contre le
bruit, aussi pour avoir l'impression d'être en
sécurité, je mets ma capote sur la tête, sans
enlever mon casque (!). Mardi 1er
février 1944 La plaine est submergée par une mer de
vapeur où flottent, détachés, les sommets.
Plusieurs fois dans la journée, nous sommes sous
le feu des mortiers, très violent; Ketfi me
rapporte une combinaison américaine et une lampe
torche. A son ami Sans, il offre un petit pistolet
américain. Il a, paraît-il trouvé tout cela. Je ne
cherche pas à approfondir. Nous ne quittons guère
nos murettes de pierres. Choisir l'instant
favorable pour aller faire ses besoins n'est pas
aisé ! Les Américains, eux ne se dérangent pas.
Ils urinent depuis leurs trous. A 16h30, - "l'Adjudant Chef Binard est
blessé", vient m'annoncer quelqu'un. Un "merde"
instinctif et énergique me vient spontanément aux
lèvres. Je téléphone au Capitaine Gaudillot puis
descend au P.C du bataillon pour le voir. Je me
plains de ce qu'on ne réponde jamais lorsque notre
opérateur radio appelle le bataillon. Sur notre
droite, la 6ème Compagnie se déplace allant
rejoindre son bataillon et nous laisse à
découvert. Je dois aller installer la section
Fraga à sa place. Après bien des recherches, je
finis par trouver. A 21H30, le Lieutenant Lederman vient me
relever. Dans la nuit, le ravitaillement arrive
avec l'Adjudant Guessoum (?). J'ai deux lettres :
une de Blida, une de Geneviève. Je les lirai
demain, au jour. Nuit calme, passée dans la fameuse
casemate que les Américains ont enfin libérée.Mercredi 2
février 1944 Le Capitaine Gaubillot, une canne à la
main, vient nous voir. Il ne prend guère la peine
de se camoufler, voulant prouver son courage. Mais
les hommes disent qu'on n'a pas besoin de lui pour
faire repérer notre position. Il me charge de
lancer une patrouille pour reconnaître en
particulier les maisons situées au devant de notre
position, sur la hauteur suivante. J'y envoie
Laouati que cela n'enchante guère et quelques
hommes. Du haut de la crête, près du poste
téléphonique de l'artilleur de liaison, nous
suivons l'opération à la jumelle. Il y a là le
fameu. Commandant Pichon, du 1er bataillon, le
Capitaine Gaubillot et moi. Bientôt, on voit les
hommes; de la patrouille qui débouchent
précautionneusement. Laouati les commande par
gestes. Ils progressent chacun leur tour, par
petits bonds, le long d'un sentier, se planquent
après quelques mètres. Le commandant dit que la
patrouille, plus que l'attaque est un excellent
moyen pour former le soldat. Le capitaine approuve
leur manoeuvre. Je suis un peu surpris de voir que
le commandant et le capitaine considèrent la
patrouille avec sang froid comme s'il s'agissait
d'un exercice sans danger. Il est vrai que, du
fait de leurs grades, ils sont maintenant
dispensés de ces petites opérations. Leur intérêt
est limité mais elles sont dangereuses. J'ai, moi,
le point de vue de celui qui fait les patrouilles,
eux, celui de ceux qui regardent ceux qui les
font. Les "huiles" s'en vont, non sans que le
capitaine m'ait recommandé de suivre l'opération
et de lui en rendre compte. Peu à peu, la chose devient intéressante.
L'éclaireur de tête a vu quelque chose et, d'un
bond précipité, reflue en arrière avec ses
camarades. On se concerte, on hésite... La
patrouille aborde une petite maison, la fouille.
Rien. Elle repart et ne voilà-t-il pas Hadjadj
qui, sans s'en faire, la laisse partir et pose
culotte derrière la maison! Nouveau groupe de
maisons à explorer. Les précautions redoublent. La
patrouille disparait derrière la maison. Tout d'un
coup, de grands cris et elle ressort avec un
prisonnier... un boche qui se cachait. Bientôt,
sur un mulet errant, les hommes de patrouille
hissent un autre boche, un blessé et c'est le
retour, en cet étrange équipage. Je rends compte
par téléphone au Capitaine Gaubillot.
(fin du récit rédigé en 1944
et
retranscription pure et simple du carnet écrit au
crayon)
A 12h, avec deux sections et
un groupe de mitrailleuses légères, je vais
m'installer sur une crête en avant. J'y trouve les
Américains. Le lieutenant qui devait primitivement
rester sur 720 nous rejoint. Gros bombardement.
Balles. Le bombardement devient de plus en plus
intensif. Les obus tombent à côté de moi. Dans mon
trou, un mort, deux blessés, moi survivant. Je
retrouve l'endroit où j'avais laissé mes affaires
pulvérisées, ma mitraillette en miettes. Je
cherche longtemps l'étui de mes jumelles. Ma
capote, à quelques mètres de là est étalée et
couverte de débris. Le lieutenant me désigne pour
aller, avec la 1ère section, occuper la crête
encore plus en avant! Nous nous sommes trompés
d'objectif. Mais, sur des crêtes élevées
(831-915), à gauche et à droite, les Allemands se
réinstallent où s'accrochent. Après avoir fait
quelques réserves car la nuit tombe, je pars avec
mes trois groupes de quelques hommes chacun. Je
marche lentement, la base en avant. Rien. J'arrive
sur une croupe où j'ai dix hommes. Comme elle est
aplatie, pour la tenir, je suis obligé d'espacer
mes guetteurs et mes armes. Chacun est isolé de 20
à 30 mètres. J'essaie de descendre sur la droite
où j'ai le groupe du Caporal Toumi pour le faire
resserrer et regrouper ainsi mon dispositif. Mais,
chaque fois, des balles sifflent aux oreilles, de
l'endroit où cependant doit se trouver ce groupe.
Là dessus, arrive le lieutenant avec ce qui reste
de la compagnie sauf une section. Il est engagé
dans la montée lorsque à nouveau les balles
sifflent. Il s'arrête et tout le monde avec lui,
barda sur le dos. Je reste longuement près de lui.
Il ne sait que décider. D'origine alsacienne; son
frère ayant été mobilisé dans l'armée allemande,
il avait la hantise de le retrouver, en face avec
l'ennemi, au combat... Moi, j'incline fortement
pour le repli. Mais les boches couronnent la
croupe où mes hommes se sont plus ou moins
retirés, leur moral étant à plat. Il nous faut
descendre sous le feu du fusil mitrailleur. A
l'abri d'un mur nous risquons drôlement les
grenades!. Le lieutenant hésite longtemps. Alors
notre mitrailleuse légère se met en action ce qui
détermine le lieutenant au repli. Cela se fait
plus ou moins en désordre. C'était la seule
solution. Nous nous étions trouvés seulement
devant une patrouille. Mais nos effectifs étaient
faibles et pittoyable de l'état moral de nos
hommes (et le notre!) Opération lamentable! En
deux occasions, j'ai essayé de tirer: une fois
avec ma mitraillette de remplacement, une fois
avec un F.M, en vain! Les chargeurs étaient
vides!... Je rentre fourbu, complètement à plat.
C'est tout juste si je ne pleure pas en apprenant
qu'on laisse au moins un tué et trois blessés.
J'ai une soif terrible et rien à boire. Je n'ai
pas de ressort. Je trouve mon trou et je m'y
fourre... Jeudi 3
février 1944Les Américains attaquent sur 831 et les
Français sur 915. Minens, balles de toute nature.
L'ordre arrive de rallier la compagnie pour
attaquer le piton d'où nous avons dû nous retirer
hier. Malgré mon peu d'enthousiasme, j'exécute. Je
pars en tête de la 2ème section (sergent Carboni
et 6 hommes). Le lieutenant est en tête de la
1ère, sur ma droite (Sergent Khellef et 8 ou 9
hommes). Peu d'enthousiasme des hommes qui se
planquent et ne veulent plus bouger dès que les
tirs commencent. Le lieutenant est parti sur la
droite. Je fonce debout, essayant d'exciter les
hommes qui se laissent faire peu à peu. Au moment
où j'arrive sur la crête, des balles venant de
l'arrière droit me fauchent. Je reste environ deux
longues heures, tout seul, de 10h à midi, couché
sur le dos, sous les rafales venant de devant et
de derrière et les obus (poussières et éclats!).
J'écris à ce moment là: "blessé dans les fesses et
la jambe droite. Je ne peux plus bouger la jambe
droite. Je suis sous le feu. Si je meurs, j'aurai
gagné mes galons d'aspi. Je pense à mes parents.
Qu'ils n'aient pas trop de peine. Je les
embrasse". J'ai cru, alors, que j'allais mourir et
j'ai prié à haute voix bien que n'ayant plus
pratiqué depuis plusieurs années. De temps à
autre, j'ai appelé bien que risquant d'être
ramassé par les Allemands. Carboni et Hadjadj
viennent me chercher. Me mettent sur une
couverture sans se faire tirer dessus. Je braille
car la jambe me fait horriblement mal. Ils me
tirent jusqu'en bas, vont chercher un brancard et
me transportent au P.C du bataillon. Là,
l'adjudant toubib me dit qu'il n'y a qu'une balle,
fracture. Il me fait une planchette et ligature le
tout. Des brancardiers m'emmènent sur les
sentiers. Relais nombreux. Au premier relais, je
rencontre Saïchi, adjudant toubib et Contamin qui,
n'ayant pas de char à combattre fait le
brancardier. Vers la rivière de la plaine de St
Elia, passage très visé et bombardé. Les
brancardiers hâtent le pas (trois mulets, des
blessés tués sur place). On nous gare dans une
petite maison pour nous mettre à l'abri des éclats
puis on nous transporte dans le lit de la rivière
à sec. On nous dépose un long moment. Des dodges
nous prennent, puis des sanitaires. Au triage, on
me fait une espèce de gouttière. On nous donne à
boire du chocolat et une tartine de confiture.
Puis, en route, sur Venafro, au monastère! Là, je
suis opéré dans la nuit, on me fait un plâtre (Dr
Molandre, de Bône).
4- L'hôpital et la réforme
Le dimanche 6 février, des sanitaires conduites par des
Françaises m'emmènent à Bagnoli. J'ai connu l'une
d'elles, Madeleine Grima, à Alger. Nous sommes
admis dans un hôpital de campagne américain. L'un
de nous réclame un pistolet: il en résulte un
quiproquo risible entre l'instrument sanitaire et
une arme. Des officiers, nous visitent. Nouvel
éclat de rire collectif lorsque un camarade,
interrogé sur la nature de ses blessures, se dit
victime d'hémor-roïdes! Une fort jolie infirmière
américaine insiste pour que je sacrifie ma barbe
de quinze jours que je voulais conserver : ce
n'est pas facile de se raser, couché sur le dos et
avec un poil de sanglier multicolore qui nécessite
tout un paquet de lames... Nous sommes
merveilleusement soignés! Nous mangeons fort bien. Les 9 et
10, nouveaux transferts sur des centres de
passage. Je souffre de gaz intestinaux et mon
ventre est douloureusement comprimé par un énorme
plâtre. Les infirmiers américains sont fort
prévenants et très patients. Enfin, le temps se
stabilise et permet notre embarquement sur un
Douglas de transport. Nous sommes le 12
février 1944. C'est le jour de mon 23è anniversaire!
Nous arrivons à midi à Bizerte dans l'hôpital Sidi
Abdallah. De jeunes marins français s'occupent de
nous. Ils nous font beaucoup regretter nos
infirmiers américains!... Le 14, nouveau transfert pour l'hôpital Louis
Vaillard, au Belvédère de Tunis. La réduction de
ma fracture est mauvaise. On doit ouvrir mon
plâtre (épilation gratuite et douloureuse
comprise!), étirer ma jambe après piqûre
intraveineuse pour atténuer la douleur, me
replâtrer... Les évacuations sur le Centre de
fractures de Blida sont ajournées. Le 25, enfin, on me dépose sur un brancard en
attendant le départ. C'est là que me trouve M.
Lorquin, prévenu télégraphiquement par papa et
désolé de n'avoir pu me manifester plustôt son
amitié. A 20 heures, le train sanitaire démarre.
Long voyage! Dans les gares, la Croix Rouge nous
offre quelques douceurs. Le
dimanche 27, à 15 heures, nous arrivons enfin à
Blida, où je revois mes parents, très émus et
quelques amis. Au centre de fractures, installé
dans un collège réquisitionné, on m'enlève ma
chemise, prêtée par l'hôpital militaire de
Bizerte. Je n'ai plus que quelques papiers
personnels et mon carnet de route protégés par le
carton brun d'une boîte "U.S Army Field. Ration K;
Dinner Unit". On installe au bout de ma jambe une
traction de 5 kg et il n'y a plus qu'à attendre,
couché sur le dos, pour moi une position
inhabituelle et inconfortable. Ma fracture se
ressoude rapidement. Elle est franche, je suis
jeune et sain. L'épouse du général de Montsabert
commandant la 3° DIA à laquelle j'appartenais
visite l'hôpital. Elle s'étonne d'apprendre que je
ne suis pas décoré. A vrai dire, je n'avais pas
encore pensé que j'avais pu le mériter. Le 6 avril, maman qui me rend régulièrement visite,
m'annonce la naissance de Nicole, ma petite nièce
qui sera ma filleule. C'est peu après, le 18, qu'en calèche, je
pourrai rejoindre le domicile de mes parents et
l'admirer. J'ai obtenu 50 jours de convalescence.
J'ai encore des béquilles que j'abandonnerai
bientôt pour des cannes. Je vais faire de la
rééducation avec Marcel Régis, un ancien champion
de boxe algérois. J'envie un peu les jeunes
mauresques qui me dépassent en courant. Le 29
juillet, je reçois une lettre du Commandant
Peponnet, mon ancien Chef de Bataillon. Il
m'apprend qu'il m'avait proposé pour la Médaille
Militaire, évoque "ma citation du ;Belvédère, me
donne des nouvelles d'officiers et sous-officiers.
Le bataillon, précise-t-il, "s'est vaillamment
comporté, talonnant sans arrêt le Boche pendant un
mois et demi" au prix malheureusement de "60 tués
dont 4 officiers, 200 blessés, une quarantaine de
disparus"... Le 2
novembre, je suis présenté à l'expertise de
médecins militaires à Constantine. Leur commission
propose ma réforme définitive n°1. Mon fémur,
fracturé au 1/3 supérieur, s'est ressoudé en
crosse, avec un cal volumineux. J'ai 4 à 5 cm de
raccourcissement, une hypotonie marquée du
quadriceps, une arthrite chronique légère du genou
droit, une gène fonctionnelle assez marquée. De
nos jours, j'aurais sans doute été mieux soigné et
probablement réopéré car les guerres permettent à
la chirurgie d'accomplir de grands progrès... Le
centre d'appareillage me fournira une chaussure
orthopédique montante et un brodequin
désappareillé de type "SOR". Puis, après bien des
palabres, il acceptera de prendre partiellement en
charge des chaussures basses, plus esthétiques,
confectionnées par un bottier agréé d'Hussein Dey
(aujourd'hui replié sur Toulouse)Finalement, le Journal Officiel du 20
novembre 1944 m'a attribué la Croix de Guerre avec
palme. Ma citation est élogieuse mais elle
comporte quelques inexactitudes secondaires. La
Médaille Militaire me sera attribuée en 1950. Le 1er
décembre 1944, je réintègre mes fonctions de rédacteur
temporaire à la Préfecture d'Alger. On m'avait
assuré que je pourrais être nommé sous-lieutenant
mais déconseillé de le demander car, dans une
carrière militaire, j'aurais été handicapé par ma
mutilation. C'est seulement en 1946, après la
démobilisation, que je pourrai me présenter au
premier concours ouvert depuis 1942 pour devenir
Rédacteur de l'Administration Départementale
Algé-rienne. Je serai affecté à Constantine. Les
trajets à pied entre mon domicile du Coudiat, Bd
Mercier, et la Préfecture, près de la Place de la
Brèche et du Rhumel, achèveront ma rééducation...
IV
Contexte historique
Les deux premiers chapitres
de ce témoignage ont été rédigés en Novembre et
Décembre 1991, en utilisant quelques notes et
documents précieusement conservés. Ils ont été
écrits avec la volonté de laisser une trace aussi
objective que possible de l'époque de mon service
civil obligatoire et de ma formation militaire.
Ils complètent la reproduction, à peine étoffée,
en Mai 1944, d'un carnet de route tenu au jour le
jour, entre le 8 Décembre 1943 et le 3 Février
1944 : les deux mois de ma courte carrière de
combattant. C'est le récit d'un sous-officier
d'infanterie "pied noir" de 23 ans, dont il est
nécessaire d'élargir l'horizon. Pour tous les Européens d'Algérie d'avant
les années 40, la France était un beau et grand
pays. Tous ne la connaissaient pas directement
mais tous la paraient des plus hautes valeurs.
Pour mon ancien camarade de lycée, Gabriel
Conessa, la France, l'Algérie et sa mère se
confondaient en une seule et même entité. Nous
étions fiers d'appartenir à l'Empire Français que
nous considérions comme une des toutes premières
puissances mondiales. Nous admirions son oeuvre
colonisatrice et n'imaginions pas qu'elle puisse
être un jour contestée. Nous étions foncièrement
patriotes Nous considérions l'Algérie comme un
pays européen et nous nous étonnions d'être
qualifiés d'Africains par des parents
métropolitains d'apparence parfois plus
méditerranéenne que la notre. Pour nous, l'Afrique
du Nord n'était pas l'Afrique. La mobilisation s'était effectuée, dans
nos trois départements, avec le plus grand calme.
Ferhat Abbas, lui-même, s'était engagé dans
l'armée française. L'armistice de Juin 1940 fit
sur nous l'effet d'un véritable coup de massue. La
population resta fidèle à la France dans les
mauvais jours comme elle l'avait été dans les
bons. Elle comprit parfaitement que l'armistice
était, dans l'immédiat, la meilleure solution et
se rangea sans hésiter derrière le Chef de l'Etat,
ignorant à peu près tout de l'appel à la
résistance londonien. Par contre, elle sut, à
l'occasion, berner les commissions d'armistice,
notamment l'italienne et seconder le Général
Weygand, "Vice Roi de l'Empire", qui prépara, dans
la clandestinité, la future Armée d'Afrique.
Jamais l'emprise des uniformes ne fut si grande
sur les populations! Un des contrôleurs italiens
des conditions d'armistice évoqua dans un rapport
officiel cette Armée d'Afrique qui a l'orgueil
d'une "armée invaincue" L'Algérie s'était étonnée
de l'attitude anglaise à Dunkerque. Elle s'indigna
de l'attaque de Mers el Kébir et ne comprit pas
les tentatives de dislocations de l'Empire. Elle
manqua d'informations objectives sur la France
occupée, avant et après le débarquement
anglo-américain du 8 novembre 1942. Celui-ci fut
réalisé dans le plus grand secret, quatre mois
seulement après été décidé. Le président Roosevelt
avait enjoint aux Anglais d'écarter les FFL de
l'opération car, depuis Mers el Kébir, Dakar, la
Syrie et Madagascar, l'Armée Française était
farouchement anti-gaulliste. Seuls, quelques
volontaires résistants avaient été contactés par
le Consul d'Amérique à Alger pour préparer le
reprise du combat de l'Armée d'Afrique contre
l'Allemand et la venue du Général Giraud qui avait
demandé à prendre le commandement en chef des
troupes alliées là où des forces françaises
combattraient. Le plan anglo-américain comporta
quelques lacunes et ne put éviter de courtes
tentatives de "résistance à l'invasion" à
Casablanca, à Oran et à Alger. La présence
inopinée de l'Amiral Darlan dans la capitale amena
les Alliés à traiter avec lui. L'arrivée du
Général Giraud fut retardée de quelques heures
mais une proclamation radiodiffusée appela, en son
nom, les forces françaises aux armes contre
l'Allemagne et l'Italie en leur assignant "un seul
but : la victoire". Ce fut, alors, aussitôt, une
nouvelle mobilisation qui concerna 20 classes soit
16,4% de la population, pourcentage supérieur à
celui de la Métropole en 1918. Cet effort
patriotique fut unique au monde. Les Musulmans
furent également appelés avec les Européens mais
dans une proportion dix fois moindre. Sur les
260.000 hommes qui furent placés sous le
commandement du Général de Lattre de Tassigny pour
débarquer, en août 1944, sur les côtes varoises,
20.000 seulement n'étaient pas originaires d'AFN.
Malgré ses mérites, le plan anglo-saxon de 1942
manqua d'ampleur et d'audace. Il laissa la Tunisie
à découvert. Le Maréchal Kesselring décida
aussitôt d'y intervenir. Mais les Français et le
Général Barré refusèrent le passage aux Allemands
et les affrontèrent dès le 11 novembre, dans les
pires conditions d'infériorité, sur instructions
du Général Juin. Ils participèrent, d'abord
pratiquement seuls, à la bataille de Tunisie qui
s'acheva en Mai 1943 par une victoire durement
acquise qui coûta à l'ennemi 340.000 hommes, 1.200
canons et 400 chars. Pendant ce temps, à l'arrière, à Alger
"Deuxième Ville de France" devenue la "Capitale de
la France en guerre", au lycée Fromentin, où
s'était installé "une apparence de gouvernement",
c'était la lutte pour le pouvoir. On s'en souciait
fort peu dans la population civile, encore moins
parmi les combattants. Darlan ayant été assassiné
le jour de Noël, le Général Giraud avait été nommé
Haut Commissaire en Afrique. Roosevelt et
Churchill n'avaient pas réussi à convaincre
Staline de les rejoindre à Anfa au Maroc. Ils y
avaient réuni Giraud et de Gaulle. Celui-ci sut
profiter de la victoire française en Tunisie, à
laquelle il n'avait aucunement participé et de
l'incon-cevable incompétence politique du Haut
Commissaire. Il atterrit à Boufarik le 30 mai
1943. Un Comité Français de Libération Nationale
fut créé. Il fut présidé alternativement par les
deux frères ennemis. Le parti communiste s'y
infiltra. Les dissidents venus de Londres
parlèrent de "souveraineté française violée par
les Américains" et voulurent épurer ceux qui
n'avaient jamais formellement condamné l'action du
Gouver-nement de Vichy. En septembre 1943, la
Corse fut libérée. Giraud, dès lors confiné dans
les affaires militaires, fut définitivement
éliminé en Avril 1944. Cependant, dès la fin de l'été 1943, le
Général Juin avait constitué l'ossature d'un corps
de débarquement, limité pour des raisons
logistiques, à 65.000 hommes, 12.000 véhicules et
2.500 mulets (les Pieds Noirs la désignèrent avec
humour, sous le nom de "Royal Brêle Force", mais
les mulets s'avérèrent parfaitement adaptés à la
montagne). Le Corps Expéditionnaire Français (CEF
ou, plus tard, CEFI) compta, à l'origine,
seulement deux grandes unités, la 2ème DIM et la
3ème DIA, avec deux régiments de Chasseurs
d'Afrique équipés de tanks destroyers, un régiment
d'Artillerie et un groupement de Tabors. En Septembre 1943, la 5ème Armée
Américaine et diverses unités britanniques
débarquèrent à Salerne et conquirent Naples. Mais
Kesselring se retrancha sur la "ligne Gustave" et
les Anglo-Saxons furent contraints à une guerre de
montagne pour laquelle ils étaient ni équipés, ni
entraînés. Le 25 novembre, débarquèrent les premiers
détachements de la 2ème DIM mais ce fut seulement
le 16 décembre qu'ils purent passer à l'action car
les Américains doutaient de l'Armée Française,
toujours sous le coup de la défaite de 1940. Dans
une véritable tempête de neige, furent obtenus les
succès du Pantano et de la Mainarde. Les Français
obtinrent "un créneau national" et la 3ème DIA
débarqua fin Décembre sous un ciel gris, un vent
glacé soufflant en tempête, dans la boue. Dans la
sauvage âpreté des Abruzzes, le CEFI conquit, au
prix de pertes sanglantes, l'estime des Alliés et
le respect des Allemands. Mais, faute de réserves,
il ne put exploiter la victoire au Belvédère,
conquérir Cassino et enfoncer la ligne Gustave. Le
monastère fut bombardé avec autant de stupidité
que d'acharnement. Il fallut attendre Mai 1944
pour qu'une offensive décisive puisse être lancée,
que triomphassent enfin les vues stratégiques du
Général Juin et que Rome fut conquise, le 5 juin
1944. Les Français atteignirent Sienne le 3
juillet. En prenant congé du Pape Pie XII, le
Maréchal Kesselring déclara: "sans le Corps
Expéditionnaire Français, les Alliés ne se
seraient pas emparés de Cassino. Mais la victoire ne fut pas exploitée en
direction des Balkans ce qui aurait permis
d'éloigner la guerre du sol français et éviter à
l'armée rouge d'exercer son contrôle. Les Alliés,
en effet, avaient débarqués en Normandie le 6 juin
1944. Les Français du CEFI étaient appelés à se
préparer à participer au débarquement du 15 Août
1944 sur les côtes provençales. La victoire
italienne fut "quasi inutile" selon le Général
Juin qui estimait possible d'être à Vienne avant
six mois. Certes, les Français avaient prouvé leur
capacité militaire et effacé la défaite de 1940.
Mais la psychologie de la population
nord-africaine avait changé. En novembre 1942, les
maghrebins avaient pu faire des comparaisons entre
l'Amérique et notre pays. La France leur avait
donné le spectacle de ses divisions et de ses
luttes intestines. Les revendications
nationalistes éveillées par le discours de
Brazzaville avaient été favorisées par les
prisonniers de l'axe puis soutenues par les
Anglo-Saxons. Nous avions fait participer à la
guerre des Indigènes marocains, tunisiens et
algériens sans les récompenser de leurs efforts.
Les germes de la décolonisation avaient été semés
et de nombreux Français la considéraient avec une
faveur inconsciente... Bien des ennuis actuels de
la France en découlent ! Il en est de même pour
les occidentaux qui méconnaissent le monde arabe
et l'Orient. En ce qui concerne notre pays, la
campagne d'Italie n'aura pas été entièrement
inutile. Elle lui aura permis de prouver qu'elle
est capable de sursaut lorsqu'on lui assigne un
noble objectif. Elle lui aura aussi donné de
reprendre une place honorable parmi les puissances
mondiales. Il serait désormais indispensable
qu'elle réagisse à nouveau. C'est encore possible
si on restaure son unité, si on la mène avec une
respectable autorité, si on la réhabitue au
travail, à l'ordre et à la morale. Contrairement à
ce que pense la majorité des Français, son action
coloniale a laissé, en AFN au moins, quelques
traces d'une amitié profonde et d'une
compréhension mutuelle entre Musul-mans et
Français. Il est souhaitable que soient enfin
rétablies des relations étroites entre la France
et le Maghreb. Pourquoi, alors, la France ne
pourrait-elle pas participer à l'urgente
rénovation de l'Afrique en installant - par
exemple à Sophia-Antipolis - une Assemblée
Euro-Africaine ?
Bibliographie
I - Sur les
Chantiers de la Jeunesse 1 - "Les Chantiers de
la Jeunesse". Ministère de l'Information-1940. 2
- "Les Chantiers de la Jeunesse". Commissaire
Régional A.S.Van Hecke. Conférence prononcée à
Alger le 26 mars. 1941. 3 - "Un an de
commandement des Chantiers de la Jeunesse". J.de
la Porte du Theil. Seguana. 1941. II - Sur
l'Ecole des Elèves Aspirants de Cherchell - "A
20 ans, ils commandaient au feu, pour la
Libération". Association des Anciens Elèves
Officiers de Cherchell. Africa Nostra. 1985. III
- Sur la Campagne d'Italie 1 - "Armée
d'Afrique". Pierre Darcourt. La table Ronde.
1972. 2 - "Le Corps Expéditionnaire Français en
Italie". Jacques Robichon. Presses de la cité.
1981. 3 - "Le Maréchal Juin, duc du Garigliano".
Général Chambe. Plon. 1983. 4 - "La Campagne
d'Italie". Pierre Le Goyet. Nel. 1985. 5 -
"Cassino" Fred Madjalany. Presses de la cité.
1958. 6 - "Carnet de route d'un sergent de
Cassino". Roland Cabanel. Cel. 1978. IV - Sur le
contexte historique 1 - "L'échiquier d'Alger".
Claude Paillat. Robert Laffont. 1966. 2 - "Bab
el Oued, notre paradis perdu". Gabriel Conessa.
Robert Laffont. 1970. 3 - "Histoire de la France
en Algérie". Pierre Laffont. Plon. 1980. 4 -
"Algérie: l'oeuvre française". Pierre Goinard.
Robert Laffont. 1984. 5 - "La guerre d'Algérie".
Pierre Montagnon. Le grand livre du mois. 1984.
6 - "L'Algérie nomade et ksourienne". Georges
Hirtz. P.Tacussel. 1989.
Documents
Cf le CDRom
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