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POSTFACE
de Jean-Louis ARMATI Chanceux et malchanceux: Des évadés dont on parle peu (Addy Zergrat, Bouillet, Henri Clerge, Bollot, Sept d'un coup) Envol du Pélican…Retour du Triomphant: Amiral JUBELIN Un Marsouin à la Barre de l'Indochine: Lieutenant ROBERT |
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R.J. POUJADE 076 Cours martiales d'Indochine Tome I Un marsouin à la "barre de l'Indochine" GUERRE 1939/1945 NICE - Octobre 1990 Analyse
du témoignage Écriture: 1985 .-.150 Pages POSTFACE de Jean-Louis ARMATI C'est un aspect peu connu de la seconde guerre mondiale que nous relate R.J. Poujade dans son récit "Cours Martiales d'Indo-Chine" dont les deux volumes "Un marsouin à la Barre de l'Indo-Chine" et "Dans la gueule du Ma Koui" sont à la fois étonnants et passionnants: Les relations coupables du Haut-Commandement français en Indochine avec l'Occupant japonais, jusqu'à la fin de 1944 étaient-elles, comme l'a affirmé l'Amiral Decoux après la guerre destinées à berner l'Occupant et justifiées par le "double jeu" ? R.J. Poujade semble penser le contraire et les exemples qu'il donne de la férocité avec laquelle des militaires et civils français dont les sentiments gaullistes leur ont valu les pires sévices de la part de concitoyens appliquant aveuglément la politique de Vichy et prévenant même de la manière la plus servile les désirs du Commandement japonais sont bien dans la logique de sa thèse que corrobore le témoignage d'un Officier de l'État-Major japonais retrouvé par lui après la guerre.AVANT-PROPOS Du Témoin Ce livre, sans doute le premier sur ce sujet, rappellera des faits étonnants, restés méconnus, concernant les résistants d'Indo-Chine de 1940 à 1945. Après plus de trois mois de navigation hasardeuse autour de l'Afrique, et un arraisonnement dans le Détroit de la Sonde, le paquebot "Compiègne" me débarqua avec quelques autres sur les quais du port de Saïgon, en Juin 1941. Le reste des "renforts" poursuivit jusqu'en Annam ou au Tonkin. Par des rues détournées, notre détachement gagna la caserne Des Pallières: les colons de la "capitale du Sud" s'opposaient au passage de la troupe Rue Catinat… Á la fin de 1945, après le coup de force japonais et la prise de Saïgon par le Viêt Minh, les mêmes seront heureux que les "va-nu-pieds" du 11ème RC. - reconstitué protègent leurs précieuses personnes avant l'arrivée du C.L et du Détachement de la 2ème D.B., puis de la 9ème DC. Marsouins et Bigors railleront alors ces Saïgonais confiant la vie et l'honneur de leurs femmes aux ex-prisonniers hollandais à l'empressement émoustillant… Après mes péripéties de l'An 40, que mon ami Gabriel de la Varende a tenu à joindre à ces pages, j'avais cru, comme d'autres, qu'il serait possible de rejoindre la France Libre depuis notre Indo-chine… Il me fut donné de connaître et de rencontrer la plupart de ceux dont je raconte les aventures en Indo-chine de 1940 à 1945. La censure et la propagande étaient si efficaces que rares furent ceux qui, à l'époque, se doutèrent de ces faits. Le livre du Général Sabattier (Le Destin de l'Indo-chine. Plon) est très net au sujet de la propagande éhontée et des sévices. Ce général, qui a toujours cru à la victoire sur l'Axe, fut une exception parmi nos généraux d'Indo-Chine à l'époque. (Il fut le héros de la "Longue Marche" à travers le Tonkin, pour rejoindre la Chine, après le coup de force japonais, qu'il prévint). Comme tous ceux qui ont connu l'Indo-chine, j'en ai la nostalgie. L'Indo-chine de 1940 à 1945 reste une inconnue pour les Français et on ne leur fait pas injure en disant qu'il en est à peu près de même pour les Anciens du moins en ce qui concerne des faits que la désinformation étouffa au cours de ces années. Il est donc nécessaire de commencer ces récits par des rappels. La défaite de la France en 1940 eut des répercussions sensibles en Extrême-Orient: le Japon, d'allié potentiel du IIIème Reich, ne tarda guère à le rejoindre (avec l'Italie) dans ce qui devint l'Axe Berlin-Rome-Tokyo dont la défaite fut scellée par la capitulation du Japon le 2 Septembre 1945 à Tokyo. Cette alliance n'empêcha pas l'Empire du Soleil Levant de signer avec l'U.R.S.S. des accords qui faisaient le pendant aux décisifs accords germano-soviétiques. Cette alliance objective, de deux puissances aux frontières communes en Asie, fut bénéfique pour les deux partenaires, particulièrement à l'heure des choix en fin 1941. L'U.R.S.S. ne les dénonça qu'au moment où éclatait le tonnerre de la bombe atomique. Très tôt, le gouvernement de Vichy avait nommé l'Amiral Decoux gouverneur général de l'Indo-chine Française (on disait Gougal) en remplacement du Général Catroux (qui rejoignit la France Libre, dont il devint un des chefs). Théoriquement, la difficile politique de sauvegarde de la souveraineté de la France ne changeait pas, face à un Japon tout puissant. Dès la fin de 1941, l'interruption des liaisons maritimes avait fait de l'Indo-chine une autarcie. En Septembre 1940, en déclenchant une agression contre Langson et Haïphong, l'armée japonaise obtint des "droits" en Indo-chine, sous prétexte que les troupes du Mikado combattaient les armées chinoises du Kuo Min Tang. En Juillet 1941 commença ce qu'il faut bien dénommer une Occupation, selon le terme même que l'É.M. japonais utilisait:… des bases, en vue d'opérations contre les territoires britanniques et américains furent créées en Annam et Cochinchine d'où partirent les attaques surprises de Décembre 1941. En Septembre 1940, à l'occasion de ce que l'on appela pudiquement "l'affaire de Langson", les Japonais avaient reconnu la "souveraineté française sur l'Indo-chine": ils la reconnurent souvent par la suite… Cela consolidait notre position vis-à-vis des Indochinois mais, surtout, le Japon y trouvait son compte puisque cette disposition juridique faisait assurer par les Français la sécurité des bases et des transports nippons. Cette situation était inconfortable vis-à-vis de nos alliés naturels. Des "Accords de Défense Commune Franco-Japonaise de l'Indo-chine" institutionnalisèrent une collaboration qui n'avait pas que le nom, même si, en 1941, elle apparaissait bien théorique. Les Japonais, eux, les prirent au sérieux. Fin 1944, les événements se précipitant en France, il y eut de rapides et spectaculaires "retournements de vestes" en Indo-chine: ils inquiétèrent les Japonais qui n'y virent que félonie envers eux, des autorités qu'ils venaient pourtant de reconnaître à nouveau malgré la disparition de celles de Vichy. (Territoire de l'Empire Nippon à caractère spécial). Entre autres initiatives intempestives, le discours du Nouvel An 1945 de l'Amiral-Gouverneur Decoux fut jugé comme revanchard par l'É.M. nippon: il fut un des griefs par lesquels le Commandement japonais justifia son coup de force du 9 Mars 1945. Sommairement, on pouvait distinguer le Nord de l'Indo-chine besogneux et administratif et le Sud prospère et affairiste. Tout le territoire fut soumis à une intense propagande officielle que dirigeait un marin chinisant, le Commandant Robbe qui veillait à l'orthodoxie des journaux et de la radio. La Légion des Volontaires de la Révolution Nationale parlait en maître et n'hésitait pas à dénoncer des "suspects". L'Amiral Decoux, très autoritaire, appliqua toutes les lois de Vichy, y compris les lois d'exception qui n'avaient guère de sens en Indo-chine. Son activisme et sa dureté rare envers les "dissidents" (ce qui pourtant gênait les Japonais) ne se départit à aucun moment. Bien qu'il fut des amiraux ayant le plus "promené le pavillon sur les mers", plusieurs exemples démontrent sa difficulté à comprendre les comportements étrangers. En Août 40, la Chine, par l'intermédiaire de Chennault, qui commandait les fameux "Flying Tigers", lui proposa, gratuitement, les chasseurs Curtiss que le blocus nippon empêchait de débarquer en Chine: prétextant qu'il y avait une Mission Française d'Achat aux États-Unis, l'amiral refusa l'offre il préféra qu'ils soient vendus aux Siamois, nos ennemis. Les Américains estimèrent que les "Français d'Indo-Chine" ne voulaient pas se battre et que, s'ils voulaient acheter des appareils aux U.S.A., c'était peut-être pour les revendre à l'armée japonaise ce qu'ils n'oseraient faire d'avions offerts. Ce fut une des raisons du comportement américain de Chine envers l'Indo-chine. Le zéle de l'amiral le conduisit à préparer la "reconquête de la Nouvelle-Calédonie" par une force amphibie française appuyée par une escadre japonaise (qui devait être suivie de 30000 "travailleurs nippons…"). C'est l'Amiral de la Flotte Darlan, stimulé par l'Ambassadeur des États-Unis en France, qui s'opposa, non sans mal, à cette entreprise qui aurait valu le peloton d'exécution à l'Amiral Decoux… On peut épiloguer sur la meilleure politique pour sauvegarder la souveraineté française en Indo-chine, mais on ne peut trouver d'excuse à l'outrance de la répression envers les "dissidents": la conduite des autorités de Vichy y fut foncièrement indigne et perverse et il y a une analogie entre le procès du Lieutenant Robert et celui du Capitaine Dreyfus. Le Général G. Sabattier - général sans reproche de 1940 à 45 en Indo-chine - stigmatisa la répression, comme le fit le C.V. Poher, Chef d'É.M. de la Marine. Certains des responsables d'alors ont, comme en France, essayé d'expliquer la dureté de la répression par un "double jeu": il n'était pas nécessaire à ce sujet puisque les Japonais ne sont pas intervenus dans ces affaires préférant au contraire qu'il n'y ait pas de tensions entre Français, comme ils l'ont écrit. La thèse du "double jeu" ne résiste pas à l'analyse: - Les Japonais nient toute intervention sur ce sujet et le gouverneur général - Amiral Decoux le confirma lui-même par sa conduite, en fin de 1944, en élargissant les "dissidents" à une période où les Nippons se montraient particulièrement sourcilleux. - Si la "politique du maréchal" nécessitait ces sévices, pourquoi ne pas avoir prolongé le "double jeu" comme l'ordonnaient les directives du Général de Gaulle ? (sauf sur le point des sévices). - Pourquoi avoir voulu salir l'honneur des "dissidents", comme l'amiral le fit à l'époque et persista à le faire dans son livre - plaidoyer, et ne pas s'être limité aux condamnations pour avoir voulu rejoindre les Français Libres ? Il ne s'agit pas ici de traiter de la politique de l'époque mais de situer l'action de ce livre. Un fait peut aider à comprendre les motivations des responsables de l'Indo-chine: dans l‘acte d'accusation dressé contre William Labussière, il est écrit "…détention de documents concernant la Défense Nationale". Il s'agissait d'un organigramme de l'implantation d'unités japonaises au Tonkin: faut-il comprendre que le Japon était l'allié de la France en Indo-chine, et les Anglo-Saxons les ennemis ? Au demeurant, en s'acharnant sur ce "déserteur vers une armée étrangère" l'É.M. des Troupes Françaises d'Indo-Chine impliquait malencontreusement les Japonais dans l'affaire. Le mot "acharnement" est celui qui convient pour qualifier le comportement du gouverneur général, des gouverneurs et du Commandement Supérieur des Troupes envers les "dissidents", puisqu'ils descendirent jusqu'à s'inquiéter de basses mesures de police et de chiourme… Lettres de cachet et mises aux fers furent choses courantes. Après la percée alliée en Normandie, il y eut un rapide et complet "retournement de veste", avec intégration dans ce qui s'appela curieusement la "Résistance Officielle" qui, non "dissidente" comme le suppose le qualificatif de "résistant", continuait à appliquer les lois de Vichy: cette reconversion explique que des condamnés à l'Indignité Nationale en aient été relevés pour "faits de résistance" tant il est vrai que l'ouvrier de la onzième heure ne perd rien. La "raison d'État", les heureuses dispositions du Statut des Fonctionnaires et la nécessité de ne pas perpétuer les rancunes en permettant de réutiliser des compétences administratives, firent que les sanctions furent très limitées d'autant plus que la période d'épuration en métropole était déjà du passé. Il convient d'ajouter - même s'il convient de dire qu'un certain racisme anti-jap y contribua - qu'il n'y eut pratiquement pas de collaboration individuelle comme en France: les traîtres au profit du Japon, s'ils furent incarcérés, furent soumis à un régime de droit commun… avec sorties en ville ce qui ne fut pas le cas pour les "gaullistes". Aux incarcérations par les autorités de Vichy succédèrent, sous diverses formes toutes pénibles, celles par les "Japs". Dans les cages et les geôles, comme dans les camps, se côtoyaient des Français qui avaient été "pétainistes" ou "gaullistes" avant le coup de force japonais du 9 Mars 1945: ils furent enfermés en raison de leurs fonctions ou sur dénonciation comme résistants: les uns et les autres peuvent donc être "Déporté" ou "Interné" sans que cela sous-entende "Résistant" (comme en France). Il y eut des Médailles de la Résistance pour les combats du 9 Mars 1945. Telle fut l'Indo-chine dans laquelle se déroulèrent les faits que relate cet ouvrage. L'acharnement envers les "dissidents" étonne toujours: un document allemand éclaire peut-être le fondement de cette conduite par des gens qui étaient persuadés que l'Allemagne gagnerait la guerre et se comportaient en conséquence, comme le reconnut le Commandant Jouan. Devant le Tribunal de Nuremberg, le Ministère Public produisit les instructions secrètes d'Hitler au Haut-Commandement de la Wehrmacht, que contresigna le Général Jodl le 12 Novembre 1940. Concernant Vichy, on y relève: - "… Le but de ma politique envers la France est de collaborer avec ce pays de la façon la plus réelle dans la poursuite de la guerre contre l'Angleterre. Pour la période actuelle, la France restera une puissance non belligérante… La mission la plus urgente des Français est de protéger définitivement et offensivement les possessions françaises… contre l'Angleterre et le mouvement de de Gaulle. Cette mission initiale de la France peut conduire à une participation totale à la guerre contre l‘Angleterre…". La définition des perspectives de cette politique ne se conçoit que si des contacts franco-allemands au plus haut niveau ont donné de sérieux espoirs d'aboutir à un accord à leur sujet. Dans la conception d'une telle politique, les sévices envers les "dissidents" devenaient des gages de "bonne volonté", cette obsession des responsables de Vichy. La connaissance de ces sévices inutiles eut une incidence sur les Français arrivés en Indo-chine en 1945: ils eurent le tort de généraliser envers les Anciens, mais il est évident que ces sévices injustifiables étaient la preuve, pour ceux qui avaient connu la Légion des Volontaires, les Milices et autres services de Vichy, que les responsables d'Indo-Chine, voire tous les Anciens, s'étaient conduits en "Collabos". Il est intéressant de comparer le comportement des autorités d'Indo-Chine à celui d'un territoire "dissident". Le 19 Septembre 1940, la Nouvelle-Calédonie se rallia à la France Libre. La semaine suivante, ceux qui déclarèrent vouloir demeurer sous l'obédience de Vichy furent embarqués sur le navire des Messageries Maritimes "Pierre Loti" qui les déposa à Sydney. De là, avec leur chef le Colonel Denis (ex-Gouverneur de la Nouvelle-Calédonie qui s'était fait appuyer par l'aviso "Dumont d'Urville"), ils furent acheminés sur l'Indo-chine. Ils y devinrent d'ardents propagandistes de la Révolution Nationale et censeurs attentifs de la presse: cela se passait avant que des sévices soient infligés aux "dissidents" d'Indo-Chine. En 1946, ces exilés volontaires furent rapatriés sur la Nouvelle-Calédonie: ils furent très étonnés de ne pas être l'objet de la moindre mesure… J'ai parfois fait référence au livre du Colonel Legrand "L'Indo-chine à l'heure japonaise" (pour quelques points concernant l'Amiral Decoux) et à celui de Pierre Boulle "Aux sources de la Rivière Kwaï" (surtout pour le Docteur Bechamp) j'ai utilisé les rapports établis en 1945 par les prisonniers gaullistes en Indo-chine et les "Mémo" de certains responsables de l'administration d'alors (écrits en 1945) j'ai consulté différents documents d'archives de la Commission de l'Indo-chine ou des autorités locales de l'époque j'ai relevé les condamnations sévères des traitements indignes infligés aux "dissidents", - par le Général Sabattier et le Capitaine de vaisseau Poher, non suspects de sentiments "anti-Decoux" - j'ai consulté des archives britanniques des services du Général D.D. Gracey qui représentait les Alliés à Saïgon en fin 1945 (j'ai appartenu moi-même à un de ses services). J'ai eu la chance, plusieurs années après, de retrouver (entre autres à Paris) le Capitaine Mazakazù Konishi, Officier-Interprète de la "Mission Japonaise à Saïgon" (office dont les… "indications" étaient des incitations à obtempérer). Je l'avais rencontré à Phnom Pehn et à Saïgon (dont le surlendemain du coup de force) et je l'avais retrouvé comme interprète à la Mission de Contrôle Interalliée de Désarmement de l'armée japonaise à Saïgon (érudit et francophile). J'ai surtout eu l'occasion et le plaisir de m'entretenir avec la quasi-totalité de ceux qui, évoqués en ces pages, connurent les différentes prisons et geôles du proconsulat de l'Amiral Decoux. Je rencontre encore assez régulièrement certains d'entre eux, et non des moindres comme Boulle, Labussière, Longelin, Robert, Rudoni, etc. J'ai soumis à chacun le récit de leurs captivités, pour éviter de m'écarter de la vérité. J'ai également conservé des notes, documents et souvenirs de cette période vécue essentiellement dans le Sud de 1941 à 1946. On ne s'étonnera pas de ne pas voir traiter la politique de l'Amiral Decoux envers l'Occupant: tel n'était pas l'objet de ce livre et elle ne nécessitait nullement les mesures inhumaines.One will not surprise not to see to process the policy reverse the Occupant of Admiral Decoux: such was not the object of this book.
A Monsieur Huchet, Au Capitaine Graille, Au,Commandant Rousson, mes patrons dans la Résistance Clandestine en Indo-chine -, A ceux qui ne sont pas revenus… R.J.P. Shikishima-nõ yamatõ gorokõ wo hi tõ towaba Asahi ni niù yamà zakùrà banà Personnellement si on me demande ce qui est le coeur du Japon je répondrais que c'est le parfum des fleurs de cerisier sauvage au Soleil Levant poète Norigana Motoori
La mémoire La mémoire: seul bagage incessible Jacques ATTALI
Des évadés dont on parle peu Jubelin et Pouyade sont les plus connus en France de ceux qui, après s'être évadés d'Indo-Chine, s'illustrèrent dans les combats de la France Libre. Rarement ont été évoqués leurs prédécesseurs dans l'évasion, comme Zergrat, Bouillet ou le Q.M. Chapuzot que capturèrent les Siamois et que les Anglais firent libérer. D'autres, moins connus, réussirent leur évasion par voie de terre, mer ou air, comme Bollot. Plusieurs se retrouvèrent dans les geôles ou les camps d'Indo-Chine, comme Rudoni, Longelin, Eggenspieler, Richard et bien d'autres. Il y eut même le paradoxe de militaires jugés "indignes de porter l'uniforme" parce qu'ils refusaient le serment de fidélité à "la Personne du Maréchal Chef de l'Etat", et qui se retrouvèrent fonctionnaires de la Sûreté, comme ce fut le cas de Clerge à Saïgon. Il convient de ne pas oublier de mentionner ceux qui, malgré leur désir manifesté de continuer le combat dans les F.F.L., reçurent l'ordre formel de la Mission Militaire Française de la France Libre en Chine de rester à leur poste pour assurer la liaison: ce fut le cas de plusieurs membres de réseaux de la Résistance, alors en poste à la frontière du Tonkin, d'où il leur était relativement facile de passer en Chine. Le cas typique est sans doute celui du Lieutenant Mac Carthy, parent du Général Catroux dernier gouverneur général de l'Indo-Chine et alors une des personnalités de la France Libre: à la demande du lieutenant, le général répondit par un refus motivé, écrit. Pour la petite histoire, signalons ceux qui ne furent pas sanctionnés, sans explication logique, se retrouvant simplement bloqués dans leur grade ou envoyés au vert: j'en fis l'expérience et il me fut dit, par la suite, que cette mansuétude était due au fait que j'avais été emprisonné en France pour "gaullisme". Curieuse logique…
Addy Zergrat Né de père français et de mère anglaise fixés à Singapour, Addy se présenta aux autorités militaires françaises d'Indo-Chine, lors de la mobilisation générale d'Août 1939. Il reçut une affectation spéciale à Hué, dans des bureaux où il revêtait rarement l'uniforme de Marsouin. Lorsque le Maréchal Pétain eut annoncé sa volonté de "mettre fin aux combats" et rompu l'alliance avec la Grande-Bretagne, Zergrat tenta de rallier un territoire britannique pour s'y engager dans les forces du Général De Gaulle. Il eut le tort d'en parler, au moment où l'opinion évoluait rapidement: au matin de son départ, la police le cueillit chez lui. Il fut interné.Bouillet Ce Sergent d'Infanterie Coloniale, en service au 11ème R.I.C., fut le premier gaulliste mort en Indo-Chine en voulant rallier les Forces Françaises Libres. Ce sous-officier au franc-parler et bon vivant était un gradé qualifié: une "figure" connue de Marsouin. Il ne cachait pas son opinion sur l'abandon du combat en France et la rupture de l'alliance franco-britannique, ni sur la politique indochinoise de Vichy rompant avec la Grande-Bretagne en Asie. Il entreprenait les officiers ralliés au gouverneur général nouvellement nommé par Vichy, et n'hésitait pas à les contrer avec vigueur. Il estimait en outre avoir une "dette d'honneur" envers les Britanniques: un "Tommy" lui avait sauvé la vie. Avec quelques amis, il prépara un départ collectif pour rejoindre les F.F.L. à partir d'un territoire dépendant de l'Angleterre. Ses maladresses verbales l'ayant fait repéré, il fut surveillé et se retrouva aux arrêts de rigueur. Convoqué par son commandant, il se vit sommer de cesser sa propagande pour le "traître de Londres". Malgré la surveillance, il réussit à prendre le train, puis des cars chinois, et à rejoindre la frontière siamoise, en moins d'une semaine. Il n'avait emporté que du linge de rechange et son revolver. Par extraordinaire malchance, il fut intercepté par hasard par une patrouille cambodgienne qui n'était même pas sur le trajet désigné. Arrêté, Bouillet passa trois jours en prison, en attente de transfert sur Saïgon: l'inculpation était de "désertion… en temps de guerre, avec abandon de poste et en emportant son arme de service", ce qui était passible de la peine de mort. Au cours de son acheminement vers Phnom Pehn, il bondit soudain hors du camion, mais fut rattrapé. Echappant à l'improviste à ses gardes, il sauta dans le ravin bordant la piste: il se tua dans la chute. S'il avait réussi à passer en Thaïlande, il aurait probablement connu le triste sort de l'aviateur Barbier, que les Siamois capturèrent et exhibèrent dans une cage: l'Amiral Decoux refusa d'intervenir; ce qui encouragea les Siamois à récidiver envers les prisonniers qu'ils nous firent au Cambodge… après la fin des hostilités.
Clerge Caporal au 11ème R.I.C., Henri Clerge refusa de signer son allégeance à la Personne du Maréchal; estimant qu'il avait déjà un contrat d'engagement dans l'armée, et que cela suffisait. Devant son obstination à ne pas se soumettre aux nouvelles dispositions de l'Etat Français, il fut chassé du régiment… et fut "récupéré" par la Sûreté à Saïgon, où il y avait un noyau de gaullistes.
Bollot Il fut un des "aventuriers", comme les appelaient les vichystes, de la filière vers la France Libre à partir d'une navigation en direction de l'Extrême-Orient. De 1940 à Juillet 1941, des navires purent transporter en Indo-Chine des militaires ayant combattu en France en 1940, ainsi que de la main-d'oeuvre indochinoise rapatriée. Malgré l'évolution du conflit, les autorités de Vichy avaient obtenu cette possibilité, après des tractations étonnantes tant avec les Allemands qu'avec les Anglais. Au Führer, elles avaient exposé leur volonté de se donner les moyens de repousser une attaque de la "perfide Albion", dont toute la presse française dénonçait les noirs desseins. Au Gouvernement de Sa Gracieuse Majesté, elles avaient fait valoir l'intérêt commun du renforcement de nos troupes en Extrême-Orient menacé par les Japonais; qui s'étaient déjà manifestés directement à Langson en Septembre 1940 et indirectement, par Siamois interposés, début 1941. Jusqu'en Juillet 1941, Marsouins, Bigors, Marins et quelques "Métro" ou "Armée d'Afrique" et Légionnaires, avec quelques aviateurs, embarquèrent pour l'Extrême-Orient. Un insigne distinguait ces troupes non comprises dans l'Armée d'Armistice: un écusson aux deux ancres de marine croisées, rouges, du type porté par les matelots de la Marine Nationale. Certains de ces soldats étaient des "engagés spéciaux pour l'Indo-Chine", âgés au moins de 27 ans. Les navires, isolés ou navigant en convoi, quittèrent les côtes de France jusqu'au ralliement du Japon à l'Axe (Avril 1941). Ils portaient les marques distinctives du navicert: une bande jaune peinte sur chaque flanc et un pavillon jaune sous le national. La nuit, des projecteurs les éclairaient. Ces navires étaient susceptibles d'être arraisonnés. Beaucoup de Français crurent trouver là une filière pour rallier les Forces Françaises Libres: les occasions s'annonçaient relativement nombreuses: arraisonnement de contrôle à Gibraltar ou dans le Détroit de la Sonde; escales prévues ou obligées; ou autre fortune de mer au cours d'un voyage qui dépassait parfois trois mois. En fait, les occasions se révélèrent extraordinairement rares et nos alliés, particulièrement les Hollandais, ne facilitaient rien. Michel Bollot s'était trouvé à la Roche-sur-Yon en Juin 1940, envoyé à l'Ecole d'Aspirants par son régiment, le 2ème R.I.C. Fait prisonnier, il s'était évadé et était passé en zone non-occupée pour chercher à passer en Angleterre. Grâce à des amis, il put embarquer à Marseille en qualité de "pilotin" à bord du "Pierre L.D." de la Compagnie Dreyfus, en partance pour l'Extrême-Orient. Le navire arriva sans encombre en Indo-Chine et fit escale à Saïgon. Il apparut bien vite à Bollot qu'il ne trouverait pas l'occasion de réaliser son projet, à partir de ce pays qui semblait acquis à la Révolution Nationale. Il en était à espérer plus de chance au retour, lorsque le "Pierre L.D." reçut ordre d'aller mazouter à Manille. Avec ses camarades de bord Racine, Demouy et Lefebvre, Bollot profita de cette escale technique pour descendre à terre en fraude et s'y présenter aux autorités américaines. Ils demandèrent à être mis en rapport avec un représentant du Général De Gaulle. Les Américains leur suggérèrent de trouver plutôt un emploi sur place. Devant leur obstination, ils finirent par leur indiquer le bureau de la France Libre à Manille. Ils y manifestèrent à nouveau leur volonté de combattre et signèrent leur engagement dans les F.F.L. Michel Bollot rejoignit le Moyen-Orient. Il combattit dans les rangs du fameux BIM, le Bataillon d'Infanterie de Marine et du Pacifique, particulièrement à Bir-Hakeim et à El-Alamein, où il fut très grièvement blessé: il venait d'avoir 21 ans.
Sept d'un coup L'histoire défraya la chronique, tant à Tchung King et Calcutta qu'au Tonkin. A la fin de 1944, sept aviateurs s'engouffrèrent en Potez-sanitaire, un des derniers encore en état de voler. Ils rallièrent les Indes, via la Chine. En fait, les autorités d'Indo-Chine s'étaient enfin déclarées en faveur du G.P.R.F., à l'heure de cette "évasion spectaculaire" qui ne démontrait qu'une chose: en dépit de ses déclarations, le Général d'Aviation Tavera ne contrôlait pas son personnel. La Résistance intérieure, déjà en action bien avant le ralliement de l'état-major, "suggéra" à notre base indienne de la Force 136 de faire suivre un entraînement de parachutistes SAS à ces "dissidents", puis de les parachuter en mission sur l'Indo-Chine: façon déterminante de les jauger. D'autres Français rallièrent les F.F.L. à partir du Tonkin, en mission de la Résistance; ainsi des Français Libres, Administrateur Vallat ou Médecin-Capitaine Kernevez, sans oublier le Capitaine Milon envoyé prendre contact à Alger en 1944 par le Capitaine Levain du Réseau Maupin-Levain.Sommaire
Envol du Pélican… Retour du Triomphant: Amiral JUBELIN Jubelin fut un précurseur célèbre dans le ralliement à la France Libre à partir de l'Indo-Chine. Ce méridional souriant, pilote de l'Aéronavale débutante, avait affronté très tôt les réalités de la vie. Je l'entends encore… En 1940 il était le Directeur de Tir du croiseur "Lamotte-Picquet", un bâtiment ancien mais le plus important de notre petite escadre hétéroclite d'Indo-Chine. (Elle devait cependant mettre hors de combat la plus moderne flotte du Siam, devenue Thaïlande, à la bataille de Kho Chang livrée le 17 Janvier 1941: le seul combat naval d'une escadre française au cours de la deuxième guerre mondiale…). Officier très populaire à bord, il y avait constitué une équipe de boxeurs qui, au gré des escales extrême-orientales, avaient généralement vaincu leurs adversaires. Il était lui-même un adepte de ce sport qui, lors des interminables escales à quai à Saïgon, se pratiquait sur la plage avant. Comme certains membres de l'état-major et de l'équipage, Jubelin ne pouvait accepter l'idée de la défaite définitive de la patrie, alors que son allié poursuivait le combat. Il en discutait avec tous, ce qui comportait quelques risques à la fin de 1940 en Indo-Chine: au "gaullisme" affiché du début, y compris par l'Amiral Decoux avant qu'il ne soit nommé gouverneur général au nom de l'Etat Français, avait succédé un "maréchalisme" omniprésent et tatillon. Jubelin s'étonnait ouvertement que, pour une politique dont on vantait si bien le réalisme et le mérite, il soit nécessaire de tant multiplier les serments d'allégeance… Il en vint à décider de poursuivre la lutte en rejoignant la France Libre. Il était devenu suspect et fut soumis comme tel au contrôle de la Sûreté. On ne l'avait pas arrêté car, lui avait dit l'Amiral Decoux, "ce n'était pas nécessaire puisqu'on ne pouvait sortir du territoire de l'Indo-Chine". Avant le coup qui devait faire la "une" des journaux de tout l'Extrême-Orient, le Lieutenant de vaisseau Jubelin fit plusieurs projets qui ne purent avoir de suite: il pensa sérieusement - fort de son ascendant et des sentiments exprimés par beaucoup - à s'emparer du croiseur pour rallier la marine de la France Libre. Les ardeurs s'étaient émoussées; les volontaires pour accomplir un "acte de piraterie" manquèrent. Il envisagea une évasion par mer en partant de Hâ Tien en sampan sur le golfe du Siam; mais il fut vite évident que la concentration d'un équipage d'Européens et les absences inexpliquées aux appels à bord ne passeraient inaperçus à Saïgon. Il fallait se montrer moins ambitieux quant au nombre des "dissidents" à rallier à "Ganelon" (surnom donné à De Gaulle par la propagande vichyste). La route terrestre, elle aussi, était à proscrire: quarante-huit heures de trajet ferroviaire, plus que le temps d'alerter la police qui aurait tout loisir de le cueillir dans le train ou au débarquement. La voie maritime avec un équipage réduit à deux ou trois hommes, navigant à la voile, était aussi aléatoire à la réflexion: il ne restait que celle des airs, que le pilote de l'Aéronavale étudia. Théoriquement, il y en avait deux, aussi risquée l'une que l'autre du fait des moyens dérisoires dont on pouvait espérer disposer pour un long raid. Le survol de jour du territoire indochinois était exclu et on ne pouvait, même de nuit, imaginer un vol vers la Chine à partir de Saïgon : l'alerte serait vite donnée, provoquant l'intervention de la chasse. Restait le raid maritime. Jubelin étudia les possibilités de vol au-dessus de la mer, vers les Philippines, Bornéo ou la Malaisie. Le Siam, inféodé au Japon, était exclu: il venait de se rebaptiser abusivement "Thaïland" dans l'indifférence mondiale, malgré la menace hégémonique que cela impliquait. De côte à côte, les distances à parcourir étaient comparables et de l'ordre de celle de Paris à Tanger. Les Philippines et surtout le Bornéo hollandais ne parurent pas engageants, alors que Singapour signifiait la présence de la Grande-Bretagne et la continuation de la guerre. Il faudrait aussi tenir compte, sur une telle distance, de la mousson. Singapour fut choisie comme première escale vers les Forces Navales Françaises Libres. Les volontaires ne manquaient pas. Compte tenu du nombre très réduit de places possibles, Jubelin décida de n'embarquer que des spécialistes, comme le recommandait l'Appel du Général De Gaulle. Il retint deux volontaires de ses amis: Arnoux et Ducorps. De même qu'on avait dû renoncer à s'emparer d'un avion d'Air France, il fallut abandonner l'idée "d'emprunter" un avion de l'armée ou de la marine. Il ne restait qu'à se rabattre sur un appareil d'aéroclub; ce qui ne devait pas poser de problèmes insolubles. Il arrivait à Jubelin de louer un "zinc" sur l'aérodrome de Saïgon, pour se rendre sur une plantation amie: il était bien connu à Tan Son Nut dont il était un habitué. Il retint ce moyen pour sortir d'Indo-Chine. L'étude du plan mettait en lumière les impossibilités successives qu'il faudrait cependant surmonter, si on ne voulait pas abandonner avant d'entreprendre. Le choix se porta sur un multiplaces "Pélican". Ce robuste appareil, conçu pour transporter plusieurs passagers, donnerait la possibilité de l'aménager pour un long raid. Il ne fallait pas envisager pouvoir effectuer un vol sans escale avec un tel avion, mais, en le bricolant, cela serait peut-être possible. Le projet d'adjoindre des réservoirs supplémentaires, comme l'avaient fait de célèbres "raideurs" des récentes années, ne pouvait être envisagé: l'appareil ne serait pas "mis à disposition" avant le départ et les travaux attireraient la curiosité de la police. Il parut à l'équipe qu'il ne restait qu'une possibilité: constituer un stock de réserve en bidons traditionnels de cinq litres, qu'il faudrait ensuite vider un à un dans le réservoir à partir du bouchon situé sur le toit. En plein ciel. L'équipage entreprit à la fois l'entraînement aux transvasements et à la constitution d'un stock clandestin d'essence. Ce n'était pas une mince affaire dans l'Indo-Chine policière où les "purs" de la Révolution Nationale commençaient à se découvrir une âme d'inquisiteur, comme le mal nommé "Impartial" de Saïgon. Le départ pour la grande aventure fut prévu du terrain de fortune de Kompong Trach, localité cambodgienne proche de Hâ Tien (Cochinchine) et sur l'axe du raid. L'entraînement au "ravitaillement en vol" ne passa pas inaperçu. Les Annamites et Chinois du marché de Tu Duc, un certain matin, se dirent que les Français étaient décidément des "din' cai dâu", des "fou-la-tête": à l'heure du marché, juste au-dessus de leurs têtes, un avion s'inclinait d'une aile sur l'autre et on voyait, à l'extérieur et suspendu à une corde, un homme qui essayait de profiter du ballant pour mettre le pied sur la roue gauche ! C'était Arnoux. En "essayant le truc", il avait glissé. Le harnais fait d'une corde passée sous les aisselles et fixée au "zinc" l'avait retenu dans sa chute. Jubelin n'avait trouvé d'autre solution que de "jouer au bilboquet" avec lui, pour qu'il puisse prendre appui sur la roue d'où se hisser à bord en s'agrippant. Un vrai numéro de meeting aérien, involontaire et intempestif. L'expérience avait été toutefois concluante: en ralentissant au maximum, il était possible de ramper sur le toit jusqu'au bouchon du réservoir. Le passage des bidons devait pouvoir se faire en y mettant le temps et l'on pouvait espérer, moyennant quelques précautions, que l'effet de succion pourrait être combattu. Jubelin n'avait pas mis au courant ses bons amis Affre - auxquels pourtant la police de l'amiral-gouverneur fera bien des misères - de son projet de rejoindre les F.F.L. par la voie des airs. Il s'en était ouvert au Colonel Magnan, Chef d'E.M. du Commandant de la Division de Cochinchine-Cambodge. Le Général De Rendinger, comme le colonel, était un gaulliste convaincu: tous deux seront rapatriés d'office, d'ordre de l'Amiral Decoux (le Général Magnan sera fait Compagnon de la Libération). Par le Commandant Martin, vieux Marsouin brestois blanchi sous le harnois et Major de Garnison très compréhensif envers les "gaullistes", le candidat à l'évasion recevait des renseignements sur les zones où pourraient évoluer des troupes inopportunes. C'est presque sans difficulté que fut constitué le stock d'essence, très loin du terrain d'envol initial. Jubelin mit au point un plan destiné à égarer les policiers mis constamment à ses trousses. Un code téléphonique fut adopté entre les trois hommes. Comme ils s'étaient souvent montrés ensemble pendant la période de préparation, il fut décidé qu'ils se disperseraient à l'approche du grand envol. Jubelin avait imaginé de "s'exhiber" à Dalat. Il se rendit donc jouer l'officier de marine en permission dans cette station climatique, inspirée du Vichy-balnéaire, que l'amiral-gouverneur commençait à transformer en capitale fédérale (à cause de sa température tempérée et pour quitter l'ambiance de Hanoï et, plus encore, de Saïgon). Bien qu'il fut descendu incognito au très sélect hôtel "Lang Bian", l'évadé en puissance fut vite accaparé par les rendez-vous de bridge ou de soirées plus ou moins prometteuses dans ce monde où les femmes esseulées ne manquaient pas. Cela n'était pas pour lui déplaire: il avait ainsi un excellent alibi face aux curiosités policières qui se multipliaient. Le moment était venu; la mousson venant de changer, les vents dominaient maintenant du côté de la Mer de Chine. Il devenait dangereux de tergiverser: l'opération fut décidée vers le 2 Novembre 1940. Dans la semaine, les "Japs" avaient attaqué Langson par traîtrise à partir de la Chine. La place avait été rapidement conquise, mais grâce aux subtils jeux de la diplomatie nipponnes l'affaire fut minimisée: les Japonais, outre des accords qui aboutiront au coup de force qu'ils déclencheront le 9 Mars 1945, obtenaient, de fait, d'occuper toute l'Indo-Chine pour y préparer leur proche agression dans le Sud-Est asiatique. (L'administration de l'Amiral Decoux refusa aux tués des combats menés à Langson la mention "Mort pour la France": ainsi les veuves des sous-officiers et hommes de troupes se retrouvèrent dans une situation désastreuse dont les conséquences morales sont à porter au débit de la politique du Gougal). Les dés étaient jetés pour le trio. Du Lang Bian, Jubelin appela Saïgon où Louis Ducorps vaquait normalement à ses affaires habituelles. C'est avec ce Breton du Léon que l'ultime décision devait être prise. Les mots qu'ils échangèrent dans leur code ne pouvaient les trahir. La réponse fut "oui": le Lundi prochain 4 Novembre, chacun aurait sa part de matériel pour l'envol du petit terrain de Kompong Trach. Ce serait ensuite à la grâce de Dieu ! Pour meubler le temps, Jubelin jeta quelques confidences sur un carnet pour lequel il avait prévu une cache. L'erreur fut courante à l'époque: une semaine plus tôt, en France, un camarade et moi avions été confondus par la Police d'Etat de Vichy à cause du carnet tenu par mon ami, où s'étalaient nos espoirs de rallier le Général De Gaulle… Jouant parfaitement son personnage d'officier de marine en congé, Jubelin accepta la souriante invitation, pour une soirée au Lang Bian, d'une belle oisive abandonnée. En fin d'après-midi de ce Dimanche, comptant que cet alibi féminin vite colporté détournerait les soupçons immédiats, il embarqua dans sa voiture et, à toute allure dans la crainte d'être suivi par des argousins, roula vers Saïgon. Les rizières succédèrent à la forêt puis la nuit tomba, tôt et rapidement comme toujours sous ces latitudes. Il entra dans la capitale de la Cochinchine où l'air sentait encore bon l'herbe mouillée après les trombes d'eau qui s'étaient déversées vers cinq heures de l'après-midi, comme à l'accoutumée. Les pieds des tireurs de pousses claquaient dans les flaques d'eau de l'asphalte, et les lumières qu'aucun black-out n'interdisait s'y reflétaient en milliers d'étoiles. La vie grouillait partout, Européens et Asiatiques de toutes conditions se croisaient dans les rues ou se rencontraient dans les lieux de jeux. Pour donner le change, Jubelin alla dîner à la "Pointe des Blagueurs". Madame Durand, la patronne omniprésente de l'établissement, l'installa de façon qu'il soit visible sur la terrasse s'avançant au confluent de la Rivière de Saïgon et de l'Arroyo Chinois: la vue s'y étendait sur le fleuve bien au-delà de la "Pointe des Flâneurs". Un ami vint l'y informer que la police venait de prendre de ses nouvelles à son hôtel. Georgetti, le patron, avait répondu que "… le commandant est dans les environs, car je l'ai vu il y a peu". Cette inquisition constante amena Jubelin à brouiller sa piste d'une façon radicale. Il n'imagina pas supprimer les deux "flics" chargés de sa surveillance et qu'il lui arrivait de prendre… dans son automobile pour leur faciliter le travail. Il ne nourrissait pas de pensées assassines et cherchait seulement à les neutraliser un temps: il pensa à son "écurie" de boxeurs. Quittant la Pointe des Blagueurs, il dirigea sa promenade vers le quai Le Myres de Villiers où traînaient encore des matelots. Par le quai de l'Argonne, il gagna la masse grise du "Lamotte-Picquet" dont un projecteur éclairait l'échelle de coupée. Le factionnaire s'étonna un peu en le saluant, mais son arrivée à bord n'avait rien d'anormal en dépit de l'heure. Un de ses "poulains" boxeurs était son filleul: Quartier Maître Lombardo. Il le fit appeler. Le marin fut vite près du commandant, qui sollicita de lui un service que tout matelot normalement constitué ne demande qu'à rendre avec joie: neutraliser les deux "flics" en "planque" au voisinage de la coupée. Juste pour lui laisser le temps de disparaître. Après un "adieu" qui ne trompait personne, le filleul et ses copains rameutés furent rapidement sur le quai. La mission fut remplie avec efficacité et célérité; le factionnaire étant justement occupé à regarder dans une autre direction. Quand la très spéciale "Compagnie de Débarquement" eut regagné le bord, Jubelin, le coeur gros, quitta son navire sur un dernier salut, malgré l'heure tardive, que remarqua l'homme de coupée. Il regagna le "Saïgon Palace" après avoir contourné les bâtiments de la Diartie. Seules quelques lumières brillaient encore dans l'hôtel lorsqu'il rejoignit sa chambre pour mettre ses affaires en ordre. Dehors, la Rue Catinat était sillonnée de pousse-pousse et de cyclo-pousse lancés dans des courses impressionnantes. La rue était encore pleine de vie. "Champs-Elysées" de la capitale de la Cochinchine, la Rue Catinat était l'orgueil des Européens d'autant plus infatués qu'ils étaient de modeste origine: sur pétition, ils avaient réussi à la faire interdire aux soldats ! Sur les marches du théâtre, trois Marsouins du 11ème R.I.C. semblaient discuter de philosophie en faisant de grands gestes nobles et imprécis en direction du Boulevard Bonnard. La vie continuait. Avec l'aube courte arriva l'heure du départ. Rendez-vous avait été pris avec Arnoux à Trang Bang où la Route Coloniale bifurque à la limite de la frontière de Cochinchine. Avec son chargement de bidons d'essence plus ou moins bien camouflés dans sa voiture, Arnoux avait déjà parcouru les 300 kilomètres pour être prêt à embarquer. Tout au long de ce trajet, au passage d'une demi-douzaine de bacs, un contrôle par militaires ou miliciens était toujours à craindre: tout se passa bien. Il ne rencontra pas non plus de ces faux "commis voyageurs nippons" qui étaient des espions à la recherche de terrains pour de futurs camps ou pistes d'aviation pour l'armée japonaise. (Dans un an environ, à partir des aérodromes de Cochinchine et du Cambodge, leurs appareils s'envoleront pour attaquer Singapour et la Malaisie: ils couleront l'escadre de l'Amiral britannique "Tom Pouce". En remerciement, les "Japs" déploieront des banderoles: "Merci pour votre collaboration" et l'amiral-gouverneur recevra l'Ordre du Soleil Levant de 1ère Classe, la plus haute décoration impériale). Arrivant au bas de l'escalier de son hôtel, Jubelin constata avec satisfaction que ses "suiveurs" n'étaient pas là. On se lève tôt "à la colonie" et le patron du "Saïgon-Palace" était debout dans le hall. Georgetti, qui avait si souvent informé l'officier de marine des activités des "sbires à Decoux", ne paraissait pas étonné de voir son client debout à l'aube et porteur d'un léger bagage. Ils échangèrent quelques mots de politesse banale: l'émotion, la reconnaissance aussi, et probablement un sentiment indéfinissable au moment de franchir un pas décisif, firent que Jubelin prit congé en annonçant qu'il s'évadait d'Indo-Chine pour aller combattre avec De Gaulle. Georgetti reçut la nouvelle sans manifestation apparente. Il dit simplement qu'il ne fallait pas partir sans argent pour une telle aventure… et lui remit une barre d'or ! (la valeur d'un salaire annuel d'ouvrier). Il fut impossible à Jubelin de refuser, tant le regard du Corse témoignait de la reconnaissance et de la sympathie pour cette marque de confiance en une telle période. On se quitta sur une dernière et chaleureuse poignée de main et un "au revoir". Par les rues où les senteurs de "soupes chinoises" commençaient à se mêler aux multiples odeurs asiatiques, le lieutenant de vaisseau prit la route de l'aérodrome de Tan Son Nut. Il arriva bientôt, malgré la circulation intense des cyclos, "boîtes d'allumettes" entraînées par de nerveux petits chevaux roux, "pousse-pousse" tirés par de maigres coolies aux vastes chapeaux coniques et dans l'encombrement des immenses paniers d'osier que des paysannes affairées portaient sur de flexibles balanciers et des petits comptoirs ambulants tout fumants de soupes ou de teintures noires ou brunes. Il y avait déjà du monde sur la piste, dont ses amis qu'il avait alertés sans leur donner de raison particulière. Décontracté en apparence, Jubelin salua puis déclara qu'il venait louer le "Pélican" pour se rendre à l'invitation d'un planteur du côté des Trois Frontières. Nul ne s'en étonna: l'endroit, où cet excellent fusil de William Baze chassait volontiers avec l'Empereur Bao Daï ou de riches amateurs venus d'Europe ou d'Amérique, était réputé pour son gibier de taille respectable; Gaur, tigre, voire éléphant. Le chef-mécano du club, Repesse, ne laissa guère percer d'enthousiasme pour laisser voler ce "coucou": il arrivait à l'extrême limite de ses heures de vol avant révision complète et il avait durement volé. Il n'était pas prudent, selon lui, de prendre l'air avec cet appareil; au moins, faudrait-il suivre une voie terrestre fréquentée. Jubelin répondit qu'il n'était pas spécialement casse-cou et assura qu'il ferait le nécessaire pour faciliter les recherches en cas de panne ou d'atterrissage forcé. Comme l'officier-pilote de l'Aéronavale avait une solide réputation de compétence, Toulza, le moniteur du club, autorisa la sortie. Il n'en prodigua pas moins des recommandations d'extrême prudence, demandant de prévenir de l'arrivée et insistant sur le fait qu'il ne fallait pas s'obstiner si le coucou faisait des difficultés pour prendre le chemin du retour. En pince-sans-rire, Jubelin promit qu'il suivrait ces recommandations et que Toulza reverrait son "zinc". Ecourtant les adieux comme s'il s'agissait d'un vol de routine, le pilote sauta promptement à bord et mit les gaz. L'appareil prit l'air normalement. Virant sur sa gauche, il mit le cap au Nord; ce qui correspondait, en suivant les voies recommandées, à sa destination annoncée de Quan Loï. Très vite cependant, au niveau de Thudaumot où il voyait les Marsouins du 11ème patauger dans les rizières, Jubelin vira encore à gauche pour prendre son vrai cap, l'Ouest. Un incident, en fin de virage, le contraria plus qu'il ne l'inquiéta: le vent avait décollé la carte de la tablette, l'avait plaqué au fond de la carlingue où il ne pouvait aller la récupérer en vol. Il pilota à l'estime en essayant de se remémorer les paysages qu'il admirait lors de ses vols d'entraînement. La chance devait être avec lui: il découvrit facilement le petit terrain de Trang Bang, dans la forêt à côté de la petite localité cochinchinoise, à la frontière près de la bifurcation de la route. Une fumée de brindilles faisait office de manche à air, donnant la direction et la force du vent au sol. A côté, Arnoux et ses amis Affre faisaient de larges signes d'amitié. Jubelin atterrit près de l'auto et, moteur au ralenti, sauta dans l'herbe. Tout fut vite fait, y compris l'adieu au couple ami qui découvrait la raison de ce rendez-vous insolite. Quelques signes d'amitié et l'avion s'envola face à l'Est, avant de repasser sur le terrain pour un dernier adieu et prendre le vrai cap, à l'Ouest. Le soleil levant dissipait les nuages et le vent de la mousson, soufflant de l'Est depuis quelques jours, faisait augmenter la vitesse sans fatigue pour le moteur: c'est ce qu'avait prévu celui qui n'était plus le Directeur de Tir du croiseur "Lamotte-Picquet". Le sol défilait à 150 km/h et l'on reconnut bientôt l'étrange division du Mékong à l'ouverture de son delta. Cela annonçait Chaudoc où des yeux indiscrets pouvaient veiller. La capitale provinciale de cette région du Royaume Khmer colonisée par les Annamites juste avant l'arrivée des Français, fut contournée avec prudence. Suivant la frontière que rien ne marquait spécialement, l'avion fut bientôt en vue de Kompong Trach. La petite ville cambodgienne, paisible et nonchalante comme toutes celles de ce pays bouddhique, était proche de la province cochinchinoise de Hâ Tien dont la capitale du même nom marquait l'extrémité au bord du golfe du Siam qui faisait sa richesse. Rendez-vous avait été pris avec Ducorps sur le petit terrain choisi parce que cette région, peuplée de Cambodgiens, avait été jugée plus sûre: les sujets de Sa Majesté Sianouk n'ayant pas la réputation de moucharder. La présence de Ducorps avait soulevé un certain intérêt. Quelques badauds, le cheveu court et le sampot noué à la ceinture, supputaient quelque distraction inhabituelle venant du ciel. A peine l'avion au sol, les curieux commencèrent à se rassembler. L'air bon enfant ils se montraient aussi envahissants que les gamins qui s'enhardissaient en éclatant de rire. Impassibles, des bonzes vêtus d'une robe safran et le parapluie serré sous le bras, regardaient sans mot dire ces Européens remuants qui venaient troubler la sérénité qu'aime le Bouddha. Un sous-officier de la Garde Indochinoise courut se "mettre aux ordres du capitaine". Cela ne l'empêchait pas de poser des questions qui commençaient à devenir gênantes, car le métis semblait avoir du flair. Jubelin argua "d'ennuis mécaniques mineurs auxquels il allait promptement porter remède". Là-dessus, il suggéra à Arnoux, fort de son grade de lieutenant qui impressionnait le garde, de détourner l'attention du sous-officier. "Mon lieutenant", prenant une désagréable voix de service, demanda que lui soient présentées les "installations de Défense Passive": consternation du chef des gardes qui, dans cette province reculée du delta, avait ignoré les consignes en ces temps calmes… et "coups de gueule" homériques de Arnoux menaçant de "donner promptement de ses nouvelles !". Pendant ce temps, Jubelin faisait le plein du réservoir à partir de bidons stockés, en grimpant sur le toit, tandis que Ducorps traçait la piste d'envol dans les hautes herbes en faisant rouler la voiture et recherchait d'éventuels obstacles pouvant gêner les roues. La foule s'était encore accrue, piaillant et jacassant. Il y avait même deux Chinois bedonnants, vêtus d'un tricot de peau et d'un short blanc, qui devaient supputer une affaire commerciale bien juteuse tant elle était tortueuse. Les pieds bien calés dans les claquettes, ils parlaient sans geste en inclinant parfois la tête. D'eux non plus, il n'y avait guère de délation à craindre. Les Cambodgiens de tous âges commençaient à devenir gentiment envahissants par leur curiosité de tout et leur façon de scruter de près. Pour alléger l'appareil, les fauteuils inutiles venaient d'être jetés sur le côté quand, le plein enfin effectué, le sous-officier revint: d'un air à la fois soumis et arrogant, il déclara que le "Résident convoquait le capitaine". En même temps, il jetait un coup d'oeil qui se voulait finaud sur les bidons attendant d'être chargés. Jubelin répondit qu'il allait se rendre tout de suite à la Résidence, puis écarta le garde en le "priant d'aller téléphoner au Résident pour lui annoncer sa prochaine arrivée, mais accompagné du lieutenant", il ajoutait de préciser que "le capitaine et le lieutenant se permettraient de s'inviter à déjeuner" (ce n'était là que manière tout à fait habituelle à la Colonie). Le répit fut court: le sous-officier, vite de retour, déclara qu'il "avait le regret" de devoir arrêter les aviateurs "sur ordre de Monsieur-Résident". Il s'était fait accompagner par d'autres miliciens. D'évidence, le responsable local de l'administration finissait par s'inquiéter des intentions des passagers de cet avion intempestif: l'équipage ne pouvait plus tergiverser. Le gradé commençait à s'interroger ouvertement sur les bizarreries constatées dans et hors l'avion. Le pilote estima que seule l'intimidation pourrait lui permettre de s'envoler: ostensiblement mais sans provocation, il fit passer son volumineux revolver d'ordonnance d'une poche à l'autre, bien en vue du milicien. Fixant le sous-officier dans les yeux, il murmura "ne pas faire l'idiot…". Cela dut provoquer une réaction salutaire, car il n'eut pas d'autre observation, ni en français ni en annamite. La voie était libre ! Le moteur partit à la première sollicitation. La foule s'écarta, amusée et attentive. Rebondissant plusieurs fois à cause de sa charge, le "Pélican" prit lentement son vol: assurément, son allure justifiait le nom. Après avoir dangereusement frôlé la cime des arbres, puis décrit un large demi-cercle, il mit le cap sur Singapour; descendant en rase-mottes pour éviter d'être repéré. Les "dissidents" pouvaient voir la foule encore rassemblée sur le terrain et faisant des signes du bras, tandis que le sous-officier de la G.I. courait rendre compte au Résident: en désordre, ses miliciens suivaient, jetant parfois un regard vers le ciel. Sortant de l'horizon, l'île de Phù Quoc, réputée pour son noc-mam, fut très vite en vue. A droite apparut la ville cambodgienne de Kampot, au pied de la Montagne des Eléphants, où la marine entretenait une base d'hydravions. Ceux-là seraient dangereux si l'alerte avait été donnée, avec la bonne direction. Le ciel était uniformément bleu au-dessus d'une mer bleue, légèrement houleuse et semée de quelques crêtes d'écume. Le moteur "tournait rond". Le vent de la mousson aidant, l'avion volait à 150 km/h sans fatiguer. Le dernier point fut fait sur l'île de Poulo Paujang, loin à l'est: il révélait une légère dérive vers la droite. Vers 10 heures, cette ultime terre de la péninsule indochinoise s'estompa et disparut: le "Pélican" était seul au-dessus de la mer et sous le ciel, sans même une jonque chinoise ou un sampang de pêche en vue. Jubelin se fit la réflexion que, en cas d'amerrissage forcé, les chambres à air embarquées en guise de bouée ne seraient guère de quelqu'utilité: 700 km s'étendaient jusqu'au but, vers le sud… Alors que les conditions météorologiques avaient jusque-là semblé satisfaisantes, soudain droit devant se dessina peu à peu l'énorme amoncellement nuageux d'un orage tropical. Les cumulus étaient impressionnants: un mur immense, dont on ne distinguait pas le sommet, barrait l'horizon de sa masse noirâtre. On ne devinait pas les extrémités et vouloir le contourner risquait de conduire à la panne sèche. Inutile d'essayer de passer dessous; les pluies de la mousson, diluviennes, donnent l'impression d'être exposé directement à un jet d'incendie: il faudrait passer à travers, par le haut, en espérant que la masse nuageuse dangereuse serait moins profonde que son front sinistre. Il fallait que le vieux coucou veuille bien y consentir malgré sa surcharge: il n'y avait pas d'autre solution à moins de faire un demi-tour qui était totalement exclu dans leurs esprits. Jubelin tenta la manoeuvre. Lentement, peinant manifestement outre mesure, l'appareil grimpait péniblement. Assez vite, le moteur émit un ronronnement syncopé de mauvaise augure et des gouttes d'huile noire fusèrent. Le moteur se mit à cogner. Soudain, alors que la température de l'huile affichait 100 degrés, une longue giclée vint frapper le pare-brise. L'avion n'était encore qu'à mi-hauteur du nuage. La situation devenait très sérieuse. Il allait falloir se résoudre à pénétrer dans l'orage avec ce vieux coucou qui n'était pas fait pour cela. Devant, c'était la fantasmagorie digne des visions les plus saugrenues des romantiques du XIXème siècle: même les trouées, étroites et hautes failles mouvantes, n'étaient guère engageantes. L'équipage décida de faire un plein avant d'affronter le danger. L'avion décrivit une courbe pour venir défiler devant les nuages et permettre d'effectuer la manoeuvre de transvasement d'essence. L'opération tenait de l'acrobatie aérienne particulièrement risquée. L'appareil surchargé était bien trop lourd, malgré le temps de vol écoulé. Pour le ravitaillement, il fallait monter sur le toit pour vider un à un les bidons stockés à l'intérieur: sans matériel spécialisé. Les difficultés rencontrées à vouloir ouvrir la porte en cette zone perturbée incitèrent Jubelin à sacrifier un peu le matériel, pour permettre une manoeuvre moins risquée. Il fit découper un trou dans le toit, de façon à ménager le passage d'un homme. Ce fut vite fait, après quelques réticences de ses compagnons, plus "respectueux du matériel à eux confié": imaginaient-ils qu'ils auraient à en "rendre compte" à un intendant pantouflard choqué par cette "détérioration de matériel" ? Que pouvaient avoir à craindre les trois "déserteurs" qu'une Cour Martiale allait promptement condamner à mort et à la confiscation des biens, à Saïgon ? Le trou fait, Ducorps se glissa à l'extérieur, ceint de la corde, et rampa jusqu'à l'orifice de remplissage en luttant contre le vent violent. Le bouchon n'offrit guère de résistance. S'aidant des dents pour maintenir le tuyau du siphon, le "préposé" prit un à un les bidons d'essence que lui passait Arnoux, les transvasant puis les jetant dans le vide. Contrairement à leurs craintes, peut-être à cause de la vitesse réduite, le phénomène de succion n'eut pas lieu et il y eut peu d'essence de perdue. Le réservoir était plein à nouveau et il restait encore quelques bidons de secours qui permettraient sans doute de parvenir au but, s'il n'y avait pas de "pépin". On reprit le bon cap. Jubelin essaya d'engager l'avion dans ce qui ressemblait à un impressionnant et sombre "canyon" aux falaises sinueuses, d'une très grande hauteur. Chahuté sans cesse, le "Pélican" peinait: l'huile monta à nouveau à 100°. Presqu'aussitôt, une longue giclée noire, plus forte que celle précédente, vint s'écraser sur le pare-brise en s'effilochant sur la vitre de côté en de brunâtre tentacules sinistres. Heureusement, une pluie d'orage se mit à cingler l'avion: les larges gouttes éclataient avec un bruit de mitrailleuse sur la tôle, dans un vacarme de fin du monde. L'eau ruisselait littéralement: elle avait l'avantage de faire baisser la température de l'huile. Peu à peu, le moteur reprit un rythme plus rassurant. Autant que le permettait la pellicule d'eau, il fut bientôt possible de voir à travers le pare-brise. L'avion continuait à être violemment malmené, du moins les grains qui se succédaient à courts intervalles maintenaient-ils une température convenable du moteur. Carte en main mais navigant maintenant à l'estime, Arnoux traçait une route dont il était de moins en moins certain. Dans l'intention de gagner deux heures, il proposa de changer de cap et d'obliquer vers Khota Baru. Cela permettrait aussi d'éviter de "rater" Singapour en passant à l'est de l'étroite péninsule dont le port marquait l'extrémité. Il estimait que l'avion était à peu près à mi-parcours et légèrement à droite de sa ligne prévue de vol. Décision prise, l'appareil mit le cap vers le N.-O. Le "Pélican" se retrouva d'un coup à 300 mètres au-dessus d'une mer verte, striée de blanc, puis à 200 mètres; ce qui le fit passer sous la masse des nuages où il fatigua moins. Par moments tombait une pluie légère qui n'avait d'autre inconvénient que de limiter l'horizon. Il fallait espérer que les calculs du navigateur étaient corrects: il eut été dangereux de se retrouver au Siam, dont le territoire poussait une pointe sur la côte N.-E. de la péninsule malaise. Jubelin connaissait la triste histoire de Chapuzot. Ce nom évoque celui d'un héros de livre "troupier": c'était celui d'un quartier maître fusilier du "Lamotte-Picquet" qui tenta de rejoindre la France Libre par le Siam, au début de Juillet 1940. Il fut enfermé et exposé dans une cage en bambou, avant que les Anglais interviennent fermement auprès des autorités thaïlandaises; alors que l'Amiral Decoux avait refusé de se manifester. Le vol continuait normalement quand, soudain, sans rien d'autre que les estimations de Arnoux le laissât prévoir, la terre fut en vue sous un ciel éclatant de lumière. Sur la mer calme, s'affairaient des flottilles de pêcheurs. Elles venaient sans doute des îles caractéristiques que l'on distinguait au loin: Great Readang, Lang Tengan et les Perhentian couvertes au N.-O. par des îlots tâchetant la mer. Il n'y avait aucun doute, l'avion se présentait à Khota Baru, capitale de l'Etat de Kélantan, qui porte le nom du majestueux fleuve aux rives verdoyantes. Coulant du sud vers le nord, son cours se déverse dans le Golfe du Siam, un peu au sud de la frontière avec la Thaïlande inamicale. Légèrement au-dessous du 6ème parallèle, la ville s'étalait devant eux sur une rive du fleuve, encore éloignée. Ils avaient quitté la terre au 10ème et Singapour est proche du 1er: ils étaient à quelque 600 km de leur but initial. La montagne confirmait que l'on arrivait au port choisi: le sommet du Ménungaï se détachait, isolé sur l'immensité verte et plate, un peu en avant de la chaîne. Du Batil dominant à 1508 mètres, la montagne descend vers le Yong, à 655 mètres, en passant par le Témiang à 1237 mètres. Là étaient les Anglais et, à défaut de militaires, on pouvait être certain de rencontrer de ces planteurs qui introduisirent l'hévéa dans cette riche contrée, comme les Français en Indo-Chine, mais y importèrent également leur "way of life". La carte signalait qu'un terrain se trouvait dans les parages. Comme la recherche pouvait durer longtemps, il fut décidé de faire un dernier plein en vol. Estimant sans doute que son tour était venu de se livrer aux acrobaties aériennes et d'en connaître les griseries, Arnoux passa promptement par le trou. Ceint de la corde, il s'installa prêt à la manoeuvre. Le plein fut terminé tandis que le "Pélican" passait la ligne verte du rivage de leur terre promise: s'il y eut des curieux à regarder l'avion, ils ont dû se poser des questions sur ce que pouvaient bien manigancer ces gens dont on apercevait les silhouettes sur le toit du "zinc". Tout de suite, sur la gauche, apparut la manche à air signalant une piste sur un terrain immense par rapport aux besoins de l'avion. La mollesse de la "biroute" indiquait un vent léger au sol; ce que ne démentait pas l'Union Jack qui caressait le mât de pavillon de ses plis. Après dix heures de vol, dont une bonne partie dans un orage tropical, Jubelin posa correctement son appareil, roula vers les baraques et coupa le contact: mission accomplie, l'équipage se trouvait en territoire britannique, prêt pour le combat dans les Forces Françaises Libres. Le ciel resplendissait et la joie illuminait les visages. On se congratula. Tout d'abord, ils ne remarquèrent aucun signe de vie sur le "field". Ils commençaient à s'en étonner en plaisantant, quand il se passa quelque chose qui leur parut extrait d'un film hollywoodien sur la légendaire Armée des Indes. Sortant d'un bungalow, un Major de Sa Gracieuse Majesté le Roi George le VI° - il y a partout un Major britannique - le stick coincé sous l'avant-bras gauche replié contre le ceinturon au cuir astiqué, venait à grandes enjambées: nul doute l'Angleterre était là ! L'officier fit quelques pas saccadés, sur place, et s'immobilisa soudain, raide comme un piquet et le menton levé: ses yeux brillaient. Il était coiffé d'un immense feutre de brousse au kaki tirant sur le brun, dont le côté relevé s'ornait d'un de ces étonnants insignes que les Britanniques arborent sans complexe. Il porta la main à la coiffure, d'un geste d'automate, et s'inclinant légèrement, s'adressa aux "sirs" descendus du "Pélican"; comme s'il s'agissait là d'une rencontre amicale de routine entre partenaires d'un même club très sélect: "Avez-vous fait bon voyage ?". A quelques pas, dressés derrière un talus de sacs de sable et camouflés sous les feuillages qui dissimulaient et ombrageaient leur poste de D.C.A., deux "Indous" encadraient une mitrailleuse "Lewis" vaguement pointée vers le ciel. Après cette randonnée et les excursions sur le toit de l'avion, shorts et chemisettes avaient perdu toute fraîcheur. L'accueil fut charmant, très "british" aussi; c'est-à-dire empreint d'une curiosité retenue qui laissait cependant percer l'étonnement et l'admiration pour l'exploit sportif et la détermination patriotique. On se dirigea vers le mess dont les murs blancs soulignaient le toit en paillote. L'ombre devait y être la bienvenue lorsque tapait le soleil de Malaisie. On était à l'heure du fugace crépuscule des tropiques. Une dernière peur rétrospective cloua un instant le trio de Français avant de franchir le seuil: un mécanicien qui s'était précipité vers cet étonnant "zinc" revenait vers eux en les hélant: "Hello, sirs !". Excité, l'homme montrait une branche d'arbre coincée dans le train d'atterrissage ! Le brave "Pélican" avait manqué de peu un magnifique "cheval de bois", ou pire, à l'envol de Kompong Trach: quelle torche cela aurait fait avec toute cette essence… Le danger n'avait pas été moindre à l'atterrissage à Kota Baru. Après une nuit passée au bungalow des officiers, l'heure vint de se préparer à poursuivre jusqu'à Singapour. Ils avaient peu dormi, car il avait fallu répondre aux questions des militaires enthousiasmés par l'exploit et la farce faite à l'amiral. Le voyage s'annonçait comme une promenade, le temps était beau et il suffirait de se guider sur les routes ou la voie ferrée qui longe la côte jusqu'au grand port. Jubelin demanda de vérifier sommairement l'appareil, sollicitant un complément de plein et un coup d'oeil sur le niveau d'huile. Tel le pélican de la fable, l'oiseau de l'aéroclub de Tan Son Nut avait donné bien au-delà du maximum qu'on pouvait espérer de lui: il était à bout; il avait rempli son contrat et réclamait le repos complet. Il refusa obstinément de démarrer et il fallut se résigner à le laisser là. Rappelant la promesse qu'il avait faite, Jubelin obtint que l'avion soit emballé et dirigé vers Singapour pour y embarquer vers Saïgon. Ainsi, comme promis, reviendrait-il sous l'autorité de Soulza et entre les mains expertes de Repesse et, selon leur recommandation "sans qu'on se soit obstiné à le faire démarrer". En 1940 on avait de ces délicatesses. Les Britanniques firent comme promis. C'est en wagon-lit, en parcourant le centre de la Malaisie, que les trois "dissidents" gagnèrent confortablement Singapour. Dans un an environ, les Japonais allaient parcourir la distance à un train infernal. Leur réception ne passa pas inaperçue: radio et journaux avaient annoncé leur arrivée acrobatique qui survenait comme un défi. L'amiral commandant l'importante base et le général commandant la place forte étaient fait représenter chacun par un officier de leur état-major. Avec étonnement, les trois héros du jour les découvrirent sur le quai. Ils portaient la grande tenue, sabre au côté, dans ces uniformes que seuls des Britanniques peuvent porter sans ridicule. Précédant une exubérante bande de Français Libres locaux, les deux officiers supérieurs accueillirent les trois "officiers français dissidents" en les félicitant de leur raid audacieux dont ils semblaient bien apprécier surtout le côté sportif. Ils leur annoncèrent que Radio-Singapour avait raconté leur odyssée. Les représentants des autorités suprêmes, considérant avec étonnement les "damned frenchies", se mirent cordialement à leur disposition. Jubelin et ses camarades, qui avaient dû voyager sans bagage, dirent que le problème d'urgence était celui de leur habillement: ils ne possédaient que les chemisettes et shorts qu'ils avaient sur eux et, bien sûr, le matériel sommaire de toilette qu'on n'avait pas manqué de leur donner en arrivant à Khota Baru: ne convient-il pas qu'un Européen puisse se raser et se laver les dents ? Avec un short-à-rallonge typiquement Armée-des-Indes et une coiffure française nettement moins fraîche aux galons déformés Jubelin tranchait par rapport au comité d'accueil. Les nouvelles vont vite "à la Colonie": dès le lendemain, ils se trouvèrent submergés de tout ce qui peut se porter sous ces latitudes; si bien qu'ils durent organiser, à leur tour, une distribution ! Ils étaient devenus la coqueluche de la société européenne; ce qui ne faisait pas d'eux des clients des charmantes volontaires de la Y.M.C.A., qui auraient bien voulu leur apporter leurs services. S'en étonnant un peu, ils s'amusaient de cet accueil si chaleureux et s'imaginaient les têtes à Saïgon où Radio-Singapour était écoutée par tous: ils savaient déjà que la propagande de l'amiral laisserait entendre… qu'ils étaient "partis avec la caisse", avaient fui l'ire d'un mari jaloux, ou autre vilenie. Ils avaient hâte de rejoindre la France Libre et leur place au combat contre l'Allemand qui occupait la patrie. Dès leur arrivée, ils avaient insisté pour prendre le premier navire qui leur permettrait de gagner l'Angleterre. Après quelques jours de repos enchanteur au mess de Royal Air Force, l'embarquement se fit le Vendredi 13 Décembre 1940. Le bâtiment mixte "Sarpeton" fit escale à Durban: Jubelin y retrouva son "fistot" commandant l'aviso "Savorgnan de Brazza" des Forces Navales Françaises Libres, qui relâchait dans le port. Enfin ils se retrouvaient entre vrais Français. Ils ne savaient pas que, dans un an, les Japonais débarqueraient en force à Khota Baru, par grande tempête de mousson, au lendemain de Pearl Harbour. Le "Sarpeton" poursuivit sa route vers Capetown. Les trois évadés y furent débarqués pour prendre passage à bord d'un transport plus rapide, "Orion", qui transportait 3000 hommes de renfort. Ils y rencontrèrent une demi-douzaine de matelots français qui, pour continuer le combat, avaient quitté la douce quiétude de notre escadre consignée à Alexandrie. A la mi-Juillet, dix officiers et une cinquantaine de marins de cette force navale qui avait choisi de cesser le combat, rallièrent les F.N.F.L. avec D'Estienne d'Orves qui se faisait appeler "Châteauvieux". Une surprise attendait l'ancien officier de tir du "Lamotte", à bord de "l'Orion": l'ancien officier de liaison britannique qu'il avait connu à bord de son croiseur, au temps où les deux marines collaboraient en Extrême-Orient, était aussi du voyage. Après une traversée qui fut, du moins pour lui, sans histoire, le transport "Orion" toucha l'Ecosse à Greenock le 1er Février 1941: une centaine de ballons d'un barrage antiaérien oscillaient au bout de leurs câbles au-dessus des navires encombrant le port. Le 4, Jubelin se présenta au "Patron" des Marins et Aviateurs de la France Libre: l'Amiral Muselier était un autre homme que l'Amiral Decoux; sachant prendre des initiatives rapides devant des situations que les règlements n'imaginaient pas. Le contraire d'un "homme aux ordres" comme l‘avait remarqué depuis longtemps l'Amiral Darlan. Le Commandant Jubelin espérait, en tant que pilote réputé de l'Aéronavale, être affecté dans une escadrille défendant le ciel de l'Angleterre et la liberté. La France Libre avait très peu d'officiers de marine ayant rang de commandant: notre pilote dut oublier ses ailes et accepter de devenir le "Pacha" du vieux cuirassé "Courbet", bien connu des Lorientais, qui, transformé en base et couvert de D.C.A., ne hantait plus le Port de l'Orient où il "fumait sur le Blavet". La vieille "baille" ne savait pas encore qu'elle était destinée à la gloire du "D.Day" sur la côte normande, une certaine aube, le 6 Juin 1944. Le 5 Février 1941, Jubelin eut une entrevue avec le Général De Gaulle, qui le questionna sur l'Indo-Chine. Pendant ce temps, à Saïgon, l'ire de l'Amiral Decoux s'abattait sur ses amis. Elle n'épargna même pas ceux qui n'avaient appris la nouvelle que dans les pages de "L'Impartial", le mal-nommé qui menait une campagne collaborationniste virulente. Par contumace, les "déserteurs" furent traduits devant une Cour Martiale et condamnés à mort au cours d'une audience pénible… Après des succès remarqués en D.C.A., Jubelin réussit enfin à se faire affecter en escadrille dans la Royal Navy (R.N.). Consécration rare, le 11 Juin 1941, à titre très exceptionnel comme tinrent à le préciser par note les Lords de la Mer, il reçut le droit de porter l'insigne de la "Fleet Air Force", à condition qu'il n'en portât pas une autre en même temps. Peu après, il prit le commandement d'une escadrille "Free French" sur "Spitfire". Avec elle il se couvrit de gloire, avant de reprendre la mer le 8 Août 1942, comme commandant de l'aviso "Savorgnan de Brazza". A la même époque, dans le Sud-Pacifique les Américains débutaient leur reconquête "île par île" des Salomon, en commençant par Guadalcanal; à partir des territoires français ralliés à la France Libre. Il devint une "figure" entre les "pachas" des F.N.F.L., qui n'en manquaient pas. Son commandement fut digne de son prédécesseur, lorsqu'il prit ensuite celui du croiseur léger F.N.F.L. "Triomphant". Quelques mois plus tôt, sous le Commandant Gilly, cet ex-aviso avait provoqué l'admiration de la Royal Navy: une référence ! Difficile à étonner, la marine de Sa Gracieuse Majesté la lui avait manifesté d'une façon étonnante, typiquement britannique: en plein Océan Indien infesté de sous-marins japonais repérés dans les parages. Alors que notre bâtiment présentait encore une gîte importante après s'être rétabli, dans un typhon, d'un naufrage arrivé à sa phase finale, deux navires de guerre "H.M.S.…" avaient défilé à contre-bord, équipages rangés à la bande et criant des "Hourra !" enthousiastes, pavillons claquant au vent et haut-parleurs tonitruant une "Marseillaise" à laquelle le vent donnait du roulis. Ça ne s'oublie pas… Dure succession à prendre, mais que Jubelin réussit avec brio. Une entrée de nuit, avec "ses cargos" et sans que la capitainerie du port malgache s'en aperçoive, le rendit légendaire dans l'Océan Indien. Ce "coup" lui valut une lettre de félicitations du commandant de l'escadre britannique dans l'Océan Indien, pleine d'humour. Vint le temps de la modernisation du navire, alors que le IIIème Reich finissait d'agoniser. Le "Triomphant" fut désigné pour combattre contre le Japon dans l'Océan Indien et le Pacifique. Entre temps, Jubelin avait reçu, le 5 Janvier 1943, les confidences de l'Ingénieur général Kahn. Partant pour l'Extrême-Orient, le Commandant du "Triomphant" était ainsi des privilégiés à savoir que la guerre se terminerait probablement par l'emploi de la bombe "A". Son ami lui avait dit que Einstein, entre autres, travaillait sur ce projet aux U.S.A. Le Reich venait de capituler lorsque le "Triomphant" quitta la France pour rejoindre notre cuirassé "Richelieu", le plus important "battle ship" de l'escadre britannique qui pilonnait les côtes de Birmanie, de Malaisie et d'Indonésie tenues par les Japonais. C'est dans ces eaux que la capitulation du Japon surprit le navire. Lorsque l'ordre vint au "Triomphant" d'accompagner le "Richelieu" qui escortait deux navires navigant vers l'Indo-Chine, Jubelin reconnut que la boucle allait être bouclée: il revenait en vainqueur à Saïgon et il y serait le premier arrivé ! Au début de l'après-midi du 3 Octobre 1945, la petite escadre française mouilla au Cap Saint Jacques, à l'embouchure de la Rivière de Saïgon. Les nouvelles venant de la ville étaient alarmantes, malgré un début de dégagement, il y avait une semaine, par nos soldats qui s'étaient libérés des camps japonais. Depuis un mois, le Viêt Minh se livrait à des massacres. A cause du manque de profondeur et de la largeur du fleuve dans les coudes, il ne pouvait être question de le faire remonter par le cuirassé. Le "Triomphant" embarqua le Commando Ponchardier qui avait voyagé sur le "Richelieu". Par les méandres de la Rivière de Saïgon, entre les épaves de bateaux japonais victimes des avions des Task Forces, se couchant dans les virages tant il donnait de la vitesse, le croiseur battant pavillon tricolore remonta jusqu'au débarcadère d'honneur, au coeur de Saïgon. Son arrivée avait été annoncée et le bâtiment des F.N.F.L. était attendu par une foule enthousiaste et bigarrée que sa présence parvenait déjà à rassurer, mais qui commençait à se poser des questions sur d'éventuelles représailles. Civils, militaires, marins et policiers étaient là, serrés derrière la Compagnie d'Honneur en short et chemisette bleue, commandée par un Brestois: la Marine-Indo-Chine accueillait un de ses déserteurs… Il n'y avait alors, pour la défense de la capitale de la Cochinchine, que les squelettiques Mission Cédile, désarmée, et Mission De Riencourt (B.C.R.A.) avec la Compagnie "A" du C.L.I. (Corps Léger d'Intervention, basé aux Indes); sans oublier les hommes du 11ème R.I.C.-reconstitué. Ce Régiment d'Infanterie Coloniale était composé de deux bataillons de Soldats des Troupes Coloniales (Français) et d'un bataillon de Marins: les uns et les autres sortaient de six mois de captivité des Japonais, souvent après combats, et s'étaient libérés eux-mêmes lorsque le Viêt Minh commença les massacres. Il y avait également un détachement britannique de la fameuse 20 th. Indian Division, venant de Birmanie, dont la mission était de désarmer les Japonais. D'ordre des Américains, les Gurkhas et Penjabis de ses compagnies ne pouvaient alors intervenir contre le Viêt Minh: elles ne le pourront que lorsque le Colonel U.S. Dewey, fils du Maire de New-York, se sera fait abattre bêtement à Tan Son Nut par un Viêt ricanant de sa prétention de se couvrir de sa qualité de "libérateur américain". (Débarqué en Normandie, il a une plaque à son nom dans la cathédrale de Bayeux. En haut et à gauche). Dans la rivière, émergeaient les superstructures de ce qui avait été le "Lamotte-Picquet", coulé le 12 Janvier 1945 par des avions d'une Task Force de l'U.S. Navy. Les autres navires sous le commandement de l'Amiral Berenger s'étaient sabordés, dans les terres, lors du coup de force japonais du 9 Mars 45; à l'exception d'ex-vedettes des Douanes de la Baie d'Along. Pas un n'avait su essayer de rejoindre une de ces Task Forces qui faisaient la loi dans la Mer de Chine. (Vainqueur brillant de la flotte siamoise à Kho Chang en 1941, il avait en 1942 donné l'ordre aux E.M. et équipages des navires de commerce français, réquisitionnés par les Japonais, de rester à bord sous pavillon nippon. Il avait préparé la "reconquête" de la Nouvelle-Calédonie ralliée à la France Libre). La foule européenne et métisse se pressait sur le warf et sur le quai. Evoluant gracieusement, équipages et commandos en armes à la bande, le "Triomphant" accosta par tribord, l'étrave en direction de l'embouchure: la Marine-Indo-Chine présenta les armes. Jubelin et Ponchardier saluèrent de la passerelle. Les militaires, sur le quai, saluaient et certains reconnaissaient d'anciens camarades. De la foule montait une acclamation soutenue "Vive Jubelin !"; à croire qu'il n'y avait là que des gaullistes brimés depuis cinq ans. Une gêne se remarquait, surtout chez les officiers de marine qui attendaient que les premiers marins de la France Libre mettent pied à terre. Ils avaient devant eux la preuve qu'il y avait eu un autre choix à faire à l'heure où la discipline avait peut-être été un confortable alibi. Que pouvaient penser des officiers et membres d'équipage qui s'étaient laissés séduire par les sirènes défaitistes et les accusations sordides envers ceux qui continuaient le combat et qui, aujourd'hui revenus en vainqueurs, allaient peut-être leur demander des comptes ? Peut-on "servir la marine" hors du combat contre l'ennemi qui occupe le sol de la patrie et qualifier de "déserteur" celui qui poursuit ce combat ? On pouvait comprendre le choix qu'ils avaient fait, alors que sévissait la propagande, mais il y avait ceux qui "en avaient remis", et la marine n'en manquait pas, ici comme ailleurs. A Xuan Loc, entouré de son E.M. civil et militaire, l'Amiral Decoux vivait les dernières journées de son internement relativement confortable, dans des villas réquisitionnées par les Japonais. Depuis le 18 Août, il savait que l'Empereur du Japon avait imposé la capitulation: le Capitaine Mazakazù Konishi était venu spécialement l'en informer; lui apportant à l'occasion deux "bouteilles de mousseux", écrira l'amiral: les malins Chinois avaient stocké ce champagne après la campagne de France de 1940; dans l'attente de la victoire à fêter, car un Céleste n'oublie jamais le commerce. Dans son livre-plaidoyer l'amiral évoque cette visite: nous y apprenons avec stupéfaction que, des années plus tard, il ne savait pas encore qui était ce "petit capitaine". En fait, cet officier japonais francophone et francophile était tout autre chose que ce que croyait l'amiral qui ne voyait que le grade. (J'ai connu cet officier à l'époque, puis à la capitulation du Japon, et depuis; le voyant là-bas et en France. Il fit une extraordinaire carrière, toujours liée aux "services"). Que pouvait penser Jubelin et de son retour triomphant, le Commandant Jouan, ancien Chef d'E.M. de l'Amiral Decoux, qui terminait sa carrière comme "responsable français" du camp de prisonniers des Japonais à Saïgon ? (sa conduite y fut remarquable). Se souvenait-il de ses réactions de 1940, où il rejoignait l'amiral pas encore gouverneur général ? Jubelin a noté que Jouan déclarait: "Qu'avons-nous à perdre en continuant la lutte ? L'Angleterre gagne la guerre et nous rentrons en France la fleur au fusil. L'Angleterre perd la guerre et alors, malheur à la France, la vie ne mérite plus d'être vécue: le choix est fait !". Il se laissa malheureusement convaincre par son chef devenu Gougal de l'Indo-Chine que l'Allemagne gagnerait certainement la guerre et qu'il convenait de se conduire en conséquence…: il fut le seul responsable d'alors à reconnaître loyalement son erreur, sans invoquer l'alibi du "double jeu". Dans la gaucherie de ses anciens camarades, Jubelin, le "déserteur du Lamotte-Picquet", pouvait lire tous les sentiments qui se bousculaient dans les âmes à l'arrivée du F.N.F.L. "Triomphant" le bien-nommé: il avait été de ceux dont Bernanos disait que le Soldat qui continue la lutte a toujours raison. Combien de regrets dans les coeurs ? Jubelin eut l'élégance de ne laisser paraître que sa joie d'être à nouveau à quai à Saïgon… Avec le "Triomphant", Jubelin participa à des opérations pour dégager des Français pris en otages par le Viêt Minh, avec la complicité de militaires japonais. Plus tard, il commandera le porte-avions "Arromanche", nom de cette plage de Normandie qu'avait défendu son vieux "Courbet". Puis l'ancien "officier déserteur en temps de guerre" et condamné à mort, reçut les étoiles d'Amiral. Ses deux camarades d'évasion ne virent pas le jour de la Victoire pour laquelle ils avaient osé l'aventure.Sommaire Un Marsouin à la Barre de l'Indochine: Lieutenant ROBERT Le Vannetais Eugène Robert était lieutenant de réserve d'infanterie coloniale, maintenu en activité. A l'époque, il atteignait la trentaine: après la guerre, il fera partie de la Commission de l'Indochine et poursuivra sa carrière de haut fonctionnaire des Finances d'outre-mer. Il avait fait une magnifique campagne de France de Mai-Juin 40 dans la Somme, après s'être distingué les mois précédents devant la ligne Siegfried: il y commandait une section du Groupe Franc du 2ème d'Infanterie Coloniale, qu'avait créé le Capitaine Darcy. J'y fus son adjoint, à 20 ans. Nous sommes devenus des amis qui se rencontrent souvent. Robert gagna la Légion d'Honneur au feu, en Mars 40, avec deux citations à la Croix de Guerre à laquelle s'ajouta une autre en Juin, lors des combats sous Amiens. Grièvement blessé, évacué sur une voiturette de mitrailleuses, il fut capturé à l'hôpital, d'où il "faussa compagnie" à la Wehrmacht pour rejoindre la zone non-occupée. Ayant vérifié qu'il était à peu près impossible de s'évader de France, il choisit de tenter de rallier la France Libre à l'occasion du voyage autour de l'Afrique pour rejoindre l'Indochine; espérant passer ensuite en Chine. Après deux mois en mer, avec de rares escales, le "Chenonceaux" toucha l'Indochine en Mai 1941. Robert fut, par hasard, affecté au B.A.S. de Hanoï, filiale du B.S.M. (Bureau des Statistiques Militaires: service de renseignement colonial créé par Georges Mandel et indépendant du général-commandant-supérieur). Il n'était nullement préparé à ce travail qui ne s'improvise pas. Le "patron" du B.S.M. était le Colonel Maupin, gaulliste de la première heure qui constitua le réseau Maupin-Levain qui établit la première liaison humaine avec De Gaulle à Alger. Robert s'occupait d'activités chinoises et japonaises. Dans ces fonctions, il poursuivait, en dehors du service, le travail de son prédécesseur, le Lieutenant de réserve Barue: informer des activités japonaises se rapportant à la tension en Extrême-Orient le Consul des U.S.A. Reed; lequel ne croyait pas à une guerre que commencerait le Japon, tant étaient immenses les moyens de l'Amérique. Reed avait promis à Robert qu'il l'aiderait à passer en Chine, d'où il pourrait rejoindre les Forces Françaises Libres. Sans porter préjudice à notre défense, d'ailleurs tournée contre la Chine et les Flying Tigers de Chennault, Robert fournissait des renseignements utiles aux alliés: au nombre des documents communiqués, il y avait ceux relatifs à l'entrée de 80000 militaires japonais en Indochine; ceux de la "Défense Commune Franco-Japonaise de l'Indochine"; ceux de la remise de nos codes et autres "accords" qui nous avaient été imposés par l'Occupant de fait. A la fin de 1941, Robert était un des mieux renseignés sur les activités des Japonais, y compris en Cochinchine: il ne se trompa que de 48 heures en annonçant à Reed l'attaque japonaise de la péninsule malaise à Kha, à partir des bases du sud de l'Indochine; encore le retard fut-il dû à la tempête qui empêchait d'approcher la côte. Constatant que le Commandement voulait s'en tenir aux accords de collaboration franco-japonaise - qui interdisaient aux Français de se renseigner sur les forces nipponnes - Robert se préoccupa de passer en Chine au plus tôt, sans l'aide de Reed qui tardait beaucoup. Il connaissait mal la frontière du Tonkin et les possibilités de passage. Il craignait que sa curiosité à ce sujet le fasse soupçonner et il voulait éviter de "mouiller" des camarades dans cette période où les Volontaires de la Révolution Nationale s'activaient dans la suspicion et la dénonciation, à l'instigation du gouverneur-général et des autorités. Il avait associé son ancien adjoint du Groupe Franc du 2ème R.I.C. et celui-ci, avec la complicité du Commandant Martin major de garnison à Saïgon, était "monté" quelque temps plus tôt à Hanoï pour prendre les dispositions nécessaires. Ils s'étaient ensuite séparés pour attendre le moment favorable. Les "Japs" venaient de se lancer dans leur "guerre de la plus grande Asie extrême-orientale" et Robert venait de recevoir des documents très utiles pour les Américains, lorsqu'il entra dans une terrible crise de dysenterie. Cette maladie diminue les forces physiques en quelques jours, d'une façon terrible. Craignant de ne plus avoir la force de réaliser son projet s'il tardait, Robert décida de tenter sa chance immédiatement, sans appeler son compatriote à Saïgon (au moins 24 heures de trajet en chemin de fer… plus l'alibi pour "monter" à Hanoï, qui éveillait la défiance). Certains de ceux qui devaient l'aider localement, ne serait-ce qu'en le véhiculant, se défilèrent pour des raisons qui tenaient toutes à la crainte qu'inspirait l'amiral-gouverneur-général. Ne pouvant plus suivre son plan initial, il retint la voie lui paraissant la plus courte. C'est ainsi qu'il se trouva amené à se confier à l'officier de renseignement de Langson, le Lieutenant de Cossette. Sur ses indications, il décida de passer par le poste de Ban Trang, entre Dong Dang et Na Cham, où apparemment le passage de la frontière serait possible, à ses dires. Robert rangea dans sa serviette des listes, des codes et des plans concernant l'armée japonaise en Indochine. Certains de ces documents avaient été établis, en connaissance de cause, par son adjoint à Hanoï; dont une série concernant les Japs. Au moment où les Japonais progressaient partout, la connaissance des effectifs et de leurs destinations étaient de la plus grande importance pour les alliés. Robert savait violer les instructions maintes fois répétées du général-commandant-supérieur en Indochine, le Général Mordant. Celui-ci interdisait formellement de se renseigner sur les activités des troupes japonaises, et à plus forte raison de les communiquer aux Américains. Jusqu'à l'été 1944, les Anglo-Saxons furent considérés comme des ennemis par le Génésuper, qui tournait contre eux la "Défense Commune" (Franco-Japonaise) de l'Indochine et construisait une mini-ligne Maginot à Langson. Son ardeur lui avait valu un "sabre d'honneur" de la part du général nippon commandant les troupes occupant le territoire: fin 1944, un "mouvement" tardif du haut-commandement et de la haute administration imposera, en quelque sorte, le Général Mordant au gouvernement d'Alger comme Délégué Général d'une Résistance qui se qualifia curieusement de "officielle"… pour le résultat que l'on sait. Pensant mieux faire diversion en accréditant une prétendue disparition du fait des "Japs" - et couvrir ainsi ses chefs du B.S.M. - Robert décida de partir en semaine, abandonnant son logement dans l'état que l'on peut imaginer de la part d'un célibataire un peu en retard pour se rendre au travail d'où il reviendra normalement le soir. Un mot laissé sur un meuble devait orienter les recherches vers un aérodrome japonais proche de Hanoï, où il paraissait qu'il avait rendez-vous. Alors que sa dysenterie l'affaiblissait encore, survint un contretemps du dernier moment: celui qui devait faire le "taxi" pour le conduire à Langson se déroba en s'excusant de ne pouvoir tenir sa parole. Faute de pouvoir faire autrement, Robert se décida à voyager par le train; et de le faire sans tarder. Pour ne pas laisser de trace quant à sa direction à partir de Hanoï, il prit une voiture pour se rendre à Bac Ninh. Il y acheta un ticket de chemin de fer pour Langson, puis revint à Hanoï. La fausse piste étant ainsi préparée, il pensait ne pas attirer l'attention de la police en achetant un billet pour un court trajet. Il monta dans le train le 9 Janvier 1942 à 12 heures 30, laissant son domicile dans un désordre normal et vêtu en civil, comme à son ordinaire; n'emportant qu'une sacoche n'attirant pas l‘attention. L'heure du départ lui paraissait bien choisie: quand on veut faire un "coup" pareil, la tradition veut que l'on se lève tôt… ou que l'on sorte à la nuit. Muni de son billet pour la proche station, il n'attirait pas l'attention et ne craignait pas d'être suspecté. A Bac Ninh il descendit faire valider son ticket pour Langson, ne provoquant aucune curiosité. La nuit, déjà tombée lorsque le train atteignit Langson, était noire lorsque Robert descendit à Ban Trang vers 20 heures 30. La zone était dans un des Territoires Militaires de la frontière entre le Tonkin et la Chine. Pensant passer plus facilement inaperçu, il revêtit son uniforme de lieutenant; ce qui se fait en un tournemain sous ces climats. En sortant de la gare, il reconnut tout de suite la piste indiquée par le Lieutenant de Cossette et s'y engagea. Il croisa un villageois. Sa progression nocturne, sur un sol mouillé, était rendue extrêmement difficile par sa crise de dysenterie qui diminuait ses forces bien au-delà de ce qu'il avait supposé: cela devenait un vrai calvaire et la frontière semblait bien éloignée. Il s'encourageait en se disant que, dans moins d'une demi-lieue, il serait en Chine. Soudain, sans qu'il ait rien entendu, il se trouva entouré par quatre gardes indochinois commandés par leur Chef de Poste, Vy Viêt Sunc. Muets, pieds nus et fusils pointés en main, ils se montraient menaçants; ce qui prouvait que ce n'était pas le hasard qui les avait mis sur le chemin du fugitif: cela tranchait trop avec l'attitude obséquieuse habituelle. Les "autorités" furent vite informées: questionnée, la Résidence de Langson donna l'ordre de ramener "le prisonnier" au poste de Tran Bang, où Sunc devait le détenir avant de le conduire au poste de Dong Dang. Un lieutenant commandait ce poste dont le nom donna l'occasion au Président Roosevelt de faire un jeu de mots douteux. A propos des combats de 1945 contre les Japonais, il crut humoristique de demander: "Où donc est Ding Dong ?". Les survivants aux combats y furent massacrés, sans qu'intervint la XIVème USA.AF.… Le Lieutenant Jacobi se serait bien passé de cette affaire et, manifestement disposé à minimiser la chose, autorisa Robert, après un court entretien, à faire disparaître les documents qui n'étaient pas de sa main, avant l'arrivée du Commandant du Territoire Militaire. Celui-ci, le Colonel Jay, vint à Dong Dang interroger le "prisonnier". Son rapport à l'autorité supérieure ne démontrait pas le même état d'esprit que le lieutenant envers le "déserteur". Bien que se montrant correct, il ne se priva pas de commentaires dont tous ceux qui ont entendu la radio de Vichy peuvent avoir une idée. On ramena Robert à Langson pour y être incarcéré: il n'y trouva d'autre réconfort que la visite de deux "toubibs" militaires, dont le Lieutenant-Médecin Kerneves; un compatriote qui ne tardera d'ailleurs pas à passer en Chine et aura le bonheur d'être de la chevauchée libératrice en Alsace de Novembre 1944. Alerté, l'E.M. du Génésuper ne fit que de bien timides efforts pour étouffer l'affaire: cela aurait pourtant été facile en arguant d'une "mission spéciale", quitte à la sanctionner par ailleurs; mais les "chefs" de l'Indochine, comme ils l'ont montré, savaient "plancher" sur un problème mais non prendre une initiative. En fait le gouvernement-général avait été informé de l'arrestation et l'amiral-gouverneur-général avait dit qu'il exigeait le Tribunal Militaire et la peine de mort pour haute trahison : le Gougal s'étant prononcé, nul n'osait entraver la marche de "sa" justice, même si beaucoup avaient conscience qu'elle n‘avait d'autre résultat que de diviser les Français d'Indochine. Le crime de "haute trahison" était motivé par l'aide apportée aux Anglo-Saxons dans la guerre contre l‘Axe… alors que la France était en 1942 juridiquement toujours en guerre (si l'armistice fait cesser les combats, il ne supprime pas l'état de guerre: "l'accroc" que constituait l'acte de Robert pouvait être comparé à d'autres "accrocs", bien plus graves, commis par les Allemands; comme l'annexion de l'Alsace et de la Moselle ou la capture de soldats après l'armistice…). On eut beaucoup de peine à expliquer au très autoritaire et irascible Amiral Decoux que, pour obtenir une telle condamnation par un Tribunal Militaire, il faudrait produire des documents qui établiraient que, dans certains services français, des officiers surveillaient les mouvements, installations et dépôts de l'armée japonaise sur le territoire; pour le compte du Commandement, avec le risque de voir ainsi révéler leur acheminement vers les Anglo-Saxons. La reconnaissance répétée de notre "souveraineté" par les Japonais n'allait pas jusqu'à nous autoriser à nous inquiéter de ces "alliés" imposés. L'amiral dut renoncer à sa vengeance contre les "traîtres" et admettre l'évidence. Comme on ne pouvait poursuivre le Lieutenant Robert pour "espionnage des Japonais", on ne pouvait pas requérir la peine de mort. L'amiral essaya de le faire juger par une cour militaire siégeant à huis clos : on lui fit remarquer que cela n'empêcherait pas les Nippons d'être très vite informés de tout ce qui aurait été dit dans le prétoire; et surtout de ce qui y aurait été présenté comme pièces à conviction. De justesse et à contrecoeur, l'amiral se plia aux arguments de ses conseillers politiques. (L'ironie de l'histoire voulut que l'Amiral Decoux évita la Haute-Cour en 1948… à cause de documents de la fin de 1944, concernant la conduite à tenir en Indochine en cas de débarquement US, que le gouvernement ne tenait pas à voir officialiser par leur présentation devant un tribunal, même s'ils étaient de notoriété publique). Faute de pouvoir obtenir la mort, tout un scénario fut monté pour obtenir la peine maximale : cela se mitonna entre le Gougal et le Génésuper. Après navettes, les deux cabinets imaginèrent de "donner un coup de pouce" à la conviction des juges militaires, réputés disciplinés… et choisis pour cela. On ne ferait pas état officiellement des documents concernant les Japonais, mais on en ferait part sous le manteau, en les évoquant sans les montrer. On espérait que le tribunal infligerait la peine immédiatement inférieure à la peine de mort, et l'on veillerait ensuite à ce que la sanction soit appliquée avec toute la rigueur possible. Le général-commandant-supérieur prit en main le conditionnement des juges pour qu'il n'y ait pas de surprise. Aucun des rares qui intervinrent pour minimiser l'affaire, sous des prétextes parfois opposés, ne fut écouté, mais devint aussitôt suspect: arguant de raisons de service, le Colonel Maupin avait rendu visite à son subordonné à Langson, juste avant son transfert à Hanoï. Cela suffit pour le rendre suspect et le colonel fut déplacé du B.S.M. (une des erreurs dont se ressentit le B.S.M. à l'heure du coup de force japonais de Mars 45). Les autorités civiles et militaires s'étant mises d'accord, faute de pouvoir faire autrement, sur la nécessité de "laisser les Japonais en dehors de l'affaire", il fut ordonné au Lieutenant-Colonel Jay de refaire son rapport sur la capture de Robert. Au même moment, on informa celui-ci que "pour des Raisons d'Etat", il ne serait pas fait mention au tribunal de ce qui concernerait les Nippons: la cour n'en parlerait pas, et lui ne devait pas en parler non plus. Il donna son accord, ne se douta pas qu'il était piégé. Le Génésuper et le Gougal intervinrent auprès des "témoins de moralité" pour les dissuader de paraître à l'audience, en avançant des arguments spéciaux et pleins de sous-entendus: il ne s'agissait pourtant que de témoignages sur les qualités militaires dont Robert avait fait preuve au cours des années 39-40 au Groupe Franc du 2ème R.I.C., qui présumaient d'un patriotisme évident; comme pouvait le faire en toute connaissance le chef d'état-major du commandant supérieur. Les autorités avaient craint que le tribunal tienne compte de ces témoignages dans le dosage de la peine: manoeuvre déjouée en partie, grâce aux lettres d'excuses adressées à la cour par les témoins de moralité. Le prisonnier fut traduit devant la Cour Martiale de Hanoï le 20 Janvier 1942, sur accusation de "acte de nature à nuire à la Défense Nationale et avoir tenté de prendre du service dans une armée étrangère, avec franchissement de frontière". Comme on le voit, on n'avait pas craint d'ajouter le "franchissement de frontière" qui n'avait pas eu lieu. Seuls deux témoins furent autorisés à se présenter en faveur de l'accusé. On ne pouvait faire moins, il s'agissait des deux docteurs qui l'avaient soigné à Langson: le Commandant Fraimbaut et le Lieutenant Kernevez. Ils déclarèrent que l'état physique de Robert - avec les répercussions que cela avait eu sur son jugement et son comportement - était déplorable au moment de son arrestation. Il s'agissait là de suggérer des circonstances atténuantes, basées sur son irresponsabilité au moment des faits; ce qui n'arrangeait pas les autorités. Le huis clos fut imposé, sous prétexte que des documents compromettants pouvaient être évoqués publiquement: on facilitait ainsi la manoeuvre du Commandement. Le Colonel Dodu présidait, assisté par le Chef de bataillon Depy, le Capitaine Laroche et un lieutenant puisque Robert avait ce grade. L'huissier était l'Adjudant Dem. Le Commissaire du gouvernement Pied représentait l'accusation publique et Maître Lame défendait l'accusé. Une douzaine de gendarmes en armes étaient sous les ordres du Capitaine Merey. Bien que le huis clos ait été prononcé et que les témoins militaires, entendus un à un, aient été ensuite immédiatement évacués de la salle, le président admit la présence du Capitaine Valé, du 2ème Bureau, en qualité "d'observateur du Général Mordant": il avait même le droit de prendre des notes. Le sens de cette dérogation au huis clos ne fut réellement perçu qu'à la fin de la guerre: comme tous les officiers et responsables de l'administration ayant servi en Indochine, les membres du Conseil de Guerre eurent à établir un mémoire sur leur attitude pendant la guerre. Celui établi par le Capitaine Laroche est édifiant. Il en fit d'abord un, puis un second le 1er Novembre 1945 en réponse à la note 37 CM du 30 Octobre du commandant militaire en Indochine Nord, lui demandant de préciser certains points. La lecture de ce rapport complémentaire révèle les pressions exercées sur les membres du Tribunal Militaire par le Génésuper. Avant le procès, le président de cette cour spéciale vint voir le Capitaine Laroche, de la part du Général Mordant précisa-t-il. Il était chargé de dire aux membres du tribunal que "Robert méritait d'être fusillé, mais que sa brillante conduite en 39-40 et sa situation de famille… lui sauveraient la vie. Il devait cependant être condamné à la plus forte peine". Le Colonel Dodu justifiait sa démarche insolite par la "Raison d'Etat": le Lieutenant Robert, en passant la frontière, emportait, rappela-t-il, "des papiers relatifs à l'activité des Troupes Japonaises et il ne pouvait en être fait état au procès "; ce qui expliquait pourquoi "il en informait chaque membre du tribunal". C'est donc le fait de transmettre aux alliés des informations sur l'ennemi japonais qui constituait, aux yeux du Commandement, le "crime" dont avait à répondre Robert et qui "méritait la mort". Comme pour le tristement procès Dreyfus, le Génésuper arguait d'éléments non communiqués au tribunal pour imposer une sentence, avant même la réunion du tribunal: sous le fallacieux prétexte de la "Raison d'Etat", des juges devaient infliger, sur ordre, une sanction maximale, fixée par le Commandement; sur la foi d'une déclaration du président du tribunal, faite confidentiellement par ce même président à chaque membre du Conseil de Guerre… à son domicile privé. Le Colonel Dodu accepta cette mascarade de justice: on aurait compris que cette démarche ait pu être faite pour demander d'accorder de larges circonstances atténuantes, puisque l'Indochine était occupée de fait… Rien ne prouvait qu'il y eut seulement un fond de vérité dans ces accusations secrètes sur lesquelles il ne pouvait y avoir débat: l'étrangeté même de la démarche ne pouvait, normalement, que laisser supposer une machination basée sur la malveillance. Cela n'a pas semblé troubler les "juges aux ordres" au moment du verdict. Bien entendu, l'accusé et son défenseur furent tenus dans l'ignorance de ces charges supplémentaires; alors qu'il leur avait été dit qu'il n'en serait pas fait mention au prétoire… mais sans préciser que de n'en pas parler ne signifiait pas, dans l'esprit du Génésuper et du tribunal, qu'on n'en tiendrait pas compte. Le rapport du Capitaine Laroche est accablant pour le Génésuper, directement mis en cause dans ce document qui note plusieurs anomalies dans le déroulement du procès, qu'il révèle. Tel qu'il fut traité, le témoignage du Lieutenant Jacobi est particulièrement instructif. Cet officier avait été le premier à rencontrer Robert après sa capture et à s'entretenir avec lui, à chaud. Il l'avait autorisé à faire disparaître certains documents compromettants pour des amis du fugitif, mais cela était resté un secret entre les deux lieutenants. Lors de son témoignage devant la cour, Jacobi rapporta qu'il avait assisté à l'interrogatoire de Robert à Langson par le Lieutenant-Colonel Jay. Il précisa qu'il s'était placé dans un coin de la pièce, par discrétion, mais qu'il pensait qu'aucune parole échangée ne lui avait échappé. (On peut en être persuadé puisque Robert le sachant bien disposé à son égard avait tout intérêt à parler pour qu'il l'entende… et que le ton de sa voix, qui ressemble à celui du Ministre Pleven, est naturellement audible). Malgré les sollicitations des juges militaires, le Lieutenant Jacobi refusa obstinément d'admettre avoir entendu l'accusé avouer au colonel qu'il voulait "s'engager dans une armée étrangère". Le point était d'importance, puisque l'accusation le prétendait et que la défense le niait absolument; s'en tenant au coup de cafard suscité par la crise de dysenterie que le rapport des deux médecins corroborait. Il est possible que le Lieutenant Jacobi ait joué sur les expressions "armée étrangère" et "armée du Général De Gaulle", puisque la propagande de Vichy qualifiait les Forces Françaises Libres "d'étrangères", mais le fait est que, devant le tribunal, il nia avoir entendu l'aveu que consignait le Lieutenant-Colonel Jay dans son rapport. Le lieutenant-colonel n'était pas présent devant la cour qui avait estimé que son rapport suffisait, alors qu'elle "cuisinait" le lieutenant pour qu'il revienne sur ses déclarations et s'alignât sur le procès-verbal du lieutenant-colonel. Les juges estimèrent cependant être assez informés et ne jugèrent pas utile de convoquer Jay devant eux pour le confronter à Jacobi et essayer de découvrir la vérité qui déterminerait la gravité du crime de Robert. Celui-ci s'en tenait à une défense sollicitant beaucoup les faits, mais bénéficiant de l'appui des médecins: "il s'agissait d'une tentative impromptue de passage en Chine, dans un moment d'extrême faiblesse physiologique ayant eu des répercussions sur le comportement; les documents n'ayant été emportés que pour faciliter l‘accueil". Le témoignage de Jacobi rendait possible le maintien de la position de la défense et créait le doute normalement favorable à l'accusé; si le Gougal et le Génésuper avaient voulu limiter l'affaire, ils en avaient ainsi les moyens juridiques à opposer à une éventuelle, quoique improbable, intervention japonaise. La cour ne voulut pas de confrontation qui risquait d'être profitable à l'accusé. Les jeux étaient manifestement faits d'avance, comme le révèle le rapport Laroche de 1945. Refusant la confrontation Jay-Jacobi, refusant de prendre en considération les rapports médicaux et même de demander une contre-expertise, le Commissaire Pied assura que la faiblesse physique était la manifestation d'une détresse morale provoquée par l'échec de la tentative d'engagement dans une "armée étrangère". Chacun savait que le rapport Jay ne reflétait pas la vérité, puisqu'il s'agissait d'une ré-écriture du procès-verbal de l'interrogatoire de Langson; à la demande du Commandement qui voulait que certains faits ne soient pas mentionnés. Logiquement, une confrontation s'imposait puisque le document sur lequel reposait l'accusation était contesté par le seul témoin, pourtant cité par l'accusation. Il ne s'agissait pas d'un détail, puisque les peines maxima étaient de cinq ans pour un franchissement de frontière et de vingt ans pour un engagement dans une armée étrangère. Devant la cour, Maître Lame, avocat au barreau de Hanoï, se montra peu combatif malgré la bonne position juridique. Dans sa déclaration de 1945, enregistrée par la Cour de Justice de l'Indochine, le Capitaine Laroche précise qu'il fut le seul à voter "Non" sur la deuxième question: il donne pour motif qu'il ne pouvait admettre l'accusation d'engagement dans une "armée étrangère", puisque rien ne l'étayait devant la cour. Le procès se déroula en deux heures devant ce curieux tribunal "à la botte". Robert fut condamné à 14 ans de travaux forcés, plus les peines annexes dont la confiscation des biens présents et à venir. On avait tenu compte de sa conduite au feu pendant la guerre, mais surtout le tribunal n'avait pu se prononcer à l'unanimité à cause du sens de l'honneur dont le Capitaine Laroche avait été seul à faire montre. Sur la "notice individuelle" d'Eugène Robert, en date du 21 Janvier 1942, après un "exposé sommaire des faits qui ont motivé la condamnation à subir", on lit, en "avis motivés", sous la signature du Commissaire Pied: "… aucune mesure de grâce…". Tout dans cette affaire n'avait été que simulacre de légalité: la cause de Robert était entendue avant le jugement; les méthodes qui avaient conduit à la honteuse condamnation du Capitaine Dreyfus Alfred avaient conduit aux mêmes résultats envers le Lieutenant Robert Eugène. Les noms des officiers en cause, y compris le Génésuper, sont dans le rapport édifiant du Capitaine Laroche. Celui qui était devenu "l'ex-Lieutenant Robert" fut amené, menottes aux mains, entre des gendarmes à la Maison Centrale de Hanoï: il y reçut le numéro 57.227, comme un "droit commun". Logé dans une cellule de 8 mètres sur 8, il y trouva quatre Européens et dix Asiatiques autour d'un seau hygiénique et une cruche d'eau, dans la saleté. Les promenades avaient lieu le matin, dans une cour carrée de 10 mètres de côté dont les murs hauts de 6 mètres étaient peints en noir: 25 détenus y évoluaient, constituant un véritable échantillonnage de prisonniers. Robert y rencontra Labussière, as des A.V.G. de Chennault en Chine, qui seront plus connus sous le nom de "Tigres Volants". Il avait été capturé après une tentative maritime pour rejoindre les Forces Françaises Libres. L'ancien as de la chasse fit les présentations: espions au profit des "Japs" (pris avant l'arrivée de ceux-ci en Indochine et donc avant les "accords"; généralement des minables); légionnaires déserteurs d'origine germanique qui s'étaient trouvés attirés par les victoires nazies récentes et les hautes payes versées par Tchang Kaï-chek aux instructeurs européens de son armée dépenaillée et peu motivée; assassins de toutes sortes et trafiquants de même. Dans ce milieu, l'ex-Lieutenant Robert n'était plus qu'un matricule de M.C., souvent considéré comme un corps étranger au milieu, tant par les autres détenus que par les gardiens. Quatre Chinois tranchaient sur le lot des condamnés pour "crime de sang" : il s'agissait des meurtriers du secrétaire de Wang Chin Wey, beau-frère de Tchang Kaï-chek et comme lui héritier du Docteur Sun Yat Sen, le "père" de la République de Chine. Alors que Tchang dirigeait la "Chine de Tchoung-king", dite "Nationaliste", Wang présidait aux destinées de la "République de Nankin"… qui coïncidait avec la zone d'occupation japonaise. En fait, cette "collaboration" n'est pas à juger selon nos normes occidentales et il y avait de curieuses "passerelles" entre les deux "Chine" des deux "Héritier de Sun Yat Sen"… et même avec celle de Mao Tsé-toung non reconnu par les Soviétiques, alors que Tchang Kaï-chek l'était. L'assassinat du secrétaire avait été un "avertissement", qui avait d'ailleurs été reçu comme tel: la mort d'un homme n'était que très accessoire. En Chine, les limites des convenances, d'ailleurs fluctuantes selon les contingences, doivent être respectées impérativement: trop de choses en dépendent dans ce monde où tout interfère sous des lois non écrites d'une féodalité non héréditaire mâtinée de "congrégations" et autres mafias asiatiques. Ce groupe de Chinois constituait le seul élément sympathique du lot de prisonniers. Son chef, Huan, avait appris le français au cours des trois années qu'il venait de "tirer" depuis la condamnation du quarteron. Dès le prononcé du jugement, appel avait été fait auprès du Général-Commandant-Supérieur Mordant, pour que la femme et les enfants de Robert soient assistés en France où ils résidaient (deux ans et demi et un an). Bien que le mot "Famille" ait été l'axe de la devise de l'Etat Français institué par le Maréchal Pétain, le Génésuper répondit qu'ils ne pouvaient compter sur aucun secours. Grâce au directeur de la Maison Centrale, Mr Lefèvre, le prisonnier fut finalement mis dans la cellule n° 4 où étaient déjà les prisonniers gaullistes Labussière, Delaunay et Greiveldinger, que le Docteur Bechamp rejoignit en Mars. Au début, Robert put recevoir quelques visites. Le Gouverneur-Général Decoux en ayant été informé, intervint pour faire cesser ces "errements" et ordonner une enquête à ce sujet: un ex-journaliste de la feuille "L'Avenir" avait parlé. Il appartenait au Service de Propagande du Gouvernement-Général, dirigé par le Capitaine de vaisseau Robbe, et deviendra célèbre le jour où il adressera ses félicitations au Baron von Dellinghausen à l'occasion de la "prise de la forteresse de Stalingrad" par Paulus… A peine enfermé, Robert songea à s'évader pour rejoindre les F.F.L. Cette fois il voulait tout préparer soigneusement. Par Huan, il se fit rédiger une sorte de "laissez-passer" en chinois, qui devait lui permettre d'être aidé par les Célestes. L'évasion d'un hôpital étant théoriquement plus facile que d'une prison, Robert tenta de se faire admettre à Lanessan; ajoutant des troubles cardiaques provoqués et diverses manifestations de maladies à sa très réelle et évidente dysenterie. Le docteur de la prison diagnostiqua des coliques néphrétiques. En haut lieu, où il fallait toujours en référer au sujet des "dissidents-traîtres", l'hospitalisation fut refusée. Mais elle fut accordée, pour "un mois de repos", à Péro condamné pour espionnage au profit des Japonais: cette différence s'expliquait par la mise en application de la politique de "Défense Commune Franco-Japonaise de l'Indochine". En Août 1942, le directeur de la Maison Centrale ayant été remplacé, le Capitaine Guiol se vit interdire, sous peine de sanctions, de venir visiter Robert sous de vagues prétextes de "nécessités de service" qui ne trompaient personne. Il était un des très rares à pouvoir exciper de ces "nécessités". Les menaces envers les visiteurs ne cessèrent jamais jusqu'en fin de 1944, chaque fois que quelqu'un crut trouver une raison plus ou moins plausible de solliciter une autorisation de visite. Le black-out était tel sur l'incarcération des gaullistes que le Général Sabattier, commandant des troupes en Sud-Indochine (et futur Génésuper et délégué du gouvernement lors de la retraite vers la Chine début Mars 1945), n'apprit que par hasard la présence de Robert et des autres "dissidents" à la Maison Centrale de Saïgon: on en était pourtant à la Libération, en France… En Septembre 1942 eut lieu une visite des installations de la prison de Hanoï par l'Inspecteur des Affaires Politiques, Del. En haut de la porte de la cellule, un grillage permettait une relative aération: le représentant du gouverneur-général le fit remplacer par une plaque de tôle pleine. Il ne voulut pas tenir compte de la température du lieu, ni de l‘aggravation des conditions de détention que cela entraînait. Il fit disloquer le groupe des "gaullistes" en deux: Robert fit tandem avec Greiveldinger, de l'équipée de Labussière; Richard et Boulle furent mis au secret… Pour les premiers, il s'agissait de provoquer des confidences de "l'ex-lieutenant", qu'on pourrait extorquer à l'autre: ce fut sans résultat. Malgré les signes cliniques qui commençaient à affoler l'infirmier et les gardiens - ainsi que le rapport favorable établi par le Médecin-Capitaine Farge - le Résident Haley refusa l'hospitalisation. L'inquiétude manifestée par les Docteurs Fageole puis Rivoalen, appelés d'urgence par la direction de la Maison Centrale, n'y changea rien: ils avaient pourtant constaté des syncopes et un état squelettique "préoccupants". Les effets de la dysenterie et du régime de famine de la prison s'ajoutaient aux effets de la grève de la faim partielle du "Matricule 57.227", mais les "crises cardiaques" de Robert étaient simulées sur les bons conseils que lui avait donné le Docteur Bechamp, récemment incarcéré. Voyant le fiasco de ses manoeuvres pour se faire hospitaliser et le risque mortel qu'il courait sans que cela parut émouvoir l'autorité militaire - et peut-être à la satisfaction du proconsulat en Indochine - Robert décida qu'il s'évaderait de la prison. Il recommença à se nourrir normalement, puis à faire de l'éducation physique, progressivement. Son voisin Greiveldinger, libérable sous peu, avait l'autorisation de se rendre en ville, sous bonne garde, pour y recevoir des soins dentaires. Robert lui demanda de repérer les alentours de la prison, la façon dont s'effectuait la surveillance extérieure et la police des carrefours voisins. Par cet Eurasien observateur, il apprit ainsi où se postaient les gardes, comment s'effectuait la veille armée dans les miradors et où opéraient les "Linh" de la G.I.… (Miliciens de la Garde Indochinoise, ex-Garde Indigène). Il avait lui-même noté toutes les particularités de la prison, telles qu'il avait pu les observer de l'intérieur au cours des promenades et déplacements divers. Sur ces bases, il étudia soigneusement son projet d'évasion, prévoyant d'éviter de prendre contact avec des relations que la Sûreté pouvait avoir fichées en raison de leurs rencontres antérieures ou de leur opposition connue à la Révolution Nationale, ou supposée. Il projeta de s'évader à une heure théoriquement défavorable en raison du temps qu'elle laisserait à la police pour quadriller la ville. Il était convaincu qu'après sa sortie de prison il lui faudrait passer un certain temps camouflé dans Hanoï, avant de passer la frontière. Il avait conscience que, dès qu'il serait en ville, son sort dépendrait de l'aide qu'il pourrait recevoir; mais grâce à Huan il savait par où, avec qui et comment passer la frontière. La réussite de son évasion était liée à ses possibilités de camouflage à Hanoï. Le problème était ardu à résoudre, non tellement celui du lieu de camouflage, mais celui du "point de chute" immédiat; faute de pouvoir informer des amis de l'extérieur de la date de son évasion, ni même de cette éventualité. Dans une ville sous contrôle policier où le mouchardage était stimulé par des promesses de primes substantielles et la propagande de la Légion des Volontaires de la Révolution Nationale - qui la présentait comme un devoir envers "la Personne du Maréchal Chef de l'Etat" - il ne fallait pas se tromper sur le choix de la première personne à laquelle demander la première assistance, ni sur l'heure à laquelle se présenter chez elle en tenue de bagnard; uniforme qui se remarquerait sur un Européen. Tout se jouerait là, puisqu'Orsini le camouflerait ensuite le temps nécessaire. Le 12 Janvier 1943 - la victoire de Leclerc au Fezzan est acquise - à 6 heures 30 au cours du quart d'heure de promenade, survint l'occasion attendue. Profitant de deux bancs laissés dans la cour pour y prendre les repas, Robert, abandonnant soudain la ronde monotone, construisit à l'instant une sorte d'échafaudage qu'il dressa dans un angle du mur. A la stupéfaction des prisonniers et des gardiens restant sans réaction, il grimpa avec agilité et atteignit un tuyau distant du sol de près de six mètres. S'en aidant, il parvint sur le toit du bâtiment principal. De là, passant sur les tôles recouvrant l'escalier du gardien Levanti, il accéda dans la cour du gardien-chef, puis, par son escalier et sa terrasse, atteignit un autre toit; d'où il descendit par les grilles défendant les fenêtres des appartements des gardiens: curieux "passant" apparu soudain aux yeux étonnés des familles prenant leur petit déjeuner… Après un rétablissement sur le mât du pavillon au-dessus du porche d'entrée, Robert se laissa tomber de quatre mètres dans la rue, entre le gardien et la sentinelle qui le prirent d'abord pour un ouvrier. Le voyant "piquer un cent mètres" en direction du Palais de Justice, ils comprirent qu'il s'agissait d'une évasion et donnèrent l'alerte à l'intérieur de la prison, déjà alertée par le gardien surveillant la ronde interrompue. Pendant ce temps, l'évadé se précipitait vers la cathédrale à travers la foule empressée qui ne prenait pas garde à cet original. Entre le moment où Robert dressa son "échelle de singe" et celui où il se trouva caché dans un confessionnal, il ne s'était pas écoulé une demi-heure. Il reprit son souffle dans l'ombre, bercé par les chants d'un office funèbre. Un quart d'heure après que l'alerte eut été donnée, ce fut l'effervescence dans la ville: patrouilles armées parcourant les rues; barrages comportant parfois des mitrailleuses en batterie; voitures arrêtées et fouillées; visites de tous les hôtels et des domiciles de personnes fichées par la Sûreté, sans oublier les bordels européens et tonkinois qui sont des endroits discrets où se cacher. L'entrée en action des "forces de l'ordre" si peu de temps après l'alerte - pour capturer un homme seul ne cherchant pas à commettre d'attentat - fut remarquable: deux ans plus tard, lors du coup de force japonais, l'E.M. tergiversera et les autorités civiles attendront leur internement, bien qu'alertés depuis des heures… A voir ces déploiements militaires et policiers, on pouvait croire qu'un immense danger planait sur la capitale du Tonkin, dont toutes les issues restaient contrôlées sévèrement. Après un moment d'émotion et de crainte, les "Japs" se firent aux mouvements de troupe et investigations policières dont on leur avait donné la raison. La peur des réactions du gouverneur-général et l'affolement des responsables civils et militaires étaient tels qu'on poussa le zéle jusqu'à faire atterrir un petit avion qui effectuait une mission dans la région de Langson; cependant, la troupe gardait son "calme colonial". La crainte de l'ire de l'amiral-gouverneur était justifiée. Elle ne tarda pas à se manifester selon ses penchants naturels autocratiques: il considérait cette évasion comme une insulte à sa personne et à son autorité; ce qui devait entraîner des sanctions. Pour ce qui concernait le "traître" qui venait de s'évader, l'amiral faisait appel aux "hauts sentiments patriotiques" de la population, en les stimulant par la promesse d'une prime substantielle en rapport avec le "crime". Pendant ce temps, étendu sur le toit de la cathédrale où il était monté goûter enfin du soleil, Robert attendait calmement la nuit à la faveur de laquelle il irait chercher un refuge. Au soir, profitant de "l'ascension" du bedeau venant sonner les cloches pour la dernière fois de la journée, le fugitif se faufila à l'extérieur de l'édifice. Dans la rue, il ne suscita pas la curiosité des Tonkinois vaquant à leurs affaires, à peine interpellé à l'occasion par quelque tireur de "pousse-pousse" en quête de clientèle qui le sollicitait de l'habituel "chep-chep, toi pousse ?". Tranquillement, il se dirigea vers la Rue Duvilliers, évitant seulement d'approcher les Européens et les policiers tonkinois. Dans cette rue demeurait l'Adjudant Fauvel dont il connaissait les sentiments et qui, il le savait, l'aiderait. Le sous-officier avait déménagé depuis quelque temps: faisant semblant de ne pas reconnaître Robert, puisqu'il ne le dénonça pas, le sous-officier inconnu qui ouvrit la porte donna la nouvelle adresse de son prédécesseur Rue des Vermicelles. Fauvel y était. Il accepta d'aller prévenir le Lieutenant-Colonel Despeaux, chez qui l'évadé pensait trouver aide avant de rejoindre le domicile puis la cache promise par Orsini. L'adjudant se rendit immédiatement chez l'officier-supérieur pour le prévenir de l'évasion de Robert et l'informer de ses besoins. Là aussi, il y avait eu déménagement: ce fut le Lieutenant-Colonel d'Artillerie Pig qui ouvrit la porte dans la nuit. Croyant avoir affaire à Despeaux, Fauvel délivra son message, sans méfiance, puis revint annoncer que la mission était accomplie. Pig avait fait la Campagne de France, comme Robert; il était arrivé en Indo-Chine par le même itinéraire. Contrairement au lieutenant, le colonel était un fidèle inconditionnel du maréchal. Il n'était pas non plus de la trempe de l'adjudant, qui n'avait pas hésité à porter assistance à un officier condamné pour avoir voulu continuer à se battre contre l'Occupant de sa patrie: Pig renvoya le message sans commentaire, et sans avoir révélé ses intentions. Toute la nuit, contretemps et aides se défilant augmentaient les risques de capture. Le contact fut enfin pris dans la nuit avec Orsini, qui accepta de loger le candidat au combat de la France Libre. Il pensait devoir le garder pendant une quinzaine de jours avant de le conduire dans une maison à une cinquantaine de kilomètres de Hanoï. L'évadé y attendrait tranquillement pendant un mois que les choses se calment dans la ville et le relâchement de la surveillance… et que prenne consistance la rumeur de son arrivée en Chine. Ensuite, grâce à la complicité de contrebandiers amis que connaissait l'astucieux Orsini, la frontière de Chine serait franchie. Malgré quelques déconvenues, l'espoir dominait au domicile de l'accueillant adjudant, déjà parti au travail avant l'aube. Au petit matin, Madame Fauvel et Robert virent arriver la Sûreté, escortant le sous-officier que la police était allée cueillir à son bureau. Il n'y avait aucune possibilité de fuite. Après l'irruption des policiers, Robert et les époux Fauvel se trouvèrent enchaînés: le Lieutenant-Colonel Pig avait "rendu compte" à l'état-major; lequel avait aussitôt alerté la police avec cette promptitude qui fit défaut en Mars 1945. Après la guerre, le colonel ne nia pas sa dénonciation et son père l'expliqua dans une presse locale : dans un article du "Clairon" de Fort de France, on put lire en 1949 que "… ce n'était pas le compte-rendu, qu'il était d'ailleurs tenu de faire, qui avait déterminé l'arrestation du lieutenant, mais les indications fournies directement à la Sûreté par le Colonel D…" (autre que Despeaux). En somme, la vilenie était l'oeuvre de colonels-mouchards du maréchal: être tenu de faire un compte-rendu immédiat sur un tel sujet peut se discuter, mais la célérité - qu'encore une fois on ne retrouvera pas lors du coup de force japonais - était-elle indispensable à une telle époque ? Malgré les dénégations tardives du Colonel Pig, il demeure que Robert fut capturé sur dénonciation à l'aube de la nuit de son évasion: une seule personne, cette nuit-là, savait où trouver le fugitif. Qu'il y ait eu un dénonciateur ou deux exploitant la même source, l'origine reste la même. L'Histoire n'a pas retenu le nom du Juda qui perçut les 500 piastres promises par l'Amiral Decoux (le salaire annuel d'un boy). Il n'y a pas eu de pendu par remords dans un "champ du potier". Robert, lui, restait muet: "Il n'avait rien vu, ni entendu et il ne se souvenait de rien". Il n'en démordait pas, fixant d'un air narquois ceux qui l'interrogeaient. L'amiral-gouverneur-général tenait enfin une "affaire" comme il en recherchait pour étayer sa propagande: on chercha à prouver l'existence d'un "complot gaulliste", d'ailleurs imaginaire. Pour complaire, le Commissaire Lane voulut absolument en apporter la démonstration. On arrêta les époux Fauvel et Orsini; Mr Auriol; le Colonel Despeaux. On interrogea des civils et des militaires que les ragots des Volontaires de la Révolution Nationale désignaient comme de… "possibles relations de Robert". Le Service de Propagande, que dirigeait le Capitaine de vaisseau Robbe… et auquel appartenait le Colonel Denis - ex-Commandant des Troupes en Nouvelle-Calédonie où il avait choisi de se rallier à Vichy, en Indo-Chine - s'empara de l'affaire: on allait montrer combien les "traîtres au service de Ganelon" (De Gaulle) étaient dangereux et travaillaient dans l'ombre. On en profita pour accuser les prisonniers gaullistes de malhonnêteté et de toutes les turpitudes; alors que l'amiral semblait atteint de cécité devant les exploits de son entourage direct supposé donner l'exemple de la France régénérée. Dans son livre-plaidoyer, écrit des années plus tard, il persévérera dans ses accusations généralisées et mensongères: il ne sera pas le seul. Tous les E.M., civils et militaires, entrèrent en ébullition et chacun essayait de "se couvrir". Le Gougal se tenait informé, plusieurs fois par jour, du progrès de l'enquête; comme si le salut de l'Indo-Chine en eut dépendu. La coordination fut plus efficace qu'au moment du coup de force japonais de Mars 1945… En fait, cela n'avançait guère. A vouloir trop prouver, les policiers se laissaient égarer par Robert vers des impasses, en oubliant de l'interroger sur ce qui était indéniable et pouvait être retenu contre lui. En dix heures d'interrogatoire, ininterrompu et sans le moindre repos, ils ne purent obliger Robert à donner son emploi du temps depuis son évasion. A plus forte raison n'obtinrent-ils pas la moindre indication sur les aides volontaires ou non qu'il avait pu recevoir. Il se plut, par contre, à démontrer que les accusations portées contre les autres personnes arrêtées à la suite étaient sans fondement. Promesses et menaces, adroitement dosées, ne purent surprendre sa détermination. Il fallut bien abandonner les prétentions et la légende du "complot gaulliste". On ne savait rien d'autre que le fait de l'évasion, l'accueil par Fauvel… et la dénonciation du colonel: l'évadé-d'un-jour fut reconduit à la Maison Centrale de Hanoï. La Résidence n'avait pas manqué de faire du zéle et avait donné des ordres impératifs: Robert fut immédiatement mis au cachot, sans ménagement. On ne lui réserva pas la petite cellule ordinaire, sinistre et démoralisante: il inaugura une cruauté d'un autre âge, ressuscitée pour lui par l'Amiral Decoux qui avait sans doute oublié ses jours de "trou", lorsqu'il était à Borda. Il s'agissait d'un supplice, compte tenu de l'appareil et du temps d'application de la peine: la "Barre de l'Indo-Chine". Elle n‘avait rien à voir avec le titre du livre-plaidoyer qu'écrivit en 1949 Decoux sur le bord de la vasière de la rivière de Pont-L'Abbé. La cellule, de 2,20 m. de long et 1,50 m. de large, rappelait une morgue de lazaret à la paillasse cimentée: une dalle de béton, surélevée de 0,60 m., servait de couche. Dans ce bat-flanc au ciment patiné par la sueur était scellée une sorte de joug métallique, patiné à une quarantaine de centimètres en avant du mur de séparation d'avec le couloir. Un garde y veillait en permanence, l'oeil sur le cadenas de la tige qui, assemblant les deux parties articulées du joug, traversait le mur pour que le verrouillage soit hors de portée du bagnard. Au plafond, une lumière aveuglante brillait en permanence et, de temps à autre, le gardien surveillait l'intérieur de la cellule. Cette geôle avait été aménagée autrefois pour les condamnés à mort du genre "pirate des frontières" aux sinistres exploits cruels. On les y enfermait la veille de leur exécution (généralement suivant la condamnation de 24 heures), et non pour des semaines comme on le fit pour les prisonniers gaullistes. Aucun Européen n'y avait encore été mis; même pas les traîtres en faveur du Japon ou de l'Allemagne, ni aucun Indochinois non condamné à mort. Depuis peu, en avait été rétabli le principe pour les traîtres - ne pouvant appliquer la peine de mort - mais pour de courtes durées avait-on cru. Que le temps soit frais, comme il l'est une saison au Tonkin, ou non, le vêtement était un simple bourgeron. Le détenu restait allongé sur le ciment, les chevilles prises entre la partie scellée et l'autre qui s'articulait sur elle, côté mur, et se verrouillait à l'extérieur à l'aide d'une barre d'acier. Pour ses besoins naturels, le prisonnier était censé disposer d'un seau hygiénique, déposé dans la ruelle du bat-flanc en béton. En fait, il ne pouvait l'utiliser qu'occasionnellement: avec ses entraves, après d'incroyables contorsions qu'imposaient les chevilles immobilisées comment se positionner au-dessus du récipient nauséabond ? Robert étant dysentérique, on devine dans quel état se trouvaient généralement le prisonnier et la geôle. Pour y remédier, tous les matins, un nettoyage au jet d'eau rinçait local et pensionnaire: ce régime dura soixante jours. L'incarcération au cachot s'accompagnait du "régime bouillon": un euphémisme pour un quart de riz sans saveur et un morceau de pain de maïs, gluant et lourd à l'estomac. Manifestement, ce local n'avait pas été prévu pour une telle destination: le Gouverneur-Général et le Résident Supérieur au Tonkin ne furent pas troublés par une telle considération. Le nouveau directeur de la Maison Centrale exécuta les ordres: il avait été mis en place pour "rétablir l'ordre". Cependant, il n'intervint pas lorsqu'un gardien, jouant sur les mots d'un ordre verbal, n'enserra qu'une cheville du bagnard; ce qui lui donnait une légère aisance de mouvements. Pendant que l'on traitait ainsi le lieutenant gaulliste, le médecin de la prison envoyait Per, condamné pour haute trahison en faveur des "Japs", faire une "cure de repos" à l'hôpital. En ville, les sanctions tombaient sur le personnel administratif; ce qui rendait la plupart des gardiens furieux et les incitaient à se venger sur les gaullistes. Les époux Fauvel furent condamnés à six mois de prison. On n'avait pu poursuivre les époux Orsini, puisqu'ils n'étaient pas intervenus dans l'évasion et n'avaient pas été contactés par le fugitif qui nia toujours l'avoir prévu dans son plan. Par une sorte de "lettre de cachet", ils se retrouvèrent pour longtemps, d'ordre de l'Amiral Decoux, internés sans jugement et sur des suppositions. En Février 1943 - interprétant en le détournant un décret de son prédécesseur - l'Amiral Decoux ordonna d'isoler en cellules spéciales les condamnés pour "trahison". L'administration pénitentiaire reçut l'ordre de transférer les "gaullistes" et les traîtres au profit de l'Axe dans les locaux disciplinaires de la prison: à l'entrée du couloir d'accès fut pendue une pancarte, valable pour les uns et les autres, portant l'inscription "Haute Trahison". L'assimilation ne semblait gêner aucune autorité… Dans ce couloir, les sorties se limitaient à deux fois un quart d'heure par jour et les condamnés revêtirent le bourgeron gris de bagnard portant les lettres fatidiques: "M.C." (Maison Centrale). Pendant que se passaient ces événements, il avait fallu hospitaliser le Docteur Bechamp, ajoutant la maladie à son handicap physique grave. Cependant, son état ne provoquait que des sarcasmes des responsables du gouvernement de la colonie. Des instructions du gouverneur-général prescrivaient de lui demander ce dont il avait besoin dans son état… et de ne pas en tenir compte ! Ces directives furent suivies à la lettre, sans égard pour son état sanitaire, ni pour la personnalité qu'il était. Fin Mars 1943, un mois de cachot supplémentaire fut infligé à Robert, parce qu'il avait osé dire qu'il n'avait pas reçu sa ration journalière de nourriture: le motif était particulièrement futile, puisqu'il s'agissait de savoir si le jour de sa sortie du cachot de la "Barre de l'Indo-Chine" devait être compté comme un jour de "mitard" au régime "bouillon", ou journée de cellule disciplinaire au régime "normal". Comme il ne sortit qu'entre les deux repas, la discussion pouvait s'éterniser. Le 1er Avril, sur décision du 17 Mars prise directement par le gouverneur-général, le condamné fut conduit à la gare, en vue de son acheminement sur Saïgon pour être transféré à la Maison Centrale de la capitale du sud. L'E.M., qui avait passé de pénibles heures lors de l'évasion de Robert, avait délégué le Colonel Gui pour s'assurer que "tout est bien fini", selon le terme du compte-rendu. Ce transfert avait été décidé pour éloigner le prisonnier de la frontière de Chine, qu'il aurait sans doute atteinte et franchie s'il n'avait été repris si vite. On comprend l'anxiété du gouverneur-général et des autorités militaires et civiles: Robert aurait été un témoin gênant s'il était parvenu à rejoindre la France Combattante et y témoigner de la façon dont l'administration de Vichy en Indo-Chine traitait ceux qui voulaient poursuivre le combat contre l'Occupant: ce ne fut que partie remise et les révélations furent d'autant plus désastreuses, à tous points de vue. Pendant que se déroulaient ces événements, d'autres se précipitaient dans le monde. On savait maintenant ce que représentait le désastre allemand à Stalingrad: ce Stalingrad dont la presse de l'amiral célébrait il y a peu la prise et au sujet de laquelle le Directeur de la Propagande de l'Amiral Decoux adressait ses vives félicitations au représentant du IIIème Reich en Indo-Chine. Dans le Pacifique, les défaites japonaises se succédaient, sur terre et sur mer, depuis le milieu de 1942: Guadalcanal avait succédé à Midway. Notre armée d'Afrique avait rejoint les Forces Françaises Libres, les "traîtres dans des forces étrangères" selon la terminologie de l'Amiral Decoux. En France même, la Résistance prenait de l'ampleur : décidément la roue tournait… Le Gougal commençait à craindre que, du fait de l'évolution des événements, les "gaullistes" puissent trouver aide en cas d'évasion. Les craintes de l'amiral étaient fondées, mais précoces. Malgré de très timides velléités que l'on constatait parfois chez des exécutants, la crainte qu'inspirait l'hôte du Palais Puginier suffisait à maintenir chacun "dans le devoir", selon la formule chère à l'amiral imbu de son autorité. Les contraintes étaient telles que le Général Sabattier, qui commanda le 21ème R.I.C. au cours de la Campagne de France - au temps où Robert était à la tête d'un Groupe Franc - et qui commandait la quasi totalité des troupes de la Division de Cochinchine-Cambodge après avoir rétabli la situation lors de la guerre du Siam, a toujours ignoré la captivité à Saïgon de Robert, Boulle, Labussière et même du Docteur Bechamp qui était une ancienne relation suivie de Chine ! Au cours du voyage qui dura du Jeudi 1er Avril à 19 heures au Samedi à 13 heures, le captif ne fut pas désentravé une minute. Il passa 42 heures enchaîné dans un train, par la température que l'on devine. Les gendarmes avaient reçu des consignes verbales précises et impératives, accompagnées de menaces en cas de manquement qui les renforçaient. Ils se montrèrent corrects, mais exécutèrent les ordres. Cela comprenait d'accompagner Robert, toujours enchaîné, jusqu'aux W.-C.; qui se produisait souvent puisque le transporté souffrait de dysenterie. Son avocat n'osa pas protester contre ces mesures inhumaines, tant étaient fortes partout la pression qu'exerçait le Gougal. A Saïgon, du fait des locaux, il fallut se résigner à ne pas isoler le prisonnier descendu de Hanoï. Il fut enfermé dans la célèbre "salle 8", réservée aux fortes têtes. Le climat de la Cochinchine est plus humide que celui du Tonkin et plus difficile à supporter. Chaleur et moiteur, en absence de soins d'hygiène suffisants, eurent vite fait de susciter toutes ces "misères coloniales" qui ont le point commun de provoquer de douloureuses démangeaisons persistantes. Le dérivatif de la lecture faisait défaut et ces "dangereux" prisonniers, comme les qualifiait le Directeur Cast, ne pouvaient prétendre à un travail en atelier comme les "droits communs". Le seul "allégement" consenti fut qu'en arrivant, il ne fut pas mis dans le "mitard" de la "Barre de l'Indochine". A Saïgon, ex-résidence des amiraux-gouverneurs, le carcan de Hanoï était remplacé par un système directement venu des cales de discipline de la Royale: des manilles coulissant sur une barre de fer. Labussière subira de longues semaines, rivé au béton de la cellule. La seule visite que recevait un gaulliste était celle du Père Tricoire, prêtre des Missions, figure bien connue de Saïgon, au franc-parler ne pouvant offrir que des paroles d'un mâle réconfort. D'autres gaullistes se trouvaient déjà dans cette prison, dont Huchet chef du premier réseau ayant fonctionné dans le Sud et d'une efficacité reconnue, Rouan, André, Jan, Valois, Longelin, Eggenspieler, et Rey dont les autres se méfieront. Il y avait aussi des "passagers", comme Dauphin qui fut enfermé pendant un mois dans la "salle S" où il eut à se défendre contre des rats avant de se voir expédier, par "lettre de cachet" du Gougal, au camp d'internement de Long Xuyen. Sans doute en raison de sa courte appartenance à la police comme contractuel à Toulon, Longelin s'était vu offrir le poste de bibliothécaire et, comme les gardiens aimaient bien que le travail soit fait par d'autres qu'eux-mêmes, ce "commis" eut à établir les tours de garde: dans la mesure du possible, il pouvait choisir les gardiens les moins "teigneux" pour le service du bâtiment "S" où finirent par se retrouver tous les "dissidents". Ce peu, dans leur situation, constituait cependant un "mieux" apprécié. Fin Avril, sans doute à cause des événements en Afrique du Nord qui consacraient la défaite allemande sur ce continent, le directeur de la prison et les gardiens commencèrent enfin à se montrer plus humains envers les prisonniers, mais cela en tête-à-tête et en recommandant bien de n'en rien dire à quiconque. Cette "compréhension", selon l'expression parfois employée, n'était qu'opportuniste, comme le démontraient les sanctions à la suite de dénonciation même sans un semblant de preuve, ainsi que le vérifia Mr Huchet: à 54 ans et en très mauvais état de santé, il fut mis aux fers dans le sinistre cachot pendant 60 jours, pour une "tentative d'évasion" inventée de toutes pièces par un mouchard en mal de quelque faveur. Chacun savait que le "crime" était une invention, mais nul ne voulait courir le risque que l'amiral découvre "une tentative d'évasion de gaulliste" n'ayant pas été suivie de sanction. Fin Juin 1943, les autres "dissidents" de la Maison Centrale de Hanoï furent transférés à leur tour à Saïgon: trop de "bonnes volontés" risquaient de se manifester en cas d'évasion et il était hors de question, pour l'amiral-gouverneur, de laisser passer en Chine, et donc d'y rencontrer ses amis aviateurs américains, celui dont l'évasion était redoutée entre toutes: Labussière. La fidélité envers "La Personne du Maréchal Philippe Pétain Chef de l'Etat Français" se manifestait encore pleinement à la tête des autorités d'Indo-Chine à tous les niveaux. En Novembre 1943, alors que la santé de Robert devenait réellement chancelante au point d'inquiéter les docteurs intervenant en prison, le Général-Commandant-Supérieur Mordant infligea une nouvelle sanction au prisonnier. Rien ne l'obligeait à cela, puisque, un an plus tard et bien que les Japonais soient devenus autrement soupçonneux, il l'annulera… après que des événements décisifs se soient passés en France… en faisant tourner ce fameux "vent de l'Histoire". Jusqu'à cette intervention du Génésuper, Robert réussissait, grâce à des amis rares mais sûrs, à faire envoyer de temps à autre, toujours en fraude, un message à sa famille restée en France. Il passait par la Télégraphie Militaire, dont le chef était le Colonel Cavalin. Dès la décision du Général Mordant, ce "trafic" cessa et Robert resta sans nouvelles des siens. (Fin de 1944, lorsque Robert s'évada et que Mordant fut devenu le… Chef de la "Résistance-Officielle en Indo-Chine", avec le colonel-chef de ses transmissions, l'évadé se présenta à celui-ci… qui le serra sur son coeur. Ainsi est la vie). Le délabrement physique de Robert inquiétait sérieusement les médecins de la prison et le bagnard fut enfin hospitalisé à l'hôpital Grall. Très vite, il fut renvoyé entre les murs de la Maison Centrale, par ordre du Médecin-Chef Del à la suite d'une suggestion du directeur de la prison qui lui signala Robert comme particulièrement dangereux… pour l'heureuse poursuite de la carrière des fonctionnaires. Dès son retour à la Maison Centrale, le proscrit eut une syncope, mais nul n'osa prendre l'initiative de le faire hospitaliser: il y eut beaucoup de courageux "toubibs" en Indo-Chine, proportionnellement nombreux dans la Résistance, mais à Grall comme à Lanessan il y eut des "chefs" qui ne furent dignes ni de leur état de médecin… ni de leur grade. Toujours en Novembre 1943, la France étant totalement occupée et l'Afrique ayant rejoint les alliés avec l'accord de l'Amiral Darlan protecteur de l'Amiral Decoux, de nouvelles mesures furent prises dans la prison pour "contrecarrer la propagande gaulliste": Boulle, Huchet, Labussière, Richard et Robert furent descendus dans le "bâtiment S", la prison-dans-la-prison; pour qu'ils soient isolés des autres prisonniers qu'ils étaient accusés de "contaminer". Un léger mieux se révélait dans l'état de santé de Robert, très relatif, mais il pouvait marcher quelque peu. En fin de Novembre, une occasion incongrue se présenta à Robert et Labussière, dont ce dernier était le seul à pouvoir tirer profit. Les deux prisonniers avaient été réclamés par la Sûreté pour une affaire d'Identité Judiciaire peu claire: menottes aux mains, à pied, en tenue de bagnards, ils se rendaient en fait à une convocation qui n'était qu'un "coup" préparé par une organisation de Résistance comprenant des policiers: ils avaient trouvé ce stratagème pour remettre à Robert des photos de famille arrivées clandestinement. On ne sait trop pourquoi, les deux prisonniers n'étaient pas prévenus des raisons réelles alors qu'ils montaient vers la place de la cathédrale au milieu de la foule habituelle, française et indochinoise, curieuse de ces faces "patibulaires". Naturellement, ils eurent l'idée de tenter de fuir, tout au moins Willy Labussière qui en avait les moyens physiques, son camarade devant se contenter d'aider à la réussite. La même paire de menottes les attachait, mais Robert, rendu à l'état de squelette, réussit facilement à glisser la main hors de son bracelet d'acier et en avertit Willy qui était en bonne forme. Labussière, se servant de l'anneau et de la chaîne de menottes comme d'une masse d'arme, frappa le gendarme le plus près de lui et bouscula l'autre avant de courir tenter de se mêler à la foule. Robert se cramponna au gendarme le plus proche, tandis que l'autre s'époumonait à siffler à la grande joie des enfants. Mais Willy avait trop présumé de ses forces et, surtout, l'endroit était malheureusement mal choisi pour un tel exploit: le voisinage de la Sûreté. Des "flics" sortirent de partout et Labussière fut ceinturé par une meute dont il ne pouvait se défaire sous les yeux de Robert que maintenaient les deux pandores. Les deux prisonniers réintégrèrent la prison entre leurs gendarmes. William Labussière fut condamné à 60 jours de fers au cachot. On lui enserra les chevilles dans les manilles coulissantes de la "Barre de l'Indo-Chine" saïgonnaise et il se retrouva, vêtu d'une sorte de simple slip pour tout costume, allongé sur le béton du fond de la cellule large d'un mètre vingt et entièrement noircie au coaltar: prisonnier et local étaient lavés au jet d'incendie chaque matin, d'un même coup. Cette affaire fit un beau scandale et la recherche des responsabilités, à tous les échelons, fit passer bien des nuits éprouvantes: comment cela avait-il pu se faire ? Qui avait manqué de vigilance ? Le gouvernement de la Cochinchine enquêta jusqu'à descendre à des détails touchant à l'organisation du service de la prison. Le Gouverneur Hoef donna des ordres écrits prescrivant de ne déplacer les bagnards gaullistes que dans leur tenue carcérale. Se préoccupant de tout, cet excellent administrateur donnait une nouvelle preuve de ses capacités en conseillant que des menottes "pour Annamites" soient utilisées pour des Européens comme Robert dont les poignets avaient maigri… Par note (n° 2469 C/Api du 0/12/43) il enjoignait une vérification attentive des menottes, avant toute sortie, par l'administration pénitentiaire: Cast, le directeur de la prison, répondit par écrit qu'il s'agissait là de la responsabilité de l'escorte qui devait prendre le prisonnier en charge: par sa réponse il "ouvrait le parapluie" car, pour les déplacements intérieurs, il faisait passer des menottes pour Annamites à Robert. Le gouverneur était un habitué du détail qui révèle "le chef qui-a-l'oeil-à-tout" cher à la Révolution Nationale: n'avait-il pas adressé une note impérative au Commandant du Bataillon du 11ème R.I.C. à Thudaumot pour lui demander les raisons qui avaient empêché un capitaine (qu'il désignait) d'assister à toute la messe de la Fête des Mères… ? Dans l'affaire de l'évasion de Labussière, il envoya une note pour s'étonner de ce que Robert n'ait pas été mis au cachot lui aussi, malgré son état physique. Cast se retrancha derrière un avis médical. En Janvier 1944, la situation des bagnards gaullistes n'avait guère évolué. Les sanctions contre ceux qui étaient simplement soupçonnés d'appartenir, de près ou de loin, à l'imaginaire "complot gaulliste" continuaient à tomber. On ne reculait pas devant les manoeuvres déloyales : le Contrôleur Kerneïs, arguant qu'il était le compatriote de Robert, obtint de lui rendre visite… et fut mis en disponibilité, peu après ! Le seul risque potentiel d'une entrevue de Robert avec d'éventuels sympathisants provoquait des mesures préventives: dès la condamnation de Robert, son adjoint de la Campagne de France fut muté de l'E.M. de Saïgon à l'île de Poulo Condor, où était le bagne de droit commun et politique: en étant revenu grâce à l'astuce d'un compatriote, le Capitaine Jegou, il fut expédié chez les Caodaïstes dans la brousse près de Tay Ninh et, à l'arrivée de Robert à Saïgon, réexpédié au Cambodge… Alors que Robert avait été mis "exeat" sans ménagement de l'hôpital Grall en Février, en Avril 1944 le gouverneur de la Cochinchine reçut une note du gouverneur-général à laquelle il ne s'attendait pas: par T.C. 469 C. du 21/4, le Gougal demandait dans quel état se trouvait Robert, auquel il devait être demandé qu'il sollicitât une "grâce" ! Questionné à ce sujet, le "dangereux gaulliste" répondit qu'il n'avait pas de grâce à implorer… mais que d'autres en auraient peut-être besoin sous peu. Ce seul document est la preuve que les sévices envers les "dissidents" n'avaient rien à voir avec une quelconque ingérence japonaise, puisqu'on était prêt à lever les sanctions au moment où les Japonais se montraient attentifs à tout signe d'évolution politique de l'amiral: seule l'administration de l'Amiral Decoux - et lui essentiellement - porte la responsabilité des sévices "indignes" comme les qualifie le Général Sabattier, par ailleurs assez compréhensif envers l'amiral. Ce télégramme officiel ne traduisait en fait pas une évolution de l'amiral-gouverneur-général. Robert était fonctionnaire des Finances servant dans l'armée au titre des réserves maintenues: de ses amis étaient intervenus auprès de fonctionnaires du ministère à Vichy, dans le cadre du "noyautage des administrations", pour que les conditions de détention soient humanisées. A cette époque, Vichy évoluait rapidement et l'on y recherchait des interventions en faveur de "dissidents" qui pouvaient être un jour portées "à l'actif" de fonctionnaires justement inquiets pour la suite de leur carrière. L'Amiral Decoux n'avait été que le facteur de ce message reçu de Vichy. Malgré le refus catégorique de Robert de demander une mesure de grâce, ce T.O. eut une vertu magique: les fonctionnaires de l'administration pénitentiaire, isolément, commencèrent à se dire que "si ça bougeait à Vichy" il serait peut-être bon pour eux de se mettre à la nouvelle heure et de bien retourner promptement leur veste. Rien ne semblait changé dans le comportement apparent, mais, lorsqu'il n'y avait pas risque d'être vu par d'autres yeux, les gardiens commençaient à manifester quelques menus égards envers les gaullistes et à leur adresser des paroles d'espoir dont le ton devenait de plus en plus chaleureux à mesure que les nouvelles laissaient prévoir un prochain "deuxième front" s'ouvrant en France. Le 10 Juin 1944, le Médecin-Lieutenant-Colonel Del, de Grall, acceptait soudain d'hospitaliser Robert: contrairement au pronostic du Génésuper Ayme, "G.I.'s" et "Tommies" n'avaient pas été "rejetés à la mer" ce quatrième jour après leur débarquement en Normandie. Cette mansuétude tardive et non sans arrière-pensée ne l'empêchait d'ailleurs pas de prendre des gages de l'autre bord…: il informait les "autorités" des noms de ceux qui venaient échanger quelques mots avec Robert à travers la porte de sa cellule de l'infirmerie spéciale. Le 20 Juillet, n'ayant pratiquement été hospitalisé qu'à l'approche de la mort pour qu'il ne soit pas dit qu'elle était survenue en prison, le Docteur Bechamp expirait à l'hôpital. La cellule de Robert n'était qu'à trente mètres de la dépouille de son camarade de captivité: sur l'ordre du gouverneur et du directeur, il lui fut interdit d'aller se recueillir un instant dans la chambre mortuaire: Robert ne pesait plus que 54 kg. pour une taille de 1,78 m., ce qui lui aurait interdit toute évasion. Ainsi, alors que la libération du sol de la patrie commençait avec la levée des maquis, se révélait la mentalité des responsables de l'Indo-Chine sous le proconsulat sourcilleux de l'Amiral Decoux. En Août 1944, après la déroute allemande de Normandie, l'attitude des gardiens de la prison et de leur patron évolua à vue d'oeil: goguenards, les prisonniers finissaient par être émus par toutes les bassesses des matamores de la veille. Le directeur allait jusqu'à laisser entendre qu'il pourrait collaborer à une évasion collective, bien organisée, des prisonniers "gaullistes". L'époque était venue où ceux-ci estimaient qu'une fois dehors ils trouveraient certainement des appuis, tant ceux qui les auraient dénoncé six mois plus tôt s'empresseraient de bénéficier aujourd'hui d'une aubaine qui leur permettrait de porter aide à d'authentiques résistants: Cast raisonnait ainsi et sut monnayer son "aide" devant la Commission de 1946 qui tint compte dans la balance qui pesa ses responsabilités… Cela complotait fort en vue d'une évasion en groupe. Willy Labussière, décidément dégoûté de la navigation maritime, revenait à la spécialité dans laquelle il excellait. Les contacts extérieurs pouvaient maintenant être pris sans problème et il fut décidé qu'on s'emparerait du Farman d'Air France assurant le service entre Saïgon et Hanoï: on se ferait aider par Barrion et le Capitaine De Faÿ; Labussière prendrait les commandes et on s'envolerait avec Huchet, Richard, Robert et Rouan. L'affaire était jouable: on pouvait tabler valablement sur une alerte tardive, déclenchée sans conviction, que suivrait une poursuite sans enthousiasme et mal orientée. A cette époque, Paris se libérait et c'était vraiment la panique chez tous ceux qui, partout, s'étaient compromis dans la politique de la Révolution Nationale: sans vergogne, ils recherchaient le contact avec des gens qu'ils méprisaient une semaine plus tôt, tandis que les "Francisques" disparaissaient des revers de vestes dans les égouts. Cependant, ceux qui allaient devenir les chefs de la "Résistance Officielle" ne pensaient pas encore à libérer les "dissidents": on retrouvait le même comportement que celui des autorités d'A.F.N. à l'époque du Général Giraud, encore imprégnées de Révolution Nationale. Le Commandement d'Indo-Chine discutait d'une réintégration des officiers comme 2ème classe… alors que l'ex-Génésuper était Chef de la Résistance, reconnu par le Génésuper. Il est vrai que le Général Ayme fut un des rares à arborer la Francisque que lui avait décerné le Maréchal Pétain… A Hanoï, les résistants des premiers temps profitaient du relâchement des niveaux subalternes et avaient mis au point un plan d'évasion des gaullistes de Saïgon. Ceux-ci en furent informés et l'opération "Farman" fut classée. Le nouveau plan avait été préparé par l'équipe Mingant et Lan, au Tonkin, mais en liaison avec leurs correspondants à Saïgon. L'apprenant, et bien que très faible, Robert demanda à réintégrer la prison; ce qui lui fut accordé avec empressement, nul ne tenant à le voir s'évader de sa surveillance. L'atmosphère que découvrit le "dissident" en réintégrant sa cellule était toute autre que celle qu'il avait connu jusque-là: des officiers de la garnison éprouvaient soudain le besoin de "pointer" au greffe de la Maison Centrale et d'y déposer argent, cigarettes, cigares… et bonnes bouteilles. Monsieur le Directeur envisageait d'installer des prostituées européennes - un luxe car leur nombre avait diminué à la suite de mariages - dans la prison même, pour le "service" des gaullistes: il disposait de trois "filles" de "Chez Raymonde", de bonne tenue. Le cas de ce directeur est assez typique et révélateur, même en s'en tenant à son "mémo" établi après la capitulation des Japonais pour l'information de la Commission de l'Indo-Chine. Parce qu'il avait été socialiste, l'Amiral Decoux avait voulu le muter au Tonkin; ce à quoi s'était opposé Arnoux, Directeur de la Police. Le 2 Juin 1942, il avait été nommé Directeur de la Maison Centrale de Saïgon, par le Goucoch (Gouverneur de la Cochinchine), avec mission "d'y rétablir la discipline". Il accepta ensuite que les "dangereux gaullistes de Hanoï" lui soient confiés : c'est ainsi qu'il les qualifiait encore au milieu de 1944. On n'en était plus là et il retrouvait vite ses réflexes du passé. Par la suite, il fit état d'actes de résistance qui lui valurent d'être relevé de l'indignité nationale: outre quelques arrangements de service avec des "gaullistes" non classés "dangereux" et des attestations d'ouvriers de la onzième heure, il put faire état de sa façon de traiter les prisonniers américains que l'administration lui confia peu avant 1945. Une demi-douzaine de pilotes de "Task Forces" de l'US. Navy tombés en Cochinchine, et non récupérés à temps par la Résistance, avaient été "capturés" par nos troupes qui, à cette époque, ne les remettaient plus à l'Occupant japonais. C'est ainsi que, à la fin de 1944, ces gaillards s'étaient retrouvés "hébergés" à la Maison Centrale de Saïgon où ils menaient une vie montrant leur ignorance absolue des risques courus sur un territoire contrôlé par l'armée japonaise: leur inconscience, typiquement américaine, dénotait une franche vitalité et une méconnaissance totale de l'ennemi. Le curieux "Centre d'Accueil" pour aviateurs américains de la Maison Centrale de Saïgon était parfois le théâtre de manifestations intempestives des "hébergés" qui prétendaient à plus de libertés et d'aises. C'est ainsi que le directeur de la prison fut amené à organiser des "soirées", selon le mot employé par lui. Cast écrit dans son rapport: "… les aviateurs s'étant plaints de n'avoir pas de femmes, j'ai fait venir un soir les trois femmes françaises de Chez Raymonde. Le Commissaire Tastagnière, le Gardien-Chef Cathelin, le Gardien Francisque et moi-même tenions compagnie dans nos bureaux aux trois aviateurs inoccupés (sic)…: en effet, il y avait deux fois plus d'aviateurs US que de "femmes françaises" disponibles. Il s'agit là d'un "acte de résistance" caractéristique. Cast fut heureux de pouvoir se débarrasser ensuite de ces gaillards qui devenaient "impossibles" tant ils accumulaient les imprudences. On parla longtemps de cette soirée qui mobilisa quelques policiers de la Sûreté, qui n'étaient pas tous résistants, pour organiser une maison close dans l'enclos carcéral. Pendant ce temps le "gaulliste dangereux" Robert savourait lui aussi quelques cigares offerts par le même médecin-chef qui avait refusé son hospitalisation, il y a peu, malgré les avis concordants des médecins de l'administration pénitentiaire. En fin de 1944, Lan descendit de Hanoï sur Saïgon: accompagné de Tastagnière, du Commissariat de la Gare de Saïgon entré dans la Résistance, il vint prévenir les prisonniers de l'imminence de l'opération et de ses grandes lignes, dont le passage en Chine. Lan, fortement engagé dans la Résistance depuis longtemps, avait rendu service à l'E.M. de Hanoï (au Lieutenant-Colonel Cavalin), ce qui lui avait donné l'opportunité, avec le Capitaine Mingant du B.S.M. et résistant de 1940, de "monter un coup": il s'agissait d'organiser l'évasion du groupe entier des "dangereux gaullistes" à l'occasion de leur "transfert de sécurité", que les comploteurs provoqueraient. A cette époque, traînant les pieds parfois et se perdant dans un formalisme qu'aurait dû proscrire la situation du moment, l'E.M. commençait à suivre les directives du Gouvernement Provisoire de la République Française, le G.P.R.F. installé à Paris et pas toujours au fait des hommes et des choses d'Indo-Chine. Le Commandement ne mettait qu'un zéle relatif et son "ralliement" au sein de la "Résistance Officielle" où dominaient les anciens de la Révolution Nationale, ne l'avait pas conduit à apporter le moindre allégement au sort des "déserteurs gaullistes". Troublé cependant par la détermination de Lan qui ne craignait pas d'évoquer des "lendemains qui déchantent" et informé du projet de "l'opération Farman", l'E.M. accepta la proposition des comploteurs: ainsi n'aurait-il pas refusé de prendre part à l'évasion, en ces heures cruciales, et ménagerait-il l'avenir en se limitant à ordonner un "transfert de sécurité" des détenus. Une décision de l'Amiral Decoux, par ailleurs complètement ignorant du complot dont il avait été tenu écarté à cause de son passé et de sa mégalomanie autoritaire, facilita le processus engagé: de crainte d'un débarquement américain ou britannique en Cochinchine, il ordonna le transfert de Boulle, Robert et Labussière dans la prison de Xieng Quang, au Laos (cela dans l'idée du fameux plan du "réduit" qui devait s'étendre dans les Hautes Régions et de l'interprétation des instructions données par De Gaulle selon les différentes éventualités; dont Decoux fera état après 1946 pour sa défense… et éviter la Haute Cour comme le révèle un document). Dans le cadre de ses attributions en gare, le Commissaire Tastagnière fut chargé du transfert, y compris la composition de l'escorte et le voyage par chemin de fer. A son corps défendant, l'amiral-gouverneur-général se trouvait donc participer activement à une opération de résistance consistant à soustraire à sa surveillance de "dangereux gaullistes"… On en était à l'époque où tout changeait vraiment très vite et partout; suivant en cela l'effondrement accéléré des forces nazies en Europe et japonaises dans le Pacifique où les restes de la Flotte Combinée venaient d'être anéantis dans la Bataille des Philippines. L'effigie retouchée du "beau vieillard" à la moustache blanche sur un visage rose - dans laquelle les Indochinois voyaient la figuration de la Sagesse confusienne - disparaissait des salles de cinéma, des boutiques et des immenses panneaux aux slogans de la Révolution Nationale. Soudainement, l'alibi de la "présence des Japonais" - par laquelle on chercha par la suite à justifier la répression - ne semblait plus avoir de consistance pour ceux qui retournaient si vite leur veste. Lorsque l'incorrigible Willy Labussière, dans la prison, s'empara de l'effigie du Maréchal-Chef de l'Etat et la déchira lentement en souriant, il eut le plaisir de provoquer une succession de clins d'oeil pour cet acte hier encore qualifié avec horreur de crime de lèse-majesté et puni en conséquence. Il s'agissait pourtant là d'un Portrait Officiel et non de ce "Maréchal" dessiné par Longelin à la demande du directeur… qui ressemblait beaucoup à l'acteur Sinoël. Il n'y eut guère que le Gardien Mar à ne pas suivre l'évolution rapide de ses collègues, non par fidélité envers le "Père de la Patrie" mais parce que cet ancien boxeur, qui se racontait beaucoup, mettait toujours un certain temps à assimiler. Les comploteurs du dedans et du dehors étaient prêts à tenir leur rôle dans la tragi-comédie qui se préparait. On savait déjà que les deux gendarmes choisis, "triés sur le volet", étaient volontaires pour passer en Chine avec les évadés et que l'inspecteur qui accompagnerait les prisonniers pourrait être neutralisé paisiblement et facilement. Le voyage en chemin de fer ne serait certainement pas une mince affaire: environ la moitié du trajet nécessiterait de multiples transbordements à cause des destructions d'ouvrages d'art. La XIVème US. Air Force de Chennault, le "général qui ne rit jamais", depuis ses bases de Chine, avait entrepris la destruction systématique des liaisons terrestres et maritimes au long de la côte indochinoise et s'en prenait aux ponts et tunnels. Le plan des comploteurs comportait une pause marquée à Hanoï, avant l'acheminement vers la Chine. Lorsque l'on consulte le synopsis du film des événements, depuis le départ de Saïgon jusqu'à l'aboutissement, l'impression qui domine est celle d'un surréalisme détaché du réel. Cela est difficile à comprendre, si l'on ne se reporte pas à l'époque et si l'on ne se souvient pas des spectaculaires retournements de vestes sans vergogne. Les complaisances sans pudeur à tous les niveaux, même les plus élevés, furent une magnifique démonstration par l'exemple que toutes les raisons invoquées ultérieurement pour justifier l'indigne comportement envers les gaullistes ne furent jamais que de spécieux prétextes sans fondement. Comment expliquer autrement (bien qu'en ayant attendu la libération de Strasbourg) que les dirigeants de l'Indo-Chine aient pu se mettre soudain à favoriser une entreprise de "dissidents" quand les Japonais devenaient pointilleux ? On prétendra qu'il était impossible d'agir humainement envers les "gaullistes" en 1942: alors les "Japs" ne se préoccupaient que de la sécurité de leurs voies de communication en ne se souciant guère de "dissidence", en fin 1944 "on" ne pensera plus à l'Occupant au moment justement où la Résistance commençait à les inquiéter. Impossible à croire pour qui a vécu les événements. Les Japonais ne manqueront d'ailleurs pas de mentionner ce changement d'attitude parmi les griefs par lesquels ils justifieront leur "coup de force" de Mars 1945. Il aurait été de meilleure politique pour l'amiral jaloux de son autorité de se contenter de "mettre au vert" en un coin éloigné, en les disséminant, les "dissidents" dont le sort pendant l'Occupation pèsera lourd en fin de 1945, à l'arrivée des renforts venus de France. Le "politique" Decoux n'avait pas pensé à cet aspect et cette probabilité. L'adjoint de Tastagnière, Breat, était déjà un ancien des sympathisants. Accompagné des Gendarmes Massac et Moustier, il vint au soir espéré du 28 Novembre 1944 prendre en charge les détenus en vue de leur transportation à la prison de Xieng Kouang, sur instructions du Gougal. En prenant contact avec les prisonniers, chacun y alla de son clin d'oeil entendu: le trio d'évadés ne tarda pas à se rendre compte qu'il s'agissait là d'une sorte de signe de ralliement spontané. On expliqua aux "gaullistes" qu'il convenait de leur passer les menottes pour se rendre à la gare, "pour la vraisemblance". Le directeur de la prison n'avait pas été mis dans la confidence au sujet de l'évasion; ce qui situe le degré de confiance que pouvaient lui accorder des hommes comme Tastagnière qui le connaissait depuis longtemps, malgré sa récente "évolution d'esprit". A la sortie de ses pensionnaires, qu'il devait se féliciter de ne pas avoir à conserver sous sa garde jusqu'au jour du "changement de régime", Cast était dans la haie que formaient les gardiens pour souhaiter bon voyage et bon séjour aux voyageurs. Ceux-ci venaient d'être informés que l'évasion était prévue à l'occasion d'un transbordement "à la troisième coupure de la ligne, au-delà de Hué" et le plus tranquillement du monde: on les attendait. Sur le quai de la gare, le Capitaine de Gendarmerie Gonien assura les prisonniers que tout allait bien et qu'il avait choisi ses meilleurs gendarmes pour cette mission. (Ils le prouvèrent en Mars 1945, mais la gendarmerie ne pardonna pas au survivant d'avoir, en quelque sorte, "trahi son devoir de soldat de l'ordre"). On fit monter ces curieux voyageurs dans un wagon de IVème classe, ce qui n'était nullement une brimade. Ces voitures tenaient un peu des "baladeuses" des tramways ou de certains wagons anciens pour voies secondaires ou locales. On y accédait par les extrémités. Les banquettes en bois étaient disposées sur le pourtour, sous de larges fenêtres sans glace ou jalousie. Chaque voiture constituait un compartiment immense que les Indochinois, presqu'exclusivement, utilisaient non en raison d'une quelconque discrimination ou ségrégation, mais par commodité évidente. La IVème classe convenait particulièrement aux campagnards: on pouvait y voyager sans se séparer de ses paniers volumineux où piaillait la volaille; de ses bagages les plus encombrants; voire d'un petit cochon-planche tout noir ou du petit fourneau à charbon de bois sur lequel chaufferait l'indispensable thé où cuirait un substantiel "phöe". Pour une population dont la vie était liée aux rizières, l'élevage et la pêche, c'était le genre de voiture le mieux adapté. Une foule asiatique criarde et crachant le bétel, plus souvent assise à même le sol que sur les banquettes aux lames de bois, s'entassait dans ces wagons. Ces gens effectuaient parfois de longs parcours, mais en général ils n'allaient pas au-delà d'une station ou deux pour le besoin de leurs affaires. Le prix du billet était modique et il aurait été impossible de voyager avec de tels bagages dans des voitures à compartiments transversaux. Dès leur arrivée dans le wagon, les prisonniers furent désenchaînés et chacun chercha une place dans la cohue, sans provoquer d'étonnement. Le train roula toute la nuit, pour arriver à Hué au matin. On avait parcouru la partie facile de la ligne, dont les ouvrages d'art, remarquables, n'étaient pas encore compris dans le planning de la XIVème US. AF. Il était prévu une halte d'une journée dans la capitale impériale de l'Annam. Les mains libres, les prisonniers - ex-dangereux que leur escorte accompagnait avec une attention plus déférente que professionnelle - se rendirent en dévisant vers la Sûreté d'où on les conduisit au très bon hôtel Morin: des bouteilles de champagne et des cigares les y attendaient, offerts par le Résident. Le trafic ferroviaire vers le nord ne pouvait s'effectuer que de nuit, à cause des "Flying Tigers" qui s'attaquaient maintenant au matériel de traction et même aux wagons. Il en était d'ailleurs de même pour la navigation côtière et nous y avions perdu des navires marchands et de guerre, atteints par les bombes de "Libérator" ou de "Forteresse Volante", voire des prodigieux "P.40"; à moins que ce ne soit par une torpille de ces sous-marins US qui montaient la garde devant les caps. Il s'agissait là de la réponse américaine à nos tirs de D.C.A. contre les avions à l'étoile blanche et au traitement habituel réservé aux pilotes ayant eu la malchance d'atterrir au Tonkin. Ce chemin de fer trans-indochinois était devenu une artère vitale pour les forces japonaises en opération dans le sud-est asiatique et nous en subissions les inconvénients, y compris dans nos villes. Les prisonniers étaient devenus des personnalités très entourées, pour lesquelles on était aux petits soins: finie l'époque où les autorités veillaient à les "mater" en toutes occasions, en n'omettant pas de signaler hiérarchiquement leur zéle patriotique. Le trio fut invité chez le Résident; chose assez inhabituelle on en conviendra, concernant de "dangereux déserteurs" récidivistes de l'évasion et ennemis de l'amiral. Ils quittèrent la Sûreté, où ils avaient été bien reçus, mais un peu en phénomènes envers lesquels on ne savait comment se comporter, pour se rendre au Palais du Résident… dans la voiture personnelle du commissaire. Une fois de plus, ils furent salués par des clins d'oeil de connivence: on se serait cru dans un mélodrame hugolesque où ne manquaient que les "manteaux couleur de murailles". Monsieur le Résident offrit un apéritif en leur honneur: on conversa très convenablement, avec une émotion retenue du meilleur aloi, et chacun se comprenait à demi-mot. On trinqua, avec des sous-entendus énormes qui semblaient faire l'unanimité, à "la suite du voyage !". Monsieur le Résident les fit reconduire ensuite, toujours en voiture, à leur hôtel où attendait un banquet officiel impromptu offert en leur honneur: une noria de voitures - véhicules rares à l'époque à cause du manque d'essence remplacée par un carburant à base d'alcool de riz, et de la pénurie de pneus - vint déposer puis reprendre les invités. Le repas ne manqua pas d'intérêt: les prisonniers-en-cours-d'évasion ne pouvaient apprécier dignement le changement de régime alimentaire, mais s'amusaient follement à écouter et à dévisager l'assistance. Manifestement, il y avait quelques têtes qui essayaient de voir des augures en ces curieux évadés officiels: elles devaient se demander si elles n'iraient pas rejoindre ces fonctionnaires d'A.F.N. qui n'avaient pas su évoluer à temps et prendre des gages. On n'osait pas poser de question à ce sujet, d'autant que le visage de Boulle calmait les élans latins par son flegme très "british". On essayait de se faire remarquer par les bons sentiments exprimés et on ne manquait pas de faire état de "marques d'estime" que, paraît-il, l'interlocuteur aurait manifesté envers des "dissidents". Tout cela était assez grotesque, même si l'on pouvait penser que, pour certains, il y avait là une part de sincérité. Ce qui étonnait le trio était que tous ces gens parlaient ouvertement d'évasion et non de transfert avec un éventuel adoucissement de la détention. En attendant l'heure de départ du train, ils profitèrent des chambres confortables mises à la disposition des ex-bagnards qui, depuis fort longtemps, avaient oublié ce qu'est un vrai lit. Ils s'y prélassèrent, mais trouvèrent difficilement le sommeil tant était grand le changement avec la planche d'un bat-flanc de prison. De Hanoï était venu un inspecteur qui remplaçait Breat dont la mission se terminait à Hué: manifestement, le nouveau "n'était pas dans le coup": au Tonkin la mutation des esprits était plus lente qu'au sud. Un des gendarmes tranquillisa les "transportés" à son sujet: tout avait été prévu et lui-même avait reçu une fiole de gardénal avec lequel il serait facile, le moment venu, "d'endormir l'argousin" sans douleur. Avant le départ, Monsieur l'Adjoint de Monsieur le Résident vint souhaiter une bonne continuation du voyage aux prisonniers et leur serra la main avec chaleur, accompagnant ses effusions de clins d'oeil entendus qui amusaient beaucoup ces évadés de luxe: on aurait dit une de ces scènes décrites au Grand Siècle où la manifestation de l'autorité royale s'accompagnait de mondanités, entre gens "nés". Monsieur l'Adjoint semblait être "au parfum", ou faisait comme: il assura que "tout irait bien" parce qu'il "n'y avait que des durs dans le coup…". Il ajouta que "cela se ferait à la première coupure, grâce aux occupants de la voiture qui allait suivre le train par la route parallèle à la voie du trans-indochinois". Manifestement, quelqu'un avait bavardé avec un membre de la "Résistance Officielle" dont le côté "Jeu Scout" conduisit au désastre que connut cette organisation lors du coup de force jap. de Mars 1945, surtout dans les villes. A 21 heures, après un dernier coup de sifflet impératif qui fit se précipiter les retardataires, le train s'ébranla dans une longue plainte de vapeur fusante. Une seule lampe à acétylène éclairait le wagon, y dégageant une désagréable odeur au gré du vent de la course. Peu après le départ, un jeune homme se manifesta par un manège dans le plus pur style des romans d'espionnage. Il avait dû voir beaucoup de films du genre et il en était touchant. Un autre homme inquiétait quelque peu: dans le mauvais film qui semblait se dérouler, il avait la tête typique d'un rôle à la Dallio; le traître. En fait, ce "suspect" se révélera n'être qu'un fonctionnaire de Résidence qui affectionnait les costumes à la "Pépé-le-Moko". Pour passer le temps, on décida de faire du café: il y avait ce qu'il fallait pour le faire chauffer sur place. Monsieur l'Adjoint ayant dit sur l'embarcadère que "ce serait pour la première coupure", l'Inspecteur Vanderbrouck se vit servir un café où avait été ajoutée la dose "étudiée" de gardénal: elle ne fit aucun effet. Par moments la Route Coloniale se rapprochait de la voie ferrée. On voyait alors la voiture suiveuse d'où des têtes scrutaient le train, y provoquant des mouvements de curiosité et des commentaires. A la première halte, le jeune homme au béret basque descendit pour aller rendre compte aux occupants de la voiture, dont les signes discrets d'amitié ne pouvaient échapper aux voyageurs. Il renouvela ce manège plusieurs fois à la suite. Depuis qu'il avait bu son "café arrosé", de taciturne au début, l'inspecteur devenait volubile: allait-on être dans l'obligation de l'assommer, puisque le gardénal ne semblait pas agir sur lui ? Les prisonniers, plutôt partisans de la méthode douce, cherchaient un moyen approprié. Une première réponse vint sous la forme d'un report d'échéance: à l'occasion d'une halte, le jeune homme apporta un contre-ordre. L'évasion était reportée "après Vinh". Les destructions obligèrent les passagers du trans-indochinois à effectuer cinq transbordements avant d'arriver à Vinh. Les voyageurs tâchaient de se caser dans un wagon quelconque. Ces manoeuvres firent que l'arrivée prévue de bon matin n'eut lieu qu'en fin de matinée. On était le 30 Novembre 1944. Un Inspecteur de la Garde Indochinoise reçut fort civilement les prisonniers, se mettant pratiquement à leur service. A Vinh, on leur annonça que la route vers Xieng Kouang avait été ravagée par les pluies torrentielles et que dix-sept ponts détruits étaient à reconstruire ou à réparer sérieusement. L'inspecteur leur rapporta que l'Ingénieur des Travaux Publics responsable de l'opération des ponts de la route vers le Laos prenait toutes les mesures pour que cela prit "un temps indéterminé" qu'on ne pouvait préciser. En fait, cet ingénieur était de l'équipe Mingant - Lan et déployait des trésors d'astuces pour que le voyage ne puisse être poursuivi vers la prison de Xieng Kouang. Apparemment, il fallait s'attendre à un séjour prolongé. Le Résident décida de les loger en attendant que la route soit praticable. Il choisit pour cela un confortable hôtel d'une station balnéaire où de hauts personnages avaient l'habitude de venir se reposer: Cua Lö était à une vingtaine de kilomètres de Vinh et bénéficiait d'une très belle plage. Les autorités avec lesquelles les "fugitifs" discutaient de la reprise de leur voyage semblaient bien être "dans le coup". En tout premier lieu, Mr Ramadier, adjoint du Résident, et Mr Gantes, Chef de la Garde Indochinoise à Cua Lö. Cependant, si les gendarmes s'intégraient bien dans ce qui, apparemment, n'était plus un de ces "complots gaullistes" qui hérissaient les autorités, le Commissaire Vanderbrouck était le seul de la bande des curieux estivants à ne pas être "informé de la situation", ce qui est un comble pour une agent de la Sûreté. Il lui arrivait sans doute de s'en étonner intérieurement, mais il semblait s'accommoder parfaitement de cette situation qui convenait si bien aux autorités civiles et militaires et lui procurait des loisirs. Ce "Sergent Garcia" que ne perturbait aucun "Zorro" considérait qu'il avait pour mission d'accompagner des "transférés" et qu'il était dans son devoir du moment qu'il ne les quittait pas: destination et attentes, importaient peu. Il n'abandonnait sa surveillance que lorsqu'un des prisonniers allait "voir ce qu'il en était" à Vinh: seulement accompagné par une gendarme se comportant plus en garde du corps qu'en représentante de la Maréchaussée escortant un condamné, dont l'habillement n'attirait pas l'attention. La situation avait quelque chose qui n'était pas fait pour déplaire à l'agent de la Sûreté. On vivait dans la station comme si l'on était en vacances: il pouvait s'y abandonner à ses dix heures de sommeil continu que rien ne pouvait troubler. Certes, il avait pu le constater dès le début, Robert se levait la nuit pour aller admirer le jeu des reflets sur l'eau de la Mer de Chine: ils rappelaient peut-être ceux du golfe du Morbihan de sa jeunesse. Il venait, simplement, chercher un peu de fraîcheur. Par tournure d'esprit, le policier s'imaginait peut-être que le "prisonnier en cours de transfert" cherchait le sommeil parce qu'il n'avait pas, comme lui, la tranquillité d'esprit que donne la conscience de ne pas être en infraction; mais l'essentiel était que Robert soit toujours là le matin, comme les autres. Ainsi se passaient les journées dans cet "hôtel de la plage" d'un nouveau genre. La Résidence avait bien fait les choses en tout; sans aller cependant jusqu'à montrer le même intérêt que celui de Cast envers les aviateurs US dans la Maison Centrale de Saïgon. Il est vrai que les préoccupations des prisonniers en villégiature forcée n'étaient pas de cet ordre, ni sans doute pas dans leurs moyens immédiats… Ici, il n'y avait pas de "Raymonde" dont le maquereau Corse aurait pu autoriser les escapades, moyennant quelques arrangements avec la Sûreté. On ne pouvait guère que rêver à des lendemains en entrevoyant d'élégantes Annamites aux attaches fines, aux petits seins, au ventre plat, qui gazouillaient en riant et en jetant des regards à la dérobée; en faisant valoir les couleurs de leurs tuniques légères flottant sur le "cài quân" (pantalon) de soie blanche. Ce genre d'agrément nécessite un minimum de tonus et l'envie de s'y abandonner; ce qui n'était pas le cas des "évadés". Pas plus que la Cochinchine, le Tonkin ne manquait de lieux propices dont les villas de belles coloniales esseulées ou maisons spécialisées qui n'ont de clos que leurs jalousies sur la rue. Hanoï possédait en outre deux hauts lieux renommés qu'il fallait avoir vus, de même qu'on ne peut pas ne pas aller se promener au bord du Petit Lac ou contempler le Pont Doumer. L'un n'était qu'un lieu de rencontre érotique à la mode, mais l'autre avait un cachet romantique comme ont dans l'esprit des jeunes nouveaux arrivants les souvenirs fanés des grandes heures de la Colonie et particulièrement de l'Extrême-Orient approché par la littérature. La maison de la "Mère Jo" était alors une institution sur le déclin, après de prestigieuses heures de gloire. Elles avaient correspondu aux périodes des amours de la maîtresse de maison avec Claude Farrère, officier de marine et écrivain chantre des fumées d'opium, qui l'avait "installée" à ce qu'on disait. On citait les noms célèbres qui avaient suivi dans les bras et les voiles de la Dame et ceux des hôtes de passage qui, dans la pénombre où se devinaient vases précieux, ivoires et laques, s'étaient allongés sur les tapis épais entre les draperies de soie brodée imprégnées du captivant parfum de l'opium dont les boulettes grésillaient dans les fourneaux de pipes de collection, au bout de l'aiguille d'argent que faisait rouler lentement de graciles mains de filles racées, à peine devinées… Frédéric Bargone, dit Claude Farrère, avait encore une douzaine d'années à vivre avant de quitter définitivement son fauteuil du Quai Conti, mais son égérie n'avait plus que son prénom ramené à "Jo", puis à "Mère Jo", pour rappeler les fastes d'antan. Elle était devenue une tenancière dont le péplum n'arrivait plus à dissimuler les cascades adipeuses d'un corps énorme qui se mouvait difficilement hors du fauteuil ou du bat-flanc. Les amoureux ne se disputaient plus ses faveurs, même les jeunes lieutenants avaient eu le temps de satisfaire leur curiosité. Depuis le milieu de 1941 il n'y avait plus eu de relève et "Jo" était réduite à quémander, sans grand succès. Cependant, on rendait encore visite à "La Mère Jo", un peu comme on va voir un site classé, la curiosité locale qu'il faut avoir vue; ou par nostalgie en essayant de retrouver, par l'imagination, une ambiance disparue. Des néophytes venaient rêver à ce qu'avaient été les heures de gloire, ou extorquer à "La Patronne" le récit d'une femme vieillissante en quête d'un partenaire imaginatif. Le dernier sursaut d'intérêt réel datait de la fin de 1941, dans les mois qui suivirent les dernières arrivées de navires venant de France. De jeunes officiers avaient voulu connaître cette femme et cette maison; essayer de retrouver, avec l'ambiance, les héros que Victor Francen avait popularisés à l'écran. Allongé sur un bat-flanc en bois de fer, imprégné d'odeur d'opium, quel délice de relire le récit du combat naval de Tsuhima où la jeune flotte de guerre japonaise de l'Amiral Togo - qui renouvela à l'occasion l'immortel mot d'ordre de Nelson à la bataille de Trafalgar - envoya par le fond l'escadre du Tsar de toutes les Russies, venue se faire massacrer là après un périple autour de l'Afrique ! S'imaginer que l'on est cet officier de la Royal Navy - conseillé à bord d'un destroyer de la flotte de l'Empire du Soleil Levant… et quelque peu père du colonel de l'Armée des Indes du "Pont de la Rivière Kwaï" qu'on ne connaissait pas encore - qui, envoûté par l'ambiance du combat et l'amour de son métier, prit dans la tourelle la place de l'officier nippon tué au combat… que son épouse attendait comme il se doit ! Hélas, Madame Butterfly n'était plus et il n'y avait eu aucune poésie dans la savante surprise de Pearl Harbour; pas plus qu'auprès des Japonaises venues en Indo-Chine effectuer un "service national" particulier. L'autre maison était de réputation autrement sulfureuse et sans poésie. Boulevard Dong Khanh, face aux Magasins Réunis, se dressait "L'Etrier". C'était le haut lieu d'une société qui s'ennuyait d'autant plus que l'époque était à la morosité officielle de rigueur. Des dames de Hanoï, se passant occasionnellement de ces messieurs dont on sait que l'opium diminue les moyens, y avaient leurs habitudes. Les errements érotiques n'y étonnaient plus. Celle que l'on appelait la "Mère Pipe" ("Pipe-Eros", pour les initiés), tenait son établissement en veillant, comme il se doit, à se concilier une police dont la bienveillance est fonction des renseignements fournis sur la faune du lieu. Les parties de fin de semaine y étaient réputées: le gratin de l'administration de la Révolution Nationale ne dédaignait pas d'être partie prenante des réjouissances. On racontait les exploits de certaines dames - qu'on n'appelait pas en ce temps-là des "call-girls" - dont les époux avaient "une situation", venues chercher des émotions auprès de partenaires d'occasion. On chuchotait l'aventure d'une de ces vamps et d'un certain "cinq galons" de la Royale y abandonnant l'ambiance maréchaliste des stades de la jeunesse aux ovations nurembourgeoises. On commentait l'irruption du Policier Ducourt, activé, disait-on, par le sinisant Intendant de Police Fav, lors d'un coup de filet à "L'Etrier"… et les photos prises. Le fonctionnaire de police était venu interrompre les exploits d'une amazone et d'un prestigieux marin jouant pour l'heure un baroque candélabre rose devant une assistance huppée. L'affaire fit des gorges chaudes… Mais ce fut le policier qui fut sanctionné: le rapport, soigneusement protégé, fut récupéré en 1946. L'époque était d'ailleurs propice aux confidences et aux potins chers aux coloniaux dont un des hauts lieux, à Saïgon, s'appelait fort justement "La Pointe des Blagueurs". Un de ceux qui prêtaient le plus le flanc aux histoires était le Directeur de la Jeunesse et des Sports d'Indo-Chine, dont les cohortes au pas cadencé hurlaient en français des chants d'outre-Rhin que la propagande nazie avait popularisés. Son nom permettait une plaisanterie par analogie avec le célèbre slogan de Dubonnet: "Dubo, Dubon, Dubonnet". Le Commandant Ducoroy servait à bord du croiseur "Lamotte-Picquet" lorsque l'Amiral Decoux le mit à la tête de son "Ministère" de la Jeunesse et des Sports. Ce choix pouvait prêter à commentaires, dans la mesure où l'éducateur de la Jeunesse de la Révolution Nationale, avant de rejoindre l'Extrême-Orient, avait commandé les "Sections Spéciales de la Marine" à Calvi (en Corse). Cela correspondait au sinistre "Tataouine" où l'armée dressait ses fortes têtes. L'officier avait de la prestance et des idées: en Juillet 1940, il avait imaginé de rallier Singapour et de là les Forces Navales Françaises Libres, en s'emparant du "Lamotte-Picquet". Puis il avait évolué. Le revirement après un instant d'élan patriotique semblait une habitude de la Marine-Indo-Chine; du moins des "cinq galons". Le Commandant Jouan, autre homme fort de l'amiral-gouverneur, après avoir proclamé que "la vie ne valait pas la peine d'être vécue" si les nazis gagnaient la guerre, écrivit plusieurs articles et fit des conférences où il démontrait que l'Allemagne gagnerait certainement la guerre sous peu: il en concluait que la politique de collaboration s'imposait. On doit reconnaître qu'il fut le seul, à l'heure des comptes, à avouer s'être trompé et à ne pas chercher à se disculper en invoquant le double jeu. Très doué en langues vivantes, il parlait beaucoup. Il fut un exemplaire "responsable français" du camp de prisonniers des Japonais à Saïgon, d'un courage reconnu. Les préoccupations des évadés en puissance n'étaient pas de cet ordre. Les délices relatifs dans lesquels ils vivaient ne les empêchaient pas de s'impatienter de ne recevoir que la même réponse à leur question chaque jour posée: "Soyez tranquilles, on s'occupe de vous !". Ça en devenait une litanie administrative. L'adjoint du Résident était venu s'inquiéter des estivants-forcés: "N'avaient-ils besoin de rien ?" demandait-il avec l'inévitable clin d'oeil, cette fois un tantinet lubrique. Il n'y avait qu'une chose dont ils avaient tous besoin: quitter cet Eden pour franchir la frontière de Chine et rejoindre les Forces Françaises Libres pour participer, au moins, à la fin des combats contre l'Allemagne nazie. (Le Médecin Kernevez, qui avait soigné Robert à Langson et témoigné en sa faveur, eut cette joie). Les trois amis constataient que les autorités semblaient s'opposer à leur départ avec les méthodes chafouines habituelles. L'air vivifiant, les bains de soleil et de mer, les mets annamites au goût subtil, ainsi que les promenades de l'aube ou d'avant la nuit, commençaient à perdre le charme du témoignage de la liberté retrouvée. L'impatience se manifestait de plus en plus. Même cet étonnant phénomène de marées qui fait qu'il n'y ait qu'une basse et une pleine mer dans le golfe du Tonkin, avait perdu de son intérêt pour le Vénette Robert. La chasse, pratiquée avec le fusil personnel d'un gendarme, ne parvenait pas à leur faire prendre patience. A l'opposé, les gendarmes et l'inspecteur - gens sans états d'âme apparents - profitaient pleinement et sans complexe de cette nouvelle façon "d'escorter des prisonniers dangereux en cours de transfert": eux ne trouvaient pas qu'un mois au bord de la plage de Cua Lö suffisait largement. La dernière semaine, l'impatience les gagna et ils commencèrent à le manifester avec insistance. A tour de rôle, ils se rendirent à Vinh avec un gendarme se comportant en compagnon de route. Le surréalisme de la situation ne paraissait pas troubler l'administration et nul de ses responsables ne semblait craindre d'éventuelles réactions des Japonais, nécessairement informés de cette longue villégiature de "dangereux comploteurs gaullistes"; preuve, s'il s'en fut, de l'inconsistance de l'argument par lequel, après 1946, ces responsables prétendront justifier leur comportement inhumain envers les "dissidents". Lassés d'attendre, ils remirent à Mr Ramadier une lettre de mise en demeure rédigée en termes clairs. Elle était destinée aux responsables de s'évader réellement, de leur propre chef après avoir assommé l'inspecteur de police. Un peu effrayé, Mr Ramadier dépêcha Mr Tisserand à Hanoï pour y rencontrer André Lan. Celui-ci rentrait justement d'une mission clandestine en Chine auprès de l'E.M. américain. Il tomba des nues et ne dissimula pas sa colère envers cette folklorique tardive "Résistance Officielle" plus portée sur les palabres et les notes de service que sur l'action; comme elle le démontra, "Chef" en tête, lors du coup de force japonais. Lan était persuadé que cette évasion, qu'il avait préparé avec le Capitaine Marcel Mingant, était du passé et que les fugitifs étaient déjà en Chine depuis plusieurs jours. Il fonça tout de suite voir le Capitaine Tes, au B.S.M., qui répondit n'y pouvoir rien… Voyant qu'il n'y avait décidément pas grand'chose à attendre de gens qui prétendaient mener un combat clandestin sans sortir du respect de l'antique Manuel d'Infanterie, Lan entreprit un déplacement de 700 kilomètres dans son auto aux pneus usagés, mais que l'E.M. refusait de lui changer: c'était pourtant lui - par les largages US sur le Mont Bavi où les chapelets de pneus dansaient une sarabande en touchant le sol devant les yeux de De Guerny venu les récupérer - qui permettait de se les procurer… A son habitude, l'Intendance établissait des "états" et stockait: les "Japs" en profiteront au 9 Mars 1945. Tout alla vite désormais. Accompagné par Dassier - il faisait partie du complot depuis le début, et il aura une carrière étonnante - Lan roula vers Vinh où les autos arrivèrent le 28 Novembre 1944… pour fêter la libération de Strasbourg. Cela jeta quelque perturbation chez les spécialistes du clin d'oeil, ralliés à la "Résistance Officielle" maintenant que le G.P.R.F. dirigeait la France: ce Lan ne se laissait pas embobiner et proférait des menaces précises sans se préoccuper des titres, grades ou situations de ses interlocuteurs; il voulait rencontrer ceux qui prétendaient être des "responsables" et en attendait des décisions et non des commentaires. On se remua un peu et les gendarmes reçurent l'ordre d'informer les fugitifs que les voitures les attendraient à minuit et qu'ils auraient à "se débarrasser de Vanderbrouck". Au moment de passer à l'action pour "neutraliser" le commissaire, les curieux touristes de Cua Lö hésitèrent devant le profond sommeil du juste qui soulevait doucement en cadence la poitrine de l'homme qui, comme chaque soir, "était parti" pour un sommeil continu de dix heures: il dormait ainsi depuis 21 heures et il n'apparaissait pas nécessaire de prendre des mesures décisives. Labussière, Robert et les deux gendarmes embarquèrent dans la 11 Citroën de Dassier; tandis que Boulle et Tisserand prenaient place dans le cabriolet de Lan. Les deux voitures, bourrées d'armes, prirent la route, tous phares allumés. Il y eut beaucoup de bacs à passer, que gardaient des postes de la Garde Indochinoise. Les "Linh" se contentaient de relever les numéros des voitures; ce qui n'avait naturellement aucune importance, puisqu'ils étaient faux. Les autorités qui avaient donné cet ordre imbécile n'y avaient pas pensé… Vers huit heures du matin, en suivant les digues, le petit convoi entra dans la ville de Hanoï. Le jour était levé depuis longtemps. Giraud, puis Jaillon, cachèrent Labussière et Robert. L'alerte ne fut donnée qu'à 9 heures, ce qui laisse à supposer que Vanderbrouck ne s'était réveillé qu'à 8 heures, comme à l'accoutumée. Ayant vérifié qu'il était resté seul dans la villa, il en avait "référé à l'autorité supérieure" avant de donner l'alerte; ce qui semble indiquer qu'il avait déjà réfléchi aux anomalies constatées au cours de sa curieuse escorte de "transférés". Nous n'étions plus en 1942 et l'ardeur de la Sûreté était extrêmement modérée dans la recherche des "fugitifs gaullistes": on pouvait être certain, prime promise ou pas, qu'il n'y aurait pas d'émule du Lieutenant-Colonel Pig et que l'E.M. mettrait un temps considérable à "trouver la ligne" avec la Sûreté. On ne craignait plus les retombées de l'ire du gouverneur-général ou du commandant-supérieur: l'ex-Génésuper était devenu un "résistant" d'autant plus enclin à comprendre les évadés qu'il ne les avait pas épargnés quelques mois plus tôt, et le nouveau Génésuper se caractérisait par son habitude de suivre en sous-ordre… et par son application à faire oublier la Francisque qu'il avait porté officiellement. L'alerte ne pouvait tourner qu'en échange de notes administratives de couverture… et en récriminations entre services se reprochant mutuellement de n'avoir pas été "informés en temps utile". Les gendarmes de l'escorte, militaires disciplinés s'il s'en fut, se présentèrent tranquillement à l'E.M. pour rendre compte, comme prévu, que "les prisonniers gaullistes s'étaient évadés". Le Lieutenant-Colonel Cavalin les félicita vivement pour la façon dont ils venaient de remplir leur mission, puis, "pour la vraisemblance" leur infligea 60 jours d'arrêts annoncés "ne devant pas nuire à leur carrière": en fait la gendarmerie en garda le souvenir et fera sentir au rescapé des deux du coup de force japonais qu'un gendarme ne doit pas interpréter les ordres reçus. Un rapport fut établi dont il découlait que, la veille sur le bord de la Rivière Rouge, ils avaient bu en même temps que les prisonniers, normalement et sans abus, et que, probablement, ceux-ci avaient dû mettre un soporifique dans la boisson de leurs gardiens. Alors logés chez Jaillon, Labussière et Robert reçurent la visite du Capitaine Mingant, un des organisateurs de l'évasion collective, venu apporter des médicaments homéopathiques à son compatriote. Il était alors en conflit avec la "Résistance Officielle", sur son organisation et ses liaisons extérieures. Il les informa des récentes mutations au B.S.M. contre les résistants de la première heure, qui avaient eu pour effet immédiat de tarir bien des sources de renseignement, à commencer par la filière des bonzes du Siam qui avait permis jusqu'à ces derniers temps d'établir l'ordre de bataille japonais dans le sud-est de l'Asie continentale, y compris la Birmanie. La nouvelle Résistance parlait beaucoup, recrutait sans mesure, et voulait imiter celle de métropole sans prendre garde au fait de la différence de populations. Les intentions politiques affichées par les Américains ne facilitaient pas les choses au moment où tous les efforts devaient être tournés vers la victoire sur le Japon. Mingant leur confirma que c'était bien la crainte d'une initiative des prisonniers, à Vinh, qui avait contraint l'E.M. à laisser se poursuivre "l'évasion"; au lieu de continuer la villégiature de Cua Lö en attendant que le Génésuper Ayme les fasse escorter à Xieng Kouang comme "internés administratifs". Selon les habitudes chères aux autorités d'Indo-Chine, on avait espéré que les choses se régleraient d'elles-mêmes. Maintenant, c'était le B.S.M. "rénové" et dévoué au Génésuper qui prenait en charge l'opération montée par Mingant et Lan. A la demande de Robert, Mingant arrangea une proche consultation du Docteur Montalieu, qu'il fit venir de Haïphong. Une dernière alerte eut lieu le 4 Décembre 1944, date à laquelle les Allemands n'occupaient plus que des "poches" côtières en France. Robert s'aperçut que six inspecteurs de la Sûreté commençaient à cerner la maison. Les évadés réagirent immédiatement: ils passèrent dans le garage où était la voiture et, dès que les portes eurent été ouvertes, surprenant les policiers, l'auto bondit comme dans un film de gangsters du soir de la Saint-Valentin. Faisant des détours dans Hanoï pour déjouer les argousins, les fugitifs allèrent trouver refuge dans les locaux du B.S.M. où les reçut le Capitaine Levain, membre ancien de cet organisme et qui, via la Mission Française en Chine, avait pris l'initiative d'une liaison à Alger avec la France Libre (en fait France Combattante) en y acheminant le Capitaine Milon. Ils rencontrèrent le Lieutenant-Colonel Cavalin qui, quelque peu oublieux de 1943 alors qu'il avait la haute main sur les messages familiaux vers la France, félicita les évadés de Saïgon. Labussière et Robert apprirent par la suite que les inspecteurs de police avaient été envoyés par le Chef de la Sûreté, Arnoux, qui se proposait de "faire un coup de résistance" en faisant passer les deux prisonniers en Chine ! Décidément, tout le monde voulait faciliter leur départ vers la France Combattante; après les avoir maltraités lorsqu'ils voulaient rejoindre la France Libre sans impliquer l'administration de l'Indo-Chine dans leur "désertion". Comme les temps avaient changé depuis peu ! C'est le Capitaine Guiol qui apprit à Robert par qui il avait été "donné": il avait été dénoncé à lui-même, puis, voyant qu'il n'y avait pas de suite, le mouchard s'était adressé ailleurs. Robert n'en fut pas étonné, les conditions de son arrestation ayant été bizarres. Alors que les choses semblaient devoir se compliquer du fait de la compétition entre diverses organisations de la Résistance se concurrençant et gênant celle qui avait toujours été active, tout se décanta soudain très vite. Le petit doigt sur la couture du pantalon, chacun jura qu'il était prêt à coopérer entièrement et sans discussion quel que soit le grade: De Langlade, représentant de De Gaulle auprès de Lord Louis Mountbatten Commandant en Chef du S.E.A.C. (South East Asia Command), venait d'arriver clandestinement à Hanoï, à l'improviste, pour contacter des responsables civils et militaires non impliqués dans la Résistance: en qualité de Délégué pour l'Extrême-Orient du Gouvernement Provisoire de la République Française (le G.P.R.F.). Il n'en était pas à sa première mission au Tonkin. Chacun savait qu'un des évadés, le Lieutenant de réserve Pierre Boulle, était son ancien adjoint de 1940-1941 du groupe des Français Libres de Malaisie un temps installé à la frontière nord du Tonkin. On se bousculait pour servir le Commandant De Langlade, bien qu'il n'eut que ses galons de capitaine de réserve à opposer aux étoiles qui le recevaient. Le Chef de l'Etat français et les dignitaires de la Révolution Nationale qui ne combattaient pas dans les Waffen S.S. de la Division Charlemagne grenouillaient à cette époque dans leur refuge germanique de Sigmaringen: l'Amiral-Gouverneur-Général Decoux venait de reconnaître l'autorité du Gouvernement Provisoire déjà installé à Paris depuis quatre mois et de "passer la main" à ce qu'on appelait curieusement la Résistance Officielle. Decoux conservant, selon les instructions reçues, l'apparence de l'autorité vis-à-vis de l'Occupant nippon qui feignait de considérer l'amiral comme le détenteur du pouvoir, au nom de l'Empereur du Japon, dans une Indo-Chine que son gouvernement avait déclaré être devenue un "territoire extérieur sous administration spéciale". Un terrain idéal pour toutes les magouilles politiques. Langlade venait de transmettre les instructions du G.P.R.F. et chacun s'ingéniait à lui plaire aujourd'hui, mais aucun ne pensait aux "prisonniers gaullistes". Mingant, qui avait Barrion dans son réseau F.F.L., avait actionné Lan, Carrier et Dassier pour cette action qui avait consisté à "intercepter" les évadés au cours du transfert, ordonné par l'Amiral Decoux, en vue de les faire acheminer vers la Chine. Apprenant que Langlade était au B.S.M., Mingant l'informa de la présence de Boulle et de ses camarades à Hanoï. A l'annonce que son ancien lieutenant était "en rade d'évasion", Langlade eut vite fait de prendre une décision: Pierre Boulle partirait dans son propre avion de la Force 136 britannique qui l'avait amené. Il n'y avait désormais plus de possibilité de manoeuvres et autres combines machiavéliques de boutiquiers entre Sûreté, E.M. et Résidence du Gougal: ce n'étaient pas les généraux, colonels, administrateurs des Colonies, intendants de police ou hauts dignitaires repentis de la Révolution Nationale qui allaient oser s'opposer aux volontés du représentant de celui qui avait été le "Ganelon" de leurs discours antérieurs… Ils avaient trop bien montré leur soumissions depuis que Langlade était arrivé: ils ne s'adressaient à lui qu'en l'appelant, gravement, "Mon Commandant !"… eux qui portaient cinq galons ou des étoiles. Boulle bientôt envolé, ce fut, après quelques contretemps où la météo eut sa part, le tour de Robert et des autres. Deux pénibles nuits glacées furent passées au poste du Capitaine Baptistini, qui ne se doutait pas de la nature de ces voyageurs. La montée vers cette halte proche du terrain de Xieng Kouang avait été pénible, sur 700 km. de la Route de la Reine Astrid et de Route Coloniale ayant souffert des bombardements aériens et des pluies de mousson. Faute d'avoir reçu de contre-ordre à temps, l'Ingénieur des Ponts § Chaussées Mathieu s'obstinait à maintenir en état l'obstacle du pont effondré qui devait interdire l'acheminement des trois "évadés", selon le scénario initial. Il fut tout heureux de reconnaître Labussière dans ces voyageurs impatients; celui-ci lui confirma que les plans étaient changés et qu'ils devaient rejoindre au plus vite la piste "clandestine" du Laos, pour s'envoler vers la Chine. Le passage se fit de façon homérique, à grand renfort de coolies. Robert et Labussière occupaient une voiture, tandis que le Colonel Huart et Langlade voyageaient dans une autre. Les quatre se déplaçaient avec un document les présentant comme des "officiers en mission". L'envol eut enfin lieu le 13 Décembre 1944, en "Dakota" mis à leur service par Langlade. Ils atterrirent à Yunan Fou. De là, dès le lendemain, ce fut le départ vers Calcutta, d'où Labussière revint en Chine où il était affecté à la Mission Française. Robert s'envola de la capitale indienne le 5 Janvier 1945, pour arriver à Londres le 13 Janvier 1945, peu avant minuit; un mois exactement après avoir quitté le sol de l'Indo-Chine. D'Angleterre il gagna Paris où il fut le 21 Janvier. Il revit sa famille le 29 à 11 heures, après avoir répondu à divers questionnaires et interrogatoires où, enfin, il n'était plus un accusé. Robert fut reçu dans différents ministères avides d'avoir des nouvelles fraîches de cette Indo-Chine lointaine dont on savait très peu des conditions actuelles et dont les tonitruantes déclarations officielles de collaborationnisme tant avec l'Allemagne qu'avec le Japon désorientaient passablement les gouvernants de la République: au moins avait-on sous la main un homme qui ne pouvait être soupçonné d'avoir évolué avec les événements mondiaux et qui était une victime évidente des autorités en place en Indo-Chine. On s'aperçut très vite que le nouvel arrivé était un homme de conviction mais certainement pas un sectaire: il voyait les choses avec réalisme et un brin de philosophie. Il fut introduit auprès du Ministre de la Guerre, qui avait demandé à le voir. Il se trouvait que, avant de quitter Hanoï, il s'était vu confier quatre lettres pour le ministre, de la part de hautes autorités militaires du Tonkin. Il crut bien faire en les remettant en mains propres au ministre, Mr Diethelm. Celui-ci ouvrit la première lettre et la parcourut. L'oeil marquait un certain étonnement. La lettre fut rangée sur le côté du bureau et le ministre prit la seconde: même mimique, même rangement, non loin de la corbeille à papier. Les deux autres les rejoignirent après lecture. Levant les yeux vers Robert qui se demandait quelles révélations ou suggestions avaient pu faire ces augustes "grands chefs" sur les épaules desquels reposait en partie le sort de l'Indo-Chine occupée, Diethelm eut cette remarque aussi accablée qu'outrée: "Il y a près de quatre ans que nous sommes coupés de l'Indo-Chine. Je pensais recevoir dans ce premier courrier des informations de première main et des suggestions d'hommes responsables affrontés aux réalités. Ces gens-là n'écrivent que pour se dénigrer et faire valoir leur ancienneté dans le grade par rapport à leurs camarades… !". Ce sont des choses qui ne s'inventent pas, confirmées quarante ans plus tard alors que bien des émotions se sont atténuées. Elles expliquent bien des comportements des autorités militaires d'Indo-Chine - pour ne parler que d'elles - et correspondent tout à fait à ce qu'écrit le Général Sabattier dans son livre lorsqu'il relate les événements qui précédèrent le coup de force japonais du 9 Mars 1945; particulièrement la façon de "traîner les pieds" lors de l'alerte qu'il déclencha la veille de ce week-end tragique qui ne plaisait pas au Génésuper Ayme, ni à d'autres à l'état-major et autres services. On comprend aussi que le gouvernement, après avoir un temps imaginé confirmer le Général Sabattier - l'homme qui organisa la légendaire "longue marche" des troupes du Tonkin retraitant vers la Chine - dans sa responsabilité de Commandant Supérieur et Délégué Général en Indo-Chine, ait finalement décidé de choisir Leclerc auréolé de gloire et qui venait de signer l'acte de capitulation du Japon. Cela d'autant plus que nos alliés, se souvenant des discours de certains personnages à la radio d'Indo-Chine, manifestaient un désaccord évident; y compris les Britanniques qui, avec Mountbatten, avaient vaillamment lutté pour que la France puisse remettre les pieds en Indo-Chine: aucun n'acceptait que la France "reprenne les mêmes et recommence", comme me confia en Janvier 1946 un membre de la Mission Britannique à Saïgon, "tongue in cheek" (la langue en la joue"; qu'on traduit par "en blaguant"). Dans ce genre de chose, le Général Sabattier se trompe lorsqu'il s'étonne que la France n'ait pas agi envers l'Amiral Decoux comme les Anglais envers le Général Sir Percival et les Américains envers le Général Wainwright que Douglas Mac Arthur voulut à son côté lorsqu'il apposa sa signature, en baie de Tokyo, sur l'acte de capitulation du Japon: ces deux-là n'avaient pas proclamé leur ralliement à la collaboration, pendant des années comme fit Decoux. On compare des choses et des hommes comparables. Il est probable que les quatre lettres apportées par Robert de la part des étoiles d'Indo-Chine aient pesé dans la décision finale du Gouvernement Provisoire. Membre de l'Assemblée Consultative au nom de l'Indo-Chine, l'ex-prisonnier fit partie de la Commission de l'Indo-Chine qui eut à entendre d'anciens responsables de ce territoire de 1940 à 45, ainsi qu'à lire de ces curieux "mémos" qu'eurent à établir les fonctionnaires civils et militaires en fin 1945 et début 46. A les lire, que de gens qui avaient dû - et su… - cacher leurs "profonds sentiments gaullistes" au temps de l'autoritaire Gougal de Vichy ! On était bien loin de la morgue et des insultes; on n'écrivait plus que les "dissidents" étaient des trafiquants du marché noir et des gens aux moeurs peu recommandables et remplis de vices les plus divers… arguments que l'on retrouvera quelques années plus tard dans les souvenirs justificatifs qu'écriront quelques nostalgiques s'imaginant encore que les Japonais avaient un besoin impérieux de leur savoir-faire… Pratiquement, il n'y eut qu'un responsable de l'administration de l'Amiral-Gouverneur-Général Decoux pour reconnaître qu'il avait fait le mauvais choix de la collaboration, par calcul erroné et non par penchant pour le nazisme; sans invoquer un prétendu "double jeu" ou autre finasserie, ce "Cinq Galons" de la Marine fut un cas auquel il convient de rendre hommage, autant qu'à son courage comme responsable français d'un camp de prisonniers des "Japs". Robert dut attendre plus de quarante ans pour avoir l'explication d'une énigme qui l'intrigua pendant toute sa captivité avec le Docteur Bechamp: pourquoi celui-ci portait-il toujours son slip l'avant-derrière ? Le vieux toubib ne se levait que de rares moments dans la journée, restant de longues heures en position plus ou moins allongée: comme il était décharné, Bechamp avait réalisé que la partie avant de ce vêtement qui l'habillait était moins large que l'arrière et, qu'en conséquence, elle aurait moins tendance à faire des plis qui peuvent provoquer des escarres: la prison est un lieu propice aux réflexions…Robert fit par la suite une brillante carrière Outre-Mer de grand commis des Finances, sa formation; ce qui le ramena aux Indes. Il a pris sa retraite en son Pays Vannetais, au bord du golfe : de là, avec deux anciens de sa section du Groupe Franc du 2ème R.I.C. de 1940, il put donner satisfaction au voeu de son ami Kernevez qui repose à l'île de Sein, en terre française libre. 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